ASSOCIATION FBAKCAIS POUR L'AVANCEMCNT DES SCIENf;i 1917-1918 f^fTtr k ff iU^ / ^ ,y U 7 ASSOCIATION FRANÇAISE POUR L'AVANCEMENT DES SCIENCES ASSOCIATION FRANÇAISE POUR L'AVANCEMENT DES SCIENCES FUSIONNEE AVEC L'ASSOCIATION SCIENTIFIQUE DE FRANCE (Fondée par Le Verrier, en 1864) Reconnue d'utilité publique CONFÉRENCES FAITES EN 1918 PARIS AU SECRÉTARIAT DE L'ASSOCIATION Rue Serpente, 28 Et chez mm. MASSON et C'*, Libraires de l'Académie de Médecine Boulevard Saint-Germain, 120 1918 LISTE DES CONGRÈS ET DE LEURS PRÉSIDENTS - VOLUMES - ANNEES 1872 1" Session. 1873 ^:'2* 1814 3» - 4* — 1876 1876 1877 1878 1879 1880 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1894 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 1912 1913 1914 5» 6' 7* 8' 9" 10' 11- 12" 13' 14» 15« 16« 17' 18' 19' 20" 21- 22' 23' 24' 25' 26* 27' 28' 29' 30' 31' 32' 33- 34- 35' 36' 37' 38' 39' 40* 41* 42* 43« Bordeaux Lyon Lille Nantes Clermont-Fcrrand . Le Havre Paris Montpellier. . . . Reims Alger. La Rochelle. . . . Rouen Blois Grenoble Nancy Toulouse Oran Paris Limoges Marseille Pau Besançon Caen Bordeaux Tunis Saint-Étienne. . . Nantes Boulogne-sur-Mer . Paris Ajaccio Montauban .... Angers Grenoble Cherbourg . . . . Lyon Reims Clermont-Ferrand . Lille Toulouse Dijon Nîmes Tunis Le Havre 1 volume. 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 1 — 2 volumes i ' 2 — ■ ' 2 — 2 — 9 — ) 1 volume (2). 1 .- 0- 2 volumes ('). 2 - {'). 1 volume P). 1 1 1 1 1 1 1 1 1 0- PRESIDENTS Claude Bernard DE QUATREFAGES Adolphe WuHTz Adolphe d'Eichiiiai J.-B. Dumas Paul Broc A Edmond Frkmy Agéiior Bardol.x J.-B. Krantz ....;... Auguste Chauveau . . . . Jules Janssen Frédéric Passy Anatole Bolqi et de la Grye. Aristide Verxeuii Charles Friedei Jules ROCHARU Aimé Laussedat Henri de Lacaze-Duthiers. Alfred Cornu P. -P. Dehéuai.> Edouard Colijgnon . . . . Charles Bouchard É. Mascart Emile Trél.vt Paul DiSLÈRE. J.-E. Mauey Edouard Grijiaux .... Paul Brouardel. .... Hippolyte Sebert. E.-T. Hamy Jules Carpentier. Emile Levasseur .... C.-A. Lais.\nt. Alfred Giard Gabriel Lippmann. Henri Henrot. Paul Appell. Louis Landouzy. G. -M. Gariel. S. Arloing Charles Lallemam). Emile Haug. Armand Gautier. Albert Calmette. [Décédé.) [Décédé.) [Décédé.) ( Décédé.) [Décédé.) [Décédé.) 'Décédé.) [Décédé.) ( Décédé.) ' Décédé.) (Décédé. I (Décédé.) (Décédé.) ( Décédé.) [Décédé.) {Décédé.) {Décédé.) (Décédé.) [Décédé.) (Décédé.) (Décédé.) (Décédé.) (Décédé.) (Décédé.) (Décédé.) (Décédé.) ( Décédé.] Décédé.) (Décédé.) Décédé. \ { Décédé. 1 1915-1916 (Conférences) 1916-1917 ( — :i 1918 ( - ) 0) Les Tomes I et II sont reliés séparément. (2' Pour la :).•)• Session, Grenoble lito.'., el la 34' Session, Cherbourg lOO.".. le Tome I a été remplace par Un Bulletin mensuel dont les numéros 8 cl i» de chaque année ont été consacrés aux comptes rendus des séances générales el aux procès- verbaux des Sections. (3) U Tome I a élé remplacé par deux bri>churcs parues en 19o8. (4) Le Tome I a élé remplacé par une brochure parue dans l'année où a eu lieu le Congrès. (5) Le Tome I a élé rem|ilacé par une brochure parue dans l'année où a eu lieu le Congrès. Le volume des Notes el Mémoires exisle. divisé en quaUe Tomes, dont chacun comprend sa Table des matières el sa Table analytique i ar ordre alphabétique. (61 Le Tome 1 a élé rem lacé par une brochure parue en mai 1913, (7) En 191S, 1916, 19)7 et I91S, il n'y a pas eu de Congrès. AVANT-PROPOS Comme les deux années précédentes, l'Assemblée Générale de l'Association, tenue à Paris, le 31 Octobre 1917 , sous la présidence de M. le Général Sébert, Membre de l'Institut, ancien Président de l'Association, a décidé d'instituer, pour 1918, une nouvelle série de conférences. De même, le Conseil de l'Association a rencontré les concours les plus dévoués de la part des Municipalités et des Universités, de la part des organisateurs et des conférenciers. Aussi, est-ce le même témoi- gnage de sincère gratitude qu'il est heureux d'adresser à tous ses collaborateurs, pour l'empressement avec lequel ils ont bien voulu répondre à son appel. ASSOCIATION FRANÇAISE POUR L'AVANCEMENT DES SCIENCES ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES MEMBRES DE L'ASSOCIATION TENUE A Paris le 31 Octobre 1917 Allocution de M. le Général SEBERT, s Membre de l'Institut, ancien Président. Mes chers Collègues, Le privilège de l'âge me vaut aujourd'hui l'honneur d'être appelé à présider cette séance, à la place de notre Président, le Docteur Calmette, toujours retenu à Lille par l'invasion et en l'absence de notre Vice-Président, M. Emile Picard, qui se trouve dans l'impossibilité de le remplacer. Mon premier devoir est d'envoyer à notre Président, au vaillant pionnier de la science, qui a tenu à rester au poste périlleux où son devoir l'appelait, le salut de notre Association et les vœux que, pour la troisième année, nous formons, pour que nous puissions bientôt le voir reprendre sa place parmi nous et venir nous parler des terribles événements dont il a été le témoin courageux. Je veux aussi envoyer, au nom de notre Association, un salut collectif à tous ceux de nos collègues qui, comme notre Président, sont restés en pays envahis, regrettables victimes de la barbarie d'un ennemi implacable et odieux, ^ Nous avons encore à adresser nos vœux à tous ceux qui sont en service aux armées, à envoyer nos félicitations à ceux qui ont obtenu des distinc- tions honorifiques ou de l'avancement, mais aussi, hélas! à déplorer beau- coup de pertes et de deuils et à adresser des condoléances à des familles cruellement éprouvées, qui ne peuvent trouver de consolations que dans les conditions glorieuses des sacrifices qu'elles ont faits à la patrie. 8 ALLOCUTION DE M. LE GÉNÉRAL SEBERT Notre Secrétaire général s'est donné la tâche de vous en rappeler les noms et je ne puis que lui en laisser le soin. Depuis plus de trois ans, nous assistons à des événements sans précé- dent, que la raison se refusait à concevoir et qui sont certainement le prélude d'une ère nouvelle qui peut amener une transformation complète de l'organisation sociale. Ainsi que l'a dit le Président du Conseil, M. Painlevé, dans l'un de ses derniers discours à la Chambre des Députés, « ce serait une singulière illusion de s'imaginer qu'après ce terrible cataclysme la face du monde ne sera pas changée. C'est, dit-il, une humanité nouvelle qui s'enfante dans la douleur et le sang. » Il ajoute que la France blessée et sanglante, mais invincible, doit savoir s'élever au-dessus de ses souffrances et de ses deuils pour deviner à l'horizon le jour nouveau dont s'annonce l'aurore. Ce jour nouveau qui ne pourra luire qu'après. la victoire que tous nos efforts doivent, avant tout, chercher à obtenir, ce sera le jour de la Paix et l'on peut dire que cette paix, pour être une paix durable et même per- pétuelle, devra être une paix scientifique. C'est l'expression que l'on a pu déjà trouver dans la presse pour la désigner par avance, et cela se conçoit, car il est clair qu'il faut aller au fond des choses pour établir les réels motifs des événements actuels, et trouver les raisons qui ont fait échouer les eiforls faits, depuis si longtemps, par tant de généreux espritsy pour faire disparaître les causes de conflits entre les peuples et assurer la per- manence de la paix dans le monde. On pouvait croire que la diffusion des connaissances scientifiques, dans tous les pays et dans tous les milieux, devait contribuer à écarter les germes de guerre, elle devait montrer aux hommes les moyens d'arriver au bien- être, en évitant des luttes fratricides, et leur faire voir aussi l'immensité des désastres qu'entraînerait, dans l'état actuel de l'humanilé, un état de guerre entre les grandes nations civilisées, disposant en abondance des ressources de la science et de l'industrie. C'était un des résultats que pouvait espérer obtenir notre Association pour l'avancement des Sciences et ce fut certainement, jiour beaucoup de ses membres, une surprise profonde de voir l'extension prise par cette guerre mondiale, dont déjà l'éclosion imprévue avait pu, si justement, surprendre la majorité des Français. Mais, puisque cette guerre n'a pu être évitée et que le fonctionnement de notre Association s'en trouve fortement troublé, nous avons à nous demander quel est le rôle qu'elle peut encore utilement jouer, au milieu du cataclysme que nous traversons, pour continuer à remplir la mission qu'elle s'est donnée. ALLOCUTION 1)1-: M. LE (iKMCUAL SEIÎERT 9 Nous sommes ainsi conduits à examiner ce qu'elN; a fail déjà de[)nis la déclaration de la guerre actuelle et à ciierclier ce qu'elle devra faire encore pour contribuer, de son côté, au relèvement do notre pays, après la cessa- tion des hostilités, relèvement dont tant de personnes se préoccupent, dans le but d'assurer, alors, la reprise de notre activité sociale et le déve- loppement de notre industrie menacée. Les fondateurs de notre Association, lorsqu'ils en ont préparé les statuts, après nos désastres de 1870, se trouvaient dans une situation analogue à celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Ils s'étaient rendu compte du rôle qu'elle devait être appelée à jouer aussi dans le développement de notre puissance industrielle, si nous voulions pouvoir lutter, avec nos rivaux, pour le développement écono- mique de notre pays, développement qui allait se trouver entravé par les traités que nos vainqueurs nous avaient imposés. Pour éviter le retour de revers comme ceux que nous avions éprouvés, pour pouvoir reconquérir, par les œuvres de la paix, notre situation ébranlée, il nous fallait pouvoir mettre les ressources de la science française au service de nos armes, si nous dévions être appelés, un jour, à combattre, de nouveau, pour l'intégrité de notre territoire ou pour la sauvegarde de notre indépendance et de notre droit. Il nous fallait aussi pouvoir les mettre au service de notre industrie, si nous voulions arriver, un jour, à voir le règne de la paix s'établir sur le monde, par la seule force du droit et de la civilisation et effacer, sans luttes nouvelles, les traces des viola- tions commises. Pour assurer ce résultat, nos statuts précisaient que notre Association, en se donnant pour but exclusif de favoriser, par tous les moyens en son pouvoir, le progrès et la diffusion de la science, le faisait au double point de vue de la théorie pure et du développement des applications pratiques. Elle faisait appel au concours de tous ceux qui considèrent la culture des sciences comme nécessaire à la grandeur et à la prospérité du pays. Pour contribuer à répandre, dans toutes les classes de la société, les idées qui avaient inspiré la création de l'Association, ses fondateurs avaient eu soin, d'ailleurs, de prévoir la tenue de congrès et de conférences, afin de porter la bonne parole dans toutes les régions de la France et dans tous les milieux utiles à atteindre. La création des nombreuses sections prévues pour l'organisation des travaux de l'Association facilitait et assurait la diffusion, dans tous ces milieux, des connaissances à répandre et des progrès à réaliser. Les minutieuses dispositions prévues par notre règlement, pour l'orga- nisation des sessions des Congrès, et pour celle des excursions, ainsi que pour la rédaction des comptes rendus et des publications, montraient bien 10 ALLOCUTION I)K M. LK GÉNÉRAI- SEBEHT ce souci constant d'assurer la réalisation des pensées intimes de nos fondateurs. A la même époque, les lois organiques qui reconstituaient, sur des bases nouvelles, les forces militaires de la France, édiclaient des dispositions de nature à augmenter la valeur scientifique de nos armées et à faciliter l'introduction des progrès réalisés dans la science et dans l'industrie pour le perfectionnement de notre matériel et de nos méthodes de guerre. Dans ce but, elles admettaient notamment l'introduction, en qualité d'officiers, dans les États-majors de nos armes spéciales, des ingénieurs sortis de nos écoles techniques supérieures, en même temps qn 'elles levaient l'inter- diction qui avait, pendant longtemps, été imposée à l'industrie française, de concourir cà la création et à la fabrication du matériel de guerre et notamment du matériel d'artillerie. Ces dispositions avaient été prises à l'instigation de deux savants officiers généraux des armes spéciales, le Général I'^rebault et le Général Duboys-Fresney qui, en reconnaissance du brillant rôle qu'ils avaient joué pendant le siège de Paris, avaient été nommés membres de l'Assemblée nationale. Ils agissaient en communauté de vues avec le grand Marcelin Berthelot qui, en même temps, était appelé à continuer, à la tête de la Commission des substances explosives, le rôle qu'il avait joué aussi, pendant le siège, en dirigeant les travaux de cette Commission des inventions, qui fut l'embryon de celle que nous avons vu prendre un si grand développement au cours de la guerre actuelle. Les lois votées avaient eu pour but de faire participer, en cas de guerre, toutes les forces vives de la nation à la défense de la Patrie et de préparer, dès le temps de paix, l'élite intellectuelle de notre pays au rôle qu'elle aurait à remplir. S'il avait été donné suite, sans défaillances, aux idées qui avaient inspiré ces organisateurs de nos forces militaires et, si malgré les avertis- sements répétés de certains esprits clairvoyants, des idées préconçues ou des partis pris irréfléchis n'avaient pas opposé trop d'obstacles à leur application, nos établissements militaires auraient pu ainsi assurer, en temps de paix, le recrutement d'un personnel de direction qui se serait trouvé prêt à remplacer immédiatement, lors de la mobilisation, les officiers de l'armée active, normalement attachés à ces établissements. Nous ne nous serions pas trouvés ainsi pris au dépourvu, sous certains ra[)ports, comme cela nous est arrivé, lors de la brusque agression de nos ennemis. Le moment n'est pas venu de rechercher les motifs de cet oubli des principes qui auraient di*l nous diriger: mais ce qui est consolant et réconfortant, c'est de constater la façon dont, après un moment de surprise ALLOCUTION DE M. LE GÉNÉRAL SEBERT 11 et de tâtonnements, notre nation s'est ressaisie et comment se sont impro- visés les établissements, les ateliers et les services spéciaux destinés à coopérera la défense nationale, en y faisant contribuer toutes les ressources du pays. Nous avons vu ainsi, sous l'ardente impulsion du mathématicien que les événements ont porté jusqu'à la direction du Gouvernement, s'organiser cette Commission supérieure des inventions, dont le rôle s'est agrandi successivement et dans laquelle tant d'hommes de science et de membres de l'Université ont trouvé le moyen d'apporter leur précieux concours. La création du Ministère spécial des Armements et des Fabrications de guerre, centralisant la direction des usines qui ont dû être créées, de tous côtés, pour sutFire à l'intense production du matériel nécessaire, a imprimé une vive impulsion à la coopération scientifique de tous les hommes suceptibles d'intervenir dans la création ou dans la construction de ce matériel. C'est ainsi que nous avons vu faire appel à nos savants, à nos chimistes et à nos industriels, des spécialités les plus variées, pour arriver à o[»poser des inventions susceptibles de répondre victorieusement aux nouveaux engins, de toute nature, que nos ennemis n'ont pas hésité à adopter comme armes de guerre. Quand on réfléchit à cette situation, quand on en rapproche ce qui se passe chez nos alliés et que l'on voit comment les Anglais et les Américains, qui nous apportent leur concours, ont, dès le début, fait appel à leurs Associations scientifiques, pour organiser leurs moyens d'action, alors que leurs armées n'étaient pas précédemment organisées pour des luttes comme celles dans lesquelles ils n'ont pas hésité à s'engager, on est amené naturellement à reconnaître que c'est véritablement dans une puissante orga- nisation scientifique des forces vives d'un pays comme le nôtre, que pouvaient se trouver les garanties de son indépendance et de sa tranquillité dans l'avenir, quand, à côté de lui, se préparait, en secret, une nation de proie, dont toutes les pensées sont dirigées vers des prétentions à l'hégémonie, qui met au dessus de tout sa prétendue culture et qui donne l'exemple d'une organisation remarquablement conçue en vue de réaliser ses concep- tions véritablement diaboliques. Le rôle de notre Association est tout indiqué, pour coopérer à une organisation de ce genre, c'est ce qu'avaient eu en vue ses fondateurs et si les événements du passé n'ont pas permis de réaliser entièrement leur programme, il nous appartient de cherchera réussir à le mieux appliquer pour l'avenir. Il nous faut, pour cela, malgré les difficultés de l'heure présente, malgré l'absence de ceux de nos membres qui sont mobilisés, chercher à déve- 12 ALLOCUTION DE M. LE GÉNÉRAL SEBERT lopper l'action de notre Association, dans les sphères oîi elle peut s'exercer. C'est ce dont notre Conseil s'est déjà préoccupé depuis deux ans et vous savez que, dans Tiinpossibilité d'organiser, pendant la guerre, des sessions régulières de nos congrès, il s'est attaché à faire une active propagande, en faveur du programme de notre Association, par desconférences faites en province et demandées à ceux de nos membres qui sont les plus susceptibles d'obtenir des adhésions et de précieux concours. Un coup d'oeil rapide, jeté sur les résultats obtenus, est de nature à nous fournir d'utiles enseignements et à nous donner satisfaction. •Ce sont les conférences qui ont porté sur des sujets industriels qui ont obtenu le plus de succès et réuni le plus d'auditeurs. Ce fait avait été constaté déjà en 1916, il s'est trouvé confirmé pour les conférences de 191-7. Ces dernières ont été au nombre de douze. Sept ont eu lieu à Paris et cinq en province. Bien que relatifs à des questions posées par les événements actuels, les sujets en ont été des plus variés. L'expérience déjà faite au cours de deux années, montre que ces conférences constituent un des meilleurs procédés de propagande que l'on puisse employer. Les villes de province, en effet, surtout celles où il n'y a pas eu encQre de congrès, ainsi que celles où nous ne pouvons pas espérer en tenir jamais, connaissent très peu notre Association. L'exposé qui est fait de son histoire et de son rôle, par un délégué de notre Conseil, avant chaque conférence, atteint précisément le but que nous visons et qui est de faire connaître le rôle de l'Association et de lui amener des adhésions. Les témoignages de ceux de nos collègues qui, dans chaque ville, facilitent notre tâche, pour l'organisation de ces conférences, de même que les résultats de la mise en vente des tirés à part et les adhésions nouvelles qui nous parviennent, malgré les conditions défavorables créées par la guerre, montrent bien que ce sont les industriels qui écoutent le plus volontiers notre appel. Nous arrivons donc ainsi au résultat que nous cherchons, et l'on ne saurait s'en étonner, car les besoins créés par la guerre ont provoqué déjà un développement considérable de nos usines. Ils ont mis ainsi en évidence, mieux que toute campagne de parole ou de presse, les ressources de notre pays pour l'accroissement de sa fortune commerciale. Tous ceux qui, au cours de ces trois dernières années, ont été appelés à travailler dans nos usines de guerre, ont pu voir de quel puissant secours peuvent être, au moment voulu, des données scientifiques, même lorsqu'elles nesont étayées que sur de modestes expériences de laboratoires. ALLOCUTION l»K M, Ij: GÉNÉRAL SEIÎKm" 13 Elles suffisent souvent pour augmenter, pour décupler parfois, le rendement des installations industrielles. C'est la confirmation de l'efficacité du programme que notre Association s'est donné depuis sa fondation et do l'utilité des efforts quelle tait, par ses congrès notamment, pour assurer la collaboration nécessaire des savants et des industriels. Elle constitue un des milieux les plus favorables à cette collaboration. En permettant aux savants et aux industriels de se rencontrer, de nouer des relations, de discuter sur les questions directrices et les méthodes qui en découlent, nos sessions peuvent contribuer puissamment au dévelop- pement de notre industrie nationale. Il convient donc d'en conserver soigneusement la tradition, pour coopérer, le plus efficacement possible, à l'œuvre de reconstitution des forces économiques de notre pays, car cette œuvre constitue l'un des problèmes lies plus angoissants de l'après-guerre. Par la diversité des spécialistes qui sont enrôlés dans nos sections, par la variété des relations que nos sessions permettent d'établir entre eux, en dirigeant leur attention sur les régions les plus variées de la France, nous pouvons espérer apporter un concours efficace à la réussite des efforts qui se préparent, de toutes parts, dans notre pays, pour assurer le relèvement rapide de notre industrie après la guerre. Nous n'avons, pour cela, qu'à maintenir nos traditions d'avant-guerre, qu'à continuer nos conférences, en attendant que nous puissions reprendre la série de nos congrès, et à en publier les comptes rendus pour remplacer provisoirement la distribution des mémoires qui étaient présentés dans ces congrès. Ainsi nous resterons fidèles à notre devise : « Par la Science pour la Patrie » et nous continuerons à rendre service à notre pays. Mais il est encore un point sur lequel peut aussi s'exercer utilement notre action et que je voudrais, en terminant, signaler à votre attention. Cette guerre, qui nous a apporté tant d'enseignements, a mis en évidence l'un des points faibles de notre organisation, comparée à celle de nos ennemis, et même à celle de nos alliés qui peuvent être nos rivaux en industrie. Ce fait, c'est que nos industriels se sont, jusqu'ici, tenus trop peu au courant de ce qui se passe, à côté d'eux, dans les sciences qui peuvent les intéresser et qu'ils ont trop négligé de se documenter sur les progrès dont ils pouvaient bénéficier ou dont leurs rivaux avaient déjà pris possession, en les devançant dans leur emploi. Cette question de l'utilité de la documentation scientifique, en matière technique et in, travaillé encore une fois : « Par la Science, pour la Patrie. » conhkui:nce faiti: a angehs SaMKIH 11 rÉVRlKR 191 S La réunion a eu lieu à :20 heures et demie, dans la iriande salie des Fêtes de rilôlel de Ville, sous la présidence de M. Bkrnier, Maire adjoint d'Angers. .M. BoujL , Préfet de Maine-el-Loire, a bien voulu témoigner de l'intérêt qu'il porte à notre œuvre, en acceptant d'assister à la Conférence et de prendre place aux côtés de M. le Maire. Allocution i.k M. REH.MEll .Mkshames, Messieurs. T(jus nos concitoyens, et plus parliculièremcn! toutes ^les persojinalilés angevines du monde scientifique, des lettres, de la magistrature, du bar- reau, du connnerce et de l'industrie, se sonvierment du grand succès quobtinl à Angers le ('.ongrès de l'Association Française pour l'Avance- ment des Sciences, qui', du 5 au 10 noùl 1903. fil rayonner autour de notre Cité l'auréole du |»rogrès. Aussi m'est-il très agréable, en ouvrant cette séance, de saluer et de remercier, au nom de la Ville d'Angers, les deux éminenls conférenciers, véritables missionnaires de jjrojxigande, MM. Desgrez et Chudeau, iju'il serait (Tailleurs superflu de présenter très longuement. M. le D'' Desgrez, le savant professeur de la Faculté de Médecine de Paris, Secrétaire généi'al du Conseil de l'Associalion, (jui, en de multiples congrès, a fait entendre sa parole intéressante et persuasive, et qui, hier encore, venait présider les examens de l'École de Médecine et de Phar- macie d'Angers. M. Chijl>e\u, docteur es sciences, dont le nom sonne agréablement à nos oreilles, puisqu'il cache un angevin qui lionore grandement notre Cité et qui allie à ses grandes qualités une modestie et une timidité spé- ciales aux savants. Tous deux, avec la haute autorilé qui s'attache à leur nom, viennent, dans les moments tragiques que nous traversons, nous apporter, en même ALLOCUTION DE M. BERNIEH 17 temps que les oncourageiiients de leur parole, les enseignements que nous devons tirer de leur expérience pour préparer l'avenir de notre Pays. Notre belle France, qui sera victorieuse demain, aura beaucoup à gagner à l'extension des travaux de l'Association Française pour l'Avan- cement des Sciences, le progrès industriel, source de richesse, étant inti- mement lié au progrès scientifique. Et puis, n'est-il pas réconfortant, au moment où quelques 'esprits chagrins nous font miroiter le colossal de l'organisation germanique, de lui opposer la finesse, l'originalité de notre esprit latin. Comme l'a fort bien dit le professeur Ferrero, nous luttons pour l'esprit de qualité contre l'esprit de quantité. De tout temps il a été reconnu que la France fait rayonner son génie sur le monde. Elle ne pourrait pas, dans l'avenir, se servir de la science pour perfec- tionner, si je puis m'exprim^r ainsi, la barbarie et le vandalisme; au contraire, tous ses efforts tendront à diriger le progrès vers le bien de l'Humanité, vers le Droit et la Justice. Plus que jamais, notre Pays semble être le phare lumineux vers lequel convergent toutes les âmes mondiales et nous devons en ressentir une noble fierté. Avant de terminer, je tiens à remercier l'assistance d'élite de l'honneur qu'elle fait aux éminents conférenciers à qui je me permets d'adresser la supplique suivante : « Continuez à faire resplendir et à répandre dans vos conférences cette lumière si vive, si pénétrante, qui bientôt, j'espère, brillera de nouveau dans vos congrès. » Variez-en les couleurs, suivant que votre goût, si délicat et si sûr, éprouvera le besoin d'en changer les nuances. » Pour nous. Messieurs, nous saurons toujours l'appréf'ier et reconnaître vos efforts, et, toutes les fois qu'un nouveau rayon lumineux viendra nous réchauffer et nous éblouir, nous le saluerons comme une promesse nouvelle de progrès, de fécondité et de vie. Que votre merveilleux organisme scientifique qui constitue votre Association, continue à justifier votre devise : « Par la Science, pour la Patrie ». IS REKÉ CHLDEAU M. René CH( hEAL, Dortnur ôs Sciences, Chargé de Missions on Ai'riquc-Occidentali: Irniiraisi' LE ROLE ÉCONOMIQUE DE NOS COLONIES PENDANT ET APRÈS LA GUERRE. MoNsiEUK LE Maire, Mesdames. Messieurs, Le sujet que j'ai entrepris de traiter devant vous est extrêmement vaste et fort complexe ; il est, de plus, aride et les chiffres y abondent : aussi bien le temps n'est pas aux discours d'apparat, rnais bien plutôt au travail. Les diflicultés de ravitaillement que nous rencontrons en ce moment, ont attiré l'attention de tous sur ce grave problème ; nous tirons habituel- lement du dehors beaucoup de matières premières qui se font rares actuellement ; c'est d'abord ce point qu'il importe de préciser. i\os importations en matières nécessaires à l'alimentation et à l'industrie ont une valeur moyenne d'environ 6 milliards (sur 8 milliards d'importa- tion totale); les 9/10 en viennent de l'étranger, 1/10 seulement de nos colonies. Les produits alimentaires représentent en chiffres ronds 2 mil- liards, les produits industriels 4. Le tableau suivant, relatif à quelques-unes de ces matières premières, les plus importantes, précisera ces chiffres pour l'année 1913. Avec les produits secondaires, la valeur totale de nos importations de matières premières a atteint 6.123 millions en 1913, dont 693 millions m, 3 0/0) provenant de nos colonies. Nous dépendons de l'étranger dans une troj) forte mesure. Il est bien clair que nous ne pouvons pas demander à nos colonies tout ce dont nous avons besoin : pour la houille (1) par exemple, nous serons longtemps encore tributaires de l'Angleterre. (1) En Indo-Cliine, au Tonkin, on extrait en moyenne ^1908-1912) 409.000 tonnes de houille, dont 235.000 sont exportées. I,E RÔI-E ÉCONOMIQUE I)K .NOS COLONIES PENDANT Eï APliÈS FA GUERRE 40 Importations en 1913. uUANirrÉ VALKUIl VAUaJK 0/0 Lui ne TONNES TOTALE (COLONIES) (COLONIES) 285.000 22.866.000- 702.000.000 .583.000.000 14,4 2 » Houille Coton 329.000 122.000 15.000 ,578.000.000 73.000.000 123.000.000 1,2 0,05 19 0,2 )) 15 Jute Caoutchouc Bois commun 2.033.000 210.000.000 5 2.4 Bois exotique. 165.000 26.000.000 7 26 Pâte de cellulose .... 465.000 67.O00.0OU 1 7,5 Céréales 2.928.000 565.000.000 85 15 Millet 6.000 - 262.000 1.700.000 65.000.000 0,07 57 87,7 Riz . Graines oléagineuses. . . 963.000 387.000.000 102 26,5 Huile 31.000 14.000 27.000.000 18.000.000 11 14 40 77 Huile d olive Graisses 27.00!) 29.000 26.000.000 54.000.000 1.5 1,2 6 2,2 Cacao Café 115.000 207.000.000 1,9 0,9 Sucre 115.000 34.000.000 29 85 Bétail 58.000 48.000.000 40 . 85 Viande , IS.OOO 41.000.000 6 14 Peaux brutes 75.000 249.000.000 24 10 Peaux préparées, cuirs. . 8.000 71.000.000 0,4 0.5 Poissons de mer 262.000 65.000.000 57 87,7 ■ Mais, pour les produits de la culture et de l'élevage surtout, nous pou- vons et nous devons tirer un meilleur parti de notre domaine d'outre-mer. L'elTort ne paraît pas très considérable : à la Conférence coloniale qui s'est tenue à Paris en juillet 1917 (1), il a été établi qu'il suffirait de cultiver 1 million d'hectares (IQ.OOO kilomètres carrés) pour récolter dans nos colonies les matières alimentaires qui nous font défaut. Si l'on veut avoir eu outre le coton, il faut plus que doubler ce chiffre. La surface à mettre ainsi en valeur représente le vingtième de la France, soit quatre ou cinq départements et, si on laisse de côté le coton, à peine le cinquantième, soit la valeur de deux départemenls. j ! Colonies principales. — L'étendue de nos diverses colonies que l'on trou- vera indiquée dans le tableau ci-après montre qu'elles sont -assez vastes pour loger facilement une surface aussi faible. (1) Conférence coloniale instituée par M. A. Maginot, Ministre des Colonies,! ol., Paris 1917. 20 RENÉ CHUDEAU Surfaces à cultiver aux colonies pour assurer nos importations de quelques produits importants. Maïs Riz IMPUinATlOiNS NÉCESSAIRES en tonnes PHOUUCTION A l'iikctarf. en tonnes SsUHFACKS A CULTIVKR en kilomètres carrés 59H.000 262.0 0 . 20.000 H5.000 29.000 493.000 115 000 30.000 lo.soa 34.000 15.000 328.860.000 3 2 6 0,5 0,6 2 4 1 1 1 0,4 0,2 Total. . 1.070 1.310 65 2.300 5 0 2.460 2'. 10 300 158 340 370 16.444 Manioc Café Cacao Arachides Sucre Amandes de palmier . Huile Légumes Caoutchouc Coton 26.501 Superficie et population des colonies principales. France Afrique du Nord (moins le Sahara) Afrique équMloriale française .'. . Afrique occidentale française . . . Indo-Chine Madagascar Mayolle et Comores Itéunion Guadeloupe et dépendances .... Martinique Guyane Inde française Elahlisseiiienls de l'Océanie. . . . Nouvelle-Calédonie et dépendances. Sarnt-Pierre-et-Mi(|uelon Kergiiélen, Saint-Paul, Amsterdam, Cruzet ToT\r, pour les colonies. . SUPEHFICIE en KiLOM. carrés 536.463 1.100.000 1.401.000 3.913.250 80:s.0C0 585.500 2.168 2.400 1.7S0 987 88.000 513 4.393 18.653 241 3.740 POPULATION 39.600.003 10.500.000 8.900.000 11.626.0(:0 16. 99' -.000 3.100.0(10 97.700 173.800 212.400 184.000 49.000 Î82.000 31.500 50.700 4.G00 8.1 00.000 DENSITE [)ar KILOM. CARRK 52.50(1.000 74 9,4 6 4 21 5 45 72 119 187 0,6 5:;o 7 2,7 19 LE RÔLE ÉCONOMIQUE DE NOS COLONIES PENDANT ET APRÈS LA GUERRE 21 Mais, en l'espèce, il ne s'agit pas d'une simple question do fjçéoméirie ; les questions decliinat,de main-d'œuvre etde transports ont une importance primordiale. Dans l'examen, que nous sommes obligés de faire rapide, de ces divers sujets, nous laisserons de côté l'Afrique du Nord; aussi bien la Tunisie, l'Algérie, le Maroc appartiennent au domaine méditerranéen et présentent à l'égard du climat les mêmes caractères à peu près que la Provence ; leur proximité de la Métropole permet presque de les assimiler à des départements français. Saint-Pierre-et-Miquelon et les îles Kerguélen, avec leurs voisines du sud de l'océan Indien, situées dans les régions froides du globe, n'intéressent que les pêcheries. Malgré l'importance de la morue pour l'alimentation et des cétacés pour l'industrie, nous les négligerons. Toutes nos autres colonies sont situées dans la zone tropicale et se prêtent à des cultures variées, lorsque l'on dispose d'eau en quantité suffisante : les basses températures et les gelées n'y sont pratiquement jamais à craindre. A part la Guyane, le groupe dit des anciennes, colonies ne comporte que des îles d'étendue restreinte. La plus grande de beaucoup, la Nouvelle- Calédonie a 300 kilomètres de long et 50 de large ; par sa superficie, elle représente à peine deux fois la Corse. Comme dans toutes les îles, le climat des anciennes colonies est tempéré (1); il n'y fait jamais très chaud, l'atmosphère est suffisamment humide ; les pluies sont abondantes et quoique les saisons, sèches y soien bien reconnaissables, il y pleut tous les mois. Dans presque toutes, la densité de la population est satisfaisante; il reste encore dans toutes les anciennes colonies de grands progrès à réaliser, mais c'est surtout dans nos nouvelles colonies que l'effort à accomplir est considérable. Aussi nous arrêteront-elles un peu plus longtemps. La presquUe indo-chinoise est parcourue par plusieurs chaînes de mon- tagnes qui, détachées de l'extrémité orientale des hauteurs du Tibet, se dirigent, en divergeant, sur le sud-est. Elles partagent la péninsule en vallées longitudinales progressivement élargies et qui communiquent difficilement entre elles. De Touestà l'est, on rencontre d'abord les chaînes de Birmanie et de la presqu'île de Malacca dont la majeure partie est politiquement rattachée à l'empire britannique. A l'est de ces montagnes, les vallées du Ménan et du Mékong sont séparées par une suite de hauteurs (Phou-Khiaou, Kampeng-Muang), dont quelques sommets dépassent 1.000 mètres. Le bassin moyen du Mékong correspond au plateau du Laos (1) A Fort-de-France (Martinique), la température moyenne est voisine de 25°, avec comme extrêmes 16°5 et 32° ; au Morne-des-Cadets (altitude 54 mè(res), la moyenne est 23*, la température varie de 16 à 31°. A Paita (Nouvelle-Calédonie, au nord-ouest de Nouméa) l'amplitude des variations est relativement considérable (6°8 à 17°), moyenne 21°. La valeur des précipitations annuelles est rarement inférieure à 1 mètre et souvent beaucoup plus élevée (Morne-des-Cadets, 3", 10). 22 RENÉ CHUDEAl loOO mètres) dont la majeure partie appartient au Siam, comme le bassin du Ménan. La plaine qui, au sud, fait suite au Laos correspond au Cam- bodge, placé sous notre protectorat : noire colonie de Cochinchine n'est (|ue le delta du Mékong. ïMus à l'est encore, la cordillère annarailique s'étend entre le fleuve et la mer de Chine : quelques sommets dépassent 2.000 mètres ; un petit nombre de culs seulement sont au-dessous de 500 mètres (Meugia, 418; Aïlao, 410). Le versant oriental de cette cordil- lère forme l'Annam. Une autre chaîne moins importante limite à l'est le Tonkin, arrosé par le fleuve Kouge, dont h- delta constitue le bas Tonkin (fig.3). La partie orientale de la péninsule qui constitue llndo-Chiue française (1) s'étend en latitude, de 8"13' L. .N. à 23" L. N., sur une longueur de 1.800 kilomètres; elle présente une assez grande variété de climats. Dans le haut Tonkin, on observe des températures assez basses : à Chapa (22''30' L. N., altitude 1.600 mètres, à 2o kilomètres S. W. de Laokay), la température ne dépasse pas 23 degrés en été et descend à 0 en hiver; à Xieng-Kliouang (19° L. >i., altitude 1.2o0 mètres, plateau de Tran-Ninh, Laos), à 170 kilomètres • au sud-est de Luang-Prabang, la moyenne (5 années) de décembre est 15 degrés; celle d'août, de 23 degrés; on y a observé 7 degrés en janvier 'et 28 degrés en mars-avril. Sur le littoral^ l'amplitude des variations est encore moindre; à Saigon (10''47' L. N.)» la moyenne annuelle est 26°9 ; les moyennes mensuelles varient de 25 degrés en décembre à 30 degrés en avril et mai; les températures les plus basses sont de 17 degrés eu janvier (moyenne des minima, 20 degrés); les plus hautes, de 40 degrés_|en avril (moyenne des maxima, 35 degrés). A Hué (16°2r L. N.) la moyenne annuelle est 24"'o; les moyennes men- suelles varient de 20 degrés en février à 3l) degrés en juin et août; la moyenne des minima est de 15 degrés en février, celle des maxima de 37 degrés en juin et août. A Hanoï (21'^2' L. N.l, 23"4 est la moyenne annuelle ; lo^o en février, 30 degrés en juillet, avec des chifl'res extrêmes de 8 'degrés en février (moyenne des minima, 12"5i et de 41 degrés en ;îoût (moyenne des maxima, 35 degrésj. La pluie (2) est abondante et habituellement très supérieure à l mètre. Elle ne tombe au-dessous de ce dernier chiffre qu'au sud de l'Annam, au voisinage du littoral, entre le cap Saint-.lacques et le cap Padaran, ainsi (|ue dans le Laos siamois. A l'o.uest de la cordillère annamitique, la saison sèche est assez bien marquée : à Saigon, i"\% par an dont seulement 26 centimètres de novembre à avril (3) ; à Battambang, l'",27, dont seule- ment 22 centimètres de novembre à avril. Le long de la mer de Chine, la s'aison sèche est à peine marquée ; la moyenne à Hut' est de 2"', 80, chiffre <[) H. Bkenieu -. Essai d'Ailas statistiqtœ de l' Indo-Chine française, Hanoi, 191 'i. La plupart des chiffres relatifs à l'Indo-Chinc sont empruntés à cet excellent ouvrage. [•it Le Cadet, Régime pluviomélriqtie de l'indo- Chine, Hanoi, 1916. (3) La moyenne annuelle à Paris est do 0°',iJ9 : les moyennes mensuelles varient de 'i à 6 centimètres. I,E HÔI,r': KCONOVIIQLIE l>K NOS C('tl.OMES PENDANT KT APRÈS I,A GUERRE 23 nuixiinuiu pour les slatiôns de basse altitude, et dc'passe 8 mètres sur les hauteurs voisines. •Notons la violence extrême de quelques averses : en juin iî)l;"), (m a recut'illi à IMin-Lien (observatoire d'Hanoi) Il centimètres de pluie en une heure et, dans la baie de ïourane, en mars 1912, 49 centimètres [en dix- neiiTlieures. Ces grandes pluies, qui causent souvent des dégâts, sont habi- FiG. 1. — Madagascar. Les forêts en grisé. tuellement liées aux typhons qui paraissent surtout à craindre sur la côte d'Annam, au nord de Tourane; dans le siècle dernier (1810-4904), Hué a été ravagé par treize typhons sérieux,|presque toujours en septembre et octobre. Madagascar, située entre it" et 26" L. S., mesure 1.600 kilomètres du nord au sud, 430 de l'est à louest (fîg. 1), 24 RENK (^HUDKAi; Sa partie orientale est bordée par une chaîne de hauteurs dont la crête se lient à 7o kilomètres en moyenne de locéan Indien; quelques sommets approchent de 3.000 mètres dans le nord de l'île; beaucoup dépassent 2.000. Dans cette partie orientale, les plaines sont rares et limitées ; mais au-dessous de 200 mètres, au voisinage de la ccMe, se trouve une région de collines où la latérite, cette plaie des tropiques, est habituellement recou- verte d'humus et se prête à de multiples cultures. La pluie est abondante, sans saison sèche véritable (3 mètres à Tama- tave (18"9' L. S.), dont l'",9 en saison humide, 1™,! en saison sèche) ; la température varie peu (Tamatave, moyenne annuelle 24 degrés, chiffres extrêmes 16 degrés et 35 degrés). La partie centrale de l'île est occupée par un plateau élevé (1.200 mètres) que le massif volcanique de l'Ankaratra (2.600 mètres) sépare en deux, rimérina au nord, le Betsilio au sud. Ce plateau est assez stérile, sauf dans ses parties irriguées qui se prêtent à la culture du riz. La pluie est assez abondante, mais la saison sèche est bien marquée (Tananarive, altitude 1.400 mètres, IS^oo L. S., l'»,50 de pluie dont seulement 10 à 15 centimètres de juin à septembre, régime d'ailleurs très irrégulier). La température est tempérée (Tananarive, moyenne 18 degrés, extrêmes degrés et 32 degrés). Du plateau central, le pays s'abaisse vers l'ouest par une série de gradins jusqu'au canal de Mozambique, près duquel existent de grandes plaines d'alluvions, favorables à la culture. La température esti>lus élevée que sur la côte orientale ; les moyennes varient de 26 à 29 degrés ; mais surtout la saison sèche est mieux marquée : à Nossi-Bé, il tombe 2'°,43, dont 2 mètres pendant la saison des pluies ; à Majunga (15"43' L. S.) il tombe encore l'",50 de novembre à avril. Ces quantités vont en décroissant vers le sud ; à Morovoay, l'",20 pendant la saison des pluies, 6 centimètres pendant la saison [sèche ; à Maevatanana, 1"',47 et 22 centimètres; à Morondova (20°17' L. S.), 65 et 2 centimètres. On arrive ainsi à la région méridionale de l'île qui est limitée à peu près par une ligne allant de Tuléar (23''30' L. S.) à Fort-Dauphin (25° L. S.). Les pluies y sont rares ; la végétation dominante comporte de nombreuses formes cactoïdes. accidentelles plus au nord. Cette région ;sud-ouest de l'île est semi-désertique ; on y a tenté, avec quelque succès, l'élevage de l'autruche. VAfrique-Éguatoriale française renferme plusieurs parties fort disparates. Vers le nord, elle s'étend à travers le Sahara jusqu'à la Tripolitaiue ; rOuadaï, le Tchad et le bassin de Ghari qui, par leur structure fet leur climat, appartiennent au Soudan, sont actuellement et pour longtemps encore d'accès très dillicile et ne pourront, que dans un avenir éloigné, intéresser le commerce européen. Nous pouvons laisser de côté toutes ces régions et nous en tenir à celles qui appartiennent au (Jabon et au bassin du Congo (fig. 2). Le bassin du Congo présente une superficie de 4 millions de kilomètres LE ROLK KCONOMIQIJE DK NOS COLOMES CENDANT ET APRÈS LA GUERRE 25 carrés avec 18.000 kilomètres de voies navigables, dont la majeure partie appartiennent à la France et surtout à la Belgique. (1) Ce superbe bassin est malheureusement logé dans une cuvette, d'où le lleuve ne sort, en aval du Stanley-Fool et jusqu'à Matadi, que par une série de rapides qui arrê- tent la navigation pendant "260 kilomètres. La sortie des marchandises ne peut être assurée, en dehors du portage, que par le chemin de fer belge, de Matadi à Léo|)oIdvill8. Deux projets français sont étudiés : Pointe-Noire à Brazzaville et Libreville à Ouesso. La réalisation du premier tout au moins est prochaine. Elle est nécessaire à l'exportation du Congo, Loango Pointe No ire Cabindâ ■Oc- T n I —~-~Cnerwjiae fer. ,/e'r, ^ ^^- dejer projeta. ■' "ç^^^'^fe Vl/y2Forèts, Oôookm. I FiG. t. — Partie méridionale de l'Afrique-Équatoriale française. Les forêts en grisé. Les quelques cotes portées sur la carte suffiront à indiquer l'importance des reliefs qui séparent le bassin du Congo du littoral. L'Oubangui, puis le Congo jusqu'à Brazzaville séparent le Congo belge de l'Afrique-Équatoriale française. La climat est régulier ; les variations de température sont faibles (Braz- zaville, température moyenne 24"5 ; chiffres extrêmes 13 degrés et SO^o; Libreville, moyenne annuelle 25"5 ; chiffres extrêmes 16 degrés et 34''o) (1) Le Congo belge a une superficie de 2.365.001) kilomètres carrés et 15 millions d'hia- bitants. 26 HENÉ CHLDKAL La pluie est abondante (Hrazzaville l"',30; Libreville i"',40i. La saison sèche est bien marquée, et de juillet à septembre il pleut fort peu. En laissant de côté la région saharienne, Y Afrique occidentale présente deux grandes plaines: l'une, le Sénégal, voisine du littoral est d'accès facile; l'autre, le Moyen-.Nigvr, est comme le bassin du Congo, assez isolée de la mer par le plateau Mandingue à l'ouest, par des hauteurs et surtout par la forêt guinéenne 'au sud ; des eliemins de fer, achevés, la relient par la Guinée, la Côte-d'l voire et le Dahomey à l'Atlantique ; une autre ligne dont l'achèvement est proche mettra directeinent en relation Bamako et Dakar (11. Dans le sud, le climat se rapproche de celui de l'Afrique équatoriale. A mesure que l'on va vers le nord et que, à travers le Soudan, on se rap- proche du Sahara, le climat devient extrême (Tombouctou, température moyenne 2S"fc), chifîres extrêmes 4"o et 50 degrés); en même tempsla pluie diminue d'intensité (Kayes, 14"47 L. .N., O^Jl ; Tombouctou, 16'47, 0"'.l9)et la saison sèche s'allonge (six mois à Kayes. huit à Tombouctou). Produits végétaux. — Ces notions géographiques sounnairement rappe- lées, voyons quelfes cultures sont possibles sur ces vastes domaines. Le blé n'est pas un produit tropical et bien qu'on le récolte dans tout le nord du Soudan, nous devons surtout nous attacher à en perfectionner la culture chez nous : en France, le rendement moyen du blé n'est que de 13,"2 quintaux à l'hectare; le rendement est habituellement meilleur en Europe : il atteint jusqu'à 27,5 au Danemark. Pour le riz, nos colonies présentent de meilleures conditions. Le riz est la céréale la plus importante du globe : il forme la base de l'alimentation de tous les peuples de rExtrême-Urient et son usage est très répandu dans toute la zone tropicale. Son rôle est moins considérable en France qui cependant, en 1913, en a importé 262.000 tonnes. Il contient moins de matières azotées que le blé et ne peut sulTire à lui seul à assurer l'alimentation. Un distingue habituellement dans le riz quatre sous-espèces, le riz dur qui est le type le plus usuel, le riz gluant qui sert suitout à la fabrication de l'alcool (2) et en Extrême-Orient de certaines pâtisseries, le riz de mon- tagnes qui pour sa croissance n'a pas besoin d'être constamment inondé et enfin les riz flottants dont les tiges peuver.t atteindre une longueur de 5 à 6 mètres et qui sont particulièrement précieux lorsque le niveau de l'iiau dans la rizière est dilïicile à régler : le riz, lorsqu'il est complètement submergé, meurt rapidement. On connaît encore une cinquième sous- espèce, le riz vivace. qui n'est guère t|u'une curiosité botanique. ili 15. Chide.vu : LAl'nE ISOS COLONIES PENDANT ET Al'KÈS EA liUEKUE 27 Les varicHés sont iiiiioinbrahles ; la couleur des erivelo|t[(es llorales (balle) peut varier ainsi qu<' la l'orme du graiu qui peut iMre rond comme dans les variétés préférées en Europe, ou allongé et alors plus estimé en Chine. La couleur de l'enveloppe du grain ('son) i)eut être rouge : les riz rouges, très appréciés dans les pays producteurs (Orient, Soudan) sonl']>eu prisés en Europe où seule leur coloration les déprécie. l>'autres variétés, plus importantes au point de vue culturaKsonI l»asées sur la durée de l'évolution ; pour les riz hâtifs, il s'écoule de trois à cinq mois entre le semis et la récolte ; pour les riz tardifs de six à sept; les riz « de saison », les plus répandus et qui ont habituellement le meilleur rendement, mûrissent en cinq ou six mois. Le riz encore revêtu de ses enveloppes florales, paddy ou riz en })aille des statistiques françaises, pèse de ."JO à 08 kilogrammes l'hectolitre; le riz cargo, grossièrement décortiqué, contient encore de o à 20 0/0 de paddy; il pèse de (io à 70 kilogrammes. Le riz blanc, mieux neltoyé dans des rizeries industrielles, pèse jusqu'à 82 kilogrammes ; on y distingue plti- sieurs sortes suivant la perfection du triage et la quantité de brisures et de farines qu'il contient. Le plus souvent le riz est semé, très dru. en pépinières ! 1/200 de la surface à planteri, puis lorsqu'il a atteint une vingtaine de centimètres, généralement au bout d'un mois, repiqué à sa place définitive. Sauf les riz de montagnes, de rendement inférieur, le riz ne pousse bien que dans l'eau ; on ne le met à sec que pour achever la maturité du grain. S'il est complètement submergé, la récolte est perdue; la nécessité de régler ainsi le niveau de l'eau dans les rizières ouvre un beau champ d'études aux ingé- nieurs européens. En 1013, une crue importante du fleuve Rouge a fait perdre à la culture du riz au Tonkin une surface de 100.000 hectares, d'où un déficit de 150.000 tonnes de jiaddy, valant \ô millions environ. Aux grands travaux d'hydraulique agricole, nécessaires pour assurer la stabilité des récoltes, ne doit pas se borner l'intervention des Européens dans la culture du riz. L'emploi des engrais est parfois négligé;, il est inconnu au Soudan, Les insectes et les champignons parasites font souvent de grands ravages, de même que quelques rongeurs. L'étude précise des variétés et leur sélection restent en grande partie à faire; elles ont été entreprises à Java par les Hollandais, aux Philippines par les Américains. La culture mécanique du riz qui a donné des résultats en Lombardie serait à étudier dans les pays tropicaux. Le décorticage du riz se fait encore trop souvent par des [n'océdés pri- mitifs, faisant perdre aux indigènes un grand nondtre d'heures qu'ils pourraient mieux employer. Les consommateurs européens préfèrent les riz de bel aspect (('aroline, Piémont, Javaj. Nos riz coloniaux sont souvent de qualité comparable ; mais, mal préparés, leur présentation est défectueuse en général. Cependant à l'exposition de l'Institut colonial de Marseille en 1911, certains échan- tillons indo-chinois ont (Hé cotés à l't'gal des meilleures sortes de Java. 28 KEiNK CHLUEAU Les soins que nécessitent ces présentations meilleures sont encore du domaine des Européens. La péninsule indo-chinoise est le grand fournisseur de riz du monde entier; la Birmanie vient en tète avec une exportation moyenne de 2.400.000 de tonnes (moyenne 1904-1912) ; le Siam (delta du Ménan) ne vient qu'en troisième, avec une exportation de 800.000 tonnes. Notre Indo-Chine française occupe la seconde place avec un million de tonnes. Le tableau suivant et la carte (fig. 3), dont les éléments ont été puisés dans V Atlas de Brenier, exigent un commentaire. Production du riz en Indo-Chine. Cochinchine EN KILOMÈTRES CAHHÉS 0/0 EN MILLIERS DE ïO^^ES 1 SUPERFICIE totale RIZIÈRES PROpUCTlOM totale CONSOMATIO^ tXPORTATlIIN uumî ILCOOL etc, 56.000 15.040 26,8 1.903 900 913 loO 30 Tonkin. . . 119.750 7.667 6,4 1.825 1.500 2U0 113 60 Cambodge . 175.000 6.200 4 620 480 154 07 19 Annam . . 1.50.000 4.670 3,1 " '' )) ** Les chiftres relatifs aux quantités de riz sont donnés en Paddy dont le rendement à l'hectare varie, suivant les variétés cultivées et suivant les années, de 2,3 à 0,8 tonnes. Une tonne de Paddy équivaut à 600 kilo- grammes de riz blanc. Il a déjà été indiqué que la Cordillière d' Annam séparait en Indo-Chine deux climats bien tranchés : dans le bassin du Mékong, on fait par an une seule récolte de riz, échelonnée sur une longue période, de novembre à avril, mais qui présente sa plus grande importance en janvier et février ; dans la partie orientale de l'Indo-Chine, de Moncay au cap Varella, il y a deux récoltes, l'une en mai, l'autre en octobre-novembre, cette dernière de beaucoup la plus considérable. L'Annam produit peu de riz, ce qu'il faut pour sa consommation. L'exportation du Cambodge pourrait être accrue; la région de Battam- bang, où se trouvent les ruines d'Angkor, a été très prospère autrefois et sa décadence actuelle ne tient qu'à des causes historiques. Au Tonkin, les rizières n'occupent qu'une faible partie de la superficie totale; mais elles couvrent 48 0/0 du delta du ileuve Bouge qui seul se prêle bien à la culture de la précieuse gramihée ; la production est impor- tante; mais au Tonkin, très peuplé en général (51 habitants au kilomètre carré), la densité dépasse 300 habitants dans le delta, de sorte que la consommation locale absorbe presque toute la production. Le véritable pays exportateur est la Cochinchine, encore estime-t-on que le delta de Mékong (42.000 kilomètres carrés dont 35,8 0/0 occupés LE RÔLE ÉCONOMIQUE DE NOS COLONIES PENDANT ET Ar'HÈS LA GUEKKE 29 par les rizières) contient encore 18.00!) kilomètres carrés propices à la culture du riz; la production pourrait être doublée. La population, moins dense que dans le delta du Tonkin, varie de 200 à 300 au kilomètre carré et peut fournir une main-d'œuvre abondante. Les Européens, en (x)chin- chine, se sont mis à la culture du riz et la surface des concessions qu'ils dirigent dans ce but atteint 2.1 00 kilomètres carrés. 03 ..- ^ \CHIN>E • -^-^ " ■•.. Ji ■■■ ■ f ' \ ,-\ ••■ ■ \i^o/!ay^ c 2 •-... \'T'. 1 \a ^. + ^ Teck ^ /*i" ■■■■.■ \ T^ % '^^ Mer de Chine EZlS- Œ]4 CE]5 [:ç]6 nx]7 IÂÂI8 FiG. :J. — Indo-Chine. Répartition de quelques produits agricoles et forestiers. Légende : 1° Grande production de riz, exportation régulière ; 2° production moyenne de riz; pas d'exporotion les mauvaists années; 3" faible production de" riz; exportation seulement les très bonnes années ; 4" grande production de thé; 5° gr.inde production de poivre ; 6° grande production de coton ; 7° culture du caoutchouc ; 8" caoutchouc de cueillette. 30 nKNK chi:deai L'exportation de l'Indô-Chine, malgré de nombreuses irrégularités, s'accroît constamment; en 1880, elle a été de 295.000 tonnes seulement ; de 1907. à 191H. elle n"a été (lue deux fois inférieure à 1 million (1911, 850.000 tonnes ; 1912, 820.000 tonnes), et parfois très supérieure à ces chiffres (1907, 1.428.000 tonnes) (1). La majeure partie de cette grosse exportation reste en Kxtrême-( Prient (("■hine méridionale surtout) et s'accroît régulièrement : la moyenne quinquennale 1909-1913 indique une augmentation de 18 0/0 sur la moyenne 1902-1906. fin Europe, la France est le meilleur client de rindo-C-hine; l'importa- tion moyenne (1902-1911) de riz en France a été de219.000 tomies, dont 174.000 en provenance de notre grande colonie orientale. Si l'on compare les moyennes quinquennales 1902-1906 et 1909-1913, (m trouve une aug- mentation de 41 0/0 des exportations de l'Indo-Cliine vers la métropole. En 1901, Madagascar importait pour 5.640.000 francs de riz; en 1910, elle en exportait pour 1.150.000 francs (10.000 tonnes) ; depuis la guerre, son exportation a été portée à 20.000 tonnes (principalement à la Uéunion). Elle compte arriver bientôt à 100.000 tonnes. Ces résultats sont dus aux travaux d'irrigation et à de meilleurs modes de transjjort. L'Afrique occidentale, qui peut iiroduire beaucoup de riz, est encore obligée d'en importer. Nous importons de très grandes (piantités de mais : 427.000 tonnes en 1907, 270.000 en 1908, 676.000 en 1912, 591.000 tonnes en 1913, 721.000 tonnes en 1916, dont la moitié provient de l'Argentine. Le maïs est employé à la nourriture de la volaille, du bétail (tourteau de maïs), et surtout à la fabrication de l'alcool. L'Indo-Chine en exporte des quantités croissantes: 440 tonnes en 1902, 133.000 tonnes en 1913 (Tonkin 53.000, Cochinchine et Cambodge 73.000, Annam 6.000). chiffres qu'elle espère pouvoir main- tenir. A .Madagascar, le maïs, depuis longtemps cultivé par les indigènes pour leur consommation, dorme une production de plus en plus impor- tante. La quantité disponible (en 1917) est d'environ 30.000 lonnes et peut être rapidement portée à 50.000. En Afrique occidentale, le Dahomey exporle depuis quelques années du maïs en quantité variable (20.000 tonnes en 1908, 72 tonnes en 1911, 13.000 tonnes en 1913, 4.000 tonnes en 1916), dont une très faible part à destination de la métropole (8 tonnes en I913i. Elle pourrait arriver facile- ment à 25.000 tonnes au moins. Le maïs est une plante épuisante, dont la culture, en dehors des riches vallées d'alluvions, peut présenter des inconvénients : au Dahomey par exemide. les indigènes, qui ignorent les engrais, diiboisent pour le planter. De plus, les maïs coloniaux paient des droits de douanes, à l'entrée en France. Cette. erreur économique, provoquée par le^ départements pro- 1~1 lîi/. siill< Iniites SOS fiil'illi l.K liôlj; lÔCONOMIOlE DE NOS Gi»L(»NIKS PENDANT ET APHÉS I.A (.UKRRE 31 (lucteurs de maïs, f^xpliqiie que les maïs dahomiens aient piis surtout le chemin de Hambourg. La consommation du cafr est considérable en France, 2'**^, 7 par habitant (\). La moyenne de nos im[)ortalions (190S-1912) a été de 10!). 000 tonnes, valant lii millions (2) dont 40 0/0 de provenance brésilienne ; la part de nos colonies est infime, 2.300 tonnes ; la Guadeloupe et la Nouvelle-Calé- donie avec les îles océaniennes, fournissent chacune prés d'un tiers de cette faible ([uantité, la Côte des Somalisun quart; Madagascar vient ensuiteavec .7 0 '0, puis rindo-Chine, 3 0/0 : il\ reste 2 0/0 pour les autres colonies. On pourrait faire mieux. En Indo-Chine, Texportation a débuté en 1001 (5 tonnes) ; de 1903 à 1907. elle a atteint une moyenne de 139 tonnes, et de 1908 à 1912, de 179 tonnes; il existe déjà un gros centre de culture au Tonkin, dans la région de Chiné, au sud du delta; d'autres moins importants se trouvent à Tuyen-Quang (100 kilomètres, nord-ouest d'Hanoï, à Vinh-Linh (Annam), etc. ; depuis quelques années, dans l'est cochin- chinois, les planteurs d'Hevea en ont entrepris la culture. Il semble que l'on puisse produire en Jndo-Chine les mêmes qualités (jue dans les Indes anglaises ou néerlandaises qui, pendant la période 1908-1912, nous en ont vendu pour une moyenne delLGoO.OOO francs (8.000 tonnes environ). A la Nouvelle-Calédonie et surtout aux Nouvelles-Hébrides, les terres favo- rables au caféier sont encore abondantes. La rareté de la main-d'œuvre pourra rendre difficile leur mise en valeur. A Madagascar, après des débuts pénibles, la culture est en bonne voie et l'on compte arriver prochainement à un million de tonnes et dans quel- ques années à 5.000. En Afrique équatoriale, on ne peut compter pour une exportation immé- diate, que sur 300 tonnes, mais on espère arriver facilement à 20.000 dès que les chemins de fer projetés auront été exécutés, ce qui peut être fait d'ici huit à dix ans, peut-être plus tôt. L'exportation de l'Afrique occidentale est pour le moment insignifiante, 60 tonnes; elles pourrait être accrue. Il ne faut pas oublier que le café est unepknte délicate, qui exige beau- coup d'engrais et beaucoup de main-d'œuvre ; quelques insectes lui causent de grands ravages et il est très sensible aux attaques d'un champignon, YHémiléia. On connaît heureusement plusieurs espèces de caféier dont quelques-unes résistent assez bien à ces divers fléaux. C'est en tout cas une culture qu'il ne convient pas d'entreprendre à la légère ; elle doit êlre dirigée par des Européens compétents. Le cacao est un produit moins important que le café; depuis quelques années, l'Afrique équatoriale et, en Afrique occidentale, la Côte d'Ivoire (1) Gonsoinination très variable d'un pays à Tautrc : prés de 7 kilogrammes en Hol- lande et 0 k5'',3 en Angleterre. (2i La valeur totale du café importé en France a été pendant cette périoie de 193 mil- lions, mais 52 millions sont réexportés. 3-2 RENE CHUDEAU en exportent un peu. Les études faites par les stations d'essais sont assez avancés pour que l'on soit certain de pouvoir étendre, dans une large mesure, les plantations de cacaoyer ; on compte arriver, dans quelques années, à une produclion de 15.000 tonnes pour j'Afrique occidentale et de lilOOO pour l'Afrique équatoriale, production qui sufllrait à peu près à la consommation française. D'autres produits alimentaires, le thé, le mnnioc, le poivre, la vanille, le sucre ont encore de l'importance pour (juelques-unes de nos colonies; nous ne pouvons nous y arrêter. Le commerce des matières grasses tient une large place en France; pen- dant la période 11)08-1912, l'importation des oléagineux a présenté un tonnage de 964.000 tonnes valant '^57 millions. Vanichide vient en tête avec 402.000 tonnes, puis le coprah. (167.000). L'huile de palme et de palmiste, le sésame (80.000 tonnes) occupent encore un rang honorable. Pour l'arachide, 203.00) tonnes,soit un peu plus de 50 0/0, proviennent des colonies françaises, de l'Afrique occidentale surtout. Nous en achetons beaucoup aussi à Pondichéry, mais provenant surtout des cultures de l'Inde anglaise. L'exportation de l'Afrique occidentale s'accroît constamment, à mesure que se développent les chemins de fer de pénétration ; en Indo Chine, on sait que l'arachide vient bien en quelques régions, dans le centre Annam et au Cambodge surtout, mais l'exportation est jusqu'à présent négligeable. A Madagascar (I), dans les terres légères de l'Ambongo. elle donne facile- ment 3 à 4 tonnes par hectare et Majunga en exporte déjà de faibles quantités. Poiir l'huile de palme et les amandes (palmistes), la Côte d'Ivoire, le Dahomey, l'Afrique équatoriale, sont les gros fournisseurs du marché mondial ; une Ibrle partie de leurs exportations allait à Hambourg. L'expor- tation peut d'ailleurs être augmentée dans de fortes proportions ; on laisse pourrir sur le sol de nombreux fruits de palmiers et, dans la seule Côte d'Ivoire, on estime que les fruits ainsi perdus représentent 40 millions (2). En Afrique équatoriale, la pi us arriérée avec la Guyane de nos colonies, la production est passée de 571 tonnes en 19l3 à 3.900 tonnes en l'.»16; il sullit, pour faire mieux, de soigner un peu les arbres, connne les indi- gènes le font déjà au Dahomey et d'organiser la récolte des fruits et le concassage mécanique des amandes, déjà pratiqué dans quehpu's viliagvs indigènes, pour accroître prodigieusement le tonnage : les prévisions sont que, dans une dizaine d'années, l'Afrique occidentale pourra exporter (1) lin 1910, Madagascar a exporté seulement 1G0 tonnes d'olc^'agintux divers. (t) Pour l'Afi icjue occidentale, les produits du palmier a huile iif^ui-entde 1890 à 1899 pour des chilVres vaiiant de 1.200 A :2.j00 tonnes ; dans la période l'j09-191U, la moyenne a été de 16.0U0 tonnes pour l'iiuile et 43.000 pour les amandes. LK ROLE ÉCONOMIQUK DK NOS COLOMKS PENDANT RT APHÈS LA OUEItUI'; 33 80.000 tonnes d'huile de palme et ll.'i.OOO tonnes d'amandes; l'Afrique «quatoriale 75.000 et loO.OOO. Que si nos colonies vienniuiL en piomière ligne pour le palmier el l'ara- chide, il n'en est pas de môme pour le coprah. Le coprah est l'amande desséchée du cocotier qui est surtout un pro- duit de l'océan Indien; nous en importons 107.000 tonnes (moyenne 1908-1012), dont 9.(300 tonnes seulement des colonies françaises. Les éta- blissements français de l'Océanie (Tahiti, Touamotou), la Nouvelle-Calé- donie, la (Guadeloupe en fournissent depuis longtemps et augmentent leurs plantations de cocotiers. En Indo-Chine (exportation 6.300 tonnes), il existe deux régions prin- cipales de culture, Binh-Dinh sur la côte d'Annam et laprovincede Mytho en Cochinchine ; la culture pourrait être facilement développée. A Madagascar et dans les îles du Pacifique et de l'océan Indien le cocotier pousse bien, ainsi que sur les côtesde l'Afrique occidentale et équatoriale. Les premières plantations sont anciennes, mais ce n'est que depuis peu d'années que l'on a planté sérieusement des cocotiers, en leur donnant les soins de culture nécessaires. Un arbre ne commence à rapporter que vers la huitième année, de sorte qu'il faut attendre encore pour être fixé sur la valeur exacte de ces tentatives. On sait quelle importance prend depuis quelques années le caoulchouc dans le commerce mondial (1). Les arbres et les lianes qui le produisent appartiennent à de très nonibreuses espèces, répandues dans les pays chauds et, pendant longtemps, on s'est contenté des produits de cueillette. Nos colonies africaines, Madagascar et l'Indo-Chine en produisaient et en pro- duisent encore des quantités appréciables. Mais, depuis quelques années, le caoutchouc de plantation tend à se substituer au caoutchouc de cueillette. Les plantations d'Extrême-(3rient surtout ont pris un accroissement très rapide : les iles Malaises ont exporté depuis six ans les quantités indiquées au tableau suivant (caoutchouc de plantations en tonnes) : 1908 1.029 1909 3.340 1910 6.304 1911 ........ 10.782 1912 20.300 1913 33.300 Les caoutchoucs de cueillette luttent difficilement : en 1910, ils repré- sentaient 30 0/0 (en valeur) des exportations de l'Afrique occidentale, 12 0/0 seulement en 1913, et les cours tombaient de 10 à 5 francs le kilo- gramme. : (1) Vers 1865, la production mondiale était d'environ 7.000 tonnes; vers 1907, 70.000 tonnes ; la consommation était de 3't. 000 tonnes pour les États-Unis et le Canada, 15.000 pour l'Angleterre, 10.000 pour l'Autriche et l'Allemagne, 4.000 tonnes pour la France et autant pour la Russie. Depuis les chiffres se sont notablement accrus. 34 RENÉ CHLDEAU La consommation de la France, d'après la moyenne quinquennale 1908-1912, est de 13.760 tonnes (1), dont 2.600 provenant des colonies franraises. On peut espérer une prompte amélioration. En Indo-Chine, dans l'est de la Cocliinchine et dans le sud Annam, à la fin de 1912, 61.000 hectares environ étaient concédés à des Européens pour les plantations de caoutchouc; 20 millions étaient immobilisés dans cette culture. Les plantes à caoutcliouc mettent plusieurs années à se déve- lopper, aussi, en 19L^, les' produits de plantation sont encore faibles (4 0/0 des 163 tonnes exportées par l'Indo-Chine); ils dépassent mainte- nant 1.000 tonnes et Ton compte que bientôt ils en atteindront 13.000; l'exemple de la Malaisie montre que cet espoir est réalisable. En Afrique, on s'est contenté d'améliorer les moyens de transport et de réglementer la préparation des caoutchoucs de cueillette de façon à éviter les fraudes; de plus, en Afrique occidentale, 3 millions de pieds de Landolphia, ont été plantés pour remplacer ceux que l'exploitation abusive des indigènes avaient détruits. On espère arriver ainsi à une exportation de 2.0OO tonnes i)our l'Afrique Occidentale et de 3.200 pour l'Afrique équa- torialc. On peut faire mieux : les nombreuses expériences, faites depuis plusieurs années par les stations d'essai, ont montré que des plantations de caoutchouc pouvaient réussir ; la chose devrait être tentée sous une direc- tion européenne. Madagascar a exporté 190 tonnes en 1901 et 1.100 tonnes en 1910 de caoutchouc de cueillette (dont plus de la moitié en Allemagne) ; quelques plantations, qui semblent avoir été faites sans études préalables suffisantes, n'ont donné que des résultats médiocres. Parmi les textiles végétaux, le coton a une importance primordiale ; les État-Unis en produisent les deux tiers. Les essais, tentés depuis quelques années dans nos diverses colonies ont réussi en bien des points ; les expé- riences sont assez avancées pour que l'on puisse entrer franchement dans la voie des réalisations. Nos produits coloniaux sont déjà connus sur le marché, mais leur tonnage est encore tro[) faible pour donner lieu à des transactions importantes. Il sutlit de quelques capitaux et d'un peu de bonne volonté pour améliorer notre production cotonnière. D'autres textiles, comme le sisal, le chanvre du Deccan donnent déjà de bons résultats ; on ne peut que regretter qu'un trop petit nombre de Fran- çais se soient attachés à leur culture et à leur préparation. Les entreprises bien étudiées sont rémunératrices. Dans les années qui ont précédé la guerre, nous consommions par an 6 millions de mètres cubes de bois d'œnvre, dont 4.500.000 fournis par les forêts françaises ; le reste provenait de l'étranger, suitout de l'Amérique du Nord. Après la guerre nos besoins seront vraisemblablement plus consi- dérables encore pendant dix à douze ans, et nos forêts, dont quelques-unes (1) Les chiffres ont doublé de 1908 à 1912. LE RÔLK KCONOMIUUK DK N0.< COLONII.S l'KNDANT KT AI'KKS LA (JUERllE 35 ontbeaucoup soudcit, auront besoin de repos. Il nous faudra donc demander au dehors des bois d'œuvre pour une valeur considérable : on Fa évaluée à douze milliards pour les dix années qui suivront la guerre; cette estima- lion est peut-être exagérée, il s'agit en tous cas d'une somme sérieuse. Nous ne serons pas obligés de demander tout ce boisa l'étranger; nos colonies pourront en fournir une forte partie. La forêt de la Côte d'Ivoire couvre environ 120.000 kilomètres carrés (le quart de la Krance) (1), et l'on a pu évaluer à 25.000 mètres cubes, (en grumes) le bois exploitable au kilomètre carré (soit 3 milliards de mètres cubes, notre consommation pendant cinq siècles) ; en Afrique équatoriale, (lig. 2), la surface forestière est évaluée à 300.000 kilomètres carrés. En Indo-Chine, plus peuplée, la forêt dense ne forme pas de masses aussi compactes et sa superficie est ditficile à évaluer. AMadagascar (hg. 1), la forêt couvre 90.000 kilomètres carrés ; elle occupe toute la partie orientale de l'île, au-dessus de 800 mètres d'altitude ; à l'ouest, elle est moins continue. De nombreux indices semblent indiquer que toute la partie centrale de l'île a été autrefois couverte de forêts et que le déboisement y est, comme si fréquemment, œuvre humaine. La raretédes voies de communication ne permet d'envisager queToxploi- talion partielle de ces richesses ; la difficulté des transports maritimes vient encore compliquer le problème et la Conférence coloniale de juillet liM7 n'a osé indiquer qu'un chiffre très bas (100.000 tonnes poui' l'Afrique Occidentale, 500.000, pour l'Afrique équatoriale, 6.000 pour l'Iudo-Chine et 10.000 pour Madagascar), pour les exportations à prévoir pendant ^elques années. On devrait dépasser ces chiffres. Les dilTicultés sont nombreuses. Jusqu'à présent on n'avait guère demandé à nos colonies que des bois d'ébénisterie dits « bois exotiques ». L'expor- tation du Gabon était passée de 2.000 tonnes, en 1898, à 150.000 tonnes, en 1913, dont malheureusement la moitié allait à Hambourg; celle de la Côte d'Ivoire avait atteint 45.000 tonnes d'acajou d'Afrique, en 1913, d'une valeur de plus de 5 millions, et dirigées surtout sur Liverpool. Tandis qu'en Europe le peuplement forestier est habituellement homo- gène et que, à tout le moins, un petit nombre d'essences sont nettement dominantes, dans la forêt tropicale, les arbres appartiennent à de nom- breuses espèces (plus de 200 pour la Côte d'Ivoire, dont une trentaine au moins communes) croissent en mélange. Pour abattre un acajou, il faut faire tomber de nombreux arbres qui, faute d'emploi, restent à pourrir sur le sol ; après ces coupes, la forêt abandonnée à elle-même, se couvre d'abord d'espèces à croissance rapide et de faible valeur, retardant la venue des essences précieuses. Les transports sont difficiles ; il n'y a pas de routes, peu de chemins (1) En France, la surface occupée par la forêt est de 11.500 kilomètres carrés; en Norvège, G8.000 kilomètres carrés ; en Suède, 182.000 kilomètres carrés ; en Russie, 1.850.000 kilomètres carrés. 36 RENÉ r.HUDEAU de fer (1) ; quelques cours d'eau sont Uollables, peu sont navigables sur des longueurs importantes. Enfin dans la forêt, les mouches piqueuses, véhicules des trypanosomiases, interdisent l'emploi des animaux domes- tiques. Dansées conditions une exploitation un peu étendue n'est vraiment pos- sible qu'à des sociétés assez puissantes pour installer de grands chantiers avec treuils, voies ferrées, etc. Encore faut-il que la plupart des bois abattus soient utilisables : une seule essence, même l'acajou, dont les pieds ne se trouvent que de loin en loin, ne peut arriver à payer les frais d'une grosse entre[)rise. Nos gros besoins en bois d'œuvre vont modifier heureusement les condi- tions du problème. Nos bois coloniaux communs ont déjà fait Pobjet d'assez nombreuses études ; beaucoup d'entre eux sont employés depuis de nom- breuses années par les administrations locales, qui s'en montrent satis- faites. De 190o à 1909, 66.000 poteaux télégraphiques ont été fournis par les forêts indigènes à l'administration des postes de Madagascar (2); l'indo- Chine utilise 270.000 mètres cubes de bois d'œuvre provenant de son propre sol et .quelques rues de Paris ont été pavées en bois provenant de notre colonie d'Extrême-Orient. Les traverses de chemins de fer nécessitent un cubage considérable ; en Afrique, l'abondance des termites a rendu nécessaire l'emploi de traverses métalliques, mais dans d'autres pays tropicaux on se sert de bois du pays et l'on peut évaluer à 100 millions le nombre de ces traverses actuelle- ment en service. Dans rinde, oii un usage prolongé a permis de faire un choix parmi lèà essences, les résultats sont excellents. Les bois destinés à faire des traverses doivent être durs et résistants à la pourriture. La dureté est habituellement liée à la densité, qui est souvent élevée dans les bois tropicaux : en Côte d'Ivoire par exemple, de nombreuses essences pèsent plus que le hêtre (650 à 800 kilogrammes), ou que le chêne (jusqu^à 1.000 kilogrammes); une douzaine dépassent 1.000 kilo- grammes, dont quelques-unes atteignent presque l.'^OO kilogrammes. Quant à la résistance à la pourriture, en dehors de l'usage local, il convient de mentionner une expérience faite à Paris par les chemins de fer de l'État : de juin 1908 à juillet 1916, neuf espèces de bois d'Afrique ont été placées dans une fosse à pourrir en même temps que des bois du Nord (France, Canada, Scandinavie) et du Teck de .Java. A l'ouverture de la fosse, seuls de ces derniers, le teck et le chêne français étaient à peu près intacts; ries bois africains, huit étaient inaltérés. II y adoncparmi les bois (1) En Côte d'Ivoire, la voie ferrée traverse la forêt d'Abidjan à Boualté (316 kilomètres), dans sa partie la plus étroite; au Gabon, il n'y a aucun chemin de fer. (2) 11 existe une demi-douzaine de scieries à Madagascar (deux à Diégo-Suarez, une à Majunga, etc.). Madagascar a déjà fourni des traverses aux chemins de fer de l'Afrique australe. LK RÙI.K KCONOMIQUE DK NOS C.OLONIKS l'KiNDANT ET APRÈS LA GIJERKE 37 tropicaux, des bois résistant mieux à la [)Ourriture que nos meilleures espèces Iraditionnolles. Ces quelques données, trop sonmiaiics pour une question aussi impor- tante, montrent qu'il y a place dans nos colonies pour une exploitation lorestière intense f les entreprises doivent disposer de gros capitaux, de façon à utiliser largement un outillage mécanique. Les sociétés actuelles n'ont pas les moyens nécessaires : pour créer des scieries mécaniques (1), quelques-unes ont demandé que l'Etat leur consentît des avances de 25.000 francs. De pareilles demandes sont véritablement ridicules ; quand on est aussi gêné, on ne devrait pas se lancer dans de grandes exploitations coloniales. Quant aux difficultés d'embarquement et de transport, leur solution dépend de l'achèvement des grands travaux publics. Produits animaux. — L'élevage n'est vraiment important que dans deux de nos colonies, Madagascar et l'Afrique occidentale. On compte à Madagascar environ 4.200.000 bœufs (32 0/0 dans l'ouest, 27 0/0 sur les Hauts-Plateaux, 23 0 0 dans le Sud et 20 0/0 dans fest). En Afrique occidentale le dernier recensement (1912) donne les chiffres suivants (2) : Sénégal CHEVAUX BOVINS OVINS CAPRINS 18.000 1.000.000 200.000 700.000 Haut-Sénégal, Niger . 04.000 3.000.000 2.300.000 3.000.000 Guinée 4.000 800.000 800.000 1.000.000 Autres colonies . . . Tôt Al x 30.000 3.000.000 1.000.000 o. 500. 000 116.000 7.800.000 4.300.000 3.500.000 Les 7/8 des bœufs africains appartiennent aux peuples pasteurs, Peuls, Maures et Touareg. La Nouvelle-Calédonie possède environ 100.000 bœufs (3). [ En Indo-Chine, il y a des buffles dans les plaines basses et des bœufs qui sont abondants surtout dans les plateaux et les plaines du Laos et du Cambodge. Ce cheptel pourrait être accru d'une façon notable. D'une façon générale, les bœufs des pays tropicaux sont des bœufs à bosse, des zébus ; leur poids varie de 300 à 600 kilogrammes au plus, (1) Il n'existe encore qu'une seule scierie en Afrique, au Gabon. ^2) Empruntés à un rapport récent du Chef du Service zootechnique de l'A. 0. F. (3) Rappelons que le cheptel bovin de l'Argentine est de 80 millions de tètes. A la fin de 1913, il y avait en France 14.800.000 bœufs. 38 RENE CULDEAU et donnent dans les conditions d'élevage extensit pratiqué actuellement 4o à 48 0/0 de viande : avec de meilleurs soins, ce rendement peut être accru. Dans quelques parties de l'Afrique occidentale (Casamance, Guinée), on trouve des bœufs sans bosse, de petite taille (loO kilogrammes), les N'Dama. Le gros bétail colonial donne lieu depuis de longues années déjà à un commerce dont les chiffres suivants indiquent l'importance. L'exportation, depuis six ans. de nos colonies africaines est indiquée, en têtes de bétail, dans le tableau suivant : 1910 1911 1912 1913 1914 1915 HAt T-SÉMÎGAL MGER SÉNÉGAL GUINÉn DAIIOMKY 73.147 54.245 61.552 76.875 88.842 83.177 331 1.484 2.145 2.344 1.431 972 7.120 8.244 9.936 12.390 12.099 12.234 243 298 363 567 775 1.666 Les exportations du Haut-Sénégal-Niger sont dirigées surtout vers la Haute-Guinée, la Hauter-Côte d'Ivoire, le Gold Coast, le Togo et le Dahomey; celles du Sénégal, vers Sierra-Leone et les archipels des Cana- ries et du Cap - Vert ; celles de Guinée, vers Sierra-Leone; celles du Dahomey vers la Nigeria, le Cameroun, le Gabon et la Côte d'Ivoire. Ce tableau n'est pas complet ; le territoire de Zinder exporte du bétail vers la Nigeria et, en Afrique équatoriale ; le Tchad et l'Ouadaï vendent des bœufs aux pays du sud ; les statistiques précises font défaut pour ces pays d'ailleurs très éloignés et d'accès diflicile. En Indo-Chine, Texportation est surtout dirigée vers les Philippines; la part du Cambodge seul, dans ce mouvement, a été de 40.800 bœufs ou buffles en 1910, 33.700 en 1011, 14.300 en 1012; le ralentissement de cette exportation tient à des mesures sanitaires prises aux Philippines. Après la guerre anglo-boer, Madagascar a fourni HO. 000 bœufs à l'Afrique australe ; la crainte de la tuberculose bovine a arrêté ce trafic et les exportations, de 4.100.000 francs en 1002, sont tombées à. 'J.'iO. 000 francs (9.000 têtes) en 1ÎHJ9 et à 800.U00 francs (1^2.000 têtes en 1910). On sait que, en Europe, les besoins en viande s'accroissent sans cesse et que depuis quelques années, les notes du boucher s'enflent avec une fâcheuse régularité. Aussi a-t-on songé à importer dans la métropole le bétail colonial. On a d'abord tenté le transport des animaux sur pied : en 1909, 51 bœufs malgaches parvenaient à Marseille en bon état et étaient vendus à]un prix rémunérateur. Mais ces tentatives ont, en général, échoué ; LK liÔl-K ÉCONOMIQUi: I)K NOS COLONIES CENDANT ET APHÈS LA GUERRE 39 le bétail colonial, habitué à vivre en plein air, est difficile à nourrir pen- dant la traversée ; les épizooties, ou leur crainte, suffisent pour en (aire interdire l'entrée. Nos bœufs sont de petite taille et il eu faut trois pour taire le poids de deux bœufs argentins, d'oîi un accroissement de fret, un bœuf, quelle que soit sa taille, payant le môme prix. Pour ces diverses causes, on cherche plutôt maintenant à exporter des conserves ou des viandes frigorifiées ; et, sous ces formes, le commerce du bétail peut devenir considérable. .Tusqu'en 1900, la fabrique d'Ouaco (Nouvelle-Calédonie) a fourni d'importantes quantités de conserves à llnlendance, mais la préparation des produits laissant à désirer, l'Intendance ne renouvela pas ses com- mandes et l'usine dut fermer. Depuis cette industrie a été reprise et, en 1909, les boîtes de conserves figurent pour près de 300.000 francs aux exportations de la Nouvelle-Calédonie ; ce chifl're s'est élevé à 580.000 francs en 1913 et à 1.350,000 francs [843 tonnes] en 1915, dont seulement 124.000 francs pour la France. L'exportation pourrait atteindre un millier de tonnes. A Diego-Suarez, une usine traite 25 bœufs par jour ; une plus impor- tante a été installée plus récemment à Majunga ; elle a été prévue pour pouvoir sacrifier 300 bœufs par jour. Madagascar compte exporter régu- lièrement 30.000 tonnes de viande. Au Sénégal, l'usine de Lyndiane (près Kaolak, sur le Saloum) a commencé à travailler le 1^'' décembre 1914. A la fin de 1916, elle avait abattu 55.000 bœufs provenant en majeure partie du Sénégal (150 à 200 bœufs par jour) ; elle avait exporté 2.400 tonnes de viande frigorifiée et 410 tonnes de conserves. L'Afrique occidentale estime à 10.000 tonnes son exportation prochaine de viande. Les prix du bétail colonial sont assez variables, mais en général peu élevés. A I Madagascar, le prix d'un beau bœuf (450 kilogrammes) serait de 65 francs. Au Sénégal, suivant la saison et aussi l'éloignement des grands centres, le prix varie de 30 à 110 francs. A Lyndiane, les bœufs sont achetés au poids, depuis 20 centimes le kilogramme pour les bœufs pesant de 150 à 200 kilogrammes, jusqu'à 40 centimes pour ceux qui dépassent 400 kilogrammes, soit, en admettant un rendement de 45 0/0, de 45 à 80 centimes le prix d'un kilogramme de viande ; ce calcul ne tient pas compte de la valeur du cuir, des sabots, des cornes, etc. Il semble donc bien que sous cette fonne, le commerce du bétail colonial a un avenir assuré. La plupart des épizooties qui à plusieurs reprises ont causé des désastres, ont des remèdes connus et certains ; il suffît d'organiser sérieusement le service vétérinaire. La difficulté de nourrir le bétail pendant la saison sèche existe, mais elle a été exagérée par des gens connaissant mal la colonie et elle ne s'applique qu'à des régions restreintes ; la rareté des points d'eau est souvent une gêne plus grande, mais on a déjà creusé avec succès de nombreux puits. 40 RENÉ CHIDEAU Le bétail nous intéresse aussi par son cuir. Les peaux brutes viennent en tête des exportations de Madagascar (7o8 tonnes en 1901, 3.060 tonnes en 1905, 6.o8i tonnes en 1910) ; en Indo-Chine, de 1898 à 1913, l'expor- tation de peaux brutes a oscillé entre 1,200 et 3.140 tonnes ; celle des peaux ouvrées, intérieure à 100 tonnes jusqu'en 1904. se tient depuis quelques années entre 300 et 780 tonnes. Pour l'Afrique occidentale, nous avons (peaux brutes), en 1911, 875 tonnes ; en 1912, 1.163 tonnes; en 1913, 1.999 tonnes; en 1914, 3.412 tonnes; en 1915, 3.330 tonnes. Ces peaux sont achetées 3 fr. 08 c, le kilogramme, à Liverpool ; à Marseille, on ne veut les payer que de 1 franc à 2 fr. 70 c, suivant qualité (1). Parmi nos imyjortations, la laine figure eu première place (700 millions de francs, 276.000 tonnes en 1913) ; une faible part seulement (14 millions de francs, 9.000 tonnes) provient de nos colonies, principalement de l'Afrique du Nord. Les moutons des pays chauds sont en majeure partie des moutons à poil qui portent des crins comme les chèvres ; ils sont bons marcheurs et leur peau donne de meilleures outres que celle des moutons à laine, deux raisons qui expliquent la prétérence des pasteurs: ils sont obligés à de grands déplacements et de bons récipients pour le transport de l'eau leur sont indispensables, tandis que la laine a chez eux peu d'emploi. Cependant en Afrique ccidentale, le mouton à laine existe ; le recen- sement n'en a pas été fait exactement, mais il y en a certainement plus de 2 millions. Il donne une laine courte etjarreuse, mais des croisements, tentés par la bergerie de Niafunké avec des béliers algériens, ont permis d'obtenir une notable amélioration. Le commerce de la laine n'existait pas en Afrique en 1906; depuis il se développe régulièrement et en 1913, Mopti seul a pu exporter 257 tonnes de laine d'assez bonne qualité. C'est encore un chitîre insignifiant, mais le croît d'un troupeau de moutons est rapide et Ton peut espérer que l'exportation de la laine du Soudan deviendra rapidement importante. Mentionnons en passant qu'un autre produit de l'élevage, la soie, pour- rait nous être fourni en plus grande abondance par l'Indo-Chine et par Madagascar ; c'est un produit de luxe sur lequel il n'y a pas lieu d'insister, non plus que sur la cire dont nos colonies fournissent déjà une certaine quantité (Madagascar 530 tonnes en 1910 ; Afrique occidentale, 137 tonnes en 1913). Produits minéraux. — Parmi les lU'oduits minéraux Vor est fourni par la Guyane, Madagascar et l'Afrique occidentale. Madagascar exporte actuellement 10.000 tonnes de graphite et peut arriver facilement à 25.000. 1) Los peaux des petits bœufs N' Dama, pesant moins de 4 kilogrammes (vachettes), ont une plus grande valeur ; elle sont payées, à Mamou (Guinée), 2 fr. iO le kilogramme. LE RÔLE ÉCONOMIQliE DE NOS COLONIES PENDANT ET AI'HÈS LA GUEKUE 41 La Nouvelle-Calédonie est. pour le nickel et le chrome, un ries plus gros producteurs du monde. Le Tonkin est assez riche en mines; en 19L3, il a exporté "2(5. 000 toimes de minerai de z-inc dont les 'â/3 à destination de la méiropole ; il nous a fourni aussi pour 1 million d'étaln provenant de Yinnian, sur les 20 mil- lions environ que nous im[)orlons. Enfin l'Afrique équatoriale possède, entre lirazzaville et la mer, à N'Boko-Songo et Mindouli, des gisements de c«iyre d'une grande richesse ; le minerai contient 45 0/0 de métal. En 1914, la production a été de 1.450 tonnes; elle n'est entravée que par la difficulté des transports. La construction du chemin de fer de Pointe-Noire à Brazzaville, qui pendant 150 kilomètres, traversera cette importante région minière, permettra seule de la mettre en valeur et d'exporter facilement une vingtaine de nulle tonnes chaque année. La main-d'œuvre. — Nous venons de passer rapidement en revue quel- ques-unes des ressources de nos colonies, parmi celles qui intéressent l'exportation. Pour accroître leur quantité et pour pouvoir les utiliser plus largement, plusieurs choses sont nécessaires ; les grands travaux publics qui facilitent les transports, les questions de douane et de banque peuvent être résolues par nos propres moyens ; il suffit de vouloir, si l'on juge qu'il est utile de favoriser les relations de la métropole avec les colonies. 'Nous reviendrons tout à l'heure sur quelques-uns de ces points. Dans toutes nos colonies, une question particulièrement grave se pose en première ligne, celle de la main-d'œuvre. On peut considérer comme établi que, dans aucune région tropicale, l'Européen ne peut se livrer sérieusement au travail de la terre ; la vraie colonisation nous est donc interdite. Nous pouvons d'ailleurs trouver un meilleur emploi de notre activité et plus rémunérateur: l'agriculture, le petit commerce, l'achemi- nement des matières premières vers les centres sont la part de l'indigène ; le grand commerce, la banque, les transports par chemin de fer, la direc- tion de certaines industries, voire même de certaines cultures (1), sont du domaine de l'Européen. On a essayé à plusieurs reprises l'importation de travailleurs étrangers ; les résultats ont été en 'général médiocres, souvent mauvais. En dehors des inconvénients politiques et sociaux que présente le contact de races étrangères les unes aux autres et des troubles qui peuvent en résulter, il convient de remarquer que les gens, qui consentent à s'expatrier pour des travaux agricoles, sont rarement des agriculteurs de profession, mais se recrutent plutôt dans les déchets de la population des pays où la densité (i) En Annam, un hectare de cannes à sucre rapporte aux cultivateurs indigènes 2,5 tonnes de sucre ; à Java, sous la direction des Hollandais, 10 tonnes. A Ceylan, les terres cultivées par les Européens, bien que cinq fois moins étendues que celles des indigènes, produisent pour l'exportation trois fois davantage. 4'^ RKM^; CHU DE AU est considérable {Inde, Chine surtout). De plus, cette main-d'œuvre est assez coûteuse ; les frais de transport et de rapatriement, ceux d'assistance médicale, toujours imposés par le contrat d'engagement, viennent s'ajouter aux salaires. Cette main-d'œuvre importée peut rendre des services dans certains cas, mais elle ne constilue qu'une solution provisoire. Ueste la main-d'a^uvre indigène. La j)opulation de nos colonies est habituellement indolente et clairsemée : il faut arriver à lui donner le goût du travail régulier et en même temps favoriser son accroissement. On a souvent reproché leur paresse aux populations primitives des régions tropicales. Dans son bel ouvrage, les Sociétés lyrimilives de L'Afrique ér/iia tonale (1), le D^'A. Cureau. qui a vécu vingt ans au milieu des populations du Congo, estime que « le nègre n'est point paresseux. 11 est seulement inoccupé et n'a aucun motif impérieux pour travailler davantage. Il n'appartient pas, comme le civilisé, véritable esclave de son instinct de sociabilité et de sa soif du mieux, à des groupements compacts de populations, où la terre est dispensée à l'homme avec parcimonie, où le môme sol appauvri par des siècles de culture, est sans cesse contraint de repaître des foules affamées, où les intempéries sont rudes et livrent à la vie des assauts cruels. Dans nos sociétés, l'individu ne surnage que par le jeu incessant d'une activité énorme : le paresseux est celui qui n'a point l'énergie de pourvoir à ses propres besoins.. . et qui reste à la charge de ses concitoyens. » Chez les primitifs, il en va tout autrement. La population y est à l'état dextrème dissémination. On n'a pas besoin de s'y disputer le terrain pour vivre. L'indolence de l'indigène n'est qu'une application de la loi du moindre effort. Elle n'est paresse que par contraste avec notre agitation. » On retrouve les mêmes caractères, à un moindre degré, à .Madagascar et en Indo-Chine : l'indigène se contente pour vivre d'un minimum qui nous paraît invraisemblable, ou, s'il lui advient par hasard quelque aubaine, il l'emploie à des usages tout à fait inutiles, à des achats de pure fantaisie; « il n'y a pas de milieu pour lui entre le strict indispensable et le luxe » (2). Les indigènes de nos colonies ont en somme peu de besoins et ne font un effort que lorsqu'ils en voient l'utilité immédiate. Un salaire en argent tente peu un nègre ou un malgache parce que, le plus souvent, il n'a rien à acheter ; ses frais de logement, de nourriture et d'habillement sont extrêmement réduits: au Soudan, un noir qui prend pension dans un village, paie tout au plus li francs par mois pour sa nourriture. Leur civi- lisation primitive les dispense, en outn», de ces frais et de ces besoins accessoires (pii compliquent tant notre vie européenne. Faidherbe (Lettres au Sénat, 1883) a fait remarquer, il y a longtemps déjà, qu'un mois de (1.) 1 vol., l'iu-is, 1912, p. 61. (2) .1. Haumand : nomination et co/o/z/s-a/ïo». (1 vol., Paris, 1010, p. 135.) LK KÔI.E l'XONOMlUlE DE NOS COLOiMES l'ENDANT ET APRÈS LA GUEUKE 43 travail l'oiirnissait à un noir ce qui est nécessaire à sa consommation et à celle de sa lamilie pendant une année. On peut cependant obtenir du travail ; déjà la nécessité de payiM- un impôt en argent et non pas en nature, amène d'assez nombreux ouvriers sur les chantiers. Lors de la construction des chemins de fer au Congo belge, le colonel Thys considérait qu'il était indispensable de payer aux indigènes ce que valait leur travail, de ne jamais discutei- un prix convenu et surlout de leur montrer ce qu'ils pouvaient se procurer de plaisir avec leur salaire ; pour réaliser ce dernier point, sur tous les chantiers, étaient installés des bazars vendant aux indigènes, à des prix raisonnables, ce qui pouvait leur être utile ou agréable ; l'expérience a montré que partout où les bazars étaient bien tournis, la main-d'œuvre ne manquait pas. Un a raconté que, je ne sais dans quelle colonie, un cirque, dont le spectacle plaisait aux indigènes, avait suffi à les inciter au travail ; tous voulaient gagner de quoi payer une entrée. Des anecdotes de même ordre sont fréquentes ; il y a quelques années, à Dakar, au 14 juillet, des chevaux de bois ont produit un effet analogue. Ces petits faits ne sont que des symboles ; partout où les indigènes ont leur sécurité assurée et où les conditions de la vie se rapprochent des nôtres, leur activité augmente. Au Sénégal, à Dakar (1), à Saint-Louis, les noirs cherchent à travailler et dans des centres plus récents, comme Kayes ou Bamako, on peut observer le même fait. Uemarquons en outre qu'une grande partie du temps des peuples primitifs est employée à des travaux que nos moyens mécaniques permet- tent d'accomplir beaucoup plus rapidement. Barth avait été frappé devoir que dans bien des régions où l'eau ne se trouve que dans des puits pro- fonds de 30 à 100 mètres, la meilleure partie de l'activité des indigènes était absorbée par son extraction ; jour et nuit les indigènes, attelés à une corde, tirent les seaux nécessaires pour abreuver leurs nombreux troupeaux. Souvent aussi, pour des raisons de sécurité, les villages et, toujours, les campements de nomades sont loin des points d'eau ; à Achaouadden, par exemple, dans le sud de Damepgou, pendant dix mois de l'année, il faut aller chercher l'eau à un puits situé à 7 kilomètres du village qui cependant est assez prospère. J'ai pu suivre, il y a quelques années, chez les Habés de Bandiagara, le travail d'un tisserand; dans sa journée, et sans qu'il perdît de temps, il faisait à peu près un mètre carré de colonnade, sous forme d'une bande large de 10 centimètres et longue de 10 mètres. Le coton nécessaire, égrené à la main et fdé à la quenouille par les femmes, repiésentait aussi de nombreuses heures de travail mal employées (2). (1) A Dakar, un noir ne trouve pas de pension à moins rte 15 francs par mois. (2) A la lin du xviii'= siècle, l'invention de l'égreneuse à scie pour le coton permit de remplacer, avec une seule machine, le travail de 360 personnes. Quelques années après, lafileuse et la tisseuse mécaniques causèrent une révolution analogue: ces trois machines réunies font le travail de 2.200 personnes, au grand profit du consommateur qui est, en somme, tout le monde. 44 iîkm'; ciitiDEAr l'ailout le pilonnage du riz ou du mil, la préparation de la farine entre deux pierres plates, absorbent le temps de nombreuses femmes. Les moyens mécaniques et la division du travail qui existent en Europe nous font oublier toutes ces petites occupations qui sont pour les indigènes une nécessité vitale. Le regretté père de Foucauld me racontait que, dans les premiers mois de son installation dans l'Aliaggar, il avait songé à accroître le bien-être de ses voisins, en introduisant chez eux quelques- unes de nos pratiques ; les Touareg qui ont la même mentalité que nous et qui sont intelligents, comprenaient très bien l'avantage qu'ils auraient à suivre ces conseils, mais le temps leur manrpiait pour essayer et le père, malgré tout son désir de leur être utile, avait dû reconnaître que les perfectionnements qu'il leur suggérait ne seraient possibles, que le jour où rintroduclion de nos outils et de nos machines les plus simples leur donnerait quelques loisirs (1). Les transports sont aussi, pour les indigènes, encore une cause de perte de tem|)s considérable; sur le Niger comme en Indo-Chine, la petite batel- lerie emploie un nombre énorme d'individus pour un faible rendement ; c'est cependant, chez les primitifs, le meilleur mode de transport; Par voie de terre, les procédés sont encore plus défectueux ; souvent on a recours à des animaux porteurs (bœufs ou chameaux) dont la charge varie de 100 à 120 kilogrammes; un homme ne peut guère eu conduire que 5 ou 6. Parfois, dans les régions où régnent les maladies à trypanosomes, le por- tage à tête d'homme est seul possible. Un porteur fait une trentaine de kilomètres par jour avec une charge de 25 à 30 kilogrammes ; ce n'est que pour de courtes étapes qu'il peut augmenter Le poids jusqu'à oO et 60 kilo- grammes. Vers 1900, il entrait à Tananarive environ 70.000 porteiu's jiar an ; en 1901., l'ouverture de routes j^ermit l'introduction de charrettes; on ne compta plus que 40.000 porteurs avec leur charge et 8.600 avec des charrettes, dont la phii)art à bras. Cet exem])le vaut d'être précisé; en janvier 1901, il est entré à Tananarive, parla route de Tamatave. 1 voiture et 4.230 porteurs ; en décembre, 603 voitures et 899 porteurs (2). Vingt mille hommes étaient ainsi rendus à la mise en valeur du sol. In chemin de fer médiocre, comme celui de Kayes au Niger, transporte 60 tonnes utiles et fait 30 kilomètres à l'heure ; il faudrait dix jours à 2.400 porteurs pour remplacer le travail d'un train pendant une journée. On comprend combien nos moindres expéditions ont causé d'abus : le portage était i)ratiqué occasionnellement par tous les noirs ou les mal- gaches; pour nombre d'entre eux, il était le métier normal. Mais le trafic indigène était médiocre et une bonne part de la population restait dispo- nible pour d'autres travaux. Nos colonnes et le ravitaillement des postes (1) Les aiguilles sont encore rares au Sahara ; p(jur cmulie, en kuralisenct'. on iiiM-fore l'éloffe avec une épine d'acacia et l'on (ait passer le lil dans le trou : le moindre ourlet prend des heures et il e\iste des vêtements brodés faits par ce procédé. (2^ F. Mot : Trans/joiis U-neslies, in Coiup-i-s de l'AfrùfUC orientale. (Paris, 1912, pp. 586-587.) LK KÙLE HCONOMIQUli I>K NOS COLONIKS 1»KM)ANT ICT AI'RKS LA C.UEnKE 45 obligeaient ù mobiliser des régions entières et troublaient prof'ondéjnent le pays. C'est nn mal que la construction de routes et de voies ferrées et l'amélioration des voies navigables corrigent facilement et rapidement. Une autre cause de la rareté de la main-d'œuvre tient à la faible den site de la population. Nous pouvons aussi agir, mais les résultats seront plus longs à obtenir. On est mal renseigné sur le taux d'accroissement des popidations indigènes, les statistiques un peu précises sont en général trop récentes pour donner encore des indications sérieuses. Mais les vieillards sont rares, la mortalité infantile est considérable; des épidémies contre lesquelles la science européenne n'est pas désarmée, font des ravages considérables. Comme tuteurs de nos sujets, nous devons, au point de vue humanitaire, nous efforcer de les délivrer de ces fléaux ; au point de vue économique, nous y trouverons par surcroît notre avantage. La lutte est commencée et il importe d'indiquer rapidement quel effort a été accompli. En Indo-Chine, le budget de l'assistance médicale était de 350.000 francs en 1900 ; il atteint 4 millions en 1913. En 1904, les établissements médi- caux disposaient de 3.229 lits ; en 1913, de 5.849. En 1906, on a vacciné 700.000 indigènes ; en 1912, 1.100.000. Nos soins sont bien accueillis comme le prouve le nombre des consul- tations qui ont passé de 230.000 en 1906 à 492.000 en 1912. Des résultats heureux ont déjà été obtenus : à Saigon, la mortalité infantile est tombée de 27,2 0/0 en 1904 à 5,2 0/0 en 1912. A Madagascar, le budget de l'assistance a plus que décuplé de 1900 (150.000 fr.) à 1911 (1.600.000 fr.) ; presque tous les indigènes (3 millions) sont dès maintenant vaccinés et la mortalité des enfants est en décrois- sance. En Afrique occidentale, de 1905 à 1913, on a vacciné 5 millions de noirs, près de la moitié de la population ; dans la même période, le nombre des consultations est passé de 171.000 à 1.717.000 et le budget de 323.000 francs à 2.771.000 francs ; en dehors de ces dépenses régulières, près de 8 millions provenant des fonds d'emprunt, ont été employés à la construction d'hôpitaux et de dispensaires, et à divers travaux relatifs à l'hygiène. Des mesures spéciales ont été prises partout contre le paludisme, la lèpre, la fièvre jaune, la maladie du sommeil, etc. (1). L'œuvre est en bonne voie, mais ne peut donner qu'à la longue, dans une ou deux générations, son plein effet. Le succès est d'ailleurs assuré ; avec des méthodes moins bonnes que les méthodes actuelles, il a suffi d'un siècle aux Hollandais pour décupler la population de Java. Il ne nous sera pas nécessaire d'attendre aussi longtemps pour mettre mieux en valeur le sol de nos colonies. (1) L'Afrique-Équatoriale française, la plus jeuiie de nos colonies, est entrée depuis quelques années dans la même voie. 46 RENÉ CHUDEAl L'amélioration des |>rocédés de transport délivrera de plus en plus les indigènes du portage. L'introduction de procédés mécaniques permettra de mieux utiliser leur activité ; la machine à coudre est déjà assez répandue au Soudan tout au moins jusqu'à ïombouctou, chez les tailleurs noirs La navigation à vapeur, les chemins de fer et les automobiles emploient partout des indigènes ; l'expérience est largement faite que, sous la sur- veillance des Européens, les plus primitifs d'enlre-eux, môme les noirs, peuvent fournir des mécaniciens acceptables ; depuis quelques années, à Mopti, le riz est décortiqué à la machine et, àSégou. il existe une petite usine pour égrener le coton ; au Dahomey eten Côte d'Ivoire, le concassage des amandes de palme se fait de plus en plus à la machine. Des progrès de même ordre se peuvent observer mieux encore à Madagascar et surtout en Indo-Chine où les populations sont à un stade d'évolution plus avancé. On peut donc penser que la culture à la houe pourra dans certains cas tout au moins céder la place à la charrue et même à la motoculture. Les travaux publics. — Dans l'organisation de nos colonies, les grands travaux publics ont une importance capitale ; il a déjà été fait beaucoup, mais il reste encore énormément à faire. Ces grands travaux peuvent se classer sous trois chefs principaux : les irrigations, les transports et les ports. Dans les pays tropicaux, l'année se partage habituellement en deux saisons : l'une sèche, à pluies rares et insufiîsantes, l'autre humide, à pluies fréquentes et souvent surabondantes. A l'étiage, les fleuves sont très bas, leurs affluents souvent à sec, mais ils ont des crues importantes, souvent redoutables; à son confluent avec la rivière Claire, le fleuve Rouge peut atteindre un débit de 30 à 3o.000 mètres cubes ; celui du Rhône, dans ses plus fortes crues, n'a jamais dépassé 10.000 mètres cubes. Les travaux hydrauliques ont donc un double but, l'irrigation et l'assèchement. Ces travaux, lorsqu'ils sont bien étudiés, sont largement rémunérateurs; d'après le service des travaux publics, une dépense de 3.700.000 francs aurait amené, dans les rizières du delta du Tonkin (1), une plus-value annuelle de 17 millions dans le rendement des récoltes. Môme si cette évaluation est trop optimiste, il reste une belle marge de bénéfices. En Afri(iue occidentale, on a été long à se décider à entreprendre une semblable politique; cependant depuis de longues années déjà, on connais- sait la fertilité des terres inondées par les crues du Sénégal ; on savait aussi que le Niger déborde largement et que, entre Ségou et Tombouctou, des régions de lacs et de marigots s'étendent au loin à droite et à gauche du fleuve ; la zone où l'on peut songer à régulariser les apports du Niger couvre au moins 30.000 kilomètres carrés (fig. 4). Pour le Sénégal, certains travaux sont achevés, notamment au lac de (1) Au Tonkin, les travaux exécutés porlotil sur 1.300 kilomèU-es carrés ; les travaux projeléi sur 900. LE ROLE ÉCONOMIUL E DE NOS COLONIES l'EMDANT ET Al'RES LA GUERRE 4/ Giiiers; pour h; Niger, les études sont avancées et, sans la guerre, on en serait à la période d'exécution. Cette partie du Soudan se prête à de nombreuses cultures dont le coton est la plus importante pour nous. Mentionnons encore que la plupart des lleuves coloniaux présentent des chutes et des rapides qui peuvent fournir des forces importantes. C'est un côté du problème iiydraulique qui jusqu'à présent a été par trop négligé. Pour les transports, les procédés indigènes sont extrêmement primitifs ; rétape journalière est d'une trentaine de kilomètres ; un homme porte de Ho à 40 kilogrammes ; un cheval ou un mulet, au Yunnan, 70 kilogram- mes ; un bœuf, de 100 à 150 ; dès que le tonnage est un peu considérable, on se heurte à une quasi-impossibilité. FfG. 4. — La zone d'inondation du Niger. La construction de routes permettant l'emploi de voitures est déjà un progrès. Mais ces routes faciles à tenir en bon état pendant la saison sèche, sont rapidement dégradées pendant la saison des pluies, les réparations sont onéreuses, elles se prêtent mal à un roulage important ; cependant l'usage de la charrette à bras, même de la brouette, est déjà un gros progrès. L'emploi des automobiles tend à se répandre aux colonies et a permis déjà d'effectuer de beaux parcours. Même quelques services réguliers ont été organisés sur certaines routes, en Afrique occidentale et à Madagascar. Us sont commodes pour les voyageurs et pour le courrier, mais pour les marchandises ordinaires ils sont trop coûteux ; à Madagascar, avec un prix de 1 fr. 20 la tonne kilométrique, l'exploitation est fortement défici- 48 RENÉ CHUDEAU taire ; c'est un mode d'entreprise qu'il faut considérer comme provisoire- ment nécessaire au développement de la colonie, mais dont l'avenir est limité. Dans ces pays neufs, la construction de chemins de fer constitue la seule solution pratique des transports. Quelques-uns existent déjà (1). A Madagascar, la voie ferrée de Brickavillo à ^Madagascar (271 kilom.) permet d'atteindre facilement l'Imérina : en 189G, le transport d'une tonne par les moyens indigènes revenait à 1.200 francs de Tamatave à Tananarive; depuis l'achèvement du chemin de fer (1910) et l'aménage- ment des lagunes (canal des Pangalanes), il est tombé à 150 trancs. D'autres voies ferrées sont en construction ou en projet. En Indo-Chine, au 1*"" janvier 1914, la longueur des lignes construites atteignait 2.0û6 kilomètres; la plus longue d'entre elles, d'Haïphong à Yunnan-Fou, a 8o3 kilomètres, dont seulement 386 au Tonkin, jusqu'à Laokay, le reste dans le Yunnan, où elle nous ouvre un débouché impor- tant dans la Chine méridionale, auparavant tributaire de la Birmanie et de Siam. Une autre voie importante, non encore achevée, reliera Saigon à Hanoï en suivant le littoral d'Annam. D'autres lignes sont projetées de Saigon à Battambang, pour desservir le Cambodge, et de Quang-ïri à Savaniiaket, pour aborder le Laos. Ces chemins de fer ont été coûteux : la ligne le meilleur marché, d'Hanoï à Vinh, est revenue à 134.000 francs le kilomètre; la plus chère (Yunnanj, à 3o0.000 francs; cependant, grâce à leur trafic intense, leur coefficient d'exploitation est de 71^5 0/0 et leurs bénéfices annuels d'environ 3 mjUions. Les recettes nettes, par kilomètre, varient de 750 francs (Annam central) à 3.000 francs (Yunnan). En Afrique occidentale, il existe actuellement 2.700 kilomètres de voies ferrées. Celle de Saint-Louis à Dakar ("264 kilomètres) a été construite de 1882* à 1885 par une compagnie privée. Entrepris surtout dans un but stratégique, ce chemin de fer prévoyait une recette kilométrique brute de 1.500 francs, à peine suffisante pour couvrir les frais d'exploitation; depuis 1900, cette recette se tient au voisinage de 12.000 francs et quinze années après son inauguration, la Compagnie a pu commencer le remboursement des avances faites par l'État. Ces beaux résultats tiennent au développe- ment de la culture de l'arachide tout le long de la voie. En Afrique équatoriale aucun chemin de fer n'existe encore, mais quelques tracés ont été étudiés (2). Sans entrer dans de longs détails, les quelques exemples cités montrent quels résultais favorables ont obtenus les constructions de voies ferrées. Pour toutes nos colonies il existe maintenant des projets d'ensemble permettant la mise en valeur de régions actuellement peu accessibles ; même la construction d'un chemin de fer iransafricain, reliant l'Algérie (1) H. I'aulin : L'Oulillaye économique des cohnies irunçMixes. (1 vol., l'aris, 1914. (2) En France, il y a 48.000 kilomèU-es de voies ferrées; l'Afrique entière, 47.000. LE UÙLE IXONOMIQUE DE NOS COLONIES PENDANT ET At'IiÈS LA CLLUKE 49 au (la[) et se raccordanL aux principales lignes africaines a été étudiée sur le terrain. Il importe que la plupart de ces projets soient rapidement réalisés. La conslr,uGlion,pourle moment interrompue, ou à tout le moins très ralentie, ppuri'u étrti poussée activement dès la cessation des hostilités ; comme on sait, le .Ministère de TArmement a passé à l'étranger de n(jmbreuses commandes d'acier à obus ; une clause spéciale oblige les fournisseurs à transformer cet acier en acier pour rails, si, comme il est certain, la guerre cesse avant l'expiration du contrat. Il existera, de ce fait, à la lin des hos- tilités un stock considérable de rails, dont 200.000 tonnes sont réservées aux colonies, en plus de o.OUO kilomètres de voie Decauville. Les rails usités aux colonies |)èsent en moyenne 2o kilogrammes au mètre courant, soit 50 tonnes au kilomètre, on pourra donc construire rapidement environ 4.000 kilomètres de voies nouvelles. Aucun de nos grands fleuves coloniaux n'est navigable sur toute son étendue et les parties praticables ont une longueur très variable suivant la saison. Cependant la batellerie rend déjà de gros services. A Madagascar, la Betsiboka est desservie par des chaloupes à vapeur jusqu'à Maevatanava (245 kilomètres) pendant les hautes eaux ; jusqu'à Marololo seulement (217 kilomètres) pendant les basses eaux. L( '^ mar- chandises sont transportées à raison de 20 centimes la tonne kiloim-irique. Sur la côte orientale de l'île, de Tamatave à Mananjary (iUO kilo uMresj, et même à Farafangana, existent une série de lagunes séparées^ |)ir des isthmes de terre ferme (pangalanes) ; les travaux de percement de ces isthmes sont commencés et plusieurs centaines de kilomètres sont ouverts à la navigation. En Cochinchine, le tonnage des jonques qui utilisent le delta du Mékong et les canaux (i), est d'environ 498.000 tonnes, le tonnage d'une jonque variant de 2 à 80 tonnes ; elles transportent annuellement 1.500.000 ton- nes de paddy. La batellerie est moins développée au Cambodge et au ïonkin, bien qu'elle y soit encore importante. Quant au Mékong, les pirogues ne peuvent atteindre Luang-Prabang qu'au moyen de plusieurs transbordements; sur le fleuve Houge, la navi- gation est vite arrêtée, même aux hautes eaux. .En Afrique occidentale, le Sénégal, pendant quelques semaines, est navigable pour les navires de mer (1.000 à 1.200 tonnes) jusqu'à Kayes (900 kilomètres) ; quelques autres rivières (Saloum,Casamance, Bandama) présentent des estuaires navigables. , Sur le Mger. le plus beau bief, de Koulikoro à Ansongo. mesure 1.400 kilomètres ; la flottille indigène est assez importante et quelques pirogues de Djenné peuvent porter jusqu'à 15 tonnes ; elles transportent les marchandises à raison de 3 centimes la tonne kilométrique. Il y existe aussi un service officiel qui possède quelques beaux vapeurs (Le Magç, (1) 3.000 kilomètres de voies navigables. 50 ItKNK r.llIDKAU 100 Hl*. 30 mètres de long, 120 tonnes) et de nombreux chalands, dont plusieurs de 50 tonnes. Les maisons de commerce possèdent aussi quel- ques remor(|ueurs. Le long du littoral du goli'e de Guinée, en (^ôte d'Ivoire et au Dahomey, se trouvent, comme à Madagascar, des lagunes côtières; quelques canaux ont déjà été faits pour les relier entre elles. Mais il reste beaucoup à faire pour arhéliorer la navigation intérieure en Afrique occidentale et aussi en Afrique équatoriale. Dans ces deux colonies, les principaux lleuves ont été étudiés par des spécialistes et l'on sait maintenant qu'on peut les utiliser largement. Nos ports coloniaux sont en général insuffisants ; seul Dakar possède un outillage moderne. C'est là une grave lacune qu'il serait utile de combler au plus vite ; il en résulte des transbordements et des pertes de temps qui ne peuvent qu'entraver le commerce colonial. De nombreux projets ont été étudiés ; la plupart n'intéressent que la colonie qu'ils sont appelés à desservir, c'est le cas de la Côte d'Ivoire où l'embarquement des bois présente encore de grosses difficultés. D'autres projets ont en vue la navigation mondiale : depuis l'ouverture du canal de Panama, Tahiti se trouve sur la route d'Europe en Australie, il est quçstion d'y installer un grand port de charbonnage. Le rapide développement des exportations coloniales, qui ne peut que s'accroître encore, montre combien il est nécessaire d'agir ; à Madagascar, les exportations sont passées de 3.600.000 francs en 1896 à 45.400.000 francs en 1910 ; en Indo-Chine, la moyenne des exportations 1893-97 était de 97.500.000 francs; elle est passée à 221.000,000 francs (1908-1912), en Afrique occidentale de 31.800.000 francs en 1895 à 116.400.000 francs en 1915. La plupart des matières exportées sont encombrantes : pour Mada- gascar, en 1910, les peaux brutes représentent 9 millions; le raphia, 2,8 ; les écorces à tan 2,7 millions (1). En Indo-Chine, l'exportation du riz dépasse chaque année un million de tonnes; l'arachide représente 47 0/0 (en 1913) des exportations de l'Afrique occidentale, 70 0/0 de celles du Sénégal. Les matières riches qui peuvent supporter des frais élevés sont l'exception ; on ne peut guère citer que le caoutchouc, et pour la Guyane et Madagascar, l'or. Un outillage moderne n'est coûteux qu'en apparence. Dans nos colonies l'intensité du trafic suffit pour en justifier la dépense. Malgré sa grande importance, je laisse décote la question des transports maritimes. Beaucoup de nos colonies sont mal desservies, et l'on sait quel est l'état médiocre de notre marine marchande. C'est un sujet que l'on ne peut pas traiter en quelques lignes. L'industrie. — Le développement de l'industrie aux colonies.se présente sous plusieurs aspects ; les industriels européens, craignant la concurrence (Ij Caoutchouc, 9.'(00.00j francs ; or, 9 millions. I.E RÔLE ÉCONOMIQUE DE NOS COLONIES PENDANT KT APUÈS LA GUERRE ol lui sont opposés ; cette opposition n'est pas entièrement justifiée, des colonies où l'indigène s'enrichit étant de meilleures clientes que celles ou il reste pauvre. Il y a, à coup sûr, intérêt pour tout le monde à développer, dans nos possessions lointaines, les industries de première transformation ; il est certainement absurde, par exemple, de transporter de Rufisque à Bordeaux les arachides avec leurs coques qui représentent un poids notable de matières encombrantes et [)arfaitement inutiles. Le transport des viandes frigorifiées ou des conserves dont la préparation exige" déjà une sérieuse installation, est bien préférable au transport du bétail sur pied qui a causé de graves mécomptes. Dans certains cas mêmes, le développement d'industries à forme fran- chement européenne semble désirable; dans le delta du Tonkin, la main- d'œuvre est abondante (300 hommes au kilomètre carré) et assez habile ; la houille est à pied-d'œuvre et le client tout proche ; la Chine, avec ses 350 millions d'habitants, achète en France pour 13.600.000 francs de marchandises ; elle nous en vend pour 197 millions. C'est que la France est concurrencée par l'Inde dont les produits à bas prix (cotonnades, etc.) sont difficiles à obtenir en Europe. Le Tonkin paraît bien placé pour prendre, avec l'aide des capitaux et des techniciens français, une part très importante dans le commerce de la Chine. Les Banques. — Dans l'organisation du commerce et des entreprises coloniales, les questions de banque et de crédit jouent un rôle important. Mon incompétence m'oblige à être bref sur ce sujet. Les quatre-vingt dix jours usuels dans les affaires européennes devien- nent un délai trop court pour les relations extérieures. Le crédit à long terme semble exiger la création d'un organisme spécial pour lequel diverses modalités ont été proposées (I). La chose existe à Londres ; il n'y a aucune raison pour qu'elle soit irréalisable en France. Quelques-unes de nos colonies ont des banques à qui le privilège réga- lien de l'émission a été concédé. Ces banques font des affaires excellentes : depuis 1896 jusqu'à 191^, la moyenne des dividendes distribués par la banque de l'Indo-Chine a été de 2^ 0/0 ; ses réserves (6o millions) repré- sentent plus de cinq fois le capital versé. La banque de l'Afrique occiden- tale qui a remplacé, en 1901, la vieille banque du Sénégal , fondée en 1855, est plus modeste; de 1902 à 1909, ses dividendes ont été de 6 0/0; de 1910 à 1913, ils sont passés de 8 à 12 0/0. Ses réserves (4 millions) attei- gnent près de trois fois le capital versé. Les actionnaires en sont heureux, mais les colons sont moins satisfaits; on reproche à ces banques de ne pas s'intéresser aux entreprises locales particulièrement aux opérations agricoles ; on trouve aussi leur interven- tion très onéreuse, surtout en matière d'échange de monnaies. Leur (1) Voir Société de Géographie commerciale de Paris, xxxvui, oct.-déc. 1916, p. 517-512. o2 KENK CUL IJ EAU privilège expire dans quelques années et il esi probable que, au moment (lu renouvellement on leur imposera quelques conditions plus favora- bles (1) au développement économique des colonies, ce qui est en somme le but pour lequel elles ont été créées. Ladouane. — Il faut dire aussi un mot des questions douanières. Les exportations de nos colonies, si l'on met à part l'Afrique du Nord, allaient pour plus de moitié (ob 0/0) à l'étranger. Cette situation fâcheuse a des causes multiples, mais est due pour une bonne part à des droits de douanes maladroitement établis. Pour éviter que pareille erreur puisse se perpétuer, toutes les colonies sont d'accord pour demander une certaine liberté commerciale, une sorte d'autonomie douanière, leur permettant dans l'établissement des tarifs, de tenir compte à tout le moins des nécessités géographiques, que la métropole perd trop souvent de vue. Elles désirent aussi qu'aucun tarif dédouane ne soit dirigé contre elles, comme il en existe malheureusement quelques-uns. Conclusions. — Il est à souhaiter que, pour restreindre les sorties de numéraire de France, et rester maîtres de notre marché, nous tirions de nos colonies la plus grande quantité de matières premières possible, sans toutefois retomber dans l'absolutisme et les erreurs du « pacte colonial ». L'examen rapide qui a été fait de nos productions coloniales montre que pour quelques minerais et que |)Our un grand nombre de produits de l'agriculture, de Pélevage et des forêts la chose est possible. Bien des questions sont encore à l'étude, et la plupart des échecs subis par des colons tiennent à des essais prématurés : il est à souhaiter que l'organisation scientifique de nos colonies soit développée et que les services techniques mieux organisés disposent de budgets plus larges, de façon à éviter aux colons de se lancer dans l'inconnu. La question la plus délicate est sans doute celle de la main-d'œuvre ; le développement du machinisme, même réduit à ses tonnes les plus simples (charrette à bras, concassage mécanique des amandes de palme, etc.) et des travaux publics (routes, chemins de fer, irrigations) peut libérer en quel- ques années un grand nombre d'indigènes de travaux à faible rendement, portage, pilonnage du mil, tirage de l'eau, etc.). « Nous serions véritable- ment trop privilégiés s'il nous était donné de pouvoir faire de Madagascar une colonie prospère sans nous donner la peine qu'ont dû se donner ailleurs les hommes de tous les temps et de tous les pays » (2). Cette remarque, faite à propos des irrigations de Madagascar, peut s'appliquera la plupart des questions coloniales. (1) Congrès de l'Afrique orientale, Paris, 1912. Agriculture. Rapport par H. .Iumelle, p. 466. (2) La colonie aurait une participation aux bénéfices de la Banque. LE UOLK ÉCONOMIQUE DK NOS COLONIES PENDANT ET APHKS LA GUEUKE o3 Pour faire vile, il faut (l(3s capitaux : une enquête récente a établi que les sommes perdues en ces dernières années par l'épargne française dans des placements à l'étranger se montaient à 13 milliards ; une fraction de celte somme suffirait pour mettre bien des choses au point dans* nos colonies, qui, au point de vue financier, présentent au moins autant de sécurité que certains pays étrangers. Nos établissements de crédit devront modifier leur politique et mieux conseiller l'épargne française, et chacun do nous d'ailleurs, lil)re de placer ses économies comme il l'entend, devra mieux se renseigner et comprendre qu'il est préférable d'accroître la puissance économique de notre empire plutôt que celle de nos rivaux. CONFÉREiNCE FAITE A PARIS IMmanche 17 Fkviuek 1918 M. A. FAUVEL, Avoué à la Cour d'Appel d'Amiens. L'ITALIE DU NORD. — LA TERRE. — LES HOMMES. Les maris, les fils, les fiancés de plus d'une d'entre vous, Mesdames, ont franchi les Alpes et combattent maintenant sur le front italien ; vous plaît-il de les suivre et parcourir avec eux la vallée du Pô? Bien banal à première vue est le sujet que va traiter devant vous un confé- rencier qui n'a rien du critique d'art ni du savant ; qui de vous n'a parcouru les lacs italiens et ne s'est attardé dans les galeries de la Brera? Si vous le voulez bien, et dussiez-vous me traiter de barbare, nous ne nous occuperons guère d'art dans la patrie du Beau, nous bornant à regarder droit devant nous, à étudier dans les marchés, dans les rues, aux champs, à l'atelier, un peuple peu connu chez nous, ou qui, pis, est méconnu, méprisé même parfois, qui certes n'est pas sans défaut, mais chez lequel nous pourrions chercher plus d'un bon exemple. La vie d'un peuple, tableau et drame vivants qui se déroulent à tout instant sous nos regards, nous intéresse autant pour le moins que les toiles de grands maîtres. Je vais tracer sous vos yeux des scènes de la vie populaire, vous parler des grands et des petits, des princes, des savants, des paysans, des ouvriers, « de omni re scibili et de quihusdam aliis » comme feu Pic de la Mirandole. Et si, quand nous nous quitterons, un critique peu bienveillant, blâme le pêle-mêle et l'absence de plan de ma causerie, j'accepterai bien volontiers son reproche : l'Italie du Nord n'est-elle pas la patrie d'Arlequin au vête- ment bariolé? En quoi un Italien ditTère-t-il d'un Allemand? en quoi un Latin dilïère-t-il d'un Boche? La gravure ci-contre nous le révèle. Entre des baïonnettes autrichiennes, un Italien, prisonnier de guerre, s'avance L ITALIE DU NORD o5 tête nue, le regard ferme, 11 marche au supplice (1). Fièrement, il se dresse entre ses bourreaux et dans ses yeux vous pouvez lire l'espé- rance. Commandant l'escorte, un officier autrichien aux joues bien remplies, à la figure vulgaire, au ventre très proéminent ; chez l'Ita- Fu:. I. lien, la tête, l'organe de la pensée, attire immédiatement le regard ; chez l'Allemand, c'est la panse... Et cela s'explique : chez le Boche, disait il y a un an dans cette même salle, devant le même public, un de mes illustres devanciers, l'intestin mesure trois mètres de plus que chez le Latin, à taille égale ! A cet organe dominant il faut un aliment proportionnel ; il ne tolère pas la restriction. Malheur à ses (1) Battisti, italien de race, de langue et de cœur, député de Trente au Parlement autrichien, avait, avant la guerre austro-italienne, pris du service sous les drapeaux de sa patrie d'adoption. Fait prisonnier, il fut condamné au gibet. 5H A. KAUVEL voisins si la table n'est pas très l)ien garnie : témoin le simple soldat, armé du fusil, qui, réduit à la portion congrue, s'avance, maigre comme un clou, auprès de l'ofïicier. Laissons-leur la suprématie incontestée du bas-ventre : nous avons pour nous, Latins que lions sommes, la cervelle. A grands traits, par quelques mots toj)iques, que je vous peigne d'abord la caractéristique de l'Italien en général : une finesse, une subtilité d'esprit, une sveltesse de pensée, une vivacité d'intelligence que l'on ne rencontre guère chez les graves peuples du Nord. Au temps des rois de Naples, il y a quelque quatre-vingts ans, alors que des régiments suisses serv^aient encore les souverains des Deux-Siciles, un ofTicier natif d'Altorf ou de Schwytz, retour de per- mission, saute du gn)s navire qui le ramène de Gênes dans la petite barque napolitaine qui le conduira au rivage de la Chiaïa où il va accoster. « Eh bien, dit-il, hautain, au barcaïolo qui arrime ses bagages, y a-t-il encore autant d'imbéciles à Naples ?» — ^ « Il en arrive tous les jours. Excellence », répond avec un malin sourire le nautonnier. Reportons-nous à quatre siècles en arrière : au temps de la Renais- sance, à Rome, les courtisanes étaient frappées d'un impôt dont le produit servait à tracer de nouvelles voies. L'une d'elles, dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, chemine au milieu d'une rue tout récemment ouverte ; en sens inverse, gardant aussi le « haut du pavé », comme on disait au grand siècle, une de ses aînées, assa- gie parce cfu'elle a dépassé la trentaine, plus sobre de mise, mais plus altière ; hautaine, elle s'arrête, toise du regard la jeune femme, qui s'efface, et respectueusement railleuse : k Gardez le haut du che- min, madame, il vous appartient plus qu'à moi! ». Où diantre l'esprit va-t-il se nicher? Un beau matin, cheminant par les rues populaires de Florence, le dominicain Sertilanges demande sa route à un passant, modeste ouvrier qui porte sur ses bras un bambino aux yeux brillants, aux boucles noires : « Dieu ! le bel enfant », s'écrie-t-il. — «Ah, venez donc voir les autres, ma petite Marietta, et Giovanni qui va partir à l'école. » Et l'homme du peuple d'insister familièrement... « Là-bas, écrit lé prêtre, on se fait un ami en demandant son chemin. » . Cette subtilité de pensée et d'expression, seuls, les Italiens, les Français, les Espagnols, qui boivent le bon vin du bon Dieu, qu'éclaire et qu'illumine un clair soleil, seuls, les Latins la peuvent atteindre; la fine raillerie, nous la suçons avec le lait maternel. « Mon Georges, si j'ai de l'esprit, disait Michel-Ange à Vasari, je le dois à la subtilité de l'air de nos montagnes. » L'Italien jette un rayon de soleil, un soufïle poétique sur les plus tristes pensées. « Quand je serai mort, disait à ses fils un habitant (^e Trieste qui sentait sa fin toute proche, vous placerez une dalle; sur l'italie du nord 57 ma tonil)!.', et quand Triestc sera devenue italienne, quand le drapeau tricolore, notre drapeau, flottera sur notre ville, libre enfin du joug abhorré, frappez trois coups de marteau, bien fort, sur la dalle ; je comprendrai... et j'attends ! » Parole théâtrale d'un homme du peuple ; mais est-il vœu plus sublime d'un mourant? Et ce n'est pas dans le monde des lettrés et des délicats : c'est, parmi les matelots, les paysans, les ouvriers italiens que j'ai choisi mes exemples. Avec cela, le plus courtois des hommes; « au demeu- rant, le meilleur fils du monde ! » C'est un tenace cjue l'ouvrier italien : tantôt, je vous dirai la lutte du Piémontais et du Lombard pour créer, pied par pied, pour conqué- rir la terre qu'il cultive ; tout à l'heure je vous peindrai l'efîort gigan- tesque qu'il déploie aujourd'hui pour développer l'industrie naissante de sa patrie. C'est un économe en même temps : témoin les constants et si importants dépôts qu'il effectuait avant la guerre dans les caisses d'épargne et dans les banques populaires ; témoin aussi les centaines de millions, un demi-milliard d'après les statistiques, que chaque année les émigrants italiens envoyaient à leurs' parents, demeurés dans la mère patrie. Toutes ces qualités sont certes aussi les nôtres ; mais, plus que son frère de France, l'Italien est relativement sobre. Rare- ment il s'attarde au cabaret, au retour du travail, mais regagne tout droit son foyer ; s'il quitte sa famille, le soir ou le dimanche, c'est pour aller faire une partie de boules, qu'il ne manque pas d'arroser de quelques verres d'un vin épais, pur et généreux. Son ivresse, assez rare, n'a pas la lourdeur de celle que donnent l'eau-de-vie et l'absinthe. Mais sa caractéristique par excellence, c'est sa « fratellanza », sa fraternité envers les cainarades, ensemble la tendance qu'il a à s'asso- cier avec eux : très nombreuses étaient au moyen âge et non moins nombreuses ni moins florissantes sont aujourd'hui les confréries religieuses de secours mutuels : des legs n'ont cessé d'en accroître le;s revenus, et Florence, la Toscane et Naples sont au nombre des régions et des villes, non seulement où la misère est la plus secourue, mais où 'les confrères, riches et pauvres, groupés sous une même bannière, se secourent le mieux entre eux. De nos jours, ces groupements de secours mutuels se sont multi- pliés sous d'autres formes : les banques populaires, les banques agri- coles, peu nombreuses en France, sont innombrables en Italie : vou- lez-vous avoir quelque idée des bienfaits des premières ? Etudions ensemble leur fonctionnement. Un jeune homme de 17 ou 18 ans prélève chaque semaine un franc sur son salaire et le verse à la Banque ; au retour du régiment et jusqu'à son mariage, il continue ses verse- ments ; ainsi, au moment de son entrée en ménage, il sera créancier de 150 ou 200 francs : il a fait preuve d'économie ; la banque alors double ou triple sa mise, et mettra à sa disposition 400, 500 ou 600 francs 58 A. FAUVE L qui lui permettront d'acquérir du mobilier, et qu'il remboursera par la suite. Elle a fait de son pupille un mutuelliste et un ouvrier économe ; elle a d'autre part facilité et hâté son entrée en ménage, pour le plus grand profit et la plus grande force de sa patrie et de sa race. ■ — De même au petit cultivateur qui offre des garanties morales la banque agricole consentira des avances pour l'achat des semences et des engrais, avances qu'il remboursera à la récolte ; faute de quoi, tout nouveau crédit lui sera refusé. — Tout esprit de lucre est banni de ces institutions, tantôt confessionnelles et tantôt formées en dehors de toute idée religieuse ; quelques citoyens dans l'aisance font l'avance des premiers fonds de roulement, qui ne sont jamais élevés, les prêts étant toujours modiques. Je dois dire que la confiance accordée ainsi aux ouvriers et aux paysans n'est pas souvent trompée, que les pertes de ce chef ne sont pas considérables et que les « kracks », lors- qu'il s'en produit, — et il y en eut de retentissants, de scandaleux même, — n'ont pas d'ordinaire d'autre cause... que l'infidélité des caissiers et dépositaires des fonds sociaux. Fort ingénieuse, n'est-il pas vrai, cette manière de faire le bien ! L'Italie est par excellence le pays de la Fratellanza et de la Combi- nazione, deux mots qui se heurtent, deux sentiments qu'il est étrange de rencontrer assemblés, l'un qui dépeint la grandeur d'âme, l'autre, une ingéniosité qui n'a rien de très noble d'ordinaire. L'Italien, de ce dernier, fait un si bel usage, à l'occasion, qu'il a su l'anoblir. Fratellanza! Combinazione ! Megalomania ! que je vous dise, en deux exemples empruntés au très prosaïque monde de la finance, les magnifiques oeuvres accomplies par delà les Alpes par ces trois sentiments : Vers 1800, descendu de je ne sais quelle montagne du Latium ou de la Sabine, le cicérone Torlonia guidait les étrangers, — nos officiers, Stendhal, Paul-Louis Courrier peut-être, — parmi les ruines et les monuments de la Rome antique et de la Rome des papes, qu'il connaissait d'ailleurs fort bien, encore qu'il fût peu lettré. Après quelques années de ces peu rémunératrices et fatigantes fonctions, il entre chez un banquier, est vite remarqué par son patron pour l'ingéniosité de son esprit et l'habileté avec laquelle il tire parti ae situations délicates ou désespérées, devient banquier lui-même, prête aux papes et aux grands et fait fortune. Ses fils lui succèdent. Archéologues et banquiers à la fois, comme l'avait été leur père, ils étudient et lancent dans leur clientèle une opération d'un grand intérêt historique et économique : le dessèchement du lac Fucin ! Sans émissaire, sans communication avec le dehors, — n'ayant d'autre exutoire pour ses eaux que l'évaporation, — profond de 25 mètres seulement lors des années de sécheresse, de 41) ou 45 mètres aux années pluvieuses, — le lac Fucin, long de 10 kilomètres, large de 6 I.ITAMK I>U NOIili 59 (dimensions minima), créait un foyor pestilenliol dans une large zone autour de ses rivages. La malaria, la fièvre paludéenne y exerçait, autant que dans les marais Pontins, les plus tciribles ravages. L'empereur Claude, dix-huit siècles auaparavant, avait percé un tunnel, un émissaire en plein roc, pour en assurer le dessèchement ; trente mille esclaves avaient travaillé pendant de longues années à le creuser. Mal entretenu au cours de la période des invasions, l'émis- saire s'était obstrué ; la banque Torlonia crée une société pour le réouvrir et rendre salubrc et cultivable le sol que recouvrent les eaux, ensemble la zone qui les entoure. — L'œuvre était fort belle. — Mais peu après sa création, la société périclita ; on reconnut que le tunnel, l'émissaire percé par les Romains, était supérieur de quelques mètres au fond du lac, dont il n'avait assuré jadis et ne pouvait assurer désormais qu'un dessèchement partiel, et qu'il n'assainirait pas, ne drainerait pas complètement toute la région. — Pour illustrer son nom, le rendre fameux à l'égal de celui des Galonné et des Borghèse, pris d'une mégalomanie du meilleur aloi parce qu'elle était mêlée d'un sentiment de très noble fraternité, l'un des frères reprit l'affaire pour son compte personnel, et, approfondissant de plusieurs mètres le tunnel creusé jadis par Claude, il fit à grands frais sauter à la mine le rocher, et assura le dessèchement complet et le drainage absolu du fond de l'ancien lac, rendant à la culture quarante mille hectares de terre, jadis recouverte par les eaux ou malsaine à l'égal des marais Pontins, aujourd'hui très riche et très féconde. Où nageaient les poissons, croissent aujourd'hui le froment, le maïs, la betterave, les fourrages, les peupliers ; où le pêcheur jetait ses filets, s'élèvent fermes modèles et sucreries. Et ce n'est pas tout : les eaux qui sortent du tunnel, de l'émissaire, qui, jadis, bondissaient, en cascades succes- sives et en torrents fougueux de trois cents mètres de hauteur jus- qu'au fond de la vallée du Liro, rivière qu'elles grossissaient, cap- tées maintenant, descendent dans d'énormes tuyaux de fonte et font mouvoir des turbines, produisant la force électrique qui va porter au loin la lumière et fait mouvoir, dans les fermes, machines à battre le blé, coupe-racines, pompes d'alimentation, etc. Le prince Torlonia (les papes avaient anobli la famille du vieux cicérone) a-t-il tiré quelque profit de cet immense travail en revendant à grand prix les terrains desséchés à grands frais? 11 est permis d'en douter : du moins, et ce fut son ambition, a-t-il fait sa patrie plus grande et plus saine, et son nom plus illustre. Le dessèchement du lac Fucin fut l'un des plus grands travaux du xix^ siècle, et l'un des moins connus. C'est aussi à la «fratellanza » d'un banquier que le port de Gênes — et la région qui l'avoisine — doit sa résurrection, son renouveau, sa splendeur actuelle. 60 A. FAl'VEI. (' Cominoiit ferai-je plus grande cl plus heureuse ma cité de Gênés, berceau des miens, mon berceau et comment rendrai-je plus illustre mon nom? >> se dit un jour le duc de Galbera, lils de banquiers génois et banquier lui-même. <■ C'est peu d'y secourir la misère : empêchons- « la de naître. Redonnons au port de Gènes sa vie, son activité d'autre- « fois ; donnons, assurons aux ouvriers un gros salaire. » Certain que sa générosité ne serait pas isolée et entraînerait les subventions de la ville de Gênes, des provinces et chambres de commerce inté- ressées et de l'Etat italien, il fait don à sa ville natale de vingt mil- lions pour améliorer son port. L'exemple produisit son fruit. Par son testament, la duchesse de Galbera, — la bienfaitrice de la ville de Paris, — lègue dans le même but, à sa mort, une somme plus forte encore. Du fait de ces largesses, le port de Gênes, heureux rival de celui de Marseille, -assure aux plaines lombardes et piémontaises, à la Suisse même, unies par le Simplon et le Saint-Gothard,un débouché pour leurs produits, un accès des plus aisés pour leurs importations, un outillage de tout premier ordre pour leur développement écono- mique. Et ce n'est pas tout : la fée électrique, ici encore, a parachevé l'œuvre des philanthropes ; captées dans les montagnes du voisinage, les eaux sauvages des torrents font mouvoir des turbines, créent de très puissantes forces motrices, et non seulement permettent de multiplier les usines sur toute la côte ligurienne, mais aussi d'élever au-dessus des monts les cargaisons débarquées des navires et de leur faire franchir les Alpes qui séparent Gênes des plaines voisines. Je ne puis non plus passer sous silence l'immense aqueduc, autre- ment puissant que ceux des Romains, qu'on construit de nos jours, dont une large section était presque terminée lors de la déclaration de guerre : il doit amener, en énormes quantités, pour les bêtes et les gens, et même pour l'arrosage, l'eau dans deux ou trois cents vil- lages de l'Italie du Sud ; là, faute d'elle, on ne peut entretenir de bétail ; là, chargé d'impôts, chassé par la misère et souvent par la malaria, le paysan quitte la terre natale et s'embarque pour l'Amé- rique : là sévit « l'émigration de la faim ». L'Italie du Nord et du Centre ont prêté leur crédit et leurs capitaux pour donner à boire et procurer quelque bien-être à deux millions de méridionaux (car les villages, purement agricoles, en Basilicate et en Calabre, comptent jusque 8.000 et 10.000 habitants), les retenir au foyer, dans la mère patrie, leur éviter l'exil et la misère. L'aqueduc de l'Italie du Sud, l'un des grands travaux de notre époque est, hélas ! à peu près ignoré, inconnu chez nous, comme le très bienfaisant dessèchement du lac Fucin ; — grandes, magnifiques (cuvres d'assistance sociale, cepen- dant, que ces immenses et peu retentissants travaux publics, inspirés, au delà des Alpes, par une mégalomanie doublée de fratellanza. Avez-vous remarqué combien facilement le christianisme s'est • I.riALIK DU NOHD Gl implanté, a pris racine en Italie, la terre où il fut le plus persécuté et où la moisson fut la plus féconde? C'est que nulle terre n'était plus apte, mieux appropriée à recevoir la doctrine de ceux qui, comme les apôtres Pierre et Paul, prêchaient et pratiquaient la maxime chré- tienne : 0 Aimez-vous les uns les autres ! « Si je, vous entretenais des Italiennes? Dans les Romagnès, quand une fillette vient au monde, on la lave dans l'eau tiède mélangée de blanc d'œuf ; cette lessive lui éclaircira le teint ; puis on lui fait avaler, si elle y consent, une petite cuillerée de pomme cuite qui la purgera des vers (ni blanc d'œuf ni pomme cuite pour les petits garçons...). La garde ou la sage-femme la porte au baptême dans une sorte de moïse qu'elle place sur un coussin, en équilibre sur sa tête. La fillette est devenue une jeune fille de quinze ans ; on est précoce dans les pays méiidionaux ; c'est l'âge du mariage pour elle. Maintenant, dans presque toutes les villes, des fondations religieuses assurent de petites dots aux jeunes filles pauvres qui, par leur bonne conduite, s'en montrent dignes ; elles peuvent ainsi entrer en ménage ; telles nos rosières. Jadis, en Vénétie, dans le voi- sinage d'Héréclée et de Padoue, l'État, la société, se chargeait d'assu- rer le mariage de toutes les jeunes filles. Voici comment iLs'y prenait. (Je cite cette coutume, moins pour vous égayer que pour vous faire connaître jusqu'à quel point la « combinazione », dans des cervelles italiennes, peut mener aux solutions pratiques des questions sociales.)^ On assemblait en un même endroit, chaque année, toutes les jeunes filles de la région ; on les mettait aux enclièies ; aux plus riches les plus jolies. — Et les autres, me direz- vous, celles pour lesquelles aucune somme n'était offerte? — C'est ici qu'intervient la bienfaisante (i combinazione » ; le montant des enchères n'était remis ni au Trésor public ni aux parents de la mariée, ni à celle-ci; il était réuni en une masse, dont on partageait inégalement l'importance entre les délais- sées ; aux moins jolies, la plus grosse part ; jamais elles ne coifïaient sainte Catherine ; les espèces bien sonnantes leur valaient toujours quelques amoureux. ■ — Et elles vivaient heureuses et avaient l^eau- coup d'enfants ! Bien spécialement dédié à noé législateurs, si sou- cieux d'arrêter la dépopulation. Est-il coutumes plus gracieuses que celles des fiançailles et des mariages en Italie? Beppo veut-il faire connaître à Laura son amour? Au premier mai, comme le soupirant fiançais, il plantera un bouciuet à la porte de la belle; mais il ne gardera pas l'anonymat : pour dévoi- ler son nom il réunira par une traînée de sciure de bois la demeure de la jeune fille à la sienne ; c'est le « trait d'union ». Si le premier mai lui semble trop éloigné, il taillera un siège dans un bloc de bois, ira le porter au seuil de la maison de la jeune fille ; à la partie inférieure du siège il écrira son nom ; est-il admis comme soupirant? La jeune 62 lALVEL fille rentre le siège et l'installe près du sien. Beppo pourra désormais venir passer la soirée auprès d'elle. Est-il dédaigné? le siège restera dehors : libre à l'amoureux éconduit de le porter ailleurs. Au jour des fiançailles, le jeune homme olïrc à sa promise, non seu- lement un anneau ou des boucles d'oreilles, travail souvent très artis- tique d'un ouvrier du i)ays, mais aussi, dans mainte région, un fuseau délicatement sculpté, ou un buse de corset (stecca di busco), crne- menté de fleurs, d'oiseaux, de personnages gravés en creux ; elle le portera désormais : il sentira battre son cœur. En retour, elle façonne et offre à son bien-aimé un tricot qu'elle-même a porté pendant trois jours. Gracieux, charmant symbole de l'intimité conjugale. Vient le jour des noces ; le fiancé frappe à la porte de la demeure de la jeune fille : « N'y a-t-il pas ici une charmante |)etite colombe? je l'emmènerai volontiers. « Sur ce, jeunes et vieilles de passer tour à tour la main droite, par la porte entrebâillée. « Est-ce moi, est-ce moi, dites? Non, non. pas ! » de répondre le jeune homme jusqu'à ce qu'il ait reconnu la main de sa bien-aimée. « Venez, petite colombe >•, s'écrie-t-il alors, et le cortège se forme au son de la fusillade. Au retour de l'église, la jeune femme, tlevancant le cortège, frappe seule à la porte de la maison où avec la famille de son mari, avec sa belle-mère ! elle va habiter. « Pan, pan, qu'est-ce?, répond la belle- HTALIE DU NORD 63 mère. « C'est moi qui serai votre fille, la femme de votre fils Beppo. » « Ah ! s'écrie la vieille, feignant la surprise ; que savcz-vous faire? Savez-vous coudre? — De mon mieux! — Tenir le ménage, faire la cui- sine? — Maman me l'a appris, — Élever des enfants? — J'ai dorloté mes petits frères et vous m'apprendrez. — Entrez, entrez, ma fille, bien- venue qui vient au nom du Seigneur et de la Madone. » La porte FiG. 3. s'ouvre, on s'embrasse sur le seuil... Sur le seuil, la jeune femme trouve un balai, un seau; elle fait mine de laver les marches, puis dans la chambre nuptiale elle trouve un tablier, le revêt, et se joint aux autres femmes pour préparer le repas. Jour de noces est jour de travail pour elle, comme pour toutes. Je ne présenterai pas les paysannes, les femmes du peuple en Italie, comme d'excellentes ménagères ; très loquaces, elles passent en bavar- dages un temps qu'elles pourraient employer tout autrement ; amou- reuses du clinquant, des bijoux, des couleurs voyantes (qui les en blâmerait? les Françaises ne sont-elles pas aussi coquettes que jolies?) elles demandent souvent à la loterie (il y a des loteries officielles chaque semaine, en Italie) des ressources pour satisfaire cette fantai- sie ; mais ce serait injustice que de contester leur opiniâtreté aux travaux les plus durs ; des femmes servent de manœuvres aux maçons 64 A. K.UVEL dans maintes régions ; ce sont des femmes — et c'est le sujet d"un très beau tableau de Sain, naguère au Luxembourg, — qui transportent sur la tête ou sur l'épaule les matériaux extraits du sol à Pompéi et qui les passent au crible ; souvent on les voit, attelées par paire ou par trois à une charrette, transportant de lourdes charges ; elles sont énergiques, et, durant la guerre présente, témoin la gravure ci-jointe, n'ayant pu prendre le fusil pour combattre l'Autrichien, elles se sont faites pionniers, creusant les tranchées et façonnant les gabions et les fascines. Elles ont d'ailleurs de qui tenir : vous souvient-il du très beau, très noble récit de Montluc, qui commandait les troupes françaises et toscanes, comme gouverneur de la place, au siège de Vienne? Les dames, raconte-t-il, allaient chaque jour à la tranchée; elles avaient formé trois batailles (bataillons) qui se réunissaient et se relevaient à tour de rôle ; chaque bataille portait des vêtements d'une couleur différente ; et, la pelle ou la pioche sur l'épaule, elles allaient ensemble et en colonne au travail, chantant en chœur un chant composé pour elles : « Et je donnerais, dit le vieux chroniqueur, le plus beau cheval que j'aie jamais monté de ma vie pour me rappeler et vous dire leur chanson guerrière. » Il en fut même qui revêtirent la cuirasse et coif- fèrent le casque, prenant la garde pour accorder un peu de repos à leurs frères et à leurs maris. De vieille date, nombre d'Italiennes ont concouru, les armes à la main, à la défense du sol ; à Brescia, vers le ix^ siècle, une force de trois cents femmes prend part à la défense de la place ; une tren- taine de génoises, la plupart de haute lignée, se sont enrôlées pour la croisade sous Boniface VIII ; Pise a eu sa Jeanne Hachette ; enhn, lau temps des invasions, les cordes pour bander les arcs faisant défaut au siège d'Héraclée, les femmes coupèrent leurs chevelures et les offrirent aux défenseurs. Pour commémorer cet acte, on frappa une médaille : à l'exergue, un gracieux profil de femme, à la tête entiè- rement rasée ; pour toute légende, ces seuls mots : « A Vénus chauve ! » Et de nos jours, après le désastre de Caporetto, on vit plus d'une femme de fuyard raccommoder l'uniforme délabré de celui-ci, et ramener son mari à la gendarmerie voisine ou à la caserne, pour éviter le déshon- neur à leurs enfants. Toutes ces belles qualités de la race italienne ne vont pas sans quel- ques... travers. Des défauts, qui n'en a pas? des vices même, quel peuple, quel individu peut s'en dire exempt? L'Italien, surtout celui du Midi ou des Romagnes, est violent, emporté ; beaucoup plus de calme chez les Toscans et les Lombards. Les Flamands de Belgique et de France, prompts à la colère, rancuniers même, aflirme-t-on, échangent volontiers force coups de poing et de bâton ; l'Italien dégaine aisément le couteau, blesse ou tue son adversaire. Mais à [,'lTAMK un NORD 65 l'inverse de l' Allemand, assassin et incendiaire, nous disent les magis- trats ses compatriotes avec force statistiques, l'Italien cède à la colère mais ne prépare pas son crime : pas d'attaque préméditée, pas de guet- apens en Italie, sauf quand il s'agit de vols à main armée. — Sa ten- dance à s'associer et à combiner porte aussi l'Italien du Nord, comme le Méridional, à former des conspirations, à entrer dans les sociétés secrètes, tantôt dans un but très noble, tels les Carbonari qui, au mi- lieu du XIX® siècle, s'efforcèrent de chasser d'Italie l'Autrichien et de fomenter des révoltes, tantôt aussi en vue d'intrigues, telles les « camarillas «, telles aussi les ententes qu'avant les séances du Sénat vénitien ou avant les votes, les patriciens de Venise nouaient entre eux au « Broglio » (c'était le nom que l'on donnait à la partie de la Piazzetta qui longe le palais ducal, où ils s'asseinblaient et se grou- paient, p(5ur délibérer sur l'attitude à prendre pour le plus grand profit de leur parti), telles aussi, dans un tout autre but, la Maffia et la Camarra, unions secrètes de malfaiteurs napolitains ou siciliens, qui, au mépris d'une police admirablement organisée et commandée, se groupent pour mettre en coupe réglée villages et petites villes, contraignant paysans et bourgeois à leur payer tribut, sous prétexte de les protéger... Mais Dieu me garde de vous conter des histoires de brigands ! — Parfois aussi, s'il n'est foncièrement honnête, (et à part la Bretagne du temps jadis et des légendes, il n'est pas de terre où règne une absolue probité et qui n'ait ses déchets), l'Italien se mon- trera le plus... habile, le plus roué des trafiquants. « Il faut deux Lom- bards pour rouler un Florentin, mais il faut trois Florentins pour rouler un Génois! », disait un vieux proverbe d'au delà des Alpes. Je ne commente pas : je cite. Notre maquignon normand, de madrée renommée, a trouvé là-bas tout au moins son égal. La très haute intelligence, la faculté de combiner et tirer parti des circonstances, la sveltesse de pensée qui sont le propre de la race italienne ne sont pas sans danger pour tout « co-contra étant » comme on dit au Palais. Il est au delà des Alpes une très vaste région qui échappe à tout reproche de violence et d'habileté trop profitable : c'est celle qu'ont traversées et où évoluent nos troupes ; c'est la vallée du Pô, le Pié- mont, la Lombardie et la Vénétie. Ce n'est pas sans quelque dédain, à peine perceptible, que le subtil Toscan vous parlera du « grave Lombard », dont la pensée, plus lente peut-être que la sienne, est aussi plus pondérée ; ce n'est pas sans quelque mépris que le svelte Napolitain vous entretiendra de ces « lourdauds » de Piémontais, qui, aussi tenaces qu'intelligents, mais peut-être plus frustes, pris en ^ masse,, que leurs frères du Midi, ont cimenté de leur sang l'unité ita- lienne. Lourds montagnards du Piémont qui, à leur descente des Alpes, avez hébergé et réconforté nos soldats, nos chers poilus, graves populations de la Lombardie ou de la Vénétie parmi lesquelles ils vivent 06 A. FAUVEL et combattent, je vous admire pour ma part! Votre race est l'une des plus travailleuses du monde ; paysans, ouvriers, ingénieurs, commer- çants, depuis trente ans, vous avez transformé du tout au tout vos provinces, accomplissant et sans coup férir une véritable révolution sociale. Que je vous parle d'abord des paysans lombards : à perte de vue s'étend la plaine qu'ils cultivent; large de 100 et 120 kilomètres et plus, sans le moindre accident de terrain le plus souvent, la vallée du Pô s'étend des dernières ramifications des Alpes couvertes de neiges perpétuelles, à la base de l'Apennin couronné de vertes forêts. Des glaciers la recouvraient partiellement jadis ; proche de Mantoue vous trouverez de vastes moraines, débris de rochers aétachés de l'Œtztalil, et charriés à deux cents kilomètres de ce massif par une immense traînée de glace qui recouvrait les vallées de l'Adige et du Mincio. L'Adriatique a également étendu un de ses bras par la vallée du Pô, y formant un golfe immense : certains poissons, certains mol- lusques qu'on trouve dans le lac de Garde appartiennent à la faune de l'Adriatique adaptée à un autre milieu. Mais la Scrivia, les Doires, le Pô, l'Adige, sont autant de fleuves travailleurs qui détachent chaque année des flancs des montagnes et charrient des millions de mètres cubes de déblais jusqu'à leur embouchure, jusqu'à la mer. De là des dépôts, des alluvions, qui ont envahi et comblé le golfe originaire, comme ils envahissent et comblent actuellement toute la partie septentrionale de l'Adriatique, au nord de Venise et de Trieste. Il y a quelque douze cents ans, au temps de Charlemagne et des Lombards, la plaine voisine de Milan était recouverte de forêts maré- cageuses, où les rois chassaient le sanglier; guidés et conseillés bien souvent par les bénédictins français (qui par la suite, à Chiaravalle, ont édifié une magnifique abbaye), les paysans lombards ont drainé d'abord et asséché ces terres malsaines ; puis, détournant les eaux sauvages qui dévalent des montagnes, ils les ont irriguées. Bien plus, amenant sur des terres incultes et sablonneuses les eaux des torrents, très chargées de limon à la fonte des neiges, ils ont « colmaté », recou- vert d'une terre végétale très fertile, fécondé ce terrain, accroissant d'année en année la surface cultivable. Ce travail de conquête s'accom- plit encore sur une très large échelle de nos jours, grâce à de nouvelles saignées faites aux torrents, grâce par exemple au canal Cavour, dérivé de la Doire. L'été venu, l'eau, plus chaude et plus limpide, servira à l'irrigation. C'est donc un lutteur que le paysan de la vallée du Pô : pied par pied, il lui a fallu, luttant contre les éléments, — contre la fièvre bien souvent, — conquérir le sol qu'il cultive ; sa race a été trempée à l'épreuve. Voilà où il a puisé sa force, sa ténacité, sa valeur. 1. ITAMK DU NOKL» 67 Autant on en peut dire du montagnard qui a bâti sa demeure sur les dernières ramifications des Alpes ; il a dû asséclier son champ, le préserver des avalanches par des murs ou des obstacles, en retirer les pierres, construire des murailles de pierre sèche pour soutenir et maintenir la terre sur les gradins successifs qui escaladent la mon- tagne, porter et monter à dos fumier et terre végétale, puis, durant son FlG. enfance et sa jeunesse, même après son mariage, quitter au prin- temps sa famille pour émigrer en Suisse, en France, en Autriche, gagner quelque salaire et revenir à l'automne, porteur de quelques centaines de francs ; la terre produit peu dans la montagne, la famille est nombreuse : il lui faut s'expatrier ; l'épreuve l'a trempé et en a fait un énergique travailleur. La vallée du Pô ! Imaginez-vous, encaissée entre les montagnes 08 >• i-.vi^vKi, une iniinense mer de mûriers ou de saules, au-dessus desquels émerge de çà de là le toit rouge d'une ferme, un groupe de cyprès ou de peu- pliers d'Italie, hauts de trente ou quarante mètres (de nos jours, témoin la gravure ci-jointe, on a installé des observatoires dans leurs ramures). Au ras de terre, tout autre est l'aspect : chaque chamj), entouré de fossés, plus long qu'il n'est large pour permettre à la fois le tracé d'un long sillon et un bon assèchement, est bordé d'une rangée de mûriers reliés entre eux par des festons de vigne qui retombent en courbes fort gracieuses. La terre produit donc trois récoltes : les céréales, les feuilles du mûrier et les grappes de raisin. La pluie, à raison du voisinage des montagnes, est fréquente, même en été; il tombe un mètre d'eau par an à Milan. Toute la région est donc à l'abri des sécheresses. Si fécond est le sol lombard que l'avoine y atteint parfois deux mètres, qu'on peut l'y semer (et que jadis on l'y semait) huit années consécutives sans apporter d'engrais ; que les luzernes et autres prairies artificielles y donnent neuf coupes chaque année dans le voisinage de Milan, et que, une fois moissonné le blé en juin, on se hâte de labourer, de semer un maïs spécial dit « de la quarantaine », qui croît en juillet et mûrit en août. — Souvent, des rigoles d'irriga- tion divisent les champs en parcelles; elles permettent la culture du riz, des artichauts ou choux-fleurs et de maints légumes. — Quoi d'étonnant que l'Allemand, l'Autrichien affamé et vorace, ait, de très vieille date, convoité ces provinces si fécondes et si ensoleillées, et se soit efforcé de subjuguer ce grenier d'abondance? Sur cette terre, l'une des plus fertiles du monde, vivait il y a trente ans encore une] population miséreuse et marnourrie. Lombardie et Vénétie sont des régions de grande culture : les impôts, les taxes d'irrigation et d'assèchement sont élevés; presque jamais le paysan, rarement le gros cultivateur, possède les champs qu'il laboure, le troupeau, le bétail qui sert à les exploiter, le toit et les bâtiments qui les abritent. Toujours, ou peu s'en faut, la métairie appartient à quelque riche bourgeois d'une opulente ville voisine, qui, sans se désintéresser de ses fermes (il en partage avec le métayer les produits), n'y fait que de rares apparitions; un jattore (agent) l'y remplace pour la perception des produits lui revenant. De là des haines de classes, de là des grèves de paysans ; telle celle de Parme qui éclata vers 1906. Mécontents des contrats qui les unissaient aux propriétaires, les métayers cessèrent tout travail un beau matin de juin, à l'époque des récoltes : les bourgeois des villes, leurs femmes, leurs filles durent venir prendre soin du bétail (le cheptel appartient presque toujours au propriétaire et non pas au fermier); ces fermières improvisées s'acquit- tèrent {assez bien d'ailleurs de leur tâche, faisant contre mau- vaise fortune bon cœur; ',et les maris, recrutant dans les villes un personnel de fortune, assurèrent tant bien que mal la récolte. l/lTALIK ne NtiHI) G9 Dans les grandes exploitations» les nianouvriers, il y a un quart de siècle, touchaient de maigres salaires : 400 ou- 450 francs par année, plus le logement, pour eux et leur famille, dans une unique pièce, assez vaste il est vrai, ensemble de la farine de maïs et de blé, et un petit champ où cultiver les légumes ; le salaire des femmes n'attei- gnait même pas un franc par jour. Cependant, pénible est le travail de celles-ci, surtout dans les rizières où, les jambes nues, elles sont en butte aux morsures des sangsues. Mais de nos jours, la terre lom- barde est meilleure nourricière du paysan; mieux cultivée, elle pro- duit plus que par le passé à surface [égale; céréales, légumes, beurre, œufs, se vendent à des prix plus élevés ; l'industrie ayant dans toute la plaine du Pô pris un immense essor, les villes, les villages ont vu doubler et tripler leur population. Enfin, attiré vers les manufactures par de gros salaires, assuré de trouver dans les usines un travail rému- nérateur s'il vient à quitter la ferme, le manouvrier, le «bracciante ", se montre moins souple, moins docile, plus exigeant lorsqu'il loue ses services à un métayer. — Jadis les femmes trouvaient dans le travail de la soie, à la maison, un supplément de rémunération ; elles s'y adonnent de moins en moins, encore bien que Piémont, Lombardie et Vénétie soient des pays essentiellement séricicoles, et que, devenue une véritable science, l'éducation du ver à soie soit plus rémuné- ratrice qu'au temps ppssé. lElles lui préfèrent le travail à l'usine. Cette déchéance de l'élevi ge du [ver à soie, les hygiénistes la regrettent vivement: à l'époque deréclosion, les familles quittaient leurs demeures, les nettoyaient de fond en comble, le ver à soie exigeant une jtrès grande propreté, y installaient l'élevage et ne rentraient qu'une fois la ponte achevée; c'était l'occasion d'un complet lavage du sol et des parois de l'habitation et d'un blanchissage : occasion qui s'offre désormais moins souvent, 'encore bien que non moins nécessaire. , Diverses institutions ont joué le rôle le plus heureux dans le déve- loppement agricole de la Lombardie : c'est d'abord la création des chaires ambulantes d'agi'iculture ; des agronomes émérites ne .se contentent pas de faire des cours, de donner un enseignement suivi à nombre de jeunes gens, et diriger des fermes modèles ; ils vont de village en village, enseignant aux paysans les meilleures méthodes, leur indiquant les meilleures semences, les engrais les mieux appro- priés à leur sol. Grâce à leur enseignement par exemple, la produc- tion du riz s'accroît considérablement d'année en année, bien que la surface ensemencée en riz diminue, les cultures étant désormais alter- nées. — D'autre part, le paysan lombard a puisé dans l'association un très puissant adjuvant : je citais tout à l'heure le but des banques agricoles populaires et les résultats par elles acquis ; très nombreuses sont aussi les associations paysannes pour l'achat des semences et 70 A. KAU'VKI, des engrais en comnuni (loujours aux meilleurs producteurs et aux meilleurs prix), pour la vente en commun des produits, pour la fabri- cation en commun, d'après de bonnes méthodes, du vin, qui laisse souvent à désirer, du beurre et du fromage, qui réclament des soins, des appareils, une installation et des locaux spéciaux. — Chose remar- quable, encore que je ne me porte pas garant de l'absolue probité de tous les associés et de tous les gérants de ces petites républiques, ces paysans ne se trompent guère entre eux, apportant une sérieuse dose de bonne foi dans leurs rapports réciproques ; leurs associations sont pour la plupart durables, grâce à un fonds sérieux de probité. Dans un récent article de sa rev^uc mensuelle, la Chambre de com- merce italienne de Paris citait le très réconfortant exemple de l'une de ces coopératives agricoles au champ d'action très restreint : elle n'a pour but que le triage, la conservation, la vente et l'expédition des pommes récoltées sur le terrain d'une commune de 6.500 habi- tants, Bagnolo. En 1911, le vicaire du pays fit un voyage à l'étranger pour trouver des débouchés ; ses démarches ne furent pas infructueuses ; les pommes payées jadis aux cultivateurs de 5 à 6 lires le quintal leur sont achetées maintenant 18, 20 et 25 lires. Les pommes ava- riées, qui étaient jetées jadis, servent maintenant à fabriquer du cidre. La société étend son action à d'autres fruits ; aux châtaignes, aux pêches ; elle a ouvert dL>s succursales, un magasin à Turin, et, par ses ressources, subventionne une école et un atelier féminin où vous ne compteriez pas moins de douze machines à coudre ! Voilà ce qu'ont fait depuis 1911 les paysans associés d'une bourgade italienne. Il est une très grande œuvre qui s'accomplit lentement, mais sûre- ment, chaque jour au delà des Alpes : la bonification des terres, le Bonifico, comme on dit par delà les monts. Je vous citais tout à l'heure cette mise en valeur des terrains incultes et sablonneux de la vallée du Pô par l'apport constant des eaux limoneuses des torrents qui dévalent des Alpes, c'est-à-dire par le colmatage. A l'embouchure du Pô, de l'Adige, de la Piave, dans la région du littoral adriatique, d'-importantes sociétés ont entrepris une œuvre différente de boni- fication : Tassèchement des marécages voisins des lagunes. Des pompes très puissantes, mues aujourd'hui à grands frais par la vapeur, — demain, à bas ])rix par les courants électriques venant des centrales hydrauliques installées au pied des Alpes, — ont actuellement dessé- ché et mis en valeur dix mille hectares d'excellente terre à labour; on n'y pratique que la grande culture. — Pourquoi faut-il que l'homme se soit fait l'ennemi, le seul ennemi de ces très bienfaisantes entreprises? A la veille d'une moisson, de fort belle apparence, les moissonneurs embauchés pour la récolte émirent la prétention de toucher double salaire. Les cultivateurs furent contraints d'acquiescer à cette demande : mais, l'année suivante, ils s'abstinrent de semer du blé, transformèrent l.'iTAMK Dli NORI» 71 leur terre à labour en prairies... et .se passèrent de la trop onéreus^ collaboration des moissonneurs. Depuis lors, les sociétés intéressées s'efforcent d'implanter sur le sol assaini par elles des familles de colons qui pratiquent la petite culture ou qui ne font valoir que trente ou quarante hectares, sans grand secours de main-d'œuvre étrangère. Une fée bienfaisante, l'électricité, s'est faite, dans la vallée du Pô, l'auxiliaire du paysan : amenée des centrales édifiées au pied des Alpes, non seulement elle éclaire sa demeure, ses étables; mais elle fait mouvoir machines à battre et coupe-racines. Parfois même, si le champ est v'aste, elle tire la charrue ; bien plus, et c'est là une appli- cation chimique du plus haut intérêt, dans l'Italie du Nord, des procédés nouveaux permettent, à l'aide d'un courant électrique, de tirer de l'air, à des prix modérés, l'azote qu'il contient et de le fixer sous forme de sels d'ammoniaque, ou de nitrates et nitrites employés par l'agriculture. Déjà quelques milliers de quintaux de ces sels ont été fabriqués en Lombardie et livrés aux cultivateurs. Le temps est tout proche où l'Italie entière, grâce à ce procédé, pourra produire et au delà les nitrates dont elle a besoin. Non seulement elle n'aura plus à payer au Chili un gros tribut annuel pour l'achat de ces engrais, non seulement elle sera affranchie de tous frais de transport par mer; mais encore elle pourra désormais, usant très largement de ces sels, féconder le sol qu'elle ensemence en céréales et en betteraves et accroître considérablement sa production agricole. Un chiffre précisera quel est l'accroissement de la production agricole en Italie depuis un demi- siècle ; elle est passée de un milliard sept cents millions à plus de sept milliards de francs ; elle a plus que quadruplé de valeur. Les dernières ramifications des Alpes, le Frioul, la région au nord de Brescia et de Bergame, la région des lacs, offrent à l'observateur un champ d'études de tout point différent de celui que présentent les plaines d'alluvions très étendues que nous venons de parcourir. Elles sont formées de rochers, parfois de moraines transportées par les glaciers alpestres, recouverts d'une couche peu épaisse de terre végétale ; de çà de là également quelques plateaux. Plus de grande, ni même de moyenne culture, dans ces régions ; ce sont des pays de petite propriété. La terre y est très morcelée, et pour cause. Un peu de vigne (qui donne souvent d'excellent vin), des oliviers, des arbres fruitiers, des châtaigniers, des prairies, peu de céréales, voilà les produits du sol. Chacun possède quelques coins de terre, sa « casa », quelques vaches ou chèvres, que durant l'été il envoie paître à l'Alpe commune. Très braves gens d'ailleurs (et soldats fort braves) que ces semi- montagnards ; mais la famille est toujours nombreuse, la terre produit peu, encore bien que soigneusement cultivée ; une seule ressource 72 A. FAVVKL pour eux : émigrer. — « A qui cette belle maison? demanderez- vous à quelque villageois : « A un. Américain. » « Et celle-ci? » : « A un Lyon- nais ». « Et cette autre? » : « A un Parisien. » « Et cette qugtrièmq, cette cinquième, cette sixième? » (Et vous passerez en revue les dix ou douze très belles demeures de la commune) : «A un Américain ; à un Brésilien ; à un Argentin ! » « Mais toute l'Amérique s'est donc donné rendez-vous ici? Où logent les gens du pa3^s? « demanderez vous, fort intrigué. <> Américains, Lyonnais, Brésiliens, Parisiens, Argentins sont tous de chez nous ; ils sont allés faire fortune au loin ; puis sont revenus au pays !... » C'est le ritorno al paese na taie. Quand il quitte son foyer, l'émigrant des lacs, le « laghiste )\ dit au revoir à son clocher, jamais adieu. Et quand approche la vieillesse, il veut revoir le lac où il a passé son enfance. « En vain se hâtent les années, Sous nos pas semant les débris, Espoirs déçus, roses fanées. Désirs éteints, boutons flétris ; Ce désir grandit avec l'âge ; Le retour seul peut le guérir. Quand on est né sur ton rivage Sur ton rivage on veut mourir, o (Rambert.) Ces braves gens émigrent le moins loin possible : en Suisse, en France, à Lyon, à Paris. Au printemps, ils partent en bandes de dix ou douze, tous parents ou voisins ; ensemble ils louent leurs services à un entrepreneur ; un chef de leur choix représente dans ce contrat la petite république. Ils sont maçons, carriers, terrassiers; un vieux prépare le repas de midi et le goûter, qu'ils prennent en plein air ; venu l'hiver, ils regagnent « la casa lontana » pour repartir l'année suivante. — Bon an mal an, ils rapportent 600 ou 700 francs qu'ils ont économisés, rapportant aussi parfois les germes de la tuberculose ; l'hygiène des travailleurs qui ne vivent pas en famille laisse en effet souvent à désirer, dans les grandes villes. — Leur exode dure huit ou neuf mois ; au temps passé, ils faisaient à pied la route ; on comptait dix-huit ou vingt jours de marche des lacs Majeur et de Côme ou de la vallée du Tessin jusqu'à Paris. Étrange, patriarcale, était naguère encore l'organisation de la famille dans les villages des Alpes italiennes. Deux, trois ou quatre généra- tions, le père, la mère, les fils et leurs femmes, les petits enfants et parfois les arrière-petits enfants vivaient groupés dans une même habitation ; l'absence des maris et des fils pendant huit mois, l'émi- gration, n'était pas étrangère à ce groupement de plusieurs ménages autour d'un même foyer. Quand l'un des fils se mariait, il amenait I. ITAMK l)i: NOUIi 13 sa femme, et se tixait avec elle chez ses parents, l/aiué (Us enfants succédait au père, et, après son décès, gouvernait la maison, réglant la dépense, les modes de culture, les émigrations, dotant les lilles à même du fond commun. Et parfois, le frère cadet, qui avait été sous l'autorité de son aîné passait, an décès de celui-ci, sous celle du fils aîné du défunt, c'est-à-dire de son neveu. C'était de lui qu'il recevait le petit prêt qui, le dimanche, lui permettait de ne pas faire triste figure au cabaret, et de jouer la traditionnelle parlie de boules. Mœurs du temps jadis, dont vous trouverez encoi-e traces dans maint village. FlG. à. L'habitation du Lombard et du Piémontais ne diffère guère de celle, du Provençal: toits moins aigus que ceux des maisons du Nord de la France, puisqu'il tombe moins de neige dans la vallée du Pô que dans les plaines de l'Artois ou de la Flandre ; fenêtres moins nombreuses et plus petites, puisque la lumière est plus intense dans les régions méridionales que dans le Nord ; emploi de la tuile, parfois vernissée, qui, plus que l'ardoise, jette une note gaie dans la verdure ; enfin, à l'intérieur, peu de papiers peints : murs blanchis à la chaux, pour éviter dans la mesure du possible les insectes. <( L'Italie est un pays essentiellement agricole», ne cessait-on et ne cesse-t-on de répéter; « pas de houille, pas de mines de charbon par toute la péninsule, donc, pas d'industrie possible ! » «L'Italie est avant tout le musée de l'Europe» ; «ce fut le paj's du beau», répètent à satiété les artistes. ,4 A. FALVKL « L'Italie est-elle la terre des morts?), demandait, c'est le titre d'un de ses livres les plus lus, l'un des Français qui connaissaient le mieux nos frères latins, Marc Monnier. « De Pise la morte à Pompéi ensevelie sous les cendres, à Herculanum qui dort sous la lave vésuvienne ! », s'écriait lamentablement je ne sais lequel de nos romantiques, il y a quelque quatre-vingts ans. « De tombeau en tombeau, de cerceuil en cercueil ! » Écoutez comment ont réplique le grand patriote d'Aununzio et le grand diplomate Cavour : «Nous en avons assez d'être un pays de tourisme et de voyages de noces », s'est écrié le poète, dans un de ses discours d'avant-guerre ; « Les Alpes italiennes, dans leurs flancs et sur leurs sommets, dans leurs torrents et sur leurs cimes cou- vertes de neige, possèdent plus de force motrice que l'industrieuse Angleterre dans ses mines de charbon », disait pompeusement Cavour. certain soir, face à face avec le grandiose panorama que l'on contemple du haut de la Superga. L'événement lui a donné raison: captée par les ingénieurs, amenée par des conduites très résistantes jusqu'aux grandes centrales édifiées au pied des monts, l'eau des torrents alpestres a donné un essor très considérable à l'industrie italienne dans toute la vallée du Pô, et a permis l'installation d'une quantité d'usines, dont le nombre s'accroît tous les jours. La force motrice dont dispose l'industrie italienne en houille blanche est pour ainsi flire inépuisable. Jetons un coup d'œil sur une carte physique de l'Italie : au nord, les Alpes décrivent un immense circuit de sept cents kilomètres de longueur ; face au soleil, face également au vent du sud, elles assurent chaque jour la fonte des. neiges tombées pendant la nuit : jamais, même aux périodes de gelée intense et prolongée, le torrent alpestre n'est à sec sur le versant italien. Pas de chômages pour les centrales hydrauliques ; parfois une simple diminution, de peu de durée, du débit du torrent qui les alimente. Il en va tout difleremment dans les Alpes suisses et même en Dauphiné et en Savoie : là, la montagne n'est pas réchaTifïée par les chauds baisers du soleil ; s'il veut éviter le chômage d'hiver, l'ingénieur doit y capter l'eau du torrent alpestre à faible altitude, et par suite ne peut disposer d'une énorme hauteur de chute, d'une grande pression. Les Alpes italiennes bénéficient donc d'une orientation tout à fait privilégiée. Je n'ai pas à m 'étendre sur le bon marché de la force motrice hydro- électrique ; une fois installée la centrale, une fois captée et amenée aux turl)ines l'eau du torrent, plus guère de frais, si ce n'est le salaire des hommes de peine qui manœuvrent les vannes et assurent l'entre- tien de l'usine, d'un ingénieur qui les commande et de quelques élec- triciens. Pas de ces frais d'extraction et de transport, qui sont les un et les autres considérables, fort dispendieux même, pour la houille. HTALIE DU NORD lO Ajoutez à cela, dans im tout autre ordre d'idées, le moindre besoin, la moindre exigence de l'ouvrier italien quant au salaire, sa très grande dextérité, l'aisance avec laquelle il s'adapte à une nouvelle profession, sa sobriété, sa tempérance relative (il ne boit guère d'cau- de-vie, mais seulement du vin); or, on ne saurait croire combien les habitudes de cabaret, TixTogneric puisqu'il faut l'appeler par son nom, sont des sources de pertes pour l'industriel anglais et français ; autant d'éléments de succès pour l'industriel d'au delà des Alpes. Il n'est ]ias jusqu'à la guerre actuelle qui n'ait eu une infhuMice fort heureuse sur l'industrie italienne : dès l'hiver 1914-1915 en pré- Fu;. 6. vision des hostilités et aussi du renchérissement et de la raréfaction du charbon (l'Italie s'en approvisionnait partiellement en Allemagne et en Autriche), de nouvelles centrales hydro-électriques furent ins- tallées dans les diverses montagnes italiennes et notamment dans les Alpes et le rendement des anciennes usines fut augmenté dans la mesure du possible ; depuis lors, et au fur et à mesure que haussait le prix de la houille, le nombre en a été considérablement accru et s'en accroît chaque jour. Il n'est pas non plus jusqu'à la mégalomanie, une des caractéris- tiques, un des travers du génie italien qui, dans l'espèce, n'ait servi nos excellents voisins : ce ne sont jamais de petites installations qu'ils réalisent ; jamais de ces travaux à trop faible rendement, qu'il faut modifier et accroître à bref délai. En matière d'hydraulique, canaux, aqueducs ou centrales électriques, ils font grand dès l'abord, ou n'entreprennent pas. 76 A- ^"AUVEL Filatures et tissages de soie, de laine, de colon, usines d|e construc- tion mécanique, fabriciues de pâtes alimentaires et de produits chi- miques se sont accrus, se sont multipliés dans l'Italie septentrionale depuis un quart de siècle grâce à la houille blanche ; mais il est une industrie spécialement, — celle de l'automobile et des pneus, — (jui V a pris un essor très considérable depuis dix ans. Dès avant la guerre, les marques Fiat, Pirelli, notamment, étaient universellement connues : traversée d'outre en outre par les Apennins et les Abruzzes, l'Italie péninsulaire présente de gros obstacles au tracé de voies ferrées et le Gouvernement a dû s'attacher à y développer, à l'aide de subventions, les transports automobiles ; de là de nombreux débou ches. La guerre a donné un essor littéralement prodigieux à cette indus- trie ; les usines italiennes (mues presque toutes par la force hydro- électrique) fournissent entièrement aux besoins de l'armée nationale, — et Dieu sait si la guerre actuelle exige de nom.breux moyens de transport ! — Bien plus, en 1917, — ce chiffre est fourni par le bulletin de la Chambre italienne de commerce à Paris, — elles ont exporté pour 103.000.000 (cent trois millions) de voitures, pneus et accessoires; ce chifïre se passe de commentaires. Patrons et directeurs d'usines, ingénieurs qui en dirigent l'exploi- tation, sont des jeunes, pour la plupart, au delà des monts. Nombreux sont ceux qui,' ayant quitté l'atelier pour revêtir l'uniforme gris-vert, sont tombés sous les balles autrichiennes. Mais, comme le dit le poète trentin : « Du sol fécondé ])ar le sang des héros surgit une moisson d'épées et de gloire. » Et je salue, nous saluons tous bien bas, les travailleurs obscurs, martyrs inconnus, qui, après avoir élevé si haut la puissance indus- trielle de leur patrie, ont payé de leur vie, combattant avec nous le même combat, la libération de Trente et de Trieste, la rançon de Metz et de Strasbourg ! (:onfj:ki^]MCi: faiti: a toulousî: Mkrckkdi 20 Kkviukr 1918. La réunion a eu lieu à 17 heures, dans le grand auij)hilhéàlre de la FacuitA .de Droit, sous la présidence de M. Cavalier, Recteur de l'Acadégiie de Toulouse. M. Cavalier, qui venait de reprendre la direction des services de son Académie après un long séjour au front, suivi d'une mission à l'Armemeiit, a cependant accepté de présider la séance avec un empressement qui fait le plus grand hon- neur à l'œuvre de nos Conférences. Le Bureau de l'Association s'unit à son Délégué, M. Cartailhac, pour adresser à l'éminent Recteur l'expression de sa sincère reconnaissance. Allocution le IM. CARTAILHAC. Mesdames, Messieurs, chers Confrères, M. le Recteur a accueilli, présenté affectueusement et avec .«utorité M. le professeur Rabaud que vous venez d'applaudir de bon cœur. Il semble que la soirée soit terminée très bien par vos bravos. Ils sont les meilleurs remerciements. Pourtant, je suis chargé d'un mandat et il faut le remplir. Je suis délégué par M. le Président et par le Conseil de notre Association Française pour l'Avancement des Sciences. Je dois vous adresser un pressant appel. Il y a deux groupes dans cet auditoire. Us se composent, l'un des membres anciens ou récents de notre institution ; l'autre, plus nombreux, d'un public appelé par nos invitations et attiré par l'intérêt du sujet de la conférence de mon ami Etienne Rabaud. A mes confrères il faut dire que nous laissons troj) souvent au bureau de Paris le soin de faire du prosélytisme. Notre œuvre est française et la plus décentralisatrice de toutes les grandes institutions intellectuelles. N'oublions pas que nous sommes tous, de l'Alsace au Béarn, les repré- sentants, les soutiens de la pensée qui la fit naître et la fait prospérer. Nous devons absolument veiller partout, servir sa bonne renommée, rendre plus sensibles les services qu'on lui doit, augmenter ses forces. Toutes nos industries, toutes les sources de la richesse publique, et par conséquent du bien-être de tous, sont favorisées par les succès de notre Association. Sachons parler à la foule et l'instruire de ces choses, de nos vues, de nos projets, de nos espoirs, de nos certitudes. Au lieu de nous ~8 ALI.OCLTION UE M. <:AUTA1I.I1 AC iiiiagiiitT quil suflil à l'Association Française pour l'Avancement des Sciences de se composer des professeurs et des ingénieurs et des manufac- lin'iers les plus éclairés, redisons-nous sans cesse que ceux-là ne doivent être que le noyau de l'Association, eu ([uiilque sorte le levain ([ui fera de la pâte du blé la nouriiture exquise, la meilleure du monde. Vous, Mesdames el Messieurs, qui n'avez jamais songé à nous ;4)|)orler votre adhésion, nous devons vous avertir qu'après l'avoir donnée vous pourrez vous dire que vous avez fail un geste de patriote et gagné voire journée. Il y ajuste cimpiante ans que laFriiuce étalailà Paris les merveilles d'une exposition universelle la plus belle qu'on eût jamais vue. Les Galeries se développaient circidairement, sept ou huit fois autour d'une salle centrale d''où rayonnaient les secteurs de toutes les nations. Cette salle était consacrée à l'histoire du début du travail, aux vestiges artistiques et indus- triels des hommes primitifs, des sauvages des cavernes et autres. Motre Midi, des Pyrénées au Périgord et aux Cévennes, y occupait (piantité de vitrines, véritable révélation pour les visiteurs qui allluaieut. Tout autour les galeries se succédaient et se pénétraient. Dix groupes de classes y avaient méthodiquement installé leurs produits artistiques, industriels et autres. Le 10*= groupe était lui aussi uikï exccpliomielle nouveauté. 11 réunis- sait tout ce qui permettait d'améliorer la condition physique et morale de> peuples, les efforts pour dissiper l'ignorance, pour élever la mentalité, le bien-être des classes ouvrières, favoriser le progrès social, tlne noble pensée avait donc inspiré la Commission Française dont le Commissain.' général était un grand ingénieur, Ferdinand Le Play, célèbre dans l(^ monde depuis l'appaiition de son ouvrage demeuré classi(}ue: Les ouvriers euj'opéens, I800. Or, dans ce Palais des œuvres bienfaisantes.^ un peuple, la Prusse, semblait avoir voulu profiter de ce que le terrain était sur le Chaïup-de- Mars de Paris, elle afait fait étalage de sa puissance militaire. L'impression générale, dès l'ouverture, fut pénible. Paris garda ses illu- sions et fit à tous les étrangers son meilleur accueil. Mais, en dehors de nos frontières, on en parlait vivement. Au lendemain de l'inauguration, un éminent professeur suisse Cari A'ogt, arrivant de Paris et [)résidant l'institut genevois, ouvrit la séance publique en ces termes : «Jamais ma tâche ne m'a paru plus lourde elplus ingrate?. Parler des œuvres de paix et de recueillement, exposer des travaux scientifiques et littéraires destinés au progrès paisible de la société humaine, au moment où l'on se prépare à essayer en grand de nouvelles inventions meurtrières,n'y a-t-il pas là des contrastes terribles qu'il'nous est impossible de regarder en face sans trembler? J'aurais voulu vous parler des progrès récents de la science touchant l'antique origine de l'homme, comment aurais-jepu le faire sans m'arrêter immédiatement à cette ALLOCI TION DK M. CARTAIl.HAC 79 pensée qu'aux trois éi>oquos signalées dans l'histoire de l'humanité, époques de la pierre, du bronze et du Icm-, on veut en ajouter une quatrième, celle du sang?... » La prédiction ne tardait pas à se réaliser. L'Allemagne nous déclarait la guerre et nous surprenait; elle assiégeait Paris et les obus exposés en 1367 tombaient sur l'hôpital de la Pitié et sur le Muséum national d'his- toire naturelle! Nous subissions une paix désastreuse, nous perdions la fjorraine et l'Alsace ! Résolument, aussitôt après, la France se remet au travail, reprend ses forces avec une rapidité qui déconcerte nos ennemis séculaires. Partout on agit et l'on prépare un meilleur avenir. Des Alsaciens, ingénieurs et professurs réunis à l'Ésole des Mines s'entendent paur fonder une Asso- ciation Française pour l'Avancement des Sciences. Leur appel est partout écouté. Les grands noms de 'a science et de l'industrie françaises adhèrent en masse. L'Association britannique, la plus puissante des Sociétés étran- gères, est la première à souhaiter la bienvenue à sa jeune sœur française. C'est dans le Midi, à Bordeaux, que se tint en 1872 la première session [présidée par M. de Quatrefages, deux fois docteur de l'Université de Strasbourg, ancien professeur à celle de Toulouse, membre et président de l'Institut de France. Il développa magnifiquement la devise de l'œuvre : Par la science pour la Pairie. Mesdames et Messieurs, j'aurais tort de me laisser entraîner à vous conter les souvenirs de ma jeunesse. Je n'ai pas besoin d'en dire davantage ! Vous comprenez fort bien que l'heure est venuede faire à tous les Fran(;ais soucieux de la destinée du pays un nouvel et chaleureux appel. Il faut combler tant de vides que la guerre a faits dans nos rangs! Aidez-nous, venezànous, associez- vous à une noble cause, apportez votre obole pour soutenir nos œuvres si variées, faciliter les recherches dans les laboratoires et le grand champ de la nature, pour multiplier les publica- tions, et, enfin, répandre plus de lumière sur les horizons de la science et de la pensée. Venez, en attendant la victoire de nos soldats, venez semer avec nous. C'est la France qui moissonnera. I-; \ l E lilOLUGUHK •♦^ n'y ajoute rien, elle n'est que destructrice. Loin d'aider au progrès, elle provoque, comme on l'a dit souvent, la disparition des meilleurs, elle est l'occasion d'une sélection à rebours. Steinmetz le nie, déclarant que les exemptés ne sont pas seulement des débiles, mais aussi des hommes alïectés d'un léger défaut phy- sique, prétextant, en outre, que les officiers d'iln grade élevé, les plus âgés et les moins utiles, sont les plus exposés au danger. Mais il suffit de regarder ce qui se passe aujourd'hui, sous nos yeux, pour être certains que l'élite même de notre jeunesse succombe dans la tourmente et que la nécessité de remplir les vides amoindrit beaucoup la sévérité des conseils de révision. Comment, dès lors, trouver dans toutes ces causes de destruction la moindre cause de progrés? Lorsque des nations entières ont l'esprit tendu vers les moyens de guerre, où trouveraient- elles le temps, la liberté d'esprit nécessaires pour développer les recher- ches scientifiques, dans le sens le plus large, seule source du progrès intellectuel, industriel et commercial? En créant des conditions défa- vorables, la guerre supprime les possibilités de cet ordre, tandis que la concurrence pacifique, en provoquant, par l'émulation, la prospé- rité active, pousse à la poursuite des améliorations de tous ordres. C'est exactement le contraire de ce que pensait Darwin, mais c'est un fait d'observation. Luther Burbank, qui a consacré sa vie à amélio- rer les plantes cultivées, n'a jamais obtenu de variations nouvelles que dans un sol riche et dans des conditions générales favorables. La pénurie d'aliments ou leur surabondance excessive entraînent, au contraire, la régression. C'est au moment où les conditions sont les plus rigoureuses, la lutte la plus vive et la sélection la plus active que les organismes évoluent le moins. Et nous en faisons aujour- d'hui la terrible expérience : tout stagne ou régresse, nous appliquons les connaissances acquises dans une seule direction ;. nous n'avançons pas, nous reculons. Qu'il y ait des hommes enclins à prendre les armes pour satisfaire un besoin de domination ou obéir à quelque influence mystique, nous ne pouvons que le constater. Mais si les buts que poursuivent ces hommes expliquent des guerres en particulier, ils ne légitiment pas la guerre en général et ne lui confèrent nullement un caractère de nécessité. D'une part, l'organisation de la rapine est un idéal assez bas fois de plus, nous prouverons que clans la lutte brutale, la force phy- sique dépend des circonstances et n'est que'relative ; une fois de plus nous prouverons que le Français, impétueux et intrépide, ne perd jamais courage, supporte privations et fatigue, quoiqu'en ait dit Machiavel. Nous tenons et nous tiendrons! A la force matérielle de nos ennemis nous opposons une force matérielle au moins équivalente, et nous ajoutons à ces mcfyens un élément qui leur donne une puissance invincible : la force morale. Celui-là, dit-on, aura la victoire qui tien- dra un quart d'heure de plus : conservons confiance en notre cause, dans nos qualités diverses, gardons notre force morale et ce quart d'heure est à nous. CONFERENCE FAITE A CLEUMONT-FEFVHAM) Samk.ih 23 KihiiiKu 19 IN La séance s est tenue à 20 heures, dans le grand atnphilhéàlrc de la Faculté des Lettres, sous la présidence de M. riLANCKAiD, Professeur à la Faculté des Sciences de Clermont. ÀLLOCrTKtN ui; M. l'ii. Glangk.vl'd .\li;shAMi:s. .Mi:ssii:i i;s. En ouvrant cette séance, je tiens tout d'abord à remercier le nom- breux auditoire qui nous a fait l'honneur d'accepter l'invitation de l'Association Française pour l'Avancement des Sciences, notam- ment :M. le Préfet, M. le Recteur Causeret, M. le Général Dantant commandant la 13® région, MM. Mathias et Audollent, doyens des Facultés des Sciences et des Lettresr tous mes collègues et toutes les personnalités de Clermont-Ferrand qui remplissent cette salle. Nos remerciements vont aussi à l'Association Française pour l'Avancement des Sciences qui porte si allègrement ses quarante-six années d'existence, et qui ^a tenu deux de ses congrès annuels à Clermont. Beaucoup d'entre vous se rappellent, sans [doute, celui, parti- culièrement brillant, qui eut lieu en août 1910, où nous entendîmes la grande voix de l'illustre et regretté chimiste anglais Sir William Râmsay, qui a tant lutté, dans son pays, au début des hostilités, pour faire déclarer le coton contrebande de guerre. Depuis 1916, sous l'initiative de son actif et éminent secrétaire général, le docteur Desgrez, professeur à la Faculté de Médecine de Paris, l'Association Françusc pour l'Avancement des Sciences, a rendu de nouveaux services au pays en faisant traiter, à Paris et dans des grandes villes, quelques-uns des principaux problèmes qui intéressent le plus l'avenir de notre patrie. L'un de ces problèmes a trait à notre nouvelle colonie africaine, à ce pays neuf, qui, à peine conquis, nous a montré son amour et son attachement en nous envoyant un gi'and nombre de ses vail- lants enfants pour nous défendre contre des misérables, qui après ALLOCUTION UK M. PU. GL.VNGEAUD 97 avoir annexé Dieu, le vilain dieu boche, ne rêvaient pas moins que de nous réduire en esclavage. Nul n'était plus qualifié pour nous i^arler du Maroc, demeuré si longtemps fermé à la civilisation européenne avant l'établissement de notre protectorat, que mon ami, IVI. Louis Gentil, professeur à la Sorbonne, car depuis treize ans il n'a cessé d'explorer l'Empire ché- rifien, montrant une fois de plus que la pénétration militaire gagne beaucoup d'être précédée de la pénétration scientifique. M. Gentil a parcouru le Maghreb alors qu'il y avait grand péril à le faire, parfois avec sa vaillante femme. Dans ces conditions, et suivant les traces des Hooker, Ch. de Foucault, Joseph Thomson, marquis de Segonzac, etc., il a pu étudier successivement les différentes parties du Maroc : notamment la trouée de Taza, puis cette grande région montagneuse, peu connue avant lui, le Haut Atlas, dont les hauteurs atteignent 4.000 mètres, le Moyen Atlas, l'Anti-Atlas, les^ plateaux du Draa et du Ta filet, puis la riche Meseta marocaine, com- parable, d'après lui, à la Meseta espagnole et à notre Massif Central français. M. Gentil nous a fait connaître ses belles découvertes qui ont intéressé non seulement les géologues, mais aussi les géographes, les économistes et le monde militaire, car il a été souvent obligé de faire des levés de terrain là où il n'existait aucune carte ou que des cartes rudimentaires. Il a exploré aussi le grand massif volcanique du Siroua, ce nœud hydrographique de premier ordre entre le Haut Atlas et l'Anti-Atlas ; la chaîne du Rif, qui se prolonge par le Cordillère bétique, et montré que le détroit de Gibraltar, de date relativement récente, n'avait été ouvert qu'après la fermeture d'un détroit sud-rifain, suivant les vallées de la Mlouya et de l'oued Sebou. Les résultats importants des études de M. Gentil ont fait davantage apparaître cette vérité que tout géographe devrait être doublé d'un géologue, pour comprendre, non seulement l'architecture, mais aussi l'économie d'un pays. N'est-ce pas l'un d'eux, et non l'un des moindres, qui disait avec humour : « La plus -grande découverte faite par les géographes, dans ces cinquante dernières années, c'est la géologie. » Dans ses recherches, M. Gentil a montré la hauteur et la diversité de son esprit. Il a été fréquemment consulté par les généraux d'Amade et Lyautey dans de multiples circonstances, et pendant la conquête, s'est tenu longtemps à l'avant-garde de nos troupes pour rechercher scientifiquement des points d'eau, si importants à connaître pour une armée en campagne et dans un tel pays. Peu après, il publiait des données très suggestives sur les climats et les diverses terres fertiles du Maghreb. La terrible guerre que nous subissons n'a pas arrêté son activité, car il a traversé treize fois la Méditerranée, depuis le début des hostilités et il a continué ses explo- 7 98 LOLUS GENTIL rations orientées en partie,^ maintenant, vers un but essentiellement pratique : hydrologique, agricole et minier, but qui doit être celui de toute science. Elles contribueront à une mise en valeur plus ration- nelle et plus efficace de notre héritage marocain. Eu vous donnant la parole et en vous exprimant à l'avance tous nos meilleurs remerciements, je suis très heureux de due, mon cher ami, que l'Associaticn Française pour rAvprctment des Sciences m"a fait beaucoup d'honneur en me demandant de présider cette conférence d'un des meilleurs ouvriers de la colonisation marocaine, d'un grand savant, d'un bon français. M. Lous (.MNTIL l'iutV'sseur adjoint à la Faculté des Scieiites de l'Univei-sitti de Farit LE MAROC, SON PASSÉ, SON AVENIR MK>h\MLï-, ^ItSSlEL'l.S, Lorsque le distingué Secrétaire général de l'Association Française pour l'Avancement des Sciences, le professeur Desgrez, m'a demandé, au nom de la Commission des Conférences, de vous entretenir du Maroc, j'ai d'abord éprouvé un profond étonnement. Tandis que nos frères, nos fils, opposent leur vaillance à l'invasion d'un ennemi aussi rapace que cruel, que chaque jour de nouveaux deuils viennent ajouter au poids. de nos tristesses, que notre esprit est tendu vers un seul but : la vi'ctoire ; comment, en de telles circons- tances, pourrais-je traiter, devant l'élite de la population de Clermont, d'un autre sujet que de la guerre? Mais la réflexion succédant à la surprise, je me suis rendu compte que je pouvais vous parler du Maroc à la condition toutefois, d'envi- sager le rôle de cette colonie dans la lutte qui, depuis plusieurs années, agite le monde entier. Le Maroc, en eiïet, est l'un des plus admirables outils de combat. Son passé évoque toute la genèse de la guerre voulue et déchaînée par un ennemi ambitieux. Enfin, dans l'avenir, il doit contribuer à panser nos'^blessures, à atténuer les efTets d'un cataclysme sans précé- dent dans l'Histoire. l.K MAIiOC, SO.'N PASSK, SON ÀVEMIt 90 * * * Quelle est, tout d'abord, la con figuration générale de ncAre nouvelle colonie? Un observateur qui pourrait dun point de l'espace embrasser d'un coup d'oeil l'étendue de pays comprise entre la Méditerranée et le Sahara, la côte atlantique et les conlins algériens, serait frappé de voir le Nord-Ouest africain scindé en deux massifs distmcts, séparés par une large dépression : au sud l'Atlas marocain, au nord, la chaîne du Rif. L'Atlas marocain, avec ses sommets pouvant atteindre les hautes altitudes de 4.000 mètres, forme, depuis la côte atlantique, une suite continue de reliefs qui s'élèvent d'abord pour s'abaisser ensuite vers la vallée de la Mlouya ou les régions sahariennes, dans les confins algéro-marocains. On s'accorde à le subdiviser en plusieurs parties : 1» Le Haut Atlas ou Grand Atlas qui, depuis la région du capR'ir jusqu'au Haut Guir, court avec une direction E.-N. E-0. S.-O. Il cons- titue la partie la plus saillante du système orographique du INIaghrob. Ses cimes élevées, le djebel Tamjout, le djebel Likoumt et l'An Aùch atteignent des hauteurs voisines de 4.000 mètres. 2° L'Anti-Atlas forme un rameau se détachant du Haut Atlas au djebel Siroua (3.300 mètres environ), à peu près aux deux tiers de sa longueur en partant de l'Algérie. Cette chaîne, de plus en plus basse, va s'épanouir vers la côte atlantique, dans le Tazeroualt. 3° Le Moyen Atlas, dont le culminant paraît être au djebel Bou Iblal, se développe au nord du Haut Atlas avec une direction générale sensiblement N.-E. S.-O. Sa jonction avec le Haut Atlas se fait, entre les sources de la Mlouya et Demnat, dans des conditions encore impré- cises. Le Moyen Atlas vient mourir entre T^za et la Moyenne Mlouya. Ces grandes rides montagneuses séparent de vastes étendues de plateaux et de plaines dont la plus importante, comprise entre le Haut Atlas occidental, le Moyen Atlas et le R'arb, est brusquement limitée à la côté atlantique. Cette région, très basse dans la zone litto- rale, comprend notamment les pays des Chaouïa et des Zaër, des Douk- kala et des Abda, ainsi que le Haouz de Marrakech : c'est ce que nous avons désigné sous le nom de Meseta marocaine. Les collines des Djebilét isolent, dans cette région de plateaux, la plaine de Haouz qui s'étend au nord du Haut Atlas, depuis Demnat jusqu'au voisinage de la mer et qui est caractérisée, dans sa partie occidentale, par la fréquence des gour. Plus au sud, le pays du Sous est enserré entre le Haut Atlas occi- dental et l'Anti-Atlas ; tandis que toute la chaîne de l'Atlas domine 100 LOUIS GK.NTIÎ. une région de plateaux et de plaines, dans le Draa ou le Tafilelt. La monotonie des gour et des grandes nappes alluvionnaires y est, parfois, rompue par des collines très étroites, mais pouvant s'étendre sur des centaines de kilomètres, comme celle du djebel Bani. Dans l'est, les contins algéro-marocains comprennent, encadrées entre les ramifications les plus orientales du Haut Atlas et du INIoyen Atlas, d'immenses étendues de plateaux, généralement appelés gada (gada de Debdou, de Berguent, du Rekkam, etc.) .ou de plaines allu- vionnaires couvertes de chotts, parmi lesquels le chott R'arbi. Le Rif ou Petit Atlas de Ptolémée, tire son nom de la province montagneuse d'Er Rif. On désigne généralement ainsi la chaîne côtière qui, depuis la presqu'île des Gueiaïa (Ras Ouark) encadre, au sud, la IMéditerranéc occidentale jusqu'au détroit de Gibraltar. Elle décrit une courbe assez régulière jusqu'au djebel Moussa ou deuxième colonne d'Hercule. . Le Rif constitue, avec le Moyen Atlas, l'une des parties les moins connues du Maroc. Il s'élève, depuis le cap des Trois-Fourches jusqu'au djebel Tiziren, à près de 2.500 mètres, pour s'incliner ensuite jusqu'au Mont-aux-Singes (djebel Moussa) qui 'domine Ceuta, à l'entrée du détroit. Il est séparé du INIoyen Atlas par la dépression du détroit Sud-Rifain qui offre son maximum de rétrécissement à la « Trouée de Taza ». Cette dépression, autrefois occupée par un bras de mer, précurseur du détroit de Gibraltar, est aujourd'hui comblée par les sédiments tertiaires ; elle s'élargit, vers l'ouest, entre Rabat et Arzila pour former les plaines du R'arb ; vers l'est, dans la région de là Moyenne IMlouya et des Angad. Le Rif est peu connu. Il existe une diss}Tiiétrie de la chaîne qui, plus ou moins abrupte sur son versant méditerranéen, s'étale en pente douce sur le versant opposé. Ainsi s'explique la forme de la côte déchiquetée en un grand nombre de promontoires qui sont séparés par de profondes vallées sillonnées par des torrents. Le réseau hydrographique du Maroc diffère de celui du reste de l'Afrique du Nord en ce qu'il comprend des cours d'eau importants, véritables fleuves alimentés en partie, durant la saison sèche, par la fonte des neiges des régions élevées. Les plus remarquables d'entre eux sont généralement encadrés par les principales chaînes de mon- tagnes. La Mlouya prend naissance à la jonction du Moyen Atlas et du Haut Atlas. Elle coule d'abord (Haute IVIlouya) dans une vallée pro- fonde qui sépare ces deux grandes chaînes, puis côtoie la première avant de pénétrer dans la région tertiaire du détroit Sud-Rifain (Moyenne Mlouya). Elle va se jeter dans la ^Méditerranée (Basse Mlouya) LE MAriÔC. SUN PASSÉ. SON AVKMR lOf non loin de la frontière algérienne après avoir franchi, dans des gorges profondes, les rides des Béni Snassen et des Béni Bou- Yahi. L'oued Sebou passe auprès de Fez, capitale du Nord. Il développé son réseau sur le flanc septentrional du Moyen Atlas à travers la Meseta marocaine, ainsi que sur le revers méridional 'du Rif. Il se jette dans l'Océan à Mehdiya, au nord de Rabat; c'est le seul cours d'eau navigable. L'Oum er Rbëa descend du Moyen Atlas et l'un de ses alïluents les plus importants, l'oued el A])id, coule dans une vallée profonde vers la jonction de cecte chaîne ei le Haut Atlas. Ce fleuve débouche, dans l'Océan à Azemmour après avoir traversé la Meseta marocaine dans une vallée encaissée. L'oued Tensift, en partie alimenté par les neiges du Ha at Atlas, descend du flanc septentrional de cette chaîne et sillonne la grande plaine du Haouz côtoyant, au nord, les collines des Djebilet. Il passe non loin de Marrakech, capitale du sud, et a son embouchure entre Safi et Mogador. Au sud du Haut Atlas coule l'ouad Sous dont le réseau hydrogra- phique se développe dans la grande dépression enterrée par le Haut Atlas occidental de l'Anti- Atlas ; il prend sa source au pied occidental du massif du Siroua et re jette à la mer, non loin d'Agadir, après avoir baigné la ville de Taroudmt. L'oued Draa est formé de la réunion de deux aiïluents principaux : l'oued Iriri, qui a son origine sur le flanc oriental du djebel Siroua, et l'oued Dadès qui descend du flanc sud du Haut Atlas. Après la jonction de ces deux oueds, près de Ouarzazat, le Draa traverse le djebel Sar'ro et forme, au sud de Tamgrout, un brusque coude pour se développer dans la région septentrionale du plateau saharien. L'oued Draa se jette dans l'océan Atlantique auprès du cap Noun. Enfin des rivières sans issue, l'oued R'ris, l'oued Ziz, l'oued Zousfana (oued Saoura), descendent du Haut Atlas oriental ou du massif des Ksour, coulant vers les régions sahariennes pour aboutir à de grands bassins fermés. Dans l'Océan se jettent, entre les cours d'eau que nous avons énu- mérés, de nombreux petits fleuves côtiers dont les plus importants sont l'oued Noun qui longe l'Anti-Atlas et débouche au nord du cap Noun, en passant par la capitale du Tazeroulat, Goulimin ; l'oued Bon Regreg, qui se jette à la mer entre Rabat et Salé et descend, sous le nom d'oued Grou, des contreforts septentrionaux du Moyen Atlas. * * * Il faut remonter bien loin, dans le passé des temps historiques, pour avoir les premières données sur la géographie du Maroc. 102 LOL'tS (.KM II . Déjàonz sicclesavant l'ère chrétienne, les Phéniciens, peuple de mar- chands et doua vigitcurs, débordaient la mer intérieure entre les colonnes d'Hercule, inslallaient d.^s comptoirs sur les côtes d'Ibérie, notamment à Cadix, débarquaient au Maroc occidental où ils entraient en rela- tion avec h>s nègres du Soudan. Il ne reste rien d'écrit sur leurs voyages mais le nom d'Atlas semble dériv^er du mot adrar, colporté par eux et adouci dans la bouche des Grecs. On sait que par ce mot, les Berbères désignent la grande montagne. Carthage étendit ses provinces sur toute l'Afrique du Nord ; un amiral carthaginois tenta autour du continent noir un voyage resté célèbre sous le nom de Périple d'Hannon, mais qui n'est en réalité qu'un raid effectué jusqu'à Sierra-Leone, sur la côte occidentale afri- caine. Les Grecs ignoraient la Méditerranée occidentale parcourue par les Phéniciens. Pour Homère, l'Afrique était la Libye habitée par les Ethiopiens et le détroit de Gibraltar était la source de l'Océan, ce « fleuve mystérieux qui entourait la terre ». ^Nlais les progrès accomplis dans la navigation et les sciences astro- nomiques permirent aux Grecs détendre peu à peu leurs connais- sances géographiques,résumées sur la Mappemonde d'Hécatée (500 ans avant Jésus-Christ). Pour la première fois, on voit figurer une chaîne» l'Atlas, au sud de laquelle vivent les Atlantes. En l'an 220, Eratos- thène, Hipparque font paraître les premières projections géomé- triques ; mais la mesure de l'arc du méridien d'Eratosthène, qui était assez approximative, est diminuée d'un tiers par Posidonius et cette évaluation admise plus tard par Ptolémée, aura, pendant longtemps, une fâcheuse influence sur la cartographie ancienne. Après la chute de Carthage, les Romains occupèrent le Maroc sous le nom de Mauritanie tingitane. Mais leurs cartes, dressées par les mensores, techniciens comparables à nos anciens ingénieurs militaires, ont été perdues. Parmi les expéditions romaines, on peut citer l'explo- ration entreprise par Polybe (145 ans avant Jésus-Christ) et, plus tard (42 ans avant Jésus-Christ), l'expédition de Suetonius Paulinus, qui s'avança à travers l'Atlas vers les sources de la Malua (Mlouya), reconnut le Guir qui, par suite de la notation vicieuse de Ptolémée, fut reporté beaucoup plus au sud et confondu avec le Niger qui se jette dans le golfe de Guinée. L'atlas de Ptolémée est le premier que nous aient laissé les car- tographes anciens. Bien que le manuscrit fût égaré, il nous est connu par des copies et des traductions des géographes arabes ; mais la pre- mière édition latine ne parut que très tard au début du xv^ siècle, à Florence. Ptolémée a dressé, d'après tous les documents existants, des tables où il transformait, en positions fixées par la longitude et la latitude. I.r. MAROC, SON PASSK, SON AVKMl; lO-'î les éléments d'itinéraires connus. Maliicureusement, cette œuvre si remarquable est entachée de grosses erreurs à cause du manque d'esprit critique de son auteur qui lui faisait accepter des documents de valeur très inégale. Di plus, le géographe alexandrin adopta pour la longueur de l'arc du méridien le chiffre trouvé par Posidonius, si éloigné de la réalité. Il en est résulté des déformations extraordinaires de ses cartes ; c'est ainsi que la Méditerranée, est plus longue d'un tiers de ce qu'elle est 'en'^ vérité. Ces erreurs de la cartographie ptoléméenne ont pesé sur la géogra- phie jusqu'à la fm du xvii® siècle. Quoi qu'il en soit, l'image que Pto- lémée nous a donnée du Nord-Ouest africain rappelle fidèlement l'état des connaissances, de son temps, sur cette partie du continent noir. Cette époque est suivie d'une période de stagnation, puis' de déca- dence. Au moyen âge, on revient aux conceptions anciennes, on nie la sphéricité de la terre, on donne au monde des images bizarres parse- mées de monstres... Mais à côté de ces productions fantaisistes se préparent des cartes «déjà précises, grâce aux portulans ou routiers des navigateurs italiens et catalans du xiv® siècle. Par l'usage de la boussole, d'importation arabe, et par un sentiment très juste de l'évaluation des distances, ces marins, étaient parvenus, en juxtaposant sur parchemin leurnombreux itinéraires, à donner à la Méditerranée une image très précise. Les plus anciens de ces portulans sont ceux de Visconti (1331) «t de Dulcéri (1339) dont s'est inspirée la carte catalane probablement ■due au Juif Cresques, des Baléares (1375). La chaîne de l'Atlas y est figurée, coupée par une brèche appelée la porte de Dera : c'est sans doute le col de Telouet qui fait communiquer la région atlantique avec le Sahara. Les géographes arabes, imbus des œuvres de Ptolémèe, font faire un pas à la géographie du Maghreb. On peut citer parmi eux Ibn Haukal (x^ siècle), El Bekri (xi® siècle), Ibn Saïd (xiii^ siècle), Ibn Batouta (xiv® siècle). Mais deux grands noms s'élèvent au-dessus des autres, ceux d'Edrisi et d'Aboulféda. Malheureusement, l'élément descriptif et historique domine dans leurs œuvi'es ; quant à leurs cartes, ce sont des images informes, bien en retard suV celles de Ptolémèe. La renaissance géographique des xv^ et xvi^ siècles se fait sentir -en Allemagne, à Nuremberg et en Flandre, vers la fin du xvi® siècle, avec l'école d'Ortelius et de Mercator. Grâce à l'influence des portu- lans, le tracé des côtes est bien supérieur à celui de Ptolémèe ; de plus, les cartes de cette époque fourmillent de renseignements tirés des géographes arabes, notamment d'Edrisi et de Léon l'Africain, ainsi que de l'historien espagnol Marmol ; elles montrent toute l'incertitude des connaissances géographiques sur le Maghreb. 404 1,0( IS GENTIL Mais voici que les progrès de la science, notamment de l'astronomie, vont renouveler la cartographie ancienne au xvii^ siècle. Le télescope' est inventé, Galilée vient de découvrir les « lunes » qui gravitent autour de Jupiter, et Cassini publie les tables des éclipses de ces satellites. La mesure de l'arc du méridien, tentée entre Paris et Amiens par Fernel, est réalisée avec toute la rigueur scientifique par Jean Picard. On se rend compte alors des erreurs énormes qu'il faut corriger et c'est à un Français, Guillaume Delisle, que revient l'honneur de cette réforme radicale. Ses cartes de 1700 donnent une image de la terre dont toutes les parties sont réduites à leurs justes proportions. L'erreur de Ptolémée, qui allongeait la Méditerranée d'un tiers, a vécu. On voit pour la première fois la carte du Maroc prendre figure : l'oued Draa et l'oued Sous sont à leur place, l'Atlas a sa véritable direction, l'oasis du Tafilelt est exactement située entre le Draa et l'oued Ziz, etc. Un nom célèbre devait l)ientôt éclipser celui du grand réformateur. Les travaux de Bourguignon d'Anville, par suite de la sagacité de leur auteur, de la pénétration d'esprit et du discernement qu'il montre dans le dépouillement des données accumulées dans les tables géo- graphiques, réalisent un grand progrès sur ceux de son devancier. Entre la mappemonde de Guillaume Delisle (1723) et celle de Bour- guignon d'Anville (1761) il y a une diiïérence énorme ; et cependant les matériaux utilisés ont été à peu près les mêmes. Si l'on rapproche les cartes du Nord-Ouest africain de ces deux auteurs, on constate que celle de Bourguignon d'Anville paraît vide. Et il en est ainsi de toute l'Afrique de d'Anville, ce géographe célèbre ayant fait table rase, dans l'établissement de ses cartes, de toutes les erreurs transmises par la tradition. L'Afrique nous apparaît alors comme à peu près inconnue, et il en sera longtemps ainsi, jusqu'au jour où des explorateurs modernes nous auront fait connaître le continent noir. On sait la grande part qui revient à la France dans cette épopée africaine. Le Maghreb a été, au moyen âge, l'un des pays les mieux connus du monde, grâce à la documentation des géographes arabes; mais cette période héroïque a été suivie d'une longue stagnation par suite de l'opposition des musulmans à toute pénétration chrétienne. Il en résulte que, tandis que la cartographie progressait rapidement partout ailleurs dans le bassin méditerranéeii grâce, aux moyens perfectionnés mis à la disposition des topographes dès le xviii^ siècle, le Maroc nous apparaissait, au siècle dernier, comme relativement inconnu ; et cependant de hardis explorateurs dirigeaient de ce côté leurs efforts dès l'année 1800. I.K .MAItOC, SON l'ASSK, SON AVKNIH lO.'i Un consul britannique, alors installé à Agadir, James Grey Jackson, publiait un bel ouvrage avec une carte du Haut Atlas occidental et de l'Anti- Atlas. Puis, un célèbre voyageur. Radia, j)arcourait le Maghreb de 1803 à 1806, sous le costume musulman et en prenant le nom d'Ali Bey el Abassi. Après avoir traversé le pays de Tanger à Fez, longé la côte jusqu'à Azemmour et atteint Marrakech, il revint à la capitale du Nord d'où il gagna Oujda par Taza. Il fit faire à la carto- graphie du Maroc un grand progrès par ses itinéraires et ses positions astronomiques. Jusqu'à lui, on croyait que l'Atlas, parti du sud, aboutissait au nord, au djebel Moussa ou deuxième colonne d'Hercule ; Badia fut, au contraire, frappé de ce fait qu'un large sillon séparait l'Atlas du Rif considéré désormais comme une chaîne distincte. L'occupation de l'Algérie par la France, en 1830, provoque un essor de la cartographie du Nord de l'Afrique qui s'étend jusqu'au Maghreb. Puis la conférence de Madrid, en facilitant le séjour des Européens au Maroc, ouvre une ère nouvelle à partir de 1860. Les voyages de l'explorateur allemand Gerhardt Rohlfs à travers l'Atlas et le Tafdelt (1862-64), les travaux de la mission anglaise Hooker et Rail dans l'Atlas de Marrakech (1871), le raid de l'explorateur allemand Oskar Lenz, de Tanger à Tombouctou par le Sous et le Draa, inaugurent cette nouvelle période. Parmi ces travaux, ceux de la mission anglaise s'élèvent au-dessus des autres. C'est au cours de ce voyage que Hooker vit, d'un sommet élevé du Haut Atlas, se profder vers le sud une chaîne basse à laquelle il a donné le nom d'Anti-Atlas, par suite d'une analogie supposée avec l'Anti'-.Liban. C'est aux années 1883-1884 que remontent les voyages du vicomte Charles de Foucauld. Ces mémorables reconnaissances marquent une époque dans l'exploration marocaine. Et l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans son œuvre, du soin et de la précision avec lesquels il a relevé ses itinéraires ou de la riche documentation sociologique dont il a embelli son texte. Il semble bien, qu'à ce dernier point de vue, sa tâche ait été facilitée par le costume de rabbin qu'il avait revêtu ; car s'il est difficile d'informer auprès des Musulmans sans éveiller leur méfiance, il n'en est pas de même auprès des Juifs. Une mission militaire française a été créée en 1877 auprès du sultan Moulay Hassan. Grâce à elle, les capitaines Erckmann, Le Vallois, Thomas, le commandant de Rreuille traversent des régions inexplorées et en rapportent d'intéressants itinéraires topographiques. Puis, la mission anglaise de Joseph Thomson (1888), consacrée au Sud marocain, apporte du flanc septentrional du Haut Atlas de Marra- kech de précieux documents, une carte hypsométrique et le premier essai de carte géologique. 10») 1 "H 1> i.KMII. Les voyages de La Martinièrc ont surtout uu intérêt archéologique; ce voyageur pousse une pointe dans le Sous et il renouvelle par Taza la mî'inorable traversée de Badia entre Fez et Oujda. Depuis le début de notre siècle, les explorations se précipitent. On a fait quelque bruit autour des voyages en pays mahkzen d'un géographe allemand, Theobald Fischer, qui s'était fait une spécialité de l'étude du bassin de la Méditerranée. Mais ses travaux, que l'on peut dire corrects, ne brillent ni par l'originalité des vues ni par les interprétations. A la même époque, le D'" Weisgerber entreprenait une suite d'explo- rations fort instructives dont il réunissait les résultats en un beau volume. Le capitaine Larras, attaché à la mission militaire, faisait en bled makhzen une série de levés de reconnaissance à grande échelle qui, publiés par le Service géographique de l'armée, ont été plus tard d'un grand secours aux troupes d'occupation. Puis le marquis de Segonzac effectuait ses beaux voyages ; l'audacieux explorateur n'hésitait pas à affronter les régions inhospitalières du bled es Siba. Ses traversées du Rif et du Moyen Atlas, son ascension de l'Ari Aïachi. l'un des culminants du Haut Atlas, lui permettaient de rapporter de précieux documents et il nous faisait connaître, en un style coloré, ses multiples impressions sur des régions à peu près inconnues. Depuis l'accord franco-anglais de 1901, et malgré le souffle d'agita- tion qui a passé sur ce pays au cours <4es dernières années, un grand effort provoqué par le Comité du Maroc, a été réalisé par la science française. Le marquis de Segonzac m'offrait l'occasion d'aborder les régions montagneuses de l'Atlas et, depuis, ce pays musulman n'a cessé d'occuper la plus grande partie de mon activité. Le général Lyautey avait déjà, par une méthode aussi habile que psrsonnelle, étendu la paix française à de vastes territoires dans la zone algéro-marocaine, créé un véritable service topog.aphique à Aïn-Sefra, réuni des collections grâce à l'accueil |bienveillant qu'il réserve à tous ceux qui s'intéressent à la science, lorsque les événe- ments graves de l'assassinat du docteur Mauchamp à Marrakech, du massacre des ouvriers du port de Casablanca préludèrent à l'avènement de notre protectorat : Oujda était occupée, nos troupes débarquaient en Chaou'ia. L'ère des cxploralions était close. Nous sommes aujourd'hui en possession de documents topographiques qui permettent de nous faire une idée assez exacte de la configuration du Maghreb. Les levés réguliers du Service géographique de l'armée, complétés par les itiné"aires d'explorateurs dans certaines régions non encore soumises, nous donnent actuellement une image assez nette du Maroc sur la carte du bassin méditerranéen. \.\\ MAUnC. SUN l'.VSSK. SON WK.NIH 1 07 * * * Le Maroc a toujours été un mauvais voisin pour l'Algérie. Déjà, après la prise d'Alger, le sultan Abd er Rahman voulut nous devancorcn Oranie : nous occupâmes Oran et il dut renoncer à Tlemcen. Le traité de la Tafna écartait pour un temps le Maroc tout en recon- naissant à l'émir Abd-el-Kader, des droits sur la plus gande partie de l'Algérie occidentale. Mais celui-ci fut, moralement d'abord, soutenu par le sultan et, à la bataille d'Isly qui se déroulait dans les parages d'Oujda, en 1844, le maréchal Bugeaud avait devant lui, non seule- ment les partisans de l'émir, mais encore les troupes chérifiennes. Le traité de Lalla-Marnia (1845) impliquait le tracé d'une frontière précise jusqu'au Teniet es Sassi, à la limite des régions désertiques. Dapuis, les démonstrations de xénophobie des Marocains se sont toujours manifestées. En 1851, les Anglais bombardaient Salé, ce qui amenait un peu plus tard le sultan à signer le traité (1856) qui reconnaissait le principe de la liberté des transactions dont nous devions profiter parce que celui de Lalla-Mar'nia nous avait accordé le traitement de la nation la plus favorisée. Les incursions marocaines sur notre territoire n'en continuèrent pas moins : l'une d'elle décida l'expédition du général de Martimprey chez les Béni Snassen (1859) et l'Espagne, attaquée dans ses présides, •entreprit celle de Tétouan (1859) qui lui fit reconnaître des avantages. L'influence de l'Angleterre allait croissant depuis 1856. Cette puissance trouvait abusif le droit de protection reconnu à la France et à l'Espagne en même temps qu'à elle, et elle provoquait en 1880, la conférence de Madrid où elle ne trouva pas les appuis sur lesquels elle comptait. La France put y maintenir ses prétentions, l'Espagne devait en profiter. Ce fut ensuite une lutte d'influences auprès du Makhzen jusqu'à l'accord franco-anglais (8 avril 1904) qui désintéressait l'Angleterre par des avantages en Egypte et à Terre-Neuve. Déjà la France avait entrepris, en 1900, la conquête des oasis saha- riennes qui devait mettre fin au brigandage dans les régions déser- tiques. Après la mission scientifique Flamand, attaquée à In Sala, l'annexion du Touàt était accomplie ; elle devait aboutir rapidement à la pacification du Sahara. L'accord franco-anglais avait été précédé d'un autre accord entre la France et l'Espagne qui reconnaissait à cette dernière puissance une zone d'influence sur la côte méditerranéenne et une autre sur la côte atlantique, dans l'Extrême-Sud marocain. Et, affranchis de toutes p 'étentions de l'Angleterre sur le Maghreb, nous allions pouvoir 108 LOIIS OK.NTIL étendre les bienfaits de notre civilisation sur un pays dont l'état anai'chique, par la faiblesse du sultan Abd-el-A'ziz, avait atteint son paroxysme. Notre premier acte fut la mission Saint-René Taillandier *à Fez, vers la fin de 1904. Notre ministre était chargé d'aller présenter au sultan un programme de réformes sans toucher à l'intégrité de l'empire marocain. Mais nous avions compté sans notre plus fourbe ennemi. Jusque-là, l'Allemagne s'était désintéressée du Maroc, ou du moins, elle ne demandait qu'à y étendre son négoce à la faveur des traités. Elle allait entrer en lice alors que rien dans son attitude passée ne le faisait prévoir. Le chancelier allemand von Bulow avait même reconnu à la séance du Reichstag du 12 avril 1904 que les intérêts commerciaux de l'Empire ne pouvaient que gagner à voir la France mettre de l'ordre au Maroc. Au début de 1905, à la suite de prétentions déplacées de l'Allemagne dans les pourparlers d'un emprunt turc, le secrétaire d'ambassade von Kïihlmann, alors chargé d'affaires à Tanger, conseille au chancelier de venir chercher querelle à la France, au Maroc. Ce fut le « coup de théâtre de Tanger » du 31 mars 1905. Guillaume II vint en personne manifester de sa puissance sur le sol marocain. Mais il ne se faisait pas fier, le grand empereur, car il eut bien des hésita- tions avant de débarquer ! Il chargea le représentant du sultan de dire à son maître que, en grand protecteur de l'Islam, il le couvrait de son autorité. La question marocaine était rouverte, avec plus d'acuité que jamais. Le « coup de théâtre de Tanger » était aussi le prélude de la guerre européenne. L'Allemagne venait de démasquer ses batteries; mais, par la brutalité de sa méthode, elle allait provoquer un réveil du patrio- tisme de la France pacifique. Le sursaut de notre dignité olïensée n'a pas tardé à porter ses fruits. De fait, le Maroc a joui d'une singulière fortune dans notre histoire coloniale. Tandis que le Tonkin et la Tunisie ont soulevé les passions politiques au moment où de grands français voulaient nous engager dans la voie de l'expansion coloniale, le Maroc n'a suscité que des adhésions dans notre pays. Et pourtant nos vues sur le Tonkin et la Tunisie étaient implicitement encouragées par la diplomatie de Bis- marck qui pensait ainsi nous détourner de l'idée de revanche et nous faire oublier l'annexion de l'Alsace-Lorraine. C'était méconnaître les plus belles qualités de notre race ; c'était également favoriser le développement d'une armée extra-métropolitaine qui devait se rencontrer un jour, sur la Marne, avec la garde prussienne et rappeler à l'Humanité tout entière que si le Français est pacifique, il est I.li MAKOC, SON l'ASS;;, SON AVKMI! 109 susceptible de se montrer le premier soldat du monde lorsqu'il 'est injustement attaqué. Revenons aux intrigues allemandes au Maroc. Elles ne faisaient que commencer et notre adversaire savait ce qu'il faisait en offrant au gouvernement chérifien un appui qui favoriserait sa politique de temporisation. Non pas que le Marocain ait eu plus dé sympatliie pour l'Allemagne que pour la France ; mais parce que les agents du Makhzen redoutaient notre intrusion dans leurs affaires, parce qu'ils savaient notre peu de goût pour la vénalité : notre domination en Algérie, notre occupation de la Tunisie étaient là pour les édifier. J'étais à Marrakech au moment oii Guillaume II débarquait à Tanger. Je venais d'accomplir un troisième raid dans le Haut Atlas et j'allais prendre le chemin du retour après une longue absence, lorsque je fus déçu par l'impression assez vive causée sur la popula- tion indigène par l'intrusion inopinée de l'Allemagne dans notre diplomatie marocaine. Le INIakhzen aidé des agents du kaiser avaient retourné contre nous les sujets du sultan. Nos actions baissaient ; nous n'étions pas au bout de nos peines. Sous la menace de Guillaume II la France, qui voulait éviter la guerre, eut la faiblesse, peut-être, de déposer l'homme d'État qui avait préparé la conquête diplomatique du Maghreb ; mais elle s'est montrée sage en acceptant de « causer » avec toutes les puissances intéressées, ou qui avaient la prétention de l'être, dans les affaires du Maroc. De même que les droits de notre pays durent être reconnus à la conférence de Madrid, en 1880, de même la « Conférence d'Algésiras », où nous proclamions le principe de la souveraineté du sultan, mettait en relief les avantages acquis par notre situation géographique et par nos traités. Du même coup, la puissance germanique commençait à sentir son isolement ; l'Italie même, son alliée, n'avait pas voulu la suivre dans ses revendications outrecuidantes. Aux yeux du monde entier, l'Allemagne sortait de cet aéropage moralement diminuée. Mais sa vanité ne se tint pas pour battue. N'ayant pu réussir par la discussion arbitrale à se créer des droits, elle se réservait d'agir par l'intrigue pour obtenir des avantages économiques, en mettant à profit, à sa manière, le. principe de la « porte ouverte » au point de vue commercial ou industriel. Elle ne devait pas tarder à nous montrer jusqu'où pouvait la conduire sa perfidie. Un agent du Makhzen, Moulay Hafid, frère du sultan Abd-el-Aziz, était installé, avec le titre de vice-roi, à Marrakech. Intelligent, mais fourbe, aussi lâche que cruel, il était en suspicion auprès du gouverne- ment chérifien qui le tenait à l'écart, loin du sultan qui habitait son palais de Fez. INIoulay Hafid n'avait qu'une ambition, celle de détrôner son frère. I 10 LOUIS GENTIL Tandis que notre ministre, M. Regnault, s'efforçait de consolider l'autorité d'Abd-el-Aziz, le ministre d'Allemagne s'acharnait à créer des situations équivoques qui lui permettraient d'opérer à son aise. L'installation de la télégraphie sans fil allait lui ofîrir une bonne occasion de satisfaire ses louches desseins et cette affaire devait avoir comme épilogue un événement retentissant : l'assassinat du docteur Mauchamp. Une société française avait obtenu du Makhzen l'autorisation de construire et d'exploiter des stations de télégraphie sans fil dans les principales villes du Maroc. La légation d'Allemagne essaya de dis- cuter ce prétendu avantage et, devant la volonté du Makhzen de maintenir la concession à une maison française, suscita contre celle-ci toutes sortes de difficultés. Le moment de nuire était bien choisi car il était aisé de surexciter les esprits indigènes en leur faisant croire au [besoin qu'il y avait quelque chose d'infernal dans ces instruments de la civilisation moderne. De fait, l'entreprise se heurtait à la méfiance des Marocains, parfois même à leur hostilité, en procédant à l'installation des antennes. L'émotion soulevée par cette affaire était grande lorsque, en février 1907, le docteur Mauchamp et moi partions pour Marrakech, lui pour rejoindre son poste de médecin du dispensaire qu'il avait créé, moi chargé d'une nouvelle mission scientifique. Mauchamp avait passé plusieurs années à l'hôpital de Jérusalem où il s'était fait remarquer par sa science et son dévouement. Il occu- pait, depuis une année, le poste de médecin français, de la capitale du Sud marocain, où il avait su gagner la sympathie et la confiance de ses malades. Mais son influence, qui grandissait rapidement, était combattue par un agent de l'Allemagne, homme instruit, mais de mentalité très douteuse, ^qui ne craignait pas au besoin, pour effacer le prestige du docteur, de dire à ceux qu'il avait soignés : r. Méfie-toi, le tebib (médecin) est très ^habile, il a des remèdes qui guérissent très bien, mais un beau jour, tu mourras subitement. » Mauchamp eut le tort de croire à la bonne foi et à la sincérité de Moulay Hafid qui en avait fait son ami. Aussi, lorsque nous arrivâmes en caravane, au début de mars, à Marrakech, le médecin français était-il attendu par le vice-roi qui avait envoyé des mules et une escorte au-devant de nous, à Mazagan. Mauchamp lui apportait en cadeau un grand tapis, en un long rouleau qui devait nous suivre à quelques jours de là par une caravane de cha- meaux. Lorsque le fatal colis traversa la porte de la ville, l'agent consulaire d'Allemagne, immédiatement prévenu, proclama que « l'appareil de télégraphie sans fil qu'apportait la mission française était arrivé ». Ce fut le signal dune agitation, préparée pour empêcher la prétendue LK MAHOC, SON l'ASSK, SON AVKMK III installation télégraphique et qui devait Coûter la vie à l'infortuné médecin. Le lendemain, il était lâchement assassiné par une popu- lation en armes. Ue notre côté, avec les miens et trois autres Français, nous devions notre salut à cette circonstance que nous n'étions pas au dehors à ce moment ; de plus, Moulay Hafid nous faisait proté- ger par sa garde nègre, immédiatement après le meurtre de l'infor- tuné docteur. Je crus, à ce moment, à la loyauté du vice-roi; mais j'appris plus tard, par maints témoignages de personnalités maro- caines, qu'il avait, en réalité, trempé dans ce crime odieux, provoqué par les intrigues des agents du kaiser. Il n'était pas à son aise, l'agent consulaire d'Allemagne, lorsque je le convoquai chez moi. Il m'accorda tout ce que je lui demandai. Il s'agissait d'apaiser l'émeute. Aidé d'un compatriote dévoué, un enfant d'Auvergne, Jean Lassallas, qui était installé depuis quelques années au Maroc, nous obtenions du pacha de la ville que des gardes fussent placées dans les rues. Nous pûmes alors faire partir le corps du docteur que nous rejoignîmes en caravane, après que le calme fut complètement rétabli à Mazagan. Et l'anxiété de la légation alle- mande à Tanger était grande, lorsque nous arrivâmes, avec les restes de notre pauvre ami, sur le croiseur Lalande. Le jeu de Moulay Hafid en cette affaire est facile à comprendre. Profitant de la lutte d'influence créée par les Allemands, il voulait démontrer que l'autorité de son frère était affaiblie au point de ne plus assurer la sécurité des Européens et laisser croire que, sans son inter- vention, le massacre de Mauchamp eût dégénéré en un pogrom. Mais l'assassinat de notre infortuné compatriote servait mal les intérêts de l'Allemagne. Le Gouvernement français décidait d'occuper Oujda, ville marocaine située non loin de la frontière algérienne. Le général Lyautey, alors commandant la division d'Oran, était chargé de cette opération militaire qui se faisait, le 29 mars 1907, sans effu- sion de sang. A partir de ce moment, l'anarchie marocaine, les ambitions de Moulay Hafid et les ambitions allemandes vont précipiter les événe- ments. Le 31 juillet de la même année, huit Européens, dont cinq Français, employés aux travaux du port de Casablanca sont massacrés. Cet incident, auquel Moulay Hafid n'est certainement pas étranger, provoque le bombardement de la ville, puis le débarquement de 3.000 hommes de troupes, sous le commandement du général Drude. Casablanca tst occupée. Le 1er janvier 1909, le général d'Amade prend la tête du corps d'occupation qui est porté à 15.000 hommes et il achève, en quelques mois, la pacification du pays des Chaouïa. Au cours de l'été Abd-el Aziz, sentant que l'agitation créée dans le ! 12 I.OUIS t.KNTII. Sud par son frère menaçait son pouvoir, résolut cValler rétablir l'ordre à Marrakech ; mais son armée fut mise en déroute et l'infortuné monarque, menacé malgré son autorité religieuse, dut se réfugier en toute hâte dans nos lignes. De son côté Moulay Hafid se dirigeait vers Fez où, avec l'appui des intrigues allemandes, il se faisait pro- clamer sultan, à la faveur du mouvement de xénophobie. Une violation de la frontière algérienne et une attacpie de nos postes décidaient la campagne de Beni-Snassen admirablement conduite, avec le minimum de pertes, par le général Lyautey. L'incident des déserteurs de Casablanca provoquait une crise entre l'Allemagne et la F'rance. Des pourparlers devenaient nécessaires, que l'Allemagne semblait désirer : ils aboutirent à l'accord du 8 février 1909 qui stipulait de la part de la France sa volonté de maintenir l'égalité économic^ue, de la part de l'Allemagne « qu'elle ne poursui- vrait que des intérêts économiques au ]\Iaroc ». Mais il apparut bientôt, alors que cet accord nous assurait la pré- pondérance politique au ]^Iaroc, que l'Allemagne mettait au premier plan les questions d'intérêts économiques et l'on pouvait redouter que, soutenant ses nationaux, elle fût amenée à en abuser. Au début de 1909, le général d'Amade passant son commandement au général Moinier, les effectifs du corps expéditionnaire de Casablanca étaient réduits à 6.000 hommes, sous la pression et les suggestions de l'Allemagne qui sentait que le Maroc, objet de ses convoitises panger- manistes, allait lui échapper. La lutte sourde de nos ennemis — consuls, sujets ou protégés alle- mands soutenus par leur gouvernement, ne faisait que s'accentuer. Elle devait se prolonger jusqu'à la déclaration de guerre, elle devait même persister pendant la grande guerre par l'excitation contre nous de tribus insoumises. Malgré toutes ces difficultés, notre œuvre se poursuivait. Pour parer à l'insuffisance des effectifs, nous sollicitions le concours des Marocains qui, après s'être loyalement mesurés avec nous, s'installèrent avec leurs familles autour de nos postes militaires, pour y compléter leur instruction et se faire à nos méthodes et prendre part, dans la suite, à nos colonnes. Alors, notre installation en Chaouïa devient définitive. La première étape de la conquête marocaine est terip.inée. Pendant ce temps l'œuvre de pacification, aussi habile ciu'efficace, du général Lyautey, se poursuit dans les confins algéro-marocains. Une action dans le Haut Guir le conduit jusqu'à Bon Denib et, dans l'amalat d'Oujda, sa ténacité lui permet d'étendre l'occupation juscju'à la Mlouya. Notre autorité s'affermit du côté algérien, mais celle du Makhzen va toujours en décroissant dans le Maroc occi- dental. Mouloy Hafid, par sa rapacité, ses dilapidations, bien loin de l.K .MAKOC, SON PASSÉ, SON AVENIU 113 rétablir l'ordre dans son empire, précipite l'anarchie créée par la fai- blesse de son frère. Au début de 1911, le Maroc subit une nouvelle crise d'agitation. En janvier un officier est tué à la casbah de Merchouch et une effer- vescence se produit chez les Zaër. Puis les tribus berbères assiègent Fez où le sultan est prisonnier dans sa capitale avec les colonies euro- * péennes et notre mission militaire. Mouley Hafid réclame notre protection. Doutant de la fidélité de ses propres sujets il sollicite le secours des troupes françaises. Tous les consuls se joignent à lui à ce sujet. Le Gouvernement français décide alors l'envoi d'une colonne, forte de 37.000 hommes, qui, sous le commandement du général Moinier, parvient, par une marche forcée, à débloquer la capitale et à délivrer le sultan ainsi que nos nationaux et les colonies étrangères. ■ A ce moment, l'Allemagne nous montre qu'en dépit de ses accords, elle ne se désintéresse pas politiquement du Maroc. Craignant que l'occupation de Fez ne fût une mainmise définitive sur le pays, elle envoie devant Agadir le petit croiseur Panther pour nous forcer à « causfer ». Ce fut le « coup d'Agadir » en juin 1911, qui aboutit, apiJs de longues et angoissantes négociations, à la cession à l'AlIemp^ne d'une partie du Congo en échange de prétendus droits sur le ]\Iaroc. La convention du 4 novembre 1911 reconnaissait implicitement notre protectorat sur le Maroc tout en maintenant le principe de la liberté économique. Dès cet accord ratifié, M. Regnault fut envoyé à Fez pour la faire reconnaître par le sultan. Le traité franco-marocain du 30 mars 1912, rappelant le traité du Bardo, lie les deux gouvernements, français et chérifien, pour inau- gurer un nouveau régime comportant les réformes de toute nature que la France jugeait utile d'introduire dans l'empire chérifien. Ce traité devait être suivi d'accords avec l'Espagne fixant les limites des zones d'influence espagnole dans le Nord et dansl'Extrême-Sud du Maroc. Mais au moment où, après de laborieux marchandages, notre traité était signé avec Moulay Hafid, éclatait à Fez une mutinerie de tabors qui dégénéra en une émeute qui entraîna le massacre de 68 Européens dont IG officiers. Sa répression par le général Brûlard nous coûta plus de 300 morts ou blessés. Les causes multiples des « sanglantes journées de Fez » sont mal déterminées. L'attitude de Moulay Hafid n'y est pas étrangère, si toutefois sa fourberie n'a pas contribué à l'organiser. Devant la gravité des événements, le Gouvernement décidait d'en- voyer au Maroc un résident militaire : le général Lyautey était désigné, 8 I II LOI IS (.ENTII. Tout était à faire dans un pays qui rappelait le moyen âge par ses mœurs féodales, qui ne pouvait être parcouru qu'en caravanes, sur des pistes souvent inaccessibles en hiver, lorsque le général Lyautey vint prendre possession de son poste de (commissaire Résident-général de la République française au Maroc. Son premier soin fut d'apaiser l'insurrection. Fez était entourée de tribus soulevées qui assiégeaient la ville. « Je suis campé en pays ennemi w, télégraphiait le Résident général à son arrivée à la capitale chéri fienne. Après avoir frappé plusieurs coups, dispersé les dissidents, dégagé la capitale, l'éminent chef songea à se débarrasser du principal élé- ,ment de trouble : Moulay Hafid, qui entretenait la force d'inertie, hostile à notre action civilisatrice, d'un Makhzen sans autorité. Le sultan fut contraint d'abdiquer en faveur de son frère Moulay Youssef qui, depuis, d'ailleurs avec tous les égards dus à son prestige de « Commandeur des Croyants », a donné maintes preuves de son loyalisme à la France. Assuré de ce côté d'une collaboration morale indispensable à son action, le général s'est proposé un double but : étendre la pacification, organiser et mettre en valeur les régions soumises. On pouvait croire, qu'en soldat, il aurait d'abord le souci d'accomplir la première partie de son programme avant de passer à la seconde. ]Mais, en émule des plus grands maîtres de la colonisation française, des Bugcaud, des Faidherbe, des Gallieni, qu'il a égalés d'abord, puis dépassés, iLa mené de front à la fois la soumission des tribus hostiles et l'organisation des régions pacifiées. C'était à la fois plus sage et plus rapide. Il était nécessaire, en effet, après leur avoir donné l'impression de la force, d'inspirer aux indigènes la confiance. Il fallait les persuader que nous étions là non pas pour les spolier, mais pour collaborer loyale- ment avec eux, pour travailler à leur assurer la justice et, autant que possible, leur donner le bien-être. C'est ainsi que le général Lyautey appliqua, en plus grand, sa méthode de '( la tache d'huile » qui lui avait si bien réussi dans la zone frontière algéro-marocaine où il avait efficacement contribué à préparer l'avène- ment de notre protectorat. Il se servait des amitiés qu'il nous créait parmi les tribus fraîchement soumises pour préparer la conquête des p3uplades voisines encore hostiles à notre influence. Il étendait ainsi la pacification française avec le minimum d'effusion de sang. Cette tactique lui réussissait à merveille notamment dans le Sud marocain, dans les régions de l'Atlas. Après avoir frappé un grand coup à Marrakech, il s'assurait LE MAIiOC, SON PASSÉ, SON AVKNIU 115 l'amitié des grands caïds montagnards, sorte de seigneurs féodaux qui dominent de vastes étendues de pays de leurs casbahs compa- rables aux chàtenux-forts du moyen âge. Et, par leur collaboration, il maintenait le calme dans une région montagneuse de plus de 300 kilo- mètres où, par l'action directe, eût inutilement coulé le sang de nos soldats. x\vant notre occupation, le Maroc était divisé en deux catégories de tribus ; les unes makhzen, étaient plus ou moins soumises au sultan ; les autres, sibd, échappaient complètement à son autorité; à tel point cjue, malgré son prestige religieux, le sultan ne pouvait, sans danger, s'aventurer dans certaines parties du « bled es siba » (pays de révolte). L'étendue du bled nmkhzcn était très instable suivant l'autorité et l'activité du « chérif » ; il ne comprenait guère que les régions de plaines, les régions fertiles ou peu accidentées, parce que le monarque ne se souciait guère de la montagne, improductive au point de vue agricole, où d'ailleurs le berbère, bien retranché, lui eût fait payer cher sa témérité de le plier à sa puissance. Moulay Hassan, le père des trois derniers sultans, actif, aimant la guerre, était parvenu à maintenir sous sa loi une bonne partie du Maroc. Jamais le bled makhzen n'avait été plus étendu. Par sa faiblesse, Abd-el-Aziz vit rapidement diminuer l'héritage de son père et son frère, Moulay Hafid, ne fit rien pour le reconquérir. On se fera une idée des progrès rapidement réalisés par le général Lyautey, dans l'œuvre de pacification qu'il avait entreprise dès le début de notre protectorat, en pensant, qu'à la déclaration de la guerre, en juillet 1914, après deux années d'une activité soutenue, le bled makhzen atteignait une importance que le Maroc n'avait jamais connue. Cependant, l'organisation du pays soumis avançait. Des services, d'abord rudimentaires, étaient installés à Rabat, autour de la Rési- dence générale ; l'hygiène était introduite dans les villes indigènes qui l'avaient, jusque-là, méconnue ; les grands travaux publics com- mençaient ; les finances mettaient de l'ordre dans un état anarcliique ; l'agriculture prévoj^ait, les foiêts étaient mises en valeur, les richesses minières étaient prospectées ; des villes européennes se construisaient. Le Résident général ne laissait bâtir qu'en dehors des villes arabes, sur des plans bien conçus, bien étudiés. Il épargnait ainsi le cachet pittoresque de ces agglomérations curieuses, tout en respectant les mœurs de leurs habitants. Il était, en outre, possible de prévoir les travaux ^de canalisation indispensables à la salubrité publique alors que la ville indigène, avec ses rues tortueuses et étroites, ne peut pas être aménagée pour recevoir l'Européen. Ceux qui, comme moi, ont vu fréquemment le Maroc, étaient frappés des progrès rapidement réalisés. C'était, chaque fois, un nouveau 116 LOUIS GENTIL ^laroc : ici un tronçon de route achevé, là, une ville sortie de terre, ailleurs des sources captées pour l'alimentation d'une grande agglo- mération... * * * Il semblait que la guerre européenne, brutalement déchaînée par l'agression de l'Allemagne, dût mettre un frein, sinon un terme, aux progrès de cette œuvre de colonisation si magnifiquement commencée. Depuis le jour où le canon a tonné, au contraire, le Maroc s'est multiplié et la période troublée que nous traversons aura mieux mis en relief le génie organisateur du grand chef qui présida à ses destinées. Par suite des nécessités impérieuses créées par le péril qui menaçait la France, notre Protectorat allait, vraisemblablement, en envoyant ses troupes sur les champs de bataille européens, être de nouveau livré à l'anarchie ; sa pacification s'est étendue. Les grands travaux allaient être interrompus : ils ont ledoublé. La mère-patiie ne pouvait guère compter sur le concours d'une aussi jeune colonie : elle en a reçu, avec des contingents d'excellents soldats, un ravitaillement inespéré. Au premier jour de la mobilisation, le général Lyautey recevait naturellement l'ordre d'envoyer d'urgence toutes les bonnes troupes qui lui avaient permis de pacifier le Maroc. Le Gouvernement lui demandait, en outre, d'abandonner les postes de l'intérieur du pays pour se replier à la côte où il pourrait protéger la colonie avec de très faibles effectifs. Vouloir évacuer des postes solidement établis, après des luttes parfois acharnées. C'était mal connaître le Marocain; c'était l'inciter à nous poursuivre dans notre retraite, puis nous harceler dans nos retranchements. C'était aussi méconnaître la hardiesse du chef mili- taire qui les avait soumis à sa volonté. Après avoir expédié en toute hâte ses meilleurs soldats en France, le Résident général résolut de défendre les postes les plus avancés avec ses effectifs réduits au minimum, augmentés des colons mobi- lisés sur place. Il demanda aussi l'envoi au Maroc de quelques bataillons des formations territoriales du Midi et, avec ces éléments forcément très imparfaits, il se proposa de tenir et de conserver tout le terrain conquis. 11 était bien inspiré et il ne présumait pas trop de son énergie si l'on en juge d'après les résultats de son action militaire au Maroc depuis le début des hostilités. Non seulement il n'a rien abandonné des territoires soumis, mais le bled Makhzcn s'est enflé de tous côtés, dans la région de Taza, le Moyen Atlas, au Tadlâ, dans l'extrême-sud. Et pourtant il eut à lutter contre les manœuvres hypocrites des agents allemands qui, dans le nord avec Adbel Malek, dans le sud avec El Hiba, excitèrent IJ'; MAROC, SON PASSK, SON AVENIR 117 les dissidents qu'ils approvisionnaient en armes et soutenaient de l'argent ennemi. Malgré TcfTort militaire qu'il devait consacrer à la pacification, le général Lyautey n'abandonnait rien de sa méthode d'avant la guerre ; il poursuivait sans relâche l'organisation et la mise en valeur de notre nouvelle colonie. Il fallait beaucoup d'argent pour transformer ce pays musulman livré à l'anarchie, où tout était à faire, lorsque la France y étendit son protectorat. Un premier effort avait été fait pour mettre de l'ordre dans les finances. En 1913-1914, grâce à deux emprunts, les dettes antérieures du Makhzen avaient été liquidées, les grands travaux commencés, les services administratifs installés ; mais le premier budget se soldait par un déficit de 5 millions et demi de francs. De plus, les nécessités de l'organisation allaient faire passer en trois ans le budget de 21 à 40 millions (1). Par une bonne répartition des impôts indigènes, l'accroissement des revenus domaniaux, la création d'impôts sur l'alcool, le sucre, les tabacs, non seulement le Protectorat a pu solder la garantie des emprunts des deux premières années — soit 8 millions — mais il a constitué un fonds de réserve d'environ 20 millions ! Il convient toutefois de ne pas oublier que les dépenses ne feront qu'augmenter, en même temps que les charges d'intérêts des emprunts nécessités, notamment, par la construction d'un réseau ferré ; que les excédents de recettes tiennent surtout aux ressources agricoles, les récoltes ayant été favorisés par de bonnes pluies. Le Maroc est un pays de grandes cultures. Les vastes étendues de plaines et de plateaux qui bordent, sur de grandes profondeurs, la côte atlantique, de l'oued Tensift à la zone espagnole, sont favorisées par un climat assez chaud et humide. Les sols y sont formés d'alluvions ou de terres riches en humus (tirs ou terres noires) dont les rendements sont rémunérateurs, pour peu qu'elles soient arrosées par des pluies propices. Les surfaces cultivées augmentent chaque jour depuis notre occu- pation; mais elles ne représentent guère, actuellement, que le dixième de la zone pacifiée. Il faut tenir compte, il est vrai, des forêts et des pâturages assez étendus ; d'ailleurs les surfaces productives augmentent chaque année. C'est ainsi qu'en 1916 l'augmentation a été de 200.000 hectares sur l'année précédente. (1) J'ai emprunté les statistiques qui vont suivre à deux conférences, i'ort instructives, prononcées à la foire de Rabat, l'été dernier, par MM. Boissière, conseiller économique et financier et Nacivet, chef du Service de l'Hydraulique et des Améliorations agricoles du Protectorat. 118 LOUIS GENTIL Les céréales (blé, orge, avoine, maïs) recouvrent les 95 centièmes- des ensemencements, de sorte que le Maroc est un pays de mono-culture. C'est là un gros inconvénient, parce que les céréales sont toutes sou- mises aux mêmes conditions climatériques : des pluies inopportunes ou insuffisantes peuvent compromettre la production totale comme c'est le cas de l'année 1913 où les exportations en blé, orge ont été presque nulles. Le Protectorat, soucieux d'atténuer le plus possible les effets de ces années de sécheresse, a créé uii service d'hydraulique agricole qui, par une utilisation méthodique des eaux de surface et des eaux souter- raines, pourra compenser, dans une certaine mesure, l'insuffisance' des pluies d'une année sèche. > La culture des arbres fruitiers promet d'être intéressante : orangers, citronniers, oliviers, figuiers, amandiers, ainsi que la vigne pourront enrichir notablement l'agriculture actuelle. Au point de vue de la main-d'œuvre, des efforts couronnés de succès, sont entrepris par les inspecteurs agricoles qui, sur place, incitent les indigènes, très accessibles à leurs conseils, à améliorer leurs semences, à greffer, tailler et sélectionner les arbres jusqu'ici traités par les méthodes les plus primitives. A côté des productions du sol l'élevage offre une ressource très mportante. Le cheptel de l'année 1916 se chiffrait de la façon sui- vante : 856.324 bovins, 4.054.334 ovins, 1.227.071 chèvres, 29.405 porcs, 97.724 chevaux, 42.819 mulets, 250.978 ânes et 62.949 chameaux. Des améliorations sérieuses y ont été apportées par le Service zoo- technique du Protectorat ; mais il reste beaucoup à faire. Les indigènes laissent le bétail en plein air, sans abris, ils ne font pas les fourrages indispensables dans la période sèche, ils n'ont pas d'abreuvoirs suffi- sants et les points d'eaux manquent parfois sur de grandes étendues, pendant la saison d'été. Mais la Direction de l'Agriculture, le Service de l'Hydraulique agricole et le Service de l'Elevage, travaillent à l'amélioration du cheptel qui est susceptible de donner d'excellents animaux de boucherie. Les richesses forestières du Maroc sont importantes et notablement supérieures à celles des autres parties de notre Empire colonial nord- africain, l'Algérie et la Tunisie. On y compte déjà 250.000 hectares de chênes-liège, 300.000 de cèdres, 200.000 d'arganiers. On y rencontre, en outre, le sumac, le chêne-vert, le poirier sauvage, l'érable, le peu- plier-, une essence riche en tanin : le tizrac. Le premier rôle du Service forestier a été de protéger ces richesses contre les déprédations des indigènes qui détruisaient les plus beaux chênes-liège pour tirer de leur écorce la substance tannante qu'ils utilisaient dans la teinture des laines,- qui abattaient des cèdres séculaires pour en tirer quelques madriers. Il a fallu aussi mettre, autant que possible, les plus belles ].E MAKOC, S(ti\ l'ASSK, SON AVIJ.NIU 119 forêts, comme celles de la Mâmora, à l'abri des incendies ; enfin, ouvrir ces richesses forestières à l'exploitation. Celle-ci a rapidement progressé : il suffit de dire, pour se faire une idée du progrès réalisé à ce point de vue, que l'exploitation forestière du Maroc a produit en 1914-1915 environ 200.000 francs, contre 550.000 en 191(3-1917. La richesse minière du Protectorat est encore peu connue. 11 est difficile de faire des prévisions pour les productions du sous-sol maro- cain ; mais il est, dès à présent, permis de croire que notre nouveau Protectorat a un avenir tout tracé à ce point de vue. Déjà les grands traits de la structure géologique sont connus et de nombreuses observations permettent de délimiter les grandes zones minéralisées dans les régions actuellement explorées. Des gîtes de fer (Chaouïa), de manganèse (Maroc occidental), des indices de cuivre, de plomb, de zinc, sont déjà reconnus. Des phosphates de chaux, aux mêmes niveaux géologiques qu'en Algérie orientale et en Tunisie, affleurent dans la Tadlâ, à l'est de Casablanca ; ils sont l'objet d'une prospection méthodique de la part du Service des Mines. Si les teneurs atteignent celles des phosphates de la Tunisie, le Maroc sera l'un des pays les plus riches en phosphates, à cause de la grande étendue et de la par- faite régularité des couches qui les renferment, ce qui laisse entrevoir une exploitation facile. On peut encore espérer la présence de sels solubles comme le chlorure de potassium et de pétroles. L'existence d'hydrocarbures dans le sous-sol marocain n'est pas discutable et les recherches entreprises pour atteindre les poches et les nappes du précieux combustible méritent d'être encouragées. On sait que ces recherches sont délicates et onéreuses et qu'elles sont toujours pleines d'aléas, quelle que soit la richesse des champs pétro- lifères explorés; mais, le Service des Mines du Protectorat fera tout pour les faciliter. J'ai dit quelles transformations prodigieuses ont été réalisées au Maroc depuis que nous avons étendu notre protectorat sur ce pays musulman. Si l'on est frappé, après quelques années d'occupation, de l'œuvre de pacification accomplie dans ce pays anarchique, on l'est, non moins, des facilités de circulation créées de ^toutes pièces par la Direction générale des Travaux publics. Nous venons de nous rendre compte des richesses agricoles et forestières, qu'il s'agit d'y exploiter, des richesses minérales qu'il convient d'y rechercher; mais rien de cela n'était possible sans l'éta- blissement d'un réseau de routes et de voies ferrées, sans l'aménage- ment de ports ou d'abris permettant les échanges faciles entre les diverses zones du pays et l'extérieur. C'est ce que le Résident général a compris en faisant ouvrir, dès le début du Protectorat, les grands travaux publics. 120 LOUIS GENTIL L'œuvre accomplie dans ce sens tient du prodige. Le l^r janvier 1917, le réseau de routes, commencé en 1913, présen- tait déjà 1.000 kilomètres entièrement construits sur des crédits d'emprunt, et depuis, le réseau a considérablement augmenté. Il est doublé d'un réseau de chemins de fer militaire, avec petite voie stratégique de 0 m. 60, que nous ont imposée les accords inter- nationaux, mais qu'un éminent ingénieur, M. Bursaux, a admirable- ment mis en exploitation. C'est ainsi que, ouvert au commerce depuis le l'^^mai 1916, ce chemin de fer minuscule transportait, au cours de l'été 1917, en outre des voyageurs civils et militaires, plus de 700.000 tonnes kilométriques par mois, qu'il réalisait des recettes commer- ciales qui atteignaient, entre le l^^" mai 1916 et le 30 avril 1917, près de 2 millions 1/2 de francs. Et l'on peut entrevoir le jour où la ligne de p^lus grand trafic, de Casablanca-Fez, longue de 330 kilomètres, atteindra 20.000 francs de recette kilométrique. Ce chiffre est d'au- tant plus remarquable que les recettes kilométriques de lignes à voies de 1 mètre, comme celles de la Tunisie et de l'Indo-Chine, ne dépassent pas 12.000 francs. La voie militaire de 0 m. 60 que nous ont imposée les puissances signataires de l'acte d' Algésiras, à l'instigation de notre grande ennemie, l'Allemagne, est forcément destinée à disparaître : elle ne suffira bientôt plus à assurer le trafic d'un pays en progression comme le Maroc. Aussi le Protectorat se préoccupe-t-il du tracé d'un réseau à voie large, dont l'étude est à peu près terminée. Un seul grand port est en construction au Protectorat, à Casablanca, Malgré les difficultés inhérentes à l'état de guerre il est déjà avancé et de petits bateaux viennent accoster à sa jetée est, terminée. C'est vers le port de Casablanca que rayonneront les grandes voies ferrées, qu'aboutissent déjà les grandes artères du réseau déroutes. C'est surtout par Casablanca que le Maroc sera ouvert au trafic d'outre-mer. D'autres abris, de moindre importance, se construisent en d'autres points de la côte atlantique : à Kenitra, dans l'estuaire du Sebou, dans ceux de Rabat et de l'oued Bou Regreg, à Mazagan, à Fedhala, où il est déjà pourvu de l'outillage nécessaire. On se fera une idée du changement apporté au Maroc par ces grands travaux, notamment par le réseau de routes et de rails, en rappelant que, en 1912, le blé valait 72 francs à Fez et seulement 25 à 30 francs à la côte. L'industrie et le commerce marchent forcément de pair avec les travaux publics dans un pays neuf. De nombreuses entreprises se sont installées dès le début de notre occupation, s'ajoutant à la petite industrie indigène digne de consi- dération. Une grande usine de chaux hydrauliques et ciments fonc- tionne à Casablanca depuis le début du Protectorat, d'autres se montent l.K MAISOI , SON l'ASS!-:, Sti.N AVKNII! 121 ailleurs, notamment à Petitjean. Des minoteries, des fabriques de pâtes alimentaires, des huileries, des tanneries, surgissent un peu partout ; des installations de brasseries et de malteries sont en projet. Des usines électriques, des entreprises de distribution d'eau, se créent dans les principales villes. Des études sont faites de plusieurs cours d'eau torrentiels pour en capter la force hydraulique, comme c'est le cas de l'Oum er Rebëa, et créer, avec l'énergie électrique obtenue, une foule d'industries productives. L'essor industriel du Maroc est d'autant plus remarquable qu'il a fallu vaincre des difficultés multiples pour construire la moindre usine dans un pays sans communications et dépourvu du moindre outillage à l'avènement de notre protectorat. Ceux qui ont eu l'avantage d'assister à l'exposition de Casablanca (1915), aux foires de Fez et de Rabat (1917), n'avaient pas besoin de consulter les statistiques des échanges avec l'extérieur pour se faire une idée de la prospérité du commerce de notre jeune colonie. Quelques chiffres suffiront à vous édifier à cet égard. En 1916, le commerce extérieur a atteint 310.854.188 francs alors qu'en 1911 il n'était que de 139.698.980 francs Mais si l'on sépare les importations des exportations, on est frappé de voir la grande supériorité des premières (228.983.198 francs) sur les secondes (81.870.990 francs). Le Maroc importe donc plus qu'il n'exporte et ce déficit a été en croissant depuis 1912. Il est facile de l'expliquer par les besoins sans cesse grandissants de ce pays où tout était à créer, où de gros capitaux placés n'ont pas encore porté tous leurs fruits. Le Maroc a dû, malgré cet excédent des importations sur les expor- tations, régler sa balance commerciale. La même difficulté a été rencontrée, avant la guerre, par certains États européens qui ont dû faire appel à des ressources annexes, la France recourant aux intérêts des emprunts couverts chez elle par des Etats étrangers ; l'Angleterre équilibrant sa balance par le fret de sa marine marchande; l'Italie recevant des sommes considérables de ses émigrants, etc. Le Maroc a eu jusqu'ici comme compensation, des emprunts repré- sentant de gros capitaux avancés par la France, les capitaux apportés dans la colonie par les entreprises privées, enfin les sommes dépensées par la métropole pour l'entretien du corps expéditionnaire. Mais ces moyens sont forcément provisoires et le Protectorat se préoccupe, dés à présent, de l'amélioration de sa balance commer- ciale. Il est évidemment plus rationnel, à ce sujet, d'augmenter les expor- tations, plutôt que de chercher à diminuer les importations. Mais 1^2 1.01 IS (iCNTlI. peu à peu ces dernières cesseront de croître, tandis que tout l'avoir du ]\Iaroc réside dans la progression constante de ses propres produc- tions. * * * Le [Maroc est un pays d'avenir. Sa richesse indiscutable et sa situa- tion remarquable à côté de l'Algérie, à proximité de la France, sont de sûrs garants de sa prospérité. Avant notre occupation, il apparaissait plein de promesses, du moins par la valeur de son sol et par les qualités des races qui l'habitent ; si bien que le premier programme qui s'imposait à nous était d'y développer une agriculture primitive, d'y faire de la puériculture. !\Iais peu à peu, il nous a révélé d'autres ressources susceptibles de favoriser son essor économique. Fort heureusement, notre Protectorat, datant de la veille de la grande guerre, n'a pas été arrêté dans son développement aux heures de trouble que nous vivons depuis l'agression de l'Allemagne. Bien au contraire, il a bénéficié d'un essor très rapide, sous l'impulsion du grand Français qui préside à son organisation et à son avenir. La question de la natalité est aussi capitale au Maroc qu'en France. Ce pays musulman, contrairement aux prévisions antérieures, n'a même pas 4 millions d'habitants. Or, sa population est surtout formée de Berbères, qui appartiennent è. une race vigoureuse, intelligente, sus- ceptible d'adaptation à certains progrès de notre civilisation. Elle donn? une excellente main-d'œuvre, depuis longttMnps appréciée dans la colonie voisine, l'Algérie, main-d'œuvre qu'il faudra développer, non seulement dans l'intérêt du Maroc lui-même, mais encore pour combler, autant que possible, en France, les vides creusés par la guerre la plus dévastatrice que l'Histoire ait jamais connue. Cette question primordiale n'a pas échappé à la sagacité du général Lyautey qui a multiplié les organisations médicales indigènes, répandu jusque dans les tribus les visites de médecins expérimentés et de sages- femmes parlant l'arabe ; il a en outre installé dans les grands centres des instituts anti-syphilitiques pour combattre le mal le plus répandu dans ce pays musulman. Enfin il n'a rien négligé pour améliorer l'hygiène des villes indigènes et donner au [Marocain ks notions de salul)rité publique qu'il est loin de dédaigner, étant, par tradition, très accessible à la propreté. Il est certain que la population indigène du Protectorat ira, grâce à ces mesures humanitaires, rapidement en croissant. Il est même permis d'espérer qu'elle sera plus rapidement doublée que l'a été, sous notre domination, celle de l'Algérie. Au point de vue économique, il serait dangereux de se reposer sur la prospérité actuelle du Protectorat et de ne pas reconnaître que le LK MAROC, SON l'ASSI-. SON! AVK.MIl 1 -<:^ Maroc dépend beaucoup trop de l'extérieur, ce que nous indique une balance commerciale défavorable. Or il est possible, grâce à sa valeur intrinsèque, de renverser cette balance en développant le plus possible ses propres productions. A ce sujet, les remarques de M. Boissière, conseiller économique et financier du Protectorat, sont des plus suggestives. Les efîorts doivent d'abord porter sur l'agriculture. Il convient non seulement d'augmenter les surfaces ensemencées, mais encore de faire donner aux sols de meilleurs rendements. Le recensement des terres domaniales étant à peu près achevé, de grandes propriétés pourront se créer où seront utilisés les moyens les plus modernes de cultures. Il sera possible aussi d'assécher certaines régions maréca- geuses, comme celles des grandes « merdjas » du R'arb, livrer ainsi aux colons européens des terres fertiles qui augmenteront d'autant la richesse du pays. Ailleurs, les terres sont le plus souvent entre les mains des indigènes. Il ne s'agit certes pas de les en déposséder; mais la collaboration sera souvent possible, de façon à tirer de ces terres des rendements supé- rieurs. On est frappé, en efïet, lorsqu'on se rend compte de la richesse, accusée par l'analyse, de certains sols marocains, de constater que l'indigène n'en tire pas plus de 8 à 10 quintaux de céréales à l'hectare, tandis que des pays beaucoup moins favorisés, comme l'Allemagne du Nord et les Etats-Unis, font donner à des terres plus pauvres, sous des climats moins propices, des rendements dépassant le double de ce chifïre. L'emploi des engrais,, qui a assuré le succès de l'agriculture alle- mande, aura a fortiori tout son effet au ÎNIaroc où les sols naturels sont bien plus riches. Telle terre chargée d'humus manque de phosphate, telle autre serait admirablement adaptée^^à certaines cultures, grâce à l'emploi d'engrais potassiques, etc.. Il convient aussi de varier les productions agricoles pour mettre, autant que possible, le pays à l'abri des effets désastreux des années de sécheresse qui sont particulièrement défavorables à la culture des céréales. A ce point de vue, l'exemple de l'Algérie et de la Tunisie est à suivre : les fruits, les légumes, le lin, le chanvre pourront apporter un appoint sensible au chiffre des exportations. De plus, il ne faudrait pas, sous le prétexte de ménager la susceptibilité de la colonie voisine ou du Midi de la France, écarter la vigne du programme de l'agricul- ture marocaine, car il serait regrettable de ne pas soulager nos impor- tations du vin indispensable à la colonie européenne. Nous avons vu qu'il faut beaucoup attendre de l'élevage, le bétail marocain, le cheval, le mulet étant susceptibles d'être exportés. Le Service zootechnique du Maroc travaille [activement d'ailleurs à améliorer, par sélection, les animaux indigènes. 421 î.oriS GENTIL L'industrie promet déjà, elle aura notamment son rôle dans l'appli- cation de ses procédés aux produits de l'agriculture du pays. Les mino- teries, huileries, tanneries, brasseries, malteries, etc., devront se multi- plier ; des abattoirs frigorifiques devront être installés pour faciliter l'exportation des viandes de boucherie. La fal)rication de l'alcool industriel pourra être envisagée par l'utilisation de l'orge, du maïs, peut-être aussi du sucre si la betterave peut être cultivée. L'exploitation des vastes forêts du Protectorat, déjà commencée, est pleine d'avenir. Le liège seul peut représenter à assez brève échéance une ressource de 6 à 7 millions, d'après les estimations du Service forestier. Les ressources piscicoles sont également importantes, La côte atlantfque est riche en espèces excellentes de poissons, de crustacés (langoustes); le Sud marocain semble, à ce point de vue, destiné à un certain avenir ; les fleuves, même, devront être péchés, pour l'alose dans les estuaires, la truite en haute montagne. Quant au .sous-sol, il promet, mais les recherches sont trop peu avancées pour donner une idée approximative de ce que le Protectorat peut en attendre. Déjà les phosphates, des minerais de fer et de manga- nèse font entrevoir une certaine richesse et les zones minéralisées des régions montagneuses laissent entrevoir certains espoirs. Aussi peut- on applaudir aux efforts éclairés du chef du Service des Mines qui facilite de tous ses moyens les recherches des industriels. La Tunisie équilibre sa balance commerciale en grande partie grâce aux richesses qu'elle exhume du sous-sol et il est permis d'espérer que le Maroc pourra un jour, dans une certaine mesure, équilibrer ses échanges grâce à ses richesses minérales. Enfin jusqu'au tourisme qui mérite d'être encouragé, dans un pays admirable, sous un beau ciel, avec les sites les plus pittoresques et les vestiges les plus purs d'une civilisation passée. Le général Lyautey a été bien inspiré en protégeant de son mieux les restes de la domination musulmane, en écartant des agglomérations confuses, mais si curieuses, des musulmans de ces contrées l'Européen qui, sans aucun avantage, aurait profané l'habitat de l'indigène que nous avons le devoir de protéger. On sait que l'Algérie se créa des ressources non négligeables en accueillant le voyageur désireux de s'instruire. A ce point de vue, le Maroc est encore plus privilégié. On ne peut espérer sans doute que le touriste apporteaa au Maroc la même prospérité qu'à la Suisse et l'Italie, mais la création de syndi- cats d'initiative, de touring-clubs, etc., pourra, en guidant le voyageur, apporter au Maroc certaines ressources et favoriser du même coup la petite industrie artistique des indigènes, si digne de considé- ration. I.K MAI50C, SOiN l'ASSE, SON AVKMn * * * Le Maroc n'aura pas été iiiactif pendant la guerre. Il a participé, dans une large mesure, à l'effort gigantesque réalisé par la France pour le triomphe du droit et des libertés. Loin de constituer une charge pour la métropole, il est devenu un auxiliaire des plus précieux depuis le début des hostilités, en partici- pant, d'une part, à son ravitaillement, en lui fournissant aussi d'excel- lentes troupes. Dès le mois d'août 1914, le général Lyautey proposait au Gouver- nement de contribuer au ravitaillement de la France. Nous avons vu que le Maroc est surtout producteur de céréales : les blés, les orges, les mais, malgré les rendements relativement faibles que les indigènes font donner à des sols qui pourraient bien mieux produire, étaient exportés en quantités importantes avant les hosti- lités et, grâce à des frets avantageux, étaient en majorité dirigés sur Hambourg. Le Résident général prit, dès le début de la guerre, des dispositions pour diriger sur la France tout l'excédent de la production en céréales. Il s'attacha également à faire recenser et embarquer les laines, les peaux de chèvres, les peaux de moutons, les porcs. Puis, par suite des difficultés croissantes du ravitaillement, les fèves, les pois chiches, le sorgho, etc. C'est ainsi que le général Lyautey n'avait pas attendu l'appel lancé de la tribune de la Chambre, à la suite de l'hiver rigoureux 1916-17 qui avait porté atteinte aux récoltes de la métropole. Il s'agissait de « produire » si l'on voulait « tenir ». Cet appel trouva son écho dans nos colonies, en particulier au Maroc. Une mission d'ingénieurs agronomes, sous la direction de M. Cornier, président de la Commission d'agri- culture de la Chambre des députés, fut déléguée dans l'Afrique du Nord : le Protectorat marocain a d'abord été son principal objectif. Elle trouva, à ce point de vue, le Maroc organisé : une Commission de ravitaillement fonctionnait, les services de l'Intendance étant chargés des achats. La difficulté était grande. Il s'agissait d'abord de ne pas se limiter àla production de la zone littorale qui trouve, à proximité, des points d'embarquement ; il fallait, en outre, évacuer de l'intérieur vers la côte. Les routes déjà construites et le petit chemin de fer militaire ont rendu, à ce sujet, d'inappréciables services. Enfin, il fallait assurer les transports maritimes, opérations qui offraient déjà des difficultés en temps normal, à plus forte raison avec la crise des frets que nous subissons par ces temps de guerre sous-marine. Ces expéditions furent assurées par l'Intendance, qui passa des contrats avec les compa- gnies maritimes. liîC) i.oiis (ii:MiL Le succès a été tel que, depuis août 1914 au 15 septembre 1917, les transports ont porté sur 387.000 tonnes de marchandises. Ces exportations se décomposent de la façon suivante : Pour le blé 714.000 quintaux Pour Forge 2 . 845 . 000 — Pour le maïs 201 .000 — Soi! 3 . 760 . 000 quintaux de céréales. Peaux de chèvre.^ 1 .320.000 peaux Peaux de moutom 375.000 — / Laine G. 100.000 kilogs Porcim 6.500 Bovinr.. 5.000 Les sommes dépensées pour l'achat et l'expédition de ces produits s'élèvent à plus de 100 millions de francs, ce qui a économisé à la France au moins 100 millions d'or, car les mêmes produits, achetés en Amérique, eussent coûté plus de 120 millions de francs. Des considérations d'ordre politique ont amené le Protectorat à ravitailler en partie nos alliés à Gibraltar, la ville internationale de Tanger et la zone espagnole de l'Empire chérifien, auxquels ont été fournis, globalement, du mois d'août 1914 au 15 septembre 1917, 150.000 quintaux de blé, 150.000 d'orge et 7.000 de maïs. Enfin, le Maroc a contribué à la guerre par ses propres soldats. Aux premiers jours de la mobilisation, le général Lyautey embar- quait pour la France ses meilleures troupes : les zouaves et les tirail- leurs algériens et tunisiens, l'infanterie coloniale, les bataillons de la Légion étrangère dépouillés de ses indésirables ; en un mot, des contingents de tous les corps du nord de l'Afrique et des colonies qui représentent l'armée coloniale. On a beaucoup médit, avant 1914, de ces troupes formées, loin de la métropole. Tout en reconnaissant leur grande utilité dans les colonies on ne leur accordait généralement pas, dans les états-majors de France, une valeur militaire suiïlsante pour leur permettre de jouer un rôle important dans une guerre européenne. Ce reproche s'adressait, évidemment, plus aux officiers supérieurs ou généraux qu'aux soldats de cette armée extra-métropolitaine. Mais il suffirait de citer, parmi les chefs, des noms comme ceux de Giillieni, de Gouraud, de Mangin, de Franchet d'Esperay, pour faire ressortir ce qu'il y avait d'injuste dans ce jugement un peu téméraire. Les reproches des camarades de France étaient au moins très exa- gérés en ce cpii concerne les officiers supérieurs, INIais ce qui ne peut L\: MAlînC. SON l'ASSK. SON AVKNIK 1-7 être discuté, c'est la valeur des hommes de troupes instruits et entraînés hors de France. Cette armée coloniale, avec ses soldats indigènes, bien encadrés, a [ait merveille dans la grande guerre : les victoires de la Marne, de l'Yser, de Verdun peuvent en témoigner. Les aptitudes de ces troupes coloniales étaient bien connues de tous ceux qui les avaient vues à l'œuvre, dans nos colonies. La vie en pays lointain, dans « le bled », indépendamment de l'entraînement qu'elle procure,développe au plus haut point le courage et l'esprit d'initia- tive, qui sont parmi les plus belles qualités de notre race. On devait s'attendre au magnifique élan de ces troupes coloniales qui se sont couvertes de gloire. Pour ma part je n'en avais jamais douté. Parmi ces troupes, il en est qui ont forcé l'admiration du monde entier par leur conduite au feu, face à l'envahisseur. Je veux parler du soldat marocain. Alors que notre première action militaire au Maroc remontait à quelques années, que notre protectorat s'étendait sur ce pays musul- man depuis deux ans seulement, on a vu, sur les champs de bataille d'Europe, des fantassins et des cavaliers marocains ralliés à notre cause, rivaliser de courage et d'entrain avec leurs camarades français, pour refouler l'ennemi. Il en était même, parmi eux, qui se mesuraient avec nos troupes, sur la terre d'Afrique, quelques mois auparavant ! C'est que le Marocain est essentiellement guerrier. Le Berbère, sur- tout, est un « homme de poudre » habitué de génération en génération à défendre son bien, à cultiver son champ, le fusil à la main. Mais ce qui peut étonner, c'est son loyalisme, son dévouement si prompt à sa nouvelle patrie d'adoption. Ici apparaît la supériorité du Français en matière coloniale. Il n'y a qu'en France qu'on ait dit que nous n'étions pas des colonisa- teurs. Nous le. sommes, au contraire, dans la plus belle, la plus noble acception du mot. Nous sommes des colonisateurs à notre manière et la France se distingue en cela des autres pays." C'est ainsi que l'Anglais ne ch.^rche pas à coloniser, au sens effectif du mot, les pays lointains qu'il a soumis à sa domination. Aux Indes, par exemple, où il y a 150 millions d'indigènes, il n'y a pas de colons. Après les avoir placés sous son protectorat, l'Anglais affranchit ses colonies lointaines pour demeurer lié avec elles par le négoce. L'Allemand emploie, en matière coloniale, sa méthode habituelle en toutes choses, c'est-à-dire la manière forte. Il soumet, asservit, pressure les peuplades primitives pour en tirer le maximum de rende- ment. Le principal souci du Français, au contraire, n'est pas d'asservir. 128 LOUIS GENTIL ni d'exploiter, mais de collaborer avec les indigènes dont il a fait des sujets, de les rendre meilleurs, de leur procurer la liberté et le bien-être. Il s'attache, autrement dit, à les assimiler. Que ceux qui, en vertu de principes appliqués de façon exclusive, se sont toujours opposés à notre action coloniale, aillent faire un tour au Maroc. Ils verront avec quels sentiments d'humanité l'indigène est traité, sous l'égide d'un de nos plus grands colonisateurs, le général Lyautey. Qu'ils méditent aussi cette vérité inéluctable qu'avec ses 40 mil- lions d'habitants, à peine, la France ne pouvait pas rester une puis- sance de premier rang; qu'il lui fallait, pour conserver sa place et son rôle civilisateur, dans le monde, doubler au moins, par son expansion coloniale, le nombre de ses sujets. C'est ce que de grands Français, comme Jules Ferry, avaient, dès 1881, bien compris. C'est ce que la psychologie d'un grand homme d'Ktat allemand, Bismarck, semble avoir ignoré. En essayant de favoriser notre expansion coloniale, l'Allemagne ne nous a pas détournés de nos préoccupations patriotiques; elle n'a pas affaibli notre armée, elle nous a imphcitement encouragés dans la voie que nous devions suivre et qui nous permet aujourd'hui, défaire figure parmi les grandes puissances. Il semble que notre ennemie se soit aperçue de son erreur lorsqu'elle a entrepris, au Maroc, l'action déloyale dont je vous ai parlé. Mais il était trop tard. La France suivait ses destinées. Elle soulève, aujourd'hui, l'admiration du monde entier. CONFERI]\Ch: rVlTh: A RENNES , Samki.i t.) TiiviUKn 1!I18. La réunion a eu lieu, à 17 heures, dans la grande salle du Cinéma l'allié. *sous la présidence de M. (iÉRARD-VARET, Kecteur de l'Académie de Rennes.^ M. Lucien Perquicl, Trésorier de l'Association,' si dévoué à noire œuvre dans toules les maniteslalions de son activilé, s'élait joint à M. DEsr.REz, pôyr répré- senter le Conseil à celte Conférence. M. Gérard-Varet, qui avait souhaité la Itienvenue dans les termes les plus llatleurs aux délégués de l'Association, a terminé la séance par une allocution du plus liaut inlérèt pour l'avenir indus- triel de notre pays. M. Feri\4nd KERFOKNE. Gliarsré de cours à la Faculté des Sciences de Kennes. LES RICHESSES MINÉRALES DU MASSIF BRETON Je remercie rAssociation française pour l'Avancement des Sciences et en particulier M. le Professeur Desgrez de m'a voir fait l'honneur de me demander de faire une conférence sous ses auspices et de me per- mettre de traiter ainsi devant un grand public une ciuestion qui m'est chère et que je crois éminemment intéressante, surtout à l'heure actuelle. Je remercie M. le Recteur Gérard- Varet d'avoir bien voulu la pré- sider et de manifester ainsi l'intérêt c^u'il porte et l'appui cfu'il donne aux efforts que je fais depuis de nombreuses années pour la recon- naissance et la mise en valeur des richesses minérales de notre sous-sol breton. Avant d'aborder le sujet proprement dit de cette conférence, je crois utile de rappeler aussi brièvement que possible ce que c'est qu'une mine, ce que c'est qu'un minerai, comment on les explore et comment on les exploite, ces questions étant généralement peu connues avec précision.. Les exploitations des substances utiles contenues dans l'écorce terrestre sont classées dans la législation française actuelle en trois catégories principales : Les mines; Les minières; ■ . [ Les carrières. Les mines sont les exploitations de substances concessibles, c'est-à-, dire pour lesquelles un décret de concession est nécessaire. Ces sub* 9 130 FKH.NAM) KEBKORNE Stances sont les combustibles minéraux et, d'une façon générale, les minerais. Les minières sont les exploitations soumises à un régime particulier et portant sur les gisements de fer-superliciels et les tourbes ; leur exploi- tation est libre et n'est soumise qu'à une simple déclaration à la préfecture. Les carrières sont des exploitations de matières utiles quelconques ne rentrant pas dans les catégories précédentes. On rencontre ces trois sortes d'exploitations dans le Massif breton ; mais, obligé de me restreindre, je parlerai presque exclusivement des premières : les mines ou exploitations de combustibles minéraux et de minerais. On appelle minerais les minéraux métallifères, simples ou com- plexes, dont on peut retirer, avec profit et en grand, des métaux ou des combinaisons métalliques utiles à l'industrie. La teneur nécessaire pour qu'un minéral soit un minerai, varie avec la valeur des métaux et avec le progrès des méthodes industrielles ; ainsi, un grès ferrugineux contenant 25 0/0 de fer n'est pas un minerai de fer, tandis qu'une roche contenant 15 grammes d'or à la tonne est un minerai d'or. Les gîtes de minerais peuvent se classer de la façon suivante : 1° Gîtes sédimentaires ; 20 Gîtes filoniens ; 3° Gîtes alluvionnaires. Gîtes sédimentaires. — Les gîtes sédimentaires sont ceux qui cons- tituent des couches ou des amas déposés, formés comme les roches sédimentaires ordinaires, c'est-à-dire résultant du dépôt, sous l'in- fluence d'actions mécaniques, chimiques ou organiques, de particules analogues aux sables, aux argiles, aux calcaires qui se déposent aujour- d'hui sous les eaux. On donne encore ce nom aux roches sédimentaires ordinaires, c'est- à-dire stériles au moment de leur formation, qui ont été imprégnées contemporainement, ou postérieurement, de substances minérales par suite de la circulation d'eaux de source chargées de ces substances. Ces gisements sédimentaires sont surtout les gisements de combus- tibles minéraux et les gisements de minerais de fer ou de manganèse, mais on peut en trouver d'autres : des minerais de cuivre, par exemple. Postérieurement, ces couches de minerai ont été recouvertes par le dépôt au-dessus d'elles d'autres roches sédimentaires et elles peuvent ainsi se trouver portées à une profondeur plus ou moins éloignée de la surface actuelle du sol. Elles ont subi de plus, en général, des modifications diverses, par suite de la pression qu'elles ont supportée, et des eaux qui les ont impré- gnées; de meubles qu'elles étaient au début, elles sont devenues agglo- LES HICHESSES MIMKHAIKS IH MASSIF liHKION 131 mérées et plus ou moins compactes, comme les sables se sont trans- formés en grès, les argiles en schistes, etc.; souvent même leur composi- tion chimique s'est modifiée. Ces gisements s'étendent dans toutes les directions jusqu'à une dis- tance plus ou moins grande, limite du dépôt effectué ; leur épaisseur, quelquefois assez faible, peut être grande; ainsi la couche de minerai de fer de Bas-Vallon, dans les Côtes-du-Nord, atteint plus de 10 mètres de puissance ; certains amas pyriteux de Norwège atteignent 26 mètres. Quelquefois, mais rarement, surtout dans notre région, les roches sédimentaires et les couches minéralisées qu'elles renferment à diffé- rents niveaux, ont conservé l'horizontalité primitive de leur dépôt; le plus souvent il n'en est rien et elles ont été plissées; elles ont formé des ondulations plus ou moins parallèles, plus ou moins profendes dont les parties basses, c'est-à-dire les cuvettes, sont appelées syncli- naux, tandis que les parties hautes portent le nom d'anticlinaux. L'érosion étant venue par la suite enlever la tête de tous ces plis, nous voyons affleurer à la surface du sol actuel, en longues bandes plus ou moins parallèles, les tranches des couches minéralisées et nous som- mes obligés, pour les exploiter, d'aller les chercher dans les synclinaux où elles sont conservées et dans lesquels elles s'enfoncent sous un angle variable, quelquefois voisin de la verticale. C'est le cas de la plupart des couches de minerai de fer du Massif breton. Gîtes filoniens. — Les gîtes filoniens sont des remplissages de fentes ou failles formées postérieurement au dépôt des roches qui les encaissent. Ces fentes sont dues le plus généralement aux mouvements de plisse- ment de l'écorce terrestre, affectant des roches de plasticité faible ou nulle. D'autres sont dues à des mouvements d'effcndrement ou à des pressions, d'autres enfin sont des fentes de retrait dans un magma éruptif en voie de solidification ou sur son pourtour. Ces fentes sont innombrables dans le Massif breton, mais toutes ne sont pas minéralisées ; les unes ont été remplies par de la matière en fusion montant de la profondeur, ce sont les filons éruptifs, d'autres par des matières stériles déposées par les eaux qui y ont circulé, tels sont beaucoup de filons de quartz, d'autres n'ont pas été perméables ; quelques-unes enfin ont été remplies par le dépôt d'un mélange de substances stériles et de substances métalliques contenues en disso- lution dans des eaux thermales remontantes, ce sont les filons métal- liques. Ils se présentent comme des espèces de veines, plus ou moins régu- ières, s'étendant dans le sens de la longueur à une distance plus ou moins grande de l'origine, s'enfonçant dans l'écorce terrestre sous un angle plus ou moins grand, quelquefois voisin de la verticale, et pré- sentant une puissance, c'est-à-dire une épaisseur variable. 132 FfiUNANI) KKRFDRNF, Ils sont le plus souvent rectilignes en gros, mais ils peuvent présenter des écarts plus ou moins grands dans leur direction et dans leur incli- naison. Les parties latérales s'appellent les salbandes, ce sont souvent les parties les plus richement minéralisées, les parois de la fente portent le nom d'épontes. En direction leur longueur est très variable ; elle peut atteindre plu- sieurs kilomètres, mais être beaucoup moindre. Vers le bas elles s'étendent pour la plupart au delà de la région dans laquelle les travaux de mines peuvent pénétrer, mais non sans subir quelquefois des modifications dans leur minéralisation. Un filon peut être vertical, oblique ou même couché ; quand il n'est pas absolument vertical, la paroi du dessus s'appelle toil, celle du des- sous mur. Ces expressions sont du reste employées aussi pour les couches. La puissance, c'est-à-dire l'épaisseur comptée perpendiculairement aux épontes, est très variable; elle varie le plus souvent de 0 m. 50 à 1 mètre, mais elle peut s'écarter beaucoup en plus ou en moins de cette moyenne. Le remplissage est constitué par des matières stériles et par des mine- rais. Les matières stériles ou gangues sont le plus souvent du quartz, quelquefois du sulfate de baryum, des carbonates, etc. Exceptionnellement la gangue est très réduite, ordinairement c'est elle qui domine. Le minerai est inclus dans la gangue, quelquefois irrégulièrement, souvent en bandes successives plus ou moins bien délimitées ; tantôt il est localisé dans la partie médiane du filon, tantôt à une salbande, quelquefois aux deux. La quantité relative de minerai que contient un filon est très variable et elle n'a pas toujours besoin d'être très élevée pour que l'exploitation soit possible. Pratiquement, dans les mines, on suppose tout le minerai contenu dans le filon concentré sur une paroi et on calcule cette épaisseur d'après la quantité de minerai extraite sur un certain nombre de mètres. C'est ce qu'on appelle la puissance rccluile du filon. Cette épais- seur n'est jamais considéra])le ; à Pontpéan, les moyennes annuelles ont- varié de 4 cm. 2 à 7 cm. 6. Dans la Cornouaille anglaise on exploite des filons d'étain ayant à peine quelques millimètres de puissance réduite. La puissance peut varier beaucoup du reste dans un même filon, la distribution du minerai n'étant pas uniforme, il s'en faut. Le plus géné- ralement certaines parties contiennent très peu de minerai et ne sont pas exploitables, d'autres sont plus riches : on les ai)pelle colonnes et elles sont seules exploitées. A Pontpéan, par exemple, il y avait deux colonnes exploitables, celle du nord et celle du sud, séparées par un grand intervalle où le, filon était à peu près stérile. LES RK.IIESSKS MINÉRALES IJU MASSIF HltKTO.N 133 Gisements alluvionnaires. — Les gisements alluvionnaires provien- nent de la destruction par l'érosion des allleurements des gisements anciens et de leur dépôt à nouveau après un entraînement par les eaux à une distance plus ou moins grande ; en général il se produit, par suite de la densité plus grande des particules minéralisées, un triage méca- nique naturel qui enrichit certaines parties des' alluvions, au point souvent de les rendre plus riches que les gisements primitifs. Tels sont certains gisements d'or, d'étain, etc. Etude d'un gisement. — Supposons maintenant qu'un gisement ait été trouvé et voyons comment on l'étudié. Il s'agit de reconnaître s'il est exploitable, quelle est sa valeur et comment il se présente. On ne peut pas songer, en effet, à faire des travaux d'exploitation longs et coûteux, sans savoir ce qu'il en est à ce sujet. On ne donne du reste une concession que quand il a été prouvé qu'elle est réellement exploitable ; la loi de 1810 qui régit les mines ne reconnaît même le titre et le droit d'inventeur qu'à celui qui a fait connaître non seulement le lieu où se trouve une substance concessible, mais encore sa disposi- tion, son allure, sa valeur, en un mot ce qui peut démontrer la possibi- lité de son exploitation. On étudie le gisement |nr des tranchées, par des petits puits, par des sondages et en même temps il y a lieu de faire l'étude géologique aussi précise que possible de la région. Cette étude est de première importance. Déjà la carte géologique au 1/80000, dressée pour toute la France sous la direction du Service des Mines, donne des indications intéres- santes; mais elle est à une échelle trop faible pour suffire à une recon- naissance précise du gîte. Le mieux est de dresser une nouvelle carte géologique à l'échelle du 1 /lOOOO au moins et de multiplier les recon- naissances sur le terrain. Je n'ai pas besoin de souligner rimj)ortance primordiale de cette étude pour les gisements en couches qui occupent une position pré- cise dans l'échelle des terrains et dont l'allure et les accidents sont les mêmes que ceux des terrains qui les contiennent. La plupart des Sociétés minières le reconnaissent. Je donnerai cependant un exemple de son intérêt, tiré de notre his- toire minière locale. Quand on a commencé il y a quelques années les recherches de minerai de fer de profondeur dans la région de Châteaubriant, on croyait, sur la foi de travaux antérieurs, que le minerai était situé près du contact des grès armoricains et des schistes ardoisiers ; beaucoup de travaux ont été faits sur cette donnée et sont restés infructueux. Or, l'étude géologique détaillée de la région, aidée par des travaux de reconnaissance sur le terrain, a montré que, près de ce contact, il n'y 134 KKUNAND KKRFORNK avait pas de minorai. Une première couehe csl située bien au-dessous et est séparée des schistes ardoisicrs par une dizaine de mètres de grés quartziteux, 120 mètres environ de schistes qui avaient été méconnus et 160 mètres environ de grès, ce qui faiL une différence de position de près de 300 mètres. Ujie seconde couche, souvent la meilleure, est à 50 mètres au-dessous de la première. Maintenant que la région est scientifiquement connue avec i)récision, on peut trouver le passage des couches, à coup sûr, à quelques mètres près. Pour les filons, qui recoupent toutes les roches^encaissantes, quelles que soient leur nature et leur disposition, on fait moins souvent appel à la science du géologue. A mon avis, c'est une grave erreur. Les filons sont des remplissages de fentes, mais ces fentes ne sont pas quelconques ; elles font partie en général d'un système qui obéit à des lois ; le géologue seul peut les rechercher et les déterminer. Elles sont de plus très sou- vent en relations avec des déplacements des couches sédimentaires, des rejets comme nous disons. C'est ainsi que la grande faille miné- ralisée de Pontpéan est parfaitement visible pour le géologue sur le terrain. A l'est elle a rejeté les schistes rouges de plus de 600 mètres vers le sud. Le faisceau minéralisé de Montbelleux paraît être en relations avec une déviation considérable des couches sédimentaires, avec cassures et rejets, situées vers le sud-ouest. Il en est de même des failles du Huelgoat et j'en pourrais citer bien d'autres. La nature de la roche sédimentaire encaissante et par suite sa dis- position géologique ne sont pas indifférentes non plus ; c'est ainsi qu'on a vu le riche filon aurifère de la Lucette se réduire et s'appauvrir en passant des grès dans les schistes situés au-dessous. Pour les mines filnniennes, comme pour les autres, il faut une étude géologique précise de la région; sans elle, non seulement on peut méconnaître l'allure du gîte, mais encore travailler sur un filon pauvre en passant à côté d'un filon riche méconnu dont on aurait pu soup- çonner la présence par l'étude précise du système de cassures. Les tranchées et les puits permettent de reconnaître la direction du gisement, son inclinaison, sa continuité, sa puissance, sa valeur, etc. Les puits doivent être poussés jusqu'à ce qu'on atteigne la région où l altération due à l'action des eaux de surface ne s'est pas manifestée ; là seulement on peut reconnaître la véritable valeur du gîte. Dans nos régions, cette zone se trouve en général à la distance d'une vingtaine de mètres de la surface. Avant de commencer les grands travaux d'exploitation, il y a inté- rêt à reconnaître le gisement plus profondément ; on le fait souvent au moy-en de sondages. Ce procédé donne de bons résultats, surtout dans les gisements sédimentaires qui sont plus réguliers, plus puis- sants et en général moins inclinés que les autres. Pour les liions il est LKS RKIHKSSICS MIINKRAI-ES DU MASSIK KRKTON 13.> moins recommanda ble ; d'abord les filons sont souvent très rapprochés de la verticale, ce qui ne permet guère de les atteindre à coup sûr; d'un autre côté, comme la minéralisation est le plus souvent irrégulière, le sondage ne peut pas en donner une idée précise et vraie. Depuis quelques années on emploie couramment des sondeuses à grenaille d'acier, au lieu des anciennes sondeuses au trépan et des sondeuses à couronne de diamant. Elles permettent d'extraire à toute profondeur un échantillon des roches traversées, ce que l'on appelle une carotte, et on a ainsi une connaissance sérieuse et précise du gîte et des roches qui l'encaissent. Figurez-vous un tube creux en acier, animé d'un mouvement de rotation rapide, qui s'enfonce dans le sol. Une pompe envoie dans le tube un courant d'eau sous pression qui passe entre le tube et le cylin- dre rocheux découpé, pénètre sous le tube et remonte en dehors par l'extérieur. De temps en temps, on injecte avec l'eau de la grenaille d'acier qui vient au-dessous de la couronne du tube aider à l'usure de la roche. Quand on a creusé ainsi une certaine profondeur, on injecte avec l'eau des graviers de quartz qui produisent un double effet ; par leur accumulation dans le bas, ils rongent la base du cylindre rocheux, puis ils le coincent en s'insinuant entre lui et le tube d'acier ; la carotte finit par se casser à sa base. On retire le tube et on la recueille ; on redescend le tube et ainsi de suite. On peut par ce procédé faire des sondages de plusieurs centaines de mètres et recueillir des échantillons de toutes les couches traversées. Exploitation d'un gisement. — Tous ces travaux préparatoires étant faits, le gîte étant bien reconnu et la concession accordée, on procède à l'aménagement pour l'exploitation. Le procédé le plus général con- siste à creuser un grand puits dans un endroit judicieusement choisi. De ce puits partent de distance en distance des galeries horizontales, dites travers-bancs, qui vont rejoindre la couche ou le filon. Puis dans le minerai, ou à côté de lui, on creuse à chaque niveau une galerie de roulage le suivant en direction. Cela fait, de distance en distance on remonte dans le minerai par des sortes de petits puits que l'on appelle des cheminées. Les cheminées vont jusqu'à la surface ou jusqu'au niveau précédent. On a ainsi découpé le minerai en une série de compartiments que l'on exploitera en général de bas en haut. Le minerai extrait est conduit par les cheminées dans les galeries de roulage, de là dans les travers-bancs, puis dans^le grand puits où il sera remonté au jour. De cette façon, on peut occuper plusieurs centaines de mineurs dans un gîte et faire une extraction en grand, la seule qui convienne. '136 FERNAM» KElUOliNK Le Massif breton. — Le Massif breton, c'est-à-diic la région, dont la Bretagne est en quelque sorte le noyau, et qui a la même constitution géologique qu'elle, comprend toute l'ancienne province de Bretagne, une partie de la Normandie, du INIaine, de l'Anjou et de la Vendée. Sa limite orientale passe à l'est de Cherbourg, au sud de Bayeux et de Caen, à l'ouest d'Argentan, d'Alençon et du Mans, à l'est d'Angers, un peu au nord de Fontenay-le-Comte. Il est formé de roches érup- tives variées, disposées en massifs et en filons, de roches cristallo- ■phylliennes, de terrains sédimentaires anciens et fortement plissés ; il est recoupé de cassures et de failles multiples. Il constitue par suiteiine région éminemment propice au grand nombre et à la variété des gise- ments minéralisés. Sa composition géologique et sa structure sont les mêmes que celles des pays les plus renommés du monde pour leur richesse minière : le Plateau Central, la Cornouaille anglaise, le Pays de Galles, la Suède et la Norvège, le Harz, la Saxe, la Bohême, les régions minières espagnoles et portugaises, etc. Il n'est pas douteux qu'il y ait eu des exploitations minières dans le Massif breton à l'époque gallo-romaine et même antérieurement. On y a exploité l'or, l'étain, le fer, peut-être même le cuivre. Les exploitations d'étain en particulier ne peuvent être mises en doute. Dans le Morbihan, dans le massif de granité à mica blanc qui s'étend au sud de Josselin et où est située aujourd'hui la concession dite de La Villeder, on a trouvé les traces d'exploitations anciennes; il en est de même à Montbelleux, près de Fougères; à l'embouchure de la Vilaine, une pointe porte le 'nom celtique de Pennestin : pointe de l'Étain. Le comte de Limur attribue même la présence des colliers d'ambre assez nombreux dans le Morbihan, et conservés précieusement dans les familles comme talismans, à d'anciens trafics d'étain pour les- quels ces boules d'ambre auraient été données en paiement. Le gisement d'étain découvert par ÎNI. Davy entre Abbaretz et Nozay a été exploité à une époque très reculée. Dans cette région on trouve une longue série rectiligne d'excavations, de levés de terre» de talus qui ont été pris longtemps pour d'anciennes fortifications gauloises ; M. de Kerviler les rapporte, d'après les objets qui ont été recueillis, au dernier siècle avant l'occupation romaine. Tous ces tra- vaux sont les restes d'anciennes exploitations d'étain ou les fortifi- cations élevées par les mineurs pour se protéger. L'étain a donc été exploité en Bretagne avant l'occupation de la Gaule ; il en a du reste été de même dans la Marche et le Limousin, d'après Mallard. Il en est de même de l'or. Déjà l'abondance des objets en or trouvés dans les monuments de l'époque préhistorique en est un indice ; mais on a trouvé les restes d'anciennes exploitations, en particulier à Saint- Pierre-Montlimart, dans l'Anjou, et à Beslé (Loire-Inférieure). LES RIC.IIKSSKS MIMUUI.KS Dl MASSIF liHi;TOiN 137 Le fer a été exploité à une ép<)(iue très reculée, témoin les anciennes excavations qui accompagnent les gisements et les scories catalanes si répandues un peu partout .Dans une ancienne galerie de laforôt de Gâvre, M. Davy a recueilli une médaille de Faustine, femme de Marc-Aurèle. Combien de ces anciens travaux ont disparu aujourd'hui, comblés et recouverts par la culture et cependant ne sont pas épuisés, car^ avec les moyens primitifs dont on disposait à cette épcque, on était obligé d'arrêter rapidemenu l'exploitation en profondeur à cause de la venue d'eau qu'on ne pouvait pas épuiser! Pendant le moyen âge, l'exploitation des mines paraît avoir été peu florissante en Bretagne, comme du reste dans toute la France; cependant on a gardé le souvenir de concessions accordées au xv^ siècle à des Anglais et à des Allemands; de plus, à diverses reprises, les ducs de Bretagne ont fait exploiter certains gisements, par exemple ceux de plomb du Huelgoat et de Châtelaudren. Quoi qu'il en soit, la recherche et l'exploitation des mines étaient en complète décadence au commencement du xvii^ siècle, alors qu'elles étaient florissantes en Hongrie, en Angleterre, en Allemagne, etc. A ce moment, le Massif breton fut exploré par la baronne de Beau- soleil. Cette femme, très instruite et très intelligente, avait épousé le baron de Beausoleil, commissaire et délégué de l'empereur d'Alle- magne à l'administration des mines de Hongrie ; elle avait visité la plupart des régions minières connues à cette époque et avait acquis en partageant les travaux de son mari des connaissances très étendues. Elle vint en Bretagne en 1630, accompagnée de cinquante mineurs allemands et de dix mineurs hongrois et elle commença la prospection de la contrée. Elle fut en butte à toutes sortes de persécutions de la part des habitants et même du parlement ; à Morlaix elle encourut même la terrible accusation de sorcellerie. Aucune des belles pro- messes qui lui avaient été faites par le cardinal de Richelieu ne fut tenue. Enfin, à bout de ressources, elle adressa en 1640 à Richelieu un mémoire inatulé : La Restitution de Pluton, demandant humble- ment l'autorisation d'exploiter les nombreux gisements qu'elle avait découverts et dont elle donnait une longue liste. Le résultat de ce mémpire fut désastreux pour elle; le cardinal répon- dit en l'enfermant à la Bastille et son mari à Vincennes, où ils finirent leurs jours. La liste de la baronne de Beausoleil nous a été conservée par Gobet, elle comprend l'énumération par évêchés et par paroisses de nombreux gisements d'or, d'argent, de plomb, de cuivre, et de fer. Il est remarquable de constater que presque tous les gisements qui ont été exploités depuis figurent sur cette liste. Malheureusement, on manque de renseignements précis slir la position exacte des autres et beaucoup n'ont pas encore été retrouvés. 438 KKRNANI) KERKORNK ^ Lélaii était cependant donné et l'exploitation dos mines reprit un certain essor, en particulier du fait des Anglais exilés avec leur roi Jacques II et de la famille Danycan, mais il fut très localisé. Au xix^ siècle l'activité industrielle prit un développement plus considérable, mais elle se porta surtout sur quelques gisements, tels que ceux de plomb argentifère et de fei; et les combustibles minéraux. J'en reparlerai plus en détail en étudiant les diverses catégories de gisements. Combustibles minéraux. — Les gisements de houille et d'anthracite sont peut-être les mieux connus du Massif breton ; ils ont été l'objet au siècle dernier de nombreuses études et de nombreuses recherches et une quarantaine de concessions ont été instituées dans le Maine-et- Loire, la Mayenne, |la Sarthe, la Loire- Inférieure et la Vendée, Ce sont surtout des anthracites et des houilles maigres. En 1869, le Maine-et-Loire a produit 10.000 tonnes, la Loire-Infé- rieure 108.121, la Sarthe et la Mayenne 126.985. Ce sont malheureuse- ment des produits de qualité inférieure qui trouvèrent leur emploi dans la cuisson des calcaires pour la chaux, mais qui ne purent pas lutter contre la concurrence des charbons anglais. Au début de la guerre peu d'expk itations fonctionnaient encore. Etant donné la crise actuelle du charbon, il serait intéressant d'étu- dier leur remise en exploitation. On doit même se demander si, en temps normal, il ne serait pas possible de s'organiser pour les utiliser. Certains gisements, appartenant au carboniférien supérieur, c'est-à- dire au niveau des gisements du Plateau central, contiennent de la houille de meilleure qualité et des schistes bitumineux ; ce sont en géné- ral les moins bien connus et ils mériteraient d'être étudiés à nouveau, en particulier ceux des environs de Carentan (Le Plessix, Littry) et ceux du Finistère (Quimper et baie des Trépassés). On parle de faire des recherches sérieuses dans le bassin de Carentan ; à mon avis on devrait en faire aussi dans le Finistère. Il y a un tel intérêt économique à trouver dans notre région de la houille de bonne qualité et exploitable que, quelque coûteuses qu'elles soient, ces recherches doivent être faites. Il existe dans le Massif breton, et souvent en quantité considérable, un autre combustible minéral, la tourbe, qui, jusqu'à présent, a été complètement négligé au point de vue industriel proprement dit. Seules des exploitations localisées ont été faites par les propriétaires et les fermiers pour leurs besoins peisonnels. Sans être aussi nombreuses et aussi étendues qu'en Allemagne, en Russie, eii Scandinavie, les tourbières occupent souvent dans l'Ouest une superficie intéressante, par exemple dans la Grande-Brière, dans les marais du mont Saint-Michel-de-Brasparts, dans la plaine de Carentan, etc., et presque partout il y a des gisements restreints qui i.Ks mcnKssKs minérales DV MASSIK kricton 139 pourraient être Miis en valeur en ce moment. En dehors de quelques Jouables initiatives troj) rares et trop timides, rien n'a été fait dans nos tourbières bretonnes alors qu'on aurait dû les mettre en exploitation et sécher la tourbe l'été de façon à avoir l'hiver ce [)récieux appoint de combustible. . FiG. 1. ^ Exploitation de la tourbe dans les marais du mont Saint-Michel-de-Brasparts. En plus de ces exploitations destinées à parer à la crise actuelle, on doit songer dès maintenant à faire une exploitation vraiment ration- nelle des grandes tourbières*et une tourbière d'une quarantaine d'hec- tares est déjà intéressante à ce point de vue. Les emplois de la tourbe sont multiples : chaufïage en briquettes et en poudre (sous cette forme elle a pu être utilisée pour le chauiïage des locomotives), distillation, engrais, litières, etc. Minerais de fer. — -Le Massif breton est riche en minerais de fer et il ne le cède sous ce rapport à aucune région européenne, pas même à la Lorraine. Comme nous l'avons vu, le fer a été l'objet d'exploitations actives à diverses époques, en particulier à l'époque gallo-romaine, au moyen âge et au xix^ siècle; mais jamais, avant une date relativement récente, les exploitations n'ont dépassé la profondeur de 15 à 20 mètres, non pas par suite de disparition ou d'appauvrissement du gîte, mais parce que la venue d'eau rendait l'exploitation difficile par les moyens dont on disposait, souvent aussi parce que le fer oxydé de surface se trans- formait en profondeur en fer carbonate, qui n'était pas utilisé. Les minerais étaient traités sur place au bois, d'abord par la méthode catalane, puis dans des hauts fournaux fixes de petites dimensions. ;|,40 FEHISAM» KKIll OliXE Il V en avait une cinquantaine en activité en 1835 ; de 1865 à 1879, tous furent arrêtés, à la suite des traités de commerce admettant en franchise les fontes anglaises. Avec eux s'arrêtèrent toutes les exploi- tations. Depuis cette époque, jusqu'à ces dernières années, des exploitations ont repris mais seulement dans quelques localités, surtout en Norman- die et dans l'Anjou où des exploitations en profondeur sont venues démontrer la continuité des gîtes ; de plus des exploitations en minières, mais infiniment moins nombreuses qu'autrefois ont été rétablies. Malgré ces travaux intéressants, les minerais de l'Ouest, surtout ceux de Bretagne et même aussi ceux de l'Anjou, tombèrent dans le plus grand discrédit. On enseignait couramriient, il y a dix ans, que ces minerais étaient irréguliers, pauvres, siliceux, trop phosphoreux et même qu'ils ne se continuaient généralement pas en profondeur, ou on n'en parlait pas. Depuis quelques années l'étude des minerais de l'Ouest a été reprise et elle a donné des résultats inespérés. La Normandie, la première, fut prospectée avec soin, mais les industriels français s'3' laissèrent devan- cer presque partout par les Sociétés allemandes et hollandaises, bien que les premiers gisements reconnus en profondeur l'aient été par des Sociétés françaises : Saint-Rémy et La Ferrière-aux-Étangs. L'Anjou fut également repris et enfin toute la région située entre l'Anjou et la Vilaine, dite région de Châteaubriant, fut étudiée à fond. Le mouvement s'étendit dans une partie du ^lorbihan et dans les Côtes-du-Nord, et si la guerre n'était pas survenue il aurait gagné Tïiaintenant toute la Bretagne. Dans l'Anjou et en Bretagne, ce furent des Sociétés françaises et en particulier les grandes firmes métallurgiques de l'Est qui prirent la tête du mouvement, à l'exclusion presque absolue des Sociétés étrangères. ' ' Les résultats furent considérables : le départ fut fait entre les gise- ments superficiels et les gisements de profondeur ; la position géolo- gique des couches ainsi que leur nombre, leur puissance, leur allure, la nature et la qualité du minerai furent reconnus et au moment de la déclaration de guerre 63 demandes de concession étaient en instance en Anjou et en Bretagne, 20 en Normandie. Voyons les caractères propres de ces deux régions, bien connues aujourd'hui et je dirai ensuite quelques mots sur les autres régions ferrifères du Massif qui sont beaucoup moins bien connues. Bassin normand. - - Ce que l'on appelle le bassin normand comprend un certain nombre de synclinaux isolés, plus ou moins distants les uns des autres et dont quelques-uns s'enfoncent sous les formations secon- daires du bassin de Paris. M. Nicou a estimé sa minéralisation à 120 millions de tonnes par 200 mètres de profondeur, chifire qui est cer- LES laOlKSSES MliNKHAI.KS DU MASSII' liHKTON 141 taiiiemciit au-dessous de la réalité. Le minerai est situé dans les schistes à Calymniènes de l'ordovicien moyen, vers leur base et à une faible distance du grès armoricain qui se trouve au-dessous. Il est constitué par une couche régulière et contiiuie de minerai de fer oolithique car-s bonaté, dont la puissance varie de 2 m. 50 à G mètres, mais dans ce dernier cas il n'y a guère que 2 m. 50 à 3 mètres qui soient pratique- ment exploitables. Sa teneur, une fois grillée, varie de 45 à 51 0/0 de fer. En général la partie supérieure de la couche, jusqu'à une certaine profondeur, est transformée en hématite ; cette transformation a même atteint le syncliiTal tout entier à Saint-Rémy. L'hématite donne de 45 à 52 0/0 de fer ; celle de Saint-Rémy est la plus riche. La teneur en silice varie de 10 à 15, celle du phosphore de 0,6 à 0,7. Ces données s'appliquent aux minerais exploitables, on en trouve dans certains gisements avec des teneurs inférieures en fer et supérieures en silice, qui ne sont pas jugés utilisables pour le moment. 21 concessions sont instituées dont 14 dans le Calvados et 2 dans la Manche. La plus grande partie du minerai est dirigée sur le port de Caen où on construit du reste des hauts fourneaux. FiG. 2. — Mines de fer de DiéleUe. En dehors de ces gisements, de nombreuses recherches sont en cours et 20 nouvelles demandes de concession sont en instance. Dans les recherches du sud du bassin, on a trouvé plusieurs couches s'étageant dans l'ordovicien moyen; la plus intéressante est plus haute dans la série que celle qui est actuellement exploitée dans le nord. m KEllNAMi KEKFOliNi: En parlant du bassin normand, je dois citer la mine de Diélette, près de Cherbourg, bien que son minerai appartienne à un tout autre i'^ir t piP« Fie. :?. — Militas de fer de Segré. — Chambre des machine?, niveau, au dévonien ; cette mine était exploitée avant la guerre par ^aH^^^^^^H^HEB^I^ 1 FiG. 't. — Mines de fer de Segré. — Transporteur aérien. l'Allemand Thyeasen; les couches y sont au nombre de G et la prin- LES KICUKSSES MINKKALES DU MASSIF BKEÏON 143 cipale à 7 m. 50 de puissance. Le minerai est un mélange de magnétite et d'oligiste qui titre 57 0/0 de fer, 11,8 de silice et 0,24 de phosphore. Bassin de Châteaubriant. — On peut donner ce nom à la région ferrifère qui s'étend au sud de Rennes depuis la limite orientale du Massif breton, à peu près vers le méridien d'Angers jusque un peu au delà de la Vilaine. Il comprend ainsi les gisements de l'Anjou, les pre- miers reconnus, et leur prolongement vers l'ouest. Il est formé de plusieurs synclinaux rapprochés, dirigés presque est-ouest; vers l'ouest, ils se relèvent un peu après la Vilaine; vers l'est, ou ils se relèvent, ou ils plongent sous les terrains secondaires. Si on mesure les longueurs d'affleurement de la zone minéralisée dans chacun de ces synclinaux et si on les ajoute, on obtient un déve- loppement qui dépasse 350 kilomètres ; si on cherche à évaluer la richesse du bassin, comme l'a fait M, Nicou pour le bassin normand; en mettant toutes les choses au pire, on trouve un tonnage qui dépasse 600 millions de tonnes pour une profondeur de 200 mètres. La position des couches de minerai est aujourd'hui bien précisée ; leur nombre peut varier ; il est de 4 là ou il y en a le plus, c'est surtout vers l'est ; il se réduit à 2 dans l'ouest du bassin et même quelquefois à une. Leur position géologique n'eât pas la même que dans le bassin nor- mand ; au lieu de se trouver dans les schistes à Calymmènes, c'est-à-dire dans l'ordovicien moyen, elles sont dans le grès armoricain, c'est-à-dire dans l'ordovicien inférieur. Le grès armoricain présente dans cette région trois divisions précises et constantes qui ont été désignées de la façon suivante : 1» Grès armoricain inférieur ; 2^ Schistes intermédiaires ; 3° Grès armoricain supérieur. Le minerai se trouve exclusivement dans le grès armoricain inférieur. La couche la plus élevée est à 5 ou 10 mètres au-dessous des schistes intermédiaires qui le surmontent. La deuxième couche est à 50 mètres environ au-dessous. Ce sont les meilleures, surtout la seconde. Souvent à une centaine de mètres au-dessous de la seconde existe une troisième couche encore intéressante. Enfin il y a encore quelquefois au-dessous une quatrième couche, généralement siliceuse et inexploitable. Le minerai est de la magnétite et de l'hématite avec quelques passages de carbonate. La magnétite domine vers l'est, l'hématite vers l'ouest. On trouve [quelquefois un mélange des trois minerais. La puissance varie de 3 à 6 mètres ; en général les bancs supérieurs sont les plus riches, quelquefois les seuls exploitables. La teneur varie généralement de 50 à 55 0 /O de fer, 6 à 25 de silice» 144 FERNANI) KERFORNE 0,5 à 0,8 (le phosphore, ils sont donc de meilleure qualilé que les minerais normands. Les premières éludes sur ce bassin ont été faites en Anjou et, de 1875 à 1910, 0 concessions ont été instituées. La région qui s'étend de l'Anjou à la Vilaine était beaucoup plus difficile à prospecter et a été longtemps négligée ; on disait même qu'elle ne contenait pas de gise- ments de profondeur. Depuis 1910, les études et les recherches dans cette région ont pris un essor extraardinaire et inespéré surtout sous l'impulsion des grandes firmes métallurgiques de l'Est. Pour en donner une idée, les Sociétés dont je suis le géologue conseil : la Compagnie minière armoricaine, la Société nantaise des Minerais de l'Ouest, la Compagnie générale des Mines de Fer de Bretagne, la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et Homéccurt, la Société des Hauts Fourneaux et Fonderies de Pont-à-Mousson, les Aciéries de Micheville, les Aciéries de Longwy, les Etablissements de Sainti- gnon et de Marc Raty, ont fait en chiffres ronds : 6,200 mètres de tranchées de 1 à 6 mètres de profondeur; 1.850 mètres de sondages; 1.850 mètres de puits de recherches en surface ou en profondeur; 1.900 mètres de galeries et de travers-bancs. Cet effort gigantesque est le fruit du travail des quatre ou cijiq années qui ont précédé la guerre ; il a permis de reconnaître parfaile- Fk;. 5. — MiniiTe de Hou"é. ment la région, 58 demandes de concessions sont en instance et-, dés qu'elles seront accordées, les travaux d'aménagement pour l'exploita- tion pourront commencer. Un brillant avenir est donc assuré prochai- LES IU( III;SSKS MI.\i:UALKS DU MASSIF ISUKTON 145 nenient à ce bassin, d'autaiiL plus intéressant qu'il est sillonné de no nbreuses voies ferrées et placé à proximité des grands ports de Nantes et de Saint-Nazaire où de grands établissements métallur- giques pourront s'installer et décongestionner la région de l'Est trop rapprochée de la frontière. Combien on doit regretter que cela n'ait pas été fait plus tôt ! Je ne le quitterai pas sans parler d'un, autre intérêt qu'il présente : en plus des minerais de profondeur dont je viens de parler, il contient un très grand nombre de gisements de minerais de fer superficiels qui ont été et peuvent encore être exploités en minières. Leur rende- ment avant la guerre atteignait 250 à 300.000 tonnes par an. Ils se présentent en couches horizontales d'hématite brune de puissance variable, atteignant souvent 4 à G mètres, exceptionnellement 15 mètres à la minière de Rougé. Le minerai est compact à la base et passe à la partie supérieure à des rognons. La teneur moyenne en fer est de 450/0; leur teneur en silice, de 15 à 18. Il y a lieu de noter aussi dans le même bassin la présence de minerais de fer exploitables situés à un autre niveau géologique, au gothlandien, et sur lesquels on a fait quelques travaux. Autres régions du Massif. — Le bassin normand et le bassin de Châteaubriant suffiraient à eux seuls à faire du Massif breton une région ferrifère de premier ordre, mais ils ne sont pas les seuls ; dans tout le Massif, il y a des minerais de fer. Ils n'appartiennent pas aux mêmes niveaux géologiques ; en dehors des régions dont je viens de parler, l'ordovicien inférieur est stérile, mais il y a encore des minerais dans l'ordovicien supérieur, dans le gothlandien, dans le dévonien, comme ceux de Diélette, et jusque dans le carboniférien (Saint-Pierre-la- Cour), sans parler des minerais tertiaires qui sont abondants dans beau- coup de localités et pourront être exploités avantageusement en minière surtout lorsqu'il y aura des établissements sidérurgiques dans le pays. Tous ces minerais ont été exploités à diverses époques, mais seule- ment en surface et les recherches en profondeur s'imposent ; la plu- part sont du fer carbonate, quelques-uns de la magnétite. A en juger par leurs affieurements, ils promettent des résultats intéressants. Déjà des recherches sérieuses ont été faites dans quelques localités, en particulier dans la forêt de Lorges et à Gouarec (Côtes-du-Nord). Dans la première des travaux importants, commencés en 1908, ont reconnu au Pas une couche de fer carbonate de 4 mètres de puissance, à Bas-Vallon une couche de magnétite de 10 à 11 mètres et titrant 55 0/0 de fer. Une concession est en instance. A Gouarec, à la limite des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Mor- bihan, aux environs des forges des Salles-de-Rohan, qui sont peut-être les plus anciennes de Bretagne, des travaux, poussés en profondeur un 10 1l(i FERNAND KERFORNE 1)011 au delà des exploiLalions anciennes, ont reconnu la présence de plusieurs couches de minerai carbonate et font bien augurer de l'avenir de cette région que traverse le canal de Nantes à Brest. FiG. 6. — Ainieniics fbrues des Salles-df-lîohan. Après la guerre il y aura lieu de poursuivre ces recherches et de les généraliser à tout le Massif breton ; car il est fcrrifère dans toutes ses parties. De cette étude trop rapide des ressources en fer du Massif breton, il ressort qu'il se présente, comme je l'ai déjà dit, comme une des régions les plus favorisées de l'Europe tant par la quantité que par la qualité et la variété des minerais qu'il contient; il ressort aussi que, malgré les beaux résultats déjà obtenus et les recherches pleines de promesses qui ont été faites, il est encore très loin d'avoir montré tout ce qu'il recèle. Son étude n'est qu'à ses débuts. On peut dire qu'il n'y a encore que deux régions restreintes bien reconnues : le bassin normand et le bassin de Châteaubrianl. Sans parler du charbon que le Massif breton peut fournir et qui, malgré son intérêt, est peu de chose pour une activité sidérurgique moderne, il peut recevoir par ses nombreux ports des charbons anglais dans de bonnes conditions ; dans son sol, d'un autre côté, on trouvera toute la castine nécessaire. Dans ces conditions, il y a lieu d'espérer que l'industrie du fer s'y développera après la guerre dans des proportions considérables, d'autant plus que par sa situation maritime, même péninsulaire, il se prête plus qu'aucune autre région à l'exportation facile des fontes, des aciers et des produits manufacturés. LKS lUCIlESSKS MINÉnALKS l)V MASSIF BKKTON 147 Minerais de plomb, zinc et argent. — Les gisements de plomb et de zinc sont' généralement associés et dans notre région il n'y a pas de gisements d'argent distincts de ceux de plomb et de zinc. Ces minerais ont été exploités très anciennement en Bretagne ; Poullaouen et Huelgoat étaient exploités en 1578 et c'était la reprise d'une exploitation plus ancienne; Carnoët et Coat an-Noz sont signalés dans les mémoires des Intendants de 1698; Carnoët était exploité à cette époque, Coat-an-Noz le fut en 1766, Châtelaudren était exploité on 1707 et l'avait été longtemps auparavant ; il en est de même de Pontpéan dont les premiers travaux historiquement datés remon- tent à 1731. FiG. 7. — Mines de plomb argentifère de Pontpéan. Ces différentes mines ont été exploitées pendant de longues périodes et avec succès, Huelgoat, Poullaouen et Pontpéan ont été comptées parmi les plus importantes de France. De 1806 à 1846, il a été extrait de Poullaouen : 26.058.563 kilog. de galène ; de Huelgoat 13.994.997 kilog. de galène, 5.289.587 kilog. de terres argentifères représentant ensemble une valeur de 19 à 20 mil- lions. De 1847 à 1864 on a retiré environ 8 millions de francs. Pontpéan, en 1890, occupait 1.062 ouvriers et produisait: 7.757.000 kilog. de minerai de plomb ; 1.134.000 kilog. de minerai de zinc ; 2.629.000 kilog. de pyrite de fer. A la fm du xix^ siècle, les concessions étaient au nombre de 8 : Pontpéan (Ille-et- Vilaine). 148 FEUNANM KERKORNE Huelgoat (Finistère). Poullaoucii (Finistère). La Touche-en- Vieuxvy (Ille-et- Vilaine). Saint-Maudé, près Baud (Morbihan). Crossac (Loire-Inférieure). Surtainville (Manche). Trémuson (Côtes-du-Nord). Fin. N. — Mines de plomb nigcnlilëre de I;i Touchc-e!i-Vi(uix\y. Au moment de la déclaration de guerre les travaux d'exploitation étaient arrêtés un peu partout ou peu importants, mais ou pouvait espérer une reprise prochaine de l'activité minière : on travaillait à Huelgoat et à Poullaouen ; on avait réouvert les travaux à Trémuson et à Surtainville ; on songeait à reprendre la Touche et surtout Pont- péan, qui n'a été arrêté que par suite de circonstances malheureuses indépendantes de la valeur de la mine ; enfin on avait fait des recher- ches dans plusieurs autres gisements : le Hinglé (Côtes-du-Nord), la Chapelle-Saint-Melaine, Saint- Aubin-d'Aubigné, Saint- Aubin-du-Cor- mier (Ille-et- Vilaine), Granville (Manche), etc. Arrêté par la guerre, ce mouvement doit reprendre et s'étendre. Le Massif breton est en effet une région très riche en gisements de plomb et de zinc argentifères. A côté des gisements qui ont été exploi- tés ou fouillés et qui sont loin d'avoir dit leur dernier mot, il y en a un nombre très considérable d'autres qui n'ont encore été l'objet que de recherches complètement insuffisantes ou même qui n'ont pas été prospectés du tout. À chaque instant, à l'occasion du tracé d'une route, de l'exploita- tion d'une carrière, du creusement d'un puits, on en trouve de nouveaux. LES aiCIIKSSKS MINKIULES DU MASSIF lîltETO.N 149 On peut dire, sans beaucoup exagérer, qu'il n'y a pas un canton de Bretagne qui ne contienne un gisement de plomb. Le champ des recherciies est presque illimilé. FiG. '.t. — .Mines de plomb ari;eiUifère du Huelgoal. Minerais d'antimoine. — Ce n'est qu'à une époque relativement récente ciue l'antimoine a été étudié dans l'Ouest et l'exploitation de la Lucette, prés le Genest, est la première en date. Sans être aussi nombreux que les gisements de plomb argentifère, les gisements d'antimoine sont cependant bien représentés dans le Massif et leur intérêt s'augmente de ce qu'ils sont souvent accompa- gnés de minerais aurifères intéressants. Aux gisements connus : Le Genest (Mayenne) ; Saint- Hilaire-des-Landes (Mayenne) ; Martigné-Ferchaud (Ille-et- Vilaine) ; Lifîré (Ille-et- Vilaine) ; Saint-Aubin-de-Cormier (Ille-et-Vilaine); Combourtillé (Ille-et-Vilaine) ; Belle-Isle-en-Mer (Morbihan) ; Kerdévot (Finistère) ; Rochetréjoux (Vendée), etc., beaucoup d'autres pourraient sans doute être ajoutés. Les gisements que je viens de citer sont tous filoniens ; on a trouvé encore du sulfure d'antimoine (stibine) dans des calcaires anciens et i:jo FERNAND KERFORNE dans des grès, par exemple à Erbray (Loire- Inférieure), à Bois-Roux (Ille- Vilaine), etc., il semble bien que sa présence dans ces roches sédi- mentaires soit due au voisinage d'une fente filonienne. Fk;. 10. — Mines truiilimoiiie de Uodielrcjoux. Minerais de cuivre. — Les gisements de minerai de cuivre connus sont relativement peu abondants et ils ont été peu étudiés, sans doute parce qu'ils n'ont guère paru dignes d'intérêt; cependant quelques-uns mériteraient de l'être davantage et bien qu'on ne doive pas s'attendre à rencontrer des gisements comparables à ceux de l'Espagne et de l'Amérique, rien ne prouve qu'il n'y ait rien à faire de ce côté. En dehors des gisements de cuivre spéciaux, ce métal est souvent bien représenté dans quelques gisements de plomb, comme ceux de Trémuson et de Carnoët par exemple. La baronne de Beausoleil cite un certain nombre des uns et des autres dont beaucoup n'ont pas été retrouvés; quelques-uns au moins pour- raient l'être avec quelques recherches. A jNIontbelleux, le cuivre accompagne le wolfram et il est surtout abondant à Villeray, dans la partie ouest de la concession, au point qu'à lui seul il justifierait des recherches. On n'y a fait, et seulement au début de la prospection, que des recherches insignifiantes : quelques tranchées et un petit puits de 16 mètres. * A Saint-Aubin-d'Aubigné, on a fait, il y a peu de temps, quelques petites recherches sur des filons quartzeux irréguliers, inclus dans le grès armoricain et contenant galène, blende et une forte proportion relative de minerai de cuivre, que j'ai signalés en 1903. LES ItU.IIKSSKS Ml.NKItAI.KS UV MASSIK lîKETUN 151 Les filoniiets étudiés ne paraissent pas présenter par eux-mêmes un bien grand intérêt industriel, mais la venue minéralisée j^eut être en relations avec une cassure plus importante qui est à chercher, A Romaz5% on a fait aussi autrefois quelques petites recherches. Il y a enlin dans le Morbihan un ou deux gisements qui pourraient être intéressants Minerais cVétain etde wolfram. —Lc)^ minerais que je viens de passer en revue se trouvent dans des remplissages de fentes sans rapport immédiat avec aucune roche particulière. Quand ils sont comme à Pontpéan ou à Martigné-Ferchaud en relations avec un filon de roche éruptive, ce n'est que pure coïncidence et par suite de réouverture de la fente ayant donné passage à la roche éruptive ou de cassures posté- rieures dans celle-ci. Il n'y a donc pas de raisons de les chercher dans une localité plutôt que dans une autre, sinon la proximité de gisements déjà connus. En dehors de l'étude des cassures des régions connues pour leur minéralisation, le prospecteur n'a pris de guide ; aussi le plus souvent leur découverte est due au hasard, que favorise du reste l'aspect phy- sique spécial du minerai qui attire l'attention du moins prévenu. Il n'en est pas de même des minerais d'étain et de wolfram : ils sont toujours en relations étr«yjtes avec une roche éruptive bien déterminée : le granité a mica blanc (granulite) et ne se trouvent que dans son voi- sinage immédiat. Leur recherche peut donc se faire méthodiquement et suivant des règles précises. D'un autre côté les minerais, de couleur brune ou noire, d'aspect non métallique, n'attirent pas l'attention des personnes non prévenues et ils sont souvent en faible quantité et étroitement incorporés à la roche encaissante. Etayt donné leur valeur, il suffit du reste d'une petite quantité de minerai et de lilonnets très minces pour que le gisement soit intéressant. Il en résulte que la découverte de ces minerais n'est faite en général que par des personnes compétentes et le rôle du prospecteur devient prépondérant. En dehors des gisements d'étain et de wolfram connus actuellement, il peut donc y en avoir beaucoup d'autres. Il suffit de jeter les yeux sur les cartes géologiques pour voir combien le granité à mica blanc, sous toutes ses formes, est répandu dans le Massif breton et quel vaste champ de recherches est ouvert aux chercheurs. Cette étude de la Bretagne pour l'étain et le wolfram n'a pas été faite et est à faire ; ce que l'on connaît permet de penser qu'elle doit être fructueuse. L'étain, comme nous l'avons vu au début de cette conférence, a été exploité en Bretagne à une époque très reculée ; puis il semble. que tous les gisements soient tombés en sommeil jusqu'au début du siècle dernier où quelques-uns ont été découverts à nouveau. \ol FEItN AM) Ki;Kl-()!\.Mi Le wolfram, dont rutilisation pour la métallurgie des aciers spé- ciaux, n'était pas connue autrefois, n'a été exploité que tout récem- ment. Les principaux gisements liioniens d'étain connus actuellement en Bretagne sont : la Villeder (Morbihan) et ses environs où une con- cession a été instituée en 1806. Montbelleux (Ille-et-Vilaine), où il accompagne le wolfram dans une partie localisée de la concession; Abbaretz et Nozay (Loire-Inférieure), où des recherches sont en cours; Tréliiguier. près de l'embouchure de la Vilaine; Questembert (Mor- bihan), etc. A côté de ces gisements iiloniens il existe de l'étain alluvionnaire provenant de la désagrégatoin et de la concent?'ation secondaire des têtes de fdons. Tels sont les gisements de Penestin, de Piriac, de la vallée des Haies entre Sérent et INIalestroit. Il y a lieu de noter qu'avec l'étain alluvionnaire on trouve une petite quantité d'or natif. Quant au wolfram il n'a encore été exploité qu'à Montbelleux, près de Fougères ; tout le minerai €n ce moment est employé pour la défense nationale. FiG. M. — .Mines de wolfram de Monlbullfiix. — I.c puits Culli't. Il y en a certainement d'autres gisements en Bretagne : le docteur Le Hir en a signalé un aux environs de Morlaix ; on en a trouvé près de Dinan et dans les fentes des granulites des environs de Nantes, Une campagne de prospection pour l'étain, qui se trouve dans les mêmes conditions de gisement exactement, amènerait très probable- ment la découverte de gisements de wolfram exploitables. Li:s i{ir.Hi:ssi;s mim^:i;ai.ks m massii' itrunoN i:;;^ L'intérêt de cette découverte serait très considérable car on en a un besoin urgent pour l'industrie, en particulier pour les aciers destinés y^ux machines-outils, auxquels il donne la propriété de ne pas se détrem- per à la chaleur et ccl intérêt survivra à la guerre. FiG. 12. — Mines di- wolfram de Montbelleux. — Le gniiid |(uits. Minerais de molybdène. — La molybdénite accompagne le wolfram à Montbelleux, on en connaît encore aux environs de Nantes et il y en a en petite quantité accompagnant l'étain à la Villeder. Aucun de ces gisements ne paraît exploitable, mais il peut y en avoir d'autres. Minerais de bismuth. — Les minerais de bismuth sont très rares et d'un prix très élevé ; il est par suite intéressant de signaler leur pré- sence à Montbelleux. Ils ont été reconnus dans l'ouest de la concession où ils accompagnent le wolfram, la molybdénite et les minerais de cuivre. Comme je l'ai déjà dit, cette })artie de la concession n'est pour ainsi dire pas connue. , Minerais de manganèse. — On a exploité autrefois du manganèse à Groroi dans la jMayenne et une concession y avait même été insti- tuée ; d'après les anciens documents qui s'y rapportent, il s'agirait d'un gisement tertiaire. On a fait quelques recherches aux environs de Laval sur des mine- rais oxydés riches, paraissant provenir de l'altération de cartonate de manganèse d'âge carboniférien. A Saint-Thurial (Ille-et- Vilaine) il y en a également, inclus dans les calcaires. 1,j4 FEIîNA.NU keukorne Par ailleurs, le manganèse a bien été signalé dans de nombreuses localités à l'état de carbonate, de silicate ou d'oxyde (Wad), mais ces gisements ne paraissent pas présenter d'intérêt industriel, sans qu'on j)uisse affirmer cependant qu'il n'existe pas dans notre région de gise- ment exploitable. Minerais de nickel cl de cohall. — Pour mémoire je rappelle que le nickel a été signalé par M. Barrois au contact immédiat des kersan- tites du Finistère. La présence de ce métal a été signalée aussi comme accompagnant les minerais de plomb de Trémuson. Quant au cobalt, il y en a en faible quantité dans la plupart des gisements de manganèse. Rien de tout cela ne paraît avoir d'intérêt industriel. Minerais de lilane. — Le titane existe sous forme d'oxydes et de fer titane. Les oxydes, quoique assez abondants dans certaines loca- lités, aux environs de Vannes, par exemple, ne paraissent pas suscep- tibles d'exploitation. Quant aux fers titanes il n'en est peut-être pas de même, en parti- culier dans la Loire- Inférieure où ils ne sont pas rares et où leur recher- che peut devenir intéressante. Minerais de mercure. — Le mercure, à l'état de cinabre, existe dans le Cotentin, au Menildot, près de la Chapelle-en-Juger et il y a été l'objet d'une exploitation de 1730 à 1742. Quelques recherches ont été faites depuis, mais il semble bien qu'elles n'aient jamais été suffi- santes pour constituer une étude sérieuse du gîte et surtout de la région où, d'après Duhamel, il y aurait plus de vingt filons méritant d'être sondés et peut-être meilleurs que ceux que l'on a travaillés. Minerais d'or. — L'or se présente dans la nature sous deux états, à l'état d'or libre et à l'état d'or combiné. Les gisements de la première catégorie ont seuls été exploités aux époques anciennes et nous avons vu qu'ils l'ont été dans le Ma'ssif breton. La présence de l'or libre a été reconnue à la Villeder, dans les sables stannifères voisins des gisements d'étain filoniens, en particulier dans la vallée des Haies, à Penestin, à Piriac. On l'a trouvé dans les alluvions de la Vilaine cà Redon et à Saint-Perreux, dans certains filons de quartz du Morbihan, où on a même recueilli une pépite d'une très grande valeur. Des documents anciens divers ou des traditions en .signalent la présence dans un assez grand nombre de localités. On en a trouvé un échantillon dans une granulite des environs de Nantes. Il a été certainement exploité par les anciens dans les parties superficielles du filon de Saint-Pierre-Montlimart. On l'a exploité à l'époque actuelle, aux mines de la Lucette. Dans les recherches de Beslé (Loire- Inférieure), on en a trouvé soit dans le quartz du filon, soit dans les argiles des salbandes ; un lavage à la bâtée de ces argiles donnait \ LES RICHESSES MINÉHALES DU MASSIK BUKTO.N 15o toujours, quel que soit l'échantillon essayé, des paillettes ou de la poudre d'or. Ces exemples montrent^que la recherche de l'or libre dans l'Ouest n'est pas sans intérêt, bien qu'elle soit rendue très difficile par ce fait que les parties superficielles des gisements qui en contenaient ont été exploitées aux époques anciennes et que souvent il ne reste nulle trace aujourd'hui ni des anciens affleurements, ni des anciens travaux. L'or combiné existe également, associé à la pyrite et surtout au mispickel, principalement dans les gisements d'antimoine et d'étain. Sous cette forme il a été exploité ou recherché à la Lucette, à Saint- Pierre-Montlimart, à Martigné-Ferchaud, à Beslé et dans quelques autres endroits. En dehors de ces gisements, de nombreux fdons du Massif ont donné aux affleurements des teneurs variant de 4 à 10 grammes à la tonne ; à la Chapelle-Saint-Melaine il y a des asso- ciations d'antimonio-sulfures comme dans le Plateau central. La question de l'or est donc à étudier dans le Massif breton et elle peut donner des résultats intéressants. Platine. — - Il y a lieu de citer la présence de paillettes de platine dans les sables aurifères et stannifères de Pénestin. Minerais radiifères. — La question de la présence de minerais de radium en Bretagne est encore complètement vierge ; elle mérite d'être étudiée. Sans s'attacher à rechercher des minerais précis comme la pechblende et Turanite il y aurait lieu de faire des essais à l'élec- troscope de Curie des gisements minéralisés, même de ceux dont la minéralisation apparente ne paraît pas devoir justifier des recherches ; les gisements associés aux granités à mica blanc, c'est-à-dire du groupe de l'étain, sont particulièrement intéressants à ce point de vue. L'exposé rapide et incomplet que je viens de faire des richesses minières du Massif breton montre que ce qui a été fait jusqu'à présent est en réalité peu de chose à côté de ce qui reste à faire. Les années qui ont précédé la guerre, on commençait à le comprendre et tout annonçait le début d'un essor minier remarquable. Cette activité naissante ne doit pas s'arrêter, bien au contraire; dès maintenant il faut rechercher les moyens de mettre la région en valeur aussi complè- tement que possible. Les résultats obtenus jusqu'à présent montrent ce qu'on peut en attendre. Aucune partie de notre sous-sol, comme de notre sol, ne doit rester improductive après la guerre, ce n'est pas avec des chiffons de papier que nous paierons les vivres et les munitions que nous envoient les États-Unis et les autres nations, ce sera avec les produits de notre industrie et les matières extraites de notre sol. Ce ne sera plus le mo- ment de se livrer à ce malthusianisme industriel qui n'a été que trop pratiqué en France. Il faudra produire et produire beaucoup. 156 ALLOCUTION DE M. GKRVBU-VARET Il était déjà pénible autrefois de voir une région aussi riche que le .Massif breton si peu industrialisée, ce serait aujourd'hui un crime contre la Patrie de la laisser dans cet état; et si nos méthodes dç travail dans l'Ouest n'ont pas été ce qu'elles auraient dû être, il faut y trans- porter aujourd'hui celles qui ont fait la fortune des pays industriels. Je n'ai parlé que des produits miniers de notre sous-sol, il faudrait y joindre tous les autres : granités, grès, sables, ardoises, argiles, kaolins, c:\lcaires, etc., qui sont si variés dans notre région et n'atten- dent que l'industrialisation générale de leur exploitation. La Bretagne a donné généreusement son sang pour la défense de la grande Patrie et si glorieusement que les Allemands ont dit pour jus- tifier un échec : nous avions des régiments bretons devant nous ! La Bretagne donnera aussi généreusement les richesses de son sous- sol pour panser les blessures économiques de la guerre et vaincre encore les Allemands sur ce nouveau terrain. • Allocution di: M. (;Kn.\151>-\ AI'.KT Vous avez entendu la savante et révélatrice conférence de M. Ker- forne ; vous me permettrez d'en dégager la philosophie, j'entends la philosophie pratique : Deux résultats ressortent, qui, pour se réaliser, dépendent de vous, de nous : 1» La méthode scientifique généralisée, — appliquée surtout à l'industrie; 2° A la faveur de cette application, toute une Bretagne nouvelle à créer. Sur ces deux points on heurte les idées reçues. L — Le Français, par tradition, par goût, est surtout un artiste ; il voit son métier sous forme de beauté : plaidoirie de l'avocat, dia- gnostic du médecin, leçon du professeur, rabot du menuisier, fouet de Petitjean. Le « chef-d'œuvre » de l'artisan d'autrefois, longuement, patiemment ouvré, est le symbole connu de cette conception. Le métier ainsi entendu, œuvre d'art, est inspiration individuelle, initiation individuelle, pratique individuelle : il se suffit à lui-même, il est comme un îlot d'action humaine, où les profanes n'ont que le droit de spectateurs. De quel sourire narquois le paysan accueille lai science agricole, l'industriel les tâtonnements du laboratoire! Théo- ries, songes en l'air, chimères vaines ! Seuls comptent le coup d'œil, le tour de main de l'initié. Ai,!.(»r.i Tio.N m; vi. (iKi; \itii-\ Aiii.r l.T Plusieurs conséquences en résultent : le mépris de la Science d'abord — on l'écarté au nom de l'expérience professionnelle, seule elTicace, sorte d'intuition supérieure à la réflexion méthodique. L'empirisme traite de haut la méthode expérimentale. L'ignorance se prend elle- même pour le vrai savoir. Ensuite la défiance des idées neuves, le poids de la routine. Les déboires' des inventeurs, nulle part plus fréquents ([n'en France, l'atles- tent avec un fâcheux éclat. Enfin l'art, essentiellement individuel, est réduit aux ressources de l'individu. C'est fort bien dans la musique ou dans la peinture, c'eçt désastreux dans l'entreprise industrielle. L'individu, sauf des hasards heureux et rares, ne peut que voir petit, et le minimum de dépenses, l'économie à tout prix, devient l'instrument par excellence de l'enrichissement. Sur tous ces points, la grande industrie hors de France a pris le contrepied de cette méthode. Le rôle de l'inspiration, le coup d'œil se maintiennent dans le pouvoir de direction, dans le rôle du chef, du grand capitaine d'industrie. Pour tout le reste il emploie deux instruments trop négligés chez nous, — l'institut scientifique, le groupement des capitaux. L'institut procure, outre l'ingénieur d'hier, toujours connu en France mais en nombre insuffisant, un nouvel auxiliaire, le chercheur. Toute entreprise à présent aux États-Unis fait dans son personnel une place au jeune diplômé qui a pour office propre de chercher des procédés nouveaux, des perfectionnements. Combien de chefs d'indus- trie en France ont compris une telle fonction? Leur sort cependant en dépend ; ils devront à leur tour signer la pacte de l'usine et du laboratoire. Le pacte à son tour ne portera fruit que si les instituts sont large- ment outillés ; les universités millionnaires d'Amérique, Harvard Colombia, Cincinnati, et bien d'autres, sont à la France une sévère leçon. Le groupement des capitaux, la puissante société, est l'autre condi- tion d'existence. 11 y en a déjà en France, il n'y en a pas assez. Elles devront devenir la règle et se multiplier. Elles seules en effet sont capables des grandes dépenses, source unique à leur tour des grandes richesses. II. — La Faculté des Sciences de Rennes, dans la personne de son géologue, M. Kerforne, a depuis une dizaine d'années parcouru, observé, sondé la Bretagne ; cet ouvrier de la première heure, sa Faculté, ses laboratoires, réduits à leurs seuls moyens, ont fait une belle besogne, ils ne peuvent pas tout. Il dépend des sociétés et des initiatives locales, comme en Lorraine, de les aider. Ainsi ils hâte- 1")S ALLOCUTION DE M. GLI! AUH-VAlt LT ront ce qui n'est qu'une ébauche, le programme grandiose qui, réalisé, ferait monter à la lumière une Bretagne inconnue : non plus celle des poètes et des légendes, — le vieux père Brandan errant sur les mers à la recherche des îles enchantées, — ou les pèlerins de la Lande et de ses mystères, — mais une Bretagne qui de ses profondeurs tirera des richesses fabuleuses. L'Armor des aïeux, en conservant sa mer et ses splendeurs, de\àendra en outre notre Lorraine de l'Ouest. co^FÉRE^cL: i aiti^ a ijmoges Samkdi 20 AvHir, 1918. La réunion ;i eu lieu le samedi 20 avril, à Ki heures. In audiloii"- nombreux et choisi, où étaient représentées l'aimée, la magisti'ature, l'université et nos grandes administrations publiques, remplissait la xasW salle des fûtes du Café de Paris. Sous la présidence d'honneur de M. Betoulle député, maire de Limoges, la Conférence était présidée par M. Crevelier, inspecteur d'académie, a\ec la double autorité de sa personne et de sa fonction. Kn -ouvrant la séance, il a donné la parole à M. Garhigol-Lagranoe. délégué du Conseil de l'Association française. Allocution m; M. GARHIGOU-LAGKANGE Mesdames, Messieurs, Il est de tradition à l'Association française qu'au début de chacune de ses conférences, on trace en quelques traits le tableau de sa vie et de son fonctionnement. Cette mission revient habituellement et à juste titre à notre sympathique et dévoué Secrétaire du Conseil, M. le Pro- fesseur Desgrez. Empêché, à notre grand regret, de venir à Limoges, il m'a prié de l'excuser et de le remplacer. J'aurais hésité à accepter, si j'avais eu à vous présenter des visages entièrement nouveaux. Heureusement il n'en est rien et l'Association française n'est pas une inconnue à Limoges. Beaucoup d'entre vous ont assisté au Congrès qu'elle y tint en 1890 ; les autres en^ont ouï parler et ont retrouvé, dans la bibliothèque de leurs aînés, le volume qui atteste l'importance de ces assises scientifiques. En temps normal, je me serais borné à éveiller ces souvenirs. J'aurais évoqué l'animation et la vie intense de ces réunions annuelles, qui permettaient aux amis de la science de se retrouver périodiquement, qui entretenaient entre la province et Paris d'heureuses et fécondes relations et je n'aurais eu garde d'oublier l'intérêt de ces visites artis- tiques et industrielles, le charme de ces excursions qui ont fait par- courir à nos collègues, avec tant d'agrément et à si peu de frais, les plus beaux coins de notre chère France. 100 M.i.oc.LrrioN i)i; m. cukvki.iku Mais hélas ! nous ne vivons pas en un temps normal et dès lors il convient que vous sachiez que l'Association française, privée de ses moyens d'action et de ses congrès annuels, ne s'est pas abandonnée et qu'elle s'est groupée autour de son drapeau, plus vaillante sous l'épreuve. Elle a fait de sa vie deux paris. Dans l'une elle a contribué aux œuvres de la défense nationale ; elle a collaboré par ses plus autorisés représentants aux grandes commissions de l'armée : aviation, explo- sifs, télégraphie sans fil, navigation sous-marine, etc. Comme l'a si bien dit M. le Professeur Desgrez à notre dernière assemblée générale : ) Qu'il se soit agi de la défense du sol de la patrie, de la préparation, I pour notre vaillante armée, des moyens d'attaque ou de protection,. ,) des soins à donner aux blessés, de l'assistance à toutes les victimes ') de la guerre, nos collègues ont accompli leur tâche, sans un instant ' de défaillance, avec la même patriotique émulation. » Mais, à côté de ce rôle, l'Association a ])ensé qu'elle avait encore une mission à remplir, c'était de ne pas laisser éteindre le feu sacré, de ne pas permettre que fussent interrompus en France la tradition et le goût du travail, et, depuis trois ans, elle va de ville en ville, appor- tant à la jeunesse les bonnes et saines méthodes, exposant et com- mentant les principales découvertes scientifiques. A ce titre elle mérite que nous allions à elle aujourd'hui comme hier et en ce jour surtout où, voyageuse infatigable, elle revient à Limoges évoquer de vieux et chers souvenirs, elle mérite que nous la saluions avec reconnaissance et que nous l'accueillions les bras ouverts. Allocitio.n i.i: M. CREVELIEK Mksuamks, Messieirs, Nous devons être reconnaissants à l'Association française pour l'Avancement des Sciences d'avoir bien voulu, cette année, désigner Limoges comme l'une des villes où sont données ces conférences qui, depuis la guerre, remplacent son ancien congrès annuel. Cet honneur n'a pas été prodigué. Nous pouvons donc en être tiers, d'autant plus qu'il nous permet de croire qu'on n'ignore pas au dehors l'activité moderne de notre grande ville, et qu'on espère trouver chez nous un nombre suffisant d'esprits capables de s'intéresser au progrès scieniifnjue, et de comprendre les notions qui permettent de le réaliser. .M. Girrigou-Lagrange, le très érudit et très distingué directeur de l'Observatoire, vous a exposé le but et les moyens d'action de la ALLOCUTION DK M. CI'.KVELIEU 161 Société dont nous sommes aujourd'hui les hôtes. Vous me permettrez, j'en suis sûr, de dire en votre nom combien nous admirons cette action qui, malgré les souiïrances et les angoisses de l'heure présente, continue aussi méthodique et aussi confiante que par le passé. Est-il' un plus bel acte de foi que de préparer l'avenir sous l'épée brandie de l'ennemi? C'est que, si la menace est terrible, l'Association sait très bien qu'elle restera vaine ; la France ne mourra pas ; et, comme sa nature est d'être flamme, il suffira qu'elle survive pour reprendre son rôle de flambeau. La pure qualité de cette foi en notre avenir éclate surtout à nos yeux dans le sujet même qu'a choisi notre éminent conférencier. A un moment où, sans répit, tout ce qui touche à la guerre assiège nos pensées et presse notre cœur, il s'en écarte délibérément, et nous offre une ques- tion qui ne peut nous attacher que par elle-même et non parce qu'elle se rapproche plus ou moins de nos préoccupations obsédantes. C'est donner une preuve de courage que de faire un tel choix. J'ajou- terai que c'est en donner une autre, dans une certaine mesure, que de parler avec sympathie du cinéma. Depuis quelque temps le cinéma n'a pas une bonne presse. Il a joué le rôle du bouc émissaire dans les écrits des moralistes de nos journaux les plus répandus. Il serait la cause unique de l'aggravation de la criminalité enfantine, et l'on ne parlait de rien moins que de prendre contre lui des mesures définitives. Je m'intéresse, autant et plus que ces messieurs, à la moralité de l'enfance, et je persiste à croire qu'on la protégerait mieux en fermant les neuf dixièmes des cabarets qu'en supprimant les cinématographes. Sans doute les cinémas populaires ont montré trop souvent à de petites âmes trop ingénuement passionnées des spectacles qui ne leur conve- naient pas. Mais enfin ces spectacles n'étaient pas destinés à l'enfance. Parle-t-on de supprimer les théâtres parce qu'on y joue d'autres pièces que de Corneille et les bibliothèques parce qu'on y prête d'autres ouvrages que de Bossuet? Il y a un mauvais cinéma comme un mauvais théâtre et de mauvais livres. Qu'on prenne des mesures pour empêcher les enfants de voir des films dangereux, qu'on avertisse les parents de la nécessité d'un contrôle efficace, rien de mieux. Mais ce n'est pas une raison pour jeter une défaveur, pour créer un préjugé, comme on l'a fait, contre une invention admirable, et je me promets le plus vif plaisir et la plus complète satisfaction à entendre M. le Professeur Turpain vous démontrer le merveilleux outil scientifique et pédago- gique qu'elle devrait être et qu'elle sera le jour où nous saurons enfin tirer parti de toutes nos ressources. L'art lui-même y trouvera son compte. Seul le mouvement permet à la forme, de développer toute la beauté qui se trouve en puissance en elle. Fixer le mouvement, quel rêve! Les plus grands sculpteurs n'ont pu enfermer dans les lignes de leurs statues que des possibilités d'action. 11 \{)± ALLUt.LTlO.N l)K M. CUEVKI.lKlî .Mais cette continuité dans le ciiangement que réalise le déplacement (les lignes par le geste, n'avait jamais pu s'inscrire, avant l'invention «le la photographie animée, que sur le sable du souvenir. Cette mer- veilleuse œuvre d'art qu'est une grande actrice sur la scène s'éva- nouissait avec le rideau baissé ; que dis-je? elle disparaissait à proportion qu'elle se réalisait, et mourait pour ainsi dire de son existence même. Maintenant, grâce au cinéma, le mouvement aussi participe à la durée, à l'immuabilité de l'œuNTe d'art. Soyons reconnaissants à M. le Professeur Turpain de l)ien vouloir nous démontrer que le cinéma peut devenir tout autre chose qu'une nmusette dangereuse. Ai-je besoin de vous dire cpie personne en France n'est mieux qualifié que lui pour le faire? M. Turpain est un de no> physiciens les plus écoutés, un de ceux dont l'étranger guette les travaux, un de ceux qui ouvrent à la science française de larges portes sur l'avenir. Son activité s'est exercée en différents sens, et il a publié des études sur la lumière, dont le cinéma est tributaire. Mais il semble qu'il soit toujours revenu avec une curiosité plus passionnée vers son point de départ, vers ces belles expériences de télégraphie sans fil qui ont fait de lui — et l'honneur n'est pas mince — un des précur- seurs de Marconi, qui réalisa en 1896 seulement le dispositif pratique de l'invention décrite par M. Turpain dés 1894. Je crois bien que personne en France n'a plus et mieux écrit que lui sur les ondes élec- tricfues. Les conséquences de ces travaux furent considérables. M, le Directeur de l'Observatoire me rappelait encore l'autre jour tout ce que la météorologie y gagna. Nous sommes très sensibles à l'honneur que nous fait un tel savant en venant parler devant nous. Mais j'ai déjà trop retardé le moment de l'entendre, et je me hâte de lui donner la parole. iK (.iM'M\ror,uAi'iii-. 103 M. ViKKin Tl KPAIN, Professeur l'i la Kaeiilté dos Seieiices de ri'niversilé de l'oilier^ LE CINÉMATOGRAPHE HISTOIRE DE SON INVENTION ^ SON DÉVELOPPEMENT - SON AVENIR Invention d"hior, brnsciuonionl épanonie et déjà fortenienl char- pentée, la cinématographie rappelle ces fleurs tropicales, à l'éclosion rapide, qui, volumineuses et colorées, fixent Tattention et forcent l'étonnenient. Peu de domaines qu'elle n'ait envahis. Pour elle on s'enthousiasme, contre elle on s'insurge. Telle la langue, au dire d'Esope, la cinématographie paraît également capable de tout le bien, et provoque mémement tout le mal. Sans écouter ceux qui la dénigrent ni ceux qui la louent, elle suit son destin, tel un enfant vigoureux qui veut vivre et vivre totalement ; elle se développe d'une façon grandiose. La plus humble cité lui bâtit des temples. Les foules vont vers elle comme aux sources de l'art et au foyer de là pensée. Qu'est donc cette nouvelle venue parmi les expressions du geste? PLst-ce un art? Est-ce une science? D'où vient-elle? — Et si, comme on le dit, elle n'a d'autres expressions et d'autres moyens que ceux d'un rigoureux mécanisme, si le laboratoire l'a tout entière enfantée, comment prétend-elle lutter avec la scène et avec le théâtre ? Ce sont ses origines, l'histoire de son invention, de son développement que le Conseil de notre Association française pour l'Avancement des Sciences a jugé dignes de l'une des conférences qu'il organise annuelle- ment. — • Il a bien voulu me charger de vous exposer ce soir ce sujet. L'origine du cinématographe ne le cède, ni en merveilleux, ni en étonnant, au développement véritablement gigantesque que l'appli- cation de cette découverte a pris en quelques années seulement. Il me suffît d'indiquer en effet que cette invention, dans ce qu'elle présente d'absolument essentiel, est le fait d'un savant qui éiait déjà aveugle lorsqu'il en a combiné les données. Si j'ajoute que le cinéma- tographe fut imaginé par ce savant plusieurs années avant l'invention de la photographie, vous m'accorderez bien le caractère d'admiration que j'invoquais pour cette découverte. ]\Iais n'anticipons pas. Soulïrez que je rappelle brièvement les dofinées du problème. \Ôi AI.IÎKRT TURPAIN L'hiver, tisonnant devant l'àtre, prenez une brindille en braise qui brille en se consumant. Décrivez, dans l'espace, un trait circulaire avec Textrémité en feu. En allant rapidement vous dessinerez pour l'œil un cercle lumineux continu. Pourquoi cela? Parce que l'œil conserve Timpression de lumièrt; un court instant : un dixième de seconde. Il sulTit, en effet, que vous tourniez la brindille éclairante à la N-itesse de dix tours à la seconde pour produire l'illusion d'un trait continu lumineux. Cette particularité de la rétine de conserver un dixième de seconder l'impression reçue, cette persistance des sensations lumineuses, disons- nous, en physique, est à la base d'une méthode d'analyse des mouve- ments rapides, — la stroboscopie, — dont le bref exposé vous fera saisir le principe essentiel du cinématographe. ï> o > (^) ït App.pfiotog: FlG. 1. Photographie d'uiie balle en niouveineiit : les ondes de condensation s'aiier- çoivent, accompagnant le projectile. — n) Dispositif montrant comment la balle produit elle-même l'étincelle électrique de durée extrêmement courte qui permet de la photographier comme si elle était au repos. Voulez-vous analyser en détail le mouvement d'un projectile, le drame matériel qui se produit entre une balle et la vitre qu'elle brisera au passage par exemple? — Quelle déformation de la vitre précédera la rupture? — Quels mouvements la suivront? — Il semble que ce soit un défi jeté à la science expérimentale que de lui demander l'analyse de mouvements aussi rapides. Et cependant les ressources de l'expérience sont telles qu'elle a relevé ce défi, comme elle a solutionné avec la patience et l'ingéniosité qui la caractérisent bien d'autres problèmes dont le seul énoncé paraissait une gageure. La méthode stroboscopique consiste à éclairer le corps en mouve- ment pendant un instant extrêmement court, si court que, pendant la durée extrêmement fugitive de l'éclairement, le corps n'ait pas le 1,E CINÉMATOGRAPHE lt)5 temps de se déplacer d'une manière appréciable. Il est alors saisi par l'œil, comme s'il était en repos, dans la phase même du mouvement dans laquelle il se trouve au moment de l'éclairement. Voici (fig. 1) la vue d'une balle, éclairée ainsi par une étincelle, dont en passant la balle détermine elle-même l'éclatement, étincelle qui n'éclaire la balle que pendant quelques millionièmes de seconde seulement. Malgré la grande vitesse de la balle, cette durée est trop courte pour lui permettre de se déplacer d'une manière sensible, pendant l'éclairement. Si le corps est lumineux par lui-même (cas de notre tison en igni- tion) ou bien encore s'il est éclairé d'une manière continue, un moyen de 1^ saisir dans une phase unique et détachée de son mouvement rapide, c'est de l'observer à travers un écran percé de fentes qu'on déplace par rotation rapide à vitesse convenable. C'est justement cet artifice qu'imagina le savant dont je parlais tout à l'heure, le physicien belge Plateau, et vous verrez bientôt que c'est là l'un des deux dispositifs essentiels de tout cinématographe. Les images que nous venons de saisir, grâce à la stroboscopie, forment non seulement une analyse des mouvements, mais elles per- mettent encore d'effectuer une synthèse des plus intéressantes de ce mouvement. Elles permettent de reconstituer ce mouvement. Si, en effet, après avoir obtenu la série des images correspondant, par exemple, au vol d'un oiseau, on fait passer devant l'œil, dans leur ordre même de succession, ces diverses images, avec une rapidité assez grande pour que l'impression laissée dans l'œil par l'une d'elles ne soit pas éteinte quand la suivante se présente, les impressions de ces images successives se soudent, pour ainsi dire, l'une à l'autre et donnent l'illusion d'assister au vol de l'oiseau. Tel est le principe de l'ingénieux appareil imaginé par Plateau sous le nom de phénakisticope et qui, devenu aujourd'hui un jouet d'enfant, doit être considéré comme le premier des cinématographes. Une combinaison bien connue, due au docteur Paris, le thaumatrope, utilise déjà comme illusion la persistance des sensations lumineuses. Tout le monde peut aisément le construire : sur les deux faces d'un carton blanc on dessine, au recto une cage vide, au verso un oiseau perché sur le bâton. Attachons le carton à deux bouts de fil et à leur aide imprimons-lui un rapide mouvement de rotation. L'oiseau nous apparaîtra dans la cage. On ne saurait toutefois voir même une parenté d'inspiration entre cet elîet, simplement curieux, et l'invention de Plateau qui, elle, constitue une vraie synthèse de mouvements préala- blement analysés. Traçons, avec le physicien belge, sur la périphérie d'un disque de carton blanc, les phases successives d'un mouvement simple. Dessi- \{jC) ALlîKliT niU'.Vl.N 1 Ht-*^ :-^v-«| ■ ;^i^ 1 Fir.. 2. — Disque du iilKhidUis- licoppdk'Vhitenu, muni de fentes radiales et sur le pourtour du- (juel sont dessinées les diffé- rentes jioses successives d'un sauteur. lions, par exemple, élagk^s sur le pourtour du disque, les positions diverses que prend un sauteur (fig. 2). Puis garnissons la couronne circulaire extérieure du même disque de minces fentes radiales. Si, nous plaçant en face d'une glace (fig. 3), nous visons, à travers les fentes, les images réfléchies par la glace, alors que le disque tourne régu- lièrement, qu'obscrv^ons-nous? Les images défilent successivement et rapidement devant notre œil, isolées chacune de la suivante, grâce à la visée à travers les fentes étroites. Chacune nous otïre donc la per- ception fugace d'une des positions du sauteur. Les sensations se soudent les unes aux autres, et nous croyons voir sauter un personnage unique. Nous assis- tons à la synthèse, à la reproduction du saut, que les dessins successifs du disque de carton analysent. On a donné des formes diverses très nombreuses à l'appareil de Plateau, lui appliquant dès leur mise en i)ratique les perfectionnements et les découvertes successives de l'optique, mais on n'a pu en changer le principe. Horper, dans le f/tV/a/â/m, dessine les positions successives (Fun joueur de bilboquet par exemple, sur une bande de carton qu'il enferme à l'intérieur d'un cylindre cieux mol)ile autour de son axe et dont le bord su- j)érieur est percé de fentes étroites servant à la visée (fig. 4). yi. Reynaud, dans le })raxinosco])e (1872), ob- serve les dessins succes- sifs de la bande, mise en rotation et bien éclairée, par réflexion dans les facettes garnies de glaces d'un polyèdre central (fig. 5). Uchatius songea le premier à pro- jeter sur un écran les images mobiles du phé- nakisticope de Plateau. C'est en appliquant les ajipareils de projection au praxinoscope qu'en 1892 M. Reynaud réalisa le théâtre optique. Mais voici que la photographie va s'emparer du praxinoscope, et Fk;. ;î. — i'IiciuiListicojie de Plateau. — On lait tourner le disque devanl un miroir et l'on isole chaque imafio par la visée à travers la l'ente cor- respoiidaiilc. i.i; c.iM.MATdciiAi'm-: 1(17 dés lors les ])frfectioiiiicmcnts et l'évolution du cinématographe se précipitent. Dès 1878, un photographe de San Francisco, Muybridge applique la photographie instantanée à la stroboscopie. Il prend 10 photographies successives d'un coursier au galop, utilisant des ..r.;«:-ixic— n" u-T-rTr^ï poses de 1 /500« de seconde. « L'ad- mirable méthode inaugurée par Muybridge, écrit en 1882 Marey, et qui consiste à employer la j) hotogra phie instantanée à l'analyse des mouvements de l'homme et des animaux, laissait encore au physiologiste une tâche difficile. » C'est cette tâche que Marey et ses collaborateurs ont remplie. Les efforts fructueux de cette phalange de chercheurs, an- premier rang desquels figure Demeny, créèrent les méthodes clironophotographiques dont l'im- portante application aux sciences ]:)iologiques justifia la création d'un institut international, l'Ins- titut Mare}^ dont les services rendus aux sciences naturelles ne se comptent plus. Ce sont la ténacité et l'ingéniosité de ces chercheurs de l'Institut Marey qui aiguillèrent la cinéma tographie vers ses destinées actuelles. Si le praxinoscope de Plateau est le germe fécond, et complet, d'où sortit le cinéma, le fusil photogra- phique de Marey et le chronophoto- graphe de Demeny en sont les expres- sions des premières formes pratiques. Le seul problème pratique, tout de combinaison mécanique, qui restait à résoudre, non pour créer le cinémato- graphe, mais seulement pour perfectionner le phénakisticope et le transformer en cinématographe, résidait dans la sépara- tion bien nette, lors de l'inscription, comme lors de la projection, des phases successives du mouvement. Lors de l'ins- cription on doit laisser à la bande sen- sible, momentanément arrêtée, le temps li. 4. — Formes diverses données au ph/niakisticope : DédaJeuin d'Horper. >!«. 5 — Formes di\oises données au phenakisiicope : Praxinos- cope de Reynaud. 468 ALBERT TURPAIN d'enregistrer une image nette et fixe. Si l'on a réalisé cette fixité, on fournira à la rétine, lors de la projection, une image nette, que sa propriété physiologique de persistance des sensations lumineuses soudera aux images précédente et suivante. J'ai dit la bande sensible : la plaque du photographe poursuivant, à grands pas, ses progrès, s'était muée en effet en bande souple que le kodak a vulgarisée et dont les films cinématographiques réalisent des longueurs de plusieurs centaines de mètres. Une application correcte de la photographie à la cinéniatographie réclame l'arrêt de la bande sensible pendant l'instant très court de l'impression comme aussi pendant la projection du positif obtenu. &=^ Cykndre dt-nL' -I Ga7e( FiG. 6. — Perfectionnement pratique important de Demeny : Une came produit, par sa rotation, l'arrêt de la bande sensible pendant un court instant cl, par là, la séparation bien nette des poses successives. Avec Muybridge on prenait autant d'objectifs et de plaques photo- graphiques qu'on désire d'images de l'objet mobile. Avec Marey et avec Edison, revenant en somme à la forme primitive même du phéna- kisticope de Plateau on enregistrait, au moyen d'un seul objectif soit sur une plaque unique (Marey), soit sur une bande mobile (kinéto- graphe Edison, 1894), les images animées de mouvement. Edison déroulait la bande d'un rnouvement uniforme dans son kinétoscope. Il la démasquait, un instant assez court pour qu'elle ne se déplaçât pas sensiblement pendant la durée soit de l'impression, soit de la projec- tion. D'où nécessité de très courtes durées d'impression, partant de LE CLNKMATOGRAPHE 169 films extrêniement sensibles. Les scènes du kinétoscope, manquent de profondeur, chaque épreuve étant démasquée un temps trop court. C'est Demeny qui, de 1891 à 1894, appliqua l'excentrique à l'arrêt momentané de la bande. La figure 6 montre comment, au cours du mouvement du mécanisme, une came, pendant une partie seulement de sa révolution, tire sur le film. Ce dernier reste donc un moment immobile. Pour éviter toute fatigue du film, lors des tractions par la came, des roues d'entraînement font dévider à l'avance une partie du film qui reste à l'état de bande imparfaitement tendue. Aujourd'hui de nombreux dispositifs, très perfectionnés, réalisent l'arrêt de la pellicule ou film. Tous y arrivent par le moyen du mou- vement excentrique dont l'emploi en mécanique pratique est très ancien ; came, croix de malte, bielle, mais dont l'application au pro- blème en question est due à Demeny. Dans le cinématographe des frères Lumière un cadre muni de dents enfoncées dans les trous-guides de la pellicule descend en l'entraînant, puis reste immobile, dégage ses dents, remonte ensuite vers le haut pour recommencer un mouvement de descente au cours duquel il entraînera à nouveau la pellicule. La pellicule re^te donc immobile les deux tiers du temps et emploie le dernier tiers à descendre. En 1909, M. de Proszoncki perfectionna l'entraînement du film pour réduire le papillottement dû à l'intermittence de la lumière. La substi- tution d'une vue à la suivante ne dure que 1 /150<= de seconde, ce qui permet de laisser relativement longtemps l'image sur l'écran. Aujourd'hui le cinéma a pénétré notre vie sociale à l'instar du téléphone, aussi s'est-il vulgarisé. On se préoccupe de le faire pénétrer au foyer domestique, comme le phonographe. Déjà les carnets ciné- matographiques, folioscope, mutoscope, kinora, réunissent les vues successives sur les pages d'un petit bloc dont on fait défiler sous l'ongle du pouce la série des pages sans en sauter une, ce qui donne l'illusion du mouvement. La technique du film s'est actuellement développée à l'extrême : la fabrication d'une bande de cinématographe comporte de très nom- breuses opérations : toute une industrie, employant des machines très précises et très perfectionnées s'est créée. Machines à perforer, machines à brosser, débarassant les films des minuscules poussières de cellu- loïd qui lors du tirage produiraient des taches. A cause de la grande sensibilité des films négatifs au gélatino-bromure, leur brossage est spécial : il faut éviter, au cours de la fabrication, les effluves par frotte- ment qui impressionneraient la couche sensible. Le mécanisme des appareils de prise de vue ne difïère pas essentiel- lement de celui des appareils de projection. Un démultiplicateur 170 ALbEKT Tl Kl'AIN permet toutefois de dérouler très lentement le film sensible, et, si l'on veut, de le dérouler à l'envers. Les films impressionnés, enroulés autour de châssis de bois, sont développés, lavés, séchés dans de vastes ateliers, — dont certains faiblement éclairés en rouge. Le négatif passe à l'atelier d'arrangement. Il y a peu d'années encore, pour 100 mètres de négatifs utilisables, il fallait prendre 300 mètres et plus de bande. Aujourd"luii la technique de la prise des vues s'est Fit;. ". — Fragment d'un film de cinématogi'aphe. — La liandi- de celluloïd est perforée sur les côtés, (^es perforations servent de guide. — Chaque pose correspond à quatre perforations. Le pas de l'avancement d'une pose à la suivante est de 19 m/m. o,. Air chaud Bâm de , Fixage dpve/op'- "^Jiinç-àge = Vkr- — -' ^ . - ■ So/nf/rin -Jor, MilJpt Ôpchagc . So/ij/ton •borne de i'air ^avage ce G/ycérine KiG. 8. — .Schéma du dispositif jif-rmeltanl le traitement mécaiiiiiue dos lllnis, automaliqueuient, depuis le développement photographique jusqu'au séchage inclus. remarquablement développée. La proximité des ateliers de prise de vue et de développement y a beaucoup aidé. Un bon négatif, obtenu au prix de mille soins et qui revient fort cher, produit d'ailleurs des milliers de kilomètres de bandes positives. Le négatif, bon pour le tirage, est enroulé, doublé d'une bande sensible. Dans l'aiîpareil de tirage une lampe à incandescence impres- sionne, image par image, la bande positive, dont le traitement s'opère ensuite, comme pour les négatifs, dans des pièces moins obscures toutefois. L'atelier de coloris des positifs mérite une mention. Naguère chacune des 30.000 images que comportent certaines vues était individuel^- LK Cli\ÉMAT(K'.i;\l'lll. 171 ment peinte à la main. On utilisait la division du travail : une même ouvrière peignait toutes les figures et les mains, n'utilisant que la cou- leur chair, une autre peignait les bleus, etc. On prati({iic maintenant le coloris au pochoir, procédé employé déjà depuis longtemps pour les cartes postales. Plusieurs positifs sont utilisés à faire des pochoirs. Dans l'un on découpera les figures, les mains, les parties nues du corps, tout ce qui doit être couleur chair. Cette partie découpée, exactement appliquée sur le film à colorier, on passe un tampon de ouate faiblement imbibé de couleur. Trois pochoirs suffisent aux films coloriés communs. Sept à huit sont utilisés au coloris des films richement nuancés. Le travail délicat et soigné du découpage du pochoir est opéré à la machine ; on y utilise avec succès le panto- graphe. Untraçoirsuitles contours de l'image agrandie du film, projetée sur un cadre dépoli; une tige coupante, dont les déplacements sont quatre fois plus petits, découpe ainsi d'une manière d'autant plus précise le poclioir. Des machines ingénieusement combinées efïectuent aujourd'hui le coloriage, d'autres encore effectuent mécaniquement le repérage, opération des plus importantes. Les négatifs, par leur passage dans les divers bains, les pochoirs, par l'usage, éprouvent un retrait. Leurs j)erforations (fig. 7) ne correspondent plus dès lors à celles d'un film vierge pour positif. Une machine reporte un peu plus haut quatre perforations sur huit du film récent sur lequel on applique un film rétréci. On a encore combiné un développement mécanique kilomé- trique des films, couronné de succès, et dont la figure 8 indique le schéma. Les usines et ateliers élaborant les films constituent des établisse- ments très vastes. Nous citerons, entre autres, les usines Pathé à Vincennes qui, par leur étendue, permettent de se rendre compte de l'énorme développement qu'a pris l'industrie des films de cinéma. Donnons quelques détails concernant la réalisation des étonnants spectacles que les cinémas actuels projettent à profusion. Le fabricant de bandes cinématographiques est un véritable directeur de théâtre. L'artiste pour cinéma doit avoir des qualités particulières. C'est un travail tout spécial qu'on lui demande. Si les répétitions sont nom- breuses en cfïet, on ne joue la pièce qu'une fois. 11 faut en préparer ensuite une autre. Si la mémoire des mots n'est pas, en somme, indis- pensable, celles des gestes importe. Les costumes, les décors doivent être en tons neutres, la bande sensible ne rendant pas les couleurs, mais par contre l'action doit être irréprochable. La lumière, l'éclairage de la scène doit être en tout temps assuré par de nombreuses lampes électriques qui suppléent le soleil, les jours de pluie. Pour les scènes de plein air le cadre doit être recherché avec soin. 172 ALBERT TIRPAIN La passion du Christ nécessita 130 figurants, 25 chevaux, et un grand nombre d'armes et de bagages qui furent emmenés pendant plusieurs jours dans la forêt de Fontainebleau. Un mannequin ou mieux un clo^^^l adroit, jeté du haut en bas d'un échafaudage que vous prenez pour un malheureux ouvrier victime du devoir professionnel, figure un acteur de la mise en scène d'une prise de vue cinématographique. Il y a aussi des trucs à réaliser : renverse- ment d'échafaudage par un omnibus, locomotive heurtant une voiture. Pour le premier, on disposera des clowns prestes déguisés en ouvriers sur l'échafaudage que l'omnibus heurtera en douceur. Pour le second, sur une voie à trafic réduit, une locomotive viendra s'arrêter presque sur la voiture qu'elle renversera. Tout cela fait posément sera enre- gistré lentement et, par la vitesse donnée ensuite à la bande, on aura l'impression d'une action rapide. Aussi n'est-il pas étonnant que la confection d'une bande cinéma- tographique revienne très cher, toujours à plusieurs milliers de francs. Celles qui ont coûté 4 ou 5.000 francs sont communes. Il en est dont le prix de revient atteignit et dépassa 30.000 francs. La passion du Christ coûta 20.000 francs. Il est des films curieux et fantasmagoriques : une boîte d'allumettes s'ouvre, une allumette en sort, s'allume et va se placer verticalement à quelque distance ; puis une seconde allumette sort de la boîte, s'allume aussi et se range à côté de la première, etc.. Les allumettes se rangent de manière à former les lettres d'un mot. Le film négatif se confec- tionne en prenant plusieurs séries de vues de la boîte d'allumettes fermée que l'on ouvre lentement au moyen de fils invisibles noirs sur fond noir, puis, la boîte ouverte, de l'allumette qu'on en fait sortir au moyen d'un fil manœuvré d'un point extérieur au champ photographié. Toute cette série de vues successives doit être travaillée, rapportée, retouchée, pour, en définitive, fournir le négatif dernier qui donnera la complète illusion et d'où l'on pourra alors tirer, il est vrai, un grand nombre de positifs. Quelle est la vie utile d'un film dont la préparation parfaite coûta un si long et si minutieux travail? Celle d'une vue de bande positiVe du kinétoscope d'Edison n'atteignait pas une seconde. Les bandes de cinéma ont plus de durée d'activité. Pour 33.000 vues durant 20 minutes chaque vue étant projetée 36/1000 de seconde, le mouvement saccadé et la présence de perforations ne permettant pas plus de 500 à 1.000 pro- jections, la vie utile de chaque vue ne dure que de 18 à 36 secondes. Voici quelques curiosités cinématographiques inspirées, en somme, par le principe du cinématographe, par le phénakisticope de Plateau. Photographiez à des intervalles de temps convenables un même rosier de votre jardin, dès que la poussée printanière apparaît et LE CINÉMATO(iUA['HK 173 répétez de temps en temps l'opération en vous plaçant toujours, par rapport au rosier, dans la même situation. Cela jusqu'à épanouissement complet des plus belles roses. Réunissez ensuite toutes les épreuves obtenues sur un film positif de cinématographe et projetez le film obtenu, vous assisterez à la croissance de la rose cinématograpliique- ment démontrée. Ce curieux procédé peut être employé à donner l'illusion de la vie accélérée à des paysages qu'on verrait se modifier à vue d'œil, se couvrir de neige, s'en dépouiller, se garnir de feuillages et de moissons, et cela en quelques minutes. Le département de l'Agri- culture aux États-Unis a mis en pratique cette idée originale. Un appareil de chronopliotograpiiie disposé dans l'une des serres de la division de pathologie végétale a pour mission de prendre des photo- graphies successives d'un tout petit chêne. Le fonctionnement est automatique ; on prend une photographie par heure, même la nuit grâce à la lumière électrique. On continuera les photographies jusqu'à ce que le petit arbuste ait un vrai bouquet de feuilles. On se propose d'appliquer cette méthode à l'observation des maladies qui déciment les végétaux ce qui permettra par la suite de faire d'instructives pro- jections dans les écoles et dans les stations où se donne l'enseignement agricole. Voulez- vous obtenir des résultats conduisant à un spectacle des plus bizarres et des plus inattendus? Projetez une série de bandes ciné- matographiques en la déroulant à l'envers. Le cinématographe fournit ainsi la plus curieuse des machines à explorer le temps que le fameux romancier américain Wells imagina sans arriver cependant à concevoir les détails qu'un simple cinématographe tourné à l'envers nous révèle. Le buveur prend son verre vide et le repose plein. Le fumeur voit la fumée naître dans l'espace et entrer dans son cigare qui s'allonge avec le temps. Le lutteur qui a jeté ses vêtements les voit revenir vers lui et le recouvrir tandis qu'il se livre à des contorsions inexplicables puisque nous n'avons jamais vu les phénomènes les plus ordinaires de la vie se dérouler en remontant dans le temps. Enfin voici une deuxième curiosité. On sait qu'en truquant des pho- tographies et en les photographiant à nouveau on peut représenter une personne déjeunant avec elle-même, se battant avec elle-même, s'assassinant elle-même. En faisant passer deux fois une même bande cinématographique dans l'appareil et en posant deux scènes complé- mentaires convenablement réglées l'une par rapport à l'autre on peut arriver à projeter de semblables scènes inexplicables pour les non- initiés. Les esprits crédules pensent assister à une cinématographie de l'audelà, l'acteur s'étant "dégagé de son corps astral, et qu'il le féli- cite, l'héberge ou le morigène. Il était naturel de chercher à associer phonographe et cinématographe 174 ALDKI'.T Tl Rl'AlN afin de fournir une plus complète illusion des scènes théâtrales, l^our enregistrer des sons dont l'inscription soit nette et donne de bon.-^ résultats, il faut parler dans l'ouverture même du phonographe enre- gistreur. Dès lors l'acteur ne peut fournir aucun effet de scène puisqu'il ne peut bouger. Il faut doux:, de toute nécessité, scinder l'opération en deux phases : d'abord l'acteur chante ou récite son rôle devant le phonographe ; ensuite, il le mime en face du cinématographe. Pour cela il doit s'exercer à bien régler ses gestes et son jeu sur les paroles mêmes répétées par le phonographe. Cette astreinte à suivre le phono- graphe est assez délicate et réclame de l'artiste une grande attention. Lorsque l'artiste est parvenu à bien suivre, dans son jeu, le débit du phonographe on joue la scène définitive devant les deux appareil - associés, le cinématogTaphe enregistre le mouvement de l'acteur au milieu des décors. Les deux appareils doivent fonctionner, à la représentation, en synchronisme parfait, et comme ils sont, obligatoirement, assez éloi- gnés, la commande de l'un par l'autre est électrique. C'est le phono- graphe qui commande le cinématographe, malgré la grande différence d'énergie mécanique nécessitée par les deux appareils. Cela est obligé parce que la moindre variation de vitesse dans le disque du phono- graphe altérerait la voix. Il faut donc laisser libre la commande de cc disque et par l'intermédiaire d'un moteur électrique, commander le cinématographe. C'est le disque même du phonographe qui, par son mouvement de rotation, assure cette commande. Ces spectacles se trouvent limités par la capacité des disques phonographiques, lesquels ne dépassent guère t ois minutes; leur durée, par trop courte. n'est pa.s en rapport avec ce que donne le cinématographe seul. Le phonociné- matographe se trouve donc pour l'instant réduit aux chansonnette^ ou à des scènes fort brèves. Il ne peut encore devenir le théâtre popu- laire que certainement un avenir prochain nous apportera. En 1910,^ M. Gaumont a réalisé, sous le nom de chronophone un dispositif de phonocinématographe répondant à la description ci-dessus et qui donne des résultats d'une rare perfection. Par un juste retour des choses, les laboratoires, après avoir, au prix de patientes et délicates recherches, indiqué aux industriels un domaine intéressant d'exploitation pratique, voient les applications pratiquer» des résultats de ces recherches leur fournir de commodes et admi- rables outils pour des recherches nouvelles. C'est ainsi que la cinématographie fournit à l'enseignement des sciences expérimentales un précieux concours. (Ici le conférencier projette divers films instructifs : iair liquide (une plante qui fait ses provisions : le i.éphentès ; examen par les rayons X ; le mimé- LK CINKMAKJdUAl'HI': 17;; tisme), film coloré; tous ces films sont dus à raimal)le complaisance de MM. Pathé frères.) C'est ainsi que le cinématographe devient l'auxiliaire précieux de recherches scientiiiques délicates : Le docteur Marage a illustré ses importantes études des organes respiratoires et ses recherches sur la voix humaine de films des plus intéressants que notre collègue a confiés au conférencier, ce qui lui permet de projeter des inscriptions cinématographiques du plus haut intérêt pour la physiologie de la voix. Enfin la cinématographie permet encore une sorte de graphisme animé des phénomènes de l'atmosphère. M. Garrigou-Lagrange, le distingué Secrétaire général de la Société Gay-Lussac, qui a fondé et qui dirige l'Observatoire météorologique de Limoges, a eu l'heureuse idée de rendre sensibles les mouvements des aires de haute et de basse pression qui caractérisent, en chaque saison, la circulation géné- rale de l'atmosphère. Il considère chacune des cartes qui, embrassant un hémisphère entier, y marquent l'état des pressions par la distribu- tion des isobares, comme étant une photographie instantanée. Les reliant alors l'une à l'autre par le nombre nécessaire de situations intermédiaires, il les transporte sur un film cinématographique ou en forme un carnet. Ces suites de cartes donnent l'impression d'un mouvement du plus haut intérêt. Deux de ces suites de cartes, l'une relative à l'Europe, l'autre à l'Amérique du Nord, montrent que les dépressions progressent en suivant une trajectoire tantôt au nord sur le 70^ parallèle, tantôt au sud sur le 30^, en telle sorte qu'il semble que l'atmosphère éprouve sur la région étudiée une sorte de respi- ration. Ces études, déjà intéressantes en elles-mêmes, montrent que les phénomènes suivent une loi de périodicité assez nette qui rappelle des relations analogues à celles que Henri Poincaré a mises en lumière touchant le déplacement du Champ de l'Alise. D'une façon générale la lune agirait, au-dessus du 30® parallèle, en entraînant dans des mouvements d'ensemble de vastes régions de l'atmosphère. Inutile d'insister sur l'intérêt de ces recherches en ce qui concerne la prévi- sion du temps à longue échéance. Cette méthode offre en outre un grand intérêt au point de vue éducatif. La complexité des mouvements atmosphériques et leur durée ne permettent de les reconnaître qu'en consultant attentive- ment une longue suite de cartes synoptiques, opération toujours très difficile, tandis que le procédé cinématographique permet de les voir, en quelque sorte, toutes à la fois, puisque la vue d'un mois, par exemple, dure à peine quelques secondes. Le cinématographe, en se perfectionnant et s'industrialisant avec une rapidité et une ampleur véritablement inattendues, a permis l'ins- cription de mouvements de l'ordre de durée de moins de 1 /lOO" de seconde, tels que ceux particuliè- rement rapides des battements de l'aile des insectes.Al'InstitutMarey, jNI. Bull a pu, en utilisant comme éclaira gela même étincelleélectri que particulière qui servit à la photogra- phie des balles en mouvement, enregistrer sur un film plus de 2.000 images stéréoscopiques dans l'intervalle d'une seconde de ces battements d'aile d'insectes (fig. 9). M. le Docteur Comandon a ap- pliqué encore le cinématographe à l'enregistrement de ce qui se voit dans le champ du microscope et de l'hypennicroscope. Le microscope placé horizontalement produit sur le film une image réelle et agrandie de la préparation. Il suffit pour cela de placer le cinématographe à la suite immédiate du microscope. Par un petit orifice disposé à l'ar- rière on peut surveiller avec une forte loupe la mise au point de la préparation et son maintien dans le champ. L'éclairageintenseest assuré par un arc électrique de 30 ampères. Ce sont les efTets caloriliques pro- duits par cette source intense de lumière qui constituèrent les difli- cultés les plus grandes à surmonter pour la réalisation pratique de ces expériences. Quelques instants d'exposition à ces rayons lumineux suffisent, en effet, pour tuer les mi- crobes étudiés. 'SI. Comandon réussit à détourner l'efTet nocif de la lumière en utilisant un disque rota- tif qui ne démasque l'arc électrique que pendant 1/ 32'^' de seconde pour chaque pose, avec un intervalle égal entre les poses successives. De plus une cuve à circulation d'eau froide est interposée sur le trajet du faisceau. Fni. 'J. — Analyse de niouveineiits ti'os ra- pides par le cinémaloj^raphe inscripleiu'. Expi-riences de M. Bull : a) vol de la li- bellule; — b) choe d'une bulle de savon son éclatement à la rencontre d'un pro- jectile. LE CINÉMATOGKAPIIE 1~7 Ce sont de merveilleux spectacles qu'offre à l'œil la projection des films de la cinématographie de l'invisible. Nous pénétrons sans peine et sans fatigue ce merveilleux monde des infiniment petits, jusqu'alors réservé aux yeux attentifs des chercheurs penchés pendant des heures sur le microscope. Nous comprenons la passion et la patience des observateurs du microscope : le monde nouveau qui leur est révélé est si actif, si complexe, le spectacle si passionnant aussi ! Voici au milieu d'un artias de cellule un canal sanguin où circulent, semblables aux cailloux roulés par quelque gave, les globules du sang 1 Encore : le processus de la mort chez les oiseaux dont le sang est infesté d'un parasite particulièrement virulent : le Spirochète gallinarum, ^ Nous assistons au drame. .Au mileu de globules rouges de longs fila- ments en spirales se déplacent (fig. 10) avec rapidité comme des sortes y ^ 0' ^ :.i! ■J ry>',Wr'^l ■o'.m: '9'; r;M^:'"iÇ iA' ,^0 (a) ib) Fig. 10. — Expériences de M. le D' Comandoii : a) Tripanosonie dans du sang de rat. Ne tue que les jeunes rats. On voit le blépharo- plaste au point brillant situé dans la tête. Lors de la projection du film on voit ces parasites bousculer dans tous les sens les hématies qui rebondissent comme des t)alles de caoutchouc. Il) Spirochètes de la fièvre réi'urrente dans du sang de poule {Filmai Pathé frères). d'anguilles. Ils s'accrochent ou se pénètrent parfois l'un l'autre et sortent de cette lutte, allongés, mais toujours actifs. Bientôt ils trans- percent un globule sanguin et y restent emprisonnés. Parfois ils s'échap- pent du globule rouge qu'ils ont pénétré et le laissent détérioré. C'est alors un globule blanc, masse de protoplasme distribué autour d'un noyau, dont on aperçoit le lent mouvement amiboïde. Le globule blanc rencontre un globule rouge détérioré et se met en devoir de l'absorber. On voit l'attaque et la défense du sang. On conçoit de quelle ressource vont être, pour l'enseignement et la vulgarisation de la biologie, les films de M. Comandon qui, bientôt, espérons-le, seront multipliés et projetés dans tous les cours de sciences biologiques. Poursuivant les applications de la cinématographie, MM. Comandon et Lomon y ont soumis la radiographie. La figure 11 montre un film Pathé représentant la cinématographie de la radiographie d'une maiii "12 178 ALBERT TURPAI.N humaine s'ouvrant. Quels horizons nouveaux concernant un grand nombre de problèmes importants, en physiologie comme en pathologie! Nous prenons l'habitude, aujourd'hui que se réalisent de toutes parts les applications pratiques des merveilleuses découvertes écloses dans les laboratoires du labeur continu et sincère, modeste et fécond, de quelques chercheurs, d'oublier jusqu'au nom des inventeurs de ces merveilles. Et je suis persuadé que parmi vous, qui connaissez certes le cinématographe, peu savaient que cette merveilleuse invention, qui, puissant moyen de diffusion du savoir, nous offre, en jouant, d'exactes leçons de géographie, de technologie et de tant d'autres sciences, FiG. 11. — Kadiocinémato^iapliie d'une main humaine qui souvre : expériences de MM. Comandon et Lomon (Films Pathê frères). qui, en multipliant jusqu'à l'infini les impressions d'art par le jeu répété des meilleurs artistes, vulgarise l'une des formes les plus hautes de la pensée, l'art dramatique, que cet admirable instrument est l'œuvre du physicien belge Plateau, devenu aveugle, en étudiant les phénomènes mêmes qui lui firent combiner le principe du cinéma- tographe. Plateau naquit à Bruxelles en 1801. Il devint, en 1853, professeur de physique et d'anatomie à l'Université de Gand. Dès 1829, il publiait un important mémoire sur les impressions produites par la lumière sur l'organe de la vue. C'est par son application continue et persévé- rante à étudier ces curieux phénomènes qu'il compromit l'objet même de ses études et de ses observations. En 1843, il perdit la vue, mais n'en continua pas moins son enseignement et ses travaux pendant vingt-huit ans encore, jusqu'en 1871. Bien qu'aveugle il continua des recherches expérimentales de la plus ingénieuse originalité, faisant effectuer par son préparateur et sous sa dictée les expériences qu'il imaginait. Si nous voyons aujourd'hui éclore tant de merveilles scientifiques, c'est qu'à l'éclair divin de l'homme de génie qui crée le champ fécond et nouveau d'investigation font suite le patient travail du chercheur LE CINÉMATOGRAPHE 179 qui le cultive et du savant qui l'étudié, l'habile talent de l'ingénieur qui y associe les autres formes de techniques rendues pratiques, le modeste labeur enfin de l'ouvrier adroit qui exécute un travail fini et déterminé. Et cependant si notre admiration a un choix à faire, si nous devons synthétiser par un mot, par un nom, la nouvelle conquête, n'est-il pas juste de rapporter le nouveau progrés à l'esprit puissant et créateur qui a dégigé du chaos des phénomènes la forme nouvelle d'énergie enfin dominée et connue, qui a créé l'idée féconde d'un aperçu nouveau. Dans la conquête de ce nouveau et double champ d'investigation, la stroboscopie et la cinéma tographie, le nom de Plateau doit, en toute justice, dominer de haut les noms de tous ceux qui ont utilisé la découverte qu'il a faite d'une manière si désintéressée. On a changé onze fois le nom du phénakislicope de Plateau, on l'a appelé successi- vement : dédaléum, praxinoscope, zootrope, chronophotcgraphe, kinétographe, kinétoscope, folioscope, mutoscope, kinora, mirographe, pour aboutir enfin au nom plus usuel de cinématographe; mais on n'a pas changé le principe ingénieux et simple, dont la découverte bien établie et bien complète coûta la vue au physicien belge. Est-il vraiment besoin d'insister sur l'importance de ce nouvel instrument de travail, de savoir et de propagation de la science? Comme pour toutes les inventions du génie humain le cinématographe, à peine né à la vie pratique, a dû d'abord servir les intérêts des oisifs et être utilisé à des futilités. Mais voici enfin l'ère des réalisations utiles qui s'ouvre : les applications aux arts et aux sciences. La vie d'atelier, la transformation de la matière, le dévelcppement de l'outillage, rendus faciles à observer et à comprendre et, dès lors, c'est une éduca- tion de l'esprit autrement plus puissante et autrement plus juste. A saisir ainsi sur le fait toute l'inginiosité, toute l'acuité, toute l'intel- ligence du travail humain, on se prend à le respectera l'aimer, à le protéger. C'est encore l'enseignement, l'enseignement à tous les degrés, qui va profiter de ce puissant moyen de propagande et d'exposition. Il est indispensable qu'il pénètre de plus en plus la vie de l'école. A l'heure actuelle encore on chercherait ei) vain une de nos villes, même parmi les plus grandes, dont l'administration ait eu l'idée de placer cet outil admirable parmi le matériel scolaire. Il serait si facile, comme je l'ai indiqué ailleurs, de développer la valeur éducative de l'enseignement scientifique, de doter, par exemple, chaque département d'un de ces appareils, muni d'une série de films bien choisis, présentant les phases de la vie industrielle, de la vie scientifique, de la vie agricole, de toute la vie économique et intellec- 180 ALBERT TURPAIN tuelle. Quel puissant secours pour le maître que cette vivante leçon de choses pour les auditeurs dont j'aperçois d'ici les jeunes yeux attentifs, curieux, bientôt enthousiastes! Sans grever beaucoup nos budgets scolaires, qui légitiment, d'ailleurs, toutes les dépenses utiles, puisque toutes sont fructueuses, on pourrait créer dans chaque dépar- tement un poste d'opérateur avec cinématographe à films instructifs. L'opérateur visiterait durant l'année toutes les écoles communales et aiderait puissamment les maîtres dans leur enseignement. En atten- dant que la routine et l'indifférence reculent un peu sous l'effort du patient labeur que savants, chercheurs et inventeurs continuent sans trêve, le cinématographe devient déjà un instrument d'éducation générale. Dans le domaine de l'art, il nous fait communier plus inti- mement dans l'admiration de toutes les formes de beauté. Bientôt généralisé, puisque démocratisé, il aura sa place au foyer familial à l'égal du phonographe et du vei^ascope. Grâce à lui on conservera le sourire de l'aïeul mirant des yeux qui s'éteignent et où le souvenir pleure dans les jeunes prunelles de l'enfant que l'espoir avive et où la vie s'éveille. Je voudrais, en terminant, indiquer brièvement le rôle très impor- tant que le cinéma peut jouer, dans les circonstances actuelles, aujour- d'hui même, pendant la guerre, et aussi, demain, pour la guerre éco- nomique qui se prépare. Le cinéma est l'organe le plus perfectionné et le plus puissant d'infor- mation. Or, la cinématographie allemande, qui n'avait point une importance considérable, vient, depuis trois ans, de se perfectionner, comprenant et escomptant les possibilités futures. Une vaste entre- prise berlinoise l'U.F.A. (Universal-Film-Aktiengesellschaft) s'est constituée avec une mise de fonds de 25 millions de marks. C'est une véritable usine de guerre économique et intellectuelle qu'installent les organisateurs du désordre européen et de l'asservis- sement mondial. Et voici qu'une seconde société cinématographique, au capital de 40 millions de marks, se fonde à Cologne ! La propagande par l'écran s'établit : activité méthodique de ligues,^ de comités, avec appui ofliciel des municipalités. C'est la propagande par le film à l'étranger, i)endant et après la guerre, que les Allemands organisent avec leurs Ligues cinématographiques des villes allemandes, leurs Comités pour la réiorme de Vccran, etc., etc.. C'est la mobilisation de la pellicule pour asservir la photographie animée au développement de la kultur. D'ailleurs, depuis plusieurs mois déjà, l'Allemagne achète, secrète- ment ou ouvertement, toutes les salles cinématographiques qu'elle peut acquérir dans les pays neutres, en Espagne, en Suisse, notamment. LE CINÉMATOGHAIMir; 181 C'est là un très grand péril, un très sérieux danger, non seulement pour nos exportateurs de films, mais surtout pour le rayonnement de la pensée française. C'est l'investissement scientifique de l'opinion des neutres, un véritable étranglement de nos idées que tente là, systé- matiquement, l'Allemagne. Nos ennemis savent ce qu'ils font : sur l'écran se trace en effet l'histoire d'une civilisation. Ne laissons pas les films allemands endoctriner l'Europe et le monde, avec cette puissance incomparable de pénétration que possède l'image vivante. Devant ce danger n'allons-nous pas réagir? Nos grands éditeurs de cinéma seraient-ils impuissants à relever le défi que l'Allemand leur jette? Serions-nous incapables d'organisa- tion et de méthode? A qui oserait le soutenir, nous montrerions nos ingénieurs qui, eux, n'ont pas mis quarante ans pour dominer la for- midable artillerie allemande, — nous invoquerions tous ceux qui, hier, arrêtaient la ruée méthodique et organisée, à Verdun, et, aujourd'hui encore, celle, plus formidable et plus organisée encore, en Picardie ! Devant la menace allemande, nous ne fûmes pas impuissants. Un magnifique effort d'improvisation a été réalisé. L'esprit de rancune politique a disparu, la nécessaire action commune s'est produite. Il faut continuer cet effort, organiser normalement cette action com- mune et la poursuivre. Il faut que les pouvoirs publics favorisent la création d'un office d'exportation cinématographique qui s'impose, qui doit avoir l'appui déterminé de notre gouvernement et des gouvernements alliés. Notre pays doit prendre l'initiative et donner le signal du mouve- ment libérateur. La France est la terre de beauté, la terre de liberté. Terre bénie de ceux qui ne sauraient vivre en souffrant l'injustice ! Elle, dont les plis sacrés viennent de se fermer sur mille et mille de ses jeunes fils, pleins de vie, pleins d'espoirs, pleins d'amour, qui ont préféré la mort à la servitude, de jeunes hommes dont les tombes toutes fraîches s'entr'ouvrent pour nous dire : « Il est un bien plus précieux que la vie puisque « nous sommes là. » — C'est la France qui est, qui a toujours été, qui doit toujours rester le phare puissant éclairant les peuples civili- sateurs de la terre. Elle ne peut être vaincue; avec elle disparaîtrait la raison même de la vie : la Liberté 1 CONFKRENCl] FAITE A NANTES Lundi 28 OcTonni: 1918. Allocution dl M. BELLAMY, Mairl de Nantks. I^ln ouvrant la séance, M. Bellamv, Maire de Nantes, prononce une allocution ^ Puis M. Bellamy donne la parole à M. Rappin. Allocution du Docteur HAPPTN Directeur de Vtnstitut Pasteur dt- Nantes. .Mesi(AM1>, .Messiup.s, Vous m'en voudriez, j'en suis certain, si je confiais aux hasards d'une improvisation les pensées que doit nous inspirer la Conférence qui nous réunit ce soir. Les événements que nous traversons sont à la fois si tragiques et si solennels, les obligations et les devoirs qu'ils créent pour nous sont si impérieux que, même dans une rapide esquisse, il n'est pas permis de toucher à un sujet aussi grave, sans la plus grande attention. Ce sont du reste ces devoirs et ces obligations qu'à la faveur de la conférence que va nous faire l'un de ses savants les plus auto- risés, M. Meunier, Professeur à l'Ecole Centrale, l'Association pour l'avancement des Sciences vient amicalement nous rappeler, et puis- qu'elle a bien voulu m'attribuer l'honneur de le représenter, je vais m'efforcer de tracer, en quelque sorte, le programme d'action qui s'impose désormais à nous. Quelque gloire que doive apporter la victoire îi noire pays, si grands que puissent être les avantages qui en découleront, je ne crains pas d'avancer que, après cette terrible guerre, nous allons être placés ALLOCUTION DU do<;tkuk happin 18;-» dans une situation, non pas seulement analogue à eelle que créa, pour notre pays, la guerre de 1870, mais exigeant encore davantage le concours de toutes les bonnes volontés, et de toutes les énergies. La victoire elle-même créera, pour nous, des responsabilités plus éten- dues et des obligations encore plus hautes, puisque, reprenant la place que nous n'aurions jamais dû perdre parmi les nations civilisées, nous devrons nous elîorcer de conserver, sur tous les terrains, le premier rang dans la paix, comme nous l'aurons tenu dans la guerre, grâce à la vaillance et à l'héroïsme de nos soldats. Mon âge me permet de dire, qu'après la guerre de 1870, je me rappelle que tous en France, comprirent la nécessité urgente d'assurer par tous les moyens possibles le relèvement de notre pays. De tous côtés se firent jour des projets destinés à réformer les diverses méthodes appliquées jusque là, tant du côté social que du côté économique, et, certes, un assez grand nombre de réformes et de progrès intéressants furent apportés dans ces différents ordres d'idées. Mais, quand on a suivi depuis, et pour ainsi dire chaque jour, comme tout bon citoyen français doit pouvoir le faire, l'histoire contempo- raine et la marche générale de son pays, ne peut-on pas ajouter hélas, avec un véritable serrement de cœur, que tout n'a pas été mis en œuvre, de quelque côté que ce soit, pour tenter d'assurer la prépondé- rance de la Nation. Mais, pour couper court à tous ces détails et à un exposé qui serait trop long, je puis simplement résumer ma pensée, qui sera sans doute partagée par d'autres, en disant que depuis cinquante ans nous avons vécu beaucoup plus politiquement qu'économiquement. Je me garderai bien aussi d'insister sur les divisions politiques qui nous ont sans cesse harcelés, depuis ce temps, et qui n'ont cessé de faire le jeu de nos ennemis. Revenons plutôt de suite à la conception' d'un avenir meilleur, fondé désormais sur l'union de toutes les bonnes volontés, de toutes les intelligences, et j'ajoute sur une organisation rationnelle, mieux, scientifique, de toutes les forces vives du pays. C'est précisément à la suite de cette dure épreuve de 1870 que fut fondée l'Association française pour l'Avancement des Sciences. Un certain nombre de hauts esprits, émus des malheurs de leur patrie, et comprenant bien que la cause principale de ses souffrances prove- nait de la méconnaissance de ce que l'on pourrait appeler les lois scien- tifiques, qui sont à la base même de toute société, résolurent de créer une sorte de consortium, dans lequel pourraient venir se donner la main tous les travailleurs, dans quelque branche de la science que s'exerçât leur activité. Comment ne pourrais-je pas remercier ce grand corps de me donner ce soir l'occasion de lui témoigner toute ma recon- naissance, puisque c'est à cette Association que je dois, au moins en partie, l'orientation de ma carrière scientifique, et parfois même la possibilité de poursuivre mes travaux. C'est grâce au congrès qu'elle lîSV ALLOCUTION i>r nocTrirn iîapi-in tint à Nantes en 1875 (jue j'eus l'heureuse fortune d'entendre les pre- miers savants de cette époque : Claude Bernard, Chauveau, Broca, Béchamp et tant d'autres, tous hélas disparus, mais qui ont laissé dans la science des traces impérissables. Les discussions passionnées qui se livraient alors, je me souviens' dans l'Ecole de notre e.xccUent et regretté concitoyen Eugène Livet, et qui marquaient les premiers pas des théories microbiennes, ne furent pas sans exercer même à mon insu une grande influence sur mes propres directions, puisque je retrouvais cette fois sur le terrain médical les mêmes idées que six ou sept ans auparavant les maîtres de notre vieux lycée m'avaient enseignées dans le domaine de la chimie, après les beaux travaux de Pasteur sur les fermentations. INIais par- donnez-moi ces souvenirs par trop personnels et précisons de suite le but de cet exposé. Allons-nous maintenant encore, au seuil de ces temps nouveaux, retomber dans les mêmes fautes que celles que nous avons commises depuis un demi-siècle ? Pourquoi notre pays, si fécond par son sol, et non moins bien doué sous le rapport du nombre et de la valeur de ses esprits, de son « maté- riel cérébral », comme disent nos bons amis américains, n'est-il pas parvenu à réaliser, dans toutes les directions, de plus importants progrès ? L'explication eu est simple, c'est que, j'ose le dire, en France la science ne jouit pas encore de toute la faveur qu'elle mérite, et qu'on ne lui accorde pas tous les moyens d'action qui lui sont nécessaires et dont elle est digne. Même la plupart de nos producteurs, comme le rappelait récemment un des membres de l'Institut, M. Haller, « n'ont pas foi en elle, et en particulier en la chimie ». Les divers organismes qui devraient s'inspirer surtout des travaux des hommes de science, et chercher à utiliser et à faire fructifier par leur mise en pratique immédiate les idées qui en découlent, semblent les ignorer et s'en éloigner presque de parti pris. Si l'on se tourne en particulier du côté des grandes industries, on ne peut être que surpris, en constatant que pour beaucoup d'entre elles les progrès de la science qui pourraient décupler leur rendement et leurs richesses, semblent parfois méconnus ou laissés de côté. Hélas ! les Allemands, que nous devons honnir, n'auront été si difficiles à vaincre que précisément parce qu'ils se sont constamment attachés à développer la science, en l'organisant d'abord méth(jdiquement, en la dotant richement, et en la mettant enfin entièrement au service des divers organes qui doivent s'en inspirer et en quelque sorte s'en nourrir. On reste stupéfait en lisant les détails de cette vaste et savante organisation, et en particulier de cette science maîtresse qui semble devoir primer toutes les autres : la chimie. On compte en Allemagne, même actuellement, 30.000 chimistes, Al.l.OCIi riON DU KOCTKII! KAI'l'IN 185 alors qu'en France, au inonieut de la déclaration de guerre, d'après Carré, nous en possédions seulement 2.500. Dejjuis, sur ce nombre, 1.400 ont été mobilisés, 800 affectés aux services travaillant pour la défense nationale ; 400 aux armées et 200 morts au champ d'honneur. C'est grâce à la puissante armée de ses savants spéciaux qu'avant la guerre l'Allemagne a pu inonder le monde entier de certains de ses produits et que, pendant la durée des hostilités même, il lui a été possible, grâce aux recherches de ses chimistes, d'imaginer et d'utiliser des méthodes nouvelles, qui nauront fait du reste que retarder sa chute. Telle est la confiance que les Allemands mettent dans la néces- sité d'unir étroitement la chimie aux diverses industries, que beau- coup de celles-ci n'hésitent pas, non seulement à en confier la direction à des chimistes, mais encore à adjoindre à ceux-ci un très grand nombre de collègues qui n'ont d'autre mission que de rechercher des moyens de perfectionnement et de progrés aux méthodes déjà mises €n œuvre. Tel savant allemand par exemple, auteur de l'un des procédés de fabrication synthétique de l'ammoniaque, dispose de 200 chimistes dans ses laboratoires. Voilà la voie dans laquelle il convient c[ue s'engagent résolument nos industriels : ils ne tarderaient pas à recueil- lir ainsi rapidement le fruit des sacrifices consentis. « Le développe- » ment de l'industrie, disait Haller, dès 1893, suit parallèlement celui » de la science elle même, et les nations où la production intellectuelle » est la plus intense et la mieux utilisée sont celles qui finissent par » avoir la supériorité au point de vue industriel. Il faut pour cela que » les chefs d'industrie aient foi dans la science, et qu'ils se persuadent » enfin cpie celle-ci ne consiste pas seulement dans l'application plus >■> ou moins judicieuse de recettes empiriques. Ce n'est que par « l'union complète de l'ensemble de nos industries sous l'égide de la )) science inspiratrice et directrice de toute production qu'il sera pos- » sible de donner un essor nouveau à nos fabrications existantes et de » créer celles qui nous font défaut. N'oublions pas, par exemple, que » c'est la chimie organique cjui régit un grand nombre d'industries, « celles du pétrole, du caoutchouc, des explosifs, et même, comme le » montrera tout à l'heure M. Meunier, certaines industries textiles. Pour remettre enfin notre pays dans la véritable voie du progrès scientifique et économique qui établira définitivement sa place dans le monde, il convient donc d'assurer d'abord et avant tout à la science une organisation complète, et qui lui permette de porter tous ses fruits. Quelque étrange que cette affirmation puisse paraîti'e, on peut dire que de ce côté presque tout est à rebâtir. C'est une erreur de croire, en effet, comme l'imagine volontiers le public, que les moyens d'étude et de recherches scientifiques sont suffisamment assurés en France. On ne soupçonne guère que le plus souvent le chercheur n'a à sa dis- position, pour poursuivre ses travaux, que des moyens, que par une 180 AI.I.Or.lJTlON DU DOC.TKUI! HAI'PIN assez amère ironie des mots, on peut qualifier de moyens de fortuni-. (".ombicn de même, de jeunes esprits, les mieux disposés par leurs qua- lités natives à se donner à la science et en assurer plus tard les progrès, sont loin de trouver devant eux les facilités nécessaires, pour aider les débuts et la poursuite de leur carrière. Que de talents ont été ainsi égarés ou perdus, faute d'avoir été suifisamment discernés puis dirigés vers la science ! S'appuyant donc d'aliord pour les directions générales, sur des com- pétences certaines, il conviendrait d'opérer pour ainsi dire une véri- table culture de la nation, par une sélection rationnelle des intelli gences susceptibles de rendre de véritables services au pays. Cette nécessité va apparaître encore plus urgente, si l'on songe au nombre de valeurs scientifiques que cette guerre a fauchées. Il faut aussi que pour ces intelligences bien choisies la science constitue vraiment, dans toute l'acception du mot, une carrière. Enfin pour assurer à ces jeunes esjirits une solide préparation scientifique et leur permettre de produire des travaux vraiment importants, il est absolument nécessaire de créer en France de nombreux instituts scientifiques, richement dotés. Cette obligation s'impose de plus en plus, tant du côté biologique que pour d'autres branches de la science, et, dans un assez grand nombre de centres, il est question d'opérer de telles créa- tions. A Nantes même, la fondation d'un institut de chimie a été décidée, et l'on ne peut que regretter que cet institut n'ait pas pu déjà entrer en fonctionnement. Les bases d'un édifice scientificiue vraiment solide étant ainsi, au moins en partie fondées, le pays posséderait bientôt, dans toutes les branches de la science, un nombre encore plus grand de valeurs dont l'influence ne tarderait pas à se manifester. Au milieu de cet effort général qui doit restituer à notre pays le rang qui lui est dû, nous, Nantais et habitants de la région de Nantes, nous avons plus que d'autres le devoir de développer toujours davan- tage l'importance de notre région. Notre département est l'un des plus riches de France ou en tout cas le mieux doté, tant par sa situation que par la richesse de son sol et de ses productions. Isolé du reste du pays, il pourrait encore, non seulement se suffire à lui-même et sub- venir aux besoins de ses 700.000 habitants, mais bien ccntrilmer à ceux d'autres régions importantes. Tous les produits alimentaires s'y trouvent : les céréales, blé, orge, seigle sarrazin, maïs, avoine, de même que les diverses boissons, vins, cidre, poiré, etc.. Les plus riches pâtu- rages lui permettent de nourrir de nombreux et beaux troupeaux et. par suite, s'y trouvent tous les produits rpii en sont issus : viandes, lait, beurre, etc, etc.. L'élevage du cheval peut y être suivi d'une façon parfaite ; baigné par la mer et sillonné de nombreuses rivières, la pêche pourrait y être abondante. Enfin si le sol à sa surface présente une fécondité incomparable, des découvertes récentes ont montré que son sous-sol n'était pas moins riche ; les mines de charbon, de fer, d'étaiu ALLOC.ITION UIJ l>OCTI<:UH RAITMN 187 déjà signalées, d'autres peut-être encore insoupçonnées, attestent que leur exploitation doit assurer, dans un avenir peu éloigné, une exten- sion considérable de notre richesse départementale. Mais ce qui doit surtout retenir maintenant notre attention c'est la situation exceptionnelle que ce département occupe dans le monde vis-à-vis même de la grande nation amie, qui nous montre d'une façon si chevaleresque ses sentiments d'attachement et de solidarité. C'est cette place merveilleuse qui faisait dire récemment à l'une des autorités américaines les mieux qualifiées, dans la jolie fête offerte à nos amis à la Baule, et dans un discours où l'esprit le plus fin et le plus délicat se mêlait aux vues les plus judicieuses, que « la Basse- » Loire devait devenir l'un des plus grands ports de l'Europe, et tout » le pays environnant, un des plus grands centres commerciaux et » industriels du monde. » En toute conscience, est-ce que cet avenii si grand, que la nature .elle-même et l'évolution du progrès semblent nous avoir particuliè- rement réservé, ne crée pas aux Nantais des devoirs et des responsa- bilités encore plus étendus qu'à tous autres. Sans doute il faut bien le dire, et l'on peut à bon droit s'en réjouir, la comparaison de ce que nous apercevons aujourd'hui et de ce qui existait il y a cinquante ans, peut jusqu'à un certain point nous donner confiance. Dans le voyage classique de la Basse-Loire, que l'on offre ordinairement aux ministres ou aux autorités, dont le rôle est de s'intéresser au progrès de notre région, ceux-ci ne peuvent manquei de constater l'extension des éta- blissements commerciaux ou industriels qui se fondent sur tout le parcours de notre beau fleuve, depuis Nantes jusqu'à notre ville sœur Saint-Nazaire. Cette carte que je dois à un ami permet de suivre cette progression. Les industries de toutes sortes représentées à Nantes s'étendent de plus en plus de ce côté, et l'on ne peut que constater avec une légitime satisfaction les travaux déjà accomplis, pour tenter d'aménager la région. Mais, disons-le, ce qui a été fait est peu de chose à côté de ce qui reste à faire, et pour assurer, comme il convient, l'avenir de cette région, il faut que l'on s'habitue à voir plus grand. Enfin il ne suffit pas de fonder des établissements nombreux et d'importantes entreprises, il faut encore que ceux qui les dirigent demeurent constamment au courant des progrès des sciences, et qu'ils assurent ainsi dans leurs établissements des progrès parallèles. Ce n'est que par l'association, intime du professionnel et du savant, que la njarche vraiment féconde des industries peut être assurée. Et dès lors quel meilleur groupement peut apporter à nos indus- triels de Nantes ou de la région, et d'une façon générale de tous ceux qui doivent concourir a^u progrès, que l'Association pour l'Avancement des Sciences. Toutes les branches dé' la science y sont représentées, et y ont leurs 188 ALLOCUTION DU DOCTEUH UAPI'IN sections distinctes. Elle offre ainsi à tous, aux chefs d'industries, comme à d'autres, la possibilité se se tenir au courant de tous les progrès susceptibles de les intéresser: sections de chimie, de physique, de mécanique, de génie civil el mililaire, seclion de navigation, d'électricité, d'agronomie; tout ce cjui en dehois des sciences biolo- giques ou médicales touche aux intérêts des industriels en général y est étudié, et ses fondateurs, lorsqu'ils préparaient ses statuts, après nos désastres de 1870, eurent bien soin de tout prévoir, pour dévelop- per son action et pour assurer la diffusion des sciences et le relèvement du pays. L'Association fait appel à toutes les bonnes volontés, et elle s'adresse, comme le disait récemment un de ses anciens présidents, le général Sébert à tous ceux qui considèrent la culture de la science « comme nécessaire à la grandeur et à la prospérité de la France. » Chaque année un congrès réunit ses membres dans une région ou dans une autre, et l'occasion est ainsi offerte à chacun de se rencontrer avec d'autres chercheurs français ou étrangers, d'échanger des idées, de recueillir des opinions et au besoin des conseils, « ce cjui est bien, » comme le remarciue son Secrétaire général, M. le Professeur Desgrez, » la plus heureuse fortune qui puisse échoir à un travailleur de pro- » vince trop souvent isolé. » Quand les armées victorieuses des Alliés, ajoute-t-il, auront obligé )) nos ennemis à déposer les armes, la lutte se poursuivra sur le terrain » économique. Pour la préparer, il faut réaliser la coopération des » savants et des hommes pratiques. Les savants et les praticiens )) doivent s'ignorer de moins en moins. » L'Association française les sollicite à participer à l'œuvre com- mune .» Il nous appartient à nous. Nantais, de montrer par nos efforts que nous sommes à la hauteur des responsabilités qui nous incombent, et que nous ne voulons perdre aucune occasion de contribuer au pro- grés de notre région. L'Association compte déjà à Nantes vingt et un membres; mais ce chiffre ne peut-il pas paraître infime, en présence de l'importance de notre ville et des intérêts scientifiques de tout ordre qui y sont en jeu. Il n'est pas douteux, qu'une fois mieux connu le rôle si important qu'elle joue, l'Association voie grossir le nombre de ses adhérents. Cette guerre qui depuis plus de quatre ans ensanglante le monde et et déchire l'humanité, cette guerre dont les horreurs dépassent celles de toutes les autres, se termine enfin dans le rayonnement de notre victoire, c'est-à-dire par le triomphe de la liberté et de la justice. Les enseignements qu'elle porte avec elle sont trop cruels pour qu'ils puissent être perdus : il faut que de cet excès du mal sorte le bien. Notre pays, qui a toujours été comme le champ clos où s'est livi'ée la bataille des idées qui de là se sont répandues sur le monde, aura vu LE ( OTdN i;t i.f.s imu striks de i.a cem.i iosi; 189 aussi son sol mutilé et meurtri par ces luttes sanglantes, d'où doivent sortir des temps nouveaux. Qu'il n'oublie i)as, qu'il sache conserver en entier le bénéfice de ses héroïques efforts. Restons unis au moins sur le terrain du travail, et si chacun doit aspirer à conserver sa pen- sée libre, qu'il s'applique toujours à concourir au bien commun. Désormais l'on ne verra plus la science mise uniquement au service du mal par des nations dites civilisées, elle ne servira qu'au bien et préparera ainsi l'ère tant souhaitée de paix et de bonheur à laquelle aspire depuis si longtemps l'humanité tout entière. Gardons-nous de traiter ces pensées d'illusions. Grâce aux hautes autorités morales qui maintenant dirigent les destinées du monde, et qui ont su mettre toute la force au service du droit, ces illusions d'aujourd'hui devien- dront peu à peu les réalités de demain. Dans la poursuite du progrès, montrons-nous dignes de nos grands soldats qui, par leur courage et leur vaillance, auront pour toujours affranchi le pur et clair génie français de la lourde et pesante domination allemande. Que la pensée, que le souvenir de ceux qui ont souffert et qui sont morts pour nous défendre, reste toujours présents à notre esprit et à nos cœurs, car s'ils ont souffert, s'ils sont morts, c'est pour nous per- mettre de vivre libres et de travailler au bien général, en rendant tou- jours plus noble et plus beau notre cher pays. M. J. MEUMEll LE COTON ET LES INDUSTRIES DE LA CELLULOSE SOMMAIRE DE LA CONFÉRENCE I. — LH COTOX Importance du coton : création par le Gouvernement français du Comité interministériel du coton. — Différentes espèces de cotonniers, leur culture. — Production et extrac- tion du coton; longues soies et linters. — Étude de la libre du coton, blanchiment. Cellulose, sa composition et formules qui la représentent. — Caractères distinctifs des fibres textiles. II. — INDUSTRIES CHIMIQUES DE LA CELLULOSE Coton mercerisé. — Xitrocellulose, soie artificielle, coUodion et pyroxyle, stabilisation de la nitrocellulose. — Celluloïd. — Acétate de cellulose, ses emplois. — Viscose, sulfocarbonate ou xanthate de cellulose, application de la viscose ou cellulose col- loïdale. — Viscoïd. — Décomposition plus complète de la cellulose; sa transforma- tion dans lorganisme animal, son rôle dans la foi-mation naturelle des combustibles, nouveau produit de décomposition. — .\venir de l'étude chimiijue de la cellulose. 190 ••• MKI -MKl; I. -^ LE COTON Est-il nécessaire, ou même simplement utile, d'insister sur l'impor- tance du coton? Je ne le crois pas. Il existe dans nos vêtements, dans notre linge, dans nos tentures d'ameublement. Quel est celui de nous qui pourrait aujourd'hui s'en passer? A chaque saison, le commerce s'évertue à nous le présenter sous des formes nouvelles et parées de l'éclat de riches couleurs ; je ne finirais pas si je voulais dresser une liste, même sommaire, de ses usages. Mais ce n'est pas seulement en passant par le tissage ou par le métier à broder qu'il prend pour nous de l'intérêt ; il est aussi l'objet d'autres industries qui, en changeant sa nature, le transforment en produits bienfaisants ou en produits meurtriers, tels que la i oudre de guerre. Pour tant de raisons, le Gouvernement français a jugé indispen- sable d'en assurer notre approvisionnement en créant, par décret dn 21 février 1918, un comité interministériel du coton. L'organisme ainsi constitué comprend des compétences d'ordres administratif, industriel et commercial (1), Qu'est-ce donc que le coton? Quelle plante le fournit? D'où vient-elle ? Où croît-elle? Autant de questions que je vais indiquer sommaire- ment. Cotonnier. — Le cotonnier n'est pas un grand arbre, c'est une plante de la famille des Malvacées ou mauves, d'une grandeur voisine de celle des guimauves ou « Althœa », qui croissent sur les bords de nos maré- cages de l'Ouest. Les botanistes le désignent sous le nom de « Gossy- pium », et l'espèce principalement cultivée est le « Gossypium her- baceum » (fig. 1). Elle est originaire de l'Asie orientale; la dénomination d'herbacée lui a été donnée, parce qu'en dehors des tropiques, elle ne dépasse pas la taille que cette qualification indique, tandis que dans l'Afrique équatoriale et dans les Antilles, elle atteint la taille d'un arbre. Détail à noter, le cotonnier arborescent était cultivé à la Barbade, bien avant l'arrivée des Européens et ce même arbre forme une espèce distincte désignée sous le nom de « Gossypium barbadense ». Culture du coton. — La culture du cotonnier a été tentée dans presque tous les pays suffisamment chauds et humides : en Espagne, en Grèce, dans la Russie méridionale, l'Asie Mineure et la Perse ; dans l'Arabie, l'Inde, la Chine et le «Japon, en Afrique, au Soudan, à la Réunion et dans bien d'autres pays ; mais les cultures principales se trouvent dans les États-Unis de l'Amérique du Nord, dans l'Egypte et dans l'Inde. (1) 11 existe, en Angleterre, depuis 191(1, un organisme odiciel, le « Textile Institut ", qui s'occupe des questions générales concernant le coton. Kous le signalons plus loin. Lt; CO'VUS KT LES llNUdSTUlKS DE LA CELLULOSE 191 Dans les États-Unis, les pays de culture sont les îles de la Caroline et la Géorgie sur le littoral de l'Océan, le Texas sur le golfe du Mexique. La variété la plus ancienne et la plus remarquable est celle dite « Sea Island » ou variété des îles. Mais comme cette excellente variété demande un sol léger et humide, elle s'accommode mal des terrains durs et secs du Texas, où l'on cultive une variété moins déli- cate désignée sous le nom d' « Upland ». Il existe des « Upland » à longues soies se rapprochant des « Sea Island » que l'on rencontre dans les vallée? humides de l'Arkansas et du Mississipi et des « Upland » à courtes soies qui poussent dans tous les terrains. C'est un fait d'observation qu'un climat marin favorise le déve- loppement du cotonnier et que les cultures sont d'autant plus belles qu'elles sont plus proches de la mer. Les cultures de « Sea Island » sur l.s côte > d la Géorgie ne s'étendent pas à plus de 100 kilomètres du littoral. Les semailles se font au printemps après les dernières gelées. Des pluies régulières favorisent la végétation : elles ne deviennent nui- sibles qu'à l'époque où les capsules sont parvenues à maturité. De même quand le grand soleil succède brusquement à la pluie, les feuilles se tachent aux endroits où il est resté des gouttes d'eau ; cela est un fait assez général pour les plantes et qui est dû sans doute à un arrêt de la fonction chlorophyllienne, tuée par surexcitation. Les gouttes d'eau, formant miroir, concentrent au-dessous d'elles le rayons solaires, en particulier les rayons très actiniques ou ultra- violets. Nous savons aujourd'hui quelle est la puissance de ces rayons pour détruire les microbes ou les diastases, et que la fonction chloro- phyllienne est une fonction biologique apparentée à ces organismes. La meilleure température pour la récolte du coton est de 18 à 20». La question des engrais n'est pas pour le coton une question indiffé- rente. Les terrains vierges, comme ceux du Texas, peuvent être cul- tivés durant de nombreuses années, sans en recevoir ; mais ceux qui sont depuis longtemps en culture ont besoin de superphosphates, d'engrais azotés et potassiques. Le Gouvernement américain a créé pour cet objet des stations d'expériences chargées de donner toutes les indications utiles à la culture cotonnière. . On adopte pour les meilleures terres de culture ancienne un assole- ment triennal comprenant : plantes fourragères, maïs, puis coton. Dans les plus pauvres, la rotation se fait sur quatre, cinq ou même six années. En général, les planteurs ne sélectionnent pas méthodiquement les graines : ils se contentent de renouveler leurs semences par des échanges réciproques. Le ministère américain de l'Agriculture, au contraire, fait pratiquer une sélection rigoureuse pour conserver les types et pour les améliorer. 192 .7. MEUNIER Le coton d'Egypte est particulièrement recherché parce qu'il pos- sède de longues soies, et qu'il se prête particulièrement bien au tis- sage et au mercerisage, ainsi que je l'expliquerai. Les conditions favo- rables à la culture du coton étant connues, on conçoit que les plaines du Nil soient particulièrement propices à cette culture et que la solli- citude du (iouvernement de la Grande-Bretagne y soit attirée. On Cliché de la lU/rairic IhuhelCe et Cif, Paris. Fio. 1. — CoTO.'SMER (Gossy}iiuni herbaceuni) Dans les parties supérieures de la plante, on distingue des bourgeons lloraux ((ig. 2) et des fleurs épanouies (fig. 3) ; dans les parties basses, des capsules encore fermées (fig. /4) et des capsules étalant leurs soies (fig. 5). a inauguré à Manchester, grand centre manufacturier, au mois d'avril 1910, le « Textile Institut », dont les premières études ont porté sur le coton d'Egypte. Les essais faits pour implanter la variété. d'Egypte aux États-Unis n'ont pas réussi. En présence de cette émulation, en quelque sorte internationale, 9n France, nous ne sommes pas restés indifférents ; malheur., usemenl LE COTON ET t.ES INltTSTHlES DE LA CEr.LIJI.OSE 193 FiG. 2. — Bourgeon lloral. Fie;. 3. — Fleur épanouie FiG. 'i. — Capsule encore fermée. Fie. ."). — Cujisulc en œiiipléle (léhiacence. Les lobes de soie appa laissent nettemeul séparés et l'on en apciroit Lrois sur les cinq qui composent la chevelure de la graine. FiG. 6 Graine de cotonnier pur^ . tant encore Tune de ses lobes de soies. ■M Fi(,. 7 L'un des cinq loljes de soies détaché do la graine. Ci u'hia de la Hhraiii,: llarlulle et Hic, Paris, 13 19-i J. MEUNIER nos colonies en général ne conviennent guère à la culture du coton, A la Réunion, par exemple, la plante croît à l'état sauvage et acquiert . une forte taille ; nos colons en avaient entrepris la culture, ils y ont renoncé en raison de la cherté de la main-d'œu\Te et de l'envahisse- ment des maladies parasitaires (1). Le cotonnier en effet a de nombreux ennemis : insectes, vers, che- nilles et champignons parasites, tels que le charançon mexicain (antho- nomus grandis), les vers « feltea et agrotes », le root-rot, champignon qui fait pourrir les racines et contre lequel on n'a pas trouvé de remède, le « wilt ». champignon faneur et d'autres encore. Outre le coton usuel, provenant de V e?,\)ècc herbaceum on trouve aussi dans le commerce des cotons fournis par les variétés de l'Inde, des Barbades, de même que par les variétés vitifolium, hirsiitum- micrantium, accuminatum, arboreum. En Chine, on cultive le Gossy- pium religiosum dont la fibre est colorée en jaune et avec laquelle les Chinois fabriquent le nankin. Le coton d'Egypte, à longues soies, est désigné ordinairement dans le commerce sous le nom de « Jumel»; celui de l'Inde, qui est de courtes soies, sous celui de « Surat », ville de l'Hindoustan. près de laquelle se trouvent les principales cultures, * * * Production et extraction du coton. — Dans la famille des malvacées se trouvent les plantes les plus différentes, depuis la mauve qui rampe à terre jusqu'au Baobab géant et au Cavanillesia du Brésil dont le tronc, en forme de tonneau, atteint 40 mètres. Le cotonnier appar- tient à la tribu des Hibiscés qui se distinguent par leurs fruits capsulaires. C'est la capsule du cotonnier qui fait tout son intérêt industriel. Il existe d'autres plantes qui produisent un duvet soyeux et l'on a proposé comme succédanés du coton le peuplier noir ipopulus nigra). le tremble et le saule, mais leur duvet est trop court et manque d'élasticité. Le duvet contenu dans la capsule du cotonnier est au contraire magnifique. Cette capsule de la grosseur d'une noix est à trois ou à cinq loges; les fibres blanches adhèrent fortement à la graine et apparaissent à la maturité en faisant saillie à l'extérieur. Les longues soies, dont nous avons parlé, ont de 30 à 40 millimètres de longueur; les courtes soies, de 10 à 25 millimètres. (1) Au Jardin des cultures coloniales à Nantes les jardiniers ont pu faire naître et cultiver en pleine terre quelques pieds de cotmnier provenant de Saloiiique. Ceux-ci se sont bien cl rapidement développés et, dés h- mois dcjuin. portnini! des oa|.sules. LE CUTUN ET LliS INDLSTUIES DE LA CKLLLI.OSi: 195 Les capsules des cotonniers d'Amérique perdent leur teinte verte avant maturité, s'entr'ouvrent et laissent voir le coton fortement pressé autour des graines, puis elles se dessèchent en brunissant : le coton bien mûr peut être recueilli sans difficulté. Au Turkestan, où la culture s'est développée aux environs de Tashkend, les semailles ont lieu généralement en avril, la floraison se fait en juin et les capsules commencent à mûrir en septembre. La récolte, s'opérant au fur et à mesure de la maturation, se prolonge jusqu'à ce que la croissance soit arrêtée par les gelées de la fm de novembre. Elle dure environ trois mois. Les gelées matinales des premiers jours d'octobre ont une grande influence sur la qualité de la fibre et des graines. Les meilleures fibres sont celjes qui ont mûri avant l'arrivée des gelées; beaucoup de fruits ne mûrissent pas et demeurent perdus. A l'encontre de ce que l'on observe en Amérique, les capsules, au Turkestan, ne s'ouvrent pas et doivent être récoltées telles quelles. Il s'ensuit que la séparation du coton ne peut être faite qu'à la main, tandis qu'en Amérique, on l'effectue mécaniquement. Variétés de coton : longues soies et linters. — La séparation mécanique comporte deux opérations distinctes et fournit deux sortes de pro- duits : 1° Le « coton » proprement dit, qui est arraché de la graine au moyen de machines appropriées ; 2^ Les « linters » ou fibres courtes demeurées encore adhérentes à la graine après l'arrachement. C'est un grand progrès dans l'industrie du coton que celui de la séparation des « linters » dont la longueur peut n'être que de 2 à 3 milli- mètres. En effet, dans les États-Unis seulement, on estime à L500.000 tonnes par an les résidus de balle de cotonniers, qui contiennent une proportion de fibres courtes égale à 15 à 20 p. 100 de la bourre pri- mitive. Cela représente 250.000 tonnes de matière utilisable par la papeterie ou par les industries chimiques. Dans les machines qui réalisent la séparation des linters, on combine la trituration mécanique et le vannage par des courants d'air tour- billonnants, qui entraînent les flocons de fibre légère séparée des coques de graine par la machine à triturer. Les coques, comme les tourteaux de graine de coton, servent à la nourriture du bétail, il est donc à désirer qu'elles soient dépouillées aussi complètement que possible des fibres, matière en elle-même non digestible. A cet égard, on a trouvé qu'un traitement par l'acide sulfurique qui désagrège la fibre et la transforme en hydrocellulose favorise considérablement la digestibilité et l'assimilabilité. Les tourteaux sont formés des résidus d'extraction de l'huile de coton par la presse. L'huile, étant comestible, s'ajoute fréquemment 19(5 .1. M LU M EU FiG. 8. — Fibre de folon mordancé. (coupe longiludinale). ^ (S) ® ^ Pjj- 9 — Seclion IransvtTsale de la libre de rotoii mordante. KiG. m. — Fibie de eutuii inencrisc. Lu fibre de coton cominciice à s'épaissir dans ro|)éralioii du morduiK.age, qui a pour 1ml de la rendre apte à fixer la teinture; mais dans lopéralion du merccrisage, obtenue par immersion dans la soude, elle sogonllccoraplélemenl, comme le montre la lifruie 10, ei le cylindre creux ce.ntr.il de la (ilire naturelle s'nblitèie. CliclUs Féqualeur constituant la membrane de cellulose. FiG. 13. — A. Cellule-mère de pollen de Listera Orchidée) avec son noyau /;. FiG. 14. — J{. Le noyau 7i s'est divisé en deux jh et /(•>. Fi(i. 15. — C. Les noyaux 7/1 et lu se sont divisés à leur tour. FiG. 16. — D. Quatre cellules séparées par des membranes m formées elles-ménn aux dépens de la cellule-mére .1. LE COTON I:T r.KS INDUSTlilKS \)\: I.A r.El.l.ULOSK 201 la mombrnne-ciivek)j)])(' des cellules végétales. Elle ne se rencontre pas dans les cellules d'origine animale et cette différence est mise à profd pour distinguer les tissus végétaux des tissus animaux. Voici comment on la caractérise chimiquement : on traite le tissu que Ton veut analyser à ce point de vue, par de l'acide sulfurique étendu d'un liers d'eau, soit sensiblement l'acide connu sous le nom d'acide des chambres de plomb. Sous son influence, la cellulose se transforme en amidon, mais cela d'une façon transitoire ; l'amidon est rapidement converti lui-même en glucose. Il faut donc saisir le terme de transition en quelque sorte au passage ; pour cela, on humecte la préparation qui se trouve sur le porte-objet du microscope par une goutte de teinture d'iode étendue. L'iode forme avec l'amidon une combinaison d'un violet intense; avec du papier à filtrer on enlève l'excès d'iode assez rapidement pour voir apparaître la colora- tion bleue caractéristique. D'autres physiologistes préfèrent employer l'acide chlorhydrique additionné de chlorure de zinc et d'une disso- lution d'iode dans l'iodure de potassium ; ce réactif permet de carac- tériser la cellulose dans une seule opération, mais il se conserve mal. Grâce à cette méthode, le mode de formation de la cellulose dans les cellules végétales a pu être découvert. Les cellules nouvelles pro- viennent du dédoublement des cellules précédentes. Dans la matière primitive de la cellule de composition complexe, ou protoplasma, se trouve un noyau et l'existence de ce noyau est nécessaire à la fonction vitale. Par l'acte même de la vie, il se divise et ses moitiés séparées vont former comme deux pôles reliés entre eux par de minces filaments visqueux, ayant la disposition des méridiens géographiques (fig. 11 et 12). Chacun d'eux, s'épaississant dans son milieu, forme comme un anneau équatorial qui est précisément composé de cellulose. Les différents nœuds cellulosiques arrivent à confluer entre eux et l'équateur devient la cloison entre les cellules nouvelles. Telle est l'origine phy- siologique de la cellulose. Dans la vie végétale, certaines cellules s'allongent considérablement en formant les divers tissus de la plante': tels que le parenchyme, le sclérenchyme, le collenchyme, le tissu ligneux, le tissu subérifié ou liège : les fibres du coton sont formées par une cellule unique. Dans ces tissus, la cellulose se trouve mélangée, sinon combinée, avec des substances de composition chimique analogue, différentes pourtant : la ligno-cellulose, la callose, la pectose, etc., sur lesquelles on n'est pas encore bien fixé au point de vue chimique et qui se séparent de la cellulose par des traitements alcalins ou acides. Composition de la cellulose. — Considérée au point de vue qualitatif, la composition de la cellulose est très simple ; c'est une combinaison formée par l'union des éléments de l'eau H^O au carbone C. La for- 202 .r. MEIMFR mule, C^H^-O^ = C^ (H'-O)^ qui lui a été attribuée, correspond exac- tement à la teneur de ses éléments. En outre elle rend compte de sa transformation en glucose par fixation des éléments d'une molécule d'eau H^O : C«Hi"05 + H20 = C6Hi20« cellulose glucose Mais d'autres réactions conduisent à la considérer comme un polymère 77, probablement très condensé, et sa formule réelle serait : (C^H^'O^)" dans laquelle n est un nombre encore inconnu et peut-être même variable. En effet, la cellulose, traitée par l'anhydride acétique, en présence de catalyseurs, comme le chlorure de zinc ou l'acide sulfu- rique, se transforme en acétate de cellulose et ce composé, saponifié par les alcalis, donne, ainsi que MM. Maquenne et Goodwin l'ont montré, un acétate alcalin et un sucre de même formule que le saccharose (;i2 f^22 Qii^ dénommé cellose ou cellobiose; par suite la cellulose origi- nelle contenait donc deux fois C®, ou même un multiple de ce nombre. De même, en étudiant les nitrocelluloses, Edei fut conduit à repré- senter la cellulose par la formule C^^ 1120 qu g^ Vieille dut lui-même adopter cette formule doublée, c'est-à-dire C^' H' " 0-'\ Nous reviendrons sur ce sujet dans l'examen des nitrocelluloses, car ce n'est pas un simple intérêt théorique qui s'attache à cette ques- tion, mais un véritable intérêt pratique, parce que de telles formules permettent de coordonner les faits d'observation. Dans ce qui précède la cellulose paraît être comme un produit de déshydratation, soit du glucose, soit du cellobiose : ' n (C 6H120 6 — n H^O = n (C «H^^O ^) glucose cellulose et n (C12 H22 Qii) — n (H^O) = 2 n (C m^'O '^) cellobiose En fait, dans la fermentation alcoolique du glucose, les cellules de levure se développent avec formation de cellulose et celle-ci ne peut être formée qu'aux dépens du glucose lui-même ; il y a donc déshydra- tation de la molécule de glucose sous l'influence de la vie microbienne. D'autres organismes fournissent des réactions de déshydratation encore plus remarquables ; parmi eux je signalerai le Bactérium.xyle- num agissant sur la sorbite. Le Bactérium xylénum est fourni par un insecte analogue aux mouches rouges du vinaigre, qui sont vulgaire- ment connues. La sorbite est un sucre hydrogéné ayant pour formule C^H^'O^; l'organisme précédent l'oxyde en donnant de l'acide acé- tique et du sorbose, isomère du glucose, C^fP^Qe. Le liquide où cette fermentation a lieu se remplit de membranes épaisses dues aux colonies de « Bactériums » qui arrivent à se rapprocher et à confluer de telle sorte qu'elles forment une membrane unique ; cette membrane tendue et desséchée forme une pellicule très mince LE COTON ET LES INDUSTRIES DE LA CELLULOSE 203 ayant la résistance du parchemin et analogue à la cellulose, si ce n'est de la cellulose même. On voit donc dans ce fait une matière cellulo- sique prendre naissance par suite d'actions oxydantes et déshydra- tantes qui entraînent la polymérisation de la matière première mise en réaction. On peut vraisemblablement supposer que la cellulose dans la cellule végétale se forme par un processus de réactions ana- logues. En outre de telles considérations conduisent à admettre que les celluloses varient dans leur composition chimique suivant leur origine et l'on comprendra ainsi facilement ce que nous allons dire. La cellulose étant une substance qui se prête assez mal à la puri- fication chimique, les auteurs ne sont pas absolument d'accord sur ce que l'on doit considérer comme de la « cellulose chimiquement pure » ; pratiquement, on admet que la cellulose normale est celle qui constitue le papier à filtrer spécial pour les analyses chimiques, et cfue l'on appelle « papier Berzélius ». Le coton normalement blanchi se rapproche beau- coup de cette substance, de même que la cellulose du coton purifié par le procédé des imprimeurs sur calicot, enfin l'ouate hydrophile. Le papier destiné à filtrer la nitroglycérine doit consister en cellulose normale pure de coton. Pendant sa fabrication, il ne doit pas être soumis à l'action de la chaleur, une lessive de soude caustique à 3 p. 100 ne doit pas lui enlever plus de 7,5 p. 100 de son poids au bout d'une heure d'ébullition. Chauffée pendant un quart d'heure avec la liqueur de Fehling, il ne doit pas produire plus de 1,25 de son poids d'oxyde rouge de cuivre. Tels sont les caractères convenus pour définir la cel- lulose normale. Il est important d'avoir un bon procédé pour séparer et pour doser la cellulose. Parmi les nombreux proposés, les meilleurs reposent sur le même principe que le blanchiment. Ils consistent à traiter la matière à essayer par le chlore, ou mieux encore par le brome ; ces réactifs désagrègent et dissolvent les substances accompagnant la cellulose, sans altérer sensiblement celle-ci. Après des lavages réitérés, on dessèche à l'étuve la matière traitée jusqu'à constance de poids. Au lieu de chlore gazeux, on peut employer l'hypochlorite de soude, d'un maniement moins désagréable et moins dispendieux. Des expé- riences de contrôle ont montré que les résultats obtenus par le chlore gazeux ou par l'hypochlorite étaient sensiblement les mêmes. Il est bon d'additionner l'eau de lavage d'un peu d'acide sulfureux, pour dépouiller la fibre cellulosique de toute trace de chlore ou d'hypo» chlorite. Caractères distindifs des fibres textiles. — A cela j'ajouterai quelques indications pour distinguer les fibres de coton, de laine et de soie. L'acide sulfurique dissout le coton et la soie et laisse la laine inaltérée ; on a basé sur cette propriété un procédé de séparation de la laine ^Oi .1. MEUMF.r, mélangée au coton dans un même tissu. La soude dissout la laine et la soie, sans attaquer sensil)lement le coton. Le chlorure de zinc dis sout la soie seulement, la dissolution de cuivre ammoniacal dissout le colon et la soie, l^ne solution de coton dans Tacidc sulfurique con- centré donne une coloration rouge avec l'a-naphtol, tandis que la soie et la laine n'en donnent pas. Un mélange de nitrate mercureux et de nitrate mercurique colore en rouge la laine et la soie, mais non le coton ; une solution de laine dans la soude noircit le papier de plomb par suite de la présence du soufre qu'elle contient ; la soie et le coton ne noircissent pas. L'acide azotique colore en jaune picrique la soie et la laine, mais non le coton. Le carmin d'indigo employé comme teinture monte sur laine et sur soie, il ne teint pas le coton, IL — DES PRINCIPALES INDUSTRIES DE TRANSFORMATIONS CHIMIQUES DE LA CELLULOSE Je laisserai de côté l'industrie du papier, qui est sans doute la plus importante, mais dans laquelle le coton ou la matière cellulosique, après blanchiment, ne subit qu'un traitement mécanique pour le façon- nage de la pâte à papier. Les industries chimiques de la cellulose ont pour objet de la trans- former soit en des fdaments soyeux, soit en des matières plastiques qui prennent les couleurs et se prêtent à toute sorte d'imitations, soit enfm en nitrocellulose explosive pour la fabrication de la j)oudre sans fumée. Outre les grandes fabricpies de l'État qui travaillent dans" ce dernier but, nous comptons en France une dizaine de sociétés au moins, dont quelques-unes possèdent plusieurs usines considérables et qui pro- duisent mensuellement des milliers de tonnes de produits d'une graîide valeur commerciale. On estime que de telles sociétés ne sont viables que s'il entre quelques millions dans leur capital. La création de ces industries a eu comme point de départ la fabri- cation de la soie artificielle ou soie de Chardonnei par la nitro-cellu- lose. Cette même nitro-cellulose mise sous forme de matière plastique est devenue le « celluloïd ». Pour éviter les inconvénients de la nitro- cellulose, qui est inflammable, on a cherché à la remplacer par d'autres dérivés de la cellulose et l'on a été ainsi conduit à préparer de « l'acé- tate de cellulose » et une autre substance dénommée « viscose ». On utilise donc industriellement trois sortes de dérivés de la cellulose : les dérivés liitrés ou nitrocelluloses, les dérivés acétiques ou acétates et la cellulose visqueuse ol)tenue par l'intermédiaire de la soude et du sulfure de carbone. A tout cela il faut ajouter un produit de trans- formation moins avancée, lequel est le « coton mercerisé » que je vais décrire. l.K COTON ET l,KS IMHJSHUES DE LA CEl.LI I.OSE 205 Mcrccrisalion du colon. — Nous venons devoir que le coLon ne se dissout pas sensiblement dans les alcalis; mais, quand les alcalis sont concentrés, il subit une modification qui a été indiquée en 1844 par le chimiste anglais Mercer : 1° Il devient plus résistant et plus solide ; 2° Il éprouve des eiïets de lustrage que Mercer utilisait pour pro- duire une apparence de moiré, en imprégnant par endroits les tissus. Son procédé, tombé dans l'oubli, fut repris en 1884 par M. Depouilly. Ce n'est que plus récemment que les chimistes Thomas et Prévost, de Crefeld, arrivèrent à donner au coton l'éclat qui le rend compa- rable à la soie, en étirant les tissus après les avoir trempés dans la soude. Pour être juste, il faut dire que Lowe prit le premier un brevet pour cet objet, qui donna lieu à de vives revendications. L'action mercerisante (1), commencée avec une lessive de soude à 10 p. 100, s'acci^oît jusqu'à la concentration maximum de 35 p. 100. A la température de 15 à 20 degrés, qui ne doit pas être dépassée, l'action est pratiquement instantanée : il se forme une sorte de com- binaison de la cellulose et de la soude avec rétrécissement du tissu. On provoque l'apparition du brillant en le soumettant à une forte ten- sion, soit pendant l'immersion dans l'alcali, soit après (2). Le degré de tension doit être tel qu'il compense le rétrécissement naturel que pro- duirait l'alcali. Le coton égyptien et les autres cotons à longues ûhres, sont les seuls qui par un tel traitement acquièrent le lustrage spécial que l'on désigne sous le nom de « soyeux ». Les cotons américains ne donnent pas d'aussi bons résultats et leur valeur industrielle n'est que peu augmen- tée par cette opération. La résistance du fil est accrue dans la propor- tion de 30 à 60 p. 100. Les microphotographies des fibres du coton mercerisé montrent que le ruban aplati constituant le coton initial se transforme en un tube cylindrique, dont le canal central disparaît à peu près et dont la transparence plus complète donne lieu à des jeux de lumière semblables à ceux qui se produisent sur la soie. Quelques chimistes attribuent l'éclat au développement de la surface contournée en spirale, mais il nous semble plus naturel d'admettre que l'étirage rendant les fibres parallèles, il s'y produit des phénomènes de décom- position de lumière et de coloration, bien connus sous le nom de '( réseaux colorés ». D'autres réactifs que la soude donnent du brillant au coton, tels : le chlorure de zinc, l'acide phosphorique, l'acide nitrique de densité 1,41, l'acide sulfurique, le sulfure de sodium, l'iodure de mercure en (1) Voir ligures 9 et 10. ■(-2) Un procédé analogue paraît être appliqué aujourd'hui aux autres textiles que le coton et, en particulier, aux pièces de toile de lin à blanchir qui sortent des blanchisse- ries allonaécs et lustrées. 206 J. MEI.MEU solution dans Tiodure de potassium. Toutefois ils ne donnent pas d'aussi bons résultats que la soude. Le coton mercerisé prend les colo- rants directs, c'est-à-dire ceux qui teignent sans mordant, la benzo- purpurine par exemple. On distingue le coton mercerisé de celui qui ne Test pas, en traitant la matière par une solution contenant : 1 partie d'iode ; 5 parties d'iodure de potassium"; 30 parties d'iodure de zinc ; 24 parties d'eau. La coloration bleue d'iodure d'amidon persiste sur le coton mercerisé et disparaît dans le cas contraire. De même il entre plus facilement en réaction que le coton qui n'a pas subi le même apprêt et se dissout mieux dans les dissolvants appro- priés ; cela est un notable avantage pour la fabrication des dérivés chimiques de la cellulose que nous allons décrire. Colon niiré ou niirocellulosc. — L'idée de faire réagir l'acide nitrique sur la cellulose, représentée par les fibres du boîs, est due aux chi- miste^ français Braconnot, Pelouze et J.-B. Dnmas. Après avoir essayé le bois, ils traitèrent le papier et, par une suite d'idées nécessaire, leurs successeurs en arrivèrent à traiter le coton. Il faut employer de l'acide nitrique concentré, ou mieux un mélange d'acide nitrique et d'acide sulfurique, tel que le suivant, composé de : Acide sulfurique concentré 65 p. 100 Acide nitrique 17,5 — Eau pour compléter la différence centési- male 17,5 — Le coton dégraissé et blanclii est immergé dans ce bain à la tempé- rature ordinaire ; il ne subit aucun changement en apparence, tandis qu'en réalité la modification chimique s'opère. Il faut deux heures ou deux heures et demie, pour qu'elle devienne totale. L'examen au polarimètre permet de suivre la marche de la nitration ; car, au moyen de cet appareil, les nitrocelluloses formées apparaissent ])leu plus ou moins foncé, la fibre du coton non modifiée gardant sa couleur jau- nâtre. La nitration doit être graduée parce que les nitrocelluloses destinées à la soie artificielle, au celluloïd ou autres transformations analogues, ne doivent contenir que 11,5 p. 100 d'azote au maximum ; elles sont désignées comme coton-poudre CP-. Le coton-poudre CP^ avec lequel on fabrique la poudre de guerre, contient au contraire 12 p. 100 d'azote au minimum. Dans cette opération, le coton devient un peu plus rugueux ; mais- l'apparence est trompeuse et il a acquis des propriétés nouvelles tout à fait remarquables. Il suffit de le toucher avec une pointe légèrement I.E COTON ET LES INDUSTRIES DE LA CELLULOSE 207 cliautïée pour qu'il s'enflamme avec déflagration, sans donner ni fumée, ni résidu. D'autre part, il est soluble dans les dissolvants neutres ; le CP^ pour soie se dissout entièrement dans un mélange d'éther et d'alcool, le coton pour poudre est soluble dans l'alcool amylique ou dans la dipliénylamine et la dissolution visqueuse obtenue par évapora tion et moulage en lamelles plus ou moins épaisses constitue les différentes poudres de guerre. Puisque les nitrocelluloses sont solul)les, nous pourrons arriver, par une concentration convenable de leurs dissolutions, à obtenir une substance plastique, transparente, susceptible d'être , filée ou mise sous une forme quelconque. Le filage donnera la soie artificielle, le moulage sera l'objet del'industrie du celluloïd. Soie artificielle. — ^ En 1886, Blanchard, professeur d'entomologie au Muséum d'histoire naturelle, posa devant l'Académie des Sciences la question de la reproduction artificielle de la soie. C'était une idée plausible, car la soie, produit d'excrétion du ver à soie, n'a pas une structure organisée, comme celle des fibres naturelles ; on pouvait donc espérer l'obtenir en dehors des moyens vitaux. M. de Chardonnet pensa que l'on atteindrait un tel but, en filant une matière colloïdale en solution épaisse et visqueuse, capable de laisser, après évaporation du dissolvant, une substance amorphe, inapte à cristalliser pour qu'elle puisse conserver et sa transparence et sa solidité; un grand nombre de substances organiques, en effet, sont amorphes et trans- parentes quand on les prépare ; mais, avec le temps, il se produit dans leur masse un travail moléculaire ; elles prennent une texture cristalline, deviennent opaques et sans consistance. Le ver à soie file, en l'étirant, la substance qu'il sécrète. Il fallait l'imiter. M. de Char- donnet pensa ainsi que le collodion, ou nitrocellulose dissoute dans un mélange d'éther et d'alcool, pouvait être amené à l'état de fil très fin, en passant par l'orifice d'une filière. Les filières ordinaires en métal ne convenaient pas, tandis qu'au contraire un tube de verre étiré à la lampe peut se rétrécir indéfiniment et fournir des orifices de quelques centièmes cle millhnètre. En outre le collodion mouille la surface du verre, en produisant une adhérence, propice au filage et permettant d'obtenir des filaments plus fins que l'orifice même. L'inventeur arriva à produire des filaments dont la finesse variait de 1 à 40 millièmes de millimètre, par suite comparables aux filaments des cocons. Dans les premiers appareils de Chardonnet, les filières baignaient dans de l'eau acidulée qui donne de la consistance à la matière. Elles étaient accouplées en nombre suffisant pour que les filaments s'assemblassent en un fil assez gros, ainsi que cela se pratique dans les magnaneries La densité de la soie artificielle est de 1,5 environ, celle des grèges étant de 1,66 et celle de la soie cuite de 1,43. La solidité des soies est 208 ,T. MEfMEn évaluée au d yiianiunièlre par la charge de rupture avec un iilé de 1 milli- mètre carré de section : la charge de rupture de la soie Chardonnet était dans ces conditions de 25 à 35 kilos, celle des grèges de 30 à 45 kilos, La soie artificielle avait plus d'éclat que la soie naturelle et l'examen de ses coupes tranversales au microscope révélait que les filaments étaient cannelés après le filage à l'eau, cylindriques et circu- laires quand le filage avait lieu dans l'alcool, aplatis quand on l'ellec- tuait dans l'air. Fiti. r Aitl-ullirtlC. Nilromètre. — Toutes les dilficultés pratiques n'avaient pas été résolues dans ce premier travail. Quand on nitre le coton, on n'obtient pas une substance unique, mais un mélange de celluloses nitrées liés négalement solubles. Pour les distinguer et pour reconnaître la valeur de la fabrication, il faut les analyser en déterminant leur teneur en azote. Cette analyse se fait aujourd'hui i)ratiquement, par la méthode dite du « nitromètre ». C'est un appareil d'un usage très répandu, surtout depuis la guerre, parce qu'il faut analyser tous les cotons-poudre destinés à la fal)rication de la poudre de guerre. Elle repose sur le principe suivant. Quand l'acide azotique, Az O^H, se trouve en présence de corps capable de s'emparer de son oxygène, il est réduit plus ou moins suivant les substances employées et, perdant \A-: COTON i:t i,i:s inolstiuks dk i.a cellm.osk :i(Ht progrossivemeiil son oxygèiu", il osl amené à l'état de composé gazeux. Le> métaux, tels (pie le ter ou le mercure, le transforment en oxyde d'azote, Az 0, gaz dont il est facile de mesurer le volume et qui con- tient les 7/15 de son poids d'azote. Sa densité, voisine de celle de l'air, étant connue, il est facile de calculer le poids d'azote contenu dans un nombre de centimètres cubes déterminé. Il sullit donc de faire dégager l'azote nitrique sous forme d'oxyde d'azote et de mesurer le volume gazeux résultant, afin de multii)lier ce nombre par le coeili- cient calculé. Le nitromètre se compose d'un tube gradué en centimètres cubes et en dixièmes de centimètre cube, surmonté d'un tube à entonnoir, dont il est séparé par un robinet à deux voies obliques. Le tube est relié à sa partie inférieure par un tube de caoutchouc à parois résistantes avec un autre tube qui sert de tube manométrique et que l'on remplit de mercure. Le mercure pénètre dans le tube gradué et. en monlaiil ou en abaissant l'antre tube, on obtient les pressions que l'on veut. D'autre part, on dissout dans de l'acide sul- furique pur un poids connu de nitrocellulose à analyser; puis, quand la dissolution est complète, en ouvrant convenablement le robinet et en réglant le tube manométrique de manière à ce que la pression dans le tube gradué soit inférieure à la pression atmosphérique, on fait arriver la dissolution sulfurique de nitrocellulose au contact avec le mercure, la réduction a lieu et il se dégage du gaz oxyde d'azote. Après quelques instants, le volume gazeux n'augmentant plus, la décom- position est totale. 11 sullit d'amener le mercure au même niveau dans les deux branches, de faire la lecture du volume en tenant compte de la couche d'acide sulfurique au-dessus du mercure. Le poids de l'azote est calculé comme il est indiqué plus haut. La lecture du volume gazeux peut se faire à un dixième de centimètre cube près, par suite les résultats sont précis. Avec une pareille méthode, il est possible de suivre pas à pas la nitra- tion du coton et de connaître exactement la composition des nitrocel- luloses obtenues. Les premiers chimistes qui préparèrent les nitro- celluloses ne considérèrent que la'dinitrocellulose C^H' (Az02)2 0'^ ou collpdion et la trinitrocellulose C « H" (Az 0'^)^^ 0 ^ ou pyroxyle, mais Eder crut obtenir quatre degrés de nitration distincts et, pour les représenter, il doubla la formule de la cellulose en l'écrivant : fi2j^2oQio. Vieille, de son côté, obtint un plus grand nombre de dérivés nitrés qu'il considéra comme des espèces chimiques, et par suite crut plausible d'admettre C^" H'*" 0^" pour la formule de la cellu- lose. De la sorte l'ancienne dinitrocellulose devenait l'octonitrocellu- lose et la trinitrocellulose se transformait en décanitrocellulose. Voici le tableau des différentes nitrocelluloses avec leurs formules et leur teneur en azote, [h 2io J. MELNIEH j DEG1U':S l)F. .MTRATIn.N KOK.MLLES .\ZOTE 0 0 ul par 1 ijr. on r. c Télrunilnicellulo^c ou anc. . C" H^« 0-» (AzO^-) ' 6,77 108,10 .Morionilrooclhiluse Pentiinitrocelliilose Qu H 35 Q-io (AzO-^) 5 8,U/( 128,-2'. llexanilrocellulose C-^i H3» 0'^' (AzO-) « 9,17 146,26 HéiitaiiitrocOllulosc . C^' 1133 0'-» (AzO'^) ■ 10,111 162,53 Ocloniti'ocellulose ou iincicmu' C" H'^O" (AzO'-^) " 11,13 177,52 Dinitrooelulose Eiinéanitrocellulose (h\ H31 Q10 (AzO'') 9 1 1 ,')8 191,08 hécanitrocellulose C-' H^oO^MAzO-)'" 12,78 203,87 Fndécanitrocellulosc .... G" H29 0'« (AzO'-*)" 13,50 215,32 Dodécanitroccllulose. G-'' H-'* 0'-" (AzO-)''- 1^,16 225,53 Trinitroccllulose On reconnaît par ce tableau que le coton nitré ])our collodion doit contenir environ 11,2 p. 100 d'azote et qu'il ne faut ])as dépasser la teneur de 11,5 pour avoir un coton-collodion i)arfaitement soluble dans le mélange d'éther et d'alcool. D'autre ])art, la teneur corres- pondant à la dodécanitroccllulose, soit 14,16 j). 100, n"a jamais été atteinte : la nitration s'arrête à 13,5 p. 100 qui correspond à la cellu- lose onze fois nitrée, quand on se sert de mélanges d'acide sulfurique et d'acide nitrique anhydre. On peut obtenir 13,9 p. 100 en se servant d'un mélange d'anhydride azotique et d'anhydride phosphorique. Un fait d'observation, difficile à expliquer, est l'influence cpi'exerce sur le degré de nitration la proportion d'eau mélangée aux acides : il est nécessaire pour obtenir la nitrocellulose soluble, ou coton CP-, que le mélange d'acide contienne 17 p. 100 d'eau environ. Les propor- tions réciproques d'acide sulfuric^ue et d'acide nitrique peuvent être différentes, sans que le résultat soit changé. Puisque l'acide sulfurique est moins cher que l'acide nitrique, on s'en tiendra donc aux pro- portions indiquées précédemment, soit : 65 p. 100 d'acide sulfurique, 17 — d'eau, 18 — d'acide nitrique, Ces proportions ont été établies à la suite de très nombreux essais. La nitration se fait le plus simplement dans des appareils en grès en traitant 5 kilos de coton blanchi par 150 kilos du mélange sulfo- nitrique précédent. Ce mélange sert jusqu'à épuisement, quand il est régénéré par des acides neufs ; mais il est nécessaire de lui faire subir une correction pour qu'il présente toujours la composition dans laquelle l'eau entre pour 17 à 18 p. 100. Slabilisaliun de la nilrocelliilosc. — Cette substance est d'un manie- ment dangereux parce qu'elle s'enflamme facilement, fuse et fait I.l. (OKIN ET \.K> I.NDL^lTtlI.S UK LA Ci;Lr,IM.O>i: 211 explosion, parfois même spontanément. Elle est rendue plus stable par un traitement à l'acétone additionnée d'un dixième d'eau. L'opé- ration se fait dans un tonneau tournant. L'action de l'acétone est attribuée au fait que ce dissolvant débarrasse la nitrocellulose des acides libres qu'elle contient. Dans la fabrication de la poudre de chasse pyroxylée, les grains de poudre de dimensions convenables, obtenus par tamisage, sont trait-és par de l'acétone à différents degrés de dilution, suivant la dureté et la grosseur de la poudre que l'on veut obtenir. En général les grains sont projetés dans le liquide bouil- lant, où ils se gonflent sans adhérer entre eux. Après quelques mi- nutes, on ajoute de l'eau peu à peu et les grains durcissent rapidement. On lave pour éliminer l'acétone et les impuretés, puis l'on sèche dans des appareils spéciaux qui permettent de récupérer l'acétone. Une semblable méthode de stabilisation est employée pour les explosifs à la nitroglycérine. Celluloïd. — La nitrocellulose, soluble purifiée et stabilisée par la méthode précédente, combinée au camphre, donne une matière plas- tique, transparente, incassable, désignée sous le nom de celluloïd ou de xijlonite. Il y a diverses formules pour préparer le celluloïd ; elles reviennent à peu près toutes à traiter deux parties de nitrocellulose par une partie de camphre. On triture la nitrocellulose stabilisée, on la tamise pour éliminer les grumeaux, on la dessèche à 40 degrés, puis on la noie dans l'alcool camphré. Après avoir laissé en digestion un certain temps, on fait passer le produit sous uil cylindre, chauffé à 105 deg es par la vapeur ; l'alcool s'évapore pendant le laminage et le résidu n'est autre que le celluloïd. Toutes les tentatives qui ont été faites pour remplacer le camphre n'ont pas donné de bons résultats : les produits que l'on a obtenus ainsi étaient fragiles et se moulaient mal. Le camphre joue donc un rôle capital dans la fabrication du cellulojd, pour laquelle il est indis- pensable. En raison de Sa composition le celluloïd est inflammable et a donné lieu à de nombreux accidents ; pour atténuer ce défaut, on a préconisé l'addition de différentes substances ; celle qui paraît préférable est l'acide borique. On a cherché également à employer de la nitrocellu- lose dénitrée, mais cela fait perdre au produit ses qualités essentielles, particulièrement celle de rendre les tissus imperméables. Réduction de la nitrocellulose pour soie artificielle. — La dénitration de la nitrocellulose a donné au contraire de bons résultats pour la soie artificielle, et elle constitue l'une des opérations principales de sa fabrication. M. de Chardonnet réussit à dénitrer la soie qu'il fabriquait et à la rendre inofîensive en se servant du sulfure d'ammonium, réducteur 212 J. MEUNIEK également employé pour les matières colorantes, ou du chlorure cui- vreux qui donne aussi de bons résultats. La soie artilicielle dénitrée n'est pas plus inflammable que la soie naturelle; elle acquiert par cette opération plus de douceur, plus d'éclat et ses qualités générales sont améliorées. Actuellement le sulfure d'ammonium a été remplacé par le sulfure de magnésium qui coûte moins cher et qui donne un fil plus robuste. En raison de la viscosité des solutions, il faut porter la pression sur les filières à 60 kilos et plus par centimètre carré. Avec les dissolutions concentrées de collodion, le fil peut être obtenu directement dans l'air sans qu'il soit nécessaire de le faire passer dans l'eau, comme cela était fait dans les premières expériences. L'addition d'acide sulfurique ou du chlorure de calcium au collodion augmente sa fluidité et rend les opérations beaucoup plus faciles. La soie artificielle ne peut être blanchie qu'après avoir été dénitrée: elle fixe à la teinture, sans mor- dant, toutes les couleurs basiques. Malheureusement elle est altérée par l'eau f bien des essais ont été tentés pour lui donner de la résistance à l'eau : on a proposé, par exemple, l'addition du formol, mais sans résultat. La soie artificielle, préparée par filage des solutions de cellulose dans l'oxyde de cuivre ammoniacal, exige l'emploi du coton préala- blement mercerisé, on l'amène en solution à 8 p. 100 et le fil obtenu montre, spécialement par ses propriétés tinctoriales, le caractère d'un oxycellulose. L'hydrocellulose au contraire est presque insoluble dans la liqueur cupro-ammoniacale, de même que l'amidon elle devient soluble par addition d'alcali. On a également réussi à filer des solutions de cellulose dans le chlorure de zinc, etc. Acétate de cellulose. — L'acétate de cellulose a été découvert par Schutzenberger, mais étudié, surtout au point de vue scientifique, par Franchimont, qui a montré l'importance de l'emploi des substances catalysantes dans sa préparation. Si, au lieu de traiter la cellulose par un simple mélange d'anhydride acétique et d'acide acétique cris- tallisable, on ajoute une petite quantité d'acide sulfurique les rende- ments en acétate sont grandement accrus et, dans certaines con- ditions, ils deviennent théoriques. Pour obtenir ce résultat, il ne faut pas altérer la structure naturelle de la' cellulose du coton par un pro- cédé de purification ou de ])lanchiment. Elle est soumise à un premier traitement dans lequel elle gagne une molécule d'eau pour six molécules de cellulose, soit 6 (C^H'"0^) + H-0. La cellulose débarrassée de l'excès de réactif est soumise à l'ac- tion de l'anhydride acétique ordinairement dilué dans le benzène il faut soigneusement régler la lempérature et la contrôler pendant I.K COTON KT LES INDUSTRIES DE t.A CEM.ULOSE 1\^ la durée do l'opéra tien qui se prolonge jusqu'à ce que la cellulose soit transformée en un triacétate. de solubilité et de viscosité convenables. Pour obtenir les meilleurs résultats, on doit chauffer pas moin de quatre-vingts heures et s'assurer que l'acétylation a atteint le degré voulu en analysant de petits échantillons ; puis on sépare l'excès d'acide acétique et de benzène, on lave et l'on dessèche l'acétate formé. La fibre se gonfle beaucoup et le poids du coton s'accroît de 75 p. 100 ; le rendement théorique exigerait un accroissement de 78 p. 100. On considérait précédemment qu'il se formait un tétracé- tate au lieu d'un triacétate, l'erreur d'analyse provient de ce que la potasse alcoolique, employée pour la saponification, décomposait une partie de la cellulose, jouant ainsi le rôle d'un acide ; en employant des dissolutions de potasse étendue, on évite cette erreur. Pour les applications pratiques, l'acétate de cellulose doit être géla- tinisé et dissous. Ses principaux dissolvants sont les composés chlorés, les phénols et l'acétone. L'acétone donne lieu aux particularités sui- vantes : si l'agent catalyseur, comme l'acide sulfurique par exemple, a été employé en quantité trop faible, la solubilité dans l'acétone est presque nulle; elle s'accroît au contraire avec la quantité d'acide sul- furique. Mieux encore si, après sa formation, l'acétate de cellulose est mis en digestion avec une solution aqueuse d'un acide minéral de concentration moyenne, il devient complètement soluble dans l'acétone ; aussi, dans la préparation industrielle, on a toujours soin d'immerger l'acétate de cellulose dans l'eau acidulée. L'acétate soluble dans l'acétone est également plus soluble dans les rutres dissolvants, dont les meilleurs sont le chloroforme, l'éthane tétrachloré et surtout le tétrachlorure d'acétylène. L'alcool ordinaire et l'alcool méthylique ne sont pas à proprement parler des dissolvants de l'acétate de cellu- lose, mais ils augmentent étonnamment le pouvoir des autres dissol- vants, particulièrement des chlorures ; ils diminuent toutefois la visco- sité des solutions. Emplois de l'acétate de cellulose. — Il est applicable à la fabrication de tous les produits pour lesquels on emploie les dissolutions de nitro- cellulose, sauf les explosifs. Sa combustibilité est très faible ; il tend à remplacer le celluloïd pour la fabrication des films cinématographiques. Depuis cinq ans, on l'applique pour isoler électriquement les fils très fins, comme ceux des bobines de téléphone ; il isole mieux que le nitrate de cellulose et ne présente aucun danger d'inflammation. Il est unique pour la fabrication des waterproofs et l'imitation de la soie. Parmi les usages qui le rendent actuellement si intéressant pour nos industries de guerre, il faut citer son emploi pour imperméabiliser les toiles d'aéroplanes et leur donner de la rigidité; il est précieux également pour la confection des masques contre les gaz asphyxiants. Il y a cependant quelques applications pour lesquelles il ne peut pas rem- 21'! .1. MEUMKI! placer Je celluloïd, en |)arliculier celles des objets qui doivent subir des chocs, car il n"a pas la solidité de celte dernière substance. Viscose. — L'éclatant succès de la soie artilicielle à la nitrocellu- lose, obtenu pendant l'Exposition universelle de 1889, stimula le zèle des chercheurs. Le premier objet de leurs recherches eut pour but d'obtenir des dérivés de la cellulose peu inflammables et ne présentant pas les mêmes dangers que la nitrocellulose, le collodion ou le cellu- loïd présentent dans leur préparation. Ils pensèrent à reprendre l'étude de la dissolution de la cellulose dans l'hydrate de cuivre ammoniacal, connu depuis longtemps des chimistes, sous le nom de « réactif de Schweitzer )>, Ils réussirent à obtenir une solution assez concentrée et assez visqueuse pour être filée, et ils sont ainsi parvenus à fabriquer de la soie, exempte de produits nitrés, par suite ininflammable et dési- gnée sous le nom de « soie à l'oxyde de cuivre ». ]\Iais la découverte la plus originale fut celle d'un composé nouveau de la cellulose, d'une viscosité très grande, ce qui lui valut le nom de « viscose ». C'était une propriété essentielle pour les applications indus- trielles. Sulfocarbonate ou xanthatc de cellulose. — A propos de la niercerisa- tion, nous avons dit que le coton, ou la cellulose, n'est pas attaqué par la soude caustique, du moins en apparence, mais que ses proprié- tés sont altérées, puisqu'il subit par trempage dans la soude un retrait qui n'a pas lieu autrement. D'après certains chimistes, il se formerait une combinaison de cellulose et de soude ayant pour formule C^H^'O^ + Na-0 ou 2Na20. Ce serait 1' «alcali cellulose» et cette alcalicellulose se combinerait elle-même au sulfure de carbone pour former un sulfo- carbonate ou xanthate de cellulose, C ''H^iO ^ : 2 Na OH : CS^, dont la solution extrêmement visqueuse constitue la viscose. Si ces vues théoriques sont exactes, s'il s'agit là de réelles combi- naisons chimiques plutôt que de simples mélanges physiques, ce sont des composés moléculaires dont les liens chimiques sont très lâches et cela les rend facilement dissociables.- La solution visqueuse, en effet traitée par l'eau, se modifie d'elle-même, et peu à peu la cellulose se précipite et se sépare en se solidifiant progressivement ; au bout de quelque temps elle forme une masse absolument solide. Lorsqu'on a soin d'employer de l'eau acidulée, au lieu d'eau pure, les phénomènes de précipitation ou coagulation deviennent encore plus rapides. Ce sont des propriétés générales que nous présentent les substances col- loïdales. Les chimistes savent tous qu'en neutralisant aussi exacte- ment que possible par un acide une solution de silicate de soude, alcaline par elle-même et .parfaitement licpiide, elle se coagule en une gelée transparente absolument consistante ; c'est un véritable verre r,r. COTON KT Li:S INDUSTUIKS OM I,A C.EIJ.lU-OSl', 2ir; que l'on obt'ent de la sorte ; il devient, avec le temps, d'une grande dureté. Un phénomène analogue se produit dans la dissolution de cel- lulose. Il est difficile de séparer de la cellulose ainsi gélifiée les autres élé- ments qui l'accompagnent, en particulier des composés sulfurés ; on arrive cependant à les séparer au moyen de l'iode ou des oxydants alcalins, comme l'hypochlorite de soude, ou même par des réactifs neutres, comme le sulfate de soude. La cellulose est ainsi régénérée sous l'une de ses formes les plus pures et des mieux définies chimique- ment. Le procédé a donc été proposé pour son dosage qui, effectué d'après les autres méthodes, laisse tant d'incertitudes et d'imprécisions. Mais poursuivons le progrès des applications pratiques dû à ces remarquables propriétés. En 1892 fut brevetée la préparation du sulfocarbonate de cellulose. Toutefois les difficultés de manipulation, inhérentes à ces propriétés mêmes, furent ua obstacle à la prompte réalisation des espérances que l'on avait fondées sur le nouveau pro- duit. Ceux qui l'avaient découvert éprouvèrent quelques déceptions, et le sulfure de carbone indispensable à sa préparation était lui-même une substance d'un emploi dangereux. Ils ne se découragèrent pas cependant et rivalisèrent d'ardeur, surtout à partir de 1895. Trois ans plus tard, l'un d'eux, Stearn, parvenait à filer la « viscose « et breve- tait son procédé en 1898. On avait ainsi une nouvelle soie artificielle constituée par de la cellulose presque pure, exempte par conséquent de produits inflammables. L'étude la plus méthodique des propriétés de la viscose a été faite par un chimiste français, M. Bardy, c[ui les fit connaître dans un remarquable mémoire, présenté en 1900 à la Société d'Encourage- ment pour l'Industrie nationale. Déposée sur les fibres de papier collées à la machine, la viscose en accroît la ténacité de 40 à 60 p. 100, Elle est utilisée comme véhicule des matières colorantes et peut être déposée en couches minces sur le papier pour favoriser les reproduc- tions phototypiques. A l'égard de la peinture, elle peut remplacer soit l'huile de délayage, soit les substances colloïdales qui servent à épaissir les couleurs. Sa propriété la plus extraodinaire est celle de l'affinité qu'elle exerce sur les couleurs. On peut en effet, en l'appliquant sur des surfaces peintes, en retirer la peinture, et, la Marine française l'a officiellement adoptée pour débarrasser les coques de navires de leurs couches de peinture altérées. C'est,'on le conçoit, la substance idéale pour la «décal- comanie ». Il est facile d'obtenir au laboratoire de petites surfaces de pelli- cules minces au moyen de la viscose : il suffit de l'étaler en couches uniformes sur une surface plane et lisse, comme celle du verre ; elle 516 .1. MÈLMF.n se dessèche et s'enlève ensuite facilement. La pellicule enroulée sur elle-même, après avoir été débarrassée par lavage des sous-produits alcalins, constitue un film. Mais ce résultat, facile à obtenir en petit, présente pour la préparation industrielle de grandes diïïicultés, car la fabrication des films doit être continue et se faire sur de grandes surfaces ; il faut donc, pour résoudre ce problème, arriver à produire des couches de viscose très minces, sans cmplo^'^er de surface de sup- port; il faut en outre que ces couches soient transparentes, homo- gènes et d'épaisseur régulière; L'industrie en effet utilise des films ayant une longueur de 1.000 à 10.000 mètres sur une largeur moyenne de 1 mètre et d'une épaisseur comprise entre un dixième et un quart de millimètre. Pour cela la cellulose préparée à partir du sulfocarbonale subit les opérations suivantes : 1° coagulation ; 2" élimination du soufre; 3° blanchiment par lavages spéciaux ; 4^ séchage. Souvent le film doit être coloré par une teinture appropriée et recouvert d'une contre- couche. Une des principales difficultés dans le traitement de la cellu- lose, c'est que celle-ci gonflée par l'eau au moment de sa précipitation, se déshj^drate par la suite et se rétrécit de 30 à 40 p. 100. Malgré tant de difficultés pratiques, la succession de ces opérations a pu être réalisée dans une machine unique qui effectue le traitement ci-dessus sur des longueurs de 50 à 60 mètres: elle a été imaginée par M. Brandenberger, directeur de la teinturerie de Thaon (Vosges) et brevetée pour le compte de cette société. Le film à la viscose, lancé par la société de Thaon. est désigné sous le nom de « cellophane >' et se prête à une grande variété de formes décoratives. Une autre société française, celle de la Viscose à Paris, prépare une viscose spéciale répondant à tous les Joesoins industriels. Applications aux tissus. — La viscose peut remplacer l'amidon et la gélatine pour l'apprêt des tissus. Elle donne une augmentation de volume et de poids de 20 à 50 p. 100 et permet aux tissus de mieux résister à l'action de l'eau. Dans l'impression de ceux-ci, elle favorise les effets de lustre et son application s'effectue sous forme d'un film continu. Pour recouvrir les fibres textiles, on se sert d'un procédé mécanique spécial ; le filé ainsi apprêté et séché conserve la ténacité, l'élasticité et le brillant de la cellulose qui l'enveloppe si complètement, qu'on ne peut reconnaître la fibre naturelle qu'après un examen appro- fondi. C'est ainsi que l'on arrive à la production du crin artificiel, aj^ant à peu près l'apparence du crin des chevaux, et dont les applications sont nombreuses. Un des usages les plus curieux de ce produit est celui que l'on en fait pour confectionner des perruques de théâtre. La viscose moulée fournit des tubes em])loyés pour les dialyses, ou des capsules contenant des préparations chimiques et pharmaceu- i.E n»ioN i;t u;s iMusTiuts HE i.A n.i.i.ri.nsE iilt tiques. Los membranes ou tubes, destinés à la filtration ou aux sépa- rations osmotiques, remplacent avantageusem(>ijt le papier parche- miné, caria composition en est uniforme et ils sont exempts dans leur couche de « trous d'épingles » que présente le parchemin artificiel. La soie à la viscose obtenue par les méthodes spéciales de Stearn possède à peu près le diamètre de la soie naturelle, le fil est constitué par quinze brins ou plus réunis entre eux. Il est très brillant et ses propriétés chimiques sont celles de la cellulose pure ; on s'en est servi pour la fabrication des lampes à incandescence à filaments de carbone. La cellulose régénérée du sulfocarbonate, à l'état pur, peut être employée pour la préparation des autres composés de la cellulose, soit celle des acétates, soit celle des nitrates de cellulose. Viscoïd. - Nous venons de voir des applications où la cellulose dérivée de la viscose est employée pure; il en est d'autres également importantes dans lesquelles la viscose est associée à d'autres produits qui lui communiquent des propriétés spéciales. Ces produits sont des matières minérales inorganiques, telles que le kaolin, ou des matières organiques, insensibles à l'humidité, telles que la poix ou des hydrocar- bures denses. La masse plastique transformée en cylindre ou en cube par moulage est lavée et desséchée, puis employée dans l'industrie électrique sous le nom de viscoïd. Le viscoïd durcit tellement en se desséchant, qu'il acquiert la dureté de la pierre et qu'il s'est fondé en France une société pour l'exploitation d'un produit désigné sous le nom de Viscoliihe. La viscose, convenablement additionnée d'hydrocarbures, donne au contraire, une émulsion qui peut être appliquée sur les étoffes et les imperméabilise à la façon des solutions de caoutchouc; elle tend en raison de son bon marché à se substituer à ce dernier produit. La viscose, de même que l'acétate de cellulose, a créé une concur- rence redoutable à la soie au collodion et à la soie cupro-ammoniacale. Il en est résulté une baisse considérable de prix pour la soie artificielle, état de choses qui a déterminé la fermeture d'un certain nombre de fabriques. * * * Mais, on le voit, l'intérêt des industries de transformation de la cellu- lose n'est pas limité à ce domaine. Il est probable même que les branches secondaires qui ont pris naissance dans le but de fabriquer la soie vont devenir des branches prépondérantes et donneront naissance elles-mêmes à de nouvelles applications encore insoupçonnées. 218 .1. MEUMEU * * Il nous reste à dire quelques mots des industries dans lesquelles la cellulose, subissant une transformation chimique complète, est ame- née à l'état de glucose ou d'autres sucres analogues. Une importante découverte au point de vue de la constitution chi- mique de la cellulose a été faite, il y a quelques années : c'est la décou- verte du. cellose ou cellobiose, substance nettement définie par ses pro- priétés, et qui est cristallisée. Rien dans les théories chimiques anciennes ne faisait prévoir la possibilité d'un pareil produit. La cellulose, mise préalablement sous forme d'acétate, perd, par saponification, les élé- ments de l'acide acétique transformé en acétate alcalin, et laisse comme résidu une substance analogue au sucre de canne ou saccharose. Elle possède comme lui le pouvoir rotatoire, se décompose en produisant du glucose sous l'influence de certaines diastases, puis dans des condi- tions déterminées est susceptible de subir la fermentation alcoolique. C'est vers la transformation de la cellulose en produits de fermenta- tion que les recherches des chimistes industriels se sont orientées, parce que la transformation de la cellulose en glucose, sous l'action de l'acide sulfurique dilué, est un fait simplement et facilement réali- sable et que, d'autre part, l'alcool est un produit commercial dont l'écoulement est assuré. On est arrivé, en chauffant, sous pression, de la cellulose de bois avec de l'eau aiguisée de 4 à 6 millièmes d'acide sulfurique, à transformer 45 p. 100 de celle-ci en sucre réducteur, lequel, soumis à la fermentation alcoolique, a donné en alcool 70 p. 100 du rendement théorique. De tels résultats sont à prendre en considé- ration pour une application industrielle. Transformation de la cellulose dans F organisme animal. — Ce point sur lequel nous ne pouvons guère insister est particulièrement impor- tant du fait de son rapport avec la fonction vitale. La cellulose est une substance d'origine essentiellement végétale; elle caractérise, nous l'avons dit, la cellule végétale et disparaît dans le règne ani- mal ; elle contribue cependant au développement de celui-ci, puisqu'elle est une des substances principales de l'alimentation des animaux herbivores. Elle est digérée dans leur estomac à fonction complexe et l'assi^nilation qui s'ensuit la transforme en viande : les animaux carnivores ou omnivores sont donc alimentés indirectement par elle. On peut encore aller plus loin dans un tel ordre d'idées : les cel- lules animales ne sont pas seules à transformer la cellulose : cette transformation s'efTectue aussi par certaines cellules végétales, en particulier par les cellules des cryptogames. Les champignons, qui se 1,K C(tTnN KT l.KS I.MH STRIKS DK I A ( .Ivl.l.tl.OSK 219 développent à l'abri de la lumière et indépendamment de la fonction chlorophyllienne, empruntent leur propre substance à des composés cellulosiques. Ils attaquent la cellulose et la transforment. Parmi eux les champignons microbiens semblent jouer à cet égard un rôle prépon- dérant ; par eux, la cellulose est réduite et transformée en une ma- tière noire plus riche en carbone et qui constitue l'humus de la terre végétale. La fermentation que subit ainsi la cellulose comme hydrate de carbone est dite « fermentation forménique », parce qu'elle engendre du gaz méthane ou formène. La fermentation forménique est la prin- cipale dans la production des fumiers, où l'on constate le dégagement du formène. Elle est générale dans la nature, car elle transforme les matières végétales dans les marécages et donne lieu au dégagement du gaz des marais. Cela nous conduit à dire que la cellulose est d'une manière générale la substance génératrice des combustibles. Sans doute elle ferme l'élément essentiel du bois de chauffage, mais en outre elle engendre la houille et les autres combustibles minéraux par sa réduction plus ou moins avancée. Non seulement les considéra- tions d'ordre géologique, qui nous montrent la houille et les lignites formés par des détritus végétaux ayant conservé leur apparence primitive, mais les résultats des analyses chimiques et des essais ther- mochimiques de la puissance calorifique des combustibles conduisent à cette conclusion. Les lignites de formation récente sont à peine écartés de la cellulose par leur composition; les tourbes en diffèrent encore moins. Ce qui caractérise ces combustibles inférieurs dans les analyses, c'est la quantité d'eau presque indéfinie et impossible à fixer qu'ils perdent, quand on les chauffe : cela a lieu de même pour la cel- lulose, je l'ai fait remarquer. Leur puissance calorifique est sensible- ment celle de la ceffulose : elle s'accroît quand le combustible. est un produit de réduction plus avancée et qu'il converge vers la houille ou l'anthracite. Inversement, si nous partons de ces combustibles supé- rieurs, nous trouvons qu'ils ne contiennent que des proportions d'eau hygrométrique faibles et fixes, tandis que si nous descendons les échelons, les constatations contraires ont lieu : la proportion d'eau volatile s'accroît, la puissance calorifique diminue, de telle sorte qu'entre les lignites et la houille il y a une transition graduelle, dont on trouve tous les termes intermédiaires dans les charbons naturels et dont les deux extrêmes sont la cellulose et la houille. Nouveau produit de décomposition pyrogénée de la cellulose. — Aucun de ces termes intermédiaires, qui se rencontrent dans les différents charbonnages, n'avait été reproduit jusqu'ici artificiellement : deux chimistes genevois, A. Pictet et Sarasin, viennent d'obtenir un résultat remarquable sous ce rapport et qu'il semble bon de signaler : « En chauffant graduellement de la cellulose pure du coton dans mi 520 1- MEUNlEk appareil distillatoire, où l'air avait été raréfié à 10 ou 15 millimètres de pression, il distille, entre 200 et 300», une huile épaisse, de couleur jaune, qui se prend bientôt en une masse pâteuse, semi-cristalline, fo'-mant environ 45 p. 100 de la cellulose employée. Par cristallisa- tion dans l'acétone bouillante, il se sépare un corps parfaitement blanc et fusible vers 180". Il possède exactement la formule C^H^^OS et est identique à la léuoglucosane queTanrei a obtenueen 1894, comme produit de dédoublement de certains glucosides et de l'amidon. Le nom de lévoglucosane lui vint de ce qu'il dévie à gauche le plan de polarisation. Un tel produit s'obtient aussi avec des houilles incomplètement transformées, si l'on en extrait les matières volatiles à température peu élevée dans les conditions indiquées ci-dessus. Je ne viens d'envisager que les combustibles solides; mais les com- bustibles liquides, autrement dit les huiles de naphte et les pétroles, se rapportent à la même origine, c'est-à-dire à la trai sformalion forménique de h cellulose. Certains pétroles, les pétroles américains principalement, sont formés par des hydrocarbures de la série saturée, dont le premier terme est le formène ou méthane, et l'on est ainsi conduit à les envisager comme des produits de la fermentation for- ménique. Le grisou ou gaz naturel des houillères est constitué sur- tout par du formène ou méthane ; des recherches analytiques déli- cates tendent à montrer que le méthane est accompagné en petite quantité de ses homologues supérieurs, éthane, propane, butane, etc., qui se liquéfient d'autant plus facilement qu'ils occupent un rang plus élevé dans la série des hydiocarbures. Il est probable que le rendement de la fermentation forménique en hydrocarbures liquides dépend de la nature de végétaux qui fermentent. On remarque fré- quemment que la surface des eaux stagnantes dans les marécages où croissent surtout les joncs et les roseaux est recouverte d'une huile, qui a été entraînée elle-même par les bulles du gaz des marais. Dans les marais salants, où les eaux mères ont été fortement con- centrées sous l'ardeur du soleil d'été, les taches viennent former miroir, tandis qu'il se dégage du gaz combustible à forte proportirn de formène. Vraisemblablement donc, la production du naphte doit être attribuée, en partie tout au moins, aux actions forméniques et se rattache à la fermentation de la cellulose. Les faits nombreux rappelés dans cette Conférence sont loin d'épui- ser la littérature scientifique relative à la cellulose devenue aujourd'hui volumineuse, tandis qu'elle était restée pendant de longues années M-: COTON KT I.ES l.NDlJSTlUi:» lii; l.A CELLULOSE 22i rudimentaire. C'est une nouvelle branche de la science qui s'est ainsi créée, intéressant, non seulement les chimistes, mais les biologistes, les histologistes, les botanistes, autant que les industriels des diflerentes branches de l'industrie. Elle ouvre une voie large, dans laquelle ils peu- vent s'engager, sans craindre de porter préjudice aux savants des générations à venir. Nous laisserons toujours, quoi que nous fassions, un butin suffisant pour alimenter l'activité de nos successeurs, le do- maine de la documentation sur les faits naturels étant indéfini et s'élargissant à mesure qu'il progresse. M. Paul JUILLEUAT, ' Membre du Conseil irilygi.'-ne imbliqiie el ili' ^'alubiilé de la Seine. LACTION DES SERVICES D'HYGIÈNE SUR L'AMÉLIORATION DES LOGIS PARISIENS Mesdames, Messieurs, Bien que moins âgée que beaucoup d'autres cités, que Rome, qu'Athènes, Alexandrie ou Jérusalem, Paris est une vieille ville. Elle apparaît pour la première fois dans l'histoire en l'an 54 avant Jésus-Christ, 700 ans après la fondation de Rome, à l'occasion d'une grande bataille livrée par les Gaulois à Labiénus, lieutenant de Jules César. Elle s'appelait alors Lutèce, tenait tout entière dans une île de la Seine qui existe toujours, l'île de la Cité, et constituait la place de refuge d'une petite peuplade gauloise originaire de la Gaule-Belgique, les Parisii. Les cabanes en bois, couvertes en chaume qui abritaient sa popu- lation, les palissades de pieux qui en défendaient les rives contre les agressions du dehors, étaient loin de taire prévoir la carrière si mou- vementée et si splendide qu'elle devait parcourir dans les siècles futurs. Pendant toute la durée de la domination romaine dans les Gaules, lAitèce lit peu parler d'elle et paraît avoir mené une existence assez obscure. Pourtant dès le quatrième siècle de l'ère chrétienne, elle devient le séjour préféré de l'empereur Julien, dit l'Apostat, qui y demeurait volontiers, l'appelait sa chère Lutèce, et fit bâtir sur le flanc de la montagne, aujourd'hui montagne Sainte-Geneviève, un palais magni- fique, entouré de jardins, comme seuls les empereurs romains savaient en réaliser. C'est le palais des Thermes, dont les derniers vestiges lii Le danger que faisait cuurir aux î^allcs de réunion le bombardement de Paris, par canons à longue portée, a privé notre public habituel du plaisir d'entendre celte confé- rence, ainsi que les deux suivantes. Les auteurs ont cependant bien voulu nous com- muniquer un texte dont nous sommes lieiireux de faire lu-olitcr les Membre? de IWsso- rialion. L*AMÉLIOnATION I>ES LOGIS l'AHlSIENS 22.'-> subsistent encore au coin du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Garmain. Ces vestiges et les arènes de la rue Monge sont les plus vieux monuments de notre capitale. Julien, pour une raison ignorée, débaptisa sa « chère Lutèce », qui depuis lors fut appelée Paris, du nom de la peuplade dont elle était le centre. A cette périotle de l'histoire, les maisons de ce qui devait devenir la capitale du monde civilisé étaient des plus sommaires. Elles étaient construites en bois et en terre battue, couvertes en chaume, et, nous savons qu'elles étaient chauffées par des fourneaux. Pour un peuple de mœurs simples, occupé tout le jour au dehors à cultiver ses vignes, à chasser, à pêcher, de telles maisons pouvaient suffire, et l'hygiène de l'habitation jouait, dans ces installations primi- tives, un rôle un peu effacé. Le temps marche, l'empire romain s'écroule, les Barbares se ruent sur les pays que les descendants dégénérés de Romulus ne savent plus défendre. La Gaule est peu à peu envahie par des peuplades germaniques et les Francs s'établissent, sous leur roi Clovis, dans la ville de Paris, qui devient la capitale du royaume des Francs dans la Gaule. A partir de cette époque la ville grandit peu à peu. D'abord limitée à l'île de la Cité, embellie sans cesse par la construction d'églises, de monastères, dus à la piété des souverains et des grands seigneurs, elle ' finit par déborder sur les rives méridionales et septentrionales de la Seine. Louis VI, le Gros, entoura ces nouvelles annexes d'un mur d'enceinte et, à partir de cette époque l'on voit, à intervalles variables, les rois de France forcés d'élargir l'enceinte de la ville dont la croissance et le besoin d'expansion continuent encore de nos jours. Cent ans après Louis le Gros, Philippe-Auguste fit construire autour de sa capitale un nouveau mur d'enceinte, les faubourgs s'étant consi- dérablement développés et la ville même étouffant dans son vieux corset de pierres. Jusqu'alors, les rois qui se sont succédé, les administrations qui ont eu la charge de la ville ne semblent pas beaucoup s'être préoccupés de l'hygiène de la cité. D'après le peu que nous en savons, les rues, d'une étroitesse extrême, étaient, dans la plupart des cas, impraticables aux voitures. Le sol en terre recevait toutes les eaux du ciel et des maisons, ainsi que des détritus organiques de toute nature produits par les habitants et les animaux domestiques. Quant aux maisons elles-mêmes, la construc-' tion et l'aménagement en étaient laissés à l'arbitraire absolu des constructeurs. Comme les lois de l'hygiène rationnelle étaient alors à peu près inconnues, il est facile de se rendre compte de ce que pou- vaient bien être des denieures ainsi construites. Les résultats de cette 22i t'ALl. .lUlLLKBAl inertie générale étaient une mortalité excessive. Les maladies épidé- miqucs faisaient dans ces milieux infectés des coupes formidables, et chaque règne compte au moins une peste qui décime la population. Philippe-Auguste, qui, en regardant par les fenêtres de son palais de la Cité, avait failli être asphyxié par les odeurs épouvantables qui, d'une rue voisine, se dégageaient de la fange remuée par les roues d'un charriot en marche, décida qu'il serait remédié à un état de choses doni il avait, par lui-même, expérimenté les inconvénients. Il chargea le prévôt de la ville de faire paver les principales rues au moyen de pierres carrées. C'est la première tentative d'application des règles d'hygiène urbaine que, depuis la domination romaine, nous consta- tions dans notre pays. il faut aussi inscrire à l'actif de Philippe-Auguste la construction de deux aqueducs : l'aqueduc de Saint-Gervais, qui amenait à des fontaines situées dans l'intérieur de la ville des eaux provenant des hauteurs de Romainville et de Ménilmontant; l'aqueduc de Belleville. qui amenait à l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs les eaux recueillies sur les hauteurs de Belleville. En 1356, nouvel agrandissement de l'enceinte de Paris. Etienne- Marcel, prévôt des marchands, en prend l'initiative et en quatre ans l'opération, qui se limitait au Paris de la rive droite, était terminée. Mais l'hygiène urbaine continuait à être des plus négligées. En dehors des palais royaux, des monastères et des demeures des grands, la plupart des maisons n'étaient que de pauvres chaumières. Les rues, sauf les deux voies principales pavées depuis Philippe-Auguste, conti- nuaient à n'être que des sentiers boueux infects. Dulaure, d'après un rôle d'impositions levées sur le peuple parisien par Philippe le Bel en 1313, évalue la population de la capitale à 50.000 âmes environ. Dès cette époque, l'Administration parisienne commence à se pré- occuper d'assainir la ville. Hugues Aubriot, prévôt de Paris sous Charles V, essaya d'assurer quelque peu l'évacuation des eaux sales qui transformaient en cloaques la plupart des rues. Il fit creuser quelques égouts qu'il raccorda à l'ancien ruisseau de Ménilmontant. JMais ces égouts à ciel ouvert, mal entretenus, ne tardèrent pas à s'obstruer et, pendant les règnes suivants, ils furent par leur puanteur un des inconvénients les plus graves de la voirie parisienne. Les siècles succédèrent aux siècles, Paris s'agrandit sans cesse. Sous Henri II, en 1553, le prévôt des marchands estimait à 12.000 le nombre des maisons de Paris, ce qui représentait une population d'environ 200 à 210.000 âmes. Que pouvaient bien être ces maisons au point de vue de l'hygiène. D'après le peu de renseignements qui nous sont parvenus, elles étaient aijsez misérables. L'autorité ne s'inquiétait nullement d'en surveiller, L AMKI.IOIiATION PKS LO(.IS l'AlilSlK.NS 223 si peu que ce fûl, la coiisLiucliou et la tenue. Les habilauls, ignorants des notions les plus élémentaires de l'hygiène, habitués à vivre dans des conditions qui aujourd'hui nous pa^'aîtraient insupportables, ne s'en souciaient pas davantage. La tenue des maisons répondait à la tenue de la ville. Le « tout à la rue » était le seul moyen pour les habitants des maisons de se débar- rasser de tous les déchets de la vie organique. La situation était devenue telle que la coutume de Paris avait dû prescrire que « tous propriétaires étaient tenus avoir latrines et privés suffisants en leurs maisons ». Mais il faut croire que cette obligation était assez mal respectée, puisqu'elle dut être rappelée par des arrêts du Parlement des 14 mars 1523, 1er niars 1524, 13 septembre 1533 ; par un édit de François pr de novembre 1539, confirmé par lettres-patentes d'Henri II du 9 sep- tembre 1550. Sous Henri IV, sous Louis XIII, les mêmes constatations peuvent être faites. Les tentatives d'assainissement de la ville et des maisons de Paris, bien anodines cependant, aboutissent toutes à un insuccès absolu. Sous Louis XIV, les anciens remparts sont démolis et l'on établit sur leur emplacement une ligne circulaire de boulevards plantés d'arbres, qui ne seront terminés que sous Louis XV. Des rues sont élargies, le pavage est étendu un peu partout, la ville s'améliore au dehors. jNIais l'hygiène de la ville et surtout celle de la maison conti- nuent à rester des plus rudimentaires. La Reynie, le premier lieutenant de police qui tentait, au milieu de l'indifférence générale, de prendre des mesures utiles pour la santé publique, fit établir dans chaque rue des lanternes pour les éclairer la nuit. Le même La Reynie s'occupa activement d'améliorer l'hygiène des maisons et il rendit, le 24 septembre 1668 une ordonnance enjoi- gnant aux propriétaires de maisons dans lesquelles il n'y avait pas de latrines, d'en faire construire. Les considérants de cette ordonnance sont des plus suggestifs. Ils constatent d'abord que les maisons à nombreux locataires sont devenues communes et que les dispositions de la coutume de Paris, ainsi que les arrêtés du Parlement de Paris, et l'ordonnance de Henri II de 1550, n'avaient produit qu'un efi'et des plus médiocres. Écoutons ce qae dit La Reynie : « Sur ce qui nous a été représenté par le Procureur du Roy, qu'en '> exécution des ordres par nous donnés aux commissaires du Châtelet, ■) pour la visite des maisons de cette ville et des fauxbourgs, afin de )) reconnaître l'état auquel les propriétaires et locataires des dites- V maisons les tenaient, et s'ils y observaient les ordonnances et règle- ^> mcnts de police ; les dits commissaires dans la visite qu'ils ont faite » des quartiers les plus réservés et les plus habités de la ville et des 15 226 l'^UL JUILLERAT » fauxbourgs, auraient, entre autre chose, observé qu'en la plupart » des quartiers, les propriétaires des dites maisons se sont dispensés » d'y faire des fosses ou latrines, quoiqu'ils aient logé dans aucune » des dites maisons jusques à vingt et vingt-cinq familles différentes, » ce qui causait en la plupart de si grandes puanteurs qu'il y avait » lieu d'en craindre des inconvénients fâcheux, et surtout en des » temps suspects ; non seulement il estait nécessaire pour maintenir » la pureté de l'air et la santé des habitants, de continuer à faire tenir » les rues nettes, mais encore de veiller aussi soigneusement à ce qu'il » n'y ait aucune saleté au dedans des maisons, principalement dans les » quartiers les plus peuplés où la maladie contagieuse a toujours com- » mencé à se manifester toutes les fois que la ville en a été aflligéc ; » c'est pourquoi attendu que ledit deffaut de latrines était la principale » cause de ces saletés et puanteurs qui rendent les dites maisons » infectes et qui sont capables de corrompre l'air. » Après ces considérants, La Reynie ordonne que les propriétaires des maisons qui sont dépourvues de latrines, en construisent dans le délai d'un mois à dater de la publication de l'ordonnance et sous peine d'une amende de 200 livres, sans préjudice du remboursement de la dépense qui serait faite pour l'exécution par l'Administratiqn des travaux en leurs lieu et place. Il paraît que pendant la durée de ses fonctions La Reynie tint la main à l'exécution de son ordonnance. Il en résulta une certaine amé- lioration dans l'état sanitaire des maisons, qui devinrent un peu moins infectes. En même temps se poursuivaient l'élargissement de certaines rues et l'extension du pavage. Mais là encore aucun plan, aucune vue d'en- semble ne présidaient au choix et à l'exécution des travaux. Sous Louis XVI, nous commençons à voir poindre une idée générale sur l'aménagement des villes. Des travaux importants de percement de rues, la création de quartiers nouveaux, comme le quartier Gaillon, concourent à l'assainissement et à l'embellissement de la capitale. Une déclaration du roi du 10 avril 1785 détermina, pour la première fois depuis l'apparition de Paris dans l'histoire, la largeur des rues et la hauteur maxima des maisons. Aux termes de cette déclaration, aucune rue nouvelle ne peut être ouverte qu'en vertu de lettres- patentes. Les rues ne peuvent avoir moins de 30 pieds de largeur ; celles qui n'auront pas cette largeur devront être élargies au fur et à mesure des constructions. La hauteur des maisons ne peut dépasser 00 pieds sur une rue d'une largeur de 50 pieds, et lorsque les maisons seront bâties en pierre, dans les rues qui auront moins de 30 pieds de large, la hauteur des maisons pourra être de 48 pieds. Cette réglementation est restée en vigueur pendant plus de la moitié l'amki.kihation |(i:s lixas i'akisik.ns 227 du xix^ siècle et les résultats désastreux qu'elle a eus jjour la santé publique se font encore sentir aujourd'hui. Pendant la tourmente révolutionnaire, sous l'Enqnrcla Restauration et la Monarchie de Juillet, nous voyons Paris croître sans cesse; des tiavaux importants de voirie le transforment considérablement. Il nous reste de l'époque du Directoire et de l'Empire un document extrêmement important qui a cyii sur les conceptions édilitaires des époques qui ont suivi une influence énorme, c'est le fameux Plan des Artistes que nous nous contenterons de mentionner. Jusqu'au premier tiers du xix^ siècle, on peut dire, ainsi que l'a montré le rapide exposé que nous venons de faire, que les administrations parisiennes succes- sives n'avaient eu qu'un souci assez fugitif de la salubrité du logement parisien. La ville avait crû d'une façon constante, le nombre des rues, des maisons s'était élevé de siècle en siècle et presque d'année en année. Les logements des Parisiens avaient à peu de chose près conservé les erreurs et les routines du moyen âge. Sous Louis XVI, une nouvelle enceinte, destinée à faciliter la per- ception des droits, avait été construite. Il en reste quelques rares ves- tiges, notamment à la place Denfert-Rochereau où nous voyons encore aujourd'hui les deux bâtiments qui constituaient les bureaux de perception de l'ancienne barrière d'Enfer. Paris, cpi en 155^, sous Henri II, comptait 210.0Û0 habitants, était, sous Louis XVI en 1784, peuplé, d'après Necker, par 680.000 âmes, renfermées dans la nouvelle enceinte. Nous devons constater que dans cette question de l'hygiène des villes, comme dans beaucoup d'autres, la Révolution française apporta d'utiles innovations. Une loi des 16-24 août 1790 confie, entre autres choses, à la vigi- lance et à l'autorité des corps municipaux : 1° tout ce qui intéresse la sûreté ou la commodité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques; 2" ce qui comprend le nettoiement, l'illumination, l'enlèvement des encombrements, la démolition ou la réparation des bâtiments menaçant ruine, l'interdiction de rien exposer aux fenêtres ou autres parties des bâtiments qui puisse nuire par sa chute, et celle de rien jeter qui puisse blesser ou endommager les passants ou causer des exhalaisons nuisibles. Ces dispositions, à près d'un siècle d'intervalle, ont été reproduites, en 1884 (5 avril) dans la loi qui a déterminé à nouveau les attributions des Maires et des Conseils municipaux. A Paris, la loi du 28 pluviôse au VIII a divisé l'administration municipale entre deux magistrats, le Préfet de la Seine et le Préfet de Police. C'était ce dernier qui avait à régler toutes les questions intéressant la salubrité publique; mais, depuis le décret du 10 novembre 1859, la plus grande partie en a été dévolue au Préfet de la Seine. 228 T'AI I^ lUILLERAT Il s'agissait toujours seulement de rassaiiiisscment général de la ville. Quant à l'hygiène intérieure des maisons, aux droits des construc- teurs et des propriétaires, la situation qui existait depuis le moyen âge restait inchangée. On en était toujours à l'ordonnance de 1668 sur les fosses et latrines et à la déclaration du roi de 1785 sur la hau- teur des maisons. Jusqu'à la Révolution de 48, pendant la durée de l'Empire, de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, la situation se modilia fort peu. Nous n'avons guère à noter pendant cette période ({u'une ordonnance royale du 24 septembre 1819 sur la construction des fosses d'aisances, et une ordonnance de police sur la construction et l'entretien des puits, puisards, puits d'absorption et égouts particuliers. Pourtant, à la suite de l'épidémie de choléra de 1831-1832, une Commission spéciale avait été chargée de visiter les maisons des quartiers de Paris les plus frap- pés par le fléau, et avait donné d'utiles indications sur la tenue des habitations. Le 20 novembre 1848, une ordonnance de police réglementa ce que l'on peut appeler la salubrité extérieure des maisons, c'est-à-dire les amas d'immondices dans les cours, allées ou enclos attenant aux habi- tations ; la stagnation des eaux provenant du mauvais état ou de l'absence de pavage des cours et allées ; le défaut d'entretien des cabi- nets d'aisances ; des tuyaux et cuvettes destinés à l'écoulement et à la conduite des eaux ménagères ; la malpropreté des murs, des escaliers, des corridors, etc. Quant à l'état des locaux habités, personne n'avait le courage de s'en occuper. Le respect immodéré du droit de propriété ne permettait pas à l'auto- rité publique de visiter un logement, ou un local loué comme logement et d'obliger le propriétaire à l'assainir. Le mur de la propriété et celui de la vie privée étaient infranchissables. D'ailleurs on distinguait d'une façon absolue la salubrité publique et la salubrité privée. L'auto- rité était compétente pour intervenir en ce qui concernait la première, mais n'avait légalement, disaient les jurisconsultes, aucun pouvoir pour réglementer la seconde. Je n'apprécie pas, je raconte. Le« résultats de cette inertie étaient navrants. Dans les quartiers populeux, les habitants étaient entassés dans des taudis innommables. Dans les maisons habitées par les classes aisées, le mal n'était pas moins grand. Des habitudes, dontl'origlne remontait aux époques médiévales où les notions les plus élémentaires de l'hygiène n'existaient pas, s'étaient conservées dans la construction et l'aménagement des appar- tements. Le logement était devenu un véritable danger national qui. menaçait de compromettre la vitalité morale et i)hysi(iue de la race. L' Assemblée nationale législative de 1849, révolutionnaire pour t.'amkm(1r.\tion des logis pafusiens 229 I'éi)oqLic, mais qui nous paraîtrait aujourd'hui bien timorée, osa porter le fer dans la plaie et vota le 13 avril 1850 une loi sur l'assai- nissement des logements insalubres. C'est à cette époque seulement que l'on put créer à Paris un véri- table service d'iiygiène et que la salubrité des logements ne fut plus abandonnée au bon plaisir des particuliers. Dès la promulgation de la loi, la Commission des Logements insa- lubres, rouage essentiel de la nouvelle organisation, fonctionna à Paris, et son action s'est prolongée pendant un demi-siècle, jusqu'à la loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique. A partir de 1850, nous voyons l'Administration parisienne se préoccuper toujours plus activement d'améliorer l'état sanitaire des logements. Des précautions réglementaires sont prises pour imposer aux cons- tructeurs de maisons neuves l'observation des règles de l'hygiène au moins telles qu'on les concevait à cette époque. A la Commission des Logements insalubres restait dévolue la charge d'assainir les immeubles anciens ; mais le décret du 26 mars 1852 imposa à tout constructeur de maisons l'obligation, avant de commencer les travaux, d'adresser à l'YVdministration un plan et des coupes cotés des construc- tions qu'il projette et de se soumettre aux prescriptions qui peuvent lui être faites dans l'intérêt de la sécurité publique et de la salubrité. Les façades extérieures des maisons doivent, aux termes du même décret, être grattées, repeintes ou badigeonnées au moins une fois tous les dix ans. Enfin, les propriétaires de maisons situées en bordure de rues pourvues d'égout sont tenus d'envoyer directement à l'égout les eaux pluviales et ménagères de leurs immeubles. Un délai de dix ans leur est imparti pour satisfaire à cette obligation. D'autres décrets du 27 juillet 1859, du 18 juin 1872 et du 23 juillet 1884 prévoient les hauteurs maxima des maisons, le nombre des étages, la hauteur minimum des étages, toutes choses qui intéressent au pre- mier chef la salubrité de la maison et de la ville. Les enquêtes de la Commission des Logements insalubres, en révélant les tares de la plupart des logis parisiens, et en indiquant les moyens de les faire disparaître, faisaient à la fois l'éducation de l'Administra tion et du public, et rendaient plus facile l'action de l'autorité. Entre temps, le réseau d'égouts, ébauché sous Louis XVI, s'éten- dait chaque jour. En 1872, Belgrand l'évaluait à une longueur de 543 kilomètres. Les besoins en eau allaient sans cesse croissant. Les rares fontaines qui, au xviii^ siècle, distribuaient parcimonieusement aux Parisiens une eau d'une pureté problématique, étaient devenues absolument insuffisantes. Et ce n'étaient pas les puits dont presque chaque maison était pourvue qui pouvaient leur venir en aide. L'eau de ces puits était depuis déjà des siècles à peu près imbuvable. Filtrant à travers des terrains souillés par une infection séculaire, elle avait ■230 r.\ri. .hiu.erat un goût et une odeur ropoussanls et ne pouvait guère èlre utilisée que pour laver les cours et les ruisseaux. Son usage comme boisson, trop fréquent néanmoins, entretenait la lièvre typhoïde qui jusqu'à la fin de xixf' siècle fut une maladie bien parisienne. La Commission des Logements insalubres, eu considérant systéma- tiquement l'absence d'eau de bonne qualité dans uiic maison comme une cause d'insalubrité, contribua puissamment à faire aboutir les clTorts que les ingénieurs jiarisiens prodiguaient pour doter la caiiitale d'une alimentation abondante d'eau pure. Pendant cette période, des travaux considérables furent entrepris à cet elTet. Les machines qui puisaient l'eau à la Seine et dans le canal de l'Ourcq furent ren- forcées. Des sources captées en Champagne furent amenées à grands frais à Paris, emmagasinées dans des réservoirs monumentaux installés sur les points hauts de la ville. La distrilnition de l'eau dans les maisons s'étendit rapidement, et en 1872 on comptait 38.000 abonnés à l'eau municipale. A cette époque (31 décembre 1872), pour une jiopulalion de 1 million 851.792 habitants, la Ville disposait quotidiennement de 420.000 mètres cubes d'eau par jour, soit de 227 litres par jour et par tète d'habitant. L'aqueduc qui amenait à Paris l'eau des sources de la Dhuys avait une longueur de 130.880 mètres. Celui des sources de la Vanne s'éten- dait sur une longueur de 173 kilomètres. En 1892, après l'adduction des eaux des sources de l'Avre, du Loing et du Lunain, après la construction des bassins filtrants d'Ivry et de Saint-]\Iaur, le cube d'eau disponible quotidiennement à Paris s'éle- vait à 936.717 mètres cubes qui étaient distribués par des canalisa- tions de divers calibres, dont la longueur totale atteignait 2.798 kilo- mètres. A la même époque, la longueur du réseau d'égouts de la Ville attei- gnait plus de 1.215 kilomètres. La transformation des infectes latrines qui empuantissaient les maisons, fut poursuivie avec ténacité; la suppression des systèmes de vidange anciens fut peu à peu considérée comme un progi'ès néces- saire, et en 18t)7 il fut possible à l'Administration parisienne d'auto- riser, dans les rues où les égouts s'y prêtaient, l'évacualion directe des vidanges à l'égout. Pendant la période qui s'était écoulée entre 1850 et 1870, Paris avait subi des modillcations profondes. D'abord en 1859, les communes qui s'étaient trouvées enfermées dans l'enceinte fortifiée nouvelle, construite de 1841 à 1846, avaient été réunies à Paris, où elles formèrent huit arrondissements nouveaux. L'exécution du plan d'Haussmann avait fait disparaître une foule de rues malsaines et de maisons meurtrières. Pour s'en faire une idée, il n'y a qu'à se reporter aux descriptions que nous ont laissées les I.\\MÉI.inR\TION DES LOGIS PARISIENS 231 écrivains de la premicre moitié du xix^ siècle, des régions av^oisiiiant l'Hôtel-Dieu, le Palais de Justice, l'emplacement du boulevard Saint- Michel, du boulevard Sébastopol et du boulevard de Strasbourg et de les rapprocher de ce que nous voyons aujourd'hui. La ville s'accroissait sans cesse, sa population grandissait chaque année. Les anciennes communes suburbaines, englobées depuis 1859 dans la capitale, se couvraient de maisons. Mais il existait toujours, soit dans les faubourgs, soit dans les vieux quartiers du centre, des amas de vieilles maisons datant du xvii^ siècle et même d'époques plus reculées encore que ne suffisaient pas à assainir les travaux forcément limités que l'on pouvait y prescrire et qui continuaient et continuent encore à exercer leur action délétère sur les malheureuses populations, qui sont contraintes de les habiter. Depuis 1880, une révolution bienfaisante Nint modifier les notions que nous possédions sur l'origine des maladies contagieuses. Les immortels travaux de Pasteur, en démontrant que les maladies contagieuses sont dues à la puUulation dans notre organisme d'êtres infiniment petits, de petites plantes qu'il appela microbes, eurent sur le développement de la science hygiénique une influence décisive. Quand les savants de l'école de Pasteur eurent découvert les microbes des principales maladies contagieuses : t\"phoïde, dysenterie, diphtérie, tuberculose et qu'ils eurent établi le mode de pénétration de ces germes dans l'organisme humain, tout un système de prophylaxie rationnelle de\ànt possible à instituer. Le rôle du logement dans la conservation de la santé des habitants, entrevii dès le début du xix® siècle et établi empiriquement depuis 1850 par les observations des médecins et des pliilanthropes, se précisa et se révéla enfin de la plus haute importance. L'étude de la vie et de l'évolution des microbes pathogènes démontra que ces infiniment petits étaient répandus par les malades autour d'eux, suivant des procédés variés. Les uns étaient mêlés aux déjec- tions, d'autres aux crachats, d'autres se dispersaient avecles squames qui se détachaient des pustules desséchées de diverses affections. Ils pouvaient s'introduire dans l'organisme des personnes qui entou- raient les malades, soit par les poussières, soit par l'eau, soit véhiculés par l'air qui les entourait. Dans les logis où avait séjourné un malade, on constata la présence de myriades de ces microbes, qui conservaient longtemps leur %'irulence et l'on reconnut que pour lutter contre ces maladies, les plus redou- tables de toutes, un seul moyen vraiment efficace était de détruire ces gemies dans les chambres mêmes au fur et à mesure de leur production. On constata l'action destructive qu'exerce sur ces infiniment petits la lumière solaire et l'on put en déduire que le logement, pour être sain, devait être largement accessible aux rayons du soleil. 232 PAfl. JUILLERAT En outre, ou imagina des dispositifs et l'on trouva des subslances qui permirent la destruction rapide des microbes ; ainsi fut créée la désinfection. Examinons maintenant comment se comportaient à la fin du xix^ siècle la plupart des logements parisiens. Les maisons construites depuis le début du siècle étaient' pour la plupart établies en bordure des voies publiques. Elles présentaient une double épaisseur de pièces habitables ; les unes prenant jour et air sur la rue, les autres sur une cour intérieure. Souvent, surtout depuis les grands travaux de voirie résultant de l'exécution du plan Haussmann, plusieurs corps de bâti- ments se succédaient en profondeur, séparés les uns des autres par des cours intérieures par lesquelles tous les logis étaient aérés et éclairés. Avant 1884, les cours avaient les dimensions que voulaient bien leur donner les constructeurs. Or, comme le prix des terrains allait sans cesse en augmentant, que la population s'accroissait tous les jours et que la demande de logis suivait la même progression, les dimensions des cours dans les nouvelles maisons allaient sans cesse se rétrécis- sant. Le décret de 1884 mit un terme à ce rétrécissment en fixant pour les cours des dimensions minimum. A dater de ce décret, dans les maisons nouvellement construites, les cours desservant des bâtiments de 18 mètres de hauteur et au- dessous durent avoir une superficie d'au moins 30 mètres avec une largeur moyenne d'au moins 5 mètres. Dans les maisons dont la hau- teur excédait 18 mètres, la superficie des cours dut atteindre au moins 40 mètres avec une largeur moyenne de 6 mètres. La hauteur des étages sous plafond qui avait été fixée, en 1872, à 2 m. 80 pour le rez-de-chaussée et à 2 m. 60 pour les autres étages, fut maintenue par le nouveau décret. Il consacrait également, pour éclairer et aérer les cuisines, l'usage des courettes de 9 mètres superficiels avec une largeur minimum de 1. m 80. Rien ne visait la dimension des chambres livrées à l'habi- tation, la dimension et la disposition des ouvertures destinées à les aérer et à les éclairer, les mesures à prendre pour assurer un chaufTage inolTcnsif et une ventilation convenable. Il y a plus, aucune disposition légale n'obligeait le constructeur à éclairer directement sur l'extérieur les chambres habitables ; il pouvait installer des chambres à coucher ou autres en les aérant et les éclairant sur d'autres chambres ou sur des corridors. Les nouvelles maisons présentèrent donc, dès l'origine, des .tares redoutables. D'abord les locaux des étages inférieurs donnant sur les cours furent tous à peu près complètement obscurs ; les cuisines, situées sur les parois de véritables puits noirs où l'air ne se renouvelait jamaisj devinrent, dans beaucoup de maisons, de redoutables foyers d'infec- L AMELIORATION DES LOfilS PARISIENS -O^.'J tion. Dans les étages inférieurs, l'usage de la lumière arlilicielle fui la règle pendant la plus grande partie de la journée. Enfin, aucune disposition ne visait les loges des concierges et les chambres de domestiques. Les loges furent reléguées au fond des vestibules, sans air et sans lumière, dans les parties des immeul)les absolument inutilisables pour la location. Les chambres de domestiques établies sous ^les combles furent réduites à de véritables cellules, glaciales en hiver, torrides en été, éclairées et aérées par des châssis à tabatière, sans aucun moyen de chauffage; en un mot, dans les maisons neuves, on créa de toutes pièces une série de taudis qui, dans beaucoup de cas, servirent de point de départ à la propagation des plus graves épidémies. Dans les maisons anciennes, la situation était encore plus critique. Malgré les eiïorts de la Commission .des Logements insalubres, qui chaque année faisait une moyenne de 3.000 visites d'immeubles, il existait toujours des logements meurtriers pour leurs habitants. Pendant le cours des siècles précédents, les classes sociales de la population s'étaient déplacées. Les quartiers habités par la noblesse et par les classes aisées avaient peu à peu été désertés au iwofit de quartiers nouveaux. Des quartiers jadis couverts de riches hôtels, construits au milieu de vastes jardins, comme le Marais, les quartiers de la Sorbonne et de Saint-Victor, ce qui constitue aujourd'hui la plus grande partie des quartiers Saint-Merri, Saint-Avoye et Saint-Gervais, avaient vu, dès la fin du xviii^ siècle, leur population riche émigrer dans les nouveaux quartiers aristocratiques. La chaussée d'Antin, le quartier Saint- Honoré, le quartier Saint-Germain avaient recueilli ces habitants. Enfin l'exécution du plan d'Haussmann, en créant de vastes voies nouvelles de luxe, y avait appelé toute la clientèle élégante au détri- ment des vieux quartiers centraux. Il en était résulté, dans ces derniers, la disparition rapide des jardins qui en faisaient le charme. Sur leur emplacement s'étaient élevées des maisons pressées les unes contre les autres, destinées à une population pauvre et édifiées sans autre souci que de leur permettre d'abriter le plus grand nombre possible de familles sur une surface donnée. Au fur et à mesure que les vieux et vastes hôtels de jadis étaient abandonnés par leurs habitants primitifs, les propriétaires les aména- geaient en vue de la location à des familles pauvres. Les étages furent coupés eh deux dans la hauteur ; les vastes pièces furent divisées en chambrettes par un système de cloisons légères et dans un ancien salon ou une ancienne salle à manger de ces vieilles habitations somp- tueuses, des architectes utilitaires réussirent à faire tenir deux ou trois logements destinés à recevoir chacun une famille distincte. Seulement, la moitié au moins des chambres nouvelles ne pouvait 2.St PAUL .(llILLERAT recevoir l'air cL la luinièrc que par des couloirs ou par l'inlermédiaire d'autres pièces et la moitié de la populaliou dut hal^iter des logis abso- lument ol)scurs oîi ne pénétrait qu'un air déjà vicié et où n'entrait jamais un rayon de soleil. Aussi, malgré les louables efforts de l'Administration et de la Com- mission des Logements insalubres, la plus grande partie des logis pari- siens, habités par les classes pauvres ou de moyenne aisance^ étaient- ils loin de répondre aux exigences de l'hygiène la plus modérée. Dans tous les quartiers nouveaux formés par les anciennes com- munes suburbaines enfermées dans les fortifications et réunies à Paris en 1859, la situation n'était pas meilleure. L'exécution du plan d'Haussmann, poursuivie après 1870 par Alphand, avait coupé ces quartiers de voies de première largeur. Mais leur situa- tion excentrique en écartait encore la clientèle aisée. La partie de la population pauvre, chassée de ses anciens domiciles par les opéra- tions de voirie comme le percement des boulevards Saint-Michel, Sébastopol et de Strasbourg, n'avait pu tout entière se loger dans ce qui restait des vieux quartiers et avait reflué vers la périphérie de la ville. Aussi les constructions édifiées dans ces quartiers nouveaux avaient été conçues par des spéculateurs en vue d^e loger cette population peu difficile à contenter. Des voies privées d'une largeur ridicule s'étaient rapidement bordées de maisons hautes, où les logements constituaient de véritables taudis. Rien ne peut donner une idée plus exacte de ce qu'étaient et de ce que sont, malheureusement encore, certaines rues, certaines maisons, certains logements que les descriptions que nous en font les médecins qui se trouvent journellement en contact avec les classes populaires. Parlant des quartiers périphériques, mon excellent ami l'éminent professeur Letulle s'exprimait ainsi : « Des neuf arrondissements qui bordent la périphérie de Paris, » un seul le seizième (Passy-Auteuil) n'est pas encore écrasé d'habi- » tants et jouit de la proximité d'un vaste champ d'air propre com- » posé du Bois de Boulogne et de la Seine qui le met à l'abri des agglo- » mérations suburbaines. Tout le reste nous apparaît refoulé, tassé, » décimé par la misère et par les maladies : c'est le Paris des pauvres » gens. Là s'accumulent les rues étroites, sans soleil, les impasses louches » et les cités fétides ; là les maisons sombres, aux escaliers humides, » aux logements surpeuplés, entretiennent, multiplient à l'envi les » maladies contagieuses, depuis la rougeole, la coqueluche et la scarla- » tine, jusqu'à la fièvre typhoïde, la tuberculose et la diphtérie, fléaux » détestés des masses populaires. » De son côté, le docteur Noir, dans une étude des plus remarquables sur le quartier Saint-Séverin, un de ces vieux quartiers dont nous parlions plus, haul, s'exprime ainsi : l'aMIÎLIORATIQN des I.OGIS PARISIENS 23') «Dans des ruelles infectes qui, , en certains points, n'ont jamais » reçu un rayon de soleil, s'ouvrent de longs et obscurs couloirs, au fond » desquels des escaliers étroits montent jusqu'au sixième étage. Ces » escaliers sont éclairés par des baies qui s'ouvrent sur des courettes » encore plus sombres. La rapacité des propriétaires a multiplié des » logements où campent des familles de cinq à six personnes ; elles » vivent et s'étiolent dans des tanières de quelques mètres. L'aération » y est nulle et si, durant l'hiver, on est tenu de laisser la croisée close, » les hal)itants en sont réduits à respirer les émanations infectes de «l'escalier sur lequel s'ouvrent les portes d'indescriptibles latrines. » Telle était la situation à la fin du xix^ siècle. L'Administration sanitaire de Paris avait fait les plus louables effort : elle avait multiplié les travaux utiles, amené et distribué de l'eau en abondance, créé un réseau complet d'égouts, aménagé ration- nellement les voies publiques. Le logis était resté ce qu'il était au commencement du siècle, et les épidémies de toute sorte continuaient à sévir sur la population pauvre ou peu aisée, condamnée à s'entasser dans des taudis, dont les descrip- tions que nous venons de rappeler, et qui datent d'hier, nous ont conservé l'image révoltante. Pourtant, il existait des services d'hygiène. Ils connaissaient les dangers du logis malsain ; mais que pouvaient-ils faire? Peu de chose, auprès de ce qu'il fallait faire. Ils agissaient néanmoins; la Commission des Logements insalubres était arrivée, par une action persévérante, à créer certaines règles d'hygiène. Par exemple, dans tous les cas où elle avait eu à intervenir, elle avait demandé le remplacement des anciens cabinets à la turque par des cabinets pourvus de sièges, munis d'appa- reils destinés à empêcher le reflux au dehors des émanations de la fosse. Les constructeurs, dans la crainte de voir se produire une interven- tion de la Commission, avaient pris l'habitude, dans les maisons neuves, d'installer leurs cabinets d'aisances d'après les principes posés par cette Commission. Il y avait donc eu quelques progrès, mais si rares et si peu impor- tants que l'on peut dire que jusqu'en 1892 l'aménagement hygiénique du logement parisien fut à peu près laissé complètement à la volonté du constructeur. En 1892, l'Administration de la Ville de Paris créa un service public de désinfection. Désormais, tout logement dans lequel avait séjourné un malade atteint d'une affection contagieuse, fut, après la guérison ou le décès du malade, soigneusement désinfecté, ainsi que la literiç et le mobilier qui Te garnissaient. En même temps, et pendant le cours même de la malaciie, tous les objets à usage du malade étaient emportés périodi- 236 PAUI. TUILLEHAT queincul, avec les i)récaulii)iis, coiivcnaljles, daiib les stalions de désin- fection et rapportés après avoir été débarrassés de tous les germes dangereux. Cette prophylaxie, encore facultative alors, fut bien accueillie par la population et le nombre des opérations de désinfection demandées par les médecins traitants ou parles familles des malades, qui, la première année, avait atteint le chilTre de 18.461, augmenta rapi- dement et dès 1896 il atteignait le chiffre de 36.547. En même temps, sous l'influence des nouvelles doctrines pastoriennes on reconnut qu'une surveillance toute spéciale devait être exercée sur l'eau d'alimentation, le véhicule le plus fréquent de la fièvre typhoïde, qui depuis toujours faisait dans la po])ulation parisienne des ravages exagérés. L'Administration municipale créa un service de surveillance locale et médicale des sources qui envoyaient leurs eaux à Paris. Tous les cas de maladie contagieuse éclatant dans le périmètre d'alimentation des sources étaient immédiatement signalés et des mesures énergiques étaient prises pour éviter que les matiètes et les eaux souillées pussent atteindre les' nappes souterraines alimentant les sources. Des analyses quotidiennes effectuées aux réservoirs d'arrivée et à chaque lieu de captage, permettaient en même temps de s'assurer de la pureté microbienne de l'eau et d'arrêter la ciisiribution de celle qui était reconnue contenir des germes dangereux. Ces deux institutions contribuèrent rapidement à améliorer les conditions d'habitation du logement parisien. Grâce à la désinfection, on vit peu à peu disparaître les épidémies massives qui jusqu'alors avaient décimé la population des maisons atteintes. Les cas s'isolèrent de plus en plus. La maison, approvisionnée d'autre part, en eau de qualité de plus en plus irréprochable, cessa de devenir un foyer de maladie toujours prêt à ^se rallumer et qui, s'il s'assoupissait quelque- fois, ne s'éteignait jadis presque jamais. Dès cette époque, l'assainissement des maisons fit des progrès rapides. L'installation dans les immeubles de canalisations d'eau de la ville permit de généraliser l'envoi direct à l'égout des vidanges et des eaux usées et une loi du 15 août 1894 put rendre ce mode de vidanges obligatoire dans toutes les maisons de Paris dans un délai de trois ans. Malheureusement des considérations absolument étrangères à l'hygiène empêchèrent de réaliser complètement l'application intégrale de cette disposition de la loi et aujourd'hui, vingt-quatre ans après la promulgation de la loi, vingt et un ans après l'échéance du délai qu'elle avait fixé, il existe encore à Paris près de 30.000 fosses iixes ! 11 faut cependant se féliciter du résultat obtenu et qui est déjà considérable. En elïet, en 1881 il n'y avait encore que deux maisons pourvues du tout-à-régout. En 1892, il v eu avail seulement encore 3.473. Mais l,'AMKI,l(MiATIO.N lil^S I.OGIi? P.\HISIK^s 237 en 1902 Je n()iiil)re s'en élevait à 32.410 pour nUcindi-e, à la fin de 1912, r)0.()86. Cette transformation du mode de vidange des maisons, en permet- tant d'éloigner sans retard du voisinage des locaux habités toutes les matières et les eaux usées, fut un des plus puissants facteurs de l'amé- lioration de la santé publique. Grâce à elle, à la qualité et à l'abondance de l'eau d'alimentation, la lièvre typhoïde fui réduite dans une énorme proportion. Alors qu'en 1877, sur une population de 1.988.80(3 habitants, cette maladie avait causé 2.092 décès, soit 59 pour 100.000 habitants, elle n'en avait plus tué en 1892, sur une population de 2.143.080 habitants, que 091, soit 29 pour 100.000 habitants, et enfin en 1913 pour une population de 2.897.027 habitants le nombre de décès typhoïdiques tombe à 281, soit 10 pour 100.000 habitants. La diminution de morta- lité qui avait été pour la période de seize ans comprise entre 1876 et 1892 de 2 /5, s'est montée pour la période suivante de vingt et un ans comprise entre 1892 et 1913 aux 2/3. On voit que le mouvement descendant de la mortalité typhoïdique a été beaucoup plus rapide depuis 1892, époque où fut établie la surveillance scientifique et raisonnée des eaux alimentaires et où fut étendu et généralisé le tout-à-l'égout, que pen- dant la période antérieure. En 1893, l'Administration avait réuni en un seul service toutes les attributions municipales visant l'hygiène de l'habitation et le Conseil municipal, sur le rapport de M. Escudier, décida la création du Casier sanitaire des maisons de Paris. Bien qu'il ne me plaise guère, en général, de parler avec complaisance de mes travaux personnels, il me semble indispensable dé m'étendre quelque peu sur l'organisation et le fonc- tionnement de ce nouvel organisme administratif, parce que son rôle a été considérable dans l'amélioration du logis parisien et que les documents et les indiactions qu'il a fournis depuis qu'il existe, ont exercé une action importante sur toutes les lois et les règlements sanitaires étudiés et adoptés depuis vingt-trois ans. Depuis le l^r janvier 1894 chaque maison de Paris possède son dossier, son casier sanitaire. Chaque dossier est composé de la manière suivante : 1° Une chemise portant l'indication de l'arrondissement du quartier, de la rue et du numéro de l'immeuble ; 2" Un plan par terre aux 2 millièmes de la maison, avec l'indication des canalisations, fosses, puits, puisards, fontaines, fosses à fumier, etc. • 3° Une feuille de description de l'immeuble ; 40 Une feuille indiquant les décès par maladies transmissibles sur- venus, chaque jour, dans la maison ; 5° Une feuille relatant les désinfections opérées, leurs dates et leurs causes ; 238 ' r.u:i, .ini.LKiiAi G» Une ou plusieurs feuilles contenant l'indication des travaux prescrits par le bureau d'hygiène et la suite donnée à ces prescrii)tions. Tous les dossiers des maisons d'une môme rue sont contenus dans une chemise en carton. Ces dossiers sont classés par ordre alphabétique dans des cases en bois facilement accessibles. L'inscription des décès et des désinfections a commencé le 1^^ jan- vier 1894 et a continué depuis cette époque à être elTectué au jour le jour sans aucune interruption ni lacune. La guerre actuelle elle-même n'a ni arrêté ni même suspendu momentanément ce travail. Quant aux plans et aux descriptions des maisons qui ont été relevés sur place, ils étaient terminés au 1^^ janvier 1900 et depuis cette époque ont été revisés sur place périodiquement. La révision totale est elïectuée à peu près tous les quatre ans. On comprend quelle mine extrêmement riche de renseignements sanitaires peut constituer un pareil organisme. Chaque maison est ainsi, en somme, suivie jour par jour et elle possède en réalité son journal sanitaire quotidien. A dater de cette centralisation des services d'hygiène, nous voyons la lutte entreprise pour l'amélioration du logement parisien s'accentuer tous les jours. Depuis longtemps déjà, la loi de 1850 sur l'assainissement des loge- ments insalubres avait été reconnue insuffisante et les hygiénistes avertis en demandaient l'amélioration. La Commissiondes Logements insalubres, que prévoyait la loi, n'avait fonctionné d'une façon sérieuse qu'à Paris, et nous avons vu le rôle bienfaisant qu'elle y avait joué. Mais ce rôle même avait mis en évidence les multiples imperfections du texte de 1850 et montré ce qu'il convenait de faire pour permettre aux pouvoirs publics de défendre efficacement la santé publique contre les dangers que lui faisaient courir et les causes naturelles de maladie et la négligence, l'ignorance ou la rapacité des citoyens. Après seize années de gestation laborieuse, le Parlement vota enfin le 15 février 1902 la loi sur la protection de la santé publique qui forme aujourd'hui le code hygiénique de notre pays. C'est seulement à dater de cette loi que l'amélioration du logis pari- sien put être entreprise avec méthode et que l'autorité sanitaire put intervenir efficacement tant pour assainir les logis existants que pour fixer les conditions hygiéniques que devront remplir les constructions nouvelles. La loi de 1850 avait eu pour objet exclusif, ainsi que son titre l'indique, l'assainissement des logements insalubres. Il fallait, pour qu'un local fût justiciable de la loi, qu'il fût mis en location pour être habité. Tout logis iiabité par son propriétaire échappait à l'action de la loi. Les causes d'insalubrité devaient menacer la santé des hàbi- l'amkmoration iies logis parisiens 23î> tants eux-mêmes ; les dangers que pouvaient courir les voisins n'en- traient pas en ligne de compte. D'un autre côté, les enquêtes motivées par les plaintes reçues par l'administration municipale devaient être instruites par une commis- sion qui indiquait les travaux à faire dans un rapport notifié aux inté- ressés qui pouvaient formuler leurs observations pendant un délai d'un mois. Puis c'était le Conseil municipal qui fixait définitivement les travaux à exécuter ou, dans le cas où le local était impossible à améliorer, en interdisait l'habitation. L'action du Maire se Jiornait à poursuivre l'exécution de la délibération du Conseil municipal. La seule sanction contre les propriétaires récalcitrants était l'amende qui, en cas de récidive, pouvait s'élever au double du montant de l'estimation des travaux. Le Maire, dans la législation ancienne, n'avait, en matière d'hygiène de l'habitation, aucun pouvoir propre. Nous avons vu dans quelles proportions restreintes il pouvait agir sur l'hygiène des maisons neuves. Il n'était admis à intervenir que dans les cas où il s'agissait de danger pour la salubrité publique, et la jurisprudence constante des tribunaux de tous ordres n'avait jamais admis que l'hygiène du logement pût avoir une influence quelconque sur la salubrité publique. La loi de 1850 avait été une dérogation à cette doctrine fondamentale, dérogation considérée comme regrettable par beaucoup de juris- consultes, en même temps qu'elle constituait une atteinte portée au droit de propriété jusque-là tenu par eux pour sacré. Malgré tout, la vérité avait fini par se faire jour. Les travaux des savants, les enquêtes de la Commission des*Logemeiits insalubres de Paris, les recherches des médecins et des philanthropes avaient démontré l'influence énorme que^ le logement exerce sur ceux qui l'habitent. Nous avons vu que, peu à peu, pendant la seconde moitié du xix^ siècle et surtout à partir de l'époque des découvertes de Pasteur, l'Adminis- tration parisienne s'était efforcée d'améliorer les conditions du logement. Elle avait à grands frais amené de l'eau de plus en plus pure et en quantité chaque année croissante. Elle avait étendu sans cesse et perfectionné son réseau d'égouts ; ouvert à coups de millions des percées lumineuses à travers maints vieux blocs compacts (\e masures sécu- laires, multiplié les ordonnances et les règlements pour assurer toujours mieux le nettoiement de la ville et des parties communes des maisons ; enfin, en 1894 elle avait obtenu du Parlement une loi rendant obliga- toire l'envoi direct à l'égout des vidanges et des eaux usées des maisons particulières ; elle n'avait jamais pu imposer aux constructeurs de maisons neuves des mesures ayant pour objet d'assurer la salubrité des logements. Aussi tous les hygiénistes réclamaient-ils une loi qui portât remède à une situation aussi déplorable, La loi de 1902 fut une véritable loi d'opinion publique. Quand elle 2Î0 [-.Vri> .lUIIJ.F.RVT fut promulguée, elle excita l'eutliousiasme et lit iiaitre les plus bril- lantes espérances. Dire qu'elle les a toutes réalisées serait excessif ; mais enfin, si elle est perfectible elle a déjà permis de réaliser en matière d'hygiène du logement des progrès que je ne crains pas de qualifier d'inespérés. Son titre : « Loi sur la protection de la santé publique « est largement compréliensif. Il indique qu'elle n'a pas un objet restreint ; elle embrasse tout ce qui peut, à un degré quelconque, avoir une influence sur la santé et l'existence des citoyens. La place considérable qu'elle fait à l'hygiène du logement, hygiène préventive aussi bien que répressive, si je puis m'exprimer ainsi, montre l'importance du rôle que le légis- lateur, emporté par l'unanimité de tous les savants et philanthropes, lui accorde dans la protection de la santé publique. Désormais, dans toute commune, le Maire est tenu (ce n'est plus facultatif) de prendre un arrêté portant règlement sanitaire et compre- nant, notamment : les prescriptions destinées à assurer la salubrité des maisons et de leurs dépendances, des voies privées closes ou non à leurs extrémités, des logements loués en garni et des autres agglo- mérations, quelle qu'en soit la nature, notamment les prescriptions relatives à l'alimentation en eau potable ou à l'évacuation des matières usées. Dans les agglomérations de 20.000 habitants et au-dessus, aucune habitation ne peut être construite sans un permis du Maire constatant que, dans le projet qui lui a été soumis, les conditions de salubrité prescrites par le règlement sanitaire sont observées. Désormais, nul ne peut jplus construire à sa fantaisie, sans souci des règles de l'hygiène ; il existe dans chaque ville un règlement auquel il faut se soumettre. Enfin, en matière d'assainissement des logements insalubres, la loi de 1902 constitue également un progrès considérable. Aux termes de la loi, c'est le Maire, à Paris le Préfet de la Seine, qui a l'initiative des enquêtes et qui formule les prescriptions à imposer aux propriétaires pour assainir leurs immeubles. Il n'est plus nécessaire que l'immeuble soit mis en location. La loi vise expressément tout immeuble, bâti ou non, attenant ou non à la voie publique, s'il peut nuire à la santé des habitants et même des voisins. La Commission des Logements insalubres existe toujours ; son rôle est modifié et étendu. Elle est l'intermédiaire entre l'Administration sanitaire et les propriétaires. Elle les entend contradictoirement, va contrôler sur place leurs observations, et fornmle un avis motivé sur les propositions du Maire (à Paris, du Préfet de la Seine). Dans le cas où il y a désaccord entre l'Administration sanitaire et la Commission, c'est le Conseil départemental d'Hygiène qui est chargé de les départager. Outre les sanctions pénales prévues contré les propriétaires qui ne se sont pas LAMIÔLIOHATIO.N DES I.OGIS l'AlUSIENS ^^41 Conformés, dans le délai imparti aux injonctions du Préfet sanctionnées par la Commission dos Logements insalubres, la loi autorise les tri- bunaux à ordonner l'exécution d'office des travaux d'assainissement aux frais, risques et périls des contrevenants. Enfin la loi impose dans les villes de 20.000 habitants et au-dessus la création d'un service spécial qui recevra le nom de bureau d'hygiène et qui, sous l'autorité du Maire, sera chargé de l'application de la loi. La loi nouvelle trouva Paris tout i)réparé à l'appliquer. Un simple travail de mise au point suffit pour constituer le bureau d'hygiène. Le 1er août 1902 un décret régla la hauteur des maisons et la dimension des cours et courettes et le 22 juin 1904 le Préfet de la Seine prenait un arrêté portant règlement sanitaire qui a été. en 190G, consacré, sauf sur quelques points de détail insignifiants, par un arrêt fortement motivé du Conseil d'État et constitue aujourd'hui le code de la cons- truction et de l'aménagement du logement parisien. Avant d'examiner les nouvelles dispositions du décret de 1902 et du règlement sanitaire de 1904, il nous semble intéressant de revenir un peu en arrière et d'exposer les résultats qu'avaient déjà donnés à cette époque le fonctionnement du casier sanitaire des maisons de Paris. En 1892 on constatait déjà, ainsi que nous l'avons fait remarquer plus haut, les bons efïets des efTorts entrepris par l'Administration parisienne pour doter la population d'eau pure en abondance, pour éloigner rapidement des habitations toutes les matières usées, et nous avons vu que la fièvre typho'ide notamment avait baissé dans des proportions importantes. A partir de la mise en action du service de désinfection, les i)rogrès furent encore plus rapides. Toutes les mala- dies contagieuses, que Brouardel avait si justement nommées les maladies évitables, subirent une baisse continue. Une seule, la plus redoutable de toutes, qui causait chaque année à Paris un quart du nombre total des décès, la tuberculose, s'était montrée irréductible. Bien plus, elle semblait plutôt en voie d'accroissement. L'étude du casier sanitaire permit de trouver la principale cause de cette persis- tance du mal et de l'imputer, pour la majeure partie, aux dispositions vicieuses du logement. En 1900, l'étude d'un arrondissement m'avait montré que la fréquence des décès tuberculeux est proportionnelle à la hauteur des maisons et qu'elle est sous la dépendance directe des espaces libres qui les entou- rent. Elle me révélait également que la tuberculose est plus fréquente dans les étages inférieurs que dans les étages supérieurs des maisons et qu'il fallait attribuer cette situation au défaut d'éclairage des locaux des étages inférieurs. C'est en se basant sur ces données que le règlement sanitaire de Paris fut élaboré. 10 2i2 l'AUL JLlLLtRAI Il fallait tenir compte, dans les prescriptions à formuler pour la construction des maisons, des dispositions du décret du 13 août 1902 sur la hauteur des bâtiments dans la ville de Paris. Il est permis de regretter que ce décret ait précédé la confection du règlement sanitaire car il a retardé, peut-être pour longtemps encore, l'application complète des règles de l'hygiène. Néanmoins il constitue un progrès marqué sur ce qui existait jus- qu'alors et il a posé surtout d'une façon bien nette le principe du rapport qui doit mathématiquement exister entre la largeur des rues et la hauteur dès maisons qui les bordent. Il a, plus timidement cependant, admis ce rapport entre la largeur minimum des cours et la hauteur des bâtiments. Il a enfin admis que les cuisines ne pouvaient être habitables qu'à la condition d'être aérées et éclairées et il a défendu de les ouvrir sur des courettes de 8 mètres de surface. Tel qu'il est, ce décret consacre des principes utiles, mais il est complètement à réformer dans l'appli- cation de ces principes. Le règlement sanitaire de Paris est complet au point de vue de l'hy- giène de l'habitation. On peut dire qu'une maison construite en en appliquant rigoureusement les dispositions, réalise tous les desiderata de l'hygiène moderne. Le seul point faible, et c'est une tare grave, est le décret de 1902 qui, en ayant autorisé la construction de maisons trop hautes pour la largeur des rues et surtout pour la largeur des cours intérieures, a condamné la moitié au moin's des logis parisiens à une obscurité presque complète et en a, en tout cas, absolument banni l'entrée des rayons directs du soleil. Or, on ne discute plus aujourd'hui cet axiome que nous avons formulé en 1904 que la « tuberculose est la maladie de l'obscurité. » Aujourd'hui, on ne peut construire une maison qui ne remplisse les conditions suivantes : Les murs doivent être établis en matériaux durs et d'épaisseur sufhsante. Toutes les pièces, quelles qu'elles soient, doivent être éclairées et aérées directement sur rue ou sur cour par une baie dont la dimension est proportionnelle à la surface de la pièce. L'eau potable doit exister dans chaque logement. Toutes les maisons doivent être i)ourvues du tout-à-l'égout. Les loges de concierge, comme les chambres de domestiques, doivent remplir les conditions d'habitabilité des autres pièces. Les loges de concierge doivent même avoir une surface d'un tiers plus grande que les pièces ordinaires. La surface minimum des chambres est fixée à 9 mètres. Le chauffage, l'éclairage artificiel doivent être installés dans des conditions dont les principes sont explicitement formulés et qui ne 1. AMKI.lOli.MIO.N I)i;S l,0(.IS l'AlUSIENS ^U1\ puissciil à aucun niouu'ul les iviulrc dangereux pour la santé des habitants. L'entretien en bon état de toutes les ])artics de la maison est minu- tieusement prévu. En un. mot, le jour où les hygiénistes auront obtenu que la hauteur des maisons soit limitée à la largeur des rues dont elles sont riveraines, où les cours intérieures seront ouvertes sur deux de leurs côtés et auront une largeur calculée de la même façon que celle de la rue, le règlement sanitaire parisien permettra d'avoir des maisons aussi saines que possible. Toutes ces dispositions sont applicables aux maisons neuves. Pour les maisons existantes, l'Administration, nous l'avons vu, est non moins sérieusement armée, et i)our terminer ce déjà long entretien je vais vous exposer (*e t^u'elle a fait dans ce sens depuis la mise en vigueur de la loi de 1902. Nous avons vu que le casier sanitaire des maisons de Paris avait pu dès 1900 eL 190-i fournir des données extrêmement utiles ([ui ont puissamment contribué à l'orientation des règlements sanitaires. En 1905 un dépouillement complet de tous les dossiers des maisons de Paris établit que la tuberculose se répartissait dans la capitale d'une façon très inégale. Pendant la période de onze ans qui s'était écoulée entre le 1^^^ jan- vier 1894, date de la création du casier sanitaire et le 1*^'" janvier 1905, il avait été inscrit dans les dossiers 138.766 décès par maladies trans- missibles répartis dans 50.394 maisons. Dans ces chiffres, la tuberculose pulmonaire entrait pour 101.496 décès, répartis dans 39.477 maisons. Dans le rapport que nous présentâmes à ce sujet à M. le Préfet de la Seine, nous avions essayé de disséquer ces chiffres et d'en tirer des conclusions utiles. Nous classâmes les maisons frappées par la tuberculose en trois groupes : , Le premier comprenait les maisons dans lesquelles il avait été relevé un nombre de décès inférieur à cinq pendant la période consi- dérée. Ces maisons au nombre de 34.214 avaient eu un total de 63.487 décès, soit moins de deux décès en moyenne. Le deuxième groupe comprenait les maisons ayant présenté 5 décès au moins et 9 au plus. Leur nombre s'élevait à 4.443 avec un 'total de 26.500 décès. Enfin le troisième groupe se composait des maisons ayant compté 10 décès et au-dessus. Elles étaient au nombre de 820, présentant un total de 11.500 décès. Il nous paraissait évident que les maisons des deux derniers groupes 2 14 l'AlL .H'Il.LERAÎ devaient présenter des tares parlicnlières. Les 5.263 maisons qui les forment, avaient eu à elles seules à supporter prés de 38 0, 0 des décès par tuberculose, ce qui se traduisait pour leur population de 426.676 habitants par une mortalité tuberculeuse annuelle de 8,119 pour 1.000 hal)itants, plus du double de la mortalité de la ville entière. M. de Selves, alors Préfet de la Seine, frappé de ces constatations si nettes, nomma une Commission spéciale, composée de savants, qui, après examen, décida qu'il y avait lieu de procéder à des enquêtes méthodiques dans les 5.263 maisons qui s'étaient ainsi révélées parti- culièrement meurtrières, et détermina le programme de ces enquêtes dont fut chargé le service de l'hygiène de l'habitation. Ces enquêtes, • commencées au mois d'octobre 1905, furent suivies de prescriptions d'assainissement adressées aux propriétaires, en vertu des disposi- tions de la loi du 15 février 1902. Les résultats de cette action sont des plus probants. Au 31 décembre 1912, 3.322 maisons qui avaient présenté, lors du recensement de 1905 la plus forte mortalité tuberculeuse, avaient été visitées. Elles comportaient 269.663 chambres habitées par une popu- lation de 289.183 personnes. L'enquête révéla que 12.795 de ces chambres étaient complètement privées d'air et de lumière. L'Administration poursuivit l'amélioration de ces chambres, soit en y prescrivant le percement de fenêtres ouvrant sur l'extérieur, soit en faisant supprimer les cloisons qui les séparaient des chambres voisines convenablement aérées et éclairées, soit en en interdisant l'habitation de jour et de nuit. En même temps, toutes les autres mesures d'assainissement étaient prescrites et l'exécution en était poursuivie avec fermeté. La fourni- ture d'eau potable, la transformation des cabinets d'aisances, l'entre- tien des cours et courettes, le bon état des conduits de fumée et la bonne installation des appareils de chauffage étaient surveillés dans toutes les maisons signalées comme insalubres, soit par les i)articuliers, soit par les services eux-mêmes. De 1903 au 31 décembre 1913, le ser- vice d'hygiène visita ainsi 40.000 maisons où des travaux souvent importants furent reconnus nécessaires. La désinfection s'étendait chaque jour. La loi de 1902 l'avait rendue obligatoire et la population parisienne avait vite pris l'habitude d'y recourir. Chaque année près de 60.000 opérations de désinfection étaient eilectuées par le service municipal. Pendant cette période qui a suivi la loi du 15 février 1902, et même pendant la période précédente, qui a commencé en 1892 avec la créa- tion des services d'hygiène de l'habitation, le logement parisien a été sans cesse s'améliorant. Depuis 1905, on a vu peu à peu disparaître ces chambres sans air i/a.mi';lu)uation des lo(;is i-auisiens 24i et sans lumière cfui étaient un des facteurs les plus puissants de la difTusion de la tuberculose. Les résultats sont tangibles et certainement de nature à encourager les pouvoirs publics à psrsévérer dans la voie où ils se sont engagés. En 1870, la mortalité générale parisienne était de 24,4 pour 1.000 habitants. En 1892, elle n'était plus que de 23,3 pour 1.000 habitants. En dix-huit ans, malgré les louables eiïorts qu'avait faits l'Adminis- tration parisienne, le gain n'avait été que de 1,1 pour 1.000 habitants. Mais ce qui est à remarquer, c'est la persistance et même l'augmen- tation pendant cette période du taux de la mortalité par tuberculose pulmonaire. Di 4,04 pour 1.000 habitants en 1877, il était passé à 4,09 pour 1.000 habitants en 1892 et se maintint sensiblement au même chiiïre jusqu'en 1908. A partir de cette époque, l'assainissement méthodique des logaments, conséquence des-travaux du casier sanitaire, joue son rôle bienfaisant. En 1913 la mortalité tuberculeuse s'abaisse à 3,18, tandis que la mortalité générale était tombée à 15,5 pour 1.000 habitants. INIais ce qui est particulièrement intéressant, c'est la diminution importante que la mortalité tuberculeuse a subie dans les maisons des deux groupes que le casier sanitaire avait révélés comme des foyers redoutables de maladie. Da l^r janvier 1894 au 31 décembre 1904, ces deux groupes de maisons avaient eu à supporter une mortalité tuberculeuse moyenne de 8,12 pour 1.000 habitants. En 1913, les mêmes maisons, après avoir vu fléchir leur mortalité tuberculeuse au fur et à mesure qu'y disparaissaient les chambres sans air et sans lumière, n'enregistraient plus qu'un chiffre de décès tuberculeux représentant 5,76 pour 1.000 habitants. Entre 1906 et 1913, soit en sept ans, le gain réalisé par l'assainissement méthodique des maisons avait donc été de 2,36 pour 1.000 habitants. Et l'amélioration persiste. Milgré les misères causées par l'effroyable catastrophe que la brutale et insatiable rapacité du peuple allemand a déchaînée sur le monde, la mortalité tuberculeuse à Paris, sauf pendant les dix-huit mois qui ont suivi la déclaration de guerre, a continué à décroître. En 1917 le chiffre des décès tuberculeux s'est élevé seulement à 8.237 alors qu'en 1913 il était encore de 8.931 et en 1908 de 10.262. Entré 1908 et 1917 le gain réahsé par l'amélioration du logemicnt, est donc de 2.025 vies humaines. La mortalité tuberculeuse est, en 1917, inférieure d'un cinquième à ce qu'elle était avant la campagne entre- prise contre le logis obscur. C'est que, malgré tout, les améliorations réalisées dans les logis meurtriers hier encore, persistent. Les effets de ces améliorations ii4G l'Ai L .nn.i.KKAT continuent à se produire. Là où jadis, dans une chambre obscure, le bacille de Kock se conservait indéfiniment virulent, menaçant sans cesse de s'implanter dans l'organisme anémié des habitants, la lumière solaire aujourd'hui pénètre sans obstacle, détruisant sans merci le terrible microbe et sauvant ainsi maintes vies humaines. C'est donc seulement à partir de 1892, époque où l'Administration de la Ville de Paris a commencé à organiser ses services d'hygiène, et surtout depuis la création du casier sanitaire des maisons, que l'amélioration du logement parisien a pu réellement faire des progrès sensibles. Aujourd'hui, tous les errements funestes, hier encore suivis dans la construction du logement, semblent remonter à des époques anté- diluviennes. Tout le monde connaît les grandes lignes de l'hygiène du logement. L'importance de l'habitation vraiment salubre pour la conservation de la santé des citoyens est admise par tous. La loi de 1902 sur la protection de la santé publique, la loi de 1912 sur les habitations à bon marché, celle de 1915 sur l'expropriation pour cause d'insalu- brité sont dues en grande partie aux travaux du casier sanitaire, et aux données fournies pendant plus d'un demi-siècle par la Commission des Logements insalubres de la Ville de Paris. Tous les sociologues, tous les hygiénistes sont unanimes à reconnaître que le logement sain, clair et gai est le meilleur garant de la santé morale et physique d'une nation. Tout le monde comprend que c'est seulement dans un logement spacieux, clair et gai que peut se déve- lopper et se conserver l'amour du foyer familial ; que l'homme qui travaille peut se plaire et éviter d'aller chercher au dehors des distractions malsaines, et que, là seulement, le travailleur pourra con- server, avec l'intégrité de son intelligence et de ses forces, la con- science de ses devoirs et le souci de sa dignité. Il a fallu vingt siècles de tâtonnements et d'erreurs pour trouver enfin la vraie formule du logement salubre. Nous avons montré ce que, en vingt ans, l'Administration sanitaire parisienne a pu obtenir de progrès réels. Elle n'a qu'à continuer à marcher résolument dans la voie où elle s'est si heureusement engagée et dans un délai, plus proche peut-être que l'on n'oserait le prévoir, Paris ne possédera plus de taudis et la mortalité y sera réduite aux chifïres que l'on relève dans les pays Scandinaves où elle ne dépasse pas 10 pour 1.000 habitants. Nous serons loin alors des 30 pour 1.000 habitants que l'on relevait en 1820. M. PiUL GIMRDIN, Professeur de Géographie à la Faculté des Sciences de l'Université de Fribourg ^Suisse] LE RHIN DANS LA GÉOGRAPHIE ET DANS LHISTOIRE .1) I. — LE RHIN Coup d'oeil sur la destinée historique du fleuve jusqu'au moyen AGE Mesdames, Messieurs, La destinée du Rhin, de par la Géographie et de par l'Histoire, est d'être une frontière naturelle, et en un pareil sujet moins qu'en tout autre on ne peut dissocier les deux sciences sœurs. Ce sont les condi- tions physiques et hydrographiques qui ont fait du puissant fleuve, du « Vater Rhin », une limite naturelle et traditionnelle, et l'Histoire là-dessus doit forcement faire appel à la Géographie comme à un prin cipe antérieur d'explication. L'Histoire à son tour a fixé ce caractère, lui a donné la force d'une tradition séculaire, l'a gravé sur le sol par des forteresses et des organisations défensives telles que le « Limes », par la différence des langues d'une rive à l'autre, par le même mot générique et imprécis donné à ce que César et Strabon appellent les (1) Notre éminent collègue le professeur Paul Girardin, doyen de la Faculté des Sciences de Fribourg, a bien voulu nous communiquer le texte de la conférence qu'il devait faire, le 7 avril, à Paris, au nom de l'Association. La fermeture de la frontière suisse ayant empêché M. Girardin de venir à Paris à l'époque où il se trouvait libre, nos collèç;ues nous sauront certainement gré de publier ici cette éloquente démonstration de la doctrine des frontières naturelles, qui est, en même temps, la justification de nos revendications actuelles. 248 l'ALL GIKAKDIN « barbares «, c'ost-à-dirc les habita uls de la rive droite, les -Germains, puis les iVlaniaus, puis les Saxons (au temps de Charlemagne), puis les Tiches (de « Deutsch »), puis, — ■ et c'est une expression populaire de dénigrement correspondant assez à « Boches», — les « Schwobs », c'est-à-dire les gens de la Souabe (Sclnvaben), enfin les Allemands, du temps où l'on disait les Allemagnes et non l'Allemagne. Ce pays de la rive droite, c'est le pays d'où sortent les invasions barbares, le pays des forêts, des landes et des marécages, le pays des pièges et des traîtres comme cet Arminius, cet Hermann qui, tri])un de l'armée romaine, attira dans le guet-apens les légions de Varus, le pays de l'inconnu, du mystère et de la légende. Le Khin est à travers les siècles la dernière rue éclairée du côté de l'Orient germanique. Cette preuve que le Rhin est une frontière naturelle, non seulement parce qu'il l'a toujours été, mais parce qu'il est fait pour l'être, au môme titre que les trois mers, la INIanche, l'Atlantique, la Méditerranée, qui baignent le territoire de la France, et que les trois chaînes de mon- tagnes, Pyrénées, Alpes, Jura, qui le circonscrivent, nous la demande- rons donc, au cours des pages qui suivent, à la Géographie; mais, dans une introduction historique, nous montrerons que la France peut faire remonter ses titres de propriété jusqu'aux origines de son his- toire, et que ses droits de riveraineté se perdent dans le plus lointain passé. Dans une troisième partie, nous indiquerons la tradition qui se dégage 'au cours des trois derniers siècles, tradition en vertu de laquelle la [Monarchie et la Révolution qui fut son héritière, continuée par Napoléon dont la politique extérieure se confond avec ses devan- ciers des Comités, trouva moyen d'adapter la vocation historique de la France, la poussée vers le Rhin, avec l'état de fait, tel que le faisaient les races, les langues, les nationalités, la géographie. Les Celtes sur le Rhin « L'érudition moderne a pu depuis quelques^ apnées, grâce à Amédée Thierry, d'Arbois de Jubainville, Longnon, reconstituer le domaine et les migrations des peuples celtiques, qui ne sont autres que nos a*i?ux les Gaulois ; ils n'ont pas laissé de monuments écrits de leurs « Gestes » et c'est dommage, car cette histoire fut aussi glorieuse que celle des Grecs et des Romains. Nous savons aujourd'hui qu'il y tut, vers le vii^ siècle avant J.-C, un empire celte, comprenant, sans compter les tributaires et les conquêtes passagères, la Gaule, qu'on dénommait la Celtique, l'Espagne ou Ibérie, la Grande-Bretagne et l'Italie du Nord. Ces vaillants guerriers remontèrent et descendirent la vallée du Danube, prirent Rome (en 300), pillèrent le temple de Delphes, passèrent les mers, la Manche et la mer Noire, s'établirent I.K KIIIN DANS I.A (.ÉOGRAIMUK KT DANS LIIISTOIIU: 2'l-9 en Asie Mineure sous le nom de Galates. A Rome, quand les Celtes a pprochaient, on proclamait qu'il y avait Tumulte « tumultus Gallicus », et tous couraient au rempart. Nous qui parlons avec admiration de l'Empire d'Alexandre, comment pouvons-nous ignorer la puissance, l'étendue, la durée, de l'empire celte, qui avait son siège en Gaule, car cet état fédératif avait son centre politique chez les Arvernes, en Auvergne, son centre religieux chez les Carnutes, dans ce pays de Chartres dont la fière cathédrale a pour origine le culte qui s'était perpétué en ce lieu sacré. De. même que le Danul)e joua dans l'empire celte le rôle d'une voie d'invasion, le Rhin, — mot d'origine celtique comme nous le verrons, — le Rhin fut pour eux à la fois une voie de circulation, au sens d'axe commercial, et un chemin de ronde, en face et le long des « barbares », des Germains, sujets des Celtes, mais sujets toujours prêts à la révolte. Par opposition aux (îermains, nomades sans cesse en quête de terres fertiles et qui n'avaient même pas le sens de la propriété privée, les Celtes, d'une culture déjà avancée, étaient des bâtisseurs de villes, et c'est d'eux que datent la série de grandes villes cpii s'égrènent le long du Rhin, en Suisse, en Germanie, en Hollande, cités florissantes, enviées ; car de longtemps les Germains n'en connurent point d'autres, et qui gardent encore leurs noms celles comme preuve indiscutable de leur origine. Telles furent Argentoratum (Strasbourg), Noviomagus (Spire), Eor- betomagus (Worms), Moguntiacum (Mayence), Bingium (Bingcn), Antunnacum (Andernach), Bonna (Bonn), Novaesium (Neuss), Novio- magus (Nimégue), Lugdunum Batavorum (Leyde). Si l'on tient compte que nombre de mots celtiques furent retraduits en latin, selon la loi linguistique des doublets, Condate par exemple en « confluentes », confluent, — tels les deux Koblentz — • on reconnaît sans peine sous l'habillement latin de vieilles villes gauloises dans Constance (Constan- tiam), — notre Coutances, — Augst (Colonia Augusta), Cologne (Co- lonia Agrippina), qui fit l'objet d'une seconde fondation comme centre de la cité des Ubicns. Donc le commerce animait déjà cette voie royale des peuples qu'est le Rhin. Le fleuve avait trouvé sa mission, celle d'être, en même temps qu'une limite et une défense, une grande voie de circulation nord-sud, entre pays difïérents et de production différente. L'histoire écrite confirme cette possession séculaire de la rive gauche du fleuve par les Celtes. Le premier document historique, le plus célèbre texte relatif à la Gaule avec celui de Strabon, qui écrivait sous Tibère, c'est la page connue par laquelle César inaugure ses « Commen- taires », qui ne sont autres que les « Communiqués » de l'époque. îl ne faut pas se lasser de la transcrire, parce qu'elle constitue le titre de propriété le plus ancien, titre incontestable de la Gaule, et de son iJoU PAIL OIRARDIN liérilière la France, à la possession de la frontière du Rhin. Voici la traduclion de ce texte que confirme d'ailleurs celui de Tacite : Gallia est omnis divisa in partes très, quarum unam incolniet Bel- gœ, oliam Aquitani, tertiam qui ipsorum lingua Celât, nostra Galli appellantur... Gallos ab Aqui- tanis Gorumna f lumen, a Belgis Matrona et Sequana dividit... Eorum ana pars, quam Gallos... obtinere dictum est, initium capit a flumine Rhodano ; continetur Garumna i'iumine, Oceano, fini- bus Belgarum ; at tingit etiam ab Sequanis et Hel vêtus f lumen Rhe- nuin ; sergit ad septentriones. Belga ab extremis Gallia fmi- bus oriuntur ; i)ertinent ad infe- riorem parlem fluminis Rheni ; spectant in septentrionem et orien- tem solem. Aquitania a Garumna flumine ad Pyrenaos montes et eam par- tem Oceani, quae est ad Hispa- niam, pertinet ; spectat inter occa- sum solis et septentriones. La Gaule dans son ensemble se divise en trois parties, dont l'une est habitée par les Belges, l'autre par les Aquitains, la troisième par ceux qui s'appellent eux- mêmes les Celtes et que nous appe- lons les Gaulois... La Garonne sépare les Gaulois des Aquitains, la Marne et la Seine les séparent des Belges... La partie de la Gaule qui est occupée, comme je l'ai dit, par les Gaulois, commence au Rhône ; elle est bornée par la Garonne, l'Océan, le territoire des Belges; du côté des Séquanes et des Hel- vètes, elle touche même le Rhin ; elle regarde vers le Nord. Les Belges commencent à l'ex- trémité du territoire de la Gaule ; ils s'étendent jusqu'au cours infé- rieur du Rhin ; ils regardent vers le Nord et le Levant. L'Aquitaine s'étend depuis la Garonne jusqu'aux Pyrénées et à la partie de l'Océan qui est proche de l'Espagne ; elle regarde le Nord-Ouest. (.J. Cœsar, De Bello Gallico, lib. L, Cap. 1). Ce texte est clair et ne prête à aucune équivoque : la Celtique com- prend la Gaule, la Belgique, l'Alsace, l'Helvétie et s'étend jusqu'au Rhin ; au delà commencent la Germanie ou plutôt les Germains, car il s'agit de peuples sans lien et non d'un état cohérent. La précision de ces textes et d'autres encore qui tous se confirment a gêné les Allemands, surtout depuis 1870, depuis qu'ils soutiennent que l'Alsace a toujours été allemande de population, et leurs philo- logues se sont ingéniés à prouver l'inanité de certains passages non moins concluants. Une des applications les plus imprévues de cette philologie mise au service du Pangermanisme, c'est le procès fait à l.K MHIN DA.NS l.A (.ROtitUl'IllK i:i' DANS l/lMSTOlUK 251 un texte de J. César égalemjeiit et à un texte de Stral)on, disant que le peuple des Mediomnlrices (ee sont les habitants de Metz, et la filiation des deux noms est évidente), s'étendait jusqu'au Rhin. Cette affirmation chagrinait certains historiens, qui ont soutenu que le texte de César était « interpolé » tandis que celui de Strabon était copié dans Timogène. M. C. Jullian, reprenant la question, peu avant la guerre, n'a pas eu de peine à démontrer que le texte était authentique, que la cité de Metz s'étendait jusqu'au Rhin, et que le nom de la peuplade revivait sans doute dans celui de la Moder, rivière qui porterait ainsi un nom celtique. La doctrine des frontières naturelles C'est sur les textes de Strabon, de César et des autres écrivains de l'antiquité, qu'a été fondée la doctrine, due à nos plus anciens écri- vains politiques, ceux en particulier du xvi^ siècle, dite des '' frontières naturelles » de la France, lesquelles doivent reproduire celles de la Gaule et coïncider avec des limites naturelles telles que la mer, les montagnes, les fleuves. A cette doctrine s'est conformée la tradition politicpie de l'ancien régime, d'elle est née la lutte séculaire contre la Maison d'Autriche, maîtresse des Pays-Bas, elle a été mise en pra- tique par la Révolution qui y a plié sa politique extérieure, ainsi que Napoléon. C'est elle que Richelieu formulait ainsi dans ses Mémoires : « partout où étaient les limites de la Gaule, là doivent s'étendre celles de la France ». Avant lui Henri IV, dont on se rappelle le « Grand projet », et tous les Capétiens, dans leur lutte patiente pour dégager les avenues de Paris, et pour ouvrir au domaine royal l'accès des mers extérieures, avaient appuyé leur politique sur cet idéal ; après lui, Mazarin, Louis XIV, Carnot, Bonaparte devaient le réaliser dans son intégrité et pousser la France jusqu'aux limites que lui avait fixées la nature, la Providence, disait Strabon. Or le premier article de cette charte de notre politique extérieure, c'était la libre possession du Rhin, limite qui devait être atteinte en dernier lieu seulement, alors que les Alpes (par le Dauphiné) avaient été atteintes sous Louis XI et les Pyrénées (par le Béarn et le Roussillon) dès le xvii^ siècle (Traité des Pyrénées, 1659). Les Romains et les Gallo-Romains sur le Rhin Les légions avaient essayé, sous Auguste, de franchir le Rhin : ces incursions aboutirent au désastre de la forêt de Teutbourg et au massacre des légions de Varus. Un habile général, qui dut à ses succès outre-Rhin le surnom de Germanicus, vengea cet échec, mais il eut soin, après chaque expédition, de retirer ses troupes en deçà du fleuve, 'Ho'l l'AUL GIRARDIN le long duquel, par la force des choses, se fixa peu à peu la limite tra- ditionnelle de l'Kmpire. Le Rhin en constitua le fossé ; de puissants camps retranchés, de ces camps permanents que l'on nommait « Castra slativa » furent en arrière, parfois en avant, à titre de tètes de ponts, les points d'appui delà défense mobile. Ces places fortes n'étaient autres c{ue les cités gauloises dont nous avons parlé et qui furent ainsi mises à l'abri et agrandies. Cette défense fut confiée à huit légions, quatre en Belgique (I, V, XX et XXI), formant l'armée de Germanie Infé- rieure, quatre dans la province rhénane (II, XIII, XIV, XVI), formant l'armée de Germanie Supérieure. Sur les vingt-cinq légions qui consti- tuaient en fan 23 l'armée romaine, le tiers donc était afïecté à la défense du Pvhin, contre quatre seulement à celle del'Euphrate. Chaque légion avait l'efTcctif d'une brigade en ne comptant que les citoyens, d'une division avec les auxiliaires embrigadés qui doublaient les 'six cohortes ; en y comprenant les troupes spéciales et contingents de tout ordre, on dut arriver peu à peu à l'effectif d'un corps d'armée. Telles furent les forces qui suffirent, pendant quatre siècles, à la protection des Gallo-Romains contre les barbares, car la fusion entre les Romains et les populations de race celtique avait été presque immédiate. Les Celtes avaient renoncé à leur langage, qui tomba au rang de patois, et qui n'était plus parlé que dans l'Argonne, vers le v^ siècle. Lorsque les Germains en armes parvinrent à forcer le passage du fleuve en 406, — ce fut l'invasion des Suéves, Alains, Vandales, dite «la grande inva- sion », — ce n'est pas que les légions eussent failli à leur mission ni perdu leur réputation d'invincibles, c'est qu'elles avaient été retirées du Rhin pour faire face au centre, sur le Danube ou vers l'Eu- phrate, et qu'il n'y avait plus sur le Rhin que quatre légions au iv^ siècle. Pourtant les Germains avaient pénétré, depuis des années, et très nombreux dans l'Empire. Ils ne s'y présentaient pas en conquérants, mais en amis, en cultivateurs soumis «t dociles, sollicitant la faveur de cultiver les terres vacantes et de les défendre, à titre d'auxiliaires {leti, faederati), contre leurs anciens compagnons d'armes qui seraient tentés de les suivre et de pénétrer de force dans la «terre promise », dans les pays de la rive gauche. Comme l'a prouvé Fustel de Coulange, aucune inva- sion violente n'a réussi à s'implanter en terre de Rome. Ces colonies militaires se sont perpétuées, sous leurs noms de Taïfales,Marcomans, Maures, Sarmates, jusque dans la nomenclature actuelle de nos vil- lages. Cette pénétration pacificpie explique les petites variations de la frontière militaire autour du fleuve comme axe ; d'une part le Rhin fut franchi par de petites colonies de Germains qui fondèrent, sous la protection et la surveillance des légions, des colonies agricoles sur la rive gauche, lesquelles devinrent peu à peu assez nombreuses et cohé- rentes pour donner lieu à un premier démembrement de la Gaule- Belgique, tout le long du Rhin, sous le nom de Germanie Première et l.i; lUll.N DANS I..V GÉOGUAI'IIIK ET DANS I.'lIISTOIRE 2o3 Seconde; elles correspondaient à ce qu'on appellerait aujourd'hui le territoire militaire, occupé par les légions. Les Germains immigrés, populations sédentaires et agricoles i)arfaitement tranquilles cl ])rètes à prêter main-forte aux troupes régulières en cas d'incursion de leurs frères de race, y devinrent peu à peu la majorité ; on ne saurait mieux comprendre l'organisation de cette « marche » i)rotectrice de l'Empire et de la Gaule qu'en la comparant à ces « Confins militaires » que l'Autriche devait organiser plus tard contre les Tures. Si des ])opula- tions germaniques pénétrèrent en Alsace, ce fut à ce moment-là, sans submerger pour cela l'élément indigène, et la preuve c'est qu'on par- lait encore en Alsace, comme d'ailleurs en Ilelvétie, vers le x^ siècle, un dialecte dérivé du latin. Les Germains franchirent le Rhin, mais les Gallo-Romains le franchirent aussi, et s'établirent, entre Rhin et Danube, dans les Champs Décumates. A cette époque de leur histoire (fin de l'Empire) les Romains avaient cessé de donner comme fron- tière naturelle à leurs possessions la chaîne des Alpes, dont l'arc s'étend de Nice à Vienne ; ils avaient porté la ligne de défense, et la zone d'occupation, en avant de la chaîne, jusqu'aux grands fleuves qui en forment le' fossé extérieur, le Rhin, le Danube, l'Euphrate, api)uyés à de puissantes places fortes, Carnuntum, Vindobona (Vienne), Augus- ta Vindelicorum (Augsbourg). Il y eut dès lors, outre les huit légions de Germanie, sept légions sur le Danube, au lieu de quatre, et huit légions sur l'Euphrate, au lieu de six, ce qui faisait vingt-trois légions campées sur le fossé des grands fleuves, sur trente légions que comptait l'Empire en tout, sous Vespasien. Le point faible du système de défense était la soudure entre Rhin et Danube : les Romains y avaient pourvu au moyen d'une fortification continue, faite de murailles, de fossés et de tours, et dite le « Limes Germanicus » et a Rhœticus », couvrant les Champs Décumates et la Rhétie (la Suisse) entre le coude du Danube à Ratisbonne (Regina Castra) et le Rhin en aval de Koblentz. C'était, par anticipation, la muraille de Chine. Les Francs sur le Rhin A peine installés dans l'Empire, à la suite des vicissitudes que l'on sait, les Francs se considérèrent comme les héritiers des Romains, — nous dirions les Gallo-Romains — et d'instinct ils se retournèrent contre les Germains qui voulaient franchir le fleuve à leur suite. On a eu tort, d'ailleurs, à la suite des ethnographes allemands, qui ne perdent jamais de vue la propagande nationaliste sous le couvert de la science, de considérer les Francs comme de purs Germains ; ils étaient apparentés plutôt aux Bataves et aux populations côtières. 'loi l'.\l 1. (.1H\U1>1.N qui ont mis en valeur les « Marshen », et (|ui, aujourd'hui encore, sous le noms de Frisons, gardent leur individualité ethnique. Ils reprirent donc à leur compte, eil particulier les Francs de l'Est, habitant l'Aus- Irasie (ou Ostrasie, de Osl, l'Est), la garde sur le Rhin, qui resta dans iimaginalion populaire la limite traditionnelle entre les F'rancs roma- nisés et les Germains restés barbares, nouveau. ban de peuples rempla- çant le lot de peuplades entrées dans l'Empire, et qu'on appelle dès lors les Alamans, les Thuringiens, les Saxons. Ces trois peujjles forment, à Test, au nord et au sud les bornes du territoire qui obéit aux (ils de C.lovis, dont l'un, Thierry, possède un royaume à cheval sur le cours du llhin. .\ la mort de Charles-Martel (741), le royaume des Francs déborde largement la ligne du Rhin, s"ètend à toute l'Allemagne du Sud actuelle, et touche à la Bohème. Ces Francs se reconnaissent-ils au moins pour d'anciens Germains? nullement ; ils se prétendent des- cendants authentiques des anciens maîtres ; ils répudient leur cousi- nage germanique, et pour prouver leurs dires, ils ont fabriqué à leur usagé une généalogie mensongère, où ils se prétendent les descendants de Francus, le héros Troyen, lils de Priam. C'est le moment où Rome cède le pas devant Byzance, et c'est pourquoi ils regardent vers l'Orient. La filiation romaine, — on dirait presque l'affiliation — c'est aussi le sens de la vie et de l'histoire à demi légendaire de Clovis, qu'il faut inter- l)réter à la manière d'un symbole, à travers les embellissements des « Récits des temps mérovingiens ». Lorsqu'il fut définitivement installé en Gaule, Clovis se retourne contre les (iermains, qui s'appellent alors les « hommes de toute race », les Alamans. Grâce à l'appui du Dieu de Clotilde, c'est-à-dire du Dieu des Gallo-Romains, invoqué à propos dans la bataille, Clovis les défait à Tolbiac, dit la Chronique. Que ce fût en réalité en Alsace, le sens de cette histoire est le même : Clovis veut interdire à la confédération nouvellement formée le passage du fleuve. Dès lors, il se met dans la main des évêques et de saint llemi, héritiers de la tradition gallo-romaine et il contraint ses compagnons, fiers Sicambres, à courber la tête devant l'autorité de l'Église, personnifiant l'antique « majesté du peuple romaine; avec lui, 3.000 de ses guerriers reçoivent le baptême (496), cérémonie doublement symbolique, par laquelle non seulement l'Église chré- tienne les recevait en masse parmi ses fidèles, mais surtout la société gallo-romaine leur conférait ses lettres de grande naturalisation. Le baptême, c'était alors le mode usuel de recevoir comme le droit de cité dans la société issue du nu)nde romain, et ])our se représenter tout le sens de l'immersion dans l'eau lustrale et de l'imposition des mains, il faut penser à ce qui se passe encore de nos jours dans les Balkans, où c'est la religion qui constitue le signe visible de la nationalité. 1,K RHIN DANS LA GÉOGRAl'lllE KT MANS 1,'lllSTOIHR 2o.') La ligne du Rmim franchii: sous C.hahlemagne Les grands Mérovingiens avaient été perpétuellement en guerre contre les Germains, Alamans, Thuringiens et même contre les Slaves, Huns ou Avars ; ils avaient appliqué d'instinct ce principe de la stra- tégie moderne qu'une frontière se défend en avant de son tracé, par l'occupation des territoires extérieurs et non en arrière, par la défen- sive sur telle ou telle ligne de retraite. Charlemagne appliqua le même principe de porter la guerre chez l'ennemi, pendant les trente années qu'il guerroya contre les barbares d'outre-Rhin : Saxons campés dans la Westphalie actuelle, et divisés en Westphales et Ostphales, hordes slaves d'au delà de l'Elbe et de la vSaale, Sorabes, qui de migration en migration sont allés en Serbie, Tchèques, Vendes ; en annexant à l'Empire franc cette vaste rnarche militaire, sur la rive droit3 du fleuve, c'était toujours la ligne du Rhin qu'il mettait à couvert, de même que pour couvrir les Pyrénées contre les Musulmans il avait occupé au delà des monts la « Marche d'Espagne », qui devint le comté de Barcelone, la Catalogne. C'est cette création des Marches extérieures, sur l ouïes les frontières, qui caractérise la politique de Charlemagne et sa conception toute nouvelle de la défense de l'Empire, conception qui allait lui survivre, pour attester son génie, si bien que nombre d'Etats modernes ou de provinces ayant gardé depuis leur individualité ne sont autres que des Marches carolingiennes, Bretagne, Catalogne, Carinthie, Carniole, Frioul, Styrie, bientôt après marche orientale ou Autriche. On trouve de même aux origines de la hiérarchie féodale ses comtes « comités limitanei » et ses ducs affectés à la défense de la frontière, ses « mar- quis », a marchiones » ou commandants des marches. On conviendra qu'en se représentant ainsi le rôle de conquérant, il est un peu puéril de se demander, comme on le fait outre-Rhin, si Charlemagne est un Germain ou un Français. Il fut un Franc, héritier conscient de la tradition gallo-romaine, fier de relever le prestige du nom romain dont il se réclamait. Le jour de l'an 800 où il reçut à Rome, des mains du pape Léon III, la couronne impériale, il renouait la chaîne des temps, il abjurait, comme l'avait fait Clovis par son baptême, ses origines ger- maniques; il se proclamait le descendant légitime des empereurs romains, légitime puisqu'il avait défendu contre les barbares la ligne du Rhin et reporté les frontières de l'Empire aussi loin qu'elles avaient jamais été, aussi bien en Germanie qu'en Pannonie, sur le Danube. L'Empire d'Occident était restauré en fait dans ses limites anciennes, dont on trouvera le détail dans la Chronique d'Éginard, et il n'était que juste que l'évêque de Rome, gardien de la tradition romaine, remît entre ses mains le globe d'or et la couronne, symbole de l'Impe- rium mundi. 2o0 l'Ai I- i.inAKUiN Telle fut la lorluue diulescciulanL des maires du palais d'Austrasic. C'est en tant que fils des leudes d'Austrasie que les historiens alle- mands revendiquent Charlemagne, et parée qu'il avait fixé sa rési- dence à Aix en sa Chapelle, comme dit la Chanson de Roland. Qu'était- ce donc que cette Austrasie, ou Austric, qui s'appelait jadis la Gaule- Belgique, et qui va s'appeler désormais Luthier (Lotharingie)? Elle était peuplée de Germains, aristocratie militaire qui s'était superposée sans la submerger à l'ancienne population agricole gallo-romaine, laquelle en vertu de la réaction luibituellc était en train de conquérir ses vainqueurs et de leur imposer sa langue. L" Austrasie par op})osi- lioii à la Neuslrie (non Austria), c'était le territoire militaire gardé le long du llhin par les Francs restés en armes, c'était déjà la Marche avant que celle-ci fût reportée au delà du fleuve. La vraie traduction serait «Les marches de l'Est», dans une région où la limite des peuples, soumise à un flux et un reflux perpétuels, était indécise. Le sophisme des historiens d'outre-Rhin consiste à confondre Austrasie et Germa- nie, sous prétexte que celle-ci fournissait parfois des guerriers à celle-là. L' Austrasie était si peu la Germanie qu'on va l'appeler désormais la Franck ou France de l'Est, « Francia Orientalis «, par opposition à la i F'rancia Occidentalis », la Neustrie, qui serait pour nous modernes une sorte de territoire civil. Pourquoi d'autre part le grand empereur, qui eut une intuition si claire des nécessités de la défense de l'Empire, fixa-t-il sa capitale à Aix? Cette ville ne fut ni une de ces capitales administratives, comme Madrid, qu'on place au centre, ni une « ville Résidence » où l'on mène la vie de cour, comme Versailles ; mais uiie capitale militaire, un poste d'observation établi à proximité de la frontière, face à l'ennemi le plus menaçant, le Germain, le Saxon. Ainsi jadis Trêves avait été la vraie capitale de la Gaule à la fin de l'Empire, du temps où la préoccupation stratégique dominait toutes les autres, où les Germains avaient commencé contre la Romanité leur assaut séculaire, et parce que Trêves, au débouché du couloir de la Moselle, route d'invasion souvent pratiquée, commandait les routes qui mènent vers la vallée du Rliône, les Pays-Bas et le bassin de Paris. Ravenne fut un instant, et pour les mêmes raisons, la capi- tale de rEmi)ire d'Occident menacé par les Wisigoths. Saluons d'un dernier regard la glorieuse statue de Charlemagne qui se dresse, au cceur de Paris, sur la place du parvis Notre-Dame. Elle est là bien à sa ])lace, et nous ferons en sorte ([u'elle n'émigre jamais vers la « Sieges-Allee ». Elle est de proportions plus qu'humaines ; cette stature convient bien au chef de guerre « à la ])arbe chenue », qui a combattu toute sa vie sur le Rhin ou au delà, qui a soumis les barbares, qui a contraint les Saxons de Witikind au baptême, les for- çant à renier leur « vieux dieu » qui était déjà celui du pillage pour rece- voir la loi nouvelle que les Gallo-Romains symbolisaient par la puri- i,r; itiiiN ll.\^s r.A (.KOf.nAi'iiiE et dans liiistoirk 2o7 lication riiiielle du ])aptênic ; par là ils reconnurent la loi du i)lus fort, la « Ivrattprobe » ; ils s'avouèrent vaincus. Son ai'miu'c gvaiite irait mal à noi? tailles a dit le poète, mais le souvenir de son œuvre doit faire partie inlé- grante de notre tradition. A son tour l'Église reconnaissante pouvait-elle faire moins jDour son i)rotecteur, son « avoué » laïque, que de le proclamer un saint? L'apostolat de saint Bonii ace outre-Rhin Le conquérant avait été précédé par le moine, Charles le Grand, par saint Boniface. Comme cela se voit dans les offensives de la pré- sente guerre, la catholicité et la romanité, unies dans l'assaut qu'elles livraient à la barbarie, procédaient par infiltration. En ce premier moyen âge, la tradition de la civilisation gallo-romaine était entière- ment entre les mains des clercs, en particulier des réguliers, et le moine convertisseur faisait part aux nouveaux adeptes du christianisme, comme aujourd'hui le missionnaire aux indigènes d'Afrique, du pré- cieux dépôt de la culture antique qui s'était conservé seulement dans l'ombre tutélaire des cloîtres. L'apostolat chez les païens n'était donc confessionnel qu'en partie ; convertir les Germains, c'était les civi- liser au sens le plus large, et l'acte de foi, le baptême, qui les plaçait sous le protectorat religieux du siège de l'apôtre Pierre les introdui- sait du même coup dans ce que nous appellerions aujourd'hui la Société des nations, si l'on ne donne pas à ce mot un sens utopique. L'aposto- lat de Boniface, secondant les entreprises militaires de Charles Martel, fut donc une croisade avant la lettre, croisade chez les païens et non chez les Musulmans. Lorsque les Croisades proprement dites auront pris fin, après la 8^ croisade, la conquête religieuse de la Germanie reprendra, non plus en partant du Rhin comme base, mais de l'Elbe et de la Marche de Brandebourg, non plus contre les Germains, mais contre les Slaves, elle sera le fait d'ordres religieux nouveaux tels que les Teutoniques et les Porte-Glaives, et les deux provinces qui seront alors annexées à la chrétienté ne seront autres que la Prusse Occiden- tale et Orientale. Tel est le lien, lien dans le temps, lien de succession, qui unit l'histoire de la région rhénane, l'évangélisation de la Ger- manie aux origines de la Prusse. A Boniface, Germain converti, de son vrai nom Winrid, il fallait pour l'invcslisiement de la Germanie qu'il méditait une parallèle de départ, et .>e fut le Rhin, tandis que sa base d'opérations, place offensive comme l'était Metz contre la France, ce fut le siège épis- copal de Mayence, qui devint un archevêché. A côté de Mayence furent créées deux autres métropoles ecclésias- tiques: Trêves, l'ancienne caiDitale, et la colonie des Ubiens, Cologne, autre tête de pont. Toiit le ^ong du Rhin, de Constance à Cologne, 17 2o8 PAIL (ilRARMN^ et en aval, par Baie, Strasbourg, Spire et Worins, jusqu'à Utreclit et à Leyde, s'égrenèrent les évêchés, les abbayes, les chapitres ; le Rhin fut dès lors ce qu'il va rester dans l'histoire, la « Rue aux prêtres », le domaine des trois grands électorals ecclésiastiques, et toutes ces villes rhénanes, que nous avons vues tour à tour cités celtiques et « castra stativa » des Romains, nous les retrouvons agrandies, enrichies, tranquilles et prospères, car «il fait bon vivre sous la crosse », joyeuses au bruit des cloches, dans leur nouveau rôle de u cités » arclii- épiscopales, épiscopales, abbatiales, collégiales et autres. Ce rôle qui a duré dix siècles, qui dure encore puisqu'elles sont la forteresse du parti du « Centre », elles le doivent à la prédication de Boniface, sou- tenue, suscitée sans doute par Charles INIartel. Le Rhin resta le rempart de la catholicité et de la « Chrétienté » — ainsi s'appellera désormais la civilisation héritière de Rome, — d'abord contre les Saxons, qui retournaient au Paganisme dès que s'éloignaient les guerriers francs puis contre la Réforme. Tandis que les héritiers des Chevaliers Teutoniques, les margraves de Brandebourg, passaient en eiïet à la Réforme pour séculariser leurs domaines', les princes de l'Église, en pays rhénan, restaient fidèles à Rome et à l'unité « catho- lique ». Et ceci n'est pas un simple fait d'histoire religieuse, car, en histoire, rien ne s'oublie ni rien ne se perd. Les populations rhénanes, restées catholiques, se tournèrent désormais vers la France, comme vers un pôle naturel d'attraction. Les armées de Kléber et de Hoche, les soldats de l'an II arrivèrent sur le Rhin précédés de ces sympatliies, et quand ils s'enfermèrent dans Mayence pour y soutenir un siège célèbre, ils avaient pour eux toute la population. Les idées libérales qu'ils apportaient avec eux leur valurent l'appui des classes popu- laires ; plus tard le Code Napoléon fut indéracinable, et il fallut bien que la Prusse elle-même s'en accommodât. Voilà comment le présent tient au passé. Si les pays rhénans, entre 1815 et 1870, même jusque vers 1880, restèrent si obstinément fidèles au souvenir de la France et s'ils attendirent, cou liants dans les réparations de l'histoire, l'eiïacement de la grande iniquité des traités de 1815 et le retour à ce qu'ils considéraient comme la mère patrie, s'il y eut, soixante années durant, une question des provinces rhénanes aussi aiguë, aussi dramatique, au témoignage de E. Quinet, de V. Hugo, de tous les Rhénans, d'historiens comme Goerres et des Prussiens eux-mêmes, que le fut, depuis 1870, la question d'Alsace-Lorraine, c'est à l'apostolat de Boniface qu'il faut remonter pour voir fructifier plus de mille ans après les germes déposés dans cette terre rhénane qui ressemble tant à la nôtre. Nous sommes trop ignorants de notre propre histoire, troj) oublieux et par conséquent ingrats à l'égard des générations précédentes, trop portés à laisser dormir dans la poussière des archives des l lires, des parchemins et des chartes dont LE lîHIN DANS LA GÉOcnAlMIIK KT DANS l.'iriSTOIHE 2o9 les aiilres reiaiciiL claL coimno de k'Llros de gage cl de litres de reveii- dicalion. Faisons retour parfois à cette conquête de la (iermanie par le christianisme, dans laquelle se retrouve la main ha])ile des grands chefs .francs qui réalisèrent une première fois, et en moins d'un siècle, l'œuvre patiente et séculaire de nos rois de la troisième race. Lorsque Boniface couronna, en. 752, Charles Martel « roi des Francs », c'était une vue anticipée du couronnement de Charlemagne en l'an 800, c'était aussi le témoignage de reconnaissance de l'archevêque de Mayence envers le collaborateur qui lui avait préparé les voies et fourni les moyens. Le traité de Verdun (843). La perte de la ligne du Rhin L'an 800 marque l'apogée de cette politique ; moins de cinquante années après, c'est le renoncement à la ligne du Rhin, par une sorte de coup de théâtre que n'explique aucun revers militaire, c'est le traité de Verdun (843), que rien ne faisait prévoir, et qui au lieu d'être un accident passager s'impose à toute notre histoire ultérieure et pèse encore aujourd'hui sur notre politique. En un sens, le traité de Francfort ne fut que la monnaie du traité de Verdun. Que s'est-il donc passé? Pourquoi la limite de ce qu'on va bientôt appeler le « royaume » ou le « domaine » fut-elle brusquement ramenée en arrière, du Rhin sur la ligne fluviale presque continue formée par la Meuse, la Saône, le Rhône? Pourquoi l'Empire va-t-il échapper aux occu- pants de l'ancienne Gaule, et commencer précisément, en dehors de la France, contre la France, sur la rive gauche de ce fossé fluvial dont il a été question? « Touche à l'Empire ! (à gauche), touche au Royaume! (à droite),» criaient encore récemment les bateliers delà Saône et du Rhône, attestant la persistance populaire d'immémo- riales traditions. Ce partage de l'Empire entre les petits-fils de Char- lemagne, dont les mains débiles n'étaient pas de taille à en soutenir le fardeau, ne fut pas un recul de la romanité, ce fut une accession des Germains à la romanité, et de leur souverain, qui s'appela, pour la première fois, « Louis le Germanique », tout en se réclamant de la filiation de Charlemagne, empereur , d'Occident, roi des Romains d'abord. La « part de Lothaire », Lotharingie ou Lorraine, long couloir découpé artificiellement entre les Etats de Charles le Chauve et ceux de Louis, est une création inspirée de l'esprit féodal, de la tradition germanique, qui considère les domaines et les Etats comme la propriété du chef de guerre, comme une propriété privée qu'on peut partager au gré des convenances personnelles. Les peuples, les occupants n'ont rien à dire, ils sont partagés avec les terres. Lothaire restait empereur, et comme l'Empire avait deux têtes, deux capitales, l'une, religieuse et morale, Rome ; l'autre, militaire, Aix, place forte et centre organisé de la défense contre les Germains, il fallait bien permettre à l'Empereur de se ïJ(j() PAUL lilRAhDIN porter sans cesse de l'une à l'autre. Ainsi fut créé ce territoire tout en longueur, ce couloir, lorrain, séquanien, rhodanien, unissant la mer du Nord à la Méditerranée, auquel ne convenait aucun nom géo- graphique d'ensemble, a"ucun nom commun de région, et qu'il fallut bien appeler la part de Lolhaire, Lotharli regnum, la Lotharingie, qui donna dans la suite à la fois Lorraine et Lothier en Belgique. JNIais cette part restait la terre des Francs, la Francie, la « Francia média », intermédiaire entre la « Francia Occidentalis », qui va rester la France « sensu stricto » et la « Francia Orientalis », tout entière désormais de l'autre côté du Rhin, co'incidant avec l'ancienne Germanie, et qui va devenir l'Allemagne, les Allemagnes, conmie on disait alors. Comment, par la force des choses, Louis le Germanique se' germa- nisa de plus en plus et devint un prince selon le cœur de ses sujets, on le comprendra sans peine : pareille aventure arriva aux propres frères de Napoléon, Joseph en Espagne«et surtout Louis en Hollande. Mais d'autre part il se souvenait qu'il était le petit-fils de Charlemagne, et ses sujets se dirent qu'ils participaient grâce à sa personne à la majesté impériale. Avant peu l'Empire sortira de la maison de Lo- tliaire, de la Lotharingie, création de la politique que l'histoire n'a pas sanctionnée, et se transportera outre-Rhin, dans cette ancienn Germanie qu'il avait reçu pour mission de combattre et de refouler lors de sa résurrection (1) : le nouvel Empire restera « Romain » par ses origines, pour justifier sa légitimité, et tendra invinciblement vers « Rome capitale » ; comme il sera de fait un empire allemand, recons- titué sur le sol de l'antique Germanie, il s'intitulera, d'un titre com- plexe et presque contradictoire, « le Saint Empire Romain de nation germanique ». Il a duré, comme durent beaucoup de créations arti- ficielles, comme l'Autriche par exemple, atteint par lui-même d'une incurable faiblesse, mais renaissant à la vie chaque fois que le chef d'une puissante maison féodale ceignait la couronne de Charlemagne, et appuyait sur le bloc de ses Etats héréditaires cet édifice vermoulu, dont Voltaire disait qu'il n'était ni saint, ni Romain... N'oublions pas du moins qu'en droit la couronne n'appartenait nullement à un prince allemand ; en 1519, François pr se porta candidat contre Charles d'Espagne, duc d'Autriche, et s'il ne fut pas élu c'est que ses émis- saires n'avaient pas su y mettre le prix. Dans cette « Francia Orientalis », la langue populaire, dialecte issu des parlers germaniques, et évoluant vers le « Platt Deutsch » ou le « Hoch Deutsch», l'emportera facilement, dans le parler usuel, sur la langue des prêtres et de la société, la langue internationale (l) Lothaire et son fils Louis II (855-875) furent les deux seuls empereurs « lotharin- gii-ns ". Charles-le-Chauvc se lit proclanu'r empereur en 875; avec Henri I" l'Oiseleur, lie la maison do Saxe l!)H>s succédanl au dernier Carolingien Louis riùitaiit, la dignil.'- impériale émigra en Allemagne. LE RHIN DANS LA GKOnRAPITIE ET DANS l'hISTOIRE 261 qu'était le latin. La langue littéraire se défendit plus longtemps, le latin ne tomba en désuétude que pour céder la place au français, — Leibniz écrivait en français — et il fallut la croisade de Wener, Tho- masius, Wolf et des nationalistes pour installer l'allemand dans la langue écrite. Entre Rhin et Meuse la bande intermédiaire, la « Francia média » qui était une route, mais non un Etat, ne pouvait survivre à l'idée qui avait présidé à sa fondation. Elle alla en se démembrant, en don- nant naissance à des États éphémères, Royaume de Bourgogne, Royaume de Provence, Royaume d'Arles. Là les éléments gallo- romains, ou les immigrants germains assimilés, furent assez nombreux pour défendre leur langue ( c'était déjà le dialecte roman du Serment de Strasbourg ) (842) et la limite traditionnelle, telle que l'a tracée Longnon entre autres, n'a que bien peu varié au cours des siècles. L'Alsace, de peuplement celtique, perdit sa langue vers le x^ siècle seulement et partiellement le parler tudesque gagna du terrain en Suisse, malgré la résistance des abbayes telles que Saint-Gall, centres influents de latinité, et en trois vagues successives submergea l'ancien pays des Helvètes jusqu'à l'actuelle limite des langues. Là vérité est que la région intermédiaire, comme la Suisse actuelle, la Lorraine, l'Alsace, la Belgique, parlait, comprenait du moins à la fois les deux langues, le roman et le « tiche ». « Lotharingia bilingua », a dit un ancien chroniqueur et avec raison. Au point de vue de la souveraineté politique, la France, recréée par les Capétiens autour de l'Ile-de-France comme noyau, et l'Allemagne, vont se disputer la région intermédiaire. La politique traditionnelle de la France va tendre vers le Rhin, y prendre pied d'abord, l'avoir comme limite ensuite, tandis que celle de l'Allemagne sera de l'en écarter. De siècle en siècle, par une poussée irrésistible, la France va se rapprocher du but, et la dernière phase de ce duel séculaire sera la lutte contre la maison d'Autriche, héritière de l'Empire, que les Bourbons rencontrent en Italie, en Espagne et sur le Rhin. Richelieu, Mazarin, Louis XIV abattent la maison d'Autriche et les vieilles bandes espagnoles, les « Tercios » ; les traités de Westphalie (1648) nous cèdent l'Alsace et la ligne du Rhin, Strasbourg se donne à la France. Sous Louis XV la monarchie oublie sa tâche traditionnelle, et Louis XVI paye la faute de sa tête ; la Révolution, d'abord par la main ferme des Comités, puis incarnée dans un homme, Bonaparte, se substitue à la dynastie défaillante et par les traités de Bâle (1795) et de Campo-Formio (1797), les plus grands peut-être qu'ait signés la France, l'Empire cède à la «République «toute la rive gauche du Rhin, C'était, pour le nouveau régime, son vrai titre de légitimité. En 1797 enfin le traité de Verdun était aboli; il avait fallu huit siècles et demi pour conquérir à la France ses frontières naturelles ou « légitimes ». 262 PAur, r.iRARDiN IJ. — LE RUES Aspect Gi';oGHAPiiiQur di fleuve et de ses affluents. Mesdames, Messieurs, Si nous jetons les yeux sur une carte hydrographique où ne figurent que le Rhin et ses affluents, où apparaît par conséquent en blanc le pourtour du bassin, le premier caractère qui nous frappe c'est la dissy- métrie, par contraste avec un fleuve tel que la Seine, par exemple, qui possède un centre, point déprimé de la cuvette topographique, point de convergence pour tous les cours d'eau. Le Rhin n'a aucun centre de symétrie de ce genre, et nous verrons que le bassin de Mayence s'est formé sur le tard. Ce caractère d'ensemble se traduit ainsi dans le détail : à des élargissements du bassin, où les limites et les lignes de partage s'écartent du cours du fleuve, succèdent des rétrécissements, voire des étranglements, que la Seine ou la Garonne ne connaissent pas. A la hauteur de Bâle, entre les affluents du Danube et du Doubs, il n'y a pas 100 kilomètres d'écart ; le bassin se rétrécit encore une fois lorsque le Rhin a reçu les deux faisceaux d'affluents qui se font équilibre, à gauche celui de la Moselle, à droite, celui du Neckar et celui du Main. A mesure que nous le connaîtrons mieux, il apparaîtra comme fait de pièces et de morceaux, lentement consti- tué au cours des âges par l'annexion de tel ou tel système fluvial jusque-là indépendant, ici la haute Moselle, là la plaine d'Alsace, qui a été jadis fond de mer. Lorsque le Rhin rassemble toutes ses eaux sous les ponts de Bâle, le resserrement du cours correspond à un étranglement du bassin, dont la largeur n'excède pas 25 lieues ; à cet étroit couloir se réduit l'ample bassin du Rhin alpestre, dont toutes les eaux, celles du pla- teau et celles de la montagne, se rassemblent dans la région d'Aaran et de Koblentz (du latin Confluentes). La Suisse, dont la plus grande partie des eaux se réunit dans la coulière rhénane, une faible partie, allant au Rhône, forme un de ces systèmes hydrographiques fermés f|ui sont caractéristiques de l'Europe centrale et dont maint autre exemple nous est fourni, dans l'Europe Hercynienne, dans l'Europe moyenne, soit par le cours de l'Elbe qui rassemble au délilé de Teschen toutes les eaux de la Bohême, soit par le Danube lui-même qui écoule par les Portes de Fer toutes les eaux drainées par lui dans le bas.sin LE RHIN DANS LA GKOGKAPIIIE ET DANS l'hISTOIRE 263 de Pannonie. Ce sj'^stèmc de bassins presque fermés, de bassins inté- rieurs caractérise de même le bassin rhénan, dont les afïluents aussi, tels que le Neckar, le Main, la Moselle, rassemblent leurs eaux dans une cuvette avant de s'ouvrir vers la mer une issue étroite, par ce qu'on appelle en Allemagne une Porte (exemple, la Porte de Westphalie, du Weser, la « Porta Hercynia », ou défilé de Pfortzhcim, où revit le nom primitif. Le Rhin est donc bien par là un fleuve de l'Europe centrale, comme le Danube et l'Elbe. Pourtant il fait non moins étroitement partie de la région française, non seulement par son rôle historique, qui est d'avoir servi de frontière naturelle et traditionnelle, dés l'antiquité, à la Gaule, puis à l'Empire romain, mais aussi du point de vue géographique. Si le Rhin fait pendant au Danube, il fait pendant aussi au Rhône, qui égoutte l'autre partie des glaciers de la Suisse, et qui sort comme lui du Saint-Gothard. Le Rhin enfin coupe en deux, presque par le milieu, cette vieille terre rhénane, cet ancien massif, jadis unique, Vosges-Forêt-Noire, qui s'est rompu sur son parcours, et du sommet duquel descendent vers l'Est et vers l'Ouest des auréoles symétriques, des couches c[ui réapparaissent dans le même ordre, des grès surtout et des calcaires, des terrains de Trias, qui font réapparaître les mêmes terres fortes, les mêmes paysages agricoles dans ces deux régions qui se correspondent et par suite se ressemblent, la Lorraine à l'Ouest, la Souabeet la Franconie à l'Est. Ce bassin de Souabe et de « Franco- nie )), l'ancien pays des Francs orientaux (Frankenland), fait pendant au bassin de Paris, et en ce sens le Rhin rapproche et réunit autant qu'il divise. Le Rhin est français aussi par ses affluents, comme la Moselle, et par la Meuse qui mêle ses bouches aux siennes et forme avec lui un système conjugué. Il est français enfin par ses vignobles, par les « vins du Rhin», par ceux de Spire et du Rheingau (Johan- nisberg), qui sont frères de ceux de la Moselle et qui font des pays rhénans un « Midi allemand » où l'on se sent plus près de la France que de la Germanie. Enfin le Rhin n'est pas un fleuve des Germains, c'est un fleuve des Celtes, nommé par les Celtes ; il a toujours été, ainsi que le Tibre, un père nourricier, d'où son nom (Vater Rhein), comme la Marne était une mère « Matrona ». « Rhin » est un mot celtique, et la preuve en est que quand les Celtes se sont établis en Italie, au iv^ siècle avant Jésus-Christ, et fondé Bologne (l'ancienne Felsina), ils ont attribué son nom au torrent voisin, le Reno, tandis que l'Apennin prenait le même nom que les Alpes Pennines (du dieu Penn) et la chaîne Pen- nine d'Angleterre. Le Danube (Danubius), est aussi un nom celtique, et il est à remarquer que les quatre fleuves issus du Saint-Gothard, et qui se rendent dans quatre mers opposées, le Rhin, le Rhône, le Danube par l'Inn, ou Enn (Engadine), le Pô, l'ancien Eridan, qui en ^64 l'-M I. (ilRARDIN provient par le Tessin, ont tous quatre dos noms celtiques. Il en est de même des principaux affluents du Rhin, Meuse et Moselle, Neckar, Main, dont le nom se retrouve dans le mot celtique de « Moguntia- cum », Mayence. César avait donc bien raison quand il assignait le Rhin comme frontière aux Gaulois sur tout son cours, non seulement aux Belges dans la Belgique actuelle, mais aux Helvètes, peuple cel- tique, en vSuisse. Le premier bassin, rhénan. — Le Rhin en Suisse Nous ne parlerons du Rhin en Suisse que pour signaler la conver- gence des eaux sous les ponts de Bâle, où il a près de 200 mètres de large, et où il est déjà constitué au point de vue hydrographique, celui du débit. En amont, au défilé des quatre «Villes forestières », le Rhin mord légèrement sur le granit de la Forêt-Noire, comme le Danube sur le massif de Bohême. C'est un peu en amont du défilé, à Koblentz, que se fait le confluent du Rhin et de l'Aar, celui-ci amenant, d'ailleurs, une masse d'eau bien'plus considérable, malgré la présence du lac de Constance qui sert de régulateur au Rhin comme le Léman au Rhône. Un peu en aval de Brugg, l'Aar a collecté toutes les eaux du Plateau, et il fut un temps où le Rhin était son afïluent, lorsque au lieu de faire tout le tour de la Suisse par le nord, par Constance et SchatTouse, il passait par le défilé de Sargans, empruntant le cours de la Linth, le lac de Zurich, la Limmat et dessinant ainsi l'axe médian de la Suisse. Le Rhin, en Suisse, fait maintenant le tour de son domaine hydro- gi'aphique, tandis que son maître affluent, l'Aar, coule à l'autre extré- mité du Plateau, dans la rainure qui jalonne le pied du .Jura ; les prin- cipaux affluents sont compris entre les deux coulières. Au sortir des montagnes, — on appelle « Rheintal » la haute vallée, — la pente s'amortit, et se renverse même en une contre-pente, derrière un bar- rage de moraines frontales : là, dans un palier que dessine jusqu'au rapide de Laufen, à Schafïouse, le lit superficiel, s'est logé un grand lac, lac de Constance ou Bodan, l'ancienne «mer de Souabe))à398 mètres; cette stagnation des eaux, ce palier dans le profil en long, indique dans le tracé du cours du fleuve une hésitation, et en effet, dans une première époque de son histoire, le Rhin a coulé vers le Danube, il fut un afiluent danubien, et ce haut bassin alpestre fut drainé par un tributaire de la mer Noire, par le fleuve d'Ulm. Disons tout de suite qu'à une autre période de son histoire, le Rliin fut un afïluent du Rhône, par l'intermédiaire du Doubs et de la Saône, et que le bassin intérieur constitué par la Suisse fut tributaire de la Méditerranée ; combien avions-nous raison d'affirmer que le Rhin faisait aussi partie de la région française ! On peut constater qu'entre le Rhin à Bâle (250 mètres d'altitude) et le Doubs à Montbéliard LE niIIN DANS lA nKOr.nAPHIE F,T PANS I.'lUSTOIRE 2f)0 (322 mètres) la différence d'altitude est faible, et que jamais le pré- tendu « col de Valdieu », large seuil bien ouvert à 345 mètres, n'a pu former une barrière. Rien n'empêchait donc le Rhin de passer p^r là quand il coulait à une altitudede 100 mètres supérieure, et l'on retrouve sous forme de cailloux roulés les graviers de Sundgau, les alluvions qu'il étalait alors sur la Haute-Alsace. Cet épisode est d'ailleurs très rapproché de nous, puisqu'il est contemporain ou à peu près de la glaciation quaternaire, et nous l'avons rapproché du précédent pour montrer combien le tracé du cours d'un fleuve est relatif et variable, comment le Rhin a pu couler tantôt vers la mer Noire et tantôt vers la Méditerranée, tout à l'inverse du cours actuel. Un fleuve est formé de pièces et de morceaux qui cpmme unités peuvent garder une con- tinuité relative, mais dont l'assemblage, l'arrangement varie perpé- tuellement. Le Rhin dans la plaine d'Alsace Nous savons déjà comment s'est formée la plaine d'Alsace, par effondrement du dôme, un instant surélevé, que constituait la « Terre Rhénane », peu avant les mouvements alpins, à l'époque oligocène. Puis se produisit, venant du nord, par le détroit de la Hesse qui reste un couloir déprimé à l'heure actuelle, l'invasion de la mer oligocène, ce qu'on appelle en géologie une transgression, et ensuite, par un processus de lente exondation, le comblement par des sédiments d'abord marins, puis lacustres, enfin fluviatiles. Le Rhin s'est donc installé en place d'un grand lac, qui fut l'analogue, sinon le contempo- rain des lacs de la Limagne et du Forez, comme le Danube, dans le bassin de Pannonie et la Valachie, prenait peu à peu la place des lacs Pontiens, à mesure qu'ils s'asséchaient. Le Rliin a colmaté cette plaine et il continue à l'alluvionner ; on peut dire d'elle ce qu'Hérodote disait de l'Egypte, qu'elle est un pré- sent du Nil. Encore aujourd'hui, on ne voit que lui en Alsace, son lit, ses faux bras et ses îles, qui jadis, avant la correction, s'étalaient sur 7 à 8 kilomètres de large, constituant alors une vraie frontière naturelle, difficilement franchissable, les forêts de plaine, à moitié noyées, qui ont poussé sur ses cailloutis, bons tout au plus à cela, telles la « Hardt » de Mulhouse et celle de « Haguenau », la « Forêt Sainte », les villes sur le fleuve qui n'ont joué d'autre rôle que d'être des têtes de pont, là où le lit était guéable, telles que Huningue, Vieux et Neuf- Brisach, Kehl. On ne voit que lui ou son affluent principal, l'Ill, qui a donné son nom à l'Alsace (Elsass), nom qui s'est substitué peu à peu à Rheingau, le long duquel s'alignent en sécurité maisons, moulins villages et villes, parce que le Rhin, instable et non fixé, repoussait, submergeait, anéantissait ou tout au moins déplaçait les lieux habités 2G6 PAUL GIRARDIN tels que le fort de Brlsach.L'Ill est vraiment l'axe de cette riche plaine; il s'allonge parallèlement au Rhin, ne pouvant s'unir à lui que vers Strasbourg, parce que sans cesse les cailloutis et les saisies mouvants (lu Rhin le repoussent plus au nord, de sorte qu'il a rejoint la Bruche ; en dépendance directe avec le fleuve sont aussi, sur la rive droite, les marais qui remplissent la plaine de Fribourg-cn-Brisgau, forçant cette capitale à s'établir sur le cône de déjections du Dreisam, marais qui stagnent derrière le barrage délaves du Kaiserstuhl, volcan minuscule qui a surgi par la fente ouverte de l'écorce terrestre. Pourquoi le Rhin éloigne-t-il de lui villes et villages, et en général toute installation humaine? Le noyau de Strasbourg s'est installé sur rill, non sur le Rhin. C'est que son cours est instable en Alsace, représentant un élément sauvage encore et indompté, une nature [)rimitive où se cachent et nichent les oiseaux migrateurs, qui se dirigent sur le ruban clair du fleuve, où s'abritent une flore et même une faune originales; il n'y a pas longtemps que le castor y vivait, Le cours du Rhin n'était pas fixé, avant la correction, commencée sous la domina- tion française, parce qu'il est très rapide, parce que le profil, en des- sous de Bâle, redevient plus incliné qu'en amont. Cette considération du profil en long devient ici prépondérante : le Rhin, en dessous de Bâle, n'est, avec sa pente de plus de 1 p. 1000, qu'un torrent alpestre à peine assagi. Retenu et ralenti par le barrage de granit des villes forestières, il se précipite de plus belle en aval, dans cette plaine cail- louteuse qu'il n'a pas fini d'exhausser. A Bâle, son altitude est de 243 mètres, à Lauterbourg, au confluent de la Lauter, à 240 kilo- mètres de là, avec les détours ; lorsqu'il va sortir d'Alsace, elle n'est plus que de 100 mètres, de là ces déplacements, ces perpétuelles diva- gations, qui ont fait passer par exemple Brisach sur la rive droite, qui ont détruit l'ancienne ville d'Eltz, qui ont forcé Strasbourg, l'an- tique « ville du passage et de la route », à s'enfuir, à se défiler à quelque distance, sur l'Ill, plus calme et plus hospitalier. De là l'extrême difficulté de franchir le Rhin, à cause de son courant rapide, de ses déplacements continuels, de son immense largeur avant l'endiguement, de la rareté des gués et de celle des ponts, celui de Kehl ayant été longtemps le passage unique sur la route tradition- nelle ; cette « Strasse », d'où vient le nom actuel de vStrasbourg, l'an- cienne « ville du gué », Argentoritum. On comprend que le Rhin, en particulier le Rhin d'Alsace, ait servi de toute antiquité de limite aux Gaulois et aux Germains, et jamais limite ne fut plus naturelle ; rare- ment la théorie des « frontières naturelles » s'est appuyée sur un exemple plus concret. Cette pente qui fait du Rhin presque un torrent explique les obstacles qu'oppose le fleuve à la navigation entre Strasbourg et Bâle et la diffi- culté qu'on aura à en tirer parti. Aussi avait-on établi sous la domina- I.K milN PANS I.A (iKonilAI'IlH' KT DANS l/lll'^TOIlU-; 267 lion française un syslènic de ciinaux loninvanl le lîhin, celui du lUiôuc au Rhin qui rejoignait à Strasbourg celui de la Marne au Rhin. On parle aujourd'hui d'uliliser le fleuve lui-même, dont on diminuerait la pente au moyen d'un système d'écluses, — mais ce fleuve barré d'écluses, soumis à des taxes de navigation ne serait guère « le Rhin libre » dont la Suisse a un si pressant besoin. A Lauterbourg, à 100 mètres juste d'allitude, le fleuve se calme ; cette limite de l'Alsace n'en est pas la limite traditionnelle ; la vraie limite de l'Alsace, c'est la Queich, et sa vraie défense; c'est la forteresse de Landau. L'Alsace fut victime, en 1815, du fait de la Prusse, d'un premier démembrement, et lorscjne cette puissance fut installée sur le Rhin, sans y avoir aucun droit, par les traités de Vienne en 1815, grâce à la faiblesse de la diplomatie européenne qui, ne voulant pas donner à la Prusse la Saxe, lui cherchait à l'ouest une « compensation », elle s'adjugea un morceau de la province, dont elle avait réclamé la totalité, c'est-à-dire le bassin houiller de la Sarre et Landau, avec la Lauter comme limite. Le bassin de IMayence La caractéristique du fleuve, entre Strasbourg, cpii n'est pas sur le Rhin, et Mayence, c'est que les villes ne craignent plus de s'établir sur son cours moins impétueux ; il n'y en avait aucune depuis Bâle, où le Rhin se resserre à cause du tournant. Ces villes sont Wœrth, Germersheim, Spire, Mannheim et Ludwigshaven, AYorms, Oppenheim, toutes places fortes gardant, ainsi que Frankenthal, à quelques kilo- mètres sur la gauche, un pont ou un passage, déchues de leur impor- tance sauf Mannheim, grande place de commerce assise là où la pente s'amortit tout à fait (85 mètres), où commence par suite la grande navi- gation. Le Rhin change de physionomie, il se fixe entre des rives plus stables, et c'est cela que nous devons expliquer, bien qu'il subsiste de nombreux faux bras, encore représentés, avant la correction du xixe siècle, sur les anciennes cartes, à échelle plus ou moins grande, de ce théâtre privilégié d'opérations militaires. Ce sont les conditions générales de la région cjui en rendent compte. Nous sommes là dans une nouvelle unité naturelle, dénommée avec raison le bassin de Mayence, et où les sondages ont révélé une pro- fondeur d'une centaine de mètres au moins d'alluvions fluviales, témoignant de l'existence d'un ancien lac. Donc le fleuve a remblayé, et il continue de remblayer une région en voie d'affaissement. Tandis que le massif schisteux rhénan, en aval, s'élevait peu à peu comme nous le verrons, le bassin de Mayence s'enfonçait, par contre-partie. Le Rhin a donc été attiré par la dépression, et il fut même un temps où il s'échap- pait, non pas vers les Pays-Bas, comme aujourd'hui, mais en suivant 268 PAUL GIRARDTN la dépression hessoise et le cours de la Weser, vers le golfe actuel de la Weser. Ce sont les volcans, le Rhœn et le Vogelsberg, qui ont inter- cepté la vallée et fait rebrousser chemin au fleuve. A mesure que le bassin de Mayence se dessinait et s'enfonçait, il a dû se former là un lac, dont on retrouve les traces, sous forme de ter- rasses, en aval de Mayence ; elles atteignent, à Bingen, 80 mètres au- dessus du fleuve ; ce lac fut rapidement comblé par des sédiments de toute sorte, alpestres et volcaniques, et c'est l'attraction exercée sur son cours par cette dépression qui explique la forte pente du fleuve en amont, en Alsace, le creusement se propageant par érosion régres- sive. Avec les progrès du comblement, l'alluvion, la plaine alluvion- naire constituée par les sables et argiles de Mayence, se propage vers l'amont, et en ce point le profil du fleuve subit une brisure, la pente s'amortit rapidement. Alors le Rhin, plus encore que des faux bras, décrit des méandres, qu'on a coupés, tandis qu'il n'en fait pas en Alsace, où il précipite son cours vers la dépression. Entre Mannheim, à 85 mètres et Mayence, à 83 mètres, le Rhin, avec ses circonflexions, est encore tout voisin de l'Etat lacustre. La pente redevient plus forte de ^Mayence à Blingen (78 mètres), à cause du recreusement des ter- rasses de cailloutis. La traversée du massif schisteux rhénan Le Rhin a forcé jusqu'à présent bien des obstacles ; il a mordu sur la Forêt-Noire dans les villes forestières, parcouru le plateau du Jura tabulaire où il s'est approfondi et enfoncé jusqu'à descendre au-dessous de 300 mètres, traversé le dôme rompu de la terre rhénane ; une fois passé. Mayence, il vient butter contre le plus important de tous, le plus continu, sinon le plus élevé, haut en moj^enne de 700 mètres, mais dont la façade relevée vers le sud s'élève à 800 et même à 900 mètres (Feld Berg, 880 mètres). Ce bord redressé s'appelle le Taunus, entre le Main et la Lahn, auquel fait suite, sur la rive gauche du fleuve, le Hunsruck entre la Nahe et la Moselle ; c'est ensuite le Westerwald (r,;d.) et l'Eifel (r. g.) par lequel on rejoint l'Ardenne. Le Rhin se heurte à lui vers Mayence, il est dévié vers l'ouest, comme la Seine en amont de Montereau, et il le traverse enfin entre Bingen et Bonn, Ce cours, que Michelet appelle « le cours héroïque », et qu'a célébré Victor Hugo (rappelons-nous que Michelet, Y. Hugo, E. Quinet écri- vaient du temps où la rive gauche du Rhin aspirait à redevenir fran- çaise pour échapper à la Prusse), cours étranglé, semé d'écueils et de rapides, touchant à d'innombrables châteaux, burgs, abbayes, est un des problèmes troublants de la géographie physique. Pourquoi le I,E RIII.N DANS (,A GÉOGllAl'HlK ET DA.NS I-'lllSJ OJRF: '269 Rhin n'a-t-il pas contourné robstacle, pourquoi ne s'est-il pas détourné vers le sud et l'ouest, vers la porte du Sundgau par exemple? Il faut faire appel ici à ce que nous savons delà pénéplaine, à la for- mation d'une surface unie et nivelée à mesure que les cours d'eau ont usé les aspérités du sol, A un moment donné le massif, tout entier, composé surtout de roclies tendres, de schistes dévoniens et autres, fut réduit à l'état de pénéplaine, à la surface de laquelle les cours d'eau s'attardaient, se déroulant en méandres ; la surface du sol était de plain-pied avec le pays au N. et au S., et les fleuves et rivières venant du sud, par conséquent le Rhin, la Meuse, la Moselle, passaient sans obstacle d'une surface sur l'autre, que distingueraient seules de la précédente les teintes de la carte géologique, àsupposer qu'elle existât. Cette pénéplaine se trouvait nivelée dès la fin de l'époque primaire ; dans la suite elle se souleva lentement, et le relief fut rajeuni ; un nou- veau « cycle )) d'érosion commença, tandis que des roches plus dures, des quartzites, restées en saillie, dessinaient à la surface du plateau soulevé des rides alignées, telles que le Soon Wald, l'Idar Wald. Ces soulèvements en masse (les géographes les qualifient « d'Epei- rogéniques )i), sont très lents, assez lents pour qtie les rivières aient le temps de maintenir leur cours à la même place et leur courant dans le même sens, de scier le massif en même temps qu'il se surélève. C'est ainsi que le Colorado s'est enfoncé de 2.000 mètres dans le désert de l'Ouest américain, et que tant de cours d'eau traversent en cluse des chaînes de montagnes qui sont moins âgées qu'eux. Le Rhin, à travers ce « gauchissement » de la surface terrestre, resta lui-même, garda ses affluents tels que la Moselle, laquelle demeura aussi en place et même la Meuse, à l'extrémité occidentale du massif, garda sa direc- tion vers le nord, vers la mer du Nord, au lieu de se replier vers le centre de la cuvette parisienne. Voilà comment s'explique « le cours héroïque » du fleuve à partir de Bingen, de ce trou de Bingen, le « Bingen Loch », creux et remous entourant un écueil, et si redouté des bateliers, non loin du monument triomphal de la Germania, dressé pour commémorer les victoires de 1870 sur la France, mais que les Germains n'ont pas osé pourtant ins- taller sur la rive gauche : on était trop près des souvenirs de 1815! Alors défilent d'amont en aval les sites fameux de l'histoire et de la légende, vieux « burgs » élevés à l'origine contre les pirates Scandinaves, habités ensuite par des barons pillards, burgraves et « Rhingraves » qui rançonnaient les mariniers et détroussaient les voj'^ageurs ; îlots rocheux, qui ne sont autres que des pointements de basaltes à travers les schistes, non encore rabotés par l'eau courante, et qui ont été des siècles la terreur des matelots ; vignes descendant en étage jusqu'au lit du l'ieuvc, et rapi)elanl les « Côtes >; du Rhône ; tours qui se répondent 270 F'Ai I. olRAfu>l^ d'une livo à raulic, cliacuiic porlanl son cycle do légciulcs, exploitées par V. Hugo et par Richard Wagner, « la Lorelci », «le chat et la souris». Recouvrant ces souvenirs du Rhin d'autrefois, une activité écono- mique débordante, dont les points d'attache sont entre autres INIann- heim, Cologne, Dusseldorf, Duisbourg, Ruhrort, des chalands de 600 tonnes qui remontent le fleuve, une ligne de chemins de fer à deux voies qui en sillonne l'une et l'autre rive, des routes, des chemins de halage, des gares d'eau, des ports c^ui profitent d'un bassin ou d'un confluent pour s'y installer. L' « or du Rhin », ce ne sont plus les sables roulant des pépites du précieux métal jaune ; ce sont les chalands de 2.000 tonnes qui remontent à Cologne, ceux de 600 tonnes cjui vont jusqu'à Mannheim, jusqu'à Strasbourg, en attendant de circuler jus- qu'à Bâle. Celle percée s'étend de Bingen à Bonn, interrompue en son milieu par un petit bassin qui correspond à un elTondrement, et où débouche, en face de la Lahn, la Moselle, à la « ville du confluent », Koblentz, à 58 mètres. Outre ces effondrements qui ont donné nais- sance à des bassins, ceux de Limbourg et de Bonn par exemple, il s'est produit des cassures par lesquelles se sont épanchées les roches volca- niques de la profondeur et ainsi ont pris naissance les sept pitons qui se succèdent sur la rive droite, les « Sieben Gebirge » et qui sont autant de cratères, tandis que sur la rive gauche dorment dans leurs coupes circulaires les fameuses « jNIaare » de l'Eifel, petits cratères d'explosion. C'est au pied des « Sept- Montagnes » que le Rhin pénètre, non loin de Bonn, à 44 mètres, dans la plaine de Westphalie, ancien golfe de la mer tertiaire. Le cours inférieur du Rhin. — Pays-Bas Le Rhin chemine désormais à travers ses propres dépôts, dans une plaine alluviale, qui fait partie des Pays-Bas de l'Europe septen- trionale, et qu'il a édifiée lui-même. Dans cette partie de son cours il est moitié allemand et moitié hollandais : il entre en Hollande en des- sous d'Emmerich; en amont d'Arnhem; c'est par là c{ue le franchit Louis XIV. En Westphalie il arrose Cologne, métropole romaine, l'ancienne Colonia Agrippina, ou colonie des Ubiens, avant de devenir la cité demi-millionnaire qu'elle est maintenant et traverse le bassin houiller, mètallurgicjue et textile, de la Westphalie, dit bassin de la Ruhr quand on ne pense (|u'au charbon, un des i)ays les plus riches, les ])lus peuplés du monde, cité continue du fer et de l'acier, de la soie et du coton, des i)roduits chimiques et des couleurs. Le confluent de la Ruhr et du Rhin marque le centre de cette ruche, où l'aggloméra- tion de Duisbourg-Ruhrort, non loin d'Essen atteint et dépasse 1 mil- lion d'habilanls. A Wesel débouche la Lippe, au nom celtique, car nous r.F, RHIN DANS LA GKOfiflAPHIE KT DANS I, HISTOIRE 271 sommes encore ici eu pays celtique, du nu)ius sur la rive gauciie, avant d'être en pays romanisé, car toutes les villes de la région ne sont autres que des camps romains ; de ces camps permanents dits Castra Stativa (Xanten, c'est Castra vetera) et pour la plupart elles en gardent fidèlement le nom, attestant par dessous la couche récente de germa- nisme, leur originelle latinité. Peu après son entrée en Hollande, le Rhin se divise en plusieurs branches (les anciens, par esprit de symétrie, en comptaient jusqu'à sept), mêlant ses eaux les plus méridionales avec celles de la Meuse, et à défaut de ses bouches principales, envoyant des bras dans la mer du Nord et le Zuidersée. Cette division des eaux est l'œuvre, non seu- lement de la nature, comme pour le Rhône et le Nil, mais de l'homme qui l'a soigneusement maintenue et fixée à travers les âges. Le Rhin est à la fois l'ami qui- porte les bateaux et l'ennemi qui inonde, et parce qu'il a desi crues redoutables, et parce qu'il risque d'ouvrir aux eaux marines, par les brèches qu'il fait dans les digues, cette étendue de pays au-dessous du niveau de l'Océan. Aussi les habitants ont-ils tout mis en œuvre pour le diviser, en bras de plus en plus menus, plus faciles à endiguer et à contenir qu'un fleuve unique. C'est ainsi que le vieux <( père Rhin » fmit sans gloire et parfois même sans nom, mêlant ses bras dans la « Zélande « ou pays des îles et de la mer à ceux de la Meuse et de l'Escaut ; la Meuse usurpe même son nom, puisqu'on appelle « Nouvelle IMeuse » le bras, mêlé au Lech, qui passe à Rotterdam, et ce Vieille Meuse » la branche, conjointe avec le Wahal, qui passe à Dordrecht. L'un même de ses lits est une branche artificielle, comme cela se voit en ce pays ou cours d'eau et canaux se confondent, c'est Fljsel qui aboutit dans le Zuidersée et qui n'est autre que là « Fossa Drusiana » ou canal de Drusus, ancien Issala dont les Francs a Saliens » tirent leur nom. Le maigre cours d'eau qui continue à porter le nom glorieux de Rhin passe à Utrecht (ad Rheni trajectum), et là se dédouble lui-même en deux, le Vecht, canalicule qui finit dans le Zuidersée comme l'Ijsel, le « vieux Rhin » (out Rjin), ou Rhin courbe (Krum Rjin), canal et presque fossé qui baigne Leyde et force la chaîne des dunes au nord de La Haye. Les deux branches maîtresses, qui se sont dédoublées sitôt leur entrée en Hollande, à 14 mètres d'altitude, sont le Lech, d'Arnhem et le Wahal, de Nimègue, encore une cité des Celtes (No- viomagus), dont le nom rappelle un traité glorieux pour nous (1678). Le Wahal et la Meuse se rapprochent.au fort Saint- André à 2 ou 3 kilo- mètres seulement l'un de l'autre. Tandis c[ue les bouches méridionales de la Meuse, issues du Hollandscli-Diep, sont envahies par les sables après s'être épanouies dans le Biesbosch, près de l'ancienne « Ile des Bataves » (dont le nom subsiste dans Betaw), et dessinent, mêlées aux eaux de l'Escaut, les gigantesques estuaires de la Zélande, où l'eau de i~i l'Ai I. blRARDIN mer a plus de part que Teau de rivière, les eaux propres du Rhin, même sous le nom de Meuse, restent fluviales jusqu'au bout, et servent à la grande navigation de Rotterdam, isolées qu'elles sont de la mer par les fortes écluses de Brielle et de Maasluis, qui tiennent entre leurs saas le sort de tous ces « Paj's Bas », en contre-bas de leur eau cornme du flot de la mer, situés assez généralement à 5 et 5 m, 50 au-dessous de l'Océan. CONCLUSION En unissant par la pensée ces deux côtés de la question, historique et géographique, il se dégage l'idée, au point de vue historique, que le Rhin sépare plutôt qu'il unit. Il n'a joué le rôle d'un axe médian, comme l'est aujourd'hui le Danube, comme l'est depuis longtemps le Rhône, il n'a servi de lien à une domination territoriale unique que lors de la puissance des Francs (il formait alors l'axe de symétrie du Regnum Francorum) et, au temps de Charlcmagne, qui maintient pour cette unité politique le nom d'Austrasie. Plus tard l'unité de la région rhénane ne fut plus faite que de pièces et de morceaux, comme au temps des Cercles, ou lorsque se forma la Confédération des princes du Rhin, réalisée une première fois sous jNIazarin, et dont Napoléon se déclara le protecteur. Depuis que la Prusse a été intro- duite dans la région rhénane par les traités de 1815, cette unité politique a été maintenue par la coercition. Le Rhin a été limite de races, de langues, d'empires ; il le redeviendra. Au point de vue géograpliiquc. au contraire, il ne sépare pas, il unit. Le Rliin a toujours été une route, comme le Danube, comme la voie fluviale du Rhône et de la Saône, et encore aujourd'hui les oiseaux migrateurs, les cigognes, raconte Charles Grad, se guident d'après son lil d'argent pour ne pas s'égarer. Cette route du nord au sud, de la mer du Nord vers la Méditerranée, se continuait jadis par celle de la Saône et du Rhône; aujourd'hui elle a été déviée et prolongée artificiellement à travers la Suisse par un tunnel, le Saint-Gotliard. Le Danube est la diagonale de l'Europe, le Rhin en est la coupure méridienne ; ce ne fut pas comme pour les Celtes qui remontaient le Danube une voie d'invasion, mais il dessina la direction de la descente des. Romains, et de la civilisation issue de Rome, vers la mer septentrionale, et plus tard celle de la croix prenant la place des idoles de bois et des LK UIIIN DAiNS LA (^.i;0(« llAI'IlUi Kl UANS L UltjTUl llh; Zl.) troncs d'arLics où Ton plantait des clous. Aujourd'hui le llhin est la plus grande artère navigable de l'Europe, sillonnée par une flottille marchande plus importante que les bateaux du Lloyd sur le Danube ; lorsqu'il sera uni au Danube par les travaux en cours ou en projet, cette grande artère à son tour coupera l'Europe en écharpe, par une série de courants d'eau douce qui, semblables à un canal maritime ou au « Canal Calédonien « entre le nord et le sud de l'Ecosse, formeront, en se faisant suite l'un à l'antre, quelque chose comme des détroits en miniature qui couperont l'Europe en deux moitiés. Ce rôle, il le joue par lui-même, il le jouera en liaison avec le Danube. En lui-même, c'est une voie navigable toute faite, parce que c'est un fleuve large et profond; il a 250 mètres de large sous les ponts de Bâle, 500 mètres sous le pont de bateaux de Mayence, 1.000 mètr'es à son entrée en Hollande ; il roule juste 1.000 mètres cubes d'eau en moyenne à sa sortie de Suisse, où l' Aar fait plus que doubler son volume. En ce qui touche son utilisation comme voie de transport, les grandes étapes en sont la création de Ludwigshafen, en face de Mannheim, par le roi de Bavière, en 1831, celle d'un grand port à Ma.yence en 1887, celle du port de Strasbourg en 1900, dont le mouvement dépassait 2 millions de tonnes avant la guerre, l'aménagement du port de Bâle par la Suisse, dont on connaît les vastes espoirs en fait de navigation fluviale. Le groupe des trois ports de Duisbourg, Ruhrort, Hochfeld, au confluent de la R.hur, au centre du l^assin houiller de Westphalie est un des groupes de ports sur rivière les plus importants du monde, avec Paris et Lyon, ne l'oublions pas, La liaison avec le Rhône est assucée par les canaux français cons- truits du temps que l'Alsace était française (Rhône au Rhin, Marne au Rhin, etc.). Elle le sera en des proportions plus grandes lorsqu'aura abouti le projet de liaison directe, à travers la Suisse, entre le Rhin et le Léman, rattaché lui-même à Lyon par une grande artère praticable, selon le plan hardi du sénateur Herriot. La liaison avec le Danube n'est autre que la réalisation matéria- lisée, le lien visible, concret de la INlittel-Europa ; en vue de son exécu- tion pratique e-t immédiate s'est réunie à Budapest, en 1917, pendant l'agonie de la Roumanie, la Conférence du Danube. Que la France ouvre les yeux, attentive à tout ce qui vient de ce côté ! Pourquoi ce rôle national et international? ce rôle de fil d'argent le long duquel s'ordonnent les relations, les transports, les influences? La raison en est d'ordre géographicpie : le Rhin est comme le Pdiône, comme le Danube, il a de l'eau et de l'eau en tout temps ; il ne connaît ni la gelée, ni les maigres, ni la sécheresse. Il est fils des glaciers et des neiges éternelles, comme notre Rhône, qui a autant d'eau à lui seul que tous les fleuves de France réunis. C'est aux Alpes, qui pour- is 27 i- l'AUL GIR.VRUI.N tant ne profitent en rien du Rhin, non plus que du Rhône, c'est à ce château d'eau de l'Europe qu'est le Gothard, que le grand fleuve doit tout, son existence, son débit, son rôle historique, politique, économique et commercial, sa destinée et sa puissance : par elles il est et restera le « Père » (le Vater Rhein). pour les Français comme pour tous les autres. M. i.E D' Lkox Bt:KNAIU) Professeur agrégé à la Faculté de iMédeciiK Médecin des llô|)it,au\ de Paris. LA LUTTE ANTITUBERCULEUSE PENDANT ET APRÈS LA GUERRE {Résumé) Avant la guerre, aucun programme d'ensemble n'avait été tracé, encore moins réalisé par les Pouvoirs publics, et l'opinion restait indif- férente aux appels lancés par les médecins, les hygiénist'es, ou les phi- lïinthropes, effrayés des ravages exercés en France par le fléau tuber- culeux. Emue par le rejet pur et simple dans la vie civile de milliers de réfor- més tuberculeux, et entraînée par le professeur Landouzy, la Commis- sion permanente de préservation contre la tuberculose, étudia le problème, et tout un plan d'action fut conçu et réalisé par M. J. Brisac, directeur de l'Assistance et de l'Hygiène publiques. Avec le concours des départements, le ministère de l' Intérieur ouvi'irait des établissements spéciaux, sanatoriums de fortune, afin de recueillir d'abord les anciens militaires déjà réformés, puis les militaires en instance de réforme, et de leur donner l'éducation hygiénique destinée à les rendre moins dangereux une fois rentrés dans leurs foyers. L'ac- tion législative fut mise en mouvement ; la loi Hoimorat en sortit, qui apportait un crédit spécial pour « l'assistance aux militaires tuber- culeux », Après des recherches et des travaux vivement menés, le ministère de l'Intérieur, aidé par l'initiative des préfets, trouvait, installait et inaugurait en quelques mois, une trentaine d'établisse- ments ; ce furent les stations sanitaires. Plus tard, M. Justin Godart, Sous-secrétaire d'État du Service de Santé, conçut la nécessité de grouper dans des formations spéciales les militaires tuberculeux, afin de les isoler, de les trier, de les soigner : une ou deux de ces formations durent être aménagées par région ; ce furent les hôpitaux sanitaires. Enfin il sembla indispensable de continuer aux tuberculeux rentrés dans leurs foyers l'assistance hygiénique commencée aux stations sanitaires. C'est la tâche assignée aux Comités départementaux d'assis- tance aux anciens militaires tuberculeux, qui furent alors créés dans tous les départements par le ministère de l'Intérieur. 276 POCTELR !.. BERNARD Afin de coordonner Unir action, de seconder lenrs elforls, de grouper tous les concours, fut institué un Comilc national d'assistance aux anciens militaires tuberculeux, sous la présidence de M. T.éon Bour- geois. Telle est la charpente de l'œuvre antituberculeuse de guerre, appelée à servir de fondement à l'organisation future du temps de paix. En créant hôpitaux et stations sanitaires, on n'avait pas la pré- tention d'ouNTir des sanatoriums types.Les conditions nées de la guerre ne le permettaient pas. D'une part, il fallait parer à un besoin urgent, et la construction de \Tais sanatoriums aurait demandé un temps et des crédits dont on ne disposait pas ; la nécessité d'un personnel médical spécial pour assurer le traitement sanatorial des tuberculeux n'eût pu être obéie. Enfin le nombre des tuberculeux réformés (86.000 au 1^^ juillet 1916) imposait d'ouvrir rapidement des établissements où les malades ne fissent que passer, afin que le bénéfice de ce passage pût être imparti au plus grand nombre possible de tuberculeux. Bénéfice moral, bénéfice social : éduquer les malades, afin de les rendre moins nocifs à leur retour dans leurs foyers, tel était le but assigné aux stations, leur raison d'être initiale, leur programme de réalisation et de fonctionnement. Enfin, c'était la prise en charge par les Pouvoirs publics de toute une catégorie de victimes de la guerre, redevenus civils. Mais les idées évoluèrent ultérieurement tant à l'Administration centrale qu'au Parlement et dans les Assemblées départementales : une série d'initiatives se produisirent qui, sollicitant et obtenant le concours de l'État, aboutirent à la création de sanatoriums défi- nitifs. Onze de ces établissements sont actuellement achevés ou en voie d'achèvement, représentant 1.200 à 1.500 lits. Ceux-ci s'ajoutent aux 3 ou 4.000 lits représentant les disponibilités de vingt-cinq à trente hôpitaux ou stations sanitaires qui, parmi l'en- semble de ces établissements, pourront être conservés après la guerre comme sanatoriums définitifs. D'autres projets ;de sanatoriums sont actuellement à l'étude. La floraison de l'institution sanatoriale en France ne peut que s'af- fermir désormais, car elle va prochainement être dotée de son statut légal, grâce à la proposition de loi présentée à la Chambre par MM. Hon- norat et Merlin, pour laquelle on est en droit d'escompter l'accueil le plus favorable du Parlement. L'œuvre des Comités départementaux d'assistance aux anciens militaires tuberculeux. a été considérable : non seulement les réformés tuberculeux trouvent dans tous les départements l'aide et les soins qui leur étaient promis par le Gouvernement lorsqu'il créait les Comités, mais encore les organes d'assistance et de prophylaxie dus aux ini- tiatives des Comités sont éclos en tel nombre sur toute l'étendue du LA r.lîTTIi: ANTITIJBEKCULEUSE l'EiNKANT \'.T Al'IlÈS LA GUEnflL 2"'7 Lenitoire, que l'ensemble de ces iustiUilions s'identifie presque exac- tement avec l'organisation antituberculeuse du pays. La statistique des réformés tuberculeux assistés par les Comités départementaux donne un total de 23.681, dont 8.216 pour le département de la Seine, et 15.465 pour l'ensemble des autres départements. Les Comités ont exercé leur action par l'emploi de visiteurs d'hy- giène. Beaucoup ont créé des dispensaires : quatre-vingt-neuf de ces établissements se sont fondés depuis l'existence des Comités, la plu- part sur l'initiative de ceux-ci, tous avec eux et utilisés par eux. Une centaine d'autres sont en projet. On peut donc être assuré aujourd'hui qu'à l'inverse de tant de lois sanitaires, la loi du 15 avril 1916, dite loi Léon Bourgeois, recevra une large et méthodique application, dotant le pays de l'instrument de prophylaxie antituberculeux essentiel. Les Comités départementaux ont joué un rôle décisif dans l'instau- ration des sanatoriums ; ils se sont également préoccupés de réaliser avec les Commissions administratives d'hospices l'isolement des tuberculeux dans les hôpitaux. La Ville de Paris a donné l'exemple en créant des pavillons spéciaux. Quelques Comités se sont également efforcés de préserver les enfants parle placement familial ou l'hospitalisation dans des maisons spéciales. D'autres ont tâché d'organiser le placement de travail pour leurs assistés. Rien ne met en plus vive lumière l'autorité gagnée par les Comités départementaux que le rôle que leur font jouer la Croix-Rouge amé- ricaine et la Commission Rockefeller. Partout où nos amis américains ont voulu donner leur généreux et puissant appui à l'organisation antituberculeuse, c'est avec le Comité départemental qu'ils ont noué leur entente, c'est lui qu'ils ont pris comme support de leur entre- prise. Le Comité national d'assistance aux anciens militaires tuberculeux, sous limpulsion éclairée et puissante de M. Léon Bourgeois, a stimulé, orienté et aidé toutes ces initiatives : subventions aux Comités dépar- tementaux, aux dispensaires, aux sanatoriums et installations hospi- talières ; — organisation de la journée des tuberculeux ; — • propa- gande par la presse, composition de tracts, films, d'affiches, d'un bulletin trimestriel ; — relations avec les administrations publiques et les autres œuvres s'intéressant à la lutte antituberculeuse, les enga- geant vers des réalisations nouvelles ou des réformes pressantes ; — enfin, création par ses soins, d'établissements nouveaux. L'ensemble de cette ouivre antituberculeuse de guerre contient en germe tous les éléments d'une organisation antituberculeuse durable, a|)plicable au temps de paix. Il fallait envisager le passage d'une étape à l'autre, le travail a été fait par MM. Jules Brisac et Léon Bernard et ses conclusions adoptées par la Commission permanente. 278 noCTFJ R 1.. l;i:i!.NARI> Grâce aux réalisations déjà acquises, au mouvement d'opinion qui en est résulté, la lutte contre la tuberculose est définitivement entrée dans l'ère des réalisations ])ratiques. Celles-ci en effet comprennent les dispensnires, les sanatoriums, et les installations hospitalières d'isolemenl, Dans cette voie 1> plus difficile est fait : commencer. Il suffira de |)oursuivre l'œuvre entreprise en l'assujetlissant k des règles métho- diques. Les dispensaires et les sanatoriums doivent remplir, tant dans leur installation que dans leur fonctionnement, des conditions bien définies, hors desquelles ils ne méritent pas leur nom et ne justifient pas leur existence ; il en est de même de l'isolement hospitalier. Mais en dehors de cette voie même, bien des cpiestions devront être abordées dans le même esprit pratique : celle de l'éducation ; celle du logement ; celle de l'alcoolisme ; enfin, comme couronnement de l'édifice, celle de la déclaration obligatoire. ]\Iais si l'on veut aboutir et réaliser, il faut sérier les prol)lèmes. La guerre, en dotant certains d'entre eux d'une acuité douloureuse, a forcé d'apporter des solutions partielles et imprimé un mouvement fécond. La paix devra poursuivre la tâche entamée et la mener au but : préserver la race, fortifier la France. TABLE DES MATIERES Pages Avant-Proi'os li \ Assemblée générale Général Sebert. — Allocution du Président. . 7 CoNl'ÉRENCE 1 AITE A A.NOEUS Bermer. — Allocution du Président 16 Chudeau (Kené). — Le rôle économique de nos colonies pendant la guerre 18 Conférence faite a Paris Fauvel (A.). — L'Italie du Nord. La teri^e. Les hommes 54 Conférence faite a Toulofse Cartailhac. — Allocution '. 77 Rabaud (Etienne). — La guerre au point de Nue biologique 80 Conférence faite a Clermom-Ferrand Glancealid (Ph.). — Allocution 06 Gentil (Louis). — Le Maroc, son passé, son avenir 98 Conférence faite a Rennes Kerforne (Fernand). — Les richesses minérales du massif breton. . . . 129 Gérard- Varet. — Allocution Ib6 Conférence faite a Limoges Garri(;ol-La(;iunge. — Allocution lo9 Crevelier. — Allocution 160 TuRPAiN (Albert). — Le cinématographe. Histoire de son invention. Son développement. Son avenir 1G3 •ili^O TABI.K l>KS M.VUKRES Co.M-KRK.NCt: lAlTK V NaNTKS Beli.amv. — AllocLiliolî liSii Le Docteur Happin. — Alloculion 18:2 iMeii.mku (.).)• — Le colon et les industries de hi cellulose 18!,) CoXFÉREXCES QUI DEVAIENT SE FAIRE A PARIS JuiLi.ERAT (Paul). — L'action des Services d'Hygiène dans raméiioralion des logis parisiens 222 GiRARDiN (i'aul). — Le Rliin dans la Géograpliie el dans lllisloiie. . . . 247 Le Docteur Bernard (Léon). — La lutte antituberculeuse pendant et après la guerre [Rcsutnc) :i7o PARIS. — I.MPIUMJillIE CUAi.\ (SUCCUKSALL M), 11, BOULEVARD SAIM-MK IIKI.. — Tû-lS. 3 5 85 00293 3552