C'eft la meilleure munition que 1'aie trouuée à cet humain uoyage : ( MONTAIGNE ) y ie AFS la TUE * Fe LÇRSS ea AAA E si D* LOUIS BÜCIINER AUTEUR DE ,,FORCE ET MATIÈRE. CONFERENCES SUR LA THÉORIE DARWINIENNE DE LA TRANSMUTATION DES ESPÈCES ET DE L’APPARITION DU MONDE ORGANIQUE. APPLICATION DE CETTE THÉORIE À L'HOMME. SES RAPPORTS AVEC LA DOCTRINE DU PROGRÈS ET AVEC LA PHILOSOPHIE MATÉRIALISTE DU PASSÉ ET DU PRÉSENT. TRADUIT DE L'ALLEMAND D'APRÈS LA SECONDE ÉDITION PAR AUGUSTE JACQUOT. AVEC L'APPROBATION DE L'AUTEUR. LEIPZIG THÉODORE THOMAS, LIBRAIRE- ÉDITEUR. # PARIS C. REIN WALD, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 15, RUE DES SAINTS-PÈRES. 1869. is «C’est un grand combat qui se livre actuellement, un combat «destiné à faire époque dans le domaine scientifique, aussi bien «que la guerre de trente ans à marqué sur le terrain de la vie «religieuse. Et si l’on admet que c’est dans le champ de la vie «organise que les plus hauts problèmes de la science doivent «trouver leur solution, nous avons le droit de dire que cette lutte «est la plus importante qui puisse jamais se rencontrer dans «toute l’histoire de la science.» Dr. Gusrave JAgGer: Lettres zoologiques. (Préface.) r LA PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. Ces conférences ont été faites par l’auteur à Offenbach et à Mannheim pendant les hivers de 1866—67 et 1867—68, à peu près telles qu'elles sont reproduites dans ce livre — avec. cette différence toutefois que beaucoup de ce qu'il est ici permis de développer, d'approfondir et d'appuyer de citations, avait dû être, faute de temps, abrégé ou omis tout-à-fait dans l'exposition orale. Certaines parties ont fait dans les deux mêmes hivers le sujet de conférences séparées à Francfort, à Darmstadt et à Worms. J'ai cru devoir conserver à l'impression la forme parlée, parce que d’abord la vivacité et l'immédiate compréhensibilité de la leçon orale ne se rencontrent pas autrement, et ensuite parce que cette forme me paraît répondre le mieux au but, qui est de livrer au grand public certains résultats et certaines recherches scientifiques, et d'élever ce public dans l'esprit de cette science. Quant à la rapide revue historique de la philosophie maté- rialiste contenue dans les deux dernières conférences, comme malheureusement je n'avais pas tout le temps d'étudier dans l'original la plupart des écrivains cités, je m'en suis rapporté surtout à #. À. Lange: , Histoire du Matérialisme“ etc. (Iserlohn, 1866), à l'Histoire généralement connue de la littérature au 18î®e siècle de Æ. Hettner et à quelques autres ouvrages. A la * IV grande négligence, dont cette partie de l'histoire de la philosophie a été jusqu'ici l'objet de la part des écoles philosophiques domi- nantes, pourrait succéder bientôt un intérêt redoublé et une vive attention du public éclairé, qui a été jusquà ce jour systé- matiquent trompé et induit en erreur sur ces questions. L'usage du livre sera rendu plus facile au lecteur par l'addition d'une table alphabétique des noms et des choses, à la manière anglaise. Naturellement je me suis efforcé, en ce qui concerne le point capital de mon sujet, de m'en tenir autant que possible à ce qu'il y a de plus récent, et de reproduire, soit dans le texte soit au moins en notes, tout ce que les auteurs contemporains ont produit d’essentiel sur la théorie darwinienne et sur les questions qui y rattachent. DarmsrTADT, fin Avril 1868. L’'Auteur. SOMMAIRE, PREMIÈRE CONFÉRENCE. Les êtres primitifs et la paléontologie. — La théorie des catastrophes et des révolutions géologiques, et des actes répétés de création. Durée et ruine de cette théorie. — Apparition spontanée des êtres supérieurement organisés. Vues de Lyell sur ce point. — Charles Darwin et son ouvrage sur la sélection naturelle des espèces dans le combat pour l'existence. Les de- vanciers et les contemporains de Darwin: Lamarck, Geoffroy St. Hilaire, Gœthe, Oken, Lyell, Forbes, Vestiges of creation, Huxley, Hoocker etc. — La théorie Darwinienne et ses divisions: 1° le combat pour l'existence; 2° la variation ou formation des variétés et la variabilité de l'espèce; 3° la transmission et l’hé- rédité; 4° la sélection naturelle pendant le cours d'immenses périodes géologiques. — Comment cette idée a été suggérée à Darwin par l'étude de lamendation artificielle des animaux et des plantes domestiques. Exemples ‘d'amendation, artificielle et naturelle, consciente et inconsciente. Cette dernière favorisée par le rapport de solidarité qui fait dépendre le développement de l'habitude, de l'exercice, de la nécessité, de l'usage ou du non- usage des organes etc. et le soumet pareillement à l'influence des circonstances extérieures. — Le progrès et le perfectionne- ment ne suivent pas toujours le changement. Exemples d’organi- sation stationnaire ou rétrograde. Conformations rudimentaires ou embryonales. Legs transmis à l'homme du règne animal. ‘ VI Darwin n'a pas poussé jusqu’ au bout sa théorie. Reproches quil mérite. Tout le monde organique sorti d’une première forme, la cellule ou la vésicule ovulaire. (Génération pre- mière et théorie de la cellule. — Idées du Dr. Jæger et du pro- fesseur Aæckel sur ce que dûrent être les premiers organismes. DEUXIÈME CONFÉRENCE. Objections à la théorie Darwinienne: 1° argument théo- logique; 2° argument tiré du manque des sujets intermédiaires. — Existence des formes de transition dans le monde primitif. Fausses interprétations de la doctrine de Darwin. Etat in- complet du bulletin géologique. Autres raisons des lacunes qui se trouvent dans la succession des êtres primitifs. — Nouvelles découvertes. — Faible durée et inconsistance des types inter- médiaires. Leur disparition plus facile démontrée par la linguis- tique. Les langues se développent comme les espèces, suivant les principes de Darwin. À. Schleicher: sur l'origine et le dé- veloppement des langues européennes, avec la langue Indo- germanique comme point de départ. — Critique de la théorie Darwinienne. Ses avantages et ses défauts. Elle ne suffit pas à l'explication de tous les phénomènes. Autres voies de dé- veloppement des organismes. Influences extérieures. Migration des animaux et des plantes. Changement de génération. Théorie de KXælliker. — Mérite de Darwin pour avoir, réveillé les tendances philosophiques dans les sciences naturelles et avoir écarté l’idée des causes finales. — Exemples qui témoignent contre la téléologie. Schleïden sur Darwin et sur la téléologie. Les penchants et les instincts des animaux expliqués au point de vue de la théorie darwinienne. VII TROISIÈME CONFÉRENCE. Application de la théorie de Darwin à l'homme, à son origine et à sa formation. Rapports de l’homme avec le monde animal placé sous lui. Systèmes de classification. Les «Pri- mates» de Linné abandonnés pour les «bimanes» et «quadruma- nes» de Blumenbach et repris depuis par d’autres naturalistes. Les Archencephala du professeur Owen. La vie spirituelle chez les animaux. La différence entre l'homme et l'animal n’est pas absolue, mais seulement relative. Conscience et conscience de soi-même, allure verticale etc. La lacune, qui existe entre l’homme et l'animal, devient tous les jours plus grande par suite du progrès, qu'amène la culture, et par suite-de la mort des types intermédiaires. Les anthropoïdes ou espèces de singes ayant une ressemblance avec l’homme: Gibbon, Chimpanzé, Orang-Outang, Gorille. Singes fossiles et hommes fossiles. Ancienneté du genre humain. L'intelligence humaine s’est elle formée peu à peu où soudainement de l'intelligence de l'animal ? QUATRIÈME CONFÉRENCE. Rapport de la théorie de la transmutation avec la doctrine du progrès. La négation du progrès, et sur quoi elle se fonde. Les découvertes récentes de formes plus élevées dans des couches de formation plus anciennes et les plus anciennes. Les types permanents des animaux marins inférieurs. Représentants des classes principales du monde de la vie dans les couches terrestres les plus profondes. Organisation relevée d’un grand nombre de genres et de groupes du monde primitif. Autres irrégularités et exemples de rétrogradation. L'histoire envisagée à ce point de vue. Mouvement éternel de cercle sans progrès. VIII __ Réfutation de cette théorie. Le progrès n'est pas une simple série, mais il consiste en un grand nombre de séries se déve- loppant côte à côte, et dont l'une s'élève au-dessus de l'autre. Concordance des lois du progrès dans la nature et dans l'Histoire. Peuples stationnaires et peuples de progrès. Existence, antéhisto- rique de l'homme. Lenteur du progrès. La susceptibilité à la culture devient plus intense dans les formes supérieures et dans les formes les plus élevées. CINQUIÈME CONFÉRENCE. Rapports de la doctrine Darwinienne avec le matérialisme et la philosophie matérialiste. Versions sur la création. Le matérialisme de l'antiquité. Indes (doctrine de Boudha), Egypte, Grèce, Thalès, Anaximandre, Anaximènes, Xénophanes, Parmé- nides, Héraclite, Empédocles, Leucippe, Démocrite, Protagoras, Aristippe, Straton, Epicure, Poëme didactique de Lucrèce. Critique générale de la philosophie de l'antiquité. SIXIÈME CONFÉRENCE. La période chrétienne et la renaissance scientifique au 15ème siècle. Le matérialisme moderne: Pomponatius, Gior- dano Bruno, Bacon, Descartes, Gassendi, Hobbes, Locke, Col- lins, Bayle, Toland, Correspondance sur l'existence de lâme, Wolf, Stosch, de la Mettrie, le Système de la Nature, les Ency- clopédistes, Diderot, d’Alembert, Condillac, Cabanis, Helvétius, David Hume, Gibbon, Priestley, etc. Le matérialisme en Alle- magne et le matérialismé du 19?" siècle. Ce qui le distingue du matérialisme du passé. Tâche de la philosophie des temps modernes. AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR. L'idée renfermée dans ce livre sen dégage avec une telle clarté, qu'il serait superflu d'en présenter l'analyse au lecteur. C'est l'idée naturelle, réaliste de l'univers suivie à travers l'histoire depuis les origines de l'humanité jusqu'au temps présent. Dans cette vue d'ensemble, à laquelle il eût été impossible de s'élever il y a seulement quinze ans, se trouvent reproduits sans doute bien des aperçus démodés. Epicure, Lucrèce et plus tard de la Mettrie, d'Holbach, qui eurent la vogue dans leur temps, ont été ensuite dédaigneusement relégués à l'écart. Ce dédain est allé si loin, qu'en France il suffit presque d'avoir cité ces noms pour que l'on croie avoir réfuté les doctrines qu'ils représentent et que généralement l'on ne connaît pas. Dans de telles conditions, le livre du docteur Büchner a cette grande importance, qu'il embrasse et relève par un seul effort toutes les doctrines matérialistes du passé, pour les éclairer au jour nouveau de la science. Il y à quinze ans une tentative de ce genre n’eût pas été possible, attendu que les recherches positives sur l’histoire des organismes n'avaient pas livré des résultats assez grands. Mais depuis que Darwin a scientifiquement démontré la communauté d'origme de tous les animaux, y compris l'homme; depuis que d'autres savants et philosophes reprenant la théorie darwinienne ont réussi à l’étendre par ses deux extrémités, c'est-à-dire premièrement, à expliquer comment les ébauches originelles de ° °X la vie, que le naturaliste anglais admet avoir été animées par le créateur, ont pu naître du sein même de la matière morganique par la seule action prolongée des forces qui lui sont inhérentes; et secondement, à vérifier dans l'ordre moral l'application des lois de développement et de progrès observées dans le monde matériel, — depuis lors le matérialisme a cessé d'être un système que l'on admet ou qu'on repousse suivant l'éducation et le tempérament; il est devenu, sous le nom de réalisme, un corps de doctrines scientifiques, que les ignorants volontaires ou involontaires peuvent seuls méconnaître ou dédaigner. Il n’est non plus permis maintenant de regarder les doctrines matérialistes et athéistes de l'Inde, de la Grèce antique, de Rome et de la France du XVIIL®® siècle comme des exceptions monstrueuses à la croyance spiritualiste des peuples. Réhabili- tées et légitimées après coup par la science moderne, la plupart de ces idées doivent aujourd'hui nous apparaître seulement comme d'audacieuses divinations de l'esprit humain — pres- sentiments d'autant plus admirables qu'ils étaient alors moins justifiés! Mais encore une fois le réalisme scientifique s'impose avec la rigueur d'un fait naturel; il s’enseigne, et ne se réfute pas — étant de son essence même inattaquable aux arguments métaphysiques. La première réponse, la seule aussi quil con- vienne de faire à nos spiritualistes, qui ne savent qu'invoquer Aristote, Platon ou Descartes, c'est de les renvoyer à la nature, dont ils semblent ignorer le premier mot, et qui pour ce motif leur inspire autant d'aversion, que les théologiens en ont pour la raison pure. Mais si la philosophie réaliste a ce grand avantage de mettre d'accord tous les hommes instruits et de bonne foi, la tournure particulière des esprits s'y fait néanmoins visiblement sentir; de sorte qu'il n'est pas difficile de relever chez les savants des divers pays des differences assez tranchées. Sans porter sur le fond même de la méthode, ces différences accusent des 2 diversités de tendance caractéristiques. En quelques mots nous pouvons nous rendre compte de ces nuances; il suffira de com- parer rapidement le matérialisme allemand avec ce qu'on est convenu d'appeler le matérialisme français. En France, jusqu'à présent, le réalisme scientifique moderne ua guère, à proprement parler, mérité le nom de matérialisme. Un groupe d'hommes éminents a réussi dès l’abord à changer sa direction ou du moins à le retenir sur sa pente naturelle, en lui assignant le nom particulier de positivisme. Le positivisme, C'est l'affirmation pure et simple des décou- vertes de la science et la mise en oeuvre rationelle de ces dé- couvertes, avec un dédain profond de la métaphysique; dédain très légitime s'il n'allait jusqu'à se traduire par l'abstention calculée de tout jugement, affirmatif ou négatif, sur les questions qui ne sont pas de l’ordre naturel. — L'école positiviste (car c'est encore en France l'école réaliste dominante) admet néces- sairement avec la science la conception matérialiste et athéiste de l'univers, mais elle repousse les mots et cherche à écarter les idées de matérialisme et d'athéisme. Car, disent les po- sitivistes, dès que la raisgn humaine a conçu l'explication de l'univers et des phénomènes du monde moral sans faire entrer en cause dieu et l'esprit, elle n’a plus à s'occuper utilement de l'existence de ces deux principes, pas plus pour les nier que pour les affirmer. Quelques-uns ajoutent même, avec une sub- tilité toute cartésienne, qu'il suffirait de nier dieu et l'esprit pour avoir implicitement reconnu leur existence! Cette excessive réserve, en admettant qu’elle soit fondée en logique, aura toujours le grave inconvénient de ne pouvoir étre comprise et goûtée que par des esprits déjà passablement avancés dans l'étude des sciences et de la philosophie. Car, comment faire accepter aux masses qu'il est raisonnable et facile de se passer de dieu? comment les amener surtout à XII - mettre de côté l'idée de dieu dans le commerce de la vie; en un motcomment donner à la doctrine un caractère pratique, si, après avoir établi qu'un principe spirituel quelconque n’est ni nécessaire ni même utile, on n’a pas soin d'ajouter expressément que, rien d'autre part ne prouvant son existence, un tel principe doit être déclaré n’existant pas? — Les masses n’ont guère l'intelligence ouverte aux restrictions délicates; le doute déjà leur répugne; à combien plus forte raison seront-elles incapables de s'abstenir à la fois d’affirmation, de négation et même de doute sur une question aussi grave que celle de dieu, et de se conduire néan- moins comme si dieu n'existait pas! — Et c'est là que tend le positivisme ! On comprend qu'une pareïlle tendance ne soit pas devenue populaire. Comme d'ailleurs parmi les chefs de l'école posi- tiviste se sont trouvés et se trouvent encore des hommes les plus éminents de la science et de la philosophie, cette école à gardé une influence à peu près souveraine. Et sans doute qu'on peut voir là un des principaux obstacles ee ont arrêté l'essor du matérialisme en France. Mais depuis une dizaine d'année l'influence de Y Allemagne s'est fait sentir fortement chez nous. Bon nombre d’esprits, surtout dans la jeunesse éclairée, regrettant que le positivisme se soit tenu hors de la portée des masses dont il aurait pu prétendre à diriger le mouvement, se laissent attirer par dessus le Rhin à la, voix des philosophes allemands. Ces voix loin- taines ont même trouvé de l'écho dans des couches du public français, que le positivisme, d'un caractère trop peu pratique, n'avait pas pénétrées en trenté ans. Le peuple, qui, en philo- sophie aussi bien que dans la science et la politique, ne recherche et ne saisit que le côté immédiatement applicable des découvertes ou des doctrines, le peuple en France té- moigne par différents signes que le matérialisme dé lAlle- magne l'intéresse, et quil en apprécierait surtout les con- séquences. , Ce qui nous frappe le plus chez les Allemands, nous Français dont l'enfance a été parquée dans l'obéissance aveugle aux dogmes du catholicisme, c’est la hardiesse des doctrines. Les Allemands discutent ces questions de science, de philosophie, de morale avec une liberté, et ils sont prêts à poursuivre les conséquences extrêmes de leurs principes avec une rigueur, dont nous sommes loin d’avoir au même glegré qu'eux l'habitude, sans qu'une aussi grande différence dans les allures des deux peuples soit suffisamment justifiée par le plus ou moins de libéralisme de leurs institutions. C'est qu'il y a quelque chose de plus fort toujours que les institutions politiques et même que les lois, ce sont les moeurs d'une nation. Or la réforme religieuse a fait si bien passer l'esprit d'examen et de libre discussion dans les moeurs des Allemands, que cet esprit se révèle jusque dans les moindres manifestations de leur activité. — En France il n'en a pas été absolument ainsi, Le mouvement intellectuel du 18ème siècle, qui semblait devoir affranchir chez nous définitivement la pensée, n'a eu en somme qu'une action très restreinte. Purement philo- sophique, cette rénovation restait forcément superficielle et ne pénétrait pas, comme la réforme religieuse en Allemagne, jusque dans le coeur de la nation. De même donc que l’excessive réserve du réalisme français s'explique par l'influence du milieu timide dans lequel la science du 19° siècle a eu "chez nous à se. développer, de même la libre allure du réalisme ou du matéralisme allemand tient à l'indépendance radicale que la réforme luthérienne à communiquée à tous les esprits qui sérieusement s'en sont trouvés atteints. L'exemple de l'Angleterre s'offre à propos pour confirmer la justesse de cette explication. Les Anglais ont senti comme les XIV Allemands les effets de la réforme religieuse; ils ont aussi de commun avec les Allemands, et sans doute pluseaccusé que chez ces derniers, le génie pratique particulier aux peuples de race saxonne. Mais la réforme anglaise, soit à cause des cir- constances politiques dans lesquelles elle s’est produite, soit aussi pour d'autres motifs, a eu son principe radicalement vicié par l'intolérance. La terreur biblique, à laquelle l'Angleterre a longtemps été en proie, se fait sentir encore aujourd'hui; et il semble que ce soit à elle qu'il faudrait attribuer une sorte de timidité que l’on observe dans le procédé philosophique de certains savants anglais. — C’est ainsi que Darwin, après avoir démontré que tous les êtres organisés, et l'homme, remontent à quelques formes primordiales cent fois plus simples que les êtres les plus simples que notre oeil puisse apercevoir, Darwin n'ose mener plus loin la science; mais il donne gratuitement à entendre que le créateur a pu communiquer la vie à ces premières ébauches, mères de tout le monde organique. Les savants d'Outre-Rhin comprennent autrement le rôle de la science et de la philosophie. Ce livre, où se trouve incontestable- ment l'expression la plus récente et la plus complète du réalisme scientifique de l'Allemagne, en fournira le témoignage. — Mais il ne faudrait pas croire qu'il soit de bon ton en Allemagne de se faire matérialiste et athée a priori, comme cela se voit encore chez certain peuple spirituel, où bon nombre d’esprits, fort estimables d’ailleurs, poussés par je ne sais quelle vieille habitude d'école, ont la manie-de faire dogme de tout, même de l'absence de toute vérité et de tout dogme. Les Allemands ne donnent guère dans cet excès. Simplement ils se bornent à ne pas reculer devant les conclusions de la science. Une fois leur conviction faite, il est vrai qu'ils la confessent et qu'ils s'efforcent de la vulgariser. — On a vu comment le positivisme français, en s’entourant de réserves subtiles, s'était rendu inaccessible aux esprits simples qui sont les plus nombreux. Le réalisme allemand, au contraire, a la prétention de devenir populaire, en mettant à la portée de tous non seulement les résultats immédiats de la science, mais encore, et surtout, les conséquences pratiques qui en découlent. Le reproche de dogmatisme, que cette tendance lui à valu, n’est donc pas fondé; et dans l'étroite mesure, où 1l pourrait l'être, il faudrait le prendre encore pour le meilleur éloge qui se puisse faire de la doctrine. Car c’est peu de posséder la vérité, encore faut-il l'affirmer et la répandre. Et ce devoir est rigoureux quand il s'agit des vérités scientifiques appelées à modifier toutes les institutions sociales et politiques des peuples. Or il n’est contesté par personne que la vulgarisation du réalisme scientifique, ou si l’on veut du matérialisme allemand, ne doive bouleverser lentement, mais à coup sûr et de fond en combles, l'ordre de choses actuel dans lequel justice, morale, politique, tout a été édifié avec les siècles sur la flottante conception d’un Dieu dans l'univers. Le vieux monde peut donc savoir gré encore aux philo- sophes allemands de ce: qu'ils ne se départent pas de la sage lenteur, qui convient à des hommes épris seulement de la vérité. Il doit reconnaître que ces matérialistes ne sont pas de dangereux démolisseurs, puisqu'ils ne procèdent que: par la conviction et avec la science, sans jamais devancer l'une ou forcer l’autre. Quant à la moralité du but qu'ils poursuivent, on ne comprend pas qu'elle puisse être débattue. Est-il une tâche plus noble, que de travailler à remplacer les croyances et les institutions artificielles et branlantes des peuples par des principes et une organisation définitives basées sur la nature même des choses? — C’est là l'unique tâche du réalisme philosophique, dont le programme tout entier est contenu dans ces mots: dégager en tout la vérité tangible, et instaurer partout le règne de la justice indiscutable, XVI — à laide du seul instrument que nous ayons sûr: la Sélence. Mais le docteur Büchner s'est abstenu dans ce livre de développer, comme il aurait pu le faire, les conséquences lointaines de ses principes. Il serait peu convenable que nous sortions ici des limites que l’auteur à lui-même jugé à propos de | se tracer. Paris, Avril 1869. Messieurs À chaque pas que nous faisons sur la terre, notre mère commune, nous foulons les tombeaux de millions et de millions d'êtres, qui, ayant vécu, combattu, souffert longtemps avant nous, sont morts, laissant leurs traces, leurs empreintes ou leurs débris dans le sol étendu sous nos pieds. De tout temps on a vu et observé ces vertiges et ces empreintes, mais on savait si peu s’en rendre un compte exact, qu’on les regardait assez généralement comme des fantaisies de la nature qui avait dû se jouer en cherchant à reproduire dans le sein de la pierre les formes et les contours des êtres vivants. Au moyen-âge même, on était si loin de la vérité, que les os gigantesques, trouvés çà et là, d'élé- phants primitifs et de mastodontes passaient pour les débris d'une race de géants qui longtemps avant l’homme avait dû peupler la terre. Quelques esprits pénétrants, quelques hommes devançant leur siècle, comme il s’en trouve de tout temps, pressentirent d'assez bonne heure la vérité; de ce nombre eët le philosophe grec Xénophanes de Colophons, ennemi acharné des Dieux de la Grèce et père de la philosophie dite é/éatique, qui recon- nut, il y a 2400 ans, les fossiles pour ce qu'ils sont en effet: les restes de créatures autrefois vivantes. Il reconnut dans les animaux et les plantes fossiles des êtres ayant eu la vie, et conclut très-justement de la rencontre de conques marines sur les montagnes et de la découverte d'empreintes de poissons et de phoques sur les pierres des carrières de Smyrne, Paros et Syracuse, que l'eau avait jadis couvert le sol de ces contrées. 1 2 —————— Mais ces éclairs isolés de génie ne pouvaient conduire à la connaissance de la vérité; car on m'avait pas encore la clef de l'énigme, et les notions positives étaient trop défectueuses pour qu'on put baser sur elles une doctrine conforme à la réalité. Ce n'est que peu à peu et par degrés insensibles que l'on se fit de ces choses une idée plus juste; et c’est en somme à une époque relativement très récente, au commencement de ce siècle et à la fin du siècle dernier, que le célèbre naturaliste Cuvier jeta les fondements d'une science, aujourd'hui si importante, Îa paléontologie où science des êtres primitifs. On apprécie faci- lement dès lors, combien cette science est encore jeune et im- parfaite, on voit aussi tout ce qu'il en faut attendre. Le célèbre naturaliste Agassie en fournit d'ailleurs un témoignage : «Ce qu'il en a coûté, dit-il, de travail et de patience pour établir ce simple fait que les fossiles ou débris pétrifiés sont effectivement les restes d'animaux ou de plantes ayant véeu autrefois sur la terre, ceux-là seuls peuvent le savoir, auxquels l'histoire de la science est familière. Il a fallu démontrer d’abord que les fossiles ne provenaient pas des ruines du déluge biblique, comme l'idée en prévalut longtemps chez les savants eux-mêmes. Et la paléontologie n’acquit une base solide que du moment où Cuvier eût mis hors de doute, que ces débris sont ceux d'animaux aujourd'hui disparus. Mais maintenant même, combien, de questions importantes attendent encore une solution!» Ces questions dont parle Agassiz, la science moderne tra- vaille courageusement à Îles résoudre, et pour l'accomplissement de cette tâche elle rencontre ces auxiliaires, que, loin d’avoir on ne pouvait même espérer autrefois, dans les nombreuses trou- vailles auxquelles donnent lieu l'établissement des chemins de fer et des tunnels, le travail des carrières, la construction des routes et des villes, le percement des puits, l'exploration des pays étrangers etc. etc. Ces occasions étaient jadis beaucoup plusrares, et lorsque par hasard on avait fait une trouvaille, faute d'une appréciation exacte, on n'en tenait pas compte, ou du moins on la considérait comme un simple objet de curiosité. Ce serait d’ailleurs, Messieurs, une grave erreur de croire que fous les êtres primitifs, ou seulement le plus grand nombre aient pu se conserver jusqu'à nos jours. Le fait ne s’est produit au contraire que pour un nombre excessivement restreint de ces êtres, et encore leur a-t-il fallu des conditions smgulièrement favorables. Dans l'immense majorité des cas ils ont été com- plètement annéantis par les milieux environnants, tandisqu'une multitude d'autres étaient par leur nature même incapables de se conserver. Telle est par exemple la classe des mollusques. Il en a été de même des parties molles des autres animaux; et ce n'est que par exception qu'on trouve des empreintes de ces parties d'animaux sans squelette. On ne rencontre donc le plus souvent à l’état fossile que des coquilles ou coques calcaires, des os, des fragments osseux, des pouls, des plumes, des dents, des sabots, des excrements pétrifés et autres débris semblables; c'est d'après ces indices qu'il faut retrouver la structure et le genre de vie des êtres prmmtifs auxquels ils se rapportent. Rarement on trouve en entier et dans un bon état de conser- vation, les squelettes où charpeutes osseuses des temps primitifs ; mais on rencontre plus rarement encore et seulement dans des conditions spéciales, les animaux tout entiers. L'exemple le plus frappant de ce dernier mode de conservation est fourni par les mammouths de Sibérie, c'est-à-dire les éléphants prémitifs, qui appartiennent aux faits les plus intéressants de la paléontologie. Ces animaux sont entiers, avec leur peau, leur poilet leurs entrailles; on prétend qu'on à pu trouver dans leur estomac les débris de leurs anciens repas; leur chair est en partie conservée au point de servir encore de nourriture, quoique plusieurs milliers d'années aient dû passer sur eux. Leur conservation tient à l'action de 1* 4 la glace ou du sol congelé, dans lequel ils sont tombés et ont été ensevelis lorsque l'eau était encore liquide ou le terrain limo- neux. Pour juger combien l'intelligence humaine est impuissante à comprendre, sans le secours de la science, ces sortes de phéno- mènes il suffit de se reporter à la croyance des peuples nomades de la Sibérie, qui considèrent ces animaux comme de monstrueuses taupes vivantes, circulant sous le sol et expirant aussitôt qu'elles : arrivent à la lumière. Les Chinois de l'Asie septentrionale par- tagent cette erreur, et cest aux évolutions souterraines de ces animaux qu'ils attribuent les #remblements de terre. Si la connaissance que nous pouvous avoir des êtres primi- tifs est déjà limitée par ce fait qu'un très petit nombre de ces êtres se sont conservés, et seulement en partie, dans la plupart des cas, ces limites nous apparaissent encore plus étroites quand nous songeons que de ce petit nombre d'êtres une fraction infime seulement nous est connue, et presque toujours dans un état de conservation très défectueux. Considérez que les deux tiers ou les trois cinquièmes de la surfacê du globe sont cachés sous les profondeurs de la mer, inaccessibles à nos investigations paléon- tologiques, et qu'une grande partie de l’autre tiers est couverte de hautes chaînes de montagnes, ou se trouve fermée aux inves- tigations scientifiques par des obstacles naturels. Les trésors fossiles des vastes continents de /’_Asie , de Z’Afrique, de lAmé- rique et de Australie nous sont à peu près inconnus; et la presque totalité des découvertes nous viennent de notre petit continent européen; encore sont-elles le plus souvent dues au hasard, comme nous l'avons expliqué. Darwin a donc bien raison de dire qu'auprès de la réalité nos plus riches collections paléontologiques ne sont que de misérables musées, et n’ont trait qu’à une portion très restreinte et très imparfaitement explorée de la surface de la terre. Cependant, par la variété relativement si grande de ces collections, on peut juger quelle innombrable 5 multitude d'êtres vivants ont dû peupler la terre à toutes les époques. = Dans des conditions si défectueuses, et avec Les imparfaites notions qu'on possédait sur les êtres prémitifs, on avait pu cepen- dant constater que les d’fférentes couches terrestres et les diverses formations, dont on compte un grand nombre, renferment des organismes différents. C'est-à-dire que dans les diverses périodes de l'histoire du globe, représentées chacune par une de ces formations, il a dû exister tout un monde spécial de plantes et d'animaux. Et ces organismes sont distincts et s'écartent de ceux qui vivent au- jourd'hui, d'autant plus que l'on recule vers un passé plus lointain. Cette loi de corrélation ressortait si évidente, que mants fossiles parurent caractéristiques de certaines couches; on n'hésita pas à déterminer les formations terrestres, c’est-à-dire à leur assigner leur place dans le système géologique, d'après la nature seule des organismes qu’elles contenaient. Il en à été amsi surtout des coquilles ou enveloppes calcaires des mollusques primitifs, qui grâce à leur essence pierreuse se conservent bien à l'état fossile et se rencontrent en abondance. Longtemps ces coquilles, dites caractéristiques, sont restées le principal caractère des différentes roches, et maintenant encore elles fournissent des indications précieuses, quoiqu'un grand nombre de découvertes nouvelles soient venu ébranler les systèmes établis. De cette notion une fois acquise et de la fausse interprétation de certains faits géologiques résulta la fameuse théorie des catas- trophes et des révolutions du globe, et comme conséquence néces- saire, celle des créations successives ; théories soutenues par le célèbre Cuvier, et qui jusqu'à ces derniers temps ont assez géné- ralement prévalu dans la science. Dans ces hypothèses on imaginait des bouleversements complets ayant effacé à la surface du globe toute trace de vie, destructions suivies de nouvelles 6 créations d'êtres animés; et ces alternatives devaient s être repro- duites 36, 40 ou 50 fois dans l'histoire du globe. Et déjà cependant la paléontologie elle-même avait acquis une série de faits très difficilement conciliables où absolument incompatibles avec cette théorie — comme par exemple, l'émpos- sibilité de démontrer la destruction de tous les êtres vivants à un moment donné de l'histoire du globe. En effet, non seulement nous connaissons des #ypes séationnaires, c’est-à-dire des formes ou des espèces d'êtres vivants, qui sont arrivées Jusqu'à nous, sans subir de modifications, à travers toutes les périodes etles catastro- phes géologiques, — les animaux marins inférieurs sont de ce nombre; — mais de plus, à travers ces diverses périodes, nous observons un accroissement progressif, puis une extinction lente de certaines races organiques; c’est-à dire que d’un état du globe à l'état suivant il y a eu transmission des mêmes formes ani- mées. Ces observations ne permettent pas d'admettre une destruc- tion complète suivie d’une nouvelle création. L'unité du plan fondamental dans la nature organique et la séructure éntème de toutes les formes animées répugnent d'ailleurs également à cette interprétation. Car nous trouvous dans les différentes couches du sol non seulement un grand nombre de formes pareilles, semblables ou analogues, mais encore nous suivons à travers tous les âges une lente gradation ascendante, et bien plus nous pouvons saisir une intime corrélation entre les différents êtres d’une même localité, aussi bien entre les races éteintes d’une part et celles actuellement vivantes, qu'entre toutes celles d’une même époque. Il existe donc un lien qui unit les unes aux autres toutes les formes diverses; ce qui ne saurait avoir lieu dans la théorie dont nous parlons. Et néanmoins cette théorie fut longtenips appuyée de l’'au- torité de savants considérables, et maintenant encore elle compte des partisans. Cuerer, dont le nom s'y rattache plus directe- 7 ment, etqui par ses travaux sur les ossements fossiles (Recherches _sur les ossements fossiles 1821) eut le mérite d'introduire le pre- mier une méthode dans l'étude des restes primitifs et sut faire de cette étude une science, Cuviertreconnut expressément, il est vrai, dans ses «Révolutions de l'enveloppe terrestre» ces faits contradictoires. Il les présente même dans un ordre assez con- forme aux idées de Darwin; cependant il a négligé de les con- cilier avec sa propre théorie, sans doute parce qu'une pareille tâche était impossible! Mais on hésite à juger sévèrement le grand homme, quand on voit un naturaliste aussi distingué qu’ Agassiz ne pas craindre de trancher ainsi la question: «Le créateur a pu, dit-il, créer de nouveau une forme qui lui avait plu une première fois.» Faire une telle réponse, c'est fermer d'un coup la porte au nez de la science et de la raison humaine. La théorie des catastrophes ou des révolutions géologiques n’est autre chose que l’aveu ou l'expression de notre ignorance. L'ad- mettre, sous prétexte que la raison intime et naturelle des faits n'a pas été pénétrée, c'est recourir au fameux «deus ex machinâ», à cette invocation d’une intervention surnaturelle, dont on ne se sert qu'au moment où les éléments naturels d'explication font défaut. Mais se résigner à une telle condition, — qui est encore le cas d’un certain nombre de nos maîtres de philosophie, — c’est imiter ces Indiens sauvages et ignorants, qui, voyant débarquer sur leurs rivages l’aventureux Cristophe Colomb et ne s’'expli- quant pas d'où il pouvait venir, n'hèsitérent point à admettre qu'il descendit du ciel. Cette doctrine n’a tenu si longtemps et en partie jusqu'à nos jours, que parce que l’on n'avait rien de mieux à lui substituer;, la croyance à l’immutabilité des espèces avait d'ailleurs jeté de trop fortes racines dans tous les esprits. Chaque espèce était considérée comme immuable dans le temps et due à un acte spécial de création. Ce n’est que depuis Darwin, et à la faveur des recherches les plus récentes, qu’une telle opi- re) nion à pu étre ébranlée et frayée ainsi la voie aux progrès de la science. Déjà longtemps avant Darwin une autre opinion également préjudiciable à la science avait été ébranlée et ruinée dans le domaine géologique; cest la croyance déjà mentionnée aux catastrophes et aux révolutions du globe. Le mérite d'une si grande nouveauté appartient au célèbre géologue anglais Sër Charles Lyell, qui dans ses «Principes de Géologie» à démontré péremptoirement que ces catastrophes n'ont jamais eu un carac- tère général mais toujours un caractère seulement local; qu'en somme jamais les bouleversements n'ont intéressé la surface entière du globe, mais que la terre ne poursuit dans toute son histoire qu'une évolution progressive, constante, continue, et qu'elle reste à chaque instant soumise aux mêmes forces et sujette aux mêmes accidents qui travaillent encore aujourd'hui à modifier sa surface. Et il ajoute que cette évolution s'accomplit si lentement, d’une façon tellement imperceptible, que notre expérience et notre observation bornées dans la durée n’en peu- vent constater directement les résultats. Cette idée si juste et si naturelle eut bientôt rallié la masse des géologues, et l’on comprend que ce dût être le coup de grâce pour la théorie des actes réitérés de création, corrélatifs des différentes périodes de formation du globe. Aïnsi la ruine de la doctrine géologique prépara les esprits à une révolution dans les idées admises touchant l'apparition et le développement du monde organique à la surface de la terre. En ce qui concerne l'apparition du monde organique, 1 n'y avait ou il n’y a en somme que trois suppositions à faire: Ou bien admettre la théorie des créations successives. Ou bien celle du développement processif, successif et graduel du monde organisé sous l'influence des causes natu- relles. ) Ou enfin suivre l'opinion qui admet l'apparition spontanée et immédiate de toutes les diverses espèces, même des orga- nismes supérieurs, à toutes les époques et par le simple con- cours des forces naturelles. De ces trois hypothèses, Messieurs, vous jugez facilement laquelle à dû recueillir l'héritage de l’ancienne théorie tombée en discrédit. Pour la troisième, celle qui suppose que tous les êtres organisés, même les êtres supérieurs, ont apparu de tout temps spontanément et par le simple concours des forces naturelles, il n’est même pas besoin de science pour qu'on se refuse à l'ad- mettre, car elle est en contradiction avec tous les phénomènes du monde organique. Je ferai remarquer cependant que le célèbre géologue anglais Zyell Ya scientifiquement posée et sou- tenue, et voici à peu près dans quels termes: «L'expérience, dit-il, nous apprend qu'une multitude d'êtres et d'espèces organisées s’éteignent sans cesse, sans que pour cela l'univers soit dégarni; d’où l'on peut conclure avec assurance que de nouvelles espèces ont dû, par quelque procédé naturel, rem- placer celles qui sont mortes. C’est donc une erreur bien par- donnable, de dire que ces espèces sont nouvellement découdertes, alors qu'en réalité elles sont nouvellement produites.» Mais ceux d’entre vous, Messieurs, auxquels les sciences na- turelles sont déjà familières, sentiront que ce n’est là qu'un subterfuge et non pas une doctrine sérieuse. On ne se figure pas en effet qu'une espèce organique surtout d’une organisation supérieure comme par exemple un lion, un cheval ou un autre animal qui n'existait pas, puisse surgir tout d'un coup sans autre préparation et sans que nous y ayons rien vu, par le simple concours des forces naturelles actuellement agissantes. Pour avoir tranché la question, il ne suffisait donc pas d'établir qu'il naît en-effet de nouvelles espèces; encore fallait-il s'expliquer de quelle manière le fait peut avoir lieu, et que l'expli- 10 cation donnée fut conforme à nos vues sur la nature même et le mode d'action des forces naturelles. Ce problème si important et si difficile a été résolu, au moins en partie, par l'homme dont je vais vous entretenir aujourd'hui, et qui doit étre considéré comme un des plus grands esprits de notre temps. C'est Charles Darwin naturaliste anglais, déjà connu et estimé dans la science à cause de son fameux voyage autour du monde sur le vaisseau anglais Beagle 1832— 1837. Darwin est né en 1808: il vit actuellement dans sa terre de Down-Bromley, comté de Kent en Angleterre, retenu dans cette retraite par le mauvais état de sa santé. Comme il nous le racontait à nous-même, Darwin à consacré vingt années de sa vie à la seule étude de l’importante question qui nous occupe, et finalement il est arrivé à ce grand résultat, _de constater que tous les organismes, du passé comme du pré- sent, dérivent d'une demi-douzaine au plus de formes typiques végétales et animales, et qu'en dernière analyse on ne trouve même comme point de départ que quelques formes inférieures, quelques cellules primordiales. Les organismes sont d'ailleurs engagés, selon lui, dans une évolution incessante de transforma- tions, évolution qui repose sur une lot naturelle immuable. Le livre de Darwin est un modèle de méthode philosophique natu- raliste, c'est-à-dire d'explication logique de certains phénomènes naturelles avec leurs dépendances intimes, par le seul secours de l'expérience et de l'observation. Darwin ne se dissimule pas les difficultés de sa théorie, au contraire, illes met en lumière pour les écarter ensuite de son mieux, etnous apprenons avec lui à connaître une multitude de faits nouveaux, ou du moins nous les voyons à un nouveau point de vue. Tout ce que Darwin nous présente se rattache étroitement aux plus importantes questions des sciences naturelles, spécialement à la physiologie, et doit dès 1] lors intéresser tous ceux qui ont souci des questions générales que ces sciences embrassent. — Depuis les «Principes de Géologie» de Zyell (Principles of Geology) aucun livre n'a opéré de transformation si grande m1 si profonde dans l'ensemble des sciences naturelles. Darwin fait en effet pour la science des organismes ce que Zyell a fait pour la géologie; c'est-à-dire qu'il en bannit l'imprévu, le soudain et le surnaturel, pour y substituer le principe du développement graduel, sous l'empire des forces naturelles, dont l’action dure encore et que nous connaissons. Mais avant de passer à l'étude de la théorie de Darwin, il est indispensable que nous jetions un rapide coup d'oeil sur une série de devanciers que Darwin a eus dans la science. Lui- même se livre dans la préface de son livre à un travail de ce genre, qui est très intéressant, parce qu'il nous montre que, de- puis longtemps, les mêmes idées ou des idées analogues dormaient au sein de la science, sans oser se produire au grand jour, faute d'une confirmation suffisante pas des faits; ou bien sans trouver, lorsqu'elles s'étaient une fois produites, l'appui ou le crédit dont elles auraient eu besoin. Lamarck est le plus ancien et aussi de beaucoup le plus important des prédécesseurs de Darwin. Loin d'être, comme on l'a cru chez certain public étranger à la science, un philosophe fantaisiste, il est au contraire un des naturalistes français les plus considérables, et qui occupa longtemps la chaire de 200/0- gie au jardin des Plantes de Paris. Il étudia d’abord la météréo- logie et la médecine, plus tard la botanique et la zoologie, deux sciences dans lesquelles il s'est fait une place très importante, sans Compter ses travaux philosophiques. Il n’y a pas longtemps encore son nom était voué au ridicule à cause de la théorie dont il est le père et dont il s'était trouvé le seul partisan, jusqu'au moment où Darwin la reprit pour la mettre en honneur. On s'était tenu avant Lamarck à cette croyance générale que les espèces sont des essences absolument immuables, constam- ment identiques à ce quelles avaient pu être en sortant des mains du créateur. Linné, le grand botaniste du dernier siècle; dit expressément: «Il existe autant d'espèces qu'il y eût de formes vivantes créées à l’origine.» Un très petit nombre seulement de savants, et des philosophes plutôt que des naturalistes, avaient de temps en temps émis l'opinion que les formes actuelles pou- vaient bien provenir, par une transformation graduelle, de celles qui avaient précédemment existé. Le mérite de Lamarck n'en est que plus-grand, lui qui naturaliste et empirique sut faire pourtant la part de la philosophie, et édifier le premier une théorie qui lui valût si longtemps les railleries de tout le monde. Les principaux travaux de Lamarck sur cette matière sont sa «Ph- losophie zoologique» (1809), et son «Histoire des animaux sans vertèbres» (1815). Ces deux ouvrages contiennent la première théorie complète et raisonnée qu'on ait eue du monde organique, et on y trouve pour la première fois exprimée cette idée générale- ment admise aujourd'hui, que les espèces peuvent n'être pas immuables, mais que les êtres organiques procédant les uns des autres se sont graduellement développés et élevés à travers d'immenses espaces de temps, depuis leur premier point de départ, depuis la cellule muqueuse, jusqu'au terme actuel d'achè- vement. Lamarck assigne à ce perfectionnement plusieurs causes: l'exercice, l'habitude, la nécessité, le genre de vie, lusage et le non-usage des organes ou des diverses parties du corps, le croisement, l'action des milieux extérieurs etc. — Et il place au-dessus de ces influences, et agissant de concours avec elles, l'importante condition de l’hérédité. Il admet en outre une Lo7 de développement progressif et se prononce à l'égard des formes organiques inférieures pour la génération dite aeguivoca, c'est-à- 13 dire la génération spontanée telle qu'un grand nombre de natu- ralistes l’admettent encore aujourd'hui. Lamarck paraît avoir attaché la plus grande importance à l'usage et au non-usage des organes, à l'habitude et à la nécessité; c'est du moins ce qui ressort du choix des exemples qu'il cite. Quelques détails plus précis sur les explications qu'il a données dans ce sens, deviennent icinécessaires, pour marquer les rapports étroits qui existent entre Lamarcl: et Darwin, bien que l'on ait eu tort de confondre les théories de ces deux hommes. Bien qu'elles semblent mdiquer la bonne voie, les vues de Lamarcl: sont systématiques, fausses et insoutenables en partie, au lieu qu'on ne saurait contester dans la généralité la rigueur des explications données par Darwin. — Pour ces dernières il y à seulement lieu, de se demander si elles ont en effet la valeur qu'elles doivent avoir, c'est à dire si elles s'appliquent à tous les phénomènes du monde organique. Prêtant une importance capitale aux conditions d'habitude, de nécessité, d'exercice et de genre de vie, Lamarck admet que Pindividu, par le fait de son activité, sadapte peu à peu à son entourage, se plie à ses besoins etc., tandis que selon Darwin cest en sens inverse que les choses se passent, et les êtres sont passivement modifiés sous l'influence des conditions extérieures, plutôt qu'ils ne se prêtent d'eux-mêmes aux changements. Lamarek ne tient d'ailleurs pas assez compte de l'action considérable du temps, auquel Darwin fait jouer, comme on sait, le plus grand rôle. ; Quelques exemples pris de la théorie de Zamarek rendront ceci plus clair: La taupe, c'est Lamarck qui raisonne ainsi, n'a pas d'yeux ou à seulement des yeux rudimentaires, parce que vivant conti- nuellement sous terre, elle n’a besoin ni d'organe visuel, ni de lumière. Et poursuivant les conséquences de ce principe, 14 Lamarck pense qu'il suffirait de placer et de maintenir sur l'oeil d’un enfant nouveau-né, un bandeau, pour que l'enfant arrive à n'avoir qu'un oeil; et que cette expérience pratiquée sur plusieurs générations de suite finirait par amener une race de cyclopes. Les serpents n'ont une forme allongée, un corps lisse et dépourvu de membres que parce qu'ils se sont trouvés dans la nécessité et qu'ils ont pris l'habitude de se glisser en rampant dans des passages étroits. La conformation particulière des mollusques marins et leurs tentucules allongées sont la conséquence de leur genre de vie et des efforts qu'ils font pour saisir la proie. Les oiseaux aquatiques, le canard par exemple, doivent au besoin et à l'habitude de nager la membrane qu'ils ont entre les doigts. Par un phénomène inverse, le héron qui séjourne au bord de l’eau, s'appliquant à n’y point tomber, a acquis par ces efforts constants des pieds hauts longs et robustes; et son grand cou et son long bec résultent de la facon dont il a dû prendre sa nourriture. Le cou du Cygne n’est recourbé et si long que parce que cet oiseau s'est efforcé sans cesse de trouver sa pâture au fond de l’eau. La Girafe doit la longueur démesuré de son cou à la nécessité dans laquelle elle se trouve, de le tendre sans cesse vers le feuillage d'arbres élevés. Le penchant et le besoin qui le poussent à heurter de la tête, ont fait venir les cornes au fawreau; et la façon particulière dont le Xanguroo porte ses petits dans une poche attaché à son ventre, ont valu à cet animal ses robustes pattes de derrière ainsi que sa longue et forte queue. Ces quelques exemples que nous pourrions multiplier à plaisir, font assez voir ce qu'une telle interprétation des faits 15 a de forcé et d'insuffisant; admissible pour certains cas isolés et dans de certaines conditions, elle ne s'applique assurément pas à l'enchaînement des êtres du monde organique. Il faut ajouter, à la louange de Lamarck, qu'il attachait déjà beaucoup d'im- portance à la grande loi de l'hérédité, relevée ensuite si haut et si habilement mise à profit dans la théorie de Darwin. Nous remarquerons seulement que le savant français n'ayant pas encore une idée nette du mode d'exercice de l’'hérédité, s'est trouvé impuissant à en indiquer l’action dans les cas particuliers au lieu que Darwin nous à détaillé le fait jusque dans ses moindres circonstances. ZLamarek: se contente d'affirmer d’une manière générale, qu'à la faveur des influences mentionnées plus haut et avec le concours de la condition souveraine de l'hérédité, tous les organismes, issus des plus minces origines, se sont peu à peu dévéloppés au gré de leurs nécessités et suivant les conditions extérieures auxquelles ils ont été soumis. Placé à ce point de vue et s'inspirant de l'esprit philoso- phique du 18% siècle, Zamarck: étend naturellement sa théorie jusqu'à l’homme; et il pense que la souche du genre humain a dû être quelque espèce de singes ressemblants à l'homme, lequel s'en est peu à peu distingué par une série de perfectionnements acquis, puis devenus héréditaires. Notons en passant que les idées de Lamarck ont une ana- logie surprenante avec les opinions d'un philosophe allemand qui a fait beaucoup parler de lui ces dernières années. 4. Schopen- hauer, qui entreprit, comme on sait, de placer dans la volonté le principe de toutes choses, soutient à peu près dans les mêmes termes que Lamarck, que leurs besoins et la volonté ont façonné aux animaux leurs organes, et qu'enfin tous les accidents d’un organisme sont simplement les manifestations extérieures, les produits objectifs de la volonté inhérente à sa nature. Aïnsi le taureau doit ses cornes à son penchant et à sa volonté de . 16 frapper-avec la tête, le cerf ses jambes rapides à sa volonté de courir, etc. Si nous ne pouvons partager ces opinions de Lamarek, où si du moins nous ne le faisons pas sans réserves, notre adhésion n'en sera que plus empressée sur quelques autres points où il se trouve être d'accord avec Darwin; cest d'ailleurs alors que sa pénétration apparaît la plus grande et qu'il se montre le plus en avant sur son siècle. Le premier de ces points est la négation formelle de l’idée d'espèce. Suivant Lamarck, dans la nature il n'y à pas d'espèces, mais seulement des #ndvidus, qui se tiennent tous par d’insen- sibles transitions. Et si nous ne saisissons pas les changements sur le fait, c'est seulement parce que notre expérience embrasse un temps trop court eu égard à la durée des âges primitifs. — Ce même argument joue un grand rôle dans la théorie de Darivin. Le deuxième point important, c'est que Lamarck fait peu de cas de l'opinion géologique de ses contemporains qui admettaient les catastrophes et les révolutions générales du globe — il ne reconnaît, lui, que des catastrophes locales; et cest là une intuition vraiment surprenante pour l'époque à laquelle il vivait et au point où se trouvait alors la science. *) #) Lamarck n’a pas d’ailleurs appliqué à ces seuls objets sa philosophie, mais il a étudié encore d’autres questions générales, qu’il a résolues dans le sens purement réaliste ou matérialiste, comme on dit aujourd’hui, se trou- vant déjà souvent d'accord avec la science de nos jours. Voici quelques axiômes empreutés à sa philosophie du règne animal: 1) Les divisions systématiques en classes, ordres, espèces, ete. ne sont qu'artificielles. 2) Les espèces se sont formées peu à peu, elles n’ont qu’une existence relative et ne sont immuables que dans des limites de temps déterminées. 3) La différence des conditions extérieures exerce une influence sur l'état de l’organisation, sur la forme générale et les diverses parties des animaux. 17 Un seul homme en France osait marcher de front avec Lamarck, cest (eoffroy St Hilaire (1712—1844), savant consi- dérable, z0ologue distingué, qui se rapproche par ses vues philo- sophiques de l'école naturaliste allemande. En 1795, il en était arrivé déjà à faire les mêmes conjectures que Lamarck, mais c'est seulement en 1828 qu'il osa dans son essai: «Sur le principe de l’unité de composition organique» professer ouverte- ment, quoique avec une grande circonspection, l’idée de la trans- formation graduelle des espèces. Il est vrai qu'il chercha le plus souvent les causes de cette transformation dans des considérations toute différentes de celles auxquelles Lamarck s'était attaché. Aïnsi il attribue une impor- tance capitale aux circonstances extérieures, particulièrement à l'atmosphère, à ses changements, à ses états variables de tempé- rature, d'hygrométrie, ou de richesse en acide carbonique etc. états divers qui, par la respiration, devaient agir essentiellement sur la conformation et la structure des êtres organisés. Geoffroy St Hilaire admet en outre un plan commun de structare pour tous les organismes. A cette même époque travaillaient en A//emagne, et dans le sens des idées de Lamarck, deux hommes: le grand poète (roethe et le célèbre naturaliste et philosophe Ofen. Goethe, dont les vues philosophiques sur la nature se rap- 4) La nature a formé les animaux peu à peu, commençant par les formes les plus basses et finissant par les types supérieurs. 5) Les plantes et les animaux ne diffèrent que par la sensibilité. , 6) La vie n’est qu'un phénomène physique. ©) Le tissu cellulaire est la mère commune de tout être organisé. 8) I n’y à pas de principe vital distinct. 9) Le système nerveux produit les idées et tous les actes de l’intel- ligence. 10) La volonté n’est jamais véritablement libre. 11) La raison n’est qu'un degré de développement dans la connexion (nectitudo) des jugements. 18 prochent tout à fait de celles de Geoffroy, et qui s’est fait d’ailleurs un nom dans l'anatomie comparée par l'importante découverte de l'os éntermaxillaire chez Thomme, aussi bien que par sa théorie du crâne envisagé comme un assemblage de vertèbres spécialement modifiées, Goethe avait dans sa «Métamorphose des plantes» publiée en 1790, exposé avec clarté et précision les principes de la théorie de la descendance. Il y faisait dériver de la feuille, considérée comme organe fondamental des plantes, la structure de tous les autres organes. Plus tard il se rallia pleinement, comme nous aurons à le rappeler, à la théorie du développement progressif ou de la descendance soutenue par Lamarck et Geoffroy. Lorenz Oken a joui comme naturaliste d'une plus grande réputation que Goethe, 1779—1891. Il suit dans son «Traité de philosophie de la nature» (1809—1811) le même ordre d'idées que Lamarck. Ofen n'a pas formulé seulement les principes de la doctrine de la transmutation, mais encore il a posé avec netteté la théorie des cellules si importante aujourd'hui, Sa célèbre «Mucosité primordiale» (Urschleim), d'où il fait sortir d'abord toutes les manifestions de la vie, rappelle ce que nous appelons à présent le «plasma» ou «protoplasma». Sa non moins fameuse #héorie des infusotres suivant laquelle tout le monde organique et l'homme lui-même résultent d'un assem- blage plus ou moins compliqué d'infusoires, contient un clair pressentiment de la théorie actuelle des cellules. Maïs quelque Justes que fussent ces deux idées fondamentales des doc- trines du développement et des cellules, elles étaient alors empremtes de trop de mysticisme et de fantaisie philosophique pour que la science püt en tirer aussitôt parti, ou seulement en attendre quelque secours. Oken a d'ailleurs donné à ses idées une forme obscure et sententieuse qui en rendait la propagation très difficile. $ 19 En somme, la phélosophie de la nature dont Oken était le principal représentant, ne fit que se déconsidérer de plus en plus pendant les vingt ou trente années qui suivirent. Si bien que lors de la mémorable discussion engagée le 22 février 1830 au sein de l'académie des sciences de Paris, sur l'ensemble de la question et particulièrement sur la mutabilité de l'espèce, entre Geoffroy St Hilaire d'une part, Cuvier d'autre part, et leurs partisans, les savants de l'école philosophique furent vaincus et durent céder le terrain à leurs adversaires. Ce fut une victoire du positivisme, de l'idée rationnelle et de l'interprétation sobre des données sur la vue philosophique de la natüre étudiée à un point de vue plus général et plus élevé, victoire justifiée alors autant par l'insuffisance des faits acquis à la critique philoso- phique, que par l'interprétation mal entendue de ces faits. Toutes les opinions de Geoffroy, préconçues alors, mais justifiées aujour- d'hui, furent repoussées comme des idées à priori, et ses ad- versaires surent s'assurer momentanément l'avantage, en se limitant sur le terrain du fait, de l’empirisme et de l’observation. La question de l'origine des espèces fut tout bonnement déclarée transcendante et comme telle reléguée hors du domaine des sciences naturelles. Cette discussion fit alors grand bruit dans toute l'Europe. - Goethe qui, comme nous l'avons dit, se rapprochait tout à fait de Geoffroy et de sa philosophie, écrivit à ce sujet un mémoire qui mérite d'être lu. Il le termina peu de jours avant sa mort (1832) après y avoir tracé, outre une excellente caractéristique de Cuvier et de Geoffroy, un remarquable exposé des deux ten- dances que ces hommes personnifiaient. La victoire des empiri- ques ou des ennemis de toute spéculation philosophique fut si décisive, que pendant trente années de 1830 à 1860 il ne fut même plus question de philosophie de la nature, et avec les imperfections et les erreurs de cette science on oublia ses bons 2* 20 cotés et ses mérites. On se fia malheureusement, dit Ææckel, à cette idée, que dans le domaine des faits naturels la philosophie serait incompatible avec la science; et l'incompatibilité semblait si radicale que Zyell lui-même, le grand réformateur de la géo- logie, l’homme que ses propres opinions y devaient porter le moins, prit cependant parti contre Lamarck. Il raconte lui-même dans son «Ancienneté du genre humain» (page 321) comment dans ses «Principes de géologie» (1832) il s'était déclaré ouver- tement contre le savant français; ce qui ne l’empéchait dans le dit ouvrage de revenir souvent à Lamarck et de lui prier pardon. «Tout ce que, dit-il, Lamarck a avancé sur la trans- mutation des espèces est exact.» — «A mesure que nous connaissons un plus grand nombre de nouvelles formes, nous nous trouvons moins en état de définir ce qu'est une espèce;» les idées se fondent les unes dans les autres par d'innombrables nuances. Chose étonnante, malgré cette contradiction, c’est Lyel{ qui devait en bannissant de la géologie les catastrophes et les révo- lutions admises dans l'ancienne théorie, porter le coup fatal à la persistance des espèces. Car une fois que Zyell eût ainsi ruiné la doctrine des transi- tions brusques entre les diverses périodes géologiques, et des oréations successives qui s'y rattachent, après que, d'accord avec lui, l'anglais Forbes eut démontré l'influence considérable des modifications du sol et du climat sur les organismes, — les idées de Lamarck et de Geoffroy devaient forcément revenir en vogue malgré toute la répulsion qu'elles inspiraient aux natura- listes et aux hommes spéciaux. En effet, certaine condition étant admise pour la formation du globe terrestre, cette condition devait nécessairement s'étendre à la formation du monde vivant qui le couvre, et la continuité constatée dans le premier phéno- mène impliquait la continuité dans l'accomplissement du second. 21 Toutes ces idées réapparurent donc, mais seulement une à une et comme à la dérobée, et Darwin à pu nous citer dans sa préface toute une série de noms des savants qui se sont depuis lors ralliés à son opinion. Parmi ces noms figurent ceux de quel- ques #héologiens anglais considérables, — circonstance qui à plus d'importance en Angleterre qu'en Allemagne. Ainsi donc la croyance qu'il existe une dépendance intime, régulière, entre toutes les formes organiques et que ces formes procèdent lentement les unes des autres, était trop vivace pour être effacée jamais complètement ; ‘et ces idées travaillaient, bien qu'en silence, l'esprit de certains philosophes, jusqu'à ce que fût venu le jour de les formuler positivement en les appuyant sur des faits. C'est ainsi qu'en 1837 le doyen W. Herbert déclara, que les espèces végétales ne sont qu'un degré supérieur de variétés, et qu'il n'en est pas autrement des espèces animales. En 1544 parut en Angleterre le fameux livre «Vestiges of creation» c'est-à-dire «Vestiges de la Création» ouvrage qui eut un grand nombre d'éditions. Son auteur anonyme pose l'exis- tence de deux influences modificatrices des êtres vivants: 1° les conditions extérieures de la vie, 2° la force inhérente à l'orga- nisme, force intime, spontanée, qui le pousse: à son achèvement. De ces principes généraux l'auteur déduit immédiatement que les espèces ne sauraient être des produits immuables. La 10°"° édi- tion de ce livre fut donnée en 1853. En l'année 1846, un savant belge considérable, un des vétérans de la géologie, d'Omalius d'Halloy dit dans un mémoire inséré au «Bulletin de l'académie royale de Bruxelles» que les nouvelles espèces se produisent par descendance plutôt qu'elles ne sont dues à une création spéciale, et il déclare avoir émis cette opinion dès 1831. En 1852—1858, un Anglais d'un grand savoir, Herbert 22 Spencer, après avoir comparé entre elles les deux doctrines, de la Création et du développement, conclut de diverses données d'expérience et de la gradation générale suivie dans la nature, que les espèces ont dû nécessairement se modifier, à savoir par l'influence des changements survenus dans les milieux. En 1852 Naudin, botaniste français distingué, disait qu'à son avis la nature a formé les espèces de la même manière que nous produisons artificiellement les variétés. En 1853 le comte Aayserling essaya d'expliquer l'appa- rition des nouvelles espèces par un #asme, qui à certains mo- ments se propagerait à la surface de la terre et féconderait les germes d'où les espèces doivent sortir. Quelque absurde que soit en elle-même cette idée, c'est cependant une curieuse tentative pour expliquer naturellement un fait. Deux années plus tard, comme Darwin le raconte, en 1855, le très estimable Baden-Powell, dans ses «Essays on the unity of Worlds» (Essais sur l'unité de l'Univers), à traité admirable- ment la «philosophie de la création», et il a très bien montré que l'introduction de nouvelles espèces dans la création, loin d'être un miracle, doit au contraire passer pour un phénomène régulier. En 1859, deux savants anglais considérables, les professeurs Huxley et Hooker se prononçaient sur la question presqu'en même temps que Darwin, et sans beaucoup s'écarter de ses idées. Huzxley, anatomiste comparé, bien connu depuis l'apparition de son incomparable livre «De la place de l'homme dans la : nature» (En allemand chez Vieweg 1863), démontrait dans une conférence faite à l'institut royal de Londres, que la croyance à des créations successives est en contradiction 1° avec les faits, 2° avec la bible, 3° avec la loi d'analogie générale dans la nature. 23 Il expliquait ensuite comment l'hypothèse dans laquelle les espèces actuelles résultent de la modification d'autres espèces ayant précédemment existé, est la seule qui emprunte à la phy- siologie quelque élément de solidité. Presque aussitôt après le livre de Darwin, paraissait l'admi- rable «Introduction à la flore Tasmanique» d'un botaniste dis- tingué, le docteur Æooker. Il est démontré dans cet ouvrage que l'apparition des espèces végétales ne peut s'expliquer qu'avec la descendance et par la modification des espèces antérieures. Hooker partage beaucoup des idées de Darwin; par exemple il s'accorde avec lui à considérer la nature comme un champ de bataille, où dans un combat général et incessant pour l'existence le plus fort tue le plus faible, et où les variétés les plus capables de lutte et de vie finissent par se constituer en espèces. Les espèces elles-mêmes, suivant /ooker, n'arrivent à revêtir un type arrêté qu'à la longue, et seulement après la destruction complète des formes intermédiaires. Mais nous reviendrons plus tard sur quelques-unes de ces particularités intéressantes. //ooker fait donc dans la botanique la même révolution à peu près que Darwin dans la zoologie; et: la doctrine dite du proyrès est, à ses yeux, la plus féconde de toutes celles que les écoles naturalistes aient jamais agitée. Mais outre l'idée générale, fondamentale de la théorie de Darwin, il est des accessoires importants de cette théorie, qui déjà longtemps à l'avance se produisent dans divers travaux isolés. En 1813, dans un mémoire lu devant la société royale de Londres, au sujet d’une femme blanche qui avait la peau marquée de taches sombres, un docteur We//s formula l'idée de la sélection naturelle, car il observa que la nature forme les races humaines de la même manière que le fermier amende les races d'animaux domestiques. Les hommes de couleur foncée, dit-il, résistent mieux aux miasmes que les hommes de couleur 24 claire; les premiers ont donc pu se multiplier dans une pro- portion relativement plus forte sous les tropiques ou zones brü- lantes, jusqu'à ce que la race noire ait fini par exclure toutes les autres. L'idée de la lutte pour l'existence trouvait déjà en 1820 un défenseur dans le célèbre botaniste français À. P. Decandolle, qui regardait tous les végétaux d'une contrée où d'une localité comme engagés dans une sorte de lutte ou de concurrence per- manente et tirait de cette idée toutes les conséquences qui en découlent. | Il n'aurait fallu que généraliser ces aperçus et les étendre à tout le monde organique, comme Darwin a su le faire, pour arriver avant ce dernier et lui prendre sa place. Je pourras ici anticipant sur l'histoire vous dire que le livre de Darwin à rallié les plus grands savants de l'Angleterre, Wallace, Lyell, Owen etc., sans compter Æuxley et Hooker que nous avons déjà nommés. On s'imagine facilement quel bruit dut faire un tel livre. En 1860 dans une réunion de natu- ralistes anglais, l'évèque d'Oxford s'éleva contre la doctrine de Darwin, la dénonçant comme érréligieuse; mais il fut vertement relevé par la docte assistance *), qui se prononça toute entière en faveur de Darwin où au moins pour la liberté des recherches dans le sens où Darwin les à conduites. — En Allemagne et en France, la nouvelle doctrine souleva d'abord une vive opposition qui ne fit ensuite que s'apaiser de jour en jour; et maintenant la plupart des savants allemands et français, particulièrement ceux de la jeune école, ou bien sont des partisans déclarés de #) Hucley lui dit entre autres choses : «Si j'avais à choisir mes ancêtres entre un singe perfectible et un homme qui emploie son esprit à se moquer de la recherche du vrai, je préférerais le singe.» Voir G. Pennetier: De la mutabilité des formes organiques, Paris 1866. * Darivin, où au moins adhèrent à la théorie de la transmutation qu'il à relevée avec tant de succès. *) Le principal argument que de tous côtés au nom de lempirisme on ait fait valoir contre Darwin se résume à ceci: que sa théorie est une hypothèse dont la justesse ne se peut démontrer. Ses adversaires ont oublié que leur hypothèse, celle d'une création unique ou des créations successives, est encore bien plus injustifiable et qu'elle se trouve même complètement fausse, étant en contradiction avec tous les faits. Pour Darwin c'est tout le contraire, et sa théorie explique une quantité de phénomènes avant lui réputés incompréhensibles. On à reconnu déjà par exemple, que le fait d'une création wni- que est une impossibilité, vu que les animaux et les plantes parasites ne vivent qu'en dépouillant d'autres organismes et qu'un grand nombre de plantes ne profitent qu'à l'ombre de cer- taines autres. Au reste l'idée de Darwin est moins une hypothèse qu'une eæplication où une découverte. Mais je n'insiste pas plus long- temps sur cette objection, car nous aurons lieu d'y revenir en faisant la critique de Darwin. Avant d'en finir avec les éléments historiques de la question Jai peut-être le droit, sans trop blesser la modestie, de me nommer moi-même au rang de ceux qui longtemps avant /ariwin ont formulé le principe de la théorie de la transmutation. Car dans la première édition (1855) de mon livre «Force et matière», au chapitre de la «génération primitive», je présentais déjà en toute confiance la production de nouvelles espèces comme l'effet *) Le travail le plus important qui ait paru sur Darwin et sa doctrine est sans contredit le livre d’æckel: «Morphologie générale des orga- nismes» Berlin 1866, 2 vol. —, où l’auteur développe suivant ses propres idées plusieurs points de la théorie, notamment la question de la première apparition des organismes. Nous avons emprunté nous-même diverses citations à ce livre. d'un procédé naturel de descendance et de transmutation; et comme causes principales de cette transmutation J'indiquais, d'une part, l'influence des états variables de la surface terrestre, d'autre part une modification graduelle des germes. Comme à cette époque je n'étais naturellement pas à même de préciser en détail l'action de ces causes ou de ces agents, non plus que de fixer les lois spéciales de cette transmutation, je me reposai sur des recherches postérieures du soin de justifier mes vues tirées surtout d'aperçus généraux. Une éclatante justification m'a été donnée cinq ans après par l'apparition du livre de Darwin et la réadoption générale de la théorie de la transmutation. Vous voyez, Messieurs, à tout ce qui précède, que la théorie de Darwin n'a pas surgi à l'improviste comme on pourrait le croire, mais que dans les trois grands pays où la science est surtout cultivée, en Angleterre, en France et en Allemagne, principalement en Angleterre, les esprits étaient suffisamment préparés à l'accueillir. Tout esprit sérieux en effet avait reconnu que l'ancienne théorie est insoutenable, mais il fallait pouvoir mettre quelque chose à la place — et c'est ce qui manquait et qui nous à été fourni par la Théorie de Darwin qui fera aujourd'hui le sujet de ma conférence. Cette théorie est en elle-même excessivement simple, si simple que malgré la complexité de son objet, j'espère vous la rendre claire en peu de mots. La seule chose surprenante, c'est que la nature avec des agents relativement si faibles et comme imperceptibles ait pu: produire un si grand résultat, — et seulement par l'accumulation lente et graduelle de leurs actions durant l'immensité des périodes géologiques. Aussi cette théorie nous remet en mémoire le dicton: Simplex veri sigillum — la simplicité est le sceau du vrai —. Presque toutes les grandes découvertes, inventions ou vérités, portent au front ce cachet de simplicité et de facile compréhen- sibilité, et le premier mouvement de ceux qui les apprennent est de s'étonner que la découverte n'ait pas été plus tôt faite, ou s'il s'agit d'une vérité, qu'elle n’ait pas été plus tôt reconnue. Le titre seul du livre de Darwin contient déjà en quelque sorte toute la théorie in nuce, c'est-à-dire en germe; le voici: «Production des espèces à la faveur de la sélection natu- relle, ou à la faveur de la conservation des races accomplies dans la lutte pour l'existence.» C’est à dessein que je n'ai pas suivi le traducteur de Darwén, le professeur Bronn qui a exprimé le mot anglais «selection» par le mot allemand «Züchtung» (amendation), mais que j'ai traduit littéralement par darwinienne, que dans ce qu’il nomme la théorie de la genération hétérogénique; théorie d’après laquelle les oeufs ou germes, fécondés où non, des organismes #nférieurs peuvent, dans certaines conditions, se convertir en d’autres formes, quel- quefois plus élevées; et non pas par le procédé lent que Darwin affectionne, mais plutôt par une brusque transition. Keælliker invoque à l'appui de cette thèse les remarquables accidents du changement de génération, de la parthenogenesis, de la métu- morphose, et aussi la souplesse avec laquelle pendant les phases premières de sa formation l'embryon se laisse égarer sous des influences relativement faibles loin des formes de son développe- ment normal. D'où il r'ésulterait que tout le règne organique re- pose sur un plan fondamental, dans lequel les formes les plus simples ont une tendance à fournir des épanouissements de plus en plus variés. Quoique jé n’admette pas, pour des raisons qui me paraissent suffisantes et d'accord en ceci avec Darwin, l'existence d'un plan fondamental, je regarde pourtant l'idée de Xæœlliker comme très féconde et comme pouvant acquérir une grande portée, pour peu qu'on la développe, en la précisant mieux, par des recherches positives. En tout cas, elle repose déjà sur une nombreuse série de faits qui démontrent la grande susceptibilité des organes re- producteurs ou des germes, des oeufs et des embryons à l'égard des actions et des influences du dehors. C’est ainsi que dans les basse-cours on arrive par certaines pratiques artificielles exer- cées sur les oeufs, à modifier dans un sens déterminé les résul- tats de la couvée; et que chez tous les animaux on peut pro- duire à volonté des monstres par une mutilation calculée de l'embryon. La nourriture plus ou moins abondante donnée aux parents à une très grande influence sur le développement des rejetons. Aïnsi les abeilles par des soins spéciaux et une nourri- ture mesurée plus largement à des larves de travailleuses, pla- cées d'ailleurs à part, en font sortir des reines; et les fourmis à l'aide d’un régime spécial poussent des ouvrières neutres à leur complet développement. — Inversement, c'est ainsi qu'£divards a empêché des têtards de devenir grenouilles, en leur suppri- mant la lumière. Non pas que leur croissance fut arrêtée, ils atteignaient des proportions monstrueuses, mais à l'état de té- tards et avec leur queue. — Agassiz dit expressément que, si deux germes pareils se trouvent arrêtés par des influences exté- rieures à des degrés divers de leur développement, il en peut ré- sulter deux genres différents. Ainsi donc, Messieurs, d'après ce qui précède, sil est vrai que la théorie darwinienne ne suffise pas à résoudre d'un mot le grand énigme de la vie organique, et si de nouveaux principes doivent être appelés en cause, je ne crois pas que cela diminue en rien la valeur de la théorie. Dans une question aussi difficile et aussi obscure c'est déjà bien assez d’avoir avancé, ne fût-ce que d’un pas, vers la solution ou seulement d’avoir découvert le chemin pour y conduire. Et quand la science devrait trouver en- core d’autres procédés dont la nature peut se servir pour amener les transformations des êtres, ce fait ne saurait amoindrir la gloire de Darwin — bien au contraire; car Dariin est l'homme qui a placé sur sa voie la science des recherches positives, dans un démêlé que nul avant lui n'avait osé aborder franchement, parmi ceux-là même auxquels cette tâche semblait de droit re- venir. En somme, Darwin a eu ce mérite, qu'on ne saurait trop apprécier, d'introduire de nouveau une direction philosophique dans les sciences naturelles et de battre en brèche un empirisme grossier et inintelligent dont tout le monde avant lui subissait la loi. Avant Darwin, on eût dit, à en croire les importants eux- mêmes, qu'il était interdit à ces sciences de faire plus que cher- 110 cher des matériaux, observer, classer systématiquement, couper, peser, etc. La spécialisation du travail et des esprits poussée si loin à notre époque rendait encore plus difficile toute tentative de généralisation. Il fallait un homme de grande science posi- tive et alliant à son savoir le'sens et les aspirations d’un esprit vraiment philosophique, pour oser entreprendre une telle tâche, sans s'attirer l'anathème de tous les empiristes ou sans courir le risque de se perdre encore dans les spéculations vaines et dis- créditées de l’ancienne philosophie de la nature. Car les spécia- listes plongés dans l'étude des détails sont par le fait incapables d'un pareil travail, et d'ordinaire les arbres les empêchent de voir la forêt. Il était du reste indispensable qu'un homme comme Darwin vint tôt ou tard, attendu que la simple accumulation des maté- riaux, à défaut d'idée synthétique qui en composât un tout, était parfaitement stérile. Tout au plus en pouvait-on attendre quel- ques minces applications utiles, soit à l'industrie, soit dans les besoins journaliers de la vie, soit aux autres sciences. Cette intro- duction de là philosophie dans la science positive a eu encore un autre eftet, qu'au point de vue philosophique j'estimerais plus précieux encore que la théorie darwinienne elle-même — c'est de bannir définitivement et avec des armes positives du domaine des sciences naturelles ou mieux de la science ce qu’on appelle l'idée des causes finales. Depuis longtemps déjà, comme vous savez, quelques naturalistes, doublés de philosophe, avaient atta- qué au nom de la logique cette idée funeste qui repose sur des conceptions interverties; ils avaient même réussi à ce point que dans de certaines limites, et notamment en physique, cette idée est à peu près ruinée, et qu'on y évite toutes les formules qui pour- raient même implicitement la contenir, Mais il n’en devenait que plus difficile de généraliser ce résultat jusque chez tous les hommes érudits et dans le domaine des autres sciences. Car ils'agissait 111 de bannir cette vieille idée, que dans les écoles on inculque de force -— vous le savez, Messieurs, par expérience — à tous les Jeunes cerveaux, et suivant laquelle les riches combinaisons de la nature prouvent l'infinie sagesse et l'infinie bonté d’un créa- teur, à l'égard duquel on conçoit l'univers comme une montre par rapport à l'horloger qui l'a mise en mouvement. Ce sont surtout messieurs les théologiens qui tirent le plus grand parti de cette idée des causes finales. Ils s'en sont fait un thème iné- puisable, et ils trouvent enfin que c'est une disposition ad- mirable et pleine de sagesse, que nous ayons le nez au milieu du visage, et que les yeux ne nous viennent pas sur l’orteil. Il est vrai que pour le profane, qui, ne se reportant pas au passé, ne considère que leur utilité dans les rapports variés de la nature, celle-ci présente une si grande quantité de dispositions avantageuses, d'adaptations justes, de proportions excellentes de termes qui se complètent les uns les autres, en un mot, de rap- ports qui semblent calculés à l'avance et à dessein, — qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que la simple intelligence humaine, avant d’être disciplinée par la réflexion et la logique, et quand l'entente scientifique du mécanisme intime des faits naturels lui fait dé- faut, arrive à admettre des décrets tracés en haut et des phéno- mènes réglés en vue de l’ordre de l'univers. C’est tout autrement que la science envisage la question; elle ne s'inquiète pas seu- lement comment les choses se passent et sont ordonnées awjour- d'hui, mais aussi ce qu'elles étaient auparavant, et par quelles voies naturelles ces rapports réglés ont pu insensiblement s'éta- blir? — C'est alors que la théorie de Darwin livre soudain les explications les plus saisissantes et fournit des preuves qui ne sont pas tirées seulement de la spéculation philosophique, mais qui, appuyées directement sur les faits et les exemples vivants, Simposent aux esprits les moins préparés. Le professeur Schleiden, qui n’a pas réussi ces dernières années avec ses atta- ques aussi maladroites que mal justifiées contre le matérialisme, à cueillir de nouveaux lauriers pour refaire sa couronne passa- blement endommagée, s’est vu contraint lui-même de confesser ouvertement, après avoir lu le livre de Darwin, qu'il n’est plus permis maintenant, sans se risquer, de parler des causes finales dans la nature. *) Et defait, Messieurs, vous avez eu dans le cours de ma con- férence mainte occasion déjà, d'apprécier sur des exemples les explications données par Darwin et l'enchaïînement de ses idées; aussi j'aime à croire que vous aurez vu le secret des nombreuses et excellentes concordances et des avantageuses dispositions que présente la nature, dans les faits tels que Darawn les a retracés plutôt que dans un ordonnancement préconçu en vue de cer- taines fins. D'une part en effet, la «sélection naturelle» et «la lutte pour l'existence» étant données, pendant le cours de périodes sans fin il ne pouvait pas se faire autrement, que toutes les dis- positions et propriétes avantageuses, c'est-à-dire opportunes, que tous les rapports utiles entre les êtres, et plus généralement dans la nature, ne soient provoqués, pour ainsi dire, méthodiquement et ne se trouvent fixés à la longue; — autre part, en vertu des procédés de développement et de l'hérédité, les êtres retenaient bon nombre de parties ou de dispositions de parties, qu'on ne saurait en aucun Cas qualifier d’utiles, mais qui sont au contraire nuisibles ou indifférentes. Comme exemples de ces dernières, Darwin signale les oreilles des plantes grimpantes. Pour de telles *) Le professeur //œckel que nous avons déjà cité si souvent, dit pa- reillement (Morphologie générale des organismes. Vol. 1, page 160): «Nous voyons dans la découverte faite par Darwin de la sélection naturelle dans le combat pour l'existence la preuve la plus coneluante pour la valeur ex- clusive des causes mécaniques dans tout le domaine de la biologie; nous y voyons lu ruine déjinitive de toute conception téléologique ou vitaliste des organismes.» f 113. plantes ces vrilles sont utiles, et l’on pourrait croire qu'elles ont été ménagées en vue de leur utilité, si on ne les retrouvait chez une quantité d'autres plantes qui ne grimpent pas. La peau dénudée de la tête du vautour semble être une disposition excel- lente pour cet animal qui fouille dans les cadavres en putré- faction, mais on la rencontre aussi chez le dindon qui n'a cepen- dant pas les mêmes habitudes et se nourrit au contraire avec propreté. On a voulu voir dans les sutures au crâne des jeunes mammifères une excellente disposition ménagée en vue de faci- liter l'acte de la parturition. Ces sutures à la vérité sont souvent très utiles alors, mais on ne peut admettre qu'elles existent pour cet objet, attendu que l'anatomie les à trouvées aussi au crâne des jeunes reptiles et des jeunes oiseaux, lesquels n’en auraient pas besoin puisqu'ils éclosent d’un oeuf. Comme nous l'avons déjà dit, les palmures aux pieds de la frégate et de l’oie terrestre ne sont d'aucune façon utiles à ces animaux; dans leur genre de - vie actuel elles leur seraient plutôt nuisibles, mais ils les doivent à l’hérédité. Les os concordants dans le bras du singe, dans le pied de devant du cheval, dans l'aile de la chauve-souris et dans la nageoïre du phoque ne servent de rien à ces animaux; ce sont seulement les restes d'un héritage qu'ils tiennent d’ancêtres depuis longtemps disparus. La dent empoisonnée de la vépère et le tube à pondre de l'ichneumon ne sont pas justifiés par des raisons téléologiques ou d'utilité, puisqu'ils sont simplement nuüi- sibles à d'autres êtres animés. L'aiguillon de la guêpe, de l'abeille n'est assurément pas disposé en vue d'une utilité, puis- qu'il amène la mort de l'animal qui le porte, dès que celui-ci en fait usage etc. etc. Dans le corps humain lui-même, que nous regærdons par habitude comme l'expression d'une sagesse et d'une prévoyance infinies, et qui nous semble réaliser le plus haut degré de perfection auquel un organisme puisse atteindre, une observation minutieuse fait découvrir toute une multitude de 8 M: parties, d’agencements ou d'organes sans utilité et parfois même nuisibles; et ces derniers semblent n'avoir d'autre raison d'être, que de donner lieu aux maladies les plus graves et les plus atroces: p. ex. la glande thyroïde qui produit le goître; les amyg- dales dont l'inflammation et l'enflûre peuvent amener l'asphyxie; le procès vermiculaire qui est chez les enfants la source d'inflam- mations mortelles des entrailles; le coecum qui donne lieu sou- vent aux stagnations les plus dangereuses; les glandes thymus, le coccyæ, les mammelles des mâles etc. ete. Il n'est presque pas, en somme, dans notre corps tout entier une seule disposition qu'une critique impartiale ne puisse s'imaginer plus parfaite, répondant mieux au but et moins dangereuse pour la conservation de la vie ou de la santé, Nous considérons avec étonnement aujour- d'hui l'admirable structure de l'oeil, cet organe le plus achevé et le plus délicat de tous, duquel on peut croire d’après les -preuves données par Darwin et les résultats de l'anatomie com- parée, qu'ayant eu pour point de départ un simple nerf sensitif, il est arrivé peu à peu de cet état le plus incomplet à l'état actuel, en passant par une série indéfinie de degrés. Et cepen- dant il n’y a pas là encore la perfection, attendu que l'oeil le mieux conformé ne pare que d'une manière incomplète à l'aberration de la lumière. *) La confusion primitive ou l’accouplement des deux tubes digestif et aérien et l'imparfaite occlusion de ce der- nier par: l'épiglotte sont une disposition souverainement défec- tueuse, qui peut donner lieu, par l'introduction de corps étran- *) Dans un travail sur la théorie de la vision du professeur Æelmholtz (Annales Prussiennes 1858) ce savant très distingué dans la connaissance des fonctions des organes des sens cite comme «défauts» de l'oeil: I@dis- persion des couleurs, l’astigmatisme, les lacunes, les ombres des vaisseaux, l'imparfaite transparence des milieux etc. — défauts évidents qui montrent au moins, que la «perfection» si vantée de l'oeil est tout-à-fait illusoire. Note de la 2ème édition. 115 gers dans les voies respiratoires, à l'asphyxie et autres accidents. L’anatomie comparée rend compte de cette disposition. Chez les animaux même les penchants et les énstincts remarquables, où l'on a si souvent voulu reconnaître des témoi- gnages insignes d'une prévoyante sagesse qui aurait ordonné l'univers en vue de certaines fins, deviennent tout autre chose, éclairés au jour dela doctrme darwinienne. Avec quel enthou- siasme n’a-t-on pas exalté, par exemple, dans la donnée théolo- gique l’ensténct voyageur des oiseaux, en le considérant comme un irrésistible penchant qu'une souveraine sagesse aurait placé en eux pour assurer leur bien-être et leur conservation. Pour peu que lon aille au fond du phénomène, on lui trouve une cause toute différente et bien naturelle. On voit, que cet instinct est survenu par l'effet des alternatives dans la température et par suite de invasion progressive du froid, qui gagna, en s’éloignant du pôle, à certaines époques et dans certaines localités. Car la rigueur croissante de l'hiver déterminait les oiseaux très-mobiles, à se retirer vers le Sud devant les progrès du froid, tandis qu'au retour d'une saison plus douce l'amour du pays natal, si vif chêz tous les animaux, les rappelait vers leurs premières demeures et aux . lieux où ils avaient grandi. Le même ordre de choses s’est ré- pété chaque année et en s’accentuant toujours davantage: car à mesure que les hivers devinrent plus rigoureux, et que le froid descendit plus bas vers le Sud, les oiseaux furent poussés ef se retirèrent plus loin. Cette migration périodique ou ce va-et-vient passa peu à peu en habitude, et l'habitude devenue héréditaire se traduisit dans un instinct qui semble avoir été préparé dans un dessein salutaire, alors qu'il s’est développé de la façon la plus simple et la plus naturelle. — C’est à des causes analogues qu'il faut rapporter le sommeil des animaux hibernants. Vu leur peu d'aptitude à subir un déplacement, ces animaux, ne pouvant pas ou ne voulant pas fuir devant le froid, se retiraient dans des s | 8* réduits sombres, où ils dormaient la saison rigoureuse. Le chan- gement de température, qui avait occasionné ce sommeil, se pro- longeant un peu à chacun de ses retours, la durée du sommeil hibernal alla s'augmentant de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin l'habitude s'en établit et devint héréditaire. *) — Darwin cite encore toute une série intéressante d'autres instincts, comme par ex. celui des oiseaux pour la construction de leur nid; l'instinct bien connu du chien d'arrêt, qui n’est autre chose que la prolon- gation, obtenue artificiellement et devenue héréditaire, de la courte pause que tous les animaux chasseurs ont contume de faire avant de s'élancer sur leur proie; l'instinct qui porte les ani- maux domestiques à chercher l'homme; l'instinct par lequel le coucou dépose ses oeufs dans les nids étrangers; l'instinct mer- veilleux et presqu'incroyable, en vertu duquel la fourmi fait des esclaves: l'instinct des abeilles à construire leurs alvéoles, d’où l’on a voulu tirer une preuve frappante des vues téléologi- ques de la providence, mais bien à tort, car cet instinct est un PR OT SAN #) Dans la 1ère conférence, au chapitre de l'hérédité, il a déjà été men- tionné, que les habitudes, tendances, penchants, etc, acquis pendant la vie, ‘se transmettent et se fixent sur la descendance. Les observations de ce genre ont été faites notamment chez les animaux dressés. Chez le chien de berger la tendance à tourner autour du troupeau est héréditaire, et chez le chien d'arrêt le penchant à rester fixe sur la bête sauvage. Le goût de chasser le rat de préférence à la souris, se transmet chez le chat. Les ani- maux issus de bêtes de trait (boeufs, chevaux , etc.) tirent mieux que ceux- là, qui sont nés à l’état sauvage, ou dont les ancêtres n'étaient pas dressés à ce travail. Tous les chevaux de l'Amérique espagnole se sont trouvés peu à peu héréditairement enclins à marcher l’amble. Les pigeons culbutants d'Angleterre tiennent de l'hérédité l'habitude de s’élever en vols épais et de se laisser culbuter ensuite dans l’air. Le mouton anglais ne s’est fait qu'au bout de trois générations à manger le navet, qu’on avait introduit dans le pays. En général, tous les animaux dressés transmettent leurs dispositions acquises à leurs descendants, qui sont d’ailleurs plus susceptibles d’éduca- tion que les animaux sauvages. Voir pour les faits correspondants chez l’homme mes «Hérédités physiologiques» dans «Science et nature» (Paris, 1866.) == IS simple effet de la sélection naturelle; ete. — Crainte de m'écarter de mon sujet, je vous renvoie pour tous ces intéressants détails au livre même de Darwin. Au reste ces instincts peuvent changer en même temps que le genre de vie; ce qui indique bien qu'ils ne reposent pas sur une disposition naturelle imnée et irrésistible. Entr'autres preuves nous pouvons citer l'exemple du pic d'Amé- rique, qui, là-bas, s’est désaccoutumé de grimper aux arbres, et qui happe les insectes au vol; ou bien celui du coucou en Amé- rique, qui ne fait pas comme le coucou d'Europe, bien que l'habi- tude de pondre dans des nids étrangers appartienne à d'autres OISEAUX. — Je crois, Messieurs, vous avoir présenté en ce, qui précède, une exposition passablement claire et, autant que possible, com- plète de la célèbre théorie darwinienne de la transmutation des espèces, théorie qui acquiert chaque jour une importance plus considérable, non seulement pour la science, mais aussi en vue de notre conception générale de l'univers. Quelqu'importante et intéressante que soit en elle-même, et à part toute autre consi- dération, la théorie de Darwin, elle n'offre pourtant son intérêt le plus vif et le plus immédiat que de l'instant où nous allons nous demander: cette théorie peut-elle s'appliquer à notre propre race, à l’homme? Et s'il en est ainsi, quelles conséquences de- vrons nous en tirer? Comment se comporte en outre cette doctrine à l'égard des autres théories admises jusqu'à ce jour touchant le progrès dans la nature organique? Les confirme-t-elle? Et alors, quelles sont les lois qui en découlent, autant pour le progrès du monde organique, que pour le progrès du genre humain dans l'histoire? Ces graves questions seront traitées dans mes deux prochaines conférences. TROISIÈME CONFÉRENCE. Messieurs ! La théorie de Darwin, telle que je viens de l’esquisser dans mes deux premières conférences, est par elle-même attrayante au plus haut point, sans compter qu'elle peut dans une certaine mesure déterminer nos convictions générales. Car elle nous livre des éclaircissements sur un phénomène des plus surprenants et des plus larges, celui de l’origine et de la formation du monde organique qui nous entoure, en nous donnant les moyens de décider, si c'est par des causes naturelles où dans les raisons théologiques admises jusqu'à ce jour qu'il en faut chercher l'ex- plication. Mais son importance grandit encore, et l'on peut dire que la chose nous tient au coeur, du moment que nous nous sommes posé la grave question de savoir, s'il convient d'appliquer à notre propre race, à l’homme, à nous-mêmes, la théorie de la transmu- tation. Faut-il admettre que les principes ou les règles, suivant lesquelles ont été amenés à la vie les autres organismes, ont aussi prévalu dans nos propres origines et présidé à notre appa- rition ? Ou bien, nous, les maîtres de la nature, faisoné-nous ex- ception à ces lois ? s Vous savez, Messieurs, que jusqu'à ce jour le plus grand Si: LS nombre des philosophes et même des naturalistes (excepté quel- ques-uns d'entr'eux appelés matérialistes et les premiers cosmo- logues de la Grèce) ont professé cette dernière opinion. On regar- dait l'homme comme un être foncièrement si différent du reste du monde animal, que l'on n'admettait pas qu'il y eût entre les deux le moindre rapport, pas plus au corporel qu'au spirituel. Et il faut l'avouer, dans l'état défectueux de nos connaissances positives et vu la complète absence de formes de transition, une telle opinion se trouvait, encore récemment, plus où moins justi- fée, — quelque hautement que parût y contredire l'unité géné- rale de la nature et l'idée philosophique de l'univers. Envisagée à un tel point de vue, cette question qui nous touche de si près aujourd'hui: «D'où vient l'homme? comment a-t-il surgit? restait naturellement insoluble par la science où franscendante, C'est-à- dire qu'elle excédait les limites d’une constatation expérimentale. La solution ne pouvait se trouver que dans la foi religieuse ou le mythe, qui certes à tenté aussi, vous le savez, les interpréta- tions les plus diverses, desquelles est sortie une diversité non moins riche de traditions ou de récits. Dans les mythes religieux de presque sous les peuples nous rencontrons des fictions plus ou moins naïves, plus ou moins ingénieuses, plus où moins sub- tiles, sur ce sujet, mais qui toutes du moins nous montrent à quel point l'esprit de l'homme, même le plus inculte, devait dès l'abord se préoccuper de la grande question de l'origine de sa race, ce «mystère des mystères» suivant l'expression d’un philosophe anglais. Aujourd'hui, grâce aux progrès de la connaissance humaine, nous nous plaçons à un tout autre point de vue; et cest un des faits les plus remarquables et les plus significatifs de la vie intel- lectuelle de l'humanité, que la science en soit peu à peu venue à se saisir d'une #e//e question et à prendre solidement pied sur un terrain, qui parut si longtemps lui être interdit tout-à-fait me. =. NS et pour jamais. *) C’est aussi pour nous avertir que nous ne saurions compter trop peu sur le progrès de l'esprit humain, et que nous ne devons jamais désespérer de la solution des problèmes les plus obscurs — ou encore, et surtout, qu'il n’est permis en aucun cas, de tracer prématurément, comme maiïnts philosophes l'ont osé, des bornes à l'esprit humain, ni de déclarer, qu'il n'ait pas en lui la force ni le droit de les franchir. Au reste, ceux qui l'ont fait, agissaient d'ordinaire dans un intérêt théologique ou en vue de quelque idée philosophique particulière bien plus que par amour de la vérité. La vérité, nous devons nous efforcer de l’atteindre par toutes les voies et par fous les moyens en notre pouvoir, soit recherches, soit spéculation. Que s'il sagit de trancher scientifiquement la question que nous venons de nous poser, à savoir, si les principes de la na- ture générale s'appliquent également à l’homme, on ne peut, Messieurs, répondre, comme la plupart d'entre vous l’auront déjà fait, que par l'affirmation la plus bardie. Une théorie ou une loi qui s'applique à l'ensemble de la nature organique, doit aussi s'appliquer à l'homme; attendu que les principes, suivant les- quels ce monde à été formé, restent identiques et immuables — du moins, tous les véritables savants s'accordent à le penser. L'anatomie et la physiologie, c'est-à-dire les deux sciences de la structure et des fonctions du corps animal, ne laissent pas planer le moindre doute sur ce point, que l'homme, anatomiquement et physiologiquement, n’est autre chose que le plus haut spécimen du type vertébré. On sait d'ailleurs que ce type, rangé par le mé- rite de sa perfection au sommet de l'échelle animale, descend en *) «Le fait d’avoir reconnu la véritable origine de l’homme, est une «découverte si riche en conséquences dans toutes les branches de la pensée chumaine, que l’avenir tiendra peut-être ce résultat pour le plus grand que «l'esprit humain pouvait être appelé à atteindre.» (Professeur H. Schaaf- hausen.) s'éloignant de l'homme par une innombrable série de degrés. S'il existe une lacune anatomique ou physiologique entre Fhomme et les mammifères les plus voisins de lui, en tout cas elle n'est pas plus large que les intervalles qui se rencontrent entre d'autres genres de mammifères; elle indique seulement une différence relative, mais non pas une différence essentielle ou absolue. *) On est particulièrement frappé de cette vérité quand on étudie les divers systèmes de classificätion des zoologues où des natu- ralistes, et que l'on considère les vaines tentatives de quelques- uns d’entre eux pour faire de l'homme un règne différent du règne animal et végétal. Tout au contraire Zinné, le grand législateur de la zoologique systématique, avait saisi le véritable principe, car il faisait entrer dans son ordre supérieur dit des Prémas (Primates) l’homme, le singe, et le demi-singe.**) Cependant en 1779 Blumenbach S'écaxtait déjà de cette classification et inventait les himanes (c'est le nom qu'il donnait à l'homme) par opposition aux quadrumanes (cest ainsi qu'il distinguait les singes). Il appelait l'homme un «animal erectum bima- num»; tous les caractères propres de l'humanité se bornaïent *) Dans son livre: «De notre connaissance des causes des phénomènes organiques» le professeur Huxley, qui s'est sérieusement occupé de cette question et des recherches qui s’y rapportent, dit qu’«il est en effet facile «de démontrer, que sous le rapport de la structure l’homme ne diffère pas «plus des animaux placés immédiatement au-dessous de lui, que ceux-ci ne «diffèrent d'animaux faisant partie du même ordre qu'eux.» ##) La justesse que déjà Linné mettait à apprécier cette question, ressort des paroles suivantes qu'il écrivait sur les «anthropomorphes» dans ses «Amoenitates academicae»: «Il peut sembler à beaucoup de gens. que la «différence entre l’homme et le singe est plus grande qu’entre le jour et la «uit; mais si ces personnes voulaient établir une comparaison entre l'Euro- «péen le plus civilisé et le hottentot du Cap de Bonne Espérance, elles au- «raient de la peine à se persuader, que ces deux hommes ont une même ori- «“gine; aussi bien elles ne pourraient se convaincre qu'une noble demoiselle «de la cour et un homme des bois livré à lui-même appartiennent à la «même espèce.» donc pour lui à la éstation verticale» et à la possession «des deux mains.» Ce système, déjà reconnu par Buffon, fut adopté après Blumenbach par le célèbre Cuvier, qui le fit passer officiel- lement dans la science, d'où il n’a pas encore complètement dis- paru. Cependant, un grand nombre de zoologues sont retournés depuis à la vieille classification de Linné et. ont remis en avant ses «primats», qu'on avait déjà presque oubliés. Ce dernier sys- tème est d’ailleurs le seul possible ou le seul dont l'adoption soit légitime, attendu qu'anatomiquement la fameuse distinction entre «bimanes et quadrumanes» n'est pas admissible. Le mérite d’en avoir fourni la démonstration rigoureuse revient au célèbre anatomiste anglais, le professeur Æuxley. Huxley a comparé la structure anatomique des os et des muscles de la main et du pied chez l’homme et chez le sénge, et il a montré, que sur une telle question ce n'est pas assez de consulter l'aspect extérieur des parties, mais que l'étude de leur conformation intime est seule décisive. De cette étude il résulte, suivant Æuxley, que la main et le pied (chez l'homme et les singes anthropoïdes, notam- ment chez le gorille) sont conformés d'après des principes iden- tiques; c’est-à-dire que le gorille n’a pas, comme on l'avait ad- mis, quatre mains, mais bien deux mains et deux pieds. L’ex- trémité postérieure du gorille n’est rien autre chose, suivant Huxley, qu'un pied, muni d’un gros orteil, ressemblant à un pouce et opposable aux autres orteils — c'est-à-dire une sorte de pied prenant. *) Et il en est de même pour toutes les espèces *) Cette proposition a été tout récemment attaquée au point de vue anatomique, mais seulement jusqu’à un certain point. Le professeur Schaaf- hausen, qui à traité la question devant le XLJI. congrès des naturalistes alle- mands, s'exprime en ces termes: «Au sujet du gorille on peut concilier les «opinios contraires, attendu que son extrémité postérieure est mi-partie «un pied, mi-partie une main. Le côté du talon est pied, le devant est main. «L'emploi du membre s'accorde bien d’ailleurs avec cette manière de voir. «Ce qui caractérisele pied humain quant à sa forme, c’est qu’il porte, comme 123 de singes et de demi-singes. Tous ces animaux présentent la disposition caractéristique des os tarsiens; et quant aux muscles, ils ont le fléchisseur et l'extenseur courts et le péronier long. ‘ Anatomiquement, cette extrémité postérieure est donc toujours un pied et ne peut en aucun cas être confondue avec une main. C’est pourquoi /luxley rejette, sans hésiter, l'expression de «qua drumanes» et ne considère l'homme que comme une famille spé- ciale des Prémates où Souveraines. 11 donne aux sujets de cette famille le nom d'«anthropini», pour éviter la confusion avec les autres familles de la même classe ou du même ordre. Au reste, quand bien même le pied de l'homme et le pied des grands singes différeraient encore plus, cela n’indiquerait pas qu'il faille établir entre les deux une séparation plus marquée, attendu que pour la conformation du pied l'orang-outang, par exemple, diffère encore plus du gorille, que celui-ci ne diffère de l'homme! ! Et si du pied et de la main on passe aux-autres parties du corps, comme les muscles, les entrailles, les dents, le cerveau etc. Huxley affirme que l'anatomie comparée de ces parties donne un résultat pareil. La dentition, qui livre comme on sait, des indi- cations très précises sur la parenté entre les mammifères, est la même chez le gorille et chez l'homme, quant au nombre des dents, à leur genre et à la conformation générale de la couronne ; les seules différences, qu'il y ait, ne portent que sur des points peu essentiels, au lieu qu'on trouve entre les diverses espèces ou «ue voûte solide, tout le fardeau du corps tenu debout. Mais le maintien «et l'allure du gorille marquent précisément le milieu entre le port vertical »de l’homme et la démarche du quadrupède. Le gorille se tient ordinaire- «ment accroupi; qu'il marche ou qu’il coure, son torse reste à peu près ver- «tical; cependant son corps n’est pas supporté seulement par les extrémités «postérieures, une partie repose sur l'arrière des mains appuyées au sol. «Entre l'allure de l'animal et celle de l'homme, nous ne pouvons pas nous figurer la transition autrement qu'elle se trouve présentée chez le t »gorille.» 124 les diverses familles de singes de pareilles similitudes et des dis- semblances — mais ces dermères bien plus accentuées. Schaaf- hausen observe à l'appui de cette idée, que la première denture chez l'homme ou la denture de lait offre aussi une similitude frappante avec la denture du singe, attendu qu'à la place des fausses molaires qui viennent plus tard et qui se distinguent par : une couronne petite avec de racines jointes, elle porte de véri- tables molaires avec couronne et racines pareilles à celles du singe. C'est-à-dire que l'homme est ramené par sa première den- tion à une formation inférieure qui rappelle son origine, et qu'il n’atteimt véritablement à la forme humaine que par sa seconde dentition. Mais encore. dans ce second état, les dents de l'homme ressemblent tellement — la grandeur exceptée — à celles des singes supérieurs, «qu’on en peut conclure, que «l'homme s'est autrefois, comme eux, nourri de fruits.» (Schaal- hausen.) La structure des singes supérieurs présente d'ailleurs avec celle de l'homme d'assez nombreuses analogies anatomiques, et /luxley déclare qu'on trouve fréquemment, à la dissection de certains cadavres humains, des particularités qui rappellent de très près la disposition des muscles chez le singe. «Ainsi donc, «ajoute Schaufhausen, ce n’est pas seulement pendant la vie «embryonnaire et foetale, vérité reconnue depuis longtemps, «mais encore dans son état de croissance et même d'achèvement, «que l'organisme garde le souvenir des formes inférieures, dont «les traces ne disparaissent que peu à peu.» Et suivant le même auteur, la structure du singe offre avec celle de l’homme, dans les trois organes des sens les plus nobles (oeil, oreille, toucher), des points de ressemblance que n'ont pas les autres mammi- fères. «Hormis l'homme, dit-il, le smge est le seul animal qui «possède les corpuscules tactiles, par le moyen desquels sont re «cueillies les impressions les plus légères; seul le singe a, comme «l'homme, la fovea centralis et la tache jaune de la rétine; et les ei 9 J «vrais singes ont seuls, essentiellement ressemblant à celui de l'homme , le labyrinthe (oreille interne), dont la conformation est «déjà complètement différente chez les demi-singes.» — . La dernière, mais aussi la plus sérieuse des tentatives faites dans le but de marquer à l'homme une supériorité anatomique sur le reste des animaux, a eu le cerveau pour objet. IL est vrai de dire que cette nouvelle épreuve n'a servi finalement qu'à faire démontrer plus sûrement, à la suite des recherches les plus exactes, l'uniformité générale de la structure anatomique. Vu l'importance souveraine du cerveau, comme organe de la pensée, ilme paraît indispensable d'entrer ici dans quelques détails. Le professeur Owen, entr'autres, l'un des anatomistes anglais les plus distingués, qui vivent encore, à essayé il n'y a pas longtémps, d'établir sur cet organe une caractéristique diffé- rentielle de l'homme et de l'animal, avec l'intention de créer pour l'homme une sous-classe spéciale dans les mammifères Il compta trois caractères qui devaient être distinctifs du cerveau humain: 1° les lobes postérieurs du cerveau surplombant et cou- vrant le cervelet; 2° la corne postérieure des grandes cavités la- térales; 3° le petit pied de cheval marin; c'est-à-dire, un renfle- ment blanc, allongé, qui repose sur le fond ou sur la paroi in- terne de la corne postérieure, et qui part d'une échancrure ou inflexion extérieure correspondante. A cette conformation plus parfaite du cerveau devaient être attachées, suivant Owen, des aptitudes intellectuelles particulières et d'un ordre supérieur, qui autoriseraient à faire de l’homme une sous-classe spéciale dans les mammifères: les Archencephala (de &oyw, je domine, et Ence- phalon, cerveau), par opposition aux Lyencephala, Lissencephala et Gyrencephala, (de Afw, je délie, Loos, uni, et yug6w, Je me courbe). Aussitôt que le travail d'Owen eut paru, en 1847, il devint l'objet de nombreuses réfutations de la part des savants; et le débat, qui se trouva engagé, fit sortir une quantité de publi- cations (je ne citerai que les noms de Rolleston, Huxley, Flower ete.) et provoqua de nombreuses recherches sur le cerveau des singes. Le résultat définitif de ces recherches fut d'établir, que les assertions d'Owen se trouvaient mal fondées de tout point, et que ce savant était arrivé à une partie de ses conclu- sions en s'appuyant sur des reproductions fausses ou défectueuses d'un cerveau de chimpanzé, éditées par quelques anatomistes hollandais (Vrolik et Schroeder van der Kolk). On reconnut, qu'au contraire tous les cerveaux de singes ont une corne pos- térieure des cavités latérales, un petit pied de cheval marin, et que les lobes postérieurs du cerveau y débordent le cervelet, quel- quefois même davantage que chez l'homme. *) Vous trouverez de plus amples détails sur cette question dans la deuxième partie du travail d'Huxæley sur la place de l’homme dans la nature. Quant au volume du cerveau, dont il convient naturellement de tenir un grand compte, Æuxley a démontré, que la différence entre le crâne humain minimum et le crâne maximum du gorille est toujours considérable,. mais moins grande cependant que les différences entre les crânes des diverses races humaines. Des crânes humains mesurés par Morton, le plus fort cubait in- térieurement 114 pouces, le plus faible 63 pouces. Il ne faut pas oublier qu'on à prétendu avoir vu des crânes d'Hindous, qui n'allaient pas au delà de 46 pouces. La capacité interne du crâne de gorille le plus fort n'excède pas 34 pouces. Aïnsi done, le volume du cerveau varierait plus d’une extrémité à l'autre *) Plus récemment, Owen avoue lui-même s’être trompé, et il dit tex- tuellement: «...ont fait voir, que toutes les parties constitutives du cerveau «humain se retrouvent aussi chez les quadramanes (singes), bien que modi- «tiées diversement et moins hautement développées.» Toutefois la perfec- , tion relative de ces parties chez l’homme paraît suffisante à ce savant pour justifier la création d’une classe zoologique spéciale pour l’homme. 127 de la série humaine, qu'il ne varie de l’homme au singe! — Pour ce qui est des fameuses cérconvolutions du cerveau, dont on a voulu faire à l'homme un avantage propre, elles se trouvent dans le cerveau des singes développées à tous les degrés, depuis le cerveau lisse du marmouset jusqu'à celui de l’orang-outang et du chimpanzé, dont les circonvolutions diffèrent très peu de celles de l'homme. La surface du cerveau chez le singe repré- sente pour ainsi dire un canevas ou le plan abrégé du çerveau humain; chez les singes anthropoïdes les détails abondent de plus en plus sur ce canevas; et les différences qu'il y a encore, sans parler toutefois des dimensions, ne portent plus que sur des caractères de second ordre. Ainsi donc, quels organes ou quel système d'organes que l'on étudie, on arrive toujours à la même conclusion, qui a d’ail- leurs été présentée par ÆHwrley comme le résultat général et assuré de toutes ses recherches et de toutes ses observations, à savoir: que les différences de structure sont moins grandes entre l'homme et le singe anthropoïde, qu'elles ne sont entre les diverses familles de singes. Le professeur Ææckel dit pareïllement, que la différence -entre l’homme le plus bas et l'animal le plus haut n’est jamais . qu'une différence quantitative, C'est-à-dire qu’elle porte seulement sur un nombre ou sur une dimension, et de plus qu'elle est tou- jours de beaucoup inférieure à celle, qui existe entre les animaux supérieurs et les animaux les plus bas. I1 y a même, à son avis, de plus grandes différences entre deux hommes, pris l'un en haut, l’autre en bas de l'échelle humaine, qu'entre les hommes les plus bas et les animaux les mieux organisés. L’anthropologie, ou la science qui à l'étude de l’homme pour objet, n’est ainsi aux _yeux d’Æœckel qu'une branche de la zoologie ou science des animaux. À Ce résultat, Messieurs, suffit parfaitement pour faire voir, 128 qu'il est impossible d'établir une distinction spécifique où qualr- tative entre l’homme et l'animal; et non pas seulement, comme quelques-uns parmi vous pourraient le croire, au point de vue du corporel, mais aussi sous le rapport spirituel ou intellectuel. Car il est aujourd'hui hors de doute, que le cerveau est l'organe de la pensée, et que la force et le développement spirituels varient proportionnellement à la grosseur, à la forme, à la dis- position et au développement du cerveau; c’est-à-dire en résumé, que le spirituel et le corporel, chez l'homme et chez l'animal, forment un tout indivisible; et que l'être spirituel ne peut être considéré en quelque sorte que comme un épanouissement su- prême de l’organisation. < Il est vrai qu'il se trouve un grand nombre de gens, philo- sophes, théologiens et naturalistes à vues théologiques, qui re- poussent cette conclusion — considérant l’homme comme un être de préférence spirituel et affranchi des lois ordinaires qui régissent les choses de la nature. Ils confessent tout au plus qüe l'homme est corporellement un animal, mais au spirituel l'homme “est pour eux quelque chose de tout différent, et ils n’admettent pas quil puisse être question de lui appliquer directement les lois de la vie animale! À ces prétentions il faudra répondre, que quand. on com- pare dérectement l'intelligence de l’homme à celle des animaux les plus rapprochés de lui, on obtient à l'endroit de l'être spéri- tuel les mêmes résultats, que l'anatomie comparée a livrés pour l'être corporel ; et nous ajouterons, que les métaphysiciens et les philosophes, lorsqu'il ont voulu établir une distinction, ont tou- jours éprouvé les mêmes difficultés que les anatomistes.… Il y a aussi peu de ligne de démarcation spérituelle entre l'homme et l'animal, qu'il en existe corporellement. Les plus hautes facultés de l'intelligence humaine se trouvent en germe dans les régions les plus basses de la vie, et les sentiments humains les plus 7129 nobles et les plus profonds: l'amour, la reconnaissance, le plaisir, la colère, la douleur, la haine, le chagrin, etc. sont aussi le par- tage de l'animal. Toutes les qualités, qui font l'excellence de l'homme, reposent dans le monde animal comme à l’état de pro- messe; et cest seulement à la sélection naturelle, que l'homme doit d'en avoir eu un plus ample développement. L'homme ne se distingue de l'animal qu'en ce, que les traits communs aux deux sont chez lui mieux accusés et plus heureusement des- smés; et c’est ce qui a permis aux forces intellectuelles d'empiéter chez lui sur le domaine des bas penchants et des tendances viles. *) Mais il ne faudrait pas croire pour cela, que ces forces in- tellectuelles fassent défaut chez l'animal. L'animal compére, déduit, tire des conclusions, s'instruit par l'expérience, réfléchit, etc., tout comme l’homme, — et dans ces opérations son infério- rité est seulement quantitative. Les loës de la pensée chez les animaux supérieurs sont aussi les mêmes que chez l'homme, et les inductions et les déductions se font de part et d'autre par des procédés identiques. Toutes les institutions politiques et sociales de l'humanité fonctionnent ébauchées dans le monde animal, elles y sont même parfois plus développées que dans l'humanité. En somme /a vie éntellectuelle des animaux, si riche et scientifi- quement si importante, à été jusqu'à ce jour trop peu connue et, par suite, trop rabaissée, parce que Messieurs les philosophes, qui s'étaient réservé l'étude de ces questions, comme étant exclu- *) Suivant Hæckel, ce qui fait tout l'avantage de l’homme sur les ani- maux, c’est que le premier possède plusieurs organes ou fonctions animales importantes très développées, en d’autres termes, qu’il réunit plusieurs propriétés saillantes, qui ne se rencontrent chez l'animal que séparément. Par exemple: une structure mñeux spécialisée ou plus parfaite du laryn@ d cerveau, des extrémités, etc., qui a pour eftet la variété du langage, la richesse des aptitudes intellectuelles, le port vertical dans le mou- vement, etc. 130 * sivement de leur domaine, ont toujours raisonné sur des abstrac- tions, et non pas d’après des expériences. *) Mais celui qui étudie ces choses de près, est frappé par une multitude de traits surprenants qui témoignent jusqu'où peut aller l'intelligence des animaux. Pour s’en faire une opinion, il ne faut assurément pas consulter les savants qui écrivent au coin d'un bureau, mais plu- tôt les gens qui vivent en contact avec les animaux, comme les chasseurs, les bergers, les fermiers, les maîtres de ménageries, les gardiens, etc., et qui ont occasion d'observer les manifesta- tions de leur intelligence. On apprendra là des choses toutes différentes de ce qui se dit d'habitude. Les animaux n'ont pas seulement de l'intelligence et une sensibilité morale tout aussi bien que l'homme; ils possèdent aussi un langage, qu'à la vérité nous ne comprenons pas; ils ont des sociétés et des états, sou- vent mieux organisés que les sociétés humaines; ils construisent des édifices et des palais auprès desquels les nôtres proportionnément nereprésentent souvent qu'une assez piteuse besogne; ils ont des soldats et des esclaves, des prisons et des tribunaux; ils s'instruisent par l'expérience tout comme nous; **) et le principe de l'éducation #) «Mais toutes les études plus récentes, qu'on a faites sur la nature de «l'âme animale, ont révélé que l’animal mérite d’être placé plus haut qu’on «n’a fait jusqu’à présent; qu'il réfléchit bien des actes que l’on w’attribuait «qu’à un aveugle penchant; qu'à chaque mouvement ou à chaque puissance «de l’âme humaine on peut trouver en lui un trait correspondant, bien que «moins développé, qui est comme la première ébauche de la faculté.» (Schaafhausen.) #*) Toute connaissance humaine résulte de l'expérience; il n’y a pas de ce qu'on appelle connaissance a priori ; et celles, qui parfois paraissent telles, ont seulement été fransmises par hérédité, comme par exemple la science du chien de chasse. J. Stuart-Mill a démontré à l'évidence, que la mathé- matique elle-même, qu’on à regardée si longtemps comme une science @ priori, est en réalité une science a posteriori. De tout cela Hæckel con- clut à l'unité absolue de la nature (organique et inorganique) et dé ga science, Toute science humaine est philosophie empirique ou empirisme philosophique. Mais toule vraie science est philosophie de la nature. 151 des jeunes par les vieux est chez eux aussi en vigueur, avec cette différence qu'ils ne le négligent pas relativement autant que les hommes, chez lesquels il est d'usage, que les écoles et les maisons d'éducation soient éroites en raison de la grandeur des prisons et des casernes. Ils se façonnent moralement, ils pro- gressent notamment dans le commerce de l'homme (les ani- maux domestiques en sont un exemple), malgré que l’on ait voulu faire de la résistance à l'éducation une marque distinctive de leur nature. Et quand même il n’en serait pas ainsi, on n'au- rait pas encore le droit de dire que c'est là un caractère parti. eulier à l'animal, attendu que nos sauvages non plus ne pro- gressent pas, et que les races humaines ne sont pas toutes, tant s'en faut, susceptibles de développement. Le Peau-rouge, l'Es- quimau, le Polynésien, le Maori, Australien, etc. périssent, comme on sait, au contact de la civilisation, mais la-civilisation ne prend pas sur eux. Il n’y a que le Nègre, transporté dans l'Amérique du Nord, qui ait pu s'élever au-dessus de l’état ordinaire de sa race, et ençore est-ce en esclavage et dans le commerce du blanc (absolument de la même façon que l'animal domestique gagne en vivant à côté de l'homme). Enfin si l’on vient dire que l’homme possède seul un langage pour exprimer des idées abstraites, on n'aura encore rien prouvé, attendu que la philologie comparée enseigne que dans toutes les langues américaines les termes, qui exprimeraient ces idées, font défaut. Il en est de même des lan- ques australiennes, d’une partie des [angues de la Polynésie et vraisemblablement aussi du plus grand nombre des dialectes que parlent les nègres de l'Afrique centrale. Et surtout, en établissant une comparaison entre l'homme et l'animal, qu'on ne fasse plus cette faute de prendre, pour l’opposer aux animaux, l'Européen Je plus civilisé. Il y à entre les deux un abyme infranchissable. Que lon choisisse plutôt le sauvage d'Afrique ou d'Australie; celui-là est beaucoup plus voisin de l'animal, bien qu'il soit . 9* N. Mor homme au même titre que nous! Si donc le célèbre professeur de Munich, l'anatomiste et physiologiste Brischoff, veut voir une différence spécifique entre l'homme et l'animal (Conférences de Munich) dans ce que le premier n’a pas seulement la conscience, mais aussi la conscience de sort, et s'il définit bien arbitrairement celle-ci: «la faculté et la nécessité de réfléchir sur soi, sur tons «les phénomènes propres au sujet et sur leurs rapports avec le «reste de la création,» on peut lui demander s'il croit en tout cas, que le Papoua de la Nouvelle Zéelande ou le sauvage des Amazones où l'indigène des Philippines, l'Esquimau, le Boto- koude ou seulement le prolétaire ewropéen placé au plus bas degré de l'échelle sociale éprouve le besoin ou s'il aurait la ca- pacité de réfléchir à ces belles choses? Il est vrai que le savant professeur fait à ces Nouveaux Zéelandais, à ces Esquimaux, à ces Botokoudes, etc. l'honneur de les représenter comme «des hommes égarés, sauvages», chez lesquels «le caractère humain propre» ne se serait pas dessiné ou développé. C’est dommage qu'il ait oublié de nous dire, où il a été chercher ses idées sur ce qu'il appelle «le caractère humain propre,» ou bien à quelles sources il veut les puiser, ailleurs que dans l'observation de l’homme lui-même! Il se combat donc avec ses propres armes, quand il avoue, que sa mystique conception du «caractère humain propre» ne se trouve pas réalisée dans des hommes, qui font véritablement et incontestablement partie de l'humanité; sans savoir démontrer plus que,ce caractère pourrait être suscité en eux de quélque façon! Les faits les plus concluants établissent au contraire, comme nous l'avons déjà souvent répété, que les races inférieures de l'humanité, races beaucoup plus voisines de l'animal que de cet humain idéal inventé par Bischoff, non seu- lement sont inaccessibles à la culture, mais encore périssent lorsqu'on veut les y'soumettre. I faut bien dire aussi que, dans le camp des philosophes 133 où 1l s'est fourvoyé, Mr. Bischotf se trouve parfaitement seul avec sa bizarre définition de la conscience de soi. L'homme, à quel- que degré qu'il se trouve, et pareillement l'animal a cette con- science de son #o1, qui est ce quon appelle ordinairement la conscience de soi. Et, comme le dit Schopenhauer, un véritable philosophe, il n'y a que des philosophes insensés qui puissent, sans la momdre apparence de raison, la refuser à tous les ani- maux. Il faudrait, s'écrie Schopenhauer, qu'un de ces philosophes pût se trouver un jour entre les griffes d’un tigre, pour apprendre vite à ses dépens, quelle distinction l'animal sait faire entre le mor et le non-mot. ; La raison, qui n’est d'ailleurs pas une faculté à part, mais qui représente la résultante des forces intellectuelles: réflexion, déduction et imagination, portées à plus haut point, la raison n'est pas plus que la conscience de soi le privilége exclusif de l'homme. «À d'autres égards encore, dit le professeur Schauf- ou bien faut- il adopter l'opinion d'Huæley, qui pense que loin de voir dans la 10 basse origine de l’homme un déshonneur ou un motif de décou- ragement, nous devons, en considérant et notre origine et ce que la culture à fait de nous, ressentir seulement un plus vif désir d'atteindre un but toujours plus grand et plus élevé? Je partage complètement pour ma part cette dernière ma- nière de voir, et je veux terminer ma conférence par ces belles paroles de Lange, l'auteur de l’«histoire du matérialisme» : «Il est peu philosophique de rougir avec Pline de la misère «de notre origine. Car ce qui nous y paraît commun, est préci- «sément ce qu'il y à de plus précieux et à quoi la nature a ap- «pliqué l’art le plus grand. Et quand même l'homme sortirait «d'une source plus basse encore, il n’en serait pas moins le plus «noble des êtres !» QUATRIÈME CONFÉRENCE. Messieurs ! Nous examinerons aujourd'hui la théorie Darwinienne et la théorie de la transmutation dans leurs rapports avec la doctrine et les lois du progrès dans la Nature et dans l'Histoire, Je vous ai déjà dit dans une conférence précédente, que le progrès est un résultat fréquent, mais non pas nécessaire, du changement; et comme preuve, je vous citais les £ypes stationnaires d'animaux marins inférieurs, auxquels la sélection naturelle ne profite pas ou ne profite que dans une très faible mesure, à cause de l’excessive simplicité de leur organisation et de l'uniformité des milieux qui les entourent. Je vous ai signalé même quelques exemples d'organismes rétrogrades; et je disais entre autres choses que la sélection naturelle donne lieu dans certains cas à un recul de toute l’organisation. Je puis ajouter que quelques groupes, notamment dans les classes inférieures du monde ani- mal, ont possédé primitivement une organisation supérieure à celle qu'ils ont aujourd’hui, et en même temps plus variée. En présence de tous ces faits et de quelques anomalies d’un : autre ordre, un certain nombre de savants nent absolument le progrès dans la nature organique. Même des partisans décidés de Darwin et de sa doctrine se sont rangés à cet avis, et Lyell lui-même, quoique partisan de la doctrine du progrès, s'exprime très dubitativement sur différents points. Bien qu'ils soient 10* obligés de reconnaître le progrès dans l'intérieur de certaines classes ou genres, ses adversaires prétendent que cela ne prouve aucunement que le développement suive en tout et pour tout une marche ascendante. Les savants, surtout les savants anglais qui ont le plus agité cette question, se trouvent donc divisés en deux camps: les partisans de la théorie de la transmutation etes partisans de La théorie du progrès. Il en est parmi les premiers qui nient le progrès; en revanche il s'en trouve parmi les seconds qui se prononcent contre la transmutation. Comme de juste, ces der- niers sont des théologiens qui n’admettent pas le progrès, #e/ qu'ils l'entendent, sans l'intervention divine. Les mêmes diver- gences se sont produites en Allemagne, et là comme en Angle- terre on s'est parfois montré plus hostile à la doctrine du pro- grès, qu'à la théorie de la transmutation, bien que le contraire eût paru plus raisonnable. L'animosité a été vive surtout et l'est encore du côté de certaine doctrine géologique, assez neuve, dont le professeur Bischoff de Bonn s'est fait le premier l'imi- tiateur. Les partisans de cette doctrine vont jusqu'à nier, en bloc, tout progrès dans le monde organique; et ils ne trouveraient pas étonnant que l'on rencontrât aujourd’hui des débris humains dans les roches si/wriennes où dévoniennes, c'est-à-dire au sein des couches réputées jusqu’à ce jour les plus anciennes ou à peu près les plus anciennes de toute la formation terrestre. Cette manière de voir est d’ailleurs étroitement liée à leur opinion géo- logique. Se refusant à considérer toute l’histoire de la terre autrement que comme un éternel va-et-vient, un retour perpétuel des mêmes accidents, ils sont naturellement amenés à découvrir la même uniformité dans le monde organique et à prétendre, que jamais sur la terre rien n’a différé essentiellement de ce qui s'y trouve aujourd’hui. On comprend cependant que la géologie n'est pas seule compétente, et que la paléontologie, l'anatonnie, la phy- siologie, lembryologie, etc. doivent étre aussi consultées. C’est seulement à la condition que les résultats de routes ces sciences aient été mis à profit, qu'il est possible de se prononcer à coup sûr. Parmi les représentans de cette idée, l'un d'eux Mr. Oro Volger s'est placé au premier rang par un ouvrage intitulé «Terre et Éternité» (Francfort s/M. 1857), puis par un mémoire lu à l'assemblée des naturalistes de Séettin de 1863. Selon lui, l'an- cienne théorie, admise jusqu’à ce jour, d'un «règne primarre des poissons,» d'un «règne secondatre des lézards,» d'un «règne ter- tiaire des mammifères et des oiseaux» et d'un «règne quater- naire de l'honvme» se trouve complètement ébranlée et mise en pièces à la suite de découvertes plus récentes; et les origines des différentes classes d'animaux sont reculées dans un passé beau- coup plus lointain. On connaît maintenant des mammifères et des oiseaux de l’époque secondaire; des sauriens du calcaire con- chylien ; on a trouvé des lézards dans le schiste cuivreux et même dans l'anthracite de l'époque primaire etc. Il existe encore aujour- d'hui des formes de transition, en dehors de celles que l'on ren- contre à l'état fossile; telles sont les chauves-souris qui tiennent le milieu entre les mammifères et les oiseaux, les cétacés qui sont des mammifères avec le corps du poisson etc. Il existe même aujourd'hui des êtres ou des natures composées, que l'on considère comme des types appartenant aux âges primitifs, et qui étaient destinés à se décomposer en se développant. Il n’est pas rare, que dans les temps primitifs certains groupes soient survenus avant d'autres qui leur étaient pourtant inférieurs; sil y a pro- grès dans certains cas, il y à rétrogradation dans d’autres, et lon remarque, que les formes supérieures alternent avec les formes inférieures, souvent sans qu'il y ait apparence d'une loi. Il se produit donc véritablement, suivant Volger, dans les formes or- ganiques un renouvellement perpétuel, dont on ignore encore la 150 loi; mais il n’y a pas un procédé général de développement as cendant. Vo/ger est ainsi du nombre de ceux qui admettent la transmutation dans son sens le plus général, mais qui rejettent le progrès. Tout récemment, dans son «Histoire de la terre» (1866), le professeur Dr. F. Mohr a émis des idées analogues. La distinc- tion qu'on à établie jusqu'à ce jour entre les diverses périodes terrestres, d’après leur ordre chronologique, lui paraît reposer sur une base fausse. Dans le monde organique, il y a bien en détail progrès et rétrogradation, avant l'anéantissement complet, mais cela n'est pas vrai de l’ensemble. Ici, le progrès et la rétrogra- dation se compensent toujours l'un l’autre, et l'idée d'un progrès éternel n'est rien qu'un rêve bienfaisant. Suivant Mohr et les autres adversaires du progrès, il en serait absolument de même en ce qui touche l’hëstoëre. Et, chose remarquable, ce sont les mêmes raisons ou des raisons semblables qu'ils allèguent et dans le domaine de l'histoire et dans celui de la nature. Je vais vous les exposer rapidement. Les arguments pris dans la nature se formulent ainsi : 1° Les organismes et les animaux marins primitifs les plus bas (rhizopodes, infusoires, foraminifères, éponges, algues, etc.) sont aujourd'hui conformés identiquement comme ils létaient déjà au commencement du monde. Où donc est ici le progrès ? *) *) De même, les espèces de brachiopodes les plus anciennes connues égalaient déjà, dans tous les points essentiels, celles qui vivent à présent: avec cette différence toutefois, qu’elles étaient alors plus nombreuses et étalaient une variété de formes qu’elles n’ont plus aujourd’hui. — Auxley (De notre connaissance des causes des phénomènes organiques, page 126) prétend, qu’il y à eu aussi de ces {ypes stationnatres chez les poissons, au moins pour certaines périodes géologiques, durant lesquelles ces types restaient invariables, bien que tout changeât autour d'eux. — Le plus ancien mollusque que nous connaissions, est le genre des Brachiopodes Léngula, sorte de coquille qui se trouve dans toutes les couches terrestres et qui vit encore aujourd'hui, mais sans donner d’embranchements, > On trouve déjà, réunis ou rapprochés, dans les couches de formation les plus profondes, des représentants des 4 ou grandes classes du monde organique, cest-à-dire des p/antes, des anémaux primordiaux, des rayonnés, des mollusques, des articulés et même des vertébrés; tandis que, suivant la doctrine du progrès, le plus parfait aurait dû toujours procéder le moins parfait. Ains les p/antes devraient se rencontrer les premières, puis les animaux primordiaux, et ainsi de suite jusqu'aux verté- brés, qui auraient dû n'apparaître qu'en dernier lieu. On trouve d'ailleurs quelquefois dans les formes /es plus anciennes un haut degré d'achèvement. Ainsi, les plus anciennes plantes marines que nous connaissions, appartiennent de préférence aux formes les plus hautes de leurs familles respectives, qui sont d'ailleurs elles-mêmes bien imparfaites et situées très -bas sur l'échelle des êtres. 3° Nous rencontrons très souvent pour la première fois dans des couches relativement plus récentes des genres où des es- pèces inférieures, en tant qu'espèces, à celles qui les ont précé- dées; et dans le règne animal certains représentants de classes ou d'ordres inférieurs s'élèvent bien au-dessus des classes plus hautement organisées. Au dire d’Agassiz un certain nombre d'échinodermes, de la classe des rayonnés, ont une structure plus complexe que tel représentant des mollusques ou des articulés, ou peut-être même que quelques vertébrés; et dans la classe des articulés on trouve des #nsectes dont il serait difficile d'établir la su- périorité sur bon nombre de crustacés, bien que ces derniers mar- quent un échelon beaucoup plus bas dans l'échelle générale des _ êtres. Quelques vers sont aussi, sous ce rapport, supérieurs à certains crustacés; et les acéphales les plus parfaits semblent mieux organisés que quelques gastéropodes ou limaçons, ete. etc. Enfin et quatrièmement, un grand nombre de genres et de Le groupes organiques avaient atteint dans les temps primitifs un degré de perfection que leur développement est loin d'offrir au- jourd'hui, — ce qui évidemment n'aurait pu avoir lieu, si le pro- grès s’exerçait d'une manière constante et sans interruption ; il y a donc eu au contraire rétrogradation. Que l’on considère, disent les adversaires de la théorie du progres, le règne si riche et si varié des mollusques de l’époque primaire et le développement et la variété de formes que les céphalopodes et les brachiopodes ont eue alors! tandis qu'à présent ces deux groupes ne fournis- sent plus que les maigres séries de mollusques que nous con- naïssons. On tombe parfois dans ces temps reculés sur certaines formes extraordinairement développées et d’une haute organisa- tion, comme le /ys de mer (Encrinus iliiformis) de la formation permique et triasique. La coquille de cet animal se composait de plus de 30000 pièces distinctes, groupées de la manière la plus avantageuse pour la satisfaction de tous ses besoins. — Ce n’est d'ailleurs pas seulement chez les mollusques qu'il en est ainsi, mais dans toutes les classes d'animaux. Les reptiles de l'époque secondaire, quelques-uns d’entre eux du moins, ont, autant que cela se peut, une organisation beaucoup plus parfaite que tel re- présentant actuel de cette classe, le crocodile par exemple. Les reptiles comptaient alors un nombre infini d'espèces, chez les- quelles certains types atteignaient une taille monstrueuse:; ce n'est que plus tard et devant les formes vertébrées plus parfaites, qu'elles se sont retirées. Les oiseaux et les mammifères de l'épo- que fertiaire, qui vient immédiatement après, présentent un dé- veloppement gigantesque, sur lequel les formes actuelles sont souvent bien en retard. — Dans une de mes conférences précé- | dentes il à été mentionné des cas de rétrogradation chez des espèces isolées, comme les vers intestinaux, les parasites etc. Les exemples, qu'on cite ordinairement, de rétrogradation dans l'intérieur d'une classe, sont les serpents pour la classe L D des reptiles; les oiseaux géants et les oies à graisse à cause de l'atrophie de leurs ailes pour la classe des oiseaux; enfin les cétacés chez les mammifères, etc. — l Pour la critique du progrès dans l'histoire, on se place à un point de vue identique, et voici à peu près quelles objections on met en avant: 1) À travers tant de siècles et de siècles écoulés, certains peuples sont restés jusqu'à présent ce qu'ils étaient à l'origine; et nous retrouvons en eux aujourd’hui encore la culture de l'homme préhistorique, : contemporain du mammouth, de l'ours des cavernes, du cerf géant, du rhinocéros primitif, etc. Il est des peuples qui combattent encore avec des armes de pierre et travaillent avec des outils de pierre, qui habitent des huttes de feuillage ou des cabanes de pilotis, et qui croupissent enfin, enfoncés dans l'existence animale, sans aucun avancement ma- tériel ou spirituel. On ne voit là ni progrès, ni développement, mais rien qu'une perpétuelle immobilité. | 2) D’autres peuples après s'étre‘élevés une fois à un certain degré de civilisation, y sont demeurés stationnaires; et depuis mille ans et plus ils n'ont pas fait un pas en avant. L'exemple des Chinois est le plus frappant de tous. 3) Enfin les peuples sont encore plus nombreux, qui ne sont parvenus à un haut degré de culture, que pour se replonger en- suite dans des ténèbres plus profondes. Comparez, disent les adversaires de la doctrine du progrès, comparez les beaux temps de l’antiquité classique, les âges florissants de la Grèce et de Rome avec les siècles de décadence artistique et scientifique qui les ont suivis. Gpposez le siècle d'un Périclès à l'obscur et superstitieux moyen-âge ; songez à des pays comme l'Egypte, la Perse, l'Inde, l'Asie Mineure, l'Afrique romaine, la Grèce, l'Italie, l'Espagne, le Mexique etc.; à des villes comme Babylone, Ninive, Ecbatane, Persépolis, Rome etc. etc.; et récapitulez les nom- 154 breuses et grandes décadences, dont l'histoire a gardé le souvenir. Remarquez aussi que dans le domaine de l'histoire aussi bien qu'en paléontologie chaque jour amène des découvertes nou- velles, qui reportent la civilisation dans des temps inconnus et toujours plus lointains, comme on le voit en Egypte. Ù Même sur le terrain spirituel et moral, où l'on regarde le progrès comme particulièrement efficace, à plusieurs égards nous avons reculé au heu d'avancer. Ainsi, que l’on compare la ma- turité politique des Grecs et des Romains avec l'état de tutelle et de minorité auquel nous sommes; la philosophie indépendante avant le christianisme avec ce qu’elle devint plus tard quand elle se fut faite l'humble servante de la théologie; ou bien les nombreuses et nobles vertus civiques des anciennes républiques avec le goût des jouissances frivoles, les tendances égoïstes et l'amour exclusif du gain, légitime ou illégitime, qui sont les sen- timents développés dans notre état politique et social; que l'on considère enfin, que le développement de ce que nous appelons chez nous le droë, n’a pu ‘aboutir après plus de mille ans, qu'à l'élévation de la violence physique et de la force brutale sur le trône des nations les plus civilisées !#) Dans l’histoëre les choses se passent donc comme dans la nature. C'est-à-dire, qu'on y voit bien un perpétuel changement dans les temps, dans les lieux et dans les hommes; qu'il Sy pro- duit en effet des alternatives continuelles de progrès et de reculs, d'édifications et de ruines, de croissance et de stagnation, de pro- duction et de mort, mais qu'en réalité l'idée d’un éternel progrès ou d'un procédé général de développement ascendant n’est qu'un * « *) Les dernières et extrémes conséquences de cet état de choses sont le césarisme et le militarisme qui règnent aujourd’hui en Europe. Les peuples, gagnés de jour en jour par cette épidémie, n’en ont pas seule- ment leurs forces matérielles ruinées; ce mal opprime aussi leur conscience, et menace d’étouffer en eux enfin toute culture éntellectuelle et morale. 155 beau rêve, et que tout se meut plutôt dans un cercle éternel, fermé sur lui-même à la façon du serpent allégoriqüe qui se mord la queue. Ou bien encore les choses se passent comme sur un théâtre, dont les acteurs et les décors changeraïent sans cesse et où tout semblerait plein d'activité, bien que tout resterait à la même place. Cette manière d'envisager l'histoire s'est rencontrée même dans la poésie, où elle a inspiré un des plus beaux morceaux de notre grand lyrique Æückert. Rückert fait voyager par le monde Ohidher, *) personnage de la mythologie persane, doué d’une éternelle jeunesse et il rend dans des strophes magnifiques l'impression produite par le spectacle du perpétuel renouvelle- ment de ce qui à été: Chidher, l’éternelle jeunesse, dit: Je passais près d’une ville, Un homme cueillait des fruits dans le jardin. Je lui demandai depuis quand la ville était là ? 11 dit, puis reprit sa besogne; «La ville est de de tout temps à cet endroit «Et elle y restera toujours.» De nouveau, après cinq cents ans, Je passais par le même chemin. Alors, je ne trouvai plus trace de la ville. Un berger solitaire jouait du chalumeau, } Le troupeau broutait le feuillage et la feuille. Je lui demandai: depuis quand la ville a disparu? ,® 11 dit, puis reprit à souffler dans sen roseau: «Ceci pousse quand cela se dessèche; «C’est ici de tout temps mon pâturage.» #) Chidher, Khedher ou Khizir est le nom d’un prophète qui avait bu à la source de la vie éternelle, et que l’on a souvent confondu avec le prophète Ælias, qui a joui pareillement d’une éternelle jeunesse, Suivant la tradition arabe, Chidr était général d’un souverain de l’ancienne Perse, . . Khrikhobad. Prophète en outre, il a bu à la source de vie, et il vivra main- tenant jusqu’au dernier jour. Alexandre le grand chercha cette source, qui devait se trouver dans le Caucase, mais en vain. 196 De nouveau, après cinq cents ans, Je passais par le même chemin. Alors, je trouvai une mer qui battait ses vagues, Un pêcheur jetait ses filets; Et comme il se reposait du coup difficile, Je lui demandai depuis quand il y avait la mer? 1] dit, en riant à ma question: «Depuis aussi longtemps que les vagues écument ici, «On pêche et on a pêché dans ce port.» De nouveau, après cing cents ans, Je passais par le même chemin. Alors, je trouvai une forêt, Et un homme dans la solitude. Il abattait un arbre avec la cognée. Je lui demandaï quel âge avait cette fôret? Il dit: «La forêt est un asile éternel; «Déjà de tout temps j'ai habité ici, «Et ces arbres y croîtront toujours.» De nouveau, après cinq cents ans, Je passais par le même chemin. Alors, je trouvai une ville — et bruyante La place retentissait de la voix du peuple. Je demandai: Depuis quand la ville est bâtie ? Où sont la forêt, la mer et le chalumeau ? Ils crièrent sans écouter mes paroles : «De tout temps, ç’a été la même chose ici, «Et ce sera éternellement la même chose!» Mais encore, après cinq cents ans *.Je veux repasser par le même chemin. Eh bien, Messieurs, si nous voulions nous en rapporter à ceux qui nient le progrès, toute l’histoire de la terre et toute l'histoire du genre humain ne seraient qu'une application de cette admirable conception du poète. Conception d’ailleurs bien justi- fée, même pour les partisans du progrès! car à leurs yeux elle doit montrer que sur la terre et dans l'humanité les plus grands chan- gements de la nature et de la vie se succèdent en effet, seule- ment dans des périodes si longues, que celui qui s'y trouve en- 197 fermé, loin d'en avoir conscience, se croit au contraire environné d'immobilité; tandis qu’un dieu éternel, dont l'oeil embrasse tous les âges, en juge autrement. Quant à cette divinité du poète, c'est en réalité la sctence, dont le regard plonge au delà du tem- porel et de l’'éphémère et perçoit à travers la succession variée des phénomènes l'éternel. Scientifiquement on pourrait seule- ment faire au poète Rückert le reproche d'avoir choisi ses pé- riodes #rop courtes. Au lieu de 500 ans, s’il avait pris 5000 ans, sa poésie, loin d'en souffrir, n’eût fait qu'y gagner en élévation, et même elle eût touché de plus près la vérité. Maintenant, Messieurs, si ce point de vue était exact, et que les objections faites au progrès fussent fondées de tout point, nous nous trouverions en présence du fait le plus triste et le plus décourageant que la science ait jamais révélé: Et bien que la vérité soit au-dessus de toutes considérations humaines ou di- vines, et que rien ne soit capable de nous la faire aliéner, 1l faut avouer qu'elle serait achetée dans ce cas au prix d'un sacrifice moral très grand et encore plus douloureux. Notre propre existence, celle des peuples, des races, la vie de toute la nature serait donc simplement, depuis les millions d'années que court l'histoire de la terre, un retour perpétuel du même ordre de choses, répété sans commencement ni fin, sans but et sans accom- plissement. Ainsi donc les individus, les races, les nations et les systèmes surgissent et disparaissent comme les vagues de la mer, sans laisser de leur existence d'autre trace qu'une place vide, sur laquelle une vague nouvelle vient aussitôt reprendre le même jeu avec le même résultat sans fin. Heureusement, Messieurs, d’après tout ce que nous savons, nous sommes en droit de dire avec une certaine assurance, que cette idée d'une immobilité éternelle ou mieux d'un perpétuel mouvement ou échange sans aucun progrès est fausse et doit être fausse nécessairement; et que, dans la nature aussi bien que 158 dans l’histoire, les faits parlent au contraire pour un progrès éternel — bien qu'il soit infiniment lent, rapporté aux idées et aux calculs de l’Aomme. Ce qui n'empêche pas que ces objections ne soient fondées et n'aient leur prix. Elles prouvent du moins, que les choses ne sont pas aussi simples, ni aussi faciles à expli- quer qu'on l'avait cru et qu'on le croit encore souvent. Dans les sciences naturelles par exemple on a longtemps admis, que tous les êtres organiques formaient de haut en bas une série simple et régulière, et qu'il n'y avait eu pour le passé et le présent qu'une seule phase ascendante de développement. Cette série, dont l’homme était le dernier terme, devait avoir commencé par la monade ou l'éponge ou quelques-unes des formes végétales Les plus basses. Aïnsi les plantes, considérées alors comme les êtres organiques les plus bas, avaient existé les premières; puis ve- naient les animaux inférieurs; des animaux primordiaux étaient sortis les rayonnés et les mollusques; des mollusques les arti- culés; des articulés les plus bas vertébrés ou les poissons; des poissons les reptiles; de ceux-ci les mammifères et oiseaux; puis enfin l’homme, On admettait, qu'un ordre pareil avait été observé dans l'intérieur même des classes, et que toute forme y avait pro- cédé de la forme immédiatement inférieure. à Cette théorie d'une série simple ou d'une ligne ascendante continue «a fait son temps», comme dit le Dr. Weënland (Jardin Zool. I. No. 3); elle n’est plus soutenable et se trouve en contra- diction avec tous les faits, particulièrement quand il s’agit de la transmutation d'une grande classe à une autre. La marche du développement organique et du progrès, qui s'y rattache, a été toute autre et bien plus compliquée. Il y a eu, non pas wne seule, mais un grand nombre de séries parallèles. Issues, il est vrai, originellement des mêmes racines ou de la même racine, elles se sont par la suite ramifiées à l'infini, en tant que nombre et que diversité. Avant d'aborder l'exposé de cette 159 intéressante question, je vais essayer de répondre, en les prenant une à une, aux diverses objections qu’on à faites à la théorie du progrès. Et d'abord, pour ce qui est de l'argument sur lequel 0. Vot- ger a tant appuyé, à savoir que des formes d’une organisation supérieure, autrement dit des formes occupant une place supé- rieure dans l'échelle générale des êtres, se rencontrent dans des couches terrestres de plus en plus anciennes, où l’on ne s'atten- dait pas autrefois à les trouver, à supposer que le fait soit exact ou fidèlement observé — la théorie du progrès n'en subit aucune atteinte. Seulement les origines de la vie organique et de ses divers embranchements se trouvent reportées à des temps plus lointains ou reculées dans des périodes géologiques plus an- ciennes. Il faut admettre que le développément organique s'accomplit depuis un temps d'autant plus long que nous rencon- trons plus tôt une organisation déjà supérieure. Cela ne souffre d’ailleurs pas de difficultés, attendu que /e temps ne fait pas dé- faut en géologie, et que, loin de connaître les couches de forma- tion les plus anciennes, nous devons au contraire nous attendre à en découvrir toujours de plus vieilles. Sans parler du système cambrique, qui est antérieur au silure et dont la formation ex- traordinairement épaisse a dû exiger des millions d'années, mais dans lequel la vie n'a laissé que des traces fort incertaines, — on à découvert tout récemment en Amérique, ainsi que je vous le disais dans ma première conférence à propos de l'Eozoon Canadense, une immense série de stratifications cristallines aux- quelles on a donné le nom de formation Laurentienne. Ces roches sont intérieures aux plus anciennes formations d'Europe, - que l'on était trop hâté de regarder comme primordiales. On y a trouvé les débris fossiles d'un être organisé l'Eozoon Cana- dense. «Nous avons toute raison de croire,» disait Sir Charles Lyell dans son remarquable discours d'ouverture prononcé à la 160 réunion des naturalistes anglais à Bath, en 7” 1864, «que les «roches où se trouvent ces débris animaux, sont aussi vieilles, «pour ne pas dire plus vieilles, que telles formations d'Europe «dites azoïques où dépourvues d'animaux; c’est-à-dire qu'elles «ont précédé celles-là même que l'on croyait avotr devancé toute «création organique.» *) Nous sommes d’ailleurs fondés à admettre, que la vie n’a pas commencé là seulement où nous trouvons les débris organi- ques en plus grande quantité, car il a dû s'écouler des milliers . de siècles avant qu'elle it été à même de laisser après elle, au sein des roches, une trace durable de son passage. Les premiers essais échappent donc à notre observation, et les roches, que l’on a considérées jusqu'à ce jour comme marquant le point de départ des formations géologiques et qui ne contiennent nulle trace ou seulement des traces incertaines de la vie, doivent, vu leur #) Dans sa «Géologie du présent» le professeur Cotta parle en ces ter- mes des découvertes faites dans le Canada: St W. E. Logan à découvert dans le Canada des couches, où se ren- contre l’Eozoon Canadense, et qui doivent se trouver à 18000 pieds au-des- sous des roches si/uriques les plus profondes de cette contrée. Ces couches sont déjà en partie cristallines. On les a classées en laurentiennes supé- rieures, qui contiennent des bancs calcaires et sont épaisses d'environ 1000 pieds; et en Zaurentiennes inférieures qui ont peut-être 20000 pieds d'épaisseur et se composent de Gneiss, de Quartz, de conglomérat et de calcaire granuleux. L’Eozoon se trouve dans les quartiers de calcaire cri- stallin. Les bancs, épais de 18000 pieds, qui s'étendent entre la couche si- lurique et la couche laurentienne, et qui répondent à peu près au système canbrique, portent en Amérique le nom de roches Auroniques. Ces formations laurentiennes qui se retrouvent d’ailleurs-en Bavière et en Bohème, sont les plus anciennes que l’on connaisse, renfermant des débris organiques. Sous les dépôts de sédiment, qui contiennent des restes organiques en- core reconnaissables, s'étendent ordinairement et en très-grande épaisseur les produits cristallins de la métamorphose schisteuse des dépôts les plus anciens. Les débris organiques, qui s’y trouvaient contenus, sont devenus méconnaissables par suite de la métamorphose. ‘e Pt. immense épaisseur, avoir mis un temps énorme à se constituer. Et si nous ne trouvons pas en plus grande quantité les traces de la première existence des êtres organiques, cela tient d'une part à ce que leur petitesse, leur peu de solidité et leur imperfection rendaient ces êtres incapables de se conserver, et d'autre part à ‘te que les roches elles-mêmes ont subi uñe transformation mtime d'autant plus marquée, qu'elles sont plus anciennes ou qu'elles gisent depuis plus longtemps dans le sein de la terre. On doit s'attendre pourtant, et je vous l’ai déjà dit, à trouver encore des roches toujours plus anciennes, comme l'indique bien la décou- verte toute récente de la formation Laurentienne. Hæckel (1 c.) va même jusquà déclarer que ces couches neptuniennes ou siluriques, qui ont jusqu'à ce jour passé à tort pour les plus anciennes, et dans lesquelles nous trouvons déjà des spécimens hautement développés et bien différenciés des di- vérses races animales, sont au contraire de formation relative- ment récente. Il pense que dans le cours de la géologie organi- que le temps qui s'est écoulé avant le dépôt de ces couches, à dû en tout cas être beaucoup plus long que la période qui a suivi. ‘ L'épaisseur considérable des deux systèmes, cambrique et laurentien, lui paraît en fournir une preuve directe. Toute cette discussion, Messieurs, à aussi l'avantage d'ôter beaucoup de sa force à l’objection tirée de la rencontre simul- tanée de représentans des 4 ou 5 grandes classes animales dans les couches terrestres les plus profondes. En effet, ne connaissant pas ou ne connaissant que très imparfaitement jusqu'ici les couches en réalité les plus profondes ou les plus anciennes non plus que les êtres vivants qu’elles ont contenus, nous ne sommes pas autorisés à conclure, d'après la nature de ce que nous trouvons dans des couches de formation relativement récente, à la néga- tion du progrès. Nous devons admettre au contraire, qu'à la formation de ces couches la vie regnait déjà depuis des 11 162 millions d'années; c’est-à-dire depuis le temps nécessaire au déve- loppement lent et à la spécialisation de quelques grands em- branchements. Bien plus — et cette considération est plus importante en- core — l’objection repose en partie sur une donnée inexacte; à savoir que les 4 ou 5 glandes classes du règne animal auraient’ procédé les unes des autres, la plus basse étant issue du règne végétal; et naturellement alors ce serait un fait en contradiction avec la doctrine du progrès, que les couches les plus anciennes ou seulement les couches très anciennes continssent réunis des représentants de toutes ces classes et du règne végétal. Mais, je vous le répète, cette donnée est fausse, car les grandes classes ne se sont pas formées es unes des autres, mais les unes à côté des autres; de la même façon que les rameaux d'un arbre ou d’un buisson. Ainsi les rayonnés ne sont pas les ancêtres des mollusques; ni les mollusques des articulés; ni les articulés des poissons ou vertébrés; et le règne végétal à été encore bien moins la souche du règne animal. Au contraire les plantes et les ani- maux, issus des mêmes éléments placés dans des conditions pa- reilles, se sont dès l’origine développés parallèlement. Et il se peut très bien que dès l’origine se soient rencontrés déjà, à l'état d'essais ou d'ébauches, les principaux embranchements des 2nver- tébrés, où qu'ils aient surgi du moins de très-bonne heure sur la souche commune originelle. Aussitôt formé, chacun d'eux s'est développé pour son compte sans garder aucun rapport direct avec les autres et en s'éloignant à chaque pas de son premier modèle. *) *) Le professeur Hœckel a essayé de tracer sur huit tableaux les diffé- rents arbres généalogiques des embranchements des deux règnes, végétal et animal. Chacun de ces arbres laisse échapper d’un tronc commun trois branches principales, dont l’une représente le règne animal, l'autre le règne végétal et la troisième, comme forme intermédiaire entre les deux Mais il n'en à pas été ainsi des vertébrés, Cest-à-dire du plus haut embranchement du règne animal, qui gravissent, bien qu'en restant fidèles à un plan primitif général, tous les degrés compris depuis les formes les plus basses jusqu'aux for- mes les plus élevées; et qui représentent l'expression la plus claire du progrès. Car, leurs premières ébauches ne se trou- vent d'aucune façon dans les couches de formation les plus pro- . fondes, que l'on a regardées jusqu'à ce jour comme les plus an- ciennes. Il est donc inexact en fait de dire, comme on l'entend si souvent répéter, que tous les grands embranchements du règne organique se trouvent dans les formations siluriennes. Zyell, qui fait autorité en cette matière, se trouve, sur ce point, d’ac- cord avec presque tous les autres auteurs. Il s'exprime en ces termes: «Pour les représentants fossiles du £ype poisson, on «croyait, avant 1838, qu'ils ne remontaient pas au-délà des ter- «rains houilliers. Mais depuis on les à suivis jusque dans les «formations devontennes et même dans les formations si/uriennes «supérieures. Cependant on n'a pas jusqu'à ce jour trouvé de «trace de poissons, ni d'autres vertébrés dans les couches silu- «riennes inférieures, quelle que soit d'ailleurs la richesse de ces «couches en fossiles invertébrés ; non plus que dans la zone pri «mitive de Barrande qui est encore plus ancienne. D'où il faut «conclure que le type vertébré faisait complètement défaut ou. «du moins était très rare dans ces périodes les plus anciennes «connues, que l’on à souvent prises à tort pour les périodes pri- «mordiales, alors qu’elles ne représentent, st la théorie de la for- «mation terrestre est juste, que les derniers termes d'une longue premiers, le règne des Protistes. Pour le règne animal, l'arbre se ramifie en coelentères, échinodermes, articulés, mollusques, vertébrés; et le ra- meau des vertébrés se subdivise lui-même en poissons, amphibies, reptiles, oiseaux et mammifères ; parmi ces derniers l’homme figure comme spécimen le plus haut et le dernier venu. j 11 «série d'âges déjà peuplés d'êtres vivants.» : (Lyell, âge du genre humain, page 338 de la traduction allemande.) Il est à remarquer aussi, que les poissons les plus anciens que nous connaissons, ne représentent que les degrés inférieurs du type; ce sont les poissons dits cartilagineux. Ce est que bien plus tard qu'apparaissent les yanoÿdes et les vrais poëssons, osseux. Bien que les poissons fassent partie du groupe le plus haut du règne animal et qu'ils soient du type vertébré, 11 ont : commencé par des êtres d’une organisation si basse, qu'on ne les prenait pas d’abord pour des poissons, mais pour des vers ou des lmaces. Tels sont l’'Amphioæus et la Myxine. L'Amphio- xus lanceolatus ou poisson lancette se trouve encore aujourd'hui dans la mer du Nord et paraît descendre de ces formes primi- tives inférieures. Il n'a ni crâne, ni cerveau distinct, ni coeur, mi sang coloré; enfin son organisation le place anatomiquement bien loin derrière les types les plus parfaits de mollusques et d’articulés, qui appartiennent cependant à des classes fort infé- rieures à celle des vertébrés. *) Je pourrais vous citer une quan- tité d'exemples de ce genre, desquels il ressort clairement, que les différentes classes ne se raccordent pas par leurs termes ex- trêmes; mais que chaque type, une fois détaché de la souche première commune, poursuit pour son propre compte le déve- . *) «Le poisson lancette a extérieurement l'aspect d’une feuille lancéolée, ctrès mince, incolore ou d’un éclat rougeñtre, transparente et d’environ «deux pouces de long. On reconnaît cependant que cet amphioxus est un «vertébré à sa moelle épinière et à la baguette cartilagineuse qui se trouve «au-dessous, autrement dit la corde dorsale (chorda dorsalis), — Evidem- «ment cet étrange petit animal est le dernier reste survivant d’une classe inférieure de vertébrés, qui à une époque géologique très reculée (avant ... 2 celui des campagnes, on reconnait que les choses ne sont pas autrement dans notre propre vie. En effet, dans les campagnes, où font défaut les excitations, tant de l'intérieur que du dehors, l'individu possède ordinairement à un très haut degré le respect de l’ordre de choses établi. Nous ne trouverons donc plus surprenant que dans les âges préhistoriques 11 ait pu s'écouler des milliers d'années, peut-être des milliers de siècles, sans que l’homme soit parvenu à un état de culture avancée ou seulement à posséder une Æistorre. Tandis que plus tard, une fois que la civilisation a fermement pris pied dans l'humanité, l'allure du progrès devient toujours de plus en plus rapide. C’est la même ‘chose dans le monde organique. Chez aucun type, en effet, ou chez aucun spécimen animal le progrès ne se montre mieux accusé, plus régulier, plus rapide, que sur le plus haut et le plus achevé de tous, celui du vertébré où plus particulièrement du mammifère. Lie progrès le plus grand, relativement, dont on ait l'exemple, dans la nature ‘ aussi bien que dans l'histoire, est celui par lequel l'Aomme s'est dégagé des types supérieurs mammifères. Et la grande distance que nous trouvons maintenant entre ces derniers et l'homme ci- vilsé et cultivé, ne doit pas nous étonner; car l'être qui avait pu franchir le pas qui mène à l’homme, était susceptible d’autres développements. Placé une fois sur la voie de la civilisation, chaque pas devait l’éloigner plus rapidement de son premier modèle. Heureusement l'homme a un assez grand nombre de frères attardés encore aux plus bas échelons de son passé, pour qu'il comprenne que ce qu'il est et ce qu'il possède, ne lui vient pas d'un don gratuit d'en haut; mais que tout cela n’est que le fruit d'une culture lente et d'un pénible développement. Considéra- tion bien propre à le stimuler dans cette voie! — Où ce progrès doit-il finalement aboutir, on ne saurait le préciser. Seulement 177 il est pour moi comme certain, que rien n’est impossible à l'homme, s'il sait tirer tout le parti de ses forces et de son intelli- gence; et qu'il parviendra à un développement de ses aptitudes, et quil étendra particulièrement sa domination sur la nature bien au-delà des bornes que celle-ci ous semble aujourd'hui lui assigner. Je ne voudrais cependant pas clore cette conférence, sans vous exposer brièvement et sous le jour de la théorie darwinienne les vues qu'un savant anglais a récemment développées sur l'avenir du genre humain. Mr. Alfred Wallace, un proche pa- rent de Darwin pour l'esprit et les idées, s'exprime donc AINSI : Dans son état primordial et avant le développement de ses forces intellectuelles l’homme, qui habitait sans doute déjà les continents brûlants du tropique aux temps de l'Eocène et du Miocène, *) l'homme était soumis comme l'animal à la loi de la sé- lection naturelle. Mais il se déroba à l’action de cette loi au fur et à mesure que par elle son esprit, son cerveau, ses vertus s0- ciales se développèrent davantage. Il est donc vraisemblable, qu'il n'a presque plus varié corporellement une fois en possession du ‘langage. Par l'appui réciproque que procure la vie en société, par la préparation des vêtements, de la nourriture, des armes, de Phabitation, etc. l'homme à neutralisé jusqu'à un certain point Vinfluence des circonstances extérieures. Et il a enlevé son aiguil- lon au combat pour l'existence, en protégeant les faibles et ceux ‘qui étaient sans défense, au lieu de les tuer; et en permettant par Ja divison du travail, que le moins capable ou le moins vi- goureux fût à même de gagner de quelque façon sa vie dans la communauté. Il sauve le malade et le blessé, au lieu de les - laïsser périr comme fait l'animal. Tout cela met l’homme en *) Première et moyenne subdivision de la grande époque tertiaire. 12 178 état de se trouver toujours accommodé à la nature qui l'entoure, bien que son corps n'ait pas changé essentiellement. Du jour que la première peau de bête eut été arrangée en vêtement, que le premier javelot eut été façonné pour la chasse, le premier grain semé, ou que la première plante eut été plantée —— une grande révolution s'accomplit dans la nature, révolution jusque là sans exemple dans tous les âges de la terre. Car an être était apparu qui ne devait plus nécessairement changer avec l'univers, mais qui dominait jusqu'à un certain point la nature, puisqu'il savait observer son action, la régler et se mettre de lui-même d'accord avec elle, non pas par une variation de son corps mais par un progrès de son esprit. Aïnsi, peu à peu, l'homme ne se contente pas de se sous- traire lui-même à l'empire que la sélection naturelle exerce sur tout le reste de la nature, mais encore il en vient à supprimer ou à modifier cette influence sur les autres êtres. Nous pouvons pré- voir un temps où il n’y aura plus que des plantes et des animaux cultivés , et où la sélection pratiquée par l’homme aura remplacé, sauf dans la mer, la sélection de la nature. Mais, ces influences dont l’homme a pu affranchir son corps, il les subit toujours dans sa vie spirituelle. D'où il doit nécessai- rement résulter, que les races qui se seront élevées spirituelle- ment le plus haut, resteront seules à la fin, déplaceront les autres et domineront la terre. Jusqu'à ce qu'il n’y ait plus en fm de compte qu'une seule race homogène, dont les plus humbles re- présentants seront ce que sont aujourd'hui les esprits les plus avancés, ou peut-être encore quelque chose de mieux: Chaque individu alors trouvera son bonheur dans le bonheur de son pro- chain, et la liberté sera complète, attendu que personne ne son- gera à empiéter sur son voisin. Les lois restrictives et les peines n'auront plus de raison d'être, et des associations volontaires pour tous les services publics utiles rendront superflues les lois SK der Je dé rigueur usitées jusqu'à présent. Enfin, par le développement de toutes les aptitudes intellectuelles de l'homme, la terre de- viendra de vallée de douleur, de théâtre des passions déchainées un paradis si beau, que jamais illuminé ou poète n'en 4 rêvé de pareil ! Messieurs, si cette théorie — que pour ma part je ne veux pas adopter en tous points et que je ne vous ai d’ailleurs éxposée que dans ses traits généraux, — si cette théorie est juste, elle pourra offrir à maint d'entre vous un riche dédommagement pour ce qu'il a pu croire ferdre de sa dignité d'homme, quand nous avons fait l'application de la théorie de la transmutation à notre race. Et, bien que suivant cette théorie nous n’ayons pas la perspective de devenir, par le progrès éternel et la sélection darwinienne, une espèce d'anges avec des ailes, disons en tout cas, qu'un regard tourné vers l'avenir du genre humain est plus consolant pour notre orgueil qu'un coup d'œil sur son passé. * CINQUIÈME CONFÉRENCE. Messieurs ! \ Je me propose, dans mes deux dernières conférences, de vous exposer la connexité de la doctrine darwinienne avec le matérialisme et la philosophie matérialiste du passé et du pré- sent. Cette connexité me paraît aussi claire que naturelle. Une fois en effet que l’homme est parvenu à se reconnaître, pour peu qu'il réfléchisse sur lui-même et sur les choses qui l'entourent, ce qui le frappe le plus et s'impose le plus impérieusement à lui après la grande nature manifestée dans les cieux et dans la terre — c'est lui-même, c’est sa race et le reste du monde organi- que qui lui est proche. Et la première question que la réflexion l'amène à se poser est celle-ci: D'où viennent ces êtres? Com- ment ont-ils surgi? Qui les a créés? Et l'homme en particulier, d'où vient-il, ce maître de la terre et ce chef-d'œuvre de la création ? _* En dehors de la science et sans le secours des recherches scientifiques il est impossible de faire à ces questions une ré- ponse satisfaisante et d'expliquer naturellement les phénomènes qui nous entourent. Il n'est donc pas surprenant que les plus anciennes versions sur la création soient pleines, chez les diffé- rents peuples, d'inventions le plus souvent mystiques, qui s'éga- rent dans le domaine du merveilleux, de l'étrange, du surnaturel ‘ ® et qui sont encore en partie revêtues de tout l'éclat de cette imagination juvénile et déréglée, propre à l’enfance ou à la pre- mière jeunesse des peuples. Voici, d'après les archives d'Ermann, quelle est chez les Arméniens la tradition sur la création : L’être primordial, éternel, invisible et que l'esprit seul peut reconnaître, désira enfin se montrer dans toute sa puissance et dans toute sa gloire. 11 créa d’abord, par la vertu d'une seule pensée, l'eau; et il y déposa la semence de la création, semence qui devint un oeuf, brillant comme l'or et d’un éclat aussi vif que les mille rayons du soleil. Il se forma lui-même dans cet oeuf, , sous la figure de Parambrama, l'homme-dieu. Ayant brisé cet oeuf, après un terme de plusieurs millions de millions d'années solaires, 1l se mit aussitôt à créer l'univers visible, D'un morceau de l’oeuf il créa le cel, de l’autre il fit la terre, qu'il sépara d'avec l'eau. Puis, se divisant lui-même en deux moitiés, il changea l'une en un être mâle et l’autre en un être femelle. C'est-à-dire qu'il revêtit en même temps deux natures, l’une active, l’autre réceptive, afin de se reproduire dans des créatures qui soient participantes de ses divines qualités. -— En vertu de cette tradi- tion, les arméniens s'offraient des oeufs en présent au renou- vellement de l’année. Et les pères de l'église chrétienne ont ensuite consacré cet usage en le transportant au jour de Pâques. Chez les ensulaires de la mer du Sud, la tradition de la création, que le missionnaire Turner nous livre, est plus simple. Les habitans des îles des navigateurs croïent que la terre était d'abord complètement couverte d'eau. L'eau s'étant peu à peu retirée, le père des dieux envoya d'en haut sa propre fille sous la forme d’une colombe, qui apporta sur les rochers un peu de terre et une plante rampante. La plante prit racine, puis se couvrit d'une vermine, d’où naquirent les hommes et les 182 o femmes. Une partie des poissons, qui nageaient auparavant à la place où est maintenant le sol, restèrent à see et furent changés en pierre. Et cest pourquoi l'on trouve si fréquemment des pierres qui ont été des poissons ou d'autres bêtes. — Vous connaissez tous la cosmogénie des juifs, sur laquelle reposent nos croyances religieuses. Elle se définit dans les six jours bibliques, dans lesquels à été créé le monde; et elle repré- sente la création de l'univers comme l'acte volontaire d’un être personnel, qui, après avoir créé la lumière le premier jour, n'en crée pas moins le soleil, la lune et les étoiles au quatrième jour seulement! et qui forme enfin l’homme «à sa propre image» Chez les juifs, Dieu est au-dessus de toute matière et porte en Jui-même la raison et le principe de toute chose. Il crée donc l'univers de rien — contrairement aux croyances des peuples de race non-sémitique, qui admettent comme principe de tout une matière primordiale éternelle, et dont toutes les religions com- mencent, comme il est prouvé par une déification des forces na- turelles, particulièrement de la lumière ou du soleil. *) Aïnsi, suivant le professeur Déeterici, on trouve au fond de tous les mythes indiens la notion d'une matière éternelle avec une forcé éternelle qui lui est inhérente; c’est-à-dire un chaos primordial au sein duquel se développe la force créatrice. C’est seulement #) La langue de la grande famille arienne ou indogermanique possède le radical «div», qui signifie : lumière, luire ou luisant. De ce radical com- mun dérivent tous les noms dont les peuples indo-germaniques se servent pour désigner Dieu. En sanskrit, Dieu se dit «Devas» ou «Deva», et le ciel “Dyaus.» Le grec Gsoo (Dieu) ou dio6, d’où plus tard on à fait éeuo; le latin deus ou diovis, devenu ensuite jovis ou jupiter; le gothique tius, le français «dieu», l'italien dio, l'espagnol et le portugais dios, sont tous de même dérivation. Dans le haut allemand ancien dieu se dit: zio, en slave- hthuanien: diewas, et dans la langue scandinave de l’Edda: tivar. Dans le vieux poëme héroïque de l'Edda le mot: tivar signifie aussi par exten- sion: dieux et héros; et le mot {yr, qui en est un dérivé, désigne, comme on sait, le dieu de la guerre chez les peuples du Nord. #4 183 plus tard, que de cette notion de force s’est formée la concep tion d'un créateur à la matière et la dominant. C'est demême sur une matière primordiale, à laquelle une force primordiale est inhérente, autrement dit sur le chaos, que repose le mythe des anciens Parsés où Perses et dont se dévéloppent leurs deux principales divinités: Ormuz et Ahriman. Ormuz, le dieu de la lumière, crée le monde en six jours, comme dans la bible, mais en suivant un ordre plus logique. Le premier jour il crée la lumière et le ciel étoilé; le second jour l'eau, les nuages, etc.; le troisième jour la terre, les montagnes et les plames; le quatrième jour les plantes; le cinquième les animaux ; et enfin le sixième jour l'homme. Les babyloniens admettent, qu'à l'origme tout était eau et ténèbres, peuplées d'êtres monstrueux de toute sorte. Mais le dieu Bel sépara de ce chaos le ciel et la terre, fit les étoiles, puis il confia aux dieux le soin de créer les hommes et les animaux. Les Egyptiens croyaient pareillement à un oeuf-univers, du- quel le dieu PAta sort pour créer le monde. — Cette séparation profonde, qui divise, comme je viens de vous l'indiquer, les croyances et les conceptions humaines en deux groupes opposés, cette séparation règne d'un bout à l’autre de l'histoire de l'esprit humain; et encore maintenant elle est aussi vive que dans ces vieilles cosmogénies, qui allaient chercher Vorigine de toute chose les unes dans la matière, les autres dans un Dieu vivant et personnel. C’est le même antique dualisme, qui exerce encore en partie son funeste empire sur le monde actuel; et qui se traduit dans le présent par les antithèses de force et matière, spiritualisme et matérialisme, naturalisme et supra- naturalisme. — En face de ces notions d'un caractère plutôt religieux nous en trouvons d'assez bonne heure de purement philosophiques. Et ces dernières se rapprochent souvent d'une façon merveilleuse des idées que la science d'aujourd'hui nous à faites sur l’'appari- tion du monde et de ses habitans. On serait tenté de dire, que les peuples, au temps de leur enfance forts d'une simplicité et d’une faculté d'intuition immédiate que le supranaturalisme n'a pas encore gâtées, ont pu s'élever à certaines conceptions, aux- quelles l'humanité ne devait revenir ensuite qu'à son âge mur, mais alors avec plus de lumière et en y apportant la rigueur scientifique. Ou bien est-ce peut-être, que ces premiers philo- sophes n'étaient pas des spécialistes, comme nos savants d'au- jourd'hui, mais que chacun d'eux, possédant à lui seul toutes les connaissances de son temps, pouvait avoir sur l'ensemble une vue plus libre et moins bornée. Ils étaient aussi pour la plupart médecins ou naturalistes, et leurs occupations même les rame- naient avant tout sur le terrain de l'observation et de l'expérience — tandis qu'après eux la philosophie s'érigea en science pour son propre compte et crut devoir puiser en elle-même tous ses éléments. — Cependant, même parmi les sectateurs de cette der-- mère philosophie, où la spéculation domine, il s'en trouva tou- Jours quelques-uns, qui revinrent de temps en temps et guidés par des principes purement spéculatifs au matérialisme dont ils professèrent plus ou moins ouvertement les doctrines. : Nous les passerons rapidement en revue tout à l'heure. Si les philosophes matérialistes ont en général eu le dessous, sauf à certains mo- ments, avec les écoles opposées, cela s'explique en partie par la puissante influence du christianisme, qui rendit longtemps impos- sible toute philosophie indépendante; en partie aussi par l'ab- sence de notions positives suffisantes. Tant que les matérialistes n’ont pas été à même de justifier par des raisons palpables leurs idées sur les rapports naturels de l'existence, et particulièrement sur l'apparition naturelle du monde organique, il leur a été im- possible de se gagner l'esprit des masses, auxquelles les spiri- LL tualistes offraient une satisfaction plus grande. Des hommes même d'un si grand esprit et d'un si grand savoir, un Aristote ou un Voltaire, ne dédaignaient pas de reprendre contre le ma- térialisme ce vieil argument sans cesse répété et qui ne manque jamais son effet sur la multitude, à savoir que l'oeuvre suppose nécessairement un ouvrier, l'édifice un architecte. Aujourd’hui, Messieurs, il en est tout autrement; et c'est ce qui fait, qu'à mon avis un lien si étroit existe entre Darwin, sa théorie et la philosophie matérialiste. Car bien qu'il faille re- connaître, que la seule théorie Darwinienne ne suffira pas de longtemps, à rendre pleinement compte de l'apparition du monde organique avec toutes ses particularités (je vous ai dit là-dessus ce qui est nécessaire, en vous laissant expressément remarquer, que l'on doit invoquer encore d’autres causes), — c'est pourtant Darwin, qui le premier à frayé la seule voie véritable et qui a démontré à l'évidence, qu'une explication naturelle n’est pas impossible, comme avant lui on pouvait le croire. Cependant, même avant Darwin, ceux qui croyaient à l'unité intime de l’en- semble des phénomènes, philosophiquement pouvaient déjà ne pas mettre en doute que l'apparition du monde organique fût un phénomène naturel, et quen particulier l'apparition de l'homme dût être rapporté aux mêmes causes. Moi-même plu- sieurs années avant Darwin jai exprimé cette opinion avec toute l'assurance qui était alors permise !! Mais on comprend que de telles déductions philosophiques, tirées de principes généraux, n'ont de la valeur que pour un petit mombre d'hommes instruits ou même de penseurs; tandis que la grande majorité (celle qui, suivant l'expression du philosophe Berkeley, ne pensant pas elle-même, veut avoir cependant une Opinion) exige d'autres preuves où le fait tienne plus de place, et surtout des explications. Grâce à Darwin, on peut fournir du moins dans une certaine mesure ces preuves et ces explications. 136 Et alors les innombrables fantaisies et les spéculations des théo- logiens et des philosophes d'autrefois sur l'apparition du monde organique simplement s'écroulent; et le champ reste hbre à une philosophie naturaliste ou matérialiste, qui puise ses derniers arguments dans la nature même et dans le fond des choses. Il est clair, après tout cela, que la philosophie matérialiste est redevable de beaucoup à la théorie darwinienne, et qu'elle ne saurait trop lui donner de son attention; non seulement à cause du rapport que nous avons signalé entr'elles, mais aussi parce que cette théorie a la première marqué la voie, suivant laquelle une saine philosophie de la nature peut être réédifiée et retrouver son ancien éclat. Il est vrai qu'une pareille tâche doit s'entendre tout autrement que ne l'avait compris l’ancienne phlosophie de la nature, qui, exagérant outre mesure de faibles similitudes et négligeant les plus grandes dissemblances, discréditait en somme par ses spéculations vides et vaines toute philosphie de la nature. La théorie darwinienne mène au contraire à une philo- sophie, qui n'est pas seulement de la philosophie, mais de la science, et dans la meilleure acception du mot. Maintenant que nous avons ce point assuré, et que nous connaissons l'importance et le prix de notre théorie pour une conception de l'univers, qui se suit comme un trait de lumière depuis l'origine de la pensée humaine jusqu'à nos jours, où le positivisme et les sciences lui donnent encore une plus grande valeur, — maintenant, dis-je, Messieurs, il sera pour nous d'un grand intérêt de jeter un coup d'oeil rapide sur la série de ces hommes, qui, aux différentes époques de l'histoire, ont eu ces opinions ou des opinions semblables et les ont ouvertement pro- fessées. Nous y saluerons plus d'un nom fameux, et chemin fai- sant nous aurons la satisfaction d'observer que du point de vue simple et naturel; auquel ces hommes se plaçaïient, ils se sont rencontré sur les mêmes idées fondamentales; d'où est résulté 187 dans leur philosophie une grande clarté et une rare concordance d'opinions. En dehors d'eux, l'histoire de la philosophie n’est au contraire qu'un chaos inextricable de systèmes contradictoires et souvent absurdes, dont l'étude laisse à la fin cette impression, que toute philosophie serait impossible, et fait penser au mot fa- meux de l'élève dans le Faust de Gæthe: Tout cela m’absourdit Comme si j'avais un moulin dans la tête. Il est vrai, que messieurs les philosophes parlent d'eux- mêmes en d'autres termes et dénoncent pour des calomnies tout ce qu'on dit sur leur compte. Mais enfin où en sont-ils arrivés avec tous leurs efforts? Ils en sont arrivés là, qu'un de leurs coryphées même à pu déclarer aux applaudissements de tout le monde, que «L'histoire de la philosophie est une histoire de l'erreur avec quelques rares traits de lumière.» (0. F. Gruppe: «Le présent et l'avenir de la philosophie en Allemagne.» 1855. Jamais on n’a rien dit de plus vrai, et la seule école philosophi- que, que ce jugement n'atteigne pas, est précisément celle dont nous avons à nous occuper ici. Considérons d’abord le Matérialisme de l'antiquité. On cherche: habituellement les plus anciens philosophes et les premiers matérialistes chez les Grecs, qui les premiers ont bâti à proprement parler des systèmes philosophiques, et qui dès l'abord se sont occupés surtout de cosmologie ; ce qui fait, que les philo- sophes grecs d'avant Socrate sont ordinairement appelés cosmo- loques. Mais on sait aujourd’hui, que longtemps avant la civili- sation grecque il y à eu en Orient des centres d'intelligence très importants et très avancés, et cela donne à penser, que la civili- sation grecque si fameuse n'est pas aufochthone, c'est-à-dire qu'elle s'est pas formée d'elle-même, comme on l’a cru longtemps, mais qu'elle à été en grande partie apportée d'Orient, particuliè- 188 rement d'Egypte. Consciencieusement, nous devons donc nous demander, si les idées philosophiques matérialistes se rencontrent déjà dans les deux contrées où l’antiquité orientale se trouve surtout représentée, dans l'Egypte et l'Inde? — Les sources sont malheureusement rares en ce qui concerne la philosophie de . l'Inde ; on dit cependant, que quelques philosophes indiens étaient déjà avancés dans le matérialisme jusqu'au point de considérer l'univers comme résultant des actions contraires de deux prin- cipes primordiaux éternels, la matière et la forme, qui reviennent ensuite constamment en cause dans l'histoire de la philosophie, matérialiste, — Par une singularité remarquable, le matérialisme et l'athéisme sont moins dans la philosophie des indiens que dans leur religion. Je fais allusion surtout à la célèbre doctrine de Boudha ou de G'autama, qui fut fondée l'an 600—543 avant J.-Ch. par Boudha où Gautama, fils d'un roi de l'Inde. Cet intéressant systeme, auquel la critique moderne à seule accordé l'attention qu'il mérite, et qui est d’ailleurs encore le plus répandu de tout l'orient, est suivant Xoeppen une religion sans dieu créateur ou conservateur de l'univers, sans service di- vin, sans culte, sans sacrifices, sans cérémonies, sans prières — en un mot sans tout l'appareil usité dans les religions; et il ne repose que sur la discipline, la morale et l'humanité pure, autre- ment dit sur la vertu. Le Boudhisme se trouve en germe dans la philosophie ou la doctrine de Sankjah, qui consacrait déjà le matérialisme le plus complet, n'admettant ni un seul dieu, ni plusieurs dieux, ni ce qu'on appelle une âme universelle, mais professant au contraire l'éternité d'une matière impérissable, mue par deux grands principes, la nature et l'âme, et qui se trouve, entraînée par les forces naturelles qui lui sont imhérentes, dans un courant d'échange incessant. La mort n’est qu'apparente, il n'y à en réalité qu'un perpétuél changement. Dans la doctrine de Sankjah l’ême humaine seule reste un être existant pour lui- même et distinct du corps; et ainsi nature et esprit sont deux termes opposés. Le Boudhisme reconnaît les mêmes principes. Il n’admet comme ayant une existence réelle, que le fameux Prakriti ou matière primordiale, au sein de laquelle résident les deux forces du repos et de l’activité. Cette dernière force a déterminé l’appu- rition de l'univers, qui est un fait de nécessité naturelle, une con- séquence de la loi d’enchaînement de l'effet à la cause, un être enfin qui n'existe que par la destruction et la transformation continuelles de ce qui à une fois été. Le Boudhisme se mit ainsi en pleme opposition avec le Brah- manismê qui, par un effort de spéculation spiritualiste, déclare que la matière n'existe pas, qu'elle est une simple apparence et une illusion des sens (la Maya), à laquelle il rattache le dualisme indien du corps et de l'esprit, ainsi que la doctrine fanatique de la mortification de la chair, de la négation philosophique de l'univers et de toute existence. *) Mais par sa direction pratique et par sa morale plus encore que par sa doctrine le Boudhisme s'est mis en opposition avec le Brahmanisme. La morale du Boudhisme était excessivement *) Cette spiritualisation du Brahmanisme semble d’ailleurs n’être qu'une phase déjà tardive de son développement, attendu qu’il a commencé, comme toutes les religions, par une déification des forces de lanature, et que, dans le'principe, Brahma fut près comme synonyme de matière, c’est-à-dire, de matière et en même temps créateur ou moteur de la matière. Il est dit tex- tuellement dans les Vedas: «De même qu’à une seule petite boule d’argile on reconnaît toute l'argile, et comme il n’y a en réalité qu'une seule argile: demême, o mon ami, qu'à un seul bijou d’or on reconnaît tout l'or, ou à un seul couteau tout l’acier — il en est de même de Brahma:» il est la sub- Stance et la cause de toute chose; il est la matière qui se transforme elle- même; il n’est pas seulement la cause de toute chose, il est lui-même toute chose. Le principe du brahmanisme alla se spiritualisant de plus en plus, tandis que la philosophie de Sankjah et le boudhisme qui en dérive, s’atta- chaïent à la matière et la relevaient davantage. 190 populaire et tournée en vue de l'affranchissement et de l’huma- nité. Les vertus, qu'il préchait, sont l'amour, la compassion, Thu- milité, la pitié, la bienfaisance, la patience, la chasteté, l'amour du prochain, la défense de l'opprimé, la douceur, particulière- ment envers les animaux, le bannissement de la haine, de la ven- geance, etc.; et il les recommandait à part toute considération de récompense ou de châtiment, pour le seul amour du bien. Il enseignait en outre l'égalité et la fraternité de tous les hommes, l'abolition des castes odieuses et de tous les priviléges de naïs- sance ou de position. «Le corps d'un prince, disait Boudha, ne vaut pas plus que celui d'un esclave.» Boudha s'est essentiellement distingué de tous ses prédéces- seurs en laissant de côté le Sanskrit ou langue savante, pour écrire dans la langue du peuple, — ce qui était le bouleverse- ment de toute théologie d'alors. Il a rejeté les Vedas ou livres sacrés et chassé les dieux et la multitude des esprits brahmani- ques, sans tomber toutefois dans le fanatisme ou l'intolérance. Modération d'autant plus estimable, que le Boudhisme S'attri- buait de lui-même le caractère du cosmopolitisme le plus large et se posait d'avance comme la religion universelle. Aussi eut-il ses missionnaires dans toutes les contrées du monde, tout comme le christianisme en envoie encore aujourd'hui. Car son but était la fraternité et l'égalité de fous les hommes et la régénération de tous les peuples par un système, qui, comme nous allons le voir, leur promet l’affranchissement de toutes les souffrances et douleurs de l'existence par l'entrée dans le Nirvana ou néant. Aussi Boudha voulait bannir du monde entier la misère, tandis que les Brahmanes, dans un pur esprit sacerdotal, n'avaient souci que d'eux-mêmes. Il ne faut pas s'étonner, dans de telles conditions, que le Boudhisme se soit rapidement gagné de nom- breux partisans, et qu'il se soit répandu sans bruit chaque jour davantage. ts seigis 2 191 Dans son excellente histoire de l'antiquité, M. Duncker ra- conte, qu'Açoka, roi de Magadha, fut 250 ans avant J.-Ch. le pre- mier souverain, qui érigea le Boudhisme en religion d'état. Il usa cependant envers les dissidents d'une douceur conforme à l'esprit de la nouvelle doctrine et ne persécuta pas les Brah- manes ou les prêtres. Il ne mit jamais à mort aucun prisonnier, comme c'était l'usage général en Orient, et même on croit qu'il abolit la peine de mort!! Il avait fait planter des arbres fruitiers et élever des fontaines sur le bord des routes et le long des chaussées pour rafraichir les voyageurs ; il hébergeait les pauvres et il fonda des hôpitaux — non seulement pour les hommes, mais aussi pour les animaux vieux et malades. Tout autres étaient les idées et les pratiques des Brahmanes, dont le Boudhisme menaçait de ruiner la considération. Avec l'aide des princes ils déchaînèrent contre le boudhisme une large persécution, qui sévit dans sa plus grande violence du 3°%° au 7ème siècle après J.-Ch. et qui, après les plus sanglantes atro- cités, eut pour résultat d'étoufter le Boudhisme dans l'Inde an- cienne, c'est-à-dire dans son propre berceau. Mais le Boudhisme ne fit que s'étendre davantage vers les pays voisins, Ceylan, la Chine, le Japon, le Thibet, la Mongolie, à ce point qu'il est en- core presqu'aujourd'hui la religion la plus répandue du globe. On compte 450 millions de Boudhistes pour 475 millions de Chrétiens. * - Mais cette suppression du Boudhisme dans l'Inde ne fut pas absolue, et en réalité elle ne put se faire que parce que les Brah- manes eurent l’habileté d'accueillir certains éléments boudhiques et de les assimiler à leur propre doctrine. En somme, le bou- … diisme exerça dans la suite sur les développements du Brahma- -nisme une action si profonde, que ce dernier en vint à adopter . Pour son compte:les deux principes fondamentaux du boudhisme, éternité de la matière et le Nirvana. 192 Le Nirvana offre comme l'épanouissement et le résumé du boudhisme tout entier. On a beaucoup discuté sur la valeur propre de ce mot; il n’est cependant pas douteux, qu'il exprime l'idée de rien ou de néant, et qu'à ce titre le Boudhisme repré- sente le nihilisme le plus complet et personnifie l'universelle douleur. Suivant Boudha, le monde n’est composé que de mal. Toute chose est vaine et doit périr. Les quatre grands maux sont la naïssance, la vieillesse, la maladie et la mort ; la vie elle- même est un martyre, et pour échapper à ces maux et se sous- traire à ce martyre, l'homme a le devoir de s'affranchir peu à peu par la religion et la philosophie de tout sentiment et de toute idée, afin de revenir finalement au repos du vide ou du néant, Un autre objet capital du Nirvana est aussi l’affranchisse- ment des souffrances de la résurrection, idée qui tient comme on sait une grande place dans les croyances de l'Inde. Le Nir- vana est donc en lui-même un état de délivrance, de cessation de la pensée et de la conscience, un retour à l’inanité générale, paisible, au néant primordial (Çunja), qui est représenté comme l'état de suprême félicité. Les brahmanes transformèrent ensuite le Nirvana des Bou- dhistes jusqu'à en faire découler l'oisiveté absolue de l'individu. L'homme dit Om, om, et par la contemplation mtime et l’efface- ment du moi il retourne insensiblement en Dieu ou en Brahma ; toutefois ce retour n’est possible qu'aux Brahmanes. — * Mais si le Brahmanisme s’est assimilé des éléments boudhi- ques, réciproquement le boudhisme a emprunté beaucoup à son rival, ensuite il a dégénéré et perdu la pureté primitive de sa doctrine en pénétrant plus avant dans les masses; il s’est envi- ronné peu à peu de tout cet attirail désordonné de saints, d’ima- ges, de reliques, de cloîtres, d'ascétisme ou de mortification, de clergé et de hiérarchie, qui, malgré l'opposition des deux doc- trines, lui donnent une si grande ressemblance avec la religion catholique. Boudha lui-même devint bientôt l'objet d'un culte divin, et, comme par ironie, les anciens dieux du brahmanisme, qu'il avait voulu annéantir, se groupèrent autour de lui en forme de «cour.» En dépit de cette dégénérescence, les principes de ce remar- quable système religieux ont encore une telle force, qu'on voit ceux, qui les reconnaissent, et les brahmanes eux-mêmes user de tolérance à l'égard des partisans d'autres croyances. Le docteur Haug, professeur de Sanskrit au collége anglais de Puma (pré- sidence de Bombay), raconte que les brahmanes, s’attaquant au fanatisme religieux et au prozélytisme des chrétiens, lui disaient: «Ce fanatisme est le signe certain de la faiblesse et de l'étroitesse «d'esprit; un sage ne persécute jamais personne pour des opi- «nions religieuses» — et ils ajoutaient: «Vous vous mettez «en pleine dépendance vis-à-vis Dieu, — nous, au contraire, ne «nous reposons que sur nous-mêmes. Le christianisme vient d’un peuple de race sémitique; cette race est de beaucoup infé- rieure à la nôtre et n’a pas une seule idée philosophique, qui ne soit empruntée; jamais nous n’accepterons de pareilles croyances.» * Les brahmanes ne pouvaient surtout pas s'accommoder de la gé- nèse biblique. Ainsi, Messieurs, quand on prétend, que le christianisme a proclamé le premier les deux grands principes de l'amour et de la religion universelle, vous voyez que c’est une erreur, et que ces principes étaient posés déjà longtemps auparavant. Peut- être même le christianisme n’a-t-il fait que les emprunter à l'Inde. Le philosophe Schopenhauer, qui soutient que le christianisme a du sang indien dans les veines, et que ce sang lui est venu par Egypte, dit en propres termes: «Le christianisme n’a fait que professer ce que toute l'Asie savait déjà depuis longtemps et ce qu'elle savait mieux.» On n’ignore pas en effet, que les préceptes de la morale mosaïque se trouvent déjà tous chez les Boudhistes; 13 194 et suivant Burnouf (le Lotus de la bonne foi, 1852) la fameuse parabole de l'enfant prodigue est présentée déjà, bien que sous une forme différente, dans les écritures boudhiques au livre du «lotus de la bonne loi.» — D'ailleurs, sur beaucoup d'autres points le christianisme à de frappantes analogies avec le Bou- dhisme et le Brahmanisme; il suffit d'énumérer l’ascétisme (morti- fication), la séparation et l’antagonisme de la nature et de l’es- prit, l'idée sombre et monacale de la perversité absolue de la chair et de la désolation de la vie terrestre, la solitude, la vie monastique, le cloître, etc. | # Il ne se trouve donc rien d'essentiellement nouveau dans le christianisme; et tous les principes de sa morale étaient connus _ longtemps avant lui. «Il n'y a, dit le célèbre historien anglais Buckle, qu'une ignorance grossière ou une mauvaise foi calculée, pour soutenir que le christianisme a livré à l'humanité des véri- tés morales nouvelles.» — Les dogmes même, que l'on considère comme son bien propre, ne sont qu'un emprunt; tel est par exemple, le fameux dogme de «l'immaculée conception,» qui a ranimé tout récemment de si vives discussions. Mille ans ou deux mille ans avant le Christ on avait déjà raconté la même chose de la fille d'un roi d'Egypte. — Pareillement l'idée chré- tienne de la Zrénité paraît, selon Ræth, avoir déjà trouvé place dans les croyances religieuses du peuple Egyptien — Pour en finir avec l'Inde, passons aux anciens Ægyptiens, desquels Rœth dit dans son histoire de la philosophie des pays occidentaux, que l'idée, chrétienne ou juive, de la création du monde du néant était pour eux une absurdité, c'est-à-dire qu’elle leur répugnait souverainement comme insensée. Ils admettaient l'existence de quatre êtres fondamentaux ou causes premières d'essence impénétrable : la matière, l'esprit, l'espace et le temps, dont l'union constitue une divinité première ou primordiale. De ces quatre principes le seul qui nous intéresse pour le but que ds 195 nous nous proposons, est la matière ou matière primordiale, qu'ils appellent Neit# et qu'ils se représentent animée et douée d'une force existant par elle-même et continuellement agissante. L'inscription de la statue de Neïth à Saïs: «Je suis tout ce qui a été et sera», trahit une conception foncièrement matérialiste, qui se révèle mieux encore dans le nom de «la grande mère» donné à Net. Suivant la génèse des Egyptiens, une partie de la matière contenue dans la divinité première se sépara ensuite en un tout indépendant et forma l'Univers. Dans cette doctrine, l'Univers n’est donc rien d'absolument nouveau et ne représente qu'un déve- loppement et une transformation de ce qui existait déjà de toute éternité — conformément à ce que la science moderne est venue nous enseigner plus tard. Cet univers a la forme d’une boüle et s'appelle aussi «l'oeuf universel.» C’est dans lui que se forment les divinités intérieures à l'univers, et non pas à titre de divi- nités créatrices, mais seulement comme produits subséquents de la matière primordiale. L'univers s'achève ensuite peu à peu durant le cours de périodes immenses ; et il y a là une théorie complète de l'apparition du ciel et de la terre, qui semble avoir servi de canevas à la version biblique de la création. — Si du matérialisme religieux de Torient nous passons au matérialisme purement philosophique de l'occident, nous trou- vons d'abord en Grèce, dans la période de la philosophie dite présocratique, une série de philosophes très remarquables et qui passent communément pour être les fondateurs de toute philo- sophie; cette série embrasse près d'un siècle et demi, depuis les premières années du 6è"e siècle jusqu'à Socrate, dont la nais- sance tombe en l'an 469 avant J.-Ch. Tous ces philosophes se sont donné pour tâche d'expliquer l'apparition de l'univers, d'où ils ont gardé le nom de cosmologques ; et tous ils n'ont invo- qué que des causes matérielles physiques, en admettant une 13% | matière primordiale de laquelle tout est sorti; *) aucun d'eux ne connaît le dualisme imaginé plus tard d'esprit et matière, de corps et âme, ete. En conséquence ils sont tous momistes (c'est ainsi qu'on appelle les philosophes qui admettent un seul prin- cipe), et sur un grand nombre de questions ils se rapprochent d'une façon suprenante des principes de la science moderne. Que si les philosophes grecs sont arrivés si juste dès le début, nous en pourrons trouver la cause d’une part dans la disposition réaliste de l'esprit grec, hostile à tout dualisme — d'autre part dans cette circonstance, fort judicieusement relevée dans l'histoire de l'antiquité de M. Duncker, que la philosophie de la Grèce ne découle pas, comme chez les autres peuples, de la théologie et d'un état sacerdotal, mais qu'elle n’a d’autres sources que la con- templation de la nature et l'observation physique et astronomi- que. Selon Juncker, la Grèce à eu dans ses premiers natura- listes ses premiers philosophes. — Le plus ancien d'entr'eux est Thalès de Milet, que les Grecs eux-mêmes s’accordent à regarder comme le père de la philosophie, et qui passe dans l’histoire pour avoir été le’ fondateur de l'école Zonique. Né vers l'an 635 avant J.-Ch., 1l avait commencé son instruction en Egypte dans le commerce des prêtres et dans l'étude de leur sagesse antique. Thalès expliqua les débordements du Nil par des raisons natu- relles; il mesura la hauteur des pyramides par leur ombre; 1l fixa l’année, comme les Egyptiens, à 365 jours, et il sut même prédire un éclipse de soleil à ses compatriotes émerveillés! Il apprit seulement chez les Grecs, que la lune tire son éclat du soleil, et il estima qu’elle est 720 fois plus petite que lui Il *) Nous avons déjà observé au commencement de cette conférence, combien était répandue dans l'antiquité cette conception d’une matière pri- mordiale préexistante à toute chose; et l’on peut admettre que c’est dans une telle idée, que les cosmologues grecs ont puisé leur première nourriture spirituelle et les éléments de leur science. é 197 divisa le ciel en cinq zônes, el il tint les étoiles pour des corps semblables à la terre, mais remplis de feu. C'est lui ainsi le premier qui ramena les. Grecs du ciel poétique, que leurs rêves avaient peuplé de dieux, à l'univers réel, existant. Mais non con- tent d'avoir dépouillé le ciel, il purgea aussi la terre de ses maîtres invisibles. N’envisageant la nature que comme un fout, il pré- tendit, que toute chose était sortie de l'eau. Dans l’eau se trou- vait l'origine et la matière première de tout ce qui est; tout ve- nait d'elle et tout subsistait par elle. La terre qu'il considérait déjà comme un globe, opinion très juste dont s’écartèrent ses successeurs, était flottante sur l’eau, et c'est à l'action de cette eau sous-terrestre qu'il rapportait les tremblements de terre. Dans la voie ouverte par Thalès et suivant sa puissante 1m- pulsion, se pressèrent aprés lui un groupe de ses compatriotes — désireux tous de trouver dans la nature et la matière l'expli- cation de l'univers. Un des plus jeunes contemporains de Thalès, Anaximandre (né 610 av. J.-Ch.) construisit les premiers chrono- mètres et entreprit de relever les contours de la mer et du con- tinent, — en d’autres termes — il eut l'idée de la première carte géographique, et il la traça sur une table d'airain. Il s’appliqua à déterminer avec plus de précision les courbes, les distances et les dimensions des astres; et il considéra la terre comme un plateau cireulaire, suspendu immobile au centre du monde, et sur lequel les créatures vivantes s'étaient développées par degrés, depuis les animaux marins les plus incomplets jusqu'à l’homme. Quant à l'idée de Thalès, que l’eau est la matière première de toute chose, Anaximandre ne trouvait pas qu'elle fut juste; cher- chant donc un point de départ plus simple encore, il plaça anté- rieurement à tout la substance elle-même ou la matière; — c’est-à-dire qu'il fut, pour employer le langage de nos philosophes, lé premier matérialiste. Cette pure matière primordiale était, selon lui, illimitée, impérissable et infinie; elle était plus grossière 198 que l’'aër, mais plus subtile que l’eau ; elle portait en elle de toute éternité une force active de mouvement et de développement et donnait lieu en se condensant ou se raréfiant à tous les phéno- mènes de la nature. «La matière primordiale, dit Anaæimandre, embrasse tout et dirige tout» etc. De ce limon primitif la terre s’est formée; puis sur elle les êtres vivants, animaux, hommes et ainsi toujours. Mais de même que tout a surgi, tout doit aussi disparaître. «Toute chose, qui est, doit nécessairement périr, en retournant d'où elle sort.» Vérité exprimée par Anaximandre et qu'on à si souvent oubliée après lui! Anaæiménès, le troisième des philosophes milésiens cosmo- logues (570—500 av. J.-Ch.), négligea les principes géometriques et astronomiques d'où Thalès et Anaximandre étaient partis, pour vouer une étude d'autant plus exclusive au problème de l'apparition de l'univers. La matière primordiale, telle qu'Anaxt- mandre avait admise, ou la substance en elle-même lui parut trop indéterminée et trop inerte pour avoir produit la vie de l'univers. Il aima mieux chercher une substance fondamentale qui, possédant en soi le mouvement et la vie, fût à même de les tirer de soi. En observant la vie dans l'homme, il trouva que cette vie dépend de la persistance du souffle. Mais l'homme respire l'air! L'air est donc la condition de la vie chez l’homme et chez les animaux. Mais si pour les plus hautes créations de la nature c'est de l'air que dépend la vie, à plus forte raison pour les plus basses! Et si l'air est la condition, il peut être aussi la cause. L'air est invisible, l'âme de l'homme l'est aussi; l'air se meut de lui-même, l'âme humaine pareillement. Cette puissance invisible, mobile par sa propre vertu, et de laquelle dépend la vie de l'homme et de la nature, ne pouvait-elle aussi être elle- même l’âme de l'homme, l'âme de toute vie dans la nature ? Anaximénès reconnut done le souffle, la vie et l'âme pour une seule et même chose; il déclara, que l'air est non seulement l'âme 199 humaine, mais encore l'âme de l'univers; c'est-à-dire qu'il en est la matière primordiale, la force primordiale et conservatrice. Anaziménès dit dans son livre, écrit d’ailleurs sans ornements de langage: «De même que notre âme, qui est de l'air, nous possède et nous domine, de même l'air et le vent embrassent tout lordre des choses.» De toute éternité, suivant cette doctrine, l'air se tient dans un état de perpétuel mouvement et de trans- formation incessante quant à sa substance et quant à sa forme, et par voie simple de. condensation où de raréfaction il produit toute chose — en se raréfiant, le feu; en se condensant, les nuages, l'eau, la terre, la pierre. Plus rare, il fait la chaleur; plus dense il fait le froid. La terre elle-même nest qu'un pro- duit de la condensation de l'air. Les corps célestes humineux sont masses terrestres lancées, sur lesquelles, par suite de la rapidité du mouvement, la raréfaction se produit et avec elle la chaleur et le feu. Merveilleuse pénétration de l'esprit humain! Combien ces vues, qui ne reposent sur aucune connaissance réelle de la na- ture, ces vues d'hommes qui ne trouvaient pas à la vérité, que la tâche de la philosophie fut de suivre de niaises fantaisies, — combien ces primitives conceptions ne se rapprochent-elles pas des résultats de notre science actuelle, dans lesquels se ré- sument pourtant les longs et pénibles efforts de l'esprit humain durant le cours des siècles! Nous savons aujourd'hui, avec Thalès, que la terre est un globe, et qu'à sa surface comme dans le ciel les mouvements ne sont que des effets naturels; nous sa- vons avec Anaxèmandre, qu'il existe une matière primordiale, … éternelle et impérissable, qui ne saurait pas plus être annéantie, qu'elle n’a pu être créée, et qui porte en elle la force de mouve- ment et de développement; nous savons, comme Anaxtménès, que tous les corps ne sont que de l'air condensé ou raréfié, et nous croyons comme lui, que notre terre et les corps célestes 0 se sont jadis agglomérés dans leur forme actuelle, sortant d'air ou des substances réduites à l’état aëriforme; nous aussi, nous regardons les météorites, qui se produisent encore aujourd'hui dans le ciel, comme des corps originairement aëriens ou gazeux, dont la condensation ne se produit qu'à leur entrée dans l'atmosphère, et qui s’'échauffent alors et tombent sur la terre comme des masses lancées; pour nous aussi l'eau n’est que de l'air condensé, et le froid et la chaleur s'expliquent par un mouvement de contraction et de dilatation de la matière! Oui, nous en sommes arrivés à savoir, que ce sont pour la plupart des gaz véritables, et ceux-là même qui à l’état ordinaire font la composition de «l'air,» qui composent aussi notre corps et tout le reste du monde organique et qui produisent, par d'innom- brables combinaisons à proportions diverses, les innombrables substances et formes de cet univers. Certes nous avons dépassé de beaucoup le philosophe grec, et d'autant plus que ce qu'il tenait pour simple et dont il avait cru pouvoir faire le principe de tout, est redevenu pour nous une chose très composée, et que le mot «air» entraîne maintenant pour nous une idée autre et bien plus large que celle qu'il en pouvait concevoir. Après ces Ioniens, qui, non contents de philosopher, obser- valent aussi et qui ont introduit dans la science les trois grands principes fondamentaux — l'eau, l'aër et la matière, — survint l'école Pythagoricienne, fondée par Pythagore qui mourut vers l'an 540 avant J.-Ch. Nous ne devons pas compter les Pythago- riciens parmi les nôtres, car ce sont eux d'abord qui ont intro- duit une sorte de mysticisme dans la philosophie; et leur point de départ, au lieu d'être comme pour les Ioniens dans l’observa- tion de la nature, plutôt se trouve pris dans des formules mathé- matiques préconçues, ce qui est une trace évidente de l'influence sémitique transmise par l'Egypte. Pythagore fut souvent en Egypte; et lorsqu'il eut groupé autour de lui un cercle intime, 201 il releva dans une sorte de quadruple unité les quatre principes fondamentaux de la philosophie Egyptienne: matière primor- diale, esprit primordial, espace ct temps prémordiaux. Les Py- thagoriciens s'occupaient beaucoup de mathématique, d'astro- nomie et de musique, et ils posaient des aphorismes tels que: «L’essence de toute chose est le nombre» ou bien: «Toute chose est un nombre.» C'est ainsi qu'ils introduisirent dans la philo- sophie bon nombre de pures fantaisies; et leur école a imaginé la fameuse «harmonie des sphères» et la théorie de la «migra- tion des âmes.» Les idées des Pythagoriciens sur la formation de l'univers sont confuses. Cependant un des leurs, Okellus Lukanus, dit expressément, que l'univers à toujours été et quil sera tou- jours. Au fameux théorème de Pythagore, que dans un triangle rectangle le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, se rattache un mot du célèbre écrivain Bœrne, mot qui mérite de rester aussi fameux que le théorème : «Lorsque, dit Bœrne, Pythagore eut découvert son grand théo- rème, il fit aux dieux une hécatombe (un sacrifice de cent boeufs); et depuis lors tous les boeufs se mettent à beugler chaque fois quon découvre une vérité nouvelle.» L'école éléatique est plus importante pour nous, que l'école de Pythagore. Fondée par le célèbre Xnophanès de Colophon (Asie mineure), elle avait pris son nom de la ville d'Elée en Sicile et florissait vers l'an 540 avant J.-Ch. Xénophanès figure comme le premier champion de ce grand combat entrepris dès ces temps reculés contre la superstition religieuse, et qui se poursuit sans interruption jusqu'à nos jours. On attribue généralement au philosophe Louis Feuerbach cette judicieuse sentence: «Toute conception de Dieu ou d’être divin ést un anthropomorphisme,» c'est-à-dire, une copie idéale de 202 l'homme et de sa propre essence; le premier mérite en revient cependant à Xénophanès, qui poursuivait d’une haïne inexorable les superstitions polythéistes de ses concitoyens, c'est-à-dire leur - foi à l'existence des dieux, et prononçait déjà ces paroles deve- nues célèbres: «Il semble aux mortels que les dieux aient la figure, les vêtements et la langue humaines. Le nègre sert des dieux noirs avec le nez camard, le Thrace prête aux siens des yeux bleux et des cheveux rouges; et si les boeufs et les lions avaient des mains pour faire des statues, ils représenteraient leurs dieux à leur propre image, etc.» Je vous ai dit dans ma première conférence, que C'est X'énophanès, qui sut reconnaître déjà de son temps les pétrifications trouvées au sein de la terre pour ce qu'elles sont réellement, à savoir, les débris d'êtres ayant vécu dans des temps antérieurs. — Il crut aussi à l'existence d'une quantité infmie de mondes, Sans toutefois compter de ce nombre les astres visibles au ciel, qu'il prenait pour des émana- tions ignées de la terre. Un des plus célèbres éléatiques est Parménidès d'Elée, né 520 ans avant J.-Ch. Dans son poëme didactique «de la Nature» il rejette l’idée du néant et celle de l'espace vide. Le passage du néant à quelque chose (tel que la génèse chrétienne l'admet) lui semble être une impossibilité; il en résulte, que toute essence est incréée, immuable et impérissable. «Ce qui pense en nous, est un avec l'organisation du tout.» Suivant Bauer (histoire de la philosophie 1863), les Eléa- tiques ont fondé et développé le Panthéisme dans un esprit d’antagonisme contre la conception religieuse de l'univers. Un disciple de Xénophanès se détacha de l’école éléatique pour ériger un système indépendant. C'est Héraclite où Héracleitos, surnommé «l’obscur» à cause des difficultés que présente l'intelligence de son livre «de la Na- ture.» Il florissait vers l'an 500 avant J.-Ch., et c'était un carac- 203 tère superbe, sombre, et misanthrope. Tandis que les éléatiques s’attachaient surtout à l'être, Héraclite donne l'importance capi- tale au devenir. «Toutes les choses, dit-il, sont constamment dans l’état de devenir; elles apparaissent, elles passent, mais elles ne sont à aucun instant.» Aux éléments des loniens, ar, eau, matière, il en ajouta un quatrième, le feu, ce qu'il regarde comme supérieur. «l'univers, le même à tous, dit-il, n’a été fait par aucun, ni des dieux ni des hommes; mais Ça été, c'est, et ce sera éternellement un feu vif, qui s'allume et s'éteint dans une mesure déterminée; c'est un jeu que Jupiter joue avec lui- même.» Suivant Héraclite, l'âme humaine n’est elle-même que du feu, et il l'explique par une émanation du feu éternel, divin. Nous croyons voir des choses stables, où tout n’est en réalité que changement et devenir. Nos connaïssances sont donc fort in- complètes et vides, et la vie elle-même est vaine et sans but! Ce néant des choses terrestres, qui rappelle la doctrine de Boudha, fut relevé si haut par Héraclite, que ce philosophe en a gardé le surnom de «pleureur.» Le célèbre philosophe et médecin Æmpédoclès (450 avant J.-Ch.) s'efforça de concilier l'idée d'être des Eléatiques avec le devenir 4 Héraclite; et ce qui le recommande encore à notre attention cest qu'il a été en quelque sorte le premier père de la théorie Darwinienne. Pour arriver à son but il considéra le devenir comme une reconstitution de ce qui a déjà été, c'est-à- dire comme une phase de l'être. Aux trois éléments connus, le feu, Veau et ar, il en ajouta un quatrième, la terre, et fut ainsi . l'inventeur de la célèbre formule des quatre éléments, feu, eau, aër et terre, formule qui a si longtemps dominé la science. C’est bien à tort qu'on les nomme les éléments d’Aristote, attendu qu'Aristote ne les à pas trouvés et qu'il s'est contenté de leur faire une place dans sa philosophie, en y ajoutant l'Essentia quinta où qguintessence — élément éthéré, plus subtil et qui, à son avis, pouvait être la cause des phénomènes spirituels. Pour Æmpédoclès, comme pour Héraclite, le monde est éternel et incréé.: «Nul dieu ne l’a formé, ni aucun homme; il à toujours été.» À l'origine, dit Æmpédoclès, tous les éléments assemblés par l'amour en un globe unique se tenaient dans une paix parfaite ; plus tard seulement survinrent la haine et la division, contre les- quelles réagit l'amour. C’est là le point de départ de l'attraction et de la répulsion, qui ont ensuite donné lieu à l'apparition de l'Univers. Une fois l'univers obtenu, Æmpédoclès admet que La terre et le monde organique se sont développés peu à peu, le plus parfait procédant du moms parfait. Il a pu dans cette évolution se pro- duire des formes anormales ou irrégulières qui, ne se trouvant pas en état de persister telles qu'elles étaient, ont dû, pour arriver à une complexion plus propice, éliminer peu à peu leurs imper- fections !! Empédoclès avait déjà aussi une idée juste du courant de circulation de la matière; car son opinion était, que les éléments, dont se compose le corps humain, peuvent avoir été engagés au- paravant dans toutes les combinaisons imaginables. Il croyait à la migration des âmes, et il cherchait à cette idée une sigmfication éhique ou morale, en y relevant l'indication du retour de l'âme à l'état primordial de paix et d'amour. — Mais de tous les philosophes d'avant Socrate les plus 1m- portants pour l'histoire de la philosophie matérialiste sont ceux qu'on à appelés les atomésies. Ce nom seul indique le caractère de cette école, dont les fondateurs furent Leucippe et Démocrite où Democritos, — ce derniér originaire de la colonie ionienne d'Abdère, où il naquit 450 ans avant J.-Ch. 205 Leucippe où Leucippos, dont on ne sait que peu de chose, paraît avoir été à proprement parler le père du système des atomes, bien qu'avant lui le philosophe Anaæxagoras ait déjà enseigné l'existence d'un nombre infini de petites semences pre- mières ou de molécules matérielles toutes égales, qu'il appellait homoeoméries. Ce système atomique, dans ses traits essentiels, a Joué jusqu'à ce jour un grand rôle dans les sciences natu- relles, et il y tient même aujourd'hui une place plus belle que jamais ! Il y a donc, suivant Leucippe, «un espace vide dans lequel se meuvent en quantité innombrable des corpuscules impercep- tibles. Ils se meuvent de toute éternité, et les choses naissent ou passent suivant qu'ils s'unissent ou se séparent. Ces atomes sont mdivisibles et éternels. De son côté l'espace est éternel et infini.» Leucippe ne veut rien savoir de Dieu ni des dieux, et il est ainsi le premier qui ait fait profession d’athéisme. Son disciple Démocrite, plus célèbre que le maître, pro- fessait la même doctrine: les atomes sont étendus, simples, indi- visibles, éternels; leur nombre est infini; ils échappent au regard par leur petitesse. Démocrité les compare aux poussières at- : mosphériques, ordinairement imperceptibles, mais qui se trahis- sent dans un rayon de soleil. Les combinaisons changeantes de ces atomes ont ensuite produit tout, aussi bien les éléments d'Empédoclès que les Corps organiques; et la diversité de ces corps tient uniquement aux différentes conditions de grandeur, de figure et de position des molécules qui les composent. Ces molécules sont séparées par des espaces vides, beaucoup plus considérables que le volume de la matière elle-même, et dès l’origine elles sont animées les unes à l'égard des autres de deux mouvements, l’un de révolu- tion, l'autre rectiligne de cor. —— Le nombre des mondes est - 206 infini, comme leur étendue; il en naît sans cesse de nouveaux, tandis que d’autres périssent. — L'âme aussi est composée d'atomes d'une finesse infinie, sphériques comme ceux du feu, et qui produisent la chaleur du corps. Tout organisme a une âme, et chacun possède conséquemment sa température déterminée. L'âme est sans cesse en effort pour s'échapper du corps, mais elle y est constamment retenue par l'inspiration du souffle. Aussi la mort survient quand le souffle a cessé! Démocrite a sur la perception des sens une théorie qui lui est propre: l'âme est émue, et ses mouvements sont les idées. Mais les idées ne reposent elles-mêmes que sur une impression corporelle et sur l'introduction des images corporelles dans l'âme. Ces images ou idoles, émanées de tout objet, pénètrent par les organes des sens et transmettent à l'âme des impressions, qui ne répondent pas absolument à la nature des choses, car nous n'avons pas la perception nue des atomes, et les atomes seuls sont réels. Nous voyons ainsi des couleurs, nous entendons des sons etc. là où nous nous ne devrions saisir que des figures mathématiques. On ne peut donc pas se contenter de la percep- tion des sens, et il faut encore recourir à la raison, — Les dieux eux-mêmes ne sont qu'un assemblage d'atomes, mais avec cette différence, que leurs atomes sont plus puissants et ont plus de vitalité que ceux de l’homme. — Il n’y a pas d'immortalité pour l'âme, attendu qu'elle est formée d’'atomes combustibles, qui se désagrègent après la mort et redeviennent des atomes de feu. À l'exemple de Parménidès, Démocrite pose ce principe: «Rien ne sort de rien; et rien de ce, qui est, ne peut être annéanti;» et cet autre à certains égards plus important: «Tout ce qui arrive, arrive par nécessité; les causes finales ne sont pas admissibles.» | L'Ethique ou la morale de Démocrite est très simple: il faut pratiquer la vertu, parce que la vertu mène au bonheur, — 207 manière de voir d’ailleurs très répandue chez les anciens. Faire le bien, non par crainte mais par sentiment du devoir, et rougir devant soi-même plutôt que devant les autres. Une vie sans troubles et sans chagrin est le plus grand bonheur terrestre. Démocrite pour sa part eut une longue et sereine vieillesse et jouit pendant sa vie d'une grande considération. Toute l'anti- quitéa reconnu son immense érudition, et particulièrement en médecine il semble avoir eu des connaissances très étendues. Les préceptes, qu'il nous a laissés pour l'usage ordinaire de la vie, ne montrent pas seulement un homme d'expérience universelle (dans sa jeunesse Démocrite avait employé toute sa fortune à faire de longs voyages dans tous les pays connus de son temps), — elles révèlent encore la gravité du caractère. — Même dans sa philosophie on trouve une profondeur, une cohésion et un fini, que n’a offerts au même degré que lui aucun de ses devan- ciers, et cette philosophie est de toute l'antiquité celle qui se rap- proche le plus de la science actuelle. Cela est vrai surtout de sa #héorie des atomes, qui se rap- porte en tous ses points essentiels à notre théorie atomique, avec cette seule différence, que les atômes de Démocrite n’ont que des formes mathématiques diverses, tandis que les nôtres se distin- guent d’ailleurs les uns des autres parleurs qualités chimiques. De plus il prête aux atômes un mouvement initial, au lieu que nous con- sidérons ce mouvement comme le résultat d’un antagonisme entre l'attraction et la répulsion — deux forces que nous jugeons in- hérentes aux atômes. Enfin nos atômes sont mfiniment plus pe- tits, ce ne sont peut-être que des points d'application de forces, tandis que Démocrite compare les siens aux poussières lumineuses - de l'atmosphère. *) — Il ne faut pas oublier du reste, que les *) «Un grain de sel, dont nous sentirions à peine la saveur, contient des milliards de groupes d’atomes, que notre oeil n'arrivera jamais à percevoir.» (Valentin.) 208 atômes de Démocrite ne sont qu'une donnée spéculative, sup- posée pour faciliter l'explication des phénomènes de l'existence, au lieu que les nôtres, bien qu'ils ne soient aussi qu'une hypo- thèse, s'appuient du moins sur d'innombrables observations et expérimentations scientifiques. En second lieu sa théorie de la pluralité mfinie des mondes, dont les uns passent alors que d'autres surgissent, répond tout- à-fait aux données expérimentales et aux théories de notre astro- nomie actuelle. Troisièmement son principe, que rien ne peut sortir de rien et que rien de ce qui est ne saurait être annéanti, ce principe est aussi le nôtre et répond à notre théorie de l'indestructibilité de la matière et de la conservation de la force. Quatrièmement il rejette la téléologie et les causes finales absolument au même point de vue que nous; et cela lui à valu dans l'antiquité les mêmes reproches qu'on fait encore aux matérialistes de notre temps, celui par exemple de faire de «aveugle hasard» le maître de l'univers. Mais en réalité c'est la nécessité et non le hasard, qui préside à tout. Démocrite ne nie pas, qu'il y ait une Los, seulement il n’admet pas que cette loi agisse en vue d'une fin; et il nomme le hasard: une excuse de l'ignorance humaine. Sa théorie de la perception sensuelle, d'après laquelle l'uni- vers n’est en réalité qu'un monde d'atômes en mouvement et les sons, les odeurs, les couleurs etc. ne sont que des impressions subjectives de notre moi ou de nos organes des sens, cette théorie répond trait pour trait aux théories en vigueur aujourd'hui sur les sensations. Enfin sa conception de l'essence de l'âme est pareille à la nôtre, avec cette différence, que les atomes de feu de Démocrite sont représentés chez nous par les produits du cerveau et de eu L£ nerfs, mal connus de son temps. en Vous voyez, Messieurs, que Démocrite est de tous les philo- sophes de l'antiquité celui qui s'est le plus rapproché de nos idées. Mais ce serait une erreur de croire, que son matérialisme n'ait pas été reconnu et dès lors combattu chez les anciens au même titre que notre matérialisme contemporain. Aristote entr'autres l'attaque fréquemment et avec violence, et dans la suite toutes les calomnies et tous les soupçons sont entassés sur le nom de Démocrite, bien à tort d'après ce que nous avons dit de lui. F. A. Lange raconte, que dans sa philosophie de l’histoire Aitter a déversé sur la mémoire du philosophe tout un amas de ran- cunes antimatérialistes; il est vrai que Prandis et Zeller ont ensuite réduit ces tentatives à néant. — Après Démocrite sont venus les sophistes, qui ont formulé les doutes naturels au coeur humain sur l'exactitude des notions acquises et sur la possibilité même d'en acquérir. Cette école à nos yeux n'a d'importance que pour avoir étendu le doute jusqu'aux dieux. Protagoras d'Abdère (440 avant J.-Ch.) déclarait qu'on ne peut dire des Dieux, qu'ils existent ou qu'ils n'existent pas; il fut accusé d'athéisme et banni d'Athènes, pen- _ dant que son livre était livré aux flammes. Aïnsi, l'inquisition et la fureur de persécution religieuse, qui ont couvert ensuite le monde de tant de maux, florissaient déjà en ce temps dans la classique Athènes. Il faut bien dire qu'avec le temps les sophistes en vinrent à se montrer moins réservés que Protagoras. Critias, le chef des trente tyrans, professait ouvertement, que les dieux ne sont qu'une invention d'hommes habiles, pour tromper le peuple igno- vant. [1 faut remarquer aussi, que les sophistes niaïient le bien äbsolu et faisaient reposer la distinction entre le juste et l'injuste “sur une simple convention établie par la société. Poussant à bout ces doctrines Aristippe, qui florissait dans le 4ème siècle av. J-Ch., fut conduit à fonder une morale nouvelle, basée sur le 14 210 plaisir. Selon lui le plaisir est le but de l'existence; la jouis- sance est le bonheur. Cependant le sage seul peut être heureux, qui unit la réflexion à la domination de soi. Le plaisir du corps vaut mieux que le plais de l'esprit; la douleur corporelle est plus terrible que la souffrance spirituelle. Aristippe était l'homme des sociétés polies du temps. Il hantait la cour des tyrans; et chez Denys de Syracuse, qui le te- nait en haute estime, il lui arriva souvent de se rencontrer avec Platon, son grand et spirituel adversaire. L'école d’Aristippe produisit 7’heodorus, le premier athée sans réserves. — Avec Aristippe se trouve close la période matérialiste d'avant Socrate, et la place reste libre à l'idéalisme philoso- phique et au formalisme, personnifiés dans Platon et Aristote. Nous pouvons passer outre sur ces deux philosophes, aussi bien que sur leur maître Socrate, car ces noms n'appartiennent pas à une histoire de Ia philosophie matérialiste. — C'est seulement cent ans après que survint le grand philo- sophe Épicure, qui sut grouper en un même et grand système les doctrmes de Démocrite et Œ'Aristéppe. Pendant tout ce siècle le spéritualisme mauguré par Socrate avait été la seule voie suivie, et Platon particulièrement, plutôt poète que philo- sophe, avait fit beaucoup de mal. C’est lui qui inventa le dogme de limmortalité de l'âme et de l'être distinct pour le corps et pour l'esprit; l'influence de ses doctrines se fait encore sentir de nos jours. «Ses réveries du ciel ont beaucoup contribué à gâter la terre pour d'innombrables générations.» (Æ. Larwenthal: «Système et histoire du Naturalisme.» 4ème édit, 1863.) Parmi les propres élèves d’Aristote il s’en trouve un cepen- dant, le célèbre physicien Straton de Lampsaque, dont les doc- trines, bien que nous n’en connaissions que de rares fragments, semblent former un système tout-à-fait matérialiste. Straton prend dans une acception toute humaine le fameux #2 ER voig d'Aristote, c’est-à-dire l'esprit ou l'intelligence qui meut lunivers; ce n’est pour lui que la conscience basée sur la sensa- tion, et il fait dériver tout être et toute vie des forces naturelles inhérentes à la matière. * Ainsi il juge superflu le principe spiri- tuel, qu'Aristote place au fond de toute chose, et l'ensemble de la nature est ce qu'il nomme la divinité. L'entendement n’est à ses yeux déjà qu'une faculté pleinement sensuelle, attendu que . toute pensée suppose nécessairement avant elle une perception des sens. | Mais l’homme, qui forme pour ainsi dire le couronnement du matérialisme antique, l'homme qui a exercé l'mfluence la plus considérable sur ses contemporains comme sur la postérité, c'est Epicure. Epicure, dont nous avons déjà cité le nom, naquit l'an 342 avant J.-Ch. dans une bourgade de l'Attique. Un jour, à l’âge de 14 ans, 1l lisait à l’école la Cosmogénie d'Hésiode, où le chaos est représenté comme le berceau de toute chose. Il demanda à . son maître, d'où pouvait bien provenir le chaos ? Mais on ne sut _ que lui répondre, et dès lors il se mit à philosopher pour son compte. Il étudia spécialement Démocrite et sa doctrine des atomes et il suivit en outre à Athènes les leçons des disciples d'Aristote. Après s'être retiré chez lui, pour échapper aux désordres politi- ques auxquels Athènes fut en proie à la mort d'Alexandre le Grand, il ne revint habiter cette ville qu'à un âge déjà avancé. 1 y acheta un jardin, où il vécut entouré de ses disciples comme au sein d’une grande famille, et l'antiquité toute entière n'offre , pas d'exemple d’une vie plus belle et plus pure, que cette vie - menée en commun par Zpicure et les gens de son école. À mesure que l'Etat et la religion allaient se dissolvant de plus en plus, le refuge offert par la philosophie devenait chaque = jour plus propice. Æpicure n'a jamais revêtu de fonctions pu- 14% ra AE bliques. Il honoraït à la vérité les dieux suivant les traditions de son pays, mais il eut soin de les mettre toujours en dehors de la philosophie, et il les représente comme des êtres éternels et immortels, exempts de préoccupations et d'affaires, vivant dans les intervalles des mondes (Métacosmies ou intermundies) dans un profond désintéressement des choses terrestres et de la marche de la nature. Les dieux, selon lui, ne doivent être ho- norés que pour leur état de perfection. Il ne voit en eux qu'un spécimen d'une nature humaine plus noble, personnifiant l'idéal de sa propre philosophie, qui est une existence heureuse, exempte de douleurs. C’est là d’ailleurs le but poursuivi par toute son école, qui était une large association d'amis basée sur la con- fiance réciproque la plus absolue. Cependant l'école et son fon- dateur devinrent plus tard l'objet des plus exécrables et des plus fausses calomnies. On leur reprocha les plus honteux excès, mais sans pouvoir jamais articuler rien de précis. Il est établi au contraire, que la vie d'Æpécure se signala par la plus grande pureté. Il mourut âgé de 72 ans, et jusque longtemps après sa mort ses disciples se réunirent le vingtième jour de chaque mois dans le jardin, qu'il leur avait légué, en un joyeux banquet, pour la célébration duquel Æpicure avait constitué une somme. Epicure à écrit environ trois cent livres, dont nous n'avons que des extraits. Une des sources les plus importantes, que l'on puisse consulter sur l'épicuréisme, est le poème didactique: De rerum Natura ou «de la Nature des choses,» du poète latin Lucrecius Carus, le plus considérablè des épicuriens après le maître (95—52 av. J.-Ch.). Le poème tout entier n’est vraisem- blablement que la reprise d'un travail d'Epicure, portant le même titre. Lucrèce est un auteur bien connu et fort goûté, et les maté- rialistes du dernier siècle le lisaient encore avec prédilection. Il à contribué pour une grande part à l'extension de la philosophie épicurienne chez les Zomains, qui de tous les systèmes philo- sophiques de la Grèce n’en avaient guère adopté que deux: le stoïcisme et l'épicuréisme. Plusieurs des grands esprits de Rome se vantaient ouvertement d'être épicuriens; //orace entr'autres se qualifie ainsi: «Moi un porc du troupeau d'Epicure, ete.» D’autres, comme (Ccéron, étaient les adversaires déclarés d'Epicure et tâchaient à vouer sa doctrine au ridicule et au mépris. Des deux grands républicains ennemis de César l’un, Prutus, était stoïcien, Cassius au contraire épicurien. La philo- sophie d'Epicure eut sa plus grande splendeur du temps qu' Auguste était à l’empire; et dans la pléiade sereime de poètes, dont il était environné, il ne s'en trouvait pas un seul qui ne goûtät et ne suivit cette doctrine. Le couronnement de la philosophie épicurienne se trouve dans l’ethique ou la morale, que son fondateur regardait comme le point le plus important. La division, usitée dans la philosophie grecque, en logique, physique et éthique est conservée; mais les deux premières branches ne sont considérées que comme des sciences auxiliaires ou accessoires de la morale, qui a, elle, son objet essentiellement pratique dans /a poursuite d'une vie sage “et heureuse, troublée le moins possible par l'inquiétude et la douleur. En physique Epicure se rallie pleinement aux idées de Démocrite, et il professe comme ce dernier les atomes et l’espace vide. Epicure a seulement en propre cette opinion, que les atomes sont entraînés dans une chute éternelle à travers le vide des espaces infinis, et non pas parallèlement, mais dans des directions légèrement obliques, de façon à se heurter les uns contre les autres; ce choc détermine un mouvement de tour- billon, qui finalement donne lieu à une multitude de combinaisons ou de figures changeantes et variées. — On a conclu de là, comme pour Démocrite, qu'Epicwre n'avait vu dans tous les phénomènes de la nature que l'oeuvre d’un aveugle hasard. Le poème de Lucrèce offre dans ses premiers livres un ex- posé détaillé de ces idées, avec des preuves spéciales et des ex- emples. Tout au début le poète montre, comment les libres et hardies recherches des Grecs (Démocrite, Epicure, etc.) ont fait tomber la religion, qui avant eux opprimait cruellement l’'huma- nité. La religion et la superstition qui marche avec elle, est présentée comme la source des plus grandes horreurs ou des plus vives tortures, tandis que la philosophie porte en elle le bonheur et le repos. Lucrèce développe ensuite un principe excessivement impor- tant, que nous avons déjà vu à plusieurs reprises formulé dans l'histoire de la philosophie grecque, à savoir, que rien ne sort ni ne peut sortir de rien, et que rien de ce, qui a été une fois, ne saurait périr ou disparaître; mais que tout êfre ou devenir re- pose sur des transformations. Ces transformations sont opérées par les atomes, que leur petitesse rend imperceptibles et entre lesquels règne un espace vide. Tous les corps sont composés d'atomes imdestructibles et éternels ou de réunions d’atomes. Ces derniers ne sont d'ailleurs pas divisibles à l'infini, ce qui rendrait possibles tous les résultats imaginables et empêche- rait toute régularité. Après avoir exposé la théorie des atomes, Zuerèce rend hommage à Æmpédocle pour l'affinité de ses idées avec le maté- rialisme et la doctrine atomique, et il le proclame un des plus grands esprits de l'humanité. ë La question de l'origine de l'univers est traitée à la fin du premier livre. Z{ ny a pas à l'univers de bornes déterminées ; une limite réelle ne se comprend pas. Pour établir ce prin- cipe, le poète a recours à l'exemple d'un javeJot lancé — com- paraison assez naïve qui est bien dans l'esprit simple du temps. Un javelot lancé dans le vide, deux cas seulement peuvent se présenter: ou bien quelqu'obstacle l'arrétera dans son vol, ou bien il poursuivra toujours son chemin à travers l'infini; mais d'une manière comme de l’autre il y a encore nécessairement quelque chose par de là cette limite, qu'on aurait d'avance sup- posée à l'univers. Enfin la réfutation absolue de l'idée des causes finales (qu'Empédocle avait déjà faite avec une grande rigueur) est pré- sentée en quelques vers à la fin du premier livre: «Car, en ‘vé- rité, dit textuellement Zucrèce, ni les atomes ne se sont mis juste chacun à sa place après une sage réflexion, ni ils n’ont décidé sûrement eux-mêmes quels mouvements chacun devait donner; mais comme leur masse, heurtée à travers l'espace, passait de- puis l'éternité par des combinaisons variées, ils ont essayé tous les genres de mouvement et toutes les façons de se grouper, et. enfin ils sont arrivés à prendre les positions en lesquelles con- siste la création actuelle ; et cette création, après s'être maintenue pendant de longues et nombreuses années et avoir été une fois lancée dans le mouvement qui lui convient, fait, que les fleuves nourrissent de leurs flots opulents la mer avide, que la terre échauffée par les rayons du soleil pousse de nouveaux produits, que la race des vivants s'épanouit et prospère, et que les étin- celles glissant dans l’éther restent allumées.» Dans son deuxième chant, Lucrèce donne de plus grands détails sur les propriétés et les mouvements de l'atome, qu'il re- présente comme entraîné par un éternel mouvement dans une … chute éternelle à travers les espaces. La terre aussi tombe «constamment, suivant Æpicure, et si nous n'en avons pas Con- -science c'est que nous sommes entraînés avec elle. Ainsi Æpicure avait déjà reconnu le mouvement de la terre et la véritable raison pourquoi nous sommes incapables directement de nous "en apercevoir!! — Quant à la forme de l’atome, elle est variée, 216 suivant Æpicure; atome est tantôt rond et poli, tantôt rude ou pointu ou à plusieurs branches ou crochu, etc. À ces différentes formes répondent des actions différentes, et chaque corps est un assemblage des atomes les plus divers unis dans des rapports spéciaux. Lucrèce aborde ensuite une grave question, qui figure encore aujourd'hui, à proprement parler, comme la pomme de discorde dans le débat matérialiste. Comment la sensation, la conscience se développent-elles du sein de la matière ou des atomes? Les vues d'Epicure à cet égard sont foncièrement sensualistes et ma- térialistes, attendu que toute connaissance selon lui découle d'une perception des sens; et la sensibilité se développe au sein de la matière insensible, pourvu qu'elle remplisse certaines con- ditions de finesse, de forme, de mouvement et de disposition. La sensation ne se produit du reste que dans les corps organi- ques animaux; et les couleurs et autres qualités sensibles ne sont pas inhérentes aux atomes, mais elles résultent de leurs modes d'action quand ils se trouvent assemblés dans certains rapports. La sensibilité n’est pas non plus une propriété des atomes, elle appartient seulement au tout qu'ils composent. Au- delà des phénomènes du monde sensible il n’y a rien, et il ne faut rien chercher; l'esprit humain ne peut donc s'appliquer qu'à l'étude des lois de ces phénomènes. — Le poète termine son se- cond chant par l'exposé de la grande hypothèse de la pluralité infinie des mondes, qui, au-dessus, au-dessous, tout autour de nous, durent des éternités, pour passer ensuite et renaître. Et notre terre à la même destinée. Le troisième chant est consacré à l'essence de l'âme et à la réfutation de la doctrine de l'immortalité. La .démonstration s'applique en finissant à combattre le sentiment de la crainte de la mort, en tant que souverainement puéril et antiphiloso- phique. «La mort, dit très bien Æpicure, ne nous regarde pas; car 2e , \ 217 où nous sommes, la mort n’y est pas; et où est la mort, nous n'y sommes plus,» Dans son effroi de la mort, ainsi contmue le: poète, l'homme pensant à son corps qui pourrira dans la terre ou qui sera dévoré par kes flammes du déchiré par les bêtes sau- ages, l’homme garde toujours au fond un peu de cette idée qu'il y sera lui-même pour subir ces traitements. Bien qu'il se défende contre cette idée, l'homme la nourrit toujours, et il ne parvient pas à s’abstraire assez complètement de la vie. Il ne prend ainsi pas garde, qu'à l'heure précise de son trépas lui-même ne peut plus être là pour déplorer sa destinée, etc. etc. L'âme et l'esprit sont de nature corporelle et sont formés des atomes les plus petits, les plus ronds et les plus mobiles. Quand l'âme s'enfuit, on s'en aperçoit aussi peu et l’on constate aussi peu une diminution, que quand le parfum d’une fleur ou le bouquet du vin s’exhale. Le cinquième chant traite de l’hestoïre de la création et ren- ferme une remarquable digression, qui rappelle de très près les plus récentes découvertes de la science sur le développement progressif du genre humain et de la civilisation. Plus forts et plus violents que les hommes d'à prèsent, nos premiers ancêtres vivaient comme les animaux, nus, dans les cavernes ou les forêts, sans agriculture, sans moeurs, sans lois. L'usage du feu même leur était inconnu, et toute leur existence se passait en combats incessants contre les bêtes des forêts. Peu à peu ils apprirent à les vaincre, ils construisirent des cabanes, se vêtirent de peaux, firent usage du feu et allèrent en progressant. Le langage se développa peu à peu de grossières ébauches; les arts, les décou- … vertes etc. suivirent la même marche lente, et ce n'est qu'après avoir épuisé bien des erreurs, que l'homme en arriva peu à peu au juste et à l’utile. La croyance aux d'eux n'est » venue à l’homme que de son ignorance, et parce qu'il n'était . pas en état d'expliquer par des raisons naturelles les phéno- L mènes dont il était environné, comme le tonnerre, l'éclair l'orage etc. 1 «O race infortunée des mortels, qui a rapporté aux dieux ces choses et leur à poétisé l’attribut d’une terrible colère! Quelles terreurs vous avez amassées par là sur votre propre tête, quelles plaies sur nous, et que de larmes pour nos descendants !» Le poète explique ensuite longuement, comment en face des spec- tacles d'épouvante, que lui livrait le ciel, au lieu d'une contem- plation calme des choses, qui seule eût été d'une vraie piété, l'homme devait facilement en venir à vouloir apaiser la colère présumée des dieux par des sacrifices et des voeux, qui ne sont cependant d'aucun secours. Dans le sixième chant sont présentées sous un jour déjà très clair les causes d'un certain nombre de phénomènes de la nature. L'éthique où morale Epicurienne repose, comme je l'ai déjà dit, sur le bien suprême de la félicité. Cependant Æpicure n'admet pas seulement, comme Ayistippe et les cyrénaïques, le plaisir corporel, mais il considère et place bien au-dessus le plaisir sptrituel. I estime particulièrement l’état de repos et de con- tentement spirituel qui ne se réalise qu'après la satisfaction de tous les besoins du corps. Æpicure prend soin de justifier sa doctrine du reproche d'exiger la bonne chère et les délices; et 1l se vante, avec du pain d'orge et de l'eau de pouvoir rivaliser de félicité avec Jupiter. Plus les besoins de l’homme sont restremts, plus leur satisfaction est facile, et plus grand est le bonheur. — L'amitié est un trésor précieux, et l'homme devrait au besom marcher à la mort pour un ami. — Quant à la vertu, Æpicure ne lui attribue qu'une valeur relative, et il n'en recommande la recherche qu'autant qu’elle peut être suivie de plaisir, jamais comme but propre. Rien n’est en soi bon ou mauvais, et tout + 1299 dépend de concordances et de rapports. Les lois ont seulement une raison d'utilité. — À Epicure et son école s'arrête l'histoire de la philosophie matérialhiste de l'antiquité. Il ne resterait plus, pour en finir avec cette philosophie, qu’à passer en revue le scepticisme et le néo- platonisme, dont l'étude ne rentre pas*dans notre sujet, et nous arriverions au Chréstéanisme et à la philosophie scolastique du moyen-âge. L'antiquité a eu le singulier bonheur de ne pas con- naître les égarements et les erreurs sans bornes des écoles et des systèmes venus après; et bien que dans l’histoire de sa philo- sophie les idées et les systèmes r#déalistes et matérialistes alter- nent et se combattent, on ne peut cependant méconnaître qu'un trait sain, matérialiste, la traverse dans tout son cours. Il n'était pas question chez les anciens de monde suprasensible de religion ou de raison absolue, mais on expliquait les phénomènes du * monde sensible par ce que les sens avaient perçu, ou du moins par ce que lon croyait de leur domaine. On n'établissait pas entre idéal et réel, entre spirituel et corporel, entre le monde vi- sible et le monde invisible cette barrière infranchissable qui est devenue plus tard la cause de tant d'erreurs et de tant de maux, mais on cherchait à tout embrasser dans une seule et même conception. Cette prétention fanatique à affirmer l'incompréhen- sibilité absolue de certains faits, qui joue encore aujourd'hui un si grand rôle, l'antiquité ne la connaissait pas davantage que la croyance paralysante à forces mystiques, qui ont dévoyé et tant . obscurci les sciences plus tard. Jamais en aucun temps l’anti- quité na connu d'idées comme l’Aorror vacuri (lhorreur du vide) où le principe vital ou le magnétisme animal ou le phlo- gistique ou les esprits morbides où la possession démoniaque ou l’Aomæopathie, etc. etc. La notion ridicule et antinaturelle d'une &me distmcte ou d’une substance de l'âme, quine serait que passagèrement et vicieusement unie au corps, était absolument . æ étrangère aux anciens (Platon est peut-être le seul qui ait fait exception), car elle était trop absurde et artificielle pour leur intelligence naturelle et droite. L'idée des causes finalès, qui joue plus tard un si grand rôle dans la philosophie et qui semble encore aujourd'hui presqu'impossible à déraciner, était, comme nous l'avons vu, bannie"généralement de la philosophie. — Et tout cela est d'autant plus à remarquer que les connaissances des anciens étaient plus défectueuses. Il est vrai que l'absence de ces notions positives se fait'sentir en général chez tous les philosophes grecs et donne souvent à leurs opinions une couleur naïve, enfantine et même capricieuse. On reconnaît à la plupart de leurs doctrines, qu’elles reposent en partie sur des conceptions arbitraires, qui auraient pu aussi bien se prendre autrement. Mais un sentiment juste et un jugement sain à toujours maintenu les anciens dans la bonne voie, et rien ne leur fait plus honneur, que la confirmation éclatante apportée à un grand nombre de leurs idées et de leurs principes par les derniers travaux de la science mederne. L'influence exercée par les philosophes grecs sur la vie matérielle et intellectuelle de leur nation a été aussi des plus heureuses; et le siècle tant de fois célébré d'un Périclès coïncide avec l'époque florissante de la philosophie matérialiste et sensualiste en Grèce. Nous aurons d'ailleurs à faire encore plusieurs fois la même observa- tion ou à constater des faits analogues, dans le cours des siècles, qui.ont suivi, comme dans les témps modernes. SIXIÈME CONFÉRENCE. Messieurs ! Dans l'ère, qui s'ouvre à la chute de la philosophie antique, l'introduction du Christianisme dans l'empire romain entré en décadence et voué à la ruine et l'influence souveraine exercée par cette nouvelle doctrine forment l'opposition la plus complète avec les vues matérialistes. Alors fut enfantée sur la snatière cette idée absurde, qui hante encore le cerveau du plus grand nombre et que À. À. Lange dans son «Histoire du matérialisme» représente avec raison comme un «spectre.» Dans cette idée «la matière n’est qu'une substance ténébreuse , inerte, fixe et abso- lument passive, sans esprit, sans mouvement, sans noblesse — elle n'est à proprement parler qu'un obstacle à la nature spiri- tuelle et plus noble de l’homme.» Une telle opinion se trouvait » fortifiée de l'autorité considérable d'Aréstote, qui règna en maître - presqu'absolu sur la scolastique et sur toute la philosophie du . moyen-âge et qui fait lui-même très peu de cas de la matière. Notamment il lui refuse tout mouvement propre, et il repré- sente la forme, son attribut nécessaire, comme un principe qui lui serait extérieur et lui ferait antagonisme. Aristote établit, “mais d’une façon toute arbitraire , la nécessité de l'existence d’un premier moteur, lui-même immobile, et il travaille ainsi directe- “ment en vue de l'idée chrétienne de Dieu. Le seul point, qui le | distingue des philosophes chrétiens, c'est que sa cause première _ 222 ou son dieu ne serait pas précisément le créateur ni l’architecte de l'univers, attendu que la matière et la forme renferment déjà le principe de ces deux rôles, et n’en serait que le moteur. *) C’est seulement à la renaissance des sciences du 15% siècle, que nous voyons réapparaître les idées matérialistes. La décou- verte de l'Amérique et la révolution opérée dans l'astronomie par Copernie et Keppler avaient contribué à répandre sur le monde un esprit nouveau, qui devait se faire sentir aussi dans la philosophie; cette dernière science fut naturellement amenée à se placer sur le même terrain où les sciences naturelles couraïent une carrière si rapide et si brillante, ce qui valut à un certain nombre de ses adeptes le nom d'empiriques, de naturalistes et de matérialistes. Il ne faut assurément pas attendre après une période de culture,$qui n'embrasse pas moins de 15 siècles, à retrouver le matérialisme au même point où nous l'avons laissé à la fin de l'antiquité avec Æpicure et Lucrèce. Néanmoins il existe entre le Matérialisme des temps modernes, dont nous avons à nous occuper aujourd'hui, et le matérialisme de l'antiquité des attaches infiniment plus fortes et mieux carac- térisées qu'on ne serait d'abord porté à l'admettre. Il ne faudrait pas non plus se figurer, que dès cette première aurore de renais- sance intellectuelle on ait déjà été à même de s'émanciper suffi- samment de l'autorité redoutable &Arestote, autorité qui s'exer- çait pour ainsi dire sur tout mouvement de la pensée et qu'on n'osait pas méconnaître. On ne rejeta donc pas Aristote sans *) Platon prétend aussi, que la matière est par elle-même dépourvue de qualités et de propriétés et qu’elle n’en a que par son alliance avec la forme. Le monde des corps consiste selon lui en deux éléments, matière et forme, une mère et un père, qui par leur union donnent naissance aux formes de l'existence. LA détours, mais on s’efforça de le mettre mieux en lumière, et l'on prit comme prétexte de rétablir le pur, le véritable Aristote à la place des versions fausses et transposées des scolastiques.*) Ba venue d'un philosophe italien, qui entra dans cette voie, pro- duisit en ce temps un grand émoi. Pétrus Pomponatius fit paraître à Bologne, en 1516, un livre sur limmortalité de l'âme, dans lequel il cherche à prouver, -que suivant Arestote 1l serait impossible d'admettre l'immortalité de l'âme, attendu que forme et corps ou forme et matière sont deux termes inséparables. «Si l’on veut admettre la persistance de l'individu, dit textuellement Pomponatius, 11 faut d'abord prouver, comment l’âme pourrait vivre sans avoir besoin du corps comme sujet ou comme objet de son activité. Sans idées nous ne pouvons rien penser, mais les idées dépendent de la corpora- lité et de ses organes. Il est vrai que la pensée est en soi éter- nelle et immatérielle, cependant la pensée humaine est liée aux sens, elle ne reconnaît le général que dans le particulier, elle nest à aucun moment sans intuition ni abstraite du temps, attendu que les idées vont et viennent en elle les unes après les autres. Notre âme est donc en effet mortelle, car ni la conscience ne persiste, ni le souvenir.» — Il dit encore: «La vertu pratiquée _ pour elle-même est bien plus pure que celle, qui se propose une ® #) On comprend sous le nom de scolastiques les philosophes des mo- nastères, des écoles épiscopales, etc. du moyen-âge, du 9fme au 15ème siècle. Le principal trait caractéristique de la scolastique est, outre une admira- . tion servile d’Aristote, qui ne fut d’ailleurs connu que postérieurement » (13ème siècle), d'avoir restreint la philosophie à de tels problèmes, qui se rattachassent directement ou indirectement aux dogmes chrétiens, et de plus d’avoir observé avec un scrupule tout particulier le formalisme de la Logique et de la dialectique. La scolastique finit par se perdre dans les ar- cuties les plus ineptes; cependant son influence se prolonge jusque dans le “lime et le 15°" siècle, et aujourd’hui elle n’est pas encore complètement effacée. récompense. Cependant il n’y a pas précisément leu de blâmer les politiques, qui, pour le mieux général, font enseigner l'immor- talité de l'âme, afm que les faibles et les méchants suivent, au moins par espoir ou par crainte, la voie droite, que les natures nobles et franches embrassent par plaisir et par amour. Car à est absolument controuvé, qu'il wy ait eu que des savants dé- pravés à nier l'immortalité de l'âme, tandis que tous les sages vraiment estimables l'auraient admise; un Homère, un Pline, un Simonide et un Sénèque n'étaient pas des méchants pour n'avoir pas cette espérance, simplement ils étaient libres de toute servilité mercenaire.» En dépit de cette opinion si franchement exprimée, Pom- ponatius affirme ensuite expressément sa pleine soumission à la foi chrétienne, et il déclare, que la révélation procure une con- solation et une certitude telles que la philosophie n’en saurait donner de pareilles. Etait-ce chez Pomponatius hypocrisie ou conviction, — je l'ignore; toujours est-il que nous voyons le même fat se produire chez presque tous les penseurs de éette époque jusqu'au milieu du 172% siècle, à quelque nuance qu'ils appartiennent. Etait-ce la crainte du bûcher, dont tout philo- sophe indépendant assez hardi pour exprimer sa pensée était alors menacé, ou bien peut-être est-ce la force excessive et incomparable de la foi de ces temps qui explique d'aussi étran- ges contradictions ? En 1543 parut le livre des orbites des corps célestes de Nicolas Copernic, qui, par la démonstration du double mouve- ment de la terre sur elle-même et autour du soleil, ébranlaït dans leurs fondements et la foi religieuse et la croyance à Aristote! Un des premiers et des plus chauds partisans du nouveau système fut un italien, l’infortuné Giordano Bruno. Panthéiste, mais se rapprochant du matérialisme sur béaucoup de points, Giordano Bruno joignait à la profondeur du sens philosophique 225 une vaste érudition. Dieu, monde et matière ne sont à ses yeux qu'une seule et même chose, et l'univers est un être infini, animé dans toutes ses parties, une empreinte où un développement de la divinité. L'âme humaine est une fraction de l'esprit divin et comme telle destinée à une éternelle durge. Copernic avait pris Pythagore pour modèle, Bruno préféra Lucrèce; il professa comme ce dernier l'infinité des mondes et combina très heureuse- ment cette idée avec le système de Copernic. Il expliqua déjà les étoiles fixes comme un nombre infini ‘de soleils entourés de satellites. La matière est selon lui la mère de tout ce qui a vie, elle renferme en elle tous les germes et toutes les formes. «Ce qui d’abord était semence devient herbe, ensuite épi, ensuite pain, puis chyle, sang, semence animale, embryon, puis un homme, puis un cadavre; et cela redevient terre ou pierre ou quelqu'autre matière inerte, et de même en recommençant toujours. Ainsi nous reconnaissons là quelque chose qui se transforme en toutes ces choses diverses et demeure cependant en soi un et toujours le même. Rien ne paraît donc stable, éternel et digne du nom de principe, si ce n'est la matière seule. En tant qu'absolu elle comprend en elle toutes les formes, et toutes les dimensions. Mais l'infinie variété des formes, sous lesquelles la matière se présente, ce n’est pas d'autre part et à l'extérieur seulement qu'elle les reçoit, mais elle les tire d'elle-même et les enfante de son sein. Où nous disons que quelque chose meurt, il n’y a en réalité que production à une nouvelle existence ou dissolution d'une combinaison et aussitôt formation d’une combinaison nouvelle.» Cette conception est foncièrement matérialiste, car la ma- “tière y est envisagée comme l'essence véritable des choses et comme produisant d'elle-même les formes, tandis que chez Aris- tote, ainsi que nous l'avons vu, la forme passe pour déterminer . la matière, 15 226 La vie de Bruno n'est qu'une longue suite de persécutions. Il traversa l'Angleterre, la France, l'Allemagne et vint enfin tomber à Venise aux mains de l'Inquisition, qui le fit brûler à Rome en 1600. Ses doctrines ont exercé une action puissante sur la marche de la philosophie; et pourtant dans l’histoire 11 se trouve comme rejeté au second plan par la venue du célèbre lord-chancelier d'Angleterre, Bacon de Verulam, qu surgit dans les quelque dix pre- mières années du 17e siècle (1561—1626). Bacon et Descartes, qui le suit, sont regardés comme les véritables rénovateurs de la philosophie, et Gassendi et Hobbes venus plus tard comme les rénovateurs du matérialisme. Bacon, le père des sciences naturelles modernes et de la méthode inductive, attendu qu'il érige l'expérience, Cest-à-dire l'observation appuyée de l’expérimentation en source unique de nos connaissances et en principe de la science et de la philo- sophie, Bacon est déjà très voisin du matérialisme. Ce qui le prouve, c'est que parmi les systèmes philosophiques du passé il place celui de Démocrite bien au-dessus de tous les autres. Sans atomes, a-t-il dit, la nature ne se laisse pas expliquer. Il se montre avec cela très tolérant à l'égard de la foi religieuse, et 1l va jusqu'à prétendre que, vu l'état borné de la connaissance hu- maine, des vérités divines peuvent souvent nous paraître très absurdes. Jusqu'aux anges et aux esprits trouvent place dans sa philosophie. — 11 place aussi l'étude de l’homme, qui vise à res- sembler à Dieu, bien au-dessus de l'effort fait en vue d'accroître la connaissance humaine, et cette tendance supranaturaliste tout opposée à ses vues empiriques naturalistes l’implique souvent dans de grandes contradictions. Il considère la théologie comme une science, et il appelle l'âme raisonnable ou l'esprit quelque chose d’incorporel et de divin; l'ême trraisonnable (?) seule vient de la matière et échoit aussi en partage à l'animal. Selon Awno 221 Fischer (François Bacon de Verulam, Leipzig 1856) Bacon lui- même avoue, que sa philosophie est ihpuissante à expliquer l'esprit, attendu qu'il distingue l’espret d'avec l'âme en regardant le premier comme une substance mexplicable, tandis qu'il fait de celle-ci une substance corporelle qui à son lieu étendu dans le cerveau etc. — Beaucoup de gens pensent, que cette distinction n'a été qu'une concession faite à l'église par l'adroit chancelier, afin de pouvoir ensuite exprimer plus librement ses idées maté- rialistes. En face de Bacon se tient Descartes (né en 1596, mort en 1650), qui établit une distinction rigoureuse entre corps et esprit et par là introduisit dans la philosophie le vrai dualisme et le vrai spéritualisme. C'est de lui que vient le célèbre, je veux dire le trop fameux: «Cogito ergo sum» (je pense donc je suis). Sa philosophie n’a pas pour base, comme celle de Bacon, l'induc- tion, mais la déduction ou l'abstraction. Descartes à cependant plus d’un lien avec le matérialisme, notamment sa conception mécanique de la nature dont l'exposé nous entraînerait trop loin. Je veux seulement faire ici mention de ce fait, que de la Mettre, un des plus extrêmes matérialistes du 18°" siècle et auteur de «l Homme machine,» se rangeait lui-même au nombre des Car- tésiens et qu'il édifia sa philosophie en partie sur les principes de Descartes. . Bacon et Descartes marquent donc dans la philosophie le point de départ de deux grandes directions ou de deux embran- chements qui se prolongent jusque dans les temps actuels; d’un côté, ce que l’on peut appeler l'emprrisme, le matérialisme et le sensualisme; de l'autre, l’idéalisme et le spéritualisme. De Descartes, cette dernière voie mène par Syinosa, Leëbnitz, Kant, Fichte, Schelling, Hegel aux idéalistes contemporains et aboutit au «Fichte toujours plus jeune» ou encore aux «derniers dix du bataillon spéculatif», ainsi que Æ. Lœwenthal désigne spirituelle- 15 * ment les éditeurs et les collaborateurs de la «Revue de philo- sophie et de critique philosophique» de Fichte, Wirth et Ulricr. Suivant l’autre direction on part de Bacon et l'on arrive par Glassendi, Hobbes et Locke au matérialisme français du 18ème siècle et enfin au matérialisme actuel. Cette ligne est la seule qui nous intéresse ici pour le but que nous nous pro- posons. Le prieur Gassendi né en France en 1592 est regardé par F. A. Lange (1. c.) comme le véritable rénovateur du matéria- lisme à cause de son écrit sur Epicure, où il prend parti pour ce dernier — non pas ouvertement à la vérité, mais d'une manière déguisée, à l'exemple de tous les naturalistes de son temps qui ne manquaient jamais, avant de développer leurs principes athéistes ou matérialistes, d'affirmer leur pleine dépendance vis-à-vis de la foi religieuse. Ainsi, par exemple, Descartes dit expressément, avant d'aborder sa théorie de l'apparition du monde, qu'il ne peut pas exister un doute sur cette vérité, que Dieu a créé le monde d’une seule fois, mais qu'il sera pourtant intéressant de savoir, comment le monde aurait pu apparaître de lui-même ; 11 n’est ensuite question dans tout son exposé que de l'hypothèse de la formation naturelle de l'univers, et Dieu s'y trouve complètement mis de côté. | Gassendi prit dès l'abord dans ses «Disquisitiones Anticar- tesianae> une attitude tranchée vis-à-vis de son contemporain Descartes, et il ne partagea de lui que son animosité contre Aristote. Tandis que Descartes partait de l’entendement, Gassendi partait de expérience, et il soutenait l'atomistique ancienne contre la #héorie toute arbitraire des corpuseules de Descartes. Il rejeta d’une façon absolue la séparation cartésienne du corps d'avec l'esprit et la célèbre distinction d'une substance pensante et d'une substance #endue. I] serait superflu d'entrer plus avant dans l’étude de sa théorie, attendu qu'elle est appuyée toute entière à la doctrine d'Epicure et de Lucrèce. Suivant Gassendi toute connaissance vient seulement des sens. À G'assendi nous rattacherons l'un des caractères les plus saillants de toute l'histoire du matérialisme, l'anglais T'homas Hobbes, qui naquit en 1588, au moment où la fameuse Armada espagnole menaçait les côtes d'Angleterre. Hobbes est désigné dans la fameuse histoire de la civilisa- tion en Angleterre de 7%. Buckle comme le plus dangereux ad- versaire du clergé au 17è%e siècle, comme le plus subtil dialec- ticien de son temps, comme un penseur profond et un écrivain d'une insigne clarté. Hobbes s'est proposé dans sa philosophie de trouver, quelle sorte de mouvement ce peut être, qui produit la sensation et l'imagination chez les êtres vivants. Sa théorie de la sensation est tout-à-fait sensualiste, la sensation n'y est conçue en effet que comme un mouvement de parties corporelles occasionné par le mouvement extérieur des objets. /lobbes sépare déjà très ingénieusement la qualité où propriété des sensations comme lumière, couleur, son etc., qualités qui se produisent seulement en nous, d'avec le mouvement des objets eux-mêmes. Toute connaissance vient, selon lui, de l'expérience externe; la raison et l'intelligence ne sont qu'un calcul établi avec les images et les idées fournies par les impressions des sens. La transmission de ces impressions jusque dans le plus intime de l'être vivant s'accomplit par le moyen des nerfs, et la représentation exté- rieure des objets, qui vient après, n'est qu'une «réaction de l’ani- mal tout entier.» — Pour ce qui est de l'univers, Æobbes s'en tient exclusivement aux phénomènes perceptibles et explicables par la loi de causalité, il abandonne tout le reste aux théolo- giens; et, chose étrange, il explique Dieu comme un être corporel. Obligé de fuir devant la démocratie anglaise contre laquelle il s'était prononcé, Æobbes vint à Paris, où 51 vécut dans le com- merce de G'assendi dont il s'assimila plus d'une idée. Il définit très exactement la philosophie: une science, qui à pour objet d'arriver au moyen de conclusions justes à la connaissance. des causes par les effets et des effets par les causes. Attribuant en outre un caractère pratique à la philosophie il veut qu'elle serve la politique et l'industrie alliance précieuse du matérialisme philosophique et du matérialisme de la vie (ce dernier pris dans l'acception favorable du mot) et qui a été à coup sûr d'une grande importance pour les destinées de la pratique Angleterre. La religion n'est pour Æobbes que superstition et fruit de la crainte. Cette crainte est-elle sanctionnée par les lois et maïn- tenue par l’état, on l'appelle religion, autrement c’est superstition. Il compare avec assez d'à-propos les miracles de la religion po- sitive aux pillules, qui s'avalent bien entières mais qu'il ne faudrait pas mâcher. Notre philosophe contemporain Schopen- hauer dit pareïllement avec beaucoup d'esprit: «Les religions sont comme les vers-luisants, il leur faut l'obscurité pour qu’elles brillent.» Les principes professés par //obbes et Bacon exercèrent une influence considérable sur la vie publique des Anglais, qui les firent immédiatement passer dans la pratique, comme c’est chez eux l'usage bien plus que chez nous. Lorsque le puritanisme rigoureux et hypocrite de la révolution anglaise eût été vaincu, il se produisit à la cour restaurée un vif courant non pas seule- ment de frivolité et de libre pensée, mais aussi de goût pour la culture des sciences expérimentales. Charles IL, qui tenait Hobbes en haute estime, qui avait le portrait du philosophe suspendu dans sa chambre, qui le pensionnait et le protégeait contre ses nombreux ennemis, Charles IL d'Angleterre était lui- même un zélé physicien et-avait un laboratoire dans son palais. Les études de chimie et de physique devinrent une affaire de 231 mode, et les grandes dames de l'aristocratie allaient dans les cabinets des savants assister à des expériences magnétiques et électriques. L'Angleterre s'engagea ainsi dans une voie heureuse de progrès pour les sciences naturelles; un pur esprit de maté- rialisme se fit jour de toute part dans la pratique aussi bien que dans le domaine de la théorie, et la nation fut ainsi amenée à cet état matériel et intellectuel florissant, qui en peu de siècles . Va rendue; comme on le reconnaît, la nation la plus riche et la plus puissante de la terre. | Parmi les Anglais, qui après ÆHobbes ont aidé à l’avance- ment de la philosophie matérialiste, il faut citer en première ligne le célèbre John Locle (né en 1632). Bien qu'il ne fût pas lui-même absolument matérialiste, Locke a cependant exercé une grande influence sur l’ensemble'de la direction, et par ses attaques contre les idées innées et la raison suprasensible il à puissamment contribué à préparer la voie au matérialisme actuel. D'abord philosophe, il se tourna ensuite vers la médecme, et l'un des traits qui le distinguent de Hobbes, c'est qu'en politique 1l se tint dans le camp de la démocratie au lieu que son devancier avait. été un’ partisan déclaré de l'absolutisme. On à dit de Locke, et avec quelque raison, qu'il est Le père du constitutionna- lisme moderne. Il vécut longtemps dans l'exil en lutte aux, persécutions du gouvernement anglais, jusqu'à ce que la révolu- tion de 1688 lui eut rouvert enfin les portes de sa patrie. Son fameux ouvrage «Sur l’entendement humain» (Essay concerning human understanding) ou sur l’origine et les limites de la connaissance humaine, qui parut en 1690, se distinguait par une netteté et une clarté telles, que les vues qui y étaient exposées, eurent promptement rallié tout ce qu'il y avait alors d'hommes éclairés en Angleterre. Voici en peu de mots les prin- cipes les plus importants de cette philosophie: Il n'y à pas d'idées, de principes, de notions innées, comme 23 l'entendent Platon ou Descartes; en général il n'y a pas dans notre pensée d'idées préconçues. Il n'existe pas davantage de vérités morales ou logiques innées, attendu que nous ne connas- sons ni une vérité morale, ni une proposition logique, qui ait ab- solument la même valeur partout et en tout temps malgré les différences de personnes ou de peuples, chez les enfants, les idiots etc., et que nous trouvons au contraire partout les opi- iiions les plus divergentes. Tous ceux, auxquels la culture intel- lectuelle ou l'éducation fait défaut, ne se doutent même pas de nos propositions abstraites ni de la plupart des vérités morales; comment donc les unes et les autres seraient-elles innées!? De plus notre connaissance procède expérimentalement de telle façon, que ce n’est pas le général, qui se présente avant le spécial et le particulier, mais au contraire le particulier qui précède le général. L’entendement humain est donc comme une table rase ou une feuille de papier blanc, qui ne se couvre que par les impres- sions reçues du dehors; et ces impressions, c'est-à-dire l'expé- rience, sont d'une manière générale la source unique où notre esprit puise les moyens et les éléments de la connaissance. «Toute connaissance, dit Locke, se fonde sur l'expérience et vient d’elle en dernier ressort. Notre observation, qui a pour objet soit les objets extérieurs qui se laissent percevoir, soit les actes intimes de notre esprit que la réflexion nous révèle, fournit à notre intelligence tous les matériaux de la pensée. Cesont les deux sources uniques de connaissance, et toutes les idées, que nous avons en effet ou que nous pouvons naturellement avoir, sortent de là.» L'enfant n'acquirt que peu à peu et grâce aux affections extérieures de ses sens variées et continuelles une pro- vision d'images, qui sont les matériaux de sa connaissance à venir. «Et si c'en était la peine, il n’est pas douteux, qu'on pour- rait élever un enfant de façon qu'il ait acquis seulement un très petit nombre des idées même’les plus ordinaires.» On nous im- plante au temps de notre jeunesse une quantité de soi-disants «principes» ou doctrines, qui ne peuvent se réclamer d’une plus haute origine que la superstition d'une grand-mère ou d’une vieille femme; et plus tard, alors que nous ne pouvons plus nous “rappeler d’où ils nous viennent, nous les prenons pour des «im- pressions de Dieu ou de la nature,» autrement dit nous les croyons «innés» etc. etc. — De toutes ces considérations découle cette proposition d’une haute importance: «*) — Je vous remercie, chers Messieurs, de Fintérêt et de la grande attention, que vous m'avez accordée d'un bout à l’autre de ces conférences, bien que le sujet en fût si grave et quelque- fois abstrait. Cette attention de votre part est pour moi une preuve consolante, que le poids des intérêts matériels, dont le culte est si développé de notre temps, n'a pas encore étouffé dans nos cercles éclairés le goût des choses intellectuelles et du matérialisme de la science. Si dans notre Europe vieillissante — qui glisse chaque jour plus avant sur la pente rapide du césarisme, du militarisme et du soin dominant des intérêts #) «Die durcb Irrthum zur Wahrheit reisen, das sind die Weisen; die beiïm Irrthum beharren, das sind die Narren!» (Renvoi du traducteur.) 272 matériels d'argent ou de puissance, et qui justifiera. peut- être bientôt ce mot du grand Napoléon: «Dans cinquante ans l'Europe sera républicaine ou cosaque!» — si done dans cette Europe une renaissance intellectuelle ou une rénovation philo- sophique est encore après tout possible, elle ne pourra être accomplie que par les idées, dont je suis iei devant vous un des représentants. Il est bien clair, que l’ancienne croyance religieuse ne répond plus à l'esprit du temps et des masses et doit être remplacée; il me paraît également clair et incontestable, que la vieille philosophie de l'école avec son fatras de formules, ses dogmes passés, son jargon métaphysique et son ignorance sans bornes des sciences positives ne peut pas fournir la com- pensation. Il ne reste donc rien que la philosophie matérialiste ou réaliste; et l'extension extraordinaire, que cette philosophie prend de jour en jour, est la meilleure preuve à l'appui de ce que javance. Tout le monde sent le besoin pressant de quel- que chose de nouveau, qui soit à la fois simple, clair et vrai; et ce quelque chose ne peut venir que d'une conception réaliste de l'univers. Sans doute il pourra s'écouler bien du temps avant qu'une telle idée triomphe des hostilités sans nombre qu'elle soulève, mais il n’est pas douteux pour moi que cela doive arriver un jour. Les chefs et les représentants de cette école sont encore aujourd'hui mésestimés, calomniés, poursuivis; dans cent ans ou deux cents ans on leur élévera des monuments, etil en sera d'eux peut-être, comme de notre grand poète Schrller, en souvenir duquel on à par vanité dépensé des millions, après l'avoir si peu connu et si peu apprécié pendant sa vie, que c'est à peine, si l'on a pu retrouver son tombeau et les détails sur ses derniers moments! Encore une fois, Messieurs, merci du fond du coeur pour votre bienveillante attention ! — —œmie— — TABLE ALPHABÉTIQUE. Agassiz (Professeur). 65. 109. Albumine. 81. Alcool. 81. Alembert (d’), rédacteur de l’encyclo- pédie. 255 suiv. Allemagne, le foyer du pédantisme scolastique au 19ème siècle. 236. — donne le ton au 19ème siècle. 268. Amendation, naturelle. 46. Amérique, méridionale 105. Ammoniaque, carbonaté. 74. Amphioxe. 164. Amphioxus lanceolatus. 164. Anaxagore. 205. Anaximandre. 197. Anaximènes. 198. Angleterre. Art de l’amendation. 50. — Foyer des lumières philosophiques de la France. 264. Apparition du monde organique. 8. Aptères. 63. (Note.) Archaeoptrix macrurus. 87. 93. Archencephala. 125. Aristippe, Ethique ou Morale. 210. Aristote. 185. 221. 222. — contre Démocrite. 209. Atavisme. 43, 44 Atomistes. 204. Aurore (Animal-) du Canada. 80. Australie. 105. Australie attardée à un degré géo- logique antérieur. 32, Avé-Lallemant (Dr: R.). Les Boto- koudes. 136. (Note.) Bacon de Verulam. 226 suiv. Baden-Powell. Philosophie ‘de la création. 22. Baër (de). 64. Bauer. Histoire de la philosophie. 202. Baumgaertner (Prof.). Division des * germes. 107. Bayle (Pierre). Dictionnaire de cri- tique historique. 234. Berkeley. 185. * Bimanes. 121. Bischoff (Prof.). 148. — Distinction entre l’homme et l’ani- mal. 132. Boerne, au sujet de Pythagore. 201. Boudha ou Gautama (Doctrine de). 188. Boudhisme (le) prêche l'égalité et la fraternité de tous les hommes, 190. Brachiopodes. 150. (Note.) 152. Brahmanisme. 189 suiv. Braun (J.). Histoire de l’art. 171. (Note.) Breton (le), fondateur de l'Encyclo- pédie. 254. Bronn (Prof.). 66. 67. 18 Bronn, traducteur de Darwin. 27. 41. Bruno (Giordano). 224 suiv. Brutus, stoïcien. 213. Buckle (Th.), historien anglais. 194. — Histoire de la philosophie en Angleterre. 229, Buffon. 122. Burnouf. 194. Cabanis, naturaliste. 260 suiv. Cambrique (Système). 159. Cassius, épicurien, 213. Castelnau. Les lagotriches sur le fleuve des Amazones. 135. Catastrophes et révolutions, généra- les. 16. — locales. 16, Catherine IT de Russie. 256. 268. Causes finales (Idée des) écartée. 110. Cellules embryonnales. 68. — de la levüre. 74. — (Procédé de multiplication des) par voie de fractionnement. 68. Céphalopodes. 152. Cerveau (le), organe de la pensée. 125. Césarisme en Europe. 154. (Note.) Chaïllou (du). Au sujet du gorille. 138. Charles IT d'Angleterre. 230. Chimie, synthétique. 81. Chimpanzé. 158. Chine. 153. — Indifférence pour sa civilisation prématurément si développée. 173. Chondrine. 81. Cicéron, adversaire d’'Epicure. 213, Cirripède. 58. Coccyx. 63. Collins (Anthony). Traité de la libre pensée. 234. Colombe de rocher, sauvage. 48. Colonie allemande en Pensylva- nie. 97. — norwégienne en Islande. 97. Combat pour l'existence. 28 suiv. Combinaisons organiques. 81. Condillac (Abbé). 235. Conques caractéristiques, principal indice des formations terrestres. D. Copernic (Nicolas). 222. 224. Correspondance sur l'essence de l’âme. 256. Corse. 105. Coseritz (Ch. de). Des nègres. 133. (Note.) Cosmogonie des Juifs. 182. Cosmologie. 187. Cotta (Prof). Des découvertes géo- logiques dans le Canada. 160. (Note.) Couches du miocène. 140. Crâne (Conformation du). 145. Créations successives. 5. Création (Version sur la) chez les insulaires des mers du Sud. 181. — (Tradition de la) chez les Ar- méniens. 181. Critias, le chef des 30 tyrans. 209. Croisement, et amendation exercée dans l’intérieur d’une variété, 38. Cuba. 105. Cuvier. 19. 122. — père de la paléontologie. 2. — Révolutions de l'écorce terres- tre. 7. Darwin (Charles). 4.8 suiv. — Objections à sa théorie. 84, — Du climat, 35. — De l’action de la Nature. 52. — Condition de l’hérédité. 15. — Distinction entre espèce et. va- riété, 40. : — Théorie. 26. — Développement réciproque. 54. — Amendation artificielle des ani- maux et des plantes domesti- ques. 48. Davidson. Des br TA d’Angle- terre. 86. (Note.) Débris primitifs. 3. Decandalle (A. P.). Le combat pour l'existence, 24. Démocrite d’Abdère. 204. — Doctrine atomique. 207. — Théorie de la perception sen- suelle. 206. — Opinion sur l’essence de l’âme. 208. — Ethique ou morale. 206. Denys de Syracuse. 210. Dépôts, couches, sédimentaires, 160, (Note.) Descartes (Cartesius). 226. 227 suiv. Descendance. 66. Développement, embryonnal ou fé- tal. 75. — de l'être organique du sein de l'oeuf. 68. Diderot, à la tête des encyclopédis- tes. 238. — rédacteur principal de l’encyclo- pédie. 255 suiv. Dieterici (Prof.). l'Inde. 182. Diluvium. 172. Division du travail. 167. Duncker (M). Histoire de l’Anti- quité. 191. 196. Dupont de Belgique. La mâchoire inférieure humaine trouvée dans la grotte de la Naulette. 142. Dystéléologie. 63. (Note.) Ecole, éléatique. 201. Edda, poème héroïque des anciens peuples | du Nord. 182. (Note.) Edwards. 109. Egypte. 39. Eléatiques. 201. *Eléphants primitifs. 1. 3. Elephas primigenius. 87. Empédocles. 203. 204. 214 suiv. — Développement graduel de K terre et du monde Jorganiqne. 204. Encyclopédistes. 954 suiv. Les mythes de Eozoon canadense. 159. Epicure. 210. 211 suiv. — Mouvement de la terre, 215. — Forme des atomes. 215. — La crainte de la mort écartée, 216. Espèce (Mutabilité de F). 19. — (L'idée d’) rejetée. 16. Ethique épicurienne. 218. Exhaussement du sol dans diverses contrées. 92. (Note.) Extinction des intermédiaires. 55. Fécondité pour l’ensemble de l’es- pèce 30. Feuerbach (Louis). 201. Fibrine. 81. Fi$cher (Kuno). Au sujet de Bacon de Verulam.,227. Forbes. Influence des variations du sol et du climat sur les organis- mes. 20, Formations, laurentiennes, en Bo- hême et en Bavière. 80. 160. — siluriques et cambriques. 79. Formique (Acide). 81. Forster. 267. Fossiles, les plus anciens. 75. — vivants. 62. Fourmis. Leur instinct de poursuivre la domestication d’autres animaux. 116. Frédéric le Grand. 239. 268. Ganoïdes. 164. Gassendi. 226. .— rénovateur du matérialisme. ‘Suiv. Gaudry (A.). 93. (Note.) Generatio aequivoca. 15. Gibbon. 138. 139. 265. — le plus petit des singes anthro- k poides. 135. Giebel. Inanité de l’idéé Décès 41. Girafe, 52 suiv. Gorille. 122. 76. (Note) 80. 228 18 * M 1 Goethe. 63. 267. — Caractéristique de Cuvier et de Geoffroy-St.-Hilaire. 19. — Découverte de los intermaxil- laire. 18. — L’écolier de Faust. 187. — Métamorphose des plantes. 18. Grimm, à la mémoire de d’Hol- bach. 247. Grimpantes (Plantes). 112. Grupp (0. F.). (Citation.) 187. Gyrencéphales. 125. Haarlem (Mer d’). 91. Haeckel. 18. 20. 76 suiv. — Adaptation directe et indirecte. 57. (Nôte.) — L'homme possède au plus laut degré la puissance d'adaptation. 42. — Les divers arbres généalogiques du règne animal et du règne végé- tal. 16. (Note.) — Autogonie ou Génération sponta- née. 79. — Lois de l’hérédité. 47. — Avantage de l’homme sur les ani- maux. 129. (Note.) — Des monères. 78. — Morphologie généraledes organis- mes. 25. (Note.) — Des couches neptuniennes ou si- luriques. 161. — Différence entre l’amendation naturelle et l’amendation arti- ficielle. 41. — Sélection sexuelle, 52. (Note.) — Division du travail et spéciali- sation de l'organisme. 167. — Amphioxus lanceolatus. 164. (Note.) Hallier (Prof.). 83. (Note.) — (Citation.) 139. Halloy (d'Omalius d’). Production d'espèces nouvelles par voie de descendance, 21. Hallstadt (Banc d’), dans les Alpes autrichiennes. 86. Hartley (David). 265. Haug (Dr-), professeur de Sanskrit à Puma. 193. Helvétius (C. A.). 26 suiv. — De l'esprit. 262. — De l'éducation. 262. Héraclite. 202. Herbert (W.). Les espèces végétales ne sont qu’un ordre supérieur de variétés. 21. Herder. 267. Hérédité des maladies. 93. — ni parfaite, ni capricieuse. 37. — ou transmission. 43. Hérodote, à Thèbes. 171. (Note) Hettner (H.). 263. — Diderot philosophe 258. — Contre de la Mettrie. 239. — Au sujet de d'Holbach. 247. Hobbes (Thomas). 226. 229. suiv. — Définition de la philosophie. 230. — De la religion. 230. Holbach (Paul Henri Dietrich d’). Système de la Nature. 246 suiv. — Contre Descartes. 251. — Critique de la religion et de l’idée de Dieu. 253. — De l’immortalité de l’âme. 252. Homoeopathie. 219. Homme (L’), préhistorique, en Eu- rope. 170. Hommes fossiles. 141. Hooker (Dr-). Production des espèces par descendance. 23. — De la doctrine du progrès. 23. — Des diverses espèces végétales actuelles. 40. Horace, épicurien 213. s 4 Horreur du vide. Horror vacui. 219. Humboldt (A. de). 29. Hume (David). 235. 264 suiv. Huxley (Prof). 91. (Note.) 121. (Note). 122 suiv. — De la place de lPhomme dans la Nature. 126 — Leçon sur les créations succes- sives, 22. Hymen et flux mensuel chez les singes et autres mammifères. 137. Iaeger (Dr: Gust.). Lettres z0ologi- ques. 72. Infusoires. 70. Instinct voyageur des oiseaux. 115. Instincts du monde animal. 115. Insuffisance du bulletin géologi- que. 90. Intensité croissante du principe de culture. 175. Intestinaux (Vers). 58. Invertébrés. 60. Kayserling (Comte). Production d'espèces nouvelles par un mias- me. 22. Keppler. 222. Koelliker (Prof.). Théorie de la gé- nération hétérogénique. 107. 144. Koeppen. De la Doctrine de Boudha. 188. Knutzen (Martin). 266. Laeta, maladie des singes à laquelle les Malais sont sujets. 136. (Note). Eagotriches. 135. Lamarck. 13. 15 suiv. — le plus important des précurseurs de Darwin. 11. — Philosophie zoologique. 12. — Histoire des animaux sans vertè- bres. 12. — Réconnaïssant les droits de la philosophie. 12. — Maximes empruntées à sa philo-" sophie durègne animal. 16, (Note.) = Sathéorie. Exemples tirés de cette théorie. 13. Lamarck. La souche du genre humain, quelque espèce de singe ressemblant à l’homme. 15. Lancette (Petit poisson-). 164. Lange (F.A.). Histoire du matérialis- me. 221. — (Citation.) 146. Langue des peuples de la grande famille arienne ou indo-germani- que. 182. (Note) Langues (Extinction des intermé- diaires dans les). 98. — et dialectes. 96. Lartet. Le dryopithecus. 141. Laurentienne (Formation). 80. 159. Lavater. 267. Lavoisier. 250, Leïibnitz (Philosophie de). 266. Lépidosires. 62. 64 Lessing. 267. Leucippe, père du système des atomes. 205 suiv. Lichtenberg 267. Linné. Ordre des primates, 121. — (Citation.) 12. Lissencéphales. 124. Locke (John). 231 suiv. — De l’entendement humain. 231. — Expérience basée sur la sensation et la réflexion. 233. Loewenthal (E.). (Citation.) 210. — Histoire du matérialisme. 265. (Note.) Logan (S. W.). Couches géologiques au Canada. 80. Lucrèce, Lucretius Carus. 219. 245. — Son poème didactique. 214. — (Citation.) 215. Lyell (Charles). 7. 11. 20 suiv. - — Les représentants fossiles du type poisson. 164. — Principes de Géologie. 8. — Progrès dans les arts et les sciences. 175. 278 Lyell. Contre Lamarck. 20. — Principles of geoloey. 11. — Du commerce des échantillons fossiles et vivants du monde ani- mal. 41. Lyencéphales. 125. Lys-de-mer, encrinus liliformis. 220. Madère (Scarabée de). 58. Magnétisme, animal. 219. Malais (Les) de Java 156. Malesherbes. 255. Mammouth, de Sibérie. 3. — ou éléphant primitif. 87. Mandeville (Fable des abeilles de). 244. Maori (Les) d'Australie. 62, (Note.) Mariette. Découverte de sculptures, d'inscriptions, en Egypte. 171. Marsupiaux. 60. Massachusets. Espèce particulière de moutons. 51: Mastodonte. 87. Matérialisme de l’antiquité. 187. — dans la vie. 238. — du 18ème siècle. 237. — du 19ème siècle. 268. — des temps modernes. 222. — de la science. 238. Menzel (Wolfgang). (Citation.) 145. Météorites. 200. Mettrie (Julien Onfroy de la).238suiv. — l'Homme machine 238. — Delaphilosophie cartésienne. 240, — Réponse à la question de sav oir, s’il y à un dieu. 242. — La question de l’immortalité. 243. — Principe de la vie. 245. — Système d'Epicure. 245. — l'Homme plante, 244. Mettrie (de la), matérialiste extrême. 207. : — Sa mort. 245. Meyer (G. F. Prof). Système des âmes. chez les animaux. 266, Migration des animaux et des plan- tes. 103. Militarisme en Europe. 154 (Note.) 272. Mill (John Stuart). La mathématique science a posteriori, 130. (Note.) Mink, mustella vison. 95. Mobr (Prof. Dr. F.). Histoire de la Terre. 150. Monde (Le) tiré du néant est une absurdité. 194. Monères. 77. Monistes, ou philosophes partisans d’un principe unique. 196. Montaigne (Le mot de). 259. Morton. Capacité des cràânes. 126. Müller (Max). 96. Mythe des Babyloniens. 183. — des anciens Parsis ou Perses. 183. Myxine. 164. Napoléon. 272. Nature (Philosophie de la). 19. Naudin. Formation des espèces. 22. Naulette (Caverne de la). 142. Néanderthal (Le crâne de). 142. Neith, «la grande mère.» 195. Néoplatonisme. 219. Neubert (Dr:). Menstruation chez les singes. 137. Niebelungen (Le poème des). 97. Nirvana, ou le Néant. 130. Nouvelle-Hollande. v. Australie. Nouvelle-Zéelande, 62. Nuit (Peuples de), peuples nègres. 169. Ocellus Lucanus. 201. Oken (Lorenz). 17. 18 suiv, — Traité de PARoESES de la Na- ture. 18. : ” — Doctrine des cellules. 18. — Théorie des infusoires. 18 Oolithe de l’époque secondaire. 93. # Orang-outang. 138. 219 Organes, rudimentaires. 62. Ormuz et Ahriman, principales di- vinités des Perses. 183. Ornythorhynque, animal à bec. 62, Os intermaxillaire. 63. Ours brun. 58. Owen (Prof). L’homme une sous- classe particulière des mammi- fères. 125. Owen (Prof.). 126. (Citation en note.) — Ruminants et pachydermes. 87. Oxalique (Acide). 81. Oxford (Evêque d’), contre Dar- win. 24, Paraguay. 34. 105. Parasites (Plantes et animaux). 25. Parménides d’Elée. 202. s Partisans de la théorie du progrès. 148. * — de la théorie de la transmutation. 148. Pennetier (G.). De la mutabilité des formes organiques. 24. (Note.) — Les animaux microscopiques. 83. (Note.) Périclès. 220. — Son siècle. 153. Permanents oustationnaires (Types.) 6. 147. 167. Perse. 105. Philosophie d'avant Socrate. 195. Phlogistique. 219. Phta, le dieu des Egyptiens. 183. Pikermi. 93. (Note.) Placentaires (Type des mammifères.) 168. Platon, contradicteur d’Aristippe. 210. Platon. Le monde des corps consiste dans la matière et la forme. 222. (Note.) Poissons, osseux. 164. — çcartilagineux. 164, Pomponatus (Petrus). 223 suiv. Pouchet . jeune (G.). Des études anthropologiques. 143. Prakriti ou matière primordiale. 189. Priestley (Joseph), 250. 265 suiv. Primaire (Règne), des poissons, 149. Primates (Groupe des). 168. Primordial (Cellule ou Germe). 68. Primordiale (Forme), unique. 66. — (Mer). 68. Procès vermiculaire. 63. Progrès et rétrogradation dans la nature et dans l’histoire. 150. Propagation (Procédé de) des êtres organiques. 37. Protagoras d’'Abdère. 209. Protistes. 79. — (Règne des). 74. Pseudopodes. 77. Psychologie des animaux (Recher- ches sur la), 266. | Pythagore. 200, 201. Pythagoricien$ (Ecole des). 200, Quadrumanes, 168. Quagga. 88. Quaternaire (Règne). de l’homme. 140, Quintessence. Essentia quinta. 203: Rapports de la doctrine darwinienne avec le matérialisme 180. — intimes de toutes les formes or- ganiques. 6. Reimarus. Des instincts artistes chez les animaux. 266. Renaïssance de la philosophie. 271. Rhinocéros. 87. Rhizopodes. 76. 80. Ritter, contre Démocrite. 209. Rochas (de). Les Nouveaux-Calé- doniens. 135. Roeth. Histoire de la philosophie des peuples d’occident. 194. Rousseau, adversaire de la Mettrie. 258. Rückert, Le chant TA Chidher. 155. 280 Rutimeyer. Découverte d’un singe fossile en Suisse, 140. Sankjah (Philosophie ou doctrine … de). 188. Sarcode, 74. Schaafhausen (Prof. H.). 120. 130. (Citation en note.) 133. 134. 142. — Le gorille. 122. (Note.) — La denture de lait de l’homme _ semblable à celle du singe. 124 — La monade ou forme primordiale de la vie animale. 83: (Note.) Schleicher (Prof.). Au sujet de Dar- win. 111. — De l’origine et du développement des langues. 98. Schiller. 267. 272. Scepticisme. 219, . Schopenhauer (A.). La volonté est le principe de toute.chose, 15. — Conscience personnelle chez l’homme et chez l'animal. 133: — Le christianisme a du sang indien dans les veines. 193. — Jugement sur les religions. 230. Scolastiques. 223. Secondaire (Règne) 149152. Sédiments (Accumulation des). 91. Sélection, naturelle. 46. 56. — sexuelle, 52, (Note.) Semblable. Tout être produit un être semblable à lui-même. 37. Sensualisme en France. 261. Singes, fossiles. 141. Socrate. 195. Sommeil hibernal de certains ani- maux. 115. Sophistique (Période de la). 209, Spencer (Herbert). Opposition des deux idées de la création et du développement. 22. St.-Cassien (Banc de), dans les Alpes autrichiennes. 86, des lézards. Ste.-Hélène. 35. St.-Hilaire (Geoffroy). 19 suiv. — Plan de structure pour tous les- organismes. 17, — Du principe de l’unité dans lx nature organique. 17. — Influence des circonstances exté- rieurés sur les conditions de la vie. 25. Stosch (Frédéric-Guillaume). 236. Straton de Lampsaque. 211. Sucre de raisin. 81. Supranaturalisme dans la philo- sophie de la nature. 81. Syrie. 105, : . Tapir. 88. Taupes.Leur existence souterraine.4. Temps, préhistoriques. 176. Termes intermédiaires, fossiles. 140, Terrestres (Mollusques). 35. Tertiaire (Règne), des mammifères et des oiseaux. 149. 152. ; Thalès de Milet, 196. Theodorus, athée. 210: Théorie des catastrophes et des ré- volutions géologiques. 5. Toland (John). Le christianisme sans mystères. 234. — Religion rationnelle. 235. Transition (Degrés de), ou formes intermédiaires. 86. ÿ Transmission héréditaire desqualités individuelles. 38. Tuttle (Henri). (Citation.) 165. Unité du plan fondamental dans la nature organique. 6. Variétés (Formation des). 36. 38. Védas, livres sacrés de l’Inde. 190. Vertébrés. 163. Vertébré (Type). 60. 164. 168: — L'homme, le plus ee aie 1 tant de ce type. 120. | Vestiges of creation. Vestiges” de la création. 21. 2 Virchow. Transmission par la Sub- stance des germes. 44. Nitalisme dans les sciences naturel- les. 81. Vogt (Charles). 261. — Discussion de la théorie darwi- nienne. 102. — Leçons sur l’homme. 94. Volger (0.). Objection à la théorie du progrès. 199. — Terre et Eternité. 149. Voltaire. 185. -- déiste. 248. — adversaire de de la Mettrie. 238. — collaborateur deseneyelopédistes. 255. 81 Wallace (Alfred). De l'avenir du genre humain. 177. Watson. Les plantes anglaises. 4{k Weinland (Dr) L'atélès, singe à crochets. 135. (Note.) — Contre le passage d'une grande classe à une autre. 158. Wells (Dr). L’amendation naturelle, 23. Wolff (Pancrace).°236. Wolf (Christian). Philosophe popu- laire. 266. Xénophanes de Colophon, père de la philosophie éléatique. 1. 202. Zèbre. 88. 19 Re E* VAT 4 : CHF anpran) Free” ” £ : st: d A ER LL sr 2 ms PEUR TES AABRE 7 <+ Fe &: ’ « CAN Re HE Sand té Le F4. vo fa, de ‘w4 NE AT FD) AU à k & ‘la Aer AA 7: A A) 5 nant Pas PEL. 4 TS , ray 125 LS 4 LL: LS 4 4 Que L'HOMME SELON LA SCIENCE