> A 24 ET E 2+ Æ, "s ? x 1 + A. de = fe £, à ; * < + CE i € + “4 ee 7 Ne > L3 NE x » va . ê | LEE. "1 D « | + PE. Cr Pre L a + DS . Fe Le + L LL} ee.‘ à | d « si ü PR Eu + LL. LA FL. Dar r » » ; ® à Li } © ' 4 he: a ne [7 e \e + Le, ® ° CLEO A. = L LL" (1? «l —. } RDE L'ALGLR! À 1 Po ne | d. k « ‘eu Tr CURE CR LS | TASER PAC je of : À Ç | De Fr IMPRIMERIE D'E DUVERGER, rue de Verneuil, n° 4. COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE Par L. MOLL // / Professeur au Conservatoire royal des Arts et Métiers, Membre de la Société royale et centrale d'Agriculture, Membre correspondant de l’Académie des Sciences de Madrid, des Societés d'Agriculture de Besançon, Colmar, Évreux, Nancy, Nevers, etc TOME PREMIER PARIS LIBRAIRIE AGRICOLE DE LA MAISON RUSTIQUE RUE JACOB, N° 26 DANS LES DÉPARTEMENTS Chexles Libraires et Correspondants du Comptoir central de la Librairie 1845 19645? PRÉFACE. J'avais depuis longtemps le désir de visiter l'Algé- rie; je le souhaitais d'autant plus qu'aucun agricul- teur connu n'avait encore publié son opinion sur notre “colonie, où l’agriculture est cependant appelée à jouer un si grand rôle, où seule elle peut trancher les ques- tions si controversées de l'occupation et de la coloni- sation. Les diverses commissions envoyées successive- ment en Algérie renfermaient à peu près tous les éléments nécessaires, sauf l'élément agricole ; non pas que je veuille refuser aux savants qui s'étaient chargés de celte partie toute connaissance en agriculture, mais aucun n'était agriculteur de profession, aucun n’a pu dès lors envisager cette grande question sous toutes ses faces et dans tout son développement. Et quant à quelques ouvrages spéciaux émanés de colons algériens, outre qu’ils offraient le même défaut, ils À avaient, aux veux du publie, le tort d’être l'œuvre de Y| PRÉFACE. personnes intéressées directement à la conservation de l'Algérie. On continuait done à émettre les opi- nions les plus contradictoires sur tout ce qui concer- nait l’agriculture de la régence. M. le maréchal duc de Dalmatie voulut bien m'ai- dér dans mes projets d'exploration, en m'accordant toutes les facilités nécessaires, et en m'indemnisant d'une partie de mes frais. C'est ainsi que jai pu passer les mois de juillet, août et septembre 4842 à parcourir les diverses provinces de l'Algérie; et, grâce à l'appui de M. le ministre de la guerre, grâce à la bienveillance que j'ai rencontrée chez les diverses autorités militaires et civiles, notamment chez M. le maréchal Bugeaud, chez M. le comte Guyot, directeur de l’intérieur, chez MM. les généraux Randon, Levas- seur, ete., elc.; grâce ensuite à la paix qui, à cette époque, régnait presque partout, je pus visiter et explorer avec assez de soin non-seulement une partie des côtes, mais encore beaucoup de points dans lin- térieur. J'ai visité ainsi les environs d'Alger, Blidah, Coléah, toute la plaine de la Mitidjà, les environs de la Calle, ceux de Bône, la grande plaine de la Seybouse à la Maffras, les montagnes de l'Edough, le lac Fet- zara, Guelma et Hammam-ès-Koutin, Announa, les PRÉFACE vi environs de Philippeville, la vallée du Saf-Sal, sur une grande étendue, Constantine et ses environs, Doigelli, Bougie, Mostaganem et leurs alentours, Oran, Misserghin, les plaines de Tlélat et de Mé- léta, etc., ete. Partout j'ai pu recueillir des rensei- gnements précieux, soit des colons, soit des militaires occupés d'agriculture, soit même des indigènes. Ces renseignements ne se sont pas bornés aux lieux que j'ai parcourus; j'en ai obtenu sur beaucoup de loca- lités importantes où je n'ai pu aller, et dont j'ai pu néanmoins me faire une idée assez exacte, en rappro- chant ces renseignements de ce que j'avais sous les veux. Trois mois sont bien peu pour explorer un pays comme l'Algérie; mais je crois avoir bien utilisé mon temps. Jai été favorisé par les circonstances, et, comme je l'ai déjà dit, j'ai mis à profit l'expérience et les études d’un grand nombre de personnes qui ont longtemps résidé en Algérie. Initié d’ailleurs à l'agri- culture du Midi, il ne m'a pas été difficile de me mettre au courant des circonstances agricoles du pays. L'ouvrage que je soumets ici au jugement du public n'est pas, tant s'en faut, une œuvre complète; c’est un simple essai que l'absence d'ouvrages SPÉCIAUX sur viij PRÉFACE. l'agrieuliure de l'Algérie et sur la colonisation envi- sagée d'un point de vue agricole m'a seule déterminé à publier. Tout imparfait qu'est cet ouvrage, je crois qu'il aura quelque utilité. D’autres viendront après moi qui en réctifieront les erreurs et en combleront les lacunes. L. MoLz. Paris, ce 31 janvier 1845. AVANT-PROPOS. Une cause qui n’a pas médiocrement contribué à la mobilité de l'opinion publique sur l'Algérie et à la variation des systèmes qu’on y a suivis, C’est qu'un grand nombre de personnes, placées de manière à exercer de l'influence, y sont venues avec des idées arrêtées et une opinion toute faite. Il arrivait alors ce qui arrive toujours en pareil cas : c’est qu'on ne se donnait plus la peine d'observer, d'approfondir les faits et de remonter des conséquences aux causes. J'ai cru pouvoir m'expliquer ainsi l'extrême diver- gence d'opinion que j'avais remarquée sur les mêmes sujets, chez des personnes également bien placées pour voir et connaître l'Afrique. Frappé des inconvénients de cette manière de pro- céder, je me suis appliqué à en suivre une tout oppo- sée. J'ai täché d'oublier tout ce que j'avais lu et en- tendu concernant l'Afrique, et j'ai réussi à débarquer x AVANT-PROPOS, à Alger complétement exempt d'opinion, laissant aux choses et aux faits le soin de m'en créer une. Toujours préoccupé de cette crainte des systèmes arrêtés et de leur funeste influence sur l'observation des choses, ce n’est qu'après mon retour en France que j'ai cherché à rassembler mes souvenirs, à coor- donner mes impressions, el à classer les faits recueillis de manière à en tirer, comme conséquences, des prin- cipes et un système complet. Peut-être cette manière timide de procéder offre- t-elle des inconvénients? Elle prouve, dans tous les cas, que je suis dépourvu de ce coup d'œil d’aigle, aujour- d'hui si fréquent chez nous, et qui permet de trancher les questions les plus complexes à la première vue, et même sans voir; mais du moins elle m'aura évité, je l'espère, de tomber dans la faute grave que je viens de signaler. Avant d'aborder les deux sujets principaux de ce rapport, l'agriculture et la colonisation, j'ai eru devoir exposer mon opinion sur quelques points d’une haute importance et qui se lient intimement à l'avenir, on pourrait dire à l'existence de Ja colonie. Il rèone en France un tel préjugé contre les agri- culleurs, que je crois nécessaire de rappeler 1ci, aux AVANT-PRPOS,: X] personnes qui pourraient s'étonner que j aie osé sou- lever des questions étrangères à l'industrie rurale, que l'individu qui a cultivé, et surtout cultivé en grand, s’est vu forcé, par cela mème, de faire une étude toute spéciale des hommes, de la manière de les diriger, de les stimuler, d'en üirer le meilleur parti possible; et cette étude est d'autant plus fructueuse qu'elle se fait généralement dans des eirconstanees plus difficiles que celles que rencontrent, dans les autres carrières, les hommes appelés également à exercer le commande- ment. On a dit qu'une grande ferme était un état en miniature. Cela ne veut pas dire qu'un agricul- teur est, par le fait seul de sa profession, un homme politique; mais 1l est permis de croire que celui qui a dirigé avec succès une grande exploitation, trou- vera dans ce tact et ce coup d'œil qu'il a dû acquérir, et dans cette habitude d'observer et de juger ses sem- blables, de grandes facilités pour l'examen des ques- tions relatives aux hommes et aux circonstances so- ciales, questions qu'il résoudra parfois avec plus de justesse que le savant qui s’est uniquement occupé de théories et d’abstractions. Qu'il me soit permis d'ajouter ici qu'ayant été élevé hors de France, et qu'ayant passé une partie de ma ki] AVANT-PROPOS. vie chez divers peuples étrangers, l'étude que j'ai dû faire du caractère de ces différentes nations m'a été d’un grand secours pour l’étude du caractère arabe. Si je mentionne ce fait, c’est parce qu'un des défauts les plus saillants de notre caractère national, celui qui nous attire, de la part de l'étranger, les plus vifs et les plus justes reproches, c'est précisément cette étrange manie de tout juger au point de vue français. Si nous ne pouvons nous refuser d'admettre en principe qu'il y a des différences de caractère, de tendances, de be- soins chez les diverses nations, toujours est-il que d'ordinaire nous en restons, sous ce rapport, à la théorie pure, et que, dans l'application, nous ne pa- raissons pas soupçonner que le peuple avec lequel nous sommes en relation puisse différer de nous en quoi que ce soit, puisse ne pas trouver bon ce qui nous parait bon, mauvais ce qui nous parait mauvais, demande enfin à être étudié, observé avec soin avant que nous adoptions une règle de conduite à son égard. De là ces incroyables méprises commises à toutes les époques de notre histoire, mais surtout sous la république et sous l'empire, et qui contribuë- rent si puissamment à la chute de ce dernier gouver- nement. En examinant l'histoire de notre occupation AVANT-PROPOS. Xi] en Afrique, on s'aperçoit que ces méprises n'y ont pas été moins fréquentes et moins fâcheuses. J'ai dit qu'en débarquant en Algérie je n'avais au- cune opinion arrêtée sur ce pays. Je dois avouer ce- pendant qu'en présence des sommes énormes que nous a coûtées et que doit encore nous coûter cette conquête, en voyant les routes nombreuses qu'on y exécute, les desséchements qu'on y entreprend, les reboisements mêmes qu’on y essaie, tandis que dans notre vieille France, et faute de fonds, tant de con- trées manquent de voies de communication; que plus d'un demi-million d'hectares de marais couvre en- core notre territoire, et que d'immenses chaines de montagnes, aujourd'hui dénuées de bois et même de terre, menacent les plaines et les vallées adjacentes d'une avalanche de galets, et le reste du royaume d'un manque de combustible; en présence, dis-je, de ces témoins vivants de notre pauvreté ou de notre incurie à l’égard du sol natal, comparée à la sollici- tude et à la libéralité qu’on déploie pour cette terre d'Afrique, je ne pus me défendre d’un sentiment hostile-à l'Algérie. Je n'aurais pas été fâché d'y trouver un sol stérile, un climat affreux, une popu- jation indomptable ; de pouvoir enfin conclure, aves XI\ AVANT-PROPOS. des motifs fondés, à l'abandon, ou au moins à loc- eupation restreinte. S'il n'en a pas été ainsi, ce n’est pas ma faute. Rentré en France depuis deux ans; placé, depuis celle époque, tout à fait en dehors de la sphère où pourrait s'exercer l'influence algérienne, je n’en ai pas moins conservé mes convictions tout entières. Les arguments plus ou moins spécieux qu'on aceu- mule pour et contre l'Algérie ont cessé d’être présents à mon esprit; il n y est plus resté que les grands faits, les points capitaux : d'un côté, les avantages très grands qu'offrent le sol, le climat et la position de l'Algérie à qui saura coloniser ce pays; d'un autre, les difficultés non moins grandes que doit y rencon- trer l’établissement des Européens. Comme tous les ouvrages qui ont paru sur lAloé- rie, celui-ct a précisément pour objet de faire con- naitre non-seulement les ressources du pays, mais encore la manière d'en tirer le meilleur parti possible et les moyens de surmonter les obtacles qui s'y opposent. Je sais combien celle prétention de la part d'un homme qui n'a passé que trois mois en Algérie doit paraitre oulreeuidante aux personnes qui habitent ce AVANT-PROPOS, XV pays depuis longtemps; mais, d'abord, mon livre s'adresse aussi au public français, qu'il est assez utile d'éclairer, attendu qu'il a voix prépondérante au cha- pitre; ensuite, je ferai remarquer que ce n'est pas un militaire, un administrateur, un ingénieur qui, après une courte visite, vient trancher des questions que les militaires, les administrateurs, les mgénieurs pla- cés sur les Hieux n'avaient pas osé résoudre après un long séjour ; c'est un agriculteur qui, riche de l'expé- rience acquise par lui dans une contrée rapprochée de l’Alsérie (la Corse), est venu recueillir des faits, réunir des documents, et a cru pouvoir en déduire non-seulement un système de culture approprié à l'Algérie, mais encore les combinaisons qui lui ont paru les plus propres à favoriser la colonisation. Qu'il me soit permis d'ajouter, en terminant, que des personnes complétement étrangères à l'agriculture ont seules pu émettre l'opinion que l'intelligence des colons était un guide bien plus sûr que la seience pour la direction à donner aux opérations agricoles. Si jamais l'utilité d’un traité rationnel d'agriculture a élé évidente, c’est certainement en Aloérie, où l’on voit chaque année tant de eultivateurs européens épuiser leurs faibles ressources en tâtonnements coû- XV] AVANT-PROPOS. teux et en tentatives infructueuses pour appliquer sur cette terre d'Afrique les procédés de culture de leurs localités. Du reste, homme de pratique, je connais les diffi- cultés de l'exécution, et je crois avoir su, dans tout le cours de cet ouvrage, me garder de ces théories brillantes, mais impraticables, qui ont séduit et séduisent tous les jours tant de têtes ardentes et d'esprits généreux. COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. PREMIÈRE PARTIE. DE L'OCCUPATION ET DU GOUVERNEMENT. CHAPITRE PREMIER. Système d'occupation. Pendant longtemps on a agité en France la question du genre d'occupation. La grande masse de la nation, par des motifs plutôt de sentiment que de caleul, s’est prononcée pour l'occupation étendue. Les événe- ments se sont du reste chargés du soin de trancher la question dans ce sens. Mais, avec la mobilité et l'irré- d 1 2 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, flexion de l'opinion publique en France, il n’y aurait rien d'étonnant à ce que, au moment même où ce système commencera à porter d'heureux fruits, la majorité ne lui devint aussi hostile qu'elle lui était favorable jusque-là. On me pardonnera donc de dire quelques mots sur ce sujet. Ÿ 1. Occupation restreinte. Aucun système ne semblait, au premier abord, plus rationnel, plus avantageux que celui de l'occupation restreinte. Nous nous établissions à Alger, Bône, Oran. Dix mille hommes tout au plus suffisaient pour cette occupation. Ces ports étaient améliorés. On les rendait propres à recevoir des navires de guerre. Nous obte- nions ainsi trois stations importantes de l’autre côté de la Méditerranée. Les indigènes, que nous laissions tranquilles possesseurs de leurs terres, de leurs droits, de leur religion et de leurs coutumes, bien loin de nous considérer comme ennemis, voyaient en nous des libérateurs. A l'ombre de la généreuse protection de la France, la nationalité arabe se reconstituait. Les beaux jours de Grenade et de Cordoue allaient reluire par elle sur l'Afrique. Et si, dans le début, le fana- tisme l’emportait et parvenait à nous susciter des enne- mis, le commerce devait bientôt nous en faire des amis. Les Arabes avaient besoin de nous acheter nos produits comme de nous vendre les leurs. Les avan- tages qu ils devaient retirer de ce commerce parantis- PARTIE I. == OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 3 saient de jour en jour plus solidement la paix. Les manifestations hostiles auxquelles nous devions nous attendre de la part de quelques chefs ambitieux, étaient aussitôt réprimées et contribuaient à rehausser la considération de la France, car une colonne de six mille hommes pénètre partout en Afrique. Les ca- deaux, les présents, les subsides, étaient également employés à propos, dans le même but. La civilisation pénétrait ainsi peu à peu et sous toutes les formes jusqu'aux confins du désert, et, dans un avenir plus ou moins rapproché, la France trouvait en Afrique deux ou trois millions de sujets dévoués, mürs pour une participation entière aux droits et priviléges des citoyens français, et pour une fusion complète avec le reste de la nation. Je crois que c'est un malheur pour le pays que ces idées n'aient pu se réaliser. Bien des millions eussent été épargnés qui auraient reçu en France une destina- tion plus utile. Mais ce malheur était inévitable. Le système d'occupation restreinte avait contre lui et les circonstances physiques du pays, et surtout la posi- tion, le caractère, les idées, les mœurs, l’organisation particulière des habitants. Peu de mots suffiront, je pense, pour le démontrer à tout homme qui n’a pas déjà un parti pris. La côte algérienne ne présente, on le sait, aucun bon port. Pour en avoir, il faudra les faire, et les faire à grands frais. Ce sera une nécessité pour tout système d'occupation; mais les avantages purement 4 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. politiques d’une station dans la Méditerranée ne sau- raient, je crois, justilier des dépenses aussi considé- rables. Dans l’état actuel des choses, non-seulement les navires français ne trouveraient pas en Algérie un refuge assuré contre l'ennemi ou la mer ; mais, à dé- faut du premier, la seconde seule suffirait pour ame- ner une interruption de communications entre la métropole et les points occupés, et compromettre l'existence des garnisons et de la population de ces points. L'espoir que nourrissaient et que nourrissent en- core de bons esprits de voir les Arabes se rapprocher des Français et vivre en paix avec eux, du moment où ceux-ci se borneraïent à l'occupation des villes prin- cipales de la côte, ne peut venir que d’une ignorance complète du caractère et des mœurs arabes. Le pre- mier résultat de l'occupation restreinte serait l'hostilité volontaire ou forcée de toutes les tribus environnantes, el cela en tout temps, mais surtout lors d’une guerre avec une autre puissance européenne. Et c'est en vain que les tribus voisines, séduites par lappât du gain, voudraient commercer et vivre avec nous en bonne intelligence. Les autres, plus éloignées, les en empè- cheraient. « La place d'Oran, disait M. le général « Boyer à la commission d'Afrique, était alimentée « par trois tribus voisines qui ne laissaient pas appro- « cher de notre marché les autres tribus ou qui acca- « paraient leurs denrées dont elles se réservaient le « monopole, Les tribus éloignées ne pardonnaïent pas FARTIE 1,-— OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, a) « à nos voisins leurs relations amicales, et ces der- «niers étaient souvent forcés de se joindre à elles, « lorsqu'une attaque de nos postes était arrêtée entre « leurs coreligionnaires musulmans. » Des faits analogues se passaient à Bône, avant la prise de Constantine. Les tribus qui voulaient nous vendre des bestiaux étaient obligées de les amener à notre portée sous prétexte de pâturage. Nos troupes, informées d'avance par ces mêmes Arabes, simulaient une razZzia el s’emparaient des troupeaux dont les oardiens ne faisaient naturellement aucune résistance, et qu'on payait ensuite au prix convenu. Cela pouvait se faire à Bône, parce qu'il existait un pouvoir indi- gène établi à une grande distance et en horreur au pays. Mais supposez l'absence de ce pouvoir, suppo- sez les tribus livrées à leurs propres inspirations, mues seulement par la haine du nom chrétien et par lappât du pillage, ces transactions, tout in- complètes qu’elles étaient, ne pourraient même plus se renouveler. Les tribus se surveilleraient mutuel- lement. À la vérité, l’état d’anarchie aurait un terme; un ou plusieurs hommes s’empareraient du pouvoir. Mais alors, de deux choses l’une : ou ces hommes se se- raient élevés sans notre concours, et dès lors ils nous seraient nécessairement hostiles; ou ils nous devraient le pouvoir, et alors il faudrait les installer et les défendre. On sait aujourd'hui où mène cette obligation. 6 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Vient ensuite la question de la limite de l'occupa- tion, qui n’est pas moins embarrassante. S'enfermera- t-on dans la ville? Dans ce cas, nous verrions se renou- veler infailliblement l'état de choses qui existait à Ceuta et Oran, sous les Espagnols : pour monter sans risque sur les remparts, il faudrait, au préalable, faire une battue aux abords de la place, et tout homme isolé qui dépasserait la porte serait assassiné. Les Arabes ne manqueraient pas de détruire les conduites d'eau. Les puits et citernes deviendraient la seule ressource de la population. Une vie pareille serait intolérable. Il ne peut done être question de ce système. Chaque point oceupé aurait, au contraire, une zone plus ou moins étendue, défendue par un moyen quel- conque. Quel sera ce moyen pour être efficace contre des hommes qui grimpent le long des murailles non crépies et qui feront une lieue à plat ventre pour voler ou tuer un ennemi? Depuis la levée de boucliers de Si-Zerdout, on ne parvint à empêcher les maraudeurs arabes de pénétrer chaque nuit dans Philippeville, malgré le mur d'enceinte et les nombreuses sentinelles échelonnées à courte distance les unes des autres, qu’en crépissant ce mur et en lissant parfaitement la face extérieure. On voit à quelles conditions la zone réservée autour de chaque ville pourrait être bien gardée. Mais, ensuite, le danger dont je parle ne serait pas conjuré; il serait seulement transporté un peu plus PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 7 loin, Qu'on se borne à l'enceinte des villes ou qu'on s’étende plus ou moins loin dans la campagne, 1l y aura loujours, tant que nous ne dominerons pas tout le pays, une ligne où s’exerceront les hostilités, qu'on ne pourra franchir qu’en force, et dont la garde même sera pleine de dangers sans gloire pour nos soldats. Il est cent fois plus facile, comme j'espère le dé- montrer plus loin, de prévenir, en Algérie, les incur- sions des Arabes, que de s'en défendre et de les re- pousser. La défensive est, avec ce peuple, le plus mau- vais système possible ; c’est le moyen sûr d'être sans cesse attaqué et de l'être toujours avec désavantage. Cela se comprend, du reste, par un simple retour sur ce qui se passe chez nous. Où en serait la sécurité de nos grandes villes, si la police, au lieu de traquer les malfaiteurs, de les poursuivre jusque dans leurs re- paires, se bornait à repousser leurs tentatives? L'opinion que j'émets ici est d’ailleurs confirmée par les faits. Aussi longtemps que l'occupation res- treinte a été suivie, nos établissements ont été en butte à des hostilités continuelles. Aujourd'hui mème, les deux seuls points où ce système soit encore appliqué, Bougie et Dgigelli, sont les seuls aussi où la guerre n'ait pas cessé un instant et où les relations commer- ciales avec les indigènes soient nulles. On peut à peine sortir de l’une ou l’autre de ces deux places malgré les forts qui les entourent, etsouvent les détachements qui vont relever les garnisons de ces forts sont assaillis dans leur court trajet. # COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Qu'une route se fasse de Bougie à Sétif, et qu'on établisse un ou plusieurs centres d'occupation dans l'intervalle qui sépare ces deux bases d'opération, et on verrait probablement les choses changer immédia- tement de face. Arrivons au commerce. On sait combien sont bor- nés les besoins des Arabes. Tapis, haïcks, burnouss, étolfes pour tentes, bonnets, bottes, selles, tout ou presque tout se fait chez eux. La quantité d’étoffes de laine, de soie et de coton qu'ils demandent à l’indus- trie européenne est insignifiante et restera telle tant que leurs mœurs n'auront pas été modifiées par notre contact. Et quant aux armes, à la poudre et au plomb qui sont les objets les plus en faveur au- près d'eux et les seuls dont on puisse espérer un grand débit en Algérie, je ne pense pas que les par- tisans de l'occupation restreinte les mettent en ligne de compte. Du reste, qu'on ne se fasse pas illusion, étoffes ni armes ne seraient fournies par la France. Trop de puissances, l'Angleterre en tête, sont aujourd'hui à l'affût de débouchés, dans l'intérêt de leur industrie souffrante, pour ne pas profiter de ceux qui leur seraient offerts sur la côté d'Afrique. Pour que Gibraltar, Gênes, Livourne et Trieste ne s'emparent pas exclusivement du faible commerce avec les indi- gènes, il faudrait occuper tous les ports de la Ré- sence et entretenir de nombreux croiseurs, Et tout cela serait encore insuffisant, car on ne pourrait PARTIE Ÿ, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, ÿ mettre une ligne de douanes le long des frontières de Tunis et de Maroc. Enfin, pour ce qui est des impôts arabes, les docu- ments ministériels en ont fait connaitre à la France le chiffre exigu. Ce chiffre s’accroitra certainement, mais à une condition, celle de dominer tout le pays et de pouvoir châtier toute tribu qui refuserait la con- tribution. Ce qu'on ne sait pas ensuite aussi généra- lement, c’est que la rentrée de ces impôts, par suite de notre système peut-être exagéré de ménagements et de mansuétude vis-à-vis des indigènes, nous coûte d'ordinaire cinq et même dix fois la somme recueil- lie. D'ailleurs, avec l'occupation restreinte, 1] ne peut être question d'impôts. S'il est vrai qu'une colonne française de six à huit mille hommes peut pénétrer partout en Algérie, ce n’est qu'à une condition, celle de trainer avec elle un immense matériel qui retar- dera sa marche, et ne pourra cependant la faire vivre au delà de vingt à vingt-cinq jours. Les tribus éloi- gnées seraient donc toujours hors d'atteinte, et quant aux tribus voisines, plus mobiles que nos corps, elles fuieraient à notre approche pour revenir après notre passage. Et si, par hasard, l’une d’elles, surprise, se rendait et payait l'impôt, notre retraite la laisserait exposée à la vengeance des autres. Ainsi tombent un à un, par un examen attentif et fait avec connaissance de cause, ces avantages si grands et si nombreux que l’on croyait trouver dans l’occu- pation restreinte. 10 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Ces stations pour nos flottes, nous ne les aurons qu'autant que nous y dépenserons des sommes au moyen desquelles nous en établirions d'aussi bonnes sur le premier rocher venu de la Méditerranée. Gar- nisons et habitants des points occupés seraient, pour les subsistances, dépendants des arrivages. Le com- merce avec les Arabes serait nul ou à peu près, et, quant à la transformation progressive des mœurs de ceux-ci, 1l n'y faudrait point songer avec un système qui leur laisserait la faculté de fuir notre contact, car on peut être certain qu'ils useraient de cette faculté. A la vérité, avec le système opposé, le contact est forcé, et ce contact peut, doit même, dans le début, surtout avec nos imprudences habituelles, accroitre encore la haine et le fanatisme des Arabes; mais insensiblement ces sentiments diminueront d'énergie, ces farouches indigènes s’accoutumeront à ce qui leur paraissait monstrueux d’abord, et ils apprécieront des avantages dont ils ne tenaient aucun compte au- paravant, parce qu'ils n’en avaient aucune idée. Tout cela se voit déjà aujourd'hui de la manière la plus évidente. Mais quand même la génération actuelle devrait ne subir qu'imparfaitement l'effet de nos relations, on ne peut douter que la jeune génération, grandis- sant au milieu de nous, habituée à notre vue, à nos manières et à nos mœurs, n'éprouve un changement complet. Élevée, au contraire, en dehors de tout con- Lact avec nous, ne nous connaissant que par nos re- PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, ii présailles et nos razzias, cette nouvelle génération grandirait probablement dans une haine plus invété- rée encore contre les Français. On pourrait voir quel- que jour, dans les écoles arabes, un commentaire de l’Alcoran rédigé dans le sens de ce fameux catéchisme espagnol de 4809, si bien qu'après un tiers de siècle de présence en Afrique, nous trouverions devant nous des ennemis non moins irréconciliables qu'aujour- d'hui, mais probablement plus habiles, car ce serait là une modification qui s’opèrerait infailliblement chez eux. Pour appuyer le système de l'occupation restreinte et de l'abandon de toute domination directe sur les Arabes, on a dit que notre contact forcé avec eux produisait le même effet que le mariage sur deux conjoints à caractères incompatibles et qui finissent par devenir ennemis, tandis qu'ils seraient restés amis avec des relations moins fréquentes et moins intimes. Cette comparaison est fausse. On met ici en parallèle, d'un côté, deux individus bien disposés ou du moins indifférents l'un pour l’autre au début; d’un autre, deux peuples dont l’un nourrit déjà contre le second une haine féroce que ses chefs cherchent encore à ac- croître par des accusations mensongères et absurdes. Il est évident que si les conjoints perdent à se con- naitre plus intimement, les deux peuples ne peuvent au contraire qu'y gagner. Soit dit en passant, c'est surtout le cas à l'égard des Français. Leur étourderie, leur légèreté, les imprudences continuelles qui en 12 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE. sont le résultat, donnent souvent aux yeux des autres peuples un caractère odieux à leur conduite, On at- tribue à d'ignobles calculs ce qui n’est que l'effet de l'inconséquence, jusqu'à ce qu'on finisse par appré- cier le caractère étrange, mais noble et généreux de notre nation. Si l'on veut à toute force des comparai- sons, on en trouverait de plus justes dans ces récon- ciliations qui s’opèrent si fréquemment dans le monde par le seul fait d’un rapprochement, d'une simple conversation entre hommes qui se haïssaient sans se connaitre. Que de conversions politiques opérées de cette manière, et auxquelles la foule n'attribue que des motifs méprisables! Les raisons qui doivent faire repousser l’occupa- tion restreinte acquièrent encore plus de poids au- jourd'hui que la force des choses a amené, comme on pouvait facilement le prévoir, l'application du système opposé; aujourd hui qu'une foule de chefs, de tribus et de villes se sont soumis et se sont compromis pour nous. Ce n'est plus seulement une question d'inté- rêt matériel, c'est une question de loyauté et d'hon- neur pour la France. Nous ne pouvons abandonner nos alliés à la vengeance de nos ennemis, et si nous le faisions, ces alliés deviendraient nos adversaires les plus acharnés, par vengeance d'abord, par nécessité ensuile, pour se réconcilier avec les autres tribus. PARTIE 1, = OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 13 Ÿ 2. Occupation mixte. Depuis que le système de l'occupation illimitée à été appliqué, Pabsence de résultats immédiats, qu'on s’obstine avec si peu de raison à demander à tout ce qui s’entreprend en Afrique, a fait naître une opinion qui semble aujourd'hui prévaloir dans le publie. On admet la colonisation, on admet l'occupation, non- seulement des villes du littoral, mais encore de quel- ques points importants de l'intérieur, mais on re- pousse l’occupation illimitée. « N'étendez votre action, dit-on, que là où vous pouvez facilement dominer ; commencez par y établir votre pouvoir d’une manière solide; puis, ce résultat une fois obtenu, avancez, créez de nouveaux centres d'occupation qui devien- dront des bases d'opérations pour soumettre la zone suivante. De cette manière, vous arriverez graduelle- ment à la domination entière du pays sans ces dépen- ses énormes, cette armée si nombreuse et ces expé- ditions lointaines qui déciment nos soldats, et surtout sans être amenés à faire de ces pas rétrogrades qui nuisent tant à notre considération en Afrique. Jusque- là, ne vous occupez point des localités insoumises, n°y intervenez pas, n'y nommez point de chefs pour ne pas être obligé de les soutenir. » Cette opinion, spécieuse au premier abord, ne sup- porte pas l'examen pour quiconque connait PAlsérie. C’est tout simplement le système de l'occupation res- 11 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. treinte appliqué à une superficie plus grande, et par conséquent devenu moins praticable encore. Que se- ront, en effet, les pays non soumis dont nous ne nous occuperons pas, où nous nous interdirons même de péné- trer, sinon des foyers d’hostilité d’où l'émir, ou tout autre aventurier du mème genre, nous fera tout à son aise une guerre incessante, ruinant les tribus soumi- ses et les forçant à se tourner contre nous? Nous a-t-il jamais été possible d'établir notre domination d’une manière solide, sur un territoire quelconque, tant qu'a duré le système de l'occupation restreinte ou mixte? N'a-t-on pas vu, au contraire, en 4859, 4840 et 48/1, les Arabes venir égorger nos colons jus- qu'aux portes d'Alger, malgré la présence de nos troupes dans Blidah, le Fondoukh, Bouffarik, Douéra, Coléah, et dans toute la nombreuse série de forts et de blockhauss qui couvraient la plaine et le Sahel ?Si, aujourd'hui, plaine, Sahel et même petit Atlas sont tranquilles et offrent une complète sécurité, il faut l'at- tribuer beaucoup moins aux forts et aux garnisons qui s’y trouvent qu'à ce fait dont nous avons à plusieurs reprises fourni la preuve aux Arabes et qui les a si vivement impressionnés, qu aucun lieu n’est impéné- trable pour nous et ne peut les mettre à l'abri de nos coups‘. (1) C’est sous ce point de vue que l’expédition du maréchal Bugeaud, contre les Kabaïles du Jurjura, a été, quoi qu’en ait dit la presse, un acte de haute et sage politique. PARTIE I. = OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 15 I] faut bien que la France le sache, nous n’aurons nulle part une paix réelle en Algérie tant qu'il restera un seul point inaccessible à notre drapeau, un seul point où nos soldats ne puissent pénétrer et ne se montrent à la moindre apparence de révolte. C’est là une nécessité dure, mais qu'il faut se résoudre à ac- cepter, si l’on veut conserver l'Algérie; car, pour ma part, je ne vois pas de milieu entre l'abandon ou la domination générale. Plus loin j'indiquerai, du reste, un moyen qui me semblerait de nature à permettre une réduction nota- ble des dépenses que nécessite l'application de ce dernier système. CHAPITRE IL. Gouvernement de l'Algérie. C’est là une question bien délicate et que je ne me serais pas permis de soulever si elle n’était d’une im- portance vitale pour l'existence de la colonie, et si la conduite des uns, la passion des autres, ne menaçaient de la résoudre dans un sens que je considère comme funeste pour l'Algérie. il est probable que, dans cette circonstance, j'aurai le malheur de déplaire aux deux opinions qui se par- tagent le pays. Mais, comme cela arrive presque 16 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. toujours aux hommes désintéressés et impartiaux . 1l faut bien que j'en prenne mon parti. $ 1. État actuel de l’administration algérienne. Nos possessions d'Afrique sont, comme on le sait, placées sous un gouvernement militaire. Après avoir, sans succès, essayé de mettre, à côté du gouverneur militaire, un administrateur civil indépendant, on a rendu au premier une omnipotence qui n'est miligée que par l'autorité suprème du ministre dela guerre, et, jusqu'à un certain point , par le conseil supérieur d’ad- ministration. Il en résulte que l'administration algé- rienne en général, soit dans la création, soit dans l'exé- eution des lois et règlements, présente un caractère essentiellement militaire. Or, il y a entre la discipline militaire et la liberté dont jouissent les citoyens fran- çais, entre les relations d’inférieur à supérieur dans le militaire et les relations d'administré à administrateur en France , entre les formes de l'autorité militaire et celles de l'autorité civile, des différences telles qu'il n’est pas étonnant que cet état de choses ait soulevé, en Algérie, des plaintes amères qui ont trouvé sou- vent un écho passionné dans la presse métropolitame, Ÿ 2. Fautes de l’autorité militaire. Pour qu'il en fût autrement, il aurait fallu d'a- bord une population civile mieux composée dès le début ; et ensuite, disons-le franchement, des chefs PARTIE 1. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 17 militaires plus habiles dans l’art difficile de ladminis- tation. La plupart de ces chefs , il faut bien l'avouer, n'ont nullement compris leur nouvelle position. Ils n'ont vu dans l'Algérie qu'un champ de bataille, et non une colonie à établir. De leur double mission de ouerroyer el de fonder, c’est-à-dire de détruire et de créer, ils ne se sont préoccupés que de la première, sans remarquer que les circonstances élaient, en Afrique, toutes différentes de ce qu'elles sont en Eu- rope, et que la France ne pourrait longtemps s impo- ser les dépenses énormes que nécessite l'Algérie, dans le seul but de fournir à une partie de notre armée les occasions de se distinguer. On a dit et répété souvent, trop souvent même, pour la prospérité de la colonie, que la population civile de l'Algérie était l’écume des grandes villes de l'Europe. Vraie peut-être dans les premiers mois de la conquête, cette assertion devient d’année en année plus fausse et plus calomnieuse, et néanmoins on la reproduit encore; elle est passée en principe chez beaucoup de nos militaires, et semble être devenue la base de leur conduite vis-à-vis de la classe bourgeoise dans laquelle ils affectent de ne voir que des banque- rouliers, des agioteurs ou des cabaretiers. Lors même que cette opinion serait fondée, on me permettra de dire qu'il serait bien impolitique de la proclamer si haut, de faire savoir à la France et à l'Europe entière que notre nouvelle possession est de- venue lexutoire, le Botany-Bay de la Méditerranée. 1, 2 18 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Espérerait - on ainsi y attirer ce qui seul peut lui donner l'existence et la prospérité, le travailleur hon- nêle et le capitaliste entreprenant? Cette manière de voir et d’agir est encore déplo- rable sous un autre point de vue : elle accroïit, outre mesure, en les justifiant, les tendances déjà trop prononcées à l'arbitraire et au despotisme que les mi- litaires ont toujours et partout manifestées chaque fois qu'ils ont été appelés à administrer des popula- tions civiles. En effet, quels ménagements mérite une population civile composée de pareils éléments? Le chef le moins tyran de son naturel se croit donc obligé, en conscience, d’user de rigueur à son égard, et celui qui est despote par tempérament parvient facilement à étoufler les légers serupules que pour- raient faire naitre en lui les souvenirs de la France, en se répélant chaque jour que ses administrés sont un ramassis de misérables. { 3. Nécessité d’un pouvoir à peu près absolu en Algérie. Sans doute il faut, pour toute grande création, un pouvoir à peu près absolu. Aucune colonie, dans quelque lieu que ce soit, ne s’est fondée sans une es- pèce de puissance dictatoriale qui a présidé à son établissement. Mais de la possession de cette omni- potence à son application exagérée, vexaloire, il de- vrail y avoir toute la distance que mettent les États civilisés entre posséder une armée et l’employer con- PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 19 tre les voisins. Dans les deux cas, ce sont des forces dont on ne doit faire usage qu'à la dernière extrémité, et qui sont , avant tout, destinées à agir moralement, à prévenir le mal bien plus qu'à le réprimer. Dans aucune colonie un pouvoir presque illimité n’était plus nécessaire qu'à Alger. Nulle part aussi une grande modération dans l'emploi de ce pouvoir n'était plus essentielle. À quelques mille lieues de sa patrie, le Français peut bien se décider à accepter le régime plus ou moins absolu des colonies ; le retour est trop difficile pour qu'il s’'abandonne à ses pre- mières impressions, et plus tard, il s’y est fait. Mais à deux journées de Marseille, presque en vue des côtes de France, le citoyen de l'État le plus libre de l'Eu- rope supportera-t-il ee même régime exercé avec ar- bitraire et rudesse ? S’il le supporte, soyez certain que cela ne sera que temporairement, en vue d’un gain rapide qui lui permettra de revenir bientôt jouir de sa fortune à l'abri des lois protectrices de la métro- pole. Aussi voyez : un pays éminemment agricole comme la France n’a pu, jusqu'ici, faire d'Alger qu'une colonie de marchands; et encore, plus de la moitié de la population européenne qu'elle renferme se compose-t-elle d'étrangers auxquels le régime mi- litaire a sans doute paru moins antipathique qu'aux Français. Il est très certain que cet état de choses a repoussé de la colonie une foule d'hommes utiles, notamment parmi les agriculteurs et les capitalistes, beaucoup 20 COLONISATION ET AGRICULTURE BE T'ALGÉRIE, plus que ne l'a fait l'absence de sécurité, et autant au moins qu'ont pu le faire l'insalubrité de plusieurs points et l'incertitude qui planait sur le sort du pays tout entier. Il eut été beau cependant, sous plus d'un rapport, de voir réussir à Alger cette omnipotence éclairée et paternelle qui, par les bienfaits de son administration et par sa sollicitude habile pour les intérèts matériels, a su faire oublier à certains peuples, fort avancés du reste en civilisation, qu'il y avait des formes plus parfaites de gouvernement, et a su fréquemment les faire jouir des avantages attachés au système consti- tulionnel , sans les priver de ceux inhérents au régime absolu. Il n’en a pas été ainsi, et l’état de choses dont je viens de parler, outre les résultats matériels mention- nés, a eu un effet moral que je erois devoir signaler ici. Û 4. Substitution de l’autorité civile à l'autorité militaire. Il n’est pas dans le caractère français de modifier et d'améliorer. Dès qu'une chose le blesse, il la re- pousse et procède à un changement radical, sans exa- miner si cette mème chose, moyennant quelques mo- difications bien simples, ne serait pas devenue excellente. Pour exprimer mon idée en quelques mots et par une comparaison burlesque peut-être, mais juste, je dirai que le Francais jette son soulier lors- qu'il s'y trouve un grain de sable qui le gène. PARTIE I. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 21 C'est un malheur, un malheur très grand, qui nous a déjà fait commettre une immense quantité de fautes, qui nous en fera commettre encore beaucoup d’au- tres ; car, avec une pareille disposition d'esprit, on ne sort d’un extrème que pour tomber dans l’extrème opposé , on ne se dégage du fossé de droite que pour aller s’embourber dans le fossé de gauche. Mais comme les nations ne se corrigent ni facilement, ni promptement, ce malheur il faut l'accepter comme un fait accompli, et c’est aux hommes qui gouvernent et administrent à éviter toutes les occasions d’alimen- ter celte tendance. C’est ce qu’on aurait dù et c’est ce qu'on aurait pu faire en Afrique. Ajoutons que, sauf quelques exceptions, ce n’est pas en général ce que l'on a fait. Il en est résulté qu'aujourd'hui, d’un bout de l'Algérie à l'autre, il n’y a, dans la population civile, qu'un eri contre le pouvoir militaire, qu'un désir, celui de le voir remplacé par un pouvoir civil. C'est arrivé à un point tel, sous ce rapport, que non-seulement des hommes haut placés, des pairs, des députes, mais encore des militaires qui connaissent l'Afrique, se sont prononcés dans ce sens ". Si je partageais celle opinion, j'aurais laissé la force (1) J’écrivais cela en 1842. L’impartialité me fait un devoir de reconnaître que, depuis, les actes de la plupart des chefs militaires, grâce probablement à impulsion qui leur a été donnée d’en haut, sans être complétement exempts de despotisme , semblent néan- moins indiquer un retour vers un système plus rationnel, plus favo- rable surtout à l’agriculture, et plus en harmonie avec notre nation et notre époque. 22 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. des choses finir par lui donner raison. Mais, con- vaincu que le changement qu'on réclame aurait de funestes effets pour l'Algérie, j'ai cru de mon devoir d'exposer ei les motifs qui me guident. Ma position et la franchise avec laquelle j'ai exposé les fautes de l'autorité militaire doivent prouver suffisamment que mon opinion est tout-à-fait désintéressée. Comme de coutume, les partisans de l'innovation exapèrent les avantages qu'elle doit présenter et les inconvénients du régime actuel. On serait presque tenté de croire, à les entendre, qu'avec un gouverneur civil, non-seulement la guerre cesserait et les Arabes fraterniseraient avec nous, mais que le climat et le sol deviendraient plus favorables. J'avoue que je n'ai été que médiocrement touché de cés riants tableaux et du sombre contraste qu'on leur donne comme pendant. Trop souvent, dans ces discussions passionnées, les affirmations prennent la place des preuves. Û 5. Griefs contre l’autorité militaire. À part les fautes que j'ai signalées, je n'ai trouvé de vraiment sérieux, parmi les nombreux reproches adressés à l'autorité militaire, que les suivants : Pour ce pouvoir, a-t-on dit, la guerre est devenue le but; il lui a tout sacrifié, s’en est occupé exelusive- ment, tandis que le véritable but, le développement de la prospérité et de la richesse de l'Algérie par le PARTIE I, == OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 23 commerce et surtout par l’agriculture, a été complé- tement oublié, voire mème entravé et arrêté dans l'essor qu'il prenait spontanément. En outre, a-t-on ajouté, ce même pouvoir, belli- queux par essence, n’a vu que la guerre pour sou- mettre les Arabes, et a beaucoup trop négligé Îles moyens diplomatiques, et notamment les négociations appuyées sur de l'argent, moyens puissants dans le pays, bien moins coùteux que la guerre, mais qui ré- pugnent aux militaires, et dans l'emploi desquels ils montrent peu d'habileté. Le premier de ces reproches est malheureusement fondé. Je viens de signaler moi-même les fautes com- mises, sous ce rapport, par beaucoup de nos chefs militaires transformés subitement en administrateurs. Le mal existe; c’est positif. Mais, pour le faire cesser, est-il indispensable de remplacer le gouver- neur militaire par un gouverneur civil, et le remède, dans ee eas, ne serait-il pas pire que le mal? C'est là ce que nous allons examiner. { 6. La colonisation peut marcher, même avec un gouvernement militaire. La répartition des fonds appartient au ministère. Libre à lui d’en consacrer une part convenable aux dépenses qui intéressent la colonisation, l'agricalture et le commerce. Les militaires ne sauront pas bien employer, dit-on ; que ce soient des fonctionnaires 24 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE, civils qui en reçoivent Ja mission, et qu'il leur soit, en outre, donné, sous ce rapport, une certaine indé- pendance, sinon vis-à-vis du gouvereur général, du moins à l'égard des autres chefs militaires ; que ceux-ci mème soient intéressés à la grande œuvre de la colo- nisalion ; qu'ils puissent y voir, comme dans les faits d'armes, une occasion d'avancement; en un mot, qu'une impulsion forte, énergique, émanant du pou- voir suprème, pousse vers la colonisation et vers le développement des intérêts matériels de la colonie, et bientôt on verra toutes les autorités rivaliser de zèle pour atteindre ce but: c’est ce qui a lieu aujourd'hui. Aussi la colonisation marche-t-elle, lentement peut- ètre au gré de quelques esprits impatients, mais d'un pas sûr et de façon à ne plus rétrograder, quels que soient les événements qui surviennent. Ÿ 7. Dangers des moyens diplomatiques auprès des indigènes. Quant à la seconde objection, s'il est vrai que les moyens diplomatiques appuyés sur des cadeaux, sur de l'argent, soient souvent plus puissants et surtout moins chers que la guerre pour amener la soumis- sion des indigènes, il n'est pas moins vrai, pour qui- conque s’est donné la peine d'observer le pays, que ces moyens n'ont de valeur que comme accessoires de la guerre, et qu'ils deviendraient non-seulement inu- tiles, mais des plus dangereux, si l'on en faisait le principal. Les tribus finiraient alors par nous atta- PARTIE E =— OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 25 quer uniquement pour nous faire acheter la paix. Ce serait une réminiscence du Bas-Empire. On se tromperait ensuite étrangement si l’on eroyait que l'emploi de ces moyens est facile. Peut-être des fonctionnaires civils seraient-ils plus aptes à surmon- ter les difficultés de leur application que les militaires dont la franchise s'accommode mal des détours de la diplomatie ; mais, d'abord, je le répète, les négocia- lions avec les Arabes n’ont de chances de succès qu'appuyées par des forces militaires. Les traités, avec eux, doivent être écrits sur un canon. Les ca- deaux n’ont de valeur que lorsque la main qui les donne leur a déjà fait sentir le tranchant du sabre. Puis, si nos généraux sont peu diplomates, nos fonctionnaires civils le seront-ils davantage ? N'y a-t1l pas quelques raisons de douter, en général, de Lapti- tude des Français pour la diplomatie, malgré de bril- lentes exceptions ? N’est-on pas fondé à croire que la légèreté de leur caractère, le manque de jugement et d'esprit d'observation qui en sont la conséquence, Îles rendent inférieurs, sous ce rapport, à la plupart des autres nations, malgré des apparences contraires, malgré, ou peut-être à cause de cet esprit qui les dis- tingue parmi tous les autres peuples? Or, qu'on ne s'y trompe pas, en fait de roueries et de duplicité, les diplomates européens les plus retors sont des Ingénus auprès des Arabes. Nous pourrions done nous attendre à avoir souvent le dessous dans ces luttes de ruse, quel que soit le négociateur, civil ou militaire; etune défaite, 26 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. en pareil cas, peut compromettre l'honneur plus que la perte d'un combat. Avec des soldats comme les nôtres, un combat malheureux nous assure dix vic- toires, et ce combat même ne peut avoir lieu que dans des circonstances honorables pour nos armes ; avec des diplomates peu habiles, nous pourrions souvent être dupes, à la grande risée des indigènes. Il est indubitable, à mes yeux, qu'on n’a que trop usé de ces moyens diplomatiques. Beaucoup de nos chefs militaires, sensibles aux reproches qui leur ont souvent été adressés de sacrifier les intérêts de l'AI- gérie à la manie des bulletins, ou désireux de cueillir des palmes dans le champ de la diplomatie, ont né- gocié lorsqu'il aurait fallu combattre. Ajoutons qu'il s’en faut que ces négociations aient loujours accru Ja haute opinion qu'il importe que les indigènes conser- vent de la France. Et comment en serait1l autrement, lorsqu'il s'agit d'un peuple qui, comme je viens de le dire, nous est si supérieur pour ce genre de guerre, et qui, de plus, considère toujours comme la plus faible ou la plus lâche celle des deux parties belligérantes qui prend l'initiative des négociations ? Loin de moi tout système exclusif et par-dessus tout celui de la guerre; mais, pour réussir, les nations comme les individus doivent employer les moyens qui sont le plus en harmonie avec leur aptitude, leur génie spécial, Je suis si frappé des difficultés et des dangers qu'of. PARTIE 1, == OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 27 fre l'emploi inconsidéré des moyens diplomatiques appuyés sur des cadeaux, que si je pouvais être appelé à donner mon avis dans une question aussi grave, je me prononcerais même contre loute avance et toute initiative de nos généraux dans les négociations; à plus forte raison repousserais-je d’une manière abso- lue toute espèce de dons faits dans le but d'obtenir une soumission ou la paix. Je ne voudrais voir user de l'influence très grande qu'exerce l’appât de l'or et des distinctions hono- rifiques sur les indigènes que d’une seule manière, en récompensant magnifiquement les chefs qui nous auraient rendu des services et donné des preuves manifestes de fidélité; au moins nous agirions ainsi avec connaissance de cause ; nous ne risquerions plus d'être joués par des intrigants qui se donnent pour des gens d'importance, ou par des tribus qui spécu- lent sur leurs trahisons et leurs soumissions succes- sives. Nous engagerions tous les hommes influents à embrasser notre cause, à se dévouer à nous par l’es- poir de participer un jour à ces récompenses; et si les soumissions étaient peut-être moins nombreuses dans le début, elles seraient, dans tous les cas, plus sûres, et nous nous attacherions davantage nos alliés, au lieu de les dégoüter et de les décourager comme le font ces cadeaux prodigués à nos ennemis. Nous ne leur ferions plus dire que les Français ne savent ni châtier leurs ennemis, ni protéger et récompenser leurs amis, 28 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. \ 8. Impossibilité d’un gouvernement civil. Ce qui précède suffit pour expliquer mon opinion sur la nature du gouvernement qui convient à l'AI- gérie. Du moment où la guerre doit rester le princi- pal moyen d'amener et de maintenir la soumission des indigènes, on ne comprend plus un gouverneur civil. Haut dignitaire de lPadministration civile, placé néanmoins sous le ministre de la guerre et ayant à commander à des militaires, à s'occuper avant tout d’affaires et de questions militaires, sa posilion serait pécessairement fausse. De deux choses l’une : ou 1l se- rait débordé par l'influence militaire, et, au lieu de donner l'impulsion, il la recevrait de ceux qu'il aurait mission de diriger, circonstance toujours et partout fâcheuse, mais surtout déplorable dans la situation où se trouve l'Algérie ; ou bien, homme à volonté forte, il voudrait et saurait maintenir son autorité, et, dans ce cas, deux alternatives seules se présentent : ou le souverneur, pour éviter de donner de la prépondé- rance au militaire, ferait de la diplomatie le principal ou l'unique moyen d'action sur les Arabes, et négo- cierait lorsqu'il faudrait combattre ; ou, entrainé lui- même par des idées de gloire militaire qui séduit souvent d'autant plus qu'on lui est plus étranger, il ferait la guerre, et, fort de son pouvoir, voudrait cueillir personnellement des lauriers. Inutile d'ajouter PARTIE 1, — OCCUPATION ÊT GOUVERNEMEXT. 29 que ce seraient l'or et le sang de la France qui solde- raient les frais d'éducation du général improvisé. Que si, n'admellant aucune de ces trois hypothèses, on comptait sur une espèce de terme moyen, sur un gou- verneur civil assez fort pour ne pas se laisser dominer, assez sage pour ne pas repousser les moyens militaires lorsqu'ils seraient utiles, et assez exempt de vanité pour ne pas désirer sa part de succès guerriers, qualités qu'il est difficile de trouver réunies, on ne saurait, dans tous les cas, se dissimuler la répugnance qu’é- prouveraient nécessairement les chefs militaires à obéir à un fonctionnaire civil, surtout après avoir longtemps commandé en maitre, les tiraillements, les luttes sourdes d'inférieur à supérieur qui en nai- traient ; en un mot, les rivalités entre deux pouvoirs dont l’un serait prépondérant par la volonté du gou- vernement, l'autre par la force des choses, antago- nisme incessant entre le droit et le fait qui, en ruinant le pouvoir, frappant d’impuissance toute autorité, et compromettant d'avance le succès des combinaisons les plus habiles, suffirait pour désorganiser une société déjà établie et serait, à plus forte raison, désastreux dans une colonie dont l'établissement rencontre déjà tant d’autres obstacles. D'ailleurs, soyons juste, si beaucoup de chefs mi- litaires ont montré peu d'entente, n’ont pas su com- prendre leur nouvelle position et ont fait servir le pouvoir absolu dont ils étaient investis plutôt à em- pêcher, à décourager la colonisation, qu’à la favoriser, 30 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. la plupart de ces reproches s'appliquent, avec non moins de justice, à certains fonctionnaires civils. Mal- gré la haute capacité et les vues grandes et larges de l’homme qui est à la tête des finances en Algérie, beaucoup d'agents inférieurs de cette administration se sont montrés presque aussi despotes et plus tracas- siers que l'autorité militaire. Ils n’ont pas mieux com- pris leur mission, et, au lieu de voir dans la colonie une chose à créer, ils n’y ont vu qu'une matière à exploiter. Tondeurs de profession, ils n’ont pas fait attention que l'agneau n'avait pas encore de laine, et ils se sont mis à l’écorcher à qui mieux mieux. C’est une chose triste à dire, mais dont la connais- sance importe trop à la stabilité des choses en France pour qu'on ne la signale pas toutes les fois que l’occa- sion s’en présente : s’il y a, chez le peuple français, une tendance déplorable à l'opposition vis-à-vis de toute autorité; si nous voyons, jusque dans les classes supérieures, le particulier enfremdre de gaieté de cœur les ordres du pouvoir, cette tendance est malheureu- sement justifiée, jusqu'à un certain point, par la con- duite d’un grand nombre de fonctionnaires pour les- quels administrer c'est briser ou faire ployer à plaisir toutes les volontés sous la leur. À part d'honorables exceptions qui, disons-le, sont aujourd'hui plus nom- (1) La manière dont la loi d’expropriation a été et est encore appliquée dans beaucoup de circonstances, en Algérie, est bien de nature à faire naître des doutes sur la supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 31 breuses que jamais, les administrateurs, sous tous les réoimes, cédant à ce malheureux esprit d'abus, ont cru faire d'autant mieux leur devoir, montrer d’au- tant plus leur zèle et leur dévouement, qu'ils appor- taient plus de rigueurs inutiles dans l'accomplisse- ment de leurs fonctions, qu'ils mettaient plus d’en- traves à la marche naturelle des choses et aux vœux de leurs administrés. Il est vrai que c’est là un moyen simple et très efficace de se donner de l'importance et de faire sentir son autorité, sans grands frais de capa- cité et de génie. Avec une tendance pareille, qui, plus que toute autre chose peut-être, a contribué à la chute du ré- gime impérial, on peut tant bien que mal administrer une sociélé déjà ancienne, un pays organisé, mais on ne saurait rien fonder de grand et d’utile. Ce mal, une des causes qui ont empêché le déve- loppement de la colonisation en Algérie, je le signale sans pouvoir lui indiquer d'autre remède que celui qui résulte de sa connaissance même. Il suffit, en effet, que le gouvernement en soit averti et formule en conséquence ses instructions aux divers fonctionnaires, pour que ces abus diminuent. Or, cela peut se faire aussi bien pour les chefs militaires que pour les employés civils. Il est enfin une dernière raison qui milite en faveur d'un gouvernement militaire, c’est l’idée que se font les Arabes du pouvoir, qu'ils ne comprennent et qu'ils n'acceptent qu'appuyé sur le sabre ou sur lAlcoran. 3% COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, { 9. Vice-roi. Si, avant l’époque où, par la réduction de l'armée et l'augmentation de la population, le gouvernement civil pourra convenablement se substituer au gouver- nement militaire, celte modification était rendue né- cessaire par les abus que j'ai signalés plus haut, pour atténuer le mauvais effet de cette mesure anticipée, 1l ne faudrait placer à la tête de l'Algérie qu'un homme d'un grand nom, ou, ce qui est le vœu général des colons, ce qui semblerait concilier tous les intérêts, un prince du sang avec le titre de vice-roi. Je sais que cette dernière combinaison a contre elle, sinon une partie de la France, du moins une partie de la presse. Mais si l'on développait en même temps les mesures uliles à la colonisation et les garanties dont jouit déjà la population civile de l'Algérie, si l’on évitait sagement une représentation fastueuse qui, quoi qu'on en dise, n’est nullement l'accompagnement obligé d'une vice-royauté, même occupée par un prince du sang, on verrait sans doute la France entière applaudir à une pareille décision. Je ne crois pas calomnier la presse opposante en disant qu'elle serait la première à la réclamer si elle pouvait supposer qu'une nalion rivale en empêche l'exécution, PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 33 CHAPITRE IL Gouvernement et organisation des indigènes. Il est peu de sujets sur lesquels les auteurs qui ont parlé de l'Algérie se soient aussi longuement étendus que sur les indigènes, et néanmoins il en est peu qui aient provoqué moins de controverse. Cela veut-il dire que l'opinion est ou était dans le vrai? Jen doute. Je crois que cela veut dire tout simplement que la mode était de traiter la matière sous un certain point de vue, de la juger d’une certaine façon : le vent était à la philanthropie. Sans m’inquiéter du vent, je dirai mes impressions, ce que je considère comme vrai, comme utile. J'aurai à revenir en partie sur des sujets déjà lon- guement et savamment traités, à relater des faits dont plusieurs sont connus, dont d’autres sembleront insi- gnifiants ; à rappeler des principes généralement ad- mis et qu'on parait néanmoins avoir oubliés dans certaines circonstances. Mais tout cela est nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre sur la colonisation. D'ailleurs, il faut bien qu’on se l'avoue, c’est là la question vitale pour l'Algérie, et, sur un sujet d’une telle gravité, l'opinion consciencieuse d’un homme désintéressé, qui a vu et observé avec soin, ne saurait ètre dénuée de toute importance. Il faut, au reste, que je sois bien profondément convaineu qu'elle est juste, cette opinion, et qu'il est 1. 3 34 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. utile de la faire connaitre, pour me risquer à l’émettre, car je ne me dissimule pas qu'elle heurte de front, non-seulement les idées philanthropiques des hommes éclairés, mais même les instincts de la nation. C'est cette circonstance qui me force précisément à entrer dans certains détails; car ce n’est pas avec des phrases et de simples affirmations qu’on discute et réfute une opinion partagée par le grand nombre et qui s'appuie, d’ailleurs, sur les sentiments les plus nobles et les plus généreux d’un peuple. Que les Kabaïles et plusieurs tribus du désert soient les restes des anciens Berbères, Numides et Gétules, et les Arabes et les Maures les descendants plus ou moins croisés de ces hordes de l'Yémen et de la Syrie qui envahirent l'Afrique peu après la mort de Maho- met, c'est là une question qui peut être fort intéres- sante sous le rapport scientifique, mais qui n’est d’au- cune utilité pratique, à moins qu'on ne croie pouvoir en rer des inductions sur l'aptitude respective plus ou moins grande que présentent ces diverses races à se civiliser. Ce qui importe, c’est de connaitre le caractère, les mœurs, les dispositions et l’organisation actuelle de ces peuples, afin de pouvoir juger s'il est permis de compter, dans un avenir peu éloigné et sans trop d'efforts et de dépenses, sur une soumission à peu près complète et durable de leur part; si nous pou- vons espérer une iranstormation graduelle de leurs mœurs, de leurs coutumes et de leurs idées, et une PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 39 fusion plus ou moins entière avec la race européenne ; et enfin, dans le cas où ce triple but serait de nature à ètre atteint, quels seraient les moyens à employer pour y arriver. SECTION I. — État actuel des indigènes. $ 1. Possibilité de les soumettre et de modifier leurs mœurs. Il n’est pas douteux, à mes yeux, qu'avec un bon système on ne parvienne à soumettre l'Algérie d’une manière plus complète que n'avaient pu le faire les Tures. Il y aura, sans doute, pendant longtemps en- core, non-seulement des actes isolés de brigandages, mais même des révoltes partielles, surtout parmi les Kabaïles et à l’occasion du prélèvement de l'impôt; mais il est à croire que ces faits deviendront de plus en plus rares, et peut-être finiront-ils, les révoltes du moins, par disparaitre un jour complétement. Je crois également que Maures, Arabes et même Kabaïles finiront par subir l'effet du contact perma- nent qu'ils auront avec nous, et se modilieront insen- siblement sur un grand nombre de points. Toutefois, cet effet sera nécessairement très lent et toujours in- complet, d’abord à cause de la religion et à cause du caractère particulier de la race arabe, qui est la race stationnaire et réfractaire par excellence; ensuite, parce que, à part l'irréligion et l'ivrognerie, nous ne pouvons, à vrai dire, plus leur apprendre aucun vice. 26 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Or, cest un fait déplorable sans doute, mais malheu reusement trop constant, que la civilisation pénètre loujours par le mauvais côté. { 2. Impossibilité de la fusion. Quant à la fusion, je la considère comme à peu près impossible. n'y à de fusion réelle que par les unions entre individus des deux sexes et de deux peuples dif- férents : la religion s'opposera toujours à ce qu'elles aient lieu entre nous et les Arabes. Nous pouvons en juger, du reste, par ce qui se passe sous nos yeux. Depuis dix-huit siècles que les juifs, disséminés par toute la terre, se sont trouvés mélés aux nations les plus civilisées de l'Europe, 1l n'y a pas encore eu de fusion proprement dite. I est vrai que les juifs ont presque partout suivi les progrès de la civilisation, et quoiqu'en général ils n’en aient accepté que certains côtés, on pourrait être satisfait en admettant que les Arabes pussent arriver au même point. Mais on re- marquera que les circonstances sont ici moins favo- rables que pour les juifs, les Arabes formant la maJo- rité auprès de l'élément européen et civilisateur. En général, les races orientales, quoique remarquables sous plusieurs rapports, semblent peu aptes à recevoir notre civilisation d’une manière complète. On en a la preuve par l'état où se trouvent encore aujourd hui ces restes d'une nationalité mystérieuse, ces misérables æitanos qui vivent depuis quatre cents ans au milieu PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 37 de la civilisation sans en avoir reçu la moindre at- tete, n'en adoptant que ce qu’on les force à en pren- dre, les pratiques religieuses en Espagne, les vête- ments partout, mais, pour le reste, persévérant dans leurs mœurs, leurs habitudes, leurs notions, malgré l'action puissante des circonstances au milieu des- quelles ils vépètent. Le gitano d'Espagne, comme le bohémien de France et le zigeuner de l'Allemagne et de la Hongrie, est encore, à l'heure qu'il est, le Bé- douin du désert. Avant d'indiquer les moyens d’action que nous pouvons employer sur ce peuple si réfractaire, quel- ques données sur son caractère, ses mœurs et son or- ganisation, expliqueront et justifieront mon système. { 3. Caractère et mœurs des indigènes. Les hommes à imagination vive, à inslincts géné- reux, mais à caractère faible, sont sujets à s enthou- siasmer pour tout ce qui est nouveau, étrange, et qui contraste fortement avec l'état des choses autour d’eux. Les grands criminels sont ordinairement l’objet de cet enthousiasme. Il était bien naturel que les féroces ha- bitants de l'Algérie le devinssent également. À ces hommes se joignirent les avocats du droit abstrait, les philanthropes de profession ; puis desesprits honnêtes, sérieux, positifs, mais qui eurent le tort de juger les choses du point de vue européen; enfin, sur les lieux mêmes, quelques individus qui crurent de leur inté- . 38 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. rêt de se poser en amis et protecteurs des indigènes. En voilà plus qu’il ne faut pour expliquer le grand nombre de défenseurs officieux que trouvèrent ces derniers partout et jusque dans les rangs de l’armée. Tous exaltèrent à l’envi les vertus des Arabes, bien entendu aux dépens de la population européenne, et surtout de l'autorité française, dont ils stigmatisèrent les actes toutes les fois qu’elle crut devoir agir avec quelque énergie vis-à-vis des indigènes. Tâchons de réduire ces éloges et ces reproches à leur juste valeur. L'habitant de l'Algérie a , je l'ai déjà dit, tous les vices de la civilisation, sauf l’ivrognerie et l'irréligion. Encore, beaucoup de Maures éludent-ils fort adroite- ment les préceptes de Mahomet sous ce rapport, et cela non pas seulement depuis, mais aussi avant notre arrivée ; d’autres, en plus grand nombre, comme on sait, remplacent le vin par l’opium. Il en est enfin qui cumulent. Quant à la religion, le peu de morale qu'elle ren- ferme n’est ni compris ni pratiqué. Un grand nombre de tribus arabes et kabaïles observent d'ailleurs à peine les pratiques les plus usuelles du culte musulman et n’ont conservé de cette religion que la haine du nom chrétien, ou plutôt ne se servent de leur croyance que comme d’un prétexte de pillage. La cupidité des Arabes est connue et passée en pro- verbe. Heureusement nous n'avons rien, nous autres peuples corrompus par la civilisation, qui puisse se PARTIE I. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 39 comparer avec ce sentiment tel qu'il existe chez ces nobles et purs enfants du désert. Il est à peine néces- saire d'ajouter que tout ce qui en dérive et s’y rattache, mauvaise foi, ruse, tendance au vol, etc., est porté chez eux à un degré proportionné de développement. Aussi est-ce vraiment abuser de la permission que prennent certains écrivains de se moquer de leurs lecteurs, que de prétendre, par exemple, que la mau- vaise foi de quelques colons. de quelques employés, et que les injustices et les rigueurs du pouvoir dans quelques occasions, nous ont rendus méprisables aux yeux de ces peuples et nous les ont aliénés. « La jus- « tice turque, ajoute-t-on, était prompte, sévère, « mais équitable; notre administration a été lente, « tracassière comme toujours, et de plus déloyale. » Je ne prétends pas me faire ici lapologiste des colons ni de l'administration dans leurs actes vis-à- vis des indigènes ; autant que qui que ce soit, je dé- plore que la justice et la loyauté n'aient pas toujours présidé à ces actes, et Je crois qu'il en est résulté un effet fâcheux pour nous; car je suis de ces esprits étroits qui pensent que la morale et la politique, bien loin de hurler ensemble, doivent marcher de concert. Mais, encore une fois, colons, employés et admi- nistration, même dans leurs écarts les plus répréhen- sibles, sont restés infiniment au-dessous de ce qui se pratiquait sous l’ancienne régence comme choses tout- à-fait usuelles, et de ce qui se fait encore aujourd'hui dans les pays voisins, 40 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. I faut, en vérité, que le besoin de critique soit dé- généré en maladie pour avoir été mettre l'administra- tion française, pour la justice, la bienveillance, la sollicitude à l'égard des indigènes, au-dessous de F'an- cienne régence, de ce gouvernement dont l'action n'élait qu'une longue et continuelle série de brigan- dages et d’exactions violentes, et qui, semblable au sauvage, N'a jamais su que prendre sans rien produire, et abaltait l'arbre pour en avoir le fruit. Ÿ 4. Supériorité des Turcs sur nous. Disons-le toutefois, le gouvernement ture avait auprès des indigènes un immense avantage sur le nôtre ; il n'avait pas à redouter, parmi les siens mêmes, des détracteurs qui vinssent jeter le blâme sur tout ce qui se faisait, prendre constamment parti pour les in- digènes contre le pouvoir, et leur faire connaitre, à leur grand étonnement, des griefs auxquels ils n'au- raient jamais songé, des droits qu'ils ne connais- saient pas et dont ils ne se seraient jamais crus en possession. Les Turcs, enfin, ne s'empressaient pas de déconsidérer aux yeux des Arabes et de trainer dans la boue ceux d’entre eux que le gouvernement inves- üssait de hautes fonctions sur les Maures ou sur les tribus. Aussi quelle puissance morale ces hommes, qui cependant n'étaient en rien supérieurs aux Arabes, pas même dans l’art de la guerre, n’exerçaient-ils pas sur le pays tout entier ? Cette puissance seule a soutenu PARTIE 1, — OCCUPATION EF GOUVERNEMENT. 41 l’ancien gouvernement pendant aussi longtemps. Cct ascendant moral que la puissance de la France, que notre supériorité militaire et que les prodiges de notre industrie, choses plus que suffisantes pour compenser la différence de religions, devaient nous conserver, cet ascendant moral nous l'avons perdu, avant (out, par ces criliques imprudentes, par ces allégations mensongères ; car, il faut bien qu’on le sache, ces ac- cusations, ces reproches, soit qu'ils retentissent à la tribune nationale, soit qu'ils paraissent dans nos jour- naux ou ailleurs, pénètrent jusque sous la tente de l’Arabe par l'intermédiaire des Maures, des agents d'Abd-el-Kader ou d’autres ennemis de notre élablis- sement. Et, je puis le dire ici sans crainte d’imiter ces dé- tracteurs que je blâme, la conduite de beaucoup de nos chefs militaires à l'égard des colons et des Euro- péens en général a dû contribuer à détruire encore ce prestige qui s’attachait et qui aurait dù s'attacher toujours à la population française. Ce résultat était d'autant plusinévitable que ces mêmes chefs, si rudes, si despotes vis-à-vis des Européens, étaient la plupart d’une urbanité, d’une mansuétude, d’une obséquiosité outrées, on pourrait dire ridicules, vis-à-vis des indi- gènes, en un mot traitaient les Français à la turque et les Arabes à la française, double erreur aussi dé- plorable d’un côté que de l’autre. Avouons-le à notre honte, les sauvages domina- teurs de l'Algérie étaient bien autrement habiles que 42 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. nous sous ce rapport. On sait que leur politique allait si loin, à cet égard, que jamais un Ture, un homme de la race conquérante et privilégiée n’était jugé et puni publiquement. Tout, jusqu’à ces grotesques pa- rodies exécutées annuellement par l’agha et le kassnadji aux portes d'Alger, était combiné de façon à pénétrer profondément les populations indigènes de l’idée de leur infériorité relativement à la race turque. Beaucoup de nos chefs auraient voulu faire le con- traire et déconsidérer à tout jamais le nom français aux yeux des Maures et des Arabes, qu'ils n'auraient pas agi autrement qu'ils n'ont fait. Chose singulière, mais qui, du reste, n’est qu'une des nombreuses anomalies de notre caractère, cette bienveillance, ces gracieusetés s’adressaient avant lout à nos ennemis, et à nos ennemis les plus acharnés. Dès qu’une tribu ou un chef s’était franchement rallié à nous, s'élail compromis pour nous, peu à peu le prestige semblait disparaitre, et on finissait par les {raiter presque aussi mal que des Européens. C'est là ce qui indignait surtout, et avec raison, les Arabes ; c’est là ce qui a causé tant de défections parmi eux; car faire tout le mal possible à ses ennemis, faire le plus de bien qu’on peut à ses amis, telle est la base de leur conduite privée et politique. Souvent ils en ou- blient la seconde partie, mais jamais la premiére. Ce n'est pas ici le lieu d'analyser longuement les mobiles d'une conduite aussi étrange et aussi contraire à nos intérêts. Qu'il me soit cependant permis de dire PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 13 que j'y vois en même temps absence de jugement et de calcul; amour de ce qui est nouveau, bizarre, im- prévu ; générosité mal placée, enfin et surtout vanité. Faire du bien à ses amis est chose trop simple, trop commune ; pardonner à une tribu qui a trahi, qui a égorgé nos soldats et nos colons, lui rendre les trou- peaux qu'on lui avait enlevés, conserver et confirmer le chef qui avait fomenté la révolte, ce sont là des actes retentissants qui semblent des sacrifices très lourds, et qui, pour notre caractère peu vindicatif, ne sont que des sacrifices très légers, qui d’ailleurs per- mettent de faire des phrases sonores. Ce que nous ont conté les admirateurs officieux des Arabes, de leur fierté, de leur esprit d'indépendance, est aussi vrai que ce qu'ils ont dit de leur répugnance pour nos vices. « Le caractère de l’Arabe, me disait un homme qui habite l'Afrique depuis 4824, le ca- ractère de l’Arabe est de n’en pas avoir. Fier et fort avee le faible, il est bas et vil avec le fort. » La fierté des Arabes vis-à-vis de nous est la condamnation manifeste de notre système de conduite à leur égard ; elle vient uniquement de notre condescendance outrée et de nos avances maladroïtes. Parmi les nombreux faits dont j'ai eu connaissance, et qui tous viennent à l'appui de cette opinion, qu'il me soit permis d’en citer trois seulement. Après l'établissement de Philippeville, on futobligé, à mesure que la population augmentait, de réunir de nouveaux terrains à la ville, Cela se fit par des trans- 14 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. actions avec le cheikh d'une tribu voisine pour laquelle la création de Philippeville avait été, du reste, une source de grands profits. Jusque-là toul avait marché sans difficultés, lorsque, à l’occasion d'un terrain dont la possession était devenue nécessaire à l'admi- nistration et qui appartenait au neveu de ce cheikh, celui-ci déclara au commandant supérieur qu'il n’en- tendait nullement le céder, et, après beaucoup de pourparlers, termina en menaçant, si on osail s'en emparer, de se joindre à nos ennemis. Le comman- dant supérieur, poussé à bout, lui dit avec véhé- mence : « Pars à l'instant, j'aime mieux avoir des gens comme toi pour ennemis que pour amis. Dans quelques heures, je viendrai avec mes soldats répon- dre à tes menaces. » A l'instant, la colère du cheikh se dissipa. Il descendit de cheval, vint baiser respec- tueusement la main du commandant en lui disant : « Que {a volonté s’accomplisse, ce que tu feras sera bien fait. Moi et ma tribu, nous ne cesserons jamais d'être tes serviteurs dévoués. » Peu de jours avant mon arrivée à un camp des en- virons de Bône, gardé par un petit détachement de üirailleurs indigènes et de spahis, sous le commande- ment d’un officier français, 11 y avait eu une émeute à l'occasion du balayage du camp. Des soldats envoyés à Bône en correspondance s'étaient plants de ce travail, et, ayant cru trouver de l'appui chez quelques -officiers de leur corps, se refusèrent, à leur retour, à faire la corvée, et réussirent à mettre de leur côté PARTIE 1, — OCCUPATION ÊT GOUVERNEMENT. 45 tout le reste de la garnison. Le jeune lieutenant manda immédiatement le fait au commandant supérieur de Bône, en sollicitant l'autorisation de recourir, si be- soin était, à des moyens de rigueur. Cette autorisation, accordée sur-le-champ, fut portée à la connaissance des mutins, et l'officier, homme d’énergie, qui d’ail- leurs parle très bien l'arabe, leur déclara qu'il brüle- rait la cervelle à quiconque lui résisterait. Tous se soumirent. I fit appliquer la bastonnade aux meneurs, et condamna les autres pendant un mois à une double corvée qu'ils continuaient encore lors de mon arrivée. A cela, quelques personnes feront peut-être obser- ver que cette soumission prouve en faveur des indi- gènes qui, vingt contre un et à six lieues de tout poste français, pouvaient facilement ne pas obéir et faire un mauvais parti à l'officier ; mais qui ne voit que leur conduite, dans cette circonstance, est la con- séquence naturelle de ce caractère de l’Arabe : fort contre le faible et faible contre le fort? L'histoire d'Orient abonde en faits analogues. On y voit con- stamment la volonté de fer d’un seul faire plier toutes les autres volontés sous la sienne, et les mêmes hom- mes qui supportent impatiemment des devoirs légers, imposés avec douceur et humanité, courber la tête sous les caprices sanguinaires du despote, en un mot, l’esclave se révolter et devenir tyran, ou redevenir esclave, suivant que le joug s’allége ou s’appesantit. Ce qui s'est passé à Constantine avant la conquête en est une autre preuve plus évidente encore, 46 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. On sait que Salah-Bey, cet homme si remarquable par son intelligence et ses qualités morales, au lieu de suivre les errements de ses prédécesseurs, de pressu- rer et de décimer les populations, avait pris à tâche de rendre son gouvernement aussi paternel que ceux- ci avaient rendu le leur tyrannique, et de favoriser, par tous les moyens possibles, le développement de la prospérité publique. Il importa, dans son beylikh, la culture du riz, celle des arbres fruitiers et plusieurs industries urbaines. Juste, libéral, plein d'humanité, il n'exigeait des populations que ce qui lui était strie- tement nécessaire, accordait facilement des sursis, et ne recourait à la force qu'après avoir épuisé tous les autres moyens à l'égard des tribus récalcitrantes. Une pareille politique ne faisait pas l'affaire des grands, de la milice turque et des mékhazeni qui tous avaient leur part dans les confiscations, les pillages et les moissons de têtes. Salah-Bey l'avait prévu ; mais il pensait que l'intérêt bien entendu et l'amour des po- pulations lui donneraient un appui plus fort que celui dont il se privait volontairement à leur seul avantage. Il n’en fut pas ainsi. Les tribus qui, sous la main de fer des autres beys, payaient sans murmurer plus qu'elles ne devaient légalement acquitter, refusèrent le tribut modéré que leur demandait Salah-Bevy. La province presque entière finit par être en pleine insur- rection. Attaqué de toutes parts, cet excellent prince mourut assassiné de la main de ceux mêmes dont il avait voulu faire le bonheur, PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 47 A la vérité, les Arabes chantent aujourd'hui des complaintes en son honneur. C’est une consolation comme une autre, et à laquelle nous pourrions peut- être aussi participer, si un jour nous étions chassés de l'Algérie. Mais, dans l'intérêt de la civilisation et pour l'honneur de la France, il est à désirer que nous en soyons à tout jamais privés. Si l’on rapproche ce dénouement de ce qui est arrivé depuis, de l'influence et du pouvoir sans bornes qu'exerçait le féroce successeur de Salah-Bey, Achmet, dont le gouvernement ne fut qu'une longue série de spoliations, d'actes sanguinaires, de crimes plus épouvantables les uns que les autres, et qui, mal- gré cela ou plutôt à cause de cela, a su maintenir son autorité, non-seulement dans les circonstances ordinaires, mais encore depuis la conquête, alors que l'appui du pouvoir central et des milices turques lui manquait et que l'anarchie menacçait de pénétrer dans toute la province, on ne pourra, certes, quelque mau- vaise volonté qu’on y mette, s empêcher de reconnai- tre la vérité de ce que j'ai dit sur le caractère arabe. Il a fallu deux expéditions pour renverser cette bête féroce, et tels sont encore la terreur et le respect qu'il inspire, que, traqué de toutes parts par nos troupes, privé d’une grande partie de ses trésors, et n'ayant plus avee lui qu’un petit nombre de cavaliers, il trouve néanmoins l'hospitalité presque partout, et prélève même encore des impôts sur plusieurs tribus. 1l en est ainsi dans toute l'Algérie. Si l'on s’informe 43 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. des anciens chefs dont les populations ont conservé un grand souvenir et dont elles parlent encore aujour- d'hui avec respect, on trouve toujours que c'étaient des hommes violents et sanguinaires. Il suflit, au reste, de voir ces populations de près, d'étudier leur caractère avec quelque attention, pour s'expliquer ces faits qui nous paraissent si étranges. L’Arabe est très peu susceptible d’'attachement ou de re- connaissance. Le sentiment le plus naturel à l'homme, l'amour des parents pour leurs enfants et réciproque- ment, existe même à peine chez lui; et, en général, l'esprit de famille qui, chez les peuples arriérés et belliqueux, est ordinairement très développé et rem- place en quelque sorte l'esprit public des nations po- licées, ne se rencontre pas, à vrai dire, parmi ces no- mades, ce qui d'ailleurs vient autant de la polygamie que de leur caractère particulier. La mère, qui chez nous est le lien principal de la famille, l'être vers le- quel convergent {ous les sentiments d'affection de ses membres, devient bientôt, chez ces peuples, aux veux de son ils, ce qu'elle est aux yeux de son mari, une créature d'un ordre inférieur faite pour servir l'homme et le procréer, mais ne participant, du reste, à aucun des priviléges de sa nature. Aussi les mauvais traite- ments des fils à l'égard de leur mère sont-ils fré- quents. Pendant mon séjour à Bône, un jeune Arabe des environs tua sa mère à coups de maillet, parce que la malheureuse, âgée el infirme, ne le servait pas assez vile au gré de ses désirs. Les Arabes en parlaient PARTIÉ EL — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 4 comme d'une chose de pen d'importance et s’éton- naient de notre indignation. Les femmes, qui ont pour leurs fils une grande tendresse aussi longtemps qu'ils sont jeunes, finissent par les craindre et les haïr à l’égal de leurs maris à mesure qu'ils grandissent,. Quant au père, il est presque loujours plutôt le tyran que le chef de la famille. L'intérêt fait de ses fils des ennemis contre lesquels ilse met en garde comme contre ceux du dehors. Jamais l' Arabe ne fait connai- tre sa fortune à son fils. Jamais il ne lui indique le lieu où il a enfoui son trésor. Une masse notable de nu- méraire el de valeurs d’or et d'argent disparait ainsi de la cireulation parce que, espérant toujours se ré- lablir, des pères de famille meurent sans avoir dé- couvert à leurs fils le lieu où ils avaient enfoui leur argent. Les marques de douleur que donnent les Arabes, les femmes surtout, à la mort de leurs proches, ne sont que de vaines cérémonies imposées par la relt- gion, mais auxquelles le cœur n'a aucune part, comme ont pu s'en convaincre {ous ceux qui ont vu des familles pendant et après l'enterrement. Aucune confraternité de langue, d’origine et de re- ligion n'existe chez les indigènes de l'Algérie, quoi- que les races y soient assez tranchées. L’Arabe et le Kabaïle ne connaissent que la tribu. On sait que lors de l'expulsion des Maures d’'Es- pagne, la plupart de ces malheureux, qui se réfu- oiaent en Afrique, furent massacrés par leurs core- k, 4 30 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, ligionnaires, parce qu'on les supposait possesseurs de grandes richesses. Ce fait, dont on m'a fourni la preuve par des mémoires du temps, explique lab- sence complète de vestiges qu'aurait nécessairement du laisser, en Afrique, cette population musulmane de l’Andalousie qui était parvenue à un si haut degré de civilisation et de lumière. Des faits semblables se reproduisaient d’ailleurs journellement sous l’ancienne régence et se repro- duisent encore actuellement, non-seulement dans les guerres de tribu à tribu, mais encore dans les expédi- tions des deys, des beys et de nos propres généraux contre les tribus hostiles. On sait, en effet, que pres- que toute la cavalerie de l'ancienne régence se com- posait d’indigènes qui, sous les noms de Deirah, Mékhazeni, etc., formaient une espèce d’aristocratie militaire à laquelle étaient dévolus certains priviléges, comme exemplion d'une partie ou de la totalité des impôts, distribution de terres, etc., et qu'on ren- forçait, dans certaines occasions, par l'adjonction des goums ou contingents de tribus soumises, sur la fidé- lité desquelles on croyait pouvoir compter. Tous ces hommes marehaient aux razzias dirigées contre leurs frères comme à une véritable fête. Il en est de même aujourd'hui; toutefois nos alliés ne nous accompa- gnent plus avec la même ardeur, parce que, comme je l'ai dit plus haut, nos généraux ont fréquemment eu l'imprudence de rendre aux vaincus les troupeaux qu'on leur avait enlevés , et qu'ensuite on a cessé de PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 51 donner 5 francs par tête d’ennemi coupée. Les beys payaient 20 francs. Il est vrai qu’une part notable du butin leur revenait ; il est vrai aussi que quand un de ces dignes auxiliaires avait fait une trop ample récolte de têtes, le bey ou ses ofliciers trouvaient bien moyen de lui faire rendre gorge. La justice turque, si équi- table suivant les détracteurs de notre administration en Afrique, était en effet bien supérieure à la nôtre sous ce rapport. Mais tout cela ne diminuait en rien l'ardeur des bourreaux. À 20 francs par tête, l’ancien gouverne- ment aurait pu faire égorger une moitié de la popu- lation par l’autre, si cela fût entré dans ses vues. Ÿ 5. Quelques traits spéciaux du caractère arabe. Maintenant, faudra-t-il, pour eompléter ee portrait de l'Arabe, signaler son hospitalité dont on a fait tant de bruit et qui a donné lieu à tant d'historiettes dignes des Mille et Une Nuits ? Parlerai-je de cette vanité, de ce talent de comédien qui transforment l’Arabe, de sa nature prolixe, criard, gesticuleur, souple, en un de ces héros antiques, au maintien noble, à la dé- marche grave et fière, à Pair méditatif et indif- férent, dès qu'il se croit l’objet de l'attention d’un étranger? Combien de Français, à commencer par nos braves officiers, ont été pris à ce piége! Nos soldats seuls ne s'y sont pas trompés. Ils avaient, eux, le privilége de voir ces impayables charlatans 52 COLONISATION ÊT AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, derrière la coulisse, Ferai-je mention de cette haine et de ce mépris du travail, de cette indomptable volonté de jouir et de posséder sans labeur , tendances qui, réunies à la rapacité de ces mèmes hommes, en font des brigands de naissance? Parlerai-je enfin, puisqu'on a prétendu que nos vices nous avaient rendus mépri- sables aux yeux de ces peuples, parlerai-je de ces crimes honteux et contre nature que mentionne la Bible pour les vouer à l’exécration, qui ne sont heu- reusement que de rares exceptions même dans les lieux les plus dépravés de notre vieille Europe, et qui, chez les Arabes, sont choses tout à fait usuelles, comme il parait en avoir été chez les anciens juifs? Au total, la race d’Ismaël s’est conservée digne de son premier père; c'est bien toujours l'homme qui lève la main contre tous et contre lequel tous lèvent la main. Mais elle offre aujourd'hui, comme je l'ai dit plus haut, un trait caractéristique qui peut-être manquait au fils d'Agar : lArabe actuel, malgré les apparences contraires, est essentiellement du bois dont on fait les esclaves. C'est là ce que nous n'au- rions jamais dù perdre de vue dans nos rapports avec lui. Ajoutons qu'il est brave, sobre quand il mange à son compte, d'un esprit aventureux et remarquable- ment intelligent, mais de cette intelligence qui s'ap- pliqueexelusivementauxrelations d'homme à homme, el qu'on ne saurait qualifier que de ruse, et non de celte véritable intelligence qui maitrise la nature, qui PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 53 crée, produit et fait progresser l'industrie et les sciences. Disons enfin, pour être impartial, que lArabe possède encore, à un haut degré, une vertu dont nous aurions pu tirer un meilleur parti, vertu qui nous manque à nous autres Français : il a le sentiment inné de la subordination, du respect pour l'autorité. L'Arabe sait obéir et, par suite, sait commander, car l’un est ordinairement la conséquence de l'autre. Il est de pauvres cheikhs de douars qui pourratentdon- ner des leçons, sous ce rapport, à beaucoup de nos chefs supérieurs, et leur enseigner cet art du eom- mandement, celte gravité, cette dignité qui devraient toujours accompagner les fonctions élevées. Disons encore que, malgré les mauvais penchants de ce peuple, malgré l’action démoralisatrice de lPan- cien gouvernement , 11 semble avoir conservé un cer- {ain sentiment d'équité qui lui fait accepter sans mur- mure les châtiments les plus sévères lorsqu'ils sont justes, pourvu toutefois que la justice soit accompa- gnée de la force ; car, encore une fois, la force est la première des divinités pour lArabe, celle devant laquelle il se courbe partout et toujours. Dieu est avec les forts. Ce portrait de l’Arabe, pris sur les lieux par un observateur, je ne saurais trop le répéter, compléte- ment désintéressé, pourra bien ne pas être du goût de tout le monde, révolter mème beaucoup de per- sonnes, el, dans tous les cas, détruire des illusions et 54 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. des espérances ; mais, dans une question aussi impor- tante , les illusions de cette partie de la nation qui exerce de l'influence sur le gouvernement peuvent être trop dangereuses pour qu'on ne se hâte d'y met- tre un terme. La France doit connaitre, avant tout, les hommes qu’elle s’est donné mission de soumettre et de civiliser, D'une connaissance parfaite de l’état des choses peut seul résulter un bon choix des moyens. Du reste, que l’on consulte officiers et soldats qui sont restés longtemps en Afrique; tous, j'en suis sûr, confirmeront ce que je dis ici. Ÿ 6. Kabaïles. Ce qui précède s'applique plutôt aux Arabes qu'aux Kabaïles. Il existe, sans doute, sous plusieurs rap- ports, des analogies entre ces deux races; mais on y remarque aussi des différences assez notables. Plus féroces, plus fiers, plus laborieux, plus braves et tout aussi cupides et pillards que les Arabes, les Ka- baïles semblent moins rusés, moins fourbes, moins dissimulés que ceux-ci. Ils possèdent à un plus haut degré cette intelligence productrice qui distingue les nations civilisées, et que révèlent chez eux une meil- leure culture et des succès réels dans plusieurs bran. ches d'industrie, comme la confection des armes à feu et des armes blanches, la fabrication de la poudre, dusavon, de la poterie, de la fausse monnaie*, L'hospi- (1) Jai cru remarquer dans la forme de la tête, chez ces deux peuples, des différences qui viendraient à l'appui de ce que j’avance PARTIE I. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 55 talité n’est pas un vain mot chez eux, et leur parole a encore quelque valeur. Ils opposeront probablement plus de résistance que les Arabes, mais, une fois sou- mis, On pourra , je crois, plutôt compter sur eux. Ÿ 7. Maures. Je n'ai, jusqu'ici, parlé ni des Maures, ni des Juifs. Les premiers, peuple fanatique, souple, mou, rusé, comme on l’a fort bien dit, subissent notre domina- tion, mais ne l’acceptent pas. Notre contact exercera certainement de l'influence sur la génération qui s’é- lève, mais nous n'avons pas à nous en préoccuper beaucoup. Ils ne peuvent rien, ni pour ni contre nous, si ce n’est comme espions de nos ennemis de l’inté- rieur ou de l'extérieur. ( 8. Juifs. Cela s'applique à plus forte raison aux juifs, qu'on peut considérer, en quelque sorte, comme des Maures renforcés. La réhabilitation intempestive de cette race, si méprisée des indigènes, nous a fait grand tort aux yeux de ces derniers, sans nous rattacher les juifs. On avait cru que cette population, jusque-là en butte à toutes les exactions, à toutes les avanies des grands et des petits, nous recevrait comme des libérateurs et ici. Le Kabaïle a la partie antérieure de la tête plus développée, le front moins étroit, moins oblique, et le derrière du crâne moins large que l’Arabe. - 96 COLON!SATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, deviendrait pour nous un allié non douteux; les faits ont prouvé que nous étions dans l'erreur. Si les juifs avaient beaucoup à souffrir sous l'ancien gouverne- ment, ils gagnaient aussi beaucoup, et, pour le juif barbaresque, souffrir n'est rien quand il gagne. En possession de presque tout le commerce, ils voyaient nécessairement passer par leurs mains le produit des razzias et des confiscations. Un gouvernement régu- lier ne peut plus leur offrir les mèmes avantages. « On nous tourmentait beaucoup, me disait naïve- ment un riche juif de Constantine, on nous faisait même quelquefois périr, mais nous avions de grands profits. » Pour ces deux populations, justice mais sévérité, surveillance active et exclusion à peu près absolue de toutes les affaires du gouvernement. Ÿ 9. Règles de conduite à suivre avec les indigènes. Je pourrais men tenir là et laisser au lecteur le soin de déduire de ce qui précède les conséquences rela- lives au syslème à suivre vis-à-vis des indigènes ; mais je craindrais que quelques esprits absolus n'ar- rivassent à cette terrible conclusion que beaucoup de partisans et presque tous les adversaires de la coloni- salion considèrent comme le seul moyen de trancher les difficultés, l'extermination des indigènes. Je crain- drais surtout qu’on ne m'attribuât également une pa- reille pensée, D PARTIE L. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. on Si je croyais que l'exterminalion füt nécessaire à l'existence et à la prospérité de notre établissement en Afrique, quels qu’eussent été l'opinion du pays et les avantages de la colonisation, chrétien et homme avant d’être Français, je n'aurais pas hésité à me prononcer franchement et d’une manière absolue contre la conservation de l'Algérie, Mais je suis loin de croire qu'il soit jamais nécessaire de recourir à cet affreux moyen. Je dirai plus : non-seulement il me semble très mauvais, politiquement parlant, mais je le crois à peu près impossible !, Si j'ai cru devoir mettre à nu le caractère et les vices de cette population indigène, qui semble n'avoir conservé de l’état sauvage et emprunté à la civilisation que ce que l’un et l'autre ont de plus mauvais; si, dans tout le cours de cet ouvrage, perce une prédilec- lion marquée pour les moyens de rigueur, pour une prompte et sévère justice à l'égard de ce peuple, c'est précisément parce que je crois que c’est le seul moyen d'éviter que nous n’arrivions, sinon en principe, du moins en fait, au système d’extermination. Dans la sphère des choses morales comme dans (1) On s’étonnera peut-être que j'envisage l’extermination des indigènes seulement comme à peu pres impossible, tandis qu’on y voit une impossibilité absolue. La question est controversée même par des hommes également à même de bien juger. D’après ce que j'ai vu et ce que j’ai entendu dire, je ne serais pas éloigné de croire qu'avec la fameuse maxime de Louis X{, appuyée d’un nombre suffisant de troupes et de beaucoup d’argent, on ne parvienne à exterminer et à refouler la majeure partie de la population indigène. 58 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. celle des choses physiques, toute transition brusque a nécessairement de mauvais résultats, occasionne par- tout et toujours des déchirements. S'il est vrai que l'alimentation de l'homme adulte serait mortelle pour l'enfant qui vient de naître, il n’est pas moins vrai que les idées et les systèmes de gouvernement en usage chez les peuples civilisés ne sauraient avoir que les plus tristes résultats, appliqués aux peuples encore barbares. Ce n’est pas chez une population longtemps courbée sous le joug abrutissant des Turcs, ou n'ayant conservé quelque liberté que par une guerre inces- sante de ruses et de violences, qu'on pourra introduire, de plein saut, nos mœurs, notre organisation, nos idées sur l'équité, sur l'action du pouvoir, sur le droit des administrés. Ce qu'il faut aux indigènes, c'est une simple amélioration de l’ancien état de choses, c'est un acheminement graduel et lent vers une organisa- tion plus parfaite; c’est, en un mot, le gouvernement du sabre, toujours prompt, toujours terrible, mais équitable; frappant toujours avec la même force, mais ne frappant que pour punir et non plus pour enlever au travailleur pacifique le fruit de son labeur. Je reviendrai sur ces propositions générales, en les lormulant d'une manière plus précise. Qu'on me permette auparavant de rappeler en quelques mots l’organisation actuelle des habitants de l'Alsérie, PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 59 Ÿ 10. Organisation actuelle des Arabes. J'en reviens aux Arabes. On sait que leur organi- sation est toute féodale ; c’est un avantage pour nous, car cela facilite notablement l’action du pouvoir sur des populations encore à demi-sauvages. Sans entrer ici dans des détails bien connus, je me bornerai à rappeler que les Turcs avaient conservé et modifié celte organisation, en ce sens qu'ils s'étaient réservé la nomination et l'investiture des divers chefs, en ayant soin toutefois de ne les prendre que dans les familles les plus riches et les plus considérées et de ne rompre l’hérédité que pour des motifs graves. Je rappellerai également que le douar, ou réunion de vingt-cinq à trente tentes, est administré par un ancien ou pelit cheikh ; que la tribu, composée d’un nombre plus ou moins grand de douars, souvent aussi une simple fraction de tribu ou férkah, est gouvernée par un cheikh, placé lui-même sous l'autorité d’un kaid qui administre soit un certain nombre de tri- bus, ordinairement de la même souche, soit toutes les fractions d’une même grande tribu, et qui relevait directement du dey ou desbeys, remplacés aujourd'hui, sous ce rapport, par nos commandants supérieurs. On sait également que si le douar ou la fraction de tribu change de place, suivant les saisons et d’autres circonstances, 1} n’en est pas de même de la tribu tout entière qui a toujours un territoire plus ou moins 60 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. bien limité et ne le quitte jamais, à moins de guerre. On comprend dès lors que les migrations du douar ne s'étendent pas loin. Il n'y a de réellement nomades que les tribus vivant sur les confins du désert, les- quelles parcourent le Sahara pendant l'hiver el pas- sent l'été sur les contreforts du grand Atlas. Ÿ 11. Organisation actuelle des Kabaïles. La plupart des tribus kabaïles ont une organisation en apparence à peu près semblable à celle des Arabes, mais en réalité très différente. Leurs hameaux ou dechrahs , composés de chaumières, sont également administrés par un chef, placé sous l'autorité du cheikh qui commande à la kharoubah où réunion d'un certain nombre de hameaux. Mais, d'ordinaire, les fonctions de ces chefs ne sont pas héréditaires et n'étaient pas davantage dévolues à la nomination des autorités turques. Ils sont élus et on en change tous les trois, six ou douze mois. Dans la plupart des loca- lités de la régence, ces cheikhs ne reconnaissent point de kaïds; mais les cheikhs des diverses kharoubahs d'une même tribu ou aarch se réunissent en espèce de conseil sous la direction de l'un d'eux, décoré du titre de mésouar et dont l'autorité est également tempo- raire. Ces divers chefs exercent en réalité peu d'in- fluence. On voit que les Kabaïles ont une organisation tout à fait démocratique. Cette circonstance est fächeuse pour nous, Plus peut-être que l'inaccessibihité des lieux DAPTIE 1. = OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, ui habités par cette population, elle entraveranotre action sur elle, car les difficultés du terrain sont en partie compensées par la stabilité de séjour de ce peuple qui, on le sait, n'est pas nomade comme les Arabes. I est un certain nombre de tribus kabaïles qui ont toujours su conserver leur indépendance à l'égard des Turcs. Je crois que ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de les laisser tranquilles dans leurs mon- {agnes, tant qu'ils ne nous attaqueront pas ou ne don- veront pas refuge et rendez-vous aux mécontents et aux vagabonds des autres tribus, et qu’ils ne nous em- barrasseront pas trop par leur fabrication de fausse monnaie. Sinon, aucun effort ne doit nous coûter pour les châtier. Quant aux tribus que les Turcs étaient parvenus à soumettre à l'impôt, nous devons, je crois, également l'exiger d'elles et tout faire, en outre, pour y établir l’organisation régulière dont il va être question. Si je ne me trompe, on a déjà commencé à suivre ce système, et, malgré les obstacles qu'on rencontrera, il faut le pousser jusqu’au bout. SECTION IT, — Organisation nouvelle des indigènes. Ÿ 1. Nécessité d’une organisation nouvelle. On ne s'attend pas sans doute à ce que je présente ici un système complet sur une matière aussi neuve el aussi difficile que celle-ci. 62 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Poser quelques principes généraux, examiner quel- ques points qui me paraissent les plus importants, tirer de là les conséquences que semble indiquer la logique, telle est la tâche à laquelle je dois me borner. lei comme ailleurs, ou même ici plus qu'ailleurs, doit régner ce principe : perfectionner plutôt que chan- ger, améliorer ce qui existe plutôt qu'innover. Le seul système aujourd'hui possible en Algérie, pour l'administration des indigènes, est le souverne- ment par des chefs indigènes, à la nomination de l'au- torité française et placés comme intermédiaires entre celle-ci et les habitants. Mais pour qu'un système pareil soit exempt de dangers, on comprend la nécessité, pour le gouverne- ment, de tenir ces chefs indigènes constamment sous sa dépendance et d'établir entre eux et lui des liens tels que jamais ils ne puissent se soustraire à son action. C'est ce qu'on obtiendra en établissant parmi ces chefs un ordre hiérarchique habilement combiné, en choisissant bien les hommes que l'on investira d’un commandement sur leurs coreligionnaires, enfin en leur accordant une grande autorité sur les populations qu'ils seront appelés à gouverner. Cette hiérarchie des autorités n’est du reste que la conséquence de la première base de toute organisation régulière d'un pays, la division du territoire en cir- conseriptions déterminées soit par les circonstances physiques (relief du pays, limites naturelles, ete.), soit PARTIE I. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 63 par les circonstances de population (affinités de races, de langues, de mœurs, ete.). J'ai dit qu'ici plus qu'ailleurs il fallait tâcher de perfectionner plutôt que d'innover. Nous pourrons rester fidèles à ce principe, car on a pu voir que, sous le précédent gouvernement, il existait déjà un ordre hiérarchique se rattachant à une certaine division ter- ritoriale. Nous n'avons donc qu'à prendre cette orga- nisation, à lui donner plus de régularité et à l’étendre successivement sur toute la surface du pays. Ainsi, à la tête de chaque douar serait placé un sous-cheikh; à la tête de chaque tribu, ou, si la tribu était trop grande, à la tête de chaque fraction impor- tante ou ferkah de la même tribu, un cheikh. Un cer- {ain nombre de tribus ou toutes les ferkahs d’une même grande tribu seraient réunies en outhan, placé sous l'autorité d’un kaïid; enfin un certain nombre d’outhans constitueraient l'aghalikh, administré par l’'agha avec l'aide de son khalifah ou lieutenant. Si je ne me trompe, depuis l’arrivée du maréchal Bugeaud en Algérie, on a déjà commencé à organiser, sur des bases analogues, certaines portions du pays. J'ignore s’il conviendra de procéder partout de même. Je serais porté à croire que, dans certaines circonstan- ces, les faits antérieurs, une organisation déjà ancienne nous forceront à dévier du système qu’on aura adopté, et il est à désirer que la tendance, souvent utile, mais parfois aussi fâcheuse, de notre administration pour l’uniformité mathématique, tendance qui réalise fré- 64 COLONISATION FT AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, quemment la fable du lit de Procuste, ne nous cause pas ici des embarras qu'on aurait pu facilement éviter. J'ai à peine besoin de dire que les délimitations ter- ritoriales n'étant encore que vaguement déterminées et répondant mal aux idées reçues chez les indigènes, on sera forcé de prendre les populations et non le ter- ritoire pour base. Quoiqu'il soit utile d'établir le plus promptement possible lescirconscripüons territoriales, ce ne sera que plus tard que cela pourra se faire d'une manière exacte et définitive. Je vais passer rapidement en revue quelques-uns des points les plus importants que soulève cette grande question de organisation des indigènes. Encore une fois, je ne prétends pas résoudre le problème, présen- ter quelque chose de complet; je donne 1ei mes im- pressions et la conclusion logique de ce que j'ai vu et entendu dire sur les lieux. \ 2. Choix des chefs. On comprend facilement de quelle importance doit être pour nous le bon choix des chefs, cheikhs, kaïds, khalifahs et aghas. Il importe que ce soient des hommes influents, sans quoi ils nous seront de peu de secours, parfois mème ils deviendront un embarras ; car la France ne peut, ne doit jamais permettre qu'un chef qu'elle a nommé soit repoussé par les populations. Ajoutons qu'aujour- PARTIE 1, == OCCUPATION ET GOUVERNÉMEXT, 0ù d'hui que nous connaissons mieux les hommes et le pays, les bons choix, sous ce rapport, sont plus faciles et deviendront la règle lorsque nous nous serons dé- barrassés du reste d'influence qu’exercentencore quel- ques Maures et juifs dans ces questions. Il est surtout nécessaire que ces chefs nous soient dévoués, et, pour cela, il faut que leur intérêt soit lié au nôtre. C'est même là, je crois, la considération dé cisive; car, pour l'influence, avec une certaine somme proportionnée à l'importance du poste et donnée au nouveau titulaire pour se créer des partisans, avec la menace, appuyée de quelques exemples d’une punition sévère, d’une punition à la turque, dans le cas où les tribus repousseraient leur nouveau chef, on sera pres- que toujours sûr d'établir et de maintenir son autorité, en supposant qu'on ait choisi d’ailleurs un homme d'intelligence et d'énergie. L'état d'anarehie peut bien convenir à quelques in- dividus; mais 1l est opposé à l'intérêt de tous, des populations d’abord, qui perdent par l’anéantissement de l’agriculture et du commerce, et des grandes familles dominantes ensuite, dont les principaux revenus con- sistent dans la part qu'elles perçoivent sur les impôts, part qui cesse du moment où la destruction du pouvoir central permet aux administrés de refuser ces impôts. De là cette ardeur avec laquelle gouvernants et gou- vernés ont embrassé la cause d’Abd-el-Kader. Ils voyaient en lui une autorité ayant puissance et volonté d'intervenir dans tout ce qui les concernait, d’empê- 5 66 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. cher l'oppression des tribus faibles par les tribus fortes et la révolte des sujets contre leurs autorités. A part les considérations religieuses, moins fortes qu'on ne le pense, il n’y avait pas à balancer entre un pouvoir pareil et celui des Français qui se tenaient claquemurés dans quelques villes du littoral, ou ne nommaient des chefs que pour les abandonner à la merci des popula- tions révoltées. $ 3. Perception du tribut. À cette question des chefs indigènes se rattache la question financière. Rien de régulier, comme on le sait, n'existait, sous les Turcs, pour la perception du tribut. Les chefs chargés de le prélever sur les popu- lations soumises à leur autorité, et d’en rendre compte au pouvoir central, tâchaient de tirer aux premières le plus, et de donner à celui-ci le moins possible. Les fonctionnaires qui recevaient le tribut du cheikh, pour le déposer dans la caisse de l'État, faisaient de même, de sorte que c'était une série d’exactions et de vols aux dépens des populations et de l'autorité suprème. Celle-ci ne s'inquiétait que d’une chose, recevoir le plus possible; le chef qui lui donnait de grosses sommes était sûr d’avoir son appui, quels que fus- sent les moyens employés. Cependant, pour être yrais, ajoutons que, quand ee chef avait réussi à s'enrichir, le gouvernement se rap- pelait souvent que le susdit chef avait fortement pres- PARTIE EI. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 67 suré les populations, et alors on tâchait de l’attirer au chef-lieu, et on le condamnait à une grosse amende, ou, ce qui était plus simple, on le faisait périr, et on confisquait ses biens lorsque cela était praticable. Naturellement il ne peut plus être question d’un pareil système sous l'égide de la France. Ce qui nous revient sera déterminé ; jamais on ne cherchera à pré- lever davantage. Mais en sera-t-il de même des chefs, nos intermédiaires obligés? Adopteront-ils notre ma- nière de voir et de procéder? Se contenteront-ils d'une part déterminée et raisonnable dans les impôts qu'ils percevront au nom de la France ? Si on avait pu conserver quelque illusion à cet égard, les faits qui se sont passés, depuis l'extension de notre domination en Afrique, n'en permettraient plus. Les chefs arabes que nous nommerons conti- nueront, vis-à-vis des populations, le même système de coneussions et de rapines qu'ils suivaient du temps des Turcs. N'ayant plus à craindre de provoquer la cupidité du pouvoir par leurs richesses, et de devenir ainsi victimes de leurs propres exactions, ils n'auront mème plus aucun frein, et, probablement, feront pis qu'auparavant, si le gouvernement n'y met bon ordre. Quel moyen emploiera-t-il à cet effet ? Admettra-t- on les populations à se plaindre auprès de l'autorité française, à accuser leurs administrateurs, à deman- der justice? Oui, sans doute ; il ne saurait en être au- trement. Mais donnera-t-on toujours suite à ces accu- ôs COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, sations? L'Arabe, s'il espère être écouté, criera et sé plaindra toujours ; et si ces plaintes et ces accusations, quoique mal fondées, ce qui peut souvent arriver, obtiennent la moindre créance auprès de Pautorité française, ou même sont reçues par elle à simple titre de renseignements, mais sans que les délateurs soient punis, à l'instant tout l’ascendant moral du chef est détruit, son autorité est compromise, il risquera fort de rencontrer de l'opposition aux mesures les plus justes. Entre ces deux écueils de laisser exploiter les po- pulations par une aristocratie rapace, ou de rendre tout gouvernement impossible en déconsidérant le pouvoir dans la personne des chefs que nous aurons nommés, et en les forçant à devenir nos ennemis, il y a, je crois, une ligne à suivre qui pourrait atteindre, tant bien que mal, le double but qu'on se propose. Je n'ai pas la prétention de l'indiquer ici. Qu'il me soit seulement permis de dire que, dans notre intérêt et même dans celui des populations, la première con- dition me semble être de conserver le pouvoir intact, el de ne pas nous rendre hostiles des familles puis- santes qui sauraient se venger un jour ou l'autre en entrainant contre nous les tribus mèmes à l'avantage desquelles nous les aurions sacriliées ; car, je le répète, l'ingratitude est, après la eupidité, un des traits sail- lants du caractère arabe. C'est [à ce qu'on ne doit jamais perdre de vue. Si done l’on accueille les plaintes et les accusations PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 69 des administrés, ce qui est indispensable, tout le monde en conviendra, il n'est pas moins indispensa- ble qu’elles ne puissent se produire que pour des causes graves, et que, à cet effet, accusateurs comme accusés soient mis, en attendant l'instruction, sous la main de la justice, non pas de notre justice qui est antipathique aux Arabes à cause de ses lenteurs, ni de la justice indigène accessible à tous les moyens de séduction, mais de la justice militaire. Le mieux serait, sans doute, avec des généraux habiles et prudents comme le sont beaucoup de ceux qui commandent en Afrique, que le général seul füt appelé à juger sou- verainement de ces causes comme de toutes celles qui concernent l'administration des Arabes, car rien, auprès de ces derniers, ne peut remplacer l'action prompte et décisive d’un pouvoir dictatorial unique. Si toutefois cela semblait trop opposé à nos mœurs, il faudrait, je crois, que les conseils de guerre appelés à juger se guidassent, non pas d’après les errements de nos Codes, mais suivant les usages du pays ou d’après des règlements faits ad hoc. J'ai à peine besoin d'ajouter que des peines graves devraient être prononcées contre toute accusation reconnue fausse. Ÿ 4. Cheïs supérieurs français et indigènes. Il est une autre question qui se rattache également à celle de l’organisation des indigènes, et qui, sous 70 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. plus d’un rapport, intéresse notre domination. Que les cheikhs et même les kaïds soient constamment pris parmi les indigènes, c’est ce qui, je crois, est admis par tout le monde. Mais les aghas doivent-ils égale- ment être Arabes ? N°y aurait-il pas, dans plus d’une circonstance, danger à investir un indigène d’un pou- voir aussi étendu, qu'il pourrait accroitre encore par son Influence personnelle ou de famille et par les ri- chesses que sa position mème lui aurait permis d’a- masser, pouvoir que, dans l’occasion, nous pourrions voir tourner contre nous? Ne serait-il pas plus pru- dent de placer à ces postes des officiers français con- naissant bien Parabe? C'est là une question que je pose, mais que je n’oserais résoudre, ne possédant pas tous les éléments nécessaires à cet effet. S'il n°y a pas de trop graves inconvénients, on pour- rait au moins essayer de ce système dans un ou deux des nouveaux aghalikhs. Je dirai seulement que lécueil qui me semblerait le plus à craindre serait de voir ces aghas français manquer de fermeté d’abord, et ensuite devenir plus arabes que les Arabes eux-mêmes, non pas, bien en- tendu, vis-à-vis des indigènes, mais à l'égard de l’ad- ministration, comme cela s’est déjà vu chez certains chefs des bureaux arabes. \ 5. Composition de la population des Outhans et des Aghalikhs, Cette question n'ést pas sans importance. On a dù PARTIE I, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 71 nécessairement la discuter, lors des premiers essais d'organisation qui se sont faits en Algérie. J'ignore si l’on a déjà pris une détermination à _cet égard; mais, comme l’œuvre n’en est encore qu’au début, il n’est pas inutile d'examiner le sujet. On peut ne réunir, dans un outhan, que des tribus de même souche, et dans un aghalikh que des ou- thans comprenant, autant que possible, une popula- tion de race, de langue et de mœurs identiques ; ou bien, on peut s’attacher au contraire à mêler, dans chaque circonscription, des populations d’origine dif- férente, hostiles même les unes aux autres. De prime abord, ce dernier système parait être le plus rationnel. C’est par ce moyen qu’on a fait dispa- raître, en France, jusqu'aux derniers vestiges de l’es- prit provincial et qu'on a créé la centralisation du pouvoir. On annulerait, en outre, de cette manière, la force de beaucoup de tribus douteuses en les frac- tionnant et en leur donnant, avec des tribus ou des fractions de tribus étrangères, un même chef, qui, lui aussi, serait de cette manière réduit à l’impuissance de nous nuire. Dans le système opposé, on pourrait craindre, au contraire, que chaque outhan, chaque aghalikh, par son homogénéité, ne devint facilement une sorte d’état isolé avec lequel il faudrait toujours compter, soit pour la nomination ou la révocation des chefs, soit pour le prélèvement de l'impôt, ou dans les colli- sions avec d’autres tribus. … = COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Je doute que le mème système convienne également partout; mais voici toujours quelques considérations qui pourront contribuer à éclairer la question, dans cerlains cas douteux. Je laisse les cheikhs de côté. Appelés à commander à une seule tribu, le plus souvent même à une frac- tion de tribu, il ne peut être question de leur donner une population mélangée. Quant aux kaïds, si l'on est sûr de leur fidélité, de leur dévouement, on pourrait ne composer leurs ou- thans que de tribus ou de fractions de tribus ayant méme origine et mème langue, car, pourvu que le chef soit d’une famille indigène et considérée, il pourra nous servir ainsi plus eflicacement que s'il avait à gouverner des tribus sans liens entre elles. C'est, du reste, le système qu'on parait avoir suivi et qu'on sera probablement obligé de suivre dans la plu- part des cas. Comme correctif à ce qu'il pourrait avoir de dan- sereux pour nous, dans certaines occurrences, on pourrait adopter la division en plusieurs outhans des tribus trop puissantes. Il est douteux que les divers kaïds, chargés de commander à ces fractions, s’en- tendent jamais pour nous nuire, en su pposant quelque peu d’habileté à l'agha et au chef français, comman- dant le cercle. Quant à l’aghalikh, il sera presque toujours diffi- cile, pour ne pas dire impossible, de ne lui donner que des populations homogènes, et, dans tous les cas, je PARTIE [, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 40 crois que ce serait d'une mauvaise politique. L'agha doit pouvoir opposer certaines tribus aux autres, s'appuyer sur une portion de la population pour se faire accepter par le reste. C’est ainsi seulement que son autorilé cessera d’être nominale sans nous deve- nir dangereuse. Ÿ 6. Aristocratie militaire. — Makhzen. Ici se présente une autre question, peut-être plus importante encore. Emploiera-t-on indistinctement toutes les tribus ou fractions de tribus qui s’offriront pour soutenir notre autorité, ou bien confiera-t-on cette mission à certaines tribus seulement? Fera-t-on revivre, en un mot, cetle aristocratie militaire qu'a- vaient créée les Tures, et qui, sous les noms de Makh- zen, Mekhaliah, Deirah, les aidait à opprimer le pays ? Peut-être qu'ici encore on ne pourra pas agir par- tout de mème. Néanmoins, je crois que toutes les fois que cela sera possible, il faudra nous rapprocher du système ture, créer également une aristocratie mili- taire sur laquelle nous puissions nous élayer, non plus pour opprimer, mais au contraire pour pacilier el civiliser le pays. Ce système est antipathique, je le sais, à nos idées de droit, d'égalité et de justice. Mais, encore une fois, ces idées sont la plupart tellement en opposition avec la nature des choses, en Afrique, qu'on aura toujours 74 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. grande chance de réussir en les prenant à contre-sens. Ilest une nation voisine que nous nous efforcons d'imiter sur beaucoup de points, et à laquelle nous aurions bien dù emprunter l'éclectisme, la tolérance dont elle fait preuve, quant aux formes administra- üives et politiques à donner aux contrées étrangères soumises à sa domination. Rien ne varie comme les allures de gouvernement adoptées par l'Angleterre dans ses diverses colonies. Jamais aucune doctrine admise à priort n'est venue exercer la moindre in- fluence sur cette question. Partout et toujours l'An- gleterre a cherché et réussi à approprier le gouverne- ment des vastes contrées qu'elle régit au caractère de chaque peuple, aux circonstances de chaque localité, ne se préoccupant que d’une chose, l'intérêt bien en- tendu de la métropole, mobile exelusif et constant de tous ses actes. Elle abolit esclavage dans ses colonies d'Amérique et le conserve dans les Indes-Orientales ; poussant chez elle le respect pour la liberté indivi- duelle jusqu’à ses dernières limites, elle n'hésite ce- pendant pas à adopter, pour plusieurs de ses colonies et mème pour certaines contrées simplement sournises à son protectorat, les formes les plus absolues, les plus despotiques, les plus opposées, en un mot, à sa constitution. Qu'il me soit pernus de le dire, nous autres Fran- çais, el c'est là ce qui cause en partie notre infériorité dans la pratique des choses de ce monde, nous accor- dons encore une trop grande part aux principes ab- PARTIE 1. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 75 straits ; et quoique personne n'ose plus dire aujour- d'hui : Périssent les colonies plutôt qu'un principe! le principe, à notre insu, entre pour beaucoup dans la conduite que nous tenons vis-à-vis des colonies ; nous envisageons et nous jugeons tout au point de vue français, et si nous n'avons plus, comme sous la ré- publique, la prétention d'introduire partout notre forme de gouvernement, nos lois, notre organisation sociale, nous repoussons du moins tout ce qui leur est opposé. Si, à notre arrivée à Alger, au lieu de faire de la philanthropie et de la popularité à nos dépens, nous nous élions purement et simplement substitués aux Tures, en supprimant, bien entendu, les abus de leur système, et si nous avions conservé ces mékhazeni et ces auxiliaires qui ne demandaient pas mieux que de nous servir, la France serait aujourd’hui solidement établie en Afrique, et aurait épargné bien des millions et bien des soldats. Les Turcs avaient eu soin de ne prendre pour makhzen que des tribus étrangères aux populations auxquelles ils les imposaient ; non pas, comme je l'ai déjà dit, qu'il existe des sentiments de confraternité entre les tribus d’une même origine, mais parce que là il y avait déjà de la haine, qui, dans ce cas, valait naturellement mieux que l'indifférence. Je ne vois point de motif pour adopter une marche différente toutes les fois que notre choix n'aura pas 76 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. déja été déterminé par les événements, ce qui aura lieu souvent. Il'est évident, en effet, que nous devons conférer la dignité de makhzen et les avantages qui s’y rattachent, avant tout aux tribus qui nous ont soutenus, qui nous ont donné des preuves réelles de fidélité et de dévoue- ment. Presque partout, 1l y en a qui rentrent plus ou moins dans cette catégorie. Ces mékhazeni ne nous dispenseraient pas d'avoir des troupes régulières indigènes qu'on pourrait même lever de préférence dans les mêmes tribus ; mais ils permettraient d'en réduire le nombre. On pourrait aussi exiger que les officiers et sous-officiers des mék- hazeni eussent servi dans les spahis ou les zouaves, pour pouvoir donner à leurs soldats une organisation graduellement plus régulière. Quels seront maintenant les priviléges qu’on leur accordera ? Je me sers avec intention du mot privi- lége, parce qu'un avantage n'est apprécié en Afrique, comme ailleurs, et plus qu'ailleurs, que lorsqu'il n'est que l'apanage du petit nombre. Ces priviléges donc pourraient être l’exemption totale ou partielle d'impôts, suivant les titres qu'au- rait acquis la tribu à la bienveillance du gouverne- ment ; le droit exelusif de porter certaines distinctions sur les vêtements, droit peu onéreux pour la France et qui n'en aurait pas moins un grand prix aux yeux des indigènes, du moment où il serait un privilége PARTIE 1. =— OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 11 éxelusif 1. Ces distinctions indiqueraient les différentes classes de mékhazeni, car je crois qu'il serait bon d'en avoir plusieurs, suivant les services rendus et l'utilité qu’en retirerait la France. La première classe ne paierait aucun impôt. La seconde paierait l’hokhor, en tout ou en partie, ou l’achour, également en tout ou en partie, si les tribus étaient plus riches en produits qu’en argent. Après des services signalés, on pourrait, comme récompense, faire passer une tribu du makhzen de seconde classe dans le makhzen de première; de même qu'on pourrait, pour cause de trahison, ou simplement de négligence ou de faiblesse, faire dé- choir une tribu du makhzen, soit en la faisant passer de la première à la seconde classe, soit en la privant des fonetions de makhzen, et en la faisant rentrer dans la catégorie des tribus soumises. On pourrait également faire passer dans le makh- zen celles, parmi ces dernières tribus, qui, dans des circonstances graves, auraient donné des preuves de courage et de fidélité à la France. Le makhzen recevrait une paie, lorsqu'il irait en course au delà des limites qui lui seraient assignées. Celui de première classe, qui serait ordinairement attaché à l'agha, pourrait même recevoir une solde régulière, assez faible toutefois, et qui ne s’accroitrait (1) Ces distinctions pourraient consister en un liseré de couleur sur le burnouss, ou en additions quelconques, mais bien voyantes, faites à la coiffure, 78 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. que dans les expéditions. Inutile d'ajouter qu'une part importante du butin reviendrait de droit au makhzen d'abord, et ensuite aux goums ou contin- gents des autres tribus qui auraient pris part à l'expé- dition. Il serait nécessaire dès lors que nos généraux s’abstinssent de faire de la générosité avec les tribus vaincues, en leur rendant les troupeaux et le butin enlevés, système fort beau assurément, mais qui, en Afrique, parait avoir malheureusement des résultats diamétralement opposés à ceux qu'on en attend, Je ne m'étendrai pas davantage sur cette matière qui m'est totalement étrangère, et que je n'ai abor- dée qu'à cause de son importance. Si je suis entré dans quelques détails, e est uniquement pour appeler l'attention des hommes spéciaux sur ces sujets. Mais j'insiste beaucoup sur le principe, la création d'une aristocratie militaire qui ait, comme nous, intérêt à pacilier le pays, à se maintenir sous notre dépen- dance et à lui faire payer l'impôt. On objectera, sans doute, qu'un système pareil non-seulement donnerait lieu à des abus nombreux, mais encore maintiendrait à tout jamais lepays dansla situation anormale où ilse trouvait du temps des Tures, en opposant des obstacles invincibles à l'introduction progressive d'un état de choses plus parfait. Quant aux abus, il faudra bien en prendre son parti, car il y en aura partout et toujours. Si €’était là un motif suffisant pour repousser un système, on n'en adopterait aucun, PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 19 L'état de choses qui résulterait du plan que je propose ici serait certainement très éloigné de celui qui doit un jour régner dans l'Afrique française ; mais n'oublions pas que souvent rien ne ressemble moins au dénouement que le début, au but que les moyens, et, sans sortir de l'Algérie, n’en avons-nous pas une preuve concluante dans ce qui s'y passe, dans cette guerre acharnée faite pour arriver à la paix? Je ne crois pas, du reste, qu'une mesure comme celle que je propose empêche un jour le progrès. Cette aristocratie militaire n'existera que par la France, n'aura de force que par elle. Rien ne sera done plus facile que de réduire cette force, de faire disparaitre peu à peu ces distinctions humiliantes pour le reste de la population, à mesure que les arconstances qui auront rendu leur établissement nécessaire disparaitront elles-mêmes, à mesure sur- tout que l'accroissement dela population européenne, son contact journalier, sur tous les points du terri- toire, avec les populations indigènes, auront modifié les mœurs de celles-ci et donné une plus grande force à l’action du gouvernement. Ce n’est donc qu'une organisation transitoire, mais qui, je le ré- pète, me parait indispensable à la pacification du pays, premier but à atteindre, première condition de toute prospérité future. Du reste, l’établissement du makhzen tel que je l'entends n’exclura pas l'emploi des contingents des autres tribus. Néanmoins il sera bon d’user, à l’ave- 86 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. nir, le moins possible de cette ressource. 11 faut t4- cher de faire oublier aux Arabes l'usage du fusil. Ce sera bien difficile; néanmoins, avec de la persévérance, on y parviendra peut-être !. Si l’on adoptait en principe ce système d’une aris- tocratie militaire, il y aurait deux écueils à redouter. J'ai déjà mentionné le premier en parlant des chefs arabes nommés par la France. Comme ces chefs, les mékhazent seront souvent l'objet de plaintes et d’ac- eusations plus ou moins fondées. La question est, du reste, assez simple ici, car toujours et partout ces chefs devront êlre responsables des actes de leur makhzen. L'autre écueil est beaucoup plus grave. On peut fa- cilement prévoir qu'en présence des avantages accordés aux tribus du makhzen, une foule de tribus, aujour- d'hui soumises, voudraient en faire partie et nous me- naceraient d'hostilités en cas de refus. D’autres tribus, disposées ou forcées à se soumettre, nous imposeraient comme condition de paix de les recevoir dans le makhzen, ou du moins d’être exemptées d'impôts comme celui-ci, ou enfin de ne pas être sous sa dé- (1) Vaudrait-il mieux faire entrer dans le makhzen, ou dans des établissements coloniaux fondés ad hoc, les indigènes sortant des spahis et des zouaves, que de les laisser revenir dans leurs tribus respectives ? C’est là une question que je n’oserais trancher; il y a du pour et du contre dans les deux solutions. S'ils revenaient dans leurs tribus, je crois qu’ils devraient y jouir de certains priviléges qui puissent constituer un lien de plus entre eux et nous, PARTIR 1 — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. si pendance. Il en serait de mème pour les cireonserip- lions des outhans et des aghalikhs. Je le dis ici avec une intime conviction, si l’on accédait une seule fois et sur un seul point à ces exigences, à l'instant toute la puissance, toute l'efficacité de cette organisation’ se- raient détruites. Si l’on cède à Arabe sur un point, il n'y à aucune raison, à ses yeux, pour qu'on ne cède pas sur tous les autres, et un refus opposé à la seconde, troisième, quatrième demandes le mécontente plus que celui qu'on aurait opposé à la première. Aussi, une règle importante de conduite avec ce peuple, c’est d'accorder spontanément tout ce qui est bon, utile, juste, mais de repousser d’une manière absolue toute chose, füt-elle équitable, qui est réclamée et surtout exigée. Ÿ 6. Nécessité d’une nombreuse armée pour organiser promptement le pays. L'organisation générale des indigènes, e’est-à-dire l'établissement des circonscriptions, la nomination des chefs et la création des mékhazeni, toutes choses qui devront coïncider avec l'introduction et l’établissement de nombreux colons européens, feront nécessairement surgir de grands embarras. D'un autre côté, il est urgent que cette organisation se fasse à peu près simul- tanément sur tous les points de l'Algérie. Pour vaincre, ou plutôt pour prévenir toutes les résistances et pour donner à cette organisation le f, 6 82 COLONISATIOX ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. temps de prendre quelque force, de projeter quelques racines dans le pays, il serait indispensable, je crois, que la France consentit à un surcroit momnentané de sacrilices. Qu'on me permette ici une comparaison un peu usée, mais qui me parait tout à fait à sa place ici. Pour que la France parvienne à dompter l'anarchie dans ce malheureux pays, il faut qu'elle abatte d’un seul coup toutes les têtes de l’hydre, sans quoi, à mesure qu'elle en coupera une, il en renaïtra deux autres ; puis, il faut qu'elle profite du mouvement de stupeur qui suivra, pour établir immédiatement une organisa- lion qui lie et étreigne de toutes parts ces populations belliqueuses, en employant une partie de leurs forces au service du progrès et de la civilisation contre celles qui veulent le maintien de la guerre et de la barbarie, et en établissant solidement, dans les diverses parties du pays, l'élément européen, en masses suffisantes et compactes. Pour cela, il faudrait notablement accroitre le nom- bre déjà si grand de nos soldats; car l’Arabe ne tente pas de résister quand il prévoit qu'il serait battu, et nos généraux ont su habilement tirer parti de cette disposition en l’appuyant sur la religion même, Je suis trop étranger à cette matière pour oser Indi- quer un chiffre; mais des militaires distingués aux- quels j'en ai parlé m'ont donné celui de cent vingt à cent trente mille hommes comme suffisant pour alteindre ce but. C'est sans doute là un nombre effrayant; mais la PARTIE 1. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 83 France ne doit pas oublier que c’est précisément parce qu'elle s’est tant effrayée de chiffres bien inférieurs à celui-ci que les circonstances la forcent aujourd'hui à l’adopter. Il est, pour les nations comme pour les indi- vidus, des économies qui coûtent bien cher et des cal- culs, mathématiquement irréprochables, qui sont bien faux. Cinquante mille hommes, il y a douze ans, auraient plus fait que cent mille ne feront aujourd'hui ; car, à cette époque, la France exerçait encore cet ascen- dant moral si puissant chez les indigènes et qu'il nous faut, avant tout, reconquérir. Pendant combien de temps cette armée sera-t-elle nécessaire? dans quelles proportions pourra-t-on la réduire après avoir atteint le but indiqué? Ce sont là des questions dont la solution appartient à d’autres qu'à moi. Admettons un an, admettons mème deux ans; si, par ce grand déploiement de forces et par cette dépense, énorme sans doute, mais temporaire, on parvient à donner au pays une organisation régulière qui en amène la pacification durable ; si l’on parvient à in- staller une population européenne nombreuse sur les divers points convenables de l'Algérie, de telle sorte qu'on puisse enfin prévoir l’époque où cette conquête, glorieuse assurément, mais qui, jusqu'à présent, n’a été pour la France que le boulet du galérien, j:ourra enfin devenir fructueuse au pays, certes il n’est pas un bon Français qui, en présence des difficultés et de la honte de l'abandon ou d’un système rétrograde, ayant 84 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE pour dénouement l'occupation restreinte, ne vote par acclamation ce sureroit de dépenses. SECTION III, — Moyens complémentaires de pacification. Après l'établissement de cette organisation régulière, plusieurs moyens, employés avee persévérance et ha- bileté, pourraient contribuer à maintenir la tranquil- lité du pays et à le faire avancer graduellement vers la civilisation. Û 1. Statistique des tribus. Un élément important, non-seulement pour la con- servation, mais aussi pour l'établissement même de celle organisation, élément qui probablement existe déjà, mais d’une manière incomplète, ce serait un tableau de toutes les tribus de l'Algérie avec indication de leurs territoires, de leur origine, de leurs affinités avec d’autres tribus, de leurs mœurs, caractère, ma- nière de vivre, de leurs ressources, et surtout avee un exposé complet de leurs relations, soit avec l’ancien souvernement, soit avec nous, espèce de dossier ou d'état de service, si je puis m'exprimer ainsi, qui per- mettrait à nos généraux de juger, à la première vue, de ce qu'on devrait attendre ou craindre d'une tribu et du système à suivre vis-à-vis d'elle. PARTIE 1, == OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 85 Ÿ 2. Moyens religieux. Le patriarche grec de Constantinople a presque tou- jours été, entre les mains du gouvernement ture, un moyen puissant de domination sur ses coreligionnai- res qui gémissaient pourtant sous le plus dur escla- vage. La France ne pourrait-elle point, par ses rela- tions amicales avec l'Égypte, user d'un moyen analo- gue, et tourner ainsi à son avantage cette influence religieuse qui jusqu’à présent lui a été si nuisible? Ne pourrait-on pas avoir à Alger, et suffisamment rétri- bué par le gouvernement, un envoyé du grand shériff de la Mekhe qui, sous un titre quelconque, exerce- rait l'autorité religieuse sur tous les indigènes de l'Algérie ? Peut-être aussi quelques prètres ouahabites (secte religieuse de l'Arabie) amenés en Algérie, soutenus secrètement par le gouvernement, ne seraient-ils pas inutiles en jetant la perturbation dans les idées reli- gieuses des Arabes. ILest possible queces mesuressoient plus dangereuses qu'utiles. Il me semble cependant qu’on parviendrait ainsi à détruire, ou du moins à di- minuer l'influence presque toujours hostile de ces marabouts disséminés dans tout le pays et qui échap- pent entièrement à notre action. 3. Suppression de la vie nomade. La vie nomade des Arabes est un obstacle à notre 86 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. domination comme elle en est un à l’action civilisa- trice que nous devons exercer. Il serait bon, je crois, de favoriser le plus possible l'établissement de de- meures fixes. C’est à tort que l’on attribue aux Arabes de la répu- gnance pour la vie sédentaire. Ils sentent, au contraire, parfaitement tous les avantages de nos maisons. La paresse, l'ignorance, les guerres intestines, beaucoup plus que les nécessités de la culture et de l'élève des bestiaux, leur ont fait conserver leurs tentes. On pour- rait favoriser la création d'habitations stables en ac- cordant une diminution d'impôts aux tribus ou aux douars qui se seraient établis à demeure. 6 4. Mode de perception des impôts. Lorsqu'une fois le calme et une organisation régu- lière auraient été établis, la perception des impôts offrirait un moyen efficace de faire enfin pénétrer chez les indigènes des habitudes d'ordre et de sou- mission. On pourrait percevoir l'impôt de deux ma- nières, à la française d'abord, à la turque ensuite, si la première méthode n'avait pas eu d’eflicacité. Dans chaque aghalikh, le kassnadji ou trésorier serait chargé de visiter tous les outhans, à certaines époques, et de recevoir Pimpôt de la main des cheikhs et des kaïds. Il ne serait accompagné que du nombre de cavaliers nécessaire pour le protéger, et n'em- ploierait aucun moyen de coercition contre les récalei- PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 87 trants; mais quelque temps après, une seconde tour- née serait faite par l’agha en personne ou par son khalifah, accompagné du makhzen, et, si cela était nécessaire, de quelques troupes françaises ou des soums de quelques tribus dévouées. Toutes les tribus qui auraient refusé l'impôt au kassnadji seraient alors visitées, et, à moins de circonstances particulières, comme épizoolies, mauvaises récoltes, ete., elles se- raient imposées à un chiffre d’un cinquième, d’un quart, d’un tiers plus élevé que le chiffre primitif. Si ellés fuyaient ou si elles résistaient, un châtiment exemplaire leur serait infligé, soit qu’on leur impose, pour un temps variable, ainsi que le faisaient les Turcs, une contribution spéciale, ou qu’on les prive d’une partie de leur territoire qu’on donnerait aux tribus du makhzen ou à des colons européens, si la situation était convenable. Dans les cas moins graves, on pourrait se borner à leur interdire, pour un temps, les marchés français, comme on l’a déjà fait avec des tribus hostiles. Toutefois, il ne faudrait pas abuser de ce moyen. S'il est bon de faire sentir aux Arabes tout le profit qu’ils retirent des relations avec nous, il faut, en revanche, se bién garder de leur apprendre à s’en passer. $ 5. Emploi des prisonniers aux travaux de desséchement. Nous devons malheureusement nous attendre à des hostilités fréquentes, même après l'établissement d’une 88 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, organisation régulière ; 1} importe done de savoir ce que l’on fera des prisonniers. Aujourd'hui, on les envoie en France. Dans les commencements, cet exil, joint à la perte de la liberté, produisait un très grand effet sur les populations indigènes; mais il paraitrait que les excellents traitements dont jouissent ces pri- sonniers, et dont elles ont eu connaissance par ceux d’entre eux qui sont revenus dans leur pays, ont dimi- nué notablement la terreur que leur inspirait d’abord cette peine, d'autant plus qu'ils ont tous l'espoir d’être promptement praciés. Je crois done qu’on sera bientôt obligé de recourir à un autre moyen. Peut-être y auraitil encore danger actuellement à garder ces prisonniers en Afrique, mais ce danger doit diminuer chaque jour. Ne serait-il pas possible, par exemple, deles utiliser aux travaux de desséchement que le gouvernement fait exécuter dans la Mitidja, aux environs de Bône et de Philippeville? On aurait soin d'employer les prison- niers d'une province dans l’autre. Mais ici nos ara- bophiles m’arrèteront : « Ce serait une infamie, me diront-ils, que d'appliquer de malheureux prison- niers à des travaux aussi malsains, Ce que vous pro- posez est une condamnation à mort dissimulée. » C'est juste ; continuons donc à faire exécuter ces tra- vaux par nos soldats et par d'honnètes ouvriers d'Eu- rope. Leur vie doit naturellement nous être moins précieuse que celle des prisonniers arabes, tous gens dont le plus pur à sur la conscience au moins deux PARTIE I, —— OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 89 ou trois crimes emportant peine de mort en Eu- rope. \ 6. Routes. Enlin, je ne puis que répéter ici ce qu'on a déjà dit ailleurs sur l'influence civilisatrice et pacilicatrice des voies de communicalion. Sans chercher des exemples en Europe, il suffit de connaitre les faits spéciaux à l'Algérie pour ne plus avoir de doutes à cet égard. Partout où une route a été ouverte, on a vu les po- pulations faire leur sommission, ou du moins cesser les hostilités. Malheureusement ce moyen ne pourra être appliqué que lentement, et il se passera bien du temps avant qu'un vaste réseau de routes stratégiques embrasse toute la surface du pays et en relie toutes les parties ensemble. \ 7. Changement de système à l’égard des Arabes. Je ne me fais pas illusion sur l'efficacité de ces di- vers moyens; s'il est permis de croire qu'avec cent vingt ou cent trente mille hommes et même moins, maintenus pendant un ou deux ans en Algérie, on pourrait établir la paix partout et créer une organisa- tion telle que je l'ai indiquée ou toute autre meilleure encore, poser, en un mot, les bases de la civilisation dans le pays, il n’est pas certain du tout qu'à la suite de la réduction obligée de l'armée, réduction qui pro- bablement devrait être de plus de moitié, toutes ces 90 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. créations si Jaborieusement établies ne finissent par être détruites et ne laissent Ja colonie dans un état pire que celui dans lequel elle se trouve actuellement. Beaucoup de personnes se figurent qu'une fois Abd- el-Kader mort ou pris, la guerre cessera. Je crois qu'on se trompe. L'Algérie n'offre, à la vérité, qu’une seule place comme celle qu'a su prendre le célèbre mara- bout; mais cette place ne restera jamais longtemps vacante. Qu'Abd-el-Kader disparaisse aujourd'hui, et demain il serait remplacé soit par un seul, soit par plusieurs, et la puissance occulte qui a soutenu et sou- tient encore Abd-el-Kader ne leur fera probablement pas défaut. Le maréchal Bugeaud l’a dit: « Il faut autant de troupes en Afrique pour maintenir la paix que pour l’établir. » Tous ceux qui connaissent l'Algérie parta- seront certainement cette opinion, dont la conclusion logique est celle-ci : la France est condamnée à entre- tenir, pendant dix ans encore, une armée de soixante- quinze à quatre-vingt mille hommes en Algérie. Le maréchal Bugeaud indique, il est vrai, le moyen de rendre cette armée beaucoup moins coù- teuse. Ce moyen, dont le premier essai est dü à cet habile administrateur, a reçu aujourd'hui la sanction complète de l'expérience. Il est tel, que plus l'armée sera nombreuse, moins elle coûtera proportionnelle- ment. On comprend déjà que je veux parler de l'ap- plication des troupes à la culture des terres. En trai- tant de la colonisation, je reviendrai sur cet intéres- PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 91 sant sujet. Je me bornerai à dire ici que ce moyen, tout eflicace qu'il puisse être pour réduire les dépenses d’un nombre donné de troupes, ne fera cependant pas, je le pense du moins, que cent mille hommes en Afrique coùteront moins que cinquante mille hommes en France. Il ne fera pas, surtout, que ces cent mille hommes soient à la disposition immédiate de la France pour toutes les éventualités qui pourraient surgir en Europe et puissent être retirés en partie de l'Afrique sans qu'on ait à redouter un soulèvement du pays. Aussi, tout en partageant complétement, sous ce rapport, l'opinion de illustre maréchal gouverneur, j'en reviens toujours à ce problème qui préoccupe tous les hommes sérieux en France : trouver un moyen, un ensemble de mesures qui assure, d’une manière com- plète et prompte, la pacification durable de l'Algérie sans exiger, comme première condition, la présence constante de soixante-quinze mille hommes et la con- tinuation de sacrifices disproportionnés avec les avan- tages que doit un jour nous procurer la possession de l'Algérie. Je suis fâché d’être obligé de revenir si souvent sur un sujet pénible, de blämer des hommes que j honore, de me faire lapôtre de la rigueur et du despotisme, moi qui, par cagactère autant que par principes, ai toujours penché vers la douceur et la bienveillance. Mais il y va ici de l'intérêt de la France, de l'intérêt de la civilisation, c’est-à-dire des deux plus grands inté- rêts qui existent pour moi. Je dois donc dire ce que je 92 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. crois vrai, lors mème que cela froisse l'opinion géné- rale et les tendances de notre époque. 1 fut un temps où les colonisateurs européens s'in- spiraient d’une haine aveugle, d’un mépris profond pour les malheureuses peuplades chez lesquelles ils s établissaient. La fuite, l'esclavage ou la mort, telles étaient les seules alternatives qui restaient à ces der- mières. Depuis longtemps l'heure de la réaction a sonné, et aujourd'hui cette réaction estsi complète que toutes les sympathies sont pour le sauvage, tout le blime pour l'homme civilisé, pour le eoncitoyen, lorsqu'il a été assez malheureux pour être forcé d'user de moyens violents dans la défense de sa vie, de ses droits, des principes d'ordre et de justice. Sacrilier ce dernier à l’autre semble chose toute naturelle. La civilisation doit avoir ses martyrs, dit-on. J'avoue que je ne comprends pas ce système. Je le comprends d'autant moins qu'il me semble non-seu- lement immoral, mais encore de nature à éloigner du but. Loin de moi la pensée de vouloir faire revivre les errements de nos anciens colonisateurs; mais n'est-il pas évident pour tout le monde que la première con- dition, pour la civilisation d’un peuple encore bar- bare, c'est que ce peuple se soumelte, qu'il accepte la domination de ceux qui ont reçu mission de le civili- ser? Or, quand ses instincts sauvages lui font repousser celte soumission, quand il ne plie que sous la force brutale, ne faut-il pas, dans lintérèt même du but PARTIE 1. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 93 que lon veut atteindre, avoir recours à celte force brutale, lui imprimer une terreur salutaire pour lui faire accepter la civilisation par le fait d’abord, par le principe ensuite? C'est précisément le cas pour l'Algérie, et c’est parce que nous avons dès l’abord reculé devant l'emploi de la force que nous avons obtenu si peu de résultats avec des moyens aussi gigantesques. Répétons-le done, la France s’est trompée dans la conduite à tenir vis-à-vis des indigènes. Malgré l’habileté de nos généraux, la valeur de nos troupes et les immenses sacrifices qu’on pourra faire encore, notre domination ne sera jamais assise sur des bases solides tant que l’on persévérera, à l'égard de nos ennemis, dans ce système de mansuétude, de con- descendance, d’avances imprudentes qui sont pour les Arabes autant de preuves manifestes de notre faiblesse; tant qu'on n'aura pas donné quelques-uns de ces exemples terribles qui seuls leur feront comprendre la mesure de notre puissance et les avantages de la soumission. Aussi est-ce avec peine que tous les hommes qui connaissent l'Algérie et qui s'intéressent sincèrement à nos succès ont vu paraitre celte ordonnance qui retire à nos généraux, même aux commandants des provinces, la faculté de condamner à mort les indigènes coupables. Certes, on ne peut se méprendre sur les sentiments qui ont dicté cette ordonnance, Ils sont dignes, en 94 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. tous points, du gouvernement français et de notre époque; mais celle mesure était prématurée. Avee des populations telles que celles de l'Algérie, substituer, dès à présent, les balances de la loi au sabre, notre Code criminel à la volonté prompte etintelligente d'un seul, c’est là, il ne faut pas se le dissimuler, une cause incessante de dangers *. Pour sauver la vie à un individu plus ou moins coupable, on a pris une mesure qui, étant considérée par les indigènes comme une preuve d'impuissance de notre part, doit favoriser nécessairement leurs tendances à la révolte et perpétuer la guerre, ou du moins multiplier les combats. C’est ainsi que par des mesures excellentes en principe, mais encore inop- portunes, on va à l'encontre du but que l'on veut atteindre. On ne devrait jamais oublier qu'il s’agit iei d'une population que l'ancien goûvernement réussissait à (1) Dans mon court séjour à Constantine, j’ai pu déjà en apprécier quelques effets ; je veux parler des chefs qui nous avaient trahis à l’attaque du camp de l’Arrouch, et qui n’ont pu être condamnés, parce que les Arabes qui les avaient reconnus n’ont pas osé déposer publiquement contre eux. Je veux parler encore d’un voleur fameux qui, quatre fois condamné à mort et quatre fois évadé, ne put être, lors de sa cinquième incarcération, que condamné aux galères, parce qu’on n’avait pu acquérir la preuve positive de ses meur- tres. Ces deux faits produisirent une grande jubilation parmi nos ennemis et un profond découragement parmi nos alliés. Les indi- gènes assuraient que les autres nations de l’Europe nous avaient défendu dorénavant de mettre à mort un Arabe, PARTIE F1. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 95 calmer eomme par enchantement, dans les moments de la plus vive effervescence, en faisant prendre, au hasard, trois ou quatre individus qu'on empalait ou décapitait aux yeux de la foule. Ce procédé, qui sou- Jèverait en Europe la population la plus pacifique, fai- sait cesser immédiatement toute résistance aux mesures les plus iniques. Je n’entends pas du tout qu'il faille faire de la force et de la rigueur à tort et à travers, sans but ni raison. Ce serait l'application vicieuse d'un principe juste, et l'on sait que rien ne ressemble au mal comme le bien mal fait. Aujourd'hui surtout que les indigènes se sont accoutumés à être traités avec tant de ménage- ments par nous, un changement de système ne devrait ètre effectué qu'avec beaucoup de réserve, non pas quant à la rigueur des mesures en elles-mêmes, mais quant à leur application. Qu'on frappe avec force, mais qu'on ne frappe qu à bon escient. Dans ce système de politique énergique, tel que je l’entends, est comprise une mesure qui, appliquée d’une manière habile et rigoureuse à la fois, suffirait presque seule pour assurer la paix du pays, ou du moins qui offrirait la meilleure garantie contre ces révoltes et ces trahisons si fréquentes des tribus et des chefs soumis. Mais, quoique clairement indiquée par l’état de l'Algérie et par l'histoire de l’ancien gouver- nement, cette mesure est tellement opposée à nos mœurs et à nos idées actuelles, que je suis forcé de prendre les choses d’un peu haut, 6 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGEÉRIÉ. Il est probable que beaucoup de personnes y auront songé, Mais qu'aucune n'aura osé la proposer. Avec les idées qui dominent aujourd'hui en France, une certaine dose de courage est en effet nécessaire pour conseiller un moyen semblable, d'autant plus qu'on est à peu près certain d'avance qu'il ne sera pas adopté. IT faut que je sois bien convaincu que ce moyen est bon; il faut que j'aie le sentiment bien pro- fond de ce que je dois à mon pays, pour hasarder ma proposition. On sait que les Tures maintenaient le pays dans l'obéissance avee moins de quinze mille hommes. On n'a expliqué ce fait que par la similitude de religion, sans faire attention que, si les Turcs sont musulmans, ils sont, en revanche, d’une secte différente des Arabes, et que souvent, même parmi les chrétiens, les diverses sectes d’une mème religion se haïssent davantage entre elles qu'elles ne haïssent les autres croyances. Les tons les plus rapprochés sont souvent les plus dis- cordants. En tout état de cause, il est un fait bien po- sitif, c'est que Kabaïles, Arabes et Maures nourris- saient une haine profonde contre les Tures. Admettons qu'ils nous haïssent encore davantage : ne serait-il pas raisonnable de penser que notre tac- tique militaire, la bravoure de nos soldats, l'habileté de nos chefs, les immenses ressources de la France, l'évidence de nos bonnes intentions, les avantages sans nombre que retirent les indigènes de leurs relations ayee nous, devraient plus que compenser ce sureroil PARTIE LE, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 97 de haine, et, dans tous les cas, nous permettre au moins d'obtenir avec trente mille hommes les résul- tats que les Turcs obtenaient avec quinze mille. J'ai déjà parlé d’une manière générale de la prin- cipale cause de la supériorité des Tures sur nous. Les Turs étaient haïs, mais ils n'étaient pas méprisés. Ils agissaient de manière à ne jamais faire dire aux Arabes qu'ils étaient des brebis. Le moyen dont il est question ici était un des plus puissants et des plus eflicaces de tous ceux qu'ils employaient pour maintenir le pays sous leur dépen- dance. Ce moyen consistait à exiger des otages des tribus et des chefs puissants sur la fidélité desquels ils n’é- {aient pas entièrement rassurés. Nous avons bien fait cela aussi ; mais voici la différence : quand ces chefs ou ces tribus, après s'être soumis, se révoltaient de nouveau, poussés par leur humeur inquiète et turbu- lente, ou, ce qui arrivait plus souvent encore, par les violences et les exactions des Turcs, les otages étaient impitoyablement mis à mort. On sait comment ces mêmes otages sont traités chez nous, dans un cas sem- blable : ils sont soumis à une surveillance un peu plus stricte, ou bien envoyés en France, dans la charmante petite ile de Sainte-Marguerite. De là cette différence dans les effets résultant de l'emploi du mème moyen. La soumission avec les Tures, c'était l’asservissement sous un joug de fer; avec les Français, c’est la paix, la légalité, un commerce avantageux. Eh bien! tandis } (A 7i 98 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. que les mesures les plus iniques, les actes les plus odieux étaient à peine suffisants pour provoquer le soulèvement des tribus qui avaient livré des otages aux premiers, on a vu maintes fois ces mêmes tribus, qui venaient de se soumettre et de nous donner des hommes importants comme gages de leur loyauté, attaquer le lendemain l’arrière-garde du corps expé- ditionnaire, au moment où il quittait leur territoire. À part la haine que nous portent les indigènes et la séduction qu'exerce sur eux l'espoir du pillage, 1l suffirait d’ailleurs, dans beaucoup de cas, de leur intérêt bien entendu pour amener des trahisons fré- quentes, toutes les fois qu'ils ne sont pas sous l’action immédiate des points importants d'occupation. Qu'on suppose, en effet, une tribu puissante, placée à une assez grande distance de ces points, dans un pays difficile. Admettez que cette tribu, que nos troupes, après bien des peines et des pertes, seront enfin par- venues à atteindre, fasse sa soumission et nous livre des otages ; quelque bien disposée qu’elle puisse être au moment où elle se soumet, on peut être certain qu'elle n'hésitera pas un instant à nous tourner le dos, si Abd-el-Kader ou tout autre chef ennemi vient l'y convier avec une force suffisante. Il ne lui sera pas difficile, en effet, de s’apercevoir que le danger n’est pas égal des deux côtés. En résistant à Abd-el-Kader, elle court la chance d’une de ces razzias terribles où tout ce qui est pris est massacré, une de ces razzias qui ruinent une tribu pour longtemps et l’'anéantissent PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 99 mème parfois. En nous trahissant et en se joignant au contraire à lui, que risque-t-elle? Nous avons des otages, mais elle sait qu'il ne leur en sera fait ni plus ni moins. Elle n’a donc à redouter de notre part qu'une nouvelle invasion qui, grâce à l'éloignement et au relief du pays, n'aura pas lieu de sitôt, et sera accompagnée d'une foule de difficultés. Enfin, au pis aller, et en supposant les choses au mieux pour nous, après nous avoir tué bien des soldats, tant par les balles que par la fatigue et les maladies ; après nous avoir occasionné d'énormes dépenses, il lui restera toujours la faculté de faire de nouveau sa soumission, qui, acceptée comme toujours avec empressement, lui procurera peut-être même la remise de tout ou pres- que tout ce qu'on lui avait enlevé. On conçoit que, entre deux alternatives pareilles, il n’y ait pas à hésiter, et s’il faut s'étonner d’une chose, c’est qu'avec ce sys- tème on ait pu arriver à la situation présente sans un plus grand nombre de troupes, ce qu'on ne peut attri- buer qu’à l'immense activité et au remarquable {alent militaire du gouverneur général. Du reste, il ne faut pas se faire illusion sur cette situation. Les indigènes ont bien la faculté de venir chez nous, mais nous n'avons pas tout à fait celle d’aller chez eux, excepté dans les localités rapprochées des villes occupées. Ce n’est encore, à vrai dire, qu'un état bâtard entre la paix et la guerre, état qui pourrait se perpétuer au delà d’un demi-siècle peut-être. Pendant longtemps, on n'avait suivi que le système 100 COLONISATION FT AGRICULTURE DE-L'ALGÉRIF. répressif pur. En présence des immenses inconvénients qu'il présentait pour la France, on a senti la nécessité de le modilier, de se rapprocher du système préventif. Mais on n’a voulu le faire que partiellement et par le moyen le plus coûteux, en augmentant l’armée sufli- samment pour couvrir le pays de corps mobiles, et prévenir ainsi les hostilités en rendant leur répression plus prompte. Moi aussi, je veux le système préventif; mais je le veux plus complet, plus efficace et moins coûteux. On comprend déjà où je veux en venir. Eh bien! oui ; et dût-on stiematiser ma proposition des épithètes les plus violentes, je conseille, autant dans l'intérêt général de l'humanité que dans l'intérèt de mon pays, d'exiger des otages importants de; tribus et des chefs d’une fidélité douteuse, et de faire fusiller ces otages lorsque chefs ou tribus nous auront trahis. Je dis que cette mesure est autant dans l'intérêt de l'humanité que dans l'intérêt de la France. C’est facile à prouver. Qu'on la mette une fois, une seule fois à exécution, et les tribus, averties, cesseront de se faire un jeu de nous trahir. Or, la vie de quelques indigè- nes, fussent-ils innocents, est-elle done plus précieuse que la vie de nos soldats, de ces pauvres et braves enfants de la France, souvent le seul espoir de fa- milles nombreuses? Cela dut-il scandaliser ceux qui s’arrogent exclusivement le titre de philanthropes, je déclare iei hautement qu'à mes yeux la vie d'un Français vaut cent têtes d'Arabes, l'ARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 101 Je sais que ce que je propose est en opposition avec les principes absolus de la justice et de l'équité, qui veulent que le coupable seul soit puni et que la puni- tion soit toujours en raison du méfait. Mais aux grands maux il faut de grands remèdes. Le médecin combat l'inflammation par la saignée, qui est pareil- lement en opposition avec les principes de la vie. D'ailleurs, il ne s’agit pas ici d’une mesure judiciaire, mais d’une mesure politique. Et, sans parler de ces moyens exceptionnels qui, à toutes les époques, furent considérés comme nécessaires pour des cireonstances également exceptionnelles ; sans remonter à ces dé- crets énergiques qui, au temps de l'empire, ame- uèrent si promptement la paix et la sécurité dans les Calabres; à cette loi introduite en Corse par le gou- vernement humain de Louis XVI, loi qui rendait la famille solidaire des crimes de chacun de ses mem- bres et qui procura à ce pays une tranquillité et une prospérité qu'il n'avait jamais eues et qu'il n'a plus eues depuis, ne trouvons-nous pas, même dans les lois qui régissent actuellement notre société, des dé- viations fréquentes à ces principes ? Cette peine de mort prononcée contre le contrefacteur de billets de banque; cette autre peine, presque aussi terrible, atta- chée à limitation de la signature d'autrui; enfin, notre Code militaire en entier, ne sont-ce pas autant de violations manifestes des règles de l’absolue jus- tice, violations dont la société, tout en les reconnais- sant, a du se rendre coupable, par ces motifs impé- 102 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, rieux de sécurité, d'existence même, qui, dans la pratique, justifient, ou du moins excusent tant de mesures iniques en principe { ? Ces motifs existent plus puissants qu'ailleurs en Algérie, et si les idées émises aujourd’hui par toute la presse et répandues dans le public devaient empé- cher qu'on ne prit ces motifs en considération et qu'on n'agit en conséquence, il faudrait déplorer pro- fondément, comme une véritable calamité, cette étrange philanthropie qui en est arrivée à tenir plus de compte de l'étranger que du concitoyen, du sau- vage que de l’homme civilisé, du criminel que de lhonnête homme, et qui, pour éviter de répandre directement quelques gouttes d’un sang ennemi, con- sent à verser à flots l'or et le sang de la France*. Une dernière observation pour en finir. J'ai déjà signalé plus haut tout le danger qu’il y avait à se montrer, vis-à-vis des Arabes, désireux de la paix, ‘@) Nos lois n’appliquent-elles pas, dans toute sa rigueur, ce sys- tème de solidarité des otages, lorsqu'elles frappent sans pitié l'hon- nête homme qui a eu le malheur de se porter caution pour un fripon ou un imprudent ? et ces arrêts ne sont-ils pas quelquefois des arrêts de mort? (2) Napoléon disait que les idéologues avaient inventé un mot (la philanthropie) qui ferait verser plus de sang que toutes les guerres de religion. Cette prédiction s’accomplirait elle en Algérie? on se- rait tenté de le croire. Si, du reste, la peine de mort, appliquée aux otages, répugnait par trop aux idées actuelles, la France pos- sède la Guyane où l’on trouverait bien à utiliser ces olages; ce serait plus cruel, mais plus philanthropique. PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 103 empressé à la faire, toujours disposé, quels que soient les méfaits des ennemis, à traiter avec eux dès qu'ils en manifestent le moindre désir. Je répète 1e1 ce que j'ai dit plus haut, qu'aux yeux des indigènes le parti qui prend l'initiative des négociations est, par cela même, réputé le plus faible et perd tout prestige. Il est bien naturel que des barbares ne comprennent pas qu'on puisse désirer la paix pour la paix; ils ne la recherchent, eux, que comme pis aller, que comme dernier moyen de salut. Qu'on suppose une société formée du contenu de nos bagnes et placée dans des circonstances analogues, il en serait absolument de même. Sans doute les Arabes ne peuvent se faire illusion sur notre supériorité; grâce au courage de nos soldats, aux talents militaires de ceux qui les com- mandent, aux immenses sacrifices faits par la France, elle leur est aujourd'hui bien démontrée; mais ne pouvant concilier, dans leur esprit, la modération exagérée dont nous avons si souvent fait preuve à leur égard, avec notre puissance telle qu'elle leur appa- rait, ils nous supposent des causes de faiblesse ca- chées. Et ces causes, nos ennemis de l’intérieur et de l'extérieur ne se font pas faute de les leur faire con- naître. Tantôt c’est le grand divan de la France qui refuse les subsides, ou bien nous sommes à bout d'hommes et d'argent; tantôt, et le plus souvent, ce sont les autres nations européennes, l'Angleterre en tête, qui nous ordonnent de quitter l'Algérie et nous menacent de la puerre en cas de désobéissance, ete. 104 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Je regrette d’être obligé de le dire, mais ces avances maladroites, cette facilité à accorder la paix dès qu'on paraissait la désirer, prouvaient, de notre part, non- seulement une grande ignorance du caractère arabe, mais encore bien peu de connaissance de l'homme en général. Un simple retour sur nous-mêmes nous eùt évilé ces fautes. Ne sommes-nous pas, nous, gens civi- lisés, toujours disposés à apprécier les choses plutôt d'après la difficulté que nous avons eue à les obtenir que d’après leur valeur réelle? Il y a tant d'objets dans ce monde, sans parler des végétaux rares de nos serres, qui ne doivent qu à ce motif le prix que nous y attachons, et réciproquement. Il'est de la dernière évidence à mes yeux que le sys- tème opposé à celui que nous avons suivi, sous ce rapport, aurait produit d'excellents résultats et nous aurait épargné bien des sacrifices d'hommes et d’ar- gent. Je ne prétends pas qu'il aurait fallu se montrer précisément désireux de la guerre, et repousser toute proposition de paix ; seulement, on aurait dù cacher ce désir immodéré de paix, se montrer difficile vis-à- vis de certaines tribus longtemps hostiles, et leur faire acheter cette paix par de lourds sacrifices. Et quant à celles qui, après leur soumission, nous auraient trahis, à moins de circonstances toutes particulières, elles auraient dù être mises au ban des tribus et déclarées solennellement hors la loi et à jamais indignes d'être comptées parmi les sujets de la France. Leur territoire aurait été partagé entre les (ribus soumises du voisi- PARTIE I. — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT. 105 nage. Toute relation entre celles-ci et la tribu hostile aurait été défendue et considérée comme acte de trahison. Toute agression eùt au contraire été ré- putée preuve de fidélité et récompensée comme telle. Un ou deux exemples de ce genre joints au châti- ment des otages des tribus révoltées, et bientôt on n'aurait plus entendu parler de ces défections qui, par leur nombre et leur fréquence, ont rendu presque ridicules les bulletins de pacification et de soumission que nous envoient nos généraux. Pour être juste vis-à-vis de tous, hâtons-nous d’a- jouter qu'il s’en faut que ces derniers soient ici les seuls coupables. La tribune et la presse ont si souvent retenti de véhéments reproches contre les tendances belliqueuses de nos chefs militaires, contre leur du- reté et leur tyrannie à l'égard des populations indi- gènes, qu'il n'est pas étonnant qu'ils aient cru devoir se montrer plus doux, plus faciles encore dans leurs rapports avec ces populations. Partisan du gouvernement parlementaire et de Ja liberté de la presse, je dois cependant avouer que, si l’un et l’autre ont pu rendre des services à l'Algérie, ils lui ont, en revanche, fait bien du mal, sous cer- tains rapports. Il en sera, du reste, ainsi dans toutes les questions internationales, et cela, par suite d’une faiblesse qui, il faut bien le dire, est une des taches les plus désho- norantes du caractère français : l’esprit de parti est plus fort chez nous que l'esprit de nationalité, et, 106 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. parmi nos hommes politiques, il n’en est pas beau- coup qui se privent du plaisir de frapper un adver- saire sur le dos de la France. Si Je prêche un changement de système dans nos relations avec les indigènes, je n’entends nullement, comme je l'ai dit plus haut, conseiller une modifica- tion brusque et radicale. Après tant d'années de con- descendance et de mansuétude, un retour subit à la sévérité ne pourrait avoir que de fort mauvais résul- tats, surtout si, d’après notre louable coutume, nous tombions dans l'excès sous ce rapport, comme nous y sommes tombés pour le contraire. Une transition habilement ménagée serait donc nécessaire. Du reste, la voie semble toute tracée par la nature des choses. De quoi s'agit-il, en effet? d'empêcher les défections, les révoltes, et d'arriver à la pacification de tout le pays. Qu'on fasse savoir aux tribus soumises que rien ne sera changé dans leurs rapports avec nous tant qu'elles resteront fidèles, mais qu'au premier acte de trahison de leur part, ce ne serait plus une simple guerre, ce serait l'expulsion du territoire algérien ou l’anéantissement total qui les attendrait. Que les tribus disposées à se soumettre soient aver- lies que la France est lasse de ces continuelles défec- tions ; qu'elle est décidée à les châtier d’une manière terrible ; que leur existence et celle de leurs otages dépendent de leur fidélité à remplir leurs engage- ments, ” PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 107 Enfin, qu'on prévienne les tribus encore hostiles que les soumissions ne seront reçues que jusqu'à une époque déterminée, passé laquelle il n’y aura plus ni paix, ni trève, jusqu à ce qu elles soientexterminées ou chassées de l'Algérie, Encore une fois un ou deux exem- ples semblables donnés avec une inflexible rigueur, et je suis intimement convaincu qu'on n'aurait plus à y revenir. Quant aux tribus, averties d'avance, elles ne pourraient se plaindre de surprise. La longanimité de la France a d’ailleurs, de leur propre aveu, déjà dépassé toute limite. Û 8. Droits de la France sur l'Algérie. En terminant cette premiere partie à laquelle j'ai donné involontairement une extension qu'à défaut de ma spécialité, l'importance des sujets peut seule excu- ser, qu'il me soit permis de répondre brièvement à cette opinion fort répandue qui considère la conquête d'Alger comme un vol fait sur les Arabes. Je répète que ces derniers sont tenus fort au courant de tout ce qui se dit ou s’imprime en France sur Alger, et, dans cette circonstance encore, nous leur avons fait connaitre des motifs de résistance et de haine auxquels ils ne songeaient guère. Cette opinion s'appuie également sur ces notions abstraites de droit et de justice qui mènent si souvent à l'absurde. Il me semble cependant qu'il ne peut y avoir deux 108 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. manières d'envisager les choses. La terre tout entière appartient de droit à Ja civilisation, et toute race qui n'y est pas apte doit nécessairement disparaitre comme ont disparu ces genres d'animaux antédiluviens, con- temporains des premiers âges de notre globe, et dont la science seule nous révèle l'existence passée. Où en serait aujourd'hui l Amérique, où en seraient ces brillantes créations du génie européen, si on avait appliqué à cette partie du monde ce principe qui veut qu'on respecte également toutes les nationalités, tous les droits de possession, abstraction faite deS hommes, traitant sur le même pied la horde d’anthro- pophages et la nation civilisée? Voilà bientôt douze cents ans que les Arabes ont envahi Afrique; et ce peuple tant vanté, non-seule- ment n'a rien su créer, mais dans sa rage de destruc- tion a si bien réussi à transformer le pays que, sans les nombreux vestiges de ces œuvres grandioses dont le peuple-roi avait couvert la Mauritanie, on pourrait mettre en doute ce que nous apprend l'histoire tou- chant cette contrée célèbre, et qu'aujourd'hui il faut ètre initié à l'agriculture pour reconnaitre, sous le voile de désolation qui la couvre, les immenses ressources que recèle encore cette terre d'Afrique. Cette domination marquée d'un sceau fatal pour- rait peser encore douze autres siècles sur ce malheu- reux pays sans autre changement qu'une aggravation peut-être dans son état. Oui, la France, en plantant son drapeau en Alge- PARTIE 1, — OCCUPATION ET GOUVERNEMENT, 109 rie, a bien mérité de l'humanité, car, dans toutes ces questions, c'est le résultat final qu'il faut voir; et si une circonstance peut la dédommager des immenses sacrifices qu'elle y a faits jusqu'ici sans profit pour elle, ce serait d’avoir enlevé à la barbarie, pour le rendre enfin à la civilisation, ce vieux repaire de pirates et de bandits. Un mot encore. Tousles ans, à l’occasion du budget, non-seulement le système d’occupation, mais même la conservation de l'Algérie, sont remis en question. Si, dans le début, les adversaires de l'Algérie ont pu et dù mème tout faire pour en déterminer l'abandon ou l'occupation restreinte à quelques points, on ne saurait plus que déplorer aujourd'hui leur insistance, en présence de la persévérance que met le pays à suivre le système opposé, en présence des événements qui en sont résultés et des devoirs qu'ils nous imposent. Au point de vue des intérêts de la France, on ne concoit plus cette insistance; car, quoi qu'ils disent et quoi qu'ils écrivent, les choses n’en suivent pas moins la ligne qui semble leur avoir été tracée d'une manière providentielle. Seulement, comme chaque discours, chaque écrit opposé à l'Algérie pénètre jusqu'aux Arabes, il en résulte, de la part de ceux-ci, recrudes- cence d'hostilité; de la nôtre, découragement, surtout pour les vrais colons, pour les capitalistes, pour tous ceux enfin, administrateurs ou administrés, qui ont pris à cœur l’œuvre de la colonisation. Ce sont des obstacles qui n’arrêtent pas le mouvement, mais qui 110 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. l'entravent, le ralentissent, le font dévier, et qui, en résumé, se traduisent toujours en pertes d'hommes et pertes d'argent pour le pays. Loin de moi l’idée de vouloir étouffer la discussion sous une menace quelconque; mais 1l est temps enfin qu’on sache ce qu’on fait et que chacun connaisse la portée de ses paroles. Si les adversaires de l'Algérie ont la certitude que leurs attaques doivent, dès à pré- sent, ouvrir les yeux au pays, le détourner de la voie, mauvaise selon eux, dans laquelle il est engagé, et lui éviter des sacrifices en pure perte, qu'ils parlent. Si, au contraire, ils n’espèrent pas faire partager actuel- lement leurs convictions à la France, qu'ils se taisent; car ce n'est que par la certitude d’un résultat décisif qu'on peut justifier des discours ou des écrits dont le premier et inévitable effet est, je le répète, de faire verser du sang. J'ignore ce que l'avenir nous réserve; mais assu- rément si un honteux abandon devait être un jour le dénouement de cette grandiose tentative faite de l’autre côté de la Méditerranée, les adversaires de l'Algérie pourraient revendiquer une large part dans ce triste résultat. DEUXIÈME PARTIE. CIRCONSTANCES PHYSIQUES ET CULTURE ARABE. CHAPITRE PREMIER. Circonstances physiques. La question agricole, envisagée en Algérie au point de vue de la colonisation, ne peut être restreinte au simple exposé des faits culturaux actuels. L’agricul- ture y est encore dans un état trop arriéré pour qu'on puisse atlacher à ces faits une haute valeur d’induc- lions. Afin de se faire une idée juste des ressources qu'offre le pays et de ce que pourra en obtenir une population européenne, active et intelligente, il est nécessaire, je crois, de se reporter à ce qui se passe dans des contrées offrant une grande analogie de cli- mat, de sol et de position avec notre colonie. C’est là, ce me semble, le seul moyen de résoudre des questions importantes, et jusqu’à ce jour encore controversées. On a blâämé cette manière de procéder ; c’est cepen- dant la seule rationnelle dans le cas présent, et elle 112 COLONISATION ET AGR CULTURE DE L'ALGÉRIE. offre des garanties d’exactitude, pourvu que les rap- prochements soient justes. Je tâcherai done, avant tout, de constater fidèle- ment les circonstances physiques de l'Algérie qui influent le plus puissamment sur Pagriculture et lui impriment un cachet spécial; puis, après l'exposé de ce qui s’y pratique actuellement, j'essaierai d'indiquer ce qu'on pourra y faire, en me basant sur les faits agricoles des contrées analogues. SECTION 1. — Relief du terrain. Pour l'intelligence de ce que j'ai à dire sur le climat et la culture, je dois ici reproduire très sommaire- ment des données fort connues sur la configuration du sol en Algérie. On sait que ce pays est formé de deux parties bien distinctes: au nord une zone montagneuse et de lar- geur variable, c'est la partie habitée, nommée Tell par les indigènes ; au midi le désert sur une profon- deur inconnue. On sait que deux grandes chaines de montagnes, à peu près parallèles à la côte, le yrand et le petit Atlas, couvrent la majeure partie de la surface du Tell et en font une contrée essentiellement montueuse, coupée dans tous les sens par les chaines principales et leurs nombreuses ramifications, et sillonnée d’une foule de gorges et de vallons, qui servent à l'émission PARTIE ÏT, — CULTURE ARABE, 113 des innombrables cours d’eau descendant de ces mon- tagnes. On sait de même que, sur plusieurs points, les vai- lées s’élargissent ou plusieurs vallées se réunissent ensemble et forment de belles et vastes plaines comme celles de la Seybouse, de Touélat, des Abd-el-Nour, de Sétif dans la province de Constantine; la plus célè- bre de toutes, celle de la Mitidja, et la plaine du Chéliff dans la province d'Alger ; enfin, les plaines de la Mina, de l'Hik-hil, d'Habra et du Sig ; celles d'Éghris et de Froha, de Tlélath et de Méléta dans la province d'Oran. Celles de ces plaines qui sont situées à peu de dis- tance de la mer n’ont qu'une faible élévation et offrent en général une surface sensiblement plane. Les plaines de l’intérieur sont plus élevées, et peuvent être consi- dérées comme des plateaux de moyenne hauteur. Leur surface est d'ordinaire plus ou moins ondulée. L'Atlas, dont la plus grande altitude mesurée, le Miltsin, haut de 5,564 mètres au-dessus du niveau de la mer, se trouve dans le Maroc, s’abaisse en avan- çant vers l’est, et se termine en collines dans la régence de Tunis. Il conserve, en Algérie, une hauteur moyenne dont le point culminant ne dépasse pas 2,200 mètres et se trouve dans le Jurjura, chainon oriental du petit Atlas. Les sommets de 4,000 à 4,500 mètres sont assez nombreux dans tout le pays. Les montagnes de l'Algérie présentent peut-être moins que celles des contrées méridionales de l'Eu- rope ce caractère particulier qui distingue en général 1, 8 114 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. ces dernières, ces pentes roides et abruptes, ces crêtes saillantes, ces ravins el ces gorges profondes à flancs ver- ticaux et déchirés. Sans doute tous ces accidents s’y rencontrent aussi, mais à un moindre degré qu'en Espagne et dans notre midi. J'ai trouvé de la ressem- blance, sous ce rapport, entre les montagnes de l’Algé- rie et celles de la Corse. En parlant du sol, je ferai voir que, dansles deux pays, ce fait tientaux mêmes causes. Le massif du petit Atlas et les plames et vallées qu'il renferme sont les parties les plus habitées et les plus habitables. L'intervalle qui sépare ce massif de la chaine du grand Atlas est une vaste plaine sablon- neuse, sillonnée par quelques ramifications transver- sales des deux chaines et par plusieurs cours d’eau qui, la plupart, viennent alimenter des lacs ou marais salés, situés au centre de cette plaine, appelée dans l’ouest désert d’Angad, et ailleurs petit désert. De l’autre côté du grand Atlas, se trouve le Sahara dont la première zone, sur une étendue inconnue, est encore habitée, grâce à quelques cours d’eau et fon- laines, et constitue les pays de Bisearra, Tuggurth, El-Agouath, Aïn-Madhi et le Beled-el-Djerid. SECTION II. — Climat. Ÿ 1. Température. Située entre le 54° et le 57° de latitude nord, bornée d'un côté par la Méditerranée, de l'autre par le Sahara (PARTIE II, — CULTURE ARABE, 115 dont elle est séparée par les montagnes, l'Algérie possède ce climat particulier aux zones peu éloignées des tropiques. Ce n’est pas le elimat des tropiques, mais ce n'est pas non plus le climat des zones tempérées. Lorsqu'on jette les yeux sur le tableau des observa- tions météorologiques faites sur quelques points de l'Algérie, notamment sur le littoral, ce qui frappe au premier abord est cette remarquable égalité de tempé- rature qui y règne pendant toute l’année et dont le relevé suivant fournit la preuve” : Température Température Température VILLES. ANNÉES. moyenne la plus élevée la plus basse en degrés centig. en degrés centig. en degrés centig. 1837 219 45 31° 25 109 » 1838 D 7 gl. © S1 25 19 » Alger. . 1839 22 T6 32 90 AU 1841 22) 11 32 10 » Oran. . 1841 16 69 28 75 5 79 Bône . . 1841 21 75 5 Cale - 0 5 Ces observations ont été faites à l'heure de midi, c'est-à-dire dans un moment déjà fort chaud de Ja journée. Si l’on peut en induire que la température moyenne exacte, celle qui résulterait d'observations faites trois fois par jour, serait un peu plus basse, tout porte à croire que les relations resteraient les mêmes, (1) Il est à peine nécessaire de dire que les chiffres des tempéra- tures les plus basses sont, comme les autres, au-dessus de zéro. 116 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, et ces relevés suffisent pour constater le fait que je viens d'énoncer. Cette égalité de température ressort d’une manière plus claire encore des relevés de la température moyenne pendant chacune des quatre saisons de l'an- née. Ainsi, à Alser, pendant les quatre années men- tionnées, la température moyenne des trois mois d'hiver, décembre, janvier et février, a été de 47° 82; celle des trois mois de printemps, de 49° 54 ; celle de l'été, de 26° 45 ; enfin, celle de l'automne, de 25°. A Bône, cette même température, observée, 1l est vrai, pendant une seule année, a été, pour l'hiver, de 414; pour le printemps, de 49° 75; pour l'été, de 29° 5; el pour l’automne, de 25° 4. À Oran, nous trouvons, pendant l'hiver, une 1em- pérature moyenne de 41° 55; de 15° 85 pendant le printemps; de 22° 48 pendant l'été, et de 47° 45 pen- dant l'automne. Ces observations n’embrassent, il est vrai, surtout pour les deux dernières villes, qu'une période trop courte pour que les faits qui en résultent puissent donner lieu à des inductions exactes. On le voit notamment en ce qui concerne Oran. II est reconnu, en effet, que cette ville a un climat plus chaud de 2 à 5° environ que Bône et Alger, tandis que le contraire a eu lieu en 4844. Toutefois, le fait général que j'ai énoncé n'en subsiste pas moins, car il a été constaté par tous les voyageurs qui ont visité la Barbarie, ARTIE 11, — CULTURE ARABE. 117 Le savant Schaw disait déjà, il y a près d’un siècle : « On y jouit d'un air fort sain et tempéré qui n'est ni trop chaud ou étouffé en été, ni trop vif ou trop froid en hiver. Pendant douze ans que j'ai demeuré à Alger, je n’ai vu que deux fois le thermomètre à la gelée, et alors toute la campagne fut couverte de neige; je ne Pai vu non plus au grand chaud que lorsque le vent venait du Sahara. Les saisons se succèdent les uncs aux autres d’une manière insensible. » L'abbé Poiret, dans son voyage en Barbarie, et William Shaller font la même remarque. Il est à peine nécessaire de dire que ce caractère particulier du climat du littoral algérien ne se retrouve pas au même degré dans le reste du pays. Comme par- tout, la température moyenne s’abaisse en raison inverse de l'élévation des lieux. Comme partout aussi, certaines expositions, la présence d’abris et l’éloigne- ment de la mer donnent lieu à des extrèmes plus con- sidérables dans la température. Dans les plaines et les plateaux de l'intérieur, élevés à moins de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, il paraïtrait que la température moyenne de l’année est la mème que sur la côte; si l'hiver y est un peu plus froid, l'été y est, en revanche, un peu plus chaud. À Constantine qui, à la vérité, est à 659 mètres au- dessus du niveau de la mer, la température moyenne est déjà notablement plus basse, quoique les chaleurs y soient aussi fortes et mème parfois plus fortes que sur la côte, La comparaison ci-jointe, résultant d’ob- 118 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. servalions faites à Constantine et à Alger, en 1858, le fera ressortir d’une manière incontestable. Température moyenne en degrés centigrades , oo SAISONS. ü À CONSTANTINE. A ALGER, HivOr ee re: 19° 27 199 3 Printemps . . . . 12707 20 41 HN AL | DOS 24 3 Automne: 16%: 49:17 23 95 Malgré la grande chaleur de lété, la température moyenne n'était que de 47° A9 à Constantine, tandis qu'elle était de 22°, dans la même année, à Aloer. J’ajouterai que les transitions y sont plus subites, que les vents y changent plus brusquement, et que leur effet sur la température y est plus immédiat. Il en est de mème des plateaux de Sétif, Hamza, Mascara et autres. Les plateaux situés entre 700 et4400 mètres d'éléva- tion au-dessus du niveau de la mer jouissent d’un climat à peu près semblable à celui du centre méri- dional de la France. Médéah, qui est à 4100 mètres d’élévation, voit réussir toutes les cultures de la partie centrale de notre pays. À Millianah, qui est à 900 mètres, mais, à la vérité, parfaitement abrité au nord, les oliviers et mème les orangers viennent en pleine terre. Du reste, la température de ces deux villes est très variable, Les chaleurs y sont aussi fortes, mais moins constantes que sur la côte. PARTIE 11. — CULTURE ARABE. 119 Les grandes plaines peu élevées et abritées au nord offrent un climat plus chaud que celui de la côte. II en est ainsi de la partie de la Mitidja abritée par le Sahel d'Alger et de Coléah. Il en est encore ainsi de la plaine ou plutôt d’une portion notable de la vallée du Chéliff, des plaines de l'Hil-Hil, de la Mina, de l'Habra, du Sig, de Tlélath, de Méléta. Quant au petit désert et au pays de Biscarra, Tug- gurth, ete., 1ls participent jusqu'à un certain point du climat brülant du Sahara, quoique le vent du nord et du nord-ouest, en y pénétrant encore, les rende habitables sur tous les points qui ne sont pas privés d’eau. « De l’autre côté de l'Atlas, dit Desfontaines, c’est- à-dire à 400 ou 500 kilom. de la côte, on éprouve une température fort différente. Ces contrées brülantes ne sont presque jamais rafraichies par les pluies, et les sables, sans cesse échauffés par l’ardeur du soleil, entretiennent une vive chaleur. Pendant les mois de janvier et février 4784 que je passai dans le désert, le thermomètre se soutint à l'ombre, au milieu du jour, à 49 et 20° centigrades; 1] monta même jusqu'à 50°. Les orges étaient en épis et l'on en fit la récolte en mars. Les chaleurs y sont excessives en été, et les habitants abandonnent leurs maisons pour chercher la fraicheur dans leurs jardins, à l'ombre des dattiers. » 120 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Û 2. Vents. De tous les vents, le plus fréquent est celui du nord- ouest qui souffle pendant près du tiers de l'année, sur- tout au printemps, en automne et en hiver, et qui est aussi le plus violent. Puis viennent ceux du sud-ouest. Les vents d'est, nord-est et sud-est, sont plus rares et surtout moins forts. Quant aux vents du sud, le fameux Æhamsin ou sémoun des Arabes, il ne souffle guère que six à huit fois dans l’année et ne dure que trois jours au plus sur la côte; mais dans les plaines de l'intérieur et principalement de l’autre côté de l'Atlas, il est plus fréquent et surtout plus violent. Son apparition s'an- nonce par un brouillard sec et rougeätre qu'on sup- pose avec raison dù à la poussière qu'il a enlevée aux sables du désert. Les vents du nord, nord-ouest et nord-est abais- sent la température dans Pintérieur comme sur la côte, et amènent ordinairement de la pluie pendant la saison froide. Les vents d’est, de nord-est et de sud- est, de même que ceux d’ouest et de sud-ouest, pro- eurent du beau temps et font monter le thermomètre. Quant au vent du sud, il élève la température sou- vent de 8 à 40° lorsqu'il est violent, et il rend l'atmo- spère si lourde que la respiration en est rendue diflicile. Mais, dans l'Algérie proprement dite, 1l n'a pas sur les hommes et les animaux cette action terrible qu'on PARTIE IL. — CULTURE ARABE. 121 lui a reconnue dans le grand désert et en Égypte : pour se garantir de son influence, il suffit de se mettre à l'abri et de rester tranquille. Sur toute la côte, et jusqu'à une grande distance dans les vallées qui débouchent à la mer, la brise de mer, qui souffle assez régulièrement par les temps de calme, depuis dix heures du matin jusque vers quatre heures du soir, rafraichit notablement l'atmosphère dans les moments les plus chauds de la journée, et fait que, contrairement à ce qui devrait avoir lieu, la température est très souvent plus élevée entre neuf et dix heures du matin que vers le milieu du jour. Les mois de décembre, janvier et février offrent à Alger à peu près la même température que les mois d'avril et de mai sous le climat de Paris, excepté que les gelées blanches y sont peut-être plus rares, du moins sur la côte, quoiqu'il y ait, en général, un abaissement assez considérable de température pen- dant la nuit. 3. Climats similaires. Si maintenant on veut rechercher des points de comparaison avec le climat d'Alger, sous le rapport de la température, on en trouvera un grand nombre dans les deux hémisphères. M. de Humboldt, dans son tableau des bandes isothermes, place Alger à peu près sur la mème ligne que Funchal (ile de Madère) qui est à 4° plus au sud. Voici les chiffres qu'il donne 122 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. et qui coïncident d'une manière remarquable avee les relevés météorologiques obtenus plus tard. Température Température Température VILLES. moyenne. moyenne du mois moyenne du mois de l'année. le plus chaud. le plus froid. Funchal. . . .. 209 8 24 ,2 172 8 Alger) #97 su: 2 UN | 28 2 15 6 Funcehal doit à sa position insulaire une tempéra- ture plus égale encore que celle d'Alger. De ce quon sait, on peut déjà conclure que l'en- semble de l'Algérie, le petit et le grand-désert à part, jouit à peu près de la même température que l'Anda- lousie, que les Canaries, que le Chili et une partie du Pérou, que le sud du Brésil et les pays riverains de la Plata, que les hauts plateaux de l'Amérique centrale et les plateaux moyens du Mexique. Un peu moins chaude en été, elle est aussi moins froide en hiver que les États méridionaux de l'Union américaine. Ÿ 4. Pluies et rosées. Les observations bien faites ne sont pas encore assez nombreuses pour qu'on puisse déterminer d'une ma- nière exacte le caractère du climat algérien, sous le point de vue hydrométéorologique. Comme partout, il y a d’ailleurs sous ce rapport, pour les diverses loca- lités, de très grandes différences occasionnées par les eaux courantes ou stagnantes, la configuration du ter- PARTIE II, — CULTURE ARABE. 123 rain, la végétation, ete. Cependant, des faits connus, on peut déjà conclure qu'en général l'Algérie a, comme l'Espagne, un climat à pluies automnales et printa- nières; que toutefois, dans les montagnes, l'été, sans ètre pluvieux, est moins see que sur la côte. Ajoutons que même, dans cette dernière zone, les pluies sont moins rares en été que dans beaucoup de nos contrées méridionales de l'Europe. Le relevé suivant en est la preuve : ALGER, ORAN, BONE, moyenne de 4 ans. 1841. 1841. JOURS DE JOURS DE JOURS DE A, | | couvert.| jpluie. |couvert.| pluie. |couvert.| pluie, 11 (o +] Jasviers 8: 8 | Février. | Jileks 1. | AOÛ 8 à. Septembre. . . Octobre. . . Novembre. . Décembre. . . . D O0 Ot mm ©} Hi Hs © , 2 5 2 1 0 0 72 6 6 9 Totaux": On voit qu'à Alger, dans une moyenne de quatre années, il y a eu, en avril, 5 jours de pluie ; en mai, 124 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. 2; en juin, À; en septembre, 2; en octobre, 6; en juillet et août, une fraction. En 4840, année sèche, il est tombé, en avril, 0",042 d’eau ; en mai, 0",047 ; en juin, 0°,026; en juillet, 0",002; en août, point ; en septembre, 0,058. Oran, placé sur une plage aride, a un climat plus sec que celui d'Alger. Bône, au contraire, siluée près des montagnes boisées de l'Edough et au débouché de la riche plaine de la Seybouse, jouit d’une somme plus grande d'humidité atmosphérique. Les quantités totales d’eau tombée ont été, à Alger, moyenne des trois années 4859, 1840 et 4841 inclu- sivement, de 0,585 ; à Oran, en 4841, de 0",544; à Cherchell, même année, de 0",669 ; à Bône, tou- jours en 48/1, de 4" ,408. À Constantine, en 4858, la quantité d’eau a été : Janvier. . . . .. 18 millim. Février. . ..%. ."149 Mars: 24 AREA CDR ANT EUC ERTAR Mai.. L . . . . L 2 JUMP PR Pda Juillet. Er AOÛE. dc AE 2e 13 Septembre. . . . 18 Oclohre. 5. 78 Novembre. ... 166 Décembre. . . . 408 Total. . . 1,208 On voit ici la confirmation de ce que je disais plus haut sur le climat des parties montagneuses de l'AI- PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 125 série. Non-seulement la quantité d’eau tombée y est plus considérable que sur la côte, mais encore la ré- partition en est plus égale dans les diverses saisons de l’année, et c’est presque un climat à pluies d'été. En prenant pour 400 la quantité totale d’eau, on trouve, en effet, qu'il en est tombé 59,5 en hiver, 29,8 au printemps, près de 14 en été, et 49,8 en automne. On sait qu’à Paris la répartition est la suivante : hiver, 25,4; printemps, 48,5; été, 25,1 ; automne 55,5. Mais, comme la quantité annuelle d’eau qui tombe à Constantine est à peu près double de celle de Paris, il en résulte qu'il tombe dans les deux localités un volume presque égal d’eau pendant l'été. Du reste, le nombre des jours sereins qui a été, en moyenne, de 240 par année, à Alger, pendant einq ans, à Bône de 456, et à Oran de 255 en 1841, indique assez que ces pluies doivent être fortes, comme le sont d'ordinaire les pluies des contrées méridionales. Suivant le docteur Schaw, il tombe à Alger, année commune, de 0",750 à 757 d’eau. Il ajoute que, dans les années 4725 et 1724 qui furent des années sèches, il n’en tomba que 0,650; mais qu'en revanche, en 4750, il en tomba 0",850, et qu’en 4752 il en tomba même 4 ",200. On sait qu’à Paris la quantité annuelle de pluie n’est que de 0",550, quoiqu'on y compte 454 jours pluvieux. Outre la pluie, il existe encore une autre cause d'humidité qui agit puissamment sur la végétation en Algérie; je veux parler des rosées extrémement 126 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, abondantes qui, pendant toute la belle saison, dès le coucher du soleil, rafraichissent le sol et les plantes autant que pourrait le faire une petite pluie, Quoique fort chaud, le climat de l'Algérie est donc plus favorable à la culture que beaucoup d’autres moins méridionaux, plus favorable notamment que celui d’une grande partie de l'Espagne et de la Pro- vence. On n'y voit presque jamais ces sécheresses de enq et six mois consécutifs qui désolent ces contrées et dont l'effet est augmenté encore par les vents dessé- chants du nord et du nord-ouest qui y soufflent fré- quemment pendant l'été. M. Desfontaines avait déjà fait la même remarque, et 1l mettait le climat de l'Algérie bien au-dessus de celui de la régence de Tunis, notamment en ce qui concerne la quantité et la répartition des pluies. II attribuait avec raison cette différence principalement à lélévation plus grande des montagnes et au nombre plus considérable des cours d’eau, circonstance qui ne peut, en effet, manquer de procurer à l'Algérie une plus grande quantité d'humidité atmosphérique. Mais il est à croire que ce ne sont pas là les seules causes et que la position de l'Algérie, relativement à l'Océan et au Sahara, influe également sur cet effet. Plus rappro- chée de l'Océan que Tunis, elle en éprouve plus forte- ment l'influence, tandis que, séparée du désert par des massifs de hautes montagnes, elle n’en reçoit les vents que très affaiblis. A l'exception des vents d'est, sud-est et sud, tous les autres apportent en Algérie, sinon la PARTIE II, — CULTURE ARABE. 127 pluie, du moins un air chargé de vapeurs aqueuses, car tous passent ou ont passé sur la mer avant d'y arriver. C’est à cette circonstance, de même qu'aux nom- breux cours d’eau et à la végétation qui couvre tout le sol, qu'il faut probablement attribuer aussi l'abon- dance des rosées pendant la belle saison. $ 5. Orages. Un fait qui distingue également le climat algérien de beaucoup d’autres, et que révèle suffisamment le peu de variations du baromètre, c’est l'absence pres- que générale d’orages. Point de ces ouragans qui déso- lent les contrées de la zone torride, point de ces grèles et de ces pluies tropicales qui ravagent en quelques heures d'immenses superficies dans les pays méridio- naux de l'Europe. Des vents presque constants et qui purifient l'air, des pluies en général assez abondantes, mais les uns et les autres sans cette force qui les rend dévastateurs, tel est le caractère du climat algérien. Les plus grandes variations du baromètre observées à Alger ont été de 25 millimètres en 4857, de 56 en 4858, de 45 en 1859, et de 28 en 4841, moyenne, 52. Cette circonstance, qui touche assez peu l'homme des villes, a une immense importance aux yeux du cultivateur. Il est telle zone en France, surtout dans le midi, où les terres riches et fertiles sont néanmoins à peine cultivées et ont peu de valeur, parce que, sur trois années, 1] y en a au moins une où les récoltes 128 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. sont détruites plus ou moins complétement par ces causes. Ainsi, chaleur modérée, quantité suffisante d'hu- midité atmosphérique, répartition de cette quantité, sinon la plus favorable possible, du moins meilleure que dans beaucoup d’autres contrées ; enfin, absence d’orages : tels sont les caractères principaux du climat de l’Alpérie. \ 6. Salubrité. Il me reste maintenant à examiner brièvement ce climat sous le point de vue de la salubrité. Sur ce point comme sur d’autres, on a été trop loin dans l'éloge et dans la critique. L'Algérie, sous le rapport de la salubrité et considérée dans son en- semble, ne vaut pas mieux que beaucoup d’autres contrées situées sous une latitude à peu près sembla- ble; mais elle n’est inférieure à aucune, et elle est supérieure à plusieurs localités, situées cependant beaucoup plus au nord. Les maladies inflammatoires de la tête et des orga- nes digestifs y règnent comme dans {ous les pays chauds, et attaquent principalement les personnes qui font abus des boissons spiritueuses. À part la chaleur et les causes locales d'insalubrité, la différence de température entre le jour et la nuit, différence qui s'établit brusquement au coucher du soleil, serait seule déjà une cause de maladie. Si les eaux stagnantes produisent de mauvais effets PARTIE IT, — CULTURE ARABE. 129 sur l'homme, mème sous le ciel froid de la Hollande, à plus forte raison doit-il en être ainsi en Afrique. Et malheureusement l’incurie des habitants et du pré- cédent gouvernement ont laissé mulüplier à Pinfini ces causes puissantes d'infection. L’embouchure de la plupart des rivières a été obstruée par des sables qui ont fait refluer les eaux dans l'intérieur et ont trans- formé plusieurs portions de la côte en marécages. Dans les grandes plaines, les matières solides transpor- tées par les eaux, lors des crues, en exhaussant ou obstruant le lit des rivières, les ont forcées à se dé- verser sur leurs bords, d’où elles ont envahi une éten- due plus ou moins considérable de terrain. Comme ces bords sont généralement exhaussés par l'effet des sédiments que les eaux y ont déposés et de la végéta- tion active qui s’y déploie, une partie des eaux qui ont dépassé ces digues naturelles ne peut plus rentrer dans la rivière lorsque l’inondation a cessé. Elles cou- vrent de vastes espaces le long de presque tous les cours d’eau qui sillonnent les grandes plaines, et l’éva- poration seule peut en débarrasser la terre. Il n’y a pas jusqu’à quelques travaux bien impar- faits, établis par les Arabes dans un but d'irrigation, et qui consistent généralement en barrages élevés en travers de certains cours d’eau, qui n'aient contribué encore à étendre la superficie inondée. Je mai pas à traiter ici l’importante question des desséchements qui se lie d’une manière si intime à celle de la colonisation. Cependant, comme je me suis L 9 130 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. occupé, à diverses reprises et d'une manière pratique, de cet objet, il me sera permis de dire ici que la plu- part des marais que j'ai visités dans l'Agérie m'ont paru d’un desséchement facile, et j'ajouterai mème peu coûteux, s'il est fait par des hommes expérimentés et qui sachent travailler avec économie. Et quant à quelques marais d'un desséchement sinon impossible, du moins trop difficile et trop eoù- teux pour le résultat à obtenir, la plantation de leur pourtour et de toutes les parties hors de l’eau, en es- sences qui affectionnent les terrains humides, dimi- nuera notablement les effets pernicieux de la stagna- lion des eaux, en même temps qu'elle contribuera puissamment à l'exhaussement du sol. Je reviendrai, du reste, sur ces questions en par- lant des plantations et des arrosages. Mais je dois signaler ici un fait qui m'a frappé et qui me parait important. Je n'ai remarqué nulle part, dans les ma- rais de l'Algérie que j'ai visités, cette odeur infecte que j'avais sentie non-seulement dans plusieurs ma- rais du midi de la France et de la Corse, mais encore dans plusieurs localités marécageuses de la Hollande, odeur qui accuse ce que les Italiens appellent l'aria cattiva. A la vérité, des parties basses de la Mitidja et de quelques autres points, s'élève, après le coucher du soleil et par les temps de ealme, un brouillard puant qui persiste jusque vers sept et huit heures du matin et qui a tous les caractères de l’aria cattiva. Mais, PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 131 même dans ces localités, aucune odeur ne révèle, pen- dant le jour, la présence des marais. On peut y séjour- ner impunément pendant tout le temps où le soleil est au-desssus de l’horizon, et on pourrait se garantir de l'influence pernicieuse des eaux stagnantes, dans toutes les parties marécageuses de l'Algérie, en ayant soin de ne pas sortir après le coucher et avant le lever du soleil. Une autre précaution aussi utile, non-seulement dans ces localités, mais encore dans tout le reste du pays, c’est de ne jamais sortir le matin à jeun. Il est également nécessaire de se bien couvrir la tête et surtout l'abdomen, autant contre la chaleur du jour que contre la fraicheur de la nuit. Un vêtement supplémentaire, un burnouss, par exemple, est indispensable aux personnes qui ne peu- vent rentrer chez elles avant le coucher du soleil. Dans les localités malsaines, l'usage du tabac à fumer est recommandé avec raison, surtout le matin et le soir. Enfin, l'usage fréquent du café chaud ou froid, et de l’eau de riz, comme boissons, pendant la saison chaude, de même que l'emploi des épices, pour rem- placer les spiritueux, sont autant de moyens indiqués par l'expérience et faisant partie d’une bonne hygiène. En résumé, l'Algérie, malgré l’état d'abandon dans lequel elle se trouve aujourd'hui, peut passer avec raison pour un pays sain parmi les contrées chaudes. Cet avantage, elle le doit principalement, je crois, à 132 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, cette agitation constante de l'air que j'ai déjà signalée, et qui résulte, d’une part, de sa position entre le Sa- hara, l'Océan et la Méditerranée; d’une autre, du massif de hautes montagnes qui la couvrent, du grand nombre de cours d’eau qui la sillonnent et de l'abon- dante végélalion qui pare son sol. SECTION III, — Sol. Le titre seul de ce paragraphe indique assez que je n'ai nullement l'intention de le traiter d'une manière scientifique. Je n’envisagerai la question que sous le point de vue agricole. La divergence d'opinions a été peut-être plus grande encore pour le sol que pour le climat. Tandis que les uns rappelaient que l'Afrique avait élé pendant long- temps l’un des principaux greniers de Rome, et aflir- maient qu'aux mains d’une population laborieuse et intelligente elle pourrait encore aujourd'hui remplir le mème rôle à l'égard de la France, d’autres assu- ‘aient, d'une manière non moins positive, que le sol de l'Algérie était épuisé par dix siècles de barbarie et d'abandon. Je laisserai de côté l'histoire et les inductions qu’on a cru pouvoir tirer de la barbarie et de l'abandon pour ne m'attacher qu'à quelques faits scientifiques bien connus, et surtout aux faits agricoles actuels. Ce sont là des bases bien autrement incontestables pour le sujet qui nous occupe. PARTIE 11, — CULTURE ARABE, 133 \ 1. Formations géologiques. Presque toute la partie connue de l'Algérie appar- tient aux terrains de transition, secondaire et tertiaire; en d’autres termes, toutes les roches y sont de for- malion assez récente, et la plupart sont des roches de sédiment. Or, on sait que le sol, résultant de la dé- composition de ces roches, est en général plus riche que le sol produit par la décomposition des roches cristallines. Celles d’entre les premières qui donnent lieu aux terrains les plus féconds semblent précisément être les plus répandues dans la partie de l'Algérie que nous oc- cupons ; ce sont des calcaires d'espèces très variées, de- puis les calcaires grossiers tertiaires jusqu'aux marbres fins ; des marnes argileuses, des dolomies, des schistes argileux, calcaires, talqueux ; des roches gypseuses, du gneiss, ele. Il est un autre fait que j'ai déjà signalé et qui prouve encore mieux la richesse du sol algérien, c’est que la plupart des montagnes ont conservé, sur leurs flancs et même sur leurs sommets, une épaisseur assez notable de terre. Nulle part je n'ai vu de ces immenses chaines de montagnes pelées, comme, malheureusement, nous en avons dans tout le midi de la France. Cette circonstance tient non-seulement à la nature des roches dont la décomposition a donné lieu à des 134 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. croupes arrondies et à des pentes peu inclinées, mais elle est due encore à cette absence ou plutôt à cette rareté des cultures, en un mot, à cet abandon que les adversaires de l'Algérie ont cru pouvoir signaler comme une circonstance qui a dù enlever au sol son antique fertilité. L’abandon, ou, en d’autres termes, l'absence de cultures, est, en effet, une cause presque constante de fertilisation pour la terre. Le sol, aban- donné à lui-même, se couvre de plantes dont les restes, en se décomposant sur place, augmentent annuelle- ment l'épaisseur et la richesse de la couche végétale. La terre reste fermée. Un épais tissu de racines et de tiges la défend, sur les pentes, contre l'érosion des eaux. La culture, au contraire, en ouvrant le sol plusieurs fois l'an et en l’ameublissant, en rend plus facile le lavage par les pluies. C’est par la culture que les mon- tagnes jadis boisées de la Provence et du Languedoc se sont vues peu à peu dépouillées de toute leur terre, et, par suite, de leur végétation, au profit des plaines infé- rieures et du rivage de la mer, où les dépôts succes- sifs, amenés par les rivières et les torrents, ont formé ces immenses lagunes qui bordent et infectent nos côtes de la Méditerranée. Ilest vrai que les Arabes brülent annuellement une partie des broussailles et des hautes herbes qui crois- sent dans les terrains vagues. Cette opération a dù nécessairement ralentir accroissement de la couche végélale ; mais elle n'a pas, comme les labours, mis le PARTIE IN, — CULTURE ARABE. 135 sol à nu, et la terre, sur les pentes brülées, a pu encore résister aux ravages des eaux. Les Arabes cultivent aussi ; mais, n'étant pas limités par l'espace, ils reviennent rarement deux ou trois fois de suite sur le mème terrain, où, d’ailleurs, les façons incomplètes et superficielles qu'ils donnent n'ameublissent qu'une faible quantité de terre. Cependantil est certain que l'Algérie serait beaucoup plus fertile et présenterait notamment une tout autre végétation forestière, si elle était restée quelques siècles déserte ou habitée seulement par un peuple tout à fait sauvage. Enfin, un dernier fait qui prouve de la manière la plus incontestable autant en faveur du sol qu’en fa- veur du climat, c’est le luxe de la végétation spontanée, même dans les parties où l'aspect de la terre ferait mal augurer de sa richesse. Je n’ai pas été aussi satisfait des cultures des Arabes. Il m'a semblé que les grains étaient en général ché- tifs, racornis, et avaient dù éprouver une dessiccation trop prompte avant l’époque de la maturation. J'avais peine à comprendre les chiffres de douze ou quinze fois la semence qu’on m'avait donnés comme les multipli- cateurs ordinaires des récoltes de froment et d'orge; mais ces chiffres s'expliquent par le peu de semence qu'emploient généralement les indigènes sur un espace donné ; et les défauts que je viens de signaler pour le grain s'expliquent également par les vices de la culture arabe : absence de fumure et absence de labours ; car 136 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. il est impossible de donner le nom de labour à l'opé- ration par laquelle ils grattent légèrement une portion de la superficie, en y traçant de petits sillons parallèles et en jetant la petite portion de terre, qui est ainsi détachée, sur la terre non remuée. Les escarpements que l’on voit fréquemment dans les montagnes, autour de Constantine, sont dus à la nature des roches calcaires qui constituent ces monta- ones; et là, néanmoins, on voit encore des talus adoucis et de vastes plateaux dont la végétation luxu- riante révèle assez la richesse du sol. La plupart des voyageurs modernes, ayant visité l'Algérie dans un but scientifique, sont d’accord sur la fertilité de l'Algérie. Shaw, Poiret et Shaller en parlent avec enthousiasme. Desfontaines dit, dans la préface de son ouvrage : « Le sol d'Alger, qui est composé presque partout d’une terre argileuse mêlée de sables et de débris de végétaux, est, en général, plus fécond que celui de Tunis. » 62. Nature du sol des diverses localités. En général, le sol argilo-calcaire semble dominer en Algérie. Il constitue le sol ou le sous-sol d’une nota- ble portion de la Mitidja et de la plupart des autres grandes plaines, formées, comme elle, par des allu- vions, le sol du massif d'Alger, des montagnes du petit Atlas, aux environs de cette ville, de celles des environs d'Oran et de Constantine, ete, Nulle part je PARTIE II, — CULTURE ARABE. 137 ne lui ai vu prendre ce degré de compacité qui en rend la eulture si difficile, dans plusieurs parties de la France. . Le sol de la belle vallée de la Seybouse, auprès de Bône, estcomposé en grande partie de sables quartzeux et micacés; néanmoins, il est assez compacte, assez frais et assez riche en matières organiques pour offrir les meilleures conditions à la croissance des plantes. Les environs de la Calle sont sablonneux. Malgré cela, la végétation y est active, et les arbres, surtout les chênes-liéges et autres, paraissent s’y complaire d'une manière toute spéciale. Il semble en être de même de toutes les parties du petit désert et de la première zone du Sahara qui sont arrosées par les cours d’eau descendus de l'Atlas. « Les bords du Sahara, dit Desfontaines, jusqu'à 200 ou 240 kilomètres au sud du mont Atlas, quoique rarement arrosés par les pluies, sont néanmoins fer- üiles en beaucoup d’endroits ; à la vérité, on y ré- colte peu de blé, mais le dattier y croît en abon- dance. Cet arbre précieux tient lieu de moissons aux habitants de ces contrées, et fournit presque entiè- rement à leur subsistance. La fertilité de ce sol sablonneux et en apparence si aride est due aux rivières et aux ruisseaux qui découlent des montagnes de l’Atlas. Ils se perdent dans les sables du désert, comme dans une vaste mer, pour reparaitre en divers lieux, où ils forment même des lacs d’une étendue considérable. » 138 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Ce que j'ai vu de plus pauvre en Algérie, à part quelques rampes abruptes et ravinées des montagnes, ce sont les environs immédiats d'Oran et quelques parties de la prande plaine située entre la Seybouse et la Maffrag. Les sommets et les pentes du Sahel d'Alger et de Coléah ont épalement un sol assez pauvre, mais par une autre cause. C’est ici le peu de profondeur de la couche vépélale, plutôt que sa constitution, qui cause cette pauvreté, quoique, du reste, la proportion d'ar- gile y soit peut-être trop forte. L'abondance des palmiers nains (chameærops humi- lis) est, suivant les Arabes, un indice certain de la pau- vreté du sol. Peut-être indiquerait-elle plutôt une terre forte, difficile à cultiver; peut-être aussi la diffi- culté que présente l’arrachage des touffes, souvent très grandes et tenaces, de cette plante, est-elle la véri- table raison qui empêche de mettre en culture les ter- rains où elle se trouve en abondance et dont elle déprécie la valeur. Cependant le sol rougeätre des environs d'Oran, qui est couvert de palmiers nains, est bien réellement infertile, et lorsque, s’avançant vers le sud du côté du Camp du figuier, on trouve la terre grisätre et fertile qui couvre les bords du Seb- gha et les plaines de Tlélat et de Méléta, on voit s'ar- rêler immédiatement les palmiers nains qui ne se rencontrent pas davantage au pied du Sahel, tandis qu'ils y couvrent les flanes et les sommets de presque touies les collines, PARTIE II. — CULTURE ARABE. 139 (3. Terrains salés. On a signalé, comme une cause d’infertilité pour certains points du territoire algérien, la quantité de sel marin qui s’y trouve mêlé à la terre. Quoique le sel paraisse très répandu dans toute la colonie, bien peu de terrains en sont affectés au point d’être rendus infertiles. Il n’y a, dans ce cas, en réalité, que les Sebgha et les Schott, ou lacs salés disséminés sur quelques points de l'intérieur. Sans oser rien affirmer à cet égard, je ne serais cependant pas éloigné de croire que le sel est, pour le sol de l'Algérie, plutôt une cause de richesse que de pauvreté. C’est du moins ce que semblerait prouver la belle végétation qui couvre les bords de plusieurs cours d’eau saumâtre. J'ai à peine besoin de dire qu’en Algérie, comme ailleurs, les plaines et les vallées ont le sol le plus riche. La composition même du sol donne lieu, en outre, à des différences notables sous ce rapport. Sans pouvoir indiquer d’une manière précise la fécon- dité relative des diverses portions de la colonie, je dirai cependant que les environs de Bône; le pays compris entre celte ville, Constantine et Philippeville ; les plaines ou plutôt les plages de Dpigelly et Bougie sur une vaste étendue ; la partie centrale et méridio- nale de la Mitidja ; la plaine du Chéliff, celles de la Mina, d'Eghris, du Sig et de l'Habra, ainsi que les contrées °40 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉLIF. qui environnent le Sebgha d'Oran et Tlemcen, passent pour les localités où le sol est le plus riche. En résumé, on peut dire que l'Algérie, prise dans son ensemble, est un des pays fertiles du globe. Néan- moins, il ne faut pas perdre de vue que, située sous le 56° de latitude, elle est dans des conditions où l'irri- galion change toutes les circonstances culturales, où la présence de l'eau donne au sol le plus pauvre une abondance de produelion inconnue, mème dans les terrains les plus fertiles du nord, et où son absence déprécie, dans la même proportion, la valeur des terres les plus riches naturellement. CHAPITRE IT. Culture arabe. Sans m'arrèler à la végétation spontanée, sur la- quelle je serai d’ailleurs obligé de revenir en parlant des herbages et des bois, j'aborde immédiatement l'agriculture arabe. SECTION I. — Caractères généraux de l’agriculture locale. Ÿ 1. Culture’des Arabes. Les Arabes font de la grande culture céréalifère. Les deux principaux produits de cette culture sont le PARTIE IE, — CULTURE ARABE 14 blé et l'orge. Puis viennent accessoirement quelques autres céréales, telles que le maïs, le sorgho, le millet à chandelles ou doura, des pois chiches, des lentilles, des féves, quelques navets et choux, du tabac et du lin, le mélouchié (corchorus olitarius), le gombaut (hibis- cus esculentus), enfin, une assez grande quantité de melons et de pastèques. Si l’on y ajoute un peu de pommes de terre, et, dans quelques localités, du chanvre, on aura toutes les plantes annuelles cultivées par les Arabes. Ÿ 2. Culture des Kabaiïles, Les Kabaïles, plus stables, habitant d’ailleurs les montagnes, s’'adonnent davantage aux cultures arbo - rescentes, de même qu'aux cultures potagères citées en dernier lieu. Il en est de même des Maures qui, à proprement parler, ne font que du jardinage. Ces cultures arborescentes comprennent l'olivier, le figuier, la vigne, les diverses variétés d’orangers et de citronniers, le grenadier, le jujubier, le caroubier, la plupart de nos arbres fruitiers, notamment les pru- niers, abricotiers, amandiers, pêchers, noyers, ceri- siers, pommiers et poiriers ; enfin, le palmier-dattier dans le sud. SECTION II. — Instruments aratoires et bétes de trait. Les animaux de trait sont Je mulet, le cheval et sur- 142 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. tout le bœuf. Les premiers tirent au moyen d'une espèce de bricolle, ou plutôt de collier fait avec une couverture de laine, un sac, où même avec des cordes contournant l’encolure. Une corde, en façon de trait, est fixée de chaque côté, et vient s'attacher à une per- che qui passe sous le ventre des deux chevaux ou mu- lets marchant l'un à côté de l’autre. A cette perche transversale est liée l’extrémité de l’age de l’araire, dans l’intervalle qui règne entre les deux bêtes. Chez les bœufs, cette mème perche joue le rôle de joug. Elle est fixée toujours transversalement sur la nuque des deux animaux, soit par une corde qui con- tourne la base des cornes, ou, plus fréquemment encore, par deux grandes chevilles perpendiculaires qui embrassent le cou de l'animal, formant ainsi une espèce de joug double de cou auquel on attache égale- ment l'extrémité de l'age, entre les deux bœufs. Cette perche est plus longue, mais moins lourde que nos jougs ordinaires. Le seul instrument aratoire des Arabes est l'araire ou dental, plus grossier, plus défectueux encore que celui usité dans le midi. Quelques-uns d’entre eux v ajoutent, m'a-t-on dit, une espèce de petite herse en bois, ou un simple fagot d'épines. Mais, pour la plu- part, cette addition est du luxe inutile. C’est avec ce moyen si imparfait qu'ils procèdent à la préparation du sol, pour les cultures mentionnées. On trouve, en outre, chez les Kabaïles, des pioches et mème quelques bèches. PARTIE II. — CULTURE ARABE. 143 J'ai déjà dit qu'on ne pouvait pas appeler labour la façon que donnent les Arabes à la terre. Les per- sonnes qui connaissent le dental du midi seront de mon avis, surtout si l’on ajoute qu'aucune adresse de la part de l’ouvrier ne vient atténuer, comme cela se voit chez nous, le mauvais effet de la défectuosité de l'instrument. Les sillons que tracent les Arabes ont de 5 à 40 centimètres de profondeur; ils sont séparés les uns des autres par des bandes de terre qui demeurent intactes, et que recouvre seulement et imparfaitement la terre remuée. Du reste, ces sillons ne sont presque jamais parallèles entre eux, et 1l ne peut en être au- trement par suite de la présence d’un nombre plus ou moins grand de souches, que l’araire, ne pouvant enlever, doit nécessairement contourner. Si j'entre dans ces détails, ce n’est pas que je pense que ce système puisse être suivi avec avantage par les colons, mais c'est afin d'expliquer l’exiguité du pro- duit qu'obtiennent les indigènes, et de prouver en même temps la bonté du sol et du climat. SECTION III, — Cultures diverses. \ I. Blé et orge. Dans le courant de juillet, d'août et de septembre, les Arabes mettent le feu aux broussailles de tous les terrains en général dont ils disposent, mais surtout 144 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. de ceux qu'ils destinent à la culture des grains. Quand les premières fortes pluies d'automne ont détrempé suffisamment la terre, c’est-à-dire vers la mi-novem- bre, ils répandent la semence à la volée sur la terre garnie d'herbe et des chicots et souches des broussail- les incendiées; puis, avec l’araire que je viens de décrire, ils tâchent de recouvrir la semence tant bien que mal, tout en donnant une culture au sol. Cette méthode est la plus ordinaire dans les terres faciles, déjà défrichées précédemment, et, par consé- quent, peu garnies de broussailles, surtout de pal- miers nains. Dans les autres, on donne le labour avant la semaille. Quelques cultivateurs soigneux don- nent un second labour pour enfouir la semence. La plupart s’en remettent à la pluie pour cette opération. C’est parmi les Kabaïles qu’on trouve la eulture la plus soignée. La simplicité de ce système explique comment une population minime peut néanmoins cultiver, en cé- réales, une très grande étendue de terrain dans des conditions quisembleraient exiger beaucoup de travail. On calcule qu'un Arabe laboure environ 40 ares de terrain par jour, et il y a trente à quarante jours propres au travail de préparation et de semaille. Le frement se sème, en général, à partir du 45 no- vembre jusqu'au commencement de janvier, dans les plaines et sur la côte. Dans la montagne, on commence et on finit plus tôt. L'orge se sème généralement plus lard; en décem- PARPIE IT. — CULTURE ARABE. 145 bre et janvier, dans la plaine; en novembre, dans la montagne. A.— Espèces et variétés cultivées. La seule espèce de blé cultivée dans toute l'Algérie est le blé dur (triticum durum), dont on rencontre néanmoins une foule de variétés qui, presquetoujours, sont mêlées ensemble dans le mème champ. Celles qui m'ont paru les plus répandues sont les blés de Ta- ganrock, d’Ismaël, la pétanielle blanche et rousse, le poulard bleu ou noirâtre, le blé corné ou de Barba- rie, etc. Nulle part, je n’ai vu de blé tendre. L’expé- rience a néanmoins prouvé qu'il réussit fort bien en Algérie. L’orge cultivée est l'espèce à six rangs (kordeum hexasticum) que nous nommons vulgairement escour- geon. Les Kabaïles et même quelques tribus arabes culti- vent aussi du seigle, mais en petite quantité compara- tivement au blé. B. — Moisson et dépiquage. Lorsque les blés et orges sont mûrs, les Arabes les coupent avec de petites faucilles à 50 ou 40 centimè- tres de terre, en font de petites gerbes qu'ils trans- portent à dos de mulet ou de cheval sur une aire battue ou dallée où elles sont dépiquées, c’est-à-dire foulées LE 10 146 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. aux pieds des chevaux, mulets et bœufs, comme cela se pratique dans le midi de la France. C.— Silos. Le grain, après le battage, est nettoyé au moyen du van, puis serré dans des silos, que les Arabes s’en- tendent assez bien à construire et qu'ils appellent mattmourah. Ces silos ont la forme d'une carafe, Ceux que j'ai vus pouvaient avoir de 5 à 4 mètres de profon- deur et2 de largeur dans la partie renflée. On les établit dans un terrain élevé, sec, assez compacte; ils sont creusés d'avance afin de rester quelque temps exposés à l’action du soleil. Avant d'y mettre du grain, on les garnit intérieurement d'une couche de paille. Aprèsle battage, la paille est entassée, tant bien que mal, aux environs du douar, et sert à la nourriture des chevaux et mulets. La quantité de semence que mettent les Arabes varie suivant la richesse du sol; elle est plus forte dans une bonne terre que dans une mauvaise. En général, cette quantité est minime et ne semble pas atteindre en moyenne un heetolitre par hectare, c'est-à-dire moins de la moitié de ce qu'on emploie habituelle- ment en France. Ce qui a pu faire croire qu'ils semaient dru, c’est qu'on a toujours puisé les renseignements à cet égard, comme sous le rapport de l’agriculture en général, dans les grandes fermes des environs des villes, fermes exploitées par des khammas ou métlayers, PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 147 Arabes auxquels le maitre fournissait la semence. Or, il était d'usage constant, parmi ceux-ci, d'en voler la moitié et même plus. 2. Riz. On m'avait assuré que plusieurs tribus arabes de la plaine du Chéliff faisaient également du riz. Je mai pu oblenir aucun renseignement positif à cet égard. Le seul fait certain que je connaisse est celui que j'ai déjà cité précédemment, l'introduction de cette eul- ture dans les environs de Constantine, et notamment dans la vallée de Hammam, par les soins de Salah- Bey. Aujourd hui cette branche est fort réduite. 3. Maïs, millet, pois, etc. Les féves, lentilles et pois chiches, cultivés en petite quantité par les Arabes et particulièrement par les Kabaïles, sont semés en même temps que le blé et l'orge. Quant aux maïs, sorgho et millet, on les sème au printemps, à partir du mois de mars. On ne les cul- tive, du reste, que dans les terrains arrosables, de même que les diverses plantes potagères que j'ai indi- quées plus haut. Je n’entrerai dans aucun détail sur la culture de ces plantes. Malgré l'importance du jardinage, je ne sau- rais ici m'en occuper avec quelques développements sans dépasser les bornes de cet ouvrage. En parlant 148 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, de la culture des colons, j'aurai soin d'indiquer les époques auxquelles doivent s'exécuter ici les opéra- tions agricoles les plus importantes. SECTION IV.— Assolement, fumure. J'ai à peine besoin de dire que nulle règle n'est observée par les indigènes pour la succession des di- verses récoltes dans le même terrain, en d’autres termes, pour l’assolement. On épuise un sol par une série de récoltes, après quoi on le laisse reposer indé- finiment. Dans les jardins mêmes, qui pourtant sont tous arrosés, les Maures et les Kabaïles n'ont d'autre soin que de faire succéder les plantes les unes aux autres suivant les saisons de l’année. Ajoutons que l'opération de fumer le sol est chose inconnue des indigènes. A part l'espèce d’écobuage qui résulte de l’incinération annuelle des broussailles et hautes herbes, opération faite d’ailleurs dans le seul but de procurer un bon pâturage au bétail et de détruire les insectes et reptiles nuisibles, la terre ne reçoit d'autre engrais que les excréments qu'y dépo- sent les animaux. Les Arabes ont cependant remarqué que les terrains qui en avaient le plus reçu étaient les plus productifs ; aussi recherchent-ils, pour la culture, les places où les troupeaux avaient coutume de se re- poser et de s’abriter du froid ou de la chaleur. Ce fait suffirait au besoin, s’il n’y en avait déjà mille PARTIE II. — CULTURE ARABE. 149 autres, pour réfuter l'opinion de quelques personnes qui prétendent que le fumier est inutile, voire même nuisible, en Algérie. SECTION V. — Cultures arborescentes. ( 1. Daitier. On sait déjà que le dattier est la plante par excel- lence des parties méridionales de l’Algérie. Les grandes plaines sablonneuses, qui s'étendent entre les deux chaines de l'Atlas et au midi de la seconde, doivent en grande partie au dattier la possibilité d’avoir des habitants. Le sol et surtout le climat de ces localités semblent convenir particulièrement à cet arbre. Ce- pendant, il paraïtrait que quelques arrosages, pendant les plus grandes chaleurs, lui seraient nécessaires, sinon pour vivre, du moins pour produire abondam- ment. Il en est de même de quelques façons données au pied de l'arbre. Le dattier croit dans toute la régence ; mais, hormis les contrées mentionnées, il ne donne que des fruits petits, secs et sans saveur. On attribue cette absence de qualité au manque de chaleur. Je ne veux pas affirmer que les dattes pourraient être aussi bonnes dans la partie nord de l'Algérie que dans le sud, mais j'ai lieu de croire que leur mauvaise qualité vient moins du climat que de l’absence ou de la rareté de pieds de mâle. On sait, en effet, que le dattier est dioïque, et l'opinion générale est que, lors- 150 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. que la fécondation n'a pas eu lieu ou a eu lieu d’une manière imparfaite, les dattes sont sèches et insipides. Les habitants du Beled-el-Djérid (pays des dattes), qui ont une longue expérience à cet égard, en sont telle- ment convaincus que, au dire des voyageurs qui les ont visités, ils pratiquent généralement la fécondation artificielle qu ils nomment dzukhar (féconilation). En mars et avril, à l’époque où les fleurs disposées en panieules rameusessortent de la spathe allongée qui les enveloppait, les Arabes, suivant Shaw, prennent un jet ou deux de la panicule du mäle et l'insèrent dans la panicule de la femelle, ou bien se servent d'une panicule entière du mâle dont ils secouent le pollen sur les fleurs de la femelle. | La même chose a lieu, dit-on, en Égypte. On assure que, pour la première de ces méthodes, un seul mäle suffit à la fécondation de cinq cents femelles. : Ce qui contribue à me faire penser que l'absence de fécondation est la principale cause de la mauvaise qualité des dattes dans le nord de l'Algérie, c'est qu'on en récolte de fort bonnes dans plusieurs parties de l'Andalousie, où le climat n'est certainement pas plus chaud qu'en Afrique. Le dattier est d'un grand rapport dans le Sahara, parce qu'il y est l'objet de grands soins, et il y est l'objet de soins, parce qu'il est là presque le seul végélal utile qui réussisse. Dans le reste du pays, la variété et l'abondance des autres produits ont fait négliger le dattier ; on n'en voit que quelques indivi- PARTIE II. — CULTURE ARABE. à Vi ÿl dus isolés cà et là et venus spontanément, mais nulle part on ne rencontre de plantation régulière. Il n’est donc pas étonnant que ses fruits y soient mauvais. Les Arabes du Beled-el-Djérid multiplient le dattier par semis de noyaux ou par les rejets qui naissent autour des vieux pieds. Ce dernier moyen est le plus usité, paree qu'il est le plus prompt. Tandis que les pieds venus de semis ne commencent à produire qu'à seize ou dix-huit ans, les rejets donnent déjà des dattes après six ou sept ans de plantation. Mais il faut, pour cela, qu'ils soient munis de racines et abrités du soleil pendant une quinzaine de jours, après leur mise en terres. . Le mois de mars est celui qu’on préfère pour la transplantation comme pour le semis. Si j'ai insisté sur ce sujet, c'est que, dans cet arbre, je vois un moyen pour nos colons d'utiliser cer- taines parties abritées, par conséquent très chaudes, de la Mitidja et des autres grandes plaines de l'Algérie. Les plantations de dattiers, faites dans ces lieux, au moyen de rejetons, présenteraient l'avantage mulliple d'ombrager, et, par conséquent, d’assainir le sol de ces localités, qui sont en général les moins salubres, et ensuite de donner plus tard un produit important sans empêcher cependant d'utiliser la terre, soit à des cultures annuelles, soit comme herbages. Enfin, on se créerait, pour un avenir plus éloigné, des ressources précieuses en bois, tant pour les constructions que pour le chauffage ; car on sait que le bois de dattier, 152 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, quoique d’un tissu lâche, est presque incorruptible, peut ètre employé très utilement comme poutres, solives, etce., et donne en brülant beaucoup de chaleur. C’est après trente ans de plantation que le dattier est dans toute sa vigueur. Dans les situations favora- bles, il donne alors, chaque année, de quinze à vingt régimes ou grappes, pesant de 6 à 9 kilogrammes chacune, c’est-à-dire de 420 à 440 kilogrammes de dattes. Cette force de végétation se prolonge pendant soixante à soixante-dix ans, puis elle s’affaiblit succes- sivement, jusqu'à ce qu'enfin l'arbre meure, ordinai- rement avant l’âge de deux cents ans. 2 et 3. Olivier et Fabrication de l’huile. L'olivier est, sinon pour les Arabes, du moins pour nous, le premier arbre de l'Algérie. L'olivier vient spontanément dans tout le pays et jusqu à des hauteurs de 700 à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer, comme aux environs de Médéah et de Mil- lianah. Du reste, si les Arabes négligent l'olivier ainsi que les autres cultures arborescentes, en revanche, les Kabaïles et les Maures s’en occupent et le cultivent, sans cependant savoir en tirer, à beaucoup près, tout le parti possible. Ainsi, presque nulle part cet arbre précieux n'est greffé, nulle part il n’est taillé ou fumé, et ce n'est que par exception qu'on le eultive au pied ou qu'on l'arrose, PARTIE II. — CULTURE ARABE. 153 Néanmoins, on récolte beaucoup d'huile en Afri- que; et, pour certaines tribus, comme celle des Issers, à l’est de la Mitidja, celles des environs de Bougie, Dgigelly, Tenez, ce produit constitue la source la plus importante de revenu. La fabrication de l'huile n’est pas mieux enten- due des indigènes que la culture de l'olivier. Gé- néralement, ils laissent pourrir à moitié les olives. Les Maures et quelques tribus kabaïles des environs des villes emploient des meules verticales pour les écraser, et des pressoirs très défectueux pour en extraire l'huile; mais, dans le reste du pays, on se borne à écraser les olives entre deux pierres ; le mare est jeté dans de grandes jarres remplies d’eau, puis comprimé à la main pour en extraire l'huile qui n’est obtenue, comme on le pense bien, qu’en très faible proportion. Cette huile si mal faite est conservée, soit dans de grandes jarres en terre, soit dans des peaux de boues cousues, tellement sales et imprégnées de ma- tières âcres que la meilleure huile s’y gâterait en peu de jours. Aussi l'huile d'Afrique ne convient-elle qu’à la fabrication du savon ou à la consommation des indigènes qui paraissent l'estimer d'autant plus qu’elle est plus rance. La plupart des montagnes, et en général tous les terrains qui ont été pendant quelque temps épargnés par le feu et la culture, sont couverts d’oliviers sau- vages, 154 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, La vue des olivettes aujourd'hui existantes et en rapport fait penser que les oliviers sont venus spon tanément. J'ai déjà dit que presque nulle part on ne greffe ces arbres, mais je dois ajouter qu'on rencontre, parmi les sauvageons, un grand nombre de sujets qui por- tent de magnifiques olives, égales pour la grosseur à la plupart des espèces cultivées de nos départements méridionaux. Rien n'autorise à croire que ces olives soient inférieures, pour la qualité ou la quantité de l'huile qu'elles rendent, aux olives cultivées. Le colon qui sera assez heureux pour posséder des sujets de ces variétés pourra donc se dispenser de la greffe. ( 4. Figuier. Après l'olivier, l'arbre le plus répandu, et qui semble le plus intéresser les indigènes, est le figuier dont les sauvageons couvrent également une grande partie du pays, ets’élèvent jusqu à 4200 et4500 mètres au-dessus du niveau de la mer. On en trouve un grand nombre de variétés que les indigènes rangent toutes dans deux groupes distincts : celles à fruits blanes et celles à fruits noirs. Les figues-fleurs, nommées bokhor par les Arabes, commencent déjà à paraitre à la fin de mai. Les figues propreinent dites viennent en Juillet et août, et durent jusqu en octobre. Dans plusieurs localités, notamment aux environs PARTIE II. — CULTURE ARABE. 19595 de Mostaganem, la production, la préparation et la dessiceation des figues formaient une occupation im- portante des habitants, de mème que la vente de ce produit à Alger, Bône et Oran, était pour eux une source essentielle de revenu. On a dit que les figues algériennes ne valaient pas celles de la Provence, parce que le climat était trop chaud. C’est, je crois, une erreur, J'ai mangé, dans diverses parties de l'Algérie, des figues venues dans la plaine et aussi bonnes que les meilleures qu’on puisse trouver à Marseille. Si elles leur sont en général infé- aeures, cela tient probablement au défaut de culture et de soins, défaut qui, on le sait, donne aux fruits cette äpreté particulière à tous les sauvageons. 5. Vigne. Quoique les indigènes ne fassent point de vin ou en fassent très peu, la vigne était cependant un objet important pour eux. Non-seulementelle existe, soit en espaliers, soit en plein, dans tous les jardins des en- virons des villes, mais encore on en trouve chez pres- que toutes les tribus kabaïles. Les raisins sont consommés frais, en très grande quanlité, et se conservent tels pendant longtemps. On en sèche, en outre, beaucoup, et c’est surtout aux environs de Collo, Tenez et Mostaganem que cette industrie a de l'importance. Enfin, on en fait encore une espèce de raisiné ou 156 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, de vin cuit qui est également un objet de commerce. Il existe plusieurs variétés de cépages ; les plus ré- pandues m'ont semblé être le muscat d'Alexandrie, le raisin de Malaga et une espèce de chasselas semblable au nôtre, mais à peau plus épaisse et à grains plus gros. Quoique la culture de cette plante se ressente de la paresse et de l’incurie des indigènes, elle parait cepen- dant plus soignée qu'aucune autre. Ainsi, vignes en plein ou en espalier sont généralement houées deux fois l’an, en hiver et au printemps. On taille, mais d’une manière différente que dans nos départements méri- dionaux; et le mode de multiplication, soit par provi- gnage, soit par boutures ordinaires ou crossettes, est également connu et usité. Un écrivain distingué a dit que le vin du pays qu'on lui avait fait boire était tel que nos proprié- taires de vignes pouvaient être complétement rassu- rés, et que jamais l'Algérie ne pourrait faire concur- rence aux vins français, ni même s’en passer. Cette assertion, qui prouve de la part de l’auteur un désir bienveillant de tranquilliser nos propriétaires de vi- gnes, n'est, malheureusement pour ceux-c1, nulle- ment fondée. Sans même se reporter à des faits bien connus, il suffit de se rappeler que lPAlgérie est sous le même climat que Madère, les Canaries, Chy- pre et l’Andalousie, pour qu'il ne soit plus permis de douter le moins du monde de la possibilité d'y faire des vins égaux aux meilleurs vins de l'Europe méridio- PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 157 nale et même de l'Europe centrale, ces derniers pou- vant devenir le partage des localités montagneuses et élevées. Ce sera là pour le pouvoir, il ne faut pas se le dis- simuler, une cause d’embarras et de difficultés dans l'avenir. Mais peut-être y aura-t-il moyen de tourner ces difficultés sans avoir recours à une de ces mesures arbitraires et antipathiques aux idées actuelles. J'en parlerai en traitant des cultures coloniales. ( 6. Oranger. Le bigaradier franc, de même que le limonier sau- vage (citronnier sauvage), croissent spontanément en Algérie. On les y trouve mêlés aux myrtes, aux arbou- siers, aux lentisques, aux oléastres (oliviers sauvages) sur tous les points à terrains frais, bien exposés et qui ont été pendant quelque temps épargnés par le feu et la culture. Les orangers proprement dits, les bergamotiers, cédratiers, lumiers et limetiers ne se rencontrent que dans les jardins. Les premiers sont les plus répandus ; puis viennent les limoniers. Ajoutons que les oranges algériennes sont à écorce fine et d’une qualité égale, sinon supérieure, à celles de Portugal. Les principales plantations d’orangers sont situées auprès de quelques villes où le sol, l'exposition et l'abondance des eaux courantes se sont réunis pour favoriser cette culture. J'ai à peine besoin de citer 158 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. comme exemples Blidah, Coléah, les jardins des en- virons d'Alger, de Mostaganem, de Constantine, de mème que plusieurs grandes fermes de la Mitidja. On en voit également chez quelques tribus kabaïles occu- pant des vallées. Mais, en général, ces arbres appar- tiennent plutôt à la culture mauresque qu'à la culture berbère. | J'ai mentionné l'exposition. Je me hâte d'ajouter que sur tous les points qui ne dépassent pas 400 à 500 gnètres d'élévation au-dessus du niveau de la mer, l'exposition au midi et l'abri contre le nord ne sont point des conditions nécessaires à la bonne venue de ces arbres en Algérie. Ce n’est qu’à des hauteurs plus considérables, comme à Constantine, par exemple, que des abris contre le nord leur sont nécessaires. L'arrosage est plus important, non pas que l'arbre ne puisse s’en passer, Mais parce que, Sans arrosage, le produit est faible et de qualité inférieure. Aussi, tous les vergers d’orangers sont-ils ou du moins étaient-ils irrigués avec soin. Dans ceux de ces vergers qui n'ont pas encore été dévastés par nos troupes, on trouve des plantations assez régulières, disposées par allées, avee une rigole d'irrigation au milieu, et, au pied de chaque arbre, un petit bassin, communiquant par un conduit avec la rigole centrale, pour l'introduction de l'eau dans le bassin. Partout le relief du terrain est disposé de ma- nière à ce que l’eau parvienne facilement à chaque pied. En un mot, les plantations d’orangers et de ci- PARTIE H. — CULTURE ARABE: 159 tronniers semblent ètre les prodiges de l'industrie ru- rale des indigènes; pauvres prodiges, sans doute, si on les met en parallèle avec les travaux de nos cultiva- teurs ; merveilles, néanmoins, si on les compare avec les autres opérations culturales du pays. Cela s'explique, du reste, par le produit considéra- ble que donnent ces arbres. On sait, ‘en effet, que, même dans des localités beaucoup moins favorisées que l'Algérie, on obtient jusqu'à douze cents oranges ou citrons sur un seul pied. Les arbres fleurissent en mai et juin. Les oranges sont müres dès le mois de novembre, Les limoniers et bigaradiers ont des fruits et des fleurs pendant toute l'année. Ces arbres prennent ici un développement tout à fait inconnu en France, mais qui s'explique par ee fait, que jamais ils ne souffrent de la gelée et n’ont jamais besoin d’être ébranchés ou recepés, comme cela a lieu si souvent, mème dans les localités les plus favorisées des départements du Var et des Pyrénées-Orientales. Outre les fruits que les Maures vendent dans les villes et dont ils obtiennent, aujourd’hui surtout, un très bon prix, ils utilisent encore la fleur dont ils sa- vent retirer, par la distillation, une excellente eau de fleurs d’orangers. Les soins qu'ils donnent à ces arbres se bornent, à part les arrosages, à deux ou trois façons données au pied de l'arbre et à la suppression des branches mortes. Les moyens de multiplication sont le semis autour 160 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, des vieux arbres, la plantation de sauvageons pris dans les broussailles ou dans les anciennes plantations même où 1ls sont toujours très nombreux, attendu qu'on n’y cultive qu'une minime portion du sol. Ces sauvageons de bigaradiers et de limoniers sont greffés avant où après la transplantation. Les rejets d'oran- gers doux, de même que les sujets de cette espèce venus de semis, n’ont pas besoin d’être greffés. Ÿ 7. Amandier, grenadier, etc. Parmi les plantes arborescentes cultivées par les Maures et les Kabaïles, je ne dois pas omettre l'aman- dier qui, s’il est loin d'occuper le rang qui lui revient de droit dans la culture algérienne, n'est pas non plus complétement négligé. | Il me suflira de rappeler que, grâce au climat de l'Algérie, cet arbre n'y est jamais soumis à ces vicis- situdes atmosphériques qui, mème dans le midi de la France, font de son produit le revenu le plus chanceux qu il y ait. Tous les ans, l’amandier algérien amène ses fruits nombreux à parfaite maturité. Les jardins des environs des villes, de même que les alentours des dechours kabaïles !, possèdent seuls un certain nombre d'amandiers. Nulle part on n'en voit de grandes plantations. Les variétés qu'on cultive sont en général à coques dures ou mi-dures. (1) Dechour, pluriel de Dechrah, nom des villages kabaïles. PARTIE I, == CULTURE ARABE. i6i On trouve, dans les mêmes lieux, un grand nombre de beaux noyers et quelques bananiers et pistachiers (pistacia vera). Noix et amandes sont mangées et ne servent point à faire de l'huile. Le grenadier (punica granatum) croit sauvage dans presque toute l'Algérie. Mélé à l'olivier, à l’agave, au cactus et à l’arundo donax, il forme les haies de la plupart des jardins des envirens d'Alger. On trouve quelques grenadiers à fruits doux et à larges feuilles ; mais, grâce au elimat, même les fruits de l’espèce commune sont ici très mangeables, quoi- qu'ils ne le soient pas en Provence. Je ne dirai rien des pêchers, pruniers, cerisiers et abricotiers. Je me bornerai à rappeler que les fruits de ces divers arbres, par la raison que j'ai déjà signa- lée pour le figuier, sont en général inférieurs à ceux de France, et que les abricots notamment passent, et avec raison, pour très malsains. Quant aux pommiers et poiriers, très peu nombreux en général, si ce n’est chez quelques tribus kabaïles de la haute montagne, l’infériorité de leur produit est encore plus notoire “ettient problablement aussi au climat. 8. Cactus. Parmi les plantes arborescentes, sinon cultivées, au moins utilisées par les indigènes, il faut placer au premier rang le cactus ou figuier d'Inde (cactus opuntia ). l 11 162 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Ce précieux végétal, qui vient jusqu’à une hauteur de 7 à 800 mètres au-dessus du niveau de la mer, forme non-seulement une clôture, on pourrait dire un rempart impénétrable autour des dechours, mais encore produit la principale nourriture de la popula- tion kabaïle et arabe pendant près de quatre mois de l'année, Du reste, telle est l’incurie de ces hommes que c’est à peine s'ils cherchent à multiplier cette plante pré- cieuse, malgré la facilité de cette opération, car le figuier de Barbarie, de même que la plupart des cac- tus, se reproduit de boutures avee une grande promp- tilude et réussit dans les terrains les plus pauvres. Il suffit, à cet effet, de déposer en automne ou au prin- temps une raquette ou une portion de raquette sur le sol légèrement remué. Les figues de Barbarie passent avec raison pour très saines, et même pour un spécifique contre les diarrhées et la dyssenterie. Ÿ 9. Jujubier et caroubier. Les jujubiers (rhamnus ziziphus) et les caroubiers (ceratonia siliqua) sont très répandus dans toute PAI- oérie. Les fruits des premiers commencent à mürir dès le mois de juin et sont recherchés des Maures et des Arabes. Il en est de même des caroubes fraiches et sèches. Les caroubiers atteignent ici les dimensions de nos PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 163 chênes, et leur bois est un des plus durs qui existent. Malheureusement leur croissance est extrèmement lente. Je dois encore citer, parmi les végétaux dont les fruits sont utilisés par les indigènes qui estiment, avant tout, ce qu'ils peuvent obtenir sans travail, l'ar- bousier (arbutus unedo) qui, avec les lentisques, les myrles, les eystes et lauriers-roses, constitue le fond des broussailles dans les plaines et sur les pentes. Ses fruits, en forme de framboises, sont recherchés des Arabes qui consomment également les baies de myrtes, malgré leur saveur amère, et mème celles de palmiers nains qu'ils disputent aux chacals, Les jeunes pousses et le cœur des racines, ou plutôt des tiges souterraines de cette dernière plante, servent aussi d’aliment aux indigènes. Il en est de même de plusieurs espèces d’asperges et d’artichauts (le cynara cardunculus et le cynara acaulis) qui croissent spontanément en Algérie. Les feuilles du palmier nain, ainsi que celles du dattier, sont, en outre, utilisées à la confection de cordes, de paniers et de nattes très fortes et durables. ( 10. Agave. L'agave (agave Americana), plante extrèémement répandue dans toute l'Algérie, sert à faire des haies impénétrables au bétail. Ses feuilles, lorsqu'on leur a fait subir une espèce de rouissage, donnent un fil assez 164 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. délié et très résistant dont on fait des cordes, des nattes et même des étoffes grossières, mais remarquables par leur solidité et leur brillant. Cette plante réussit dans les plus mauvaises terres, et croit encore jusqu'à 6 à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les indigènes se procurent une boisson très sucrée et susceptible de fermentation alcoolique en coupant la hampe peu après son apparition, ou du moins avant la floraison, et en cereusant la section en enton- noir qui se remplit promptement de liquide. Le roseau africain (arundo Mauritanica), à dimen- sions égales à celles de notre roseau du midi (arundo donax), sert également, avec quelques arbrisseaux, à enclore des terrains; il est en outre employé à la con- fection de nattes. Il est encore deux autres produits que les indigènes relirent du règne végétal, et qui, pour certaines loca- lités, ne laissent pas que d’avoir quelque importance : c’est la résine et le kermès. \11. Résme. Cette matière est recueillie et livrée au commerce par les Kabaïles habitant les localités où croissent les pins d'Alep et les thuyas articulés, comme les monta- ones de Bousiri et des Beni-Boussfar, près du Sig, ele. Cette extraction de la résine se fait à peu près comme en France, c’est-à-dire au moyen d’entailles prati- PARTIE II, — CULTURE ARABE, 165 quées sur l’un des côtés de l'arbre et à des hauteurs successives, afin d'appeler à l'extérieur le suc résineux. Du reste, jamais l'Algérie n’a suffi à sa consomma- tion en résine et goudron, et une partie du tribut payé autrefois par plusieurs puissances du nord, au dey d'Alger, se composait précisément de ces deux articles et de bois de construction. \ 12. Kermès. Le kermès (coccus ilicis) est un insecte de l'ordre des hémiptères, famille des gallinsectes. Malgré son bas prix, il continue à être recueilli, en certaine quantité, par les Kabaïles, pour leur usage d’abord, et ensuite un peu pour l'exportation. On voit, en eflet, figurer le vermillon ou kermès pour environ douze à quinze mille francs dans lesexportationsde l'ancienne régence. La grande quantité de chènes-kermès qui couvrent le sol de l'Algérie permettrait un développement con- sidérable de cette branche, si, comme je viens de le dire, le bas prix du vermillon ne s'y opposait pas. Ni l’une ni l’autre de ces deux branches de pro- duetion n’a, du reste, d’imporlance pour nous. SECTION VI. — Arrosage. J'ai déjà dit un mot des arrosages. Inutile d'ajouter qu'ils sont généralement très défectueux, à l’exception des arrosages appliqués aux orangers. 166 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Les Maures et les Kabaïles sont à peu près les seuls qui arrosent, ou du moins ce sont les seuls chez les- quels on trouve des travaux d'irrigation permanents et de quelque importance. Deux systèmes d'irrigation sont employés dans le pays : l'irrigation par submersion et l'irrigation par infiltration. Le premier est appliqué aux céréales et aux arbres fruitiers, notamment aux orangers et citronniers; le second, aux cultures potagères, parfois aussi, sur les pentes, aux cultures de céréales. J'ai déjà parlé de l’arrosage des orangers. Cette même méthode s'applique à tous lesarbres; seulement elle n’est pas toujours exécutée d’une manière aussi parfaite, Souvent on se contente de faire passer une rigole au pied de tous les arbres qu’on peut atteindre, et on l’élargit en forme de petit bassin autour de chaque arbre. L'irrigation par submersion, appliquée aux terres en culture, est plus simple encore, mais ne convient qu'aux terrains à plat situés le long des cours d'eau et peu élevés au-dessus du niveau de ceux-ci. Pour les arroser, les indigènes barrent le cours d’eau au-dessous du terrain àirriguer, de manière à y faire refluer l'eau, et ils entourent les bas côtés de ce terrain d’un petit relèvement de terre dans lequel ils ménagent parfois une issue pour la fuite de l'eau. Quand ils veulent faire cesser l'irrigation, ils ouvrent le barrage. C'est ordinairement depuis l'époque de la floraison PARTIE IL, — CULTURE ARABE, 167 jusque peu de temps avant la maturité des céréales qu'ils leur appliquent ces arrosages. Pour l'irrigation par infiltration, le terrain, soit jardin, soit champ, est coupé d’un grand nombre de rigoles dirigées presque horizontalement ou du moins avec une faible pente. L'eau qui les parcourt pénètre dans le terrain meuble qui les borde de chaque côté, et arrive ainsi jusqu'aux racines des plantes. Dans ce système, de mème que dans celui qui s’ap- plique aux arbres, il est nécessaire d’avoir un canal de dérivation qui prend l’eau dans un ruisseau ou un torrent et l'amène aux rigoles d'irrigation. Comme ailleurs, on établit un barrage, dans le cours d’eau, au-dessous de la prise. SECTION VII. — Bestiaux. On sait que les Arabes et les Kabaïles, mais surtout les premiers, élèvent une grande quantité de bestiaux, et sont, en général, plutôt pasteurs qu'agriculteurs. Chez les tribus qui avoisinent le désert, les bêtes à laine et les chameaux sont les deux branches principa- les, on pourrait dire presque uniques de revenu. Dans les montagnes, ce sont les bêtes bovines ; enfin, par- tout, mais principalement dans les grandes plaines de l'intérieur, l'élève des chevaux et des mulets est d’une haute importance. Passons en revue très rapidement la nature de ces bestiaux, les moyens de multiplication et d'entretien 168 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. employés par les Arabes, et enfin le parti qu'ils en tirent. Ÿ 1. Chameaux. La vie nomade des Arabes, l'absence de routes et par suite de véhicules ont dù nécessairement donner, dans ce pays, une grande importance aux bestiaux de bât en général, et en particulier aux chameaux, les plus forts, les plus sobres et les plus rapides de tous les animaux de cette catégorie. Exposer longuement les qualités et les mœurs des chameaux serait entrer dans des détails connus de tout le monde. Je me bornerai donc à rappeler que ces animaux, renchérissant encore sur la sobriété prover- biale des chevaux et mulets de la Barbarie, se nourris- sent des plantes les plus grossières, telles que char- dons, raquettes de cactus et autres qu'ils ramassent tout en cheminant; qu'ils supportent la soif pendant plusieurs jours; font jusqu'à 60 kilomètres d’une seule traite et avec 500 et 550 kilogrammes de charge, et sont, en général, très dociles lorsqu'on connait la manière de les diriger. La chamelle, vers les derniers temps de l’allaite- ment, fournit un lait qu’on dit être excellent. Le poil long qui garnit une partie du corps du cha- meau sert, en mélange avec de Ja laine, à faire des cordes, des étoffes pour tentes, des tapis; enfin, jus- qu'à bet 6 ans, les chameaux ont une viande recher - chée des Arabes, PARTIE Il, — CULTURE ARABE: 169 Des deux espèces existantes, c’est le chameau pro- prement dit, à deux bosses, qui est le plus répandu en Alvérie. L'autre, le dromadaire, plus petit, mieux fait et plus rapide encore, se trouve chez plusieurs tribus du désert. Les chameaux de cette dernière contrée, plus svel- tes, d'apparence plus faibles, sont plus sobres, plus infaligables encore que les autres, mais ils réussissent mal dans le Tell, et en général ces animaux souffrent du froid, de la pluie, et marchent difficilement dans les terres humides et détrempées, de mème que dans les sentiers rocailleux et inclinés des montagnes. Il leur arrive alors parfois de tomber et de se casser les jambes antérieures, dont la fragilité est passée en proverbe chez les Arabes. Dans ce cas, ceux-ci abattent l'animal, et, quel que soit son âge, en consomment la chair et en utilisent la peau et le poil, de sorte que la perte est minime. Les lieux de prédilection du chameau, ceux où il rend le plus de services et convient le mieux, sont les grandes plaines sablonneuses situées au midi de l'Atlas. Si cet animal est néanmoins répandu dans les au- tres parties de l'Algérie, il faut l’attribuer aux circon- stances déjà mentionnées et à ses qualités, surtout à cette extrême sobriété qui fait qu'il ne coûte absolu- ment rien d'élève et d'entretien quand on ne l’emploie pas, et fort peu quand on l’emploie. Dans le premier 170 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. cas, le pâturage, dans le second, un peu d'orge, de féves ou de farine délayée lui suffisent. Le chameau partage avec le cheval le privilége d'être mis à couvert, sous une tente, pendant les nuits froides et pluvieuses de l'hiver. En Algérie, on ne s’en sert que pour porter, jamais pour trainer, comme cela se voit dans le Levant. Les bâts sont assez bien faits; mais ils ne sont fixés que par des cordes qui passent sous le ventre du chameau. En voyant marcher et surtout trotter ces animaux, on conçoit à peine comment le balancement qu’ils impri- ment à leur charge ne leur occasionne pas très promp- tement des blessures aux parties qui sont en contact avec les cordes. Le prix d’un chameau moyen, qui était, avant notre arrivée, de 55 à 50 fr., est aujourd'hui de 90 à 450. (2. Chevaux. Les divergences encore fort récentes d'opinion à l'égard des chevaux de l'Algérie ne rendront peut- être pas inutiles quelques développements sur celte intéressante question. On est tellement habitué à juger les chevaux sur l'extérieur, qu'il n'y a rien d'étonnant à ce qu'on ait pris une mauvaise opinion de la race barbe, telle qu'elle existe aujourd'hui dans notre colonie. En effet, pour les gens non connaisseurs ou habitués aux formes développées du Nord, l'aspect de ces ani- PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 171 maux justifie celle asserlion que les chevaux actuels de l'Afrique valent tout au plus nos rosses de fiacres. On ne voit pas chez eux cette conformation que le vulgaire confond avec la beauté, parce qu'elle plait aux regards, et on leur attribue des défectuosités, parce que, sous certains rapports, ils sont disgra- cieux. D'ailleurs, l’exiguité de leur taille, plus appa- rente encore par suile de la taille ordinairement grande des cavaliers qui les montent, suffirait pour les dépré- eier aux yeux d’une foule de personnes. C'est à l'œuvre qu'il faut les voir pour les bien juger, et c’est chez eux qu'on peut apprécier lin- fluence de ce mystérieux principe d'action, qu’en physiologie on appelle l’influx nerveux, et que le vul- gaire reconnait et désigne, chez cerlains animaux, en disant qu'ils ont de l'âme. Sobres, dociles, patients, ils sont cependant, en général, pleins de courage et de fonds, et d'une süreté de jambes à toute épreuve. On voit ces soi-disant rosses galoper dans des terrains où un cheval du Nord passerait difficilement au pas, contourner ou franchir les obstacles avec une merveil- leuse agilité, et, sous un soleil brülant, montés par de lourds cavaliers, souvent mal nourris, n'ayant pas toujours de l’eau à discrétion, traités comme le cava- lier français traite en général son cheval, c’est-à-dire sans soins, sans amour, faire, malgré cela, pendant une série de quinze, vingt et mème trente jours, des marches journalières de trente à quarante kilomètres, dans un pays accidenté et privé de routes, au travers 172 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. des torrents et des broussailles, sur des pentes ro- cheuses et ravinées, marches qui se compliquent encore souvent de courses rapides nécessitées par les alertes ou la poursuite des ennemis. Et cependant, loin d’avoir ce qu'il y s de mieux dans le pays, c’est à peine si, jusqu'à présent, nous avons eu le choix dans le rebut. Certes, les chevaux africains ne brilleraient pas sur un hippodrome; les meilleurs seraient inévitable- ment battus par les plus mauvais pur-sang ou trois- quarts de sang anglais; mais ce fait, que l’on peut d'avance considérer comme positif, suffirait seul pour réduire à sa juste valeur l'utilité des courses comme seul criterium du mérite d’un cheval. Qu'on place, en eflet, un de ces coursiers renommés, soit pur sang, soit ce que les Anglais appellent cheval de chasse, dans les mêmes conditions que celles où se trouvent les chevaux d'Afrique, et lon verra quel service on en obtiendra. Ce n'est, du reste, plus une simple conjecture. Beaucoup d'officiers ont eu, en Afrique, des chevaux anglais de distinction : tous ont été obligés d'y renon- cer, Il en a été de même des chevaux allemands. Non- seulement les uns et les autres ne passaient que diffi- cilement dans ces terrains accidentés, inégaux, encombrés de rochers et de broussailles, et mettaient ainsi leurs cavaliers en danger ou rendaient leur action nulle ; mais encore ils ne supportaient ni la chaleur, ni la fatigue, ni les privations ou les aliments PARTIE IT. — CULTURE ARABE. 173 de mauvaise qualité, et il est arrivé souvent, dans les expéditions, que les officiers qui, au début, paradaient sur ces beaux chevaux, étaient obligés, au retour, d'emprunter un cheval de soldat, ou revenaient piteu- sement à pied, trainant après eux leurs tristes mon- tures. Disons ici, en passant, que, de tous les chevaux européens, ce sont les chevaux français, surtout ceux de races légères, qui ont le mieux supporté le climat et les fatigues, et ont rendu les meilleurs services en Algérie. En résumé, le cheval africain, tel qu'il existe au- jourd'hui dans la colonie, et malgré les causes nom- breuses qui ont contribué à sa dépénéralion, est encore, à mon avis, le cheval de guerre par excellence, On pourrait désirer un peu plus de taille; mais peut- être n'y arriverait-on qu’au détriment de cette lépèreté, de cette force, de cette constitution robuste, de cette âme, de ce qui fait, en un mot, le mérite de ces che- vaux. Dans tous les cas, rien ne sera plus facile à obtenir que cette augmentation de taille, lorsque la production de chevaux ne sera plus uniquement entre les mains des Arabes. Je n’entrerai que dans peu de détails sur l'extérieur et la conformation de ces animaux, sujet qui a déjà dû être traité avec étendue par des hommes spéciaux. Je dirai seulement que la taille varie entre À mètre 45 centimètres et À mètre 55 centimètres; que les formes sont sèches, anguleuses, et, généralement, 174 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. flattent peu l'œil ; que, néanmoins, lorsqu'on examine ces animaux de près, on trouve que tout est combiné de manière à réunir les conditions de force, de vigueur et de légèreté. Ainsi, capacité thoracique très déve- loppée, épaules musculeuses, fortement inclinées; avant-bras longs et recouverts de fortes saillies mus- culaires, genoux larges, canons courts, tendons forts et détachés, sabots durs et bien contournés, reins droits et courts, jarrets étirés, larges et plats. J'ai vu, en outre, dans la province de Constantine et à Oran, plusieurs chevaux ayant des formes plus arrondies, plus développées , et se rapportant tout à fait à celles sous lesquelles on représente habituelle- ment les chevaux tures, et même quelquefois, quoique à tort, les chevaux arabes. Le poitrail et la tête sont plus larges, lencolure plus épaisse et rouée, le corps plus cylindrique et la eroupe plus chargée. J'ai même vu, chez plusieurs d’entre eux, des cous de cochons. Ces chevaux, m'a-t-on dit, proviennent de chevaux tures et turcomans importés à diverses époques dans la régence. Dans la province de Constantine, il existe également une race plus grande, plus développée, plus haute sur jambes, mais moins bien faite que la race ordi- naire, et que l'on connaît sous le nom de Trass-Berda (jument de bât). Cette race, peu estimée, et qu'on dit provenir de Tunis, sert, en effet, principalement à porter des fardeaux. On l'emploie également, et de préférence, à la production des mulets. PARTIE II. — CULTURE ARABE, 175 Dans la province de Constantine et surtout dans celle d'Oran, les chevaux sont plus nombreux et meil- leurs que dans les provinces d'Alger et de Titterie. Peut-être notre occupation a-t-elle contribué à cette différence; mais il paraitrait qu'elle existait avant notre arrivée, À part les circonstances physiques, plus favorables dans les deux premières provinces, par suite du grand nombre de plaines et de riches vallées qui s y rencontrent, on expliquerait très bien cette différence par le fait seul de l’action plus immé- diate de l’ancien gouvernement sur les provinces d'Alger et de Titterie. Les Turcs avaient, en effet, le triste privilége de tarir toutes les sources de richesse dont ils s’occupaient, et c'est notamment dans la production des chevaux que leur influence nuisible se faisait sentir. Les beaux chevaux étaient l’objet de la convoilise des officiers turcs qui, méprisant les formes légales, habitués d’ailleurs à traiter les Arabes en peuple conquis, s’en emparaient purement et simple- ment toutes les fois qu'ils le pouvaient. Bien des razzias ont été exécutées dans le seul but d'acquérir un beau cheval. Renchérissant sur leurs chefs, les soldats turcs, dans beaucoup de garnisons, ne se gênaient pas pour arrêter aux portes les Arabes qui arrivaient montés sur de bons chevaux, pour les en faire des- cendre à coups de bâton et s’en emparer. Aussi les Arabes avaient-ils fini par ne plus venir dans ces villes que montés sur des ânes, des mulets ou ce qu'ils avaient de plus mauvais en chevaux. Des Arabes des 176 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. environs de Bône m'avouaient qu’une des causes qui leur faisaient accepter la domination française avec plaisir, e’était de n'avoir plus à cacher leurs montures de choix. De là vient que les grandes et fortes tribus possèdent seules de beaux chevaux, et que la province d'Oran, où ces tribus sont plus multipliées qu'ailleurs, en a le plus grand nombre. Ainsi, les Ouled-Sidi-el- Aribi, riche tribu de marabouts de la plaine du Ché- liff, les Oulassas, les Hachems-Gharabas, les Ouled- Sidi-Seleiman, les Ouled-Giaffar, riches et puissantes tribus, s’adonnaient et s’adonnent encore, avec succès, à l’élève-des chevaux, et en ont un grand nombre de fort beaux dans leurs vastes plaines. Il en est de mème, dans la province de Constan- tine, chez les puissantes et populeuses tribus des Abd- el-Nour, des Hanenchas, des Haractas, des Ouled- Soltani, des Ouled-Ammer-Ben-Seba, des Ouled- Righas, etc. Les tribus du désert, malgré les obstacles que leur opposait la nature de leur pays, élevaient et élèvent encore un grand nombre de bons chevaux, grâce à la liberté dont elles jouissaient, {andis qu'aux environs des villes, et partout où le pouvoir ture était fort, les tribus, même les mieux placées, à Pexception de celles du makhzen, s'adonnaient peu à lélève des chevaux et beaucoup plus à celui des mulets et des ânes. Les tribus kabaïles sont dans le même cas, non pas à cause des Tures, mais à cause de la nature monta- gneuse des contrées qu'elles habitent. PARTIE IT, — CULTURE ARABE. 177 Disons cependant que les chevaux des plaines basses et fertiles qui avoisinent la côte passent, parmi les Arabes, pour inférieurs à ceux des montagnes et des plaines arides du midi, quoiqu’ils aient plus de taille et d’étofle. On sait qu'en général les Arabes estiment plus les juments que les chevaux. Ils ne s’en défont que diffici- lement, et comptent la généalogie de leurs chevaux plutôt d'après les mères que d’après les pères. Autrefois, ils vendaient leurs plus beaux chevaux aux Turcs qui les préféraient aux juments. Ils en ven- daient également dans le Maroc, et les tribus des con- fins du désert ne conservaient même généralement que quelques chevaux d'élite pour la reproduction. Les diverses tribus en relation avec nous nous ont vendu un assez grand nombre de chevaux à diverses époques ; mais il a toujours été très difficile d’en obtenir des juments. D'ailleurs, la plupart de ces tri- bus, étant précisément autrefois les plus exposées aux spoliations des Tures, se trouvent dans le cas déjà signalé, c’est-à-dire ont peu de chevaux. De là, en partie, la difficulté que nous avons eue pour la remonte de notre cavalerie. Du moment où nous dominerons au loin, nos besoins en chevaux seront, je pense, faci- lement satisfaits; car tout ce que j'ai entendu dire des grandes tribus du midi me porte à croire, même en faisant la part de l’exagération habituelle des Arabes, que, malgré l’état de guerre, état qui, du reste, comme on le sait, n’est point anormal chez les Arabes, il s’y 1, 12 178 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. trouve encore d'importantes ressources en chevaux. On serait porté à croire que l’Arabe, peuple pas- teur et guerrier, tenant avant fout à ses chevaux, qu'il estime bien au-dessus de ses femmes, devrait avoir acquis une expérience consommée dans la con- naissance du cheval, des meilleurs modes d'élève, d'entretien et d'emploi de cet animal. Il n’en est rien cependant, et comme si ces hommes, passés maitres en ruse et en commerce, élaient frappés d'incapacité en présence des faits naturels, on retrouve chez eux la stupidité du sauvage même en ce qui concerne leur animal de prédilection. On en jugera par ce qui va suivre. Mais disons tout de suite que ce qu'on a conté de l'amour de l’Arabe pour son cheval, et des soins qu'il lui prodigue, est digne d’être rangé à côté de l’'énumération des autres vertus qu’on lui a si étran- gement prodiguées. L’Arabe aime son cheval plus que sa femme, mais cela ne prouve nullement qu'il l'aime beaucoup. 11 passe souvent de longues heures à le con- templer, et refuse parfois de le vendre à des prix très élevés; mais il n’y a là rien de ce sentiment qui por- terait, par exemple, beaucoup de personnes à conser- ver leurs chiens, même au prix de grands sacrifices, et quoiqu'ils ne leur soient d'aucune utilité. C'est tout simplement l'avare qui se complait dans la vue d'un objet d’une haute valeur à ses yeux. C’est le guerrier qui tient à ses armes, parce qu'elles lui sont utiles, ou l'homme vaniteux qui contemple avec orgueil les richesses qu'il possède. PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 179 L'Arabe abuse de son cheval comme il abuse de tout. « Mettez un cheval, dit M. Baude, entre les mains d'un enfant qui ne le craigne pas, l'enfant abusera de tous les moyens de l'animal; ainsi font les plus vieux Arabes. Élevés dès l'enfance à manier des chevaux, les Arabes sont incontestablement des cavaliers plus exercés que nous; mais leur équitation ne vaut pas la nôtre. L'art patient de beaucoup obtenir de lani- mal en le fatiguant peu leur est inconnu : ils latta- quent du mors et de l'éperon par brusques saccades, et c'est malgré la manière dont il est conduit que le cheval barbe conserve tant de grâce, de vigueur et de solidité. » Presque toujours à la suite d’une marche, lors même qu'elle n'a nécessité aucune course rapide, les chevaux ont au flanc et au grasset de nombreuses blessures occasionnées par les longs éperons et les étriers tranchants dont le cavalier fait un usage con- tinuel. La bouche n’est pas dans un meilleur état, grâce à ce terrible mors arabe avec lequel on pourrait forcer le cheval le plus flegmatique à se renverser sur lui-même. Tout, en un mot, est calculé pour l'abus et non pour l'usage modéré. Les juments sont saillies en février et mars. La monte, chez les tribus de notre voisinage, se fait ordi- nairement en liberté; mais on m'a dit que chez les tribus de l’intérieur et du désert, tribus qui, sans tenir de livres généalogiques, comme les Arabes de Yemen, conservent cependant par tradition la généalogie de 180 COLONISATION FT AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. leurs chevaux, la monte a lieu à la main, et devant témoins, de même que les naissances. Excepté pour quelques bètes d'élite, l'Arabe con- {inue à user ou plutôt à abuser de sa jument jusque quinze jours ou trois semaines tout au plus avant le part. Dès que les signes immédiatement précurseurs de ce dernier se manifestent, on couvre l’animal, on diminue sa nourriture, et on a soin de faire torrélier légèrement l'orge qu’on lui donne. Les membres de la famille Je veillent à tour de rôle, afin d’avertir au moment du part, qui s'opère ordinairement avec facilité. Immédiatement après, on souffle trois fois dans la bouche du petit sujet, et on lui met une cein- ture abdominale, destinée à maintenir le nombril. On lui laisse cette ceinture pendant sept jours, temps que la jument passe auprès de son poulain, après quoi tous deux sont conduits au pâturage comme à l'ordinaire. Après deux ou trois mois, la jument est employée de nouveau, mais avec modération, et le poulain suit sa mère. Quand eelle-ci n’a pas assez de lait, on y supplée par du lait de vache ou de brebis, et, dès que le poulain commence à brouter de l'herbe, on lui donne de l'orge, et il est en général l'objet de soins assidus de la part des femmes et des enfants. A sept ou huit mois, on le sèvre. À un an on lui coupe les erins, et, à partir de ce moment, il devient le compagnon des jeux des enfants, qui commencent son éducation en le montant, les plus jeunes d'abord, les plus âgés ensuite, à mesure que les forces de l'animal augmentent. A l'âge de trente PARTIE 11, — CULTURE ARABE. 181 mois, on lui met la selle et la bride, et on le tient en- travé auprès de la tente, pendant un temps graduelle- ment plus long, afin de l'habituer à la soumission. Alors les hommes le montent; mais, au lieu d’user de ménagements à son égard, ils le soumettent presque immédiatement aux plus rudes épreuves, lui font faire des fantasias, le lancent à fond de train et l’arrètent court, lui font parcourir rapidement des terrains acci- dentés, lui apprennent à s’enlever par-dessus les ob- stacles ou à les contourner, l'habituent à la détonation des armes à feu, et enfin s’attachent à lui donner un bon pas, qui, avec le galop, est la seule allure que les Arabes laissent prendre à leurs chevaux. À quatre ans, l'animal, lorsqu'il a supporté ces épreuves, ce qui n'arrive pas loujours, est regardé comme dressé, mais souvent il est déjà presque ruiné. À partir de ce moment, et pour le refaire, on le sou- met à un traitement plus doux et on lui donne une bonne nourriture. À cinq ans, on lui coupe de nou- veau les crins, et les Arabes, qui ignorent le moyen de reconnaitre l’âge du cheval par l'usure des dents, l'estiment approximativement par la longueur de la crinière. A sept ans, l’animal est censé avoir acquis toutes ses facultés ou être complétement ruiné. Aussi les Arabes disent-ils : « Sept ans pour mon père, sept ans pour moi, sept ans pour mon ennemi. » Ce proverbe consti- tue, avec le suivant, la base du système et des connais- sances hippiques des Arabes : « Fais manger le pou- 182 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. lain d’un an pour le conduire à bien ; monte-le à trois ans jusqu'à ce qu'il en plie; soigne-le parfaitement de quatre à cinq ans, et alors, s’il ne te convient pas, vends-le, » I m'a suffi d'exposer ce mode d’élève pour le faire apprécier par tous les hommes compétents. Aux per- sonnes qui croiraient pouvoir s’étayer de la longue expérience des Arabes pour justifier ce système vicieux, Je me contenterai de rappeler leur ignorance, déjà signalée, concernant les moyens de reconnaitre l’âge du cheval, et leur ignorance plus grande encore en ce qui touche les moyens de le guérir. Les seuls qu'ils emploient sont les amulettes et le feu. Ce dernier, qu'ils appliquent avec de la résine bouillante, est d’un em- ploi général, on pourrait dire abusif. Mais cet abus est justifié par l’état déplorable où les dures épreuves dont j'ai parlé mettent le jeune cheval. Aussi est-il rare de voir une bête âgée de plus de trois ans, qui n'ait de nombreuses marques de feu. D'ailleurs, avant la conquête, ces marques étaient un moyen de sous- traire les beaux chevaux à l’avidité des Tures, qui dédaignent généralement tous les animaux portant ces stigmates dégradants. Aussi les Arabes employaient- ils souvent le feu sans motif hygiénique et d’une ma- nière préventive. Ils l’appelaient feu de précaution. J'ajouterai enfin que, depuis notre occupation, des essais d'élève nombreux faits par des colons, par des officiers et même dans quelques régiments, ne laissent plus le moindre doute sur les vices du système arabe, PARTIE II. — CULTURE ARABE, 183 vices qui ne sont pas compensés par ce qu'il a de bon. Les Arabes ne font jamais de fourrages secs. Ils pensent que ces fourrages fermentent dans l'estomac et les intestins des animaux et leur occasionnent des maladies, surtout la pousse, où du moins une atonie générale. Il est probable que cette opinion se fonde sur les résultats produits par des fourrages mal récoltés ou mal conservés, car les faits observés depuis douze ans l’infirment complétement. Si les foins amenés du nord ont en général exercé une influence fâcheuse sur les chevaux, ceux récoltés dans le pays, et donnés en quantité modérée, avec une proportion suffisante de grain et de paille, n'ont produit aucun mauvais résul- tat. Nos cavaliers, toutes les fois qu’on leur a donné des chevaux du pays, ne sont pas restés en arrière des Arabes alliés, lors du moins qu'ils n'avaient pas à porter une charge exceptionnelle ; et si, au retour des expé- ditions, le nombre des chasseurs démontés a été par- fois plus grand que celui des Arabes également dé- montés, le contraire s’est vu fréquemment. Le pâturage, l'orge et la paille sont donc les seuls aliments du cheval chez l'Arabe. A la fin de l'hiver, au printemps et jusqu’en juin et une partie de juillet, le pâturage est abondant et suffit à la nourriture des chevaux, lorsqu'ils ne sont pas employés; mais pen- dant les mois de juillet, août, septembre et une partie d'octobre, la terre, brülée par un soleil ardent, n'offre plus que quelques tiges desséchées qui ont porté grai- nes el sont, par conséquent, dépourvues de toute fa- 184 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. culté nutritive. Toutefois, les chevaux sont souvent obligés de s’en contenter, car ce n’est, en général, que chez les gens aisés ou dans les tribus qui s'occupent spécialement de l'espèce chevaline qu'on leur donne, à cette époque, un supplément de nourriture en orge eten paille d'orge que les Arabes considèrent comme bien préférable, sous ce rapport, à la paille de fro- ment. Chez les riches, l'orge est donnée presque à diseré- tion, surtout quand les chevaux doivent aller ou sont en course. La paille ne sert qu'à faire volume, et, comme on a soin de ne faire boire les chevaux qu'une fois par jour et quatre heures au moins avant qu'ils mangent ou après qu'ils ont mangé l'orge, celte grande quantité de grain ne leur occasionne aucune indisposition. On peut même la considérer comme une des causes de la vigueur et de la bonté de ces chevaux. Ces animaux n’ont pas moins à souffrir en automne, partout où ils ne sont pas l’objet de soins particuliers. À la vérité, les pâturages reverdissent à cette époque ; mais comme celte nouvelle pousse coïncide avec les grandes pluies et un abaissement de la température, les chevaux en éprouvent un relâchement qui leur serait funeste si on ne leur donnait que cette nourriture et si on n'avait soin de les abriter pendant la nuit sous des tentes. Il en est de même, à plus forte raison, pen- dant l'hiver, jusqu’en février et mars. Aussi l'automne et l'hiver sont-ils des époques de mortalité pour les PARTIE 11, — CULTURE ARABE, 185 chevaux en général, et surtout pour les poulains de l'année. En voyage, l’Arabe ne donne à manger à son cheval que deux fois par jour, le matin et le soir, et il le fait boire une seule fois, vers midi, plus {ôt ou plus tard, suivant qu'il trouve de l’eau. Les seuls aliments sont alors de l'orge à discrétion et un peu de paille. Dans les parties du pays qui ont des arrosages, on ajoute à l'orge une petite quantité de féves, surtout pour les juments qui allaitent. On donne aussi quel- quefois des caroubes sèches. Les tribus du désert ou des confins du désert qui eultivent peu de céréales y suppléent en partie par des ligues fraiches ou sèches, des caroubes et des dattes, ainsi que par du lait de brebis. On prétend même qu'on y donne aux chevaux de la viande desséchée et pilée. Dans ces mêmes contrées, on ne les ferre point. Ailleurs, surtout dans les montagnes, ils sont ferrés, mais, en général, seulement des pieds de devant et à la iurque. La castration n'est jamais pratiquée dans l'espèce chevaline chez les Arabes, et le résultat des essais tentés à cet égard semble prouver qu’ils ont raison, et que, dans la race barbe, comme dans les races orientales en général, cette mutilation a de mauvais effets. Le cheval, chez les Arabes, sert principalement, on pourrait dire exclusivement à la selle. Ce ne sont que les plus mauvais et les plus vieux qu'on emploie à porter des fardeaux ou à trainer la charrue. 186 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Je ne dirai rien de la selle arabe qui, comme on le sait, diffère entièrement de la nôtre. Peut-être y aurait- il là quelques bonnes choses à prendre ; toutefois, je rappellerai que, pour s’en servir, il faut, comme les indigènes, y être habitué dès l'enfance, et que, même dans ce cas, les seules allures possibles sont le pas et le galop. Du reste, beaucoup de nos Arabes auxiliai- res, comprenant les avantages du trot autant pour le cavalier que pour la monture, ont déjà commencé à rallonger les étriers. Le prix moyen des chevaux variait, avant notre arrivée, entre 400 et 450 fr. ; aujourd'hui il a plus que triplé, et j'ai vu beaucoup de chevaux qui avaient coûté plus de 4,000 fr., et n'avaient de remarquable qu'une taille un peu plus élevée que la taille ordi- naire. 3. Anes. Les ânes sont nombreux en Algérie, plus cependant parmi les Maures et les Kabaïles que parmi les Ara- bes. On en rencontre également davantage dans l’est que dans l’ouest. Ils sont la monture du pauvre et des femmes, et servent surtout comme bêtes desomme. Malgré la convenance du climat, ces animaux sont si peu soignés et si mal traités, qu'ils sont en général très petits, mais néanmoins forts, alertes et assez bien conformés. Les Arabes ou Kabaïles les plus pauvres en ont au moins deux ou trois qu'ils attellent parfois à la charrue, PARTIE II, =— CULTURE ARABE, 187 Les habitants de la régence de Tunis, plus indu- strieux que ceux de l'Algérie, élèvent une race d’ânes plus belle, plus grande et plus forte, très estimée pour la production des mulets et qu'on importe dans ce dernier pays pour cet usage. ( 4. Mulets. Dans toute l'Algérie, et principalement dans la pro- vince de Constantine, on élève un assez grand nombre de mulets. J’ai trouvé chez eux beaucoup d’analogie avec les mulets corses. Comme ces derniers, ils sont plus petits, mais plus vifs, plus alertes et plus robustes que nos mulets du continent, qualités qu'ils doivent autant à leurs mères qu’au elimat. Ces animaux, qui sont employés comme bêtes de somme, de trait, et même pour la selle, ont plus de valeur que les chevaux. L'élève et l’entretien sont à peu près les mêmes chez eux que chez les chevaux, si ce n'est qu'on ne les dresse pas avec autant de soins et de rigueur. Les mulets ont toujours valu moitié, ou un tiers en sus des chevaux. Quant aux ânes, ils coûtaient, avant notre arrivée, de A0 à 42 fr. tout au plus. Le prix des uns et des autres n’est pas monté dans la mème proportion que celui des chevaux et des bêtes bovines et ovines. Chez les tribus pastorales, on n'emploie à la pro- duction des mulets que les vieilles et mauvaises ju 188 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. ments; mais, parmi les Kabaïles et les Arabes culti- valeurs, on y fait servir, au contraire, les bêtes de la plus forte taille. $ 5. Bêtes bovines. Comme les chevaux et les ânes, les bêtes bovines de l'Algérie sont petites. Le poids moyen de viande nette, chez les bœufs, est d'environ 475 kilog., ce qui sup- pose un poids brut de 520 à 540 kilog. Lorsqu'ils sont engraissés avec quelques soins, comme chez plusieurs colons, le poids net arrive alors souvent à 250 kilog. Ces animaux sont vifs et robustes, et leurs formes sont remarquables. Elles n’ont rien de ce qu'on voit ordinairement chez les races mal soignées et à moitié sauvages. La tête est petite, de même que les cornes ; le corps est long et cylindrique, les jambes sont courtes, la charpente osseuse est en général fine, le poil est fin et luisant, la peau souple et bien détachée, la capacité thoracique développée, en un mot, ils ont tous les indices d’une grande facilité à prendre graisse, disposition qui a été prouvée, du reste, dans les engraissements faits par les colons, et que révèle d'ailleurs suffisamment l'état d'embonpoint dans le- quel ils se trouvent pendant huit mois de l'année. Le pelage le plus commun est le gris-louvet, avec les jambes, la tête et parfois une partie de l'avant-train noires. PARTIE II, — CULTURE ARABE. 189 Ces animaux sont tenus sans aucun soin. Le pâtu- rage el (out au plus un peu de paille, dans les moments de la plus grande disette, constituent leur unique nourriture. Aussi, gras au printemps et pendant une partie de l'été, ils dépérissent aux mois d’août et de septembre, et plus encore à l’époque des grandes pluies d'automne, par les raisons que j'ai déjà indi- quées pour les chevaux. Jamais ou presque jamais, si ce n’est dans les mon- tagnes, on ne les rentre sous des abris ; aussi, par des froids subits ou par des pluies continues, meurt-il beaucoup de jeunes animaux et de vieilles bêtes, et les expéditions opérées dans ces derniers temps, pen- dant l'hiver, ont fait grand tort aux tribus qu’elles frappaient, en les forçant à fuir dans des lieux inacces- sibles, où les bestiaux, ne trouvant pas de nourriture, périssaient en grand nombre. C'est en février, mars et avril que viennent les veaux, et c’est alors seulement que les vaches ont du lait. On laisse d'ordinaire les petits teter aussi long- temps que les mères s’y prêtent. Ces dernières sont traites en même temps, et ne donnent alors, bien en- tendu, qu'une très faible quantité de lait, de trois quarts de litre à un litre et demi par jour. Du reste, la race est peu laitière. En perdant leur veau, les va- ches perdent ordinairement leur lait; mais cela tient plutôt au manque de soins, au régime de misère au- quel ces animaux sont soumis pendant une partie de l'année, à l'irrégularité de la traite et à Ja manière 190 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. d'effectuer la mulsion qu'aux dispositions innées des animaux, quoique cependant les dispositions mêmes de cette race pour l’engraissement fassent prévoir qu'elle ne sera jamais remarquable pour la produc- tion du lait. La multiplication de ces animaux est, comme leur entretien, abandonnée à la nature. De tous les produits de l'espèce bovine, le plus im- portant, pour les Arabes, est le lait qu'ils consomment en grande quantité, frais, aigre et à l’état de babeurre et de sérum. Celui que j'ai bu, dans les tribus, m'a paru être gras et de bon goût. On en fait du beurre qui est blanc et d'assez mau- vaise qualité; ce qui, du reste, provient plutôt de l'absence d’un lieu frais pour y tenir le lait, et de la malpropreté des vases dans lesquels on le conserve, que de la nature de celui-ci. La manièredont on le confec- tionne y contribue aussi. On met non pas seulement la crème, mais une grande partie du lait dans une peau de chèvre cousue qu'on suspend à deux piquets, et qu'on frappe et presse de manière à agiter fortement le contenu. Une partie du sérum suinte à travers la peau; la matière butireuse se prend, mais se mêle aussi avec la matière caséeuse; de là cette nuance blanche et ce goût fade. On fait également des fromages qui sont aussi de qualité inférieure, par les mêmes raisons. On se sert parfois, pour coaguler le lait, des fleurs de l’artichaut sauvage (cynara cardunculus) en guise de présure ; PARTIE J1, — CULTURE ARABE. 191 souvent on le laisse se cailler spontanément. Il est ensuite mis dans des formes tressées avec des feuilles de palmiers nains, où on le presse légèrement. Les Arabes le consomment frais ou sec. Dans ce dernier état, il est fréquemment, surtout en route, delayé dans de l’eau dont il corrige ainsi le gout parfois saumâtre. Enfin, on m'a dit que les Kabaïles, malgré le pré- cepte du Koran, font fermenter le sérum ou petit lait qui reste après la séparation du caséum, et en obtien- nent une boisson vineuse avec laquelle ils s’enivrent. Les bœufs, parfois mème les vaches, sont employés, dans toute l'Algérie, aux labours. J’ai déjà indiqué le mode de harnachement en usage pour ces animaux. Dans la province d'Oran, on utilise, en outre, les bœufs comme bêtes de somme, en place des mulets et des ânes, moins nombreux dans cette contrée que dans l’est. Le bât se compose d'ordinaire d’une sim- ple couverture fixée avec des cordes qui retiennent en même temps les paniers ou les fardeaux placés de chaque côté. Ces bœufs, malgré le peu de longueur de leurs jambes, ont un bon pas et paraissent bien supporter la fatigue. J'en ai vu sur la route d'Oran à Mascara qui venaient de 25 à 50 kilomètres de distance et ne semblaient pas fatigués, malgré la charge assez forte qu'ils portaient. Malgré le grand nombre de bêtes bovines qu'ils possèdent, les indigènes ne tuent que peu de ces ani- 192 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. maux pour leur consommation. Ce fait trouverait déjà son explication dans la difficulté, pour une famille et même pour plusieurs familles réunies, de consommer à lemps une aussi grande masse de viande que celle fournie par un bœuf ou une vache. Mais, à part cela, les Arabes estiment peu la chair de ces animaux, surtout celle du bœuf, qu'ils placent, ainsi que nos soldats, au- dessous de celle de la vache. Tout étrange que puisse sembler ce goût, 1l n’en est pas moins parfaitement rationnel. On sait, en effet, que, toutes choses égales d’ailleurs, la chair des femelles est plus tendre et meilleure que celle des mâles. Si le con- traire a presque toujours lieu en Europe, cela tient à ce que les femelles, surtout dans l'espèce bovine, ne sont livrées à la consommation que dans un âge avancé et lorsqu'elles ne sont plus susceptibles de prendre graisse, Cela tient aussi à ce que la plupart des mäles sont soumis, dès leur jeune âge, à la castration, opération qui, comme on sait, améliore notablement leur chair. En Afrique, la castration n’est pas, tant s’en faut, d’un usage général pour les bètes bovines, et encore ne connait-on que la méthode vicieuse par écrase- ment, méthode qui ne détruit pas entièrement les organes séminifères. C'est à cette circonstance, de même qu’à l'absence d'engraissement préalable, qu'il faut attribuer la qua- lité inférieure de la viande des bêtes bovines en Algé- rie; car, du reste, l'aptitude déjà signalée de la race pour l’engraissement et l'exiguité de sa taille doivent PARTIÉ 1. — CULTURE ARABE. 193 bien faire augurer de la qualité de la chair, lorsqu'on aura adopté les méthodes rationnelles de production et d'exploitation‘. Les Maures et les Kabaïles salent un peu de viande. Mais le procédé de conservation le plus usité est de placer la viande dans de grandes jarres remplies d'huile ou de beurre, dont la rancidité la rend presque toujours non mangeable pour les Euro- péens. Les tribus du désert conservent la viande en la faisant sécher. Enfin, on sait que de tout temps les peaux de bêtes bovines ont formé un article important de commerce pour l’Aloérie. Les tribus pastorales des montagnes et vallées de l’intérieur possèdent d'immenses troupeaux de bêtes à cornes; et, néanmoins, d’après ce que je viens de dire de la faiblesse de la consommation indigène, on pourrait, à bon droit, s'étonner que ce nombre ne füt pas plus grand encore ; mais les causes nombreuses de mortalité signalées plus haut expliquent ce fait. Si l’on réfléchit que ces causes se sont multipliées par la guerre que nous faisons en Afrique, et qu'il s'y est joint, en outre, la consommation de notre armée et de la population européenne, consommation plus que double peut-être de celle des indigènes, on verra que (1) C’est un fait bien constant que, toutes choses égales d’ailleurs, les bêtes de petite taille ont une chair plus fine, plus sapide que celles de grande taille. I. 13 194 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. cette question est de nature à appeler l'attention toute particulière du gouvernement et des publicistes. Cette observation s'applique, du reste, également aux autres bestiaux ; j'y reviendrai en examinant, au point de vue de la colonisation, les sujets que je traite ici au point de vue des indigènes. Les contrées de l’est paraissent être les plus riches en bêtes bovines. Les bœufs qui, avant notre arrivée, valaient de vingl à trente francs pièce, se paient aujourd hui de soixante-dix à quatre-vingt-dix francs et même cent et cent vingt francs, 6. Bêtes ovines. Celte espèce se trouve en nombre considérable dans toute l'Algérie; les confins du désert en possè- dent surtout d'innombrables troupeaux. Elle constitue la plus importante richesse des tribus pastorales et fournit le principal article d'exportation du pays, en même temps que la viande la plus estimée et le plus généralement consommée par les indigènes. Il existe un grand nombre de variétés de moutons en Algérie, lesquelles, par suite des razzias des tribus entre elles et du peu de soins des Arabes, se trouvent fréquemment mêlées dans le mème troupeau. Parmi les dix-sept mille bêtes à laine prises par le général Changarnier, en juin 48242, j'ai trouvé douze à quinze variétés au moins, toutes ou presque toutes de forte taille et d’une assez belle conformation, mais Ja PARTIE II, — CULTURE ARABE. 195 plupart étaient trop hautes sur jambes ; les unes, en petit nombre, à tête et extrémités noires ou brun= jaune; les autres, en majorité, à tèle blanche, plu- sieurs à deux et quatre cornes, beaucoup d’autres pri- vées de cet appendice ; parmi les premières, il y en avait dont les cornes étaient simplement recourbées en arrière, tandis que chez d’autres elles étaient con- tournées en spirale comme dans les mérinos. Beau- coup de bêtes avaient une laine lisse, longue et gros- sière; quelques-unes même, une espèce de poil long, analogue à celui du mouflon. D’autres avaient la laine frisée, mais également grossière. Enfin, j'ai remarqué un certain nombre d'individus dont la laine frisée était fine, courte, et offrait tous les caractères de la laine- mérinos. Les bêtes elles-mêmes ressemblaient aux mé- rinos pour leur conformation. Ce dernier fait n’a, du reste, rien d'étonnant, ear il parait à peu près prouvé aujourd'hui que la race mérine est originaire d'Afrique. Je n’ai vu, dans ce troupeau, qu'un petit nombre de bêtes à large queue, connues en France sous le nom de moutons de Barbarie, et qu’on dit être très répandues dans la régence de Tunis; mais j'ai vu beaucoup de bètes qui devaient probablement à des croisements avec cette race un développement de la queue plus considérable que d'ordinaire. Ces moutons de Barbarie, qui se rencontrent plus fréquemment dans l’est et vers le désert que dans l’ouest, sont très recherchés dans le pays, quoique leur laine soit gros- 196 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, sière, Ce qui constitue leur valeur, c'est leur rusticité, leur aptitude à prendre graisse, et surtout leur queue dont le poids atteint parfois 8 à 40 kilogrammes et qui forme une pelote de graisse que les Arabes mangent avec délices. Si l’on examine les bêtes à laine de l'Algérie, on voit que nulle part ces animaux ne présentent les caractères d'un élat à demi sauvage, caractères qui se retrouvent, au contraire, parmi les races de nos contrées, arriérées comme celles de la Bretagne, des Landes, de la Corse, ete. Ce fait me semble tenir prin- cipalement à l'intimité dans laquelle les Arabes vivent avec leurs bestiaux. Il est à croire ensuite que la vie nomade et ces migrations fréquentes des douars con- tribuent à rapprocher les animaux de l'homme. En ce qui concerne spécialement l'espèce ovine, faisons remarquer que le sol si fertile, quoique plutôt sec qu'humide, de l'Algérie, son climat chaud et see, et jusqu'à cette quantité de sel répandue dans tout le pays et se manifestant dans un grand nombre de sour- ces, doivent contribuer à faire de notre colonie la contrée la mieux appropriée aux bètes à laine. Tous les individus que j'ai vus, même vers la fin de l'été, étaient en très bon état, ce qui ne surprendra nulle- ment les personnes initiées à l'agriculture et qui savent que les bètes à laine s'accommodent parfaite- ment d’une nourriture composée de substances sèches et liyneuses. L'incurie que j'ai signalée pour les bêtes à cornes PARTIE I, — CULTURE ARABE. 197 règne également pour tout ce qui concerne les mou- tons. Nul soin n'est apporté au choix des béliers, à la monte, à l’agnelage, à l'élève des jeunes bêtes, à l’en- tretien des animaux adultes; aussi chaque année, faute d’abri, les troupeaux sont-ils décimés par les grandes pluies d'automne et d'hiver. Les béliers restent mêlés aux brebis pendant toute l'année. Beaucoup de mères mettent bas deux fois par ap, au printemps et en automne, et il en est plu- sieurs qui ont deux agneaux d’une portée. Ordinaire- ment les Arabes ne leur en laissent qu'un, et tuent les autres pour leur chair qu'ils estiment beaucoup. La tonte se fait en avril et mai, chez les tribus du Tell. Vers le désert, on la pratique, m'a-t-on dit, deux fois l'an, pour certaines races à longue laine. On peut dire qu'après les céréales, la laine est le produit le plus important de l'Algérie. Elle est pro- duite en quantité exubérante par toutes les tribus arabes de l’intérieur ; en quantité moindre, mais en- core suffisante pour leurs besoins, par les tribus kabaiïles. Il s’en consomme une masse considérable, dans le pays même, pour vêtements, couvertures, étoffes de tentes, etc. Le surplus était jadis vendu au dey et aux beys qui en avaient le monopole et payaient la denrée au prix qu'ils voulaient bien fixer eux-mêmes. Cette circon- stance est sans doute une des causes du peu de soins qu'ont apportés jusqu'ici les Arabes à multiplier les 198 COLONISATION EF AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. races à laine fine; elle aurait même probablement diminué beaucoup le nombre des bêtes à laine, en Algérie, sans l’importance de ces animaux comme bêtes de boucherie. On a voulu récemment recommencer le même sys- tème; mais, quoiqu'on eût fixé un prix assez élevé, celte tentative a produit un mauvais effet. Les Arabes ont cru voir revivre les anciennes exactions des Tures, et, n'étant plus sous la main de fer de ces derniers, ils ont su éluder la mesure en exportant une grande partie de leurs laines à Tunis et dans le Maroc, où d’ailleurs la guerre a depuis longtemps dirigé le com- merce de l'intérieur de l'Algérie. Il faut espérer que la liberté rendue aux transactions sur les laines ramè- uera cet article dans les ports de la colonie et entre les mains de nos négociants!. Ce que j'ai dit plus haut sur les races laisse assez prévoir que les laines d'Afrique, loin d’être plus belles que les nôtres, sont, au contraire, en général gros- sières. Une circonstance qui contribue encore à en diminuer la valeur, c'est que, dans beaucoup de loca- lités, 11 s'y trouve mêlé en grand nombre des graines dont les aspérités s’attachent à la laine et en rendent la séparation très difficile, à tel point qu'il ne serait peut-être pas superflu d'employer, dans ce but, des machines analogues à celles qui servent à l'égrenage” (1) C’est ce qui a lieu aujourd’hui : de fortes masses de laine sont arrivées, dans ces derniers temps, de l’intérieur dans les ports de la Méditerranée. PARTIE I. — CULTURE ARABE. 199 du coton. Ge sont en général des graines de gratterons et de sainfoin. Malgré cela, on importe et on a de tout temps im- porté une assez grande quantité de laines barbares- ques en France, où elles servent principalement à la confection des matelas et des couvertures. Le commerce de la laine, qui est pour les Arabes le principal article d'échange, peut offrir un moyen puissant de nouer des relations pacifiques et suivies avec l’intérieur et même le désert. Il est d’une haute importance que ce commerce cesse de se diriger sur les pays voisins, et, en revenant dans nos ports, y ramène forcément les producteurs. Comme dans tout le midi, les brebis sont soumises à Ja traite, et leur lait est plus estimé que celui des vaches. La quantité qu’elles en donnent est à peu près la même que celle qu’on en obtient en Provence, c’est- à-dire environ un cinquième de litre par jour. Ce Jait est consommé comme celui de vache, avec lequel on le mêle souvent ; et on en fait également du beurre et du fromage. Le premier, qui est blanc et a un léger goût de suif, plait néanmoins à beaucoup de personnes. Quant au fromage, il est meilleur que celui de vache. J'ai déjà dit que la viande le plus généralement consommée par les indigènes de l'Algérie est celle des bêtes ovines ; il faut ajouter que, de même qu’en Espagne et en Italie, la chair de ces animaux est très supérieure à celle des bêtes bovines, et même supé- 200 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, rieure à la chair de nos moutons du nord, quoique Jamais les Arabes ne soumettent ces animaux à un engraissement préalable, et qu'ils ne fassent subir aux mâles qui ne sont pas destinés à la reproduction qu'une castration incomplète, par le procédé déjà indiqué pour les bœufs. Cette supériorité de la chair des moutons africains s'explique par la nature aro- matique de la plupart des plantes des pâturages et par la quantité de sel répandue dans le pays et qui pénètre probablement dans les végétaux. On a observé, du reste, que, de mème que pour les autres bestiaux, les petites races ont une qualité de viande supérieure à celle des grandes races. Les bêtes à laine restent en bon état plus longtemps que les bêtes à cornes ; on en voit encore de grasses en août et septembre; mais, après cette époque, elles dépérissent visiblement, et, comme les autres bestiaux, elles sont en triste état à la fin de l'automne, en hiver et jusque dans les premiers mois du prin- temps où elles commencent à se refaire. Les peaux sont en partie travaillées dans le pays, et faconnées en maroquin, inférieur toutefois à celui de Méquinez et de Tétuan. On en exporte à l’état brut une très grande quantité pour Maroc, Tunis et l'Eu- rope; ces peaux, surtout celles des confins du désert, sont de meilleure qualité que celles de France. Le prix des bêtes à laine qui, avant notre arrivée, était de fr. 50 ce. à 2 fr. 50 c., est aujourd hui de 8 à 9 fr. lorsqu'elles sont en chair. Je dois ajouter, et PARTIE I. — CULTURE ARABE. 201 cela s'applique également aux autres bestiaux, que leur prix diminue considérablement en hiver, surtout lorsque cette saison est rude et pluvieuse. Ÿ 7. Chèvres. Toutes les tribus ont des chèvres ; mais ce sont sur- tout les Kabaïles et les Maures qui en élèvent en grand nombre. Celles que j'ai vues m'ont paru sem- blables aux chèvres de Corse, petites, basses sur jambes, à poil noir ou blanc et très long. Ce poil est un produit important qui est recueilli chaque année, et sert, soit seul, soit en mélange avec du poil de chameau ou de la laine, à faire des cordes, des étoffes pour tentes, des burnouss, etc. Les Arabes, qui recherchent plutôt qu'ils ne crai- gnent l’odeur de bouc, mangent sans répugnance la chair de ces animaux et des chèvres, et avec délices celle des chevreaux. Du reste, le produit principal de la chèvre est le lait, auquel les Arabes assignent le second rang, après celui de brebis, et qu'ils emploient surtout à la con- fection du fromage. La peau de ces animaux a une assez haute valeur ; on en fait le véritable maroquin. Les indigènes en font, en outre, un très grand usage pour la conservation et le transport des liquides. Ÿ 8. Porcs. L'islanusme a naturellement empêché que celte 202 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. espéce ne fût comprise dans le nombre des animaux domestiques des indigènes; en revanche, elle existe à l’état sauvage considérablement multipliée dans toute la régence. Notre arrivée en a quelque peu diminué le nombre; car les Arabes, qui ne les chassaient autrefois que pour s’en débarrasser ou en nourrir leurs chiens, les tuent aujourd'hui pour nous les vendre. Ceux que j'ai vus appartenaient à des colons et paraissaient tout à fait apprivoisés. Ils étaient de petite taille, mais bien conformés, et je ne doute pas qu'avec des soins convenables on n’en puisse faire très promptement une bonne race pour la graisse. { 9. Volaille. Les poules et les pigeons sont les seules volailles qu'élèvent les indigènes. Encore les pigeons se ren- contrent-ils plus spécialement chez les Maures et les Kabaïles que chez les Arabes, qui élèvent en revan- che une très grande quantité de poules. La poule cuite avec le couscoussou est le mets favori des indi- gènes. Pigeons, poules, et conséquemment œufs, sont épa- lement plus petits qu'en France. Le chaponnage est inconnu aux indigènes, qui ignorent également l'art d'engraisser la volaille. Ajoutons cependant qu'ils donnent à ces animaux une assez grande quantité de grains, notamment de dourah et de sorgho, qu'ils eullivent spécialement dans ce but. PARTIE II, — CULTURE ARABE. 203 Ÿ 10. Abeilles. En terminant l’exposé de la culture arabe, telle qu'elle existe aujourd'hui, je dois une mention spé- ciale aux abeilles. Il y en a plusieurs espèces. Celle que les indigènes élèvent le plus communément m'a paru être semblable à la nôtre, si ce n’est qu’elle est un peu plus petite. Ce sont principalement les Kabaïles et les Maures qui s'occupent de l'éducation des abeilles. Les Kabaïles se servent pénéralement de ruches faites d’une ou plusieurs pièces de liége, ou en paille, en jonc et surtout en tiges de férules et autres ombel- lifères. Elles sont cylindriques ou quadrangulaires, de dimensions très variables et posées en long sur une planche. Quand ils veulent récolter le miel ou la cire, ce qui a lieu au printemps ou en automne, parfois même au milieu de l'hiver ou de l'été, ils ne connaissent d'autre moyen que d’étouffer les abeilles. Ils consomment ou vendent une assez grande quan- tité de miel en gâteaux, et ce miel, surtout celui du printemps, est d'excellente qualité. Le reste est séparé de la cire par des procédés analogues à ceux qu’em- ploient nos paysans du midi. On sait que la cire a été de tout temps un article assez important d'exportation de la régence. Le gou- (1) Du temps des Turcs, on en exportait annuellement pour près de 200,000 fr, 204 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. vernement seul en avait le monopole. Les Kabaïles étaient tenus de lui vendre toute leur cire à un prix fixé d'avance. Outre les ruches domestiques, les Kabaïles exploi- tent encore les essaims sauvages qui, dans quelques localités, se rencontrent en grand nombre dans les arbres creux et dans les fentes des rochers. Le miel qu'ils en obtiennent est, en général, aussi bon que le précédent. Ces abeilles sauvages leur fournissent également une partie des essaims nécessaires pour conserver où pour multiplier le nombre de leurs ruches. CHAPITRE III. Natures de fonds. — Végétation spontanée. — Forèts. — Broussailles. — Herbages. — Champs. Avant d'aborder la question de colonisation, il est, je crois, nécessaire de dire quelques mots d’un sujet que j'aurais du peut-être traiter avant le chapitre précédent. Par l’expression de natures de fonds, je n'entends point ici la constitution du sol, mais le genre de pro- duit qu'il donne, l’état dans lequel il se trouve, en d'autres termes, s’il est en forêts, en broussailles , en pâturages, en terres arables ou en marais. PARTIE 1, — CULTURE AVABE ELUC On conçoit qu'il serait d’une haute impoftance de connaître exactement la proportion de ces diverses vatures de fonds entre elles. Malheureusement, c’est une matière sur laquelle il sera longtemps encore im- possible d'obtenir des données exactes ; et cependant il serait si important d'en recueillir que c’est un de- voir pour chacun de contribuer à les compléter, à en reclifier les erreurs, à faire connaitre, en un mot, l’état actuel du sol de la colonie. SECTION I. — Foréts et broussailles. Déjà l’on a pu apprécier le peu de fondement de celte opinion qui refusait d’une manière absolue des bois à l'Algérie. On sait aujourd'hui que cette partie de l’Afrique, sans être riche en forëts, est loin cepen- dant d’en être dépourvue, et qu'on doit regretter plu- tôt la mauvaise répartition que l'absence de bois. Le gouvernement ayant en Algérie une adminis- tration des eaux et forêts, les bois ont dû nécessaire- ment être l’objet de rapports spéciaux, et les renseï - gnements détaillés que je présenterais ici ne pourraient être que des redites fort incomplètes. Je me bornerai donc à répéter ce qu'on a déjà dit ailleurs, que ni le sol, ni le elimat de l'Algérie ne s’op- posent à la croissance des arbres ; qu'au contraire la variété des climats, résultant des différences de hau- teur et d'exposition, donne lieu à une égale variété dans la végétation forestière et crée une vaste échelle 206 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. comprenant depuis les végétaux de l'Afrique jusqu à ceux du nord de l'Europe. Qu'enfin, cette épaisseur déjà signalée de la couche végétale, jusque sur les hauts plateaux et les pentes, assure d’une manière po- sitive le succès du reboisement, même spontané, par- tout où les causes qui ont amené la destruction des forêts de l'Algérie auront cessé d'agir. Ces causes, on le sait, sont le pâturage, la cul- ture, et surtout les incendies que, chaque année, les Arabes allument dans tous les terrains qu'ils destinent à la culture des céréales ou à la nourriture de leurs bestiaux. Leur but est non-seulement de débarrasser le sol de la végétation arborescente et ligneuse qui le couvre, afin d'en rendre la superficie plus susceptible d’être cultivée ou mieux fournie d'herbes, mais en- core de détruire ainsi une grande quantité d'in- sectes et de reptiles, et d’éloigner les bètes sauvages en les privant des conditions nécessaires à leur exis- tence. On comprend facilement que ces divers résultats doivent être d’une haute importance pour un peuple nomade, vivant sous la tente et essentiellement pas- teur. Toutefois ces avantages ne compensent pas en- tièrement les inconvénients qui en résultent, même pour les indigènes, à plus forte raison pour les Euro- péens. Je suis intimement convaincu que c'est en grande parlie à la rareté des forêts que sont dus la sécheresse du climat pendant une partie de l'année, l'insalubrité de plusieurs points, les crues si fortes et parfois si su- PARTIE II, — CULTURE ARABE. 207 bites de l'automne et de liver, et le tarissement de beaucoup de sources et, par suite, de plusieurs cours d’eau pendant l'été. Avant d’aller plus loin, indiquons rapidement, d'a- près ce que nous avons vu, quel est approximative- ment la distribution du sol forestier dans les parties occupées de l'Algérie. La province qui parait être la mieux boisée est celle de l’est. C'est là où se trouvent, en effet, les fameuses forêts de l'Edough, de la Calle, et celles plus belles peut-être encore de la vallée de Guerrya, du Djebel- Zahan dans le pays des Beni-Salah, et d’Amama, chez les Haractas. En général, presque tout le nord et l’est de cette province paraissent assez bien garnis d'arbres. Les pentes de beaucoup de montagnes et les fonds des vallées qui les sillonnent sont encore couverts de forêts ou au moins de broussailles qui ont beaucoup d’'ana- logie avec les makis de Corse, et ne demanderaient qu'une interruplion de quelques années, dans les in- cendies périodiques, pour former de beaux laillis. Les montagnes au sud de Sétif paraissent ésalement ren- fermer encore des forêts d'arbres résineux. En revanche, le centre, c’est-à-dire les environs de Constantine, dans un rayon de quarante kilomètres, sont presque complétement dénués de bois. Il est pro- bable que la culture, plus active sur ce point qu'ail- leurs, et plus riche en bestiaux, a été la cause princr- pale de ce résultat ; mais je serais porté à croire que la nature du sol et des roches y a pareïllement con- 308 COLONISATION FT AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. tribué. La terre argilo-calcaire de cette contrée paraît être, en effet, essentiellement propre à la production des céréales et des plantes de la famille des légumi- neuses, mais fort peu à celle des végétaux ligneux. II est de fait qu’on ne rencontre presque nulle part, aux environs de Constantine, ces broussailles qui ailleurs couvrent la majeure partie des terrains incultes. On n'y voit que de l'herbe, surtout des graminées, des légu- mineuses et des ombellifères. Les couches de roches calcaires qui constituent les montagnes de cette con- trée étant très inclinées, parfois même verticales, offrent une issue trop facile aux eaux du ciel, et con- tribuent encore à la rareté de la végétation arbo- rescente. La province d'Alger est une des moins boisées, de mème que celle de Titterie. Quant à la province d'Oran, à part les masses con- sidérables de bois qu’on a trouvées au midi, dans le pays des Hachems-Gharabas et desIdamas,aux environs de Tagadempt, entre cette ville et Saïda et dans l'Oua- renseris', on n'y rencontre que des espaces plus ou moins étendus, couverts d'arbres bas, d’arbrisseaux et de broussailles. Il en est ainsi des forêts de Msila et de Muley-Ismaël, près Oran, de celles de la Makta, de la haute vallée du Sig, ete. Ajoutons que presque partout, même aux alentours de Constantine et dans les grandes plaines de la côte, (i) C’est là que l’on a découvert ces forêts de cèdres dont il a tant été question, PARTIE 1f, — CULTURE ARABE, »o0 les bords des cours d’eau, sur üne largeur de 20 à 60 mètres de chaque côté, sont couverts d’une végétation luxuriante-en arbres de haute futaie. Disons tout de suite, pour ne plus y revenir, que ces arbres sont des peupliers, des trembles, des saules de grande dimension, des tamarix, des frênes, des ormes, des sycomores, parfois aussi des chènes et des ricins 1. Les forêts basses ont, au contraire, pour essences principales des liéges, des lentisques, des oliviers sau- vages, des arbousiers, souvent aussi des chènes verts et des pins maritimes d'Alep. On y voit, en outre, des micocouliers, des sumacs thézéra (rhus pentaphylla), des genévriers oxicèdres et de Phénicie, des thuias arti- culés ; enfin, comme sous-bois, des arbustes tels que le nerprun, les cistes, les genêts épineux, les myrtes, les bruyères arborescentes, les filairs, les palmiers nains, ete., ete. Ces dernières essences couvrent d’im- menses étendues. Les grandes forêts sont en général situées sur les montagnes et se composent principalement de chènes- liéges, de chènes verts, de quelques châtaigniers et chènes-ballottes, de pins maritimes d'Alep, de cèdres, et surtout d’une nouvelle espèce de chène dont le port est semblable à celui de notre chène blane, dont la feuille a de l’analogie avec celle du châtaignier, et qu'on (1) Ce végétal qui, dans le midi de la France, est annuel et atteint à peine deux mètres de hauteur, s’élève ici aux proportions d’un véritable arbre et dure cinq et six ans, x. 14 shannmage ; PT ares 210 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. avait nommé, pour celte raison, chêne à feuilles de chà- taignier, mais qui, différant beaucoup du chêne amé- ricain connu sous leméme nom, a depuis été appelé, d'après la qualification arabe, chêne zéen ou zahan, et, d’après le nom de l'officier qui le premier l'a dé- couvert, quercus Mirbeckii. Cet arbre parait atteindre des proportions colossales, plus cependant en grosseur qu'en hauteur, caractère qui, du reste, semble être général à toute la végétation arborescente de l'Algérie. J'en ai vu plusieurs dans la forêt de l'Édough, dont il constitue l'essence dominante, qui avaient, à un mètre au-dessus du sol, 4 à 5 mètres de circonférence. Mal- gré les ravages causés, dans cette forêt, par les char- bonniers marocains, ravages auxquels un arrèté du commandant supérieur de Bône a heureusement mis lin, cette forèt, dans une grande partie de son étendue, qui ne parail pas être moindre de 4,500 à 2,000 hec- tares, affecte tout à fait les caractères de nos hautes futaies. Ces arbres se rencontrent jusqu’au point eul- minant de la montagne qui s'élève à près de 4,000 mètres au-dessus de la mer, mais descendent aussi jusqu'à une petite distance de son niveau. Les chènes-liéges qui garnissent certaines parties el notamment les abords de la forêt sont faibles et ché- üfs. Plus forts et plus vigoureux dans les forêts de la Calle, ils entourent également les chènes zéen qui s'y trouvent, mais en moindre quantité et de moindres dimensions que dans l'Édough, ce qui tient peut-être à la sécheresse du sol ou à la chaleur plus grande du PARTIE Il, — CULTURE ARABE. 211 climat. On explique la présence presque constante des chênes-liéges autour des grandes forêts d’autres es- sences par ce fait que cet arbre, grâce à son écorce, résiste mieux que les autres à l’action du feu. Lorsqu'il a ainsi préservé de grands espaces des incendies an- nuels, les essences plus vigoureuses, mais qui n’ont pas, comme lui, cette faculté de résister au feu, erois- sent à l'abri des liéges qu'elles finissent par étoufler, excepté sur la lisière, où l’action du feu continue à donner la prépondérance au liége. On sait que cette essence domine dans les vastes forêts des environs de la Calle, de mème que dans celles qui couvrent les montagnes du sud-ouest de Philippeville. A l'exception de quelques arbres démaselés (privés de leur écorce vierge) par les Arabes pour les be- soins de leurs ruches, tous les autres ont encore leur liége vierge. Ajoutons que si les incendies n’ont pu empêècher ces arbres de vivre, en revanche ils pa- raissent avoir nui à leur développement. Ils sont la plupart mal venus et ont l'air souffrant. Nulle part je n’en ai vu qui approchent de ceux du Roussillon, de la Catalogne et de la Corse (à l’époque où ce dernier pays en possédait encore ). D'immenses espaces sont couverts de broussailles qu'il suffirait de garantir pendant quelques années du feu pour en faire de beaux taillis. 219 COLONISATION ET AGBICULTURE DE L'ALGÉME. SEcTiox Il. — Herbages. Dans les plaines et les vallées, et même sur les pla- teaux et sur les pentes peu déclives, ces broussailles alternent avec des herbages, en général bien gazon- nés, et où l'herbe, dès le mois de mai, et malgré le pâturage, atteint souvent une hauteur de 4,20 à 4,50. Il serait difficile d'indiquer pour quelle cause un terrain est en gazon, tandis que le terrain voisin est couvert de broussailles. Peut-être une culture conti- nuée pendant plusieurs années a-t-elle amené ce ré- sultat; peut-être aussi sont-ce les eaux qui, en passant ou en séjournant, en ont été la cause. Je pense néan- moins que la nature du sol et la situation y sont pour beaucoup. En général, les prairies couvrent les ter- rains frais et humides. L'étendue de ces espaces gazonnés varie beaucoup. Dans le massif d'Alger, ils paraissent à peine consli - tuer le dixième de la superficie; dans la Mitidja, ils forment peut-être un sixième à un cinquième. Aux en- virons de Constantine, ils occupent une proportion beaucoup plus considérable. 11 est juste d'ajouter que partout les broussailles renferment une grande quan- tité d'herbe, dans l'intervalle qui règne entre les souches. Parmi ces herbages, il en est qui ont été jadis cul- tivés. D’autres ne présentent, au contraire, aucune PARTIE II, — CULTURE ARABE, 213 trace de culture. Les premiers sont, en général, su- périeurs aux autres; mais, à mesure que le sol se dur- cit, ils se détériorent, et l'herbe y devient rare et mauvaise. J'ai déjà dit que les terres des environs de Constan- line se couvrent spontanément de graminées, de légu- mineuses et d'ombellifères. Les graminées sont principalement des pâturins, des fétuques, des cinosurus, des dactvles, des brômes, des avoines, des agrostis. Les lieux humides sont cou- verts de carex, de souchets, de scirpes, de jones, de phalaris, de roseaux, ele. Dans les broussailles crois- sent en abondance des méliques et des brômes. Les légumineuses se composent de plusieurs espè- ces de trèfles, de luzernes, de lotiers, d’ornithopus, de lupins, de vesces, de gesses, d’astragales et surtout de sainfoins. On y trouve également un grand nombre de plantes de la famille des composées, quelques cruci- fères, des labiées, etc. Dans la plaine de Bône, les graminées dominent. Il en est de mème dans une grande partie des her- bages de la Mitidja, et dans ceux de la plaine de Tlélat, près Oran. SECTION ILE. — Champs. La proportion des champs est tout aussi variable. Aux environs de Constantine, un quart, peut-être mème un liers de la surface, est en terres arables. Dans 214 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. la plaine de Bône, dans celle d'Eghris, la proportion est plus forte encore, tandis qu'ailleurs elle descend au dixième, au vingtième, au cinquantième même de la superficie totale. Dans toutes les localités abandon- nées depuis quelques années par les indigènes, il est difficile de reconnaitre ce qui était anciennement eul- tivé, parce qu'ils ne réussissent jamais qu'imparfai- tement à détruire les souches et racines d’arbrisseaux et arbustes partout où le sol en était couvert, et qu’ail- leurs la terre se revêt promptement d’une couche de gazon et se transforme en herbages. Dans les montagnes habitées par les Kabaïles, la proportion des terres arables ou des plantations plus ou moins cultivées d'arbres fruitiers est peut-être plus considérable que dans les plaines, malgré le désavan- lage du relief du terrain. On voit parfois des monta- gnes cultivées depuis la base jusqu'au sommet. Il faut dire cependant que c’est rare, et qu’en général les habitants n’appliquent la culture qu'aux parties infé- rieures et aux plateaux et gradins naturels qui se ren- contrent sur les pentes. SECTION IV.— Marais. Quant aux marais, j ai déjà dit qu'il ne s'en trouve que dans les plaines, et là encore leur étendue est en général minime, comparativement au reste, et finirait par devenir tout à fait insignifiante moyennant quel- ques travaux peu dispendieux. PARTIE II, — CULTURE ARABE. 215 SECTION V. — Proportion des diverses natures de fonds. En résumé, on pourrait considérer comme des approximations, sans doute excessivement vagues, fondées cependant sur quelques faits positifs, les chif- fres suivants sur la proportion des diverses natures de fonds entre elles. Ainsi, en prenant comme 400 la surface totale du Tell, on aurait les chiffres suivants : Forêts proprement dites. . . . . 0 75 Forêts basses, hautes broussailles +4 je feu n'attemt que la lisière. © . , .,. .. . . 1-10 D TO RS EL 2 Terres arables annuellement ensemencées. . . ELLE Herbages propres à être fauchés. . . . . . $,, » Terrains plus ou moins bien engazonnés, mais propres seulement au pâturage, à cause des Pa naines | V9 UNIQUE 6131 0S8- 50 Marais proprement dits. . . . . uolle: 0 15 Espaces inondés en hiver et au Re mais pâturés en été, . . . 1 50 Terrains nus,improductifs, été (marais Kiés, rochers, sables, cours d’eau. MUTUEL QU TOR 2 16 MUU » Je suppose 1c1 que la superficie du Tell est de 560,000 à 400,000 kilomètres carrés. Tous ceux qui ont parcouru l'Algérie trouveront certainement que j'ai fait une large part aux terrains improductifs, tandis que d’autres qui n'ont pas vu ce pays, et qui se reportent aux proportions existantes 216 - COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. dans nos départements méditerranéens, trouveront, au contraire, le chiffre trop faible. J'ai déjà expliqué plus haut les causes qui font que les montagnes de l'Algérie sont moins stériles que celles du midi de la France. Je crois donc être plutôt au-dessus qu'au- dessous de la vérité en adoptant le chiffre de 54 p. 400 pour les terrains improductifs, et l'on peut hardiment admettre que plus du tiers de cette surface offre encore un pâturage pour les moutons et pour- rait être complanté avec avantage en arbres fruitiers. Quant au chiffre des terres arables qui sera consi- déré comme trop faible par plusieurs personnes con- naissant le pays, je ferai remarquer que les localités les plus propres à la culture sont, en général, occu- pées par les Arabes qui sont, avant tout, pasteurs, tandis que les cultivateurs par excellence, les Kabaï- les, habitent les montagnes où l’espace cultivable est proportionnellement minime en comparaison du reste. Aussi, je crois ce chiffre plutôt trop fort que trop faible, et applicable non pas à l’état de guerre actuel, mais à l’état normal. Enfin, j’ajouterai qu'une grande partie des terrains en broussailles basses et en gazon médiocre est sus- ceptible d'être mise en champs, en prés ou en planta- tions productives, et que les terres inondées en hiver peuvent, la plupart, avec quelques travaux, être ga- ranties des eaux dans la saison humide, et arrosées en été, par conséquent être transformées en prairies irriguées et en orangeries, TROISIÈME PARTIE. COLONISATION. PRÉAMBULE. DES COLONIES EN GÉNÉRAL ET D'ALGER EN PARTICULIER. Tout ou presque tout a été dit pour et contre la colonisation ; mais comme plusieurs arguments qu'on ne cesse de reproduire, semblent avoir laissé une cer- taine impression dans l'esprit du publie, il ne sera pas inutile d'y répondre. Aujourd'hui, cependant, que des voix éloquentes se sont élevées en faveur de la colonisation, et ont si bien démontré la nécessité, pour le pays, d’avoir une marine puissante, sous peine de déchéance, et l'im- possibilité de l'obtenir telle sans cette propagande lointaine qui étend le sol de la France et son commerce sur de nombreux points du globe, il y a peut-être de l’outrecuidance de ma part à discuter ici ces grandes questions qui me sont peu familières, et dans l'examen desquelles je ne puis apporter que quelques faits et mon simple bon sens ; mais, en présence de l’antago- uisme qui s'est manifesté, dans ces derniers temps, 218 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. entre l’agriculture d’une part, les colonies et la marine de l’autre, j'ai pensé qu'il pouvait y avoir utilité à faire connaitre mon opinion sur les colonies, à prouver aux colons, aux marins, au commerce extérieur, qu'il y a des agriculteurs en France qui, sans cesser de croire et de dire que notre pays est avant tout agricole, apprécient cependant la puissante et heureuse in- fluence d'un grand commerce international, d'une forte marine, de vastes colonies, et ne méconnaissent pas les lois éternelles de cette solidarité qui unit toutes les branches industrielles d’un pays. Après avoir été considérées pendant longtemps comme le meilleur moyen d’accroitre la richesse et la prospérité d'un pays, les colonies ont été déclarées, par une nouvelle école d’économistes, non pas seule- ment inaptes à produire ce résultat, mais même nui- sibles à la puissance d'une nation. Les preuves, qui d’ailleurs ne font jamais défaut lorsqu'on en veut à toute force, n’ont pas manqué à cette doctrine. Sans nous arrêter à l’ensemble de cette théorie, bornons-nous à examiner rapidement les arguments dont on s’est servi le plus fréquemment contre la colo- nisation de l'Algérie. On a dit : « Que les colonies coûtent toujours plus qu'elles ne rapportent, et que, lorsqu'à force de saeri- fices la métropole a réussi à les établir solidement, elles finissent Lôt ou tard par rompre le contrat qui les unissait à la mère-patrie et par se déclarer indé- pendantes, » PARTIE III. — COLONISATION. 219 La première objection est juste. Je ne crois pas qu’il existe une seule colonie au monde qui ait versé direc- tement dans les caisses de l'État ce qu'elle lui avait coûté. Mais cet argument n'a pas autant de force qu’on serait tenté de lui en accorder. Mème chez l'individu isolé et l'industriel, il s’en faut que tout se résume en argent. Il s'en faut que, mème dans les questions d’in- térèts matériels, on puisse tout traduire en chiffres, suivre, jusque dans ses ramifications les plus éloignées et les plus indirectes, la portée de certaines mesures, de certains faits, et en évaluer, avec tant soit peu d’exac- titude, le résultat final. En un mot, le compte de pro- lits et pertes n'offre pas et n’offrira jamais la solution de toutes les questions concernant la prospérité maté- rielle d’un particulier. L'agriculture nous en présente un exemple remar- quable. Depuis qu’on a introduit dans l'exploitation du sol cette comptabilité en partie double qui a été, pour le commerce et l’industrie, d’une si grande utilité, on a pu se convaincre que presque nulle part le bétail de rente ne paie la nourriture et les autres frais qu'il occasionne ; que presque partout, par con- séquent, 1l constitue une branche onéreuse pour le cultivateur. Eh bien! les faits viennent donner ici le démenti le plus formel à la comptabilité. Toujours et partout on a vu les contrées et les cultivateurs qui tenaient le plus de bétail être les plus riches ; toujours et partout on a vu la réduction des bestiaux être suivie 220 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. d'une diminution proportionnellement plus forte en- core de prospérité, et vice versà. C'est qu'avec beaucoup de bétail on a beaucoup d'engrais qui seul peut fertiliser le sol et lui faire pro- duire d'abondantes récoltes, lesquelles, ne coûtant pas plus cher que les récoltes chétives, laissent au cultiva- teur un bénéfice élevé. Mais c'est en vain qu'on voudrait essayer d'évaluer en chiffres ce résultat définitif; malgré la simplicité apparente de cette transmission d'actions et d'effets, il n’a pas encore été possible d'estimer l'engrais à sa juste valeur, et, par conséquent, d’en créditer avec exactitude le compte des bestiaux qui continue à être en perte presque partout. Si de pareilles choses ont lieu journellement dans la vie et la sphère étroites de l'homme privé, à plus forte raison en est-il ainsi pour les nations. Aucun État n’a du reste songé à adopter, dans toute sa rigueur, le sys- tème qu’on voudrait faire prédominer à l’occasion des colonies. Nul n’a seulement essayé de faire de toute une question de doit et avoir une question de budget et de recettes directes. Où en seraient les voies de commu- nication, les moyens de défense et de répression, lin- struction publique et surtout ces encouragements, peut-être un peu exagérés, qu'on prodigue à la litté- rature et aux beaux-arts, s'il n'en était ainsi? Je le demande : est-il possible d'évaluer en chiffres Fin- tluence de lun ou l’autre de ces grands éléments de PARDIE HI, — COLONISATION. 221 eivilisation sur la prospérité d'un pays, ét d'indiquer la part de résultats qui doit en revenir à l'État? La nation la plus positive du globe, la nation an- glaise, s’est imposé, plus que toute autre, de ces sacri- fices, qui ne rentrent jamais que d'une manière dé- tournée dans les coffres du gouvernement. Et ce n’est certes pas là ce qui lui a nui. Sans parler de ses 1m- menses colonies, ses seules stations de la Méditerranée, Gibraltar, Malte, les iles Ioniennes où elle a fait de si grandes dépenses en travaux défensifs et autres, sont là pour le prouver. Et nous, peuple peu calculateur, chez lequel l'entrainement tient si souvent la place du raisonnement; nous qui dépensons proportionnelle ment plus que toute autre nation pour des choses fu- tiles ou dont l’utilité est au moins très problématique, nous exigeons, dès qu'il s’agit d'intérêts matériels, la preuve certaine de grands résultats directs et immé- diats ; semblables, sous ce rapport, à ces propriétaires, plus nombreux en France qu'ailleurs, qui feront vo- lontiers des sacrifices considérables d’embellissement, mais qui reculeront devant l'acquisition d'une charrue nouvelle, ou devant une dépense de desséchement, d'irrigation, de construction, une dépense utile enfin, avant d’avoir acquis la preuve positive d'un profit énorme et prochain. Quant à la séparation future de l'Algérie, qu'on semble considérer comme un fait certain, je crois qu'on généralise à tort des événements qui n’ont eu lieu que sous l'empire de circonstances à part. Des 222 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. quatre faits de ce genre accomplis jusqu'à ce jour, trois, Saint-Domingue, les colonies espagnoles de lAméri- que et le Brésil, sont le résultat de circonstances tout exceptionnelles. Et pour ce qui est du quatrième, les États-Unis, on le jugera de la même manière si l'on veut bien se rappeler la dureté de l'Angleterre pour toutes les populations qu’elle tient sous sa dépendance. Ce qui se passe encore aujourd'hui en Irlande expli- que ce qui s’est passé dans la confédération améri- caine. D'ailleurs, la plus rapprochée de ces quatre colo- nies était encore à vingt et trente jours de la métropole. Alger, grâce à la vapeur, est à cinquante heures des côtes de France. Alger est en outre habité par une population qui ne se fondra jamais avec nos colons, puis entouré à l’ouest, au sud, à l’est, par des popu- lations analogues, mais avec lesquelles nous aurons toujours peu de contact, sur lesquelles, par consé- quent, notre influence civilisatrice ne pourra s'exercer qu'imparfaitement. Les colons auront toujours des ennemis, toujours besoin de la métropole, ou du moms seront longtemps hors d’état de se passer de son aide et à jamais impuissants contre elle. Cette situation a d’assez graves inconvénients, du reste, pour qu'au moins on en fasse ressortir le bon côté. L'Algérie ne pourrait être enlevée à la France que par une puissance étrangère, ce qui, en ce moment même, ne seral{ pas chose facile, comme Pont prouvé toutes les anciennes expéditions et même celle de 4850, PARTIE HIT, — COLONISATION. 223 et deviendra chose presque impossible lorsque la colo- nisation aura disséminé dans le pays, et principale- ment sur les côtes, une population européenne nom- breuse et aguerrie. À ces deux objections on ajoute : « Que les colonies, qu’on ne crée cependant que pour avoir des consom- mateurs, n’en accroissent pas le nombre, puisque la population qu'elles reçoivent est prise dans la mère- patrie. » On oublie que la population, comme la consomma- tion individuelle, sont choses extrêmement élastiques de leur nature, et s’accroissent ou diminuent suivant les circonstances. En thèse générale, accroissement de population et consommation relative sont d'autant plus considérables que l'effet utile du travail indivi- duel est plus grand. Or, cet effet est d'autant moindre, en agriculture surtout, que la population est plus dense. Le petit cultivateur de nos départements popu leux, forcé d'accumuler son travail et celui de sa fa- mille sur un ou deux hectares, tirera bien de cette superficie un produit plus élevé que n’en obtiendrait la grande culture; mais son travail produira infiniment moins, et sera, par conséquent, beaucoup moins rétri- bué, que s’il avait été appliqué à une surface plus grande. Donnez à ce mème petit cultivateur 40, 42 ou 45 hectares en Algérie, sous ce climat où d’ailleurs les agents naturels suppléent davantage au travail qu’en France, et cet homme, avec la même somme de labeur, produira six ou huit fois plus, car il substituera la 294 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE. charrue à la béche, et n’appliquera au sol que la quan- tité de travail strictement nécessaire pour imprimer aux forces naturelles la direction qui lui parait la meilleure. C’est la différence entre le batelier qui fait marcher son embarcation à la rame et le marin qui se borne à tendre la voile, et laisse au vent le soin d'accomplir la besogne. Or, toutes les fois que l'homme produit beaucoup, il consomme beaucoup. C'est un fait qui s'est déjà réalisé en Algérie. Ajoutons, d’ailleurs, que, lorsque la colonisation s'applique à un pays aussi rapproché que l'Algérie et offrant, comme celle-ci, des points maritimes et mili- taires aussi importants, elle cesse d'être une simple question d'exportation et de débouchés. Qu'on veuille bien se rappeler ce que nous avons dit en commençant sur l'impossibilité d'occuper les ports sans dominer tout le pays, et qu'on ne perde pas de vue que, tandis que, d’une part, la nouvelle route des Indes par Suez, la situation de l'empire Ture et la navigation à la vapeur tendent à accroitre. im- mensément l'intérêt qu'a la France à conserver son rang dans la Méditerranée; d’une autre, l'Afrique acquiert de jour en jour plus d'importance, et si le Brésil et les Antilles devaient succomber un jour sous les coups de la philanthropie anglaise, elle deviendrait probablement le seul lieu de la terre d'où l'Europe pourrait tirer des denrées coloniales, sans passer par les mains de l'Angleterre. PARTIE II, — COLONISATION, 223 On dit encore qu'il n’y a pas en France exubérance, mais mauvaise répartition de la population. Cela est vrai; mais comment remédier à ce mal? Que ceux qui le signalent proposent une loi pour faire aller, dans les landes de Bordeaux, dans la Corse, le Berri, la Bretagne, ces nombreux cultivateurs qui, chaque année, quittent l'Alsace, la Lorraine, le Béarn, ete., pour l'Amérique. On verra si cela est possible. «Eh bien! répondent les adversaires des colonies, s'il n'y a pas moyen de conserver ces populations, mieux vaut pour nous qu'elles aillent dans des pays étrangers et indépendants, comme les nouveaux États de l'Amérique. Ces émigrations ne coûtent rien à la France et ont pour elle la même utilité que si elles allaient fonder une colonie; car, important les goûts français dans leur patrie nouvelle, elles y procurent d’avantageux débouchés à nos produits. » Cette opinion, je l'avoue, m'avait séduit d’abord; en l'examinant de près, j'ai vu qu'elle pèche par la base. Une colonie reste sous les lois de la métropole qui, en retour de ses sacrifices, peut lui imposer l’obliga- tion de ne consommer que les produits nationaux, de n’employer, pour les importations, comme pour les exportations, que des navires nationaux, ou au moins peut favoriser, par des droits différentiels, les produits et les navires nationaux. Cet avantage est d'autant plus important pour la France, que l'étranger navigue et produit les trois quarts des objets fabriqués à meil- leur marché que nous. 1. 15 226 * COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Ai-je besoin de dire que cet avantage ne peut être obtenu des pays étrangers où s’établissent nos compa- triotes? Tout ce que nous pouvons en espérer, c'est d’être traités sur le même pied que les nations les plus favorisées, c’est-à-dire l'Angleterre, souvent aussi les Stats-Unis. Les faits prouvent tous les jours que cette égalité de position ne laisse que des débouchés mal- heureusement assez restreints à nos produits, et une part plus restreinte encore à notre navigation, quel que soit, du reste, le nombre des émigrants français établis dans ces pays; car le commerce, il ne faut pas l'oublier, est essentiellement cosmopolite de sa nature, et, devant la balance de ses comptes, le marchand, surtout à l'étranger, n'a plus de patrie. Commerce et sentiments sont deux mots qui ne s'accordent guère. Les dernières discussions sur la loi des sucres et les écrits récents de M. Charles Dupin ont démontré, d’une manière irrécusable, l'influence de nos colonies, malgré leur exiguité, sur notre commerce d'expor- tation et sur le mouvement de notre marine*. (1) S'il est un pays qui puisse se passer de colonies et adopter aujourd’hui le système de la liberté commerciale, c’est, ce me semble, l'Angleterre, à laquelle la supériorité de son industrie et de sa marine assure une supériorité commerciale incontestable sur tous les marchés du monde. Par les motifs contraires, s’il est un pays qui ait besoin de colonies, c’est la France. (2) Nos pauvres et chétives colonies de la Martinique, la Guade- loupe, la Guyane et Bourbon, ont, à elles seules, acheté, en 1843, à agriculture et à l’industrie manufacturière de la métropole, pour une valeur de près de 80 millions, tandis que le Brésil ne nous a pris que pour 18 millions, la Russie 12, le Mexique 9, l'Autriche ? ! PARTIE EH. = COLONISATION, 227 Souvent, au reste, ces émigrations ont eu des résul- . tais diamétralement opposés à ceux qu'on leur attri- bue aujourd'hui. Telles ont été et telles seront tou- jours les émigrations d'ouvriers, de vignerons, de producteurs de soie dans des pays où des fabriques analogues aux nôtres, la culture de la vigne ou lin- dustrie sélifère, pourront s'établir. Il est un fait qui met bien en lumière la différence radicale qui existe entre les émigrations en pays étran- gers et les émigrations dans les colonies. Presque à la même époque, des persécutions reli- gieuses firent sortir de France et d'Angleterre un grand nombre de dissidents. Les protestants français se réfugièrent dans divers pays de l'Europe et dans quelques colonies hollandaises et anglaises. Les émi- grés anglais vinrent s'établir sur les rivages de l'Amé- rique du nord, et y fondèrent ces magnifiques colo- nies qui acerurent si puissamment la gloire et la force de l'Angleterre, et qui, aujourd'hui encore, offrent un des principaux débouchés à son industrie. Et tan- dis que ces événements se passaient, les faits venaient confirmer ce mot d'une femme célèbre qui, en appre- nant la révocation de l’édit de Nantes, avait dit : « Le roi s'est coupé le bras gauche avec le bras droit. » La France, en effet, avait perdu doublement, d’abord tout ce dont elle s'était privée, et ensuite tout ce que ses rivales avaient acquis d'elle. C'était un chiffre transporté de l'actif au passif, une valeur positive de- venue népalive. 228 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Je suis convaincu qu'il en sera de mème de presque toutes les émigrations en pays étrangers, dussent-elles être assez considérables, dans un même pays, pour que les Français y constituent une partie notable de la population. À quoi nous sert, par exemple, la com- munauté d’origine avec la population de la Louisiane? La guerre que nous avons eu à soutenir avec le Mexique et Buenos - Ayres prouve enfin que, si ces émigrations en pays étrangers épargnent au gouver- nement les embarras et les dépenses de la colonisa- ion, c'est souvent pour lui occasionner des embarras et des dépenses beaucoup plus considérables. Des comptoirs établis par nos grandes maisons de commerce dans les principales villes du Nouveau- Monde peuvent certainement être d’une grande utilité à notre industrie; mais n'oublions pas, qu'à moins de circonstances particulières, ce ne sera jamais que le petit nombre de produits pour lesquels nous sommes supérieurs aux autres qui en retirera du profit, que notre marine y trouvera bien peu d'avantages, et qu'enfin il n'y aura pas là ces débouchés indispensa_ bles à l’exubérance de notre population. Les personnes qui, sans être hostiles aux colonies en général, repoussent néanmoins celle d'Alger, di- sent: « Pour qu'une colonie soit utile, il faut qu'elle produise des denrées autres que celles que produit la métropole. Or, l'Algérie, quoique placée sous un cli- mat plus chaud, n'a pas, à peu d’exceptions près, de produits différents de ceux de la France. » PABTIE HI, — COLONISATION. 229 Cette assertion n'est pas exacte. Sans doute, la France produit de l'huile, de la soie, des figues et des raisins secs, du {abac, des peaux, du suif, du chanvre, mais tout cela en quantité insuffisante; et il est à re- marquer que les pays qui neus fournissent le complé- ment de plusieurs de ces denrées, notamment l'huile, la soie, le tabac, le chanvre, le suif, les fruits secs, sont précisément ceux qui nous prennent en retour le moins de produits et avec lesquels la balance commer- ciale est le plus en notre défaveur*. Ensuite, l'Algérie, toute exagération à part, peut (1) Voici quelle est, en moyenne, la part de la France dans le commerce qu’elle fait avec les divers pays auxquels l'Algérie pour - rait opposer des produits similaires. En prenant comme 100 la valeur des marchandises que nous envoie chacun de ces pays, on trou- vera que nous leur expédions en retour, dans les proportions sui- vantes SALOPES ee sels ie envie ie AS DOUT AU) Deux-Siciles, moins de. . . ... . . , . + 44 États-Unis d'Amérique et Turquie, environ. . . 36 REP EL G E UoN la ur eee tenue que 128 Ainsi, tandis que les États-Unis, par exemple, nous expedient pour 100 fr. de leurs produits, ils nous prennent en retour pour 36 fr. de marchandises françaises, ce qui prouve une fois de plus la vérité de cet axiome de l’économie politique moderne, qu’on n’achète des produits qu'avec des produits. On sait que la Sardaigne nous envoie surtout de la soie ; la Russie, du chanvre, du suif, des peaux; les Deux-Siciles et la Turquie, de l’huile et de la soie; les États-Unis, du coton et du tabac. Quant au sucre, j’exposerai plus loin les motifs qui me font croire à la possibilité de faire réussir la canne en Algérie, et les moyens d'empêcher que cette culture ne nuise à nos autres colonies. 230 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. nous donner beaucoup de produits que nous n'avons pas: du coton, du tabac aussi bon que celui d’Amé- rique, de l’indigo, de la cochenille, des dattes, et même du sucre. En voilà, certes, plus qu'il n’en faut pour assurer, avec les denrées citées plus haut et que nous ne pro- duisons pas en quantité suffisante, le plus brillant avenir à une colonie. On n'en doutera pas si l'on veut bien se donner la peine de passer en revue les anciennes colonies des diverses nations européennes. On verra, en effet, que celles qui avaient un climat à peu près semblable à celui de la métropole n’ont pas été moins utiles, n'ont pas eu moins de succès que les autres. Il en a été ainsi des colonies anglaises de l'Amérique du nord, notam- ment de la partie septentrionale qu'on nommait la Nouvelle-Angleterre, et qui en était la portion la plus riche et la plus peuplée. Il en était encore ainsi du Chili, de Buenos-Ayres, d’une partie du Mexique et de l'Amérique centrale, du cap de Bonne-Espérance, de l'Australie. Enfin, les efforts et les sacrilices de tout genre que fait aujourd'hui l'Angleterre, pour conserver le Canada, prouvent combien sa possession lui semble importante. Que produisaient ces colonies pour mériter tant de dépenses de la part des pays qui les avaient fondées ? Des denrées que ces divers pays produisaient égale- ment, mais en quantité insuffisante. Je le répète done. PARTIE II. — COLONISATION. 231 cet argument est sans force, et ne saurait en aucune manière démontrer l'inutilité de la colonisation de l'Algérie pour la France. Enfin, la grande, la principale objection que l'on oppose à la colonisation, c'est que la colonisation ne saurait avoir lieu sans une sécurité entière et com- plète, résultat, ajoute-t-on, impossible à obtenir en Algérie. Cet argument est admis non-seulement par les ad- versaires, mais encore par les partisans de la colo- nisation. L'époque de la création de la plupart des colonies est bien loin de nous, et l’on oublie complétement les épisodes de ces grands événements. Les militaires, d’ailleurs, qui ont beaucoup écrit sur l'Algérie et aux- quels on accorde, avec raison, beaucoup de confiance parce qu’ils semblent le plus désintéressés dans la ques- tion, les militaires sont naturellement disposés à émettre et à confirmer cette doctrine qui doit néces- sairement accroître leur importance et reculer le mo- ment où une nombreuse population civile viendra compliquer les affaires, et probablement leur enlever celte prépondérance qu’ils ont en Algérie depuis la conquête. Un coup d’œil jeté sur l'histoire de l'établissement des Européens dans les diverses parties du monde ne permet toutefois plus le moindre doute sur la faus- seté de cette opinion. On y voit, en effet, qu'aucune colonie ne s’est créée sans une guerre plus ou moins 232 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIF, acharnée, plus ou moins longue, contre les anciens habitants, guerre qui a toujours eu pour résultat ou l'extermination de ceux-ci, ou leur soumission. Il est vrai de dire que nulle part les Européens n’ont ren- contré une résistance aussi énergique que celle que nous opposent les Arabes. En revanche, aucune colo- nie n'était à aussi faible distance de la métropole; aucune, lors de sa fondation, n'a été favorisée par l'ap- plication de la vapeur à la navigation. Ces deux cir- constances sont bien de nature à compenser en partie l'inconvénient que je viens de signaler. On parait igno- rer qu'il est telle ville, aujourd hui florissante, des États-Unis, qui a été ravagée et brülée trois à quatre fois par les Indiens. Le nom seul du Kentucky (terre de sang) prouve l'acharnement avec lequel la race américaine a lutté, dans cet État maintenant si riche et si peuplé, contre la colonisation européenne. Ac- tellement encore, l'émigrant qui vient défricher les västes forèts de l’ouest ne peut cultiver que la carabine sur l'épaule, et souvent, malgré son courage et sa prudence, ses récoltes et.sa cabane sont détruites, et sa famille est massacrée. On ne peut sans doute établir aucune comparaison entre les hordes d'Indiens qui parcourent les vastes solitudes de l'ouest et la population indigène de l'Al- série. Cependant ces Indiens connaissent aussi les ar- mes à feu et s'en servent habilement. Plusieurs nations possedent en outre beaucoup de chevaux et forment une redoutable cavalerie. Si l'on objecte que tout cela PARTIE III, == COLONISATION, 233 ne vaut pas les Arabes, je rappellerai qu'en revanche l'armée tout entière des États-Unis est à peine le dixième de celle que nous entretenons en ce moment à Alger, et qu'à part quelques petits forts disséminés sur une ligne immense, les colons en sont réduits à leurs propres forces, ce qui n'empêche pas ces con- trées de se peupler avec une rapidité sans exemple. Il est même à remarquer que, dans la fondation de la plupart de nos colonies, nous n'avons pas eu seule- ment à lutter contre les autocthones, mais encore contre les puissances européennes rivales, et la plus belle des colonies qu'ait jamais possédées la France, Saint-Domingue, s’est créée dans une guerre acharnée de nos boucaniers contre les Espagnols. Aussi, non-seulement je ne crois pas qu'une sécu- rité parfaite soit indispensable pour le succès de la colonisation, mois encore je suis intimement con- vaincu que la colonisation, rationnellement et puis- samment organisée, est le moyen le plus efficace de pacilier le pays, autant du moins que peuvent le per- ncettre le caractère et les mœurs des indigènes. Je re- viendrai, du reste, sur cet important sujet en parlant de la population coloniale. Ceux qui ont avancé que nous avions mieux réussi là où nous n'avons pas colonisé qu'ailleurs, n’ont vu et comparé que deux points isolés, Alger et Constan- line, sans faire attention que le principe qu'ils en ‘tiraient était complétement infirmé par d'autres faits. Nous n'avons colonisé ni à Bougie, ni à Dgigelli, ni à 234 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Oran, pas plus que les Espagnols à Ceuta ou Mélilla, et ces divers points ont été précisément ceux où la guerre a eu lieu le plus fréquemment, on pourrait dire le plus constamment. À Bône, on a acquis et exploité dès la première année. Les indigènes n’ont plus rien dans les environs et presque plus rien dans la plaine, depuis la Seybouse à la Maffrag, et néanmoins Bône a été et est encore la localité la plus tranquille de l'Algérie. En attribuant la haine et l'hostilité des Arabes à l’acquisition des terres par les colons, on est tombé dans lerreur si souvent commise à l'égard de ces derniers’; on les a pris pour des paysans d'Europe, et on s’est dit qu'à l'instar de ce que feraient ceux-ci en pareil cas, ils devaient nécessairement se révolter contre des vainqueurs qui menaçaient de s’adjuger leurs terres. Cette idée repose sur deux faits évalement erronés. D'abord, si l’on a beaucoup acheté et beaucoup vendu, en Algérie, on n'a malheureusement que fort peu cultivé, et toutes les exploitations qui se sont établies l'ont été généralement sur des terres acquises des Maures ou sur des propriétés domaniales, et non sur des terres occupées par les tribus. Ensuite, on aurait dü savoir que, chez les Arabes comme chez tous les peuples plus ou moins nomades et chez lesquels le sol est possédé tout au plus d’une manière collective, le sentiment de la propriété existe à peine pour les choses immobilières, De là ces grands déplacements PARTIE 111. — COLONISATION. 235 si fréquénts et si faciles de tribus entières, opérés par l'ancien gouvernement, et même encore aujourd'hui par Abd-el-Kader. On cite à l’appui de cette théorie la défense faite aux Anglais, dans l'Inde, d'acquérir des terres, ainsi que l’absence de propriétaires parmi les Turcs de l’ancienne régence. Ce dernier fait n’est pas complé- tement vrai. Beaucoup de Turcs possédaient de beaux domaines dans les environs d'Alger. S'ils n’en avaient pas davantage, ce n'était pas, tant s’en faut, par ménagements pour les vaineus qu'ils craignaient si peu de blesser en toute autre occasion; c'était parce que les Turcs, à Alger comine ailleurs, méprisaient l’agriculture et préféraient laisser travailler la popu- lation indigène, sauf à prélever ensuite la part du lion sur la récolte. Du reste, le deylikh et les beylikhis pos- sédaient de grandes terres, en général les plus belles, les plus riches du pays, et il est supposable qu'ils ne les avaient pas payées cher. On peut juger du profond respect qu'avait l'ancien gouvernement pour la propriété foncière par le seul fait du habou, uñique moyen que possédaient les Maures de sauver leurs biens immobiliefs de la con- fiscation, et eux-mêmes de la décapitation, lorsque ces biens pouvaient tenter la cupidité du pouvoir ou de quelque homme puissant. Quant aux Anglais dans l'Inde, c'est une autre question qui n'a aucun rapport avec ce qui se passe en Algérie. La compagnie des Indes est propriétaire 236 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. de tout le sol, comme l’est, du reste, le gouvernement français en Algérie, Mais les Indiens sont doux, labo- rieux, intelligents en culture, c’est-à-dire juste l'opposé des indigènes de l'Algérie. Les cultivateurs de l'Inde ou coolies ne sont, à vrai dire, que des colons par- tiaires ou mélayers, auxquels la compagnie concède le droit de cultiver le sol, à la charge par eux de payer une cerlaine redevance en argent ou en denrées. Cette redevance, qui est énorme et qui laisse à peine de quoi vivre au pauvre cultivateur, constitue le principal re- venu de la compagnie. Celle-ci a done un grand inté- rêt à empêcher que la terre ne passe aux mains des Anglais, qui ne consentiraient jamais à être traités comme les Indiens, et occasionneraient, dès lors, une réduction dans les recettes du gouvernement. L'Angleterre, qu'on nous propose comme modèle dans cette circonstance, a-t-elle agi en Amérique et dans l’Australie comme dans l'Inde? Conçoit-on les beaux résultats qu’elle aurait obtenus en se bornant à occuper ces pays militairement, à administrer et à soumettre à des impositions les peaux rouges de l'Amé- rique du nord et les sauvages de Port-Jackson et de Van-Diemen ? Son but a toujours été le mème : profit de la mé- tropole ; mais les moyens qu'elle a employés ont varié suivant les circonstances. L'Angleterre n'a pas colonisé dans l'Inde, parce qu'elle y a trouvé toutes les conditions de production jointes aux conditions nécessaires à une abondante PARTIE III, — COLONISATION. 237 consommation de ses propres produits. Elle a colo- nisé en Amérique, dans l'Australie, et elle aurait colc- nisé en Algérie si elle l’avait possédée, parce que rien de tout cela n’existait ou n'existe dans ces pays. Un agronome célèbre a dit quelque part, et cette objection a été répélée par beaucoup de personnes, que le sol n’a de valeur que celle des capitaux qu'on lui a appliqués, et que ces capitaux s'élèvent, en France, de 4,000 à 2,000 fr. par hectare, que, par conséquent, il faudrait plus d’un milliard pour mettre en valeur six cent mille hectares de l'Algérie. Cette asserlion est loin d’être vraie. C’est mécon- naître entièrement l'influence toute - puissante des agents naturels, climat et richesse primitive du sol. L'Algérie, d’ailleurs, n’est pas complétement ineulle ; il y existe une grande étendue de terres actuellement ou précédemment en culture, ou en herbages et forêts, étendue que nous avons évaluée à 1 pour 400 de la surface totale, et qu'on peut considérer comme déjà productive. La facilité avec laquelle les Arabes, malgré l’imperfection de leurs moyens, abandonnent une terre cultivée pour en défricher une nouvelle, prouve suffi- samment que cette opération n’est pas aussi coûteuse qu'on le dit, et, en parlant de la culture coloniale, j'es- père démontrer que les plantations d'arbres fruitiers, entre autres, peuvent s'établir à peu de frais. Si les vergers d'orangers et les jardins arrosés en exigent de considérables, leurs produits sont en re- vanche tellement supérieurs à ce que nous obtenons 238 COLONISATION ET AGRIQULTURE DE L'ALGÉRIE. en France sur une surface égale, que le cultivateur y trouvera une ample compensation. Enfin, même une partie des broussailles peut devenir terrain productif et fort important, à la seule condition de n'être plus annuellement brülée. Des broussailles, aux environs de Birkadem, Birmandreïs, Koubah, etc., ont été trans- formées, par cette seule précaution, en beaux taillis qui commencent déjà à donner quelques produits. Je ne pousserai pas plus loin cette réfutation des objections qu'on oppose à la colonisation de l'Algérie. Je crois que ce sont là les plus importantes, celles qui ont fait le plus d'impression sur le public. Et puisque l'impression tardive de cet ouvrage m'en donne l'occasion, qu'il me soit permis d'appeler l'attention sur un fait récent qui se lie à la question des colonies : je veux parler des troubles industriels qui viennent d’affliger la Silésie et la Bohème. Même en supposant, comme paraissent le croire plusieurs publicistes allemands, que ces insurrections d'ou- vriers sont en partie l'œuvre d'une grande nation ri- vale, jalouse du développement que prend l'industrie allemande, grâce à l'union douanière, on ne peut ce- pendantse dissimuler que, dans l'état actuel des choses, ces événements auraient difficilement eu lieu si FAI- lemagne, au lieu d'être bornée, pour son marché exté- rieur, aux États-Unis, au Brésil, à l'Espagne et autres contrées où elle se trouve aux prises avec la concurrence écrasante de l'Angleterre, avait possédé quelques co- lonies qui lui eussent offert un débouché pour ses PARTIE IT. — COLONISATION, 239 produits. Et cependant, l'Allemagne a été citée de pré- férence toutes les fois qu'on a voulu prouver l'inutilité des colonies. Sans doute l'Angleterre a vu également des insurrections d'ouvriers; c'est même là, comme tout le monde sait, l'épée de Damoclès perpétuelle- ment suspendue sur sa têle, et dont elle ne parvient à retarder la chute qu'en s'ouvrant chaque jour, par la ruse ou par la violence, de nouveaux débouchés. Mais quelle différence dans l’état industriel des deux pays! quelle différence d'ailleurs dans leur état social! » . CHAPITRE PREMIER. Colonisation par l'industrie privée et colonisation par le gourernement, La question de la colonisation présente trois points essentiels, que je demande la permission d'examiner ici avec quelque développement : {e territoire coloni- sable; — la population coloniale; — la euliure colo- niale. Mais, ayant tout, se présente une question préjudi- cielle qui, quoique paraissant avoir déjà été résolue par l'administration, ne peut être complétement passée sous silence ici, parce que, dans notre gouvernement de majorité, celle-ci peut forcer le pouvoir à revenir sur ses décisions. Je veux parler de la question de 240 COLONISATION £T AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. savoir si l’œuvre de la colonisation sera abandonnée au laissez faire, ou si le gouvernement y interviendra, non-seulement pour lui donner aide et protection dans la même mesure qu'il aide et protége les citoyens en France, mais encore pour la diriger et pour lui donner, en retour des conditions qu'il lui imposera, les élé- ments d'existence et de production qui lui sont indis- pensables ; en un mot, seront-ce les citoyens ou sera-ce le gouvernement qui fera la colonisation ? Le système du laissez faire et laissez passer, c'est- à-dire de la négation gouvernementale, n’a jamais été complétement appliqué nulle part, mème dans les États les plus anciennement organisés; à plus forte raison nesaurait-il convenir à unecréation quelconque, surtout à celle d’une colonie. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas non plus iei d’une application complète. Tout le monde était d'accord sur ce point, qu'il fallait que l'État protéget les colons contre les indigènes; qu'il leur fit des concessions de terres, soit gratuitement, soit avec une faible rede- vance; qu'il les exemptät d'impôts pendant un temps plus ou moins long. Quelques-uns allaient même jus- qu’à admettre qu'il fit des routes, desséchât les marais, distribuât ou vendit à bon marché de jeunes plants pour l'établissement de vergers et de plantations; qu'il fondät une ou plusieurs fermes expérimentales pour y essayer et faire connaître les diverses cultures, mé- thodes et procédés les plus avantageux en Algérie. Mais là devait se borner l’action du pouvoir, et lors même PARTIE ÎIT, — COLONISATION. 241 qu'on leur aurait prouvé qu'avec cette liberté accordée aux colons de s'établir où ils voudraient, le seul enga- gement pris par le gouvernement de les protéger de- vait infailhiblement occasionner des dépenses presque aussi considérables que l’eussent été celles néces- sitées par l'intervention directe de l'État dans la colo- nisation, les partisans du système en question seseraient opposés à celte intervention comme à une chose con- traire à un principe sacré. On citait d’ailleurs, à l'appui, quelques autres colo- nies et ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis, sans faire attention que des circonstances toutes différentes nécessitaient aussi à Alger des moyens différents. Enfin, un essai malheureux, parce qu’il avait été mal conçu et mal exécuté, est venu encore donner quelque autorité à cette doctrine. Mais les événements se sont chargés d'en démontrer l'erreur, et aujour- d'hui, de ces tentatives si nombreuses de culture et d'exploitation, faites dans les environs d'Alger, il n’a presque survécu que les établissements résultant de ces mêmes essais, qui ont servi de texte pour repousser la colonisation par le gouvernement. J’anticiperais sur la question de la population colo- niale si j'entrais dans plus de développements sur ce sujet. Je me bornerai donc à poser en principe que la co- lonisation, dans le début et jusqu’à une époque indé- terminée, devra se faire par le gouvernement, par ses subsides, et dès lors sous sa direction immédiate. I. 16 249 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. CHAPITRE IL. Territoire colonisable. On a beaucoup écrit sur ce sujet. La question est cependant loin d’être résolue sous toutes ses faces, et, chaque jour, des faits nouveaux viennent en mettre en lumière. Je serai, du reste, très bref sur tous les points qui ont déjà été l’objet d’un examen approfondi. Les questions que soulève ce sujet me paraissent être les suivantes : « Moyens de se procurer le terri- toire nécessaire à la colonisation. — Configuration , étendue de ce territoire, distribution des établissements coloniaux. — Distribution des habitations coloniales en villages ou en fermes isolées. — Choix des localités et des emplacements. — Répartition des terres entre les colons. » SECTION E. — Moyens de se procurer le territoire nécessaire a la colonisation. Ce sujet était, il y a peu de temps encore, un yéri- table dédale, et il fournissait aux adversaires de la colonisation matière aux objections les plus graves. Mais depuis les écrits récents de MM, Worms, Ma- rion et autres, sur l'état de la propriété foncière dans les pays musulmans, et depuis la promulgation de la loi d’expropriation pour cause d'utilité publique, cette PARTIE III, — COLONISATION. 243 question s'est considérablement simplifiée. Il est re- connu aujourd hui d’une manière incontestable, et je partirai de ce principe, que le sol tout entier de VAI- gérie appartient au gouvernement français, en sa qua- lité de successeur du dey. Toutelois, si ce principe résout la question en droit, dans le fait 1l ne tranche pas toutes les diffi- cultés. La loi d'expropriation, quoique devenue un non- sens, à certains égards, du moment où on adopte le principe mentionné, peut néanmoins servir efficace- ment à résoudre plusieurs de ces difficultés, et à mo- difier, dans ce qu'elle aurait de trop absolu et de trop antipathique avec les mœurs et les idées actuelles, l'application du principe de possession générale. Tout ce qui concerne la propriété foncière, en Algé- rie, a été si bien et si complétement traité dans les ouvrages cités et tout récemment encore dans l'œuvre remarquable de M. Enfantin, qu'on me permettra, sans doute, de ne pas entrer dans plus de détails sur un sujet qui, d'ailleurs, m'est complétement étranger et où je pourrais, dès lors, commettre de grossières erreurs. Je me bornerai donc à dire qu’il me semble que le principe de la possession du sol par le gouvernement français pourrait s'appliquer dans toute sa rigueur, toutes les fois qu'il s'agirait de s'emparer du terri- toire d’une tribu hostile, soit pour le livrer à la colo- nisation européenne, soit pour le donner à une tribu 244 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, alliée ; qu'il pourrait encore s'appliquer aux proprié- tés concédées par l'État ou achetées aux indigènes, lorsque leurs possesseurs auraient négligé de remplir certaines conditions que, dans l’un comme dans l'autre cas, le gouvernement me parait en droit de leur imposer; qu'enfin l’expropriation avec indemnité pourrait avoir lieu dans toutes les circonstance autres que celles que je viens d'indiquer, que le sol füt oc- cupé par des indigènes ou par des Européens. Je dis par les indigènes comme par les Euro- péens. Il y a cependant ici une distinction à établir. Les indigènes, fixés d’une manière stable et possédant individuellement, pourraient être traités sur le même pied que les Européens. On sait que, sous l’ancien gouvernement, la propriété individuelle avait tou- jours joui d’une tolérance qui, de fait, lui donnait des droits à peu près semblables à ceux qu'elle a en Eu- rope. Le gouvernement pourrait donc, sans déroger au principe, continuer cette même tolérance et recon- naitre en fait, sinon en droit, la propriété indivi- duelle chez les indigènes, sauf le cas précité de négli- gence dans l’accomplissement de certaines conditions ; sauf aussi le cas de conspiration ou autre crime contre l'État. Alors ce ne serait plus la confiscation qui est effacée de nos codes, mais un simple retrait d'une concession faite conditionnellement. Mais peut-être y aurait-il inconvénient à traiter de la même manière des tribus plus ou moins nomades, à leur reconnaitre le droit d'exiger une indemnité PARTIE III, — COLONISATION. 2145 pour le territoire qu'on leur aurait enlevé. Peut-être, dans ce cas, serait-il bon que l'indemnité füt dissimu- lée sous forme de cadeau. On pourrait, du reste, adopter des catégories et accorder, par exemple, aux propriétés des tribus qui s’établiraient d’une manière stable, et à celles des tribus du makhzen, les mèmes droits et les mêmes litres qu'aux propriétés des colons européens. Si je ne me trompe, le gouvernement aurait là, sinon pour le présent, du moins pour l'avenir, un moyen puissant de pacification et de civilisation. Je me borne à signaler ces diverses faces de l'importante question de la propriété, telle qu’elle m'apparait, lais- sant aux hommes spéciaux le soin de les développer s'il s'y trouve quelque chose d'utile. Je le répète, le principe et la loi me semblent avoir résolu complétement la question, ne laissant plus que des difficultés de pratique. Ces difficultés se rencontreront d’abord naturelle- ment pour la prise de possession de tout ou partie du territoire d'une tribu hostile ; mais ici ce sera au sabre à les trancher. D’autres difficultés surgiront quand il faudra éta- blir une population européenne nombreuse sur un point occupé et possédé par des Maures ou par des tribus soumises. Il en sera parlé plus loin. Je n'ai rien dit des difficultés résultant des kabous. Ce sujet a déjà été traité de main de maitre par MM. Blondel et Jiaccobi, Je rappellerai seulement 246 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. que l’étendue des biens habous est minime compara- tvement à la totalité de la surface dont nous pouvons disposer. SECTION II. — Configuration, étendue du territoire à coloniser, distribution des établissements coloniaux. « Faut-il consacrer à la colonisation une étendue plus ou moins considérable, formant un tout compacte et arrondi, dont on expulserait les indigènes, et qu’on défendrait par un obstacle quelconque ?—Faut-il, au contraire, disséminer sur une grande partie de la surface du pays des centres de colonisation, comme le sont aujourd'hui les points d'occupation militaire? » Telle est la question, et j'aurais intitulé ce paragra- phe : Systèmes de colonisation, car ce sont |à, en effet, deux systèmes bien tranchés, si ce mot n’embras- sait tout un ensemble dont cette question n’est qu’une des faces. Cette face si importante a été envisagée et résolue de bien des manières. Cependant, au milieu du con- fit des opinions, on peut distinguer deux systèmes principaux, auxquels se rattachent plus où moins tous les autres. Ce sont les deux systèmes formulés par la question même qui vient d’être posée. ( 1. Colonisation par zones. Le premier consisterait, comme je viens de le dire, à semparer d'une étendue plus ou moins considéra- ble de pays, qu'on entourerait d’un moyen défensif PARTIE IL. — COLONISATION. 247 suffisant, qu'on peuplerait de colons européens et dont on exclurait les indigènes, ou dans laquelle on ne les admettrait qu'à des conditions identiques à celles im- posées aux colons. La plupart des personnes qui proposént ce système supposent qu'on prendrait, dans ce but, le pays envi- ronnant les trois principales villes de la côte, Alger, Bône et Oran, où seulement Alger ét Bône. On commencerait par entourer d’un moyen de dé- fense convenäble, c’est-à-dire d’un obstacle continu, la contrée qui environne ces villes, dans un rayon plus où moins étendu ; puis, après l'avoir peuplée d'Européens, défrichée et mise en culture, on passé- rait à une seconde zone, pour laquelle on procéderait de la fnême manière; ensuite, à une troisième, et même à une quatrième, jusqu à cé qu’on eût ainsi en- vahi touté la surface colonisable, n’en exceptant, sui- vant les uns, que le désert, suivant les autres, que celui-ci et les pâtés de montagnes inacéssibles, habités par des populations agpglomérées de Kabaïles. Ce système, qui à été développé avée lälent par plu- sieurs auteurs, et qui à pouf lui la plupart des colons, ce système, étendu, comme je viens de le dire, à Ja totalité où à la plüs grande partie de l’Algérié, est tout simplement le système du refoulement appliqué aux États-Unis. Ce système a été si souvent combattu, qu'il est à peu près inulilé d'en développer longuement tous les inconvénients, où plutôt l'impossibilité. Je me bor- 218 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. nerai à rappeler qu'au delà du Tell se trouve le dé- sert dont toutes les parties habitables paraissent être déjà occupées par des peuplades guerrières, et que si, à l’est et à l’ouest, il y a des pays où existe une popu- lation de même origine et aussi peu dense que celle de l'Algérie, ilne s’y trouve nulle part de grands espa- ces habitables inoccupés et capables d'offrir un refuge à un grand nombre de tribus émigrées ; que, pour ètre efficace, le moyen de défense devrait être tel que l'établissement et la garde en seraient énormément coûteux ; que, pour ne pas voir les parties non occu- pées devenir des foyers d’hostilité contre nous et des centres d'opération pour nos ennemis, il faudrait né- cessairement y dominer, y occuper les mêmes points qu'aujourd hui, y entretenir une armée aussi nom- breuse, ou, pour mieux dire, plus nombreuse encore ; car si les Arabes tiennent peu à la propriété foncière, et n'ont pas, comme nous, l'amour du champ paternel, cela ne veut pas dire qu'ils consentent à se laisser enle- ver leur territoire sans compensation. Or, quelle com- pensation offrir à dix, quinze, vingt tribus et plus, en dédommagement de leurs terres dont on se serait emparé ? Je le répète, si, en Algérie, on ne rencontre nulle part de pays peuplés, nulle part aussi il n°y a de grands espaces déserts et sur lesquels personne n'élève de pré- tentions. Sans doute, avec une culture meilleure et des habi- tations stables, le dixième peut-être de l'Algérie serait PARTIE III, — COLONISATION. 249 suffisant pour en nourrir la population actuelle; mais cette culture et ces mœurs ne s’improvisent point. Ce n’est qu’à la longue, et par le contact et l'exemple de nos établissements coloniaux, que ces habitudes pour- ront pénétrer parmi les indigènes. Cette réflexion permet tout de suite d'apprécier la proposition de quelques partisans de ce système qui veulent qu'on admette, dans l’intérieur des zones oc- cupées, toutes les tribus qui consentiraient à subir les mêmes conditions que les colons européens. Il y en aurait certainement quelques-unes, ou plutôt quelques fractions isolées de tribus, comme celles qui habitaient et cultivaient autrefois la Mitidja, qui accep- teraient; mais la grande majorité s'y refuserait, parce que l’enceinte, jointe au voisinage trop rapproché des colons européens, les effraierait, et que d’ailleurs des hommes qui avaient autrefois 100 hectares et plus par famille, tant pour la culture que pour le pâturage, et qui ne connaissent d'autre moyen de remédier à l’épui- sement d’une terre qu’en l’abandonnant pendant un temps plus ou moins long et en en défrichant une nou- velle, se décideraient difficilement à ne recevoir que 40 ou 12 hectares. Ce serait donc la guerre et la guerre acharnée jus- qu’à ce qu'on eût exterminé le trop-plein ou qu'on l'eüt forcé de passer à Tunis ou à Maroc. Je ne cherche pas ici à accumuler à plaisir des ar- guments plus ou moins fondés contre un système que je repousserais par instinct plutôt que par conviction. 250 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Cette chance d’une guerre opiniâtre, de même qüe la nécessité de dominer et d'occuper le pays comme au- jourd'hui, me semblent inévitables, et si je me préoc- cupe peu du mal que ferait la guerre aux indigènes, je me préoccupe en revanche beaucoup de celui qu’elle ferait à la France, des sacrifices d'hommes et d'argent qu'elle nous imposerait, outre les dépenses énormes qu'occasionneraient les travaux de défense des diverses zones. Je crois donc que le système d'occupation tel que je viens de l'indiquer, et entrainant, comme consé- quence, le refoulement des indigènes, ne saurait être appliqué avec avantage en Algérie, du moins dans toute son extension, et comme seul et unique système ; mais peut-être est-il possible d’un prendre quelque chose. C’est ce que nous examinerons plus loin. Ÿ 2. Système de colonisation des Romains. Sans attribuer aux faits historiques une trop grande valeur dans la question qui nous occupe, on peut et on doit cépendant les prendre en considération, et quand ces faits coïneident parfaitement avec le résultat d’un examen approfondi de l’état présent des choses, ils acquièrent alors une grande puissance, Cela me parait être le cas pour ce que nous connaissons de la colonisation romaine en Afrique. Sans entrer à cet égard dans des détails qui ne se- raient que des redites des travaux remarquables de LE PARTIE II. — COLONISATION. 251 plusieurs savants, rappelons simplement ici que nulle part les Romains ne semblent avoir eu recours à ce système de refoulement, que nulle part il ne paraît avoir existé de zones tant soit peu étendues, exclusive- ment occupées par des populations romaines. L'his- toire nous apprend, au contraire, et les ruines qui couvrent l'Algérie viennent le confirmer, que les Ro- mains avaient disséminé une foule de colonies sur toute la surface du pays. Probablement simples sta- tions militaires dans le début, elles devinrent bientôt des centres de colonisation, des villes, par la réunion d'individus et de familles d'origines diverses, que les événements avaient poussés en Afrique, et que le be- soin de sécurité et la présence de consommateurs mi- litaires portaient à s'établir autour et sous la protection de ces stations. Pareille chose a lieu encore aujourd’hui aux États- Unis, où la plupart des villes du centre et de l’ouest étaient autrefois des forts, et où les forts actuellement existants se transforment successivement en villes. C’est ce système que je crois le mieux approprié aux circonstances physiques, économiques et politiques de l'Algérie, et qui me parait offrir jusqu'à présent le plus d'avantages et le moins d'inconvénients. A l'opposé du système précédent, 1l est d’une exé- cution facile, et, relativement, peu coùteuse. Il lèse infiniment moins les populations indigènes. Il assure, entre celles-ci et nos colons, un contact journalier qui ne peut manquer d'agir puissamment sur leurs mœurs 252 COLONISATION ET AGRIOULTURE DE L'ALGÉRIE. el leur manière de voir. Il ne détruit pas les causes de guerre, mais au moins il ne les aggrave pas, et, comme il nécessite l'établissement de routes, et qu'il place, sur divers points choisis, des populations européennes qui ne tarderont pas à s'aguerrir, à devenir d'excellents auxiliaires de l’armée, capables de former, tout au moins, la garnison sédentaire des points occupés, de manière à permettre l'emploi de toute l'armée active au dehors, 1l me parait devoir augmenter notablement notre force, et, par conséquent, les chances de paix. D'autres avantages non moins évidents ressortent encore de ce système. On sait que tous les points de l'intérieur que nous n’occupons que militairement, et où n'existe point de population civile proprement dite, sont de véritables lieux d’exil pour les garnisons qu'on y envoie. C’est là où sévit, parmi nos pauvres soldats, cette terrible nostalgie africaine, cause si puissante de maladies et de pertes en hommes, cause unique par- fois, ou du moins principale, de l'insalubrité qu'on attribue à certaines localités où se trouvent cependant réunies toutes les conditions physiques d'un climat sain. La colonisation fera disparaitre immédiatement cet inconvénient si grave. De plus, en produisant les denrées de première né- cessité, grains, fourrages, paille, viande, fromage, lait, beurre, lévumes, fruits, les colons assureront l'existence des garnisons, et permettront de réduire notablement ces convois si coùteux que nécessite le ravitaillement des points occupés de l'intérieur, et qui PARTIE II, — COLONISATION. 253 viennent si souvent contrecarrer les opérations mili- {aires en employant une partie de l’armée. D'un autre côté, les garnisons fourniront aux co- lons, et sur le lieu mème, un bon et facile débouché pour tous les produits, avantage immense et dont peu de colonies ont joui dès le début. En outre, ces mêmes garnisous fourniront des tra- vailleurs aux colons dans les moments pressants, mo- ments plus multipliés en Aloérie qu’en France, tant à cause du climat qu'à cause du manque d’une sécurité complète. Cette circonstance sera aussi favorable aux uns qu'aux autres, car, quoi qu’on en ait dit, il est bien positif que l'insuffisance, et parfois aussi la mau- vaise qualité de la ration, sont des causes de maladies fréquentes parmi les soldats, et que la plupart de ceux qui, soit par leurs propres ressources, soit par les salaires qu'ils obtiennent de travaux faits au dehors, peuvent ajouter quelque chose à cette ration, notam- ment du café, se portent généralement beaucoup mieux. D'ailleurs, le travail modéré de la terre est infiniment plus salutaire que le repos presque absolu qui succède fréquemment à des fatigues excessives. Je reviendrai, du reste, sur ce sujet. Qu'il me soit permis d’ajouter seulement que si, en Afrique, par suite de cette répu- gnance qu'éprouvent malheureusement beaucoup de militaires pour le civil, quelques chefs mettaient, dans les circonscriptions qu’ils commandent, des entraves à l'établissement des colons, ils nuiraient autant à leurs propres soldats qu’à l’intérêt général. 254 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. $ 3. Application du système de colonisation des Romains. Voici brièvement comment j'entendrais l'applica- tion de ce système. Toutes les stations importantes, occupées par nos troupes, seraient successivement livrées à la coloni- sation. Dans les villes qui n'auraient pas déjà été envahies par la spéculation, et où une partie de la population indigène aurait émigré et ne serait pas revenue à une époque fixée, on procéderait comme à Cherchell. La loi sur l’expropriation procurerait le surplus desterres. On peuplerait ainsi de colons-agriculteurs toute la portion inoccupée de la ville, et ces colons en cultive- raïent les alentours immédiats. Cette première base établie, on procéderait à la colo- nisation des environs, d’après les règles que j'indique- rai plus loin. Les circonstances qui détermineraient le plus ou moins d'extension à donner à la colonie seraient, à part la salubrité, la fertilité du territoire, le relief du terrain, le plus ou moins de densité de la population indigène, arabe ou kabaïle, du voisinage, et surtout les dispositions de cette population à notre égard. (4. Population indigène environnant les établissements coloniaux. Tout le monde comprend qu'il serait indispensable que ces populations fussent, non pas seulement sou- PARTIE IH, — COLONISATION. 250 mises, mais alliées, et qu'elles se fussent déjà eompro- mises à notre service. Dans le cas où cela n’existerait pas, une guerre in- cessante, avant et pendant l'établissement de la colo- nisation, devrait amener la soumission et l'alliance ou l'expulsion des tribus hostiles. Ce dernier résultat nous livrerait immédiatement un territoire plus ou moins considérable pour la colo- nisation. Le premier, c’est-à-dire la soumission, exi- gerait l'emploi de moyens diplomatiques, car 1] fau- drait se garder de donner aux tribus soumises aucun motif légitime d'hostilité. Si toutefois leur soumission n'avait eu lieu qu'après la mise en œuvre de la colonisation, on pourrait leur imposer, comme condition, l'abandon d'une partie de leur territoire. Si, au contraire, cette soumission datait de loin, on chercherait à obtenir de ces tribus l’espace nécessaire, soit en leur donnant des compen- sations en territoire enlevé sur des ennemis ou pris sur des terres domaniales mal situées pour la colonisa- tion, soit au moyen de cadeaux, comme nous l'avons déjà dit. Ces diverses transactions, et même les déplacements de tribus, ne présenteraient pas autant de difficultés que pourraient le croire les personnes qui veulent à toute force assimiler les Arabes à nos propriétaires campagnards. Des cas semblables se sont déjà présentés sur plusieurs points de l'Algérie, et notamment à Phi- lhippeville, sans qu'il en soit résulté aucun acte d'hos- 256 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. tilité. Néanmoins, ces transactions exigeraient, non pas des fonctionnaires civils, mais des officiers, et des officiers capables, parlant bien l'arabe, connaissant bien le caractère arabe, et surtout ne se croyant pas obligés, comme certains d’entre eux, de se poser à tout propos en défenseurs officieux des indigènes contre le souvernement et les Français. Dans certaines localités, comme à Alger et même à Bône, Oran, Mascara, Sétif, où les tribus environ- nantes ont en partie émigré, et où le territoire libre est considérable, la colonisation recevrait naturellement plus d'extension qu'ailleurs. & 5. Étendue des concessions par famille. Toute agplomération de cultivateurs suppose néces- sairement partout, mais surtout en Afrique, la pré- sence d’un certain nombre de familles de marchands et d'artisans, dont une partie, d'ailleurs, serait attirée par la seule présence du militaire. Comme, en outre, les terres des environs immédiats des villes sont tou- jours très fertiles, souvent même arrosées, on pour- rait ne compter que sur 4 à 5 hectares par familles de cultivateurs ou d'artisans établies dans les villes (beaucoup moins pour les familles d'artisans, un peu plus pour les autres). A mesure que l'on s'éloignerait du centre et que disparaitrait la facilité des irrigations, et, par uite, la culture maraichère, on augmenterait notablement la PARTIE 11, — COLONISATION, 257 superficie. Cependant, je crois qu'à moins de eircon- stances tout à fait défavorables, dans lesquelles la colo- nisation ne devrait, du resle, jamais être tentée, 42 7 “ à 45 hectares sufliront toujours par famille, même là où, comme nous le dirons plus tard, l'élève des chevaux devrait constituer une branche importante de la culture. On peut donc supposer qu’en prenant la moyenne des cultivateurs, artisans et marchands éta- blis dans les villes et au dehors, 40 à 142 hectares seront une étendue suffisante pour une famille. On aurait done besoin de 20,000 à 24,000 hectares, ou d'un carré de 50 à 60 kilomètres de côté, pour l'éta- blissement de deux mille familles de colons, c’est-à-dire de dix mille individus des deux sexes et de tout âge. Ce n'est pas là une surface pour l'obtention de laquelle il faudrait déposséder et refouler beaucoup de tribus. Il est telle tribu qui compte moins de mille âmes et occupe une surface cinq et dix fois plus considérable. Après avoir ainsi colonisé les principaux centres d'occupalion militaire, on tâcherait de lés relier, soit entre eux, soit avec la côte, au moyen d'établissements coloniaux intermédiaires. Ces derniers établissements et mème plusieurs cen- tres de colonisation, tels que Philippeville, Sétif et autres à créer encore, se trouvent sur des terres de tribus. Les difficultés ne seraient pas plus grandes iei que pour les zones extérieures des établissements formés dans les villes mauresques. 1. 17 258 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Ajoutons que ce qui servira, dans le début surtout, à aplanir ces obstacles du côté des indigènes, c'est le profit très grand que retirent ceux-ci de la présence de nombreux consommateurs européens, et la sécurité qui résulte pour eux du voisinage d’une garnison française. Ce sont là les motifs qui ont fait accepter avec plaisir la création de Philippeville à diverses tri- bus du voisinage, et notamment à celle des Zerram- nabs, sur le territoire-de laquelle est située la ville. La justice et même la bienveillance devront toujours présider aux transactions de ce genre que nous aurons avec les tribus, surtout avec celles qui nous sont depuis longtemps alliées. Je crois, néanmoins, qu’on ne devra que bien rarement s'arrèter devant leur ré- pugnance ou leurs exigences lorsqu'il s'agira de nous céder un peu de leur territoire, et que jamais des dif- ficultés de cette espèce ne devront déterminer le choix de localités n’offrant pas les conditions essentielles que doivent nécessairement présenter les points sur lesquels on appellera des colons. Je veux éviter la faute que commettent beaucoup de personnes qui, lorsqu'elles présentent un projet, se croient en conscience obligées de n'y voir que des avantages et d'en nier {ous les inconvénients. Tout en considérant jusqu'à présent le système que je viens de développer comme le meilleur, je ne me dissimule pas qu'iloffre également un revers de médaille, comme du reste toute chose dans ce monde. Ainsi, je con- viens qu'en multipliant de cette sorte les points de co- PARTIE II, — COLONISATION. 259 lonisation, et en les disséminant sur toute la surface du pays, on accroitra considérablement la zone expo- sée aux atlaqueset au brigandage, et la ligne à défendre. Cette circonstance me semblerait des plus fâcheuses, tellement fâcheuse qu’elle devrait, selon moi, faire rejeter le système, s’il ne présentait de puissants cor- reclifs. On connait assez aujourd’hui le caractère des indi- gènes pour savoir que le seul moyen de les soumettre e est de leur montrer des profits réels, de grands avan- tages attachés à la paix; des pertes incessantes, la mi- sère, la ruine, comme résultats inévitables de la guerre. D'un autre côté, quatorze années d'expériences bien chèrement acquises ont démontré de la manière la plus évidente que ce fractionnement de nos forces, tel quil a été adopté par le maréchal Bugeaud, et qui, partout ailleurs, serait un détestable système, est ici le seul par lequel on puisse se mettre en relation avec toutes les tribus, réprimer immédiatement toute tenta- tive de révolte, punir efficacement toute hostilité, et empêcher dès lors la formation de ces grands foyers d'insurrection qui s’établissent et trouvent un aliment partout où notre action n'est pas immédiate et éner- gique. Pour éviter l'affaiblissement qui pourrait résulter du fractionnement des établissements coloniaux, il suffira que ce fractionnement s'arrête, comme celui de l'armée, à une certaine limite, c'est-à-dire que chacun des centres de colonisation ait encore une importance 260 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. et un développement tels qu'il puisse, au besoin, exister et se défendre par lui-même. Je répète que la présence des colons rendra plus prompte, et dès lors plus puissante, l’action des corps occupant les centres coloniaux, et cela par les molifs que j'ai déjà signalés et qui seront compris de tout le monde. Mais, ensuite, l'établissement de colons dans les points principaux d'occupation militaire prouvera aux Arabes, mieux que tout ce que nous pourrions leur dire, notre ferme résolution non-seulement de rester en Algérie, mais encore de continuer à occuper et à dominer tout le pays. Or, on sait aujourd hui, à n’en plus douter, que c’est la conviction de cette in- stabilité, de ce manque complet de persévérance dont nous avons donné {ant de preuves en Afrique, qui pousse les tribus mal disposées à continuer la guerre, qui empèche celles qui sont bien disposées à se rallier franchement à nous, partout où les unes et les autres peuvent penser que nous ne persévérerons pas long- temps à nous maintenir dans leur voisinage. C'est là le grand argument qu'exploitent les aventuriers et les fanatiques qui cherchent à soulever les indigènes contre nous. « Les Français vont quitter, disent-ils; le grand divan de la France l'a ordonné. Malheur aux tribus qui se seront soumises à eux et qui seront devenues leurs alliées ; elles seront pillées, chassées, détruites, et les tribus fidèles à la sainte cause s'enri- chiront de leurs dépouilles. » PARTIE III. — COLONISATION. 261 Une fois nos colons établis sur un point, il ne sera plus possible à nos ennemis d'induire les populations en erreur sur nos projets futurs. On peut également espérer qu'on n'entendrait plus alors, chaque année, mettre en question, à la tribune, la conservation de l'Algérie, ou tout au moins le sys- tème d'occupation, et ce serait là encore un résultat bien heureux, car, je ne saurais trop le répéter, l'effet produit sur les populations indigènes par les discours, brochures, ouvrages destinés à prouver que nous devons abandonner l'Algérie, ou tout au moins l’inté- rieur, est déplorable. « Mais, ajoute-t-on, et c’est là le principal argument, ce système nécessitera, pendant longtemps encore, la conservation de l'effectif actuel. Or, quand même la France se déciderait à continuer les sacrifices énormes qu’elle fait en ce moment, ne doit-on pas prévoir le cas où une guerre européenne la forcerait à retirer de l'Afrique la plus grande partie de ses troupes ? Que deviendraient, dans ce cas, ces colonies disséminées sur tout le pays, jetées isolément au milieu de popula- tions qui se tourneraient inévitablement contre elles? » Je l'avoue, cette objection est grave; cependant elle n'est peut-être pas aussi décisive qu’elle le parait au premier abord. Je ne suis pas initié aux secrets de la politique; mais il est certains faits qui sont de notoriété publi- que, et dont on peut, je crois, tirer des inductions assez Justes. 262 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Le développement très grand qu'ont pris l'indus- trie, le commerce et l’agriculture, dans la plupart des pays voisins, a augmenté considérablement le nombre et l'importance des intérêts liés à la paix, tandis que les embarras intérieurs, financiers ou autres de plu- sieurs États, nous les rendent peu redoutables. J'ai pu juger des dispositions de quelques-uns des peuples qui nous entourent, et je puis affirmer qu'elles sont toutes à la paix. J'ajouterai que l'enthousiasme guerrier de ces mêmes peuples, en A8%0, était beau- coup plus apparent que réel, comme j'ai pu m'en assurer sur les lieux mêmes, et qu'il tenait beaucoup à la conviction qu'ils avaient que la sagesse du gouver- nement français et de leurs propres gouvernements saurait conjurer l'orage. Ajoutons ici que, quelle que soit la manière dont on envisage les fortifications de Paris, il est impossible de ne pas admetre que, devant contribuer puissamment, d'un côté, à maintenir la tranquillité à l’intérieur, d'un autre à accroitre les difficultés d’une nouvelle invasion, elles sont un nou- veau gage de cette paix dont la conservation jusqu'à ce jour est un des plus beaux titres de gloire du gou- vernement de juillet. Je le déclare done, je ne erois pas à une guerre pro- chaine. Je vais plus loin; je crois que, dans un avenir plus ou moins éloigné, la France, ce volcan qui fait trembler l'Europe, en sera peut-être la portion la plus calme. Aussi je pense que, sans se départir de la prudence PARTIE UT, — COLONISATION. 263 qu'on a montrée jusqu à présent, on aurait tort de se régler, dans la question de la colonisation, princtpa- lement sur la prévision d’une guerre européenne. Mais ensuite, même en admettant que celte güerre ait lieu, pourvu qu'elle n'éclate pas immédiatement après la création des établissements coloniaux, il me semble que ceux-ci, disséminés ainsi que je l'ai dit, ne se trouveraient pas dans une beaucoup plus fâcheuse position que s'ils avaient été fondés sur le système mentionné en premier lieu. D'abord, je n’admets pas, et je crois qu'il en sera de même pour tous ceux qui connaissent l'Afrique et les Arabes, que, dans ce système, on puisse se dis- penser d'occuper les points de l’intérieur que nous tenons aujourd'hui. Ce serait mème plus nécessaire encore, ainsi que je l’ai dit, car nous aurions à lutter non-seulement contre les tribus du lieu, mais encore contre celles que nous aurions dépossédées de leur territoire et reloulées des côtes dans l’intérieur. Qu'on suppose maintenant l'abandon de tous ces points occupés de l'intérieur; qu'on suppose nos troupes forcées de se replier vers les zones colonisées, afin de défendre celles-ei contre les attaques des Arabes et contre une agression européenne. Que l’on songe qu'il n’y aurait eu presque aucun contact entre indi- gènes et colons, par conséquent point de liens com merciaux, point de solidarité d'intérêts, point de modification dans les mœurs, et l'on comprendra facilement que cette organisation des indigènes, pre- 264 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. mier élément de pacification du pays, ne pouvant plus s'étayer sur nous, croulerait de toutes parts et se tournerait contre nous, et qu'Arabes et Kabaïles viendraient se ruer sur les districts colonisés, qu'un obstacle continu ne saurait garantir qu’à la condition d’être établi d’une manière fort coùteuse et garni de nombreux défenseurs, condition difficile à remplir pour une ligne d’un grand développement, el qui de- viendrait, en tous cas, insuffisante, si une agression des indigènes coïncidait avec une attaque par mer et un débarquement. Dans l’autre système, l'existence des colonies serait incontestablement très compromise par une guerre européenne nécessitant le retour d’une grande partie de l’armée en France. Toutefois il est certains faits très présumables qui viendraient atténuer le danger de leur position. On peut admettre que les tribus environnant les établissements coloniaux seraient non pas seulement soumises, mais alliées; que leurs relations journa- lières avec nos colons, le commerce et le perfection- nement progressif de l’agriculture, favorisés par notre exemple, par la paix et la facilité des débouchés, les auraient enrichies et rendues plus stables, par consé- quent plus attachées à la paix. Il faut admettre, en outre, que cette organisation des indigènes, d'après un système quelconque, mais qui aurait {oujours pour résultat de lier à notre cause un certain noinbre de tribus privilégiées et intéressées PARTIE III, —= COLONISATION. 265 à soutenir notre domination, que cette organisation, dis-je, aurait marché en mème temps que la coloni- sation; qu'ensuite beaucoup de chefs, nommés par la France, ne devant qu'à nous leur élévation, persé- véreraientdans leur fidélité, même après une réduction notable de nos forces. Tout cela constituerait dans le pays une puissance indigène sur laquelle il ne faudrait sans doute pas compter exclusivement, mais qui, se sentant quelque peu soutenue de notre côté, ne laisserait pas que d'agir efficacement pour le maintien de la paix. Et puis, ce grand principe de la solidarité des otages, principe dont nous avons démontré les avantages et qu’on serait bien forcé d'adopter dans une situation pareille, n'agirait-il pas de tout son poids dans la balance? $ 6. Importance des colons sous le rapport militaire. A toutes ces causes réunies, il faut joindre les colons qui, dans la position où les place ce système, s'ils sont d’un côté plus exposés à être attaqués, sont d’un autre mieux placés pour attaquer à leur tour, pour réprimer et punir toute agression. Beaucoup de militaires n’admettront sans doute pas que les colons, à moins d’être organisés militaire- ment et dirigés par des officiers, puissent être bons à autre chose qu’à se défendre tant bien que mal der- rière des murs. Loin de moi l’idée de rabaisser qui que ce soit et 266 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. surtout notre brave armée, qui, chaque jour, renou- velle sur cette terre d'Afrique les faits les plus bril- lants des époques antérieures. Mais enfin je dois dire ce que je crois vrai, surtout dans une question aussi importante que celle-ci. Je prierai done de nouveau que l’on veuille bien jeter les yeux sur l'histoire des diverses colonies. L'on y verra que, presque partout, les colons et les milices coloniales ont été plus utiles, plus efficaces pour la soumission des peuplades aborigènes, que les troupes régulières, et que celles-c1 ont été souvent impuissantes à accomplir certains faits que les autres ont opérés très promptement. Pour ne pas trop m'étendre sur un sujet qui ne se rattache qu'indirectement à cet ouvrage, je me con- tenterai de citer ces terribles Buschmaænn et ces Caf- fres contre lesquels les troupes hollandaises du cap de Bonne-Espérance ne firent jamais que d'infructueuses expéditions, et qui ne purent être chassés et réduits à l'impuissance que par la guerre incessante que leur firent les hardis bærs ( paysans hollandais), qui avan- caient successivement leurs établissements bien en avant des postes fortifiés. Ce fait, qui semble étrange au premier abord, s'ex- plique parfaitement lorsqu'on veut se donner }a peine d'y réfléchir. Le propre de notre organisation militaire c’estd'absorber et d'annihiler complétement l'individu au profit de la masse totale, c'est de détruire Finitia- tive personnelle pour accroître action collective. Fout PARTIE LIL, — COLONISATION. 267 est calculé pour donner à cette action le plus de puis- sance possible. Lorsqu'il s’agit de combattre des troupes également régulières, e’est à une condition indispensable, et la tactique est mème encore essentielle contre des peu- ples sauvages, quand il faut résister en bataille rangée, avee une faible troupe, à des assaillants nombreux. Le triomphe de notre organisation militaire a été, en Afrique, principalement dans la défense. Elle n’a brillé dans l'attaque que lorsque, chose rare, les Ara- bes ont tenu devant nos troupes. Dans toutes les autres circonstances qui forment précisément la rèole pour cette guerre d'Afrique, comme pour toutes les guerres contre les peuples plus ou moins barbares, ce sont avant tout le courage, la vigueur, l'adresse, l’activité, en un mot l’action individuelle, qui sont les conditions de succès. « C’est la mobilité, ce sont les jambes de nos soldats et de nos chevaux qui dominent, » a dit M. le maréchal Bugeaud ; et les faits prouvent jour- nellement la vérité de cette assertion. Or, luniformité des mouvements et des actes, et jusqu’à l’uniformité des vêtements et des armes, nui- sent singulièrement à l’action individuelle, et font que le soldat, pris isolément, est, toutes choses égales d'ailleurs, inférieur au colon. Ce qui y contribue encore, ce sont les habits et l'équipement qui sem- blent, même après les derniers et très notables per- fectionnements qu'ils ont subis, peu propres encore à favoriser les mouvements et les fonctions de la 268 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. vie et le développement de la force musculaire. L'ha- bitude atténue ce mauvais effet, sans toutefois le dé- truire entièrement, car l'habitude ne peut faire que des choses contraires à l’organisation de l’homme deviennent complétement inoffensives, surtout lors- que cet homme doit faire une guerre comme celle d'Afrique, sous un climat comme celui de l'Afrique. D'ailleurs nos régiments renferment beaucoup de jeunes soldats qui n’ont pas encore eu le temps de s'accoutumer à l'équipement militaire. On attribue, et je crois avec raison, une grande partie de la supériorité des zouaves à leurs vêtements mieux appropriés au climat que ceux de nos troupes. Mais là encore se reproduit cet inconvénient attaché à l'uniformité et qu’il est impossible d'éviter dans le militaire. Tel soldat s’y trouve à l'aise dès l’abord, tel autre y est gèné et y restera gèné longtemps, et surtout lorsqu'il s'agira de développer des efforts puissants et continus. Chaque colon se vêtira et se nourrira, au contraire, de la manière la plus conforme à son tempérament, au climat et même aux circonstances ?. (1) L’empressement que mettent les plus vieux soldats, et même les officiers, à se débarrasser de leurs uniformes toutes les fois qu'ils le peuvent, prouve bien que jamais l’habitude ne détruit compléte- ment la gêne. (2) J’ai été à même de voir maintes fois combien cela est impor- tant. Qu'on me permette de signaler un seul fait. Le commandant supérieur d’une certaine localité où je suis resté quelque temps, par des motifs très louables d'économie pour l'État, fit faire la plus PARTIE II, == COLONISATION. 269 On peul supposer, en outre, que les colons ne tar- ) ? deront pas à devenir meilleurs tireurs que nos soldats P ) qui la plupart tirent fort mal. Je crois donc qu'avec une bonne organisation et l'application de moyens rationnels, les colons ne tar- deront pas à devenir plus redoutables aux Arabes que nos soldats. Déjà on en a eu plusieurs preuves en Algérie. Je n’en citerai qu’une. Peu de temps avant mon arrivée à Alger, en mai 4842, une vingtaine d'Hadjoutes, qui étaient venus piller dans le Sahel, s’en retournaient en suivant une vallée qui débouche dans la Mitidja, et pour éviter de passer sous le feu d’un poste, avaient pris le revers opposé, lorsqu'ils aperçurent, au sommet escarpé du mamelon qui domine de ce côté, trois chasseurs (civils) qui s’apprêtaient à les accueillir à coups de fusil à leur passage. A cette vue, les Arabes tournèrent brus- quement vers le poste sous le feu duquel ils passèrent. L'événement justifia, du reste, complétement leur pré- J , ) P vision. Aucun des cinquante et quelques coups de fusil qui leur furent tirés ne les atteignit. Ils n’en au- grande partie des foins par la troupe. Chaque jour, le quart, le tiers de ces travailleurs entrait à l'hôpital, et bientôt la garnison présenta un nombre inusité de malades, même pour l’Afrique ; et tandis que cela se passait, les travailleurs civils, Alsaciens et Provençaux la plupart, comptaient à peine quelques malades parmi eux, quoiqu’ils fissent en général plus que le double d'ouvrage des autres. Ces résultats étaient dus non-seulement à ce qu’ils étaient plus habitués que les soldats à ce travail, mais encore à ce qu'ils pouvaient se nourrir et s’entretenir convenablement, grâce à un salaire de 5 fr. par jour. 270 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. aient pas été quittes à moins de einq ou six morts et blessés en passant à portée des trois chasseurs qui avaient eu le soin de couler des balles dans leurs fusils doubles, et portaient, en outre, comme c'est la cou- tume en Alsérie, des cartouches à balles. Ÿ 7. Organisation des milices coloniales. L'illustre maréchal qui commande en Algérie me disait un jour que, pour la guerre d'Afrique comme pour l'administration de cette contrée, c'était du bon sens qu'il fallait avant tout. J'ai, comme tout le monde, la prétention d'en posséder une certaine dose, et, fort de l'assertion du grand capitaine, je me per- mettrai, non sans toutefois demander pardon à MM. les militaires de la liberté grande, d’empiéter sur leur ter- rain, comme il leur est arrivé fréquemment, du reste, d'empiéter sur le mien. Je dirai done quelques mots de l’organisation militaire des colons. Celle organisation, au moyen de laquelle on pour- rait atteindre le résultat que j'indique, me parait fort simple. I faudrait d'abord habituer les colons au ma- niement du fusil. Et, par maniement du fusil, je n'en- tends pas du tout l'exercice en plus ou moins de temps, chose excessivement peu utile en Afrique, comme le prouve assez l'exemple des zouaves qui, soldats d'élite sur le champ de bataille, sont de véritables conserits sur le champ de manœuvre. J'entends, par manie - ment du fusil, l'adresse à s’en servir comme arme dé- fensive contre le fantassin comme contre la cavalerie, PARTIE II. — COLONISATION. 271 et, avant tout, lhabileté à tirer. Cette dernière condition me semble de la plus haute importance dans la position des colons d'Afrique. Soit qu'ils aient à repousser les maraudeurs, à poursuivre des voleurs de bestiaux, ou, attaqués par des forces supérieures, à défendre leurs villages, un bon tireur parmi eux vaudra dix hommes. Aussi, qu'il me soit permis de le dire, je n'ai jamais compris quelle idée étrange, ou quel principe d’étroite fiscalité a pu faire introduire nos règlements sur le port d'armes dans un pays où nous devons tendre à multiplier le plus possible le nombre des tireurs ha- biles parmi les Européens. Peut-être a-ton eu d’ex- cellents motifs, mais personne n’a pu me les indiquer et je ne saurais les découvrir. Par la même raison, je crois qu’on s’est laissé aller à un sentiment exagéré de prudence, en interdisant la chasse d’une manière absolue dans beaucoup de loca- lités où cependant les circonstances auraient permis d'en user sans danger. Il aurait suffi d'imposer aux chasseurs lobligation d’avoir sur eux une arme défen- sive, couteau de chasse ou yatagan”, et des cartouches (1) Le fusil normal de chasse et même de guerre (pour le colon) me paraîtrait devoir être, comme celui que j’ai vu employer en Alle- magne, par quelques personnes, pour la chasse au sanglier, un fusil double, d’un calibre un peu moindre que celui de munition, dans lequel la balle de munition entre juste, et qui porte une dispo- sition analogue à celle des fusils des chasseurs d'Orléans, pour y planter un couteau de chasse en guise de baïonnette. On voudra bien me pardonner ces réflexions. en se souvenant que chasse et agriculture sont deux choses intimement liées ensemble. 272 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. à balles, et d’être toujours deux, trois ou quatre, suivant les lieux. Je crois donc que non-seulement on devrait sup- primer toutes ces entraves apportées à l'exercice de la chasse, sauf les précautions indiquées, mais encore qu'il devrait y avoir, dans chaque village, un tir à cible mobile. Tousles dimanches, une partie de l'apres- midi serait consacrée à exercer les colons. Des prix donnés par le gouvernement, et qui pourraient con- sister en munitions ou autres objets d'usage, récom- penseraient les vainqueurs. Chaque année, à un jour fixé d’avanee, les lauréats des différents villages d'une mème circonscription seraient appelés à disputer un grand prix, qui consisterait en une arme d'hon- neur. Quelques centaines de franes, appliquées, dans cha- que village, à des mesures semblables, qui ont entre- tenu si efficacement l'esprit militaire dans plusieurs contrées, et notamment en Suisse, produiraient cer- tainement les plus heureux effets en Algérie. Sur tous les points tant soit peu exposés, on dev ait, en outre, obliger le colon à ne sortir du village qu'armé. Le colon d'Afrique devrait être, sous ce rap- port, comme le paysan Corse ; il faudrait que son fusi] devint son compagnon inséparable, qu'il shabituät à labourer, cultiver, moissonner avec le fusil en ban- doulière. Dans les localitéstrès nombreuses, comme je le dirai plus loin, où l'élève et la tenue des chevaux devraient PARŸIE II, — COLONISATION. DS ètre rendues obligatoires à la plupart des colons, on leur ferait une loi d'entretenir constamment, dans chaque famille ayant au moins deux hommes valides, un cheval de selle avec harnachement complet, et on leur imposerait l'obligation de savoir bien monter à cheval. Là également il devrait y avoir des prix fondés pour des courses mensuelles ou trimestrielles, non pas à la facon des nôtres, mais sérieuses, dans des terrains accidentés, courses accompagnées du tir à cheval et du maniement du sabre, à l'exemple de ce qui se pratique dans la cavalerie autrichienne. En outre, il serait bon que les colons eussent une idée des principales évolutions, qu'ils en connussent, non pas l’exéculion précise du champ de manœuvre, mais le commandement et le sens. Mais, dans tout cela, l'écueil qu'il me paraitrait, avant tout, essentiel d'éviter, ce serait de faire, avec les colons, ce que lon a fait avec les gardes nationales de France, de les assimiler plus ou moins aux militaires pour la tenue, les exercices, les vêtements et la disci- pline, de jouer, en un mot, au soldat. En s’y prenant ainsi, on ne ferait jamais que de mauvais conseri(s en permanence. En leur laissant, au contraire, une certaine liberté d’allure, on en üirera les importants services que nous rendirent, dans le temps, ces cou- rageux colons du Canada, de la Louisiane, des Antil- les, et que rendent encore aujourd'hui les milices des États-Unis. Ce seront des troupes spéciales qui rem- pliront admirablement la plupart des conditions que 4 18 274 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. nécessitera la guerre qu'elles pourront avoir à soutenir contre les indigènes, et combleront une lacune que laissent en Afrique les troupes réglées. Il faudra bien leur accorder, par exemple, une plus parfaite connaissance du pays, de la force, de la situa- üon et des dispositions des tribus environnantes, ainsi qu'une plus grande mobilité qu'aux troupes régu- lières ; et enfin les avantages qui résultent, en Afrique plus souvent qu'ailleurs, d’une certaine liberté d’ac- tion permettant d'agir promptement suivant les exi- gences du moment, et sans être tenu à en référer d'abord à une série de supérieurs. D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, ces hommes combattront pro aris et focis, et c'est là un stimulant qui en vaut bien un autre. Vivant, comme les Arabes, au milieu de leurs bes- taux, et souvent menacés de se les voir enlever, ils apprendront bien vite l’art que possèdent ces derniers à un si haut degré, de les rassembler ou de les dissé- miner, de les faire marcher rapidement, de les lancer dans une direction donnée pour échapper à des pour- suites, art que déjà plusieurs de nos soldats se sont approprié depuis quils ont coopéré à un certain nombre de razzias. 8. Une guerre européenne ne détruirait pas nos établissements. J'en reviens au sujet que m'a fait quitter cette longue digression. Je persis(e à croire qu'une fois PARTIE III. — COLONISATION, 279 la colonisation bien établie sur une partie des points actuels d'occupation, et les colons et les indigènes organisés d'après un système rationnel, l'Algérie ne cesserait pas d'être française, nos établissements coloniaux ne cesseraient pas d'exister par le fait seul d'une guerre européenne qui aurait pour résultat le retrait d’une grande partie de l’armée, et des inter- ruptions plus ou moins fréquentes dans les commu- nicalions avec la métropole. N'est-il pas permis de penser que, dans des cir- conslances pareilles, douze à quinze mille hommes de troupes françaises, convenablement réparties en co= lonnes mobiles et appuyées sur les mékhazeni et sur les colons qui fourniraient, en outre, les transports, suf- firaient pour maintenir le pays en paix, surtout si l’on adoptait le système des otages dont j'ai parlé plus haut? Sans doute les révoltes, les attaques partielles, les brigandages deviendraient plus fréquents; mais enfin, au pis aller, les colons n’auraient-ils pas leurs villages fortiliés ? Et ne sait-on pas que jamais les Arabes n'ont pu prendre la moindre bicoque, pas même un bloc- khauss, pas même une ferme, lorsque ces lieux étaient défendus par quelques hommes déterminés ? Il y a eu, en 4859 et 14840, dans la Mitidja et le Sahel, de la part des colons, des traits de courage et d'intrépidité qui confirment en tous points ce que je disais plus haut du parti que l’on pourra tirer de ces hommes, et auxquels il n'a manqué que des bulletins pour 276 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. exciter une admiration plus juste que certains faits d'armes du même genre. Si des faits pareils ont eu lieu dans des circonstances aussi défavorables, dans des fermes disséminées, sans liens entre elles, où d’ailleurs rien n’était disposé pour la défense, que ne doit-on pas attendre des colons lorsqu'ils seront réunis dans des villages convenable- ment situés, fortifiés et reliés entre eux de maniere à pouvoir se prêter secours mutuellement, et s'appuyant enfin sur un point central occupé par la troupe qui, srâce aux chevaux et mulets fournis par les colons, pourra se porter rapidement partout où le besoin l'exigera? Sans doute, une armée européenne ennemie, dé- barquant en Algérie, changerait complétement ces conditions, en supposant qu'elle eût d'abord quelques succès qui feraient présumer aux Arabes que la force est pour elle; mais je n'ai pas besoin de démontrer ici Loutes les difficultés que présenterait, à une armée ennemie, la prise d’un point important de la côte et surtout l'attaque de nos établissements de l'inté- rieur, quand mème une partie des indigènes serait pour elle. Nous avons aujourd'hui, sur fout ce qui concerne Ja guerre d'Afrique, une expérience chè- rement acquise, et qui, en pareille circonstance, nous assurerait une grande supériorité. D'ailleurs, dans l'hypothèse d’une guerre européenne, il est douteux que nos ennemis pussent disposer d’une armée et des moyens que nécessiterait la conquête de PARTIE Lil, — COLONISATION, 2717 l'Algérie, Le but ne serait pas en raison des efforts. Ce qui serait plus probable, ce serait l'envoi de sub- sides, d'argent pour soulever les indigènes, et d’offi - ciers pour les discipliner. Ces moyens pourraient, sans doute, nous faire grand tort ; mais ils seraient insuf- fisants pour nous chasser du pays, si une fois les Arabes et nos établissements coloniaux étaient orga- nisés comme je l'ai dit. On ne trouverait d’ailleurs pas facilement un grand nombre d'agents et d'officiers connaissant assez la langue, le caractère et les mœurs des Arabes, pour pouvoir leur inspirer beaucoup de confiance et nous devenir dangereux. Et si ces derniers sont perfides à notre égard, ils le sont vis-à-vis de tous les chrétiens. Enfin, ils nous connaissent mieux que toute autre na- lion, et ils ont suffisamment appris à estimer le cou- rage de nos soldats. Je le répète donc, la possibilité d’une guerre euro- péenne, à laquelle je ne crois pas, comme je l'ai déjà dit, ne me semblerait pas justifier l'adoption d’un sys- {ème de colonisation autre que celui que j'ai indiqué. Il me reste maintenant à examiner la troisième ques tion. SECTION III. — Distribution des habitations coloniales en villages ou en fermes isolées. J'ai déjà dit un mot des villages. Tout le monde est, en effet, d'accord sur la nécessité de grouper les colons. L'agplomération des cultivateurs, en villages plus 278 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. ou moins populeux, est une circonstance défavorable en Europe; car elle nuit à la culture et déprécie, sans compensation, la valeur d'une grande étendue de terres. Mais en Afrique, où le besoin de la défense est la première condition, eette agglomération est une nécessité, et les premiers colons, en la négligeant, ont éprouvé ce qui arrive toujours lorsqu'on veut faire du mieux à où le bien est à peine réalisable, lorsque d'un saut l’on veut franchir tous les degrés d’une amélioration successive. \ 1er. Système du général Duvivier. Plusieurs systèmes se présentent pour celle ag- glomération. Un des militaires les plus distingués de l'armée d'Afrique, M. le général Duvivier, propose d’entourer d’un fossé avec relèvement tout le territoire concédé à un certain nombre de familles, et de dis- séminer les fermes le long de cette ligne à 450, 200 ou 300 mètres de distance les unes des autres. J'avoue que ce système me parait avoir de graves inconvénients. Et si l'on m'objectait que l'honorable sénéral connait mieux l'Afrique que moi, ce qui est parfaitement juste, je répondrais que des personnes qui la connaissent aussi bien que lui, et qui se sont occupées d’une manière spéciale de la matière, sont aussi d’un avis contraire au sien. L'auteur me parait s ètre préoccupé avant tout de l'urgence de mettre les récoltes à l'abri des rapines et des incendies. PARTIE HI, — COLONISATION. 279 Les rapines ne s'exercent guère que sur les jardins, et quant aux incendies, ils ne peuvent avoir lieu que pendant un laps de temps fort court, pendant lequel des patrouilles, des embuscades, aidées de l'emploi de chiens, pourraient prévenir la plupart des tentatives de ce genre. Il est vrai que, dans ce système, le bétail, objet prin- cipal de la convoitise des Arabes, jouit d'une assez grande sécurité, mais à une condition, c’est qu'il restera dans l’enceinte. Or, pendant une grande partie de l'été, les lieux marécageux ou du moins humides, lieux qui ne sauraient ètre compris dans l'enceinte, offrent seuls quelque nourriture. À côté d'avantages plus apparents que réels, ce sys- tème offre des inconvénients palpables. Il occasionne- rait des dépenses considérables en travaux de terrasse- ment pour le fossé d'enceinte. En outre, il ne me paraît pas d’une grande efficacité pour la sécurité des habitants. Que peuvent deux ou trois individus pour défendre une longueur de 450 à 500 mètres de fossé, surtout lorsque, comme cela arriverait souvent, le relief du terrain permettrait aux assaillants de dissi- muler leur approche? On suppose, à la vérité, qu’en cas d'attaque toutes les forces renfermées dans l’en- ceinte se porteraient sur le point exposé. Mais ce serait là précisément l’écueil; car les ennemis pourraient fort bien simuler une attaque d’un côté, et tomber sur le côté opposé lorsqu'ils le verraient dégarni de monde. Cette idée est si naturelle, qu’elle se présen- 280 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. terait probablement à tous les esprits, et qu'en cas d'alerte, chacun s’empresserait de s'enfermer chez soi avec sa famille et ses bestiaux, si bien que le fossé, qui ne pourrait jamais qu'augmenter les difficultés du passage sans l'empêcher d’une manière absolue, de- viendrait à peu près inutile, et ne dispenserait point de la nécessité de donner aux fermes les dispositions propres à la défense. Enfin, avec ce système, l’on serait ou privé des ter- res les plus fertiles, des terrains arrosables, des fonds de vallées, et réduit au sol maigre des plateaux ; ou l'on serait forcé de placer une partie des habitations dans des lieux défavorables, peu salubres, exposés et dominés de plusieurs côtés. Ÿ 2. Villages compactes fortifiés. Il me semble que le système qui présente encore le moins d’inconvénients est celui que l’on a adopté pour les villages du Sahel d'Alger : une enceinte for- mée par un fossé avec relèvement de terre par der- rière et ne renfermant que l'emplacement nécessaire aux maisons et aux jardins qui y sont annexés. Ici les maisons se touchent, ou ne sont du moins qu’à quelques pas les unes des autres. Douze à quinze ares par famille suffiraient pour l'emplacement de la maison et du jardin, qu'il serait peut-être bon de placer d'ordinaire entre le fossé d'enceinte et les habi- taitions, pour que, dans le cas assez peu probable, du PARTIE If, —— COLONISATION, 281 reste, où les colons n'auraient pas su défendre le fossé, ils pussent se retirer dans leurs maisons et diriger un feu nourri sur les assaillants qui auraient franchi l'obstacle. I suffirait done d’un hectare pour six à sept famil- les, en comptant l'espace nécessaire aux rues et aux places, et de 412 hectares pour soixante-douze à quatre- vingls familles, ce qui serait un nombre suffisant dans la plupart des cas, puisqu'il s’y trouverait cent à cent-vingt personnes, et souvent plus, en état de por- ter les armes. Dans ce système, les terres en culture, les prés et les plantations seraient au dehors, autour du village, dont la situation pourrait toujours être choisie de telle sorte qu'il les dominât, ou que d’un coup d’œil on püt en embrasser la plus grande partie?. Je touche ici une question importante, celle du choix non-seulement de l'emplacement de chaque vil- lage, mais encore des lieux consacrés à la colonisation. Traitons d’abord cette dernière question. (1) Ce chiffre ne paraîtra pas exagéré, si l’on veut bien réfléchir que chez nos colons, de même que chez les Arabes, les jeunes gens de quinze à seize ans sauront se servir du fusil; je ne doute même pas qu’en cas d’attaque, les femmes elles-mêmes qui, en France, ont toujours montré beaucoup de courage, ne deviennent d’utiles auxiliaires, et ne renouvellent ce qu’on leur a vu faire dans les fermes de la Mitidja, en 1839. (2) Il serait bon, je crois, qu’une vigie fût placée sur le point le plus élevé des villages avancés, afin de signaler l'approche des maraudeurs ennemis, surtout du côté du troupeau. 232 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. SEcTIoN IV.— Choix des localités à coloniser. J'ai déjà examiné cette question d’une manière gé- nérale. Les points principaux occupés aujourd hui par nos troupes, dans l'intérieur comme sur la côte, doivent devenir successivement les centres autour des- quels s'établiront des villages européens en nombre plus ou moins grand. J'ai dit successivement. Il ne peut être, en effet, question de coloniser tous ces points simultanément. On commencera par ceux où l'intérêt politique et militaire exige de fixer le plus promptement une popu- lation européenne. Ce seront, en général, les villes les plus importantes. Ainsi, sans vouloir faire un cadre complet, je nom- merai les quatre ports principaux, Alger, Bône, Philippeville ct Oran, avee Cherchell, Fénès et Coléah, auxquels on joindrait plus tard Mostaganem, Arzeu et la Calle ; puis les principales stations de l'intérieur, Constantine, Guelma, Sétif, Médéah, Millianah, Mas- cara, Tlemcen, ete.; enfin, quelques points de la ligne de communication entre ces stations et la mer, Dréan, lArrouch, Blidah , Hamza, Tenied-el-Had et autres. Lorsque, plus tard, on créera d’autres stations intermédiaires, comme entre Tlemcen et Oran, Mas- cara et Mostaganem, Millianah et Cherchell, ou d'au- tres stations intérieures, on y construira également des villages. En général, on en fondera partout où il sera PARTIE LIT, — COLONISATION. 283 utile d'établir, d'une manière durable, une garnison importante, et où les circonstances agricoles, hyoié- niques et politiques ne s’y opposeront pas. Je viens de mentionner les circonstances politiques. Il peut se faire que, pour quelques villes de l'intérieur, on soit obligé de persévérer dans ce système d’exclu- sion des Européens, et cela dans le but de ménager et de conserver la population indigène. Mais s’il pourrait y avoir danger à laisser envahir une ville, comme Constantine, par exemple, par une nuée de marchands de comestibles, de cabaretiers, de cafetiers, ete., qui ne manqueraient pas d'y accourir du jour où cela serait permis, il n'y en aurait aucun, il n'y aurait même qu'avantage à fixer aux environs, à une distance plus ou moins rapprochée, une population de cultivateurs européens. La présence de grandes terres domaniales faciliterait la création de ces établissements dans le voisinage de ces villes. Dans l'intérêt de nos troupes, il est, au reste, à dé- sirer que celle espèce d’interdit, jeté sur les villes de l’intérieur, cesse le plus tôt possible; mais on ne devra renoncer à ce régime d'exclusion que de manière à favoriser la colonisation sérieuse. Nous admettons, du reste, que toutes ces grandes stations de l’intérieur sont aptes à recevoir des colons, à devenir des centres de colonisation, comme elles sont déjà des centres d'opérations militaires, et nous pas- sons à la deuxième question. 284 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. SECTION V.— Choix des emplacements des villages. Les alentours de beaucoup de ces centres offrent des plaines et des montagnes. Les plaines sont parfois peu salubres. Les montagnes sont la plupart peu fer- üles. Or, salubrité et fertilité sont les conditions qu'on doit rechercher avant tout, non pas que je considère la sécurité comme moins importante, mais parce que l'impuissance déjà signalée des Arabes, dans l'attaque des lieux fortifiés, permet d'adopter toute position qui ne serait pas dommée ou trop cachée. Ÿ 1. Salubrité. À part certaines localités que j'ai signalées en par- lant du climat, l'Algérie me parait, je le répète, aussi salubre que tout autre pays situé sous la même latitude. Outre le mauvais effet produit par une chaleur plus orande et par quelques émanations qui résultent tou- jours, dans ces lieux, de la présence des eaux, les plai- nes ont une autre cause d’insalubrité de plus que les lieux élevés, c’est une abondance plus grande de ver- mine et de moustiques. Néanmoins, cette cause peut disparaitre avec de la propreté, comme l'effet des au- tres peut être atténué au moyen d'un genre de vie convenable et des précautions que nous avons recom- mandées plus haut. Le choix d’un emplacement, sous le rapport de PARTIE III, — COLONISATION. 285 la salubrité, exigera l'attention toute spéciale d'un homme habitué à observer les faits physiques. Telle localité est malsaine, quoique exempte de marécages, parce qu’elle est sous le vent de marais. Telle autre, qui se trouve sur la même ligne et dans l'intervalle, est néanmoins salubre, parce que les émanations pas- sent à une assez grande hauteur au-dessus du sol. Dans plusieurs localités, ce sont les points situés à une certaine élévation qui sont les plus malsains. Je crois donc que, même en partant de ce principe que la salubrité doit être préférée à la fertilité, on ne saurait poser comme règle que les plaines doivent être abandonnées, et les montagnes seules consacrées à la colonisation ; car, pour rester conséquent, il faudrait souvent n’y appliquer que les sommets les plus élevés. Il est d’ailleurs un fait qui, sans détruire l’impor- tance des conditions de salubrité dans le choix de l'emplacement des villages, est de nature à diminuer les inconvénients que certains choix présenteraient sous ce rapport: je veux parler de l’influence exercée sur le climat par l’agglomération des habitants. 11 pa- rait, en eflet, prouvé, et j'en ai vu des exemples en Corse, que si cette agglomération, poussée à l'excès, comme dans nos grandes villes, donne lieu à plusieurs maladies, elle a pour effet, lorsqu'elle est restreinte à certaines limites, d’atténuer ou même de détruire l'influence morbifique des marais. Il est probable que, dans celte circonstance, la fumée des nombreux loyers el les émanations qui se dégagent des corps des 286 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, hommes et des animaux, ainsi que des amas d'engrais animalisés, neutralisent ou expulsent les particules vénéneuses répandues dans l'atmosphère. Cette circonstance milite encore en faveur de l'ag- slomération. { 2. Fertilité. Quant à la fertilité, quoique plus facile à reconnai- tre, elle exigera néanmoins l'intervention d'un homme spécial, car il ne s'agit pas seulement de la faculté productive de la terre, mais de toutes les autres cir- constances géoscopiques qui influent plus ou moins sur l'avantage que donne la culture d'un sol, telles que le relief du terrain, son plus ou moins de compa- cité, la nature du sous-sol, la possibilité d'arrosage, les chances d'inondation et de ravinage par les eaux supérieures, à la suite des grandes pluies d'hiver ou des orages, ete. À la vérité, l'enceinte mème du village ne devant renfermer que les maisons et les jardins, la considé- ration de fertilité n'est que très secondaire pour cette superficie; mais il faut songer que les terres cultivées doivent être à proximité et autant que possible tout autour du village, et qu'il y aurait un grave inconvé- nient à ce que les environs immédiats des habitations fussent stériles ou à peu près, et que les bonnes terres et les herbages abondants se trouvassent à une grande distance. Il serait essentiel, en outre, que le village se trouvût ; ÿ PARTIE HI, — COLONISATION, 287 placé à peu près au milieu du territoire qui lui est assigné. On devra done combiner ces diverses conditions autant que faire se pourra. Les officiers du génie re- chercheront les conditions de sécurité et de salubrité. Des agriculteurs habiles, connaissant la culture algé- rienne, examineront les circonstances spécialement agricoles. Je erois que l'intervention de ces derniers est indispensable. Du choix de la localité dépendra certainement la réussite d'un village, et 1l ne faut pas perdre de vue que les considérations de défense et mème de salubrité, qu'on ne sera sans doute que trop tenté de mettre au- dessus des considérations agricoles, perdront graduel- lement de leur importance, à mesure que nos éla- blissements s’étendront, que le pays se paciliera, se culüvera, et par conséquent s'assainira, L'importance des circonstances agricoles s'accroilra, au contraire, de jour en jour. L'intervention d'habiles agriculteurs sera encore indispensable dans une opération essentielle et diffi- cile, la formation des lots de terres et leur répartition entre les colons. Ce sujet est trop vaste pour pouvoir être traité ici d’une manière incidente ; je l'exami- nerai en terminant ce qui concerne le territoire. { 3. Eau. IL est une condition qui concerne spécialement l’em 288 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. placemeut de l'enceinte des villages, et dont je n'ai rien dit encore; je veux parler de la présence d'une source, ou de la possibilité de trouver de l’eau à une faible profondeur. Je n’ai pas besoin d'insister sur l'importance «le cette condition, tout le monde la comprend. J'ajouterai néanmoins qu'il ne suffirait pas que la source ou le puits fût à une petite distance du village ; c’est dans l'enceinte même que l'une ou l’autre doit nécessairement se trouver. SECTION VI. — Distribution des villages sur le territoire à coloniser. 1. Établissement des villages par zones autour des stations militaires. Je suppose que l'établissement des villages se ferait généralement d’après le système adopté aux environs d'Alger, c'est-à-dire par zones concentriques autour du point d'occupation, ville ou camp, qu'on aurait choisi comme centre. Il s’agit maintenant de savoir si les villages seront assez rapprochés pour occuper tout le territoire, ou si on laissera entre eux un intervalle plus ou moins étendu dont le gouvernement disposera plus tard d’une manière ou d’une autre. Enfin, si l'on permettra à des indigènes, tribus ou fractions de tribus, de rester dans l'intérieur des zones, ou si on les en exelura d'une manière absolue. PARTIE LIT, — COTONISATION. 289 À 2. Terres réservées à la grande culture entre les zones. Quant à cette question, je crois qu'elle doit être ré- solue comme elle l’a élé aux environs d'Alger, c’est- à-dire qu'il faut laisser, entre les terres des divers villages, des espaces dont le gouvernement se réser- vera la disposition. Je vois peu d’inconvénients et des avantages réels dans ce système. En supposant, en effet, que l'étendue moyenne des terres d’un village soit de 4,200 hectares formant un carré, les villages et les zones se trouve- raient à 5,500 mètres environ de distance les uns des autres, si la totalité des terres leur était concédée. Cr, l'intérêt de la sécurité n’exige point une telle proxi- mité, surtout entre les zones. Quatre et même cinq et six kilomètres entre les divers villages ne sont pas des distances trop fortes. D'un autre côté, ces terres restées libres pren- draient une valeur assez considérable, par le seul fait de la présence des villages qui leur assurerait la sécu- rité et des bras pour les travaux agricoles. Une partie de ces terres pourrait done ètre vendue à l’industrie privée, qui y établirait de grandes fermes que la proxi- mité des villages peut seule faire prospérer. Ces ventes couvriraient une partie des dépenses occasionnées par l'établissement des villages. Une autre portion de ces terres pourrait, comme nous le dirons plus loin, ètre conservée par le gouver- I. 19 290 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. nement ou donnée aux communes, avec obligation, dans l'un ou l’autre cas, d'y planter chaque année un certain nombre de pieds d'arbres forestiers. Ô 3. Indigènes dans l’intérieur des zones. Quant aux indigènes, je crois qu'il n’y aurait aucun inconvénient à laisser certaines fractions de tribus, ou un certain nombre de familles de diverses tribus, entre les villages, pourvu qu’elles soient entourées d’établis- sements européens. On pourrait, dans plusieurs localités, comme, par exemple, dans la Mitidja et la plaine de Bône, leur abandonner les parties les moins salubres. J'en reviens à la question que j'ai soulevée plus haut, celle de la formation de lots des terres et de leur répar- tition. SECTION VII. — Lotissement et répartition des terres aux colons. J'ai déjà dit que, parmi les colons, 1l y aurait néces- sairement un certain nombre d'artisans et de mar- chands pour lesquels la culture ne sera qu'accessoire, et qui ne sauraient que faire d’une grande étendue de terres. J'ai dit également que, dans les environs immédiats des villes, surtout là où existent déjà des arrosages et des plantations d'arbres fruitiers, l'étendue de terrain concédé à chaque famille pourrait, l'un dans l’autre, se borner à 4 ou 5 hectares, tandis que, dans les PARTIE HIT, — COLONISATION, 291 villages, celle étendue moyenne devrait être de 40 à 42 hectares. Ces deux faits serviraient de base pour la formation des lots. Il y aurait done, dans les vil- lages que nous prendrons ici pour exemples, un cer- tain nombre de lots de 2 à 35 hectares de superlicie, pour les colons non cultivateurs ; les lots seraient, pour les eultivateurs, de 40, 42, 45 et même 48 hectares. lei se présentent plusieurs questions dont la solution n'est pas facile. $ 1. Réunion ou morcellement des terres composant les lots. Tous les lots de cultivateurs seront-ils d’un seul mor- ceau? — Seront-ils tous d’une même étendue? Il y a un immense avantage pour la culture à ce que chaque cultivateur ait toutes ses terres d’un seul tenant. Cet avantage est tel que, dans plusieurs parties de l'Allemagne, en Prusse, par exemple, le gouver- nement a eru devoir entreprendre, dans l'intérêt de l’agriculture et de la richesse publique, la coûteuse et difficile opération de la refonte de toutes les propriétés d'une même commune, et une nouvelle répartition desterresentre les intéressés, autrement dite la réunion des terres morcelées, opération par laquelle chaque propriétaire reçoit, en échange des divers morceaux disséminés et parfois enchevètrés qu’il possédait au- paravant, une seule ou tout au plus deux pièces bien arrondies, d'un accès facile et offrant à peu près la même étendue et toujours la mème valeur que l'an- cienne propriété. 292 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. 11 semblera que rien ne serait plus facile que d'ob- server ce principe de la réunion des terres, pour la for- mation des lots, dans un pays neufoü ln y a pas déjà des droits acquis. En examinant bien, on verra toutefois qu'une opération de ce genre n'est pas sans difficultés. D'abord, il y a la valeur du sol qui, en Algérie comme dans tous les pays méridionaux et montagneux, varie considérablement, soit par suite de la fertilité de la terre, de l'exposition, de la présence ou de l'absence d'arbres fruitiers, ou par suite de la possibilité de l'ar- rosage. Cette dernière circonstance, par exemple, dé- cuple et même centuple parfois la valeur naturelle du sol. Il y a ensuite la sécurité, tant pour les hommes que pour les bestiaux et les récoltes, nécessairement moin- dre dans les terrains éloignés du village, ou placés hors de vue, et à proximité de lieux propres à servir d'em- buscades et de retraites aux ennemis. Il est, en Algérie, telles terres, et leur étendue est assez considérable, qui, à moins de grands travaux de terrassement, conviennent peu ou même ne convien- nent pas du tout à la culture ordinaire. Elles ne sont propres qu'aux plantations d'oliviers, d'amandiers, de müriers et autres essences fruitières ou forestières. Une fois ces terrains complantés et en rapport, ils don- neront un revenu plus élevé que les meilleures terres à céréales. Mais il faut attendre, et c'est ce que ne pour- ront faire que bien peu de colons. On ne pourra done songer à former des lots exclusivement composés de terrains de ce genre. PARTIE III, — COLONISATION, 293 Le bétail devant être une des principales branches de production, il est urgent que chaque colon reçoive une certaine étendue d'herbages ou de terrains pro pres à être convertis en herbages ; or, c’est ordinaire- ment dans les fonds que se trouvent les uns et les au- tres ; et ces fonds, par suite des inondations de l'hiver, ne peuvent, la plupart, servir à autre chose qu’à la production du foin pendant une partie de l’année, et au pâturage pendant le reste du temps, de sorte que le colon qui ne recevrait que des terrains de cette espèce s’en trouverait aussi mal que celui qui n’en re- cevrait point. Il en est de même pour les terrains ar- rosables qu’il serait bon de distribuer entre tous les colons cultivateurs‘. On voit, par ces exemples, qu'il sera souvent impossi- ble de réunir en uneseule pièce toutes les terres données à un colon. Néanmoins, on devra le fairechaque fois que cela sera possible ; et hâtons-nous d'ajouter que, quoi- qu'il importe de mettre une certaine uniformité dans la valeur des lots, ce n'est pas cependant là une con- dition impérieuse, et l’on peut très bien admettre, en principe, qu'il y ait quelques différences et que les familles les plus nombreuses et même les premières ar- rivées obtiennent les meilleurs lots. Ce ne serait même là qu'une juste compensalion pour le surcroît de pei- (1) Reste en outre la question de la culture par saison ou cantons, dans l'intérêt de la sécurité, culture qui seule nécessiterait déjà la division des terres d’un lot en un certain nombre de pièces. J’y reviendrai en parlant de la culture coloniale. 294 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE. nes qu'éprouveront nécessairement ces familles et pour l'avantage que trouveront les derniers occupants dans l'expérience acquise par leurs devanciers. Du reste, jamais un lot ne devrait se composer de plus de trois pièces, à moins de circonstances excep- tionnelles, et un hectare devrait être la dernière limite de la division, non-seulement aujourd’hui, mais aussi plus tard, dans les ventes ou les héritages, pour tout terrain non arrosé. Jamais, non plus, les pièces ne devraient être enchevétrées, c'est-à-dire sans issue di- recte sur un chemin, et cette règle devrait également subsister à l’avenir dans les diverses mutations de la propriété foncière, car il faudrait prévenir à temps ces fléaux du morcellement indéfini et de l’enchevé- trement qui portent aujourd'hui un si grand préju- dice à la richesse nationale de la France. $ 2. Étendue des lots. Reste la seconde question : tous les lots de cultiva- teurs doivent-ils avoir la même étendue ? Du moment où l’on admet qu'un lot peut se composer de plusieurs pièces, on pourrait répondre aflirmativement. Comme, toutefois, on ne devra recourir à cette division du lot que lorsqu'on ne pourra faire autrement; que d'ail- leurs quelques colons préféreraient l'étendue à la qua lité ou à la proximité et réciproquement, même en partant du principe de l’uniformité de valeur à don- ner aux lots, on arrivera forcément à des différences PARTIE III. — COLONISATION. 295 assez grandes dans la superficie, de huit à dix-huit hectares, par exemple, dans la même cominune. Revenons à l’uniformité de valeur des lots. Je ne pense pas qu'il soit juste de régler la valeur du lot sur la fortune du colon; mais le colon aisé devrait avoir la faculté d'acheter, dans l'intervalle réservé entre les villages, une certaine étendue de terres, proportionnée à ses moyens. Il me semble, en re- vanche, que la valeur du lot pourrait varier suivant le nombre des individus composant la famille. Ce serait non-seulement équitable, mais encore d’une bonne politique, puisqu’en favorisant ainsi les familles nombreuses, on encouragerait le peuplement du pays. J'ai parlé de chemins. Je n’entends pas ici seulement les voies de communication d’un village à un autre, ou à la ville, ou à une route, mais aussi les chemins ruraux, uniquement destinés à l'exploitation des ter- res. Ces chemins, quin’auront besoin que d’étretracés, les colons pouvant se charger de les mettre en état au fur et à mesure du besoin, sont d’une haute importance, non-seulement pour la culture, mais encore pour la sécurité des travailleurs et pour celle des bestiaux ; car c’est un fait bien connu que les Arabes craignent de s’aventurer dans un territoire coupé de chemins, parce qu'il est facile de les y poursuivre et de les atteindre. L'établissement de ces chemins se rattache d’une manière directe à la formation des lots, et exigera, comme cette dernière opération, l'intervention d’un agriculteur habile. 296 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, 6 3. Moyen de défendre l’enceinte des villages. On me permettra, en terminant, de dire un mot du moyen de défendre l’enceinte des villages. Étranger à cette malière, je puis néanmoins répéter ce que J'ai entendu dire aux hommes spéciaux. Le plus grand nombre parait préférer le fossé avec relèvement de terre par derrière au mur en maçonnerie, beau- coup plus coûteux sans être plus efficace. J'ajouterai que, dans plusieurs cas, le fossé pourra être aussi utile contre l'envahissement des eaux que contre les attaques des Arabes. Je n'ai point à m'occuper des détails d'exécution. Je me bornerai seulement à dire qu'une haie de figuiers de Barbarie, entremélés de grenadiers et autres ar- brisseaux de ce genre, placée sur le relèvement de terre, me semblerait pouvoir contribuer encore à ren- dre l'obstacle plus efficace ‘. SECTION VIII. — Etendue des villages. I reste une dernière question, c’est celle de l’éten- due ou, si l'on veut, de la population qu'il convient de donner à la plupart des villages. J'ai déjà, en quelque (1) Même en plaine, les figuiers de Barbarie opposent aux Arabes des difficultés presque insurmontables, lorsque, bien entendu, l'ennemi s’est posté derrière. Le douar établi à la Rassauta n’a dû qu'aux figuiers de Barbarie qui l'entourent de n’avoir pas été pris et détruit dans Îles nombreuses attaques dirigées par Ben-Salem. PARTIE III, — COLONISATION. 297 sorte, tranché la question en parlant de villages de soixante-dix à quatre-vingts familles ; mais je dois ici donner mes raisons. Au premier abord, on peut croire que plus un vil- lage sera populeux, plus la sécurité sera grande. Il n’en est cependant pas ainsi. Ce n’est pas dans le village mème, mais bien dans la campagne, que les colons et les bestiaux courront des dangers. Plus le terri- loire du village sera vaste, plus le danger sera grand pour les cultivateurs dont les terres seront situées vers les limites. Si, néanmoins, je propose de grands vil- lages, non-seulement de soixante-dix, mais même de cent familles, c’est parce que de graves considérations d'économie militent en faveur de ce système. En effet, les travaux de défense seront proportionnellement moins chers pour un grand village que pour un petit. En outre, les constructions d'utilité générale seront, pour l’un et l’autre, presque les mêmes, car je crois qu'il est essentiel que chaque village ait non-seule- ment sa mairie, mais encore son église, son presbytère et sa maison d'école, par conséquent son desservant et son instituteur. On ne saurait trop encourager par- tout, mais surtout en Algérie, le sentiment religieux et l'instruction. Or, si l'absence d'église et d'école nuit, même en France, à ces deux éléments fonda- mentaux de la société, à plus forte raison cela aurait-il lieu en Algérie, où il sera longtemps encore dangereux de laisser circuler des enfants et des femmes à une certaine distance des villages. 298 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Résumons cette première partie de la question. La colonisation de l'Algérie ne peut se faire spon- tanément. Le gouvernement doit nécessairement y coopérer, non-seulement en la dirigeant, mais encore en la subventionnant. Le principe de la possession du sol de l'Algérie par lé gouvernement et la loi d'expropriation pour cause d'utilité publique ont aplani la plupart des difficultés que pouvait présenter l'obtention de l’espace néces- saire à la colonisation, du moment, bien entendu, où il ne s’apit pas de refouler les indigènes hors du pays. Quant à la distribution des établissements coloniaux sur le territoire algérien, elle est tout indiquée par celle des stations militaires qui, à moins de circon- stances exceptionnelles, devront également être, à l'avenir, des centres de colonisation, tant sur la côte que dans l'intérieur. Tout ce que cette dissémination offre de mauvais paraît devoir être plus que compensé par les avantages politiques, militaires et agricoles qu'elle présentera, si l’organisation de ces stations coloniales est bien en- tendue et accompagnée de l’organisation des indigènes et de celle des colons en milices. Le choix des localités pour les établissements, et celui des emplacements pour les fermes, ne seraient plus abandonnés à l'ignorance ou au caprice des colons, mais seraient faits par le gouvernement. Les fermes seraient réunies en villages agolomérés, qu'un fossé, avec relèvement de terre par derrière. PARTIE III, — COLONISATION. 299 défendrait contre les attaques des indigènes. Outre les édifices publics et les rues, places et maisons, l'en- ceinte renfermerait les jardins annexés à chaque ha- bilation. Salubrité, fertilité et sécurité seraient les {rois con - ditions que devrait offrir l'emplacement d'un village. Ces villages s’étendraient, par zones concentriques, autour des points d'occupation militaire. Entre deux zones et entre deux villages de la même zone, il resterait ordinairement une étendue plus ou moins considérable de terrain dont une partie serait vendue, plus tard, aux colons ou à d’autres; le reste conservé au gouvernement ou aux communes, et boisé par les colons. Enfin, les lots de terre concédés aux colons de- vraient être ou d’un seul tenant, ou en deux ou trois pièces tout au plus, et donnant toujours sur un chemin. La valeur des lots, quoique ne devant pas varier beaucoup, pourrait cependant différer suivant le nom- bre des membres d'une famille. Les chemins d'exploitation, joints aux routes, cou- peraient le territoire de chaque village en divers sens calculés pour faciliter la culture des terres et la sécu- rité des travailleurs et des bestiaux. 300 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. CHAPITRE III. Population coloniale. SECTION I. — Rarete des elements de colonisation en France. La première question que soulève ce sujet est celle-ci : D'où tirer cette population coloniale ? — La France a-t-elle les éléments nécessaires pour coloni- ser, c'est-à-dire une population agricole, ayant des ressources pécuniaires, et disposée à s’expatrier ? C'est en exposant les raisons qui me font considérer comme indispensable l'intervention directe du gou- vernement dans l'établissement de la colonisation en Algérie que je vais examiner cette question. Les événements ont fait justice de la colonisation libre et spontanée. On a vu que le laissez faire, en pareil cas, ne pouvait produire qu'une œuvre désor- donnée et à jamais impuissante à lutter contre les obstacles nombreux qu'offre le pays. Mais ce n’est pas là le seul motif qui milite en faveur de l'intervention complète et directe du pouvoir. L'administration, comme on l'a déjà dit, pourrait empècher le désordre et l'anarchie en dirigeant, sur- veillant et protégeant, sans faire par elle-même autre chose que les travaux d'utilité générale. La raison décisive, à mes yeux, c’est que la popula- PARTIE III, — COLONISATION. 301 tion coloniale ne s’obtiendra promptement, et dans les conditions voulues, que par cette intervention com- plète et directe. Rappelons d'abord que si l'Algérie, sous le rapport de la proximité, du climat et même du sol, a une supériorité incontestable, aux yeux du colon, sur d’autres colonies, elle a une infériorité notoire relati- vement à la sécurité, et surtout relativement à la sta- bilité de notre établissement tout entier, première cause puissante de répulsion pour tout ce qui possède quelque chose. Ce n’est pas tout: notre organisation sociale et nos lois, si avantageuses, à beaucoup d’égards, pour la prospérité nationale, ne sont, par ce fait même, nul- lement favorables à la création de nombreux éléments de colonisation. Cette proposition deviendra plus évi- dente par un rapprochement avec d’autres pays. En Angleterre, une grande partie du sol est en ma- jorats. Le peu de terres libres est accaparé par les grands capitalistes qui recherchent plutôt, dans ces acquisitions, le titre de gentleman qu'un placement de fonds, ce qui tient ces propriétés à un prix bien au- dessus de leur valeur réelle. En outre, le droit d'ai- nesse existe. De là ce nombre considérable d'hommes possédant instruction et capitaux, mais ne pouvant posséder de terres. Ceux qui s’adonnent à l’agrieul- ture ne peuvent être que fermiers, et encore l'étendue de la plupart des exploitations et l'état avancé de la culture nécessitent-ils de grands capitaux dans cette 302 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. carrière. Ceux qui ne les ont pas, comme les fils puinés de beaucoup de petits propriétaires et de presque tous les fermiers, n’ont d’autre ressource que d'aller s'é- tablir dans une colonie. Là, les (rente ou cinquante mille francs qu'ils possèdent, et qui eussent été insuffisants pour entreprendre l'exploitation d’une ferme en Angleterre, leur donnent les moyens d'ac- quérir d'immenses propriétés et d'emmener avec eux une partie des ouvriers nécessaires pour les mettre en rapport". On voit même de riches fermiers s’expatrier, soit dans une colonie, soit aux États-Unis, uniquement pour échanger leur position précaire contre celle plus stable et plus honorable de propriétaire. En Allemagne, une partie du sol est, à la vérité, en petites fermes ; mais, dans plusieurs contrées, ces pe- tites fermes sont indivisibles et presque partout sou- mises à des redevances, corvées et autres servitudes féodales. Le reste du sol est en majorats ou en grandes terres qui, en partie, ne peuvent être possédées que par des propriétaires titrés. Il en résulte que, comme en Angleterre, beaucoup de familles agricoles, plus ou moins aisées, sont disposées à s’expatrier dans l'espoir d'acquérir des propriélés exemples de ces charges onéreuses et humiliantes, (1) On m'a cité des familles de fermiers, en Angleterre, dont le fils aîné, destiné à succéder au père, est seul sur les lieux. Les au- tres sont disséminés au Canada, aux Indes-Occidentales, au cap de Bonne-Espérance, dans l’Australie, etc. PARTIE HI, — COLONISATION, 303 Rien de tout cela n'existe en France. Toutes ces entraves apportées au droit de propriété de Ja terre ont disparu, et le morcellement du sol permet au- jourd' hui d'acquérir avee une somme minime. Avec quelques milliers de francs et moins encore, le pro- létaire devient propriétaire au même titre et avec les mêmes droits que le duc et pair. A la vérité, ce morcellement même du sol, poussé déjà à l'excès dans beaucoup de départements et qui s’accroit de jour en jour, doit avoir, jusqu’à un cer- tain point, les mêmes résultats que les entraves dont je viens de parler; car, en substituant forcément la bêche à la charrue et en exagérant le prix du sol, il finit par rendre toute culture onéreuse, On sait, en effet, que c'est des contrées où il est poussé le plus loin que partent les émigrations les plus nombreuses. Dans plusieurs localités, lhomme qui possède pour trois ou quatre mille francs de biens-fonds, en par- celles disséminées, peut à peine vivre lui et sa famille, et est forcé de vendre une partie de ses journées. Celui qui calcule comprend fort bien, dans une pareille situalion, que son avoir lui serait tout autrement pro- fitable, s'il lemployait à s'établir dans une colonie où il serait transporté sans frais et trouverait, à côté d’une étendue sextuple de terres concédées gratuite- ment, divers autres avantages que le gouvernement serait disposé à lui faire. Mais notre caractère national est ici un obstacle. Le Français, si aventureux quand il s’agit d'exposer sa 304 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. vie, si entreprenant quand il est question d’affaires politiques, est d’une prudence, on pourrait dire d'une timidité poussée à l'excès pour tout ce qui concerne sa fortune. Comme le disait un ancien ministre, M. le comte de Gasparin : « Nous craignons moins la mort que la misère.» Cette timidité, jointe à l'absence assez générale de jugement, produit des effets parfois étran- ges; mais elle a surtout pour résultat l'application de ce vieux proverbe national : « Un Tiens vaut mieux que deux Tu auras. » On préfère vivoter dans son village que de risquer quelque chose en tentant la fortune au loin. Nous sommes, avant tout, un peuple casanier. Faut-il s'étonner, après cela, que jusqu'ici nous n'ayons vu venir à Alger, en majorité du moins, que des hommes dénués de ressources? Si encore il y avait déjà eu quelques résultats heu- reux, et si la conservation de l'Algérie n'était pas chaque année remise en queslion, ce morcellement, ce haut prix du sol auraient fait arriver peu à peu les plus hardis de ces petits propriétaires dont je viens de parler; et une fois la route ouverte, le nombre s'en serait accru plus {ard dans une progression rapide. Je ne doute même pas qu’en suivant le système pro- posé et déjà mis à exécution avec succès autour d'Al- ger par M. le comte Guyot, on n’atteigne ce but; mais cela ne pourrait être que dans un avenir éloigné, et de longtemps nos stations de l'intérieur ne verraient des colons. Si l'Algérie était déserte, ou habitée par des peu- PARTIE Iil. — COLONISATION. 303 plades pacifiques, si elle n'exigeait, en un mot, qu une faible occupation militaire, on pourrait mettre les frais de colonisation en balance avec le temps, et peut- ètre préférerait-on dépenser du temps que de l'argent ; mais on sait qu'il n en est malheureusement pas ainsi, et que les énormes sacrifices qu'imposent l'occupation et la guerre, non-seulement ne sont pas le fait de la colonisation, mais ne peuvent être compensés que par les résultats de celle-ci. J'ai cherché à démontrer que les dépenses d'occupation et de guerre devaient même diminuer d’une manière certaine par la colonisation ; j ajouterai que c’est là une proposition qu'il me parait difficile de ne pas admettre. Tout ce qu’on peut con- tester, c’est la possibilité, ou du moins le succès d'une colonisation établie sur une grande échelle. Dans une pareille occurrence, que doit faire le gou - vernement? Commencer l'essai, et le commencer sur plusieurs points à la fois. Et comme il ne trouvera d’abord, et pendant assez longtemps, que des hommes n'ayant que leur courage, leurs bras et leurs connais- sances agricoles, il sera forcé de les établir à ses frais, en leur procurant les conditions qui leur manquent pour réussir. Je le répète, une fois un certain nombre de ces colons établis et obtenant de bons résultats, on sera certain de voir arriver des familles de petits proprié- taires qui échangeront leurs deux ou trois hectares morcelés et leur chaumière contre douze ou quinze hectares en Algérie; puis enfin les grands proprié- I 20 306 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGCRIE. taires, les capitalistes, ou du moins nos riches fer- miers des départements du nord qui, assurés de trou- ver des bras et une certaine sécurité, voudront, eux aussi, devenir propriétaires en Afrique. Le tout est de commencer, d'ouvrir la voie ; car une conséquence de cette timidité dont j'ai parle et de ce manque de jugement, c'est de faire qu'on se jette dans les routes battues avec autant d’empressement qu'on s'éloigne des voies nouvélles. C’est toujours l'histoire des mou- tons de Panurpge. il faudra donc, de toute nécessité, que le gouver- nement commence par tout donner; plus tard, il donnera moins, puis enfin il cessera de donner et vendra. Répétons encore qu’un des moyens de réduire les dépenses, c'est de les faire largement dès le dé- but, et de hâter ainsi la venue de l’ère productive. Voici comment j'entends qu'on pourrait procéder. SECTION IT. — Division des villages en trois classes. — Intervention de l’État. Il y aurait. trois catégories ou ciasses de villages. La première comprendrait ceux que le gouvernement ferait établir entièrement à ses frais, et où les colons receyraient, en outre, une grande partie des moyens d'exploitation. La seconde se composerait des villages où le gou- vernement non-seulement ferait les travaux d'utilité générale, mais encore aiderait les colons par des PARTIE IL. — COLONISATION. 307 avances en matériaux de bâtisse, instruments, bestiaux, semences. Enfin, dans les villages de troisième classe, l'admi- nistration se bornerait aux travaux généraux et au lotissement. Ç 1. Distribution des villages suivant leur classe. Les villages de première classe, qui sont ceux dont il y aurait le plus à s'occuper en ce moment, seraient placés sur les points où l'intérêt politique exige de fixer le plus promptement une population européenne que l'intérêt privé n°y appellerait pas de longtemps. J'ai signalé plus haut les localités où 1l importe d’avoir promptement une population de cultivateurs européens. J'ajouterai que, sauf quelques localités exceptionnelles, les environs d'Alger, Bône, Philippe- ville, Blidah, Coléah, offrent assez d’attrait à l'intérêt privé, pour que les sacrifices que devrait s'imposer le gouvernement pussent être réduits, par conséquent pour qu’on s y bornât aux villages de deuxième et de troisième classe. Ce ne serait que pour Oran, Mostaganem, la Calle, et les stations de l’intérieur, qu'il faudrait nécessaire- ment des villages de première classe. Encore ne serait-il pas nécessaire que tous les vil- lages établis autour de ces stations fussent de pre- mière catégorie; ils pourraient être en partie de seconde et mème de troisième classe, Les circon- 308 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. stances locales, rapprochées de l'utilité de l’occupa- lion, détermineraient le elassement pour chaque point. Dans la plupart des cas, le premier ou les deux ou trois premiers villages seraient nécessairement de Ja première catégorie. Une fois établis, ils permettraient d'en fonder d’autres de la seconde et de la troisième. L'essentiel serait de placer les premiers de manière à ce que, tout en remplissant, à l'égard des stations militaires auprès desquelles ils se trouveraient, le but qu'on se propose, ils procurent certains avantages à un territoire plus ou moins étendu où lon pourrait ensuite établir des villages de seconde et de troisième classe. Pour expliquer plus clairement ma pensée, je pren- drai un exemple; ce sera, si l’on veut, Arzeu, où, grâce à un bon port, il est probable qu'on créera un jour une ville. En mème temps qu'on développerait la station sous le point de vue militaire, maritime et commercial, on établirait des villages européens sur le territoire cir- convoisin, dans un rayon de trente à quarante kilo- mètres, par exemple. Tous ces villages devraient-ils être de la première catégorie? Je ne le pense pas. Les points mal partagés, sous le rapport de la sécurité, de la salubrité ou de la fertilité, mais qu'il importe- rail néanmoins de peupler promptement, jouiraient seuls de cet avantage. Si l’on procédait par zones concentriques, en éta- PARTIE III, — COLONISATION. 309 blissant d’abord les villages de la zone la plus rap- prochée du centre, puis ceux de la seconde, de la troi- sième, etc., 1l arriverait que chaque village, au moment où on l'établirait, serait toujours plus ou moins exposé, et ne cesserait de l'être qu'après l’éta- blissement de la zone suivante. A moins de circon- stances particulières, il faudrait donc que tous les villages fussent de la première catégorie. Or, il est impossible d'admettre que l'administration établisse tous les colons à ses frais. Si, au contraire, on commençait par la zone exté- rieure, celle qui doit être assise sur le périmètre du territoire à coloniser, on aurait enfermé tout ce terri- toire dans une ceinture de villages fortifiés, reliés entre eux par des routes; on y aurait assuré la sécu- rilé, et dès lors accru la valeur des terres et l'avantage que les colons trouveraient à s’y fixer. Cette zone extérieure se composerait done de vil- lages de la première catésorie. La seconde zone, après celle-ci, comprendrait des villages de la seconde caté- osorie. Enfin, la zone la plus rapprochée du centre n'aurait plus que des villages de la troisième caté- gore. 1! semble, au premier abord, que cette manière de procéder n’est pas très rationnelle. Elle présenterait, en effet, des inconvénients si, dans chaque localité, on faisait absolument comme je viens de le dire, si on s'emparait immédiatement de tout le territoire des- fine à être colonisé un Jour, et si on commençait à 310 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L’ALGERIE. établir une ceinture de villages sur l’extrême limite. Cela ne me parait applicable que sur certains points, Alger, Bône, Oran, la Calle, Arzeu, etc. ; mais je crois qu'on pourrait adopter le principe que je viens d'é- noncer, sauf à lui faire subir toutes les modifications qu'exigeraient les circonstances. Ainsi, dans la plu- part des cas, au lieu d’une ceinture de villages, ce ne serait qu'un, deux ou trois villages, placés, comme je le disais, dans des situations peu favorables peut- être sous le rapport de la sécurité et de la culture, mais particulièrement aptes à servir de vigies, d'avant- postes, à surveiller des passages suspects et à protéger un territoire plus ou moins étendu, destiné à la colo- nisation. II me semble que ce système est non-seulement avantageux, mais encore le seul vraiment équitable à l'égard des colons. Il est avantageux, car il réduit les dépenses de co- lonisation ; équitable, car il proportionne les sacrifices que fait le gouvernement en faveur du colon aux chances que court celui-ci, tandis que le contraire a lieu dans l’autre système. Supposons, en effet, que, pour la mème localité, on ait procédé en sens contraire. Le gouvernement établirait autour d’Arzeu, devenue ville, un certain nombre de villages, six ou huit, de la premiere caté- gorie; s'ils réussissent, il est certain qu'il y aura grande affluence de colons. À mesure que les deman- des se multiplieront, l'administration réduira naturel- PARTIE III. — COLONISATION. 311 lement ses subventions. Il arrivera done que les vil- lages qui entourent immédiatement la ville, et jouis- sent, par conséquent, de tous les avantages de cette proximité, sécurité, débouchés faciles, elc., auront été entièrement créés aux frais du gouvernement, tandis que les villages établis plus tard, et dès lors à une plus grande distance, ne seront plus que de la deuxième ou de la troisième classe. Sans doute la présence de six ou huit villages européens sera, pour les nouveaux arrivants, d'un grand secours ; mais cela n'empêchera pas qu'il y aura toujours des maraudeurs indigènes, que ces marau- deurs s’attaqueront de préférence à la zone extérieure qui, d’ailleurs, dans les révoltes et les incursions aux- quelles on doit encore s’attendre de la part des tribus, sera nécessairement la plus exposée; enfin, cela n’em- pêchera pas les inconvénients qui résultent, au point de vue agricole, de l'éloignement du marché. Il me reste maintenant à indiquer quelle est la part de travaux et de dépenses qui doit être à la charge de l'État dans les villages des trois catégories. Secrion III. — Travaux à la charge du gouvernement dans chacune des trois classes de villages. J'ai à peine besoin de dire qu'il n’est nullement question de déterminer ici avec une exactitude mathé- matique cette part de dépenses et de travaux. On con- çoit qu'il sera souvent difficile, pour ne pas dire im- 312 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. possible, de fixer d'avance, d'une manière définitive, dans quelle catégorie 11 conviendra de ranger un vil- lage. Telle situation présente des inconvénients sous un rapport, des avantages sous un autre. Elle est trop favorisée pour que le village qu'on y établira rentre dans la première catégorie; elle l'est trop peu pour qu'il soit de la seconde. Dans une pareille occurrence, qui pourra se présenter souvent, on prendra un terme moyen. IL pourra même arriver qu'il y ait convenance à établir la première partie d’un village sur les bases de la première catégorie, et le reste sur celles de la se- conde ou troisième, et vice versa. L'affluence des colons, la position pécuniaire de la plupart d’entre eux, diverses circonstances survenues pendant l'exécution du village, telles que assainisse- ment, établissement de canaux d'irrigation, pacifica- tion de la contrée, peuvent amener cette modification qui, d’ailleurs, dans plusieurs cas, serait justifiée par l'avantage seul que trouveront les derniers arrivants dans la présence des premiers colons, en supposant, bien entendu, que l’arrivée des colons n'ait lieu que successivement. 1. Villages de la troisième catégorie. On se rappelle que ce sont ces villages qui reçoivent le moins. Pour plus de clarté, c'est par eux que je commence, PARTIE III, — COLONISATION. 313 Le gouvernement établirait, à ses frais, tous les ouvrages d'utilité générale, l'enceinte avec les divers moyens de défense nécessités par la position ; l'église, la mairie, le presbytère, et la caserne de gendarmerie sil y a lieu; les routes, les fontaines ou puits, abreu- voirs et lavoirs ; le lotissement du village et des terres, et en même temps l'alignement et le nivellement des rues et le tracé des chemins d’exploitation ; enfin, s’il était nécessaire, le desséchement des terrains maréca- geux qui pourraient se {rouver à proximité. Les colons feraient le reste. L'administration donnerait, en outre, à chaque village, après l'établissement d’une partie des colons, un taureau, un étalon et deux ou trois béliers pour la monte des vaches, juments et brebis de la commune. En parlant de la culture coloniale, j'indiquerai les moyens de placer et d'entretenir con- venablement ces animaux pour en tirer bon parti. Ÿ 2. Villages de la deuxième catégorie. Le gouvernement exécuterait tous les travaux qui viennent d’être indiqués ; de plus, il ferait aux colons des avances qui pourraient s'élever jusqu'à douze cents francs par famille et qui consisteraient en maté- riaux de bâtisse, bestiaux, instruments de culture et de transport, semences, vivres, fourrages, suivant les besoins des colons. Ces avances seraient réglées sur les dépenses en travail et argent déjà faites par le colon, de telle sorte 314 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE, qu’elles ne constitueraient jamais qu'un complément, et non le principal. Outre les ouvrages mentionnés d'utilité générale, le gouvernement ferait construire, dans chaque village, deux ou trois grandes baraques en planches pour abriter les colons pendant la construction de leurs maisons. \ 3. Villages de la première catégorie. J'ai dit que, dans ces villages, tout serait à la charge du gouvernement, À part les travaux publics que j'ai spécifiés plus haut, il construirait donc encore les maisons, ferait défricher et mettre en état les jardins et une portion des terres de chaque lot (du sixième au tiers); enfin il donnerait aux colons cullivateurs une partie des instruments aratoires et de transport, des semences et des bestiaux qui leur seraient nécessai- res, deux ou trois vaches, un bœuf, une demi-douzaine de brebis, parfois aussi une jument. Les circonstan- ces détermineraient le nombre des bestiaux et la pro- porlion de chaque espèce. Les instruments seraient un araire Dombasle ou autre solidement construit, une herse à dents en fer sur le modèle Valcourt, l’attelage de deux bœufs. Une charrette à une bête et un rouleau seraient donnés pour deux familles. Les semences consisteraient dans six à huit hectolitres de blé, huit à dix d'orge, autant de pommes de {erre, deux ou trois de maïs et millet, PARTIE LILI, — COLONISATION. 319 et, suivant les circonstances, une certaine quantité de graine de luzerne ou de graine de sainfoin. Enfin, les colons recevraient des rations pendant une année, à parür de leur arrivée. Les plants d'arbres leur seraient délivrés gratur- tement. Plus tard, le gouvernement se chargerait encore, avec le concours des habitants, de l'exécution des premiers travaux nécessaires pour amener les eaux destinées à l'irrigation, partout où cela serait faisable. SECTION IV.— Maisons. Je viens de parler des maisons que le gouverne- ment devra faire construire. Comment devront-elles ètre pour remplir toutes les conditions de salubrité, de commodité et d'économie désirables? Les fera-t-on à l'européenne ? Il est douteux alors qu’elles convien- nent au climat. Les fera-t-on d'après le système mau- resque ? Dans ce cas, 1l est certain qu'elles ne con- viendraient ni aux habitudes des colons, ni à leur genre d'occupation. Si j'avais, comme beaucoup de gens, cette heureuse disposition d'esprit qui leur fait considérer comme autant de chefs-d’œuvre tout ce qui leur passe par la tête, je serais peu embarrasé de présenter un plan quelconque; mais comme j'ai la conscience de mon insuflisance, et que je tiens, avant tout, à ne donner que des choses positives, praticables, j'ai reculé devant la difficulté du problème. 316 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Je pense qu'il faudrait mettre ce sujet au concours et le scinder en deux parties : habitations pour les localités chaudes et en plaines ; habitations pour les localités montagneuses et tempérées. La commission qui serait chargée de juger ce con- cours devrait nécessairement comprendre parmi ses membres un ou deux agriculteurs habiles, connais- sant l'Afrique et la culture africaine, car il est proba- ble que la grande majorité des projets envoyés pé- cheront, avant tout, sous le rapport agricole. Nos architeeles sont, en général, des artistes ou tout au plus des constructeurs de villes, mais ils n’entendent rien aux constructions rurales, même pour la France. On pourrait donc s'attendre à voir arriver des plans de cottages anglais, ou, qui pis est, des projets, plus ou moins bizarres, basés sur des réminiscences de Alhambra, Voici toujours quelques données qui pourraient servir à diriger les études à ce sujet. Le gouvernement ne doit faire que les maisons d'habitation. Les logements des bestiaux, granges, ete. doivent être construits par les colons, sauf indemni- tes en nature. La disposition des maisons mauresques, c’est-à-dire bâtiments carrés avee cour intérieure, ne convient point. Malgré ce qu’en ont dit les personnes qui veu- lent à toute force qu'on admire tout ce que font les indigènes, il est douteux que cette disposition soil bien appropriée au climat. Tous les Européens qui PARTIE HI. — COLONISATION. 317 ont habité quelque temps ces maisons ont pu s'aper- cevoir, en effet, que la chaleur, concentrée dans des cours où l'air se renouvelle difficilement, devient sou- vent insupportable, à mois qu'on ne lende une toile par-dessus ou que la cour ne soit bien ombragée par des arbres. Les toiles sont une dépense trop forte pour le colon, et, quant aux arbres, il souffrirait longtemps avant de pouvoir jouir de leur ombrage. D'ailleurs, cette construction est fort chère et ne s’ac- corde en aucune manière avec les travaux agricoles, Il faut une cour, mais elle doit être de plain-pied, ou- verte pour donner passage aux voilures, assez grande pour les renfermer, ainsi queles bestiaux et la fosse à fumier. Elle pourra être formée d'un côté par la mai- son d'habitation, d’un autre par les bâtiments d’exploi- talion, les deux autres faces par des murs ou des haies, à la volonté du colon. Des toits peu inclinés et avancés, avec galerie tout autour, au premier élage, conviennent mieux que les terrasses. Les fenêtres, sans étre aussi grandes que dans nos maisons européennes, ne devront pas être aussi petites que dans les maisons mauresques. C’est moins le climat que les mœurs qui portaient à les faire ainsi, et qui, en général, ont déterminé l’or- donnance des maisons mauresques. La galerie dont j'ai parlé et qui pourrait régner devant et derrière, soutenue par quelques poteaux, formerait une seconde galerie inférieure que des plan- tes grimpantes qui croissent rapidement pourraient 318 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. abriter en partie du soleil, en attendant que les pieds de vignes et les orangers, qu'il conviendrait de plan- ter devant les deux principales faces de la maison, eussent atteint assez de développement pour l'om- brager. J'insiste sur l'utilité de planter des arbres fruitiers sur les deux façades principales; et, à cet effet, il serait nécessaire que la maison ne fût pas sur l'alignement même de la rue, mais à À mètre et demi ou 2 mètres en arrière, de façon à laisser un espace libre pour la galerie et les arbres. J'ajouterai qu'il ne me semble pas nécessaire de donner aux rues une grande largeur. C’est une erreur de croire qu'un espace vaste et ouvert est plus sain qu'un autre, dans les pays chauds. La première cause de l’insalubrité est toujours le soleil. La preuve, c'est que les marais cessent d’être insalubres lorsqu'on les couvre de plantations. Je crois done que, dans Ja plu- part des cas, une largeur de 40 mètres pour la prin- cipale rue, et de 8 pour les autres, serait suffisante, et l’on devrait tendre à ce qu'un jour ces rues fussent complétement ombragées par les arbres plantés devant les maisons. Quant aux materiaux de bâtisse, il ne peut y avoir aucune règle absolue. Tout dépendra des localités. Dans l’une il conviendra de construire en pierres, à chaux et à sable, ou avec du mortier de terre. Ailleurs il sera préférable de bâtir en pisé. J’ajouterai que ce dernier mode de bâtisse, qui est le plus généralement PARTIE IT, — COLONISATION. 319 usité chez les indigènes, semble tout à fait à sa place en Algérie. On y trouve, en effet, presque partout, des terres qui conviennent parfaitement à cet usage, tan- dis que, d’un autre côté, l'absence de pluies, pendant une partie de l’année, facilite les travaux et en assure la réussite. Il suffit de s’y prendre dans la saison conve- nable. C’est ce que l’on n’a pas fait lors du premier établissement de Dely-Ibrahim, dont le peu de succès ne doit, en conséquence, nullement faire mal préjuger la question. On sait, du reste, aujourd’hui, qu'une faible addi- tion de lait de chaux dont on humecte la terre en la massant, accroit notablement sa dureté et contribue à la tenue du crépi. Ces constructions en terre pourraient, selon les cir- constances, être faites soit d’après la méthode ordi- naire, soit d’après la méthode Cointereau, qui consiste dans l'emploi de briques ou blocs en terre crue, con- fectionnées d'avance, avec des machines puissantes, et au moyen d'une pression plus ou moins forte. Le bois, dont on a fait jusqu’à présent un si grand usage, ne convient nullement pour la construction des maisons en Algérie, ni même pour la couverture. Ce serait, d’ailleurs, la matière la plus chère dans l'inté- rieur, là du moins où l’on n'est pas à proximité des forèts. Si je conseille de ne faire d’avance que la maison d'habitation, c'est d'abord parce qu’elle est le seul bâtiment indispensable au colon dès son arrivée ; 320 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. ensuite parce que le colon édifiera ses bâtiments d'ex- ploitation plus économiquement que ne pourrait le faire l'administration, et qu'enfin il les disposera et les étendra selon ses besoins qui varieront nécessairement suivant sa profession. En fait de bâtiments d'exploi- tation, le cultivateur aura besoin de toute autre chose que le charron, le maréchal, le boulanger ou le cor- donnier, tandis que la maison d'habitation peut être, à peu de chose près, la mème pour tous. La réunion de deux maisons, comme on l'a fait à Foukah, est avantageuse en ce qu'elle est économique. Mais il serait indispensable que la séparation füt com- plète à l'intérieur. J'ai supposé des maisons à un étage. Je crois, en effet, que ce sera presque partout la meilleure dispo- silion, préférable à celle des maisons n'ayant que le rez-de-chaussée. Je le répète, je n'ai nullement la prétention de ré- soudre ici la question de la forme et de la disposition à donner aux maisons des colons. Cependant, comme simple jalon, comme indication à laquelle je n'atta- che pas autrement de prix, j'ai cru devoir mettre à la fin de cet ouvrage (/ig. 4 à 4) les dessins, éléva- lion, plan et coupe d'une maison telle que je la construirais si j'avais à établir des colons en Afrique. Le défrichement des jardins se fera à la pioche, Celui des terres pourra se faire avec une forte charrue disposée d'une manière particulière. Je reviendrai sur ce sujet en parlant de la culture coloniale, PARTIE III, — COLONISATION, 321 Enfin, j'ai à peine besoin de dire que le gouverne- ment fournirait aux villages des trois classes les armes nécessaires à la milice et quelques fusils de rempart. SECTION V.— Dépenses à la charge de l'État, pour chaque famille de colons. Quant au chiffre de la dépense qu’aurait à faire le gouvernement pour l'établissement d’une famille dans chacune des trois classes de villages, il est impossible de l'évaluer d’une manière tant soit peu exacte pour toutes les parties de l'Algérie. Cependant comme on veut toujours des chiffres, lors même qu'ils ne peu- vent être que des approximations, je présente le calcul suivant, sans lui attribuer d'autre valeur que celui d'une moyenne très vague. Je suppose, comme je le dirai plus loin, que les travaux sont faits par les condamnés militaires, par des galériens ou par les troupes, et j'admets que leur travail coûte un grand tiers de moins que celui des ouvriers libres, ce qui n’étonnera personne si l'on veut bien réfléchir au prix élevé de la main-d'œuvre en Algérie. Ÿ 1. Villages de première classe. Un village de première classe, pour 74 familles, et dont l'emplacement présenterait une superficie de 42 hectares formant un rectangle de 500 mètres sur 400, 1, 21 322 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. avant, par conséquent, un périmètre de 4,400 mètres de développement, exigerait les dépenses suivantes : 1° Travaux de terrassement pour fossé d’enceinte, relèvement de terre par derrière, tours aux deux angles opposés, nivellement de l'emplacement, établissement des rues et places, etc. . 20,000fr. 2° Défrichement et défoncement des jardins, planta- tion des rues et du relèvement de terre. . . . . . 6,000 3° Égliset, presbytère, école, logement de l’instituteur. 24,000 4° Fontaines, lavoir, abreuvoir. . + . . ,. . . 5,000 5° Trente-sept maisons doubles à 3,000 fr. . . . 111,000 6° Matériaux de bâtisse donnés à soixante-cinq colons cultivateurs, valeur de 300 fr. par famille?. . . . . 19,500 7° Lotissement des terres, établissement des chemins de communication et tracé des chemins d’exploitation. 10,000 8° Défrichement de 209 hectares de terre, à 100 fr.5. 20,000 9° Bestiaux, instruments aratoires, semences et ra- tions pour 65 familles de colons cultivateurs, à 1,500 fr. 97,500 Total. . . 313,000 Ce chiffre est très élevé ; il porterait la dépense, par famille, à 4,229 fr. Toutefois, je ferai observer qu'il s'agit ici de villages de 4” classe, et que j'ai supposé les circonstances les moins favorables. Ainsi, il esi évident que, dans une foule de localités, l'enceinte et le (1) Je suppose que l’église aura une petite tour qui pourra servir de vigie pour la sécurité des colons disséminés dans la campagne, et pour la communication par signaux avec les villages voisins. (2) On verra plus loin que cette somme sera presque partout suf- fisante pour élever les abris nécessaires aux bestiaux. Quant aux récoltes, céréales et fourrages, on les mettra en meules. (3) Des essais partiels, tentés par l’administration, pourraient faire croire que ce chiffre est trop faible. Il le sera, en effet, dans plusieurs localités ; mais, dans beaucoup d’autres, la dépense sera moindre, moyennant les procédés que j’indiquerai plus loin, PARTIE JII, — COLONISATION. 323 nivellement de l'emplacement du village ne coûteront pas autant que je l'indique. Il y aura aussi de grandes économies à faire, dans beaucoup de lieux, sur les constructions, par l'adoption de la bâtisse en pisé. Dans toutes les positions favorables, on économi- sera également une partie ou la totalité des 500 fr. accordés aux colons cultivateurs, en matériaux pour leurs bâtiments d'exploitation. Enfin, j'ai supposé que sur soixante-quatorze familles, soixante-cinq, e’est-à= dire la totalité des colons cultivateurs, devraient rece- voir bestiaux, instruments, semences et jusqu'à des rations pendant un certain temps; or, Je suis con- vaincu que, dans toutes les localités tant soit peu favo- rables, c’est-à-dire sur presque tous les points indiqués plus haut, le nombre des familles possédant quelques avances sera beaucoup plus considérable. Je crois donc qu'on pourrait porter à 4,000 fr. seulement la dé- pense par famille, dans les villages de la 4° classe. ( 2. Villages de deuxième classe. Dans les villages de la seconde catégorie, que nous supposerons dé la même étendue, nous trouvons : ER NÉ de such céurisiets 20,000. 1 D, mie tr: «24.000 ee + +. + + + + à OUUd HORMONE 55, SOUNIAUR 90 .,631620;000 59,000 Plus deux baraques pour loger soixante personnes. . 6,000 Total. . . 65,000 324 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Ce qui porte à 878 fr. 57 cent. la dépense par fa- mille, à laquelle somme il faut ajouter les subventions en nature (matériaux de bâtisse, bestiaux, instruments, semences, rations), qui pourront se monter jusqu à la somme de 4,200 fr. par famille. Mais comme il faut apporter en déduction les maté- riaux qui auront servi aux cabanes provisoires et qui seront distribués plus tard aux colons; que, d’ailleurs, danses circonstances favorables, cessubventions pour- ront ne monter qu’à 600 fr., on peut supposer que la moyenne ne sera que de 800 et quelques francs, et adopter le chiffre de 4,700 fr. comme total des frais que chaque famille occasionnera au gouvernement, dans les villages de seconde classe. ( 3. Villages de troisième classe. Dans ceux de la troisième catégorie, ces frais ne s'élèveraient plus qu'aux 879 fr. indiqués plus haut. À la vérité, j'ai omis une dépense qui devra figurer dans quelques villages ; je veux parler de la caserne de gendarmerie. Ce sera un objet de 8 à 40,000 fr. ré- partis sur deux et mème sur trois et quatre villages. Cela ne pourra donc pas modifier sensiblement mes évaluations. Si l’on trouvait avantageux, dans certai- nes localités, de multiplier les stations de gendarme- rie, cela ne pourrait être que dans le cas où l’on aurait réduit l'effectif des troupes ; par conséquent, la dé- pense serait largement couverte par cette économie, PARTIE HI. — COLONISATION. 32: Qt $ 4. Dépenses supplémentaires ; total des frais. Il faut aussi ajouter à toutes ces dépenses celles des plants d'arbres fruitiers que le gouvernement distri- buerait gratuitement aux colons. Cette dépense ne sera pas immédiate. Ensuite il est difficile de donner mème un aperçu vague de cette dépense, parce qu’elle variera considérablement, et pour le prix et pour le nombre, suivant les localités. On peut eependant admettre deux cents plants par famille, et 50 centimes comme prix de chaque plant. Enfin, je n'ai pas mentionné les armes distribuées aux colons, et dont la valeur accroitrait de plus de 400 fr. les frais par famille. Disons, toutefois, que, quoique ce soit bien une dépense pour le souverne- ment, elle ne me semble pas devoir ètre imputée au compte de la colonisation. Ce n'est pas pour cultiver, c’est pour se défendre, pour remplacer les soldats, qu'on donne des armes aux colons. Autant vaudrait, sans cela, porter les frais de la garde nationale comme dépenses faites pour l’industrie. De tout cela on peut conclure, si les chiffres que j'ai donnés ont quelque réalité, que l'établissement de chaque famille de colons coûterait à l'État une dé- pense qui variera : Dansles villages del" classe, entre4,000 et4,500 fr. ; Dansles villages de 2° classe, entre ,800 et 2,000 fr. ; Dans les villages de 5 classe, entre 4,000et1 1400 fr. 326 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Ÿ 5. Proportion des villages de diverses classes, Quelle sera maintenant la proportion de ces divers villages? C'est ce qu'il serait impossible de préciser d'avance. Dans quelques localités, il n'y aura pendant longtemps que des villages de première classe. Aiïl- leurs, et notamment sur la côte, ces villages ne seront qu'en petit nombre relativement aux autres. Comme je l'ai dit plus haut, à mesure que la colonisation pro- gressera, que le flot de la population française et eu- ropéenne se dirigera d’une manière plus régulière et plus rapide vers l'Algérie, et que le pays se pacifiera, il deviendra moins nécessaire de faire de grands avan- tages aux colons, et, dans un avenir prochain, en supposant une marche rationnelle, le gouvernement n'aurait plus besoin d'établir de villages de 4" classe. Les familles prolétaires ne seraient pas exclues pour cela; les choses se passeraient à peu près comme aux États-Unis. Ces familles, en arrivant en Algérie, tra- vailleraient pendant un certain temps, soit dans les villages, soit dans les fermes, jusqu'à ce qu’elles eussent économisé la somme nécessaire pour se fixer dans un des villages de 2° ou de 5° classe que le gou- vernement fonderait encore. SECTION VI. — Application de ce système. Cette question de la colonisation par le gouverne- PARTIE III. — COLONISATION. 327 ment en soulève plusieurs autres. Doit-on, dès au- jourd'hui, procéder promptement à la fondation d’un grand nombre de villages dans tous les lieux où il importe de placer une population européenne, et s’oc- cuper en même temps des villages des trois catégories? Quel sera le personnel qu'emploiera le gouvernement pour l'exécution des travaux mentionnés? A quel titre les colons posséderont-ils, et à quelles conditions de- viendront-ils propriétaires définitifs de leur conces- sion ? Enfin, le gouvernement doit-il chercher à ren- trer dans les avances faites aux colons, et par quels moyens pourra-t-il atteindre ce but? $ 1. Nombre des villages de diverses classes à établir. Pour ne plus revenir sur cette question, disons tout de suite que si nous regardons comme indispen- sable de faire marcher le plus rapidement possible l’œuvre de la colonisation, parce que le temps est ce qu'il y a de plus coûteux en Algérie, nous ne considé- rons pas encore les divers projets présentés, sans en exclure le nôtre, comme assez sûrs, assez étudiés, pour conseiller à l'administration d’en faire immé- diatement l'application en grand. Il faut un essai préa- lable qui, toutefois, pour être concluant, devrait avoir lieu simultanément dans plusieurs localités. Mon projet a le grand avantage de permettre, sans inconvénient, des (âätonnements et des modifications, non-seulement dans l'essai, mais encore dans le cours 328 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. de l'exécution en grand. Ainsi, dans toutes les situa- tions assez favorables, le gouvernement pourrait com- mencer des villages de la troisième catégorie. Si les colons n’arrivaient pas, ou si, après être arrivés, on s’assurait qu'ils ne peuvent se tirer d'affaire, on ajouterait la subvention qui porterait les villages dans la seconde classe. Enfin, si cela ne suffisait pas, on accorderait tous les avantages donnés aux villages de première catégorie. On pourrait également, et ce serait, dans beaucoup de cas, la marche la plus rationnelle, faire passer les villages de première catégorie dans la seconde classe, si les faits en démontraient la convenance, en faisant payer aux colons les maisons et les travaux de défri- chement exécutés. Dans tous les cas, il importe, avant tout, de ne pas voir se renouveler le spectacle affliseant de malheu- reux émigrants conviés à venir en Afrique et n y trou- vant, au lieu d’un établissement, que la misère, les maladies et la mort. - Il sera donc nécessaire de n’accorder les autorisa- tions de passage qu'à mesure que les villages seront prêts à recevoir les colons. Ce ne seront certaine- ment pas les colons qui manqueront. Les villages ne devront donc pas être construits, parce qu'il y aura des colons dont on ne saura que faire; mais on devra faire venir des colons, parce qu’il y aura des villages terminés. C'est, comme je l'ai déjà dit, sur la côte et notam- PARTIE 111. — COLONISATION. 329 ment à Bône, Philippeville et Oran que doit commen- cer l'essai, Dès que les premiers résultats auront per- mis de compter sur un succès posilif, on passera aux principaux points d'occupation de l'intérieur. Je mets Alger en dehors, parce que l'émigration s'y porte déjà spontanément, et que d’ailleurs les localités en- vironnantes qu'il importait le plus de coloniser promp- tement, le Sahel, les alentours de Blidah et de Coléah, sont aujourd'hui en pleine voie de colonisation. Lors même qu'on songerait à étendre la colonisation jus- que dans la Mitidja et sur le revers nord du petit Atlas, il est douteux qu'on soit obligé de recourir aux villages de première classe pour attirer les Européens. A Bône, il n’en est pas de mème. Il y faudrait au moins quatre de ces villages, qu’on placerait au fort Génois, sur l'Édough, à Sidi-Denden et vers l'embou- chure de la Maffrag. Philippeville en aurait deux, lun dans le haut de la vallée du Zéramnah, au lieu nommé Brincardville*, au-dessous du camp d'Eddis, l'autre sur les bords du Saf-Saf, soit au point où la route de Philippeville à Bône quitte la vallée, en se dirigeant vers l’est, soit plus bas. A Oran, on en éta- blirait trois, à Misserghen, aux environs du Figuier et vers la montagne des Lions, sur la route d'Arzeu. Dans toutes ces localités on se bornerait d’abord à l’établissement de ces villages de première classe. Ce ne serait qu'après les avoir terminés et peuplés qu’on (1) Hommage rendu par les colons à l’habile et zélé capitaine Brincard pour les services signalés qu’il a rendus à Philippeville. 330 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. procéderait à la construction de ceux de seconde et de troisième classe qui, ainsi que l'ai déjà dit, rempli- raient l'intervalle entre les premiers et le point cen- tral d'occupation. SECTION VII. — Personnel employé par le gouvernement pour la construction des villages. $ 1. Soldats et condamnés militaires. On a déjà essayé l'emploi des condamnés militaires et des troupes aux travaux de routes, de constructions, de défrichement et même de culture, et cet essai a été assez satisfaisant pour permettre de bien augurer de l'application de ces deux classes de travailleurs à la construction des villages. Je me permettrai une seule observation à cet égard : ne serait-il pas convenable, si on ne l’a déjà fait, de donner aux troupes et même aux condamnés mililai- res une certaine rémunération pour ce travail, rému- nération qui varierait suivant les individus ? Ce serait le moyen le plus sûr de donner à tous du cœur à l'ou- vrage, de diminuer ainsi le prix du travail et d'éviter que ce travail ne devienne la cause de maladies. Il est vivement à désirer que les chefs militaires oublient un moment leurs préjugés contre l'emploi des troupes aux travaux publies, et cessent d'y voir quelque chose de dégradant pour eux et leurs soldats. Comme l'homme est toujours homme dans toutes les conditions possibles, je proposerais d'allouer égale- PARTIE III, —- COLONISATION. 331 ment une indemnité convenable aux ofliciers qui se- raient commis à la surveillance des travailleurs mili- taires, car il me parait indispensable que ceux-ci restent sous le commandement de leurs chefs naturels, sauf à ces derniers à recevoir les indications nécessai- res des ingénieurs ou des officiers du génie chargés de la direction des travaux. 2. Forçats. Quant aux forçats, je sais que de graves considéra- tions s'élèvent contre leur emploi en Afrique. Toute- fois je dois dire que les inconvénients d’une mesure pareille, malgré le talent avec lequel les ont fait res- sorlir plusieurs auteurs, et notamment M. Genty de Bussy, dans son remarquable ouvrage sur l'Algérie, me paraissent infiniment moindres que les avantages qui doivent en résulter, car il ne faut pas seulement tenir compte de l'Algérie, mais encore de la France, dont l'intérêt me semble devoir être de quelque poids dans cette question, comme dans toutes les autres. Les bagnes sont jugés et leur suppression est déci- dée en principe. Il n’en est pas de même des moyens de les remplacer, car ceux qu’on propose entraineraient à une {elle dépense que, dans l’état actuel des choses et de longtemps encore, le pays n'y pourra songer. Nous avons en Algérie, si nous voulons conserver et utiliser ce pays, d'immenses travaux à exécuter que le climat rend plus difficiles, plus insalubres qu'ailleurs. Nous 332 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L’ALGERIF. manquons de bras. Pourquoi n'y pas employer, au moins pour les travaux particulièrement dangereux, ces hommes voués jusqu'à présent au crime? C’est là, je le sais, une proposition qui révoltera bien des per- sonnes ; mais jai déjà fait ma profession de foi à cet égard, et je répéterai encore : Arrière cette philan- thropie qui n'a d’entrailles, qui n'a de tendresse que pour le criminel, qui se préoccupe avant tout des pri- sons, et qui voit d'un œil sec les douleurs et la lente agonie de tant d'honnêtes ouvriers que la nécessité de gagner leur vie condamne à travailler dans ces nombreux établissements insalubres, véritables bagnes du pauvre! Quand quelques milliers de forçats paieraient de leur vie l'assainissement des marais de l'Algérie, je ne vois en vérité pas où serait le mal, à moins qu'on ne prétende que leur existence est plus précieuse à l'humanité que celle de nos braves soldats ou des ou- vriers libres que nous emploierions à ces travaux; car, d'une manière ou d’une autre, il faut que ces travaux s’exéculent. Et pour ce qui est de l'effet moral produit sur les indigènes par la vue de ces criminels, sans vouloir le nier entièrement, Je ne pense pas qu'il soit de nature à influencer leur conduite à notre égard. Les condamnés militaires qui travaillent journelle- ment sous leurs yeux, n’ont pas, que je sache, dimi- nué le sentiment qu ils ont de notre supériorité, Nous possédons d'ailleurs, comme je lai dit plus haut, PARTIE II, — COLONISATION, 333 assez de moyens d'action sur ce peuple qui, avant tout, adore la force, même abstraction faite de la jus- tice et des lumières, pour ne pas craindre de déchoir dans son esprit par une mesure semblable, Je ne parle pas du danger de corruption qui ré- sulterait pour lui de la présence des forçats. C'est là une idée d’homme honnète, mais ne connaissant nul- lement les populations algériennes d’abord, et ne se rendant pas compte ensuite de la manière dont on ferait travailler les forçats. Qu'on ne s'appuie pas, pour repousser ma propo- sition, sur les inconvénients et les difficultés qu'ont présentés et que présentent encore les colonies pénales de l'Angleterre. Là, il y avait, outre l'insuflisance des premiers moyens employés et la distance, la coloni- sation par les criminels mêmes qui était la règle, tan- dis que les colons libres étaient l'exception. Colons et condamnés étaient mélés ensemble. Ici, au contraire, la colonisation doit se faire par des colons libres, et les condamnés, qui doivent constamment rester sous la direction du gouvernement, neserontemployés qu’à des travaux dont l'État doit s'imposer au préalable l'exécution, pour assurer et favoriser l'établissement de ces colons. Du reste, point de contact entre les colons et les forcçats. Peut-être plus tard, après l'exécution des travaux mentionnés, pourra-t-on faire en Algérie quelque chose d’analogue à la colonie agricole forcée de 334 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Friedericksoord , en Hollande. Mais cest là une question d'avenir. D'ailleurs n’avons-nous pas en France des marais à dessécher, des rivières dont le cours doit être amélioré, de grands travaux d'irrigation à faire et des montagnes nues à reboiser? C’est même par là qu'il aurait fallu débuter. Toutefois, on ne saurait s'étonner qu’une nation artistique et littéraire comme la nôtre commence d’abord par le beau, puis passe à l'utile, et n'arrive au nécessaire qu’en dernier ressort. L'Algérie n'aura peut-être pas trop coûté à la France, même abstraction faite des résultats matériels et politiques, si, théâtre d’une expérimentation ration- pelle, elle sert à résoudre un certain nombre de ces grandes questions qui peuvent avoir une action si décisive sur la prospérité et la grandeur de notre pays. J'arrive maintenant à la question spéciale de la population coloniale. SECTION VIII. — Personnel de la colonisation. Qu'on me permette de passer rapidement en revue les divers éléments et combinaisons proposés pour le peuplement de l'Algérie. Toutefois, avant d'aborder ce sujet, faisons justice d’une de ces assertions vagues qu’on répète à satiété toutes les fois qu'il s’agit de l'Afrique, et au moyen de laquelle on croit pouvoir justifier les projets les plus fantasques. « L'Algérie, dit-on, est un pays neuf; il faut done y introduire une organisation toute nouvelle. PARTIE INT, — COLONISATION. 335 et non les vieux errements sur lesquels nous nous trainons en Europe. » Oui, l'Algérie est un pays neuf; mais les hommes qu’on veut y fixer sont-ils neufs aussi ? Or, les hom- mes ne sont-ils pas dans tout cela l'élément le plus important ? Je ne prétends pas qu'il faille transporter en Algé- rie, et sans aucun changement, l’organisation sociale, administrative, judiciaire et militaire de la France. Je pense que, surtout pour les deux premières, il y a des modifications à introduire. Mais je crois que ces modifications ne doivent affecter que la superficie et non la base, la forme et non le fond, ce qui touche le pays et non ce qui touche les hommes. On pourra, si cela est jugé indispensable au succès, heurter quelques préjugés, quelques habitudes du Français ; mais on ne doit, sous aucun prétexte, violer les tendances naturelles de l’Aomme. Je reviendrai sur ce sujet en examinant quelques combinaisons préconisées. On a proposé pour la colonisation : l’armée active ; les vétérans; les condamnés militaires ; les indigènes seuls ou mêlés aux Européens ; les forçats condamnés ou libérés ; des compagnies financières; des associa- tions de travailleurs dirigés par un syndicat ; des réu- nions d'hommes acceptant le lien religieux; des cul- tivateurs ayant même origine, même langue, même culte, et retrouvant la patrie dans une cité nouvelle : des colons isolés, accueillis individuellement, formant 336 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. néanmoins agrégation par l'effet des mesures admi- nistralives et la communauté des intérêts. Pour plus de simplicité, je grouperai tous les sujets qui ont quelque analogie ensemble, et je comprendrai les trois premiers sous le titre suivant : Ÿ 1. Colonies militaires; armée active; vétérans; soldats libérés; condamnés militaires. On a beaucoup parlé des colonies militaires. Les chefs militaires surtout, soit par une idée exagérée de l'impuissance de la population civile à rien fonder de fort en Algérie, soit par une tendance bien naturelle à vouloir conserver exclusivement la haute direction, dans cette grande œuvre de la colonisation africaine, ont toujours et avant {out préconisé les colonies mi- litaires. Mais ce que j'ai lu et ce que j'ai entendu dire me prouve que beaucoup de personnes ne se ren- dent pas un compte parfaitement exact de ce que c'est que la colonisation et de ce que peut être, par consé- quent, une colonie militaire. Qu'il me soit permis de rappeler en peu de mots ces données si simples. La colonisation d'un pays, c'est, ce me semble, l'introduction et l'établissement, dans ce pays, d’une population nouvelle, composée indispensablement des éléments nécessaires à la vie propre et à la multiplication de toute population, c'est- à-dire composée de familles, Aussi la colonisation, par l'armée active ou par les condamnés militaires, est- elle tout simplement un non-sens, PARTIE II, — COLONISATION. 387 L'armée active, comme les condamnés militaires, fera des routes, des villages, des défrichements, de la culture ; elle pourra préparer les voies à la colonisa- lion, mais elle ne fera point de colonies, quand mème elle occuperait le pays pendant cent ans encore, et en mème nombre qu'aujourd'hui. C'est ce qu'ont senti plusieurs écrivains militaires qui, néanmoins, ne voulant pas abandonner leur idée favorite, proposèrent seulement les vétérans et les soldats libéres. Quant aux vétérans, on se serait épargné toute dis- eussion à cet égard, si l’on s'était donné la peine de consulter les essais tentés dans d’autres pays. On au- rait vu que nulle part il n’a été possible de tirer le moindre parti de ces hommes pour quoi que ce soit ressemblant de près ou de loin à la colonisation. Ce fait s'explique du reste très facilement. Je suis bien éloigné de vouloir jeter la moindre défaveur sur un corps composé de vieux braves qui ont noblement payé leur dette à la patrie; mais enfin on ne saurait se dissimuler qu'en France surtout ces hommes ne sont vétérans que parce qu'ils sont impropres à toute autre carrière, soit par goût, par habitude de loisi- veté, soit par incapacité physique ou morale. Com- ment attendre d’eux qu'ils se soumettront à la rude vie et aux travaux pénibles et continus auxquels sont nécessairement condamnés les colons, surtout dans les débuts d’un établissement? 1 faut, je crois, aban- donner sans retour cet élément proposé. I, 1 LEA 338 COLONISATION ÊT AGHICULTURE DE L'ALGÉRIE. { 2. Soldats libérés. En sera-t-il de même des soldats libérés, surtout de ceux libérés au milieu de leur temps, c’est-à-dire après quatre ans de service? Évidemment non. Sans doute le soldat libéré n’a rien de plus pressé, surtout lorsqu 1l'se trouve en Afrique, que de rentrer dans ses foyers. Mais, comme on l'a fort bien dit, au bout de quelques mois, les plaisirs du toit paternel ne lui paraissent plus aussi attrayants, et c’est presque toujours sans répugnance qu'il vient rejoindre son corps ; à plus forte raison reviendrait-1l volontiers en Afrique, s’il pouvait y ramener une épouse et s'il savait y trouver un établissement plus grand, plus avantageux que tout ce qu'il aurait pu espérer en France. 11 y a done là un élément sérieux, utile de colonisation, car ces hommes n'auront pas encore perdu l'habitude du travail, ei ils auront le grand avan- tage de connaitre déjà l'Afrique, d'y èire acclimatés, d'être rompus au maniement des armes, el d'avoir des habitudes d'ordre et de subordination qu'il est essen- tiel d'introduire parmi les colons. Jusque-là rien de mieux. Voilà les premières eon- ditions de:succès. Le reste dépend de l'organisation. Quelle sera celle qu'on donnera à ces soldats transfor- més en colons? A quel règlement, à quelle discipline les soumettra-t-on ? En proposant des soldats libérés, 1l est bien clair PARTIE HIT, — COLONISATION, 359 que MM. les chefs militaires n'ont jamais eu l'idée de s'annihiler et de se voir remplacés, auprès de leurs an- ciens subordonnés, par un maire et un simple chef de Ja milice, comme dans les villages civils. En un mot, cest, je crois, toujours de la colonisation militaire qu'ils ont entendu faire avec les militaires libérés. On peut done supposer qu'il s'agirait de créer quelque chose d’analogue à ce qui existe dans les Confins mili- taires de la Hongrie et de la Transylvanie. Quelques détails sur ceux-ci ne seront donc pas superflus. Ÿ 3. Colonies militaires de la Hongrie et de la Transylvanie. La contrée connue sous le nom de Confins militai- res, et qui comprend quatre provinces ou généralats, n'est, en effet, autre chose qu’une vaste colonie mili- taire où les provinces sont commandées par des géné- raux, les districts par des colonels, les subdivisions par des majors, et les villages par des capitaines ou des lieutenants ; où les circonseriptions territoriales se font par régiments, bataillons et compagnies, où le chef militaire résume en lui toutes les autorités admi- nistratives, civiles et judiciaires, où enfin tout, jusqu’à la culture, se fait militairement. | La longue durée de cette colonie, les résultats qu’elle a produits dans des circonstances fort analogues à celles qui existent en Algérie, tout doit la faire consi- dérer comme le type le plus parfait, Pexemple le plus concluant d’une colonie militaire. 340 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, C'est une véritable colonie, car la population sy compose de familles. La seule différence git dans cette organisation qui fait de chaque colon un soldat, de ses fils des enfants de troupe, et qui ne se borne pas à lui imposer laccomplissement de certains devoirs militaires, comme cela a lieu pour notre garde natio- nale et pour les milices africaines, mais soumet tous ses actes, et, comme je le disais, jusqu'à ses travaux agricoles, à des règlements précis et aux ordres de ses chefs. Cette organisalion a produit, je le répète, d'admi- rables résultats. A l’époque où furent eréés ces Confins militaires, le pays qu'ils occupent était depuis longtemps inhabi- table par suite des incursions continuelles des Monté- négrins. Cette organisation a non-seulement permis de repeupler ces contrées, mais encore, grâce à la pré- caution qu'eut le gouvernement autrichien d'appeler l'intervention d'agronomes instruits dans la eréation et dans l'exécution de cette mesure, elle a eu pour effet d'y introduire une culture excellente, bien supérieure à celle des contrées voisines. Aussi les Confins mili- taires présentent-ils, sous ce rapport, un contraste remarquable avec celles-er. De tout cela faut-il conclure qu'un système pareil serait parfaitement approprié aux circonstances de l'Algérie, et que tous les villages de première classe, par exemple, où mème tous les villages de l'intérieur, devraient recevoir une organisation de ce genre ? PARTIE IE, — COLONISATION. 341 C'est là ee que je pensais, et mon séjour en Alle- magne m ayant fait connaître les Confins militaires, javais adressé, avant même la publicalion de lou- vrage de M. le duc de Raguse, quelques notes dans ce sens à plusieurs députés. Mais une plus müre réflexion m'a prouvé que ce système était, sinon impossible, du moins d’une appli- cation excessivement difficile chez nous. Quelques développements suffiront, je crois, pour le mettre hors de doute. Tout a son bon et son mauvais côté dans ce monde. La liberté et l'égalité des droits, ces deux avantages si chers aux Français, sont, comme le reste, soumis à cette loi. Dans cette circonstance comme dans beau- coup d’autres, ces avantages constituent un obstacle presque insurmontable au bien, Les soldats qui ont servi à peupler les Confins mili- taires étaient de la classe des paysans, et, la plupart, Hongrois, Transylvains ou Esclavons. Libérés du ser- vice militaire, ils redevenaient ce qu'ils étaient aupa- ravant, des serfs corvéables, taillables et vendables suivant le bon plaisir de leurs seigneurs. Ils ne quit- taient done le joug militaire que pour tomber sous un joug en quelque sorte plus dur encore, et qui n'avait pour eux d'autre compensation que de leur procurer les joies de la famille. I ne faut donc pas s'étonner que ces hommes ajent accepté avee empressement la position que leur faisait le gouvernement , et aient consenti à se soumettre perpetuellement à la discipline 342 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. militaire, car le seul inconvénient de leur état de soldat, l'absence de famille, disparaissait dans la nou- velle position qu'on leur faisait. C'est done à la servitude dans laquelle vit le paysan de beaucoup de parties de l'Autriche, c'est à l’analogie qui existe entre le joug féodal et le joug militaire, seules alternatives pour lui, qu’il faut attribuer le succès el Ja facilité de ceite création. Toutle mondesait qu'il n’en est pas ainsi en France, et que tandis qu'il existe beaucoup de similitude dans la position des soldats des deux pays, à la schlague près, il n’en existe pas la moindre dans la position des soldats libérés, qui, une fois leur congé obtenu, re- deviennent, en France, citoyens de l'État le plus libre de l’Europe. Il y a ici une différence immense entre ce qu'ils sont et ce qu'ils étaient. En présence d'un pareil état de choses, on ne peut raisonnablement admettre qu'il se trouvera parmi nous beaucoup d'hommes disposés à sacrifier, non- seulement pour eux, mais encore pour leurs femmes et pour leurs enfants, les droits du citoyen français, à se soumettre perpétuellement à la discipline mili- taire, appliquée à tous leurs actes. Et cela, pourquoi ? Pour une concession de maisons et de terres dont ils ne seront pas libres de disposer, qu'ils ne seront même pas libres de eultiver suivant leur bon plaisir! Je ne veux pas prétendre qu'il soit impossible de irouver une combinaison conciliant ces deux choses si opposées, la discipline militaire et la liberté du ei- PARTIE 11. — COLONISATION, 349 toyen. Mais je crois que ce sera difficile, et, dans tous les cas, je considère le problème comme tellement au-dessus de mes forces que je n’essaie seulement pas de le résoudre. Qu'on tâche de retenir en Afrique le plus desoldats libérés possible ; que, dans ce but, on les libère avant le temps; après qu'il auront été chercher femmes en France, qu'on les place de préférence dans ces vil- lages de première classe dont j'ai parlé, et à la con- struction desquels ils pourront avoir été employés, soit isolément, soit en corps ; que même, pendant un certain temps, on les soumette à une certaine disci- pline, à certains règlements, non-seulement en ce qui concerne le service de la milice, mais encore pour ce qui touche à la culture (ce qui sera très praticable dans tous les villages peuplés exclusivement, et à la même époque, de militaires libérés) ; que le maire s'appelle, si l’on veut, capitaine : tout cela est faisable. Mais il faudra toujours et nécessairement qu’il arrive une époque, et cette époque ne saurait être reculée au delà du temps que le soldat aurait encore eu à passer sous les drapeaux, où ces colons militaires devront rentrer dans la plénitude des droits du citoyen fran- çais, sauf les modifications exigées par l’état de l’AI- gérie. Ces colonies donc n'auront plus de militaire que leur origine. Je ne sais, du reste, jusqu’à quel point il ne serait pas préférable de répartir ces soldats libérés et ma- riés parmi Îles colons civils, ayant déjà famille. On: 341 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, peut croire qu'ils se viendraient mutuellement en aide, les uns par leur expérience et leurs habitudes agri - coles, les autres par leur connaissance du maniement des armes et des évolutions militaires. On pourra de mème non-seulement faire construire des villages et faire défricher des terres, mais encore faire habiter ces villages et cultiver ces terres, pendant quelque temps, par des soldats choisis dans différents corps parmi les fils de cultivateurs, et placés sous la direction d'officiers capables. Quelles que soient les combinaisons plus ou moins ingénieuses qu’on adopte pour stimuler le zèle de ces soldats, ces créations se- ront toujours fort utiles. Mais ce ne seront pas là des colonies. Ce seront des stations militaires et agricoles en même temps, qui devront nécessairement recevoir, le plus tôt possible, de véritables colons. On me pardonnera de m'être arrêté aussi longtemps sur ce sujet. L'importance qu'on lui accorde l'exigéait. Si, malgré les développements dans lesquels je suis entré, je n'ai rien donné de précis sur l’organisation des deux sortes d'établissements coloniaux militaires dont j'ai parlé, c’est parce qu'un règlement pour ces établissements ne me semble pouvoir être fait que par une réunion de militaires et d'agriculteurs. Ÿ 4. Indigènes seuls ou mêlés aux Européens. Je crois en avoir dit assez sur les indigènes pour n'avoir plus à revenir sur cette question, et surtout à PARTIE 11. — COLONISATION, 349 démontrer qu'ils sont et seront pendant longtemps encore le plus grand obstacle, et non un élément pour la colonisation. Par humanité, ou pour éviter des hostilités, on pourra, comme je lai déjà dit, permettre létablis- sement de fractions de tribus au milieu des villages européens, à la condition de quitter la vie nomade et de se soumettre aux règlements établis. Il pourra mème être d’une bonne politique, dans plusieurs cas, de faire émigrer et de fixer dans une autre contrée certaines tribus dangereuses par leurs accointances, ou dont on espère pouvoir se servir comme d'utiles auxiliaires contre les populations voi- sines. Là encore on substituera des établissements fixes à la tente, dût le gouvernement en faire les pre. miers frais. Enfin, les indigènes isolés pourront continuer à tra- vailler chez nos colons, et nul doute qu'ils ne leur deviennent de jour en jour plus utiles et moins dan- gereux, à mesure qu ils shabitueront à nos procédés, à nos instruments, et qu'un contact plus fréquent adoucira leurs mœurs. Voilà, je pense, à peu près tout ce que nous pour- rons tirer des populations indigènes pour la coloni- sation, du moins dans les premiers temps. Il y aurait peu d'inconvénients à admettre quelques familles kabaïles ou arabes dans les villages européens ; mais je doute que de longtemps une seule d’entre elles profite de cette permission. 346 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. \ 5. Forçats. Je viens de parler de l'emploi des forçats en Algé- rie, et j'ai dit un mot de la possibilité d'établir dans ce pays des colonies agricoles forcées. Qu'il me soit per- mis d'ajouter que l’emploi préalable des forçats aux travaux publics, dans une colonie, me semble ètre le bon moyen d'y établir des lieux de déportation. Toute colonie verra d’un bon œil des travaux utiles sexécuter chez elle, et se soumettra volontiers, en retour, à recevoir à demeure les déportés qui auront exécuté ces travaux, et à leur donner le territoire nécessaire pour y former des établissements ruraux. D'ailleurs, de cette manière, et en répartissant les for- çats dans diverses colonies, aucune n’aura la honte d’être spécialement colonie pénale, eton auracependant atteint le grand but de ces institutions, celui de débar- rasser la France de ses criminels, et d'empêcher sur- tout ces déplorables récidives, effet inévitable de lin- Iluence corruptrice des bagnes et du préjugé qui pèse sur le malheureux forçat libéré. On pourrait, à la vérité, craindre en Afrique des évasions fréquentes ; mais je crois qu'il y aurait des moyens efficaces de les prévenir. La cupidité bien con- nue des indigènes donnerait toute facilité pour attein- dre ce but, Pour les colonies forcées, de mème que pour les villages des ;indigènes, il conviendrait, je erois, de PARTIE 1M. — COLONISATION. 347 choisir spécialement les localités peu salubres, mais qu'il importe néanmoins de mettre en culture. 6. Compagnies financières ; associations de travailleurs dirigés par un syndicat ; réunions d’hommes acceptant le lien religieux. J'ai réuni ces trois systèmes, parce que tous trois reposent sur l'association. | Disons tout de suite, pour n’y plus revenir, que la troisième combinaison est tout à fait inexécutable, non pas que le sentiment religieux soit aussi affaibli chez nous que le pensent beaucoup de personnes, mais parce que, pour devenir un lien assez puissant, en pareille occurrence, il faut que ce sentiment soit poussé jusqu’à l’exaltation par l'effet des persécutions. Ce n’est, en effet, que parmi des sectaires dissidents qu'on a vu réussir cette combinaison. Je crois donc qu'il n’y faut pas songer, à moins de guerres religieuses qui, grâce à Dieu, ne sont plus à redouter en France. Je passe aux deux autres systèmes. L'association, ce moyen si puissant et surtout si avantageux aux individualités faibles, par conséquent si parfaitement approprié à l’état des choses chez les nations organisées démocratiquement comme la nôtre, - Passociation est malheureusement très peu dans le caractère français. Je puis me tromper, et je le désire vivement; mais cela m'a paru ressortir de la manière la plus évidente de tout ce que j'ai vu, de tout ce que 348 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, j'ai appris, depuis que j'ai pu observer. Que l'on exa- mine, en effet, ce qui se passe en France, soit dans la sphère des intérèts généraux, soit dans celle des in- térêts privés, et l’on verra que, si l'initiative indivi- duelle est peut-être aussi forte, aussi puissante chez nous que chez aucun autre peuple, il n'en est pas de même de l’action collective. C'est là notre côté faible, c’est là où nous péchons. Nous manquons de cet esprit d'ensemble qui est la cause principale de la grandeur de nos voisins du nord. Aussi, loin de s'appuyer, de se compléter mutuellement, il n'arrive que trop sou- vent chez nous, dans les grandes comme dans les pe- tites choses, que les efforts individuels se contrecar- rent et s’annulent. Nous manquons ensuite d'une autre vertu égale- ment indispensable à l'association, la persévérance. Les inconvénients inséparables de l’association, surtout au début, nous rebutent et nous font reculer. Enfin, nous n'avons pas, comme les peuples que je viens de signaler, le sentiment profond, réfléchi de nos droits et de nos devoirs, de ce que nous devons aux autres, de ce que les autres nous doivent. De là absence d’es- prit de subordination, absence de ces concessions ré- ciproques, indispensables à une existence commune ; de là des prétentions exagérées de part et d'autre, des empiétements réciproques. Aussi, nulle part les associations diverses n'ont eu moins de succès qu'en France. Une autre cause de ee fait, c'est la puissance du né- PARTIE II. — COLGNISATION, 349 polisme, ou, pour parler plus juste, de la camarade- rie. De tout temps on a reproché au gouvernement d'accorder à la faveur ce qu'il n'aurait dû donner qu'au mérite, et de placer souvent un danseur là où il aurait fallu un calculateur. Ce reproche, malheu- reusement fondé, trouve néanmoins son excuse dans l'esprit même de la nation. Nous voyons, en effet, les particuliers suivre un système absolument semblable. Qu'on examine ce qui se passe autour de soi, et l’on verra que la parenté, la camaraderie, les liaisons d’a- mitié, les succès de salon et mème les succès auprès des femmes, ont procuré proportionnellement autant de positions dans l'industrie privée que la faveur a pu faire obtenir de places dans les administrations publi- ques. C'est surtout dans les entreprises par associa- lion que de pareils faits se sont reproduits. Pour les opéralions simples, et pour celles où la nécessité d’un homme spécial étail trop évidente pour qu’on essayât de s’en passer, les associations ont souvent réussi. De là le succès de beaucoup de sociétés commerciales et industrielles. Malheureusement, if n’en est pas ainsi en agricul- ture. On envisage encore l’agriculture à peu près conime la politique, comme une chose que l’on con- naît d'intuition, ou du moins que {out homme qui a reçu quelque instruction apprend bien vite, dès qu'il veut s'en occuper. Il en est résulté que, dans toutes les entreprises agricoles, les places ont toujours été don- nées à la faveur, Et cependant rien n’est plus compli- 350 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. qué, plus difficile à bien diriger, qu'une grande entre- priseagricole. Aussi n’avons-nous pas encore vu réussir une seule compagnie agricole en France. Or, je le demande, peut-on raisonnablement compter sur le succès d’une entreprise de ce genre en Afrique, au milieu des difficultés et des obstacles si nombreux que rencontre la colonisation de ce pays? Déjà quelques sociétés ont eu, en Algérie, une exis- tence éphémère. Leurs œuvres reposent en paix sous les marais et les broussailles de la Mitidja; et il est douteux que, quand même les gérants eussent été aussi forts en agriculture qu'ils étaient la plupart étrangers à cet art, elles eussent obtenu un succès complet. J'ai vu plusieurs plans d'associations pour l'Afrique, et je dois dire qu'aucun, si ce n’est celui d’un hono- rable ecclésiastique, M. l'abbé Landmann, ne m'a paru supporter le moindre examen. Et le projet de M. Land- mann a été, si je ne me trompe, reconnu inexéculable, du moins quant à présent, par son auteur lui-même. Je ne veux pas affirmer qu'il soit impossible de trou- ver une combinaison qui remplisse toutes les condi- tions nécessaires au succès, mais je crois qu'il y a là de très grandes difficultés à surmonter. A part celles que je viens de mentionner, il en est d'autres qui résultent de la nature même des choses. Une compagnie financière ne se crée que dans un but de gain, dont la quotité doit toujours être en raison des risques. D'un autre côté, il faut, je crois, renoncer complétement à l’idée d’amener en Afrique des culti- PARTIE TT, — COLONISATION. 391 vateurs pour n en faire que des mélayers ou des fer- miers. On n'aura de colons sérieux qu’en leur offrant le titre de propriétaire en perspeclive. EL ee litre, ce droit de possession, il doit nécessairement leur être concédé gratuitement. Ce ne sera même que plus tard, dans quelques années, qu’on pourra leur demander, sous forme d'impôts ou de redevance, la rente, non pas du sol, mais des avances qui leur auront été faites en bâtisse et mobilier. On pourrait peut-être en exiger plus promptement une certaine rente en travail appliqué sur une partie des terres de la compagnie ; mais ce serait, avec une origine différente, tout simplement le retour des cor- vées féodales. On sait ce que vaut ce travail, et on peut juger de toutes les difficultés qu’il provoquerait, de toutes les répugnances dont il serait l’objet, par ce qui se passe dans les pays où, depuis des siècles, cette redevance en travail est en usage. D'ailleurs, à quoi s'appliquerait ce travail? A l'élève des bestiaux ? c’est impossible. A la culture granifère? il est très douteux qu'elle soit profitable en Afrique. A la plantation d'arbres fruitiers? ce n’est qu'au bout de dix à douze ans qu’on peut en espérer des produits, et une compagnie, surtout en Afrique, n’attendra pas aussi longtemps. Mais alors la colonisation de l'Algérie serait donc une opération onéreuse? Je n'ai jamais dit qu’elle füt directement profitable; mais comme elle est le seul moyen de faire produire des résultats à notre coûteuse 392 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. occupation, de réduire à l'avenir les dépenses de celle-ci, et d'assurer la conservation définitive de notre con- quéte; comme, d'ailleurs, le gouvernement profite nécessairement de {cute augmentation de prospérité, de tout accroissement de richesse qui se manifestent dans le pays, et qu'il se trouve toujours dédommagé largement, quoique d'une manière indirecte, des dé- penses qu'il a faites dans ce but, la colonisation de l'Algérie, tout en étant une entreprise onéreuse pour l'industrie particulière, me semble être une opération avantageuse pour État, absolument comme l’établis- sement des routes qui serait certainement une détesta- ble spéculation pour une compagnie financière, et qui a {oujours élé très profitable pour le gouvernement. Quelques millions affectés à cette destination et ajoutés aux nombreux millions qu'exige l'occupation, donneront enfin un but et des résultats à celle-ci. Dieu veuille que la législature ne se montre pas aussi avare, pour ces dépenses productives, qu'elle s'est montrée large pour les dépenses improductives! Ce ne serait pas la première fois que cela aurait eu lieu. Quant aux associations de travailleurs dirigées par un syndicat, les considérations que j'ai développées au commencement de ce chapitre s'y appliquent également. On a essayé des syndicats dans les circonstances les plus favorables à cette institution, là où elle avait réussi dans {ous les autres pays, c'est-à-dire sur nos fleuves PARTIE IIf. — COLONISATION, 353 et nos rivières. On sait ce que la plupart sont devenus. Presque tous sont mort-nés et n'existent que sur le papier. D'ailleurs, associations et syndicats ne résoudraient pas la question financière qui est évidemment la ques- tion fondamentale. Il faudrait toujours que le gouver nement accordât des subventions plus ou moins con- sidérables. Or, il est encore très douteux pour moi que l’État trouve profit à se dessaisir en faveur de qui que ce soit du soin de dépenser les fonds qu’il consa- crera à la colonisation. Cette dernière observation s'applique à plus forte raison aux compagnies financières qui pourraient chercher, dans des subventions du gouvernement, le bénéfice que certainement les colons ne pourraient leur procurer. On a proposé encore une autre combinaison : le gouvernement paierait mille francs, par famille de co. lons, aux grands propriétaires qui auraient établi des villages sur leurs terres. Cette mesure ne pourrait s'appliquer que là où il y a de grands propriétaires européens, c’est-à-dire aux environs d'Alger et de Bône, localités où la colonisa- tion rencontre déjà moins de difficultés qu'ailleurs. Elle pourrait ensuite donner lieu à de nombreux abus, car, quoiqu’on puisse imposer certaines con- ditions bien définies à l'obtention de l'indemnité, il ne serait peut-être pas difficile aux hommes adroits et bien épaulés d'éluder la plupart de ces conditions. Ih 23 354 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, Néanmoins, je considère cette combinaison comme rationnelle en principe, et comme susceptible d’être appliquée plus tard à plusieurs localités de l'intérieur. On pourra même, un jour, faire de l'établissement d’un certain nombre de familles de colons la condi- tion de la concession des grandes terres. J'ai à peine besoin d’ajouter que les colons établis de la sorte devraient recevoir l'étendue de terres que j'ai indiquée plus haut comme nécessaire à chaque famille, et Ja posséder en toute propriété, après avoir, bien entendu, rempli certaines conditions qui leur se- raient imposées. Si, comme je n’en doute pas, les événements favo- risent la colonisation de l'Algérie, un moment arrivera où le gouvernement n'aura plus besoin, pour attirer les colons, de leur faire de grands avantages. Néanmoins, pour que l'Algérie ne soit pas fermée aux familles pauvres, aux prolétaires agricoles, à tous ceux enfin qui n'auraient pas les deux ou trois mille francs nécessaires pour s'établir, administration pourrait avoir recours, accessoirement, à une nou- velle combinaison. Ce qui est peu praticable aujourd'hui deviendra facile plus tard, lorsque tous les doutes, sinon sur la conservation, du moins sur l'occupation entière et la colonisation de l'Algérie, auront cessé, que la sécurité sera plus complète, et que des villages européens en- loureront, comme nous l'avons dit, loutes les stations militaires. Alors on pourra essayer quelque chose BANTIF LIL. — COLONISATION. 358 d'analogue à la belle création de l'honorable maire de Strasbourg, M. Schutzemberg, à Ostwald. Voici comment je comprendrais qu'on procédit : Les familles indigentes, placées sous les ordres d'un directeur nommé par le gouvernement, seraient réu- nies au nombre de trente, quarante et plus, dans une localité convenable, etemployées à défricher les terres, à les complanter, à les dessécher, à les irriguer, à les mettre enfin en parfait état de production. On em- ploierait également ces mèmes travailleurs, concur- remment avec des ouvriers spéciaux, à la construction des bâtiments nécessaires pour les loger. Les salaires, {ant pour les journées que pour les travaux à la tâche, seraient {arifés d'avance, mais avec maximum et minimun, alin que le directeur püt ré- compenser l’ouvrier laborieux et habile. Une portion seulement des salaires serait payée chaque semaine ou chaque mois, à la demande des individus. Le reste serait porté au compte de chaque famille. Tout le monde serait nourri et entretenu par la communauté, et il n'y aurait point de ménages isolés : une seule cuisine commune , un seul magasin général pourvoieratent à tous les besoins. Les frais occasionnés pour nourriture et entretien seraient également portés en compte à chaque famille, Les produits en grains, bestiaux, laines, peaux, ete., qui dépasseraient la consommation, seraient vendus au profit de la colonie, et la somme en serait répartie 356 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L' ALGERIE. entre tous les travailleurs, au prorata, non pas du nombre de leurs journées, mais de la valeur totale de leur travail de l’année. Cette somme serait évalement portée au compte de chaque famille. Les frais généraux seraient supportés par l'État, qui concéderait, en outre, gratuitement les {erres. Je ne puis entrer ici dans tous les détails d’une pa- reille organisation ; mais toute personne, quelque peu au courant des affaires commerciales, pourra s'en faire une idée très nette. Le principe en est très simple. Le gouvernement fournit le capital-terre et le capital-argent ; les colons fournissent leur travail, et, comme le gouvernement est grandement intéressé à ce que le pays se peuple le plus rapidement possible, non-seulement il renonce à gagner sur les colons, mais encore il concède les terres oratuitement, et fait la part large aux travailleurs, en supportant les frais généraux. Cette combinaison, qui se rapproche, comme on le voit, de celle du célèbre fondateur de l’école socié- taire, ne serait néanmoins que transitoire. Lorsque toutes ou la plupart des terres seraient en état de production, c’est-à-dire au bout de quatre, cinq, six ou huit ans, on diviserait ces terres en lots, à la ma- nière indiquée précédemment. On caleulerait ce qu'a coûté chaque lot, terrain et bâtiments, soit en matériaux, en travail ou en mobi- lier, et toute famille qui, par ses journées et par ses parts dans les produits de la colonisation, déduction PARTIE IL, — COLONISATION. 397 faite de ce qu'elle a reçu en nourriture, vêtements, argent, elc., aurait au crédit de son compte une somme au moins épale à la moitié de la valeur d'un lot, deviendrait propriétaire des dix à douze hectares, ainsi que de la maison et du jardin composant ce lot. Les familles qui n'auraient pas encore cette somme continueraient à travailler en communauté, jusqu’à ce que leur avoir eüt atteint le chiffre nécessaire. Quant au remboursement du reste de la valeur du lot, il aurait lieu suivant le système que nous propo- sons plus loin, pour les colons des trois catégories de villages, à l'exception que le paiement de l'intérêt et des annuités commencerait dès la seconde année de l'entrée en possession. Plusieurs personnes trouveront peut-êlre celte combinaison plus rationnelle, plus avantageuse que le projet de fondation de villages que j'ai développé plus haut. Mais, d’abord, je doute qu'une combinaison pareïlle qui, toute simple qu’elle paraisse aux hommes instruits, restera longtemps inintelhigible pour le paysan, attire dès à présent beaucoup de familles d’honnèêtes et laborieux cultivateurs. On pourrait craindre de n'avoir principalement que des vaga- bonds ne remplissant aucune des nombreuses condi- tions indispensables aujourd’hui au colon d'Afrique. Ensuite, il ne faut pas se faire illusion, le succès d’une entreprise pareille dépend essentiellement de l'homme qui sera chargé de la diriger. Qu'on suppose, en effet, un directeur placé à la tête d’une création pareille et 358 COLONISATION ETF AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. manquant de probité ou de connaissances agricoles, ou de fermeté, ou de cette modération si nécessaire aux hommes chargés du commandement et qu'on ren- contre si rarement chez nous; qu'on suppose, dis-je, un directeur privé de lune ou l’autre de ces qualités, et l'entreprise ne pourra que languir. Les hommes uliles s'en éloigneront, il n°y restera bientôt plus que le rebut qui ne trouvera pas à se caser ailleurs. Or, je le dis ici avec regret, mais avec une profonde convic- tion, toutes les fois que le succès d’une combinaison dépendra, avant tout, du choix des hommes chargés de l'exécuter, il faudra désespérer de la voir réussir généralement, qu'il s'agisse d'entreprises publiques ou d'entreprises particulières. Je ne veux pas, à cause de cela, repousser d'une manière absolue cette combinaison ou toute autre of- frant le même inconvénient; mais je crois qu'il con- vient de n’en pas faire la base d’une œuvre aussi 1m- portante que la colonisation de l'Algérie, et qu'il faut préférer des systèmes qui, moins parfaits, moins avan- tageux peut-être, ont le grand avantage de dépendre moins complétement du choix des individus. J'ai dit un mot de l’école sociétaire. Cette école, à la tête de laquelle sont aujourd'hui des hommes d'un incontestable talent, à vues grandes et pures, s'occupe de questions si importantes, et dont la solution inté- resse à un si haut degré la prospérité, l'existence même de la société, que, sans partager ses doctrines, j émets ici le vœu bien ardent que le pouvoir lui donne les PARTIE IL. — COLONISATION, 359 moyens de faire, en Algérie, un essai en grand de l'ap- plication de ses théories. Si, comme je le crois, tout n y est pas également bon, également praticable, il s’y trouvera toujours une foule d'excellentes choses dont on pourra profiter ultérieurement, non-seulement en Algérie, mais encore dans d’autres colonies, et même dans la métropole. 7. Cultivateurs ayant même origine, même langue, même culte, et retrouvant la patrie dans une cité nouvelle; colons isolés accueillis individuellement, formant néanmoins agrégation par l'effet des mesures administratives et la communauté des intérêts. Ces deux combinaisons, les plus simples et par con- séquent les plus négligées par les faiseurs de projets, me paraissent, à vrai dire, les seules au moyen des- quelles on puisse arriver à une colonisation prompte et sérieuse de l'Algérie. La première semble surtout réunir toutes les condi- tions désirables. Le campagnard est, beaucoup plus que le citadin, attaché à ses usages, à son patois et à tout ce qui l'entoure. Sa position, même en France, et à plus forte raison en Algérie, le force bien plus souvent à recourir à ses voisins, et établit forcément entre eux et lui des relations très intimes. Nul doute qu’en ayant soin de faire partir et voyager ensemble, et, dans tous les cas, de réunir dans un même lieu des émigrants d’une même contrée, on ne diminue nota- blement les inconvénients et les épreuves toujours si pénibles du premier établissement, et par suite la ré- 360 COLON!SATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE, pugnance de beaucoup de cultivateurs pour lexpatria- tion ; nul doute qu'on n'accroisse ainsi, dès le début, le nombre des colons honnêtes, possédant des ressources, car ces hommes seront bien plus disposés à abandon- ner leur clocher et à risquer leur pelit avoir en Algérie, lorsqu'ils sauront y trouver des pays, peut-être même des voisins, des amis, des parents, que tant qu'ils se- ront dans l'incertitude sur leurs futurs compagnons. C’est là ce qui explique les nombreuses émigrations de nos Basques dans Uruguay. Toutefois cette combinaison, admise comme règle absolue, ne serait pas sans inconvénients. L'Algérie est un pays neuf pour tous les émigrants européens, mais à un degré variable, suivant la contrée d’où ils sor- tent. On peut donc s'attendre à ce qu'il y aura plus ou moins de bévues, plus ou moins de fautes commises, dans la culture, pendant les premières années. Mais il est évident que ce seront surtout les gens du nord qui auront une longue et dure école à faire. Qu'on sup- pose, par exemple, des Suisses ou des Alsaciens com- posant exclusivement la population d'un village ou de tous les villages environnant un centre. D'abord cette population, venue de pays si différents de l'Algérie, w’apprendra qu à ses dépens Îles règles d'hygiène né- cessaires dans toutes les contrées chaudes ; de plus, elle cultivera absolument comme elle cultivait en Suisse ou en Alsace. Cette hypothèse s’est déjà réalisée, et J'en ai vu des exemples à Bouffarik et dans le Sahel. On obvierait sans doute un peu à cet inconvénient PARTIE LI. — COLONISATION. 361 très grave, qui pourrait même compromettre pen- dant longtemps le succès de la colonisation, en pla- çant, dans chaque centre, un directeur ou inspecteur des cultures, qui serait chargé de faire connaitre aux colons les précautions hygiéniques et les points prin- cipaux de la culture algérienne, les plantes les plus importantes, les divers procédés de culture, les épo- ques de semailles et de récolte, ete. Cela pourrait en- core se faire par des instructions claires et détaillées, répandues parmi les colons. Mais tout cela, bon pour l'homme instruit, est complétement insuffisant pour le paysan. Il lui faut nécessairement l'exemple; il faut parler à ses yeux et non à son intelligence. Quelques fermes-modèles, disséminées dans le pays, pourront ètre fort utiles, en supposant qu'elles soient bien diri- gées, ce qui est encore problématique. Mais ces éla- blissements n'agiront au loin que sur les colons in- struits. Leur action sur le paysan ne s'étendra pas au delà d'un rayon restreint. C’est dans son village même que celui-ci doit trouver ses modèles ; et c’est ce qui aura lieu, d'une manièré incomplète sans doute, mais suffisante pour lui épargner les plus grosses erreurs, si l'on a soin de placer dans chaque village, à côté des gens du nord, un certain nombre de colons du midi, français, italiens ou espagnols , mais toujours venus d’une contrée où croit l'olivier. Ce système offre, en outre, le seul moyen de franci- ser promptement les étrangers que la colonisation amènera en Algérie, et de donner à notre population 362 COLONISATION ET AGRICULTURE DB L'ALGÉRIE. coloniale, malgré la diversité des origines, une cer taine homogénéité qui me parait une condition impor- tante pour les diverses éventualités auxquelles peut ètre soumise l'Algérie. Je crois done qu'on devra modifier le principe en ce sens que, tout en ayant soin de réunir dans un village beaucoup de familles de même origine, on n'en formera cependant pas la population exclusive, mais la moitié, ou tout au plus les deux tiers de l'en- semble. Ainsi, une commune de soixante-quatorze feux pourrait recevoir, par exemple, 58 à 42 familles alsaciennes, franc-comtoises ou lorraines, et 32 à 56 familles provençales, languedociennes ou maho- naises. Pour arriver à cette francisation dont je viens de parler, il serait bon de ne placer avec les Suisses, les Allemands et même les Alsaciens que des méridio- naux français, et avec les Espagnols, des Français du nord. Ce mélange de deux populations fixées à côté l’une de l'autre dans le même village, et néanmoins toutes deux compactes, pourra sans doute présenter des in- convénients, donner lieu à des rixes, des haines, sur- tout là où il y aura des Espagnols qui, par cette rai- son, ne devront jamais former la majorité. Il est à croire, néanmoins, que la communauté des dangers et des intérêts, et de bonnes mesures administratives, feront taire la plupart des dissidences, dans le début. Plus tard, une fusion sétablira, cimentée par des PARTIE III, —— COLONISATION. 363 unions, par la communauté de religion et par celle de l'instruction donnée aux enfants. Je viens de mentionner la communauté de religion. Je crois, en effet, qu'il importe de ne placer, dans un mème village, que des colons d’une même croyance. A bien considérer, ce ne serait done autre chose que la seconde combinaison, des colons isolés, ac- cueillis individuellement, mais formant agrégation, non-seulement, comme l'indique le titre, par la com- munauté des intérêts et l'effet des mesures adminis- tratives, mais encore par la communauté d’origine d'une partie des habitants de chaque village. La première combinaison suppose des émigrations en masse. Mais, outre que le gouvernement ne peut en aucune manière les provoquer, elles présentent tant d'inconvénients, qu'en eüt-il le pouvoir, il ne devrait pas en user. Ainsi done, émigrations isolées, mais qu'on pourra rendrenombreuses dans les circonstances convenables, par des circulaires faisant connaitre l'état des choses et les avantages qu’assure le gouvernement aux co- lons, de mème que par des secours de route; réu- nion, dans les villages, d’un certain nombre de familles de même origine. Tout cela est praticable, facile. La dernière mesure offre d'autant moins de difficultés que le lieu d'arrivée de presque tous les colons est Alger, et qu'ils peuvent ètre dirigés de là sur tous les points désignés par lad- ministralion. 364 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. CHAPITRE IV. Mesures administratives. Il me reste maintenant à examiner quelles seront ces mesures administratives au moyen desquelles on obtiendra cette agrégation, cette union d'intérêts, cette communauté de tendances, de volontés et d’ac- tions qui devra exister dans la population d’un même village. C’est à une grande et importante question, comprenant à elle seule toute l’organisation sociale et une partie de la législation qui doit régir la popula- tion coloniale de l'Algérie. Je ne saurais prétendre traiter ce vaste sujet d'une manière tant soit peu complète. Il faudrait pour cela une réunion de connaissances que je n'ai pas. Je me bornerai donc à examiner quelques-uns des points principaux. D'autres trouveront leur place dans divers sujets du chapitre suivant. Une des plus importantes questions que renferme ce sujet est celle de la propriété. SECTION I. — Nature de la propriété. Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent indique d'une manière assez évidente que j'admets, dans tous les villages et pour tous les colons, la proprieté indivi- PARTIE II, — COLONISATION. 365 duelle pure et simple, à peu près telle qu'elle existe en France. Mais je dois exposer ici brièvement quels sont les motifs qui me font repousser les systèmes différents qu'on a proposés, systèmes que je considère, je dois l'avouer, comme tout à fait impraticables. Ces systèmes proclament la communauté des terres et sont fondés sur l'association. On connaît déjà mon opinion sur les associations. Je ne voudrais pas cependant qu’on en inférât que je repousse l'association entre cultivateurs d’une manière absolue, et que je la considère comme impossible en Algérie. Je crois, au contraire, que ce principe peut recevoir une application très étendue, très fructueuse parmi les agriculteurs de France, et à plus forte raison parmi ceux de l'Afrique. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, j'indiquerai les grands travaux d'irrigation qui, dans une foule de localités, se sont faits par l’as- sociation de tous les intéressés. J’indiquerai ensuite un des plus beaux et des plus remarquables faits de l'association qu'offre, non pas seulement l'agriculture française, mais on peut dire l’industrie française tout entière : je veux parler des fruitières. J'indiquerai aussi ces troupeaux communaux qui existent dans presque tous nos villages. Enfin, je rappellerai que, dans quelques localités de la France, les travaux pres- sants, comme ceux de moisson, de fenaison et de récolte en général, sont faits en commun. Je dois dire néanmoins que le premier et le dernier 366 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. des faits cités ne peuvent être considérés que comme exceptionnels, l'un s'appliquant à des travaux tempo- raires et d’un puissant intérêt pour la commune qui les exécute, l’autre étant plutôt une chose de mœurs, une affaire de bonne volonté, une occasion de fêtes entre voisins, qu'une règle établie. L'association régulière ne me paraît possible qu’à certaines conditions basées sur les tendances les plus intimes de l’homme. Ces conditions me semblent être les suivantes : possession individuelle des instruments de production ; travail individuel ; répartition du pro- duit entre les divers intéressés, au prorata de leurs mises en instruments de production et en travail. Sans ces conditions, l'association me paraît détes- table, car elle enlève tout stimulant au travail, et elle pousse constamment l'individu à sacrifier l'avenir au présent, comme je le démontrerai tout à l'heure. On me fera observer qu'avec ces règles il n'y a plus d'association possible. C’est une erreur. Seulement l'association ne peut plus s'appliquer qu'à certaines opérations, à certaines branches spéciales. Elle n’est plus ce qu’on veut en faire, le principe de l'organisa- tion sociale tout entière. Qu'on me permette, pour mieux faire comprendre ma pensée, d'exposer en peu de mots les bases sur lesquelles reposent les fruitières. Ce sujet n’est nulle- ment étranger à la question qui m'occupe. Ces bases, modifiées plus ou moins, suivant les circonstances, pourront s'appliquer, je erois, à plus d'une branche PARTIE IE, — COLONISATION. 367 de l'agriculiure algérienne. I me suffira de citer lin- digo, l'huile d'olive, les raisins et fruits secs, le co- ton, ete. SECTION IL. — Organisation des fruitières. Tous, ou la plupart des propriétaires de vaches d'un village, s'associent ensemble pour la confection du fromage de gruyère, qui, exigeant de grandes masses de lait, ne peut se faire qu’avee un nombre considérable de vaches. Les intéressés nomment un président et un secrétaire-trésorier ou comptable. Au moyen d'une cotisation réglée ordinairement sur le nombre des vaches que possède chaque intéressé, l’as- sociation se procure une maison et les ustensiles néces- saires à la fabrication, On loue un fromager auquel on donne une rétribution par quintal de fromage fabri- qué. Tous les associés s'engagent à livrer, à la frui- tière, le lait dès qu'il est trait, ne se réservant que la quantité nécessaire à leur consommalion, sans pouvoir en faire ni beurre ni fromage. Dans beaucoup de loca- lités, la traite se fait à la fruitière même, sous les yeux du comptable, pour éviter les fraudes. Le comptable inserit, à chaque traite, la quantité de lait fournie par chaque associé, de même que la quantité de fromage, de beurre et de petit-lait qui lui a été délivrée, et qui lui est comptée en déduction de ce qui lui revient. Le fromage et le beurre sont vendus par le comptable, sous la surveillance de commissaires nommés ad hoc, 368 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE, et l'argent est réparti entre les intéressés au prorata du lait fourni par chacun d'eux. Ces associations ont eu d'admirables résultats par- tout où elles se sont établies, et un député bien conuu par un remarquable ouvrage sur l'Algérie, M. Baude, disait, dans un article intéressant qu'il a publié sur ce sujel!, quel'ondistingue de loin les villages à fruitières, au seul aspect des récoltes, des champs et des maisons. Voilà comme j'entends l'association appliquée d’une manière régulière à l’agriculture. On remarquera que toules les conditions que j'ai posées précédemment sont ici remplies. Les associés continuent à posséder indi- viduellement leurs vaches, à les soigner, à les nourrir comme auparavant, ce à quoi ils sont toujours égale- ment intéressés, car des soins et de la nourriture dépend le produit en lait, d’où dépendra ensuite le produit en argent qui doit revenir à chacun d'eux. L'association n'existe donc ni pour la possession des instruments de production, ni pour la création du produit brut, mais pour la transformation de celui-ci en produit fabriqué. De plus, cette transformation ne s'effectue pas par le travail réuni des associés, mais par celui d’un homme spécial aux gages de ces der- niers, de sorte qu'il n°y a réellement, dans cette asso- lation, ni travail commun, ni propriété commune, deux choses également antipathiques à la nature humaine. (1) Journal d'agriculture pratique, 1°e série, T. I, p. 21. PARTIE HIT, — COLONISATION. 369 SECTION IT, — Propriété et travail collectifs. Je ne veux pas dire qu'il faille bannir d’une ma- nière absolue le travail en commun. Je serais même très disposé, non pas à en faire la base de la culture algérienne, mais à lui donner beaucoup plus d’exten- sion qu'il n'en a chez nous. Le travail en commun deviendra indispensable pour tous les ouvrages d'ir- rigalion, de desséchement, de routes que le gouver- nement ne prendrait pas à sa charge. IT est vivement à désirer qu'il s'applique, en outre, non pas d’une manière permanente, mais lorsque les circonstances l’exigeront, à la récolte des champs exposés, et il con- viendrait, dans ce but, d'investir le maire d’un pou- voir spécial à cet égard. Quant à la propriété collective, véritable fléau pour nos campagnes, cause énorme de pertes pour notre agriculture, je l’admets néanmoins, comme chose temporaire, sur une portion plus ou moins restreinte du territoire de la plupart des villages. Ce seront les terrains éloignés, mal situés pour la culture, maréca- geux, ele., qui deviendront propriétés communales et serviront ainsi au pacage des bestiaux. Voilà les seuls emprunts qu’il me semblerait ra- tionnel de faire au système de l'association. Tout ce qui dépasserait cette mesure me paraitrait essentielle- ment mauvais. Si les partisans du travail en commun et de la pro- | (= 24 370 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. priété collective avaient été à même de voir, comme moi et comme presque tous les agriculteurs, les effets de ce système dans nos campagnes, s'ils avaient vu la manière dont on travaille aux corvées pour les che- mins vicinaux, la facon dont on utilise les terrains communaux, le tout comparé au travail individuel, à la propriété particulière, leur admiration en aurait sans doute éprouvé un échec. Malheureusement, la plupart de nos hommes de théorie s'occupent trop peu de pratique et ne sont pas assez convaincus de son utilité. C'est, du reste, à l'esprit de notre société française qu'il faut attribuer principalement cette ten- dance qui pousse dans la fausse voie tant d'hommes distingués, tant d'intelligences supérieures. Le moyen d'appeler l’attention, de plaire et convaincre, étant, non pas de dire de bonnes choses, mais de bien dire quoi que ce soit, à quel propos se préoecuperait-on de la concordance des faits avec les idées qu'on met en avant, et de la justesse de ces idées, quand la seule chose qui importe, c'est de les présenter d'une ma- nière originale et de les exprimer avee élégance? On arrondit sa phrase, on évite avec soin les hiatus, on tâche d'acquérir un style nerveux, conais, brillant : c'est tout ce qu'il faut, pour le fond comme pour la forme. L'espèce de mezzo-termine qu'on a proposé, et d’après lequel la propriété serait collective, mais la culture individuelle, me semble la plus mauvaise de toutes les combinaisons. Elle a les inconvénients de PARTIE III, — COLONISATION. 371 l'association, sans en offrir les avantages. Ce système nest, du reste, pas neuf. Il existe dans plusieurs con- trées montagneuses de la France et de l'étranger. Par- tout il a produit les mêmes résultats, la détérioration du sol et l'appauvrissement des cultivateurs, dont la fortune est toujours invariablement liée à la richesse de la terre et en suit toutes les phases. Parlout la suppression de ce système et la transformation de la propriété collective en propriété mdividuelle ontexercé la plus heureuse influence sur la richesse de la contrée. Le changement radical qui s’est opéré dans beaucoup de villages de la Bavière rhénane, entre autres, par suite de celte transformation, permet d'apprécier cette combinaison, et donne en mème temps la mesure de l'effet déplorable que peut produire un système en désaccord avec les tendances naturelles de l'homme. Les personnes qui ne sont pas complétement étrangè- res à l’agriculture n'auront pas de peine à le compren- dre. La faculté de produire des récoltes n’est pas inhé- rente au sol mème. Elle résulte de la présence de malières fertilisantes dont la quantité varie suivant les sols, mais diminue toujours par l'effet de chaque ré- colle, et ne peut être augmentée ou conservée que par les engrais ou le repos prolongé, deux choses éga- lement coûteuses, à l'emploi desquelles le cultivateur ue craint pas de recourir, lorsqu'il est propriétaire et qu'il a un intérêt d'avenir à bien soigner ses champs, mais qu il négligerait certainement, s'il n'était qu usu- fruitier temporaire d'une terre possédée collective 372 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. ment. [l'est vrai que tous les fermiers en sont [à. Mais ils jouissent presque toujours de la terre pendant un nombre assez considérable et fixe d'années, de sorte que, pendant un temps plus ou moins long, ils ont un intérèt identique à celui du propriétaire. On leur im- pose, en outre, dans les baux, certaines règles de na- ture à les empècher de détériorer le sol et dont l’exé- cution fidèle est surveillée par les propriétaires. Dans le système de la propriété collective avec culture individuelle, on pourrait, sans doute, assurer au cultivateur la jouissance d’une terre pendant un certain temps et à certaines conditions qui en empé- cheraient la détérioration. Mais qui surveillerait l’exé cution de ces conditions? Personne en réalité, car per- sonne n'y serait directement intéressé. D'ailleurs, comment, avec ce système, compter sur ces opérations, si nombreuses en Afrique qui ne donnent de résultats qu'après de longues années, telles que les défrichements, défoncements, plantations de vignes, d'oliviers, orangers, figuiers, amandiers et arbres forestiers, travaux d'assainissement, de ter- rassement, d'arrosage, ele. ? Tout cela ne peut être entrepris que par un propriélaire, et souvent, en le faisant, ce n’est pas mème pour lui, c'est pour ses enfants qu'il travaille. Comment, enfin, espérer attirer en Afrique des cultivateurs, et surtout des cultivateurs possédant quelque chose, si on ne leur offre d'autre perspective que celle de devenir co-proprietaires d'un vaste communal auquel il ne manque, pour avoir de PARTIE IT, — COLONISATION, 373 la valeur, que d'être défriché, assaini, complanté, bien cultivé et fumé ? J'avoue n'avoir pas compris cette tendance à re- pousser d'Afrique la propriété et le travail individuels, l'une, stimulant principal, l'autre, base de toute cette activité, de tout ce mouvement qui sont en même temps les signes extérieurs et les causes intimes de la richesse nalionale et de la civilisation. Je ne possède pas une parcelle de terre, pas un moel- lon, et néanmoins je suis si profondément convaincu de l’immense influence civilisatrice de la propriété individuelle du sol, et de la puissance qu’elle exerce comme stimulant, que j'en recommanderais encore l'introduction en Algérie, lors même qu’elle n’existe- rait pas en France. On me pardonnera cette longue digression, en con- sidération du talent avec lequel les idées que je com- bats ici ont été présentées par leurs auteurs. Je me résume done et je dis : propriété individuelle pour les maisons, les jardins, les champs, ainsi que pour le mobilier agricole et domestique. Propriété collective pour une portion plus ou moins restreinte du territoire de chaque village, destinée au pâturage des bestiaux et aux plantations forestières. Travail in- dividuel comme règle; travail collectif comme excep- tion, pour les ouvrages d'irrigation, de desséchement, de routes, et, dans l’occasion et sur l'ordre de l’auto- rité, pour l'enlèvement d’une partie des produits. Enfin, associalion à l'instar des fruitières pour la 374 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. transformation de plusieurs produits bruts en produits vendables. Quand la majorité des chefs de famille d’une com- mune aurait décidé une association de ce genre, tous les autres devraient nécessairement y prendre part et l'association deviendrait alors chose communale. Pour terminer ce sujet, 1] me reste à examiner quel- les seront les conditions que devront remplir les colons pour devenir propriétaires définitifs des con- cessions qui leur auront été faites. SECTION IV. — Conditions imposées aux colons pour devenir propriétaires. Ces conditions devraient nécessairement varier sui- vant la catégorie à laquelle appartiendrait le village. Dans la troisième, où les colons ne reçoivent que la terre et l'emplacement préparé pour la maison, les seules conditions pourraient être la construction de la maison et le défrichement du jardin. Dans les villages de seconde classe, où les colons reçoivent une subvention plus ou moins forte, on ajouterait à ces deux conditions celle de défricher et de mettre en culture une certaine étendue des terres concédées, un huitième, un sixième, un cinquième, suivant la subvention. On pourrait, en outre, impo- ser plus tard aux colons l'obligation de planter en arbres fruitiers ou forestiers une certaine étendue des terres communales ou des terres réservées par le sou- PARTIE III. — COLONISATION. 379 vernement, et, afin d'éviter les inconvénients du tra- vail collectif, on diviserait ce terrain en autant de lots qu'il y aurait de colons, et chacun recevrait le sien, v lerail tous les travaux nécessaires el répondrait du succès de la plantation. Toutefois, il n’y aurait aucun inconvénient à rendre la concession définitive bien avant cette époque, car cette obligation de planter passerait, comme celle de payer l'impôt, du premier occupant à son successeur. Dans les villages de première classe, où le colon reçoit tout, même une certaine étendue de terres dé- fr ichées, on lui imposerait naturellement l'obligation de défricher la totalité ou une grande partie du reste, et de planter également une certaine étendue de ter- rains communaux ou domaniaux. Si cela ne devait pas donner lieu à de nombreux abus, j'aurais proposé de faire varier les conditions suivant la situation de chaque lot: ainsi, d’im poser au colon, qui a reçu une terre susceptible d’être ar- rosée, l'obligation d’y faire les travaux nécessaires pour l'irrigation; à celui qui possède une terre hu- mide, de l'assainir, ete. Mais, dans tous les cas, j'in- siste beaucoup pour que l’on fasse une loi aux colons des trois catégories de villages de complanter en arbres fruitiers, surtout en oliviers, une portion de leurs terres, du dixième au quart, et avant tout, les terres fortement en pente. En Algérie, comme dans les pays méridionaux de l’Europe, les arbres fruitiers constituent la branche la 376 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. plus productive et la plus sûre de l'agriculture. Mal- heureusement, quand les arbres n'existent pas déjà, et quil faut planter, c'est une spéculation de longue ha- leine, dont l'avantage n’est pas assez prochain pour que nos colons soient poussés à le faire spontanément ; ca il n'est pas dans le caractère français de s'inquiéter outre mesure de l'avenir et de lui sacrifier le moindre pelit avantage présent. On pourrait done craindre, avec toutes sortes de raisons, que le nombre des arbres plantés ne füt très restreint, que l’étendue des terres en pente, défrichées, cultivées à la manière ordinaire, et, plus fard, entrainées par les pluies, ne füt au con- traire assez considérable, de telle sorte que le pays, après un certain temps, aurait perdu au lieu de ga- gner,si l’on n'y mettaitordre par des règlements ad hoc. Pour en revenir à l'ensemble de la question, je dirai que, dans tous les cas, 1l serait nécessaire que les conditions fussent de nature à ce que leur exéeu- tion n'exigeât pas un temps trop long, plus de deux ou trois années, par exemple, sans quoi on découra- gerait les colons. : À 1. Impôt comme moyen d’obtenir l’exécution des conditions. Il y aurait, du reste, un moyen efficace de forcer les colons à faire ce que j'indique ici : défricher, cultiver et surtout planter, sans que l'administration fut obli- gée de recourir à des mesures vexaloires ou du moins trop sévères; ce moyen serait l’émpôt, qu'on élablirait, PARTIE IT. — COLONISATION. 377 après un temps déterminé, sur toute terre pour la- quelle le colon n'aurait pas eucore rempli les condi- tions. Pour plus de clarté, je prendrai un exemple. Un co- lon, placé dans un village de première classe, a reçu maison, jardin, 2 hectares de terres défrichées et 40 hectares en friche; on lui impose comme condition Ja plantation d’un certain nombre d'arbres fruitiers, la mise en culture et l’ensemencement du jardin et des 2 hectares défrichés; plus, le défrichement, la mise en culture et l'ensemencement de 4 autres hectares. Après ces {ravaux, sa concession de- viendra définitive; mais sur les 42 hectares :l en est 4 qui doivent être entièrement complantés en oliviers, müriers, ete., et le reste devra l'être en bor- dures le long des chemins, sentiers et canaux. Il aura, pour opérer ces travaux, cinq années, après lesquelles il paiera, pour chaque arbre qui aurait dû être planté et ne l’a pas été, un impôt de 5 centimes. Chaque année de retard augmentera cet impôt de À centime par arbre manquant. Inutile d'ajouter que l'impôt cesserait à mesure que la plantation aurait eu lieu, pour recommencer néanmoins plus tard, si le colon avait (1) On déterminera d’avance le nombre d’arbres que doit recevoir un hectare planté en plein, et la distance à laquelle les arbres doi- vent se trouver dans les plantations en bordures. Rien ne sera donc plus facile que de connaître l’impôt d’un terrain destiné à être planté d’une manière ou d’une autre, et qui ne laura pas été ou ne laura été qu'incomplétement. 375 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. laissé écouler une année, après sommation, sans pro céder au remplacement des arbres morts. On en agirait de même pour le défrichement des quatre hectares restants. Après un délai qui varierait de trois à six et même dix ans, suivant les circon- stances, le colon paierait, pour chaque hectare resté en friche, un impôt de 45 francs, plus ou moins, im- pôt qui s’accroitrait également chaque année et cesse- rait par le défrichement, la mise en culture et l’ense- mencement ‘. Je dois faire ici une observation importante, Parmi les terrains d’un lot, il en est, dans les parties basses et ailleurs qui, ainsi que je l'ai déjà dit, sont bien sazonnés et forment d'excellents herbages naturels. Il est bien entendu qu’on n’exigerait pas le défrichement de ces terrains; cela, du reste, ne présenterait aucune difficulté : tout le monde est à même de reconnaitre un terrain de ce genre. Il n’en est pas ainsi de cer- taines terres de nature médiocre ou mauvaise, aujour- d'hui en broussailles, situées sur des pentes et dont (1) Ce même moyen pourrait être employé, dans l’intérêt de la colonisation, contre ces agioteurs qui achètent de grandes étendues, dans les situations qu’ils prévoient pouvoir devenir avantageuses, dans P’unique but de spéculer sur les colons sérieux, sur les cultiva- teurs qui viendraient s’y établir plus tard. L'obligation de défri- cher, cultiver, planter dans un certain laps de temps, sous peine d’avoir à payer un impôt croissant, calmerait sans doute cette fièvre de spéculation, et diminuerait très notablement le nombre de ces faiseurs, qui, sans avoir fait autant de mal qu’on l’a dit, sont loin d’avoir fait du bien en Algérie. > PARTIE LIL, — COLONISATION. 379 l'emploi le plus avantageux serait en forêts. Le mieux sera presque toujours de laisser le boisement se faire spontanément, ce qu'on obtiendra en se bornant à ga- rantir les broussailles de la dent des bestiaux et des incendies qui, en général, doivent être formellement interdites à tous les colons, sauf pour les défriche- ments. Dans un cas pareil, on n'imposerait d'autre obligation au colon que celle d’enclore les terrains de ce genre, et de les soumettre aux règlements forestiers qu'on établira sans doute un jour en Algérie. Comme il importe néanmoins que les colons n’abu- sent pas de cette faculté pour se dispenser de défricher, et surtout de planter, il faudrait une autorisation de l'inspecteur des cultures, donnée sur l'avis du maire. SECTION V.— Autorités communales. Il ne m'appartient pas de traiter ici la question im- portante des autorités communales et des attributions dont elles doivent être investies ; je me bornerai à dire que, tout en repoussant les maires transformés en cheikhs, en autocrates au petit pied, selon le vœu de quelques personnes, je suis cependant irès con- vaincu de l’impérieuse nécessité de donner à ces fonc- tionnaires plus de pouvoirs qu'ils n’en ont en France, et de les rendre moins dépendants des administrés. Je sais qu'il en résultera des abus, car il y a dans l’exer- eice du pouvoir quelque chose d’enivrant pour notre caractère national, et qui pousse à l'arbitraire. Toute- 380 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L’ALGELE. fois, de deux maux il faut toujours choisir le moindre, el je crois que, dans la situation où se trouve l'Algérie, les empiétements et même les injustices de l'autorité sont moins dangereux que l'anarchie. C'est là une question digne des méditations des hommes distingués qui composent la commission d'Afrique. Qu'il me soit permis d'ajouter que l'autorité du maire devra s'étendre au delà du cercle purement ad- ministratif. Ainsi, non-seulement il me semblerait devoir être investi, dans les cas simples où il s'agit de valeurs minimes, d’altributions analogues à celles des juges de paix; mais encore il devrait pouvoir ordon- ner des corvées pour les routes, pour les travaux de défense contre l'ennemi ou les eaux, pour les travaux généraux d'irrigation, et mème la levée en masse des colons pour l'exécution de certains travaux pressés, comme l’enlèvement de la récolte dans les champs exposés à l'incendie ou au maraudage des indigènes. Il devrait également pouvoir décréter, lorsque les eir- constances l’exigeraient, c'est-à-dire en temps de guerre avec les tribus voisines, des bans pour la moisson, la fenaison, les travaux de semailles, ete, Cela demande quelques mots d'explication. 1. Bans de travaux. On sait que le ban qui, en France, ne s'applique plus qu'aux vendanges, est une défense faite aux ha- bitants de la commune de récolter avant une certaine PARTIE HIT, — COLONISATION, 38i époque, et a pour but de faire exécuter ce travail le même jour, par tous les intéressés à la fois. Aujour- d'hui le ban est une de ces institutions vieillies dont l'utilité est plus que compensée par les imcon- vénients qu'elles présentent, dont on désire la sup- pression presque partout. Mais, à l’époque de sa création, le ban était sans doute une mesure utile, et il ne me parait pas improbable que ce soit l'absence de sécurité qui l'ait fait adopter. J'en supposerais, du reste, l'exécution toute diffé- rente de ce qu'elle est en France. Je suppose un ban de moisson ordonné par le maire, par suite de nouvelles inquiélantes. On commencerait par les parties du territoire les plus exposées. Les co- lons, qui auraient des grains dans cette partie, mois- sonneraient leurs champs, tandis que les autres, bien armés, placeraient des vedettes et se posteraient de manière à défendre le village et les travailleurs, à pro- iéger leur retour et la rentrée des récoltes s'ils étaient attaqués, et à accélérer le travail. Après avoir ainsi terminé un canton, on passerait à un autre, et à me- sure qu'un colon aurait fini sa moisson, il quitterait la faux pour le mousquet, et réciproquement. J'ai déjà dit un mot sur la conduite du bétail. Je crois qu'il conviendrait d’imiter, jusqu’à un certain point, ce qui se pratique dans nos communes de (1) On remarquera qu’en Algérie, la moisson et la fenaison sont beaucoup moins compliquées que dans le Nord. Le grain peut être coupé, lié, rentré et même battu dans l’espace de quelques heures, 382 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. France, c'est à-dire de confier la conduite des trou- peaux à un gardien commun, payé par les colons, soit en denrées, soit en travail, comme je l'indiquerai plus loin pour linstituteur, et recevant en outre une cer- taine rétribution par tête de bétail. I est bien entendu qu'à la moindre apparence de danger, un certain nom- bre de colons serait commandé, à tour de rôle, pour protéger le troupeau. Ce serait encore le maire qui donnerait les ordres en conséquence au chef de la milice. 2. Vaine pâture et parcours. A cette question du troupeau se rattache celle de la vaine pâture et du parcours. Faut-il admettre l'un et l’autre ? Je crois que le parcours sur les terres d’une autre commune doit être rejeté d’une manière absolue. I] pourrait être toléré sur certaines portions des terres domaniales, aussi longtemps qu'on n'en aurait pas disposé. Quant à la vaine pâture, elle serait interdite sur toutes les terres emblavées, quelle que fùt l'époque. Au moyen d'un signe conventionnel, chaque colon indiquerait celles de ses terres où le bétail ne devrait pas avoir accès, Les terrains arrosés seraient de droit exempts de la vaine pâture ; il en serait de même des plantations et des landes converties en bois jusqu'à l’époque où les arbres n'auraient plus rien à redouter du bétail. Les prés naturels non arrosés pourraient PARTIE III, — COLONISATION, 383 èlre pacagés par le troupeau commun à partir de la fenaison jusqu'au 45 ou 54 décembre. Le pâturage à la corde, sous la conduite des en- fants, serait interdit comme cause de fainéantise et de déprédations, ou du moins il faudrait une autorisa- tion spéciale du maire pour pouvoir l'exercer. Les colons seraient libres de tenir des chèvres ; mais ils ne pourraient, à moins d'une permission du maire, les joindre au troupeau commun, et devraient les avoir enfermées dans l’étable ou dans la cour. Un garde champêtre surveillerait, dans chaque com- mune, l'exécution des règlements. Le gardien serait personnellement responsable des délits commis par le troupeau; mais il devrait avoir le droit de refuser les animaux d’une conduite trop difficile, tels que les chèvres, les baudets, étalons ou taureaux d’un naturel méchant; ou bien, après déela- ration préalable faite par le gardien et décision du maire, le propriétaire supporterait la moitié de l’a- mende encourue pour le délit. Je ne parle pas du parc, attendu que, sauf quelques localités exceptionnelles, cette pratique ne devra se faire nulle part. J'ai à peine besoin de dire que le maire devrait joindre, à ces diverses fonctions, la police intérieure du village. Mais il ne devrait pas borner sa surveil- lance à la voie publique; il devrait l’étendre jusqu'à l'intérieur des fermes, veiller notamment à ce que les fosses à fumier soient en bon état, entourées d'arbres, 384 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRE. et disposées de facon à ee que nulle portion des eaux de fumier ne s’en échappe et ne vienne, au détriment du cultivateur et de la salubrité publique, envahir les rues du village. Pour la disposition de ces fosses, 1l s’entendrait avec l'inspecteur des cultures et veillerait à ce que ses indications fussent exécutées. Je ie répète, avec une organisation semblable, il faudrait s'attendre à des abus. Le maire, par exemple, trouverait certainement moyen de faire exécuter une bonne partie de ses travaux par les colons réunis, lors même qu'il n'y aurait point urgence. Si je voulais raisonner comme beaucoup de personnes, je prouve- rais les avantages de ma proposition en disant que, par un bon choix des maires, on éviterait tous les in- convénients; mais je sais que les bons choix sont jus- tement ce qu'il y a de plus difficile, et sur quoi 1] faut le moins compter. J'admettrai done ces inconvénients, et malgré cela je persiste à croire qu’une organisation de ce genre devrait être adoptée comme nécessaire dans l'état actuel des choses en Alpérie. Mais à côté de ce pouvoir considérable accordé aux maires, il serait nécessaire de donner des garanties aux colons, sans quoi on ne pourrait compter sur ces petits propriétaires, ces émigrants aisés qu'il est si désirable de voir se fixer en grand nombre en Algérie. On devrait même presque renoncer aux émigrants français. Quelles seront ces garanties pour empécher les abus PARTIE IT, = (OI UNISATION. 35 trop graves, trop fréquents, sans cependant annuler le pouvoir du maire et le réduire au rôle insignifiant de nos magistrats municipaux? C'est [à une question beaucoup trop étrangère à un cultivateur pour que je me permette de la traiter. J'ai cru devoir indiquer les attributions qu'il me semblerait utile de donner au chef de la commune, au point de vue de l’agriculture et de la sécurité. Quant au reste, je ne doute pas que les hommes d'État et les administrateurs habiles qui s'occupent aujourd'hui de l'Algérie ne trouvent une solution satisfaisante au problème. \ 3. Régime hypothécaire. Je m imposerai la même réserve en ce qui concerne la législation en général; mais je crois devoir appeler l'attention toute particulière des hommes spéciaux sur le régime hypothécaire, en émettant le vœu bien ardent que les lois qui régissent cette matière, en France, ne soient point importées telles quelles en Algérie. J'ignore quels sont les motifs qui ont déterminé l'adoption de notre régime hypothécaire; mais ce que je sais d'une manière positive, c’est qu'il a exercé la plus triste influence sur notre agriculture. C’est en grande partie à ce régime que l’agriculture française doit d'êtreune des plus pauvres, une des plus délaissées par les capitalistes. C'est à ce régime enfin que nous devons de n'avoir pu introduire chez nous ces ban- ques agricoles qui, en Écosse, en Angleterre, en Prusse, : 1 (* par 386 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. en Wuriemberg, en Bavière, etc., ont tant contribué aux progrès de l’agriculture et à la prospérité générale du pays. En présence des resultats de cette législation si peu rationnelle, on s'aperçoit bien du déplorable effet que peut produire, sur l’agriculture d’un pays, l'absence de connaissances agricoles chez ses lépislateurs. ( 4. Morcellement, indivision. Il est encore une autre question du même genre qui intéresse non moins directement l’agriculture. C'est une question neuve, mais qu'il serait aussi im- portant pour la France que pour l'Algérie de voir résoudre dans un sens avantageux à l’industrie ru- rale. Je veux parler de la législation qui règlera, en Algérie, la transmission des propriétés, par ventes ou héritages. Existera-t-il, à cet égard, la mème liberté qu’en France, ou fixera-t-on un minimum au-dessous duquel il ne pourra plus y avoir morcellement, et quel sera ce minimum? Ou bien enfin déelarera-t-on les lots tout entiers indivisibles comme le sont non-seule- ment les majorats et les terres seigneuriales, mais en- core les fermes de paysans, dans plusieurs parties de l'Allemagne ? Sans ime dissimuler les inconvénients de cette der- nière mesure, inconvénien{s que } ai pu apprécier sur les lieux, je n'aurais aucune répugnance à la voir adopter en Algérie, tant je suis frappé des elfets déplo- PARTIE III, — 6OLONISATION. 387 rables du morcellement indéfini et de l'enchevêtre- ment que notre Code, trop vanté peut-être, loin d'em- pêcher, favorise. Nous avons en France beaucoup d'immeubles qui, par leur nature mème, sont éndivis : tels sont les mai- sons et les usines. Personne ne trouve mauvais qu'on ne puisse vendre un bout de maison, une portion de moulin ou de fabrique. Les colons finiraient sans doute par s’habituer également à considérer leurs lots comme des immeubles compactes et indivisibles. Cependant, comme une loi pareille aurait néces- sairement pour résultat de rendre les mutations plus difficiles, plus rares, et d'empêcher notamment les échanges entre colons, pour remédier aux fautes plus ou moins nombreuses qui auraient pu être com- mises dans le lotissement, je n’en conseillerais pas l’a- doption. Mais ce que je demande, c’est qu’on ne voie pas s'introduire en Afrique ces faits déplorables qui se reproduisent journellement en France, et que nos lois permettent par un respect exagéré pour la propriété, comme, par exemple, dix enfants se partageant en au- tant de parcelles chacune des dix, quinze ou vingt pièces de terres laissées par leur père. Comme je l'ai déjà dit, il me paraît indispensable de fixer un minimum et certaines conditions à la divi- sion. Un hectare devrait être ce minimum pour tout terrain non arrosé, c’est-à-dire qu'il devrait être in- terdit de vendre des pièces ou de diviser l'héritage en parcelles qui n'auraient pas cette étendue, 388 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. Toute pièce ou portion de pièce, pour être acquise isolément par vente ou héritage, devrait, en outre, donner sur un chemin. Du reste, les règlements financiers offrent un moven non moins efficace et beaucoup plus en harmonie avec nos mœurs, non-seulement pour prévenir le morcel- lement, mais encore pour favoriser la conservation in- tégrale des lots. C’est aussi dans ces règlements que j'aperçois le seul remède à l’effrayant morcellement et enchevètrement des terres en France. Les mesures effi- caces ne manqueront pas du jour où notre administra- lion financière ne bornera plus son immense pouvoir à tondre le plus complétement possible, mais s'occupera aussi un peu des moyens de faire croitre la laine‘. (1) Qu’on me permette de citer un exemple pour mieux rendre ma pensée. On s’évertue depuis longtemps à rechercher les moyens de supprimer les étangs de pêche qui couvrent, en France, près de 200 mille hectares, et qui sont, pour une étendue vingt fois plus ‘grande, c’est-à-dire pour 4 millions d’hectares, une cause déplo- rable d’insalubrité. La Convention, par ses décrets, n’a rien obtenu, et aujourd’hui les enquêtes de commodo et incommodo n’empêchent pas de nouveaux étangs de se créer journellement, Il y a longtemps que j'ai proposé un moyen qui, de l’aveu de beaucoup de proprié- taires d’étangs avec lesquels j’en avais conféré, aurait amené, sans secousses et sans bouleversements ruineux, la suppression de la plupart des étangs de pêche. C’était tout simplement de les placer, sur le cadastre et pour les impôts, sur la même ligne que les terres de première classe ou même que les jardins. J’avais aussi proposé quelque chose d’analogue pour les 500 mille hectares de marais qui empestent encore le territoire de la France, ainsi que pour prévenir le déboisement et arriver au reboisement d’une partie de ces mon- tagnes nues dont l'étendue s’accroit dans une proportion effravante, PARTIE III, — COLONISATION. 389 On pourrait, parexemple, établir un droit de muta- tion fixe, au lieu d'un droit proportionnel, pour toutes les terres concédées par le gouvernement. Ou bien il y aurait deux droits : l’un fixe et assez considérable. l’autre proportionnel et très faible, comme, par exem- ple, un demi ou un quart pour cent. J'ai à peine besoin de dire que le droit fixe serait le même pour un hectare et pour le lot tout entier. Il se baserait sur la valeur de celui-ci et s'appliquerait aux héritages comme aux ventes. Je prévois les objections qu'on pourrait faire à cette proposilion ; mais qu'on veuille bien considérer que, pendant longtemps encore, la terre ne manquera pas en Afrique, et qu'il sera désirable de voir, comme aux États-Unis, les enfants des colons laisser à l'aîné le patrimoine de la famille, recevoir leur part en argent et aller se fixer plus loin, dans les nouveaux établissements que le gouvernement créera sans doute à mesure que la population s’accroitra. SECTION VE. — Inspecteurs d'agriculture. J'ai plusieurs fois mentionné les inspecteurs d'agri- culture, et tout en reconnaissant l'insuffisance de leur aclion dans certains cas, je crois devoir en recom- mander la création. Ces fonctionnaires, qui pourraient étre choisis parmi les élèves distingués des instituts agricoles, seraient placés dans tous les centres autour desquels on établi - 390 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. rait des villages. Ils composeraient, avec l'officier du génie, l'ingénieur des ponts et chaussées, l'architecte et l'employé du cadastre, la commission chargée du choix de l'emplacement des villages, de leur con- struction , du lotissement des terres et de tous les autres travaux que le gouvernement ferait exécuter. En outre, ils indiqueraient et dirigeraient les travaux d'irrigation et les défrichements à faire par l'adminis- tration. Ils détermineraient les terrains des lots de la commune et du gouvernement qui devraient être laissés en bois, en herbages, ou plantés en arbres frui- tiers. Ils délivreraient des autorisations aux colons pour obtenir des plants d’arbres des pépinières roya - les, surveilleraient l'exécution des conditions imposées pour l'obtention de la concession définitive, et les au- tres travaux qu'auraient à exécuter les colons sous peine d'impôt. Ils auraient aussi pour mission de donner des conseils à ces derniers relativement à la eul- ture, et pourraient enfin diriger, dans le lieu de leur résidence habituelle, une petite ferme expérimentale à laquelle seraient annexés une pépinière et un jardin de paluralisation. A diverses époques de l’année, ils devraient par- courir tous les villages de leur circonscription, séjour- ner dans chacun d’eux, y faire le relevé des travaux agricoles exécutés, donner à connaitre le résultat des essais de la ferme expérimentale, répondre aux ques- üons des colons, recueillir les renseignements inté - ressants qui leur seraient communiqués par ceux-ci, PARTIE IL. — COLONISATION. 391 et donner des instructions orales sur les sujets agri- coles intéressant la localité. Chaque année, dans un rapport adressé au direc- teur de l’intérieur, ils feraient connaitre l'état agricole des divers villages de leur circonscription, et signale- raient les colons les plus habiles et les plus laborieux. On pourrait commencer par créer trois inspecteurs, dont deux pour la province d'Alger et un pour celle de Constantine. Si cette institution réussissait, ce qui n'est pas douteux si les choix sont bons, on en augmen- terait le nombre au fur et à mesure des besoins. J'ai dit qu'on pourrait les prendre parmi les élèves des instituts agricoles. J’ajouterai, néanmoins, qu’ils devraient être du Midi, ou, ce qui vaudrait mieux en- core, avoir déjà séjourné et cultivé en Algérie. On trouverait certainement, parmi les anciens colons de la Mitidja, des hommes qui conviendraient parfaite- ment à ces fonctions. Au moment de quitter ce sujet, je lis, dans un ou- vrage remarquable sur l'Algérie, une page que je demande la permission de reproduire 1er. Après avoir blâämé la direction suivie jusqu à pré- sent dans la colonisation, direction qui n'a produit jusqu’à ce jour que des fermes isolées, bientôt détruites par les Arabes, et une capitale, une espèce de petit Paris, qui a absorbé à elle seule les efforts colonisa- teurs du gouvernement, l'auteur ajoute : « Or, tout cela tient à ce que, si nous avons, dans (1) Colonisation de l'Algérie, par M. Enfantin 399 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. notre organisation administrative, civile et militaire, des corps et des individus qui savent faire et ont l'ha- bitude de faire des ports, des forts, des batteries, des murailles, nous n'en avons pas qui aient eu encore mission spéciale et habituelle de faire de l'agriculture, d'étudier ses besoins, de la favoriser ; 1l'en résulte que lorsqu'on demande au génie civilet au génie militaire quel est Femploi le plus utile à faire du budget que la France consacre à PAlgérie, ils répondent naturelle- ment par ces mots: un très grand port militaire et une {rès grande place de guerre, parce que c’est là, en effet, que ces deux corps sont habitués à déployer le mieux leur très incontestable mérite. Or, tant que notre gouvernement colonial n'aura pas créé, pour l'administration de PAlgérie, un corps nombreux et puissant, capable de contrebalancer l'influence des constructeurs de cités, de forteresses et de routes rovales, ou bien tant que le gouvernement n'aura pas fait sentir aux deux corps du génie civil et militaire que ce sont surtout des villages qu'il faut en Algérie ; que c’est presque uniquement cela qu'il veut; que, sans l'agriculture, V'Algérie n'est rien, est moins que rien pour nous; qu'il faut, avant fout, qu'elle produise ; en un mot, tant que le gouvernement ne fera pas de la colonisation, mais seulement de la guerre et de lad- ministration bourgeoise, urbaine et fiscale, l'Algérie nous coùlera bien des hommes et bien de l'argent, inais ne produira rien, » PARTIR IT. — COLONISATION, 303 SECTION VII, — Instruclion publique. Je ne puis quitter ce sujel sans dire quelques mots des écoles primaires. Je crois que lout le monde est convaincu de la né- cessité d'avoir une école primaire dans chaque village, et d'y établir un bon système d'instruction et d’édu- calion morale et religieuse. Mais on ne sent peut-être pas assez la nécessité de faire une position sortable à l'instituteur qui sera chargé de cette mission. C'est néanmoins la première condition à remplir pour atteindre ce but. Heureusement que la chose sera plus facile en Algérie qu'en France. L'instiluteur recevrait un lot complet dans les vil- lages des trois catégories, c'est-à-dire que toujours on lui construirait sa maison, on lui défricherait une par- tie de ses terres et on lui donnerait quelques bestiaux ; el comme on doit supposer que la plus grande par- tie de son temps serait employée à l'instruction de la jeunesse, le défrichement du reste des terres, leur plantalion en arbres fruitiers et une partie des autres cultures seraient exécutés par les colons, dans la pro portion des enfants qu'ils enverraient à l'école. L'instituteur serait de droit secrétaire de la com- mune, commissaire voyer el agent du cadastre. Au- cune de ces attributions ne s'exelut; elles serviraient non-seulement à améliorer sa position, mais encore à lui donner plus de relief aux yeux de ses concitoyens 394 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIF. et de ses élèves. Inutile d'ajouter que l'instruction devrait être toute française, quelle que fût la popula- tion du village. Si je n'étais aussi pénétré de la nécessité de multi- plier autant que possible la famille en Algérie, je recommanderais les frères de la doctrine chrétienne pour tous les villages catholiques; mais cette néces- sité me fait donner la préférence aux instituteurs laïques, à la condition qu'ils seront mariés, comme devront également l'être tous les autres colons. Qu'il me soit permis d'émettre ici le vœu de ne pas voir s'introduire en Afrique cette lutte fâächeuse qui règne, en France, entre l'Université et le clergé. Quel moyen prendre pour cela? Faudra-t1l exclure d'une manière absolue tous les établissements relipieux d’in- struction, ou les placer d’une manière plus directe sous la surveillance de l'autorité universitaire ? Con- viendra-t1l, au contraire, de confier la direction su- prème de l'instruction, en Algérie, à un ecclésiastique, relevant toutefois de l'Université ? Ce sont là des ques- tions dont je laisse la solution à d’autres plus habiles que moi. Je me borne à exprimer le désir que l'in- struclion soit, en Algérie, aussi religieuse que possi- ble. Loin de mot la pensée de vouloir faire de ce pays un second Paraguay; mais je crois qu'on ne saurait trop tendre à répandre l'esprit religieux et la moralité parmi les colons. La présence d’une nombreuse ar- mée est déjà une cause assez puissante de démoralisa- Hon pour qu'il soit nécessaire de la combattre par le PARTIE III, — COLONISATION, 395 seul moyen vraiment efficace. Le succès de la colo- misation en dépend. Il est temps, d’ailleurs, que nous nous montrions aux indigènes sous un autre aspect que celui de mécréants sans foi ni croyance. SECTION VIII. — Colons étrangers. Il est une question d'un haut intérêt et qui me pa- rait encore n'avoir été qu'effleurée, c'est celle des colons étrangers. Sans avoir la prétention de la traiter iei d’une manière complète, je dois néanmoins en dire quelques mots et indiquer les points qui me semblent devoir appeler plus spécialement l'attention. L'avantage principal qu'on a cru voir dans l’'admis- sion des étrangers, l'obtention de nouveaux consom- mateurs, ne me parait à moi que très accessoire. Je l'ai déjà dit, la population et la consommation indivi- duelle sont choses extrèmement élastiques de leur na- ture. À côté d’un pain naît un homme. Partout où il y a de la place, où chacun trouve facilement à se caser, les familles sont nombreuses, les jeunes gens se marient de bonne heure, la population augmente rapidement. Partout où le travail produit de grands résultats, le travailleur consomme beaucoup. Les vides occasionnés, en France, par l'émigration, se rempliront bien vite, tandis que, d'un autre côté, cette population émigrée et qui, restée en France, n'aurait subique l'accroissement ordinaire de un cent soixante- weuvième par an, éprouvera une ausmentalion dou 396 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. ble, triple, quadruple même, comme cela se voit aux États-Unis ; et puis, tel qui consommait en France, lui elsa famille, à peine pour une valeur de 6 à 800 fr., consommera pour 4,800 et 2,000 fr. en Afrique. Je ne me préoccupe donc que fort peu du danger de priver la France d'une partie de sa population et de l'avantage d'amener en Afrique des consommateurs étrangers. En revanche, je me préoccupe beaucoup de la valeur intrinsèque de la population pour laquelle le gouvernement devra faire de si grands sacrifices. Je crois qu'il importe, sous le point de vue politi- que comme sous le point vue matériel, que celte po- pulation soit principalement française. Je n’entends pas exclure les étrangers, mais je crois qu'il n'y aurait aucun avantage, et qu'il y aurait au contraire danger, à en former la majorité des colons en général, et mème à en composer la population exclusive d’un seul village. Les émiprants des pays méridionaux qui viennent en Afrique sont en général plutôt des marchands, des ouvriers, des marins, que des cultivateurs ; et ces der- niers, à l'exception des Valenciens et des Mahonais, sont la plupart peu habiles, sales et paresseux. Du reste, habitués au climat, initiés à la culture des pays chauds, ils pourront être utiles. Les Allemands et les Suisses sont presque tous bons cultivateurs, mais pour leur pays et non pour l'Afrique. Is ont en outre, généralement, une consti- lution physique peu propre à résister au climat de PARTIR III. — COLONISATION. 397 l'Algérie". Ces deux reproches s'appliquent bien aussi aux Français du nord, mais le dernier à un degré beaucoup moindre?. Les Allemands et les Suisses sont en général labo- rieux, tranquilles, plus maniables, plus disposés à la subordination que les Français; mais ces avantages sont compensés par un inconvénient grave en Afri- que. Je serais très fâché de blesser ici l'amour-propre nalional de nos voisins ; néanmoins il est des faits qui sont trop patents pour ne pas appartenir désormais à l'histoire, et qu'à ce titre on peut signaler sans offenser qui que ce soit. D'ailleurs, 11 faut bien en prendre son parti ; il y a de ces choses qui s’exeluent mutuellement, et de même qu'un corps ne peut être cubique et sphérique à la fois, de mème aucun peu- ple de la terre ne peut présenter toutes les qualités réunies. Disons donc qu'aucune des nations mention- nées ne possède, au même degré que la nôtre, ce cou- rage et cette bravoure qui sont innés chez les Fran- cais, et dont les futurs colons de l'Algérie auront (1) On en a eu des preuvex, avant 1830, par les régiments suisses placés dans le midi, et, depuis, par les légions étrangères qui sont en Afrique. (2) Beaucoup de faits me portent à croire que les populations des pays du Nord, où les Romains ont longtemps dominé et séjourné, où, par conséquent, il y a eu de nombreux croisements de races, ont subi une modification qui se révèle par la couleur du teint, de la chevelure et des yeux, et qui rend ces populations plus aptes à sup- porter les climats chauds que celles qui sont restées pures de sang méridional, 398 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE. souvent à faire preuve, sous peine de voir leur vie et leur avoir à chaque instant compromis. Ces diverses circonstances, jointes au danger qu'il y aurait à installer en Afrique une population eon:- paete d'étrangers, sans liens, sans sympathies pour la France, me feraient pencher très fort pour une popula- tion exclusivement française, si je ne pensais, comme je lai dit, que des colons étrangers, mélés en petit nombre aux colons français, ne pussent être utiles, les méridionaux par leur connaissance de la culture locale, les Allemands et les Suisses par leurs habitu- des morales, laborieuses, et leur esprit de subordina- tion. SECTION IX.— Établissements religieux. Deux mots encore sur un sujet qui rentre dans la question du personnel. On a parlé de fonder en Algé- rie plusieurs établissements de Trappistes, et, si je ne me trompe, une concession de terres a déjà été faite à une communauté de cet ordre dans la jolie plaine de Staouéli, près Alger *. Si ces religieux n’ont pas la famille, ils présentent en revanche deux éléments d’une haute importance pour l'Algérie, l'élément religieux et l'élément agri- (1) Depuis que ce paragraphe est écrit, cette concession a eu lieu et le projet d'établissement est en pleine voie d'exécution. Si j’en crois, du reste, des correspondances de témoins oculaires, mes pré- visions, relativement à l’étendue concédée, commenceraient déjà à se réaliser dans cette nouvelle création. PARTIE II. —— COLONISATION. 399 cole. Il est done à désirer, non pas que l'on couvre l'Algérie de couvents de Trappistes, ce serait une fort mauvaise mesure, mais qu'on en laisse se eréer plu- sieurs au milieu ou à côté des principaux centres de colonisation. Je le répète, leur présence me paraît devoir exercer une influence heureuse sur la colonisa- tion, non-seulement par l'exemple de leur moralité, mais encore par celui de leur culture. Sans doute cette culture présentera toujours des caractères exceptionnels, qu'elle empruntera à la po- sillon également exceptionnelle des exploitants ; mais il sy trouvera toujours beaucoup de choses utiles, beaucoup de choses d’une application générale. Aussi ces élablissements deviendront, j'en suis sûr, de véri- tables fermes-modèles. Leur utilité serait encore accrue si on leur imposait, comme condition, l'obligation de livrer gratis, après un lemps déterminé, chaque année, une certaine quantité de plants d'oliviers et autres aux colons des villages environnants. Quelle serait l'étendue de terre qu'il conviendrait de donner à chaque établissement ? Je crois que 200 hectares seraient, dans presque tous les cas, par- faitement suffisants ; et s'il est vrai, comme on l’a dit, que le gouvernement ait concédé 4,000 hectares à Staouéli, pour le premier établissement de ce genre, je le regretterais, autant pour la colonie que pour les Trappisies, qui, à moins de donner à leur établisse- ment un développement gigantesque, ne pourront 400 COLONISATION ET AGHICULTURE DE L'ALGFRIE jamais utiliser convenablement une superlicie pa- reille, comme je le prouverai en traitant de la culture coloniale. Si l'on n'avait donné que 209 hectares, il en serait resté 800, qui, vu les avantages de la position et du sol, auraient suffi à l'établissement d'un village de qua- tre-vingts familles comptant près de quatre cents in- dividus. Je crois, je le répète, qu'il suffira de 208 hectares, dont environ 50 en bois ; 70 en herbages permanents ou alternes, plantés d'arbres fruitiers ; 5 en jardin, cour et pépinière, et 75 en culture granifère, fourra- gère, ele. Avant de terminer ce chapitre, je devrais parler de la redevance que le gouvernement pourra exiger un jour des colons, pour les concessions et les avances quil leur aura faites; mais ce sujet sera mieux placé à la suite de la culture coloniale. FIN DU PREMIER VOLUME. EXPLICATION DES PLANCHES DU PREMIER VOLUME, FIGURE 1. Maison double, vue de face. 1 2 3 # ÿ 6 7 8 9 10 Cette échelle s'applique aux figures f, If et LIT; chacune des dix divisions représente 4 mètre, La première est subdivisée en dix décimètres. a a. Portes d'entrée pour chaque maison. b b. Portes donnant sur la galerie c c, laquelle est soutenue par les poteaux d d d dd. e. Cheminée double servant aux deux maisons. nn. Fenêtres. = | pr 402 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGERIE. FIGURE Il. Plan du rez-de-chaussée. Z 7 æd (1 = d dæ {f. Escaliers conduisant au premier étage, g g. Escaliers extérieurs conduisant à la cave. hkh. Cuisines servant de chambres communes éclairées par la porte et les fenêtres n n et a a. ii. Manteaux de la cheminée e. Jj J. Petites pièces situées sur la cour et servant de magasin, d'office, de cellier, ete., éclairées par les petites fenêtres p p. EXPLICATION DES PLANCHES. 403 FIGURE HE. Coupe latérale. © — Le KR d AN N k. Cave. L. Chambre à coucher donnant sur la galerie €. m. Autre chambre à coucher servant aussi de chambre à blé et à farine, et éclairée par la petite fenêtre g. r. Petit grenier auquel on arrive par la chambre m au moyen d’une échelle. Nora. Les mêmes lettres indiquent les mêmes objets dans les trois pre- mières figures. 404 COLONISATION ET AGRICULTURE DE L'ALGÉRIE. FicorE IV. Plan d'ensemble d'une habitation double avec ses dépendances, et servant à un cultivateur et à un artisan. ® ® 6 & ® 8 e éseslevce K@ A. Maison d'habitation. — 14. Portion du cultivateur, — 2. Portion de l'artisan, B. Cour du cultivateur. D. Son jardin, séparé de la cour par un grillage. EXPL'CATION DES PLANCHES. 403 F. Étable et écurie. G. Bergerie. H. Fosse à fumier. J. Emplacement pour les meules de foin et de paille et les silos de racines. K. Puits commun. C. Cour de l'artisan. E. Son jardin. L. Petite étable pour une ou deux vaches, un âne et quel- ques porcs. M. Emplacement pour meules. N. Petite fosse à fumier. TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES /CONTENUES DANS LE TOME I. 0. 0 eue: 288 PREMIÈRE PARTIE. De l'occupation et du gouvernement. CHAPITRE L.— Sytème d'occupation. . . . . . . . . . . (,1-Occupation restreinte". 72,13 4050 JU, D nie... . . . ... ..." OM, 0 CHAPITRE IL. — Gouvernement de l'Algérie. . . . . . . 4. État actuel de l'administration algérienne. . . . 2. Fautes de l’autorité militaire. , . . . . ne $ 3. Nécessité d’un pouvoir à peu près absolu en TS Ÿ 4. Substitution de l’autorité civile à l'autorité militaire. Ÿ 8. Griefs contre l'autorité militaire. . . . . . Ÿ 6. Ea colonisation peut marcher même avec un gouverne- ment militaire. . . . . Ô 7. Dangers des moyens tue sur de indigènes. Ÿ 8. Impossibilité d’un gouvernement civil. . . . 0 ni. CHAPITRE III. — Gouvernement et organisation des indigènes. . Secriox 4.— État actuel des indigènes. . . . . . . . ; 1. Possibilité de les soumettre et de modifier leurs mœurs. \ Ÿ 2. Impossibilité de la fusion. . . . . . . . . Ô 3. Caractère et mœurs des indigènes... . . Ô 4. Supériorité des Tures sur nous.. . . . . . . . . Ô 3. Quelques traits spéciaux du caractère arabe, . . , ee LE NE à Rs 9 € V2. TL 01e |. LIST CORRE | Ÿ 9. Règles de conduite à suivre avec les liglnes: dd Ÿ 10. Organisation actuelle des Arabes. . . . . . $ 44. Organisation actuelle des Kabaïles., . . , . . . . 108 TABLE ANALYTIQUE SECTION 2. — Orgauisation nouvelle des indigènes. Ÿ 1. Nécessité d’une organisation nouvelle, . . \ 2. Choixides Cle} PARA N' /\.0R0Re \15- Perception dufiibube 0e = . . . 212. Ÿ 4, Chefs supérieurs francais et indigènes. . . Ta ACHANKDS AN RSA TRS Cle \ 6. Aristocratie militaire, Makhzen. . . . . 5. Composition de la population des Outhans Ÿ 7. Nécessité d’une nombreuse armée pour organiser promp- tement le pays.. . . . ERA SECTION 3, — Moyens np re de pacification. \ 4. Statistique des tribus. à « « . . . . NÉ2."Moisreligienx 6 PR. ec Ÿ 3. Suppression de la vie nomade, . . . . \ 4. Mode de perception des impôts. . . « . \ 5. Emploi des PREAUE aux travaux de desséchement, . . \ \ 6. Routes,. . \ \ 7. Changement de système à à l'égard de res Ÿ 8, Droits de la France sur l'Algérie, . . , . DEUXIÈME PARTIE. Circonstances physiques et culture arabe. CHAPITRE 1. — Circonslances physiques. . . . . . SECTION 1, — Relief du terrain. . . . . . . . SECTION, 2. — Climat... ... 414.1. \ 4. Temperalure, ut te tisse ile (1e. Nénls RE es 3. Climats similaires, . : , . . . 4, Pluies tétrosées a 5, Orages. CR Re NB ASAUbTAEEEN. D Le 02 SECTION 3 ——001ce El ee St à $ 1. Formations géologiques. . . . . . , . $ 2. Nature du sol des diverses localités, . . . S:32" Menrains sales: LL 0e RS CHAPITRE 11, — Culture arabe. . . . . . . . SECTION 4,— Caractères généraux de l’agriculture AE S:1. Culture des Arabes 1: 1.40 ft mue $ 2. Culture des Kabaïles. . . . . . . . . SECTION 9,— Instruments aratoires et bêtes de trait, 107 ait 112 144 Id, 120 1214 1932 127 128 152 153 136 139 140 Id. Id, 141 Id, SECTION GRR eoige. eo... A Espèces et variétés cultivées, . . B Moisson et dépiquage. . . . . . . CRE LU 4. ua, $ 3. Maïs, millet, pois, etc.. - . SECTION. SECTION. 2. $$ 2 et 3. Olivier et fabrication de l’huile, SECTION SECTION 1 LA En nr A2 An AN AN 7 Un an œ L2 9. $ 10. CHAPITRE III. — Natures de SECTION SECTION SECTION SECTION SECTION DES MATIÈRES. 8.— Cultures diverses, 4, — Assolement, fumure.. . . . 5.— Cultures aborescentes, . , . . Malbene-eus.eur MU MIRE MEL. » » re DRE rad 0" GRanper sea neo cu Amandier, grenadier, etc. . . . . . OR CT. - : - Jujubier et caroubier.. . . . . . . . AMEN CNE RE D TO ARENA" EE KenmEs eMule 6.—"Arrosage. à . … + à » + » o Dé —Pestiaux - oustlons eieus ls CHARME, ave M 5 à CHENE co elle es PANIER Se + « ce «tele MOSS asile le 6 ME IPÉTES DOMMIES ee 0 0 es 0 5 BÉTESIONINESS + . + + : CAES EE POECS EE Us le Me. » 3 Miolatiles. 27 it ge mn, ds EMREMIES See dun Os Je e 28 0 fonds ,— végétation spontanée, — forêts, — broussailles, — herbages, —champs. 1,— Forêts et broussailles. . M Merbiges. à . . « . . < « ee EE OMAIDDS. > : - ce + + - + ENTARAISES à = =: + +, ee 5.— Proportion des diverses natures de fonds, 410 TABLE ANALYTIQUE TROISIÈME PARTIE. Colonisation. Préameuzx, — Des colonies en général et d'Alger en particulier. . CHAPITRE I. — Colonisation par l’industrie privée et colonisation par le gouvernement... , CHAPITRE II. — Territoire colonisable, , , . . . . . . Secrion 4.— Moyens de se procurer le territoire nécessaire à la colonisation, . . . . . AE dE Ve, Secrion 2. — Configuration étendue du territoire à coloniser, distribution des établissements coloniaux. . $ 1. Colonisation par zônes. , , . . . . . $ 2. Système de colonisation des Romains. . . . . . . $ 3. Application du système de colonisation des Romains. $ 4. Population indigène environnant les établissements colo- DIAUSS sum et as 4 ANAL SU RER $ 5. Étendue des concessions par famille... . . . . $ 6. Importance des colons sous le rapport militaire, . $ 7. Organisation des milices coloniales. $ 8. Une guerre européenne ne détruirait pas nos établis- sements.ÿr 444 050700 Secrion 3.— Distribution des habitations colraiaté en virée ou en fermes isolées. . $ 1. Système du général Duvivier. $ 2. Villages compactes fortifiés. . . . . . , . SecTion 4.— Choix des localités à coloniser, : . . . . . Section 5. — Choix des emplacements des villages. . Sa Salut ne Ga. Ferté 40... $ 3. Eau.. . ; > : ART Sscrion 6. — Distribution de bee sur Es territoire à colo- DIS, «Net N $ 1. Établissement des villages par zones autour des stations miILtaires: 0 41e à ' RCA. $ 2. Terres réservées à la ARE are entre js Zones... » $ 3. Indigènes dans l’intérieur des zones. . . . ; Section 7, — Lotissement et répartition des terres aux colons. . $ 1. Réunion ou morcellement des terres composant les lots. $ 2. Etendue des lots. . . PE RE $ 3. Moyen défensif de l’enceinte des villages. , . . . Section 8.— Grandeur des villages, . . . RÉSUMÉ es ss lee Pages. 217 239 242 Id. 246 Id. 250 254 Id. 256 265 270 298 DES MATIÈRES. Ati Pages CHAPITRE III, — Population coloniale. . . . . . . , . . . 300 Secrion 4.— Absence de nombreux éléments de colonisation en Frances: | £ AE CL PT ANT Section 2.— Division des villages en trois dass Lbriente ention Re PA, = 5 0 : © "506 $ 1. Distribution des villages suivant leur classe, , . . . 307 SECTION 3.— Travaux à la charge du gouvernement dans cha- cune des trois classes de villages. . . . . . 341 $ 1. Villages de la troisième catégorie... . . . . . . . ,. 312 $ 2. Villages de la deuxième catégorie. . . . . , . . . 313 $ 3. Villages de la première catégorie.. . . . . . . . . 314 DR A MAlOns. . 4. .Molarbus Vo SM, à % 515 SecrTion 5. — Dépenses à la charge de l’état, pour chaque famille Heicolons... pou feusiengiis TR 2RCSa 4 Sa VMeS de première classe. «500, ous ,8,%43) 20 321 Sa. Villages de deuxième:classe:r. . ,. , 1, , . 4 .° 323 $ 3. Villages de troisième classe. + . : . . . . , . . . 324 $ 4. Dépenses supplémentaires, total des frais.. . . . . . 325 $ 5. Proportion des villages de diverses classes. . . . . . 326 Section 6.— Application de ce système. . . . . . . . . . Id, $ 4. Nombre des villages des diverses classes à établir... . . 327 Secrion 7.— Personnel employé par le gouvernement pour la construction des villages. . . . . . . . . 330 $ 1. Soldats et condamnés militaires, , . . . . . . , . Id. S 2. Forts. + . . . + es 0 6 0 © À 0 matt SECTION 8.— Personnel de É Aoaaton. DUO CDD CNE $ 1. Colonies militaires; armée active ; vétérans ; soldats libé- YE5; CONGAINNES MIILAÏITES. + + à + ee + + ee — 330 DR IAE Ihre /. _. . - 1. . à LS , . . 538 $ 3. Colonies militaires de la Hongrie et de la Transylvanie. 339 $ 4. Indigènes seuls ou mélés aux Européens... . . , . . 344 Se nn 5 à ovois 1 546 : $ 6. Compagnies financières; associations de travailleurs diri- gés par un syndicat ; réunions d'hommes acceptant le RE DEN . 7, 6 ele el. ET $ 7. Cultivateurs ayant même origine, même langue, même culte, et retrouvant la patrie dans une cité nouvelle; colons isolés, accueillis individuellement, formant néanmoins agrégation par l'effet des mesures admi- nistratives et la communauté des intérêts. , , . . 359 CHAPITRE IV, — Mesures administratives. 4 « + «+ « + + + . 364 412 TABLE ANALYTIOUE DES MATIÈRES. SecTioN 4,—Nature de la propriété, SecTiON 2,— Organisation des fruitieres. . , . , . SECTION 3.—Propriété et travail collectifs, , . , . . Secrion 4.—Conditions imposées aux colons pour devenir priétaires. 4 4 2. MMM Mt $ 1. Impot comme moyen d'obtenir l'exécution des ditionsiu tv, tes vatt si SECTION B.— Autorités communales, . . + . $ 1. Pans'de travaux 20e MEME EDEN Eure $ 2. Vaine pâture et parcours: .w.0. à 2.0 501, $ 3. Régime hypothécaires . . . . . $ 4. Morcellement, indivision.. . . . , . Secrion 6.—Inspecteurs d'agriculture. . SEecrioN 7.—Instruction publique. . SEcTtON 8.—Colons étrangers. . L LA L L . L L SecrioN 9.—Établissements religieux. . . . . EXPLICATION DES PLANCHES du premier volume. . . . . Tazce analytique des matières contenues dans le tome I. . . FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER. L . OR AE 7 11 7 LL u LA En. ST, à 6 Le ] lue & » L p L FL - 1 ae « LA » srup “, = rabali | 28. SA EN ORNE 4 da Cbirsasé sf RM Si. -= |, Les à NT, LA enribe Be 5 om EEE ‘Tac SO 1 Les trier: NPRFTUALI LE? A ee Un da D ( ts 3 % s. is rit ere d . | } UT VIT Vi, Porbisréuat, (emo... CR ER SOLS hits d'asile. Ets, ;, TÉ OR [1614 prive, > ; rt 6, Cifons Pirates +, 44 re \S raies eme Ge DAME 6 m7 2 à : AY et gros €, pique": CF à à Ci RE « EE | D 4, pe dd: EA 4 ns LA] gs - oue :. L e he 2 Ti T- 17 : ] ) # “ , - OUR 1: 4 L r “ TR + " \ \ | fa) s f } g / \ 1 d " V TA NS À ] ; x, à ù ’ : E , . .. 1 " " i { L À 7% ’ s ALT AT \ 1 17 N nr pr À dl 2 { ’ L 3 . ÿ À | D - L an Var 16 44 }\w RL Ÿ- se AV è af ÿ \y# S D'où \ - / \ : ©), Ni Ve ) A): L K « ’ | [Ce Ÿ {% 14 4 , L ù 7 Al L ” sn k | SA MAC > AT A 4 Ÿ L' ” ft il “ 1 { ni dt NE ATES \ KA ESA à 1 \ ) NU 7 ' nes | > +: MR À | d L 4 y “ / F: Q , * us, FES C D). AÀ= AA VS # ( \ 7 1 \ . 7 N / / A à On A1 N = À ; n < * A. ® .… VX A, #, . D 7e 1 £ : à pee ‘ \ À ( ee M 2,1 {" 1 ki UV 4 #1 " \ 4 . Le ?a ps = ’ 4 Vi +./À & 1 Leg”, > oi 2 STAR" à ' ù 4 À é £ . | ; DAS ANSE \ a D a" , . ( À _ 11 : É à D 3 D" / 2 F ) à ) AR A a Ÿ \ \ 7 VIS Ai { RP D ee L ÿ = / È e D Loui S Où + = © œ © = 2 SE = 80 cé LU LL n “E & à UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY