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CONFÉRENCES

DE

NOTRE-DAME DE PARTS.

.\A.NCY, IMI'niMKRlK Dt VACMIl,

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CONFERENCES

1)K

NOTRE-DAME DE PARIS,

l'.Uî

Le R. p. Henki-Douinique LAGORDÂIRE.

Dfs i^rrrrs yrccljcura.

TOITIE TKOlSlEi'VlE.

A>>ÉES 1848 1849 1850.

PARIS^

SAGNIER ET BRAY, LIBRAIRES-ÉDITEURS,

RLE DES SAINTS-PERES, 64.

1851.

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University of Ottawa

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CONFÉRENCES

DE

NOTRE-DAME DE PARIS.

ANNÉE 1848.

1)E DIEU.

i^'^'RF.v.i.u

DE

NOTRE-DAME DE PARIS.

AVIVEE 1S4S.

QUARANTE-CINQUIÈME CONFÉRENCE.

DE L EXISTENCE DE DIEU.

Monseigneur ',

Messieurs,

Nous avons prouvé la divinité de la doctrine catho- lique en deux manières : nous l'avons prouvée par ses résultats, en montrant que la doctrine catholique pro- duit celte merveille de l'Eglise, à quoi rien nest com- parable, et qui surpasse évidemment toutes les forces

' Monseigneur Affrr , archcscque de i\iii5.

8

limnaiiic's; nous l'avons prouvée en élablissant qu'elle a eu pour fondateur Jésus-Christ envoyé de Dieu el Fils (le Dieu. L'elfel de la doctrine étant divin, et sa source l'étant aussi, il est manifeste qu'elle porte elle- même le caractère de la divinité, ou, en d'autres ter- mes, qu'elle est divine. 11 semble donc. Messieurs, que notre tâche est accomplie, et qu'ayant mis au front de la doctrine dont nous sommes le ministre, le plus sacré des caractères et le plus certain, nous n'a- vons plus rien que deux choses à vous dire, ou plutôt à vous commander : le silence et l'adoration.

Mais l'esprit humain est fait de telle sorte, il a été si bien trempé dans la lumière, que vît-il de ses pro- pres yeux la main de Dieu lui apportant la doctrine, il ne s'estimerait pas content de la recevoir s'il ne recevait avec elle le droit et la puissance d'en sonder les profondeurs. Sans doute la voie d'autorité est une voie juste, naturelle, nécessaire à notre état présent; mais elle ne nous suffit pas. Car notre état présent renferme les prémisses de l'avenir qui nous est pro- mis, et rien ne nous rassasiera que la lumière vue de face dans l'essence même de Dieu. Nous ne souhai- tons pas, Messieurs, de voir dès aujourd'hui cette lumière dans sa plénitude infinie; nous concevons que des bornes ont été mises à notre regard et à notre horizon : mais si faible que soit notre regard, c'est le regard d'un esprit; si étroit que soit notre horizon, c'est un horizon tracé par la main de Dieu. Nôtre re- gard chcnhc la lumière, et notre horizon en contient

•)

«les traits. Sitôt donc qu'une doctrine nous est pré- sentée, de quelque main qu'elle vienne, nous voulons y descendre, l'interroger par le dedans, nous assurer enfln qu'elle a d'autres signes de sa vérité que les signes extérieurs, si grands qu'ils soient. Je ne puis, Messieurs, échapper à cette loi de votre être, et je ne le veux pas ; je la respecte en vous comme en moi- même ; j'y reconnais votre origine et votre prédesti- nation. 11 faut donc, après tant d'années je vous ai conduits dans les dehors du christianisme, franchir sous l'œil de Dieu les portes du temple, et regarder, sans crainte comme sans présomption, la doctrine elle-même, fille de Dieu et mère de votre âme.

Je ne vous promets pas de vous en démontrer la supériorité absolue; nous ne le pourrions qu'en quit- tant ce monde pour aborder aux clairs rivages de l'in- fini. Mais je vous promets qu'en la comparant à toutes les doctrines qui ont essayé d'expliquer les mystères du monde, vous y démêlerez sans peine une incon- testable et divine supériorité. Je vous promets qu'une lumière en jaillira, qui, sans atteindre toujours jusqu'à l'évidence, en sera du moins un glorieux crépuscule, et peut-être même quelquefois une sorte de nuance entre la raison de l'homme et la raison de Dieu. Votre âme, en s'élevant avec des vérités obscures, les verra peu à peu blanchir dans l'aube de la contemplation ; elle s'habituera, dans ce saint exercice, à des vols qui lui étaient inconnus, et s'étonnera un jour de la su- blime légèreté des plus grands mystères.

~ 10

Mais prendrons-nous donc notre point d'appui pour fonder la doctrine et nous l'approprier? pren- drons-nous des termes de comparaison et des moyens de vérification? Messieurs, il ne nous sera pas néces- saire de les chercher au loin. Dieu a mis proche de nous les instrumens destinés par sa Providence à nous conduire vers lui; il nous les a donnés dans la nature et dans l'intelligence, dans la conscience et dans la société. C'est le quadruple et unique palais qu'il nous a hàti , quadruple par la diversité de ses constructions, unique par le rapport qu'elles ont les unes avec les autres, et par le séjour indivisible que nous y faisons. Comme Dieu est tout entier et tou- jours présent à toutes les parties de l'univers, l'homme est tout entier et toujours présent à la nature, à son intelligence, à sa conscience, à la société; il y puise une vie qui s'éclaire constamment par la réverbéra- tion de toutes ses faces, et qui ne le laisse jamais dans lombre solitaire de lui-même. La nature parle à l'in- telligence, l'intelligence répond à la nature; l'une et l'autre se rencontrent dans la conscience, et la société met le sceau de ses épreuves aux révélations de toutes les trois. C'est notre vie. et c'est que toute doc- trine rencontre sa vérification. Une doctrine contraire, soit à la nature, soit à l'intelligence, soit à la con- science, soit à la société, est une doctrine fausse, parce qu'elle détruit notre vie; nne doctrine qui leur est conforme est une doctrine vraie, parce qu'elle alfermil et étend notre vie, et qtie notre vio prise dans sa lo-

!I lalilé, c'est le ciel et la terre, la matière et l'esprit, le temps et l'espace, l'homme et l'humanité, tout ce qui vient de Dieu et porte avec sa trace une tlémonstration (le lui et de nous.

Je dois donc, Messieurs, vous faire voir la confor- mité de la doctrine catholique avec la nature, l'intel- ligence , la conscience et la société , et tirer de cette comparaison sans cesse renaissante devant vous des éclairs qui nous emportent dans les profondeurs de l'invisible et dans l'immensité du surnaturel. Ce sefa la dernière partie de nos Conférences , et encore qu'elle doive durer plusieurs années, je ne puis me défendre d'un sentiment de mélancolie en pensant que le jour s'approche il faudra me séparer de vous , et je ne verrai plus que de loin, dans l'inflrmilé des souvenirs, ces belles assemblées Dieu était avec nous. Une certaine consolation se mêle toutrefois à la prévision de nos adieux, la consolation de l'homme qui touche à son terme, qui a accompli une carrière, et qui entrevoit l'heure il pourra dire avec saint Paul : Jai combaUu un bon combat, f ai consommé )na course ' . Sentez avec moi, Messieurs, celle tristesse et cette joie; car nos Conférences vous appartiennent autant qu'à moi; c'est un monument qui est sorti de votre cœur et du mien comme d'un seul principe , et un jour, s'il plail à Dieu de nous accorder le repos de la vieillesse, nous pourrons, aussi bien les uns que

' U* Epilic à Tiinniliér. cli:i]i. i. \oi's. 7-

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les autres, nous dire, en repassant dans notre esprit les temps que nous avons aimés : J'étais de ces Confé- rences de Noire-Dame qui ont tenu notre jeunesse captive sous la parole de Dieu.

Monseigneur, l'Eglise et la patrie vous remercient ensemble de l'exemple que vous nous avez donné à tous dans ces jours de grande et mémorable émotion. Vous nous avez appelés dans cette métropole le lende- main d'une révolution tout semblait avoir péri ; nous sommes venus, nous voici tranquilles sous ces voûtes séculaires; nous apprenons d'elles à ne rien craindre pour la religion et pour la France : toutes les deux poursuivront leur carrière sous la main de Dieu qui les protège; toutes les deux vous rendent grâce d'avoir cru à leur indissoluble alliance , et d'a- voir discerné des choses qui passent celles qui de- meurent et s'affermissent par la mobilité même des événemens.

La doctrine est la science des destinées. Nous vi- vons, mais pourquoi? Nous vivons, mais comment? Nous et tout ce qui est hors de nous se meut d'un mouvement qui ne s'arrête jamais. Le ciel marche, la terre est emportée, les flots se succèdent aux vieux rivages des mers; la plante pousse, l'arbre monte, la poussière s'agite, et l'esprit de l'homme, plus inquiet encore que toute la nature, ne s'accorde à lui-même aucun repos. D'où vient? Qu'y a-t-il? Tout mouve- meul suppose un point de départ, un terme il tend, un cliemiii par il passe. Quel est donc notre point

\z de départ, quel notre terme, quel notre chemin? C'est à la doctrine de répondre ; c'est à elle de nous dire notre principe, notre lin, notre moyen, et de nous révéler avec eux le secret de nos destinées. Toute science ne va pas là. Les sciences inférieures nous apprennent la loi des mouvemens particuliers; elles nous disent comment les corps s'attirent et se repous- sent; quelle orbite ils suivent dans les espaces indé- finis de l'univers ; comment ils se décomposent et se reconstituent, et mille secrets de cette vie agitée et constante qu'ils mènent au sein fécond de la nature; mais elles ne nous disent pas la loi générale du mou- vement, le principe premier de tout, la fin dernière de tout, le moyen commun de tout. C'est le privilège de la doctrine , autant élevée au-dessus de toutes les sciences que l'universel l'est au-dessus du particulier.

Or, Messieurs, ces trois termes qui comprennent le système des destinées, celui que la doctrine doit nous révéler d'abord est sans contredit le principe des cho- ses ; car nous concevons sans peine que du principe dépend la fin , que de la fin et du principe découle le moyen. Le principe des êtres renferme évidemment la raison de la fin qui leur est assignée , comme leur principe et leur fin déterminent le moyen qui leur sera donné pour atteindre et remplir leur vocation.

Je pose donc cette question suprême , je la pose avec vous et avec tous les siècles : Quel est le principe des choses? La doctrine catholique nous répond par ces premiers mots de son symbole : Credo in Deum

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/Hitrcni uinitipolcnfcni , Jp crois ru Dion, pèrf (oiit-puissant.

Kntendez-la nous expliquer sa réponse : Il y a un èlre-principc; par cela seul qu'il est prin- cipe, il n'a pas de commencemenl, il est éternel , c'esl- à-dire infini par la durée ; étant infini i)ar la durée, il lest aussi par la perfection; car, si quelque chose lui manquait en perfection, il ne serait pas l'être total, il serait limité dans son existence; il n'existerait pas par lui-même, il ne serait pas principe. Il y a donc un être infini eu durée et en perfection. Or, l'état de perfec- tion implique l'état personnel , c'est-à-dire l'état d'un être qui a conscience et intelligence de soi, qui se rend compte de ce qu'il est, qui distingue de lui ce qui n'est pas lui, qui éloigne de lui ce qui est contre lui; en un mot, qui pense, qui veut, qui agit, qui est libre, qui est souverain. L'ètre-principe est donc un esprit infini à r état personnel. Telle est la doctrine catholique sur le principe des choses, doctrine renfer- mée dans cette courte parole : O'edo in Denm, Je crois en Dieu.

Entendons maintenant la doctrine contraire ; car il existe une doctrine contraire, et vous ne verrez ja- mais, Messieurs, le christianisme énoncer un dogme sans rencontrer immédiatement une négation, négation destinée à le combattre, mais qui doit servir à le prouver. Car l'erreur est la contre-épreuve de la vé- rité, comme les ombres sont le contre-appui de la lu- mière. Ne vous effrayez donc pas d'une opposition si

jU'omple à l'égard du n dogme si inaiiilcsle ; appelez-la plulol de vos vœux, et éeoutez la |)reiuière parole du ralionalisme contre la j)remière parole du christia- nisme : Credo in naturam, mairem omnipotentem, Je erois en la nature, mère toute-puissante.

Vous rentendez, le ralionalisme, comme le chris- tianisme, admet l'existence d'un principe des choses, mais pour lui, c'est la nature même qui est l'être- principe, l'être nécessaire, l'être éternel, l'être sou- verain. Or, la nature, nous la connaissons, et il est évident pour tous (fu'elle est à l'état impersonnel, c'est-à-dire qu'elle n'a pas conscience de ce qu'elle est, qu'elle manque de l'unité intellectuelle par chacun de ses membres vivrait de la vie universelle, et l'univers de la vie du moindre brin d'herbe com- pris dans son immensité. Nous sommes plongés dans la nature, nous y puisons l'aliment de notre existence; mais loin que nous y formions une seule vie par une intelligence commune à tous, nous ignorons jusqu'aux êtres qui nous touchent de plus près. Nous passons les uns à côté des autres comme des étrangers, et l'univers ne répond à nos investigations douloureuses que par le spectacle muet de son inanimée splendeur. La nature est privée de personnalité, et c'est pourquoi le rationalisme, qui veut qu'elle existe par elle-même, définit le principe des choses, nne forée Infime à létal impersonnel.

Voilà les deux doctrines.

Va remarquez. Messieurs, <|ue l'esprit humain ne

k;

saurait cii concevoir une troisième sur le principe des clioses. Car ou bien la nature existe par elle-même et se suftil à elle-même, ou bien il faut chercher sa cause et son support au-dessus d'elle, non pas dans une nature analogue douée de la même infirmité , mais dans un être supérieur répondant par sou es- sence à l'idée et à la fonction de principe. C'est l'un ou l'autre. Si l'on choisit la nature, comme elle manque de personnalité, il faut dire que le principe des choses est une force infinie à Vétat impersonnel. Si l'on re- pousse la nature, il faut dire que le principe des choses est un être surnaturel, un être dont la conception lo- gique mène nécessairement à cette conclusion , que le principe des choses est un esprit infini à Vétat per- sonnel. Ainsi la raison humaine, quant à la première question du mystère des destinées, la question du principe, est fatalement condamnée à l'une ou l'autre de ces professions de foi. Je crois en Dieu, Je crois en la nature.

C'est pourquoi il n'y a dans le monde que deux doctrines fondamentales , le théisme et le pan- théisme : la première qui édifie sur l'idée de Dieu, la seconde sur le fait de la nature ; l'une qui part de l'in- visible et de l'infini, l'autre du visible et de lindéfini. Quiconque n'est pas théiste est logiquement pan- théiste, et quiconque n'est pas panthéiste est néces- sairement théiste. Tout homme fait son choix entre ces deux doctrines, et la vie humaine s'enlace à l'une ou à l'autre comme à l'arbre de vie et à l'arbre de

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mort. On vous a (hiniiù peul-èlre le panthéisme comme une rare ilécuuverle des siècles nouveaux, comme un trésor lentement extrait des champs de la contemplation par le laheur des sages : le fait est (|u'il est aussi vieux que l'humanité corrompue, et (ju'il suffit d'une tèle d'enfant pour concevoir qu'il y a un Dieu, ou que, s'il n'y en a point, la nature est à elle-même son principe et son Dieu.

C'est un don de la vérité. Messieurs, que sur une question aussi capitale que celle du principe des cho- ses, vous n'ayez à choisir qu'entre deux doctrines, et (jue l'une rejetée, l'autre se montre avec le caractère infaillihle de la nécessité logique.

A quoi vous attendez-vous maintenant, Messieurs? Vous pensez peut-être que je vais vous démontrer l'existence de Dieu"? Je vous déclare que pour rien au monde je ne voudrais vous la démontrer, non parce que la chose est impossible, mais parce que telle n'est pas la question. L'existence de Dieu n'est pas un dogme qui soit par terre, el qu'il faille tirer de la poudre; c'est un dogme qui est debout, qui se tient entre l'Eglise dont je vous ai fait voir l'autorité di- vine, et Jésus-Christ dont je vous ai prouvé la divinité personnelle. Dieu a été le fond de tout ce que nous avons vu jusqu'à présent. Il s'est révélée nous comme se révèlent tous les êtres, par son action. Si Dieu n'avait pas agi sur la terre et s'il n'y agissait pas en- core tous les jours, nul ne croirait en lui, quelque démonslralion qu'en lissent la métaphysique el l'élo- r. lii. 2

quence. L'Iuimanilé croit en Dieu parce qu'elle le voit agir. La question n'est donc pas de le démontrer mais d'en approfondir l'idée, et de la porter devant l'esprit à tout l'éclat qu'elle y peut obtenir.

Ecartons même ces preuves positives de Dieu ; ou- blions ses travaux dans le monde, et supposons que nous ayons devant nous la question toute nue de son existence. Il ne s'ensuivra pas encore qu'il y ait né- cessité de la démontrer directement. Car notre esprit porte en lui-même la certitude qu'il y a un principe des cboses, et, en outre, que ce principe est nécessai- rement ou Dieu ou la nature. 11 ne s'agit plus que de cboisir, et une affaire de choix est toute autre chose qu'une situation le raisonnement doit tout créer. J'ai à mettre en regard le théisme et le panthéisme, voilà ma tâche ; j'ai à rechercher lequel des deux est en harmonie avec la nature, l'intelligence, la con- science et la société, voilà ma force.

Avant de commencer cette comparaison, ou plutôt en la commençant, je ferai une remarque, c'est que Dieu est ici-bas le plus populaire de tous les êtres, tandis que le panthéisme est un système purement scientifique. Au milieu des champs, appuyé sur son instrument de travail, le laboureur lève ses yeux vers le ciel, et il nomme Dieu à ses enfans par un mouve- ment simple comme son âme. Le pauvre l'appelle, le mourant l'invoque, le pervers le craint, l'homme de bien le bénit, les rois lui donnent leurs couronnes à porter, les armées le placent en tète de leurs batail-

p.)

Ions, la victoire lui rend grâce, la (lélaile y cherche un secours, les peuples s'arment de lui contre leurs tyrans; il n'est pas un lieu, un temps, une occasion, un sentiment Dieu ne paraisse et ne soit nommé. L'amour lui-même, si sur de son charme, si confiant dans son immortalité propre, n'ose pas pourtant se passer de lui , et il vient aux pieds de ses autels lui demander la confirmation des promesses qu'il a tant de fois jurées. La colère croit n'avoir atteint son ex- pression suprême qu'après avoir maudit cet adorable nom , et le blasphème est un hommage encore d'une foi qui se révèle en s'oubliant. Que dirais-je du par- jure? Voilà un homme qui est en possession d'un se- cret d'où dépend sa fortune, son honneur ; lui seul le connaît sur la terre, lui seul est son juge. Mais la vé- rité a un complice éternel en Dieu ; elle appelle Dieu à son secours, elle met le cœur de l'homme aux prises avec le serment, et celui-là même qui sera capable d'en violer la majesté ne le fera pas sans un tremble- ment intérieur, comme devant l'action la plus lâche et la plus forcenée. Et pourtant qu'y a-t-il dans cette parole : je le jure? Rien qu'un nom, il est vrai, mais c'est le nom de Dieu. C'est le nom qu'ont adoré tous les peuples, auquel ils ont bâti des temples , consacré des sacerdoces, adressé des prières; c'est le nom le plus grand, le plus saint, le plus efficace, le plus po- pulaire que les lèvres de l'homme aient reçu la grâce de prononcer.

En est-il de même du panthéisme ? le cherche-

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rons-nous? Venez avec moi, Messieurs, frappons à celle porte; elle est illustre, el plus d'une main célè- bre aussi l'a lieurlée. Nous voici devant un sage. Prions-le de nous expliquer le mystère de nos desti- nées ; car il l'a ))énélré. Mais que nous dit-il "? qu'il n'y a au monde qu'une seule subslance. Pourquoi"? Parce que la subslance est ce qui est en soi, et que ce qui est en soi est nécessairement unique, infini, élernel , Dieu. Voilà donc tout réclaircissement de notre vie posé sur une définition mélapbysique. Je n'examine pas si elle est vraie ou fausse, si les conclusions qu'on en tire sont légitimes, s'il est aisé ou non de définir autrement la subslance, et de renverser par cela même tout l'échafaud de cette doctrine. Je défie seu- lement l'humanité de la comprendre; car, vous-mê- mes, Messieurs, vous, initiés dès voire enfance aux spéculations des mois et des idées, vous n'en saisiriez le tissu, si je vous l'exposais, qu'avec une extrême difficulté. Peut-être même beaucoup d'entre vous n'y réussiraient pas; car rien n'est plus rare que la saga- cité métaphysique, que cet œil qui écarte de devant lui toutes les réalités, et pénètre d'un regard fixe le monde des abstractions. Vous sentiriez bientôt se gonfler les veines de votre front, une sorte d'éblouis- sement saisir votre pensée au fond de ses plus intimes replis, et tout disparaître devant vous, le réel et l'idéal, dans une défaillance douloureuse. Et ce serait là, dans ces subtiles et inabordables profondeurs, que la vérité première aurait caché sa face ! Ce serait quelle al-

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lendrail le genre humain pour lui (licier son sort! Le croyez-vous? Pour moi, je ne le crois pas, je crois au Dieu du pauvre et du simple ; je crois au Dieu que la cabane connaît, que l'enfance écoule, dont le malheur sait le nom, qui a trouvé des voies pour arriver à tous, si pelils qu'ils soient, et qui n'a d'ennemis que l'or- gueil de la science et la corruption du cœur. Je crois à ce Dieu-là ; j'y crois parce que je suis homme , et , en répétant avec tous les peuples et tous les âges le premier article du symbole de l'Eglise, je ne fais que me dire homme et m'inscrire à mon rang dans la communauté naturelle des âmes.

Vous l'avouerai-je. Messieurs, c'est la première fois depuis que je suis chargé du ministère de la parole divine, c'est, dis-je, la première fois que j'aborde cette question de l'existence de Dieu, si toutefois on peut l'appeler une question. Jusqu'ici je l'ai dédaignée comme inutile; j'ai cru qu'il ne fallait pas démontrer à un fils l'existence de son père, et que qui ne le connait pas ne mérite pas de le connaitre. Mais le cours de la pensée m'a contraint de vous en dire quel- que chose, et toutefois, en faisant à l'ordre logique cette concession, je n'ai pas voulu vous laisser penser que j'eusse pour but de satisfaire au besoin de votre cœur, ni du peuple et du siècle nous vivons. Grâces à Dieu, nous croyons en Dieu, et si je doutais de votre foi, vous vous lèveriez pour me repousser du milieu de vous; les portes de cette métropole s'ouvriraient d'elles-mêmes sur moi, et le peuple n'aurait besoin

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"■2^2

que iruii regard pour me confondre, lui qui lout à l'heure, au milieu même de l'enivrement de sa force, après avoir renversé plusieurs générations de rois, j)ortait dans ses mains soumises, et comme associée à son triomphe, l'image du Fils de Dieu fait homme... (Applaudissemens.)

N'applaudissons pas, Messieurs, la parole de Dieu; croyons-la, aimons-la, pratiquons-la, c'est la seule acclamation qui monte jusqu'au ciel et qui soit digne de lui.

Je devrais lînir. Messieurs, puisque vous m'avertis- sez de l'heureuse inutilité de mon discours. Permettez- moi cependant, avant de le clore, de rechercher pour- quoi l'idée de Dieu est populaire , et si cette popula- rité ne serait qu'une vaine illusion du genre humain.

Nous avons dit que nous avions en notre pouvoir quatre moyens de vérification des doctrines : la nature, l'intelligence, la conscience et la société. Si donc l'idée de Dieu est légitime, elle doit puiser sa force dans ces quatre sources de lumière, tandis que le pan- théisme y rencontrera nécessairement sa condamnation.

La nature est un grand spectacle, elle épuise aisé- ment nos yeux et notre imagination : mais a-t-elle le caractère d'un être sans cause, d'un être qui existe par soi? Peut-elle dire comme Dieu, dans Moïse : Ego sum qui sum, Je suis celui qui suis? L'infini est le premier caractère de l'être sans cause : la nature a- t-clle ce caractère? Regardons-la, tout ce que nous y voyons a des limites, tout y est figure et mouvement,

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fiiïure (létoiniinée, mouvement calculé; lout y tombe sous l'empire étroit de la mesure, même les distances qui demeurent inconnues à nos inslrumens, mais qui ne le sont point à nos conceptions. Xous sentons la borne même notre œil ne la voit pas; il nous suffit de la saisir dans un point pour la conclure par- tout. L'infini est indivisible, et n'y eùt-il dans l'uni- vers qu'un atome soumis à notre faible main , nous saurions que la nature est finie, et que son immensité n'est que le voile éclatant de sa misère.

Si la nature était par soi-même, elle aurait de plus le caractère de la liberté absolue , c'est-à-dire de la souveraineté : car, de quoi peut dépendre un être qui n'a pas de cause? Mais est-ce ce que nous remar- quons dans les opérations qui nous manifestent sa vie? L'univers est serf; il roule dans un cercle n'apparait aucune spontanéité ; la pierre reste la main l'a mise, et lastre suit une orbite nous le retrouvons toujours. Ces mondes prodigieux par leur masse et leur mouvement n'ont jamais révélé à l'ob- servateur qu'un mécanisme sourd et aveugle, une force esclave, une désespérante impuissance de dévier de leur loi. Et l'homme lui-même, l'homme en qui seul apparaît sur la terre cette liberté dont nous cherchons vainement la trace dans tout le reste, l'homme est-il souverain? Nait-il à l'heure qu'il a marquée? Meurt-il à l'heure qu'il désignera? Peut-il s'affranchir de ce qui limite et meurtrit son existence? Comme la nature dont il fait partie, il a sa grandeur, mais une grandeur

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«mi irahil d'aulant plus son inlinnité. Il est seinhiablo à ces rois qui suivaient le triomphateur au Capitule, el dont rabaissement s'accroissait des restes mêmes de leur majesté. Aussi deux seotimens naissent à la fois du spectacle de l'univers : l'admiration et la pitié. Et tous les deux, se fortiflant l'un par l'autre, con- cluent ensemble à la vanité de la nature et à la re- cherche de son auteur. C'est le langage des mondes, c'est leur éloquence éternelle, c'est le cri de leur con- science, si l'on pouvait donner ce nom à la force qui les contraint de parler pour un plus grand qu'eux, el de redire à tous les échos du temps et de l'espace le cantique de la créature au Créateur : IVon nobis, Do- mine, non nobis secl nomini tuo gloriam, \on pas à nous, Seigneur , non pas à nous la gloire , mais à votre nom! Oui, mondes sacrés qui roulez sur nos tètes, astres hrillans et joyeux qui menez votre course sous la main du Très-Haut, lies fortunées qui dressez vos rivages dans l'océan du ciel, oui, vous n'avez jamais menti à l'homme î

Il n'importe pas. Messieurs, desavoir si le pan- théisme essaie ou non de détourner de son sens le spectacle de la nature. Ce qui importe, c'est que l'homme pris en général, l'homme de l'humanité, voie du premier coup d'œil que l'univers n'existe pas par lui-même. Jamais la métaphvsique ne détruira cette impression profonde causée à l'homme par la vue des choses dont se compose la scène nous vivons. V\\ enfant saisit l'incapacité du ciel el de la terre ; il la

2n

voit, il la seul, il la louche, il y reviendra toujours comme à un sentiment invincible (jui lait partie de son être. Vous aurez beau lui dire qu'il est Dieu ; il lui suffit d'avoir eu la fièvre pour comprendre que vous vous moquez de lui.

En regardant la nature, l'homme voit des réalités; en regardant son intelligence, il voit des vérités. Les réalités sont finies comme la nature qui les contient; les vérités sont infinies, éternelles, absolues, c'est-à- dire plus grandes que l'intelligence nous les dé- couvrons. La nature nous montre des ligures de géo- métrie; l'inlelligence nous révèle la loi mathématique elle-même, la loi générale et abstraite de tous les corps. Elle fait plus, elle nous révèle la loi métaphy- sique, c'est-à-dire la loi de l'être quel qu'il soit, la loi qui s'applique aussi bien aux esprits qu'aux corps. A cette hauteur et dans cet horizon , l'univers disparaît aux regards de notre esprit, ou du moins nous ne le voyons plus que comme le reflet d'un monde supé- rieur, comme l'ombre d'une lumière sans rivages; le réel s'absorbe dans le vrai, qui est sa racine, la réa- lité se mesure par la vérité.

Mais est-elle, la vérité? est son lieu, son siège, son essence vivante? Est-ce une pure abstrac- tion de notre esprit ? N'est-ce que l'univers agrandi par un rêve? S'il en était ainsi, notre intelligence elle- même serait un songe; la vérité, qui nous parait le principe de tout, ne serait que l'exagération et comme l'extravagance de la réalité sensible.

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Dirons-nous que la vérité a pour siège noire pro- pre esprit? Mais notre esprit est borné, la vérité ne l'est pas; notre esprit a commencé, la vérité est éter- nelle ; notre esprit est susceptible de plus et de moins, la vérité est absolue. Dire que notre esprit est le siège de la vérité, c'est dire en termes obscurs que notre esprit est la vérité même, la vérité vivante : qui est assez insensé pour le croire? Outre la contradiction ([ui existe entre la nature de notre esprit et la nature de la vérité, ne voyons-nous pas les intelligences dont se compose le genre humain dans une guerre perpé- tuelle d'affirmations et de négations? La vérité serait donc en guerre avec elle-même ? Elle dirait oui et non à la fois , tout en restant absolue. C'est le comble de la démence.

Si la vérité n'est pas un vain nom , elle n'est dans l'univers qu'à l'état d'expression, et dans notre esprit qu'à l'état d'apparition ; elle est dans l'univers comme l'artiste dans son œuvre, elle est dans notre esprit comme le soleil dans nos yeux. Mais par delà l'uni- vers et notre esprit, elle subsiste en elle-même, elle est une essence réelle, infinie, éternelle, absolue, existant par soi, ayant conscience et intelligence de soi; car, comment la vérité ne s'entendrait-elle pas elle-même, puisqu'elle est la source de tout entende- ment? Or, dire cela de la vérité, c'est définir Dieu : Dieu est le nom propre de la vérité, comme la vérité est le nom abstrait de Dieu.

Il y a donc un Dieu, s'il y a une vérité. Vous plait-

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il de dire qu'il n'y a pas de vérité? C'est votre affaire, et je ne vais pas contre.

Peut-être, Messieurs, vous sentirez mieux encore la force de cette conclusion en l'appliquant à l'ordre de la conscience. De même que la vérité est l'objet et la vie de l'esprit, la justice est l'objet et la vie de la conscience. La conscience aperçoit et approuve une règle des droits et des devoirs entre les êtres doués de liberté. Cette règle est la justice. Mais est-elle, la justice? Est-ce un simple résultat de la volonté hu- maine? En ce cas, la justice n'est qu'une convention, une loi fragile née aujourd'hui et qui tombera demain. Est-ce un ordre fondé sur la nature même de l'homme? Mais cette nature est variable, corruptible, sujette à des passions qui l'égarent. Ce qui est l'ordre pour l'un sera le désordre pour l'autre. Il faut donc, si la justice est une réalité, qu elle soit une loi éter- nelle et absolue , réglant les rapports des volontés libres, comme les mathématiques sont une loi éter- nelle et absolue réglant les rapports des êtres maté- riels, et la métaphysique une loi éternelle et absolue réglant les rapports des intelligences avec tous les êtres soit existans, soit possibles. En dehors de cette notion, la justice n'est qu'un mot qui arme les forts contre les faibles, les heureux contre les malheureux. Or, cette notion entraîne nécessairement celle de Dieu, puisqu'une loi éternelle et absolue ne saurait être une réalité que dans la personne d'un être sub- sistant par soi, ayant une volonté active et droite, ca-

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lalle et f ■■■■|^«ii I' WM «rire^ Ae k âiMiiwfluur, œ me- niiw|imi^rr r^èaseainee €t ie fMuir la rifciellMNi. v^osnè «si le fraû»- imbb «le ttea^ la jvsike est

Or, iprËl ]Fûl des Immumës; famT «|w la vailè et la nsÉke Bif màmS. mm jea pUlHSffiabNrae, «i s'ea- ionaent daats Sa sasËtinJe «tgweifevse «le k«r fssÊsèt fttur T lâttM' Irar ^^àpt ■s^ ée& svsMmits foï pisirleat knr itôiai, <tidia sie (fij^ny «t«ti- ttak mianaailè patavre «£t ssmÊkvaÊt s^en ^t fosi ; etHe a liesiMa die verïiê paw se iwMiinr, de jasSke pemr se dêfemlre, et die sait «pe le lêcïtaMe mem de Faaie et de Fantie, €"«§1 le BiMi de Dâea : i|«e la vvfïtaUe iffîfme de Fumc et de Tavlne. e est ftii ilunce de Diiea. EMe ne sV est Janaii» Ëtmmfpt^ QwaaA &m r^spfiïiae, elle lève ses ■aiifê leis; Dnea, die ea iastcnt le msm sur ses dnpeaBs, die dit â rMffiii mil «M oflAe denûêre et sisleBUBdlle râne «fÊÀ «Qttit et e^pêie : Je ^/vk cnOe av Dïea!

Ce tffïbnial a tét «m iani stm l^ne, s»» kewv inapiMirilHir et Mnt^Mcs, «aeve soa heare étoselle. Les rai» T «jim^ataëseit dis odk-fas^ et les aalMws aKâ. Cest ce inliaBal pefanasent a* sdn de remenr et de nûfailè «|w savre le msade. Es Kaïa rcw^aâl Teat ralalli«';^le pieqde £aa«ë par lai Be «aaure à sent Mmr. SiÊ a f avait paru bcnk <fae de» sipss, Ildêe de Dâea fOMnait j përïr« car aa biMBne sœal tsA toig^Bar^ pajinrt csttlre IMiea; Hais heaieaseamt fes aaBiaa» :siiat IbiHes «nmlre lai. foree «fa'elks ae peaweal ««i'

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passer de justice el de vérité. Elles le protéf^Dt con- tre les savantes chimères dune faus;se sagesse: elles en malDliennenl la mémoire avec une tidélité qoi n'eu conserve pas toujours la parfaite notion, mais qoi du * moins n'a pas permis ju5(|u'à présent que le soleil et l'hi-t' ire vissent un peuple alht'?. <ju>'i qu'on ait fait, !> 1 * r '' la pierre - ^ ' société hu- lûaiiiL'; -U'.uii ! eiiislateur :. _. _;■: i- r -■'■.. :..v. aucun siè- cle ne l'a ignoré . aucune langue n'a eflRacè son nom. Aussi bien sur la terre que dans le ciel , il est parce qu'il est.

Mais si Dieu a pour lui la nature, l'intelligence, la conscience et la société, que reste4-il au panthéisme? sera son point d'appui? Il le cherchera. Messieurs, dans les ténèbres d'une métaphysique abstruse : il s'isolera de toutes les réalités, de tous les sentimens et de tous les besoins, pour se composer un labyrinthe dont la |)ensée ne saura plus retrourer les issues. Il en pertlra lui-même le lîl; enfermé dans la prison subtile qu'il se géra construite, il sera pris du rire de l'orgneit qui s'est trompé lui-même, el appelant à lui, du fond corrompu des âges, les esprits curieux des doctrines rares, il j *' -^ -nr Dieu et sur le genre humain 1 anathème i ; i : s. Dieu passera sans l'en- tendre, et le genre humain sans lui répondre. Faisons comme eux, passons aussi.

Nous avons de Dieu une triple intuition : intuition négative dans la nature: intuition directe dans les idées de vérité et de justice : intuition pratique dans

30 la sociélé liumaine. La nalure, en nous montrant des earaclères ineompalibles avec un être qui existerait par soi-même, nous fait remonter jusqu'à sa source; les idées de vérité et de justice nous nomment Dieu sans qui elles ne seraient rien ; la société humaine , qui ne peut se passer de lui, nous prouve son exis- tence par sa nécessité. Mais outre ces révélations constantes et inamissibles, il en est que la divine Pro- vidence sème de loin en loin sur la route des nations ; elle frappe des coups de foudre, elle déchire des voi- les , elle donne de sa présence un sentiment si plein et si profond, que nul ne s'y trompe, et qu'un peuple entier laisse échapper de son cœur ce cri unanime et involontaire : Dieu ! c'est Dieu ! Nous assistons, Mes- sieurs, à une de ces heures Dieu se découvre ; hier il a passé dans nos murs, et toute la terre l'a vu. Pourrais-je doue me taire devant lui "? Pourrais-je re- tenir sur mes lèvres tremblantes la prière de l'homme qui, un jour de sa vie, a vu son Dieu de plus près'? 0 Dieu, qui venez de frapper ces coups terribles, Dieu, le juge des rois et l'arbitre du monde, regardez dans une lumière propice ce vieux peuple français, le fils aîné de votre droite et de votre Eglise. Souvenez- vous de ses services passés, de vos bénédictions pre- mières ; renouez avec lui l'antique alliance qui l'avait fait votre homme; appelez-en à son cœur qui fut si plein de vous, et qui tout à l'heure encore, dans les l)rémices d'une victoire rien de royal ne fut épar- gné par lui, vous donnait des gages de l'empire qu'il

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n'accorde plus qu'à vous. 0 Dieu juste cl saint, par celle croix de votre Tils que leurs mains ont portée du palais profané des rois au palais sans tache de votre épouse, veillez sur nous, protégez-nous, éclai- rez-nous, prouvez au monde une fois de plus qu'un peuple qui vous respecte est un peuple sauvé.

QUARANTE SIXIEME CONFERENCE.

DK LA VIE INTIME DE DIEU.

Monseigneur,

Messieurs,

Dieu existe, mais que fait-il? Quelle est son action ? Quelle est sa vie? C'est la question qui se présente immédiatement à l'esprit. Dès que l'esprit a reconnu l'existence d'un être, il se demande comment il vit; et à plus forte raison se le demandera-t-il de Dieu, qui, étant le principe des êtres, excite en nous un be- soin de sa connaissance d'autant plus ardent et juste T. m. 3

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que son aclion est le modèle de toule aclion, el sa vie l'exemplaire de toute vie. Qu'est-ce donc que Dieu fait? A quoi passe-t-il son éternité? Voilà, certes, une question hardie. Pourtant l'homme se la fait, el il veut la résoudre. Mais comment la* résoudre? Com- ment pénétrer dans l'essence divine pour y entrevoir l'incompréhensible mouvement d'un esprit éternel, infini, absolu, immuable?

Trois doctrines se présentent à nous. L'une affirme que Dieu est condamné par la souveraine majesté de sa nature à un épouvantable isolement; que, seul en lui-même, il se regarde d'un regard qui ne rencontre que lui, et s'aime d'un amour qui n'a d'objet que lui; qu'en ce regard et cet amour à tout jamais solitaires consistent la nature et la perfection de sa vie.

Selon la seconde doctrine, l'univers nous mani- feste la vie de Dieu ou plutôt il est la vie même de Dieu. Nous voyons en lui son action permanente, le théâtre se réalise sa puissance et se réfléchis- sent tous ses attributs. Dieu n'est pas sans l'univers, pas plus que l'univers n'est sans Dieu. Dieu est le principe, l'univers est la conséquence, mais une con- séquence nécessaire, sans laquelle le principe serait inerte, infécond, impossible à concevoir.

La doctrine catholique réprouve ces deux systèmes. Elle n'admet pas que Dieu soit un être solitaire, éter- nellement occupé à une contemplation stérile de lui- même; elle n'admet pas non plus que l'univers, bien que l'ouvrage de Dieu, en soit la vie propre et per

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sonnelle. Elle s'élève au-dessus de res idées infirmes, et, nous emportant avec la parole de Dieu par delà toutes les conceptions de l'esprit humain, elle nous apprend que la vie divine consiste dans l'union coé- ternellc de trois personnes égales en qui la pluralité détruit la solitude et l'unité la division ; dont le re- gard se répond, dont le cœur se comprend, et qui, plongées dans ce flux et ce reflux de l'une à l'autre, identiques par la substance, distinctes par la person- nalité, forment ensemble une ineffable société de lu- mière et d'amour. Telle est l'essence de Dieu, et telle sa vie, l'une et l'autre fortement exprimées par cette parole de l'apôtre saint Jean : Très sunt qui testimo- nium dant in cœlo, Pater, Verbum et Spiritus wnctus. Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et vos trois ne sont qu'une chose ^ .

Ici, Messieurs, et bien peu de temps après vous avoir promis des clartés, il semble que je prenne plaisir à vous appeler dans un dédale de ténèbres; car se peut- il rien concevoir de plus effrayant pour la pensée que les termes par je viens d'énoncer, d'a- près l'Ecriture et l'Eglise, les rapports qui constituent Ja vie intime de Dieu? Toutefois, Messieurs, ne vous fiez pas à cette impression première; confiez-vous plu- tôt à mes promesses, parce qu'elles sont celles de l'Evangile, il est écrit : Ego sum lux mundi. Je

' !■■»' Epiire. chap. ;j, vers. 7.

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suis la lu m i ère du monde. El encore : Qui sequitur Die non ambulat in tenchris, sed habebit lumen vitœ. Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie ^. Oui, rassurez-vous; comptez sur Dieu, qui ne vous a rien proposé d'inulile à croire, et qui a caché des trésors éclatans dans les mystères les plus obscurs, comme il a caché dans les entrailles de la terre les feux du dia- mant. Suivez-moi, passons les colonnes d'Hercule, et laissant la vérité enfler nos voiles, avançons-nous sans crainte jusqu'aux régions transatlantiques de la lumière. Nous voulons nous rendre compte de la vie divine; la première question à nous faire est donc celle-ci : Qu'est-ce que la vie? Car tant que nous ne saurons pas ce que c'est que la vie en soi, il est clair que nous ne pourrons nous former aucune idée de celle de Dieu. Qu'est-ce donc que la vie? Pour l'entendre, il faut nous demander ce que c'est que l'être; car la vie est évidemment un certain état. de l'être. Nous ar- rivons ainsi à cette question première et suprême : Qu'est-ce que l'être? Et nous la résoudrons en cher- chant ce qu'il y a de permanent et de commun dans les êtres infiniment variés dont le spectacle est sous nos yeux. Or, en tous, quels que soient leur nom, leur forme, leur degré de perfection ou d'infériorité, nous découvrons une force mystérieuse qui est le prin- cipe de leur subsistance et de leur organisation, elque

' Sailli .Fo;in. cli;i[). 8, vers. 12.

0/

nous appelons raclivilé. Tout être, même le plus inerte en apparence, est une activité; il se condense en lui-même, il résiste aux efforts étrangers, il attire et s'incorpore des élémens qui lui obéissent. Un grain de sable est en lutte et en harmonie avec l'univers entier, et il se conserve par celle force qui est le fond même de son être, et sans quoi il s'abîmerait dans Tin- capacité absolue du néant. L'activité étant le caractère permanent et commun de tout ce qui est, il s'ensuit que l'être et l'activité sont une seule et même chose, et que nous avons le droit de poser cette définition : L'être est l'aclivilé. Saint Thomas d'Âquin nous en a donné l'exemple, lorsque ayant à définir Dieu, qui est l'être dans sa réalité totale, il a dit ; Dieu est un acte pur.

Mais l'activité entraîne l'action , et l'action c'est la vie. La vie est à l'être ce que l'action est à l'activité. Vivre, c'est agir. Il est vrai que l'action spontanée, et surtout libre, étant l'action parfaite, on marque ordi- nairement la naissance ou l'apparition de la vie se manifestent ce genre d'action. Ainsi l'on dit que la pierre est, que la plante végète, que l'animal vit; mais ces différentes expressions ne signalent que les grada- tions de l'activité dont la présence , si faible qu'elle soit, constitue partout l'être vivant.

Nous savons ce que c'est que la vie. Faisons un pas de plus, cherchons-en les lois générales, et appli- quons-les à Dieu.

La première loi générale de la vie est celle-ci : Laclion d'un être est égale à son activité. En effet;,

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l'aclion (1*1111 être ne saurait être limitée que par une force étrangère ou par sa propre volonté. Or, une force étrangère ne rarrêtc qu'au degré il manque lui-même d'énergie, et quant à sa volonté propre, s'il en est doué, elle le porte nécessairement jusqu'où il peut atteindre par sa nature. Une action supérieure à son activité lui est impossible ; une action inférieure ne lui suffît pas; une action égale à son activité est la seule qui le mette d'accord avec lui-même et avec le reste de l'univers. Aussi, Messieurs, soit que vous considériez le mouvement général des mondes ou la tendance de chaque être en particulier, vous les verrez tous agir selon la quantité de leurs forces, et ne met- Ire de bornes à leur ambition que parce qu'il en existe à leurs facultés. Tous, l'homme compris, vont jusqu'où ils peuvent ; tous, parvenus au terme qui les épuise et les arrête, écrivent comme le poète en accu- sant leur impuissance avec orgueil :

Sistiinus tandem nobis ubi deluit oil>ts.

Cette première loi générale connue, je conclurai déjà quelque chose touchant la vie de Dieu; car l'ac- tion d'un être étant égal à son activité , et Dieu étant 1 activité inOnie, il s'ensuit qu'il y a en Dieu une ac- tion infînie, ou, pour parler plus clairement encore, qu'une action infinie constitue en Dieu la vie même de Dieu. Mais qu'est-ce qu'une action? La nature et l'humanité ne se composent que d'un tissu d'actions: iiou? ne faisons pas autre chose depuis l'instant de

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noire naissance jusqu'à celui de noire inorl : el pour- lanl savcz-vous bien ce que cesl qu'une aclion ? Avez- vous jamais médilé sur le sens de ce mol, qui ren- ferme à lui seul loul ce qui se passe au ciel et sur la lerre? L'aclion est un mouvement; il nous est impos- sible d'en concevoir la nature sous une forme plus claire el plus générale. Le corps se meut quand il agit, la pensée se meut quand elle travaille, le cœur se meut quand il conçoit des affections ; de quelque part que vienne l'acte, la langue n'a qu'un terme pour l'exprimer, et l'entendement qu'une idée pour se le représenter. Tout est en mouvement dans l'univers j)arce que tout y est action, et tout y est action parce que depuis l'atome jusqu'à l'aslre, depuis la poussière jusqu'à l'esprit, tout y est activité. Mais le mouvement suppose un but, un terme l'être aspire. Je m'agite, je cours y j'expose ma vie : Pourquoi ? Qu'est-ce que je veux"? Apparemment je cherche quelque chose qui me manque et dont j'ai besoin : car si rien ne me manquait, mon mouvement n'aurait pas de cause , le repos serait mon état naturel , l'immobilité mon bon- heur. Puisque je me meus, c'est pour faire ; faire est à la fois le motif et le terme du mouvement, et par conséquent l'action est un mouvement producteur.

Ne vous lassez pas de me suivre, Messieurs; il est vrai, je vous emporte par des voies dont peut-être vous n'entrevoyez pas encore l'issue ; vous êtes passagers sur le vaisseau de Colomb, vous cherchez en vain l'é- toile qui vous annonce le port; mais prenez courage,

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tout à l'heure vous crierez : Terre ! Nous y touchons. L'action est un mouvement producteur, je viens de le démontrer, et comme l'action est la conséquence de l'activité , il s'ensuit que la production est la fin dernière de l'activité , c'est-à-dire de l'être , puisque l'être et l'activité sont une seule et même chose. Mais dans quelle proportion l'être produira-t-il? Evidem- ment dans la proportion de son activité, puistjue, se- lon la première loi générale de la vie , l'action d'un être est égale à son activité. Ainsi vivre, c'est agir; agir, c'est produire ; produire, c'est tirer de soi quel- que chose d'égal à soi. Sans doute on peut concevoir une production inférieure à l'être d'où elle émane ; mais cette production, si elle a lieu, ne sera pas l'acte principal de la vie, elle n'en sera que l'acces- soire et l'accident. Tout être tend à produire dans la plénitude de ses facultés, parce qu'il tend à vivre de la plénitude de sa vie, et il n'atteint ce terme naturel de son amhition qu'en tirant de lui quelque chose d'é- gal à lui-même. 11 est aisé de le constater par l'ohser- vation , après l'avoir établi par le raisonnement. En quoi consiste , par exemple , le douloureux travail de l'artiste? L'artiste a eu dans son âme une vision du vrai et du beau; l'horizon s'est déchiré sous son re- gard, et il a saisi dans le lointain lumineux de l'infini une idée qui est devenue la sienne et qui le tourmente jour et nuit. Que veut-il et qu'est-ce qui le trouble? Il veut rendre ce qu'il a vu ou entendu: il veut qu une toile, qu'une pierre ou qu'une parole exprime sa peu-

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sée comme elle est en lui, avec la même clarlé, la même foric, la même poésie, la même accentuation. Taul qu'il n'obtient pas cette bienheureuse égalité en- tre sa conception et son style, il est sous le poids d'un malheur qui le désespère; car il reste au-dessous de lui-même, et il pleure en larmes ardentes l'ineClicacité de son génie, qui lui paraît comme une insulte et une mort. Celui à qui il a été donné davantage, dit lEvangile, on lui demandera davantage. Telle est la loi de la production aussi bien dans l'ordre de la nature et de l'art que dans l'ordre de la vertu.

Mais, Messieurs, pour que la vie produise quelque chose d'égal à elle-même, il faut qu'elle produise la vie; pour que l'être vivant produise quelque chose d'égal à lui-même, il faut qu'il produise son sembla- ble, ou, en d'autres termes, qu'il soit fécond. La fé- condité est le terme extrême et complet de la produc- tion , qui est elle-même le terme nécessaire de l'acti- vité. Nous arrivons de la sorte à connaître et à poser cette seconde loi générale de la vie : Uactivité d'un être se résume dans sa fécondité.

Ici , Messieurs , le spectacle des choses parle si haut, qu'il est presque inutile de l'invoquer. Quel est dans la nature l'être vil et déshérité qui n'ait reçu de Dieu la grâce de produire son semblable, de se voir dans un autre lui-même émané de lui? La plante ne cesse de semer dans la terre le germe qui la multiplie; l'arbre répand autour de lui et confie aux vents du ciel les semences mystérieuses qui lui assurent une in-

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nonibrable filialion ; ranimai rassemble ses petits sous sa mamelle intarissable; et l'homme, après tous, l'homme esprit et matière, réunit dans sa fragile vie la double fécondité des sens et de la pensée. 11 se lè- gue tout entier à une postérité qui le perpétue par l'âme autant que par le corps, père deux fois béni et deux fois immortel. Oserais-je aller plus loin, et pas- sant de l'homme aux frontières opposées de la vie, vous faire remarquer le prodige de la fécondité jusque dans ces êtres à qui la science refuse l'organisation ,. et qui pourtant, malgré leur misère, trouvent encore en eux la force de séduire la nature et de se perpé- tuer dans son sein par des alliances qui accusent leur vitale énergie"? Vainement, d'un pôle à l'autre, de l'homme au ver de terre, je cherche la stérilité ; je ne la découvre qu'en un lieu et en une chose, dans mort. En sorte qu'on peut dire avec une exactitude rigoureuse , que la vie est la fécondité , et que la fé- condité est égale à la vie.

Levons les yeux maintenant, nous le pouvons, le- vons-les vers Dieu. Si ce que nous avons dit est vrai , Dieu, étant l'activité infinie, est aussi et par cela même la fécondité infinie. Car, s'il était actif sans être fé- cond, s'il était infiniment actif sans être infiniment fé- cond , il s'ensuivrait de deux choses l'une , ou bien qu'il aurait une action improductive, ou bien qu'il ne produirait qu'au dehors de lui-même, dans la région du temporaire et du fini. Dire que l'action de Dieu csl improductive, c'est dire y\\x'\\ agit sans cause, cl

que sa vie se consume dans l'impuissanee d'une éter- nelle stérilité; dire que son action n'est productive qu'au dehors, c'est dire que sa vie ne lui est pas pro- pre, ce qui est absurde ; ou bien que l'univers est sa vie, ce qui nous ramène au panlhéisme. Il faut donc conclure que la vie de Dieu s'exerce au-dedans de lui-même par une infinie et souveraine fécondité. No cherchez pas d'avance, Messieurs, comment s'accomplit cet adorable mystère ; ne précipitez pas votre curiosité au-devant de la lumière et de l'abîme. Soyez maîtres de vous, regardez le point que vous regardez, enten- dez le son que vous entendez, pas davantage. L'infini, dans le ciel, se voit d'un seul coup; sur la terre, nous soulevons péniblement quelque partie du voile qui le dérobe à nos yeux.

Dans ce moment, je ne veux de vous qu'une chose : je vous demande si vous pouvez vous faire l'idée de l'être sans l'idée d'activité, l'idée d'activité sans l'idée de production, l'idée de production sans l'idée de fé- condité. Je vous demande si votre esprit consent à prononcer ce jugement : Dieu est une activité infinie qui aboutit à une infinie stérilité. Vous me direz : 11 se regarde et il s'aime, n'est-ce rien? Oui , mais son re- gard et son amour sont stériles; vous en contenteriez- vous vous-mêmes! Quoi! votre regard et votre amour sont féconds; ils produisent un être vivant, semblable à vous , égal à vous , en qui vous vous voyez et vous vous aimez ; et Dieu, le principe et l'exemplaire des choses , ne posséderait pas , souï» une forme infinie

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ol siirnaliirelle , le mystère que vous possédez sous une l'orme linie et naturelle ! Son aetivité extérieure serait assez grande pour donner la vie à l'univers, tandis que son activité intérieure et personnelle n'aboutirait qu'au silence dune immesurée soli- tude ! La fécondité serait-elle donc une misère et la stérilité une perfection"? Si elle est une perfection, ne voyez-vous pas que Dieu les renferme toutes à un de- gré suréminent? 11 faut donc conclure, avec saint Thomas d'Aquin, dans sou merveilleux traité des per- sonnes divines : Toute action ayant pour consé- quence quelque chose qui procède de cette action, de même qu'il y a une procession extérieure qui suit de V action extérieure, il y a aussi une proces- sion intérieure qui suit de V action intérieure

et cest ainsi que la foi catholique pose en Dieu une procession *.

Allons plus loin, Meesieurs, demandons-nous pour- quoi la fécondité est le résumé ou le terme de l'acti- vité des êtres, pourquoi les êtres tendent à produire leurs semblables et les produisent en effet. La raison en est contenue dans l'idée même d'activité et d'ac- tion. Car une action est un mouvement; un mouve- ment suppose un point de départ, qui est l'être agis- sant, un point d'arrivée, qui est l'être désiré, et une relation entre le principe et le but du mouvement, entre l'être agissant cl l'être désiré. Otez cette rela-

' Question 27. ailirlc 1*^'.

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lion, il lie roslo pins de (.'anse du mouvcmont, pai- l'onséqiicnl plus d'action, plus d'aclivilé, plus de vie, plus d'être, rien. La relation est l'essence même de la vie, et nous n'avons qu'à consulter notre propre vie pour en avoir une surabondante démonstration. Que faisons-nous, Messieurs, que faisons-nous depuis le premier de nos jours jusqu'au dernier? Nous entrete- nons des relations avec Dieu, avec la nature, avec les hommes, avec les livres, avec les morts et les vivans. Le temps même qui mesure notre âge est une relation, et notre esprit s'abîmerait en vain à se représenter la vie autrement que comme un tissu indivisible d'in- nombrables rapports.

Cela étant, qu'est-ce qu'une relation? Il nous im- porte étrangement de le savoir, puisque est le nœud dernier de tout notre être. Une relation consiste dans le rapprochement de deux termes distincts. Le rappro- chement parfait est l'unité, la distinction parfaite est la pluralité, par conséquent la relation parfaite est l'unité dans la pluralité. Parcourez toute la trame de vos rapports, vous n'y verrez pas autre chose. La vie de votre intelligence est une unité d'esprit dans une pluralité de pensées; la vie de votre corps est une unité d'action dans une pluralité de membres; votre vie de famille est une unité d'alVection et d'intérêts dans une pluralité de personnes ; votre vie de citoyen est une unité d'origine, de devoirs et de droits, dans une pluralité de familles; votre vie catholique est une unité de foi et d'amour dans une pluralité d'àmes qui

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loiulonl vers Dieu : ainsi de tout le resle. Que l'ais-je ici? d'où vient que ma parole s'adresse à vous"? qu'y a-l-il entre elle et cet auditoire'? Rien, sinon que mon àme cherche la vôtre pour la conduire au foyer d'une lumière qui, sans détruire la distinction de votre per- sonnalité et de la mienne, nous rassemblera pourtant dans l'unité présente d'une même espérance et dans l'unité future d'une même béatitude.

Or, cette merveille de l'unité dans la pluralité ne saurait s'établir que par la similitude des êtres, et la similitude des êtres suppose leur égalité de nature par leur communauté d'origine. La fécondité, qui produit des êtres semblables à leur auteur et semblables entre eux, est donc le principe naturel de l'unité dans la pluralité, c'est-à-dire des relations qui constituent la vie des êtres par l'ensemble continu de leurs actes. Il est vrai que nous entretenons des rapports avec des êtres dont ne nous rapprochent pas une origine pro- chaine ni une similitude exacte ; mais aussi ces rap- ports sont faibles et éloignés, et c'est toujours le degré de la ressemblance déterminé par le degré de parenté, qui mesure la force et l'intimité des relations. Ainsi les membres dune famille se touchent de plus près que les membres dune cité; les peuples de même race s'unissent plus étroitement que les peuples de race diverse ; et tous les êtres créés viennent puiser en Dieu, leur père commun, la raison des similitudes <*l des rapports plus ou moins directs qui les relient tous ensemble dans la vaste unité de la nature.

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Nous sommes donc on droit de poser celte troi- sième loi générale de la vie : Le but de la fécondité est de produire des relations entre les êtres, cest-à-dirc de donner un objet et une raison à leur activité.

Déjà, Messieurs, vous ne vous étonnez plus de ces prodigieuses paroles par lesquelles l'apotre saint Jean nous définissait la vie divine : Il y en a trois qui ren- dent témoignage dans le ciel, le Père, le Fils et le Saint-Esprit , et ces trois ne sont quune chose *. Vous entendez que le mystère de la vie est un mystère de relations , c'est-à-dire un mystère qui implique ces deux termes : Unité dans la pluralité, pluralité dans l'unité. Mais avant de le conclure d'une manière en- core plus formelle, arrêtons-nous un moment à consi- dérer l'effet des relations dans les êtres.

La vie n'est pas le seul phénomène qu'ils présen- tent à nos regards. Par-dessus le mouvement qui les mêle et qui les emporte , nous découvrons un charme que nous appelons la beauté. La beauté est le résultat de l'ordre; partout Tordre cesse, la beauté s'éva- nouit. Mais l'ordre, qu'est-il, sinon l'unité qui brille en une multitude d'êtres, et qui les ramène tous, mal- gré leurs distinctions et leurs variétés, à splendeur d'un seul acte.

La bonté est la sœur de la beauté. Elle est le don que les êtres se font réciproquement de leurs avanta- ges, et par conséquent elle est aussi l'effet des rela-

' Chap. 8, vers. 12.

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lions. Pour se donner et |)Our inevoir, il faut être au moins deux.

Ainsi, Messieurs, la vie, le beau el le bien, onl un même principe, qui est l'unité dans la pluralité, et refuser à Dieu ce double caractère, c'est lui refuser à la fois la vie, la beauté et la bonté. Les lui refuserez- vous? Encore que vous n'entendissiez pas comment un même être peut réaliser en lui l'un et le plusieurs, cette faiblesse de votre intelligence détruirait-elle la chaîne des raisonnemens et des observations qui nous ont initiés aux secrets les plus profonds de la nature des choses? Mais abordons de face la difficulté.

Dieu est un; sa substance est indivisible parce qu elle est infinie ; cela est hors de doute pour la foi comme pour la raison. Dieu ne peut donc être plu- sieurs par la division de sa substance. Mais s'il n'est pas plusieurs par la division de sa substance, com- ment le sera-t-il? Comment un être un et indivisible peut-il en même temps se trouver plusieurs? Mes- sieurs, je n'ai besoin que d'un mot, et je vous de- mande à mon tour : Pourquoi Dieu a-t-il besoin d'être plusieurs? N'est-ce pas pour avoir en lui-même des relations, ces relations sans lesquelles nous ne sau- rions concevoir ni l'activité, ni la vie, ni l'être? Eh bien ! que la substance de Dieu demeure ce qu'elle est et ce qu'elle doit être, le siège de l'unité, et qu'elle produise en elle-même, sans se diviser, des termes de relation, c'est-à-dire des termes (jui soient le siège de la pluralité en se référant à l'unité. Car ces deux cho-

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ses, l'un et le plusieurs, sont également nécessaires pour constituer des relations, et si la substance de Dieu était divisible, l'unité y manquant, les relations y manqueraient aussi.

Je vous comprends. Messieurs, vous voulez me dire que vous n'entendez pas même les expressions dont je me sers, et qu'il y a contradiction manifeste entre l'idée d'une substance unique et l'idée de plu- sieurs termes de relation qui y seraient contenus sans la diviser. Je vais vous montrer le contraire, et n'eus- siez-vous que l'intelligence d'un enfant, elle vous suf- fira pour me suivre et pour rendre justice à la vérité.

J'étends la main : est-elle, ma main? Elle est dans l'espace. Qu'est-ce que l'espace? Les philosophes ont disputé sur sa nature : les uns ont cru que c'était une substance infiniment délicate et subtile; les au- tres que c'était quelque chose de vide, une simple possibilité de recevoir des corps. Quoi qu'il en soit, substance ou non , l'espace est manifestement une ca- pacité constituée par trois termes de relation, la lon- gueur, la largeur et la hauteur, trois termes parfaite- ment distincts entre eux, égaux entre eux, inséparables entre eux, si ce n'est par une abstraction de l'esprit, et pourtant ne formant ensemble dans leur évidente distinction qu'une seule et indivisible étendue, qui est l'espace. Je dis que la longueur, la largeur et la hau- teur sont des termes de relation , c'est-à-dire des ter- mes qui se réfèrent l'un à l'autre, puisque le sens de la longueur est déterminé par le sens de la largeur.

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et ainsi du resle. Je dis que ces lermes de relalion sont dislincls l'un de l'autre; car il est manifeste que la longueur n'est pas la largeur, et que la largeur n'est pas la hauteur. Je dis enfin que ces trois termes, mal- gré leur réelle distinction, ne forment qu'une seule et indivisible étendue , ce qui est encore de la dernière clarté pour les sens et pour l'esprit. Donc, il n'y a ni obscurité ni contradiction de langage à émettre cette proposition : Dieu est une substance unique contenant dans son indivisible essence des termes de relation réellement distincts entre eux.

Voulez-vous un exemple plus positif que celui de l'espace? Car, malgré la réalité de l'espace, vous pour- riez peut-être l'accuser d'être une sorte d'abstraction : eh bien, ramassez le premier corps venu. Tout corps, quel qu'il soit, pierre ou diamant, est renfermé sous les trois formes de longueur, de largeur et de hau- teur. Prisonnier de l'étendue, il la porte avec lui dans sa forme une et triple, et se l'incorpore en entier par une pénétration réciproque qui fait de l'un et de l'au- tre une seule chose. Le corps est espace, et l'espace est corps. La longueur, la largeur et la hauteur sont le corps en tant que long, en tant que large, en tant que haut. Divisez le corps tant que vous voudrez, changez sa matière intime selon votre plaisir, toujours subsistera le même phénomène d'unité dans la plura- lité; en sorte qu'il n'y a rien dans la nature, espace et corps, le contenant et le contenu, qui ne tombe sous cette définition aussi simple qu'étonnante : une

^.

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substance unique en trois termes de relation réelle- ment distincts l'un de l'autre.

L'univers parle donc comme saint Jean. Non-seule- ment rien ne s'y oppose à la légitimité logique des expressions qui rendent le mystère de la vie divine; non-seulement ces expressions y prennent le caractère d'une formule générale et algébrique des êtres; mais encore la puissance de l'analogie nous conduit à aj)- pliquer cette formule au principe même des êtres, à celui qui n'a mettre dans ses œuvres qu'une co- pie ou un reflet de sa propre nature.

Toutefois, dès qu'on applique à Dieu des expres- sions ou des lois de l'ordre visible, elles y changent subitement de proportions, parce qu'elles passent de la région du fini à celle de l'infini. Vous ne devez donc pas vous étonner, Messieurs, si la doctrine ca- tholique vous enseigne que les termes de relation re- vêtent en Dieu la forme de la personnalité. Entendons- nous sur ce mot. Tout être, par cela seul qu'il est lui et non un autre, possède ce que nous appelons l'in- dividualité. Tant qu'il subsiste, il s'appartient; il peut croître ou décroître, perdre ou acquérir ; il peut com- muniquer à autrui quelque chose de soi, mais non pas le soi-même. Il est lui tant qu'il est; personne autre n'est et ne sera jamais lui, si ce n'est lui. Telle est la nature et la force de l'individualité. Supposez mainte- nant que l'être individuel ait conscience et intelligence de son individualité, qu'il se voie vivant et distinct de tout ce qui n'est pas lui , ce sera une personne. La

M

personnalité n'est pas autre chose que l'individualité ayant conscience et intelligence de soi. L'individualité est le propre des corps, la personnalité est le propre des esprits. Or, Dieu est un esprit infini; tout ce qui le constitue, substance et termes de relation, est es- prit. Par conséquent chaque terme des relations divines a conscience et intelligence de soi ; il se voit distinct des autres en tant que terme de relation, un avec eux en tant que substance : sa distinction fait son indivi- dualité relative, la conscience et Tintelligence de son individualité relative le font une personne. Imaginez l'espace devenu un esprit, vous aurez un phénomène analogue. La longueur, la largeur et la hauteur au- raient conscience et intelligence de leur individualité relative, conscience et intelligence de leur unité abso- lue dans l'espace; elles seraient une par la substance, plusieurs par la distinction élevée à l'état personnel.

Il nous reste à considérer. Messieurs, combien il y a de personnes en Dieu, comment et en quel ordre elles s'y produisent.

Jusqu'ici nous ne nous sommes aidés que des ana- logies de la nature extérieure; mais, au point nous sommes parvenus, ayant à nous rendre compte du nombre et de la genèse des personnes divines, il est nécessaire que nous cherchions dans des profon- deurs plus reculées une lumière plus voisine de la lu- mière de Dieu.

La nature extérieure n'est pas tout notre horizon et loule noire clarté. Nous la touchons par notre

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corps ; mais elle est hors de nous , même dans noire corps, et de plus, elle n'est que terre et cendre, et si elle a quelque chose de Dieu, ce n'est qu'un vestige et non pas une image de lui. Sortons de la limite et de la poudre, entrons en nous-mêmes : ne sommes-nous pas des esprits? Oui, je suis un esprit. Dans ce sé- pulcre matériel que j'habite en voyageur, une lampe a été allumée, lampe immatérielle et pure qui éclaire ma vie, qui est ma vraie vie, qui descend de l'éternité et qui m'y ramène comme à mon origine et à ma na- ture. Que parlais-je tout à l'heure du temps et de l'es- pace? Qui pouvait m'arrêter dans ces viles comparai- son? Ah! je le sens, vous m'en faisiez un reproche: vous m'accusiez de tenir mon àme et la vôtre captives dans ces inanités de l'univers, je ne voyais que des ombres, je ne touchais que des morts, je ne suscitais que des empreintes froides et eflFacées de la vérité. Vous attendiez avec impatience que j'ouvrisse enfin l'arène d'une vision meilleure : je sens que j'y suis. Je vois ce qui ne se voit pas, j'entends ce qui ne s'entend pas, je lis ce qui n'a ni forme ni couleur : la vérité a encore un voile, mais c'est sa personne; elle a encore des secrets, mais ce sont les derniers. Ar- rière la nature, et voyons Dieu dans l'esprit !

L'esprit vit comme Dieu de la vie immatérielle , et par conséquent, il connaît cette vie les sens n'ont point de part et qui est celle de Dieu. Que fait donc l'esprit lorsque renfermé au-dedans de lui-même, im- posant silence à tout le reste, il vit de sa vie propre?

N/i.

Que fait-il? Ce qu'il fait, Messieurs, deux ehoscs seu- lement, deux actes inépuisables, qui reviennent tou- jours, qui ne se lassent jamais, et dont la trame com- pose tout son travail avec toute sa joie : il pense et il aime. 11 pense d'abord, c'est-à-dire qu'il voit et com- bine des objets dépouillés de matière , de forme , d'étendue et d'borizon ; espèce d'univers devant lequel celui que nous habitons par les sens n'est qu'un ca- chot sourd et étroit. 11 se joue dans cette mer sans rivage des idées ; il appelle à la vie , pour composer la sienne , des mondes sans nom et sans fin qui lui obéissent avec la promptitude de l'éclair. 11 peut n'en pas connaître le prix et les dédaigner; la contempla- lion pure lui pèsera d'autant plus qu'il l'exercera moins et qu'il enchaînera ses facultés aux abaissemens du corps. Mais je ne parle pas de ces trahisons de l'esprit contre lui-même; je parle de l'esprit tel qu'il est par sa nature, tel qu'il vit lorsqu'il veut vivre à la hauteur Dieu l'a placé. Il pense donc, c'est son premier acte. Mais la pensée, est-ce l'esprit lui-même ou quelque chose qui est distinct de l'esprit. Ce n'est pas l'esprit lui-même, car la pensée vient et passe, tandis que l'esprit demeure toujours. J'oublie le lendemain mes idées de la veille; je les appelle et je les chasse; quel- quefois elles m'obsèdent malgré moi. Ma pensée et mon esprit sont deux. Je me parle à moi-même dans la solitude de mon entendement ; je m'interroge , je me réponds; ma vie intérieure n'est qu'un colloque continuel et mystérieux. El i)0urtant je suis un. .Ma

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pensée, quoique dislinctc de mon espril, n'en est pas séparée; quand elle est présente, mon esprit la voit en lui; quand elle est absente, il la cherche en lui. Je suis un et deux à la fois. Ma vie intellectuelle est une vie de relation; j'y retrouve ce que j'ai remarqué dans la nature extérieure, unité et pluralité, unité ré. sullant de la substance même de l'esprit, pluralité ré- sultant de son action. Que serait, en effet, l'action de l'esprit, si elle était inféconde? Quels en seraient la raison, le but et l'objet? L'esprit, comme toute la na- ture, mais^ en une matière bien autrement élevée, est donc fécond. Tandis que les corps se divisent pour se multiplier, l'esprit, créé à la ressemblance de Dieu, demeure inaccessible à toute division. Il engendre sa pensée sans rien émettre au dehors de son incorrup- tible substance; il la multiplie sans rien perdre de la perfection de l'unité.

Vous le voyez. Messieurs, en nous élevant de la vie extérieure à la vie intérieure, de la vie des corps à la vie de l'esprit, nous avons retrouvé la même loi; mais nous l'avons retrouvée, comme il était inévitable, avec un accroissement de lumière et de précision. Les corps, malgré leurs révélations merveilleuses, nous tenaient à une trop grande distance de Dieu; l'esprit nous a porté jusqu'au sanctuaire de son essence et de sa vie. Pénétrons-y, ou du moins, s'il nous est interdit de franchir certaines limites, allons aussi près que la bonté divine nous le permettra.

Dieu est un esprit , son premier acte est donc de

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penser. Mais sa pensée ne saurait être comme la nô- tre multiple, sans cesse naissante pour mourir et mourant pour renaître. La nôtre est multiple, parce qu'étant finis, nous ne pouvons nous représenter qu'un à un tous les objets susceptibles de connaissance ; elle est sujette à périr, parce que nos idées se pressant l'une après l'autre, la seconde détrône la première et la troisième précipite la seconde. En Dieu, au con- traire, dont l'activité est iulînic, l'esprit engendre d'un seul coup une pensée égale à lui-même, qui le repré- sente tout entier, et qui n'a pas besoin dune seconde, parce que la première a épuisé l'abîme des choses à connaître, c'est-à-dire l'abîme de l'infini. Cette pensée unique et absolue, premier et dernier de l'esprit de Dieu, reste éternellement en sa présence comme une représentation exacte de lui-même, ou, pour par- ler le langage des livres saints, comme son image, la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance^ Elle est sa parole, son verbe intérieur, comme notre pensée est aussi notre parole ou notre verbe ; mais, à la difl'érence du nôtre, verbe parfait qui dit tout à Dieu en un seul mot, qui le dit toujours sans se répé- ter jamais, et que saint Jean avait entendu dans le ciel lorsqu'il ouvrait ainsi son sublime Evangile : Au com- mencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ^.

' l|e Ep. aux Coriiitli.. cluip. i. vers. i. Ep. ;iux Hébr., I liap. 1, vers. 5.

^ Saint Jean. clui|). 1. \eis. 1.

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Et de même qu'en l'homme la pensée est distincte de l'esprit sans en être séparée, ainsi, en Dieu, la pensée est distincte sans être séparée de l'esprit divin qui la produit. Le Verbe est consiibstantiel au Père, selon l'expression du concile de Nicée, qui n'est que l'énergique expression de la vérité. Mais, ici, comme dans le reste, il existe entre Dieu et l'homme une grande différence. Dans l'homme, la pensée est dis- tincte de l'esprit d'une distinction imparfaite , parce qu'elle est finie; en Dieu, la pensée est distincte de l'esprit d'une distinction parfaite, parce qu'elle est in- finie : c'est-à-dire qu'en l'homme la pensée ne va pas jusqu'à être une personne, tandis qu'en Dieu elle va jusque là. Le mystère de l'unité dans la pluralité ne s'accomplit pas totalement dans notre intelligence, et c'est pourquoi nous ne pouvons pas vivre de nous seuls. Nous cherchons au dehors l'aliment de notre vie; nous avons hesoin d'un entretien étranger, d'une pensée qui nous soit autre et qui pourtant nous soit proche. En Dieu, la pluralité est absolue aussi bien que l'unité, et c'est pourquoi sa vie se passe tout en- tière au-dedans de lui-même, dans le colloque ineffa- ble d'une personne divine à une personne divine, du Père sans génération au Fils éternellement engendré. Dieu pense, et il se voit dans sa pensée comme dans un autre, mais comme dans un autre qui lui est pro- che jusqu'à n'être qu'un avec lui par la substance; il est père, puisqu'il a produit à sa ressemblance un terme de relation réellemenl et personnellement dis-

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iiiicl (le lui ; il est un cl deux dans toute la force que l'infini donne à l'unité et à la dualité ; il peut dire en contemplant sa pensée, en regardant son image, eu entendant son Verbe, il peut dire dans l'extase de la première et de la plus réelle paternité celte parole en- tendue par David : Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui *. Aujourd'hui! dans ce jour qui n'a ni passé, ni présent, ni futur, dans cejour qui est l'étep- nité, c'est-à-dire la durée indivisible de l'être sans changement. Aujourd'hui î car Dieu pense aujourd'hui, il engendre son Fils aujourd'hui, il le voit aujourd'hui, il l'entend aujourd'hui, il vit aujourd'hui de cet acte inénarrable qui ne commence ni ne finit jamais.

Mais est-ce toute la vie de Dieu? La génération de son Fils est-elle son seul acte, et consomme-t-elle avec sa fécondité toute sa béatitude? Non, Messieurs; car, en nous-mêmes, la génération de la pensée n'est pas le terme s'arrête notre vie. Quand nous avons pensé, un second acte se produit : nous aimons. La pensée est un regard qui amène son objet en nous- mêmes; l'amour est un mouvement qui nous entraîne au dehors vers cet objet pour l'unir à nous et nous unir à lui, et accomplir ainsi dans sa plénitude le mystère des relations, c'est-à-dire le mystère de l'u- nité dans la pluralité. L'amour est à la fois distinct de l'esprit et distinct de la pensée : distinct de l'espril il naît et il meurt; distinct de la pensée par sa

' Psaume "2, vi i >. 7.

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(lélinilion même, puisqu'il est un iiKtuvemenl d'é- Irciiite, tandis que la pensée est une simple vue. El néanmoins il procède de l'un el de laulre, et il ne fait qu'un avec tous les deux. 11 procède de l'es- prit dont il est l'acte, et de la pensée sans laquelle l'esprit ne verrait pas l'objet qu'il doit aimer; et il reste un avec la pensée et l'esprit dans lo même fond de vie nous les retrouvons tous trois, inséparables toujours, et toujours distincts.

En Dieu, il eu est de même. Du regard coéterncl qui s'échange entre le Père et le Fils, naît un troi- sième terme de relation, procédant de l'un et de l'au- tre, réellement distinct de l'un et de l'autre, élevé par la force de l'inlini jusqu'à la personnalité, et qui est le Saint-Esprit, c'est-à-dire le saint mouvement, le mouvement sans mesure et sans tache de l'amour di- vin. Comme le Fils épuise en Dieu la connaissance , le Saint-Esprit épuise en Dieu l'amour, et par lui se termine le cycle de la fécondité et de la vie divine. Car, que voulez-vous que Dieu fasse encore? Esprii parfait, il pense et il aime; il produit une pensée égale à lui , et avec sa pensée un amour égal à tous les deux. Que lui resle-t-il à désirer et à produire? Et (|ue vous resterait-il à vous-mêmes si vous aviez comme lui, dans l'unité de votre substance, une pen- sée sans bornes et un amour sans bornes? Mais, in- fortunés que nous sommes, la pensée et l'amour ne sont dans notre àme qu'une vue et une possession d'un objet étranger; nous sommes obligés de sortir

co- de nous pour chercher notre vie , pour apaiser noire soif de connaître, notre faim d'aimer. El au lieu dal- ler à la source unique de la vérité et de la charité, qui est Dieu, nous nous attachons à la nature qui n'est qu'une ombre, à la vie du temps qui n'est qu'une mort. Ou bien, repliés sur nous par un eiîort insensé, nous demandons à notre impuissance l'accomplissement du mystère un et triple qui est la félicité divine; nous essayons de nous sufflre dans l'orgueil d'une pensées solitaire, dans la volupté de l'amour personnel, et comme un sable qui se dé- vore lui-même, nous nous desséchons dans les san- glantes étreintes d'un égoïsme qui serait infini si le néant pouvait l'être.

Ah! levez les yeux en haut! c'est qu'est la vie, parce que c'est qu'est la fécondité véritable. C'est que vous conduisent le spectacle des lois de la na- ture et l'étude des lois de votre propre esprit. Tout vous apprend que l'être et l'activité sont une même chose ; que l'activité s'exprime par l'action ; que l'ac- tion est nécessairement productrice ou féconde ; que le but de la fécondité est d'établir des relations entre des êtres semblables; que la relation est l'unité dans la pluralité, d'où résulte la vie, la beauté et la bonté. Et qu'ainsi. Dieu, l'être infini, lélre bon, beau et vi- vant par excellence, est infailliblement le plus magni- lique ensemble de relations, l'unité parfaite et la plu- ralité parfaite, l'unité de substance dans la pluralité de personnes; un esprit principe, une pensée égale à

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lespril qui l'engendre, un amour égal à l'esprit el ù la pensée doù il procède; lous les trois, Père, Fils, Esprit-Saint, aussi anciens que l'éternité, aussi grands que l'infini, aussi un dans la béatitude que dans la substance ils puisent leur divinité identique. Voilà Dieu! Voilà Dieu, la cause et l'exemplaire de tous les êtres! Rien n'existe ici-bas qui n'en soit le vestige ou l'image, selon le degré de sa perfection. L'espace le révèle dans sa plénitude une et triple; les corps le font reconnaître dans les trois dimensions qui consti- tuent leur solidité; l'esprit nous le montre de plus près dans la production des deux choses les plus éle- vées de ce monde, si toutefois elles sont de ce monde, la pensée et l'amour; enfin le tissu même de l'univers, qui n'est partout que relations, nous est comme une toile la lumière divine passe, pénètre et nous laisse entrevoir au-dessus du ciel visible le ciel invisible de la Trinité.

Toutes les lois prennent leur source dans ce foyer des relations primordiales. La société humaine, si elle aspire à la perfection, n'a pas d'autre modèle à con- templer et à imiter. Elle y découvrira la première constitution sociale dans la première cité : l'égalité de nature entre les personnes qui la composent; l'ordre dans leur égalité, puisque le Père est le principe du Fils, et que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils; l'unité, cause de la pluralité; la pensée recevant d'en haut son être et sa lumière; l'amour terminant et couronnant toutes les relations. Ces lois sont assez

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belles, el les législateurs, s'ils pouvaient les réaliser sur la terre, feraient un ouvrage dont l'Eglise catholi- (jue a seule possédé jusqu'aujourd'hui le privilège el le secret.

Arrêtons-nous. Je ne vous ai pas démontré le mys- tère de la Sainte-Trinité, mais je l'ai mis dans une perspective l'orgueil ne le méprisera qu'en s'insul- lant lui-même. Pardonnons-lui celte joie, s'il est jaloux de se la causer. Pour vous, Messieurs, inspirés d'une sagesse plus humble et plus élevée, remerciez Dieu qui, en nous révélant le mystère de sa vie, n'a pas accablé notre intelligence d'une lumière stérile, mais nous a donné la clef de la nature et de notre propre esprit.

QUARANTE-SEPTIEME CONFEREiXCE.

DE LA CREATION DU MONDE PAR DIFA.

Monseigneur,

Messieurs,

Nous avons pénétré jusque dans la vie intérieure de Dieu; nous savons qu'il est, et comment il vit. La suite des idées nous conduirait maintenant à recher- cher quel est son caractère; mais deux mots nous suffiront sur ce point. Le caractère de Dieu est la perfection : tout ce qui est renfermé dans l'idée de perfection, comme rimmulabilité, la sagesse, la jus-

ca- lice, la bonté, doit être attribué à Dieu dans un degré infini, et constitue son caractère métaphysique et moral. Les difficultés qui peuvent naître de ces divers attributs se résoudront naturellement lorsque nous traiterons des rapports de Dieu avec les êtres créés. Nous les franchissons donc à pieds joints, et nous nous trouvons logiquement en présence de cette ques- tion : Etant donné Dieu, le principe des choses, com- ment les choses sont-elles émanées de lui? Par quel procédé, et surtout par quels motifs?

Ici, Messieurs, nous commençons à toucher plus directement au secret de nos destinées; car elles pren- nent sans contredit leur source dans le procédé par le- quel nous sommes sortis du sein de notre cause, et bien plus encore dans les motifs qui ont porté l'être existant par lui-même à produire quelque chose qui ne fût pas lui. Quel est donc ce procédé? Quels sont ces motifs?

Avant de vous le dire. Messieurs, je vous prie de bien remarquer l'état de la question. 11 ne s'agit pas de savoir si le monde est ou n'est pas un ouvrage : cette question-là est jugée. Quiconque n'est pas pan- théiste est contraint d'admettre que le monde a une cause, qu'il est l'œuvre d'une intelligence et d'un pou- voir supérieurs; or, nous avons écarté le panthéisme, nous avons reconnu Dieu dans l'infirmité même de la nature, et par conséquent nous disons de lui avec le peuple et avec le poète :

I/Elprncl osl son ikhii. Il- monde est son (in\ra;'c.

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Chose digne d'attcnlion, les philosoplies <le ranli- quilé qui croyaient à l'élcrnilé de lu matière, tels que Platon, ne pouvaient cependant s'empêcher de recon- naître dans rensemble des choses visibles le caractère d'une œuvre travaillée, et ils appelaient Dieu le grand architecte de l'univers. C'est qu'en eflet l'univers porte le signe éclatant de son impuissance personnelle, s'il est permis de parler ainsi, et ceux-là même qui ne s'élèvent pas jusqu'à l'idée de sa création, y discernent pourtant la main de l'artiste qui l'a touché et cons- truit. Ils le voient fait encore qu'ils ne le voient pas créé, et sans cela la pensée de Dieu n'aurait aucune raison dans leur esprit. La production du monde est un dogme qui précède logiquement le dogme de l'existence de Dieu ; nous disons : Le monde est pro- duit, donc Dieu est ; et non pas : Dieu est, donc le monde est produit. C'est le raisonnement des anciens philosophes théistes aussi bien que celui des philoso- phes chrétiens ; seulement il était moins complet dans les premiers que dans les seconds. Aristote, par exemple, après avoir admis l'éternité de la matière, ne pouvait plus remonter à une cause suprême, si ce n'est en découvrant dans la nature quelque chose dont la présence ne s'expliquait pas sans un prin- cipe plus élevé. Tel était pour lui le mouvement des corps. L'analyse de ce phénomène l'avait conduit à reconnaître la nécessité d'un premier moteur, et il avait écrit cette proposition presque divine par sa profondeur et son originalité : « Il y a quel- T m. .5

()()

([lie chose (riinmobile qui esl le priiieipc du mou- \enienl. »

Encore une fois, Messieurs, la quesliou n'est donc pas de savoir si le monde esl produit, mais comment et pourquoi il a été produit.

Deux systèmes se sont partagé les intelligences en dehors de la doctrine catholique. Le premier affirme que le monde a été produit par le concours de Dieu et d'une certaine subsiance inférieure, coéternelle à Dieu. Figurez-vous, d'une part, l'être absolu et par- fait; de l'autre part, une substance vile, informe, sans mouvement, sans vie, incapable de sortir par elle- même de cet état d'abjection , et toutefois incréée comme Dieu , éternelle comme Dieu , existant par soi comme Dieu, la matière, en un mot, et encore la matière dépouillée de cette gloire telle quelle que nous lui voyons aujourd'hui. Que Dieu l'eût laissée là, elle y serait encore, espèce de tombeau vide et éternel , ne recevant ni la vie , ni la mort. Mais Dieu l'a regardée ; il a été saisi de pitié devant l'infinie grandeur de cette misère. 11 a dit une parole, et le* monde, sortant des langes immobiles de sa concep- tion, a paru tel que nos yeux l'admirent , ancien par son fond, nouveau par sa forme, père et fils à la fois, fils d'un plus parfait que lui, père de lui-même par coopération.

Cette ingénieuse poésie n'a pas satisfait tous les esprits. Beaucoup lui ont refusé leur consentement. Ils ont trouvé misérable devant la logique comme en

- <')7

elle -même celle singulière substance moilié Dieu, moitié néant, Dieu par réternilé de son être, néant par l'incapacité de se donner le mode de son exis- loncc, et ils ont imaginé pour expliquer la naissance du monde le système de rémanation. Dans ce second ordre d'idées, Dieu a tiré de sa propre substance la substance de l'univers, mais sans lui communiquer ni sa personnalité, ni sa divinité.

La doctrine catholique repousse ce système aussi bien que le premier. Car, de deux choses l'une, ou bien la substance divine est tout entière et indivisible dans le monde, et en ce cas le monde est Dieu ; ou bien la substance divine n'est qu'en partie dans le monde par la vertu de l'émanation, et alors elle perd le caractère absolu sans lequel l'esprit ne saurait la concevoir.

11 n'est pas nécessaire. Messieurs, d'un grand ef- fort de pensée pour saisir le vice ou plutôt le ridicule de ces t!)éories sur l'origine de l'univers. Nous ren- controns ici un exemple frappant de la force et de la faiblesse de l'esprit humain. II a bien vu que la na- ture sensible ne s'expliquait pas sans l'intervention d'une nature plus haute; mais, je ne sais pourquoi, il lui a été impossible de déterminer le mode et la me- sure de cette intervention. Frappé de l'indigence de l'univers, il lui refusait l'existence propre pour en faire une émanation de la Divinité; puis, ne concevant pas ni que Dieu pût sortir de lui-même, ni que sa sub- stance s'appauvrît par cette émission, il aiiribuail au

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monde un fonds de vilalilé originollc, mais pauvre el retenu aux plus extrêmes limites de l'incapacité. C'é- tait toujours la même contradiction. 11 ne fallait, ce semble , qu'un peu de vigueur de logique , pour con- clure à fond et dans la plénitude du vrai ; l'homme ne l'a pas pu. Son œil, errant entre deux abîmes, n'osait accepter ni l'un ni l'autre, el cherchait au milieu un point darrèt chimérique.

Maintenant, ouvrez la Bible el lisez-en la première phrase : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Quelle simplicité, Messieurs, et quelle fermeté! Moïse n'afOrme pas même l'existence de Dieu ; il le nomme et il le définit par une action qui explique en même temps l'univers. L'univers n'est pas éternel, il n'est pas non plus une émanation de la substance di- vine ; il a été fait dans toute la force de ce mot, il a été fait par un pur acte de volonté. Dieu a dit, et tout a été fait ; c'est l'expression de David, et c'est l'idée que l'esprit humain n'avait pu découvrir, pas même pour la combattre. 11 l'ignorait, quoiqu'elle fût la clef de tout, el depuis qu'elle lui a été révélée, il la repousse comme une incompréhensible fiction. Qu'est- ce , dit-il , que faire de l'être par un acte de volonté? Comment se représenter cette magique opération ? El qu'est-ce qu'une idée qui n'offre à l'enlendemenl au- cune image saisissable ? L'homme agit, mais toujours sur une substance préexistante à sou action ; il pro- duit, mais de simples modifications dans le sujet s'exerce sa puissance; la création est un abîme il

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ne découvre rien qu'un mol et un désespoir ; un mol au lieu d'une idée, un désespoir au lieu d'une solution. Qu'en pensez-vous, Messieurs? Est-il nécessaire de se représenter un acte pour en avoir l'idée? Ne sul- fil-ii pas que la force logique nous contraigne d'en affirmer l'existence ? La raison, je le veux pour un moment, ne saisit sous aucune face l'acte créateur ; oui, mais elle voit que le monde n'est ni éternel ni émané de la substance de Dieu, et, poussée à bout, elle conclut qu'il a été fait par voie de création : car quelle issue lui reste-t-il, sinon celle-là? Est-il plus aisé de se représenter la matière sortant par émana- tion de la substance immatérielle, ou bien existant de toute éternité par sa propre vertu? Assurément, si l'esprit aperçoit quelque chose, il n'aperçoit qu'une impossibilité, et c'est pourquoi il se jette dans la seule route qui lui demeure ouverte, roule obscure encore, mais éclairée du moins de la lumière renfermée dans toute nécessité logique. Est-il vrai d'ailleurs que le mot de création ne représente rien à notre entende- ment ? Est - il vrai que nous ne concevions en aucune manière comment la volonté divine peut prononcer la souveraine parole : Fiat ! Je m'en étonnerais ; car si nous avons démêlé dans notre intelligence des images qui nous ont introduits jusqu'au sacré vestibule de l'essence incréée, comment le mystère de notre vo- lonté personnelle ne nous apprendrait-il rien louchant le mystère de la divine volonté? La volonté est le siège de la puissance ; c'est par que l'homine corn-

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mando et qu il est ol»éi. Coininaudcr ! Messieurs, qucî mot ! Y avez-vous jamais songé ? Un homme laisse toml)er de ses lèvres une parole : on écoule, on se presse, on court. Un autre parle, rien ne se fait. Tous les deux ont prétendu commander, un seul a réussi. C'est qu'un seul a dit le mol qui contient la puis- sance, ce mot : Je veux. Beaucoup pensent le dire, parce qu'ils le prononcent ; mais il y en a peu qui le disent en effet. C'est le mot le plus rare qui soit au monde, bien qu'il soit le plus fréquemment usurpé, et quand un homme en a le secret terrible, qu'il soit pauvre et le dernier de tous, soyez sûrs qu'un jour vous le trouverez plus haut que vous. Ainsi fut César.

Avez-vous remarqué dans les sciences occultes le rôle qu'y remplit la volonté, et comment nul ne s'y rend maître d'un autre que par l'énergie d'une sorte de fluide impératif? Les natures viriles résistent mieux aux ébranlemens de ces arts secrets, et c'est pourquoi les anciens oracles avaient choisi pour or- gane la faible bouche des pythonisses. Pardonnez-moi celte allusion à des mystères contestables ; la vérité perce partout, et jusque dans les choses dont la na- ture est voilée et incertaine. C'est ainsi que les nua- ges portent le soleil en le cachant.

Quoi qu'il en soit, nul ne contestera que le siège fie la puissance soit dans la volonté. C'est par la vo- lonté que Ihomnic exerce l'empire sur ses semblables, et c'est par elle qu'il meut son propre corps. Quand donc la doctrine catholique nous enseigne que le

inonilc esl sorli crun acte de la volonté divine, elle nous dit quelque chose qui se vérifie par l'expérience du lieu git en nous-mêmes le principe de notre force. En nous, comme en Dieu, la volonté fait de la force : mais qu'est-ce que la force? Je suis immobile; tout à coup, mon bras se lève, ma main s'étend, ma tête se dresse, mon regard s'allume : que s'est-il passé ? Une puissance étrangère à moi m'a-t-elle saisi et soulevé de mon repos? Non, au dedans de moi, dans un lieu calme et immatériel , un acte s'est pro- duit ; j'ai dit : que mon corps se meuve, et il s'est mil. J'ai porté en même temps à mes membres, dans luie proportion exacte, la quantité de force nécessaire à leur mouvement; j'ai voulu et j'ai fait. Prenez garde! le mouvement n'existait pas. Il n'existait pas dans mou corps, qui était à l'état d'immobilité; il n'existait pas dans mon àme , qui est d'une nature spirituelle : je l'ai lait par un simple acte de ma volonté, je l'ai créé. La proposition d'Aristote s'est vériflée en moi. Lhnmobile est le principe du mouvement. Qu'est- ce que cela, sinon une création ? Direz-vous que la force motrice préexistait dans ma volonté ? J'en con- viens ; mais la force motrice, qu'esl-elle autre chose (jue le principe producteur du mouvement ? La doc- trine catholique n'entend pas que Dieu crée sans une puissance créatrice dont sa volonté est le siège et l'organe. Le Fiat divin, comme le Fiat humain, a une cause efficace sans laquelle il ne serait qu'un mot vide, un désir infécond.

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Remarquez bien , Messieurs , que le mouvemenl corporel est extérieur à Tàine qui le produit par uu acte de vouloir intérieur. C'est en cela que gît la dif- férence de la génération et de la création. Quand l'in- telligence conçoit une pensée, elle engendre, parce que la pensée est de même nature qu elle et demeure en elle-même; quand la volonté suscite le mouvement du corps, elle crée, parce que le mouvement n'est pas de même nature qu'elle et nait au dehors. Ces deux actes n'ont rien de commun. Le premier est le prin- cipe de la vie interne ; le second, de la vie externe. Le premier est la vie de Dieu et de notre àme; le second est la vie du monde et de notre corps. Toute activité se réduit à ces deux termes ; engendrer et créer, c'est-à-dire produire au dedans et produire au dehors. Nul être n'existe sans cette double faculté. Si la première lui manquait, il n'aurait pas de vie intime et personnelle ; si la seconde lui faisait défaut, il n'au- lait pas de vie hors de soi. La génération concentre , la création dilate ; elles composent ensemble le mys- tère de toute vie.

Jugez maintenant si la raison ne se forme aucune idée de l'acte créateur. H est vrai qu'en Dieu, cet acte f)rend une énergie qui surpasse notre faible portée. Tandis que le mouvement créé par nous s'éteint et meurt bientôt, les choses créées par Dieu s'affermis- sent dans une subsistance durable. C'est la même dif- férence que nous avons déjà remarquée entre la j)ro- duclion de la pensée divine et la production de la

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pensée humaine ; la subsistance est le cachet des ou- vrages (le Dieu, tandis que tout ce que fait l'homFne passe de l'être au néant avec une triste rapidité. Mais cet évanouissement de nos oeuvres ne détruit pas leur réalité, ni l'analogie qu'elles ont avec les œuvres de l'inlini. Nous engendrons réellement comme Dieu , nous créons réellement comme lui ; nous d'une manière incomplète et relative, lui en un mode parfait et ab- solu. Et nous entendons les deux mystères de la gé- nération et de la création, qui composent la vie, parce que nous sommes réellement, quoique imparfaitement, générateurs et créateurs.

Cela posé. Messieurs, votre place et votre sort vous sont dès à présent connus : vous n'êtes pas des sou- verains, vous êtes des serviteurs. La souveraineté est l'existence par soi; vous ne l'avez à aucun degré. Vous avez été faits, vous avqz été tirés du néant, se- lon l'énergique expression de la mère des Machabées, et tout au plus pourrez-vous prétendre au titre d'en- fans de Dieu. Ce sera le terme extrême de votre ambition. Si par hasard la bonté divine a jeté dans votre âme et sur votre front des traces de ressem- blance avec lui, vous serez ses enfans, et il vous per- mettra, du fond de votre poudre, de faire monter jus- qu'à son trône le nom de Père. Ce sera votre plus haute gloire. Quant à la souveraineté, n'y prétendez pas : qu'est-ce que la souveraineté d'un élre qui vit par un autre? On veut pourtant vous la donner. C'est pour cela que le rationalisme s'épuise à prouver l'é-

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lornilé du monde, et à chercher dans les ruines et dans la mort les signes de rindéfeclibilité. Car, pen- sez-vous que l'esprit humain se précipitât si ardemr ment sur ces questions, si elles ne recouvraient des conséquences pour la direction de l'âme et de la vie? Tout est là, croyez-le. Dire que le monde est incréé , c'est dire que l'homme est souverain ; dire que le monde est créé, c'est dire que l'homme est serviteur et tout au plus enfant. La première doctrine nous donne le droit de nous déflnir comme Dieu: « Je suis celui qui suis. » La seconde nous met au cœur la prière de l'Evangile : « Notre Père, qui êtes aux ci eux ! »

11 faut choisir, Messieurs, il faut ici-bas vivre en: dieu ou en créature, dans la modestie de l'obéissance ou dans l'orgueil de la souveraineté ? Lequel choisirez- vous? Des sages vous diront que vous êtes grands; ils s'attacheront au côté sublime de votre être, et vous persuaderont qu'il n'y a rien au-dessus de vous. D'au- tres vous présenteront de vous-mêmes une image basse et flétrie; ils découvriront dans les régions in- fimes de votre nature des secrets qui vous feront rougir, et toutefois ce sera pour vous flatter encore. Seule, la doctrine catholique vous met à votre place sans insulte et sans adulation. Elle voit votre gran- deur et vous la prouve ; elle voit votre misère et vous la montre; elle vous soutient contre l'orgueil qui vous enfle et contre l'orgueil qui vous déshonore; elle vous donne enfin tout ensemble, la raison de votre grau-

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dcur et de volie misère dans celte parole queile seule a prononcée : L'homme csl une créature, mais c'est la créature d'un Dieu.

La créature d'un Dieu! Pourquoi? Quel molil" a eu cet être inaccessible de regarder au-dessous de lui cl d'appeler ce qui n'était pas? 11 nous importe de le savoir; car évidemment, le premier et le dernier mol de notre destinée est dans le motif de notre création. Perdus que nous étions dans les froides ombres de l'inexistence, incapables de nous éveiller de nous- mêmes au fond de ce tombeau, nous n'avions d'autre espérance et d'autre germe de vie que dans la volonté de Dieu, et la volonté de Dieu ne pouvait elle-même se diriger vers nous, nous plaindre et nous nommer, (ju'en vertu d'un motif qui la déterminât. Nul être raisonnable, eu elïel, n'agit sans raison, sous peine d'agir au hasard et d'ignorer ce qu'il fait en ignorant pourquoi il le fait. Aussi, saint Thomas d'Âquin, cher- chant avant nous le motif de la création, commence par poser celle maxime : Tout être agit pour une fiii^ et il appelle la fin du nom de cause finale, pour indi- quer quêtant le mobile des actes de la volonté, elle est réellement le principe des choses que la volonté produit. Dieu, en créant le monde, a donc été par une fin, c'est-à-dire par un but qu'il s'est proposé d'atteindre, et qui était le terme de sa pensée, de sa volonté et de son action. Quelle était cette fin? Si, |)Our le savoir, nous étudions les ressorts de nos pro- pres déterminations, nous démêlerons aisément parmi

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eux le mobile de riiUérél ou de l'utilité. xNous voulons et nous agissons parce que nous avons des besoins ; nos mouvemens sont relïort d'un être qui ne vit pas de lui-même, et qui cherche au dehors le soutien ou raccroissement de sa vie. Mais Dieu n'a pas de be- soins; il vit de lui et en lui; rien ne manque à la plé- nitude de son être et de sa félicité : comment agirait- il par intérêt? Comment eùt-il créé l'homme et le monde pour combler le vide de sa nature, ou pour ajouter à l'infini des ressources et des jouissances qui ne s'y trouvaient point contenues? Manifestement, il les possédait toutes ; il n'avait rien à gagner et rien à perdre dans la création de l'univers. Le déploiement extérieur de sa toute-puissance était un acte souverai- nement désintéressé.

Il est vrai, Messieurs, j'ai souvent entendu dire, et vous l'avez entendu vous-mêmes, que Dieu a créé le monde pour sa gloire. Mais cette expression a deux sens, l'un qui est exact et que je vous exposerai bien- tôt, l'autre qui n'est pas admissible, parce (ju'il sup- pose que la volonté divine peut être mue par la raison de l'utilité personnelle. Oublions donc un instant des termes mal définis, et continuons à chercher quel a été le motif de Dieu dans la vocation du monde à l'existence.

L'homme n'agit pas seulement par intérêt; il est capable d'agir aussi par devoir, c'est-à-dire de sacri- fier son propre avantage à l'avantage commun, au nom d'une loi suprême (jui règle les rapports des

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èlres el It'ur impose des actes dont le hénélice est pour autrui. Ce motif est infiniment plus noble que le premier; il ravit l'ànie à l'égoïsmc , el lui donne pour mobile une impulsion d'en haut, qui, nétant autre chose que la vue et le sentiment de l'éternelle justice, semble digne de se rencontrer en Dieu el d'a- voir commandé sa résolution quand il créa le monde. Pourtant , Messieurs , il n'en est rien. Dieu est la jus- lice même; dés qu'il agit, il le lait sous l'empire de celte loi d'équité qui est comprise dans son essence ; mais avant d'agir au dehors pour la première fois , avant de fonder l'univers, il ne lui devait rien. Il était libre à son égard de toute la liberté de l'être en face du néant. 11 pouvait lui communiquer l'existence ou la lui refuser selon son plaisir, sans blesser aucun droit, sans méconnaître aucun devoir. L'homme lui- même ne doit rien au néant, et en tirant un autre homme de son sein généreux, il accomplit un acte de pleine et absolue souveraineté. Il est père, parce qu'il l'a voulu , comme Dieu est créateur , parce qu'il l'a voulu.

Mais quoi ! aucun motif n'a-l-il donc inspiré la vo- lonté créatrice? Cela n'est pas possible , Messieurs , nous vous l'avons démontré. Le motif existe; ne nous lassons pas de le chercher dans le mystère de nos propres délibérations.

Au-dessus du devoir, s'il est possible, ou du moins tlans une place non moins profonde et sacrée, gît un autre mobile de nos actions : c'est lamour. Nous al-

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lous, paire (juo nous aimons; nous souffrons, nous vivons, nous mourons, parce que nous aimons. L'a- mour guide nos actes les plus ardens, et si quelque- fois nous nous sentons capables de tout, si poussant la vie et la mort devant nous avec une force presque sacrilège, nous nous croyons quelquefois déjà dans Ténergie de l'immortalité; c'est l'amour assurément, c'est l'amour qui nous persuade et qui nous emporte. Nul coursier n'est plus vite, nul ne franchit plus d'a- l)imes avec plus de bonheur, nul ne nous conduit plus loin, plus haut, et ne nous donne mieux la sensation de l'être qui va créer. Serait-ce donc l'amour qui pousse la volonté divine, et qui lui dit incessamment: Va et crée , va et crée ? Serait-ce l'amour que nous aurions pour premier père? Mais hélas! l'amour lui- même a une cause dans la beauté de son objet, et quelle beauté pouvait avoir devant Dieu celte ombre morte et glacée qui a précédé l'univers, et à laquelle nous ne donnons un nom qu'en trahissant la vérité"? Qu'est-ce que le néant pouvait dire au cœur de Dieu? (Comment aimer ce qui n'est pas? Ou même, com- ment aimer la beauté finie quand on possède en soi la beauté parfaite et sans mesure ? Déjà l'amour avait produit en Dieu son ineffable fruit ; déjà le Père , le Fils, le Saint-Esprit, respiraient coéterncUement dans le colloque et dans l'étreinte de leur triple et une et inlinie beauté. Ils voyaient, ils touchaient, ils parlaient ensemble leur béatitude, et immuables lous trois dans nu même ravissement, ils ne pouvaient plus rien voir,

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ni rien senlir, ni rien entendre qui méritât d'eux une iroutle épanchée de leur amour. Le mystère était ac- compli tout entier, mon Dieu, et que reslait-il pour émouvoir votre cœur, et pour qu il nous découvrit de loin dans linauilé totale nous ne vous attendions même pas?

11 restait quelque chose , Messieurs , n'en doutez pas, il restait quelque chose de plus généreux que l'intérêt, de plus élevé que le devoir, de plus puissant que l'amour. Sondez votre cœur, et si vous avez peine à meutendre, si vos propres dons vous sont inconnus, écoutez Bossuet parlant de vous : «Quand Dieu, dit- il, fit le cœur de l'h-omme, il y mit premièrement la bonté. » Voilà, Messieurs, une parole divine, et Bos- suet n'eùt-il prononcé que celle-là, je le tiens pour un grand homme. La bonté! c'est-à-dire cette vertu qui ne consulte pas l'intérêt , qui n'attend pas l'ordre du devoir, qui n'a pas besoin d'être sollicitée parlattrait du beau , mais qui se penche d'autant plus vers un objet qu'il est plus pauvre, plus misérable, plus aban- donné, plus digne de mépris! Il est vrai , Messieurs, il est vrai , Ihomme possède cette adorable faculté, j'en jure jiar vous tous. Ce n'est ni le génie, ni la gloire, ni lamour, qui mesurent l'élévation de son âme, c'est la bonté. C'est elle qui donne à la physio- nomie humaine son premier et plus invincible charme ; c'est elle qui nous rapproche les uns des autres; c'est elle qui met en communication les biens et les maux, et qui est partout, du ciel à la terre, la grande média-

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Iricc des èlres. Regardez au pied des Alpes ce vil erétin sans yeux, sans sourire el sans larmes , qui ne connaît pas même sa dégradalion , et qui semble un effort de la nature, pour s'insulter elle-même dans le déshonneur de ce qu'elle a produit de plus grand : gardez-vous de croire qu'il n'ait trouvé le chemin d'aucune ànie, el que son opprobre lui ait ravi l'amitié de l'univers. Non, il est aimé, il a une mère, il a des frères et des sœurs, il a une place au foyer de la ca- bane, il a la meilleure et la plus sacrée, parce qu'il est le plus déshérité. Le sein qui l'a nourri le porte encore , et la superstition de l'amour n'en parle que comme d'une bénédiction envoyée par Dieu. Voilà Thomme !

Mais puis-je dire : voilà l'homme, sans dire aussi : voilà Dieu! De qui l'homme tiendrait-il la bonté, si Dieu n'en était l'océan primordial , et si en formant notre cœur, il n'y avait pas versé avant tout une goutte du sien ? Oui, Dieu est bon ; oui, la bonté est l'attribut qui recouvre en lui tous les autres, et ce n'est pas sans raison que l'antiquité gravait au fronton de ses temples celte inscription fameuse la bonté précédait la grandeur. .Mais toute perfection suppose un objet s'appliquer. H fallait donc à la bonté divine un objet aussi vaste et profond qu'elle-même : Dieu l'a décou- vert. Du sein de sa plénilnde, il a vu cet être sans beauté, sans forme, sans vie, sans nom, cet être sans (■'(re que nous appelons le néant ; il a entendu le cri des mondes qui n'étaient pas, le cri d'une misère sans

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mesure appelant une bonic sans mesure. L'élcrnilé s'est troublée, et elle a dit au temps : Commence! Le temps et l'univers ont obéi à la volonté de Dieu, comme la volonté de Dieu avait cédé, mais librement, à l'inspiration de la bonté.

Je dis librement, Messieurs, parce que toutes les perfections divines s'exercent au-dedans d'elles-mêmes dans le mystère de la Sainte-Trinité, et que leur ac- tion extérieure n'est plus dès lors nécessaire à leur dilatation, mais un effet spontané du libre-arbitre de Dieu. Dieu était bon avant de créer le monde , et sa bonté absolue se produisait à l'infini dans la commu- nication éternelle des trois personnes incréées. Quand donc il a fait l'univers, il l'a fait par un mouvement libre de son cœur, et non par nécessité. 11 l'a fait gra- tuitement, sans l'impulsion de l'intérêt, sans la con- trainte du devoir, sans l'entraînement d'un amour qui fût mérité, dans la seule fin de satisfaire sa bonté en communiquant la vie. C'est pourquoi saint Thomas d'A- quin, traitant cette question, dit que Dieu est le seul être parfaitement libéral, parce que seul il n'agit pas pour son utilité, mais à cause de sa bonté *.

Cette conclusion. Messieurs, est de la plus haute importance pour toute la suite du dogme chrétien , et il est nécessaire de résoudre les difficultés qu'elle pré- sente, soit au point de vue théologique, soit au point de vue rationnel.

''Somme, Quest. li, art. i.

cS^i

Théologiqueinenl, on oppose un lexle de l'Ecnlure uinsi conçu : Univcrsa propter semelipsum operatus est Dominus. Le Seigneur a tout fait pour lui- même '. Ces paroles ont un caractère de précision et de clarté qui obscurcit, ce semble, loutes les idées que nous venons d'émettre devant vous. Il est aisé pourtant de vous les expliquer. Dieu, pas plus qu'aucun êlre. ne saurait puiser hors de lui les motifs de ses déter- minations ; il les trouve dans sa nature, et en leur cé- dant, s'il est permis de parler ainsi, il est manifeste qu'il agit pour lui-même, puisqu'il agit sous l'impul- sion de quelque chose qui est lui-même. Mais la bonté a cela d'excellent et de singulier, qu'elle a le bien des autres pour but, et qu'en agissant à cause d'elle, on agit cependant pour autrui et d'une manière désin- téressée. Ainsi il est vrai de dire qu'en créant le monde par bonté, Dieu l'a créé pour lui, puisque sa bonté c'est lui-même, et néanmoins il est pareillement vrai de dire qu'il a créé libéralement, puisqu'il se propo- sait le bien de sa créature , et que ce bien ne pouvait accroître sa propre félicité. Mais l'eùt-il même accrue, le motif de bonté resterait encore pur et sans repro- che, car il n'y a rien de plus parfait que de trouver du bonheur à communiquer le sien. Cet égoïsme-là, si c'en est un, est celui des grandes âmes, et sans doute, bien que la créature soit inutile à Dieu, il faut croire que notre amour ne lui est pas indifférent, cl

' Prnvcil)es, cliap. l(i, vers. i. J^

que sans le rendre plus heuieux, il nous rend au moins chers et précieux devant lui.

11 me sera facile encore de vous expliquer cette autre expression, que Dieu a créé le monde pour sa gloire, La gloire intérieure de Dieu est dans sa souve- raine perfection ; sa gloire extérieure consiste à être connu et aimé des intelligences libres ; et il est hors de discussion qu'il a en effet donné l'être à ces intel- ligences pour en être connu et aimé. Mais pourquoi a-t-il voulu les appeler à le connaître et à l'aimer ? Est-ce pour leur bonheur ou pour son utilité person- nelle, par le motif de la bonté ou par celui de l'inté- rêt? Nous avons établi, avec saint Thomas d'Aquin , que c'était par le motif de la bonté, et l'expression dont il s'agit ne décide rien à l'encontre, puisqu'elle ne touche même pas la question. Il suffit de définir le mot de gloire pour en être assuré.

Arrivons donc aux objections du rationalisme.

Loin de convenir que le monde est un ouvrage de la bonté divine, le rationalisme n'y voit pas même une œuvre de justice. Est-il juste, dit-il, de disposer du sort d'autrui sans sa participation ? Lorsqu'il a plu à Dieu, usant d'une toute-puissance incompréhensible , d'appeler à la vie des êtres intelligens, des êtres capa- bles de juger si l'existence était un don ou un mal- heur, avait-il le droit d'agir sans leur consentement? Les Romains l'ont écrit avec autant d'éloquence que de raison : Ncmini invito beiieficium confertur, Il ny a pas de bienfait sans la volonté qui l'ac-

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crplp. Do quel droit nous a-t-on faits sans nous? De quel droit nous a-t-on tirés du néant pour nous jeter, sans que nous le sussions , dans cet abîme de maux qu'on appelle la vie? Quoi! nous dormions tranquilles dans l'éternité de notre sommeil , et tout à coup une main invisible nous a saisis, une voix inconnue nous a appelés ; elle nous a dit avec empire : Viens, vois, sens, pense, aime! Et après qu'obéissant malgré nous à cet ordre implacable, nous avons passé des heures ou des années entre des réalités confuses et des illusions dé- çues, tout à coup encore la main qui nous avait arrachés à notre première tombe , cette main nous repousse ! Et la voix qui nous avait appelés, la même voix nous crie : C'est assez, couche les membres, clos les yeux, sors de ce monde, va-t-en! Mais si c'était pour nous qu'on nous a faits, ne devail-on pas nous consulter pour savoir où, quand, comment, à quelles conditions on nous donnerait la vie! Nul n'y a songé ; la vie nous est venue comme nous vient la mort, avec insulte et mépris de nous. Ah! qu'une vaine théologie dise ce qu'elle voudra, ce n'est pas ici la plainte de l'esprit, c'est le gémissement de l'àme , c'est la sincérité de la souffrance et l'accusation de tous les mondes. Que du moins on nous laisse pleurer sur nous, qu'on respecte la désolation des âges, qu'on n'ajoute pas au malheur de noire destinée cet autre malheur de vouloir le <'omprendre.

Je me tairais. Messieurs, au bruit de ces acccns qui vous ont troublés plus dune fois, et qui peut-cire

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Iroubleul encore dans celle assemblée bien des cœurs brisés ; je me tairais ou plutôl j'abandonnerais mes lèvres aux frémissemens de la plainle et de l'ingrati- tude, si je prenais dans cette question le même point de départ que vous. Oui, si cette vie était la vie, si cette lumière était la lumière, si ce monde était le monde, oui, je couvrirais mon front de mes mains, et je descendrais avec vous dans l'abime d'un désespoir je ne souffrirais même pas qu'on voulût me conso- ler. Mais l'avez-vous cru, et le christianisme vous l'a-t-il dit? L'avez-vous cru, que cette vie fût la vie, que cette lumière fût la lumière, que ce monde fut le monde? L'avez-vous cru, et qui est-ce qui vous l'a dit? Je vous le demande encore une fois : qui est-ce qui vous l'a dit? Vous-mêmes, personne autre que vous. Eh bien! sachez une chose, c'est que je ne vous crois pas. Je crois que celte vie est un chemin, que cette lumière est une ombre, que ce monde est un prélude; je crois que la vie c'est Dieu, que la lumière c'est Dieu, que le monde c'est Dieu. Et je crois de toute mon âme, au prix de mon sang, s'il le faut, je crois que Dieu nous a créés pour vivre de lui, pour nous éclairer de lui, pour trouver en lui la substance dont tout ce que nous voyons n'est qu'une image incapable et douloureuse. C'est ma foi, c'est celle que je vous annonce, et pour la combattre, il faut la prendre telle quelle est, et non pas telle que vous la faites dans les injustices ou les découragemens de votre esprit.

Oui, nous souffrons tous : malheur à qui le nierait!

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Mais nous souffrons du chemin el non pas de la vie. La vie est abondance, paix , joie , plénitude; quand nous aimons Dieu, nous en recevons quelques saintes prémices, quelques tressaillemens imparfaits, qui nous suffisent pour oublier le monde présent, ou du moins pour en accepter avec courage les maux passagers. Sied-il, en effet, au voyageur attendu par un amour infaillible, de se plaindre de la route, de maudire le sable qui le porte et le soleil qui le conduit? Pour moi, de la douleur comme les autres, atteint des deux blessures de mes pères, le chagrin de lame et l'infirmité du corps, je bénis Dieu qui m'a fait el qui m'attend. Je n'exige pas qu'il m'ait consulté sur mon sort; entre le néant il m'a pris et l'éternité qu'il m'a promise, le choix n'était douteux que pour une démence parricide, et Dieu devait compter sur ma vertu comme il comptait sur sa bonté. La justice éter- nelle ne permettait pas de supposer le refus de la béatitude éternelle : elle avait le droit de stipuler en notre nom la reconnaissance, l'amour, l'acceptation d'une épreuve sans laquelle l'amour n'aurait pu se produire, et à tout le moins dans l'ingratitude elle- même, le silence et l'équité du remords.

Vous poursuivez cependant, Messieurs, et vous me rappelez une pensée qui a longtemps tourmenté l'ado- lescence de ma raison. Si tous tant que nous sommes, créatures intelligentes et libres, nous arrivions, en effet, à la vie de l'éternité, il est certain que les mi- sères de la vie présente s'évanouiraient de noire es-

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pril, naycuil , comme le dit saint Paul, aucune pro' portion avec ce poids de gloire qui sera, un jour révélé en nous ^ . Mais il n'en est pas de la sorte. La doctrine catholique nous apprend qu'une partie des in- telligences créées ne parviennent pas au règne de Dieu, et qu'ainsi la création, au lieu de tourner à leur bonheur, tourne finalcnient à leur malheur éternel. Il est vrai que c'est j)ar leur faute ; mais qu'importe ? Dieu le savait, Dieu l'avait prévu. Etait-ce un acte de bonté, de mettre au monde des êtres qu'une prescience infaillible voyait, que ce fût de leur faute ou non, ex- clus du bénéfice de leur vocation primitive et préci- pités dans une perte égale aux biens qui leur étaient destinés? Que si Dieu, dans la création, n'avait en- tendu agir qu'en vertu de sa souveraineté, par un acte de puissance et de bon plaisir, on concevrait peut-être qu'il n'eût pas tenu compte du résultat, et que la mi- sère finale d'une partie de ses créatures, causée par leur prévarication, ne lui eût paru qu'un accident in- capable de désarmer le droit et l'efficacité de son vou- loir. Mais vous nous dites que le Fiat suprême a été prononcé par bonté, par le désir de communiquer la vie et la gloire aux êtres possibles que Dieu décou- vrait dans l'horizon de sa pensée. Ce but et ce motif sont-ils compatibles avec la déchéance éternelle des intelligences perdues? Sans doute, nous en conve- nons, la doctrine catholique n'enseigne pas, comme

' Epilrcaux I«oni;iins, cluip. S^'^cis. 1S.

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article de foi , que c'est le moindre nombre des hom- mes qui soit sauvé. Elle enseigne bien moins encore que, sur la totalité des biérarciiies intelligentes, ce soit la minorité qui maintienne ses titres devant la justice de Dieu. Mais qu'est-ce que cela fait? N'y eùt-il qu'un seul homme, qu'un seul esprit, qui fût déshérité de la vie véritable et à jamais réprouvé, c'en serait assez pour accuser la bonté divine, ou du moins pour ne pas mettre à sa charge la création de l'univers. Cher- chez donc un autre mobile à la toute-puissance de Dieu ; dites qu'il a fait ce qu'il a voulu parce qu'il l'a voulu, qu'il était le maître, que le crime et l'ingrati- tude ne pouvaient lui ravir ses droits de souverain. On vous entendra peut-être. Mais devant l'image ter- rible de la damnation éternelle, ne parlez point de la bonté de Dieu ; tremblons sous sa justice, et taisons- nous devant son impénétrable majesté.

Je ne me tairai pas. Messieurs, car ce que vous venez de dire suffit pour vous répondre. Vous con- venez que si la puissance créatrice entre dans les at- tributs qui constituent l'essence divine, il est impos- sible que Dieu en soit dépouillé par le mauvais vou- loir de sa créature. Dire, en efl'el, que Dieu n'a pas le droit de créer un être qui abusera de ses dons , c'est dire que le méchant peut airéantir Dieu en em- pêchant l'exercice d'un de ses attributs essentiels. Ouoi de |)lus vain et de plus insensé? Or, cela com- pris, la difficulté tombe de soi. En efl'et , lors même que Dieu agit par bonté , il agit dans la totalité indi-

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visible de son essence; il agit avec sa puissance, sa sagesse, sa justice, et tout l'ensemble inaliénable de ses perfections. C'est la bonté qui le meut, mais la bonté qui n'abdique rien du reste de sa divinité. La bonté ne saurait lui interdire d'être sage, d'être juste, d'être puissant, d'être souverain, et s'il découvre par sa prescience une créature assez ingrate pour tourner ses dons contre elle-même, il ne lui retirera pas le bienfait, car ce serait se retirer en même temps la puissance de créer dans des conditions équitables, ce qu'il ne doit pas, et ce qu'il ne ferait qu'en cessant d'exister. Vous direz peut-être : autre est la puissance en soi, autre l'exercice de la puissance; Dieu ne sau- rait perdre la puissance, mais il est libre de ne pas l'exercer. Assurément, Messieurs; seulement compre- nez que quiconque est libre de ne pas exercer une puissance, est libre aussi de l'exercer, sous peine de ne pas l'avoir. Si donc, de votre aveu, Dieu est libre, tous ses attributs considérés, de créer un être qui abusera du bienfait de la vie, pourquoi vous étonner qu'en effet il ait usé de cette liberté qui lui appartient et que vous lui reconnaissez"?

Quoi qu'il en soit métapbysiquement, direz-vous encore, le bon sens du cœur s'oppose à une telle con- clusion. Quel est le père qui mettrait au monde un fils, s'il prévoyait que la vie serait pour lui, même par sa faute, un don fatal? Et Dieu n'est-il pas notre père? Doit-il avoir pour nous des entrailles moins tendres que les entrailles d'un liomnie mortel?

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Ici, Messieurs, la comparaison manque de force. parce qu'elle manque de justesse. Dieu n'a pas créé des individus isolés, ni même des mondes, il a créé un monde unique tous les cires s'enchaînent par des rapports de dépendance et de services mutuels, et dont un seul ne peut être retranché sans que tous les autres ne souffrent de ce retranchement. Dans le genre humain en particulier, chaque homme renferme en soi une postérité dont le terme n'est pas assiguahie, et qui fait des générations un faisceau solidaire nul ne perdrait sa place qu'en entraînant avec lui la multitude de ses descendans. Supprimer un seul homme, c'est supprimer une race; supprimer un méchant, c'est supprimer un peuple de justes qui sortiront de lui. Car le hien et le mal s'entrelacent dans la suite mohile de l'humanité; un fds vertueux succède à son père coupahle, et l'aïeul contemple trop souvent dans ses lointains rejetons des crimes qu'il n'a pas connus. Or, le regard de Dieu embrassant à la fois toutes les successions de la vie, toutes les renaissances du bien dans le mal et du mal dans le liien, aucune destinée ne lui apparaissait solitaire, telle qu'en la retranchant du livre anticipé de la vie, il ne coupât qu'une trame indigne de se développer. Adam, prévaricateur, renfermait à ses yeux toute la postérité des saints. Lui refuser l'être à cause de sou crime, ce crime même n'eùl-il jamais obtenu de par- don, c'était anéantir en lui tous les mérites du genre humain. r,omme!i( la honte de Dieu lui eùi-elle de-

î)l

iiKiiidé ce sacrifice? Conimenl eùl-ello exigé que les niéchans fussent préférés aux justes, que la vie fùl soustraite à ceux qui (levaient en bien user par égard pour ceux qui en feraient un analhéme au lieu d'une félicité?

Je connais Dieu, je laime, j'espère en lui, je le bénis de ma vie et de ma mort : pourquoi la faute dun de mes ancêtres, éternellement prévue de la Itonlé divine, eùt-elle intercepté ma naissance, et ne m'eùt-elle pas même permis de respirer un seul jour dans le mystère de liberté d'où pouvait sortir ma béatitude? Pourquoi eussé-je été condamné au néant pour qu'un de mes pères n'abusât pas de l'existence? serait en cela la justice, la sagesse, la bonté?

Dieu n'avait pas à choisir entre créer ou ne pas créer un méchant, mais entre créer ou ne pas créer des générations entremêlées de bien et de mal; et comme toutes présentaient ce mélange à son regard fatidique, il avait à choisir entre créer l'univers ou ne rien créer du tout. La question est bien différente, et assurément le père le plus tendre ne se déciderait pas à mourir sans postérité, si Dieu, lui découvrant l'a- venir de sa race, lui montrait, dans les transfigurations séculaires de son sang, les inévitables alternatives de la gloire et de la honte, du bonheur et du malheur. Que serait-ce, si, au lieu d'une seule génération, il s'agissait de toutes les générations humaines? Que serait-ce si on vous donnait le choix à vous-mêmes d'anéantir l'univers ou de le créer? car, telle est la

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(jueslion qui a élé pesée dans les conseils de Dieu.

Dieu l'a jugée, et le ciel el la terre vous disent comment il l'a jugée.

Vous pouvez, Messieurs, la juger autrement; vous pouvez vous plaindre de la vie et ne pas estimer qu'elle soit un si grand don. Mais sachez-le, la vie dont vous vous plaignez, ce n'est pas celle que Dieu vous a faite, c'est la vie que vous vous faites à vous- mêmes. Vous en avez retranché Dieu, et vous vous étonnez qu'elle ne soit plus rien. Vous avez produit le vide dans son âme, et vous vous étonnez que l'in- fini vous manque. Vous avez couru après toutes les misères, et vous vous étonnez de n'être plus que doutes, ténèbres, amertume, affliction. Ah! revenez, revenez à la vie, reprenez vos droits dans la création par le courage de la foi, par la sainteté de l'espérance, par la divinité de l'amour, et alors, reportés à votre place et à votre gloire dans les harmonies universel- les, vous redirez avec tous les mondes le témoignage que Dieu s'est rendu à lui-même après qu'il eut achevé son œuvre : Dieu vit tout ce quil avait fuit, et tout était bon * .

' Genèse, chap. 1, vers. 51.

QUARANTE HUITIÈME CONFÉRENCE.

DU PLAN GENERAL DE LA CREATION.

Monseigneur,

Messieurs,

Nous avons recherché clans notre dernière Confé- rence par quel procédé et par quel motif le monde était sorti des mains de Dieu ; nous avons vu que c'était par le procédé de la création et par le motif de la bonté. La bonté est , en effet , le caractère sous lequel le genre humain a toujours conçu Dieu de pré- férence , comme c'est aussi le caractère des hommes

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qui oui le plus attiré l'amour et la vénéralion dts âges. Quiconque n'a pas été marqué de ce signe au- guste n'est point parvenu à la plénitude de la gloire , et ni l'éclat des conceptions, ni le bonheur des armes, ni le mépris de la vie , n'ont suffi sans la bonté pour élever la mémoire d'Alexandre ou de Marc-Aurèle. Celle de Dieu, à plus forte raison, repose sur la même base, et rien ne nous est plus naturel que de répéter avec David : Le Seigneur est doux en toutes choses, et sa miséricorde est par-dessus toutes ses œuvres * .

Dieu donc, ayant fait le monde par bonté , c'est-à- dire dans l'intention de lui communiquer ses biens , qui ne sont autres que la perfection et la béatitude, il nous faut maintenant connaître le plan qu'il a suivi dans la réalisation de celte généreuse pensée. Or, tout plan se compose de deux élémens nécessaires , les matériaux qui doivent servir à fonder, et l'ordonnance qui leur sera donnée. J'ai donc à vous entretenir au- jourd'hui des matériaux de la création et de leur or- donnance générale.

Selon la doctrine catholique, Dieu a employé dans son œuvre, qui est l'univers, deux sortes de matériaux parfaitement dissemblables : la matière et l'esprit.

Qu'est-ce d'abord que la matière? Si je vous dis que c'est quelque chose de pesant , vous m'opposerez les fluides impondérables. Si je vous dis que c'est quelque chose d'étendu , vous me répondrez que plu-

' Psaume l-ti, vers. 9.

9;)

sieurs philosophes eslimenl qu'on peut la réduire à des atomes , c'est-à-dire à des points indivisibles et par conséquent inétendus. Si je vous dis que c'est quelque chose de coloré, vous m'objecterez qu'on peut aisément la concevoir dépouillée de toute couleur. Ainsi en serait-il de la saveur et du son. Mais ce tra- vail de spoliation, par lequel nous enlevons successi- vement à la matière ses attributs apparens , a cepen- dant une limite s'arrête l'effort critique de notre esprit. Quoi que nous fassions , il reste en elle la susceptibilité permanente de recevoir des formes et des mouvemens. Je dis de les recevoir , car nous voyons clairement qu'elle n'a ni pensée , ni volonté , ni liberté , aucune activité personnelle , aucun com- mandement. Elle est à la fois active et inerte : active, puisque c'est une force ; inerte , parce qu'elle n'agit pas spontanément, mais sous l'empire d'une irrésisti- ble nécessité.

L'esprit, au contraire, n'a ni forme, ni mouvement de translation d'un lieu à un autre ; il ne tombe pas sous nos sens. Il pense, il veut, il est libre. Aucune nécessité n'a de prise sur lui. C'est en vain qu'on lui commande , s'il ne se commande pas à lui-même , et tous les assauts de la puissance viennent se briser contre une seule àme qui se respecte.

Tels sont, Messieurs , les matériaux du monde. La doctrine catholique n'en connaît pas d'autres ; les sens et la raison ne nous révèlent que ceux-là. Trouverons- nous encore ici le rationalisme pour nous arrêter ?

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Oui , Messieurs , nous le trouverons , el je vous en préviens de nouveau : la doctrine catholique ne posera pas un seul dogme sans que le rationalisme ne pose contre elle une négation. Attendez-vous-y aujourd'hui, demain, toujours. C'est la nature de Terreur de créer des ressources contre toute vérité, sans quoi la liberté de notre intelligence ne serait qu'une chimère.

Certes , s'il y a quelque chose d'avéré , c'est la coexistence dans le monde de la matière et de l'es- prit. Quoi de plus manifeste ! La matière est l'objet de nos sens ; ils la voient, ils la touchent, ils la sen- tent, ils en disposent à leur gré, selon des lois inva- riables, découvertes par la science et vérifiées par l'application. Aucun effort de la volonté n'est capable de détruire l'impression causée dans le genre humain tout entier par le spectacle constant de l'univers. L'es- prit n'est pas moins sensible et éloquent pour nous , il l'est davantage encore. Car, l'esprit c'est nous- mêmes. Nous n'avons pas besoin de nous mettre en rapport avec lui comme avec un objet étranger; il nous est présent et intime; chacun de ses actes nous le révèle dans ses facultés propres , dans son empire sur la matière et sur les idées, dans sa spontanéité el sa liberté. Cependant, qui le croirait? deux doctrines contradictoires se sont produites dans l'histoire de la raison humaine, l'une qui nie l'existence de la matière, l'autre qui nie l'existence de l'esprit. L'idéalisme sou- tient que tout, dans la nature, est immatériel ; le ma- térialisme affirme que tout est corps.

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El vraiment , si jamais rerreiu" j)ouvait être uim' noble et sainte chose, on serait en droit de le dire de l'idéalisme , qui ne prétend ravir l'existence (fu'à la partie inférieure de la création, et faute de comprendre quels rapports entretiendrait avec Dieu une substance dénuée d'intelligence et de scnliinent. Pourquoi Male- branche , en eflet , cet illustre philosophe chrétien , disait-il que, sans l'autorité de la foi, il ne croirait pas à la réalité de la matière , si ce n'est parce qu'il ne pouvait se rendre compte du but de Dieu en la créant? Et n'avons-nous pas établi nous-mêmes que le but de Dieu dans la création était de communiquer sa perfection et sa béatitude aux êtres issus de sa toute-puissante bonté? Or, comment la matière, inca- pable de connaître et d'aimer, répondrait-elle à cette vue du créateur? En quoi lui serait-il permis d'at- teindre à la frontière même de l'ordre divin, tout est intelligence, amour, compréhension? Que Dieu ait fait des esprits, images de sa propre nature, doués de l'honneur de scruter le monde invisible, habitans présomptifs de la gloire éternelle, vases d'une louange volontaire, compagnons humbles mais possibles de la très-sainte Trinité, on en conçoit le motif et l'exécu- tion. Qui concevra jamais l'office de la matière par rapport à Dieu, et même par rapport aux esprits créés? Si elle n'est pas éternelle, à quoi bon la créer pour un jour? Si elle doit durer au-delà des temps , quel rôle remplira-t-elle dans l'éternité, c'est-à-dire dans le règne pur de Dieu ?

T. m. 7

î)8

D'anciens sages, Messieurs, s'efforçant de pénétrer ce mystère, avaient pensé que la fonction de la sub- stance matérielle était de limiter les esprits qui , de leur nature , croyaient-ils , n'avaient aucune barrière entre eux et l'infini. Mais la saine théologie re- pousse celte explication. Les esprits créés ont leur mesure dans la volonté divine qui les produit; il leur suffit d'être créés pour être bornés, attendu que l'existence par soi-même entre dans la notion de l'infini. Supposons toutefois que l'être immatériel et intelligent ne rencontre dans son essence person- nelle aucune limitation : quoi ! pensez-vous que Dieu s'ingéniera à lui en donner une par jalousie , de peur qu'il ne devienne son égal , et l'emprisonnera ainsi dans le sépulcre d'un corps ? Pensez-vous que les hommes ne soient autre chose que des dieux asservis dans une organisation sensible? Ah! Messieurs, si Dieu avait pu créer des esprits infinis, soyez sûrs qu'il l'eût fait. Il ne demandait pas mieux que d'étendre l'orbite de la création, et vous verrez bientôt que la matière elle-même, loin d'avoir été un instrument de restric- tion dans sa main, a été l'une des ressources dont a usé sa sagesse pour agrandir le champ de l'univers.

La matière, comme l'esprit, a été appelée à jouir de la perfection et de la béatitude divines, et plus elle en était incapable, plus Dieu a voulu se jouer dans cette difficulté, tenant à honneur, s'il est permis de parler ainsi , d'imprimer le sceau de sa puissance et de sa miséricorde sur une substance le néant parai-

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Irait lui dispulei' l'iMiipire. One la matière soit inerte tant qu'elle voudra; qu'elle soit muette, sourde, aveugle, insensible, ne lui ménagez pas l'opprobre, elle y consent: mais écoulez l'apôtre saint Paul prenant en main sa cause et vous parlant de sa destinée. Toute chair , dit-il, n'est pas la même chair... Il y a des corps célestes et des corps terrestres; autre est la gloire des célestes, autre est la gloire des terres- tres... Le corps est semé dans la corruption , il ressuscitera dans V incorruptibilité ; il est semé dfins le déshonneur, il ressuscitera dans la gloire; il est semé dans la, faiblesse, il ressuscitera dans la puissance; il est semé corps animal, il ressusci- tera corps spirituel K Vous l'entendez. Messieurs, saint Paul n'est pas embarrassé du scandale de notre boue ; il ne croit pas à sa misère finale, il la voit trans- figurée jusqu'à devenir spirituelle, et si vous voulez l'ouïr encore prophétiser son avenir, écoutez de nou- veau : Nous savons que toute créature gémit et enfante jusque aujoui'd'hui... Car, toute créa- ture attend la révélation du jour des enfans de Dieu. Soumise à la vanité contre son gré, elle y a été soumise avec espérance , et elle sera elle-même délivrée de la servitude de la corruption pour être utile à la liberté de la gloire des enfans de Dieu ^. Quel langage! quelle magnificence! quelles promesses! Ainsi la plus vile matière est dans l 'enfantement de sa

' I'"'' Epître aux Corinthiens, chap. lo, vers. 39, 'iO, ^2, -iô, M. - Epilre aux Romains, cliap. 8, vers. 22, 29, 20, 21.

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future grandeur, aussi bien que l'homme lui-même ; elle attend la révélation dernière, qui doit discerner les enfans de Dieu et leur marquer une place dans les siècles qui n'ont plus d'ombre ni de retour ; elle- même prendra part à la délivrance des esprits, et leur béatitude dépendra de la sienne à un certain degré, puisque la sienne sera utile à la liberté de leur gloire. Quelles singulières expressions, Messieurs, et que la substance honorée de telles prophéties peut se tenir en repos contre les insultes prématurées de l'ignorance et de l'erreur !

Le roi de Macédoine disait : «Si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène. » Me permettez-vous de dire; Si je n'étais esprit, je voudrais être matière? Car, je serais encore l'œuvre de Dieu, le fruit de sa pensée et de sa bonté. Son œil serait encore sur moi, et unie dans l'humanité à une àme immortelle , après l'avoir ici-bas servie dans ses besoins , je la servirais un jour dans un bonheur qui rejaillirait sur moi.

Du reste. Messieurs, en vous exposant tout à l'heure l'ordonnance générale du monde, j'espère vous mieux faire saisir le rôle que la matière y remplit, et vous donner plus à fond par conséquent la raison de son existence et de sa création.

L'autre camp du rationalisme nie la réalité de l'es- prit. Il aspire à nous convaincre qu'il n'y a rien au monde que la substance palpable, divisible et malheu- reuse qui tombe sous nos sens extérieurs ; et s'il re- connaît les phénomènes de la pensée et de la volonté, il les attribue à l'organisme même du corps vivant.

loi

Vous le voyez , celle doctrine esl bien différente de l'autre. La première, quoique fausse, tendait à I élé- vation de riiomnie, celle-ci à son abaissement. La première nous portait à mépriser la partie inférieure de notre être; celle-ci à en avilir, à en immoler la partie supérieure. Qui a pu porter des sages , c'est le nom qu'ils prennent, qui a pu les porter à ce parri- cide? Le mouvement naturel des êtres est de se gran- dir; tous, même ceux qui n'obéissent qu'à l'instincl, ont une pente vers l'orgueil. Comment l'homme , le chef-d'œuvre visible de la création , a-l-il employé sa pensée, qui l'élève par-dessus tous les autres, à dé- truire la base de sa grandeur et à descendre , par choix , du rang des intelligences immortelles? Mes- sieurs, j'ignore s'il y a des matérialistes dans cette as- semblée, et vous savez avec quel pieux respect j'ai cou- tume de traiter non pas l'erreur, mais les personnes > En cette occasion toutefois, je ne puis retenir la liberté de mon ministère, et je dirai sans crainte que le maté- rialisme est une doctrine contre nature , une doctrine abjecte, dont l'origine n'est explicable que par la cor- ruption du cœur humain. Nous sommes trop manifes- tement des esprits, il n'y a pas assez de raisons contre la dignité de notre être, pour nous ravaler de nos propres mains, si des passions d'un ordre inférieur et lâche ne se soulevaient en nous contre nous-mêmes, afin d'y détrôner avec notre essence spirituelle les idées de vérité, de justice, d'ordre, de responsabilité, hôtes illustres et incorruptibles dont la présence fatigue le

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vice et appelle la révolte. Le vice »'a pas la paix et il la veut. L'âme hii oppose le remords, cette dernière couronne de l'homme corrompu, cette voix domesti- que et sainte qui rappelle au bien, ce bon génie de la république qui habite les ruines, et qui apparaissait encore à Brutus , dans les champs de Pharsale , la veille du jour Rome devait tomber. Ohî pardon- nez mes doutes ! Mais si vous n'étiez pas purs, si le remords vous troublait de sa sévère voix , de grâce et par amour pour vous, ne le chassez pas : tant qu'il sera le compagnon de votre âme, vous n'aurez pas perdu les reliques de votre grandeur et de votre espé- rance; le remords précède la vertu, comme l'aurore précède le jour, et le vice doit le respecter pour se respecter lui-même.

Mais quand le vice n'a ])lus Tinstinct de sa réhabi- litation , le remords devient son ennemi capital et dernier, et rien ne lui coûte pour en extirper jusqu'à la racine, qui est notre esprit même. Le matérialisme est le résultat de cette guerre exterminatrice du mal contre le bien ; il n'est autre chose que la suprême tentative pour étouffer le remords. Et voilà pourquoi je l'appelle une doctrine abjecte et contre nature. Si c'est un emportement , je ne m'en excuse pas. Eh quoi! vous m'attaquez jusque dans mon essence, vous me rejetez aux limites de l'animalité, vous me traitez à l'égal du chien! Que dis-je? Vous osez écrire cette phrase : « L'homme est un tube digestif percé aux deux bouts. « .\h! Messieurs, ne riez pas, je m'en

lOÔ

voudrais morlellement (rexcilcr voire rire; écoutez, écoulez ces choses avec le silence de l'exécralion. Quoi ! disais-je, on ose écrire que l'homme est un tube digestif percé aux deux bouts , et je n'aurais pas le droit, usant de toute la hauteur de la vérité contre l'imposture , de me retourner avec mépris , et d'é- craser du talon cette canaille de doctrine.

Je n'en devrais pas dire davantage, Messieurs; je ne devrais pas faire au matérialisme l'honneur de lui demander des comptes. Faisons-le pourtant, si vous le voulez. Demandons à ces liers gladiateurs de la matière ce qu'ils ont vu dans l'homme pour lui con- tester sa nature intelligente et libre. Nient-ils les phé- nomènes de la pensée ? Sont-ils aveugles à ceux de la volonté? Non, ils les avouent ; ils reconnaissent qu'il se passe en nous quelque chose d'extraordinaire , qui ne ressemble à rien de ce qui tombe sous les sens. Mais ils estiment que la terre, parvenue à un certain degré de perfection , est susceptible de produire le sentiment, la pensée et le vouloir, comme elle produit des racines, des fleurs et des fruits. La nature, disent- ils, est dans un travail progressif qui ne s'interrompt nulle part, et qui se manifeste à chaque deirré par un enfantement plus parfait. L'homme est le terme de cette progression féconde ; il rassemble en lui tous les perfectionnemens antérieurs, et son cerveau, chef- d'œuvre de la plus savante organisation, fait éclore la pensée aussi naturellement que larbre cnlr'ouvre ses bourgeons.

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Pourquoi, Messieurs, celle ingéuieuse peinlure, car je ne veux pas dire analyse , laisse-t-elle froide el in- crédule la presque lolalilé du genre humain ? Pourquoi la philosophie spirilualiste a-t-elle toujours eu la gloire de remuer les entrailles du peuple avec celles du pen- seur , tandis que le matérialisme , doctrine de déca- dence , ne séduit que des âmes rares dans les nations usées? C'est, Messieurs, que l'esprit s'affirme lui-même avec une présence si vive, que le raisonnement et les analogies périssent devant la splendeur de celte affir- mation. Que voulez-vous? mon esprit, c'est moi ; j'en sens la vérité. Je sens la distinction de mon corps et de mon âme avec un tel empire, qu'il me semble que ma vie tout entière n'est qu'une confrontation de l'un à l'autre, et que chaque instant m'apporte une certi- tude de leur dualité aussi grande que la certitude de leur union. Je me vois deux el un avec une lucidité que rien ne diminue, parce que rien ne combat con- tre la présence réelle des choses. Et que me dit-on d'ailleurs pour la combattre ! On m'oppose une pro- gression de la matière, mais une progression n'est que le développement d'un germe qui ne change ja- mais de nature en se développant. Elevez une force, selon l'expression des mathématiques, à la seconde, à la troisième, à la dixième puissance, jamais vous ne lecueillerez dans la force doublée, triplée, décuplée, (jue l'élément primitif qui s'y trouvait. Pour que la inalière, transfigurée daiis sa forme, produisit le sen- linient, la pensée et le vouloir, il faudrait ((ue la plus

M).")

faible paiiicule laalérielle lui un èlie seiilanl, pen- sant, voulant, mais à un degré inférieur suscei)tiblc d'accroissement ou de perfection, comme on le voit dans l'enfance de l'homme comparée à sa maturité. Or, en est-il ainsi? Le matérialisme lui-même ne le prétend pas; il ne croit pas qu'un grain de poussière remplisse en miniature les fonctions intellectuelles de l'homme, à la manière dont une goutte d'eau remplit les offices de l'Océan. Le sens commun s'oppose trop fortement à cette ineptie. Dès lors , la matière élevée tant que vous le voudrez par l'organisation, à la cen- tième ou à la millième puissance, ne donnera jamais que le développement de ce qu'elle est, c'est-à-dire des formes plus parfaites, des mouvemens plus com- pliqués, une sculpture et une architecture plus dignes d'admiration.

On s'étonne, et c'est une autre objection contre le spiritualisme, on s'étonne de l'influence réciproque qu'exercent l'un sur l'autre l'àme et le corps. Pour- quoi pas, s'ils sont réellement unis? Cette union peut paraître bizarre , inexplicable, mais qu'importe? c'est un fait. Le fait une fois constaté par la certitude que nous avons de notre double nature spirituelle et ma- térielle dans une seule personnalité, il est très-simple qu'il y ait action de l'une sur l'autre, sans quoi elles n'auraient entre elles aucune communication , et n'ayant entre elles aucune communication , elles se- raient séparées au lieu d'être unies.

Ainsi, de même que les objets extérieurs, agissant

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sur le cerveau par liulermétliaire des sens, portent à lànie des impressions du dehors, l'âme à son tour porte au cerveau, et par lui dans le reste de l'organi- sation sensible, le contre-coup de sa vie intime et immatérielle. De ces habitudes invétérées qui pren- nent à la fois leur source dans les deux parties de notre être , toutes les deux pliées en quelque sorte par la répétition des actes, et devenues les esclaves de nos volontés dépravées après n'en avoir été d'abord que les instrumens. C'est ce qui a donné lieu à cette science nouvelle du phrénologisme, qui abuse des phénomènes de correspondance de l'âme avec le corps et du corps avec l'âme pour attaquer le libre-arbitre de l'homme. Je n'examine pas si réellement les apti- tudes et les passions ont un signe représentatif dans l'enveloppe extérieure du cerveau : supposons-le. Qu'est-ce que cela prouve contre la liberté humaine ? Il est manifeste que l'âme et le corps sont dans une incessante communication, et que tout acte, même intérieur , de vice ou de vertu , retentit quelque part dans notre enveloppe mortelle et y creuse des sillons funestes ou heureux. Ces traces subtiles , à leur tour, réagissent sur le foyer profond de notre activité in- terne, et y sollicitent le retour des mêmes mouve- mens, c'est-à-dire des mêmes pensées et des mêmes vouloirs. La doctrine catholique en convient; elle fait plus qu'en convenir : c'est la base de sa thérapeuti- que spirituelle, ou si, vous l'aimez mieux, du traitc- niciif médicinal qu'elle applique aux maux de noire

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àinc. C'est pour cela que l'Evangile (niloiine aux eliré- tiens de châtier leur corps pour alTranchir et purifier leur cœur. C'est pour cela que l'Eglise impose des abstinences et des jeûnes, qu'elle commande le tra- vail, et qu'à l'exemple de Jésus-Christ, son fondateur, elle bénit ceux qui pleurent et qui souffrent, parce qu'il y a dans les afflictions du corps, outre le bénéfice d'une expiation acceptée, l'infaillible efficacité du re- dressement des sens. Quelque anciennes, quelque puissantes que soient les empreintes du péché dans ies réduits mystérieux du corps, l'âme, aidée de la grâce, fortifiée par la pénitence, peut les effacer len- tement et y substituer les vestiges réparateurs de la vertu. De , même dans la physionomie, ces singu- lières illuminations qui se font jour à travers les rides obscures du vice. L'âme, après avoir ennobli les ré- gions souterraines qu'avait souillées le crime, arrive un jour au front de l'homme, et y répand des lueurs sereines et saintes qui attendrissent les regards de ceux-là mêmes qui ne connaissent pas Dieu. Les om- bres du péché s'enfuient devant la gloire créatrice de la vertu , et ce qui en reste encore dans les affaisse- mens prématurés de la chair, n'est plus qu'un signe de la mortalité vaincue par l'éternelle beauté du Christ. 0 visages des saints, douces et fortes lèvres accou- tumées à nommer Dieu et à baiser la croix de son Fils ; regards bien-aimés qui discernez un frère dans la plus pauvre des créatures; cheveux blanchis par la méditation de l'éternité; couleurs sacrées de l'âme <|ui

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resplendissez dans la vieillesse el dans la mort heu- reux qui vous a vus! plus heureux qui vous a com- pris, et qui a reçu de votre glèbe (ransfigurée des leçons de sagesse et d'immortalité!

Mais, Messieurs, qu'est-ce que je fais? est-ce que je prétends vous démontrer l'existence de l'esprit, la réalité de la matière? A Dieu ne plaise! Je ne me suis pas posé devant vous comme un philosophe ap- puyé de sa seule raison et ne se fiant qu'aux décou- vertes de sa propre sagacité. J'ai paru dans cette chaire comme envoyé de Dieu , comme portant sa pa- role, comme armé de la tradition et de l'autorité de l'Eglise, et après avoir établi les titres de ma miS' sion, je vous ai promis seulement que jamais le ratio- nalisme n'opposerait à un seul dogme chrétien des négations plus vraisemblables que- les affirmations de la foi. Je viens encore de tenir ma promesse. Car, je vous le demande, entre la foi qui affirme la présence, dans le monde, de deux élémens constitutifs, la ma- tière et l'esprit, et le rationalisme qui nie l'un ou l'autre, se trouve, même humainement, la plus grande probabilité du vrai ? Je ne veux pas dire la certitude, parce qu'ayant puisé la certitude dans l'or- dre des enseignemens divins , il est inutile que je la cherche encore même où, en bien des rencontres, je serais sur de l'obtenir. Il me suffît contre le ratio- nalisme de la simple vraisemblance, et je crois l'avoir, et bien au-delà , dans cette question de la double na- lure des choses. Hàtons-nous de voir maintenant l'or-

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(lonnan(;e que Dieu leur a donnée; nous y recueille- rons quelques lumières sur les molifs qui ont porté le Créateur à ne pas se contenter, dans la structure du inonde, d'un seul ordre de matériaux.

Dieu, avons-nous dit, en tirant les êtres du néant, se proposait de leur communiquer sa perfection et sa béatitude. Or, la perfection divine est de trois sortes : elle est métaphysique, intellectuelle et morale, et, par conséquent, elle devait se refléter sous ce triple aspect dans la production et la disposition de l'univers. Com- mençons par l'aspect métaphysique, qui est naturelle- ment le premier.

Dieu est infini, il est un, il est plusieurs; c'est la réunion de ces trois termes qui constitue sa perfec- tion métaphysique. 11 est grand, au plus profond de son essence, par l'infinité, l'unité et la pluralité, et ce devait être aussi le fond de grandeur de l'univers. Mais par cela même, la pensée créatrice semblait tout d'abord rencontrer un obstacle impossible à lever; cap, l'infini est incommunicable de sa nature. Dès qu'une chose est créée, si vaste qu'elle soit, elle n'existe pas d'elle-même, et elle manque par de l'attribut radical de l'infini. Pourtant le monde, ou- vrage de l'infini en personne , manifestation de sa gloire, ne pouvait manquer d'une ampleur représen- tative de l'immensité incréée. 11 lui fallait une pro- jection qui rappelât son point de départ, et que tout œil, en le voyant rouler dans la majesté de son orbite, reconnut la main qui l'avait lancé sur une route et

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dans un espace dignes délie. Dieu y pourvut. 11 avisa, s'il est permis d'animer par ces expressions humaines l'action divine^ il avisa entre l'infini et le fini quelque chose d'intermédiaire que nous appelons ici-bas l'in- défini. J'expliquerai ces termes, si vous y consentez. L'infini est ce qui n'a ni commencement ni fin; le fini est ce qui a un commencement et une fin; l'indé- fini est ce qui se développe entre deux termes infini- ment distans, de manière à s'en rapprocher toujours. Dieu donc résolut de construire le monde sur la pro- jection de l'indéfini, et de donner ainsi à son œuvre un caractère figuratif de son essence illimitée.

Rien ne s'y opposait. Entre Dieu qui avait créé, et le néant d'où l'être allait surgir; entre Dieu qui est tout , et le néant qui n'est rien , une distance infinie existait de soi-même. 11 suffisait de la combler par une création progressive qui, partant d'un centre unique , tendrait à la fois et sur deux routes différentes aux deux extrémités des choses, au néant par une dimi- nution graduée, à Dieu par une ascension constante. Mais ce plan supposait l'existence de deux élémens tout à fait dissemblables, l'un qui fût susceptible de s'amoindrir toujours en descendant vers le pôle néga- tif de la création, l'autre qui fût capable de se perfec- tionner toujours en s'élevant au pôle positif ou divin. Vous me prévenez, Messieurs, vous nommez la ma- tière et l'esprit : l'esprit indivisible, la matière ne se lassant jamais d'être divisée ; l'esprit, élément de l'in- finiment grand, la matière, esprit de l'infiniment pe-

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lit; tous deux, dans leur nature diverse, suftisanl à combler par leur élévatiou et leur dégradation calcu- lées l'intervalle infini qui sépare le souverainement imparfait du souverainement parfait. C'est saint Au- gustin qui nous a révélé en une seule phrase cette belle loi de la genèse des choses ; écoutez ce grand homme : Duo fecisti, Domine, nnum propè nihil, scilicet materiam primam ; allerum propè te, sci- licet angelum. Vous avez fait deux choses , ô mon Dieu , Vune proche du néant, qui est la ma- tière première ; Vautre proche de vous, qui est V esprit pur. En vertu de cette conception, qui fut comme l'exorde du monde, Dieu créa deux lignes ou deux séries d'êtres , une série descendante du côté du néant, une série ascendante du côté de lui-même. L'une vous est connue par vos propres sens et par les instrumens dont la science a doué l'œil de l'homme ; l'autre nous est révélée par la foi, et aussi par les in- ductions de l'analogie. Car, comment croire que la création s'arrête à nous, et qu'ayant par notre corps une parenté inférieure qui s'étend jusque dans la ré- gion de l'imperceptible, nous n'ayons point par notre esprit une parenté supérieure qui s'enfonce jusque dans la région de l'infini substantiel? La foi nous le dit, la raison nous le confirme, l'ordre de l'univers l'exige absolument.

Jeté de la terre au ciel sur cette projection infinie , le monde avait autant que possible un rapport de grandeur avec Dieu ; et par l'innombrable nuiltiplica-

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lion lies ùlres appartenant à chaque série, et à cluKiue degré de ces séries, il avait aussi le caractère divin de la pluralité. Mais l'unité, troisième terme de la perfec- tion métaphysique de Dieu, lui manquait encore. 11 y avait deux mondes , le monde de la matière et le monde de l'esprit, le monde terrestre et le monde céleste : inconvénient suprême, qui ôtait à la création toute harmonie et toute possibilité d'être le miroir de son auteur. Mais comment y remédier? Comment unir réellement deux ordres aussi distincts, aussi radicale- ment séparés que l'ordre matériel et l'ordre spirituel ? Dieu se recueillit en lui-même ; il prit conseil en quelque sorte, selon la belle indication de l'Ecriture, et en présence de tout ce qui était achevé, devant le ciel attentif et la terre émue, il prononça la dernière parole créatrice, il dit : Faciamus hominem, Fai- sons rhomrne. L'homme obéit à cette voix qui ne de- vait plus cesser de lui donner la vie et la lumière. On vit un être participant de la matière par il se rat- tachait au monde inférieur, et participant de l'esprit par il se rattachait au monde supérieur; tout à la fois corps et âme , le corps agissant avec l'àme et l'àme avec le corps, non pas comme étant deux, mais comme n'étant qu'un ; non pas comme frère et sœur, mais comme un seul être personnel appelé du même nom, l'homme. En l'homme fut résolu le mystère de l'unité universelle; placé au dernier rang de la ligne ascendante des êtres et au premier échelon de la ligne •lescendante, rassemblant dans sa personnalité tous

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les dons de l'esprit et toutes les forces de la matière , communiquant par ses besoins avec le pôle arctique et avec le pôle antarctique des choses, centre réel de la création, il y mit par sa présence le sceau de l'ii- nité, et avec l'unité le sceau de la perfection. Voilà l'homme. Messieurs, voilà sa place et sa gloire; voilà pourquoi toutes les grandes scènes religieuses se sont passées sur la terre qu'il habite et au sein même de l'humanité. Le rationalisme s'est beaucoup ému de l'importance que l'homme s'attribue; il n'a pas dédai- gné d'appeler à son secours l'astronomie pour nous arracher du siège éminent la Providence nous a élevés, et comparant la petitesse de notre race et l'in- fériorité de notre planète avec tous les soleils fixés dans l'espace, il s'est plu à faire de nous les pygmées, pour ne pas dire les avortons, de l'univers. Laissons- lui ces tristes joies de l'apostasie; et nous qui n'avons pas peur d'être rois parce que nous n'avons pas peur des devoirs du trône , sachons mesurer la grandeur à l'essence et aux fonctions des êtres, et non pas à leur masse ou à leur vitesse matérielle. La terre, il est vrai, n'est pas le centre astronomique du monde; il lui suf- fit de porter l'humanité, qui est le centre réel de la création.

C'est ainsi , Messieurs, que Dieu a communiqué à son œuvre la perfection métaphysique dont il est doué. Quant à la perfection intellectuelle , second terme de sa perfection totale, elle se rencontrait naturellement dans l'homme et dans les esprits supérieurs à l'homme,

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puisque tous, par leur essence même, élaienl capables tle counaître. La matière seule , reléguée aux frou- tières du néant, semblait exclue à jamais du glorieux privilège de penser. Car Dieu lui-même ne peut ac- complir ce qui renferme une expresse contradiction , et la matière, substance inerte et divisible, repousse, de toute la force d'une incompatibilité absolue, l'idée dune activité indivisible comme la pensée, libre comme la volonté. Mais Dieu, sans aller jusqu'à l'im possible, va jusqu'au miracle. Il voulut donc spiritua- liser la matière, selon l'expression de saint Paul, en lui donnant une part dans les fonctions les plus éle- vées de l'àme humaine, et c'est ce secret qui fut en- trevu par Âristotc , lorsqu'il disait : « 11 n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été auparavant dans les sens. » Non pas. Messieurs, que l'àme ne reçoive en elle-même, antérieurement à tout commerce de son corps avec la nature, une illumination directe de Dieu, illumination qui est à son regard intérieur ce que la lumière sensible est à l'œil extérieur ; mais, malgré celte divine communication , la pensée ne prend sa forme, et en quelque sorte ses contours, qu'après que les sens, au moyen des images et de la parole, ont apporté à l'àme, dans son sanctuaire le i)lus profond, le tribut de leur exploration dans le monde visible. L'homme ne pense qu'au moyen de la totalité de son être, comme il ne vit qu'au moyen de la totalité de son être. Tous les systèmes idéalistes ou matérialistes sont faux, parce qu'ils divisent Thomme en faisant de

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lui une intelligence simple et un corps pur. L'homme, dans toules ses opéralions, n'est ni un corps ni un es- prit; il est l'homme, c'est-à-dire celle merveilleuse unité résultant de deux substances intimement entre- lacées, la substance matérielle et la substance imma- térielle. Tout ce qui les sépare détruit l'homme.

Par là, Messieurs, la matière se trouve élevée à un incompréhensible état de dignité. Regardez à vos pieds cette poussière innommée, qui est le dernier degré d'abaissement l'être parvienne sous nos yeux. Regardez-la. Vous l'emporterez tout à l'heure avec vous sans daigner l'apercevoir ; le souffle de l'air la jettera dans un champ; l'ombre et la lumière l'incor- poreront au frêle tissu d'une plante. Déjà c'est du fro- ment. Le même hasard des choses qui l'avait mise à vos pieds , la ramènera sur votre table avec sa nou- velle forme. Vous ne la reconnaissez même pas, et pourtant tout à l'heure ce sera voire propre chair. La voilà qui court dans vos veines; elle pénètre vos tis- sus ; elle remonte jusqu'au siège suprême de votre activité extérieure, à ce trône calme et élevé, où, sous la protection d'un bouclier puissant, s'élaborent dans le silence les plus purs élémens de la vie. , elle rencontre l'action réciproque de l'âme et du corps ; elle y intervient; elle frappe à la porte auguste de voire intelligence; elle vous aide à penser, à vouloir; elle est vous-même, et pourtant c'est le grain de pou- dre qui est maintenant sous vos pieds.

J'avais donc raison d'appeler saint Paul en témoi-

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gnage de la grandeur du monde jusque dans son élé- ment le plus vil. Que serait-ce si j'allais plus loin , si je vous faisais entendre cette fameuse parole : Le Verbe a été fait chair ? Si je vous montrais la pou- dre dans son éternel hyménée avec Dieu ? Mais ne dé- pouillons pas l'avenir au profit du présent; laissons un nuage sur le Thabor de la vérité , et achevons ce dis- cours en vous montrant comment Dieu a communiqué au monde sa perfection morale.

La perfection morale de Dieu se résume en deux mots : Justice et bonté. Pour que le monde en reçût communication, il ne suffisait pas que l'homme et les esprits supérieurs fussent doués de la double faculté de connaître et de vouloir, de connaître le bien et de le réaliser ; il leur fallait encore un autre don , ce- lui de choisir entre le bien et le mal. Car, sans ce libre choix , qu'eût été en eux , soit la justice, soit la bonté? Une perfection nécessaire, dénuée de tout mé- rite personnel, et qui eût fait de leur vie un enchaîne- ment d'actes irrésistiblement commandés et accom- plis. Or, en Dieu, dont il s'agissait de reproduire la perfection totale, cette fatalité n'existe pas. Dieu est un être libre. Retenu naturellement dans l'ordre im- muable de son essence , il agit au dehors avec une pleine liberté; il crée ou ne crée pas, il donne dans le temps et dans la mesure déterminés par son sou- verain vouloir ; et lors même qu'il reste en dedans de ses opérations nécessaires, comme le sont les rapports des trois personnes divines, il ne subit le joug de

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rien qui soit extérieur à lui. Il n'est ni comniaudé ni nécessité. Si, au contraire, riiomme et les esprits purs n'avaient pas de choix entre Dieu et eux-mêmes, en- tre l'infini et le fini, leur personnalité n'existerait que comme une dépendance absolue de la personnalité divine; ils seraient autrui et non pas eux. Ils ne se donneraient pas par justice ou par bonté , mais par un empire étranger à leur propre délibération. Ils seraient privés de la perfection morale, parce qu'ils au- raient une moralité totalement inamissible, et par conséquent impersonnelle.

En Dieu, il est vrai, la moralité est inamissible; mais elle est inamissible sans être impersonnelle, parée que ce n'est pas l'action d'autrui qui subjugue la volonté divine, tandis que dans la créature dénuée de libre-arbitre, ce serait l'infini qui opprimerait le fini. Le vouloir humain s'absorberait dans le vouloir divin.

Je n'ai pas besoin d'ajouter, Messieurs, que la ma- tière elle-même, élevée à l'état d'humanité, jouit par son concours avec l'àme des honneurs du libre-arbi- tre, et qu'elle entre ainsi en participation des droits et des périls de l'ordre moral. Vous l'aurez conclu de vous-mêmes, pour peu que ma parole vous ail éclairés sur les ruses de la sagesse divine pour communiquer au monde sa triple et adorable perfection.

La conséquence de la perfection, c'est la béatitude. Dieu est infiniment heureux, parce qu'il est infini- ment parfait. Ayant donc appelé le monde à jouir de

lis- sa perfeelion, il a l'appèlor aussi à jouir de sa béa- liludo; et la béatiludc terminant tout en Dieu, elle est aussi nécessairement le terme linal de la création, pour tout être qui n'aura pas démérité de sa destinée. Ici, Messieurs, je touche au nœud gordien de la vé- rité , et j'ose croire que déjà vous l'avez brisé de vous-mêmes. Vous ne me demanderez pas pourquoi Dieu n'a pas donné la béatitude sans conditions de mérite; ou je me trompe, ou vous en savez la raison. Si, en effet. Dieu a voulu communiquer au monde tous ses biens, il a les lui communiquer dans l'or- dre où il les possède lui-même, et dans le seul ordre il lui fût possible de les communiquer tous. Or, les biens divins se réduisent à la perfection et à la béa- titude, à la perfection, cause de la béatitude, et à la béatitude, effet de la perfection. Si Dieu eût changé l'ordre, en nous plongeant, par l'acte seul de notre naissance, dans la possession de lui-même, d'où naît sa félicité, il nous eût ravi le premier de ses biens, qui est la perfection. Car, ainsi que nous l'avons vu, le libre-arbitre en est un élément nécessaire , que la vue directe et béatifique de Dieu ne nous eût pas permis de posséder même un seul instant. Perdus aussitôt que nés dans l'abime d'une attraction inlinie, nous n'eussions offert à la bouté divine aucune repré- sentation de sa propre liberté, aucune vertu , aucun mérite , aucun retour digne de sa gratuite et libérale dispensation à notre égard. Dieu nous devait donc et >e' (levait il lui-même de retarder notre béatiludc au

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piolil de noire perleeliou. Mais la relarder, c'était se cacher pour un temps aux êtres créés ; c'était s'enve- lopper à leurs yeux dans le voile des choses finies , afin que le choix leur étant possible, l'épreuve le fût avec le choix, et que de l'épreuve naquit en eux une justice digne d'éloge, une bonté digne d'amour.

Ainsi fut jeté le monde dans la possession d'une souveraineté qui le mettait avec gloire en présence de Dieu. Ainsi, ayant Dieu pour principe et pour fin, devait-il graviter vers lui par une perfection volon- taire et reconnaissante, jusqu'au jour l'orbite en- tière de son épreuve étant parcourue, il se serait re- posé au sein de Dieu même dans une béatitude égale à sa fidélité.

Je vous ai dit. Messieurs, tout le plan de la créa- tion. Je vous ai dit les matériaux qui y furent em- ployés, l'ordonnance qu'ils reçurent, les raisons de cette ordonnance, et connaissant déjà votre principe, vous avez appris à connaître votre fin. Votre fin et votre principe ne diffèrent pas : c'est Dieu qui est votre père, et c'est lui qui est votre but. 11 est Valpha et V oméga de votre destinée; vous ne pouvez regarder plus bas sans vous perdre, aller moins haut sans périr. Eu vain, si vous êtes ingrats, en appellerez-vous à la bouté contre la justice. Je viens de détruire cette espérance en vous montrant dans la bonté elle-même la racine de vos devoirs. C'est la bonté sans doute qui a prononcé cette parole ; Venez les bénis de mon Père, au roijaame qui vous a été préparé dès lo-

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rif/ine du nionde^ . Mais c'est aussi la boulé qui a dit celle aulre parole ; Soyez parfaits comme vo- tre Père céleste est parfait ^. Car, la bonlé a pour mouvement naturel de communiquer ses biens, et Dieu n'ayant que deux biens, sa perfection et sa béa- titude, reflet de la bonté divine est de vous commu- niquer tous les deux dans le même ordre ils sont en lui. Si vous refusez la perfection, parce qu'elle vous coûte, vous refusez en même temps la béati- tude, qui en est la conséquence. Cet ordre ne dé- pend pas de Dieu ; il est sa propre et rigoureuse nature ; la nature même de la bonté, dont la jus- tice n'est que la sanction.

' Saint Mathieu, chap. 2a, vers. oi. 2 Ibicl., chap. 5, vers. ^8.

QUARA>TE->ELVIÉ>IE CONFÉRENCE.

DE L HOMME E.> TJLN T QU ÊTRE I.NTELLluL.>T .

Monseigneur,

Messieurs,

-Nous couiiaissons déjà deux leiraes du mysttMe des destinées ; nous savons quel est notre principe et notre fln. Mais celte science, toute importante qu'elle soil, est loin de nous suffire. Que Dieu soit la source dont nous sortons . que notre but soit d'atteindre à sa perfection et d'obtenir sa béatitude , c'est beau- coup d'en être assurés ; cependant il reste à nous

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diriger dans celle roule périlleuse donl Dieu occupe les deux poinls exlrènies ; car si nous en ignorons les secrels, nous courons risque de nous égarer dans nos propres voies et de descendre vers la mort, au lieu de nous élever vers celui d'où procède toute vie, toute perfection, toute félicité. Quel est donc le chemin que nous devons suivre? Est-il tracé? Le connait-on avec certitude?

Vous ne pouvez en douter. Messieurs; Dieu, qui nous a révélé notre principe et notre fin , a nous révéler aussi le moyen d'aller de l'un à l'autre, sans quoi son but à lui-même, qui était de satisfaire sa bonté eu se communiquant aux créatures, n'eût pas été réalisé. Ici, nous quittons l'Univers pour concen- trer notre application sur l'homme en particulier; car c'est lui qui nous intéresse d'abord, et d'ailleurs eu recherchant les sentiers que Dieu nous a ouverts pour monter vers lui , nous rencontrerons sans cesse le reste de la création nous disputant ou nous frayant le passage, et la théologie de l'homme, en vertu de l'unité qui coordonne et rapproche toutes les parties de l'œuvre divine , se mêlera constamment à la théologie de l'Univers. Mais l'homme lui-même , au dedans de sa propre nature, est un être intiniment complexe. Par sa pensée, il appartient à l'ordre in- tellectuel; par sa volonté, à l'ordre moral; par son union avec ses semblables, à l'ordre social ; par son corps, à l'ordre physique; par son âme toute entière, à Tordre religieux ; cl sous tous ces rapports, il a

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reçu des moyens d'arriver à sa fin, qui est la perfec- tion et la béatitude. Il faut donc, pour démêler à fond le dernier pli de ses destinées, l'envisager lui-même et successivement comme être intelligent, moral, social, physique, religieux, et nous rendre compte, sous ces divers aspects, des voies que la sagesse éternelle lui a préparées et il doit marcher pour ne pas périr. La carrière sera longue, Messieurs; elle embrassera non seulement les dernières Conférences de cette an- née, mais toutes celles qui suivront jusqu'au dernier jour Dieu me permettra de vous instruire. En un mot, le principe et la fin de l'homme nous étant connus , nous n'avons plus rien à faire , pour épuiser la doctrine, qu'à vous exposer dans leur suite histo- rique et dogmatique les moyens donnés à l'homme pour atteindre sa fin.

Je commence à l'heure même, et c'est l'homme en tant qu'être intelligent qui me servira d'exorde.

L'intelligence est la faculté de connaître. Connaî- tre, c'est voir ce qui est, et voir ce qui est, c'est possé- der la vérité ; car, la vérité n'est pas autre chose que ce qui est, en tant qu'il est vu de l'esprit. D'où il résulte que la vérité est l'objet de l'intelligence , et que la fonction de l'intelligence est de rechercher, de pénétrer, de retenir la vérité, de vivre d'elle et pour elle; est sa perfection et sa béatitude. C'est d'abord sa perfection : car, eu dehors du vrai, l'es- prit est à l'état d'ignorance ou d'erreur; il ne voit pas ou il -voit mal, et dans l'un et l'autre cas , il est

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privé de son objet et de sa fonction. 11 est comme l'œil qui regarde sans découvrir ou qui découvre ce qui n'a pas de réalité, organe inutile et mort dans le premier cas, instrument faux et dangereux dans le second.

Mais si la vérité est la perfection de l'intelligence , on peut affirmer sans autre preuve qu'elle en est aussi la béatitude. Car celle-ci est une conséquence inévitable de celle-là. Dès qu'une faculté s'unit à son objet, dès qu'elle accomplit sa mission, elle arrive, au repos parce qu'elle arrive au but, à un repos glorieux parce qu'il est légitime, plein de joie parce qu'il a été fait de Dieu sur l'exemplaire de ses propres opéra- tions, où tout se termine au ravissement. Ainsi l'in- telligence, en recevant la lumière de la vérité, s'y repose, s'y complaît, s'y exalte, est heureuse enfin selon la nature de la vision qui l'illumine et la rem- plit. Tous les jours, Messieurs, nous éprouvons cette béatification de l'entendement. Il n'est pas jusque dans les plus basses régions de la nature, un être ou un phénomène, si imperceptible qu'il soit, si indiffé- rent qu'il paraisse , dont la découverte ne nous cause une sorte de magique éblouissement. Vous savez tous l'histoire de ce grand géomètre qui , après avoir lutté de longs jours contre un problème qui arrêtait son génie , en pénétra tout à coup le secret pendant qu'il était au bain. Ravi à lui-même, il se leva et la dé- mence de l'enthousiasme lui ôlant jusqu'à la pensée de sa nudité, il parcourut Syracuse en s'écriaut : Je

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l'ai trouvé! Je l'ai trouvé! C'est la vive image des saintes noces de l'esprit avec la lumière intelligible, lorsque l'homme s'est rendu digne de celte immaté- rielle alliance par une vie qui diminue l'assujettisse- ment de sa double nature à l'ordre inférieur. Ces belles joies dépendent tout ensemble de la grandeur de l'esprit et de la grandeur des idées qui l'inondent; elles croissent avec les rivages de l'intelligence et avec le cours lumineux qui y creuse son lit.

Quelquefois l'esprit est grand sans -que la lumière le soit; alors se produisent ces tristesses mystérieuses dont vous avez pu remarquer l'empreinte sur le front généreux de plusieurs de vos contemporains. Victi- mes du doute, ils ont bu à la coupe de la science sans boire à celle de la vérité. Ils ont étudié les siècles, interrogé les mers, suivi l'orbite des astres ; rien ne s'est soustrait à la perspicacité de leurs mé- ditations, et pourtant un voile est demeuré devant eux qui ne leur permet pas d'aller au fond de ce qu'ils voient et de se rendre compte des clartés de leur propre vie. La lumière même leur est ténèbre; chaque découverte leur apporte un abime de plus , et comme le laboureur qui enfonce le soc dans les champs de Thèbes ou de Babylone, heurte à tout moment d'inexplicables ruines, ainsi ces puissans investigateurs des mondes , à chaque sillon qu'ils tracent dans l'immensité des choses, soulèvent du sein même de la science de grandes et douloureuses obscurités. Ils n'ont ni la paix de l'ignorance, ni la

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paix de rerreur; ils voient trop pour ne pas savoir, trop peu pour connaître, et quelque grand que soit le crime qui leur cache la vérité, ils ont du moins l'honneur d'être malheureux de ne pas la posséder.

Mais si après ces longs tourmens du doute, le voile se déchire enfin, alors l'intelligence reçoit un de ces coups dont aucune langue ne saurait peindre le vo- luptueux supplice. Alors Augustin se lève , et trou- vant pour la première fois l'amitié même importune , il va répandre son âme dans un torrent de larmes solitaires. Lui, perdu dans le vain amour de la gloire et des créatures, voit s'évanouir en un instant tous les charmes qui ont trompé sa jeunesse. La vérité l'em- porte; rien ne le touche plus dans les plaines azurées de la Lombardie, dans les promesses de la renom- mée, dans les sermens plus doux des cœurs égarés; il part, tenant à la main sa vieille mère, et déjà dès le port d'Ostie, il regarde la solitude obscure, croit-il, qui va le dérober pour jamais à l'admiration du monde comme aux songes de sa vie passée. Pleurs des grands hommes , sacrifices héroïques, vertus nées d'une seule heure, et que les siècles ne peuvent plus détruire, vous nous enseignez le prix de la vérité! Vous nous prouvez qu'en effet elle est la perfection et la béati- tude de l'intelligence!

C'est pourquoi. Messieurs, l'un de nos plus redou- tables crimes est de trahir la vérité et de travailler contre elle; car, c'est trahir notre premier bien, c'est nous frapper au sommet d'où descend notre gloire et

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notre félicité. Qu'est-ce que l'homme sans l'intelli- gence, et qu'est-ce que l'intelligence sans la vérité? Si vous lui ravissez l'intelligence, il n'est plus que le roi découronné du monde animal; si, lui laissant l'in- telligence , vous lui enviez le don de la vérité , c'est lui creuser un abîme aussi profond que l'infini, le tourment d'une faim qui ne sera jamais rassasiée, une aspiration qui n'aboutit qu'à saisir des ombres dans un vide immense et trompeur. Quoi de plus af- freux que ce sort! quoi de plus criminel que d'en être le volontaire instrument! Aussi, le mensonge fut-il toujours abhorré du genre humain, et même en cho- ses où la légèreté paraîtrait excusable, il attire aux lè- vres, qui se le permettent, un infaillible mépris. Nous ne pardonnons pas à l'homme qui, possédant le vrai, y substitue sciemment la parole adultère de l'erreur. Combien moins Dieu et l'humanité pardonnent-ils à ceux qui se lèvent de dessein formé contre les plus saintes doctrines que nous aient léguées les âges, et qui, désespérant de les vaincre par une pacifique dis- cussion, s'arment contre elles de toutes les ressources de la ruse et de la violence! On l'a vu trop souvent, et il ne faut jamais perdre l'occasion de protester con- tre ces lâches conjurations de la force ; on a vu des pouvoirs, institués pour la conservation de tous les droits et de tous les biens, déclarer une guerre ouverte au premier des droits, qui est celui de connaître, au premier des biens, qui est la vérité. Ja- loux de l'empire qu'elle exerce, et qui est, en effet, le

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plus grand qui soit au monde, ils s'efforcent de la dé- trôner pour asseoir à sa place et à leur profit le règne des intérêts et des passions. Tout leur va mieux que la vérité; ils acceptent tout excepté elle, ils protègent tout excepté elle, ils donnent la liberté à tout excepté à elle. Ils la poursuivent si exclusivement, avec tant d'art et de persévérance, qu'ils la font reconnaître à cette marque même , et que leur persécution devient un signe de certitude qui la présente aux adorations légitimes de toute la terre.

Mais aussi, Messieurs, ne vous étonnez pas si la vé- rité prend de ses oppresseurs, un jour ou l'autre, de terribles vengeances. Comme on n'en peut ruiner l'au- torité sans frapper dans ses racines l'entendement bumain, il arrive tôt ou tard qu'une sorte de délire pousse les hommes hors de toute crainte et de tout respect, et les précipite à bras tendus contre tout ce qui est. C'est le jour des représailles, jour prophétisé par saint Paul lorsqu'il écrivait aux Romains : Im co- lère de Dieu se révèle du haut du ciel contre l'im- piété et Viniquité de ces hommes qui retiennent la, vérité de Dieu dans V injustice ^ . Alors pâlissent les rois et se troublent les royaumes; la nuit se fait dans Babylone; Balthazar voit la main qui le condamne, et l'épée de Cyrus n'attend pas au lendemain. Ce n'est pas de l'histoire que je fais. Messieurs; non, ce n'est pas de l'histoire. Ouvrez vos yeux : nous sommes à Ba-

' Cliap. 1 , vers. 18.

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hylonc , cl nous assistons au foslin de Ballhasar.

Dois-je vous demander pardon si j'ai laissé aller mon àme aux émotions d'un temps si fertile en hau- tes leçons? Ai-je trahi les intérêts de la vérité , en vous montrant dans les catastrophes de notre siècle le rôle vengeur qu'elle y joue? Si je l'ai fait, que la vé- rité et vous me le pardonnent, et remontons ensemble aux régions pacifiques rien de terrestre ne se mêle à la contemplation des causes et des lois.

La vérité, je viens de l'établir, est la perfection et la béatitude de l'intelligence, et puisque Dieu, en nous créant, a voulu nous communiquer la perfection et la béatitude, j'en déduis celte conséquence, qu'il nous a communiqué la vérité. Et c'est, en effet , ce que nous enseigne la doctrine catholique. Si nous l'écoutons, elle nous dira que Dieu, en nous mettant au monde, n'a pas abandonné notre esprit au hasard de ses pro- pres découvertes, mais qu'il l'a illuminé dès le prin- cipe d'une connaissance telle que la vérité habitait réellement en lui. Quelle était cette connaissance pri- mitive qui, sans être infinie, était pourtant la vérité? Cette question nous ramène à la définition que je vous ai donnée dès le commencement de cette Conférence. La vérité, vous ai-je dit, est ce qui est, en tant qu'il est vu de l'esprit. Nous nous sommes arrêtés sans poser cette autre question, que nous ne pouvons plus maintenant éviter : qu'est-ce donc que ce qui est? En- lendons-nous par le ciel, la terre et les mers? Est- ce ce qui est? Mais quoi! le ciel, la terre, les mers, T. m. y

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riiumanilé même , tout ce que nous voyons est em- preint d'un tel caractère de changement et de bornes, que nous n'y reconnaissons rien de la grandeur ren- fermée dans ce mot puissant : être. Les langues hu- maines ont épuisé leur énergie pour exprimer le néant des choses visibles, et quelle que soit la bonne volonté de l'orgueil pour glorifier le théâtre il s'agite, tout ce qu'il peut faire de plus en faveur de l'univers , est d'y découvrir une ombre de l'Etre, et par conséquent une ombre de la vérité. est donc l'Etre? est ce qui est? Ah! je le pressens déjà, et même je le sais. L'Être est l'unité absolue, éternelle, infinie, la plura- lité sans division, l'Océan sans rivages, le centre sans circonférence, la plénitude qui se contient elle-même, la forme sans figure; le tout enfin, hors de quoi tout ce qui est n'est plus qu'un fait et un don. Mais en di- sant cela. Messieurs, qui ai-je nommé? Jai nommé ce- lui qui a dit de lui-même : Ego sum, qui sum, Je suis celui qui suis ^ J'ai nommé celui qui a dit en- core : Ego sum veritas, Je suis la vérité ^. J'ai nommé Dieu. Voilà l'Etre, et voilà la vérité. Dieu seul est la vérité , parce que seul il est l'Etre; il n'a pas la vérité, comme si elle était quelque chose d'étran- ger à lui, mais il est substantiellement et personnelle- ment la vérité, parce qu'il est l'Être se possédant lui- même, parce qu'il est à la fois et par un seul (acte

' Exoilp, cliap. T), vers. H.

- Evang. lie sailli Jean, cliap. ii, vers. (i.

loi

l'œil (jui voit, l'objet qui est vu et la vision. Qui le connaît connaît tout; ((ui no le connaît pas ne connaît rien. Que connaîtrez-vous, en efiet , hors de lui? Les phénomènes de ce monde, leurs lois, la composition et la décomposition des corps, la science de la j)oussière. Et que dis-je ? la science de la poussière ! vous n'irez même pas jusque-là ; car, pour y atteindre, il vous fau- drait pénétrer au moins la raison dernière d'un atome, et la trouverez -vous si vous ignorez Dieu , qui est le principe et la fin de tout ?

De partent, Messieurs, ces plaintes des plus grands esprits sur la misère de la science , plaintes si éloquemment exprimées par Salomon, l'un d'entre eux, lorsqu'il disait : J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil , et voilà , tout y est vatiité , et affliction (le l'entendement *. C'est qu'en effet, la vérité n'est pas sous le soleil , elle est au-delà ; elle est en Dieu , sans lequel l'homme ne connaît rien, ni la terre, ni le ciel, ni le présent, ni l'avenir, ni l'homme, pas même son propre cœur. Et plus il apprend sans Dieu et hors de Dieu, plus il agrandit, avec le cercle de ses inves- tigations , celui de ses doutes et de ses tourmens. Au contraire, celui à qui Dieu est révélé se trouve du même coup au centre et à la circonférence des cho- ses ; il en voit le germe initial , le développement , le terme, la raison; ne sût -il rien du détail, il mesure l'ensemble, et sa pensée repose eu paix dans la dou-

' Ecclésiaste, chap. 1, vers. \i.

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ble joie de la connaissance el de la cerlilude. En un mot, Dieu, étant la vérité, est l'objet propre de noire intelligence, il en est la perfection et la béatitude; et lorsque je vous disais tout à l'heure que, dès l'origine, il nous avait fait le don de la vérité, c'était vous dire que, dès l'origine, il s'était révélé à nous.

J'en lis une belle confirmation dans la première page de l'Evangile selon saint Jean : // y eut, dit l'é- vangéliste, un homme envoyé de Dieu, qui s' appe- lait.Jean... Il n était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à la lumière. Celui-là était la lumière véritable qui illumine tout homme ve- nant en ce monde^. En effet, s'il existe une lumière souveraine, mère de tous les esprits, son premier acte, quand ils viennent au monde, doit être de les éclairer, et elle ne peut les éclairer qu'en leur faisant connaî- tre leur principe, qui est Dieu ; leur fin, qui est Dieu ; la vérité, qui est Dieu. Si elle ne le faisait pas, quel moyen auraient - ils d'accomplir leur destinée en ten- dant à leur fin ? Ils n'en auraient aucun. Et, ainsi la vérité ne leur est pas due seulement à titre de perfec- tion et de béatitude de l'intelligence, elle leur est due en outre comme le premier et nécessaire moyen sans lequel , ignorant le but même de leur vie , il leur se- rait impossible d'y marcher, plus impossible encore d'y parvenir. C'est donc justement que la doctrine catholi- (fiie fait de la vérité, c'est-à-dire de la connaissance de

' (iliap. 1, vers. G, S ot 9.

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Dieu, un des dons primitifs de l'homme , le point de départ, et je dirais, la colonne milliaire de sa destinée.

Ici, Messieurs, que nous opposera le rationalisme? Vous allez l'apprendre.

11 y a dix-huit siècles, un proconsul romain appela devant lui un accusé, et, après l'avoir regardé attenti- vement, comme un homme qui avait en sa personne quelque signe remarquable, il lui adressa ces brèves paroles : Tu es le roi des Juifs ? L'accusé répondit : Mon royaume n'est pas. de ce monde ; si mon royaume était de ce monde, mes ministres eus- sent combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs; mais, maintenant, mon royaume nest pas de ce monde. Le proconsul reprit : Donc tu es roi ? L'accusé répondit ; Vous dites que je suis roi. Pour moi, je suis et venu au monde pour rendre té- moignage à la vérité. Le proconsul se leva en di- sant : Qu est-ce que la vérité^? Ce mot terrible. Messieurs , est le même que le rationalisme nous adresse encore aujourd'hui lorsque nous lui parlons de la base même de toute foi et de toute connais- sance ; il nous dit comme le Romain : Qu'est-ce que la vérité? Et il doit nous le dire, sous peine de ne pas protester contre le fondement même de tout l'édi- fice religieux, qui est l'idée du vrai en soi. Or, com- ment ne protesterait-il pas jusqu'à ce point? Comment accorderait-il à la vérité le droit de s'affirmer sans

' Evang. de saiiil Jean, uliap. 18, veis. 53, 30, 37, 58.

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être coulredite 1 Comment ne s'efforcerait-il pas de creuser- sous elle un abîme aussi profond qu'elle, et de faire de l'intelligence une faculté sans certitude et sans autre objet qu'une insaississable énigme. C'eut été de sa part trop de faiblesse ou de désintéresse- ment. 11 n'a pas commis cette faute, il est allé droit à la question qui précède toutes les autres, et tandis que l'univers publie les œuvres de la vérité, que les siècles redisent son nom, que les esprits la contemplent, que son action se perpétue par l'évidence et par la foi à travers toutes les races bumaines, le rationalisme, op- posant à ce triompbe le sang-froid d'une partie de ses sages, a demandé tout baut et sans crainte : Qu'est-ce que la vérité? 1! n'a pas nié, car nier fermement, c'est encore affirmer. H n'a pas dit : il n'y a rien; mais, y a-t-il quelque cbose ? 11 n'a pas dit : je ne sais pas ; mais, que sais-je ? En un mot, il a levé contre la vé- rité absolue l'arme glacée du scepticisme absolu.

Faut-il l'écouter. Messieurs? Faut-il faire à la rai- son qui s'abdique l'bonneur de l'entendre et de lui répondre? Oui, écoutons -la ; sacbons ce que l'intel- ligence, effrayée de Dieu , peut faire pour s'anéantir, de peur de l'adorer. Le scepticisme raisonne ainsi : l'homme voit dans son esprit quelque chose qu'il ap- j)elle des idées, les unes secondaires et déduites, les autres primordiales, sans principe générateur, et qui constituent le fondement inscrutable de sa raison. Tou- tes les conclusions ultérieures de l'entendement jail- issent de cette source |)remière, l'analyse discerne

lôî)

saus effort les iiolions de l'être, deriinilé, de rinfini, de l'absolu, de l'ordre, de la justice, qui toutes ensem- ble prennent le nom auguste de vérité, et un nom plus auguste encore celui de Dieu. Voilà le fait. Mais de ce que l'esprit a de telles idées, s'ensuit- il qu'il y ait hors de lui des réalités qui y correspon- dent? Ce n'est pas l'esprit lui-même qui est l'être, l'unité, l'infini, l'absolu, l'ordre, la justice; ce n'est pas non plus ces choses que l'esprit aperçoit directe- ment. II n'en voit que l'ombre, si l'on peut parler ainsi, et le mot même d'idée, à considérer son ori- gine, ne veut dire qu'une image. Mais qui nous répond que l'image soit exacte, ou même soit pro- duite par un objet réel? Comment l'intelligence, qui est bornée, serait-elle le miroir de l'infini? Comment contingente, relative, faillible, serait-elle le miroir du nécessaire, de l'éternel, du juste, du parfait? est la preuve que la vision idéale ne vous trompe pas et qu'elle soit autre chose que le songe permanent d'un être passager? Nous croyons qu'il n'en est rien, mais nous le croyons sans nous le démontrer, et nous essaierons vainement d'établir cette démonstra- tion ; car toute démonstration suppose des principes d'où elle part, et ce sont les principes mêmes de l'entendement qu'il s'agit de vérifier. L'homme rencontre un obstacle invincible; il peut bien remonter le Nil de sa pensée jusqu'aux élémens qui en commencent le cours; plus haut, il se perd dans une contemplation qui ne lui rend que la répétition

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stérile des idées qu'il emploie pour s'élever au delà. L'esprit devient un écho qui se répond ee qu'il se parle, et sa voix, en paraissant lui revenir de plus loin, n'ajoute à son impuissance qu'une illusion.

Je ne crois pas, Messieurs, que le scepticisme ait rien dit de plus fort que ce que vous venez d'enten- dre; il l'a dit peut-être d'une manière plus scientifi- que, c'csl-à-dire plus obscure, mais non pas avec plus d'énergie et de sincérité. Et je confesse d'abord qu'il est impossible de démontrer les idées premières qui forment comme la substance intime de notre raison. Si on pouvait les démontrer, elles ne seraient pas premières : il y en aurait d'autres qui le se- raient, et la même difficulté se présenterait pour celles-ci. On ne démontre que ce qui est une consé- quence, et non pas ce qui est un principe. Or, notre intelligence, étant la faculté d'un être fini, ne peut être éclairée que par une lumière dérivée, une lu- mière qui commence à un certain point et se termine à un autre, une lumière qui ait un principe et une fin. A l'état de principe, la lumière est un axiome; à l'état de fin, elle est un mystère. Tous les deux, l'axiome et le mystère, sont indémontrables, mais l'axiome à cause de sa clarté, le mystère à cause de son obscurité. De même que l'obscurité du mystère est insurmontable, la clarté de l'axiome est irrésisti- ble, et ainsi l'entendement, aux deux extrémités de l'horizon qu'il embrasse, rencontre une limite se brise sa puissance et cesse sa liberté. H ne peut

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rieu contre la splendeur des vérités premières, et rien contre l'ombre des vérités dernières ; il s'épuise devant celles-ci, et cède fatalement à celles-là. C'est pourquoi le scepticisme absolu est un effort contre nature, qui n'aboutit qu'à se mentir à soi-même, et à mettre les actes de l'homme en contradiction perpé- tuelle avec les raisonnemens du sage. « S'il y a , dit Pascal , une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme, il y a une impuissance de dou- ter, invincible à tout le pyrrhonisme. » xNous ne pré- tendons pas davantage. Car, qu'est-ce que la certi- tude, sinon l'impuissance^de douter? Qu'est-ce que la certitude rationnelle , sinon le ravissement d'une évi- dence qui enchaîne l'esprit ? Le scepticisme, il est vrai, s'élève contre l'évidence des idées primordiales; il l'accuse d'être purement subjective, c'est-à-dire, pour parler français, de ne pas aller jusqu'à la vision de l'objet que représentent les idées. Mais qu'importe, si cette évidence nous persuade naturellement et in- vinciblement de la réalité des choses dont les idées sont la représentation, II n'y a que Dieu, qui étant l'être, l'unité, l'infini, l'absolu, l'ordre, la justice, confonde dans sa vision le sujet et l'objet, le sujet qui voit, et l'objet qui est vu. Pour nous. Messieurs, qui possédons la vérité sans être la vérité , nous n'a- vons d'autre moyen naturel de la voir et d'être certains de sa présence que la lumière elle nous apparaît, lumière médiatrice qui s'identifie avec notre esprit, cl (|ui , s'imposaut à lui comme pnrlio de lui - même ,

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ne lui laisse pour douter que la ressource d'un sui- cide d'autant plus impuissant qu'il ne s'accomplit jamais.

Du reste, ou peut avouer qu'il n'y a rien à répon- dre au scepticisme absolu; parce qu'il n'y a rien à répondre à qui fait de ses idées, de sa parole, de son doute même, un objet de doute. Répondre, c'est supposer une réalité, ne fût-ce que celle de l'objec- tion ; or, le sceptique détruisant toute réalité, son objection s'abîme avec lui dans le néant qu'il se creuse. Se taire est assez devant une ombre; vivre est assez contre un mort. ^D'autant plus, Messieurs, que le scepticisme n'est que la maladie d'un petit nombre d'esprits dépravés, qui, malgré toute l'éner- ffie de leur ora;ueil et toute la gloire de leurs aberra- lions, n'ont jamais pu échapper au châtiment de la solitude. L'universalité des intelligences a constam- ment dédaigné leurs sophismes ; elle a cru , d'une foi incorruptible, à la réalité du vrai. Que voudriez- vous de plus ? L'erreur n'est quelque chose que par l'adhésion des hommes ; l'humanité n'est pas dans une certaine mesure, il ne reste à l'erreur que du bruit dans un tombeau. C'est un fantôme qui voudrait faire peur, et deux rires en fout justice, le rire de Dieu et le rire du genre humain. Cela suffit à Dieu, cela suffit au genre humain, et cela me suffit à moi-même.

Toutefois, Messieurs, si le scepticisme absolu n'est qu'une chimère sans importance, il n'en est pas de

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iiicinc d'une autre sorte de scepticisme, qui, s'atta- quant à la vérité de moins haut et n'en contestant pas- la base première, produit un état sérieux de l'intelli- gence dont il est nécessaire de nous occuper. Le scep- ticisme absolu met en doute les notions primitives qui composent le fond de la raison humaine, et par conséquent l'idée même de Dieu ; le scepticisme rela- tif ou imparfait leur donne son adhésion, mais il re- fuse sa foi à certaines conséquences qui en dérivent, et qui embrassent la nature et les actes divins. Le scepticisme absolu est l'athéisme sous une forme né- gative ; le scepticisme imparfait n'implique qu'une ignorance des attributs et des opérations de Dieu. Dieu existe pour lui , mais sans qu'il se rende compte de ce qu'il est, de ce qu'il fait, de ce qu'il veut. C'est l'incroyance vulgaire, et ce mot même nous avertit qu'il ne s'agit plus d'un état rare et chimérique, mais d'un état trop réel, l'homme, loin d'abdiquer son intelligence, j)uise au contraire des forces pour ré- sister à la vérité, c'est-à-dire à Dieu. Or, Dieu, avons- nous dit , s'est manifesté à l'homme dès son berceau , non pas en une manière incomplète, mais autant que le requérait la nécessité nous étions de connaître notre principe, notre fin, et les moyens d'y parvenir. Comment donc une partie de l'humanité iguore-t-elle Dieu, ou est-elle par rapport à lui dans un doute (|ui ne lui permet pas d'apprécier et d'accomplir ses véritables destinées "? Est-ce la faute de riiomnie ou la faute de Dieu? 11 faut que nous le sachions, sous

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peine de laisser dans votre esprit des nuages d'autant plus douloureux, que notre but et le vôtre en ce mo- ment est de vous instruire des voies intellectuelles que Dieu nous a ouvertes pour monter jusqu'à lui.

Je le répète donc, le scepticisme imparfait, tel que je l'ai défini , et languissent tant de créatures rai- sonnables, est-il l'ouvrage de Dieu ou l'ouvrage de l'homme ? Est-ce Dieu qui a été avare de la lumière , ou l'homme qui s'est retiré d'elle? Cette question, pour être résolue, exige que nous recherchions sous quel mode et dans quelle mesure Dieu a primitive- ment communiqué la vérité au genre humain.

Dieu sans contredit pouvait se montrer à nous face à face , dans toute la clarté de son essence , et , en ce cas, le scepticisme n'eût jamais paru sur la terre. Tout voile étant abaissé, le vrai, qui n'est que la na- ture divine, eût pris de notre intelligence une irrévo- cable possession. La lumière intelligible, au lieu de nous apparaître entre l'axiome et le mystère, c'est- à-dire avec un principe et une fin , se fût levée pour nous dans la plénitude ineffable de sa propre immen- sité. L'évidence eût été de l'extase, la certitude eût pris le caractère de l'immutabilité, la vérité fût deve- nue la vie éternelle de notre esprit. Mais cet état, loin d'être dans le plan divin notre état originel, était précisément le terme suprême nous étions appe- lés. Je vous en ai déjà dit la raison. Je vous ai fait voir, en vous exposant l'ordonnance générale de l'u- nivers, que Dieu, conduit par sa bonté, voulait nous

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communiquer sa perfection et sa béatitude , et que la béatitude, donnée sans la condition préalable du libre- arbitre, nous eût ravi le mérite et la gloire de la perfection. D'où il suit qu'un état d'épreuve devait précéder l'état final de la béatification, et cet état d'é- preuve, fondé sur le libre-arbitre, renfermait néces- sairement la possibilité de croire ou de ne pas croire, d'admettre ou de repousser la vérité, c'est-à-dire la liberté de l'entendement. Or, la liberté de l'entende- ment était incompatible avec la vision directe de l'es- sence divine, et par conséquent il fallait que Dieu se voilât devant nos regards , et fût tout à la fois pour nous un Dieu caché et un Dieu connu, caché sans en- vie, connu libéralement.

Mais comment voir ce qui ne se voit pas? Com- ment connaître ce qui ne tombe pas directement sous l'œil de l'esprit? Si cette difficulté n'eût pu se résou- dre , le plan de Dieu dans la création n'eût pas été réalisable. Aussi, pouvait-elle se résoudre. Dieu avait dans sa propre nature l'exemplaire d'une double vi- sion , la vision intuitive et la vision idéale. Présent à lui-même par la vision intuitive, il découvrait par la vision idéale des choses qu'il devait un jour créer. Ces choses évidemment ne faisaient point partie de son essence sous leur forme positive et réalisée ; il ne les voyait donc pas en lui sous cette forme substantielle; il ne les voyait pas non plus hors de lui avant de leur communiquer l'être qui leur manquait. donc et comment les voyait-il, sinon, ainsi que je viens de

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le (lire, par voie d'image, de représentalion , sous cette forme intelligible et mystérieuse que nous appe- lons une idée? Saint Thomas d'Aquin pose celte question : « Y a-t-il en Dieu des idées? » Et il ré- pond : « Oui ; car le monde n'ayant pas été fait au » hasard, mais par l'action de l'intelligence divine, il » est nécessaire qu'il ait préexisté dans l'intelligence y> divine une forme ou ressemblance du monde, et » cette forme ou ressemblance est l'idée même *. » Or, si Dieu voyait le monde sensible par la vision idéale, pourquoi l'homme n'eùt-il pas vu le monde divin par le même genre de vision ? Pourquoi , sans découvrir la substance même de l'être, de l'unité , de l'infini, de l'absolu, de l'ordre, de la justice, toutes choses qui sont Dieu sous différens aspects et sous différens noms, n'en eùt-il pas reçu l'idée dans son esprit, et avec l'idée une connaissance distincte, qui méritât d'être appelée la vérité? Pouvons-nous dire que nous n'entendons pas ce que c'est que l'être, l'u- nité, l'infini, labsolu, l'ordre , la justice? Et si nous l'entendons, si c'est même le flambeau qui illu- mine tout le reste au dedans et au dehors de notre âme, pouvons-nous accuser Dieu de ne pas nous avoir éclairés, et de n'avoir jeté au devant de notre vie que la pâle et incertaine lueur des choses visibles? Oui, tout en se cachant, c'est-à-dire en laissant un voile sur le fond substantiel de son être , Dieu s'est pleinement

' Somme, \"^ partie, question 15. art. 1.

livré à nous par l'impression exacte de sa ressem- blance dans la chair vive de noire entendement. 11 y a creusé des sillons lumineux, et semé d'une main généreuse ce germe incorruptible du vrai que l'ensei- gnement, la réflexion, l'expérience et le cours même de l'âge développent incessamment, jusqu'à ce que nous arrivions, sauf notre faute, à la maturité di- vine, à ce moment glorieux l'image de Dieu, plei- nement formée en nous, brise l'enveloppe qui la re- couvre, et rejoint dans l'immortalité le type ineffable qui fut son père et qui reconnaît son fils.

Ce n'est donc pas le défaut de lumière qui préci- pite dans le scepticisme une partie des hommes, et les relient hors de la vérité, c'est l'abus de leur libre- arbitre. Les ténèbres ils perdent Dieu sont des té- nèbres volontaires ; Dieu se montre , et ils le fuient; Dieu est l'objet présent de leur intelligence, et ils aiment mieux faire de leur intelligence un sépulcre ou un chaos que d'adorer l'astre qui y resplendit. Ils abandonnent ce soleil intérieur, le seul véritable, pour courir après la magie obscure et impuissante de l'univers matériel, auquel ils demandent la joie de l'apostasie dans l'orgueil d'une fausse science. Et pourtant l'univers, tout borné qu'il soit, tout pâle et muet qu'il se lève en face de notre pensée, est lui-même rempli de Dieu. S'il n'en est pas la res- semblance, il en contient du moins un vestige, un linéament; de l'hysope au cèdre, de la rosée du ma- tin à l'étoile du soir, la nature entière est un reflet

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de la puissance, de la bonté el de la beauté divines. Dieu qui, dans le corps de riiomme, a associé la ma- tière aux plus subtiles opérations de l'esprit, a voulu, dans le corps du monde, l'associer à la révélation que son propre esprit fait perpétuellement au nôtre. A cbaque rayon de la lumière idéale correspond un rayon de la lumière sensible ; à cbaque vision du monde incréé une vision du monde créé ; à cbaque voix de l'un une voix de Taulre. Mais l'bomme sépare ce que Dieu a uni ; illuminé, à cause de sa double substance, par une double clarté, il ne remarque pas que toutes deux se rassemblent dans un seul foyer, comme notre double substance se termine à une per- sonnalité unique, et scindant la vérité par un divorce qui la détruit, il oppose la révélation du debors à la révélation du dedans, la nature à Dieu, la matière à l'esprit. Ou du moins il dédaigne la lumière supé- rieure comme une sorte d'apparition vague dans un borizon mal déterminé, tandis qu'il s'allacbe à la lumière inférieure comme à la seule qui ail un ca- ractère précis et positif. Dès lors , tout ce qui se rap- porte à Dieu , à ses attributs , à ses actes, s'obscurcit dans cet entendement adultère; encore qu'il ne des- cende pas jusqu'au scepticisme absolu , il ne discerne bien que ce qui frappe les sens, et le vrai n'est guère à ses yeux que ce qui porte le sceau d'une palpable et grossière réalité.

Y aurait-il donc. Messieurs, y aurait-il, en effet, plus d'ombres dans l'esprit que dans le corps? Est-ce

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le inonde S(!nsil)l(' (|iii remporlo en claplé sur le monde intelligible? Ksl-ce la terre qui, de préférence au ciel, est le grand illuminalcur de Tliomme, et Dieu se serail-il trompé dans la construction de notre être jusqu'à sacrifier la partie qui se rapproche de lui à celle qui se rapproche du néant ?

Vous ne le pensez pas; la doctrine catholique nous affirme le contraire , et la plus simple observation du jeu de nos facultés nous démontre qu'elle a rai- son. En effet, la science même naturelle, c'est-à-dire celle qui ne s'occupe que de l'ordre visible, ne sau- rait subsister sans l'emploi des notions quelle puise dans l'ordre invisible ou métaphysique. Dépouillez l'homme de ces principes féconds ; ôtez-lui les idées d'être, d'unité, d'étendue, de force, de rapport, que sera l'univers pour lui ? précisément ce qu'il est pour l'animal, un spectacle. Il le regardera sans penser à autre chose qu'à le regarder ; loin d'en pénétrer les lois, il n'aura pas même le pressentiment confus de ce que c'est qu'une loi. Etre purement instinctif, ne rendant rien au monde de supérieur au monde, il restera silencieux devant lui , et jamais sa main , con- duisant de loin les astres , ne leur tracera d'avance la route inévitable qu'ils suivent sans la connaître. C'est l'esprit qui répand la lumière sur l'obscurité de la nature ; c'est l'esprit qui découvre la liaison et la cause des phénomènes ; c'est l'esprit qui mesure , qui calcule, qui analyse, qui définit, qui dicte des ordres à la matière, qui démêle enfin dans ce labyrinthe le T. m. 10

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fil que Dieu y a laissé, et par il le lient encore suspendu à la volonté qui le créa. Mais l'esprit sans ridée n'est qu'un flambeau inalluiné, et l'idée sans un germe semé d'eu haut, plus grand et plus clair que tous les mondes, n'est elle-même que le reflet impuissant de la nature sur une faculté qui n'a rien à lui répondre parce qu'elle ne possède rien. Le ma- térialisme a beau nous dire que la sensation devient une idée en tombant dans l'intelligence : c'est comme si l'on disait que la limite, en entrant dans le vide, devient de l'infini. La sensation, à cause de l'union intime de l'âme et du corps, peut éveiller la semence intelligible qui repose au fond de l'esprit ; elle peut la tirer d'une sorte d'abstraction solitaire, qui n'est pas en rapport avec la constitution d'un être à la fois spi- rituel et matériel : mais il lui est impossible de don- ner à l'esprit ce qu'elle n'a pas, ni de recevoir de l'esprit ce que lui-même n'aurait pas non plus. Deux clartés se fortiflent en s'unissant; une lueur ne de- vient pas le soleil en passant par les ténèbres.

C'est donc par un abus même des forces de l'ordre intelligible et divin, que l'homme se sépare des hau- tes régions de la pensée pour s'ensevelir dans la science des phénomènes terrestres. 11 tire de son in- telligence des trésors de savoir et d'harmonie ; il les jette à profusion sur le monde ; puis, le contemplant revêtu de cette beauté sublime qu'il lui a faite, il croit que c'est le monde qui l'a éclairé, qu'en lui seul est la pleine certitude, que lui seul mérite l'honneur

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d'une cullurc assidue, et reléguant Dieu sur un trône inaccessible, il ne tarde pas à le perdre de vue, à l'oublier, à le méconnaître, à ne plus avoir de lui qu'une notion vague et sans résullat. Ainsi se forme le scepticisme imparfait de la prédominance volon- taire de l'ordre matériel sur l'ordre idéal.

Mais il en est une autre cause que je ne dois pas vous taire, et dont l'exposition achèvera de vous faire connaitre les moyens dont Dieu s'est servi pour ini- tier notre intelligence à la perfection et à la béatitude de la vérité.

En déposant en nous la semence idéale ou intelli- gible, en nous mettant par nos sens en rapport avec les phénomènes et les lois de l'univers, Dieu nous avait éclairés par une double révélation , l'une in- térieure, l'autre extérieure. C'était beaucoup ; mais enfin il ne s'était pas communiqué à nous personnel- lement, en tant qu'il est la vérité; nous ne l'eussions connu, s'il en fût resté là, que par l'intermédiaire de la nature et des idées, c'est-à-dire indirectement. Il voulut aller plus loin, et sans nous montrer toute- fois son essence, établir entre notre esprit et le sien des rapports personnels. 11 nous parla donc. C'est un point fondamental de la doctrine catholique, qu'une parole de Dieu fut, dès l'origine, versée dans l'hu- manité, et qu'elle n'a cessé d'y vivre et de s'y ré- pandre, soit pure, soit altérée, comme un écho im- mortel de la vérité; écho souvent affaibli, souvent corrompu, mais renaissant de ses ruines à travers les

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générations, et nous rappelant avec l'éloquence de la perpétuité l'existence de Dieu, sa nature, ses actes ; comment il est le principe, la fin, le moyen, la clef ' de nos destinées. Des traditions communes à tous les peuples et à tous les siècles attestaient de tout temps cette révélation orale faite primitivement au genre humain; la parole humaine elle-même, constamment transmise par voie héréditaire, et ne laissant entre- voir ni historiquement ni logiquement la possibilité d'une origine par voie d'invention, rendait aussi té- moignage à la réalité d'une parole antérieure et di- vine dont la nôtre était issue. On avait découvert dans les forêts l'homme descendu à l'état d'animalité par suite d'un abandon précoce qui l'avait soustrait à tout enseignement. La parole n'était plus sur ses lè- vres qu'un son vague et inarticulé, qu'un cri barbare indiquant la présence des sensations et incapable de transmettre des idées. Tous ces faits confirmaient la page de l'Ecriture qui nous montre Dieu pariant avec l'homme, et achevant par l'effusion de la lumière orale ce qu'avait commencé en lui le don de la lu- mière intelligible et de la lumière sensible. Mais il était réservé à notre époque d'acquérir de cette vérité une démonstration aussi merveilleuse qu'inattendue.

Vers la fin du dernier siècle, un prêtre français, touché du malheur de ces pauvres créatures qui naissent privées de la parole parce qu'elles naissent privées de l'ouïe , circonstance qui atteste encore l'élcoile liaison du mystère de la parole avec le

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inyslère d'il» enseignement préalable; un prèlrc, dis- je, touché du sort des sourds-muets, consacra sa vie à les tirer de leur douloureuse solitude, en cherchant une expression de la pensée qui pût aller jusqu'à la leur et arracher enfin de leur poitrine si longtemps fermée le secret de leur étal intérieur. Il y parvint. La charité, plus ingénieuse que l'infortune, eut ce bonheur d'ouvrir les issues que la nature tenait fermées , et de verser en des âmes obscures et capti- ves la lumière ineffable, quoique imparfaite, de la pa- role. Le bienfait était grand, la récompense le fut davantage. Dès qu'on put pénétrer dans ces intelli- gences inconnues, l'investigation n'y découvrit rien qui ressemblât à une idée, je ne dis pas seulement à une idée morale et religieuse , mais à une idée méta- physique. Tout y était image de ce qui tombe sous les sens, rien de ce qui tombe de plus haut dans l'es- prit. La sensation y était prise en flagrant délit d'im- puissance; que dis-je, la sensation ? L'intelligence elle- même, quoique douée de la semence idéale de la vérité, quoique assistée de la révélation du monde sensible , l'intelligence apparaissait dans les sourds-muets à l'état de stérilité. Des hommes déjà mûrs d'âge , nés dans notre civilisation , qui ne l'avaient jamais quit- tée, qui avaient assisté à toutes les scènes de la vie de famille et de la vie publique, qui avaient vu nos temples , nos prêtres , nos cérémonies , ces hommes , interrogés sur le travail intime de leurs convictions, ne savaient rien de Dieu, rien de l'âme, rien de la

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loi morale, rien de l'ordre métaphysique, rien d'au- cun des principes généreux de l'esprit humain. Ils étaient à l'état purement instinctif. L'expérience a été répétée cent fois; cent fois elle a donné les mêmes ré- sultats; c'est à peine si, dans la multitude des docu- mens publiés jusqu'à ce jour, on aperçoit quelques doutes ou quelques dissidences sur un fait aussi capital, qui est la plus grande découverte psychologi- que dont puisse se vanter l'histoire de la philosophie. Quoi donc ! la pensée avait-elle reçu dans la parole un auxiliaire si indispensable, que, sans son secours, l'homme était condamné à ne pouvoir sortir du règne des sensations ? La parole était-elle , pour toutes les opérations de l'intelligence, le point ou le moyen de jonction entre l'àme et le corps? Notre double nature exigeait-elle cette sorte d'incarnation de ce qu'il y a de plus immatériel au monde, ou bien Dieu avait-il voulu nous faire comprendre la dépendance de notre esprit en le rendant incapable de se féconder sans l'action extérieure de l'enseigne- ment oral.

Quelle qu'en soit l'explication, il était constant que l'homme ne parle qu'après avoir entendu parler , et qu'il ne pense qu'après que les idées contenues dans la parole ont éveillé le germe intelligible déposé au fond de son entendement. S'il ne possédait pas ce germe intelligible, c'est en vain qne la parole passant à travers l'ouïe irait solliciter son intelligence; il ne l'entendrait que comme un son et non comme une

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expression , comme un son vide el non comme une expression vivante de la vérité. Mais la vérité préexiste en lui , à la manière dont l'arbre préexiste dans sa semence , et dont la conséquence préexiste dans son principe. De même que l'enseignement postérieur fait éclore en chacun de nous une multitude innom- brable de déductions renfermées dans les idées pre- mières, mais dont notre esprit n'avait pas conscience ; de même, l'enseignement initial fait apparaître à notre œil intérieur les idées premières elles-mêmes. Vous trouvez naturel, Messieurs, que la parole vous révèle les mathématiques, bien que vous les possédiez tout entières dans les notions primordiales d'unité, de nombre, d'étendue, de pesanteur : pourquoi vous semblerait-il étrange que la parole vous fît apercevoir aussi les notions d'unité, de nombre, d'étendue, de pesanteur, qui sont la base des mathématiques? L'un des phénomènes n'est pas plus singulier que l'autre ; peut-être même est-il plus aisé d'entendre le sommeil intégral et profond d'une faculté que rien d'analogue à elle n'a encore remuée, que d'entendre pourquoi cette faculté une fois mise en exercice s'arrête dans sa voie, et attend que la parole lui manifeste de sim- ples conséquences de ce qu'elle voit clairement. Tou- jours est-il que le fait est incontestable, et que la pa- role est le moteur primitif et nécessaire de nos idées , comme le soleil , en agitant par son action la vaste étendue de l'air, y produit la scintillation brillante qui éclaire nos yeux.

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Il suil de là, Messieurs, que la doelrinc catholique est dans le vrai lorsqu'elle nous monire Dieu ensei- gnant le premier homme , soit en faisant jaillir la vé- rité de son intelligence par la percussion du verbe , soit en [lui annonçant des mystères qui surpassaient les forces de l'ordre purement idéal, ainsi que nous le veirons plus lard. En effet, puisque l'homme ne pense et ne parle qu'après avoir entendu parler, et que, d'une autre part, les générations humaines vien- nent aboutir à Dieu , leur créateur, il s'ensuit que le branle premier de la parole et de la pensée remonte à l'heure de la création , et a été donné à l'homme qui ne possédait rien par celui qui possédait tout et qui voulait lui tout communiquer. Une fois ce mouve- ment imprimé, la vie intellectuelle a commencé pour je genre humain, et ne s'est plus arrêtée depuis. La parole divine, immortalisée sur les lèvres de l'homme, s'est répandue comme un fleuve intarissable et divisé en mille rameaux à travers les vicissitudes des na- tions, et conservant sa force aussi bien que son unité dans le mélange infini des idiomes et des dialectes, elle pei'pétue au sein même de Terreur les idées gé- nératrices qui constituent le fond populaire de la rai- son et de la religion. Si la liberté humaine en vicie renseignement, ce n'est que d'une manière limitée; ses elïorts n'atteignent pas jusqu'aux dernières pro- fondeurs de la vérité. La parole, par cela seul qu'elle est prononcée, porte dans son essence une lumière qui saisit l'âme et se la rend complice, sinon pour

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loul, du moins pour les principes lontlamenlaux sans lesquels l'homme s'évanouit tout entier. Ainsi, Dieu, par l'efl'usion de son verbe continué dans le nôtre, ne cesse de promulguer l'évangile de la raison , et tout homme , quoi qu'il fasse , est l'organe et le mis- sionnaire de cet évangile. Dieu parle en nous malgré nous; la bouche qui le blasphème contient encore la vérité, l'apostat qui le renie fait encore un acte de foi, le sceptique qui se rit de tout se sert de mots qui af- firment tout.

Cependant , Messieurs , si le scepticisme absolu est impuissant contre la révélation delà parole, il n'en est pas de même du scepticisme imparfait ou vul- gaire. Celui-ci ne désavoue pas la raison humaine; il n'en conteste que certaines applications relatives à l'ordre supérieur qui ne tombe pas sous nos sens. 11 rejette, en particulier, tout rapport personnel entre Dieu et nous au moyen de la parole ; il veut que nos idées jaillissent par elles-mêmes des sources vives de renlendemenl, et en supposant que la parole soit né- cessaire à leur émission intime, il ne reconnaît à cette merveilleuse opératrice aucun caractère tradi- tionnel et divin. Dieu n'a point parlé à l'homme; l'homme s'est parlé tout seul. Il est le fils de ses œuvres , et tout ce qu'il possède de vérités , il le doit au bonheur de ses propres investigations.

Je viens de réfuter ce système qui est la [)ierre an- gulaire du rationalisme, et qui vous explique l'aveu- glement où vivent loin de Dieu tant de créatures

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destinées à le connaître et à l'aimer. Dieu nous a donné la lumière sous trois formes qui se complètent l'une par l'autre, la forme intelligible , la forme sen- sible, la forme orale ou traditionnelle. Or, le ratio- nalisme n'admet que les deux premières , et repousse avec la tradition la certitude invincible qui se trouve en des dogmes affirmés par Dieu. 11 ouvre à ses adeptes le cbamp d'une spéculation sans limites, les mieux disposés n'apportent cependant qu'une in- telligence imparfaite, obscurcie par des préjugés de naissance et d'éducation , viciée plus dangereuse- ment encore par la domination des sens sur l'esprit. Mais tous ces obstacles fussent ils surmontables , il resterait encore le plus grand de tous , qui est l'ordre établi de Dieu dans la communication qu'il a faite à l'homme de la vérité. Si l'homme était un esprit pur, il verrait la vérité dans la lumière intelligible sans le secours d'aucun élément sensible. Si étant une unité composée de corps et d'âme, il n'avait pas été destiné à entretenir des rapports personnels avec Dieu , il eût vu probablement la vérité dans la com- binaison de la lumière intelligible et sensible, indé- pendamment de toute tradition orale. Mais il est à la fois esprit et matière, et de plus, appelé à vivre en société avec Dieu; c'est pourquoi la vérité lui a été communiquée sous un mode triple et un , correspon- dant à sa nature et à sa vocation. Veut-il penser comme un ange, il ne le peut; toujours quelque image de l'extérieur intervient dans ses plus subtiles opéra-

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lions. Veut- il penser comme l'animal , il ne le peut non plus ; la hauteur de ses spéculations le relève dans l'acte même il se dégrade , et tout en con- cluant qu'il n'est que matière , il prouve qu'il est esprit. Veut-il enfin penser comme un être séparé de Dieu , indépendant de tout rapport personnel avec lui, appuyé sur sa seule raison, il le peut sans doute, mais ce n'est qu'en perdant aussitôt l'équilibre de l'intelligence ; il cherche , il hésite, il se trompe , et lors même qu'il met la main sur la vérité, les nuages qui la couvrent et l'horizon qui la restreint lui ôtenl l'espérance de soulever à lui seul l'immense fardeau de la terre et du ciel. L'histoire de l'esprit humain en offre à chaque page une surabondante démonstra- tion. Deux philosophiez s'y disputent l'empire ; la phi- losophie religieuse ou traditionnelle, et la philosophie rationaliste ou critique. La première, même lorsqu'elle est mêlée d'erreurs , asseoit les esprits et fonde les peuples ; la seconde , même lorsqu'elle affirme une portion du vrai, détruit ce que l'autre a édifié.

En un mot. Messieurs, Dieu, qui est la vérité, s'est fait connaître à nous par trois révélations qui n'en sont qu'une, les idées, l'univers et la parole. Quicon- que brise ce faisceau , trouble et divise la clarté qui illumine tout homme venant en ce monde ; il se con- damne à une ignorance que le savoir ne fera qu'a- grandir; il vivra au hasard comme un être qui n'a ni principe ni fin , parce qu'il se sera été à lui-même avec la vérité, c'est-à-dire avec la connaissance de

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Dieu , le preiiiier moyen qui nous ait élé donné poui- accomplir noire destinée , laquelle est de tendre à Dieu, et d'obtenir, en limitant, la perfection de sa nature et la béatitude de sou éternelle vie.

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CINQUAMIÉMK CONFÉRENCE

t)E ï/lIOMME EN TANT OU ÊTRE MORAL.

Monseigneur,

Messieurs,

L'homme n'est pas seulement une intelligence , il n'est pas seulement un être contemplatif. Si Dieu ne lui eût donné que l'activité de la contemplation , sa vie se fût bornée à un simple et perpétuel regard , à une adoration impassible de la vérité. Mais l'homme est aussi un être affectif et opératif; il est doué d'une seconde faculté, conséquence de la première, et qui a

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deux actes , dont l'un s'exprime par ce mol : J'aime , l'autre par ce mot : J'ordonne. C'est la volonté. Nous avons donc à savoir ce que Dieu a fait pour la volonté lors de la création de l'homme, et quel moyen il nous a communiqué en elle et par elle pour arriver à notre fin qui est la perfection et la béatitude.

Mais avant d'entrer dans ce grave sujet, Messieurs, j'ai deux prières à vous adresser. Je vous prie d'a- bord, quel que soit le sentiment qui vienne à remuer vos cœurs, de n'applaudir jamais. Ce n'est pas que je ne conçoive , même aux pieds des autels , le mouve- ment involontaire qui porte une assemblée à se lever en quelque sorte dans un témoignage unanime de sa sympathie et de sa foi. Mais bien qu'en certaines rencontres , ces acclamations puissent paraître excu- sables , tant elles sortent avec piété de l'àme des au- diteurs, cependant je vous conjure d'obéir à la tradi- tion constante de la chrétienté, qui est de ne répondre à la parole de Dieu que par le silence de l'amour et l'immobilité du respect. Vous le devez à Dieu ; vous le devez aussi peut être à celui qui vous parle en son nom. Bien qu'il ne fût pas tenté d'orgueil par vos applaudissemens , on peut le soupçonner de n'y être pas insensible ; on peut croire qu'au lieu de vous dis- tribuer gratuitement ce qu'il a reçu gratuitement , il vient en chercher le prix dans la gloire de la popula- rité, récompense honorable quelquefois, mais toujours fragile , et plus fragile , plus vaine encore entre ceux qui reçoivent et celui qui donne les leçons de rélernilé.

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La seconde prière que je veux vous adresser est en faveur d'une nation à qui plus d'une fois déjà , et même du haut de cette chaire , j'ai prouvé mon res- pectueux attachement. Hier, se sont présentés à moi trois nobles enfans de la Pologne ; ils m'ont dit que quatre mille de leurs compagnons , après quinze années d'exil , allaient se rapprocher de leur patrie , du consentement de la France qui leur ouvre ses portes, et de l'Allemagne qui leur permet le chemin. Ils ont réclamé de moi , après en avoir obtenu la permission du chef du diocèse , ici présent , que je vous demandasse en leur nom une dernière preuve de votre pieuse fraternité ; car, si le temps a respecté leur gloire et n'a pas tari leur courage , il ne leur a laissé que ces dépouilles opimes , et rien de plus. Je me suis incliné devant leurs vœux comme devant leur infortune ; je vous les présente ensemble. Vous ne leur ferez pas laumône : car , bien que ce mot soit cher à votre cœur de chrétien , il est des occasions l'héroïsme du malheur vous contraint d'en cher- cher un plus grand. Vous ne leur paierez pas un tribut : car, bien que ce mot suppose une dette , et une dette d'un ordre considérable , cependant il ne respire pas assez l'onction de la langue chrétienne. C'est pourquoi, empruntant un mot célèbre du moyen- âge, je vous demanderai pour eux un viatique, c'est- à-dire la solde de voyage qu'on donnait dans ces temps -là aux religieux et aux chevaliers qui allaient combattre en Terre-Sainte pour raffranchissement de

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la chrétienlé. Vous (lonn<M'cz un viatique à ces enfans d'une autre terre sacrée , à ces soldats d'une autre cause généreuse ; vous leur donnerez le triple viatique de l'honneur, de l'exil et de l'espérance.

Cela dit , Messieurs , celte double satisfaction pro- posée à votre cœur et au mien , j'entre hardiment dans le sujet qui réclame votre attention.

De même que la vérité est l'objet de l'intelligence , le bien est l'objet de la volonté. Mais qu'est-ce que le bien ? Quelle nuance y a-t-il entre le bien et le vrai ? N'est-ce pas la même chose sous deux noms différens ? J'avoue , Messieurs , que le bien et le vrai ont la même racine , le même support substantiel , puisque le vrai c'est l'être , et que le bien c'est l'être aussi. Mais comme l'unité de l'essence divine n'ex- clut pas la triplicité des personnes , l'unité de l'être ne l'empêche pas d'avoir plusieurs aspects. Il est d'abord lumière , et sous cette forme , il se révèle à l'intelligence, et s'appelle la vérité. Puis il est ordre, harmonie , beauté , et sous cette forme , il saisit la volonté et s'appelle le bien. Notre nature correspond ainsi à la sienne. En tant qu'il est lumière , nous lui répondons par une faculté qui est destinée à connaître le vrai ; en tant qu'il est ordre , harmonie , beauté , nous lui répondons par une faculté qui est destinée à reproduire le bien en l'aimant et en le faisant. Et de même que la vérité est la perfection et la béati- tude de l'intelligence , le bien est la perfection et la béatitude de la volojité.

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Il en est d'abord la perfection : car, en dehors du bien tout est mal, c'est-à-dire désordre, confusion, laideur, et évidemment la volonté qui aime et qui opère le désordre, la confusion, la laideur, est dans un état faux ou injuste, comme, au contraire, la volonté qui aime et qui opère le bien, cest-à-dire l'ordre, l'harmonie, la beauté, est dans un état de justice ou de perfection.

J'ajoute que le bien est aussi la béatitude de la volonté : car, il produit en elle et par elle le senti- ment le plus fort de l'homme, celui qui remue et qui remplit jusqu'au fond la vaste solitude de son àme. Sans doute la joie de la vérité connue est grande ; il y a dans le regard qui rencontre la splendeur du vrai un frémissement immobile qui touche à l'extase; mais si l'extase vient, si les pleurs coulent, soyez-en sûrs, l'intelligence n'a pas été seule atteinte, la vision a pénétré plus avant , l'homme a reçu le coup suprême d'en haut, le coup de l'amour qui termine tout en lui comme en Dieu. Dans l'intuition de la vérité, l'homme ne sortait pas de lui-même, il regardait la lumière présente à son esprit, et en jouissait comme d'un élément ou d'une partie de sa propre personnalité. Par le mouvement de l'amour, il s'élance hors de sa personne ou de sa vie ; il cherche un objet étranger, il s'y attache, il l'étreint, il voudrait se transformer et se consommer dans un autre que lui. Ce ravis- sement de soi-même à soi-même, qu'on croirait un essai de suicide, lui cause un tressaillement d'indi- r m. 11

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cible bonheur, et l'abandon de son être en devient la plénitude. C'est l'amour. Mais qui lui a commandé l'amour? Qui a été assez fort pour se saisir de cet être et se l'assujettir jusqu'à lui faire de la mort en autrui la meilleure et la première vie ? Une puis- sance, Messieurs, a opéré ce miracle, la puissance du bien. Par delà la lumière l'être lui est apparu, ou dans cette lumière même, l'homme a vu l'ordre, Iharmonie, la beauté, et ce spectacle l'arrachant à la contemplation stérile de sa propre excellence, il s'est senti entraîné à se dépouiller de lui-même pour vivre dans l'objet de sa vision.

Rien, Messieurs, ne nous est plus familier que ce mouvement ; de tous ceux de notre nature, il est le plus universel, le plus vulgaire, et celui que nous poussons le plus volontiers jusqu'à l'extravagance. Notre vie se passe à le subir ou à le régler. Tout être ayant en lui une certaine quantité de bien, c'est- à-dire étant doué d'ordre, d'harmonie et de beauté dans une certaine mesure, il n'en est aucun qui ne soit capable d'exciter en nous quelque impression d'a- mour. Mais c'est surtout de l'homme à l'homme que cette impression se manifeste et s'agrandit. L'homme est ici -bas le chef-d'œuvre du bien. 11 rassemble sur sa noble figure la magie des deux mondes aux- quels il appartient, le monde des corps et le monde des esprits. Supérieur dans la disposition de ses traits à l'imagination elle-même, qui n'a jamais pu se représenter rien de plus parfait, il y appelle en-

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core du fond de son âme le reflet de la pensée, et l'expression de la vertu. S'il ouvre les yeux , c'est un esprit qui vous regarde ; s'il laisse ses lèvres silen- cieuses, c'est la grâce du cœur qui les anime en les fermant : si la sérénité éclaire son front, c'est la paix dune conscience droite qui y répand la lumière et le repos ; chaque pli de sa chair, chaque mouvement de sa vie renferme sous une seule beauté le double empire du bien visible et du bien idéal. De ces attachemens qui font de la vie humaine une longue suite de sacrifices récompensés par le bonheur d'ai- mer et d'être aimé. Nous ne cherchons pas ailleurs le secret d'être heureux ; nous savons qu'il est là, et lors même que nous en abusons par des passions coupables, nous rendons encore dans le crime un témoignage à cette loi de notre nature. S'il arrive que l'homme nous refuse l'amour dont nous avons besoin, plutôt que de renoncer à ce bien précieux, nous le demanderons à des êtres placés au-dessous de nous, mais conservant de loin dans leur instinct quelque similitude capable de tromper notre cœur. Le pauvre qui n'a plus d'amis s'en fera un de quel- que créature plus abandonnée que lui-même: il ré- chauffera dans son sein cet animal obscur et pieux qu'un écrivain chrétien a si bien appelé le chien du pauvre. Il lui sourira de l'ineffable sourire du délaissement : il lui confiera ces larmes inconnues qu'aucune tendresse ne recueille : il partagera avec lui le morceau de pain de sa journée, et ce sacri-

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Hce de la faim à l'amitié lui fera goùler jusque dans la misère le grand bonheur de la richesse, qui est de donner.

Ce ne sera pas là, Messieurs, le dernier effort de l'homme pour verser de l'amour et pour en rece- voir. Le prisonnier ira plus loin encore que le pau- vre. Séparé par d'inexorables barrières de la nature et de l'humanité , il découvrira dans les fentes de son cachot quelque vil insecte, imperceptible compagnon de sa captivité. Il s'en approchera avec le tremble- ment de l'espérance et la délicatesse du respect ; il épiera les mystères de son existence, il étudiera ses goûts; il emploiera de longs jours à ne pas l'effrayer, à le faire passer de la crainte à la confiance, à ob- tenir enfin de lui une marque de retour qui dimi- nue la solitude de son cœur et élargisse les murs de sa prison. Le chien console le pauvre, l'arai- gnée attendrit le captif; l'homme, enfant du bien, en porte partout avec lui un amour qui lui fait une ressource et une félicité des horreurs mêmes de l'abandon.

Ai-je besoin de vous en dire davantage? Votre âme ne s'est-elle pas élancée au-delà de mes paroles, et ne voyez-vous pas que le bien, réel ou apparent, dis- pose de notre volonté et en est la béatitude "?

Mais qu'est-ce donc que le bien? 11 est vrai, je vous l'ai dit déjà; je vous ai dit que le bien était l'or- dre , l'harmonie, la bcaulé, que l'intelligence décou- vre dans la lumière rôfro lui apparaît. Copondant,

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celte définition, toute exacte qu'elle soit, n'est pas le terme s'arrête votre esprit. Yous souhaitez une explication qui descende plus à fond; vous me de- mandez où est l'ordre, l'harmonie, la beauté"?

est-elle. Messieurs? Partout sans doute dans la nature, partout sous vos yeux. Il n'est pas une feuille d'arbre, pas un brin d'herbe, pas un nuage passant dans le ciel, qui ne soit ordre, harmonie, beauté : mais non pas tout l'ordre, toute l'harmonie, toute la beauté, non pas tout le bien. Chaque être, même ce- lui qui est dénaturé par sa faute, en contient une por- tion reconnaissable qui excite notre sympathie; il n'en contient pas la totalité. Celui-là est l'ordre, qui renferme dans son essence la règle d'où découlent tous les rapports des êtres; celui-là est l'harmonie, qui a pesé les mondes , et qui leur a tracé dans l'es- pace les routes ils ne s'égarent jamais; celui-là est la beauté, qui a fait l'homme, et qui a mis sur son visage tant de grâce et de majesté; celui-là est le bien, d'où tout bien découle, et qui l'a répandu à profusion dans l'univers, sans pouvoir le donner tout entier, parce qu'il n'a pu donner l'infini. L'ordre, l'harmonie, la beauté, le bien, en un mot, c'est Dieu. De même qu'il est l'être et la vérité, il est aussi le bien. En tant qu'il est l'être, il nous a communiqué l'existence; en tant qu'il est la vérité, il éclaire notre entendement; en tant qu'il est le bien, il nous inspire l'amour, qui, selon la parole de l'Evangile, est toute la loi et toute la justice. Car nous ne pouvons rien

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recevoir de plus, rien donner de plus que l'amour; il est la créance ou la dette suprême, et quiconque est quitte envers lui, est quitte envers tout. Or, le pre- mier à qui nous en sommes comptables , le premier quia droit à ce trésor unique de notre àme, c'est Dieu, puisque Dieu seul est le bien, et que le bien seul est la cause de l'amour.

Quiconque n'aime pas Dieu, est assuré de ne pas aimer le bien. Il aimera, je l'avoue, des biens parti- culiers, sa famille, ses amis, sa patrie, l'honneur, le devoir même, si nous entendons le devoir dans le sens étroit qui règle les rapports des hommes en- tre eux; il n'aimera pas le bien universel et absolu d'où procèdent tous les biens auxquels il a voué son cœur. Et c'est pourquoi il ne parviendra pas à la per- fection et à la béatitude de la volonté, qui, étant dans l'amour du bien, ne peut se rencontrer que dans l'a- mour de Dieu.

Vous le voyez. Messieurs, aussi bien dans le mystère de l'amour que dans le mystère de la vérité, nous arrivons à la même conclusion , qui est qu'en Dieu seul gît notre perfection et notre béatitude. Et il est impossible que vous vous en étonniez , puisque nous avons établi , comme la base de la doctrine et comme le nœud de nos destinées, que Dieu est tout ensemble notre principe et notre fin. Etant notre principe, il l'est de chacune de nos facultés; étant no- tre fin, il l'est aussi de cliacune de nos facultés. Et cette fin s'identifiant avec la perfection et la béali-

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lude divines, il est nécessaire que chacune de nos fa- cultés, par la voie qui lui est propre, puise en Dieu la vie qui la rend parfaite et qui la rend heureuse. Toutefois, les développemens je vous conduis ne sont pas une stérile répétition des points de doc- trine que nous avons précédemment émis et démon- trés ; car, outre qu'ils vous en font voir l'application à chacun des ressorts de l'activité humaine, ils les vé- rifient surabondamment par l'analyse de nos actes et de leurs objets. Quelle joie n'est-ce pas pour nous, par cela seul que nous définissons l'intelligence et la volonté, de rencontrer Dieu au terme de leurs opé- rations ! Quel ravissement de ne pouvoir nommer la vérité, ni le bien, sans nommer Dieu lui-même! Et de plus. Messieurs, ces investigations nous mènent droit aux moyens que nous avons recevoir pour atteindre à notre fin. Déjà, dans la Conférence anté- rieure, nous avons constaté que le premier de ces moyens était la connaissance de Dieu ; nous sommes dès maintenant en état de conclure que l'amour de Dieu en est le second.

En effet, cet amour étant la perfection et la béati- tude de notre volonté, et Dieu s'étunt proposé de nous communiquer l'une et l'autre, comme nous l'a- vous vu, il s'ensuit qu'il a dû, selon l'ordre de son dessein, nous créer en état d'amour avec lui, amour initial, il est vrai, sujet à l'épreuve de notre libre-ar- bitre, mais nous préparant et nous conduisant, sauf prévarication de notre part, à l'union finale et béati-

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lique (le la c-liai'ilé cousommoc. C'est ce que nous en- seigne la doctrine catholique, lorsqu'elle nous peint le premier homme naissant dans la charité ou la jus- tice originelle. Remarquez, je vous prie, cette belle alliance d'expression ; dans la langue chrétienne, la charité est synonyme de la justice , et la justice syno- nyme de la charité. Je vous en ai dit la raison tout à l'heure. Sans cette divine justice de l'amour, l'homme est séparé de Dieu, même en le connaissant ; et sé- paré de lui, il ne peut que descendre ^ers la misère et la mort, dans la route directement opposée à celle le convie l'ordre de sa création. Selon cet ordre, il a reçu Dieu pour terme, la vérité pour guide, la charité pour moteur. S'il s'égare, ce ne sont pas les moyens qui lui manquent, mais la volonté.

Ici, Messieurs, nous retrouvons encore l'interven- tion du libre-arbitre dans nos destinées, et, si sa pré- sence vous inquiète, je pourrais me borner à vous redire que sans lui les dons de Dieu resteraient en nous tels que nous les avons reçus, avec un caractère de fatalité qui ferait de notre perfection un ouvrage indigne de Dieu et de nous. Mais cette explication, toute suffisante qu'elle soit, appelle des développe- Hiens qui eussent été prématurés lorsque nous expo- sions le plan général de la création, et qui ne le sont plus à riieure nous louchons, dans la question de la volonté, aux fondemens de l'ordre moral. La vo- lonté est le siège du libre-arbitre en même temps que (le l'amour; nous aimons par le même organe

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(|ui nous donne l'empire de nos aeles, et qui nous impose avec cet empire la responsabilité de nous- mêmes. El ce sont ces trois choses liées entre elles, le libre-arbitre, l'amour et la responsabilité, qui consti- tuent indi visiblement l'ordre moral. Le libre-arbitre présente le choix, l'amour choisit, l'homme répond. Pourquoi en est-il ainsi ? Est-ce une sagesse arbi- traire qui a enchaîné ces trois élémens de notre acti- vité ? ou bien y a-t-il quelque raison profonde que nous devions pénétrer, afin d'illuminer d'un der- nier trait le mystère de Dieu dans la création de ce monde ?

Vous pensez bien que j'adopte le dernier parti ; je l'adopte en effet, et je pose cette question qui en- traîne tout le reste avec elle : y a-t-il entre l'amour et le libre-arbitre une relation essentielle, qui rende l'un la condition de l'autre? Pour le savoir, il est nécessaire que nous scrutions à fond la nature de l'amour. 11 joue d'ailleurs un si grand rôle dans no- tre àme et dans le christianisme, que nous ne regret- terons pas le regard approfondi que nous aurons jeté sur son essence.

Rien n'est plus simple, plus un que l'amour, et cependant il renferme trois actes dans l'unité de son mouvement. 11 est d'abord un acte de préférence. L'homme, si vaste que soit son cœur, ne peut s'at- tacher à tout avec la même force ; entouré d'objets (jui, à divers degrés, portent l'empreinte du bien, il éprouve des nuances dans l'attrait qui lincline vers

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eux, nuances sympathiques dont l'ordre ne dépend pas uniquement de la bonté comparée des êtres, mais aussi de leurs secrètes ressemblances avec nous. Souvent même nous ne nous rendons aucun compte des motifs de notre préférence; ce qui est certain, c'est que nous préférons, et que l'amour commence en nous par ce coup premier, qui est le choix. Ce qui est certain encore, c'est que le choix, dans celui qui en est l'auteur, comme en celui qui en est le terme, donne le branle aux joies élevées de l'amour. On est heureux de choisir, on est heureux d'avoir été choisi. Deux êtres se sont rencontrés dans l'immensité du temps et de l'espace, à travers les chances innombra- bles de la création ; ils se sont reconnus comme s'ils se fussent donné rendez-vous de toute éternité ; ils se sont liés par une préférence réciproque qui les honore tous deux, et qui flatte dans leur orgueil le côté qui en est pur et vénérable. Rien ne surpasse le charme virginal de cet instant qui reste le premier dans la mémoire, comme il a été le premier dans le cœur. Quand les années ont aft'aibli d'autres impres- sions, celle-là subsiste encore dans sa sereine jeu- nesse, et nous ramène aux jours heureux nous eûmes la gloire de choisir et d'être choisis. Mais le choix , Messieurs , le choix , serait-il sans le libre- arbitre ? serait-il sans la faculté de préférer qui l'on veut? Sans doute, les motifs de la préférence existent dans la perfection de l'être qui en est l'objet ; mais ils existent aussi et parallèlement dans la volonté

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qui fait le choix. Elle peut méconnaître, elle peut re- jeter une excellence qui ne lui est pas sympathique pour une autre qui lui correspond, et est le prix de son acte, acte souverain qui ne confère un honneur et ne produit une joie que parce qu'il est souverain.

L'amour cependant ne s'arrête pas à l'acte de choix, il exige le dévouement à l'être choisi. Choisir, c'est préférer un être à tous les autres; se dévouer, c'est le préférer à soi-même. Le dévouement est l'im- molation de soi à l'objet aimé. Quiconque ne va pas jusque-là, n'aime pas. La préférence toute seule n'im- plique, en effet, qu'un goût de l'àme qui a besoin de s'épancher dans la cause d'où il sort, goût honorable et précieux, sans doute, mais qui, se bornant là, n'a- boutit qu'à se rechercher soi-même dans un autre que soi. Si beaucoup d'affections s'arrêtent à ce point, c'est que beaucoup d'affections ne sont qu'un égoïsme déguisé; on éprouve un attrait, on s'y aban- donne, on croit aimer, on a peut-être des lueurs de l'amour véritable; mais l'heure du dévouement ar- rivée, on reconnaît à l'impuissance du sacrifice la va- nité du sentiment qui nous préoccupait sans nous posséder. On en voit surtout de fréquens et lamen- tables exemples dans les passions qui ont pour prin- cipe la beauté fugitive du corps. Rien d'intelligible et d'immortel n'intervenant entre lésâmes qui se li- vrent à ces tristes séductions, le charme en disparaît bientôt dans l'ardeur même qu'elles produisent, et elles ne laissent dans le cœur que les dévastations

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d'un égoïsnie agrandi par des jouissances trompeu- ses. La vertu seule produit l'amour, parce que seule elle produit le dévouement. iNous en voyons la preuve dans toutes les affections elle mêle le baume divin de sa présence. C'est elle qui inspire la mère penchée nuit et jour sur le berceau d'un fils; c'est elle qui inspire la poitrine du soldat, et le con- duit à la mort au nom de la patrie; c'est elle qui for- tifie le martyr contre les menaces des tyrans, et le cou- che dans les supplices comme dans le lit nuptial et joyeux de la vérité. Voilà les traits le monde , tout corrompu qu'il soit, reconnaît et admire l'amour, et si l'amour n'a pas en tout temps l'occasion de se ré- véler par d'illustres sacrifices , il montre incessam- ment par de moindres immolations qu'il porte avec lui le germe qui le rend aussi fort que la mort\ pour me servir d'une expression de Salomon.

Mais, Messieurs, le dévouement est-il possible sans le libre-arbitre? Se dévouer, avons-nous dit, c'est pré- férer un autre à soi-même, c'est se donner à autrui pour être sa chose. Or, comment se donner, si l'on n'est pas libre? comment préférer un autre à soi , si l'on n'a pas la disposition de soi? L'être privé du li- bre-arbitre est sous l'ascendant fatal d'une domination étrangère; il ne pense, il ne se meut que par la pen- sée et la volonté qui le retiennent captif, de cette captivité intérieure rien n'est plus laissé à l'action

' Cantique des canti(|ues, chap. ?<, vers. (5.

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propre de la personnalité. Un Ici être, ainsi dépouillé de lui-même, conservc-t-il le droit de se donner? 11 peut bien mourir , mais il meurt comme la pierre tombe , esclave de la mort et non pas de l'amour. De même donc que le libre-arbitre est la condition de l'amour en tant que l'amour est sentiment de pré- férence, il en est aussi la condition en tant que l'a- mour est impulsion de dévouement.

Reste un troisième acte par se couronne le merveilleux drame dont notre volonté est le théâtre et l'auteur. Après que nous avons choisi l'objet de notre préférence , après que nous nous sommes don- nés à lui par le sacrifice, tout n'est pas achevé. Lui- même doit nous préférer, lui-même doit se donner à nous, et il résulte de ce choix et de ce dévouement réciproques une fusion des deux êtres dans les mêmes pensées, les mêmes désirs, les mêmes vouloirs, fusion si ardente et si intime, qu'elle irait jusqu'à les con- sommer dans une substance unique , si cette puis- sance de joindre l'unité substantielle à la pluralité personnelle n'était pas le partage exclusif de la très- sainte et indivisible trinité. Du moins en sentons- nous comme les avant-coureurs , et est-ce pour nous une douloureuse limite , que celle expire avec la puissance de l'union, la puissance de l'amour créé. L'union, Messieurs, tel est le terme de l'amour, le terme il n'a plus rien à produire que la persévé- rance de ses actes et l'immortalité de son bonheur. Mais, aussi bien que la préférence et le dévouement,

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l'union ne saurait se passer de l'élément du libre-ar- bitre ; car, pour s'unir, il faut être deux, et l'on n'est deux qu'à la condition de conserver de part et d'au- tre la plénitude de sa personnalité, ce qui n'a lieu que par le libre-arbitre. L'àme le libre-arbitre n'existe pas, il n'a jamais existé, qui, à aucun mo- ment , n'a été capable d'émettre une pensée propre ni un vouloir propre, cette âme est absorbée dans au- trui; elle est annihilée par l'impuissance d'être l'égale d'une âme libre, et de lui rendre dans la réciprocité de l'amour la préférence , le dévouement et l'union qu'elle en reçoit.

Je ne sais si c'est une illusion , mais il me semble que rien n'est plus clair que cette relation essentielle du libre-arbitre et de l'amour ; et par suite, rien n'est plus clair aussi que les raisons la sagesse divine a puisé la résolution de nous mettre au monde avec le don périlleux de la liberté. Dieu n'avait pas besoin de nous ; c'est librement qu'il nous a choisis pour nous communiquer ses biens et nous unir à lui; c'est librement qu'il nous a aimés. Or, de sa nature, l'a- mour exige l'amour; il est impossible de préférer sans vouloir être préféré, de se dévouer sans vouloir qu'on nous rende le dévouement, et, quant à l'union, on ne saurait même la concevoir sans l'idée de la ré- ciprocité. La réciprocité est la loi de l'amour; elle en est la loi entre deux êtres égaux : combien plus entre deux êtres dont l'un est créateur, et l'autre créature , dont l'un a tout donné, et l'autre a tout

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reçu ! Dieu avait un droit infini à être aimé de l'homme, parce que lui-même l'avait aimé d'un amour éternel et infini, et, par conséquent, il devait le placer dans la seule condition l'homme pou- vait lui rendre préférence pour préférence, dévoue- ment pour dévouement, union pour union, c'est-à- dire dans la gloire et l'épreuve du libre - arbitre. C'était le droit de Dieu; mais, chose remarquable, c'était aussi le droit de l'homme, ou du moins son honneur, puisque , sans ce don du libre-arbitre , l'homme n'eût pu ni choisir ni se dévouer, ni par conséquent aimer dans le sens véritable et généreux de ce mot.

Ne demandez donc plus pourquoi l'homme est li- bre ; ne demandez plus pourquoi il n'est pas dans une perfection et dans une béatitude qui fût sans pé- ril de retour. 11 est libre, parce qu'il doit aimer; il est libre, parce qu'il doit choisir l'objet de sou amour; il est libre, parce qu'il doit se dévouer à l'être de son choix; il est libre, parce que dans l'union qui ter- mine l'amour, il doit apporter la dot sans tache d'une personnalité tout entière; il est libre enfin, parce que Dieu l'a aimé librement, et a voulu recevoir de lui la récompense équitable d'une pleine réciprocité.

Je ne me dissimule pas, du reste, la difficulté qui se présente à votre esprit, elle est grave, et je vais, Messieurs, m'en faire l'exact interprèle.

Selon la doctrine catholique, l'épreuve du libre-ar- bitre cosse avec la vie présente de l'homme : une fois

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disparu de ce monde et appelé devant le juge su- prême, l'homme passe à un état de consommation heureux ou malheureux qui ne lui laisse plus ni l'honneur, ni le danger, ni la ressource du choix. Si donc le libre-arbitre est essentiel à la réalité de l'a- mour, il s'ensuit que les saints, dans la béatitude de l'éternité, n'aiment plus Dieu que sous la forme d'une affection incomplète et impersonnelle, ce qu'il est ab- surde de penser.

Sans doute. Messieurs, il est absurde de le penser, et je me garde bien de le croire ni de le dire. Quand les saints entrent dans le ciel vainqueurs de la mort et de la vie, ils n'y entrent pas dépouillés de leur existence antérieure, comme des êtres sans passé, sans avenir, sans habitudes conquises ; ils y entrent, au contraire, dans la pleine possession d'une personna- lité laborieusement perfectionnée, avec toute leur âme et toutes leurs œuvres, selon cette belle prophétie de l'apôtre saint Jean qui, assistant par l'esprit de Dieu aux derniers jours du monde, entendit d'en haut une voix qui disait : Bienheureux les morts qui meu- rent dans le Seigneur... car leurs œuvres les sui- vent *. Leurs œuvres les suivent, parce qu'elles sont vivantes comme eux et en eux, vivantes dans l'amour qui en a été le fruit, et qui monte avec les saints dans le ciel , non pas pour y perdre son caractère primitif de choix et de dévouement, mais pour l'y

' Apocalypse, cliap. tî. vois. lô.

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«•oiiscrvcr jamuis dans lininuitaltililé de la vision héalilîquo. Les saints n'ont pas dans le ciel un au- tre cœur que celui qu'ils ont eu sur la terre; le hul même de leur pèlerinage était de former en eux, au moyen de l'épreuve, un amour qui méritât de plaire à Dieu et de subsister éternellement en face de lui. Loin que cet amour change de nature, c'est sa nature même, c'est son degré acquis dans le libre exercice de la volonté qui détermine la mesure de la béatitude en chaque élu de la grâce et du jugement. Selon que l'homme apporte à Dieu une affection plus ar- dente, il puise dans la vision de l'essence divine une extase plus profonde, une félicité plus accomplie. C'est le mouvement de son cœur, tel que la mort l'a saisi, qui règle sa place au sein de la vie, et c'est la persévérance inaltérable de ce mouvement, causée par la vue de Dieu , qui seule distingue l'amour du temps de l'amour de l'éternité. Dieu reconnaît dans ses saints les apôtres, les martyrs, les vierges, les docteurs, les solitaires, les hospitaliers^ qui l'ont au- trefois confessé et servi dans les tribulations du monde; les saints à leur tour reconnaissent en Dieu celui qu'ils ont aimé sans partage au temps de leurs angoisses et de leur liberté. Rien ne leur est étran- ger dans le sentiment qu'ils éprouvent, rien n'est nouveau pour eux dans leur cœur. Ils aiment celui qu'ils avaient choisi ; ils jouissent de celui auquel ils s'étaient donnés ; ils étreignent celui qu'ils possé- daient déjà; leur amour sépanouit dans la certi-

T. III. 12

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lude et la joie d'une inamissible uniou, mais il n'est point séparé de la tige il naquit. Dieu le cueille sans le couper; il le couronne sans le changer.

C'est ainsi, Messieurs, que cesse l'épreuve du lir bre-arbitre, et que pourtant l'amour subsiste tout entier dans l'âme Dieu le récompense. Mais jus- que-là, il y a lutte dans le cœur de l'homme entre le bien et le mal , entre sa tendance vers Dieu par la charité et sa tendance vers lui-même par l'é- goïsme des passions. Le monde extérieur s'arme pour le subjuguer de toutes les beautés qu'il a reçues dans un autre dessein ; il oppose le charme visible à l'or- dre éternel qui doit obtenir tous nos regards et ré- gler tous nos actes. Balancés que nous sommes en- tre ces deux attraits , nous avons besoin de force pour nous tenir attachés à l'étoile polaire du bien véritable, et celle force nous l'appelons d'un nom plus illustre encore que celui de l'amour, nous l'ap- pelons la vertu. L'amour sans la vertu n'est qu'une faiblesse et un désordre ; par la vertu, il devient l'ac- complissement de tous les devoirs, le lien qui nous unit à Dieu d'abord , puis à toutes les créatures de Dieu; il devient justice et charité, deux choses qui n'en font qu'une, et qui nous furent données au jour de notre création, pour être, après la vérité, le second moyen de répondre à notre destinée en atteignant notre fin.

Je n'aurais plus rien à vous dire, Messieurs, si aujourd'hui comme précédemment, nous ne devions

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chercher dans le rationalisme la contre-épreuve de la doctrine que je viens de vous exposer. Cette doctrine atteste qu'il existe entre le bien et le mal une différence infinie , puisque le bien c'est Dieu , en tant qu'il est ordre, et que le mal est l'opposition à Tordre, c'est-à-dire à Dieu; elle atteste que le bien est l'objet de la volonté, sa perfection, sa béa- titude, et que la volonté y correspond par l'amour, fruit désintéressé du libre-arbitre et de la vertu; elle affirme enfin que l'homme étant libre d'aimer ou de haïr , de faire ou de ne pas faire le bien , il est responsable de ses actes devant la justice su- prême de Dieu. Est-ce aussi la doctrine du ra- tionalisme? En affirmant le contraire, je n'ai pas besoin de vous prévenir que je prends le mot de rationalisme dans son acception générale , et non comme représentant telle ou telle classe de philo- sophes. Le rationalisme n'a qu'un principe , qui est la suffisance de la raison toute seule pour expli- quer le mystère des destinées, mais il a mille têtes qui se contredisent, et qui par conséquent ne portent jamais ensemble la responsabilité des mêmes erreurs. Cette diversité décharge bien tel philosophe de tel système condamnable; elle n'en décharge pas le ra- tionalisme, dont le point de départ est la cause de tous les dogmes qui trompent la pensée en corrom- pant le vrai.

J'avais besoin de vous donner cette explication au moment le rationalisme va vous apparaître dans sa

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forme" la plus odieuse. Déjà vous l'avez vu nier l'exis- tence (le Dieu, la création du monde par Dieu, le commerce primitif de Dieu avec l'homme, et mettre eu doute jusqu'à la notion même de la vérité. Après de telles ruines , pouvait-il respecter la distinction du bien et du mal ? Celte distinction n'est qu'une con- séquence de l'idée de Dieu ; celle-ci jetée à terre , l'ordre moral s'évanouissait de soi-même. Cependant autre chose est d'attaquer l'ordre moral dans sa source, autre chose, de l'attaquer de front et directe- ment. N'y eùt-il pas de Dieu, ou n'y eùl-il qu'un Dieu indifférent aux actes de l'homme, l'àme peut encore essayer de se réfugier en elle-même et de s'y créer par sa propre force des devoirs sacrés. Elle peut, malgré la profondeur des négations elle s'est assise, ne pas se nier elle-même, mais par une contradiction généreuse se reconnaître des lois et s'imposer des dévouemens. Si faihle que soit cette barrière, elle est un débris de la conscience, un hon- neur pour l'homme, une sauvegarde de la société. Quel crime n'est-ce donc pas de nous en disputer la possession, et de poursuivre l'idée du bien jusque dans les ruines nous nous sommes fait ce dernier et misérable abri ? Le rationalisme n'en a pas eu honte ; après avoir attaqué l'ordre moral dans son principe, qui est Dieu, il s'est jeté sur notre âme comme sur un reste de proie, et nous déflant dans ce suprême asile de nous-mêmes , il nous a contesté la réalité de l'amour et la réalité du libre-arbitre.

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Ingénu que j'étais, je vous parlais tout à riieure d'entrainemens synfipatliiques, de préférences désin- téressées, de sacrifices volontaires ; je vous peignais l'ascendant du bien sur le cœur de l'homme : je vous trompais, Messieurs, s'il faut en croire le rationa- lisme, je vous trompais cruellement, et moi-même avec vous. Voulez-vous connaître la vérité ? L'homme n'agit que par un seul motif, qui est son intérêt pro- pre; il appelle bien ce qui lui est utile, mal ce qui nuit aux choses et aux jouissances dont il est en pos- session. Le devoir, s'il l'observe, n'est qu'un moyen de préserver ses droits ; l'amour, s'il l'éprouve, n'est qu'un sentiment de plaisir. L'égoïsme est au fond de tout acte humain, de quelque apparence ou de quel- que nom qu'on veuille le couvrir, et ces expressions superbes de dévouement, d'abnégation, d'immolation de soi-même, ne servent qu'à déguiser nos vrais pen- chans sous une pompe qui flatte notre orgueil. La mère s'aime et se'recherche dans son enfant ; le sol- dat s'idolâtre dans la gloire de son capitaine ou de sa patrie ; la mort même est payée par l'admiration qui nous fait revivre, croyons-nous, dans la postérité. Assurément, s'il était permis d'espérer de l'homme un sentiment pur d'intérêt personnel, ce serait dans l'âme du chrétien qu'il faudrait le chercher, puisque le christianisme repose sur le mystère d'un Dieu mort gratuitement pour nous. Et cependant à quoi le chré- tien dévoue-t-il sa vie? à travailler pour son salut, c'est-à-dire pour éviter l'enfer et pour obtenir le pa-

radis. Ses œuvres les plus héroïques ne sont qu'un jnarché qu'il passe avec Dieu. 11 sait que toutes sont enregistrées, que pas une ne tombe à terre, et qu'il en retrouvera un jour la moindre parcelle en accrois- sement de félicité. Est-ce l'oubli de soi-même? Est- ce cette charité descendue du ciel, immolée sur une croix, et ressuscitée du tombeau pour vivre daus le cœur des générations ? Hélas ! il vaudrait mieux nous confesser à nous-mêmes notre indélébile égoïsme, et reconnaître avec la sincérité d'une vraie philosophie que tout être, quel qu'il soit, ne saurait agir et vivre que pour lui.

On nous demande un aveu, Messieurs, comnien- rons par le faire. Oui, il est impossible à aucun être doué d'intelligence et de volonté de se séparer com- plètement de ses actes. Je pense , je veux , j'aime ; en quelque manière que je m'y prenne, c'est moi qui pense, qui veux, qui aime, il n'est pas en mon pou- voir d'ôter ce moi du moi. Que je fasse une bonne ou une mauvaise action, j'y suis présent et j'en jouis. Je vais plus loin, je ne le ferais pas si je n'en jouis- sais pas. Car, toute action suppose une lin, et la fin dernière de l'homme étant la béatitude, pour laquelle Dieu l'a expressément créé, il est absolument chimé- rique d'imaginer qu'il agisse jamais sans avoir devant lui la pensée et le mobile de son bonheur. Et toute- fois, je vous le demande, n'y a-t-il aucune différence entre Néron et Titus, entre Néron tuant sa mère et Titus faisant les délices du genre humain ? N'y a-t-il

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aucune (Jilïérence enlre le soldat qui tourne le dos dans une bataille, et le soldat qui meurt la face vers l'en- nemi et sa patrie dans le cœur ? Léonidas aux Thermo- pyles, Démosthènes à Chéronée, est-ce la même chose? Vous pouvez le dire, je vous délie de le penser. Vous ne le direz même pas devant une assemblée d'hom- mes faisant à votre parole l'honneur de l'écouter; vo- tre conscience se mentit-elle à elle-même, le courage lui manquerait pour mentir en face de l'humanité. S'il est ici quelqu'un qui confonde dans une même estime ou dans un même mépris le crime et la vertu, qu'il se lève! qu'il parle! Et pourtant, Messieurs, il est bien vrai, Titus comme Néron cherchait son bon- heur ; il n'y avait entre eux sous ce rapport aucune différence, et si l'égoïsme consiste à vouloir être heu- reux, Titus était égoïste au même litre que Néron.

Mais l'égoïsme consiste-t-il à vouloir être heureux , c'est précisément la question. 11 serait bien étrange que le bonheur et l'immoralité fussent une même chose. Le bonheur est la vocation de l'homme; il est le patrimoine naturel et prédestiné de tous les êtres intelligens. Quiconque d'eux vient au monde , y vient pour être heureux. C'est son droit; que dis -je? c'est son devoir. Car, son devoir est d'obéir à Dieu, et Dieu lui a intimé deux ordres égaux et parallèles en l'appelant à la vie : l'ordre de la perfection et Tordre de la béatitude. Mais, remarquez bien ce que j'ai dit : le bonheur est le patrimoine de tous, de tous sans exception ; il est la terre natale et la patrie future de

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lous ceux (|iii ne lauroiit pas répudiée voloutaire- iiieiil. El (le il suit une grande chose, c'est que nul ne doit s'attribuer le bonheur d'autrui, et qu€ tous, cnfans du même père, héritiers du même royaume, il nous est comraandé de vivre ensemble dans la fra- tcrnilé divine d'une même béatitude. Celui qui usurpe la part d'un autre, qui veut être heureux aux dépens de ses frères, qui divise par la ruse ou la violence la tunique sans tache et sans coulure de la félicité, celui-là est coupable du crime qui renferme lous les autres, il est coupable d'égoïsme, et dès l'origine du monde, il a porté un nom et un sceau : le nom de Caïn et le sceau de la réprobation. Celui, au con- traire, qui veut être heureux avec tous, qui n'ôte rien à personne de son droit patrimonial au bonheur, qui donne même de sa part, celui-là, dès l'origine du monde aussi, a porté un nom et un sceau : le nom d'Abel et le sceau de la charité. La charité ne con- siste pas à èlre malheureux, pas plus que l'égoisme à être heureux ; elle consiste à ne pas troubler le bien des autres et à leur communiquer le sien, communi- cation qui, loin d'appauvrir, enrichit à la fois le do- nataire et le donateur. Le bien a reçu de Dieu celle admirable élaslicilé, que le partage le multiplie sans l'amoindrir, et que tombant dans la main droite, il rentre dans la main gauche, semblable à l'Océan qui reçoit toutes les eaux de la terre, parce qu'il les rend toutes au ciel.

A la bonne heure , me direz-vou> , celle explication

l8o .

juslilie le sciilimenl inlime de riiinnauilé, qui a tou- jours mis entre le bien et le mal une dinérencc inli- nie, qui a exécré Néron et adoré Titus; mais, en ac- cordant que le bonheur personnel est la lin nécessaire de tous les actes de l'homme, ne détruisez-vous pas la notion même de l'amour et du dévouement? Com- ment peut-il y avoir sacriflce, préférence des autres à soi, l'on se recherche soi-même ?

Messieurs, je n'ai pas dit que le bonheur personnel fût la fin nécessaire de tous les actes de l'homme ; car, ce mot de personnel exclut du bonheur de cha- cun le bonheur de tous, et j'ai prononcé, au con- traire, que le bonheur était un patrimoine universel et indivisible , que nul ne s'appropriait exclusivement sans être coupable de crime d'égoïsme. Entendez donc que le devoir, l'amour, le dévouement, consis- tent à faire de son bonheur celui des autres, et du bonheur des autres le sien propre, tandis que l'é- goïsme consiste à faire son bonheur du malheur de tous. Néron souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une tête pour l'abattre d'un seul coup : voilà l'é- goïsme. Titus estimait perdre le jour il avait man- qué de rendre un homme heureux : voilà l'amour. « Aimer, a dit Leibnilz, c'est mettre sa félicité dans la félicité d'un autre. » Celte sublime définition n'a pas besoin de commentaire ; on l'entend ou on ne l'entend pas. Celui qui a aimé l'entend; celui qui n'a pas aimé ne l'entendra jamais. Celui qui a aimé sait qu'une ombre dans le cœur de son choix obscurcis-

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sait le sien; il sait que rien ne lui coûtait, prières, larmes, veilles, travail, privations, pour créer un sourire sur des lèvres attristées ; il sait qu'il fût mort pour racheter une vie compromise ; il sait qu'il était heureux d'autrui, heureux de ses grâces, heureux de ses vertus, heureux de sa gloire, heureux de son bon- heur, et qu'eût-il fallu son sang pour assurer ou pour accroître ce bonheur étranger, devenu le sien, il en eût donné jusqu'à la dernière goutte avec le seul re- gret de ne pouvoir mourir qu'une fois. Celui qui a aimé sait cela. Celui qui n'a pas aimé l'ignore; je le plains et ne lui réponds pas.

Je le plains, parce qu'il n'a rien connu ni de la vie humaine , ni de la vie divine ; je ne lui réponds pas , parce que Je témoignage d'un mort ne prouve rien contre les vivans. Que nous fait, à nous autres chré- tiens, s'il faut en venir à nous, que nous fait d'être accusés d'indifférence pour Dieu , par un homme qui n'a jamais aimé Dieu? Sait-il ce qui se passe en nous? Peut-il même le conjecturer? 11 croit que, l'œil fixé sur le ciel et sur l'enfer, nos œuvres dans une main, la balance dans l'autre, nous marchandons avec Dieu le prix de notre abnégation. Il ignore que la crainte et l'espérance ne sont que les préliminaires de l'initiation chrétienne, et qu'en vertu du premier commandement, qui renferme tous les autres, selon la parole même de Jésus-Christ, le chrétien doit ai- mer Dieu de tout son cœur, de tout son esprit, de toutes ses forces, par dessus toutes choses, sous peine

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itjoulc saint Paul, de îïêtre rien*. Il ignore qu'au delà du seuil de la loi, I ànie est touchée pour la beauté invisible d'un amour que n'égalèrent jamais ni en durée, ni en profondeur, ni en sacrifices, les plus héroïques affections de ce monde, et que cet amour nous entraînant dans l'abime de charité respire Dieu lui-même, nous y puisons le besoin d'associer toutes les créatures à la perfection et à la félicité dont nous goûtons les prémices, dont nous attendons l'ultérieure révélation. Qui peut nier cet élargissement du cœur de l'homme dans le christia- nisme? Qui peut le nier, sauf celui qui ne l'a jamais connu, et qui, abaissé dans les étroites passions des sens, tout est égoïsme, mesure par son âme l'âme du chrétien et l'âme de l'homme ?

J'ai honte, Messieurs, de prouver devant vous la réalité de l'amour et du dévouement; le rationalisme m'y a contraint. Il me contraint encore de vous dire quelques mots sur le libre-arbitre, qui est avec le désintéressement la principale condition de l'ordre moral. De même que l'ordre moral est détruit si l'homme n'agit qu'en vue de son intérêt, il est éga- lement détruit si l'homme n'est pas le maître de ses actes. Aussi,* le rationalisme n'a pas assailli notre liberté avec moins d'ardeur que notre générosité ; il a besoin de notre servitude autant que de notre égoïsme ; de notre égoïsme pour confondre le bien

' I'" Enilic aux Coriiilhicns, cha|). 13, vers. 2.

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avec le mal, de noire servitude pour nous enlever la responsabilité, soit du mal, soit du bien.

Sommes-nous libres? Votre conscience et la mienne répondent : oui. Le rationalisme nous dit : non. En donne-t-il quelque preuve ? aucune. 1! nous demande, au contraire, de lui prouver que nous sommes libres, et si nous lui opposons le témoignage de notre sens intime, qui sait apparemment ce qui en est, il le récuse comme aveugle et insuffisant. Il craint qu'il ne soit le jouet d'une puissance supérieure , qui en fait, sans qu'il le sache, l'instrument de son irrésis- tible volonté. Pour nous, Messieurs, qui croyons en Dieu, qui, ployant le genou devant son ado- rable suprématie , l'avons reconnu pour le père , le maître, le principe et la fin des choses, nous n'é- prouvons pas au sujet de ce qui se passe en nous , les doutes bizarres du rationalisme. Enfant d'une bonté qui n'a point d'égale et d'une sagesse qui n'a point de mesure, nous n'imaginons pas que Dieu torture sa toute - puissance pour tromper le cœur de son ouvrage, et lui donner dans la servitude l'illusion de la liberté. Nous nous confions à la sin- cérité divine et nous ne recherchons même pas s'il serait en son pouvoir, le voulût-elle , de nous in- duire, au sujet de nous - mêmes et de nos propres ac- tes, en une aussi contradictoire impression. Les vé- rités s'enchaînent comme les erreurs. Une fois Dieu rejeté ou mis en doute, je permets au rationalisme (le méconnaître la conscience humaine; l'édilice étant

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détruit par sa base, comment en soutenir quelque pan détaché, et quel intérêt d'ailleurs y aurait-il ù le faire ? Qu'est-ce que l'homme, si Dieu n'est pas? Qu'est-ce que le bien et le mal? Qu'est-ce que le passé et l'avenir? 11 ne vaut pas la peine de s'oc- cuper d'un songe dans une nuit sans réveil. Mais si Dieu est, si le nom qui soutient tout est écrit à la voûte de notre intelligence comme à la voûte du ciel, alors je n'écoute même plus le rationalisme me suggérant des défiances au sujet d'une liberté dont je sens en moi la présence réelle. Je me prends au sérieux et toutes choses avec moi. Ma conscience est un sanctuaire qui me rend des oracles ; ma vie est une puissance qui répond d'elle-même; la solidité di- vine descend dans tout mon être, et le doute n'est plus devant mon esprit qu'un blasphème et qu'un jeu. Je suis libre ; je passe du bien au mal et du mal au bien. Suspendu entre ces deux termes , que l'infini sépare , captif volontaire ou rebelle coupa- ble, je choisis et je fais mon sort à chaque instant. Je choisis de m'aimer ou d'aimer Dieu par dessus tout; je m'éloigne, je reviens, j'obéis ou je résiste au remords , et jusque dans le crime , je sens ma grandeur par ma souveraineté. 11 ne me faut qu'une larme pour remonter au ciel, il ne me faut qu'un regard pour retomber dans l'abîme. Cette lutte est grande, cette responsabilité est terrible ; mais mal- heur et mépris à celui qui descend du trône par ef- froi des devoirs qui y siègent avec lui.

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Dois-je, Messieurs, en finissant, éclaircir cette autre (liflicullé que le rationalisme oppose à la réalité du libre -arbitre, et qu'il lire non plus de la vanité de notre conscience, mais des attributs mêmes de Dieu? Je le ferai rapidement, avec la crainte de fatiguer votre attention , avec l'espoir de n'en abuser que très- peu. La vérité est brève, parce qu'elle est claire.

La doctrine catholique range parmi les attributs divins la prescience , c'est-à-dire la connaissance an- ticipée et infaillible de l'avenir, même de l'avenir qui dépend des volontés libres. Or, comment Dieu peut- il prévoir ce dernier genre d'avenir, sinon parce qu'il est le maître de nos actes et qu'il les dirige comme il lui plait? Comment sait-il infailliblement ce que je ferai demain, sinon parce qu'il l'a décrété, et qu'il possède dans sa toute-puissance la certitude de nos déterminations.

J'aurai répondu si je découvre dans la nature de Dieu et dans la nature de l'homme un moyen de prévoir les effets des causes libres qui ne détruise en rien leur liberté.

Or, il est manifeste que nul être raisonnable n'agit sans motifs, c'est-à-dire sans quelque chose qui détermine ses actions. De ces aveux qui nous échappent à tout moment : Voici une raison , un intérêt , une occasion qui me détermine , en d'autres termes, qui me persuade d'agir. Et lorsqu'on examine les motifs dont l'impression efficace tire l'homme du repos ou de l'incertitude , on s'assure qu'il n'en

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existe que deux; le molif du devoir et celui de la passion. Ou bien l'homme se décide par une vue du vrai, du bon , du convenable, ou bien il se décide par rentrainement d'une satisfaction personnelle indépendante de toute idée d'ordre. La question seulement est de savoir qui le décidera de l'un ou de l'autre motif. S'il n'était pas libre, ce serait l'attrait le plus fort de sa nature qui l'emporterait , comme c'est le poids supérieur qui fait pencher l'un des plateaux de la balance. Mais l'homme est libre; entre deux attraits égaux ou inégaux par eux-mêmes, c'est lui qui prononce souverainement. Toutefois il se prononce en vertu d'un motif qui le persuade , et non pas sans cause ou arbitrairement. 11 sait ce qu'il fait et pourquoi il le fait : il sait même pourquoi il est persuadé de le faire. La persuasion ne lui vient pas seulement du dehors , elle lui vient surtout du dedans, de l'état intime de sa volonté, de ses goûts, de ses vertus , toutes choses qui sont le fruit du li- bre-arbitre, qui sont le libre-arbitre lui-même en acti- vité, tel qu'il s'est fait, tel qu'il veut être, tel qu'il se présente aux attraits extérieurs qui viennent le sol- liciter pour le bien et pour le mal. C'est 1 état de la volonté, siège du libre-arbitre, qui détermine le choix de J'homme entre les deux motifs du devoir et de la passion. Supposez cet état connu, vous saurez ce que fera l'homme dans un cas donné, et dans tous les cas la connaissance de son âme aura précédé pour vous sou action. Telle est la base de la prescience

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humaine aussi bien que de la prescience divine. iN'a- vez-vous jamais, Messieurs, confié voire fortune ou votre honneur à la parole d'un homme? Vous l'avez fait , ou , si l'occasion vous a manqué , vous nommez au dedans de vous-mêmes ceux à qui vous donneriez volontiers une aussi haute marque de votre estime. D'où vous vient cette assurance "? Comment ètes-vous certains que vous n'exposeriez pas votre vie à une trahison? Vous en êtes certains , parce que vous con- naissez l'âme à qui vous abandonnez la vôtre; cette connaissance vous suffit pour prévoir qu'en aucun cas, quel que soit le péril ou la tentation , votre fortune et votre honneur ne seront lâchement sacrifiés.

Ils peuvent l'être cependant ; le cœur à qui vous donnerez votre foi est faillible , il est sujet à des assauts imprévus; n'importe, vous dormez en paix, et nul ne vous accusera d'imprudence ni de crédu- lité. S'il arrive que vous soyez trompés par l'événe- ment, que direz-vous? Vous direz : Je connaissais mal cet homme , je le croyais incapable d'une mau- vaise action. Telle est la chance que vous aurez, la chance de mal connaître, parce que, étant une intel- ligence finie , vous ne pouvez lire directement dans l'âme d'autrui, ni même lire à fond dans la vôtre. D'où il résulte que vous n'avez de vos jugemens qu'une certitude morale, et de vos prévisions qu'une assurance du même degré.

H n en est pas ainsi de Dieu. Dieu, pour me servir ds l'expression de saint Paul, pénètre jusqicau point

io;i

(le division de l'âme et de iesprit, jusquaux racines et a la moelle de notre être , et il discerne les derniers re- plis de nos pensées et de nos intentions \ Nous som- mes éternellement à nu devant lui. Il voit avec une précision infinie l'état de notre volonté, et connaissant dans la même lumière toutes les circonstances exté- rieures auxquelles nous serons en butte, il a une cer- titude infaillible du choix que nous ferons entre le bien et le mal, entre le motif du devoir et celui de la passion. Dès lors, il sait notre histoire, qui n'est qu'une lutte plus ou moins longue entre deux attractions op- posées , l'une qui nous porte vers notre fin réelle , l'autre qui nous détourne vers un but bas et faux. Et cette science anticipée de nous-mêmes n'étant en rien la cause de nos actes, elle ne gêne pas plus notre li- berté que si elle n'existait pas.

L'erreur, en cette matière, est de considérer le li- bre-arbitre comme une sorte de puissance abstraite, indépendante de son propre état, n'ayant d'autre mo- bile qu'un caprice illimité. S'il en était ainsi, l'homme lui-même ne serait pas capable de prévoir un instant d'avance ses propres actions. Sa souveraineté ne se- rait qu'une déraison permanente. Il choisirait entre le bien et le mal sans savoir pourquoi, et allant au hasard du crime à la vertu, à force d'être libre, nous ne trouverions plus en lui qu'un automate déré- glé. Tel n'est point l'homme ni le libre- arbitre; je

' Épîlre aux Hc'breiix. chap. 4, vors. 12.

ni. 13

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vous l'ai fait voir, et je n'ai plus qu'à laisser voire conscience choisir entre la morale du christianisme et la morale du rationalisme.

Le christianisme conclut à la charité et à la li- berté; le rationalisme conclut a l'égoïsme et à la fata- lité. Si dans les questions précédentes, qui ne s'adres- saient qu'à la raison, quelque reste d'ombre affligeait encore voire besoin de lumière , celte ombre vieni de s'enfuir. L'abîme de l'erreur a éclairé l'abîme de la vérité. De même que les dogmes spéculatifs de l'exis- tence de Dieu , de la Trinité, de la création , de la di- versité substantielle de la matière et de l'esprit , de la vocation de l'homme à la perfection et à la béatitude, conduisent au dogme pratique de la distinction du bien et du mal; de même, les dogmes spéculatifs du panthéisme , du dualisme, du matérialisme, du scepti- cisme, conduisent au dogme pratique de la confusion du bien avec le mal, terme suprême qui discerne toul, et les ténèbres deviennent clarté.

CINQUANTE-ET-UNIEME CONFERENCE.

DE l'homme en tant QU'ÊTRE SOCIAL.

Monseigneur ,

Messieurs ,

Quand Dieu eut fait l'homme, et qu'après l'avoir animé du souffle de la vie, il eut encore répandu dans son âme la lumière et la justice, la lumière de la vérité et la justice de la charité, il s'arrêta, s'il est permis de parler ainsi, pour regarder son ouvrage; et voyant les yeux de l'homme s'ouvrir, ses oreilles écouter, ses lèvres trembler du premier frémisse-

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menl de la parole, ce limon enlni (lu'il avait loiiclié (le sa main puissante, devenu une créature sensible et raisonnable, il demeura pensif, comme si quelque chose eût manqué au chef-d'œuvre qu'il venait de produire. En effet, le mystère de notre création n'était pas à son terme ; Dieu se recueillait une seconde fois pour mettre à notre nature le sceau d'une perfection plus grande , et d'avance il exprima son dessein en se disant a lui-même : Aon est honnm esse hominem solwn , // iie&t pas bon que Vhonimt soit seul *.

Pourquoi n'était-il pas bon que l'homme fût seul.' En quelle manière cessa-t-il d'être seul ? Tel est , Messieurs, l'objet que je propose à vos méditations, et vous verrez que la société est le troisième don primitif que Dieu nous ait fait, le troisième moyen qui devait nous servir à 1 accomplissement de no> destinées.

Aucun être n'est seul. Soit que nous regardions au-dessus ou au-dessous de nous, en Dieu ou dans la nature, nous voyons partout la pluralité et l'asso- ciation. Dieu, qui est un, n est pas solitaire; il ren- ferme trois personnes dans l'unité de sa substance, et le monde inférieur, qui est divisé en une multitude innombrable de groupes différens , n'en présente aucun oîi la créature ait la solitude pour demeure et pour loi. A chaque degré de rexistence, nous relrou-

' Genèse. cli.Tp. 2, vers 18.

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vous le nombre et lunion, c'est-à-dire la société. Le nomhre sans l'union ne serait encore que l'isole- ment; mais lorsque des êtres distincts par l'indivi- dualité, semblables par nature, viennent à se prêter leur vie, à se pénétrer réciproquement, à agir les uns sur les autres par de mutuelles relations, alors il y a société, et tel est l'état de toutes les créatures infé- rieures a l'homme; tel est l'état, sous un mode plus parfait, des personnes divines dans le ciel. Cherchez, Messieurs, à vous représenter un être absolument solitaire , c'est-à-dire n'ayant de ressemblance et de rapports avec rien, vous ne créerez dans votre imagi- nation qu'un fantôme abstrait , sorte de Dieu-néant , parce qu'il serait à la fois infini et vide, infini faute de bornes, vide faute d'activité. L'isolement est la négation de la vie, puisque la vie est un mouvement spontané, et que le mouvement suppose des relations; bien plus encore est-il la négation de l'ordre , de 1 harmonie, de la beauté, de toute perfection et de toute béatitude, puisqu'aucune de ces choses ne saurait se concevoir sans la double idée de pluralité et d'unité. La pluralité sans l'unité est le désordre positif; l'unité sans la pluralité est le désordre néga- tif. Dans le premier cas , le lien manque aux êtres; dans le second, les êtres manquent au lien. Or, il y a désordre, il est évident, que l'harmonie, la beauté, la perfection et la béatitude s'évanouissent eu même temps. C'était donc avec justice que Dieu, regardant 1 homme dans la solitude de sa création,

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avait prononcé celle parole : // n'est pas bon que riwmme soit seul.

Il est vrai que, par sa position intermédiaire entre le monde supérieur et le monde inférieur, l'homme corps et esprit se trouvait en relation avec la nature et avec Dieu; mais cette double relation ne le laissait pas moins seul de son espèce , seul dans le rang qu'il occupait , sorte de stylite perdu entre la terre et le ciel. Encore que la nature eût suffi aux besoins de son corps, et Dieu aux besoins de son esprit, lui, privé de rapports avec des êtres de même forme et de même degré , n'eût pas suffi à la grandeur du poste qu'il était chargé de remplir. Son histoire eût été trop courte, ses périls trop bornés, ses vertus trop restreintes; comme il avait un monde au-dessus et au-dessous de lui, il fallait que lui-même fût un monde, et qu'ainsi toutes les parties de la création, bien qu'inégales entre elles par leur place et leur essence, se répondissent dans une certaine propor- tion d'immensité. L'homme devait s'étendre sans se diviser, croître en nombre pour croître en union, et devenir dans la majesté du nombre et dans l'har- monie de l'union un théâtre de vertus tel que l'exi- geaient la perfection de Tunivers et la sienne. Cir- conscrit dans l'isolement, il n'eût eu que Dieu pour objet de ses devoirs; membre d'un corps composé d'êtres semblables a lui , ses offices embrassent avec Dieu l'humanité toute entière. La loi de l'amour, résumé de toute justice, ne rayonnait plus seulement

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de la créalure au créateur; elle animait de sa vie tous les orbes de la création.

Messieurs, ce grand ouvrage est sous nos yeux; depuis soixante siècles , la société humaine a couvert de ses institutions le champ de l'histoire. Plus forte que le temps, elle a résisté à tous les désastres, et s'est constamment rajeunie dans les ruines s'en- sevelissaient les peuples usés. C'est elle qui a conduit notre enfance dans les hasards des émigrations pri- mitives, et qui nous a partagé la terre. C'est elle qui, après nous avoir dispersés sur tous les rivages habi- tables , nous a rapprochés malgré la jalousie des déserts et les fureurs de l'Océan. C'est elle qui a bâti les cités célèbres , suscité les arts , fondé les sciences, propagé les lettres, élevé l'esprit de l'homme â la perfection, et donné a son cœur avec l'occasion de tous les sacrifices la gloire de toutes les vertus. Elle est enfin le mode permanent de notre vie ter- restre, et si le voyageur, au fond des forêts ou sur les bords escarpés de quelques îles perdues , dé- couvre des peuplades privées de toute civilisation, il y remarque pourtant encore quelques rudimens de l'état social, quelques restes ou quelques ébauches de relations, qui démontrent l'impuissance est l'homme de vivre seul.

Et cependant qui le croirait? le dogme de la société n'a pas subi de moindres atteintes que les autres. Comme il s'est trouvé des sages pour nier Dieu , la rréatiou . la distinction de la matière et de

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l'esprit, la vérité , la ditrérencc du bien et du mal, il s'en est trouvé aussi pour soutenir que la société est une institution purement humaine, bien plus encore, une institution contre nature. On a voulu nous per- suader qu'elle était la source de tous nos maux , et que notre décadence avait commencé le même jour que notre civilisation. Qui de nous, au temps de sa jeunesse, ne s'est pas représenté qu'il errait librement <lans les solitudes du nouveau monde, n'ayant pour toit que le ciel , pour breuvage que l'eau des fleuves inconnus, pour nourriture que le fruit spontané de la terre, et le gibier tombé sous ses coups, pour loi que sa volonté, pour plaisir que le sentiment continu de son indépendance et les hasards d'une vie sans limites sur un sol sans possesseurs? C'étaient de nos rêves. Notre cœur frémissait en se reconnaissant, si dans un livre célèbre, nous venions à tomber sur ce passage l'homme de la civilisation dit a l'homme du désert : « Chactas, retourne dans tes » forêts; reprends cette sainte indépendance de la » nature que Lopès ne veut point te ravir; moi- » même, si j'étais plus jeune, je te suivrais. » Il nous semblait, en hsant ces paroles, les entendre nous-mêmes ; notre âme oppressée s'envolait avec elles dans des régions idéales, et ne revenait qu'avec douleur au fardeau monotone de la réahté.

Étions-nous donc dans le vrai ? Ce mouvement de notre âme hors de la société élait-il une aspiration vers l'état primitif que Dieu nous avait fait , ou bien

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une révolte conlre l'ordre élahli en noire faveur par sa Providence ? Celait une révolte, Messieurs, un élan de l egoisme impatient des bornes que nous im- pose la communion universelle avec nos semblables, et faisant effort pour livrer l'univers a notre indivi- dualité toute seule. Taudis que dans le plan de la bonté divine le bonbeur est le droit et le patrimoine de tous, nous cherchions à sortir de l'humanité pour nous retirer du partage des biens et des maux, et nous affranchir des devoirs qui résultent inévitable- ment d'un grand ensemble de relations. Nous haïssions dans la société la dépendance et le travail. La dépen- dance d'abord : car , la société n'existe que par l'unité; l'unité se forme par des liens; les liens, quand il s'agit d'êtres intelligens, se changent en lois obli- gatoires pour la conscience et maintenues par la double autorité de la force publique et de l'opinion. C'est un joug accepté de la vertu qui ne sépare point son sort du sort des autres, mais pesant à l'égoïsme qui ne vit que pour lui , et c'est pourquoi la solitude étant destructive de toutes les lois, parce (ju'elle l'est de tous les rapports, l'égoïsme aspire à la soUtude pour échapper à la dépendance. Il ne hait pas moins le travail , autre conséquence de l'étal de civilisation. Quelques hommes perdus sur un territoire immense vivent a peu de frais. La nature abandonnée à elle-même fournit a leurs besoins , et l'isolement diminuant en eux l'atlrail qui reproduit la vie , leur nombre ne s'accroît qu'avec une lenteur qui n'inquiète

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jamais leur oisiveté. L'homme social au contraire, a une paternité féconde comme son cœur; il voit, sous la bénédiction de Dieu, la famille se changer en tribu, la tribu en cité, la cité en nation; les tentes s'abritent derrière des murailles; les territoires se déterminent par des bornes; la nature manque devant les flots de l'humanité. Il faut que l'art supplée à son défaut d'espace et de vigueur. Il faut qu'un travail assidu seconde les inventions de l'art. Des métiers innombrables sollicitent les bras de l'homme, et les bras de l'homme h leur tour sollicitent les métiers. Nos veines ne se remplissent que du fruit de nos sueurs. Chaque goutte de notre sang est achetée de la terre au prix d'une vertu.

C'est plus qu'il n'est nécessaire pour efl'rayer l'é- goïsme , et pour lui persuader que l'ordre social n'est qu'une imposture dans un martyre. Je ne le réfute pas. Messieurs, je vous explique seulement comment il se fait que le dogme chrétien de la société ait des contradicteurs et des ennemis. Dépendance , travail , ces mots sont durs, je ne puis le nier, et qui ne les accepte pas est nécessairement en révolte contre la réalité des choses humaines.

Il y a peu de jours, Messieurs, vous avez gravé sur les monumens de votre capitale cette inscription mémorable : Liberté, égalité, fraternité. C'est bien, en effet, une partie de la charte primitive qui a uni les hommes entre eux et fondé le genre humain; mais ce uc l'est pas tout entière. C'est la Charte des

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droits, non celle des devoirs. Or, l'homme vivant en société ne peut pas plus se passer de devoirs que de droits. Si la liberté lui est nécessaire pour rester une créature morale , pour ne pas être étouffé dans les étreintes d'une domination exagérée et injuste , l'o- béissance lui est nécessaire aussi pour se soutenir, à l'aide d'une loi commune et sacrée , au foyer vivant qui le fait une nation. Si l'égalité lui est nécessaire pour ne pas déchoir du rang Dieu l'a placé par une origine qu'il partage avec tous ses semblables , la hiérarchie lui est nécessaire aussi pour ne pas tomber, faute d'un chef et d'un commandement, dans l'impuissance de la dissolution individuelle. Si la fraternité lui est nécessaire pour qu'un sentiment de confiance et d'amour élargisse les liens étroits de l'ordre social, pour que l'humanité demeure une grande famille issue d'un père commun , la vénéra- tion lui est nécessaire aussi pour reconnaître et affermir l'autorité de l'âge, la magistrature de la vertu, la puissance des lois en ceux qui en ont le caractère, soit comme législateurs , soit comme souverains. Ecrivez donc , Messieurs , si vous voulez fonder de durables institutions , écrivez au-dessus du mot de liberté le mot d'obéissance , au-dessus du mot d'éga- hlé le mot de hiérarchie , au-dessus du mot de fra- ternité le mot de vénération , au-dessus du symbole auguste des droits le symbole divin des devoirs. Je vous l'ai dit ailleurs : le droit est la face égoïste de la justice, le devoir en est la face généreuse et

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dévouée. Appelez-en au dévouement , alin que le dévouement vous réponde , et que votre édifice triomphe des passions ardentes qui, depuis l'origine de la société, ne cessent d'en conjurer la ruine.

La société humaine n'est pas seulement haïe pour elle-même, à cause des vertus civiles qu'elle impose, elle l'est encore par une autre raison qu'il importe (|ue vous sachiez. Dieu, qui a été le fondateur de la société, en est le conservateur. Il la maintient par la force de son nom , qui s'y est perpétué sous la garde des traditions dogmatiques et des observances reli- gieuses. Nul peuple n'a pu vivre sans ce nom vé- néré; nulle cité ne s'est bâtie que sur la pierre angulaire du temple. Et c'est en vain que l'impie es- père abolir la mémoire de Dieu tant qu'il n'aura pas aboli la société qui en a le dépôt, et qui vit de ce trésor héréditaire de l'humanité. La société humaine et la société religieuse sont deux sœurs nées le même jour de la parole diyine , l'une regardant le temps , l'autre l'éternité , distinctes par leur domaine et par leur fin, mais indissolublement unies dans le cœur de l'homme, s'y soutenant lune par l'autre, tombant ensemble, se relevant ensemble, bravant ensemble par leur commune immortalité la haine qui les pour- suit toutes deux. Ne perdez pas ce point de vue, Mes- sieurs, si vous voulez vous rendre compte du levain d'anarchie qui soulève le cœur de l'homme contre la société. La société n'est pas autre chose que l'ordre, <'l l'ordre a en Dieu sa racine invulnérable. Quicon-

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«|ue n'aime pas Dieu a par cela seul une cause perma- nente d'aversion contre l'état social qui ne saurait se passer de Dieu.

De vient que les époques anti-religieuses produi- sent infailliblement des théories anti-sociales. Vous l'avez vu au dernier siècle. Tandis que les docteurs d'une génération légère livraient au ridicule Jésus- Christ, la Bible et l'Église, d'autres écrivaient, d'une plume non moins hardie , contre la société humaine. On exaltait l'état sauvage comme l'élat primitif de l'homme et incomparablement le meilleur; on exhor- tait à y retourner, l'arc et la flèche en main, les effé- minés gentilshommes des délices de Trianon. On démontrait pour le moins que la société s'était formée par un contrat volontaire , et l'on recherchait avec une gravité qui n'était que trop formidable , les clau- ses de ce fabuleux contrat.

Faut-il , Messieurs , vous prouver que l'ordre so- cial n'est ni une institution contre nature, ni une institution facultative ? Nous sommes loin des temps s'agitaient ces questions puériles en elles-mêmes, mais que rendait considérables la décadence de la monarchie elles étaient traitées. Aujourd'hui que cette monarchie a disparu dans une tempête, et que l'époque de reconstruction a succédé a celle des rui- nes , les intelligences se préoccupent bien plus des problèmes économiques de la vie sociale que des cir- constances de son origine et des causes premières de son établissement. C'est pourquoi je me bornerai au

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peu (le mois qui sont nécessaires pour confirmer ra- tionnellement le dogme de la société tel que le pro- fesse la doctrine catholique.

Une chose est naturelle lorsqu'elle est conforme à la constitution réelle d'un être. Or, l'état social est évidemment conforme à la constitution de l'homme , puisque partout et toujours il a vécu en société. On nous oppose, il est vrai, les peuplades sauvages de l'Amérique et d'un grand nombre d'îles semées dans l'Océan ; mais ces peuplades elles-mêmes , quoique dépourvues de civilisation, vivent encore dans des ru- dimens informes de communauté. Ce sont des bran- ches détachées par accident de la grande souche hu- maine, et qui privées de la sève des traditions, soustraites à la loi de l'enseignement oral , végètent aux confins extrêmes de la sociabilité sans avoir rompu le dernier anneau qui les y retient. Que la vérité et la charité les cherchent au bout du monde; que la parole de l'Évangile, apportée par les nuées du ciel , vienne à tomber sur la glèbe inculte de leur âme , vous les verrez tendre la main a l'apostolat , couvrir leur nudité, enfoncer la charrue dans le sol de leurs forêts , s'assembler sous l'arbre et le signe d'une croix, et courber leurs fronts devant la pré- sence invisible du Dieu dont ils ne connaissaient plus qu'un souvenir aussi incertain que leur vie. Vous ne l'ignorez pas, l'Océanie voit aujourd'hui s'accomplir ces merveilles, et les îles fortunées de Mangaréva en- voient jusqu'à nos vieux conlinens le baume virginal

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d'une civilisation qui retrouve un berceau clans les ruines du désert.

Je ne veux pas dire que le sauvage passe aisé- ment ni toujours à l'état de perfectionnement social ; non, Messieurs, c'est Ik une œuvre difficile qui coûte du temps, une suite de circonstances heureuses, et qui, à cause de cela , est rarement couronnée de suc- cès. On n'arrache pas en un jour une population tout entière à la torpeur d'une oisiveté invétérée et au li- bre épanchement des passions. Il suffît qu'on l'ait fait, ou même qu'on l'ait commencé , pour que l'état sau- vage cesse d'être une objection contre le tempéra- ment social de l'homme. L'Iroquois ou le Huron n'est pas civilisé, mais il est apte a le devenir, et s'il ne le devient pas tout seul , à l'aide de ses forces propres , c'est par la même raison que le sourd est muet. Nul n'est à lui-même son initiateur; tout homme ou toute tribu sorti de la société, qui est la grande et univer- selle initiatrice, ne saurait y rentrer que par un lé- gislateur qui lui apporte du foyer commun la vérité , la justice , l'ordre, le dévouement. Il n'est pas besoin de courir à l'Océan pacifique pour y trouver le sau- vage; quiconque repousse la tradition sociale par des passions sans frein est un sauvage volontaire, d'autant plus dégradé qu'il touche à la source du vrai et du bien. Vous avez rencontré, Messieurs, de ces êtres tombés par leur faute au-dessous de la civilisation , et assurément vous n'avez rien conclu de leur misère morale contre la dignité de notre nature et contre sa

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sociabilité. L'exception n'a jamais détruit une règle , et ici il n'y a pas même d'exception. Le sauvage est a riiomme civilisé ce qu'un avorton est à une plante qui a reçu un développement régulier; il témoigne par sa difformité même en faveur du type normal dont il n'a pas atteint la plénitude.

L'homme vit donc socialement en vertu de sa constitution native; il est naturellement sociable, et _ par suite naturellement social. Ce n'est pas un con- trat facultatif qui l'a mis en société; il est en so- ciété. Et s'il arrive qu'il en sorte par un accident fu- neste qui le sépare de la souche commune, il lui est impossible d'y rentrer de lui-même sous la forme d'un contrat ou d'une délibération. Il végète dans cet étal jusqu'à ce que l'homme civilisé vienne toucher sa main, et le relève par la souveraineté fraternelle de la parole au rang d'une intelligence éclairée de Dieu. Car, c'est Dieu qui a été le premier initiateur du ge-nre humain a la vie sociale, et qui, après avoir dé- posé dans ses entrailles avec la vérité et l'amour le germe du rapprochement mutuel , lui a donné la pre- mière impulsion. La vérité et l'amour sont la base de l'ordre social; partout se rencontrent des âmes qui en ont reçu le don, le principe de la société existe en elles et tend à les unir. Mais ce principe peut être assoupi ou dégradé ; c'est pourquoi il exige, tout préexistant qu'il soit, une intervention initiatrice, qui l'éveille, s'il est assoupi, qui le purifie, s'il est dé- gradé. En sorte que ces deux choses sont cgalemeni

^201)

vraies, que la sociélé est iialurcllc à Tliommc, et que cependant elle est d'institution divine. Elle est natu- relle à riiomme, parce que l'homme , être intelligent et moral , a reçu dans sa création le germe intelligi- ble de la vérité et de lamour ; elle est d'institution divine, parce que c'est Dieu qui, le premier, a mis directement riiommc en possession active de la vé- rité et de l'amour, et qui, le premier aussi, lui a donné lieu d'appliquer la vérité et l'amour dans des relations de semblable à semblable, d'égal à égal.

Il est temps que nous assistions à ce moment su- prême du drame de la création , et que nous voyions la société humaine surgir sous la main bénie à qui nous devons tout.

Quand Dieu eut prononcé cette belle parole : // nest pas bon que Vhomme soit seul, l'Ecriture nous dit qu'il fit descendre sur l'homme, notre premier père, un sommeil profond et mystérieux. C'est que Dieu , en quelque sorte , craignait d'être troublé par le regard de l'homme pendant le travail sublime au- quel il se préparait; il ne voulait pas qu'aucune autre pensée que la sienne intervînt dans l'acte qui allait donner la pluralité à l'homme sans détruire son unité. Car telle était l'œuvre que sa souveraine puissance se proposait d'accomplir. Prenant pour exemplaire de la société humaine l'ordre éternel de la sociélé divine , il entendait qu'il n'y eût pas seulement unité morale dans les relations de l'homme à l'homme; mais que

1. m. J4 ,

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ces relalions prissent leur source dans une unilé substantielle , imitatrice autant que possible du lien qui rassemble les trois personnes incréées dans une ineffable perfection. L'humanité devait être une par la nature, par l'origine, par le sang, et ne former de tousses membres, au moyen de cette triple unité, qu'une seule âme et qu'un seul corps. Ce plan était conforme au but général de Dieu , qui était de nous créer à son image et à sa ressemblance, afin de nous communiquer tous ses biens; il était digne de sa sa- gesse autant que de sa bonté , et quand je songe qu'une vulgaire impiété a pu rire de lacté magnifi- que qui en fut la réalisation, je me sens pris d'une pitié profonde pour l'abaissement tombe l'intelli- gence qui méconnaît celle de Dieu.

L'homme était donc aux pieds de son créateur et de son père, enivré de l'inertie d'un sommeil surhu- main, ne sachant rien de ce qu'on méditait sur lui, et Dieu le regardait en pensant. Fallait-il diviser cette belle créature pour la multiplier? Fallait-il créer à côté d'elle une image d'elle-même, sans autre commu- nauté que la similitude, et faire sortir le genre humain d'un premier homme associé à un second? C'eût été détruire l'unité dans la racine même d'où elle devait fleurir. Il y eût eu deux sangs, il n'en fallaitqu'un. 11 fallait que l'humanité tout entière sortit d'un seul homme , que la pluralité vivante jaillît de l'unité vi- vante, et que l'homme multiplié sans division recon- nût dans son semblable, émané de lui, les os de ses

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os et la chair de sa chair * . C'est avec celle pensée que Dieu s'incliue vers l'homme, cl qu'il va le lou- cher : mais le touchera-l-il ? Le front de l'homme, repose avec son intelligence le siège éminent de sa beauté, se présentait naturellement à la main créatrice, et semblait appeler la bénédiction nouvelle qui allait descendre sur nous. Dieu ne le toucha point. Si belle faculté que soit l'intelligence, elle n'est pas le terme de notre perfection ; calme comme la lumière, froide comme elle, ce n'était pas du point qui lui correspond dans rarchilecture extérieure de l'homme, que Dieu devait susciter le miracle de notre pluralité consubstantielle. Il connaissait un endroit raeilleui*; il y posa la main. 11 la posa sur la poi- trine de l'homme, le cœur marque par son mou- vement le cours de la vie, toutes les saintes af- fections ont leur retentissement et leur contre-coup. Dieu écoula un moment ce cœur si pur qu'il venait de créer, et arrachant par une pensée de sa toute- puissance une partie du bouclier naturel qui le cou- vre, il forma la femme de la chair de l'homme, et son âme du même souffle qui avait fait l'àme d'Adam.

L'homme vit l'homme. 11 se vit dans un autre avec sa majesté, sa force, sa douceur, et une grâce de plus, nuance délicate, qui ne lui présentait une dis- semblance que pour établir entre les deux parties de lui-même une plus étroite fusion. Premier regard de

' Genèse, chap. 2, vers. 23.

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l'homme sur l'iiomme, quel fùles-vous? Premier instant nuptial do riuinianité, qui vous dira? Nous ne chercherons pas à vous le peindre, Messieurs, nous ne diminuerons pas dans une vaine poésie la solen- nité de ces noces dont Dieu fut le consécrateur ; mais imitant l'austère simplicité de l'Ecriture, nous vous dirons ce qu'elle nous a dit.

Après donc que Dieu eut conduit à l'homme sa compagne, selon l'expression des saintes pages, il prononça sur eux en ces termes la bénédiction d'une inépuisable fécondité : Croissez et multipliez -vous y et remplissez la terre'^. Et avec ces paroles, efficaces comme toutes les paroles de Dieu , l'homme reçut le don de produire et de perpétuer le miracle de la dif- fusion de son cire dans des rejetons personnellement distincts de lui, mais un avec lui par la forme et par le sang. L'humanité était fondée, et l'homme en qui elle venait de l'être, l'homme roi, époux, père, por- tant dans son sein l'innombrable postérité de ses ftls, entonna l'hymne du premier hyménée , le chant du premier amour, la loi de la première famille, la pro- phétie de toutes les générations. Ecoutons-le , Mes- sieurs, écoutons notre ancêtre parlant à sa race au nom de Dieu ; écoutons la première parole de l'homme qui ait traversé les siècles et qui ait enseigné le genre humain. Voici, dit-il. Vos de mes os et la chair de ma chair ; celle - ci s'appellera vierge parce (pi elle a été tirée de l homme : cest pour-

' (Icnôso, diap. 1, vers, 28.

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quoi l homme quitteni son pure et sa mère et s at- tachera à son épouse, et ils seront deux dans une chair*. Telle est la loi de la famille, de la société, de la civilisation ; tel est l'oracle qui réglera à jamais le sort de l'humanité. Tout législateur qui en mépri- sera le commandement ne fondera que la barbarie ; tout peuple qui s'en écartera n'atteindra point l'ère de la justice et des saintes mœurs. C'est de la consti- tution de la famille que dépendra dans tous les âges le progrès ou la décadence de la société, et la consti- tution de la famille, signée de l'homme et signée de Dieu, est écrite dans la charte dont vous venez d'en- tendre la proclamation. La femme ne sera point l'es- clave de l'homme ; elle en sera la sœur, l'os de ses os, la chair de sa chair ; partout on la dégra- dera de ce rang , l'homme sera dégradé lui-même ; il ne connaîtra point les pures joies du véritable amour. Assujetti à la domination des sens, la femme ne lui sera qu'un instrument de volupté ; elle ne lui parlera point de Dieu avec l'autorité de la tendresse, elle n'a- doucira point son cœur par le charme constant du sien , elle ne polira point sa vie par la délicatesse in- née de son geste et de sa voix. Le seuil domestique, symbole de la servitude, au lieu de rappeler à l'homme les heures saintes et fortunées de son passage terres- tre, ne lui rappellera que l'inconstance de ses plaisirs, que la dureté de ses passions.

' Genèse, chap. 2, vers. 23 et 2i.

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Mais la femme ne sera point seulement la sœur de rhomme en vertu de la communauté d'origine ; elle en sera l'épouse, elle lui apportera dans la virginité de son corps et de son âme un don inestimable, un don que l'homme ne pourra plus recevoir d'une au- tre, tant que la mort n'aura point rompu le serment qui en aura été le prix. La femme , dit Adam , s'ap- pellera vierge; c'est pourquoi V homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une chair. Ils seront deux et non davantage ; ils seront deux jusqu'à ne plus être qu'une chair, et comme la mort dissout l'unité de la chair, la mort seule aussi détruira l'unité du mariage, source de la vie. Si la fragilité du cœur hu- main oublie cet ordre, s'il ose élever l'adultère jus- qu'à la sainteté du mariage, en profanant celle-ci, la femme n'existera plus ni comme épouse ni comme mère ; l'enfant issu de ses entrailles par une impar- faite union ne reconnaîtra plus en elle qu'une victime déshonorée, et dans ses propres jours que le fr^it d'une égoïste paternité.

Ainsi, alliance fraternelle de l'homme et de la femme, alliance exclusive et indissoluble, l'homme cependant exerce l'aulorilé principale, parce qu'il est la souche d'où sa compagne a été prise, et qu'elle lui a été donnée par Dieu, selon le langage de l'Ecriture, comme une aide semblable à lui ' ; telle est la cons-

' Genèse, chap. 2, vers. 18.

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lilution régulière de la famille hors de laquelle il n'y a plus qu'oppression de la femme et de l'enfaut, af- faiblissement du sens moral, substitution de la vo- lupté à l'amour, de l'égoïsme au dévouement, enfin barbarie ou décadence, selon l'âge des nations s'est introduit le mépris des lois fondamentales de la société. La société n'est que le développement de la famille ; si l'homme sort corrompu de la famille, il entrera corrompu dans la cité. Si la cité veut détruire la famille pour se régénérer, elle substituera un or- dre factice et contre la nature à l'ordre établi de Dieu, et elle tombera dans le double abîme d'une ty- rannie sans mesure et d'une effrénée dissolution. Ce sera le grand chemin de la mort.

La société n'étant que le développement de la fa- mille, les lois générales qui régissent la famille ré- gissent aussi la société. De même qu'au foyer domes- tique la femme est sœur de l'homme, le citoyen au forum est frère du citoyen ; de même que l'homme n'appartient qu'à une femme, le citoyen n'appartient qu'à une nation ; de même enfin que la femme et l'enfant doivent au père obéissance et respect , le ci- toyen doit obéissance et respect au magistrat de la cité. Si de la cité nous jetons nos regards sur le genre humain, nous y reconnaîtrons, malgré la différence du langage, des mœurs et de la physionomie, le con- cile dispersé d'une seule race, répanouis>cment d'une seule tige, et nous dirons à chaque homme : Tu es mon frère; à chaque nation : Tu es ma sœur; à tous,

quels que soient leur couleur, leur histoire cl leur nom: Voici l.os de mes os et la chair de ma chair. Nous ne retrouverons plus, il est vrai, dans le genre humain runilé d'un seul père , une obéissance com- mune, un respect unanime : cet ordre a été brisé. Les champs de Babylone ont vu les branches de l'homme se rompre en éclats, et nos ancêtres se dire en un langage confus l'adieu d'une séparation qui subsiste encore. Mais l'heure de l'unité préparée et commencée par le Christ semble approcher ; les mon- tagnes s'abaissent, les mers s'abrègent ; l'humanité chrélieuue ayant à sa tête le vicaire de Dieu pousse (tevanl elle et éclaire de sa supériorité désormais as- surée les peuples qui n'ont encore point adoré la pa- role régénératrice de l'Evangile. Le goût de la paix retient l'épée dans le fourreau ; un langage de frater- nité s'échange d'un bout du monde à l'autre ; le nè- gre siège avec le blanc dans les grandes assemblées des nations : tout présage aux esprits attentifs une ère (le rapprochement et le siècle s'accomplira , sans détruire la variété ni la liberté des peuples, l'antique prophétie qui nous annonce un seul pasteur pour un seul troupeau *.

Je m'arrête, Messieurs, devant cette magnifique espérance qui doit consoler tous ceux que préoccupe l'avenir du genre humain. Pourquoi faut-il qu'encore ici je rencontre le rationalisme pour adversaire de

' Hvanj;iic clr saini Jetin, chap. 10. mis. iTi

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vérités qui iiUéresseut à un si haut point la dignité (le l'homme et son bonheur? Non content d'avoir présenté l'état social comme un état contre nature, le rationalisme en a attaqué la constitution sous trois rapports considérables : il a nié l'unité de la race humaine, l'unité du mariage et son indissolubilité. Je ne me préoccuperai point des deux dernières erreurs, ayant eu déjà l'occasion d'y toucher dans la Confé- rence où nous traitions de Vinfluence de la société catholique sur la société naturelle quant à la fa- mille, et je me bornerai à confirmer en quelques mots l'unité substantielle qui fait du genre humain une fa- mille issue d'un seul amour et d'un même sang.

Il semble, Messieurs, qu'au siècle nous vivons. siècle les idées d'égalité et de fraternité exercent un empire général , s'il est un dogme qui dût échap- per à la négation , c'était le dogme qui ramène à l'u- nité tous les peuples dont se compose le genre hu- main. Mais le rationalisme croyait prendre ici la vé- rité chrétienne en flagrant délit contre les documens de la science, et il ne pouvait manquer cette occa- sion de la compromettre dans les esprits qui atta- chent plus de poids à l'apparence des faits qu'à l'é- vidence des lois. 11 s'efforça donc d'établir la diversité absolue des races humaines par l'étude comparée des dissemblances profondes qui en distinguent les plus importans rameaux. Ces dissemblances ne sau raient être niées ; l'ignorant les découvre comme le savant. Le Malais, le Mongol , le nègre, ont des trails

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caractéristiques qui ne permettent de les confondre ni entre eux ni avec l'homme d'Europe. Cela est vrai. Toute la question est de savoir si la différence est substantielle ou n'est qu'un accident, si elle cons- titue une nature séparée emportant une origine pro- pre, ou si elle n'est qu'une nuance causée dans un type primitivement uniforme par des circonstances de temps , de lieux, de mœurs, et même par des évé- nemens fortuits dont l'effet et l'empreinte se sont ensuite perpétués.

Il est incontestable que des variétés sensibles sln- iroduisent dans des êtres de même genre et de même lignée ; c'est le résultat de deux forces qui retiennent la vie dans un juste équilibre, la spontanéité et l'im- mutabilité. Sans la spontanéité, c'est-à-dire sans un mouvement propre et original , les êtres demeure- raient dans le moule monotone d'une uniformité in- grate ; sans l'immutabilité , ils perdraient sous le coup de leur action individuelle le type de leur vraie organisation. Ils sont donc à la fois libres et contenus; ils se modifient sans se dénaturer. Telle est la cause de ces changemens de physionomie qui ne portent aucun nom lorsqu'ils ne se perpétuent pas, et qui s'appellent des variétés lorsqu'ils sont assez forts pour se transmettre et se maintenir. Car , de même que la forme primitive de l'être vivant résiste à toutes les mutations, la forme secondaire ou acquise peut participer aussi de ce privilège lorsque les causes qui l'ont produite se sont invétérées et ont passé en quel-

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que sorte jusqu'aux racines de la vie. Le père ou la mère, et quelquefois tous les deux ensemble, commu- niquent à leurs enfans les traits et l'expression qu'ils ont eux-mêmes reçus de leurs auteurs. Si ce vestige héréditaire disparaît promptemenl dans les familles de peu de distinction, il acquiert une persistance opi- niâtre dans les races plus fortement trempées , qui veillent davantage sur leur sang. Il est surtout remar- quable dans la physionomie particulière à chaque peu- ple , quelque rapprochement de climat et de mœurs qu'il y ait entre eux. Le Français, l'Anglais, l'Alle- mand, l'Italien, l'Espagnol, qui se touchent sur un sol de peu d'étendue, qui s'abreuvent des mêmes eaux et du même soleil , qui adorent le même Dieu , qui ont été mêlés par une communion ininterrompue de douze à quatorze siècles , tous ces peuples ont un type de figure qui leur est personnel, et qui les fait reconnaî- tre à l'instant par l'observateur le moins attentif. S'il en est ainsi entre des corps de nation soumis à l'in- fluence d'élémens communs, que sera-ce de ceux que séparent la distance, la lumière, la chaleur, la nourri- ture, les croyances, les habitudes, toutes les causes enfin matérielles et spirituelles qui agissent sur la vie et y déterminent de profondes modifications? Et si la dissemblance de deux peuples européens n'accuse pas la diversité de leur première origine, comment la dis- semblance du nègre et du blanc accuserait-elle autre chose que la diversité de leur histoire religieuse, po- litique et naturelle? Ce qui fait l'homme, c'est une

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àmc iiUclligeulc unie à un corps doué de certaines propoplions. Or, le nègre n'a-l-il pas lame du blanc, et n'a-l-il pas son corps? Qui dira que 1 ame du nè- gre n'est pas humaine, et que son corps n'est pas hu- main? El si l'âme du nègre est humaine, si son corps est humain, n'esl-ii pas un homme? Et s'il est un homme, qui l'empêche d'avoir eu le même père que nous ?

Aussi, Messieurs, une loi physiologique, promul- guée par l'illustre Cuvier, a décidé la question. 11 est acquis à la science que tous les êtres vivans qui s'unissent entre eux , et dont la postérité demeure in- définiment féconde, appartiennent à la même nature cl remontent à une souche primordialement unique. Dieu n'a pas voulu, afin de maintenir les grandes lignes de la création, que les êtres d'origine et de genre divers pussent, au moyen d'alliances capricieu- ses, confondre tous les sangs. S'il arrive que ce fait irrégulier se produise, il obtiendra bien de la fécon- dité trompée un premier résultat ; mais il n'ira pas plus loin, l'ordre reprendra immédiatement son em- pire, et la stérilité punira le fruit d'un commerce ré- prouvé par la volonté du créateur. Or, Messieurs, cet auathème n'atteint pas l'union du nègre et du blanc ; leurs sermens reçus au pied des mêmes autels, sous l'invocation du même Dieu, obtiennent dans une pos- térité indéfinie la gloire d'un acte légitime et saint. Bien plus, les deux sangs se reconnaissent ; le plus pur élève à sa splendeur celui qui avait contracté une

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altération ; de degré en degré, d'alliances en allian- ces, toute disparité s'évanouit, et les fds d'Adam se retrouvent, comme il y a soixante siècles, dans les traits fraternels de leur père commun.

Arrière donc ces tentatives honteuses d'une science fratricide! arrière les voix qui ne respectent pas l'in- violable unité du genre humain! Saluons plutôt, chré- tiens, saluons de loin, la face tournée vers tous les vents du ciel , nos frères dispersés par la tempête sur des rivages si divers. Nous, qui avons le mieux con- servé l'incarnat primitif de notre création, qui avons reçu avec une plus douce influence de la lumière na- turelle un meilleur partage de la lumière incréée ; nous, les aines de la vérité et de la civilisation, sa- luons nos frères que nous n'avons précédés que pour les conduire, que nous n'avons surpassés que pour qu'ils nous égalent un jour. Saluons en eux notre unité passée et notre unité future, l'unité que nous avions en Adam et celle qui nous attend en Dieu. Touchons la main du Malais et du Mongol; touchons la main du nègre ; touchons la main du pauvre et du lépreux. Tous ensemble, unissant nos biens et nos maux dans une immense et sincère fraternité, allons à Dieu, notre premier père. Allons à Dieu qui nous a préparés du même limon, qui nous a vivifiés du même souffle, qui nous a pénétrés du même esprit, qui nous a donné la même parole, qui nous a dit à tous : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre, et somneltez-vous-la , et présidez. Lui

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seul peut nous bénir ; lui seul peut nous ouvrir une ère véritable de liberté, d'égalité et de fraternité. Sans lui , c'est en vain que vous gravez ces mots sublimes sur le front de vos monumens. Ils avaient été gravés, il y a trente siècles, sur les tables du Sinaï par un doigt plus puissant que le vôtre , et cependant les tables du Sinaï sont tombées des mains qui les por- taient et se sont brisées au pied de la montagne. C'est que leurs lois étaient écrites sur la pierre et non dans le cœur de l'homme. N'écrivez donc pas les vôtres sur la pierre , écrivez - les avec le doigt de Dieu dans votre propre cœur, afin que de elles parlent au cœur de tous et s'y assurent une durable immortalité.

CINQUANTE-DEUXIÈME CONFÉRENCE.

DU DOUBLE TRAVAIL DE L HOMME.

Monseigneur,

Messieurs,

Il me resterait à vous entretenir de l'état Dieu créa l'homme en tant qu'être physique, puis en tant qu'être religieux. Sous le premier rapport, il le doua d'immortalité ; sous le second , il le prépara au par- tage de la vie divine elle-même par un don que la doctrine catholique appelle la grâce, c'est-à-dire le don par excellence. Ce devrait doue être l'objet

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présent de votre attention. Mais ayant plus lard à traiter devant vous du mystère de la résurrection des corps, je réserve pour ce moment tout ce qui con- cerne Timmorlalité extérieure deThomme; et quant à sa vocation au partage de la vie divine par Teffu- sion de la grâce, c'est une matière trop vaste pour y toucher dans un jour qui va clore nos Conférences de cette année. Je la réserve donc aussi, et je suis amené dès lors à la parole qui termine dans l'Ecriture le récit de la création. Cette parole est singulière ; la voici : Dieu acheva au septième jour l œuvre quil avait faite , et il se reposa de cette œuvre au sep- tième jour ; il bénit le septième jour et le déclara saint, parce quen ce jour il avait cessé de créer et de faire son œuvre * .

Par vous voyez, Messieurs, que le monde n'a- vait pas été l'ouvrage d'un instant, mais que Dieu l'a- vait produit dans un ordre progressif distribué en six époques que l'Ecriture appelle des jours. Je ne m'ar- rêterai pas à vous exposer cet ordre qui est connu de vous, ni à le justifier. La science s'en est chargée depuis un demi - siècle ; chacune de ses découver- tes est venue à l'improviste constater la profondeur de la cosmogonie biblique, et enfin les entrailles de la terre mises à nu par de tardives investigations ont révélé dans l'étal de leurs couches superposées la réalité de la formation successive qui est la base

(iciK'se, cliap. 2, VOIS. '1 l'i '.'>.

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(lu récit de la Genèse. Il a fallu reeonnailre ou que Moïse était inspiré de Dieu , ou qu'il possédait quinze siècles avant l'ère chrétienne une science qui ne de- vait éclore que trois mille ans plus tard. J'aborde- rais volontiers ce magnifique triomphe de notre foi si la nature de mes travaux me permettait d'y ajouter le poids d'une autorité personnelle, et s'il n'exigeait pas pour paraître tout ce qu'il est des développe- mens scientifiques mieux placés dans un livre que dans la chaire sacrée. Je me borne donc à ce fait incontestable, que la cosmogonie chrétienne est dé- sormais assurée du respect de quiconque ne méprise pas le témoignage des plus authentiques réalités. Mais ce témoignage, qui suffit pour confondre les injures de l'esprit, ne suffît pas pour satisfaire son désir de savoir. 11 se demande encore pourquoi Dieu a créé le monde graduellement, pourquoi il a en quelque sorte diminué sa puissance pour restreindre son action. On conçoit que le temps soit nécessaire à une cause finie ; on ne conçoit pas le service qu'il rend à une cause qui peut tout par elle-même. Com- ment Dieu s'est-il rabaissé à la mesure d'un ouvrier vulgaire? Comment a-t-il pris, quitté, repris son œuvre? Comment s'est-il reposé? Toutes ces idées sont étranges, et en les voyant unies au premier acte qui nous a révélé Dieu, à l'acte de la création, Tin- telligence vacille, et demeure sous le poids d'un in- consolable étonnement.

Messieurs, j'ose vous dire que votre instinct vous r. m. lo

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trompe, et qu'il n'y a rien de plus grand en Dieu que son abaissement. Oui, Dieu s'est abaissé dans la création, comme nous le verrons plus lard s'abaisser dans l'incarnation et la rédemption ; il s'est abaissé , parce qu'il travaillait pour nous et non pas pour lui , parce que la force et la grandeur ne se commu- niquent jamais mieux qu'en descendant. Oui, Dieu n'avait pas besoin du temps pour auxiliaire de son éternilé. Oui , aucun motif tiré de lui-même ne le portait à diviser en six périodes la formation de l'univers, et à attendre du concours des siècles ce qui dépendait d'un acte de sa souveraine pensée. Mais s'il était indifférent pour lui d'agir vite ou len- tement, il ne l'était pas pour l'homme. Destinés dans notre passage sur la terre à un travail qui ne fi- nira qu'avec elle et avec nous , il nous importait de connaître la loi générale du travail, et Dieu, en posant hors de lui l'opération d'où devait découler toute opération ultérieure, a voulu que sa manière de procéder contint et révélât pour toujours la règle de notre propre activité. Cette règle, en effet, ne s'est jamais effacée de la mémoire du genre humain. Elle a survécu au naufrage des plus saintes tradi- tions, et on en retrouve le vestige dans le partage du temps usité chez la plupart des peuples anciens et nouveaux. Mais afin de comprendre en quoi elle consistait, quel était son but et son importance, il est nécessaire de nous rendre compte du travail même de l'homme.

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Ce mot de travail semble éveiller une idée incom- patible avec l'état primitif Dieu nous avait placés, état de perfection et de bonheur que je vous ai dé- peint, et qui emporte avec soi l'image d'un repos ac- compli. Le travail n'est-il pas une fatigue ? n'est-il pas un châtiment imposé à l'homme par suite d'une prévarication qui l'a fait déchoir des prérogatives de son état premier ? Et d'ailleurs , avant que cette catastrophe eût altéré l'harmonie de nos facultés et attiré sur la terre la malédiction divine, quel eût été pour nous l'objet d'un travail, soit du corps, soit de l'esprit ? Ces réllexions, Messieurs, me prou- vent d'autant plus la nécessité je suis de définir exactement le travail demandé à l'homme par le vœu de sa création.

Travailler, c'est faire. On peut faire avec peine ; mais la peine n'est pas de l'essence du travail. Son es- sence se résume dans ce mot énergique et glorieux : Faire. Or, vous ne pensez pas que Dieu, qui a tout fait, eût destiné l'homme à une immortelle oisiveté. L'être le plus infime, en venant au monde, y ap- porte une mission qui correspond à la fin pour la- quelle il a été créé, mission ou fonction qu'il ac- complit par un travail. Le ver de terre lui-même fait quelque chose ; il remplit une tâche ; il coopère à un but ; il appartient enfin à la milice sacrée des créatu- res utiles. Comment l'homme, élevé si haut par ses facultés et par la place qu'il occupe dans l'univei-s, n'eùt-il reçu d'autre fonction que celle d'un stérile

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désœuvrement"? Il n'en pouvait èlre ainsi, et ce né- lait pas le langage d'un repos oisif que Dieu tenait à riiomme en lui disant, à l'heure de sa naissance : Croissez et multipliez -vous , et remplissez la terre, et soumettez-vous la, et commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, et à tous les animaux qui se meuvent sur la terre ^. Ce n'é- tait pas une leçon d'oisivelé qu'il lui donnait en ame- nant en sa présence, selon le récit de la Genèse, tous les animaux de la création pour quil les nommât d'un nom qui exprimât leur nature et qui de- meurât le leur à jamais^. Enlln, lorsqu'il l'inlro- duisait dans un séjour appelé par l'Ecriture le Para- dis de volupté, ce n'était pas pour s'y endormir dans le sommeil de l'inaction ; car il est dit que Dieu l'y plaça 2)our le travailler et le garder, ut opera- retur et custodiret illum^. N'unissez donc pas dans votre esprit l'idée de la perfection et du bonheur, ni même l'idée du repos, avec celle de l'inoccupation ou de l'oisiveté- Avant que Dieu se fût donné dans la création et le gouvernement du monde un emploi di- gne de tous ses attributs, il était déjà l'activité infi- nie; il produisait en lui-même , par une éternelle ac- tion, le Verbe qui lui parle toujours, l'Esprit-Saint qui répond à tous les deux; il épanchait entre trois, par une fécondité aussi ancienne que lui , l'unité

' Genèse, cliap. 1, vers. 28. .

■^ Ibidem, cliap. 2, vers tO. ^ Ibiilcm, cliap. 2, vers. lo.

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dune essence dont ce inouvemcnl intérieur est la perfection, la béatitude et le repos. Loin que l'idée de faire, qui est celle du travail, soit incompatible avec la notion d'un état heureux et parfait, elle est l'élément nécessaire qui constitue tout ce que nous savons de cet état; car, penser c'est faire, vouloir c'est faire, aimer c'est faire, et apparemment on ne rejettera aucun de ces actes de la définition du bonheur et de la perfection.

Placé au centre des choses créées , appartenant par son âme au monde supérieur des esprits, par son corps au monde inférieur de la nature, ayant la terre pour passage et Dieu pour fin , l'homme se devait par un double travail à une double fonc- tion. Sa première fonction était de tendre à Dieu qui lui avait donné la vérité pour le connaître, la charité pour l'aimer, la participation de sa propre vie pour perspective et pour terme, mais aussi avec tous ces dons celui de la liberté, qui, en l'élevant à la gloire d'une personne maîtresse d'elle-même, lui permettait de répudier sa fin légitime, et ouvrait devant lui la carrière honorable mais périlleuse de la vertu. était son premier travail, le grand travail de l'homme. Si pur qu'il fût dans son àme et dans son corps, il était libre; il pouvait s'éloi- gner de Dieu et périr. La prière , la réflexion , la vigilance, un soin perpétuel de sou cœur lui était nécessaire pour ne pas déchoir de la splendeur vir- ginale où Dieu l'avait créé.

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Notre élal présent, Messieurs, renferme d'autres difficultés qui ne nous laissent aucun doute sur la grandeur du travail spirituel imposé au genre hu- main. L'abus de la liberté a couvert de ruines toutes les parties de notre être ; notre intelligence s'est obscurcie; notre amour s'est affaibli; la lutte du bien et du mal a pris avec le développement des géné- rations un caractère de profondeur effrayant. Dieu , sans disparaître du milieu de nous, y a trouvé des ennemis conjurés contre sa mémoire, et employant à la détruire toutes les ressources de l'esprit et des passions. 11 n'est pas de tradition qui n'ait été niée, pas de devoir qui n'ait été outragé, pas d'établisse- ment divin qui n'ait subi le siège d'une impiété dé- sespérée; et si Dieu est demeuré visible dans toute la suite des âges, s'il règne encore sur la postérité de sa première créature, ce n'est qu'au prix d'un combat plein de larmes et de sang. Vous assistez. Messieurs, à cette guerre divine, vous en faites par- lie, et vainqueurs ou vaincus, je n'ai rien à vous apprendre sur le prix douloureux de la vérité.

Encore si nous n'avions que le travail de l'âme; si l'homme pouvait tendre vers Dieu un regard libre de tout autre soin, une main affranchie de tout autre fardeau! Mais il n'en est pas ainsi. Dès l'origine, une fonction et un travail d'un ordre différent nous avaient été confiés. Dieu , pour ne pas laisser sans emploi les forces du corps par qui nous tenons au monde inférieur , nous avait appelés au partage de

^iôl

sou gouvernement lempoCcl. Il nous avait donné la terre à garder et à féconder, non [)as d'abord au prix de nos sueurs , mais par une administration qui tenait de l'empire et ajoutait à nos autres préroga- tives la gloire d'un utile commandement. La terre obéissante nous rendait en échange d'une culture royale et bénie une substance nécessaire au soutien de notre viagère immortalité. Voilà, nous avait dit Dieu, je vous donne pour nourriture toute plante qui jmrte sa graine et tout arbre qui porte ses fruits^. Ce commerce réciproque de la nature et de l'homme n'avait rien primitivement qui fût un obstacle aux rapports de notre âme avec Dieu. L'âme y trouvait plutôt un aliment spirituel , une source de joie qui rejaillissait sans eflort jusqu'à son auteur. Mais cet état ne dura point, et vous savez ce qu'est devenu pour la postérité d'Adam le travail temporel. Une malédiction est descendue sur lui ; la terre, qui s'in- clinait sous nos désirs , nous refuse tout ce que nous ne lui payons pas d'avance en sueurs et en gémisse- mens ; elle nous mesure ses dons avec une avarice que rien ne peut fléchir , avec une incertitude que rien ne peut désarmer. La presque totalité du genre humain, le front courbé vers elle, l'implore par un dévouement assidu, et n'en recueille pour récom- pense que le pain amer d'une étroite pauvreté. Or, la pauvreté du corps entraine aisément celle de l'âme;

' Gcucsc, chaji. 1, vers. 211.

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clic crée des servitudes qui enlacent de leurs plis et replis toutes les facultés humaines, et les plongent, en les étouffant, dans un état voisin de la mort. L'homme descend vers l'instinct de l'animal ; il ou- blie, sous la préoccupation de ses besoins matériels, son origine et sa fin ; il jelle au vent la vie divine dont le germe est en lui, et ne se soucie plus que de forcer la terre à lui rendre les biens de l'éternité.

N'en accusons que nous-mêmes , Messieurs , Dieu n'est pas responsable de nos fautes et de nos aveu- glemens. 11 les avait prévus sans doute, et je vous ai dit pourquoi , malgré cette prévision, il ne nous avait pas refusé le bienfait de la liberté. Mais , puis- qu'il les avait prévus, sa sagesse et sa bonté lui com- mandaient de venir à notre aide et de régler par une loi première, fondamentale et imprescriptible, le rap- port du travail temporel au travail spirituel , tous les deux nécessaires à l'humanité, l'un comme le prin- cipe de sa vie divine, l'autre comme le principe de sa vie terrestre; tous les deux devant réciproquement se limiter sans se détruire, et se limiter dans une équi- table proportion. Or, qui l'aurait découverte et qui l'aurait posée celle proportion, si Dieu ne l'eût fait? Qui aurait eu la science pour déterminer le temps que l'homme devait à son âme et celui qu'il devait à son corps? Qui aurait eu l'autorité pour obtenir dans une matière si contestabjc la sanction d'un respect universel ? Qui aurait arraché l'homme à la tyrannie «le sa propre «'upidité , el à la tyrannie non moins à

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craindre de la cupidité d'un plus fort que lui? C'est dans la question du travail que toute servitude a sa ra- cine; c'est la question du travail qui a fait les maîtres et les serviteurs, les peuples conquérans et les peu- ples conquis, les oppresseurs de tout genre et les op- primés de tout nom. Le travail n'étant pas autre chose que l'activité humaine, tout s'y rapporte néces- sairement; et selon qu'il est bien ou mal distribué, la société est bien ou mal ordonnée , heureuse ou mal- heureuse, morale ou immorale. Nous en avons au- jourd'hui, Messieurs, une preuve que les plus aveu- gles sont obligés de comprendre. De quoi le monde s'émeut-il depuis vingt ans ? quel est le mot des guerres civiles auxquelles nous assistons? N'est-ce pas ce mot : Organisation du travail ? N'est-ce pas cet autre mot : Vivre en travaillant ou mourir en combattant? Et si nous remontons la chaîne des révolutions histori- ques, leur trouverons-nous jamais, quel que soit leur nom , une autre cause première que la question du travail? Les migrations des peuples, les invasions de Barbares, les guerres serviles, les troubles du forum tous les grands mouvemens humains se rattachent directement ou indirectement à celte terrible question qui Tenait de ses cendres avec une opiniâtre immor- talité. C'est l'axe tournent les destinées du monde. Et par conséquent , la première loi religieuse et ci- vile, c'est la loi du travail. Or, qui devait, qui pouvait la poser? Qui le devait, sinon celui qui ne doit rien à personne , mais qui , s'étant fait par amour le père

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des esprits , a voulu cire la lumière ils puisent leur direction? Qui le pouvait, sinon celui qui a créé l'ànie et le corps de l'homme, qui connaît leurs be- soins , qui a pesé leurs forces , et qui seul a le secret des limites parce qu'il n'en a point? 11 était juste que, dans l'acte de la création, Dieu promulguât toutes les bases de l'ordre physique , moral et religieux, et (ju'il les promulguât par des faits assez puissans pour que leur souvenir en portât le commandement jusqu'aux dernières générations. La parole n'y eût point suffi ; pas plus à l'origine des choses qu'au Si- naï et au Calvaire, Dieu ne s'est contenté de la pa- role pour édicler ses lois. 11 les a constamment gravées dans des faits d'une éloquence plus durable que l'airain. La croix du Calvaire, les tables du Si- naï, les flots du déluge, les jours de la création , sont les quatre grands monumens de la législation divine; monumens impérissables qui subsistent après tant de siècles aussi vivans que le premier jour. La croix du Calvaire couvre les cinq parties du monde ; les tables du Sinaï se lisent aux mêmes lieux que couronne la croix; les flots du déluge ont laissé leur empreinte des Alpes au Caucase, du Caucase à l'Hymalaya, de l'Hymalaya aux sommets des Cordilières ; et les jours de la création, religieusement conservés dans les cou- ches du globe, font revivre sous le choc de nos char- rues celte magnifique loi du travail qui a précédé toutes les autres, et qu'il faut enlin vous montrer de plus près. Déjà vous en avez entendu les termes : Dieu , est-

^)

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il dit, acheva au neplième jour iœuvre fjail avait faite , et il se reposa de cette œuvre au septième jour; il bénit le septième jour et le déclara sainte parce qu'en ce jour il avait cessé de créer et de faire son œuvre. Telle est la proportion du travail temporel au travail spirituel , du travail du corps au travail de l'àrae, selon que Dieu Ta déterminée par l'exemple souverain de sa propre opération. Et certes, Messieurs, si la question eût dépendu de l'homme, on peut affirmer qu'elle n'eût pas été résolue de la sorte. Maintenant même que nous connaissons la loi, sommes- nous capables de nous l'expliquer? Pourquoi le nombre sept exprime-t-il la totalité des deux genres de travaux? Pourquoi le travail spirituel ne doit-il s'élever qu'à la septième partie du travail temporel? Pourquoi celui- ci est-il de six jours continus, et non pas d'un temps plus court ou plus long ? Y a-l-il dans les forces du corps rien qui nous indique cette juste mesure? dans les relations du corps et de l'àme, rien qui nous con- duise à celte proportion de six à un? Ou bien , est-ce la nature qui nous la révèle par l'harmonie générale de ses lois ? Non , Messieurs , ni les phénomènes de la nature, ni les nécessités du corps, ni les besoins de l'àme ne nous donnent les élémens d'une semblable induction. Lorsque les dictateurs rationalistes de la révolution française, par haine de toute origine tra- ditionnelle et sacrée, voulurent effacer du calendrier d'un grand peuple l'antique période des sept jours, ils ne surent prendre la base d'un calcul nouveau , si

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ce n'est dans la conimodilé d'un système de numéra- tion. Ils décrétèrent que la semaine serait de dix jours , afin d'introduire dans le travail comme dans les poids et mesures l'uniformité du mode décimal. Le citoyen français dut travailler neuf jours et se re- poser le dixième, uniquement parce qu'on avait éta- bli une semblable division dans toutes les choses de nombre, et qu'il est plus aisé d'aligner des chilTres par ce procédé que par tout autre. On ne s'inquiéta même pas de savoir si le corps de l'homme supporte- rait une telle aggravation de travail, et s'en fùt-on préoccupé , il est manifeste que toute Jimile précise eût été le résultat d'un choix arbitraire, et non le fruit de l'expérience ou du raisonnement.

Le nombre sept choisi par Dieu ne se rapporte à aucune convenance mathématique. H ne se justifie pas non plus par le degré des forces du corps; car, on ne voit pas clairement, par exemple, que l'homme n'eût pas pu travailler sept jours et se reposer le huitième. C'est un nombre pris dans une région plus élevée que l'ordre physique, et cela devait être, puis- qu'il s'agissait de régler le rapport de deux sortes de travaux, dont l'un est matériel et l'autre spirituel. Evidemment, entre deux genres de choses aussi par- faitement diverses, le médiateur ne pouvait venir que d'un point qui dominât l'une et l'autre, c'est-à-dire l'âme et le corps. Or, Dieu seul domine tous les êtres qui composent la hiérarchie de l'univers, lui seul a dans son essence universelle et créatrice l'exemplaire

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(Je la leur, la raison de leur existence, la loi de leurs relations, le principe de leur harmonie. C'est donc en lui-même, dans les mathématiques supérieures et mystérieuses de sa propre nature, (fue Dieu a choisi le nombre qui convenait au règlement de notre dou- ble activité. Aussi, n'est-ce pas seulement dans l'œu- vre de la cosmogonie que ce nombre apparaît ; il joue un rôle considérable dans tout le reste des opérations divines, telles que l'Ecriture nous les a manifestées. Nous le voyons reluire dans les sept semaines d'an- nées du jubilé hébraïque, dans les sept branches du chandelier de Jérusalem, dans les sept dons du Saint- Esprit, dans les sept sacremens de l'Eglise, dans les sept sceaux de l'Apocalypse, et dans une multitude d'occasions qu'il serait trop long d'énumérer. Presque à chaque page des saints livres, son importance nous est marquée par l'emploi que Dieu eu fait directe- ment ou indirectement.

Bref, Messieurs, aux yeux de la raison pure, le nombre sept est un nombre arbitraire ; aux yeux de la raison éclairée par la foi, c'est un nombre divin ; aux yeux de l'histoire, c'est un nombre traditionnel ; aux yeux de l'expérience, c'est un nombre qui a con- cilié les besoins et les devoirs du corps avec les be- soins et les devoirs de l'âme. Six jours de travail temporel ont suffi à l'homme dans tous les temps et sous tous les climats pour gagner sa subsistance sans affaiblir ses forces, pour féconder la terre sans com- promettre sa santé ni son bonheur; le septième jour

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consacré au repos dans le culte de Dieu lui a suffi pa- rciliemenl pour rajeunir son àme, conserver la vérité, réchauffer son amour, marcher enfin paisiblement et joyeusement vers le terme auguste d'une créature bé- nie de Dieu. Quel que soit le jugement métaphysique que vous portiez sur cette mémorable division du tra- vail temporel et du travail spirituel, il y a deux cho- ses que vous ne pouvez nier : son universalité et son efficacité ; universalité et efficacité d'autant plus re- marquables, qu'on n'en voit pas rationnellement la cause, tout en étant forcé de conclure que cette cause existe quelque part. Voulez-vous rompre l'équilibre de l'activité humaine, engendrer l'avilissement des âmes, l'oppression des faibles, la cupidité de tous et la mi- sère du plus grand nombre? Le voulez-vous? Il vous est facile : touchez à la loi du travail telle qu'elle a été promulguée par l'œuvre de la création ; augmen- tez le travail temporel ; diminuez par la violence ou la ruse le travail spirituel; abandonnez l'homme à l'ins- piration de sa convoitise et à la volonté de ses maîtres ; faites cela et vous serez assurés d'en recueillir le fruit dans une génération qui vous satisfera si vous aimez la dégradation morale et physique de l'humanité.

Je dis la dégradation physique autant que la dégra- dation morale; car, l'observance du septième jour n'a pas été établie seulement dans une vue de sanctifi- cation religieuse, mais aussi et directement dans une vue de conservation terrestre. C'est pourquoi l'Ecri- ture se sert en même temps de deux expressions rc-

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î2ôy

niarquahles : clic dit que Dieu s'est reposé le sep- tième jour, et qu'il l'a sanctifié. Et comme le but de Dieu était de nous tracer par son exemple la règle de notre aclivilé, il s'ensuit qu'il nous recommandait deux choses à la fois, le repos et la sanclidcalion du sep- tième jour. Et si vous en doutez, si vous ne croyez pas que Dieu tienne à si haut prix le bien-être équi- table du corps de l'homme , écoutez-le proclamant de nouveau par Moïse, au pied du Sinaï, la grande loi du sabbat : Tu travailleras six jours ; le septième jour est le sabbat, c'est-à-dire le repos du Sei- gneur ton Dieu. Tu ne feras aucune œuvre en ce jour , toi et ton fils et ta fille , ton serviteur et ta servante, et ton bœuf et ton âne, et tous tes animaux domestiques, et Vétranger qui est entre tes portes^. Voilà la loi. Or, écoulez-en la raison que Dieu donne immédiatement : afin , dit-il , que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi ^. Et allant plus loin encore, il disait dans une autre rencontre à tout le peuple assemblé : Tu tra- vailleras six jours; le septième, tu cesseras de travailler, afm que ton bœuf et ton âne se repo- sent, et que se rafraîchissent le fils de ta servante et Vétranger^. Ici, Dieu stipule en faveur des ani- maux qui partagent le travail de l'homme ; il les as- socie au bén.éfice de sa miséricordieuse providence, et

' Deutcronome, chap. S, vers. 15 ot 14.

'^ Ibidem.

' Exotle, chap. 25, vers. i'2.

Jl

i40

puisqu'ils se fatiguent avec la créature raisonnable, il veut que le repos de la créature raisonnable s'étende jusqu'à eux. Vous reconnaissez là, Messieurs, le cœur de Dieu , et si voire intelligence doutait encore tout à l'heure du sens temporellenient philanthropique atta- ché par l'Ecriture à la loi du septième jour, il ne vous reste plus d'excuse devant des textes qui défient l'interprétation par leur clarté. Ecoutez cependant en- core. Après que Dieu a recommandé à son peuple l'observance du sabbat au profit des plus pauvres et des plus laborieux, il termine par celte solennelle ad- juration : Souviens-toi que tu as servi toi-même en Egypte , et que le Seigneur ton Dieu fa tiré de avec une main puissante et un bras étendu, et c'est pourquoi il fa ordonné d'observer le jour du sabbat *. Ainsi c'est en mémoire de la servitude d'Eg)pte, et eu la leur rappelant, que Dieu impose à la postérité de Jacob la charte du repos dans le tra- vail, c'est-à-dire la charte première et fondamentale de toute liberté. Car, qu'est-ce que la liberté d'un homme attaché à la glèbe d'un labeur sans rémis- sion ? Qu'est-ce que la liberté d'un corps qui ne se relève jamais vers la voûte du ciel, et la liberté d'une àrae qui ne se relève jamais vers la lumière de Dieu? C'est à vous, Messieurs, c'est à toutes les généra- tions des maîtres d'autrui que s'adressent ces formi- dables paroles qui retentissaient, il y a trois mille ans,

' Dculéronome, chap. a, vers. 15.

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dans les déserts de la Mer Rouge : Souviens-foi que tu as servi toi-même en Egypte! Tous, dans nos aïeux, nous avons servi, tous, dans noire postérité, nous servirons en Egypte. C'est en vain que nous por- tons sur nous les signes de raffranchissement, et que nous demandons à l'avenir la fidélité qu'il refuse aux rois; nous sommes d'un sang que le travail servile a pétri, que le travail servile pétrira de nouveau. Regardez dans vos mains la trace de la terre; nous ve- nons de la terre, et nous allons à la terre. 11 n'y a d'exception pour personne, pas plus pour l'enfant du palais que pour l'enfant de la cabane. Tôt ou tard la longue main de l'infortune nous ressaisit et nous ra- mène au travail obscur qui fut notre berceau. Et s'il était ainsi dans des siècles de stabilité , combien plus aujourd'hui que toute pierre angulaire a été détruite, et que nous bâtissons dans les orages de l'égalité le mouvant édifice de nos destinées. Ecoutez donc la pa- role qui vous rappelle la servitude de l'Egypte; res- pectez dans vos frères vivant du service le service qui fut le vôtre et qui le redeviendra. Ne leur ravissez pas le jour de trêve qui leur fut préparé dès l'origine pour être la liberté de leur âme et de leur corps, et qui leur fut préparé avec une munificence que vous ne soup- çonnez peut-être pas.

Car, remarquez-le, Dieu n'a pas fait du sabbat

une institution privée, un jour à prendre au hasard

par chacun de nous dans une suite quelconque de

jours occupés. Non , il en a fait l'institution sociale

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2/1-2

par excellence; il a convoqué le genre humain au môme jour et à la même heure pour loule la suite des siècles, en l'invitant à se reposer, à se réjouir et à s'édifier en lui. 11 a fondé, en un mot, une fête pé- riodique et perpétuelle pour l'humanité. Car l'homme a besoin de fêtes. Retenu loin de la cité permanente qui est le terme de son pèlerinage , et portant au cœur la mélancolie de l'épreuve et de l'absence, il a besoin de sortir par des secousses de l'ombre mono- tone de sa vie. Il a besoin , comme Saiil , d'entendre le bruit delà barpe, ou comme David de marcher en cadence devant l'arche de Dieu. Mais qui donnera des fêtes au pauvre peuple de ce monde? qui lui don- nera des palais, des statues, des peintures, des voix, des flambeaux ? qui lui donnera des émotions dignes de lui, et cette joie rare la conscience est ravie comme le cœur ? Le peuple est pauvre et sans art ; ii n'a rien de grand que lui-même et que Dieu qui le protège. Le peuple et Dieu se mettront ensemble, et ce sera la fête de l'humanité. Voilà soixante siècles que tous deux sont fidèles à ce rendez-vous , et qu'ils se donnent sans interruption cette fête qui ne coûte rien au peuple que de s'assembler, et à Dieu que de le voir.

Les législateurs des nations ont reconnu ce besoin populaire de jouissances communes et publiques ; ils ont cherché à le satisfaire par des pompes religieuses, par des spectacles, des triomphes, des jeux, des com- bats. Mais au lieu d'instruire et d'élever l'homme,

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rien n"a servi davaiilage à le dégradei" ; les passions les plus honteuses venaient cherclier des assouvis- semens applaudis. Le sang et la volupté s'y donnaient rendez-vous devant les saintes images de la patrie, et la publicité, mère de la pudeur, n'y était pour la multitude qu'une débauche de plus. C'est qu'en effet, les plaisirs de la foule tournent aisément vers tous les vices. Un politique célèbre a dit : « qui assemble » le peuple l'émeut. » On pourrait dire avec non moins de vérité : qui amuse le peuple le corrompt. Dans les temps modernes, on a vu des législateurs rationalistes essayer de créer des fêtes pour remplacer celle du septième jour qu'ils avaient abolie. Ils n'ont réussi qu'à inventer des imitations de l'antique avec le ridicule de plus et le peuple de moins. Le sens pu- blic était devenu trop juste et trop profond sous l'ins- piration du Christianisme, pour accueillir ces pué- riles rénovations. Il a donc fallu, dans les grandes occasions de la vie civile, se borner à des divertisse- mens vulgaires , et Dieu seul est demeuré en posses- sion de donner au genre humain des solennités graves, qui le rassemblent, le remuent, l'améliorent et le reposent.

En est-il un seul parmi vous , Messieurs, qui n'ait été quelquefois touché du spectacle que présente une population chrétienne dans le jour consacré à Dieu? Les voies publiques se couvrent dune multitude ornée de ses meilleurs habits ; tous les âges y parais- sent avec leurs espérances et leurs peines , les unes

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et les autres tempérées par un sentimeut plus haut de la vie. Une joie fraternelle anime les yeux qui se rencontrent ; le serviteur est plus proche de son maî- tre; le pauvre est moins éloigné du riche; tous, par la communauté du même devoir accompli et par la conscience de la même grâce reçue, se sentent plus étroitement les fils du même père qui est au ciel. Le silence des travaux serviles compensé par la voix joyeuse et mesurée des cloches avertit des milliers d'hommes qu'ils sont libres , et les prépare à sup- porter pour Dieu les jours ils ne le seront pas. Rien d'austère n'obscurcit les visages ; l'idée de l'ob- servance est modérée par celle du repos , et l'idée du repos est embellie par l'image d'une fête. L'encens fume dans le temple , la lumière brille sur l'autel , la musique remplit les voûtes et les cœurs, le prêtre va du peuple à Dieu et de Dieu au peuple ; la terre monte et le ciel descend. Qui ne sortira plus calme ? Qui ne rentrera meilleur? Oh! pour moi. Messieurs, jamais ce jour ne m'a laissé sans attendrissement , et même ici , dans cette capitale tant d'âmes ne le respectent pas, je n'en vois jamais l'efl'et populaire sans m'élever vers Dieu par une aspiration de recon- naissance et d'amour.

Tel est donc le sens , tel est le résultat de cette grande loi du travail que Dieu a voulu promulguer et consacrer dans l'acte même de la création. Après vous l'avoir interprétée, pourrais-je retenir un sentiment douloureux qui m'oppresse? Pourrais-jc ne pas me

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plaindre à vous qu'il y ail un peuple chrélien qui mé- prise cette loi , et que ce peuple soit le nôtre ? Est-ce bien la France qui méconnaît à ce point les devoirs les plus sacrés de l'homme envers l'homme? Est-ce elle qui déchire le pacte fondamental de l'humanité, qui livre au riche l'àme et le corps du pauvre pour en user à son plaisir, qui foule aux pieds le jour de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, le jour su- blime du peuple et de Dieu? Je vous le demande, est- ce bien la France ? Ne l'excusez pas en disant qu'elle permet à chacun le libre exercice de son culte, et que nul, s'il ne le veut, n'est contraint de travailler le septième jour. Car, c'est ajouter à la réalité de la servitude l'hypocrisie de l'affranchissement. Deman- dez à l'ouvrier s'il est libre d'abandonner le travail à l'aurore du jour qui lui commande le repos. Deman- dez au jeune jiomme qui consume sa vie dans un lucre quotidien dont il ne profite pas, s'il est libre de respirer une fois par semaine l'air du ciel et l'air plus pur encore de la vérité. Demandez à ces êtres llétris qui peuplent les cités de l'industrie, s'ils sont libres de sauver leur àme en soulageant leur corps. Demandez aux innombrables victimes de la cupidité personnelle et de la cupidité d'un maître, s'ils sont libres de devenir meilleurs, et si le gouffre d'un travail sans réparation physique ni morale ne les dévore pas vivans. Demandez à ceux-là même qui se reposent en effet, mais qui se rej)Osent dans la bassesse des plaisirs sans règle , demandez-leur ce

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f|ue devienl le peuple dans un repos qui n'esl pas donné et protégé par Dieu. Non, Messieurs, la li- berté de conscience n'est ici que le voile de l'op- pression ; elle couvre d'un manteau d'or les lâches épaules de la plus vile des tyrannies, la tyrannie qui abuse des sueurs de l'homme par cupidité et par im- piété. Si la liberté de conscience était ici pour quel- que chose, apparemment l'Angleterre protestante s'en serait aperçue; apparemment la démocratie des Etats- Unis d'Amérique s'en serait avisée : et. dans quels lieux du monde le droit du septième jour fut-il plus respecté? Sachent donc ceux qui l'ignorent, sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu'ils prennent, qu'entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le ser- viteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui af- franchit. Le droit est l'épée des grands, le devoir est le bouclier des petits.

Il en est temps, Messieurs, arrachons de la France celte lamentable erreur qui n'a que trop duré. Aussi bien les tempêtes nous avertissent qu'il n'est pas bon de violer les commandemens qui furent promulgués avec la création, renouvelés dans les foudres du Sinaï, et retrempés dans le sang du Calvaire. Qui est contre Dieu est contre l'humanité, et si quelques malheu- reux, armés de ce qu'ils appellent la raison, ne crai- gnent pas de se faire ces deux ennemis, nous pou- vons nous fier de la vengeance à l'avenir tout seul, à cet avenir qui est déjà le présent, et qui nous avrrlil

Vu

tous de penser à nos fautes et de les coml)allre géné- reusement dans une salutaire réparation. La France le fera; oui, mon Dieu, la France le fera! Nous en avons l'augure dans le respect qu'elle vous porte au milieu des ruines qu'elle vient si soudainement d'ac- complir. Elle écoutera les prophéties de l'expérience ; elle se rehèvera vers vous par les difficultés de s'as- seoir d'elle-même ; elle reconnaîtra pour principe de son salut cette belle parole que vous avez dite à tous les peuples du monde par Jésus-Christ, votre fils unique : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît * . Entendez, mon Dieu, cette voix qui vous parle de la France, qt lorsqu'une année descendue de votre éternité sur notre courte vie nous ramènera dans ce temple, faites que nous y retrouvions debout, plus fortes et plus glorieuses que jamais, la patrie et la vérité.

' Saint Malliicu, chap. G, vers. 55.

CONFÉRENCES

NOTRE-DAME DE PARIS.

ANNÉE 1849.

DU COMMERCE DE L HOMME AVEC DIEU,

T. m.

17

CONFÉRENCES

DE

NOTRE-DAME DE PARIS.

AIVIVEE 1S49.

CINQUANTE TROISIEME CONFERENCE.

DU COMiMERCE SURNATUREL DE l'fIOMME AVEC DIEU.

Monseigneur ' ,

Messieurs,

Constatons d'abord le point nous sommes par- venus dans l'exposition du mystère des destinées, tel que le professe la doctrine catholique. Selon cette doc- trine, il existe un être infini, éternel, subsistant par lui-même, qui est un sans être seul; car, il trouve

' Monseigneur Sibour , archevêque de Paris.

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dans sa propre essence les relations d'où résulte avec le mouvement nécessaire de sa vie la plénitude absolue de sa perfection et de sa félicité. Être unique et plein, Dieu se suffisait à lui-même. Aucune nécessité, aucune utilité ne l'appelait hors de lui ; il voyait dans son intelligence l'image inépuisable d'une multitude d'êtres difléremment limités; il se sentait la puissance de les faire passer de l'état possible à l'état réel : mais par- fait et heureux dans le développement intérieur de sa triple personnalité, il était libre de ne pas user de sa puissance et de laisser en repos au fond de son esprit le spectacle éternel des mondes qui n'étaient pas. La bonté seule le portait à communiquer gratuitement la vie; et c'est pourquoi, au jour qu'il lui plut, ou plu- tôt dans ce jour indivisible qui n'a de momens distincts que pour les êtres passagers qui le regardent , Dipu créa l'univers. Il le créa de manière à réaliser la pers- pective indéfinie du possible, tel qu'il le voyait dans son intelligence, et l'homme, qui en rassemblait dans sa double nature tous les élémens et tous les traits, fut placé au centre de cette œuvre pour en être le lien et la plus complète représentation. Dieu est ainsi le principe des choses. Mais, par la même rai- son qui l'a déterminé à en être le principe , il en est aussi la fin, c'est-à-dire le terme ou le but. Car, ayant créé par bonté , il a voulu communiquer à ses créa- tures sa propre perfection et sa propre béatitude, ce qui ne peut s'accomplir que par l'union intime de leur vie avec la sienne. D'où il suit que la loi gêné-

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raie de Ions les êtres créés csl d'aspirer à Dieu , les esprits par un effort libre et direct, les corps par leur association aux esprits dans la personne de l'homme. Et afin que cette ascension du fini vers l'infini fût pos- sible, Dieu, auteur des intelligences, leur donna, au jour même de leur création , la vérité et l'amour , la vérité pour le connaître, l'amour pour l'aimer, et le père des êtres se trouva toat ensemble et dans un même moment leur principe, leur fin et leur moyen.

Tel est , Messieurs , le premier plan de la doctrine catholique et le premier plan de nos destinées.

Mais est-ce tout? Dieu, pour nous attirer à lui, s'est-il borné à mettre sous nos yeux le spectacle de ia nature , et à allumer dans notre intelligence l'astre de la raison? Toute autre communication entre lui et nous, une communication plus directe, plus proche, plus profonde, est-elle impossible? Jusqu'au jour Je mystère de notre création se consommera dans Féternité , n'avons-nous rien de plus à espérer ou à prétendre? Le rationalisme l'affirme; il déclare, et c'est ce qui le sépare 'de nous par le fond même de son essence, qu'il n'y a rien entre Dieu et nous que par l'intermédiaire de la raison, que toute autre voie est chimérique , tout autre commerce une impçsture ou une illusion. La doctrine catholique n'accepte pas cet arrêt; elle croit, elle enseigne que la nature et la raison ne sont que le péristyle de la vérité, le premier flambeau du temple, et que l'homme, avec ce secours, si grand qu'il soit, est un être incomplet

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qui ne saurait atteindre au terme de ses destinées, c'est-à-dire à Dieu. Voilà, Messieurs, la question for- midable qui est devant vous. Au fond , tout ce que je vous ai dit, l'an dernier, des dogmes chrétiens ne renferme qu'une philosophie spiritualiste; il y a des sages qui s'inclinent avec respect devant celte portion de la vérité religieuse, et si nous n'allions pas plus loin, nous resterions au dedans des limites de la sa- gesse humaine. La doctrine catholique ne nous le permet pas ; elle nous contraint de franchir ces étroites limites, et de vous enseigner qu'au-delà et en outre de l'action créatrice à qui nous devons les élémens de vie, de connaissance et d'amour qui sont en nous, il existe à notre égard une action de Dieu plus péné- trante et plus profonde. Quelle est celte action? Existe- t-elle en réalité? C'est ce qu'il faut savoir.

Monseigneur,

Vous êtes le troisième archevêque de Paris devant qui j'annonce la parole de Dieu, du haut de cette chaire. Vos deux derniers prédécesseurs ont été tous deux frappés de la foudre; ils ont tous deux porté à Dieu prématurément le compte rempli et pourtant ina- chevé de leur épiscopal. L'un avait vu son palais ren- versé de fond en comble par les mains de la multitude, et après avoir répondu à cet acte de fureur par dix années de bienfaits, il est mort sans avoir obtenu de la

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justice des hommes la réparation qui était duc à sa piété, à son courage et à sa bonté. L'autre s'est offert lui-même en holocauste; il est tombé en désarmant la guerre civile , et le peuple , ému de cette victime de- venue son pacificateur, la ramené dans ce temple il lui a fait un sépulcre plus grand que n'était son trône et une résurrection aussi glorieuse que l'avait été sa mort. Dieu vous a choisi, Monseigneur, pour succéder à ces deux hommes et pour continuer l'his- toire du siège de saint Denis; il vous a jugé digne de tenir une place ne pouvait plus s'asseoir que la charité qui lait le martyr, et que la grandeur d'àrae qui fait le citoyen. Je vous souhaite des jours plus heureux que n'ont été les leui-s, une gloire moins agitée, une fin moins précoce; non pas que je dou- tasse de votre cœur si Dieu vous appelait à les égaler dans le péril et dans l'honneur des tribulations, mais parce qu'il n'appartient qu'à Dieu de souhaiter aux hommes et de leur envoyer des malheurs aussi grands que leurs vertus.

Messieurs,

Je ne vous rendrai pas compte de mes actes publics dans Tannée mémorable qui vient de se fermer. Le temps peut-être s'est chargé de les expliquer et de les ratifier; je ne vous en dirai pas j)lus que lui. Ma mis- sion n'est pas de vous parler de moi , mais de vous

Tôlj

parler de Dieu et de vous dans vos rapporb avee Dieu. C'est la monlagne j'ai assis ma vie et je veux asseoir la vôtre. Montons- y tous ensemble, et de ce haut lieu qui domine le temps et les passions, disons à la terre les seules vérités qui la sauvent.

Puisque Dieu est la fin de l'homme, puisqu'il nous a créés pour être parfaits et heureux en lui, il est ma- nifeste qu'à moins que les plans de la création ne soient ici-bas entièrement trompés, il doit se trouver des hommes qui tendent à leur fin en cherchant et en aimant Dieu. Et cependant aussi, à cause de la liberté humaine , il doit se trouver d'autres hommes qui né- gligent Dieu, leur principe et leur fin, pour s'abandon- ner à la séduction des choses créées. Tel est, en effet, le spectacle que nous présente sans interruption l'his- toire du monde. A quelque époque qu'on la consulte ou qu'on la regarde, on y voit aux prises deux grands partis qui se disputent le gouvernement des esprits, le parti de Dieu et le parti de l'homme, le parti des saints et celui des sages. Or, s'il est vrai que nous n'ayons d'autre moyen pour arriver à notre fin divine que la nature et la raison, il est manifeste que le parti de Dieu a prendre son point d'appui dans les seules ressources de l'ordre naturel. Et pourtant, Messieurs, il n'en est rien. Le parti de Dieu existe, il a toujours existé, il est doué d une force qu'aucun autre n'a pu abattre, ni les siècles, ni les rois, ni les sages. Les siè- cles sont venus avec l'empire et les ruses de la durée : le parti de Dieu les a regardés couler et s'est servi

Toi

il tMix pour li'iii- survivre. Les rois ont Iciiu (l;ms leurs mains loule la puissance de riiomine : le parti de Dieu a béni ou maudi leur passage , et , dans un cas comme dans l'autre, il a mis de la terre sur leur lêlc et il est demeuré vivant. Les sages ont écrit des livres et se sont fait des noms : le parti de Dieu s'est em- paré de leurs livres, et maintenant que leur renommée n'est plus qu'un souvenir sans vertu, il se sert encore de leurs cendres pour garantir sa propre immortalité. Eh bien! cet opiniâtre et victorieux parti, puise-t- il, au sein de la caducité générale, son imperturbable vie? Je vous l'ai dit. Messieurs, ce n'est pas dans la nature et la raison. Il reconnait leurs droits sans doute; il en use à son profit, mais comme de principes qui n'ont point une élévation correspondante à la grandeur de nos destinées, et qui ne sont que l'aurore d'un jour plus parfait. Sa force , il le déclare lui- même, est dans une doctrine qui ne vient pas de la nature et qui déconcerte la raison. C'est là, dans ce foyer mystérieux , que le parti de Dieu puise la lu- mière qui le guide, la vertu qui le purifie, le courage qui l'élève au-dessus des persécutions du temps. 11 ne s'en cache pas, il s'en glorifie.

Si maintenant , au contraire , nous considérons l'autre parti , le parti de l'homme , et que nous cher- chions à connaître le fondement de ses convictions et de ses actes, il ne s'en cache pas non plus; il nous déclare très-haut qu'il n'y a pour lui d'autre science que celle de la nature, d'autre vérité que celle dont la

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raison est le principe, le siège el la démouslratiou. Que si par delà l'univers il existe un être invisible , affranchi des limites tous les êtres sont resserrés, le parti de l'honime prétend n'en avoir d'idée que par la révélation intérieure de l'esprit ou par la conclusion qui se lire des phénomènes du monde. Mais soit qu'il admette ou qu'il repousse l'existence de cet être supé- rieur, le parti de l'homme n'entretient avec lui aucun commerce réel. Ceux des sages qui ont laissé, comme Platon, une mémoire religieuse, étaient tous pénétrés d'un sérieux respect pour les vestiges d'une tradition dont ils ignoraient l'histoire. Ils avouaient l'infirmité de la pensée humaine abandonnée à ses propres res- sources, el ils lâchaient de s'élever vers Dieu par l'ef- fort irrationnel de la prière. Ils appartenaient au parti des saints par le désir, au parti des sages par l'igno- rance.

Voilà le fait, Messieurs : partout Dieu est adoré, il l'est en vertu d'une doctrine surnaturelle ; partout il est méconnu, il l'est au nom de la nature et de la raison. Quelque étrange que soit ce résultat, il n'est pas possible de le nier. Tournez les yeux vous voudrez, entrez dans tel temple qu'il vous plaira, vous y trouverez au seuil même la prophétie et le sa- crement : la prophétie, qui est une parole de Dieu contenant des vérités inaccessibles à la raison; le sacrement, qui est un acte doué par Dieu d'un^ effl- cacité supérieure à toutes les forces de la nature. Et quiconque méprise ces deux choses , vous le verrez ,

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infailliblenicnl courbé vers la terre, ne sîichanl de Dieu que son nom et n'ayant avec lui d'autres rap- ports que l'ingratitude et l'oubli.

Encore une fois, Messieurs, voilà le fait. Mais que faut-il en conclure? H faut en conclure que le com- merce de l'homme avec Dieu n'est pas fondé sur l'ordre purement naturel , mais sur un ordre plus intime et plus profond, qui met en contact direct la personnalité humaine et la personnalité divine. Si vous vous refusez à cette conclusion, vous êtes libres, mais sachez que vous anéantissez tout commerce de Ihomme avec Dieu , puisqu'en réalité il n'en existe pas d'autre sur la terre. Peut-être direz-vous qu'il vous importe peu , et que votre opinion est précisément que ce commerce n'est autre chose qu'une imposture ou une illusion.

Ici, Messieurs, la question change de face. 11 ne s'agit plus de savoir quel est en réalité dans le genre humain le mode des actes religieux, mais quelle est la valeur logique de ces actes , tels que le genre hu- main les accomplit. Je dis le genre humain, et c'est la première chose que je dois établir pour donner une base à mes raisonnemens. L'humanité est-elle reli- gieuse? Est-elle religieuse sous la forme surnaturelle?

11 semble qu'on ne puisse pas prétendre que l'hu- manité soit religieuse , puisque j'ai confessé moi- même qu'elle se divisait en deux partis , le parti de Dieu et le parti de l'homme, le parti de la foi et celui de l'incrédulité. Mais il est aisé de voir que cette di-

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vision, loulc réelle qu'elle soit, ne détruit pas l'uni- versalité et la perpétuité du culte religieux parmi les hommes, et ainsi ne nous ôte pas le droit d'affirmer (jue riuimanilé est religieuse. En effet, tandis que nul peuple n'apparaît dans l'histoire sans le signe et le palladium d'une foi positive, sans temple, sans autel, sans sacerdoce, c'est-à-dire sans une religion consti- tuée, l'incroyance ne s'y montre que sous une forme individuelle, tantôt proscrite, tantJt tolérée, rarement puissante, et ne parvenant jamais à s'asseoir comme l'expression publique et sociale d'une nation. Loin de s'élever à un caractère universel, l'incroyance n'atteint pas même à l'honneur de la nationalité ; elle ser- pente d'homme à homme, à la façon d'un venin qui s'inocule, et qui, fùt-il devenu la peste, reste encore dans son expansion à l'état d'accident et de fléau. 11 y a des portions considérables de l'humanité qui ne l'ont jamais connue : tel est l'Orient. Là, sous un ciel splendide et chaud, l'homme lève plus naturellement ses yeux vers la sphère invisible habitée par Dieu; il croit, il prie, il adore, il contemple, pour ainsi dire, sans y penser, et le doute ou l'incroyance, s'ils abor- dent son esprit, y laissent plutôt la trace d'un rêve que d'une tentation.

Il en est des temps comme des peuples. Les temps, pris dans leur suite, sont religieux. Si quelques-uns forment une exception, c'est-à-dire présentent un plus grand nombre d'apostasies individuelles , ce sont des temps de décadence qui , en achevant leur cycle dou-

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loureux ol corrompu, ramènent bienlôl du fond de rélernité avec des jours plus jeunes des croyances plus respectées. Et de même qu'il y a des races à qui l'irréligion n'est pas connue, il y a aussi des âges ce mystère d'iniquité n'a pas même de nom. Tels fu- rent les premiers siècles de la république romaine ; telle cette époque mémorable le christianisme ayant achevé le baptême de l'Europe, en retenait les nations passionnées sous le sceptre d'une foi encore unanime.

Soit donc que l'on considère l'humanité dans l'en- semble des peuples qui en forment le corps total, soit qu'on l'envisagé dans son développement séculaire, l'incrédulité ne s'y montre qu'à l'état de protestation, avec la faiblesse de l'isolement jusque dans le nom- bre, avec l'impuissance de la perpétuité jusque dans la durée , et l'homme demeure aux yeux de tous par son cœur et son histoire un être religieux.

Mais sous ^lelle forme l'est-il? Rien assurément n'est plus varié que le spectacle des cultes qui rem- plissent la terre. Ils diffèrent par la doctrine, par la morale, par les cérémonies, par le sacerdoce, par leurs inimitiés, et il semble impossible, de quelque côté qu'on les regarde , de les ramener à une com- mune architecture. Et toutefois , Messieurs , il n'en est pas un seul qui, sous le rapport de la forme, n'ait le même point de départ et la même constitution. Tous demandent à leurs prosélytes de s'incliner avec le res- pect et l'obéissance de la foi devant un dogme sacré, c'est-à-dire devant une doctrine descendue de Dieu

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par une révélation inspirée ou prophétique. Tandis que la science part de l'observation de la nature, et la philosophie de l'investigation de la raison, partout et toujours la religion invoque la prophétie, c'est-à-dire la parole de Dieu communiquée d'abord à un envoyé, puis transmise par la tradition jusqu'aux lèvres du prêtre qui la donne, comme il l'a reçue, pour un hé- ritage inviolable d'en haut. Le savant, le philosophe et le prêtre sont les organes d'un triple enseignement dont les lumières peuvent s'aider d'un reflet mutuel, mais qui tous trois ont leur principe propre et leur incommunicable caractère. Nul ne s'y trompa jamais. Le savant constate, le philosophe raisonne, le prêtre affirme au nom de Dieu. Et ainsi la définition même de ces trois genres d'hommes nous démontre que tout culte est fondé sur une prophétie, soit que réellement l'auteur fût inspiré de Dieu, soit qu'il ait usurpé par une coupable imitation le litre et k puissance de prophète. Nous verrons bientôt. Messieurs, quel est le moyen de discerner le vrai du faux dans une matière l'imposture a de si graves conséquences; mais ici l'imposture elle-même prouve la vérité que je veux établir. Car, je vous le demande , pourquoi faire un mensonge du nom de Dieu, si le nom de Dieu, appelé en témoignage du dogme, n'était pas nécessaire à la vie de toute religion?

Aussi de même que chaque peuple garde la mémoire du législateur ou du conquérant qui le fonda, chaque culte, vrai ou faux, a consacré l'histoire du prophète

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qui lui apporta du ciel la parole de Dieu. Les cliré- liens nomment Jésus - Christ , les Juifs Moïse, les Perses Zoroastre, les Hindous Boudha, les Musulmans Mahomet, et s'il est des cultes qui ne connaissent pas personnellement leur divin instituteur, celte ignorance tient à ce ((u'ils ne sont, comme le polythéisme des Grecs et des Romains , qu'une corruption confuse de systèmes antérieurs.

Voilà donc toutes les religions , c'est-à-dire l'hu- manité elle-même en tant que religieuse , qui confesse que le commerce de l'homme avec Dieu repose sur des vérités d'un autre ordre que celles de la raison , sur une lumière différente et plus haute que celle qui éclaire naturellement les intelligences créées. Ce n'est pas tout : à côté de la prophétie, flambeau universel et perpétuel s'allume la foi , se manifeste et s'im- pose le sacrement, autre institution réputée divine, qui a pour but la purification, l'élévation, la sanctifica- tion de l'àme, son union à Dieu, par une vertu qui sur- passe et étonne les forces de la nature. Vous, Mes- sieurs, qui m'écoutez, vous êtes les fils du sacrement. Vous respiriez à peine, vous n'aviez pas encore ouvert les yeux, vous n'aviez pas pensé, vous n'aviez ni dé- siré ni demandé, que déjà ceux qui vous aimaient, pleins d'une sollicitude inquiète, vous enlevaient aux premiers regards d'une mère pour vous porter sous l'ombre vaste et silencieuse d'un lieu mystérieux. Un homme est venu ; il a versé de l'eau et prononcé des paroles sur votre tète; il a ordonné aux esprits en-

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nemis de se relirer de vous; il est entré dans votre âme pour y ôter le mal et y semer le bien ; il vous a donné sa foi et celle de vos pères, une espérance infi- nie, un amour que la beauté de toutes les créatures ensemble n'aurait pas été capable de vous donner; il vous a tirés des limites de la nature et des obscurités de la raison ; il vous a faits membres vivans d'une invi- sible cité, fils et cohéritiers de Dieu, dignes d'en-^ tendre et de répéter son nom , de contempler ses œu- vres , de les trouver trop étroites pour vous , et d'aspirer enfin à son éternité comme à votre naturelle et vraie patrie. Tout cela s'est accompli pour vous sans vous. On était pressé, on craignait qu'un jour ne vous enlevât le bénéfice de cette incompréhensible action , et s'il eût fallu choisir entre votre mort présente et votre vie future , ceux qui vous aimaient le plus et qui vous aimaient les premiers , votre mère n'eût pas hésité à vous perdre dans votre naissance , pourvu que vous emportassiez avec vous le signe de la croix dans le signe de i'cau. Vous pouvez aujourd'hui mé- priser ces dons; mais, quoi que vous vouliez, vous les avez reçus, quoi que vous fassiez, ils existent, et la foi de trois cents millions d'âmes, appuyée sur la foi de cent générations, vous affirme que le sacre de vo- ire baptême est d'une immortalité contre laquelle aucune révolte n'a de prise ni d'effet.

Je passe , Messieurs , sur les autres sacremens du christianisme; vous les connaissez tous, et nul devons 110 (loulc qu'ils ne soient iine partie essentielle de la

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religion du Christ, le moyen qu'elle nous ofire pour nous élever de la terre au ciel. Mais en est-il de même dans les autres cultes? Le sacrement est-il chez tous le mode inviolable des communications de l'homme avec Dieu? Oui, chez tous, Messieurs : des forêts sa- crées de la Scandinavie aux pagodes bizarres de la Chine, de la pierre des Druides à Taulel de la Grèce, des temps les plus modernes aux âges les plus recu- lés, partout et toujours le culte est sacramentaire comme le dogme est prophétique. Sacrifices, eaux lustrales, expiations, initiations, rites sanglans ou joyeux, voilà ce qui est l'âme de toutes les liturgies et la fonction de tous les sacerdoces. Un seul culte , celui de Mahomet, s'en est montré avare, parce qu'il n'est guère qu'un déisme revêtu de révélation , et en- core Mahomet a-t-il conservé le vestige du sacrifice en même temps qu'il faisait de la prière le fondement pratique de son édifice religieux. Or, la prière est elle-même un sacrement, lorsqu'on lui suppose une efficacité d'impétration qui surpasse évidemment la portée d'un acte naturel.

Au lieu donc que la morale devrait être le seul et vrai moyen de nous unir à Dieu , si nous ne consul- tions que la lumière de la raison , voici que tous les cultes nous présentent pour atteindre à ce but suprême je ne sais quelles opérations dont la vertu gît unique- ment dans la volonté qui les institua: et comme la raison est subordonnée à la foi dans l'ordre de l'es- prit, la morale est subordonnée au sacrement dans T. m. 18

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l'ordre de la volonté. Non pas que la foi doive dé- truire la raison ni le sacrement la morale , mais au contraire la foi est donnée pour agrandir la raison et le sacrement pour perfectionner la morale. Or, plus ce résultat est extraordinaire, plus son universalité et sa perpétuité , loin de nous inspirer un stérile étonne- ment, méritent de nous une féconde et respectueuse considération.

C'est pourquoi je vous prie de remarquer que la prophétie et le sacrement ne sont pas une œuvre secrète, cachée au fond des sanctuaires et révélée seulement à des initiés; mais qu'ils lèvent tous les deux leur tète avec la hardiesse de la foi , qu'ils sont tous les deux publics comme la religion.

Or, Messieurs, ce n'est pas peu de chose que la publicité, et surtout une publicité universelle et perpétuelle. Plus qu'en aucun autre siècle, vous pou- vez juger combien l'épreuve en est redoutable^ puisque tout est plein des ruines qu'elle accom- plit chaque jour, et par elle répond à l'au- dace de ceux qui l'affrontent avec d'autant plus d'irréflexion qu'il n'y eut jamais dans le monde moins de défiance de soi et plus de facilité de parler très-loin et très-haut. Autrefois, lorsqu'un homme doué des plus grands dons de l'intelligence, Pythagore , par exemple , croyait avoir reçu du ciel une pensée utile au bonheur des humains, il en était, en quelque sorte, effrayé : il la considérait longtemps en lui-même, puis incertain de son propre génie, il

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allait tie saucluaire cii sanciiiairo intcriogor les sacer- doces fameux par leur Iradilion, les sciences blanchies par rdge, selon le mot de Platon, et après des années nourries de ces divins entretiens, à peine se croyait-il le droit d'ouvrir ses lèvres pour enseigner à son tour. Ce n'était pas à la foule qu'il osait livrer le fruit de ses longues méditations, mais à de rares disciples, en s'éprouvant avec eux dans des abstinences, des jeû- nes, et toutes les austérités d'une vie retirée des hom- mes. Aussi la gloire, à tout le moins, récompensait ce respect pour la vérité; le nom de Pythagore vivait si sa doctrine ne vivait pas. Il en est autrement de notre siècle, Messieurs; le plus jeune de nos contempo- rains ne craint pas, dès qu'il découvre une idée dans son esprit, de la livrer au vent de la publicité; il parle , il écrit , il imprime , il est mécontent si sa pensée ne fait pas en huit jours le tour de l'Europe. La publicité lui obéit; elle emporte de l'occident à l'orient la feuille légère qu'une conscience intrépide vient de lui confier, mais elle rapporte le lendemain plus vite encore le silence et l'oubli. Ce que le mystère eût protégé, la publicité le tue. 11 est vrai que la pu- blicité est la grande route des intelligences; mais il ne suffit pas de prendre une grande route, il faut la suivre jusqu'au bout, et rien n'est plus difficile ni plus rare, à en juger par le spectacle dont nous sommes les témoins. Notre siècle est le siècle des grandes voies, mais des voies qui sont courtes.

C'est qu'en effet , la publicité renferme une con-

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Ironlatidii immense de la pensée avec tous les esprits, avec tous les droils, tous les intérêls, tous les éta- blissemens , toutes les vérités acquises , toutes les mœurs assurées, avec tout ce qui se meut dans l'es- pace et dans le temps. Elle est une lutte du nouveau contre l'ancien, du progrès contre la stabilité, et ré- ciproquement do 1 ancien contre le nouveau, delà stabilité contre le progrès, lutte sanglante et quoti- dienne, où il est impossible à ce qui est vain de ré- sister longtemps. C'est pourquoi. Messieurs, même aujourd'hui, l'erreur cherche l'empire dans les ombres du secret. Vous croyez peut-être que le péril du dix- neuvième siècle est dans une publicité sans frein , et il est vrai que celte publicité entraîne l>eaucoup de maux, mais non pas comparables à ceux qui se pré- parent dans les complols invisibles de la pensée. Le grand jour n'est que le reflet de la nuit, la publicité n'est que l'écho du silence. Avant que la foudre s'é- chappe des bouches du volcan, elle a creusé sous terre des sillons d'où elle tire son énergie. Si l'Europe treiuble, ce n'est pas parce qu'elle parle . mais parce qu'elle s'est tue longtemps dans les ténèbres des so- ciétés secrètes. Maintenant, c'est l'heure du jugement, car c'est l'heure de la publicité. Il faut que les doctri- nes comparaissent au tribunal de l'esprit humain et de l'expérience historique; il faut qu'elles se dépouil- lent du charme de l'inconnu ci des voiles de 1 hypo- crisie, qu'elles répondent à toute question, qu'elles satisfassent tout besnin. qu'elles vivent d'clIcs-mèmes

aux prises a\ec linLoustauce de I limnaiiilo. Aussi, loul jeunes que vous êtes, eorabieu déjà n'eu avez-vous pas vu mourir? Combien ne mourront pas avant que votre propre morlalilé vous enlève à ce spectacle d'impuis- sance et de cliangemenl? il est dur d'y assister, Mes- sieurs, mais du moins nous y apprenons la vanité de l'er- reur devant l'épreuve de la discussion et de la durée. Admirez donc avec moi dans l'institution sacramen- taire et prophétique une publicité de soixante siècles. Les temples étaient ouverts . la fumée du sacrifice montait librement vers le ciel, le sans et l'eau cou- laient sur le front des fidèles à la face de l'impie : le monde a vu et voit encore. On ne lui a rien caché, on ne lui cache rien. Regardez, voici l'urne du baptême; voici le lieu la foi s'agenouille eu avouant et répa- rant ses fautes : voici le tabernacle repose sous le signe du pain la chair vivante d'un Dieu : et la pa- role qui révèle et anime toutes ces choses, vous l'en- tendez , elle ne s'enfuit pas devant vous, elle vous saisit en face , elle vous presse , elle vous commande au nom de Dieu. Riez, il vous est permis: frappez votre poitrine, vous le pouvez. Mais que vous répon- diez par l'insulte ou par l'adoration, la prophétie subsiste, le sacrement persévère ; demain vous mour- rez, et demain ils scelleront votre tombeau. Ne faut-il pas que vous y pensiez? Ne faut-il pas que vous sa- chiez d'où vient à cette étrange institution une durée égale à sa publicité , une durée de tous les siècles devant une publicité de tous les temps?

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Eucorc la pul)ln ih> n"ost-olie p;is le dernier carac- tère par nous pouvons juger du rôle que jouent dans riuimaniiô la prophétie et le saeromeut. Si l'iiu- manité a des destinées qui ont Dieu pour terme, elle en a aussi qui ont la nature pour horizon; si elle lornie par ses rapports avee Dieu une société divine, elle forme pendant sou séjour ici-bas une société pu- lomenl humaine. Kntreces deux sociétés, si différentes |iar leur olijet. Unir mode et leur but. il semble qu'il ne ilcvrait v avoir aucun piùnt tleeoniact. ou du moins que les nloyeIl^ surnaturels do l'une devraient être étrangers aux eîYets naturels de l'autre. Il n'en esl rien. La prophétie et le sacrement, qui sout la hase de la reliiïion, le sont aussi de la société civile. C'est ce qu'ont estimé tous les peuples . puisque tous ont aerègé- la religion, sous une lorrne ou sous une autre. à la chose publique, et ont vénéré dans le sacerdoce un des principaux instrumens de la solidité des em- pires. Le prêtre, le guerrier, le magistrat, tels ont été toujours les trois colonnes de la société humaine : le magistrat par la justice» le guerrier par lépée. le prêtre par la prophétie et le sacrement dont il c-st la vivante incarnation. Ce u est pas que beaucoup d au- tres offices ne coneourent à la stabilité comme au mouvement de lonhe ^'cial : tous même, quels qu ils soient, v ont une honorable j>a;t : mais l'honneur a sa hiérarchie aussi lucn que tout le reste, et il est as- surément remarquable, pour ne pas dire prodigieux, qu'eutic taut de ministères humains dont l'utilité et

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la gloire ne sont pas conlcslées, le minislère surnalu- rel du prêtre ait obtenu des peuples une aussi haute place dans l'organisation de leur vie temporelle. Même aujourd'hui, Messieurs, s'est introduite pour la première fois l'idée de la séparation des choses hu- maines et divines, cela ne veut pas dire que la reli- gion soit reléguée en dehors des affaires et des inté- rêts nationaux, mais seulement qu'elle doit agir sur eux par une action plus indépendante de leur manie- ment extérieur. Elle n'a rien perdu, dans cette situa- lion, de son influence sociale; elle n'en est pas moins l'àme reconnue de la civilisation du temps, et peut-être y eut-il rarement une époque sa nécessité, comme principe de l'ordre même humain, fut plus vivement ressentie. Que de ruines, Messieurs, autour de nous! à quoi , depuis soixante ans , la main de la France n'a-t-elle pas louché pour le détruire? Que reste-t-il debout? Qu'y a-t-il qui ne soit au moins blessé? L'a vénération s'est enfuie des rois; ni la guerre, ni l'hé- rédité, ni le choix des révolutions n'ont pu nous créer une monarchie ; nous abattons les trônes sans avoir la foi des âges républicains : le respect nous manque envers nos propres œuvres, et nous n'avons plus de force que pour remuer nos ruines. Je me trompe , quelque chose est demeuré grand et honoré dans ce naufrage de toutes les institutions : c'est le magistrat sous sa toge, le soldat sous ses drapeaux, le prêtre dans son temple. Voilà ce qui nous reste , et parce que cela nous reste, tout est encore sauvé.

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Que faut-il de plus pour conclure enfin avec certi- tude que la prophétie et le sacrement ont pénétré jus- qu'à la racine de la vie humaine , et dès lors que l'humanité est religieuse sous la forme surnaturelle? Je ne pense pas que vous puissiez contester le fait; vous ne pouvez plus qu'en repousser les conséquences, et ce sont ces conséquences que je dois établir.

Déjà plus d'une fois, dans le cours de nos entretiens, j'ai appelé votre attention sur l'importance logique de tout établissement qui porte en soi les caractères d'u- niversalité, de perpétuité, de publicité et d'organisa- tion. Ces caractères significatifs, nous les retrouvons dans l'établissement prophétique et sacramentaire, mais avec une force nouvelle qu'ils puisent dans l'es- sence même de la prophétie et du sacrement. Car, au lieu que les institutions on les rencontre d'ordinaire dérivent des besoins et des facultés de l'homme, c'est- à-dire de la constitution naturelle de son être , ici nous ne pouvons plus en expliquer la présence par ce motif, puisque la prophétie et le sacrement appar- tiennent à un ordre qui confond la nature humaine plus encore qu'il ne la satisfait. Que l'humanité soit religieuse, nous l'entendons volontiers ; la raison nous annonce l'existence d'une cause suprême, à qui nous devons tout ce que nous sommes, de qui seule nous pouvons espérer tout ce qui nous manque, et la reli- gion n'étant autre chose qu'un commerce de dépen- dance , de gratitude et d'amour envers cette cause suprême, il est facile à un cœur droit d'en concevoir

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la justice et d'en suivre le goût intérieur. Mais au-delà de ce cercle, la raison ne rencontre que des abîmes, ou du moins elle ne découvre rien dans sa propre lu- mière qui lui indique un autre mode de connaître , d'aimer et d'adorer Dieu. Par conséquent ce n'est j)as elle qui pousse l'humanité vers cet autre mode; ce n'est pas elle qui ouvre devant nous la carrière obscure les sacerdoces ont conduit tous les peuples et tous les temps. Rien ne se fait que par un principe d'impul- sion; aucune impulsion ne se donne que conformé- ment au principe d'où elle émane. La raison pouvait créer un culte de raison ; elle ne pouvait pas créer un culte dont elle ne possédait aucun élément.

Mais, chose plus remarquable encore, en aucun siècle et en aucun lieu la raison n'a même créé un culte rationnel. Partout, toujours, le culte prophéti- que et sacramenlaire a étouffé le culte rationnel en l'empêchant de se produire. Si ce culte a existé dans quelques cœurs , comme ceux de Pythagore et de Platon, il y est demeuré incertain de lui-même, à l'état d'une aspiration qui cherche à se déterminer sans y parvenir; état incomplet et douloureux, qui arra- chait au plus grand des sages, cette confession tant de fois citée : « 11 faut qu'un maître vienne du ciel pour nous instruire. »

Comment donc la raison , incapable de se donner un culte à elle-même, aurait-elle poussé l'humanité tout entière vers une forme religieuse dont elle n'a ni la conscience, ni l'intelligence? Et si ce n'est pas la

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raison qui est l'auleiir de celle forme religieuse , qui donc en est l'auteur? Qui a eu la puissance de l'im- poser au genre humain? Vous direz peut-être ceci : L'homme est fait pour Dieu; il le sent, il le sait; il est à l'étroit sur cette terre qui ne lui donne qu'un abri triste et peu durable ; il aspire par le ressort naturel de toutes ses facultés vers la région infinie qui est le terme de sa destinée. Mais il ne connaît pas clairement ce terme il est attendu; il en a le pressentiment plutôt que la science, et par l'effet com- biné de ce qu'il veut et de ce qu'il ignore , il se crée pour aller à Dieu des moyens qui le rassurent dans sa foi et le consolent dans son désir. Il se persuade que Dieu lui parle; il suppose que certains actes faits en son nom reçoivent de cette invocation sublime une efficacité que la nature toute seule ne peut donner à rien. La prophétie est le songe d'une vérité, le sacre- ment est l'erreur d'une espérance. Dans le commerce d'un être borné avec un être infini , l'impossible de- vient naturel et l'extravagance semble un effort de la raison.

Messieurs, Lucrèce invoquait la peur comme la créatrice des dieux et de leur culte ; vous en appelez à de meilleurs senlimens pour expliquer ce mystère, et dans le fait, s'il ne s'agissait que de pratiques indi- viduelles ou locales, on pourrait peut-être considérer les religions positives comme une aberration plus ou moins excusable des senlimens religieux. Mais l'aber- ration, quels que soient le prestige qui la cause et les

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noms dont on la décore, ne saurail être la loi de lliu- nuinilc. C'est rimmanilc qui croit à la prophétie et au sacrement; c'est elle, sans exception, qui s'est soumise à des dogmes dont l'esprit n'a pas l'évidence, à des rils dont la raison n'accepte pas la solidarité : c'est elle , dans ses peuples éminens comme dans ses races dégénérées , dans ses siècles de civilisation comme dans ses âges de barbarie , dans ses sages aussi bien que dans ses simples de cœur. 11 est im- possible que l'humanité tout entière ait subi par rap- port à Dieu une éclipse aussi persévérante de sa vraie et naturelle lumière; il est impossible que Dieu l'ait permis. La vérité est le premier bien que nous ayons reçu de son équitable bonté; elle est en toutes choses le principe de notre perfection et de notre béatitude ; nous ne pouvons la perdre , sans perdre la racine de tous les dons divins. Et ce serait Dieu lui-même , ses actes, sa mémoire, ses droits sur nous, qui seraient devenus la source corrompue d'une universelle et in- vétérée superstition! la vérité mathématique se serait conservée , la vérité religieuse aurait disparu de la terre! Sans doute la liberté humaine a donné lieu à des égaremens de toute nature; mais, outre qu'ils n'ont jamais détruit universellement rien de néces- saire à la vie du genre humain , ils conservaient en- core des traces de la vérité. On y reconnaissait la source d'où les passions de l'homme s'étaient détour- nées, et l'impuissance il est de créer même une ej-reur. L'erreur n'est qu'une déviation du vrai , une

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alléralion de l'ordre naturel dos choses, qui ne peut être lolalement anéanti ou changé, si ce n'est par Dieu.

Or ici, l'on suppose un égarement universel, qui cependant n'aurait aucune racine dans la constitution physique, intellectuelle et morale de l'homme. D'après cette constitution, telle que le rationalisme se la re- présente, l'homme ne renferme aucun élément supé- rieur à la raison ; la raison est le point le plus élevé de son être , le principe et le modérateur de toutes ses autres puissances; en dehors d'elle, il n'aboutit qu'à des rêves, à des chimères, à des folies. Dès lors il est manifeste que tout ce qui n'est pas rationnel est antipathique à l'humanité, et que par conséquent il est impossible de concevoir l'humanité aurait pris la pensée d'entrer avec Dieu dans des rapports issus d'une autre source que la raison.

Mais, dites-vous, bien que la raison soit véritable- ment le point le plus élevé de la nature humaine, cependant elle ne connaît pas Dieu avec une clarté suffisante pour s'unir à lui par les forces qu'elle pos- sède, et c'est pourquoi elle aspire à celte union par des procédés qui ne lui sont pas propres, tels que la prophétie et le sacrement.

Messieurs, pardonnez-moi de vous le dire, mais il est impossible de rassembler en une seule phrase plus de contradiction et de non-sens. Quoi! la raison n'a pas en elle le moyen de s'unir à Dieu, et pourtant elle veut s'unir à Dieu! Mais pourquoi le veut-elle?

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Oui l'y oblige, qui l'on presse, puisqu'elle manque «les facultés qui juslKiaieiit celle amliilion? Ou Dieu a voulu que riionimc cnlreUnt un commerce avec lui par l'intermédiaire de la raison, ou il ne l'a pas voulu. Dans le premier cas, il a évidemment donné à notre ressort intellectuel une vibration assez puissante pour s'élever jusqu'à lui; dans l'autre cas, la raison, n'élanl point appelée à celle haute prérogative , n'en sentira pas plus le besoin que le devoir. 11 faut choisir , et quoi que vous choisissiez, vous n'expliquerez pas com- ment l'homme, être purement rationnel, tend à Dieu par une voie étrangère à sa nature.

Le vulgaire des gens d'esprit résout la difficulté en supposant que le genre humain a été victime d'un certain nombre d'imposteurs qui, de siècle en siècle, ont abusé de sa bonne foi. Primitivement, pensent-ils, l'homme n'avait pour prophète que sa raison , pour sacrement que son cœur; il parlait à Dieu et Dieu lui parlait dans le sanctuaire de l'âme; la philosophie et la religion se confondant par leur objet et leur mé- thode, n'étaient qu'une seule et même institution. Il n'y avait ni autel, ni culte, ni sacerdoce; il n'y avait que l'homme et Dieu. Mais comme il se rencontra un ambitieux pour fonder le premier trône , il s'en ren- contra un aulre pour fonder le premier temple. Un second suivit, puis un troisième, et bientôt la lèpre prophétique et sacramcnlaire , consacrée sous le nom de révélation, couvrit de son irrémédiable impureté la conscience du genre humain. La philosophie se

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sépara de la religion; quelques sages épars conservè- rent dans leur cœur la pure lumière et la sainte liberté des premiers âges du monde; le reste, vil troupeau de l'erreur, se traîna captif sous le joug d'une supers- tition que rien n'a pu déraciner, sans doute parce qu'elle a pour appui l'habitude, l'antiquité, le nom de Dieu, et aussi la faiblesse innée de la plupart des esprits.

Je ne relèverai pas , Messieurs , l'injure que cette doctrine fait à l'humanité ; vous savez qu'elle est or- dinaire en ceux qui se séparent de la foule. Laissons à l'orgueil l'argument du mépris , et donnons-nous la gloire d'une logique calme et digne de la vérité.

Qu'il y ait de faux prophètes , la chose n'est pas douteuse; que plusieurs aient réussi, l'histoire le prouve et le christianisme le veut. Mais pourquoi out- ils réussi? N'ont-ils pas réussi, précisément parce qu'il y en a de vrais? N'ont-ils pas réussi, parce que, tout en corrompant la religion, ils en acceptaient la base dogmatique et pratique, insérant dans ce tronc divin des branches étrangères qui y puisaient leur vie? N'ont-ils pas réussi , parce qu'ils trouvaient dans le cœur de l'homme, tel que Dieu l'a fait, un complice préparé? L'imposture a besoin, comme toute chose, d'un terrain analogue à sa semence ; elle ne germe qu'en vertu d'une fécondité qu'elle reçoit de l'unique source de toute fécondité qui est la nature. Supposez un fourbe qui ne s'adresse à aucune idée reçue, à aucun sentiment réel, à aucune force préexistante :

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croyez-vous qu'il parvienne à séduire un homme et une heure? Et cependant, pour expliquer par l'impos- ture le mystère qui nous préoccupe, il faut qu'il sé- duise tous les siècles et toutes les générations. Nous possédons l'histoire de quelques-uns de ces hommes extraordinaires qui ont mis au monde une fausse reli- gion; nous connaissons, tout proche de nous, Lu- ther et Mahomet : qu'étaient-ils, sinon des plagiaires et des falsificateurs? Issus d'une institution religieuse préexistante, ils y ont porté une main téméraire, en s'aidant, pour la tronquer, des passions de leur temps. Ils ont dégradé le temple, ils ne l'ont pas bâti. Une portion de l'humanité les a crus, parce qu'elle croyait déjà ; elle les a crus prophètes , parce qu'elle croyait aux prophéties; elle a reçu leurs sacremens, parce qu'elle avait déjà des sacremens. Ils n'ont été des causes de l'erreur que par un effet de la vérité.

Voilà pourquoi. Messieurs, le dernier rendez-vous de la question est toujours dans la nature humaine elle-même; l'imposture n'ayant de prise que par là, il faut définitivement qu'elle s'y appuie, et pour qu'elle s'y appuie, il faut qu'elle n'en contredise pas tous les élémens. Or, vous l'avez vu et je dois encore le répé- ter, si Dieu n'a rien donné à l'homme au-delà de sou corps et de son esprit, si la raison est le terme su- prême de nos facultés, il est clair que tout ce qui n'y prend pas son origine est pour nous innaturel, chimé- rique et vain. Telle est la prophétie, nos adversaires l'avouent, tel le sacrement. Et ainsi ne peuvent-ils pas

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iHre le fruit de rimposture , surtout le fruit universel (l'une imposture continue, puisqu'il y aurait un effet sans cause, un édifice sans fondement. Ce n'est donc pas au hasard que la doctrine catholique, après nous avoir exposé tout ce que Dieu a fait pour l'homme dans l'ordre sensible et intelligible, nous avertit que n'est point la limite de l'action divine à notre égard, mais que pardessus ces dons précieux et premiers il en est un autre qui nous élève plus haut et nous met en communication immédiate avec l'auteur de notre être, avec le principe et la fin de nos destinées. Par l'acte créateur , Dieu nous avait suscités en face de lui comme une personnalité vivante et libre ; par l'acte révélateur, il entra en commerce avec nous et nous avec lui : il nous livra les secrets de sa pensée, les plans de sa vo- lonté, et dans cette effusion à la fois extérieure et inté- rieure, extérieure par la parole, intérieure par la lu- mière et l'onction, il créa l'ordre surnaturel et religieux. Et de même que la nature sortie de sa toute puissante main persévère dans les conditions il l'enchaîna, la religion , non moins fidèle, persévère sous la forme qu'elle reçut de lui. Autant il est insensé d'agir contre la nature, autant il est vain d'agir contre la religion. L'une et l'autre demeurent telles que Dieu les a vou- lues ; ce que le soleil et la lune sont au firmament visi- ble, la prophétie et le sacrement le sont au firmament de la vérité. Vous ne ferez pas tomber les étoiles, et vous ne ferez pas taire la parole de Dieu. Et si, jaloux de l'œuvre divine, vous aspirez à créer quelque chose

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par vous-mêmes, vous ne réussirez qu'à produire des imilalions, qui jusque dans leur impuissance allesteronl le dogme dont vous avez peur, et illumineront la gloire que vous voulez détruire. Qu'a fait Luther, sinon con- firmer l'Eglise? Qu'a fait Mahomet, sinon grandir Jé- sus-Christ? Qu'ont fait tous les usurpateurs du titre prophétique, sinon maintenir dans les ténèhres le sou- venir et la nécessité de la révélation ? Et que faites-vous en niant la révélation, sinon prouver par votre exemple que la religion s'éteint dans tout esprit qui nie la réa- lité d'un ordre surnaturel ?

Messieurs, le monde est à une heure remarquahie de sa destinée. Depuis un siècle, il a essayé de fonder toutes les choses humaines sur la nature et la raison ; il s'est cru capable de régner par lui-même, sans l'in- tervention d'aucune idée mystérieuse , d'aucune puis- sance indéfinie. Vous avez sous les yeux le résultat de celte grande tentative. La discipline sociale s'est brisée dans vos mains ; les ressorts ingénieux vous comptiez l'assujétir, se sont trouvés trop faibles contre les résistances et les agressions. Ce qu'il y avait de généreux dans vos plans de réforme n'a pas eu plus de bonheur que ce qui s'y rencontrait de chimérique , et la justice s'est étonnée de ne pouvoir donner à vos œuvres ni la durée, ni la majesté. Attendrez-vous longtemps encore pour douter de vous-mêmes ? Ne soupçonnerez-vous pas que quelque chose vous man- que, et douloureusement avertis par la providence innée des choses , ne léverez-vous jamais les yeux vers le

T. lîl 1'»

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pôle éternel vous avez laissé la science du passé et celle de l'avenir? 11 en est temps; appelons Dieu à notre secours ; reconnaissons que nous avons avec lui des rapports plus profonds que ceux de la nature, et qu'y renoncer par faiblesse ou par orgueil, c'est ravir au genre humain , avec ses plus grands devoirs , ses plus hautes vertus et ses plus nécessaires facultés.

CINQUANTE QUATRIÈME CONFÉRENCE.

DE DEUX OBJECTIONS CONTRE LE COMMERCE SURNATUREL DE l'homme AVEC DIEU.

Monseigneur,

Messieurs,

Après avoir établi que le commerce de l'homme avec Dieu ne repose pas sur la nature et la raison , mais sur un ordre plus élevé auquel la doctrine catho- lique donne le nom de surnaturel, la suite des idées nous conduirait à rechercher pourquoi il en est ainsi, et quels sont les motifs qui ont déterminé Dieu à ne pas comprendre dans nos facultés sensibles et intelli-

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gibles tous les moyens dont nous avions besoin pour entrer en rapport avec lui. Mais le rationalisme ne nous permet pas une marche aussi rapide. La question de l'ordre surnaturel est trop grave, pour qu'il se rende à la démonstration que nous en avons donnée sans essayer au moins de l'affaiblir. Ecoutons-le donc. Il est vrai , nous dit-il, qu'à s'en tenir à la surface des choses, la prophétie et le sacrement ont un caractère d'universalité et de perpétuité, par ils semblent marcher d'un pas égal avec la nature et la raison ; mais ce n'est qu'une apparence qui se dissipe au premier regard sérieux que l'on jette sur cet illogique établissement. En effet, pour qu'il y ait une véritable universalité, une véritable perpétuité, il faut que la chose ou la pensée qui aspire à ces grands caractères soit la même partout et toujours ; sans l'unité, l'universalité et la perpétuité sont impos- sibles, puisque l'universalité n'est que l'expansion de l'unité dans l'espace , et la perpétuité son expansion dans le temps. Ainsi la nature est vraiment universelle et perpétuelle, parce que ses lois, en quelque lieu ou en quelque siècle qu'on les consulte, rendent à qui- conque les interroge une réponse qui ne change jamais. Au pôle comme à l'équateur, sous l'instrument de Newton comme sous les yeux d'Aristote, la lumière physique tombe et rejaillit d'un objet en formant un angle constant. Il en est de même de la raison. Faculté d uii être libre, elle ne suit pas les caprices de la vo- lonté; elle l'approuve ou la condamne selon des rè-

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gles qui ne fléchisscnl point. Parlez à rAlhéuicn de Périclès, à l'Arabe du désert, au sauvage des forêts ignorées, à l'enfant de la barbarie ou à riionime fait de la eivilisation : tous vous entendent, cl alors même qu'ils disputeraient entre eux de leurs opinions, ils invoquent pour les soutenir des principes uniformes, aussi clairs et certains à l'intelligence de l'ignorant qu'à celle du docteur. En est-il ainsi de l'ordre sur- naturel? ou plutôt rien est-if comparable au chaos des superstitions qui en composent le spectacle? Ouvrez ce Panthéon : qu'y voyez-vous? des dieux qui s'in- sultent, des dogmes qui se contredisent, des cultes qui se renient, des sacerdoces qui s'analhématisent, des autels qui se jettent du sang, une discorde infinie comme l'objet sacré prétendent atteindre ces épou- vantables controverses de l'impuissance et de l'orgueil. Voilà le fait surnaturel! Le voilà tel qu'il est dans l'histoire et devant nos yeux! Et c'est ce qu'on ap- pelle une chose divine, une institution non pas seu- lement égale à la nature et à la raison, mais qui, su- périeure à tout ce qui est créé , doit servir de norme à la conscience, de lumière à l'esprit, de couronne à l'univers! Pour nous, quelle que soit la cause de ce terrible phénomène, nous l'accusons d'être humain ; il est humain parce qu'il n'est pas un.

Si vous répondez que parmi tous ces cultes il en est un seul qui est le vrai , dont les autres ne sont qu'une impie ou malheureuse contrefaçon, la difficulté perdra peut-être de sa force par un cô(é . mais en la

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recouvranl d'un autre avec usure. Car, un seul culte étant le vrai, un seul est bon à l'ànie, un seul établit entre Dieu et Tbonime une efficace communication. Dès lors il est nécessaire de le discerner dans la foule des autres; il faut choisir sans se tromper. Et quelle tâche imposée au genre humain dans une affaire il s'agit de trouver ou de perdre Dieu ! A nous , fai- bles créatures, déjà épuisées dans les sueurs que nous coûte notre vie d'un jour , on aurait donné une énigme à résoudre comme condition de notre vie éternelle! Cela se peut-il? Se peut-il que l'éternité nous coûte autre chose que la vertu , et qu'avare de l'infini , Dieu se fasse un jeu cruel d'être le sphynx de l'homme? Âh ! si la vérité est notre pain, elle doit tomber du ciel comme la pluie, elle doit s'ouvrir passage comme le vent, elle doit grossir ses flots comme la mer , elle doit germer comme la moisson dans les jours l'homme attend sur son travail la bénédiction qui créa la terre et qui lui ordonna de nous servir. Tout homme est capable de creuser un sillon et d'y jeter une semence : tout homme l'est-il de démêler la confusion des cultes innombrables qui se disputent l'honneur de venir de Dieu et d'y con- duire l'humanité? Nul n'osera le prétendre, et par conséquent nous opposons à l'ordre surnaturel, comme une double accusation, son défaut d'unité d'abord, puis l'impossibilité de discerner entre toutes les reli- gions positives quelle est la véritable, si tant est qu'une le soit.

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Telles sont, Messieurs, les dinicullés qui nous ar- l'èlcnt, et que je dois résoudre avant de faire un pas de plus.

11 est certain que l'unité est un caractère essentiel des ouvrages de Dieu , non pas une unité morte qui excluerait la variété, c'est-à-dire l'harmonie dans le nombre et l'étendue, mais une unité féconde qui, par- tant de Dieu lui-même, y ramène comme à leur source toutes les irradiations de la lumière et de la vie. L'u- nité n'est que l'ordre, et l'ordre est évidemment un attribut de Dieu et de ses œuvres.

11 est certain aussi qu'en considérant l'ensemble des cultes, bien que tous partent de l'idée et du fait d'une révélation surnaturelle , bien qu'ils aient entre eux la parenté très-significative de la prière, cependant leur constitution dogmatique établit entre la plupart une flagrante contradiction. L'unité est à leur base, elle n'est point dans leur architecture, et celte diversité accuse nécessairement dans l'origine secondaire du plus grand nombre une autre main que la main de Dieu.

Quelle est cette main? Qui a touché l'œuvre divine après Dieu ? Quelle puissance est survenue derrière le créateur pour introduire jusque dans la religion, qui était le couronnement de l'univers, une semence de discorde et de mort? Cette puissance, Messieurs, c'est vous. Dieu ne vous avait pas mis au nombre de ses ouvrages pour les habiter dans l'inertie d'une con- templation captive . mais pour y être les libres coo-

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pératoui's de sa peuséc et de sa gloire ; il ne vous avait pas faits pour l'adorer servilement, mais pour l'aimer d'autaut plus que vous pourriez le haïr, pour le servir d'autant mieux que vous pourriez le com- battre, pour être de son nom des iustrumens d'au- tant plus efficaces que vous pourriez le déshonorer. C'est pourquoi partout est Dieu en ce monde, vous y êtes aussi ; partout il opère , vous opérez aussi, soit dans le sens de sa pensée, soit dans un sens contraire. Et ce n'est pas seulement sur une part de son oeuvre que cette puissance vous a été donnée ; vous la possédez sur son œuvre tout entière , aussi bien dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel, aussi bien contre la nature et la raison que contre la prophétie et le sacrement. Vous pouvez tout nier; vous pouvez nier Dieu comme Jésus- Christ, la société comme l'Eglise, le vrai mathématique comme le vrai révélé , le bien visible comme le bien invisible , le temps comme l'éternité. Rien n'échappe à votre em- pire , parce que d'une part votre liberté n'a pas de limites, et que d'une autre part, tout étant enchaîné dans le monde, le coup que vous portez sur un point retentit nécessairement dans toutes les sphères de la création et de l'infini. La nature , la raison et la religion sont trois lois progressives dont la lumière est réciproque et la force solidaire; l'intelligence ne les divise que par un schisme qui les blesse toutes trois, et l'orgueil n'a de succès profond que dans une ruine (\m leur fait un èpal fombcau. Le vœu dv

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l'orgueil est de ne poiiil obéir, cl il ol)éil lanl (|u"uiie loi subsiste, quelle que soit son origine, sa forme ou son nom. De vient qu'il ne se repose que dans la souveraineté absolue, et que, mesurant ses forces à la grandeur de son désir, il n'a pas désesi)éré d'attein- dre aux deux actes souverains qui n'ap|)artiennent qu'à Dieu, détruire et créer, détruire le monde tel que Dieu l'a fait, pour créer un monde tel que l'bomme le veut.

Vous pensez que j'exagère, et que si l'bomme a réellement attenté à la religion , parce qu'elle n'est qu'une part supj)Osée de l'œuvre divine, il a du moins respecté toujours la nature et la raison, qui sont cette œuvre elle-même dans toute sa certitude et sa sincé- rité. Vous le disiez tout-à-l'beure, Messieurs; vous opposiez l'uniformité constante de l'ordre naturel à la variété contradictoire de l'ordre religieux : mais quoi donc! le bruit du monde ne vient-il pas jus- qu'à vous? N'entendez -vous pas d'ici la clameur séculaire de ses divisions? Est-ce aux portes seules du temple que se livre le combat de l'homme contre l'homme et de l'homme contre Dieu ? Descendez au forum des peuples, pénétrez dans les académies, faites -vous ouvrir les laboratoires de la science; partout vous rencontrerez l'esprit humain, vous y rencontrerez la guerre, doctrines contre doctrines, po- litique contre politique, histoire contre histoire, faits contre faits, affirmations contre négations. Pouvez- vous le contester? Et d('s lors en quoi Tordre naturel

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est -il plus un que l'ordre surnaturel? En quoi échappe-t-il davantage aux atteintes de notre li- berté? La contradiction religieuse elle-même em- porte une contradiction rationnelle; car, le dogme que j'accepte et que vous rejetez , c'est avec ma raison que je l'accepte , avec la vôtre que vous la rejetez. Nous ne différons sur la foi que parce que nous différons rationnellement. Direz-vous que si nous différons sur les conséquences , nous reconnaissons les mêmes principes , et qu'en eux survit et consiste l'immuable unité de la raison? Mais la religion peut au même titre prétendre à l'unité et à l'immutabi- lité; elle revendique aussi des principes sur quoi s'ac- cordent tous les cultes, tels que l'existence d'un être suprême , son action sur l'homme , son com- merce positif avec nous par des révélations , des cé- rémonies , des lois , des récompenses et des chà- timens. commence le débat, sinon dans le développement dogmatique de ces principes com- muns ?

11 y a donc parité entre les deux ordres , et si votre accusation conclut au préjudice de l'un , elle ne conclut pas moins au préjudice de l'autre. Aussi, sachez-le , la même chose que vous dites contre la religion , le scepticisme l'a dit contre la raison : de même que vous niez l'unité surnaturelle, à cause de la divergence des cultes, le scepticisme nie l'unité rationnelle, à cause de la multitude d'opinions et de |)ratiquos qui divisent les sages non moins que les

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peuples. Pascal le remarquait en se moquant : «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà! » Connaissez donc l'abîme tout entier; voyez ce que de- vient entre les mains de l'homme celte raison dont vous ne doutez pas , et si vous refusez de croire aux aveux de la philosophie, croyez du moins au spec- tacle de votre temps. Quelle est la vérité qui ne soit pas niée? Quel est l'instinct de la nature qui ne soit pas outragé? Quelle est l'institution humaine, si fa- milière qu elle nous soit par la tradition et par le cœur, qui ne soit traitée en ennemie? Vous vous étonnez que le Christ ait trouvé des contradicteurs et des juges, il y a dix-huit siècles : mais levez les yeux, voici la raison elle-même devant le tribunal de Caïphe et des Romains.

Toutefois n'ayez pas peur, et tout en connaissant ce que l'homme peut contre l'ouvrage de Dieu, con- naissez aussi ce qu'il ne peut pas. Oui, il y a une grande force dans l'homme, car Dieu est avec lui ; oui, il y a une grande force dans l'homme, car Satan est avec lui ; oui, il y a une grande force dans l'homme, car l'homme est avec lui-même : mais Dieu à sa droite, Satan à sa gauche , et lui au milieu , l'homme n'est pas capable de détruire ni de créer un atome. Un atome suffit pour arrêter toute sa puissance éternelle- ment : combien plus l'univers! Soixante siècles au ser- vice de notre liberté ne nous ont pas donné la gloire de faire ou d'anéantir un grain de poussière ; com- bien plus nous résisteront la nature , la raison et la

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religion! iN'ayez donc pas peur; ni nous qui douiez, ni vous qui croyez, n'ayez pas peur. Dieu est eu loul ce qui est, il maintient tout ce qu'il a une fois voulu; et notre liberté, si sérieuse qu'elle soit, n'est que recueil l'océan se brise en demeurant l'océan. Aussi, enfant de la vérité dans ce siècle profondément ému, j'écoute la tempête sans pâlir; je m'éclaire de la foudre qui tombe sur le temple , et la tête appuyée au seuil du parvis, je dors le somme divin d'une in- faillible foi.

Impuissance de détruire, impuissance de créer, telle est en l'homme la limite de l'orgueil ; telle est la loi qui protège tout ce qui est, nature, raison, re- ligion, contre les attentais de la liberté. Et cependant. Messieurs , il faut bien que la liberté , jusque dans ses abus, soit une puissance féconde; car si elle ne pouvait rien contre rien , elle ne serait qu'un ressort tendu dans le vide, un nom responsable d'une imagi- naire activité. Dieu, en assurant son propre empire, pour que le monde ne fût pas le jouet d'un désordre sans frein, a aussi laisser un effet à notre action, pour qu'elle ne fût pas, même dans ses égaremens, l'effort perdu d'un être avorté. Quelle est donc la part de Dieu, et quelle est la part de Ihomme? Dieu, nous l'avons vu, s'est réservé la substance des choses; il ne veut pas que l'homme y atteigne jamais : car si la substance des choses nous avait été livrée , il ne res- terait à Dieu que d'être spectateur tranquille des rui- nes de l'univers. .Mais .si la substance nous échappe,

que nous rcsle-l-il à nous-Fiirmos ? Si nous ne pou- vons anéantir ni un grain de poussière dans la nalurc, ni un principe dans l'inleliigence , ni un élément de l'ordre surnaturel, que pouvons-nous en réalité? Pour le comprendre, Messieurs, il faut remarquer que toute substance a un mode d'être, et que la substance de- meurant invaria])le, le mode est sujet au changement. C'est donc au mode que s'en prendra notre liberté. Le mode est la figure des choses : impuissans contre les choses, nous aurons la ressource de les défigu- rer. Nous défigurerons la nature, la raison, la reli- gion.

Vous avez reçu du créateur un visage respirent la force et la bonté. Vos lèvres s'animent d'un sourire dont la grâce survit à leur mouvement; vos yeux don- nent une flamme qui jaillit des profondeurs d'une vive intelligence, mais qui tempérée par la modestie cause un respect sans frayeur; votre front pur et calme couronne de sa sérénité la magie vivante de vos traits, et quelque part que tombe sur vous le regard d'une âme, cette âme connaît et aime la vôtre. 0 jeune homme, ce sont de grands dons! Mais il ne faut qu'une heure pour les ternir; il ne faut qu'un crime pour les déshonorer. La nature, dont vous êtes le chef- d'œuvre, ne résistera point aux coups que vous lui por- terez dans le secret de votre conscience ; la beauté se retirera de vous à mesure ([ue Dieu sortira de votre cœur, et bientôt cette tète, objet d'admiration et d'a- mour, ne sera plus que le chef ignoble d'un scélérat

ou d'un débauché. Vous n'aurez pas détruit en vous l'image naturelle de Dieu, vous l'aurez défigurée.

De même , Messieurs , vous pouvez ravager la terre, brûler les forêts, dissiper la source des neu- ves, infecter l'atmosphère, condamner à la solitude et à la stérilité d'admirables portions de notre héri- tage commun, et vous ne l'avez que trop fait! La main des barbares a desséché le Latium ; la tyran- nie des enfans de Mahomet , en touchant le sol de la Grèce et de la Syrie, a tari des mamelles qu'on croyait à jamais fécondes, et éteint des beautés qu'on croyait sous la protection éternelle de la plus pure lumière qui ait éclairé la création. Mais si cruelles que soient ces injures , la terre subsiste et nourrit l'homme. Des générations meilleures succéderont à ces hordes qui n'ont pas respecté la mère commune du genre humain; elles réveilleront de leur sommeil involontaire, les champs de l'Âttique et les collines de la Messénie; l'ombre, appelée par la culture, re- descendra du ciel sur les déserts de Rome; la vie, qui n'était qu'égarée , poussera de tous côtés ses rejetons, et les ruines elles-mêmes ne seront plus que le témoin de notre impuissance à donner nulle part un coup qui fonde la mort.

Ainsi en est-il des erreurs et des crimes contre la raison. Un siècle se lève; il est hardi dans les choses de l'intelligence ; il remue des idées comme le voya- geur, à la fin d'un long jour, secoue la poussière et l'ennui de ses pieds; il met du plaisir à douter, de

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I orgueil à conlredire ; il ébranle les colonnes qui sou- tenaient dans le passé l'architecture de la science el de la sagesse; la tradition ne lui impose plus, la con- science lui parait un oracle muet ou trompeur. Un mo- ment vient les esprits étonnés se demandent si le vrai n'est pas un songe et le bien une imposture. Mais au milieu même de cette orgie du scepticisme , on n'attaque la raison qu'avec la raison ; elle triomphe jusque dans la blessure qu'elle se fait. La négation affirme que l'intelligence vit et voit, comme l'œil, en se fermant devant le soleil , atteste la présence et la force de ses rayons. Il faut vivre , et malgré le délire universel , le cours des affaires humaines suit ses an- tiques voies ; l'humanité marche devant Pyrrhon qui nie le mouvement. Elle croit , elle espère , elle coor- donne ses pensées et ses actions. Puis, le temps sonne une heure ; un siècle nouveau commence qui relève la vérité , comme la fraîcheur du matin relève dans les champs l'herbe inclinée par le soir. On abat les autels du doute ; on traîne aux gémonies les négations adorées la veille ; on méprise qui avait méprisé , on oublie qui avait oublié, on met un point dans l'his- toire et l'avenir monte à l'horizon de l'éternité. Il y a eu déformation de l'esprit humain, mais non pas des- truction.

Vous étonnerez-vous après cela , Messieurs , que la religion aux prises avec la liberté de l'homme subisse les mêmes injures et les mêmes vicissitudes ? Pour- quoi serait-elle plus heureuse que la nature et la rai-

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son ? Pourquoi notre ambition de souveraineté , en s'appi'ochant du ciel, perdrait-elle l'énergie qui Hui l)ermct de violer les sanctuaires inférieurs ? Quel que soit le rivage nous abordions , plus haut ou plus ])as , nous portons avec nous , comme un indéfec- tible attribut, la puissance du bien et du mal. Et même cette puissance s'accroît à mesure que nous nous élevons dans la hiérarchie des choses ; elle est plus grande contre la raison que contre la nature, plus grande contre la religion que contre la raison. Cela tient à ce qu'on ne peut s'élever qu'en s'appro- chanl de l'infini, et que l'infini, par sa disproportion avec nos bornes personnelles, offre nécessairement plus de prise à la révolte et à l'erreur. Qui ne conçoit combien il est aisé de substituer aux dogmes reli- gieux de chimériques imitations ? L'homme l'a fait, il Ta fait par impatience d'un joug trop sérieux, par lassitude de l'antiquité, par oubli de la tradition, par haine d'un sacerdoce négligent ou corrompu , par obéissance à l'ascendant des sectaires fameux. Mais quel qu'ait été le motif de sa séparation, sous quelque point du ciel et du temps qu'elle ait pris naissance , jamais l'homme vivant à l'état de peuple, c'est-à-dire à l'étal naturel, n'a pu abroger la religion ni en chan- ger les caractères essentiels. 11 a toujours cru à la communicalion positive du genre humain avec Dieu, au moyen de la parole directe de Dieu. Les cultes dénaturés ne le prouvent pas moins éloquemment que le culte chrétien. Qu'était-ce qu'un lemple dans l'es-

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l>ril des nations j)aïcnnes , sinon un oracle? Quélait- ce qu'une idole, sinon du marbre el de l'or parlani avec la vertu de Dieu? Qu'étail-ce qu'un prêtre, sinon une chair et une ànic inspirées du souffle de Dieu? Que sont-ils encore par toute la terre, prêtre, temple, idole, sinon une incarnation plus ou moins vive et prochaine de la divinité? L'unité de l'idée survit dans la multiplicité de la forme, et, déplus, quand on étu- die cette forme, on découvre dans la variété des si- gnes les débris mutilés d'une tradition identique.

A la foi des prophéties tous les cultes ont joint la foi des sacremens ; tous, nous l'avons dit et prouvé, appelaient les sacrifices, les cérémonies et la prière, au secours de l'àme qui s'efforçait de tendre vers Dieu. Homère immole des victimes avec la litur- gie du Lévitique; Delphes commande des expiations dans la même langue que parle Bénarès ; l'augure étrusque bénit les collines romaines comme le druide consacre les forêts de la Gaule : et par dessus tous ces rits vivans d'une invincible coutume, le sacrement de la prière s'élève incessamment vers Dieu pour lui demander des miracles au nom de toute douleur qui espère et de toute défaillance qui croit. Sans doute la prière ne connaissait pas Dieu sous le même nom; elle n'en connaissait pas partout la véritable el éternelle histoire : mais partout le besoin était le même, l'aspiration semblable, et quand le coeur était sincère, rcfficacité n'était point absente. Le sup- pliant chargé d'amertumes, en ployant le genou dc- T m. 20

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vaut un marbre irompeur, oubliait la lable que l'édu- cation avait gravée dans son esprit; il se souvenait (lu Dieu inconnu qu'Atbènes révérait aux pieds du Parthénon , et ce Dieu qui cherche la droiture et qui sait le malheur entendait le cri de la foi dans la plainte dun cœur humilié. Les ombres de i'ido- làtrie s'éclaircissaient ; la vérité descendait avec la grâce, et l'àme de l'homme rencontrait l'àme de Dieu à travers les simulacres du mensonge.

Reconnaissez-le, Messieurs, vous n'avez pas .plus détruit la religion que vous n'avez détruit la raison et la nature; vous n'en avez pas plus changé l'essence que vous n'avez changé l'essence de la logique et de la chimie. Vous avez tout déflguré, et Dieu a tout sauvé. La nature a résisté à vos mutilations, la raison à vos systèmes, la religion à votre incroyance, et toutes trois universelles et perpétuelles attestent d'autant plus la puissance qui les fonda, que cette puissance a res- [)ecté la vôtre en vous permettant de ne pas respecter la sienne. Dites-moi, qui vous a retenus? Pourquoi tant de vie demeurée au milieu de tant de ruines? Vous vouliez, vous voulez encore anéantir la religion, vous ne voyez qu'un chaos d'idées et de pratiques sans fondement : pourquoi la religion est-elle debout? Vous vouliez exercer l'acte souverain de détruire, pour arriver à l'acte souverain de créer, et certes il y a dans cet orgueil une grandeur qui forcerait la louange, si rien pouvait être grand contre la justice et la vérité : [tourquoi n'axez-vous ni détruit ni créé la religion?

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N'oici Lullier C'est une vieille ontbre que Luther, Messieurs, mais puisqu'il est permis à h\ parole d'évo- quer les ombres , permettez-moi d'évoquer celle-ci et de lui demander compte du mystère qui suspend mon esprit et le vôtre. Eh bien! Luther, puisque tu mépri- sais l'Eglise, puisque tu avais résolu d'extirper de l'Europe la foi qui avait été la tienne, pourquoi ne pas frapper le seul coup qui allait au fond de la ques- tion? Pourquoi ne pas renverser l'architecte avec l'é- difice? Pourquoi ne pas nier Jésus-Christ?

Ah! pourquoi! Messieurs, Luther n'en savait rien lui-même. Il obéissait à la foi en même temps qu'à la révolte, et manquant de logique dans l'une et dans l'autre, il était l'expression formidable d'une grande faiblesse dans un grand pouvoir. Sa conscience répon- dait à la conscience de son temps , comme la con- science de son temps à celle de tous les siècles. Elle renfermait avec un élément de protestation un besoin impérieux de croyances, et le succès de Luther, comme celui de tous les hérésiarques, fut d'avoir frappé juste au ciKur de son époque, en lui ôtant de la foi tout ce qu'elle pouvait en perdre pour lui laisser tout ce qu'elle voulait en garder. S'il eût nié Jésus-Christ, il eût été Voltaire sans aïeux , c'est-à-dire un fou ; et Voltaire lui-même, précédé de deux siècles de protes- tantisme, n'a pu être qu'un sage , c'est-à-dire un chef d'école et non un chef de peuple.

Cet exemple contient tous les autres. Il nous initie au secret des révolutions religieuses, d'autant plus

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sûres du succès, qu'elles s'écarlenl moins de la base prophétique et sacramentaire primordiale ; d'autant plus décisives en faveur de la vérité de la religion, qu'elles la conservent en la violant. Car enfin , Mes- sieurs , si depuis soixante siècles le genre humain obéissait au même dogme et à la même liturgie, ne reconnaîtriez-vous pas dans cette tranquille unanimité le signe d'une divine institution? Or, le signe de l'u- nanimité combattue, de l'unanimité contredite et per- sévérant malgré la controverse, est assurément plus digue encore d'émouvoir un esprit attentif. Car , on pourrait expliquer la première unanimité par le défaut d'examen et par l'empire de l'habitude, tandis que la seconde ne peut s'expliquer que par une force supé- rieure à tous les ressorts de la pensée humaine et à tous les attentats de sa liberté. Affirmer en niant , maintenir en détruisant, consentir en protestant, c^est sans doute s'élever contre la vérité, mais en lui rendant le plus éclatant des hommages, puisque c'est l'hommage d'un ennemi.

Reste à savoir si Dieu n'a pas fait davantage encore pour la conservation de son culte sur la terre, et si parmi tous ceux qui en ont altéré la pureté originelle, il n'en est pas un qui l'ait gardée sans tache, et qu'il soit aisé de reconnaître à des caractères inimitables de grandeur et de sincérité. J'espère vous le montrer sans peine aussi bien que sans retard.

Ecartons avant tout cette vaine pensée qu'il y ait ici-bas une multitude infinie de cultes difïérens. Cela

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n'est pas. Kion n'a clé |)lus stérile ([iie rirnagiiiation de l'homme en malièrc de cultes. De même qu'en considérant les traits communs des êtres, on les ra- mène à un certain nombre de familles primitives, de même aussi en comparant ensemble les branches re- ligieuses qui s'épanouissent dans l'humanité, on les voit aboutir à trois souches principales, les seules qui soient réellement distinctes par leur physionomie et par une invincible et mutuelle répulsion : je veux dire, lidolàlrie , le christianisme et le mahométisme. Je ne fais pas mention du judaïsme , parce qu'avant Jésus -Christ il n'est que le christianisme attendant son couronnement, et qu'après Jésus-Christ il n'est que le christianisme manquant de son couronnement. Restent donc les Eglises chrétiennes qui se rattachent au tronc de l'Evangile et du Christ; les sectes idolà- triques dont aucune n'excommuniait l'autre, et dont les symboles se respectaient à l'envi dans le concile du Panthéon romain ; enfin les rameaux de l'isla- misme, qui tous s'inclinent aux pieds de Mahomet et du Koran. Nommez-moi un culte, je le ramènerai, ou à l'idole, ou à la croix, ou au croissant; mais il n'y a plus de paix possible, il n'y a plus de rendez -vous commun entre l'idole, la croix et le croissant, ban- nières mémorables qui se partagent encore les géné- rations, et qui portent dans leurs plis trois théologies séparées par une conception radicalement différente du commerce de l'homme avec Dieu. Dans ce com- merce, en effet, qui constitue la religion et qui sup-

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pose un nipprochemeiil entre doux èlrcs aiisM luitu- rcllenient éloignés l'un de l'autre , ou bien l'esprit loneoit une alliance entre la nature divine et la na- ture humaine qui va jusqu'à la confusion, et c'est l'i- dolàtrie; ou bien il conçoit cette alliance sous une forme qui exclut la compatibilité entre les deux natu- res, et c'est le mahométisme; ou bien enfln il admet l'union des deux natures demeurant distinctes jusque dans leur intimité, et c'est le christianisme. L'idolâtrie confond l'homme et Dieu, le mahométisme les retient à dislance, le christianisme les associe : ces trois sys- tèmes résument tous les cultes existans et tous les cultes possibles.

L'antiquité se perdit généralement dans lidolàlrie. et même les superstitions qui n'avaient point com- mencé par finirent par s'y précipiter comme à un inévitable écueil. C'est qu'en effet, il est difficile de s'arrêter au point juste de la ihéandrie , mot par le- quel la théologie chrétienne exprime la participation de Dieu à l'homme et de l'homme à Dieu. Dès que la pleine lumière de la vérité religieuse n'éclaire plus rintelligence, celle-ci vacille eu regardant ce prodi- gieux mystère, et selon qu'elle donne davantage à la raison ou au souvenir, à l'inspiration de la nalure ou à l'impulsion de l'instinct théologique, elle reste en arrière ou court au-delà du vrai. C'est l'instinct, le sou- venir et un confus pressentiment, qui l'ont emporté dans l'humanité intermédiaire, je veux dire dans Ihu- nianité comprise entre le déluge et l'avènement du

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Clii'isl. l lie lois Jéâus-Chrisl paru, celte reslitulion éclatante du type éternel de l'alliance entre Dieu et l'homme frappa le monde d'un tel coup de clarté, que la théogonie païenne, malgré vingt siècles d'empire, ne put désormais conserver l'honneur de tromper le genre humain. L'erreur dut se réfugier sur une autre base et prendre une autre forme. Ârius en prépara l'édifice, Mahomet l'acheva. Arius avait nié la divinité de Jésus-Christ; Mahomet déclara impossible, impie, idolàtrique, l'union de la nature divine avec la nature humaine dans une seule personnalité, et séparant autant que possible les deux termes du commerce religieux, il prononça la sentence fondamentale de l'islamisme ou de la foi nouvelle : Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. Dieu est Dieu, c'est-à-dire Dieu ne saurait être que Dieu; Mahomet est son prophète, c'est-à-dire l'aclion divine par rapport à l'homme se borne à la prophétie, et l'action de l'homme par rapport à Dieu se borne à la foi qui accepte la prophétie en adorant et en priant. Nul autre culte ne s'est élevé depuis Mahomet; nul ne s'élèvera dans l'a- venir. Car, au-dessous de Mahomet il n'y a plus que le rationalisme pur; au-dessus, on retrouve néces- sairement l'idolâtrie ou le christianisme.

Le christianisme tient le milieu entre le maiiomé- tisme et l'idolâtrie. 11 humanise Dieu sans le faire descendre, il divinise l'homme sans changer sa sub- stance, également éloigné de l'extravagance du pan- théisme qui confond tous les êtres dans un chaos

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divin, el de la froideur du liiéisme qui relègue la créature à une dislance désespérée du créateur.

est le choix , Messieurs, est le débat. Pour qui veut sortir de ralhéisme pratique, il n'y a dans toute l'histoire que ces trois portes ouvertes : il faut être idolâtre, chrétien ou musulman; il faut s'age- nouiller devant une idole, porter la croix ou arborer le croissant. L'un ou l'autre, ou bien rester indiffé- rent parmi les spectateurs qui entendent le nom de Dieu sans s'émouvoir, et qui regardent l'avenir sans s'y préparer.

Le choix ainsi réduit à ses seuls termes possibles, rien n'est plus aisé que de reconnaître est la reli- gion véritable, la religion instituée de Dieu et conser- vée dans l'intégrité de ses dogmes, de sa morale et de sa liturgie, c'est-à-dire dans l'intégrité de la prophétie et du sacrement. On a dit de Tacite qu'il abrégeait tout, parce qu'il voyait tout. Dieu est un plus grand abréviateur encore, parce qu'il travaille dans l'éternité pour des êtres qui n'ont que le temps. Vous êtes pressés, Messieurs; Dieu l'est plus que vous. Vous êtes pressés de connaître la vérité; Dieu l'est plus en- core de vous la donner. Ecoutez donc : il ne vous faudra qu'un rayon de lumière et qu'un instant de bonne volonté.

Quoique l'idolâtrie et le mahométisme partent de données absolument contradictoires, je les mets sur la même ligne dans la discussion, parce qu'ils portent au front les mêmes caractères de honte et d'inanité.

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Je ne vous dirai pas : Mahomet n'a pas l'ail de mi- racles, l'idolâtrie non plus; l'idolâtrie n'a point pro- phétisé , Mahomet non plus. C'est le détail de la question. 11 nous faudrait du temps pour y entrer, et nous avons besoin d'aller vite. Or, à qui a besoin d'aller vite Dieu a préparé une voie qui abrège tout. Il a mis dans la religion , comme en toutes choses , une physionomie. Voici un homme que vous n'avez jamais rencontré; son origine et ses actes vous sont inconnus : quel est-il? que veut-il? Quel est le secret de son âme? Vous n'en savez rien , et vous n'avez ni l'occasion, ni le loisir de l'apprendre. Amenés l'un à l'autre pour un moment qui ne se retrouvera plus, il faut que vous le jugiez dans l'éclair d'un regard. Vous le jugerez , en effet , et si quelque expérience vous a initié à la répercussion de la vie intérieure sur les traits qui composent l'accent du visage, vous ne vous tromperez pas; vous ne vous tromperez pas surtout si de grands vices ou de grandes vertus ont creusé leurs sillons dans la chair mobile vous étudiez la vérité.

Ainsi en est-il de la religion. Toute religion a une âme qui se réfléchit dans le corps de ses doctrines et de son histoire, et par conséquent toute religion a une physionomie. Quelle est la physionomie de l'ido- lâtrie et du mahométisme? Y sentez-vous palpiter quelque chose de divin ? Votre conscience en est-elle émue, et l'œil fixé sur Jupiter ou sur Mahomet, vous poserez-vous à vous-mêmes cette formidable question :

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Est-ce que Dieu ne serait point là? Non, Messieurs, non, il n'est pas un de vous qui ait accordé jamais à l'un ou à l'autre de ces cultes l'honneur d'un doute; il n'est pas un de vous qui se soit interrogé en leur présence, et qui ait eu la tentation de se dire : Peut- être! Le peut-être vous vient d'ailleurs; il descend dans votre âme d'une autre région , et s'il n'y avait ici-bas que l'idolàlrie et Tislamisme pour représenter Dieu , vous ne vous donneriez pas même la peine de nier; vous passeriez à côté sans haine, sans mépris, sans orgueil, comme on passe devant un monceau de pierres qui n'a pas même l'architecture d'une ruine.

Dans l'assemblée célèbre qui inaugura l'ère inache- vée de nos révolutions, il se rencontra deux hommes doués d'une éloquence inégale , qui tous les deux s'assirent longtemps du même côté pour y défendre ensemble l'avènement du siècle dont nous sommes issus. Mais enfin les hasards de la vie publique se jetèrent entre eux et les séparèrent; le jour vint ils durent monter à la tribune pour s'y combattre sous les yeux d'une population qui les attendait à cette épreuve, et qui avait préparé ses applaudissemens pour le plus jeune et le plus faible. 11 parut le pre- mier; le mouvement populaire dont il était sur éleva sa parole au-dessus d'eire-même; un enthousiasme vrai lui répondit; il se crut certain de n'avoir rien à craindre , et de partager au moins l'honneur des rostres avec le puissant ennemi qu'il s'y était donné. Celui-ci monta Iranquille et contenu; accueilli |)ar un

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silence inaccoutumé, il niesuru de j'ànie (oiilc la |)o- j)ulai'ilé qu'il avait perdue, et j)uis"anl dans cet ohs- (acle nouveau pour lui une force désespérée , il se retourna comme un lion dans la bauge terrible de son éloquence. Des applaudissemens involontaires et pas- sionnés lui apprirent ce qu'il savait déjà, son triomphe, lorsque tout à coup se retournant vers son adversaire, non plus orateur contre orateur, mais aigle planant sur sa proie, il lui jeta de loin celte sublime et mor- telle apostrophe : Barnave , il n'y a pas de divinité en loi!

Messieurs , ce mot de Mirabeau à Barnave est le mot qui termine la controverse à l'égard du mahomé- tisme et de l'idolâtrie; ou plutôt la controverse n'est pas même possible, et dès le premier regard jeté sur ces viles corruptions de la vérité religieuse, l'esprit se détourne et leur dit avec dédain : Il n'y a pas de di- vinité en vous! Pourquoi? Comment? Qu'est-ce qui donne ou ôte à une chose la physionomie divine? Je n'en sais rien peut-être. Ce que je sais, c'est qu'il y a un caractère de bassesse qui descend jusqu'à la Cgure de la brute, comme il y a un caractère de grandeur (jui s'élève jusqu'à une transfiguration surhumaine. Ce que je sais mais écoutez seulement. A un jour connu de l'histoire , un proconsul romain parut sur un balcon; il avait à son côté un criminel couvert de plaies, les mains liées à un roseau, le front percé «lune couronne d'éj)ines, le corps afl'ublé d'une pour- jtre qui ajoutait à ses humiliations l'injure d'une ironi-

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que majesté. Le proconsul se tourna timidement vers la multitude et lui dit : Voilà l'homme! Le peuple répondit par une acclamation qui demandait le sang de l'homme, et le Romain obéissant le leur livra. Mais derrière ce peuple en fureur l'humanité s'est levée ; elle a regardé l'homme à son tour, l'homme con- damné, flagellé, crucifié, et se frappant la poitrine, elle a dit : Voilà Dieu! Un autre jour, la Grèce ras- sembla ses artistes pour obtenir de leur génie une image digne de ses adorations. Phidias fut choisi. Il prit son ciseau; il tailla l'un de ces marbres fameux qui respiraient déjà avant que la main du sculpteur les eût touchés; il y mit la lumière, la pensée, la gloire, le repos, et quand la Grèce ôta le voile qui cou- vrait Jupiter olympien, elle s'écria d'une voix sérieuse et unanime : Voilà Dieu ! Mais l'humanité s'est levée derrière ce peuple ingénieux; elle a regardé l'objet d'un souvenir demeuré si grand, et plaignant Athènes encore plus que sa statue, elle a dit : Voilà l'homme!

Voilà l'homme! Tous les arts de l'Attique, toute la poésie d'Homère, toutes les grandeurs du Latium, rien en vingt siècles de durée n'a pu dissimuler l'inef- fable misère de l'idolâtrie , et l'islamisme n'a conquis la moitié du monde que pour y étaler sous une forme opposée, mais aussi vaine, l'impuissance de tout culte hors de celui qui a fait croire les sages et qui fait douter l'impie.

Cette absence saisissante de divinité, qui est le trait saillant de l'idolâtrie et de l'islamisme, suffit pour les

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juger. On comprend, en efl'el, que jamais l'Iiomme, quoi qu'il fasse, ne peut donner à ses œuvres un sceau vraiment divin. Plus il monte loin de sa sphère, pour atteindre une gloire qui le surpasse, plus il tombe hors de la vérité, en qui seule est la source du beau. Con- quérant, législateur, philosophe, simple mortel enfin, il a dans son histoire des jours dignes d'admiration; touche-t-il à l'arche sainte , il perd , en se haussant dans l'imposture, le secret des grandeurs de ce monde et des élévations de l'autre. 11 fait une parodie avec le nom de Dieu, et ce nom, pour se venger, n'a be- soin que de lui-même. Non seulement les faux cultes n'ont aucune physionomie divine, mais à ce caractère négatif ils joignent infailliblement le signe d'une fla- grante immoralité. Levez les yeux sur les autels anti- ques. . . . Puis-je même vous dire d'y lever les yeux? Malgré la distance qui nous les voile, pûis-je vous conseiller un regard, si obscur qu'il soit, sur leurs mystères et leurs cérémonies? Je n'ose le faire; je n'ose vous peindre ce qu'adoraient ces Grecs si déli- cats, nos maîtres dans l'art de sentir et d'exprimer le beau. Je n'ose vous décrire les pompes ils expo- saient, au nom de Dieu, leurs femmes, leurs enfans, leur propre cœur. Ce qui était leur religion ne peut pas même nous devenir un discours; ce qui était sa- cré pour eux, en passant de mes lèvres à vos oreilles, serait un sacrilège pour vous et pour moi. Ils avaient élevé leurs dieux dans une si sublime infamie , que nous ne pouvons les y voir, fût-ce pour les accuser.

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Tous ces (lieux, je l'avoue, irétaieiit pus d'une lange également souillée; quelques-uns, dans le nom- bre, se rapprochaient de l'homme par leurs vertus. Je crois même qu'une image meilleure de la divinité sor- tait de la conscience à la face de ces idoles, et bravait intérieurement le culte public qui leur était rendu; mais c'était l'effet de l'antique vérité, c'était le gé- missement de Dieu en présence du mensonge, et le mensonge n'en subsistait pas moins avec le châtiment de sa corruption.

Mahomet, j'en conviens aussi, dans son exposition dogmatique et liturgique de Dieu, n'a point encouru l'immoralité de l'idolâtrie. Son dessein, qui était le con- tre-pied des fables du polythéisme, ne le lui permet- lait pas. Mais cela même rend plus frappant et plus accusateur le matérialisme honteux qui est sorti de son œuvre,' et dont le germe, quoique dissimulé peut- être , est visible néanmoins dans le Koran. Les mœurs musulmanes n'ont point fait rougir les mœurs du paganisme, et celles-ci, sous quelques rapports , tels que l'unité et l'indissolubilité du mariage, ont laissé loin derrière eux les coutumes des enfans de Mahomet. Ni l'islamisme, ni l'idolâtrie n'ont connu et enseigné la vie spirituelle; ils n'ont point ravi l'âme au-dessus des goûts de cette terre, pour lui donner la joie d'un immatériel aliment. Même en lui révélant l'immortalité, ils l'ont laissée en proie aux passions, aux tourmens, aux vertus que termine la mort.

Quel signe voulez-vous de plus, Messieurs, contre

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CCS Irislos eulles? 1^1 ceixMidaiil il en osl encore un non moins saisissable , non moins éclalanl : c'est leur in- capacité logique. On peut avoir tort et raisonner; il semble même que rien ne soit plus facile, tant l'exem- ple en est vulgaire : que dire donc d'une religion à qui le raisonnement fait défaut? Et si vous croyez qu'un tel excès d'impuissance n'est pas possible, donnez-vous la peine de chercher sont les travaux théologiques, historiques et polémiques du mahométisme et de l'ido- lâtrie. Où sont-ils ? Aussi bien dans l'Inde qu'en Grèce et à Rome, l'idolâtrie a eu des poètes pour théologiens; et lorsque le christianisme lui eut appris ce que c'est qu'une religion qui écrit et qui parle, elle eut pour défenseurs des philosophes qui renversaient sa mythologie eu prétendant la justifier. Le mahomé- tisme n'a pas songé davantage à établir sa divinité par la discussion ; il a régné son cimeterre était le maître, il a péri son cimeterre s'est brisé. Aujour- d'hui, sous nos yeux, il ne soutient les restes de son empire que par une loi qui interdit la conversion de ses fidèles sous peine de mort. Le paganisme menacé par la prédication chrétienne n'avait pas agi autrement sous les Césars de Rome; il n'agit pas autrement en- core sous les despotes de la Chine et du Japon. Quelle en est la cause, sinon l'incapacité logique, ou si vous l'aimez mieux, l'impuissance de raisonner? Pascal a dit : « 11 est plus aisé de trouver des moines que des raisons. » La version véritable était celle-ci : Il est plus aisé de trouver des bourreaux que des

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raisons. L'hisloirc de l'islamisme le prouve à l'envi de riiistoire du paganisme. devait se rencon- trer, par la disposition de Dieu et par la force des choses, une incurable imbécillité : par la disposition de Dieu, qui ne voulait pas que la religion fût corrom- pue sans garder de sanglans stygmates de son altéra- lion; par la force des choses, qui ne permettait pas qu'une erreur portant si haut trouvât nulle part des fondemens. Les fondemens de la vraie religion sont une antiquité qui remonte par des monumens cer- tains jusqu'à l'origine du monde; une suite inin- terrompue d'actes miraculeux et prophétiques lais- sant de distance en distance leur empreinte inef- façable dans l'histoire des peuples; un dogme sérieux et profond ; une morale qui se traduit par des révolutions dans les mœurs du genre humain ; un sacerdoce digne de parler de Dieu au vice et à la vertu; une providence qui gouverne cet ensemble extraordinaire et le maintient par un prodige constant; un tissu enfin tout s'enchaîne, tout se soutient dans une durée de soixante siècles, malgré la grandeur des obstacles et la faiblesse des moyens. Comment un culte, issu de l'homme par une dégradation acciden- telle, s'attribuerait-il ou conserverait-il de tels fon- demens? On peut donner l'apparence du vrai à une philosophie, parce qu'elle n'est qu'une combinaison d'idées; mais la religion étant un ordre immense de faits universels et perpétuels, comment susciter ces faits, s'ils n'existent pas, ou comment les appeler

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au secours de l'erreur , s'ils existent au profit de la vérité? Il serait plus facile à l'homme de créer le monde que de créer une religion avec des caractères divins; car le monde n'a eu à vaincre que le néant, et celte religion aurait à vaincre l'essence des choses.

Telle est, Messieurs, la raison de l'incapacité logi- que que vous remarquez dans l'islamisme et dans l'idolâtrie, et qui leur ôterait toute puissance sur l'es- prit, si la bassesse de leur physionomie et le spectacle de leur immoralité leur laissaient quelque chance de séduire une intelligence libre de les juger.

Des trois cultes qui se partagent le monde, en voilà deux hors de cause : le christianisme seul est maintenant devant nous.

Regardez-le, Messieurs, non pour vous demander s'il est vrai, mais s'il ressemble aux deux autres. Leur ressemble-t-il? Est-ce la même incapacité logique, la même immoralité, la même absence de physionomie divine? Vous pouvez bien le combattre, mais il faut que vous le combattiez. Car, il enseigne, il discute, il écrit, il a rempli la terre de sa parole et vos biblio- thèques de ses travaux. A quoi que vous touchiez , vous le rencontrez. Il oppose ses sages à vos sages, ses savans à vos savans, ses écrivains à vos écrivains, ses politiques à vos politiques, ses hommes de génie à vos hommes de génie; depuis dix-huit siècles, pré- cédé des traditions et des œuvres de quatre mille ans, il vous suit pas à pas, ne laissant jamais sans réponse un de vos reproches, pas plus que sans secours un de T. m. 21

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vos besoins. Si vous niez, il aflirnit'; si vous mépri- sez, il honore; si vous le foulez aux pieds, il se re- lève; si vous le croyez mort, il revit. A-t-il tort, je ne sais; a-t-il raison, je l'ignore. Ce que je vois, ce «lonl lout l'univers est témoin, c'est qu'il raisonne et lient en haleine l'esprit humain. Tantôt l'autorité politique l'a servi, tantôt elle l'a méconnu : mais aussi bien dans la bonne que dans la mauvaise fortune , sous la persécution comme avec la protection, il a fait son service et tenu sa voie. Rien des vicissitudes dont il a été le spectateur ne l'a étonné ; il a vu la science des temps qui finissent avec celle des temps qui com- mencent, et on raccuscra de tout, sauf d'avoir manqué de grandeur et de puissance d'esprit.

Autant les autres cultes ont été incapables, je ne dis pas de sanctiOer, mais d'améliorer les mœurs pu- bliques, autant celui-ci les a relevées et divinisées. Oui comparera la vie des peuples chrétiens avec la vie des peuples régis par la loi des idoles ou par celle de Mahomet? Ah! certainement je connais les misères de la chrétienté, puisque je connais les miennes; mais malgré la trace qu'y laissent la chair et le sang, quelle pureté dans un certain nombre d'àmes choisies! Quel respect de la vertu dans la conscience de tous ! Quelle lutte dans ceux-là mêmes qui tombent, et qui, le regard ouvert sur le modèle de toute sainteté, se retiennent jusque dans le vice à l'espérance et au vouloir de de- venir meilleurs! Si le secret de ce travail salutaire ne vous est pas connu suflisammenl pai votre propre

(expérience, si l'histoire des âmes dans le chrislia- iiisme ne vous a pas été révélée, jugez-en du moins par le dehors : comparez les plaisirs, les jeux, les speclacles des païens avec les nôtres; mettez en re- gard nos faiblesses avec les abominations de l'Orient. Le christianisme n'a pas détruit le mal, puisque le mal fait partie de la nature humaine déchue; mais il l'a déshonoré dans l'opinion, chassé des places publiques, poursuivi jusque dans ses repaires, atténué dans la vie du plus grand nombre et effacé du cœur de beaucoup. Il est la seule religion qui ait opéré dans le monde une révolution morale ; toutes les autres ont adoré les mauvais Y)enchans de l'homme ou les ont proscrits sans efficacité. Et cette révolution morale n'a pas été d'un siècle ou d'un peuple; elle a régné, des débau- ches d'Auguste aux adultères de Louis XIV, sur une multitude de nations qui en ressentent chaque jour encore le persévérant bienfait. Il n'est pas une mère chrétienne qui n'en soit l'instrument , et qui ne com- munique aux âmes qu'elle a reçues de Dieu dans son sein une vertu de purilication et d'honneur. Avant que le chrétien se corrompe , il a passé par les joies de la pureté , et il en garde dans ses os une mémoire que toutes les profanations du vice ne peuvent entiè- rement guérir. Le vice est tellement incompatible avec la foi chrétienne , que cette foi s'obscurcit ou s'éteint dans ceux qui ne veulent plus combattre leurs passions , et lincrédulité , sous ce rapport , est une des plus glorieuses couronnes du christianisme. Mi

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ie nuisiilnian ni le païen n'ont besoin d'aposlasiei' pour être tranquilles dans l'opprobre de leurs sens : le clirélien seul a un Dieu qui le force à rougir.

Ce Dieu pourtant s'est fait homme, il a porté une ebair comme la nôtre; il a été semblable dans son corps aux idoles des nations, et à la différence de toutes celles qui l'avaient précédé, de toutes celles qui devaient le suivre, il a exercé sur la terre un pouvoir régénérateur. En lui comme à leur source , en sa figure comme à leur centre, viennent se réflé- chir tous les caractères qui ont fait du christianisme un incomparable monument. Levez les yeux cette fois : Voilà Jésus-Christ! Qui de vous le blasphémera sans une certaine crainte de se tromper? Au sortir de l'enfance peut-être , à l'âge les yeux ne mesurent rien parce qu'ils n'ont encore rien comparé , vous passerez devant lui sans suspendre votre marche et sans incliner la tète : mais attendez un peu. Les ombres de la vie vont grandir derrière vous; vous connaîtrez l'homme , et de l'homme au Christ reportant des regards plus humbles, parce qu'ils auront vu davantage, vous commencerez à découvrir dans cette physionomie des signes qui vous trouble- ront. Un jour ou l'autre, vous vous direz : Serait-ce donc Dieu ? Quelle que soit la réponse , votre conscience aura posé la question. Et quelle question! Quel homme que celui qui contraint un autre homme à se poser la question de sa divinité! Et quand même vous n'éprouveriez pas encore le pressentiment de ce

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doute , songez que depuis dix-huil siècles il agile et partage riiumanité. Aujourd'hui plus que jamais c'est le grand débat du monde. Derrière ces querelles po- litiques qui retentissent si haut, il en est une autre qui est la véritable et la dernière : c'est de savoir si les nations civilisées par le christianisme abandonne- ront le principe qui les a faites ce qu'elles sont, si elles iront jusqu'au bout de l'apostasie, et quel sera dans ce cas le sort qui les attend. Etre ou n'être pas chrétien, telle est l'énigme du monde moderne. Et de (juelque manière que vous la résolviez dans votre esprit, elle existe , je n'en veux pas davantage. Elle existe : Jésus-Christ règne par ce doute suspendu sui- nos destinées, autant que par la foi de ceux qui lui ont donné toute leur àme. Sa divinité est le nœud de l'avenir , comme elle l'était du passé , et fût-ce une ruine, c'est une ruine qui porte tout. On sait ce que sont devenues les nations converties du paganisme à l'Evangile; on ignore ce que deviendraient les nations chrétiennes au sortir de l'Évangile qui les a nourries et formées. Car, on ne découvre aucune doctrine prête à les recevoir, mais un abîme la matière s'asseoirait seule au trône vide de Dieu.

Toutes ces choses , Messieurs , n'ont besoin que d'un regard; on les voit et on les sent aussi vite que l'on voit la lumière et que l'on sent la chaleur. Comme il est impossible de confondre la vie avec la mort, il est impossible de confondre le christianisme avec les faux cultes qui en ont corrompu les traditions.

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Loin de s'obscurcir par ces Iravestisseineus , dus à la libcrlé de riiomme, le chrislianismc y puise la preuve qu'il est iiideslructible et inimilable, et par consé- quent divin. 11 demeure d'autant plus grand qu'on le compare, d'autant plus seul qu'il a des rivaux, d'au- tant plus facile à reconnaître qu'il doit être discerné. Y eùt-il mille étoiles au firmament de la religion comme à celui de la nature, l'œil n'y découvre qu'un astre souverain. Celui qui nie le soleil est aveugle du corps, celui qui nie le christianisme est aveugle de l'àme.

CINQUAINTE CINQUIÈME COJNFEKENCE.

DE LA MiCESSlTÉ DU COMMKUCE SURiNA! L'ilEL DE LHOJlMt AVEC DIEU.

Monseigneur,

Messieurs, '

Nous avons fait un grand pas. La question était de savoir si dans le commerce de l'homme avec Dieu il existe un ordre de rapports superposé à l'ordre de la nature et de la raison. Nous avons établi que cet ordre existait, puisque l'humanité se conduit partout et toujours comme s'il était réel. Répondant ensuite à une objectioii tirée du défaut d'unité que présenli-

'

5:20

Tordre surnaturel dans l'ensemble des religions posi- tives qui se partagent le monde, nous avons montré qu'en effet il avait été altéré par l'action libre de l'homme, qui cependant n'avait pu le détruire nulle part : en sorte que nous avons ici en faveur de la vérité le témoignage même de l'erreur. Car, non-seu- lement l'erreur, malgré sa puissance corruptrice, n'a pas détruit la forme surnaturelle de l'établissement religieux, mais elle n'est point parvenue davantage à donner aux faux cultes un caractère spécieux de divi- nité. Le christianisme seul possède une physionomie surhumaine qui commande à l'esprit l'examen et le respect; seul il apparaît entre l'homme et Dieu comme l'expression possible de leurs rapports.

Cela fait. Messieurs, la question de l'ordre surna- turel n'est pas épuisée; nous n'en avons considéré que le côté extérieur, et le rationalisme nous appelle au dedans. 11 nous demande ce que cela veut dire : un ordre supérieur à la nature et à la raison , un ordre qui suppose que l'intelligence manque du nécessaire pour connaître, et la volonté du nécessaire pour agir. Quand Omar fut consulté pour savoir ce qu'il fallait faire de la bibliothèque d'Alexandrie, il répondit : Ou bien les livres de la bibliothèque d".\lexandrie disent la même chose que le Koran, et en ce cas il faut les brûler comme inutiles; ou bien ils disent autre chose que le Koran, et en ce cas il faut les brûler comme dangereux. De même ici , ou bien l'ordre surnaturel rentre dans la lumière et l'activité

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de l'ordre naturel, et alors à quoi sert-il ? Ou bien il n'y rentre pas, et alors inintelligible à la raison, in- conciliable avec la nature, à quoi sert-il encore? Quel motif, en outre, peut avoir eu Dieu de refusera notre organisation intérieure l'unité qu'il a mise en tous ses ouvrages , et de nous former un esprit qui pour suf- fire à ses fonctions ait besoin de se compléter par un appareil venu du dehors?

Bref, on nous conteste la notion même de l'or- dre surnaturel; on l'accuse d'introduire dans le plan de la création un ressort à tout le moins arbitraire et superflu. Et moi , au nom de l'Eglise, j'affirme que ce ressort est nécessaire, nécessaire d'une nécessité absolue , posé que Dieu ait voulu nous donner de lui une pleine connaissance et une pleine possession , comme, dès le principe des choses, il l'avait en efl"et voulu et préparé. Je le prouverai pour l'un et l'au- tre élément de l'ordre surnaturel , c'est-à-dire pour la prophétie qui est le complément de notre lumière intérieure, et pour le sacrement qui est le complé- ment de notre activité libre.

Quand on vient à considérer. Messieurs, le travail intellectuel accompli par l'homme ici-bas, on ne peut retenir en soi un mouvement de stupeur et d'ad- miration. Placé sur cette terre comme dans une île dont le ciel est l'Océan , l'homme a voulu connaître le lieu de son passage; mais d'innombrables barrières dressées autour de lui s'opposaient à son dessein , et lui interdisaient de prendre possession de son cm-

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pire cl fie son exil. La nier lui opposait la jalousie do SCS Ilots : il a regardé la mer, et il a passé. La proue de son génie a touché les plus inaccessibles rivages ; il en a fait le tour, il en a dessiné les plis, et après ([uelques siècles d'une audace plus opiniâtre que les tempêtes, dominateur paisible des eaux, il se pro- mène où il veut et quand il veut à la surface soumise de leur immensité. 11 envoie ses ordres à tous les écueils devenus des ports ; il leur emprunte , par des échanges qui ne s'arrêtent jamais, le luxe et l'orgueil de sa vie, mêlant ensemble tous les climats pour ne faire d'eux, si divisés qu'ils soient, qu'un serviteur unique obéissant sur tous les points du globe à ses désirs souverains.

Une autre mer, plus vaste, plus profonde en- core, recueil de mystères infinis, épandait sur sa tète ses ondes peuplées d'étoiles. Lui, simple pâtre alors, errant à la suite de ses troupeaux, dans les champs de la Chaldée , a regardé le ciel à travers les pures nuits de l'Orient. Aidé du silence, il a dit aux astres leur nom, connu leur marche, pénétré le secret de leurs obscurcissemens, prédit leur disparition et leur retour; et toute cette armée lumineuse, comme si elle eût pris ses ordres dans les yeux de l'homme, n'a cessé de se rendre , dans un cycle exact, au ren- dez-vous où l'attendait l'observateur. L'astre même qui n'apparaît qu'un jour en plusieurs siècles n'a pu nous dérober sa course ; appelé à heure fixe , il se détache des profondeurs inénarrables nul regard

■^'2^

ne le suil, il vient, il aborde à un point signalé d a- vance notre étroit horizon, et saluant de sa lumière l'intelligence qui la prophétisé, il retourne aux soli- tudes où l'infini seul ne le perd jamais de vue.

Mais entre la terre et le ciel , entre la demeure de l'homme et celle des étoiles, s'étendait un espace différent de tous les deux, moins subtil que l'un, moins grossier que l'autre, habité par les vents et les orages, et pénétrant de ses actives influences tous les ressorts de notre vie. L'homme a reconnu ces compagnons invisibles de son être; il a décomposé l'air qu'il respire , et saisi les nuances du fluide qui l'éclairé ; la vitesse de l'un ne lui a pas plus échappé que la pesanteur de l'autre. En vain la foudre, cette vive image de la toute-puissance divine , semblait défier la hardiesse de ses investigations : comme un géant qui a tout abattu autour de lui , et qui s'indigne de ren- contrer un obstacle, il s'est pris corps à corps avec ce lésumé terrible des forces de la nature, et plus maître que jamais, il a traité la foudre comme un enfant qui se mène par un fil, tantôt l'arrêtant respectueuse au sommet des palais et des temples, tantôt la forçant de se précipiter par des routes inolfeusives dans les muets abîmes de la terre. La terre, la mer, le ciel et tous ses flambeaux, l'air et tous ses phénomènes, rien du dedans et du dehors n'avait pu se soustraire à l'esprit de l'homme; l'observation lui avait révélé les faits, les faits l'avaient conduit aux causes et aux lois. Et ces sciences particulières, rayons dispersés

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(1 un loyer commun, venaitMU se réunir et s'illuminer dans une science plus générale, qui, en nous livrant les mystères abstraits du nombre, de l'étendue cl du mouvement , mettait à nu devant nous les élémens éternels de toutes les choses créées.

Mais est-ce tout? Le roi du monde s'est-il arrêté là? Gardez-vous de le croire. N'eùt-il pas été plus loin, déjà c'eût été le poète, le savant, l'artiste, déjà l'homme, mais non pas l'homme divin. Or, il était divin, et tous les mondes visibles n'avaient pas en eux de quoi rassasier son intelligence et reposer son cœur. 11 est monté plus haut; il s'est demandé ce qu'il y avait au-delà des étoiles , quel est l'orbe qui meut tous ces orbes mesurés par son compas ; et il s'est répondu : l'infini. Car, le fini, ne se contenant pas lui- même, ne peut être borné que par l'infini. Mais qu'est- ce que l'infini? Est-ce un espace vide se multipliant sans cesse devant lui-même, un abîme sans rivages appelant à lui, pour leur faire place, toute vie réelle et toute vie possible, sans êtrelui-même vivant? L'homme, qui avait regardé la mer et le ciel , a regardé sans pâlir cet autre ciel et celte aulre mer; quelle que fût la nature de l'espace intellectuel se jouait sa pensée au-delà de toutes les choses sensibles, il a compris que n'était point le principe de l'être, de la vie cl du mouvement. Il a passé plus loin; il a dé- bordé l'infini imaginaire pour contempler en face l'in- fini réel, et le voyant sans le voir, le définissant sans le définir, parvenu au terme de toute vérité, il a dit

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(l'une voix qui a rlé la première ol qui sera la der- nière :

Par-delà tous les cieux , le Dieu des cieux réside!

Ne me troublez pas , Messieurs , laissez-moi trem- blant devant la grandeur de l'homme; tout à l'heure il ne remuait que la poussière, elle voilà qui touche Dieu!

El cependant, Messieurs, n'y a-t-il dans votre âme aucune tristesse? N'y a-t-il dans votre intelligence rien d'obscur et d'inconnu? Une fois, dans les beaux temps de la Grèce , un sage fut qui servait son pays de Tépée, tout en le servant par des leçons qui ont mérité l'honneur de préparer la sagesse humaine à s'abaisser devant l'Evangile de la sagesse divine. So- crate, car c'était lui, sortit un matin de sa tente, s'assit au-devant , et sa tête cachée dans ses deux mains, il demeura pensif. Le soleil se leva, l'armée s'émut, les coursiers passèrent, tout le bruit d'un camp enveloppa sa rêverie : mais lui, immobile et comme enlevé à lui-même, laissa venir le soir sans qu'il eût la force ou la pensée de rappeler sa tête appesantie sur ses genoux. A quoi songeait ce grand homme ? Quel douloureux mystère avait été capable de lui cacher les heures et de remplir le cadre d'une si persévérante méditation ? Hélas ! Messieurs , le même mystère qui vous tourmente et qui vous amène ici. Sans vouloir maintenant insulter votre raison après l'avoir tant exallée tout à l'heure, ne puis-

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je vous (lemaiulor avec Socrale : Que savez-vous? Cette question, qu'il adressait aux sages de son temps, ne puis-je vous l'adresser à vous, les enfans des sages "? Vingt siècles écoulés depuis Socrate ont-ils changé la condition de l'esprit humain , et fait descendre en vous la plénitude de lumière qui manquait au maître de Platon? Une lumière, il est vrai, une grande lumière a jailli sur le monde depuis que la bouche de Socrate s'est fermée eu buvant la ciguë ; mais elle descendait du Calvaire et non de la raison. Ceux qui ne l'ont pas reçue dans l'obéissance de la foi, loin d'être éclairés par elle , ont vu s'accroître l'ombre et l'incertitude de leurs pensées; car, une question re- doutable s'est ajoutée pour eux à toutes les questions dont l'énigme poursuit notre entendement. Je vous le dis donc , sans craindre de le contredire et de vous offenser : il y a une chose que vous ne savez pas , quand vous n'interrogez pour la savoir que votre propre intelligence. Philosophe ou pâtre, écrivant avec une plume d'or des pages qui rempliront la postérité d'un immortel encens, ou bien l'obscur ouvrier d'une vie sans lendemain , qui que vous soyez , il y a une chose que vous ne savez pas. Ce que vous savez , je l'ai dit; ce que vous ne savez pas, c'est vous, c'est votre àme, c'est la raison de votre âme, c'est votre destinée. Vous savez tout , excepté le secret de votre vie. Je n'en cherche pas encore la raison, j'expose le fait. Votre âme est-elle impérissable de sa nature? Pourquoi est-elle unie à un corps? Pourquoi s'en

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sépare -l-elle à un certain moment? va-t-elle au sortir de sa prison d'un jour? Qu'est-ce (juc la mort? Qu'est-ce que ce lieu vos pères sont descendus, ils vous attendent, ce lieu qui vous appelle, qui vous dit par la voix deBossuet, que les rangs y soni pressés? Le savez-vous avec certitude? Le savez-vous mieux que Socrate placé par l'injustice en face de l'avenir, et puisant dans sa condamnation une nou- velle assurance de notre immortalité?

Si je consulte l'histoire de la sagesse humaine , je la vois aboutir à ce mystère par tous ses chemins, mais par des chemins bien difïérens, Platon affirme, Cicéron doute, Épicure nie, et constamment l'esprit humain se distribue dans ces trois zones de la pensée. Veut-il, après des âges de foi, restaurer dans les temps modernes la philosophie indépendante , Descartes commence par l'affirmation , Baylc continue par le doute, Voltaire achève par la négation. 11 ne faut pas deux siècles à l'activité philosophique pour accomplir ce cycle fatal, dont le résultat est ce que vous voyez, c'est-à-dire une société sans croyances assurées, rom- pue en mille opinions dont chacune se dit la vraie , dont chacune a ses hérauts, ses espérances, ses revers, et qui, se disputant pour édifier, ne se rencontrent qu'en un point : détruire! Les Grecs avaient donné au monde ce spectacle, les Romains le renouvelèrent; et nous, deux mille ans après la leçon de ces ruines, nous avons voulu eu recevoir de nous-mêmes le redou- table enseignement. Il est là. Messieurs, regardez-le;

Ô2.S

apprenez-y du moins la limite de votre intelligence, et le besoin que vous avez d'une autre lumière que la vôtre |)Our vous connaître vous-mêmes.

Mais d'où nous vient cette ignorance de nos pro- pres destinées? D'où vient qu'ayant pénétré si loin et si haut dans les mystères de la nature , notre vue se trouble lorsque nous la reportons sur ce qui nous est intime et personnel'? Messieurs, il n'est pas difficile d'en entendre la raison. Tous les phénomènes de la nature sont des faits présens sous nos yeux , et les lois mathématiques qui les régissent , outre qu'elles se manifestent dans des corps sensibles et limités, appartiennent à l'essence invariable des choses, la- quelle est présente à notre esprit et constitue la lumière intelligible dont il est éclairé. L'être divin lui-même se révèle à nous par l'univers qui , tout grand qu'il soit, nous contraint de lui chercher une cause , cause qui ne peut être que l'infini à l'état personnel , c'est-à-dire Dieu. Nous tenons ainsi les deux extrémités de la chaîne, le fini et l'infini, le monde et Dieu. Mais quand il s'agit de pénétrer le secret de notre destinée , nous font défaut tous nos moyens naturels de connaître. Notre destinée n'est pas un phénomène présent à nos regards ; elle embrasse un passé qui nous est invisible , un avenir qui l'est également. Ce n'est pas non plus une loi appartenant à l'essence des choses , puisque nous pouvions être ou ne pas être , vivre un jour ou mille iins. Notre destinée est un rapport entre deux êtres

ôni)

libres, dont l'uu est fini et l'autre infini. Elle dépend (lu concours de deux volontés différemment souve- raines, dont l'une a donné ce qu'elle ne devait pas, dont l'autre peut refuser ce qu'elle n'attendait pas.

Or, comment connaître rationnellement la volonté d'autrui? Comment la raison verrait-elle intérieure- ment et nécessairement un acte qui peut être ou ne pas être? Sans doute Dieu a dans sa nature des règles immuables de justice et de bonté , dont le reflet illu- mine notre conscience et nous met sur la voie de ses opérations. Mais ni la justice ni la bonté ne lui imposent dans ses dons une mesure absolument dé- terminée. 11 était libre de créer ou de ne pas créer, libre de nous appeler à la vie plus tôt ou plus tard, libre de s'unir à nous plus ou moins durablement et intimement? Qui dira , par exemple , que l'alliance de la nature divine avec la nature humaine par l'in- carnation était métaphysiquement nécessaire? Or, si elle n'était pas nécessaire , elle était libre , et si elle était libre, comment l'intelligence l'aurait- elle aperçue autrement que sous la forme d'une simple possibilité? Et c'est la possibilité même qui fait le mystère. Me voici , être vivant , me voici en face de l'éternité que mon esprit découvre tout autour de moi comme l'horizon naturel de mon être : y suis-je pour une heure , pour un siècle, pour jamais? L'éternité, qui est mon principe, est-elle mon droit et mon but? Si je voyais clairement que non, il n'y aurait pas de mystère; si je voyais claire- T m. 22

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ment que oui, il n'y en aurait pas davantage : mais j'hésite devant le oui et devant le non. parce que tous les deux ont leur possibilité. Le nécessaire se voit , le possible s'entrevoit; le nécessaire est le jour, le possible est la nuit. Qui lèvera le doute? Qui nous dira : de deux choses contradictoires également réali- sables, c'est celle-ci qui s'est réalisée, c'est celle-ci qui est le réel? La raison ne le peut; car, elle ne le pourrait qu'en changeant le possible eu nécessaire, ce qui est absurde. J'avoue qu'entre le nécessaire et le possible se rencontre le probable ; mais le proba- ble ne donne pas la certitude, il incline l'esprit sans le subjuguer. Socrate est mort en se vengeant de ses juges par l'espérance de l'immorlalilé, et le Phédon est l'impérissable monument de cette héroïque ven- geance : mais ce qui suffisait au remords de ses juges et à la grandeur de son âme ne suffisait pas à la con- solation de ses amis. Une autre mort que celle d'un sage, une autre parole que celle d'un homme devait donner au genre humain la certitude de son immor- talité.

Puis, l'immortalité n'est pas tout; bien des choses y demeurent obscures, et fût-elle assurée, l'esprit se demanderait encore : Qu'est-ce que l'immortalité? Y verrons-nous Dieu? L'y verrons-nous face à face? Sera-t-il pour notre œil transfiguré ce qu'est aujour- d'hui la nature pour notre œil mortel? L'abime de l'infini n'a pas de fond, et c'est ici la seconde cause de 1 impuissance est la raison de se rendre un

compte exact des fins dernières de l'homme, ainsi que le christianisme appelle éloquemment le dogme des destinées.

En toute autre science , la question va du fini au fini. Les mathématiques elles-mêmes ne sont que la loi générale des corps , et si on les considère d'une manière abstraite, en tant qu'elles assujettissent à leur calcul des quantités indéterminées, elles n'atteignent point au-delà de l'indéfini, c'est-à-dire au-delà d'une progression supposée constamment croissante ou dé- croissante, à laquelle l'unité sert de point de départ. Mais dans la science des fins dernières, la question va du néant à l'infini. 11 s'agit de savoir si la mort nous ramène à l'existence ou nous conduit à l'éternité, si nous sommes un simple phénomène mesuré par le temps ou un astre sorti de Dieu pour retourner à lui, et quelle est la loi de cette courbe que nous décrivons autour du centre qui est notre principe et notre fin. Même en laissant de côté l'intention de Dieu à notre égard, intention évidemment insondable par la raison, comme je viens de le démontrer , il reste encore la difficulté propre à l'infini considéré en soi. Saint Thomas d'Aquin a dit : « La vérité est l'équation de l'intelligence avec son objet. » Or, comment une in- telligence finie serait-elle en équation avec un objet qui ne l'est pas? Et si cette équation est impossible, comment aurions-nous par nous-mêmes la vérité sur Dieu et sur nos rapports avec lui? Nous pouvons bien affirmer que Dieu est, parce que notre esprit, supé-

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rieur à l'univers, y découvre le besoin d'une cause plus haute que lui. Nous pouvons encore affirmer que celle cause esl infinie, parce que si elle ne l'élait pas, elle ne sérail qu'un aulrc univers, aussi incapable que le premier de subsister par soi. Mais notre esprit, quoique supérieur à l'univers, n'est pas égal à Dieu; il flotte entre ces deux extrêmes, surpassant l'un, sur- passé par l'autre , et ne connaissant pas même tout entier celui qui est au-dessous de sa sphère, parce que la science totale du phénomène exigerait la science totale de la cause, qui est Dieu. Dieu, dit l'Ecriture, habite une lumière inaccessible ; il est à la fois ce qu'il y a de plus clair et de plus impénétrable. Otez l'idée que nous en avons , toute clarté disparaît de notre entendement; la vérité y devient un songe et la justice un nom. Mais aussi voulons-nous pénétrer jus- qu'au fond de l'essence divine , notre œil s'émousse , et nous n'apercevons plus dans un immesurable loin- tain qu'une scintillation qui nous éblouit et nous dérobe la lumière par la lumière même. S'agit-il de la nature métaphysique de Dieu, par exemple, je me demande : Dieu est-il un être solitaire ou a-t-irdes relations en lui? Quoi que je me réponde, je me réponds un mystère. S'agit-il de sa nature morale, je me demande : Quelle est en Dieu la pro- portion de la justice et de la bonté? Quoi que je me réponde encore , je me réponds un autre mystère. Et cependant si j'ignore ces choses , puis- je savoir la loi de mes rapports avec Dieu? Puis-je

ùùù

savoir ce que je dois en craindre ou en espérer?

Vous me direz peut-être : mais pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas donné un esprit plus pénétrant? Eh! Messieurs, quelque pénétration qu'il nous eût donnée, eùt-elle égalé jamais la profondeur de son essence, qui est infinie? Eùt-elle satisfait à la définition de saint Thomas d'Aquin : « La vérité est une équation de l'intelligence avec son objet?» Vous n'avez que deux partis à prendre : ou nier cette définition , ou soutenir que Dieu avait la puissance de créer des es- prits qui fussent ses égaux, c'est-à-dire Dieu. Dans le premier cas, c'est affirmer que l'effet peut être plus grand que sa cause; dans le second, c'est affirmer que ce qui existe par un autre existe cependant par soi. Cédez à l'évidence. Messieurs, et ne contestez plus au christianisme cette grande et forte vérité, qu'aucune intelligence créée n'est capable par elle- même de s'élever à une connaissance parfaite de Dieu, et par conséquent à une connaissance certaine de sa destinée. L'histoire vous le prouve, et le raisonnement vient de confirmer l'histoire en vous l'expliquant.

Que faut-il donc pour que l'homme se connaisse lui-même en Dieu? 11 faut qu'une lumière médiatrice s'interpose entre Dieu et lui, lumière qui aide sa na- ture sans la détruire , qui l'approche de l'infini sans être elle-même l'infini. Et si cette médiation vous pa- raît, impossible, écoutez-moi encore un seul moment.

Vous à qui je parle , vous êtes une àme , et moi qui vous parle, je suis une âme aussi. Eh bien! con-

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naissez-vous mon àme, el moi la vôtre? L'infini n'est pas entre nous , el cependant , quoique nous nous louchions par nos corps , un abîme nous sépare. Qui ètes-vous et qui suis-je? Quel est le mobile secret de nos actions? tendons-nous par nos faiblesses et nos vertus? Quel est le degré de notre puissance dans le bien ou dans le mal? Je le répète : qui ètes-vous et (jui suis-je? Vous verrez bien dans mes actes, et moi dans les vôtres , un certain reflet de ce que nous sommes intérieurement ; la physionomie ajoutera sa révélation à celle de nos œuvres : mais pourrez-vous dire que vous me connaissez tel que je me connais , et moi pourrais-je me persuader que je vous vois tel que vous vous voyez? Lame ignore l'âme, et tant que leur essence ne se pénétrera pas par une vision di- recte , il n'y aura qu'un remède à ce malheur : la confidence ou la confession , c'est-à-dire l'ouverture de l'âme à l'âme au moyen d'une parole sincère. La parole est la lumière médiatrice entre les choses égales qui ne se voient pas, à plus forte raison entre les choses deux fois séparées par leur invisibilité et leur inégalité. Pourquoi Dieu ne parlerait-il pas à l'homme? Pourquoi, nous voyant incapables d'attein- dre jusqu'à lui par la faiblesse de noire nature, ne condescendrait-il pas à s'ouvrir à nous dans une confi- dence qui nous révélerait avec les mystères de son être l'ordre de ses pensées et de ses desseins? Je vous ai prouvé que celte révélation surnaturelle ou prophéti- que était nécessaire au commerce de l'homme avec

oo;)

Dieu, el je viens de vous en montrer l'instruinenl dans la parole. Achevons celle Conférence en vous prouvant aussi la nécessité du sacrement, non plus pour éclairer l'esprit, mais pour fortifier la volonté, non plus pour nous apprendre notre destinée , mais pour nous aider à la remplir.

L'esprit est le principe éloigné de nos actes , la volonté en est le principe immédiat; l'esprit voit, la volonté commande, l'homme fait. Qu'est-ce donc que faire? Faire, c'est produire quelque chose. Si vous n'avez rien produit , si aucun résultat n'a été le fruit de votre vouloir, vous n'avez rien fait; c'est l'expres- sion consacrée par la langue elle-même. Aussi l'homme ne se meut-il que pour produire, et chacun de ses mouvemens , même lorsqu'il avorte , produit encore quelque chose , ne fût-ce que du bruit. Mais pourquoi produire? Pourquoi l'homme n'est-il pas au repos? Que cherche-t-il dans cette incessante production, qui est l'efTet de son activité? Ce qu'il cherche, Messieurs, c'est la vie. S'il respire, c'est pour vivre; s'il creuse la terre, c'est pour vivre; s'il marche, c'est pour vi- vre; s'il dort, c'est pour vivre; s'il meurt, c'est encore pour vivre. Et il ne se repose jamais , parce que la vie lui échappe à mesure qu'il la produit. Il la boit dans une coupe avare, qui n'en contient et qui n'en verse qu'une goutte à la fois. S'arrêter, c'est mourir... Mais mourir, ne disais-je pas tout à l'heure que c'était vivre encore? Oui , dans le vrai de nos destinées, la mort est le grand passage de la vie, pourvu que nous

336 ayons connu le sccrel de la trame nous agissons, qui est de produire en nous la vie même de Dieu, vie pleine, vie stable, vie dont chaque instant renferme l'éternité , et qui n'a plus besoin de se faire parce qu'elle est. Voilà, Messieurs, le but véritable et der- nier de toutes nos actions. Je vous l'ai démontré, en vous démontrant que Dieu est notre principe et notre fin. Quoi que vous fassiez, si vous ne faites pas cela, vous ne faites rien. Si vous ne faites pas cela, vous êtes semblables au pâtre qui s'assied au bord d'une eau courante, et qui bat le flot qui passe en s'amu- sant du bruit qu'il cause. La vie présente, quand elle n'est pas l'instrument de la vie éternelle, n'a pas d'au- tre image ni d'autre prix. En vain lui raettrez-vous au dos la pourpre des consuls; en vain l'appellerez-vous gloire, puissance, immortalité, noms illustres, qui n'élèvent le néant que pour le montrer de plus haut et de plus loin. L'histoire est pleine de ces phares éteints, mortels fameux qui , pour avoir conquis du- rant un jour les admirations de ce monde , s'esti- maient grands dans la vie , et attendaient de leur tombe un règne persévérant. Faites cela si vous le voulez; bâtissez-vous des pyramides dans les solitudes dévastées de la mémoire ; creusez autour de votre mort des digues contre les siècles; l'éternité vous le permet, comme elle permet à l'enfant qui trébuche dans ses premiers pas de monter aux bras de sa nour- rice pour s'enorgueillir d'y être plus grand qu'à terre. Mais si ces puérilités vous vont mal, si vous avez

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houle d'ajouter le ridicule au néant , considérez qu'il s'agit de produire en vous la vie de Dieu, et cherchez dans votre nature si vous y trouverez l'instrument d'une si haute amhilion.

La vie de Dieu est infinie; elle consiste dans la perpétuité d'un moment indivisihle Dieu , un et plusieurs , se voit pleinement dans son essence et s'aime pleinement dans ses personnes. Or, nous avons d'une telle vie une totale incapacité. Soumis par notre nature à la succession et au changement , nous ne pouvons aspirer à l'état indéfectible d'une immuable durée; nous ne pouvons pas davantage voir face à face l'être divin, ni l'aimer de cet amour parfait qui résulte en lui de la vue directe de son ineffable beauté. Si nous le voyons , c'est à travers l'ombre des idées ; si nous l'aimons , c'est comme le principe invisible des biens incomplets dont nous sommes entourés. Mais le voir dans sa substance , mais l'aimer de ce regard qui possède l'objet aimé, mais nous fondre en lui jusqu'à ne plus sentir que le mouvement immo- bile de son éternelle vie, c'est un prodige dont le pouvoir est si loin de nous que la foi seule nous donne la certitude de son accomplissement futur. La raison se rit de cette espérance, tant elle se croit in- capable de la réaliser. Pour elle, le plus grand avenir de l'homme est l'immortalité, c'est-à-dire l'avènement de l'àme à une durée que les sens ne mesureront plus, à une vie dont les idées seules rempliront l'es- pace indéfini. Ou bien si la raison passe au-delà, elle

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nous jette les rêves du panthéisme , s'enorgueillissant de nous faire Dieu à la condition de nous perdre nous- mêmes dans l'abstraite immensité de l'être. Le chris- tianisme a marqué notre place entre ces deux excès ; sachant que Dieu est notre fin, il nous ordonne de commencer à vivre imparfaitement en lui , pour y vivre im jour dans la plénitude d'une vision qui, sans nous confondre avec l'essence divine, nous la donnera pour objet présent d'une connaissance directe et d'un amour de possession.

Or, soit dans sa forme initiale, soit dans sa forme dernière, cette vie divine, je viens de le démontrer, surpasse les forces de toute nature mortelle. De même qu'il n'y a pas d'équation naturelle possible entre une intelligence limitée et une vérité qui ne l'est pas , il ne saurait exister non plus d'équation naturelle possi- ble entre la vie d'un être fini et la vie d'un être infini. Si donc Dieu nous appelle à son éternité, si notre destinée est de vivre de lui, en lui et avec lui, il faut de toute nécessité qu'il communique à notre àme un élément médiateur , par elle soit soulevée hors de ses limites et portée vers lui par un mouvement d'un ordre surnaturel ou divin. Notre vie présente est le creuset laborieux d'où doit sortir notre vie future; s'il ne s'y trouve que de la matière, fût-ce la plus pré- cieuse, il n'en sortira que de la fange; s'il ne s'y trouve que de l'esprit, fût-ce le plus pénétrant, il n'en sortira que des idées et des scnlimens humains. Que Dieu donc intervienne, el qu'il y verse l'or de

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son éleruilé , ou, pour parler sans figure, (luil nous attire à lui par une action directe sur notre àme; qu'il nous arrache sans violence aux affections de la nature, et nous inspire un amour tel que la vie présente ne nous semble plus qu'un fardeau et la terre un exil.

Cet amour existe , Messieurs , vous ne pouvez le nier. David l'exhalait dans ses psaumes, les martyrs en embaumaient leur supplice , les saints l'ont chanté et glorifié de génération en génération ; tous , sur des modes divers, ont répandu devant Dieu la mélancolie d'une âme oppressée par le ferment d'un amour sur- humain. Comme le cerf, disaient-ils, brame après Veau des fontaines , ainsi mon âme aspire après vous, ô mon Dieu! Mon àme a soif du Dieu fort et vivant ; elle a soif de venir et de paraître devant la face de Dieu. Mes larmes ont été mon pain de Vaurore et de la nuit, lorsqu'ils me disaient : Ouest ton Dieu? Je ni en suis souvenu, et fai versé mon âme en moi-même, parce que firai jusquau lieu du tabernacle admirable, parce que firai dans la joie, dans la louange et le rassasie- ment, jusqu'à la maison de Dieu. 0 mon âme, pourquoi es-tu triste et pourquoi me troubles- tu ? Espère en Dieu, parce que je le louerai encore, parce quil est le salut que je verrai, parce qu il est mon Dieu * . Ces accens-là , Messieurs , ne sont pas de la terre; ils jaillissent de cœurs délivrés du

' Psaume il.

3U)

îi'inps, el qui habitent déjà, en une réalité commeucée, la région qui dégoûte de tout le reste. Mais par s'y sont-ils introduits? Est-ce par l'effet naturel d'une contemplation de l'intelligence ou d'un mouvement de l'enthousiasme? Non , assurément, et jamais, ni en Orphée, ni en Platon, ni en aucun esprit qui n'avait que l'esprit de l'homme , de telles vibrations n'ont ému le sanctuaire de notre sensibilité. Elles procèdent d'un art qui se cache au génie, d'une tradition qui ne dit son secret qu'aux saints. Interrogez les saints; ils n'ont pas la jalousie de leurs dons , ils les ont re- çus pour rien , ils vous les livreront pour rien. Ils vous diront ils puisent la vie douloureuse et con- solée qui les ravit au monde. Regardez là-bas : sous la garde d'une pierre taillée, sous le symbole plus vil encore d'un pain pétri par l'homme, repose l'in- visible vertu qui donne la sainteté, et qui avec la sain- teté produit et féconde dans l'àme le germe de la vie divine. Ce que la parole prophétique est pour l'intel- ligence, le sacrement l'est pour la volonté. La pro- phétie nous révèle les mystères impénétrables de l'es- sence et delà pensée de Dieu: le sacrement nous com- munique l'esprit, le désir, la faim de Dieu, le droit de le posséder par grâce , puisque nous ne le pouvons par nature , el même un goût réel avant-coureur de cette possession.

L'expérience des saints ne vous suffit-elle pas, con- sultez l'expérience opposée. Vous qui n'avez que le cœur pour aimer Dieu, comme vous n'avez que la rai-

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son pour le connaitrc , aimez-vous Dieu? Je ne vous demande pas si vous l'aimez d'un amour tendre cl profond, mieux que vos amis les plus chers, mieux qu'une mère n'aime son (ils, mieux que toutes choses et vous-mêmes , non par une vue des biens visibles dont il est l'auteur , mais par une contemplation anti- cipée de la beauté personnelle qui est en lui. Je ne vous demande pas si vous l'aimez jusqu'à trouver pour le dire quelqu'un des accens que David nous prêtait tout à l'heure? Mais l'aimez-vous du dernier et du plus faible des amours? Votre pensée le cherche-t-elle jamais? Avez-vous en lui quelque plaisir caché ? Est- il une part, si légère que ce soit, du trésor de votre cœur? J'ose vous dire que non , et que la feuille emportée par le vent dans un soir d'automne vous touche plus que l'immensité des divines perfections.

Sénèque a dit : Amicitia pares invenit vel facit,— ramitié trouve ou fait des égaux. Telle est la raison de votre froideur pour Dieu ; vous le savez infini , et vous ne concevez pas ce qu'il pourrait y avoir entre lui et vous. 11 est dans son lieu , vous dans le vôtre ; vous ne lui demandez que l'oubli, et ne lui donnez que la même chose que vous lui demandez. Et jamais, par le seul effort de la nature , vous ne sortirez de cet état d'insensibilité. La nature vous inspirera des passions ardentes , ou même, si vous le voulez, des affections héroïques, mais pour les choses qui se tou- chent et- les beautés qui se voient; elles vous proster- nera devant un peu de poussière; elle fera de celte

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poussière lame de votre vie, votre vie elle-même, et vous croirez mourir en perdant dans une dernière étreinte ce bien précieux d'un amour à qui mille fois vous aviez juré l'immortalité. Vous ferez mieux encore, vous mourrez pour un objet aimé; vous mourrez avec joie, lui faisant de votre dernier soupir l'holocauste d'une éternelle adoration. Tout cela, vous le pouvez, quand il ne s'agit point de Dieu : mais s'agit-il de Dieu , cette grande faculté de l'amour s'évanouit en vous, et votre cœur si prompt à tout le reste se refuse à l'infini. Si vous n'aimez rien, il ne faudrait que vous plaindre; aimant par nature et y mettant la félicité de votre courte vie, il faut s'étonner de vous voir insen- sibles à Dieu , et en conclure que quelque chose vous manque pour atteindre à cette suprême affection. Ce qui vous manque , un sage vient de vous le dire. De même que saint Thomas d'Aquin a défini la vérité , une équation entre Vintelligence et son objet, Sénè- que avec une précision non moins éloquente a défini l'amour, une fusion qui trouve ou qui fait des êtres égaux. Or, l'égalité n'existant point entre Dieu et nous, c'est à lui de se pencher vers sa créature par un mouvement de grâce, et de l'attirer divinement à une vie commune avec lui. Si nous y consentons, c'est notre mérite et notre salut; si nous n'y consentons pas , c'est notre faute aussi bien que notre perte.

Ces vérités dont j'essaie de vous donner la démons- tration , Messieurs , saint Paul les annonçait un jour devant un proconsul romain et un roi de l'Orient as-

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semblés i)icn plus par la curiosité de i'cnlendre que par le désir de connaître les voies de Dieu. Après qu'il leur eut raconté les fureurs de sa jeunesse contre Jésus-Christ, etcomment celui qu'il persécutait lui était apparu aux portes de Damas pour lui confier l'Evangile des nations, il continuait ainsi son discours : Appuyé donc du secours de Dieu, je suis debout jusqu au- jourd'hui rendant témoignage aux petits et aux grands, ne disant rien que ce que les prophètes et Moïse ont annoncé de Vavenir, savoir, que le Christ souffrirait, qu'il serait le premier d'entre larésur- rection des morts, qu'il donnerait la lumière à son peuple et à tous les peuples. Ici, le proconsul, l'ar- rêtant par un éclat de voix, lui cria : Vous êtes fou, Paul! Et Paul, sans s'émouvoir : Je ne suis pas fou, excellent Festus, mes paroles sont aussi pleines de sobriété que de vérité, et le roi devant lequel je parle sait bien ces choses qui ne se sont point passées dans Vobscurité d'un coin de terre. Puis, se tour- nant vers le roi : Roi AgiHppa , croyez-vous aux prophètes? Je sais que vous y croyez. Et le roi : // s'en faut peu que vous ne me persuadiez d'être chré- tien *. Messieurs, c'est le même dialogue qui se passe en ce moment entre votre âme et la mienne; ni les vérités , ni les auditeurs n'ont changé. 11 y a ici des Festus nourris dans l'orgueil de la raison, à qui l'his- toire de leur propre faiblesse est inconnue , et qui ,

' Actes des Apôli-es, cliap. 26, vers. 22 et suiv.

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n'ayant jamais senti le besoin du secours de Dieu, s'étonnent qu'il faille traiter avec lui autrement que d'égal à égal. Ceux-là me répondent : Vous êtes fou , Paul! iMais il y a aussi des Agrippa qui, plus enivrés de leurs passions que de leur science, avertis en secret de la misère de l'homme, lèvent quelquefois les yeux vers la toute-puissante bonté qui les a faits. Ceux-là me répondent : Il s'en faut peu que vous ne me per- suadiez d'être chrétien! Et moi, sans faire de dis- tinction entre les uns et les autres , entre ceux qui sont plus proches et ceux qui sont plus loin , me con- fiant en celui qui est mort pour tous, je dis à tous, en imitant le langage de saint Paul : Plaise à Dieu que vous soyez comme moi^! Plaise à Dieu que, re- connaissant l'impuissance de votre nature abandonnée à elle-même, vous chantiez dans la paix, dans la joie, dans la certitude des enfans de Dieu , ce cantique si court et si doux : Credo , je crois !

' Acles lies Apôtres, cliap. 26, vers. 29.

CINQUAISTE-SIXIÈME CONFÉRENCE

DE \A PUOPHRTFE.

MOiNSEIGNEUR,

Messieurs,

La réalité et la nécessité d'un ordre surnaturel , comme moyen du commerce de l'homme avec Dieu, vous étant démontrées, il nous reste à pénétrer dans la nature intime de cet ordre. Déjà vous avez vu qu'il se décompose eu deux actes , l'un correspondant à notre faculté de connaître, c'est la prophétie; l'autre, relatif à notre faculté opérative, c'est le sacrement. En T. m. 23

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vous faisanl entrei' plus à fond dans le mystère de ces deux actes, j'atteindrai mou but, qui est de vous ini- tier à l'intelligence de l'ordre surnaturel, autant que le permettent sa profondeur et les limites de notre esprit. Je commence par la prophétie,

La prophétie est une parole de Dieu manifestant à l'homme des vérités que sa raison ne saurait atteindre par elle-même' et qui cependant sont nécessaires à l'accomplissement de sa destinée.

Ce qui domine dans cette définition, c'est la parole; la parole est le premier élément prophétique. Mais qu'est-ce que la parole ?

Un homme vient au monde. Ses yeux, ses oreilles, ses lèvres, tous ses sens sont fermés. 11 n'a aucune idée du néant qui le rejette, ni de l'être il arrive; il s'ignore lui-même et tout le reste avec lui. Laissez- le tel que la nature vient de l'ébaucher, laissez-le nu, muet, plutôt mort que vivant : il vivra peut-être, mais il vivra sans le savoir , hôte informe de la créa- tion , àrae perdue dans l'impuissance de se trouver elle-même. Ses yeux s'ouvriront sans qu'on y lise une pensée, et son cœur battra sans qu'on y sente une vertu. Heureusement quelque chose veille sur lui. La providence de la parole le couvre de ses fécondes ailes; la parole se penche incessamment vers lui, le regarde , le louche , le retourne , essaie par ses fré- missemens d'éveiller cette âme endormie. Et enfin, après des jours qui ont été des siècles , tout à coup, de cet abime sourd et insensible, de cet enfant qui à

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peine a fait croire par un sourire qu'il entendait l'a- mour qui l'a mis au monde , la parole s'échappe et répond. L'homme vit cette fois; il pense, il aime, il nomme ceux qu'il aime , il leur rend en une parole tout l'amour qu'il en a reçu.

Mais ce n'est que le commencement de l'homme. Lui, le prédestiné de l'infini , ne connaît encore que le sein de sa mère, son berceau, sa chambre, quelques images pendues aux mors, tout l'espace que l'œil em- brasse d'une fenêtre : une heure est pour lui l'histoire, une maison l'univers, une caresse la fin dernière des choses. II faut qu'il sorte de cet étroit horizon et se prépare à marquer sa place dans cette société haletante tous , ayant les mêmes droits dans les mêmes de- voirs , vont lui disputer la gloire de vivre. Tout à l'heure il descendra l'escalier paternel, il paraîtra dans la place publique; son oreille entendra le froissement douloureux des ambitions qui se heurtent et des idées qui se repoussent, et, comme une feuille tombée dans les flots d'une mer émue , il s'étonnera pour la pre- mière fois du prix que coûte la vie et des mystères qu'elle contient. Qui les lui expliquera? Qui l'intro- duira bien ou mal dans la science de l'homme , cette science dont les élémens sont le passé , le présent , l'avenir, la terre et le ciel, qui touche au néant par un de ses pôles, à l'infini par l'autre? Ce sera la parole encore : non plus la parole de son père et de sa mère, mais une parole hasardeuse, qui étouffera peut- être en lui les germes de la vérité, qui peut-être les

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) développera , selon l'esprit ties mailres qui dirige- ront le sien. Car il aura des maîtres; il ne peut se soustraire à ce second règne de la parole sur lui. La parole la mis au monde; la parole a donné l'éveil et le premier cours à sa pensée : quoi qu'il veuille, quoi qu'il fasse, pour son bonheur ou son malheur, la pa- role achèvera son œuvre ; elle en fera un vase de foi ou d'incroyance , une victime de l'orgueil ou de la charité, un esclave des sens ou du devoir, et si la li- berté lui demeure toujours contre le mal . ce sera pourtant à la condition d'appeler à son aide une meil- leure parole que la parole qui l'aura trompé.

Voilà l'histoire de l'homme, écoutez. celle du peu- ple. Un peuple est assoupi dans les m<purs de la bar- barie; il ne connaît pas même le premier des arts, qui est d'assujétir la terre à ses besoins. Comme l'animal, il vit d'une proie. L'a-t-il rencontrée, il dort auprès du feu qui le chauffe, ou de l'arbre qui le couvre, jusqu'à ce que la faim lui commande de dis- puter aux forêts et au hasard son incertaine subsis- tance. Il n'a point de patrie. Le sol même il est errant n'a reçu de son travail aucune consécration, de sa puissance aucune limite, et encore qu'il y garde les os de ses ancêtres, il y marche sans passé et sans avenir. Vient-on l'y troubler, il s'y défendrircompie une béte fauve dans sa tanière , n>ais sans pouvoir faire du moreeaii de bois qui lui servira de défense ni une épée ni un drapeau. L'idée lui manque, et avec elle la verlu. le procrès- l'hisloire. la •^labililo

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Mais voici que lout change. Ce peuple s'assied : il dresse sa tente, il creuse des fossés, il pose des gar- des, il a quelque chose de durable et de saint à gar- der. Vn temple lui olîre sous uue image sensible le Dieu qui a fait le monde, le père de la justice et Iha- bitant des âmes, il l'adore en rsprit . il le prie avec foi. Le soleil ue passe plus sur sa tète comme un feu qui s'éteint le soir et se rallume au malin, mais comme la grave mesure des âges, apportant à chaque jour son devoir, à chaque siècle sa durée. Il en compte les révolutions, et distribue sa propre histoire dans le cycle toutes les nations ont renfermé la leur. Ce peuple vit enfin: il révèle sa présence par des hommes qui ont un nom, par des actes qui ont un empire. Mais qui l'a tiré de sa mort antérieure? Qui a fait d'une peuplade barbare une société régulière et civi- Hsée? Qui, Messieurs, qui? Eh! la même puissance qui a fait l'homme : la parole. Orphée est descendu des montagnes de la Thrace ; il a chanté, et la Grèce est sortie toute vivante des accens de sa lyre. Un mis- sioanaire a paru dans des solitudes avec un crucifix pour harpe: il a nommé Dieu, et des sauvages simples jusqu'à la niulile rmi rouvert de feuilles leur pudeur naissante. Les eolans ont souri à l'homme de la pa- role, et les mères ont cru aux lèvres qui apportaient à leurs fils la bénédiction du grand esprit.

Voulez -vous d'autres scènes prises aiLx sociétés vieillies? Un peuple, après avoir tenu longtemps avec honneur le sceptre de sa destinée, a perdu pea à peu

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le sens des grandes choses ; il n'a plus su croire , ni délibérer, ni se dévouer; on l'a vu accroupi à un comptoir , pesant des écus dans une balance au lieu d'y peser le sort du monde, et n'ayant plus d'entrail- les que pour le bruit monotone et sot de l'argent. Avec l'abaissement du caractère est venue la servi- tude; les tyrans se sont joués de ce peuple en lui imposant des lois dignes de ses mœurs. Ils ont trouvé des complices jusque dans les traditions de la liberté, et le forum, la tribune, le sénat, ont été les noms dont ils ont couvert l'avilissement des âmes et l'op- probre de leur tyrannie. Mais pendant que régnaient la corruption et la peur sur cette tourbe dégénérée; pendant que tout se taisait, excepté le mensonge, la calomnie, la délation, la bassesse de cœur et d'es- prit, à un moment qu'on n'attendait plus, il s'est fait un réveil et un retour : Domitien a disparu, Nerva lui a succédé. Qui a ainsi suspendu le cours des rui- nes? Qui a ramené, ne fût-ce qu'un jour, des noms et des souvenirs honnêtes ? Ne le demandez pas, Messieurs : la parole s'est glissée dans les interstices de la tyrannie; elle a rencontré ça et là, comme dans un champ moissonné, des âmes demeurées pures de leur siècle, et semant par elles le levain de la force antique, elle a ranimé le sénat, le peuple, le forum, les dieux éteints, la majesté tombée, et tous ensem- ble, ressuscitant en un même jour, ils ont donné aux vivans et aux morts une sainte et dernière apparition de la patrie.

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Au-delà du peuple, Messieurs, il uy a plus que le genre humain , et lui peut-être aussi aura-t-il éprouvé la puissance magique de la parole. Lui peut- être aussi, plongé dans la corruption et la servitude, aura-t-il une fois, dans le cours de sa longue histoire, connu le tressaillement divin de la résurrection. Si vous l'aviez oublié, rappelez-vous ce qu'était le monde à l'aurore des temps que nous disons les nôtres. As- sistez par la pensée à lune des fêtes il apportai! à la fois ses dieux et ses mœurs, ses idées et ses joies. Choisissez le cirque ou l'amphithéâtre , les jeux ou les mystères, telle scène antique qu'il vous plaira. Regardez : tel était le monde. Ce monde-là n'est plus. Des autels chastes convient les générations au redres- sement laborieux de leurs sens, et la croix, signe de mortification et d'humilité , au lieu de donner l'es- clave en spectacle à des maîtres cruels et dissolus , marche devant les princes pour leur enseigner la douceur, devant les peuples pour leur donner le cou- rage d'une vie grave et pauvre. Le sang versé n'ap- pelle plus d'applaudissemens, si ce n'est quand on le donne dans un grand et volontaire sacrifice; la chair déshonorée par l'impudeur de l'àme ne s'offre plus à l'adoration publique, et la pureté sans tache a su se bâtir au milieu des grandes villes des retraites qui ne sont pas même illustres, tant le cœur de l'homme s'est élevé dans l'intelligence de la vertu. Lœil ne rencontre plus sur le front des passans des traces de mutilations; l'oreille n'est plus frappée du bruit abject

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des supplices privés, et la justice publique elle- même n'apparaît que rarement aux regards respectés des citoyens. Une rue est un asile se rencontrent des créatures qui ont toutes en elles-mêmes le signe de leurs droits, et l'inégalité visible des condi- tions n'y enlève point aux pauvres leur place et leur dignité. Que dirai-je de plus? le cœur de l'bomme est (Micore faible et dévoré de passions, et cependant l'humanité est transfigurée ; elle porte au plus profond de ses entrailles une semence de bien contre laquelle aucun crime ne peut prévaloir, et qui condamne au mépris de tous les mêmes choses qui avaient usurpé dans l'ancien monde les hommages de tous. Qui a fait cela? Encore une fois. Messieurs, et je me lasse de le répéter, c'est la parole. Un homme est venu qui s'est dit Dieu, et qui a dit au nom de Dieu : Bien- heureux les pauvres! Bienheureux les doux! Bien- heureux ceux qui pleurent! Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la, justice ! Bienheureux les purs de cœur! Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice^. Il a dit cela, et la parole qui fait l'homme, qui fonde la civilisation, qui affranchit les peuples, celte même parole sur les lèvres du Christ a donné une nouvelle force ou plulôl une nouvelle naissance à l'iHimanilé.

11 est manifeste par là. Messieurs, que la parole est la première puissance du monde, <ju'elie est la cause

' Saint Mcilliiuu , cliap. îi, vcib. ."îct bun.

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de toutes les révolutions heureuses ou «nallieureuses dont l'enehaînenient compose l'hisloire, et qu'ainsi vous ne devez pas vous étonner qu'ellesoit un élément de l'ordre surnaturel, et que prophétiser ce soit parler.

J'ai dit de plus, que la prophétie est une parole de Dieu. Et ici, le rationalisme, qui a consenti jusqu'à présent à mon discours , ne me permet pas d'aller plus loin. 11 estime que l'idée de Dieu et celle de la parole sont deux idées incompatibles ; que Dieu étant un être purement spirituel et la parole un simple mouvement de l'air produit par les organes physiques de la voLx , on ne peut sans dégrader la majesté di- vine lui attribuer une si vile opération.

Faut-il, Messieurs, répondre à cela? Faut-il vous l'aire remarquer qu'on dégrade la notion de la parole pour la refuser à Dieu? Quoi! vous figureriez-vous que de l'air agité, en quelque manière que ce fût, eût la puissance d'obtenir les effets prodigieux que je vous ai décrits ? Sans doute , à cause de notre état présent l'àme est unie à un corps, la parole aussi a un corps; elle entraîne une action extérieure qui met de l'air en mouvement. Mais ce n'est que le fantôme de la parole. Fermez vos lèvres, recueillez- vous, renfermez votre âme en elle-même : n'cnlendez- vous pas qu'elle vous parle? N'entendez-vous pas que sans l'ébranlement d'aucun organe physique , elle ar- ticule intérieurement des mots, prononce des phrases, enchaîne un discours? xN'entendez-vous pas qu'elle s'anime, s'échauffe, qu'elle devient éloquente, qu'elle

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vous persuade, el que cependant tout est immobile au centre el aux extrémités de votre corps? La parole extérieure n'est que la pâle et mourante expression de la parole intérieure, et la parole intérieure, c'est la pensée elle-même s'engendrant au fond de l'âme par une immatérielle fécondité. S'il en était autrement, si parler n'était que remuer de l'air, concevriez-vous que l'air fût le véhicule des idées et des sentimens, qu'il allât saisir votre intelligence dans ses impénétrables réduits et l'enlever à ses propres conceptions? La pa- role est une puissance spirituelle , unie dans l'homme à un organe sensible et lui donnant l'impulsion, comme l'âme, dans la totalité de ses forces, donne l'impulsion à tout le corps. Dieu, qui est esprit, peut donc être parole ; il peut nous parler intérieurement sans l'émission d'aucune voix entendue des sens, et nous parler extérieurement, s'il lui plaît de donner à ses communications un caractère de publicité et d'au- thenticité. 11 est vrai qu'en soi-même Dieu n'est pas uni à un corps , et qu'ainsi sa parole n'a pas un organe qui lui soit naturellement et personnellement soumis; mais la nature tout entière est à son égard plus obéissante que notre corps à nous-mêmes; il a sur elle le droit de toute la puissance créatrice, et il lui est aussi simple d'en user qu'à nous d'user de la portion de matière organisée qui nous est assujétie.

En tant que puissance spirituelle , la parole appar- tient donc à Dieu. Mais elle lui appartient plus notoi- rement encore sous un autre point de vue. En effet .

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Messieurs, si, considérée dans sa racine première, la parole n'est autre chose que la pensée faisant son ap- parition au dedans et en face de Tàme , si elle est l'entretien de 1 ame avec elle-même, elle est aussi la faculté de l'âme d'entrer en rapport avec une autre âme, de l'initier à ses vues, à ses goûts, à ses volon- tés , de se verser en elle , s'il est permis de parler ainsi, et de recevoir à son tour, par un échange sym- pathique, la plénitude de l'âme étrangère. La parole est le lien des esprits, non pas seulement des esprits associés à un corps, mais des esprits purs et qui se sont réciproquement visibles dans la splendeur de leur essence; car, cette clarté ils sont ne les livre pas à la merci les uns des autres. Us ont leur sanctuaire fermé , le lieu libre ils pensent en face d'eux- mêmes , et c'est par une parole volontaire , parole abstraite et sublime , qu'ils se penchent cœur à cœur pou-r se donner dans une plus grande et plus parfaite effusion. La parole est à la fois l'entretien des esprits avec eux-mêmes et avec les autres esprits ; elle est une faculté du dehors ainsi qu'une faculté du dedans ; elle est le moyen d'initiation et de communion par excellence. Or, dites-moi, refuserons-nous à Dieu la puissance d'initier et de communier? Refuserons-nous à celui qui a établi tous les rapports des êtres entre eux, depuis le grain de sable jusqu'au séraphin , lui refuserons-nous le pouvoir d'entretenir des rapports avec les intelligences, de leur communiquer ses pen- sées et ses volontés , de leur parler enfin ? Rien n'est

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sans voix dans le inonde^, dit Tapôlre saint Paul; rien n'est sans voix, parce que rien n'est sans commu- nication, et Dieu seul serait à la foi le silence et l'isole- ment! Dieu seul se tairait et se tiendrait à part dans un exil immense comme sa nature! Non, Messieurs, ma raison ne le conçoit pas plus que mon cœur, et c'est avec le transport de l'évidence que je répète ces mots du livre de la Sagesse : L'esprit du Seigneur a rempli toute la terre, et celui qui renferme toutes choses a la science de la voix^.

Vous entendez, Messieurs : Celui qui renferme toutes choses. En effet, Dieu étant le type primordial des êtres, ils ne possèdent rien que Dieu ne le possède plus parfaitement, et puisque la parole est en nous, il est nécessaire qu'elle soit en Dieu d'une manière ineffable et infinie. C'est aussi ce qu'enseigne la doc- trine catholique, et ce que l'apôtre saint Jean nous dit avec une si profonde élévation à l'entrée de son Evan- gile : Au commencement était Dieu, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu^ . De même que votre parole est le fruit de votre âme, l'expression et l'épanchement de votre âme , il y a aussi en Dieu quelque chose qui est le fruit, l'expression et l'épan- chement de son âme, qui est Dieu de Dieu, lumière de lumière, pour me servir des termes du concile de

, l'c Épilre aux Corinlhicns, cliap. li, vers. 10. - Chap. 1, vers. 7. '' Chap. 1, vers. 1.

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Nicée. Et de même que toute la force de votre i)arole est dans votre âme, toute la force de la parole divine est aussi dans la source d'où elle jaillit. L'avcz-vous remarqué, qu'il y a des paroles mortes et des pa- roles vivantes , des paroles qui tombent à terre comme une flèche sans vigueur , et d'autres qui tom- bent dans l'esprit comme une flamme qui dévore ? Et certes , vous n'avez pas cru que leur diflerence venait de l'air plus ou moins ébranlé par la force mécanique des poumons. Leur différence vient de l'âme, qui est le principe de la parole. Une parole morte est celle qui sort d'une âme morte; une pa- role vivante est celle qui sort d'une âme vivante. Lorsqu'un orateur, dans une matière capable d'élo- quence, vous parle sans vous émouvoir; lorsqu'il vous laisse maîtres de vos résolutions , insensibles à l'erreur, ou à la vérité, croyez-le bien. Messieurs, c'est qu'une âme ne vous a point parlé. Car , il est impossible, si une âme vous eût parlé, que la vôtre lui fût demeurée étrangère; il est impossible à une âme de subir sans tressaillement le souffle d'une autre âme.

Et vous voudriez oter à Dieu ce souffle de l'âme î Lui cj^ui est l'âme éternellement et infiniment vivante, lui qui esj toute vie, tout épancbement, toute eflïi- sion , vous voudriez lui ôter ce qui nous reste à nous sous les murailles glacées de la chair! Oh! que Dieu a horreur de cette prison l'impie cherche à renfermer , et qu'il nous dit éloquemment dans son

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E\'Anp\e : L'Jiomme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui procède de la bouche de Dieu * /

En effet, taudis que la parole de l'homme, même la plus éclairée et la plus éloquente, ne contient par elle-même que des vérités insuffisantes à la vie du genre humain, la parole de Dieu nous verse en abon- dance les trésors d'une sagesse à laquelle la nôtre ne peut atteindre qu'en l'acceptant. Elle est la lumière médiatrice par l'intelligence infinie élève vers soi les intelligences créées, et leur communique des no- tions qui, tout en surpassant leur nature, les appro- che pourtant de leur fin. Cette opération, Messieurs, n'a rien que de très -concevable et de très-simple. Toute parole est nécessairement en équation avec la pensée dont elle est le jet et l'expression ; autant vaut la pensée d'un être, autant vaut sa parole. Or, la pen- sée de Dieu est aussi grande que lui-même, c'est-à-dire sans mesure, et par conséquent sa parole, soit qu'il la garde au dedans, soit qu'il la produise au dehors, contient nécessairement des vérités inaccessibles à notre esprit par voie d'évidence et de démonstration. Mais l'inévideut et l'indémontrable ne sont pas inin- telligibles, et énoncés par Dieu, affirmés par lui, ils deviennent pour l'intelligence qui les reçoit un incom- parable foyer de certitude et de lumière. L'intelligence ne voit pas l'infini, mais elle le sait.

' Saiul Malliieu, chap. 4, vci-s. i.

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Ce phénomène, loule i)roi)orlion gardée, se montre à nous dans l'ordre purement humain. Quelle est, en elîet, l'action de la parole humaine sur l'homme à l'état d'enfance? N'agit-elle pas à son égard comme la parole divine à l'égard de l'humanité, c'est-à-dire par voie d'affîrmafion et d'initiation ? L'enfant croit à son père , qui lui communique dans un langage simple , mais affirmatif, des vérités que cette frêle intelligence n'est pas capable encore de se démontrer, et qui ce- pendant tirent peu à peu l'homme de l'ignorance na- tive où il est enseveli , forment sa pensée , élèvent son cœur, en font un être par la connaissance et l'amour.

J'irai plus loin, iMessieurs, je dirai que dans toute parole qui enseigne il y a un mystère d'autorité et d'initiation. Je dirai que vous, mes contemporains, à quelque degré de l'âge viril que vous soyez parvenus, vous n'êtes pas autre chose que les initiés de la pa- role du dix-neuvième siècle. Vous croyez peut-être que vous vous êtes faits vous-mêmes; vous vous trom- pez, c'est le dix-neuvième siècle qui vous a faits. Et qu'est-ce que le dix-neuvième siècle? Une âme qui s'exprime par une parole , laquelle parole s'est trans- formée en opinion publique , vit dans l'air que vous habitez , s'insinue jusqu'à vos os , et vous gou- verne à votre insu , à moins qu'une parole plus puis- sante ne vous ait affranchis de celle-là en vous faisant respirer une autre et meilleure vérité. Telle force d'esprit que vous vous croyiez, telle grandeur de ca-

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ractère ou de génie dont la nature vous ail doués, au fond, nul de vous n'est par lui-même indépendant de son siècle; nul de vous, par son propre timbre, ne rend une parole plus élevée que la parole de son temps. Même quand vous le devancez, vous n'en êtes que les échos et les serviteurs. Tant l'homme a be- soin d'être instruit par une pensée supérieure à la sienne! Tant il est dans sa destinée d'écouter, de re- cevoir et d'obéir! Or, à qui doit-il plus qu'à Dieu celte obéissance? La parole d'un siècle est sans doute une autorité digne de respect; elle est le résultat d'un grand mouvement de l'esprit humain, causé par une longue suite d'événemens qui ont fait pencher d'un côté Ja balance des choses et des idées. Mais ce n'est qu'une station dans la vicissitude. Le vent de l'a- venir portera bientôt sur d'autres ancres la mobilité du monde, et bien qu'une certaine logique subsiste dans cette inconsistance, il n'y a rien même dans tous les siècles pris ensemble qui ait un caractère à mé- riter notre foi. Nous la leur donnons pourtant, parce que l'ordre naturel lui-même , quoique nous pressant de toutes parts, est si profondément compliqué, qu'il nous faut un maître pour nous dire le secret d'un seul jour.

Et nous ne voulons pas que Dieu nous dise le secret de l'éternité! Mais c'est en vain que nous nous y opposons : il y a dans le monde un autre enseignement que celui des siècles , une autre pa- role que la parole de l'homme. Celle-ci change et

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passe. Malgré lant de lèvres ingénieuses qui en oui élc l'organe éloquent, malgré l'écriture qui a prèle son airain à l'immortalité des choses bien dites , la langue humaine n'a pas pu fonder le temple de la vérité. Les colonnes en sont par terre , remuées d'âge en âge par des constructions l'on grave la prophétie de leur durée, et qui tournent en rui- nes sous la main des édificateurs qui viennent après. L'homme détruit l'homme , et le temps moissonne le temps. Un seul édifice est debout entre les dé- combres où gisent pêle-mêle les œuvres contradic- toires de la parole humaine. Celui-là porte pour inscription : La parole de Dieu. C'est cette parole qui , après avoir créé le monde et l'homme , ne les a pas abandonnés à la merci de leurs propres pen- sées , trop faibles devant un tel ouvrage , mais les a initiés au mystère de leur principe et de leur fin. C'est cette parole qui ayant une fois dit son secret, qu'elle seule connaissait, n'a plus cessé de le redire au ciel et à la terre , appelant par leurs noms les âges et les races, suscitant des prophètes contre tous les oublis , des apôtres contre tous les menson- ges, circulant dans l'esprit du genre humain comme son sang, souvent altérée, jamais éteinte, tirant des éclairs de l'erreur et la vie de la mort. C'est cette parole qui est le christianisme, qui est l'Eglise, qui est l'unité et la stabilité, qui est tout ce qui demeure au milieu de tout ce qui s'en va. Otez-la du monde, si vous pouvez, qu'y reslera-t-il? le temps et l'homme.

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le temps qui passe et l'homme qui doute. C'est trop peu pour une âme.

J'ai analysé la prophétie, Messieurs, en tant que la parole est son premier élément. Mon intention est de rechercher si elle n'en contient pas un autre, et quel serait ce second élément. Afln d'y parvenir , j'étu- dierai immédiatement avec vous le mécanisme de la parole , comme étant la racine prophétique nous pourrons découvrir ce que nous ne connaissons pas encore.

L'effet de la parole est l'illumination de l'enten- dement et la direction de la volonté. Comment se produit ce miraculeux phénomène? Par quel procédé la parole illumine-t-elle l'esprit et meut-elle le vou- loir? 11 faut d'abord supposer qu'elle s'adresse à une intelligence, c'est-à-dire à une faculté capable de connaître; car si elle s'adressait à un être, quel qu'il fût, incapable de connaissance, elle n'y déterminerait tout au plus qu'une sensation. Ainsi l'animal entend matériellement la parole, quelques-uns même la repro- duisent avec fidélité , mais elle ne cause en eux que des mouvemens instinctifs liés à l'ordre sensible dont ils font partie. Cette première condition nécessaire à l'efficacité de la parole étant posée, que se passe-l-il entre l'intelligence qui parle et l'intelligence qui écoute? Évidemment la première présente à la seconde un objet intelligible, c'est-à-dire une vérité. Car toute vérité, si profonde qu'elle soit, est intelligible, et peut s'énoncer au moyen de la parole, qui est le moule et

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ia représenlalion du vrai. Je suppose, par exemple, que vous ignoriez les malhémaliques, et que j'aie mis- sion de vous les apprendre, voici une vérité de cet ordre que je devrais quelque jour vous présenter : Si l'on construit un carré sur l'hypolhénuse d'un triangle rectangle, la surface de ce carré sera égale à la sur- face des carrés que l'on construirait sur les deux au- tres côtés du même triangle.

C'est une proposition de géométrie élémentaire qui est incontestable et démontrée. Cependant, Mes- sieurs, ceux d'entre vous qui n'ont pas étudié les élé- mens de cette science ne m'ont pas même entendu ; ils ont eu la sensation des mots que j'ai prononcés, et pas davantage. Pourquoi cela? Est-ce que cette pro- position ne serait pas une vérité? Elle est une vérité. Est-ce que cette vérité ne serait pas à la portée de l'intelligence humaine? Elle est à la portée de l'intel- ligence humaine , et même à la portée d'un simple écolier de mathématiques. Pourquoi donc ne l'entendez- vous pas? Manifestement parce qu'il ne suffit pas, pour que la parole ait son effet d'illumination, qu'elle pré- sente à l'esprit un objet intelligible. 11 faut, de plus, que les termes dont l'enchaînement logique constitue la parole aient leur évidence individuelle, afin que l'esprit en saisisse le sens , c'est-à-dire découvre sous chaque mot l'idée qui s'y trouve , et par suite l'idée générale que renferme le discours. C'est ce qui a lieu par la définition. Au moyen de la définition, la parole illu- mine la parole en la décomposant dans des élémens

si simples, que chaque mot devient un éclair, ou si vous l'aimez mieux, un rayon de la lumière totale qui fera l'évidence de l'esprit.

Laissez-moi vous en donner la preuve en détlnis- sant la proposition que j'ai choisie pour exemple.

Un triangle est une figure déterminée par trois ligues qui se rencontrent de manière à produire trois angles. Lorsqu'un des angles est droit, c'est-à-dire formé par deux lignes qui tombent perpendiculaire- ment l'une sur l'autre, le triangle s'appelle rectangle. Dans ce cas-là, le côté du triangle opposé à l'angle droit est le plus grand des trois, étant manifeste qu'à mesure que les angles s'élargissent, le côté qui leur correspond s'agrandit en proportion. Ce grand côté du triangle rectangle est Thypothénuse. Si on le prend pour base d'un carré, et que l'on en construise deux autres sur les petits côtés du même triangle, le carré de l'hypothénuse aura une surface égale à la surface des deux autres carrés.

Vous entendez maintenant la proposition. Elle n'est plus pour vous une suite de mots, mais une suite d'idées qui forment par leur liaison une idée nouvelle. La parole s'est éclairée elle-même en se définissant.

Mais est-ce tout? Le mystère de l'initiation est-il accompli, la lumière s'esl-elle faite dans votre enten- dement? Non sans doute : vous voyez clairement ce que la parole veut vous dire, mais vous ne voyez pas encore si ce qu'elle vous dit est vrai. Rien ne vous assure (ju'en effet le carré de l'hypothénuse soit égal en

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surface aux deux autres carrés du triangle rectangle ; vous n'en avez ni l'évidence , ni la certitude. C'est à la parole à vous les donner , et elle le fera par la dé- monstration, c'est-à-dire en vous montrant que celle idée nouvelle pour vous est cependant contenue dans d'autres idées, qui forment par leur invincible et pri- mordiale clarté le fonds même de votre raison. La parole prendra l'idée obscure, la conduira pas à pas jusqu'au foyer intelligible qui est le centre et le flam- beau de votre âme, la présentera au principe d'où elle émane, et vous donnera dans le sentiment de leur unité ce trait de lumière qui est l'évidence, ce repos de l'esprit qui est la cerlitude. Ou bien , si la démons- tration n'est pas possible, soit parce que la vérité proposée est d'un ordre qui n'a pas son principe dans l'entendement humain , soit parce qu'elle appar- tient aux profondeurs d'une science que vous n'avez pas le temps ou la volonté d'acquérir, alors la parole, vous initiant par une voie plus courte, vous présen- tera les caractères d'autorité qui révèlent l'idée d'une suffisante et légitime sanction.

Telle est, Messieurs, la stratégie naturelle de lu parole. Et cependant malgré celte triple puissance de la proposition, de la définition et de la démonstration, la parole n'est pas assurée du succès. Vous pouvez lui résister; vous pouvez lui refuser votre assentiment, braver sa lumière, et retranchés dans le fort de vos convictions propres, ne pas même sentir, au remords lointain de votre conscience, que^ la vérité vous a

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parlé. Vous êtes faibles et libres : la faiblesse et la li- berté vous protègent toutes deux contre l'ascendant de la parole. La faiblesse vous dérobe l'éclat du vrai qu'elle contient, la liberté vous permet de n'en pas subir le joug. 11 faut donc plus que vous proposer le vrai, plus que vous le définir, plus que vous le dé- montrer : il faut vous le persuader. Persuader , Messieurs , voilà l'éternel honneur de la parole hu- maine et divine ; voilà la victoire dont Montaigne de- vait dire , et non pas de Marathon ou de Platée , qu'elle est la plus belle que le soleil ait vue de ses yeux, puisqu'elle est la victoire de la pensée sur les deux plus grandes puissances du monde, la faiblesse et la liberté.

Mais comment et par quoi persuader? Ecoutez -en l'exemple.

En 1758, l'Angleterre était gouvernée par un mi- nistre qui voulait la paix, et qui la voulait à tout prix. Or, eu ce temps-là même, un matelot anglais fut pris sur mer, outragé et mutilé par des Espagnols, événement qui produisit dans toute l'Angleterre un grand mouvement d'indignation publique. Néanmoins le ministère entendait conserver la paix, et le parle- ment britannique y était décidé comme lui. Le matelot parut dans les rues de Londres, y montra les traces sanglantes des injures qu'il avait reçues, et remua si bien j)ar ce spectacle l'orgueil populaire, que le par- lement ue put éviter de le voir et d'écouter sa plainte. Il entra donc à chambre des communes, et après

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avoir raconté avec une brièveté calme et simple l'at- tentat dont il avait été victime, il termina par ces mots : « Quand les Espagnols m'eurent ainsi mutilé, ils voulurent me faire peur de la mort, mais j'acceptai la mort comme j'avais accepté l'outrage , eu recom- mandant mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. » La guerre fut déclarée. Cet homme sans lettres n'avait eu besoin que d'un quart d'heure pour changer les conseils de son pays, forcer le ministère à tirer l'épée , le parlement à voter les subsides, la nation à applaudir , et le sang humain à passer par- dessus l'outrage. II avait persuadé.

Et tous les jours, Messieurs, vous assistez à ces triomphes de la parole; ou du moins, s'ils sont plus rares que je ne dis, vous y assistez quelquefois, ne fût-ce qu'en souvenir, en vous reportant aux scènes fameuses de l'éloquence. Vous entendez Démoslhènes obtenant la condamnation d'Eschine , Cicéron faisant tomber des mains de César l'arrêt de Ligarius, et vous vous demandez en quoi consiste cet art souverain sans lequel la raison et la justice ne sont pas sûres de vaincre, par qui l'erreur et la passion l'emportent trop souvent. Oui, la parole éloquente est une domi- natrice qui se fait obéir : mais qu'est-ce que l'élo- quence ? Que peut-elle mettre dans la parole de plus que la lumière et la vérité? Y a-t-il quelque chose au monde de plus persuasif que la lumière, de plus fort que la vérité? Oui, Messieurs, ce qui est plus fort que la vérité, c'est le principe d'où elle émane; ce

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qui est plus persuasif que la lumière, c'est le foyer d'où elle jaillit; ce qui est plus grand que la parole, c'est l'âme elle vit et d'où elle sort. L'éloquence est l'âme même; l'éloquence est l'âme rompant toutes les digues de la chair, quittant le sein qui la porte et se jetant à corps perdu dans l'âme d'autrui. Après cela, étonnez-vous qu'elle commande, qu'elle règne : je le crois bien, c'est une âme mise à la place de la vôtre. N'est-il pas simple que cette âme qui est chez vous, en vous, qui est vous-même plus que vous-même, vous dise : Va! et vous allez; viens! et vous venez; ploie le genou ! et vous ployez le genou.

Bref, le mystère de la parole à l'état d'éloquence, c'est la substitution de l'âme qui parle à l'âme qui écoute; ou, pour parler avec une justesse qui ne laisse rien à reprendre : c'est la fusion de l'âme qui parle avec l'âme qui écoute. L'éloquence n'a qu'un rival, et encore ce rival ne l'est-il que parce qu'il est éloquent: c'est l'amour. L'amour, comme l'éloquence, fond les cœurs, et leur pouvoir, si dissemblable en apparence, a la même cause et le même effet.

Or, pas plus à Dieu qu'à l'homme , il ne suffit de proposer, de définir et de démontrer le vrai. Car Dieu rencontre à sa parole les mêmes obstacles que l'homme à la sienne, et de plus grands encore. Au lieu que la pa- role humaine n'est que l'organe de pensées accessibles aux intelligences finies et qui ont leur racine avec leur ])reuve dans l'orbite naturelle de la raison , la parole divine, essenliellemenl révélatrice, apporte avec elle

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des vérités dont l'uDivers est à peine Tombre, dont la raison n'est qu'un reflet, et auxquelles nulle mesure n'est applicable que Tinfini. Si donc Tbomme est fai- ble devant les choses qu'il voit et qu'il touche, si sa propre histoire lui est un labyrinthe et son propre esprit un abîme, que sera-l-il devant l'infini dévoilé par une simple affirmation ? S'il est libre contre l'homme, combien le sera-t-il plus contre Dieu, être placé si loin de lui, et d'autant moins violent dans ses opérations qu'il est le maître absolu de tout? Sans doute, pour donner créance à sa parole, Dieu l'appuiera de signes éclatans ; mais ces signes eux-mêmes seront sujets à discussion, et encore que l'esprit muet en leur pré- sence ne sût qu'opposer à la splendeur de leur témoi- gnage, il trouvera toujours au dedans de lui-même, soit par l'obscurité de la chose révélée, soit par le seul effort de la liberté, un principe de résistance et d'illu- sion. Les Juifs ont vu trois ans Jésus-Christ agir au milieu d'eux en souverain arbitre de la nature; ils lui ont amené trois ans toutes les infirmités du corps pour qu'elles fussent guéries par un souffle de sa bouche ou par le contact de ses vêtemens ; ils ont as- sisté aux miracles de sa mort après avoir été spec- tateurs des miracles de sa vie : et cependant, malgré tant de signes dont ils étaient les témoins, malgré les prophéties antérieures dont ils étaient dépositaires et dont ils attendaient l'accomplissement, un voile est demeuré sur leurs yeux.' Ils n'ont pu croire à l'humi- lité de Dieu; la foudre les eût convertis peut-être, la

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bonlé en a fait des aveugles et des ingrats. Dieu s'est trouvé trop petit pour eux, et les majestés terribles du Sinaï leur ont caché la miséricorde qui les visitait. Il en est ainsi de cette foule d'âmes qui languissent ou s'irritent dans l'incrédulité. Les miracles de soixante siècles passent devant eux comme un hasard sans cause; ils confessent que cela est grand et étonnant, mais sans abaisser leur cœur au pied du mystère que couvrent ces magnificences perdues pour eux. Selon l'expression de l'Écriture, ils voient et ne voient pas, ils entendent et n'entendent pas^ : le livre de vie est sous leurs mains , avec l'inimitable sceau de la toute-puissance divine; ils le regardent, le touchent, y pensent un instant, et passent outre.

El moi-môme ici , Messieurs , sous ces voûtes de Notre-Dame, si je ressuscitais des morts au nom du Christ, croyez-vous que vous sortiriez d'ici convaincus tous et tous convertis? Non; je suis assuré que non, et toute l'histoire du christianisme en est l'irrécusable preuve.

Il ne suffit donc pas à la parole de Dieu, pour s'établir dans les âmes, de s'autoriser de miracles certains , il lui faut vaincre encore la résistance de l'homme à la vérité divine ; il lui faut ébranler, tou- cher, persuader enfin. 11 faut que l'esprit de Dieu , seul capable de contenir l'infini, descende par une in- lluence immédiate dans le vase étroit de notre cœur,

' Sailli Luc, cluiji. S, ver?. 10.

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l'édiauffe , rinsj)ire, le transfigure, y produise, mieux que l'éloquence humaine, l'assimilation de l'âme infé- rieure à l'âme supérieure. C'est là, Messieurs, que git tout entier le commerce de Dieu avec l'homme et de l'homme avec Dieu. Si l'âme éternelle ne s'ap- proche point réellement de l'âme créée, même ici-has, la religion n'est qu'un rêve sur lequel nous devons pleurer. Il faut écrire à la porte de ses temples , comme à la porte de l'enfer : Vous qui entrez, lais- sez Vespéranee. C'est l'esprit de Dieu qui donne la vie à la parole divine , comme c'est l'esprit de l'homme qui donne la vie à la parole humaine. La parole séparée de son esprit n'est plus qu'un mort dans un tombeau. Or, Dieu étant toujours vivant, sa parole aussi l'est toujours. Une fois envoyée de son sein, quelque part qu'elle aille et en quelque forme qu'elle subsiste, elle est assistée de son père qui vit en elle et elle par lui. Tandis que la parole humaine s'en va mourir au premier sillon que creuse le temps, et ne rend plus à l'oreille des générations qu'un écho dédaigné de ceux qui croient l'entendre encore, la parole divine sème son immortalité dans les ruines du monde. Elle est féconde après mille ans comme au jour elle fut dite; elle inspire la même foi, suscite les mêmes œuvres, se reconnaît aux mêmes signes, et les efface tous par celui de sa vie.

Cette vie a un nom célèbre dans l'histoire des rapports de l'homme avec Dieu; elle s'appelle la grâce, c'est-à-dire le don immérité, le don par excel-

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lence. Et quel don, en effet, plus grand qiie l'es- prit de Dieu lui-même mis en contact intime avec l'esprit de l'homme! Voilà la merveille commencée avec le monde, et dont les prophètes annonçaient d'heure en heure la consommation par le Christ. David disait : Seigneur, ne me rejetez pas de votre face, et n'enlevez pas de moi votre Esprit saint '. Salomon disait : Seigneur, qui saura votre pensée, si vous ne donnez la sagesse, et si vous n'envoyez du ciel votre Esprit saint ^. f Isaïe disait : L'Esprit du Seigneur se reposera sur lui; l'esprit de sagesse et d'intelligence , l'esprit de conseil et de force , Vesprit de science et de piélé^. Joël disait au nom de Dieu : Je répandrai mon esprit sur toute chair ; vos fils et vos filles prophétiseront ; vos vieillards songeront des songes et vos adolescens verront des visions^. Le précurseur disait : Je vous baptise da?is l'eau, mais il viendra un plus fort que moi, dont je ne suis pas digne de délier la chaussure ; celui-là vous baptisera dans l'Esprit saint et dans le feu\ Et Jésus-Christ disait : Quand vous serez livrés pour moi, ne pensez pas d'avance au langage que vous tiendrez , car la parole vous sera donnée en cette heure-là; ce n'est pas vous qui parlerez , mais lEs-

' Psaume 30, vers. 13.

^ Sagesse, chap. 9. vois. 17.

'' Chap. 11, vers. 2.

* CJiap. 2, vers. 28.

' Sainl Luc, chap. 5. \ci;.

16.

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prit de mon père qui parlera en vous^. Il di- sait encore : Je prierai mon père , et il vous don- nera, pour demeurer éternellement avec vous, un autre Paraclet , l'Esprit de vérité , que le monde ne peut pas recevoir, parce qu'il ne le voit pas et ne le sait pas; mais vous , vous le connaîtrez, parce qu'il demeurera en vous et vous en lui ^. Non pas que Jésus-Christ, fils de Dieu et vrai Dieu , n'eût communiqué à ses disciples la grâce et la vérité dont il était rempli ; mais parce qu'étant le Verbe éternel , il avait été chargé plus particulièrement de semer la parole, qui est le premier élément prophétique, tandis que l'effusion de la grâce, second élément de la pro- phétie, avait été réservée dans toute sa plénitude à la troisième personne delà Sainte-Trinité, coéternellement issue du Père et du Fils, fruit et lien de leur amour, terme dernier de leur fécondité divine, et à cause de cela devant mettre le sceau final de la vie à l'œuvre de Dieu dans le temps. 11 convenait aussi que les deux élémens prophétiques, la parole et la grâce, bien qu'inséparables l'un de l'autre, eussent cependant une émission distincte, afin que l'humanité, avertie par la grandeur de ce double avènement, ne se crût pas capable de communiquer avec Dieu, même au moyen de sa parole, sans l'assistance perpétuelle et intime de l'es- prit divin. Tel fut le but, et tel est le sens de celle

' Saint Mathieu, chap. U), vers. 19 cl 20. * Saint Jean, eliaji. M. vers. 1G et 17.

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fameuse journée le Paraclet annoncé par Jésus- Christ descendit visiblement sur les apôtres, et leur arrachant les restes de faiblesse et d'obscurité qu'ils conservaient encore, en fit ces hommes dont le sang, après celui du Christ, a fondé sur la terre le règne de la vérité.

11 en est bien peu parmi vous , Messieurs , qui n'aient connu par une expérience personnelle la réalité du mystère prophétique. Tous , vous avez reçu la semence de cette parole qui ne ressemble à aucune autre; tous, un jour ou l'autre, enfans ou jeunes hommes , vous avez senti dans votre âme une onction qui la remplissait de lumière, et vous apportait dans de chastes larmes le goût du bien, l'oubli des sens, la paix et la présence de Dieu. Ce jour-là , tout vous fut dit. Aucun homme ne vous en rendra la joie; au- cun amour ne vous en ramènera le parfum, si ce n'est l'amour qui vous fut donné alors, et, qui, étant la bonté divine elle-même , n'attend pour vous aimer de nouveau qu'un regret et qu'un désir de vous. Puis- siez-vous tirer de votre cœur ce désir et ce regret, et, par une seconde expérience de la grâce, redevenir pour toujours les enfans et les apôtres de la seule parole qui ne trompe jamais!

CINQUANTE SEPTIÈME CONFÉRENCE

DU MYSTÈRE EN TANT OU OBJET DE LA PROPHETIE.

Monseigneur ,

Messieurs ,

Il résulte de noire dernière Conférence , que les choses révélées de Dieu par la prophétie surpassent la portée naturelle de notre entendement , et sont ainsi pour nous en dehors de toute démonstration et au-dessus de toute compréhension. Si elles n'é- taient qu'indémontrables, l'esprit s'y résignerait peut- être encore, puisque, même dans Tordre naturel, il

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est des vérités qui s'attestent et ne se démontrent pas, telles que les faits anciens dont se compose l'his- toire ; et si l'homme obtient créance à son témoignage pour les choses humaines, on n'entend pas bien pour- quoi on la refuserait à Dieu pour les choses divines. Mais il y a cette différence, que l'objet de la prophétie est incompréhensible en même temps qu'indémontra- ble, et c'est ce que le rationalisme ne saurait lui pardonner. Quoi! dit-il , vous présentez la prophétie comme la lumière du monde, et cependant vous con- fessez vous-mêmes qu'on ne la comprend pas! Vous appelez vos dogmes du nom significatif de mystères; vous faites gloire en quelque sorte de l'obscurité qui règne dans la révélation ; vous vous écriez à la suite de vos livres : 0 profondeur de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugemens sont inscruta- Mes et ses voies au-dessus de nos investigations^! Or, comment ce qui est mystérieux, obscur, inscru- table, incompréhensible enfin, peut-il être la lumière du monde? Pour nous, c'est-à-dire pour tout homme qui ne renonce pas à sa raison , le mystère est à la fois inutile et absurde : inutile, puisqu'on n'en saisit pas le sens ; absurde , puisque le sens échappe, il ne reste rien de rationnel.

Telle est, Messieurs , la double difficulté qui surgit devant nous , et qui exige de ma part un double éclaircissement. On nous dit que le mystère est

' l"|)ili<' aux ÏJomaiiis, ih:i|). 11. vers. 5ô.

•)/ /

inutile : j'en prouverai lulililé. Ou jijoulc (|u'il (sl absurde : j'en prouverai la rationabililé.

Il est certain , Messieurs, et ce serait une grande illusion de vouloir vous le cacher, il est certain que la parole de Dieu nous révèle des choses qui passent notre raison; et s'il en était autrement, Dieu n'aurait aucun motif de nous parler, puisque nous pourrions découvrir par nous-mêmes les vérités dont il lui plai- rait de nous entretenir. Mais Dieu est plus grand que nous; placé à l'horizon de l'inlini , qui est son es- sence, il voit ce que nous ne voyons pas , et nous dit ce que personne ne saurait nous dire que lui. Pour- quoi nous le dit-il ? Pourquoi, ne pouvant ou ne vou- lant nous donner l'évidence des choses qu'il nous révèle, nous les révèle-t-il? est l'utilité de cette communication? 11 me semble, Messieurs, qu'en vous prouvant dans une Conférence antérieure la nécessité du commerce surnaturel de l'homme avec Dieu, j'ai déjà répondu. Mais je l'ai fait métaphysiquement, et si vous le permettez, laissons aujourd'hui la métaphy- sique. L'utilité est une chose de fait. Vous niez l'u- tilité de l'incompréhensible ; je la soutiens. Peu im- porte eu ce moment la définition exacte de ces mots : comprendre, ne pas comprendre. Peut-être suffirait-il de les définir pour terminer la question; mais je ne le veux pas. Je les laisse dans votre esprit tels qu'ils y sont, et parlant de l'idée vulgaire, qu'être utile c'est faire du bien, je me demande : L'incom- préhensible fait-il du bien à l'homme"? S'il fait du

T 11». 23

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bien à riiommc, si rhisloire le prouve avec une eu- (ière évidence , tous les raisonnemens que vous oppo- serez à ce résultai toniberonl comme dos coups perdus. En matière d'utilité , le résultat décide de tout, il n'importe qu'on s'explique ou qu'on ne s'explique pas le bienfait; le bienfait existe. Y a-t-il ici quelqu'un qui ail méconnu un bienfait, sous le prétexte qu'il ne se rendait pas compte du procédé par lequel son bienfaiteur l'avait servi?

Je renouvelle donc ma question, je me demande et je vous demande : L'incompréhensible fait-il du bien il l'homme?

11 y en a parmi vous qui se croient assurés de ne rien devoir à cet étrange bienfaiteur. Disciples de la raison, ils estiment qu'ils se sont formés par eux- mêmes, et qu'il n'est entré que l'évidence dans la com- position de leur esprit. Mais encore que cela fût vrai, un homme n'est pas l'homme, et je parle de l'homme. Je parle de vous tous, contemporains du dix-neuvième siècle, liés par vos pères aux âges qui ont précédé, appartenant ensemble à un grand mouvement histori- que qui a changé la face du monde, et qui a préparé à chacun de vous une autre destinée que celle dont l'eût doté le cours de l'ancienne civilisation. Voilà l'homme réel, celui ffue j'interroge, et non l'homme idéal qui s'est séparé, croit-il, de la paternité de son temps. Or, cet homme réel, qui l'a fait? Qui a fait l'humanité moderne? N'est-ce pas le christianisme? El en est-il un seul parmi vous qui niera la supério-

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rite (le l'homme clirélien sur tous ceux qui oui été les fils (l'une autre génération. Si vous en doutiez, je vous dirais : Comparez-vous vous-mêmes à la plus illustre et à la plus parfaite humanité qui ait régné dans le monde avant et depuis vous. Certes, c'était une grande race que celle qui eut Athènes et Rome pour patrie, race féconde en législateurs, en sages, en héros, mé- morable dans la guerre par ses conquêtes, dans la politique par ses institutions , dans la paix par ses arts, et qui, éteinte depuis de longs siècles, nous ap- pelle encore autour de ses ruines pour nous y donner des leçons. Mais si merveilleuse qu'en ail été l'histoire, qui de vous consentirait à renaître dans cette anti- quité? Qui devons sacrifierait les droits elles devoirs de l'homme chrétien à toute la gloire du Grec ou du Romain? En lisant les plus belles choses qu'ils nous ont laissées, nous sentons, depuis leurs dieux jusqu'à leurs vertus, que ce sont des peuples enfans, et l'ex- cellence même de leur littérature, loin d'être le voile de leur infériorité, en est l'éclatante et immortelle ré- vélation. Les chefs-d'œuvre de ces deux langues iront jusqu'à la dernière postérité pour être un témoignage qu'on peut allier la barbarie des mœurs à une exquise culture de l'esprit, et une grande faiblesse de pensées à une admirable science du style. Aussi, quand le christianisme, avec le monde mais inconnu de lui, se leva pour apparaître à cette société ingénieuse et puissante qui n'avait jamais eu d'égale sur la terre, il n'eut qu'à parler et à mourir pour en ruiner la civili-

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salion. L'iiomnie grec el romain no pul lenir devant l'homme ch lien.

Et qu'élail-ce donc que l'homme chrétien? Qu'ap- portait-il avec lui de plus fort qu'Athènes et que Rome , Athènes maîtresse dans la science de dire , Rome maîtresse dans l'art de combattre et de gou- verner? Ce qu'il apportait, Messieurs, une seule chose qui contenait tout le reste : l'incompréhensible. Il annonçait au monde que la race humaine, souillée dès l'origine, recevait et transmettait avec son sang la solidarité d'une faute inexpiable; mais que Dieu, un en trois personnes, avait envoyé son fils sur la terre pour prendre notre nature dans le sein d'une vierge, et nous racheter par un sacrifice volontaire du péché et de la mort. 11 annonçait que ce mystère s'était ac- compli , que le fils de Dieu venu en chair avait paru dans la Judée, qu'il y avait enseigné, et que mis à mort sur une croix, enseveli dans un sépulcre, il était ressuscité le troisième jour, assurant par sa mort son triomphe sur le péché, et par sa résurrection son triomphe sur la mort. Tel était le dogme chrétien, et tel aussi le principe de la civilisation qui vous a faits ce que vous êtes en renversant toute l'antique sociélé. Ou niez votre supériorité sur les idées et les choses du paganisme, ou reconnaissez l'utilité de l'incom- préhensible.

Vous pourriez croire , Messieurs , que le chris- tianisme renferme deux parties distinctes : l'une rai- sonnable, qui est la source du bien qu'il a opéré

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dans le nioiiilo; Taulre mystérieuse, qui n i-sl (|u une enveloppe dont on a couvert par hasard de hautes vé- rités et de saintes vertus. L'Évangile, en effet, ne se décompose-t-il pas ainsi naturellement? S'il y est question de miracles et de dogmes qui consternent la raison, on y voit plus souvent encore un sage qui enseigne au peuple une morale simple et sublime, la douceur , la modestie , la patience , le désintéresse- ment, la justice, et ce qui comprend tout dans un seul précepte, l'amour sincère de Dieu et des hommes. Faut-il s'étonner qu'un code aussi parfait, émané d'une âme pure qui soutint jusqu'à la mort les leçons qu'elle avait données, ait produit à la longue dans le genre humain un salutaire et mémorable effet? Il est impossible de lire l'Evangile sans souhaiter au moins de devenir meilleur, et ce vœu, devenu celui d'un grand nombre, a flni par se réaliser dans quelques- uns qui, de siècle en siècle, ont orné le monde de leurs vertus. L'incompréhensible n'est qu'un acces- soire sans portée; c'est la fable qui précède ou qiH revêt la vérité. Je conviens. Messieurs, que le chris- tianisme aboutit tout entier à l'amour de Dieu et des hommes, et que git le secret du changement pro- digieux qu'il a introduit et qu'il maintient parmi nous. Mais cet amour, si longtemps méconnu de la terre, si difficile encore aujourd'hui à connaître par sa propre expérience, loin d'être la cause de la révolution mo- rale opérée par le christianisme , est cette révolution elle-même dans son effet dernier , dans son effet le

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plus profond. L'Évangile, diles-vous, a fait aimer Dieu et les hommes : il est vrai, je le sais, je le dis, mais comment est-il parvenu à les faire aimer, eux qui ne l'étaient pas depuis quatre mille ans? Par a-t-il tiré le cœur humain de l'égoïsme de ses pas- sions, et surtout de l'égoïsme de ses vertus? Est-ce parce qu'il a dit : Aimez Dieu, aimez les hommes? Hélas! Messieurs, s'il n'eût dit que cela, il eût eu juste la puissance qu'exercent sur nous tant de philosophies mortes ou vivantes qui nous honorent de leurs con- seils. On eût élevé une statue à Jésus-Christ au seuil d'une académie; on eût possédé son portrait dans les musées des peuples civilisés, et depuis l'imprimerie, on eût écrit dans toutes les langues de l'Europe que lEvangile est un heau livre : mais le pauvre n'eût connu ni le livre ni le sage , et le cœur de tous eût continué de jouir de soi dans les sens et dans l'orgueil.

Voulez-vous savoir comment Jésus-Christ nous a élevés vers Dieu et nous a penchés vers l'homine? Sortez de Notre-Dame, et regardez à votre gauche. Sur un monument sans mérite par l'architecture, vous lirez cette inscription : Hôtel-Dieu. Peut-être l'ins- cription a-t-elle disparu de la pierre, je l'ignore, mais elle subsiste dans la mémoire et dans la langue du peuple, ce qui suffit. Franchissez la voûte, mon- tez l'escalier, levez les yeux sur l'image qui est au dessus de cette porte, vous y lirez : L'Homme -Dieu. Allez plus loin encore, pénétrez dans la cellule d'une

o»o

de ces servantes voloiilaires qui consacrenl leurs jours aux infirmités du pauvre; vous êtes jeune, beau, riche, et elle-même est revêtue d'une beauté qui sort de la vertu : oiïrez-lui votre main. Elle vous répondra : Moi, l'Epouse de Dieu! Si ces trois mots incompré- hensibles, VHûtel-DiPAt , V homme-Dieu, l'Epouse de Dieu, ne vous éclairent pas encore, demandez à cette âme pourquoi elle a quitté les espérances du monde pour se consumer dans un hôpital , entre des dou- leurs étrangères : elle vous dira son secret. De qui voulez-vous l'apprendre sinon de ceux qui ont l'a- mour dont vous cherchez la cause? Elle vous dira qu'elle aime Dieu , parce que Dieu l'a aimée jusqu'à mourir, et qu'elle aime les hommes, parce que Dieu, en prenant leur nature et en mourant pour eux, en a fait une partie de son adorable bonté. Si Dieu n'est pas homme, s'il n'est pas mort, assurez-vous qu'il n'y a plus d'épouse de Dieu, ni d'Hôtel-Dieu ; la vertu du chrétien sort de l'incompréhensible, comme la fleur sort de la terre. L'incompréhensible est l'âme du chrétien, il est sa lumière, sa force, sa vie, sa res- piration. Dites que cela est fou , je le veux bien. Je n'ai pas entendu vous prouver que cela n'était pas fou, mais que cela vous sert. Voilà soixante ans que vous essayez de vous passer de cette folie, et de conser- ver les bienfaits du christianisme en en répudiant les dogmes; c'est à vous de voir si vous avez réussi.

L'homme est un animal divin , et l'incompréhensi- ble est sa nourriture. Si jamais ce don du ciel lui était

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lilciiit'inenl relire, vous auriez un spectacle que je ne peux pas dépeindre, parce qu'on ne l'a jamais vu. Le paganisme lui-même, tout dénué qu'il était, renfermait des restes confus de l'incompréhensible primordial, et c'est ce débris qui a fait sa grandeur en de certains l)euples et en de certains temps. Quand Rome eut ré- solu d'asseoir sur une colline solitaire le centre el le fondement de sa puissance future, elle y bàlit à la fois un temple et un camp , laissant entre deux un espace vide, qui était comme le siège elle se tiendrait debout, une main sur ses armes el l'autre sur le ciel. C'est de qu'elle a regardé et dominé l'univers, y puisant une sagesse aussi invincible que son courage , et lorsque ses triomphateurs lui amenaient les rois et les dépouilles des nations, ils montaient à ce Capilole comme au lieu tutélaire leurs victoires avaient pris naissance dans la volonté des dieux qui l'habitaient. Ce caractère religieux dura autant que la vertu et la liberté de Rome. Les sacrés mystères présidaient à tout; ou les portait jusque devant l'ennemi, et ces fameux généraux, qui avaient reçu de la fortune et de leur génie tant d'assurances de vaincre, n'osaient se confier à une bataille sans avoir consulté par des au- gures rimpènètrable conseil des dieux du monde el de la patrie. Mais quand Cicéron put avouer qu'il ne concevait pas que deux augures eussent le secret de se regarder sans rire, Rome tomba du Ca|)itole au Pala- tin, du temple des dieux au palais des Césars, el bien- !àl Tibère suivi de Néron prodigua le mépris de sa

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tyrannie aii\ vivans cl aux morts du pcuple-ioi. Hie/ laiil qu'il vous plaira des poulets sacrés; mais sachez du moins que quand il n'y eut plus de poulets sacrés, il n'y eut plus de Scipions. Et le même spectacle, issu de la même cause, vous le rencontrerez partout dans riîisloire du monde. Partout la décadence des peuples est née de la décadence de l'incompréhensible, et la terre a dévoré tous ceux qui n'ont plus regardé du ciel que ce que l'œil en découvre à l'horizon.

J'aime donc les Egyptiens d'avoir placé le sphynx à rentrée de leurs temples. C'est bien le vieil ami de l'homme, et son naturel introducteur dans l'infini. Méprisez-le tant que vous le voudrez; appelez-en à la raison pure, aux droits sacrés de l'intelligence hu- maine : pour moi , je m'en tiendrai au sphynx, tant (jue je le verrai à la porte des vertus qui fondent et des gloires qui ont une postérité.

Cependant, me direz-vous encore, pourquoi le sphynx? Pourquoi l'incompréhensible? Ici, Messieurs, vous changez de question, vous ne me demandez plus de vous prouver l'utilité de l'incompréhensible, mais de vous donner la raison de son existence dans le genre Ijumain. Or, je crois vous l'avoir donnée dans la Con- l'ércnce je traitais récemment de la nécessité du commerce surnaturel de l'homme avec Dieu, et j'achè- verai peut-être de vous éclairer à cet égard dans ce qu'il me reste à vous dire au sujet de la ralionabililé des choses dont nous avons la certitude sans en avoir la compréhension.

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Rien dabsurcle ne pouvant être ulile, et suiloul utile à l'humanité tout entière, il suffit que l'incom- préhensible fasse du bien aux hommes pour en con- clure qu'il est essentiellement rationnel. C'est pour- quoi quiconque dit du christianisme qu'il est le bienfaiteur du monde, celui-là dit en même temps que l'incompréhensible,- loin de contredire la raison, en est le dernier et le plus magnifique effort. Cette preuve néanmoins, toute suffisante qu'elle soit, ne répondrait pas, je le sens, au besoin que vous avez d'approfon- dir un si grave sujet. Je veux donc prendre une voie plus directe, et vous montrer qu'en toute chose rationnelle il entre un élément incompréhensible, comme en toute chose incompréhensible un élément rationnel. Dès lors, il ne vous sera plus permis de penser que la raison et le mystère se repoussent mutuellement, puisque l'un n'est jamais sans l'au- tre, et que, comme l'ombre s'associe à la lumière dans la nature, il en est ainsi dans les profondeurs infinies notre intelligence est aux prises avec la vérité.

Jaffirme d'abord qu'en toute chose rationnelle il entre un élément incompréhensible. Rien n'est plus à la portée de la raison que les corps qui peuplent l'es- pace, et surtout que les corps dont se compose le globe habité par nous; la raison les voit, les touche, les pèse, les mesure, les confronte, les analyse, elle en fait tout ce qu'elle veut. Et cependant comment nomme-t-elle ce qui dans les corps est soumis à ses observations? Elle le nomme un phénomène, c'est-à-

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dire quelque chose qui apparait. Energique et sincère aveu, qui prouve qu'elle ne voit pas tout le corps, et que si quelque chose s'y livre à sa curiosité, quelque chose s'y dérobe aussi. En doutez-vous? Considérez celle autre expression par la science désigne le corps lui-même, expression bien autrement formidable et désespérée, et qui est au phénomène ce que la nuit est au jour. Elle appelle donc le corps une substance, c'est-à-dire ce qui est dessous, ce je ne sais quoi qui est sous l'apparent. Et, en effet, Messieurs, qu'est-ce que le corps en soi ? Quand vous avez constaté sa couleur, son poids, le mode d'agrégation de ses par- ties, l'action qu'il exerce sur d'autres corps, savez-vous ce qu'il est? La chimie moderne, et avant elle l'alchi- mie, ont essayé sans doute de poursuivre la substance jusqu'à ses dernières profondeurs, et de lui ravir le secret de sa composition. Elles y ont même réussi à un degré qui tient du prodige et qui a mis à nu devant nous des mystères que la nature avait longtemps sous- traits à nos investigations. Néanmoins l'ombre n'a fait que reculer sans disparaître, et la place qu'elle a cédée à la lumière n'a pas diminué pour nous l'abîme de l'inconnu. Nous savons que les corps, contraints par l'analyse , se résolvent en un certain nombre de substances que nous appelons des élémens : mais ce qu'est l'élément, nous ne le savons plus. La matière se réfugie comme dans un fort elle brave l'orgueil de nos expériences et la dictature de notre volonté.

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Il on osi (lu germe végétal et animal comme de l'élément minéral , mais avec une circonstance qu'il n'est pas inutile de remarquer. La science a prise sur l'élément minéral , en ce sens qu'elle peut le ramener à constituer de nouveau un corps proprement dit; mais quand l'analyse a décomposé les germes de l'ordre animal et végétal, elle est impuissante à y rappeler le principe de vie qui y était contenu. Elle n'a plus sous ses instrumens que des débris inanimés; elle voit, elle louche la poussière mystérieuse d'où devait s'élancer le chêne séculaire des forêts , ou l'agile habitant de leurs sentiers perdus : mais cette. poussière est morte désormais. Pourquoi morte? D'où vient que le sépul- cre brisé, l'être vivant a disparu? Qu'est-ce que la vie? La vie est dans un germe ; elle y demeurera des siècles , solitaire et silencieuse , sans se perdre et sans agir : mais que l'analyse y porte la main, la vie s'en- fuit, comme si la nature jalouse tenait à devenir plus incompréhensible à mesure que son ouvrage devient plus parfait.

Vous en aurez dans l'homme une trop irrécusable preuve. L'homme est corps et il renferme dans son corps tous les inconnus de l'univers matériel , tous les faits qui se voient sans s'expliquer. Mais conjoin- tement à ce premier mystère, dans le tissu complexe d'une personnalité unique, il porte un second abime plus effrayant que le premier, l'abîme de la pensée. L'homme pense, il veut, il est libre, il se gou- verne, toutes choses dont ou ne voit aucune trace

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dans les corps, ol loulos clioses qui écliapponl aux prises les plus ingénieuses de l'analyse srienlifique. Jamais savant n'a pu attirer la pensée dans son creu- set ; jamais il n'a pu la soumettre à aucune instru- mentation. Le spirilualisle affirme qu'elle n'est pas fdie du corps, mais d'une autre substance qu'il ap- pelle l'esprit, et qui, dénuée de figure, d'étendue, de couleur, de poids, de tout ce qui nous est connu par les sens, constitue une réalité dont rien de visible ne saurait nous donner la plus obscure et la plus loin- taine représentation. Ainsi tout à l'heure , au plus bas des êtres , l'élément minéral , bien qu'en restant sous nos yeux, échappait dans sou essence aux efforts de notre investigation; un peu plus haut, dans le germe animal et végétal , la vie s'enfuyait devant nos recherches, et ne nous laissait pas même la consolation d'entrevoir le ressort d'où jaillit son activité; mainte- nant voici l'esprit qui, à aucun moment, sous aucune forme, par aucune image, ne se laisse approcher de nous, quoiqu'il soit nous. Le matérialiste, il est vrai, nie l'esprit et soutient que la pensée est un simple effet du corps parvenu à une certaine perfection : mais cela est-il plus clair? Nous expliquons-nous davantage com- ment la matière, qui ne pense point par elle-même, puise dans une organisation quelconque la faculté de penser?

Quoi qu'il en soit, nous pensons, et dans le mys- tère personnel de notre pensée il en surgit un autre plus profond encore , que nous appelons l'éternel ,

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liiitini, le principe, Dieu. De même que la nature est riiorizon naturel de notre œil physique, Dieu est riiorizon nécessaire de notre œil intellectuel, Nous ne pouvons soulever nos paupières sans voir l'espace indéfini se meuvent les corps, et nous ne pou- vons éveiller notre pensée sans qu'elle découvre la cause première qui contient en soi tout le possible et tout le réel. L'impie peut lui refuser le nom de Dieu; il peut essayer de confondre la cause avec leffet en transportant au monde visible l'idée que nous avons de l'être subsistant par soi : mais cet eftbrt désespéré n'ôte rien à la profondeur du mystère qu'habite la pensée, et quoi quelle fasse, elle a devant elle l'é- ternité. D'ailleurs, Messieurs, je ne m'adresse jamais à l'athéisme ; enfant perdu des dernières débauches du cœur, il a de trop rares représentans pour qu'on lui parle dans une grande assemblée d'hommes : votre nombre seul m'annonce que vous croyez en Dieu, et qu'ainsi mon droit comme mon devoir est d'opposer à votre ambition de tout comprendre l'in- compréhensible lumière de sa nature et de son nom. 0 Messieurs! quelle est l'intelligence placée en face de ce dernier abîme, qui dira : Je l'ai sondé! Quelle est l'âme, si vaste quelle soit, qui ne s'est arrêtée triste et pensive devant ce mot si court : Dieu ! Un atome nous confond , et nous voici en présence de l'infini! Vous le représentez-vous? Vous représentez- vous une substance sans commencement dans sa durée, sans bornes dans son être, remplissant tout

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(le sa présence cl de son action, (|Uoique concenlréc en une indivisil)le unité qui n'a de lieu qu'en elle-même? Le jour fuirait avant que j'eusse achevé la nomencla- lure des mystères contenus dans ce mystère suprême pourtant toute vie prend naissance avec toute clarté. Car, tel est notre sort de rencontrer les ténè- hres aux choses mêmes nous puisons la lumière. De la terre à l'esprit, de l'esprit à Dieu, dans les trois sphères de notre spéculation et de notre activité, une main avare autant que prodigue a savamment mêlé l'ombre qui nous aveugle à la splendeur qui nous ravit. En vain la raison s'indigne de cette adultère hy- ménée ; il faut qu'elle accepte l'incompréhensible comme le rivage qui contient l'évidence, ou bien que renonçant à la vérité, elle lui dise dans le scepticisme un irrévocable adieu.

Le scepticisme , Messieurs , n'est que le désespoir d'une intelligence assez grande pour connaître qu'elle ne voit le tout de rien, selon l'expression de Pascal, mais trop faible pour respecter dans le mystère la li- mite inévitable imposée à l'esprit créé. Tandis que le rationaliste vulgaire, enivré de ses propres idées, croit comprendre tout ce qu'il pense , le sceptique , avec autant d'orgueil et plus de pénétration, discerne le côté faible de la science humaine et conçoit un dégoût sombre de la vérité. Promenant son mélancolique re- gard sur l'enchaînement progressif des choses et l'ar- rêtant à Dieu, il se demande : Est-ce que je comprends Dieu? Non; eh bien! otons Dieu. Mais, moi-même,

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mon esprit, esl-ce que je le comprends? Non; cli hien! ôlons l'esprit. Mais la matière à tout le moins! La matière sans doute, je la vois, je l'expéri- menle, et pourtant sais-je ce que c'est? Puis-je dire que je la comprends? Eh bien! ôlons la matière. Ainsi, ^Messieurs, de degré en degré, de désespoir en désespoir, la raison s'évanouit en elle-même, selon l'énergique expression de saint Paul, et sur les ruines incertaines de toute réalité, elle se dit avec une lamen- table angoisse : Que sais-je et que suis-je? Le doute, il est vrai, ne descend pas souvent jusqu'à cette pro- fondeur où rien ne subsiste dans l'esprit; mais quel- que part qu'il s'arrête, il est le meurtrier de l'âme, et plus haut ou plus bas, il n'a qu'une même cause, qui est le refus de consentir à l'incompréhensible comme à une nécessité et à un élément de la raison. Pour moi, Messieurs, si j'en étais là, si je ce reconnaissais le signe du vrai que dans une absolue clarté, je vous le déclare, je ne croirais pas plus à la matière qu'à l'esprit, pas plus à l'esprit qu'à Dieu ; je me serais à moi-même une énigme douloureuse , un souffle dans le désert, une plainte dans un sépulcre, le jouet d'une existence sans principe ni but; j'irais dans mes jours au hasard de chaque soleil, entre la tristesse d'hier et la joie de demain, n'attendant rien de plus de la vie, rien de plus de la mort. Mais, grâce à Dieu, j'adore dans lévidence l'ombre qui la limite; je sais que la vérité, objet unique et saint de mon àme tout t'ulière, est irrande comme l'inlini, et que l'infini n'é-

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laiil compréhensible qu'à son égal, c'est-à-dire à lui- même, il est naturel que je ne voie rien jusqu'au bout, mais dans une mesure qui suffise pour connaître sans suffire pour épuiser.

De même , qu'en toute chose rationnelle il se ren- contre un élément incompréhensible, dans toute chose incompréhensible il se rencontre aussi un élément ra- tionnel, c'est-à-dire l'idée. L'idée est tout ce que voit l'esprit, et l'esprit ne voyant rien que par sa lumière primitive, qui est la raison, il s'ensuit que toute idée, si problématique qu'elle soit, est un élément rationnel. Or, le christianisme, dont nous confessons que le dogme est incompréhensible, le christianisme porte évidemment dans son dogme même le trésor de l'idée, et si vous en doutez , je ne vous en donnerai qu'une preuve, c'est qu'il parle. Le christianisme parle , il parle dogmatiquement depuis dix-huit siècles : donc, si incompréhensible que soit son dogme , son dogme est une idée, et par conséquent quelque chose de rationnel.

Est-ce que ce raisonnement vous étonne, Messieurs? Est-ce que vous n'auriez jamais réfléchi à ce que c'est que parler'? Parler, c'est enchaîner des mots, et des mots n'étant que des idées vivantes sous une expres- sion , parler c'est enchaîner des idées. Quiconque parle donne la preuve qu'il voit quelque chose dans son esprit, et qu'il transmet à l'esprit qui l'écoute tout ou partie de la lumière dont il est éclairé. S'il en était autrement, la parole ne serait qu'une suite de sons T. m. 2(5

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iDinbanl dans l'oreille el non dans l'intelligence; elle sérail du bruit, et encore un bruit sans signification. Mais quoi ! nie direz-vous , est-ce que l'absurde ne parle pas aussi? Et puisqu'il parle, serait-il donc une lumière, une idée, un élément rationnel'? Sans doute, Messieurs , il est tout cela , et s'il ne l'était point , il lui serait impossible de parler et d'être entendu. 1/absurde est l'évidence du faux , et le faux n'étant qu'une vérité dont on abuse , c'est la vérité cachée dans le faux qui lui permet de s'énoncer. Une erreur absolue ne représentant rien à l'esprit, ne susciterait aucune expression dans la pensée ; ce serait le néant pur. La gloire de la vérité est de vivre jusque dans l'erreur, et d'illuminer la parole qui l'exprime de ma- nière à ce que l'absurde saute aux yeux de l'entende- ment. Loin donc qu'il n'y ait pas d'idée ou de subs- tance rationnelle dans l'absurde , elle s'y trouve à un si haut degré, que tout le monde dit à l'instant : Voilà qui n'a pas le sens commun. L'absurde est la seconde révélation du vrai , peut-être plus puissante que la révélation directe, et c'est pourquoi les mathématiques emploient si souvent celte forme de raisonner qu'on appelle démonstration par l'absurde.

Je reviens donc à ma pensée : le christianisme parle , il parle dogmatiquement depuis dix-huit siè- cles, et ainsi, tel incompréhensible que soit son dogme, son dogme est nécessairement une idée, c'est-à-dire quelque chose de rationnel. A la bonne heure, direz- vous, mais quelque chose de rationnel à la façon de

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l'absurde; car puisque l'absurde parle autant que i'incoinprébensible, qui empècbe de confondre l'in- coniprébcnsible avec lui? Ce qui en empècbe, Mes- sieurs, c'est que l'un n'est pas l'autre; c'est que l'absurde est l'évidence du faux, tandis que l'incom- prébensible manque à la fois de l'évidence du faux et de l'évidence du vrai. L'incomprébensible est quelque cbose que la raison ne s'explique pas, rien de plus. Nierez-vous son existence? Nierez-vous cet état parti- culier de l'esprit bumain? Mais je vous ai fait voir que l'incomprébensible nous poursuivait jusque dans les objets de la science; je vous l'ai montré comme le terme nécessaire de nos plus bautes clartés. Si l'in- comprébensible se confondait de sa nature avec l'ab- surde, il n'y aurait d'ombres nulle part, puisque l'absurde est aussi clair qu'une démonstration. Étant donc prouvé que l'incomprébensible est une catégorie distincte de l'esprit bumain , un état à part , si vous l'aimez mieux, l'entendement n'a ni l'évidence du faux, ni l'évidence du vrai, il restait cette diffi- culté, que ne pas comprendre c'est ne rien voir. Contre cette difficulté, que devais-je faire? Vous démontrer que l'incomprébensible n'est pas l'exclu- sion de toute idée, et par conséquent de toute vision rationnelle. A cet effet , je vous ai dit : Le cbristia- nisme est incompréhensible dans son dogme , et cependant le christianisme dogmatique est une idée; il est une idée, puisqu'il parle. Vous me répondez à cela , que l'absurde parle bien aussi. Oui , mais il

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parie avec le laradt-re Jo rabsurde, c" est-à-dire avec l'évidence du faux, tandis que le christianisme parle avec le caractère de l'incompréhensible , c'est-à-dire avec l'absence d'une décisive clarté, soit pour le faux, soit pour le vrai.

Cependant si l'exemple du christianisme vous em- barrasse, par la préoccupation vous seriez que sa doctrine est manifestement empreinte du signe de l'ab- surde , je veux bien l'écarter du débat il n'entre pas nécessairement, et je vous dirai : Comprenez-vous l'éternité, l'infini, Dieu"? Comprenez-vous un être qui existe par soi , qui est parce qu'il est, sans commen- cement ni fin? Comprenez-vous l'union en une seule personne de deux substances aussi opposées que le corps et l'esprit'? Comprenez-vous l'action du corps sur l'esprit, et de l'esprit sur le corps? Non assuré- ment. Eh bien! tous ces mystères si profonds, si im- pénétrables, présentent-ils, oui ou non. quelque idée à votre entendement? Si vous me répondez que oui, et vous ne pouvez pas me répondre autrement, j'en conclus que l'incompréhensible , malgré sou obscu- rité , n'emporte pas avec soi l'exclusion de tout élément rationnel, et c'est la seule chose que j'avais à démontrer. Car , remarquez-le bien , il ne s'agit entre nous , dans ce moment , que de l'essence gé- nérale de l'incompréhensible. Vous m'avez dit que l'incompréhensible considéré en soi , dans sa nature même, était une absurdité. Et moi, me tenant pas à pas sur vos traces . j'ai vous prouver que

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<»t'la n'élail |)as, olquc proposera riiormne la coiilcin- plation d'un mystère, loin tic déshonorer son intel- ligence, c'était l'élever dans des régions dont il est le naturel et sublime convié. Car , ai-je dit , la raison elle-même renferme un élément incompréhensible, et l'incompréhensible à son tour contient un élément ra- tionnel ; l'évidence, en montant vers le pôle supérieur des choses, dont elle est le grand chemin, y rencontre l'obscurité, et le mystère en descendant du ciel nous apporte une lumière digne de son nom propre , qui est la révélation.

Par vous voyez, Messieurs, que la différence en- tre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel ne consiste pas en ce que tout est compréhensible dans le premier, tandis que tout est incompréhensible dans le second, mais en ce que les vérités de celui-ci ne sont |)as susceptibles d'une démonstration directe , tandis que les vérités de celui-là découlent par voie de consé- quence du germe lumineux qui est notre raison. Ainsi Dieu, quoique inscrutable dans son essence, est un dogme de la nature , parce que nous le concluons de la lumière propre qui est en nous; mais l'unité de Dieu en trois personnes distinctes est un dogme de la révélation, parce qu'il nous est impossible de le dé- duire d'aucun principe rationnel.

A tout le moins , vous penserez peut-être qu'il y a plus d'obscurité dans l'incompréhensible surnaturel que dans l'incompréhensible naturel. Or, je ne puis que vous répéter ces paroles de Jésus-Christ : Je suis

la lumière du monde; celui qui vient après moi ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la, lumière de la vie *. Et ces autres : 3Ioi, la lumière, je suis venu dans le monde ^ afin que quiconque croit en moi ne demeure point dans les ténèbres'-. El celles-ci de l'apôlre saint Paul aux chrétiens d'E- phèse : VoXis étiez autrefois ténèbres, mais main- tenant vous êtes lumière dans le Seigneur; mar- chez comme des fils de la lumière^. Partout, dans l'Ecrilure, l'ordre naturel comparé à l'ordre surnaturel est appelé ténèbres, et celui-ci, la lumière, la vie, la voie, la vérité. C'est qu'en effet. Messieurs, si loin et si haut que parvienne la raison la plus pure, elle ne connaît Dieu que par des notions imparfaites dérivées du spectacle des choses finies ou de la contemplation delle-mênie. Or, Dieu est tout. Qui ne le connaît pas ne sait rien; qui le connaît mal sait mal; qui le con- naît peu sait peu. Et puisque la raison ne s'élève à lui qu'imparfaitement, comme il est trop visible, il est juste de dire qu'elle est une faible aurore d'un grand jour, un miroir énigmatique et douloureux de la vérité. Mais si Dieu , touché de notre ignorance na- turelle , nous apporte sa propre science ; s'il nous confesse ce qu'il est, ce qu'il voit, ce qu'il sent, ce qu'il veut ; s'il nous initie aux profondeurs de son

' Sainl Jean, chap. 8, vers. \'2. ^ fbidem, chap. 1:2, vers. iij. ' Chap. b, vers. 8.

ô!)i)

(■'lernilé , à son arlinn sur le temps, aux niolil's el aux plans de sa Providence : alors sans doute notre œil intérieur ne discernera qu'avec peine les lignes infinies de cette révélation, il demeurera au-dessous de l'horizon céleste comme il est au-dessous de l'im- mensité créée , et toutefois qui dira qu'il ne sait pas davantage? qui n'appellera ténèbres son état précé- dent, et lumière son état nouveau? J'avoue que l'om- bre s'augmente avec la clarté; mais c'est la loi de toute science et de toute lumière. Quel est le savant qui ne découvre plus d'abîmes, à mesure qu'il pénètre plus loin dans la nature? Quel est le soleil qui, en tombant sur les corps , n'en fasse saillir une ombre d'autant plus forte que ses rayons sont plus ardens? Si le fini lui-même, en s'ouvrant à nos regards, de- vient d'autant plus mystérieux qu'il devient plus visi- ble, que sera-ce de l'infini?

Embrassez , Messieurs , d'un esprit ferme , cette condition des choses, cette nécessité de l'incompré- hensible qui nous suit partout. Marchez, comme Israël, sous la conduite de cette colonne, moitié nuée, moitié feu, la seule qui éclaire et guide encore le genre hu- main. Regardez Tombre, pour y apprendre les bornes de votre nature ; regardez la lumière, pour y connaître la grandeur de vos destinées. Si l'une vous attriste, consolez-vous dans l'autre; si l'occident vous trouble, appuyez-vous à l'orient. Et enfin, portant vos yeux plus haut encore , attendez en patience et en foi le jour sans tache qui nous est promis et qui se lèvera

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de l'élernilé sur tout esprit digne de le voir. Car, bien qu'alors l'incompréhensible ne puisse s'évanouir, puisqu'il appartient à la nature de l'infini considéré par le fini , néanmoins la vue de Dieu dans sa subs- tance même nous en donnera une possession qui transformera le mystère en la joie de connaître tou- jours sans épuiser jamais.

CINQUANTE -HUITIÈME CONFÉRENCE.

DE L ACTE HUMAIN CORRESPONDANT A LA PROPHÉTIE.

Monseigneur,

Messieurs,

Maintenant que nous avons expliqué la nature de la prophétie et éclairci les difficultés relatives à son objet, nous devons nous occuper de l'acte par lequel l'homme, instruit de Dieu prophétiquement, corres- pond à celte révélation ; car, la prophétie n'ayant pas d'autre but que d'établir un commerce surnaturel en- ire Dieu et l'homme, il ne suffît pas que Dieu agisse

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lie sou côlé, il est nécessaire que rhomme lui réponde par un acte positif. Quel est cet acte? Quel est l'acte par lequel l'homme répond à Dieu, en tant que Dieu l'éclairé prophétiquement, c'est-à-dire lui manifeste, au moyen de la parole, des vérités qui surpassent la portée de son entendement rationnel? Cet acte. Messieurs, ne saurait être un acte de science; car la science suppose la démonstration , et Dieu , dans la prophétie, ne démontre pas, il affirme avec autorité. 11 affirme, et l'homme croit. La foi est la réponse que sollicite la prophétie, non pas une foi aveugle, mais une foi motivée sur les caractères divins qui entou- rent et pénètrent le témoignage révélateur.

Déjà , Messieurs , dans nos deux dernières Confé- rences de l'année 1856, année si loin de nous, j'ai traité la question de la foi. Elle se présente de nou- veau, ramenée par l'inflexible enchaînement des cho- ses, et je la repousserai d'autant moins que je dois la considérer sous un nouvel aspect. Il s'agissait alors plus particulièrement d'en étudier la nature; aujour- d'hui, supposant cette nature connue, je répondrai à deux difficultés qui achèveront de vous faire connaître ce qu'elle est.

On nous dit d'abord que l'acte de foi , par lequel l'homme correspond à la parole divine , est un acte qui n'a point son semblable dans l'ordre naturel, tout se passe par voie de science et de démonstra- tion; et qu'ainsi il y a, sous ce rapport, une anomalie qui détruit la synthèse entre les deux ordres naturel

40Ô cl suniulurcl. Bien ((u'on ne voie |)as claiieinenl la nécessité d'une synthèse ou similitude constante entre ces deux ordres, je prouverai cependant qu'elle existe dans le cas dont il s'agit.

On nous dit en second lieu que l'acte de foi étant irrationnel de sa nature, puisqu'il n'est pas la consé- quence d'une démonstration, l'homme n'est pas le maître de le produire quand il veut, par une simple application de son intelligence et de sa liberté; mais qu'il est le fruit du hasard, de la coutume, de certains penchans de l'àme, et qu'ainsi il ne saurait être un devoir absolu d'où dépende notre commerce avec Dieu. Je prouverai , contre cette objection , que l'acte de foi est un pouvoir régulier de l'homme, et que la révélation lui étant connue, l'incroyance est un refus libre de sa part, un refus coupable par conséquent, et qui brise ses rapports avec la lumière et l'amour divins.

Commençons par la première difficulté, celle de la synthèse entre l'ordre naturel et surnaturel sous le rapport de la foi.

Déjà, Messieurs, vous l'avez vu, ce n'est pas seule- ment la révélation prophétique qui introduit dans notre intelligence l'élément de l'incompréhensible; la raison elle-même y est assujétie, et ses plus sensibles clartés aboutissent de toutes parts à des mystères profonds. En même temps que la nature épanouit ses phéno- mènes, que la science démontre, et que l'esprit se satisfait dans l'évidence, l'incompréhensible apparait

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cl exige de nous un acte de foi. Je dis un acle de foi : car, en quelque manière que l'incompréhensible nous soit présenté, lors même qu'une démonstration directe nous est donnée de son existence , il apporte à notre besoin de connaître une limite qui suppose de notre part l'acceptation soumise dont le nom pro- pre est la foi. Ce n'est pas sans doute une foi du même ordre que celle qui adhère aux dogmes révélés et qui a pour garant la parole de Dieu; mais c'est une foi réelle accordée au témoignage de la nature sur des réalités qu'elle ne nous explique pas , et qui s'enve- loppent dans des ténèbres inaccessibles à tous les ef- forts de notre pénétration. Aussi de même que la pa- role de Dieu fait des incrédules , la nature et la science en font aussi de leur côté. Le scepticisme n'est pas autre chose qu'une révolte de la raison contre les obscurités elle se perd dès qu'elle veut descendre un peu profondément dans les entrailles du vrai; et c'est pourquoi la science, aussi bien que la religion, veut de ses sectateurs cette humilité qui est une grande partie du sens commun. Le savant véritable , initié au secret de sa faiblesse par les mer- veilles qu'il a interrogées, s'incline devant celui qui a créé l'univers , et qui seul en connaît tous les res- sorts. H avoue qu'il ne sait rien , non pas comme le sceptique en un sens absolu, mais dans le sens qui implique un abaissement volontaire de l'esprit de l'homme devant l'esprit de Dieu, et cet abaissement volontaire, c'est la foi même.

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Du reste , la science , si imparfaite qu'elle soit, n'est pas l'état général de riiumanité; elle est le pri- vilège d'un très-petit nombre d'hommes disséminés dans son sein. La multitude, asservie à des travaux qui ne lui laissent pas le loisir des soins de l'esprit, ignore la démonstration des choses dont elle use et des règles qu'elle applique à sa vie. Soit que l'erreur ou la vérité la gouvernent, elle est gouvernée par per- suasion et par autorité, c'est-à-dire par la foi. Elle va la pousse le bataillon privilégié des princes de l'in- telligence, poussé lui-même par un ascendant inconnu qui a sa source dans les siècles antérieurs et dans le flot logique de tous les événemens accomplis. Les révolutions de l'esprit humain n'ont pas d'autre cause ni d'autre loi; elles ne s'opèrent jamais par voie de démonstration , pas plus que les batailles ne se ga- gnent par la science du soldat. Le soldat ignore ce qu'il fait et pourquoi il le fait ; immobile sous le feu ou marchant à l'ennemi , il donne et reçoit la mort par des ordres dont le principe lui échappe , dont le résultat lui est un mystère jusqu'au dernier moment. Il obéit dans les hasards à une pensée invisible dans laquelle il a foi, et celte foi même est la moitié de sa force et de la victoire; une armée qui doute est une armée perdue, une armée qui croit commande à la défaite et lui arrache son salut. Ainsi en est-il des batailles de l'intelligence , de ces grands mouve- mens de l'opinion qui entraînent les peuples à de nouvelles destinées ; la foule y suit des chefs qui

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la persuadent, elle obéit en croyant commander. Vous en avez la preuve, Messieurs, dans l'histoire même dont vous faites partie. Enfans d'une ère féconde en vicissitudes , vous assistez à une révolution sociale qui ébranle l'Europe dans ses derniers fondemens : eh bien! combien croyez-vous qu'il y ait d'esprits en Europe capables de s'en rendre un compte exact et scientifique ? Un parti s'était formé , qui , depuis soixante ans, dirigeait l'opinion et dispensait en sou- verain la popularité; il avait pour appui la plupart des foyers de science et de littérature, pour organes une multitude de feuilles qui portaient ses pensées jusqu'aux extrémités du monde , pour sujets des iïouvernemens et des lois : tout s'était abaissé devant lui, et il se crut enfin sûr d'avoir fondé par la libre discussion un empire éternel. Hier encore il régnait; aujourd'hui c'est à peine s'il se défend. La publicité, la littérature , la science , la liberté , sa propre force et son propre ouvrage se sont retournés contre lui , et le voilà qui relève autour de ses ruines , pour s'en abriter, les ruines qu'il avait faites et qu'il appelait superbement des reliques du passé. Comment ce règne a-t-il fini? Par la même puissance qui l'avait mis au monde, par la foi. Une parole nouvelle s'est levée du milieu de la lassitude des esprits et de l'in- constance des choses; elle a maudit hardiment la parole qui l'avait précédée, et celle-ci, maîtresse si longtemps , s'est trouvée faible en persuasion et en iuilorité. Sans doute. Messieurs, il y en a une cause.

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el une cause logique; mais la multitude entraînée ne la discerne pas. Elle a changé de foi en changeant de chefs. Et jamais , sur cette terre , la parole qui persuade et qui commande ne se tait en un seul jour; elle ne périt dans une bouche que pour naître en une autre, et si le peuple cessait de l'entendre, n'ayant plus la foi et n'ayant pas la science, il ne lui reste- rait de l'intelligence humaine que la faculté d'une plus grande dégradation.

Mais rassurez-vous, ce qui est nécessaire à l'huma- nité, quoi qu'il arrive, ne lui manquera point. La science y subira des éclipses , parce qu'elle est la lumière du petit nombre; l'autoritéy survivra à toutes les catastrophes, et si, après avoir été l'organe de la parole qui en avait l'investiture , vous venez à la perdre, n'importe pour quelle cause, sachez qu'un autre ramassera le sceptre tombé de vos mains , et que l'interrègne de la foi n'est pas plus possible ici- bas que l'interrègne de la vie.

Comment l'humanité connaîtrait-elle sa propre his- toire si la foi de l'homme à l'homme pouvait subir une réelle interruption? L'histoire n'est pas visible d'elle-même à l'horizon de la postérité; une fois les acteurs et les spectateurs d'un siècle enlevés dans la tombe à leurs propres regards, ils disparaissent aussi devant les générations qui prennent leur place, et le cours des âges, en suivant son flot rapide, les rejette de plus eu plus dans la solitude obscure la mort les lient cachés. Qui les fait revivre malgré le temps?

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Qui tient debout en face de leur plus lointaine des- cendance l'image iuensevelie des aïeux? C'est la foi seule, la foi de l'homme vivant à l'homme mort, le témoignage de celui qui a vu passant de mémoire en mémoire à celui qui n'a pas vu. Essayez si une dé- monstration quelconque , en dehors de J'autorité hu- maine, amènera sous vos yeux Sésostris ou Cyrus, Babylone ou Memphis , ou tel autre plan évanoui de l'antiquité. L'instrument qui poursuit les étoiles dans les profondeurs immesurables du firmament ne peut rien découvrir dans l'étroite orbite de la tombe , et le calcul qui se soumet des nombres fuyant dans une perspective indéfinie ne peut compter, ni ranger, ni dire les morts. L'éternité seule les voit dans leur ordre et leurs secrets, et l'histoire , pâle copie de l'éternité, en propose le spectacle à tout homme qui croit en l'homme. Si vous n'y croyez pas, l'humanité perd sa propre trace, et ses générations ne sont plus qu'une chute de feuilles entre deux printemps qui s'ignorent l'un l'autre. Si vous y croyez, n'accusez plus la reli- gion de vous demander pour Dieu la foi que vous avez en l'homme ; confessez qu'il est assez simple de connaître Dieu par la foi , puisque l'humanité ne se connaît pas autrement.

Vous venez de le voir pour le passé, arrivons au présent. Aujourd'hui, 1" avril 1849 de l'ère chrétienne , nous voici sur la terre un milliard d'hommes partagés entre quatre ou cinq continens et en cent nations. Comment nous connaissons -nous?

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Combien avons-nous vu de ces êtres, nos sembta- l}les> qui respirent le même air, qui foulent le même sol , qui habitent le même temps , qui composent ensemble et dans le même travail la vie d'un seul corps? Nous en avons vu un ou deux mille tout au plus , et encore de ce nombre si limité , c'est à peine si nous nommerions la dixième partie. T<>ttl le reste nous échappe, sauf par les relations que nous en apportent les livres et les voyageurs, c'est-à-dire par la foi que nous ajoutons aux récils qu'on nous en fait.

Allons plus loin, laissons nos contemporains absens et ne parlons que de ceux qui vivent avec nous , qui nous heurtent sur nos places publiques, et même, si vous le voulez, que de ceux qui sont ici , à Notre- Dame, dans les murs étroits de cette grande métro- pole de Paris. Rassemblés sous les yeux les uns des autres , nous touchant de nos regards , il doit nous être aisé de nous connaître d'une connaissance directe, la foi n'ait aucune part : et cependant en est-il ainsi? Qui êtes-vous et qui suis-je? Quels sont vos sentimens et quels les miens? J'ai beau tendre les ressorts de mon esprit pour pénétrer de front et par une claire vue dans les replis de votre être; il n'en sort que des lueurs suffisantes pour m'attirer ou me repousser d'instinct, mais non pour me donner la science de votre cœur. L'homme est une âme , et l'àme ignore l'âme, jusqu'à ce qu'une parole dite à l'oreille, dans les épanchemons de lamitié ou de la

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religion, en ait livré le mystère et mérité d'entendre celte réponse : Je vous crois, La foi est le nœud de tous nos rapports personnels; elle va, médiatrice in- fatigable et chère , de l'ami à l'ami , de l'époux à l'èpoux, de l'enfant à la mère, du droit qui commande à la liberté qui obéit , et dans les plus solennelles actions des empires comme dans les plus tendres ef- fusions de l'amour, l'homme s'exprime tout entier par ces mêmes mots : Vous avez ma foi , je vous donne ma foi. On ne la vend jamais, on la donne, parce qu'elle est d'un prix si grand, que quiconque la vend est incapable de la tenir. Et sur ce seul mot : Je vous donne ma foi , l'homme expose sa fortune , sa vie, sa famille, son honneur. 11 croit ou on le croit, c'est assez. 11 lui vaut mieux tout perdre que de trahir sa foi, tant parmi les actes vils, celui-ci fait descen- dre bas le cœur qui en est convaincu. Le mensonge lui-même, bien qu'il n'ait pas le caractère d'une tra- hison proprement dite, mais par cela seul qu'il manque à la confiance qu'un honnête homme doit à la parole d'un autre, le mensonge attire le mépris, et c'était une injure estimée la souveraine par nos ancêtres de la chevalerie , que l'injure de ces mois : Tu en as menti! En effet, quand un homme a menti, il n'a plus de parole, puisqu'il ne mérite plus de foi, et n'ayant plus de parole, que lui reste-t-i! d'une âme?

Mais qui le croirait, Messieurs, ce qu'il y a de plus matériel au monde, ce qui semblerait uniquement soumis aux lois du calcul , l'argent lui-même est un

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objet de foi entre les hommes. Il ne passe de main en main, il ne se multiplie dans une circulalion fé- conde que par l'effet du crédit, et tout événement qui altère la confiance dans l'avenir tarit du même coup l'essor de l'argent. Tout à l'heure il sollicitait la main à le prendre ; sous la forme et sur la foi d'un vil papier, il courait d'un peuple à l'autre, partout ac- cepté sous cette forme idéale qui en portait la valeur bien au-delà de sa réelle quantité : et voilà que tout à coup ce papier tombe, l'argent se cache, les fabri- ques s'arrêtent, le commerce languit, le travail man- que; une sorte de défaillance universelle tient tout en suspens et semble une paralysie de la société. Quel coup si profond Ta donc atteinte? Je vous l'ai dit. Messieurs, il y a eu en elle une soustraction de foi. Ce peuple a cessé de croire en lui; ses ressources morales ne lui ont point paru aussi grandes que ses périls, et tandis que Rome vendait le champ cam- pait Annibal, parce que Rome avait foi dans sa vertu, ce peuple-ci mesurant son sort à sa corruption s'est livré de lui-même au châtiment de la peur. Il a caché son or, comme les anciens, dans les catastrophes de la patrie, cachaient leurs dieux. Otez la peur, et l'ar- gent redevenu public et mobile ressuscitera le travail, l'industrie, le commerce, la richesse enfin, qui, vous le voyez, est une fille de la foi.

C'en est assez , Messieurs , pour établir que la foi joue un aussi grand rôle dans l'ordre humain que dans l'ordre divin, et qu'ainsi n'y a-t-il pas antithèse,

4.12

mats synthèse entre les deux ordres sous ce rapport. Pourtant il ne sera pas inutile, avant de finir, d'en rechercher la raison; car, si nous avons compris que la foi est nécessaire au commerce de l'homme avec Dieu, nous ne voyons pas bien pourquoi elle le serait au commerce de l'homme avec l'homme.

Sachons donc que la vie des esprits procède de deux pôles, l'un immuable et absolu, qui est le pôle de la vérité, l'autre mobile, qui est le pôle de la liberté. Sans le premier , les esprits détachés de tout point fixe iraient à l'aventure dans la nuit du doute et de l'ignorance; sans le second, privés de mouve- ment propre , ils ne seraient que les satellites obéis- sans d'un mécanisme fatal. Leur vie est donc à la fois une œuvre de vérité et de liberté. En tant qu'œuvre de vérité, elle est un objet de science; en tant qu'œu- vre de liberté, elle est un objet de foi. Car, selon que le disaient les anciens , fluxi non est scientia, il ny a jms de science de ce qui passe. Or, rien n'est plus instable, plus rapide, plus imprévu que la liberté, et c'est pourquoi il est si difficile de se connaître soi- même, tout présent que l'on soit à son propre cœur. Que ferai-je demain? me conduira l'inconstance de ma volonté? A quelles tentations serai-je soumis? Y succomberai-je, n'y succomberai-je pas? Je puis l'entrevoir peut-être, je ne puis m'en assurer absolu- ment. Un livre qui me tombera sous la main , une parole que j'entendrai , une injure qui me sera faite, un ami que je disputerai vainement à la mort, une

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feuille que le venl jelera sous mes pieds, je ne sais quoi enfin, tout cl rien sont capables de bouleverser mes senlimens cl d'inspirer à ma volonté d'inatten- dues résolutions. Infortuné ! vous voulez que je vous donne la science de moi-même , et moi-même je ne l'ai pas, moi-même je m'ignore, moi-même je me suis un objet de foi !

C'est la liberté. Messieurs, qui introduit dans les choses humaines l'élément de la foi , et qui en fait le seul moyen de nous connaître réciproquement. Si nous n'étions pas libres, la science disposerait de nous comme du reste de la nature; elle pèserait un homme en la même façon qu'un peu de terre, et toutes les lois de l'humanité se réduisant à des nom- bres, nous n'aurions besoin pour nous gouverner que d'une académie de mathématiciens. Tel est aussi à notre égard le rêve final du matérialisme. Per- suadé qu'il n'y a rien dans l'homme qu'une matière organisée, il recherche la combinaison suprême qui tenant les passions en équilibre produirait un ordre purement scientifique, le crime et la vertu n'au- raient plus de place ni de nom. Rendez tous les hommes égaux, par exemple, d'une égalité mathéma- tique; faites-en des chiffres alignés; distribuez-leur selon une même mesure les objets qui flattent les sens et qui contentent l'orgueil : que leur manquera- t-il pour être également et souverainement heureux? Rien sans doute , Messieurs , s'ils ne sont que des corps; mais si par hasard une àme vit en eux, et

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dans celle àme la liberté de vouloir, assurez-vous que le ciel, la terre et la mer, donnés en pâture à chacun d'eux, n'assouviraient pas la jalousie réciproque de leur félicité. Un moment suffit à la passion pour dé- vorer des mondes, et si la liberté n'est pas l'infini par la substance, elle est l'infini par le désir. C'est pourquoi il n'y a pas de mathématiques de la liberté, et ceux qui en cherchent l'équation dans la matière sont semblables à cet enfant que saint Augustin ren- contra sur un sable de l'Afrique , et qui se proposait d'épuiser la mer avec une coquille rejetée par les flots. Ces grands calculateurs sont les derniers des hommes pour le gouvernement de l'homme; ils s'é- tonnent naïvement de la résistance que rencontre leur génie, ne se doutant pas que la liberté est plus vaste que tout empire, plus puissante que tout César, plus profonde que tout abîme , et que la foi seule lui commande , parce que la foi est elle-même un acte de liberté.

Ainsi , par la même raison que nous sommes des êtres libres, nous sommes des êtres de foi, et il faut dire dans l'ordre naturel ce que Jésus-Christ disait dans un ordre plushaul: Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cvu^ ! C'est-à-dire, !)ienheureux ceux qui n'ont pas besoin de la démonstration , parce que la démonstration n'atteint qu'un petit nombre d'intelligences , en des choses de seconde portée , lan-

' Saint Jean, chap. 20, vers. 29.

41 :;

dis que la foi, loul ensemble populaire et sublime, va (le I amc de tous à l'âme de tous, en des choses ({ui puisant leur racine dans la liberté sont le fondement de la vie humaine!

Je le répète, Messieurs, la foi est le corrélatif de la liberté , comme la science est le corrélatif de la né- cessité, et demander pourquoi nous devons croire, c'est demander pourquoi nous sommes libres. De découle une conséquence que je ne puis vous taire , et qui achèvera de vous expliquer le grand rôle de la foi dans l'ordre purement naturel.

La science se rapportant à la nécessité, c'est-à-dire à ce qui est immuable en soi, il suffit de l'esprit pour être savant; il n'en est pas de même pour être croyant. La foi est un acte de confiance, et par conséquent une affaire de cœur. Elle suppose en celui qui Tac- corde la même droiture qu'en celui qui l'inspire, et jamais n'en furent capables ni l'ingrat, ni le fourbe, ni l'égoïste, ni aucun de ceux que l'Écriture appelle énergiquement les en/ans de la défiance^. Se confier c'est se donner; nul ne se donne que les magnani- mes, ou au moins les généreux. Non pas que la foi exclue la prudence, et qu'il faille se livrer à la pre- mière parole tombée d'une bouche inconnue, mais parce que la prudence supposée satisfaite, il faut en- core un élan pour arracher de soi ce mot difficile : Je crois.

' Saint Paul, Épitre aux Éphésiens, chap. 2, vers. 2.

ilC)

Alexandre, roi de iMacédoiiie, était sur les bords (lu Cydnus. Il y fut atteint d'un mal qui menaçait de sauver la Perse, et son médecin, qu'il aimait ten- drement, dut lui préparer un breuvage décisif. Mais la veille, un billet tracé par une main connue avertit le malade d'être en défiance de son ami comme d'un traître qui avait vendu ses jours. Alexandre se tut. Le lendemain , quand la coupe lui fut apportée, il tira de dessous son cbevet le papier accusateur, le remit à son médecin , prit la coupe et l'avala d'un Irait. Toute l'antiquité a loué cette action d'Alexan- dre, et ses plus fameuses victoires, Granique, Issus, Arbellcs, n'ont pas environné sa tète de plus d'admi- ration. Sur quoi un écrivain célèbre, mais que je ne veux pas nommer , se demande ce qu'il y a de si beau dans celte action si vantée : car enfin, Alexandre était le chef d'une armée nombreuse engagée sur un territoire ennemi , le maître d'un royaume nais- sant, l'homme de la Grèce, chargé de ses vengean- ces et de ses desseins ; il devait, à tous ces titres, respecter sa vie , d'où dépendait le sort de tant d'autres , et quel mérite était-ce de l'exposer sans défense aux hasards d'un empoisonnement? Mais l'é- crivain que j'ai cité, après avoir fait ces remarques, se reprend et dit : « Ce qu'il y a de si beau dans » cette action d'Alexandre! Infortunés, pourrez-vous » le comprendre, s'il faut vous le dire? Ce qu'il y a » de si beau, c'est qu'Alexandre croyait à la vertu, )• c'est qu'il y croyait sur sa tête, au péril de sa vie! »

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Voilà, Messieurs, une magiiiliquc explication de la loi d'un grand cœur, et c'est aussi l'explication de toute foi , qu'elle s'adresse à l'homme ou qu'elle s'adresse à Dieu. Quiconque fait un acte de foi, qu'il le sache ou non, boit la coupe d'Alexandre; il croit sur sa tête, au péril de sa vie; il entre dans cette lignée d'Abraham appelé le père de tous les croya?is\ parce que, dans sa vieillesse, épuisé d'âge mais non de cœur, il leva un fer obéissant sur le fils unique qui était tout son amour et toute sa race, espérant contre l'espérance en la parole qui lui avait promis une postérité. Et s'il est une créature , qui , à l'op- posé de ces magnanimes souvenirs , n'ait jamais tiré de son âme un acte de foi , vous pouvez l'accuser sans crainte d'avoir déshonoré en elle l'ouvrage de Dieu. Car la foi n'est pas seulement une vertu , c'est-à-dire un effort généreux et efficace vers le bien, elle est le portique sacré par passent toutes les vertus, le prodrome sanglant commencent les sacrifices et reviennent les victimes justement im- molées au sanctuaire de Dieu. 11 n'y a pas un acte de dévouement , pas un acte d'amour, pas un acte honorable ou saint qui n'ait été d'abord un acte de foi, et telle est la raison pour laquelle l'Écriture déclare si souvent que c'est par la foi que l'homme est justifié et sauvé. Les Juifs s'imaginaient que le principe du salut était l'observance de la loi en vue

' Saint Paul, Épitre aux Romains, chap. 4, vers. H.

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(les récompenses de Dieu; saint Paul ne cesse de leur dire que les œuvres sont impuissantes si elles ne sont vivifiées par un élément supérieur. Il n'y a qu'un Dieu, s'écrie- t-il, qui justifie le circoncis par la foi et l'incirconcis encore par la foi^. Qu'est-ce que les oeuvres, en effet, si elles sont accomplies sous l'impulsion d'une vue purement scientifique? un sim- ple calcul d'intérêt ou de bonne administration de soi-même et des autres. On est juste, sobre, économe, laborieux , fidèle observateur de sa parole , parce que c'est un ordre dont l'exactitude rapporte plus qu'elle ne coule ; mais placez ces esprits bien réglés en pré- sence de la coupe d'Alexandre , c'est-à-dire en pré- sence d'un sacrifice qui se peut éviter sans dommage, en face d'une vertu qui n'a pas sa rémunération visi- ble, alors vous connaîtrez le vide d'un cœur man- que la foi. Je n'entends pas même la foi divine, mais cette foi vague, innommée, indescriptible, qui fait le fond de tout ce qui est grand. Aussi quand saint Paul prononce ce souverain arrêt : Sans la foi il est im- possible de plaire à Dieu^, on peut ajouter : et aux bommes.

De vient , Messieurs , la faiblesse de la société dans les temps présens. Jamais la science n'a jeté sur les cboses une plus vive et plus complète illu- mination qu'aujourd'hui; jamais non plus le lien so-

' Épîlre aux Romains, chap. 5, vers. 50. ^ Epilrc aux Hébreux, chap. H, vers. 6.

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cial n'a élé si facile à se rompre dans les mains qui essaient tour à tour d'en rassembler le faisceau. C'est que la science n'est pas le principe de Tordre humain; elle n'en est qu'un glorieux ornement, et si elle op- prime la foi au lieu de la soutenir, elle n'est que l'instrument parricide d'une ruine l'homme recon- naîtra trop tard qu'il faut croire pour vivre un seul jour, même quand il ne faudrait pas croire pour vivre éternellement. La foi humaine est la vie de l'homme naturel comme la foi divine est la vie de l'homme surnaturalisé, et ces deux hommes n'en faisant qu'un, la foi divine entretient la foi humaine, comme la foi humaine appuie la foi divine , ne fût-ce qu'en prou- vant la synthèse qui existe entre les deux ordres dont les élémens distincts, mais harmonieux, composent notre destinée.

Cette première difficulté résolue, on insiste, et l'on me fait remarquer une différence considérable entre la foi qui sert de moyen aux rapports des hommes entre eux, et la foi qui sert de moyen à leur com- merce avec Dieu. Dans celle-là, dit-on, il est aisé de reconnaître quand et à quel degré l'on doit donner sa confiance à un témoignage purement humain re- latif à des choses et à des idées qui ne s'écartent point de la sphère nous sommes; dans celle-ci, au contraire, tout surpasse nos facultés, aussi bien la révélation divine en elle-même et dans ses signes extérieurs que les mystères qui y sont contenus. Nous croyons à l'homme volontiers et naturellement , parce

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que riionime cest nous; nous croyons à Dieu par hasard et diffieilenieul , parce que Dieu ce n'est pas nous. Comment dès lors faire de celle foi l'instru- ment privilégié de nos rapports avec le monde invi- sible? Est-ce notre faute si elle ne subjugue point notre cœur? Vous nous dites qu'elle est un effet de persuasion : eh bien! persuadez-nous. Nous voici au pied de votre chaire, nous vous écoulons : qui vous empêche de nous persuader? Tout à l'heure , dans une apostrophe que vous avez crue éloquente , vous nous avertissiez que quand une parole perd son au- torité, dans le monde, elle trouve infailliblement un successeur qui s'empare du trône vacant. C'est ce qui est arrivé pour la parole dont vous êtes l'organe : mais faut-il nous l'imputer ? Faut-il nous condamner ou nous plaindre si la parole humaine s'est substituée partout à la parole divine, si nous sommes nés dans un siècle l'homme est plus puissant que Dieu , l'on écoute plulôt les sages que les théologiens? 11 est possible que notre génération se trompe ; mais elle n'est point l'auteur de ses ténèbres , elle en est la victime. Nos pères ont préparé la coupe nous buvons; ils y ont mis tant d'art et de puissance que nos lèvres s'y enivrent naturellement, et que la nais- sance et l'erreur ne sont pour nous qu'un seul acte dans un même jour. Que Dieu donc, au lieu de nous condamner, vienne à notre aide; qu'il parle, qu'il donne grâce à sa parole , et s'il est vrai que son fils, autrefois visible parmi nous, ait ressuscité

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des morts, ah! qu'il ressuscite donc le genre hu- main tout entier. C'est le vrai mort. Vous nous avez dit que l'éloquence est la substitution de l'âme qui parle à l'àme qui écoule : eh bien! que Dieu soit éloquent. Est-ce trop lui demander pour le salut du monde? Et s'il ne le veut pas, s'il ne le fait pas, si l'incrédulité demeure notre état naturel , tandis que la foi n'est qu'un état d'exception , de quoi peut-il se plaindre ? Est-ce d'être tels qu'il nous a créés?

Messieurs , votre objection suppose que la foi di- vine ou religieuse est un accident de l'esprit humain, et déjà bien des fois, dans le cours de ces Confé- rences, je vous ai prouvé qu'elle était l'état universel, perpétuel et public de l'humanité. Je vous le prouvais encore cette année même, au début de notre réunion quadragésimale, et sans revenir sur celte démonstra- tion toute historique, je me bornerai à une remarque, c'est qu'il n'y eut jamais dans le monde que deux époques l'incrédulité ait eu quelque espérance de domination : l'âge d'Auguste et le nôtre, l'âge d'Auguste qui vit périr la république romaine , et le nôtre qui n'a produit encore que des tempêtes , deux époques en six mille ans, toutes deux marquées par les signes et les effets du déclin. Non que je veuille prophétiser votre ruine ; même au siècle d'Auguste, ce n'était pas la ruine : l'incroyance de l'ancien monde était l'avènement heureux d'un monde nouveau, du monde chrétien. Ainsi en sera-t-il de vous. Votre

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vaisseau tremble et descend; mais la vague qui le pousse dans l'abîme le reportera vers le ciel , et votre postérité conduite au port admirera dans votre his- toire et dans la sienne une nouvelle preuve que l'in- croyance, loin d'être une station de l'humanité, en est à peine un écueil. Déjà quelques baumes avant-coureurs de l'avenir justifient ce pressentiment, et encore que mon espoir ne fût pas une preuve pour vous, il reste- rait toujours que la seule époque d'incrédulité dont nous connaissions le développement intégral a été suivie de l'exaltation du christianisme, c'est-à-dire de la plus grande et de la plus mémorable expansion de foi qui ait eu lieu dans le genre humain. Cela suffit pour me donner le droit de conclure que la foi divine ou religieuse n'est pas un accident de notre esprit, mais son état général et vrai, et que l'homme croit à Dieu aussi spontanément qu'il croit à l'homme; ce qui ne veut pas dire qu'il y croit sans travail et même sans combat. Rien n'est plus naturel à l'homme que de vivre , et cependant la vie n'est pas chose qui ne coûte aucun effort. La vie est un travail et un combat : combien plus la foi , puisque la foi, dans sa défini- tion même, emporte l'idée d'une vertu, et que toute vertu est d'un enfantement laborieux, à cause des passions qui s'opposent à son règne sur l'âme.

Ne vous étonnez donc pas s'il faut quelque soin pour croire, comme pour être juste, vrai, chaste, honnête homme, et même étonnez-vous qu'il faille si 'r|)eu, la foi étant non seulement une vertu humaine.

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mais une vertu divine et la porte de toutes celles qui conduisent à Dieu. Vous ne croyez pas, et vous en concluez que la foi est impossible ; pour moi, j'en conclus que vous ne faites pas ce qui est nécessaire pour croire , et je vais vous le prouver en peu de mots.

La première cause de l'incrédulité est l'ignorance volontaire. Pas plus la foi que la science ne peut s'ac- quérir sans une certaine application de l'esprit. Dès que l'esprit ne s'applique pas, il est inerte, il cesse d'être une puissance, il est à l'égard de l'objet dont il se détourne comme s'il n'était pas. Qu'est-ce que les mathématiques pour une intelligence qui n'a jamais réfléchi aux lois du nombre, de l'étendue et du mou- vement? Qu'est-ce que la philosophie pour un homme qui ne s'est jamais demandé ce que c'est que l'être, l'idée, l'absolu, le relatif, la cause et l'effet? Et par la même raison , qu'est-ce que la foi pour une âme qui n'a jamais sérieusement pensé aux rapports né- cessaires de la créature avec Dieu?

Messieurs, soyez vrais : à quel âge et après quelles éludes avez-vous décidé que la religion était une er- reur? Est-ce à quarante ans? Non, vous l'avez décidé dans la fleur de votre âge, au moment où, sortis des langes de l'enfance, le raisonnement et la passion fai- saient ensemble leur joyeux avènement à la surface émue de votre être. Simples et soumis jusque là, pieux adorateurs des pensées de votre mère , vous n'aviez rien inlerrofi;é, rien contesté; vous viviez

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d'uïie foi pure comme votre cœur. Mais à peine la double puberté de Tbomme eut-elle fait connaître à vos sens et à votre esprit son vif aiguillon , que sans vous donner le temps de mûrir votre puissance, im- patiens des mystères de la nature et des mystères de Dieu, vous avez été saisis de la honte de croire en même temps que vous perdiez cette autre honte qui est la divine gardienne de l'innocence. Incapables en- core d'aucun acte viril , vous avez prononcé souve- rainement sur l'homme et sur Dieu; vous avez douté, nié, apostasie , méprisé vos pères , accusé vos maî- tres , traduit à votre tribunal les vertus et les dou- leurs des siècles , fait enfin de votre âme un désert d'orgueil. Puis, cette ruine accomplie, vous avez choisi pour votre but une des ambitions de l'homme, la gloire des armes ou celle des lettres , ou moins haut encore , selon le hasard , et tout l'effort de vos facultés s'est tendu vers l'idolâtrie de votre avenir. Vous n'avez plus rien appris que pour être un jour le héros effectif de vos rêves ; vous avez sacrifié vos jours et vos nuits à cette image égoïste, n'en ré- servant une part secrète , inconnue , qu'à l'autre égoïsme de l'homme, la volupté. Et jamais, durant ce double et triste songe, la religion ne vous est ap- parue que comme un souvenir futile de vos pre- miers ans, une faiblesse ou une hypocrisie de l'hu- manité. Vous n'avez pas daigné lui donner une heure, une lecture, un désir, et si quelquefois, attiré par un nom célèbre, vous avez franchi le seuil d'un livre

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ou d'une basilique, vous l'avez fail avec la hauteur d'un esprit qui a jugé et qui n'entend pas revenir de son arrêt. 0 conliancc de la jeunesse dans l'erreur! 0 sécurité des âmes qui n'ont encore vu de la vie que sa première aube! Oh ! que Dieu a été bon de ne pas nous rappeler à cette heure de l'ignorance et de l'enchantement! Car, déjà, Messieurs, vous n'en êtes plus pour la plupart aux certitudes naïves; le temps vous a ramené le doute et les pressentimens obscurs de la vérité. Vous comprenez que votre incroyance est née d'un acte puéril , et qu'elle a besoin , pour votre honneur et votre repos, d'une ratification.

C'est ce second travail , ce travail de retour et d'examen , qui fonde la foi dans l'homme et la main- tient dans l'humanité. La foi sans doute est aussi un don de l'enfance; elle pousse ses racines dans l'âme qui vient de naître, mais c'est l'action lente de la vie qui la porte à sa maturité. Quand l'homme a vu l'homme pendant de longues années, quand il en a connu la faiblesse et la misère par des expériences qui ne lui laissent plus de doute, et que déjà la grande figure de la mort lui apporte de plus près la dernière des prophéties, alors son regard devient na- turellement plus profond. 11 discerne mieux la trace divine, parce qu'il connaît mieux ce que ne peut pas l'homme, et la lassitude des choses présentes lui ouvre aussi le goût des choses qui ne se voient point. C'est pourquoi un écrivain dont le nom m'échappe, a dil excellemment : « A vingt ans, on croit la religion

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» fausse; à quarante ans, on commence à soupçonner » qu'elle pourrait être vraie; à cinquante ans, on » désire qu'elle soit vraie; à soixante ans, on ne » doute plus de sa vérité. » La lumière marche du même pas que la vie , et la mort , en nous désabu- sant de tout, achève cette révélation continue qui avait commencé pour nous aux lèvres de notre mère. L'enfant et la femme sont l'avant-garde de Dieu , l'homme mûr en est l'apôtre et le martyr : vous, jeunes gens , vous n'en êtes que les transfuges d'un jour.

Je sais bien, Messieurs, que l'ignorance volontaire n'explique pas toute seule le phénomène douloureux de l'incrédulité, et qu'il est des hommes versés dans les choses religieuses qui n'arrivent point au bonheur de la foi. L'exemple en est rare, mais je l'ai ren- contré. Ceux-là sont les victimes d'une passion la plus opiniâtre de toutes, qui est l'orgueil de la science. L'orgueil de la science est cette infatuation d'un esprit enivré de lui-même, qui se mire dans ce qu'il sait comme Narcisse dans son lac, et qui, esti- mant toute limite une injure à sa capacité , entend traiter avec Dieu d'égal à égal. 11 n'étudie point par amour de la vérité, mais contre elle; il est heureux de soulever des nuages, de découvrir un grain de sa- ble qui soit un blasphème et qu'il puisse rejeter contre le ciel. Rcgarde-t-il les astres, c'est pour y dérober le secret de l'éternité du monde; descend-il dans les entrailles de la terre, c'est pour y chercher des

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armes contre un grand fait biblique; inlerrogc-l-il les nécropoles de l'Egypte ou les ruines de Babylonc, c'est pour y entendre une voix qui nie quelque chose des plus authentiques traditions. Sa science n'est qu'un duel acharne entre lui et Dieu.

Qui pourrait demeurer vrai devant une telle pas- sion? Qui l'accepterait pour juge? La foi, nous l'a- vons dit, est un acte de confiance; elle suppose la sincérité d'un cœur droit et aimant. Or, les gens dont je parle ne croiraient pas même à des démonstrations mathématiques , si elles avaient pour but et pour conclusion des vérités de l'ordre religieux. Comme Jean-Jacques , ils aimeraient mieux se déclarer fous que de se déclarer convaincus. Et certes, Messieurs, ce n'est point une peinture imaginaire. Interrogez les souvenirs de votre conscience : N'avez-vous jamais tressailli de joie en découvrant dans l'histoire ou dans la nature quelque chose qui vous a paru marqué du signe anti-chrétien? N'avez-vous jamais battu des mains quand on vous disait : Voici un argument contre Jésus-Christ? Demandez , et il vous sera donné; che^'chez, et vous trouverez; frappez, et il vous sera ouvert ' ; telle est la première condition pour arriver à la foi. Le soleil s'arrête en vain au plus haut du firmament, si la lumière n'est pour nous qu'une raison de lui refuser nos regards.

Enfin , Messieurs, une troisième cause de l'incrédu-

' Saint Mathieu , chap. 7, vers. 7.

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lilc est la déjM'avalion des mœurs. Je ne veux pas dire <|ue toutes les faiblesses de notre malheureuse chair soient en obstacle à la foi, puisque la foi est elle- même le principe de la chasteté, et que Jésus-Christ a prononcé contre les pharisiens cette divine parole : Les femmes que vous appelez perdues vous précé- deront dans le royaume du ciel^. Il y a un vice humble, un vice qui se connaît, qui se méprise, qui frappe sa poitrine : je ne dirai pas qu'il est cher à Dieu, mais Dieu peut le guérir, comme il a guéri Madeleine. 11 y a, au contraire, un vice empoisonné d'orgueil, un vice qui lève la tète, qui rit et se moque : celui-là Dieu le hait, et il est un obstacle presque invincible à la foi, parce qu'il est la réunion de deux perversités qui s'excluent par nature et dont la rencontre ôte à l'àmc les dernières ressources du bien. Déjà l'orgueil tout seul est si insupportable à Dieu, qu'il préfère le vice humble à la vertu superbe : que sera-ce du vice enorgueilli? Or, rien n'est moins rare que cette la- mentable disposition du cœur : esclave que l'on est des plus vils penchans et des plus honteuses prati- ques, on se drape dans la fierté d'une conscience sans reproche; on en appelle à son honneur, à sa probité, à son génie, et l'on couvre du nom de faiblesses aimables la prostitution de tous ses sens à la volupté. On emploie un demi-siècle à pervertir autour de soi l'ignorance de la jeunesse et la beauté de la vertu, el

' Sailli Jlalliicu, cliap. 21. vois. ."1.

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iipr.ès avoir précipilé dans l'abjection nombre d amcs (lonl on ne daigne pas même rcspeclcr les ruines dans sa mémoire, au lieu de dire à Dieu comme saint Pierre : Seigneur, retirez-vous de moi, parce que je suis un homme pécheur \ on se plaint du peu de lumière que Dieu a mis dans ses œuvres , et on lui impute le malheur qu on a de ne pas le con- naître €t de ne pas le servir. Croyez-vous, iMessieurs, que des miracles sont dus à de telles plaintes, et qu'il y ait faute à Dieu de ne répondre que par le silence et l'endurcissement? Oh! oui, les femmes que nous appelons perdues nous précédei^ont dans le royaume du ciel , parce que presque toutes ont été victimes avant d'être mercenaires, et que du fond de leur abaissement, il leur arrive de lever vers Dieu ce regard doux et humble qui est plus qu'un remords , s'il n'est pas encore une vertu. Dieu les entendra; il entend le moindre soupir sincère, et il achève toute larme que l'on commence pour lui. Mais l'orgueil de l'ignorance, l'orgueil de la science, l'orgueil du vice, il les méprise tous trois; il les attend au jdur les anges chanteront une seconde fois, en présence de tout l'univers assemblé, l'hymne du Dieu fait homme : Gloire à Diev^ au plus haut du ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ^ !

Messieurs, je ne terminerai pas sans donner une

' Sainl Luc, chap. 3, vers. S. ^ Saint Luc, chap. 2, vers. 14..

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pensée à la grande semaine dont nous allons célébrer les douloureux souvenirs. Ce fut la semaine de notre salut, et ce l'est encore aujourd'hui. Du haut de celte croix que l'Eglise vient de couvrir d'un voile , non pour nous la cacher, mais pour nous en rendre le deuil plus présent et plus amer, voilà vingt siècles que la vérité, la justice et l'amour crient vers vous. Ecou- tez-les enfin, et ne dédaignez pas une si grande patience dans une si grande lumière. Vous que l'âge avertit des choses sérieuses, écoutez le conseil du temps qui s'ajoute pour vous à la voix de Dieu. Vous à qui la jeunesse promet de longues heures de grâce, écoutez ce qu'il y a de plus tendre pour vous dans l'appel sanglant de la Passion. 11 est écrit qu'après l'arrestation du Sauveur, lorsque tous ses disciples l'eurent délaissé, on vit un jeune homme qui le sui- vait par derrière enveloppé d'un linceul sur son corps nu. Les gardes se jetèrent sur lui pour l'arrêter, mais il leur abandonna le linceul et s'enfuit de leurs mains. Ce jeune homme, Messieurs, c'était vous; c'était la jeunesse qui devait naître un jour du chris- tianisme, non plus déshonorée par des vices sans espérance, mais sujette à des séductions puis à des retours, conservant dans le mal la cury)sité du bien, incapable de persécuter le juste et le suivant de loin dans les ombres du monde avec de sympathiques pres- sentimens. Tels vous étiez au soir de la Passion, dans ce jeune homme, votre précurseur, tels vous êtes aujourd'hui. Vous êtes nus, vous portez le linceul

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de la mort et du péclié, cl peiidanl qu'au pied de cette chaire, vous écoulez incertains la parole sans tache de la vie, peut-être que la Providence va mettre sur vous cette main bénie qui a fait et qui cherche rhomme : ah! je vous en conjure , ne la fuyez pas, laissez-lui votre linceul en lui rendant votre cœur.

CINQUANTE-NEUVIÈME CONFÉRENCE.

DU SACREMENT.

Monseigneur,

Messieurs,

La prophétie ne suffit pas au commerce surnaturel de riiomme avec Dieu. Elle éclaire l'intelligence en l'élevant à des pensées que ne lui inspirerait pas le spectacle des choses finies; mais l'intelligence n'est qu'une partie de l'homme et dépend, pour se mou- voir, d'une faculté qui la mette en branle et (|ui est le ressort premier de tous nos actes, bien qu'elle su-

4-54 bisse à son tour l'influence des doctrines déposées dans l'entendement, je veux dire la volonté. La vo- lonté est le principe de l'activité libre. Si elle s'arrête dans l'orbite de la nature tandis que l'intelligence est portée plus haut, il y aura désaccord dans les ten- dances de notre être, et l'œuvre de la communion divine ne s'accomplira point. Il faut que la volonté reçoive un élan surnaturel en même temps que l'intelligence su- bit une illumination du même ordre, et qu'ainsi toutes nos facultés marchent ensemble à la conquête et à la pleine possession de l'infini. C'est pourquoi l'Esprit de Dieu, qui est appelé Y Esprit de vérité\ est ap- pelé aussi V Esprit de force ^, et Jésus-Christ en le promettant à ses apôtres le leur annonçait sous cette double forme, l'une de lumière, l'autre de puissance ou vertu. Et sans aucun doute, dans l'action pro- phétique, cette double effusion ne manque pas d'avoir lieu ; la grâce illuminative renferme aussi une grâce attractive, mais qui, suffisante pour aider la volonté, ne l'est pas pour y fonder le règne constant de la justice , de la vie et de l'amour divins. De même que Jésus-Christ, après avoir révélé à ses apôtres le mys- tère de l'Evangile et commencé en eux l'œuvre de la régénération, y mit le sceau par le don du Saint-Es- prit qui devait les confirmer de sa force toute-puis- sante, de même toute âme déjà préparée par l'audi-

' Sailli Jean, clia|). 14, vers. 17.

' Actes des Apôtres, chap. 1, vers. 8.

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lion de la parole de Dieu doit recourir au sacrement pour y puiser la verlu vivilianle qui exalte la volonté et l'établit dans la plénitude des fonctions et des droits de l'ordre surnaturel.

Qu'est-ce donc que le sacrement? Si je me bornais à vous dire ce qu'il est au sens religieux, peut-être ne m'entendriez-vous pas ; mais je suis sur quen le considérant de plus haut, c'est-à-dire dans sa nature métaphysique et absolue, vous serez contraints de le respecter, si vous ne l'êtes pas encore de le pra- tiquer.

Je pose donc de nouveau cette question, et je me demande en un sens abstrait et général : Qu'est- ce que le sacrement?

Le sacrement, ainsi envisagé, n'est pas autre chose qu'un instrument, c'est-à-dire un organisme qui con- tient une force. L'idée de force est l'idée mère du sacrement, et il est impossible par conséquent d'en raisonner, si l'on ne sait avant tout ce que c'est que la force. Lorsque nous traitions de la prophé- tie, la question fondamentale était celle-ci : Qu'est-ce que la vérité? Quand il s'agit du sacrement , la question fondamentale est celle-ci : Qu'est-ce que la force ?

11 semble, Messieurs, qu'il est aisé d'y répoudre; car depuis que nous sommes au monde et à chaque minute de notre vie, nous n'avons fait et nous ne faisons que de la force ou de la faiblesse, et la fai- blesse elle-même n'est qu'une force inférieure à ce

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qu'elle devrait être pour l'objet auquel nous l'ap- pliquons. Marchez-vous"? c'est un déploiement de force. Vous asseyez-vous? c'est le déploiement d'une autre force. Vous tenez-vous debout? c'est encore de la force. Et il en est ainsi de tous nos actes exté- rieurs, de tous ceux qui s'accomplissent par les or- ganes du corps. Les mouvemens de l'âme, quels qu'ils soient, dépendent du même principe et suivent la même loi. Etes-vous courageux devant le péril? c'est de la force. Etes-vous supérieurs aux séductions du monde et des sens? c'est de la force. Etes-vous fermes dans vos résolutions? c'est de la force. Vous laissez-vous abattre au chagrin ou à la crainte ? c'est la force qui diminue en vous, et si vous ne la retenez par un effort contre vos impressions, la vie vous échap- pera lentement et douloureusement. La vie n'est qu'un tissu d'actions qui procèdent d'une force plus ou moins énergique, plus ou moins imparfaite, dont le foyer est à la fois l'âme et le corps.

Si de l'homme vous passez aux nations, vous n'y trouverez pas d'autre spectacle. Les nations commen- cent par un acte d'énergie, vivent du principe qui les a fait naître et meurent d'un épuisement physique et moral. Leur histoire dure autant que leur puis- sance, et leur puissance autant que cette force qui rassemble toutes les autres dans son essence et dans son nom, la vertu.

L'univers à son tour nous dit la même chose que l'homme et les nations. Tous ces orbes immenses qui

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on composent rarcliileclure obéissent à deux forces , l'une lie projection qui les pousse en ligne droite, l'autre d'attraction qui les appelle au repos dans un centre immobile, et, se partageant entre ces deux impulsions contraires, ils décrivent cette courbe cons- tante et glorieuse qui nous dispense, sans faillir ja- mais, la lumière, la chaleur, le temps, l'espace et l'harmonie.

Tout est donc force au ciel et sur la terre, parce que tout y est action, et la science, de quelque nature qu'elle soit, à quelque objet qu'elle s'applique, n'est occupée qu'à calculer des forces, les unes physiques, les autres morales, celles-ci mathématiques, celles-là métaphysiques ou abstraites, et enfin, par-delà tout monde et tout nombre, la spéculation la plus élevée rencontre, sous le nom de Dieu, la force suprême, éternelle, infinie, immuable, d'où découle en chaque être, par une participation mesurée, le germe de l'activité. Rien, en conséquence , ne doit nous être plus intime et plus connu que la force. Et toutefois. Messieurs, précisément parce que la force est un élé- ment premier de notre pensée, je ne puis vous la dé- finir qu'imparfaitement , moins par son essence que par ses effets. Je vous dirai donc qu'elle est l'énergie de l'être retenant en soi l'existence au moyen d'un effort de concentration, ou la répandant au dehors au moyen dun mouvement de dilatation. Tout acte de force se réduit à cela. Ou bien nous nous resser- rons en nous-mêmes, pour y lamasser notre vie cl

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nous en donner la plus haute sensation possible, ou bien nous nous épanchons pour la communiquer à d'autres que nous, et, selon le degré de cette double tension, nous produisons plus ou moins le phénomène incompréhensible que nous appelons la force. La main contractée pour refuser est le symbole de la force de concentration ; la main ouverte pour consentir est le symbole de la force d'expansion ; et si vous rappe- lez dans votre esprit les actes perpétuellement renou- velés dont se compose la vie de l'homme et de la na- ture, vous n'y découvrirez rien qui ne se ramène à ce mouvement alternatif que notre cœur nous rend sans cesse présent au physique et au moral.

La force de concentration à son comble, c'est l'é- ternité. Celui-là seul la possède, qui, dans un moment unique, indivisible et absolu, éprouve en soi-même et à jamais la sensation infinie de l'être , et peut se dire : Je suis celui qui suis^. La force d'expansion à son comble, c'est la création. Celui-là seul la possède qui, se suffisant à lui-même dans la plénitude de l'existence, peut appeler à la vie, sans rien perdre de la sienne , qui il veut et quoi il veut , des corps , des esprits, des mondes, et ainsi toujours, dans des siècles sans nombre et des espaces sans fin. Tel est Dieu.

Or, Dieu, en nous donnant l'être, nous a donné la force sans laquelle aucun être ne peut même se conce- voir, et il nous l'a donnée dans son double élément, l'un

' Evode, cUap. 3, vers. iA.

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qui nous sert à durer, l'autre qui nous sert à nous propager; l'un par nous tendons à l'acle d'éternité, l'autre par nous tendons à l'acte de création. Mais il y a entre Dieu et nous, sous ce rapport, une grande et capitale différence : Dieu possède par soi la force de concentration et d'expansion , tandis que nous ne l'avons que d'emprunt, par l'intermédiaire des inslrumens que la divine sagesse nous a préparés. Ainsi ferez-vous de vains efforts , êtres vivans que vous êtes, pour vivre du seul aliment de votre subs- tance et du seul commandement de vos besoins. Fus- siez-vous comme Ugolin, enfermés dans une tour, vos enfans à vos pieds, criant vers vous dans les tor- tures de l'inanition, vous hommes, vous pères, il vous sera impossible de tirer du plus énergique tra- vail de votre âme autre chose que le désespoir ou la résignation. Il vous faudra tomber d'impuissance sur les corps de vos fils tombés du même mal. Sans doute la force de votre volonté retardera plus ou moins cette catastrophe de la faim. L'âme soutient le corps aux prises avec la douleur et la mort, et on l'a bien vu dans les martyrs en qui l'assistance divine se faisait un jeu de braver les tyrans, et de sur- passer le génie des supplices par le courage patient de la foi. Mais cette exaltation de la virilité, tout en étant le triomphe de la vertu, ne fait que la conduire avec gloire au tombeau; il faut qu'elle succombe dans l'or- dre matériel, et rende témoignage que nulle créature n'a par elle-même le droit ou le pouvoir de l'immorla-

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lité. La vie est en nous à condition de renlreleuir par autre chose que nous, c'est-à-dire par l'intermédiaire des instrumens à qui Dieu a communiqué la force de réparer la nôtre et de la soutenir. Si la nature ne nous portait comme une mère dans son sein , si elle ne nous préparait avec une intarissable fécondité le lait de la plante et le sang de l'animal, notre vie ne serait pas même un songe. Nous subsistons par la force invisible contenue dans un organisme visible, et le sacrement ou l'instrument n'étant pas autre chose, il est nécessaire de conclure que nous subsistons par l'usage naturel et quotidien des sacremens.

Ainsi en est-il de la force d'expansion. S'il vous plait d'agir au dehors sur l'être le moins capable de résister, vous ne le pourrez pas directement par un simple acte de vouloir. En vain direz-vous à ce grain de sable de se retirer de votre chemin , Dieu meut l'univers sans même lui parler ; pour vous, un alôme brave vos commandemens. Vous l'interpellez, vous lui dites : Tu mimportunes, va-t-en! il se tait et méprise vos ordres. Il faudra, si vous tenez à ce qu'il s'éloigne, recourir à votre corps qui est votre premier instrument; il faudra que votre main se baisse jusqu'à terre, et chasse loin de vous le sable insolent qui a méprisé le désir et la puissance de l'homme. Mais le corps est un instrument limité; pour peu que la résis- tance s'accroisse, la force qu'il contient ne suffît plus à votre empire; besoin vous est de lui chercher du secours et d'ajouter à son action l'action étrangère du

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lovier. Le levier lui-mèiiie devra grandir en proportion du fardean qu'on l'appelle à soulever, el avec eel aide malériel posé sur un point d'appui, vous bàlirez vos palais, vos temples, vos tombeaux, tous ces monu- mens conçus par votre génie , mais exécutés par vos bras assistés d'un vil organisme. Vous pourriez même, disait Archimède , déplacer tous les mondes avec le levier, en lui donnant une longueur que déterminerait le calcul, et en lui trouvant un point d'appui qui por- tât le poids de sa masse et l'effort de son mouvement.

Gloire à vous. Messieurs, mais gloire à vous, parce que vous savez vous assujélir des instrumens capables d'élever jusqu'au ciel l'ambition de vos œuvres! Sans leur secours, vous ne connaîtriez du firmament que ses apparences , de la terre que sa surface , de l'his- toire qu'un vague et borné souvenir, de vous-mêmes que la limite étroite de vos facultés. L'instrument est toute votre force au dehors comme au dedans, dans l'ordre de l'expansion comme dans l'ordre de la con- centration. Mais l'instrument et le sacrement étant la même chose, que dire, sinon que l'homme n'est rien que par le sacrement; que le sacrement est sa vie, sa puissance, sa souveraineté, son immortalité? Je le dis. Messieurs, je le dis après l'avoir prouvé, et afin que vous ne vous en étonniez pas , je souhaite d'en connaître la raison et de vous la révéler.

Pourquoi donc notre force nous vient-elle du de- hors"? Pourquoi nous vient-elle d'une source inférieure à nous, ou du moins pourquoi ne pouvons-nous sou- T. m. 2U

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leuir et développer celle qui nous est propre qu'à l'aide d'une autre qui nous est étrangère , et qui est contenue dans les plus basses régions de la nature? Pourquoi, Messieurs? Est-il si mal aisé de l'entendre? Si nous possédions la force de concentration et d'ex- pansion par nous-même , comme cette double force est l'essence de la vie, nous aurions la vie en nous et par nous , nous serions à nous-méme notre subsis- tance et notre raison d'être, nous serions Dieu; ou du moins , n'ayant pas conscience de l'action sourde et insensible par Dieu nous verserait intérieure- ment la vie , nous nous persuaderions sans peine que nous l'avons en propre, et au lieu de nous élever par une humble reconnaissance vers l'auteur de ce magni- fique don, nous nous arrêterions à nous comme à notre principe et à notre fin. Notre grandeur nous tromperait, et la nature n'étant plus sous nos pieds qu'une esclave spectatrice et passive, nous y puise- rions la pensée qu'elle n'est pas distincte de l'homme, et nous adorerions en elle, par un panthéisme que justifierait son obéissance, la réverbération de notre souveraine majesté. Dieu était trop juste, il était trop père pour nous livrer à de si faciles orgueils ; il nous a fait le premier des êtres visibles, mais en nous avertissant de notre dépendance à son égard par celle nous sommes de toute la création. Nous ne com- mandons qu'à la condition d'obéir; nous ne vivons qu'en sollicitant la vie, nous n'agissons qu'à l'aide de la poussière qui souille nos pieds. Dieu, en nous

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donnant une âme plus grande que le eiel et la terre, ne lui a pas permis de vivifier à elle seule la glèbe du corps qu'elle habite et de lui communiquer une action égale à ses volontés. Il a mis entre nous et la force un intermédiaire; il l'a cachée au sein delà nature, sous des formes que nous acceptons sans les comprendre, et dont l'usage nécessaire n'humilie qu'à demi notre fierté, parce que nous avons la gloire de les découvrir , et que nous croyons en faire des serviteurs en constatant la loi par nous dépendons d'eux. Mais puisque vous méprisez le sacrement sur- naturel , connaissez du moins ce que vaut le sacre- ment naturel. Vous, rois du monde, vous ne pouvez vivre qu'en mangeant , qu'en vous asseyant à une table pour y dévorer du sang, de la chair, des herbes disputées aux plus vils animaux, qu'en souffrant au dedans de vous une inexplicable transmutation de la matière inanimée en la glorieuse et vivante subs- tance de l'homme. Vous , rois du monde , pour qui cette terre est trop étroite, vous ne pouvez poser deux pierres l'une sur l'autre qu'à l'aide d'une ins- trumentation qui soumet votre génie à quelque mor- ceau de bois mort. Car, qu'est-ce qu'un levier? Un levier, c'est un bâton! Oui, hommes superbes, mathé- maticiens, savans, artistes, pour fonder ce temple je vous parle, vous avez eu besoin d'un bâton! Votre pensée l'a conçu , mais c'est un bâton mis sur un bâton qui l'a élevé!

Et pourtant , quel est l'écolier de philosophie que

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l'iJée (le sacrement n'a pas révolté? Quel est le jeune esprit s'exerçanl dans les malhémaliques au calcul des forces, qui n'a ri du sacrement? Lui qui s'en sert chaque jour avec une imperturbable foi , qui marche entouré d'instrumens, qui compte, pèse, mesure, re- garde avec des instrumens ; lui qui se pâme d'aise devant une machine, et qui n'en voit jamais la collec- tion dans les musées de la science sans un mouvement d'orgueil : lui , ce même homme , en passant devant une église, ne peut s'empêcher de sourire à la pensée qu'il y a des créatures raisonnables, usant de quel- que chose qu'on appelle les sacremens. Eh ! mon Dieu, oui, Messieurs, le chrétien vit de sacremens comme vous en vivez , la religion a ses sacremens comme la science a les siens , et avant de l'en plaindre , il eût été juste de savoir si tel n'est pas le mode universel de la vie; car il est dur de vivre par la chose même que l'on méprise le plus.

Si Dieu n'eût créé l'homme que pour le temps et l'espace, il ne lui eût donné que la force correspon- dant au temps et à l'espace , et les seuls instrumens connus de nous eussent été des instrumens naturels. Mais telle n'était pas la vocation de l'homme. Dieu, l'ayant mis au monde par un motif de bonté, a voulu lui communiquer sa perfection et sa béatitude, d'a- bord indirectement sous une forme finie, représenta- tive et énigmatique , qui constitue l'ordre de la na- ture; puis directement, par une effusion plus élevée de lumière et d'a?iiour ffiii préparât l'hommo, au moyen

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de sa libre coopération , à voir et à posséder pleine- ment lauleur de tout bien. En un mol, mot énergi- que et inouï, mais tiré de rÉcriturc et apporté jusqu'à nous par la tradition chrétienne , la lin dernière de rhomme est sa déification, c'est-à-dire une union si étroite avec Dieu, que, sans détruire notre personna- lité, elle doit nous rendre participans de la nature et de la vie divines. C'est ce que l'apôtre saint Pierre écrivait en ces termes aux fidèles de son âge : Simon Pierre, serviteur et apôtre de Jésus-Christ, à tous ceux qui ont reçu une foi égale à la nôtre dans la justice de notre Dieu et de notre Sauveur Jésus- Christ. Que la grâce et la paix s'accomplissent en vous dans la connaissance de Dieu et de notre Sei- gneur Jésus-Christ par lequel cette grande et

précieuse promesse nous a été donnée de devenir participans de la nature divine^, tlt saint Paul écri- vant aux Hébreux, leur disait : Nous avons été faits participans du Christ, si toutefois nous retenons jusquà la fin le commencement de sa substance qui est en nous^. Et à chaque page de l'Évangile la vie éternelle , c'est-à-dire la vie de Dieu , nous est promise comme la récompense de nos œuvres opérées dans la foi, et la consommation du plan divin sur nous. Or, la vie de Dieu consistant dans une force in- finie de concentration, qui est l'éternité, et dans une

' II<^ Épilre, chap. 1, vers. 1 et suiv. ' Chap, 5, vers. l'i.

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force infinie d'expansion , qui est ia charité créatrice, c'est cette double force infinie qui doit nous être ini- tialement communiquée pour répondre, dès ici-bas, à l'appel prodigieux de la loule-puissante bonté. Je n'ai pas à discuter cet appel, je l'ai fait déjà et ne l'eussé-je pas fait, qu'importe? Est-ce qu'il y a ici quelque âme qui accepte le temps et l'espace pour sa destinée? Est- ce que tous, croyans et incroyans, nous n'avons pas la foi que l'espace n'est pas notre horizon, que le temps n'est pas notre mesure, que nous allons plus loin et plus haut, et que la vie présente n'est que le portique douloureux d'un plus grand avenir? Oui, à part l'athée, et dois-je même l'excepter? à part l'athée, il n'y a pas d'homme qui ne sente en lui un germe de divinité. Tous, à cause de cela, nous pouvons mourir pour nos idées et nos affections, pour la vérité et la justice, parce que, tout faibles que nous sommes, nous éprou- vons en des rencontres une si vive impression du Dieu obscur qui est en nous , que la mort nous paraît un mensonge et le devoir de mourir une immortalité.

Ah! j'en remercie Dieu, qu'en ce mystère pro- fond de notre union avec lui, il n'y ait de dissen- timent entre nous que sur le mode et le degré! Je l'en remercie, je l'en bénis; je me sens à l'aise el glorieux de trouver un point dans l'espérance et dans l'infini par où, qui que nous soyons , anciens ou mo- dernes, païens, musulmans, hérétiques, incrédules, nous nous rencontrons et nous nous comprenons une fois! Salut, terre promise de l'homme, durée qui ne

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sera plus un coniinencemenl et une lin, substance in- compréhensible qui nous portera sans croître ni di- minuer, air, lumière, chaleur, respiration de notre âme, salut! Nous ne vous entendons pas tous de la même manière, nous n'avons pas tous de vous la même certitude, mais nous en avons tous, jusque dans le désespoir du suicide , l'indéfinissable augure : et si vous êtes, si votre aurore vue de si loin ne trompe pas le cœur de l'homme, que pouvez-vous être que Dieu? Quelle autre terre, quel autre ciel, quel autre océan, si ce n'est Dieu , apporterait à notre esprit lassé une meilleure vision que la vision d'ici-bas? Oui, dès ici- bas, pour nous tous. Dieu est notre perspective, il est notre aliment; même quand nous l'avons chassé, il habite encore en nous plaintif et consolateur, comme ces vents inconnus qui passent le soir au sommet dévasté des hautes montagnes et y remuent douce- ment quelque plante perdue que n'a jamais touchée la pieuse main du voyageur.

Dieu est notre avenir, ou nous n'avons pas d'avenir; nous tomberons dans sa vie, ou nous tomberons dans la mort : c'est l'un ou l'autre. L'immortalité sans l'union intime avec Dieu est le rêve abstrait de la béatification, ou bien c'est le rêve adultère d'un ma- térialisme infini. Je ne pense pas que votre espérance soit descendue si bas, et par conséquent il faut que vous jouissiez de Dieu éternellement, si vous ne devez pas éternellement périr.

Jouir de Dieu, être en Dieu et avec Dieu, plongés

4.i8

dans sou sein comme nous le sommes dans la nature, voilà la vocation de Ihonime, et cette vocation ne peut nous avoir été donnée sans une force correspondante (|ui nous prépare, dés ce monde, à notre état final. Êtres destinés à une transformation dans l'infini, nous devons puiser quolcfue part la semence efficace de ce divin changement. Comme la nature nous verse ses trésors pour entretenir notre vie terrestre. Dieu né- cessairement nous verse aussi les siens pour nous élever jusqu'à sa vie , et , selon la loi générale de la communication des forces, c'est dans un instrument (|ue l'énergie surnaturelle nous est présentée et s'in- corpore à nous.

Jésus-Christ s'étant assis au hord d'un puits dans la terre de Samarie vit venir une femme qui s'apprêtait à y puiser de l'eau, et il lui dit : Femme, donnez-moi à boire. La Samaritaine lui répondit: Comment vous, qui êtes Juif, demandez-vous à boire à une femme de Samarie? Et Jésus lui dit : 5/ vous saviez le don de Dieu, et qui est celui qui vous dit : Donnez-moi à boire, peut-être lui eussiez-vous fait la demande vous-même, et il vous eût donné d'une eau vive. Cette femme, toute pleine des obscurités de l'homme, et qui nous représente si bien la misère de nos rai- sonnemens, répondit à son interlocuteur : Vous n'a- vez point de vase pour puiser, et le puits est pro- fond; oie prendrez-vous cette eau vive dont vous me parlez? Jésus, ne se lassant point d'une miséri- corde déjà deux fois repoussée, lui répartit : Quicon-

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que boit de l'eau de ce puits aura soif de nouveau, mais celui qui boit de F eau que je lui donnerai n'aura plus soif éternellement , et cette eau de- viendra en lui une source Jaillissante ju^qu à la vie éternelle ^ . Telle est. Messieurs, la différence du sacrement de la nature au sacrement de la grâce : dans l'un et lautre , la force est contenue dans un clément sensible; mais le premier ne communique qu'une vie passagère , le second donne une vie qui jaillit dans rélernité parce qu elle nourrit lame de Dieu. iNourrir lame de Dieu! quelle expression, me direz- vous, et que peut-elle signifier de réel? On conçoit qu'un corps se nourrisse d'un autre corps, puisque tous les deux sont de même nature et composés de parties qui se divisent indéfiniment: mais comment une substance simple, telle que l'àme, se nourrirait-elle d'une autre substance plus simple encore, telle que l'essence de Dieu? Messieurs, sans doute, un esprit ne se nourrit pas comme un corps; toutefois ce n'est pas eu vain que les langues humaines ont la tradition de ces hardies figures . et qu'elles transportent à la vie spirituelle les opérations de la vie animale. L'être. en quelque rang d'honneur ou d'infériorité que Dieu l'ait établi, ne vit que de forces reçues du dehors, et l'acte émineut par lequel il reçoit et s'assimile ces for- ces est l'acte même de se nourrir. Or. l'esprit reçoit et s'assimile des forces aussi bien que le corps , par

Saint Jean, cfaap. i, vcr<. 7 et sui\ .

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conséquenl il se nourril; et si les forces qui le ravi- vent ou le soutiennent lui sont données de Dieu par une immédiate effusion, il est dit éloquemment et vrai- ment se nourrir de Dieu. Du reste, peu importe le mot, pourvu que la chose soit. Dieu, dans le sacrement sur- naturel, communique à lame une force d'expansion qui la porte directement vers lui, et une force de con- centration qui l'attache intimement à lui , et si vous êtes las de ces expressions dérobées aux sciences phy- siques , je vous dirai avec la langue de saint Paul : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum smictum qui dalus est nohis, La cha- rité de Dieu a été répandue dans 7ios cœurs par l'Esprit saint qui nous a été donné ^. La charité, c'est-à-dire l'amour qui ne vient pas de la chair et du sang, mais de la beauté de Dieu présente à l'àme par la foi, la charité est cette force d'expansion et de con- centration qui nous unit surnaturellement à Dieu. Par elle, nous nous élevons au-dessus des sens et de tout ce que le monde visible nous offre d'enchantemens; par elle, ayant une fois vu dans la figure du Christ la per- sonnalité divine , nous y trouvons plus de goût , plus de paix, plus de joie, plus d'enivrement qu'en aucune chose créée, et comme les patriarches oubliaient sous la lente nuptiale la mort de leur mère, nous nous ou- blions et nous perdons nous-mêmes dans cet amour surhumain. Nous passons en Dieu , et l'étreignant au

' Kpilre aux lloiiiaiiib, chap. ii, vers. ii.

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|>lus forl de nos culrailles avec une explicable cerlilude tle le (enir, nous lui ravissons de sa vie en lui aban- donnant toute la nôlre.

Qui devons, ayant été aimé et supposant qu'on peut aimer Dieu, n'entend ce que je veux dire? Qui de vous n'a connu ce mouvement du cœur qui s'é- panche et se retrouve en autrui? Même les créatures inanimées en ont l'instinctif secret ; elles se cherchent et s'unissent par de sourdes affinités , et ces lois fa- meuses qui entraînent les corps célestes ne sont que la rèvéfation sensible des forces qui nous meuvent en Dieu dans le mystère de la béatification initiale et de la béatification consommée.

Peut-être ne uiez-vous pas ces forces, ni que l'a- mour à tous les degrés en soit le principe , mais vous vous étonnez que , dans l'ordre surnaturel ou reli- gieux, elles nous soient communiquées sous une forme aussi humble, aussi peu en rapport avec elles que le sacrement. Dans le sacrement ou l'instrument natu- rel, me direz-vous, il y a proportion entre la cause et l'effet. Je prends un levier, je remue un corps, l'effet est naturel comme sa cause : mais quelle rela- tion découvrir entre quelques gouttes d'eau versées sur la tête d'un homme et sa transfiguration en Dieu par la charité?

L'objection suppose, Messieurs, que dans le sacre- ment naturel il y a proportion entre la cause et l'effet : je le nie. Je soutiens qu'entre le levier et le corps fhu par lui, il n'existe pas plus de rapport qu'entre l'eau qui baptise et l'âme purifiée par celle eau. En effet.

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qu'est-ce que le levier? je l'ai déjà dit, c'est un mor- ceau de bois mort posé sur un autre morceau de bois mort qui lui sert de point d'appui. Cette définition n'est pas scientifique, mais elle ne peut pas se con- tester. Or , est-ce , est-ce dans cet inerte organisme que git la force qui soulèvera le fardeau? Pas le moins du monde. Le fardeau demeurera éternellement im- mobile si mon bras ne donne une impulsion au levier, et mon bras lui-même demeurera sans action si ma volonté ne lui commande de se mouvoir, et ne se raidit d'autant plus que l'obstacle de la pesanteur 'est plus grand. Oii donc est la force? Elle n'est pas dans le le- vier, puisqu'il a besoin d'être mu par le bras; elle n'est pas dans le bras, puisqu'il a besoin d'être mu par ma volonté : elle est dans la volonté qui meut le levier par le bras, c'est-à-dire dans une faculté de l'àme, dans l'esprit. Or, je vous le demande, quel rapport de nature y a-t-il entre l'esprit et le mouvement d'un corps?

Le levier tout seul ne pouvait rien , mon bras tout seul ne pouvait rien ; ils étaient l'un et l'autre inactifs, incapables, morts : un ordre de ma volonté, pesant sur mon bras, a pesé sur le levier, qui a son tour a imprimé au corps une irrésistible impulsion. Et vous trouvez cela simple! et vous dites que l'effet est de la même nature que la cause! Pour moi, je dis que la cause est spirituelle, l'effet matériel, et qu'ainsi la proportion dont vous vous flattez est aussi étrangère à l'instrument physique qu'à l'instrument religieux.

Mais voici bien autre chose. Il est vrai, ma volonté

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a mu le bras, qui a mu le levier : cepeiidanl elle ne pouvait rien sans la coopération du levier et du bras. Si ma volonté, tout active qu'elle soit, n'eût pas eu ces instrumens à sa disposition, c'est en vain qu'elle eût tendu ses ressorts pour communiquer un mouve- ment. La force est en elle, et néanmoins la force ne peut jaillir d'elle que par un instrument qui ne l'a pas; la cause vivante et première dépend dans son action d'une cause inerte de soi. Que le levier se retire, que ce morceau de bois mort pesant sur un morceau de bois mort, refuse son concours à la vo- lonté, celle-ci se torturera dans d'impuissans désirs. L'esprit a besoin de la matière , comme la matière a besoin de l'esprit ; le miracle est réciproque, l'effet devient cause et la cause devient effet.

Encore, Messieurs, n'êtes-vous pas au terme de cette étrange complication de mystères. Si, tandis que la volonté agit sur l'instrument, celui-ci vient à dou- bler de longueur, sa force se double à l'instant même, sans que l'âme ait fait un autre effort, et ainsi indéfi- niment jusqu'à pouvoir soulever tous les mondes , selon qu'Archimède s'en vantait. L'instrument qui n'est pas le principe de la force, la multiplie sans mesure; il reçoit l'initiative de l'esprit et lui rend en échange un accroissement de sa puissance qui épuise tous les calculs. Entendez-vous cela? Entendez-vous que la force , partie de la volonté , passe dans un bâton et s'y augmente par cela seul que le bâton croit en longueur? Quel rapport y a-t-il entre l'im- mobilité de l'âme et le progrès de la force, entre un

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principe qui demeure au même point et une consé- quence qui se développe incessanimenl à l'aide de quelque chose d'inerle et de mort?

Après cela , soyez libres de déclamer contre l'eau du baptême; demandez-vous, tant qu'il vous plaira, comment un peu de matière appliquée au front d'un homme le soulève de terre jusqu'à Dieu. Quand même je l'ignorerais, la nature m'a préparé contre la science de trop faciles représailles pour m'en inquiéter. Mais je ne l'ignore pas : je comprends que la force est es- sentiellement spirituelle, qu'elle réside dans la toute- puissante volonté de Dieu, comme dans son principe premier, et que de elle descend sur chaque créa- ture pour lui communiquer le mouvement et la vie, selon des lois déterminées, et dans une mesure d'où résulte l'ordre universel. Je comprends que l'esprit souffle il veut et comme i! veut, et qu'il ne lui est pas plus difficile de faire sortir un saint d'une goutte d'eau qu'un monde d'une parole. Je comprends que sous celte action du vouloir divin , la poussière cher- che la poussière, la plante s'échappe de son germe, l'animal dévore et s'assimile sa proie, l'àme agisse sur le corps, le corps sur l'âme, l'astre sur l'astre, et que l'univers tout entier , dans ses plus vils atomes, réponde par une force à chaque main qui le louche et lui demande secours. Dieu est tout en toutes cho- ses, jusque dans la liberté qui le repousse ; car celle liberlé est son œuvre, et il la maintient au péril du mal qu'elle engendre malgré lui. Sans la liberté, le monde ne serait qu'un mécanisme ; la liberté, force su-

i'i'j

prème, lui donne en l'êlrequi la possède la propriété de soi, le gouvernement, la responsabilité, un vrai commerce avec Dieu, commerce dont la prophétie et le sacrement sont à la fois la preuve et le moyen. La prophétie révèle à l'homme libre la vérité directe sur Dieu et lui en inspire la foi; le sacrement verse dans sou àme le ferment d'une charité qu'aucune image tirée de la création ne serait capable d'y faire naître et d'y entretenir. L'un et l'autre, si faibles qu'ils soient dans leurs apparences , sont le fondement de la vie divine au sein de l'humanité et y résistent depuis soixante siècles à l'unanime conjuration des forces créées. Tout a été fait contre, tout a été vain. Aux démonstrations de la science , aux rêves brillans du génie, aux coups d'épée des potentats, aux arrêts des magistratures, aux soulèvemens de l'opinion, les en- fans de la foi et de la charité ont répondu ces deux mots : Dieu nous a parlé. Dieu nous a bénis! La mort les a trouvés fermes sur ces deux ancres, et leur sang n'a été qu'une prophétie et un sacrement de plus. On se riait de la parole et de l'eau, ils y ont ajouté leur sang et prouvé au monde que ce n'est pas si «peu de chose qu'un fluide répandu. La parole est de l'air mis en mouvement : mais quand l'àme y entre, elle de- vient éloquence, justice, vérité. Que sera-ce quand Dieu s'y met? L'eau est de l'hydrogène mêlé d'oxigène : mais quand le génie de l'homme y entre, elle devient vapeur, célérité, commerce, puissance, civilisation. Que sera-ce quand Dieu s'y met? Gloire à Dieu, qui est demeuré si grand dans de si faibles moyens!

/i-oG

Messieurs, j'aurais encore à vous dire comment la grâce prophétique et sacramenlaire , comment la vé- rité et la charité surnaturelles furent données à Tan- cêtre de toute notre race : mais l'ordre de nos Confé- rences m'arrête ici pour une année. Nous les rouvrirons l'an prochain par cette question , et immédiatement après, connaissant tout le plan de l'homme sur Dieu, ayant scruté les dons qui lui furent faits par l'inter- médiaire de la nature et les dons plus hauts et plus directs qu'il reçut de la grâce , nous nous arrêterons devant ce magnifique chef-d'œuvre de la divine bonté, non plus pour l'étudier dans ses dons mais dans ses actes. Nous le verrons aux prises avec la liberté, dé- positaire en elle de son propre sort et du sort de toute sa descendance, maître de tout perdre, maître de tout bénir, conduisant enfin dans son cœur le drame pieux et sanglant de nos communes destinées. C'est là, sous les ombrages vierges de l'Eden primitif, que je vous donne rendez-vous. C'est , dans l'ignorance du mal et dans la gloire toute jeune de Dieu, que nous re- trouverons notre premier Père : et nous, ses fils, qui préjugeons trop à nos malheurs quelle sera l'issue de tant d'innocence en tant de félicité, allons chacun à nos œuvres, et puissions-nous, dans une année, rap- porter ici moins de remords que de souvenirs, moins de fautes que de vertus, une âme capable d'entendre la chute de l'homme et digne de la réparer !

CONFÉRENCES

NOTRE-DAME DE PARIS.

ANNÉE 1850.

1)K LA CHUTE ET DE LA REPAHATION DE L HOMME.

30

]ONFEREiNCES

DE

NOTRE-DAME DE PARIS.

AIVIVEE tS30.

SOIXANTIEME COi^FERENCE.

du concours de la nature et de la grace dans l'homme primitif.

Monseigneur ' ,

Messieurs,

L'homme n'a quime lin, qui est Dieu. Mais, vous l'avez vu, il leud à celte Ou par deux degrés inégaux, l'uu indirect et inférieur, qui est la nature, l'autre direct et supérieur, qui est la grâce. Ces deux degrés par nous allons à notre fin unique se composent

' Monseigneur Sibour, archevêque de Paris.

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dos mêmes ôlémens, h\ vérilé ol l'amour : h vérilé par laquelle noire inlelligenee connaît Dieu , l'amour |)ar lequel noire volonté s'allaehe à lui. Mais, dans l'ordre naturel, nous ne connaissons et nous n'aimons Dieu qu'à travers le voile des choses créées , tandis que, dans l'ordre surnaturel, nous le connaissons tel qu'il se connaît, nous l'aimons tel qu'il s'aime, non pas d'abord parfaitement, mais en une manière qui nous prépare à la pleine vision et à la pleine posses- sion. Je vous ai dit pourquoi et comment; j'ai étudié avec vous l'existence, la nécessité et l'organisation de l'ordre surnaturel, et toutefois il me reste deux ques- tions à traiter pour que celte exposition ne demeure |)as incomplète. Ces deux questions sont celles-ci : Quelle est l'essence de la grâce? quel est le rapport de la grâce avec la nature?

MONSI'ÏCNEUR,

Ce n'est pas ma coutume d'adresser des hommages à l'archevêque de Paris chaque fois que je monte dans cette chaire pour y reprendre et y poursuivre les Conférences que la religion vient y tenir avec la jeunesse française; mais, après les actes mémorables qui ont signalé votre épiscopat pendant l'année qui s'achève, j'estimerais mon silence un défaut de mé- moire et ce défaut de mémoire une ingratitude. Le premier, .Monseigneur, par vos écrits d'abord, par

voire aulorilé inéliopolUaiiie cnsuile, vous avez réta- bli ces asscnil)lées \énéral)les qui sont le lien des Egli- ses, et dont les pouvoirs antérieurs s'étaient montrés si persévéramnient jaloux qu'elles étaient devenues comme une fable pour de longues générations. Vous avez eu même temps rappelé dans Paris, au cœur même de la civilisation européenne, ces ordres reli- gieux qu'un demi-siècle de persécution légale en avait bannis; vous leur avez ouvert des murs consacrés par le sang des martyrs; vous leur avez confié une église, un sanctuaire, et la France a vu dans sa capitale les mystères de Dieu célébrés publiquement par des bom- mes revêtus des insignes de la vie cénobitique. Per- sonne, Monseigneur, n'espérait ces choses; vous les avez accomplies par la force d'une double foi, la foi en Dieu protecteur de son Eglise, la foi en la patrie laissée davantage à ses propres inspirations. Vous avez cru en Dieu , vous avez cru à la patrie : Dieu vous a répondu, et la patrie vous a récompensé. Il y a longtemps, Monseigneur, que la Providence et la France marchent ici-bas de concert. A s'en tenir à la surface des choses, on peut douter qu'il en soit ainsi; mais quand on pénètre plus avant, on trouve la main de Dieu dans la main de ce peuple. Grâce au senti- ment que vous avez eu de cette antique alliance, vous avez ajouté à votre vie deux belles actions , à l'Eglise de France deux précieuses libertés, à la France elle- même deux sources d'un meilleur et plus pacifique avenir.

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Dieu, Messieurs, est le seul être surnaturel, parce (ju'il est le seul être qui ne soit pas créé, le seul qui soit au-dessus de toute nature créée et de toute nature créable. Si parfait que soit un être qui n'existe point par lui-même, il a ou peut avoir des égaux : Dieu seul est sans égal, parce qu'il existe par soi. De cette hauteur, qu'il remplit et nul ne saurait prétendre, il dispense une vie qui n'est pas la sienne , qu'il sus- cite par un acte de sa volonté, qu'il conserve de même , et qui, étrangère à lui, quoique venue de lui, forme en chaque être un fonds primitif qui est sa na- ture et son droit. Ce droit est une grâce déjà, mais une grâce qui consiste précisément à donner à l'être créé la propriété de soi-même. Dieu le peut, puisqu'il peut créer : ce qu'il ne peut pas, c'est de faire de sa vie divine la vie naturelle d'un autre que lui, le droit d'un autre que lui , la propriété d'un autre que lui. S'il lui plaît de la communiquer, cette communica- tion, toute intime qu'elle soit, demeure une grâce su- périeure à la nature qui en est honorée. Le fini reste toujours fini, le créé toujours créé, et Dieu toujours le seul Dieu; mais Dieu vit sans la créature, et la créature vit en Dieu.

Ce n'est pas seulement une effusion de la vérité et de la charité divines qui constitue ce que le chris- tianisme appelle éminemment la grâce : c'est plus encore, car Dieu s'y donne tout entier. Ecoutez Jé- sus-Christ : Si quelqu un m'aime , il gardera mes coiiimandemcns , et jnon Prre l'aimera, et nous

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viendrons à lui, et nous habiterons en lui*. Demeurez en moi et moi en vous. Comme le ra- meau ne porte pas de fruit s il nest inséré au tronc de la vigne, ainsi en est-il de vous-mêmes si vous nêtes insérés en moV^. Et s'adressant à son père en faveur de ses disciples, il disait : Je ne vous prie pas pour eux seulement, mais pour tous ceux qui croiront en moi par la parole , afin qu'ils soient tous un, comme vous, mon Père, vous êtes en moi et moi en vous , afin qu'ils soient tous un en nous et que le[monde croie que vous m'avez ensoyé^ . L'Ecriture abonde en expressions semblables sur l'u- nion réciproque de Dieu et de Thomme. La charité , dit saint Paul, a été répandue dans nos cœurs par L'Esprit saint qui nous a été donné "^^ Si l'esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts vivifiera aussi vos corps mor- tels, à cause de son esprit qui habile en vous ^. Nous avons été faits participans du Christ , si toutefois nous retenons fermement jusqu'à la fin le commencement de sa substance qui est en nous^. Et saint Pierre, surpassant, s'il est possible, l'énergie et la clarté de ces déclarations accumulées, recom-

' Saint Jean,chap . 14', vers. 23.

^ Idem, chap. i5, vers, i

' Idem, chap. 17, vers. 20 et 21.

* Epilre aux Romains, chap. 5, vers. Ji.

^ Idem, chap. 8, vers. 11.

" Epilre aux Hébreux, chap. 5, vers. M.

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mande aux premiers fidèles les dons et les promesses par ils ont été appelés au partage de la naiiire divine^. Ainsi, aucun doute n'est permis sur le sens il faut entendre l'union de l'homme avec Dieu dans l'ordre surnaturel. Cette union est une sorte de déification qui, sans confondre le fini avec l'infini, le créé avec l'incréé, les met dans un rapport si étroit, que non seulement l'homme pense comme Dieu et aime comme Dieu , mais que Dieu est dans l'homme par une pénétration réelle de sa substance , à la ma- nière dont le l'eu est dans le fer qu'il transfigure par sa lumière et sa chaleur sans le dénaturer ni se déna- turer lui-même. Ce n'est là, Messieurs, qu'une image, mais une image qui suffit pour entendre le mystère de la grâce, et même pour le justifier.

La science humaine a posé cet axiome : les corps sont impénétrables, c'est-à-dire que deux corps ne peuvent pas être l'un dans l'autre. La science divine, au contraire, a posé cet axiome : les êtres inférieurs sont pénétrables par les êtres supérieurs. Et la nature elle-même nous en donne la preuve dans ses phéno- mènes les plus vulgaires. Tout le monde sait que les corps y sont à deux états, l'un inférieur qui est la so- lidité, l'autre supérieur qui est la fluidité, et il n'é- chappe à personne que la matière fluide pénètre la matière solide et en est comme l'àme et la vie. Expo- sez le métal le plus dur à l'action d'une quantité suf-

' II"" l'iiilic, rli;ip. I, vers. i.

lisante de cliyieur, cl il cii sera liiciilol allciiil et pcnéiré jusque dans ses derniers replis. H s'amollira comme une cire; ses parties se dilateront sans se dis- joindre, et cette substance, qui semblait froide, im- passible, incapable de s'ouvrir à une autre, tombera par son alliance intime avec une substance plus éner- gique dans le mystère sensible de la liquéfaction. Elle ne cessera pas d'être elle-même; mais une autre sera en elle et avec elle, toutes les deux conservant leurs propriétés relatives dans cette fusion qui les unit sans les altérer. Ce que fait la chaleur , la lumière le fait, l'électricité le fait, le magnétisme le fait, et la vie ijfénérale de la nature n'est que le résultat de la péné- tration incessante des corps inférieurs par les corps supérieurs. Que tout à coup le soleil arrêtât l'émis- sion de ses chaudes ondes; que l'air ne transmit plus aux animaux, aux plantes, aux métaux, les iniluences invisibles qui courent sans se lasser jamais d'un pôle à l'autre de la création, à l'instant la respiration univer- selle suspendrait son mouvement, et l'univers glacé ne serait plus qu'un cadavre sous l'œil ému de son auteur. Voulez-vous que nous nous rapprochions davantage de nous-mêmes : qu'est-ce que notre vie? Est-elle autre chose que le phénomène de la pénétration do notre corps par notre àme? Ici, Messieurs, le mystère grandit, mais sans demeurer moins évident. 11 gran- dit, à cause de la dilléreuce de nature entre l'âme et le corps; il demeure évident, parce que nous eu som- mes plus que les témoins, en étant nous-mèiiîes les

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aciears. Nous nous sentons constitués ce que nous sommes par le rapport de deux substances distinctes , dont Tune manifestement supérieure à l'autre pénètre celle qui lui est inférieure, et y porte le mouvement, la sensibilité, la conscience, la connaissance et le vou- loir. Touchez le corps par un de ses cheveux, l'àme en est aussitôt avertie, et, sur quelque point qu'il vous plaise de renouveler l'expérience, la même soli- darité vous rendra la même réponse. L'àme est donc intimement présente au corps, jusque dans ses plus lointaines extrémités. Or, comment y serait-elJe pré- sente si elle en était séparée, si, au moyen d'une ac- tive pénétration, elle ne se glissait au cœur de chaque atome, de chaque particule même imperceptible de notre être corporel? Le phénomène si compliqué de la vie humaine , aussi bien que celui de la vie pure- ment sensible, est donc l'effet d'une seule cause, qui est la loi universelle de pénétrabilité des substances inférieures par les substances supérieures.

Et Dieu étant l'être souverain par excellence, celui qui donne et mesure à tous l'efficacité, faut*il entrer en élonnement s'il pénètre mieux et plus loin qu'au- cune de ses créatures, et si, à la lettre, non pas seu- lement pour lame, mais pour le corps, se vérifie le mot de saint Paul : Glorificale et portate Deum in corpore vestro , Glorifiez et portez Dieu clans votre corps ^. D'où vient que les premiers fldèles,

' !"■ EpiUe aux Corinthiens, chap. 6. vers 20.

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interrogés qui ils étaient et voulant dans une seule parole révéler à leurs juges les dernières profondeurs de la foi, leur répondaient avec un saint orgueil : « Je suis Tlîéoplîore, c'est-à-dire Porte-Dieu. » Telle est la certitude de tout chrétien qui a observé en lui les secrètes opérations de la présence ou de la grâce divine. Comme une mère sent au vif de ses entrailles l'enfant qu'elle y a conçu, ainsi le chrétien sent la vie divine qui habite en lui, et il en reçoit des secousses qui ne le trompent point sur l'hôte inefTable dont il garde le dépôt. Plus l'âme grandit en sainteté, plus elle est avertie de cette glorieuse cohabitation par des joies qui la meurtrissent et la rendent insensible à tout ce qui ne contient pas Dieu. 0 joies des saints, larmes inconnues , délices sans rivages, quiconque une seule fois a entrevu votre ombre dans son propre cœur, celui-là n'a plus besoin qu'on lui démontre l'existence de la grâce ni ce qu'elle est; il le sait d'une leçon qui ne s'oublie jamais et après laquelle nulle autre n'ap- prend plus rien.

La grâce, Messieurs, est de deux sortes, ou plutôt elle agit sur nous en deux manières, l'une transitoire et excitative, l'autre permanente et vivificalive.

Dieu d'abord nous touche, nous éveille, il frappe à la porte de notre âme, selon la belle expression dont il se sert dans saint Jean : Ecce sto ad ostium et pulso^. Quand un homme se présente au seuil de

' Apocalypse, liian. 3, \cis. 20.

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votre maison, vous êtes libre, fùl-il prince ou roi, de ne pas le recevoir. Vous êtes chez vous; votre maison est un sanctuaire inviolable, parce que votre âme y réside en son corps, et que votre personnalité serait en servitude si elle n'avait un asile elle put se soustraire à tous les regards et demeurer paisiblement et souverainement en soi. Cependant, tout sacré que soit le lieu d'un homme dans un pays l'homme est respecté, il est permis à la loi d'y paraître, si elle y vient armée d'un délit ou d'un crime par nous avons nous-mêmes méconnu et déshonoré nos droits. Mais ce que peut la loi humaine, Dieu se l'interdit à notre égard. Il se tient à la porte, il frappe jusqu'à ce que nous consentions à lui ouvrir notre âme; il nous per- met de le refuser, de le repousser, de lui dire : va- t-en, tu m'importunes! Et tous les jours, hélas! Dieu nous est importun, non pas seulement à ceux qui l'ignorent, mais à ceux qui le connaissent, qui l'aiment, qui le servent, à nous prêtres et religieux, dépositaires de ses oracles et de son sang. Trop livrés que nous sommes aux choses qui passent, et certains du retour de Dieu, nous lui disons sans remords : attends, ce n'est pas l'heure, je suis occupé de moi, je règle le sort d'une phrase, peut-être celui du monde, tu revien- dras! Dieu courbe la tête, il respecte la liberté qu'il nous a donnée, il s'en va, ou plutôt il reste, attendant (|ue nous soyons moins épris de nous et qu'un mé- compte ou une lassitude nous fasse sentir le besoin de son secours.

IfiO

Cor, tel est le but île la grâce, en tant qu'elle est Iransiloire et excilative, celui de nous aider par un secours divin à atteindre dans nos actes la fin surna- lurelle de notre création, qui est de connaître et de posséder Dieu directement. De même que le soleil ne cesse de verser la lumière et la chaleur à l'univers , quoique déjà Tunivers en soit pénétré jusque dans ses plus froides zones, ainsi Dieu ne cesse de verser dans les âmes, même en celles il habite déjà, le flot in- visible de sa propre lumière et de sa propre chaleur, afin de les soutenir dans les œuvres de vie que l'or- donnance des choses divines réclame incessamment de leur libre activité. A plus forte raison ce secours d'en haut est-il nécessaire aux âmes en qui Dieu n'habite point encore, et qui, privées de foi et damour, lan- guissent dans un éloignement doù elles ne revien- draient jamais si Dieu ne les cherchait le premier. Mais soit qu'elle prévienne, soit quelle concoure, la grâce excitative n'est que le moyen de Dieu pour nous attirer à lui ou pour nous confirmer dans cette étroite union qui est la grâce permanente et vivifi- cative.

Le monde. Messieurs, ne croit plus à cette union; il ne croit plus à la présence réelle de Dieu dans l'homme : mais aussi que voyons-nous et qu'est de- venu l'homme pour l'homme? est l'autorité, le respect, la vénération? Les anciens, tout mal éclairés (ju'ils fussent par les débris dune tradition corrompue, avaient conservé l'idée de rhabilalion de Dieu dans les

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choses, et même l'idolâtrie n'était qu'une vaste et fausse application de celte vérité. Ils croyaient qu'une image placée dans un temple et invoquée par un prêtre ap- pelait en elle une émanation de la nature divine : c'était trop. Mais du moins c'était un principe de gran- deur demeuré dans les ruines morales du genre hu- main. On savait que l'homme était petit, et qu'il avait besoin pour ne pas trop déchoir de reconnaître en lui quelque chose de la race des Dieux. On consacrait tout pour ne pas tout mépriser. Les Dieux se rencontraient à l'origine et dans le sang des nations, aux frontières de leur territoire, sous les murs de leurs villes, dans les prescriptions de leurs lois, et s'il était besoin de proclamer un prince ou un consul, encore que le peu- ple eût droit de le nommer au scrutin des comices ou de le recevoir des mains de l'hérédité, on ajoutait cependant quelque cérémonie à l'homme couronné par le suffrage ou par la tradition. On ne pensait pas qu'un acte d'élection ou de naissance tombé sur le corps d'un homme suffit pour le transfigurer aux yeux de ses semblables, et pour courber devant lui la majesté des armées, des magistratures et des volontés. 11 y avait au maitre-autel des Rheims de ce temps-là de saintes ampoules d'où descendait une huile mystérieuse sur le front des peuples et sur celui des rois, et quand Dieu avait résolu d'élever à la puissance quelqu'un de ces êtres fragiles qui doivent gouverner le monde en at- tendant qu'ils meurent, voici comment les choses se l)assaienl. Un pâtre, laissant son troupeau, montait

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à quelque ville habilée par un prophèle et reneontraiU un vieillard, il lui disait : « Savez-vous est le voyant? C'est moi qui suis le voyant, répondait le vieillard; dites au serviteur de s'éloigner, car j'ai à vous dire quelque chose de la part de Dieu. » El tirant une fiole remplie d'huile, mais qui avec l'huile contenait la foi du monde et la Providence du ciel , il la versait sur la tète de l'enfant avec ces fortes paroles . « Le Seigneur t'a sacré roi d'Israël ; va donc et fais tout ce qui te tombera sous la main ; car désormais la main de Dieu est avec la tienne. «

Maintenant nous n'avons plus de saintes ampoules ; nous avons l'habileté, la science, le génie, la vertu, la gloire, les scrutins magnifiques et populaires. Mais l'heure vient la foule, dédaignant son propre suf- frage, dit à l'habileté : tu n'es qu'un fourbe; à la science: tu n'es qu'un pédant; au génie : tu n'es qu'un fou; à la vertu tu n'es qu'un mensonge ; à la gloire ah! la gloire! L'exilé de Sainte-Hélène disait à l'un de ses derniers coufideus : « Nous étions comme le dôme des Invalides resplendissant d'or au soleil de l'été; mais la pluie du malheur est tombée sur nous, elle détache chaque jour quelque parcelle de l'or, nous ne sommes plus que du plomb, et bientôt un peu de terre. Voilà la gloire! Celle-là était grande, et pour- tant qu'a-t-elle laissé qu'un tombeau ? Ainsi tout périt dans notre âge, parce que tout y est humain. La grâce seule descend de l'éternité et y retourne, et en y con- duisant les choses et les hommes qui le veulent, elle

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leur donne encore en passant, par un surcroît qui ne lui coûte rien , la stabilité du temps.

Mais pourquoi? D'où vient que la nature, créée de Dieu, ne possède pas en elle-même de quoi s'assurer, dans sa propre sphère, un cours suffisant? Pourquoi riiomme, ce chef-d'œuvre de la création, a-t-il besoin (l'un élément supérieur et divin pour être même ici- bas quelque chose de complet? Cette question, Mes- sieurs, nous conduit à examiner quels étaient en Adam et quels sont encore en nous les rapports de la nature et de la grâce.

Or, en voici la loi exprimée dans cette courte for- mule : la grâce ne peut se passer de la nature, même dans les opérations de la grâce, et la nature ne peut se passer entièrement de la grâce, même dans les opé- rations de la nature.

Premièrement, la grâce ne peut se passer de la na- ture, même dans les opérations delà grâce: car la grâce étant une communion de l'être créé avec l'être incréé, il est nécessaire que l'être créé possède l'existence pour que cette communion s'accomplisse, et l'être créé ne peut posséder l'existence sans une nature quelconque qui devient le siège des dons extérieurs de Dieu. De plus, l'homme étant libre, la grâce ou l'action divine n'a de prise sur li\i qu'autant qu'il y concourt par un acte naturel de sa propre souveraineté. Si Dieu s'em- parait de l'homme sans que l'homme le voulût et y participât librement, l'ordre surnaturel serait la ruine (le l'ordre moral, et nous ne nous élèverions qu'en

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nous perdant nous-mêmes. C'est pourquoi la grâce, qui n'agit que sur la nature, n'agit aussi que de concert avec elle, libres toutes deux, souveraines toutes deux, produisant ensemble un résultat qui leur est commun, l'exaltation de l'homme à la vie de Dieu. Sans la grâce, la nature demeurerait éternellement ce qu'elle est; sans la nature, la grâce n'aurait pas même un sujet d'action.

Que si nous cherchons la part de chacune au suc- cès de l'œuvre qu'elles doivent simultanément accom- plir, nous y reconnaîtrons encore le besoin que la grâce a de la nature sous un autre rapport très-im- portant. Sans doute. Dieu est le maître du cœur hu- main ; il en a préparé tous les ressorts, il en connaît tous les replis, et il possède, dans une bonté aussi grande que sa puissance et sa sagesse , des attraits capables de toucher l'airain le plus endurci. Cepen- dant, à cause du respect qu'il porte à notre libre ar- bitre et aux lois générales de justice et d'harmonie dont il est la source, il n'use pas de tout ce qu'il peut dans tout ce qu'il fait. Si la grâce ne considérait en rien les mérites et les démérites acquis , l'état volon- taire où les âmes se sont placées, les obstacles inégaux (|u'elles opposent à l'influence divine, elle agirait avec une miséricorde aveugle qui détruirait ici-bas l'en- chaînement des causes et des effets, et substituerait au règne d'une Providence équitable le règne d'une pré- pondérance où la vertu de l'homme ne serait plus rien devant la perfection de Dieu. Aussi, n'en est-il r Ml. 31

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point (le la sorte. Les dispositions do la nature font quelque chose au succès de la grâce ; la grâce est la semence divine, mais la nature en est le champ, selon la belle comparaison de l'Évangile : Semen est Ver- bum Dei.... ager auteni est mundusK Et l'inégale préparation du champ l'ait beaucoup à l'inégal avenir de la moisson. Si bien que Jésus-Christ n'a pas dé- daigné de nous expliquer ^sous cette forme le secret de l'efficacité plus ou moins profonde de la grâce sur les cœurs. Une partie de la semence, nous dit-il, iomhe sur le chemin, elle est foulée aux pieds et mangée par les oiseaux du ciel. Le chemin, c'est la nature légère. Que de fois, Messieurs, depuis que je vous évangélise , n'êtes-vous pas sortis de Notre-Dame en vous disant à vous-mêmes : Pourtant, c'est la vérité! Mais à peine redescendus dans le plein air du monde, les oiseaux du ciel ont agité leur vol au-dessus de vous ; le vautour de l'ambition , la colombe des affections terrestres vous ont touchés de l'aile, et vous n'avez plus pensé à la figure sérieuse qui venait de vous apparaître entre le Calvaire et le Sinaï.

Une autre partie de la semence, continue la parabole, tombe sur la pierre, et elle s'y dessèche après y avoir germé. C'est la nature insensible, non pas méchante et cruelle , puisque la grâce y 1,'erme encore, mais la nature mathématique, si j'ose

' Sahil Luc. cliap. S. vcr>. 11. Saint MalthicMi. chap. t. "ï. vers. 38.

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(lire, qui ne senl qiu; le nombre, le |)()i(ls, la mesure, et qui, n'ayant jamais rencontré la cioncc image du Christ au terme inlle\ihle d'une équation , ne saurait penser qu'elle existe et qu'elle bénit le monde. C'est le rocher sur les flots, tel que l'Écriture nous dépeint celui qui avait été Tyr, nu, solitaire, blanchi par le passage des désolations, mais attirant encore à cet éclat l'aigle majestueux du Liban. Les vaisseaux le voient de loin, et, sans suspendre leur course qui porte la richesse aux nations vivantes , ils se disent entre eux : Tyr n'est plus, mais voilà l'aigle tyrienne fidèle au rendez-vous que les prophètes lui ont com- mandé.

L'Evangile nous révèle encore une troisième terre peu favorable à la fécondité de la grâce , en nous di- sant quune autre part de la semence tombe entre les épines et y est étouffée en croissant avec elles^ . C'est la nature confuse, germe d'une égale vie la vérité et l'erreur. Les esprits de cette trempe s'enor- gueillissent de tout voir et de ne céder à rien. Leur parle-t-on de Dieu, ils admirent celte grande idée qui plane éternellement par-dessus tous les mondes, et qui , visible à l'œil des simples comme à l'œil des sages, semble l'étoile polaire des esprits; mais ils y trouvent des difficultés qui refroidissent leur vol, et, sans nier cet être souverain, ils le réduisent dans leur cœur à une immense stérilité. Ainsi en est-il du Christ;

' Saint Luc, chap. 8. vers. îi ot snivans.

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ainsi do l'Évangile et Je l'Église. La lumière leur ap- paraît, mais l'ombre en même temps, et réelles loules deux , ils n'ont aucune force prépondérante qui les fixe à la vérité. Us vont de lOrient à l'Occident des choses, conservant, disent-ils, la neutralité de leur intelligence, mais au fond victimes d'une impuissance volontaire et étouffés au dedans d'eux par le dévelop- j)ement ingrat du oui et du non.

Enfin, Messieurs, l'Évangile nous dit qu'il y a une bonne terre la grâce de Dieu fructifie au centuple ; mais il ne la définit pas. Ce sera sans doute la nature qui n'est ni légère, ni froide, ni confuse, mais qui, unissant la simplicité à la chaleur et à la consistance, reçoit la rosée du ciel dans un vase elle se plaît, parce qu'elle y retrouve une image commencée du lieu d'où elle vient.

Ce peu de mots suffit pour vous expliquer comment la grâce ne peut se passer de la nature, même dans les opérations de la grâce : réciproquement, la nature ne peut se passer entièrement de la grâce, même dans les opérations de la nature. Je ne veux pas dire. Messieurs, que l'homme soit incapable de produire aucun bien dans Tordre purement naturel et moral sans un se- cours divin qui l'élève au-dessus de lui-même. Cette doctrine a été condamnée par l'Église, même à l'é- gard de l'homme déchu , à plus forte raison à l'égard de l'homme primitif, placé dans l'état de perfection je vous l'ai autrefois dépeint. Mais il n'en e3t pas moins vrai, et l'expérience nous le j)rouve depuis soixante

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siècles, que l'iioinine volontairement séparé de Tordre surnaturel tombe au-dessous de lui-même et manque de clartés contre l'erreur autant que de force contre ses passions. L'intelligence lui reste, mais obscurcie; la volonté lui est conservée, mais avec un ressort af- faibli. Il est aisé, Messieurs, de s'en rendre raison. Nous ne renfermons pas deux êtres en nous, l'un na- turel , l'autre surnaturel , l'un borné aux choses de l'espace et du temps, l'autre élevé par la foi et l'es- pérance aux choses de l'éternité : nous sommes un. De même que la différence substantielle de l'àme et du corps ne détruit pas l'unité de notre être, mais le compose, la différence hiérarchique de la nature 6t de la grâce ne divise pas notre personnalité, mais y verse abondamment la lumière de deux mondes et l'énergie de deux attraits. Une seule personne qui est nous- mème, une seule fin qui est Dieu , deux routes coor- données qui nous conduisent à cette fin unique, voilà l'homme. Que par une prévarication inscisée contre lui-même, il retranche quelque chose de ses dons, à l'instant il en souffrira dans le nœud qui les rassem- ble, et son être mutilé n'accomplira plus qu'impar- faitement le mystère total de ses fonctions et de ses destinées. Plus le coup portera haut, plus la chute sera sensible , et comme la grâce tient le sommet de nos facultés, sa soustraction ou son affaiblissement entraîne nécessairement après elle une lamentable diminution de notre être même naturel.

Ainsi, voulons-nous atteindre à la vérité sans le

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secours de la foi, sous prélexle que noire intelligence est nalurelleinenl éclairée de Dieu, à l'instant il se forme devant nous des nuages que les siècles appor- teront tour à tour aux plus grands esprits sans obtenir deux un souffle qui les dissipe pour jamais. Est-ce donc que la raison humaine n'est rien ? Est-ce donc que la philosophie est une vaine science? Ce serait outrager Dieu qui nous a donné la raison, et qui avec elle nous a permis de rechercher les causes premières de tout ce qu'il a créé. Les chrétiens eux-mêmes se sont appliqués à la culture de la raison, et, quoique enfans d'une sagesse plus haute, ils n'ont pas dédaigné le litre de philosophes , que nul , au ciel et sur la terre, ne leur a contesté. Mais ni la raison, ni la philosophie, qui en est le terme magnilique et suprême, ne suffisent à pénétrer la profondeur des choses s'entrelacent nos destinées. Appelés à une fin surnaturelle, il nous faut une lumière surnaturelle pour en avoir pleine connaissance, et si cette lumière nous fait défaut, nous n'entrevoyons plus ce que nous sommes que par des pressentimens obscurs, tels qu'on les rencontre dans les sages de l'antiquité. Nous devenons semblables à un aéronaute qui s'efforcerait de franchir l'air nous respirons avec le seul secours de l'air.

Il en est de même de la vertu. Si la nature renfer- mait lous nos droits et tous nos devoirs, il est mani- feste qu'elle nous donnerait avec eux la force de nous y tenir. Mais notre àme ayant été placée entre le monde des corps et le monde divin, tenant au premier parles

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sens, au second j>ar la gràee, elle n'a que dans celle-ci un contre-poids suKisant aux allrails qui la sollicitent du côté inférieur. La grâce vient-elle à lui manquer, parce qu'elle s'en est séparée volontairement, aussitôt la vague impure de la matière monte au foyer de l'âme et y verse sans obstacle son limon pesant et cor- rupteur. Tout levain généreux n'y sera pas détruit sans doute; mais il y sera couvert, et la vertu n'y poussera qu'avec peine des rejetons imparfaits, pres- que toujours déshonorés par de honteuses passions. Qui de nous n'a connu de belles natures à qui la foi seule manquait? En les voyant, l'amour naissait de lui-même, et une joie du cœur nous révélait la pré- sence et le charme du bien. Mais si la confiance ou la renommée nous ont fait descendre plus avant dans le mystère de ces créatures choisies, avec quel doulou- reux respect y avons- nous louché des blessures d'au- tant plus sensibles qu'elles répandaient un sang plus précieux. L'histoire des hommes les meilleurs qu'ait produits le paganisme, nous a dévoilé la profonde mi- sère de l'homme qui n'est point éclairé d'une lumière supérieure à la raison , et purifié au contact d'un élé- ment divin. 11 n'en est aucun dont la sagesse humaine n'ait eu à rougir par quelque endroit, et cette révéla- tion de leur vie, tout incomplète qu'elle soit, justifie ce mot terrible d'un homme célèbre : « S'il fallait choisir d'être connu tout entier ou ignoré tout entier, il n'y a pas d'homme qui ne préférât d'être ignoré tout eulier. » Ce n'est point Pascal qui a dit cela, vous

m)

pourriez le croire, et je me borne à vous détromper. Un seul genre d'hommes n'aurait rien à craindre d'une clarté totale répandue sur leur vie, ce sont les saints, c'est-à-dire ceux dont la nature a été soutenue el transformée par la grâce. Ceux-là peuvent se regarder jusqu'au fond, comme ces eaux limpides qui couvrent un sable pur, et l'œil ne discerne rien qu'il se re- proche de voir. Rachetés des souillures de la matière, si jamais ils les ont ressenties, délivrés des retours de l'égoïsme, unis à Dieu dont ils ont fait le principe de tous leurs actes et de toutes leurs joies, les saints s'é- coulent dans un honneur invisible jusqu'à ce jour su- prême où tomberont tous les voiles, les voiles de lame avec les voiles du corps, et rien n'étant plus caché, l'homme de la grâce apparaîtra tel qu'il est connu de Dieu dans la chaste nudité d'une irréprochable con- science.

Reste un autre élément de la vie humaine, par vous achèverez de voir pourquoi la nature a besoin de la grâce, même dans les opérations de la nature. L'homme n'ayant reçu qu'une fin, qui est Dieu, cette vocation infinie a nécessairement creusé en lui un abîme que Dieu seul peut combler. Et plus Dieu s'est approché de lui, plus il a versé dans son âme, au moyen de la grâce, les prémices et les arrhes d'une pleine possession, plus aussi l'abîme que con- tient l'homme, el qui est l'homme même, s'est ineffa- blement agrandi. En vain la nature y jette son im- mensité, elle y cause tout au plus rillusion d'une

iSl

pierre qui lomhe dans un gouflre ; le gouHre la re- roil, tressaille et subsiste. Ainsi riioniinc une fois ap- pelé et visité de Dieu, encore qu'il le méconnaisse ou l'oublie, demeure triste et béant, victime d'un mai dont il ne sait pas la source et qu'il a nommé la mé- lancolie. Les anciens l'ont connue, et Virgile l'a divi- nement exprimée dans ce vers qu'aucune langue ne traduira jamais :

Suiit Incrymœ rerum, et mentcm morUdia tanfjunt.

Cependant il s'en faut bien que ce mystérieux poison eût produit dans leur âme l'effet qu'il produit dans la nôtre. L'Antiquité n'avait pas vu Dieu, elle n'avait pas ouï l'Évangile, ni parlé à la croix : la nature lui était plus grande et plus profonde qu'à nous. Mais nous, chrétiens, baptisés, nourris du sang d'un Dieu, spec- tateurs de sa mort dans une vie qui n'a plus cessé, il nous est venu en l'àmc des tourmens que nous ne pouvons pas définir à nous-mêmes qui les ressentons. A peine dix-huit printemps ont-ils épanoui nos années, que nous souffrons des désirs qui n'ont pour objet ni la chair, ni l'amour, ni la gloire, ni rien qui ait une forme et un nom. Errant dans le secret des solitudes ou dans les splendides carrefours des villes célèbres, le jeune homme se sent oppressé d'aspirations sans but; il s'éloigne des réalités de la vie comme d'une prison son cœur étouffe, et il demande à tout ce qui est vague et incertain, aux nuages du soir, aux vents de l'automne, aux feuilles tombées des bois,

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une impression qui le remplisse en le uavraul. Mais l'est en vain : les nuages passent, les vents se taisent, les feuilles se décolorent et se dessèchent sans lui dire pourquoi il souffre, sans mieux suffire à son àme que les larmes d'une mère et les tendresses d'une sœur. 0 ûme! dirait le prophète, pourquoi es-tu triste et pourquoi te troubles-tu? Espère en Dieu^ ! C'est Dieu, en effet, c'est l'infini qui se remue dans nos cœurs de vingt ans touchés par le Christ, mais qui se sont éloignés de lui parinégarde, et en qui l'onction divine, n'obtenant plus son effet surnaturel, soulève néanmoins les flots qu'elle devait apaiser. Jusqu'en nos jours déjà blanchis, il nous revient de ces secous- ses d'autrefois, de ces apparitions mélancoliques que les anciens croyaient un apanage du génie, et dont ils ont dit : Non est magnum ingenium sine mekui- colià. L'àme, faiblissant par intervalles, se retourne douloureusement sur elle-même, elle redescend aux rivages de sa jeunesse pour y rechercher ses larmes, et , ne pouvant plus pleurer comme alors , elle se nourrit un moment de leur amer et joyeux souvenir. Tel est l'homme, grand par sa prédestination, in- férieur par sa nature. D'où vient que si la nature de- meure seule en lui , elle ne suffit pas plus à lui don- ner le bonheur qu'à lui donner toute la vérité et toute la vertu dont il a besoin. Cette singulière situa- tion n'a pas dépendu d'un caprice de Dieu; elle tient

' Psaume 42. vers. 5.

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à l'essence même des choses, et s'explique par un mol très-court : l'Iiomme ne peut pas être iiiiitii, cl cepen- dant il est appelé à jouir de l'inlini.

Vous trouverez , Messieurs , le secret de votre propre temps, temps douloureux que le christianisme seul peut guérir, et dont le christianisme pourtant élargit les blessures. Si nous comparons, en effet, les révolutions de l'antiquité avec celles dont nous sommes témoins, nous y remarquerons une grande différence de profondeur. Les doctrines ne jouaient aucun rôle dans les conflits intérieurs des anciens peuples : l'em- pire succédait à la république, Vespasien à Vitellius. Tne légion disait un mol à l'Orient, une autre en disait un sur le Danube ou sur le Rhin ; le sénat, considé- rant quel était le plus fort, adoptait le nouvel empereur et le saluait du nom d'Éternité. C'était l'éternité du jour en attendant celle du lendemain. Et ainsi se pour- suivait de changement en changement ce cycle vulgaire de l'ambition de quelques-uns aux prises avec les vices de tous. Aujourd'hui l'ambition subsiste , les vices aussi , mais les révolutions prennent leur source plus haflt, dans des idées générales dont on fait la cause de l'esprit humain, et les générations ne s'émeuvent qu'à ce prix. C'est l'erreur ou la vérité qui les ébranle, et même lorsqu'elles se trompent, elles ont cet hon- neur d'avoir été séduites par une pensée. Tant le christianisme a élevé l'homme au-dessus de lui-même! C'est pourquoi, Messieurs, les révolutions modernes étant doctrinales, ne iiniront pas comme celles de

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l'aïUiquilé, par un homme ou un accideul : elles ne finiront que par une doctrine. Or, le christianisme seul est une doctrine : seul il possède l'aulorilé qui commande et la charité qui persuade; seul il a connu, compris, annoncé la vocation surnaturelle de l'homme; seul il l'a tiré de terre et porté vers Dieu; seul il a le dépôt de la parole divine dans des prophéties vérifiées par l'histoire, et le dépôt de la grâce dans des sacre- mens éprouvés par les vertus dont ils sont la source; seul il résiste à l'effusion du mal, et le mal n'est si grand que parce qu'il s'attaque au christianisme, son seul ennemi. Vous donc qui êtes chrétiens, sachez toute l'importance de votre mission dans le siècle épouvanté dont vous faites partie. On nous parle d'ordre : c'est vous qui êtes l'ordre. On nous parle de paix : c'est vous qui êtes la paix. On nous parle d'avenir : c'est vous qui êtes l'avenir. On nous parle de salut : c'est vous qui êtes le salut. Car l'ordre, la paix , l'avenir, le salut, chez des nations formées par Jésus-Christ, ne peuvent sortir que d'une doctrine qui contienne toute la vérité, toute la vertu, toute la plénitude dont l'homme a besoin , et le christianisme seul répoifd à ces conditions. Attachez-vous donc à le faire connaître et à le rendre aimable ; semez l'Évangile dans les malheurs publics. 11 y germera tôt ou tard, et si nous ne recueillons pas nous-mêmes la moisson , du moins nous l'aurons préparée pour une postérité plus heu- reuse que nous.

SOIXAlME ET UNIÈME CONFERENCE.

l)i: L KlM'.ELVi:.

MESSiF.URS,

Le plan de la création vous est maintenant connu sous toutes ses faces, et l'homme en particulier, l'homme primitif vous est apparu tel que Dieu l'a- vait doué, appartenant par son corps au monde infé- rieur de la matière, par son âme à la nature et à la destinée des esprits, par la grâce à la région au-delà de laquelle il n'y en a point, c'est-à-dire à la région divine elle-même. Et dans tous ces ordres, Adam, le père du genre Iiumain , avait élé créé parfait. Son

àM

corps impassible ol immortel ne connaissait aucune (les misères qui accablent le nôtre et qui finissent par le conduire au lamentable repos du sépulcre; son in- telligence, miroir resplendissant de la création, avait reçu la clef de toutes les lois qui régissent l'univers sensible et l'univers moral, et la grâce, versant dans son âme le trésor de la vérité et de la cbarité divines, avait achevé cette créature bénie qui était à la fois le premier des sages, le premier des prophètes, le pre- mier des saints. Et Dieu, comme s'il eût craint que la terre ne fût pas suffisamment préparée pour un si grand hôte, l'avait placé dans un lieu de prédilection que l'Ecriture appelle du nom de Paradis de volupté; nom qui étonne nos oreilles, parce que nous ne pou- vons plus parler la langue sans tache des temps qui n'étaient point corrompus. « Là, dit Milton, se pro- » menaient nos premiers pères, Adam et Eve, Adam » le plus beau d'entre les hommes qui furent ses fils, » Eve la plus belle d'entre les femmes qui furent ses » filles; ils se promenaient en se tenant par la main, » et le silence était ravi. »

Cependant, Messieurs, c'est même dans cette per- fection et dans cette félicité que va s'ouvrir le drame sanglant de nos destinées, drame qui n'est pas achevé, dont vous faites partie, et qui, tout jeune encore après soixante siècles, se compose dans la postérité d'Adam des mêmes scènes par il commença. Vous l'allez voir naître; et si légère que vous soit restée l'impres- sion de cette lutte dans une jeunesse trop peu éclairée

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(le la lumière divine, cependant instruits par le eours même des choses vous prenez part et dont vous dé- pendez, peut-être vous sera-l-il possible d'entendre le mystère dont je vais vous présenter le spectacle et l'his- toire, le spectacle et l'histoire de la première épreuve à laquelle l'homme fut soumis. Mais pourquoi l'é- preuve? Pourquoi l'homme, destiné de Dieu à la per- fection et à la béatitude, avait-il une épreuve à subir? Il nous faut l'apprendre avant tout, et de vient que je pose ces deux questions : Qu'est-ce que l'épreuve? Quelle est l'épreuve à laquelle Adam, le père commun de l'humanité, fut assujéli ?

L'épreuve a pour but de faire connaître avec certi- tude la valeur d'un être. Tout être est une puissance qui demeure obscure et inappréciable tant qu'elle ne s'est pas manifestée par ses actes, et c'est l'épreuve qui lui donne lieu de se manifester. Cela est vrai même des êtres matériels qui n'ont aucune liberté d'action. On les éprouve par des moyens chimiques, afin d'arracher à leur substance inerte et silencieuse le secret de leurs propriétés. Combien plus l'épreuve sera-t-elle nécessaire pour démêler le fond d'une in- telligence libre, pour savoir ce qu'elle pense, ce qu'elle veut, ce quelle peut? Aussi l'Écriture dit-elle : Qui non est tenlatus, quid scit? L homme qui n'a -pas été éprouvé, que sait-iV? Il ne sait rien, parce qu'il ne se sait pas lui-même.

' Ecclésiasliqup, ehap. T^i. vers. 9.

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Le duc: de Grillon élaif l'enfermé dans une place assiégée qu'il avail charge de défendre. Un jeune homme de sa maison, pour lequel il avait des bontés, enlre un malin dans sa chambre en criant : « Monsei- gneur, tout est perdu, l'ennemi est dans la place. » Oillon se lève à la hâte, prend son épée, et il descen- dait précipitamment l'escalier, lorsqu'il entend der- l'iére lui un éclat de rire. 11 se retourne et dit au jeune homme : «Jeune homme, vous avez joué gros jeu; car si vous m'aviez trouvé faible, à l'heure qu'il est, vous seriez un homme mort. » Ainsi Grillon, ce capitaine auquel il avait été dit : «Nous avons combattu, et lu n'y étais pas! » Grillon, mis à l'épreuve du cou- rage, tremblait à la pensée qu'il aurait pu faillir, et il avertissait un enfant, qui s'était amusé de son grand cœur, qu'il avail joué gros jeu. En effet. Messieurs, louf homme qui en éprouve un autre joue gros jeu, et plus qu'il ne pense. G'est lecueil périssent tant de gloires et échouent tant d'amitiés, comme c'est aussi le phare d'où se répand sur la vertu la consé- cration d'une dernière et souveraine clarté.

Qu'est-ce donc que l'épreuve? L'épreuve est l'oc- casion offerte à un cire libre de se sacrifier au devoir ou de sacriûer le devoir à soi-même. Par vous voyez qu'il entre dans la notion qui la constitue plu- sieurs élémens, dont le premier de tous est la liberté morale. Sans la liberté morale, en effet, l'être ne se possède pas lui-même, il est instrument passif d'un antre ((uc lui. cl manquant ainsi de loulc valeur per-

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sonnellc, il devient inutile de l'éprouver. Il n'est rien, parce qu'il ne peut rien. C'est pourquoi, nous l'avons dit, Adam était libre, il était libre pour avoir une valeur devant sa conscience et devant Dieu ; et vous, ses héritiers, vous êtes libres aussi pour avoir aussi votre valeur. Vous êtes libres, afin de tirer de vous- mêmes une succession d'actes qui soient votre dot éternelle, qui forment le patrimoine inaliénable de votre immortalité; qui subsistent à jamais dans votre souvenir et dans le souvenir universel des intelligences dont Dieu est le chef, comme étant votre part dans l'œuvre que Dieu a commencée seul et que vous achevez avec lui. S'il vous eût donné le corps sans l'àme, et l'âme sans la liberté, vous seriez des étoiles sans doute et les plus belles du firmament; mais vous ne seriez que l'œuvre sans être l'ouvrier, et Dieu en vous regar- dant ne connaîtrait que sa puissance et que son pro- pre prix. L'épreuve alors ne vous fût pas venue ni au premier de vos pères : à quoi bon éprouver ce qui ne peut ni descendre ni grandir, et dont la réponse est infaillible comme le son que rend l'airain sous le fer qui le meurtrit?

La seconde idée contenue dans la définition de l'é- preuve, est celle du devoir. Car s'il n'existe pas de devoir pour les intelligences libres, tous les actes sont indifFérens; les uns ne sont pas justes, honora- bles, grands, héroïques, ni les autres honteux et ab- jects. Ils sont également indignes de blâme et d'es- time, et par conséquent incapables d'épreuve. C'est le

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devoir qui est le principe tlu mérite et du démérile, et qui donne lieu de sonder les âmes pour en faire jaillir le sacrifice el la vertu. Car l'idée du devoir en- traîne ridée du sacrifice, comme l'idée du sacrifice est celle même de la vertu. Je sais bien qu'on a prétendu confondre le devoir avec linlérêt , et qu'il y a toute une sagesse morale qui repose sur cette assimilation. Mais, dans la doctrine du christianisme, un abîme les sépare l'un de l'autre. Car, bien qu'il y ail à remplir son devoir un intérêt lointain et final, c'est un intérêt invisible , discutable , auquel on est libre de ne pas croire, et auquel la passion ne croit pas. Ce qui est clair pour elle, c'est l'objet présent qui la sollicite; tout le reste s'évanouit , pour ne laisser aux prises dans l'âme fascinée que la jouissance et le sacrifice; el si la passion est vaincue, elle ne l'est que par un acte de foi douloureux à l'idée du devoir. C'est mon devoir : tel est le mol suprême de la conscience. Ja- mais la conscience n'a dit : C'est mon intérêt. Si elle le disait, elle serait perdue, parce qu'elle se désarme- rait en substituant une idée basse à une idée géné- reuse, un calcul susceptible d'illusion à une cerlitude dogmatique absolue. Tout ce qui s'est fait de grand dans le monde s'est fait au cri du devoir; tout ce qui s'y est fait de misérable s'est fait au nom de l'inlérêt. L'histoire de l'homme aussi bien que son cœur ne permettront jamais de confondre deux mobiles qui sont plus que dissemblables, puisqu'ils sont ennemis, el au jour même Dieu couronnera les bons, rien

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ne brillera plus sur leur lêle récompensée que la naï- veté de leur dévouement.

Faut-il être pauvre? En vain me direz-vous que c'est mon intérêt, que tout le monde ne peut pas être riche, qu'en voulant sortir de ma position , je donne à ceux qui sont plus pauvres que moi le droit de sor- tir de la leur et de me dévorer. Ce raisonnement, fût- il irréprochable , il me semble , à moi pauvre , une dérision. Pourquoi ne maudirais-je pas mon sort? Pourquoi , fùt-il sans remède , n'accuserais-je pas la société, la nature, et Dieu qui les institua? Pourquoi m'interdirais-je l'envie et la haine contre les favoris du hasard? Ah! voulez-vous me toucher, prenez-moi par le côté généreux de mes entrailles. Dites-moi que la pauvreté est un grand sacrifice, que je suis un sol- dat aux frontières de la société, que j'y dois mourir, s'il le faut; que c'est ma vocation, ma gloire; que la vertu et non la terre sont le bien de l'homme; que Dieu lui-même, venu parmi nous, est dans la ca- bane du pauvre , qu'il a vécu avec eux , qu'il en a partagé les travaux et les humbles joies. Dites-moi que le temps n'a qu'une heure , et que le témoignage d'une bonne conscience a l'éternité. Je vous entendrai peut-être par le seul effort du cœur, et si j'ai la foi , je vous entendrai par tous les pores de mon âme. Je bénirai la place Dieu m'a mis; j'y démêlerai des grandeurs, et j'y susciterai des joies. L'espérance aussi planera par-dessus le sacrifice; mais, toute di- vine qu'elle soit et différente d'un intérêt visible et

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terrestre, elle ne viendra pourtant qu'après l'amour, à la seconde place , fille de la vertu et non pas sa mère.

Vous dounerais-je d'autres preuves? Dites-moi, si pris de compassion et d'amitié pour vos secrètes bles- sures, je voulais vous persuader d'être chastes, oserais- je bien vous dire que c'est votre intérêt? Votre intérêt! Sans doute, vous savez bien qu'en vous abandonnant sans mesure à la soif des sens , vous appellerez sur vous des infirmités honteuses suivies d'une mort pré- maturée. Mais de même qu'il y a un art de diriger l'acquisition d'une fortune injuste, n'y a-t-il pas aussi un art de diriger le nécessaire et le luxe des passions? N'y a-t-il pas un art d'épargner ses sens en les satis- faisant, de conserver sur ses lèvres et dans ses yeux la dignité d'un homme pur, tout en goûtant les dé- lices du mal? Le monde ne dit pas au jeune homme : «Vautre -toi dans la fange;» il lui dit: «Aie la sagesse du vice. Sache que le plaisir est une plante rare et délicate qui s'épuise vite : ne commets pas la faute de la flétrir en un jour; ménage-la comme une divinité que la nature a mise en toi; bois avec mesure, en faisant une libation aux Dieux, afin de t'arrêter au point l'infamie succède à la jouissance, et la mort punit l'excès de la vie. » Voilà le langage du monde, et comment il couvre de voiles et de fleurs et du ban- deau nuptial toutes les corruptions et tous les périls de la volupté. Mais moi, si quelquejeuneàmea louché mon cœur de tendresse, et que je veuille faire tomber

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de ses mains la coupe Irompeusc du mal, je lui dirai: « Ami, cnfanl de la mère et frère de la sœur, enfaul de la mère qui t'a mis au monde dans la continence sacrée du mariage, frère de la sœur dont tu gardes et dont tu respires la vertu, ah! ne déshonore pas en toi-même ce grand bien qui t'a fait homme. Sois chaste, ami, conserve dans une chair fragile l'honneur de ton âme, la source religieuse d'où s'épanche la vie et fleurit l'amour. Prépare à la couche future des amitiés saintes, des embrassemens que le ciel et la terre puissent bénir; sois chaste pour aimer longtemps el pour être aimé toujours. 11 y a au monde , entre ta mère et ta sœur, entre tes aïeux et ta postérité, une frêle et douce créature qui t'est destinée de Dieu ; cachée à tous les regards, elle nourrit en silence la fidélité qu'elle te promettra ; elle vit déjà pour loi qu'elle ignore, elle t'immole ses penchans, elle se re- proche tout ce qui pourrait déplaire un jour au moin- dre de les désirs : ah! garde-lui ton cœur comme elle te garde le sien ; ne lui apporte pas des ruines en échange de sa jeunesse; et puisqu'elle se sacrifie pour toi par un amour anticipé , fais à ce même amour, dans les replis de tes passions, un juste et sanglant sacrifice. »

Voilà, Messieurs, voilà le langage qui peut susciter la vertu, et que serait-ce si je vous parlais de la vertu poussée jusqu'à l'héroïsme? Quel intérêt, par exemple, animait ce martyr chinois à qui le bourreau deman- dait quelque argeni pour lui abaltreia tète d'un coup,

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et qui répondait : >< Abals-la en autant de coups qu'il te plaira; pourvu qu'elle tombe, cela suffit; quanta mon argent, j'aime mieux le laisser aux pauvres!» Quel intérêt animait Régulus, lorsque, ramené de Carlhage à Rome sur sa parole, il conseillait au sénat de ne pas signer la paix après une défaite, sûr qu'en donnant ce conseil il se vouait à un supplice inexorable et lâ- che? Mais je me lasserais, Messieurs , et je vous las- serais par ces questions. Périsse donc une fois pour toutes cette idée de l'intérêt appliquée à l'accomplis- sement du devoir! Entre le devoir et l'intérêt, il existe le même rapport qu'entre Régulus et ses bourreaux, entre Rome et Carthage : Carlhage était une boutique, Rome était le Capitole, Fnaitre du monde.

Et maintenant il vous est aisé de comprendre le but suprême de l'épreuve. Ce but est de connaître par un acte irrécusable la quantité de sacrifice qui est con- tenue dans une âme. La connaissez-vous, Messieurs, v^tre quantité personnelle de sacrifice? Savez-vous jusqu'où vous iriez dans l'abuégalion de vous-mêmes en présence d'un devoir? Vous ètes-vous mesurés avec la pauvreté, l'exil, la torture, la mort, le déshon- neur? Et pourtant vous ne valez quelque chose que par cette quantité, qui gll obscure et inconnue au fond de voire âme. Ce n'est ni le génie, ni la naissance, ni la fortune, qui déterminent la valeur réelle d'un homme : ce sont des dons de Dieu dont on peut user ou abuser, et qui d'eux-mêmes conduisent indif- féremment à l'opprobre ou à la gloire. Le génie oblige,

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la naissance el la fortune aussi, et à quoi obligenl-ils, si ce n'est à de plus héroïques dévoucmens"? C'est pourquoi, si vous tenez à connaître ce que vaut un homme, nieltez-Ic à l'épreuve, et s'il ne vous rend pas le son du sacrifice, quelle que soit la pourpre qui le couvre, détournez la tête et passez : ce n'est pas un homme.

Mais comment mettre à l'épreuve? comment, pour me servir du langage algébrique, dégager cette grande inconnue du sacrifice au sein d'une âme qui s'ignore elle-même?

Je ne sais. Messieurs, si les anciens avaient fait un Dieu de l'occasion ; je le crois, car il n'est guère de chose puissante à laquelle ils n'eussent accordé le vê- tement de la divinité. Or, l'occasion est une chose puissante : sans elle tout avorte, avec elle tout réussit. Auguste, au temps de Scipion, n'eût été qu'un homme vulgaire; avec la décadence de la républi- que, il eut ce qu'il fallait de vices et de vertus pour inaugurer l'empire romain. Et toute vie en est là. 11 n'est pas un de nous qui , regardant en arrière dans sa destinée, n'y découvre des accidens dont la rencontre a été souveraine : c'est l'occasion. Et de même qu'il y en a dans l'ordre de la fortune , il y en a aussi dans l'ordre du bien et du mal ; de même qu'un champ de bataille fait le grand capitaine, un autre champ de bataille fait un autre genre de héros. Un pâtre enlevé sur mer par des pirates devient saint Vincent de Paul; Louis XVI en rencontrant l'écha-

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laud dérobe l'àme d'un martyr. Et ainsi l'épreuve mo- rale n'est autre chose qu'une occasion de sacrifice qui nous est offerte par la Providence, afin qu'en l'accep- tant ou la refusant, nous manifestions le degré de fai- blesse ou de vertu qui est en nous, ou plutôt afin que nous saisissions dans la difficulté même la raison d'un élan vers Dieu par l'obéissance au devoir.

Ne vous étonnez donc pas, Messieurs, qu'Adam , notre premier ancêtre, ait été soumis à l'épreuve, et que la vie de l'humanité se soit inaugurée par une situation qui n'a pas cessé d'être la nôtre. Aujour- d'hui comme alors la vie de l'homme est une épreuve, et les sages eux-mêmes, en considérant l'étrange va- riété des choses dont nous subissons la loi , n'ont pu s'empêcher d'y reconnaître le dessein d'une Provi- dence qui essaie nos forces dans la lutte et prend plaisir à nos vertus. Voici, disait Sénèque, un spec- tacle digne de Dieu, un homme aux prises avec V adversité, Ecce par Deo spectaculum, vir cum adversis compositus. C'était la même chose que di- sait saint Paul, dans un langage encore plus grand : Spectaculum facti sumus mundo et Angelis et ho- minibus , Nous avons été donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes^. Ce spectacle dure encore, et il ne finira qu'avec la vie présente du genre humain. Toujours sur sa route, l'homme ren- contrera des circonstances qu'il n'aura pas choisies,

' l'''^ Kpilre aux Coiinlhiens, chap. i. vci>. î*.

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et qui le meltronl dans la nécessité de se |)r()noncer par un acte entre le bien et le mal, entre le devoir et la passion. El plus la sagesse divine prendra intérêt à l'élever, plus elle tracera autour de lui la sublime circonvallalion de l'épreuve, lui tendant des pièges proportionnés à sa force et l'aidant par le péril à la joie du dévouement. Encore qu'il n'y eût en cela au- cune volonté expresse de la Providence, la chose naî- trait d'elle-même, par le seul entrelacement des acti- vités libres, et les vicissitudes inévitables qui doivent en résulter; mais Dieu l'a voulu formellement, avant même que le cours naturel des générations eût amené sur la scène du monde les tragédies innombrables qui nous éprouvent, les uns dans le bruit, les autres dans l'obscurité, mais tous efficacement. Je vous en ai dit la raison, et nous n'avons plus qu'à savoir quel genre particulier d'épreuve Dieu prépara au premier homme dans les solitudes fortunées de l'antique Eden.

L'incrédulité n'a rien omis pour appeler le ridicule sur cette page de l'histoire religieuse. Elle a feint de croire, peut-être même a-t-elle cru sincèrement, que les rapports primitifs de l'homme avec Dieu, teis que le christianisme les expose, avaient eu pour base un commandement arbitraire donné par Dieu sans motifs et violé par l'homme sans raison. C'est confondre d'a- bord le devoir avec l'épreuve. Le devoir d'Adam , la loi naturelle et divine dont la lumière formait sa con- science, c'était la loi même qui fut i)romulguée au Sinaï et renouvelée dans TEvan^ïile : Tu ((ùneraft Ir

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Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton àme, de tout ton esprit , et ton prochain comme toi-même^. Entre Dieu et les intelligences libres, il n'y a pas d'autre loi; car toutes les autres découlent de celle-là, et celle-là est l'ordre éternel, nécessaire, absolu , qui règle les rapports de tous les êtres mo- raux entre eux et avec leur créateur. Quiconque ar- rive à la vie dans une substance pensante, tombe sous le coup de ces deux mots qui éclairent l'éternité : Tu aimeras! Adam les avait lus dans son àme dès qu'il s'éveilla du néant; il les avait lus en Dieu à la lueur de la grâce : son devoir était d'y être fi- dèle en aimant Dieu, qui l'avait aimé le premier. Voilà quelle était entre eux la question, et sur quoi se jouaient les destinées du genre humain.

Mais le devoir appelle l'épreuve, je l'ai montré tout à l'heure, et il l'appelle surtout quand le devoir est l'amour. Car l'amour suppose le dévouement, et le dé- vouement ne se produit qu'à l'aide d'une occasion qui lui est donnée. II fallait donc qu'Adam rencontrât dans les joies de l'Eden quelque chose qui, sans détruire sa félicité, lui permît de s'élever jusqu'au sacrifice. Et que pouvait-ce être? Si nous le regardons du côté du corps, il était impassible et immortel. Du côté de la nature, il en était le roi obéi et respecté. Du côté de l'intelligence, il savait tout, et les mystères dont il n'avait pas l'intuition directe à cause de leur profon-

' Saint Matthieu , chap. 22, vers. 37 cl 39.

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deur surnaturelle, Dieu lui en avait donné prophéti- quement la révélation. Du côté de l'ànie, il était heureux , de tout le bonlieur d'une innocence sans tache, d'un amour sans nuages, d'une plénitude sans vide, et d'une espérance infinie. H était, en un mot, par nature et par grâce, en dehors de toute occasion de sacrifice, et par conséquent de toute épreuve; car le libre arbitre n'est pas l'épreuve à lui seul , il n'en est qu'un élément. C'était donc une nécessité qu'il intervînt quelque circonstance étrangère qui , sans diminuer en rien l'intégrité de ses dons , lui donnât lieu de choisir entre le bien et le mal. Dieu y pourvut eu plaçant au centre même du paradis terrestre une réalité symbolique qu'il appela d'un nom mystérieux, l'arbre de la science du bien et du mal, et auquel il défendit au premier homme de toucher sous peine de mort. Je dis une réalité symbolique pour vous épar- gner d'un seul mot la tentation de vous méprendre, et de ne voir qu'un arbre et un fruit propres tout au plus à éprouver le cœur d'un enfant. Eh! Messieurs, est-ce que vous ne savez pas que l'idée change tout ? Est-ce que vous ne savez pas que la première chose ve- nue se transfigure sous le burin qui la symbolise? Est- ce que l'Helvétie du quatorzième siècle eut un caprice d'enfant, lorsqu'ayant abattu la domination de Gésier, elle choisit l'arbre auquel ce gouverneur avait attaché le signe de sa tyrannie pour en faire un signe d'af- franchissement et le symbole gloiieux du triomphe national? Est-ce que vous croyez qu'alors un arbre

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est un arbre'? Est-ce que vous ignorez qu'un drapeau est une nation , et que la main qui le porte le re- tiendra au prix de mille morts plutôt que de laisser dans la boue d'une bataille ce signe de l'honneur? Allez donc, pour le plaisir de blasphémer contre le christianisme, allez dire à un régiment qui est en ba- taille devant l'ennemi d'abaisser son drapeau ; allez dire au peuple de Guillaume Tell d'abattre son arbre, de le coucher par terre et de le brûler! Otez aussi, ôtez de vos places, de vos palais , de vos temples, les symboles nationaux qui rappellent aux regards et à la pensée les saintes traditions du passé et les promesses de l'avenir! Je vous le demande, y a-t-il un homme sensé capable de tels actes et qui ne sache respecter l'idée dans sa forme extérieure?

Vous-mêmes, Messieurs, qu'est-ce que vous êtes? N'êtes-vous pas de la terre pétrie, du sang, de la chair? Quoi donc vous fait grands ? Ce qui vous fait grands, c'est l'idée vivante qui habite en vous. Eh bien ! de même que Dieu a jeté une âme dans un corps , vous aussi, imitateurs de sa puissance, vous jetez une àme dans un morceau de bois ou d'étoffe. Un drapeau, c'est de la toile au bout d'un bâton , mais un bâton qui vit, une toile qui parle et l'âme de trente mil- lions d'hommes a passé avec toute son histoire et toute sa vertu. Ainsi en était-il, au paradis terrestre, de cet arbre fameux Dieu avait résumé sous un nom significatif tout le mystère du bien et du mal. Il était une idée, nn symbole, la limite morale que Dieu

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avait posée à la souveraineté de l'homme, pour éprou- ver dans son obéissance la vérité de son amour. Là, en ce seul point, Adam rencontrait l'occasion de se souvenir qu'il n'était qu'une créature, et que, roi du monde visible, il était le sujet de Dieu.

Il y rencontrait encore un autre genre d'épreuve. Sans diminuer la perfection et la félicité de son intel- ligence, l'arbre symbolique de l'Éden lui parlait d'une sorte de science mystérieuse et terrible dont il n'avait pas la clef. Adam connaissait le bien directement, il ne le connaissait pas, heureusement pour lui, par l'ex- périence de son contraire, par l'expérience du mal. Or, c'est une grande science que le mal. Elle est la seconde révélation , celle que Dieu a préparée aux aveugles qui refusent devoir la première, et son éclat ténébreux ne contribue pas moins que la lumière di- vine à maintenir sur la terre le règne de l'ordre et de la vérité. Après Dieu, il n'y a pas de plus grand révé- lateur que l'âme d'un scélérat ; après l'enseignement de l'Eglise fondée sur Jésus-Christ, il n'y a pas de plus salutaire enseignement que celui des sectes qui trament dans l'ombre par leurs doctrines et leurs actes le renversement du monde moral. Esprits superbes, vous n'écoutez pas l'Evangile du bien, vous entendrez tôt ou tard l'Evangile du mal. Vous ne voulez pas croire à Dieu qui vous manifeste la loi de la société, vous croirez aux ruines qui vous rediront un jour la même loi. C'était de cette révélation que Dieu mena- çait le premier homme en mettant sous ses yeux , au

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centre de sa demeure, l'arbre prophétique de la science du bien et du mal. Et par là, en même temps qu'il l'avertissait de soumettre son intelligence à l'intelli- gence divine, il le mettait à l'épreuve d'une seconde limite, la limite de l'inconnu en face de l'esprit. Der- rière ce voile, qu'il pouvait déchirer, qu'y avait-il? Nous le savons. Messieurs, nous ne le savons que trop pour notre malheur : il y avait l'histoire de l'huma- nité déchue, la révolte de nos sens contre la raison, l'obscurcissement de la vérité, la séparation des hom- mes en races ennemies , la guerre, la servitude, le sang, les larmes, la mort. Nous le savons, Adam l'i- gnorait. La clarté de ses yeux lui montrait tout le bien, parce que le bien était partout devant lui; elle ne lui montrait pas le mal , parce que le mal n'était nulle part. Ou s'il le voyait, c'était d'une vue abstraite, par voie de conclusion, et son intelligence n'était pas moins sollicitée par cette science mystérieuse que Dieu lui cachait derrière le symbole interdit à sa souve- raineté.

Enfin une troisième épreuve y était encore renfer- mée, d'un ordre inférieur, il est vrai, mais nécessaire pour que l'homme tout entier eût part au mérite et au démérite de son choix. L'arbre de la science du bien et du mal, bien qu'étant une idée et un symbole, était aussi une réalité, et en tant que réalité il corres- pondait aux sens de l'homme dont il limitait la jouis- sance par le devoir. C'était le côté accessoire de l'épreuve et son complément, tandis que l'incrédulité

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a voulu en faire la chose principale, afin de jeter une couleur puérile sur le drame qui a décidé du cours de nos destinées. Vu à son rang, cet accessoire était dans l'ensemble de l'épreuve ce qu'est le corps dans l'orga- nisation totale de notre vie, et pour s'en moquer, il faudrait auparavant avoir séparé notre âme de l'en- veloppe qui la retient. La beauté morale des choses tient à leur harmonie, et il est aisé de les défigurer , en ne regardant que la face par elles regardent elles-mêmes le monde inférieur. Tant que l'homme contiendra le limon dont il fut pétri, tant que le ver de terre aura le droit d'y reconnaître sa pâture, il y aura en nous une parenté avec la plus profonde misère, et cette misère faisant contraste avec notre côté su- blime, nous serons facilement la proie des esprits qui, à l'imitation de Cham, voudront lever le voile de notre nudité. Oui, cela est vrai , même au jour de notre création, dans la splendeur de notre premier soleil, lorsque nous étions vierges, saints, rois, immortels et presque déjà divins, il y avait en nous des sens que la beauté d'un fruit pouvait séduire, et notre âme, toute grande qu'elle était par son essence, pouvait se rendre complice d'un vil désir et en accepter la lamentable solidarité. En doutez-vous? Si vous n'en doutez pas, respectez les desseins de Dieu qui vous en a crus capa- bles, et n'attribuez pas à l'épreuve qu'il nous fit la bas- sesse qui n'est qu'en nous. Cette épreuve devait nous toucher, et elle nous touchait par tous les points vul- nérables de notre être : elle était sublime à l'endroit

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nous sommes sublimes, petite à l'endroit nous sommes petits. Elle nous traitait en Dieux et en enfans, parce que nous sommes des Dieux et des enfans. C'est pourquoi la divine Providence, qui nous connaissait bien, afln de maintenir dans l'épreuve l'équilibre entre le bien et le mal, avait placé en face de l'arbre repré- sentatif du péché et de la mort, un autre symbole représentatif du devoir et de l'immortalité, qu'il avait appelé l'arbre de la vie. Parallèle touchant, qui avait pour but de ne jamais laisser l'homme en présence d'un attrait sensible pour le mal , qu'en lui offrant le secours d'un attrait sensible pour le bien.

Tel était donc en Eden l'état de la question ; telle l'épreuve à laquelle avait été soumis le père du genre humain. Et si vous vous en étonnez encore, mettant de côté l'Ecriture et la raison, j'en appellerai au spec- tacle même qui est sous vos yeux.

L'Eden n'est plus, mais l'homme vit. 11 a emporté de son berceau, à travers les siècles, les ruines de tout ce qui lui avait été donné, son corps, son âme, son Dieu, et aussi son épreuve. Rien n'est changé en lui et autour de lui substantiellement ; il est tout lui- même avec un coup de foudre. Regardez-le donc, et dans l'homme déchu, reconnaissez l'histoire de l'homme virginal. Il n'y a pas deux drames dans l'hu- manité, il n'y en a qu'un. Comme une limite avait été posée à la souveraineté, à la science et à la jouis- sance d'Adam pour l'éprouver, ainsi subsiste-t-elle pour vous éprouver aussi. Il y a une limite à votre

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souverainclé : pouvez-vous tout? à votre science : sa- voz-vous tout ? à votre jouissance : jouissez-vous de tout? Vous n'oseriez le dire. Et vous soutirez de cette triple limite, elle vous importune, elle est la cause sans cesse renaissante ou de votre soumission à Dieu ou de votre révolte contre lui. Humblement acceptée, comme une situation voulue du plus légitime et du meilleur des maîtres , elle produit en vous l'ordre et la paix, qui retombent ensuite autour de vous, dans la société domestique et civile, en fruits heureux d'une paix et d'un ordre plus grands. Rejetée par l'orgueil, elle vous livre aux hasards d'une convoitise sans frein du corps et de l'esprit, et prépare au monde les bou- leversements dont se compose l'histoire de l'huma- nité. Votre épreuve est donc la même que celle d'A- dam : elle part des mêmes idées et touche aux mêmes points de l'âme. Et si vous y regardez de plus près, vous discernerez aisément sur vos tètes les rameaux entrelacés de l'arbre de la vie et de l'arbre de la science du bien et du mal , tous les deux organisés , actifs, immortels, et se disputant dans une guerre im- placable la direction de vos facultés. N'entendez-vous pas une voix du dehors qui vous dit : La souveraineté vous appartient. L'homme est le terme le plus élevé de la vie universelle qui se résume en lui, et sa vo- lonté est le seul principe du juste et de l'injuste, la seule loi de ses actes, et leur seule sanction. Quicon- que reconnaît une autre autorité est un esclave, et quiconque l'établit un lyran. Arrière aussi les ombres T m. :j3

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(in sancinairp, los dogmes (jnc la raison n'a pas fails, el qu'on voudrail lui imposer au nom d'une vérilé supérieure el mystérieuse. La raison el la vérité no sont qu'une chose; la raison voit tout ee qui peut être vu, et tout ce qu'elle ne voit pas n'est pas. Arrière encore la tempérance et la retenue, ces autres entraves de la nature humaine trompée, par on lui ravit le libre essor de ses désirs. L'homme peut tout, il sait tout, il doit jouir de tout.

Cette voix, Messieurs, (luelque nom de secte ou de système que vous lui donniez, celte voix antique qui précède el qui suit tous les crimes, qui les précède pour y exciter , qui les suil pour les justifier, celle voix, c'est l'arbre de la science du bien et du mal. Elle rencontre trop souvent un complice au dedans de vous, mais elle n'est pas vous-mêmes. Elle vient du dehors, elle est une puissance assise qui prend voion- liers toutes les autres à son service, et s'il n'en élail une austère el incorruptible qui la lient en échec, il y a longtemps que la terre ne sérail plus qu'un cloa- que et l'homme une débauche. Mais, heureusement, l'arbre de la vie n'a pas cessé non plus d'élcndre sur vous ses rameaux protecteurs. 11 oppose ses leçons el ses fruits aux leçons et aux fruits de son terrible ri- val. 11 nous invite à respecler les conditions divines de notre sorl, qui sont la dépendance de Dieu, la foi en sa parole et ses promesses, le règlement des désirs par l'esprit de sacrifice. Ici même, Messieurs, vous entendez celte seconde voix. Les deux réalités qui se

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dispulaient le cœur dAtlam an paradis icrrestre se disputent le vôtre; l'arbre de la vie est à votre droite; l'arbre de la science du bien et du mal à votre gau- che, et votre destinée personnelle, unie à celle du monde, dépend du choix que vous ferez.

Je ne vous en dis pas davantage. Il y a un siècle, mes paroles fussent tombées sur une génération trop loin de Dieu pour reconnaître son histoire dans ces mots de la Genèse : Vous ne toucherez point à V arbre de la science du bien et du mal, sous peine d^en mourir^. C'était l'heure de l'ignorance et du mépris. Mais le livre de la révélation , ce livre Dieu écrit toujours, a tourné une de ses feuilles, et le monde a vu dans le sang les vérités qu'il ne voyait pas dans la joie. Fils aînés de celte grande instruction, elle se poursuit en vous, et si elle ne vous donne pas encore la foi, elle vous approche au moins du respect. Je vous en félicite. Le voyageur inexpérimenté qui tra- verse les sables du Nil rencontre quelquefois sous ses pieds une pierre qui le frappe par sa forme ou sa solitude; il s'incline et la soulève, pensant y trouver peut-être un vestige d'antiquité. L'imprudent! Il ne sait pas qu'elle couvre un céraste dont un seul mouvement peut lui causer la mort. Ainsi en est-il du christianisme. C'est une pierre gisant dans les sables du monde , et que le premier venu insulte aisément comme un débris : mais elle contient la mort avec la

' (^liap. '2. \ci's. 17.

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vie, et la maiu qui la touche avec imprudence y reçoit une leçon qui rejaillit eu bienfaits sur de plus respec- tueux scrutateurs. Vous serez de ceux-ci, Messieurs; les malheurs de vos pères vous ont mûris pour la vérité. Vous souffrirez vous-mêmes , parce que vous avez louché vous-mêmes à l'arbre de la science du bien et du mal ; mais vos souffrances ajoutées à celles de vos pères combleront en vous l'abîme de l'erreur. Vous vivrez, vous reconnaîtrez votre place dans le monde, et, renonçant à une indépendance stérile et chiméri- que, vous attendrez de Dieu qui vous a tout donné la révélation dernière de vos destinées. Le regard tourné vers lui , quelle que soit l'épreuve qu'il vous envoie , richesse ou pauvreté, gloire ou jours obscurs, vous aurez le courage de votre vocation, parce que vous eu aurez le dévouement. Et si jamais les vicissitudes d'un siècle agité vous préparaient des périls et des devoirs plus grands que ceux d'une vie commune, si moi- même avec vous je devais rencontrer l'occasion de vous donner l'exemple en m'aidant du vôtre, j'espère que la même foi nous inspirerait la même vertu, et qu'on trouverait par terre le corps du prêtre à côté du corps du jeune homme, tous les deux ensevelis "dans la communauté d'un seul âge, l'âge du sacrifice, qui est l'âge même de l'éternité.

SOIXANTE DEUXIÈME CONFÉRENCE.

DE LA TENTATION

Monseigneur ,

Messieurs ,

Le libre- arbitre est le point de départ de l'ordre moral et religieux, et la première conséquence du libre-arbitre est l'état d épreuve; je vous l'ai fait voir dans notre dernière Conférence, en même temps que je vous exposais la nature de l'épreuve à laquelle fut soumis le genre bumain. Vous attendez peut-être que je vous dise quel en fut le résultat, et ce que fit Adam,

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placé qu'il élail entre l'arbre de la vie et l'arbre de la science du bien et du mal. Non pas encore, Messieurs, car entre l'épreuve et le choix se pose un intermé- diaire, qui est la tentation. L'épreuve, nous l'avons dit, est une occasion qui donne lieu à l'être libre de se prononcer pour le bien ou pour le mal ; la tentation est l'acte d'une intelligence qui use de ses forces pour entraîner au mal une autre intelligence, ou pour la déterminer au bien. J'avoue cependant que, dans le langage ordinaire et même dans celui de l'Ecriture, le mot de tentation se prend volontiers au sens de l'é- preuve; c'est ainsi que l'archange Raphaël dit au pa- triarche Tobie : Parce que vous étiez agréable à Dieu , il a été nécessaire que la tentation vous éprouvât . * J'avoue encore que ce mot signifie plus ordinairement une suggestion au mal qu'une sugges- tion au bien; c'est pourquoi l'apôtre saint Jacques fait remarquer que Dieu ne lente personne^. Toute- fois, David a dit dans ses psaumes : Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi, brûlez mes reins et mon cœur^. Et Moïse disait aux Hébreux dans le désert : Interrogez les jours anciens, et voyez si avant vous Dieu s'était jamais choisi un peuple (rentre les peuples par des tentations , des signes et des prodiges'' . Je ne crois donc pas abuser de la langue

' Tobie, chap. 12, vers. 15.

' (!hap. 1, vers. 13.

' Psaume S.*), vers. 'i.

' nriitcroiinme. (hap. i. \pv>. ôi.

oit

humaiiie, ni de la laiiiïuc. religieuse, en me servant du mol de lenlalion pour exprimer soil l'induelioii au bien, soit l'induction au mal, qui a lieu par l'action d'une intelligence sur une autre. Du reste, la suite même des choses vous avertira suffisamment du sens bon ou mauvais que je lui donnerai.

La doctrine catholique nous apprend que l'homme primitif a été induit au mal. Pourquoi et par qui l'a- t-il été? Ce sont les deux questions que je me pro- pose d'éclairer aujourd'hui.

En considérant le monde , tel qu'il s'offre à nous dans toute la durée de son histoire, il est manifeste que non-seulement l'homme est éprouvé par des cir- constances qui lui donnent lieu de choisir entre le bien et le mal, mais encore qu'il est induit formelle- ment à l'un ou à l'autre par des influences diverses qui tentent son esprit. Si nous n'avions que l'épreuve à subir , nous serions abandonnés à nous-mêmes en face des deux routes qui s'ouvrent devant notre intel- ligence et notre volonté; il ne se trouverait à l'entrée de l'une et de l'autre et le long de leur cours qu'une invitation muette, résultant du plaisir ou de la peine qu'elles nous promettraient. iMaisil n'en va pas ainsi. Dès les premiers pas que nous faisons en celte vie , ceux qui nous précèdent ou qui nous accompagnent s'efforcent de nous attirer à eux, en nous persuadant (ju'ils suivent le vrai chemin. Et nous-mêmes, après avoir subi dans notre conscience cette action étran- Kère, nous l'exerçons en bien ou en mal sur les voya-

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geurs nouveaux que le flux des choses rapproche de nous. Cependant, par une pieuse disposition de la Providence, la bonne tentation devance ordinairement la mauvaise, et le premier lit qui nous est creusé l'est dans le sens de notre véritable fin. Vous pouvez le reconnaître à votre propre histoire.

Qui vous a reçus dans la vie? Quelle est la main qui vous a ouvert les yeux, le regard qui vous a ini- tiés à la vision, la parole qui a fait jaillir l'ouïe de votre oreille? Quelle est l'âme dont le tressaillement a ébranlé la vôtre, encore endormie? C'est l'âme, en- tre toutes, qui vous a le plus aimés, qui vous a aimés d'un amour unique par sa pureté, sa tendresse et son désintéressement. Dieu, en vous appelant à naître, n'a cru suffire à sa bonté qu'en vous préparant pour ber- ceau le CQBur d'une mère. Tandis que toute créature est emportée par l'égoïsme qui lui cache le vrai pour elle-même et pour les autres, le cœur d'une mère s'en va de tout son poids sur la pente du sacrifice, et y puise une sorte d'infaillibilité morale qui ne lui per- met pas de se tromper, pour ainsi dire, sur l'aliment spirituel qui convient au bonheur de son fils. Païenne ou chrétienne, musulmane ou adorant les fétiches, la femme, en mettant un homme au monde, est investie d'une foi en Dieu de qui elle tient sa maternité, et encore qu'elle ne le connût pas tel qu'il est sorti lui- même du sein d'une vierge, elle épure sa croyance au feu de son amour, et jamais le blasphème ne tombera de ses lèvres sur l'âme (juclle a connue. L'erreur

(juclle lui donnera par ignorance conlicndra toute la vérité qu'elle possède, et l'enfant bercé sur ses ge- noux croira et priera , parce que la foi et la prière sont les deux grands biens de l'homme. Voilà , Mes- sieurs, comment s'inaugura votre vie, et quelle est la première séduction dont vous fûtes victimes. Votre mère vous imposa les mains , ces mains étaient sa- crées; elle vous oignit d'une onction de croyance et d'amour, celte onction était ineffaçable; elle vous toucha de ses lèvres, et ce baiser, tombé du ciel sur vous, est le premier sacrement que vous ayez reçu.

Temps précieux, que la Providence ne voulut point borner au soleil d'un seul jour! Sept ans vous sont donnés sous cette tutelle de l'âme; sept ans entiers nul ne vous disputera aux embrassemens et aux le- çons de votre mère. Celui qui vous aime le plus après elle, n'a pas comme elle tous ses devoirs dans sa ten- dresse : il est homme. Chaque matin, prêt à franchir le seuil de son foyer , il s'arrête un moment à votre berceau, et déjà tout pensif des soucis de la journée, il sourit et passe. Sa forte main doit manier le hoyau, peut-être l'épée ou le sceptre pesant de la justice : mais soit qu'il descende au forum ou qu'il aille tra- cer dans la terre un obscur sillon , il vous laisse à la merci d'un amour plus heureux et plus parfait que le sien. Le soir, sa tâche remplie, le cœur content mais las, il vous donne un second regard et se dit dans un soupir : J'ai gagné aujourd'hui le pain de ma femme et de mon fils, Dieu soit béni!

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Ainsi coulenl vos premiers ans, seuls avec une àme qui verse dans la vôtre sa vie, sa pensée, sa foi, sa physionomie, sa vertu, et qui, fùt-elle dépravée, vous initierait encore au bien par le seul effet d'un sacri- fice réel et persévérant pour vous. Depuis le Christ surtout, depuis que Dieu a demeuré dans le sein d'une femme, la maternité est devenue le ministère le plus efficace de la sainteté, et les générations chré- tiennes empruntent de leur attouchement à ce foyer d'une lumière régénérée un caractère de mansuétude et d'inclination vers Dieu qui les suit jusqu'au tom- beau. La femme chrétienne, ayant été une fois vue des hommes, ne passera plus de ce monde, et la na- ture promettant à son sein la même fécondité que la grâce, on peut être certain que l'Évangile et la vie ne sont plus séparables dans l'humanité. Ils coulent de la même source et ne font plus qu'un même trésor.

cependant ne s'arrêtent point les précautions di- vines pour assurer au bien, dans sa lutte avec le mal, les prémices de la tentation. Lorsque votre raison s'allume vers l'âge de sept ans, et que la main d'une femme, si sublime qu'elle soit, devient trop faible pour retenir la vôtre, ne croyez pas que Dieu va vous livrer sans transition au rude attouchement de l'homme. Non , il n'est pas temps encore ; l'homme n'est pas assez pur pour que Dieu lui confie l'inno- cence et la faiblesse de votre âge. Au dévouement de la mère succède le dévouement du prêtre , au sacre- mont de l'ordre naliircl le sarremenl de l'ordre sur-

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niUiirel. Dieu s'esl choisi clans rimrnanilé une Irihu parliculière, image plus parfaite de son lils, vouée à la douceur, à la pureté, au sacrifice, et dont tous les membres, quel que soit leur âge, révèlent le nom de prêtres, c'est-à-dire de vieillards, parce qu'ils ont reçu de la grâce divine une paix prématurée dans leur creur et ce je ne sais quoi de pieux, d'aimable et de bon qui descend d'en haut sur la vieillesse et en fait une si belle couronne de la vie. Le prêtre a la force de l'homme tempérée par la bonté de Dieu ; il est après la mère la seconde représentation de la pa- ternité divine, plus élevée parce qu'elle est surnatu- relle, plus entière parce qu'elle répond à tous les degrés de notre existence. C'est donc au prêtre que la mère, à demi détrônée par le temps, conduit son flis; elle lui cède une part de son empire, afin que la tendresse de la grâce, unie à la tendresse de la nature, captive celte âme et y fasse èclore les germes précieux qui y furent déposés. Celle seconde initiation s'étend jusque vers douze à quatorze ans , entre l'aurore de la rai- son et l'aurore des passions, et de même que l'enfant croyait à Dieu sur l'autorité de sa mère, l'adolescent y croit sur l'autorité du prêtre. Le premier amour lui donne sa première foi, le second amour lui donne sa seconde foi. 11 croyait et priait aux pieds du crucifix de sa mère, il croit et prie aux pieds de l'homme qui lui rend une image vivante du Christ.

Ainsi tous. Messieurs, fùtes-vous conduits jus((u'à l'âge vous pouviez pleinement discerner le bien du

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mul , el voire conscience , douée de force et de lu- mière , était capable de porter devant Dieu le poids d'une juste responsabilité et le poids d'une autre ten- tation. Vous voilà revêtus de la robe virile de la vé- rité; l'erreur est maîtresse de paraître et de vous assaillir à son tour. On ne peut plus, quelque amour qu'on vous porte, vous préserver de ses coups. Elle existe, elle est une puissance, et vous, vous êtes un être libre, réclamant votre liberté comme un péril nécessaire et un droit certain. Rappelez-vous l'beure. La négation et le blasphème ne naquirent pas de vous par une génération spontanée; le serpent vous fut présenté, comme à Cléopàtre, dans un vase de fleurs. Je dis à dessein le serpent; c'est l'expression dont l'Écriture flétrit l'intelligence perverse qui abuse de ses dons pour tromper une autre en la poussant au mal. Quel fut pour vous le serpent? qui vous fit à l'esprit la première blessure? Hélas! un homme que vous admiriez, peut-être un livre. Vous ouvrîtes au hasard quelqu'une de ces feuilles à qui la pensée donne son immortalité : vous y lûtes le doute, la mo- querie, la haine de Dieu déguisée en amour des hom- mes. C'en fut assez : l'éclat du style et toute cette gloire qui sort d'un livre vous éblouirent le cœur. Vous consentîtes à mépriser ce qu'adorait votre mère, à plier le genou devant ce qu'elle méprisait. Pour- quoi? Ce livre vous avait-il aimés? vous avait-il donné des preuves qu'il tenait à votre bien? Non, mais il <'lait éloquent, supérieur à vous en âge, en science el

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en raison. Il vous avait vaincus. Et ce|)cn(lant vous et moi, car je ne me sépare point de vous dans celle triste histoire, cependant nous lirions vanité de notre défaite, et il nous semblait, en nous livrant corps et âme à la séduction d'un inconnu, que nous commen- cions à devenir des hommes. Enfans qu'Hercule avait pris dans sa fronde et jetés à la mer comme Lychas, nous nous plaisions à la chute et à l'abime, et du sein des flots, regardant de loin notre insolent vainqueur, nous lui adressions avec la naïveté d'un premier or- gueil ce cri insensé : Hercule, tu nous a vaincus, mais c'est pour nous faire grands comme toi.

Le sillon de l'erreur était creusé dans notre intelli- gence, et nous le devions aux succès d'une tentation. Une autre nous attendait; car la corruption du cœur suit de près celle de l'esprit, et, comme celle de l'es- prit, elle a pour principe ordinaire une séduction.

Sans doute nous apportons en naissant le germe honteux des désordres du cœur. 11 y croit sourde- ment, et peut de lui-même s'ouvrir un passage à un moment imprévu de nos années. Mais ce n'est qu'un accident. Lorsque l'éime grandit dans la même proportion que le corps, elle conserve une suprématie paisible qui suspend le flot des passions. La nature s'ignore elle-même tant qu'elle n'est pas avertie par une secousse étrangère, et l'on rencontre de jeunes hommes de dix-huit ans dont la respiration est aussi calme et l'innocence aussi transparente que celle d'un enfant. Séparés de toute tradition corruptrice au sein

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(le leur famille, nourris de foi, de travail et d'amour, ils Iraversenl leur âge sans en soupçonner le péril, eomnie un agneau dort dans une forêt de bêtes fau- ves. Rien qu'à les voir on se sent ému de Dieu, et il n'y a pas dans toute la terre un parfum qui donne mieux 1 idée de la pureté et de la beauté du ciel. Mais la plupart, même parmi les bons, ne conservent pas cette virginale intégrité. Le serpent qui blesse l'esprit blesse aussi le cœur. Je ne vous peindrai pas cette se- conde tentation, de peur que les voiles de la parole ne trabissenl malgré moi le respect que nous devons à la vertu, et qu'en voulant inspirer l'borreur du vice nous ne fassions moins que ne fait le silence tout seul. 11 me suffit de vous dire que l'innocence périt dans l'homme en la même manière que la vérité , par l'effet d'une action étrangère qui révèle le mal et y induit l'àme qui ne le cherchait pas.

Vers trente ans, parvenu à la presque plénitude de ses facultés, jeune encore, mais moins épris, l'homme commence à tourner la vue vers un horizon nouveau. Il aspire à la vie publique, soit pour com- bler par le mouvement des hautes affaires les vides que l'expérience creuse en lui, soit besoin de la satis- faction de soi-même que cause l'exercice d'un grand crédit, soit désir d'apporter à la chose commune le secours de ses lumières et de sa probité. Cette ambi- tion en soi sort de la nature et n'a rien que d'hu- mainement généreux, La vie publique esl un des buts lés;ilimes de l'homme , el chez les peuples la source

»Mi {'Si laric, dii voil les oaraclères s'abaisser graduel- lement, faille (l'un ihéàlre qui prèle aux fortes vertus (lu patriotisme. C'est par que l'antiquité païenne, malgré tout ce qui lui manquait du côté de Dieu, a su placer si haut son histoire dans les pays qui avaient un forum, et qu'elle impose encore à notre admiration de chrétien les gestes de ses héros. Aussi le premier instinct de l'homme, en abordant la vie publique, est-il le dévouement. Il y a dans les affaires d'un peuple une élévation religieuse qui touche l'âme et lui inspire de saintes pensées. On se sent responsa- ble, à la manière de la Providence, du sort indéfini d'une longue postérité d'hommes, et ce spectacle pré- sent à l'esprit y suscite à la fois les émolions de la conscience et les élans de l'orgueil. Mais comme ailleurs, le mal a ses prophètes et sa tentation. A côté de Cincinnalus apparaît Catilina ; non loin d'Aristide, on rencontre Verres ou Machiavel. Machiavel est l'homme qui a eu le triste honneur d'ériger en système et en art l'usage égoïste de la puissance , et son nom est devenu dans l'ordre politique le nom par excellence de l'esprit tentateur. Machiavel se glisse donc à l'oreille du jeune patricien : Prenez garde, lui dit-il, et sachez bien ce que vous allez faire. La patrie, la liberté, la justice, ce sont des noms illustres, mais des noms qui servent moins la république que les ambitieux qui se couvrent de leur éclat. Ne vous y irompez point , le monde est aux habiles et non pas aux généreux. Le monde est une foule qui sert de marche-pied à quel-

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ques-uns, et le droit n'est que le tléguisement du plus fort en présence du plus faible, une réponse aux vain- cus, l'arrière-garde du succès. Le succès est tout. Et le succès étant toujours du côté du plus fort, sachez entrevoir dans les conjonctures des temps et des af- faires le point gît la force et avec elle l'avenir. Si l'avenir vous donne un démenti, ne mettez point l'hon- neur à vous obstiner dans une faute, sacrifiez Antoine et courez à Auguste ; on n'arrive jamais trop tard au camp du victorieux. Que les mots d'inconstance et de trahison ne vous arrêtent point; on n'est pas traître pour rester debout, ni inconstant pour marcher du même pas que la fortune.

Vous ne m'accuserez point. Messieurs, de mal tra- duire Machiavel ; tant de politiques le traduisent dans leurs actes, qu'il est difflcile de le mal traduire en discours. Ses traits empoisonnés sont les derniers qui atteignent la conscience, et ils y font une blessure presque toujours irréparable , parce que rien ne lui reste dans l'ordre de la nature pour se rajeunir et se retremper. Les erreurs de l'enfance ont leur remède dans la lumière et la générosité de la jeunesse; celles de la jeunesse se réforment à l'école de l'expérience ; mais l'homme mûr n'a devant lui que les glaces de l'âge, temps qui n'est plus celui des inspirations et l'âme n'a que la force de retenir les vertus qu'elle a cultivées toujours. C'est pourquoi la corruption du caractère par l'égoïsme politique est la consommation du mal, son terme suprême, et comme le sceau mis à

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une créature perdue. Tant que le caractère est sauf, rimmanité subsiste encore , on peut se dire : Si j'ai méconnu la vérité, si j'ai trop sacrifié aux désirs des sens, du moins je n"ai pas vendu ma patrie à mon ambition; on ne m'a point vu, pour une solde bon- leuse, ramper aux pieds de l'injustice couronnée, lui prostituer ma voix, cbanger à son gré d'idées et d'a- mitiés. Je suis demeuré sensible aux cboses qui sont celles de tous; et, coupable envers Dieu comme envers moi, j'ai respecté la nature humaine en respectant mes devoirs publics.

Que d'hommes. Messieurs, qui ne peuvent plus se tenir à eux-mêmes ce langage! et qui les a perdus, si ce n'est l'exemple et l'insinuation d'esprit à esprit? 11 est donc certain, à tous les degrés de la vie, la ten- tation ouvre le cours de nos destinées, tentation de l'intelligence, tentation du cœur, tentation du carac- tère; elle est un fait universel et perpétuel, un fait humain par conséquent, et qui appartient à la cons- titution même de l'ordre moral. Mais pourquoi? Pour- quoi, Messieurs? parce que le monde est un ensemble d'êtres actifs, libres de choisir entre le bien et le mal, et qui, rapprochés les uns des autres par toutes leurs facultés, sont à eux-mêmes l'objet réciproque de leur action. Si chaque homme était seul, il ne serait tenté que par lui, parle jeu intérieur et incommunicable de ses pensées ; il se ferait un destin à part de tous les autres destins, comme ces plantes que lèvent a portées au sommet d'un granit escarpé, et qui y poussent dans T. m. 34

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une crevasse inconnue leur lige solitaire. Mais il n'eu est pas ainsi de l'humanité; riuinianité est une asso- ciation d'esprits , et les esprits ne se tenant que par des idées et des volontés semblables, il existe néces- sairement entre eux un prosélytisme ardent oiî les plus faibles sont exposés à la séduction des plus forts pour le bien ou pour le mal. Car le bien et le mal corres- pondent au seul but possible de l'humanité, qui est Dieu, l'un pour nous rapprocher de ce terme, l'autre pour nous en éloigner, et ils partagent ainsi notre acti- vité, notre prosélytisme en deux courans contraires qui se disputent l'empire des âmes. L'activité se propose l'association, parce que l'isolement la condamnerait à l'inertie, c'est-à-dire à la mort; l'association se forme sous la loi de Dieu ou en dehors de cette loi, et elle tire de cette alternative un double prosélytisme qui a pour arme une double tentation, l'une qui mène à Dieu comme à la fin dernière des êtres et des forces, l'autre qui en écarte comme du premier principe de tout assujétissement. C'est à la foi l'histoire du monde et son explication. Venus à votre tour sur cette scène périlleuse, soixante siècles ont déposé autour de votre berceau les efforts opposés du parti du bien etjdu j)arli du mal ; ils ont convoité votre âme comme une proie ou comme un devoir. Que pouviez-vous souhaiter, sinon que le bien eût le i)as sur le mal et qu'il vous gardât pieusement jusqu'à l'âge vous apporteriez dans votre choix la liberté du discernement? Cette garde divine ne vous a point manqué. De même qu'au

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commencement Dieu avait été, selon la nature et selon la grâce, l'instituleur de riionimc primitif, la lumière d'un double amour a aussi veillé sur vous et vous a tout donné ce quelle avait. L'erreur, la volupté, l'am- bition ne sont venues qu'après. Pourquoi vous étonner qu'elles aient fait pour Adam ce qu'elles ont fait pour vous'? Pourquoi, êtrelibre et soumisà l'épreuve, n'eùl- il pas subi comme vous la loi générale de la tentation? Pourquoi, ayant joui de la plus magnifique et de la plus parfaite induction au bien qui fût jamais, n'eùt- il pas été l'objet d'une puissante induction au mal? La doctrine catholique affirme qu'il en fut ainsi , et l'analogie suffit à le démontrer.

Mais qui pouvait tenter Adam dans le sens de l'or- gueil et de l'égoïsme? N'était-il pas seul au monde , avec une compagne aussi sainte que lui? Non, Mes- sieurs, il n'était pas seul, et si vous vous rappelez le plan de la création , tel que je vous l'exposais il y a deux ans à peine, vous savez que l'homme, apparte- nant par son corps au monde visible de la matière et par son âme au monde invisible des esprits , était le centre l'ordre total des choses créées prenait son unité. Je vous ai dit les raisons de ce progrès indéfini des êtres entre le néant et Dieu, et comment Dieu, pour en établir l'ordonnance, avait se servir de deux élémens, l'un de petitesse, qui est la substance matérielle, l'autre de grandeur, qui est la substance intellectuelle, d'où il était arrivé un point de rencon- tre nécessaire entre l'une et l'autre, qui est l'homme.

mit.

L'homme, ainsi placé à la froiuière des corps et des esprits, le premier de l'ordre inférieur, et le dernier de l'ordre supérieur , avait avec tous les deux des rapports qui constituaient leur unité; car s'il n'eût eu de commerce qu'en bas ou en haut, le mouvement général de la création, au lieu de remonter sans in- terruption jusqu'à Dieu , se fût brisé à son centre même, ne laissant pas le moyen de concevoir pour- quoi le créateur eût voulu et fondé l'ascension pro- gressive des êtres. Car des êtres qui n'ont point d'ac- tion les uns sur les autres se demeurent étrangers, et leur superposition hiérarchique , au lieu de former une harmonie, ne fait que donner au chaos l'appa- rence de l'ordre. Adam était donc uni aux deux hé- misphères du monde par des rapports réels, et loin d'être perdu dans la solitude d'une oisive perfection, il était de toutes les créatures celle qui, correspon- dant à plus de choses , donnait et recevait plus de vie. Dès lors sa tentation était une œuvre aussi facile que logique, et l'on ne peut la contester qu'en soute- nant l'une de ces trois propositions : ou qu'il n'existe pas d'esprits supérieurs à l'homme, ou que ces esprits n'ont point de relation avec l'homme, ou enfin que, placés sous la loi du libre-arbitre et de l'épreuve, aucun d'eux n'a pu faillir et tenter l'homme dans le sens du mal.

Qu'il y ait des esprits d'une nature plus élevée que la nôtre, je vous en ai donné la raison prise du plan général de l'univers, et je viens de vous la rappeler^

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mais il esl encore plus aisé de s'en convaincre en quillanl les hauteurs métaphysiques du conseil de Dieu pour considérer le spectacle des choses tel qu'il nous apparaît. Le monde est visiblement composé d'une suite indéfinie d'êtres qui, des plus obscurs de- grés de l'organisation et de la vie, s'élèvent lentement les uns au-dessus des autres dans une variété féconde dont le terme inférieur ne se découvre nulle part. Quelque loin que nous descendions à travers les abî- mes de la nature, le vide ni le néant ne s'y montrent jamais; notre œil s'arrête, le pressentiment ne s'arrête pas , et si la science vient à créer quelque instrument qui accroisse notre vision du côté de l'in- finiment petit, nous comptons avec stupeur plusieurs mondes dans une goutte d'eau. Comment se ferait-il que la progression ascendante des êtres fût moins ri- che que leur progression descendante? Comment la toute-puissance divine se serait-elle épuisée dans la diminution, et une fois parvenue à la limite com- mence l'esprit, n'eùt-elle trouvé aucune ressource pour en multiplier les degrés? Est-il possible de le croire? Est-il possible de s'imaginer que l'homme soil le sommet de la création , et que le don de l'intelli- gence ne se soit épanoui qu'à travers les langes et les ombres du corps? Il est vrai, nous ne voyons pas de nos yeux sensibles la hiérarchie des esprits purs : mais voyons-nous toute celle des corps? Avons-nous pé- nétré jusqu'au fond du firmament pour y saisir la dernière étoile, et jusqu'aux entrailles de la terre

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pour en arracher les derniers secrets? Le monde malé- rie! se dérobe à nos regards , et nous nous étonnons que le monde spirituel ne se livre pas à leur effort grossier! Nous le découvrons pourtant, mais en la ma- nière de connaître qui lui est propre, c'est-à-dire par l'intelligence, par cette loi de la pensée que nous ap- pelons l'analogie, et qui ne nous permet pas de briser une progression au point elle perdrait, par cette rupture, sa valeur et sa raison d'être. La multiplication hiérarchique des esprits est la conséquence nécessaire de la multiplication hiérarchique des corps inanimés et des corps vivans : ou bien il faut admettre que Dieu a moins tenu aux créatures intelligentes qu'aux vers de terre, qu'il a moins fait pour approcher les êtres de lui que pour les en éloigner. Cela n'est pas possible. Tout a été conçu et exécuté pour les êtres capables de connaître et d'aimer; l'amour est le principe de tout, la raison de tout, la fin de tout, et par conséquent, c'est dans les êtres qui en ressentent le mouvement qu'il faut chercher la plénitude des opérations de Dieu. Si Dieu a été fécond à l'endroit de la poussière insen- sible ou simplement animée, il l'a été mille fois da- vantage à l'égard de cette glorieuse substance qui pense et qui veut. S'il a distribué la poussière en phalanges innombrables diversement pétries, il a bien autrement compté et rangé la seconde en bataillons distincts de puissance et de grandeur.

Que je dise à un philosophe rationaliste que les étoiles sont vides, qu'aucun habitant doué de raison

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n'y fail son séjour, il en prendra occasion de blasphé- mer le chrislianismc, lui imputant de séparer la ma- tière de l'esprit et de peupler l'espace de mondes sans cause et sans objet. Et si je lui ouvre un horizon plus vaste que celui de l'élher , si je le conduis par delà tous les globes lumineux dans l'espace pur et intelli- gible, il s'étonne que je veuille lui donner des habi- tans dignes de lui , plus rapprochés de Dieu, entre- voyant de plus près le bord éblouissant de son éternelle gloire! Mais quoi! c'est la démence ordinaire à qui fuit la vérité. Les anciens n'en étaient pas atteints comme nous, parce que , moins riches de lumière que nous , ils ne sentaient pas le besoin d'en combattre l'éclat. Rien ne leur était plus familier que la notion des esprits, et l'on serait tenté de croire qu'elle passait en eux avant la notion même de la divinité. Ils ne se persuadaient pas que l'homme, tout grand qu'il fût, comblât suffisamment l'abîme qui le sépare de Dieu. Ils se croyaient entourés de génies remontant de degrés en degrés jusqu'à la source suprême de l'intelligence, et même, par l'effet sans doute d'une tradition opiniâ- tre, ils distinguaient ces génies en deux classes , les bons et les mauvais. Toute leur histoire est pleine de cette croyance, et les plus grands hommes ne se dé- fendaient pas de l'impression qu'ils étaient accom- pagnés dans leurs succès de quelque influence active et surhumaine qu'ils appelaient leur bon génie. Comme aussi, lorsque des revers menaçaient leur fortune, ils se ressentaient d'un voisinage obscur et terrible qu'ils

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appelaient leur mauvais génie, et dont ils croyaient quelquefois, comme Brutus à Philippes, entrevoir une réelle apparition. Tant est naturelle aux hommes la pensée que l'humanité ne renferme pas tous les esprits, mais qu'elle n'en contient, au contraire, qu'une pre- mière ébauche et une faible portion 1 Tant ils vont au devant de cette autre conséquence, que les esprits su- périeurs ont avec le nôtre un commerce habituel!

En efl'et, l'harmonie, comme je le disais tout à l'heure, ne résulte pas du fait matériel de la super- position des êtres, mais de l'intimité de leurs rapports. Des êtres sans rapports ne rendront jamais le son de l'unité, et sans unité, point d'harmonie, point d'ordre, point de beauté, le chaos seul. Se représenterait-on le monde physique comme un amas d'astres jetés sans lieu entre eux dans les profondeurs de l'espace? Suf- firait-il à leur ordonnance d'être placés à l'égard les uns des autres à des intervalles mathématiquement proportionnés? Personne ne le penserait, et, dans tous les cas. Newton, pénétrant le mystère de leur activité réciproque, a élevé jusqu'à la certitude scientifique la loi de leur attraction. Les corps s'attirent à travers les solitudes de l'immensilé; ils se correspondent d'un pôle à l'autre de la création , obéissant tous ensemble au mouvement primitif de Dieu, et se transmettant l'ordre suprême avec un silence exact que les siècles pas plus que les distances n'ont suspendu jamais. Si telle est l'union des corps, si tel leur commerce, quel ne doit pas être «elui des esprits? Les corps n'ont

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qu'une aclivilé passive, en quelque sorle, siins cons- cience et sans liberté; les csprils se meuvent d'eux- mêmes, ils n'ont point de pesanteur qui les arrête ou les retarde, point de lieu qui les circonscrive; ils sont ils appliquent leur pensée et leur volonté, et s'ils ne peuvent, comme Dieu, être présens partout à la fois, à cause de la limite intérieure de leur essence, il ne leur faut que le temps de vouloir pour être au terme de leur désir. L'àme humaine ne saurait nous donner une image de cette rapidité, parce qu'étant unie à un corps, elle participe en lui des incapacités de la mesure et du poids, prisonnière sublime qu'une pensée enlève jusqu'à Dieu, et qui cependant demeure à terre tris- tement retenue par le compagnon de vie qui lui fut donné. Mais ces liens qui entravent sa substance ne vont pas à détruire le vol de ses facultés ; en tant qu'elle pense ou qu'elle veut, son énergie est celle de l'éclair qui passe de l'Orient à l'Occident. Et par là, elle est en état de correspondre avec toutes les tribus d'intelligences, quelle que soit la hauteur la main de Dieu les ait placées dans la sphère intelligi- ble qui précède immédiatement la sienne propre. Soit que lui-même, en sa bonté, leur communique nos pensées, soit qu'elles leur parviennent directement, il est manifeste que la substance spirituelle a au moins autant d'activité pénétrante que la substance matérielle, et que s'il y a transmission de celle-ci à travers tout l'orbe de l'immensité, il peut bien y avoir transmis- sion de celle-là à travers tous les champs de la vie.

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En un mol, comme l'univers physique est un, l'univers moral est un aussi. 11 n'y a pas deux mondes de la inatière, ni par conséquent deux mondes de l'esprit. Et l'unité supposant des relations réciproques, ces relations existent entre les âmes de toute trempe et de tout degré.

Mais quelles relations? Celles évidemment qui sont propres à la nature spirituelle, des relations de pen- sées et de vouloirs, de pensées et de vouloirs selon le bien, lorsque les esprits sont dans l'union de Dieu ; de pensées et de vouloirs selon le mal , lorsque les esprits sont séparés de Dieu. Car , de supposer que riiomme seul est tombé dans le mal, que nul au-des- sus de lui n'avait impatiemment supporté le joug de l'ordre, c'est retrancher des sphères supérieures le libre-arbitrp et l'épreuve, c'est-à-dire ce qui donne aux êtres leur valeur personnelle, ainsi que nous l'avons démontré. Pourquoi cette exception? Pourquoi Dieu aurait-il diminué le prix de ses créatures en les éle- vant à un état plus parfait? L'universalité est le ca- ractère des lois; elles s'appliquent à tous les êtres du même genre, et s'il est une classe d'intelligences qui ait été soumise aux nobles conditions du libre-arbitre et de l'épreuve, toutes l'ont été, et l'ont été d'autant plus qu'elles appartenaient à un rang plus remarquable de leur commune hiérarchie. Aussi toute la question qui nous occupe est renfermée dans cette seule question : Y a-t-il des esprits supérieurs à l'homme? Ce point admis, le reste va de soi. Et telle est la raison qui

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inspire à l'incrédnlilé une révolle si décidée contre l'cxislence de ces esprits. Elle voit d'un trait le pre- mier aveu la conduira. Dés que l'univers prend ses vraies proportions, dès qu'au-delà du monde sensible et du monde humain se révèle le monde purement spirituel , les barrières étroites de la matière et de l'imagination s'évanouissent, l'unité morale des choses se montre dans toute sa splendeur, et les scènes bibli- ques qui occupent tout ce large espace , au lieu de paraître des songes, se trouvent seules au point de vue de la réalité. L'incroyance a besoin d'une extrême petitesse : le grand lui fait peur, parce qu'elle y ren- contre Dieu.

Mais quoi! me direz-vous, le serpent! Celte terrible ouverture du drame : Or, le serpent était plus misé que tous les êtres vivans de la tei^re que le Seigneur Dieu avait faits ^ ! Eh quoi, Messieurs, faudra-t-il tout vous dire? Dieu, qui a tout nommé, avait à nommer l'intelligence détestable qui, tombée par sa faute de l'état de lumière et de sainteté , em- ploya les débris survivans de sa puissance à séduire le cœur de l'homme. Et ce nom avait une grande impor- tance, parce que nommer, c'est révéler. 11 devait exprimer avec une énergie sensible le caractère du tentateur, et stigmatiser à jamais le prosélytisme du mal. Aussi, Dieu ne s'y prit-il pas en une seule fois. A mesure qu'on avance dans le développement his-

' Genèse, chap. 5, vers. 1.

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torique de la luUe, on voit l'esprit d'erreur se pro- duire sous de nouvelles déiiominalions. 11 est appelé Satan, c'est-à-dire V adversaire , puis \c Diable , cest-à-dire la volonté qui s'est mise en travers , puis le Démon, c'esl-à-dire le mauvais génie. Mais aucune de ces appellations ne fut la première , bien qu'elles semblent manifester suffisamment le prince du mal avec toute sa postérité. Le nom primitif est celui- même qui vous émeut : le serpent!. Comme le ser- pent caché dans d'obscures broussailles s'élance en sifflant sur le voyageur inattentif, ainsi le corrupteur invisible des âmes leur tend des pièges pleins d'arti- fice, de mensonge et de poison. C'est son caractère principal et celui de tous les siens. 11 est, selon l'ex- pression de l'Evangile, le père du mensonge^, et la différence qui demeure éternellement entre le prosé- lytisme du bien et celui du mal , c'est que le premier est sincère et le second fallacieux. Le bien n'a rien à cacher, il se montre sans crainte et dans sa nudité, parce qu'il est le vrai, le juste, le beau, le saint. Le mal, au contraire, a peur de lui-même devant les autres; il se couvre de vêtemens d'emprunt, il afl'eclc un but qui n'est pas le sien, et ce n'est qu'à la longue, après avoir habitué ses victimes aux ténèbres et à l'opprobre , qu'il ose leur dire ses derniers secrets. Il a, en un mot, les allures du serpent, et il inspire la même horreur à quiconque le reconnaît, un frisson,

Sailli Jean. ihap. 8, vei-s. ii.

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un mouvement en arrière, el le dressemenl des che- veux. C'est pourquoi quiconque est sincère ne lui ap- partient pas. L'erreur elle-même, lorsqu'elle est de bonne foi, lorqu'elle a pour cause une igoopaoce in- vincible, perd sous ce bouclier le caractère du mal, et la doctrine catholique l'a toujours professé. Quicon- que pourra dire à Dieu : Il est vrai, je me suis trompé, mais, à mon Dieu, vous qui lisez au plus profond des cœurs, vous savez que je me suis trompé sans ma

faute, et par conséquent que je n'ai jamais trompé

Celui-là n'aura point à souffrir du regard de Dieu. Il aura été sincère, et le père du mensonge ne trouvera rien en lui qu'il puisse revendiquer comme sou œuvre et sa part.

Dès lors. Messieurs, substituez dans le récit de la Genèse , l'être nommé à la métaphore de son nom , quavez-vous? le voici. Or, Vcsprit mauvais était plus rusé que tous les êtres vivans de la terre que le Seigneur Dieu avait faits , et il dit à la femme : Pourquoi Dieu ne vous a-t-il pas permis de manger de tout arbre du paradis?... Et l'esprit mauvais dit encore à la femme : Vous ne mourrez point, mais Dieu sait quau jour oii vous aurez mangé de V arbre , vos yeux s'ouvriront , et vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal. . . El Dieu dit à Vesprit mauvais : Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les êtres vivans et les bêtes de la terre; tu ramperas sur ta poi- trine, et tu mangeras la terre tous les jours de ta

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vie; je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre sa race et ta race , elle f écrasera la tête et tu lui tendras des embûches par derrière^. Y a-t-il rien de plus simple et de plus naturel que ce récit? La seule expression obscure qui y subsiste , celle de ramper sicr la poitrine et de manger la terre, est une conséquence du nom métaphorique imposé à l'es- prit déchu, et signifie la bassesse du rôle auquel il est désormais condamné à l'égard de l'homme, loin de la région sublime qu'il habitait autrefois. Quelle que soit l'interprétation, il faut bien l'entendre ainsi, puisque le châtiment est évidemment imposé au tentateur et non pas à la forme dont on suppose qu'il se serait revêtu. Du reste , Messieurs , vous avez de cette histoire un autre commentateur que moi. Quand l'apôtre des der- nières visions, le prophète bien-aimé du Christ, celui qui avait lu l'avenir dans la poitrine de son maitre avant de le lire à Pathmos, quand saint Jean eut vu en révélation la lutte suprême du bien et du mal, il en ter- mina ainsi la sanglante description : Et projectus est draco ille magnus, serpens antiquus, qui vocatur diabolus etSatanas qui seducit universumorhem. Et fut jeté bas ce grand dragon, l'antique ser- petit, qui est appelé le diable et Satan, et qui sé- duit tout V univers^. Aux deux extrémités de la Bible, dans la Genèse et dans l'Apocalypse, au com-

' (îenèse, chaj). 3, \ers. 1 et suiv. * Apocalypse, chap. 12, vers. 9.

.)Ôi)

menrcinent el à la fin du drame de riuimanité, l'es- prit de lénèhrcs apparaît sous le signe du serpent, cl le prophète, comme s'il en eût reçu la mission spé- ciale, a soin de nous expliquer que c'est le serpent antique, celui qui est appelé d'autres noms, qui tous ensemble désignent la même personnalité en expri- mant la même perversité.

Ce n'est pas, Messieurs, que je redoutasse pour ma foi l'idée que le démon eût transformé un animal immonde en organe extérieur de ses suggestions. Le Fils de Dieu, venu pour nous sauver, a pris la forme humaine : le fils du mal, venu pour nous perdre, a pu prendre la forme de la bête. Mais je crois meil- leur de ne jamais outrepasser le dogme , et l'Église n'ayant rien décidé à cet égard, je m'arrête à l'expli- cation qui, sans. meurtrir le texte de l'Écriture, le rapproche davantage du respect de tous.

Je n'ajouterai qu'un mot. Votre vie, qui s'est inau- gurée par la tentation passive, est devenue à son tour un principe expansif du bien ou du mal. Vos actes sont désormais condamnés à la gloire ou au malheur du prosélytisme, selon que vous leur donnerez Dieu ou vos passions pour mobile et pour fin. Vous ne pou- vez, quoi que vous fassiez, vous soustraire à cette loi de l'ordre moral, et en quelques ténèbres que vous ca- chiez vos jours, leur éclat bienfaisant ou funeste rejail- lira sur de longues générations. Rien ne se perd d'un mouvement imprimé par une créature libre, et loule froide qu'elle est sous la tombe, elle se survit dans

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l'immorlalilé des leçons qu'elle a données. Cette respon- sabilité n'est pas seulement le partage des hommes célèbres, de ceux qui ont été vus de loin par un grand nombre : tous, même les plus obscurs, nous versons une goutte dans le limon douloureux de l'humanité. Elle y sert à pétrir ses destinées, et nous la retrouve- rons un jour comme une joie, ou comme un remords, dans la condamnation ou le salut des multitudes. Le Rhin , à sa naissance , remplit la main d'un enfant ; parvenu à son terme , l'Océan seul peut le contenir. Qui ne serait ému d'une si grande perspective? Qui ne s'élèverait au-dessus de soi-même par la conscience d'un si grand pouvoir? Une parole a perdu le genre humain, une autre parole l'a sauvé. 11 faut que nous transmettions l'une ou l'autre à notre descendance, en y ajoutant comme un suffrage le p.oids de notre vie. Heureux ceux qui choisiront bien! Heureux l'homme dont la mort va sceller tous les actes, et qui peut se dire : J'ai passé dans le monde en n'y laissant aucune trace amère, je n'ai rien ajouté aux malheurs de mes pères ni aux malheurs de ma postérité!

SOIXAINTE-TROISIEME COINFERENCE.

DE LA CHUTE,

Monseigneur,

Messieurs,

Maintenanl que nous savons pourquoi et par qui riiomme primitif a été induit au mal, il nous faut assister à la tentation elle-même, à cette scène d'où a procédé le mal, commence notre histoire, et qui, la première en date , est demeurée la première en grandeur jusqu'au jour le Fils de Dieu s'est mon- tré parmi nous, et a donné dans sa mort un nouveau T. m. 33

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cours à nos destinées. Tout se rattaclie ici-bas à ces deux actions comme au principe des deux forces qui se disputent le monde. L'Éden a fait la ruine , le Cal- vaire a réédifié, et nos actes issus de l'une ou de l'au- tre de ces sources y remontent comme au sommet d'où découle avec leur puissance toute la vie du genre humain. Je ne puis vous proposer un plus haut sujet d'étude. Le drame de l'Eden ne vous appelle pas seu- lement au spectacle extérieur de l'origine du mal, il fera plus, il vous en révélera la science, et la science du mal vous révélera celle du bien. En apprenant comment l'humanité s'est perdue, vous apprendrez comment elle se perd encore aujourd'hui, et, par une conséquence nécessaire, vous serez instruits de ce qui peut la sauver.

On parle beaucoup dans notre temps d'ordre et de désordre, mais la question est de savoir en quoi con- siste l'ordre, en quoi le désordre, sont vraiment ceux qui détruisent et ceux qui édifient. Si on le sa- vait, peut-être une grande incertitude nous serait épargnée dans nos travaux : nous ne marcherions plus entre les ruines, au hasard de les consommer en voulant les relever ; et chacun de nous accomplirait son œuvre en la connaissant par son nom et par ses effets. Eh bien ! ce que c'est que l'ordre et le désor- dre, je vais vous le dire; je vais vous le dire non pas à la lueur de l'esprit de parti, mais au flambeau de l'Écriture divine. Je vais, dans l'histoire de la tenta- tion primitive, vous dévoiler le mystère de toute ten-

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tation , de toute révolution morale et politique. Des- cendus aux dernières profondeurs du mal , vous y puiserez un courage nouveau pour le combattre en vous-mêmes et au dehors.

Toute tentation, et je prends désormais ce mot dans le sens d'induction au mal , toute tentation ren- ferme nécessairement une puissance et un crime : une puissance, sans quoi elle manquerait d'efficacité; un crime, sans quoi elle n'y conduirait pas. L'esprit ten- tateur, placé en face de l'homme innocent et soutenu de Dieu, a par conséquent chercher dans la na- ture des choses la plus grande puissance de crime qu'il lui fût possible de découvrir et d'employer, et chacune de ses paroles, en quelque manière qu'il les ait prononcées, a porter un coup juste, efficace, profond. Vous allez en juger. Quare Pourquoi? Jusque-là , l'homme conversant avec Dieu n'avait en- tendu à son oreille que l'accent d'une intelligence su- périeure qui en instruit une autre par amour; pour la première fois, il se sentait interpellé en cette insi- dieuse manière : Pourquoi ? Je vous étonnerai peut- être en vous disant que cette interrogation était une puissance et un crime, et qu'encore aujourd'hui l'in- terrogation est la première puissance et le premier crime du monde.

Un jour, le grand poète anglais Pope discutait avec un jeune homme sur le sens d'un texte grec. Après quelques hésitations , le jeune homme , qui était un officier de l'armée anglaise , dit au poète : « 11 me

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semble qu'en metlanl un point d'interrogation à la lin (lu texte, il deviendrait parfaitement clair. » Pope, mécontent qu'on l'eût prévenu en fait de sagacité lit- téraire, répondit : «Eh! Monsieur l'officier, qu'est-ce qu'un point d'interrogation?» L'officier, regardant avec un sourire à demi-respectueux son illustre inter- locuteur, qui n'avait pu perdre dans la gloire le mal- heur d'être grandement contrefait, lui dit ingénieuse- ment : « Le point d'interrogation est une petite chose tortue qui fait des questions. »

Messieurs, l'anecdote est peut-être mal placée dans cette chaire, mais son excuse est de vous révéler dans un mot spirituel la force de l'interrogation. Interroger, c'est mettre en question , et mettre en question , c'est introduire dans le monde un germe infaillible de ré- volution intellectuelle, morale et politique. Quand un homme déjà oublié posait devant le peuple français cette question fameuse et si simple en apparence : «Qu'est-ce que le tiers-état?» il créait une révolution, et depuis soixante ans qu'elle dure , nul ne peut en- core en prévoir la fin. Ne vous étonnez donc pas que l'esprit du mal ait commencé par ce mot : Pourquoi? On ne peut mettre en question que ce qui est, et ce qui est ayant toujours quelque fondement, la question re- tombe sur le fondement lui-même pour Tébranler. Plus la question est vaste, plus le fondement l'est aussi; et plus l'est le fondement, plus l'est aussi l'ébranle- ment qui résulte de la question. Or, rien n'est si facile que de poser une question. Spartacus disait : Pourquoi

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des esclaves? Siéyès disait : Pourquoi des nobles? D'autres disent aujourd'iiui : Pourquoi des pauvres? Remontez dans les révolutions, si haut que vous vou- drez, toutes ont commencé par le même mol : Pour- quoi? En effet, la question engendre le doute, même avant l'examen, et l'examen y précipite la plupart des esprits incapables de le conduire jusqu'à son terme, et de s'arrêter dans la lumière en deçà des ombres qui la circonscrivent nécessairement. Toute chose qui est, même la plus claire, a pour fondement quelque chose d'obscur qui ne satisfait point la raison, et qu'elle doit respecter sous peine de périr. L'incroyant s'imagine, en sa naïveté, que le mystère est l'œuvre des dogmes religieux. Insensé! qui n'a jamais pesé dans son esprit une simple goutte d'eau! Si je lui demande ce qu'elle est, il me répondra peut-être une première fois, mais à la seconde , mais à la troisième question , que me dira-l-il? Et qu'importe que le mystère commence plus près ou plus loin de nous? Il n'en existe pas moins; il n'en est pas moins le fondement sur lequel porte toute science, comme la terre cultivable repose sur la stérilité du granit. Les Egyptiens avaient placé au seuil de leurs temples l'image du sphynx, sans doute pour avertir l'ami des dieux de l'impénétrable obscu- rité de leur nature : c'était un soin superflu. Le sphynx est visible partout : le sphynx, c'est le monde. Et voilà pourquoi toute question ébranle le monde, pourquoi étant une puissance elle est aussi un crime. Il va sans dire, Messieurs, que je ne parle point

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d'une question faite avec modestie , pour s'instruire à la lumière d'une intelligence qui sait ce que nous ignorons. Autre chose est d'interroger d'en bas pour apprendre de haut. Autre chose d'interroger de haut pour jeter le doute eu bas. L'enfant interroge sa mère pour en recevoir la vérité avec la foi. Le sophiste in- terroge son disciple pour lui ouvrir la perspective mystérieuse s'abîme la raison qui ne veut recon- naître aucune autorité. C'est pourquoi je vous ai défini l'interrogation telle qu'elle fut pratiquée par le premier tentateur, Vart de mettre en questioti ee qui est. Art terrible qui n'appartient pas à tout esprit, parce qu'il suppose une certaine profondeur , la con- naissance des temps, le don d'envelopper l'erreur dans l'éloquence, et enfin tout le prestige d'une supériorité mise au service du mal. Ainsi entendue, l'interroga- tion est manifestement un crime, puisqu'elle a pour but le doute et la ruine.

Au premier jour de l'histoire, qu'y avait-il? Dieu et l'homme. Quelle société subsistait? La société de Dieu et de l'homme. Qu'y avait-il à ruiner? Cette so- ciété même et rien de plus. Aussi, l'interrogation dans la bouche du tentateur devait nécessairement être di- rigée contre Dieu, c'est-à-dire contre le fondement primordial et universel de tout. Ecoutez-le : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger de tout arbre du paradis^ . Il semble, Messieurs, que

' Genèse, chap. 3. Tcrs. 1.

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!a question aurait pu être plus profonde et porter sur l'existence même de Dieu. Mais rathéisnie n'était pas plus possible alors qu'aujourd'hui. L'homme avait vu Dieu comme il le voit encore, à la source même de son intelligence, principe nécessaire de toute vérité, de toute justice, de toute raison, de tout être inanimé et vivant. Il l'avait vu, comme il le voit encore, dans une révélation positive qui ne lui permettait pas de confondre la personne et l'action divines avec aucune autre personne et aucune autre action. Dieu était de- vant l'homme aussi présent que l'univers, et si l'es- prit du mal lui eût posé la question de son existence, il eût méconnu la première règle de toute tentation, qui est d'être plausible afin d'être efficace. Mais quoi- que l'homme fût assuré indubitablement qu'il avait un créateur, il n'avait pas la même conscience des motifs qui dirigeaient ses conseils. Dieu habite la lumière, dit l'apôtre saint Paul, mais une lumière inaccessi- ble^; il est à la fois évident et impénétrable. Si cer- tains que nous soyons de lui, nous pouvons toujours, en ce qui concerne ses ordres ou ses desseins, nous dire ou entendre ce fatal mot : Pourquoi? C'est en ce sens que le prononça l'esprit qui assiégeait l'hu- manité à son berceau. 11 ne demanda pas à l'homme : Étes-vous sur qu'il y a un Dieu? II lui demanda : Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé? Et cette ques- tion qu'il posait alors, c'est encore celle qu'il pose

' !'« Épitrc à Timolhcc, chap. 6, \ci'5. 16.

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aujourd'hui, celle qu'il posera toujours : aujourd'hui, comme alors, la question des ruines, c'est la question qui met en doute l'autorité de Dieu. Regardez autour de vous, dans ces débris qui composent l'ordre fra- gile où nous vivons : qui les a faits ? Quelle main a détruit l'antique édifice l'Europe assise dans l'unité reconnaissait des lois et des pouvoirs sacrés pour tous? D'où vient que les peuples s'agitent et se brisent comme des flots qui ne savent pas leur route, et que les sujets avec les chefs , émus d'un commun effroi , attendent dans l'anxiété je ne sais quel sombre et inexplicable avenir? Vous me répondez que l'Europe est ainsi tourmentée parce qu'elle a perdu l'ancre de l'autorité; mais pourquoi l'a-t-elle perdue? Pourquoi le front des rois chrétiens n'a-t-il plus la douce au- réole que Je Christ y avait gravée le jour de sa mort? Pourquoi le respect s'est-il évanoui du cœur de tous, et la main du jeune homme touche-t-elle avec une virilité impie la main du vieillard? Ah! j'en sais trop la raison, et qui ne la sait, sauf ces aveugles qui ai- ment mieux s'ôter la vue que de regarder la vérité? La voix des sophistes, conjurée avec celle des princes, a sapé dans le monde l'aulorilé divine; l'homme s'est cru assez fort pour régner seul sur l'homme, il a cru que son pouvoir serait plus grand, s'il émanait de lui- même, sa liberté plus vraie, si elle n'était limitée que par des lois révocables à son gré, et se jetant avec ardeur hors de toute dépendance, il a rompu le lien qui rattache les choses terrestres au pôle du ciel. Un

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momciil la puissance humaine a paru en effet sans bornes, et l'on a [)u dire des rois ce qui est écrit d'A- lexandre au premier livre des Machabécs, que la terre se tut devant eux. La foi en l'autorité divine qui sub- sistait encore sacrait ceux-là mêmes qui ne la recon- naissaient plus, et les présentait, qu'ils le voulussent ou non, à la libre vénération des âmes. Mais à mesure qu'elle allait s'affaiblissant, le prestige de l'autorité humaine s'affaiblissait aussi , jusqu'au jour il n'en est plus resté de trace sur le front de personne, et le dernier des enfans s'est demandé pourquoi il obéi- rait. C'est notre histoire, et ce fut celle d'Adam. 11 entendit comme nous la question qui est le principe de tout mal et de toute ruine : Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé? Pourquoi n'êtes-vous pas sou- verain ?

Je dis qu'Adam l'entendit; car bien que la tenta- tion se fût attachée d'abord à sa compagne, que le tentateur sans doute avait estimée plus faible comme étant dépendante, elle n'en arriva pas moins jusqu'à lui, fortifiée d'une première chute et de l'amour qu'il portait à cette âme vaincue. Une parole de l'Ecriture nous apprend même qu'il y eut moins d'erreur que d'amour dans le crime qui consomma le malheur universel. Adam, dit saint Paul, ne fut pas séduit dans la prévarication, tandis que la femme le futK Une passion déréglée ajouta ainsi son charme à

' Ke Épitrc à Timolhée, chap. 2, vers. U.

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la Icnlalion directe, afin que lien ne manquât dans Télernelle leçon que devait nous donner la déchéance (le nos premiers pères.

Quelle fut cependant la réponse de l'homme à l'in- lerrogalion du séducteur? Nous nous nourrissons des arbres qui sont dans le paradis, mais pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du paradis, Dieu nous a ordonné de nen point manger et de n'y pas toucher, de peter que peut-être nous ne mourrions^. Vous le voyez, déjà la foi n'est plus entière : au lieu d'un recours énergique à l'autorité divine, qui avait imposé le commandement, une lueur d'incertitude se produit dans ce mot : peut-être, ap- pliqué à la sanction de la loi. La loi n'est pas mise en doute, mais la peine, parce que ce n'est pas la loi qui fait le mystère, mais le motif qui l'a dictée. La loi était patente, le motif caché, et il ne faut pas croire qu'aucune préoccupation du conseil divin n'eût trou- blé jusque-là les deux cœurs soumis à cette épreuve : ce serait ignorer l'horreur que rintelligence a de l'in- connu. Il est probable que, même avant la tentation, une recherche inquiète et vaine avait jeté quelques nuages sur l'innocence de nos premiers aïeux, et que la question du tentateur répondait à une blessure en- trevue dans les replis de leur âme. Ils étaient libres, par conséquent peccables, et quand le rationalisme se demande comment, dans une perfection et une félicité

' Trcncsc, cliaj). .">, vers. i2 cl 3.

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aussi grandes que la leur, ils ont pu trouver l'ocea- siou d'un déplaisir suivi d'une faute, c'est ne pas se douter de ce qu'il faut pour ôler à l'homme la puis- sance de faillir : il ne lui faut pas moins que la pos- session de l'infini. L'infini est le seul bien qui corres- ponde à la prédestination de notre cœur, et qui soit capable, en y comblant tout vide, d'y éteindre l'abus possible de la liberté. La perfection de nos premiers pères et leur béatitude n'étaient qu'initiales, un germe immense, qui leur donnait plutôt qu'il ne leur était la faim d'un état meilleur. N'étant pas rassasiés, il restait en eux le désir, et avec le désir une source d'inquiétude et d'illusion. Pour peu qu'ils détournas- sent la vue de Dieu, seul terme de leur plénitude fu- ture, ils s'exposaient à des abîmes d'autant plus pro- fonds que leur àme était plus grande, leur félicité plus gratuite, leur perfection plus obligatoire. En un mot, quiconque ne possède pas l'infini peut être trompé par le fini.

Cependant, la mère des hommes n'avait pas suc- combé au piège de l'interrogation ; elle avait confessé Dieu et reconnu son autorité dans la loi qui l'arrélail au pied d'un mystère. Mais , ayant laissé entrevoir quelque ombre de doute sur l'issue qu'aurait une dé- sobéissance, l'esprit du mal ne s'attacha plus qu'à ce point, et il eut recours pour ébranler la foi de sa vic- time à une puissance qui est encore aujourd'hui la seconde puissance et le second crime du monde. Il prononça ce sim|)le mot : Nequaquam , Pas

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du tout, cest-à-dire qu'il fil succéder la négaliou à rinlcrrogation.

Que la négation , Messieurs, la négation toute pure cl sans preuves , soil une puissance , qui de vous pourrait en douter dans un siècle elle a tout dé- truit? N'eussions-nous aucun moyen de comprendre sa force, il faudrait encore nous humilier devant elle et la reconnaître, comme Ton fait d'une domination qui est sans que l'on explique pourquoi. Mais nous sommes loin de celle impuissance à nous rendre compte du terrible effet de la négation. Tous les esprits étant so- lidaires, parce qu'ils ont la même nature avec les mêmes élémens de connaissance et de certitude, lors- que quelqu'un vient à nier devant nous un principe ou une conséquence dont nous ne doutons point, celte contradiction nous cause une stupeur qui rejaillit aisé- ment jusqu'aux sources de la pensée, pour en troubler l'harmonie et la sécurité. Nous nous disons : Voilà un homme qui nie ce que j'affirme , un homme comme moi, une intelligence comme la mienne... Suis-je donc bien sûr de ne pas me tromper? Et plus l'esprit qui nous oppose la négation est supérieur au nôtre par l'étendue ou la culture de ses facultés, plus nous sen- tons s'accroître l'inquiétude que nous cause ce schisme intellectuel. L'unité est en toutes choses le principe de l'ordre et le signe du vrai; elle est en parliculier, sous le nom de sens commun, le nœud qui rassemble tous les hommes en une même lumière, et bien que cetlc lumière ne conserve pas une force égale jusqu'aux

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exlrémiU'S du {'crclo elle conlienl riiumanilé, ce- pendant sa nature est toujours d'unir en éclairant. D'où vient que chaque intelligence qui se dérobe au faisceau de ses rayons apporte nécessairement une perturbation, non pas dans la vérité, mais dans la preuve qu'elle donne de sa présence aux esprits qu'elle vivifie. C'est une révolte dans le royaume des idées. Or, toute révolte produit l'anarchie, et toute anarchie engendre une faiblesse dans la société qu'elle atteint. Sans doute , il y a du remède , et la vérité conserve toujours, malgré la défection partielle des intelligences, les caractères qu'elle tient de son origine au sein même de Dieu. Les âmes qui la trahissent reçoivent une altération reconnaissable, et comme Gain fut marqué d'un signe qui révélait à tous le premier auteur du sang versé , il y a aussi des stigmates de la vérité violée. Mais il faut les discerner; au lieu d'un jour unique répandu parloul, le ciel se divise en zones les ténèbres ont une fausse lumière, et l'œil le plus ferme est quelquefois trompé par ces ressemblances de Terreur avec le vrai.

Nequaquam morte moriemini, Non, vous no mourrez point. Quelle puissance. Messieurs, ne dut point avoir celle première négation? Elle venait d'un esprit manifestement supérieur à l'homme, et elle por- tait sur la chose la plus obscure pour lui, sur la mort. Qu'était-ce que la mort? Nul être vivant ne l'avait encore vue? N"élait-ce point une menace, un men- songe fait à la bonté par la justice? Il y avait tout

srio

un monde le pressenlimenl était plus fort que la pensée, et le vague des horizons prêtait merveil- leusement à la fascination du doute. Hélas! nous avons depuis connu et contemplé la mort; elle vit sous nos veux dans ce sépulcre de soixante siècles elle ne cesse d'appeler et de coucher sa proie. Elle vit plus près de nous encore dans les passions qui survivent au péché, et qui nous enseignent avec une inépuisable éloquence ce que c'est qu'une âme séparée de Dieu. Nous connaissons les deux morts dont le commande- ment divin faisait peur à nos pères, la mort du corps et la mort de l'âme, et ce qui était pour eux une pro- phétie est devenu pour nous la plus lamentable des réalités. Eh bien! pourtant, la même négation qui les ébranla dans leur foi n'a pas trouvé dans la nôtre une résistance mieux préparée. A la parole divine qui nous menace d'une consommation dans la mort, d'une mort éternelle, dont celle que nous voyons n'est que le prélude et la figure , nous opposons la parole tou- jours vivante de l'antique ser\^en{ : Nequaquam morte nioriemini, Non, vous ne mourrez point . Il n'est pas de négation que notre intelligence accepte avec plus d'empressement, avec plus de joie, autour de laquelle elle amasse avec plus d'ardeur les ombres du raisonnement. Tout nous sert contre la mort éternelle, la bonté de Dieu, sa justice, sa sagesse, le peu que sont nos fautes, et pardessus tout la mystérieuse pro- fondeur qui nous cache l'autre vie, et dans l'autre vie, celte mort finale et suprême que l'Écriture appelle du

nom tranquille, mais d'autant j)lus eiïrayant, de se- conde mort ^. Il y a des hommes qui eroient tout, excepté cela. 11 y a des hommes qui croiraient à la mort de Dieu sur le Calvaire , s'ils pouvaient croire à la mort de l'homme au-delà du tombeau. En sorte qu'on peut dire, avec vérité, que le genre humain suc- combe devant la même négation qui a causé la perle de ses premiers ancêtres.

Oh! que l'arme avait donc été choisie avec une exécrable perspicacité, et qu'elle a bien gardé son poids et son tranchant! Oui, ce n'est ni le mystère de la Trinité, ni celui de l'Incarnation, ni rien de spécu- latif qui fait la difficulté entre Dieu et l'homme; ce n'est pas même la loi : on la reconnaîtrait et on la reconnaît encore, c'est la conséquence de la loi violée. Et si vous n'y croyez pas , Messieurs , à cette consé- quence, si votre esprit recule épouvanté devant l'idée de la vraie mort, confessez que vos premiers pères ont pu comme vous ne pas y croire; et qu'ainsi l'his- toire de leur chute est au moins l'histoire de votre coeur, écrite il y a six mille ans par quelqu'un qui le connaissait bien.

Je ne m'arrêterais pas maintenant à vous montrer le crime de la négation, vous ayant montré sa puis- sance, si je n'avais à vous faire remarquer combien ce procédé intellectuel est vicieux par lui-même et porte dans sa propre nature des fruits empoisonnés.

' Apocalypse, chap. 20, vers. J^.

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11 semble , Messieurs, que je dis quelque chose d'é- trange, et que la négation soit uue forme logique aussi légitime que l'affirmation. Quel mal de nier ce qu'on estime n'être pas prouvé? N'est-ce pas à l'aflir- mation qu'appartient la charge de la preuve , et ne suffîl-il pas de nier simplement ce qui est afflrmé sim- plement? Sans doute, et j'en conviens, toute afflrma- tion n'est pas une vérité; mais l'affirmation est la forme de la vérité, tandis que la négation nest rien que la résistance d'un esprit. Or, le monde ne vit pas de résistance, il vit de certitudes au moins présumées, et lorsqu'il est en possession d'une doctrine qui lui donne la raison de ses devoirs et le courage de ses souffrances , c'est un crime de l'y troubler par une négation arbitraire qui lui arrache les foudemens de sou existence sans lui eu apporter de nouveaux. Ce n'est pas alors à l'affirmation à faire sa preuve , mais à la négation. Ainsi, l'humanité croit en Dieu, en une puissance, une sagesse, une bonté suprêmes qu'elle ne se représente pas partout et toujours avec la même clarté, mais dont la notion constante, quoique plus ou moins imparfaite, ne l'a nulle part abandonnée. Eh bien! qu'un enfant se lève du milieu du peuple et nie l'existence de Dieu, croirez-vous qu'il sera besoin de lui en donner la démonstration? Pour moi, j'es- time que non , j'estime que c'est à lui de prouver qu'il n'y a point de Dieu. C'est à vous, lui dirais-je, à vous dernier venu dans les siècles, à vous que votre mère a nourri au nom de Dieu , à vous dont l'exis-

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lencc a été protégé par ce nom souverain , el à qni elle doit la jnslice el la Icndrpsse dont elle fnt envi- ronnée avant tout mérite, c'est à vous de prouver au monde que sa croyance en la divinité n'a pas de fon- dement. Le monde a vécu, il vit de celte croyance; il n'a trouvé qu'en elle le principe de ses devoirs et la justification de ses droits; il n'a jamais pu compren- dre doù pouvait descendre la vie, si elle ne venait de cet océan primitif qu'il appelle Dieu, el il a jeté l'ancre d'une invincible espérance et d'une immortelle foi. il vous plaît de sortir de cette communion des esprits, de nier votre père du ciel avec vos pères du temps , de braver l'horreur que le soupçon seul de l'athéisme a soulevée toujours : eh bien! vous le pou- vez, je le veux, j'y consens , mais j'attends vos preu- ves. Vous en avez sans doute, et vous en avez d'irré- fragables, qui ne sont pas seulement des doutes, des lueurs, des probabilités, mais qui soient aussi grandes que l'idée de Dieu et que la foi de l'univers. Je les attends, parlez, et si vous ne me dites rien, si vous vous bornez à des conjectures, à I état de votre âme qui ne vous renvoie pas l'écho des choses divines, je me tairai à mon tour, vous plaignant de ne pas enten- dre la voix que toule la terre entend et de ne pas voir la lumière que toute intelligence a vue.

Ce que je dis de l'existence de Dieu , je le dirai aussi de l'Église catholique et de sa doctrine. Vous assurez qu'on ne vous donne pas des preuves suffi- santes de leur vérité : mais y pensez-vous? L'Eglise

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oalliolique vil. iNeùl-elle à vous présonler ni les pro- plu'lies qui l'ont préparée, ni les miracles qui l'onl mise au monde, ni la suite des choses par elle lient à tout ce qui est vrai dans l'histoire , ni la divi- nité visible de son fondateur , elle vit entin , et une partie de l'humanité vit d'elle et par elle. Elle a fait des hommes et des sociétés; elle a fait plus encore, elle a créé des vertus. Et vous pensez qu'il suffit de la nier pour être tranquille avec votre conscience , et avec les jugemens de Dieu. Vous demandez qu'elle vous prouve sa légitimité! C'est à vous de prouver que vous êtes digne de la comprendre et de compter parmi ses enfans. C'est à vous d'établir contre elle que votre intelligence mesure un horizon plus vaste que le sien, que vos pensées ont réalisé dans le monde plus de bien que les siennes, que vos vertus sont plus grandes, vos mœurs plus chastes, votre autorité plus haute, et qu'à vous seul , ramassé dans un jour et dans une idée, vous pesez autant que les siècles et la place qu'elle occupe ici-bas. Si vous ne le faites point , elle se taira , elle aurait du moins le droit de se taire. Quand l'Arabe passant au pied des pyramides leur jette un coup de lance, les pyramides se taisent.

J'irai plus loin , Messieurs , je mettrai la négation en face , non pas d'une doctrine dont la vérité suit aussi éclatante que celle de la doctrine catholique , mais eu face d'une doctrine fausse, qui ail seulement lavantage, comme l'islamisme, d'avoir fourni une longue carrière, et de s'être idenlitiée avec l'âme de

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plusieurs nations. Ccrlos, en lant que chrétien, je sais que dire à l'islamisme; je sais combien pauvre est son histoire, combien faible sa morale, combien triste sa civilisation, combien enfin sont mal assis tous ses fon- demens. Mais ce qui n'est rien pour moi, baptisé dans la lumière et la pureté de l'Évangile , est assez fort pour se moquer de toutes les négations de l'incroyant et pour lui dire avec une audace logique : Tu n'as pas de quoi refuser hommage à mon existence , et je n'ai pas besoin de te produire les preuves qui la venge- raient de ta légèreté. Je vis depuis douze siècles; toi, lu es d'hier et tu mourras demain ; passe et laisse- moi à mon œuvre. J'ai fait une œuvre, moi; toi, est ion œuvre? Pour attaquer ce qui a fait, il faut avoir fait : pour attaquer ce qui vit, il faut avoir vécu : enfant, as-lu vécu, as-lu fait?

Après Zama , Scipion , jeune encore, pouvait tenir des propos superbes à lendroit du vieux général vaincu ; mais un écolier sorti tout imberbe des rostres puériles de l'intelligence, qu'a-t-il à dire même à des ruines, qui ne le renvoient éloquemment aux jeux de son école? Pour vaincre Annibal, il faut être Scipion; pour vaincre l'erreur , il faut être la vérité , et par conséquent une affirmation qui se soutienne de son propre poids, et du poids de ses œuvres. Sans cela on n'est qu'un bavard et un fou , même contre l'isla- misme. Car l'islamisme, tout faux qu'il soit, est meil- leur que ce qui n'est rien. 11 a produit des vertus réelles, quoique imparfaites, la croyance en Di^u, la

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j)rière, riiospitalilé, l'espérance (rune aulre vie, et lui opposer une iiégalion vide, une simple résistance de l'esprit, c'est ouvrir un tombeau pour y convier un malade à l'immortalité. Vous rencontrez un pauvre couvert de haillons, et vous lui dites : Mon ami, mais vous avez des haillons, hàtez-vous de les jeter. Insolent! donnez-lui un vêtement plus digne, donnez- lui le vôtre , et il jettera ses haillons sans que vous ayez besoin de l'en avertir par une insulte colorée de pitié. De même, vous rencontrez un homme qui croit mal , mais qui croit quelque chose , ne le dépouillez pas de ce peu, sous prétexte de l'éclairer; donnez-lui, en échange de l'affirmation incomplète ou corrompue qui fait vivre son esprit, une plus pure et plus solide affirmation, ou bien taisez-vous, et faisant un retour sur la nudité de votre âme, admirez ce pauvre qui est encore vêtu d'un reste de vérité par un reste de foi. C'est ainsi que s'est conduit le christianisme à l'égard de l'humanité courbée sous le faix de l'erreur. Quelle doctrine, si jamais on avait le droit de procé- der par négation , quelle doctrine l'eût fait avec plus d'apparence de légitimité que le christianisme? Il te- nait l'Évangile dans sa main, et il n'avait devant lui qu'un amas sans logique et sans histoire d'extrava- gantes superstitions. Et pourtant, le christianisme n'est point monté au Capitole pour y renverser par une né- gation hardie le règne des faux dieux. Il est entré dans la boutique du pauvre et dans l'aréopage des nations pour leur annoncer le vrai Dieu, le Dieu it}-

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connu, celui auquel l'ingénieuse Athènes avait élevé cet autel prophétique que rencontra saint Paul , et (jui lui servit d'exorde, lorsqu'il nomma Jésus-Christ pour la première fois dans la capitale de l'éloquence et de l'erreur. Le christianisme a donné avant d'ôter, il a dit oui avant de dire non , et même le non ne parait pas dans le synihole qui est la pierre angulaire de son édifice, et que les apôtres ont laissé au monde couvert de leur signature et de leur sang. Voulez- vous, en contraste du procédé de la tentation, enten- dre la voix qui éclaire, la voix qui fonde, la voix qui appelle et qui convertit à Dieu? Écoutez-la, bien que vous l'ayez mille fois écoutée, écoutez-la de nouveau sous cet arbre tragique vous venez d'assister au langage qui a perdu le genre humain. Credo: je crois. Credo ; je crois en Dieu, le Père tout-puissant, qui a fait le ciel et la terre, les choses visibles et invi- sibles.— Credo : je crois eu Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, qui pour nous autres hommes et pour notre salut est descendu du ciel, qui s'est fait homme, qui a été crucifié , mort et enseveli pour nous , et qui est ressuscité. Credo : je crois au Saint-Esprit, Sei- gneur et vivificateur, qui est adoré et glorifié avec le Père et le Fils , qui a parlé par les prophètes. Credo ; je crois l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique. Credo : je crois à la rémission des péchés, la résurrection de la chair et la vie éter- nelle.

Voilà, Messieurs, comment le christianisme a sauvé

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le monde, en lui donnant une doctrine meilleure que l'ancienne, et qui devait nécessairement la détrôner j)ar la force de ses principes et de ses œuvres. Jugez donc quelle misère et quel crime, quel abus lamen- table de l'intelligence, lorsqu'un inconnu, un homme sans caractère et sans mission , sorti tout au plus de la vile échoppe du génie, partant de lui-même enlîn , dit négation et anathème à tout ce qui est, à l'Église, à l'Évangile, au Christ, à l'humanité qui les a reçus, bénis et adorés , aux reliques des apôtres , au sang des martyrs, à la foi et aux vertus de soixante siècles! Et cela pour nous donner en échange sa raison qui proteste et son cœur qui se révolte! Qu'est-ce qu'une protestation, sinon une impuissance? Qu'est-ce qu'une révolte, sinon une ruine'? Qu'est-ce qu'un homme qui se retire, sinon une feuille qui tombe? Et ce peu de chose, on nous le donne encore avec l'exaltation de l'orgueil pour soi , et l'exaltation du mépris pour nous!

Jusqu'ici, Messieurs, toutes les paroles de la tenta- tion ont été des paroles d'aflranchissement. Soit que le tentateur ait demandé à l'homme pourquoi Dieu lui avait fait une défense, soit qu'il en ait nié la sanc- tion pénale, dans l'un et l'autre cas, il flattait le goût naturel de tout agent libre pour l'indépendance abso- lue. Mais ne pouvait sarréter l'action séductrice, car elle ne renfermait que le doute et la négation. Et l'homme ne saurait vivre de ces deux élémens . 1 homme est un esprit, et l'esprit est un ressort affîr-

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nuUil'. Il peut bien passer par le doulc el la négalion, (lélruire en lui la pensée qu'il a reçue de ses pères; mais cela l'ait , le tourment du doute le saisit, et il a besoin d'en calmer l'aiguillon par une doctrine quel- conque, où il se repose de la douleur de ne plus croire. C'est pourquoi le génie du mal se gardera bien de le laisser sur une simple négation. La négation lui était nécessaire pour déraciner dans sa victime le tronc puissant de la vérité : maintenant , il faut qu'il verse dans la plaie, comme un baume réparateur, le poison d'une doctrine sans fondement, et qu'il détourne ainsi de son cours naturel l'inépuisable activité de l'esprit. Après' donc avoir dit : Powquoi ? Après avoir dit : Non, il ajoute immédiatement : Dieu sait qu'au jour oii vous aurez mangé de l'arbre , vos yeux s'ou- vriront, et vous serez cormne des Dieux, sachant le bien et le mal *. Cette affirmation est la troisième puissance et le troisième crime du monde.

En effet, qu'avez-vous entendu autre chose de tous ceux qui vous détournaient de la doctrine d'obéissance et de vie? Que vous ont-ils dit, sinon que votre in- telligence avait droit à une lumière sans limites, qu'elle était le juge suprême du bien et du mal , de la vérité et de l'erreur, que toute ombre était pour elle une insulte, tout mystère une folie, toute dépen- dance une usurpation de sa souveraine autorité. Il n'est pas un sage séparé du christianisme qui ne

' (iciièM-. chaii. ô. vers. îî.

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promelle à ses disciples , dès la première leeon , la pleine vue des choses , et tout au plus , s'il lui resle une lueur de modestie , rcnverra-t-il à l'avenir , mais à un avenir humain et philosophique, l'accomplisse- ment de cette vision ahsokie qui est, dans sa pensée, le droit, la gloire et la félicité naturelle de l'esprit. Vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal : ainsi l'ont entendu nos premiers pères , ainsi l'entend encore, sur un mode qui ne change pas, leur inquiète postérité. Et cette étonnante affirmation con- serve éternellement la puissance qu'elle eut dès le premier jour. Dépourvue de toute preuve, contraire à toute expérience, elle agit avec la souveraineté d'un axiome, et ceux qui s'y rendent ne songent même pas à la contester, tant elle leur parait d'une évidence qui précède l'évidence même. C'est , Messieurs , que quand on rejette la lumière de Dieu comme le sou- tien et le complément nécessaire de la nôtre , il faut hien croire que la notre suffit , et que par conséquent elle peut tout nous révéler. Car , d'avouer que notre raison est infirme , bornée , incapable de saisir avec clarté l'ensemble infini des choses , et de rejeter en même temps l'autorité de la raison divine , ce serait allier, avec l'affectation de l'indépendance, la soumis- sion contradictoire d'une incompréhensible humilité. Nous ne pouvons entrer en révolte contre la lumière de Dieu que par le sentiment profond de n'en point avoir besoin , et dès lors , le mot de l'orgueil à l'or- gueil devient d'une saisissante justesse :• Vous serez

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comtne des Dieux, sachant le bien cl le mal. Ajoutez , Messieurs, que l'esprit, étant fait pour la vérité, est alfirmatif de sa nature, comme je vous le disais tout à l'iieure, et que s'il perd les affirmations qui ont leur fondement en Dieu, il se livre aisément aux premières qu'on lui présente avec l'empire du gé- nie, de la hardiesse et de la nouveauté. L'intelligence, affaiblie par la soustraction de son aliment naturel, qui est le juste et le vrai, ressemble à une mer privée du tribut de ses fleuves, et dont les eaux diminuées reçoivent avec joie les impurs limons que lui portent çà et des eaux de hasard. Tout est bon à qui n'a rien. Et plus la négation a été profonde dans un es- prit, plus il est accessible à la séduction de l'absurde, en sorte qu'il n'y a rien de crédule à l'égal d'un in- croyant. Ils se feront, dit saint Paul, des maîtres qui chatouillent leurs oreilles, et se refusant à la vérité, ils courront au-devant des fables^. L'homme qui ne croit point à Dieu croit à un songe; celui qui ne croit plus à Jésus-Christ croit à Voltaire. Le pre- mier système venu sur l'origine des choses, depuis les rêveries des gnostiques jusqu'aux théories de Bufl'on , le trouve prêt à crier merveille. Dites-lui que de toute éternité il existait un vide infini peuplé d'alômes in- nombrables, il le croira. Dites-lui que les atomes se cherchant dans le vide, en vertu d'une réciproque at- traction, se sont enfin rencontrés et unis pour former

' 11*^ EpUic il Tiniolhce, chup. i. \crs. 5 cl i.

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\c premier soleil, il le eroira. Di(es-lui que ee soleil, une l'ois suspendu dans l'espace, a ressenti leflet d'une impulsion qui a déterminé l'orbite roule sa masse, il le croira. Dites-lui que quelques fragmens s'en étant détachés sous l'effort de la rotation, il les a re- tenus autour de lui à une certaine distance , les atti- rant et les repoussant à la fois, pour s'en faire des satellites , dont le mouvement se coordonne avec le sien, il le croira. Dites-lui qu'un de ces globes de se- conde main , s'étant un peu refroidi , s'est trouvé à une température qui est celle même de la fécondité, et a commencé à produire des plantes , des arbres , puis des animaux de plus en plus parfaits , et enfin l'homme, il le croira. Dites-lui que la température de la terre, s'étant ensuite affaiblie, a perdu son énergie primitive de production, et n'a plus que la force d'en- tretenir les espèces déjà émises sans pouvoir en émet- tre une seule nouvelle, il le croira. Dites-lui tout ce que vous voudrez , hormis que Dieu a créé le monde, et il le croira. Sa foi sera proportionnée toujours à l'ardeur de son incrédulité , et s'il en vient à haïr Dieu et l'Evangile , il n'y a rien de monstrueux sorti d'une bouche impie qu'il ne reçoive avec le délire de l'adhésion. Si vous voulez lui donner des preuves, il vous criera qu'il n'en a pas besoin et que la chose est évidente de soi.

0 vous donc, dans un siècle incroyant et qui aspirez à la gloire de fonder une doctrine , ne vous donnez pas plus de lourmcni (|u'il ne convient à un

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si médiocre projet! Si la nature vous a lait le don de parler ou d'écrire , cela suftil , et encore n'esl-il pas assuré qu'il faille ni une plume, ni une bouche d'or : le plomb a réussi souvent. Prenez de la joie avec vos amis, et dites à ce siècle superbe tout ce qu'il vous plaira, le rêve que vous avez eu la veille ou celui que vous aurez demain. Il ne vous demande pas autre chose pour vous croire, vous aimer, vous admirer, vous appeler immortel de votre vivant, et vous élever une statue après votre mort.

Vous serez comme des Dieiix , sackant le bien et le mal : flatterie profonde que l'incrédule appelle une extravagance dans la Bible , et qui , après six mille ans , s'est encore jouée de son cœur ! Flatterie qui est aussi grand crime que grande puissance, puis- qu'elle est la déification de la raison humaine, c'est-à- dire le plus haut degré d'usurpation qu'une intelli- gence libre puisse commettre à l'égard de Dieu. Nous ne pouvons pas chasser Dieu de l'univers, [parce que l'univers ne nous obéit pas, mais nous pouvons le dé- trôner de notre esprit, parce que notre esprit consent à ce que nous voulons, et élever à sa place, dans une royauté sacrilège, cette faible pensée qui est la nôtre et qu'un atome suffit pour étonner. Aussi, Messieurs, prenez garde à ce qui va suivre. L'homme ne s'arrê- tera pas dans ce haut lieu l'orgueil l'a fait asseoir, en lui promettant la pleine lumière. A peine y a-t-il touché, qu'il s'émeut de si j)eu voirj, et (jue le doute redescend dans son cœur avec rapidité, mais un doute

bien aiUremenl grave que celui par lequel s'inaugura sa déchéance. Le premier doule n'était qu'un chemin; on prétendait s'en servir pour aller à la découverte du vrai : on cherchait , on espérait , on croyait en- core, sinon à un dogme, du moins à l'esprit; mainte- nant, la route est faite, l'expérience accomplie, et le doute qui revient est un doute confirmé, un doute de lassitude et d'épuisement. La raison affaissée sur elle- même, comme un voyageur énervé, confesse son im- puissance par son désespoir, et l'énergie de l'orgueil, la seule qui lui reste, achève de lui ôter le courage en lui interdisant de revenir sur ses pas. Alors, qu'ar- rive-t-il? 11 arrive le dernier mot de la tentation que je ne vous ai pas encore dit : La femme vit que Vm^- bre était bon à manger, et beau à voir , et d'une suave appai'ence, et ayant pris de son fruit , elle en mangea^. C'est-à-dire que le cercle la raison se nourrit d'elle-même s'étant achevé dans le doule, comme il avait commencé par le doute, rien n'étant plus clair et solide pour l'intelligence, tout étant par terre enfin , il reste cependant debout deux cho- ses : et quoi, Messieurs? 11 reste la matière , qui est l'arbre de la science du bien et du mal, et il reste les sens, par nous pouvons entrer en rapport avec la matière. Voilà le dernier mot. Quand l'homme, à force de se séparer de Dieu en se concentrant en soi, a vu baisser et s'obscurcir la lumière qui l'éclairail,

' (icnise. cliap. 3j vers. G.

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quand tout ce qui a nom, DIlmi, àiuc, juslice, vé- rilé, lemps futur, élcrnilé, est devenu problème cl ruine pour lui, il voit se dresser, à la place de toutes CCS choses balayées, une réalité d'autant plus forte que rien ne lui fait ombre et contrepoids. Il voit seul à seul, dans un duel implacable, la nature vivante, la nature qui n'est qu'un arbre portant des fruits, une poussière colorée; il la voit se faisant jour malgré lui dans tous les pores de sa chair et s'y assurant un invincible empire. Dépouillé de tout le reste, nu et pauvre, il se jette sur ce débris impur sauvé du nau- frage universel ; il s'y attache avec un enivrement désespéré, et dit à son âme, s'il en a encore une : Ceci est bon, mange.

Son âme! oh! oui, son âme, il en a encore une, mais c'est pour son malheur. Car, au lieu qu'elle lui avait été donnée pour s'élever vers Dieu, elle ne lui sert plus qu'à imprimer à ses sens quelque chose d'in- défini qui agrandit leur faim et multiplie leur bruta- lité. Si, à l'aide du doute et de la négation, il se trans- figurait en un sordide animal , ses besoins seraient bornés par la nature , il ne demanderait à la terre que l'herbe et la fange de chaque jour. Mais l'âme née pour la vérité, la justice et l'amour, l'âme ne trou- vant plus dans ces hautes régions l'aliment qui lui convient, se rejette sur les sens, y passe toute entière et y suscite des besoins d'une telle énergie que l'on peut dire d'eux ce que saint Paul a dit de la puissance et de la sagesse divine : 0 altitudo! oh ! qui pourra

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mesurer la hauteur, la larijeur et la profondeur des désirs qui s'élèvent dans les sens de l'homme séparé de Dieu et recevant encore de sou âme celle grandeur que Dieu seul pouvail remplir! Néron souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une tète pour l'abattre d'un seul coup : c'est le cri des sens exaltés par l'âme, cri sublime autant qu'immonde, l'on reconnaît la di- vinité dans la fureur.

Voilà donc le terme : Comedit , l'homme mangea. La révolte commence par la déification de la raison, elle se termine par le règne du ventre.

Bossuet, peignant quelque part la décadence de l'empire romain, dit ces mots : « Rome rit et meurt. » Certes, cela est grand et digne de Bossuet. Pourtant, je ne sais s'il n'eût pas mieux dit encore : Rome mange et meurt. Car le rire n'est que l'accident des chutes humaines, et n'exprime pas suffisamment peut-être le matérialisme abject se précipite l'homme séparé de Dieu. Comedit : c'est le mot par lequel l'Écriture achève le récit de la première révolution morale de l'humanité, mot fastique dans sa bassesse , et qui se retrouve au fond de tout ce qui finit. Ballhazar man- geait quand tomba sous l'épée de Cyrus l'empire des Chaldéens; il tenait à la main la coupe ravie aux sa- crifices du vrai Dieu, coupe sacrilège renfermant à la fois la négation et la volupté, lorsque le doigt prophé- tique écrivit sur la muraille , en face de lui , l'heure et la cause de sa condamnation. Ainsi finit Babylone dans un festin ; ainsi Rome passa dans un autre festin:

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ainsi meurent tous les empires , U\ coupe ii In main el le blasphème à la bouche. Ainsi, Français, périra le vôtre, si vous n'écoutez pas ces vérités qui vous par- lent encore , si les murs de l'Évangile, à moitié rom- pus par vous, ne se relèvent pour vous donner un abri. Ni vos sciences, ni vos arts, ni le formidable dévelop- pement de votre puissance matérielle, avec quoi vous vous croyez assurés de contenir les hommes, rien de tout cela ne relardera d'un quart d'heure l'avènement de votre chute appelée par votre corruption. Cyrus, je ne sais qui sera Cyrus, mais Cyrus , un homme neuf, croyant en Dieu, portant d'une main l'épée et de l'autre la plume qui écrira le décret de rebâtir le temple , Cyrus desséchera encore une fois les eaux de l'Euphrale, renversera les murs deBabylone, et jettera par terre d'un dernier bond la coupe et la vie de Balthazar. Tout cela sera fait dans l'heure d'une nuit, pendant que vous boirez el mangerez comme les en- fans des hommes au temps du déluge , comme les enfans d'Israël quand le fils de Vespasien franchissait le mur de circouvallalion. La même heure vous trou- vera à la même table, le même coup de foudre dans le même vin. Des générations nouvelles, se moquant de vos doutes et de vos négations, viendront el diront: Nous venons au nom de Dieu, qui a fait le ciel et la terre. Races détruites, restes impurs d'un matéria- lisme abject, ô pourris, écoutez, entendez la voix de ceux qui vous apportent vérité , justice , croyance , certitude, avec le nom antique de Dieu; levez-vous,

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vivez encore , s'il esl possible , partagez la victoire avec nous, s'il vous reste assez de force pour bénir dans vos vainqueurs la main de Dieu qui vous a cbâliés, et qui met dans le châtiment la résurrection.

SOIXANTE-QUATRIÈME CONFÉRENCE.

DES SIGNES DE LA CHUTE DANS L HUMANITE.

Monseigneur,

Messieurs,

Vous avez assisté à la chute de l'homme primitif; vous savez par quels profonds ressorts l'esprit du mal l'a conduit de la lumière aux ténèbres, de l'obéissance à la révolte, de l'innocence au crime , de l'union la plus parfaite avec Dieu à une sacrilège séparation. Mais, Messieurs, la faute d'Adam n'a-t-elle atteint que sa personnalité, ou a-t-elle atteint la nature humaine

T. m 37

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qui était en lui comme dans sa source, et qui par lui devait s'épandre au loin jusqu'aux dernières branches d'une indéfinie postérité? Il est clair que celte faute ne l'avait pas laissé le même qu'auparavant, qu'il en avait ressenti des effets désastreux , tels que l'obscurcisse- ment de l'esprit , l'affaiblissement de la volonté , la prédominence du corps sur l'àme et des sens sur la raison, conséquences lamentables qui nous sont trop révélées par l'expérience que nous avons faite en nous- mêmes de l'empire du péché. Mais ces conséquences se sont-elles arrêtées à la nature humaine telle qu'elle était circonscrite dans la personnalité d'Adam , ou bien, passant outre avec le péché lui-même, exercent- elles encore sur la substance héréditaire de l'homme une lamentable efficacité? C'est ce qu'il s'agit de savoir, et par nous touchons non-seulement au dogme fondamental du christianisme, mais au dogme tout ordre, toute morale, toute politique prennent avec leur source la règle de leur cours. Selon le parti qu'embrassent à cet égard les sages et les conducteurs des nations , tout change , tout s'en va sur une pente ou sur une autre pour ne se rencontrer plus jamais. Car il est impossible qu'avec un point de départ aussi différent sur l'état intérieur et natif du genre humain, on n'arrive pas à des conclusions pratiques d'une ir- rémédiable inimitié.

Nous sommes donc en présence de cette question : Adam s'est-il corrompu dans sa personne ou dans sa naluro, dans sa personne intransmissible et ne pou-

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vant appartenir qu'à lui, ou bien dans sa nature com- municable, dans cette partie de lui-même qui devait parvenir jusqu'à nous pour être notre vie après avoir été la sienne? Le péché, séparation profonde et injuste de l'homme avec Dieu , s'est-il arrêté à l'homme pri- mitif, ou s'identifiant à la chair et au sang de l'hu- manité, a-t-il souillé l'espèce elle-même? Naissons- nous purs ou viciés, dans la sérénité du bien ou dans la confusion du mal? Encore une fois, c'est la ques- tion.

Il y a sur ce point un étrange partage de l'esprit humain, même au point de vue philosophique. Des sages ont été tellement frappés de l'état d'abaissement et de misère morale la nature humaine est plongée, qu'ils n'ont pu se l'expliquer que par une dégradation primitive et universelle , suite de quelque faute qui aurait altéré le plan de la création. D'autres ont un si vif éloignement de cette pensée, qu'elle leur parait être recueil du christianisme, et que rien ne peut les amener à entendre comment la faute d'un homme qui n'est plus a souillé des hommes qui n'étaient pas encore au moment elle se commit. C'est entre ces deux courans contraires qu'il nous faut naviguer, l'un qui nous porte à pleines voiles dans les eaux du christianisme , l'autre qui nous repousse de leur sein comme d'une mer sans profondeur , les récifs se montrent à la surface des flots. Mais, grâce à Dieu, nous avons une étoile pour nous conduire , et cette étoile ici c'est nous-mêmes, notre conscience, l'his-

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toire de l'humanité au dedans et au dehors de nous. Pour connaître si nous naissons dans le bien ou dans le mal, si nous apportons au monde une blessure dont la cause est antérieure à notre existence, il suffit de sonder le cœur de l'homme, et c'est ce que je vous prie de faire avec moi.

Le tissu de la vie humaine se compose de deux sortes d'actions , les unes qui. inspirent l'estime, le respect, l'admiration et l'amour ; les autres qui engen- drent l'éloignement, le mépris et jusqu'à l'horreur. Que je vous rappelle Titus disant un soir à ses cour- tisans, ou plutôt à ses amis, puisque c'est le nom qu'il leur donnait: «Mes amis, j'ai perdu un jour, car au- jourd'hui je n'ai fait de bien à personne ; » vous vous sentirez touchés, et franchissant les siècles par un élan subit, vous grossirez de votre voix la voix una- nime du peuple romain donnante son meilleur César le nom le plus beau qu'un homme ait jamais porté, le nom de délices du genre humain. Mais que je vous rappelle cet autre César envoyant un meurtrier au devant de sa mère sauvée d'un naufrage , et cette mère disant à l'assassin ; frappe le ventre^ vous je- terez un cri et vous ajouterez votre malédiction à la malédiction qui pèse sur ce monstre. Et pourtant Né- ron était un homme aussi bien que Titus; son parri- cide était la pensée et la volonté d'un homme aussi bien que l'épanchement de Titus, regrettant un de ses jours oii l'occasion du bien lui avait été refusée. Or, que pensez-vous qui doive être le plus fréquent parmi

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nous (les actes qui nous rapprochent de Titus ou de ceux qui nous rapprochent de Néron , des actes qui nous inspirent un pieux respect ou de ceux qui font naître l'indignation et le mépris? Il semble que ce de- vrait être les premiers, puisque nous sommes involon- tairement d'accord pour les environner d'honneur : mais hélas! il n'en est rien. Ce qui est commun, c'est le vice; ce qui est rare, c'est la vertu. En comparant le bien et le mal , tels qu'ils se produisent dans notre histoire à tous, nous remarquons d'abord du côté du mal une étrange et terrible prépondérance de facilité. Le mal ne nous coûte rien; pour le commettre, il suffît de se laisser aller. C'est un navire qui n'a be- soin ni de voiles, ni de rames, ni d'aucun effort, pas même de la tempête, parce qu'il a eu lui-même ses vents, ses flots, sa pente et son ouragan. Le bien, au contraire , ne sort de notre àme que par un enfante- ment douloureux; vaisseau fragile et mal armé, il faut qu'il remonte le cours des vagues, et qu'ayant contre lui toutes les fureurs du ciel et de la mer , il se tienne dans sa route sans décliner jamais. La vertu. Messieurs, est si difOcile que nous l'avons appelée la vertu , c'est-à-dire la force par excellence , et qu'en toutes choses elle se montre au sommet comme le suprême effort de l'homme. Hors d'elle, tout est fa- cile, la naissance, la fortune, le talent, le succès, la gloire même, et qui possède tout, ne la possède point encore. Qu'un prince vienne à monter sur le trône, il aura le jour même autour de lui, pour y choisir les

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instrumcns de son règne, des hommes de tout mérite et de tout renom : mais si Dieu lui a donné la sagesse par une de ces bénédictions qui consolent quelquefois la terre, il discernera du premier regard une place vide au milieu de ses courtisans, et le soir venu, couvert d'un habit obscur, il ira frapper à la porte de l'homme de bien pour le supplier, au nom de Dieu et de la patrie, de lui apporter le rare secours d'une vertu désintéressée. Que nous manque-t-il. Messieurs, dans ce grand empire français? Sont-ce les hommes d'esprit, les lettres, les arts, les sciences, la fertilité du sol, la beauté des rivages et la puissance des mers? Non, le ciel a épuisé pour nous le mystère de ses dons ; nul peuple n'a reçu davantage et nul peuple pourtant n'est moins le maître de son sort : que nous manque-t-il donc? une seule chose, la vertu. Et, dans chaque siècle , quand on écoute de haut et en silence le bruit de l'histoire, l'àme est avertie que les passions dominent et que la vertu n'a que des heures et quelques héros.

11 y a donc en nous certainement prépondérance du mal sur le bien par la facilité. J'ajoute : par la spontanéité. Le mal n'a pas besoin de culture ; il naît sans préparation, comme les ronces daps une terre abandonnée. Laissez l'enfant au cours naturel de ses instincts, que deviendra-t-il? Un égoïste, un despote, un petit monstre, qui, après avoir abusé de sa faiblesse contre sa nourrice et sa mère , abusera de sa force contre ses compagnons d'âge et de plaisir , jusqu'à ce

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que, parvenu à la nialurilé du vice, il ne |)iéseiile plus qu'un spectacle inférieur à celui que donne le sauvage, le speclacle de l'animalité pure se repaissant de débauche et de cruauté. Il faut, il faut l'arrêter de bonne heure, châtier sa tyrannie, lui apprendre qu'il a des devoirs avant d'avoir des droits ; il faut courber sa tète et ployer ses genoux; il faut qu'il s'humilie, qu'il demande pardon de ses fautes , qu'il pleure d'a- voir offensé, qu'il subisse avec persévérance l'instruc- tion de la verge et l'initiation de l'amour, et qu'abattu, relevé, froissé, taillé, caressé, il arrive au milieu des hommes , sinon doux et vraiment aimable, du moins poli comme un marbre au sortir de l'âme et des coups du sculpteur. Sans éducation, point de civi- lisation, c'est-à-dire que l'homme est nativement bar- bare, et que la bonté se développe en lui par une culture profonde dont l'art exige une sainte tendresse dans une mâle vertu. Malheur à l'empire qui ne sait plus élever ses enfants! Malheur à l'empire qui con- fond l'enseignement avec l'éducation, qui croit que le bien jaillit de la science et de la littérature, quelles qu'elles soient, et qu'aligner des mots qui se pondè- rent, c'est préparer l'âme de l'homme et du citoyen! L'éducation est la tradition de l'obéissance, du respect et du dévouement , à une âme impatiente du joug et pétrie d'égoïsme , tradition sublime dont rien ne répare l'absence et dont la nécessité prouve invincible- ment la prépondérance spontanée du mal sur le bien. Nous voici déjà bien loin dans la connaissance de

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noire état moral . et dès maintenant nous pouvons affirmer que la nature humaine est penchée dans un sens mauvais, puisque prise au herceau, avant toute action de l'homme , elle ne sélève vers le bien que lentement, par des voies ardues et à l'aide d'une édu- cation qui lui vient du dehors , tandis que le mal se produit en elle d'un jet facile et spontané. Mais ce n'est pas tout : il n'y a pas seulement dans la nature hu- maine facilité et spontanéité du mal . nous y remar- quons encore l'incapacité du bien sous des rapports très-essentiels. Je nomme Dieu, Dieu étant notre créa- teur, notre Père, le seul être qui ne nous dût rien et à qui nous devons tout, il est juste que nous soyons avec lui dans des rapports de reconnaissance et d'a- mour ; il est juste même que nous l'aimions pardessus tout, puisqu'il surpasse tout en bouté. Or. en est-il ainsi? Vous tous, Messieurs, qui n'avez d'autre règle que les principes et les sentimeus de la nature, parce que vous avez rejeté ceux du christianisme, vous tous sans exception, aimez-vous Dieu? Est-il présent à votre esprit ? Vous élevez-vous vers lui par des actes positifs de bienveillance , d'actions de grâces , et même de simple souvenir? Non, évidemment non. et moi tout comme vous, lorsque je n'avais en moi que la nature humaine, je vous le confesse, je n'aimais pas Dieu, je n'y pensais même pas. J'allais à mes joies et à mes affaires de jeune homme . laissant Dieu à ses affaires et à ses joies. Tel était mou état, tel est le vôtre, et cependant l'amour nous est si naturel . il est notre

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si proche parent, que rien ne nous est plus facile cl plus nécessaire que d'aimer. Demain , vous vous lè- verez; il y aura dans l'air une douceur, un parfum du printemps; les arbres seront mollement émus par le pressentiment d'une belle journée ; vous ouvrirez votre fenêtre et un amour jaillira de tous vos sens pour aller au devant de la nature et s'y enivrer d'air, de lumière et de chaleur. Près de vous, sur la pierre extérieure , une fleur vous regardera , une fleur que vous aurez vue naître dans le froid de l'hiver et que vous aurez exposée aux premiers rayons d'un plus doux soleil ; vous lui rendrez son regard , vous la rapprocherez de vous, et tout inanimée qu'elle soit et impropre à l'amour, vous lui ferez de vous à elle et d'elle à vous je ne sais quel commerce le cœur ne sera pas étranger. Mais Dieu... Ah! Dieu, moins que le vent, moins que l'air, moins que la lumière, moins que la petite fleur , vous n'y pensez pas. Qu'est-ce que Dieu? Vous vieillirez ; votre jeunesse , en s'é- loignant de vous, ne vous renverra plus que des sou- venirs , tristes et fragiles images de vous-mêmes , et les obscurcissemens de l'âge vous gagnant toujours, il ne vous restera bientôt que des ruines sans amitiés. En ce temps-là, par quelques jours d'automne, quand la solitude devient plus dure au vieillard à cause des mélancolies du ciel, vous descendrez pesamment dans la rue, et regardant ça et là, vous chercherez s'il n'y a point quelque pauvre animal abandonné comme vous et qui ait besoin d'un bon maître. Si la Providence

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vous renvoie, vous le recueillerez doucement dans les paus de votre habit, et le portant à votre foyer, vous lui ferez sa place comme à votre dernier ami, le der- nier qui boira dans votre tasse et à qui vous donnerez de votre pain. Et si vous êtes pauvre, souffrant à la fois de l'âge et du besoin, il se formera entre la bête et vous une amitié d'autant plus forte et plus sacrée ; vous vous retrancherez de votre vie pour entretenir la sienne, et lui, vous réchauffant de sa jeunesse et de sa reconnaissance, tiendra votre cœur vivant jusqu'à son dernier soupir, jusqu'au jour tout étant achevé, vos restes s'en iront accompagnés de deux seules créatures, le prêtre et le chien, le prêtre pour vous bénir encore une fois au nom de Dieu, le chien pour vous pleurer au nom de la nature. Conclusion , Mes- sieurs : il nous est plus aisé d'aimer un chien que d'aimer Dieu, c'est-à-dire que, par une incompréhen- sible ingratitude, Dieu nous est plus étranger que quoi que ce soit au monde. Est-ce ce que nous de- vrions être? Est-ce l'état Dieu nous aurait mis par l'acte même de notre création?

Nous ne sommes pas avec nos semblables dans de plus justes rapports. Nous devrions les aimer, puisque la bienveillance est la loi des relations entre les êtres de même nature et de même sang : or , les aimons- nous? Aimez-vous l'homme? Vous flattez -vous d'ai- mer l'homme, je ne dis pas votre père, votre mère, vos frères, vos sœurs et vos amis; ce n'est pas l'homme , c'est vous. Mais l'homme, celui que les

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anciens appelaient si bien liostis, riiomiiie du délions, l'étranger , cet homme-là , l'aimez-vous? Vous êtes riche : pensez-vous à l'homme pauvre? Vous êtes dans la joie : pensez-vous à l'homme qui souffre? Si vous y pensez , et je le crois , ce n'est point au nom de la nature, mais en vertu d'un élément supérieur que vous tenez du christianisme et qui agit encore en vous- même lorsque vous en avez répudié la source, et combien est faible ce mouvement généreux! Combien il est loin de l'amitié! Vous croyez beaucoup faire en retranchant de vos plaisirs et de votre luxe un insen- sible superflu, et cela fait, vous vous reposez dans la pensée que vous êtes humain ! Vous vous dites : J'ai payé ma dette au malheur, je puis être heureux tran- quillement, qu'on ne m'en parle plus. Encore est-ce , Messieurs , l'effet d'une doctrine qui a changé le monde et y a introduit la charité. Que serait-ce si je vous parlais de l'homme antique? Croyez-vous que les Spartiates aimassent les Ilotes ? Que les vingt mille citoyens d'Athènes aimassent les deux ou trois cent mille esclaves dont ils avaient besoin pour vivre? Que les Romains aimassent les débiteurs qu'ils torturaient dans leur Ergastulum, et ces milliers de malheureux attachés à la glèbe de leur gloire? Voyaient-ils les uns et les autres, voyaient-ils leur prochain dans l'esclave et le vaincu? Ils y voyaient un instrument de leurs désirs, quels qu'ils fussent, une chair plus parfaite que celle de la bête fauve ou de la bêle domestique, et lorsqu'ils la flétrissaient au goût de leur débauche et

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(le leur cruauté, la pensée ne leur venait même pas qu'ils manquassent de justice ni d'honneur. Ils mon- taient de la tribune au Capitole avec l'assurance d'être un grand peuple, le maître du monde, l'ami des Dieux, et vous les eussiez jetés dans le plus rare étonnement, si vous leur eussiez appris qu'ils n'étaient que d'il- lustres et sacrilèges meurtriers. Tel est l'homme pour l'homme tant que la nature humaine n'est pas puri- fiée d'eu haut par l'attouchement de la charité , et même après avoir reçu du ciel cette miraculeuse inau- guration, il y reste un affreux levain d'égoïsme qui se trahit par des préjugés et des actes inhumains. On nous a dit que nous sommes frères, nous le croyons, et malgré cette foi, il suffit de quelque avantage de naissance ou de fortune pour nous faire illusion sur la distance qui nous sépare de l'homme de travail et d'obscurité. Une femme chrétienne s'étonne d'être de la même nature que ses gens, et la bouté qu'elle leur accorde lui paraît un chef-d'œuvre d'humilité com- parable à l'abaissement du Fils de Dieu sur la croix; elle se forme une vertu de ce qui n'est qu'une vérité. D'autres s'oublient jusqu'au mépris envers leurs ser- viteurs, envers ceux dont il a été dit par la bouche de Dieu même : Ce que vous ferez au plus petit cV entre mes frères, c'est à moi-même que vous l'aurez fait^. Et enfin, après tant de siècles éclairés de l'É- vangile, les races humaines, toujours séparées en peu-

' Saint Malliicu, chai). 2'J, vei-s. i^.

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pies et en parlis, se livrent des guerres dont l'éternel aliment est l'ambition de tous contre tous. L'épce, malgré la prédiction du prophète, 7ie s est point en- core convertie en soc de charrue^ ; l'homme s'est adouci pour l'homme, il ne l'a point embrassé.

Mais du moins, Messieurs, séparés que nous som- mes de Dieu et de nos semblables par nos instincts natifs , voués à ce double désordre , ne trouverons- nous pas au dedans de nous-mêmes une harmonie qui nous console de n'être pas meilleurs? Hélas, sans doute, la paix devrait être en nous, puisque nous sommes un, et toutefois il n'est aucun lieu du monde elle soit plus rare et plus absente. La grande, l'immortelle guerre , la guerre sacrée , c'est en nous qu'elle a son théâtre. Notre être, malgré son unité, se divise en deux régions, l'âme et le corps, dont chacune prétend à l'empire souverain, et, chose inouïe! ce n'est pas l'âme qui est assurée de régner. L'âme qui con- naît et qui nomme Dieu, l'âme élevée par sa substance et sa vie propre au-dessus de tous les élémens terres- tres, l'âme sortie du ciel et dont le mouvement invin- cible est d'y retourner, l'âme se sent dominée par ce corps, entraînée par lui vers d'innomables passions. Même assistée de l'esprit de Dieu , elle ne surmonte qu'avec peine cette horrible tyrannie, et quand l'esprit de Dieu se retire d'elle, parce qu'elle en a méconnu le besoin, il ne lui reste contre l'ignominie de la ser-

' Isaïe, chap. 2, vers. i.

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vitude que des remords impuissans qui augmentent sa honte en lui prouvant sa liberté. Elle est libre et pour- tant esclave; elle est libre par nature, esclave par le fait; elle peut, elle doit commander, elle ne commande pas. Sa supériorité subsiste dans son abaissement, sa responsabilité dans sa faiblesse, et chacune de ses fautes, irrécusable témoin de sa dégradation , l'accuse pourtant à son propre tribunal et la rappelle à sa grandeur. Elle souffre ainsi tout ensemble deux mar- tyres contradictoires , le martyre de la chute qui lui vient de son corps, et le martyre de la conscience qui lui vient d'elle-même. Oh! qui de vous. Messieurs, non-seulement dans les ardeurs de la jeunesse, mais sous les glaces de l'âge, n'a ressenti douloureusement cet incroyable état de notre personnalité! Qui de vous, s'il n'est abandonné tout à fait à l'abjection des sens, n'a pleuré des larmes mystérieuses sur lui-même et n'a levé vers le ciel des pensées incertaines et supplian- tes! Aucune force d'esprit, aucune élévation de fortune ne nous défend contre les atteintes de ce mal qu'on pourrait appeler le mal caduc de l'âme. Les anciens le savaient, et ils nous l'ont dit dans une fable qui est demeurée célèbre entre toutes celles qui nous viennent de leur génie. Hercule, l'homme héroïque, avait vaincu les monstres et pacifié les empires ; au comble de sa gloire, dans la maturité d'un âge qui ne lui annonçait plus que le repos d'une impérissable grandeur, il reçut des mains d'une femme une tunique précieuse qu'il se hàla de revêtir. L'infortuné! à peine eut-il sur sa

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chair le lissii fragile qu'il se sentit consumé d'un feu dévorant; il y porte les mains, il veut l'arracher de ses membres généreux, c'est vainement, le (il empoi- sonné est plus fort que cette main qui avait abattu les tyrans. Hercule, Hercule! ne t'étonne pas, l'homme peut vaincre les monstres , il n'arrache pas de dessus sa chair la tunique de Déjanire !

Et si ces accens vous semblent trop profanes, écou- tez saint Paul , le jeune homme tombé de son cheval à Damas, et apportant au christianisme tout le feu d'une âme qui passe de la persécution à l'apostolat. Ecoutez-le se plaindre des luttes déchirantes qu'une si haute prédestination n'avait pas taries dans son sein: En vérité, je ne comprends pas ce que je fais ; car le bien que je veux, je 7ie le fais pas, et le mal que je hais, je l'accomplis Je me plais dans la loi de Dieu selon lliomme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi qui est contraire à la loi de mon esprit et qui me captive dans 7non corps sous le joug du péché. Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort^? Tel était le cri de saint Paul, vieilli déjà, portant dans sa chair la mortification et les stygmates de Jésus-Christ, battu de verges pour sa foi , épuisé de ses longues pérégrinations et se hâtant au martyre qui devait con- sommer sa course. Cet homme, saint Paul, il ne fait pas ce qu'il veut, il fait ce qu'il ne veut pas, il frémit

' Épilre aux Romains, chap. 7, vers. 1.5, 22 et suiv.

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(le la domiimlion mal étouffée de ses sens , et comme Hercule, sur le mont OEta, il demande à la mort de le délivrer, mais à une mort divine qu'Hercule ne con- naissait point. Que sera-ce donc de nous, mon Dieu? Qui nous dira ce que nous sommes? Est-ce le crime qui est notre nature, est-ce la vertu? Si c'est le crime, comment en avons-nous le remords, et si c'est la vertu, comment son règne nous est-il si douloureux?

Soit donc, Messieurs, que nous considérions l'homme dans ses rapports avec Dieu , avec ses semblables et avec lui-même , nous y remarquons une incapacité native du bien, un état de l'àme injuste et faux. Tout bien nous coûte un long apprentissage; même après en avoir acquis l'habitude , nous ne l'accomplissons presque jamais qu'avec effort, et enfin il est des vertus nécessaires qui surpassent nos forces naturelles, et dont le sanctuaire nous demeure inaccessible tant que Dieu ne nous y introduit pas à l'aide dun secours divin. Du côté du mal, au contraire, tout est pour nous possibilité, facilité, spontanéité. Double phénomène, dont l'un confirme l'autre et d'où résulte la certitude que l'homme nait avec un libre-arbitre affaibli et incliné , pour me servir de l'expression même du Concile de Trente. Mais le libre-arbitre est le centre de notre activité morale; il résume en lui l'intelligence qui délibère, l'imagination qui ébranle, le cœur qui per- suade, la volonté qui commande, et son affaiblissement est ainsi l'affaiblissement de toutes nos facultés, son incli- naison, l'inclinaison mauvaise de notre nature entière.

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Remarquez que je ne vous parle point des maux physiques de riiomme, de ses j)eines de eorps et d'es- prit. Cette peinture pourrait être vive, mais elle n'en- traînerait pas la conséquence que l'homnie soit déchu par sa faute de l'élat primitif Dieu l'avait créé. Car, bien que nous aimions à nous représenter la bonté divine comme incapable d'imposer une souffrance à qui ne l'a pas préalablement méritée, toutefois en comparant les délices de l'éternelle vie avec les afflic- tions de la vie présente, on peut concevoir qu'une Providence aimable et douce ait mis la jouissance des iines au prix de l'acceptation volontaire des autres. Je laisse donc de côté cet ordre de considérations, et j'admets sans réserve, ainsi que le veut la doctrine de l'Église, (\ueDieu aurait pu créer Vhomme tel qu'il naît aujourd'hui , en ajoutant, comme le veut aussi la doctrine de l'Église , sauf le péché , sauf le mal moral. Or, n'est-ce pas un mal moral que l'affaiblis- sement de notre libre-arbitre pour le bien et son in- clinaison dans un sens opposé? N'est-ce pas un mal moral que l'extrême difficulté du bien comparée à l'extrême facilité du mal , et surtout que l'incapacité native d'arriver à des vertus sans lesquelles nous som- mes avec Dieu, nos semblables et nous-mêmes, dans de fausses relations? L'homme doit naturellement aimer Dieu et l'homme, il doit naturellement respecter son corps et n'en pas faire l'instrument des plus ho- micides et des plus honteuses voluptés; or, il est cons- tant par l'observation, d'accord ici avec la foi, que notre

T. III 38

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naliire actuelle, ahaiulonnéc à ses seules ressources, n'est pas eapaltle de remplir ces saintes et strictes obligations. Kl le vient donc au monde dans un état non-seulement imparfait et inférieur, mais dans un état moralement mauvais. Assurément, Dieu est libre de créer des êtres à tel degré de perfection ou d'im- perfection qu'il lui plaît, mais non pas dans un état contradictoire à l'essence qu'il leur donne, aux instincts qu'il leur inspire, aux devoirs dont il leur fait le commandement. Il peut refuser le libre-arbitre à une créature, s'il ne lui convient pas de l'élever à l'hon- neur et aux périls de l'ordre moral; mais s'il l'y ap- pelle, s'il la soumet au fardeau de la responsabilité, il l'investira d'un libre -arbitre proportionné à cette généreuse vocation, et non d'un libre-arbitre affaibli et incli?ié, manquant de la puissance nécessaire pour répondre pleinement aux lois de son office.

Comment donc nous expliquer ce déplorable état dont nous sommes à la fois le sujet, la preuve et la victime? C'est là, Messieurs, cette fameuse question de l'origine du mal qui a tant occupé les sages, et qui est la première, en effet, de toute philosophie vouée à l'étude de l'homme et de ses devoirs.

Quand Alexandre , roi de Macédoine, eut pris Tyr et franchi les bouches du Nil, il alla dans les déserts consulter l'oracle de Jupiter-x\mmon. Sur quoi, un ancien philosophe, Maxime de Tyr, s'interpelle ainsi : « Voyons ce que ce grand homme va demander aux Dieux. » Alexandre demanda quelles étaient les sour-

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ces du iNil , et le sage reprend : « Il eût été digne de lui el plus heureux pour nous, qu'il demandât quelles sont les sources du mal; car il nous ini|)orle peu de quelle région descend le Nil, mais il nous imporlerait beaucoup de savoir d'où viennent les maux qui acca- blent l'humanité. « Ce que Maxime de Tyr attendait d'Alexandre et de Jupiter-Ammon, tous les philosophes ont essayé de nous le dire , et il est nécessaire que nous parcourions rapidement leurs systèmes, afin d'en connaître la fragilité el de nous préparer par cette voie négative à la doctrine du christianisme.

La première explication nous est donnée par la meilleure des philosophies, par la philosophie spiri- tualiste. Que nous dit-elle? Persuadée de la vocation de notre âme au bien par un Dieu souverainement sage et bon , elle ne voit dans ces étonnantes misères de notre état moral qu'une épreuve à laquelle la divine Providence a voulu nous assujétir pour nous donner lieu de mériter la récompense d'une plus parfaite vie. Il en est des peines de cet ordre comme des peines du corps ; les unes et les autres ont le même but, le dé- tachement de ce monde, l'éducation de l'âme, son progrès vers Dieu par la vertu. Si l'homme fût dans un équilibre exact entre le bien et le mal , il eût sans doute mérité, mais il n'eût pas connu ces occasions formidables , du milieu des tentations et des faiblesses, le cœur s'élève jusqu'à l'héroïsme, et rend plus de gloire à Dieu par un seul sacrifice qu'en mille actes d'une vulgaire et facile bonté.

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Ces idées, Messieurs, sont familières à l)eaucoii|( d'entre vous, à tous ceux qui, en repoussant le chris- tianisme, veulent néanmoins sauver dans leur esprit les fondemens de l'ordre moral. Mais qu'ils sont loin d'y réussir! L'affaiblissement du libre-arbitre n'est ni une épreuve, ni un moyen d'épreuve; l'épreuve, nous l'avons dit , est l'occasion offerte à une intelligence libre de se sacrifier au devoir. Si forte que soit cetle intelligence, si maîtresse d'elle-même qu'on la sup- pose, il est toujours possible à Dieu de la mettre aux prises avec des difficultés qui éprouvent et exaltent sa vertu. Et la faiblesse de l'àme , loin de prêter à l'ac- croissement de ces difficultés, est au contraire une rai- son d'en diminuer le fardeau, de peur que la volonté ne succombe sous un péril plus grand qu'elle-même. Dieu, dit l'Ecriture, 7ie permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces^ ; il demande peu à celui qui a reçu peu, beaucoup à celui auquel il a, été donné beaucoup"^. C'est la loi même de l'é- quité. De vient . dans la Providence de Dieu sur les âmes , un progrès parallèle de l'épreuve et de la vertu; à mesure que l'homme se fortifie dans sa sou- veraineté morale, Dieu agit plus librement à son égard et lui ménage avec moins de scrupule les occasions de faillir ou de s'élever. Il ne demande d'abord à Abra- ham que le sacrifice de sa patrie; plus tard, lorsque

' Ue Epiire aux Coiinthiens, chap. 10, vers. lô. * Saint Luc, chap. 12. vers. ■iS.

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le cœur du piiliiarche a grandi j)ai' l'exil, il ose lui dire : Prends tua [Us unique que tu aimes, Isaac, va dans la terre de vision, et tu me l'offriras en holocauste , sur la montagne que je te ferai voir^. L'accroissement du libre-arbitre enlraînaul l'accroissement de l'épreuve, et la diminution de l'un étant la diminution de l'autre, il est sensible que le mystère de notre état natif ne s'explique point par la raison qu'en allègue la philosophie spiritualiste. Plus Dieu avait résolu d'éprouver l'homme, plus il a le placer dans l'équilibre entre le bien et le mal, et même incliner la balance du côté qui assurait à ses actes la surabondance d'une pleine liberté.

D'après la philosophie spiritualiste, l'homme vient au monde avec une nature complète, se suffisant à elle-même pour l'accomplissement de tous ses devoirs, n'ayant rien à guérir parce qu'elle n'apporte aucune blessure, rien à recevoir de Dieu parce que Dieu lui a donné selon l'étendue de ses besoins, mais faible comme tout ce qui naît et assujétie à la loi générale des êtres, qui est un développement progressif. Or, je vous ai montré que tel n'est point l'état natif de l'homme, niais qu'il y a en lui une misère morale dont la philosophie spiritualiste elle-même se demande la raison sans la découvrir, et à laquelle par consé- quent elle est impuissante à porter remède, ce qui l'a rendue constamment inutile à l'amélioration de l'hu-

' Genébi", chap. 22, vers. 2.

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nianilé. Bornée à la nature , la nature lui a répondu par un opiniâtre refus de concours. Et c'était justice : car comment guérir le mal avec le mal? Et s'il est exagéré de confondre la nature avec le mal , à cause du bien qui reste en elle, du moins est-elle malade, et le malade ne se suffît pas pour sa guérison : il lui faut un secours du dehors, d'autant plus énergique que le mal est plus sérieux. La philosophie spiritua- liste n'a pas même songé à le chercher , elle a fait quelques sages, si on peut les appeler des sages, mais elle a laissé l'homme tel qu'il naît et le genre humain tel que Jésus-Christ l'a trouvé. L'expérience l'a con- vaincue d'être aussi impuissante à guérir qu'à con- naître nos maux.

Comme l'ombre suit le corps , le matérialisme suit la philosophie spiritualiste. Fils dénaturé de la sagesse humaine , il rentre au sein de sa mère pour le dé- vorer, et ses doctrines parricides sont la grande ven- geance de Dieu contre l'orgueil de la raison. Pour lui rien n'est mystérieux dans notre conscience ; car pour lui la conscience n'existe pas , il tue ce qui l'embar- rasse, et fait sa lumière de la mort. Vous êtes attristés du déchirement intérieur que cause en vous la lutte du bien et du mal; vous pleurez votre faiblesse sans la comprendre, et demandez au ciel et à la terre le secret de cette douloureuse énigme; le matérialisme vous dit : Quelle étrange inquiétude est la vôtre? Le mystère qui vous tourmente, c'est vous qui le créez. 11 vous plaît d'appeler certaines choses du nom de

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mal, C'tM'laiiios antres du nom de bien, et d'opposer à la nature qui vil et qui parle en vous des lois qu'elle ne connaît pas. Faut-il vous étonner que vous ne soyez pas d'accord avec vous-mêmes, et que la nature revendique contre vos inventions son impérissable li- berté ? Vous faites le schisme en vous, et vous vous demandez d'où il provient : il provient de voire vou- loir. Sortez des chimères, et vous retrouverez la paix avec l'unité. Qu'ètes-vous? un corps qui a des désirs conformes à ses besoins, et des voluptés conformes à ses désirs. Quand vous écoutez vos désirs, vous n'é- coutez que vos besoins, et quand vous écoutez vos be- soins, vous ne faites qu'obéir à la nature qui vous ré- compense par des voluptés. Qu'y a-t-il de plus simpk', de plus juste et de plus invincible? Est-ce que la na- ture vous dit d'être chastes, et si elle ne vous le dit pas, qui a le droit de vous le dire? Dieu peut-être : mais Dieu , puisque vous y croyez, est-il autre chose que l'auteur de la nature, et dès lors la voix de la nature est-elle autre chose que la sienne propre? L'idée de Dieu ne sert qu'à diviniser votre corps, et par conséquent à diviniser vos besoins , vos désirs et vos voluptés. Le reste est un songe.

Je ne m'abaisserai pas , Messieurs , à réfuter cette explication de notre état moral : l'humanité, toute cor- rompue qu'elle est , l'a constamment méprisée. L'hu- manité fait le mal , mais elle croit au bien ; elle le veut, elle l'estime, elle le commande, elle dédaigne quiconque le lui refuse, fiome, jusque dans ses orgies,

o9t2 respectait le l'eu de Vesta; elle entendait qu'il y eût des vierges pour le garder, et, toute souillée des vices de sa décadence, elle abarssait encore les faisceaux de ses licteurs devant l'inimémorial vestige de la chasteté. L'àme humaine est comme Rome. Déchue de sa sain- teté première, elle s'en rappelle l'auguste tradition, elle eu porte l'orgueil jusque dans l'opprobre de ses adultères, et si, pour tranquilliser ses remords, on la veut flatter de n'être qu'un peu de boue, elle se relève de soi-même et confond par un regard cette insolente juslificalion. Elle aime mieux soufi'rir et craindre que d'oublier sa gloire. C'est là, Messieurs, le sentiment qui survit à toutes nos misères, et qui sauve le monde des mains sacrilèges du matérialisme dogmatique. Nous nous laissons entraîner à nos penchans , mais nous sentons qu'il nous reste un sanctuaire la vertu nous possède encore , et nous ne voulons pas que le vice en renverse l'autel , tout abandonné qu'il soit. Si quelques-uns portent jusque-là l'impiété de leurs sens, le plus grand nombre ne consent pas à leur fureur, et une garde incorruptible veille autour des débris qui conservent à l'homme l'idée et l'espé- rance du bien. Si notre vie n'a pas été pure, la mort nous reste pour la réparer; si la mort n'y suffit pas, notre àme entrevoit de luin , par delà le tombeau , l'air sans tache de l'immortalité, peut-être pourra- l-elle, en se |»longeant, trouver l'honneur et la paix ((ui lui manquèrent ici-bas. Ainsi jetons-nous l'ancre des saiiiles pensées sur tous les rivages, et encore que

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le matérialisme nous arrache d un poinl ou d'un au- tre, il nous retrouve debout quelque pari nommant l'avenir, la justice et la vérité.

Entre les deux doctrines que vous venez d'entendre, l'une qui nie le mal pour en expliquer la présence dans la nature humaine , l'autre qui diminue celte présence pour en rendre raison , s'est placé dés long- temps un troisième el singulier système dont la for- lune a été aussi étonnante que la chute en est au- jourd'hui profonde. Je veux dire le manichéisme. Le manichéisme reconnaissait la différence du bien et du mal ; il avouait que le mai tient une grande place dans l'humanité, et que Dieu ne peut être l'auteur d'une si fausse situation. Mais ne connaissant pas la véritable cause de ce désordre, il cherchait à l'expli- quer par une pensée tout-à-fait étrange, qui était l'existence coéternelle de deux pouvoirs également souverains, 1 un pour le bien, l'autre pour le mal. Cette doctrine parfaitement absurde, puisqu'elle sup- posait deux infinis contradictoires , eut au fond de rOrient un succès qui parvint jusqu'aux plages eu- ropéennes et menaça la sécurité de l'Evangile, tant l'esprit humain seul la profondeur de ses maux et a besoin d'eu connaître la source î La métaphysique manichéenne ne supportait pas l'examen, mais elle donnailau cœur une sensible satisfaction; elle con- fessait une vérité , qui est la surabondance du mal dans le monde, justifiait Dieu , et ne condamnait pas l'homme. C'était beaucoup. Si ses sectateurs eussent

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tiré de leurs principes une épuration morale , il est probable que leur succès eût été plus grand encore. Mais de même que le spiritualisme et le matérialisme concluent à l'immoralité, le premier par impuissance, le second par une intention directe, le manichéisme n'a pu échapper à cet inévitable résultat de toute doc- trine qui ne sait pas le vrai fond de la nature hu- maine, et qui par conséquent ne peut la guérir et la purifier. L'horreur métaphysique que les manichéens avaient de la chair, comme le siège principal de notre corruption , ne les a pas empêchés d'en être les vic- times et de devenir à toutes les générations un exem- ple illustre de l'influence des faux dogmes sur les mœurs. Je ne vous en dirai pas davantage sur cette doctrine; la mort l'a jugée.

Au dernier siècle, parut un homme qui avait res- piré en naissant cette belle lumière dont les ondes se mêlent aux flots du lac de Genève, et qui a créé tant d'ingénieux esprits, saint François de Sales, le comte de Maistre, et entre eux deux, quoique bien diff"érent, celui-là même dont je parle. Enfant de ces riches bords , il ne trouva pas dans son siècle et ne garda pas dans son àme la pureté de leurs eaux. On le vit de bonne heure s'en éloigner, pauvre, errant, incer- tain de son cœur autant que de son sort, lorsqu'enfin un jour le génie et la gloire s'éveillèrent en lui d'un même coup. L'artisan fut poète, le vagabond un sage, et cette lyre tardivement inspirée ne cessa de charmer sou temps que pour laisser au nôtre des accens dont

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il a peine encore à se défendre. Mais loul n'avail pas grandi du même élan dans une aussi rapide fortune; la vertu n'y avait suivi que de loin le talent et la re- nommée. Pourtant, malgré de survivantes passions, cet homme ne put descendre dans le mal aussi bas que l'eût souhaité son siècle, et que l'eussent fait craindre les égaremens de sa pensée. 11 lui resta de sa jeunesse, de ses montagnes et de ses premiers mal- heurs, je ne sais quoi de sincère et d'incapable qui lui permit toujours de se pleurer. Se jugeant donc et se sachant corrompu, il en cherchait la cause, et se di- sait à lui-même : « Jean-Jacques, ne scus-tu pas que tu étais bon? Qui t'a rendu mauvais? Qui a dé- tourné les sources d'où coulaient en toi naturellement la simplicité et la bonté? N'est-ce pas ton siècle? N'est- ce pas la société tu as vécu? Si, perdu dès ton en- fance dans les solitudes , tu n'eusses rencontré que la nature, les champs, les bois, le ciel et sa douce lumière, est-ce que ton àme n'eût pas fleuri sans honte et sans gloire comme l'herbe des vallées? Est-ce qu'elle eût connu l'ingratitude qui naît de l'insolence des protecteurs, l'envie qui s'engendre de l'orgueil d'autrui, l'ambition qu'appelle le spectacle de la di- versité des rangs, la débauche qui est fille de l'amour trompé , la dissimulation qui est une défense contre la duplicité des habiles , et tant d'autres passions , dont le monde t'a révélé le mystère en le justifiant? Oh! que n'eusses-tu jamais du moins quitté les mon- tagnes et ton lac! Les grandes villes, en te donnant la

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gloire, ne l'auraionl point donné leurs vices, et mort ignoré de tous, tu eusses emporté sous la simple tombe de meilleurs souvenirs!» Ainsi se parlait à lui- même celui des faux sages qui a mérité le plus de* compassion , et celle rêverie mélancolique se tradui- sant enfin dans un système régulier, il posa cet éton- nant axiome : «L'homme nait bon, mais c'est la so- ciété qui le déprave. »

Le règne de Louis XV entendit celte parole qui n'avait jamais été dite; elle tomba comme un juge- ment sur la société la plus corrompue qui eût été de- puis la chute du paganisme, société mûre pour sa ruine et heureuse d'applaudir l'éloquence qui la pré- parait. Il ne fut plus question parmi ces efféminés que des délices et de l'innocence de l'état sauvage; on en- viait, semblait-il, le bonheur de vivre au fond des fo- rets, loin des traces effacées de toute civilisation. La société n'élait plus définie qu'un état contre nature ; on en cherchait péniblement les origines, et des aca- démies se trouvaient pour autoriser ces recherches en les couronnant. Que s'était-il passé de nouveau sous le soleil? Rien, Messieurs, rien : c'était l'éternelle question du mal reprise sous une autre face , mais toujours avec l'intention d'excuser l'homme el de jus- tifier Dieu. Le naturalisme de Jean-Jacques Rousseau, si extravagant qu'il fût, puisqu'il niait un fait aussi éclatonl que le jour, savoir la sociabilité humaine , ce naturalisme était le fruit des mêmes besoins qui avaient enfanté les systèmes des âges antérieurs. Il

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salisfaisait le remords en rcjelanl la laule sur une cause qui n'élail i)lus le cœur du coupable, el il ho- norait la philosophie en écartant aussi de Dieu la res- ponsabilité. Hélas! des fleuves de sang ont passé sur tout cela, sur la doctrine, sur le poète, sur la géné- ration qui battait des mains à l'un et à l'autre, et au- jourd'hui désabusés par l'expérience , quoique non pas convertis à la vérité , nous comprenons à peine l'enthousiasme qui accueillit les fables de l'Emile. On nous parle de changer la société de fond en comble, on ne nous parle plus d'apostasier de la civilisation; et ceux qui ne croient pas encore au christianisme le croient du moins plus moral que Jean-Jacques, que Manès, qu'Épicure et même que Platon.

La moralité des conséquences , dans celte fameuse question de l'origine du mal , a jugé la vérité des principes. Aucun système, en dehors du christianisme, n'a pu fonder une puissance qui perfectionnât l'homme et la société. Tous ont cherché leur point d'appui dans la nature; le christianisme seul a dit : Il faut guérir la nature, et seul, en disant cela, il a donné à l'âme le secret d'une force qui ne lui avait jamais été entiè- rement refusée, mais dont elle ne savait pas ou ne vou- lait pas se servir. 11 résulte de celle double expérience, l'une qui a prouvé l'inefficacité de la philosophie hu- maine appliquée à la science et à la destruction du mal , l'autre qui a prouvé la puissance du christia- nisme appliquée à ce même travail de moralisation, qu'en efl'et, la nature humaine est malade, et qu'il y

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a en dehors d'elle un baume destiné par Dieu à guérir sa blessure. Ce baume divin, antérieur au mal et que le mal n'a pas consumé, est le principe unique de la perfectibilité individuelle et sociale du genre hu- main; sans lui, l'homme ne parvient qu'à une vertu imparfaite, telle qu'on l'a remarquée dans les héros et les sages du paganisme, et les peuples, s'ils s'élèvent à une civilisation éclatante, n'y puisent qu'un moyen d'opprimer plus d'âmes sous l'injustice de leurs armes et de leur législation. L'homme est malade, il faut le guérir, on peut le guérir, le christianisme l'a guéri en partie : voilà , Messieurs , des vérités de fait qui nous acheminent à deux dernières questions, l'une qui est de savoir comment la chute de l'homme pri- mitif s'est transmise à l'humanité toute entière; la se- conde, comment l'humanité s'est relevée du cet état d'injustice et d'abaissement.

SOIXANTE CINQUIÈME CONFÉRENCE

DE LA TRANSMISSION DE LA CUITE A L nUMAMTÉ,

moinseig.neuii ,

Messieurs ,

La transmission héréditaire de la chute primitive, sous le nom de péché originel, est le fondement de la morale chrétienne ; c'est sur cette base que le chris- tianisme a édifié la régénération du genre humain, et, à la différence de tous les systèmes philosophiques qui sont demeurés de pures spéculations , il a seul réussi dans cette œuvre à la fois religieuse et sociale.

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Tu si élomiïint succès ne paraît pas compali!)le avec une erreur dogmatique , telle que le serait la trans- mission de la chute d'Adam à sa postérité, si elle n'a- vait rien de réel et de certain. Nous pourrions donc nous borner à ces deux mots qui résument notre der- nière Conférence : la nature humaine est penchée vers le mal et le christianisme la relève. Mais si nous nous arrêtions là, il resterait dans votre esprit des nuages dangereux sur la vraie notion du péché originel , en tant qu'il passe héréditairement à la suite indéfinie des générations. Vous n'entendriez ni la mesure ni la possibilité de ce triste héritage ; il faut vous faire connaître l'une et l'autre avec précision et clarté. A cet effet, je traiterai aujourd'hui de la transmission matérielle, puis de la transmission morale de la chute primitive, entendant par la première le phénomène purement physiologique d'une corruption héréditaire, par la seconde le mystère de responsabilité qui en est la conséquence aux yeux de la justice divine.

Ecartons d'abord. Messieurs, les idées puériles que l'ignorance se forme au sujet du péché originel. On se persuade que, d'après l'enseignement de l'Eglise, tout homme qui vient au monde a commis personnellement la faute dont le père du genre humain s'est rendu cou- pable : c'est tout ensemble une démence et une hé- résie. Pour que nous eussions commis en personne, par voie de perpétration ou de complicité, la faute adami- que, il faudrait, de deux choses l'une, ou que la per- sonne d'Adam eût été la nôtre, ou que l'acte même de sa

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rébellion nous eût clé transmis. L'une et laulre de ces suppositions est absurde. D'une part, la |)ersonnalilé est incommunicable, nul n'étant soi que soi-même, et d'une autre part, les actes sont intransmissibles, parce qu'ils sont d'une nature essentiellement passagère, semblables au vol de l'oiseau qui fend l'espace, et n'y laisse aucun vestige. C'est pourquoi la doctrine catho- lique a toujours distingué nettement le péché originel du péché personnel, leur donnant des noms divers pour que la force du langage imprimât dans les esprits la diversité de leur essence. Le péché personnel est celui dont l'homme vivant et ayant conscience de lui-même et de Dieu a volontairement posé l'acte; le péché ori- ginel est le péché cl Adam , transmis à tous par la propagation de la vie, Peccatum Adœ propaga- tione transfusum omnibus : ce sont les expressions du Concile de Trente. Remarquez-en la propriété. Le Concile définit le péché originel en l'appelant le joec/ie d'Adam; il ne l'attribue pas à chacun de nous par voie de perpétration ou de complicité , mais par voie de propagation : or, si nous en eussions posé l'acte, si nous en étions les auteurs ou les complices, tous ces termes manqueraient d'exactitude.

Faites une autre remarque. Vous avez vu baptiser des hommes adultes, et vous savez que le baptême, dans la doctrine catholique, a pour but et pour effet de purifier l'âme du péché originel. Or, le prêtre, en versant l'eau sainte sur le front du coupal)le hérédi- taire, lui a-t-il jamais demandé s'il se repentait de T. m 39

Gin

lOlle faute? Non ; à loiil autre pécheur cette question est posée, elle ne l'est pas à celui-ci. Pourquoi donc, s'il en était l'auteur ou le complice, s'il en avait pro- duit l'acte, si cet acte lui était personnel?

Ce n'est pas tout. Le crime mérite châtiment, et dans la doctrine de l'Eglise il mérite un châtiment éternel , si l'homme ne l'a point réparé avant d'être appelé devant Dieu par la mort. Discediie a me ma- ledicti, in ignem œternum, Allez, maudits, au feu éternel * : voilà quelle est dans l'Evangile la for- mule suprême de la condamnation. Par elle, le pé- cheur opiniâtre est à jamais séparé de la présence de Dieu , qui est le premier et le dernier besoin de sa nature, et le supplice qui résulte pour lui de celte ir- rémédiable privation est consommé dans son corps par une souffrance inférieure, mais terrible cependant. Or, tel n'est point le sort que la doctrine catholique assigne aux âmes qui meurent chargées de la seule faute originelle. Saint Augustin, le plus dur des doc- teurs en cette matière , dit expressément que la peine du péché de naissance est la moindre de toutes les peines, levissimam omnium pœnam. Et saint Tho- mas d'Aquin, outrepassant celte pensée déjà si bé- nigne, enseigne <|ue les enfans morts sans baptême, avant toute autre culpabilité que celle qu'ils ont héritée d'Adam, ne souffrent ni la peine intelligible attachée à la privation de Dieu , ni la peine sensible qui est

' Sailli Jlatliii'ii, cliap. 2'j, vers. -il.

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dans les damnés la compagne insôparahic de celle-là. Ils sonl loin de Dieu sans doule, puisqu'ils n oui pas reçu la semence de l'infini par le don de la grâce; mais précisément |)arce qu'ils ne l'ont pas reçue, ils ne souffrent pas de la privation qui en est la consé- quence ; ils vivent dans la sphère des choses finies, image imparfaite de la honte de Dieu , mais image qui leur suflil parce qu'ils ne se sentent point appelés plus haut. Leur corps, sans être transfiguré, n'est pas non plus soumis à la douleur ; ils y habitent en paix, sous un vêtement qui n'est point celui de la gloire divine, mais qui n'est pas davantage celui d'une ignominie contractée par des actes personnels de dé- pravation. Ce sont des êtres déchus plutôt que tour- mentés, et, pour me servir d'une admirable expres- sion de sainte Brigitte , ils sont plus près de la miséricorde de Dieu que de sa justice. Encore , Messieurs, n'esl-ce pas tout ce que la théologie ca- tholique permet à ses docteurs au sujet de ces âmes, que Virgile lui-même, dans un vers fameux, avait rencontrées au seuil infranchissable de l'éternelle fé- licité. 11 en est (jui ont affirmé que les enfans morts sans baptême parviennent à la perfection de béatitude que la nature peut donner. Le cardinal Cajelan et le cardinal Sfondrate ont été de cet avis, aussi bien que le fameux Jérôme Savonarole dans son traité de la vérité de la foi.

Que conclure de là, sinon que le péché originel diffère autant du péché personnel que la peine de

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lun ililïère de la peine de l'aulre. C'osl la peine qui est la mesure du péché, el elle est incompara- blemeul moindre, pour ne pas dire lout-à-fait diverse, le péché aussi est à la fois et moindre et divers? Donc, nous navons point commis l'acte d'Adam, il ne nous a pas été transmis , il ne nous est imputable ni par voie de perpétration ni par voie de complicité.

Ce pas fait, Messieurs, nous avons écarté l'absurde, mais nous n'avons pas pénétré dans l'intérieur du mystère pour nous en rendre raison.

Les actes étant intransmissibles de leur nature, si le péché n'était qu'un acte , il mourrait avec lui- même , et il n'en resterait rien que le souvenir dans la mémoire du coupable et dans la mémoire de Dieu. Mais il n'en est pas ainsi. Tout acte, bon ou mauvais, produit dans l'homme qui en a été l'auteur, pour ne parler que de l'homme, un état permanent qui affecte son àme et son corps, qui subsiste jusqu'à ce qu'il ait été détruit par une action contraire, et qui, à cause de la transmission substantielle de l'homme à sa pos- térité , est susceptible aussi de se communiquer avec la vie.

Je dis d'abord que le péché produit un état, c'est- à-dire une manière d'être permanente. Eu effet, l'homme, aussi bien que toute créature, est substance et action, rien que cela. L'action sort de la substance dont elle est l'efficacité, pour produire un effet au dehors; mais elle ne peut en sortir qu'en agissant sur elle, comme un volcan ne fait son éruption qu'en

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élaiil la première viclime de sa souilainelé. L'acte est la substance qui se meut, et la substance ne se meut pas sans subir son propre mouvement, sans en gar- der la trace et comme la cicatrice. Le mouvement se répète-t-il , la trace devient plus profonde, le retour de l'acte plus facile, et si l'acte est mauvais , c'est-à- dire contraire aux lois de l'être qui l'a commis, la substance est nécessairement atteinte d'une plus ou moins grave altération. Faire mal, c'est se faire du mal à soi-même, et il est impossible de se faire du mal à soi-même sans blesser le fonds d'être qui porte avec nos actes toute notre personnalité.

L'àme est la première qui ressent l'effet substantiel de nos mauvaises actions. Simj)le et indivisible dans son essence, elle a des facultés altérables , l'intelli- gence, la mémoire , la volonté, la sensibilité; le mal y édifie des ruines d'autant plus subsistantes que la nature il opère est moins prompte au changement. Sous ses coups redoublés, l'intelligence perd sa péné- tration , la mémoire sa vigueur , la volonté sa recti- tude, la sensibilité son entraînement. Mais tout intime que soit cette décadence, elle n'est encore que la su- perficie du séj)ulcre que creuse en nous le péché. Avant son apparition dans notre âme, notre âme était unie à Dieu : le péché la sépare de cet hôte jaloux qui, en se retirant, la laisse pauvre et vide, tel que serait l'Océan si les eaux se tarissaient dans ses pro- fondeurs. Sans doute l'àme demeure raisonnable, mais elle cesse d'être divine; elle n'a plus avec Dieu

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finuii rapport iiitlirccl, qui la livre aux seules forces (Tune nature linie el détournce de sa vocation. Aucune luinc ne saurait être comparée à celle-là. En tout ce qui périt ou s'altère, la perte ou le changement n'est que de peu; la mort n'est qu'une décomposition de- lémens bornés qui se retrouvent sous d'autres formes et se rajeunissent au sein même de la destruction. Ici, la ruine est infinie, et rien ne sort d'elle qu'un anéan- tissement de plus en plus profond, à moins que Dieu ne retourne à cette âme perdue et ne lui rende avec sa présence le germe eflicace de l'éternité. C'est pour- quoi la théologie catholique appelle le péché la mort (le l'cune, expression sublime qui peint admirable- ment l'état de cette substance immortelle de sa nature, et qui cependant, par la retraite de Dieu, tombe tel- lement au-dessous de ses besoins , de ses droits , de ses vertus et de sa destinée, que sa vie même devient une mort, et la persévérance de cette vie une mort éternelle.

Ainsi, tout rapide que soit le péché, ombre fugitive et déjà oubliée, il a fait à l'âme une blessure qui ne passe pas avec lui. L'acte n'est plus, l'état qui en est la suite persévère , état d'injustice et de privation , d'injustice à l'égard de Dieu relégué loin d'une créa- ture qu'il avait faite par amour, de privation pour l'àme séparée de celui qui est le principe unique de sa perfection et de sa félicité.

Mais l'homme n'est pas seulement un être spirituel; il renferme dans sa personnalité un corps qui ne lui

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cslpîisplus éliatigiT (pie son àmt'. Que (lc\ieiil le corps sous l'aclioii (kl péchù ? Y irsto-t-il insensible? N'eu reçoit-il aucun contrecoup qui en altère substantiel- lement les organes , et qui le rende à la fois complice et victime permanente des désordres de la volonté? Ici, Messieurs, la science humaine répond pour nous. Elle nous apprend que l'esprit et le corps vivent d'une communion perpétuelle et se renvoient réciproquement l'elFet de leurs actes , ou plutôt qu'ils les produisent ensemble par un concours l'initiative et la princi- pale puissance appartiennent tantôt à l'un , tantôt à l'autre des deux acteurs. Dans le mystère du péché, (juelquefois les sens présentent à l'ànie un objet qui ne la toucherait point sans eux, et l'unissant à leur convoitise, ils la souillent d'imaginations et de désirs auxquels son essence est étrangère et succombe pour- tant. D'autres fois, c'est l'àme qui éveille dans son sein des passions intelligibles , telles que l'orgueil , et qui ensuite appelle les sens au partage de voluptés qu'ils ne connaissent point. Dans l'un et l'autre cas, le corps conserve la trace de l'ébranlement qu'a subi la per- sonnalité tout entière de l'homme; la chair, au plus profond de ses replis, reçoit du péché des stygmates invisibles qui se traduisent ensuite dans les traits du visage et y composent cette physionomie honteuse, accusatrice incorruptible et publique des secrets de la conscience. En ces derniers temps, vous ne l'ignorez pas. Messieurs, la spéculation scientiflquc ne s'est pas contentée de démontrer les rapports génén\ii\clu phij-

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sique avec le moral, pour me servir de ses propres expressions; elle a voulu pénétrer plus avant et sur- prendre la nature au siège même s'opère la su- prême rencontre de l'âme avec le corps. Comme le cerveau est le sommet incontestable de notre organi- sation extérieure, et que de lui partent tous les fils moteurs de notre activité , en même temps qu'y re- viennent toutes les impressions rapportées du dehors par les sens, il s'est trouvé des esprits qui ont exploré l'enveloppe oîi repose cet organe souverain, et ont cru y reconnaître , à des signes infaillibles , l'action du bien et du mal. On peut abuser de cette découverte, si c'en est une, et la tourner au profil du matéria- lisme et du fatalisme; mais il est aisé de la ramener à des termes chrétiens, et loin que la théologie ait lieu de la repousser, elle a toujours cru, d'une manière générale, à ce résultat de l'influence réciproque de l'âme et du corps. Soit que les sillons creusés dans la chair par le péché aboutissent finalement au cerveau et y laissent leur active empreinte, soit que leurs ves- tiges se déposent ailleurs ou partout , le fait est en lui-même inévitable et certain. L'homme est un , et tous ses actes, émanés ensemble de sa double nature, ébranlent substantiellement l'une et l'autre du même coup. Qui pourrait le nier, après avoir comparé la physionomie de l'homme de bien et de l'homme de péché? Quel observateur, même superficiel, ne devine au moins les grands coupables et les grands saints? D'ingénieux esprits, aidés de l'histoire, ont décomposé

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les traits dont le mélange forme les innombrables va- riétés de la ligure humaine, et ils ont rendu sensibles à l'œil le plus vulgaire, dans des lignes saisissantes, toutes les nuances du crime et de la vertu.

Vous croyez que c'est peu de chose, le péché! Un désir et un instant, dites-vous, qu'est-ce que cela! Ah! qu'est-ce que cela? Le désir passe, l'instant s'évanouit, mais l'abime est fait. Le péché habite en vous\ selon la terrible expression de saint Paul; il tient Dieu loin de votre âme , il corrompt vos facultés intelligibles , il donne à votre chair sa forme, il est plus que votre hôte, il est votre dominateur, selon cette autre parole de Jésus-Christ lui-même : Quiconque accomplit le péché est V esclave du péché ^. Vous ne vous possédez plus, vous êtes possédés par un autre , et cet autre, c'est une faim contraire à votre raison, une faim d'ani- mal qui vous pousse hors de vous, à la bauge et à la fange. Aussi toute l'antiquité , d'accord en cela avec le christianisme, disait qu'il n'y avait ici-bas qu'un homme libre, savoir l'homme de bien. L'homme de bien lui seul n'a point de maître, parce qu'il n'obéit qu'à la justice et à la vérité.

Je ne veux pas dire. Messieurs, que le |)éché ravit à l'homme l'usage du libre-arbitre, et le réduit à un état de servitude complet; non, vous l'avez vu dans la Conférence qui a précédé celle-ci , le libre-arbitre

Epllre aux Romains, cliap. 7, vers. 17- ' Saint Jean, dia|). 8. vei-s. 5i.

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n'est pas détruit dans l'iiomnie pécheur, il n'est qn'af- f'aibli et incliné. Mais cet affaiblissement et cette inclinaison suffisent pour lui ôter la pleine jouissance de son âme et la sainte indépendance d'un enfant de Dieu. Affranchi de Dieu, il sert quelque chose qui n'est pas même son corps, mais un instinct dépravé issu de la corruption réciproque des sens par l'esprit, et de l'esprit par les sens, et qui demeure en lui sou- vent plus fort que lui, jusqu'à ce que Dieu fasse des- cendre au fond de cet abîme un rayon de sa lumière et un coup de sa vertu.

Soit donc que nous considérions l'homme dans sa partie supérieure et pensante, soit que nous le consi- dérions dans sa partie inférieure et organique, ou même dans l'unité complexe de son indivisible per- sonnalité, en haut, en bas et au centre, nous y trou- vons le péché sous un mode permanent, attaché à ses os, rongeant sa substance et flétrissant sa vie. Cela posé, un tel état, qui est l'état de péché, est-il héré- ditairement transmissible? C'est demander si la nature humaine est transmissible avec les privations et les altérations qui l'affectent substantiellement. Or, qui pourrait le mettre en doute? L'homme n'est pas un être sans aïeux et sans postérité ; il vient de plus loin que ses propres années, et se survit à lui-même dans de longues générations. A la différence de l'esprit pur, «jui n'a que Dieu avant et après lui, l'homme doit au corps dont il est revêtu l'inappréciable privilège de se perpétuer dans une race illimitée [)ar la transmission

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de son sang, de sa forme et d(; sa vie. Il transmet son sang personnel, celui qu'il a roulé dans ses veines en lui communiquant l'ardeur de son âme, et non pas un sang vague et indéterminé, qui ne serait pas plus le sien que celui d'un autre , et qui , appartenant à tous, serait incapable de lui donner un (ils, son pro- pre ouvrage et sa vraie continuation. Si, à ne consi- <lérer que la matière brute, le sang est uniforme , ce (jue j'ignore, et ce dont je ne me soucie pas, il s'en faut bien qu'il en soit ainsi moralement. Tout homme, par le sentiment habituel qui l'anime, souille ou pu- rifie le flot qui coule en lui , et en fait une liqueur vile ou généreuse , capable d'une race puissante ou méprisable. Le sang, modifié par l'àme, modifie à son tour la forme organique du corps , et l'homme , en vertu de sa faculté propagatrice , communique à sa postérité cette forme intérieure d'où jaillit la physio- nomie, et d'où sort la facilité du vice ou de la vertu. C'est cette forme qui constitue proprement la race, et qui donne à chaque famille et à chaque peuple ses goûts, son caractère, son histoire et son identité. Le fils est l'image du père par celte communication de la forme, et les enfans d'un même père, dans toute la suite des siècles, se renvoient cette image primitive- ment unique qui fait leur patrimoine et leur parenté. Patrimoine impuissant toutefois, parenté stérile, si la vie ne pénétrait ces élémens profonds , la vie même du père, qui se poursuit au dehors de son sein, et qui lui rend dans d'autres entrailles le battement de son

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propre cœur. Entendez, Messieurs, entendez ces mys- tères : ce sont eux qui font rimmanitè. Sans eux, riiornme existerait peut-être , mais non pas l'iiuma- nité. L'humanité est un tronc unique qui a fleuri dans la main de Dieu, son premier père, qui a poussé des rameaux sous toute l'étendue du ciel , mais des ra- meaux qui ne perdent jamais le sang et la forme et la vie de la souche patriarchale , tous, morts et vi- vans, anciens et nouveaux, puisent leur ressemblance et leur unité.

Esl-ce tout? L'àme n'a-t-elle rien à faire dans la perpétuité du genre humain? Tout ce mystère est-il un mystère de fange organisée coulant dans un moule qui ne change et ne s'use pas? Oh! non, croyez-en vos pressentimens, l'àme n'est pas étrangère ici ; car l'àme est la grande chose de l'homme , et sans doute elle entre pour une part dans la constitution de l'hu- manité. Mais quoi ! L'àme n'est-elle pas une substance simple, indivisible, et par conséquent intransmissible? Oui, j'en conviens, et cependant le fils ne pourrait être étranger au père par son àme sans perdre sa ressemblance avec lui et sans donner à la paternité un caractère purement extérieur et animal. Le père n'est père que parce qu'il engendre une personne hu- maine, composée de corps et d'âme, et qui le continue par une ressemblance prise des deux côtés de celte double nature. C'est pourquoi, dans l'œuvre de la per- pétuité, l'homme ne transmet pas seulement sa subs- tance matérielle , il a reçu de Dieu un pouvoir plus

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liaul : èlre créé et incapable de créer à sou lour , il pénètre par son vouloir jusqu'à la loute-puissance créalrice, et en vertu de la loi qui a fait de la pater- nité une partie de son essence, il somme Dieu plutôt qu'il ne le sollicite de produire une âme et de l'unir au corps qui doit perpétuer son sang, sa forme, sa vie, et lui donner, avec le concours de l'âme, le glorieux et doux nom de père. Dieu obéit; un souffle descend sur le limon obscur qui est déjà l'homme et qui ne l'est pas encore, qui l'est par la disposition de ses élémens, qui ne l'est pas encore parce qu'il y manque un esprit ca- pable de connaître et d'aimer. Ce souffle est celui-là même qui anima le premier homme; il reconnaît cette vieille terre préparée autrefois de la main de Dieu, il y verse avec amour et respect une ànie qui n'était pas tout à l'heure, une âme née de la volonté de Dieu, pure, sans tache, vierge, ne portant en elle qu'une image, qui est celle de Dieu. Mais tandis qu'autrefois le limon primordial était pur lui-même et sans aucun droit ni pouvoir de paternité, ici l'âme rencontre deux forces auxquelles il lui faut se plier, la force organi- que et assimilatrice du père et la force corruptrice du péché. Elle entre dans le moule paternel , afl"aibli et vicié par l'absence de la grâce divine, par Faltération du sang, par la dégénération de la forme, par la pau- vreté de la vie , et , victime involontaire et qui ne se connaît pas encore, elle reçoit limage de l'homme déchu et en continue la tradition.

On a demandé souvent pourquoi Dieu envoyait une

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ùmo puro dans un corps souillé par le péché. Pourquoi, Messieurs, vous venez de le voir. Ce n'est pas Dieu qui envoie les ànies, c'est vous qui les évoquez. C'est vous, hommes doués d'une vie Iransmissihle, investis du droit auguste de la paternité, c'est vous qui, sur Tordre de votre chair, appelez les esprits à vous et les forcez de recevoir avec votre image la honte et la gloire d'être votre postérité. Si cette puissance vous eût été retirée, c'eût été l'arrêt de mort du genre hu- main. Dieu, qui voulait sauver l'humanité, vous a laissé la vie dans sa plénitude ; il a maintenu la loi de la transmission héréditaire, sans laquelle demeurés au néant vous n'interpelleriez pas sa justice et sa sa- gesse, et accomplissant de sa part tout ce qu'il avait promis , il permet à votre misère de souiller les âmes qu'il crée pour vous, et à votre ingratitude de le blas- phémer pour le mal dont vous êtes les auteurs.

Si je ne me trompe. Messieurs, j'ai prouvé deux choses : la première , que le péché produit dans l'homme un état permanent de désordre, qui affecte son âme et son corps substantiellement; la seconde, que cet état de désordre est héréditairement transmis- sible d'une manière physiologique, c'est-à-dire comme une maladie, en vertu des lois générales qui régissent l'âme et le corps dans l'œuvre de la paternité. C'est beaucoup déjà, et pourtant ce n'est pas tout, car cette maladie du péché , elle est imputée à la victime qui la reçoit sans le vouloir, qui la subit comme une con- dition nécessaire de sa naissance, sans qu'il ait dé-

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pondu d'elle d'y doimei' ou d'y rduscr sou consenlc- niL'ul : comment cela peul-il èlre? Comment, aux yeux de la souveraine justice, l'homme déchu est-il autre chose qu'un être malheureux? Il a perdu Dieu par le crime de son premier père, on le conçoit; Dieu, qui s'était donné gratuitement, a pu se retirer gratuite- ment de la race d'uy coupahle et l'ahandonner aux effets persévérans d'une corruption qui ne venait pas de lui. Mais appeler cette race elle-même coupable, lui imputer sa misère à crime et sa perte à châtiment, voilà qui confond notre cœur tel que Dieu lui-même l'a fait. Il est vrai , vous nous l'avez dit , le péché originel n'est pas puni dans la postérité d'Adam comme une faute personnelle, il s'en faut bien, mais enfin il est puni. Pourquoi? à quel titré? C'est une simple privation, nous avez-vous dit encore , et même une privation qui n'entraîne aucune douleur de l'âme, parce que l'âme, n'ayant pas reçu la semence du bien éternel, est incapable de connaître et de ressentir ce qu'elle a perdu. Oui, mais cependant c'est une peine, et c'est à cause d'une faute que Dieu tient éloignés de lui des enfans qu'il avait faits pour lui. Commentcette faute retombc-t-elle, si peu que ce soit, sur toute l'hu- manité?

Messieurs, je ne puis vous répondre que par un seul mot, mot célèbre, sans lequel il est impossible d'entendre l'histoire de l'homme et sa propre justice, mot qui est de toutes les langues, et que voici : soli- darilé. Que veul-il dire? 11 veut dire nécessairement

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quelque chose, cl quelque chose de vrai, sans quoi il n'existerait pas. La solidarité, telle que le genre hu- main l'a toujours connue et comprise, est une com- munauté de mérite et de démérite , de gloire et de honte, entre des êtres liés ensemble par un principe d'unité. Partout il y a unité, il y a communauté morale, et la communauté mgrale n'est pas autre chose que la solidarité. Ainsi, entre l'àme et le corps, si différens qu'ils soient, il existe un lien qui fait de l'un et de l'autre une seule personne. Eh bien! le corps, quoique incapable de bien et de mal, et par conséquent de responsabilité, est cependant compta- ble des actes libres de l'àme, et il ne s'est pas ren- contré de législateur assez insensé pour dire : l'àme seule est coupable, l'àme seule doit être punie. Et ne croyez pas, Messieurs, que l'on s'attaque au corps par impuissance de s'attaquer directement à l'àme ; non, la pensée commune n'est pas celle-là. En frap- pant le corps du coupable, la justice humaine entend faire un acte juste dans sa totalité, et non pas un acte qui passe par l'innocent pour atteindre le criminel. L'âme seule, il est vrai, conçoit le crime, seule elle le veut, seule elle le commande; mais indivisiblement unie au corps, elle ne conçoit, ne veut, ne commande et n'exécute qu'avec le corps; la communauté de vie engendre la communauté morale, et chaque membre solidaire de tous ne s'étonne pas que le supplice par- vienne jusqu'à celui qui n'a pas commis la faute, mais qui s'y trouve enveloppé par une involontaire

(il?

t'oo|U'ralion. Le hras a frappé, la It'lc en répond, cl toute la terre applaudit au vers du Cid :

Quanti le bras a failli, l'on en punit la tèle.

De même et mieux encore, au sein de la famille, il existe un principe d'unité qui a sa source dans la transmission du sang, et pour œnséquence une soli- darité d'autant plus forte que l'on est plus près du tronc d'où elle s'épand. Toute famille compte dans son patrimoine l'honneur qu'elle a reçu de ses aïeux, et cet honneur ombrage la tête de l'enfant qui vient de naître avant même qu'il soit capable de nommer la gloire en nommant son père. En vain réclamerez-vous contre cette dispensation du mérite; en vain la traite- rez-vous de préjugé sans fondement, le préjugé vous subjuguera vous-même , et lorsqu'il s'agira d'unir votre sang à un autre sang , votre race à une autre race, vous n'estimerez rien plus que cet incompréhen- sible héritage de l'honneur, comme vous ne redouterez rien plus que la rencontre d'une souillure héréditaire, fût-ce dans l'objet le plus aimé et le plus digne de l'être. Je vous le demande, la main sur votre cœur, épouseriez-vous la fille d'un misérable? Y a-t-il au monde un amour qui vous persuadât de faire à votre postérité ce douloureux présent? Vous épouserez le malheur, jamais la honte, et ce jugement de «votre âme me suffit contre votre raison. Votre âme n'a pas tort : le fils est le sang, la vie, l'image, la eonti- T. m. 40

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nuation du père; il perpétue, quoique imparfaitement, la cause qui a fait le mal et trouvé l'opprobre dans le mal.

Vous me direz que cette condamnation n'est pas sans relevailles, qu'il y a des exemples d'un retour de l'opinion et qu'une solidarité de gloire s'est plus d'une fois superposée à une solidarité contraire. Oui, et qui le nie? Le ipérite personnel peut racheter le démérite originel, et il n'en est pas du déshonneur transmis comme du déshonneur qui vient de nous. La justice humaine aussi bien que la justice divine dis- lingue aisément ces nuances et ne se trompe pas sur le degré de responsabilité. Le coupable primitif est le vrai, le grand coupable; le coupable héréditaire, vic- time du sang qu'il porte, est une infortunée prolon- gation d'autrui, et l'équité lui montre de loin la pis- cine laborieuse tout grand cœur peut dépouiller le vieil homme et rajeunir son saug.

Au-dessus de l'unité de famille et de la solidarité domestique est une unité plus vaste qui engendre une solidarité plus profonde, je veux parler des nations. Un peuple n'est pas l'informe assemblage de quelques myriades d'hommes répandus sur un même territoire; il est la postérité d'un patriarche qui, de chef de fa- mille et de conducteur de tribu , est devenu le père d'une race nombreuse et puissante, unie par les lois, les moîurs, les institutions, la terre et les souvenirs. Un peuple est une communauté qui n'a qu'une âme et qu'une histoire. Un peuple est un ; identique à lui-

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même dans toute la suite des siècles, il agit, selon l'ex- pression de l'Ecriture , comme un seul homme , met- tant dans les affaires humaines le poids de sa masse et de son unité. C'est pourquoi il est responsable en tant que peuple , et le peuple ne commençant ni ne finis- sant jamais à tel ou tel point particulier, sa responsa- bilité enveloppe toutes les générations qui le com- posent et tous les actes qui constituent l'ensemble de sa vie. En doutez-votis ? Doutez-vous que la France porte dans son sein la tradition solidaire de tout ce qu'elle a fait au monde? Doutez-vous que votre nom de peuple soit une réalité vivante qui accompagne chaque Français et rappelle en lui la mémoire des fautes et des vertus de nos aïeux? Doutez-vous de la grandeur commune qui est en chacun de vous, et ne vous estimez-vous qu'au poids de votre mérite per- sonnel? Le Romain disait avec orgueil : Romanus civis sum ego. Vous le dites comme lui, parce que vous sentez comme lui qu'un grand peuple habite en vous. Oui, nous revivons dans nos aïeux par le sang qu'ils nous ont légué, et nos aïeux revivent en nous par ce même sang que nous leur devons. Nous étions en Clovis, lorsque, sorti des austères forêts de la Ger- manie , il jetait au-delà du Rhin le regard qui pro- mettait à sa race la possession des Gaules et la ruine des Romains. Nous étions en lui lorsqu'il écoutait Clo- tilde sous sa tente, lorsqu'il priait à Tolbiac, lorsqu'il courbait la tête sous la bénédiction de saint Remy et le baptême du Christ. Nous étions en Charlemagne

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passant les Alpes pour venger la papaulé outragée et asseoir sou indépendance au milieu des nouvelles nations. Nous traversions la mer avec Philippe-Au- guste et saint Louis pour délivrer le Saint-Sépulcre. Nous étions de la ligue qui défendit notre antique foi contre les armes de l'hérésie, et plus récemment en- core , on nous a trouvés sur Téchafaud coulait le sang de nos pères pour nous conserver le titre et les droits de chrétiens. Tous ces mérites sont les nôtres, tous ces souvenirs parlent de nous-mêmes. Du haut de l'histoire la postérité les voit, la France appa- raît comme leur cause indivisible et subsistante, et du haut du ciel Dieu les récompense , sa justice ne couronne qu'une âme et ne proclame qu'un nom.

Ces exemples. Messieurs, vous font voir que la so- lidarité est une loi générale du monde, et que si les familles et les nations y sont sujettes, l'humanité tout entière, en la personne d'Adam qui la contenait et la représentait, a bien pu en subir l'action. De même que chacun de nous porte les fautes de son sang, comme membre dune race et d'un peuple, nous les portons aussi comme partie substantielle du genre humain, avec cette différence que les solidarités pos- térieures à la solidarité primitive sont nécessairement bornées et imparfaites, tandis que la solidarité primi- tive, étant le principe de la responsabilité humaine, surpasse toutes ses filles en étendue et en profondeur. En étendue, car Adam est le seul homme qui ait ren- fermé en lui tous les hommes , qui leur ait transmis

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à tous sans exccplion son sang, sa forme , et sa vie; en profondeur , car il est le seul qui , par sa faute , ait séparé de Dieu le genre humain. Les fautes subsé- quentes des hommes, des familles et des peuples, trouvent cette séparation accomplie, et ne peuvent y ajouter qu'une aggravation. Nulle créature humaine, sauf Adam , n'est en droit de se dire : J'ai perdu le monde; comme nul autre que Jésus-Christ n'est en droit de se dire : J'ai sauvé le monde. Adam a ouvert la série des crimes, Jésus-Christ la série des grâces et des vertus : chaque homme ajoute à ces deux tables ses mérites et ses démérites propres et greffe des soli- darités secondaires sur la solidarité universelle ; mais aucun n'est la souche , aucun n'est le fleuve , aucun n'est l'unité primordiale d'où découle la perte ou le salut commun.

Vous voyez donc, Messieurs, pourquoi la transmis- sion héréditaire de l'état de péché à la descendance d'Adam n'est pas seulement un molheur , mais une certaine participation qui a pour conséquence un de- gré d'impulabilité. Dieu, en considérant le genre hu- main avant toute réparation , n'y voit pas seulement un désordre perpétué , il y découvre encore la cause permanente de ce désordre, qui est la nature humaine elle-même issue d'Adam et ne faisant qu'un avec lui. Cette cause, il est vrai, n'est plus entière; la person- nalité d'Adam y fait défaut et y est remplacée par la personnalité de ses descendans. C'est pourquoi l'état (le péché qu'ils portent en eux ne leur est pas imputé

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comme à leur premier père , seule cause intégrale de la séparation de l'homme avec Dieu. En Adam, la peine est tout à la fois privative et afflictive; dans sa postérité, elle n'est plus que privative, sans aucune douleur, ni de l'âme, ni du corps. Dieu se tient retiré de l'homme qui s'est retiré de lui, voilà tout.

Que si cette condition des choses vous semble en- core dure, considérez, Messieurs, que le don de Dieu à l'homme était gratuit, surnaturel, infiniment supé- rieur à toute espérance d'un être créé. Considérez, en second lieu, que la loi de la solidarité n'avait pas été établie de Dieu arbitrairement, mais qu'elle découlait de la constitution même de l'unité humaine, et que, dans le plan de la création, elle ne devait entraîner que la communication et la diffusion du bien. C'est l'homme qui a corrompu la loi de la solidarité et en a fait un instrument de propagation du mal, et mal- gré cette corruption , l'effet premier de la loi subsiste encore. Jésus-Christ, le sauveur du monde, s'en est emparé pour appliquer au genre humain tout entier, comme nous le verrons bientôt , le mérite expiatoire de sa vie et de sa mort ; si la solidarité nous a perdus, c'est la solidarité qui nous sauve , et le bien qui eu sort surpasse le mal qui en est le fruit. C'est pour- quoi saint Paul ne craint pas de dire : Il n'en est pas du péehé comme de la grâce. Si beaucoup sont motets par la faute d'un seul, combien plus la grâce de Dieu abondera-t-elle en beaucoup dans la grâce d'un seul autre homme , Jésus-

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Chrisl^! Kl (léjà (\ww> rtuicieiiiie loi, au milieu des foudres du Sinai , Dieu disait à son peuple : Je sais le Seiyneur ton Dieu, le Dieu fort cl jaloux, qui visite l'iniquité des pères dans les enfans jusqu'à la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fais miséricorde jusqu'à la millième génération de ceux qui m'aiment et qui gardent mes comma ndemens' . Paroles mémorables et qui mollirent comment, d'une même loi d'où jaillit le bien et le mal, Dieu sait tirer plus de satisfaction pour la miséricorde que pour la justice.

Messieurs, faisons de même. Quels que soient nos vains raisonnemeus, devenus pères à notre tour, nous portons dans les replis de notre cœur la destinée de ceux qui sortiront de nous. Fils d'une solidarité dont la puissance remonte au-delà de notre berceau , nous en créons une autre pour les générations qui hérite- ront de notre vie. Chacune de nos pensées, chacun de nos actes retentit déjà jusqu'à notre postérité, et les siècles à venir accuseront nos fautes dans leurs mal- heurs , comme ils loueront nos vertus dans leurs pro- pres bénédictions. La solidarité active succède pour nous à la solidarité passive, et ce que la raison nous tenait caché, le dévouement nous le révèle. Hommes, pères, citoyens, chacun de ces noms vous avertit que vous n'êtes pas seuls avec vous-mêmes, mais que votre

' Épitrc aux Ilomaius, chap. 5, ver». 15. ' Exode, chap. 20. vers. 5 cl 6.

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âme est un monde d'autres âmes puiseront indéfi- niment leur vie, leurs souvenirs et leur sort. Certes, j'en tremble comme vous; je sens ce double fardeau qui m'accable en arrière et en avant de moi , en ar- rière par mes aïeux, en avant par ma postérité. Car moi aussi, j'ai une postérité; elle sort de mes lèvres avec la parole de Dieu; elle me demandera compte un jour de la grâce qui me fut donnée pour m'engen- drer des fils en Jésus-Christ. Mais tout pesans que soient sur mes épaules le faix du passé et le faix de l'avenir, le faix de ce qui n'était pas encore moi et le faix de ce qui ne sera plus moi, enfant et père, je ne maudis point la loi qui a étendu ma responsabilité hors de la mesure étroite de ma personne et de mon âge. Je rends justice à Dieu, mon premier ancêtre, à Adam, qui le fut après Dieu, à tous ceux qui ont tissu de leurs actes et de leurs pensées le fil compliqué de ma courte vie. Ils m'ont porté heur et malheur : mais que serais-je hors d'eux? Un roseau perdu dans la solitude, une goutte de pluie, un grain de poussière sans parenté avec la poussière elle-même; étranger à tout, sauf à moi, j'eusse passé dans le monde seul à seul avec mon àme et mon corps , mystère d'égoïsme et d'impuissance , n'ayant rien à pleurer , rien non plus à bénir. Ohl laissez-moi tel que je suis, ne m'ô- tez pas l'amour et la grandeur en ni'ôtant mon far- deau. Laissez-moi ma part de l'humanité faite et de l'humanité à faire, je l'accepte. Responsable du monde, lo monde l'ost aussi de moi; je le porto et il me porte.

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il a préparc mon sort et je travaille au sien. La soli- darité, c'est la vie de tous en tous; c'est la puissance dans la faiblesse, retendue dans la borne, Tiinmorla- lité dans la mort , le bien dans le mal , Dieu dans l'homme et l'homme en Dieu. Car Dieu y est entré lui-même; amoureux de celte loi sublime, il y a mis sa divinité, il a jeté dans la balance de la responsabi- lité universelle sa gloire et son sang. Vous le verrez bientôt, vous le voyez déjà. Et moi, fils de cette soli- darité toute-puissante, frère et cohéritier de l'Homme- Dieu , je ne me sens plus la force , en présence d'un tel bienfait sorti d'une telle cause, d'accuser ni de dé- fendre l'éternelle justice; je m'arrête éperdu au pied de la croix qui m'a sauvé par im autre mérite que le mien, et ma parole expire dans l'action de grâces et dans l'adoration.

SOIXANTE-SIXIEME CONFÉRENCE,

DE LA REPARATION

Monseigneur,

Messieurs,

Si je vous demande : L'homme étant déchu par sa faute, Dieu l'abandonnera-t-il à lui-même, lui retirera- t-il le gouvernement de sa providence, le laissera-t-il aller à son sens propre et à la destinée qu'il voudra et pourra se faire? j'estime que vous me répondrez tous : Non, si coupable que soit l'homme, Dieu ne l'abandonnera point, parce qu'il a été victime dans

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sa chute d'une puissance supérieure, el qu'il porte dans son sein une postérité unie sans doute à sa faute, mais qui ne l'a point commise pourtant par un acte propre de sa libre volonté. Ce sentiment, qui est le vôtre, a été celui de Dieu. Dieu a voulu réparer l'homme, il a voulu lui rendre avec sa vocation pre- mière les dons et l'assistance sans lesquels cette vo- cation ne serait qu'un appel trompeur suivi d'un effort impuissant. Mais comment cette réparation devait-elle avoir lieu? Suffisait-il que l'homme fût replacé dans le paradis terrestre revêtu de son innocence primitive, au hasard de recommencer la même tragédie il avait si misérablement péri? La loi de réparation pouvait-elle être la même que la loi de création , ou bien la sagesse de Dieu exigeait-elle de lui un nouvel ordre plus fort que le premier , plus profond , plus capable de se maintenir à travers les ruines que la liberté de l'homme ne manquerait pas de susciter ? Voilà, Messieurs, ce qu'il nous faut savoir, et l'intérêt en est grand. Car si, à toutes les époques, le monde a ressenti sa chute et a eu besoin d'en connaître le re- mède, plus que jamais peut-être penché vers le mal , il aspire à retrouver le salut. Apprenons donc. Mes- sieurs, ce que c'est que réparer un être déchu, ce que c'est que revivre après s'être retranché de la vie. Et si les nations , chancelantes sur les vieux fondemens que le christianisme leur avait donnés , ne veulent plus ou ne peuvent plus recevoir de Dieu l'ordre et la paix, nous les élus de la vérité, enl'ans de la science

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dispersés au milieu des ténèbres , ne (raiiissons pas notre devoir, qui est de porter la lumière à ceux mêmes qui la refusent, et de dire le chemin à ceux qui lui préfèjenl l'abime.

Il n'y avait pas de difficulté jjour Dieu dans la création; car Dieu était seul à créer, il était l'unique puissance et l'unique vouloir. Mais une fois l'homme tiré du néant avec le monde, il y avait en présence de la souveraineté divine un être actif, libre, profond, capable de mêler une œuvre à l'œuvre de son créateur, et qui en effet avait produit quelque chose d'impos- sible à Dieu : le mal. Le mal était; Dieu ne l'avait pas fait, il avait été fait malgré lui , et par consé- quent l'infinie sagesse se trouvait en face d'un obstacle et dans un état nouveau. Jusque-là toutes ses opéra- tions avaient eu pour principe et pour règle la bonté; la bonté seule avait tiré Dieu de son repos et lui avait inspiré l'univers. Maintenant que l'ingratitude et la révolte avaient été le prix de son œuvre, un autre sentiment s'élevait en lui, sentiment éternel comme son essence, mais qui n'avait pas encore trouvé d'ap- plication : la justice. La justice est l'aversion du mal. S'il existe une différence réelle entre le bien et le mal, il est impossible que le mal cause à Dieu la même impression que le bien. Supposez que celle impression fût la même, il est manifeste que Dieu serait indiffé- rent à l'un et à l'autre, et son indifférence étant la vérité, parce que tout ce qui est en Dieu est vrai , il s'ensuivrait que le mal ne diffère pas du bien. Or,

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il en diffère : le bien est la conformité à la nature divine en tant qu'elle est bonté ; le mal est l'opposi- tion à cette bonté qui fait partie de la nature divine. C'est la bonté que le mal attaque en Dieu , et Dieu ne fait que la défendre en se défendant contre le mal par la justice. La justice est le sentiment de la bonté outragée et l'arme qui la protège contre la méchan- ceté. Si Dieu n'était pas juste, il cesserait d'être bon; il hait le mal, parce qu'il aime le bien. Mais le mal, ce n'est pas seulement un acte contraire à la bonté qui est en Dieu et qui est Dieu lui-même , c'est aussi l'être qui le commet librement , et qui par lui se sépare de la source unique du bien. Le mal, c'est le méchant. Dieu hait donc le méchant, parce qu'il hait le mal.

Nous retrouvons en nous , Messieurs , cette double aversion. Faits à l'image de Dieu, aucun des senti- mens qu'il éprouve ne nous est étranger; comme lui le mal nous est odieux, comme lui nous repoussons l'être raisonnable qui s'y abandonne, et cet invincible éloignement ne naît pas en nous du tort que nous causent le mal et le méchant : non , même quand nous ne sommes pas atteints par eux , notre cœur se révolte contre eux. La justice n'est pas un mouvement de l'intérêt qui se replie sur soi-même , elle est un élan de la bonté qui se sauve de la méchanceté. C'est pourquoi Dieu , qui n'a rien à perdre , mais qui est souverainement bon, ressent plus qu'aucun autre cette grande commotion de la justice.

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D'où il suit que, dans la loi de réparalion, la jus- tice ne pouvait pas être sacrifiée; il fallait qu'elle y trouvât sa place, une place éclatante et digne de Dieu. Il fallait que l'aversion de Dieu pour le mal et son auteur y fût manifestée en traits ineffaçables, et qu'une crainte salutaire apprît aux plus lointaines générations qu'il vient une heure la bonté se change, par la force même de sa nature , en un autre et formidable attribut. 11 fallait, en un mot , que la loi de répara- tion, pour sauver l'homme, sauvât la justice.

Mais tout en haïssant le coupable , à cause du mal qui est en lui. Dieu cependant ne laisse pas de l'aimer sous un autre rapport. Le coupable est son ouvrage; c'est lui qui l'a mis au monde, qui l'a doué d'intelli- gence, qui l'a prédestiné à vivre en lui éternellement, qui a voulu en être aimé et qui l'a été en effet, ne fût-ce qu'un jour. Le coupable est un enfant rebelle, mais c'est un enfant : son corps, son âme sont quel- que chose de précieux , un chef-d'œuvre de sagesse et de grâce. Dieu , en voyant cette ruine, y découvre encore des beautés qui n'ont pas péri , un reste de grandeur apercevable et doux à l'œil d'un père, quel- ques vertus peut-être d'un ordre inférieur, et par- dessus tout l'espérance de le ramener à force d'amour. Tout est-il perdu parce qu'il a péché? Son cœur ne s'ouvrirait-il pas, s'il était cherché une seconde fois? Et puis ce coupable , si digne d'aversion qu'il soit, il n'est pas seul , il porte en lui une postérité qui va périr sans avoir péché comme lui. L'amour cric au

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cœur de Dieu en même temps que la justice, et si ce n'est plus cet amour vierge et premier qui se donne avant l'outrage , c'en est un autre exalté par l'ingra- titude et qui veut aller au-delà de lui-même pour s'ôter tout remords de ne pas réussir. La loi de répa- ration, qui doit manifester la justice, manifestera donc aussi l'amour; elle le manifestera en une manière supérieure à la création , sous une forme nouvelle, indicible, qui ne laissera plus rien à espérer , parce que l'amour en s'y surpassant y consumera son ardeur et son pouvoir.

Mais pour que l'homme retourne à Dieu dans cette seconde épreuve, pour qu'il réponde à son amour en satisfaisant sa justice, il faut qu'il demeure libre et que l'œuvre de sa réparation ne s'accomplisse pas sans son concours. Privé d'y prendre part, il ne serait plus que la victime de son salut , ou du moins son salut ne lui étant. pas imputable serait une œuvre d'amour et non de justice; elle manquerait à l'une des condi- tions de la loi dont nous exposons les motifs. A la dif- férence donc de la création Dieu avait agi seul parce qu'il était seul, cette fois il aura l'homme pour coopérateur, et la loi de réparation, loi de justice et d'amour, le sera aussi de liberté.

Vous le voyez. Messieurs, l'œuvre était grande et compliquée : tandis que Dieu, au jour de la naissance universelle, n'avait eu qu'à mettre sa puissance au service de sa bonté et à dire ce mot aussi sinfiple qu'in- faillible : Fiat! maintenant, il lui fallait mener de

Goô

Iront trois choses pleines de résistances et de contra- dictions, la justice qui renferme l'aversion du coupable, l'amour qui rapproche de lui, la liberté qui peut fouler aux pieds la justice et mépriser l'amour. 11 lui fallait rencontrer un point ces trois choses se réconcilias- sent, un je ne sais quoi qui les réunit dans un seul acte capable de sauver le genre humain. Ce je ne sais quoi était-il possible? Existe-il? Le connaissez-vous? Connaissez-vous un nom, une idée, une réalité, qui soit tout ensemble la plus haute manifestation de la justice qui frappe, de l'amour qui pardonne , de la liberté qui consent à la justice et y adore l'amour? Levez les yeux au ciel , et parmi tous ces asires qui l'éclairent, cherchez s'il en est un qui vous révèle le secret de votre salut, qui vous nommera la chose que Dieu pouvait faire et qui devait tout purifier, tout ré- générer, tout attirer à lui. Hélas! moi qui la sais, j'hésite à vous la dire, tant elle est profonde et vul- gaire, tant vous l'avez vue sans la comprendre! Cette chose souveraine , incomparable , la plus belle que Dieu ait faite, la rédemptrice du monde, qui est tout ensemble le glaive de la justice, le sourire de l'amour et le choix d'un cœur libre... Baissez la tête et saluez- la : c'est la mort! Je vous ai dit la mort, ce quelque chose dont Dieu avait menacé l'homme avant sa pré- varication en lui disant : Tu ne mangeras point de V arbre de la science du bien et du mal, car au jour tu en auras mangé, tu mourras de mort * .

" Genèse, chap. 2, vers. 17.

T. lU. 41

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Prophétie sublime, qui, en contenant le pressentiment de la chute, annonçait déjà la voie par Dieu ferait passer l'homme pour le ressusciter de sa faute et le faire plus grand qu'il ne l'avait créé.

Mais je le sens, Messieurs, je dois vous expliquer tout ce que je viens de dire , de peur que vous ne m'accusiez de sacrifier la raison à la poésie dans un si grave sujet. Étudions donc avec sang-froid cette grande figure de la mort qui vient de nous apparaître pour la première fois , et voyons si elle renferme tous les élémens dont la rencontre était nécessaire à l'accom- plissement de notre salut par la loi de réparation.

Cette loi exigeait d'abord que satisfaction fût donnée à la justice en manifestant l'aversion de Dieu pour le coupable : or, rien ne remplissait mieux que la mort ce redoutable ministère. La mort est la séparation violente et contre nature de l'âme et du corps, une scission opérée dans notre personnalité par la rupture des deux élémens qui la composent et hors desquels nous sommes à un état incomplet nous nous cher- chons nous-mêmes sans nous trouver. Ne vous figurez pas que la mort délivre l'âme du joug des sens comme si elle était leur prisonnière et abaissée par eux ; les sens ont prévalu contre elle par le péché, mais cette usurpation n'a point détruit leur caractère primitif, qui est de former avec l'intelligence une association néces- saire à la plénitude réciproque de leur vie et de leurs fonctions. La mort brise ces rapports sacrés,; elle isole l'âme en dissolvant le corps, elle fait de l'un une poussière insensible et de l'autre une lyre qui n'a-

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nime plus ses cordes , parce qu'une main barbare les a rclranchées. C'est donc un supplice que la mort, et le plus grand de tous, mais un supplice correspon- dant à la nature du péché. Par le péché, nous nous séparons de Dieu, qui est le principe de la vie ; nous prétendons nous suffire à nous-mêmes et trouver dans les ressources de notre être la perfection et la béati- tude auxquelles nous fûmes destinés. Si Dieu, touché de cette ingratitude , obéissait à la démence qu'elle contient, il n'aurait qu'à faire comme nous, à se re- tirer; aussitôt notre souffle, épuisé par l'absence du sien, se tairait dans nos entrailles desséchées, et notre vie tout entière en s'évanouissant paierait à sa jus- tice le prix de notre apostasie. Mais Dieu nous a faits immortels et ses dons ne connaissent pas le repentir; il nous laissera donc vivre, il ne tarira pas dans notre sein, tout ingrat qu'il soit, la flamme divine de l'im- mortalité, il dénouera seulement les ressorts de notre existence pour nous punir de notre éloignement et nous donner dans une mort imparfaite le goût de l'a- néantissement que nous avons mérité. Sa justice se signalera dans les angoisses de notre trépassement, et des ombres du tombeau sortira la lumière qui éclai- rera toutes les postérités du genre humain sur le crime et la folie qu'il y a de se séparer de Dieu. Nulle créature humaine n'échappera dans sa personne aux terribles clartés de cette révélation; la plupart verront la mort avant de la recevoir, ils entendront sa voix, ils en compteront les pas , ils jugeront du péché

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par le châtiment, et maîtres de Dieu dans l'instant fugitif de leur puissance, ils connaîtront la borne se brisera le char de leur orgueil et de leur témé- rité. Slipendium enim peccati mors , La mort est la solde du péché ^ : celte parole est de saint Paul , elle ne laisse plus à la mienne que le silence , et à vous le saisissement et le respect d'une sainte peur.

Mais si la mort est le chef-d'œuvre de la justice de Dieu, elle ne l'est pas moins de son amour. A côté de cette parole de l'Écriture qui dit : La mort est la solde du péché , il en est une autre qui dit : L'amour est fort coînme la mort ^. L'amour , en effet, vit de dévouement, et tout horrible que soit la mort, il nous inspire le courage de la braver et de mourir pour ce que nous aimons. L'amour est au- dessus de la mort comme le ciel est au-dessus de l'océan , et Dieu , en nous l'imposant comme un sup- plice, nous l'a donnée aussi comme une faculté sublime, par nous pouvons recouvrer l'innocence et la sur- passer. Immortels, nous n'étions capables du bien que dans la mesure de la vie ; mortels , nous aimons , nous obéissons, nous servons jusqu'à la mort, et le sacrifice volontaire de tout notre être nous fait une grandeur qui n'a pas son modèle en Dieu, et qu'un Jour peut-être Dieu nous enviera jusqu'à souhaiter de

* Epîlre aux Romains, cliap. 6, vers. 23. ' Caiiliiji'.P, c'mp. 8, vers. G.

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se l'approprier. Dieu donc, au lieu de désvspérer l'homme dans un chàlimcnt qui n'eût fait que l'avilir, lui créa ce magnifique supplice de la mort qui ouvrait à son cœur des voies plus larges et préparait à la terre des vertus impossibles jusque-là. Le sang, cor- rompu par le péché , au lieu de couler dans des vo- luptés honteuses, pouvait désormais sortir à flots dans la gloire du sacrifice, et la vie, source de toute action et, semblait-il , de tout bien , se trouvait vaincue et découronnée par la mort, ou plutôt recevait d'elle un faite illustre dans un dernier et héroïque dévouement. Elle devenait la mesure de l'homme en devenant la mesure de son âme. Un sage avait dit à Crésus, heu- reux jusque-là sur le trône : « Ne parlez point de votre bonheur avant de mourir. » Il eût mieux dit en- core : Ne parlez point de votre gloire avant de mourir. Mais le monarque amolli dans les délices ne l'eût pas mieux compris; arrivé à ce moment suprême dont lui avait parlé Solon comme de l'épreuve décisive, il s'é- cria douloureusement sur le bûcher l'avait appelé l'arrêt des batailles : « 0 Solon! Solon!» L'infortuné croyait perdre son bonheur en perdant la vie; il se livrait en esclave, lorsque roi d'un peuple vaincu, ii pouvait finir comme une magnanime immolation de la destinée nationale. 11 ne savait pas quel don c'est de Dieu qu'un grand malheur envoyé du ciel à une grande fortune, et que la Providence ne peut mieux clore une carrière qu'elle veut honorer, qu'en lui fai- sant d'une mort éprouvée un immortel trépied. Tout

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ce qui est généreux, Messieurs, tout ce qui arrive à la perfection d'une mémoire sans ombre se signale ultérieurement et finalement. Malheur à vous, si vous ne m'entendiez pas ! Malheur au siècle qui ne comprend plus le don de la mort! Malheur aux princes, aux hommes d'État , aux écrivains , aux prêtres , aux nations, qui ne songent plus qu'à mourir dans leur lit, qui se préparent de loin par des lâchetés ca- chées ce qu'ils appellent une mort tranquille! Infor- tunés, que leur reste-t-il de la science du bien et de la science de la gloire? Que leur reste-t-il de ce qui est dans l'âme du dernier soldat épargné par le sort, et qui , mourant loin des fanfares et des silences des batailles, regrette, en priant Dieu, de n'être pas tombé au champ de l'honneur?

La mort est le puiJs mystérieux d'où jaillissent les hautes vertus, et c'était sous ce rapport un divin pré- sent fait par l'amour à l'humanité déchue : mais, par un autre côté non moins profond , la mort venait en- core à notre secours. Le péché avait pénétré jusqu'aux entrailles et aux os de l'homme, jusqu'à ce point inexprimable l'âme s'unit au corps et en reçoit, comme l'airain en feu jeté dans un moule d'argile, l'indestructible empreinte. Par la force de cette union, le péché s'était incorporé à la nature humaine, et de- vait en transmettre l'opiniâtre vestige à toute chair issue d'Adam. Pour le vaincre jusqu'au fond, pour eu extirper la racine dans le granit vivant elle s'était incarnée, il fallait que la main de Dieu s'avançât jus-

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qu'aux ligamens invisibles de rame et du corps, cl brisât le moule impur le pcclic même absous ferait encore sentir des restes de son efficacité. Il fallait que, sous cette main toute-puissante, l'âme rejetât son corps, et ne le reprît un jour qu'après qu'il au- rait perdu dans les angoisses de cette séparation et dans les ravages d'une dissolution complète la trace et l'activité du mal. La mort, en ramenant l'âme à Dieu et le corps à la terre , accomplissait ainsi en notre faveur un acte souverain de délivrance, et se- mait en nous le germe d'une renaissance totale et sans tache par la résurrection. Il faut naître une seconde fois^ : telle est la parole que le Sauveur du monde disait au pharisien venu dans la nuit pour l'interro- ger. // faut naître une seconde fois : et bien que la grâce, par une effusion intérieure, dût suffire à nous remettre le péché , il convenait à l'amour non moins qu a la justice de nous préparer pour l'âme et le corps le triomphe final de cette seconde naissance qui sera la résurrection.

Dès maintenant , Messieurs , nous ressentons ce bienfait de délivrance qui est dans la mort ; car, bien qu'il ne nous soit pas permis de tuer le corps pour nous affranchir, cependant il nous est permis de le mortifier, selon l'énergique expression de l'Évangile, c'est-à-dire d'en diminuer la puissance corruptrice en le sevrant des forces vitales qui ne lui sont pas néces-

' Saint Jean, chap. 3, vers. 3.

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sîiiros pour subsister. Et sous uu autre point de vue encore, la mort est, dès aujourd'hui, uolre libéra- trice, dès aujourd'hui , la plus précieuse garde de notre conscience et de notre liberté. Que restait-il au chrétien persécuté pour sa foi et paraissant devant les maîtres du monde comme coupable d'obéir à Dieu? La mort. Que restait-il à Caton contre César, à Lu- crèce contre l'adultère fout-puissant? La mort. Je ne les cite pas comme sans reproche : ils ont hâté la mort par uu crime au lieu de l'attendre comme une vertu, moins heureux que Socrate qui reçut la ciguë de ses juges, et leur dut de mourir innocent de sa mort et libre par elle. L'homme abuse de !a mort comme de tout le reste; mais elle u'en est pas moins l'arme dernière du juste contre la tyrannie. A ceux qui veu- lent le contraindre au mal par un usage sacrilège de la puissance, il oppose cela même qui est l'effort su- prême de la puissance, et en tire sa gloire avec sou salut. Mourons dans notre simplicité \ disaient les Machabées, et ce cri sacré n'eùt-il pas sauvé leur patrie, eût toujours sauvé leur conscience, leur honneur et leur liberté. Car c'est la vertu demeurant maîtresse qui fait la liberté, et la vertu demeure maîtresse quand le juste peut dire à ses bourreaux : Tuez-moi, si vous le voulez; je prendrai mon âme et je m'en irai; je ne vous verrai plus, je ne vous entendrai plus, je ne vous retrouverai qu'en Dieu

' I«r livre des Mathabccs. chap. 2, vers. 57.

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pour vous plaindre, vous pardonner cl vous aimer. Telle est la force qui est dans la mort, et eomnienl elle satisfaisait à la fois la justice et l'amour, la justice qui l'imposait comme châtiment, l'amour qui la don- nait comme moyen de dévouement , de délivrance et d'héroïque réintégration dans le bien. Mais elle ne pouvait prendre ce dernier caractère que par un acte de concours de la liberté humaine. En dehors de cet acte , elle n'était plus qu'une nécessité fatale et de justice imposée par la volonté de Dieu. C'était à l'homme de lui prêter son aide pour la transfigurer et pour se transfigurer lui-même dans sa vertu. C'était à lui de faire de la mort lâchement subie un simple et terrible supplice , ou bien , en l'acceptant comme une expiation méritée, d'eu faire le trône de l'amour, de la gloire et de la résurrection. Ainsi l'élément de la liberté apportait son tribut à la loi de réparation : mourir, même quand on n'est pas le maître d'un quart dheure de plus, mourir était l'acte d'un homme libre. Sans doute, la séparation matérielle de l'àme et du corps n'a point ce caractère, et je ne le dis pas; je le dis de la séparation morale, de l'àme criant à Dieu : '< J'y consens, frappez la victime. » Les anciens eux- mêmes n'ont pas ignoré que la mort était susceptible de celte grande transfiguration, et c'est pourquoi, dans la loi des douze tables, la formule de la condamnation suprême était celle-ci : Saeer csto, dévolus esta, Qu'il soit sacré, qu'il soit dévoué aux dieux! Le supplice, même dans l'idée de l'antiquité, se changeait

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on sacrifice. L'homme condamné pour ses crimes en- lendait dans les expressions de la loi la révélation de sa grandeur; il se savait libre d'honorer Dieu dans la justice et de s'honorer lui-même en Dieu par l'accep- tation volontaire de sa mort; il pouvait enfin entendre au fond de sa conscience la réponse de l'éternel amour au péché pardonné : «Fils de Dieu, montez au ciel. »

La loi de réparation vous est maintenant connue, Messieurs , dans son essence abstraite et générale , comme loi de justice, d'amour et de liberté. 11 nous reste à la considérer dans son application , c'est-à-dire dans la manière dont il plut à Dieu de l'accomplir pour le salut du genre humain.

L'homme, mis en présence de la mort comme châ- timent et comme moyen de réintégration dans le bien, pouvait-il l'accepter, et en supposant qu'il l'eût ac- ceptée, cette immolation volontaire eùt-elle suffi pour donner à la justice et à l'amour de Dieu une pleine satisfaction? Je ne le pense pas. Mourir en victime dévouée, c'est le suprême effort du bien, de la vertu, de l'amour; or, l'homme était dépossédé du bien, de la vertu, de l'amour. 11 n'aimait plus Dieu; le péché l'avait dépossédé de la source vive des sentimens surnaturels, et même à un point de vue inférieur, l'image de Dieu s'était obscurcie dans son cœur et dans son entendement. La chair s'était emparée de lui; il vivait dans l'abaissement sont plongés sous nos yeux tant d'infortunés qui ont hérité de lui sa déchéance et renié le bienfait de leur régénération.

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Demandez-leur de mourir pour Dieu, pour eflacer leurs péchés, ils ne vous comprendront même pas. L'orgueil caciie à leurs regards les plaies de leuràrae, et s'ils ont conscience de leur misère , ils la portent comme un fardeau naturel à l'humanilé dont la mort est le ferme fatal et non la libre réparation. L'homme ne pouvait donc pas par lui-même se réintégrer dans le bien, à la condition de s'humilier et de se relever jusqu'à mourir; car, pour qu'il mourût volontaire- ment en expiation de sa faute, il eût fallu qu'il re- couvrât dans son cœur l'amour de Dieu, et pour qu'il recouvrât cet amour, il était précisément nécessaire qu'il mourût. C'était , selon la langue de l'école , un cercle vicieux.

Mais n'en tenons pas compte : supposons l'homme sentant son crime, résolu à l'expier, et s'offrant à Dieu comme un holocauste déjà immolé par l'ardeur du repentir et de l'amour. Le voilà mort. Dieu , du haut du ciel, assiste à ce spectacle; il reçoit le sang du coupable , il le pèse dans sa justice et sa charité : est-ce assez pour l'une, assez pour l'autre? Le croyez- vous? Dieu, étant infini dans son essence, a des besoins infinis, c'est-à-dire que rien de borné, en quelque matière que ce soit, ne saurait suffire à la plénitude de sa pensée , de son cœur et de son vouloir. Sans doute, parce qu'il trouve en lui-même sa béatitude, rien du dehors ne lui est nécessaire , et il est libre d'accepter du dehors ce qu'il veut, plus, moins, rien ou beaucoup. 11 pouvait donc, dans la supposition

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que l'iioinme fùl mort pour rentrer en grâce avec lui, ne rien exiger davantage et voir clans ce sacrifice le terme extrême du regret et du dévouement d'un être créé. Mais si aucune nécessité proprement dite ne l'obligeait à demander une plus haute réparation, il était libre aussi d'en vouloir une plus parfaite et de ne s'arrêter que se rencontrerait une manifesta- tion infinie de la justice et de l'amour , capable de rassasier ses attributs et de lui faire dire : Consum- niatum est, Il n'y a rien au-delà^. Or, telle fut sa résolution. Au lieu de s'arrêter devant la dé- chéance de l'homme et de s'avouer en quelque sorte vaincu dans sa bonté, il lui plut de tirer de cette bonté outragée une œuvre qui surpassât toute pensée du ciel et de la terre, et qui fût à jamais sa justifica- tion d'avoir créé l'homme, sa preuve de l'avoir aimé, sa consolation de n'avoir pas obtenu de tous l'amour qu'il portait à tous, et enfin une inépuisable source de prodigieuses vertus. Cette loi de réparation dont il était l'auteur métaphysique par la combinaison inté- rieure de ses attributs, il résolut d'en être l'exécuteur réel, la victime et le héros, mais de manière à ce que le mérite en rejaillît sur l'humanité et que l'homme fût sauvé par un acte infiniment supérieur à lui sans lui être cependant étranger. Or, deux choses étaient nécessaires à ce dessein : que Dieu se créât la possi- bilité de mourir, et qu'il établît entre lui et le genre

' Sailli Jean. < liup. fU, vers. 50.

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humain une solidarité. Deux choses prccisémenl les plus éloignées de la nature divine , qui d'une pari est immortelle, et de l'autre exclut l'idée de toute communauté substantielle et morale avec quelque créature que ce soit, et par conséquent de solidarité. Mais l'amour , quand il ne connaît pas de limites, ne connaît rien d'absurde et d'irréalisable. Une pensée venue du cœur répondait en Dieu à toutes les diffi- cultés que se l'orme notre impuissance; il n'avait pas fait l'homme sans le connaître, sans se connaître lui- même, sans savoir s'il était impossible à l'incréé de s'unir le créé, à l'éternel de revêtir le mortel , à Dieu de devenir homme, à la justice et à l'amour d'avoir dans une mort divine la satisfaction infinie de leurs contraires droits. Que cela vous étonne, je le com- prends; mais que cela n'ait point étonné Dieu, je le comprends mieux encore. Car je suis homme, et dans la nature que Dieu m'a faite il entre un peu d'amour, amour faible et timide , et cependant , à cause de ce peu d'amour, je n'ai pas vécu sans souhaiter de mourir pour quelque chose d'aimé. Mon être a tres- sailli de cette pensée comme d'un rêve de béatitude : et vous voudriez que Dieu n'eût pas été capable d'ai- mer jusqu'oiî aime une créature! Vous voudriez qu'il n'eût pu aimer jusqu'à mourir lorsque l'homme le peut!

Du reste, quoi que vous pensiez, oui ou non, voici le fait, un fait qui a tout dominé et tout vaincu. Un jour, pendant que les peuples offraient des sacrifices

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aux dieux, pendant que l'encens et la parole redisaient aux échos de l'humanité ce nom d'immortels qui leur avait été donné comme le plus auguste et le plus vrai de leurs noms , au milieu de cette unanime acclama- tion des hommes , tout à coup , sous le chaume du pauvre et sous les frontons du Palatin , une voix des- cendit, voix inouïe qui apportait au monde cette éton- nante nouvelle : Dieu est mort! Dieu est mort, il est mort hier, à tel lieu, de telles mains; on l'a vu, on l'a entendu, il a parlé, il est mort! Ne jurez plus par les dieux immortels, ne dites plus que Dieu est le Dieu vivant : c'était la plus haute expression de la foi, ce ne l'est plus aujourd'hui : car Dieu est mort! 11 est mort! 11 a des amis qui lui survivent, et qui jurent par celte mort de leur Dieu. Tout est changé, rien n'a plus sa forme ni sa valeur, rien ne dit plus ce qu'il disait, rien n'est plus vrai de ce qui était vrai : Dieu est mort! voilà la vérité. Que toute sagesse se taise, que tout front s'incline, que tout temple s'écroule, que toute politique se transforme, que toute la terre tres- saille et joigne les mains : Dieu est mort!

Et comme la cause était inouïe, l'effet pareillement fut inouï. On avait vu des révolutions d'empires, des trônes changer de maîtres, et c'était là, dans ces jeux de fortunes passagères, qu'avait éclaté le génie des plus grands d'entre les hommes. César, au Rubicon, s'était arrêté pensif; la main dans sa poitrine et le regard au-delà d'un ruisseau, il s'était dit à lui-même: « Moi, César, je fais une chose qu'aucun Romain n'a

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faite encore, je désobéis au sénat romain. D'une ré- publique, maîtresse du monde, en passant ce ruisseau, je fais un empire : passons-le. » Peut-être encore avait-on vu des révolutions de l'esprit, quelques sages incliner la pensée d'une génération , et comme César avait passé le Rubicon de la république, ceux-ci passer le Rubicon de la vérité et substituer leur règne d'un jour au règne d'un autre jour. Je ne sais s'il en fut ainsi , je l'accorde si vous voulez , je crois à cette puissance de l'homme. Mais il se fit par cette parole : Dieu est mort , une révolution que l'homme n'avait pas encore faite et qu'il n'a point imitée depuis, une révolution dans le cœur humain. L'homme n'aimait pas Dieu , il aima Dieu ; l'homme n'aimait pas l'homme, il aima l'homme ; l'amour fut fondé sur la terre, et lui qui n'y était qu'une passion y devint une vertu. Au culte de la beauté sensible succéda le culte de l'éternelle beauté qui est en Dieu, et qui de Dieu descend invisiblement sur les âmes. Il y eut des âmes, un royaume des âmes , un service des âmes , une vie et une mort en faveur des âmes. La mort changea de physionomie par l'amour, et ces deux choses étroite- ment embrassées firent du cœur de l'homme leur union s'opérait un miracle qui subsiste et qui est de- vant vous.

Le Dieu mort se suscite après dix-huit siècles des apôtres, des martyrs, des vierges, des serviteurs de son humanité dans la nôtre, et si vous demandez à tous les possédés de cette folie d'où leur vient l'idée

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et le courage de leurs vertus, ils vous répondront avec la simplicité de la certitude : Dieu est mort pour nous. Ce sépulcre fut Dieu contient leur âme, et chacun de leur dévouement répond à une plaie du Dieu qui souffrit et mourut.

Après cela, que me direz-vous qui me touche et qui éhranle ma foi? A un point donné de l'histoire, une régénération morale s'est accomplie dans l'humanité; elle a pris naissance sur la montagne du Calvaire, au pied d'une croix fut attaché nu , misérable et abandonné, celui qui se disait le Fils de Dieu et le fils de l'homme, vrai Dieu et vrai homme, envoyé dans la chair pour expier les péchés du monde et le ramener par ce sacrifice à la crainte et à l'amour de Dieu. Qui- conque a détourné la tête de ce drame sanglant est demeuré ce qu'il était , un homme d'orgueil et de volupté; quiconque le regarde après tant de siècles y puise une vertu de transformation qui l'incline à de- venir humble , doux , chaste , saint , ami de Dieu et serviteur de ses frères, détaché de ce monde qui passe comme une figure ec l'œil ouvert avec une sereine joie sur l'aube blanchissante de l'éternité. Que peut le raisonnement contre une semblable expérience? Tant qu'une autre source de régénération morale ne s'ouvrira point sur la terre , la mort de Dieu restera ce qu'elle est, une idée sublime démontrée par une plus sublime réalité. On ne la fuira que pour y reve- nir; on ne la blasphémera que pour le mieux adorer. Pendant que les passans crieront à la victime : Vas,

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si tu es le Fils de Dieu descends de la croix, le Romain frappera sa poitrine eu disant : Celui-là était vraiment le Fils de Dicu^. Une vertu se chargera de répondre à chaque insulte , une certitude à chaque objection, et la terre changera de face sans que la croix ait senti d'autre mouvement que celui de sa force et de son immutabilité.

Me demanderez-vous encore : Comment Dieu s'esl- il fait homme? Je vous répondrai : Il s'est fait homme pour mourir et vous sauver dans sa mort. Eh quoi ! Vous êtes un esprit dans une chair, vous êtes par votre nature propre une incarnation, et vous disputez contre l'incarnation divine! Votre personnalité résulte du concours de deux substances distinctes, entre lesquel- les la pensée ne saisit rien de commun, et vous refusez •à Dieu d'opérer en lui la merveille qu'il opère en vous! Il vous suffît de respirer pour vous répondre; car votre respiration est un acte unique vous avez conscience de l'union de votre âme et de votre corps en une seule personne.

Me demanderez-vous comment l'innocent pouvait expier pour le coupable , comment Dieu pouvait être à la fois l'objet et l'instrument de la satisfaction qu'il se donnait par le mystère de sa mort? Je vous l'ai déjà dit, le genre humain n'avait péri que par voie de solidarité, c'est-à-dire par l'effet de sa communauté substantielle et morale avec Adam, son premier auteur;

' Saint Mathieu, cliap. 27. vers. M) et îj'i.

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il était donc juste qu'il put être sauvé clans la mesure et selon le mode de sa perle, c'est-à-dire par voie de solidarité. Or Dieu, en prenant notre nature au sein d'une femme, s'était incorporé le sang, la forme et la vie d'Adam , et rendu par eux un membre efifeclif de la famille humaine , il était d'autant plus capable de l'investir d'un mérite solidaire que ce mérite était plus parfait étant pur de tout péché. Dieu ne voyait auparavant que ruines et séparation , il voyait désor- mais, par l'incarnation et la mort de son Fils, un spectacle digne de le ravir. Le Fils de Dieu fait homme couvrait l'humanité, et chaque homme, en l'acceptant pour frère, puisait dans son innocence et son sacrifice, devenus le patrimoine commun , plus de droits à la bonté de Dieu qu'il n'avait trouvé de titre à sa colère dans l'héritage primitif du genre humain. le péché' avait abondéy^dit saint Paul, la grâce a surabondé* . la solidarité du mal avait tout perdu, la solidarité du bien a tout rétabli.

Quant à cette contradiction qu'il y aurait à être à la fois l'objet et l'instrument d'une satisfaction, il est difficile de lui donner un sens qui exige de le réfuter. Quoi! on ne peut pas mourir par amour, de peur d'être à la fois l'objet et l'instrument de sa propre satisfaction; on ne peut pas expier pour un autre, de peur d'être encore à la fois l'objet et l'instrument de sa propre satisfaction! Oui, Dieu était la victime du

' Épîlre aux Romains, cliap. b, vois. '20.

fibl

péché , el il a voulu être la victime qui en a réparé l'ollense et l'ellet. Sa justice, en se manifestant, s'est satisfaite; son amour, en se livrant, s'est rassasié. Il a trouvé en lui tout ce qui était nécessaire pour sau- ver l'homme, mais non pas cependant sans le concours de l'homme ; la loi de réparation , même accomplie par Dieu, est demeurée une loi de liberté. 11 faut que l'homme la rende efficace en s'appropriant les mérites de son libérateur par une personnelle coopération, et s'il est des âmes à qui cette coopération n'est pas directement demandée, parce que la mort prévient l'acte de leur libre-arbitre, cependant l'homme inter- vient encore dans l'œuvre de leur salut par une prière ou un sacrement qui met à leur félicité conquise le sceau du vouloir et du faire humains.

Et de vient. Messieurs, qu'au pied de la croix, devant la mort de Dieu, il s'est formé immédiatement deux races d'hommes, la race de ceux qui acceptent cette mort et la race de ceux qui ne l'acceptent pas, la race du péché originel et la race de la réparation. La race du péché originel dit : Dieu est vivant ; la race de la réparation dit : Dieu est mort. La race du péché originel, c'est le monde; la race de la répara- tion, c'est l'Église. Le monde est l'ensemble des hom- mes qui ne cherchent point Dieu , mais qui se cher- chent eux-mêmes dans les voluptés de l'orgueil et des sens; l'Église est l'ensemble des hommes qui, malgré leur misère native et les restes inéteints de la dé- chéance, rorliorchcnt Dieu de préférence à eux-mêmes

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et se te proposent comme le principe, la règle et la lin de leur être. La race du péché originel est une source inépuisable de guerre et d'anarchie ; car les biens visibles elle met son bonheur étant bornés, leur partage inégal et précaire en fait nécessairement un champ de bataille que ne cessent de se disputer les passions , tandis que la race des enfans de Dieu trouve la paix en celui qui leur prodigue l'infini de sa vie après leur avoir prodigué l'infini de sa mort. Le résultat du péché originel perpétué en ceux qui en demeurent volontairement la victime est une dégrada- tion progressive et indéfinie; le résultat de la répara- tion en ceux qui se la rendent propre par un travail personnel est un perfectionnement progressif et indéfini fondé sur la parole du Sauveur : Soyez parfaits comme voire Père céleste est parfaite Dételle sorte qu'il y a dans l'humanité à la fois déchue et ré- parée deux progrès qui n'ont aucun terme absolument assignable, le progrès du mal et le progrès du bien, le progrès du mal dans le monde et par le monde , le progrès du bien dans l'Église et par l'Église, Et, comme tout le christianisme roule sur ces deux véri- tés, la chute et la réparation, l'une évidente et vivante dans le monde, l'autre évidente et vivante dans l'Église, il s'ensuit que le christianisme est visible dans sa dé- monstration à tout œil qui voit le monde et l'Église, ces deux parts collatérales et toutes deux prophétiques

' Sainl Jlatliicii. cliap. '.\. vers. 48.

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du genre humain. Mais le monde et l'Eglise ne sont pas seulement hors de nous, ils sont encore en nous- mêmes; nous trouvons dans notre cœur la chute et la réparation, le progrès du bien et le progrès du mal, aux prises ensemble depuis le jour de notre naissance jusqu'au jour de notre mort, et nous révélant dans un langage intime plus fort que tout le reste la vérité des deux dogmes le christianisme prend avec tous ses replis toutes ses clartés.

Maintenant qui vaincra? Qui vaincra de la nature humaine déchue ou de la nature humaine réparée? Ni l'une ni l'autre complètement ici-bas, parce que la loi de réparation, en nous laissant le libre-arbitre, nous a laissé le choix de rester dans la vieille humanité ou de nous rattacher à la nouvelle, de profiter de la mort de Dieu pour nous réintégrer dans la vie ou de la re- jeter comme une démence incapable de porter remède aux dépravations de notre cœur. Mais, bien que la na- ture humaine réparée ne puisse l'emporter complète- ment ici-bas sur la nature humaine déchue, néanmoins elle est la plus forte et il ne sera pas donné aux puis- sances de l'enfer de prévaloir jamais contre elle, pour deux raisons que je vais vous dire : parce que l'œuvre de Dieu est supérieure à toute œuvre de l'homme, et parce que le mal lui-même a besoin du bien pour subsister. Séparé du bien, le mal se consumerait dans son propre délire en poussant tout à la mort physique autant qu'à la mort de l'àme. C'est le bien qui donne au mal, en soutenant tout ce qu'il détruit, sa passagère

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immortalité, et le mal, par l'instinct de sa propre conservation , servira jusqu'à la fin des siècles au triomphe du bien.

Quoi que vous fassiez donc , Messieurs , soit que vous choisissiez de demeurer unis au premier Adam, fidèles à sou sang et à ses ruines; soit que vous vous retrempiez dans le sang régénérateur du Dieu fait homme et devenu le centre fécond de l'humanité ré- parée, dans l'un et l'autre cas, quoique différemment, vous aiderez à l'œuvre et à la victoire de Dieu. Sol- dats opiniâtres de votre corruption native, vous ma- nifesterez dans vos actes à tous les yeux le vice ori- ginel dont vous avez reçu la tradition avec la vie, et le christianisme s'appuiera de vous pour asseoir le premier fondement de sa doctrine, qui est la trans- mission du péché d'Adam à toute sa postérité. Enfans de Dieu , au contraire , captifs bénis de la croix qu'il a portée pour nous sauver, vous serez une preuve vivante de la vertu qui est en ce sacrifice prodigieux, et le christianisme s'appuiera de vous pour asseoir le second fondement de sa doctrine, qui est la délivrance et la sanctification du genre humain par la mort de Dieu. Et si tour à tour vous avez appartenu au mal et au bien, si des rangs de l'infidélité vous avez passé à ceux de la foi , le christianisme en appellera bien mieux encore à votre témoignage ; car vous aurez la tlouble science d'Adam et du Christ, de la première et de la seconde vie, par une épreuve complète, et ce <louble aspect de votre cœur sera la révélation totale

des deux vérilés qui résument le clirislianismc et qui lui ont assuré l'empire du monde. Jusqu'au dernier âge, tout sera là. Jusqu'au dernier âge, tout sera la lutte du bien et du mal , du bien prenant sa source au Calvaire dans la mort de Dieu, du mal prenant sa source en Adam par une première prévarication. Entre ces deux extrêmes, il n'y aura rien qu'une sagesse stérile et des efforts impuissans. 0 vous donc tous, liis de ce siècle tourmenté et cherchant des causes à son salut , ne vous méprenez pas : il n'y a de salut qu'en Jésus-Christ mort pour nous , qu'en sa croix d'où nous parlent avec une égale éloquence la justice et l'amour de Dieu, qu'en la vertu d'abnégation qui découle comme un baume de cet arbre de vie et panse intérieurement les deux blessures de notre âme, l'or- gueil et la volupté. Hors de vous ne ferez rien , vous ne pourrez rien pour sauver cette génération, et si vous l'essayez , un jour viendra que , comme le comte de Strafford abandonné à ses ennemis par le roi dont il avait été le ministre et le confident, vous répéterez mélancoliquement ces paroles de David : Ne vous confiez pas aux princes , aux en fans des hommes en qui n'est pas le salut^. Portez plus haut vos regards et plus loin vos espérances; mourez avec Dieu pour vivre avec lui. Enseignez à tous par vos œuvres l'acceptation volontaire de la souffrance, la résignation, la douceur, l'humilité, la pauvreté, la

' Psaume l<iS, vers. ô.

656

chaslelé, le service des humbles et des petits : tout cela est descendu de la croix du Fils de Dieu, et cela seul sauve le monde.

Vous entendrez, Messieurs, vous porterez avec cou- rage cette voix terrible et consolante qui tombe du Calvaire ; elle ne vous dégoûtera point des enseigne- niens de cette chaire à laquelle vous vous êtes tou- jours montrés si fidèles, et je vous convoque pouh une autre année avec la même certitude qu'autrefois. Une année, c'est un siècle ; mais Dieu ne compte pas les siècles, et Ihomme qui croit en lui ne les compte pas non plus.

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TABLE

MATIÈRES CO\TE\UES DANS LE TOME TROISIÈME.

Année 1848. De Dieu.

Quarante-Cinquième Conférence. De l'existence de

Dieu 7

QoARANTE-SisifeME CONFÉRENCE.— De la vie juiime de Dieu. 3.?

Quarante-Septième Contérence. De la création du monde par Dieu 63

QuARANTE-lIuiTiÈiiE CoNTÉRENCE. Du plan général de la création 93

Quarante->'e UNIÈME CoNTÉRENCE. De l'homme en tant qu'être intelligent 121

Cinquantième Conférence. De l'homrae en tant qu'être moral 157

Cinquante-et-umème Conférence. —De l'homme en tant qu'être social 11)5

Cinquante-Deuxième Conférence. Du double travail de l'homme 223

Année 1849. Du commerce de l'homme avec Dieu.

Cinquante-Troisième Conférence. Du commerce surna- turel de l'homrae avec Dieu 251

658

Cinquante-Quatrième Conférence. Uc deux objeciious contre le commerce surnaiurel de l'homme avec Dieu. , 283

Cinquante-Cinquième Conférence. De la nécessité du commerce surnaturel de l'homme avec Dieu 31 9

Cinquante-Sixième Conférence. De la prophétie 3iD

Cinquante-Septième Conférence. Du mystère en lanl qu'objet de la prophétie 373

Cinquante-Huitième Conférence. De l'acte humain cor- respondant à la prophétie loi

Cinquante-Neuvième Conférence. Du sacrement 433

Année 1850. De la chute et de la réparation de l'homme.

Soixantième Conférence. Du concours de la nature et de

la grâce dans l'homme primitif 459

Soixante-et-Unïème Conférence.— De l'épreuve 485

Soixante-Deuxième Conférence. De la tentation 509

Soixante Troisiè-ME Conférence.— De la chute 537

Soixante-Quatrième Conférence. Des signes de la chute

dans l'humanité 369

Soixante-CinquièmeConférence De la transmission de

la chute à Ituimanilé 599

Soixante-Sixième Conférence. De la réparation ()27

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