J^. *■

^' /F'W

.Jè' . -? JTA

..*..'=

'.■»'"r

.4B

,f ->' { :i

- ?

■■: ^ '<■'

CONTES

BONNE MAMAN.

r

a /^às /On /^^ ^^ ^ „„

^«yv w ^v ^v ^joc'^ °^^ xr XX w ^^^

o^<s^ Imprilé par Bélkne el Pion, à Paris, ^^go "Qsèx /^ /^ /^^ ^^]^°

2.^ sa^a^as 3SÎ asa^(aa3. 2^= aâaaïâ.

CONTES

DE LA

BONNE MAMAN,

PAR MESSIEURS

L ABBE DE SAVIGNY, LÉON GUÉRliN , ORTAIRE FOURNIER, L. MICHELAM , AUG. AUVIAL, ET M"^ EUGÉNIE FOA.

DE MM. ALOPHE IVrENUT , BEAUME , CHARLET , DAVID (JULES ) , DEVÉRIA , FRANCIS , FOREST, GRENIER , JANET-LANGE , JOHANNOT , JULIEN , MADOU , LÉON NOËL , -^ CAMILLE ROQUEPLAN , ET AUTRES.

|)ari0.

AUBERT ET C",

Libraires -Editeurs, Marchands d'Ëstampus et Imprimeurs

ri.ACE ne i.a bourse, "Vi.

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/contesdelabonnemOOsavi

MORALE EN IMAGES 1

LA BONNE GRAND MERE LEUR RACONTAIT

\ ^MXssHva \t V

,.*.rs^1l&t

M lPlll33iia(BI M M IPSalM.

% uatre petits eiifanls écou-

^'"^ talent attentivement leur

bonne grand' mère , qui

leur raconlait une liis-

ij toire de brigands.

« Dans une petite ville ^ espagnole, située au mi- J^ lieu d'une gorge que do- s^t minaient des forêts plei- nes d'ombre , il y avait , disait la vieille, une hôtellerie se rendaient nécessaire- ment tous les voyageurs qui passaient , car elle était la seule du lieu et des environs. L'aubergiste d'ailleurs et sa femme étaient de braves gens, qui conservaient la sympathie de tous ceux dont ils avaient reçu la vi- site. A lepoque de la fête patronale de l'église , princi- palement, on s'empressait de se rendre chez eux, sachant

•2 LA MORAIJ' KN IMAGES.

que l'on y Irouveiaii bonne table et bonne mine. Le jour de la fête du saint patron était aussi celui de la première communion des enfants du pays. Cette année, la fille même de l'aubergiste, nommée Antonia, devait être du nombre des premières communiantes. Elle entrait dans sa treizième année. L'auguste cérémonie étant accomplie , l'aubergiste , pour couronner ce jour de fête, fit asseoir, autour de plusieurs tables, non-seulement ses amis et ses proches, mais encore tous les voyageurs qni se trouvaient dans son hôtellerie, voulant , disait il , que tout le monde fût heureux de son bonheur. Parmi les convives, se trouvait une riche Anglaise qui venait tous les trois ou quatre ans en Espagne pour voir une de ses sœurs qui s'y était mariée. Déjà plusieurs fois elle était descendue dans l'hôtellerie; il était aisé de voir qu'elle appartenait aux classes élevées de la société. Un Espagnol , dont les manières et la conversation étaient pleines de grandeur, avait pris place à côté de la dame anglaise. Chacun le saluait avec respect du titre de comte , et plu- sieurs personnes , qui semblaient être de sa connaissance , ne lui répondaient qu'avec toutes les apparences de l'infé- riorité. C'était, à n'en pouvoir douter, un grand d'Espagne de première classe, et lui-même il le donnait assez h entendre. Le comte espagnol et la dame anglaise s'étaient déjà rencontrés plusieurs fois en voyage. C'était à cause de cela que l'aubergiste avait eu soin de dresser leurs couverts à côté l'un de l'autre. La dame se montrait fort préoccupée d'un accident qui lui élait arrivé la veille. « Je ne sais si je me trompe , monsieur le comte , dit elle, mais, il y a peu de jours, j'ai (ru vous aperce- voir h Barcelonne : vous étiez, je crois, sur le port; mais

LA PUISSANCE DE LA PRIÈRE. 3

je 11 eus [las plutôt détourné mes regards pour doiiuei' des ordres à mes gens, que déjà vous aviez disparu. Assu- rément, si j'avais prévu l'accident qui m'est arrivé hier, je vous aurais fait chercher par toute la Catalogne, et je vous aurais supplié de m'accompagner. De quel accident parlez -vous donc, milady? Eh! mon Dieu, monsieur le comte, je suis tombée dans un atlVeux coupe-gorge; j'ai entendu de sinistres chuchotements sortir de derrière les broussailles à côté de moi; tout à coup, les chuchotements se sont translormés en ce cri poussé par trente voix : « Arrêtez ! arrêtez ! ou vous ') êtes morts ! » Je ne sus que m'évanouir dans ma voiture ; mais , heureusement , j'avais des chevaux doués d'une vitesse extrême, et des gens habiles à les exciter encore; de sorte que, lorsque mon évanouissement se termina, j'étais ici; j'en avais été quitte pour la peur. - Mes regrets sont grands , milady , de n'avoir pu vous secourir en une si fâcheuse rencontre; mais, moi-même, repartit le comte, il y a peu de jours, je n'ai mon salut qu'à mon cou- rage et à celui de mes gens; j'ai été attaqué par une bande de misérables; qui sait? peut-être par les mêmes que vous. Mes pistolets ont fait justice de deux. Bon débarras! dit l'aubergiste, car ce n'est pas moins que la bande de Fra-Diavolo qui exploite nos environs. Ah! monsieur le comte , vous n'avez certainement pas eu le bonheur d'at- teindre le brigand d'une de vos balles; il a un talisman du Démon pour échapper; vous n'aurez atteint que d'ob- scurs subalternes. Je dois le craindre , répondit le comte; cependant, d'après le portrait que j'ai entendu faire de Fra-Diavolo , je serais tenté de croire que je l'ai atteint. Le fail rsl que j'ai vu tomber un homme

/[ LA MOUALK LN IMAGES.

athlétique , à la barbe épaisse et rousse comme sa che- velure, aux sourcils longs et largement arqués. C'est bien là, si j'ai bonne mémoire, le portrait que l'on fait de Fra-Diavolo, le plus fameux des brigands que ja- mais on ait vu en Espagne. Eh! oui, reprit un des convives, c'est le portrait que quelques-uns en font; mais d'autres l'ont vu sans barbe , avec des sourcils ras ; il y en a même qui assurent avoir vu cet homme athlé- tique avec des formes grêles et un visage à s'évaporer d'un souffle. Maudit fils du Démon, s'écria le comte, il échappera donc toujours? Cependant, j'y persiste: si vous n'en entendez plus parler, c'est que certainement il aura été tué, l'autre jour, de ma main. Dieu soil loué ! s'il en est ainsi , répéta en chœur toute l'assem- blée. » Le comte et la dame anglaise échangèrent encore quelques paroles jusqu'au moment les convives, un peu émus de la tournure qu'avait fini par prendre la con- versation, se levèrent tous de table. Le jour baissait sen- siblement, et l'ombre du soir venait en outre jeter de secrètes terreurs dans les esprits. La dame anglaise eut, pour sa part, tant d'appréhensions, qu'elle demanda à avoir quelqu'un auprès d'elle, ne fut-ce qu'un enfant, «C'est moi, milady^ si vous le permettez, qui serai votre protectrice, dit aussitôt Antonia avec un air de gaieté rassurant. Oui, c'est vous, ma belle enfant; eh ! pour- rais-je mieux avoir qu'une sainte pour me défendre?" Et comme elle parlait , la dame anglaise détacha de son cou une jolie croix d'or qu'elle passa au cou d'Antonia. « Prenez , dit-elle à la jeune fille , prenez en souvenir de ce jour, en souvenir de moi; et quaud vous contem- plerez cette croix. j(^ vous le demanda, mon enfant,

LA PUISSANCE DE LA PRIERE. 5

pensez à moi , priez pour moi. Vous ne sauriez croire comme celte affreuse rencontre d'hier et ce vilain entre- tien de la fin du repas d'aujourd'hui m'ont rempli l'es- prit de noires idées. N'y pensez pas, répondit Antonia; ne pensez, ni à l'aventure d'hier, ni à l'entretien de ce soir. Avec la seule image de mon bonheur, le calme et la gaieté rentreront dans votre âme. Sans doute, il en sera ainsi , » reprit la dame , que ces naïves paroles ren- daient à la tranquillité. Il fallait passer par une petite pièce remplie de grandes armoires percées dans le mur , avant de pénétrer dans la chambre que devait occuper l'étrangère. On y dressa un lit pour Antonia. La dame et la jeune fille montèrent ensemble ; la première presque rassurée, et la seconde exempte de toute inquiétude. L'étrangère , avant d'entrer dans sa chambre et de laisser Antonia dans la sienne, lui serra affectueusement la main, déposant encore un baiser sur son front; puis, lui mon- trant la croix d'or, elle lui dit avec un sourire : « Sou- venez-vous. » Antonia répondit aux désirs de l'étran- gère. Elle fit sa prière du soir, en contemplant la croix qui venait de lui être donnée; elle pensa à ses bons parents, puis à la dame. Sa prière finie, elle se prit à chanter un cantique dont le retour final était toujours : « Mon bon ange, partout suis-moi, veille sur moi. »

Minuit sonnait à l'horloge d'en bas; pas un bruit ne s'était encore fait entendre dans l'hôtellerie, depuis la nuit. Soudain, dans la chambre d'Antonia, une armoire s'ouvre , mais avec un bruit presque insaisissable et qui n'interrompt pas le sommeil de la jeune fille ; seulement, comme si le plus divin de ses rêves précédents était revenu lui sourire, elle répéta, sans s'éveiller, la finale

6 LA MOKALE EN IMAGIiS.

du cantique: « Mon bon ange, partout suis-moi, veille sur moi. » A ce murmure, qui lut pris pour celui du réveil, l'armoire se referma plus silencieusement encore qu'elle ne s'était ouverte. Une heure après , l'armoire se rouvrit avec la même précaution; mais, de nouveau, du lit de la jeune fille, sortirent, dans un chant pur et harmonieux, les mêmes paroles. L'armoire se referma encore, mais cette fois pour tout le reste de la nuit. Matinale et joyeuse comme l'oiseau , Antonia se leva de bonne heure , et , frappant doucement à la porte de l'étrangère, elle demanda si elle pouvait entrer : « Oui, répondit l'étrangère, entrez, ma jeune protectrice. Eh bien! demanda la jeune tille, quand elle fut entrée, avez-vous eu un bon sommeil ? Mon sommeil a été assez calme, grâce à vous, mon enfant, répondit la dame; deux fois j'avais entendu du bruit; mais, comme il partait de votre chambre, je me suis rassurée en pensant que j'étais défendue par votre innocence et par la sainteté de vos prières. Moi, je n'ai rien entendu, reprit Antonia, que les concerts célestes qui m'accompagnaient, pendant que je chantais dans mes rêves. »

Le lendemain de la fête patronale de la ville était un jour de foire. L'aubergiste conduisit sa femme et sa fille visiter les nombreuses allées de boutiques. Antonia s'arrêta, comme par instinct, devant un bel étalage d'images et de livres de piété. Pendant qu'elle exami- nait une Imitation de Jésus -Christ, deux hommes qui chuchotaient depuis un moment entre eux, se mirent à fredonner d'un ton ironique le refrain du cauticpie de l'ange gardien. Antonia rougit, et les deux hommes s'éloignèrent. L'aubergiste demanda à sa fille quelle était

LA PUISSANCE DE LA PKIERE. 7

la cause de sa soudaine émotion. « Je l'avoue, mon père, je viens d'être bien surprise d'entendre répéter, par les deux hommes que voici là-bas, des paroles qui ont été composées tout exprès pour moi par M. le curé, et que je ne crois avoir chantées que seule et dans ma chambre. Mon père , il faudrait suivre ces hommes et vous assurer si ce sont des gens que vous avez logés la nuit dernière chez vous. » L'aubergiste suivit l'avis de sa fille; et, la laissant avec sa mère, il se trouva bientôt à trois pas der- rière les deux hommes qui n'étaient point sur leurs gardes et qui s'entretenaient sans trop de gène de leurs prouesses et de leurs projets. « Je te dis que c'est ta faute; elle rêvait, elle n'était pas éveillée, disait l'un; voilà un beau coup manqué; Fra-Diavolo aura lieu de se railler long- temps de nous, qui avons pu êlre arrêtés par une enfant qui chantait un cantique en dormant. Et moi, je sou- tiens quelle ne dormait pas, repartit l'autre homme, et que, si nous avions fait un pas hors de l'armoire, elle aurait poussé un cri, réveillé l'Anglaise, que nous aurions tout au plus réussi à tuer sans lui enlever sa cassette, et en nous faisant arrêter nous-mêmes. Le maître n'est pas plus exigeant que de raison , et il nous sera aussi facile de nous introduire ce soir qu'hier dans l'hôtellerie; ce qui est différé n'est pas perdu. ) « Qu'est-ce que cela? se demanda à part soi l'aubergiste; je commence à croire que nous avons échappé , par quelques mots de ma chère Antonia, à une terrible catastrophe, o II se parlait encore ainsi , quand il observa que les deux hommes abordaient une nouvelle connaissance, l'un des domestiques du comte espagnol. «Mais, mais, cela s'explique et touche presque au dénoùment, continue à se dire l'aubergiste en

8 LA MORALE EN IMAGES.

lui-même. Il ne s'agit que d'y mettre un peu d'adresse; le moins de bruit et d'esclandre possible , afin de ne pas effaroucher M. le comte, o Sur l'avis de l'aubergiste, les trois premiers compères furent arrêtés sans bruit et à la fois. Le comte , qui ne se doutait de rien , s'en vint le front et le verbe haut, comme la veille, pour prendre son repas dans l'hôtellerie , et ensuite y passer la nuit; mais, comme il se mettait à table, une demi - douzaine de gens de la police entourèrent le pré- tendu grand d'Espagne, qui fut reconnu pour ce qu'il était, pour Fra - Diavolo lui-même. Bientôt il fut mis à mort, et sa bande, désormais sans chef, ne tarda pas à se dis- perser. Quand la dame anglaise eut appris le danger qu'elle avait couru, toutes ses pensées reconnaissantes se repor- tèrent vers Dieu et vers la jeune fille. Pour Antania , elle ne cessa de mêler , chaque matin et chaque soir , à ses prières, les paroles du cantique sauveur : « Mon bon ange, partout suis-moi, veille sur moi. »

LÉON GLÉRIN.

-~^=^^;i>^B55:wr^

Ivi ORALE Er-J IMAGES

2

,»*r f 'i^l^^->'&9r-^X/».<^1

.-wan»»-^.. ^»-«iia».j^.-

MES ENFAINS.VOUS AVEZ FAIT PREUVE D UN BOIV NATUREL

^,1^âa

li»M«13 IDl MM.

quelque distance de la jo- lie petite ville de Corbeil , en remontant le fleuve, la Seine forme sur sa rive droite une coquette cein- ture au hameau de 3Ior- sang. En suivant la pente du rivage . près le clocher paroissial qui se cache sous une épaisse fourrure de lierre , ou rencontre une modeste habitation couverte en tuiles de diverses nuances ; une haie vive sert de clôture à un petit jardin cultivé avec art ; çà et des fdetset des avirons indiquent que cette demeure est celle d'un pêcheur.

André Picot est le nom du propriétaire de cette mai- sonnette. Picot jouit d'une renommée de bon travailleur et d'homme industrieux. H n'a fait l'apprentissage d'aucun

10 1,A MORALK EN IMAGES.

métier, et il semble connaître tous les arts. Il prit un jour envie à Picot de devenir propriétaire. Le produit de sa pèche lui rendit possible l'acquisition de quelques mètres de terrain en vue de la rivière ; puis , dans ses heures de loisir et quand le poisson ne donnait pas, il s'était mis à faire lui-même les travaux de terrassement et de maçon- nerie; et, au bout de quelques semaines, un mur assez élevé s'offrait à la vue des passants. On disait dans le vil- lage : « André Picot se bâtit une demeure. »

Trois mois après, la petite maison s'élevait d'un étage, et son faîte recevait le bouquet qui est le signe de joie de l'achèvement d'une construction.

Les voisins battirent des mains, et André Picot alla chercher sa compagne qui habitait une pauvre cabane près du rivage , et il lui dit : « Marie , voici désormais ta 0 demeure. Le ciel m'a donné l'intelligence, la force et » la patience; nous sommes propriétaires; puissions-nous » habiter long-temps ensemble cette maison. »

Marie avait pleuré de joie, et elle avait conduit en triomphe à la nouvelle demeure sa petite famille, qui se composait de trois filles, Louisetle, Marianne et Xanette.

Mais bientôt, hélas ! la mort enleva Marie à la tendresse de Picot, et le pécheur resta sur terre avec ses trois filles en bas âge.

Il se résigna et attendit que le ciel, qui le frappait si rudement, lui envoyât une consolation. Elle ne se fit pas attendre. Le pécheur avait regretté sa veuve , parce qu'il perdait en elle une compagne courageuse qui avait sup- porté la moitié de ses fatigues et de ses tristesses; il pleu- rait en elle une bonne ménagère.

Mais ce ipii affectait aussi profondément le cœur de

L'EXCÈS DU BIEN. Il

Picot, c'était l'isolement dans lequel la mort de la mère de famille laissait les trois jeunes filles. Louisetle, l'aînée, avait à peine treize ans, et Nanette, la plus jeune, avait eu neuf printemps à la dernière floraison des amandiers.

Les trois filles du pêcheur étant douées du plus heu- reux naturel , toutes trois avaient des dispositions que la culture pouvait féconder; mais il fallait diriger dans la vie ces jeunes intelligences. C'est ce que disait souvent au pécheur un vénérable ecclésiastique , le curé Bodin , qui prenait plaisir à visiter la petite famille.

L'abbé Bodin était desservant du village de Saint-Try, distant d'une lieue , car le hameau de Morsang n'a pas de pasteur , et le prêtre du presbytère voisin lui apporte chaque dimanche la parole évangélique. Au milieu des froids de l'hiver, ou sous les rayons ardents du soleil d'été, on voyait l'abbé Bodin accomplir ce pieux pèleri- nage. Quelquefois même, si un malade réclamait ses con- solations, un pauvre son secours, il oubliait que déjà dans le jour il avait fait le trajet, et il le recommençait, ne permettant jamais que son âge avancé servît d'ex(;use à un refus.

Aussi, l'abbé Bodin était-il en grande vénération dans le pays. On l'écoutait comme ami , comme médecin , comme avocat, comme prêtre.

La famille du pêcheur avait trouvé le bon abbé sensible au malheur qui l'avait frappée. Chaque dimanche , après l'office, Picot recevait la visite du pasteur, et celui-ci s'entretenait longuement avec les jeunes filles, et leur donnait de bons conseils , dirigeait leurs pensées vers le travail , préparait leur âuK^ aux pratiques des vertus.

Louisette , l'ainée des trois sœurs, devint robj<'t de la

12 L\ MORALE EN IMAGES.

sollicitude paternelle du pasteur. Mais, en cherchant en la jeune fille quelque qualité à développer , l'abbé Bodin crut avoir découvert un défaut jusqu'alors inaperçu.

Louisette restait de longues heures assise sans être occupée à aucun travail. Elle était lente dans tout ce qui avait rapport aux fonctions de ménagère , l'aiguille était rarement entre ses doigts, et les vêtements du père se ressentaient de la négligence de la fille aînée.

L'abbé Bodin craignit que le peu d'aptitude de Loui- sette au travail n'eût une influence dangereuse sur les deux autres jeunes filles; il étudia les habitudes de Ma- rianne , la puînée.

Le pasteur suivit un jour Marianne sans en être vu , et il la vit s'abritant sous un prunier dont elle secouait les branches et ramassait les fruits qu'elle mangeait avec avidité.

Le dimanche suivant, l'abbé Bodin rencontra encore Marianne. Cette lois, elle était assise sous un cerisier.

C'est singulier, Marianne, lui dit en souriant le pas- teur, tu es toujours sous les arbres à fruits.

Marianne rougit.

Et le troisième dimanche , le curé la rencontra sous un espalier chargé de pèches vermeilles.

Restait Nanette , la plus jeune des trois sœurs. Picot avait eu souvent à se plaindre de la facilité avec laquelle sa jeune fille se privait de tout ce qu'elle possédait en objets de parure, et même en petites pièces de monnaie.

Cette enfant n'a rien à elle, disait souvent le père, et le curé démontra au pêcheur que ce qu'il prenait pour une bonne qualité dans sa fille était au contraire le signe d'un défaut naissant ; la prodigalité est un vice chez les

L'EXCES DU BIEN. IS

pauvres. Nanette ne donnait pas seulement à ses com- pagnes d'enfance , elle donnait au premier venu , au pas- sant, à ceux même qui ne demandaient et ne désiraient rien.

Un jour, le pêcheur lui avait rapporté d'une fête foraine un petit collier. Marianne n'eut rien de plus pressé que de détacher ses perles et de les distribuer aux petites filles du village.

Un jour, une grande discussion venait de s'élever entre les trois sœurs.

Chacune d'elles prétendait être la préférée du bon curé. Louisette rappelait que jamais l'abbé Bodin ne pas- sait près d'elle sans lui sourire.

Moi, dit Marianne, je reçois toujours de lui une pe- tite tape sur la joue.

Et moi, dit Nanette , j'ai, quand il passe, des petits morceaux de pain bénit.

C'est moi qui suis la préférée , répétaient-elles en chœur; et la discussion menaçait d'être sans issue.

Heureusement, le bon abbé passa; on le pria de tran- cher la difficulté.

L'abbé dit à l'une : Louisette , tu seras la préférée quand tu seras plus laborieuse.

A l'autre il dit : Marianne, lu seras la préférée quand tu n'aimeras plus autant les prunes , les cerises et les pêches des voisins.

A la troisième : Nanette sera la préférée quand elle ne sera plus prodigue.

El les trois jeunes filles baissèrent la tête; et, quand elles rentrèrent au logis, on put voir que des grosses larmes avaient rougi leurs yeux.

1^ LA MORALE LIN LIAGES.

Et chacune, de son côté, réfléchit, et un grand chan- gement s'opéra, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

L'abbé Bodin fut éloigné par ses affaires de famille de son presbytère de Saint-Try. Pendant un mois, il ne vint pas au hameau de Morsang, et il fut remplacé, pendant son absence, par un de ses amis à qui il recommanda la petite famille.

Quand à son retour le bon curé reparut au pays il était attendu comme un père , il apprit avec douleur que Louisette, l'aînée de la famille du pécheur, était dange- reusement malade.

L'abbé Bodin se donna à peine le temps de faire une halte à son presbytère , et il s'achemina en grande hâte vers la demeure de Picot. Là, il trouva la jeune fille sur son lit de souffrance ; la fièvre brûlait la pauvre enfant ; la maigreur avait remplacé l'air de santé et de force qui naguère animait cette jolie figure.

Ah ! monsieur le curé , dit le pécheur les larmes aux yeux , c'est le travail qui a mis mon enfant.

L'abbé parut Qtonné.

Le pécheur continua : Depuis l'instant vous avez reproché à Louisette sa paresse, elle a voulu réparer sa faute, et jour et nuit elle n'a pas quitté l'ouvrage. Pendant mon sommeil, elle se levait; et, au point du jour , je la trouvais occupée à coudre ou à broder, ou bien à rac- commoder mes filets, ouvrage auquel personne ne l'a instruite.

Rassurez-vous , Picot , dit le pasteur , Louisette n'est pas en danger. A cet âge, le corps supporte facilement les assauts du mal. Votre fille reviendra à la santé, et je

L'EXCES DU BIEN. 15

lui ferai comprendre qu'il faut mettre des bornes à tout, même au travail. La maladie est un avertissement un peu sévère qui aura précédé le mien.

La joie revint dans le cœur du père de Louisette; et, dés le lendemain, la jeune malade, qui avait promis au curé de ne pas se remettre à l'ouvrage avant le rétablis- sement complet de sa santé , éprouvait un mieux sensible.

Quand l'abbé Bodin vint faire sa seconde visite , il ren- contra la petite Marianne qui se promenait en mangeant un morceau de pain sec.

Efrtu en pénitence, Marianne? demanda le pasteur, ton père n'a pas coutume de ne donner à ses filles que du pain sec.

Oh! j'ai des fruits, dit Marianne entrouvrant la petite poche de son tablier, et de bien beaux.

Pourquoi ne le§ manges-tu pas?

Parce que je ne veux plus que vous m'appeliez gourmande; et tous les jours, à l'heure des repas, je vais toute seule me promener , afin que mon papa ne s'aper- çoive pas de la pénitence que je fais. H y a quinze jours que je mange mon pain sec... êtes-vous content de moi?

Non, mon enfant, dit l'abbé Bodin; et il allait con- tinuer, quand il aperçut la plus jeune des filles du pê- cheur qui courait pour éviter un mendiant dont elle était suivie.

Je ne vous donnerai rien , disait Xanette ; c etiiit bon autrefois; je distribuais les sous que j'avais; et puis dans le village on disait que je ne savais rien garder.

Mais c'est pour avoir du pain, répondait le pauvre.

Tant pis, continuait la petite fille; il fallait venir il y a un mois; maintenant, je garde ce que j'ai...

16 LA MORALE EN IMAGES.

Xanette allait continuer; elle n'avait pas aperçu l'abbé; celui-ci avait deviné une partie de la conversation qu'il n'avait pu entendre; il s'approcha de l'enfant; et, à ce moment, Louisette arrivant appuyée sur le bras de son père, le pasteur trouva l'occasion favorable pour dire à chacune des jeunes filles quelques paroles paternelles.

Mes enfants , dit l'abbé Bodin , en cherchant à vous corriger de vos défauts, vous avez fait preuve d'un bon naturel , mais vous êtes allées trop loin ; l'excès du bien est un mal.

Louisette était peu laborieuse, elle était indulgente pour sa paresse ; et , en passant à un amour excessif du travail , elle est devenue cruelle envers elle-même , elle a voulu accomplir une tâche que la nature ne permet pas à sa faiblesse d'exécuter.

Nanette fera comme a fait Louisette , si , au lieu de prendre une nourriture suffisante, elle se condamne à une privation d'aliments qui épuisera ses forces.

Quant à Marianne, c'est plus grave encore; d'une vertu mal comprise , elle fait un vice.

Mes enfants , il faut être laborieux et sobre sans excès , nais non jusqu'à la cruauté envers soi-même.

Il faut être économe, mais pas jusqu'à la cruauté envers les autres.

L'économie n'exclut pas l'aumône; il n'y a que l'avarice qui s'en dispense.

Louisette promit de profiter du conseil. Nanette mordit à pleines dents dans une superbe pomme qu'elle tira de sa poche , et Marianne alla vider sa petite bourse dans les mains du mendiant !

L'Abbé de SAMGNY.

MORALE EN IMAGF'

-^- Sla^

'-■(■/ Alioeil a1 Vi

Imp d 'A\ibevi & C"

SEUL ' SEUL' REPETAIT- IL LENTEMENT

[ 'uC doM\ de Dku")

m mu^ M mm.

a mère Chibou , du village de ***, à quelques lieues e|' de Chambëry, élait assise, sur le pas de sa porte , la tête cachée dans ses mains, et dans l'attitude de la douleur et de l'abattement, lorsqu'un des enfants qui jouaient au bouchon de- vant la chaumière sortit du groupe et vint s'asseoir à ses pieds.

Bonne mère, qu'as-tu? lui dit-il de sa voix douce.

Hélas! fit seulement la paysanne.

Veux-tu que je te le dise, moi, ce que tu as? Tu es trop pauvre et pas assez forte pour nourrir cinq enfluits ! écoute, moi, je ne te suis rien, qu'une bouche inutde...

Toi ! loi, s'écria la paysanne, prenant à deux mams la

18 LA MORALE EN IMAGES.

tète de l'enfant et baisant ses cheveux; oh! tu es mon fils comme les autres... tu m'as été envoyé par le bon Dieu comme les autres.

Tu m'as raconté vingt fois mon histoire ; je la sais par cœur, reprit l'enfont; im soir, à l'entrée de la nuit, un jeune homme et une jeune femme passèrent par ce village; ils venaient de Paris, ils étaient poursuivis je ne sais pas pourquoi; ils me déposèrent dans tes bras; la fatigue, la peur, avaient tari le lait de ma mère; tu nourrissais alors Pierrette ; tu me pris ; mon père te donna deux louis en te disant que tu aurais bientôt de ses nouvelles ; ma mère pleura et passa autour de mon cou cette chaîne en cheveux blonds qui ne me quitte pas,

et ce médaillon il y a l'image de mon père tu

vois que je n'oublie rien ; il y a de cela dix ans : c'était en 1793... depuis, tu n'as plus entendu parler de mes parents ; tu ne sais pas même leurs noms ; moi-même je n'en ai pas d'autre que celui de Petit , qu'on m'a donné au village, et tu m'as élevé comme ton enfant... Tant que j'étais petit, je n'ai rien dit; je ne pouvais rien; aujour- d'hui, je suis grand, je suis fort, grâce à monsieur le curé ; je sais lire et un peu écrire , c'est assez pour faire fortune... Mes parents sont de Paris, je partirai pour Paris... Nous ne savons pas le nom de papa, c'est vrai, mais je montrerai ce portrait , et je dirai à tous ceux que je rencontrerai : Connaissez-vous ce monsieur?... Balh ! il s'en trouvera bien dans le nombre qui l'auront vu, connu, qui sait? Qu'en dis-tu, mère?

Ton idée est bonne, répondit la veuve, d'autant mieux que ton père avait l'air d'être riche, et que les gens riches ne sont pas si communs pour que dans le

LE DOIGT DE DIEU. 19

pays on n'ait pas entendu parler d'eux... Mais, cej rendant, Petit, je ne puis me décider à le laisser partir ainsi tout seul.

Cela, ça me regarde, dit Petit, se levant d'un air de résolution, et, prenant la main de la paysanne, il lui dit avec fermeté :

Mère , adieu !

Adieu! cria la veuve.

L'enfant lui montra une longue ligne blanche qui ser- pentait au pied de la colline , et qui allait se perdre dans une gorge de montagnes pour reparaître un peu plus loin sur le versant de ces mêmes montagnes.

Voici la route de Paris, lui dit-il; mon père est au bout.

Pauvre enfant! que deviendras-tu?

Petit leva les yeux et la main vers un beau ciel bleu sans aucun nuage : Mère ! lui dit-il avec une exaltation religieuse , monsieur le cure m'a dit qu'il y avait là-haut quelqu'un qui n'abandonnait jamais celui qui le priait avec ferveur !

Eh bien ! soit, pars, dit la pieuse femme devant laquelle on ne prononçait jamais en vain le nom de Dieu; pars, va à Paris, mais n'oublie pas la veuve Chibou, je t'en prie... Cependant, ne pars pas aujourd'hui, ajoutât-elle avec cet accent maternel qui donnait h la voix de la paysanne une inflexion douce et tendre... attends à demain... Oh! mon Dieu! dire que je l'ai élevé, nourri de mon lait, pour le voir partir comme cela, tout seul !...

Le reste de la journée fut triste et se passa en ingé- nieux et douloureux apprêts. Le lendemain , au point du jour. Petit, armé d'un long bâton blanc, ayant sur le dos

20 LA MOUALb; E> JMAGMS.

une boîte qui contenait la marmotte obligée de tout Sa- voyard quittant le pays, une gourde pleine de vin au côté, la tète et les pieds nus, se mit en route

D'abord il commença à marcher à grands pas , le cœur gros, les yeux pleins de larmes, les joues encore mouillées des baisers de la pauvre veuve et de ses quatre enfants, et les oreilles encore étourdies de toutes les recomman dations des uns et des autres...

Au moment d'entrer dans un ravin qui devait lui rober tout d'un coup la vue du village qu'il quittait, il pensa à jeter un dernier regard sur le clocher dont l'arête pointue l'avait si souvent guidé dans ses courses lointaines ; pour cela, il se retourna et vit non-seulement le clocher, mais l'église, mais le village, mais le toit, mais le chaume sous lequel, insouciant et pauvre, il avait dormi d'un si bon sommeil.

Puis il regarda la place nue et désolée sur laquelle il était grimpé, il regarda la ligne blanche qui s'étendait au loin en serpentant comme un ruban capricieusement agité par le vent, et il s'écria : Seul! seul!

Seul! seul! répétait il lentement et se laissant aller à une rêverie qui n'était pas de son âge; puis, soudain, relevant la tête , il s'écria : Non ! point seul ; Dieu est avec moi. Et il s'agenouilla pieusement sur les pierres du chemin.

Mon Dieu! lui dit-il, conduis -moi; bonne Vierge, mère de l'enfant Jésus, je suis un enfant aussi, ne m'abandonne pas... Jésus, vous avez été enfant comme moi, prenez pitié de moi... Puis, se relevant, et tour- nant brusquement le dos au clocher de son village , comme s'il craignait de voir fléchir son courage par cet

LE DOIGT DE DIEl . 21

aspect, il s élança rempli d'ardeur sur la route qui se déployait devant lui.

Vers le milieu du jour, la fatigue et la faim se faisant sentir , il chercha des yeux une place pour faire , à l'abri du soleil , son frugal repas.

Il se trouvait alors au pied d'une montagne, sur le ver- sant de laquelle un bouquet d'arbres promettait un om- brage agréable et peut-être quelques fruits rafraîchissants. . . qui sait? Il s'élança gaiement vers cette oasis désirée.

Une calèche vide, dont les chevaux allaient au pas, suivait le même chemin que lui; une dame âgée, des- cendue de sa voiture, par le désir de faire une promenade h pied, cheminait lentement h côté du postillon auquel elle ne parlait pas. Petit dépassa lestement calèche, che- vaux, dame et postillon, et se dirigea vers le bouquet d'arbres.

En approchant, il aperçut, assis sur l'herbe au pied d'un arbre , un vieillard couvert des livrées de la misère , et sur les traits duquel se peignait la désolation.

Monsieur, dit Petit intimidé par la présence d'un hôte sur lequel il n'avait pas compté, puis-je m'asseoir ici?

L'herbe du grand chemin est à tout le monde, ré- pondit brusquement le vieillard.

Est-ce que vous souffrez? reprit l'enfani d'une voix timide et presque en hésitant.

Pourquoi? demanda le vieillard toujours sur le même ton.

C'est que vous me répondez durement, dit Petit.

Comment, à ton âge, peux-tu juger ainsi le motif qui me rend brusque?

22 1 A MORALE EN IMAGES.

Ah ! je sais ça , moi , parce que, voyez-vous, j ai vécu avec des malheureux, dit Petit s' enhardissant... je sais que lorsqu'on a du chagrin on brusque tout le monde...

Eh bien! acux-Iu savoir ce que j'ai? dit le vieillard: j'ai soif, j'ai faim; je suis trop las pour aller plus loin, et il faut que je meure ici , comme un chien.

Faim ! voilà tout ce que j'ai de pain , dit l'enfant : tirant avec bonhomie un petit morceau de pain de la poche de sa veste; soif!... il y a encore quelques gouttes d'eau dans ma gourde; buvez... c'est peu, mais voilà du beau monde qui en a plus que moi sans doute, et qui vous en donnera. Voulez-vous que je demande pour vous? dit Petit; je ne l'ai jamais fait pour moi; mais pour les autres , ça doit être plus facile.

Le vieillard ne répondit pas. Petit , prenant ce silence pour un assentiment, s'avance vers la dame; mais, à peine eut-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta et devint rouge.

Je n'ose pas, j'aime mieux vous donner tout ce que je possède , dit-il , retournant au vieillard , et posant sur ses genoux un morceau de papier ployé. Puis il ajouta simplement : Il n'y a que six sous, c'est tout ce que la mère a pu me donner lorsque j'ai quitté le pays ; heureu- sement que je ne les ai pas entamés... les voici.

Le pauvre leva au ciel ses yeux mouillés de larmes : (( O mon Dieu! dit- il, bénis ce pauvre enfant qui se dé- pouille de tout pour un vieillard étranger, inconnu. » Et deux larmes coulèrent lentement le long des joues flétries de cet infortuné.

Mais l'action de l'enfant et encore plus l'exaltation du pauvre n'avaient pas écha[)pé à la voyageuse en calèche ; elle s'approcha des deux piétons.

LE DOIGT DE DIEU. 23

Hélas! dit-elle, il faut que je l'avoue, j'aurais peut- être passé devant vous, bon vieillard , sans soulager votre misère. Cet enfant vient de me donner le plus bel exem- ple de charité chrétienne que jamais sermon m'ait inspiré.

Dam ! interrompit l'enlant avec une familière naï- veté , c'est que je sais ce que c'est , moi , que la faim , la soif...

allez-vous tous les deux, et puis-je vous être utile? dit la dame en souriant à Petit.

Moi, je voudrais descendre la montagne, et aller à Chambéry, j'ai des amis qui me recevront s'ils vivent encore, dit le vieillard.

Et moi, au contraire, dit gaiement Petit, je voudrais aller à Paris, chercher mon père, dont je ne sais pas le nom.

Voilà un indice peu favorable pour le trouver, dit la dame gaiement.

Oh ! mais j'ai son image , et , si vous êtes de Paris , vous le connaîtrez peut-être, dit Petit , sortant le médail- lon de son sein.

Je suis de Paris, dit la voyageuse, prenant le mé- daillon; mais à peine l'eut-elle dans les mains, qu'elle devint toute tremblante, et s'écria : Mon frère! oh! c'est ça, c'est ça... dit-elle éperdue; et prenant Petit dans ses bras : Tu es cet enfant que je cherche depuis trois ans.... Mon pauvre Louis! il fuyait avec sa femme; ils venaient me retrouver en Italie!... Tous les deux sont morts, pres- que subitement, elle de fatigue, lui de chagrin! J'ai su seulement par ouï-dire qu'ils avaient avec eux un enfant... Mais l'enfant, qu'était-il devenu?... Après trois ans de recherches pénibles et infructueuses... je le trouve... là...

24 LA MORALE EN LMAGES.

sur un grand chemin, accomplissant une œuvre de charité évangéhque, cet enfant que j'ai demandé à tout le monde. Mon intelligence se perd et se confond... Que reconnaître dans ce miracle?...

Le doigt de Dieu, madame, interrompit le vieillard , levant la main vers le ciel.

Mon père est donc mort , et ma mère aussi ? dit Petit, qui de tout ce qui s'était passé n'avait été atteint que par cette circonstance.

Tu seras mon fils, cher enfant, reprit la dame, pre- nant Petit dans ses bras et couvrant son front de baisers (3t de larmes... IMais pourquoi ton charmant visage de- vient-il sérieux? Qu as-tu... que veux-tu? Parle...

Ma seconde mère est là-bas... dit l'enfant... pas bien loin; elle est inquiète et pleure sur moi... Oh! si nous allions la consoler et la soulager, madame !

Tous, tous les bons mouvements! reprit -elle heu- reuse et hère... Oh! que tu es bien le fils de mon frère...

Il me reste peu de chose à vous apprendre pour ache- ver cette histoire, mes enfants : Félicité, son neveu et le vieillard allèrent h Chambéry : ce dernier y trouva une famille qui l'accueillit avec joie. Quant au petit de Beau- lieu, après avoir, grâce à sa tante, mis la veuve Chibou h l'abri de la misère, il partit pour Paris, et, bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis, il n'a jamais oublié ni son village , ni sa mère nourrice , ni aucun de ses enfants, tous les quatre très-bien placés, grâce à lui.

Eugénie FOA.

M 0 R A I E LN IMAGES

'-^^

BIAkHtUREUSEPnENT LE SOMWEIL LE PRIT

{ Lc\>>\\iV \nav<\ut )

m^^0'

LE LIARD MARQIJÉ.

on Dieu, suis-je malheu- reux! disait Mai tineau, ma- raicher de Passy ; n'avoir qu'un seul arbre, qui; cette année, ait donné de beaux fruits. . . des pommes comme dans toutes les halles de Pa- ris on n'en trouverait pas et» de pareilles, et les voir tous les jours disparaître , une à une, sans pouvoir deviner comment ni pourquoi... En- core si je connaissais le voleur, ça serait une satisfaction... Qu'est-ce qui peut me voler mes pommes... voyons... rédéchissons... Ce n'est pas Henry... le fils de l'épicier... c'est un gamin, un rieux, un boute-en-train... un mali- cieux, toujours prêt à vous faire des niches... mais sans rancune. . là... pas plus de fiel qu'une mouche... là... le dos

26 LA MOKAI.K EN IMAGES.

tourné, il n'y pense plus... Quant à Alfred et à Arthur, les deux cousins d'Henri... ce n'est pas eux non plus... ce n'est pas non plus Jean, le fils du meunier; ça ne peut pas être non plus Gustave, le fils de monsieur le maire: le fils d'un maire, çà ne peut pas être un vo- leur!... non... Qui ça peut-il donc être... Oh! j'ai une idée... et une bonne... le voleur vole toujours les plus grosses... je vais ficher dans celle-ci ce liard, sur lequel j'ai fait, avec la pointe de mon eustache , une croix du bon Dieu... puis, ma pomme volée, j'irai ce soir h l'en- trée du bois tous les enfants du pays vont jouer au bouchon, et j'examinerai tous les liards... Quelle bonne idée !

Puis, tout fier de cette idée^ Martineau la mit de suite à exécution ; il s'assit sous le pommier , ayant à côté de lui son panier rempli de légumes, sa bêche et sa veste, et, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il attendit le voleur. Malheureusement, le sommeil le prit; quand il se réveilla, il entendit un bruit de pas foulant l'herbe sèche... Il leva les yeux, regarda à droite, à gauche, ne vit rien ; puis, avisant aussi plus haut, il ne vil pas davantage la pomme qu'il avait piquée d'un liard , et qui , pendant son sommeil, avait disparu en compagnie de plusieurs autres; aussitôt, malgré ses soixante ans bien sonnés, comme s'il eût retrouvé l'agilité de ses jambes de vingt ans, il s'élança vers l'endroit le bruit s'était fait entendre... C'était vers une porte donnant sur le bois.

Au grand étonnement de Martineau , cette porte était ouverte; le vieillard franchit l'ouverture. Un enfant était près de , une pomme à la main ; un coup d'œil suffit au maraicher pour reconnaître, et l'enfant, et la pomme:

LE LIARD MARQUÉ. 27

renfant était Henry, le fils de l'épicier; la ijommc était sienne !

Sans faire ni une, ni deux, après avoir seulement, par instinct de propriétaire , tiré la porte de son jardin à lui, Martineau prit l'enfant par le collet, et, sans l'écouter, sans lui dire autre chose que : Marche... petit voleur... marche..., il le conduisit chez le maire de Passy, iM. de Grandlieu, à qui il exposa ce que vous avez lu plus haut, mes chers petits lecteurs. Le petit accusé, sans s'émouvoir beaucoup, ni de la colère du maraîcher, ni de l'air de sévérité empreint sur le visage du magistrat , pas plus que de son écharpe trico- lore, qui semblait n'entourer son ventre que pour en faire ressortir les énormes proportions, répondit sim- plement :

J'étais contre la porte du jardin de Martineau, deux enfants sortaient de son jardin; m'ayaut aperçu, ils m'ont dit : Tiens, Henry, ne dis pas que tu nous as vus, et ils m'ont jeté cette pomme; puis, ils ont si vite disparu, que je n'ai pas eu seulement le temps de leur dire un mot, ni même de leur rendre ce fruit, dont je ne me souciais pas du tout , surtout à la condition faite.

Quels étaient ces enfants? demanda M. de Grandlieu.

Tout à l'heure je les aurais nommés, monsieur le maire , répondit Henry , avant que j'aie su que les pom- mes avaient été volées... maintenant, vous comprenez que je ne peux pas dénoncer deux camarades... qui peut- être n'ont voulu faire qu'une niche h Martineau; non... ce serait mal.

Mais, si tu ne les nommes pas, tu iras coucher en prison . lui répliqua le maire.

28 lA MORALE EN IMAGES.

Bien dit... atfirma Martineaii.

D'abord , à quoi Martiiieau reconnaît-il cette pomme? ^ fit observer Henri... Elle n'est pas le moins du monde marquée.

A quoi je reconnais mes pommes, s'écria le maraî- cher; à quoi ton père te reconnaît-il, toi, petit vaurien.

A ma figure, donc?... répondit Henry.

Et tu crois que mes pommes n'ont pas , comme loi, une figure, une tournure... qui fait dire à chacun : Dieu ! la belle pomme ; ça doit être une pomme à Mar- tineau ; et la preuve , c'est que , si tu es l'enfant de ton père, mes pommes sont mes enfants, à moi.

Fi ! quelle comparaison ! dit Henri d'un ton gogue- nard; si c'était vos enfants, est-ce que vous les ven- driez?...

Le maraîcher resta un moment étourdi sous cette répli- que à laquelle il ne s'attendait pas; mais, changeant subi- tement la question , il répliqua :

Il ne s'agit pas de cela, il s'agit que lu m'as volé mes pommes, que tu vas me les payer, et de aller en prison.

Laissez donc, père Martineau, dit Henri d'un air dont il s'eflbrçait de dissimuler l'inquiétude , est-ce qu'on emprisonne un enfant pour une pomme, qu'il n'a pas prise encore... Reprenez votre pomme, puisque vous la reconnaissez à la figure; voilà deux sous pour les autres, et laissez-moi retourner au logis, ma mère doit être inquiète.

J'en suis fâché pour ta mère, mon petit, dit le maire, qui depuis le commencement de cette scène exa- minait la physionomie franche et ouverte d'Henry . en

LE LIARD MARQUÉ. 29;

essayant de deviner la vérité; mais, ou lu as volé celte pomme, ou lu connais les voleurs : dans le premier cas, tu seras puni; dans le second, il faut que tu nommes les voleurs, alors tu seras libre... Voyons... nomme. La figure d'Henry se couvrit d'une noble rougeur.

Vous ferez ce que vous voudrez , monsieur le maire, dit froidement Henri ; tout ce que je puis vous dire , c'est que je suis innocent.

Tu ne veux pas nommer les voleurs? reprit sérieu- sement le maire.

Non, monsieur, dit Henry avec fermeté.

Et tu attestes que ce n'est pas loi qui as pris les pommes? demanda encore le maire.

~ Si c'était moi, je le dirais, dit Henry dignement.

Ah ! la crainte d'être puni , dit Martineau.

Cette crainte ne m'arrêterait pas, dit encore Henry.

Ta, la, la, dit le maraicher, .a-t-il du front, ce morveux... Tenez, monsieur le maire, croyez-moi, faites- le garder par quelques gendarmes, je vous conseillerai même, pour plus de sûreté, de le laire garrotter... Un voleur... à cet âge... du resle, il en a la figure... Je me le disais encore ce matin, en me faisant la con- versation pour me distraire... cet enfant a entre les deux yeux quelque chose qui dit qu'il finira mal ; je ne me suis jamais trompé... Je vas chercher le père du petit, mon- sieur le maire, si vous voulez bien me le permel.tre... en attendant, suivez mon conseil... ne perdez pas l'assassin de vue... quand je dis l'assassin , je veux dire le voleur...

~ Allez chercher mon père, allez, père Martineau, dit Henry «'asseyant sur une chaise: je ne bougerai pas jusqu'à voire retour; allez, je ne crains pas plus mon

30 LA MORALE KN IMAGES.

père que vous, que monsieur le maire, car je n'ai rien fait de mal.

Quel iront! dit Martineau en sortant du cabinet du maire de Passy.

Pour se rendre chez le père d'Henry, il l'allait tra- verser une allée du bois de Boulogne ; bien que marchant très-vite, et la tête occupée par l'idée de ses pommes, du voleur, de la justice, toutes choses qui s'embrouil- laient et se conlondaient dans la petite cervelle de ce pauvre homme , il lut distrait de ses réflexions par ces mots prononcés par plusieurs voix d'enlant :

Rends-moi mon liard, Alfred.

Il n'est pas plus à toi qu'à moi, et je le veux... entends-tu? Arthur.

Ah! tu ne veux pas le rendre?., tiens.

Un coup suivit de près cette menace; un coup lui répondit , un autre s'en suivit , puis un autre : chacun des deux enfants tapait fort et dru. Dans la bagarre le liard tomba à terre; le plus grand de la troupe le saisit, et, le renfermant dans sa main , s'écria :

Un moment ; Arthur , Alfred , cessez de vous battre et écoutez - moi... vous vous rossez pour un liard qui n'appartient peut-être à aucun de vous... c'est ce que ma sagesse va me faire distinguer. Alfred , toi , comme le plus grand... réponds. . comment est fait le liard que je liens dans ma main.

Est -il bête, dit le premier qui avait parlé... ce liard est fait comme un liard.

Eh bien ! non , s'écria le second d'un accent vic- torieux ; ce liard n'est pas lait comme les autres liards, il a une croix au milieu.

LE LIAKD MARQUÉ, 31

L'entant an bras tendn onvrit la main et examina ce qu'elle renfermait : Le iiard est à Alfred, dit-il.

J'ai mon Iiard , dit Alfred saisissant sa monnaie de cuivre.

Et moi , mon voleur de pommes , dit Martineau saisissant Alfred par l'oreille.

Pendant que cette scène se passait, le maire, qui s'était assis à son bureau pour écrire, ne pouvait s'empêcher de lever les yeux de temps à autre sur Henry ; celui-ci , après en avoir demandé la permission , avait pris un livre et lisait avec une grande tranquillité de corps et d'esprit.

Vas-tu au collège? demanda enfin le maire à l'enfant.

Hélas ! non , monsieur le maire, répondit-il avec un accent de regret si fortement exprimé que le magistrat ajouta :

Pourquoi?

Mon père n'est pas assez riche pour ça.

Mais s'il l'était?

Oh ! monsieur , dit Henry , dont le beau visage s'éclaira subitement; je voudrais alors étudier assez pour entrer à l'École polytechnique.

A cause de l'uniforme? fit observer le maire,

A cause bien plutôt de tout ce qu'il faut savoir pour y être admis, dit Henry.

Connais-tu mon fils?... demanda le maire après un moment de réflexion.

Le petit Gustave? Oui, monsieur.

Te sens-tu disposé à l'aimer.

Dam! je ne sais pas, monsieur.

Mais , si je te faisais suivre les mêmes études (jue lui , l'aimerais-tu?

32 LA MORALE EN IMAGES.

Henry quitta vivement sa place en s'écrianl : ^ Ce serait vous que j'aimerais. Et il allait s'élancer vers le maire comme pour l'em- brasser , lorsqu'une réflexion le retint à sa place.

Qui t'arrête? dit le maire lui tendant amicalement la main.

Dam!... monsieur... je pense... Martineau qui m'ac- cuse d'avoir volé ses pommes...

Si tu es innocent, viens dans mes bras, car alors tu es un noble et généreux enfant , dit le maire.

Henry ne fit qu'un bond de sa place aux genoux du maire, sur lesquels il s'assit.

La porte s'ouvrait au même instant pour livrer passage à Martineau, traînant après lui par l'oreille le petit Alfred, qui ne le suivait qu'en poussant des hurlements de rage.

Tiens, dit Martineau à la vue d'Henry assis sur les genoux du maire... vous saviez donc qu'Henry était inno- cent, et qu'Alfred était le vrai coupable?..

Je ne connaissais pas le coupable , mais je savais qu'Henry ne pouvait l'être, dit M. de Grandlieu, et la preuve, c'est qu'avant ion arrivée je l'avais choisi , avec la permission de son père toutefois, pour être le cama- rade de classe de mon fils au collège Charlemagne, je vais l'envoyer.

Ce que c'est que d'être maire ! dit Martineau avec une admiration soutenue... moi, partout je voyais des pommes, je voyais des voleurs; et, sans ce liard marqué que jai eu l'heureuse idée d'introduire dans ma mar- chandise... j'aurais peut-être fait arrêter, qui sait? tout le village !

Eugénie FOA.

mm muMM MMmukmi,

ans un temps qui n'est pas éloigné de nous, vivait en Allemagne un petit souve- rain qui gouvernait sa prin- cipauté en véritable père. C'était l'ancien landgrave de Hesse-Hombourg. Un jour , ce bon prince , étant à table , s'entretenait avec sa femme

et un de ses chambellans de la position de ses sujets qu'il connaissait en grande partie par leurs noms, car ils n'étaient qu'au nombre de quelques milles. Des flocons de neige voltigeaient en dehors autour des fenêtres comme un léger duvet agité par le vent. Il faisait un bien grand froid. « Avec quelle bonté, interrompit tout à coup la femme du landgrave, le Créateur n'a-t-il pas pris soin de nous! Et pourtant

Mi l,\ AIOKALK I:N IMAGKS.

nous nous moulions bien peu reconnaissants des bienfaits que nous envoie sa Providence. Sans peines comme sans souffrances, jouissant de tout ce que nous pou- vons désirer, nous n'avons jusqu'ici vécu dans notre château héréditaire qu'au sein de la paix et du bonheur; et , tandis que le froid pénètre au fond des pauvres caba- nes et y fait entrer la misère , nous sommes ici , nous , dans un appartement bien chaud , nous savourons des mets délicats. Ah ! remercions dans nos cœurs le bon Dieu de toutes les faveurs dont il nous comble. »

Le prince , secrètement ému des paroles louchantes qu'il venait d'entendre, se retourna du côté de son cham- bellan , et lui dit : « Quelles sont les familles les plus pau- vres et les plus honnêtes de ma principauté? Vous devez les connaître; nommez-les-moi, pour que je leur distri- bue des secours. »

Le chambellan , fort honoré de cette marque de con- fiance, répondit : «Je suis heureux, monseigneur, que vous daigniez m'interroger sur ce point, car je puis vous satisfaire. Au village le plus prochain, dans la pre- mière cabane, végète en la plus profonde misère une famille intéressante; il y a la un bien digne homme, une brave femme et leurs deux petits enfants. Si vous voulez faire une bonne œuvre, elle sera bien placée, je vous assure. » Le prince répliqua : i< Votre avis me plait ; cepen- dant, je voudrais être bien sûr de l'honnêteté de cetle famille , et particulièrement de celle du père. Monsei- gneur, reprit le chambellan, je réponds des vertus de cet homme; il est si bon, en vérité, qu'il se dépouillerait pour un autre plus pauvre que lui. Viaiment? s'écria le prince. Sur l'honneur ! répondit le chambellan.

DEUX HOMMES BIENFAISAMS. 35

Kli bien! je veux, dit le prince, le soumettre à une épreuve. Promettez -moi seulement de garder le secret. » Le chambellan, après avoir fait la promesse, salua et se retira.

La chaîne si jolie des montagnes du ïaunus, qui s'étend d'un côté jusqu'au Rhin , et vient s'abaisser de l'autre au milieu des jardins si pittoresques du château de Hesse Hombourg, offrait alors un aspect triste et désolé. Les lorèts, qui partout montent et descendent avec les hau- teurs et les vallons de cette contrée, ne présentaient plus h l'œil que l'éclat éblouissant du givre ou la sombre ver- dure des sapins. On entendait le croassement du corbeau, qui laissait, en frissonnant, tomber ses plumes noires sur la neige blanche; les cerfs bramaient en perdant la riche parure de leur tète; les loups jetaient leurs hurlements à portée des habitations de l'homme. Cependant, un homme, enveloppé par-dessus sa veste d'une redingote faite avec des peaux d'animaux tués à la chasse , s'avan- çait , un bâton noueux à la main , par un chemin diffi- cile et au milieu des bois, vers un des villages situés dans les escarpements de la montagne ; tout àcou[), il s'ai- rête , regarde autour de lui , écoute , car des gémisse- ments venaient de frapper son oreille : «Peut-être, se dit il , est-ce la voix d'un malheureux transi de froid. Il écarte les branches du taillis voisin avec son bâton . et , sur un amas de feuilles mortes , il aperçoit un vieux soldat, qui, d'une voix déchirante, le prie de lui donner, pour l'amour de Dieu , un morceau de sa redingote pour cacher les trous de son vêtement. «Ayez pitié! s'écrie l'infortuné, d'un pauvre estropié qui a reçu trois bles- sures dans les dernières pueir«'s. Oh! avez |>itiè (\o moi!

36 LA MOKALK EN IMAGFS.

J'allais atteindre le prochain village, quand le froid m'a contraint de me jeter sur ce las de feuilles. Puisse ma prière faire descendre sur vous et votre famille la béné- diction du Ciel ! Ayez pitié de moi, pour l'amour de Dieu ! » Le passant regarda un moment le vieux soldat d'un air compatissant; puis, il mit la main dans la poche de sa veste, en tira une pièce de trois kreutzers (environ deux sous), c'était tout ce qu'il possédait lui-même, et la donna, les yeux humides de larmes, au pauvre homme qui tendait la main, o Dieu vous assiste! dit-il, car Dieu sait que je n'ai à vous donner que cette pauvre pièce de monnaie , avec laquelle j'allais acheter du pain pour le souper de ma famille, je ne possède d'autre vêtement que celui que je porte. Adieu donc ! et que le Ciel vous aide : quant à moi , en vérité, je ne le puis davantage. Alors, cet homme poursuivit sa route , mais d'un pas lent : car son cœur , ouvert à la compassion , battait avec violence ; en effet , bien qu'il s'éloignât , les gémissements du vieil- lard continuaient de retentir à son oreille. A peine avait-il fait trente pas, qu'il s'arrêta tout à coup, puis rebroussa chemin, se disant en lui-même : « Eh bien ! soit: pour l'amour de celui qui a accompli le grand sacrifice de la croix, je me résignerai aux privations les plus dures.» Se rapprochant alors du vieillard , il se dépouilla de sa redingote: «Tenez, dit-il, enveloppez -vous de ceci. Dieu m'aidera peut-être à en avoir une autre , et quand même... » Sans achever sa pensée, il reprit son chemin. Dans la première chaumière du village qu'habitait le digne homme de qui avait parlé le chambellan du prince, perçait, à travers le volet, la lueur vacillante d'une l:»mpo. Là, une mère, avec son petit gai cou et sa petite

DEUX HOMMES BIENFAISANTS. 37

fille, iiltendait en silence et avec inquiétude le retour du père de famille. Celui-ci avait descendu la montagne pour aller consoler un ami tombé subitement malade. Déjà la mère, tourmentée, sortait de la cabane pour prier un voisin d'envoyer son domestique au - devant de son mari , lorsque le mari lui - même entra sans redingote. Ce que voyant l'épouse, elle se prit à chuchoter et à dire : «Où mon mari a-t-il mis sa redingote? ) Pour lui, il raconta tout naïvement ce qui lui était arrivé , comment, ayant encore une bonne veste , il avait donné son vêtement de dessus à un pauvre vieux soldat estropié, plus à plaindre que lui. <• Est-il possible, s'écria la femme , donner une redingote qui t'a coûté , à toi , tant de chasses , et à moi tant de peine à coudre? Toujours, toujours donner! mais tu finiras par réduire à la mendicité , toi , ta femme et tes eniants ! Être bon , c'est bien , ajouta-t-elle ; moi aussi , je veux être bonne ; mais une bonté sans bornes n'est plus de la bonté , c'est de la duperie. Ce fut pourtant celle du Sauveur , se contenta d'abord de répondre le brave homme. » Cependant, l'épouse continuait à se lamenter, et les petits enfants eux-mêmes commençaient à imitei- leur mère. Après avoir attendu plus d'une heure la fin de tous ces reproches, le patient mari commanda le silence, et dit alors d'une voix ferme et énergique : « Avez-vous entendu les paroles de saint Jean, qu'on a citées au ser- mon de dimanche? « Que celui qui a deux vêtements en » donne un à celui qui n'en a point, o Avez-vous égale- ment entendu ces paroles de notre divin Sauveur? « Le » bien que vous avez fait au plus petit d'entre vos frè » res, je le regarderai comme fait h moi-même, et je » vous le rendrai au centu[)i(\ » Eh bien ! si vous avez

38 LA MORALE EN LMAGES.

eiileiiclu ces paioles, nourrissez -en vos cœurs, et con- solez-vous de ce que j'ai fait. » Sur ce , le brave homme sortit pour aller porter un peu de vin à son ami malade, la femme garda la maison , et les enfants allèrent cueillir du bois sec aux environs.

Il y avait une heure à peine que cela s'était passé; le brave homme rentrait chez lui , et ses enfants traî- naient le bois sec qu'ils avaient été cueillir, quand deux jeunes soldats sur le bras d'un desquels se soutenait un vieux serviteur du pays, vinrent présenter des billets de logement et demander le gîte. « Ces billets ne font point mention du pauvre vieux que vous voyez avec nous, dit un des soldats; car nous l'avons rencontré à peu de distance d'ici , sur la route , qui ne pouvait plus marcher ni aller regagner la Bavière , son pays. H était transi de froid ; nous lui avons jeté notre manteau sur les épaules, fait boire une goutte, en lui disant de venir avec nous, que nous trouverions bien quelques braves gens dans le village voisin pour lui donner l'abri et la couchée , ne fût-ce que sur un tas de paille. Entrez , répondit le brave homme ; je compléterai de mon mieux votre charité; je n'ai qu'un lit: il sera pour le pauvre vieux; n'est-ce pas juste? Quant à vous, mes dignes jeunes gens , vous ferez comme ma femme et moi , vous voudrez bien vous contenter de passer la nuit sur la paille. Je regrette beaucoup de netre pas plus riche pour mieux traiter d'aussi braves soldats. » Les deux soldats et le vieux troupier entrèrent dans la cabane. Le mari parla bas à sa lèmme, qui haussa les épaules et prit une figure de mécontentement, car il l'engageait à céder son lit au pauvre vieux. Elle y con-

UEl X HOMMES BIENFAISANTS. :^9

sentit ; mais ce ne fut pas sans hésitation ni sans regrets. Le mari cacha de son mieux la mauvaise humeur de sa femme à ses hôtes, pour que le bienfait fût accepté comme il était donné par lui , de bon cœur. Il fit servir un frugal repas, tel que sa pauvreté le lui permettait, et il y présida lui-même en relevant la misère du ser- vice par le plus de gaieté qu'il pouvait.

Mais voilà que, comme il parlait, celui à qui il devait son lit retira son manteau et laissa voir d'abord une redingote de peau de daim , celle-là même que le brave homme avait donnée le matin , et qu'il reconnut sans peine. « Me voici !... moi, le pauvre estropié, qui ai reçu la redingote ! . . . Vous souvenez-vous Oui , répondit avec élonnement le maître du logis, mais comment se fait-il que vous ayez eu besoin en outre du manteau de ces dignes jeunes gens? Comme j'ai eu besoin du vôtre, repartit le vieux soldat. » Et en même temps, il retirait aussi la redingote de peau de daim , et il laissa voir aux regards éblouis un riche vêtement brodé d'or. « Me reconnaissez-vous? Je suis le landgrave de Hesse- Hombourg ; j'avais entendu parler de votre charité, j'ai voulu la mettre moi-même à l'épreuve pour vous en récompenser, si elle était telle qu'on me la disait. Ces braves soldats m'ont aidé en dernier lieu dans mon innocent stratagème. Je prends désormais, vous, votre femme et vos enfants sous ma protection spéciale. Je veux qu'à la place de cette pauvre chaumière s'élève pour vous et pour eux une maison simple , mais hono- rable , qui perpétuera le souvenir de la charité récom- pensée. J'y viendrai plus d'une fois visiter mes protégés. Je garde la redingote de peau de daim que j'ai reçue ;

ao

LA MORALE EN IMAGES.

mais, dès domain, ma femme enverra à la place de bons habits pour toute la famille. En attendant que Dieu vous donne aussi ses récompenses dans le ciel, continuez à le servir par celle de toutes les vertus qu'il aime le mieux: la charité. » En achevant ces mots, le prince déposa un rouleau de pièces d'or sur la table, et sortit avec les deux soldats , laissant la famille dans une grande stupélaction . «Maintenant, ma femme, et vous, mes enfants, s'écria le brave homme en pleurant de joie, étes- vous satisfaits?» La femme n'osait répondre, tant la honte et la joie paralysaient à la fois ses facultés. Le mari sou- rit; puis il ajouta : « Cet or ne nous a pas été donné pour nous seuls; réjouissons-nous de l'avoir autant pour le faire partager aux malheureux que pour nous en servir nous-mêmes, et songeons que notre devoir est de faire bénir partout le nom de notre bienfaiteur, >

LÉON GUERIN.

~ '"*=i^ J

"-N'^>

MORALE EN IMAGES

IL PRIT TRANÇUILLEMENT UNE LARGE PART DU DEJEUNER DES ENFANTS.

mm^im mm immrn.

ierre et Jacquelle étaient deux petits enfants de cinq et six ans, qu'on citait dans le vil- lage pour leur douceur et leur aimable caractère. 11 faut dire aussi que leur mère ne cessait de leur donner de bons avis, et la tendresse qu'ils portaient à celte bonn«^ mère les leur taisait écouter avec attention _ et suivre avec fidélité. Tous les

jours, après le travail de la journée, la mère et ses deux enfants allaient s'asseoir devant la porte de leur petite chaumièi-e, et c'était aussi que tous les soirs elle leur racontait quelque petite histoire dont le récit pût les instruire, et leur donnait de bons préceptes. Un jour, pendant qu'ils étaient occupés à causer comme à leur oïdiuaire, ils entendireul loui à loup de i^rands

1x2 LA MORALE KN IMAGES.

cris qui venaient du côté du village, dont leur demeure était quelque peu éloignée. Tous trois tournèrent la tête de ce côté : « Tiens, maman, dit Pierre, c'est un chien que poursuivent les enfants du village. Oh! dit Jac- quette, les méchants, ils lui jettent des pierres. Mon enfant, dit la mère, ils ne sont pas encore méchants, car ils sont tous bien jeunes; mais ils le deviendront, s'ils ne changent pas de conduite et s'ils ne s'habituent pas à ne jamais faire du mal , même à des animaux. » Pendant ce temps , le pauvre chien , poursuivi à coups de pierre , courait toujours; et, arrivé devant la chaumière, trou- vant la porte ouverte , il tourna court et alla se réfugier dans l'intérieur. Derrière lui, arrivaient les enfants qui s'arrêtèrent aussi quand ils le virent échappé : « Mes enfants, leur dit la mère, que vous a donc fait cette pau- vre bête pour la poursuivre ainsi? Madame, dit le plus hardi de la troupe , c'est un vieux chien tout crotté. Ce n'est pas ime raison , parce qu'il est vieux et laid , pour le battre; vous auriez dû, au contraire, en avoir pitié, et, au lieu de lui jeter des pierres, lui donner quelque morceau de pain dont il a peut-être grand besoin. Il a sans doute perdu son maître; et, si personne ne prend soin de lui , il n'est pas étonnant qu'il soit mal- propre. » Il est bon de dire en passant qu'il n'était, quoi qu'en dit le petit garçon pour s'excuser, ni vieux, ni laid. C'était, au contraire, un assez beau chien à poils longs, noirs et blancs. Les enfants baissèrent la tête et s'en allèrent sans répondre , car ils venaient de sentir qu'ils avaient eu tort. Quant à la petite Jacquette : « Maman , dit-elle, si nous allions lui donner un morceau du pain. Hien, nra lille, lui dit s^a mère en rend)rassant, je vois

SERVICE POIR SERVICE. 43

que tu pioliles de ce que je dis; » et ils entrèrent tous trois dans la maison. Mais le chien, qui n'entendait plus de bruit au dehors, en profila pour s'échapper, et on le vit se sauver en courant de toutes ses forces, comme s'il avait encore été poursuivi. c< Cette pauvre bête a eu si peur, dit la mère, que, bien qu'il ait faim sans doute , il ne veut pas rester ici. »

Le lendemain, à l'heure du déjeuner, la mère de Pierre et de Jacquette leur donna, comme à l'ordi- naire , une petite écuelle qui contenait de la soupe , et leur dit d'aller déjeuner au grand air, ainsi que cela leur arrivait toujours quand il faisait beau temps. Pierre et Jacquette allèrent s'asseoir sur une grosse pierre qui se trouvait derrière la maison. La petite Jacquette, comme la plus âgée, tenait le petit vase sur ses genoux, et, avec une cuiller, elle donnait de la soupe à son petit l'rère et en prenait alternativement , lorsqu'ils aperçurent de loin le chien qui s'était réfugié chez eux la veille. « Tiens , dit Pierre à sa sœur , voilà le chien d'hier ! » Le chien, qui les avait vus regarder, s'était arrêté; et, assis sur son derrière, il se tenait à distance, tout prêt à se sauver, si quelque signe malveillant lui annonçait du danger. «Comme il nous regarde, dit Jacquette. Il a peut- être faim, dit Pierre. S'il n'a pas mangé depuis hier... on dirait qu'il envie notre déjeuner. Il faut lui dire de déjeuner avec nous. C'est cela; viens, mon Toutou, viens manger la soupe. » Le Toutou remuait les oreilles, mais ne bougeait pas. « Il a encore peur de recevoir des pierres, dit Jacquette. Attends, je" vais prendre la cuiller et aller au-devant de lui, » et Pierre prit une cuillerée de soupe et se dirigea vers le chien ; mais ,

h\ LA MORALE EN LMAGES.

quand il en tut près, celui-ci se releva et fit mine de s'en aller. Alors, Pierre s'arrêta et lui tendit sa cuiller que le chien lécha avec encore un peu de défiance, le cou tendu en avant et l'œil aux aguets. Mais Pierre le caressa, et , bientôt rassuré , le chien le suivit près de Jacquette. On lui donna une seconde cuillerée ; puis , peu à peu , il s'apprivoisa si bien avec ses nouveaux hôtes, que, mettant la patte sur le genou de Pierre assis à côté de sa sœur , il prit tranquillement une large part du déjeuner des enfants. « Il n'y a plus rien, mon Toutou, dit Jac- quette ; tu as peut-être encore faim ; mais , si tu veux venir avec nous à la maison, nous te donnerons un morceau de pain. » Us se levèrent, et firent signe au chien de les suivre ; mais celui - ci ne bougea pas , et toutes leurs amitiés ne purent le déterminer à avancer d'un pas vers la maison.

Pierre et Jacquette racontèrent à leur mère qu'ils avaient déjeuné avec le chien ; la mère les complimenta de leur bon cœur, mais ne leur donna rien en ce mo- ment pour remplacer leur déjeuner, car elle voulait les habituer, non-seulement à faire le bien sans espoir de récompense , mais même à se priver pour le faire. Cependant , lorsque le lendemain ils partirent pour déjeu- ner, elle leur donna un morceau de pain de plus en leur disant : « Si votre Toutou revient, tenez, voilà de quoi le faire déjeuner. » Le chien revint en effet , et cette fois ne se fit pas prier pour prendre sa part. Dès lors, la connaissance fut complète, et tous les jours chacun se trouvait fidèle au rendez- vous : le chien d'un côté, les enfants de l'autre. Après le déjeuner, tous trois jouaient ensemble comme de bons amis; et l'habitndi^ était tel-

SERVICE POl H SERVICE. /i")

lenient prise , que les enfants attendaient le chien si par hasard il était en relard, et si c étaient eux, au contraire, qui venaient plus tard , ils trouvaient leur Toutou , comme ils l'appelaient, assis sur son derrière, auprès de la pierre qui leur servait de siège ; néanmoins , ils n'avaient jamais pu le déterminer à les accompagner jusqu'à la maison, et aussitôt qu'ils s'éloignaient, lui aussi s'en allait pour ne plus revenir que le lendemain.

Cependant le moment approchait Toutou devait ré- compenser Pierre et Jacquette de leur bon cœur. Un jour qu'ils s'étaient tous trois éloignés du lieu ordinaire de leurs jeux, ils se trouvèrent sur les bords d'une petite mare assez profonde située à quelque distance du vil- lage. Jacquette, trop imprudente, voulut prendre une fleur qui se trouvait un peu loin sur l'eau. Elle s'avança; mais, bien qu'elle prit quelque précaution, le pied lui manqua tout h coup dans la vase, et elle tomba dans l'eau h la renverse, entraînant avec elle le petit Pierre, qui par un mouvement instinctif lui avait tendu la main. Tous deux disparurent, car la pente du terrain était rapide; et petits comme ils étaient, ils avaient en glissant perdu tout à fait pied. Le pauvre Toutou, qui les avait vus s'enfoncer, se précipita aussitôt dans l'eau, et, saisissant Pierre par sa veste, le ramena à grand' peine sur le bord avant qu'il fût tout à fait sans connaissance. Mais, « Jacquette! Jac- quette! criait Pierre en pleurant, ma petite sœur!... Oh ! mon Dieu! Jacquette! Jacquette! » Ces cris, hélas! ne servaient à rien. Toutou s'était de nouveau mis à l'eau, et était revenu sans la petite fille. « Toutou, disait Pierre, va. mon Toutou, va chercher Jacquette. » Et l'air retentissait de ses cris, que ne pouvait rutcndrc sa pauvre nièi"e.

/i6 I.A MOJIALE EN IMAGES.

Toutou liurhiil douloiireusemeiit; il tenta un dernier etïbrt, s'enfonça sous l'eau, et bientôt reparut ramenant Jacquette dont il tenait la robe dans sa gueule. Pierre s'avança et parvint , avec l'aide du chien , à tirer tout h fait sa petite sœur hors de l'eau. Mais elle était sans mouvement, et Pierre continuait à se désespérer et h pousser de lamentables cris. « Jacquette, ma petite sœur, s'écriait il en lui tenant la tête, qu'il embrassait, réponds- moi ! )) Prière inutile ! Jacquette semblait être privée de vie. Cependant Toutou n'avait pas perdu de temps; avec un sentiment d'intelligence dont les chiens donnent sou- vent des preuves si frappantes, il avait couru à la maison, et, prenant la robe de la mère dans ses dents, il la tirait et cherchait à lui faire comprendre qu'elle devait le sui- vre. La mère de Jacquette avait reconnu Toutou, qu'elle avait souvent vu de loin jouant avec ses enfants, et son premier sentiment en le revoyant sans eux fut un sen- timent d'elTroi. « sont mes enfants? » s'écria-t-elle aussitôt, et elle se hâta de suivre le chien qui se mit à courir du côté de la mare. Quelle fut sa douleur en voyant Jacquette étendue sans mouvement. Elle porta aussitôt la main au cœur de la petite fille et sentit un léger mouvement qui lui rendit l'espoir. Emporter sa fille en courant, la déshabiller devant un grand feu, et la frotter par tout le corps en lui tenant la tête un peu basse fut l'alfaire d'un moment. Bientôt Jacquette fît un mou- vement, rendit avec effort l'eau qu'elle avait avalée, et les soins de sa mère achevèrent de la rappeler à la vie. Une fois rassurée sur l'existence de sa fille, la mère de Pierre et de Jacquette se fit raconter ce qui leur était arrivé, et (Ml apprenant ce qu'elle devait à Toutou, elle le combla

SERVICE rOlK SERVICE. Ixl

de caresses. Ce pauvre chien paraissait aussi heureux qu'elle; il se dressait sur le bord du lit de la petite fille, lournait sur elle des yeux pleins d'intelligence et de ten- dresse, lui léchait les mains, et les sentant remuer, sau- tait et aboyait pour marquer sa joie. Ce jour-là il ne quitta pas la maison. Le lendemain Jacquette était encore ma- lade; sa mère, par suite de la révolution qu'elle avait éprouvée, ne pouvait non plus quitter le lit, et le petit Pierre resta seul pour soigner deux malades. C'est alors que Toutou acheva de faire preuve d'intelligence et de reconnaissance. Le petit Pierre se rendit avec lui au village; il lui avait mis un panier à la gueule, et le chien l'aida à rapporter les provisions. Le lendemain , il se ha- sarda à l'envoyer tout seul avec son panier, au fond du- quel il avait déposé l'argent nécessaire. Toutou s'acquitta de sa commission avec beaucoup d'adresse. Les petits enfants du village ne lui donnaient plus de coups; car Pierre s'était empressé de raconter son aventure, et cha- cun caressait ce chien, qui paraissait tout fier de cette approbation générale. Pendant les quelques jours que la mère de Jacquette ne put sortir, Toutou fut ainsi fappro- visionneur de la maison dont il ne s'éloigna plus. Lorsque la mère de Jacquette put se lever, elle allait s'asseoir dans un fauteuil devant la porte de sa chaumière, et tan- dis que Pierre lui apportait ce qu'elle désirait manger, Toutou, assis devant elle, la tête appuyée sur ses genoux, lui léchait les mains et cherchait h lui exprimer toute sa joie de la voir levée et mieux portante; puis il courait au lit de Jacquette h qui il faisait aussi des caresses, et reve- nait près de sa mère donnant les marques les plus vives de solliciludc. Dès ce inoinc^nt aussi il était devenu l'ami

^8

l.A MOllALE KN IMAGKS.

de la maison qu'il ne quitta plus; on lui arrangea une petite cabane il reposait la nuit ; et le jour, quand Pierre et Jacquerte purent reprendre leurs jeux et leurs travaux, il les suivait partout, et pleurait et grognait tristement quand il ne pouvait les accompagner. Il n'eut plus heureusement occasoin de leur donner de si grandes preuves de son dévouement, mais il leur donna toujours des preuves d'une grande intelligence et d'un grand atta- chement. Bien souvent, lorsque le soir la mère de Pierre et de Jacquette allait s'asseoir avec eux sur sa porte, regardant Toutou qui venait se coucher à leurs pieds : « Vous voyez, mes enfants, disait-elle, ce que c'est que de faire le bien. Dieu trouve toujours le moyen de le récompenser; si, au lieu d'accueillir Toulon et de partager votre déjeuner avec lui , vous lui aviez jeté des pierres comme les autres enfants, peut être aujourd'hui Jacquette serait-elle perdue pour nous. )> Et tous trois comblaient de caresses le chien à qui Jacquette devait la vie.

Auguste AU VI AL.

MORALE EN IMAGES

7.

'^^

- •i-5iW-««f--^Ti-- -o-' -• ^-SïSifeAJ

^^^

m

.■^^.<^Ja^^^■-.■■:-■:^■r-»vi■=t<^/01.ofel'V•-■

ATTENDS . ATTENDS . JE VAIS LUI DEMANDER CE QU IL FAIT LA

Le VjOuV>.e VjTaà\ouaT.

M mwm m mmm^m.

éveillez - vous et faites votre paquet, chère ma- man, disait, im matin du mois de mai de l'année 1816, un petit garçon de douze ans, ouvrant les rideaux du lit sa mère reposait.

Pourquoi faire nos paquets, Auguste? l'en- nuies-tu déjà h la cam- pagne, et Claire est-elle déjà si lasse de courir en liberté dans le jardin, qu'elle veuille retourner à Bordeaux pour se promener, silencieuse et droite, aux Quinconces?

Non , maman , Claire est connue moi ; Gradignan , son beau parc que la bonne Janon a mis à notre disposi- tion, son beau château dont elle nous ouvre si gracieu- sement la bibliothèque, tout cela nous plaît et nous enchante plus que jamais, mais il n'en faut pas moms

50 LA MORALE EN LMAGES.

plier bagage; le propriétaire de ce magnifique château est arrivé.

Le comte de Gradignan? s'écria la jeune mère pleine d'effroi.

Oui, maman, répondit Auguste, hier au soir; et comme je t'ai entendu dire que s'il arrivait tu serais obligée de partir, il faut donc partir; c'est dommage!... le grand air commençait à te faire du bien, à nous aussi. Allons , il nous faudra remonter à notre vilain troisième étage de la rue Ségur, l'on ne voit le ciel que par une lucarne... c'est triste !

Pauvre enfant! dit madame Selval, est ta sœur?

Au jardin !... répondit Auguste; le comte est vieux, il doit se lever tard ; nous allons, si lu le permets, maman, nous promener et jouir de notre dernière matinée de campagne.

Allez , dit madame Selval ; pendant ce temps , je vais m'habiller et tout préparer pour notre départ.

Auguste descendit au jardin ; il appela sa sœur , et prirent tous deux le chemin du parc; mais ils ne cou- raient pas, comme c'était leur habitude; ils allaient gravement, causant du sujet qui les obligeait de quitter si vile un endroit si agréable et qui rendait la santé à leur mère.

Soudain, et dans une allée qui croisait celle ils étaient , les deux enfants entendirent des cris de colère , et ces mots, prononcés d'une voix cassée et chevro- tante : François! François! ces misérables laquais, on a beau les payer , on ne peut être servi par eux que par intérêt... François! François!... le soleil commence à darder fortement... François! François!...

LE COMTE DE GRADIGNAN. 5t

Auguste et Claire hâtèrent le pas et ne tardèrent pas à voir dans l'allée transversale une espèce de machine formant à la fois un fauteuil et une calèche , montée sur quatre roues, et, enfoncé dans cet équipage d'un nouveau genre , un vieillard en robe de chambre, appelant, suant, gesticulant, et la casquette tellement enfoncée sur les yeux qu'il n'aperçut pas les enfants qui approchaient tou- jours.

Tiens, c'est drôle, dit Auguste à sa sœur, et voici un monsieur qui ne se gène guère.

Qui se promène en carriole, qui appelle et qui crie à réveiller le comte de Gradignan, qui doit être au lit, et dormir encore à l'heure qu'il est, ajouta sa sœur.

Attends, attends, je vais lui demander ce qu'il fait là?... dit Auguste, qui alla droit à la carriole. —Qui appe- lez-vous donc ainsi, monsieur? ajouta-t-il s'adressant au vieillard.

J'appelle mes gens, donc, répondit le vieillard sans regarder qui lui parlait.

Est-ce que vos gens sont^rès d'ici, monsieur? répli- qua Auguste; mais j'y pense, comment êtes- vous ici, vous- même?

Comment j'y suis! se récria le vieillard ; comment je suis chez moi !

Chez vous!... Vous êtes le comte de Gradignan? dit Auguste.

Oh ! alors , mon frère , allons-nous-en , dit Claire se serrant peureuse contre son frère.

Ma sœur a raison, ajouta Auguste, et nous allons nous retirer en vous demandant bien pardon de vous avoir interrompu dans votre promenade. Viens, Claire,

52 LA MORALE EN LIAGES.

-- Vous voyez bien que vous ne m'avez pas inter- rompu , dit le comte de Gradignan avec liumeur ; vous voyez bien que je ne me promène pas.

Alors que faites-vous? lui demanda Claire.

J'attends mon grand coquin de laquais que j'ai en- voyé depuis une heure au château me chercher ma taba- tière, et qui ne revient pas... et qui me laisse exposé au soleil...

Vous ne pouvez donc pas sortir de là?... ajouta Claire.

Est-ce que je resterais au soleil... à mon âge. si je pouvais m'en aller tout seul? répliqua le vieillard. Est-ce que vous ne voyez pas que je suis impotent, que je ne peux bouger de cette chaise roulante?... Mais au lieu de causer et de me regarder... vous qui avez des jambes, enfants, allez donc au château voir ce qu'est deveim Fran- çois, et me l'envoyer.

Auguste et Claire saluèrent le vieillard et allaient se retirer, lorsque la petite fille, avec un petit sentiment de malice qui se lisait sur sa charmante figure, se pencha à l'oreille de son frère et lui dit :

Est-ce qu'il faut aller lui chercher son domestique , à ce méchant homme, qui est cause que nous quittons la campagne au plus beau moment?

Ma foi, non, répondit Auguste; il nous fait de la peine , qu'il en ait à son tour.

Oui , dit Claire , ses regards fixés sur le vieillard ; mais c'est que le laisser là, tout seul...

C'est mal , acheva Auguste.

Oui , c'est mal , mon Irère , répéta Claire.

Eh bien! qu'est-ce (jue vous marmottez là? au lieu

LE COMTE DE GRADIGNAN. 53

de faire ce que je vous dis? répliqua le vieillard; la vieil- lesse, les infirmités n'obtiendront donc jamais le respect des enfants?

Nous méritons ce reproche , monsieur , dit Auguste en se rapprochant du fauteuil roulant, et ma sœur et moi nous avons eu une mauvaise idée dont nous vous demandons pardon.

Étonné de ces paroles, M. de Gradignan regarda atten- tivement l'enfant qui lui parlait ainsi.

Oui, reprit Claire , vous nous avez fait de la peine, nous voulions vous en faire.

Je vous ai lait de la peine, moi, enfants? et je vous vois pour la première fois.

Voilà, monsieur, dit Auguste; depuis la mort de mon père , il y a quatre ans , ma pauvre mère se tue à travailler pour nous faire vivre et payer noire éducation , qu'elle fait presque à elle seule. Elle était fort malade; Janon , votre paysanne , ne croyant pas que vous revien- driez sitôt habiter vos terres, nous avait fait venir ici; cela rétablissait ma mère; ses jolies joues pâles rede- venaient roses; elle mangeait davantage, et voilà que vous arrivez, et voilà qu'il faut partir; c'est dommage, avouez...

Laisse -moi parler, Auguste, dit Claire, qui déjà deux fois avait essayé de faire taire son frère , si au lieu d'aller chercher le domestique de ce monsieur nous le traînions dans sa carriole, il nous dirait il veut aller, et nous l'y conduirions.

Charmante petite! dit le vieillard attendri...

Tiens, c'est vrai, je n'y avais pas pensé, ajouta Auguste; cela vous convient-il, monsieur?

5/4 I A MORALE EN IMAGES.

Mais en aurez-vous la force, mes enfants?

J'ai traîné des fardeaux bien plus lourds, dit Au- guste s'attelant à la carriole.

Attends, lui dit la sœur; je vais t'aider d'une main, et de l'autre te garantir la tête avec mon ombrelle.

Donne l'ombrelle au monsieur , Claire , je n'en ai pas besoin.

Non, certes, j'aime bien mieux qu'il se grille que toi , répondit Claire avec naïveté.

Puis, tous les deux commencèrent à traîner M. de Gradignan.

sont vos enfants, monsieur? demanda tout à coup Claire au vieillard.

Pourquoi? dit celui-ci en fronçant le sourcil.

Parce qu'à votre âge vous devez en avoir.

Je n'en ai pas. Dieu merci , dit le comte brusquement.

Comme vous dites ça, répliqua Claire, on croirait que vous ne les aimez pas, à vous entendre.

Et on aurait raison, dit le vieillard; mais cette fois avec plus de tristesse que d'humeur. A quoi servent les enfants?... à vous donner du chagrin, des tourments; les enfants ne sont bons à rien.

On voit bien, monsieur, que vous ne savez pas ce que c'est, répliqua Claire avec douceur : les enfants aiment leurs parents ; ils les caressent , ils sont aux petits soins pour eux.

Oui, joliment, dit le vieillard.

Claire ajouta : Et puis, soyez malade... si vous n'avez pas d'enfants, qui vous veillera? qui vous soignera? qui marchera sur la pointe du pied dans votre chambre pour ne pas faire de bruit?

LE COMTE DE GRADIGNAN. 55

Et les domestiques donc, dit le vieillard, on les paie pour ça...

Est-ce que vous ne payez pas ce François que vous appeliez tout à l'heure, monsieur? lui demanda Claire finement.

Fort cher même, dit le comte.

Ce qui ne l'a pas empêché de vous laisser exposer au soleil , ajouta Claire , tandis que si vous aviez eu des enfants... pensez-vous qu'ils vous eussent laissé ainsi... tout seul au milieu du parc?... Non, monsieur.

Non, certes, ajouta Auguste; ni moi ni ma sœur, nous n'y aurions laissé notre mère., notre chère et bonne mère.

Bath! vous comme les autres , dit le comte.

Vous avez une bien mauvaise idée des enfants, mon- sieur, dit Claire d'un ton boudeur, cela me fait de la peine.

C'est que , dit le vieillard , je n'en avais qu'un , un neveu, le fils de ma sœur, et il m'a désobéi, et il a empoisonné ma vie; et, pour combler le tout, il est allé se faire tuer à l'armée, comme si les oncles étaient inflexi- bles, comme s'ils ne pardonnaient jamais.

Qu'avait-il fait? demanda Auguste.

Il avait épousé une femme sans fortune , lorsque je lui avais réservé sa cousine?

S'il n'aimait pas sa cousine , répliqua Auguste.

Ta, la... mais qu'ai-je besoin de dire ça à des enfants? murmura le comte.

Dans ce moment, ces trois personnes étaient en vue du château , et madame Selval , qui cherchait ses enfants pour partir, fit un cri en les voyant ainsi attelés.

Permettez-moi de vous complimenter sur vos on-

56 LA MORALE EN IMAGES.

fants, madame, dit le comte se dëcoiivrant galamment devant la jeune mère; ils sont charmants,... sans eux, j'avais un coup de soleil ; puis , voyant des apprêts de départ, il ajouta : Mais que je ne vous fasse pas fuir, madame ; de grâce , ce que vous avez accepté de ma paysanne, le refuserez-vous de moi?

Oui, monsieur, dit au grand étonnement des en- fants madame Selval , à moins...

Faites vos conditions, madame, reprit le vieillard, je les accepte d'avance ; vos enfants viennent de réveiller en moi des sensations que je croyais éteintes... Ah! s'ils m'appartenaient... à quel titre que ce soit...

Dites-vous vrai , monsieur? dit madame Selval déta- chant un médaillon et le passant au comte; c'est mon mari , qui , du fond de sa tombe , a prié Dieu de vous toucher en notre faveur.

Ainsi, vous êtes ma nièce?... dit le comte de Gra- dignan avec émotion, la femme de mon Cyprien... et ces enfants!...

^ Sont vos neveux ! dit madame Selval en pleurant.

Que Dieu vous bénisse, madame, pour les avoir faits à votre image, reprit le vieillard... Dieu merci, je ne serai plus seul.

Et on ne vous laissera plus vous morfondre au fond du bois; vous avez des enfants pour veiller sur vous, maintenant, lui dit Claire en lui baisant la main.

Ainsi , ce que ni prières ni larmes n'avaient pu obte- nir, le trait charmant de ces enfants l'avait emporté; ils avaient donné à leur jeune mère un appui, une famille, une fortune.

Eugénie FOA.

MORALE tN IMAGES 8.

■^,

I: i

LrA>il-f,r( ft- ''"

IVIA MERE EST MORTE " ET ELLE CACHA SON VISACE

lia nmm nmmm.

rançoise.

Ma mère.

Approche, mon enfant ! Une jeune fille quiila le

coin de la chambre où, ac- croupie sur la terre nue, elle grelottait de froid, et s'a- vança vers un lit en serge verte, dans lequel une femme jeune encore se mourait. La nuit tombait; toutefois, on distinguait encore assez les objets pour remarquer la pâleur de ces deux pauvres créatures habitant seules une chaumière isolée, à quelque dislance de Talence, commune des environs de Bordeaux. Françoise... dit la mourante, faisant un effort sur- naturel pour se mettre sur son séant et sentir la main de sa fille; je me meurs... et il faut que je voie M. le curé... avant de mourir... il le faut!

58 LA MORALE EN LMAGES.

Mais, mère... répondit la petite avec inquiétude, le curé demeure à une lieue d'ici, il fait nuit; la neige a cessé de tomber, c'est vrai... mais écoutez le vent qu'il fait... et les bruits des branches qui ploient et se cassent...

-Françoise... il faut que je parle à M. le curé avant de mourir, il le faut... Françoise.

La maison du curé est derrière l'église... reprit la petite, il faut passer devant le cimetière... on a enterré hier le vieux Jeantot...

Françoise... tu as douze ans... reprit la paysanne avec angoisse... tu es d'âge à comprendre... Tu veux at- tendre le jour; mon Dieu! mais sais-tu si je vivrai jus- qu'au jour?... La mort n'attend pas... enfant.... Eh bien... pars- tu?

Si vous m'ordonnez d'aller chercher le curé... il faudra bien y aller, dit Françoise en rechignant.

Je ne t'ordonne pas, Françoise... je t'en prie... je t'en supplie... Si j'avais la force de me lever, je me met- trais à genoux devant toi, ma fille... pour te mieux prier... Mon Dieu, tu as peur de marcher la nuit... n'est- ce pas?...

Dame... ma mère... voilà onze heures qui sonnent à l'église de Talence... 11 sera juste minuit quand je pas- serai devant le cimetière... Minuit... c'est l'heure les morts sortent de leur tombeau !

Françoise! dit la mourante dans une angoisse inex- primable, je ne verrai pas le jour de demain... je le sens... me laisseras-tu mourir sans confession?... Je te le dis, la mort n'attend pas.

Forcée d'obéir, Françoise s'avança h regret vers la porte, l'ouvrit, sortit, la referma sur elle; mais, ayant jeté

LA PETITE PEUREUSE. 59

un craintif regard sur la campagne, dont la neige, malgré la nuit, faisait remarquer l'effrayante solitude , elle s'arrêta derrière cette porte fermée , sans oser faire un pas ; tout en regardant, remplie de frayeur, autour d'elle, elle aperçut de la lumière à la croisée d'une chaumière située non loin de celle de sa mère... elle y courut, frappa... une petite fille de son âge vint lui ouvrir.

Tu es seule, Jeannette? dit Françoise.

Oui , Françoise , ma mère est à Bordeaux ; elle ne reviendra que demain. J'avais de l'ouvrage que je viens de finii", et j'allais me coucher quand tu as frappé; que veux-tu?

Que tu viennes avec moi jusque chez le curé, Jean- nette : ma mère dit qu'elle se meurt... hélas!... c'est peut- être vrai.

Et Françoise se mit h pleurer.

Et ta mère veut que tu ailles à cette heure chercher le curé... et toi, tu veux que j'y aille avec toi, n'est-ce pas?... merci, voisine... Je n'ai pas encore vu de revenant, et je ne veux pas en voir... Ne sais-tu donc pas, Fran- çoise, qu'il faut passer devant le cimetière?

C'est ce que j'ai dit à ma mère, répondit Françoise.

Et qu'est-ce qu'elle t'a répondu, Françoise.

La mort n'attend pas.

Bath! la mort n'attend pas... ce sont des (tontes, ça, dit Jeannette; on ne meurt pas comme ça... là... quand on veut... vois la vieille grand' mère à Julienne... qui a quatre-vingts ans, et qui tous les soirs en se cou- chant dit qu'elle n'est pas siire de se réveiller le len- demain ; eh bien ! elle s'est bien réveillée encore ce malin, oi elle se réveillera «ncore bi<'n demain... Ce que

60 LA MORALE EN IMAGES.

la mère t'a dit là... c'est pour voir M. le curé... envie de malade, comme on dit... Une idée, Françoise! reste ici une heure... au bout de ce temps, tu retourneras chez toi... et tu diras... que le curé n'y était pas... ou que tu n'as pas su dans la nuit trouver ton chemin... que tu t'es égarée... enfin, une bonne raison, quoi?

Mais ce serait un mensonge , que ta bonne raison ! dit Françoise.

Un mensonge innocent, qui ne porte tort à per- sonne; Françoise, fais ce que je te dis... j'ai un an plus que toi... j'en sais plus long que toi, va...

Et autres bonnes raisons encore que la petite voisine de Françoise lui dit pour la décider , et qu'il serait trop long de vous raconter... mais tant y a que sans doute Françoise trouva ces raisons bonnes, car elle s'assit auprès de son amie, passa avec elle l'heure qu'il fallait pour aller et revenir de chez M. le curé; puis, elle rentra, et, sans regarder sa mère, bien qu'il fût nuit et qu'on n'aurait pu voir sa rougeur, elle fit le mensonge convenu.

]\fon Dieu ! s'écria la mourante, mes fautes sont trop grandes ; vous n'avez pas voulu permettre que cette pau- vre petite m'amenât un de vos saints ministres pour m'en relever... Mon Dieu!... je suis une malheureuse créature... prenez pitié de moi... encore un jour de souf- frances... Seigneur mon Dieu... encore un jour... une nuit seulement... une heure... pour me repentir... mais non... je me meurs...

Et la malheureuse retomba épuisée sur son oreiller.

Ma mère ! cria Françoise , effrayée de la douleur de sa mère et de son mensonge qui lui pesait; ma mère! j'ai menti... je ne suis pas allée chez le curé... mais

LA PETITE PEURELSE. 61

ne mourez pas encore... ne mourez pas encore , je vous en supplie, j'y cours... Oh! ma mère... ma mère... un mot avant de partir... dites-moi que vous n'êtes pas morte.

La paysanne tourna un œil mourant sur sa fille : Je te pardonne, lui dit-elle la voix éteinte... la peur t'a ren- due cruelle et barbare... maintenant... il est trop tard... je le crains, du moins... tu m'as damnée, Françoise!...

Oh! ne mourez pas avant mon retour, je n'ai plus peur. . .

Et Françoise , fondant en larmes , s'élança dehors.

Pieuse et crédule à la fois , Françoise croyait du meil- leur de son cœur à tous les contes absurdes dont les vieilles campagnardes abrutissent l'esprit des enfants, ainsi qu'aux sages et vraies paroles de monsieur Ray- mond , curé de Talence. Combattue entre deux terreurs , celle de laisser mourir sa mère sans confession, et celle de rencontrer un fantôme sur sa route, sa marche se res- sentait de ces deux alternatives... Aussi, pendant que la première idée lui faisait prendre sa course à travers champs, sans s'inquiéter de ce qui pourrait l'effrayer, l'instant d'après la voyait s'arrêter net et clouée pour ainsi dire au sol. La peur est une affreuse maladie , mes enfants; elle prête aux objets les plus naturels toutes les exagérations de la folie... Les grandes ombres que pro- jetaient les arbres sur sa route semblaient à la jeune et naïve paysanne autant de fantômes qui se levaient pour lui barrer le chemin. Le vent avait, dans son siffle- ment aigu, des accents de menaces; il n'y avait pas jus- qu'à la neige qui craquait sous ses pieds nus qui n'eût une voix plaintive et particulière... Malgré le froid aigu, la

62 LA iMORALE EN IMAGES.

pauvre enfant suait à grosses gouttes.... Elle atteignit ainsi le mur du cimetière ! Au regaid qu'elle jeta malgré elle sur toutes ces tombes et toutes ces croix , blan- ches , brillantes et cristallisées par la glace , son courage l'abandonna tout à fait. Aussi incapable d'avancer que de reculer , elle resta debout , un pied sur la grande route , l'autre pied sur le petit sentier qui servait de limites au chemin et au cimetière.

A ce moment, l'horloge de l'église tinta minuit; ce son lent et lugubre, mêlé à cette grande voix de la tempête, la traversant pour ainsi dire , acheva de porter le trouble dans l'âme de la pauvre enfant... Toutes ces histoires de morts sortant de leurs tombes à cette heure redoutable, de revenants se promenant dans les cimetières avec leurs blancs linceuls que simulaient si bien ces nappes de neige étendues çà et , tout cela se présenta en foule à son esprit éperdu; Françoise sentit ses jambes se dérober sous elle; elle tomba à genoux , incapable même de prier.

Dieu sait combien de temps elle resta dans cet état de torpeur morale. Le froid qui la gagnait la rappela à elle ; elle songea à sa mère qui se mourait, qui était peut- être morte à cette heure , morte sans confession , par sa faute à elle , et cette pénible idée surmontant toutes les autres, elle se releva à demi, et, agenouillée qu'elle se trouva sur la terre froide et nue, la pieuse enfant demanda à Dieu le courage nécessaire pour traverser les tombes dont, pour la plupart, elle avait connu toute petite les habitants ; puis , fortifiée par cette prière , elle se leva tout à fait , traversa le cimetière sans regarder ni à droite, ni à gauche, et arriva chez M. Raymond, à demi morte de peur et d'elfroi.

LA PETITK PEUREUSE. 63

Ma mère se meurt, ce fut tout ce que put dire Françoise à la servante qui vint lui ouvrir. Une heure après, le bon curé, habillé, paré de sa chape, portant dans ses mains les saintes huiles , et suivi de son neveu qui lui servait d'enfant de chœur, montait le sentier glis- sant qui conduisait à la chaumière de la mourante.

Au moment Françoise aperçut le toil de chaume de sa chaumière, un nuage blanc se dessina à l'horizon; elle jeta un grand cri : Voici le jour, dit-elle en fon- dant en larmes ; ma mère est morte ! et elle cacha son visage dans son tablier.

Il fallut les plus douces exhortations du curé pour l'obliger à avancer; elle le fit enfin : Un « Dieu soit loué ! » que prononça la mourante en apercevant la robe blanche du curé apprit à la jeune fille qu'elle arrivait à temps , son cœur en bondit d'aise ; elle s'agenouilla sur le seuil de la porte pendant que le curé s'avançait vers le lit de serge.

Mon Dieu!... un quart d'heure encore, dit la mou- rante; et, voyant le prêtre près d'elle, elle ajouta : La mort me tient par les pieds, monsieur le curé, elle me gagne le cœur ; écoutez-moi vite et recevez ma confes- sion... Il y a douze ans, la baronne de Sessac, ici près, mit sa fille en nourrice chez moi , et partit pour un long voyage ; cette enfant était maladive ; elle était blonde comme ma fille; j'imaginais, h son retour, de lui donner la mienne et de garder la sienne... j'ai été bien punie, monsieur le curé... ma pauvre fille est morte sans que j'aie pu l'embrasser... et l'autre... c'est...

L'autre... c'est... répéta le curé, voyant à la faiblesse qui saisissait la mourante qu'elle allait passer...

eu LA MORALE EN LMAGES.

Françoise!.,, pardon... mon Dieu...

Ce furent les dernières paroles de la paysanne...

Ma mère ! cria Françoise devinant , aux prières que le curé entonna d'une voix émue , que la paysanne était morte.

Ce n'est pas ta mère , ma fille , lui dit doucement le saint homme... ta mère vit... Rends grâce à Dieu de t'avoir donné le courage de venir me chercher... un quart d'heure plus lard, tu étais orpheline.

Françoise, étonnée, ne comprenait rien à ces paroles du curé; elle ne comprit pas davantage qu'aussitôt sa prière finie il la prit par la main, lui fit prendre avec lui le chemin du château de Sessac , força les gens de la baronne à réveiller leur maîtresse, et, entrant dans la chambre cette dame achevait de s'habiller pour rece- voir le curé, celui-ci lui dit : Vous avez pleuré votre fille morte, elle ne l'est pas; la voici, madame...

Et il poussa Françoise dans les bras de la baronne.

Puis, pendant que toutes les deux se regardaient étonnées , il raconta les dernières paroles de la paysanne de Talence.

Ce ne fut que le lendemain , en se réveillant dans une jolie chambre , et pour ainsi dire dans les bras de sa mère , que , bien choyée , heureuse enfin , Françoise se ressouvint avec frayeur du moment d'hésitation qui avait failli lui ravir le bonheur dont elle jouissait. Elle remer- cia Dieu de lui avoir accordé le moment de courage qu'elle sollicitait avec tant d'ardeur et sans' en prévoir les divines conséquences.

Eugénie FOA.

^•^<;»^*^*ê'*î«**i^i''

m mim mim m mm^ mimmm.

e peux dire, sans vanité, que le gai de - champêtre de ma commune n'a pas T son pareil dans tout Tar- rondissement de Domfronl . Il est vrai, monsieur le maire , t]ue vous avez le coq de ces inspecteurs ambulants; Gaspard Bar- dou est un être a part.

Avant-hier, il a saisi cincj braconniers chargés de

lapins.

Et la veille il avait aperçu un cheval, qui, sous le prétexte de s'échapper, foulait le regain d'un champ à lui n'appartenant pas.

C'est un rusé; son œil porte aussi bien qu'un liisil de chasse qui tire (|uarante-ciuq coups à la minute.

66 LA MORALE EN LVIAGES.

Oh ! c'est un fier homme , que Gaspard Bardou ; ça honore un département.

Ce dialogue se passait entre le maire du village de Saint-Front et le percepteur des contributions de Dom- front, chef-lieu d'arrondissement d'un rayon de la basse Normandie.

Gaspard Bardou était loin de penser au panégyrique dont il était le héros. Suivant sa coutume , il rôdait ma- chinalement, laissant au hasard le soin de lui envoyer les délinquants qu'il ne cherchait jamais, certain de les trouver toujours.

Et s'il arrivait qu'un rusé compère interrogeât le garde- champêtre afin de savoir comment il se faisait qu'un homme qui ne regardait rien vît tout , Gaspard Bardou répondait par sa phrase favorite :

C'est mon petit doigt qui fait ma science. Mon petit doigt, c'est ma trompette, mon oracle, mon télescope, mon télégraphe.

Aussi, le petit doigt du garde -champêtre était-il le thème continuel des conversations des Bas-Xormands de cette contrée. Les uns disaient que Gaspard Bardou était sorcier et qu'il descendait d'un berger qui avait eu le don de prédire l'avenir et de guérir les engelures.

Un autre disait que la grand' mère de Gaspard Bar- dou était venue trois fois dans sa vie au marché de Domfront offrir sa chevelure blonde aux marchands qui font ce genre de trafic, mais qu'au lieu d'accepter un mouchoir ou un bonnet en échange de ses cheveux, elle avait reçu un petit miroir à l'aide duquel on voyait à cinq lieues, malgré les obstacles et l'obscurité. Ce miroir magique était venu en héritage au garde-champêtre , et

LE PETIT DOIGT DU GARDE CHAMPÊTRE. 67

on expliquait ainsi sa facilité h découvrir les maraudeurs. On avait dit aussi que Gaspard , s'étant un jour en- dormi dans un taillis, sentit une main le prendre à la gorge ; mais , vigoureux et alerte , il prévint l'attaque et saisit un des doigts de l'agresseur qu'il tint fortement serré entre ses dents, et le dialogue suivant s'entama, quoique Bardou fût dans une position difficile pour parler, ayant à conserver sa proie entre ses dents ;

Joseph Bardou, làche-moi.

Non , je ne te lâcherai pas , mais je te serrerai encore davantage jusqu'à ce que tu m'aies dit tes nom , prénoms, âge, domicile et qualité.

Un rire infernal , qu'on peut traduire par un grand nombre de hi , hi , hi , répondit à l'interrogatoire du garde-champêtre.

Tu n'as plus besoin de te nommer ; je te reconnais à tii manière de rire, et surtout au goût de soufre qu'exha- lent les phalanges de tes doigls crochus... tu es le Diable.

Diable ! tu es habile à deviner ; que veux-tu pour la rançon de ma main?

Je veux qu'un de mes doigts devienne un talisman au moyen duquel je puisse exercer ma profession de garde-champétre sans me fatiguer, et obtenir un grand renom sans rien lâire pour l'acquérir.

Tu es un peu dur en affaires ; mais enfin , puisque tu me tiens, de par mon pouvoir infernal et sépulcral, je donne à ton petit doigt le pouvoir de découvrir ce qui se passe à une lieue (dans ce temps-là les kilomètres n'étaient pas inventés ) ; maintenant , lâche-moi.

Tout à l'heure, dit le garde - champêtre, qui ne desserra les dénis (juc pour laissci- passer sa jthrase ,

f)8 LA MORALE EN IMAGES.

ayant bien soin detreindre de plus belle le doigl pri- sonnier ; je te lâcherai quand j'aurai vérifié la puissance que tu me concèdes.

A ce moment, Gaspard Bardou approcha le doigt de son oreille, et il entendit comme le petit bourdonnement d'une voix enfantine qui lui dit :

A la Chapelle-Moche , Jean Bouvard prend des pom- mes dans le champ de Jacques Leduc.

A Juvisy, le maréchal - ferrant a tendu des collets aux lapins de Pierre Beauharnoux...

Bon , dit Gaspard ; le Diable m'a tenu parole ; il ouvrit la bouche , et Satan s'échappa en poussant un cri de joie qui fit envoler tous les oiseaux à trois lieues à la ronde.

Tels étaient les récits que colportait la superstition de bourgade en bourgade.

Gaspard Bardou était trop fin pour combattre ces croyan- ces qui donnaient à sa magistrature un cachet mystérieux. Il laissait dire et continuait à exercer ses fonctions , au contentement des autorités municipales, et souvent au grand désappointement des corsaires ruraux.

Laissons un moment le garde-champêtre se désaltérei* dans quelque auberge de la grande route d'Alençon, et voyons ce qui se passe à quelques pas de là.

Dans une prairie encaissée et abritée par des pom- miers touffus, une bande de jeunes garçons s'est donnée rendez -vous; et là, cachés par le feuillage des haies vertes et derrière les grandes pierres noires, où, dans les temps reculés, les druides accomplirent leurs mys- térieuses cérémonies, on tient conseil. Il s'agissait d'or- ganiser une grande chasse aux oiseaux, mais il fallait

LE PETIT UOIGT l)L GARDE CHA.MPÈTllE. ti9

tromper la vigilance du redoutable garde-champêtre , car il n'aurait pas permis de placer les nappes dans les champs cultivés, et c'est précisément où, à l'appro- che de la moisson , la chasse est la plus abondante.

Un des jeunes chasseurs prit la parole : Nous ne sommes pas de ceux à qui on peut faire croire, dit-il, que le garde -champêtre est sorcier.

Oh! non, bien sur, répliquèrent les associés; il est malin, voila tout.

Oui, il est malin, et voilà tout, continua le pre- mier qui avait pris la parole; et comme il vit un de ses camarades hocher la tète , il l'apostropha en disant : Est-ce que tu n'es pas de notre avis? Est-ce que tu crois que Gaspard a des entretiens avec le Diable.

Henri IMicaud ne jugea pas à propos de répondre.

Eh bien ! dit le jeune Michel Laduro , celui qui avait entamé la discussion ; eh bien ! vous verrez ce soir que Gaspard n'est pas à craindre et qu'il ne nous sur- prendra pas si nous manœuvrons bien. Trois de nous vont aller vers lui ; ils se parleront mystérieusement en ayant l'air de craindre sa présence. Gaspard fera sem- blant de ne pas les voir; puis, il les suivra à pas de loup; alors, il fiiudra marcher long-temps, long -temps, dans la direction contraire à celle nous placerons nos filets, et le garde - champêtre , après avoir parcouru une ou deux lieues, pourra, s'il le veut , interroger son petit doigt.

Bravo! bravo! Michel, tirons au sort ceux qui iront manœuvrer devant le garde-champêtre.

On lira à la courte paille, et parmi les trois <|ui Inrcul désignés, fut llciui Miciud.

70 LA iMORALE EN IMAGES.

Chemin faisant, Henri Micaud s'égara; en vain on l'ap- pela , il ne répondit pas ; les deux autres furent embar- rassés pour se mettre sur la trace de Gaspard, Henri Micaud avait dit qu'il savait le rencontrer. Fatigués de chercher et d'appeler, ils avisèrent un nid de geai dans un arbre ; tous deux s'élancèrent en même temps vers le faîte; et, pendant qu'ils se débattaient et lut- taient contre les branches, ils aperçurent, au détour d'une allée, leur compagnon qui causait avec le garde- champêtre.

Tiens, se dirent les deux dénicheurs de nids, qu'est- ce que Micaud peut donc dire au garde-champêtre?

Micaud et Gaspard s'étaient approchés et prirent place au pied de l'arbre , dont le feuillage cachait Chariot et Jacquelin : c'est le nom des deux compagnons de Micaud.

Mon petit Micaud, dit le garde-champêtre se croyant en tête-à-tête avec son compagnon de route, sois tran- quille, je n'oublierai jamais que c'est à toi que je dois ma réputation de sorcier. En rôdant partout, tu fais un exercice salutaire; en écoutant, tu t'instruis; et en ve- nant me raconter ce qui se passe , tu rends service au gouvernement et aux lois dans la personne du garde- champêtre.

Chariot et Jacquelin faillirent perdre l'équilibre de sur- prise.

Sans toi, mon pauvre Micaud, que de propriétés dévastées, que de baratées (1) de pommes perdues, que de lapins dérobés h leurs choux naturels et à leurs proprié- taires légitimes... Bois donc un coup de poiré, tu dois être altéré ; après cela, tu me diras les nouvelles du jour.

(1) Mesure tlii pays.

LE PETIT DOIGT Dl GARDE CHAMPÊTRE. 71

Alicaud but un grand coup de cidre, et raconta dans tous ses détails l'expédition à laquelle était occupée la bande dont il avait fait momentanément partie. Il indi- qua l'itinéraire , et trahit le plan de la campagne.

Le garde -champêtre partit au pas de course, et se perdit bientôt dans les sentiers profonds du bocage.

Micaud allait prendre la roule opposée , mais une lei- rible apparition le rendit immobile et paralysa ses mou- vements. Chariot et Jacquelin tombèrent des branches , comme la foudre.

Leur première pensée fut de reprocher h Micaud sa conduite. Mais ils avisèrent au plus pressé, et tous deux coururent dans la direction de la grande chasse; il ne leur fut pas difficile de devancer le garde -champêtre; ils donnèrent l'alerte, et les filels et les chasseurs dis- parurent.

Quand Gaspard Bardou arriva, les oiseaux étaient déni- chés, comme il disait dans son langage : pour la pre- mière fois, il reprocha à son petit doigt de l'avoir trompé ; il commença même à avoir de la défiance contre le don- neur d'avis.

Le garde-champêtre revenait la tête basse , contre son habitude , quand il s'entendit appeler ; la personne qui l'apostrophait était le maire du village , encore en compa- gnie du maître d'école.

Le maire avait la sévérité sur la figure ; il fit entrer le garde-champêtre à la maison commune , et celui - ci se trouva en vis-à-vis de Henri Micaud , dont la figure était meurtrie.

Gaspard Bardou , dit le maire , vous êtes la cause des mauvais traitements que vient d'éprouver cet enfant.

72 LA MORALE EN IMAGES.

Vous lui avez (hit jouer un rôle qui lui a attiré la haine de ses camarades. Nous avons maintenant l'explication des oracles de votre petit doigt, et je vous invite désor- mais à vous servir de vos yeux et de vos jambes.

Suffît, monsieur le maire, dit Gaspard Bardou qui entrevit l'anéantissement et la décadence de sa renommée passée; suffît, monsieur le maire, répéta-t-il.... et il se retira honteux.

Quand le maire et le maître d'école furent seuls avec Henri Micaud, ils lui firent comprendre combien il avait tort.

Mais, dit Henri pour se justifier, le garde-cham- pêtre est donc coupable , quand il s'oppose à ce qu'on fasse le mal; j'ai fait comme lui.

On lui répondit : Le garde-champêtre a reçu le droit de rechercher les délinquants , mais il n'agit pas mysté- rieusement ; il ne se cache pas pour surprendre les secrets ; rien de ce qu'il fait ne ressemble à la trahison.

Il n'appartient pas à tout le monde d'être le juge des autres. Méprisez les méchants; fuyez ceux qui font le mal, mais, à moins d'un danger imminent, ne les dé- noncez pas, et laissez le soin de les punir à ceux que la société a chargés de ces pénibles et sévères fonctions.

Le maître d'école négocia la réconciliation de Henri Micaud et de ses camarades; il fut assez heureux pour réussir ; quant à Gaspard Bardou , il a perdu beaucoup de sa célébrité; et quand il passe près d'un braconnier, celui-ci dit en riant dans son patois bas -normand :

Gaspard Bardou ne vaut plus qu'un homme ; on a coupé la langue à son petit doigt.

Maurice ALHOY.

\ij:iMr^^Ki^^.^ ■> -"-^

amii 2,1 ïïîîBâi,

été à gauche !... Al- lons, Médor, atten- tion!

Françoise. Mais cette pauvre bête ne comprend pas, mon- sieur Alfred.

Alfred. L'autre jour, Médor ne com- prenait pas non plus (piand je lui dis de sauter la barrière ; je l'ai bien fait obéir.

Françoise. Parce (juil a vu le fouet que vous teniez h la main.

Alfre». Ah! c'est que je ne suis pas commode, moi. Françoise. Non, vous êtes un petit tyran. Alfred. C'est ça... voilà le grand mol lâché... {nu chien.) Médor, rompez vos rangs... marche... {Alfred veuf

Si^

lU LA MORALE EN IMAGES.

donner un coup de pied à Médor , il allrape Jacot qui entre.)

Jacot, îiant. Est-ce que vous me visiez?

Alfred. Non, Jacot, ceci s'adressait à Mcdor, et c'est toi qui l'as reçu.

Jacot. Oh ! ça ne fait rien... (Il boite un peu.)

Alfred. Dis-donc, Jacot, tu ne sais pas? Françoise qui dit que je suis un tyran.

Jacot , étonné. Ah ! elle dit ça. (Après réflexion.) Qu'est-ce que c'est qu'un tyran?

Françoise. Un tyran, c'est un quelqu'un qu'est capricieux , brutal , colère , qui mène les autres et qu'en fait des esclaves...

Jacot. Ah ! ben^ je voudrais ben voir qu'on fasse de moi ce qu'on voudrait... je me révolterais joliment...

Alfred , lui prenant une toupie qu'il tient. Donne- moi ta toupie, la mienne est mauvaise... Allons donc.

Jacot , donnant sa toupie. D'abord , moi , je ne peux pas être commandé.

Alfred. Fais - moi la courte échelle que je monte sur le cerisier. (Alfred place Jacot et monte sur ses deux mains jointes.) Là, c'est bien.

Jacot. Je ne peux rien supporter, moi. (// ouvre les mains et laisse glisser Alfred qui revient en colère.)

Alfred. Imbécile de Jacot. J'aime mieux une échelle de bois; va chercher celle du jardinier.

Jacot. Oui, monsieur Alfred.

Alfred. Va vile, et pour cela je te donne.... trois minutes.

Jacot. J'aimerais mieux autre chose, mais c'est égal... je fais tout ce qu'on veut, pourvu qu'on ne me commande pas. (// s'éloigne.)

ALFRED LE TYRAN. 75

Alfred^ regardant dans la coulisse. Tiens, v'Ià Médor qui poursuit les canards... bravo, Médor... (// sort en courant, au moment Sophie entre du côté opposé.)

SopuiE, appelant. Mon Dieu, que mon frère devient méchant. Tous les jours, mon père reçoit des plaintes des voisins.

Adolphe, pleurant. Ah! mamselle So... o... phie; je viens vous ra. . . ra. . . conter. . .

Sophie. Quelque nouvelle méchanceté de mon frère, n'est-ce pas? Il ne fallait pas jouer avec lui.

Adolphe. C'est lui qui a jou... jou... joué avec moi... et il m*a pris tou... toutes mes billes... en me di... di... sant que ça lui évitait la peine de les ga... gagner...

Sophie. Il ne fallait pas le laisser faire.

Adolphe. Il m'a menacé de faire renvoyer papa de sa place de maître d'école.

Sophie. Mais ça ne dépend pas de mon frère, et mon père sera bien mécontent d'apprendre qu'il se sert ainsi de son nom. (Julien mouillé entre.) Ah! mon Dieu, comme te voilà trempé; c'est encore Alfred, je gage...

Julien, grelottant. Juste, mamselle Sophie; j'étais à côté de la grande mare, il me dit : Julien, lu vas jouer avec moi aux canards; moi, qui sais qu'avec lui il laut toujours dire oui , parce qu'il est le fils du maire , je dis oui. Alors, il me dit : Julien, je te reçois canard ; et crac, il me pousse dans l'eau, je barbote. Heureusement, j'avais pied... il y a cinq pouces d'eau... mais c'est égal, c'est humide et humiliant.

Patard. Oh! le petit drôle, le petit drôle!...

Sophie. A qui donc en avez-vous , père Patard?

76 LA MORALE EN IMAGES.

Patard. A qui peut - on en avoir , ici , je vous le demande, si ce n'est à ce mauvais petit sujet?... excusez, maniselle... Imaginez qu'il vient à mon établissement le jour même j'ai acheté ce beau noyer oii feu ma femme, la nourrice de votre frère, cachait ses petites épargnes. J'étais à peler mon noyer et à me demander ce que j'en ferais, quand ce... quand votre frère s'ap- proche et me dit sans s'émouvoir qu'il vient de la part de M. Delcour , son père et notre maire , commander cinq paires de sabots. Il dit que c'est destiné à un cadeau pour le garçon d'écurie, et il me donne sa mesure... c'est-à- dire un échantillon de pied d'une longueur... quatorze pouces de long sur sept de large. Je confectionne donc les chaussures en question ; je les apporte , curieux de faire connaissance avec une paire de pieds qui n'a pas sa pareille sur le globe... je demande le nom qu'on m'avait dit... Nicolle... on ne connaît pas. Mais j'aurai ma revan- che ; monsieur Alfred verra de quel bois le sabotier se chauffe... j'ai un projet; et si vous voulez m'aider un peu, mamselle, ça ne sera pas long, ni difficile., et nous lui ferons une fière peur... vous savez ben, ce noyer dont je vous parlais tout à l'heure... eh ben! tout le village sait que j'ai trouvé dans un creux d'arbre un tas de choses que feue madame Patard y cachait...

Sophie. Eh bien !

Patard. Il y avait des vieux chiffons, des pièces de dix sous... c'est ce qui a fait croire que j'avais trouvé un trésor... il y avait aussi des vieux papiers... eh ben! c'est ces vieux papiers qui nous serviront... je dirai qu'on a découvert que... [Patard parle bas à Sophie. ) voulez-vous me permettre?

ALFRED LE TYRAN. 77

Sophie. Tout ce qui peut corriger mon frère est bon, et je l'approuve. Je serai votre aide.

Patard. C'est ça, soyez ma petite commère; dites ça h queuques-uns de ses amis... V'ih monsieur Alfred, laissez- moi faire.

Sophie. Je serai pour vous seconder. (Elle sort.)

Alfred, à part. Tiens, v'ih Patard... il doit encore avoir ses sabots sur le cœur...

Patard. Ah! bonjour, monsieur Alfred... enfin, je vous trouve... Dites donc, monsieur Alfred... n'est-ce pas que vous avez ben de l'amitié pour le père Patard , le sabotier... le mari de votre nourrice.

Alfred. Pourquoi pas.

Patard. C'est un bonhomme , Patard ; il a ri de la farce que vous lui avez faite... Oui, il a ri. (A part.) Il a ri jaune... (Haut.) Après tout, on ne peut pas garder rancune à ceux qui sont presque de votre lamille. Tenez , monsieur Alfred , je ne veux pas aller par qua- tre chemins... il y a, voyez-vous, dans la vie, de si drôles de choses... et dans les gros arbres de drôles de découvertes.

Alfred. Tu as fait une découverte?

Patard. Oh! une fameuse... j'ai découvert que feu votre nourrice, qu'était ma femme, a commis une grande faute... heureusement, elle peut se réparer...

Alfred. Qu'est-ce qu'elle a Aiit, la mère Patard?

Patard. Elle a changé, ni plus ni moins, son fils contre son nourrisson. On en a les preuves; et comme un jour elle a eu peur de perdre dans une maladie Alfred Delcour, elle a présenté à sa place Jacot Patard.

Alfred. Allons donc...

78 LA MORALE E\ IMAGES.

Fataud, Les preuves sont entre les mains de votre père , ou plutôt de celui que vous croyez votre père , car le vrai, le seul véritable... c'est moi, Patard... le sabo- tier, qui vous ouvre ses bras et qui retrouve en vous le vrai Jacot.

Alfred. Moi, le fils de... (dl pari.) Mais c'est qu'il ne rit pas... ah! mon Dieu... si c'était vrai...

Patard , à part. Ça lui fait un drôle d'effet.

Sophie. Patard , mon père vous demande dans son cabinet pour une affaire très-pressée.

Patard. A revoir, monsieur Alfred... (Bas à Alfred.) A tantôt, mon petit Jacot... (Il sorl.)

Sophie, à pari. Il a l'air triste ; la nouvelle a fait effet.

Alfred , il appelle Sophie. (Sophie parle bas à Patard et s'éloigne.) Eh bien ! elle ne me répond pas... elle prend un air fier... oh! non, non, ce n'est pas possible; ils veulent me faire peur... N'ayons pas l'air d'être triste... Ah! bonjour, Julien... je t'ai joliment fait faire le plon- geon, tantôt... ah! ah!

Adolphe. El h moi, vous m'avez pris mes billes; heureusement que ça n'arrivera plus.

Alfred. En vérité.

Julien. Et moi, je ne me laisserai plus jeter dans la mare aux canards par un mioche qui ne vaut pas une tape. Tu ne me fais plus peur entends- tu, sabo- tier...

Adolphe. C'était bon quand tu étais le fils du maire. (// s'en va en riant.) Ah! dis donc, Alfred, je te don- nerai ma pratique.

Julien. Je voudrais déjà te voir h l'ouvrage. (// rit et sort avec Adolphe.)

ALFRED LK TYRAN. 79

Jacot, à part. Bon, je sais mon rôle; mademoiselle Sophie m'a tout dit... Tenez, monsieur Alfred... v'ià l'échelle...

Alfred. Tu m'ennuies; je n'ai plus envie de man- 2fer des cerises.

Jacot. Ah! eh ben, alors, c'est moi qui les mnn- gerai pour vous, et vous me tiendrez l'échelle.

Alfred. Moi, te tenir l'échelle?

Jacot. Pourquoi pas; c'est Jacot qui doit la tenir à monsieur Alfred; eh ben, h présent, c'est moi qu'est monsieur Alfred, et c'est vous, c'est-à-dire c'est toi qu'est Jacot... c'est comme ça. (Appelant Alfred.) Jacot! tenez cette échelle ; sabotier, ici...

Alfred. Ce n'était donc pas par amitié pour moi , que tu m'obéissais.

Jacot. Oh! ma foi non... j'avais peur; maintenant que c'est plus ça, c'est changé; cherchez des esclaves... mon cher... cherchez... (// soi^t en se dandinant.)

Alfred. Eh ! mon Dieu , je commence h croire que tout ce qu'ils disent est vrai; je me sens tout tremblant...

Françoise. Dites donc, petit, avez -vous vu mon- sieur Alfred?

x\lfred. Eh bien , elle ne me reconnail plus non plus, elle... je suis là, Françoise.

Françoise. Pardon, je crois voir ben... mais vous êtes Jacot , vous. (Elle sort en appelant.)

Sophie. Vous voyez, monsieur Jacot, qu'on a bien tort de se faire haïr.

Alfred. Mais tout le monde m'aimail, quand j'(''lais fils de papa.

Sophie. On vous le disait; vous preniez [tour (!«'

80 LA MORALE EN LMAGES.

l'atreclioii la crainte que vous inspiriez ; on venait à vous à cause du nom et de la position de mon père.

Alfred, pleurant. Ah! mon Dieu! mon Dieu! si c'était à recommencer... (Adolphe^ Julien ^ JacoL se sont approchés.)

Sophie, attendrie. Que feriez vous?

Alfred. Je dirais à Adolphe qu'il partage mes billes pour le récompenser de celles que je hii ai prises; je ne jetterais plus Julien dans la mare aux canards; je tien- drais à mon tour l'échelle à Jacot pour qu'il mange des cerises.

Jacot. Oh ! ça m'irait bien.

Alfred, continuant. Je dirais au père Pa tard... {Pa- tard parait.) que toutes les semaines je lui donnerai mes épargnes pour payer les sabots que je lui ai com- mandés.

Patard. Eh ben ! j'accepte , jeune homme.

Tous. Accepté.

Alfred. Mais , je ne puis rien promettre , mainte- nant que je suis...

Patard. C'est juste; mais pour que vous teniez tout ce que vous promettez , nous ne changerons rien aux choses, et vous resterez toujours le fils de M. Delcour...

Alfred. Ah ! c'était une épreuve.

Sophie. Non, mon frère, c'était une petite leçon; elle te rappellera qu'il faut se faire des amis pendant la prospérité , si on veut les retrouver quand vient l'infor- tune. La bonté porte toujouis après elle sa récompense.

Maurice ALHOY.

r.A

morale' en image; 11.

1?^ .. p

:Jl\

w

^'«=!

IBI

■^^i'-^

'^^LÀÉ^Ù^

Y PENSEZ VOUS, BONNE VIEILLE, VOUS AVENTURER SEULE

\k MMM (Dl \k M\

pensez - vous, bonne vieille , vous avenlurei' i ; seule , si loin de chez .^^(/ vous, et sans y voir, en- 1' core, disait Antonin de Brissac à une pauvre femme aveugle qui de- mandait l'aumône... sa- vez - vous vous êtes? Hélas! non, mon bel enfant... Je suis sor- tie ce malin de chez moi avec le petit de ma fille, la Lignac ; mais , hélas ! un enfant de trois ans et une vieille aveugle... nous n'avons pas été bien loin pour nous perdre.

Je vous connais, reprit Antonin ; vous êtes du Grand- Monlferrand, la vieille Tournayre; il y a une lieue d'ici chez vous... voilà la nuit...

Attendez-moi, je vais vous (aire ramener... ma

82 LA MORALE EN LMAGES.

bonne... ma bonne; est Mascarille? ajouta Anlonin , en s'adressant à une jeune fille dont le petit bonnet en arrière de la lête^ le mouchoir de foulard bien croisé sur la poitrine, et la jupe un peu courte , laissant voir un pied bien chaussé , désignaient une ouvrière ou une jeune bonne de Bordeaux, connue sous le nom de Grisette.

Il vient de partir pour Bassens, monsieur Antonin ; mais est-ce que vous n'allez pas bientôt rentrer... et ache- ver de me lire ce conte historique que vous avez com- mencé hier au soir, et qui m'a tant fait pleurer.

Je te l'achèverai plus tard, ma bonne; avant, tu vas venir avec moi , reconduire la vieille Tournayre jusqu'au second estaye.

C'est ça, encore marcher, les pieds ne me font pas peut-être assez mal comme cela... non , monsieur.

Tu refuses, Lise... Eh bien, reste; venez, bonne femme; suis-moi, petit Lignac, je vais vous ramener, moi.

Tout seul , monsieur Antonin , lui fit observer Lise.

Puisque tu ne veux pas venir.

Quelle idée aussi vous prend il, monsieur Antonin, de ramener tous les pauvres du pays.

D'abord, Lise, ce ne sont pas tous les pauvres... c'est une pauvre femme qui est aveugle... qui demeure loin ; c'est l'heure du flux des eaux de la Garonne qui, en montant, tu le sais, rend plusieurs parties du chemin impraticables... Cette pauvre femme n'y voit pas, elle n'aurait qu'à marcher au milieu de l'eau ; le courant est fort, cette femme est faible, il l'emporterait... Oh! mon Dieu 5 Lise , songe donc , si on nous disait demain : La vieille Tournayre est morte noyée... juge donc... je me dirais que c'est ma faute, j'en pleurerais toute ma vie.

LA BOURSE Oli LA VIE. 8S

Tout cela est bel et bien, monsieur Aiilonin; mais je ne sortirai pas, voyez*-vous je n'irai pas au second estaye pour tout l'or du Pérou.

Oh! si on le donnait six francs seulement!... dit Antonin... mais, rassure-toi, ma bonne, tu n'as pas besoin de faire ta mine dédaigneuse, si j'avais six francs à donner, ce ne serait pas à toi...

Oh ! je le sais bien , monsieur Antonin... Je parierais bien que vous préféreriez les donner à n'importe qui , à celte vieille mendiante, plutôt qu'à moi.

Il n'y a pas un doute, Lise; cette pauvre femme en a plus besoin que toi; toi, il ne te manque rien, chez maman... mais ce n'est pas la question, veux-tu venir..,

Mais, monsieur Antonin.

Oui ou non... pas un mol de plus... la nuit s'avance , et je ne veux pas perdre mon temps en paroles inutiles, comme le dit papa... assez souvent.

Eh bien , non , monsieur Antonin.

Une fois , deux fois, c'est ton dernier mot.

iMon dernier.

Eh bien, bonsoir; prépare mon souper... avant une heure je serai ici.

Mais il est neuf heures, monsieur Antonin.

Eh bien, il en sera dix quand je reviendrai. Au revoir, ma bonne... Appuyez-vous sur mon épaule, la Tournayre.

Cet enfant est insupportable, il n'en fait jamais qu'à sa tête, dit Lise, rentrant dans la maison.

Bonne sainte Vierge! dit la pauvre femme, posant sa main sèche et ridée sur le bras du petit Antonin que vous olos bon . monsieur Antonin... cl que j'ai pour ((uc

84 LA MORALE EN IMAGES.

votre mère ne vous gronde ou ne gronde votre bonne Lise... et si votre papa rentrait.

Maman ne sort jamais de chez l'amiral Plassan avant onze heures, et mon père est à Bordeaux... il ne revien- dra que demain, à la marée montée... ainsi, venez... Lignac, suis bien, entends-tu.

Oui, moussu... répondit la voix faible du petit paysan.

Mais , reprit encore la Tournayre , dans une heure il fera nuit close... comment retrouverez-vous votre chemin?

Je le sais par cœur, dit Anlonin.

Vous aurez peur.

Peur?... un homme?

Un enfant... reprit la vieille doucement.

Un enfant de douze ans vaut un homme... la vieille, reprit Antonin; levez le pied, un pont est devant vous... Suis- tu, Lignac? reprit Antonin se retournant vers le pauvre enfant qui suivait efTectivement , mais de loin.

Ah ! mon Dieu ! disait la pauvresse tout en mar- chant, je ne me pardonnerai jamais, monsieur Anto- nin, s'il vous arrivait malheur... le grand mal quand une vieille bonne-à-rien comme moi tomberait dans la Garonne ou ailleurs... mais... vous... vous... Oh! vous êtes un enfant béni, monsieur Antonin... Le bon Dieu veille sur vous , je le parie , et tous les anges du Paradis vous accom- pagneront au retour... en vérité, je suis honteuse... de

tant de bontés... monsieur Antonin Du reste, on a

bien raison de dire, tel père, tel (ils... et telle mère, donc... quelle charitable dame du bon Dieu, que ma- dame de Brissac... la mère des pauvres, quoi...

Avez -vous fait une bonne récolle, aujourd'hui? interrompit Antonin.

LA BOURSE 01 LA ML. 85

Hélas! mon cher petit monsieur, deux sols et demi et quelques croûtes de bribes de déjeûner que m'ont données des jeunes gens qui descendaient de la gabare à Martineau , qui les avait menés faire un tour de prome- nade h Pauillac.

Vous n'êtes donc pas allée à la maison? lui de- manda Anlonin.

Oh! je n'y vais pas tous les jours, mon bon petit monsieur; il faut être discrète...

La conversation en resta là. Antonin voyait la nuit s'approcher; il pensait au retour et n'était pas trop ras- suré; cependant, il avait commencé une bonne œuvre qu'il ne pouvait laisser inachevée ; la ïournayre était une brave et digne femme très -pauvre, infirme, ce qui la faisait aussi bien accueillir dans les maisons des riches que dans les chaumières ; pas un paysan du pays , ni du Bas-Montferrand , ni de Bassens, jolie petite commune qui se trouve entre les deux déjà nommées, n'auraient voulu refuser un morceau de pain à la Tournayre; du reste , elle n'était pas tout à fait inutile aux pauvres gens qui l'avaient recueillie et qui étaient des bate- liers; aux beaux jours, elle allait parles campagnes, demandant l'aumône ; aux mauvais , bien qu'aveugle , elle filait ou faisait du filet pour attraper du poisson.

Voilà un arbre qui vient de m'écorcher le visage . dit enfin la Tournayre, interrompant le silence qui régnait depuis long-temps; nous devons être dans le sentier qui conduit chez la Bretteau; de la Bretteau chez nous, il n'y a qu'un pas; vous pouvez me laisser là, monsieur Anlonin, et vous en retourner le plus vite que vous pourrez... En passant par les Aubarèdes, si vous n'avez

8G LA MORALE JvN IMAGES.

pas peur , vous serez tout de suite rendu chez vous.

C'est bien mon opinion , dit Antonin , glissant sa petite main dans la poche du tablier de la vieille , mais pourtant pas assez légèrement pour qu'elle ne s'en aperçut.

Eh bien! eh bien! que faites-vous donc, monsieur Antonin?... une pièce lisse et douce, une pièce d'argent, je le parie... au moins dix sous... cet enfant est magni- fique comme le roi de France... reprenez-les, monsieur, je n'en veux pas... eh bien! mais êtes-vous donc?

Bien loin... répondit la petite voix du petit Lignac en prenant la main de la vieille pour achever de la gui- der... il court, faut voir...

Effectivement, Antonin, après avoir glissé dans la poche de la pauvre femme une pièce de dix sous toute neuve que lui avait donnée le matin même son père, s'était mis h courir pour revenir chez lui ; la nuit était tout à fait venue, et malgré l'assurance avec laquelle il avait affirmé n'avoir pas peur, nous qui sommes un his- torien véridique, nous sommes obligée d'avouer que son petit cœur battait un peu, et que le moindre bruit, même celui de ses pas, en frôlant l'herbe sèche, venait lui glacer le sang dans les veines.

Toutefois, il allait toujours, marchant aussi légèrement que possible, retenant même sa respiration et essayant de percer de son regard inquiet les ténèbres qui s'épais- sissaient autour de lui , et qui devenaient encore plus noires par le voisinage du bois d'Aubarèdes qu'il lui fallait traverser pour arriver. Au premier pas qu'il fit dans ce bois, il s'arrêta net, saisi de frayeur; il venait d'en- tendre distinctement marcher devant lui, et un murmure de voix basses et creuses. Avancera-t-il, n'avancera-l-il

LA BOUKSK OL LA VIi:. 87

pas? Pendant que, tremblant et suant à grosses gouttes, il se consultait sur ce qu'il avait à faire, il lui sembla entendre marcher d'un autre côté, et soudain ces paroles frappèrent ses oreilles : La bourse ou la vie !

Misérable! cria une voix, cette voix était celle de M. de Brissac.

Courir se précipiter dans les bras de son père , ce fut le premier mouvement d'Antonin; mais une réflexion l'arrêta; le sauvera- 1- il? Aussitôt, avec cette présence d'esprit que développe le danger dans les âmes supé- rieures, Antonin fait taire sa peur; et, raffermissant sa voix , il se met à crier :

Par ici , Dubois , Pierre , Mascarille , par ici , j'en- tends la voix de papa. . . par ici. . . papa. . . répond. . . es-tu ? il y a une heure que tes gens et moi nous le cherchons.

Ici, dit M. de Brissac, laissé libre au premier mot que son fils avait prononcé, ici...

Et le fils alla tomber dans les bras du père ; mais le pauvre enfant, qui avait réuni tout son courage pour en venir jusque là, y resta sans sentiment.

M. de Brissac le prit et se mit à courir, chargé de son précieux fardeau ; il rencontra à peu de dislance de ses domestiques qui cherchaient l'enfant, et sur le seuil de la porte madame de Brissac , qui , revenue de meilleure heure de chez l'amiral Plassan , et n'ayant pas trouvé son fils, allait, avec mademoiselle Lise bien gron- dée, se mettre en quête de lui.

Lorsqu'elle aperçut Antonin siuis connaissance dans les bras de son mari , la pauvre mère jeta un grand cri ; ce cri sans doute ranima reniant, (jui ouvrit les yeux en demandant son [)i'r('.

88 LA MORALE EN IMAGES.

D'où venais-tu donc? lui demanda celui-ci au moment il s'aperçut qu'Antonin était en état de répondre.

J'ai ramené chez elle la Tournayre , qui pouvait s'égarer ou tomber dans la Garonne , répondit simple- ment Antonin.

Mais ce n'est pas cela qui t'a mis dans cet état? lui dit sa mère.

Oh ! ma chère Marie , lui répondit M. de Brissac avec la plus vive émotion ; bénis Dieu , avec moi , de nous avoir donné un enfant comme notre Antonin , qui , dans la même soirée , a accompli un des plus doux préceptes de l'évangile : i< Fais à ton prochain ce que tu voudrais » qui te fût fait; » et à qui Dieu, pour récompense, a réservé le bonheur de sauver les jours de son père; et avec quelle présence d'esprit rare et ingénieuse cet enfant a agi; écoute, Marie.

Puis, M. de Brissac raconta que la marée lui ayant manqué à mi-chemin, il s'était fait mettre à terre à Lormond ; que , se trouvant près du château des demoi- selles Lindes , il était allé leur faire une petite visite , et qu'il s'en revenait par les Aubarèdes , lorsqu'il fut sou- dain attaqué par trois hommes; n'étant pas armé, il allait sans doute succomber sous leurs coups , lorsqu'une voix, appelant plusieurs personnes, mit les voleurs en fuite ; cette voix était la voix d'Antonin.

Jugez avec quel transport, en entendant ce récit, madame de Brissac serra son enfant dans ses bras. C'est d'elle que je tiens cette histoire, car je n'invente rien, mes jeunes lecteurs.

Eugénie FOA.

MORALE FIN IMAGES

^.,l,., i r

LA PAUVRE GENEVIEVE COIVIMENCA A REVENIR A LA SANTE

lavci-ir ?:V \rav.v\.. ^

lPiilll833i m llSi'^Ml.

eneviève élail une jeune villa- geoise des environs d'Amiens; mariée à un paysan laborieux comme elle, elle avait vu les [)remières années de son ma- riage s'écouler au milieu de la joie et presque de l'aisance, le travail apportant chaque jour de quoi suffire aux besoins du lendemain. Four comble de joie elle eut un fds, et ce (ils, (ju'elle appela Philippe, devint désormais pour elle le cen- tre de toutes ses affections. Le petit Philippe se portait ii merveille et grandissait tous l<»s jours. Pendant les (piatre premières années, ce ne furent que jeux et promenades, et Philippe s'en acquittait parfaitement. L'année suivante on commenf;a h lui |iarler d'apprendre à lire, cl Philippe lit la sourde oreille. Son pi'r»' rrvenait de lenips en temps

90 LA MOR\LF K\ IM AGKS.

sur ce chapitre, mais aiissilôl Philippe prenait un air bou- deur, et sa mère, qui ne voulait pas le voir attristé, se hâtait de dire : Il est encore bien jeune ; il apprendra , d'ailleurs; n'est-ce pas, Philippe, tu apprendras? Un oui à demi étouffé se faisait entendre , et ainsi se terminaient presque toutes les tentatives du père de Philippe pour l'amener au travail. Cependant chaque jour Philippe pre- nait de l'âge, et ce n'était pas seulement h lire que Phi- lippe se refusait; mais toute espèce de travail semblait lui répugner; que son père l'appelât pour le faire partici- per à ses travaux autant que lui permettaient ses faibles forces, Philippe prétextait un mal quelconque pour s'en exempter. Enfin, il avait ainsi atteint l'âge de huit ans sans rien faire , sans rien apprendre ; bien plus , ses jeux , d'abord innocents, étaient devenus nuisibles; il ne se pas- sait pas de jour qu'il ne fît dans le village ce qu'il croyait être des espiègleries : ouvrir les portes des basses-cours , faire enfuir les volailles et sauver les lapins, était un de ses plaisirs aussi bien que voler des fruits, et il était, malgré son jeune âge, devenu la terreur de bien des chaumières. C'était vainement que sa mère lui avait fait de fréquentes prières et son père de vifs reproches ; priè- res ni reproches ne l'avaient touché. Un accident arrivé au père de Philippe , pendant son travail , le fit tomber malade , et en peu de temps l'enleva à sa famille. Philippe pleura son père et le regretta sincèrement , car il n'avait pas un mauvais cœur. Il promit même à sa mère d'être à l'avenir bien obéissant et bien studieux; mais il oublia vite ses promesses et reprit peu à peu ses habitudes de fainéantise. Sa mère, trop bonne pour lui, osait h peine lui faire des reproches de peur de l'attrister, et Philippe

l'UlESSK ET rUANAIL. 91

seiail resté luulc sa vie ignorant et serait peiil-ètre même devenu un mauvais sujet , suite naturelle tie la paresse et de l'ignorance, sans un événement qui faillit cependant être bien funeste.

Geneviève avait été frappée rudement par la mort pré- maturée de son mari, et sa santé, dès ce moment chan- celante, avait encore dépéri par suite du travail excessif auquel elle avait été obligée de se livrer pour soutenir elle et Philippe. Bien plus, chaque jour elle acquérait la conviction qu'elle n'y pouvait suffire, et le chagrin de ne trouver dans son fils aucune assistance, presqu'aucune consolation , car il était toujours hors de la maison , la fit en un tomber gravement malade. Le médecin du village vint la visiter, lui déclara qu'elle avait une maladie très-sérieuse, et la lit aussitôt mettre au lit, puis partit en lui promettant de lui envoyer quelques médicaments. Pendant ce temps, Philippe, qui était loin de soupçonner sa mère si malade, était, selon son habitude, à courir de côté et d'autre ; comme il revenait à la maison, il rencontra le médecin qui rapportait les médicaments nécessaires à sa mère. Le médecin connaissait Philippe : Mon gar- çon, lui dit-il , voilà deux petites bouteilles pour ta mère : celle-ci contient une potion pour boire deux fois par jour ; celle-là une liqueur dont elle devra se frotter la partie malade. Surtout aie soin de ne pas te tromper et de ne pas lui donner à boire de ceci, car tu la ferais mourir. Philil>pe prit une bouteille de chaque main pour ne pas les confondre et s'en revint au village un peu triste; car il fallait, pensait-il, que sa mère fût bien malade pour qu'on lui donnât des choses si dangereuses. En rentrant che/. sa mère il la trouva en effet couchée, en proie à une

92 LA MORALE EiN LMAGEN.

fièvre ardente, et près de son lit une vieille voisine qui était venue pour la soigner , car tout le monde l'aimait dans le village autant qu'on détestait Philippe. Après s'être informé de l'état de sa mère , Philippe voulut donner les deux fioles que lui avait remises le médecin; mais dans son trouble il les avait posées sur une table, sans précau- tion : il ne pouvait plus distinguer laquelle des deux bouteilles contenait la potion. Le nom est écrit dessus , dit la vieille. Pour la première fois Philippe sentit le rouge lui monter au visage en pensant qu'il ne savait pas lire. Eh bien ! dit la vieille, est-ce que vous ne savez pas lire? Mon Dieu, non, dit Philippe encore plus humilié de l'étonnement que manifesta la vieille. En ce cas , dit-elle , allez demander à un voisin , car moi j'ai de trop mauvais yeux maintenant pour déchiffrer ces pattes de mouche , et votre mère est trop malade. Philippe aurait bien voulu se dispenser de cette commission, mais il n'y avait pas moyen de faire autrement. Ainsi donc, se disait- il tristement, voilà ce que c'est que de ne pas savoir lire, ou faire mourir ma mère , ou aller demander à un autre ce que je devrais savoir depuis long-temps , et m'exposer par conséquent à de justes reproches. Oh ! que tu avais raison, ma mère, de vouloir me faire apprendre. Tout en songeant ainsi, il était arrivé près de la demeure de M. Durand, marchand de la ville, qui était venu éta- blir dans ce village une fabrique beaucoup de pay- sans, surtout de paysannes et leurs enfants, trouvaient à travailler dans les mauvais jours et se procuraient ainsi le moyen de suppléer à leurs travaux des champs. La porte du jardin était entr'ouverte , et Philippe vit deux petits garçons qui jouaient ensemble. L'un d'eux, qui paraissait

PARESSE ET TU.WAIL. 1)3

(l'ail moins deux ans plus jeune que Philippe, s'avanya près de la porte : Savez- vous lire? lui demanda Phi- lippe. — Oui, je sais bien lire. Voulez-vous me dire ce qu'il y a là? parce que je ne peux pas le lire, dit Philipi)e en rougissant de voir un enfant si jeune plus instruit que lui. Il y a pour boire. Je vous remercie, dit Philippe, et il s'éloigna en tenant avec soin la bouteille désignée. Cependant le coup avait porté. Le lendemain malin Phi lippe sortit comme à son ordinaire, mais il n'alla pas jouer. A peu de dislance de la maison il s'arrêta derrière une haie , s'assit par terre, la tête dans les mains, et songea qu'il ne savait pas lire; depuis la veille celte idée le tour- mentait, et il se prit à pleurer. 31ais bientôt : à quoi bon pleurer, se dit-il; songeons plutôt au moyen d'apprendre vite, et aussitôt se frottant et s'essuyant les yeux, il se disposait à s'éloigner lorsqu'il entendit marcher de l'autre côté de la haie. La crainte d'être surpris pleurant l'enga- gea à rester caché, et bien lot le nom de sa mère prononcé près de lui excite toute son attention. C'était le médecin (jui causail avec M. Durand ; tous deux allaient lentement, de sorle (jue Philq^pe put enlendre une partie de leur conversation. Hélas ! oui , disait le médecin , Geneviève est malade , et très-malade , et je ne sais pas trop ce (\uc cela peut durer. Mais n'a-t-elle donc pas de parents aulour d'elle? Eh ! mon Dieu , non, elle n'a près d'elle que son petit garçon qui est bien le plus mauvais pelit garnement que je connaisse. Ah! oui, je l'ai rencontré hier. J'ai même été élonné de le voir si peu soigné et si malpropre ; mais j'ai pensé que depuis la mort de son mari Geneviève ir<''lait pas heureuse. Elle le serait davanlage (jue son i^arron n'en st-rait p;«s mieux Iniu. C'csl \u\ vauri«'ii jH»ur

9/i LA MOIIALK K\ IMACiKS.

qui elle est trop bonne. Il est cause que dans ce moment je n'ose rien faire pour elle, parce que je ne voudrais pas encourager la fainéantise de son fils. Philippe n'en en- lendit pas davantage, mais il y en avait bien assez cette fois; il se laissa aller par terre et fondit en larmes; la veille son amour -propre seul avait été froissé , mais aujourd'hui c'était son cœur qui saignait; c'était donc lui qui était la cause de la maladie de sa mère , et c'était à cause de lui qu'on ne lui venait point en aide.

A dater de ce jour il se fit dans les manières de Philippe un changement remarquable. On ne le rencontrait plus nulle part; personne n'avait plus à se plaindre de lui, il répondait à tout le monde avec douceur et politesse; la vieille paysanne, qui ne quittait pas sa mère, était étonnée elle-même des soins et des prévenances de Philippe , et fai- sait son éloge h tout le monde. Enfin, après deux mois de maladie, la pauvre Geneviève commença à revenir à la santé; elle put bientôt se lever, et, quand le soleil avait un peu échaulié l'air, Philippe allait disposer en dehors de la chaumière un fauteuil avec des oreillers, et il y conduisait doucement sa mère, toute joyeuse des marques de ten- dresse de son fils. Elle commençait déjà à être assez forte lorsqu'un soir que Philippe était auprès d'elle : Mon pau- vre Philippe , lui dit-elle , tu es encore bien jeune pour savoir ce que c'est que le besoin ; cependant je crains de ne pouvoir suffire long-temps à nous deux. Voici une mala- die qui m'a mise bien en arrière ; il faut , aujourd'hui que je suis remise , payer les soins qu'on m'a donnés, tous les médicaments que j'ai pris. Outre cela , il me faut un peu d'argent pour vivre avant d'en avoir gagné d'autre. C'est bien triste poui- moi de vendre une partie du petit terrain

PAllESSE ET TRAVAIL. 95

<{ui nous apparlienl , mais il me paraît difficile de faire aulrement. Une larme s'échappa de ses yeux, et Philippe pleura amèrement en voyant pleurer sa mère. Cependant , ajoute celle-ci , nous pourrons peut-être encore attendre , ne nous désolons pas à l'avance. Le lendemain c'était dimanche, il faisait uu temps superbe; Geneviève alla comme à l'ordinaire prendre l'air dans son fauteuil. Près d'elle Philippe, qui avait une blouse toute neuve, paraissait plus propre et plus gentil (ju'il n'avait jamais été, et Gene- viève regardait avec complaisance l'air de joie et de bonheur répandu sur la figure de son fils. Philippe vint bientôt appor- ter à sa mère une tasse de bouillon. Mon bon Philippe, lu me soignes bien, lui dit sa mère. Il me semble que tu es changé en bien : je te trouve plus doux, plus complaisant , plus gai , et aujourd'hui , par exemple , qui donc te rend si heureux ; je te vois un air que je ne t'ai jamais vu , et il y a bien d'autres choses qui m'étonnent depuis quelque temps. D'où te vient, par exemple , cette belle blouse que tu portes en ce moment, et h qui dois-tu cela? A per- sonne qu'à moi, dit Philippe en se jetant au cou de sa mère et Tembrassant tendrement : Ma bonne mère , lui dit-il , c'est une histoire qu'il faut que je te conte. Alors Philippe raconta à sa mère l'endjarras dans lequel il s'était trouvé avec les deux fioles qu'on lui avait remises, puis la conversation qu'il avait entendue le lendemain et les sentiments qu'il avait éprouvés. Je songeai , ma mère, comme je vous ai dit, h devenir meilleur, à travailler et à minstriiire. J'allai d'abord chez M. Durand , à (jiii je dis en pleurant que je voulais bien travailler s'il pou- vait m'employer. Il ne le voulait d'abord pas croire, mais an boni de (jiielijncs jtMU's il m'a fait des complimenls ,

96 \A MOIIAF.K IIN IMAGIÎS.

car je travaillais tant que je pouvais; puis, dans les momenls (le repos, j'allais jouer avec les enfants de M. Durand qui m'avaient pris en amitié parce que je faisais tout ce qu'ils voulaient, et je lâchais, tout en jouant, qu'ils m'appris- sent à connaître mes lettres. Enfin , j'ai fait des progrès. Hier, lorsque tu m'as parlé de vendre nne partie de notre terrain, tu avais l'air si triste, que je suis arrivé presque en pleurant chez M. Durand qui m'a demande ce que j'avais; je lui ai tout conté, et il m'a remis ceci qui me reml si heureux. Alors Philippe tire de sa poche un rou- leau qu'il dépose sur les genoux de sa mère, et il y a un papier que je peux te lire, maman, s'écrie-t-il tout joyeux, et il lut. «Votre fils, ma bonne Geneviève, vous remettra une petite somme qui vous évitera de vous priver de votre petite terre et vous permettra de reprendre vos travaux : ne m'en soyez pas reconnaissante ; Philippe en a gagné déjà une partie et gagnera bientôt le reste. C'est un excellent garçon qui est bien changé depuis votre mala- die, et qui est aujourd'hui digne de toute votre tendresse, il vous récompensera certainement un jour. » En enten- dant ces paroles, Geneviève pressa son fils sur son cœur et le couvrit de baisers. Mon enfant, disait-elle, mon cher enfant, je remercie Dieu de m'avoir envoyé cette maladie , puisqu'elle a produit tant de bien.

A quelque temps de Geneviève était complètement rétablie, et elle alla avec son fils remercier M. Durand, dont Philippe devint en quelques années un des meilleurs ouvriers de son âge.

Auguste AU VI AL.

N'^

iLii wmim MMkii

ien des fois déjà , Louise d'Hervieux avait demandé à Dieu un petit frère. Il lui fut enfin donné , et le jour qui le vit naître n'eut point pour elle d'égal en bonheur dans , la vie De ce jour, elle l abandonna ses poupées, et forma dans son cœur le vœu

~^^=^^ de partager les peines et les fatigues que le nouveau-né pourrait donner à sa mère. Mais les peines et les fatigues , Louise les appelait des plaisirs, et à voii- comme elle s'en acquittait , on croyait que c'en était etfectivement. Le petit Charles, c'était le nom du frère chéri, ne sorUiit des bras de sa mÎM-e que pour être reçu dans ceux de sa sœur. Elle avait composé tout exprès pour lui de douces chansons pour le bercer. C'était un spectacle ravissant que celui de cette jeune fille de douze ans, oubliant toutes les fêtes, tous les jeux de sou âge, la

9S LA MORALK EN IMAGES.

société de ses jeunes amies pour s'occuper uniquement d'une faible créature sur les lèvres de qui elle épiait le premier sourire en échange de toutes ses caresses , de toutes ses attentions. Il vint, ce premier sourire qui ré- pondit pour la première fois à la tendresse fraternelle de Louise , et la jeune fille fut heureuse comme une mère. Ce fut Louise qui croisa les petites mains de son frère le jour la bouche innocente de l'enfant commença à bal- butier le grand nom de Dieu. Sa mère, pour la récom- penser de ce qu'elle prenait pour elle une partie des fati- gues, lui déléguait aussi une partie des enchantements de l'éducation maternelle. Aussi , les amis de sa famille ne l'appelaient-ils que la petite maman. Grâces à Louise , le petit Charles était toujours le mieux arrangé des enfants de son âge ; toute la coquetterie de Louise était son petit frère , comme les enfants sont toute la coquette- rie des bonnes mères.

A mesure que Charles grandissait, l'amitié de Louise prenait une tournure nouvelle. Elle s'attacha à cultiver l'intelligence et le moral de son frère avec plus de soin encore, s'il était possible, qu'elle n'en avait mis pour le reste. Ce fut elle qui lui apprit à lire , qui , pour la pre- mière fois, guida dans ses mains la plume ou le crayon; chacun des progrès de l'enfant était payé par elle d'un baiser dont l'effet était toujours certain , soit qu'il fût donné, soit qu'on le refusât. Charles avait-il tait (juelque petite méchanceté, commis quelque faute, Louise avait un merveilleux moyen de l'en faire repentir.

Charles, mon petit doigt me défend de l'embrasser; il me dit que tu n'as pas été sage.

Et Charles , tout confus , se prenait à pleurer et h pro-

LA PETITE MAMAiN. 99

mellre qu'il ne le ferait plus. Uu jour pourtant, Charles avait été bien méchant, il avait gravement manqué à sa mère, et il n'osait se montrer à personne dans la maison, pas même h Louise. Son supplice était grand , car jamais encore il ne lui était arrivé de passer de si longues heures sans voir sa sœur. H sanglotait bien fort dans un cabinet noir il était allé se cacher de lui-même dans la con- science qu'il avait de sa faute. Louise Técoulait pourtant d'une pièce voisine, presque aussi désespérée que lui, mais prenant sur elle-même de ne pas aller le consoler avant qu'il eût laissé échapper dans son isolement des paroles de repentir.

O mon Dieu ! mon Dieu ! s'écriait Charles en mouil- lant ses mains d'un déluge de grosses larmes ; ô mon Dieu ! si petite sœur venait seulement me voir! mais personne ne vient, personne ne voudra plus de moi; j'ai fait une si i^rande offense h maman ! O mon Dieu ! mon Dieu !

Louise ne peut tenir a un désespoir si profond, dont les expressions allaient si directement h elle. Un pas lut lait tout doucement par elle vers la porte du cabinet. Charles tressiiillit d'aise et de crainte à la fois, et il sus- pendit sa respiration , comme pour s'assurer si ses oreilles ne l'avaient point trompé et si l'on venait réellement. Enfin , Louise entrouvrit la porte du cabinet.

Je m'en doutais, Charles, mon petit doigt m'en avait avertie, vous n'avez pas été sage.

Vous ! jamais Charles n'avait entendu sa sœur lui parler d'un ton si sévère et si peu familier , et il se remit pleurer et à sangloter plus fort qu'auparavant.

O petite sœur! petite sœur! ne mo parle pas connnr c«'la , je l'eu prie, ou j'en moiuiai.

100 LA MORALE EN IMAGES.

Qu'as lu donc fait et dit à maman, Charles, pour qu'elle soit si triste? demanda Louise tout émue, en rendant à ses paroles leur douce familiarité accoutumée?

0 non , petite sœur, répondit Charles en se rappro- chant de Louise, je ne veux pas le répéter, j'en ai bien du regret. Je t'en prie, va lui demander pardon pour moi.

Nous irons ensemble, reprit Louise, et si tu es bien repentant, j'espère qu'elle te pardonnera et que lu pourras lui souhaiter sa fête ce soir avec moi.

Charles, tout tremblant et le cœur gros, se laissa con- duire par la main. Il alla pencher sa tète sur sa mère , tandis que Louise qui le guidait, tombant à genoux, semblait implorer le pardon avec lui. L'excellente mère ne put résister à cette scène touchante et à l'indulgent entraînement que lui communiqua sa fille ; elle pardonna , et Charles , conduit de nouveau par sa sœur, put souhaiter avec elle, quelques heures après, la fête de sa mère.

Hélas! c'était la dernière. La mère de Louise et de Charles ne devait pas survivre long -temps à celle-ci. L'affreux choléra -morbus, qui sévit si cruellement sur la France en 1832, emporta en un jour madame d'Hervieux ; et, pour comble de calamités, son mari , atteint du même mal , la suivit presque aussitôt dans la tombe. Quarante- huit heures sufQrent pour faire de Louise et de Charles deux orphelins si stupéfaits de la double catastrophe qui les frappait subitement, qu'à peine ils osaient regarder en face ou même soupçonner l'épouvantable vérité de leur sort. On les avait enlevés tous deux de la maison funè- bre et conduits à la campagne chez une de leurs parentes. Ce fut Louise naturellement, comme de beaucoup la plus âgée, qui ouvrit la première les yeux à l'évidence. Ses

I.A PKril'K MAMAN. JOI

regards angéliiiiies et tout remplis de larmes se levèrenl vers le ciel pour y chercher les deux êtres chéris qu'elle avait perdus , et s'abaissèrent ensuite vers son livre comme s'ils voulaient ramener sur lui d'en haut la béné- diction du père et de la mère montés aux cieux. Un rayon de l'amour maternel pénétra en ce moment dans le cœur de la pauvre Louise , et elle comprit que désor- mais elle devait èlre à la lois la sœur et la mère de Charles. Celte pensée ranima son courage.

Charles, dit elle, mon pauvre Charles, nous n'avons plus ni papa, ni maman; c'est bien alfreux à penser; mais ne crains rien pour toi tant que je te resterai.

sont-ils donc allés, papa et maman? demanda Charles.

Ils se sont envolés au ciel, répondit la jeune fille en fondant en larmes.

^ Oh ! dis que tu ne fei'as pas comme eux et que tu ne t'envoleras pas au ciel sans m'ennnener avec toi? s'écria alors l'enfant en se rapprochant de sa sœui", et en s'attachant à sa robe par ses petites mains.

Il ne faut pas faire un reproche à notre père et à noli<' mère de ce qu'ils sont partis, reprit l'infortunée Louise; c'est le bon Dieu qui a voulu que ce lût ainsi; mais ils pensent loujouis à nous, ils nous voient du haui du ciel, priant pour nous et veillant sur nous. Ci; sonl eux qui me disent qu'il faut (jue je les remplace auprès de loi.

Alors, tu seras donc ma petite maman, à ton tour? demanda ingénument l'enfant.

Oui, je serai à l'avenir la [H'iile maman, si lu le veux.

10-2 LA MORALE LN L>L\GES.

Oh ! oui , je le veux bien , répondit Charles ; petite sœur, je ne t'appellerai plus que petite maman, comme faisaient déjà les personnes qui venaient chez nous.

Mais tu promets d'être bien obéissant, bien sage, de bien apprendre et de ne jamais faire de peine à ta nouvelle petite maman?

Moi , faire de la peine à une petite maman si gen- tille ? dit Charles; jamais, jamais, je le promets, ce serait trop vilain.

Charles tint sa promesse; il apprit bien, fut bien sage et ne fit jamais de peine à sa sœur qui ne vécut plus que pour lui. On avait donné un tuteur aux deux enfants de M. et de madame d'Hervieux ; mais, grâce à l'admi- rable raison de Louise, à son intelligence, à sa sollici- tude pour son frère , tous ses soins purent se borner à gérer les biens des deux mineurs. La petite maman suffi- sait à tout le reste. Ce qu'on lui enseignait à elle-même, elle le communiquait avec une surprenante facilité à son frère, et elle gravait ses leçons dans l'esprit de l'enfant d'une manière ineffaçable. Elle s'instruisit de choses qu'il n'est point indispensable à une femme de connaître , uni- quement pour en féconder l'intelligence de son frère. Quand Charles devint grand , son tuteur songea sérieuse- ment à l'envoyer comme interne dans un collège re- nommé. Louise, malgré le chagrin qu'elle ressentait de cette idée, hésita d'abord à la combattre; car, si l'éduca- tion du collège devait être plus profitable h Charles que celle qu'il recevait auprès d'elle, son amitié était trop bien entendue , trop ennemie de tout égoïsme sous quel- que forme qu'il se cachât, pour ne point sacrifier son bonheur à l'avenir de son frère. Son attachement lui suu-

LA PETITK MAMW. 10;)

géra lin moyen de tout concilier. Elle proposa h son tuteur d'envoyer son frère et elle chez une de leurs parentes qui habitait une ville dans laquelle il y avait un excellent collège Charles pourrait aller comme externe. Le tuteur comprit le sentiment qui dirigeait Louise; il se reprocha d'avoir seulement pu penser h séparer le frère de la sœur (jui l'aimait tant, et ce qu'il n'aurait jamais accordé à un attachement moins bien entendu , h une jeune personne moins intelligente et moins raisonnable, il l'accorda sans peine à Louise ; il la conduisit avec Charles chez la parente désignée par elle, s'en rapportant plus encore à ses soins qu'à ceux de qui que ce soit d'ai- der et d'encourager l'éducation de son pupille. Charles alla donc au collège comme externe. A cette époque encore, c'était Louise, la bonne Louise qui lui servait de répétiteur entre ses heures de classes; elle lui faisait réciter ses leçons, exerçait sa mémoire, et, ce qu'elle ne savait pas, son intelligence, jointe à sa tendresse frater- nelle, le devinait pour aider l'écolier dans ses recherches et dans ses travaux.

Plus tard, Charles ayant lini ses études et étant près d'entrer dans une carrière , le tuteur de Louise se pro- posa de la marier; mais Louise ne parut pas fort dis- posée, et le tuteur ne jugea pas à propos d'insister. Elle se montra beaucoup plus empressée quand il fut question d'unir son frère à une charmante jeune personne qui semblait devoir coml)ler son bonheur. Charles hésit^iit parce qu'il craignait que sa sœur ne pensiit que son ma- riage lui ferait perdre de son amitié et de sa reconnais- sance pour elle. Mais ce n'était pas ainsi que Louise entendait l'attachement; c'était pour lui. et non pour

104 I.A MORALl-; KN HIAGKS.

elle-même, qu'elle aimait son frèœ. Elle insista de toutes ses forces, de toutes ses sympathies, pour que l'union s'accomplît. Elle eut lieu, et tout aussitôt Louise décida qu'elle continuerait à vivre pour son frère , et de plus pour sa jeune femme et ses enfants; elle prit le ferme parti de ne se point marier. C'eût été pourtant une admi- rable épouse que celle qui avait été une si admirable sœur. Le sacrifice de Louise fut complet et h toute épreuve. Elle servit autant de mère aux enfants de Charles que leur mère elle-même. Elle recommença avec bonheur pour eux ce qu'elle avait fait pour son frère. Un nuage se montrait-il, par accident, sous le toit fraternel? Un sourire de Louise le faisait disparaître, et tout le monde, devant cet ange de bonté, aurait craint de ne pas paraître d'accord. Heureuse des jours de bonheur de la famille qu'elle avait adoptée, elle se montrait, dans les jours de malheur, non pas pleine d'affliction, chose facile et vulgaire, mais pleine de force et de consolation; sa douleur , au fond , n'en était pas moins vive. C'était dans les revers que l'on était surtout certain de la trouver. Charles iaillit perdre toute sa fortune ; mais sa sœur répara tout d'un mol : « La mienne te reste. » Ce fut alors surtout qu'elle s'applaudit de ne s'être point mariée. « Que seraient devenus les pauvres enfants de mon frère? » disait-elle. Enfin, Louise resta, jusqu'à son dernier jour, le modèle le plus dévoué, le plus désinté- ressé des sœurs, et il n'est peisonne dans le i)ays qu'elle habite qui ne la propose pour modèle de parfaite imion dans les familles.

Lkon Gl EKIN.

MORALE EIN IMAGES

^#€12"^^,^^^^

l'howwe propose et dieu dispose..

\v)av\ç. eV\Vtx\T\e\.Vç,.^

MiaiLi m ihmmn.

ulio , seras - tu général

quand tu deviendras

^1^ grand? demandait la pe-

;4. tite Marie, âgée de sept

^■|^ans, à son frère qui avait

une année d'avance sur

'elle.

Moi , je veux être un célèbre musicien , dit Julio , et que mon nom soit vanté dans toute l'Italie comme celui de ma sœur.

Et moi , dit Marie , je veux être religieuse , avoir un voile noir et une lïiiimpe blanche, et être abbesse d'un beau couvent sur le bord de la mer. Quand il y aura des naufragés, j'irai les secourir, je leur donnerai asile.

C'est cela, dil Julio, moi j'irai jouer dr l'iM-guedans ton église, <l j ;«( «ouipagnerai les chœurs, comme faisait

106 LA MORALE EN LMAGES.

Marcel Bénedelto , dont ma sœur nous a raconté l'his- toire.

Eh bien! c'est convenu, dit Marie; celui de nous deux qui manquera à sa parole sera condamné à ne pas embrasser l'autre de deux ans.

Je veux bien , dit Julio.

Cette conversation des deux enfants avait été entendue de deux personnes qui se promenaient sur la terrasse d'une villa, située sur le rivage du golfe napolitain. Ces deux promeneurs que nous ne désignerons d'abord que sous les noms de Carie et de Laurette avaient souri au plan d'avenir que venaient de former les deux jeunes fai- seurs de projets.

Au début de l'existence , disait le cavalier qui avait à peine parcouru dans la vie le quart d'un siècle , chacun brode ainsi son avenir; il lance d'une main qu'il croit sûre son javelot à l'horison , et vise au point qu'il pense atteindre.

Oui , dit en souriant la jeune dame dont les traits accusaient une jeunesse encore moins avancée que celle de Carie; oui, l'imagination se fait un but, et les circon- stances de la vie, et sans doute aussi une volonté plus puissante que celle de l'humanité , détournent le javelot , dérangent le tracé du voyage, et on est tout étonné, à l'arrivée, de se trouver l'on ne voulait pas venir.

C'est notre double histoire , ma cousine.

Et Laurette demanda à son cousin \e récit des événe- ments qui s'étaient passés depuis dix ans qu'ils étaient séparés; elle promit qu'à son tour elle dirait l'histoire de sa vie.

Et Carie commença :

CARLK ET LAURETTl". t07

Je sortis h quinze ans de l'université de Padoue, et pendant le dernier mois de mes études, toute ma pensée se concentrait sur mon désir d'embrasser la profession d'avocat. Ln jour, en lisant une gazette de iMilan, j'avais été ému par l'éloquence d'un orateur qui avait arraché des larmes aux juges, et était parvenu à sauver une vic- time à un supplice qui paraissait inévitable. Cet homme, qui enlevait un malheureux à l'échataud et lui redonnait presque une seconde vie, me sembla un être au-dessus des hoinmes. C'était presque Dieu pour moi. J'éprouvai un sentiment si impérieux d'admiration pour ce maître, que, dès les premières heures de liberté , je partis pour Milan , et je me rendis près de maître Manquetti , c'est le nom de l'avocat; je le suppliai de me permettre de passer tout un jour dans sa demeure , pour satisfaire le besoin que j'avais de le voir et de l'entendre.

Maître Manquetti me prit en alîection , il me garda près de lui , et pendant trois ans il m'mitia à la connais- Simce des lois, et éveilla en moi les nobles sentiments qui engendrent les belles paroles. Mes premiers essais furent heureux ; déjà on parlait avec bienveillance du disciple de maîlre Manquetti. Nul ne doutait que ma vocation ne m'appelât à suivre la carrière de mon patron, moi-même je rêvais déjà les triomphes du barreau: quand j'entendais une senletice contre un coupable, une voix s'élevait en moi qui me disait (jue s'il eût été défendu par ma bouche, il eut été sauvé. J'étais à la veille d'être reçu avogador.

Un soir, au moment du souper, il arriva chez maître Manquetti un de ses amis d'enlànce qu'il n'avait pas vu de- puis la sortie de l'université... Ce hirent de pari n d'autre de grands transports de joi«'. Le nouveau venu piil ph< <• a

108 LA iMOKALE EN IWAGES.

table, et il raconta au maître toute la périlleuse et longue existence de voyageur qu'il avait commencée et qu'il conti- nuait. Cet homme avait une de ces physionomies ouvertes qui attirent la confiance au premier abord et décident subi- tement l'intérêt et l'affection. Il racontait avec chaleur, parlait de lui avec modestie, des beautés de la nature avec enthousiasme. Il y avait peu de pays qu'il n'eût par- courus, et il se proposait de revoir une seconde fois les lieux il allait puiser des documents pour l'histoire et pour la science.

Dans la conversation il laisse échapper ce vœu : Que n'ai-je avec moi un compagnon de plaisir et de dangers?

Mon regard se porta rapidement vers le voyageur, puis je tournai les yeux sur maître Manquetti qui devina ma pensée. Il sourit et dit :

Roberti , lis une requête sur le visage de Carie et donne- lui réponse. Je serais étonné s'il n'était pas désireux de te suivre dans tes courses lointaines. Ce sera un bon avo- cat de moins , dit mon patron , mais ce sera peut-être un bon voyageur de plus. Et d'ailleurs, ajouta-t-il, c'est peut- être sa destinée?

La proposition de maître Manquetti plut h son ami , et huit jours après je me disais : Ma véritable vocation était le voyage.

Je ne vous raconterai pas, cousine, mes excursions sur mer et sur terre, la gazette de Venise a donné quelques détails sur nos aventures et nos chasses terribles contre les animaux sauvaafes.

J'avais déjà passé, en compagnie du comte Roberti, le même espace de temps que celui dépensé chez maître Manquetti , je ne croyais rien de plus héroïque qu'une

CARLE ET LAURETTE. 109

vie d'aventures , rien de plus noble qu'une lulle corps à corps avec un ours ou un tigre. Il fallait qu'un poète vint ni'enlever mon illusion.

Dans un joyeux banquet otlert à bord d'un vaisseau napolitain sur lequel nous avions pris passage, on vint h parler des affaires du pays; on raconta les bruits qui cir- culaient sur les chances probables d'une rupture avec nos alliés, et un jeune élève de marine, fils du capitaine, chanta un hymne de guerre que tout le monde reprit en chœur. Je ne sais s'il avait eu mission de donner une direction à ma pensée; mais il dictait en si beaux vers les devoirs du citoyen, il demandait si poétiquement à chacun un peu de son cœur et de son sang pour la patrie, que je devins honteux de ne tirer la dague que dans des exercices puérils, et dont le danger n'était ni utile, ni glorieux.

Le lendemain , j'avais dit adieu au comte voyageur, et je servais mon pays.

Quatre années se sont écoulées : depuis ce temps, cou- sine, la fortune m'a favorisé; j'ai acquis quelque gloire; et maintenant Carie est le lieutenant de galère Lorenzo; son navire est là-bas dans les belles eaux du golfe, il semble demander h son commandant de ne pas changer encore une fois de vocation.

A l'avenir appartient le reste du récit, dit en terminant le lieutenant Lorenzo.

La cousine prit à son tour la parole :

Et moi, cousin , (lit-elle , je voulais être une fenmie poète; à quinze ans, j'avais trouvé beaucoup d*' r<'s- semblance entre mes traits et ceux que les artistes pré- lent il Saj)ho ; et counne celle muse i;rec(|ue. je vnii-

110 LA MOllAJ.Ii Ei\ IMAGES.

lais immortaliser mon nom par des vers. En vain mon père, le maître de chapelle Saint-Sébastien-de-Venise, voulait-il me contraindre à prendre de lui mes leçons de clavecin, j'avais horreur de la musique. S'il voulait me faire chanter quelque motet de Marcello, je pleurais en prétextant une répugnance invincible.

Cependant , la sévérité de mon père obtint un peu de soumission , et je reçus , malgré moi , les premières notions musicales. Mais j'obéissais comme l'esclave ; et , dans le silence, je pleurais sur ce que je nommais la tyrannie paternelle.

Vous savez. Carie, les événements qui se sont passés depuis dans notre pays. Notre ville a été troublée par des soulèvements populaires; les citoyens, armés les uns contre les autres, se sont fait la guerre; les partis ont été tour à tour victimes et bourreaux ; et , dans une de ces luttes à laquelle mon père n'avait cependant pris aucune part, il fut enlevé de nos bras, jeté dans les fers. Le peu d'aisance que nous avions disparut bien vite, et un jour je donnai ma dernière pièce d'argent au geôlier pour pouvoir un moment embrasser le prisonnier.

Que faire, que devenir?.... Je restai seul soutien de Julio et de Marie, à peine en âge de raison. Il fallait sub- venir à leurs besoins. Alors, je me rappelai que mon pauvre père m'avait souvent dit : Laurette, tu as un trésor dans la voix.

Ce n'était pas un trésor que j'ambitionnais alors, c'était quelques pièces de monnaie pour les pauvres petites créa- tures dont le ciel me faisait la patronne. Je demandai pour eux du pain à l'aumône; mais, trop fîère pour tendre la main , je voulus que le don de la charité me

(AUM-; Kl I.M IIKTTK. 11 I

lut ofTei'l cl vînt il moi... Je chiiiitai sni- la Plazella de Venise, un grand drap noir sur mes yeux pour cacher ma houle. Carie... cette action me porta boidieur... la récolle fut abondante.

On se demanda quelle était la chanteuse de la Pia- zelta... On nomma la fille du maître de chapelle. Lu des juges de mon père voulut m'entendre.... Je demandai grâce pour l'innocent en chantant... et l'on me rendit mon père.

Mon père recouvra sa liberté, mais ses forces élaient épuisées, sa santé s'altérait de plus en plus. Sa fierté se révoltait de devoir à des étrangers les secours que la pitié venait lui otfrir en réparation de ses malheurs non mérités.

Mais un jour il sembla doué d'une force nouvelle. Son ancienne énergie se réveilla. Son regard brilla d'un feu nouveau. Le vieillard sortait quelquefois, et quand il ren- trait au logis, il disait qu'il venait de l'aire une prome- nade sur le liord du golfe. ]Mais un jour qu'il était demeuré absent plus lard que de coutume, à son retour il me serra les mains dans les siennes, et me dit :

Laurelle, le vieil organiste a changé de vocation. Ils m'ont repoussé de Saint-Sébastien sous prétexte que mes doigts tremblaient sous le clavier de l'orgue. Ils ont dit que mes yeux fatigués ne pouvaient plus lire les signes <le la langue nnisicale. Eh ! bien , moi , pour prouver que cette prétendue pitié n'était qu'une ingratitude ujasquée, j'ai choisi un art qui demande une vue exercée, une main sûre, je me suis fait sculpteur en mosaïque. ri«Mis, regarde, Laurelte , dit-il en m<' piésenlanl une bague composée d'une r«'Miii()n iniiuii' de petites piei"r«'s telle-

112 LA MORALE EN IMAGES.

ment liées entre elles, qu'on aurait dit que le dessin était l'œuvre d'un pinceau.

Et dans sa joie mon père se frottait les mains, et me disait :

Je veux envoyer à chacun de mes faux amis une de ces bagues , et graver au bas en pierres presque imper- ceptibles : C'est l'œuvre de l'organiste Peblino, qui a perdu l'usage des doigts et de la vue.

Puis il s'apaisait, et me disait en souriant :

Vois-tu , Laurette , que l'homme brise quand il veut ses habitudes, et qu'il prend place dans une voie dont il se croyait éloigné par sa vocation.

A partir de ce jour on ne parla plus dans toute l'Italie que des ouvrages de mosaïque de Peblino.

Il y a cinq ans que le ciel a rappelé mon père. Toute la ville a assisté à ses funérailles. Il est mort avec une renommée d'artiste , et moi je vis avec elle et par elle : je suis la maîtresse de chant de la reine; lorsque, dans les concerts, je chante pour les pauvres, la recette vaut le plus riche présent d'un roi , et je commence à croire qu'il est difficile de juger soi-même de sa vocation, et je crains bien, ajouta- t-elle en souriant, que les projets de Julio et de Marie aient le sort des nôtres. L'homme propose, et Dieu dispose; c'est une vieille maxime dont l'application a renversé bien des châteaux en Espagne.

Heureusement pour nous, dit le lieutenant Lorenzo, la réalité vaut autant que le rêve.

L'Abbé de SAVIGNY.

MORA' l' F N MVi A G F'-: 15

ïflFflTl

H

M Alophe teoit

Iinp d'Aubei ; a T"

WAMAN NOUS A SURTOUT RECOMWANDE DE LIRE LES HISTORIETTES QUE CE LIVRE CONTIENT.. . ' , u j n

lûMÛSiL

5^^ avier, apportez - nous, je vous prie , ce beau volume tout rempli d'i- mages, que maman nous a donné ce matin.

Xavier fut bientôt de retour avec le volume demandé. Aussitôt l'im- '^- paliente Félicie s'en sai- ii'- sit: et, de concert avec -— -? la gentille Angèle, elle

se mit à feuilleter le bienheureux livre qu'elles posèrent sur leurs genoux.

Angèle ouvrit le volume au hasard, et entreprit la lec- ture de l'histoire suivante :

<' C'étîiit en 1SI2; Napoléon, à la tête de ses troupes victorieuses dans les plaines de la Moskowa, était entré dans l'amitinc (ajiitalc d<' rrmpirc do's czars, et. dr lit.

liZ» LA MORALE EN IMAGES.

menaçait la nouvelle ville fondée par Pierre -le -Grand. Poussé par un patriotisme fanatique , le gouverneur de Moscou, Rostopchin, prit alors cette résolution qui a porté un coup si funeste au succès de nos armes, celle d'in- cendier la ville , dont l'empereur Alexandre lui avait con- fié la garde. Nous ne raconterons pas toutes les circon- stances de cet épouvantable drame. Chassés de leurs demeures en feu, croulant sous les efforts des flammes, c'était un spectacle affreux que de voir tous les habitants, mêlés à nos soldats, forcés de fuir en emportant ce qu'ils pouvaient dérober à la violence de l'incendie.

» La petite fdle d'un riche négociant, à peine âgée de six ans , se trouve perdue dans le tumulte. Abandonnée, tran- sie de froid, elle errait çà et à travers les rues que le feu épargnait encore. Son père et sa mère avaient disparu , et personne ne semblait vouloir la recueillir. La nuit se passa ainsi tout entière; et, quand le jour commença à poindre, Fœdora, exténuée de fatigue et de faim, s'affaissa devant la porte d'une église , et se prit à dormir. Sans doute elle ne se serait plus réveillée , la mort serait venue la surprendre , si une vivandière , qui par hasard vint établir son petit marché de vivres près de cette église , ne l'eût aperçue et ne se fut sentie touchée de compassion pour la malheureuse enfant. Elle aussi avait des enfants! C'est pourquoi elle s'empressa de prodiguer ses soins h la petite orpheline. Fœdora ne savait comment lui témoi- gner sa reconnaissance. Elle devint bientôt pour sa seconde mère un aide fort intelligent. Peu à peu, elle apprit à comprendre sa bienfaitrice et put lui exprimer tout ce que son cœur renfermait de reconnaissance et d'amour.

FOEDORA. 115

» Cepeiidanl, l'armée de Napoléon commença sa retraite, et la vivandière dut quitter Moscou. Les parents de Fœ- dora existaient-ils encore? C'est ce que rien n'élait venu révéler. Fœdora partit donc avec l'armée Irançaise. Qu'on juge de ce qu'un enfant de cet âge eut à endurer pendant une pareille retraite ! Au passage de la Bérézina, Fœdora eut encore le malheur de se trouver séparée de sa bienfaitrice, soit quelle eut péri dans les flots, soit qu'elle crût la jeune enfant égarée! Quoi qu'il en soit, l'orpheline ne la trouva plus , et elle se vit de nouveau délaissée.

» Cependant, Fœdora parvint jusqu'en Pologne avec un détachement de troupes; plusieurs de ses compagnons de voyage avaient succombé, moissonnés par le froid ou par la faim , et les autres se dispersèrent tout à coup , de sorte que la petite Moscovite se trouva seule abandonnée au milieu d'une forêt. Mourante de froid, ayant de la neige jusqu'aux genoux, elle vil soudain un ours se diri- ger vers elle; alors, elle recueillit ce qui lui restait de forces et voulut s'enfuir. Mais, hélas ! conmient une enfant si faible , et dont tous les membres sont presque engour- dis, pourra-l-elle échapper h ce danger? Déjà l'ours est sur le point de l'atteindre ; Fœdora pousse un cri , appe- lant au secours. Par une faveur .inespérée de la Provi- dence, au moment la bête féroce se précipite sur elle, un coup de Icu part, et l'ours tombe. Bientôt un étranger arrive à la place Fœdora s'était arrêtée , h peine revenue de son effroi. Il regarde avec bonté et d'un œil de compassion cette enfant dont le ciel venait de lui confier le salut.

') C'était un gentilhomme polonais appelé Polowski ;

116 LA MORALE EN IMAGES.

il tira de sa gibecière de la viande froide , du pain , du vin, el en otlril h Fœdora, ce qui !a ranima bientôl. Puis, il prit l'enfant par la main et l'emmena dans son château, éloigné d'environ deux lieues. Fœdora, accueillie avec bienveillance par la femme du noble Polo- nais , ne tarda pas à se rétablir de toutes ses souffrances. Elle put alors leur raconter tout ce qu'elle savait de son histoire. Émus jusqu'aux larmes par le récit de l'enfant , Polowski et sa femme la comblèrent des plus touchantes caresses, et Fœdora n'eut bientôt plus que le souvenir de ses maux.

«) Plusieurs années s'écoulèrent ainsi sans qu'on apprît rien des parents de Fœdora. Cependant, elle avait grandi en sagesse et en beauté; rien n'avait été négligé pour former au bien son cœur et son esprit. Elle avait alors quinze ans. Chaque année, le jour de sa délivrance était un jour de fête. Durant l'une de ces réunions, tandis que Fœdora racontait de nouveau les accidents de son enfance si agitée, et passait en revue tous les bien- faits dont la comblaient chaque jour ses parents d'adop- tion, on entendit l'explosion d'un coup de feu parti à quelque distance du château.

>) Le vent soufflait avec violence, la neige tombait à gros flocons et obscurcissait le ciel de manière à ce que l'on ne pût rien voir à trois pas devant soi.

» C'est quelque voyageur égaré qui demande du secours, ou qui est attaqué par les bêtes féroces, car il est impossible de se livrer au plaisir de la chasse par un temps semblable , s'écria Polowski , et il donna l'ordre à ses gens d'aller à sa recherche. Lui-même se mit à la tête du cortège , qui se dirigea du côté de la forêt. Quelques

bOEDOKA. 117

instants après, il reparut. Les domestiques portaient sur un brancard le corps d'un russe ensanglanté. Fœdora se précipite au-devant de son compatriote; elle-même veut panser sa blessure. Bientôt celui-ci put témoigner sa reconnaissance aux hôtes du château et leur raconter son histoire :

» Je suis, dit-il, un commerçant de Moscou; j'avais entrepris un voyage à Varsovie. Avant de m'éloigner, j'ai voulu aller visiter un gentilhomme que je connais et qui demeure à quelque dislance; armé d'un fusil, je me suis rendu à pied à son château , je me suis attardé. La neige tombant à gros flocons, je me suis égaré. Depuis quelques instants, je cherchais en vain ma route, quand je vis venir vers moi deux hommes à qui je m'empressai de demander quelques renseignements. Je n'avais aucune défiance, et j'attendais tranquillement leur réponse, quand tout à coup ces deux scélérats , se précipitant sur moi , me terrassèrent et me dépouillèrent du peu d'argent que j'avais. Je poussai un cri ; c'est alors que l'un d'eux tira sur moi un coup de pistolet, car ils voulaient me tuer.

» Pendant le récit de l'étranger, Fœdora avait eu l'œil constamment fixé sur lui. Il lui semblait retrouver sur son visage des traits connus, sans se rappeler elle l'avait déjà vu ; toutefois , son cœur battait avec vio- lence; un sentiment irrésistible l'attirait vers lui. Polowski pria son hôte de lui donner quelques détails sur l'incendie de Moscou.

» L'étranger parut éprouver (jueKjue répugnance à sa- tisfaire à cette demande; néanmoins, en réfléchissant au service qu'il avait reçu, il n'osa refuser. En décrivant le triste specUiclc de c<^ vastr incendie, sa voix liahis-

118 LA MORALE EN IMAGES.

sait de vives émotions. Mais quand il commença à ra- conter ses propres malheurs, il versa des larmes abon- dantes; et, poussant un profond soupir, il dit :

0 Hélas ! ce terrible incendie ne m'a pas seulement enlevé une grande partie de ma fortune, mais encore ce qui faisait tout notre bonheur, ma fille bien-aimée. Tandis qu'au milieu du désordre atîreux excité par l'épouvan- table catastrophe, nous cherchions, ma femme et moi, à soustraire à la voracité des flammes nos objets les plus précieux, nous perdîmes notre enfant, alors dans sa sixième année; sa bonne l'avait prise avec elle afin de la conduire dans la maison d'un ami qui demeurait dans une rue écartée le feu ne sévissait pas encore. Mais , ni la bonne, ni l'enfant, n'ont plus reparu, et, depuis cet événement, toutes nos informations ont été stériles. Probablement, quelque édifice en croulant les aura englouties sous ses décombres.

» A ces mots , Fœdora , qui avait écouté avidement toutes les particularités de ce récit, ne put contenir davan- tage les émotions qu'il avait excitées en elle. Elle se pré- cipita au cou de l'étranger, en s' écriant :

» O mon père ! mon père !

» Ce fut un spectacle touchant. On nous pardonnera de ne point chercher à peindre la joie et la félicité dont leurs cœurs étaient inondés. La plume est impuissante en face de tels tableaux. Que nos jeunes lecteurs se met- tent à la place de Fœdora ainsi que de son père.

» Après les premiers épanchements, Fœdora raconta h son tour l'espèce de succession de miracles auxquels elle devait son salut. La bonne vivandière ne fut point oubliée dans ce récit; mais avec quelle sensibilité, (pielle

FQEDOUA. 119

louchante expression de reconnaissance , elle exposa tout ce qu'elle devait à la bienveillance du seigneur polonais qui l'avait recueillie et traitée comme son enfant.

» Au bout de quelques jours, la blessure du père de Fœdora était guérie. Il dut quitter le château de Po- lowski, et Fœdora le suivit, non sans assurer h ses bienfaiteurs que sa reconnaissance ne s'éteindrait qu'avec sa vie.

») Ils revinrent à Moscou, leur retour causa une joyeuse surprise. L'histoire de Fœdora se répandit. Un jeune seigneur russe, qui occupait un haut grade dans les rangs de l'armée , demanda la jeune fille en mariage et l'épousa.

» Dix ans s'étaient écoulés. La Pologne avait proclamé son indépendance, et l'empereur de toutes les Russies , Nicolas, mit une armée en campagne pour comprimer les efforts de cette héroïque nation. Ou sait l'issue de cette lutte inégale. L'époux de Fœdora avait pris part à la campagne, Fœdora l'avait suivi. Sans nous arrêter h rap- peler les scènes déchirantes de cette guerre, nous dirons seulement que Varsovie venait d'être emportée d'assaut. Dans ce jour néfaste, des milliers de Polonais et de Russes périrent. Vers le soir, tous les olïiciers supérieurs de l'armée triomphante allèrent visiter le champ de bataille gisaient pêle-mêle les cadavres des vainqueurs et des vaincus. Là, gémissaient confondus parmi les morts un nombre infini de blessés. Poussé par la charité , ému de compassion pour le destin de ceux à qui la fortune avait été contraire , l'époux de Fœdora fit transporter dans les hôpitaux et les ambulances ceux à qui il restait encore un souffle de vie. Après ces soins pieux , il allait s'(''l()i-

1-20 LA MORALE EN IMAGES.

gner de ce lieu de désolation , lorsque , parmi plusieurs cadavres qu'on allait recouvrir de terre, il aperçut un officier polonais de haut rang et tout chamarré de croix et de décorations. Il crut remarquer en lui quelques signes de vie , et le fit transporter dans la maison même était Fœdora. , tous les soins nécessaires lui furent prodigués; et, peu à peu, sortant de sa léthargie, l'offi- cier.polonais rouvrit les yeux. Fœdora était assise au chevet de son lit. Tout à coup, elle poussa un cri et se précipita tremblante, éperdue , siii- le corps du vieillard : elle avait reconnu Polowski.

» Polowski , rétabli de ses blessures , n'avait échappé à un péiil que pour retomber dans un danger plus terrible encore. Son nom fut porté sur la liste des proscrits. Quand Fœdora l'apprit, elle se rendit immédiatement près de l'empereur; elle embrassa ses genoux, elle demanda grâce, et Nicolas, attendri, prononça le pardon de Polowski. »

L'histoire était finie; Angèle et Félicie se communi- quaient les réflexions qu'avaient lait naître en elles celte lecture, quand leur mère, madame de Palis, entra. Les jeunes filles lui racontèrent succinctement les aventures de Fœdora.

Vous le voyez , mes enfants , dit-elle , la Providence veille partout autour de l'homme; et, dans tout ce qui arrive, elle a ses vues pleines de sagesse et d'amour. Fœdora , abandonnée , trouve une bienfaitrice dans une vivandière, pour qu'elle puisse contribuer plus tard au salut de son père et sauver la vie à celui qui l'avait tirée d'un danger de mort dans la forêt.

Ortaiuk FOFHMEK.

I

MORALF G M IMA&ES 16.

Im|) i'AuLcil Ji L"

" 'd

IL ACCOURUT, MAIS LE CHIEN DU GARDE LAVAIT DEVANCE

( Le LbmàuCiTde^

m iiaiiM M iâsiDE

élie et son frère Georges virent avec bonheur les premiers jours du mois de septembre 181... C'était lepoque qui allait les réunir pour deux mois

1= après une séparation de

^^fe^ dix mois; séparation bien longue pour deux enfants y^- qui s'aimaient d'une si vive amitié. Pour sa sœur, Georges aurait tout sacrifié; pour Georges, Zélie se serait privée de tout ce qu'elle avait de plus cher. Obligé daller habiter la campagne pour réparer la santé de madame Firmin, M. Firmin, le père de ces deux enfants, n'avait pas voulu saf-rifior l'avenir de Georges en lui donuant

122 LA MOUALK KiN li>lA(;KS.

chez lui une éducation insuiBsante ; il l'avait laissé dans un collège de Paris , et pendant toute l'année , Zélie , qui ne devait pas quitter sa mère de plus en plus malade , n'avait pu accompagner son père à Paris. Madame Firmin était heureuse de revoir son fils, M. Firmin lui-même se faisait un bonheur de voir réunie sous ses yeux sa famille tout entière ; et quand Georges fut dans les bras de son père, de sa mère et de sa sœur, il se sentit plus heureux qu'il n'avait jamais été.

Mon Dieu ! que nous allons être heureux tous ! s'écria Zélie.

Paroles fatales que devaient bientôt démentir les évé- ments les plus déplorables.

Parmi les habitants du château qui faisaient des caresses à Georges , il en était un dont la joie paraissait très-vive et surtout très-bruyante : c'était Médor, qui saluait et accueillait son jeune maître par des aboiements répétés.

Ce chien qu'on désignait rarement par son nom de Médor, mais qu'on appelait ordinairement le chien du garde , a été mêlé d'une manière assez singulière à l'histoire de cette famille , pour que nous expliquions pourquoi ce nom lui était resté. Dans les premiers temps que M. Firmin vint habiter le château qu'il avait acheté, mourut un vieux garde qui , ayant toujours vécu isolé , aimait beaucoup ses chiens; mais depuis deux ans surtout il s'était pris d'une affection extraordinaire pour un jeune chien qu'il avait vu naître. M. Firmin avait assidûment visité ce vieux garde pendant sa dernière maladie. Sentant sa tin prochaine , ce vieux serviteur lui dit un jour : Monsieur, vous avez toujours été bien bon pour moi , mais j'ai une dernière faveur à vous demander. Je vais bientôt mourir,

LE CHIEiN DU GARDE. 123

je ne laisse pas d'enl'anls après moi, mais je laisse cepen- dant un être h qui, moi , pauvre isolé sur la terre , je me suis vivement attaché; je mourrai content si vous me promettez de l'adopter, de le soigner comme j'aurais pu le faire moi-même.

Quoi donc?

Ce jeune chien , dit le moribond en le présentant à M. Firmin.

M. Firmin le lui promit sans hésiter, et, dès que le garde fut mort, le chien fut amené au château désor- mais il garda le nom de chien du garde qui rappelait son origine. Ce chien s'était particulièrement attaché à Zélie , qu'il suivait et accompagnait partout. Il y avait déjà près de deux ans qu'il avait changé de maître sans cesser d'être heureux, lorsqu'arriva un accident qui le mil h même de payer l'hospitalité qu'on lui avait accordée. Zélie, aimait beaucoup la pèche , et c'était pour elle un plaisir que d'aller jeter sa ligne dans une petite rivière assez profonde, bien qu'étroite, qui traversait le parc. Là, les pieds appuyés sur des planches destinées h soutenir le terrain, elle partageait son attention entre sa ligne et les jeux de Georges qui courait après des papillons. Couché à côté d'elle , le chien du garde lui tenait compagnie. Un jour, tandis qu'eUe était toute entière à son occupation favorite , les planches sur lescpielles elle s'appuyait se détachèrent subitement , elle glissa dans l'eau sans pouvoir se retenir sur la pente lapide de la rivière , et un cri terrible avertit Georges du danger de sa sœur ; il accourut , mais le chien du garde l'avait devancé, et quand il arriva il lo vit retirant siu- le bord Zélie, qu'il avait rattra[>ée avant (|ir(ll<' cùl eu le liinps de perdre haleine. Hamené

12/i LA MORALE EN IMAGES.

au château , le chien du garde fut comblé de caresses , et Zélie , à qui il était devenu plus cher que jamais , promit de ne jamais s'en séparer.

Cependant cet événement , qui n'avait pas eu de suites graves, sembla être pour cette famille le signal du mal- heur. L'automne louchait à sa fin , et , à mesure que les beaux jours se voilaient , la santé de madame Firmin s'altérait de plus en plus; sa maladie s'aggrava sensible- ment en peu de temps , et Georges allait repartir lorsque sa mère succomba.

Cet affreux événement plongea toute la famille dans la plus sombre tristesse , et changea en un instant tous les projets de M. Firmin. Il ne voulut plus habiter un séjour qui lui rappellerait constamment de si tristes moments , et décida que Georges rentrerait de suite au collège. C'était le moyen , selon lui , le plus efficace pour le distraire. Arrivé à Paris , il chargea quelqu'un de vendre son petit château de Touraine, et chercha lui-même, en se livrant à de nouvelles spéculations , des distractions à sa cruelle douleur.

Mais les malheurs avaient commencé et ne devaient pas s'arrêter si tôt. Les spéculations d'abord heureuses de M. Firmin tournèrent mal; pour comble de malheur, il se trouva associé avec des gens de mauvaise foi, et vit disparaître entre leurs mains une partie de sa fortune , tandis qu'un homme , en qui M. Firmin avait eu jusqu'alors la plus grande confiance , s'enfuit emportant plus des trois quarts de ce qui lui restait.

Contre tous ces coups du sort, M. Firmin voulut faire bonne contenance. Il avait songé à faire suivre à Georges la carrière du barreau , mais ses moyens ne lui permet-

LE CHIEN DU GARDE. 125

laient plus d'entretenir son fils dans des études longues et dispendieuses , et dont le fruit très-incertain ne devait d'ailleurs être recueilli que dans un temps très-éloiguë. H fallut qu'il quittât ses études, et IM. Firmin, en lui faisant part des malheurs qui venaient de le frapper , lui fit entendre que le commerce était le moyen qu'il lui conseil- lait de prendre pour arriver à se conquérir une existence , sinon brillante du moins certaine. Les débris de sa for- tune seraient employés à nourrir lui et sa fille , et à satis- faire aux premiers besoins de Georges avant qu'il put exercer sa profession future d'une manière iucralive. Mais Georges, doué d'un caractère ardent qu'avait encore développé une bonne éducation , Georges prit en ce moment une résolution hardie et généreuse. Mon père, dit-il à M. Firmin, si j'embrasse cette profession nouvelle que vous me désignez , toutes les études que j'ai faites jusqu'à cette heure me deviennent à peu près inutiles ; elles me seront plutôt un obstacle qu'une aide , car elles ont développé chez moi l'habilude d'un travail intellectuel que je ne trouverais plus l'occasion d'exercer avant long- temps. Pourquoi ne pas chercher plutôt à utiliser autant que possible ces connaissances que j'ai acquises? J'entrevois même la possibilité de faire concorder vos idées et les miennes. J'ai dans le cours de mes études donné un soin particulier aux mathématiques , je suis assez avancé ; je n'ai cependant que seize ans et demi. Vous connaissez sans doute quelque négociant qui habite un port de mer, une lettre de recommandation me suffira pour ne pas avoir l'air abandonné ; je me charge du reste. Je m'em- barquerai, et d'ici à ([iielques années, mon père, si la lortunc ne trompe pas mon courage et mes espérances.

I2() LA iMORALE EN IMAGES.

comptez que vous pourrez retrouver une existence plus douce et plus tranquille.

M. Firmin consentit , quoiqu'à regret , à laisser partir son fils qu'il adressa à Marseille. Surtout donne-nous de tes nouvelles, avait dit Zélie. Georges, comme on le pense bien , n'y manqua pas. M. Firmin apprit bientôt que son fils, embarqué sur le navire la For lune , était parti pour Rio- Janeiro. Ainsi, tu le vois, écrivait Georges, voilà déjà un bon présage, je pars sous l'aile de la fortune.

Cependant M. Firmin se trouva compromis par suite des spéculations qu'il avait faites ; les gens avec lesquels il avait été momentanément associé avaient détourné des fonds, et M. Firmin, pour échapper à une détention préventive , dut fuir et se cacher sous un nom supposé. 11 se rendit à Marseille dans l'intention de prévenir Georges aussitôt qu'il arriverait, et l'emmener avec lui s'il était forcé de s'expatrier. , sous un nom supposé , il ne redoutait rien et se tenait à l'affût des nouvelles des bâti- ments, attendant avec anxiété l'arrivée de son fils.

Pendant tout ce temps-là, Zélie n'avait pas abandonné le chien du garde. Il avait partagé sa mauvaise fortune , et il arriva à Marseille avec sa jeune maîtresse : c'était du reste alors un très-beau chien dans la force de l'âge , et dans les promenades on ne manquait jamais de se récrier en le voyant. Un jour, M. Firmin et sa fille s'étaient assis sur le bord du quai de Marseille pour respirer la fraîcheur du soir ; un monsieur avait attiré Médor à lui et , le rete- nant par le collier , il lui caressait la tête , lorsque tout à coup ses yeux se portèrent sur le collier de Médor que M. Firmin n'avait jamais changé, et sur lequel il avait

LE CHIEN DU GARDE. 127

fait autrefois graver son nom. L'inconnu , s'avançant rapi- dement vers M. Firmin : Quoi, monsieur, lui dit-il, vous seriez M. Firmin qui dernièrement a perdu sa for- tune que lui emportait un homme dans les mains de qui il l'avait placée?

Oui , monsieur.

Oh bien! alors, je rends grâce au hasard qui vous amène ici. La personne qui disparut avec votre fortune était un grand ami de mon père; dernièrement, mon père a reçu de lui une lettre qui l'instruisait des causes de la disparition subite, et le mettait à même de rendre à chacune des personnes dont il avait eu la confiance le montant de ce qui leur appartenait. Je me suis rendu moi- même à Paris pour vous trouver ; pendant trois mois mes efforts ont été inutiles, vous aussi vous étiez disparu sans qu'on sût vous étiez allé. Enfin je suis revenu ici désespéré , lorsque je vous retrouve par le plus grand des hasards. Venez chez mon père , qui est un armateur de ce port , et lui-même , en vous confirmant ce que j'avance , vous remettra le précieux dépôt.

Qu'on juge du bonheur de M. Firmin : désormais sa vie allait redevenir tranquille, l'existence de ses enfants était assurée ; il ne cessait de remercier M. Dockyard dans les termes les plus vifs.

Je puis vous annoncer aussi, lui dit M. Dockyard, que l'affaire qui vous avait fait fuir est terminée, et que vous pouvez, quand vous voudrez, retourner à Paris si rien ne vous retient i( i.

J'attends un bâtiment qui, je pense, doit bientôt être de retour.

Espérez, monsieur, que vous aurez plus de bonheur

1-28 LA MORALE EN LMAGES.

que moi , car j'apprends à Tinstant une mauvaise nouvelle : un navire que j'avais expédié à Rio-Janeiro, la Fortune, s'est perdu corps et biens.

En entendant ces mots, Zélie tomba évanouie, et M. Fir- min put à peine expliquer à M. Dockyard que son fils était parti sur ce navire.

En vain M. Dockyard chercha à consoler M. Firmin; la nouvelle était récente , disait-il , et pouvait par consé- quent être démentie. Rien ne pouvait le consoler, la pensée de sa fille put seule lui rendre un peu de fermeté. Dès ce moment, il disposa tout pour son départ. La veille du jour qu'ils avaient fixé , M. Firmin et sa fille se pro- menaient sur le bord de la mer, assez loin de la ville, lorsque Médor, qui était en avant, revient en aboyant violemment. M. Firmin, ne pouvant réussir à le faire taire, le suivit du côté il semblait vouloir l'entraîner. Il arriva bientôt près d'un creux que la mer avait creusé dans les rochers , et il vit un homme sans mouvement et que paraissaient avoir rejeté les flots. Il respirait encore ; M. Firmin saisit une petite fiole d'eau-de-vie qui pendait à son côté , et lui en fit avaler quelques gouttes. Bientôt le malheureux ouvrit les yeux, et jetant les regards sur Médor qui lui léchait les mains : Ciel ! s écria-t-il , le chien du garde.

Bientôt Zélie, Georges et son père, agenouillés sur le bord de la mer, remerciaient le ciel de les avoir réunis et admiraient la Providence qui , récompensant la promesse faite autrefois par M. Firmin , avait voulu (jue ses deux enfants et sa fortune il les dût au chien du garde.

Auguste AUVIAL.

fi^Ç

P; ■"^'■""

•' .v,/;,??! . Uom^^-*. '

f.

'■''''■■.. 'V

i m....

- ""

;t>-,|

M lîUmM^ 3llS'l)â3il«

y a des hommes qui

naissent avec une

force et une généro-

"^ si de cœur qui con-

^W^^ soient de bien des

^^ - - lâchetés et de bien

^ des égoïsmes. Ainsi

fut Charles - Robert ,

qui sembla voué dès

- ^_^_ ^ l'enfance h l'oubli de

soi-même et au soutien des autres.

On raconte qu'à une époque il était h peine âgé de dix ans , mais déjà la force de son corps , égale à celle de son âme, était presque ulhlélique , un loup était la terreur de la contrée. Les bergers ne parlaient qu'avec effroi de celle horrible bêle qui dévorait les plus belles (h" leurs brebis, souvent jusque sous leurs yeux et sons la

130 LA MORALK KN IMAGES.

garde des chiens. Des enfants même en avaient été les déplorables victimes. Tous les habitants de la campagne avaient en vain essayé , en se rémiissant par troupes , de le surprendre et de le tuer; les plus intrépides s'étaient vus contraints de reculer à son redoutable aspect.

Charles-Robert fît, à lui seul, ce que tous ensemble n'étaient pas parvenus à accomplir. Un jour qu'il lui fai- sait le guet, il aperçut le loup qui emportait entre ses dents meurtrières un pauvre agneau. Courir après lui, armé seulement d'un bâton , le saisir hardiment par la queue et le forcer à lâcher sa proie , ne fut que l'affaire d'un instant. Le loup, réduit à se défendre lui-même, lâcha d'aboj'd l'agneau et se prépara à tourner tous ses efforts contre l'adversaire qui survenait. Charles-Robert , jetant alors son bâton de côté, saisit l'animal à la gorge, le terrassa; et, de ses mains et de ses genoux, il réussit à l'étouffer.

C'était le premier service qu'il rendait à ses sembla- bles. Ce n'était que le prélude de plus importants, témoin celui que nous allons raconter :

Il faisait un rude hiver. Le grand étang de la con- trée qu'habitait Charles -Robert était pris en entier, et avait invité les enfants à transporter leurs jeux sur la glace.

Parmi les spectateurs qui les examinaient du bord de l'eau, il y en avait un, jeune comme eux, dont ces enfants se moquaient tous beaucoup , car il ne prenait aucune part à leurs plaisirs, et ils l'auraient presque taxé do lâcheté, s'il n'avait pas eu la réputation d'être un vigou- reux compère, qui les eût pu mettre, au besoin, à la raison d'un revers de sa main.

LE VÉRITABLE HÉROÏSME. 131

C'était Charles - Kobert , qui n'avait jamais su glisser, lui, parce qu'il ne trouvait cela bon à rien qu'à tour- menter les parents et à se casser un bras ou une jambe ; mais qui, en revanche, avait appris à nager comme un poisson, parce qu'on lui avait dit que c'était utile dans l'occasion , ne serait-ce que pour sauver la vie à ses sem- blables

Ils se moquaient donc à demi-voix de Charles-Robert, qui n'y prenait garde, et qui semblait préoccupé de choses bien plus sérieuses.

Mais voilà que tout à coup les éclats de la folie se chan- gent en quatre épouvantables cris, auxquels répondent à quatre reprises des cris non moins effrayants partis du bord de l'étang. Un craquement s'était lait entendre. La glace avait éclaté, un gouffre s'était ouvert, dans lequej couraient s'engloutir un à un , et à la suite les uns des autres , les imprudents qui s'étaient hasardés sur ce fra- gile parquet, et que nulle force humaine ne pouvait arrêter dans le rapide essor qu'ils s'étaient eux-mêmes donné. Quatre malheureux enfants disparurent sous la glace.

L'épouvante et la pitié étaient générales, et pourtiuii personne, personne ne s'élançait à leur secours; leurs camarades s'étaient enfuis à l'aspect d'un danger qui avait failli les perdre tous.

Je me trompe : il y avait non loin de un enfant qui arrachait à la hâte ses souliers, se dépouillait de sa veste. En trois bonds, il avait fendu la foule qui restait béante, qui ne l'avait pas même aperçu, et déjà il plongeait dans l'eau glacée.

On ne If vit <|u<' qiwlques minutes après, (|uand il sortit

132 LA MORAI.K EN IMAGES.

du trou latal, ramenant par les cheveux un des noyés qu'il déposa sur l'herbe. Ce courageux enfant, c'était encore Charles-Robert.

En ce moment, ce fut un cri d'étonnement et d'ad- miration.

Charles-Robert l'entendit à peine , et il était déjà à la recherche d'un second noyé, qu'il ne tarda pas aussi h ramener à la vie.

Demi-mort qu'il était de fatigue et de froid , on ne put cependant le retenir; et, pour la troisième fois, il plon- gea dans le gouffre.

Mais, cette fois^ il fut long à remonter sur l'eau; on frémissait pour lui; on désespérait déjà de le revoir, lorsqu'enfîn , pâle , chancelant , il revint déposer près des deux autres sa troisième conquête ; et , grelottant , sa chemise gelée sur sa peau, les cheveux hérissés de glaçons, les lèvres violettes et les yeux fermés, il tomba sans force aucune, expirant à côté de ceux qu'il avait si noblement sauvés.

Une femme était accourue durant ce temps, une femme éplorée, et qui faisait retentir l'air de ces mots :

« Mon fils, est mon fils? »

C'était la mère de Charles-Robert. Elle le retrouva, son fils, mais dans l'horrible état je vous l'ai dépeint.

Enfants , si vous avez jamais bien compris ce que c'est que l'amour d'une mère qui ne vit que pour son fils , qui va mourir s'il meurt, jugez quels furent les déchirements et les douleurs de celle-ci. Elle se jeta sur son enfant , le réchauffant de son corps, de son haleine, le suppliant de l'appeler sa mère, de rouvrir les yeux. Il les rouvrit en effet à moitié, et, lui londanl la main, il répondit :

LE VÉRITABLE HÉROÏSME. 133

« Ma niJ're ! . . . »

Il avait relrouvé l'existence en entendant cette voix chérie qui le priait de vivre.

Mais ce n'est pas tout : il y avait deux mères, celle de Charles-Robert d'abord, et puis celle du (Quatrième enfant qu'il n'avait pu sauver, et qui sans doute en ce moment achevait d'expirer sous la glace.

Cette pauvre mère, elle avait aussi appelé son fils, et son fils n'avait point répondu ; elle s'était élancée vers l'en- droit où l'on avait déposé les trois enfants retirés de l'eau.

Pas un d'eux n'était son fils.

La pauvre mère! elle était presque jalouse; elle en voulait presque à Charles-Robert d'avoir délivré les trois autres enfants, puisqu'il n'avait pu lui raj^porter le sien. Le désespoir s'empara d'elle; la malheureuse était prête h se précipiter dans le gouffre pour expirer près de son enfant, quand Charles-Robert, qui avait recouvré quelque force, écha[)pant aux bras de sa propre mère, retint l'autre femme par ses vêlements, et, lui i)romettant de lui rendre son fils, se jeta, pour la quatrième fois, sous la glace.

On attendit deux mortelles minutes.

Rien!... Charles-Robert ne revenait pas.

Oh ! vous eussiez vu alors un déchirant specUicle d'amour maternel; vous eussiez vu ces deux mères dont l'une sem- blait dire à l'autre :

« Vous me tuez mon enfant pour sauver le vôtre. »

Et l'autre, qui, l'œil égaré, la tête perdue, ne trouvail pour réponse que ces mots :

«Mon Joseph! moîi Joseph! (pii me rapportera nioii J<^seph ! 0

13/» LA MOIlALl-; EN IMAGES.

C'ëlail à faire pleurer les plus insensibles.

Voilà pourtant à quoi vous exposez vos parents dans vos jeux imprudents, malheureux enfants!

Charles- Robert ne revenait toujours pas, et tous les yeux des spectateurs , fixés sur l'étang , témoignaient d'une inquiétude qui augmentait à chaque seconde.

Enfin, à une certaine distance de l'ouverture d'oui il était parti, on entendit un bruit sourd, comme celui d'une tête qui aurait fait des efforts pour briser la glace en dessous et s'ouvrir un nouveau passage.

Aussitôt on se met h l'œuvre , et , à l'aide d'une hache , la glace est rompue en cet endroit et montre encore une fois le jeune et sublimé vainqueur avec Joseph, l'enfant de cette femme qui n'en croyait pas son regard , et qui , allant de l'un à l'autre , ne savait plus lequel elle devait appeler son fils.

Quant à l'autre mère, à celle de Charles-Robert, que toutes les bouches complimentaient, elle hésitait entre les pleurs de tristesse et les larmes d'un juste orgueil. Elle avait droit d'être si fière de son enfant !

On avait eu le temps de préparer à Charles-Robert des vêtements chauds qui le reçurent à sa sortie de l'eau. On ranima son corps épuisé, que soutenait seule la con- science d'une grande et belle action.

Ensuite on le porta , escorté de ses quatre trophées , dans la maison la plus voisine de l'étang, et il y fut l'objet de l'admiration et de tous les soins des personnes les plus marquantes des environs qui allèrent toutes les visiter.

Le préfet du département le désigna d'une manière spéciale au ministre de l'intérieur, qui envoya, avec de grands compliments , à Charles - Robert , une superbe

LE VÉRITABLE HÉROÏSME. 13.)

niëdaille d'or cl rassurance de sa proleclion. Chailes- Koberl n'a trouvé , dans ces témoignages d'estime qu'il ne demandait pas , que des motifs nouveaux de rendre de signalés services à l'humanité. Depuis il ne s'est pas écoulé une année que Ion n'ait à enregistrer le nom de quelque personne arrachée par lui à la mort , soit dans les eaux , soit au milieu de l'incendie. On raconte aussi que, bien que pauvre lui-même, il est venu en outre, de sa bourse , au secours de ceux à qui il avait rendu de ses mains l'existence. En effet, que lui coûte de donner l'ar- gent qu'il gagne à la sueur de son front, h lui, qui est sans cesse disposé à donner jusqu'à ses jours pour la con- servation de ceux des autres? Dernièrement Charles- Robert a reçu le prix Monthyon , qui est la récompense de ceux qui se signalent le plus par leurs vertus et leur dévouement. Il l'avait bien mérité.

Toutefois , il garde encore la trace des souffrances qu'il endura à la suite de ses généreuses actious. Ses membres sont engourdis parfois comme ceux d'un vieux soldat (jui se serait trouvé à nos guerres de Russie. Ce sont de nobles blessures, des blessures gagnées en sauvant des hommes , et qui sans doute valent bien celles que l'on gagne en les détruisant. Que de mères, que de parents, disent en voyant passer ce noble fils du peuple : « Voilà celui qui a sauvé notre enfant, notre frère! » Est -il un générai couvert de croix et de glorieuses blessures, qui ait le droit d'être plus fier que Charles-Robert? Et cepen- dant Charles-Robert est le plus modeste des hommes; il regarde les services qu'il a rendus, ceux qu'il rend encore au péril de sa vie , comme des choses toutes naturelles; le sacrifice de sa personne pour sauver celle

13<> LA MORALE EN IMAGES.

de ses semblables lui semble une des conditions de l'homme sur la lerre. Oui peut se flatter d'interpréter mieux que lui la divine loi du Christ ? Pour l'honneur et la consolation de l'humanité , qui renferme tant de criminels et donne naissance à tant de crimes, on est heureux de savoir que Charles -Robert n'est pas le seul héros de son espèce , et que , dans les rangs du peuple surtout , les dévouements du même genre ne sont pas rares : mais comme ils partent presque toujours de gens peu soucieux de les rendre publics et qui d'ailleurs ont rarement autour d'eux des personnes qui, dans un intérêt général, forcent leur modestie et rompent leur silence, ils restent pour la plupart inconnus. Je me trompe, Dieu les voit, qui les récompensera, mais on ne saurait trop les rechercher sur la terre , pour les montrer aux hommes et les offrir en exemples.

i

LÉON GUERIN.

#

I A

MOHAlf FM IMA(> 18 .

M Al

ojjlie

1 Auli'irt or

SUIVANT AVEC UNE TENDRE SOLLICITUDE LES IVI OU VE M E NS DE JULIETTE QUI JOUAIT AVEC SA POUPEE

( Les Uois SOI lies jiav joni

IIS mm^ mimm mi mm,

deline , Adeline !

Grand - papa , Adeline est sortie !

Sortie ! Je suis donc seul avec toi, Juliette?

Et Xmï qui joue avec le chien Coco, et la paysanne qui fait le diner , répondit Juliette.

Cette conversation se pas- sait sur la terrasse d'une petite maison de campagne , à Passy, entre monsieur le baron de Saint-André, vieillard octogénaire, aveugle, et chevalier de Saint-Louis, décoré de la main même de Louis XVI , et deux petites filles dont la plus âgée n'avait pas six ans, et la plus jeune en avait quatre.

Juliette, reprit le vieillard après un moment de silence, ta sœur ne t'a-t-elle rien dit en sortant?

138 LA MORALE EN L>L\GES.

Si , grand-papa , répondit Juliette ; elle m'a dit : Fais attention à Nini ; prends garde qu'elle n'ennuie pas grand-papa , et si grand -papa veut faire un tour de prome- nade au jardin , donne-lui la main , marche doucement , écarte en marchant les pierres des allées qui pourraient lui blesser les pieds , car il n'y voit pas , ce pauvre grand- papa, et Dieu nous adonné à lui, nous, ses enfants, pour le garder, lui obéir et faire tout ce qu'il voudra... Oh! je sais ça par cœur, grand -papa, et ce serait bien étonnant si je ne le savais pas, Adeline me prend pour une petite bête, elle me répète ces mêmes paroles

trois fois par jour, toutes les fois qu'elle sort

Enfin!...

Comment , toutes les fois qu'elle sort ! elle sort donc souvent? demanda M. de Saint-André , dont le front véné- rable se plissa sous une pénible idée...

Trois fois par jour^, répondit Juliette, avec ce senti- ment d'orgueil d'une petite fille , heureuse de l'attention qu'on porte à ses paroles.

Trois fois par jour! se récria le vieillard.

Juliette reprit d'un air très-important : Je dis bien : trois fois par jour, une fois le matin, de sept à neuf heures, pendant que vous êtes encore au lit ; une autre fois , de midi à une heure, l'heure qu'il est à présent, et la troi- sième fois, de trois à cinq, pendant que vous faites la sieste, comme dit ce curé espagnol qui vient de temps en temps nous voir... Ça fait bien trois fois par jour... Je sais compter peut-être.

Quelle heure est-il? interrompit brusquement le grand-papa , sans doute pour couper court au bavardage de sa petite-fille.

LES TROIS SORTIES PAR JOUR. 139

Il doit être une heure sonnée , grand-papa , dit Juliette. Voilà Adeline qui rentre ; je l'entends qui ferme la porte de la rue, et qui parle au petit chien de Nini.

Adeline arrivait en ce moment , assez rouge , comme quelqu'un qui vient de faire une longue course , et qui a marché vite. C'était une grande et belle jeune fille , blonde et rêveuse ; un voile de tristesse semblait s'être glissé sur ses traits , et en effaçait presque cette fleur de jeunesse. On lisait sur son front, d'une pâleur studieuse, une forte et grande pensée , qui semblait dominer et quelquefois envahir toutes ses autres pensées.

Adeline! dit M. de Saint-André d'une voix si sévère, que la jeune fille devint toute rouge, êtes-vous? et, étendant la main , il rencontra la main d'Adeline , qui s'était aussi avancée, la saisit, la prit, la palpa, et enfin il s'écria : —Vous êtes agitée, tremblante, émue... D'où venez-vous ?

La jeune fille resta interdite.

N'obtenant pas de réponse, M. de Saint- André reprit, et cette fois-ci c'était un sentiment de tristesse chagrine qui se faisait sentir dans l'accent qu'il mettait à prononcer chaque parole :

Je me trouvais, en 1814, veuf, et de toute une nombreuse famille n'ayant plus que ma pauvre fille , Henriette , ta mère, Adeline, ton père blessé à Waterloo, et incapable d'aucun travail , et toi , qui avais alors douze ans... Adeline , ajouta le vieillard avec force , par tous mes chagrins cruels passés et saignants toujours, par mes cheveux blancs... dis-moi... d'où viens-tu?... vas-tu trois fois par jour?...

Mon père, dit Adeline, je n'ai que dix-huit ans.

IZiO LA MORALE KN IMACKS.

c'est vrai; mais le malheur a passé sur mon front de jeune fille et l'a fait grave et sérieux.... H y a trois ans que ma mère n'est plus, et j'ai toujours sous les yeux ce triste événement, comme s'il ne s'était passé qu'hier; j'entends encore sa voix éteinte se ranimer pour me dire : Ade- line , je te confie mes deux enfants; sois leur mère; je te

laisse mon père c'est un être de plus confié à ta

garde... guide les premiers dans la vie, montre -leur- en les épines et les dangers... Cache au second tout ce qui pourrait l'attrister... Je sors trois fois par jour, et cela vous inquiète; mais ne suis-je pas mère de famille, maîtresse de maison... mieux que tout cela... votre heu- reuse servante à tous?... Et mes devoirs ne peuvent-ils pas m'appeler , même plus de trois fois par jour , hors du logis?... Ayez foi en la fille de votre Henriette, mon bon père... croyez en elle.

Je ne demande pas mieux, ma fille, et mon cœur en a besoin... Ainsi, te voilà rentrée, n'est-ce pas?... Tu ne sortiras plus d'aujourd'hui... c'est dit... Tu ne réponds pas, Adeline...

Adeline resta un bon moment debout, appuyée sur le mur de la terrasse qui bordait la grande route, tantôt examinant avec inquiétude le visage froncé et soucieux de son grand -père... tantôt suivant avec une tendre sollicitude les mouvements gracieux de Juliette promenant sa poupée , et ceux tout enfantins de Nini jouant avec le chien et l'agaçant en lui offrant et retirant presqu'à la fois sa tartine de pain beurrée... puis elle adressa aux deux enfants un signe d'adieu et de discrétion , et se glissa légèrement hors du bosquet.

Un quart d'heure après , Juliette la vit , son chapeau et

LES TROIS SORTIES PAR JOl R. 1Z|1

ses ganls h la main, traverser le jardin, ouvrir la porte de la rue et la refermer sur elle sans faire de bruit.

L'oreille fine du vieillard avait saisi et pour ainsi dire suivi chaque mouvement de sa fille aînée , si bien que , lorsqu'elle eut disparu derrière la porte, il dit, se parlant à lui-même, comme s'il l'avait vue.

Encore sortie !

Puis, comme pour calmer l'inquiétude qui le dévorait , il dit à Juliette d'aller dire à la jardinière de venir cher- cher Nini pour la mener promener, et ajouta : Prends en même temps le journal sur ma table , dans le salon , et viens me lire l'article spectacle ; cela nous amusera tous les deux.

Juliette obéit; un moment après, Marthe, emportant Mni, sortait du jardin par la porte qui donnait dans le bois de Boulogne , et Juliette , assise sur un tabouret , aux pieds de son grand -père, lisait de sa petite voix douce et claire l'article demandé.

Elle avait à peine fini la première colonne , lorsqu'on frappa à la porte du jardin.

Il n'y a personne pour ouvrir, dit-elle en interrom- pant la lecture ; Marthe est au bois.

Eh bien ! lui dit M. de Saint-André, va répondre. La porte n'était pas assez éloignée de la terrasse pour

que M. de Saint-André n'entendît le dialogue suivant, établi entre la voix de Juliette et une voix étrangère de femme.

N'est-ce point ici, mon enfant, qu'il y a une maî- tresse de piano?

Non, madame.

On m'a cependant bien dit : Grande-Kue , à Passy , 1-2.... C'est peut être une locataire de celte maison que

142 LA MORALE ES LMAGES.

VOUS ne connaissez pas, mon enfant, répliqua l'élrangère.

Il n'y a dans toute la maison que grand-papa qui est aveugle , répondit Juliette avec ce ton d'un enfant qui ne veut pas qu'on mette en doute ses paroles ; puis , ma grande sœur Adeline ; puis , Marthe qui fait la cuisine ; puis, son mari qui est jardinier; puis, ma petite sœur iVini, le chien Coco, moi , et c'est tout , madame. Mais il vient quelquefois ici une maîtresse de piano qu'on appelle mademoiselle de Dietz ; c'est peut-être elle que vous demandez.

On m'a dit mademoiselle Adeline de Saint-André, répéta la dame, qui donne des leçons de piano chez...

Madame, je ne mens jamais, interrompit Juliette avec impatience, et ma grande sœur Adeline n'est pas maîtresse de piano; je le sais bien, peut-être, puisque c'est ma sœur.

N'est-ce point ici chez M. le baron de Saint-André, ma belle petite? dit un jeune homme s'approchant de la porte entrouverte.

Oui, monsieur, dit Juliette.

Alors, c'est aussi ici chez la jeune personne que vous demandez, madame... et la personne que j'aperçois la-bas est sans doute M . le baron de Saint-André , ajouta le jeune homme.

Et, au grand étonnement de Juliette, qui s'égosillait à prouver que sa sœur n'était pas une maîtresse de piano, le jeune homme s'avance vers le vieillard et , après s'être une seconde fois assuré qu'il parlait au baron de Saint- André, il ajouta :

Monsieur le baron, je suis assez heureux pour vous annoncer que votre pension vous est rendue.

LES TROIS SORTIES PAR JOUR. 1Z|3

Vous devez vous méprendre , monsieur , répondit M. de Sainl-André, ma pension ne m'a jamais été ôtée; comment voulez-vous qu'elle me soit rendue.

Le jeune officier reprit avec l'accent de l'étonnement :

N'êtes- vous pas le baron de Saint- André... qui a servi sous Louis W , sous Louis XVL.. dans la Vendée... qui a perdu ses dix fils dans les guerres de l'empire...

Oui, monsieur, dit le vieillard.

Voire petite fille, mademoiselle Adeline de Sainl- André, ne donne-t-elle pas des leçons de piano chez la nièce du ministre de la guerre , chez ma mère , enfin.

ExpUquez-vous , monsieur, expliquez- vous? s'écria M. de Saint-André... Ma position perdue... Adeline... ses trois sorties par jour... Oh! par grâce... expliquez-vous?

Mais c'est bien simple... reprit le jeune homme, et comment ignorez-vous cela?... voici. J'ai deux sœurs... Il y a un an que , cherchant à Passy même une maîtresse de piano , mademoiselle Adeline s'offrit... Elle était recom- mandée par la comtesse de Bricourt, dont les filles appre- naient aussi le piano. Dernièrement , sachant que j'étais employé au ministère de la guerre et neveu du ministre , mademoiselle Adeline me raconta que depuis deux ans votre pension avait été suspendue sans qu'elle pût savoir pourquoi .. . et puis, ajouta-t-elle... le moyen qu'un vieillard aveugle... ou une enfant comme moi, puisse faire les démarches nécessaires pour savoir seule- ment pourquoi. Je promis de faire ces démarches... j'ai tenu parole... et je suis assez heureux aujourd'hui pour vous rapporter non -seulement le brevet de votre pension , mais l'arriéré.

Oh! mon Adeline, sainte et noble enfant! s'écria le

iUli LA MORALE EN LMAGES.

vieillard levant au ciel ses grands yeux sans regards.... Oh! ma fille!... si injustement accusée!... qui m'avait tout caché.... tout... même le travail forcé auquel elle n'était pas habituée, elle s'était soumise... Oh! est- elle... qu'on aille la chercher... Et, comme elle tardait à venir, M. de Saint-André raconta ce qui s'était passé le

matin même sur cette terrasse oii il était encore

L'accent du vieillard était empreint d'une émotion fébrile qui se communiqua aux assistants !

Oh, monsieur le baron, s'écria le jeune homme... je vous donnerai sur ma famille tous les renseignements que vous pourrez désirer... Donnez-moi votre petite-fille pour femme !

Dans ce moment un cri de joie de Juliette annonça aux assistants qu'Adeline revenait... A la vue des étrangers qui entouraient son grand-père, elle s'arrêta timide et honteuse, mais le vieillard l'appelant lui dit en l'embras- sant : Tout est découvert , mauvaise , et voilà un mari qui veut te ravir à moi. 3Ionsieur veut donc, dit Ade- line avec une timidité pleine de fermeté, avoir à la fois un grand-père et deux enfants du bonheur desquels il répoudra devant Dieu.

Tout, tout, pourvu que vous vouliez bien faire le mien, vous, mademoiselle.

Aujourd'hui Adeline a établi ses deux sœurs, et elle est une des femmes les plus distinguées de la capitale. Il y a deux ans seulement que M. de Saint-André s'est éteint dans ses bras, en la bénissant.

Eugénie FOA.

WORALL EN IMAGES 19 .

14

^-^,»w«^'^r ^ L^

D .ipvés Diîïeru

ElLf NE PUT put TOWBER AUX GENOUX DE SA MERE

M mm^ m m îMmm.

armi toutes les jennes per- sonnes qui se trouvaient dans l'institution dirigée par madame Ducanges, il en était beaucoup pleines d'intelligence, beaucoup de studieuses et d'un bon ca- ractère; mais il n'en était pas une qui réunît toutes ces qualités à un plus haut point qu'Emma Guernon. Quoi- que bien jeune encore, puisqu'elle comptait à peine douze ans, ses connaissances, qu'elle avait acquises depuis son séjour dans l'institution , la mettaient au niveau de plus âgées qu'elle et de pins anciennes. Douée d'une facilité extraordinaire, d'une mémoire prodigieuse, elle n'en abusait cependant point pour apprendre vite et légère- ment. Tous les travaux qu'on lui donnait à faire, soit travaux d'aiguille, soit travaux d'intelligence, elle s'en

1Z|6 LA MOKALK KN IMAGES.

acquittait avec promptitude, et rarement avait-on des re- proches à lui faire. Certainement, les camarades d'Emma en eussent été jalouses, si, à tout cela, elle n'avait point un cœur excellent, une douceur et une égalité parfaites. Jamais elle ne faisait sentir sa supériorité, même indirec- tement, et soit qu'on lui demandât un conseil ou qu'on la priât d'aider à un travail , on la trouvait toujours prête à rendre service, et cela avec un zèle et une complaisance qui la faisaien t chérir de tout le monde. Aussi, madame Du- canges l'avait-elle appelée la perle de sa pension , et ses petites camarades, approuvant ce surnom, le lui avaient confirmé ou ne l'appelaient plus que la Perle.

Depuis quelque temps, était entrée dans la pension une jeune élève d'un caractère bien différent; l'expression de son visage prévenait tout d'abord contre elle. Sans être laide, Aglaé avait dans la physionomie quelque chose de faux et de perfide. Autant Emma était douce et bonne, autant Aglaé était acariâtre et méchante. Dans les premiers temps de son arrivée , on n'eut pas trop à se plaindre d'elle ; elle se contraignait un peu. Mais bientôt elle se laissa aller davantage; et, quand elle eut pris l'habitude de la mai- son, quand l'embarras qu'éprouve une nouvelle-venue ne la retint plus, elle donna libre cours à ses mauvais pen- chants. Ce ne furent d'abord que de petites niches, comme elle appelait cela. Cacher les mouchoirs de ses camarades, les faire chercher pendant long- temps, puis ensuite les leur rapporter en se moquant d'elles; puis, les espiègle- ries devinrent plus désagréables. Elle s'amusait souvent à coudre ensemble les robes de deux pensionnaires , de telle sorte qu'en se levant toutes deux déchiraient leurs vêtements. Plus d'une fois, la maîtresse de pension l'avait

LA l'ERLE 1:1 LE CHARDON. lUl

blâmée sévèrement, même punie. Mais rien ne semblait devoir la corriger; ni les reproches, ni les punitions ne lui faisaient effet , et tout ce qu'on pouvait remarquer , c'est qu'elle prenait plus soin de se cacher, joignant ainsi le vice affreux de la dissimulation à tous ses autres défauts. Aussi n'avail-elle aucune amie. Quelques petites pensionnaires avaient bien cherché dans les commen- cements h se lier avec elle, mais elles avaient été les premières à souffrir de son mauvais caractère , et bientôt elles s'étaient séparées d'elle : chacune la fuyait. Agiaé. disait-on , c'est comme un chardon , on se pique quand on veut l'approcher. En pension , les surnoms s'adoptent facilement, et celui de Chardon lui était resté. Plus d'une fois , elle avait cherché à faire quelque méchanceté à la Perle dont l'éclat l'offusquait et la rendait jalouse. Mais, jusqu'alors, la vigilance d'Emma, qui se tenait sur ses gardes, l'en avait empêchée, et plus d'un mauvais tour, commencé contre la Perle , s'était terminé à la confusion du Chardon. Sa haine s'en était accrue, et Aglaé guettait constamment l'occasion de trouver en défaut la prudente Emma. Le bon cœur de celle - ci lui en donna bientôt l'occasion. Pour la fête de son père, Emma devait sortir avec ses parents; il y avait une partie arrangée à l'avance et pour laquelle elle avait fait mille petits préparatifs. Pour que son plaisir fût complet, elle avait obtenu de sa mère d'emmener avec elle deux de ses petites amies. Madame Ducanges avait fait de grandes ditïicultés pour laisser ainsi sortir un jour de la semaine trois de ses élèves. Elle avait cependant fini par y consentir, à une condition, c'est qu'Emma réciterait avant son départ un long morceau de poésie qu'on regardai! (■<»nnne bien dif-

148 LA MORALE EN IMAGES.

ficile à apprendre; c'était une satisfaction donnée aux autres élèves ; madame Ducanges ne voulait pas avoir l'air de faire des faveurs à la Perle, et elle se montrait en quelque sorte plus stricte vis-à-vis de celle-ci. Emma y consentit de grand cœur, et ses deux amies la remer- ciaient vivement , ne doutant pas du succès. Emma avait une si bonne mémoire ! Elle apprenait si facilement ! Qu'était-ce pour elle qu'un pareil travail?

Dès le jour cette convention avait été faite, Emma s'était mise à la besogne, et bien qu'il dût s'écouler quatre jours encore avant celui de sa sortie, elle ne voulait pas être prise en défaut , et elle résolut d'emporter son livre pendant les récréations, et d'apprendre au lieu de jouer. Comme elle arrivait dans le jardin , les élèves descen- daient pendant les heures destinées au repos, elle vit tou- tes ses camarades réunies autour d'une petite pension- naire qui pleurait et paraissait désespérée ; elle se dirigea vers ce groupe , car elle prenait part à toutes les douleurs et souvent y apportait les meilleures consolations. En arrivant , elle entendit toutes les voix dire ensemble :

C'est le Chardon qui a fait cela , il n'y a pas de doute, c'est le Chardon. Il faut l'aller dire à madame.

Qu'est ce donc , dit Emma? qu'as-tu, ma petite? dit- elle à la petite Pauline qui pleurait.

Celle-ci lui montra un morceau de tapisserie en lam- beaux , et lui dit en pleurant :

Je liaisais cela pour la fête de maman, il y a déjà huit jours que j'y travaille, et aujourd'hui j'ai trouvé toute ma tapisserie coupée comme vous voyez.

Et elle sanglotait , en montrant son pauvre canevas coupé et les bouts de laine qui pendaient de tous côtés.

LA PERLE ET LE CHARDON. 1^9

C'est le Chardon , reprirent toutes les voix ; il faut l'aller dire à madame.

Pourquoi accuser Agiaé? dit Emma. Vous n'êtes pas sûres que ce soit elle. Quant à Taller dire h madame, à quoi cela servirait-il? à la faire punir, peut-être, et voilà tout. Quand est la fête de ta mère , ma petite ?

Dans quatre jours.

Eh bien, tu ne sais pas, ma petite , je travaille vite, nous nous mettrons toutes deux à la tapisserie, toi d'un côté , moi de l'autre , et nous aurons bientôt réparé tout ce mal.

La petite fille consentit en la remerciant de tout son cœur, toute fière d'avoir un travail de la Perle.

Et la leçon ? dirent les deux amies d'Emma.

Soyez tranquilles, je m'arrangerai pour la savoir. Aussitôt elle alla chercher un morceau de canevas à

elle, et avec la petite Pauline elle se mit h l'ouvrage avec ardeur. Pendant trois jours elle y travailla tant qu'elle put, mais ce tapis n'était pas Uni . la petite Pauline n'allait pas à beaucoup près aussi vite qu'Emma, et celle-ci vit avec effroi commencer le quatrième jour pendant lequel elle devait apprendre sa leçon et finir le lapis de Pauline. Elle voyait bien qu'elle ne pourrait iaire qu'une des deux choses ; mais comment faire ? laisser le tapis de la petite Pauline , c'était mettre celte pauvre enfant au désespoir et rendre inutile le travail que toutes deux s'étaient imposé pendant leurs récréations de trois jours. Ne pas appren- dre sa leçon , c'était se priver d'aller à la fête de son père, non-seulement elle, mais ses deux amies qui se promet- taient un si grand plaisir. Voici ce qu'elle décida pour parera tout.

150 LA MORALE EN LMAGES.

Je vais finir le tapis, se dit elle , dans la journée; j'irai cacher mon livre sous mon lit, et cette nuit, à la lueur de la lampe de nuit, j'apprendrai ma leçon et je la saurai bien mieux encore demain matin, caft ce sera tout frais dans ma mémoire.

Une fois son plan arrêté, elle fut toute joyeuse, et quand ses amies, la voyant encore, pendant la récréation, s'oc- cuper du tapis de Pauline, vinrent lui dire :

Et ta leçon , Emma ?

C'est en souriant qu'elle leur répondit :

Je la sais.

Rien n'élonnait d'elle; ses amies ne s'inquiétèrent pas comment elle l'avait apprise.

Elle la savait, disait-elle, et personne n'en doutait. Le soir, le tapis fut fini; la petite Pauline, au comble

de la joie , ne cessait de remercier Emma , et toutes les pensionnaires admiraient son bon cœur et son habileté. Emma avait eu soin d'aller cacher son livre, et ce fut bien tranquillement qu'elle alla se coucher à l'heure ordi- naire. Quand elle jugea que tout le monde devait être endormi, elle voulut se mettre à l'œuvre, elle se leva

doucement pour prendre son livre Il était disparu!

elle eut beau retourner son lit en tous sens, elle ne put le retrouver. Que l'aire, hélas! elle ne pouvait réveiller la maîtresse pour avoir un autre livre ; le désespoir s'em- pare d'elle, et elle se recouche en fondant en larmes; toute la nuit se passe pour elle dans la tristesse et dans les pleurs. Le lendemain, quand on la vit si pâle, chacun lui demanda si elle était malade.

J'ai mal dormi , répondit-elle.

Elle n'osait avouer son chagrin, el elle craignait d'ail-

LA PEllLE Kl LE CHARDON. 151

leurs de taire punir Aglaé, à laquelle elle ne pouvait s'em- pêcher d'altribuer celte méchanceté. Comment donc Aglaé avait-elle pu faire, cependant? En pénitence depuis la veille , elle était enfermée dans une chambre séparée on avait porté son lit , et elle n'avait pu communiquer avec personne qu'avec la maîtresse. Bientôt on annonce à la Perle que sa mère est arrivée pour la chercher. Madame Ducanges l'attendait auprès d'elle pour lui faire réciter sa leçon. Emma emprunta le livre d'une de ses amies et parcourut des yeux les pages fatales qui la con- tenaient. Mais, en une minute, elle ne pouvait l'appren- dre, quelle que fût sa facilité. En entrant dans la chambre se trouvait sa mère , elle la vit assise auprès de ma- dame Ducanges ; derrière elle était son petit frère qui lui tendait les bras. Madame Guernon souriait et avait l'air joyeux, car elle aussi ne doutait pas d'Emma. La pauvre Emma sentit son cœur se serrer, et elle ne put que tomber à genoux aux pieds de sa mère et de ma- dame Ducanges, fondant en larmes et cherchant à cacher derrière son livre son visage couvert du rouge de la honte.

Eh bien! Emma, qu'avez-vous ? dit madame Ducan- ges ; pourquoi pleurer?

Je ne sais pas ma leçon, dit Emma en sanglotant. Madame Ducanges ne revenait pas de son étonnement.

A toutes ses questions, Emma ne répondait point, car elle ne voulait compromettre personne. Tout h coup, une domestique entre.

Madame, s'écrie-t-elle , depuis une heure on entend des cris dans le puits qui est au fond du jardin ; on croit que mademoiselle Aglaé y est tombée.

152 LA MORALE EN IMAGES.

Mais elle est enfermée.

Je ne sais comment cela se fait, je ne l'ai pas vue; ce sont ces demoiselles qui m'ont dit cela.

Allons vite.

Tout le monde courut au puits. Le jardinier y descendit et ramena la pauvre Aglaé toute mouillée et tremblante, tenant encore à la main le livre d Emma. Tout fut ex- pliqué alors. Aglaé, qui depuis quelque temps guettait Emma, l'avait vue, avant d'être en pénitence, cacher son livre. Elle l'avait été prendre derrière elle; puis, afin de ne pas être découverte, quand plus tard elle fut enfer- mée, elle s'échappa de sa prison h la brune, et voulut jeter le livre dans le puits. Mais , s'étant trop penchée , elle-même y tomba. La violence de la chute l'avait étour- die. Heureusement, il n'y avait pas beaucoup d'eau, et elle n'avait pu se noyer. Mais long -temps elle était restée évanouie; puis, quand elle avait crié, tout le monde était couché et endormi ; ce n'était qu'au jour seulement qu'elle avait pu se faire entendre , et lorsque les élèves étaient descendues dans le jardin. Madame Ducanges connut aussi ce qu'Emma avait fait pour Pauline. Elle la remit, en la comblant d'éloges, h sa mère, qui lui fit mille caresses. En apprenant tout cela, les élèves plaignaient à peine Aglaé qu'on fut obligé de mettre au lit, et se dirent entre elles :

La Perle brille toujours, et le Chardon s'est piqué lui-même.

Auguste AUVL\L.

MORALE EN iMAGCS 20.

1^.

rm:^

^^.:

Janet Lavi»e .

JE NE NIE SAUVERAI PftS ,MOI , JE RESTE . VOIS CETTE PAUVRE PETITE. COMME ELLE SE DESOLE

j acopo.

3â«ÛIPiD,

On aime à recueillir, comme un religieux souvenir, tout ce qui appartient a la vie des hommes illustres. A ce titre l'anecdote suivante ne sera pas sans inté- rêt, car vous connais- sez tous son principal héros : le grand Napo- léon !

Par un beau join- d'été, deux jeunes enfants, un gar- çon et une petite tille s'amusaient à courir dans un jardin magnifique d'Ajaccio, en Corse. Tous les deux , armés d'un filet pour prendre des papillons, se livraient avec ardeur à la poursuite de ces jolis insectes.

C'était, le petit garçon, Napoléon, l'un des (ils de

l.Vl i,\ MORALE EN IMAGES.

Charles Bonaparte et de Lœtitia Ramolini, et, la petite fille , Elisa , sa sœur.

Les deux enfants se dirigent vers un bouquet de lilas situé à l'extrémité du jardin , qu'une simple haie sépa- rait de la campagne. Presque au même instant les deux filets se posèrent sur une branche venait de s'appiéger un papillon ; mais celui-ci , faisant un ricochet , s'échappe , et , s'élevant en zigs-zags dans les airs , prend sa course par-delà la haie et s'élance dans la campagne.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Napoléon , qu'est-ce donc que tu viens de faire?

Je viens de franchir un défilé pour gagner la ba- taille. Suis-moi.

Alors écartant les branches , prenant sa sœur par la main , il lui facilite le passage de l'autre côté du jar- din. Libres alors , ils s'élancent à la poursuite du fugitif et ne tardent pas à se trouver en rase campagne. Tout à coup Elisa pousse un cri; dans son ardeur elle a heurté une petite paysanne qui portait à son bras un panier rempli d'œufs; elle l'a renversée avec son fardeau, et les œufs brisés gisent à terre.

Sauvons-nous , dit tout bas Élisa à Napoléon ; cette petite ne nous connaît pas; retournons vite à la maison , maman n'en saura rien.

Je ne me sauverai pas , moi , fit Napoléon ; je reste. Vois cette pauvre petite, comme elle se désole; c'est nous qui sommes la cause du malheur qui lui est arrivé ; c'est nous qui devons le réparer.

Élisa, honteuse, rougit et baisse les yeux; mais, connue elle avait bon cœur , elle s'approcha de la petite qui con- tinuait à pleurer; elle essuya ses larmes, et se mit à

JACOPO. 155

ramasser les œuls qui n'avaient poinl soutïerl : hélas! plus des deux tiers étaient cassés.

Mon Dieu! disait la petite en sanglotant, que deve- nir? en voilà au moins pour un petit écu de perdus ! Que dire à maman quand je vais être de retour? Je vais être battue... et le produit de ces œufs qui devait faire vivre toute notre famille pendant trois jours...

Allons! calme-toi, dit Napoléon en lui donnant deux petites pièces de monnaie qu'il avait dans sa poche; voilà déjà une partie du prix de tes œufs; suis -nous pour le reste. Élisa s'approcha et lui dit mystérieusement à l'oreille :

A quoi penses-tu donc, Napoléon? Nous allons en avoir au moins pour trois jours de pain sec et à l'eau.

Nous avons cassé les œufs , répliqua Napoléon , il faut les payer.

En ce moment on entendit la voix perçante de la bonne qui faisait retentir l'air des noms do Napoléon et d'Élisa.

Nous voici ! nous voici ! répondirent ensemble les deux enfants.

Ah ! c'est bien heureux ! depuis deux heures que je vous cherche. Quelle est donc cette petite ? ajouta la bonne en voyant la paysanne qui marchait derrière Napo- léon.

C'est nous , dit Napoléon , qui avons cassé ses œufs en courant après les papillons; et je mène cette petite à maman pour qu'elle paie* le dégât que nous avons fait.

Peu d'instants après, la bonne et les deux enfants, suivis de la petite paysanne , entrèrent dans une salle était réunie la famille Bonaparte. Madame Lœlitia prit la parole :

156 LA MORALE EN LMAGES.

Napoléon , Élisa, je vous avais fait cadeau d'un filel; mais vous m'avez désobéi en franchissant la haie et en courant plus loin à travers la campagne; rendez-moi vos fdets, va vous évitera l'occasion de me désobéir encore.

Maman , fit Napoléon , c'est moi qui suis coupable; c'est moi qui ai entraîné Élisa.

La petite fille ne dit mot, mais elle sauta au cou de son frère.

^— Ma sœur, dit l'archidiacre d'Ajaccio , péché avoué est à moitié pardonné : je demande grâce pour Napoléon.

Oh! bien, mon oncle, dit Élisa, demandez grâce aussi pour moi , je vous en prie , car j'ai fait bien plus de mal que lui.

Et quel si gros péché as-tu donc commis? dit le vieil- lard vénérable en souriant ; parle franchement , et je te promets d'intercéder pour moi.

Élisa, un peu rassurée par cette promesse, commença d'une voix tremblante son récit. Elle raconta comment elle avait renversé la petite paysanne , et comment ses œufs avaient été brisés.

Allons! c'est très-bien, Élisa, tu as été franche; comme ce n'est pas trop ton habitude , je veux t'en récom- penser en me chargeant de solliciter aussi ta mère en ta laveur. Viens m'embrasser.

Les deux enfants furent acquittés.

Maman , dit alors Napoléon , j'ai encore une grâce à te demander. Tu me donnes dix sous par semaine pour mes menus plaisirs. Eh bien ! achève de payer les œufs de cette pauvre petite qui attend ce que tout cela va deve- nir , et tu ne me donneras plus rien jusqu'à ce que nous soyons quittes.

.lACOPO. 157

D'accord, dit madame Lœlilia en faisant approcher la petite paysanne, et lui donnant un petit écii : Napoléon, en voilà pour six semaines.

L'enfant courut à Napoléon et voulut lui remettre les deux pièces de monnaie qu'elle avait déjà reçues de lui au moment l'accident était arrivé; mais il refusa.

Cette probité plut à madame Bonaparte , qui alors inter- rogea la petite paysanne. Elle apprit qu'elle était la fille d'un pauvre pêcheur, que sa mère était malade, qu'elle demeurait dans une chétive cabane, sur le bord de la mer, à quelque distance de l'endroit son panier avait été renversé.

Ta mère est malade, dis-tu, mon enfant; elle n'a pas de médecin qui la soigne, sans doute. J'irai la voir.

Oh ! maman , je t'en prie , s'écria Napoléon ; allons- y tout de suite. Nous reconduirons Charlotte.

Volontiers, répondit madame Bonaparte. Allons, mes enfants , partons.

Les enfants ne se le firent pas répéter. Quelque temps après, ils arrivèrent au pied d'un rocher.

C'est là, dit Charlotte en désignant une misérable cabane.

Lorsqu'ils entrèrent , un jeune garçon de douze ans environ était occupé à faire un filet; une toute petite fille était assise à terre et mangeait une croule de pain; un enfant beaucoup plus jeune encore dormait dans un berceau cassé, couvert d'une vieille courtepointe pres- que en lambeaux. Le petit garçon et la petite fille étaient à peine vêtus; cependant un coup d'œil jeté sur les misérables habillements dont ils étaient couverts suf- fisait pour attester (pic partout il v avait nu peu (\o

158 I.A MOUALli ES IMAGES.

place pour l'ordre et la propreté, on était sur de les apercevoir.

La cabane contenait h peine quelques meubles indis- pensables. L'enfant endormi , quoique ses joues fussent pâles et ses bras maigres , était bien rangé dans sa cou- chette. Sur un mauvais grabat était étendue , malade et souffrante, une femme jeune encore, mais dont les traits flétris faisaient mal à voir.

La misère de ces pauvres gens toucha profondément le cœur de madame Bonaparte ; rien de pareil encore ne s'était offert à ses regards. Vous êtes malade, ma bonne femme, dit madame Lœtitia en s'approchant ; un médecin vous donne-t-il des soins?

Ah ! madame , de pauvres gens comme nous ne doi- vent pas réclamer des soins qu'ils ne peuvent payer.

Pendant ce dialogue , Napoléon s'était approché de l'enfant qui faisait du filet , et n'avait pas tardé à faire avec lui plus ample connaissance.

Depuis cet instant , la cabane était souvent le but des promenades de madame Lœtitia et de ses enfants.

Jacopo , tel est le nom du fils du pêcheur , s'était sur- tout concilié les bonnes grâces de Napoléon , qui , sur ses menus plaisirs , trouvait toujours le moyen de mettre quelque chose de côté pour lui. Aussi était -il devenu pour Jacopo l'objet d'une sorte de culte et d'adoration; pour Napoléon , Jacopo aurait tout sacrifié, jusqu'à sa vie.

Cependant , lorsque Napoléon eut atteint l'âge de dix ans, il dut quitter Ajaccio. Avant de partir, l'enfant alla faire ses adieux à la famille du pêcheur , et ce ne fut pas sans verser quelques larmes qu'il se sépara de Jacopo. Il avait une très-jolie boîte en ébène , de la grandeur à peu

JACOPO. 159

près d'une labalière à laquelle il tenait beaucoup; il y grava son nom avec la pointe d'un canif, et en fit cadeau à Jacopo , qui la reçut en sanglotant, et la plaça immé- diatement sur son cœur. Jamais ce souvenir ne devait le quitter.

Nous ne suivrons point Napoléon dans les différentes phases de sa prodigieuse fortune.

Le 2 décembre 1805, l'armée française était campée dans les plaines d'Austerlitz : le soleil se lève ; entouré de ses maréchaux , l'empereur attend , pour donner ses ordres, que l'horizon soit tout h fait éclairci.

Soldats , s'écrie-t-il , il faut finir cette campagne par un coup de tonnerre ! Et le combat s'engage aux cris de Vive l'Empereur!

Au plus fort de la mêlée , un Russe parvient h quelque pas de Napoléon; il l'ajuste, le coup part; mais un sol- dat s'est précipité devant l'empereur. Il tombe frappé de la balle qui devait atteindre le grand capitaine. Napoléon a tout vu; il donne l'ordre d'enlever le soldat et de le porter aux ambulances. Après la bataille , il courut s'in- former lui-même de ce qu'il était devenu. Le soldat n'était que blessé. Lorsque l'empereur parut, il sem- bla avoir oublié sa blessure; il leva sur lui des yeux bril- lants d'un éclat extraordinaire! Napoléon l'examine plus attentivement; un souvenir confus lui rappelle les traits de cet homme. Tout h coup il remarque dans la main du soldai les débris d'une boîte d'ébène que la balle , en le frappant, a fracassée. Nul doute : c'est Jacopo, le fils du pêcheur. C'était lui, en effet, lui qui n'avait jusqu'à ce jour osé pénétrer jusqu'auprès de celui qui, enfimt, avait été son bienfaiteur; lui (|ui . avant pris du service dans

160 LA MORALE EN IMAGES.

l'armée française , avait au moins voulu combattre pour ce Napoléon qu'il aimait à l'égal de Dieu. Toujours il por- tait sur son cœur la boîte que Napoléon lui avait donnée; c'est elle qui avait amorti le coup du soldat russe ; c'est elle qui lui avait sauvé la vie. Napoléon, comme vous le pensez bien, n'en resta pas avec Jacopo. Il le plaça dans sa garde et pourvut à son avancement. Ses bienfaits s'étendirent sur toute sa famille, et le nom de l'empereur fut béni. Plus tard nous retrouverons encore Jacopo. Quand la fortune se lassa enfin des faveurs qu'elle avait accumulées sur la tête du conquérant , que, pré- cipité du haut de son trône , elle l'eut jeté sur le rocher nu de Sainte-Hélène , une barque côtoya long-temps les rivages de cette île, tandis qu'un vaisseau stationnait en pleine mer, à quelque distance. C'était Jacopo qui avait résolu de délivrer le prisonnier. Hélas ! tous ses efforts échouèrent contre la surveillance des Anglais. Désespéré , Jacopo alla s'établir à Sainte-Hélène ; il parvint à obtenir l'autorisation de servir l'illustre captif. Il assista à son agonie, à sa mort, et jusqu'en 1840 il n'a quitté son tom- beau. Lorsque est enfin arrivée l'éclatante réparation faite aux mânes du grand homme , Jacopo a pu accompagner ses cendres; il faisait partie du cortège. Aujourd'hui vous pouvez voir dans la chapelle des Invalides un vieillard qui, chaque jour, vient s'agenouiller au pied du tom- beau qui renferme les dépouilles mortelles de l'empereur. C'est Jacopo.

Ortaire FOURNIER.

iVi.iKAl 1 I N IIVlAr.f

X I

CrTTE FONTAINE ETAIT OWBRACEE DARBRES VERDOYANS . ÇU 1 LA COUVRAIENT DE LEURS RAMEAUX ,

liî ^Dll.

ers l'année 1458, vivait en Italie, dans l'État d'Lrbin, h Castello-Durante, une la- niille peu avantagée du côlé de la fortune , mais qui en revanche était riche d'hon- neur, riche de vertus. Par- lant elle avait ce qu'il faut pour être heureux. Jacopo Bramante remerciait Dieu, chaque jour, des bienfaits dont il le comblait. Qne lui manquait- il, en effet? N'avait-il pas une femme, bonne ménagère, qui lui ren- dait la vie douce et unie , deux enfants qui l'aimaient autant que lui les chérissait? N'était-il pas aimé, estimé de tous ses voisins? Son habitation, située sur le pen- chant d'une riante colline, ne recevait-elle pas les pre- miers rayons du soleil levant, et sur le midi, n'avait-il

162 LA MORALE EN IMAGES.

pas, pour se mettre à l'abri de la trop grande chaleur, le frais ombrage de ses vignes et de ses figuiers , oij les oiseaux venaient répéter leurs douces chansons?

Mais un de ses plus vifs plaisirs était de s'entretenir, avec sa femme, de ses deux enfants, de son petit Donalo et de sa Giovanna. Vois , lui disait-il , comme ils nous aiment! comme Giovanna est timide et douce! comme sur son gracieux visage resplendissent les roses de la santé! comme Donato est vif, doué d'une précoce intelli- gence , studieux !

Oui , reprenait la bonne Thérésa , mais moi je trouve que Donato travaille trop , beaucoup trop ; toujours pen- ché sur ses livres, il paraît sans cesse absorbé dans de graves pensées; sans cesse aussi il s'en va courant à tra- vers la campagne , pour contempler, dit-il , les vestiges de l'art antique , les débris des monuments épars çà et dans la plaine ; il n'est rien qui échappe à son œil obser- vateur.

C'est vrai, reprenait Jacopo, cet enfant témoigne un goût décidé pour le dessin; sans cesse armé de son crayon, il esquisse tous les objets qui frappent son imagination , et je suis vraiment surpris de la perfection de ses essais. Donato, je l'espère , deviendra un artiste distingué; je veux cultiver ses dispositions , je l'enverrai bientôt étudier la peinture chez fra Bartholomeo d'Urbino.

Donato , épris d'une soi! ardente de s'instruire , passait la nuit le front baissé sur des livres de sciences , des trai- tés de peinture, d'architecture et de mathématiques; le jour, il courait , comme nous l'avons dit , la campagne , traçant des plans , reconstruisant sur le papier les châ- teaux-forts, dont il ne retrouvait plus que les ruines;

UN VŒIJ. 163

replaçant sur leurs bases les fuis de colonnes couchés sous l'herbe, comme des géants endormis.

Souvent, aussitôt que le soleil venait de ses rayons naissants frapper les carreaux de sa fenêtre, il se levait sans bruit , prenait son carton , ses livres , et on ne le voyait plus paraître que le soir.

Alors il rentrait joyeux , allait se jeter au cou de sa mère, qui déjà pleurait d'inquiétude, et qui, toute à la joie de le revoir, ne trouvait pas la force de le gronder; mais alors aussi, Jacopo, son père, prenait un air sérieux. Il appelait le bambin devant lui et lui adressait de vifs reproches.

Donato , lui disait-il , Donato , prends garde ; sans cesse , par tes continuelles absences , tu nous plonges , ta mère et moi , ainsi que ta sœur, que tu vois là-bas et qui des yeux me demande grâce pour toi , dans l'inquiétude ; si lu recommences , je le brûlerai les carions , les livres , et au lieu de l'envoyer chez fra Barlholomeo étudier la peinture , je te mettrai en apprentissage chez Valenlino l'orfèvre.

Pardon , père , s'écriait Donato , je ne t'affligerai plus; mais, vois-tu , j'ai rencontré sur ma route l'idée d'un si magnifique palais que je n'ai pu résister au plaisir d'en tracer l'esquisse.

A ces mots , Donato tirait de ses cartons le plan qu'il avait tracé, il l'élalait devant les yeux de son père, dont il étudiait pendant ce temps la physionomie. Jacopo exa- minait d'ordinaire fort attentivement l'esquisse; peu à peu son front s'éclaircissait, ses traits perdaient de leur sévérité ; il attirait vers lui l'enfanl , et un baiser donné sur ses joues veloutées était le signal de la réconciliation.

16Û LA MORALE LN LMAGES.

Théiésa servait le souper, et il n'était plus question de l'escapade de Donato.

Un jour , à peine l'aurore avait commencé à sourire au jeune fils de Thérésa, il se lève, saisit ses cartons, et, dans la crainte d'être aperçu, vole, plutôt qu'il ne court, loin, bien loin de la maison paternelle. Laissons-le pour- suivre son excursion , et transportons -nous auprès de Jacopo , Thérésa et Giovanna. Déjà le soleil s'est couché derrière la haute montagne , et Donato n'est pas de retour. Jacopo , Thérésa et Giovanna s'inquiètent. Ils courent aux endroits qu'affectionne Donato , ils le redemandent à la colline , à la vallée : l'écho seul répondit. La nuit s'acheva en recherches infructueuses. Les premiers rayons du soleil ont paru , et l'absence de Donato se pro- longe encore. Je ne vous peindrai point les angoisses de Thérésa. Cependant la malheureuse famille était rassem- blée et pleurait dans le silence de la douleur , quand on frappa un léger coup et une voix appela.

Mon fils ! s'écria Thérésa à cette voix si connue. Son cœur ne l'avait pas trompée, c'était Donato qui se

précipita dans ses bras. Elle le pressait sur son sein en le couvrant de baisers, mais Jacopo remarqua sur son front une étrange pâleur, et il aperçut debout sur le seuil de la porte deux villageois qui contemplaient cette scène en silence.

Entrez , leur dit-il , entrez , mes amis , soyez témoins du bonheur d'un père qui retrouve son enfant qu'il croyait perdu.

Et peu s'en est fallu que vous ne le revissiez plus vivant , répliquèrent les deux villageois. Tous les deux nous allions à Urbino , cjuand nous vîmes de loin , au

UN VOEU. 165

milieu de la plaine, un enfant qui semblait endormi. Nous nous dirigeâmes vers lui. En vain nous l'appelâmes ; nous crimies qu'il était mort. Nous l'avions pris dans nos bras , nous nous aperçûmes que son cœur battait encore ; il fit un mouvement et rouvrit les yeux. Le pauvre enfant mourait de soif et de faim.' Nous avions heureusement quelques aliments sur nous, nous les lui donnâmes, et bientôt il put nous apprendre qui il était ; d'après ses indi- cations, nous avons suivi cette route, et nous l'avons accompagné jusqu'ici. Adieu!

Ils voulaient s'éloigner, mais Jacopo ne le permit pas. Tous se rangèrent autour d'une table bien servie pour fêter le retour de Donato.

Son père lui demanda le récit de ce qui lui était arrivé ; l'enfant commença :

J'avais lu l'histoire de Brunelleschi, qui, comme vous le savez, est mort l'année même je suis né. Sa coupole de Sainte-Marie del Fiore , h Florence , me trottait dans la tête; toute la nuit je ne dormis pas; aussi à peine les pre- mières lueurs du jour eurent-elles brillé que je me levai à la hâte et me mis à parcourir la campagne , bâtissant mille et mille projets. J'allai toujours sans faire attention à la distance. Je fis si bien que je m'égarai. Cependant je commençais à me sentir aiguillonné par la faim , je voulus revenir, mais je ne reconnus plus ma route. Je pris à droite, je pris à gauche, je m'égarai davantage. La nuit vint, je m'assis quelque temps au pied d'un arbre; puis, entendant quelque bruit, j'eus peur, je me levai et me pris à courir de toutes mes forces dans l'obscurité , jusqu'à ce que, exténué de fatigue, mourant de soif et de faim , je tombai. Oh! combien alors, mon père, je regrettai de ne

166 LA MUUALJ-: EN IMAGES.

pas avoir suivi vos sages avis ! combien je me repentis de ma désobéissance ! Cependant un sommeil invincible s'em- parait de tous mes sens engourdis ; je luttai quelque temps, mais enfin je succombai, je m'endormis profondément. Tout à coup la sainte Vierge m'apparut. Elle était resplen- dissante de beauté, son fronl était orné d'une couronne d'étoiles ; elle me dit :

« Donato , toi aussi , tu deviendras un jour un grand ar- » chitecte , un architecte non moins grand que Felippo Bru- » nelleschi que tu admires tant. C'est moi qui t'ai conduit » dans cette plaine déserte; écoute : je veux qu'un jour, en » cet endroit tu dors aujourd'hui , tu as souffert les » angoisses de la faim et de la soif, il s'élève une fontaine » qui fournisse en abondance de l'eau au pays d'alentour. » C'est toi qui en devras être l'architecte. » En disant ces mots, elle étala devant moi le projet d'une fontaine. C'était une admirable construction. Cette fontaine était ombragée d'arbres verdoyants qui la couvraient de leurs rameaux : des femmes , des enfants venaient y puiser de l'eau en abondance. La sainte Vierge disparut. En ce moment, je me sentis soulever de terre, une gourde s'ap- prochait de mes lèvres et les humectait d'une liqueur bienfaisante ; je me réveillai et me trouvai dans les bras de deux honmies. C'était vous, dit l'entant en s'adressant aux villageois , qui demeuraient tout ébahis à ce récit de Donato ; c'était vous , qui veniez de me rappeler à la vie , et de me conserver à mon père , à ma mère , à ma petite Giovanna.

Donato pleurait d'attendrissement. Tout à coup il re- prit avec un saint enthousiasme :

Oh ! je ne sais pas si ce que j'ai vu dans mon som-

UN VŒU. 167

meil n'est qu'un songe ; j'ignore si cette gloire immense que m'a promise la sainte Vierge m'arrivera ; mais oui , je le jure, si jamais Donato Bramante acquiert quelque renommée dans son art , il élèvera cette fontaine qu'il a vue dans son rêve ; il l'élèvera dans ce lieu même il a failli périr!

A ces mots , il se tut. Jacopo crut voir dans ce récit une sorte d'avertissement du ciel , une révélation des . grandes destinées futures de son fils. Il ne lui fit donc aucun reproche et se contenta de lui dire :

Donato, pour que tu puisses devenir un jour ce grand artiste dont la Vierge t'a prédit les destinées, dès demain je te conduirai chez fra Bartholomeo. Souviens- toi de suivre ses avis.

Donato Bramante étudia en effet quelque temps la peinture sous fra Bartholomeo d'Urbino, autrement dit fra Carnovale ; mais bientôt le goût de l'architecture le détermina h voyager h travers la Lombardie , la Roma- gne et une grande partie de l'Italie. Il allait de ville en ville, élevant des temples et des palais. Il se rendit à Milan , attiré par les promesses et l'éclat du règne de François "Sforce, et y resta jusqu'en 1499. Comblé de dons et de présents , le Bramante n'oublia jamais les devoirs d'un bon fils ; riche , il enrichit son père et sa mère qui vécurent assez pour être témoins de sa gloire, et il dota magnifiquement sa sœur chérie, Gio- vanna.

De Milan, le Bramante se rendit à Rome vers l'an 1500. C'est alors qu'il apparaît dans toute sa gloire.

Protégé d'abord par le pape Alexandre VI, et ensuite par son successeur, Jules II, qui lui confièrent la direc-

168 LA MOIIALK EN IMAGES.

tion des plus importants travaux, Donato Bramante acquit bientôt une telle renommée , qu'il ne tarda pas à occuper la première place parmi les architectes.

Or, le Bramante abandonna un jour subitement toutes ses entreprises à Rome, et fit une absence de quelques semaines. était-il? On l'ignorait.

Donato était à Castello-Durante ; Donato était entouré d'ouvriers , de maçons , d'architectes ; Donato était venu accomplir son vœu. Bientôt on vit s'élever une fontaine admirable dans cette plaine inculte et déserte , l'en- fant avait failli périr. L'eau jaillit en abondance; des arbres plantés à l'entour la protégèrent de leur ombrage , et le nom de Bramante fut béni. Depuis, de nombreuses habitations se sont groupées autour de ce délicieux oasis ; la plaine est devenue un village , et le voyageur admire cette œuvre du génie. L'inscription qui contenait le nom de l'architecte est effacée, mais le souvenir du Bramante vit encore dans la mémoire des habitants, qui, chaque jour, viennent, en puisant de l'eau , se prosterner devant l'image de la madone qui surmonte l'élégant édifice.

Donato Bramante, en 1444, mourut à Rome en 1514. On lui fit de magnifiques funérailles, assistèrent la cour du pape et tous les peintres, les sculpteurs et les architectes qui se trouvaient dans la capitale du monde chrétien. Il fut inhumé à Saint-Pierre; sa renommée, immense de son vivant, s'est encore accrue après sa mort; on le regarde comme un des plus grands génies qui aient illustré le seizième siècle.

Ortaire FOURNIER.

••v lMA',t

i^'À^J^^

up d Aul<

00

ILS SE lyiIRENT TOUS A L OUVRAGE...

Oo\\TOï\ue de\)\uels.^

M immwm m mwïm>

h! maman , disait un matin du mois d'aoïit 1790 , une jolie petite fdle de six ans environ, à sa mère madame la baronne de Grolay , dans le château de ce nom qu'elle habitait près de Montmorency. Oh ! maman , dis donc , la petite de la mère Koussel qui s'appelle Élise comme moi.

Eh bien! après, lui demanda sa mère.

Quoi! vous ne trouvez pas cela bien singulier?

Qu'y vois-tu donc de si singulier? ajouta madame Grolay.

De très-désagréable, même, maman. Je ne devine pas pourquoi, ma fille.

Mais, maman, ]o suis une demoiselle noble, riche,

170 LA MORALE EN IMAGES.

je suis quelque chose enfin; et la petite à la mère Grolay , elle n'est rien , elle.

Comment , lui répliqua la baronne , elle n'est rien ! elle est une petite fille comme toi.

Oh ! maman , c'est pour rire que vous dites comme moi.

Voyons, Élise, regarde cette enfant, dit la baronne faisant approcher d'elle la petite paysanne qui se tenait honteuse h l'écart, regarde-la bien; n'a-t-elle pas, comme toi, de beaux cheveux blonds, de charmants yeux bleus, un joli petit nez , un délicieux menton tout rond , de gracieuses fossettes aux joues, et des joues blanches et roses? N'a t-elle pas, comme toi, des bras, des mains, des jambes, des pieds? En vérité, Élise, je n'aperçois aucune différence entre Élise la fille du jardinier et toi , ma fille.

Oh! maman, mais vous n'y pensez pas; regardez donc à votre tour. J'ai un beau fourreau de soie , et elle une mauvaise jupe de laine brune... J'ai de petits souliers roses, et elle de gros chaussons de lisière noire... Enfin, il ne faut qu'ouvrir les yeux pour voir que je suis une demoiselle , et elle une paysanne.

Madame Grolay , au lieu de répondre à sa fille , appela sa femme de chambre à qui elle donna des ordres tout bas ; puis, revenant à Élise, elle lui dit : Je te ménage une surprise; je t'ai fait faire des habillements neufs, mais j'exige pour qu'on te les mette que tu te laisses cacher les yeux avec ce mouchoir.

Pour toute réponse , Élise tendit sa jolie tète blonde ; madame de Grolay attacha un foulard autour du front de son enfant : un quart d'heure après on la lui lapporla

LA COIJRONJSE DE BUJETS. 171

ayant changé de costume et les yeux toujours bandés. La baronne plaça sa fille devant une grande glace, fit mettre la petite paysanne à ses côtés , et, enlevant le foulard , elle dit :

Quelle dilî'érence vois-tu maintenant entre la de- inoiselle et la paysanne Élise? lui dit-elle.

Élise jeta un grand cri de douleur, elle était mise comme la petite paysanne.

Oh ! c'est affreux , ça , maman , dit elle.

Dans le même moment, le fils d'un fermier d'une autre terre que possédait madame de Grolay, assez loin de Paris, un jeune garçon de douze ans environ , montant un cheval à poil nu aussi bien que pas un des acteurs de Franconi , fut introduit par un valet dans l'appartement: il portait un sac d'argent que son père envoyait à la baronne.

Grosbois, dit la baronne h cet enfant, regarde ces deux petites filles et dis-moi quelle différence tu trouves entre elles.

Grosbois ouvrit de grands yeux , regarda d'abord la baronne , puis les deux petites qui , vêtues de même et honteuses toutes deux , baissaient la tête avec le même air confus, et il dit :

Dam... madame... elles sont gentilles toutes deux...

Ce n'est pas ça que je veux dire, Grosbois, reprit la baronne ; une de ces deux petites est ma fille , l'autre est la fille de la jardinière... laquelle des deux penses-tu être mademoiselle de Grolay ?

Grosbois s'approcha des deux petites filles, les examina l'une après l'autre avec beaucoup d'attention.

Eh quoi! donc, Grosbois, reprit la baronne, tu ne distingues pas tout de suite la demoiselle de la

172 LA MORALE EN LMAGES.

paysanne?... Il y en a une des deux, ma fille, qui pré- tend qu'on a qu'à ouvrir les yeux pour voir ça.

Dam... madame la baronne... je les ouvre... dit le petit paysan... mais... le moyen de dire ça, madame, elles sont vêtues de même.

C'est juste ce que je voulais te prouver, Élise, dit la baronne prenant sa fille dans ses bras ; tu vois que tu as tort de te croire quelque chose de plus que l'autre Élise , puisque ce quelque chose n'est qu'une robe de plus ou de moins... La vanité est un mauvais défaut, ma petite, il faut t'en corriger... pour cela tu resteras tout le jour vêtue comme ta compagne... Allez vous amuser, mes enfants... Grosbois, va jouer avec elles, mon petit, va, tu ne repartiras que demain... je te garde aujourd'hui au château.

Cela dit, les trois enfants s'éloignèrent. D'abord, Élise la demoiselle resta boudeuse assez long-temps; mais, arrivés devant un champ de blé, la vue de quelques bluets que l'autre Élise et Grosbois se mirent à cueillir effaça subitement le nuage qui la rendait sérieuse; avec la mobilité de son âge , elle oublia son passager chagrin ; et Élise la paysanne lui ayant gentiment offert de lui faire une couronne de bluets, Élise la demoiselle accepta avec reconnaissance. Ils se mirent tous à l'ouvrage.

Vers la fin de la journée , les deux Élise étaient intimes , si intimes que toutes deux, avec cet instinct charmant de petites filles qui veulent se donner un gage d'amitié et de souvenir, offrirent d'échanger leur couronne.

Quand je serai grande , mariée , duchesse probable- ment , dit la première Élise dominée toujours par son petit orgjieil d'aristocratie, et (pie loi tu seras toujours

LA COLHONNE DE BLl ETS. 17:5

une petite paysanne... si tu as besoin de moi, viens au château ; et si je t'avais oubliée , ou que je fisse la fière , ce qui est mal , dit maman , montre-moi cette couronne , je ferai tout ce que tu voudras.

C'est bien, mamzelle , dit Élise la paysanne; et vous , pourquoi garderez-vous la mienne ?

Pour me rappeler une petite fille que j'aime beau- coup.

Et qui vous aime beaucoup , mamzelle.

Et moi, dit Grosbois aux deux Élise... n'aurai -je rien pour souvenir ?

Chacune une fleur de notre couronne, dit Élise la demoiselle détachant effectivement un bluet et le don- nant au petit paysan... l'autre Élise en fit autant. Le jeune garçon mit les deux fleurs dans une poche de son gilet , puis ils s'en revinrent tous trois au château.

Vingt ans avaient passé sur cet événement bien simple en apparence , bien naît , sans conséquence aucune ; chacun des acteurs de cette petite scène le croyait du moins. Bona- parte allait entreprendre une nouvelle campagne, c'est-à-dire conquérir de nouveaux lauriers; ses principaux généraux se préparaient à le suivre, lorsque l'un d'eux , le général de Bautzen , baron de l'Empire , ne voulant pas laisser sa femme seule, lui conseilla de prendre auprès d'elle, pen- dant son absence , une personne de confiance qui serait en état de commencer l'éducation de ses deux filles âgées de huit ans , et en même temps de tenir compagnie à la mère. La baronne se rendit h ses raisons; et le bruit de cette recherche se répandit si promptement , qu'un nombre infini de demoiselles de tout âge se présenta pour briguer iinr ausvsi bonne place.

17a LA MORALE EN LMAGES.

Dans le nombre était une de ces femmes que l'infor- tune avait marquée au front d'un cachet si fatal , qu'il était impossible de mettre un âge sur ce visage pâle sans flétrissure , résigné sans faiblesse ; son ton décent , ses manières distinguées séduisirent si bien au premier abord le général et sa femme , que tous deux auraient cru faire une injure à cette infortunée en suspectant seulement ses paroles. Elle dit se nommer mademoiselle Morin, être âgée de vingt-six ans , et seule au monde. On lui amena les deux petites, qu'elle embrassa en soupirant , et le soir même on l'installa dans la maison.

Le général partit; il resta un an absent : quand il revint, il fut étonné des progrès immenses qu'avaient faits les enfants autant pour leur tenue que pour leur instruction. Il en remercia avec chaleur leur jeune insti- tutrice.

A quelques jours de là, se promenant un soir d'été aux Champs-Elysées avec sa femme et ses deux enfants, il passa devant une marchande de fleurs; et, croyant faire plaisir à ses deux petites , il voulut leur acheter à chacune une couronne de bluets.

Oh! non, pas de bluets, dirent les petites filles à la fois, ça ferait pleurer bonne amie ; nom d'amitié qu'elles donnaient à leur institutrice.

Quoi donc, dit la baronne, mademoiselle Morin n'aime pas les bluets?

Ce n'est pas qu'elle ne les aime pas, maman, répon- dit l'aînée des petites filles qu'on appelait Héloïse; mais elle dit que cette fleur lui rappelle une histoire bien triste; elle nous la racontera quand nous serons plus grandes , ajouta la petite.

LA COURONNE DE BLIJETS. 175

C'est pour ça que je me dépêche de grandir, reprit la plus petite qui avait nom Adélaïde; ça doit être drôle, une histoire de bluets qui fait pleurer.

Le mari et la femme se regardèrent; puis, rentrés au logis, un intérêt singulier bien plus qu'une vaine curiosité les porta h appeler mademoiselle Morin et à l'interroger.

Aux premiers mots qu'on lui en dit, elle fondit en larmes.

C'est une aventure d'enfance dont le souvenir ne s'effacera jamais, madame, dit-elle à la baronne. Vaine et glorieuse petite fille que j'étais , j0 méprisais profondément une petite de mon âge, une paysanne... hélas! le bon Dieu a puni ma vanité; malheureusement, je n'ai pas été la seule à en souffrir. . la révolution a ruiné ma famille , et la noble demoiselle, si fière, si glorieuse, est réduite à travailler pour vivre; je ne me plains pas, puisque le ciel m'a fait vous rencontrer... Dans le temps j'étais riche, un jour, en jouant... Élise... la petite paysanne s'appelait , comme moi , Élise ; Élise et moi , nous échan- geâmes nos couronnes de bluets... et, bien que ce temps soit loin de moi, et que je fusse un enfant , je me sou- viens encore des paroles que je lui dis : Quand je serai grande , si tu as une grâce à me demander, viens à moi cette couronne de bluets à la main , et je t'accor- derai ce que tu désireras...

Et si cette petite paysanne... dit la baronne vivement émue et faisant un signe h son mari aussi ému qu'elle, venait , celle couronne à la main , réclamer cette pro- messe... que feriez-vous?

Oh ! j'ai bien peu , madame , je ne possède que peu d'argent et peu de linge , mais je partagerais avec elle... et de bon cœur... aile/,...

J7(5 LA MUllALl- E> IMAGES.

La baronne sortit un moment et reparut bientôt.

Élise , dit-elle en sortant une couronne fanée de dessous son scliall , voici la couronne qu'enfant tu m'as donnée, je viens te demander un service...

Et pendant qu'Élise, tremblante, troublée, regardait sans avoir l'air de voir , écoutait sans avoir l'air d'en- tendre , la baronne reprit : Tu aurais partagé avec moi ton argent, ton linge, accepte donc ma maison, sois ma sœur... Élise... dis, le veux-tu?

Élise tomba en larmes dans ses bras.

Regarde mon mari... Élise... reprit la baronne... c'est Grosbois... Il est parti soldat il y a quinze ans... il y en a dix qu'il m'a épousée , il y en a sept qu'il est général. . . Ne le reconnais-tu pas?

A compter de ce moment, Élise, mes jeunes lecteurs, dont la mère était morte depuis peu, ne fut plus regardée que comme une personne faisant partie de la famille du général de Bautzen qui avait gagné son nom avec ses épaulettes de général... Elle reprit son véritable nom, et, quelque temps après , elle épousa un général ami de Bautzen , et est aujourd'hui une heureuse épouse et une heureuse mère. Toutefois, elle ne peut voir sans atten- drissement, dans la saison des fleurs, les couronnes de bluets dont les enfants parent leurs fronts.

EuGÉîsiE FOA.

1 r »„»,.., I ft

ASSIS A LA PORTE DE SA CABANE . II. TOURNAIT ET RETOURNAIT lES PAGES DU LIVRE .

M mwnm m it^l^iiDi,

ans la première nioi- r>lié (lu seizième siècle, il existait, en Italie, i'iVau fond d'un village jiommé les Grottes, un pauvre vigneron qui avait grand'peine faire vivre sa femme, et Félix et Camilla Peretli , son (ils et sa fille, h peu près du même âge. Félix, qui était laine, courut dans son enfance deux grands périls qui firent l'un et l'autre désespérer de ses jours : il fut attemt d'ime petite vérole très-cruelle, et que l'impuissance de se pro- curer les n'uièdes nécessaires rendait encore phis dange-

178 LA MORALE LN LMAGÉS.

relise; cependant il échappa au monieiU l'on n'atten- dait plus rien de sa vie , par la volonté de Dieu qui avait sur lui des vues secrètes. Il avait alors quatre ans. Peu de temps après arriva le second accident. Un maître rigide ordonna pour une légère faute l'arrestation du père de Félix. Dans l'effroi que lui causèrent les hommes chargés de la mise à exécution de cet ordre, l'enfant alla se cacher au haut d'une vieille masure du voisinage ; le plancher s'étant soudain écroulé sous lui, il tomba, de plus de vingt pieds, sur un tas de grosses pierres. Une pauvre femme l'aperçut en cet état , le crut mort, et toutefois, le prenant dans ses bras, elle l'emporta chez elle; comme elle déposait l'infortunée créature sur un drap qu'ell*' croyait bien devoir lui servir de linceul, elle remarqua qu'il soufflait encore; sans perdre de temps, elle courut chercher un chirurgien. Le petit Félix Peretti avait les jambes et les bras brisés , et des plaies profondes et san- glantes couvraient sa tète et son corps. Le chirurgien le pansa, lui remit de son mieux les membres brisés, puis l'abandonna aux soins de la pauvre femme. Le malheur de Félix fut le salut de son père; car les hommes char- gés de l'arrestation étant accourus au bruit de la chute de la masure, le vigneron trouva pendant ce temps-là le moyen de s'évader. On craignit que Félix ne fût estropié pour toute sa vie, mais Dieu encore qui veillait sur lui le guérit entièrement.

Le petit Félix Peretti montra dès sa première jeunesse une si rare vivacité d'esprit, que ceux qui l'avaient entendu parler témoignaient toujouis un grand regret de ce qu'on ne pût pas lui donner d'éducation , et disaient qu'il était vraiment possible d'en faire un jour un grand personnage.

LE POUVOIH l)K L'ETIDI-:. 179

Lorsqu'il eut neuf ans, son père, pour n'en avoir plus la charge, le donna avec la pelite Camilla, sa sœur, à un habilanl du village, connue gardien démontons. Félix avait déjà des senlinienls fort au-dessus d'un pareil emploi; son jeune cœur fut au fond vivement blessé , mais il n'en obéit pas moins à son père , et s'il pleura , ce fut en secret. Félix pourtant, malgré son désir, n'était pas l'enfant qu'il fallait à son maître pour garder les moutons. L'aspect de ia nature lui donnait de continuelles distractions, rem- plissait son âme de pensées, el il méditait. Un jour, il arriva que sa sœur ayant trouvé un livre dans le chemin , le lui apporta. Félix, à cette vue, oublia tout à fait son troupeau ; assis à la porte de sa cabane, il tournait et retournait les pages du livre auquel il ne comprenait rien encore, mais il avait grande envie de deviner quelque chose; il les montrait à sa sœur, et de satisfaction les aurait volontiers fait voir à son chien lui-même.

Ah! si je savais ce qu'il y a là-dedans, disait-il, c'est moi qui serais savant, et je ne garderais plus les njoutons.

Mais Félix examinait encore le livre , que , devançant l'époque de sa science, il ne faisait plus aucune garde à ses moutons, qui s'en étaient allés à l'aventure et bien loin. Quand il s'avisa de courir après avec sa sœur et son chien , il ne les retrouva pas tous, et il revint en pleurant à la bergerie. Son maître, plein de colère, prit le livre qui avait été la cause de la mésaventure , le jeta à l'eau , et dit il Félix qu'il n'élail bon qu'à garder des cochons, et que ce serait à l'avenir son emploi.

L'enfant lut profondémenl humilié de ce (hangement, el il <lemandail ( lia(|ue j<mu au cid (|ui l'avail sauv*' de

180 LA MORALE EN IMAGES.

deux si grands dangers , de le tirer aussi de cette posi- tion. Le petit Félix se sentait naturellement attiré vers les hommes de quelque éducation, et particulièrement vers les prêtres et les religieux ; de si loin qu'il en aper- cevait un, il allait au-devant de lui, le saluait avec beau- coup de politesse , et s'estimait bien heureux, lorsqu'en retour il en obtenait ce mot : Voilà un enfant qui vaut vraiment mieux que son état.

C'était au commencement du mois de février 1531, Michel-Ange Sellery , religieux de l'ordre de saint Fran- çois , se rendait à Ascoli , ville considérable de la Marche d'Italie , pour y prêcher le carême ; il perdit sa route , s'égara à peu de distance des Grottes , et se trouvant entre quatre chemins, il ne savait lequel prendre. Dans son embarras , il promena quelque temps ses regards sur la campagne, afin de chercher s'il n'y verrait pas quel- qu'un qui pût le remettre sur sa route. Assez proche de se trouvait le petit Félix Peretii, au milieu de son sale troupeau de cochons. Le premier il aperçut le religieux, remarqua son embarras, courut le saluer et lui offrir son service. Le bon père fut frappé tout d'abord de la physio- nomie de l'enfant, lui en fit des compliments, ainsi que de sa prévenance, et lui demanda le chemin d'Ascoli.

Je vous y conduirai moi-même, mon père, si vous le permettez, dit vivement Félix.

Et en même temps il marchait devant le religieux , d'une vitesse extraordinaire, et avec une gaieté surpre- nante.

Et ton troupeau , demanda le père Michel-Ange Sel- lery, que va-t-il devenir?

Oh! ne vous en tourmentez pas, repartit l'enfanl.

LE POUVOIR DE L'ÉTUDE. 181

je serai déjà revenu qu'il n'aura pas encore bougé de place : car il est aussi lent qu'il est sale , et tant qu'on ne le retire pas du ruisseau , il n'en sort pas.

Il paraît que ce métier-là ne fait pas ton affaire?

Ah ! c'est vrai , mon père , beaucoup de vos révérends frères me l'ont déjà dit avant vous , et je l'avais pensé avant eux.

Le singulier enfant! se disait en lui-même le reli- gieux. Est-ce que tu voudrais étudier? lui demanda-t-il.

Félix Peretti se retourna alors vers le père Michel- Ange , s'arrêta tout droit , et plongeant ses regards dans ceux du religieux , il eut l'air de chercher s'il avait parlé sérieusement. Le religieux trouva alors dans l'œil de l'en- fant quelque chose d'indéfinissable , et sans attendre sa réponse , il lui dit :

C'est décidé , mon jeune ami , tu étudieras , et tu viendras avec moi au couvent.

Félix restait muet encore , des larmes brillaient dans ses yeux, il les élevait vers le ciel, et il semblait qu'un avenir immense se révélât à lui. Enfin les expressions de la reconnaissance et de la joie débordèrent de son cœur , et il s'écria en s'attachant à la robe de son protecteur :

N'est-ce pas, mon père, que je ne vous quitterai plus ?

Le père Michel-Ange Sellery, ému lui-même jusqu'aux larmes, promit à l'enfant qu'il ne le quitterait plus avant d'avoir fait son éducation; sur-le-champ il envoya donner avis au maitre des cochons de prendre un nouveau gar- dien , et quand il eut fini ses prédications de carême dans la ville d'Ascoli , il emmena avec lui son jeune protégé au couvent.

l«-2 LA MOllALK EiN IMAGliS.

Voici un petit bon homme que je vous amène, dit le bon père en souriant aux autres religieux , pour que vous en fassiez un pape.

Félix Peretli, à ce mot, se retourna du côté de son protecteur , et sans paraître étonné et avec une gravité qui stnprit et intéressa au plus haut degré toute la com- munauté, il laissa échapper d'abondance ces étranges pa- roles : Pape! Eh! si Dieu le veut, pourquoi pas?

Bientôt on donna au jeune Peretti l'habit de frère con- vers. Il n'avait pas encore deux ans d'étude, que déjà il entendait et expliquait sur-le-champ lous les auteurs latins. Son savoir et son nfërite lui acquirent le brevet de docteur. H voyagea alors en Italie, professant et prêchant avec une ardeur , une éloquence et une puissance d'ima- gination et de pensée qui fixèrent sur lui l'attention uni- verselle. La sévérité, la rigueur de ses principes étaient extrêmes. Il fil le voyage d'Espagne à la suite d'un cardinal qui fut depuis le pape Grégoire XIII; puis il fut fail géné- ral des Cordeliers, évèque et cardinal sous le nom de Montalte. Le pape Grégoire XIII étant mort, le conclave s'ouvrit pour l'élection d'un nouveau pontife. Au milieu de tous les cardinaux , il n'en était qu'un seul qui dans la circonstance parût faire abnégation de lui-même; on le considérait comme un homme tombé au-dessous du mé- diocre, et par dérision on ne l'appelait plus que Vàne de la Marche. Le dédain même que l'on avait pour sa per- sonne, et qu'il n'eut garde de combattre, fut positive- ment la cause de l'extraordinaire fortune qui lui arriva à cette époque. Les ambitions rivales ne pouvant s'entendre pour choisir quelqu'un entre elles, tous les regards se tournèrent vers le |>lus humbl(\ On dit qu'un instant

I^E POUVOIU DE L'ETUDE. 18.3

avant que le résultai de l'élection tût connu, Montalte paraissait vieux, infirme, et qu'il s'appuyait sur un i3àton : mais qu'aussitôt que la volonté de Dieu se fut manifestée sur lui , il jeta au milieu de la salle le bâton sur lequel il s'appuyait, sembla grandir de dix coudées, et apparut comme un géant au milieu des cardinaux assemblés et stupéfaits. H entonna un Te Deum d'actions de grâces d'une voix si forte et si éclatante que toutes les voûtes en retentirent.

Félix Feretli, cardinal Montalte, élevé ainsi à la pa- pauté en l'année I080, prit le nom de Sixte V. Ne faisant plus en quelque sorte qu'un seul mot du chilfre et du nom, l'univers et la postérité l'ont appelé Sixte-Quint, le met- tant par sur la même ligne que l'immortel empereur Charles -Quint, et faisant en quelque sorte de ce chiifre ainsi réuni le synonyme de grand.

Le nouveau pape se souvint de son origine et de sa famille. Il fit venir du village des Grottes sa sœur Camilla avec les trois enfants qu'elle avait eus de son mariage. Quehjues hauts personnages de la cour pontificale , croyant le flatter, prirent soin de faire habiller Cauiilla en prin- cesse pour la lui présenter : mais Sixte-Quint feignit de ne la pas reconnaître sous ce costume.

Qu'on m'amène ma sœur, dit-il. Et comme on lui rc'pondait encore :

Mais, tri's-sainl père, la voici, c'est elle.

Qu'on m'amène ma sœur, répéta-t-il , et celte fois de manière à ce qu'on ne pût se méprendre sur le sens de ses paroles.

Camilla sortit, (piitla ses somptueux habits, et bienlùl l'eviiil avec ses haillons.

\Sf\ LA MORALE EN IMAGES.

Ah ! voilà ma sœur , je la reconnais , s'écria le pape en descendant de son Irône pour la recevoir.

Et il lui fit alors le plus fraternel accueil. Il lui donna le palais et le jardin qu'il occupait étant cardinal, avec une pension de mille écus par mois, et il lui défendit sage- ment de demander désormais aucune faveur plus grande , et de se mêler jamais des affaires du gouvernement.

Sixte-Quint fut le plus extraordinaire entre les pontifes de Rome. Il rétablit les mœurs et purgea l'Italie de tous les brigands qui l'infestaient. Grand comme pape , il ne le fut pas moins comme souverain. On l'appelait le pape-roi. Avec lui la puissance papale s'étendit partout. Celui qui avait été le petit Félix Peretti couvrit le monde de son autorité. Kome s'embellit, sous son pontificat, de monu- ments plus superbes que jamais. Il fonda une admirable bibliothèque qui fait encore l'honneur de la capitale du monde catholique.

L'élévation de Sixte-Quint au souverain pontificat parut une chose si prodigieuse , qu'on ne trouva, dans le peuple, d'autre moyen de l'expliquer que de dire qu'il était sor- cier. Toute sa sorcellerie fut son admirable génie naturel , aidé par Dieu et fécondé par l'étude. Tout le monde assu- rément ne devient pas pape en étudiant, mais tout le monde peut devenir plus qu'il n'est. Étudiez donc : ce n'est jamais chose perdue.

LÉON GUERL\.

I A

r w -, M fi 2^

MARIE DE CERANVILLE

^1

OàlH^.

ergolec est un joli petit village de la Bretagne situé a quel- que distance de... Il est cé- lèbre par les souvenirs qu'y ont laissés ces lameuses guer- res de la Bretagne et de la Vendée qui tinrent si long- temps en échec les armées de la république.

A un quart de lieue envi- ron de Kergolec est le château de M. le comte de Céran- ville. C'est qu'habitaient les acteurs principaux de celle véridique histoire. Gomme toute la noblesse du pays, M. le comte de Céranville avait pris part à cette croisade entreprise contre l'ordre de choses nouvellement établi ; mais son zèle pour cette cause ne lui avait pas fait oublier et sa femme et sa fille , qu'il chérissait d'un amour égal et dévoué.

Dans cette guerre ou ne livrait pas de grandes ba-

24

186 LA MORALE EN LMAGES.

tailles, des batailles décisives; ce n'étaient que des enga- gements partiels, mais qui n'en étaient pas moins meur- triers : les derniers coups de fusil n'étaient pas tirés, que les blancs (c'est le nom qu'on avait donné aux par- tisans de la cause royale) se dispersaient pour échapper aux bleus (ainsi désignait-on les soldats de la république). Les Vendéens regagnaient alors, les paysans leurs chaumières , les seigneurs leurs châteaux ; puis , à un signal , ils se réunissaient de nouveau pour recommencer leurs attaques. Le comte avait profité d'une de ces trêves pour revenir à son château. Mais, après les premiers moments donnés h l'allégresse, une idée sombre revint troubler la comtesse.

N'y a-t-il aucun danger? s'écrie-t-elle.

Non, répond le comte; les bleus sont occupés d'un autre côté. Nous pouvons sans crainte nous livrer au bonheur de nous revoir. Tous nos gars sont partis pour deux jours. Demain je dois aller les rejoindre à la croix du Champ- Vert.

La journée entière se passa en de tendres épanche- tnents. Le soir, la famille était réunie autour du foyer. Tout à coup, un cri bien connu des Vendéens, et qui imitait le cri de la chouette, se fait entendre. Le comte tres- saille ; c'est le signal que l'on a aperçu les bleus. Le cri se rapproche, il est sous les fenêtres... Une douloureuse anxiété se peint sur tous les visages. Au même instant , un paysan ouvre la porte et se présente. Son costume dénote un combattant vendéen.

Les bleus ! s'écrie-t-il en entrant. Le comte saute sur ses armes.

Il ne faut pas songer à se défendre, monsieur le

MARIK. 187

comte; les bleus sont en nombre, ce serait folie que de vouloir leur résister, il faut fuir.

Et ma ftimille, dit le comte avec rage, la laisserai je exposée h leurs insultes?

Si vous restez , nous sommes tous fusillés ; si vous partez, peut-être ne nous fera-t-on aucun mal.

Ces considérations, les sollicitations de sa femme, déci- dent enfin le comte ; il s'échappe et disparaît bientôt.

Dix minutes après, les bleus entraient dans le château.

Cependant la comtesse et Marie , Marie h peine âgée de sept ans, s'étaient précipitées à genoux et suppliaient le Dieu qui protège les infortunés de sauver leur mari , leur père. Le chef des républicains crut qu'elles deman- daient grâce.

Rassure-toi, citoyenne, lui dit-il, il n'y a rien h craindre , nous ne faisons pas de mal aux femmes et aux enfants.

Presque au même instant, on entendit des pas résonner dans la cour; c'était le détachement qui était chargé de visiter les environs.

Y a-t-il quelque chose de nouveau? dit l'officier.

\on , mon officier, dit le chef des soldats; tout paraît tranquille, nous n'avons pas aperçu l'ombre d'un chouan.

Ces paroles rassurèrent la comtesse- Pendant que ces événements se passent au château , qu'est devenu le comte? Il avait cherché à gagner un che- min couvert qui devait le conduire au rassemblement de la croix du Champ-Vert, mais l'approche des bleus l'en avait empêché. 11 s'était donc jeté dans un bouquet du petit bois (jui se trouvait environ h deux cents pas du «bateau, l iic londi'ii'i'c recouverte de branches d'arbres

188 LA MORALE EN IMAGES.

lui avait servi de refuge, et il attendait qu'une occa- sion favorable se présentât pour aller rejoindre ses com- pagnons. Deux jours et deux nuits se passèrent ainsi ; déjà il commençait à ressentir les angoisses poignantes de la faim, il était désespéré. La nuit du troisième jour, il se hasarde à sortir de sa cachette et se traîne à la lisière du bois. Un paysan se dirigeait vers les écuries du châ- teau, muni d'une lanterne sourde; il l'aperçoit, c'était celui qui l'avait prévenu de l'approche des bleus. Il se dirige avec précaution vers lui et emploie pour l'avertir un signal connu seulement des blancs. Cet homme surpris s'arrête. Bientôt le comte est auprès de lui.

Que faites-vous ici, monsieur le comte, dit à voix basse le Breton effrayé?

Je n'ai pu gagner le chemin couvert, je suis caché dans ce bois, je meurs de faim.

Le paysan tire un morceau de pain noir qu'il avait par hasard dans son bissac, et le lui remet en disant :

Restez dans le bois, regagnez votre retraite, je vais prévenir madame la comtesse , nous aviserons aux moyens de vous faire porter à manger.

Le comte rejoignit son gîte.

Qui vive? crie dans ce moment un factionnaire. Pour donner le temps au comte de se cacher, le paysan

ne répondit pas. Aussitôt un coup de feu partit. La balle effleura son épaule sans l'atteindre. Le paysan courut vers le soldai.

Eh bien, est-ce que vous tirerez toujours sur nous comme sur des chiens? dit il au factionnaire.

J'ai vu deux honmies, répliqua le soldat.

Tu m'as vu double, c'était mon ombre.

MARIE. 1 89

Cependant au coup de feu, l'officier avait fait rassem- bler tout son monde; il interroge le paysan et le lac lionnaire. Chacun donne son explication. Une ronde est ordonnée , rien n'est découvert. Cependant , le Breton trouve l'occasion de parler seul h la comtesse. Cette der- nière se désespère épouvantée des dangers que court son mari. On va redoubler de surveillance, comment par- venir auprès de lui? Ce sera moi, dit alors la petite Marie , qui avait prêté une oreille attentive , ce sera moi , si tu le veux , qui parviendrai auprès de papa , ce sera moi qui lui porterai à manger dans le petit bois.

Toi, mon enfant, et comment ferais-tu?

Rassurez-vous, maman; comment voulez-vous qu'on se méfie d'une petite fille comme moi? je connais tous les soldats; l'officier, qui a l'air si sévère pour tout le monde, me sourit , me caresse et me fait danser sur ses genoux : il m'aime beaucoup, l'officier. Ah bien, il ferait beau voir, vraiment, qu'on me dît quelque chose; hier il y a un soldat qui a voulu examiner ce que j'avais dans mon petit panier, il l'a joliment grondé : Imbécile, lui a-t-il dit, ne crains-tu pas que cet enfant ne porte un chouan à son bras! Laissez-moi faire, je réussirai.

A ces mots, Marie courut chercher son panier; on y mit du pain, des fruits, une petite bouteille pleine de cidre : et l'enfant , le passant h son bras , s'élance en courant dans la cour du château.

L'officier était occupé à donner ses ordres à un sergent pour faire une ronde. Marie courut à lui, et l'officier l'embrassa.

Voulez-vous, lui dil-elle, (jue j'aille avec M. le ser- gent me promener?

190 LA MORALE EN LMAGES.

Toi , aller te promener avec le sergent , Marie ! il a les jambes trop longues , et toi tu les as trop petites.

Oh! bon, qu'à cela ne tienne; je courrai, et puis je m'arrêterai quand je serai fatiguée.

Eh bien! soit, dit l'officier en souriant, fais la ronde avec le sergent , ma brave petite citoyenne.

Marie courut joyeuse prendre le sergent par la main , et tous les deux se mirent en marche. Au bout de quelques instants, comme ils étaient arrivés à la lisière du bois, elle s'arrêta tout essoufflée , et dit au sergent : Je com- mence h être bien lasse; si vous le vouliez, je m'arrêterais pour cueillir des violettes : car maman les aime beau- coup; puis, voyez-vous, j'ai apporté mon goûter, je le mangerai en vous attendant.

Ah! ah! fit le sergent, mon officier te l'avait bien dit, petit lutin, que tes jambes étaient trop petites. Keste donc là, je te prendrai en revenant.

Marie alla s'asseoir sur un banc de gazon ombragé par de jeunes arbres, et le sergent s'éloigna. Dès qu'elle crut qu'il ne pouvait plus l'apercevoir, elle pénétra dans le bois. Mais là, comment faire pour découvrir son père sans éveiller les soupçons?

Marie, inspirée par la piété filiale, conçoit l'idée de chanter une petite chanson bien connue de son père ; elle écoute , et bientôt elle croit distinguer comme un écho qui répétait les derniers mots de la chanson. Elle s'arrêta retenant son haleine , et crut remarquer comme une ombre qui s'avançait avec précaution à travers les arbres; elle se dirigea vers elle, et bientôt elle se trouva dans les bias de son père.

Ce lut pour lui un moment de vtM'itabir l«'li(it(^ . que

MARIE. 191

celui où, pressant sur son cœur sa petite Marie, il apprit de sa bouche qu'aucun des malheurs qu'il avait tant redoutés pour ceux qu'il chérissait ne les avait atteints.

Le comte aurait bien voulu prolonger ce doux entretien avec Marie; mais l'enfant s'arracha de ses bras en lui faisant observer que l'instant de le quitter était arrivé , s'il voulait ne pas être découvert et qu'elle pût revenir le lendemain. Le comte la laissa donc , quoique bien à regret , s'éloigner, et lui-même regagna sa retraite. Marie, de retour à la lisière du bois, s assit à l'endroit même l'avait laissée le sergent qui ne tarda pas à la rejoindre , et ils s'en revinrent tous les deux au château sans qu'on se fût aperçu de rien.

Plusieurs jours de suite Marie renouvela son touchant et pieux pèlerinage , sans que son innocente ruse éveillât aucun soupçon. M. de Céranville aurait pu prolonger ainsi son séjour, caché dans sa retraite, mais le noble seigneur sentait son sanc? bouillonner dans ses veines à l'image des dangers que couraient ses compagnons d'armes sans lui.

Un jour donc, la riante, la joyeuse Marie fit retentir en vain le bois du refrain connu de sa chanson bretonne ; l'écho seul répondit à son appel.

Elle s'en revenait, triste et inquiète , vers le château , lorsqu'elle s'aperçut d'un mouvement extraordinaire parmi les troupes républicaines ; les soldats faisaient résonner leurs armes , et se formaient par pelotons; les comman- dements se succédaient d'une voix brève et rapide ; le front de l'officier était soucieux, et lorsqu'elle passa près de lui il ne se détourna pas pour lui sourire.

Revenons au comte. Résolu , comme nous l'avons dit ,

19-2 LA MORALE EN IMAGES.

de sortir à tout prix de celte horrible situation , et profi- tant de l'obscurité de la nuit , il quitta sa retraite et gagna un chemin couvert qui le conduisit dans une clairière quelques-uns de ses compagnons avaient l'habitude de se réunir. Son arrivée fut saluée avec acclamations , et tout aussitôt la résolution fut prise d'aller délivrer le château de ses hôtes incommodes.

Une sentinelle avait signalé leur arrivée , et c'est ce qui occasionnait le tumulte qui avait frappé Marie.

Je vous laisse à deviner les angoisses de la comtesse , qui, avertie par sa fille de la disparition de son mari, ne doutait nullement qu'il ne lYit à la tète de ceux qui venaient combattre les bleus.

Quelques instants après , plusieurs coups de feu se firent entendre, et l'engagement eut lieu. Les Vendéens étant les plus nombreux, les républicains repoussés furent con- traints de céder le terrain, et le comte put presser dans ses bras sa femme et sa chère Marie qui l'avait sauvé.

Je ne vous raconterai pas l'histoire entière de celte guerre terrible : qu'il vous suffise seulement de savoir que , vaincus par le nombre , les Vendéens furent con- traints de mettre bas les armes ; le comte , obligé de fuir, émigra avec sa femme et Marie , dont les heureuses qua- lités ne firent que briller d'un plus vif éclat avec l'âge. Quand les portes de la France furent rouvertes aux bannis, le comte revint dans son château. Aujourd'hui Marie est mère à son tour, et heureuse mère. Elle trouve dans l'amour de ses enfants une juste récompense de ce qu'elle a fait jadis pour sou père.

Oktaire FOUUNIEH.

MORM r [N IMAGES

25.

L^^^r^-^'- M^}^

ia^r. '2i«3?tr'--r:.

M Alopn, î.h

C ETAIENT TROIS CHARMANTES PETITES FILLES.

yVes V\<i\s Wç\\ts \

IL13 mm^ âiliniâ,

Trois charmantes, trois gracieuses petites filles, folâtraient en- semble sur la pelouse fleurie, et faisaient à l'envi retentir ce déli ( ieux refrain :

Oui, oui, nous nous aimerons tou-

jours

Et comment, en effet, ne se seraient-elles pas aimées? Toutes les trois elles étaient nées durant la mémo année; toutes les trois, heureuses enfants, également chéries, elles avaient , pour plus de conformité encore, la même patronne dans les cieux. Aussi, en les voyant si tendre-

194 1 A MORALE EN IMAGES.

ment unies, s'élail-on plu à ne les désigner que sous le nom des trois Aniélies.

Peines, joies, chagrins, plaisirs, tout était commun entre elles. Mais si, sous tant de rapports, il existait entre elles une si parfaite concordance , rien pourtant n'offrait des dissidences plus tranchées que leur caractère et peut-être aussi que les traits de leurs roses et frais visages.

Amélie de Lincy était la fille unique du comte de Lincy, riche seigneur qui avait occupé à la cour de Louis XVI les postes les plus éminents. Il aimait avec adoration son enfant, sa fille âgée de huit ans, son Amélie. Mais un défaut, défaut d'autant plus dangereux qu'on n'aper- çoit pas tout de suite quelles en peuvent être les ter- ribles conséquences, s'était développé, avait grandi chez la jeune Amélie, à l'ombre de l'indulgence paternelle. Elle était sans cesse tourmentée d'un insatiable besoin de tout savoir : elle était curieuse. Un étranger venait-il visiter son père, vite on la voyait accourir, l'œil et l'oreille au guet, épiant tout ce qui se passait, tout ce qui se disait; et comme l'enfance est babillarde, toute la maison savait bientôt le nom de l'étranger, ce qu'il était, le but de sa visite, l'objet de sa conversation. A part ce défaut, Amélie était une charmante enfant.

Amélie Norbert n'était point de famille noble; c'était la fille non moins chérie d'un riche négociant , qui , quoique jeune encore, s'était retiré des affaires. Il avait résolu de passer au sein du repos le reste d'une existence dont les commencements n'avaient pas été sans agitation. Brave et digne homme à tous égards, d'une rigide et sévère probité, il avait cependant un travers commun h

LES TUOIS AMÉLIES. 195

si grand noml)re de parvenus. M. Norbert rougissait de la bassesse de son extraction. Il ne rêvait plus que titres et dignités. Il ne faut donc pas s'étonner si , avec de tels exemples sous les yeux, Amélie avait laissé prendre en son cœur racine à des idées de sotte vanité Gâtée par son père, qui ne rêvait pour elle dans l'avenir qu'alliance princière , elle affectait des airs de grande dame , perçait déjà la menace d'une prétentieuse coquetterie.

La troisième Amélie, Amélie Fauvel, ne fut que plus tard admise dans cette amitié. Elle n'était pas riche, elle était orpheline, elle vivait dans une modeste mai- sonnette avec son grand -père, vieil officier retraité, criblé de blessures, et qui avait glorieusement acheté sur les champs de bataille le droit d'achever sa vie dans le calme et la tranquillité. Un jour M. de Lincy lit, en reve- nant de la chasse, une chute Ires-grave; étendu le long d'un fossé, il y était resté, presque sans mouvement, loin de tout secours. L'invalide, accompagné de sa petite-fille, vint à passer en cet endroit; il aperçut le comte, et, bien qu'affaibli par l'âge, il parvint h le transporter dans sa maisonnette, il lui prodigua les soins les plus attentifs. Avertie du malheur arrivé à son mari , madame de Lincy accourut chez le digne vieillard; elle remarqua la petite Amélie. Séduite par sa gentillesse, elle l'engagea à venir partager les jeux et les plaisirs de sa tille. Les trois enfants furent bientôt inséparables.

Ange de douceur et de bonté, Amélie Fauvel laissait lire son âme tout entière sur sa noble figure. Son froni calme et pur respirait une si touchante candeur, un si délicieux abandon , qu'on se prenait tout à coup à l'aimer.

S'élevait-il une discussion , une querelle entre Amélie

196 LA MORALE EN IMAGES.

Norbert et Amélie de Lincy , on était sûr de voir aussitôt l'orage apaisé, grâce à l'intervention d'Amélie Fauvel, et d'entendre bientôt les trois jeunes amies répéter leur refrain ordinaire :

Oui, oui, nous nous aimerons toujours!

II.

Quelques années s'écoulèrent , rien n'était venu troubler la paix de cette profonde retraite. C'est à peine si un lointain écho venait de temps à autre apporter une vague rumeur du terrible drame qui se préparait et qui devait changer la face de la société.

La révolution était proche. On était en 1789. Sur ces entrefaites, M. de Lincy fut rappelé à la cour. On avait besoin de son dévouement , il partit.

M. Norbert crut voir dans ce grand bouleversement un moyen de sortir de la sphère il était renfermé, et d'acquérir l'influence qu'il ambitionnait. Il parvint à se faire nommer député au tiers-état. Par suite de cette ma- nifestation d'opinion , il est inutile de dire que , si la même harmonie existait toujours entre les trois jeunes filles, il s'en fallait beaucoup qu'elle fût demeurée intacte entre M. de Lincy et M. Norbert. De vives discussions avaient fini même par faire éclater une rupture qui ne tarda pas à devenir complète.

Notre but n'est point d'entrer dans le détail de toutes les phases de cette époque mémorable , si féconde en évé- nements de toute sorte.

Transportons-nous donc en 1793.

LES TROIS AMELIES. 197

A ce moment déjà , bien des flols de sang avaient coulé , bien des vengeances avaient été exercées : l'Europe entière s'était coalisée contre la France; et les nobles surtout, qu'on soupçonnait de favoriser les étrangers , avaient été l'objet de la fureur trop souvent aveugle du peuple. Pour échapper aux dangers qui les menaçaient, la plupart avaient pris le parti d'émigrer.

Un jour, M. de Lincy arriva de Paris en chaise de poste et de toute la vitesse de ses chevaux à son châ- teau. Il était pâle et défait; l'inquiétude se lisait sur son front. A peine descendu de voiture , il s'enferma seul dans son cabinet, et en s'entourant du plus profond mys- tère, avec madame de Lincy. H demeura quelques in- stants avec elle ; puis , au sortir de cet entretien , il annonça à tous ses domestiques rassemblés qu'il allait bientôt repartir pour Paris : en attendant, leur dit-il, son arrivée devait être tenue secrète. Tous les serviteurs du comte promirent de se conformer en tout point aux recommandations de leur maître, car tous ils aimaient M. de Lincy comme un père ; aucun ne manqua à cet engagement sacré.

Cependant, la curiosité d'Amélie était excitée au plus haut degré. Elle ignorait pourquoi son père se dérobait ainsi à tous les regards. Elle parla, elle questionna; bref tout le voisinage sut bientôt que M. de Lincy était à son château , qu'il se cachait et qu'il se disposait à un pro- chain départ. Dès lors on vit rôder autour du château des gens à figures sinistres. Puis un matin, au moment M. de Lincy montait déguisé en voiture pour lâcher de gagner la frontière, on vit tout à coup une troupe de soldats circonvenir toutes les avenues, leur chef

198 LA MORALK EN JMAGKS,

s'avancer et arrêter comme suspect l'infortuné comte. Amélie adorait son père , ce coup l'atterra ; mais que devint-elle, grand Dieu! quand, l'officier, ayant exhibé son mandat d'arrêt, elle l'entendit ajouter ces mots : Citoyen Lincy, il faut nous suivre; nous avions perdu tes traces, mais les indiscrétions de ta fille t'ont trahi.

La malheureuse enfant tomba mourante dans les bras de sa mère; on l'emporta évanouie : quand elle rouvrit les yeux, en vain elle chercha du regard son malheureux père. Un morne et douloureux silence lui apprit qu'elle ne le reverrait plus.

Quelque temps après, en effet, on lisait dans les papiers publics que le ci-devant comte de Lincy avait été condamné pour crime de haute trahison.

Tandis que ces événements se passaient en Dauphiné, M. Norbert, qui avait appelé sa famille auprès de lui dans la capitale, devint l'un des principaux personnages du directoire ; il fit partie du sénat sous l'empire. Enfin l'ancien négociant, devenu courtisan de Napoléon, s'étei- gnit comme il l'avait désiré, entouré des splendeurs du plus haut rang. Amélie, grâce h la dextérité de son père, avait pu voir aussi ses rêves réalisés.

Mariée à un de ces glorieux soldats qui avaient aidé Napoléon à promener ses aigles triomphantes à travers l'Europe vaincue , elle s'était vue décorée du titre de duchesse, admise à la cour du conquérant, élevée au faite des grandeurs.

Son orgueil était satisfait.

Quant à l'orpheline , à la pauvre fille de l'invalide , qu'était-elle devenue? Hélas! depuis long-temps une froide pierre avait recouvert la tombe de son unique soutien en

LES TROIS AMELIES. 199

ce monde, et Ton n'avait plus entendu parler d'Amélie Fauvel.

Pour Amélie de Liiicy et sa mère, on croyait qu'après la funeste catastrophe de leur époux , de leur père , elles étaient parvenues à émigrer.

III.

La république , l'empire avaient disparu , on était en pleine restauration.

Or, pendant une belle journée d'été, une femme âgée d'environ quarante-cinq à cinquante ans , l'air égaré , les traits flétris, vêtue d'un bizarre accoutrement, se diri- geait, d'un pas inégal et qui dénotait la folie, vers le Jardin-des-Plantes. On ne la connaissait et on ne la dési- gnait dans le quartier que sous le nom de la pauvre insen- sée. Cette femme, disait-on, avait été riche; ses malheurs avaient ébranlé sa raison; elle ne vivait que des aumônes dont la gratifiait la pitié de ses voisins.

Tout à coup , une calèche attelée de quatre magni- fiques chevaux blancs lancés au triple galop passe et renverse la pauvre folle. Elle tombe en poussant un cri ; aussitôt la voiture s'arrête, une dame somptueusement parée s'élance et donne l'ordre à ses gens de secourir l'infortunée. On la transporte à l'hôpital. La maîtresse de l'équipage l'accompagne : la blessée est remise entre les mains d'une sœur de charité, qui lui prodigue les soins les plus touchants.

La pauvre folle lève ses yeux fixes et ternes vers l'ange penché vers elle qui cherche h la rappeler à la vie. Tout à coup , elle pousse un cri :

200 LA MOUALli KN LMAGKS.

Amélie! s'écrie-t-elle.

Et elle retombe évanouie sur son chevet. A ce cri , deux voix répondent soudain :

Amélie.

C'était la sœur de charité.

C'était l'opulente dame.

C'étaient bien , en effet , les trois Amélies :

Amélie Fauvel , qui , orpheline , seule , pauvre , aban- donnée dans ce monde , s'était vouée à Dieu et au soula- gement de ceux qui souffrent; Améhe Norbert, qui , ayant perdu son mari à Waterloo et dépouillée de toute sa for- tune, était devenue insensée, et enfin venait d'être ren- versée par l'équipage d'Amélie de Lincy , qui , de retour de l'émigration , remise en possession de tous ses biens et mariée h un grand seigneur, avait reconquis la supré- matie dont la révolution et l'empire l'avaient exclue.

La fin de cette histoire, vous l'avez devinée.

Amélie de Lincy, qui se croit toujours coupable de la mort de son père, avait besoin des consolations de l'ami- tié. Elle a sans peine décidé Amélie Fauvel, la sœur de charité, à venir dans son hôtel donner ses soins à son amie , Amélie Norbert. Celle-ci , n'ayant plus à supporter les douleurs poignantes de l'indigence, a recouvré la raison; et les trois Amélies, vieilles aujourd'hui, mais n'ayant rien perdu du sentiment qui les unissait, répè- tent encore le relVain de leurs premières années :

Oui , oui , nous nous aimerons toujours !

OuTAiRE FOUKMEK.

MURAI r EH IMAOLS 26

î,..uii n„tl ali>

IL EST TEMPS DE V/OUS SEPARER

il II

iDiiaîi'Si m Màmmm

i»AM« i/i:vFORTt:!\ii:

ous n'avons pas l'inten- tion (le justifier toute la conduite de Charles- Sluart P% roi d'Angle- terre et époux de Hen- riette-Marie de France, fdie de Henri IV; il avait commis bien des fautes; sa faiblesse avait été jus- ^\i=,^^NF- V^^^^fe_^ qu'à lui faire signer l'ar- rêt de mort d'un ministre magnanime qui s'était perdu à le servir; ses perpétuelles hésitations, ses incertitudes de caractère n'avaient su ni prévenir ni arrêter la guerre civile; et son courage chevaleresque dans la bataille, l'excellence et la générosité de son cœur en de nom- breuses circonstances, n'auraient point sulli à olfacci' les

202 LA MORALK EN IMAGES.

taches de son déplorable règne; les derniers jours de son orageuse vie et le voile sanglant qui se lira sur sa der- nière heure purent seuls faire oublier le monarque inhabile pour ne plus laisser voir que le grand et coura- geux martyr.

Prisonnier depuis deux ans, Charles ne pouvait cepen- dant croire qu'on osât en venir jusqu'à lui faire réellement son procès; ce qu'il craignait plus sérieusement, c'était un assassinat nocturne. Harrisson, colonel des troupes du Parlement, le tira d'erreur en lui disant que sa mort serait aussi peu obscure que l'est le soleil en plein midi. En effet, le 28 décembre 1648, une haute cour de justice, composée de membres choisis par Cromwell, fut instituée pour faire le procès du roi. Ce procès commença au mois de janvier suivant 16i9, et fut conduit avec d'autant plus de célérité qu'on craignait une réaction en faveur d'un prince si malheureux. Pendant tout le cours des débals, Charles déploya une fermeté qui ne fit que croître avec l'imminence du danger, et ce fut sans donner aucunes marques apparentes d'émotion qu'il entendit la lecture de l'arrêt qui le condamnait comme tyran, comme traître et ennemi public , à avoir la tête tranchée sur le billot.

On avait laissé trois jours à Charles P' pour se pré- parer à la mort. Il les passa au château de Whilehall, en face de la place même qui avait été choisie pour son supplice. Ce fut qu'il demanda et qu'il lui fut accordé de voir deux de ses enfants captifs comme lui , la jeune princesse Elisabeth et le duc de Glocester, qui était à peine dans sa huitième année. L'entrevue fut déchirante. Elisabeth était en âge de sentir les malheurs de son père,

COIRAGK ET GRANDEIR DANS L'INFORTUNE. -20?^

mais pas plus que son frère elle ne se doutait de sa con- damnation et ne soupçonnait pas pour lui de plus grande infortune que la captivité. On avait laissé au roi le soin cruel d'éclairer ses propres enfants sur son sort prochain. Quand ils furent introduits, son courage parut l'aban- donner un moment , et il les serra sur son cœur en pleurant. Elisabeth et le petit duc crurent que c'était du bonheur de les revoir. Hélas! c'était de l'idée de s'en séparer bientôt pour toujours, au moins sur la terre. îMais ce premier mouvement passé, il rassembla toutes ses forces; et prenant une des mains de sa fille dans sa main, appuyant sa joue contre la sienne, asseyant le petit duc de Glocester sur ses genoux , il leur parla de la mort en termes un peu vagues et généraux, essaya de leur laire pressentir une séparation longue et qui n'aurait que le ciel pour point de retour. Elisabeth essayait de démêler quelque chose dans cette obscurité; elle mouil- lait de pleurs la main et le visage de son père; mais après la captivité, son imagination, h force de se tour- menter, ne se créait encore nulle image plus funeste que l'exil. Pour le petit duc, il regardait son père avec de grands yeux fixes et étonnés; il réfléchissait profondément pour un enfant de son âge, et ces paro- les qui émurent profondément le roi sortirent de sa bouche :

O mon Dieu, est-ce qu'il est un plus grand malheur que de ne i)as embrasser sa mère et de vivre en prison loin de son père comme nous faisons depuis si long- temps?

Oui. mon fils, lui répondit le roi, il est un malheur plus ^^rand.

■20Zi LA ^lORALE EN IMAGES.

Elisabeth ne comprenait pas encore, et encore moins son frère.

Oh! dit-elle, est-ce que l'on vous emmènera bien loin sans nous?

Bien loin, répondit le roi.

Pendant ce temps, un grand bruit de marteaux et d'ouvriers s'étant fait entendre du côté de la fenêtre de la chambre cette triste entrevue avait lieu, le petit duc était descendu machinalement des genoux de son père et était allé à la fenêtre.

Pour qui donc tous ces hommes construisent-ils ce trône tendu de noir? demanda-t-il naïvement.

Le roi tressaille à cette question , non pour lui-même , mais pour ses enfants ; il sent que le moment était venu de déclarer toute la vérité.

C'est pour votre père , mes enfants , dit-il ; ce n'est pas un trône, c'est un échafaud.

Elisabeth jette un cri perçant et s'évanouit; elle avait enfin tout appris.

Les cruels, dit Charles, clouer ainsi l' échafaud du père à la vue de ses enfants !

Le petit duc ne s'expliquait pas encore les choses : il fut épouvanté du cri et de l'évanouissement de sa sœur; mais, sans y rien comprendre , il adressa encore plusieurs questions ingénues et déchirantes au roi , entre autres il lui demanda si ce n'était pas pour le rétablir dans son pouvoir que ses sujets dressaient cet appareil, et si lui, le petit duc , il serait de la fête? C'étaient mille morts pour une que le père souffrait à l'avance.

0 mon lils, dit-il après avoir rappelé sa fille de son évanouissement ol on re|>la(;anl le duc sur ses i^cMioux ,

COURAGE ET GRANDEUR DANS L'INFORTUNE. '205

ô mon fils, écoule bien cela, ils vont tuer ton père. L'enfant regarda de nouveau fixement le roi ; puis un jour immense et terrible se faisant tout à coup dans son jeune esprit, il s'écria avec une force surprenante pour son âge :

Vous tuer , vous, jamais ! je me ferais plutôt hacher en morceaux que de le souffrir !

Le roi, émerveillé de cette parole courageuse de son fils, l'embrassa par trois fois avec effusion, et s'écria :

C'est un digne enfant que m'a donné la fille d'Henri IV.

Un des officiers commis à la garde de Charles, ayant entendu le mot du petit duc, dit de son côté :

Voilà un enfant dangereux et dont il sera h propos de se défaire avant que la force de son corps n'égale celle de son caractère.

Le plus fort étant fait, le roi fut plus à l'aise pour adresser ses dernières recommandations à ses enfants.

Souviens-toi, dit-il au petit duc, que la couronne d'Angleterre appartient après moi à ton frère aîné, à qui tu dois obéissance. Peut-être qu'après ma mort les Anglais voudront te donner la couronne; promets- moi de ne pas l'accepter.

Je vous le promets, mon père, reprit l'enfant avec fermeté.

Le roi l'embrassa encore. Puis se tournant vers sa fille, il lui recommanda de bien prendre soin de son frère tant qu'elle resterait seule avec lui; il la chargea de porter à la reine ses regrets et ses adieux les plus ten- dres, et il lui lit présent de deux cachets ornés de pier- reries, seules i'ich<^ss«'S dont on ii<' l'cùl j)as dé|>ouill«''.

206 LA MORALE EN LMAGES.

Les deux enfants ne pleuraient pas, tant la catastrophe prochaine qui leur était annoncée, et à laquelle il leur fallait bien croire enfin, jetait leur cœur dans une cruelle stupéfaction. C'était la douleur brûlante et sans larmes, pire cent fois et plus sinistre que la douleur qui s'écoule quoique lentement avec les pleurs. Le roi venait de leur donner sa bénédiction pour eux et pour leurs frères et sœurs absents, quand le chef farouche à qui Cromwel avait confié plus spécialement la garde du condamné, soulevant le rideau qui séparait de lui le mal- heureux père et ses enfants :

Il est temps de vous quitter, leur dit-il; vous avez déjà dépassé l'heure d'entrevue qui vous élait accordée.

A cette nouvelle violence , le roi faillit perdre la rési- gnation dont il avait fait preuve jusqu'alors, et il lança un regard d'indignation à son geôlier. Ce ne fut qu'un nuage dans un ciel que plus rien de ce qui tenait à la terre ne devait troubler. Charles éleva ses yeux et ses mains vers le Seigneur qui a souffert le supplice et l'infa- mie de la croix pour racheter les hommes, et comme lui il sembla dire : Que le sacrifice s'accomplisse !

Il laissa arracher ses enfants de ses bras paternels, et il ne s'occupa plus que de se disposer à frapper digne- ment, comme il disait, à la porte de Dieu.

On lui avait aussi accordé, après bien des démarches, d'être assisté dans ses prières par l'ancien évéque de Londres, le vénérable Juxon. Mais, comme pour lui faire expier cette faveur, on lui avait envoyé en même temps un prédicant d'une secte opposée h sa religion , qui élait chargé de le tourmenter, jusqu'au dernier moment, de ses fougueux et insolents sermons. Le roi , avec un visage

COI JIACE ET GRANDEUR 1)A>S L'INl"OR'[U.\E. 207

serein , ouvrit une oreille aux paroles consolatrices de l'évéque , et ferma l'autre aux discours pleins de malédic- tions du prédicant.

La nuit de la veille au jour de l'exécution, le roi dormit avec le calme d'un homme qui n'a plus que des rêves célestes. Son sommeil ne Tut troublé que par le bruit des marteaux qui continuaient à frapper sans pitié auprès de l'appartement : car de peur d'un soulèvement populaire ou d'un enlèvement on élevait une estrade qui devait conduire le roi de la fenêtre même de sa chambre h l'échalaud. Charles fut debout au point du jour. Il dit à Herbert, son fidèle serviteur, qu'il fallait lui mettre ses plus beaux habits, car il s'apprêtait à aller recevoir une couronne plus belle que les hommes n'en peuvent donner. Quand il eut revêtu ses habits de fête, ainsi qu'il le dési- rait, il demeura en prières jusqu'à midi. Alors il mangea un morceau de pain et but un verre de vin. Puis la fenêtre de son appartement à Whitehall s'étant ouverte, il put apercevoir au milieu des soldats de Cromwel l'appareil de son supplice. Il le vil sans crainte. Comme on était au 30 janvier, et comme le roi sentit que la saison était rigoureuse, il dit à Herbert :

Il fait froid, ils croiraient que je tremble de peur; donne-moi mon manteau.

Herbert lui jeta son manteau sur les épaules. Le roi marcha ensuite d'un pas ferme à l'échalaud tendu de noir. Il considéra d'un œil calme les instruments du sup- plice et parut s'étonner que l'échalaud ne fut pas plus élevé. Il adressa la parole à quelques-uns de ceux qui l'approchaient de plus prî'S, leur déclarant de nouveau qu'il n'avait poinl à se reprocher d'avoir conunencé la

•208 LA MORALE EN LMAGES.

guerre contre le parlement anglais; mais il avoua ce qui depuis long-temps affligeait son âme : il dit que le ciel le punissait justement d'avoir consenti à l'arrêt de mort iniquement prononcé contre son noble ministre le comte de StrafFort. Il répéta qu'il pardonnait à tous ses enne- mis. L'évêque Juxon lui adressant des consolations :

Oui , dit le roi , je vais quitter une conronne péris- sable pour une couronne qu'aucun trouble n'accompa- gnera.

Sans doute, reprit l'évêque, vous échangez une couronne tem.porelle contre une couronne immortelle. Oh ! quel favorable , quel heureux échange !

Quand le roi eut lui-même ôté son habit, il passa autour du cou de l'évêque son collier de l'ordre de Saint- Georges en ne lui disant que ce seul mot :

Souvenez-vous!

Alors posant sa tête sur le billot, il éleva ses mains comme pour donner lui-même le signal. D'un seul coup, l'un de ses deux bourreaux , qui étaient des honnnes mas- qués, lui trancha la tête; l'autre la saisit toute sanglante et la montra au peuple , qui poussa un cri d'horreur.

Ainsi périt le roi Charles I" d'Angleterre , dans la qua- rante-neuvième année de son âge. La mort également courageuse et résignée du malheureux roi de France Louis XVI devait faire, à la fin du siècle suivant, le ter- rible pendant de la sienne.

Lko> GURRIX.

MORALL [H IMAGES 27 .

'\ jpres ['■! '-nier

1MI|) Il A'iil'ill il

ETENDANT SON PETIT BRAS ELLE CHERCHAIT A REPOUSSER ERNFST

lilàKBl (BDIS'àSILi.

1 MM:MJLE.JESSm: MAMjHMURJSI SM:.',

I.

rnest et Sophie étaient frère et sœur; Sophie était l'aînée : c'était une charmante enfant, douce, obéissante et qui chéris- sait ses parents; il y avait dans ses traits quelque chose de si candide et de si pur qu'on se pre- nait tout d'un coup à l'aimer. On n'en pouvait pas dire autant d'Eiiiest. Taquin, tapageur, il ne rêvait qu'espiègleries et malices. On l'avait plus d'une fois sur- pris happant sa sœur quand celte dernière refusait de se prêter à ses caprices. Ernest et Sophie étaient les uni-

210 LA MORALE EN IMAGES.

qiies enlanls de M. et madame Albert. M. Albert était un riche négociant de la rue Saint-Denis. Il avait un associé qui lui inspirait toute confiance; il avait donc l'habitude de s'en reposer sur lui du soin de ses propres affaires pendant tout le temps de la belle saison, qu'il passait d'ordinaire à la campagne avec sa femme et ses enfants. Disons - le , M. Albert avait une prédilection toute par- ticulière pour Ernest; et il s'aveuglait grandement sur ses défauts. « Ce n'étaient, disait-il, que de petits tra- » vers d'enfance qui disparaîtraient facilement avec le 0 temps. » Hélas ! madame Albert était plus clairvoyante ; mais Ernest, fort de la protection de son père, faisait peu d'attention à ses avis et suivait la pente de son mauvais caractère. Ernest et Sophie habitaient une char- mante propriété que leur père avait acquise dans les environs de Paris ; , Sophie , qui s'était fait aimer de tous les fermiers des environs, avait reçu de l'un d'eux un joli petit chien qu'elle soignait avec une naïve lendresse. Elle le prenait dans ses bras, le caressait, l'exposait aux rayons du soleil sur l'herbe fleurie et le couvrait de baisers; son petit chien, c'était son bon- heur! Frilz aboyait joyeusement, courait après sa jeune maîtresse quand elle était gaie; s'il la voyait triste, il soupirait : mais en revanche on le voyait prendre aussitôt la fuite à l'approche d'Ernest, dont il était devenu le souffre -douleur. Sophie le protégeait alors autant qu'elle le pouvait contre les brutalités de son frère. Étendant son petit bras en avant, elle cherchait à repousser Ernest, qui, furieux alors, serrant les poings, grinçant des dents, se livrait avec une violence inouïe à toute la fougue de sa colère. Heureuse alors Sophie quand sa mère se

ENFANCE COUPABLE, VIEILLESSE MALHEl REL'SK. 2 11

trouvait pour réprimer ces élans, car sans cela la pauvre petite recevait d'ordinaire les coups qu'Ernest destinait à Fritz.

Plusieurs années se passèrent ainsi. Sophie avait grandi en grâce et eu bonté; elle était citée comme un modèle aux jeunes filles de son âge.

Quant à Ernest, s'il y avait quelque chose en lui de changé, ces changements n'eflleuraienl que la surface; le fond était toujours le même, c'est-à-dire mauvais. Pré- somptueux et ignorant, ayant tout effleuré sans avoir rien approfondi , il ne promettait à la société qu'un citoyen pour le moins inutile, sinon dangereux. Sa mère, pieuse et tendre femme, gémissait et pleurait sur ses erreurs sans pouvoir les redresser; son père, faible et n'ayant reçu qu'une éducation fort incomplète , se laissait facilement éblouir et abuser par ses faux raisonnements ; Ernest se laissait donc aller tout à l'aise à la perversité de ses penchants. C'était déjà un mauvais sujet dans toute la force du terme.

II.

L'époque était arrivée M. Albert quittait Paris pour aller passer les beaux jours à sa maison de campagne. Les bénéfices de l'année avaient singulièrement augmenté sa fortune déjà considérable; il se disposait à liquider ses affaires et à se retirer du commerce. « Il avait assez tra- » vaille, disait-il, il était temps qu'il pût enfin se repo- » ser. D'ailleurs, n'avait-il pas amassé pour ses enfants » une dot suffisante ! » Kien ne semblait devoir, en elfet, déranger les plans qu'il avait conçus; sa fortune élait en dépôt chez l'un des plus riches banquiers de la capitale.

212 LA MORALE EN IMAGES.

Quant h ce qui lui restait de fonds engagés dans le com- merce , c'était peu de chose. Le négociant en était de ses projcls , quand tout à coup un exprès lui apporte une lettre de Paris; en la lisant M. Albert se trouble, pâlit et reste atterré : la foudre tombant à ses pieds n'aurait pas produit un })areil effet! Son associé lui mandait de revenir en toute hâte à Paris, que son banquier avait disparu laissant un déficit de plusieurs millions. M. Albert était ruiné. Oh ! adieu maintenant ses espérances d'une vieillesse paisible, heureuse! Il partit, mais ce coup l'avait brisé : il ne put résister h cet effroyable désastre; une fièvre violente se déclara et l'emporta avant de lui avoir laissé le temps de mettre ordre à ses affaires. Il mourut en bénissant ses enfants et en donnant à Ernest la mission de relever son crédit ébranlé. Ernest donna quelques larmes à la mémoire de son père, puis il oublia bientôt ses sasres recommandations : le malheureux se livra aux pkis folles prodigalités; il eut bientôt dévoré les quelques mille francs qui devaient servir à reconstruire sa fortune, ainsi que celle de sa mère et de sa sœur.

Quant à Sophie , elle avait reçu avec résignation les coups dont il avait plu à Dieu de la frapper. Sa mère avait perdu toute son énergie; elle n'avait pu qu'opposer de faibles et par conséquent d'inefficaces remontrances à la coupable folie d'Ernest.

L'abîme se creusait de plus en plus sous les pas de cette famille infortunée. Déjà d'impitoyables créanciers récla- maient impérieusement le montant des sommes qui leur étaient dues. La conduite dissipée du fils de l'ancien négo- ciant avait détruit toute confiance. Pour échapper aux poursuites dont on le menaçait, Ernest s'enfuit abandon-

ENFANCE COUPABLE, VIEILLESSE MALHEUREUSE. 213

nant sa sœur et sa mère sans ressource, sans protecteurs et dans le plus affreux dénûment : il se fit soldat.

Cependant Sophie sentit grandir en elle son courage avec l'infortune. Le travail ne déshonore pas, il élève et ennoblit. Elle savait coudre, broder, tailler, laire des robes, des bonnets et des chapeaux. Bientôt elle se rendit habile , les pratiques arrivèrent en foule ; son histoire se répandit, les plus grandes dames voulurent la voir : sa conversation, tout n la fois modeste et annonçant une instruction aussi solide que variée, les intéressa; bref elle devint la couturière à la mode. Un parti avantageux s'otTrit , et Sophie n'eut bientôt plus que le souvenir des malheurs qu'elle avait éprouvés. Nous n'avons pas besoin de dire que madame Albert fut constamment l'objet de son amour et de sa vénération; qu'entourée des atten- tions les plus assidues, les plus délicates, elle trouvait dans la tendresse et la piété filiales de Sophie un puissant adoucissement à l'amertume de ses douleurs : la pauvre mère ne pouvait oublier son malheureux fils. Elle mourut sans le revoir, sans pouvoir savoir ce qu'il était devenu; les recherches que fit Sophie à cet égard demeurèrent sans résultat.

111.

De longues années s'étaient écoulées; Sophie, devenue madame Dujardin, avait une nombreuse famille qu'elle élevait dans la crainte de Dieu et l'amour du travail; elle était heureuse et voyait s'avancer sans Irayeur le moment elle irait chercher au ciel la récompense de ses vertus.

Elle se plaisait à raconter h ses enfants déjà grands l'histoire de sa jeunesse; dans ce r€'cit figurait naturelle-

2U LA MORALE EN LMAGES.

ment Ernest, dont elle ignorait le destin. Son odieuse conduite, résultat de ses défauts d'enfance, était pour eux un exemple qui les tenait en garde contre les mau- vais penchants qui auraient pu se déclarer en eux. Sou- vent aussi Sophie donnait des larmes au souvenir de son frère, car ses torts n'avaient point détruit toute affec- tion dans son cœur. Elle le plaignait, car s'il vivait encore il devait être bien misérable et elle aurait voulu soulager son infortune. Parfois une idée affreuse s'offrait à son esprit. Son frère, sans religion, sans principes, ne s'était-il pas jeté dans les derniers désordres? Du vice au crime , il n'y a qu'un pas.

Un jour, on entendit un grand bruit dans la rue; c'était la foule qui s'était amassée autour d'un vieux chiffonnier qui venait de tomber sans connaissance en face du maga- sin de madame Dujardin. Quelques personnes charitables l'avaient soulevé dans leurs bras. A sa pâleur livide, à sa maigreur , il était facile de voir que cet homme suc- combait aux angoisses de la faim. Madame Dujardin le fit transporter dans l'arrière-boutique, et tous les soins lui furent prodigués. Bientôt il rouvrit les yeux et dévora les aliments qu'on lui présenta. Lorsque grâce à ces secours il eut senti renaître ses forces , il remercia d'une voix triste madame Dujardin.

Merci, lui dit- il, madame, du service que vous m'avez rendu; j'allais mourir, hélas! C'eût été peut-être un bien !

Ces paroles excitèrent vivement la curiosité de la bonne Sophie; elle lui demanda ce qui le laisail rai- sonner ainsi.

L'hisloire de ma vie serait trop longue à vous

EiNFANCE COUPABLE, VIEILLESSE MALHEUREUSE. 215

raconter, ma chère dame, lui répondit-il; d'ailleurs elle réveillerait en moi de trop cruels souvenirs. Qu'il vous suffise de savoir que si je me trouve dans une si déplo- rable situation , c'est moi seul que je dois accuser. Le ciel m'a justement puni. J'ai été mauvais fils , mauvais frère ; je n'ai jamais suivi que les inspirations du mal ; j'ai dissipé ce qui restait du patrimoine de mon père; je me suis enfui loin de ma mère et de ma sœur dont j'avais anéanti les dernières espérances, et je me suis fait soldat; je suis sorti de l'armée sans grade, sans pension, criblé de blessures ; je n'ai pu même obtenir une place aux Invalides, tant j'avais été mal noté. Ne connaissant aucun métier , incapable d'ailleurs de me livrer h aucun travail qui exigerait un corps robuste , j'ai été contraint de me faire chiffonnier. Oh! depuis ce temps, j'ai bien fait des retours sur moi-même, j'ai bien gémi sur mes erreurs, mais il était trop tard.

Les circonstances de ce récit avaient singulièrement ému Sophie.

Ne m'avez-vous pas dit que quand vous prîtes la fuite vous aviez encore votre mère et une sœur? Depuis votre retour, n'avez - vous fait aucune recherche pour savoir ce qu'elles étaient devenues?

D'abord la honte m'a retenu , répliqua le chiffon- nier; puis ensuite j'ai pris quelques informations : mais un si long espace de temps s'était écoulé depuis notre séparation, que je n'ai pu recueillir aucun indice

Mais comment s'appelait votre sœur, quel est votre nom à vous-même?

Ma sœur s'appelait Sophie ; mon nom , à moi , c'est Ernest Alberl.

216 LA MORALE EN LVIAGES.

A ces mois , Sophie se jeta vivement dans les bras de l'inlortuné, muet de surprise.

Ernest Albert, s'écria-l-elle , Ernest Albert!... Vous êtes mon frère, c'est moi qui suis Sophie, celte Sophie que vous avez cherchée vainement.

Cette reconnaissance semblait au pauvre chiffonnier n'être qu'un rêve; mais ce rêve ne larda pas h se dis- siper, et il vit bientôt que c'était la réalité.

Sophie le prit chez elle , du consentement de son mari, et pourvut à tous ses besoins. Ernest Albert vit ainsi la fin de sa vieillesse, jusqu'alors si misérable, cou- ronnée de bien-être et de contentement. Mais si par hasard un des enfants de sa sœur se laissait dominer par une influence mauvaise et commettait quelque faute, Ernest l'appelait, lui racontait quelque trait de sa vie propre à le corriger ; et lui montrant ses cheveux blancs, il lui disait d'une voix triste et solennelle :

Mon ami , souviens-t'en bien : « Enfance coupable , vieillesse malheureuse. »

Ortaire FOURMER.

MORALE E.N IMAGES 28

Utiel Lame Lit Ù

ELLE ENVELOPPA LA PATTE DU PATIENT

\ ^QA\sVa.c\ve .^

iDl^ïïii(8IIIl

tl]%' B1E!VFAIT :\*E!I»T JAlIAIfii PERUU.

^vj'^^ l'\T^ '{ ^ïidis que la Louisiane ~^^^r%^^''% /- faisait encore partie de nos colonies , plusieurs familles françaises fon- "^^^ ^'^^^^ l ^^ établissements clans ce beau pays. Sur la lisière d'une vaste fo- rêt, traversée par un des fleuves nombreux qui ^^" arrosent cette contrée , était allé s'établir un an- cien négociant à qui avait été concédé un vaste territoire à défricber. Possesseur d'un nombre considérable d'es- claves, actif, laborieux, M. Dérambert s'était bientôt vu à la tète d'un domaine fort étendu. Ces terrains, naguère encore incultes et sauvages, se couvraient maintenant de riches moissons de riz , de mais et de froment.

218 LA MORALE EN IMAGES.

M. Dérambert avait épousé une femme jeune encore (jui lui avait donné trois jolis enfants, deux garçons et une fille; ces enfants faisaient toute leur joie, tout leur bonheur. Auguste avait huit ans, Fanny sept, et le plus jeune, le petit Alfred, en avait quatre à peine. Tous les trois s'aimaient entre eux avec une tendresse égale ; tout était commun , peines , plaisirs.

Leur promenade favorite était un petit vallon situé à quelques pas de la maison de leur père. Là, un châtai- gnier d'une grosseur prodigieuse étalait son épais feuil- lage, et ils pouvaient, à l'ombre que projetaient ses rameaux , se livrer à leurs jeux sans avoir à redouter les rayons d'un soleil trop ardent. Un Jour, qu'assis au pied du châtaignier, Auguste et Fanny tressaient, pour leui' petit frère, des nattes avec des brins de jonc qu'il allait cueillir tout joyeux, leurs oreilles furent tout à coup frappées par des hurlements plaintifs qui paraissaient venir de la forêt. Bientôt après, en effet, ils aperçurent un magnifique chien de Terre-Neuve qui se dirigeait vers eux en se traînant avec peine. Chaque fois qu'il posait à terre une de ses pattes de devant, il poussait un cri de douleur. Les enfants coururent vers lui : le pauvre animal s'arrêta à leur approche , les regarda d'un air piteux et caressant. Puis tendant vers eux sa patte ensanglantée, il semblait leur dire : « Secourez-moi. « Les enfants le comprirent. Fanny l'attira doucement au pied du châtai- gnier , Auguste courut puiser de l'eau à la fontaine, tandis qu'Alfred , tenant à la main un roseau , chassait les mous- tiques qui venaient pour s'attacher à la plaie du blessé. Une lois tous ces préparatifs achevés, Fanny souleva doucement la patte du chien , examina son mal cl aperçut

UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PKllDl . 219

une grosse épine cjiii s'élait enfoncée entre les grilles. Elle l'arracha, non sans peine, lava le sang qui coulait de la blessure; puis, prenant son mouchoir, elle en lit un bandage avec lequel elle enveloppa la patte du patient, qui, se sentant soulagé, léchait le cou, les mains de sa petite bienfaitrice en faisant entendre un grognement de plaisir; puis il se coucha à ses pieds jusqu'au moment les enfants se disposèrent à regagner l'habitation. Quand ils se remirent en roule , il alla se placer à côté de Fanny en fixant sur elle des yeux expressifs et qui sem- blaient l'interroger. Elle lui fit sicne de le suivre. Alors, oubliant sa blessure , faisant un bond de plaisir, l'animal forma cortège h la petite troupe qui ne tarda pas à entrer dans la cour de l'habitation.

A peine ils avaient franchi la barrière, le chien prit sa course et se précipita vers un groupe rassemblé autour d'une sorte de marchand ambulant qui , ayant ouvert plusieurs ballots , étalait devant les esclaves ses marchan- dises, en les invitant à faire quelques acquisitions. Le marchand poussa un cri de joie :

Enfin te voilà retrouvé , mon brave ^Foustache , s'écria-t-il en llallant le chien.

Alors il se mit h raconter qu'en traversant la foiél son chien s'élait élancé h la poursuite d'un animal sau- vage , qu'il ne s'élait aperçu que long-temps après de sa disparition, qu'alors il l'avait vainement appelé; Mous- tache n'était pas revenu, il avait alors supposé qu'entraîné par son ardeur son chien s'élait égaré, ou bien encore qu'ayant attaqué quelque bêle féroce, il avait succombé dans la lutte.

.le ne m'étais pas tout à lait trompé, ajouta l-il, cai-

220 LA MORALE EN L\IAGES.

je vois que Mouslache a été blessé. Mais qui donc a eu l'humanité de le secourir, de panser sa blessure? s'écria- t-il en apercevant le mouchoir qui enveloppait la patte de Moustache.

A ces mots , le chien , comme s'il eût compris ce que venait de dire son maître, se mit à courir au-devant des trois enfants qui se dirigeaient de ce côté, et se plaçant près de Fanny, il ne la quitta pas d'un instant qu'elle ne fût arrivée h l'endroit se trouvait le marchand. Alors, remuant la queue et regardant tout h coup Fanny et son maître, il sembla la désigner comme celle qui lui avait donné ses soins. Le marchand apprit alors des enfants ce qui s'était passé ; le pauvre homme ne savait comment leur témoigner sa reconnaissance, car dans ses longues courses Moustache était non-seulement pour lui un com- pagnon de route, c'était un véritable ami, un brave défenseur qui l'avait préservé de mille dangers. H voulait mettre h la disposition des enfants toute sa petite cargai- son. Mais M. Dérambert s'opposa h ce qu'il fit aucun sacri- fice onéreux; seulement, comme il voyait que ce refus l'affligeait, il permit h ses enfants d'accepter quelques jouets de peu de valeur. Le lendemain , le marchand partit en demandant h M. Dérambert la permission de revenir dans quelque temps visiter son habitation , ce qui lui fut accordé de grand cœur.

Trois mois h peine s'étaient écoulés depuis cette épo- que, lorsqu'un jour Alfred, s'élant mis à la poursuite d'un papillon, s'écarta sans qu'on fît attention à sa disparition. Sur les dix heures du matin , heure à laquelle les trois enfants avaient l'habitude d'aller à la vallée déjeuner à l'ombre du châtaignier, on fui Irès-surpris de ne le point

UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PKRDU. 221

voir avec Auguste et Fanny. On l'appela, on le chercha de tous côtés : bientôt tout le monde fut sur pied. Alfred ne parut pas. Le père et la mère , tous les esclaves parcoururent en vain les alentours 5 ils n'en découvri- rent aucune trace; désespérés de cet événement, ils se partagèrent en plusieurs bandes , ils allèrent, avec leurs voisins qu'ils avertirent du malheur qui était arrivé, à la découverte , et ils s'enfoncèrent dans l'épaisseur de la forêt qu'ils battirent en tous sens avec la plus scrupuleuse attention. Mille fois ils appelèrent l'enfant par son nom, ils n'en reçurent aucune réponse. Cependant les der- nières lueurs du jour n'éclairaient plus que faiblement les recherches, et rien encore n'était venu calmer les inquié- tudes de M. et madame Dérambert; les approches de la nuit redoublèrent leurs alarmes. Dans leur désespoir, ils ne voulurent jamais consentir à retourner dans leur domi- cile. Ils allumèrent des torches de résine et firent retentir les bois, les vallées, du nom chéri d'Alfred.

Alfred ! mon cher Alfred ! es-tu? s'écriait la mère de l'accent de voix le plus déchirant ; mais c'était en vain. Je n'essaierai pas non plus de vous peindre le désespoir d'Auguste et de Fanny pleurant, sanglotant. Le châtai- gnier, le ruisseau, les frais bocages qu'ils parcouraient ensemble ne présentaient aucune trace d'Alfred.

La nuit était devenue si épaisse , qu'ils se virent con- traints de s'arrêter. Dès que le jour parut , ils renou- velèrent leurs recherches , hélas ! avec aussi peu de succès que la veille, quand tout à coup le son d'un cor se fit entendre.

-- D'où vient ce signal? s'écria aussitôt M. Dérambert on prêtant une oreille attentive.

222 I>A MORALE KN LMAGES.

Une seconde fois le son du cor retenlil.

Ce bruit vient de l'habitation ; courons tous, mes amis.

A ces mots, la troupe se dirige en toute hâte vers !a maison. A peine y furent-ils arrivés, qu'ils aperçurent le marchand ambulant dont il est parlé au commencement de cette histoire. A cette vue , l'espoir qui s'était élevé dans le cœur du pauvre père fit place à un amer désappoin- tement.

Hélas! lui dit-il, je croyais que c'était mon petit Alfred qui nous était rendu.

Pardonnez -moi, monsieur, si j'ai interrompu vos recherches, répondit le marchand; mais si je l'ai fait c'est que je pensais peut - être pouvoir vous être utile dans cette douloureuse circonstance. Veuillez, je vous prie, me laisser faire; j'ai l'espoir que nous saurons bientôt ce qu'est devenu votre enfant.

Auguste et Fanny étaient ; le marchand frappa dans ses mains, et aussitôt on entendit l'aboiement joyeux d'un beau chien de Terre-Neuve qui bondit à ce signal. C'était Moustache, qui s'en alla tout d'abord caresser les deux enfants qu'il reconnut en tournant autour d'eux et ayant l'air de se rappeler qu'il y en avait un troisième.

Voilà qui va bien, dit le marchand; Moustache reconnaît les enfants; à son air inquiet, je vois qu'il s'étonne de ne point voir celui qui est absent. Veuillez me donner les derniers vêtements que le petit Alfred a portés.

Quand ces objets furent là, il les montra à son chien, les lui lit flairer; puis, prenant la maison pour centre d'un rayon, il décrivit autour d'elle un cercle d'un quart

UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PERDU. 223

de mille, en ordonnant à Moustache de quêter partout il le menait. Le cercle n'était pas entièrement parcouru, lorsque l'animal se mil à aboyer.

Le son de sa voix rendit une lueur d'espérance au père et à la mère qui étaient inconsolables. Le chien, en sui- vant les émanations du corps de l'enfant, aboya de nou- veau ; chacun s'empressa de le suivre ; mais on le perdit bientôt de vue dans les bois. Ce fut un moment de ter- rible anxiété, car pendant une demi-heure environ l'on n'entendit plus rien. Le front du marchand était sou- cieux ; renfermé dans un silence que personne ne son- geait à interrompre, il s'était mis le visage contre terre et recueillait les moindres bruits que la brise apportait. Tout à coup on le vit tressaillir.

Le chien revient, s'écria-t-il ; dans un instant il sera près de nous, et nous saurons le résultat de sa course.

Il y eut quelque chose de solennel dans le court inter- valle de temps qui s'écoula entre ces paroles et l'arrivée do Moustache ; tous les esprits étaient en suspens. Enfin , le chien parut.

La contenance du pauvre animal était visiblement changée; un air de gaieté et de satisfaction semblait l'animer; ses yeux brillaient, ses oreilles étaient droites, il frémissait, tous ses gestes indiquaient que ses recher- ches n'avaient pas été infructueuses.

Je suis sûr qu'il a retrouvé l'enfant, fit son maître.

Mais vit-il encore? s'écria la mère.

Le marchand remua la tète et s'élauça sur les tiaces de son chien qui avait repris sa course à travers la forêt, en s'arrêtant de temps h autre pour lui donner le temps de le rejoindre. Enfin , l'animal s'arrêta au pied

224 LA MORALE EN IMAGES.

d'un gros arbre el poussa un long aboiement. Le mar- chand redoubla de vitesse, et bientôt il fut à côté de lui. Il aperçut alors l'enfant couché sur un tas de feuillage et ne donnant aucun signe de vie. Il le prit dans ses bras et reconnut qu'il n'était pas mort , mais seulement dans un état de faiblesse tel que quelques instants plus tard il aurait sans aucun doute expiré. Le marchand le souleva avec précaution dans ses bras et l'apporta à ses parents.

Ils étaient heureusement en quelque sorte préparés h cet événement et s'étaient munis de tout ce qui était nécessaire pour le restaurer. Bientôt il ouvrit les yeux, et tous les chagrins de cette cruelle journée furent oubliés. M. et madame Déramberl^ Auguste et Fanny étaient fous de joie; c'est à peine si dans les premiers moments ils songèrent à remercier celui qui leur avait rendu leur enfant ; mais après avoir baigné de larmes le visage du petit malheureux, après l'avoir pressé mille fois contre leur cœur, ils se jetèrent au cou du marchand en le comblant de bénédictions.

Mais, Moustache! de quelles caresses ne fut -il pas l'objet ! C'était à qui le choierait , le flatterait , l'embras- serait. L'intelligent animal paraissait prendre part au bonheur général ; il courait d'Auguste à Fanny , de Fanny à Alfred dont il léchait les petites mains avec un air de contentement inexprimable. On aurait dit qu'il se rappelait le service qu'auparavant les trois enfants lui avaient rendu, et qu'aujourd'hui il se trouvait heureux d'avoir pu leur témoigner sa reconnaissance en sauvant l'un d'eux.

Ortaire FOUKMEK.

•'-'^fj r^

"PT^i

tU -#^-^

§.

^^

Mî^-S.

r'-*f^'v''*'i'*H!,^f^far">p^j*{*M'^'^^^

lil Ïfi(fiâ!îl|iû0.

enriette, à quoi penses-tu donc, ma pauvre enfant, tu as l'air bien triste?

Hélas ! père Jérôme , je pense que si je dois pas- ser toute ma vie à garder des chèvres, comme vous - ;ivez passé la vôtre à garder ^^" des moutons , ça ne sera pas d'un grand profit pour ma famille ni pour moi. Si seulement on avait pu me mettre en apprentissage , est-ce que vous croyez que mes parents ne seraient pas bien plus heureux et moi aussi ?

Si c'est toute ton ambition, Henriette, il faut en parler à M. le curé. C'est un brave homme qui fera cer- tainement tout son possible pour te faire entrer en ap-

226 LA MORALE LiN IMAGES.

prentissage. Mais, vois-tu, Henriette, je connais les jeunes filles ; ce n'est pas tout , tu veux autre chose ? Eh bien , oui , puisque vous m'y poussez , je vous conterai tout , père Jérôme , et vous saurez le sujet de ma peine. L'autre jour , pendant que j'étais assise aux pieds du rocher, comme aujourd'hui, en faisant paître mes chèvres, voilà qu'une belle dame est venue à passer avec ses enfants, deux jeunes filles de mon âge à peu près. Elle m'a regardée un moment, et me montrant à ses enfants elle leur a dit: « Voilà une petite pauvresse qui a l'air intelligent; je suis sûre que si on lui apprenait à lire et à écrire comme à vous , elle ne perdrait pas son temps comme vous. » Et puis la dame s'est approchée de moi , et a voulu me mettre une pièce blanche dans la main. Mais, moi, je lui ai répondu, en refusant la pièce : « Merci, ma bonne dame, j'aimerais mieux apprendre à lire et à écrire ; et je suis bien sûre que si vos demoiselles me voyaient faire, elles prendraient du cœur au travail et qu'elles feraient comme moi. » Je n'avais pas plutôt dit cela que j'ai senti le rouge me monter à la figure. Mais la belle dame m'a examinée davantage encore ; et puis elle m'a demandé en souriant avec bonté, si je revenais tous les jours à cette place. Je lui ai répondu que oui , et alors elle ma dit : « Eh bien ! j'aurai du plaisir à t'y voir, mon enfant ; compte sur moi , j'y reviendrai , et nous verrons s'il y a moyen de te laire apprendre à lire et à écrire. » Et la belle dame s'en est allée avec ses deux enfants. Tous les jours depuis je n'ai pas manqué de me rendre à cette place ; je ne la quitte pas du matin jusqu'au soir : mais il y a déjà près d'un grand mois que j'attends ainsi , et la dame ne revient pas. C'est ce qui me rend triste.

UNE VOCATION. m

Oh! vois-tu, ma pauvre Heiirielte, reprit Jérôme , la belle dame a dit cela comme elle aurait dit autre chose; c'était une manière de faire honte h ses enfants de leur paresse : mais tu aurais toi t d'y compter, c'est déjà oublié pour elle.

Le père Jérôme achevait à peine, que le curé du village voisin arriva par là, jeta un coup d'œil du côlé du rocher, et s'adressant aussitôt à Henriette :

N'est-ce pas vous, mon enfant, lui dit-il d'une voix paternelle , qui vous trouviez h cette même place il y a environ trois semaines, et à qui une dame adressa la parole ?

Oui, monsieur le curé, pour vous servir, répondit Henriette en se levant et en faisant la révérence.

Eh bien , ma petite, cette dame charitable est désolée de ne pouvoir venir elle-même comme elle vous l'avait promis ; mais elle m'a écrit, en m'indiquant oii et comment je vous reconnaîtrais, pour me prier de vous envoyer à l'école , et elle m'a adressé en même temps de quoi vous faire vêtir convenablement et vous donner les moyens de vivre pendant que vous vous instruirez.

Les yeux d'Henriette rayonnaient de joie pendant ce discours.

Ce n'est pas tout, reprit le bon curé, on m'écrit encore que si vous faites les progrès que l'on attend de vous, on ne vous perdra pas de vue. Vous voyez, mon enfant , que votre sort est on vos mains.

O qu'ainsi soit-il! répondit Henriette, et personne n'aura h se repentir de m'a voir fait du bien.

C'est entendu, ma fille, je vous attends demain matin au presbytère, dit le curé. Remerciez le bon Dieu

228 LA MORALE EN LMAGES.

du bien qu'il vous envoie , et n'oubliez jamais voire bien- faitrice dans vos prières.

Le curé, en prononçant ces mois, s'éloigna; et Henriette, conlente au delà de toute expression , se disposa à courir conter le dénouement de son aventure à ses parents. Le père Jérôme la félicita beaucoup, parut heureux de son bonheur ; seulement le bonhomme lui répéta en la voyant partir avec ses chèvres :

Pas trop d'ambition, Henriette, ça te perdrait, vois-tu !

Les parents d'Henriette furent ravis de la fortune qui arrivait à leur fille ; car s'ils ne lui avaient fait rien appren- dre , c'est que leur extrême misère ne le leur avait pas permis. Quant à l'enfant , dès le lendemain , de grand matin , elle était déjà à la porte du presbytère. Le curé fut émerveillé de son désir d'apprendre ; il le fut plus encore des progrès qu'elle fit. Il l'offrait comme un modèle à tous les enfants du village. Entre ses leçons de lecture et d'écriture elle apprenait à coudre, et s'occupait des autres travaux habituels aux jeunes filles ; elle devint en peu de temps une excellente ouvrière. Il n'y avait que quelques mois qu'Henriette avait été mise à même d'étu- dier , quand la dame vint au village ; ses deux filles l'accompagnaient comme le jour elle avait rencontré Henriette pour la première fois.

Tenez, leur dit-elle après avoir échangé quelques mots avec le curé , voici l'enfant qui gardait des chèvres il y a peu de temps, et qui désirait tant apprendre à lire et à écrire. Je suis bien aise de vous montrer ce qu elle sait faire.

Le curé montra la belle écriture d'Henriette et ses ira-

UNE VOCATION. 2-29

vaux à l'aiguille; puis il la fit lire à haute voix et calculer en présence de la dame et de ses enfants, il lui adressa même quelques questions de géographie auxquelles elle répondit à la satisfoction du bon prêtre et de la bien- faitrice.

Venez, que je vous embrasse, ma chère amie, dit la dame a Henriette ; vous avez lu et répondu comme un ange : j'en voudrais bien pouvoir dire autant de mes filles.

Oh! madame, répondit Henriette avec simplicité, c'est que ces demoiselles sentent qu'elles n'ont pas besoin de se presser, comme moi, d'étudier, et que pour elles il sera toujours temps.

Vous êtes bien bonne, mon enfant, de parler ainsi, mais l'expérience démontre au contraire qu'il n'est jamais trop tôt pour s'instruire. L'instruction est une ressource dans le malheur , et souvent il arrive que le savoir dont on n'avait voulu faire qu'une parure , parure indispensable pour être considéré dans la société , devient un moyen d'existence honorable par l'enseignement.

C'est une belle chose de montrer aux autres ce que l'on sait, dit Henriette; et si jamais je savais quelque chose qui en valût la peine, je croirais rendre à Dieu ce qu'il m'aurait donné en l'enseignant à de pauvres gens comme moi.

Voilà qui est bien pensé , mon enfant , dit la dame. De ce jour je vous emmène chez moi , pour que , con- tinuant votre éducation sous les mêmes maîtres que mes filles, vous soyez devant elles un exemple et une leçon.

Henriette hésita presque à quitter le village, et le mot du père Jérôme lui revint h l'esprit : « Pas trop d'ambition, lï»'ini('ll('. ("i le pcidrail. o '

230 LA MORALE EN IMAGES.

La clame devina ses scrupules, et, pour la décider, lui parla de son séjour chez elle comme d'un grand service qu'elle rendrait à ses filles, qui ne larderaient pas h lui en avoir bientôt de la reconnaissance.

Après avoir remercié le bon curé de ses soins, embrassé ses vieux parents et leur avoir donné quelque argent de la part de la dame, en leur promettant qu'elle leur don- nerait souvent de ses nouvelles et ne les oublierait jamais , Henriette partit du village dans un brillant équipage.

Un vieux brave homme la salua d'une bénédiction comme elle passait devant lui en carrosse et encore dans sa toilette de campagne. Mais il ajouta aussitôt : « Pas trop d'ambition, Henriette, et souviens-toi toujours du village. » C'était le père Jérôme. Henriette lui fit signe qu'elle lui savait gré de l'avis, et en même temps elle jeta un regard plein d'expression sur le clocher de son village.

La bienfaitrice d'Henriette ordonna qu'elle fût traitée sur un pied d'égalité parfaite avec ses filles. C'était peut-être un nouvel écueil qui se présentait devant la pauvre paysanne, mais le bon sens d'Henriette sut éviter cet inconvénient. Elle sembla s'oublier elle-même pour ne songer qu'aux progrès des filles de sa bienfaitrice, et à la satisfaction que leurs travaux pourraient donner à leur mère ; on eût dit qu'elle reculait h dessein pour ne pas marcher plus vite qu'elles. La mère et les maîtres s'en apercevaient bien , mais ils laissaient faire une insti- tutrice si intelligente , une institutrice en elïet , car sa propre manière d'étudier inspirait l'amour de l'étude. Quand elle eut acquis une instruction qui lui parut suffi- sante, et quand elle eut dignement répondu aux inten

UNE VOCATION. 231

lions de sa bienfaitrice en inspirant aux deux jeunes filles, au milieu desquelles on l'avait placée, l'amour de l'élude, elle jugea qu'il était convenable et digne de ne pas rester plus long-temps à la charge d'autrui. Le mot du père Jérôme était resté gravé dans sa mémoire.

Madame, dit-elle alors à sa protectrice, il est temps que j'apprenne à vivre par moi-même en enseignant aux autres le peu de science que j'ai acquise grâce à vos bontés ; je vous demande seulement votre aveu et quel- ques élèves parmi vos nombreuses connaissances.

Votre décision et votre discrétion ne m'étonnent pas, mon amie, répondit la bienfaitrice ; elles sont dignes en tout de celle qui avait si bien mérité ma confiance, et qui ne manquera pas d'avoir celle de toutes les peisonnes que je connais. Prenez d'abord quelques élèves qui vous viendront de mes plus intimes connaissances, et vous viendrez à bout, je n'en doute pas, de fonder une institution qui prospérera; et, comme vous le disiez, vous rendrez h Dieu ce qu'il vous aura donné.

Je ne le lui aurai point rendu, dit Henriette, tant que je n'aurai point élendu au moins sur quelques jeunes filles pauvres de mon village le bienfait de l'éducation que j'ai acquise.

Henriette fit une visite à son village qui se serait h peine douté de sa science si d'autres ne l'avaient vantée pour elle , tant elle avait gardé de simplicité dans les manières, tant la bonté de son cœur et la hauteur même de son esprit lui interdisaient d'hiunilier ni de blesser personne. Henriette commença par assurer un sort modeste à ses vieux parents; elle n'oublia [)oinl ensuite le père Jérôme. Il avait trois filles, «Ile piit la dernière pour en

232 LA MORALE EN IMAGES.

faire une de ses élèves , et emmena ainsi deux autres enfants du village , en promettant qu'à mesure que ses ressources croîtraient le nombre de ses élèves pauvres augmenterait. Le bon curé qui avait été le premier inter- médiaire des bienfaits de la dame , et qui avait commencé l'éducation d'Henriette , fut chargé par la jeune institutrice de lui indiquer et de lui envoyer chaque année une ou deux de celles qui auraient le mieux mérité de lui par leur sagesse et par leur aptitude au travail. Puis elle revint à la ville le nombre de ses élèves riches alla toujours croissant, mais pas plus que celui de ses élèves pauvres. L'œuvre de Dieu marchait toujours pour elle avec l'œuvre de sa prospérité si bien méritée. Mademoiselle Henriette D**** est main tenant l'une des premières institutrices de France ; on lui envoie des élèves de Paris même et de l'Étranger. Dernièrement, la reine, cette noble et ver- tueuse femme , si pleine de sympathie pour tout acte de générosité et de bienfaisance , lui a fait adresser des témoignages de son haut intérêt, de sa gratitude même pour sa conduite louchante et son désintéressement a l'égard des enfants pauvres.

Si je ne craignais de blesser une susceptibilité et une modestie des plus délicates, je divulguerais avec la lettre de la reine le nom tout entier de celle à qui elle fut adres- sée : mais il faut savoir être aussi discret que la bienlaisance elle-même, et savoir ne pas ravir h la modestie le charme pur qu'elle éprouve à répandre autour d'elle les trésors de ses vertus et de ses talents.

LÉON GUÉRLN.

liiiD d'Aubeil fi C

ILS NE SAVAIENT QUEL IflOYEN EMPLOYER POUR CALMER SA DOULEUR .

' Ei«.o\smc et lion cceuv ]

^s^

i(B(DiiSil l!î WM (BDIIli»

'aperçus un jour deux enfants de dix à douze ans et bien vêtus I qui jouaient ensemble au cer- ceau. L'un d'eux avait une phy- sionomie franche , ouverte , el "^j^ sa bouche semblait sourire de bonté. L'autre , au contraire , avait un de ces visages sombres, décomposés, qui dans un âge si tendre , les douleurs de l'âme n'ont pu s'empreindre à l'extérieur, dénotent un caractère déjà féroce ou tout au moins égoïste.

Vous ne sauriez croire, enfants, combien il est diffi- cile de cacher sous nos traits ce qui se passe en dedans de nous. L'homme de génie a l'œil ardent ou médi- tatif, et son front semble s'élargir en raison des créa- tions qu'il vient de rêver. L'homme inactif et qui n'a pas pensé au travail dès son enfance a l'œil inerte et stupide; son front ne prend pas plus do développement que son

2 3Zi LA MORALE EN LMAGES.

esprit, el rien qu'à le voir on peut dire : « Voilà un » ignorant. » L'homme qui a fait une action noble ou bonne porte sur son visage la fierté ou la sérénité de sa conscience. Le méchant n'a point de masque assez épais pour cacher sa noirceur. Voilà pourquoi, lorsque vous avez fait quelque chose de mal , vous voulez en vain le cacher ; vos manières embarrassées vous trahissent , et mieux vaudrait un aveu qui, par sa franchise, dimi- nuerait la faute, qu'un mensonge qui la double sans tromper personne.

Alphonse, vois donc ces trois petits pauvres qui semblent venir vers nous pour nous demander l'aumône ! dit en s'arrêtant l'enfant au doux sourire à l'autre enfant qui lui répondit d'une voix sèche et sans interrompre ses jeux :

Qu'est-ce que ça me fait, à moi?

Mais je crois qu'ils pleurent, reprit le premier.

Et moi je m'amuse, continua de même Alphonse; et je n'aime pas les pauvres, parce qu'ils sont tous laids et qu'ils me font peur.

S'ils avaient de beaux habits comme nous , répliqua le premier enfant, ils seraient aussi beaux que nous, mais ils n'ont pas d'argent pour en acheter.

Qu'ils en gagnent, interrompit brusquement Al- phonse avec sa voix insultante.

Mais, mon bon monsieur, ça vous est facile à dire, à vous à qui votre maman ne refuse rien et qui jouez du matin au soir, repartit le plus grand des trois pauvres qui s'était approché et qui avait entendu la fin de ce dia- logue. Pourtant, quoique je sois bien jeune et d'une santé bien chétive, je ne demanderais pas mieux que de

ÉGOISME ET BON COELlî. nr^

travailler pour gagner ma vie, celle de mon pauvre vieux père, ainsi que de mon frère et de ma petite sœur que vous voyez ; mais faute d'ouvrage on a renvoyé beaucoup de monde de la fdature nous travaillions , et , comme nous sommes petits et foibles, on nous a renvoyés des premiers. Voilà pourquoi je mendie, mon bon monsieur, et ça me fait grand' honte; et ça me fait pleurer, car mon père, qui est un vieux soldat, ne m'avait pas accou- tumé h demander mon pain.

Charles, dit Alphonse à son petit camarade en cher- chant à étouffer le remords et la pitié qui s'élevaient dans son cœur; Charles, je m'ennuie ici; viens acheter des gâteaux à cette bonne femme que voilà là-bas.

Charles jeta sur Alphonse un regard de reproche que celui-ci ne comprit pas.

Les gâteaux ne me tentent pas, moi, lui répondit-il, quand je vois des pauvres qui meurent de faim.

Et en même temps il tirait de sa poche une pièce de dix sous qu'on lui avait donnée le matin pour ses menus plaisirs , et il la glissait avec tant de délicate bonté dans la main du petit pauvre que vous eussiez douté lequel des deux offrait ou acceptait le service.

Je n'ai que cela pour le moment; mais, ajouta-l-il avec intention et comme pour procurer à son ancien camarade l'occasion de réparer sa faute, Alphonse en a autant.

Un léger grincement de dents qu'il ne put contenir marqua le dépit de ce dernier, qui, pris par son orgueil et nullement par son cœur, jeta sa pièce de dix sous aux pieds du pauvre avec un geste qui témoignait assez qu'il craignait de toucher à ses mains noircies par la misère.

2:,6 LA \iORALE EN IMAGES.

Le pauvre ne la ramassa pas ; mais avec la manche en lambeaux de son vêtement de bure il essuya une grosse larme qui roulait sur sa joue.

Alphonse était un de ces êtres sans âme qui ne donnent que pour éviter les importunités, et dont les bienfaits insultants tuent plutôt qu'ils ne rendent à la vie.

Charles releva l'argent et balbutia quelques paroles d'excuses en faveur de son ami, qu'il condamnait en lui- même^ et voulut engager le pauvre à recevoir ce nou- veau secours.

Oh non! mon bon petit monsieur, répondit celui-ci entre deux sanglots, je reçois ce qu'on me donne, mais pas ce qu'on me jette. Je garde les dix sous que vous m'avez donnés de si bon cœur, vous, pour mon père, qui a faim , et pour mon frère et ma petite sœur. Pour moi , je mangerai quand il plaira au bon Dieu.

Les trois petits pauvres s'éloignèrent.

A quelque temps de , comme ils glanaient dans les champs, Alphonse vint à passer de nouveau près d'eux. Il n'eut garde d'avoir l'air de les reconnaître. Mais une vue soudaine devait bientôt le forcer à rabattre de son orgueil. Sa physionomie se contracta de terreur, et, avec un mouvement nerveux qui pariait à défaut de sa voix suspendue par l'effroi , il alla se précipiter pour se sauver dans les bras de celui-là même dont le contact lui eût semblé une humiliation, une flétrissure une minute aupa- ravant.

En effet, une vipère avait montré sa tète à l'ardeur du soleil et, dans ses rapides détours, était arrivée jusqu'aux pieds d'Alphonse comme un châtiment d'en haut. Alors il avait cherché le premier appui , le premier défenseur venu.

EGOISME ET BON COEUR. 237

Le petit pauvre n'entendait pas user de représailles, à ce qu'il parait, car, se dégageant des bras d'Alphonse , il s'élança d'un seul bond vers la vipère , dont il froissa la tête de son pied nu.

Et lui-même, sans jeter un cri qui témoignât de sa douleur, il alla tomber au pied d'un arbre. En écrasant le reptile , il avait reçu la blessure qui semblait destinée à l'égoïste Alphonse.

Le croiriez-vous ! après cet immense service que venait de lui rendre le petit pauvre qu'il avait si lâchement insulté, Alphonse ne se montra pas envers lui moins cruel qu'auparavant. Il s'en éloigna et le laissa entre son li'ère et sa sœur bien désolés, mais qui ne savaient quel moyen employer pour calmer la douleur causée par la cruelle piqûre. Si les lois humaines pouvaient punir les intentions, les crimes intérieurs, l'égoïste devrait être châtié à l'égal des plus grauds coupables. Rien de noble n'entre dans sa nature : il est pétri de boue. Il iguore la charité, oublie la reconnaissance; et à l'heure du danger, lui qui n'a jamais sauvé personne, il crie à tout le monde : « Sauvez-moi ! » Et si vous n'accourez pas à ce mot, il vous accuse, il vous donne tous les noms (jui lui appartiennent, il vous nomme cruel; car ce qu'il ne comprend pas en lui-même, la générosité , il la comprend dans les autres. Heureusement, le bon Charles n'était pas loin. Dès qu'Alphonse lui eut raconté sa Irayeur et ce qui s'était passé, sortant de son caractère il s'écria :

Et tu as quitté ton sauveur ! Lâche que tu es ! Va- t'en ! Je ne suis plus ton ami !

Qu'est-ce que ça me fait? repartit encore cclui-c i . i\i\\ n'avait jauiais tciui l'amitii' de Charles (|u'aMlaiil

238 LA MORALE EN LHAGES.

qu'elle élail utile à ses jeux. Aussi bien l'heure du déjeu- ner est venue , et maman me gronderait si je restais ici plus long-temps.

Et la mienne m'embrassera, répondit Charles, si je lui apprends la cause de mon retard.

Charles courut du côté du pauvre enfant si grièvement blessé, par le fait même de son généreux mouvement pour un être qui en valait si peu la peine. Quant à celui- ci, quant à Alphonse, il s'en alla. Qu'il aille! il n'appar- tient plus qu'indirectement au reste de mon histoire. La fin du tableau pourra être triste encore ; mais cette tris- tesse aura ses douceurs et ses joies, et désormais du moins ne sera pas obscurcie, flétrie par le hideux caractère d'un enfant égoïste qui ne s'aperçoit pas que, si le pauvre porte des traces de sa misère sur son corps , il porte, lui, des ulcères plus dégoûtants sur son cœur : car, mes enfants, le cœur a ses haillons comme le corps.

La douleur du petit pauvre ne diminuait pas. Loin de là, elle augmentait de moment en moment; car la bles- sure aurait demandé à être brûlée au plus vite. Charles avait enveloppé le pied malade avec son mouchoir; mais, comme les autres enfants, il était bien en peine du parti qu'il fallait prendre, lorsqu'un promeneur, passant près de là, leur demanda ce qu'ils avaient. Sur l'explication qui lui fut donnée, il dit qu'il n'y avait d'autre remède pour le blessé que de le conduire à l'hôpital de la ville. A ces mots, le petit pauvre fondit en larmes : non qu'il redoutât d'aller dans un hospice, mais parce qu'il entrevit que son mal était plus grand qu'il n'avait cru d'abord ; el parce qu'il songeait à son vieux père , qui l'attendait et qui avait faim.

KGOISME ET R0> COEl 11. 239

Oh! il n'ira pas à l'hôpital, dit aussitôt Charles qui ne connaissait pas bien encore la cause des pleurs de l'enfant, je le conduirai plutôt chez ma mère, qui ne refusera certainement pas de le recevoir et de le faire guérir chez elle.

Et mon père ! mon pauvre père ! murmura l'enfant avec un gros soupir.

Demeurez-vous bien loin? demanda Charles éclairé tout à coup par cette plainte touchante.

A une demi-heure de marche de la ville, répondit le pauvre.

Alors, monsieur.... ajouta Charles en se tournant du côté du promeneur qui les avait interrogés.

Mais le promeneur était déjà bien loin. C'était un de ces êtres insouciants qui ne sont jamais occupés que d'eux - mêmes. Il avait machinalement questionné ces enfants uniquement pour satisfaire sa curiosité et sans plus s'inquiéter d'eux. C'était un de ces êtres enfin qui ont eu le caractère d'Alphonse dans leur jeunesse, et qui plus tard sont devenus des membres dangereux ou tout au moins inutiles de la société.

Je suis plus fort que votre frère, placez-vous sur mon dos, dit Charles au pauvre enfant sans perdre cou- rage, je vous ramènerai chez vous. Je voulais prier ce monsieur de m'aider et de me ramener ensuite chez ma mère. Mais je n'aurai pas besoin de lui et je retrouverai bien ma route tout seul.

Touché de tant de bonté d'àme, le pauvre, après bien des difficultés, consentit enfin à se placer sur le dos de Charles. Tout haletant de falicrue sous son pieux far- deau , le digne enfant arriva an tciinc de son voyage.

240 LA MORALE E> IMAGES.

Le vieillard était à la porte de sa cabane , et dn plus loin qu'il aperçut Charles :

Soyez béni, s'écria -t- il , vous qui me rapportez mon fils !

Il gémit un instant sur le malheur qui était arrivé à son enfant chéri; mais, le médecin du village ayam trouvé la blessure légère et facile à guérir, il se livra tout entier au plaisir de remercier son jeune et généreux bienfaiteur. Charles , se dérobant aux éloges dont l'acca- blaient les bons paysans des environs , songea à retourner à la ville. L'un d'eux se chargea de le ramener à sa mère, qui versa des larmes de joie en apprenant de la bouche du paysan la cause d'un retard qui Tavait tant inquiétée ! La mère de Charles le conduisit elle-même chaque jour à la demeure des trois petits pauvres, à qui il portait l'argent que lui méritaient sa sagesse et son travail et de qui il fit désormais en quelque sorte ses frères et sœur d'adoption .

Pour Alphonse, Charles cessa entièrement de le voir; et plaise au ciel que la fortune ne l'abandonne jamais ! car, ainsi que tous les cœurs froids et égoïstes, du jour il tombera dans le malheur il ne trouvera pas un ami qui partage son pain avec lui, et qui pour le soulager prenne moitié de sa souffrance et moitié de ses pleurs.

LÉON GUÉRIiN.

MORALE EN IMAGES 31.

Janel-Lan»;e lilK .

Imp i'Aulier'. J Cv

LE DEVOUEMENT MECONNU

M nm^ âMfiiME

n pauvre petit Savoyard fai- sait danser chaque jour son

-~^, % '^i,'Y[ // ï' ^^"^^ ^" ^^^ ^^ ^^ vielle

criarde, sur ce splendide boulevard que fréquentent de préférence les riches ha- bitants de la capitale ; il aga- çait les passants par son sourire, sans jamais s'ac- crocher à eux ni les fatiguer de ses poursuites. Aussi, grâce à sa franche gaieté, à sa douceur, et aussi peut-être à la gentillesse de son associé, de son ami , de Coco , qui remplissait l'office de quêteur, il était parvenu à se créer une sorte de clientelle et à ra- masser quelques sous qu'il envoyait à sa vieille mère. Un jour Coco s'était quelque peu éloigné pour aller implorer une belle dame qui traversait la chaussée avec une jolie enfant. Mais voilà que soudain un rapide tilbury, arrivant au grand trot , l'épouvante : il veut fuir , se réfugier auprès

31Zt LA MORALE EN LMAGES.

de son maître, il s'élance,... une roue lui a écrasé la tête. Le malheureux François a tout vu.

En proie à la plus poignante douleur, il se précipite sur son singe ; il l'arrose de ses larmes , le prend dans ses bras, le presse sur son cœur. D'un même coup il perdait le seul être qui eut pour lui de l'amitié , des caresses; et presque tous ses moyens d'existence : désormais il ne pour- rait plus aider sa mère; il allait donc aussi la perdre, elle allait mourir de faim... Ses gémissements, ses cris dé- chirants faisaient mal à entendre , son désespoir faisait mal à voir. Tous les assistants étaient émus de pitié et se prenaient presque à haïr le maître du malencontreux til- bury. Le tilbury cependant s'était arrêté ; un monsieur en était descendu, donnant la main à une jolie petite fille de huit à neuf ans : un bel épagneul au poil long et bien peigné bondit après eux, mêlant ses aboiements aux rumeurs de la foule. C'était M. Darbois, riche négociant de la rue des Bourdonnais; il apprit avec peine le triste accident dont il se trouvait involontairement l'auteur : il allait remettre au pauvre Savoyard assez d'argent pour acheter une douzaine de singes, lorsque sa fille, qui avait quitté sa main pour courir auprès du malheureux François , l'appela et le fit changer de résolution. Il s'établit entre eux le dialogue suivant :

Oh ! papa , avec son singe il se nourrissait , il nourrissait sa bonne mère; son singe, par sa gentillesse, plaisait à tout le monde et lui faisait gagner beaucoup d'argent.

Oh! oui, mon bon monsieur, disait François les larmes aux yeux , tous les jours j'amassais vingt sous , et il y en avait dix pour ma mère; Coco était si intelligent:

LE PETIT SAVO\ Mil» -315

et puis il m'aiiuiiit, je l'aimais; au conimencenieiil, quand souvent tout nous manquait, nous souffrions ensemble. Quand le bon Dieu a pris pitié de moi, je lui ai lait par- tager mes plaisirs. Et il est mort...

Le pauvre enfant pleurait et se désolait; la petite tille, se prenant de compassion et d'amitié pour lui , pria son l)ère de l'emmener avec lui, terminant son éloquent plai- doyer par ces mots naïfs et charmants : (( Papa , emme- nons-le; nous verrons après ce qu'il y aura à faire. » C'était elle qui avait excité son père à pousser vivement le cheval , la rapidité de la course l'amusait ; elle se re- gardait donc comme la cause principale de ce malheur, et elle se posait en protectrice. Le Savoyard monta donc dans le tilbury, aux applaudissements de la foule. Une bonne action, alors même qu'elle n'est qu'un devoir, trouve toujours des éloges qui en sont la première récom- pense.

François et Marie devinrent bientôt les meilleurs petits amis du monde; Marie avait solennellement cédé son beau chien Wolf à François pour remplacer la perte de Coco. M. Darbois s'occupait de soins plus sérieux: il fit donner au petit Savoyard des maîtres qui lui inculquèrent les connaissances nécessaires à tout homme; il se chargea en outre de pourvoir à tous les besoins de sa vieille mère, en lui envoyant une somme double de celle qu'elle recevait tous les trois mois de son fils. Lorsque l'enfant fut de- venu jeune homme, il l'initia aux mystères du commerce. François , plein de bonne volonté, de reconnaissance el d'intelligence, prouva par toute sa conduite qu'il était digne des bienfaits de son prolecteur. M. Darbois s'at- lacha tellement à lui, (pi'il lui domia, lorsqu'à peine il

316 LA MORALE EN IMAGES.

touchait à sa vingtième année , un petit fonds de com- merce à conduire pour son propre compte. François le fit prospérer et put appeler sa mère auprès de lui.

Trois années s'écoulèrent dans le calme et le bonheur. François et Marie s'étaient fait une habitude de se voir; ils avaient besoin l'un de l'autre : l'un aimait à cause du bienfait reçu, l'autre à cause du bienfait rendu. M. Dar- bois avait déjà formé des projets de mariage pour sa fille ; riche, ambitieux comme le sont tous les hommes, il aspirait pour elle aux plus brillants partis : le jeune homme et la jeune fille s'affligeaient en silence de ces prépara- tifs que M. Darbois leur an nonçait joyeusement. L'obéis- sante Marie ne murmurait pas et se disposait à obéir aux volontés de son père ; François déposait ses chagrins dans le sein de sa mère, qui le consolait par la compa- raison de leur présent avec leur passé. Le jeune homme priait , et son cœur retrouvait sa tranquillité.

Rien n'est stable en ce monde, la fortune a des revire- ments soudains qui frappent comme un coup de tonnerre ; Dieu conduit tout; et la sagesse habite toujours au fond de ses desseins et des événements qu'il produit. En moins d'un mois M. Darbois vit s'écrouler l'édifice si laborieuse- ment élevé de sa fortune; deux maisons se trouvait placée une grande partie de sa fortune firent à la fois faillite. Le bruit se répandit que M. Darbois éprouvait des pertes immenses, son crédit fut ébranlé : tourmenté de tous côtés, il fut obligé pour satisfaire d'avides créan- ciers de se défaire de ce qu'il possédait ; il vendit ses biens, ses propriétés, et se retrouva plus pauvre, plus dénué de tout que lorsque, h l'âge de vingt ans, il entrait dans la vie. Sa douleur fut grande; il soulïVail et se désespérait,

LE PETIT SAVOYARD. 317

non pas à cause de lui , mais à cause de sa fille bien-aimée pour qui il avait rêvé un si bel avenir, et qui , accoutumée jusqu'alors à toutes les jouissances de la fortune, allait soudain , sans transition aucune , s'en trouver privée. On ne se défait pas facilement des habitudes de bonheur, et le nécessaire ne suffit pas à qui avait le superflu. Marie cependant ne s'était pas laissé abattre; elle puisa dans son cœur des consolations éloquentes , et parvint h rendre un peu de courage à son père: Mon père, disait-elle, il nous reste encore assez de fortune, ne sommes-nous pas à l'abri du besoin ? comparons notre sort au sort de tant de mal- heureux, et nous rendrons grâce à Dieu dans la joie de nos cœurs. Nous pourrons, il est vrai, faire moins de bien, soulager moins de souffrances, mais les pauvres que nous aidions obtiendront de Dieu d'autres protecteurs. Reprenez courage, mon père, je réussirai encore par mon amour à vous faire une vie douce et unie. Ses caresses achevaient l'œuvre commencée par ses paroles : son père l'embrassait tendrement, et s'assurait que tout bonheur n'était pas perdu pour lui.

Lorsque ces revers inattendus vinrent accabler M. Darbois , François était absent; il avait été par ses affaires forcé d'entreprendre un long voyage : c'était sur- tout avec le Brésil qu'il entretenait des relations, et depuis deux mois il se trouvait à Rio-Janeiro, la capitale de cet empire. Une lettre de Marie lui apprit la posi- tion de son père et lui annonçait en même temps qu'elle ne devait plus se marier, n'étant plus un parti assez riche. Celte lettre, du reste, était pleine de résignation et de confiance. François s'affligea des malheurs survenus à ses amis, h ses protecteurs : il se hâta de terminer les affaires

;?18 LA MORALE EN IMAGES.

qui le retenaient et partit sur le premier navire qui iii voile pour la France. Sa traversée fut heureuse : il sem- blait que le ciel lui-même conspirait en sa faveur pour accélérer son arrivée. En cinquante jours il était de retour au Havre. Arrivé à Paris, il se rendit aussitôt chez M. Darbois; ce n'était plus le splendide logement qu'il occupait naguère dans la rue de Richelieu, il restait maintenant dans un des plus modestes quartiers de la capitale : il demeurait avec sa fille au quatrième; leur appartement ne se composait plus que de deux chambres à coucher , d'un petit salon et d'une salle à manger. Les meubles n'en étaient pas riches et luxueux , mais une propreté admirable régnait partout; tout était arrangé avec une coquette symétrie. Lorsque François entra, M. Darbois était avec sa fille dans le salon; il lisait, Marie brodait. Le jeune homme se précipita aux genoux de son protecteur et les baigna de ses larmes : celui-ci le releva aussitôt pour le presser dans ses bras. Marie , le cœur gonflé d'émotions , riait et pleurait tout h la fois; puis elle l'embrassa comme une sœur embrasse un frère après une longue absence. Enfin , François put parler : 0 mon bienfaiteur , ô mon père , combien je remercie Dieu d'avoir fait prospérer la fortune dont vous avez placé le germe dans mes mains ! En la faisant ainsi s'accroître et grandir , Dieu travaillait pour votre avenir. Cette fortune, que vous aviez confiée à mes soins, je vous la rapporte maintenant; elle est à vous, elle est à votre fille : moi , je suis jeune , j'ai du courage et de la force , je puis recommencer ; le spectacle de votre bonheur me soutiendra et m'inspirera. Je garde seulement assez de ce (|ue vous m'avez donné pour que ma bonne mère passe

i

LE PETIT SAVOYARD. 319

loiis ses vieux jours dans l'aisance. Après ces mois pro- noncés avec chaleur, François voulait immédialemenl s'éloigner , il avait hâte de revoir et d'emhrasser sa mère, M. Darbois et Marie l'obligèrent de rester.

Non, s'écria M. Darbois saisi d'admiration; non, je ne puis pas, je ne veux pas te priver d'une fortune con- quise au prix de tes travaux : elle est h toi , à toi seul ; garde-la, mon ami , tu en as besoin pour ta mère. Tu le vois , nous ne sommes pas encore bien pauvres. Oh ! monsieur, répondit le noble jeune homme persistant dans sa généreuse résolution , je ne suis point un étranger pour vous; vous m'avez autoi'isé à vous donner le doux nom de père ; eh bien ! acceptez ce que vous offre votre enfant. Rendez à votre fille la vie tranquille et délicate que vous lui faisiez naguère. Ne me repoussez pas, c'est une grâce que j'implore de vous. Tu as un noble cœur , je consens à partager avec toi; lu es véritablement mon fils, je ne veux plus t'appeler d'un autre nom. Va revoir la mère et reviens bientôt.

François partit en effet, et sa mère le reçut et le pressa dans ses bras. Il lui raconta l'entrevue qu'il venait d'avoir avec M. Darbois, et sa mère ne lui fitaucun reproche decequ'ilétaitallé chez lui avant devenir chez elle ; M. Dar- bois était malheureux , elle était heureuse : elle comprenait qu'on doit la préférence au malheur. Entre M. Darbois et sa fille chérie il ne fut question que de François : ils louaient à l'envi la générosité de son cœur, la beauté de son âme ; ils s'extasiaient devant tant de grandeur. Le lendemain, d'assez bonne heure, François revint chez M. I):ul)ois; tout respirait en lui la joie et le bonheur : il venait prendre des arrangements pour Iransférei- la ma-

320 LA MORALE EN LMAGES.

jeiire partie de ce qu'il possédait à son bienfaiteur. Celui-ci, après quelques instants de causerie , le pria de passer avec lui dans son cabinet ; Marie , restée seule , tremblait et s'agi- tait sous l'impulsion de sentiments qu'elle ignorait encore. M. Darbois, prenant amicalement les mains de François dans les siennes, lui parla ainsi : « Mon ami , hier j'ai consenti à ce que vous partagiez votre fortune avec moi ; mais, vous l'avez dit vous-même, en agissant ainsi je n'acceptais que les dons d'un fils : eh bien ! je vous pro- pose d'être le mien ; acceptez-vous à votre tour l'offre que je vous fais?» François n'osait pas comprendre; il ne pouvait pas croire à ce bonheur inespéré , il ne répondait pas. Comprenant bien la cause de son trouble , M. Dar- bois reprit , le sourire sur les lèvres : Vous ne voulez pas? Le jeune homme ne trouva que ces mots pour répon- dre : Oh ! mon père ! . . .

Marie accorda facilement son consentement, et leur mariage fut célébré sans retard. La mère de François espère bénir les enfants de son fils. M. Darbois trouve dans son gendre un amour et un dévouement qui le dédommagent amplement des brillants partis qu'il avait rêvés pour sa fille. Quant à François, chaque jour il remercie Dieu de la félicité dont il le fait jouir. Marie , elle , Marie est heureuse et bénit le ciel , qui , lorsqu'elle n'était qu'un enfant, lui inspira la pensée de réparer l'ac- cident dont elle avait été cause, puisqu'en priant son père de recueillir chez lui le petit Savoyard elle s'était préparé un avenir si prospère au lien de rester sous le coup des revers qui étaient venus la frapper ainsi que M. Darbois.

Ortaire FOFUNIEU.

32.

JENAI PAS D OUVRAGE. MONSIEUR. REPONDIT LE PETIT MENDIANT ...

iLà umi rm.

ne première faute con- duit souvent bien loin et il semble que plus tard arrive la punition, plus Il 1 grandeaussietpluscruels "^'~' sont ses etl'els ! au mi- lieu d'une famille qui le chérissait, Edouard Der- bac, encore tout enfant, voyait se plier à ses dé- sirs, souvent même à ses caprices, la volonté de tous ceux qui l'entouraient; son père seul, le général Derbac, lui avait plus d'une fois fait éprouver une juste sévérité et avait cherché à lui faire comprendre qu'il aurait plus tard à soumettre sa volonté à la raison et à la puissance de ceux avec qui il vivrait. Mais les exigences de sa position ne permettaient pas au général d'être auprès de son fds aussi souvent qu'il l'aurait

250 LA MORALE EN IMAGES.

voulu; aussi le souvenir de cette sévérité passagère se dissipait promptement dans l'esprit d'Edouard, et chaque jour semblait faire croître encore chez lui cette ténacité , ces emportements d'enfant gâté, qui faisaient le supplice des domestiques de la maison. Tantôt Edouard ne voulait pas se lever ou se coucher ; souvent , faire sa toilette était le sujet des cris les plus violents de sa part. En vain employait-on auprès de lui les moyens de persuasion et de douceur, il se jetait entre les bras de sa mère , trop faible pour le repousser, il trépignait, criait, pleurait, et ,il ne se passait pas de jour que cette cérémonie néces- saire n'amenât des reproches aux domestiques qu'Edouard accusait de s'y prendre brutalement. D'autres fois il cassait quelque vase , n'en disait rien , et les reproches tombaient encore sur les domestiques sans qu'il cherchât à les jus- tifier. Un jour, madame Derbac habitait alors la petite ville de M***, Edouard aperçut pendue à la cheminée de sa mère une petite croix en or qu'il n'y avait pas encore vue : le général l'avait en effet envoyée depuis la veille seulement. Monter sur un meuble et décrocher la croix fut pour Edouard l'affaire d'un moment; puis, en jouant, un mouvement trop brusque fit casser la chaîne entre ses mains. Edouard alors eut peur des reproches et ne trouva rien de mieux à faire que d'aller cacher la croix et sa chaîne sous une pierre en dehors de la maison. Dans sa précipitation , il ne regarda même pas si personne ne le voyait. Cependant le général était attendu ce jour-là même. Madame Derbac voulut porter la croix d'or à son cou pour son arrivée, mais elle était disparue. Chaque domestique fut appelé, tous protestèrent ne l'avoir pas même vue; personne n'était entré dans la chambre depuis

LA CROIX D'OR. 251

le matin , si ce n'est la femme de charge de la maison ; ce fut donc à elle que madame Derbac s'adressa particuliè- rement. La pauvre femme, en se voyant soupçonnée d'avoir dérobé le bijou, fondit en larmes et jura de son innocence. Ce terrible argument, qn'elle seule était entrée depuis le malin, lui était toujours opposé; elle ne pouvait rien répondre si ce n'est qn'elle était incapable de dé- tourner quoi que ce (ùt. Edouard, malgré son mauvais caractère, était ému de la profonde douleur de celte pauvre femme , peut-être même allait-il confesser sa faute, lorsque la voix sévère du général se fit entendre. Edouard, tremblant, refoula l'aveu prêt à lui échapper, et laissa planer sur la femme de charge le terrible soupçon. Le général , qui avait puisé dans les habitudes militaires une sévérité inilexible, s'informa de ce dont il s'agissait, et, après avoir interrogé tous les domestiques l'un après l'autre , il chassa la femme de charge le jour même, mal- gré ses dénégations, malgré ses larmes. Edouard avait bien songé à aller chercher la croix et à la remettre en place à l'insu de loul le monde; mais quand il retourna à la pierre sous laquelle il l'avait cachée, la croix n'y était plus. Peu à peu le souvenir de cet accident s'elfaça , Edouard lui-même l'oublia complètement; il ne pensa pas un seul instant qu'un jour pourrait venir il paierait chèrement cette première faute.

L'année suivante, cependant, il reçut un avertissement qui aurait le faire revenir en lui-même, et une occa- sion se présenta de réparer le mal (ju'il avait fait, heureux s'il avait su en profiter. Il avait été envoyé au collège à Paris. Un jour qu'il était allé avec ses camarades en pro- menade aux Champs-Elysées, il vil s'approcher un petit

252 LA MORALE EN IMAGES.

mendiant qui hii demanda la charité, o Pourquoi ne tra- vailles-tu pas? » dit Edouard au petit mendiant. « Je n'ai pas d'ouvrage, monsieur, répondit celui-ci. Alors , que viens-tu faire à Paris? il fallait rester dans ton pays. Ce n'est pas ma faute si j'y suis venu , répondit l'enfant. J'étais en province avec ma mère ; ma mère fut injustement accusée d'avoir volé une croix d'or qu'elle n'avait pas touchée; elle fut chassée et bientôt la répu- tation de voleuse écarta d'elle tous ceux qui auraient pu l'employer; elle fut obligée de quitter le pays. Après avoir inutilement épuisé presque toutes ses ressources , elle voulut venir à Paris, espérant que le soupçon injuste qui avait causé son malheur ne l'y poursuivrait pas. Mais les fatigues de la route épuisèrent ses forces , le chagrin et la misère achevèrent de la tuer et je l'ai vue mourir il y a deux jours. » A ces mots l'enfant fondit en larmes. Edouard , qui reconnut alors le fils de l'ancienne femme de charge de sa mère, devint rouge jusqu'aux oreilles; et tandis que chacun des écoliers versait une partie de sa bourse dans la casquette de l'enfant, lui se leva précipi- tamment: « Venez-vous jouer? » s'écria-l-il , et il disparut en courant , échappant ainsi à une mauvaise honte au lieu de chercher à réparer en partie un malheur dont lui seul était la cause.

Dix années se passèrent , Edouard était sorti du collège, il avait tant bien que mal achevé ses études; mais, cependant, il ne put jamais arriver à se faire re- cevoir à l'École polytechnique, conmie le souhaitait son père. Le général Derbac, voulant cependant absolument faire un militaire de son fils, qui montrait d'ailleurs peu de goîit pour h' tiavail , h^ fit entrer simple soldai dans

LA CROIX D'OR. 253

les troupes de ligne , et bientôt, grâce à la protection de son père plus qu'à ses propres mérites, le jeune Edouard parvint au grade de sous-lieutenant.

Dans le même régiment que lui servait un jeune lieu- tenant qui , lui , n'avait son avancement qu'à son talent. Sans famille , on ne le connaissait au régiment que sous le nom du lieutenant Paul. Tous ses chefs l'aimaient et l'appréciaient, du reste il faisait tout pour mériter leur estime. Parti comme simple soldat, il avait fait tout seul son éducation et, au lieu d'aller comme le faisaient sou- vent les autres jeunes officiers jouer et perdre son temps dans les cafés, quand le service lui laissait du loisir il restait à lire et étudier. Un jour, cependant, ses cama- rades y mirent plus d'insistance que d'habitude , il céda et alla prendre part à leurs délassements. On joua aux cartes, lui-même prit un jeu en main; la chance le favorisa au grand dépit de son adversaire, assez mau- vais joueur. Vint un coup douteux , l'adversaire du lieutenant Paul parut mettre en doute sa bonne foi. (( Croyez-vous donc que je sois de mauvaise foi, monsieur? demanda Paul. Je ne dis pas cela, lieutenant, mais bon chien chasse de race. Qu'est-ce à dire? Vous le savez bien, votre mère... bien! ma mère? Eh! votre mère avait volé... » Paul ne fut pas maître de lui, un soufflet fut la réponse de ces paroles. Un duel s'en- suivit.

Edouard , qui se trouvait parmi les joueurs , avait assisté à toute cette scène; et, d'après les explications, il com- prit bien que le lieutenant Paul , qu'il n'avait pas reconnu, n'était autre que le fils de la femme de charge dont lui- même avait causé l'expulsion. Il aurait pu d'un mot em-

254 LA MORALE EN IMAGES.

pêcher cette querelle, mais son amour-propre se serait trouvé blessé de s'avouer coupable même d'une faute de son enfance. Celte faute avait eu d'ailleurs de graves résultats. Edouard n'avait pas oublié le petit mendiant des Champs-Elysées , et il craignait que le lieutenant Pau' ne lui reprochât justement la mort de sa mère et les pei- nes qu'il avait eu à souffrir par suite de son abandon et de son isolement : il garda donc un criminel silence. Per- sonne, d'ailleurs, à ce qu'il croyait du moins, ne se doutait qu'il eût un rapport quelconque avec cette his- toire , et il n'était pas probable que le lieutenant Paul se rappelât son nom depuis si long-temps. Il pensa donc ne courir aucun risque en se tenant prudemment h l'écart. Le duel eut lieu : le lieutenant Paul fut blessé et faillit être cassé de son grade. Il ne dut qu'à ses qua- lités et h l'amitié que lui portaient ses chefs d'y être maintenu et de ne recevoir que de sévères reproches.

A quelque temps de là, ce duel, sa cause et ses suites étaient oubliés. Edouard se trouvait dans un café avec quelques officiers, lorsque entra un de ces marchands ambulants qui font métier de vendre de petits objets de luxe et de toilette. Il s'approcha des officiers qui allaient le renvoyer, lorsqu'il fit briller à leurs yeux une petite croix d'or. Voyez, messieurs, voilà une petite croix d'or que je ne vends pas cher. Tiens, dit Edouard , voilà une croix d'or de ma connaissance. Puis , saisissant la croix : as-tu eu cela? Je l'ai ache- tée , dit le marchand qui parut se troubler. Cette croix a été volée. Volée ! mais je vous assure que non, mon- sieur. — Tiens, voilà encore le chiffre de mon père. Je te dirai même on l'a prise : sons une pierre à côté

LA CROIX D'OR. 255

d'une maison de M*** ; voyez un peu l'elfet du hasard , ajoula Edouard en se tournant vers ses camarades qui s'élaient groupés autour de lui; j'étais enfant alors; je pris celle croix à ma mère pour jouer, je cassai la chaîne et j'allai la cacher sous une pierre ; sans doute on m'aura vu et on aura été la prendre derrière moi , car , lorsque j'y retournai quelques heures après, elle n'y élail plus; el voilà qu'aujourd'hui, plus de dix ans après, je retrouve celte croix au moment je n'y pensais guère. Ainsi, dit-il au marchand , celui qui t'a vendu celte croix est un voleur. Et vous un lâche , monsieur , s'écria le lieute- nant Paul que n'avait pas vu Edouard derrière lequel il s'élait approché sans bruit. Edouard se retourna vive- ment, et, rencontranl le regard de Paul, comprit qu'il s'élait trahi lui-même et senlit la rougeur de la honte lui couvrir le visage. Messieurs, continua le lieutenant Paul, monsieur ne vous a dit que la moitié de cette his- toire, je vais l'achever. Pendant que monsieur cachait si bien sa croix, une femme fut accusée de l'avoir dérobée. Monsieur la laissa chasser honteusement de la maison de son père. Toutes les tortures de la honte, celle malheureuse femme les a subies. Persoime dans le pays ne l'abordait plus qu'avec le nom de voleuse. Elle partit et se rendit h Paris elle mourut par suite de ses fatigues et de ses chagrins au milieu de la plus profonde misère, laissant après elle un pauvre enfant sans ressource. Cet enfant, messieurs, c'était moi. Cependant, sûr de la fidélité de ma, mère, lorsijue plusieurs années après je trouvai cette croix aux mains d'un marchand ambulant, je reconnus le chifiVe qu'elle portait; et, moilié prières, moitié menaces, j'obtins de

256 LA MORALE EN IMAGES.

ce marchand l'aveu de la vérité. C'était lui qui l'avait prise sous une pierre oii venait de la cacher un enfant , et il n'avait encore pu s'en défaire : je la gardai précieu- sement, espérant que le hasard me ramènerait peut-être encore auprès de M. Derbac; le hasard n'a pas manqué. Lorsque dernièrement j'eus, comme vous le savez, un duel pour cette fatale croix, M. Derbac était présent et jugea à propos de me laisser risquer ma carrière et ma vie plutôt que de s'avouer coupable. Je ne pouvais cepen- dant le confondre : il fallait qu'il se trahît lui-même; j'ai trouvé ce marchand que j'ai chargé de venir otîrir cette croix. Mon stratagème a réussi; et je vous laisse, mes- sieurs, apprécier la conduite du sous-lieutenant Derbac : quant à moi, mon mépris est la seule punition que je veuille lui infliger. Tous les camarades de Derbac s'éloignèrent aussitôt de lui. Le colonel du régiment eut connaissance de cette histoire, qui fut rapportée au général, fit venir le lieutenant Paul et Edouard, à qui il fit les plus vifs reproches. Allez , monsieur , ajouta-t-il , devenez ce que vous voudrez. Voilà désormais mon fils, dit-il en mon- trant Paul; vous lui avez causé assez de mal pour que je fasse aujourd'hui pour lui tout ce que j'aurais voulu faire pour vous.

Depuis ce moment, le général aida Paul de tous ses efforts et facilita son avancement. Pour Edouard , il suc- comba peu de temps après dans un duel qu'avait amené le récit de son aventure.

Auguste AUVIAL.

MOR*L[ IM iMI'-'E:

imp d Au'-v! a- ^,"

JE DEMANDftI A NIADAME*- SI C'ETAIT LA LE PORTRAIT DUN DE SES ENFANS

---r<^i--

M mtmM%

y a quelque temps, dans is^ un voyage que je fis à Lyon, je fus chargé d'al- ler porter une lettre à madame *** , directrice d'un hospice d'orphelins, à deux lieues de cette ville. Lorsque je fus dans le salon, j aperçus un ta- bleau représentant une jeune enfant assise dans un grand fauteuil avec un gros chat couché près d'elle; je demandai à madame *** si c'était le portrait d'un de ses enfants. Pas du tout^ me dit -elle; c'est le portrait de la fondatrice de cet hospice. Comment, cette enfant? Ah! c'est une his- toire... Mais, tenez, la voici écrite par elle-même; et, si vous voulez la lire, cela vous fera prendre patience un

33

258 LA MORALE EN LMAGES.

moment pendant que j'irai terminer une affaire impor- tante. Madame *** me remit alors un petit manuscrit très- bien relié, et je lus ce qui suit :

« Je suis née à Lyon ; mon père et ma mère , mar- chands de soieries dans celte ville, avaient déjà, par leur commerce , une assez grande aisance lorsque je vins au monde. Fille unique, je devins l'objet de toute la tendresse de mes parents. J'avais à peine cinq ans lorsque ma mère voulut faire l'aire mon portrait. Mais comment l'aire poser et rester tranquille une petite fille de cinq ans, capricieuse comme un enlant un peu gâté? J'avais un chai que j'aimais beaucoup et avec lequel on me laissait jouer très-souvent, car il élait d'une extrême complai- sance; et, bien que je lui fisse subir toutes sortes de taquineries et de tourments, jamais il n'avait levé sur moi une patte irritée, et jamais ses griffes n'avaient laissé sur ma peau le plus léger sillon. Ce fut ce chat qu'on employa pour me faire consentir à rester tranquille deux heures par jour, je voulus bien qu'on lit mon portrait à la condition qu'on ferait en même temps celui de mon chat assis à mes côtés. Si je me suis un peu étendue sur ces premiers détails , c'est que ce chat et ce portrait ont joué plus tard un grand rôle dans ma vie. Le portrait était terminé depuis quelques jours, lorsque je ne sais par quel extraordinaire mon chat se fâcha un jour de ce que je lui tirais la queue , selon mon habitude ; et, comme je ne voulais pas lâcher malgré ses cris, il se retourna vivement et m'appliqua sa patte sur la figure, de telle sorte que sa griffe m'attrapa le coin de l'œil, et, des- cendant le long de ma joue , me fit une égratignure si profonde qu'aujourd'hui encore j'en porte la marque. On

LE PORTRAIT. 259

conçoit la colère de ma mère contre le pauvre chai, qui cependant n'était pas coupable. Il fut battu et chassé avec menace d'être jeté par la fenêtre si jamais il reparaissait » A quelque temps de , ma blessure était guérie et je n'y pensais plus, lorsqu'un jour, allant promener avec ma bonne, je vis sur une place se tenaient ordinaire- ment des bateleurs, mon pauvre chat, à qui l'on fiiisait faire l'exercice un bâton entre ses pattes. Mais dans quel état, grand Dieu! lui, si gros, si propre, avec un si beau poil, il était maigre, tout couvert de boue, et son poil était tout hérissé et ressemblait plutôt à celui de quelque vieux chien barbet qu'à la robe de mon ancien ami. Je me dirigeai vivement de son côté; la séance du charlatan était finie : j'appelai mon chat, je le pris dans mes bras , je lui fis mille caresses que de son côté il me rendait en faisant rou rou , comme je disais alors. Cepen- dant la foule s'était éloignée , et en me retournant je ne vis plus ma bonne ; je ne m'en inquiétai pas davantage, pensant qu'elle n'était pas loin. Cependant, le possesseur actuel du chat s'approcha de moi et me dit : —C'est à vous, ce chat, ma petite demoiselle?

Oui, monsieur. Vous l'aimez bien? Oui, mon- sieur. — Voudriez-vous l'avoir encore? Oui, monsieur.

Eh bien ! si vous voulez venir avec moi , je vous le donnerai et vous pourrez l'emporter. Je ne pensai plus qu'à remporter mon chat, et je le suivis sans difficulté. Il me fit passer par des rues détournées; enlin , au bout de quelque temps, nous arrivâmes près d'un petit char-à-banc,

Ma petite lille , me dit mon conducteur, c'est un peu loin, chez moi; si vous voulez monter dans celte petite voilure, cela vous reposera. Mouler en voiture c'était

260 LA MORALE EN IMAGES.

pour moi un plaisir, et d'ailleurs je tenais loujonrs mon chat dans mes bras.

0 II y avait déjà assez long temps que nous étions en route, je commençais à ne plus être aussi tranquille; nous étions sortis de la ville et nous allions très-vite : je demandai plusieurs fois si nous allions bientôt arriver , et chaque fois on me répondait : Tout à l'heure. Une femme qui accompagnait mon conducteur cherchait à me distraire de toutes les manières. Mais bientôt tout fut inu- tile; une peur instinctive me saisit, et c'est en pleurant que je demandai maman. Ce qui n'était pas propre à cal- mer mon effroi , c'est que ces gens parlaient entre eux un langage que je ne comprenais pas du tout. La nuit venait, je me pris à pleurer plus fort et à demander ma mère. Maman! criais-je en pleurant, maman! je veux voir maman ! Mes cris devinrent tellement forts que mon conducteui' parut s'en alarmer. Alors, prenant une grosse canne : Petite vilaine, me dit-il avec une voix dont le souvenir me glace encore de terreur , si tu continues à crier, je vais te casser cette canne sur le dos. Je criais plus fort, un coup de canne suivit; je fus atterrée : c'était la première fois que j'étais frappée; et, autant surprise que terreur, je cessai de pleurer. La fatigue m'accablait, je m'endormis. Quand je me réveillai , je me retrouvai encore dans cette maudite voiture. iNous étions toujours dans la campagne; mais, en jetant les yeux sur moi, je m'aperçus que je n'avais plus les mêmes habits. Au lieu des vêtements si coquets que ma mère m'avait laits elle- même , j'avais une vieille robe en guenille et toute sale. Ma douleur s'en accrut; je pleurai de nouveau , je criai et j'appelai ma mère. Cette fois, mon conducteur leva

LE PORTRAIT. 261

encore la main sur moi ; mais les paroles dont il accom- pagna son geste, je ne les compris pas. Je fus obligée d'étouffer mes cris, mais du moins j'eus la liberté de pleurer. Nous descendîmes dans une auberge mon con- ducteur et sa femme se mirent à manger ; pour moi , je pleurais toujours. Tous les gens qui se trouvaient venaient à moi, me parlaient, mais je ne comprenais pas ce qu'ils me disaient, et je voyais que mon conduc- teur leur répondait. Pour tout dire enfin, j'étais tombée entre les mains de bohémiens. Vous comprenez dès lors ce que je devins. H fallut me prêter à toutes leurs volon- tés sous peine d'être battue ; tout ce que mes faibles forces me permettaient, on me le faisait faire; et lorsque dans une place publique mon conducteur avait dressé sa table, c'était moi qui , avec une sébile de bois , étais forcée d'aller tendre la main au cercle de curieux. Je ne pleu- rais plus , en public du moins, car j'avais pris forcément l'habitude de dévorer ma douleur , mais une tristesse sombre s'était emparée de moi ; et, lorsque le soir j'étais seule dans le taudis oii on me jetait pour dormir, je pleu- rais amèrement en pensant à mon père , h ma mère que je ne voyais plus, que je ne verrais plus peut-être. Combien de temps dura ce martyre , je ne pourrais le dire ; mais un jour je pris une résolution désespérée. J'avais fini par retenir quelques mots du langage qu'on parlait autour de moi , je me décidai à me soustraire à la méchanceté de mon conducteur : une nuit, nous étions en voyage, car nous voyagions souvent la nuit, la femme dormait dans la voiture, le bohémien dormait aussi, lais- sant son cheval suivre son instinct; je me glissai en bas de la voiture au risque de me casser un membre, et

262 LA MORALE EN IMAGES.

bientôl j'entendis le bruit de la carriole se perdre dans le lointain.

» Alors je respirai; mais que devenir? Je regardai autour de moi : la nuit était noire et je ne voyais rien; je pris mon parti , et me couchai sur le bord de la roule pour attendre le jour. A cet âge le sommeil est facile : je me rendormis. Il faisait bien jour lorsque je fus réveillée par un paysan qui se rendait aux champs. Il me demanda qui j'étais et ce que je faisais là; je pus à peine lui répondre que j'étais perdue , et je me mis à fondre en larmes. Cet homme parut touché; il me prit par la main , me conduisit dans une ferme qui était près de et me remit à sa femme.

» Je m'applaudissais déjà du changement, car on me fit mille caresses pour me consoler: on me fit habiller assez proprement avec les habits d'une petite fille de mon âge; la femme elle-même fit toilette et ou me conduisit à un petit château qu'on apercevait non loin de là. Nous fûmes introduits. tout respirait une aisance qui me rappela la maison de mon père et fit battre mon cœur ; je crus un instant que j'allais voir ma mère, lorsque je vis entrer une dame, encore jeune, à (jui ma conductrice s'adressa. Je ne sais ce qu'ils se dirent, mais après quelques mots que je ne compris pas la dame me dit : « Parles-tu français, ma petite fille? » Je crus voir le ciel; je répondis alors, je racontai mon malheur. La dame me demanda quel était mon nom , celui de la ville que j'habitais; à tout cela je ne pus malheureusement répondre, je n'avais jamais pensé à le savoir et je ne pus dire que mon nom de baptême, qui ne pouvait servir à grand'chose. Iinfin cette dame, que mon récit avait fait pleurer, me dit : « Veux-lu rester

LE PORTRAIT. 203

avec nous, ma petite fille? Je n'ai pas d'enfants, je te servirai de mère en attendant que nous retrouvions la tienne que nous chercherons. J'acceptai , et dès ce moment je retrouvai les jours heureux de mon enfance.

» Le château je fus si bien accueillie, situé en Alle- magne, sur les bords du Rhin, était un séjour enchan- teur, et mes jours s'y écoulaient doucement. Tous les soins que j'aurais pu attendre de mes parents, je les rece- vais. Rien ne fut épargné pour mon instruction. Les maî- tres de toutes sortes me furent prodigués, et ma protec- trice trouvait, disait-elle, dans mes progrès et dans mon affection, la récompense de ce qu'elle avait fait pour moi. Elle oubliait piesque que je n'étais pas réellement sa fille et ne me donnait pas d'autre nom. Enfin j'aurais été par- faitement heureuse si le souvenir de mes parents n'était venu m'attrister quelquefois,

» Les années se passèrent ainsi ; mon éducation fut com- plète et j'atteignais ma dix-huitième année lorsque mourut ma seconde mère en me laissant maîtresse d'une assez ijfrande fortune. Après les premiers instants de douleur je songeai à la France, ma patrie, que je n'avais pas oubliée, et à ma mère, que, pleine de confiance en Dieu , j'espérais retrou- ver. Je partis et vins à Paris, car mes souvenirs d'enfance me retraçaient une grande ville ; je fis connaissance de quelques personnes liées avec mon ancienne prolectrice. Comme j'étais assez bonne musicienne, je fus souvent in- vitée à faire de la musique et le cercle de mes relations s'étendit piomptement. Un jour je dus être présentée chez un i\L Jubé, je ne sais pourquoi mon cœur s'émut en entendant ce nom. Je m'y rendis le soir et, après les compliments d'usage, on m'invita à me mettre au piano.

26Z| LA MORALE EN IMAGES.

J'allais m'y asseoir, lorsqu'en levant les yeux j'aperçus en face de moi le portrait d'une petite fille avec un chat; je ne sais ce qui se passa en moi , je me trouvai mal.

» Quand je revins à moi, la maîtresse de la maison était à mes côtés. «Madame, lui dis-je , quel est ce portrait que j'ai vu tout à l'heure? Celui d'une petite fille que j'ai perdue il y a bien long-temps. Ma mère , embrassez- moi! lui dis-je en me jetant dans ses bras; tenez, recon- naissez la griffe de ce chat: >j et je lui montrai la cicatrice que je portais au-dessous de l'œil. Ma mère, à son tour, se trouva mal.

» Je n'ai pas besoin de vous dire quelle fut la joie de mes parents et la mienne après une si longue séparation. Ils n'avaient pu continuer à habiter la ville qui leur rappelait leur malheur , et après de longues et inutiles recherches ils étaient venus se fixer à Paris.

)) Pour remercier Dieu je consacrai une partie de ma fortune à fonder près de Lyon un hospice de jeunes orphelines, et j'ai voulu que mon portrait rappelât la cause de cette fondation et apprît aux enfants à ne jamais dés- espérer de la Providence. »

Auguste AUVIAL.

34-,

LA VIELLE MERE DE FAMILLE LE CONSIDERAIT ATTENTIVEMENT

sx-^a

M ^

es derniers jours de l'automne étaient ar- rivés, et avec eux le froid et le mauvais temps , mais aussi les longues veillées dont les récits charment les soirées d'hiver. Dans une des plus humbles et des plus propres maisons d'un village situé à vingt lieues environ de Paris , des enfants se pressaient autour du foyer pétillant, tout en écou- tant le vent qui sifRait au dehors entre les branches des- séchées des arbres et la pluie qui fouettait les vitres, avec ce plaisir secret qu'inspire le repos, la sécurité, la vue des flammes qui dansent joyeusement dans la grande cheminée. Celte joie toutefois semblait troublée par une

266 LA MORALE EN IMAGES.

certaine inquiétude qui se changea en une vive curiosité , quand la vieille mère de famille rentra et vint prendre sa place accoutumée auprès de la table dressée à côté de la cheminée , et sur laquelle se trouvaient encore les restes du souper.

Eh bien! bonne maman, dit l'aîné des enfants, mon frère ?

Est maintenant raisonnable, il a enfin compris que si je lui refusais ma permission c'était dans son intérêt; Paul a un bon caractère, et demain il ne sera plus question de cette petite discussion.

Mais enfin , maman , dit le plus ^âgé des deux gar- çons, enfant h la figure mutine et riante, pourquoi ne veux- tu pas permettre à mon frère d'aller voir la grande ville dont on parle tant, dont on raconte tant de merveilles?

C'est que j'ai plus d'expérience que lui , mon ami , et que je sais tous les dangers qui l'entoureraient s'il se trouvait seul à Paris; vous doutez encore, eh bien! écoutez-moi , et vous direz après si j'ai raison de craindre à la pensée de voir Paul partir pour Paris comme il le désire.

« Vous vous souvenez , il y a un an environ , combien vous fûtes étonnés en voyant la maison de notre voisin Durand , qui était restée fermée depuis sa mort , envahie un jour par les hommes de loi qui vendirent d'abord tous les meubles , puis après la maison elle-même , sans que son fils, parti depuis huit mois, osât reparaître pour voir passer en des mains étrangères cette propriété qui appartenait depuis si long- temps h sa famille, il avait été élevé, et dans laquelle son père et moi nous avons joué quand nous étions encore des enfants comme

LA VEILLÉE. 267

VOUS. Eh bien! si Auguste Durand a perdu son patri- moine , si tous les amis qu'il avait le blâment , il faut en accuser la confiance imprudente qu'il avait en lui-même, puis aussi la faiblesse de son père.

» Auguste avait vingt ans; il aimait assez le travail , il était intelligent , mais il ne voulait écouter aucun avis , pas même ceux de son père ; il se croyait assez sage pour se conduire seul dans les afiaires les plus difficiles , et il hasardait les démarches les plus inconsidérées , présu- mant trop de son esprit et de ses forces. Aux observations qu'on essayait de lui faire , il répondait que la vieillesse tremblait toujours, qu'on ne gagnait qu'en risquant beau- coup ; il ne savait contenir aucune de ses volontés , quel- que injuste qu'elle fut , ni maîtriser ses passions qui étaient très -violentes, et que son père, par une bonté poussée à l'excès, n'avait jamais réprimées. Enfin, il était fatigué de l'existence du village , il rêvait une vie plus brillante, une position plus élevée, ambition d'autant moins juste qu'il n'avait ni les talents, ni la fermeté suf- fisante pour parcourir une carrière si difficile. Une fâcheuse circonstance vint cependant seconder les désirs inquiets d'Auguste. Son père étant malade eut de l'ar- gent à toucher h Paris même ; et il eut assez de confiance dans son fils pour le charger de cette commission. Ce- pendant avant son départ il lui donna des conseils nom- breux, l'engageant à utiliser les recommandations qu'il lui donnait pour quelques-uns de ses amis, et à se laisser diri- ger par eux durant le court séjour qu'il devait faire h Paris.

» Au moment du départ, son père, vous vous le rap- pelez, était bien triste; il suivit loiig-tenips du regard la

268 LA .MORALE EN IMAGES.

voiture qui s'éloignait; et, quand elle disparut entière- ment, au revers de la côte , il rentra , regrettant presque la permission qu'il avait accordée. Il fut plusieurs jours sans recevoir des nouvelles de son fils, et Auguste dépassa beaucoup le terme qu'il avait marqué à son absence. Chaque matin , le pauvre Durand attendait la voiture; dès qu'elle paraissait, il interrogeait le conducteur, il regardait avec empressement, puis il venait me raconter ses inquié- tudes. Un soir enfin que la pluie tombait avec force , il atten dait comme de coutume , quand la diligence , que le mau- vais temps avait retardée , s'arrêta devant lui ; la portière s'ouvrit, et son fils descendit. Mais depuis un mois seule- ment qu'il était parti, combien il sembla changé! ses fraîches couleurs , l'air de santé étaient disparus de ses joues ; il était pâle , défait, agité. H aborda son père avec timidité , l'embrassa à peine et ils rentrèrent tous deux ; j'ignore ce qui se passa alors, mais ce fut sans doute bien grave, car, le lendemain, au lieu d'être rétabli par le plaisir de revoir Auguste, le père Durand gardait le lit, et quinze jours après son fils et quelques amis le con- duisaient tristement à sa dernière demeure.

») Quand il s'était senti assez mal pour craindre pour sa vie, Durand, qui avait été mon voisin et un de mes meilleurs amis , me fit venir auprès de lui , et j'appris alors qu'Auguste, à Paris, au lieu d'aller voir les con- naissances auxquelles son père l'avait adressé, s'était lié avec des jeunes gens qui étaient venus passer ici une partie de l'été : il avait de l'argent, il fut admis à par- iager leurs plaisirs; ils lui dirent que c'était une folie de végéter dans un village, qu'il fallait tenter la fortune h Paris. Ces conseils fâcheux troublèrent la tête de ce jeune

LA VEILLEE. U9

homme ; quand il vit sa bourse s'épuiser, il voulut essayer si le jeu pourrait la remplir, et il perdit la somme qu'il était allé recevoir pour son père ; il lut alors forcé de revenir et d'avouer qu'il avait abusé d'un dépôt confié à son honneur. Son père lui en fit de vifs reproches ; son amour-propre s'irrita : il oublia la bonté que lui avait toujours témoignée le vieux Durand ; il avait manqué à l'honneur, il manqua également aux devoirs les plus saints , et dans cette soirée il fut un mauvais fils. Quand il me raconta tous ces chagrins qui hâtaient sa fin , le pauvre Durand avait le pressentiment que cette leçon, toute sévère qu'elle fût, ne corrigerait pas son enfant, et il avait, hélas! raison.

» Après la mort de son père , Auguste vécut retiré, mais il était constamment agité du souvenir de la vie brillante de Paris , des plaisirs de toute sorte qu'elle offrait. Aussi abandonna-t-il ses travaux habituels. Ce jardin , que son père cultivait avec tant de soin , qui produisait les pre- mières et les plus charmantes fleurs du printemps, les meilleurs fruits de l'automne, fut négligé. Les belles allées sablées, garnies de chaque coté par les touffes parfumées des violettes, se remplirent d'une herbe para- site. Ces arbres, qui pliaient autrefois sous les fruits, se desséchèrent et moururent. Enfin , quand Auguste se décida à quitter pour toujours le village après bien des hésitations, cette maison, si bien tenue autrefois, ces terres fécondes qui avaient fait la joie de son père sem- blaient déjà fra[)pées de ruine et de stérilité. Il partit sans voir personne, redoutant d'entendre des avis qui lui déplaisaient, et, depuis deux ans, il n'est pas revenu. »

La conteuse en était de son récit, (juand la porte

270 LA MORALE EN IMAGES.

d'entrée s'ouvrit , et Paul , le fils aîné de la famille, intro- duisit un mendiant dont l'aspect annonçait la plus pro- fonde misère. Chacun s'était écarté avec méfiance h l'ap- proche de ce malheureux, excepté Paul qui le soutenait, car ses forces semblaient presque épuisées. La vieille mère de famille, après l'avoir examiné attentivement, parut frappée d'une surprise extrême mêlée de tristesse.

Eh quoi , serait-il possible ! est-ce vous Auguste , mon pauvre enfant, que je revois ainsi ?

Le misérable jeune homme rougit et baissa le front.

Oui , ma mère , continua Paul , c'est Auguste , notre voisin, mon ancien camarade ; il y a un instant, après que vous m'avez quittée , j'allais me coucher, quand j'entendis frapper légèrement à ma fenêtre; j'ouvris, c'était Auguste qui venait nous demander un asile , et je l'ai fait entrer.

Tu as eu raison , je n'oublierai jamais l'amitié que son père a eue pour moi. Auguste a été bien coupable , mais le repentir n'arrive jamais trop tard.

Oh ! ne doutez pas de la sincérité de mon repentir , répondit Auguste qui s'était ranimé aux bons soins dont ou l'entourait , la cruelle expérience que j'ai faite m'a pour jamais corrigé.

Pauvre garçon , dit avec intérêt une grande et belle jeune fille, la sœur de Paul, qui jusqu'alors avait gardé le silence , vous avez donc été bien malheureux !

Plus que vous ne sauriez croire : d'abord , quand j'ar- rivai à Paris, tout parut me réussir; quelques jeunes gens avec lesquels je m'étais lié lors de mon premier voyage m'accueillirent avec empressement; ils me faisaient par- tager tous leurs plaisirs , m'accompagnaient sans cesse , et cependant , en voyant aussi avec quel abandon ils

LA VEILLEE. 271

puisaient dans ma bourse sans retenue , sans discrétion , j'aurais déjà pu douter de leur loyauté. La véritable amitié a plus de délicatesse. Mais cette société avait pour moi un danger bien plus grand; ils étaient joueurs, et je fus bientôt plus ardent qu'eux-mêmes à poursuivre les chances du tapis vert. Cette passion fatale qui domine toutes les autres prit sur moi un empire irrésistible , je rêvais des fortunes merveilleuses, je croyais toujours voir l'or s'amonceler devant moi; je désirais, hélas! la chose la plus impossible du monde , comme plus tard je l'ai vu : de grandes richesses , une haute position acquises sans tra- vail et sans efforts. Quelquefois je gagnais des sommes assez fortes , car le jeu sait vous attirer par des séductions qui vous conduisent toujours h votre ruine; plus souvent je perdais. Je n'avais plus d'autre occupation , je passais mes nuits à tenter le hasard; lorsque le jour arrivait j'allais me jeter tout épuisé sur mon lit pour reposer, et quand quelque échec considérable me rendait le sommeil impossible, je me livrais à tous les excès en attendant que la funeste maison s'ouvrît. Deux années de cette existence eurent bientôt ruiné ma santé et ma fortune. Enfin un jour, oh! je ne l'oublierai jamais, je rentrai chez moi ayant perdu ma dernière pièce d'or, et on me remit à mon arrivée le jugement qui ordonnait la vente de mon patrimoine au bénéfice de mes créanciers. J'allai trouver mes amis ; quand je leur racontai mon malheur, ils m'é- coutèrent à peine; bientôt ils me reçurent avec réserve, et aucun d'eux ne songea à me rendre l'argent qu'ils m'avaient autrefois emprunté. Cependant un d'eux, parais- sant me prendre en pitié , osa m'engager à chercher ma revanche, comme il disait, à faire des dupes, h me dés-

27-2 LA MORALE EN IMAGES.

honorer; oh! je m'arrêtai à temps, mais, que devenir! j'ai cherché à trouver du travail , personne n'avait con- fiance en moi; ma réputation de joueur suffisait pour dé- truire les meilleures intentions, pour me faire refuser l'entrée des maisons les plus respe(;tables. Je vécus ainsi pendant six mois dans un état voisin de la misère , ven- dant pièce à pièce mes vêtements, les bijoux que j'avais pu conserver. Ces ressources s'épuisèrent , il me fallut prendre une résolution ; je jetai avec terreur un regard sur le passé, je résolus enfin de surmonter ma honte et de venir cacher mon repentir dans ce village; je partis à pied , le voyage fut pénible ; je passai une nuit au milieu des champs faute de pouvoir payer ma place dans nne auberge, et quand je frappai à la fenêtre de Paul depuis un jour je n'avais pas mangé. C'est une première expia- tion, je continuerai avec courage à réparer mes fautes, et la pensée de mon père me soutiendra dans mes efforts. ^ Mon enfant, dit Marthe, la leçon que vous avez reçue a été bien sévère ; mais à peine peut-on la regretter puisqu'elle vous aura rendu meilleur; votre exemple pro- fitera sans doute à bien d'autres qui , sans cela, se seraient abandonnés aux brillantes erreurs qui vous ont séduit; allez vous reposer, Auguste , désormais vous êtes ici dans votre famille ; et surtout espérez puisque vous vous êtes repenti.

L. MICHELANT.

MORALE EN IMAGES 35.

'^'cm^^

Imp i fvukfr! t C;

l'aveucle Était assis sur une chaise grossière, jouant du violon ...

0 0 '

îL'âïiiise m ÏBÔÏ13 m m

w ^.,

lit ous connaissez tous le bois de Boulogne. C'est , quand la nature revêt sa robe de printemps, que la gentille hirondelle revient nous visiter, que se donne rendez-vous tout le monde lasbionable de la capitale , qui vient saluer la venue des premiers beaux jours. Les papas , les mamans y ami'nent leurs enfants pour leur faire respirer l'air pur de la campagne. Alors tout chante et tout rit. La petite aventure que je vais vous raconter date déjà de plusieurs années; elle s'est passée, je crois, en 1822 ou 1823.

A cette épocjue, il se passait peu de jours sans (|ue M. et madame de Sénange ne s'y rendissent avec leur iille ,

27a LA MORALK LN IMAGES.

jolie enfant d'une dizaine d'années, et qu'ils aimaient h l'adoration; cela se conçoit, Honorine était fille unique. Le bois de Boulogne était sa promenade favorite ; un nnage passait-il le matin au-dessus de sa fenêtre et mena- çait-il d'assombrir la journée, soudain l'enfant devenait triste, car elle craignait d'être forcée de rester à la mai- son. Son inquiétude ne disparaissait que quand le soleil, dissipant ce nuage , chassait avec lui ses frayeurs. Ce qui lui faisait tant aimer le bois de Boulogne, ce n'étaient pas tant seulement ses beaux arbres, son frais ombrage, les suaves parfums qu'on y respire, c'était quel- que chose de mieux ; c'était une sorte de tendre affection qu'elle avait vouée h un pauvre aveugle, à qui elle s'était fait la douce habitude de porter chaque jour son offrande. Ce bon vieillard avait l'air si malheureux, si respectable, il remerciait l'enfant avec une voix si douce , ime si tou- chante expression de reconnaissance , qu'Honorine s'était presque fait un besoin de le voir et de lui parler. Aussitôt donc que la voiture qui l'avait amenée s'était arrêtée, l'enfant se mettait à courir de toute la vitesse de ses petites jambes et se dirigeait vers un gros arbre, à l'om- bre duquel l'aveugle était toujours assis sur une chaise grossière , jouant du violon et ayant entre ses jambes un fidèle caniche qui , appuyé sur ses pattes de derrière , tenait dans sa gueule une sébile et semblait, de l'œil et du geste, solliciter pour son maître la munificence des passants. Pendant tout le temps que durèrent les beaux jours, Honorine ne manqua pas une seule fois d'accom- plir son saint pèlerinage; elle était heureuse; mais voilà que les feuilles perdirent de leur verdure, (ju'elles com- mencèrent à tomber; les branches dépouillées ne fourni-

L'AVEUGLE DU BOIS DE BOULOGNE. 275

renl plus d'ombrage, les promeneurs disparurent ; el le bois si animé, si peuplé naguère , ne retentit plus qu'à de rares intervalles du bruit des pas de quelque voyageur. Par condescendance pour les désirs de leur fille chérie, les parents d'Honorine la conduisirent bien quelquefois encore visiter son vieux pensionnaire ; mais la bise étant venue , il fallut enfin renoncer entièrement à cette promenade. Une mélancolie profonde s'empara de l'enfant; M. et ma- dame de Sénanges la pressèrent long-temps en vain de leurs questions pour en connaître la cause ; à la fin elle céda à leurs instances et les supplia de faire venir dans leur hôlel le vieil aveugle.

u Hélas! combien il doit souffrir, leur disait-elle ; le vent souffle avec violence ; la campagne est couverte de neige; il gèle à pierre fendre; et il était à peine vêtu; peut-être il n'a pas de bois. Ah! si vous vouliez lui donner ici une petite chambre; j'aurais bien soin de lui, moi; en retour, il me jouerait de jolis airs sur son violon ; il me raconterait le soir , au coin du fen , des histoires bien amusantes. Il serait heureux et moi aussi. »

M. et madame de Sénanges étaient riches, ils se rendi- rent au vœu de leur fille; non toutefois sans avoir, au préalable, pris d'amples informations sur le vieillard. On ne le connaissait que sous le nom de l'aveugle du bois de Boulogne; il y avait si long-temps qu'il habitait une pau- vre cabane h quelque distance de Fassy, qu'on ne savait h quelle époque faire remonter le commencement de celte résidence ; du reste on n'avait jamais eu aucun reproche à lui adresser; loin de là, il était renommé pour sa dou- ceur, ses bonnes manières et une politesse de langage et de manières qui seml>lail aimoncer en lui une éducation;

276 LA MORALE EN IMAGES.

tout autre que ne l'indiquait le misérable élat de sa for- tune.

Un jour, qu'Honorine était plus triste qu'à l'ordinaire, elle vit entrer dans le salon, conduit par son père, un vieillard à cheveux blancs, enveloppé d'une bonne et chaude redingote d'hiver. Les yeux de ce vieillard étaient fermés, sa démarche incertaine, un chien jappait autour de lui; elle reconnut l'aveugle de Boulogne. Son premier mouvement fut de se jeter dans les bras de son père pour le remercier, puis elle courut au bon vieillard , lui prit la main, et le conduisit auprès de la cheminée. De grosses larmes, des larmes de bonheur coulaient le long des joues de l'aveugle ; il pressait dans ses mains les mains de sa jeune bienfaitrice ; sa voix tremblante appelait sur sa tête les bénédictions de Dieu. Une semaine ou deux s'écou- lèrent ainsi. Honorine avait recouvré toute sa joie, toute sa gaieté; sans cesse avec son protégé, elle lui servait de guide et l'entourait de mille prévenances; en retour, l'aveugle l'amusait par ses récils et lui jouait de jolis airs sur son instrument. M. et madame de Sénanges n'avaient pas remarqué sans surprise la facilité avec laquelle l'aveu- gle s'était habitué à ce nouveau genre de vie , l'aisance de ses manières, l'élégance de sa diction, la justesse et la solidité de ses réflexions, qui annonçaient une instruc- tion aussi étendue que variée. Ils résolurent d'éclaircir leurs doutes à cet égard et d'apprendre de la bouche même de l'aveugle l'histoire de sa vie. Un soir donc que toute la famille était réunie dans le salon autour d'un bon feu, qu'Honorine était assise sur les genoux du vieillard et jouait avec les boucles de ses cheveux blancs, madame de Sénanges prit la parole et dit : « !Mon cher monsieur.

L'AVELGLE DU BOIS m: BOULOGNE. 277

si je ne craignais pas d'être indiscrète, je solliciterais de vous une grâce ; je vous prierais de nous raconter votre his- toire, car je vous dirai franchement qu'il m'est souvent venu à l'esprit, en vous entendant parler, que vous n'avez pas toujours été dans l'indigence. Oh ! oui ! mon bon ami , raconte-nous ton histoire , s'écria Honorine. Volontiers, reprit le vieillard ; ce récit pourra raviver en moi de cui- santes douleurs, mais je tâcherai de les ouljlier, en son- geant aux touchantes preuves d'attachement que vous me prodiguez chaque jour.

« Je n'ai pas toujours été seul au monde, je ne sem- blais pas pour devenir ce que je suis. Je devais compter, sinon sur le bonheur , du moins sur la fortune : tous les deux m'ont manqué à la fois. Ma famille était illustre. J'occu- pais h la cour de Louis XVI une charge honorable ; homme public, je jouissais de la considération et de l'estime géné- rale : j étais heureux ; homme privé, mon bonheur était plus grand encore. Une femme jeune et belle possédait toute ma tendresse , comme je possédais toute la sienne. Dieu , pour renforcer encore les liens qui nous attachaient si doucement l'un à l'autre, nous avait donné une fille, la plus charmante enfant, la plus digne d'être aimée. Les dix premières années de notre union s'écoulèrent dans la joie , dans la plus parfaite tranquillité : aucun orage ne vint troubler l'azur de notre ciel ; mais tout à coup il s'assombrit, et il n'y eut bientôt plus autour de nous que d'épaisses ténèbres. La révolution, qui depuis long-temps grondait comme un tonnerre lointain , éclata : la face de la France fut changée. Dans cette lutte des idées nou- vt'lles contre les anciennes, on regarda naturellemeni comme des ennemis les amis de ceux qu'on renversait.

'278 LA MORALE EN IMAGES.

« Je fus donc déclaré suspect et enveloppé dans la proscription. C'était à la fin de 1792; je lus arraché des bras de ma femme et de ma fille , et l'on m'en- traîna loin d'elles : je fus jeté dans un cachot. J'eus une consolation dans mon infortune : on me persécuta seul. Ma femme et ma fille ne furent pas inquiétées ; et , bien que le gouvernement se fût préventivement emparé de tous mes biens, je savais qu'elles possédaient encore des ressources suffisantes pour être à l'abri du besoin. J'avais des amis, même parmi les hommes qui alors étaient à la tête des aifaires; grâce à eux ma femme vint à bout d'obtenir la laveur que ma fille pourrait venir me visi- ter dans ma prison. La première fois que je la vis après une séparation si douloureuse, j'oubliai toutes mes souffrances. Je la pressais dans mes bras, sur mon cœur; je l'embrassais en pleurant et en riant tout à la fois... jetais insensé!... Elle me caressa pour elle et pour sa mère; elle resta deux heures avec moi et partit en me disant : « A la semaine prochaine. » Elle me laissait du bonheur pour long-temps : je pouvais bien attendre huit jours. D'ailleurs, ma femme avait eu l'excellente idée de m'envoyer quelques bons livres, ces consolateurs de toutes les infortunes, ces amis qui ne vous abandonnent et ne vous trompent jamais. Jusqu'à la fin de janvier 1793, époque de l'exécution de Louis XVI, les visites de ma fille continuèrent. Puis, une semaine s'écoula et je ne lavis pas; puis, une autre, une autre encore... J'étais atterré. Qu était-elle devenue? Qu'était devenue sa mère? N'exis- taient-elles plus? Étaient-elles tombées sous la hache du bourreau ? Mais non , ma mort à coup sûr eût précédé la leur. Avaient-elles été forcées d'émigrer, sans avoir pu m'a-

L'AVEUGLE DU BOIS DE BOULOGNE. 279

verlir de leur départ? Mille idées confuses se heurtaient dans mon cerveau. Je me soumis en silence à la volonté de Dieu. Cependant ma détention se prolongeait sans que j'entendisse parler que je dusse passer en jugement. On m'avait sans doute oublié. J'échappai comme par miracle aux massacres de septembre. En ce temps-là je me disais qu'il eût mieux valu pour moi mourir,

» A trente-cinq ans j'en étais venu h ne plus conserver aucune lueur d'espérance. Je n'eus pas assez de force pour résister aux tortures de la prison jointes à cet excès de douleur; ma santé s'altéra, je tombai dangereusement malade. Quand je me relevai, j'avais perdu la vue. C'était quelque temps après la mort de Robespierre. On pensa qu'un aveugle ne pouvait être guère dangereux pour la république ; l'on me rendit la liberté. En vain je pris des informations sur ce qu'étaient devenues ma femme et ma fille, je ne pus obtenir aucun éclaircissement sur leur sort. Je n'avais plus rien, ni parents, ni amis, ni for- tune. Je fus réduit à mendier. J'achetai , avec quelques assignats qui me restaient encore, un chien et un mau- vais violon. J'avais appris au temps de ma prospérité h jouer de cet instrument, sans penser qu'un jour il serait ma seule ressource. Je vins me fixer à quelque distance de Passy, sur la lisière du bois de Boulogne, dans la misérable cabane dont vous m'avez tiré pour m'em- mener dans votre riche hôtel. Vous savez le reste. »

Pendant ce récit, madame de Sénanges avait à plu- sieurs reprises donné des marques d'une émotion extraor- dinaire. Lorsque l'aveugle eut cessé de parler, elle de- meura quehjue temps plongée dans une profonde médi- tation. Enfin, elle dit à l'aveugle :

280 LA MORALE KN IMAGES.

Monsieur, comment s'appelait votre fille?

Comme cet ange, fit le vieillard en pressant la petite Honorine sur son cœur.

Et votre nom à vous, monsieur, quel est-il? ajouta madame de Sénanges d'une voix tremblante.

Honoré de Sérigny.

Mon père ! mon père ! s'écria madame de Sénanges , c'est vous que je retrouve ! Oh ! béni soit Dieu qui s'est servi de la main de ma fille pour vous rendre à notre amour !

Le vieillard éperdu serrait dajis ses bras madame de Sénanges et ne pouvait croire à tant de bonheur. Tout fut bientôt éclairci. Après la mort de Louis XVI , de nou- velles arrestations furent faites. Madame de Sérigny et sa fille furent obligées de fuir précipitamment. La lettre qui annonçait à M. de Sérigny cette détermination ne lui fut pas remise. De son ignorance de tout ce qui s'était passé.

Madame de Sérigny mourut bientôt dans l'exil. Sa fille fut recueillie par la famille de Sénanges, qui, plus tard , la donna pour épouse à son fils. Quand les portes de la France se rouvrirent devant les émigrés, ils profitè- rent de l'amnistie et firent alors les démarches les plus actives pour savoir ce qu'était devenu M. de Sérigny; mais elles furent toutes infructueuses. Il fallait un miracle pour mettre fin aux chagrins que leur causait cette cir- constance. Ce miracle s'est opéré.

Ortaire FOLRMLK.

3e

L ENFANT PERDU

rsuMiiî nm%

ur la fin du mois d'octobre , une vieille mendiante venait presque tous les malins s'as- seoir a la grille principale du jardin des Tuileries, et elle sollicitait en termes la- mentables la charité des pas- sants. Seule , elle eût peu ex- cité la pitié; mais on ne ^P^ pouvait s'arrêter sans accor- der quelque intérêt à une charmante petite fille qui l'ac- compagnait constamment. Celte pauvre enfant , bien qu'a- maigrie par la misère , à demi couverte par des vête- ments usés presque en lambeaux, avait une si aimable figure, des yeux bleus si touchants, une si douce voix, que chacun lui donnait une aumône qu'on eût peut-être refusée à la femme avec laquelle elle se trouvait. Celle-ci , bien

•2S2 I.A >I0IIALK EN IMAGES.

qu'également pauvre, avait un aspect tellement dur, demandait avec une importunité si insolente qu'elle ne pouvait inspirer qu'une invincible répugnance. Tandis que Marie , sa jeune compagne , abordait timidement les per- sonnes qui entraient à l'église , elle la surveillait du regard, et souvent elle la maltraitait quand elle n'avait pas réussi à émouvoir le cœur de ceux auxquels elle s'adressait.

Par une belle matinée d'août , le soleil dorait le feuil- lage jauni par les ardeurs de l'été , et échautfait l'air de celte douce chaleur , qui , aux premières approches de l'hiver, rappelle les plus heureuses journées du prin- temps : une foule nombreuse se pressait aux abords du jardin royal. La vieille mendiante avait fait une l'iche collecte; déjà elle se disposait à quitter le mur au pied duquel elle était accroupie, quand elle vit arriver au grand trot de deux magnifiques chevaux un brillant équi- page. Le marchepied s'abaissa, et une dame, jeune encore et d'une physionomie pleine de bonté , descendit de la voiture. Avant qu'elle eût franchi l'entrée des Tui- leries, Marie l'abordait en lui tendant la main avec une honte qu'elle pouvait à peine surmonter. Elle reçut quel- que monnaie; mais, au moment de se retirer, elle poussa une vive exclamation en considérant la personne qui venait de lui accorder une aumône : Grand Dieu! madame Dervilleî Celle-ci y fit à peine attention, et sans plus s'occuper de la pauvre Marie elle allait gagner la ter- rasse , quand un grand chien de Terre-Neuve qui la sui- vait s'approcha de la jeune mendiante. A peine l'eut-elle vu qu'elle s'écria : Tom ! mon brave Tom ! lu ne m'as pas oubliée , toi ; mais elle n'eut pas le temps d'achever sa

L'ENFAiNT FERIJl . 283

pensée. Sa cruelle surveillante, qui l'observail altenlive- menl, la saisit avec vivacité par la main et l'enliaîna rapidement, non pas si vile cependant que la jeune dame qui avait entendu les dernières paroles de Marie ne se fût retournée et ne l'eût aperçue qui s'enfuyait. Faisant alors un signe à un domestique qui raccompagnait, sur son ordre il suivit la vieille femme, se cachant tou- tefois pour qu'elle ne pût l'apercevoir.

Marthe, c'était le nom de la mendiante, s'éloignait avec Marie en lui disant d'un accent de colère : Tu seras toujours la même, petite malheureuse; tu veux me quitter, eh bien! nous verrons si tu y réussiras. Après une course assez longue, elles arrivèrent toutes deux vers l'une des rues sales et étroites qui avoisinent le Louvre; là, entrant dans une allée obscure dont les murs sumtaient d'une humidité fétide, elles s'arrêtèrent au haut d'un escalier raide et contourné, à une misérable cham- bre enlaidie par le désordre et la négligence plus encore que par la pauvreté. Dans un coin gisait lui grabat ca- ché sous quelques couvertures effilées; une table à demi brisée occupait le milieu de la pièce; quelques chaises enfin complétaient ce triste mobilier. Marthe, à peine entrée, donna à Marie un morceau de pain et de l'eau, puis descendit afin d'aller chercher pour elle-même ses maigres provisions.

La pauvre enlant, restée seule, s'assit en [►leurant au pied du lit, et, jetant autour d'elle un triste regard, encore tout émue de la rencontre qu'elle avait faite à la promenade, se livra «à la profonde douleur qu'éveillait t'u elle le souvenir du passé. Elle se rappelait rhcureuse époque elle vivait enlouiée des soins allculils de sa

284 LA MORALE Ei\ IMAGES.

mère, dans toutes les splendeurs du luxe; et, tout en considérant le lieu elle se trouvait, les vêtements misérables qui la couvraient , elle ne pouvait songer sans amertume au temps , vêtue de robes élégantes , dou- cement posée sur d'épais coussins, chacun s'empressait d'accéder à ses désirs : elle pensait à ces jours de richesse et d'éclat , quand la porte de la chambre s'ouvrant tout à coup, sa rêverie fut interrompue. La jeune dame qu'elle avait vue aux Tuileries parut et s'avança vers elle.

Vous êtes seule, mon enfant, dit-elle; il y a quel- ques instants, je vous ai vue avec intérêt : vous-même m'avez fixée avec une attention particulière. Qui êles-vous donc?

Hélas! madame, le malheur m'a-t-il donc tellement changée que vous ne reconnaissiez plus la pauvre Fanny?

Fanny, dites-vous? oh! non, c'est impossible; dans cette triste situation la fille chérie de madame de Céran ! cette fille dont elle pleure chaque jour la perte serait ici , dans la misère! et cependant ces traits...

Oh ! lui , lui a bonne mémoire , du moins. Fanny , car nous lui donnerons son véritable nom, s'adressait ainsi au fidèle Tom , couché à ses pieds, qui la regardait avec cet œil intelligent et bienveillant du chien qui recon- naît une personne qui lui est chère.

Je ne doute pas de la vérité de votre récit, répon- dit à Marie madame Derville sa nouvelle protectrice; mais, en vérité, cet événement est assez étrange pour m'avoir surprise : et comment donc, ma chère amie, un si urand malheur vous est-il arrivé?

Oh ! madame , reprit Fanny , je n'en dois , hélas ! accuser que moi. Vous savez, et combien depuis je me

L'ENFANT PERDU. 585

le suis reproché! que je ne savais résister à aucun de mes caprices. Par une soirée d'été, nous étions il y a quelques mois à la campagne avec ma bonne mère et ma cousine bien plus âgée que moi. On nous avait permis à toutes deux d'aller parcourir le jardin, mais en nous défendant expressément d'en franchir la grille : ma cou- sine obéissait à cette recommandation ; mais moi , toute joyeuse, malgré ses prières je courais çà et là, et, pro fitant de la nuit qui commençait, je me cachais et me riais de ses inquiétudes quand elle ne pouvait me retrou- ver. Dans un de ces moments je m'éloignai du jardin , et, tandis que ma cousine me cherchait d'un côté, je m'écartai de plus en plus; ses cris diminuaient toujours, et bientôt la peur me saisit : tout agitée, je m'enfuis et me mis h courir au hasard. C'est alors qu'une femme mal vêtue, au ton grossier, me prit dans ses bras et m'euiporta en courant. Je pleurais, je me débattais autant que je pouvais, mais elle ne m'écoutait pas; et, couvrant ma tète d'un rude mouchoir de toile , elle étouffait mes sanglots. Nous marchâmes ainsi bien long-temps pendant toute la nuit. Puis, au moment le jour parut, elle me dépouilla de mes jolis habits, m'enleva la chaîne en or que maman m'avait donnée et à laquelle était attaché son portrait, puis elle me revêtit d'une vilaine robe souillée par la poussière; ensuite, m'ayant demandé mon nom, elle me dit : Eh bien! maintenant, tu ne t'ap- pelles plus Fanny, mais Marie; ne l'oublie pas. Et en parlant elle me menaçait du poing. \ous allâmes en- core ainsi toute une journée, et enfin nous arrivâmes à Paris. D'abord elle ne me laissa pas sortir avec elle. Un jour cependaut elle m'emmena et me conduisit

286 LA MORALE EN LMAGES.

à l'entrée des Tuileries. Je reconnus la promenade j'étais si souvent venue avec mes amies, chacun m'ad- mirait et j'étais maintenant un objet de pitié. La vieille Marthe me garda quelque temps à ses côtés; puis, par des menaces , quelquefois par des coups , elle m'obligea à faire son infâme métier, à mendier. En prononçant ces mots , Fanny baissa la tête , et de grosses larmes s'échap- pèrent de ses yeux et glissèrent lentement sur ses joues pâles et maigres.

Et jamais vous n'avez donc reconnu aucune des connaissances de votre mère , mon enfant ?

Une fois, madame, j'aperçus une de mes jeunes amies; je m'élançai vers elle en m'écriant : Laure! Laure ! ma chère Laure ! Elle me regarda un instant en disant : Que veut cette pauvresse ! Elle avait vu mon geste, mais le bruit des voitures l'avait empêchée d'en tendre ma voix. Marthe, alors, comme elle l'a fait aujour- d'hui , s'empara de moi avec une extrême colère , me disant que si je recommençais elle me punirait de telle sorte que je ne l'oublierais jamais, que je n'étais plus une demoiselle à qui toutes ses volontés étaient permises, qu'il faudrait bien m'habituer à lui obéir et à rester dans ma nouvelle situation. Je retournai aux Tuileries mais n'ayant plus aucune espérance de retrouver ma mère, quand aujourd'hui , à l'instant vous me donniez de l'argent, je crus vous reconnaître et je n'en doutai plus en voyant avec vous mon bon Tom qui s'approcha de moi et se souvint de sa jeune maîtresse. Et la main de la pau- vre enfant caressait doucement le fidèle animal.

Tom était une ancienne connaissance de Famiy. il avait subi av«'c une patiente bonté tous les caprices , toutes les

L'ENFANT PERDU. 287

petites tyrannies de son enfance. C'était presque à elle seule qu'il avait constamment obéi, et quand de sa voix enfan- tine, d'un geste mutin la petite fille l'appelait auprès d'elle, Tom venait en grondant doucement s'étendre à ses pieds. C'était , on le voit , entre eux une vieille amitié , et quand un jour Fanny eut disparu le pauvre chien était devenu inquiet , il la cherchait partout et s'attachait aux pas de toutes les personnes chez lesquelles elle allait habituelle- ment autrefois. C'est ainsi que par un hasard heureux il avait accompagné madame Derville aux Tuileries et re- connu Fanny du premier regard.

Eh bien , ma chère Fanny, vous ne resterez pas un moment de plus avec cette méchante femme, je vais vous emmener, et bientôt vous serez dans les bras de votre mère, et vous lui rendrez le bonheur qu'elle a perdu depuis que vous lui avez été enlevée.

Madame Derville prit Fanny par la main et descendit avec elle l'escalier. Sa voiture l'attendait à la porte; un domestique lui apprit que Marthe était revenue mais qu'en voyant un équipage arrêté devant la maison elle avait sans doute deviné ce qui se passait et, prévoyant le châtiment qui la menaçait, elle s'était enfuie sans qu'on pût l'atteindre.

Madame Derville et sa compagne arrivèrent bientôt à son hôtel; Fanny changea de vêtements et, en la desha- billant, on remarquait sur son corps délicat les traces des châtiments cruels qu'elle avait reçus; enfui , quand elle fut prêle, elle remonta en voiture et l'on se dirigea vers la demeure de madame de Céran. Plus on approchait, plus la malheureuse enfimt sentait augmenter son agitation. Madame Derville descendit la première afin de préparer

288 LA MORALE EN IMAGES.

madame de Céran à l'heureux événement qui lui rendait sa fille. Celle-ci l'avait fait partent chercher sans rien pouvoir apprendre, et maintenant elle désespérait de la revoir jamais.

Madame Derville l'aborda avec des ménagements infinis; elle lui raconta qu'elle avait vu une jeune personne qui ressemblait singulièrement à Fanny, qu'elle l'avait fait suivre et qu'elle concevait quelque espoir de cette ren- contre.

Ma fille! ma fille! dit madame de Céran; oh! ne me trompez pas, serait-ce elle , dites-le moi; j'ai pu résister à ma douleur, je pourrai supporter la joie, quelque grande qu'elle soit. Ma fille ! est-elle ?

Me voici , ma mère , me voici près de vous , s'écria Fanny, qui n'avait pu contenir son impatience et se jetait dans les bras de madame de Céran. Celle-ci, troublée par une douce émotion, le visage baigné de larmes, la pressait sur son cœur et répétait d'une voix attendrie en la cou- vrant de baisers : Mon enfant, ma fille bien-aimée, je t'ai donc retrouvée ; oh ! que le ciel soit béni , toutes mes pei- nes sont oubliées maintenant.

Mais cette femme , ajouta madame Derville quand elle eut raconté dans tous ses détails les violences et l'au- dacieuse tentative dont Fanny avait été victime, cette femme restera-t-elle impunie ?

Oh ! je suis trop heureuse pour songer à me venger d'elle , dit madame de Céran , je lui pardonne et que le repentir, si elle peut en éprouver, soit sa seule punition.

L. MICHELANT.

LA

MURALE [N IMAGES 37.

aAubcr ic

ELLE AMUSAIT UN JEUNE ENEANT AVEC LES RICHES ENLUMINURES d'uN MANUSCRIT .

M m^-m-mmnM.

-yW)'m'\'^^W% " ^^^'^ ^ l'époque des Iroii- ^ blés excités en France l'T^-v-, lif ij' par les guerres de reli- ( ^Pi )>. ^ mon et dans une ville de J-v^'^0 2 Bretagne assiégée par les ' M^^ huguenots; une jeune ?ox^ lille essayait, en surveu- ^'•^^ lant le repos de sa vieille j=ji mère et en amusant un jeune enfant avec les ri- ches enluminures d'un manuscrit, d'oublier le tumulte qui agitait toute la ville. C'était la pupille du baron Bernard de Chavant, membre influent du parti catholique dirigé plutôt par ses intérêts personnels (jue par un véritable zèle religieux. A la mort <lu [u'rc d'Anne de Villartur, il avait réussi à s'eniparcr de la tutelle de cette jeune fille et de la direction de ses biens, qu'il comptait [)ar un ma-

290 LA MORALt: EN IMAGES.

riage réunir aux siens. Le frère d'Anne, le chevalier de Villartur , s'était constamment opposé à cette union ; mais comme il était calviniste , il n'avait guère pu défendre sa sœur contre l'ambitieuse avidité du baron de Chavant, leur oncle à tous deux. Anne , livrée sans appui à la volonté de son tuteur, h peine soutenue par sa mère , qu'elle soignait cependant avec une si grande sollicitude , suivait avec d'autant plus d'intérêt et d'anxiété les progrès du siège, que le succès des calvinistes, en lui rendant la protection du jeune chevalier de Villartur, pouvait seul la délivrer des empressements impérieux de ce parent intéressé.

Anne de Villartur fut arrachée à ses secrètes préoccu- pations par une rumeur soudaine, et quand elle leva les yeux elle aperçut devant la fenêtre du rez-de-chaussée un jeune cavalier qui lui fit un signe de détresse ; et avant qu'elle eût pu y répondre en aucune façon , il sauta légè- rement dans l'appartement. Anne laissa échapper un cri léger et peut-être allait-elle manifester sa surprise plus bruyamment, quand l'inconnu, faisant un geste, lui dit à voix basse en lui montrant la dame âgée qui sommeillait toujours :

Silence, de grâce, mademoiselle, on me poursuit, je viens de la part de votre frère.

Monsieur, dois-je vous croire? reprit Anne.

Cette écharpe, qu'il m'a remise pour vous, vous attes- tera la vérité de mes paroles.

Après cette rapide conversation, Anne engagea l'in- connu à la suivre el le conduisit dans un pavillon situé à l'extrémité du jardin qui tenait h l'hôtel du baron de Chavant. A peine avait-elle fermé la porte, retiré la clef, que le baron rentra. Il était très-animé, comme on

. LE REZ-DE-CHAUSSÉK. 291

en pouvait juger à sa démarche , et un vif mécontente- ment se peignait sur ses traits.

Eh bien, Anne! dit-il, votre frère est décidément notre ennemi; depuis hier il est arrivé, et c'est lui qui dirige les elforls des assiégeants. Que dis-je ! il envoie même ses espions parmi nous.

Oh! monsieur, pouvez- vous accuser mon frère? ne remplil-il pas son devoir d'officier?

Très bien! défendez-le; un rebelle, un huguenot; mais , le ciel en soit loué , il ne réussira pas aussi bien qu'il l'espérait, et je doute que le cavalier assez hardi pour avoir pénétré parmi nous puisse aller lui rendre compte de notre situation.

Que voulez- vous dire?

Qu'on a surpris un étranger , un officier calviniste : on l'a poursuivi, il s'est enfui rapidement et, jus- qu'ici, on n'a pu le retrouver; mais, quoi qu'il fasse, il est perdu, je le jure, on veille assidûment h toutes les portes et il ne sortira pas aisément.

La cloche du couvre-feu tinta en ce moment et inter- rompit cette conversation; le baron rentra suivi de sa pupille , qui ne s'éloigna pas sans jeter sur le pavillon un regard qui exprimait tout à la fois le doute et l'inquié- tude : une heure après, le souper terminé, chacun rentra dans son appartement , et un silence profond succéda à l'agitation de la journée.

Quand Anne de Villarlur se crut assurée (|ue tout le monde reposait, elle se décida, après bien des appréhen- sions, et non sans une craintive émotion, à aller retrou- ver le prisonnier du pavillon. Elle prit sa lampe et des- cendit avec précaution au jardin. Dès qu'elle eut ouvert

292 LA MORxU.K EN IMAGES.

la porte dn pavillon, l'inconnu, qui semblait l'attendre, se dirigea précitamment vers elle.

Arrêtez, monsieur, dit-elle; tantôt on vous pour- suivait, vous étiez menacé; l'humanité a Tait taire toute autre considération. Maintenant je dois apprendre qui vous êtes et si réellement mon frère vous a envoyé vers moi.

Lisez cette lettre, répondit le jeune inconnu. Anne saisit avec empressement le papier qu'on lui pré- sentait et le lut attentivement; quand elle eut fini :

Quoi, monsieur! serait-il vrai, continua-t-elle , vous seriez le comte de Kersaint, le compagnon d'armes, l'ami de mon frère , celui dont il m'a si souvent parlé et que je me rappelle avoir vu autrefois ! Mais, monsieur, quelle imprudente témérité a pu vous conduire dans ces murs , vous ne deviez trouver ni sûreté ni amis?

Mademoiselle , j'avais un devoir à remplir. Le parti calviniste est arrêté depuis trop long-temps devant cette ville; nos forces s'épuisent, et, si nous ne parvenons au plus tôt h nous en emparer, notre cause peut être com- promise. Un faux avis donné h nos ennemis leur laisse croire qu'un convoi calviniste doit venir aujourd'hui même à notre aide : nous espérons qu'ils voudront le surprendre, et même, au péril de ma vie, j'ai tenté de pénétrer dans la ville afin de juger des ressources des assiégés. Si, comme nous le présumons, ils essaient une sortie , et qu'un assaut soit possible pendant leur absence , je dois en prévenir ce matin même votre frère par un signal, un drapeau déployé sur le rempart, et alors h la garde de Dieu! notre courage fera le reste. Puis, votre frère a appris l'union qui se préparait pour vous, malgié

LE REZ-DE-CHAUSSÉE. 293

VOUS ; et il désire vous rassurer et vous engager à résister.

Vous ne pouvez demeurer ici , monsieur , votre vie est menacée, il faut profiter de la nuit, fuir, peut-être pourrez- vous échapper à la surveillance des sentinelles.

Fuir, jamais! je remplirai ma mission jusqu'au bout, quelle qu'en puisse être l'issue.

Mais, monsieur, vous tenterez vainement de l'ac- complir; vous avez été reconnu, vous êtes surveillé et vous vous perdrez sans être utile h vos amis : de grâce, écoutez mes prières, éloignez-vous, fuyez pendant qu'il en est temps encore. En prononçant ces derniers mots , Anne jeta un cri de terreur : elle venait d'apercevoir h ses côtés le baron de Chavant. Celui-ci , inquiet , tour- menté des événements de la journée , n'avait pu trouver le sommeil; et, en jetant un regard vers le jardin, il avait entrevu de la lumière dans le pavillon. Soupçon- neux à l'excès, il avait voulu connaître la cause de cette apparition inaccoutumée; et, descendant avec précau- tion , il avait surpris Anne avec le comte de Kersaint. Heureusement il n'avait entendu que les derniers mots de leur conversation. Fuir, dit-il, ce ne sera pas aussi facile que vous le pensez. Le jeune comte voulut s'élancer vers lui l'épée à la main; mais les cris du baron avaient déjà appelé ses domestiques, et toute résistance devint inutile. Pour vous, monsieur, dit-il au comte qu'on entraînait, un conseil de guerre décidera si votre présence ici est léi^^itime. Et vous, mademoiselle, qui voulez sous- traire nos ennemis à notre vengeance, rentrez dans votre appartement.

Monsieur, de quel droit prétendez-vous?...

Je suis voln» tuteur, mademoiselle, cl (h'Uiain ,

29Ù LA MORALE EN IMAGES.

sans plus larder, j'aurai un titre plus sacré encore, je serai votre époux , car je prétends ne pas ajourner plus long-temps un mariage qui convient à votre famille et à la mienne. Et, sans donner à la jeune fille le temps de répondre , il la reconduisit chez elle.

Anne , rentrée dans sa chambre , resta livrée à une violente agitation mêlée de crainte pour le jeune cavalier dont le sort paraissait irrévocable, de terreur pour l'union à laquelle on voulait la contraindre et qu'elle détestait. Son inquiétude augmenta encore quand, à travers sa fenêtre , elle entrevit, h la lueur des flambeaux , le comte de Kersaint conduit par quelques soldats au conseil de guerre , qui allait certainement le condamner. Peu d'in- stants après, elle entendit le pas sourd et pesant des soldats qui , selon les prévisions du parti huguenot, allaient au-devant du convoi dont on annonçait l'arrivée. Ainsi, la ruse de son frère avait réussi ; mais elle devenait inu- tile dans le doute il restait de la situation des assiégés. Tout h coup, une pensée hardie surgit dans sa tète. Sa mère reposait dans son appartement, le baron de Chavant avait accompagné l'expédition qui venait de sortir de la ville; elle-même était donc libre, elle pourrait aller prévenir son frère. Mais une si longue course à travers la campagne, pendant la nuit, rendait ce projet bien difficile , et long-temps elle hésita. Enfin , surmontant toute faiblesse , elle se revêtit d'une sombre mante et sortit. Quelques mots qu'elle entendit en par- courant la ville doublèrent ses forces. L'arrêt du comte de Kersaint était prononcé; on l'avait condamné à mort, et dès le point du jour on devait l'exécuter. Anne fran- chit légèrement la poterne qu'on laissait ouverte la nuit

LE REZ-DE-CHAUSSEE. 295

pour le service extérieur de la place, et bientôt après elle se trouva au milieu de la campagne à peine éclairée par la lumière pâle et froide de la lune. Elle marchait rapidement, mais non sans un trouble extrême, s'inquié- tant au moindre bruit , redoutant quelque rencontre fâcheuse. Après une course assez longue Anne fut subi- tement arrêtée par le formidable : Qui vive? des pre- mières sentinelles du camp des calvinistes; elle resta immobile, et son émotion lui permit à peine de pronon- cer le nom de son frère; reprenant cependant courage à l'approche des soldats, elle put leur expliquer qu'elle dé- sirait voir le chevalier de Villartur. Bien qu'une visite h une pareille heure de la part d'une jeune fille parût ex- traordinaire , on la conduisit h la tente de son frère. Dès qu'elle l'aperçut, elle s'écria : Charles, mon frère! et elle tomba évanouie dans ses bras. A la clarté des flam- beaux, Villartur reconnut avec autant de joie que d'anxiété sa sœur veuue à celle heure dans son camp. Il fît éloi- gner tout le inonde, et, quand Anne revint à elle, il s'ap- prêtait à l'interroger; mais elle l'interrompit vivement en disant : Charles, hâte-loi; le jour va bientôt paraître; si tu veux sauver ton ami, tente l'assaut, l'instant est favorable. Villartur commença à soupçonner la vérité, et bientôt Anne l'eut mis au courant des événements de la journée précédente. Sans perdre un instant il donna ses ordres, et une heure après une forte colonne de huguenots était sous les remparts. L'action fut rapide et décisive; les catholiques, privés d'une partie de leurs troupes et de leurs chefs les plus habiles , furent obligés de capituler : il était temps. Le jour commençait à peine à |)araître, et déjà on conduisait le comte de Kersaint au

296 LA MORALE EN IMAGES.

supplice; ses liens riirenl bientôt détachés: Charles de Villarlur le serra dans ses bras et kii raconta à quelle heureuse intervention il devait son salut; Anne, qui, après le succès de son frère , était rentrée dans la ville , rougit légèrement et disparut bien vite pour retourner près de sa mère. Le bruit lointain du tambour rappela Villarlur h ses devoirs militaires. Le détachement qui était allé vainement attendre le convoi calviniste revenait de son expédition , désolé , maudissant son aventure et soup- çonnant quelque ruse de guerre. Le poste de soldats catholiques qui gardait l'entrée de la ville n'avait pas été changé, et Villartur leur enjoignit, sous peine de mort, de n'avertir par aucun signe, par aucune parole, les hommes qui arrivaient, du changement que les chances de la guerre venaient d'accomplir. Le baron de Chavant, suivi des soldats qui l'accompagnaient, entra donc avec confiance; et c'est seulement quand il eut pénétré assez avant dans la place que Villartur et les soldats huguenots s'avancèrent vers lui, enseignes déployées. A ce spectacle inattendu , il resta interdit. Son neveu s'adressant alors h lui : Monsieur le baron , dit-il , la fortune est chan- geante ; c'est moi maintenant qui commande ici : mais , rassurez-vous , votre personne et vos biens sont en sûreté ; et, lui présentant le comte de Kersaint et Anne qui était survenue avec sa mère , il ajouta : Et j'espère que vous voudrez bien assister demain comme notre oncle au mariage de ma sœur Anne de Villartur avec M. le comte de Kersaint, mon frère d'armes et mon ami.

L. MICHELAM.

MOR.A' r IN IM. 38

LAURENCE SUIVAIT DU REGARD LES ONDULATIONS DU LIEGE

\ Va.%ç.^a.w volée. \

ILâ ilO)iill!LÎLl!l ••r'ûlLlii

rnest , Virginie el Laurence, tous trois enfants de madame de Sénancourt, veuve d'un ancien capitaine de la marine mar- chande, s'amusaient, par une fraîche mati- née d'automne , à pê- cher à la ligne dans la petite rivière d'Essonne.

Virginie avait déjà fait prisonnières un grand nombre d'ablettes argentées. Son ambition n'allait pas au delà; elle était fière de sa capture , et ne demandait plus à la fortune qu'une dernière victime qui complétât le chilfre qu'elle avait résolu d'atteindre.

Laurence , la plus jeune , suivait avec anxiété du legard

298 LA AlORALK I';N IMAGKS.

les ondulations du liège que la brise et le faible courant se disputaient, elle semblait attendre une capture bien plus importante que celle qu'on a l'habitude de faire dans ces eaux-là ; car à chaque petit poisson qu'elle amenait au bout de sa ligne, elle frappait la grève du pied avec impa- tience et faisait jaillir des flaques d'eau dont le bruit met- tait en fuite le petit peuple à nageoires.

Tu n'es jamais contente , Laurence , disait Ernest à sa sœur , n'as-tu pas la prétention de pêcher des requins ou des baleines !

Je sais bien , répondait Laurence , qu'on ne pêche pas de ces poissons-là dans les tleuves ni dans les petites rivières ; mais je pourrais pêcher une carpe ou un barbillon qui aurait avalé quelque chose de précieux , comme une topaze ou une bague en diamant.

Ernest et Virginie partirent d'un grand éclat de rire.

Pourquoi cela ne serait-il pas? dit Laurence.

Il est vrai , reprit Virginie , que pareille aventure est arrivée à un roi de l'antiquité.

ACrésus, roi de Lydie, continua Ernest; il avait perdu, dit l'histoire, une bague d'une grande valeur, il la retrouva dans l'estomac d'un poisson qu'on avait servi sur sa table.

Eh bien, alors, dit Laurence, pourquoi pareille chose ne se renouvellerait-elle pas pour moi? Le poisson est très-gourmand , un barbillon peut très-bien rencontrer sur sa route...

"Une paire de boucles d'oreilles, dit ironiquement Virginie.

Certainement, si quelque pêcheuse l'a laissé tomber, répliqua Laurence.

LA MÉDAILLE VOLÉE 299

Attention, Laurence, dit Virginie, atlenlion, ion bouchon oscille, c'est le bracelet qui mord...

Vous avez beau rire , dit la plus jeune des deux sœurs, mais il y a des choses aussi extraordinaires que celles-là dans les histoires de voyage ; et maman nous a raconté hier, à Ernest et à moi, une aventure qui, si tu la connaissais, l'empêcherait de rire de mes rêves de pêche.

Conte-moi donc cette histoire, dit Virginie à son frère.

Je veux bien, dit Ernest.

Les jeunes filles relirèrent leurs lignes , on mit de l'or- dre dans le panier qui contenait tous les uslensiles, cha- cune reprit sa chaussure, répara le désordre de sa toilette, on choisit un tertre de verdure pour se placer à l'ombre d'un beau frêne pleureur, et Ernest commença ainsi son récit :

(( Vous vous rappelez, n'est-ce pas? les récits que mon pauvre père aimait lant à nous faire sur ses longs voyages; vous n'avez pas oublié non plus le nom du matelot son favori : ce vieux loup de mer, comme l'appelait papa.

Landry avait suivi son capitaine dans les mers les plus éloignées ; c'était le premier matelot de la marine mar- chande, comme notre père en était l'olïicier le plus dis- tingué.

Sans le brave Landry, nous aurions été orphelins il y a plus de dix ans; et c'est à son courage que nous avons la conservation de notre père.

L'histoire que je veux vous raconter se passait à la -Martinique, une des Antilles françaises. A l'époque le bâtiment de notre père, la iielle-Loiiise (maman en était

300 LA [MORALE EN IMAGES.

la marraine), était à la Martinique, il y avait à bord deux mousses natifs du même village, tous deux Bretons, tous deux du même âge, et qui s'aimaient d'une amitié vrai- ment fraternelle.

Georges , c'est le nom d'un des mousses , s'était enrôlé pour donner à sa vieille mère l'argent que le capitaine avait coutume de distribuer à l'équipage avant un voyage de long cours.

Victor, l'autre mousse , avait appris l'action de son ami, il était venu le trouver et lui avait dit : Le capitaine t'a donné soixante francs , j'ai trouvé le moyen de doubler ta somme.

Comment cela ? dit Victor.

En proposant au capitaine d'emmener deux mousses au lieu d'un ; tu es l'un , je serai l'autre : et ta mère aura cent vingt livres.

Les deux amis s'embrassèrent, notre père les prit à son bord, et quelque temps après la Belle-Louise mit à la voile ; elle fut saluée à son départ par la population du rivage du Havre qui , quelques jours auparavant, avait été témoin de la belle action que je vais vous dire.

Au milieu d'une belle journée d'automne, le ciel devint tout à coup orageux ; la mer, qui était calme , commença à s'agiter, et on vit les canots des promeneurs rentrer en hâte dans le port. Plusieurs ne furent pas assez prompts dans leurs manœuvres, et une embarcation chargée de dames était en grand péril. Les cris de terreur venaient demander du secours aux marins du rivage, une grande vague couvrit tout h coup le petit canot; et quand il re- parut on ne vit plus personne , la mer avait emporté les passageis. C'était fait d'eux , si la Providence n'avait pas

LA MÉDAILLE VOLÉE. 301

envoyé sur le rivage trois personnes de la Belle-Louise. Landry cria à Georges et à Victor :

Allons, enfants, à la nage!... Dieu est avec nous. Et Victor et Georges avaient répété avec joie : A la

nage! Tous trois firent le signe de croix avec l'eau de la mer et s'élancèrent dans les flots. Deux fois Victor et Geor- ges furent rejetés sur le rivage ; la mer était plus forte qu'eux : mais Landry semblait la maîtriser avec ses bras habitués au travail; et, quand Victor et Georges firent une troisième tentative pour aller au secours des nau- fragés , Landry plus heureux ramenait au port , après un quatrième voyage, la dernière personne exposée à la mort.

Le lendemain , le journal du Havre raconta cet acte de courage et donna au contre-maître et aux mousses une égale part d'éloges. C'était la cinquième fois depuis deux mois que le contre-maître Landry exposait ainsi sa vie pour sauver des naufragés. On le décora d'une médaille d'argent, et il dit en riant aux deux mousses : Mes petits , je vous dois bien un petit morceau de cette récom- pense; en d'autres occasions je vous aiderai à en gagner chacun une pareille.

Victor remercia Landry de sa promesse ; mais Georges , voyant avec un peu d'envie la récompense du contre- maître , lui répondit sèchement :

- Maître Landry, merci de votre otîre; on gagn(^ra bien la chose sans vous.

Comme tu voudras, petit, dit le contre-maître en riant.

Cette médaille donnée à Landry devint une cause de tristesse pour Georges. Il eût été si heureux de pouvoir

30-2 LA MORALE EN IMAGES.

montrer à sa mère un prix de son courage! Victor cher- chait à consoler Georges; il aurait voulu lui faire com- prendre la justice rendue à Landry , dont on n'avait pas précédemment récompensé le dévouement.

C'est égal, disait Georges; sans nous il ne se serait peut-être pas mis à l'eau , et , s'il ne s était pas mis à la nage cette dernière fois, on ne l'aurait pas récompensé de ce qu'il avait fait auparavant. Quand Georges passait près du con- tre-maître , il jetait sur sa médaille un regard de re- proche; et quelquefois il murmura des mots qui le firent châtier sévèrement.

Pendant la traversée du Havre à la Martinique , Georges fut presque constamment au cachot; notre père, qui était si sensible pour les malheureux, était inflexible quand il s'agissait de subordination.

Georges devint libre quand la Belle-Louise arriva aux Antilles.

Il y avait à peine quelques jours que le bâtiment était à l'ancre, quand un matin Landry, qui venait de voir sourire malignement Georges , s'aperçut que sa médaille manquait à la boutonnière de sa veste; il avait quitté un moment son vêtement, et il se rappelait avoir vu alors sa médaille. Landry ne put s'empêcher d'en faire la remar- que hautement, et le bruit se répandit que Georges, poussé par une basse jalousie , avait dérobé la médaille.

Le bruit du vol vint aux oreilles du capitaine.

Georges connaissait la sévérité de mon père ; il profita d'une embarcation qui allait à terre, et, avant qu'on l'in- terpellât... il débarqua. Le soir il ne reparut pas à bord.

Les soupçons parurent alors plus fondés qu'aupara- vant. Georges avait dit avant de partir à Victor : Je

LA MEDAILLE VOLEE. 303

ne suis pas coupable. Et Victor avait cru son ami. Quand il ne le vit pas revenir, il prévit combien Georges aggra- vait l'accusation qui pesait sur lui ; et il lui vint une pensée, celle de se déclarer lui-même coupable du vol de la médaille de Landry.

Le capitaine reçut la déclaration de Victor ; et , quand il lui demanda l'explication de la désertion de son ami , Victor rejeta sur quelque événement imprévu l'absence de Georges.

Peut-être dans une excursion a-t-il été pris par les nègres-marrons ou tué par quelque mulâtre.

Et vous persistez à vous avouer coupable du vol de la médaille?

Oui , capitaine , dit le mousse.

Le capitaine ordonna qu'on mît Victor au cachol; el, le lendemain , on dut le conduire à terre pour être remis aux mains des juges du pays.

Cependant , Georges avait réfléchi ; l'innocence lui donna la force de supporter un injuste soupçon : le len- demain , il revint à bord ; et , quand il apprit que son ami était aux fers et s'avouait coupable, il comprit son dévouement et il fut au moment, pour le rendre inutile, d'aller à son tour confesser le vol dont il n'était pas l'auteur.

Déjà il se dirigeait vers la chambre du capitaine, quand à l'arrière du bâtiment on entendit la forte voix de Landry retentir...

Capitaine!... capitaine! criail-il, ce n'est pas le mousse qui a pris la médaille, je tiens mon voleur!... je tiens mon voleur!...

Tout l'écpiipage monta sur le pont, cl Landry mon-

30^ LA MORALE EN IiMAGES.

Irait avec fierté un poisson frit qu'il avait pêche la veille et dans lequel il venait de trouver sa médaille.

Je me serai penché , dit le marin , l'objet sera tombé dans l'eau, ce flâneur -là aura saisi la proie et il s'en sera décoré...

Mon père fut le premier à rire de l'aventure ; il fit mettre le mousse en liberté , le récompensa de son noble dévouement à l'amitié.

Depuis ce temps , toutes les fois que notre bon père entendait accuser quelqu'un , avant de donner son opi- nion il disait : Prenons bien garde qu'il n'y ait de la médaille dans le poisson. Cette phrase était devenu pro- verbe à bord de la Belle- Louise du Havre. »

Il y a quelques années j'ai fait un petit drame d'éduca- tion avec cette anecdote , aujourd'hui je transforme le fait en historiette; varier la forme de la morale c'est multi- plier son action instructive et amusante.

A. DE POMCHARTRATN.

\i ,V1 Ai.l.S

39

TIENS HENRI '....

\ '"' P

,1 i),ui Lf. l V^vplichiv

M mm m vmwmm.

outes les barques de pê- che venaient de rentrer dans le port; la marée les avait roulées molle- ment sur ses vagues d'a- zur : chaque embarca- tion prenait la place qui lui était assignée au ri- vage. Les chants des pê- cheurs et leur gaîté attestaient une prise abondante. Les hommes de chaque équipage pliaient sous le fardeau de leur proie; et chacun, suivant son patron, avait pris le chemin de la taverne d'ordinaire se lait le partage de la pêche. Parmi \o peuple pêcheur , le travail se paye

30(i LA MORAM-: i:> IMAGES.

en nature; et chacun suivant les services qu'il rend est rétribué par une fraction du butin h la prise duquel il a concouru.

D'abord on se réunit autour d'une table sur laquelle l'hôtelière place plusieurs pots de vin.

On boit ce que les pêcheurs nomment le coup de Aotre- Damede la Garde. C'est une action de grâce à la Vierge des pêcheurs. Le marin se découvre, se tient debout, et, élevant perpendiculairement son verre qu'il passe hori- zontalement de droite à gauche, il décrit une croix; puis il porte silencieusement sa coupe à ses lèvres et la vide d'un trait.

Après cette libation les chants et le bruit recom- mencent.

Puis un nouveau silence succède quand le patron se lève et dit :

Allons, enlants, aux parts!

Les hommes de l'embarcation quittent précipitamment la table et viennent se ranger en cercle en dehors de la taverne.

Le patron compte du regard les gens de l'équipage : si un seul manque, il l'appelle trois fois par son nom ; et si l'absent ne paraît pas , le chef de la troupe nomme pour le représenter à la distribution quelque marin qui se pro- mène sur la grève.

Les pêcheurs se pressent autour du patron, qui se place au centre avec le poisson capturé.

Et le partage commence.

C'est à un de ces partages que nous faisons assister nos jeunes lecteurs; nous les transportons pour un moment près de l'équipage de Jacques Moustier. patron de la

LA PART DE L'OIUMIELIN. ;J07

barque n" 1 1 renommée à Marseille par le courage de ses pécheurs et le bonheur qui signale ses expéditions maritimes.

Allons , enfants , aux parts ! avait dit Jacques Mous- tier, qui depuis quarante ans répétait cette phrase, et les pécheurs avaient redit : Aux parts !

Puis Jacques Moustier avait mis de côté un quart de la pêche et avait demandé d'un air de confiance si quel- qu'un trouvait h redire que le maître de la barque prît pour sa part un quart de la marée.

Ce n'est pas tout profit dans l'état de patron , enfants, n'est-ce pas? Vous autres, vous n'avez à débourser que votre peine.

Et quelquefois notre vie, dit en riant un des hommes.

Qu'est-ce que cette dépense-là? avait continué Jac- ques Moustier; le lendemain du jour elle est faite on n'y pense plus.

Et tout le monde avait battu des mains à la réplique du patron , et il avait ajouté : Le patron de la barque partage avec vous tous ce déboursé; en cas de péril, jamais il n'a laissé sa part aux autres: n'est-ce pas?

Non! non! s'écrièrent les pêcheurs; au contraire, quelquefois il paye plus que son écot.

Mais, dit Jacques Moustier, il y a d'autres dépenses qui ne tombent que sur lui; c'est l'achat des filets, le raccommodage si le poisson fait trou , le remplacement quand un trop long service met le fil hors de combat : et puis la mère-barque, c'est le patron qui en fait le pre- mier achat; c'est lui qui l'équipe, qui la pare de ses voiles, <'l . (|nand un coup de m< r (tù un veut dr côte l'eniporlc,

308 LA MORALU EN IMAGES.

qu'est-ce qui est obligé de lui donner un successeur quand la compagnie d'assurance sombre sous voiles?

C'est le patron Jacques, s'écria- t-on.

Donc, enfants, il est bien juste qu'il ait pour sa part un quart de la propriété générale.

Qu'est-ce qui a jamais pensé à dire le contraire?

Et les trois autres quarts sont divisés en huit lots, cha- cun le sien égal : comme est égale la peine qu'on se donne en gros temps et égal le plaisir qu'on prend quand on est sous bonne brise.

Le partage fut fait comme Jacques Moustier l'avait dit. Chacun reçut son lot; et, à peine en élait-il possesseur, qu'on vit tour à tour chaque pécheur extraire avec une satisfaction visible une petite portion de son butin et le mettre à une masse à part qui se grossit de ce que tous apportèrent.

Le patron lui-même prit à deux mains les plus beaux poissons dans son lot et paya généreusement au delà de sa part de cotisation.

Et , quand le lot fut fait , tous les yeux se tournèrent vers l'entrée du port marchand, et on semblait étonné de ne pas voir quelqu'un qui semblait manquer à l'appel.

Après quelques minutes d'attente , une jeune femme , la tête couverte du grand chapeau marseillais, parut.

Allons donc , la Marjolaine ! s'écrièrent les pêcheurs, à la part!... à la part !...

Voilà, voilà, répondit la Marjolaine en doublant le pas.

Jacques Moustier lui présenta un verre , afin qu'elle bût le coup de Notre-Dame. Et quand elle eut rempli cette obli-

LA PART DE L'ORPHELIN. 309

gation , le patron tendit la main h la Marjolaine et lui dit :

Serais-tu donc honteuse de venir au partage?

Eh non... non, maître Jacques, dit la Marjolaine en essuyant une larme qui s'échappait de ses yeux.

Ce n'est pas une aumône que tu reçois, c'est un droit dont lu as la propriété ; tu es femme de pêcheur , Marjolaine : le pauvre Marjolain nous a donné toute sa vie de pêcheur, il peut bien recevoir maintenant qu'il se repose là-haut et qu'il est à l'abri des coups de vent. S'il t'avait laissée seule , pauvre femme , tu aurais eu part plus petite ; mais , à côté de la veuve , il y a l'orphelin : Mar- jolain a laissé un petit mousse qui est devenu notre fils ii tous, et c'est à son profit que la part s'arrondit. C'est de la justice de pêcheurs, ça, et c'est de la bonne.

Merci pour moi , dit Marjolaine , mais plus encore merci pour mon fils.

Il n'y a pas de merci à donner ; Marjolain était tou- jours le premier à la besogne : quand il se levait il y avait bien des poissous qui pouvaient se flatter de ne pas ren- trer le soir coucher chez eux. On aurait dit qu'il avait un talisman.

Il ne connaissait pas de gros temps, celui-là; quand les autres revenaient à vide, on aurait cru que le trop- plein de sa barque allait la faire chavirer.

Oh! il avait du bonheur... il peut le dire là-haut sans être démenti.

Du bonheur, dit Marjolaine en soupirant... oui, jusqu'au jour il n'en a plus eu...

Toujours il en a eu, reprit le patron... IMarjolaine ne nie pas... Sais-tu que c'est une belle mort que la sienne. Marjolaine? Mourir en sauvant son semblable, et

310 LA MOIlALli EiN IMAGES.

dans le feu, encore... C'est superbe, ça, pour un pé- cheur ; car , enfin , le feu ce n'est pas notre élément , à nous autres. La barque 1 1 avait besoin de ça pour être la première de toutes les barques de Marseille. Elle avait bien eu ses hommes qui se jetaient à l'eau pendant la tempête et qui allaient disputer le naufragé aux pois- sons ; elle avait bien eu ses pilotes qui amenaient au port pendant la lernpéte les bâtiments qui , sans eux , seraient arrivés en copeaux : elle avait aussi ses jouteurs qui cou- rent à l'instar des écureuils sur des mats savonnés et abaissés horizontalement comme une ficelle de danseur de corde ; mais quand nous autres loups de mer nous met- tions le pied sur la terre ferme on aurait dit que le cœur et les jambes nous manquaient.

Mais un jour, ou plutôt une nuit, voilà que le son des cloches, le bruit du tambour, le tonnerre du canon annoncent qu'un incendie s'est déclaré aux bâtiments de la douane. Il y a des fortunes à préserver, des hommes à sauver.

Je me rappelle encore l'expression de figure de ce brave Marjolain.

Père Moustier, me dit-il , je me sens dévoré d'une terrible envie de monter à l'abordage. Faut que je flisse connaissance avec le flot rouge , c'est ainsi qu'il baptisait les flammes qu'on voyait s'élancer dans les airs.

Prends garde , Marjolain , tu ne connais pas la manœuvre.

Père Moustier, me répondit-il, je suis bien sûr, si votre vue n'était pas alfaiblie par le service , que vous viendriez faire cet apprentissage-là avec moi.

C'est vrai , garçon , que je lui dis.

LA PART DE L'ORPHELIN. 311

Et le voilà qui s'élance vers l'édifice embrasé ! On le perd de vue, il reparaît et rapporte un enfant qu'il a arra- ché à la mort ; puis il part de nouveau et la seconde prise est encore plus belle, il amène à terre deux autres jeunes victimes et leur mère. Et il ne prend repos que lorsqu'on a dit : Il n'y a plus personne à sauver.

0 Marjolain ! la barque 1 1 le doit un fameux cierge, tu l'as immortalisée !

Marjolaine sentit sa douleur allégée par cette oraison funèbre d'un nouveau genre. Elle prit la part que l'équi- page de la barque 11 lui offrait pour elle et son fils. Suivant l'habitude des pêcheurs, elle échangea en ville le poisson contre des provisions ; et , quand son panier de jonc fut rempli , elle revint à sa demeure , elle avait laissé son fils en bas âge.

Tiens, Henry, lui dit-elle en tendant un morceau de pain au fils du pêcheur; tiens, mon enfant, voici la récompense de la bonne réputation de ton père : si Mar- jolain avait été un mauvais camarade , un homme qui dans le travail eût laissé aux autres la plus forte part à faire; s'il avait fui le danger et avait craint d'exposer sa vie pour les autres, nous aurions eu en héritage la faim et la misère.

Tiens, Henri, c'est pour nous tout cela. Quand tu verras le matin les pêcheurs , prie pour que leur pêche soit heureuse. C'est pour nous comme pour eux qu'ils prieront h leur tour quand tu les verras lutter contre la vague, c'est pour la veuve et le fils du pécheur qu'ils courent ce danger. Ils emportent sur mer le souvenir du nom de ton père; et, quand ils sont au port, ils nous appellent au partage h cause de lui.

312 LA MORALE EN IMAGES.

Un nom d'honnête homme et de brave est une belle succession.

Maman, dit Henri, je voudrais être grand déjà pour faire comme mon père et assurer à mes enfants le pain que les pêcheurs nous donnent sur leur part!

Marjolaine embrassa son fils. Elle ne voulut pas qu'il fût long-temps à la charge des amis de son mari; dès qu'il put être utile aux pêcheurs, elle le présenta au patron de la barque : Jacques Moustier fut son parrain , son protecteur; il l'instruisit à la profession qu'avait honorée son père, et Henri grandit en ayant toujours sous les yeux l'exemple de l'admiration que laisse après elle une vie de bravoure et de probité.

Maurice ALHOY.

f^St¥^ ■**

MORALE EN IMAGES

-Ji«K!^^«^1i?tSS»î8S^

4f-r.

^^^tw '- ■■ --■■'y«.i;:>--tyx^fc,j^, 25.'^^g^^ ,'^«y.>.

D UN IVIEKIE COUP , IL PERDAIT LE SEUL ETRE PUI EUT POUR LUI DE L AMUlt , DES CARESSES

Le ?eW SavovdYd.

M nm^ âiiWiûià'iBiD,

^_ \J n pauvre petit Savoyard fai-

sait danser chaque jour son singe au son de sa vielle criarde, sur ce splendide boulevard que fréquentent de préférence les riches ha- bitants de la capitale ; il aga- çait les passants par son sourire, sans jamais s'ac- crochera eux ni les fatiguer de ses poursuites. Aussi, grâce à sa franche gaieté, à sa douceur, et aussi peut-être h la gentillesse de son associé, de son ami , de Coco , qui remplissait l'office de quêteur, il était parvenu à se créer une sorte de clientelle et à ra- masser quelques sous qu'il envoyait à sa vieille mère. Un jour Coco s'était quelque peu éloigné pour aller implorer une belle dame qui traversait la chaussée avec une jolie enfant. Mais voilà que soudain un rapide tilbury , arrivant au grand trot , l'épouvante : il veut fuir , se réfugier auprès

31Zi LA MORALE EN LIAGES.

(le son maître, il s'élance,.- une roue lui a écrasé la tète. Le malheureux François a tout vu.

En proie à la plus poignante douleur, il se précipite sur son singe ; il l'arrose de ses larmes , le prend dans ses bras, le presse sur son cœur. D'un même coup il perdait le seul être qui eut pour lui de l'amitié , des caresses ; et presque tous ses moyens d'existence : désormais il ne pour- rait plus aider sa mère; il allait donc aussi la perdre, elle allait mourir de faim. .. Ses gémissements , ses cris dé- chirants faisaient mal à entendre , son désespoir faisait mal à voir. Tous les assistants étaient émus de pitié et se prenaient presque à haïr le maître du malencontreux til- bury. Le tilbury cependant s'était arrêté ; un monsieur en élaitdescendu, donnant lamain h une jolie petite fille de huit à neuf ans : un bel épagneul au poil long et bien peigné bondit après eux, mêlant ses aboiements aux rumeurs de la foule. C'était M. Darbois, riche négociant de la rue des Bourdonnais; il apprit avec peine le triste accident dont il se trouvait involontairement l'auteur: il allait remettre au' pauvre Savoyard assez d'argent pour acheter une douzaine de singes, lorsque sa fille, qui avait quitté sa main pour courir auprès du malheureux François , l'appela et le fit changer de résolution. Il s'établit entre eux le dialogue suivant :

Oh! pa[);i , avec son singe il se nourrissait, il nourrissait sa bonne mère; son singe, par sa gentillesse, plaisait à tout le monde et lui faisait gagner beaucoup d'argent.

Oh! oui, mon bon monsieur, disait François les larmes aux yeux , tous les jours j'amassais vingt sous , et il y en avait dix pour ma mère; Coco était si intelligent:

LE PETIT SAVOYARD. 315

et puis il m'aimait, je l'aimais; au commencement, quand souvent tout nous manquait, nous souffrions ensemble. Quand le bon Dieu a pris pitié de moi , je lui ai lait par- tager mes plaisirs. Et il est mort...

Le pauvre enfant pleurait et se désolait; la petite fille, se prenant de compassion et d'amitié pour lui , pria son père de l'emmener avec lui, terminant son éloquent plai- doyer par ces mots naïfs et charmants : « Papa, emme- nons-le; nous verrons après ce qu'il y aura à faire. » C'était elle qui avait excité son père à pousser vivement le cheval , la rapidité de la course l'amusait ; elle se re- gardait donc comme la cause principale de ce malheur, et elle se posait en protectrice. Le Savoyard monta donc dans le tilbury, aux applaudissements de la foule. Une bonne action, alors même qu'elle n'est qu*un devoir, trouve toujours des éloges qui en sont la première récom- pense.

François et Marie devinrent bientôt les meilleurs petits amis du monde; Marie avait solennellement cédé son beau chien Wolf à François pour remplacer la perte de Coco. M. Darbois s'occupait de soins plus sérieux : il fit donner au petit Savoyard des maîtres qui lui inculquèrent les connaissances nécessaires à tout homme ; il se chargea en outre de pourvoir à tous les besoins de sa vieille mère, en lui envoyant une somme double de celle qu'elle recevait tous les trois mois de son fils. Lorsque l'enfant fut de- venu jeune homme, il l'initia aux mystères du commerce. François, plein de bonne volonté, de reconnaissance et d'intelligence, prouva par toute sa conduite qu'il était digne des bienfaits de son protecteur. M. Darbois s'at- tacha tellement à lui, qu'il lui donna, lorsqu'à peine il

316 LA MORALE EN IMAGES.

touchait à sa vingtième année , un petit fonds de com- merce à conduire pour son propre compte. François le (il prospérer et put appeler sa mère auprès de lui.

Trois années s'écoulèrent dans le calme et le bonheur. François et Marie s'étaient fait une habitude de se voir; ils avaient besoin l'un de l'autre : l'un aimait à cause du bienfait reçu, l'autre à cause du bienfait rendu. M. Dar- bois avait déjà formé des projets de mariage pour sa fille ; riche, ambitieux comme le sont tous les hommes, il aspirait pour elle aux plus brillants partis : le jeune homme et la jeune fille s'affligeaient en silence de ces prépara- tifs que M. Darbois leur an nonçait joyeusement. L'obéis- sante Marie ne murmurait pas et se disposait à obéir aux volontés de son père ; François déposait ses chagrins dans le sein de sa mère, qui le consolait par la compa- raison de leur présent avec leur passé. Le jeune homme priait, et son cœur retrouvait sa tranquillité.

Rien n'est stable en ce monde, la fortune a des revire- ments soudains qui frappent comme un coup de tonnerre ; Dieu conduit tout; et la sagesse habite toujours au fond de ses desseins et des événements qu'il produit. En moins d'un mois M. Darbois vit s'écrouler l'édifice si laborieuse- ment élevé de sa fortune; deux maisons se trouvait placée une grande partie de sa fortune firent à la fois faillite. Le bruit se répandit que M. Darbois éprouvait des pertes immenses, son crédit fut ébranlé: tourmenté de tous côtés, il fut obligé pour satisfaire d'avides créan- ciers de se défaire de ce qu'il possédait ; il vendit ses biens, ses propriétés , et se retrouva plus pauvre , plus dénué de tout que lorsque , à l'âge de vingt ans , il entrait dans la vie. Sa douleur fut grande ; il souffrait et se désespérait ,

LE PETIT SAVOYARD. 317

non pas à cause de lui , mais à cause de sa fille bien-aimée pour qui il avait rêvé un si bel avenir, et qui , accoutumée jusqu'alors à toutes les jouissances de la fortune, allait soudain , sans transition aucune , s'en trouver privée. On ne se défait pas facilement des habitudes de bonheur, et le nécessaire ne suffit pas à qui avait le superflu. Marie cependant ne s'était pas laissé abattre; elle puisa dans son cœur des consolations éloquentes , et parvint à rendre un peu de courage à son père: Mon père, disait-elle, il no«s reste encore assez de fortune, ne sommes-nous pas à l'abri du besoin? comparons notre sort au sort de tant de mal- heureux, et nous rendrons grâce à Dieu dans la joie de nos cœurs. Nous pourrons , il est vrai , faire moins de bien, soulager moins de souffrances, mais les pauvres que nous aidions obtiendront de Dieu d'autres protecteurs. Reprenez courage, mon père, je réussirai encore par mon amour à vous faire une vie douce et unie. Ses caresses achevaient l'œuvre commencée par ses paroles : son père l'embrassait tendrement, et s'assurait que tout bonheur n'était pas perdu pour lui.

Lorsque ces revers inattendus vinrent accabler M. Darbois, François était absent; il avait été par ses affaires forcé d'entreprendre un long voyage : c'était sur- tout avec le Brésil qu'il entretenait des relations, et depuis deux mois il se trouvait à Kio- Janeiro, la capitale de cet empire. Une lettre de Marie lui apprit la posi- tion de son père et lui annonçait en même temps qu'elle ne devait plus se marier, n'étant plus un parti assez riche. Celte lettre, du reste, était pleine de résignation et de confiance. François s affligea des malheurs survenus à ses amis, »à ses protecteurs : il se hàla de terminer les alFaires

318 LA MORALE EN LVIAGES.

qui le retenaient et partit sur le premier navire qui fit voile pour la France. Sa traversée fut heureuse : il sem- blait que le ciel lui-même conspirait en sa faveur pour accélérer son arrivée. En cinquante jours il était de retour au Havre. Arrivé à Paris, il se rendit aussitôt chez M. Darbois; ce n'était plus le splendide logement qu'il occupait naguère dans la rue de Richelieu, il restait maintenant dans un des plus modestes quartiers de la capitale : il demeurait avec sa fille au quatrième; leur appartement ne se composait plus que de deux chambres à coucher , dun petit salon et d'une salle à manger. Les meubles n'en étaient pas riches et luxueux , mais une propreté admirable régnait partout; tout était arrangé avec une coquette symétrie. Lorsque François entra, M. Darbois était avec sa fille dans le salon; il lisait, Marie brodait. Le jeune homme se précipita aux genoux de son protecteur et les baigna de ses larmes : celui-ci le releva aussitôt pour le presser dans ses bras. Marie , le cœur gonflé d'émotions , riait et pleurait tout à la fois; puis elle l'embrassa comme une sœur embrasse un frère après une longue absenc-e. Enfin , François put parler : 0 mon bienfaiteur, ô mon père, combien je remercie Dieu d'avoir fait prospérer la fortune dont vous avez placé le germe dans mes mains ! En la faisant ainsi s'accroître et grandir , Dieu travaillait pour votre avenir. Cette fortune, que vous aviez confiée à mes soins, je vous la rapporte maintenant; elle est à vous, elle est à votre fille : moi, je suis jeune, j'ai du courage et de la force, je puis recommencer ; le spectacle de votre bonheur me soutiendra et m'inspirera. Je garde seulement assez de ce (jue vous m'avez donné pour que ma bonne mère passe

LE PETIT SAVOYARD. 319

lous ses vieux jours dans l'aisance. Après ces mots pro- noncés avec chaleur, François voulait immédiatement s'éloigner , il avait hâte de revoir et d'embrasser sa mère, M. Darbois et Marie l'obligèrent de rester.

Non , s'écria M. Darbois saisi d'admiration ; non , je ne puis pas, je ne veux pas te priver d'une fortune con- quise au prix de tes travaux : elle est h toi , à toi seul ; garde-la, mon ami , tu en as besoin pour ta mère. Tu le vois , nous ne sommes pas encore bien pauvres. Oh ! monsieur, répondit le noble jeune homme persistant dans sa généreuse résolution , je ne suis point un étranger pour vous ; vous m'avez autoi'isé à vous donner le doux nom de père ; eh bien ! acceptez ce que vous offre votre enfant. Rendez à votre fille la vie tranquille et délicate que vous lui faisiez naguère. Ne me repoussez pas, c'est une grâce que j'implore de vous. Tu as un noble cœur , je consens à partager avec toi; tu es véritablement mon fils, je ne veux plus t'appeler d'un autre nom. Va revoir ta mère et reviens bientôt.

François partit en effet, et sa mère le reçut et le pressa dans ses bras. Il lui raconta l'entrevue qu'il venait d'avoir avec M. Darbois, et sa mère ne lui fitaucun reproche decequ'ilétaitallé chez lui avant devenir chez elle ; M. Dar- bois était malheureux , elle était heureuse : elle comprenait qu'on doit la préférence au malheur. Entre M. Darbois et sa fille chérie il ne fut question que de François : ils louaient à l'envi la générosité de son cœur, la beauté de son âme; ils s'extasiaient devant tant de grandeur. Le lendemain , d'assez bonne heure , François revint chez M. Darbois; tout respirait en lui la joie et le bonheur : il venait prendre des arrangements pour transférer la ma-

320 LA MORALE EN L\1AGES.

jeure partie de ce qu'il possédait à son bienfaiteur. Celui-ci, après quelques instants de causerie , le pria de passer avec lui dans son cabinet ; Marie , restée seule , tremblait et s'agi- tait sous l'impulsion de sentiments qu'elle ignorait encore. M. Darbois, prenant amicalement les mains de François dans les siennes, lui parla ainsi : « Mon ami, hier j'ai consenti à ce que vous partagiez votre fortune avec moi ; mais, vous l'avez dit vous-même, en agissant ainsi je n'acceptais que les dons d'un fils : eh bien ! je vous pro- pose d'être le mien ; acceptez-vous à votre tour l'offre que je vous fais?» François n'osait pas comprendre 5 il ne pouvait pas croire à ce bonheur inespéré, il ne répondait pas. Comprenant bien la cause de son trouble , M. Dar- bois reprit , le sourire sur les lèvres : Vous ne voulez pas? Le jeune homme ne trouva que ces mots pour répon- dre : Oh ! mon père ! . . .

Marie accorda facilement son consentement, et leur mariage fut célébré sans retard. La mère de François espère bénir les enfants de son fils. M. Darbois trouve dans son gendre un amour et un dévouement qui le dédommagent amplement des brillants partis qu'il avait rêvés pour sa fille. Quant à François, chaque jour il remercie Dieu de la félicité dont il le fait jouir. Marie, elle , Marie est heureuse et bénit le ciel , qui , lorsqu'elle n'était qu'un enfant, lui inspira la pensée de réparer l'ac- cident dont elle avait été cause, puisqu'en priant son père de recueillir chez lui le petit Savoyard elle s'était préparé un avenir si prospère au lieu de rester sous le coup des revers qui étaient venus la frapper ainsi que M. Darbois.

Ortaire FOUUNIER.

TABLE

Auteurs.

.Artistes.

rvigcs.

La Puissance de la Prière.

LÉON GUÉRIN.

Beaume.

1

L'Excès du bien.

L'abbé de Savigny.

Heaume.

9

Le Doigl de Dieu.

M»"= EUGÉiNlE FOA.

imi de i' aiiem a i i

d. 17

Le Liard marqué.

idem.

Grenier.

25

Deux hommes bienfaisants.

LÉON GlÉRIN.

Charlet.

33

Service pour Service.

Auguste Auvial.

Beaume.

àl

Le Comte de Gradignan.

M»'-= E. FOA.

.Janet Lange.

U9

La petite Peureuse.

idem.

Jules David.

57

Le petit Doigl du garde-cham-

pêtre.

Maurice Alhoy.

Grenier.

65

Alfred le tyran.

idem.

Madou.

73

La Bourse ou la Vie.

M^'^ E. Fo.A.

Janet Lange.

81

Paresse et Travail.

Auguste Auviai..

Beaume.

89

La petite Maman.

LÉON GUÉRIN.

Grenier.

97

Carie et Henriette.

L'abbé de Savigny.

Alophe Menut.

105

Fœdora.

Ortaire Fournier.

idem.

113

Le Chien du Garde.

Auguste Auvial.

Janet Lange.

121

Le véritable Héroïsme.

LÉON GUÉRIN.

Francis.

129

Les trois Sorties par jour.

M""^ E. FOA.

Alophe Menut.

137

La Perle et le Chardon.

Auguste Auvial.

Devérta.

145

Jacopo.

Ortaire Fournier.

Janet Lange.

153

Un Vœu.

idem,.

C. Roqueplan.

161

La Couronne de Bleuets.

M"' E. FOA.

Jules David.

169

Le Pouvoir de l'Etude.

LÉON GUÉRlN.

Beaume.

177

Marie de Céranville.

Ortaire Fournier.

imité de l'anglais.

185

Les trois Amélies.

idem.

Alophe Menut.

193

Courage et grandeur dans l'in-

fortune.

LKON (;iEUl\.

JOHANNOI ET \OEL.

201

322

TABLE.

Enfance coupable , vieillesse

Ailleurs.

Artistes.

pages.

malheureuse.

Ortaire Fournier.

Grenier.

209

Moustache.

iclein.

Janet Lange.

217

[Jne Vocation,

LÉON GUÉRIN.

Grenier.

225

Égoïsme et bon cœur.

ùlem.

Beaume.

233

Le Dévouement mécomiu.

L. Michel A NT.

Janet Lange.

2Ù1

La Croix d'or.

AUGUSTE AUVIAL.

idem.

2Zi9

Le Portrait.

idem.

Alophe Menut.

257

La Veillée.

L. MiGHELANT.

Janet Lange.

265

L'Aveugle du Bois de Boulogne.

Ortaire Fournier.

idem.

273

L'Enfant perdu.

L. Michelant.

Tavernier.

281

Le Ilez-de-Chaussée.

idem.

Alophe Menut.

289

La Médaille volée.

A. DE PONTCHARTRAIN.

Beaume.

297

La Part de l'Orphelin.

Maurice Alhoy.

Janet Lange.

305

Le Petit Savoyard,

ORTAIRE Fournier.

idem.

313

¥\^.

Nota. Les lettres ornées qui commencent les chapitres sont dessinées par M. E. Forest, et gravées par MM. Gowland, Cherrier , (.ontamne, UuMONT , Predhomme , et autres artistes.

■)^\

r

^v

^-^^r^^

1^:#^-^-^--

^

v*\»

. V

\

A