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J.-F. BOISSONABE

CRITIQUE LITTÉRAIRE

II

J.-F. BOISSONADE

CRITIQUE LITTÉRAIRE

sous LE PREMIER EMPIRE

PAR F. COLIRCkMP

ProfMMUr i 1> Fmeullà dei lettna ds D«Bii

D'DNE NOTICE HISTORIQUE SUR M. BOISSONADE

PAR M. NAUDET

TOME SECOND m Mmit*».- OritlfiD* fn>f«lM.~H(iHMiuc InédlU.

Cicbei Totre acieDce, et qne toU-b uj]t ■oit camiwH d'«pieuion> choitio dam la UnKige da tou*. (Auitotk, Rhét., III, S.)

PARIS

DIDIER ET C-, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1863

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IV

CRITIQUE ÉTRANGÈRE

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PIÈCES CHOISIES DE SHAKSPEARE,

D* APRÈS L'ÉDITION DE JOHNSON ET DE STEEVENS «.

Cette collection, d'un format commode et correcte- ment imprimée, contient la Tempête, le Marchand de Ve- nise, les deux parties de Henri JV, Coriolan , Roméo et Juliette^ le Roi Lear, Macbeth, Hamlet et Othello. Ce sont, de toutes les pièces de Shakspeare, celles dont le style offre le plus de correction et de pureté, dont l'intérêt est le plus vif et il y a le plus de beautés dramatiques. Pour le texte, on a suivi Texcellente édition due aux travaux réunis de Johnson et de M. Steevens. Les notes placées à la fin de chaque volume expliquent les principales dif- ficultés : elles sont extraites de Malone, Farmer, Tyr- vvrhitt, Pope, Warburton, en un mot, des meilleurs conunentateurs.

Je n'irai point, à l'occasion de cette annonce, m'enga- ger dans les débats qui se sont élevés entre les deut nations sur le mérite de leur théâtre. On ne peut ja- mais traiter ces questions avec une entière impartialité : j'aime mieux les éviter ; j'aime mieux garder le rôle neutre de spectateur et me tenir prudemment renfermé

« /oumoi d9 VEmpire du 13 avril 1810.

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J.-F. BOISSONABE *

CRITIQUE LITTÉRAIRE

II

4

8 PIECES CHOISIES DE SHAKSPEÂRE.

Les yeux du public furent alors ouverts. Des pamphlets sans nombre sortirent de toutes les presses; les deux Ireland, hués et bafoués, ne trouvèrent pas une seule voix qui s'élevât pour les défendre, et il ne leur resta, pour se rétablir un peu dans l'opinion publique, d'autre parti que de tout avouer. Le fils écrivit une petite bro- chure où, prenant sur lui tout le délit, il déclarait que son père n'avait été instruit de rien , et c'était la vérité, car depuis, il fut reconnu que Ireland n'avait eu pour confident qu'un nommé Talbot, acteur de Dublin. De son côté, le père fit paraître deux volumes. Dans le pre- mier, il s'excuse d'avoir pris part à l'imposture de son fils, et prouve qu'il avait été trompé, comme la plus grande portion du public , dans le second, il examine les titres de M. Malone à la réputation de savant et de cri- tique. Ce dernier morceau est peut-élre ce que Ireland a écrit de mieux.

Ainsi finit cette étrange aventure. L'histoire littéraire en conservera le souvenir, et Ireland sera placé à côté de ce Lauder qui, pour flétrir la mémoire de Milton qu'il haïssait et dont la gloire l'importunait , traduisit en vers latins leô plus beaux passages du Paradis perdu, puis, les mettant sous les noms bizarres de Masenius, de Staphorstius , de Taubmannus, de Quintianus, préten- dit impudemment que Milton les avait copiés, sans les nommer , comme si ce génie éminemment poétique, si riche, si fécond en idées et en images, avait eu besoin d'emprunter les vers d'un Staphorstius et pouvait avoir eu quelque chose de commun avec ce ramas d'obscurs ver- sificateurs ! Bientôt cette audacieuse calomnie fut dé- couverte, et Lauder, écrasé par l'érudition du docteur Douglas, fut forcé de se rétracter publiquement et de faire amende honorable à la mémoire du grand poëte qu'il avait outragé.

LU

LE PARADIS PERDU

DE MILTON TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR J. MOSNERON i.

La traduction de M. Mosneron est fort estimée : elle passe pour la plus exacte de toutes, et dans le peu de pages que j'ai eu le loisir de parcourir, il m'a paru que cette grande exactitude ne nuisait ni à la liberté ni à Télégance du style. S'il s'agissait d'une traduction nou- velle, Ton aurait droit de me demander un examen plus sérieux'; mais la quatrième édition d'un ouvrage très-

* Journal de VEmpire du 11 août 1812.

* M. Boissonade avait, dans le Jowmal de VEmpire du 27 sep- tembre 1809, rendu compte d'une triste publication intitulée : VEsprit deMiltorif ou Traduction en vers français du Paradis perdu, dégagée des longueurs et des swperfluités qui déparent ce poème. Le critique se montre justement sévère pour l'insultant abréviateur. Nous détachons de cet article le passage suivant, qui s'ajoute utilement ici aux louanges données à Milton.

{Note de VEditeur,)

« Et d'abord, n'est-ce pas une entreprise téméraire que d'abré- ger Milton et de mutiler les conceptions d'un si grand génie? L'abréTiateur a beau multiplier les raisonnements pour justifier •on système; il ne me persuade point. Je vois aussi bien que lui

\

10 LE PARADIS PERDU.

connu n'a besoin que d'être annoncée, et j'ai cru que je pouvais me dispenser du travail inutile d'une plus lon- gue analyse. J'ai remarqué, et cela est utile à dire, que M. Mosneron a corrigé quelques fautes qui déparaient ses premières éditions . Au troisième livre on lit ces vers :

Round he surveys

From eastern point

Of Libra to the ùeecy Star that bears Andromeda far ofif Atlantic seas Beyond th' horizon

Le poète parle de Satan qui contemple le ciel, de l'orient jusqu'à Toccident. « Satan, dit le traducteur, « promène librement ses regards depuis le point de « l'orient est la Balance , jusqu'au point opposé « est le Bélier qui emporte Andromède au delà de l'ho- « rizon, loin des bords de la mer Atlantique. C'est bien le sens ; mais autrefois M. Mosneron s'était trompé. Il avait traduit le présent bears par le prétérit, de sorte que l'on croyait qu'Andromède avait autrefois été emportée sur l'Océan par un bélier, fait qu'aucune mythologie na raconte. Racine a fait cette. faute: elle est aussi dans la belle traduction de M. Delille :

Il découvre, il parcourt les mondes étoiles, Depuis les deux bassins ou l'équitable Astrée Et des jours et des nuits balance la durée,

quelques taches dans le Paradis Perdu, quelques traits d'une hardiesse bizarre et dont le goût peut s'offenser. Mais dans ces endroits même que la critique blâme, la beauté des vers, la noble et mâle vigueur de l'expression tiennent le lecteur en- chanté, et tel est l'art magique du poëte, qu'il sait voiler ses défauts, ou les montrer si parés, si embellis, que le censeur sévère hésite et n'ose condamner.

« Encore si l'abréviateur avait pu traduire avec talent ce qu'il a daigné conserver! Mais non: il a fait plus que mutiler Milton, « il l'a tué. » Cette expression, que Diderot trouva pour le mau- vais Virgile de l'abbé Desfontaines, ne fut peut-être jamais mieux applicable. J'essayerai de le prouver »

Q

LE PARADIS PERDU. H

Jusqu'au Bélier fameux par sa riche toison Qui, sous son nohU poids franchissant TAortion , Transporta sur les mers Andromède éperdue.

L^expression de Milton est (l*un poète savant. Les con- stellations du Bélier et d'Andromède se couchent quand la Balance se lève, et c'est cette coïncidence qu'il a ex- primée magnifiquement, en disant que « V Astre à la hrU" lanU toison transporte Andromède plus loin que l'hori- zon par delà les mers Atlantiques. » Averti par une de ces petites lettres, presque toujours instructives, que feu M. de Lalande donnait si libéralement aux jour- naux*, M. Mosneron s'est bien vite corrigé. Peut-être le grand traducteur dont j'ai rapporté les vers a-t-îl aussi profité du même avis : je l'ai cité d'après sa première édition.

On voit, par cet exemple, que M. Mosneron a pu dire dans sa préface : t Je suis loin de fermer l'oreille à la « voix du conseil, comme on me l'a très-injustement « reproché. Un conseil éclairé et bien intentionné est un « bonheur trop rare et trop précieux pour que je n'en « sols pas, au contraire, infiniment reconnaissant à son « auteur, et que je ne fasse de mon mieux pour le mettre à profit. » Cette reconnaissance est louable et rare.

Dans sa Vie de Milton, M. Mosneron juge la conduite politique du poète avec beaucoup dUmpartialité. Il le regarde comme un fanatique de bonne foi, et ne croit pas qu'il ait jamais vendu sa plume à Cromwell. Les Anglais, qui ont aujourd'hui plus d'enthousiasme que jamais pour le talent de Milton, le jugent presque tous avec la même indulgence. Le docteur Johnson, homme très-passionné, a parlé de Milton avec une extrême ri- gueur. Cette sévérité n'a servi qu'à augmenter la popu- larité du poète calomnié et à multiplier le nombre de

» Voy. le Journal des Débats du 6 mars 1805.

12

LE PARADIS PERDU.

ses amis et de ses apologistes. L'année dernière, M. llay- ley a publié une édition de Milton il a répondu à toutes les accusations, à tous les reproches. Dans l'ex- cellent extrait qui en a été donné par le Monthly Reper- tory (n** 60), je trouve cité un curieux fragment du Pané^ gyrique de Cromwell, par Milton. J'en traduirai quelques phrases. Ce morceau, plein de hardiesse, n'est assurément pas l'ouvrage d'un écrivain gagé. Plein de Tespoir d'un grand perfectionnement politique , Milton regardait Cromwell comme le réparateur désigné par la Provi- dence, et, dans sa crédule exaltation , il adorait presque celui dont l'Angleterre attendait son bonheur.

« Respectez, dit-il au Protecteur, cette espérance unique que notre pays a mise en vous. Respectez les souffrances de tant de braves gens qui, sous votre conduite, ont si courageusement combattu pour la liberté. Respec- tez la considération que nous avons acquise chez les nations étrangères. Réfléchissez aux grandes choses qu'elles se promettent à elles-mêmes de notre liberté ainsi conquise, de notre république si glorieusement

fondée En un mot, respectez-vous vous-même.

Il est impossible pour vous d'être libre si nous ne le sommes pas. Vous avez pris sur vous un fardeau d'un poids inexprimable. Vos vertus, toutes les puis- sances de votre cœur et de votre âme seront mises incessamment à la plus sévère épreuve. L'on verra si vous avez réellement cette piété, cette -foi, cette justice, cette modération, en récompense desquelles nous croyons que l'influence de Dieu vous a élevé à cette suprême dignité. Diriger par vos conseils trois nations, trois nations très -puissantes, arracher le peuple à ses institutions corrompues , le ramener à une meilleure discipline et à des mœurs plus sages, étendre jusqu'aux pays les plus éloignés votre constante solli-

LE PARADIS PERDU. 13

« citude , veiller, prévoir, ne trembler devant aucune « fatigue, mépriser tous les attraits du plaisir, éviter « l'ostentation de Topulence et du pouvoir : ce sont des t devoirs difficiles, en comparaison desquels la guerre « elle-même n'est qu'un jeu. Pour les remplir, il faut « un homme aidé de l'assistance céleste, je dirai pres- « que un homme conseillé et instruit par un commerce « immédiat avec la Divinité. Je suis persuadé que ces « pensées, et beaucoup d'autres de la même nature, « vous occupent sans cesàe, et que surtout vous songez t aux moyens d'accomplir des choses d'une haute con* « séquence et d'assurer notre liberté, même de Taug- t menter. »

Est-ce le langage d'un flatteur, d'im panégyriste acheté? Milton était exalté , il était fanatiquement amou- reux d'ime liberté chimérique ; mais il avait im cœur noble et des intentions droites ^ On sait d'ailleurs qu'il n'eut jamais de part à l'intimité du Protecteur, ni de

^ Nous ne savons si le rôle d'éditeur nous aveugle ; mais en 1812, parler de l'indépendance de Milton, comme le lait M. Boissonade dans le Journal de l'Empire^ n'était-ce pas déjà être en avance du goût régnant, et se montrer en quelque sorte le précurseur, de ces appréciations impartiales que devait obtenir chez nous, pen- dant la' Restauration, le grand poëte de l'Angleterre républicaine.

M. Villemain, dans de belles pages sur Milton, a jugé inci- demment l'écrivain politique avec ce sens libéral qui est l'âme de sa critique.

Ensuite est venu Chateaubriand. Depuis, en 1848, M. Geffroj, dans une remarquable Thèse sur les Pamphlets politiques et re- ligieux de Milton, et, en ces dernières années, M. Taine, dans d'éloquentes et profondes Eludes qui ne sont sans doute que les chapitres non encore réunis d'une Histoire de la littérature an- glaise, ont rendu complète et entière justice au grand poëte qui a été aussi un grand citoyen à l'époque où, même en Angleterre, il 7 avait du courage à l'être.

11 est bien entendu que nous ne rappelons , parmi les travaux faits à la gloire de Milton, que ceux publiés en France ; sans cela nous aurions cité en première ligne le bel Essai de M. Macaulay sur le grand poëte épique de l'Angleterre.

[Note de VEditmr.)

14 «LB PA&ADIS PERDU.

crédit auprès de lui et que, bien loin de chercher la fa- veur et la fortunei il se renferma toujours, autant qu'il lui fut possible, dans Tintérieur de sa famille.

Ici se présente une autre circonstance que les enne- mis de Milton font beaucoup valoir : Milton répudia Mary Powell, sa première femme qui Pavait quitté après un mois de mariage.

Que conclure de contre lui? Sa femme tenait au parti des royalistes dont il était l'ennemi déclaré. Cette différence de sentiments troubla leur union. Nos Révo- lutions ne nous ont que trop appris combien les divisions politiques el religieuses peuvent aliéner Tun de Tautre les cœurs les mieux faits pour s'aimer. Mais Milton n'était point inflexible , et quand sa femme, par des mo- tifs de jalousie ou de crainte, voulut se rapprocher de lui) il pardonna, quoique gravement offensé« Peu de temps après , tous les Powell vinrent , dans la défaite du parti royaliste, chercher im asile chez lui. Oubliant les sujets de plainte qu'ils lui avaient donnés, il les reçut de la manière la plus généreuse et les protégea efflcacementé

Outre cette apologie dont j'ai emprunté quelques pas- sages à Hayley, son édition contient la traduction en vers anglais des poésies latines et italiennes de Milton. En France, on ne sait pas assez que Milton était im très- grand poète latin, qu^il possédait à fond le mécanisme de la versification, et savait écrire des vers élégants et faciles dans les mètres les plus difficiles. Ses sonnets ita- liens sont également très-beaux, et la diction a une pureté que Ton pourrait aujourd'hui souhaiter à beau- coup de poètes nationaux. J'en transcrirai un des plus jolis :

CrioTane piano e semplicetto amante Poi ohe fuggirmi stesso in dubbio sono, Madonna, a vol del mio cnor Tumil dono . Faro diyoto. lo certo a prove tante

•LE PARADIS PERDU, 15

L'ebbi fedele, intrepido, costante, Di pensieri leggiadro, accorto e buono. Quando rugge il gran mondo, e scocca il tuono, S'arma di se e d'intero diamantei,

Tanio del forse e d'invidia securo, Di timori e speranze, al popol use, Quanto d'ingegno e d'alto valor yago,

E di cetra sonora e délie Muse. Sol troverete in tal parte men duro Ove Amor mise Tinsanabil ago.

C'est-à-dire : « Jeune homme simple, amant ingénu, ne sachant comment échapper à moi-même, Madame, je vous fais avec dévouement Thumble don de mon cœur. Je sais, par de nombreuses épreuves, qu'il est fidèle, intrépide, constant, accort, bon, nourri de pensées gracieuses. Quand retentit au loin le monde ébranlé et quand la foudre gronde, il s'arme de lui- même, il s'arme d'un impénétrable acier'; non moins

^-*Si Ton se rappelle le sens que les classiques donnent au mot adamai, et combien Milton se plaît à les imiter, on ne s'étonnera pas que j'aie traduit diamante par acier plutôt que par diamant»

[A l'occasion d'un Dictionnaire latin-français abrégé de Boit- dot, par M. Aubray, M. Boissonade, dans le Journal de VËmpire du 20 février 1811, relève le mot Adamas, et par de curieuses citations, en donne le véritable sens :]

Adamas s diamant, C'est ainsi que l'on traduit ordinaire- ment le mot adamas; mais dans les écrits des anciens il n'a pas toujours cette signification. V adamas des Grecs et des Latins doit s'entendre fort souvent d'une espèce de fer d'une extrême dureté. Hésychius et plusieurs grammairiens grecs dont je ne puis rapporter ici les paroles en témoignent positivement, (Voyez l'abbé Sevin dans les savantes Notes de M. Clavier sur Apolîo- dore, p. 10; le Mercwe, t. XV, p. 265, et les passages nombreux copiés ou indiqués dans la dernière édition de PhUostrate, p. 45 [M. Boissonade désigne ainsi discrètement son Philostrate],)

« Quand Horace nous représente Mars,

Tonica teotum adamaotina,

croit-on qu'il ait youlu lui donner une cuirasse de diamant?

16 LE PABADIS PERDU.

assuré contre le sort, l'envie, la crainte et l'espérance, t habitude du vulgaire, qu'amoureux du génie, et de la « haute valeur, et des Muses, et de la lyre sonore. Vous « le trouverez un peu plus faible en cette partie seule-

C'est de fer, et du fer le plus dur, qu'est armé le dieu de la guerre ; et dans ces vers du même poëte,

Si figit adamantinos Summis yerticibus dira Nec^sitas ClaTos,

la Nécessité ne porte point dans ses mains redoutables des clous de diamant f mais des clous de fer,

« Adamas ne peut être que le fer, dans ce yers de la belle Hé- roïde de Cornélie à Paul us :

Cum lemel infemas intranmt fimera leges. Non ezorato stant adamante yiœ.

« Ces colonnes dont parle Virgile dans la Description des Enfers {Mn, VI, V. 552),

Solidoqae adamante colonmœ^

n'étaient certainement pas de diamant massif, mais de fer,

« 11 est vrai que Servius explique adamas par pierre très'dure; mais il vaut mieux suivre les grammairiens grecs, et l'autorité d'Homère qui donne au Tartare un seuil d'airain et des portes de fer,

« Eunape dit que Chrysanthe avait ,1e corps infatigable et à$a(j,ocvTivov, c'est-à-dire de fer : nous avons en français la même métaphore.

« Un passage du neuvième livre des Métamorphoses d'Apulée

peut éclaircir cette difficulté : Certus quodpecunùe cunct» sint

difficultates pervia^ auroque soleant adamantins etiam perfringi fores, Apulée fait ici manifestement allusion à l'ayenture de Danaé, que son père enferma dans une tour d'airain; il est donc bien sûr que fores adamantin» ne peut pas signifier des portes de diamant,

« £t les chaînes dont Manilius (I, 898} a chargé la Discorde,

Adamanteis Discordia vincta catenis,

peuvent-elles être des chaînes de diamant?

« Et celle du Satan de Milton, précipité par l'Éternel dana un abîme sans fond :

There to dwell In adamantin chains and pénal flre.

Dans ce passage, Milton imite les anciens, et M. Rice, son corn-

1

LE PARADIS PEtlDU. 17

« ment, les flèches de rAmour ont fait une blessure « incurable.

Ce sonnet est galant; les autres ne le sont pas moins. Milton ne fut pas toujours austère et grave. Dans sa jeu- nesse, il était extrêmement beau; il plaisait et n'était pas insensible. Le marquis de Villa qui avait beaucoup d'at-

mentaieur, ne l'a pas compris ; mais le vrai sens n'a pas échappé à son illustre traducteur :

Enseveli dans un gouffre tant fond. Séjour des feux vengeurs, épouvantable abtme, les peines sans fin se mesurent au crime Et tiennent accablé sous cent chaînes d'airain L'insensé qui brava le pouvoir souverain.

« Gray, l'un des plus beaux génies de l'Angleterre, se sou- venait de Milton, quand il écrivit ces vers de l'Hymne à VAd' ver site :

Danghter of Jove, relentless Pow*r, Bound in thy adamantine chain, The prottd are taught to taste of paio.

« Fille de Jupiter, Puissance impitoyable, liés de tes chaînes de « fer, les orgueilleux apprennent à connaître la douleur. » Dira-t-on que les chaînes de l'Adversité sont des chaînes do dia- mant? Je suis étonné que M. L[emierre], à qui nous devons une belle traduction des poésies de Gray, n'ait pas vu q\i' adamantine ét&ltVadamantinus des anciens classiques.

Quand le Virgile des Italiens écrit (VII, 88) que le casque d'Argant

Adamantine avea le tempre,

il veut dire que ce casque avait la trempe du fer le plus dur, et non pas la trempe du diamant»

<c Le Tasse, dans ce passage, a pu imiter Hésiode qui donne à Hercule un casque à6a(iàvTo;, ce que M. Heinrich explique par un casque d'airain,

« Presque toutes les traductions françaises se trompent sur le sens des passages classiques se trouvent le mot adamas et ses dérivés :

Prométhée, dit Louis Racine (t. VI, p. 361, de la belle édition « donnée en 1803)> est attaché, dans Eschyle, avec des clous de « diamant, »

« Nous tâchions, dit M. de Ballu dans son Luctm, de persuader « àcet homme de diamant qu'il y a des démons.» Il eût fallu tra-

T. II. %

18 LE PARADIS PERDU.

lâchement pour lui a dit , dans un distique latin un peu dur, que si Milton avait eu autant de piété que de beauté, il n'eût pas été un Anglais, mais un Ange :

ut mens, forma^ décor, faciès, mos, si pietas sic, NonAnglus, verum, Hercle! angelns ipse fores.

Le marquis de Villa eut de belles et glorieuses amitiés : il avait été Tami du Tasse, il fut celui de Milton.

duire : « à cet homme de fer, à cet hoinme intraitable. »

« Les traductions induisaient en erreur notre fabuliste quand ■il écrivait, dans le second livre de sa Psyché, que le dragon de la fontaine de Jouvence avait été attaché par le Sort avec des chaînes de diamant.

« Je serais fatigant si je voulais noter toutes les erreurs de ce genre.

« Le savant M.Millin n'est point tombé dans cette faute. 11 dit dans ses Monuments inédits^ ouvrage plein d'une érudition aussi fidèle qu'étendue, que la faux de Saturne était d'adamas. Notre langue n'ayant pas de terme propre pour exprimer l'espèce de métal que les anciens appelaient adamtu, il a mieux aimé fran- ciser le terme original que d'employer le mot diamant, qui eût fait un contre-sens.

« II faut aussi (et j'y trouve un grand plaisir) rendre justice à M. Planche qui, dans son excellent Dictionnaire grec- français, a traduit avec une singulière exactitude àZa\kdQ par « le fer le plus dur ; diamant, » et à8a(j.avTtvo; par c fait avec le fer le plus dur; dur comme le diamant. » O

LUI

ŒUVRES CHOISIES DE POPE ^

I

De tous les poètes anglais, Pope est celui qui , par sa correction, se rapproche le plus du ton de notre bonne littérature*; il est aussi, de tous, celui qui, parmi nous, a toujours eu le plus de succès et de célébrité. Ses ou- vrages sont, en France, dans les mains de tous ceux qui savent l'anglais, et les traductions ont fait connaître ses chefs-d'œuvre à ceux qui ne peuvent le lire dans sa propre langue.

U Essai sur la Critique a été traduit par l'abbé du Res- nel : ses vers ne manquent ni d'élégance, ni de correc- tion, mais ils sont en général trop faibles : on y vou- drait surtout plus de précision et d'exactitude. Il est digne de remarque que VEssai sur la Critique, qui an- nonce dans Pope une connaissance singulière des hom- mes et des choses et une grande maturité de jugement, ait été composé dans la première jeunesse, dans un âge l'on ne sait ordinairement ni réfléchir, ni observer.

> Jowmàl de l'Empire du 8 février 1807 et du 20 janvier 1808. ' s Malgré cette contrefaçon du goût français, il 7 a souvent chez Pope des saillies d'humour ou, si Ton veut, d'excentricité britannique qui ont été mises parfaitement en relief dans VEtude de M. Taine sur Pope. {Note de VEditew»)

20 ŒUVRES CHOISIES m: popk.

Pope, à seize ans, avait composé ses quatre ÉrjlogueSy chef-d'œuvre accompli de versification et de langage ; avant vingt ans, il donna V Essai sur la Critique, Ce phéno- mène littéraire excita l'admiration publique. Addison, dont le caractère littéraire n'a pas toujours été très-noble, fut obligé de se joindre à ce concert d'éloges ; mais il mit à ses louanges certaines restrictions Ton crut voir un peu de jalousie et de partialité. Au reste, le célèbre Warburton Ta bien réfuté ; Warton ne Ta pas non plus laissé sans réponse.

A ce sujet, je ne veux pas omettre une observation de Warton. Il assure que Pope composa d'abord en prose son Essai sur la Critique, pratique reconunandée par Vida, et suivie par notre grand Racine.

L'abbé du Resnel a encore traduit, avec le même mé- rite et les mêmes défauts, VEssai sur VHomme, le plus parfait peut-être de tous les poëmes philosophiques. Depuis, M. deFontanes, laissant à une longue distance le faible du Resnel, a su reproduire Pope dans des vers exacts et pleins d'une correcte et sévère élégance.

Tout le monde sait avec quel succès Golardeau tradui- sit VÉpître (THèloïse. Si Théroïde de Pope est la plus belle des héroïdes anglaises, il n'y en a point en français qui soit plus belle que celle de Colardeau : il eut, par cette traduction devenue classique, la gloire d'introduire un genre nouveau dans notre littérature. Récenunent im homme d'esprit a paru croire que Pope avait, le premier des modernes, cultivé l'héroïde abandonnée depuis les poètes latins ; mais il se trompe. Avant Pope, quelques Anglais avaient marché avec quelque succès sur les traces d'Ovide, de Sabinus et de Properce. Draylon avait mis du talent dans ses Épîtres /téroïques, et les héroïdes de lord Hervey avaient offert quelques beautés . Mais le génie de Pope effaça tous ces faibles essais. Il appliqua à un sujet éminemment pathétique son talent admi-

ŒUVRES CHOISIES DE POPE. ?J.

rablo pour la poésie, les richesses de son brillant coloris et toute la tendresse de son dme. Pourtant, il faut Ta- vouer, celte héroïde est un peu longue ; mais ce défaut n'y peut être aperçu que par réflexion : il est absolument insensible à la lecture, tant la grande beauté des vers entraine et séduit le lecteur, tant le mélange habile des passions diverses répand sur tout le poëme de charme et de variété I

Pope a été heureux en traducteurs : sa Forêi de Wind- sor a été traduite par M. Boisjolin, avec un talent très- remarquable. Je ne sais pas même si, comme traduction, l'ouvrage de M. Boisjolin n'est pas meilleur que celui de Colardeau, si la versification n'en est pas encore plus forte et mieux soutenue. Mais VÉpîlre d*Héloïs6 a néces- sairement plus de célébrité, parce qu'elle est plus inté- ressante, parce qu'un poëme pathétique plaira toujours plus qu'un poëme descriptif*.

Le docteur Warton a sévèrement critiqué la Forêt de Windsor : il prétend que Pope n'avait pas un grand ta- lent pour la poésie descriptive; qu'il y a dans son poëme peu de peintures véritablement locales. Il y trouve plutôt le tableau des beautés générales et vagues de la campagne que celui des beautés de Windsor : les descriptions des différentes chasses, malgré quelques vers admirables, lui semblent mal amenées; il ne nie pas que la métamorphose de Lodona ne soit très-brillante, mais il y voit à peine une seule circonstance qui ne soit pas prise d'Ovide.

Le docteur Johnson blâme aussi cette métamorphose comme un expédient puéril : selon lui, il n'y a rien de si aisé que de dire comment une fleur fut autrefois une tendre vierge, et comment un tyran fut changé en un dur rocher. L'apparition du Thames ne lui plaît pas

1 Voir dans les Etudes de littéralure de M. Villemain, édit. Didier, p. 336, ce qu'il dit de cette Épltre. {Note de VEditev/r,)

22 ŒUVRES CHOISIES DE POPE.

davantage : il se range deTavîs d'Addison, qui s'est mo- qué quelque part de ces fleuves sortant de leurs lits de ro* seaux pour faire d'inutiles discours. Ces critiques me semblent trop rigides. Pope a voulu animer par ces lé- gères fictions son sujet vague et monotone. L'apparition du Rhin, dans répitre de Boileau, a toujours paru une heureuse invention. On peut, sans risque, introduire un peu de merveilleux dans ces petits poëmes : la difficulté serait peut-être plus grande s'il s'agissait de Tépopée ai^liquée aux sujets récents.

Au reste, les censeurs n'en reconnaissent pas moins que les détails sont remplis de beautés : ils vantent comme un morceau achevé la peinture de Thomme sa- vant et vertueux, habitant la retraite , et quand Pope parle si noblement, et d'une âme si touchée, des grands poètes qui ont passé ou terminé leur vie près de Wind- sor, Warton admire dans ses vers l'enthousiasme du génie. M. Boisjolin a rendu ce beau passage d'une ma- nière digne de Pope :

Guidé parleurs accents, j'entre dans ces retraites.

Sanctuaire honoré par la voix des poètes.

C'est que modulaient sur des rhjthmes divers^

Denham, ses premiers chants, Cowley, ses derniers vers.

Les derniers! 0 douleur! La Tamise plaintive

Vit sa pompe de mort avancer sur sa rive :

Les cygnes, partageant son regret éternel,

Suivirent ce rival de leur chant fraternel ;

Et des Muses en deuil les lyres détendues,

Aux saules attristés restèrent suspendues

Ces différentes traductions sont réunies dans le Recueil que j'annonce. On y trouve encore YÉpître au docteur Ar- bulhnot parfaitement traduite par M. Delille , la Boucle de Clievevx enlevée, 'psiv Marmontel (très-faible essai d'un poëte resté toujours faible); le Temple de la Reriommée^ par madame du Boccage; VÊté, par M. Luce; l* Automne, par madame de Bourdic, et la Prière universelle^ par Turgot et Le Franc de Pompignan. La traduction de Le Franc,

ŒUTÈES CHOISI ta DE POPE. 23

connue par les sarcasmes de Vollaire, n'est pas bonne : elle est ihême mauvaise ; celle de Turgot est infiniment supérieure pour le style et pour l'exactitude.

A ceà traductions en vers, l'éditeur a joint la traduc- tion en prose des Épîtres morales et des Satires^ de VOdt paulr It jour sainte Cécile, de VÉlègie à la mémoire d'une dame infortunée, et de quelques autres petites pièces.

Ia Élégie mériterait une traduction en vers. C'est un morceau composé de cœur, plein de tendresse et de sen- timent : il y a quelques vers qui sont peut-être ce que Pope à écrit de plus pathétique. Ce qui rend cette Élégie si bonne, c'est que Toccasion en fut réelle. Le docteur Johii^on, moraliste toujours très-sévère, blâme haute- ment le poète d*avoir témoigné un tel respect pour la BÉïémoire d'une femme qui, dans lexcès d'une folie amou- reuse, s'était ôté la vie. Ces sentiments du moraliste sont fort louables, sans doute ; mais les vers de Pope n'en sont pas moins excellents.

Je souhaiterais aussi un traducteur poète à Y Ode pour le jour de sainte Cécile^. Dryden a composé pour la même solennité une Ode qui passe pour le chef-d'œuvre de la poésie lyrique anglaise. La variété et l'harmonie des mètres, la beauté de Texpression, la grandeur des ima- ges, en font une composition sublime. Voltaire la préfé- rait cent fois à tout Pindare : opinion assurément bien

* Errainm, du 27 janvier 1808. En rendant compte des Œuvrti choisies de Pope, j'ai témoigné le regret qu'aucun de nos poêles n'eût essayé de rendre en français l'Ode à sainte Cécile et VElégie à la mémoire d'une dame infortunée : j'ignorais que ces deux mor~ ceauz avaient été traduits en très-bons vers par M. Hennet dans sa Poétique Anglaise, M. Hennet m'a fait apercevoir de cet oubli involontaire, d'une manière aussi aimable qu'obligeante, en m'envoyant son livre. Je vois, par ce que j'en ai déjà lu, que M. Hennet est peut-être l'homme de France qui connaît le mieux les poëtes anglais, et je ne crois pas me tromper en assurant que cet excellent travail lui méritera parmi les nôtres une place honorable. Q

24 ŒUVRES CHOISIES DE POPE.

légère! car Voltaire, qui n'enleDdait pas même le grec le plus aisé, ne pouvait pas comprendre un poëte dont le langage obscur embarrasse souvent les plus habiles.

UOde de Pope est très-inférieure à celle de Dryden ; mais les critiques anglais, dont j'adopte ici le jugement, conviennent aussi qu'elle est très-supérieure à toutes les autres compositions de ce genre : elle est plus près du premier rang que du troisième, propior tamen primo quant tertio, selon Texpression de Quintilien. La pre- mière strophe, qui décrit le pouvoir des divers instru- ments, est presque elle-même un concert, tant est grande Timi talion produite par le choix heureux des mesures et des mots. Ce genre de beauté est nécessairement perdu dans une traduction en prose.

. Il est assez remarquable que les deux Odes finissent par une mauvaise antithèse : celle de Dryden est ainsi terminée :

Let old Timotheus yield the prize,

Or both divide the crown : He rais'd a mortal to the skies,

Sbe drew an angel down.

Pope a pris de ces vers et Tidée et même le mouve- ment.

Of Orpheus now no more let poets tell, To bright Cecilia greater pow'r is given : His numbers rais'd a shade from hull, Her's lift the soûl to heav'n.

Pope qui a beaucoup imité , mais presque toujours avec jugement et avec goût, a imité ici un défaut. Une telle opposition, qui dégénère presque en un puéril jeu de mots , est étrangère à la nature de la poésie lyrique et au-dessous de sa dignité.

II

La Boucle de cheveux enlevée me parait, après le Lutrin^ le meilleur des poèmes héroï-comiques.

/^

ŒUVRES CHOISIES DE POPE. 25

Lord Petre avait, dans une partie déplaisir, coupé une boucle de cheveux à mistress Fermor. Cette plaisan- terie, dans un pays Ton est fort sévère, avait brouillé très-sérieusement les deux maisons. Pope, pour les ré- concilier, écrivit, sur l'invitation d'un ami commun, son poëme de la Boucle enlevée. Lorsqu'il parut , Addison qui était bon connaisseur et très-peu partisan de Pope, en fut si content qu'il ne put s'empêcher de le louer : merum sal^ disait-il ; « c'est du sel tout pur. >• En effet, ce petit poëme est plein d'esprit, plein de détails char- mants, la satire y est fine et plaisante, la mythologie des Sylphes, qui produit le merveilleux, est une idée heureuse , enfin le dénoûment est bien amené : la bou- cle de mistress Fermor, comme jadis celle de Bérénice, est placée dans le ciel et forme une constellation nouvelle *.

A l'exemple de Boileau qui , dans le Lutrin, imite souvent Homère et Virgile, Pope orne ses vers de différents pas- sages empruntés aux classiques. Ces parodies de mor- ceaux graves des grands poètes, introduites à propos et avec jugement dans la poésie héroï-comique, y répan- dent un agrément infini. Ce mélange d'images comiques et de paroles sérieuses, de ridicule dans les idées et de pompe dans le discours, amuse et charme le lecteur.

Pour lire ce poëme avec plaisir et le bien juger, il ne faut, je crois, le lire qu'en anglais. Ses beautés sont lé- gères et telles que ces fleurs qui, transplantées, se fanent et dépérissent. Surtout il ne faut point le lire dans la traduction en prose : je conseillerais plutôt celle de Marmontel, quoique les vers en soient faibles et tout à fait indignes de son talent, à plus forte raison du talent de Pope.

Dans le Messie^ Pope, imitant Isaïe et Virgile, prédit la

* M. Villemain se montre, sur ce petit poëme, un peu plus sé- Tère que M. Boissonade.

{Note de V Editeur,)

26 ŒUVRES CHOISIES DE POPE.

venue de Jésus-Christ. S'il a surpassé le poëte latin, il ne faut pas s'en étonner: Pope, imitant les beautés inspirées dlsaïe, devait s'élever sans peine au-dessus de Virgile qui n'imitait que les exclamations des vers sibyllins*.

Pope n'avait que seize ans quand il composa ses quatre Èglogues, De Taveu des meilleurs critiques, elles sont versifiées avec une telle perfection qu'elles surpas- sent tout ce qui avait paru jusqu'alors et n'ont pas elles-mêmes été surpassées.

Pope, dans ses pastorales surtout, a imité beaucoup les anciens: il leur emprunte avec choix leurs images et leurs idées, et les rend avec art. Warton, qui le traite toujours avec une extrême sévérité, lui reproche, à ce sujet, d'avoir manqué d'invention ; mais c'est exiger de Pope plus qu*il n'avait promis. N'est-ce pas d'ailleurs un bien grand mérite que d'avoir su, à seize ans, copier les poëmes des anciens avec tant de goût , et d'avoir, dans un âge si tendre, possédé sa langue et l'art de versifier à un degré si remarquable ? Cette harmonie musicale' des vers de Pope dut paraître toute nouvelle à des oreilles accoutumées à la dureté de Waller et à la négligence diffuse et inégale de Dryden.

Au reste, Pope savait encore mieux que ses critiques combien Tidylle des anciens était désormais usée à force d'imitations et de copies, et il avait songé à s'ouvrir une nouvelle source dlîriages, en composant des Eglogues américaines. De nos jours deux grands écrivains ont eu la même pensée, et Ton sait de quelles couleurs riches et neuves sont peintes leurs pastorales indiennes et quels charmes inconnus ils ont donnés à la prose française *.

* Voyez Oracula Sihyllinaj de M. C. Alexandre, t. Il, p. 278, Excursus IV, pour tout ce qui est relatif à cette sixième églo- gue de Virgile tant citée, et aux inspirations plus ou moins sibyllines qu'il y faut chercher. (Note de VEditeur.)

* Il s'agit évidemment ici de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand. {Note de VEditeur.)

ŒUVRES CHOISIES DE POFE. 27

Cette perfection admirable dans le style de Pope était le fruit du travail le plus constant auquel il se livra d'abord pour faire sa réputation, ensuite pour la con- server.

On a observé qu'il n'y a pas une seule combinaison élégante de mots, une seule formule heureuse, qu*il n'ait eu l'art de placer dans son Iliade. Il lisait tous les auteurs anglais, les bons comme les mauvais, et notait dans cha- cun les passages ou expressions remarquables, pour s'en servir dans Toccasion. Il lisait aussi nos grands écrivains. Sir Croft rapporte que Pope ne faisait jamais ses beaux vers anglais avant d'avoir commencé sa journée par la lecture delabelleprosedeFénelon, et que régulièrement, deux fois par an, il relisait tout le Télémaque, C'est ainsi que le meilleur peut-être des historiens anglais, Hume, lisait assidûment les histoires de Fléchier, et il est con- venu qu'il devait surtout à cette lecture le mérite qu'on remarque dans son style.

Les Lettres de Pope font aimer son caractère. On y voit combien ce grand poëte, que de longues et injustes agres- sions forcèrent enfin à une vive défense, était sensible, sage, religieux et, quand Toccasion le voulait, coura- geux et ferme dans le malheur de ses amis. Swift a écrit qu'il ne connaissait pas en Angleterre de plus honnête homme que Pope, indépendamment de son génie. Bo- lingbroke disait qu'il n'avait pas dans toute sa vie connu d'homme qui eût un cœur plus tendre pour ses amis particuliers, et plus d'amour pour le genre humain. Ces éloges, autrefois contredits par la haine et l'injustice, ne le sont plus aujourd'hui, et s'il n'était pas temps de finir cet article, je pourrais citer plusieurs passages de ces Lettres qui prouveraient que Pope était à la fois un homme très-aimable et un homme de bien.

LIV

^

«

LES SAISONS DE THOMSON

TRADUCTION PAR FREMIN-BEAUMONT *,

« Pourquoi citez-vous Thomson, disait Voltaire à Saint- « Lambert : c'est le Titien qui loue un peintre flamand. » Assurément, voilà une étrange phrase : il faut croire ou que Voltaire n'avait jamais lu Thomson, ou, ce qui est plus vraisemblable , qu'il voulait seulement faire à Saint-Lambert un compliment flatteur. En effet, quoique Voltaire dût peut-être, par la tournure de son esprit, être plus offensé des défauts de Thomson que touché de ses beautés hardies, cependant je ne puis m'imaginer qu'il ne reconnût pas intérieurement combien le poète anglais est supérieur à Saint-Lambert, pour la force et retendue de l'imagination, la hauteur des idées, la fa- culté d'observer et celle de peindre avec exactitude et vigueur.

J'ai trouvé, dans un critique anglais qui n'a point en- core été traduit, quelques idées fort justes sur le talent de Thomson. Thomson, dit-il, reçut du ciel une imagi- nation puissante et féconde : il a enrichi la poésie d'une

* Journal de V Empire du 15 mai 1808.

LES SAISONS DE THOMSON. 29

foule d'images originales et neuves qu'il a peintes sur la nature même, observée par ses propres yeux. Aussi ses descriptions ont-elles une netteté, une franchise que Ton ne rencontre jamais dans ces versificateurs qui ne savent que répéter ce que Ton a dit mille fois, et n'ont jamais regardé ce qu'ils veulent décrire. Thomson avait cou- tume de faire à la campagne de fréquentes excursions ; là, il étudiait la nature jusque dans ses plus petits dé- tails, bien différent de tant de poètes qui, sans sortir jamais des tristes rues de la capitale, peignent les champs et les rivières « avec Témail éternel des fleurs etTéternel murmure des eaux. «

Âh 1 c'est que pour les peindre, il faut aimer les champs. Mais souvent insensible à leurs charmes touchants, Des rimeurs citadins la Muse peu champêtre,

Les peint sans les aimer, les peint sans les connaître

Voyez-les prodiguer, toujours riches de mots, L'émeraude des prés et le cristal des jQots

Thomson n'a point cette monotonie vulgaire, ni ces détails vieillis. Il se distingue par la nouveauté pitto- resque des idées, par la représentation fidèle d'une foule de circonstances qui n'avaient peut-être jamais été re- marquées avant lui, qui du moins n'avaient jamais été décrites, et donnent à ses tableaux une vérité frappante.

Un autre mérite de Thomson, c'est de ne jamais ou- blier l'homme. S'il est grand poëte et peintre excellent, il n'est pas moins moraliste sage et penseur profond. Son génie rêveur et tourné à la méditation est conduit fréquenmient par le spectacle de la nature, à la contem^ plation des choses de la vie, des passions et des misères humaines. Voyez, à la fin du Printemps^ le morceau ma- gnifique sur les tourments de Tamour et sur les félicités de Tunion conjugale; dans l'Été, les vers sur les Bardes inspirés par les soUtudes, et conversant avec les Génies et les Anges, l'allocution pathétique à l'ombre d'une

30 IJIS SAISONS

amie, le bain de Musidora, et le bel éloge de la philoso- phie par lequel le chant est si noblement terminé ; dans VAti,!omne, l'épisode gracieux et touchant de Palémon et Lavinia, et le panégyrique si moral à la fois et si poéti- que des plaisirs philosophiques de la vie rurale. Il y a dans les premiers vers de ce dernier morceau une ex- pression très-hardie dont j'avais cru trouver une imita- tion dans Delille *; mais je me trompais. Voici les vers anglais :

Oh knew he but his happiness, of xnen The happiest he ! who far from public rage, Deep in the vale, with a choice few retir'd, Drinks the pure pleasures, of the rural life.

Cette singuhère métaphore, boit les plaisirs purs de la vie champêtre^ que le nouveau traducteur n'a pas osé adopter, a été employée par M. Delille :

Quand pourrai-je^ tantôt goûtant un doux sommeil, Et des bons vieux auteurs amusant mon réveil , Tantôt ornant sans art mes rustiques demeures^ Tantôt laissant couler mes indolentes heures, Boire l'heureux oubli des soins tumultueux.

Mais ce n'est point ici Thomson qu'il imite, c'est Louis Racine, à la fin du second chant de la Grâce :

Que mon exil est long ! O tranquille cité ! Sainte Jérusalem ! O chère éternité ! Quand irai-je au torrent de ta volupté pure, Boire Vheureux oubli des peines que j'endure!

V Hiver y qui passe généralement pour le plus beau des quatre chants, offre un moindre nombre de ces traits heureux de morale et de philosophie qui donnent de l'intérêt aux tableaux champêtres , et les rendent plus instructifs et plus attachants. Conduit par la nature de son sujet à la description des neiges, Thomson introduit

* VHomme des chamj^s, IV,

DE THOMSON. 31

le récit épisodique de la triste fin d'un laboureur qui, retournant le soir à sa chaumière, s'égare dans une campagne immense dont la neige a caché les routes : après avoir erré longtemps, il s'arrête désespéré et meurt glacé par le froid. De cette narration, le poëte, par un mouvement très-pathétique, entre dans de graves réflexions sur l'insensibilité des voluptueux de la ville qui, pendant ces nuits affreuses, se livrent à des plaisirs, turbulents et frivoles , quelquefois criminels , tandis que délaissés, d'autres hommes périssent de mi- sère et de froid. C'est ainsi que Thomson anime toujours ses tableaux par la présence de Thômme et mêle à ses récits d'importantes leçons.

Il est juste maintenant qu'après avoir loué dans Thom- son des qualités éminentes, je reconnaisse avec quelques censeurs qu'il a aussi des défauts très-marqués, qu'il a pu abuser par moments de sa prodigieuse facilité, qu'il est en certains endroits redondant et diffus , qu'en d'au- tres, il peut paraître plus gigantesque que grand. Voilà des défauts sans doute , des défauts considérables et je ne les veux point atténuer. Mais dans l'original ils sont rachetés par des beautés d'un ordre très-élevé et dans la nouvelle traduction que j'ai sous les yeux, ils sont beau- coup moins sensibles.

En effet, écrivant dans notre langue timide et réser- vée, M. de Beaumont, homme d'ailleurs plein de goût et d'esprit, a su, sans jamais cesser d'être vraiment fidèle, pallier les trop vives hardiesses de son modèle, tempérer quelques traits, adoucir certaines métaphores et réprimer, en un petit nombre d'endroits, mais sans nuire aux idées, la trop grande surabondance des ex- pressions.

Pour faire connaître tout le mérite de cette traduction, je transcrirai un morceau d'une certaine étendue. Je

32

LES SAISONS

choisis cette narration dont je parlais tout à Theure, la mort d'un laboureur égaré dans les neiges :

« Tandis qu'ainsi les neiges s'entassent et s'élèvent, « tandis que le hideux, Timpitoyable hiver roule tout « entier dans les airs obscurcis, le laboureur, égaré dans « ses champs bouleversés, s arrête et ne les connaît « plus. Ce sont d'autres montagnes dont les fronts nou- « veauxafiligent ses regards; c'est ime autre plaine « nul sentier n'est tracé, hérissée de frimas et d'un as- « pect affreux; ses yeux inquiets cherchent en vain la « forêt, la rivière : toute la scène est changée; il se « croit transporté dans une sohtude sauvage ; il erre de « coteaux en coteaux, de vallons en vallons. Le désir de « revoir son asile soutient ses forces, rappelle son cou- « rage; impatient, il s'élance à travers les monceaux les « plus épais, et s'épuise en efforts inutiles.

« Quel sombre désespoir s'empare de son âmel « Comme son cœur se brise, lorsqu'on approchant de « Téminence obscure qu'il prenait pour son himible « toit, il reconnaît son erreur et se retrouve au miUeu « d'une plaine de neige, loin de l'heureuse habitation « des hommes et de la trace de leurs pas!

« Cependant la nuit l'environne des ténèbres les plus « épaisses; toutes les tempêtes déchaînées mugissent « sur sa tête, et la nuit et les tempêtes rendent ces hor- « ribles heux plus horribles encore. Alors s'offrent en « foule à son esprit les images les plus effrayantes : les a gouffres ouverts, épouvantables abîmes la gelée ne « peut pénétrer; des marais perfides; d'affreux préci- « pices que l'hiver a comblés.... Ces funestes alarmes « arrêtent sa course incertaine. Tremblant, accablé de « fatigue, il tombe au pied d'une colline, ouvrage in- « forme de la saison. Là, toutes les horreurs de la mort « assiègent sa pensée : à ces horreurs se mêlent les tendres et cruels souvenirs que la nature ajoute en-

DE THOMSON.

33

core aux angoisses de rhomme mourant : sa femme, ses enfants, ses amis. En vain, par les soins â*une épouse attentive , un feu brillant , des vêtements chauds l'attendent dans sa chaumière : en vain, les regards inquiets de sa jeune famille le cherchent dans l'obscurité de l'orage et de la nuit; en vain, les pleurs de rinnocence demandent au ciel le retour de leur bon père. Epouse, enfants, amis, maison chérie, hélas! il ne vous verra plus! Le froid, le froid cruel saisit tous ses nerfs, éteint en lui tout sentiment, se glisse jusqu'aux sources de la vie, et bientôt cette vic- time deThiver n'est plus qu'un cadavre roide, étendu sur la neige et desséché par le souffle du Nord.

Tout ce morceau est bien écrit, et, comparé avec l'ori- ginal, on le trouvera aussi exact que la différence des deux langues pouvait le permettre. Il y a des traduc- teurs qui se croient fidèles quand ils sont esclaves de leur auteur : leur style, sans cesse enchaîné aux formes deTidiome étranger, devient obscur, pénible, contourné. Ils nuisent au poète qu'ils copient et perdent tout le fruit de leurs efforts. M. de Beaumont a su allier partout l'élégance et l'exactitude ; non pas cette exactitude timide d*un écolier qui fait une version, mais celle d'un homme de goût qui possède bien les deux langues et qui, tra< duisant un poète en prose, veut se faire lire.

T. II.

3

LV

L'ÉCOLE DE LA MÉDISANCE

COMEDIE DE SHERIDANi.

the Schoolfor Scandai est le chef-d'œuvre de M. She- ridan. Les critiques s'accordent à trouver l'intrigue bien conduite, les situations attachantes et fortes, le dialogue plein de vivacité, d'esprit et d'élégance. Le Tartufe de Mœurs de feu M. Chéron est une imitation affaiblie de YÉcole du Scandale, Il a fallu que M. Chéron fit beaucoup de sacrifices aux bienséances de notre théâtre, qu'il sup- primât une foule de détails très-comiques, et altérât des situations qui auraient pu déplaire à des spectateurs français. Cependant il a peut-être poussé quelquefois la réserve trop loin. Par exemple, il me semble qu'il pou- vait rendre plus piquante la scène du paravent. Dans la pièce anglaise, lady Teazle est découverte par son mari , ce qui produit le fait le plus comique. M. Chéron n'a pas osé faire usage de cette situation. Sa Madame Gercour se cache derrière le paravent ; mais M. Gercour ne l'y dé- couvre pas. Puisque M. Chéron n'avait pas craint de montrer une fenmie mariée en visite furtive chez un

1 /oumal de VEmpire du 14 janvier 1809.

^

L*^COLE DE LA MEDISANCE. âS

jeune homme, il ne devait pas craindre de l*y faire trou- ver par son mari. Cette étrange reconnaissance eût produit une scène neuve et singulièrement comique*. Pavais eu d'abord Tintention de faire dans cet article une comparaison suivie des deux pièces ; mais j'y dois renoncer: elles sont trop peu Connues ; ce paraUèle se- rait sans intérêt, et presque inintelligible pour la plupart de nos lecteurs *. J'aime mieux les entretenir de M, She- ridan lui-même : sa réputation comme littérateur, et surtout comme membre de ^opposition, est venue jus- qu'en France , et une notice sur cet homme célèbre, bien qu'incomplète et trop courte, doit, c6 me semble, méri- ter un peu d*attention.

M. Sheridan naquit en i752, à Quilea, prèis de t)ublin. Le goût des lettres était héréditaire dans sa famille. Son aïeul fut rintime ami du docteur Swift, le compagnon de ses loisirs et son imitateur. Son père^ après avoir été longtemps à la tête du théâtre de Dublin, vint à Londres en 1758 ; il s'y fit une grande réputation comme acteur et comme lecteur ; il passait pour le plus habile décla- mateur de son temps, et l'on sait qu'il eut la gloire de réformer l'accentuation anglaise. Madame Sheridan, la mère, fut célèbre par les agréments de son esprit \ elle a laissé des comédies, des romans, et d'autres mor- ceaux de littérature dont on ne parle pas sans estime.

M. Brinsley Sheridan fut élevé à l'école de Harrow. Parmi les sous-précepteurs de cette maison était le doc-

i II semble que madame Emile de Girardin, dans Lady Tartuft,

86 soit inspirée de cette situation.

{Note VEditiwt,)

* Aujourd'hui M. Boissonade ne parlerait plus ainsi : les meil« leurs morceaux de lu critique dramatique hebdomadaire de MM. J. Janin, P. de Saint-Victor et Th. Gauthier sont ceux ils &t>mp&reht les œuvres étrangères à celles de nos coutempo- < rains. {Note de VEditeur,)

â6i l'école de la MEDISANCE.

teur Parr, aujourd'hui Tun des plus savants hommes de l'Angleterre *. Il se forma entre Télève et le maître une amitié que rien depuis n'a troublée. Cette liaison fut ntile aux progrès littéraires de M. Sheridan. A dix-huit ans, il traduisit du grec les Lettres (TAristaenète ; il fit aussi, vers la même époque, imprimer quelques Essais anonymes qu'il serait aujourd'hui fort difficile d'indi- quer avec exactitude.

Dans un voyage à Bath, M. Sheridan fit connaissance avec miss Linley, fille du directeur du théâtre de Drury- Lane et cantatrice renommée. Son assiduité auprès d'elle déplut au capitaine Mattews : ils se battirent, et leur courage, leur acharnement, leur férocité, ont rendu ce duel mémorable. En 1773, M. Sheridan épousa miss Linley , et quoiqu'il n'eût alors d'autre ressource que son talent, il ne voulut point que sa femme chantât, désormais en public. Devenu veuf après vingt années de mariage, M. Sheridan a épousé en 1794 miss Ogle, fille du doyen de Winchester.

M. Sheridan avait été destiné par ses parents à la pro- fession d'avocat; mais il préféra la littérature. Au mois de janvier 1775, il donna à Covent-Garden sa comédie des Rivaux. Cette pièce, excessivement longue et très- mal jouée, ne réussit pas à la première représentation ; elle eut plus de succès quand l'auteur l'eut retouchée. Il fit représenter cette même année, au bénéfice de l'ac- teur Clinch, une farce intitulée : le Jour de Saint-Patrice. Il avait voulu récompenser Clinch qui s'était chargé, dans les Rivau^Xy du rôle de l'Irlandais que Lee, autre acteur de ce temps, avait absolument défiguré.

L'opéra-comique delaDwè^nefut donné en 1776. Il eut un succès dont il n'y avait pas d'exemple. L'opéra des Gueux, soutenu par tous les beaux esprits et la moitié

t Voir la Note de M. Boisaonade sur les travaux du docteur Parr, p. 5. {Note de VÉditeur.)

l'école de la MEDISANCE. 37

des seigneui^s d'Angleterre, avait eu soixante-trois ré- présentations en une saison; la Duègne en eut soixante- quinze. Ce prodigieux succès fut effacé par celui de Y École de la Médisance : cette pièce parut en 1777. L'an- née suivante, M. Sheridan fit jouer à Drury-Lane un petit divertissement intitulé le Camp ; il n'a jamais été imprimé. La Critique ou la Répétition d'une Tragédie est de 1779. On croit que le caractère du chevalier Fretfut Plagiary est une satire dirigée contre M. Richard Cum- berland. Cet auteur comique, que les Anglais appel- lent leur Aristophane, avait eu le malheur d'offenser M. Sheridan.

On attribue encore à M. Sheridan une Course à Scar- boroughy comédie imitée de Vanburgh , une Élégie sur la mort de Garrick, le Prologue de la Sémiramis du capitaine Ayscough, et d'autres pièces fugitives dispersées dans tous les recueils.

Garrick quitta le théâtre en 1776, et M. Sheridan, en société avec M. Linley, son beau-père, et le docteur Ford, acheta d'abord une moitié de la propriété du théâtre de Drury-Lane et bientôt l'autre. Placé à la tête de cette grande entreprise, il fit souvent regretter l'administra- tion active et vigilante de Garrick,

Encouragé par Fox, son ami, et rassasié de succès dramatiques, M. Sheridan tourna ses vues vers la poli- tique et il réussit, en 1780, à se faire nommer membre du Parlement.

Comme orateur, M. Sheridan dut peu à la nature. Quand il entra au Parlement, sa voix était faible, sans variété, sans harmonie, sans étendue; il n'avait de re- marquable qu'une prononciation toujours très-claire et d'une parfaite exactitude : il en était redevable aux ex- cellentes leçons de son père. M. Sheridan lutta avec per- sévérance contre les défauts de son organe ; il s'exerça d*abord à parler en public sur des questions légères et

39 U£COi£ m hk M£DiaANO£.

dans les occasions peu marquantes, et par des efforts longtemps répétés, il parvint à donner à sa voix toutes les qualités qui lui manquaient. On s'aperçut bien de ce changement quand il fut, en 1782, nommé sous-secré^ taire d'État dans le département de Fox, et encore plus quand, l'année suivante, il fut créé secrétaire de la Tré- sorerie, sous le duc de Portland.Dans la session de 1785| ^1 proiionça un discours célèbre sur la quatrième des Vingt Propositions Irlandaises. Les politiques se sou- viennent encore de sa motion de 1786 sur les finances. Mais le triomphe de M. Sheridan, comme orateur, c'est iorsqu*en 1787, il parla dans la Chambre des Com- munes contra Ha§tings : son discours dura cinq heures et demie ^ et personne ne parut l^s de l'écouter. L'atten- tion était enchaînée par le beau débit de l'orateur, par son langage énergique , noble et d'une élégance toujours soutenue.

La politique paraissait l'avoir pour toujours enlevé à la littérature, Il avait promis un opéra-comique et une comédie qu'il n'avait point donnés et qu'on avait enfin cessé d'attendre, lorsqu'en 1 799 il fit représenter Pizarre^ tragédie imitée de l'allemand de M. Kotzebuë. Cette pièce a obtenu le plus brillant succès, mais les meilleurs cri- tiques en ont blâmé le genre , et il est à remarquer qu'autrefois M. Sheridan s'était lui-même élevé contre ces mélodrames à grand spectacle. 11 faut croire qu'en acquérant la propriété de Drury-Lane, M. Sheridan a changé de principes littéraires. En Angleterre, Pizarre est joué sur le premier théâtre de la capitale ; à Paris, il serait relégué aux Boulevards K

< Sheridan est mort dans la misère , en 1816, Th. Moore a publié, en 1896, deux volumes de Mémoires curieux sur la vie de Sheridw. {Noie de VEditeur.)

LVI

OSSIAN

BARDE DU III« SIÈCLE, POÉSIES GALLIQUES PAR M. BAOUR-tQRUIAN '.

I

Vers le milieu du siècle dernier, les Ecossais, réveillés de la longue léthargie qui avait suivi TUnion, étaient entrés avec cette ardeur qui distingue leur caractère, dans toutes les routes de Tindustrie, du commerce et de la littérature. Bientôt leurs écrivains purent rivaliser de talent et de renommée avec ceux de l'Angleterre. Dans l'histoire et dans la philosophie, Hume et Rohertson dé-

1 Jotimal de VEmpire du 3 septembre 1810. En donnant au- jourd'hui ces morceaux qui parurent en 1810 sur l'Oman de Macpherson, nous n'oublions pas que cette question a été supé* rieurement et définitivement traitée dans la 31* leçon du Cours de littérature française de M. Villemain. Mais il nous a semblé que le point de vue de l'helléniste n'était pas le même. que celui de l'éloquent critique: M. Villemain a surtout insisté sur l'ori- ginalité poétique de cette inspiration qui essayait de remonter le cours des âges, M. Boissonade sur les maladresses qui à chaque pas dénoncent le faussaire. Chacun des deux critiques a été dans le sens de son talent: M. Villemain recherchant la verve et l'éclat de l'imagination, et M. Boissonade les emprunts faits à l'antiquité. {Note de VEditettr.)

40 OSSIAN.

ployèrent un talent supérieur; le Douglas de Home, bien que trop vanté peut-être, promit un grand tragique; Thomson se plaça au premier rang des poètes descriptifs.

Hais VEcosse n'avait pas encore une épopée qu^elie pût opposer au Paradis perdu. Macpherson eut l'ambi- tion d^étre le poëte épique qui manquait à la gloire de son pays. En 1758, il fit paraître à Edinburgh le Highlandery en six chants. Ses espérances furent trom- pées , le poème mourut en naissant. Macpherson ne fut pas découragé , il n'abandonna point son projet favori d^une épopée écossaise ; mais renonçant pour son propre compte à la gloire et surtout au danger d'être poète, il commença dès lors à combiner son système de traduc- tions Ossianiques.

Deux ans après la chute du Highlandery il fit circuler la traduction de quelques fragments du poème de Fin- gai, et il avertissait prudemment que le reste pourrait être retrouvé, moyennant quelques encouragements. L'attention fut vivement excitée. Des hommes qui avaient du goût et de l'influence sur le goût public, et qui pas- saient pour de bons littérateurs et d'habiles critiques, affirmèrent Tauthenticlté des fragments; on les écouta, on les crut sans examen. Le succès des meilleurs ouvra- ges est ordinairement contesté par la jalousie et la ma- lignité contemporaine, mais une antiquité de quinze siècles commandait l'admiration et forçait le respect.

Le ton excessivement mélancolique de ces fragments était une autre séduction , car il régnait alors dans toutes les têtes une sorte de fermentation sentimentale. Les Nuits dToung, l'inimitable élégie de Gray, les pastorales de Shenslone, les romans de Sterne, avaient mis la mé- lancolie à la mode dans la littérature, et Macphei*son, soit par calcul et par artifice, soit par la pente naturelle de son imagination portée d'elle-même aux pensées vagues et tristes, avait donné à son faux Ossian cette

OSSIAN. 41

couleur sentimentale et sombre que Ton cherchait alors, que Ton préférait à toute autre, dans les ouvrages de littérature et de poésie. Le succès fut général : ce fut de l'enthousiasme et de la frénésie. Les nobles écossais, tout glorieux d'avoir une épopée nationale, offrirent à rheureux traducteur les encouragements qu'il désirait : une souscription fut ouverte, immédiatement remplie, et Macpherson partit pour les Montagnes et les Iles, chaîné de recueillir les poèmes d'Ossian.

On a parlé de Macpherson comme d'un grand seigneur fort riche, écrivant les pages de son Ossian dans les belles forêts de ses parcs : c*est au moins un anachro- nisme. Quand Macpherson publia le Highlander et les fragments, il était obscur et pauvre. Après avoir exercé l'emploi de maître d'école à Badenoch, puis celui d'in- stituteur dans une maison particulière, il était, quand il partit pour les Montagnes avec l'argent des souscripteurs, étudiant en théologie et correcteur des presses du libraire Balfour.

Au bout de deux ans, Macpherson reparut avec le Fin- gai tout entier, le premier chant de Témora, et plusieurs petits poèmes. Quelques romances irlandaises, et le Highlander, étaient la base et le fond de toutes ces com- positions, où il n'y avait rien d'original et de neuf que l'impudence inouïe du prétendu traducteur, sa prose mesurée, et quelques erreurs monstrueuses qui auraient dû, mais ne purent alors dessiller tous les yeux. Bientôt, à la demande de son grand protecteur, le lord Bute, Macpherson donna les huit livres de Témora et quelques autres poèmes; mais il n'eut pas besoin, pour cette nou- velle publication, d'un second voyage aux Montagnes.il trouvait apparemment ses lecteurs si faciles à tromper qu'il dédaignait d'y mettre désormais tant de finesse et de précautions.

Les poèmes ne furent pas accueillis avec moins d'en-

08SIUN.

tbousiaame que les fragments. Les feuilles publiques élevèrent aux nues le barde écossais ; Blair et le lord Kaimes le placèrent à côté d'Homère , de Virgile et de Milton ; Henry et Whittaker le citèrent comme autorité historique.

Cet excès de crédulité surpasse toute croyance. Les preuves de la supposition étaient manifestes; les erreurs de chronologie, d'histoire, de géographie, étaient nom- breuses et palpables ; Macpherson ne montrait point de manuscrits. Kaimes en connaissait un du xv» siècle ; mais il le disait et ne le faisait point voir. Il est vrai que le traducteur avait donné Toriginal erse ou gaélique, du songe de Malvina ; mai$ ce n'était réellement qu'une tra-» ductipn de Voriginal anglais, pleine d'incorrections et de fautes qui, au jugement du savant M. Laing, prouvaient à la fois et la nouveauté de ce langage donné pour an* tique, et le peu d'érudition de Vauleur. D'ailleurs, ce fragment est en langue erse, Macpherson le fit lire im- primé, ou le montra écrit de sa propre main; jamais,^ quoiqu'il l'eût promis, il ne produisit d'ancienne copie. La tradition était vainement invoquée, car les Monta- gnards n'ont jamais su un mot des poèmes de Macpher- son, et il n'a pu nommer personpe qui lui eût fourni ou indiqué le moindre fragment. Quand le docteur John- son, grand ennemi de Macpherson et de ses charlatane- ries, visita les Montagnes et les Hébrides, il n'entendit rien raconter ou chanter qui pût défendre le faux tra- ducteur.

Combien d'arguments fournissaient encore contre Macpherson les imitations formelles dont sont remplies toutes les pages de son Ossian 1 Mais on ne voulait rien voir ; personne ne remarquait qu'il y avait entre le Fin- gai d'Ossian et le Highlaiider de Macpherson une ressem- blance extraordinaire : c'était la même bouffissure dans le style, les mêmes images, les mêmes inoid^iuts^ par-

ossuN. 43

tout les météores verdâtres, la bruyère et les coUines, les ouragans et les fantômes ; seulement les noms, les lieux, les époques étaient changés. |^I1 est vrai que le Highlander est inférieur à Fingal ; mais cette différence prouve seulement que Macpherson n'avait pas à vingt et un ans autant de talent qu'à vingt-cinq. Quand il publia le Highlander, il n'avait pas encore écouté les leçons du docteur Blair , il avait peu de lecture, peu d'habitude d'écrire, et, gêné par son idiome national, U ne connais- sait pas encore toutes les finesses et toutes les ressources de la langue anglaise.

Macpherson ne se contentait pas d'imiter son Highkm" der^ il savait aussi puiser à de meilleures sources et il y puisait sans réserve. La Bible, avec laquelle ses études théologiques l'avaient familiarisé, lui a fourni une foulô 4'iaiages, d'expressions et de formules.

Comala et les épisodes de Carrick-Thura ne sont guère qu'une ambitieuse imitation du Cantique des Cantiques i les nuages et le style de ce Livre sont adaptés aux paysa- ges de rÉcûsse et à la vie paslorale des Montagnarde^ Fingal dit à sa Comala : « J'ai entendu une voix sem-^ « blable à la brise de mes collines. Est-ce la chasseresse « de Galmal, la fille de Sarno, aux blanches mains? Re- « garde du haut de tes rochers, ô mon amour ! Que j'en- « tende la voix de Comala ! Viens à la grotte de mon « repos. L'orage est passé et le soleil brille sur nosval- « Ions. Viens à la grotte de mon repos, chasseresse du « retentissant Arden I »

Ces douces paroles sont prises du Cantique des Canti-. qxies : « 0 ma colombe, dit Salomon, toi qui habites la «• grotte du rocher, montre-moi ton visage , que j'en- « tende ta voix! L'hiver est passé; la pluie a cessé. « Lève-toi, mon amour, ma belle, et viens ! »

Etailleurs: «Morna, la plus belle entre les femmes, tu es « blanche comme la neige sur la bruyère ; ta chevelui'e

44 OSSIAK.

« ressemble au brouillard de Cromla, quand il se roule t sur la colline ; ton sein est pareil à deux roches polies

qui se montrent au-dessus de Branno; tes bras sont o comme deux blanches colonnes dans les salles du « puissant Fingal. Il y avait dans Salomon : « est « allé ton bien-aimé, ô toi, la plus belle entre les fem-

mes? Ton sein est pareil aux deux petits jumeaux d*une t chevrette; ton col est comme une tour d'ivoire; ta « tête comme le Carmel, et tes cheveux comme la t pourpre du roi. Tes jambes sont semblables à des co-

lonnes de marbre posées sur des socles d'or pur. » Ces imitations sont évidentes, et il serait facile d*en

multiplier les exemples.

Homère n'est pas imité avec plus de discrétion. Les anciens tragiques, et Pindare, et Virgile, ontaussi fourni des images et des idées au barde écossais. Il n'a pas même craint d'imiter les modernes et les poètes de sa nation.

n doit beaucoup au Tasse, à Milton , et il a pris quelques beaux traits dans les œuvres d'Young, de Thomson, d'Akenside, de Blair, de Gray, ses contempo- rains. Quand Comala s'écrie : Que la confusion te pour- suive à travers tes plaines ! que la ruine t'enveloppe, « roi de la terre ! il est visible qu'elle imite le Barde de Gray : « Que la ruine fonde sur ta tête, roi sans pitié! « Que la confusion se mêle parmi tes bannières * ! »

On lit dans les Cinq Bardes : « Le vent est levé , la pluie « descend, TEsprit de la montagne crie, les fenêtres « craquent , la rivière enflée gronde , le voyageur tente « le gué : entends ce cri ! il meurt ! Ces détails sont empruntés du Tombeau de Blair: « Le vent est levé; « écoute comme il mugit. Je n'ai point encore entendu « de bruit si effrayant : les portes crient, les fenêtres

1 J'ai suivi la belle traduction de Gray, par M. Lemierre. Q

OSSIAN. 45

« craquent, la rivière se précipite toute sanglante, et « Ton entend les terribles clameurs de l'Esprit des « eaux. »

« N'est-il pas étonnant que des imitations si mani- festes et si souvent répétées n'aient pas d'abord détrompé tous les lecteurs instruits? Conçoit-on que l'Angleterre et l'Europe aient, pendant plus de trente ans, regardé comme possible, comme vraie, l'incroyable existence d'un sauvage calédonien, qui, au in« siècle, dans les ténèbres les plus épaisses de l'ignorance et de la bar- barie, compose deux grandes épopées et ime foule de petits poèmes, abondent avec les sentiments les plus délicats et les plusraflÛnés, les idées de la morale la plus élevée? Et quelle supposition que celle d'un barde écossais, qui a, par hasard, les mêmes idées, par hasard, les mêmes images et les mêmes expressions qu'Isaïe, Salomon, Homère, Pindare, Sophocle et Milton! Il sem- ble que de pareilles impossibilités devaient révolter les esprits les plus crédules; et cependant les premières dupes furent des hommes pleins de finesse, de lettres et de goût !

II

n n'est pas aisé d'avoir de l'estime pour le caractère moral de Macpherson : Macpherson est un charlatan qui a trompé ses contemporains, et s'est enrichi aux dépens de leur crédulité ; mais il faut au moins estimer son ta- lent. Il serait injuste de ne pas reconnaître qu'il avait une imagination véritablement poétique ; que ses ouvrages of&ent de belles descriptions, de beaux récits, quelques traits vraiment imposants, parmi beaucoup d'enflure, et des morceaux très-pathétiques qui élèvent l'âme et l'attendrissent. Ce qui prouve quil y a dans les poésies d'Ossianun mérite réel, c^est leur succès dans toutes les langues.

46 OSSIAN.

A présent que rimpoàture est découverte, que ce pres- tige d'antiquité qui nous dispose si facilement à l'admi- ration n'existe plus ; à présent que la critique, comme pour se venger d'avoir elle-même été trompée, a déployé contre l'auteur et contre le livre ses plus sévères ri- gueurs et mis dans le plus grand jour les fautes histo- riques, les plagiats, les défauts de style et de composi- tion ; à présent même, si le succès est diminué, pourtant il dure encore. Ossîan n'est plus une divinité classique , il n*a plus de culte, plus d^admirateurs enthousiastes ; mais Macpherson trouve encore des partisans. Les lec- teurs éclairés rendent toujours justice aux beautés supé- rieures répandues dans ses ouvrages, et les âmes mé- lancoliques et sensibles y vont chercher encore ces émotions tendres elles se plaisent et qu il siait quel- quefois merveilleusement produire.

Rien ne montrera mieux combien les partisans d'Os- sîan, même les plus vifs, sont devenus sages et raisoûna- bles, que de comparer un moment les deux traducteurs français. Le tourneur et M. Baour-Lormian. LetourneUr est fanatique, son admiration est exclusive et passe toutes les bornes, M^. Baour-Lormian témoigne, il est vrai, pour le barde écossais la plus grande vénération, il ft même l'air de croire à l'authenticité de ses poésies; mais son admiration prudente et retenue le laisse tou-^ jours fldéle aux règles du bon goût et de la raison ; son auteur ne lui semble pas parfait , il lui trouve des dé- fauts. Je conviens qu'il cherche à les excuser, mais enfin il les reconnaît; jamais Letoumeur n'aurait eu cette condescendance. Letoumeur avait traduit tout Ossian avec beaucoup de religion et de scrupule; M. Baour- Lormian ne traduit pas tout, il imite, et il n'imite pas tout, il choisit.

Quand Lamotte osa mutiler Vlliade, toute la littéra- ture justement indignée se souleva contre lui : le te:rte

088IÂN. 4^

de l'Homèi*e écossais n'est pas si respectable ; M. Baour- Lôrmian a pu Tabréger impunément. Il a osé lai ôter ^s étemelles répétitions, adoucir ses traits trop souvent gigantesques et forcés, sans que personne ait réclanié, ni crié au sacrilège. Bien loin qu'on lui ait fait un crime de soô ftUdôce, toutes les personnes de goût lui en ont BU gré c au lieu de reproches, il a reçu des éloges, et fiuc<!ès a justifié son heureuse licence.

M. Baour-Lormian, comme abréviateur, a fait preuve goût et de sagesse ; comme imitateur et comme poète, il ft montré le plus grand talent. Ti-ois éditions qui se sont rapidement succédé attestent le mérite de sa traduc- tion î elle a été lue par tous ceux qui aiment encore les beaux vers, et généralement on la regarde comme une de ses meilleures productions.

Deux morceaux prouveront combien cette estime est Bttêiitée. Je souhaiterais que les bornes de cet article me permissent d'en citer un plus grand nombre ; je ne serais pas embarrassé pour les trouver.

VHynvfie au soleil, que je citerai d'abord, termine dans l'original le poëme de Carthon; M. Baour-Lormian l'en a détaché, et il a eu bien raison. C'est une espèce de lieu commun poétique qui ne se lie en aucune manière aux événements du poëme :

Roi du monde et du jour, guerrier aux cheveux d'or, Quelle main te couvrant d'une armure enflammée, Abandonna l^espace à ton rapide essor . Et traça dans l'azur ta route accoutumée?.

Toute cette tirade est admirable de poésie *. Mais à qui per8uadera4-on que cette physique toute rimple qu'elle

* Aajoûtd*htii ott est plus sévère à cette pûiésie brillante encore, mtiî* un pièn réft-oîdie. Notre tant regretté ami M. Rigault s'est mtyqtié fSrt ÀgréAblemeûl des prétentions ossianiques qui ont précéda le bytonisme, et dont M. Baonr-Lormian a été le pré- curseur, pris ausérieuxpar les uns,et raillé asset vivement p«ir lèn autre*. {Note de l'Editeur,)

I

48 08SIAN.

est, que cette morale, que ces idées qui tiennent à tant d'observations et de rapports, puissent convenir à un Écossais du lu* siècle, c'est-à-dire à un véritable sau- vage, sans lettres et sans civilisatioQ ?

Coininent,dit ud grandcri tique ', conmient le sauvage Ossian, sur < un rocher de la Ualëdonie, lors qu'autour de lui tout estgrossier, barbare et sanguinaire, peut-il

être parvenu à des counaissauces morales que Socrate

eut à peine dans le siècle le plus éclairé de la Qrfece?

Voyez si les poésies Scandinaves ont la même couleur

que celle du barde écossais. La valeur féroce était la

seule vertu des peuples du Nord à l'époque l'on

suppose que vivait le fils de Fingal. Les véritables

chants du barde ressemblaient à ceux des Hurons et

des Iroquois : H ne crains point la mort ; je suis brave.

Que ne puis-je boire dans le crâne de mes ennemis et teur

dévorer le cœur! Le séjour qu'Odin promet aux héros

après leur mort est un palais leur plus douce occu-

pation sera de combattre et de renaître pour s'égorger

denouveau, La morale seule d'Ossian révèle la religion

de M. MacpheraoD.

A ces preuves générales de supposition, j'ajouterai

< Ilt'agiCIrèa-TraisembUblementicideU. de Fonttaei. Ilu'^k guère que M. Sainte-Beuvs qui pourrait aujourd'hui détigner tu juste l'article d'oîi «ont extraites les lignes qu'on vient de lire. Eu 1810, M. de FoQtanes était grand maître de l'UniTertité. L* nommer plu* clairement, c'eût été avoir l'air de le flatter. Mue U. de Fontanea était un dsi écrivaina qui avaient 616 le pltu aenaible k certaini mérites des poËmss ossianiques. Au tome l"de l'édition, en tête de l&quelle l'auteur des Cautirigi du Lundi ^ mi* une si excellente préface, on lit, p. 3S9, un chant du Barde «dieaié àLetoumeut, et composé eal783. C'est Ossianquipftrle. Dan* plu*ieuri des morceaux en prose du second volume, l'ami de Chateaubriand exprima des idées fort iemblablea à celles dont M. Soissonade fortifie sa thèse. Le soeptioisme enr une question pareille était naturel chez un homme qui poiai- dait a fond et la littérature ancienne et le* poStei angltie qn'il avait imité* arec tant de bonheur-

[NoI» il i'Èdilmr.)

OSSIAN. 49

quelques preuves particulières que fournissent les imita- tions.

Dans Toriginal, l'hymne commence par ces mots: « 0 toi qui roules sur nos têtes, rond comme le bouclier « de mes pères! » Milton avait dit : « Deux larges soleils « opposaient leurs boucliers enflammés. » La même ex- pression était déjà dans le Douglas de Home : « La lune « se lève ronde comme mon bouclier. »

Ce qu'Ossian ajoute : Tu es toujours le même, te réjouissant dans la force de ta course, » est pris litté- ralement de Job : « Il se réjouit dans sa force.

Et ce beau mouvement :

Hélas! depuis longtemps tes rayons glorieux Ne Tiennent plus frapper ma débile paupière....

est emprunté de l'apostrophe au Soleil, qui ouvre le troisième chant du Paradis perdu. Voici les vers du grand traducteur, M. Delille :

Mais hélas I à mes yeux ta lumière est ravie. En vain leur globe éteint et roulant dans la nuit Cherche aux voûtes des cieuxta clarté qui me fuit: Tu ne visites plus ma débile prunelle

Et cette idée de la mort possible du soleil :

Mais peut-être, ê soleil, tu n'as qu'une saison ; Peut-être, succombant sous le fardeau des âges. Un jour tu subiras notre commun destin ; Tu seras insensible à la voix du matin Et tu t'endormiras au milieu des nuages.

est due à Young, qui a dit dans une de ses Nuits: « Mort, « grande souveraine de l'Univers! le soleil lui-même ne t brille que par ta permission, et un jour tu Tarrache-

« ras de sasphère 1 »

L'autre morceau qui me reste à rapporter n'est pas moins brillant :

Ainsi qu'une jeune beauté Silencieuse et solitaire,

T. II. 4

50 OSStAN.

Des flancs du nuage argenté

La lune sort avec mystère. Fille aimable du Ciel, à pas lents et sans bruit, Tu glisses dans les airs brille ta couronne,

Et ton passage s'environne Du cortège pompeux dès soleils de la nuit. Que fais-tu loin de nous, quand l'aube blanchissante

Efface à nos yeux attristés Ton sourire charmant et tes molles clartés? Vas-tu, comme Ossian, plaintive, gémissante.

Dans l'asile de la douleur Ensevelir ta beauté languissante? Fille aimable du Ciel, connais-tu le malheur? Maintenant, revêtu de toute sa lumière. Ton char voluptueux roule au-dessus des monts ; Prolonge, s'il se peut, le cours de ta carrière, Et verse sur les mers tes paisibles rayons.

Le critique que j'ai déjà cité compare ces vers pleins de grâce et de mélancolie au fameux Clair de lune, le plus beau morceau du poëme des Fastes et peut-être le chef- d'œuvre de Lemierre. Cet éloge est grand, et il doit paraître à M. Baour-Lormian d'autant plus flatteur que le critique qui le lui donne est lui-même un de nos pre- miers poètes et que son jugement a dans ces matières une plus grande autorité.

J'admire aussi cette belle tirade ; mais en la rappro- chant de l'original, je crois y découvrir une légère tache. Le traducteur demande à la lune ce qu'elle fait quand Vaube vient éclairer le ciel. Cette circonstance de l'aube n'est pas dans O.-sian. Voici ses paroles : « te re- « tires-tu, abandonnant ta course, quand l'éclat de ta « face s'évanouit ? As-tu ta salle comme Ossian ? Habiles- « tu dans l'ombre de la douleur? Tes sœurs sont-elles « tombées du ciel ? » En note, Macpherson avertit qu'il s'agit du déclin de la lune. En effet, il est peu naturel que le poète s'inquiète de ce que devient la lune quand le soleil paraît. Il peut supposer qu'elle est encore sur Thorizon, mais que ses rayons sont éclipsés par une lu- mière plus éclatante. Pourquoi regretterait-il cette lueur

OSStAN. 61

faible et pâle? Pourquoi ses yeux seraient-ils attristés , quand le soleil réjouit la terre et riUumine de tous ses feux ? Il demande à la lune ce qu'elle devient dans Vin- terlune, dans ces nuits si longues et si tristes qu'elle n'é- claire pas. Cette inquiétude est bien plus naturelle. C'est alore, et non pas dans le jour, que Tabsence de la lune est vivement sentie : elle est regrettée par Tamant dont elle nourrit la rêverie, par le voyageur égaré dont elle guiàé les pas et raffermit le courage :

Reine des nuits, l'amant devant toi vient rêver, Le sage réfléchir, le savant observer ; Il tarde au voyageur dans une nuit obscure Que ton pâle flambeau se lève et le rassure.

Ce sont quatre beaux vers de ce Clair de lune de Le- XTiîén'e.

n ne sera pas inutile de remarquer que ces idées de l'absence de la lune, de sa salle, de sa douleur, sont encore prises de Milton et dToung. Le premier s'ex- prime ainsi dans Samson : « Pour moi, le soleil est noir « et silencieux comme la lune, quand elle abandonne la « nuit et se cache dans sa grotte interlunaire. » Et Young s'écrie, dans une de ses Nuits : « 0 Cynthie l pourquoi es-tu si pâle? Pleures-tu le malheur de quelque astre voisin? »

Avant définir, je dois à mes lecteurs un aveu, c'est quHme belle dissertation de M. Malcolm Laing m'a fourni toute mon érudition anglaise.

LVII

LES FABLES DE LA FONTAINE

TRADUITES EN ANGLAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS

PAR ROBBRT THOMSON <.

Champfort ne croyait sûrement pas qu'il fût jamais possible de traduire les Fables de La Fontaine, puisque, selon lui, un étranger ne pouvait pas même parvenir à les entendre parfaitement. Voici comme il s'est exprimé dans V Éloge du fabuliste : « Nous n'osons penser que tous les esprits puissent sentir ces grâces de style qui s'évanouissent dans une traduction. Et si on lit La Fontaine dans la langue originale, n'est-il pas vraisem- blable, qu'en supposant aux étrangers la plus grande connaissance de cette langue, les grâces de son style doivent toujours être mieux senties chez un peuple l'esprit de société, vrai caractère de la nation, rap- proche les rangs sans les confondre ; le supérieur veut se rendre agréable sans trop descendre, et l'infé- rieur plaire sans s'avilir; l'habitude de traiter avec tant d'espèces différentes d'amour-propre, et de ne point les heurter, dans la crainte d en être blessés nous-mêmes, donne à l'esprit ce tact rapide, cette

« Journal de VEmpireàii 13 février 1807.— Voir dans la critiqub VRANÇAXSB, au n* LXXYir, deux charmants articles sur LaFon^ taine $t tow les fabulistes* {Note de VEditiur»)

LA FONTAINE TRADUIT EN ANGLAIS. 53

« sagacité prompte gui saisit les nuances les plus fines « des idées d'autrui, présente les siennes dans le jour le « plus convenable, et lui fait apprécier, dans les ou- « vrages d'agrément, les finesses de langue et les bien- « séances du style? S'il est ainsi, comment les étrangers t pourraient-ils songer à les traduire?... » Ces idées ne^me semblent point justes. Sans doute, il est dans le style de La Fontaine une foule de petits détails et de traits délicats qui échappe- ront d'abord à Tétrauger même le plus instruit, mais qui ne lui échapperont pas toujours, s'il veut étudier soigneusement le langage de cet auteur, le rapprocher de Rabelais, de Marot et de quelques autres écrivains de ce genre qu'il affectionne et qu'il imite ; s'il peut se rendre familier, par Thabitudede lire et de parler beau- coup, le sens des locutions vulgaires ; enfin, s'il sait au besoin prendre le conseil des hommes éclairés.

Les Français eux-mêmes peuvent-ils tous parfaite- ment saisir ces délicatesses? Il leur faut aussi du goût et de l'étude».

Quant à ces subtiles conséquences que Champfort prétend tirer de notre plus grande sociabilité, je ne vois pas trop quel sens y attacher. S'ensuit-il donc qu'un Français qui, toute sa vie, par caractère ou par nécessité, aura fui le monde et cherché la retraite, ne pourra bien

I C'est afin d'iniiier les lecteurs à toutes ces délicatesses qu'il parait presque chaque année sur La Fontaine un nouveau coin> mentaire, lequel n'empêche pas le suivant d'être aussi bien venu que celui qui l'a précédé. L'abbé Guillon, Ch. Nodier, M"' Tastu, tant d'autres et nous même, s'il nous est permis de nous nommer en pareille compagnie, prouvent assez que La Fontaine est dif- ficile à entendre pour tout le monde, même en France, et qu'il le devient davantage, à mesure que nous nous éloignons du xvii' siècle. Ce ne sont pas seulement les bons passages des com- mentaires qui donnent raison à M. Boissonade, ce sont aussi les erreurs mêmes dont nul de nous n'est exempt.

{Note de VÉditeur.)

54 LA FONTAINE TRADUIT EN ANGLAIS.

comprendre le poète qui si souvent charme sa solitude? Et d'où vient celte si grande importance de nos habitudes sociales pour l'intelligence d'un poëte qui lui-même vivait presque hors des mœurs publiques, cultivant peu la société et n'y apportant guère qu'un esprit inattentif et distrait? A quoi bon exiger pour l'entendre la con- naissance d'un genre de vie que lui-même ne connais- sait pas quand il écrivit?

Je ne crois donc pas impossible à un étranger de par- venir à l'intelligence entière de La Fontaine et de nos plus diiSiciles écrivains : l'embarras pour lui sera plus grand à les traduire. Il y aura de nombreux passages qu'il devra désespérer de bien rendre jamais : les mots lui manqueront souvent pour exprimer les idées précisément comme l'original les a conçues, comme lui- même il les conçoit. Ses paroles imparfaites, obscures, embarrassées, feront plus d'une fois douter qu'il ait bien compris les choses qu'il aura le mieux entendues. Et ensuite, comment copiera-t-il ces beautés qui tiennent au mécanisme de la langue, à ses formes matérielles, à son extérieur, si je puis parler ainsi ?

Ces difficultés sont infinies; mais elles n'existent pas moins pour le traducteur de tout poêle que pour celui de La Fontaine. Quel homme, entendant parfaitement Homère, Horace, Virgile ou Milton, pourrait les rendre jamais aussi bien qu'il les entend? Pope et M. Delille sont fort souvent d'infidèles interprètes; mais leurs ou- vrages, malgré quelques défauts, prouvent bien plutôt la possibilité de traduire les poètes les plus difficiles, qu'ils n'attestent le contraire.

Ainsi, il ne faut, je crois, rien préjuger d'avance contre la traduction de M. Thomson : le succès n'était pas aisé ; il n'était pas non plus impossible. Sa langue même a pu l'aider beaucoup : elle aime cette manière de plaisanter ironique et naïve qui distingue notre fabu-

LA FONTAINE TRADUIT £N ANGLAIS. 55

lisle. Les fables de Gay devenues classiques, presque toutes charmantes, prouvent par leur mérite et leur grande fortime que ce genre n'est étranger ni au lan- gage des Anglais ni à leur tournure d'esprit.

Il y a deux conditions nécessaires de toute bonne tra- duction : la fidélité de Tinterprétation et Pélégance du style. En comparant M. Thomson avec La Fontaine, j'ai toujours été satisfait de son exactitude et de sa fidélité, si ce n'est dans quelques endroits que j'indiquerai plus bas. Je ne puis aussi bien juger de sa manière d'écrire, ni prononcer s'il a rendu en termes toujours élégants et de bon usage, en vers toujours corrects et légitimes, les idées qu'il a si bien comprises. Quoique je connaisse un peu la langue anglaise, je ne me trouve cependant pas assez habile pour décider une pareille question

M. Thomson s'écarte peu de La Fontaine : il lutte contre sa précision, sa naïveté, sa variété de tons avec un rare bonheur. Ces effets singuliers que notre poète aime à produire par la bizarre brièveté du vers et le retour inattendu de la rime, ne sont point négligés par le traducteur, et il les rend autant que sa langue peut le lui permettre; mais quelquefois elle s'y refuse.

La belle fable de l'Homme et la Couleuvre est terminée par cette moralité :

On en use ainsi chez les grands : La raison les offense ; ils se mettent en tête Que tout est pour eux, quadrupèdes et gens, Et serpents.

M. Thomson, qui était ici abandonné par les rimes anglaises, a été forcé d'ajouter. Il traduit :

Reason ofiTends them : for their emptj heads Think ail things theirs, both men and quadrupeds, And serpents too, that make them tremble.

« Et les serpents aussi, dont ils ont peur, Mais cette addi-

56 LA FONTAINE TRADUIT EN ANGLAIS.

tion n'est pas déplacée : elle dit ce que La Fontaine laisse penser; elle exprime son intention.

Si je rends avec sincérité justice au mérite de cet ou- vrage, j'indiquerai avec une même franchise les défauts que j'y remarque.

Au commencement de cette fable de la CotUeuvrôj il y a un vice de construction qui détruit tout à fait le sens de La Fontaine ; c'est dans la traduction de ce pas- sage :

A ces mots, ranimai pervers

(C'est le serpent que je veux dire. Et non l'homme : on pourrait aisément s*j tromper}, A ces mots, le serpent, se laissant attraper, Est pris, mis en un sac

On which, the animal perverse (1 mean the snake and not the man. For hère His easj to mistake), On which, upon the snake he ran Who yielded to be sack'd away.

Le pronom he^ se rapportant à l'homme, lorsqu'on même .temps Vanimal pervers est le nominatif de la phrase, forme un véritable contre-sens. Le français était sans obscurité, et je ne conçois pas comment M. Thom- son a pu s'y tromper.

Je crois que M. Thomson, ayant la prétention d'être fidèle et même littéral, ne devait pas adapter à nos circonstances présentes ces vers devenus proverbes :

Le sage dit, selon les gens : Vive le roi! vive la Ligue!

They shout the party still than braves the weather : The King! Convention! Emperorfor ever!

Ce n'est point traduire : c'est parodier.

11 devait aussi s'interdire la licence extrême de muti- ler l'original, comme il Ta fait trop souvent. Par exem- ple, pourquoi avoir retranché du X" livre le Prologue, négligé, mais rempli de détails charmants; n'avoir cou-

^

LA FONTAINE TRADUIT £N AKGUIS. 57

serve que dix vers de celui du VIT* livre ; avoir, dans le XII*, supprimé toutes les dédicaces? Pourquoi avoir omis quelques fables intéressantes, les Lapins, Daphnis et Aid- madurCj et d'autres encore? Si le genre de ces morceaux déplaisait à M. Thomson, pourquoi a-t-il traduit Tircis el Amaranîhe et beaucoup de prologues? Il devait au moins expliquer les motifs de ces retranchements. M. Thomson ne s'est pas moins écarté des devoirs d'un traducteur, lorsqu'il a ajouté à la fable du Chat et les deux Moineaux la moralité que le modeste La Fontaine feignait de ne pouvoir trouver *.

Cette traduction est accompagnée d'un petit nombre de notes je n'ai vu de remarquable que le ton arro- gant et grossier dont quelques-unes sont écrites.

L'âne avait mangé un peu d'herbe dans un pré de moines. « Avec quel art, s'écrie M. Thomson, La Fon- « taine diminue ou plutôt annule la faute, en disant « que ce pré appartenait à ces inutiles animaux ! «

Le rat ermite devint gros et gras ; car, dit le poëte :

Dieu prodigue ses biens

A ceux qui font vœu d'être siens.

Et là-dessus M. Thomson écrit ces paroles honnêtes : « Oui, selon Targot de cette vermine ! » Un pareil style ne fait injure qu'à celui qui l'emploie.

Mais d'ailleurs, à qui M. Thomson en veut-il? Il n'y a pas de moines dans le pays il est né, ni dans celui

1 Livre XII, fable ii. Voyez notre édition, que nous citons ici comme un nouvel hommage à M. Boissonade ; car c'est d'après ses principes, exposés dans les deux articles qu'on trouvera sous le no LXXVII, et qui sont aussi ceux que M. Cousin a si éloquem- ment exprimés dans son beau rapport sur les Pensées de Pascal^ que nous avons conçu notre travail et que nous voudrions l'avoir exécuté. Cependant nous ne croyons pas que ce soit par mo- destie que La Fontaine a feint de ne pouvoir trouver la moralité du Chai et les deux Moineaux : c'était plutôt finesse ou habileté que modestie. {Note de V Editeur.)

58 LA FONTAINE TBADUIT EN ANGLAIS.

il écrit. Au reste, ces inutiles moines, malgré quelques abus faciles à réformer, ont fait plus de bien aui lettres, et aux sciences, à l'humanité, que M. Thomson et tous lesdéclaraateurs de sa sorte n'en pourront jamais faire. Et depuis quand est-il permis d'insulter un corps infini- ment nombreux, pour les vices de quelques-uns? Que dirait M. Thomson, si quelqu'un qui aurait dans l'esprit autant d*aménité que lui s'en allait durement attaquer tous les Anglais, parce que plusieurs sont durs, superbes et inhospitaliers?

Il se plait à ces emportements. Ainsi, dans un autre endroit, il appelle les prêtres : la livrée ecclésiastique.

Je ne recherche point les sentiments religieux de M. Thomson : ce n'est point chose qui me concerne; mais de quelque façon que l'on sente, on n*est jamais dispensé de respecter publiquement la décence et les formes.

LVIII

LE^riRES DE MADAME DE SÉVIGNÉ

TRADUITES EN ANGLAIS «.

Il serait difHcile de mettre entre les mains des Fran- çais qui étudient l'anglais un livre plus agréable que cette traduction des Lettres de madame de SéTigné. L'éditeur nous avertit qu'elle est Touvrage d'un auteur estimé, qu'elle est fidèle et d'une élégance qui parfois approche du modèle.

Comme, en général, il est bon de se défier un peu de ces jugements favorables que les éditeurs portent dans leur propre cause, je n'ai pas voulu m'en rapporter tout à fait à l'avertissement et j'ai lu une fort grande partie des deux volumes. Cette lecture a pleinement justifié l'opinion de l'éditeur; j'ai trouvé, comme lui, que la traduction était écrite d'une manière simple, élégante et facile. Toutefois je ne donne mon avis que comme celui d'un Français qui ne sait l'anglais que par les livres, qui ne le parle pas, ne l'a jamais écrit et ne peut juger qu'imparfaitement de l'élégance de la phrase, du choix et de la propriété des expressions. Quant à l'exactitude du traducteur, je puis en parler avec plus d'assurance. J'ai comparé dans beaucoup de passages la version avec l'original, et le sens m'a paru bien saisi et rendu avec fidélité. Ce mérite est d'autant plus remarquable, que le

> Journal de VEmpire du 15 mai 1809.

60 LETTRES DE MADAME DE SIÉVIGNÈ

style de madame de Se vigne, enchanteur pour nous et charmant, doit être pour un étranger presque aussi dif- ficile à comprendre qu'à traduire, à cause des ellipses, des proverbes et des gallicismes que Ton rencontre à toutes les pages.

Il est pourtant un endroit le traducteur n'a pas été aussi exact qull pouvait l'être.

Madame de Se vigne s'exprime ainsi : « On monta à « six heures en calèche, le Roi, madame de Montespan, t Monsieur, madame de Thianges et la bonne d'Heudi- « court sur le strapontin, c'est-à-dire comme en paradis t ou dans la gloire deNiquée *. »

Le traducteur, qui apparemment ne savait pas ce que c'est que la gloire de Niquée, finit sa phrase sur le mot paradis. Je conçois très-bien qu'il ait pu être embar- rassé, mais il devait traduire littéralement : Inparadise or in Niquée's glory. Au moins aurait-il eu le mérite de l'exactitude.

Madame de Sévigné emploie encore ailleurs cette ex- pression; elle dit dans la lettre 407* * : « Madame d'Heu- « dicourt est entièrement dans la gloire de Niquée^ elle y « oublie qu'elle est prête d'accoucher. »

Saint- Évremond écrit à Ninon de Lenclos (t. V, p. 230. Cf. et t. V, p. 228) : «Vous êtes encore la même « pour moi, et quand la nature, qui n'a jamais par- « donné à personne, aurait épuisé son pouvoir à pro- « duire quelque altération aux traits de votre visage, « mon imagination sera toujours pour vous cette gloire t de Niquée, vous savez qu'on ne changeait point. »

1 Lettre fm* (29 juiUet 1676), t. IV, p. 397, édit. de Monmer- qué. Voir la note de l'Éditeur sur cette expression qui revient encore dans la 525* lettre (7 août 1676).

[Noie de l'Editeur.)

t Dans l'édition de M. Monmerqué, c'est la lettre 588* (30 août 1677), t. V, p. 165. [Note de VEdUwr.)

TRADUITES EN ANGLAIS. 61

J'ajouterai deux exemples de Voltaire. Il commence ainsi une lettre à d'Arnaud (t. XV, p. 246, éd. de Kehl) :

Vous voilà donc, mon cher enfant, Dans votre gloire de Niquée, Près du bel esprit triomphant Par qui Minerve heureusement, Ainsi que Mars, est invoquée ;

et il écrit au maréchal de Richelieu (t. LXXVIII, p. 224) : « Si on n'avait que soixante et dix ans, ce qui est une « bagatelle, on viendrait en poste avec ses marionnettes, « et on aurait la satisfaction de vous voir dans votre « gloire de Niquée, » Maintenant, voici le mot de l'énigme : Niquée est une des héroïnes du vieux roman i'Amadis de Gaule. Anastarax, son frère, en devint éperdument amoureux. Pour arrêter les progrés de cette passion in- cestueuse, Zirphée, tante de Niquée et fée très-habile*, eut recours aux secrets de la magie. Elle changea sou- dainement la plus grande chambre du palais en un salon magnifique : les murs et la voûte étaient de cristal ; les colonnes, les arcs-boutants, du jaspe le plus beau, et plusieurs statues de femmes tenant des harpes et des violons, « sonnoient leurs instrumens avec telle har- monie qu'Orpheus et Amphion eussent été tenuz pour rudes et grossiers s'ils s'en eussent voulu mesler pour les esgaler ou ataindre... Zirphée commanda dresser . un théâtre à quinze marches, le tout couvert d'un grand drap d'or, et mit au plus hault une chaize tant enrichie de perles et orfavrerie, que sa pareille ne fut onques veuë.,. Lors appela Zirphée sa nièce, laquelle elle fit vestir d'un accoustrement tant canetillé et brodé que Sparte ny Lacédémone ne se pourroit vanter en avoir jamais paré dame ne damoyselle d'un

* Voy. Amadi$ de la traduction de Herberay, liv. VIII, ch.zziy.

LEÎÎRES M MâDAMë De SëVIGN^.

« si excellant. Puis luy posa sur le chef qu'elle avait nU, « et les cheveux espars plus blonds qu'un bassin, un « diadème d*imperatrix... fesant asseoir Niquée en la « chaize de parement.,, dont Niquée esbahie et quasi « ravie de grand plaisir reçut telle gloire^ qu'elle estimoit « être mieux logée et plus aise que les propres dieux au « meilleur endroit des Champs-Elysées. » Alors Zirphée appela Anastarax : « Mais il n'eut plustôt franchi le seil de f rhuys, qu avisant Niquée en sa gloire, mit toutes choses M en arrière pour l'approcher, et de fait parvint au degré M treizième... et fut ravi de joie tant indicible, que « sans avoir en l'esprit autre chose que la beauté et « excellence de sa sœur, demeura à deux genoux devant K elle, ententif à la contempler. » Pendant qu'Anastarax était en extase, la fée acheva l'opération magique : elie enchanta Niquée sur le trône et le prince sur la trei- rième marche» Il devait y rester jusqu'à ce qu'une femme d'une grande beauté lui inspirât un nouvel amour, et Niquée ne pouvait être délivrée que par le meilleur et le plus loyal chevalier qui fût depuis l'Orient jusqu'au Septentrion. Ce chevalier fut le damoisel de l'ardente épée, plus célèbre sous le nom âJAmadis de Grèce.

J'ajouterai qu'en 1699, La Mothe fit représenter son opéra à^Amadis de Grèce, dont le sujet est la délivrance de Niquée. Mais aujourd'hui l'opéra de La Mothe est complètement oublié, l'antique et volumineux ilmadw a été abandonné pour les abrégés modernes, et la gloire de Niquée est devenue pour la plupart des lecteurs de Voltaire et de madame de Sévigné une énigme inintelli- gible 5 c'est afin de leur être un peu utile que je suis entré dans tous ces détails ^

1 Voy. le Puhliciste du 30 mars 1806. Depuis Tarticle de M. Boissonade, aucune édition de madame de Sévigné n'a été donnée sans un renvoi plus ou moins développé au romaa à'Amadis. [Note de V Editeur,)

l[^^aii.^i^h_^M,^^,(aaaMMMMMMaatMrtMBaÉMÉiMkaa^iMHai*Mi^iteMia«i^iaMHMMM^a^aM«i^k«H^lMa«^BflMai^Mi^k

LIX

LETTRES DE LADY CATESBY

A LADT HBNRIBTTB CAMPLKT

TBADCJITES DU FRANÇAIS DE MADAME RICCOBONI i.

La Harpe a dit que les Lettres de Catesby et le Marquis de Cressy étaient les chefs-d'œuvre de madame Ricco- boni; pour moi, je serais volontiers de l'avis de Diderot qui aimait mieux Cressy que Catesby et préférait encore au Marquis de Cressy les Lettres de Fanny Butler.

Il écrivait à madame Riccoboni : « Il y a de la légè-

« reté et même de la gaieté dans les premières lettres

« L'histoire des amours de milady Catesby et de milord « d'Ossery a des charmes; ce sont deux physionomies « d'amants fort tendres, mais elles n'ont rien qui puisse « être comparé, pour la chaleur et la singularité, aux « Lettres de Fanny ^ ni pour la conduite, les caractères « et l'intérêt, au il/argm5 de Cre55i/ »

Un roman que Diderot eût peut-être mis au-dessus de Catesby, de Butler et de Cressy, c'est Emestine '; La Harpe

^ Journâi de V Empire du 31 juin 1811.

* L'histoire du Marquis de Cressy et les Lettres de CcUeshy sont de 1758 et 1759 ; Emestine est de 1762. Il n'y a pas la moindre trace de marivaudage dans cette œuvre d'un écrivain qui allait Tannée suivante continuer le roman inachevé de Marianne et prouver qu'on pouvait encore faire du Marivaux.

{Note de VEditeur.)

64 LETTRES DE LADY CATESBY.

rappelle le diamant de madame Riccoboni : mais quand Diderot écrivait ce passage, Ernestine n'avait pas encore paru.

Ces Lettres de Fanny Butler, dont parle Diderot, n'ont presque point d'événements, et je ne m'étonnerais pas beaucoup si quelques lecteurs y prenaient de l'ennui. Mais, quand on cherche dans un roman autre chose que des aventures romanesques, quand on est sensible au charme du naturel dans les pensées et dans la diction , quand on aime les peintures naïves des sentiments et la fidèle observation des mouvements du cœur, alors on se plaît aux Lettres de Fanny Buttkr : on les lit, on les relit avec plaisir. Elles sont si naturelles et d'un ton de vérité si frappant, que j'avais toujours pensé que madame Ric- coboni n'avait pas fait dans ce roman de grands frais d'imagination et qu'elle y avait inséré de véritables lettres écrites, soit par elle, soit par quelque autre femme.

J'en parlais un jour à un de nos littérateurs les plus distingués, et il me dit que ma conjecture était juste, que les Lettres de Fanny Butler furent réellement écrites par madame Riccoboni dans une liaison avec le comte de Maillebois. Elle en était éperdument éprise, et il la quitta pour faire, sans nécessité et sans bonheur, un mariage brillant. La dernière lettre est très-belle, très- forte, pleine de reproches éloquents et bien capables de ramener, si jamais les reproches avaient ramené per- sonne I

En voici le début; il est fort singulier : « Je vous « dois une réponse, milord, et je veux vous la faire; « mais comme j'ai renoncé à vous, à votre amour, à « votre amitié, à la plus légère marque de votre sou- venir , c'est dans les papiers publics que j e vous V adresse. « Vous me reconnaîtrez. Un style qui vous fut si fami- « lier, qui flatta tant de fois votre vanité, n'est point « encore étranger pour vous; mais vos yeux ne rêver-

LETTRES DE LADY CATESBY. G5

« ront jamais ces caractères que vous nommiez sacrés, « que vous baisiez avec tant d'ardeur, qui vous étaient « si chers et que vous m'avez fait remettre avec tant « d'exactitude. »

Le littérateur qui voulait bien m'instruire me rappela ce passage, et me dit qu'effectivement cette dernière lettre avait paru dans un des Mercure du temps. Il est vraisemblable que Diderot connaissait toutes ces parti- cularités, car, dans la lettre que j'ai déjà citée, il donne à madame Riccoboni le nom de Fanny : « Il est sûr, lui « dit-il, qu'il n'y a point d'éloge dont je fusse aussi vain « que de celui que vous me refusez... Vous ne savez « point pourquoi, et vous ne le saurez point. .. 0 Fanny ! « Mais hâtons-nous de parler d'autre chose : encore un

mot et vous sauriez tout. »

Ces détails m'écartent trop longtemps de la traduction anglaise que je dois annoncer. L'auteur ne s'est pas nommé, et je ne ferai point de recherches pour le dé- couvrir, je ne le Urai même pas. Lire Catesby en anglais, quand j'ai lu l'original, ce serait, pour moi, fort en- nuyeux, et, pour mes lecteurs, fort inutile , car ils doi- vent connaître cette traduction qui n'est pas du tout nouvelle.

Tout ce que j'ai pu faire, c'a été d'en parcourir quel- ques passages et de les comparer avec le texte. Autant que j'en puis juger, d'après cet examen très-superficiel, le style a de la facilité, de la grâce, de la correction , car je mets tout à fait sur le compte de l'imprimeur deux ou trois graves solécismes. Mais il faut tout dire : j'ai aperçu quelques autres fautes qui appartiennent au traducteur et qu'il n'y a pas moyen de lui ôter.

Madame Riccoboni, après avoir fait un portrait piquant d'une certaine lady Howard, ajoute : « Eh bien I voilà « pourtant à peu près la femme forte, la femme qui rira

au dernier jour. » Let us, dit le traducteur, however^

T. n. 6

66 LETTRES DE LADY CATESBY.

see A LiTTLE NEARER ihis HAPPY woman, lliis woman who will laugh TiLL HER last hour : ce qui signifie : « Voyons d'un « peu plus près cette heureuse femme, cette femme qui « rira jusqu'à sa dernière heure, » Dans cette phrase, il y a trois contre-sens. D'abord, il ne s'agit pas d'observer lady Howard de plus près; ensuite, l'épithète de forte était nécessaire, il fallait la conserver, la traduire litté- ralement : madame Riccoboni fait manifestement allusion au verset lO» du xxxi* chapitre des Proverbes : Mulicrem fortemquis inveniet? Enfin, cette femme forte ne rira pas jusqu'à sa dernière heure ; mais elle rira au dernier

jOUr^ SHE SHALL LAUGU ON THE LAST DAY : CC SOUt ICS prO-

pres paroles de Tauteur sacré au verset 25® du même chapitre : Fortitudo et décor fundamentum ejus, et ridebit in die novissimo.

Dans un autre endroit (c'est la fin de la sixième lettre) , le traducteur s'est encore trompé sur le sens. Il y a dans le français : « Que je suis faible encore! Fallait-il me « parler de lui? Vous avez réveillé... Je puis éviter cet « homme, renoncer à lui, le haïr, le détester; mais « l'oublier... oh! je ne le saurais. » Ce qui est rendu en anglais par ces mots : IIow weak am I slilll ought I ta speak ofhim? I can flij hlm^ etc. Le traducteur a cru apparement que « Fallait-il me parler de lui » signi- fiait : « Fallait-il que je parlasse de lui. » Le contre- sens est un peu fort. Ensuite, il a passé « Vous avez « réveillé » qu'il n'entendait probablement pas. Je crois encore qu'il devait rendre très-litléralement les deux mois cet homme; il n'a pas senti tout ce qu'ils ont de force et d'emphase. J'aurais mis : / can fly this man, etc.

Je n'ai, comme je l'ai dit, parcouru que quelques pages, et peut-être ai-je justement rencontré les seules fautes qui soient dans tout le volume : je suis assez malheureux pour cela.

I m*m

LX

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS

M. Th. Barroîs annonce qu'il publiera dans le cours de cette année une collection de romans anglais en vingt volumes , dont les deux premiers paraissent au- jourd'hui : le Ministre de Wakefîeld, par Olivier Goldsmith, et Louisa ou la Chaumière dans les Landes, par madame Helme. VHomme sensible, de Mackensie, paraîtra sous peu de jours. On nous promet ensuite le Moine, par M. Lewis ; les Enfants de V Abbaye^ par madame Roche ; Simple His- toire^ production délicieuse de madame Inchbald; les Mystères d'Udolphe^ par madame Anne Radcliffe, et Eve- lina^ le chef-d'œuvre peut-être de la célèbre miss Bur- ney, aujourd'hui madame Darblay.

Cette collection, que le choix des ouvrages doit rendre précieuse aux amateurs de la langue anglaise et des romans modernes , peut intéresser aussi les amateurs de beaux livres. M. Barrois a voulu rivaliser avec Tin- dustrie anglaise

MINISTRE DE WAKEFIELD, par o. ooldsmith; LOUISA oa LA CHAUMIERE DANS LES LANDES, par m»« hslmk.

J'ai d'abord été un peu surpris, je dois le dire, de voir Louisa au nombre des romans choisis pour celte coUec-

< Journal de V Empire du 28 avril 1807.

68 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

tion. Je ne concevais pas très-clairement pourquoi Pédî- teur avait jugé ce livre digne de cette distinction. Il m'avait semblé, quand je le parcourus pour la première fois, que le talent littéraire y était à peu près nul, que les moyens en étaient invraisemblables , et bien qu'il y eût certains endroits je n'avais pu me défendre d'un très-vif attendrissement, je n'en croyais pas moins Louisa un roman fort médiocre. Cette nouvelle édition me l'ayant fait de nouveau parcourir, je n'ai pu, à cette seconde lecture, le trouver meilleur qu'à la première. Mais comme je me défie de mon goût en de telles ma- tières, j'ai consulté, et j'ai appris (disgrâce assez ordi- naire aux critiques) que le public ne jugeait pas Louisa aussi sévèrement que moi , que les jeunes personnes surtout le lisent avec un plaisir singulier, enfin que c'est un livre excellent pour les libraires.

Avant de parler du Minisire de Wakefield^ roman d'un tout autre mérite, je donnerai le peu de détails que j'ai pu rassembler sur madame Helme, auteur de Louisa. Ces petites recherches ont pour certains lecteurs un fort grand intérêt; c'est pour eux que je les ai faites et que je les place ici.

Madame Helme, dont le nom est presque inconnu en France, jouit en Angleterre d'une assez grande répu- tation. Cette dame, qui vit peut-être encore, a publié plusieurs romans, dont la morale est pure et les inten- tions utiles. Clara elEmmeline, Louisa, sont les plus ré- pandus ; nous en avons des traductions. Duncan etPeggy^ le Fermier de la forêt d'Inglewood, Albert, James Manners, la Caverne de Sainte-Marguerite, Saint-Clair des Iles, sont, je crois, encore à traduire. Madame Helme ne s'est pas bornée à écrire des romans : elle a consacré sa plume à d'autres travaux d'un genre plus grave et d'une utilité plus directe. On lui doit un Abrégé des Vies de Plutarque; elle a traduit de l'allemand, de Campe, Colomb^ Pizarre

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 69

et Cortez^ trois ouvrages composés pour rinstruction de la jeunesse, et parfaitement propres à bien remplir ce but. Il est fâcheux seulement que Campe ait eu Tidée d'y établir un dialogue ridicule entre un père et une dou- zaine d'enfants qu'il fait niais et ennuyeux, croyant les faire ingénus et naturels. Peut-être madame Helme aura-t-elle eu le bon esprit de faire ce que n'a pas fait le traducteur français, d'abréger ce trop long bavardage? Je trouve encore de cette dame deux ouvrages qui se recommandent par leurs titres : Promenades instrxictives dans Londres et les villages voisins, destinées à amuser et perfectionner l'esprit de la jeunesse; Instructiofis maternelles, ou Conversations de famille sur des sujets moraux et amusants.

Voilà tout ce que je sais des productions de madame Helme. Il est probable qu'il y en a encore plusieurs que j'ignore ; mais la guerre a interdit entre nous et les Anglais cet échange de journaux, de notices et de cata- logues qui nous tenait réciproquement au fait de notre histoire littéraire.

Le Ministre de Wakefield a été traduit dans toutes les langues, et tout le monde a lu ce livre charmant. Ce que j'en dirai ne saurait avoir le mérite d'être neuf, mais pQurra du moins, en rappelant les souvenirs d'une lec- ture agréable, engager à la recommencer.

M. Primerose, le héros de ce roman, possède les plus belles qualités qui puissent orner la vie commune. Il est sincère, humain et généreux. Dans ses jours d'aisance et de prospérité, on le voit simple et bienfaisant; dans la misère, il est patient, il est grand, il est sublime; enfin partout, il offre le modèle des vertus qu'il recommande. Rien n'est plus attendrissant et plus noble que sa rési- gnation après l'incendie de sa pauvre maison et pen- dant son emprisonnement. L'intérêt qu'aloi's on éprouve

TO DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

ne ressemble pas à Tintérét toujours stérile (quand il n'est pas dangereux) que produisent les situations roma- nesques. Le cœur se sent élevé et porté aux sentiments honnêtes, à la vue d*un courage si grand dans de si grands malheurs. Cette patience qu'aucune adversité ne lasse, ce calme qu'aucune peine n'altère, prenant leur source dans les espérances religieuses d'une vie future, offrent, à travers le charme d'une lecture séduisante, les plus importantes leçons de la plus pure morale. Gold- smith a pris pour épigraphe : Sperate, miseri; cavete, felices: « Espérez, malheureux; heureux, prenez garde. Il aurait pu ajouter ces lignes fameuses de Sénèque : Eccespectaculumdignum ad quodrespiciatintentusoperi suo Deus; ecce par Deo dignum, vir fortis cum mala fortuna compositus : Voici un spectacle digne que Dieu le con- « temple, au milieu même de ses soins les plus graves; voici deux athlètes dignes de Dieu : l'homme fort aux « prises avec la fortune. »

Les autres personnages sont, dans des genres diffé- rents, crayonnés avec une égale perfection. Le portrait . de la bonne madame Primerose, un peu légère et un peu ridicule, est fait avec un naturel exquis. L'honnête M. Burchell, Olivier, Sophie, Jenkinson, et Georges dans les aventures duquel Goldsmith a placé une partie des siennes, ont tous des caractères ingénieusement variés, bien soutenus, habilement opposés.

Ce roman, dont les situations sont si intéressantes, et les détails si agréables, a un mérite encore plus grand, puisque seul il peut faire valoir et soutenir les autres, celui d'être écrit du style le plus pur et le plus élégant. Il est devenu livre classique , et autrefois Ton aurait dit très-justement, quand ce n'était pas encore une expres- sion trop ridicule, qu*il était également propre à former le cœur et Vesprit.

Les ouvrages de Goldsmith prouvent quMl avait le

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 71

goût sévère et correct. On le voit partout, dans sa prose comme dans ses poésies, ennemi de Tobscurité, de Ten- flure, et de cette manière gigantesque et pénible, trop commune parmi les auteurs anglais. Son opinion sur la poésie du temps n'a peut-être pas été suffisamment re- marquée : « La poésie anglaise, dit-il sous le nom de « M. Burchell, comme celle du Bas -Empire romain, n'est « plus à présent qu'une combinaison d'images magui- « fiques, sans nœud ni alliance ; qu'une suite d'épithètes qui embellissent le son du vers sans aider la pensée. » Ce qu'il dit ailleurs du théâtre anglais ne me semble pas moins digne d'attention : c'est dans la conversation du ministre avec un comédien. « Comme j'étais fort peu instruit de l'état actuel du théâtre, je lui demandai quels étaient les écrivains dramatiques à la mode, quels étaient les Dryden et lesOtway du jour?— Je doute, monsieur, s'écria le comédien, que beaucoup de nos modernes auteurs se trouvassent fort honorés d'être mis en parallèle avec ceux dont vous parlez. La manière de Dryden et de Rowe est absolument passée. Notre goût est reculé de tout un siècle. Fletcher, Ben Johnson elShakspeare sont les seuls écrivains que Ton goûte aujourd'hui. Comment! il est possible que notre âge puisse se plaire à ce langage vieilli, à cette gaieté surannée, à ces caractères surchargés? Mon- sieur, le public s'inquiète peu de langage, de bonne plaisanterie ou de caractères. Rien de cela ne l'inté- resse. Il ne vient que pour être amusé, et se trouve très-heureux quand il peut avoir une pantomime sous la sanction du nom de Johnson ou du nom de Shak- speare *. Ainsi nos modernes dramatiques imitent, à

* Nous ne savons si aujourd'hni le théâtre anglais a de meil- leures habitudes qu'alors, mais il est fâcheux que ce qui était vrai de nos voisins il y a bientôt un siècle s'applique si bien aujourd'hui h la sc6ne française. [Xote de VÉdileur.)

72 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

« ce que je pense, Shakspeare plutôt que la nature ? « A ne vous point mentir, je ne sais pas du tout s'ils « imitent quelque chose, etle public ne leur en demande « pas tant. Ce n'est plus la composition d'une pièce qui t force les applaudissements, mais le nombre des atti- « tudes et des contorsions qu'on peut y placer. Aussi, les œuvres de Congrève et de Farquhar sont beaucoup « trop spirituelles pour le goût de Tâge présent et notre « langage moderne beaucoup trop naturel. »

Ces détails, qui prouvent le goût de Goldsmith, mon- trent aussi quelle variété il a su mettre dans ce roman.

Goldsmith a placé fort adroitement dans le Ministre de Wakefield la Ballade de VErmite^ qui commença sa répu- tation comme poêle. D'habiles critiques la regardent comme un des plus beaux morceaux de poésie lyrique qu'il y ait en anglais. Les sentiments et les images y sont partout naturels, les expressions toujours justes, et jamais Goldsmith ne tombe dans les défauts qu'il re- prochait aux versificateurs de son temps : bonheur que n'ont pas tous les critiques, témoin Sénèque, Pétrone, et d'autres qui n'ont pas écrit avec beaucoup de goût contre le mauvais goût de leur siècle *.

Je ne crois pas qu'on ait encore observé que deux des plus jolies strophes de cette ballade sont imitées de la Jérusalem délivrée :

No flocks that range the valley free

To slaughter I condemn; Taugbt bj that power that pitiés me,

I learn to pîty them.

But from the mountain's grassy side

A guiltless feast I bring : A scrip with herbs and fruits supply'd,

And water from the spring.

Then, pilgrim, turn, thy cares forego. AU earth-born cares are wrong :

f Nous donnons, dans les Morceavas inéditSj la traduction en prose de la Ballade, par M. Boissonade. (Noie de V Editeur*)

(m

DE QUiXQUES BOMANS ANGLAIS* 73

Han wanls builiitle hère below, Nor wantfl that little long.

« Je ne condamne point à la mort les troupeaux qui parcourent en liberté le vallon. Instruit par ce pou- voir qui a pitié de moi, j'apprends à avoir pitié d'eux. Ce fertile coteau me fournit im repas innocent ; j'y remplis mon panier d'herbes et de fruits, et j'y puise l'eau de la source. Viens donc, pèlerin, viens ; oublie tes inquiétudes : les inquiétudes terrestres sont vaines. Lliomme ici-bas n'a besoin que de peu, et n'en a pas besoin longtemps. » Le fond de ces idées est dans la /^ru^afem (YII, 10 et il); maisle poète anglais me sembleavoir embelli sonmodéle :

SpeDgo la sete mia nell' acqua chiara, Che non tem*io che di venen s' asperga : E questa greggia e l'orticel dispensa Cibi non compri alla mia parca mensa.

Che poco è il desiderio, e poco è il nostro Bisogno, onde la vita si conservi.

Cette ballade, et deux autres morceaux de poésie assez courts, le Voyageur et le Village abandonné^ ont placé Goldsmith au rang des bons poètes anglais. Le doc- teur Johnson disait du premier, que c'était le poème le mieux écrit qui eût paru depuis Pope ; et le second a fourni à M. Delille l'idée et plusieurs détails de deux beaux tableaux de ses Géorgiqv^ françaises^ ceux du Curé et au Mattre d'École. Dans Goldsmith, le portrait du curé est terminé par une admirable comparaison, dont il est à regretter que M. Delille n'ait pas voulu faire usage :

As some tall cliff that lifts its awful form, Swellsfrom the vale and midway leaves the storm, Though round its breastthe rolling clouds are spread, Etemal sunshine settles on its head. {Deserted Village,)

« n donne à ses villageois son cœur, son amour, ses « inquiétudes; mais il se repose dans le ciel de toutes « ses pensées sérieuses. Semblable à une haute mon-

74 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

« tagne qui , élevant du sein de la vallée sa forme majes- « tueuse, laisse les orages à mi-côte : les nuages roulent « répandus à Tentour de ses flancs ; mais une éternelle « clarté réside sur sa tête. » Le même image était déjà dans Chaulieu :

Tel qu'un rocher dont la tête Égale le mont Atbos Voit à iei pieds la tempête Troubler le calme des flots, La mer autour bruit et gronde : Malgré ces émotions, Sur son front élevé règne une paix profonde Que tant d'agitations. Et que les fureurs de l'onde Respectent à l'égal du nid des alcyons.

Il est fâcheux que les trois derniers vers gâtent par leur langueur une tirade qui sans eux serait fort belle.

AD RÉDACTEUR.

Paris, 7 mai 1807.

Dans l'article du 28 avril, sur le Ministre de Wakefield, j'ai exprimé le regret que M. Delille n'eût pas employé, dans le portrait du curé des Géorgiques françaises^ la belle comparaison de Goldsmith :

As some tall cliff that lifts its awful form.

M. W... m'a rappelé (et je Ten remercie) que M, De- lille Ta placée dans le huitième chant de Ylmagination :

Il écoute le vice, et reste toujours pur : Tel un auguste mont entouré de nuages, Voit bien loin sous sa cime expirer les orages, Tandis que son front calme habite dans les cieux.

De même, à la citation que j*ai faite de Chaulieu, il faut ajouter un passage de Chapelain, dont je dois Tin- dication à M. A. « Cette même image, m'écrit ce docte « correspondant, se trouve dans une ode du chantre

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 78

« de la Pucelle au cardinal de Richelieu. » Voici la stro- phe; elle n'est pas sans mérite, et ce rapprochement paraîtra curieux :

De quelque insupportable injure

Que ton renom soit attaqué,

Il ne saurait être offusqué :

La lumière en est toujours pure.

Dans un paisible mouvement,

Tu t'élèves au firmamept, Et laisses contre toi murmurer sur la terre. Ainsi le haut Olympe à son pied sablonneux Laisse fumer la foudre et gronder le tonnerre, Et garde son sommet tranquille et lumineux. »

A mon tour, je compléterai ce parallèle, par un pas- sage de Bossuet, dont la noble prose atteint souvent les hauteurs de la poésie. Dans son Oraison funèbre du prince de Condé, Bossuet le montre calme et tranquille aux moments les plus chauds de la bataille, et capable de traiter, au milieu des dangers, les plus sérieuses affaires, et il ajoute : « Tant son esprit s'élevait alors! tant son âme - paraissait éclairée comme d'en haut dans ces ter- « l'ibles rencontres! Semblable à ces hautes montagnes « dont la cime, au-dessus des nues et des tempêtes, « trouve la sérénité dans sa hauteur, et ne perd aucun « rayon delà lumière qui l'environne. »

II

L'HOMME SENSIBLE, par m. kackbnsik i.

VIJomme sensible est le premier ouvrage de M. Mac- kensie : quand il parut (il y a maintenant trente ans et davantage), le genre sentimental était singulièrement à la mode, et, malgré les critiques un peu sévères de quel- ques journalistes, The Man offeeling eut un succès de vo-

i Journal de VEmpire du 12 juin 1807.

76 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

gue. La mode a changé depuis, et bien que composé pour elle, ce livre lui a survécu, parce qu'au milieu des dé- fauts considérables de l'ensemble et de la composition, on trouve un talent réel dans le style, de l'intérêt dans plusieurs pages, et quelques peintures vraies et natu- relles du cœur et de ses affections.

L'Homme sensible est écrit dans la manière que les Anglais ont nommée shandéenne^ d'après le Trisîam Shandy de Sterne. Il n'y a ni plan ni combinaison. On commence non pas au chapitre premier, ce qui serait trop vulgaire, mais au chapitre onzième, par une con- versation sur un sujet inconnu entre des gens qu'on ne connaît pas. C'est une espèce de roman à tiroir^ les événements se suivent à peine, sont mal enchaînés, arrivent même quelquefois sans transition ni motif. Fidèle en tout aux principes de Técole de Sterne, M. Mac- kensie a multiplié les détails minutieux, les lacunes, les traits : petits moyens qui passaient alors pour très- spirituels, et qui pouvaient bien rendre un livre plus facile à faire, mais ne le rendaient pas meilleur.

On sent bien qu'un ouvrage composé d'après une pa- reille méthode ne peut pas être bon ; mais un ouvrage mal fait, si l'auteur a du talent, peut offrir de bonnes pages.

Je me garderai bien de donner l'extrait des événe- ments; je ne dirai rien du héros sentimental ni de l'héroïne mélancolique. Les romans ne doivent être ana- lysés qu'avec précaution, et plus le fond en est léger, plus il faut craindre d'en trop parler, de peur de dimi- nuer l'intérêt et la curiosité. La plupart des lecteurs s'arrêtant peu au style, aux pensées, à la composition, ne cherchent que les faits, et tout charme est détruit pour eux si on leur laisse voir d'avance l'intrigue et le dénoûment. Il me paraît d'ailleurs plus intéressant de faire connaître ici M. Mackensie que son roman. Il y a

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 77

peut-être moins de plaisir, et assurément moins d'uti- lité à lire les aventures controuvées d'un héros imagi- naire, qu'à rechercher dans un livre de ce genre les sentiments qui appartiennent à Técri vain, et à y suivre, pour ainsi dire, les traces de son caractère, surtout quand cet écrivain possède, comme M. Mackensie, un esprit très-distingué et ime grande réputation.

Il introduit quelque part un misanthrope, dont les discours rudes et sauvages ont une sorte de chaleur qui peut faire croire qu'ils ont été écrits de cœur.

Les mots honneur et politesse ayant été prononcés devant lui : t Honneur et pohtessel s*écria-t-il, c'est la monnaie de la société. Elle a cours parmi les insensés qui la composent. Vous avez substitué THonneur à la Vertu , l'ombre au corps. Vous avez banni TAmitié pour son image que vous nommez Politesse, et cette politesse n'est qu'un jargon cérémonieux fjlus ridi- cule "à des oreilles raisonnables que la voix des ma- rionnettes. »

Plus loin, il attaque rudement les ministres et leur fait des reproches moins exagérés et moins déclama- toires qu'ils ne le paraissent. La Vie de M. Fox, récem- ment publiée, prouve qu'en Angleterre les hommes d'État les plus distingués ne rougissent pas de se jeter quelquefois dans la dissipation la plus scandaleuse , et même Ton croirait presque, d'après certains détails, que cette diatribe de M. Mackensie a été dirigée contre ce célèbre ministre. « Si les esclaves du luxe pouvaient au moins se contenir dans leur cercle de folies et de Mvolités, nous les pourrions mépriser sans trop d'émotion. Mais on mêle les vaines poursuites du plaisir aux plus hauts intérêts de l'État, et il faut que les affaires publiques attendent, jusqu'à ce que l'homme chargé de les conduire ait terminé ses paris à Newmarket, ou visité à la campagne la maîtresse

78

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

favorite dont il a reçu un rendez-vous. D nous man* que un honune d'une incontestable supériorité pour diriger nos conseils, avec cette vigueur que deman- dent ceux d'un grand peuple Nous avons cent

ministres qui se pressent vers le cabinet royal sans avoir jamais appris cet art nécessaire en toutes af- faires, l'art de penser. Ils prennent leur verve pétu- lante pour de Thabileté, et parce que dans une assem- blée populaire ils sauront sur une mauvaise mesure faire des sarcasmes piquants, ils croient pouvoir ba- lancer les intérêts des royaumes et chercher savam- ment des sources cachées de prospérité national». M. Mackensie, qui parait fort en opposition avec la politique de son gouvernement, s'élève, dans un autre chapitre, contre les conquêtes de la Compagnie des Indes : « Je prends, fait-il dire à THomme sensible, je prends « nn juste intérêt à la prospérité de mou pays. Chaque citoyen a sa part de la puissance et de la gloire ac- quises par la nation. Pourtant il m'est impossible de me dépouiller de Vhomme^ au point de me réjouir de nos conquêtes dans Tlnde. Vous me parlez des terri- toires immenses soumis aux Anglais; mais je ne puis penser à leurs possessions sans demander de quel droit ils possèdent; ils sont venus comme marchands. Quels titres ont les sujets de ce royaume pour se faire rois dans Tlnde, pour donner des lois à im pays doDl les habitants les reçurent aux conditions d'un com- merce amical?

« L'amour de la gloire ne les conduit pas dans Tlnde; ce n'est tout au plus qu'un motif secondaire : le pre- mier, c'est la cupidité. Quand verra-t-on un gouver- neur revenir dans l'orgueil d'une honorable pauvreté? Vous parlez de leurs victoires : elles sont déshonorées par la cause dans laquelle ils combattent. Vous en comptez les fmits : je ne vois que le sang des vaincus.

DB QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 79

De ces conquérants, en pourriez-vous nommer un seul qui ait donné aux Indiens la paix et le bonheur, qui ait employé son pouvoir à rendre la liberté et la sûreté civile à ces pays d'oppression et d'esclavage, qui ait fait chérir le nom anglais par ces beaux traits de générosité auxquels les cœurs les plus féroces et les plus corrompus peuvent rarement résister? » U dit de la timidité : « Il y a deux sortes de timidité : Tuûe est la gaucherie maladroite d'un sot ; quelques pas de plus dans le monde eu feront un fat imperti- nent : Tautre est une réserve intérieure produite par des sentiments d'une exquise délicatesse; la connais- sance du monde la plus étendue ne la peut jamais détruire.

C'est dans ee roman que se trouve la charmante pas- torale de Lavinia^ copiée dans presque tous les recueils de poésie.

J'essayerai d'en traduire quelques vers, sans toutefois prétendre conserver le naturel et la grâce qui ornent l'original : ce serait trop difficile. Il est d ailleurs un certain genre d'idées maintenant un peu usées et rebat- tues, qui ont besoin d'être soutenues par le prestige de la versification, t Lavinia ne peut jamais être à moi. J'ai perdu l'es- pérance (jui me décevait : mais pourquoi l'en aimerais- je moins? Je ne l'ai point nommée la déesse d'amour; je ne lui parlais pas de ses divins attraits : que ces figures servent à d'autres à prouver leurs vulgaires passions, elles ne conviennent point à la mienne... Quand je parlais, je l'ai vue se pencher vers moi d'un air à la fois si rêveur et si doux ! Pourtant je ne disais que ce que les bergers savent dire, ce qu'un galant de la ville eût rougi de répéter... Mais pourquoi son- ger à ses charmes, ses charmes qui m'ont séduit? Hélas, j'en chéris le souvenir, et ne le veux pas quit-

80 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

« ter, tout pénible qu'il est ! Vous, âmes d'une espèce « plus délicate, gui ne vous nourrissez pas seulement « de plaisir, qui connaissez ces pures émotions incon- « nues aux frivoles enfants du monde, vous savez, quoi-

que je ne puisse l'exprimer, pourquoi je me complais « follement à mes ennuis. Je soupire, et mes amis con- « damnent ma mélancolie; je ne puis dire pourquoi,

mais il me semble que je haïrais d'être joyeux comme « eux... Donnez -moi les terreurs de la nuit, ses ombres « et son silence 1 J'irai vers ces flots doucement soulevés,

la lune exprime sa tremblante image; j'irai vers « ces tombeaux le pâle amant trouve enfin le repos. « Tombeau, quand dormirai-je, quand dormiront mes « douleurs dans ton sein paisible ? Le hasard peut-être « conduira Lavinia près de ma sépulture. Oh! je mour- « rais tout à l'heure, si je savais qu'elle pût y pleu- « rerl » etc.

11 y a dans les vers anglais du naturel, de la passion, de la poésie ; mais il leur faudrait un meilleur traduc- teur que moi.

M. Mackensie a donné deux autres romans dont je n'ai lu que les titres : VHoinme du monde et Julie de Roubigné. Il a composé un petit poëme intitulé : la Recherche du bonheur^ et deux tragédies : le Prince de Tunis et le Nai^ frage. On lui doit une édition des Poésies du docteur Blacklock. Il y a joint un Essai estimé sur l'éducation des aveugles. On connaît encore de lui un morceau de littérature sur le théâtre allemand ; mais ce qui lui a fait le plus de réputation, ce qui lui a mérité de ses compatriotes le surnom glorieux d'Addison du Nord, ce sont les morceaux qull a donnés au Miroir et au Loim- ger^ journaux dans le genre ôm Spectateur^ qu'une société de gens de lettres publiait à Edimbourg, il y a une vingtaine d'années. L'opinion des littérateurs anglais est que ces deux feuilles, qui eurent dans l'origine

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 81

un très-grand succès et qu'on a depuis réimprimées plusieurs fois, ne durent leur fortune qu'aux excellents numéros composés par M. Mackensie. J*ai cherché ces articles, mais n'ai pu les reconnaître, ignorant quelles sont, parmi les lettres dont chaque numéro est signé, celles qui désignent M. Mackensie. Toutefois cette re- cherche n'a pas été pour moi sans utilité. Elle m'a fait lire une foule de morceaux pleins d'esprit et de raison, et qui n'ont pu être écrits que par des hommes infini- ment éclairés. J'ai en môme temps rencontré plusieurs contes très-agréables qu'on nous a depuis peu donnés comme des nouveautés.

III

LE MOINE, PAR M. O. LKWIS ^

On se souvient encore du succès prodigieux qu'obtint, il y a quelques années, la traduction de ce livre. On lisait alors.beaucoup de romans, et surtout de romans anglais. Ils étaient presque tous détestables; mais, il faut bien l'avouer, grâce à la mode, ils n'ennuyaient jamais.

Le Moine n'avait pas besoin pour réussir des circon- stances favorables dans lesquelles il parut. Le sujet était nouveau, conçu avec force, exécuté d'une façon brillante et hardie. De telles qualités suffisaient pour en assurer en tout temps le succès. Il faut ajouter que la traduction, chose rare, était excellente; la prose très-élégante de M. Lewis, et ses vers qui sont fort bons, n'avaient rien perdu en passant sous la plume de M. Benoist.

En Angleterre, le succès avait été encore plus grand, car il avait été contrarié. L'austérité d'un évoque parut scandalisée de la liberté de quelques peintures; le livre fat à peu près prohibé dans les cabinets de lecture ; il y eut même plusieurs journalistes qui s'armèrent en vrais

* Journal de l'Empire du 27 septembre 1807.

T. IT. 0

82 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

Don Ouichottes pour la morale qui n'était pas attaquée. Ils écrivirent que la décence publique était intéressée à la prohibition du Moine, que sa publication faisait grand tort à un homme comme M. Lewis et placé dès son en- trée dans le monde parmi les membres du parlement. Cet excès de rigorisme augmenta la fortune du roman, et beaucoup voulurent le hre qui, sans cet acharnement des critiijues, n'y auraient jamais songé. La vérité est que ces censeurs trop sévères se trompaient dans leur zèle, si toutefois leur zèle était sincère; mais on peut croire qu'ils voulaient encore plus attaquer M. Lewis que son livre, et tout ce tumulte n'était peut-être qu'une ca- bale parlementaire.

A Dieu ne plaise que je voulusse jamais me faire le prôneur d'un livre qui serait vraiment obscène et dan- gereux ! Mais le Moine n'est ni Tun ni l'autre . Le but en est incontestablement très-moral. Quelques détails, je Tavoue, ne sont pas sans doute d un pinceau très-chaste; mais un roman n'est ni un ser^ion ni un livre de piété» Une comédie, un roman peuvent avoir une fin très-utile et peindre cependant ayec une certaine Uberté quelques scènes galantes.

M. Lewis a voulu montrer dans quels funestes excès Torgueil peut précipiter une âme d'ailleurs belle et bien née. Ambrosio était orné de toutes les vertus et de tous les talents ; on admirait sa haute éloquence, autant que Ton respectait sa sagesse et la sainteté de sa vie : aucune tache n'avait jamais terni sa réputation ; l'envie même, si vigi-^ lante, si ingénieuse, n'avait su comment l'attaquer; mais sa vanité le perdit. Corrompu parle poison de la louange et plein d'une présomption superbe, il se croyait supé-« rieur à toute tentation , exempt des fragilités humaines et libre d'erreurs et de vices. Cette grande estime qu'il avait pour ses vertus remplissait son cœur de sécheresse et d'insensibilité. î^oin de compatir aux faiblesses des

■^

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 83

autres, il les reprenait avec dureté et les punissait avec une affreuse rigueur. Le diable qui, sous la figure d'une jolie femme, joue ici un rôlo important, est habile à pro- fiter de ce premier avantage ; bientôt il se rend tout à fait maître de ce cœur Torgucil Vu introduit, et il en- trîUne Je Moine, faible et vain, de crime en crime, jus- qu'à l'apostasie, rinceste et le parricide.

Assurément cette conception est fort morale. Si , comme je le disais, quelques détails ne sont pas tout à fait décents, c'est un mal, sans doute; mais, après tout, iln ne sont pas plus libres que ceux qui remplissent vingt romans célèbres , et il n'y a pas de raison pour condamner en M. Lewis avec une si grande sévérité ce que Ton a pardonné à tant d'autres auteurs.

Ensuite, pour qui les romans peuvent-ils avoir un vé- ritable danger? Certainement ce n'est que pour la jeu- nesse. Hais sont-ils donc composés pour elle ? Je suis si loin d'adopter les principes reldchés de la demi-éduca- tion moderne, que je ne crois pas môme qu'il faille laisser lire aux jeunes gens les plus innocents et les plus purs de ces ouvrages; ils auraient au moins le danger de ne leur offrir qu'une lecture inutile et frivole qui les dégoûterait des bons livres, et leur en ferait haïr la salutaire sévé- rité. L'homme qui connaît le monde, dont l'esprit est éclairé, qui a l'habitude d'observer et de réfléchir, peut quelquefois profiter à lire un roman, ou au moins s'y amuser sans péril; les beautés de la diction, le dévelop- pement des caractères, une peinture fidèle des mœurs peuvent le charmer, l'instruire quelquefois; mais le jeune âge, qui ne cherche dans les romans qu'un récit d'aventures émouvantes, court, à faire cette lecture, le danger certain de perdre un temps précieux, et trop sou- vent celui d'altérer son jugement ou ses mœurs \

* [Si M* Boissonade permettait qu'on n'aflectàt pas le rigo- risme dans^les romans et dans les compositions destinées aux

84 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

Je crois le Moine assez défendu sous le rapport moral ; il serait plus difficile de justifier un défaut qui y règne d'un bout à l'autre, la duplicité d'action et d'intérêt. Il y a, outre les épisodes, deux récits bien distincts qui se tiennent à peine et sont même presque toujours si in- dépendants l'un de l'autre qu'ils sont alternativement continués dans des chapitres séparés. A vingt et im ans, M. Lewis, dont l'imagination jeune et riche abondait en idées, n'avait peut-être pas encore assez de talent pour

gens du inonde et aux lecteurs qui savent déjà la vie et ses œuvres, en revanche il n'admettait pas que, sous prétexte d'édi- fier la jeunesse on lui mit sous les yeux des idées ou des faits qui ne pouvaient que la troubler. Voici ce que nous lisons dans le Jotimal de VEmpire du 9 mars 1810, à propos d'un livre élémen* taire intitulé Spécimen virtutum^ et destiné, sans doute, aux éta- blissements qui repoussaient le Selectœ comme trop profane ou trop républicain] :

« Si le style est essentiel, il est encore dans un livre classique quelque chose de plus important : c'est l'honnêteté des idées et la chasteté des expressions. On doit un grand respect aux enfants; il ne suffit pas de leur promettre, dans une préface, une moraU tainet il faut] prendre garde d'éveiller leur imagination par des termes libres et des détails indécents. Leur âge exige des pré- cautions infinies, et je m'étonne que M. Naudot, qui a de l'expé- rience, n'ait pas senti cette vérité ou l'ait oubliée. Comme le reproche est grave, je dois donner des preuves.

«....«. . Dans un autre endroit, l'amant d'une Lacédémo- nienne lui fait démander si elle voudrait bien ipsi suî facere co' piam; tout à côté, autre histoire d'une Lacédémonienne à qui l'on fait cette question polie : Num ad virum accessisset? Je vois encore que l'on fit entrer une jeune fille dans le lit de saint Bei^ nard; mais quamvis impudica ipsum irritaret suis illecelris^ tamen se continuiU M. Naudot trouve apparemment le traitun peu fort, car il ajoute en parenthèse : « S'il faut en croire l'auteur de sa vie. »

« Il est inconcevable que forcé d'écrire de pareils passages, de les corriger, de les relire, il n'ait pas aperçu combien ils étaient choquants et déplacés. Moi-même, j'ai hésité plus d'une fois avant de copier quelques-unes de ces étranges citations (encore ai-je choisi les moins hasardées), et si je m'y suis décidé, c'est qu'il fallait justifier ce que je venais d'avancer, et mettre les institu- teurs à portée de juger si ce Spécimen virtutum, ce Modèle du Vertus convient à leurs disciples. Û

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 85

combiner régulièrement un plan étendu, ou bien, pressé d'écrire et de paraître, il ne s'en donna pas la peine.

Malgré Tirrégularité de ces narrations mal arrangées, IHnlérêt y est si grand qu'on ne les peut quitter. Ce mer- veilleux du diable et de la sorcellerie, qui sous une plume inhabile serait si ridicule, ici est attachant et du plus grand effet ; ces contes de revenants, de voleurs, de juif errant qui, faits par un écrivain médiocre, ne seraient que de maussades trivialités, reçoivent du style et de rimagination de Fauteur un charme singulier. Enfin, ce qui est un rare effort de talent, M. Lewis a su intéresser, émouvoir, attendrir, par des récits qui n'ont pas même l'ombre de la vraisemblance.

M. Lewds a inséré dans son roman quelques pièces de vers qui font beaucoup d'honneur à son talent poétique. VExUé est une fort belle élégie; le Roi de l'Eau est ime jolie ballade ; les autres morceaux n'ont pas moins de mérite; mais je ne puis partager l'opinion d'un biogra- phe anglais, qui regarde la romance du Brave Alonzo et de la Belle Imagine, comme la meilleure composition que l'on ait en ce genre. La ballade de Tickell, intitulée Colin et Lucy , et Y Ermite de Goldsmith , ont passé jusqu'ici pour des chefs-d'œuvre, et il ne me semble pas que VAlanzo de M. Lewis ait, pour l'invention ou les détails, rien de comparable à ces deux belles romances, ni même à quelques-unes moins célèbres. Les vers qui sortent du squelette d' Alonzo, y rentrent, se jouent autour de ses yeux et de ses tempes, présentent une image qui dégoûte, qui repousse et déshonorerait le plus beau poème.

The worms thej crept in, and Ihe worms they crept out, And sportcd hîs temples about, While the spectre addressed Imogine.

Cette ballade a fou mi à l'un des petits théâtres de Lon- dres le sujet du Brave Alonzo, pantomime qui a attiré la foule. Ce n'est pas le seul ouvrage que les auteurs dra-

86 DE QUELQUE» BOMANB AKGLAIS.

matiques anglais aient pris dans le Moine, On a dobné à Govent-Garden un drame lugubre, intitulé Raymond et Agnès. A Paris, cette mine n*a pas été exploitée aVec moins de.succès, et l'on a vu longtemps le Jtfome figurer en lettres de six pouces sur les affiches du boulevards L'année dernière, TOpéra-Gomique a joué quelquefois les Deux Mnls^ triste et faible drame emprunté d'un épi* sodé de M. Lewis*. On a cru en trouver le fond dans un conte qu'une femme célèbre vient de réimprimer ; mais celte dame a oublié de dire qu'elle avait fait soft petit conte d'après le roman. Ce n'est pas le seul oubli de ce genre qu'on pourrait lui reprocher.

Pour M. Lewis, il y met plus de candeur et déclaré franchement les secours qu'il a reçus. Le Santon Bar- sisa, dans le Guardian (conte d'Addison), lui a fourni ridée première de son roman et le modèle d'Ambrosio: il en convient sans déguisement. L'on sait par lui que l'histoire de la Nonne Sanglante est une vieille tradition conservée dans quelques parties de l'Allemagne et que l'on peut voir encoie sur les confins de Thuringe château de Lawenstein, elle faisait de si redoutable» apparitions. Une antique ballade danoise lui a foutni l'idée du Roi de VEau^ et il doit Dalerma et Durante à de vieilles stances espagnoles. Ces aveux plaisent dan» un écrivain et font honneur à son caractère '.

* Par une singulière coïncidence, on vient de reprendre (sep- tembre 1862) cet opéra-comique des Deux Mots ou une Nuit dans la forêt, paroles de Marsollier, musique de Dalayrac.

{Note de V Editeur.)

* C'est saps doute madame de Genlis, eoutumière du fait dans ses nombreuses productions. {Note de VEditeur.)

* On sait combien M. Boissonade était fidèle à ce principe de probité littéraire ; on en a rencontré plus d'une preuve, notamment à la fin du morceau sur Ossian, page 51, t. II. Nous en signalons une plus aaillante encore dans la Préface (de VAtticisme dans l'éru- dition), k propos d'un article du 23 juillet 1811, M. Boissonade déclare s'être servi d'un opuscule oublié et introuvable de l'abbé Kiye, pour une digres^on sur les cartes à jouer, {Note de VEditeur),

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 87

IV

LES OÀPHELINES WËRDENBÊtlG, pak m. lbwisI.

Au frontispice anglais de son noureau roman^ lefi Orphelines de Werdenberg^ M. Lewis rappelle qu'il a fait le Brigand de Venise, Adelgitha et Rugantino. Le Moine n^eni {M indiqué. Aujourd'hui M. Leiris semble ne pluâ atonër le Moine dont il se vantait autrefois et qu'il ne manquait jamais de compter parmi ses titres littéraires^ Peut-être a-t-il roulu, par ce désaveu tacite et cette eèpéûe de ï*étractation, calmer ud parti puissant^ et fer-* ffiei* la bouche à ses ennemis; peut-être, devenu plus atistènre avec Tâge^ a-1ril un peu honte des traits souvent trop libres dont il peignit à vingt ans les fautes à'Am^ bwtàa\

Le titre anglais des Orphelines me donnera lieu de faire une seconde observation. Jy vois une ligne que le tfdductetir a passée^ et qu'il h'était pas inutile de con- server. Elle nous apprend que Tin ven lion de ce roman n'appartient pas à M. Lewis, qull est pris de l'allemand, Poilf<|noi priver M. Lewis du mérite de sa franchise? Cet auteur puise souvent aux sources allemandes. C'est d'après une vieille tradition répandue dans la Thuringe, qu'il a composé Thistoire de la Nonne sanglante} il a tra- duit le Ministre de Schiller; le Brigand de Venise est aussi une traduction.

* Journal de VEmpvre du 16 février 1810.— Ce roman, traduit par M. Durdent, ne faisait pas partie de la collection Barrois, publiée eA anglais seulement. Nous en plaçons ici le jugement pour ne plai revenir à M. Lewis. (Note de l'Editeur,)

t Et peut-être aussi parce qu'il était devenu membre du Par- lement. Ajoutez à cela que son père était sous-secrétairé d'État ad département de la guerre, et qu'en Angleterre une position politique impose au moins autant de réserve littéraire qu'en France. [Noie de VEditeur,)

88 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

Je remarque une autre inûdùlité dans la traduction du titre. Ce roman, que le traducteur appelle les Orphe- lines de Werdenberg^ est intitulé dans Toriginal : les Tyrans féodaux ou les Comtes de Carlsheim et de Sargans. Cette inexactitude paraîtra légère et de celles que Ton pardonne à un traducteur de roman : pour moi, je la trouve presque grave; car elle a l'inconvénient de ren- dre très-sensible le grand défaut de l'ouvrage : celui de n'avoir que des épisodes. Avec le titre original, M. Lewis est à peu près excusable.

Son but était de peindre les tyrans féodaux qui déso- laient la Suisse avant son affranchissement. Raconterde suite et selon Tordre chronologique, des événements dont la série occupe plusieurs siècles, c'était, dans un roman, une marche bien froide et qui pouvait ennuyer. M. Lewis a jugé qu'il fallait rompre le fil des narrations et les jeter épisodiquement dans une histoire princi- pale. Cette histoire principale est celle des Orphelines ; mais elle est si courte, elle commence si près de la fin, que M. Lewis n'a pas voulu placer les Orphelines sur sa première page : c'eût été rendre trop palpable le défaut de ses combinaisons ; il a choisi un titre plus général et plus vague, qui peut prévenir la critique ou qui peut y répondre.

M. Durdent, le traducteur, avait peut-être de très- bonnes raisons pour faire ce petit changement; mais jusqu'à ce que je les aie devinées, je croirai qu'il a rendu à son auteur un assez mauvais service et qu'il a méconnu son intention.

Mais à quoi bon cette discussion? Quand il s'agit de roman, qu'importe le titre! Est-il intéressant? voilà l'essentiel; voilà ce que demandent presque tous les lecteurs. Intéressant : il Test; mais il faut s'entendre. Si Ton parle de cet intérêt utile, littéraire et moral qui nait des beaux développements des passions naturelles

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 89

et des caractères humains, de la peinture vraie des choses vraisemblables, on les trouvera rarement dans les Orphelims. Le temps est passé Fielding, Richardson, mistriss Inchbald, nûss Burney, peignaient l'homme et le monde. [V. ci-après, n*»" vi et vu,] Les romans anglais se font aujourd'hui dans un autre genre.

Mais si Ton veut prendre pour de l'intérêt la curiosité et les vives émotions, je ne balance pas à dire que les Orphelines sont intéressantes, et, dans ma bouche, ce témoignage n'est pas équivoque, car à peine fus-je sorti des premières pages, d'ailleurs un peu froides et décou- rageantes, que je fus entraîné et ma curiosité, fortement excitée, me fit achever de suite et sans repos ces quatre gros volumes.

Je ne dirai pas un mot des événements ; il faut en laisser aux lecteurs toute la nouveauté, et puis moi- même je ne m'en souviens plus guère. Les romans glis- sent sur ma mémoire ; mais ce que je puis assurer, c'est qu'il n'y a pas dans tout l'ouvrage une ligne qui puisse alarmer la pudeur. Cet avis n'est pas inutile, car le Moine avait rendu la plume de M. Lewis un peu suspecte . .

J'ai un doute sur une expression de M. Durdent qui, du reste, écrit avec correction et élégance. A la rigueur ce n'est qu'un doute. Voici l'expression, et pour qu'on la voie dans son cadre, voici la phrase : « La fortune agit « à peu près en belle-mère avec les grands de la terre. » Dit-on belle-mère en cette acception figurée? Marâtre n'est-il pas le terme consacré? J'ai entre les mains le manuscrit d'un nouveau Dictionnaire français, et j'y trouve au mot marâtre quelques exemples que je trans- crirai :

La nature, marâtre en ces affreux climats,

Ne produit, au lieu d'or, que du fer, des soldats.

(Caébillon, Rhadatnistef acte II, scène ii.)

90 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

La nature envers moi, moins mère que marâtre^ M'A formé trës^réil^et i^i-dpiniAttë.

{DMTOVcBfts, Glorieux, acte IIIi •rènètit;)

c L'ftdrërsité esi hoire mère ; la prospérité n'est que it9ifè

marâtre, »

(MoRTBsqiTiBir, Àfiàbe.)

K Lâfiaiure èhfin est-èllè Idtir mère et nairemaritref pati dérd- ber plutôt à nos recherchée qu'aux leurs? »

(MoNTBSQUiBU, Dûcourt académique.)

La nature semble avoir produit tous les autres animaux pour

l'homme; mais elld vend bien cher les grands dons qu'elle

Ifii fait; peut-être méfne est-elle pouf' Itii moiiis mèrd ^\ié

mwrâtrê. »

(M. GuéROULT, Extraits de Pline, t !•', p. 73.)

J'entends Tobjection; on me dira : « Vos exemples « prouvent bien que marâtre s'emploie^ mais non que « belle-mère ne se puisse employer. » J'en eoûvien» : aussi disais-je que j'arais un doute, seulement un doute ! De plus habiles décideront.

Depuis la publication du Moine *, M. Lewis a donné beaucoup d'ouvrages qui ont eu du succès, mais dont la réputation ne s'est guère étendue plus loin que l'Angle- terre. Les amateurs de l'histoire littéraire ne me sauront peut-être pas mauvais gré d'en indiquer ici quelques-uns.

Il a traduit le Ministre, tragédie de Schiller, et le Héros Péruvien^ de U, de K-otzebuë, dont, si je ne me trompe, on nous a fait, à Paris, un mauvais mélodrame. Le Spectre du Château , Adermorn le Proscrit^ sont encore deux drames de M. Lewis : le premier a été traduit en français et faisait une belle fortune au théâtre Molière* Je trouve encore de cet écrivain une comédie en cinq actes, intitulée Y Habitant des Indes Orientales , Alphonse, roi de Castille^ tragédie, et deux volumes de Contes mer- veilleux, Tates ofwonder,

^ Ceci terminait l'article précédent du 27 septembre 1807, sur le Moine : nous avons l'en détacher, à cause du rapproche- ment des Orphelines. {Note de VEditetvr,)

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. Ol

On voit que M. Lewis est resté presque toujours fidèle, dans son âge miir, au genre romanesque, merveilleux et frivole dont il avait amusé sa jeunesse. Peut-être avait- on le droit d'espérer ud plus bel emploi des talents dis- tingués que son début littéraire avait annoncés.

lËS Ël^ÈAUtà DE t'AfiâlYE, ^ab h«m tàaïkA MtàÈ <.

M. Barrois continue avec beaucoup de zèle et d*exaG^ titude sa belle collection de romans anglais modernes.

Madame Roche est connue des amateurs de romans par plusieurs productions très-agréables. Ils lui doivent déjà le Ministre de Lansdown, la Filk du hameau^ CUr* mont^ la Visité nocturne, le Fils banni; mais les Enfants de l'abbaye sont généralement regardés comme le chef* d'œuvre de sa plume«

Ce roman, dont un académicien célèbre [M. Morellet) nous a donné une bonne traduction, a eu tant de succès dans sa nouveauté, qu'il serait tout à fait superflu d*en faire ici l'analyse. Elle ennuierait beaucoup ceux qui le connaissent, et diminuerait trop la curiosité de ceux qui ne Tont pas encore lu. Je me bornerai à le recommander à toutes les personnes qui aiment les romans anglais, et qui cherchent une lecture à la fois intéressante et sans danger.

Parmi les Anglaises qui écrivent aujourd'hui des ro- mans, madame Roche n'est peut-être pas celle à qui j6 donnerais préférence. Madame Burney-Ï)attblây (qui si écrit Évelina et Cécilia), madame Inchbald (auteur de Simple hiàtùire)^ me paraissent très-supérieures et pour

t Journal VEfnpitê 10 maté 1808.

92 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

le talent d'observer et pour celui d'écrire. Mais avec des combinaisons moins heureuses, des vues moins fortes, madame Roche a le don d'attacher à ses récits, d'y ré- pandre im vif intérêt, et de faire suivre avec plaisir ses détails, un peu longs et quelquefois même trop peu vrai- semblables *.

Le style de madame Roche est, en général, autant que j'en puis juger, élégant et correct; mais il n'est pas tou- jours exempt d'affectation. Elle a lu beaucoup de poètes, sa mémoire est ornée de leurs plus beaux passages ; mais c'est abuser de sa lecture et ignorer les principes du style convenable à la narration, que de citer fréquem- ment, comme le fait madame Roche, des morceaux de Milton, de Thomson, d'Akenside, de Shakspeare. Ces lambeaux de poésie, jetés de force à travers le récit, ne font pas un effet agréable, et ont je ne sais quelle tour- nure de pédanterie qui ne sied point du tout à une femme.

Quelquefois madame Roche intercale dans sa prose des formules poétiques, des hémistiches connus, et cette marqueterie est d'un effet bien plus déplaisant encore que les citations entières. Cette bigarrure de mauvais goût ôte au style toute grâce, tout naturel, et souvent le rend obscur. Dans le chapitre premier, madame Roche décrit ainsi une chambre de village : « The hearth

^ Au moment ou M. Boissonade va juger plusieurs roman- cières anglaises, nous remarquerons que la supériorité morale du roman anglais sur le roman français tient peut-être à ce que chez nos voisins il est souvent écrit par des femmes. C'est une des spécialités littéraires qui leur semblent dévolues dans un pays il faut qu'elles se créent une position, lorsqu'elles ne sont pas aptes à hériter. Le roman est un honnête gagne-pain pour beaucoup de jeunes filles ; il les aide à se marier avanta- geusement. Savoir écrire un roman, en Angleterre, ou même aux Etats-Unis, est plus lucratif que chez nous d'avoir assez de voix pour devenir une grande cantatrice et professer au Conserva- toire. {Note de VÉditewr.)

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 93

« was dressed with flowers and fennel gay, and Ibe « chimney-piece; adorned with a range of broken tea- « cups, wiselykept for show. » Il y a dans cette phrase deux ou trois vers de Goldsmith. Le poëte avait dit, dans le YiUage abandonné :

Thê hearth, excepi wben winler chill' tlie day, With aspen boughs and flowers and fennel gay^ While hroJcen tea-cups wisely kept for show Rang'd o'er the chimney, glisten'd in a row.

Plus loin, madame Roche représente la nourrice cou- rant préparer le dîner. Elle mêle à ce détail si simple des mots poétiques : « And now the nurse on hospitable thought intent, hurried from Âmanda to prépare her « dinner. » Elle doit à Milton les mots on hospitable « thought intent. Voyez dans le Paradis perdu^ J'endroit Eve prépare le repas qu'elle veut offrir à Raphaël :

So saying, with dispatchful looks in haste She turns, on hospitable thoughts intent What choice to chuse for délie acj best, etc.

Les dames qui composent des romans font quelque- fois une mauvaise application de la connaissance qu'elles ont des poètes : l'exemple de madame Roche n'est pas le seul que je pourrais citer.

L'auteur célèbre d'un roman nouveau a cru pouvoir excuser l'atrocité d'un crime qu'elle a fort malheureu- sement imaginé, en disant que « ce récit n'était pas plus « révoltant que les vers Racine représente Vimpla- cable Aihaliey un poignard à la main^ égorgeant ses t petits-fils au berceau. » Mais je le demande à cette dame, avec tout le respect à son talent, quel rap- port y a-t-il entre le moyen indécent de l'intrigue d'une femme de chambre, entre les détails ignobles d'un mou- choir de soie bleu à bordure rouge, d'un grand couteau à pied de biche , d'une table couverte d'un grand tapis,

94 DE QUELQIÎES ROMANS INGLAÎS.

d'une demoiselle cachée douze minutes sous ce gr^nd tapis; quel rapport enfin entre un assassinat commis par le plus vil coquin, raconté en prose ordinaire, et les forfaits politiques d'une reine tragique, retracés par le premier des poètes dans les plus beaux vers qu'il soit possible de lire? Comment celte dame u'a-t^elle pas vu que son assassin i^^est qu'un misérable qui révolte, tan- dis que Yimplacable Athalie sera toujourp admirable et sublime dans les vers du poëte ? Trouve-t-elle aussi quelque rapport entre )a douleur hideuse du jugp dis^é- gu^, et les qobies et poétiques^ soufTi^^iices de IL^ocpop et de ses ûls? Ce qui fait ]a différence du crio^ de Mmin talbaj^ et du cri^e d'Ath^Iie, c'est la dififéreoçe 40 leur» cpoditloQs ; c'est Ténprme distance qu'il y a autre la pro9e d'un roman, mâ(Qe quand il est écrit par ma4wie de [Qepli^] et les vers inspirés du pl^n gr^od 4^99 pQë|;e9 ' t

VI

SIMPLE HISTOIRE, pae h*** inchbald «.

Mistress Inchbald naquit en 1756 dans un village du comté de Suffolk, Son père, M. Simpson, qui possédait une des meilleures fermes des environs de BurySaint- Edmunds, mourut, la laissant, très-jeune encore, ^ux soins d'une excellente mère. Miss Elizabeth Simpson était belle, elle lisait beaucoup de romans : elle ne tarda pas

t I49 roman dont il s'agit estle Siège de la Rochelle ou le Malheur et la Consciçnce. Les critiques étaient souvent obligés, il parait, de rappeler à madame de Genlis que la modestie est aussi bien la parure des femmes quand elles écrivent que quand elles agis- sço^. II7 a dap^ )e topie I''', p. 129, de M. de Feletz propos de Mémoires que cette dame avait publiés), à la spite d'une page de douce et gracieuse ironie ces lignes caractéristiques. Ses formu- les favorites sont : < Je dois dire à ma louange^ ... je dirai à ma lç^<l^ng9f car je le mérite,.. Et souvent, sans ses formules, elle dit beaucoup de choses à sa louange, > (Note de VEditeur^)

Journal de VEmpir9 du 29 juillet 1808,

DB QUELQUES ROMANS AKaLAtS. 98

à 8*ennuyer de la vie monotone que Ton menait au vil- lage. Elle voulut connaître le monde, et surtout Londres que sa jeune imagination se peignait comme le seul endroit l'on pût trouver le bonheur. Cette fantaisie déraisonnable alarma sa mère qui lui donna les plus sages avis, mais ne réussit pas à se faire écouter. Un soir, en plein hiver, miss Simpson s*échappa de la ferme et monta dans le carrosse de Londres : elle avait alors seize ans. Perdue dans cette immense capitale, sans amis, ni p^rgjits, ni protecteurs, elle eut le bonheur de garantir sa vertu des pièges auxquels , dans les grandes villes, ime femme belle, jeune et pauvre est toujours exposée. Après plusieurs événements qu'il serait trop long de ra- conter ici, elle rencontra Tacteur Inchbald , qu*elle avait autrefois vu jouer dans sa province. Inchbald, homme de plaisir, homme à bonnes fortunes, songeait alors, soit raison, soit lassitude, à quitter cette vie trop agitée, et il avait l'intention de se marier. Miss Simpson, belle, simple et naïve, le rendit aisément amoureux. Malgré ses imprudences, elle n'avait pas cessé d'être estimable : il lui demanda sa main, et la jeune miss la donna sans trop consulter son cœur.

Cette femme si légère et si romanesque fut une épouse très-vertueuse. On cite d'elle un trait fort extraordinaire et qui prouve à la fois beaucoup de sagesse, et dans le caractère une élévation peu commune. Un seigneur très- aimable se déclara son amant et, par les soins les plus tendres, réussit à émouvoir son cœur. Madame Inchbald, ne se fiant pas à ses propres forces, résolut de mettre son mari entre elle et Thomme qu'elle aimait et de lui faire ainsi partager la surveillance qu'elle exerçait sur elle- m^nie. Elle lui avoua sa faiblesse, le pria de l'aider de ses conseils, de l'arracher au danger, et elle put lui dire ce que, dans une situation pareille, la princesse de Glèves disait à son mari : « Songez que pour faire ce que je fais,

96 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un

mari que Ton n'en a jamais eu : conduisez-moi, ayez « pitié de moi et aimez-moi encore si vous pouvez. »

M. Inchbald fut touché, comme il le devait être, de celte marque de confiance, et persuadé que le seul moyen d'éteindre cette passion naissante était de fuir celui qui la causait, il fit en France, avec sa femme, un voyage d'im an. Madame Inchbald revint en Angleterre plus tranquille : Tabsence l'avait guérie. Cependant elle eut toujours la prudence d'éviter l'homme dont l'amour avait fait sur elle une si vive impression, et quand, en 1779, la mort de M. Inchbald lui rendit sa liberté, elle ne vou- lut pas changer de conduite, croyant, par une délica- tesse exquise, devoir rester fidèle, même à la mémoire de son mari.

Madamelnchbald,qui jusqu'alorsavait joué sans succès la comédie en province, vint à Londres et s'engagea au théâtre de Covent-Garden. Elle y resta jusqu'en 1790, et fut remarquée bien plus pour sa beauté que pour son talent. Elle avait beaucoup d'embarras dans la voix, une prononciation très-vicieuse et n'était nullement comé- dienne.

Vers ce temps, madame Inchbald éprouva de vives contrarié tés, de grands chagrins. Pour s'en distraire, elle voulut écrire; et comme elle connaissait bien le théâtre, elle écrivit des comédies. Je trouve qu'elle a donné suc- cessivement à Covent-Garden et à Hav-Market : le Conte Mogol (1784) , Je vous dirai ce que c'est (1785), V Apparence est contre eux (1785), Ainsi vont les choses (1787) , V Enfant de la Nature ( 1 788), et dans les années suivantes : V Homme marié , les Voisins porte à porte , A clmcun la faute^ le Jour des Noces, les Femmes comme elles étaient et les Filles comme elles sont. Elle a aussi traduit du français le Vosu de la Veuve (178G), et Minuit^ traduction de Gu-erre ouverte, de Dumaniant (1787). Presque tous ces ouvrages réussirent.

QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 97

et guoigu'au jugement d^un critique anglais ils ne s^é- leTassenl guère au-dessus de la médiocrité, ils prouvaient dans madame Inchbald la connaissance de la scène et le talent d'écrire.

Mais ce qui contribua surtout à sa réputation littéraire et rétendit hors de l'Angleterre, ce senties deux romans excellents qu'elle écrivit après avoir quitté le théâtre, et comme auteur et conmie actrice : Simple Histoire (1791) et Nahire et Art (1796). Ils ont été traduits en français, et onteu, le premier particulièrement, un succès très-grand et très-mérité.

Simple Histoire a ce caractère aimable et doux qui doit distinguer le roman quand il est écrit par une femme. C'est une narration très-naturelle et très-morale d'évé- nements peu compliqués et pris dans le cercle de la vie commime. Il n'y a point de ces crimes bizarres et inutiles qu'invente laborieusement une imagination pauvre ou épuisée ; point de ces situations violentes, forcées, impossibles, dont aujourd'hui, à Londres connue à Paris, remplissent leurs ouvrages quelques femmes incorrigibles à la critique. Simple Histoire est Touvrage facile de la plus heureuse imagination. Madame Inch- bald n*a point cherché à intéresser en multipliant les changements de scène et les coups de théâtre : tout l'in- térêt découle du développement habile des situations et de celui des caractères, et ces caractères attachent et plaisent d'autant mieux, qu'ils ne sont pas pris loin de nous et dans ime nature idéale, mais dans celle que l'on a chaque jour so\is les yeux.

En effet, n'y a-t-il pas dans la société beaucoup de co- quettes comme missMilner, qui joignent à un bon cœur, à de bonnes intentions, ces prétentions à l'amabilité, ce désir effréné de plaire , cette légèreté imprudente et étourdie, ces dispositions dominatrices, source de mal- heurs pour leurs époux, pour leurs amis, et aussi pour

». II. 7

98 - DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

elles-mêmes? N'ya-t-il pas de bonnes âmes telles que miss Woodley, toujours disposées à Tindulgence, excu- sant toujours, douces, sensibles et faibles?

Lord Elmhood est im sage rigide, d'un naturel très- prononcé, très-ferme, très-dur, trop dur quelquefois, surtout quand il refuse d'admettre le petit Rushbroôk, et punit sur sa fille innocente les torts d'une épouse cou- pable. Mais cet excès de sévérité, dont on peut le blâmer, n'est pas sans vraisemblance. Il est des caractères hu- mains trempés de cette manière. Les âmes très-fortes, en qui les passions fermentent vigoureuses et entières, sont susceptibles de ces ressentiments profonds.

Le vieux prêtre Sandfort est austère, sauvage, violent, lorsqu'il s'agit de réprimander les travers et d'arrêter le vice naissant; mais quand sont arrivés les malheurs qu'il n'a pu prévenir, on le trouve indulgent, bon et sensible. Personne ne sait mieux que lui aider et con- soler, et cette sensibilité qu'on ne s'attendait pas à trouver sous une si rude enveloppe n'en est que plus touchante.

Pour Matilda et Rushbroôk, ce sont deux amaïits bien tendres, bien aimables, bien vertueux, tels qu'il y en a dans plusieurs autres romans ; mais si madame Inchhald ne leur a pas donné une physionomie très-neuve, elle a su les placer dans des situations peu ordinaires, et ra- cheter ce qui peut manquer en cet endroit à rorîginalité de l'invention, par le charme des détails et la grâce de la narration.

Les amateurs de romans se sont partagés sur le mè« rite des deux parties qui composent cet ouvrage : les uns préfèrent la seconde; la première plaît davantage aux autres. Poux; moi, il m'a semblé que la seconde parue était peut-être plus attachante, plus remplie de cet intérêt pathétique qui donne de vives émotions et fait couler les larmes; mais elle est aussi plus romanesque, et le but

DE QUELQUES ROMANS MGLAIS. 99

moral en est moins évident. La première, au contraire, est éminemment plus morale, et en même temps plus naturelle, plus simple, et répond mieux au titre du roman.

VII

JL£S MYSTÈRES D^UDOLPHE, par m«« kaboliffk; EYELlNAi PAR MISS burmet.

11^ Barrois, qui met une grande activité à remplir ses ptùoewBO^ vieat de piiiblier les huit derniers vdlucnes île sa <K>liection%

Les Mystères (TUdoiphe et Evelina sont des romans si eomitBi, quUl me semble peu nécessaire d'en donner Ta- ludyse ; j «ix&e mieux placer encore ici quelques détails 1^ HeniDiQii peu connaître à nos lecteurs les deux dames i q^ nous devons ces* productions agréables.

Mistress Baddîfife a obtenu parmi les Anglaises qui cultivent les lettres ime place distinguée. Il est vrai de dire que legeare merveilleux et terrible, auquel elle s*est trop attachée; exclut presque toujours Tintérét de senti- ment et les développements heureux des mœurs et des passions naturelles. Mais madame Radcliffe a racheté les défauts du genre par le mérite de Texécution littéraire , comme ces peintres qui, sur un sujet faiblement conçu, prodiguent les richesses de leurs pinceaux. Elle a parfai- t«a[ient compris que ce romanesque faux, enfant bizarre d'une mode passagère, devait tomber avec elle. Un suc- cès uniquement acquis par ces vaines merveilles, dont rinvention même ne suppose pas toujours beaucoup d^imaginaûon, lui paraissait trop peu glorieux et de trop courte durée. Des deux parties essentielles de tout bon nMBmi, la peinture fidèle des mœurs et le style, elle a sacrifié la première au goût du moment, mais elle a tâché d'exceller dans l'autre.

100 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

Le style des Mystères d'Udolplis a de Téclat et de la grandeur : les descriptions locales , un peu fréquentes peut-être, sont brillantes et fidèles. Mais le talent de l'au- teur est surtout remarquable dans les nombreux mor- ceaux de poésie mêlés à la narration. S'ils ne sont pas tous amenés avec un égal bonheur, il faut, dans les Mys- tères (ÏUdolphe^ se prêter aux invraisemblances ; celles qui conduisent à de beaux vers sont fort ' dignes d'indul- gence : elles ne sont pas toujours aussi agréables. Ces beautés de style feront vivre ce roman et pourront lui donner encore des lecteurs, même quand on sera las des tours mystérieuses, des fantômes nocturnes et des voix souterraines.

Madame RadclifTe débuta, je crois, dans la carrière lit- téraire par le Château d'Athlin et de Dumblaine^ histoire écossaise (1789). On lui doit aussi le Roman Sicilien et le Roman de la Forêt; mais on en a peu parlé, au moins en France. Vltalien ou le Confessional a fait plus de bruit: nous en avons même deux traductions, Tune par ma- dame Mary Gay, l'autre par un académicien célèbre qui, dans le temps de nos malheurs publics, trouva quel- quefois une ressource dans ces travaux obscurs*. Le der- nier ouvrage de madame Radcliffe dont j'ai connaissance est un Voyage fait dans Tannée 1794, en Hollande et sur les frontières d'Allemagne. Il est traduit en français»

Miss Bumey est fille du docteur Bumey, connu par une Histoire générale de la Musiqiis*^ et sœur d'un autre

* Il s'agit de Morellet, qui allongea ce titre, derenUfdans sa traduction, le Confessionnal des pénitents noirs {YI95i),

{Note de VEditeur.)

^ J'ajouterai ici, en faveur des amateurs de l'histoire littéraire, que le docteur Bumey est auteur d'un Voyage musical dans diffé- rentes parties de l'Europe. Il a publié, en 1796, des Mémoire$ sur la vie et les écrits de Métastase. Son Histoire de la musique est un ouvrage plein d'érudition et d'intérêt. Q

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 101

docteur Buraey, Tun des premiers hellénistes de TAn- gleterre *.

Evelina parut en 1777; c'est le premier ouvrage de miss Bumey, et elle était alors extrêmement jeune. On conçoit à peine comment une très-jeune personne a pu si bien étudier le monde, l'observer avec tant de finesse, avec un tact si juste, saisir si parfaitement les ridicules et les travers de la société, et les peindre avec un si rare talent. Je ne vois guère qu'un seul reproche à faire à miss Burney (et il lui a déjà été fait), c'est de trop char- ger certains caractères.

On raconte que miss Burney publia Evelina 8i,ns se nommer et sans en prévenir son père. Le docteu]|^ qui connaissait tout le danger de la lecture des romans, n'en laissait presque point lire à sa fille. Un jour qu'il était chez un de ses amis, il entendit quelques personnes, dont il estimait le goût et la sagesse, louer Evelina dans les termes les plus expressifs , et il l'emprunta pour procurer à sa fille le plaisir de le lire. Miss Bumey, un peu embarrassée, fut bien alors forcée d'avouer à son père qu'elle était l'auteur du livre à la mode. Cette anecdote a été fréqueniment citée et avec des détails peu uniformes. Je la répète, mais ne la garantis pas.

Evelina fut suivie de Cécilia (1782), et plus tard parut CamiUa (1796). Les deux premiers romans de miss Bur- ney avaient eu tant de succès, que lorsqu'elle annonça CamiUa^ elle reçut pour trois mille guinées de souscrip- tions.

Outre ces trois romans,miss Burney a publié, en 1793, un pamphlet intitulé : t Courtes réflexions sur les prêtres

1 M. Charles Burnej, docteur en droit, a commencé sa répa< talion par les excellents morceaux qu'il a donnés dans le Month- ly review. Ses articles sur les Monostrophiquet du docteur Hun* tinfort, et sur quelques éditions grecques de feu M. Wakefîeld, sont particulièrement remarquables. Û

102 DE Q^EÏ^QUES ROMANS ANGLAIS..

« français émigrés, soumises avec instance à rattentioi\ des dames de la Grande-Bretagne. » Le produit de cette brochure fut totalement appliqué aux besoins. 4^ clergé français.

Miss Burney a été attachée à la personne de la reine d* Angleterre ; mais sa mauvaJisQ santé ne lui a pas permia de conserver cet emploi. Elle a depuis épousé un Fran- çais, M. Darblay, et à la dernière paix, ellç est venue en France avec lui. Si elle habite encore notre pays çt qu elle lise cette feuille, j'espère qu'elle ne s'offei;isera pas de la liberté que j'ai prise de me faire son historien. J'ai pensé que les lecteurs me sauraient gré de leur faire coDDaître l'auteur aimable dont la plume élégante les a tajit de fois attendris et charmés. Voilà mon excuse. Les compatriotes de madame Darblay, grands amateurs ^e détails biographiques et, plus que je ne le suis, à portée de s'instruire des choses qui la concernent, auront déj^ sans doute importuné plus d'une fois sa modestie par leurs notices scrupuleusement exactes. J'avoue que si je l'avais pu, j'aurais volontiers partagé leurs torts, et tout le monde ici me l'aurait pardonné, car les rares talents de madame Darblay ne sont pas moins admirés en France qu'en Angleterre.

VIII

LA FEMME, ou IDA L'ATHÉNIENNE,

TRADUIT DE MISS OWENSON 1.

Je suis assez tenté de croire que Télégant traducteur à^Ida n'aime pas beaucoup Thistoire littéraire. Non-seu- lement il n'a fait aucune recherche sur l'auteur qu'il traduisait, mais il a même supprimé un avant-propos, qu'à sa place j'aurais soigneusement conservé. Miss Owenson y donne sur elle et sur ses ouvrages qu^^ues^

.' Journal de VEmpire du 12 avril 1812.

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 103

détails qui me semblent curieux et auxquels je ne trouve qu'im défaut, c'est d'être trop courts.

Je suis un peu de ces gens dont parle Âddison (ou, si Ton veut, dont il se moque), qui ont besoin pour lire un livre avec plaisir d'en connaître l'auteur, « de savoir t s'il eel brun ou blond, marié ou garçon. » Aussi ai-je étudié avec une grande attention cette préface négligée par le traducteur, et voici tout ce que j'ai pu apprendre sur Fauteur dVda et tout ce que j'ai pu deviner : Son nom çstmiss Sidney Owenson; elle est Irlandaise; elle a dans. l'esprit de la paresse et de la légèreté *, les habi- tudes de sa vie sont peu favorables à la culture des let- tres; quoi qu'il en soit, elle a trouvé le moyen d'écrire beaucoiii^ d'écrire autant que si elle n'avait pas d'autre ocoupatiou ^

J'ai, dit-elle, composé déjà presque autant de volu- mes que j'ai d'années. » En effet, outre /Ja, je connais de miss Owenson la Jeune Fille irlandaise*^ la Novice de SairU ' Dominiqibe ], le Missionnaire et les Esquisses. Je calcule le total des volumes sur quatre pour chaque roman, l'un dans l'autre : miss Owenson avait donc, à Tépoque. Idci a paru, de seize à dix-huit ans^ et si elle n'en était encore qu'à son quatrième roman, il faut s'en

1 liiss Qweoson devint plus tard lady Morgan, morte en 1859. On peut lire deux articles sur elle dans le sixième volume des Mélanges de littérature de M. de Feletz, à propos du Missionnaire et de \sl Notice de Saint-Dominique; il y en a un troisième dans le cin- quième volume relatif à son Voyage en France. {Note de VEditeur,)

' Le titre est The ioild Iruih girl. Je n'ai pas traduit wild. Ce mot s'emploie fréquemment en parlant des jeunes gens irlandais, pour exprimer leur caractère vif, pétulant, étourdi, et non ré- primé par la eulture et l'éducation. On le trouve notamment dans Graj et dans Steel. 11 est beaucoup plus aisé de l'expliquer que de le traduire. Je ne m^amuserai point à chercher un moi français qui ait précisément le même sens et contienne les mêmes idées : il y. faudrait mettre trop de temps. M. Dennis Jasper Mur- phy a fait The wild Irish hoy. Ce doit être le pendant du romaa de miss Owenson. Q

104 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

prendre à des distractions nombreuses qui Tempéchaient de mettre de la suile dans ses occupations littéraires. La Jeune Irlandaise a été écrite en six semaines , les £^- quisses en huit jours, et Ida en trois mois.

Au reste /da, dont la composition fut si rapide, avait été longtemps méditée, et Ton voit que miss Owenson s'était livrée à de fort grandes recherches. L'héroïne est athé* nienne et la scène est presque toujours à Athènes. Miss Owenson a eu besoin d'une lecture peu commune pour peindre avec exactitude des lieux qu'elle n'a pas visités. L'histoire d^ Athènes, depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, lui est très-familière ; elle connaît parfaitement son Pausanias ; elle a feuilleté les voyageurs et les antiquaires, et tel est l'art avec lequel elle a créé les caractères et les situations, qu^elle a pu, sans affectation et sans pédan- terie, employer ses études et son érudition. Mais, si savante qu'elle soit, miss Owenson n'en a pas moins commis une grosse faute quand elle a mis sous le nom d'Alcée la chanson des Athéniens en l'honneur d'Harmo- dius et d'Aristogiton : Alcée florissait vers rolympiade44«; le meurtre d'Hipparque est de l'olympiade 64«, il y a par conséquent, entre Alcée et Harmodius, im intervalle de près d'un demi-siècle. Hésychius (je parle à miss Owenson comme je parlerais à madame (Dacier), Hésy- chius attribue cette chanson à un poêle nommé Calli- strate. Si miss Owenson n'a point lu Hésychius, au moins elle a lire VObservateur de feu M. Gumberland : c'est un livre il y avait pour elle beaucoup à profiter, et qui est trop célèbre et trop répandu pour avoir pu échap- per à ses recherches. Dans son 49" numéro, M. Gumber- land a traduit cette chanson et Ta donnée à Callistrate. Le nom d'Alcée est plus illustre, et ce fier ennemi des tyrans était très-digne de chanter Harmodius et Aristo- giton. U est fâcheux que l'anachronisme soit si fort.

Pour rempUr toute l'étendue de son plan, il fallait à

DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS. 105

miss Owenson d*autres études que des études d'érudition, une autre science que celle de Tantiquité. Ce n'est pas l'histoire des Grecs qu'il fallait apprendre, mais celle des mœurs, celle du monde. A dix-huit ans, miss Owenson a entrepris de peindre la femme. Il ne me semble pas qu'elle ait atteint le but. Dans quelques pages de Jean- Jacques, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, il y a plus d'aperçus sur le caractère des femmes, plus d'idées, plus d'observations, plus de vérités, que dans les quatre vo- lumes de miss Owenson. Elle s'est trompée : elle a voulu peindre la femme, et n'a peint qu'une certaine femme imaginaire, née de sa fantaisie et placée dans des situa- tions presque toujours romanesques et exagérées. Un homme infiniment spirituel me disait que miss Owenson avait probablement songé à ime opposition entre Ida et Ciorinne : Corinne lui aura paru trop grande, trop supé- rieure, d'un ordre trop élevé; elle aura voulu peindre une femme qui, avec de grands talents, une tournure d'esprit poétique, et même de l'exaltation dans les idées et dans les sentiments, conservât dans la vie habituelle la simplicité, l'ingénuité, la pudeur, la réserve, qui sont les vertus et Tornement du sexe.

Cette supposition a beaucoup de vraisemblance.

Le premier volume est le seul miss Owenson ait essayé de remplir son titre. On y voit l'intention très- marquée de développer le caractère d'une femme placée dans une situation naturelle et prolongée. Un jeune lord, épris des charmes d'Ida, mais trop fier et trop peu rai- sonnable pour en faire sa femme, veut en faire sa mai- tresse. Cette séduction, dont la vertu d'Ida triomphe, est conduite avec un art infini. Il y a sur les idées des hom- mes dans la position se trouve ce jeime lord, sur leurs sentiments, sur leurs combinaisons, sur leurs ruses, des aperçus d'une justesse singulière. Aussi , à mon sens, et presque tous les lecteurs que j'ai vus sont

J06 DE QUELQUES ROMANS ANGLAIS.

de cet aviSj le premier volume est le plus fort des quatre, le mieux conçu, et celui qui feit à miss Owenson, comme écriTaîn, le plus d'honneur.

Mais beaucoup de personnes qui cherchent moins dans un roman les développements heureux de caractères et les peintures de mœurs, que les événements et les coups de théâtre, seront peut-être peu touchées du mérite de ce premier volume : les suivants ne leur laisseront rien à désirer. Elles y trouveront tout ce qui peut intéresser: de la tendresse, de l'héroïsme, des malheurs aussi grands qu'imprévus.

Avec les rares talents qui la distinguent, miss Owen- son pourrait avoir de Tamour-propre, mais elle est mo- deste et simple. Dans la préface d7da, elle remercie ses lecteurs de leur indulgence et de ses succès, avec un ton de candeur qui ne semble point affecté. Je l'engage, quand elle publiera quelque nouveau roman, à témoi- gner aussi de la reconnaissance à son traducteur fran- çais : elle lui en doit beaucoup. Ida pouvait échoir à quelque traducteur plus pressé de faire vite que de Wen faire, ou qui, ne sachant ni l'anglais ni le français, eût déshonoré le livre. Miss Owenson a eu le bonheur de trouver pour interprète un homme de goût, qui non- seulement a traduit /rfa dans un style très-correct et très- élégant, mais qui a retranché à propos le luxe superflu de quelques descriptions et réprimé l'exubérance de certaines réflexions. Si le nom de miss Owenson est connu en France, si son Ida excite la curiosité généralA» c'est à cet habile traducteur qu'elle en est redevable, el j'apprends que le Missionnaire, production nouvelle de miss Owenson, doit bientôt paraître, traduit parlamâme plume ^.

1 Ce traducteur à^Ida et du Missionnaire est Dubuc; mais c'est Mra« la comtesse de Ruols qui a traduit la Novice de Si(f,vntiJ>oniini: gue.— Voir, au surplus, la note du n*» LXVII, in fine, sur O. Hji^' sope, {No te de VE diteur )

LXl

HISTOIRE D'ANGLETERRE

J)\V,^ T7NE[ SUITB DB LETTRES d'uN LORD SON FILS

PAR LORD LYTTLETON ET- LE D' O. GOLDSadITH ».

le n'ayai^s point encore vu d'édition de cette Histoire soiif le. nom de lord Lyttleton. Il est vi*ai qu'elle lui a été at^jçibuée et qu^il ne Ta jamais désavouée; mais je ne savais pas que ce point de critique fût si formellement déddè. Je m'en rapporte à l'éditeur.

Les Anglais estiment beaucoup cet Abrégé ; nous ne Testimons pas moins. Il est classique en Angleterre , il l'est aussi parmi nous. Nous le mettons entre les mains des jeunes gens qui apprennent l'anglais. La clarté, l'é- légante simplicité du style l'approprient parfaitement à leurs travaux, et ils ont le double avantage d'étudier la langue dans un livre à la fois très-bien écrit et ti'ès-în- structif. Il convient aussi à d'autres lecteurs, et mérite une place dans d'autres bibliothèques que celle des écoliers. Le choix judicieux des événements, la marche rapide du récit, la sagesse des réflexions qii'altère rare- nient la partialité religieuse ou nationale, ont placé l'au- teur de ce court abrégé à côté des premiers historiens de l'Angleterre.

Goldsjnith (je le nomme seul par habitude) s'est arrêté

y Journal de l'Empire du 6 juin 1812,

108 HISTOIRE D'ANGLETERRE.

en 1760, à la mort de Georges IL La fortune que son livre avait faite a excité l'ambition de plusieurs conti- nuateurs. Ce mot d'ambition est probablement beaucoup trop noble, mais il est plus honnête que le mot propre et je le préfère. Il y a différentes suites qui vont plus ou moins loin. Dans l'édition que j'annonce, la narration a été poussée jusqu'au mois de mai 1811. L'histoire poli- tique de TÂngleterre pendant ces dernières années, im- primée et publiée à Paris en 1812, mérite bien quelque attention : je l'ai parcourue et, d'après ce que j'en ai vu, je puis assurer que c'est un morceau très-sage. Il y a des lecteurs à qui « Thistoire plait, de quelque manière « qu'elle soit écrite » ; il y en a d'autres qui y font un peu plus de façons. Les premiers trouveront que cette continuation, donne un grand prix à l'édition nouvelle; les autres penseront que son principal mérite est d*être très-correctement et très-élégamment imprimée, et ils ne la condamneront pas pour quelques pages inutiles.

Outre cet abrégé, Goldsmith a composé une Histoire (T Angleterre sur un plan plus étendu et dans un autre cadre ; elle est peu connue en France. Nous connaissons davantage son Histoire romaine et son Histoire grecque. Ce sont des productions fort distinguées. « Considère* « Goldsmith, disait Johnson, comme poète, comme au- « teur comique, comme historien : dans chaque genre « vous le verrez au premier rang. » Johnson devait ajouter « comme romancier, » et ce n'était pas à lui d'ou- blier l'un des plus beaux titres de Goldsmith, car ce fut par sa protection que le Ministre de Wakefield trouva un libraire. Ce libraire en donna soixante louis, mais avec crainte. La réputation de Goldsmith était alors fort mal établie ; ses premiers essais avaient obtenu peu de fa- veur, et le manuscrit resta même assez longtemps in- édit. Le libraire n'osait le publier, craignant de perdre, avec ses soixante louis, les frais de l'impression. Il fut un

HISTOIRE D'ANGLETERRE. 109

peu rassuré par le succès du Voyageur : ce beau poëme répandit le nom de Goldsmith par toute l'Angleterre. Le Ministre mit le comble à sa réputation, et ce roman, mes- quinement payé, fit la fortune de l'acquéreur.

Johnson disait, en parlant du Yoyagevr, que depuis Pope on n'avait rien fait de si beau. Il louait moins le YiUdge abandonné^ autre poëme de Goldsmith , quoiqu'il 7 remarquât les plus grandes beautés; mais il trouvait qu'il était trop Técho du Voyageur. Cette observation de Johnson est parfaitement juste. Il est impossible, enli- sant Goldsmith avec un peu d'attention (et il en mérite beaucoup), de n'être pas étonné du retour des mêmes ex- pressions, des mêmes formes de style, quelquefois des mêmes idées. Dans le très-petit volume de ses Œuvres poétiques j Teffet de ces fréquentes répétitions est très-sen- sible et très-désagréable. En voici un exemple formeli entre vingt autres que je pourrais citer.

Da^s le Village abandonné^ Goldsmith décrit l'auberge alors détruite, naguère l'enseigne de la poste attirait le regard du passant, les politiques du hameau par- laient d'un air profond et faisaient circuler des nouvelles bien plus vieilles que leur bière ^ « L'imagination, dit- « il, aime à se représenter la splendeur évanouie du

parloir joyeux, et les murailles blanchies, et le plan- « cher proprement sablé, et l'horloge peinte qui faisait

entendre derrière la porte son bruit monotone, et l'ar- « moire destinée à un double usage, lit pendant la nuit,

armoire pendant le jour, et les images, objets à la fois « d'ornement et d'utiUté, les douze bonnes règles ' , le

A Les personnes qui consulteront le texte, que je ne puis trans- crire, y remarqueront sûrement l'expression nu^-broton draughts; eUe est empruntée de Hilton, qui a dit dans V Allegro , y. 100 : the tptq/ nui-broum aU. Û

* Ce sont des maximes de mor&lô, comme : de ne point jurer, de ne point parier, etc. Elles sont imprimées sur des pancartes que Ton suspend dans les salles d'auberge. O

110

HISTOIRE b'ANGLÊÏËRfeË.

« royal jeu de i'oie, et le foyer orné de brancheâ cle tretû-

ble,de fleurs et de fenouil, quand l'hiver n*avait point « refroidi le jour, et les tasses écornées qui, prudemment

conservées pour le coup d'œil, brillaient en cercle, ran- t gées sur la cheminée : éclat vain et passager! etc. » Plusieurs de ces détails reparaissent dans une petite pièce de vers intitulée : Description de la chambre à cou- cher d*un poète :

« Wher« tfae Red-Lion, etc.

« Dans cette maison le Lion-Rouge en 'Saillie 'sut fa rae invite le passant qnî peut payer, où!e tomiçaû ûe Câlvert et le Champagne noir de 5Patsoiis r^âJent tes filles et les conpe-jarrets de Drury-Lane, -eafttmfe chiam- bre solitaire Scroggen échappe aux huissiers. ïla Muse l'y trouva étendu sous une mauvaise couveitûte; la fenêtre, à vitres de papier, pïêtait tm rayon qm laissait entrevoir sa bizarre toilette, et le plandier couvert d'un sable qui s'écrase ^us tes pîeés, rt la Mtiraille humide , revêtue de mesquines îmtages. On y voyait attaché le royal jeu de Voie et les douze rigles que traça le royal martyr, et les Saisons, et te brâve prince Guillaume, dont le visage était tout noirci par la fomé^de ta lampe. D'un œil qu'animait un vif dé- sir, Scroggen contemplait la grille rouiUée, que Jamais n'échauffa le charbon allumé. La frise de la chefi»nèe était couverte de raies, marques des pots de fcSère Bt de lait qui n'avaient point été payés, et sur la liaMette paraissaient tdnq tasses écornées. En guise de teturier, un bonnet de nuit couvrait les sourcils du poëte : bon- net pendant la nuit, et bas pendant le jour. "Ces der- niers mots m^nt rappelé Fabbé de Molière, grand car- tésien, dont Champfort ^ a raconté qu'il travaillait dsois

« Champfort, CaractèrBS et AneodoieSy t. IV, p. 345 de Tédition de Ginguené. {Note de l'Éditeur,)

HISTOIRE D'ANGLETERRE. lil

8onlit,faut6 de bois, sa culotte sur sa tête, par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche.

C'est dans le Village abcmdonné que se trouvent les por- traits originaux d'un curé de campagne et d'un magister rustiquedontM.Delille a embelli ses Géorgiques françaises.

Déjàf longtemps avant M. Delille, le chevalier de Rut- lige avait tt'adûit ces deux morceaux dans son Retour du Philosophe^ faible et longue imitation du poëme de Gold- ÉttStH. Rutlige a fait imprimer une lettre Goldsmi'th lui dit fort sérieusement : « Vous avez fait un beau « poôme sur im sujet qui ne m'avait inspiré qu'une

« élégie En vous lisant, je ne m'aperçois point du

« tout de cette pauvreté que j'ai souvent entendu re- « piocher à la langue française. » Ou Goldsmith était plus poli que sincère, ce qui, selon l'expression de Chaapfort^ est un produit de la civilisation perfec- tioxuiée, » ou il n'entendait point notre langue. La ver- siiication de Rutlige est faible, négligée et pleine de défauts que ne peuvent rache ter quelques vers heureuse- ■leat tournés. Il est juste pourtant d'ajouter à sa louange ^pie M. Delille s'est une fois ou deux rencontré avec lui :

Toatlê monde l'admire et ne peut conceroir <2ne daot uo œrreau seul loge tant de savoir.

Il y avait déjà dans Rutlige :

L'audience rustique

ne pouvait concevoir

Qu'en son chef un mortel lageAt tant de savoir.

Ailleurs, Delille:

Qaeli oiseavx ra percer la grêle meurtrière? C'est le vanneau plaintif errant sur la bruyère.

Rutlige avait dit :

Et le vanneau plaintif, de ses cris fatigants, Étourdit les échos des bruyères sti^riles.

C'est faire à Rutlige beaucoup d'honneur que de lui prendre quelque chose.

LXII

THE MONTHLT REPEETOEY

RÉPERTOIRE MENSUEL DE LA LITTERATURE ANGLAISE t.

I

Ce recueil, qui dans tous les temps mériterait de réussir, a droit, aujourd'hui surtout, à Tattention et aux encouragements du public.

Privés, comme nous le sommes, de toute communi- cation facile avec TAngleterre, n'est-ce pas pour nous un très-grand avantage que de trouver dans le Répertoire mensuel une analyse étendue des ouvrages que publient les Anglais, et d'être instruits à fort peu de frais de toutes les nouvelles importantes de leur littérature? L'éditeur, dont on ne peut trop louer le zèle, a réussi à se procurer presque tous les journaux anglais, entre autres leMonth^ ly RevieWj le Critical Review , et VEdinburgh Review qui aujourd'hui parait l'emporter sur les autres feuilles, et il en réimprime textuellement les meilleurs articles. Quand on les a lus, on a une connaissance suffisante de la matière du livre annoncé, du plan de l'auteur, de ses opinions, de son style.

t Journal de VEmj^r9 des 3 avril et 14 décembre 1819, et du 10 janvier 1813.

THE MONTHLY REPERTORY. 113

Les journaux anglais ne ressemblent point aux nôtres, l'on ne trouve presque jamais de véritables analyses. Dans ce que nous appelons assez improprement un extrait^ nos critiques, en général, oubliant un peu l'ou- vrage qui devrait les occuper, n'en donnent qu'un faible aperçu et quelquefois même n^en font connaître exacte- ment que le titre. Les journalistes anglais travaillent sur un autre plan : ils suivent la méthode de fiayle, de Le Clerc, de Masson ; elle est moins difficile peut-être, moins brillante sûrement que celle qui est aujourd'hui en vogue parmi nous; mais elle est aussi plus utile pour le lecteur qu'elle instruit davantage *.

Outre les extraits de livres, l'éditeur du Monthly Reper- tory donne d'excellents articles de biographie, des nou- velles relatives aux lettres et aux sciences, des morceaux de poésie, des anecdotes, quelquefois le texte des ro- mans célèbres. Par exemple, il a réimprimé dans les numéros précédents et dans celui que j'annonce une production très-originale de miss Edgeworth, VEniiui ou

1 M. Boîssonade oublie qu^l y a une méthode meilleure que celle dont ii parle ici; il est vrai que c'est la sienne. Aussi je pense qu'il 7 a lieu de faire quelques réserves au principe qu'il semble avancer. Oui, la méthode anglaise est plus facile pour ceux qui se bornent à exposer les idées d'un livre; mais les joamalistes qui, comme M. Boissonade, ont des idées à eux sur le sujet traité dans le livre dont ils rendent compte, et qui pen- sent qu'il est de leur devoir de les ajouter à celles qu'ils expo- sent, ceux, en un mot, qui font marcher de front l'exposition et la critique, comme cela est absolument nécessaire, ceux-là trou- veront qu'il faut plus de science et de conscience pour faire cer- tains comptes rendus que pour refaire un livre selon une idée préconçue, sans tenir compte de celle qu'il s'agit pourtant de faire connaître au public. J'estime donc qu'il était bien plus méritoire et plus utile faire tel ou tel des extraits que nous rééditons, que de pérorer ex professa sur un sujet donné; car, avec la méthode anglaise tempérée par l'esprit français, il faut en savoir assez pour voir clair dans les idées des autres, ce qui est plus difficile que de développer sa propre pensée.

{Note de l'Editeur.)

T. ir. 8

114 Tm MONTHLY EEPERTORY.

les Mémoires du comte de Glenthorn^ doDt la traduction française a fourni dernièrement à Tun de nos meilleiirs critiques le sujet d'un article plein d'esprit et d-agi<é- ment.

Le no Lvn qm vient de paraître contient les extradtA'âe <ïaatre ouvrages.

Je ne m^arréterai point à tin Traité de M. Alison t>iir fti nature Ht les principes Hu goût^ pa-rce qu'il y aura tme suite qu'il faut attendre , ni à VÉtùt du Tonkin^ pa!r M/dë La Bissachère, parce qu*il en paraît uBfe trfifdudcktti qu'une plume plus habile que la mienne analysera datts ce journal, ni aux Expériences de M. Brodie sur les poi- sons végétaux, parce qu'il faudrait entrer dans beau- coup de détaife qu'il ne serait pas prudent, je crois, "de publier dans une feuille aussi répandue que ceHe-d. Ce genre d'observations doit rester dans les journaux èl dans les recueils scientifiques, même il serait à ;pM- pos, ce me semble, de les écrire en latin*.

A cette observation, j'en ajouterai une autre doirt le fond est dans le journal anglais : c'est que l'immense destmction d'êtres vivants faite par l'abbé Fontana et les autres observateurs n'a conduit à aucun résultat très-important; c'est qu'aucune découverte d'un intérêt

i Voilà une observation qui fera 'sourire plus d'un lecteur, et qui pourtant est d'un grand sens. De même que la «publicité des assises devient pour les coquins une école ils apprennexrt'aa juste jusqu'où ils ont droit d'aller pour n'être punis que de telle ou telle peine, il est certain qu'il j a dans les journaux, ne fût-ce qu^ la quatrième page, mille choses qui devraient être écrites eli latin ou plutôt être complètement absentes. Si ma réflexion semble un peu naïve aussi, j'espère qu'on la pardonnera en son- geant que je l'écris en marge d'un numéro la quatrième pifg* appartient tout entière à l'article de littérature qu'on vietft de lire, sauf quatre lignes consacrées au Cours de la Rente du joor, et^ne annonce d'un Recueil de prières, de psaumes etd'instmo- tions tirées de l'Écriture-Sainte. Malgré moi, j'ai été frttppé d'un changement qui dit tant de choses sur Tétat actuel des mœurs et de l'esprit public. {Note de VEdittwr,)

THE MONTHLY KEPEBTORY. 118

bien réel n'a été obtenue par tontes ces sanglantes opé- rsAats, par ce cmel abus de notre force. M. Brodie a empoisonné 'avec \m grand sang-froid beaucoup de cfaiens, de cfcats et de lapins ; il a calculé fort scrupuleu- sement le nombre de minutes écoulées entre Tempoi- soÊ'nemc&tft et la mort ; il paraît savoir avec assez de josteBse tei -cei^tains poisons 'affectent le cerveau ou le c»ar; Inais Je ne vois pas quil ait tenté la plus petite espènende ponrtrouver les antidotes des poisons quHl enqployait.

Il résulte des cruautés de M. Brodie la preuve que le woorara, que Pupas-antiar et d'autres sucs végétaux, sont des poisons mortels; ce qu'on savait fort bien avant lui, ce me semble.

On a dh, peut-être avec un peu d'exagération, qu'a- près avoir indignement torturé et détruit quelques milliers d'innocents animaux, aussi sensibles que leur bouri*eatu à la peine et au plaisir, Vabbé Fontana était parvenu à conclure que le poison de la vipère est mor- tel : c'est un peu l'histoire de M. Brodie.

Sans a'ffecter im excès de sensibilité qui serait puéril, ne pourrait-on pas exprimer le vœu que ce droit que nous nous donnons de disposer de la vie des animaux ne fût pas si légèrement employé, que l'on se livrât moins à ces expériences plus curieuses que profitables, dont il i^ulte rarement pour la science un avantage positif, et le cœur doit s'endurcir prodigieusement * ?

L'ouvrage dont j'ai lu l'extrait avec le plus d'attention

i Cette observation révèle chez M. Boissonade une bonté d'âme qui ne surprendra aucun de ses lecteurs : il eût sans doute au- jourd'hui fait partie d'une Société protectrice des animaux, en An- gleterre ou môme en France. Mais il ne faut pas méconnaître que 068 tristes expériences, stériles dans les mains de MM. Fontana et Brodie, sont devenues la source de bien des découvertes utiles à l'homme, surtout à la justice, dans les mains de MM. Orfila et Flourens. {Note de VEditeur.)

H 6 THE MONTHLY REPERTORY.

et de plaisir est un Essai de madame Grant sur les super- stitions des montagnards écossais. J'ai été surpris de n'y rien trouver sur la seconde vwe, espèce de divination par- ticulière aux montagnards et dont j'ai, Tannée dernière, entretenu nos lecteurs*.

Cette superstition absurde est peut-être aujourd'hui éteinte ; mais les montagnards n'en seront pas beaucoup plus avancés. Le nombre de leurs préjugés est encore très-grand : ils croient aussi fermement que jamais aux apparitions, aux songes, aux revenants, aux présages, aux fées.

Madame Grant rapporte qu'un respectable pasteur

* Voirie Journal de l'Empire des 7 août 1810 et 2 juin 1811. [Ne pouvant donner ces articles en entier (il s'agissait d'un roman de milady Hamilton, la Famille Popoli)^ nous en extrayons un passage qui nous parait assez curieux sur la seconde vue] :

« Le docteur Johnson ne se dissimule pas les objections que la raison et la philosophie peuvent élever contre la seconde vue des Écossais; mais il ne les croit pas sans réponse. Il objecte, à son tour, que la seconde vue n'est miraculeuse que parce qu'elle est rare ; que, considérée en elle-même, elle ne présente pas plus de difficulté que les rêves ou peut-être môme que l'exercice régulier delà faculté pensante; que, dans tous les siècles et chez tous les peuples, on a cru à ces communications sympathiques, à ces visions fantastiques; que plusieurs exemples ont été cités, dont l'évidence eût frappé même un Bayle ou un Bacon ; que si quelques personnes ontraconté les impressions soudaines qu'elles avaient éprouvées et que l'événement avait justifiées, un bien plus grand nombre en avait éprouvé sans le dire. Johnson finit par avouer qu'il ne fut pas convaincu, mais qu'il en vint jusqu'à souhaiter de croire.

« Quelque chose de plus extraordinaire que la seconde vue^ c'est cette demi-crédulité dans un homme tel que le docteur Johnson.

« J'fU reçu de sir Herbert Croft quelques renseignements sur cette singulière superstition des Écossais; je profiterai de la permission qu'il a bien voulu me donner de les communiquer au public.

< Une chose certaine, m'écrit M. le chevalier Croft, c'est que « les voyants ne font pas, comme les sorciers ordinaires, trafic de c la merveilleuse faculté qui les distingue : ils ne s'en vantent point, ils ne s'en font point honneur; au contraire, ils laregar-

THE MONTHLY REPERTORY. 117

était dans l'usage de sortir chaque soir pour méditer, et que jamais il ne manquait de diriger sa promenade mélancolique vers le cimetière, placé sous un ombrage épais, au bord d'une rivière. Dans une soirée fort som- bre du mois d'octobre, comme il était appuyé sur le mur du cimetière, il vit tout à coup deux petites flanufnes s'élever d'une certaine place il n'y avait ni pierre ni monument d'aucune espèce. Il observa leur marche ; elles traversèrent la rivière, et s'arrêtèrent à un hameau qui était de l'autre côté ; un moment après, elles revin- rent accompagnées d'une autre flamme plus grande; arrivées au cimetière, elles s'enfoncèrent toutes trois

« dent comme une malédiction, à cause des douleurs qu'elle leur « fait souffrir :

Pectus anhelum Ei rabie fera corda tument

Le voyant devient furieux si quelqu'un passe enire lui et l'objet c invisible sur lequel ses yeux sont fixés, et soufrent il frappe c d'un couteau, ou de ce qu'il rencontre sous sa main, l'impru- dent qui a troublé sa contemplation.

< Que Macpberson soit ou ne soit point Ossian, je trouve égale- c ment extraordinaire, dans l'une et l'autre supposition, qu'il n'ait pas fait, dans tous ses poëmes, une seule allusion à la seconde c vue, ou, si elle j est, elle écbappe à ma mémoire.

c Collin, dans une ode sar les superstitions des Hébrides, « publiée, depuis sa mort, par V^arton, a fait quelques beaux c vers sur la seconde vue, Johnson en a beaucoup parlé : le désir « d'observer de près cette singularité fut une des principales « raisons qui lui firent entreprendre, en 1773, le voyage de l'É- « cosse septentrionale. »

« Cette fureur des voyants écossais, leurs souffrances dans le paroxysme, m'ont fait souvenir du prêtre Théophane qui nous est dépeint, dans le Télémaque (VIII, àlH ix), hors de lui-même, les cheveux épars, la bouche écumante : c Son regard, dit Fénélon, « était farouche, et ses yeux étincelants, il semblait voir d* autres c objets que ceux qui paraissaient devant lui, > Il est manifeste que le prêtre Théophane, assis sur le trépied sacré, avait, comme tous les jongleurs de l'antiquité, le don de la seconde vue. Les progrès du christianisme ont fait taire les prophètes idolâtres; les progrès de la raison et des lumières détruiront dans les Hé- brides Ta superstition des voyants, » Q

1*8 THE MONTHLY REPERTORY.

dans la terre et à l'endroit même d'hall les deux petites étaient sorties. Le pasteur qui, bien que visionnaire, n'était pas peureux, entra dans le cimetière et, pour reconnaître la place les trois lumières avaient dis- paru, il y jetei quelqnes cailloux. Le lendemain de très- bonne heure, il sortit, fit venir le bedeau et, lui mon- trant le terrain, lui demanda s*il savait qui était enterré là. « Je me souviens, dit le bedeau, d'avoir, il y a bien « des années, enterré dans cet endroit les deux jeunes « enfants d'un forgeron qui demeure de l'autre côté de la rivière ; il doit être maintenant fort âgé. » Le pas- tenr rentra chez lui, et comme il se mettait à table pour déjeimer, on vint le prier d'aller en toute hâte visiter le forgeron, qui avait été soudainement saisi par un grand mal. Le pauvre forgeron mourut le lendemain. C'est le pasteur lui-même qui a raconté cette histoire à madame Grant. Dans un pays les curés ont de si étran'fees visions, que Ton juge de ce que peuvent voir les paroissiens !

On ne rencontre dans les montagnes que des gens qijii ont vu des ombres, et ce n'est pas, comme ailleurs, la nuit seulement qu'elles se montrent : elles apparaissent même en plein jour. Ces ombres sont des âmes heu- reuses ; leur beauté est céleste ; elles se révèle]i4 un instant pour calmer, d'un doux sourire, les êtres désolés qui les regrettent.

Quelquefois cependant leur apparition est redoutable. Une dame a raconté à l'auteur un fait bien certain, car c'est à elle-même que l'aventure est arrivée. Orpheline dès son bas âge , elle n'avait qu'un frère qu'elle aimait tendrement ; il mourut au collège d'Âberdeen et elle en fut inconsolable. Le corps de son malheureux frère n'avait pu être enterré dans le tombeau de la famille : elle ne pouvait aller pleurer sur sa pierre. Cette circonstance, qui semblait rendre la séparation

i;b£ mqnthly rëpertoby. 119

pbi^, grwd^, redouJiIait 9a douleux Qt elle ne cessait d'appeler, en pleurant, le frère qu'elle avait perdu. Un joue, ^taffiitparjait^n^jQt étveUlée, eUe la vit: il était en- veloppi^ (teaou linceul et semblait tout mouillé et tout Uemft^kuat de froid, « Pourquoi, dit-il, égoïste créa^ture, «, fOiii*quoi aui^-jje. troublé par l'extravagance impie de

1pi| abagrin9?^ J<'ai i faire un long voyage à travers des « QlUQmîa» UQirs^ çt terribles, avant d'arriver à la de- t jMfure paisible reposent les âjmes. Tant que tu ne « le lopefi tiras pas avec humilité de ta rébellion contre

Im <J^ôGreta de la Providence, chacune de te^ larmes « retoniibera sw* ce noir linceul, et ne se séchera pas.

C!haque nuit, tes pleurs augmenteront le froid qui me

glace et pèse sur moi. Repens-toi et remercie Dieu « qui m'a délivré de tous les maux la vie. » Quant à madame Grant, elle n'a point vu de spectres; mais elle en parle si bien, que Ton peut supposer que ce n'est pas la foi qui lui manque.

Il y a dans cet Essai beaucoup d'autres détails bien plus intéressants sur les mœurs des montagnards, sur leurs habitudes, sur leur talent naturel pour la poésie : il faudra les lire dans le Repertory ; je ne pourrais les ex- traire ici, sans crainte d'être trop long.

Cet a,rticle est suivi d'une longue notice sur feu M. Cumberlawd, célèbre écrivain dramatique, mort Tsupinée dernière. Il était petit-fils de Richard Cumber- land, évêque de Pétersborough, et auteur du Traité des lois de la nature. Le fameux Bentley était son aïeul maternel, et c'est à sa mère qu'est adressée une jolie idyle du docteur Byron que l'on trouve dans presque tous les recueils; elle commence par ces vers :

Hy time, o ye Muses ! was happily spent When Phœbe went whith me wherever I vent.

C'est-à-^re : «rQue mes jours, ô Muses! étaient heu-

120 THE MONTHLY REPERTORY.

« reusement employés, quand Phébé partout accompa- « gnait mes pas ! »

Cette notice, composée par un ami de M. Cumberland, est suivie d*un catalogue fort étendu de ses ouvrages. Je n'y ai pas trouvé The last of the family (le Dernier de la famille), comédie dont il est fait mention dans deux autres biographies anglaises que j'ai sous les yeux; les Public characters^ de 1798, et les Literary memoirs. Peut- être Terreur n'est-elle qu'apparente et causée par quel- que double titre. C'est une petite difficulté qu'éclaircira sans peine Pécrivain distingué ' qui donne à la Biographie universelle les articles des littérateurs anglais.

II

Parmi les articles excellents qu'offrent les numéros LXii et Lxiv, deux surtout ont attiré mon attention ; ce sont les extraits des Voyages faits, dans ces dernières années, en Sicile et en Grèce, par MM Galt et Gell.

Les superstitions des Siciliens n'ont pas échappé à l'observation philosophique de M. Galt.

Les Sicilieus redoutent l'influence du mauvais œii; pour la neutraliser, ils se mettent au cou des chiffons et des morceaux de papier bénits que les prêtres leur ven- dent. Cette conduite des prêtres papistes est blâmée, sans amertume ni violence, par le sage Anglais. 11 aurait être encore plus indulgent, car je suis presque sûr que les prêtres siciliens qui vendent ces amulettes n'y croient, pas moius que ceux qui les achètent, et qu'ils sont beaucoup plus ignorants que fourbes et charlatans. Le mauvais œil agit instantanément; il cause une ma- ladie soudaine; il remplit Timaginalion de visions lugu-

1 M. Suard,au moins jusqu'à cette époque.

{Note de l'Éditeur.)

THE MONTHLT RËPEBTOHY. 121

bres; il ôte les moyens de continuer un projet com* mencé.

La même superstition existe en] Ecosse K Elle existait chez les anciens, et s^est conservée dans la Grèce moderne.

J^ai lu dans un livre grec très-répandu un passage fort étrange sur la vascania ou le mauvais œil, racontée par un des hommes les plus instruits de la Grèce, par un honune du caractère le plus honorable.

Une autre superstition est de faire cracher trois fois le sorcier ou celui dont on redoute le mauvais œil ; c*est encore un héritage de la Grèce ancienne. Le plus savant des Grecs modernes, le docteur Goray, en a fait la remarque dans son Théophraste (chap. vi, note 11). A Tripoliza, une femme pria M. de Pouque ville de cra- cher au visage de son enfant qu'il avait trouvé joli. « J*appris^ dit-il, que cette singulière pratique avait pour « but d'éloigner le mauvais œil *.

De Sicile, M. Galt passa à Gérigo et, de cette lie, àMa- rathonesi, petit port du Magne, à l'extrémité de la Morée. Les Maïnotes sont pour lui un objet d'admiration et d'en- thousiasme. Partageant une erreur fort commune, il voit, dans cette peuplade de brigands et de pirates, les nobles restes des antiques Lacédémoniens. La vérité est que les Maïnotes, comme Ta démontré M. de Villoison, sont d'origine esclavonne, et que leur entrée dans le Péloponèsene date guère que de Tan 900. C'est dans les montagnes entre TEurotas et le golfe de Homanie qu'ha- bitent les descendants des Spartiates; ils portent le nom de Tzaconiens. « J'ai retrouvé en partie chez eux , dit

* Voy. M*' Grant, Essai sur les superstitions des Highlanders, au Monthiy Repertory, LVII (t. XV, p. 87). û

Voyage en Morée, 1 1", p. 61 et 257.

If9

THB MOlrrHLY I^PÊRTOHT.

» H. déTilïoiscm, la lan^fiié des anciens Borieite, le<dîa- « lecte de Pindare et de Théocrite * » .

Je ne puis suiTre M. Gaït plus loin ; miSs atânt de le quitter, je ttàduirai: utr pstÉsage de son chapitre sur MafHè il fait des Français un éloge très-mérité, mais qu'bn ne s'attend guère à trouver sous la plume dun Anglai»: On me disait que }e& Maltais parlent avec regret du règne des ChevaBer», ou , selon leur expression, chi temps de 1^ Religion. J^en fus affligé. Les Anglais oui infiniment de peine à se faire aimer des étrangers. Notf^ mépris habituel pour les autres nations est cause que les PrâÈçaië, à l'aide de leur politesse orcfinaire, ac- quièreiff souvent une influence supérieure à la nôtre, dan&les pays même qui sont aux gages de TAngletei^fe. n'y a pas de doute que les Français sont, Individti^to^ ment, un peuple plus sociable, plus agréable que ndti». Au lieu de condescendre à imiter nos rivaux diaiis oesi petits soins qui leur gagnent les cœurs, nous n'en af» liions que pMs de mépris pour cette polÂtesee et ces manières, par la seule raison que ce sonl des manièies françaises F »

III

N*ayaiit pas pvon;^^ positivement de parler du Fot/^ en Grèce de M. Gell, je Tabandonue, séduit pai: le Vo^iig/^f en. Laponie de Linné, dont le numéro lxvu d^u MQf^hfyf. Repertory n,ous doane un extrait.

Linné fut chargé, en 1732, par l'Académie d'Upsal, ^ visi^r la Laponie. L'Académie lui accord^ magniflqaetr ment dix louis, et il partit. La relatioa de sîoil Yoy^gôt, qu^ était restée ^lanuscrite , vient d'être p^bUée jfo^

* Académie des Belles-Lettres, t. XLVII, p. 288-284.— M. VaKe- Brun, dans le Journal de VEmpiref 20 avril ISOS. Yojez aussi M. Coray, sur JEXien, p. 289. Û

TflB MONTHLY REPERTOKt. iSfâl

Smitk, président de k Société Linnéenne ot proprié- taire' des papiers de l'illtistre botaniste.

L*nBagîbation de Linné était plus poétique et ^lus briUante* qu'il n'appartient à un nomencla^teur et à un observaitetir. H a ctonnéà son Voyage le titré de LachesU hapmka^ en n^émoire peut-être des dangers sans nom- bre qu'il avait courus sur les montagnes et sur les ri- vières ; peut-être par allusion à la rigueur d\in climat gui pavadt phtt6ti soumis à ^influence des Parques qu'à celle des divinités célestes. Linné a sans doute expliqué la raison de ce titre, mais le journaliste anglais ne la donne pas, et j'ai tâché de la deviner.

Ce qai suit me donnerait peut-être assez raison.

Le 12 mail732, l'aventureux naturaliste partit d'Upsal-, nsmnid'un microscope, d'une lunette et d'un bâton gra- dué..; en cinq moi», il ôt (toujours avec les dix louis de rAcadémie d'Upsal) une route de six cent trente-trois nulles suédois, ou trois mille sept cent quatre-vingt- dix-huit milles anglais [plus de quinze cents lieues de France].

Monté sur un mauvais cheval, il courait sans sln- quiéter « de la furie des éléments, ni des branches qui

pendaient, toutes chargées de gouttes de pluie, ni des

vieux pins renversés sur la route par la colère de Ju^ « non, ^

En traversant un glacier de la Laponie norvégienne, il fut emporté par Timpétuosité de Touragan , et roula jusqu'au bord d'un précipice. « Quelques pas de plus, « dit-il, et mon rôle dans la pièce était achevé. »

Une fois, il se perdit sur les montagnes, pendant un brouillard épais qui lui cachait le soleil et la lune, et il erra longtemps, au risque d'être précipité dans quelqiie abîme.

Dans ime autre occasion, le brouillard le surprit sur une rivière qu'il traversait en radeau \ sa frêle embarca-

124 THE MONTHLY RËPERTORY.

tion se brisa et il ne put qu'à grand'peine atteindre le bord. Quand il visita les forêts de Luléa, elles étaient ravagées par un incendie que le feu du ciel avait allumé. « Je parcourus, dit-il, un espace de trois ou quatre milles « entièrement brûlé. Flore avait perdu sa verte et riante « parure; elle était vêtue de noir : spectacle bien plus « triste à mon cœur que le blanc manteau dont la cou-

. vre l'hiver

a Un grand arbre tomba précisément entre mon guide

« et moi »

Dans ce voyage, Linné n'eut pas seulement à lutter contre les éléments, il trouva dans les hommes de redou- tables ennemis. Un des guides qui le menaient aux ca- vernes escarpées du mont Skirla^ ût rouler sur lui deux énormes quartiers de rocher ; il n'échappa que par le hasard le plus heureux. Un coup de fusil lui fut tiré par un homme inconnu et frappa une pierre tout près de lui. Dieu soit béni, dit l'honnête Linné ; le coup ne « m'atteignit pas. Pour Thomme, il s'enfuit, et onc je « ne Tai revu. »

Le journaliste anglais se montre antiUnnéen très- décidé. Il relève avec amertume quelques passages que je ne veux point essayer de défendre. Il veut bien convenir que cette Relation, malgré les défauts et les bizarreries du style , n'est pas dénuée d'intérêt et qu'on peut y puiser quelque instruction; mais il se presse d'ajouter qu'elle est fortement empreinte de ce ton minutieusement technique qui forme un des traits les plus saillants du caractère scientifique de Linné, et qui n'en est pas moins un des plus vulgaires éléments de la philosophie. A peine si dans tout l'ouvrage il a pu re- marquer les faibles germes de quelque idée générale. Ce sévère critique ne se trompe-t-il pas? Il me semble que l'esprit d'ordre et d'exactitude est une des premières qualités du philosophe. Ce sont les observations fidèles,

THE MONTHLT REPERTORY. 125

les expériences minutieuses, les distinctions exactes, gui ont porté dans les sciences le jour dont nous les voyons briller. Les systèmes n'ont le plus souvent produit que confusion et désordre.Au reste Linné, à qui Ton reproche, avecime sévérité si injuste, d'être minutieux et » igno- blement exact, n*a-t-il pas créé un système complet d'histoire naturelle * ?

* [En France, Linné avait eu des partisans fougueux au zviii* siè- cle. J. J. Rousseau était un de ses grands admirateurs. Nous empruntons à ce sujet, au Journal de VEmpire du 14 décembre 1811, un fragment des Lettres de Bjœrnstœhl (1770), traduites du «uédois en italien, et de l'italien en français, par M. Boissonade; U est intitulé : Quelques partieulariiés sur J, J. Rousseau] :

« Je yeux vous écrire une petite lettre sur un grand homme, sur M. J. J. Rousseau.

c II arriva à Paris vers la fin de juin, comme je vous en ai dit un mot dans ma dernière lettre. J'ai fait avec lui une con- naissance aussi étroite qu'il est possible de la faire avec un phi* losophe si bizarre. Il s'occupe de l'étude des plantes avec cette vivacité et cette ardeur qui caractérisent toutes ses actions. A la première visite que je lui fis, il me demanda si j'avais appris la botanique : je lui répondis que M. Linné m'en avait de temps à autre donné quelques leçons. Il se leva, et me dit d'une voix très-animée : « Vous connaissez donc mon maître et mon pré- « cepteur, le grand Linné 1 Si vous lui écrivez, saluez-le de ma « part, et mettez-moi à genoux devant lui (ce sont ses propres paroles) ; dites-lui que je ne connais pas sur la terre de plus « grand homme que lui, que je lui suis redevable de ma santé « et de ma vie même. » £t il ajouta plusieurs autres choses très-fortes et qui montraient sa haute estime pour le plus grand botaniste du monde.

« Ensuite M. Rousseau me fit voir la Philosophie botanique et me dit : « Dans ce livre, il j a plus de sagesse que dans les plus « grands in-folio ; on n'y trouve pas un mot qui ne soit absolu- « ment nécessaire : c'est tout le contraire de vos livres du Nord, < qui sont toujours trop chargés d'érudition. » Un si grand éloge dans la bouche de M. Rousseau était la chose à laquelle je m'attendais le moins ; car, en général, il parle peu et n'est pas prodigue de louanges , mais le nom de Linné l'avait fait sortir de son caractère.

Il me demanda si je croyais qu'une lettre de lui fît plaisir à M. Linné, ajoutant qu'il voulait lui en écrire une et me la confier. Je Tassurai que M. Linné ne pourrait recevoir de Paris

426 tBÊ MONTHLT R£P£ilT(»tY.

Linné parait croire qu^Adam et Eve étaient géants, et que la pauvreté et d'autres causes ont, de génération en génération, diminué la taille de respéce humaine ; il s'é- tonne de trouver les régions élevées de l'atmosphère ipoins denses que les parties inférieures ; il insinue q^e Tattraction polaire peut tordre les fibres des arbres.

J'avoue que de pareilles idées ne sont pas fort raison- nables. Il faut, au moins, considérer qu'à l'époque de ce

àoe lettre qui lui fût^plas agréable, etje'le'pTiaideiieiias^otfblier .rengagemeot qu^il veDait de prendre. Cette cÎTconsianoe eât fort remarquable, car M. Rousseau n'aime «point à écrire âe lettrée, let môme il ne lit :pias celles qui lui sont adressées. Une fois, ha (demandais s'il en avait reçu une d'un de m^ 'tfmiB qtii, j'6b étais très-sûr, lui'àvdit écrit, et je le lui nommai : il 'lue répondit qu'il ne se souvenait point de son nom ; que d'ailleurs il n'avait point le temps de 'lire les milliers de lettres qui Ivti arrifi^ietit, et encore moins d'y répondre ; qu'il lui faudrait pour cela entre- tenir cinq ou sitr 'secrétaires qui lui coûteraient 'beaticdup d'argent.

« Comme on m'avait dit que M. 'Rousseau sie proposait â% composer un livre de botanique, je lui demandai'tin jdur lii Ct4a était vrai. Il m'assura que non, et ajouta qu'il 7 avait une gi<ttnd(e différence entre être maître et être disciple; que l'u^^l^ 'actuel était de commencer par enseigner les autres avant que Û%p* prendre pour«oi-méme, mais qu'il ne voulait pas s'y confirmer. « Je suis, dit-il, élève de M. Linné, et je m'en fais hotinevlr, » Je voulus savoir ce qu'il pensait de M. Adanson. Il me dit que M. Adanson, et Crantz en Allemagne, avaient appris de M. Linné tout ce qu'ils savaient, et qu'ensuite ils avaient eu Tin gratitude de dire du mal de leur maître. 1 Au' reste, continua-t-il, il y a « en France beaucoup de botanistes linnéens, » et il m'en nomma quelques-uns de Lyon, de Montpellier et d'autres villes : j'en ajoutai un de Rouen, que je connaissais. » ù

[On a remarqué plus haut l'expression de llousseau : c*Mbt- ncz-icdi à genoux devant lui, > Il est curieux d'observer que cette expression fut aussi employée par Voltaire, au dire du môme H. Bjcernstœhl qui, dans ces deux cas, la rapporte en français : «'Ensuite il (Voltaire) nous parla avec un vif plaisir de l'impor- tante révdlution qui venait d'arriver en Siiède, et il s'écria avec tille 'grande emphase et d'une voix éclatahte : « Le roi Gustave « est adoré 'én'EUfope.' Quand vous serez arrivé, mettez-moi aux pieds de ce grand roi, » (Voy. Journal de V Empire du 14 janvier ÎSW iQuelquês particularités sur Voltaire, traduites par M. Boisso- tfadte.) ] {^Note de VEditeur,)

TflE MONTHLY REPERTOEY. 127

voyage, Linné n'avait que vingt-cinq ans ; qu'il attachait sans doute peu d'importance à cette relation, puisqu'il ne l'a jamais publiée. S'il Teùt mise au jour lui-même, il eût sans doute retranché ces passages et quelques au- tres qui ont déplu à son rigiàe censeur. Pourtant je ne voudrais pas répondre qu'il eût supprimé une certaine histoire de grenouilles que le journalisteTegarde comme le comi)1e de l'absurdité.

Mais ici encore j'essayerai de justifier Linné, en ren- voyant le critique aux Mémoires d'une Société célèbre; il y trouvera (t. III, p. 417,430 et 440) qu'une femme de Cour- son, en Normandie, vomit des chenilles et un lézard vi- vants, et qu'un homme de Beauvais vomit des chenilles vivantes. Le Journal des Débats des 16 avril et 30 mai 1804 £aii aussi mention d'une paysanne allemande qui vomit plusieurs vipères.

Je voudrais bien que le savant et spirituel auteur des Erreurs popiUaires en médecine [M. Richerand] eût traité la question de la génération et du séjour des animaux dans le corps humain : Terreur, ou de ceux qui nient ou de ceux qui affirment, ne serait pas indigne d*exercer sa judicieuse critique.

^*

LXIII

LA LITTÉRATURE HOLLANDAISE

A PROPOS DE ROSE ET DAMÈTE DE M. LOOSJES t..

Je dirai peu de mots du roman hollandais Rose et Damète : la pastorale est un genre gu^aujourd'hui l'on néglige beaucoup. Les romans que l'on nous a donnés depuis quelques années sont conduits par des moyens si violents, qu'une pastorale doit nécessairement nous pa- raître bien froide; les prodiges tragiques dont on nous rassasie ont si fort blasé notre goût, que l'intérêt doux et faible des aventures innocentes des bergers nous semble trop languissant et ne peut plus nous émouvoir. Je n'ose dire à des lecteurs dont la sensibilité est devenue très-exigeante que Rose et Damète les intéressera beau- coup ; mais je leur recommanderai de lire ce petit livre, comme une production estimable d^une littérature gui nous est à peu près inconnue.

En France, on ne regarde guère les Hollandais que comme un peuple de commerçants : on honore leur ca- ractère moral , mais on ne les croit pas très-appliqués aux belles connaissances, et leur langue , que personne n^apprend, passe pour un jargon fort rude que l'on ne peut ni parler ni écrire avec grâce. La vérité est que les

1 Journal de V Empire du 16 mars 1S08.

DE LA LITTERATURE HOLLANDAISE. 129

Hollandais ont une langue très-riche, très-énergique, et une littérature très-étendue : Tune et l'autre, je Tavoue, ne sont guère connues hors de la Hollande ; mais on ne peut rien conclure de leur obscurité contre leur mérite.

L'Angleterre avait déjà Shakspeare, Cowley, Waller, Milton, Dryden, Pope, Addison, et personne en France ne les lisait ; leurs noms mêmes étaient ignorés. Vol- taire le premier nous donna du goût pour la littérature de nos voisins. L'espagnol, que Ton a longtemps étudié, est aujourd'hui comme abandonné ; le portugais est in- connu; la langue russe, que Ton dit si belle et qui a été écrite par quelques bons auteurs, n'est apprise par per- sonne, et il n'y a pas beaucoup d'années que Ton cultive avec quelque soin la littérature allemande. On voit, par ces exemples, qu'il y a eu\m peu de hasard dans le suc- cès qu'ont eu en France les littératures étrangères : la mode même s'en est mêlée , et les Hollandais, dont la langue n'est point à la mode, ont, sans que nous nous en doutions, ime foule d'excellents livres.

Je ne finirais pas, et d'ailleurs je sortirais de la ques- tion, si je voulais parler ici de ce grand nombre d'ou- vrages supérieurs qui ont paru en Hollande sur toutes les parties des hautes sciences et des lettres classiques. Leeuwenhoek, Musschenbroek, Huygens, Boerhaave, Nieuwland, Grotius, Hemsterhuys, Valckenaer, Schul- tens et trente autres, portent des noms connus et res- pectés de toute l'Europe savante. Mais la célébrité de ces grands hommes a été à peu près inutile à la langue hol- landaise qu'ils ont presque toujours négligée pour écrire en latin : comme écrivains, ils appartiennent plutôt à TEurope qu'à la Hollande, ayant préféré à l'usage de leur langue particulière celui de la langue universelle.

Bornée à ses littérateurs nationaux, la Hollande ne paraîtra point stérile.

A la tête de ses poètes, elle nomme Vondel : Vondel

T. II. 9

130 DE LA LITTÉRATURE HOLLANDAISE.

est le Shakspeare hollandais. S'il a les défauts du tra- gique anglais, on dit qu'il en possède aussi les beautés vigoureuses : son Palamède avec des chœurs, son Phaèlon^ son Gisbert d'Amstel^ passent à Amsterdam et à La Haye pour des pièces admirables. A quatre-vingt-quatre ans, Vondel traduisit en vers les Métamorphoses d'Ovide. Hoog- vliet, van der Goes, Rotgans, ont publié de grands poèmes épiques et descriptifs. M. de Haren est auteur des Aventures de Friso^ épopée en dix chants, d'un Léoni- das et de plusieurs Odes. Voltaire a adressé de beaux vers à M. de Haren : M. Jansens nous a traduit ses poèmes ; mais le chantre deFriso n'en est pas pour tout cela moins inconnu en France. Poot s'est distingué dans la poésie erotique et a mérité, par Texcellence de sa diction, de faire autorité dans les difficultés grammaticales. Foc- quembrog a excellé dans le genre burlesque. Les Hol- landais citent encore avec de grands éloges Huydecoper, Nomsz, M. et madame de Winter, et beaucoup d'autres sur lesquels je ne peux m'arrêter.

Parmi les prosateurs, il faut distinguer d'abord Hooft, traducteur de Tacite, auleur d'une excellente Histoire des Pays-Bas et d'une Vie de HenrilV, pour laquelle Louis XIII lui envoya des lettres de noblesse et le cordon de Saint- Michel. Dans le siècle dernier, M. Wagenaar a donné, en vingt volumes, VHistoire de la Patrie. On lui accorde toutes les qualités qui font le grand historien : il est à la fois érudit, impartial, éloquent. Son livre est devenu le Uvre national.

M. Loosjes auquel, faute d'espace, je me hâte d'arri- ver, occupe une fort belle place parmi les littérateurs hollandais : ses ouvrages sont nombreux ; ses Contes mo- raux lui font beaucoup d'honneur, et la Pastorale dont j'ai annoncé la traduction ne pourra donner aux lecteurs français qu'une idée très-favorable de son talent.

Le traducteur témoigne la*crainte modeste d'avoir nui

DE LA LITTËRATURE HOLLANDAISE. 131

aux beautés de son auteur par la faiblesse de son imita- tion. Je ne suis point en état de juger si M. Loosjes a beaucoup perdu en passant dans notre langue; mais je trouve que le style de la traduction a presque toujours de la douceur, de Télégance et de la correction, et j'ai d'autant plus de plaisir à en faire la remarque, que je soupçonne le traducteur d'être étranger et peut-être hollandais lui-même.

Jai observé, en effet, trois ou quatre négligences qu'un Français, je crois, n'aurait pas commises. Par exemple, je lis : Un agneau se montrait entre le bras de tendre Zélie, sur lequel il reposait doucement sa tête « laineuse. Entre exige absolument un pluriel ; se mon- trait n'est peut-être pas le mot propre, laineuse ne plaira guère, et sur lequel ne devrait pas être séparé de son an- técédent par un nom féminin. On approuvera bien moins encore le mot innocent dans la phrase suivante Le bon « berger revint chargé de cet innocent. » Cet innocent, pour ce petit enfant^ est en français une assez mauvaise expression qui ne peut jamais avoir place que dans le style burlesque, tout au plus dans le style marotique et naïf; il me semble qu'elle devrait être exclue d'une pas- torale dont la diction est partout noble et poétique.

LXIV

ATALA

(A'TAAA* 71 01* E'PQTES, xtX.) TRADUIT DU FRANÇAIS EN GREC MODERNE VULGAIRE «.

J'avais eu Tidée de commencer ce second article * par quelques détails sur les diverses opinions qui partagent aujourd'hui les littérateurs grecs, les uns proposant pour l'emploi et la réforme de la langue des moyens que les autres rejettent ; mais il m'a semblé que ces questions étaient trop délicates à toucher pour un étranger : d'ail- leurs je ne me trouve pas suffisamment] instruit pour en bien parler. H est donc à la fois plus prudent et plus con- venable de laisser les critiques nationaux débattre ces dif- ficultés entre eux. Il ne m'appartient pas de m'interposer dans de semblables discussions : je n'y ai point de voix.

Seulement je dirai que Tauteur de cette traduction a employé Tidiome vulgaire, soit qu'il tienne au parti des écrivains qui veulent se servir, sans la trop réformer, de la langue actuellement parlée ; soit qu'il ait cru ce genre de style plus convenable dans un roman destiné

4 Journal de VEmpire du 20 septembre 1808. * Nous avons donné le premier article au tome 1"", n* xxxiir, sous le titre de la Littérature des Grecs modernes,

{Note de VÉditeur.)

ATALA TRADUIT EN GREC MODERNE. 133

à toutes les classes de lecteurs, et particulièrement aux femmes qu'un langage plus littéraire et plus classique aurait peut-être embarrassées.

Cette traduction a de la grâce et de la facilité. Un jeune Grec plein d'esprit et de goût, qui en lisait devant moi quelques pages, était, à la vérité, offensé par moments de certains mots qu'il ne trouvait ni assez corrects ni assez purs ; mais il admirait le naturel de la phrase, le ton du style toujours original et libre, et trouvait un grand channe à cette lecture. Ce que j'ai lu moi-même ne m'a pas moins charmé; cependant, comme presque toujours je comparais la copie au modèle, il m'a paru qu'en un petit nombre d'endroits, le traducteur avait trop faible- ment rendu la pensée de l'auteur.

Par exemple, M. de Chateaubriand peignant le cours majestueux du Meschacebé, dit « qu'il répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des py- ramides des tombeaux indiens : c'est le Nil des dé- serts. » Voici le grec littéralement traduit: « Il assiège les colonnes des forêts et les tombes pyramidales des Indiens. Le fleuve Meschacebé est, en im mot, le Nil des déserts de l'Amérique. » Cette verbeuse et flasque paraphrase ôte au dernier trait tout éclat, toute vigueur, et ce qui dans l'original est brillant et animé n'a plus dans la copie ni mouvement ni chaleur.

Je trouve un pareil défaut dans la description de la chute du Niagara. M. de Chateaubriand s'exprime ainsi: « La masse du fleuve, qui tombe au levant, descend dans une ombre effrayante; on dirait une colonne « d'eau du déluge. » Ce qui est traduit en ces termes ou leurs équivalents : « 11 tombe au levant dans des lieux « sombres, semblables aux hautes colonnes que forma « le déluge avec ses eaux , selon la sainte Écriture. » L'on voit assez combien cette inutile redondance énerve la pensée, il y a d'ailleurs un contre-sens. Assurément

134 ATAU TRADUIT £N GREC MODERNB.

ce ne sont point les lieux sombres qui sont semblables aux colonnes d*eau du déluge, mais la masse immense de la cataracte précipitée.

Atala est maintenant, je crois, traduit dans toutes les langues de l'Europe. Sans parler des nombreuses traduc- tions en anglais, en allemand, en italien, il y en a en hollandais, en portugais, en polonais, en russe, en sué- dois, et même en hongrois. Les Grecs en ont deux à pré- sent, celle dont je viens de parler, et une autre que M. de Chateaubriand a vue lui-même dans le Péloponèse , à Mistra, entre les mains d*un caloyer.

La destinée de ce roman, si brillante chez les étran- gers, n'a pas été moins heureuse en France. Les beau- tés éloquentes répandues dans Atala, dans René et dans le Génie du Christianisme, ont trouvé parmi nous de nom- breux admirateurs. Mais les critiques ont été nombreuses aussi, très-sévères et, il faut le dire, souvent injustes, trop souvent injurieuses. Tel est Teifet de nos perpé- tuelles divisions, que nous jugeons certaines produc- tions littéraires bien plus avec nos passions qu'avec notre goût, et ces doux noms de religion et do philosophie, qui ne devraient inspirer que des sentiments humains et pacifiques, sont presque toujours le signal des que- relles.

Je ne viens point ajouter ici un nouvel éloge d' Atala à tous ceux qu'en ont déjà fait des critiques plus habiles que moi, des littérateurs dont le goût est plus pur et plus exercé que le mien. Que dirais-je, après eux, qu'ils n'aient dit déjà? Pour paraître neuf, peut-être voudrais- je dire autrement, et je ne dirais pas si bien. Dernière- ment encore, dans les Tableaux de la Nature, que M.Eyriès nous a si élégamment traduits, le célèbre M. de Ilum- boldt parlant de quelques grands peintres des scènes phy- siques, de Herder, de Buffon, de M. Bernardin de Saint- Pierre, joignait à leurs noms celui de M. de Chateaubriand,

ATALA TRADUIT EN GREC MODERNE, 185

et vantait V inimitable vérité de ses descriptions. Que si- gnifieraient mes éloges après de tels suffrages ? Pourrais- je ramener. ceux que M. de Fontanes et M. de Humboldt n'auront pas persuadés.

Mais M. de Chateaubriand, qui a été si bien loué, n a peut-être pas été aussi bien défendu. Je veux essayer de répondre à un de ses critiques.

Il a paru clandestinement Bruxelles, je crois) , sans nom d'auteur, ni de lieu , ni d'imprimeur, une petite brochure dirigée principalement contre M. de Chateau- briand. Je n'ai point fait de recherches sur Thistoire de cette publication : je laisse ce soin tout entier aux biblio- graphes. Ils tâcheront de découvrir en quelle année un écrivain, poussé par des vues peu louables, attaqua sans délicatesse, sans dignité, sans décence, avec esprit pour- tant, un auteur dont le mérite et les sentiments sont tels, que même en le critiq'iant, ses plus grands adversaû-es lui doivent témoigner des égards. Dans ce polit pam- phlet, on a réuni, avec \\us de malignité que de lonne foi, un grand nombre de phrases i>rises de tons côtés dans les ouvrages de M. de Giiâteauhriand. Ce rappro- chement forcé produit beaucoup de singularités, d'inco- hérences et d'obscurités. Il faut convenir que ce moyen de critique n'est pas loyal, et qu'il n'est point d'auteur qui, traité de la b^orte, échappât au ridicule.

Parmi toutes les phrases qui ont déplu à ce rude cri- tique, en voici une qui fut également condamnée autre- fois par un célèbre académicien, et qu'à la première lec- ture j'avais aussi quelque peine à croire justifiable : « Le « courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des « pins et des chênes. » Cette métaphore est grande, énergique, imposante ; mais son audace singulière étonne le lecteur : elle est de celles que Longin nomme péril- leuses.

Que les hommes d'un goût scrupuleux et timoré ne se

13G ATALA TKADUIT EN GREC MODERNE.

hâtent pas trop de condamner; ils verront que si l'élo- quent auteur a été hardi, il ne l'a pas été sans prudence, et qu'il a pour lui d'assez bonnes autorités.

Sulpicius, dans cette lettre qu'il écrivit à Gicéron (IV, 5) j)Our le consoler de la mort de sa fille Tullia, emploie, entre autres arguments, le lieu commun si rebattu des vicissitudes humaines ; mais il le traite d'une façon neuve. « Je revenais d'Asie, dit-il, et je faisais voile d'Eginevers ff Mégare ; je promenais ma vue sur tous les rivages « d alentour; derrière moi était Egine, Mégare devant « moi, à ma droite le Pirée, et Gorinthe à ma gauche. « Ges villes, qui furent autrefois très-florissantes, sont « maintenant renversées et détruites , et je faisais en « moi-même cette réflexion : Eh quoi ! tandis qu'en un « même lieu gisent épars les cadavres de tant de cités, « chétifs mortels que nous sommes, nous nous récrions « avec impatience quand le temps ou le glaive emporte « quelqu'un de nous ! » Cum uno loco toi oppidum cadon vera projecta jacent

Je me souviens qu'à TUniversité les professeurs croyaient n'avoir jamais assez loué cette magnifique pensée.

Saint Ambroise, dont le style n'est point à mépriser, a dit, à rimitation de Sulpicius (Epitre xxxve) : « Tôt igitur •« semirutarum urbium cadavera, terrarumque sub eodem « adspectu funera. »

Le fils du grand Racine, écrivain toujoiu^s correct et peu hardi, n'a pas craint cependant de transporter cette métaphore dans notre langue. Il parle ainsi dans le pre- mier chant de lar Religion :

Peuples, rois, vous mourez, et vous, villes, aussi; gît Lacédémone, Athènes fut ici. Quels cadavres épars dans la Grèce déserte! Et que vois-je partout? La terre n'est couverte Que de palais détruits, de trônes renversés,

ATALA TRADUIT EN GREC MODERNE. 137

Voici maintenant de quelle manière Rousseau com- mence sa treizième cantate :

Arbres dépouillés de verdure, Malheureux cadavres des bois^ Que devient aujourd'hui cette riche parure, Dont je fus charmé tant de fois?

Si Ton m'opposait que- mes exemples français appar- tiennent à des poètes, et que les figures des poètes ne sont pas toujours à l'usage des prosateurs, je répondrais que M. de Chateaubriand est, en prose, plus poète que beaucoup de versificateurs ne le sont en vers, et que si Ton rejette ce genre de style, il faudra condamner non- seulement M. de Chateaubriand , mais Fénelon , mais Buffbn, mais M. Bernardin de Saint-Pierre. En vérité, ce serait faire de trop grands sacrifices à une vaine théorie *.

1 C'est un curieux spectacle de voir ici le classique M. Bois- sonade défendant les hardiesses de Chateaubriand avec d'autres hardiesses de l'antiquité. On conçoit que Chateaubriand n'ait pas redouté un critique, si bien armé pourtant, mais qui savait comprendre toute originalité de bon goût et défendre toute har- diesse antique. - [Note de VÉditeur,)

LXV

LE BARDE DE LA FORET NOIRE

(il BIRDO DBLLÀ SSLYÀ NBRA)

POËME ÉPICO-LYRIQUE PAR M. MONTI K

M. Monti, voulant chanter les exploits de TEmpereur d'une manière qui fiU di'-rne et de leur grandeur et de son talent poétique, a choisir l'épopée.

Mais ce genre est devenu plus difficile à traiter que jamais. De l'aveu des meilleurs critiques, la fable, c'est- à-dire le merveilleux, est une partie essentielle de l'é- popée ; il ne peut y avoir d'épopée manque ce ressort. C'est ainsi que la Pharsale^ privée de moyens surnaturels, a été justement retranchée du nombre des épopées véri- tables, et n'est plus regardée des maîtres de l'art que comme une histoire sentencieuse et ampoulée, écrite infidèlement en vers héroïques.

Mais quel merveilleux employer aujourd'hui? La mythologie païenne, manquant désormais du fondement de la religion qni la sanctifiait, n'a plus ni intérêt ni force. La mythologie des lees et des enchanteurs qui, au temps du Tasse et de l'Arioste, i)ouvait encore remplacer la première, ne peut être admise dans des événements récents. Et d'ailleurs, comment appliquer le merveilleux

' Journal de l'Empire du 12 janvier 1807.

LE BARDE DE LA FORÊT NOIRE. 139

à Taction d'un poëme dont le héros est tel que rima- gination du poëte le saurait à peine montrer aussi grand qu'il Test par lui-même , riiistoire est plus merveil- leuse que la fable , la présence des prodiges véri- tables exclut les prodiges inventés?

Toutes ces difficultés, M. Mouti les a parfaitement senties, et,cherchant le moyen d'y échapper, il a cru le trouver dans la poésie barde qui, selon lui, réunit le double caractère de la poésie épique et de la poésie lyrique. La poesia bardita, dit-il dans son épltre à l'Em- pereur, riimendo e temperando Vuno coïï altro il doppio caractère del epka e délia liricay mi è sembrata^ se non la sola, almeno la più acconcia ad ordire una qualche tela pœtica dei portenti per voi operati.

Cette opinion de M. Monti n'étant pas par elle-même d'une évidence parfaite, peut-éire devait-il Tappuyer sur quelques raisons : il fallait montrer comment la poésie barde (si pourtant il y a une poésie barde) est essentiel- lement épique et lyrique; faire voir ensuite comment ce double caractère la rend propre à l'épopée moderne. Pourmoi, je l'avoue, j'ai quelque peine à le comprendre; et je ne vois pas que les difficultés soient beaucoup diminuées, puisque, comme les autres, cette épopée barde a besoin de l'accessoire du merveilleux. Le talent de M. Monti a échoué contre cet écueil.

Ce poëte, qui sait si bien que le merveilleux du paga- nisme ne peut être admis dans le récit de faits arrivés sous nos yeux, a eu pourtant recours a des créations allégoriques qui, outre le défaut d'être païennes, et par conséquent déplacées, ont encore celui d'être extrême- ment froides. Je veux parler de ce merveilleux qui per- sonnifie les passions et les met en scène , merveilleux métaphysique et sec, employé déjà sans succès dana quelques épopées modernes.

Dans le troisième chant, la prise d'Ulm est racontée ,

140 LE BARDE

la Peur et la Lâcheté sont les inslruraents de toute l'ac- tion. Ce sont elles qui, épouvantant le faible Mack, le poussent à se rendre et à livrer sans combat une armée entière. M. Monti fait en ces termes leur généalogie : « Lorsque Téternelle Nuit, sombre compagne de « TErèbe, eut enfanté l'Angoisse, les Embûches, le « Deuil, le Mensonge, les louches Querelles, le Mépris « des lois, l'horrible Faim qui conseille le Crime, triste « et aflreuse famille, elle fut encore mère de la Lâcheté « et de la Peur, monstres hideux que Jupiter a faits les « ministres de Mars. » Rien de plus froid ne se peut imaginer; et que font aux circonstances de Tannée der- nière TErèbe, Mars et Jupiter? Dans un autre endroit, le Deuil de l'Europe, étrange divinité, frappe vainement à la porte de M. Pitt que la Cruauté tient fermée :

mentre aile porte

Che Crudeltà tien chiuse, inesaudito

Batte il Pianto d'Europa

{Canto IIIj p. 31 de l'édition de Florence, 1806.)

Vingt personnages de la même nature se pressent dans le cabinet du ministre anglais : « La Trahison, qui « tient dans sa main droite un poignard, et de l'autre « reçoit le prix des poudres infernales vainement allu- « mées sur les rives de la Seine; la Calomnie, la Per- « fidie, le faux Intérêt, l'Orgueil des grands crimes, la « Joie impie des larmes d'autrui, la Rage des vaines « conjurations et des faux calculs, etc. Toutes ces images me semblent sans effet. La pompe des vers et le luxe ambitieux des épithètes déguisent mal ce qu'elles ont de faible, de mesquin et même d'un peu ridicule. Je m'étonne vraiment que de si étranges idées aient pu ne pas déplaire à un homme d'aussi bon goût que M. Monti. Voici en peu de mots quel est le sujet du poëme : Du haut d'une montagne qui domine la vallée d'Ulm,

DE LA FORÊT NOIRE. 141

le barde Ullin aperçoit larmée française et celle des Allemands i)rêtes àeu venir aux mains; il les contemple quelque temps immobile et silencieux : puis sou esprit s'échauffant de prophétiques vapeurs, » il prend sa harpe des mains de sa fille Malvina, et prédit les mal- heurs qui menacent rAutriclie. Cependant le combat s'est engagé, et les Français vainqueurs poursuivent leur marche vers Ulm. Ullin et Malvina descendent pour porter du secours aux blessés. Arrivés sur le champ de bataille, le premier objet qui frappe leurs regards est un Français baigné dans son sang et respirant à peine ; les soins qu'ils lui prodiguent le rappellent à la vie, et bientôt Térigi a repris assez de forces pour les suivre jusqu'à leur demeure. Là, le vieillard applique sur les blessures du jeune guerrier des plantes dont il connaît les vertus salutaires, et Malvina, dont le cœur passe un peu vite de la commisération à Tamour, se joint à son père dans ce pieux office.

Quoique le barde eût toujours caché sa vie dans une profonde retraite, loin des villes et du commerce des hommes, cependant la renommée de Bonaparte était venue jusqu'à lui, et depuis longtemps il avait le désir de connaître, avec détail, les exploits de ce héros. Quand il crut que Térigi pouvait, sans danger, satisfaire sa curiosité, il lui demanda ce récit. Charmé d'avoir une occasion de témoigner à ses hôtes sa reconnaissance, Térigi raconte épisodiquement les premières campagnes d'Italie, l'expédition d'Egypte et les événements du 18 brumaire.

Le sixième chant finit avec ce récit, et termine la pre- mière partie seule publiée aujourd'hui.

Ce qui distingue, en général, ce nouvel ouvrage de M. Monti, c'est la beauté des détails, un haut ton de poésie, un beau langage, de riches et nobles images, et ce goût classique d'antiquité qui est une si excellente

142 LE BARDE

décoration des productions modernes. Un grand nombre de passages sont habilement empruntés aux anciens, et charment le lecteur, auquel il donnent l'occasion de faire d'agréables rapprochements. En lisant ces beaux vers :

Alto tremava

SottQ r ugna de'fervidi cavalli

La terra, e chiuse ne' romiti alberghi

Di Vertinga le madri e di Gunsburgo

Si stringean trepidando i figli al seno. (C J.)

on se rappelle que Virgile avait dit de même :

Et trépida natos presiere ad pêctora maires,

Et de leurs bras tremblants

Les mères sur leur sein ont pressé leurs enfants.

(Dblillb )

Je remarquerai que Goldsmith, décrivant les Suisses, a fait un heureux emploi de cette idée dans the Traveller:

And as a child, when scaring sounds molest, Clings close and doser to the mother's breast, Sothe loud torrent and the whirlwind's roar But bind him to his native mountains more.

Ailleurs, le barde emprunte encore à Virgile Texpres- sion de ce sentiment si touchant et si naturel :

Infelice a far mia degl' infelici

La sventura imparai. . . « . . (C. II.)

Haud ignora mali miseris succurrere disco.

Malheureuse, j'appris à plaindre le malheur.

(Delillb.)

Au cinquième chant, rimage de la France. apparaît, 9n Egypte, à Bonaparte, comme celle de Rome apparut d César, aux bords du Kubicon :

Ecco stargli daranti eccelsa e ritta

L' augusta immago délia patria afflitta;

Ayea lacero il crin, smorto il belvisOi

E su laguancia lagrime e squallore. (C. V»)

n

DE LA FORÊT NOIRE. HZ

Le fond de ces vers appartient évidemment à Lucain :

Ingens visa duci patriss trepidentis imago,

Clara per obscuram vultu mœstissima noctem,

Turrigero canos eflfundens vertice crines

Cesarie lacera, nudisque adstare lacertis. {Lib. l, v. 186.)

La langue italienne aime les antithèses, et Ton sait que le Tasse et les meilleurs poètes en ont mis souvent il en fallait le moins. M. Monti ne s'est peut-être pas assez défendu de ce défaut. Il dit que le soldat français est armé piii di cor che di ferro, « plus de cœur que de fer; » que le cœur de Malvina courut avant son pied au secours du malheureux Térigi :

. E pria che il piede

Corse l'aima in ajuto ail' infelice. (C. II.)

Cette opposition entre le cœur et le pied a, je ne sais trop pourquoi, plu singulièrement à M. Monti ; il la re- produit fréquemment :

de' forti i figli

Hanno al piè la catena, e non al core. (C. II.)

.... Parte îZ piè, ma resta il corc. [C. II.)

Ma non rispose.

L'infermo piede alla virlù del core. {C, IV.)

L'ali alpièf l'ali al cor primo esservuole. (C V.)

Voici encore quelques passages je désirerais plus de justesse dans Tidée et de goût dans les images :

Ed uscîa di ciascbcduna

In un col sangue una segreta roce

Che al cor parlara di MaWina. . . (C. II.)

« Et de chacune de ses blessures sortait avec le sang une secrète voix qui parlait au cœur de Malvina. »

La bramoza di nuove dilettanze

Aima nel petto mi stancava, e dentro,

Si qui dentro senûi che d'un sol flore

Ir contenta non puô questa divina

Nottr» farfalla [CIL)

144 LE BARDE DE LA FORÊT NOIRE.

Mon âme, avide de nouvelles jouissances, se fatiguait,

et je sentais intérieurement que ce divin papillon ne « peut se contenter d'une seule fleur. »

Et tatte del suo brando e del suo senno

L'opre "vidi e conobbi, e nel volume

Tutte le porto délia mente impresse. (C. II,)

J'ai VU toutes les œuvres de son épée et de sa sagesse, « et je les porte écrites dans le livre de mon esprit. »

Cette voix qui sort avec le sang, ce papillon et sa fleur, ce livre de Tesprit, sont, à mon sens, des bizarreries tout à fait condamnables, si on les juge dans le goût de notre littérature et de notre langue. Les Italiens peut- être en pensent différemment, et ils me trouveront fort ridicule, sans doute, de blâmer ce qu'ils approuvent.

Non omnes eadem mirantur amantque,

et la cbose ne vaut guère qu'on en dispute ; pourtant les règles du goût, dans le style, ne sont pas tout à fait arbi- traires : elles sont appuyées sur la justesse naturelle des idées et l'exact rapport des images avec les objets repré- sentés, et il n'y a point de goût national qui vaille mieux que le goût naturel.

M, Monti a écrit ses quatre premiers chants en vers blancs, que les Italiens appellent sciolti^ et il y a mêlé quelques morceaux lyriques ; le cinquième et le sixième sont en octaves rimes. Cette variété de mètres, dans un poëme épique, est une singularité dont je ne crois pas qu'il y ait d'exemple. Serait-ce par hasard un des privi- lèges de Tépopée barde ? Cette question intépesse parli- cuhèrement la littérature italienne : c'est aux critiques italiens à prononcera

1 II a 6ié fait une Réponse à cet article, sans doute par l'auteur lui-même, Vincent Monti; GéneSf 1807. Nous n'avons pu nous la procurer encore. Si nous la d<^couvrons, il en sera. parlé aux AddUions et Corrections. {Note de V Éditeur.)

LXVI

LE DIABLE BOITEUX

(il diablo coxublo) TRADUIT DE FEREZ DE GUEVARA ».

n faut bien se garder de croire que le Diable boiteux de Lesage soit une traduction de Guevara. Lesage a pris, il est vrai, dans l'auteur espagnol l'idée principale et le cadre de son roman ; mais presque tous les détails sont à lui; le dénoûment lui appartient, et s'il n'est pas Fau- teur des épisodes, au moins ce n'est pas à Guevara qu'il les a empruntés.

Guevara est plein d'allégories très -froides (comme le sont presque toujours les allégories), d'allusions et de particularités tellement locales qu'elles ne peuvent guère charmer que des Espagnols, parce qu'il n'y a guère que des Espagnols qui les puissent bien comprendre, et en- core, je suis à peu près sûr qu'aujourd'hui Guevara ne peut pas toujours être entendu sans commentaires.

Son style n'est pas toujours non plus de fort bon goût. Par exemple, il ne craint pas d'écrire « que les rues de Séville sont presque toutes filles du labyrinthe de Crète, et que le Diable boiteux en était le Thésée, sans pourtant avoir besoin du fil d'Ariane. » Quand le Diable eut enlevé

1 Journal de VEmpirê du 33 octobre 1819.

T. II. 10

Ii6 IL DIABLO COXUELO.

les toits des maisons, son historien dit que Von découvrit la chair du pâté de Madrid. Lesage , empruntant cette image bizarre, a senti qu'il fallait Tadoucir : il lui donne la forme d'une comparaison, et, n'étant pas encore, mal- gré cette précaution, assez sûr de la faire approuver, il nomme l'auteur espagnol et la lui attribue : «• Alors l'éco- « lier vit, comme en plein midi, Tintérieur des maisons; « de même, dit Luis Vêlez de Guevara, qu'on voit le de- « dans d'un pâté dont on vient d'ôter la croûte. » Mais Lesage s'est bien gardé d'imiter le début du troisième cha- pitre, où Guevara dépeint le tumulte de la ville au point du jour : Déjà, dans la marmite humaine de la cour, « hommes et femmes commençaient à bouillir, emportés « en tous sens. . . Déjà l'Océan rationnel de Madrid se cou-

vrait de baleines à roues, qui, d'un autre nom , sont ap-

pelées carrosses... et il s'élevait une telle poussière de « mensonges et de faussetés, que pour rieu au monde on « n'eût pu découvrir un brin de vérité. Cependant don

Cleofas suivait son camarade , etc. » Je comprends parfaitement que Guevara a voulu plaisanter, et faire un galimatias, burlesque. Quoique le burlesque soit essen- tiellement de mauvais goût , il y a pourtant des degrés du mauvais au détestable; et je m'imagine que ces mé- taphores de la marmite humaine et des baleines à roues auraient déplu même à Scarron.

Si Lesage a judicieusement rejeté tout ce qui ne can- venait ni à no& idées ni à notre langue , peut-être aussi mérite-t-il le reproche d'avoir négligé quelques traits qu'il pouvait employer heureusement. Sa plume aurait, ee me semble , rendu lort plaisante Taventure de ces deux voleurs, dont parle Guevara, dana son second cha- pitre.

Ils sont entrés , à l'aide d*un passe-partoii^t ^ dans la maison d'un riche étranger. Les voilà devant un sac énorme^ un sac de cinq pieds de haut, lempU de rétux

LE DIABLE BOITEUX. 147

de huit. Il est trop grand pour qu'ils puissent rempor- ter, et d'ailleurs ils craignent que le bruit ne les trahisse. Dans cet embarras, ils se décident à ouvrir le sac, et à remplir provisoirement leurs poches de réaux. Pour ce qui restera, ils feront un autre voyage; ils en feront deux ; ils en feront jusqu'à ce que le sac soit entièrement vide. Ils commençaient à dénouer le sac, lorsque tout à coup le propriétaire, qui s'y était enfermé pour mieux garder ses écus, passe sa tête par l'ouverture, et leur crie d*une voix de tonnerre : Messieurs les voleurs, à qui « en voule2-vous? » Les voleurs épouvantés tombent à la renverse, et ne peuvent qu'à grand'peine regagner la fenêtre par laquelle ils étaient entrés.

Dans le même chapitre, Guevara fait le conte, moins gai peut-être que bizarre, d'un mari et de sa femme qui avaient une si furieuse passion pour les carrosses, qu'ils ont dépensé, afin de s'en donner un, tout ce qu'ils au- raient dû employer à leur entretien et à celui de leur maison. Ils habitent ce carrosse qui n'a pas encore de chevaux ; ils y dînent, ils y soupent, ils y couchent; de- puis quatre ans, ils n'en sont pas sortis une seule fois, pas même para las necesidades eorporales ; ils sont comme entre quatre murs ; on les prendrait pour deux tortues sous leur écaille. Si quelquefois ils mettent la tête à la portière, ils la retirent bien vite de cette posi- tion qui leur semble contre nature, et pourrait leur faire gagner un catarrhe, au moins une fraîcheur. Ils se pro- posent de s'éJargrr, en faisant construire sur l'impériale une esspèce de grenier, et peut-être le loueront-îls à deux delenrs voisins qui meurent d'envie d'avoir une voiture, et se contefnteraient volontiers d'habiter dans les man- sardes, en attendant mieux. Le licencié don Cleofas Lean- dro Perez Zambullo, que cette histoire égayé, dit qu'ils iront dans l'enfer, non pas en corps et en âme, mais en cùehe et en âme, m coche y en aima.

148 IL DIABLO COXUELO.

Don Cleofas visite, dans Guevara comme dans Lesage, l'hôpital^des fous. Le Diable lui montre, dans une cham- bre toute pleine de papiers et de livres, un grammairien quia perdu la raison en cherchant le gérondif d'un verbe grec. C'est le modèle du maître d'école de Lesage, lequel s'était trop longtemps obstiné à trouver le paulo-postfatu- rum. Dans une autre loge est un historien, à qui la perte de trois décades de Tite Live a renversé la cervelle. Plus loin, don Cleofas voit un musicien qui imite le chant des oiseaux, et qui sort de chaque trait comme d'une attaque de nerfs. On Ta enfermé parmi les fous, parce qu'il chantait toujours, excepté lorsqu'on Ten priait, impertinence ridicule qu'ont presque tous les « musiciens. » Cette réflexion fort déplacée est du Diable boiteux.

Ce volume, qui a été imprimé à Paris, ne serait sûre- ment ni plus beau, ni plus correct, s'il sortait véritable- ment des presses de M. Benito Cano, dont il porte le nom. Je n'ai pas compris pourquoi Timprimeur a employé si rarement (deux fois peut-être) le point d'interroga- tion renversé : i Qui est Diablos suspira aqui ? (page 5) i Como quieres que yo haga lo que tu no puedesF (page 9). Il me semble qu'il fadlait employer cette ponctuation par- tout, ou ne l'employer jamais.

J'expliquerai un peu plus au long cette orthographe espagnole qu'il ne serait peut-être pas inutile d'adopter en français.

Dans les phrases interrogatives ou admiratives, les Es- pagnols ne se bornent pas, conune nous, à placer un point d'interrogation ou d'admiration à la fin de la sen- tence : ils placent, au commencement, un point sem- blable et le renversent. Quelquefois le point ne se place pas devant le premier mot de la phrase, mais seulement à l'endroit commence l'interrogation. Il résulte de cette méthode que le lecteur est averti de suite du sens

l

LE DIABLE BOITEUX. 149

de la phrase entière, qu'il comprend d'abord l'intention de Técrivain et ne se trompe pas , s'il lit haut , sur l'intonation qu'il doit prendre. Les personnes qui ont lu à haute voix savent combien on fait de contre-sens, faute de pouvoir deviner , en commençant une longue pé- riode, qu'elle doit avoir le ton de l'interrogation ou celui de l'exclamation. Dans les phrases courtes, l'embarras est moindre, parce que l'œil atteint facilement le point final qui dirige l'intonation; mais souvent il arrive qu'une phrase courte est coupée par la fin de la page. Les points d'exclamation et d'interrogation placés au commence- ment des phrases faciliteraient merveilleusement la lecture.

LXVII

LE GOUPILLON (O HYSSOPE)

POÉMB HBROÏ-COMIQUB, BN HUIT CHANTS,

TRADUIT DU PORTUGAIS DE DINIZ,

PAR M. J. F. BOISSONADB^.

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.

Les Portugais instruits regardent Diniz comme im ex- cellent poëte; il est même, de l'avis de quelques-\ms, le plus grand poëte du siècle dernier : tous s'accordent à

1 On sait que M. Boissonade a traduit O Hyssope {le Goupillon), petit poëme portugais de Ant. Diniz.

Ce petit poëme étant peu connu en France, et la traduction annotée qu'en a donnée M. Boissonade étant introuvable, nous avons pensé qu'on ne verrait pas sans curiosité V Avertissement du traducteur, VArgument et le début du poëme.

On a dit que M. Boissonade avait procuré d'abord deux édi- tions en portugais du poëme de Diniz, O Hyssope {Paris^ Bobée, 1817 et 1821, in-12). Sa traduction n'est que de 1828 [Paris, Verdet, in-18). Nous avions prié M. Boissonade fils de nous transmettre quelques renseignements sur cette traduction. Nous ne pou- vons rien faire de mieux que de donner ici la lettre qu'il nous a adressée à ce sujet : elle contient quelques particularités qu^on ne lira pas sans intérêt. {Note de l'Editeu/r,)

« Cher Monsieur et ami,

« Je vous adresse le résultat de mes recherches sur le Gou~ pillon» Je viens de consulter l'exemplaire même de mon père à la Bibîiolhèque impériale qui, vous le savez, a généreusement acquis

LE GOUPILLON. IKl

dire que le Goiipillon est un chef-d'œuvre dans le genre héroï-comique.

Il m'a semblé qu'une traduction de ce poëme pouvait oSâî de l'intérêt, surtout en France, la langue por- tugaise n'est point cultivée, et le Camoêns seul a jus- qu'ici fait quelque fortune.

Déjà, dans le Mercure étranger de 1813, feu M. Sané avait donné une notice sur l'auteur et sur Touvrage, et fait du premier chant une traduction abrégée. Mais ce morceau, enseveli dans un journal assez peu répandu, ne put exciter beaucoup la curiosité publique, et ne pro- cura, parmi nous, au nom de Diniz et à ses vers aucune célébrité. J'espère que ma traduction servira un peu mieux sa réputation. Elle va le montrer, il est vrai, dé- pouillé du charme de la versification et de cette mélodie d'une des plus belles langues méridionales, par qui sont cachés, dans l'original , et, pour ainsi dire, voilés quel- ques graves défauts; mais pourtant, si je ne m'abuse, on y pourra retrouver encore Tinvention, la verve, Ti-

tous 808 ouvrages, dont je n'ai pu encore recomposer, pour moi, la collection entière.

« Ce que M. Dubeux avait eu de complaisance et d'aimable empressement pour M. Boissonade, en 1828, M. Richard, au même lieu et au même sujet, l'a eu hier pour son fils : il est im- possible d'être plus cordialement serviable.

« Voici le résultat de mes recherches :

« Le Goupillon, déjà annoté par un auteur portugais, l'est aussi par M. Boissonade. La traduction est une petite édition presque diamant avec dejoliesno(ul»,commeM. Boissonade les savaitfaire.

« Il y a, sur chaque chant, des rapprochemenis intéressants, au sujet des emprunts faits à Horace, à Virgile, aux modernes et surtout à Boileau.

« J'ai relevé, à votre intention, quelques-unes des remarques :

« Sur un passage du chant viii«, p. 300 :

Cobtrto de vergoiihaf tiereo e lama, M. Boissonade rapproche ce vers de Delille : GultiTer les jardins, les yertus et les arts ;

132 0 HYSSOPE.

magination, qui sont les vraies marques auxquelles^un poëte se fait toujours reconnaître.

Le Goupillon de Téglise d'Elvas a été, comme le Pu- pitre de la Sainte-Chapelle de Paris , l'occasion d'une grave querelle , et le poëme de Diniz rappellera parfois âa lecteur le Lutrin de Boileau. Il était difficile que la conformité des sujets n'ameuât pas quelques détaÛs pa- reils ; mais ces traits de ressemblance sont rares, et Û y

il ajoute : « Quand Voltaire a peint Sacrogorgon, Le chef armé de fer et dHmpudencet

« il se rappelait peut-être une élégie de Charleval il est « question :

De deux voleurs armés de fer et d'insolence, »

Puis il renvoie à « I'sditbuii de la traduction grecque des Méta^ c morphoses d'Ovide par Planude, p. 145 et 374, lequel donne « de nombreux exemples de ces phrases le sens propre est %mi c au sens métaphorique, » Vous savez qu'il ne se désigne jamais personnellement; il aime mieux une longue périphrase que se faire trop aisément reconnaître. Ainsi, dans une autre note (p. 199), il nous renvoie à son Télémaque, et il dit : « Voir I'Anno- « TATEUR du Télémaque de Lefèvre (1824), t. I, p. 312. »

« Sur un autre passage du chant viii', à propos de Vonomancia, il rappelle l'anecdote que nous avons signalée, t. P', p. 360, sur les superstitions d'Ammien Marcellin, et il cite à cet égard l'His- toire de Théodose par Fléchier : « L'onomancie consistait à devi- « rier l'avenir par des comhiruiisons de lettres,

Il y a dans l'Histoire de Théo dose par Fléchier (liv. I", n*' 39- 40) un exemple remarquable d'onomancie :

« Quelques philosophes païens, cherchant à deviner le nom « du successeur de Valens, rangèrent, d'après certains rites ma- « giqueSy les vingt-quatre lettres de l'alphabet, et un anneau « enchanté, sautant sur les lettres, forma les syllabes thb-od. Ils « n'en voulurent pas savoir davantage, ne doutant pas que le sort « ne leur promit Théodore [le notœrius]^ l'objet de leurs vœux c secrets ; le sort ne s'était pas trompé : ce fut Théod-osb qui c régna. »

« Mais ces recherches m'ont amené à une fâcheuse décou- verte : il me parait impossible que mon père ait, comme le dit M. Duprat^ Catalogue Boissonade (no* 6907-08), donné les deux édit. du Goupillon en portugais : 0 Hyssope, Paris, Bobée, 1817 et 1821.

GOUPILLON. 153

auiait de Tinjustice à refuser au poëte portugais le mé- rite de l'originalité.

Ces ridicules et graves débats entre des hommes sacrés ont été plus communs qu'on ne le pense , et plus d'un procès fort scandaleux a sa naissance à des questions de préséance, à des coups d'encensoir exigés et refusés,r ouàd'autres semblables bagatelles.Les bibliothèques som' encombrées de paperasses qu'ont fait naître les longues

Et d'abord , queUe vraisemblance y a-t-il que M. Boissonade ait commencé par publier deux éditions en portugais, pour donner sa traduction dix ans après? C'est le contraire qui eût été le plus naturel. Ensuite, dans ces éditions, il y a, sur l'auteur, des notices en portugais, il est appelé notre Diniz {nosso Dimz). Une preuve plus forte encore, c'est que, dans ses notes de l'édition de 1828, M. Boissonade dit (p. 171) : « J'ai suivi les éditions de « Lisbonne, 1808, et de Paris, 1817, qui portent acrosHcoSf segwes ; « cette leçon m'a paru préférable à celle de l'édition de 1821 « {sonetos acrosHcos), »

« A cette occasion, il rappelle lea poésies figv/rées y et cite Panard, M. Capelle, l'Histoire de la Poésie^ par Massieu, et le Journal de VEmpire du 18 novembre 1806 : c'est Û qu'il désigne et son joli article reproduit sous notre LXVII.

« Deux autres preuves irrécusables de sa non-paternité (cela est français en droit)t c'est ce qu'il dit, p. 176 : « Je demandais à c l'éditeur portugais pourquoi, dans le texte, st^j)resa est souligné « (chant III, V. 13} ; il me répondit qu'il y a un gallicisme. » Et plus loin, p. 178 L'éditeur portugais se trompe, si je ne me « trompe moi-môme.... »

Mais, enfin, si vous alliez m'objecter que notre cher auteur ne se cite jamais qu'à la troisième personne et avec une péri- phrase, je vous désarmerais avec la page 191, il dit de l'édi- teur portugais : Cethahile éditeur!,,.

« Voilà vraiment une découverte malheureuse; et comme la Bibliothèque impériale a été trompée par nous sur la qualité delà chose vendue (de bien bonne foi, au moins), j'ai, avec l'autorisa- tion de M. Kichard, placé dans les deux volumes portugais une •note rectificative qui instruira les générations futures de biblio- graphes, etc.

cMais, comme le disait ce bon père j dans sa Lettre au Rédacteur du Classical journal (dans votre préface) : « Il y a dans les choses « de ce monde une sorte de balancement et de compensation. . . »

« Ainsi, aujourd'hui même, j'ai fait trois découvertes d'un in- térêt considérable pour notre publication et nos notuls (car nous

i

lâl 0 HÏS80PË.

et vives disputes des doyens et chanoines de Sens, de Reims, d'Angers, de Rouen, d'Alet, contre leurs arche- véques, évéques ou promoteurs, et les prétentions de certains moines contre les archevêques de Paris et de Tours. Il serait fastidieux d'entrer ici dans de plus longs détails, et jen'ai d'ailleurs point envie de tirer ces absup» des disputes de ToubU qu'elles méritent. Je ne puis tou- tefois m*empécher de rappeler, en quelques mots, la

aussi nous nous essayons dans cet art), et cela au moment même Ton allait tirer les feuilles 4, 6 et 7, toutes trois compromîtes ou au moins intéressées, comme voud Tallez voir.

« La première est une faute qui eût bien valu une eoquUU : à page SO, copiant trop scrupuleusement le Journal VEmpire^ nous faisions dire à madame de Sévigné que le Roi monta en calèche avec madame de Montespan, Monsieur et madame de Th{ange8(etla bonne d'Heudicouft surle strapontin, c'est-à-dire dans la gloire deNiquée)^ J'avais déjà été étonné de Toir le grand Roi voiturer ainsi le mari de madame de Thiangei, et je pensais que ce pouvait bien être plutôt Monsixur, frère du roi. Un peu de paresse à faire cette vérification a failli nous exposer à bien des sarcasmes, et encore, comme l'imprimeur nous mettait M, si Af"*, en abrégé, et la bonnet il n^y aurait pas eu à s'en tirer; aussi pouf préserver nos neveux d'une pareille bévue, je mets : mon- sieur [,] madame de Tfaianges [et] la bonne, etc.; mais c'est un faux en écriture littéraire I

« Voilà déjà une bonne fortune. En voici une autre : à la page S6, notre cher critique signale un triste et faible drame tiré du MoTMB et joué àrOpéra-Comique, en 1806, sous le nom des Deux Mots; or, vous ne pouvez pas savoir, à Douai, que notre Opéra-Co- mique vient de reprendre cette pièce, ce mois-ci même. De une nouvelle notule pour tenir notre publication au courant des nou- velles du jour. Mais il n'était temps que tout juste!

4 La troisième bonne fortune est endore meilleure.

Vous savez que depuis six semaines nous cherchions le tra- ducteur d'Ida VAthéniennet de la Novice et du Missionnaire, de miss Owenson ; nous étions arrivés à attribuer Ida à M. Dubuc, et la Novice à madamç la comtesse de Ruolz, mais il nous restait des - doutes siir le Missionnaire,

En allant à Clamart-sous-Bois, je voyage souvent avec M. de Ruolz (le célèbre chimiste à qui nous devons l'une des plus belles et des plus utiles découvertes de ce siècle) ; j'eus hier l'occasion de lui demander s'il était parent de madame la comtesse de Huolz : elle est sa mère ! C'est une vénérable octogénaire, habitant

LE 60UF1LL0N. 15li

prétention étrange d'un M. deCl.T., qui était, à la un de rayant-dernier siècle , évéque de Noyon. Ce prélat, le plus vain des hommes, et de qui Ton connaît cent traits d'un orgueil ridicule, exigea qu'un chanoine lui portât la queue aux processionB et dans les autres cérémonies. Le chapitre, justement offéDsé, plaida au Parlement, et Ton dte encore le début de l'avocat Fourcroy, parlant pour les chanoines : « Messieurs, la queue de M. de Noyon

tosfi CUmart et ayant conservé toute la TÎvaciié d'esprit àla- queUe nous derons ses charmants ouvrages. C'est bien elle qui a traduit la Novice. Quant au Missionnaire ^ il est bien (comme le dit notre cher critique) traduit par la même flume qui a traduit Ida. « Au Burplips» je tous donne copie de la lettre qu'eUe a bien Toulu m'écrire ce matin. C'est un précieux autographe que tous Terrez à Totre prochain TOjrage ; on dirait presque qu'il est d'une main de Tingt ans :

« Je n*ai traduit, Monsieur, de miss Owenson (ladjr Morgan), < qne la Novice Saini'Dominiique*

J'ai* de plus, traduit de l'anglais : I* Un Hiver à Londres et « le Visionnaire, par Surr; S* la Famille GlanvilU; 3* le c Voyage en France^ de J. Moore.

c J'ai aussi traduit de l'allemand Henri ou V Amitié, d'Auguste c La Fontaine.

« Tout cela est de l'histoire ancienne.

c Depuis j'ai publié quelques nouTelles ; entre autres, dans « la QfuioUdienne, une série intitulée : Caractères dans le mariage.

« Voici les renseignements que je puis vous donner, et que c TOUS êtes trop bon d'avoir souhaités.

« Veuillez, llonsitur, pardonner leur peu de détail, et rece- « Toir, etc.

c H. comtesse de Ruolz. »

Voyez donc quel regret pour moi, si je n'avais pu vous don- ner, avant le tirage, des renseignements que j'étais si bien à portée de recueillir !

Nos ADOSNOA seront déjà bien chargés.

« Votre bien affectionné,

« 6. BOISSONADS. »

P. S. Je crois que nous pourrions rééditer le GoupiUon. Qu'en pensez-TOust

Paris, 93 septembre 1863.

156 0 HYSSOPE.

« est une comète dont la maligne influence va se ré- « pandre sur toute TEglise gallicane, si la cour n'y ap- porte remède *. »

ARGUMENT DU POÈME.

Joseph Carlos de Lara, doyen de l'église d'J^foew, pour complaire à son évêque, le révérendissime dom Lorenzo de Lancastre, lui présentait le goupillon à la porte du chapitre, toutes les fois que le prélat venait officier à la cathédrale. Par la suite, cette amitié, pour des motifis qui ne sont pas un mystère, vint à se refroidir, et le doyen prit une autre manière d*agir. Le prélat fut extrêmement sensible à ce changement : il y vit un affront fait à sa personne et à sa dignité, et pour forcer le doyen à lui continuer les mêmes marques de déférence, il obtint, à l'aide de quelques chanoines ses partisans, que le cha- pitre prit une décision qui obligeait le doyen, sous peine d'amende, à ne rien retrancher des honneurs et préro- gatives dont l'évéque était en possession.

Le doyen appela de cette dure décision à la métro- pole et il y fut condamné.

Telle est l'action du poëme.

Quelque temps après le doyen mourut, et il eut son neveu pour successeur.

Ignacio Joachim Alberto de Matos (c^était le nom du nouveau doyen) ne se montra pas complaisant pour les prétentions épiscopales. Rudement réprimandé et me- nacé par l'évéque, il eut recom^s à la Couronne dont le tribunal enjoignitau prélat de justifier ses procédés. Saisi d^une terreur panique, le prélat abandonna ses droits imaginaires, renonça aux poursuites annoncées, et on

1 Voyez, au reste, l'apologie de François de Cl. T., dans le tome II des Eloges de d'Alemhert et les Opuscules de Fréron, t. II, p. 93. Û

LE GOUPILLON. 187

ne parla plus de la décision da chapitre. 11 la fit même efEacer des registres.

Cette issue inattendue est le sujet de la prédiction à^Abracadabro, au tiii* chant.

Le poëme commence ainsi :

CANTO PRIMEIRO.

Ea ctnto o Bxsfo, e a espantosa guerra, Que o Hjssope excitou na Igreja d'ELVAS. Musa, tu, que nas margens apraziyeis, Que o 8ena borda de arvorcs Tiçosas, Do famoso Boûeau a fériil mente Inflammaste benigna, tu me inflamma; Tu me lembra o motivo; tu, as causas Por que a tanto furor, a taota ravîa ChegàrAo o Prelado, e o seu Cabido.

CHANT PREMIER.

Je chante le Prélat et la guerre épouvantable que le Goupillon excita dans Téglise d'Elvas.

Muse, toi qui, sur ces rives charmantes que la Seine couvre d'arbres verdoyants, enflammas le génie fécond de l'illustre Boileau, Muse, viens échauiTer ma verve : redis-moi les causes qui poussèrent ce prélat et son cha- pitre à cet excès de fureur et de rage

LXVIII

GRAMMAIRE HÉBRAÏQUE EN TABLEAUX

PAR M. P. G. AUORAN psofbssujb An coixéoi os fbam cb < .

M. Âudran semble avoir voulu remplir les intentions de Masclef, qui désirait pour les étudiants une courte Grammaire hébraïque seraient présentées, dans ime douzaine de tableaux, les principales règles de la langue. En effet, cette nouvelle méthode, composée d'aillenr» tout entière d'après le système de Masclef, contient précisément douze tableaux. Le premier traite de Tal- phabet et de la prononciation; M. Audran y a joint un appendice qui ofEre la traduction d'un psaume avec une explication analytique^ de sorte que Ton parle aux com- mençants de noms, de verbes, de particules, avant de leur avoir appris ce que sont en hébreu les particules, les verbes, les noms et les autres parties du discours, avant même qu'ils connaissent entièrement toutes les fonctions et toutes les propriétés des lettres^ car le se- cond et le troisième tableau sont consacrés à expliquer les différents emplois des éléments de l'alphabet. Cet

* Journal de VEmfire du 12 juin 1806. Comme nous le disons dans notre Préface, en j exprimant notre gratitude à M. Ernest Renan, ce jeune et savant orientaliste a bien voulu revoir et appuyer de son autorité cet article et les cinq suivants sur les langues sémitiques, (Note de VÉâiUeur,)

GRAMMAIRE Hl^BRAÏQUE EN TABLBAUX. Itt9

appendice pouvait terminer la Grammaire au lieu d^ servir d'introduction. Le quatrième et le cinquième ta* bleau contiennent les règles des noms; le sixième, celles des pronoms ; le septième et les suivants sont remplis par les verbes réguliers et irréguliers.

lia méthode des grammaires en tableaui a été fré- quanment employée dans ees dernières années, l'on & cherché tous les moyens imaginables de diminuer les difficultés de Tétude; eile l'avait même été anciennement pour Fhébreu, et il est incontestable que, mettant le lecteur à portée d'apercevoir d'un même coup d'œil les différentes relations et combinaisons des mots, elle les lui rend plus facilea à saisir. Mais à force de précisiou, ces granunaires deviennent sèches et inoomplètes. Une foule de remarques indispensables, de développements importants se trouvent exclus par la forme adoptée* Vous avei soulagé la mémoire de l'élève dans Tétude des pre- miers éléments; mais quand il arrive à la traduction des auteurs, il se trouve arrêté à chaque pas : votre courte et aride méthode le laisse sans secours et sans guide.

Ce reproche me semble particulièrement applicable à la grammaire de M. Audran. Je la trouve si peu déve- loppée que je ne crois pas que Ton puisse, sans maître, remployer utilement, tant il y manque de notions véri- tablement néce^isaires. H est évident que M. Audran ne Ta composée que pour les personnes qui suivent son cours ; mais peut-être devait -il aussi s'occuper un peu plus de ceux qui, ayant le désir d'étudier la langue sainte, ne peuvent, soit par Téloignement des lieux, soit par d'autres raisons, smvre ses savantes leçons;

M. Audran, n'écrivant que pour ses auditeurs, a même négligé de dire dans sa trop courte préface», pour- quoi il préférait le système de lecture imaginé par Masclef à celui des rabbins, c est-à-dire une pronon- ciation barbare inventée il y a un siècle par un chanoine

160 GBAHMAIEE H^BRAÏQnS EN TABLEAUX.

français, aune prononciation qui a pour elle rautoritë res- pectable des siècles et de la tradition, et qui, si elle n^est pas toujours la véritable, est au moins toujours la plus yraisemblable. Ce système de Masclef , qui est réellement insoutenable, qui manque totalement de base et d^auto- rité, que Ton ne peut défendre que par des sophismes, mais que sa facilité a fait adopter par beaucoup de per- sonnes, est-il donc tout à coup devenu si peu contestable que Ton puisse aujourd'hui renseigner dans les écoles publiques, et se croire dispensé de le justifier, comme une de ces vérités généralement avouées, dont la dé- monstration est superflue?

Mais comme tout ceci pourrait bien n'être pas très- clair pour le plus grand nombre des lecteurs, j'entrerai dans quelques détails sur la prononciation de la langue hébraïque. Il n'y aura dans ce que je vais dire rien qui soit neuf ou savant. Comment écrirais-je avec science sur une langue dont je ne connais, et encore fort médio- crement, que l'histoire et les premiers éléments?

L'hébreu s'écrivait autrefois sans voyelles. Tant que la langue fut vivante et parlée, l'usage et l'habi- tude étaient presque toute difficulté à la lecture, et Ton savait, sans grande peine, quelles voyelles il fallait ajouter aux consonnes écrites. Mais, après la captivité, les Hébreux perdirent l'usage de leur langue*; la lecture de la Bible devint difficile : elle fut l'objet d'une étude réservée aux doctes et aux prêtres qui se transmettaient la prononciation du texte sacré. Vers le x* siècle de Jésus-Christ *, des Juifs de Tibériade, craignant que la tradition de cette prononciation ne vint à se perdre,

i Od admet maintenant que Tusage de Thébreu, surtout pour les juifs instruitSi ne se perdit que beaucoup plus tard.

{Note de M. Renan.)

* On place maintenant l'invention du système massorétique rers le vu* siècle. {Note de M. Renan.)

ORAmCilSE HÉBRAïaUE EN TABLEAUX. 161

cherchèrent les moyens de la fixer. Ils imaginèrent cer- tains points de conforoiRtions différentes, qid, placés dans le voisinage des consonnes, indiquent les sous- voyelles qu'il faut suppléer. Ce système des points^ voyelles fut appelé massore, d'un mot hébreu qui signifie tradition.

De doctes hébraïsants modernes se sont élevés contre celte méthode qui, au reste, est généralement adoptée. Ils ont dit que la prononciation massorétique était incer- taine, que les massorètes n'avaient eu aucun moyen de connaître l'antique son des voyelles, et qu'on pourrait après eux inventer un nouveau système de lecture plus commode que le leur et qui ne serait ni moins vraisem- blable ni moins authentique. On peut répondre que, sans prétendre retrouver dans la prononciation massorétique la prononciation même de Moïse et de David, il est im- possible de ne pas reconnaître qu'elle doit singulière- ment se rapprocher de la vérité, puisqu'elle a été établie d'après une tradition non interrompue.

En effet, pendant tout Tintervalle de temps qui s'est écoulé entre la captivité et la massore, la langue sainte n*a pas cessé d'être cultivée par les savants de la nation : des académies furent fondées elle était publiquement enseignée, les manuscrits étaient fréquemment copiés, le texte de la Bible était lu et expliqué au peuple , on en fit plusieurs traductions grecques, saint Jérôme les tra- duisit en latin; différents ouvrages furent écrits par les rabbins, entre autres la Mishna et le Talmud. Ne résulte- t-ilpas èvidenmient de ces faits bien avérés, que la pro- nonciation de l'hébreu a dil se conserver avec assez peu d'altération, que cette altération a être infiniment moins sensible que celle qu'aurait éprouvée dans le même espace de temps une langue parlée, journellement modi- fiéepar les caprices de Tusage et le mélange des peuples?

Ces raisons, et beaucoup d'autres que je pourrais sans

T. II. 11

162 GRAMMAIRE HEBRAÏQUE EHT TAMiEAUX.

peine ajouter, sont solides et sans bonne réplique. Les adversaires de la massore le savent bien, et si la lecture des points-voyelles n'était pas si difficile, ils n'auraient jamais songé à les attaquer. Mais il faut des mois entiers, et quelquefois davantage, pour lire par la méthode rabbi- nique; aussi ont-ils cherché s'il n'y avait pas.quelque moyen plus court et plus aisé de lire Thébreu sans le secours ou plutôt sans rembarras des points.

Le plus heureux de ces innovateurs fiit Masclef : sa méthode très^simple a obtenu un grand succès. Il sup- prime totalement les points, et pour prpnoncer les con- sonnes, il ajoute la première voyelle de leur nom artifi- ciel : ainsi Beih se prononce bé, DcUeth dâ, Resh ma, etc. De cette façon, un quart d^heiu*e suffit pour apprendre à lire très-couramment. Mais la langue ainsi prononcée n'est plus qu'un jargon barbare et 2d)surde. Masclef se défend en disant qu'il importe peu de prononcer avec plus ou moins de correction une langue morte et que la chose essentielle est de pouvoir facilement parvenir à la com- prendre. Il compare les caractères hébraïques à nos chififres arabes que chaque peuple prononce différem- ment et traduit dans le même sens. Ces raisonnements ne sont que spécieux. Pourquoi défigurer une langue dont la prononciation est suffisamment connue? La difficulté est-elle un motif qui doive arrêter un esprit laborieux? Mon opinion (s'il m'est permis d'en avoir une sur une matière je m'avoue très-ignorant) est que la méthode de Masclef peut suffire peut-être à quelqu'un qui ne voudrait acquérir qu'une connais- sance superficielle et légère de la Bible ; mais qu'elle ne peut nullement convenir à l'homme qui voudrait se livrer à une étude savante et critique du t^te sacré, en approfondir les difficultés, et former son érudi- tion par la lecture des rabbins et des commentateurs chrétiens.

G&AMHAIRE HIÊBRAÏQUE EN TABLEAUX. 163

J*08erai dire encore que celte méthode, destituée de toute autorité, ne devrait peut-être pas être substituée dans renseignement public à Tantique lecture massoré- tique. L'abbé Ladvocat, professeur d'hébreu à la Sor- bonne,adonné aussi une grammaire de la langue sainte; mais il y a suivi Tancienne prononciation. L'instruction publique doit être sévère ; elle doit rejeter ces demi* facilités des méthodes erronées et ne pas fuir devant les difficultés, mais s'y arrêter pour les expliquer et les aplanir ^

> On reste frappé de la justesse de jugement dont M. Boisso- nade faitpreuye dans cet article, consacré cependant à un objet étranger à ses travaux ordinaires. Avec une rare pénétration, il Ttt Tabsurdité de la méthode de Masclef, qui, à l'époque cet article fut publié, jouissait d'une vogue imméritée, même chez ceux qui, par leurs études spéciales, auraient le mieux en voir rinanité. {Note de M. Renan.)

LXIX

SUR LA LITTÉRATURE DES ARABES

D'APRÈS M. SCHULTENS ».

La liitérattire des Arabes a eu les mêmes vicissitudes que celle des autres nations. On la peut diviser en quatre âges *.

Le premier âge a précédé Mahomet. En Arabie, comme auparavant chez les Grecs, la poésie fut d'abord culti- vée. Le nombre des poètes de cette première époque fut infini, et parmi cette multitude il s'en trouve beau- coup qui se sont fait un nom à jamais célèbre par la fécondité de leur génie, Télégance et la sublimité de leurs compositions.

La face des choses subit un grand changement dans le second âge, qui s'étend depuis Mahomet jusqu'à Tan 137

* Journal de VEmpire du 5 février 1807.

* Cette analyse des vues de Schultens pourra paraître à quel- ques égards arriérée. Soixante ans de travaux sur la littérature arabe ont considérablement modifié la manière d'envisager les âges divers de cette littérature et d'apprécier le mérite des écri- vains. Les vues de M.Boissonade sur ce qu'il appelle le troisième Age conservent toute leur justesse et^ avec quelques atténuations que nous nous sommes permises, ses jugements sur les autres âges n*ont rien d'inexact. {Note de M. Renan.)

SUR LA LITTÉRATURE DES ARABES. i65

de rhégire, ou depuis le vii« siècle de notre ère jusqu'au milieu du yui«. La nouvelle religion, propagée par force dans TÂrabie et les pays voisins, s^opposa au dé- veloppement des études libérales : les lettres ne pou- vaient fleurir parmi ces violences, et il n'y avait de progrès sensibles que ceux de la superstition. Bientôt elle devint générale : ce fut elle qui inspira le génie des poètes et des prosateurs ; elle se soumit tous les arts et toute la littérature.

Quelques esprits pourtant ont honoré ce siècle bar- bare. Parmi eux, on distingue surtout Ali, le gendre de Mahomet. M. Reiske,dans sa Dissertation sur les princes mahométans, dit de ce calife qu'il fut aussi lettré qu'Auguste, aussi bon et aussi clément que Trajan, aussi philosophe et aussi pieux que Marc Aurèle , aussi brave que Pompée ; il ajoute qu'il fut plus éloquent que tous ces grands hommes ensemble. Mais ceux qui connais- sent mieux que moi l'histoire arabe de ce temps trouve- ront peut-être ces éloges exagérés.

Le troisième âge abonde en grands hommes dans tous les genres de doctrine : c'est véritablement l'âge d'or de la science chez les Arabes. Il va à peu près de Tan 137 jusqu'à Tan 800 de l'hégire, c'est-à-dire de l'an 754 de notre ère jusqu'au xv* siècle, comprenant ainsi près de sept cents années. Al-Manzor, second calife de la race des Abbassides, peut être regardé comme l'auteur de cette heureuse révolution. Il avait compris que l'appli- cation aux ouvrages de Tesprit aurait pour ses peuples le salutaire effet d'adoucir leurs mœurs trop barbares et de pacifier les troubles intérieurs : il mit tous ses efforts à ramener les esprits vers les lettres, et à exciter chez les autres autant d'amour pour elles qu'il en avait lui- même. Tous les hommes distingués dans quelque partie des connaissances étaient appelés auprès de lui et com- blés de bienfaits. Fort habile lui-même dans les mathé-

166 SUR LITTÉBATURË DES ARABES^

mâtiques et rastronomie, il encouràgea surtout ce^qui 86 livraient à Tétude ces deux sciences.

Mais cette difficile entreprise de diriger vers leà lettres et la civilisation un peuple profondément barbare ne pouvait être menée à bonne fin par un seul honmie.' Il fallait qu'il fût aidé; il fallait surtout que ses teavam fussent après lui continués avec un même zèle. Harouii-' Al-Bftschid et Al-Mamoun qui, peu d^années après^ nlên^ tèrent au trône des califes, achevèrent glorieusement ee que AUManzor avait si bien commencé.

En effet, quoique Al-Haschid pasaisse avoir dirigé seë vues plutôt vers la réformation des mœurs que vers U cullnî'e des esprits^ cependant on peut dire qu'il contri- bua singulièrement aux progrès des lettres et des sdenceSy en accueillant les littérateurs et les ssvÉhia d'une façon distinguée ^ et les comblant de libéralités, car il arriva que plusieurs honmies se trouvèreùt excités par r espoir de ces récompenses à se livrer aux étude» qui les procuraient.

Mais rinfluence d'Al^Mamoun sur le géiiie son sièéle fut encore plus considérable. Non-seulement il se rendit lui-mêEtte habile dans la philosophie et les mathématt- queSj mais on le vit prodiguer les louatiges ef les bon* néurs à tous les hommes d'un talent véritable : il assistait à leurs assemblées, prenait part à leurs discussiotis et les encourageait par son exemple à de nouveaux et de plusr grands travaux. Il fit soigneusement rechercher leslivtes des Grecs, acheta à grands frais les meilleurs et les plus utiles, et confia le soin de les traduire à des hommes habiles qu'il récompensait avec magnificende; Dèslon^ les connaissances nationales, accrues de ces richesses étrangères, s'avancèreût rapidement à la perfection.

Al-Mamoun se montra encore véritablement graild homme par le courage avec lequel il sut, au milieu à'uù peuple très-superstitieux, résister aux clameurs absurdes

SUft LA LITT£RATU&£ DES ARABES. 467

d^une foule de mécontents qui, pour arrêter ses beaux desseins, disaient que toute étude des lettres et des seienees élait contraire à la cause de Mahomet et sub- yeraive de sa religion. Dans leur fanatisme, ils allaient jusqu'à menacer le calife norateur de Fétemelle ven- geanee de Dieu. Mais la constance et la sagesse d'Aï- Mamoan triomphèrent de ces diffibultés ^ et pour récom- pense de ses efforts, les lettres négligées déjà et mépris séesdans TOccident vinrent se réfugier en Asie.

De son temps^ les Arabes purent lire dans leur langue les œuvres d'Hippocrate, de Galien, de Dioscoride, d'Anatole et de ses meilleurs commentateurs, de Por- phyre, d'Euclide, d'Archimède, de Ptolémée et de bien d'autres. Des écoles et de grandes bibliothèques furent établies à Bagdad, à Bassora, et dans d'autres villes.

Il serait trop long de passer ici en revue les écrivains du troisième âge, qui se sont fait un nom dans chaque genre et dont nous avons conservé les ouvrages. Il suf- fira dédire, en peu de paroles, que les connaissances sévères, la théologie, la philosophie, la médecine, firent les plus grands progrès, qu'il y eut un grand nombre d'excellents historiens , beaucoup de géographes très- instruits et d'innombrables grammairiens. Les poètes furent aussi fort nombreux, mais il semble pourtant que ceux du premier âge les avaient de beaucoup surpassés.

M. Michaelis dit, dans la préface de sa Grammaire arabCj que l'âge d'or de la poésie finit à Mahomet et que les modernes ont perdu le goût du naturel, du su- blime et du beau. Mais il y aurait une injustice extrême à comprendre dans cette sévère censure tous les poètes du troisième âge, à ne paâ convenir que Togray, par exemple, Buzirida, Ibn-Ferdi, et surtout Abuîola, méri- tent souvent, par la beauté de leurs images, l'élévation et l'élégance de leur diction, d'être mis à côté des plus grands poètes qui fleurirent avant Mahomet.

168 SUR LA LITTÉRATURE DES ARABES.

Avec le quatrième âge qui commence au viii* siècle de rhégire, au xv« de l'ère chrétienne, Ton voit re- paraître toute la barbarie du second. Ce changement arriva lorsque Timour, ce conquérant qui eut peu de pareils en bonheur comme en talents militaires, par- courut TAsie avec ses innombrables armées et la sou- mit presque tout entière. D'abord ces guerres fré- quentes et longues, rendant Part militaire exclusivement nécessaire^ faisaient abandonner , comme inutile, Tétude des lettres et des sciences; ensuite, personne ne s'étant rencontré qui sût les relever, cette gloire de la littéra- ture arabe, qui pendant plusieurs siècles avait brillé d'un si vif éclat, finit par s'éteindre misérablement.

LXX

6BAMMAIBE ARABE

PAR A. I. SILVESTRE DE SACY «.

La loi qui a créé, près la Bibliothèque impériale, une École spéciale des langues orientales vivantes, a invité les professeurs à composer en français des livres élé- mentaires propres à faciliter l'étude des langues qu'ils enseignent. C'est pour satisfaire à cette obligation que M. de Sacy a publié, il y a quatre ans, sous le titre de Chrestamathie^ un choix des plus beaux morceaux des écrivains arabes, en vers et en prose, et qu'il donne aujourd'hui la Grammaire que je suis chargé d'an- noncer.

La grammaire arabe peut être traitée de deux ma- nières. On peut suivre le système des grammairiens na- tionaux, système vague, incohérent, embarrassé et qui, par sa confusion et son obscurité, augmente beaucoup les difficultés d'une étude déjà fort difficile par elle- même; ou bien, l'on peut essayer de ramener les élé- ments de l'arabe à la théorie générale du langage, et se rapprocher des méthodes plus simples que l'on emploie dans l'enseignement des autres langues savantes. EnVte

* Journal de l'Empire du 17 juillet 1810.

170 GRAMMAIRE ARABE.

ces deux procédés il n'y a* pas à balancer pour un bon esprit ; cependant le premier fut longtemps le seul en usage, et avant Erpenius, le second n'avait été adopté par personne.

La grammaire d'Erpeniu^ patut pour la première fois en 1613, Tannée même il fut nommé à la chaire d'arabe, fondée nouvellement dans l'Université deLeyde. Sa méthode et ses excellentes leçons rendirent l'étude plus aisée, et en répandirent le goût. De toutes parts on venait entendre Erpenius; il commuiiiquaît à ses audi- teurs l'amour de la science; il excitait leur zèle, et quoi- qu'il ait été enlevé de trop bonne heure aux lettres orientales, quoiqu'il n'ait occupé que dix ans la chaire de Leyde, l'impulsion qu'il avait donnée aux études était si forte, qu'elle dura longtemps après sa mort, et l'on peut dire sans exagération qu'on lui doit les inn menses travaux des orientalistes du xvii* siècle. Sans lui, sans sa méthode plus simple et plus claire^ sans se» doctes leçons, les études auraient été, comme avant^ ovk négligées ou mal dirigées.

Depuis Erpenius, plusieurs hommes distingués on( écrit sur les principes de l'arabe; mais il en est peu qui aient réellement étendu ou perfectionné son travail.

L'intention de M. de Sacy a été d'aller plus loin qu'Br- penius dont l'ouvrage est fort incomplet, plus loin que tous ceux qui, depuis Erpenius, sont entrés dans cette carrière. Il a voulu donner aux élèves et même aux sa- vants un ouvrage plus complet et plus didactique que ceux que l'on connaît. Pour y parvenir, non-seulement il a mis à profit les livres de tous les orientalistes, il y a joint encore lecture des grammairiens et des scbo- liastes arabes les plus célèbres. Après avoir recueilli les matériaux de sa grammaire, M. de Sacy les a disposés dans un ordre systématique et régulier, coordonnant, autant qu'il était possible, les principes de l'arabe avec

G&AMMÂIEE ARlBEi 171

ceux de la métaphysique générale du langage, et suivant la marche claire et méthodique que les grammairiens philosophes ont introduite dans Tétude des langues.

Cette dernière opération, qui eût été fort difficile pour tout autre qoe pour M. Sacy , semble pour lui n'avoîJ» été qa'ttn jeu : « Je suis bien convaincu, dit le savant t académicien, que toutes les langues n'ayant qu'un « même but, les divers procédés par lei^uels elles par- « viauient à l'atteindre, quelque éloignés qu'ils parai»-

sent les ilns des autres, peuvent néanmoins être tûp^ « proches bien plus qu'où ne le pense communément.

L^étude des langues n'appartient pas uniquement à la t mémoire : le jugement peut et doit y intervenir pour

b^ucoup , et plus on parvient à appliquer le raisoii- t nement et l'iiitelligence à cette étude, plus on l'abrège é el on la rend facile et accessible aux bons esprits. t langue arabe surtout sfemble se prêter plus aisément « que beaucoup d'autres à cette opération dont les lu- « 9lraments sont l'analyse et la synthèse, et j'ai quel- « qilefois été surpris en voyant combien les formes de « cette larigue sont dans im juste rapport avec ce qu'exi- « gent la clarté et la précision du discours. »

Voilà ce qu'a fait M. de Sacy. Malheureusement je ne sais pas même un faible écolier dans la haute littérature il règne, et je ne puis apprécier le mérite de son livre) mais sur son nom seiil, je l'annonce hardiment â nos lecteurs comme un livre excellent. En effets le moyen qu'une grammaire arabe ne soit pas très-bonne, quand elle est composée par un homme que les plus célèbres aradrisantB reconnaissent pour leur maître, qui joint à la coimaissaneê approfondie de tous les idiomes de l'Asie un jugement dûr^un esprit juste, plein d'ordre et de nel^ tetéî J'ajoute que M. de Sacy a depuis longtemps prouvé, par sa Grammaire générale, qu'il avait médité la théorie intérieure des langues et savait présenter les notions de

472 GRAMMAIRE ARABE.

cette métaphysique, souvent épineuse et obscure, avec autant de clarté que de précision.

La Grammaire arabe de M. de Sacy est divisée en quatre livres. Le premier contient tout ce qui est relatif aux éléments de la parole et de récriture; le second traite des parties du discours et des formes variées que chacune d'elles peut admettre, selon la différence des genres, des nombres, des temps, des modes, des voix ou des cas; le troisième et le quatrième sont consacrés à la syntaxe : dans le troisième, elle est présentée selon la méthode des modernes; dans le quatrième, selon la mé- thode des Arabes. Le but de M. de Sacy, en faisant con- naître aussi ce dernier procédé, a été d'offrir à ses lecteurs un moyen de parvenir à l'intelligence des gram- mairiens et des scholiastes orientaux. C'est aussi dans cette vue qu'il a, dans le cours de son livre, rapporté et traduit les innombrables termes techniques dont les Arabes ont rempli leurs traités et leurs explications.

Huit planches sont jointes à cet ouvrage. La première et la troisième contiennent Talphabet coufique et im passage du Coran écrit avec ce caractère. Les lettres coufiques sont ainsi nommées de la ville de Coufa, il paraît que Ton commença d'en faire usage'. M. de Sacy remarque dans ce caractère une si grande ressemblance avec Vestranghélo des Syriens, qu'il ne doute pas que les Arabes n'aient emprunté à la Syrie leurs lettres coufi- ques. Ce caractère a précédé le neskhi dont les Arabes se servent aujourd'hui communément et qu'emploient nos imprimeries.

Les planches II« et IV* donnent des modèles du carac- tère particulier en usage parmi les Arabes d'Afrique. Ce caractère occidental, que l'on appelle quelquefois mau- grebitain *, diffère du caractère oriental à peu près

i Villoison, Anecdotat II, p. 150. « Villoi80n,t&t(2.

GRAMMAIRE ARABE. 473

comme dans notre écriture la bâtarde diffère de la cou- lée, et celle-ci de la ronde.

Dans les planches suivantes, on trouve des exemples de la manière dont les Juifs et les Syriens adaptent les caractères de leur propre langue à récriture des mots arabes.

La huitième planche contient im tableau comparatif des chiffres arabes avec les chiffres coptes, indiens, go- bar et diwani. Le chiffre gobar a beaucoup de rapport avec rindien, et le diwani est composé de monogrammes ou abréviations des mots arabes qui servent à la numé- ration. M. de Sacy a cru devoir faire connaître ces différents signes, parce qu'on les rencontre dans les ma- nuscrits.

Notre chiffre arabe n'est point arabe. Les Arabes em* ploient un chiffre dont nos signes arithmétiques parais- sent dérivés, et ils rappellent indien. « Dans Tusage de t ce chiffre particuher, ils suivent, dit M. de Sacy, une « progression directement contraire à celle de leur écri- « ture, et procèdent de gauche à droite : cette singula- « rite suffit pour prouver qu'il n'est pas originairement « arabe. » Cela parait hors de doute; mais est-il bien sûr que ce chiffre soit indien ? Cette question n'a pas été traitée par le savant académicien. Huet^ pensait que nos chiffres étaient grecs ; qu'ils avaient passé des Grecs aux Arabes, des Arabes aux Indiens, et, pour le prouver, il faisait subir aux lettres grecques de violentes altéra- tions. Un savant Italien, dont Villoison adopte Topinion', croit que notre chiffre prétendu arabe est le chiffre cursif dont se servaient les Romains, de même que les lettres que nous appelons lombardes étaient leur caractère cursif. Les preuves qu'apporte cet Italien ont beaucoup

^ Hiidiana, p. 113. s Aneedotay II, p. 153.

174 GRAMMAIRE ARABE.

le vraisemblance ; il est à remarquer que dans Farith- raétique de Boëce, qui écrivait trois cents ans avant que les Maures envahissent l'Espagne, on voit des signes de numération fort semblables aux nôtres. Ce point d'anti- quité eût pu fournir à M. de Sacy la matière d-une note intéressante : aidé de sa grande érudition^ il en aurait sans peine éclairci les difficultés.

Un auteur arabe ^ a dit qull ne connaissait point d^homme au-dessous de Térudit qui n^emploie pas utile- ment son érudition : quel éloge donnerait-il à M. de Sacy, qui fait de la sienne un si utile emploi * ?

1 Sentent, 34, apud Krpenium .

* L'ouvrage de M. de Sacy est resté, en effet, le dernier mot de la grammaire arabe. Il a été réédité en 1Q31, ei augmenté d'un Traité de la Métrique des Arabes. Il ne resterait plus qu'à en faire un Abrégé pour l'usage des personnes qui abordent l'élude de l'arabe, et qu'une grammaire en deux yolumes pourrait facile- ment effrayer. (ATofedeM. Benan.)

LXXI

BECHEBCHES CUITJQUES ET HISTORIQUES

SUR LA LAN&UB ET L'HISTOIRE DE L'EGYPTE

|>AR ÉJIENKS QPATRBI11KRB >.

J'ai accepté, sans doute \m peu légèrement, le soin de rendre compte au public des Recherches de M. Quatre- mère sur la langue de V Egypte. Pour bien comprendre dans toutes ses parties un ouvrage d'une si haute éru- dition, pour être en état d^en bien juger, il faudrait posséder parfaitement et l'arabe et le copte. Il faudrait encore être informé de tout ce que déjà les savants ont écrit sur la langue ^^yptienne, et bien connaître Tétat présent de cette partie des lettres orientales. Autrement, par quel moyen savoir d'où M. Quatremère est parti et jusqu'à quel point il est parvenu? Ces connaissances, je l'avoue, me manquent absolument; car je ne peux regarder comme une instruction suffisante un petit nombre de notions incertaines, vague résultat de la lec- ture rapide de quelques dissertations.

Quand on écrit habituellement dans une feuille pério- dique, on se trouve souvent conduit à des matières sur

i Jintma de VBmpiredviW juin 1808.

176 RECHERCHES CRITIQUES

lesquelles on n'est pas assez préparé : il faut écrire pourtant. Mais alors on doit à ses lecteurs la confession de son insuffisance; on doit leur déclarer que l'on écrit plutôt pour remplir une obligation, plutôt pour s'in- struire soi-même, que dans Tespérance d'instruire le public ou de critiquer utilement l'ouvrage proposé. Cet aveu, je le fais ici, et je ne crois pas qu'il doive me nuire , car, en vérité, je ne suis pas obligé de savoir le copte ; je ne crois pas non plus, et cela m'importe davantage, qu'il puisse nuire à M. Quatremère. En effet, il peut faire valoir des suffrages si importants, que le mien, quel qu'il soit, devient tout à fait inutile. Le rapport flatteur de M. Silvestre de Sacy, l'approbation des orientalistes français, sont des témoignages tellement honorables, tellement décisifs, que M. Quatremère ne perd rien à n'avoir pas trouvé en moi un rapporteur plus éclairé : sa cause est déjà gagnée devant ses véritables juges.

Le but de M. Quatremère est de montrer que la lan- gue des antiques Égyptiens n'est pas perdue et qu'elle subsiste, perpétuée, au moins dans ses débris, par les livres coptes arrivés jusqu'à nous. Elle est même à pré- sent encore en usage parmi les chrétiens du pays dans la célébration des offices, quoique d'ailleurs l'arabe soit devenu le langage vulgaire, M. Quatremère prévoit Bien l'objection que l'on voudra lui faire : on lui répétera, d'après Vossius et le paradoxal P. Hardouin, que le copte, mélange informe de mots grecs et arabes^ ne saurait avoir rien de commun avec le véritable égyp- tien. Jablonski, Renaudot et l'illustre Barthélémy ont déjà solidement réfuté cette opinion; cependant elle a encore quelques partisans que M. Quatremère va sans doute lui faire perdre *.

1 Comme le pensait bien M. Boissonade, une telle opinion est maintenant tout à fait abandonnée.

{Note de M. Rxnan.)

SUR L'jéGYPTE. 177

Il commence par prouver que la langue et les carac- tères égyptiens subsistèrent sous les Ptolémées. Le grec était parlé à la cour et dans Alexandrie ; mais les pro- vinces avaient gardé leur idiome national. Conquises par lès Romains, elles le conservèrent toujours. M. Quatre- mère en suit l'existence jusque sous Sévère, Gordien et Dioclétien. A cette époque, les monuments deviennent Picore plus nombreux. L'histoire ecclésiastique atteste que pendant les premiers siècles du christianisme, l'é- gyptien n'avait pas cessé d'être une langue très-dis- tincte, écrite par une foule d'auteurs d'homélies et de traducteurs des saintes Écritures. Les prêtres et le peuple la parlaient généralement. Elle était si différente du grec, que l'évêque Macaire, qui ne savait que l'égyp- tien, eut besoin d'un interprète au concile de Chalcé- doine. Cette foule de mots grecs que l'on rencontre aujourdliui dans les livres coptes et le grand nombre de caractères grecs admis dans leur alphabet \ ne prou- vent pas, comme on Ta prétendu, que le copte soit seu- lement un grec corrompu.

Le gouvernement des Ptolémées et la religion chré- tienne durent introduire beaucoup de termes étrangers, nfiallutbien emprunter au grec la nomenclature admi- nistrative et théologique; l'ancienne langue n'avait point de mots pour exprimer tant de nouvelles idées. Il est, au reste, bien à remarquer que ces mots, empruntés par nécessité, n^ont altéré ni la nature, ni le caractère original de la langue qui, par le fond, ne ressemble ni au grec, ni à aucun autre idiome. Quant à l'époque du mélange des deux alphabets, le défaut de monuments ne permet pas de la fixer; pourtant on peut assurer que

1 Ce n'est pas assez dire. L'alphabet copte n'est que l'alphabet grec, arec l'addition de quelques signes d'origine égyptienne.

{Note de M. Rbnam.)

T. n. 12

1T8 RECHERCHES CRITIQUES

Tandeime écriture existait encore sous Gordien m, vers le milieu du in* siècle.

On connaît mieux le temps prit naissance le nom de Coptes, donné aux chrétiens d'Egypte, et que M. Qua- tremère, après Renaudot et M. Yalperga, prend pour une corruption du grec 4f)fuirroç. C'est auin* siècle que Ton commence à le trouver employé pour désigner les jacobites égyptiens qui, rejetant le concile de Chalcé- doine, s'étaient séparés des Grecs orthodoxes. Vers la même époque, Amrou, à la tête des musulmans, pénétra dans rSgypte et la soumit. L'arabe devint alors la langue dominante, et peu à peu se perdit Tusage de ridiome national. Il est impossible de décider quand le copte cessa tout à fait d'être compris et parlé. Les mo- numents se taisent; on voit seulement qu'il ne devait plus exister dès le siècle. Cependant, longtemps après, quelques Égyptiens Tétudièrent comme langue savante et, de nos jours encore, il est employé dans les offices de l'Église. Les prêtres, au reste, ne renlendent pas mieux que le peuple; seulement ils savent le lire.

Il résulte de ces recherches et des savantes preuves dont M. Quatremère a eu soin de les entourer, que la langue des anciens Égyptiens subsiste encore dans les livres coptes. Il est très-fâcheux que tous ces livres, ou manuscrits ou imprimés, ne soient que des versions de la Bible et des ouvrages ecclésiastiques. Cependant le zèle des orientalistes sait mettre à profit ces momunents en apparence insignifiants. Ils y trouvent d'utiles ren- seignements sur l'histoire ecclésiastique, sur la situation politique de l'Egypte, l'indication d'une foule de villes et de bourgades dont l'existence et les véritables noms seraient ignorés. Les livres même dont le fond est vrai- ment nul ont au moins l'avantage d'offrir des mots qui servent à compléter les lexiques : ils foumiësent les moyens d*éclairer les difficultés de la grammaire et

SUR L EGYPTE. 179

de retrouver les différents dialectes de la langue. Après avoir traité de la langue égyptienne sous les Ptolémées, les Romains et les Arabes, M. Qualremère rend compte des travaui dont en Europe elle est devenue Tobjet, depuis que Peiresc eut procuré aux savants les moyens de Tétudier. Cet homme illustre, gui fut dans son siècle le bien&iteur des lettres, avait fait venir à grands frais de TOrient un nombre considérable de ma- nuscrits coptes. Saumaise, auquel il en avait confié une partie, se jeta dans cette nouvelle étude avec son ardeur accoutumée, et sans guide, sans secours, il y fit de rapides progrès. Vers le même temps, le jésuite Kircher publia ime grammaire copte et traduisit en latin un lexique copte-arabe que le célèbre voyageur Pielro della.Valle avait rapporté d'Orient. Ces premiers moyens d'instruction répandus en Europe y excitèrent le zèle des orientalistes. Les uns éclaircirent la langue par de savantes dissertations, les autres déchiffrèrent et pu- blièrent les manuscrits ; quelques-uns composèrent des grammaires, d'autres des lexiques. L*abbé Renaudot, Wilkins, Lacroze, Tuki , Tabbé Barthélémy, M. Woide, le P. Georgi, M. Akerblad, M. de Sacy, doivent être mis an premier rang parmi les orientalistes qui ont possédé à fond la langue égyptienne. Je ne peux suivre ici, je ne peux même indiquer tous les détails dans lesquels M. Quatremère est entré. Qu'il me suffise de dire qu'il a, je crois, épuisé la matière. Cette histoire delà littéra- ture copte est complétée par une notice très-exacte de tous les manuscrits égyptiens qui sont en Europe, et ^Spécialement de ceux qui composent la riche collec- tion de la Bibliothèque impériale'.

I La Bibliothèque impériale était alors bien plus riche qu'an* joord'bai, en manuscrits coptes. Les collections romaines, repri- tes en 1815, s'y trouTaient. {N0Î9 If. Rinah.)

180 RECHERCHES CRITIQUES

En donnant ce rapide aperçu du travail de M. Quatre- mère, je n*ai pu toujours suivre exactement la même marche que lui, et il m'a fallu négliger quelques re- marques grammaticales qui se trouvent mêlées aux re- cherches précédentes. Je les indiquerai en peu de mots, car elles sont trop importantes pour que je puisse les passer sous silence. M. Quatremère prouve contre Sau- maise, JtingareUi et plusieurs autres orientalistes, que les lettres X et K ne sont jamais employées comme ar- ticle; en second lieu, que le mol choi placé devant les verbes ne signifie point beaucoup^ comme Ta cm H. Woide^ mais sert à indiquer qu'une chose devrait se faire, mériterait d'être faite. Cette opinion n'est point avancée légèrement. M. Quatremère Tappuie par de nombreuses citations puisées dans les manuscrits de Paris. Une autre observation se rapporte à la lettre scei. H. Quatremère ne pense pas qu'après les formatives des verbes elle soit explétive. Il lui donne une signifi- cation de possibihté. Plusieurs exemples, pris également dans les manuscrits, semblent mettre cette idée hors de doute.

L'ouvrage est terminé par une dissertation sur le dia- lecte bashmourique. Le copte se divise vulgairement en trois dialectes : le saîdique ou thébaîque que Ton ne possède qu'imparfaitement, le bahirique ou memphi- tique que l'on connaît très-bien , et le bashmourique que l'on ne connaît pas du tout. M. Quatremère, après de longues recherches, n'en a pu découvrir qu'un seul mot. Ce n'est pas que M. Munter et le P. Georgi ne se soient crus beaucoup plus heureux ; mais ils se trom- paient : au moins, c'est Tavis de M. Quatremère qui pré- tend que le morceau qu'ils on t publié comme un fragment bashmourique est écrit dans un dialecte nouveau. Ce dia- lecte, selon lui, a être parlé dans la grande et la pe- tite Oasis, et il propose de le nommer oasitique. A cette

SUR l'egypte, 181

occasion, il cite un très-long fragment oasitique qu'il a trouvé parmi les manuscrits de la Bibliothèque impé- riale. Ce morceau excitera sans doute une vive curiosité parmi les orientalistes; il sera une importante augmen- tation à leurs richesses; il leur ouvre une nouvelle étude et, en multipliant les moyens de comparaison, il pourra étendre la grammaire et fortifier plusieurs principes déjà connus. Les savants devront encore à M. Quatre- mère la connaissance d'un autre dialecte, ou plutôt d'un patois saïdique corrompu, dont M. de Sacy lui a commu- niqué un fragment. Si les conjectures de M. Quatremère sont vraies, ce patois a être parlé dans le Fayoum.

Cette dissertation, que ces deux fragments suffiraient pour rendre très-intéressante, est encore remplie de recherches aussi curieuses que profondes sur la pro- vince qu'on a appelée Bashmour, sur les Bimaïtes, sur le Hauf, sur les Oasis. M. Quatremère, à Tappui de ses opinions, cite de longs morceaux inédits de plusieurs écrivains arabes : de sorte que, même en supposant qu'elles ne soient pas toutes adoptées par les personnes qui peuvent juger de ces matières, il n'en faudra pas moins reconnaître que M. Quatremère a bien mérité de la science par la publication de cette foule de passages nouveaux qui éclaircissent Thistoire et la géographie de rÉgypte.

Je dois dire maintenant que l'auteur de ce livre si savant, que M. Quatremère, qui possède si bien Farabe, le copte, et à qui tous les dialectes de l'Orient parais- sent connus, est un homme extrêmement jeune. J'ajou- terai que ce grand travail n'est que le prélude de tra- vaux plus considérables. M. Quatremère, d'ici à quelques mois, espère donner un ouvrage très-important, seront rapportés et discutés tous les documents que fournissent sur la géographie de TEgypte les écrivains coptes et arabes. Après cette publication, il s'occupera

182 RECHERCHES CRITIQUES SUR L EGYPTE.

de terminer son lexique copte, déjà très-avancé, mais qu'il ne croira complet et digne des savants auxquels il le destine que quand il aura lu et dépouillé jusqu'au dernier tous les manuscrits coptes de la Bibliothèque impériale ^ Les connaissances étendues, la critique judi- cieuse et saine que M. Quatremère a montrées dans son premier ouvrage peuvent d'avance garantir le mérite de ceux qu'il prépare.

' Les travaux lexico graphiques de M. Quatremère sont restés inédits. Ils sont maintenant à la bibliothèque de Munich,

{Note de M. Renan.)

LXXII

MÉMOIRES

GEOGRAPHIQUES ET HISTORIQUES SUR L^ÉGYPTE ET LES CONTRÉES VOISINES

BXTftÀITS DBS 1CANUSCRIT8 COPTES ET ARABES

PAR M. Et. QUATREMÈRE*.

Quand, il y a trois ans, M. Quatremère publia ses doctes Recherches sur la langue et la littérature de V Egypte, il annonça les Mémoires qu'il nous donne aujourd'hui; ils devaient paraître beaucoup plus tôt : différentes cir- constances en ont retardé l'impression.

Le premier volume contient, par ordre alphabétique | la notice de tous les lieux dont il est question dans lesf écrivains coptes que M. Quatremère a pu consulter, et il en a consulté beaucoup. A chaque article, le savant au- teur, quand les anciens ont parlé de la ville qui l'occupe, rappelle et examine leurs passages; il traduit les rensei- gnements précieux que lui offrent les géographes arabes j les témoignages des voyageurs înodemes ne sont pas oubliés; mais M. Quatremère ne les emploie qu'avec sobriété : ce sont des sources ouvertes et connues , et il

* Journal de VEmpire du ^3 août 1811.

184 MEMOIRES GÉOGRAPHIQUES

a cru devoir, pour l'instruction de ses lecteurs, s'atta- cher de préférence à des autorités inédites et que tout le monde ne peut consulter.

Souvent M. Quatremère est conduit à fixer des posi- tions géographiques, à établir la synonymie des noms dififérents que porte le même lieu, à discuter des étymo- logies, et il lui arrive plus d'une fois de s'écarter des savants les plus renommés. Comme il s'appuie toujours sur les plus fortes preuves, il dit son opinion avec assu- rance et liberté, sans pourtant s'éloigner de la modestie qui convient à son rare mérite et à sa jeimesse. En effet (je l'ai déjà dit autrefois, et je me plais à le répéter), M. Quatremère entend toutes les langues de l'Orient ; son érudition est infinie et sa lecture sans bornes, et cepen- dant il est encore très-jeune : assurément, à voir ce qu'il a écrit et ce qu'il prépare, on ne s'en douterait pas.

Le second volume est composé de différentes disserta- tions relatives à l'Egypte ou aux provinces voisines. Dans un Mémoire sur la Nubie^ pays presque entièrement in- connu, M. Quatremère a réuni les notions aussi neuves que curieuses contenues dans les auteurs arabes. Il s'oc- cupe ensuite des Blemmyes, peuple nomade qui parait avoir habité au delà des frontières méridionales de l'Egypte et dont il est fréquemment parlé dans les livres grecs et latins. M. Quatremère, après avoir essayé de concilier les récits un peu contradictoires des ian- ciens, retrouve les Blemmyes dans les Bedjah des écri- vains arabes et les Balnemmôoui d'un hagiographe copte.

Les autres Mémoires traitent du désert d'Aïdab, de la fameuse mine d'émeraudes dont la place est aujourd'hui perdue, des tribus arabes établies en Egypte, de l'état du christianisme sous les princes mamlouks, des relations des Mamlouks avec TAbyssinie et avec l'Inde. Une his- toire très-importante du calife fatimite Mostanser-Billah termine le volume.

SDR l'Egypte. 185

Cette simple nomenclature suffira pour indiquer aux orientalistes, aux géographes et, en général, aux érudits et aux lecteurs amis des livres solidement instructifs, tout le prix des recherches de M. Quatremère.

Si les courts extraits qui rempliront le reste de mon article ne répondent pas tout à fait à ce que je viens de dire sur l'importance de cet ouvrage, c'est que j'ai cru à propos de ne choisir pour cette feuille que de petits dé- tails. Je pourrais, sans doute, analyser les observations de M. Quatremère sur la position desBucolies; surDe- menhour, il reconnaît, contre l'opinion d'un savant illustre, l'ancienne Hermopolis parva; sur le dialecte oasitique, dont il soutient l'existence, contestée par M. de Sacy et M. Tychsen ; je pourrais, en un mot, le suivre dans vingt discussions aussi doctes que laborieuses; mais tout le monde pourrait bien ne pas m'approuver, et j'ai somnettre mon propre goût à celui que je sup- pose au plus grand nombre de mes lecteurs.

L'art de charmer les serpents, pratiqué autrefois par les Psylles, dont les anciens ont tant parlé, ne s'est pas perdu en Egypte ni dans le reste de l'Orient. Il résulte de plusieurs passages arabes et coptes, dont M. Quatre- mère donne la traduction, que l'on trouvait en Egypte, au temps ils furent écrits, des hommes et des femmes qui pouvaient manier impunément les cérastes et les reptiles les plus dangereux. Les voyageurs modernes ont été fréquemment témoins de ce prodige. Bruce est persuadé que les Nubiens doivent cette merveilleuse invulnérabilité à certaines décoctions dans lesquelles ils se baignent; on lui en donna même, la recette, mais il n*osa jamais en faire usage. M. Quatremère regrette que le prudent voyageur n'ait pas au moins tenté Texpé- rience sur quelque animal, et, à cette occasion, il rap- porte un passage du géographe Al-Edrisi, il est ques- tion d'un bois, appelé bois de serpent^ qui préserve de

r

186 MEMOIRES GÉOGRAPHIQUES

toute morsure ceux qui en tiennent un morceau ou le suspendent à leur cou. Le seul détail gu*AI-Edrisi donne sur ce bois, c'est qu'il est torlu comme celui de la pyrè- thre et de couleur noire.

J^ajouterai ce que je trouve dans une lettxe de Che- vreau ^ Il dit, d'aprèsDalechamp, que les Espagnols ont une plante dont le suc, pris en potion, guérit ceux qui ont été mordus des serpents : ils rappellent vipérine ou scorzoneray du mol escuerzo, qui signiûe vipère. Il avait lu dans Jean de Laet que les sauvages du nouveau monde, pour se guérir de la morsure des serpents, mangent la racine de la scorsonère et en appliquent les feuilles sur la plaie. Dapper lui avait appris qu'il y a, en Abyssi- nie, une herbe nommée assazoe qui a la vertu d'assoupir les reptiles, et le P. du Tertre, missionnaire aux Antilles, que les serpents ne mordent jamais ceux qui portent sur eux quelques morceaux du bois de couleuvres. De ces faits et de plusieurs autres que je néglige, Chevreau conclut que les Psylles connaissaient Vassazoe^ ou quelque autre plante de la même vertu, et s'en servaient pour opérer les prodiges rapportés par les anciens.

Il s'opère dans un canton de la Nubie un miracle en- core plus grand : « Au temps des semailles, dit un histo-

rien arabe traduit par M. Quatremère, chaque habi- « tant apporte ce qu'il a de grain et trace une enceinte « proportionnée à la quantité qu'il veut semer : puis, en « ayant jeté un peu aux quatre coins de l'enceinte, il « pose le reste au milieu avec une portion de bière et se t retire. Le lendemain matin, il trouve la bière bue et « le terrain ensemencé. De même, au temps de la mois-

son, il coupe quelques épis et les dépose dans l'endroit

i Œuvres mêlées t p. 125, et Chevraana,i, II, p. 373. L'abbé Souchay, qui a écrit sur les PsjUes dans le t. VU de TAcadé- mie des Inscriptions, parait avoir profité de l'ouvrage de Che- vreau et ne l'a pas nommé. Û

SUR l' EGYPTE. 187

« qu'il lui plaît, en y joignanl de la bière, et à son re- « tour il trouve tout le grain coupé et mis en gerbe. On « emploie la même méthode pour faire battre et vanner « le grain. Mais si quelqu'un, en purgeant son champ « des mauvaises herbes, arrache par mégarde quelques « épis, le matin il trouve tout le blé arraché. L'écrivain arabe attribue ce prodige à des génies. Pour M. Quatre- mére, il ne trouve pas le fait incroyable ':« Il s^agit seu- « lement, dit-il, de supposer que les prétendus génies ne sont autres que des singes. » Je suis très-disposé à rece- voir Topinion de M. Quatremére, car j'ai appris derniè- rement, dans laCAtne en miniature^ de M. Breton, que, pour recueillir le thé sur les montagnes escarpées, les Chinois dressent des singes à gravir les hauteurs et à effeuiller les arbrisseaux. Les feuilles détachées de la tige roulent en bas, d'elles-mêmes ou poussées par le vent. Après la récolte, les singes descendent et, pour ré- compense, on leur donne quelque friandise de leur goût.

La vérité, dans les histoires orientales, a toujours quelque apparence de merveilleux et de mensonge. Makrizi, écrivain très-considéré, raconte, dans un frag- ment traduit par M. Quatremére, les ravages prodigieux que les mites et les teignes font quelquefois en Egypte. A Matariah, des murs de jardins furent vus tout sillon- nés de longues et profondes crevasses formées par ces petits animaux , et dans un faubourg du Caire, les soli- ves et les murailles se trouvèrent tellement rongées, que les habitants furent contraints d'abandonner leurs mai- sons et de les démolir.

Malgré la réputation d'exactitude et de véracité dont jouit Makrizi, beaucoup de lecteurs ne verront peut-être

i Les «rabitants sont portés à être trop indulgents pour des contes ridicules qui souvent ne reposent sur aucune Traisem- blance. {Note de M. Renan.)

188 MEMOIRES GEOGRAPHIQUES SUR L'eGYPTE.

dans ce récit qu'une exagération orientale ; je puis ce- pendant confirmer son affirmation par le témoignage de M. de Villoison. « Un des plus grands fléaux du Le- vant, dit ce savant voyageur*, ce sont les vers qui rongent les livres et y font infiniment plus de ravages que dans nos contrées. Toutes les bibliothèques des jésuites à Salonique, Scio, Santorin, Naxie, et même à Constantinople, tombent en poussière : les manu- crits, même le parchemin, subissent le même sort, quoique plus tard. Aussi trouve-t-on dans l'Europe chrétienne, en Angleterre et à Paris, des manuscrits grecs beaucoup plus anciens que ne le sont ceux du mont Athos, de Patmos et de toutes les autres biblio- thèques du Levant que j*ai examinées. Des livres que j'avais apportés' avec moi étaient tout rongés des vers en deux ans. A Foccasion de la particule Pa qui entre dans beau- coup de noms égyptiens, comme Pa-phnutius, Pa-che- mimis, Pa-premis, Pa-thennutius et autres, M. Quatre- mère transcrit ce passage, très-curieux et trop peu connu, d^une dissertation du P. Montfaucon : « Pour ce « qui est de Porthermutius^ composé de Pa et de Thenhu-

tins, il a été mal divisé par l'ancien interprète latin « qui a traduit ainsi pater nomine Mutius; cependant, « ce nom estropié, Mutins^ a été mis dans la légende,

et feu M. l'abbé de la Trappe, qui donnait à ses moines « le nom des anciens anachorètes, en appela un Dom « Huce, dont il a écrit la vie. Muce n^est pas le seul saint de la plume des copistes et des interprètes, et les onze mille vierges pourraient me fournir le sujet d'une remarque, s'il n'était pas temps de terminer cet article.

1 Fragment sur la Grèce ; Journal de VJSmpke da 31 mars 1806.

LXXIII

RELATION DE L'EGYPTE

PAR ABD-ALLATIF

ENRICHIE DE NOTES

PAR M. SILVESTRE DE SAC Y » .

I

Abd-Allatif, sur lequel la Biographie universelle a donné des détails fort exacts^ naquit à Bagdad, Fan de ITiégire 557 qui coramence en décembre 1161 de Jésus- Christ, n était grammairien, chimiste et médecin. Pour perfectionner ses études, visiter les savants et donner des leçons, il entreprit de longs voyages et habita suc- cessivement les principales villes de l'Asie et de l'Egypte. n écrivit sur ce dernier pays un grand ouvrage, dont ensuite il composa im Abrégé^ il se fit une loi de ne mettre que ce qu'il avait vu par lui-même. C'est de cet Abrégé que M. Silvestre de Sacy nous a donné la traduc- tion que j'annonce.

Abd-Allatif n'est point de ces écrivains orientaux chez qui dominent l'ignorance et la crédulité, qui croient aux talismans, parlent de génies et de fées et qui, confon-

t Jowmal de VEmfire des 8 septembre et 13 octobre 1811,

190 RELATION DE l'eGYPTE.

dant les époques, mêlant le vrai avec le faux, ne présen- tent à rhistoire que des documents épars, toujours in- certains et suspects. Sa relation est écrite avec simplicité, avec sagesse et mesure; elle porte partout Tempreinte d'un esprit attentif, exact et réfléchi; on y reconnaît Técrivain de bonne foi qui raconte ce qu'il a vu et ne veut point tromper, et l'observateur éclairé qui n'a pas di\ se tromper facilement. En nous faisant connaître un ouvrage de cette importance, M. de Sacy a rendu un ser- vice signalé à l'histoire, à la géographie, aux sciences naturelles et aux lettres savantes. Il ne pouvait pas faire une plus utile application de ses vastes connaissances dans les langues orientales.

La Relation d'Abd-Allatif est divisée en deux livres. Le premier traite de l'Egypte en général; puis en particu- lier, des plantes, des animaux, des monuments antiques, des édiûces, des barques, des aliments. Dans le second, Abd-AUatif parle du Nil, des phénomènes que présentent la crue et le débordement de ce fleuve. Il raconte ensuite les événements des années 597 et 598 de l'hégire, ou 1200 et 1201 de Jésus-Christ.

A sa traduction, M. de Sacy a joint des notes pleines d'érudition. Elles sont de différent genre.

Les unes roulent sur la critique verbale du texte et en expliquent les difficultés. Ces difficultés étaient fort grandes, et à cause de l'immense variété des matières traitées par Abd-Allatif, et parce que l'arabe d'Egypte dont il s'est servi offre beaucoup de mots qui manquent dans les dictionnaires, ou ne s'y trouvent pas avec l'ac- ception que leur donnent les Egyptiens. Pococke le fils et M. milite, traducteurs latins d'Abd-Allatif, et le traduc- teur allemand, M. Wahl, se sont plus d'une fois trompés sur le sens de ces passages obscurs.

Les autres notes forment un Commentaire historique et scientifique, M. de Sacy a déployé toutes les res-

RELATION DE L'KGYPTE. ' 101

sources d'une lecture infinie, et cité une foule de pas- sages d'auteurs arabes encore inédits. Obligés souvent de s'occuper de choses étrangères à l'objet habituel de ses études, il a soumis à MM. Cuvier, Desfontaines et Geof- froy Saint - Hllaire toutes les remarques relatives à Tanatômie, à la botanique et à l'histoire naturelle des animaux. Il y a telle de ces notes qui est une véritable dissertation, celle, par exemple, sur le lébakh, grand arbre particulier à l'Egypte, et qui n'existe plus. Du temps d'Abd-Allatif,on en voyait encore quelques pieds : un siècle après, vers 1300 de Jésus-Christ, Vespèce avait disparu. C'est ainsi que TÉgypte a perdu le baumier, dont on dit que le dernier pied périt en 1615. Quelques botanistes ont cru retrouver le lébakh dans Pavocatier de l'Amérique, d'autres dans le sébestier de TOrient; mais les caractères ne s'accordent pas, et ces conjectures n'ont pas même de vraisemblance. Ainsi TÉgypte mal- heureuse, ravagée pendant plusieurs siècles par des guerres étrangères et intestines, en proie aux excur- sions des barbares , a , dans ces longues révolutions, perdu non-seulement sesmonuments, ouvrages d'un art merveilleux, mais ses arbres même, production de la nature qui semblerait impérissable.

Abd-AUatif, qui, dans son voyage, vit en Egypte des plantes qui n'existent plus , put aussi y contempler des édifices dont aujourd'hui on retrouve à peine les ruines, ou des ruines qui ne sont plus reconnais- sablés.

Peu de temps avant son arrivée, une quantité considé- rahle de petites pyramides avaient été renversées àDjiièh, par ordre d'un émir de Saladin. Abd-AUatif vit les restes de ces pyramides détruites. Il vit aussi la belle tête du Sphinx, qu'un fanatique musulman n'avait point encore mutilée, et il en parle en homme de goût. « Cette figure, « dit-il, est très-belle, et sa bouche porte l'empreinte

192 RELATION DE l'^GYPTE.

« des grâces et de la beauté. On dirait qu'elle sourit gra- « cieusement.... Il est bien étonnant que^ dans une « figure aussi colossale, le sculpteur ait su conserver la « juste proportion de toutes les parties, tandis que la t nature ne présentait aucun modèle d'un semblable colosse, ni rien qui pût lui être comparé. »

Six siècles après Âbd-Âllatif, M. Denon^ a revu le Sphinx, admirable encore, malgré les dégradations mo- dernes. « L'expression de cette tête, dit cet ingénieux voyageur, est douce, gracieuse et tranquille : le carac- tère en est africain; mais la bouche, dont les lèvres sont épaisses, a une mollesse dans le mouvement et une finesse d'exécution vraiment admirables : c*est de la chair et de la vie. Lorsqu'on a fait un pareil monument, Tart était sans doute à im haut degré de periection.... On n'a jamais été surpris que de la dimension de ce monument, tandis que la perfection de l'exécution est plus étonnante encore. Abd-Allatif vit debout les deux Aiguilles de Cléopâtre, et autour de la Colonne de Pompée, que les Arabes ap- pellent la Colonne des Piliers, les restes considérables d'une foule d'autres colonnes dont elle avait été entou- rée. Ce monument qui, isolé et dégradé, fait encore aujourd'hui Tétonnement des voyageurs, avait autrefois été placé au milieu d'une vaste cour, et servait de centre à un immense labyrinthe de colonnades. M. de Sacy, qui a recueiUi et discuté, avec autant d'érudition que de cri- tique, les autorités des anciens et des Orientaux, croit que cette belle colonne appartenait au Serapéum. II est vrai qu'elle porte une inscription grecque qui la con- sacre à Dioclétien ; mais M. Zoëga , M. de Sacy, M. de

1 L'auteur du Voyage dans la Haute et Basse Egypte pendant les campagnes de Bonaparte. Paris, 1802. C'est une sorte d'introduc- tion au grand ouvrage sur VExpédition d'Egypte»

{Note de M. Rxnan.)

RELATION DR LKGYrTE. 193

Cbâteaubi-iand ont bien vu que Dioclétien, à qui elle fut ' dédiée par Tadulation d'un préfet d'Egypte, n'en était pas le fondateur, et que la construction pouvait être de plusieurs siècles antérieure à la dédicace.

On pense bien que les fameuses pyramides occupent une grande place dans la Relation d'Abd-AUatif. Toute cette partie de son récit présente beaucoup dUntérét. « Elles ont, dit-il ,résisté aux efforts des siècles, ou plutôt « il semble que ce soit le temps qui ait résisté aux efforts « de ces édifices étemels. » « Toutes choses, dit Ma- « krizi, cité par M. de Sacy, toutes choses redoutent le « temps; mais le temps redoute les pyramides. Les mêmes objets peuvent inspirer les mêmes idées, et tout le monde se rappelle ce beau vers du poète :

Leur masse indestructible a fatigué le temps.

L'une des deux grandes pyramides est ouverte. Abd- AUatif entra dans le conduit intérieur. « Je pénétrai,

dit-il^ jusqu'aux deux tiers environ ; mais ayant perdu « connaissance par un effet de la frayeur que m'inspirait « cette montée, je redescendis à demi mort. » Cet aveu fort naïf prouve la sincérité de notre voyageur, sa can- deur, sa véracité, et ne peut qu'augmenter la confiance des lecteurs.

Abd-Allatif fut témoin de l'entreprise folle du sultan Mélic-Alaziz qui , d'après le conseil de ses courtisans, voulut faire démolir les pyramides. La démolition com- mença par la plus petite des trois. On lira, je crois, avec quelque plaisir, le récit abrégé de l'auteur arabe :

« Le sultan envoya donc des sapeurs, des mineurs et

des carriers, sous la conduite de quelques-uns des « premiers émirs de sa cour. Ils établirent leur camp

près de la pyramide, et y ramassèrent de tous côtés un « grand nombre de travailleurs, qu'ils entretinrent à « grands frais. Ds y demeurèrent ainsi huit mois entiers,

T. If. 18

194

RELATION DE L'EGYPTE.

dnlevaût chaque jour, après s'être donné Lien du mal et avoir épuisé toutes leurs forces, une ou deux pieri^s. Led uns les poussaient d'en haut avec des coins et des leviers, tandis que d'autres travail- leurs les tiraient d'en bas avec des cordes et des câbles. Quand unô de ces pierres venait enfin à tom- ber, elle faisait un bruit épouvantable qui reten- tissait à un très-grand éloignement, ébranlait la terre et faisait trembler les montagnes. Dans sa chute, elle s'enfonçait dans le sable. » Il fallait employer de grands efforts pour l'en reti- rer; après quoi on y pratiquait des entailles, pour y faire entrer des coins : on faisait ainsi éclater* ces pierres en plusieurs ïnorceaux * ; puis on chargeait chaque quartier sur Un chariot, et on le traînait au pied de la montagne. Après avoir épuisé leurs moyens pécuniaires, fatigués, découragés^ ils furent contraints de renoncer honteusement à leur entreprise, et ne retirèrent de tant d'efforts et de dépenses d'autre fruit que de gâter la pyramide et de mettre dans une entière évidence leur impuissance et leur faiblesse. Quand on considère les pierres provenues de la démo- lition, on se persuade que la pyramide a été détruite jusqu'aux fondements ; mais si, au contraire, on porte les regards sur la pyramide, on s'imagine qu'elle n'a éprouvé aucune dégradation essentielle, et que d'un c6té seulement une partie du revéteinent s'est déta- chée. »

i Voilà l'histoire des innombrables destructions de moauments antiques exécutées par les musulmans en Egypte, en Syrie, en Asie Mineure. En Syrie, leâ choses se pratiquent encore de la softe. Le gigantesque château d'Athlith disparaît ainsi pierre à pierre. Mais comme les pierres de ces vieux monuments défient les efforts des modernes destructeurs, ceux-ci sont rédoits à les débiter sur place. TOut monument lantique qui n*^st pAs protégé par le désert prend, dans oe pays, l'aspect d'une carrière en ex- ploitation. {Note de M. Renan.)

RELATION DE l'ÉGYPTE. 195

II

Dans son chapitre sur le Nil, Abd-Allatif décrit les . . phénomènes que présentent les eaux du fleuve pendant la crue, et rapporte quelques signes qui peuvent faire conjecturer la hauteur de Tinondation ; mais ces pro- nostics, appuyés sur des observations puériles, ne mé- ritaient guère qu'il en fit mention. Il propose lui-même d'autres conjectures , et, quoiqu'elles soient fondées sur des raisons plus philosophiques, elles ne paraissent pas beaucoup plus sûres.

Ce qu'il y a de positif, c'est que la crue nécessaire est de seize à dix-huit coudées. Quand l'inondation dépasse cette mesure, elle est excessive : les campagnes sont trop longtemps submergées, et le temps des semailles finit avant l'entière retraite du fleuve ; si, au contraire , les eaux n'atteignent pas au moins le minimum de seize coudées, leur élévation est insuffisante, et beaucoup de terres, n'étant pas arrosées, restent sans culture.

L'an 596 de l'hégire, qui commence vers la fin d'oc- tobre il99 de Jésus-Christ, le Nil ne monta pas tout à fait jusqu'à treize coudées. « Dans cet état de choses, dit Abd-Âllatif , l'année 597 s'annonça comme un monstre

dont la fureur devait anéantir toutes les ressources

de la vie et tous les moyens de subsistance. >• Les vil- lageois abandonnèrent de toutes parts leurs campa- gnes stériles, et s'entassèrent dans les grandes villes. De jour en jour, les vivres devenaient plus rares : ils s'élevèrent bientôt à un prix excessif. Les pauvres furent réduits à dévorer les animaux vivants et morts, et à se faire des aliments même des plus horribles choses. Plu- sieurs, pressés d'une insatiable rage, mangèrent de la chair humaine. Les magistrats faisaient brûler les cou- pables; mais la faim était plus terrible que le supplice.

196 RELATION DE i/kGYPTE.

Une foule de pauvres enfants qui erraient dans les rues, n'ayant plus ni parents ni asile, furent enlevés et dé- vorés par ces furieux. On brûla en peu de jours, au Vieux- Caire, plus de trente femmes, dont chacune avait mangé plusieurs enfants. Ces malheureuses doivent faire au- tant pitié qu'horreur; car presque toutes avaient perdu la raison. « Je vis, dit Abd-AUatif, amener une femme « chez le prévôt ; elle* avait un enfant rôti suspendu à ff son cou. On lui donna plus de deux cents coups de « fouet pour tirer d'elle l'aveu de son crime, sans pou- « voir obtenir aucune réponse. On eût dit même qu'elle f avait perdu toutes les facultés qui caractérisent la t nature humaine. Alors on la tira violemment pour t l'emmener, et elle expira sur la place. »

Quand on brûlait un criminel, le lendemain on ne trouvait plus son cadavre; il avait été dévoré dans la nuit, et ces affamés se réjouissaient, dans leur gaieté féroce, de trouver ainsi la chair toute rôtie. Ce qu'il y eut de plus monstrueux, c'est que les gens riches, qui pouvaient à force d'or se procurer quelques aliments, mangèrent, par gourmandise et par goût, de la chair humaine.

De telles ressources ne diminuaient pas la famine et la rendaient seulement plus affreuse. Bientôt la peste vint augmenter des maux qui semblaient à leur comble. La mortalité fut énorme ; il périssait au Caire jusqu'à cinq cents personnes par jour : au Vieux-Caire^ on ne pouvait pas compter les morts. Les cadavres n'étaient pas en- terrés; on se bornait à les transporter hors de la ville , et quand les vivants ne suffirent plus à ce travail, les corps restèrent abandonnés dans les rues et dans les maisons. Les voyageurs marchaient plusieurs jouf s sans trouver aucun être vivant, ni sur la terre, ni dans l'air. La route d'Egypte en Syrie, qu'une foule innombrable d'habitants avait prise pour émigrer, était, dit Abd-

1%

RELATION L EGYPTE. 197

Allatif dans son style oriental, comme un vaste champ ensemence le cadavres humains, ou plutôt comme ime campagne la faucille du moissonneur a passé ; elle était devenue comme une salle de festin pour les oiseaux et les bétes féroces qui se gorgeaient de la chair des morts, et les chiens, que ces gens avaient pris avec eux pour les accompagner dans leur ban- nissement volontaire, étaient les premiers à dévorer leurs cadavres. » La crue de Tannée qui suivit fut encore insuffisante; e Nil ne s'éleva qu'à quinze coudées seize doigts, et le our même il parvint à cette hauteur, il baissa subi- tement et commença à se retirer. Cependant la famine, quoique aussi grande, fut moins sensible, parce que la population était excessivement diminuée. Au Caire, de grandes rues, des quartiers entiers n'avaient plus un seul habitant; et néanmoins le Caire, dit Thistorien, était très-peuplé en comparaison de quelques autres villes, car cette affreuse désolation s'étendit sur toute la face de l'Egypte, depuis Syène jusqu'à Damîette.

Ces malheurs ne sont pas rares dans un pays la culture dépend d'une inondation incertaine, et dont le gouvernement, quand il y en a un, n'a ni prévoyance ni ressources. Les famines d'Egypte ont fourni à Makrizi la matière d'une histoire ; et dernièrement je lisais, dans les savants Mémoires de M. Etienne Quatremère, qu'il y eut sous le calife Mostanser-Billah une disette si grande, « que les hommes se mangeaient les uns les autres. » Mostanser lui-même fut obligé de vendre tous ses meu- bles, tous ses vêtements, tout ce qu'il possédait ; il ne lui resta plus que la natte sur laquelle il s'asseyait, et il serait mort de faim sans le secours d'ime femme riche et pieuse qui, \me fois par jour, lui envoyait, comme aux autres pauvres qu'elle nourrissait, une petite por- tion d'aliments.

198 RELATION DE l' EGYPTE.

En 598, le Nil parvint à seize coudées moins un doigt. Ce n'était pas tout à fait les seize coudées, qui sont le Tninimiim de la crue ; mais si presque toutes les terres purent être arrosées, Ton dut craindre de manquer de grains pour les semailles et de bras pour la culture.

La relation d^Âbd-Âllatif ne va pas plus loiu. M. de Sacy a joint, sous le titre d'Appendix^ plusieurs mor- ceaux fort importants.

Le premier est la vie d'Abd-AUatif, composée par Ibn-Abi-Osaïbia sur des Mémoires écrits par Abd-Allatif lui-même. C'est ime lecture pleine d'intérêt. Il y a dans cette vie d' Abd-Allatif des détails on ne peut plus curieux sur la littérature de cette époque, sur les études, sur les mœurs, sur l'éducation.

A ce premier morceau succèdent deux chapitres d'Ebn-Khaldoun sur la recherche des trésors enfouia et les monuments antiques, la vie d'un médecin arabe d'Espagne nommé Ebn-Djoldjol, un extrait de la chro- nique syriaque de Grégoire Abou'lfaradj sur les voyages faits en Egypte par Denysde Telmahar, d'autres extraits dont j'omettrai les titres, enfin, un fragment d'une his- toire des poëtes persans, Ton voit l'émir Ben-Taher renouveler l'aventure d'Omar Min homme vint lui olArir un livre. Quel est ce livre, dit Taher.— Ce sont les Amours de Wamik et d'Adhra , roman fort agréable , composé par des sages. Nous autres, reprit Témir, nous lisons le Coran; il ne nous faut pas d'autres livres que le Coran et les Recmils des traditions du prophète. Et aussitôt il fit jeter le volume dans l'eau et ordonna que dans toute l'étendue du Khorassan, dont il était gouver- neur, on effaçât les livres composés par les Persans ou par les Mages.

1 Ou du moins celle que l'on prête à Omar; car l'anecdote relative à l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie repose sur les autorités les moins suffisantes. {Note de M. Renan.)

RELATION DE L'ÉGYPTE. 199

Les orientalistes n'apprendront pas sans plaisir que M. de Sacy a fait imprimer le texte de ces différents extraits.

Le volume' est terminé par un état des provinces et villages de l'Egypte, dressé en 1376 de Jésus-Christ, sous le règne du sultan Melic-Alaschraf. Ce cadastre, exécuté avec un soin infini et dont la traduction et le commen- taire ont coûter à M. de Sacy de longues recherches, jettera beaucoup de jour sur la géographie et l'histoire de rÉgypte.

J'avais pensé à faire un troisième article, spéciale ment consacré au Commentaire de M. de Sacy. J'auraib tâché d'y donner, par des citations choisies, une idée de cette érudition prodigieuse et vraiment encyclopédique à qui rien n'échappe, qui embrasse ce que les lettres les plus savantes ont de plus difiicile, les différentes espèces de critique, les antiquités, la géographie de tous les âges, et toutes les histoires, même l'histoire naturelle. Mais la foule des autres livres dont il faut rendre compte, m'empêche de suivre ce projet, et je suis forcé de me borner à ces deux articles, dont personne ne comprend mieux que moi toute l'insuffisance.

V

CRITIQUE FRANÇAISE

LXXIV

DE IMITATIONE CHRISTI

CUM OPTIMIS APOGRAPHIS COLLATA

rSR PBTRUM LAMBINBT.

L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST, par LE R. P. 60NNEUBU '.

Lorsque ces deuxTolumes me furent adressés, je for- mai le projet d'examiner quel était le véritaj}le auteur de V Imitation, et de peser les raisons des Bénédictins qui rattribuent à Gersen ou Gessen, celles des Génovéfains qui la donnent, avec plus de vraisemblance, à Thomas

* J(mmàt âe fÈmpWt du 13 mai I81L Ouvrir notre critique fRANÇAint par un article sur rim^fa^ton^ c'est dire que nous croyons frtmçait « le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes. » Mais ici, pas plus que notre réservé critique, nous ne prendrons parti dans cette grande controverse qui a duré déjà plus de trois siècles sur le nom du véritable auteur de V Imitation,

Depuis l'article de M. Boissonade, la question ne s'est pas beau- coup éclaircie, ni surtout simplifiée, même après la découverte de trois nouveaux manuscrits en 1830, 1841 et 1852. Les arguments sont principalement négatifs, et dirigés, tantôt contrôle chanoine régulier de Kempen, Yhomas a Kempis^ tantôt contre le chance- lier Oerson, et surtout contre l'abbé piémontais de Verceil, Jean Oêfien ou Oessen^ ou Jean de Cahanac^ dont l'existence même a été contestée.

Dans un carieuz article du Journal des Débats^ du 16 janvier 1855, reproduit avec quelques développements dans ses Études

204 DE IMITATIONE CHRIST f.

a Kempis, enfin celle de Topinion qui l'attribue au vé- nérable chancelier Gerson.

Je me proposais aussi de faire quelques recherches sur le titre, et de vérifier si les mots delmitatione Christi^ qui appartiennent spécialement au premier chapitre du livre I*r, n'étaient pas devenus, par une erreur de co- piste, le titre général de tout Touvrage : cette opinion

d'histoire religieuse, M. Renan donne de séduisantes raisons de croire que V Imitation est du xiii' siècle et originaire d'Italie; mais ce savant et hardi critique n'est pas aussi formel pour l'at- tribuer à l'abbé Gersen qui est défendu avec plus de chaleur, mais moins d'autorité, par deux écrivains piémontais : M. de Gré- gory, dans son Histoire du Zivrcdcrimiiaiion (Paris, 1842,3 vol, in-8'), et M. Paravia (Turin, 1853).

Thomas a Kempis a pour lui Mgr. Malou, évêque de Bruges^ dont l'ouvrage récent {Recherches sur le véritable autev/r de Vlmi- tation, Paris et Tournai, 1858) résume toute la discussion et jouit d'une assez grande estime, malgré quelques graves inexactitudes.

L'illustre Gerson, qui longtemps posséda le titre incontesté d'auteur de V Imitation, a été soutenu plus tard par Bossuet, et même par un édit de Louis XIV, en 1654; puis par Ellies Dupin {Gersonii Opéra, Anvers, 1706); de nos jours, par M. Gence qui a consacré sa «Yie tout entière, on peut le dire, à restituer à Gerson Vlmitation de Jésus-Christ ; par MM. Onésyme Leroy, Thomassy, Faugère et, plus récemment, par M. Vert, auteur d'un remar- quable travail intitulé : Étude historique et critique sur Vlmitation et sur Gerson (Paris et Toulouse, 1856).

En faveur de Gerson, nous ne pouvons omettre de citer M. l'abbé Delaunay, curé de Saint-Étienne-du-Mont, à Paris. Cet honorable ecclésiastique, qui a écrit la belle Préface de l'édi- tion de Curmer (Paris, 1857), a résumé la discussion en quelques pages éloquentes, et apporté de nouveaux arguments en faveur de Gerson. M. l'abbé Delaunay possède la plus riche, la plus complète et la plus rare collection des éditions de Vlmitation; il serait bien à désirer qu'il en publiât le Catalogue, avec sa traduc- tion nouvelle qui est toute prête. L'édition de Curmer a donné la traduction de Marillac, que M. l'abbé Delaunay appelle si élégamment rAiiTOT de Vlmitation,

Une opinion nouvelle s'est aussi produite : le livre mystique serait une œuvre collective et impersonnelle. M. Michelet {His- toire de France, t. V, p. 3-4) l'appelle « le monument le plus glo- « rieux du monachisme du moyen âge. . ., l'épopée intérieure de « la vie monastique. > Cette opinion a été reprise par MM. Louis

DE IMITATIONE CHRISTI. 205

de l'illustre Huet n*est pas sans quelque probabilité ' Pendant que je rassemblais les matériaux de celte petite dissertation, on m'apprit qu'un homme très- savant avait écrit sur ce point d'histoire littéraire, et que son travail ne tarderait pas à voir le jour. J'abandonnai tout de suite un sujet que je n'aurais pu qu'effleurer, et queM. Gence, ayant le loisir et les connaissances qui me manquent, traitera avec une juste étendue.

N'ayant plus à m'occuper de lauteur, je m'occupai du livre. Je l'ai relu, et cette lecture m'a été plus profitable que les vaines et froides recherches je voulais me jeter. Je ne puis dire combien j'ai été touché de cette onction si douce, de cette morale si pure, du ton grave des préceptes, et de cette tristesse religieuse répandue sur toutes les pages. Je comprends, à cette heure, combien M. de Chateaubriand a eu raison d'appeler ce petit livre : un phénomène dans le xiii* siècle » et de s'écrier : « Qui a révélé à im moine renfermé dans sa cellule ces

Moland et Ch. d'Héricault, dans leur préface de Vlntemelle conso- lacion, M. Victor Leclerc l'avait d'éj à consacrée par la haute auto- rité de son nom.

Selon le savant doyen, c le premier livre est fort antérieur aux « trois autres..., et la hardiesse du troisième livre est également « éloignée de la simplicité douce et calme du premier et de la « théologie savante du quatrième... > (Voy. Préface de l'édition in-folio de l'Imprimerie impériale, Paris, 1855.)

Consolons-nous de cette incertitude : le mystère dont est en- tourée l'origine du saint livre n'est peut^tre pas étranger au charme unique qui le rend si utile et si cher aux Ames pieuses éprouvées par le malheur. Au moins, elles peuvent encore aujourd'hui se dire, avec saint François de Sales : « L'autbur c'ssT LE Sai.nt-Esprit ; » idée profonde que M. de Sacy a si bien développée dans la préface de l'édition qu'il a donnée de Vlmitation, dans sa Bibliothèque spirituelle. {Note de VÉditeur.)

« Voy. Huetiana, p. 48 et 241.

s Ginie du Christianisme. Cette date prouverait queM. de Cha- teaubriand attribue l'Imitation à l'abbé Gersen, car Thomas a Kempis et le chancelier Gerson, nés tous deux au ziv* siècle, •ont morts dans la première moitié du xv*.

{Note de VÉditeur.)

HOG DE IMITATIONE CIIRISTI.

mystères du cœur et de l'éloquence? » Il y a dans limitation une telle éloquence, non de paroles, mais de sentiments, que je défie tout homme dont le cœur n'est point dur de la lire sans émotion, sans chérir davantage la religion, 8*il a le bonheur d'y croire, sans la regret- ter, si, vaincu par la puissance des objections ou par les passions (s^ans lesquelles les objections ne nous paraî- traient pas si fortes), il a eu le malheur de s'en éloi- gner ^ .

Beaucoup de personnes s'imaginent que Vlmitation est un livre de pure mysticité et que les cœurs dévots et presque quiétistes peuvent seuls y trouver du charme. Elles ne savent pas que dans cet ouvrage qu'elles regar- dent en pitié, qu'elles dédaignent d'ouvrir, il se ren- contre, à chaque page, des sentiments d'une philosophie très-forte, et que ce moine superstitieux et bigot » parle souvent du ton d'Épictète et de Sénèque.

Voici quelques-uns des passages qui m'ont le plus frappé :

Je voudrois avoir plus souvent gardé le silence et n'avoir point habité parmi les hommes.

« 11 nous est utile d'éprouver quelquefois des peines

1 Ce morceau fait mieux connaître M. Boissonade que toutes ses autres études. Ici, c'est l'homme et non le critique qui parle. Ses habitudes littéraires ne ferment ni son cœur ni son âme aux beautés intérieures du saint livre.

Beaucoup de lecteurs, habitués peut-ôtre à considérer M. Bois- sonade comme un disciple de Voltaire, trouveront certaine- ment le Toltairien bien adouci, dans cet hommage public à la religion chrétienne, comme dans sa généreuse indignation contre le traducteur anglais de La Fontaine (▼. p. 57) et, plus loin ar- ticle LVII), dans ses regrets pour les anciens cloîtres, asile salu- taire des femmes tombées, ou laborieuse retraite des Bénédictins dont il envia toujours la féconde solitude.

{Note de VÈdUewr.)

* Ce doit être un mauvais refrain du zviii' siècle, soit de quel- que impie oublié sans doute aujourd'hui, soit d'une des feuilles filors en guerre contre les Débats. {Note deVEditeur,)

DE IMITATIONE CHR18TL 207

« et des traverses : elles rappellent riioirime à son cœur « et lui apprennent qu'il est ici dans un iieu d'eiiL

Il est bon que nous souffrions quelques contrarié- « tés et que Ton juge mal de nous, môme quand notre

(jDtidaite et nos intentions sont droites : ces cbosea

nous aident i devenir humbles et nous défendent de « kt vaine gloire.

La plus haute sdence et la plus utile» c*est la science « et le mépris de soi-même.

Gomment peut-on aimer cette vie, pleine d'amer- « tûmes si grandes et de si grandes misères ?

« Aime à être inconnu et compté pour rien.

Pwse plus à la mort qu'à la longueur de la vie»

Toutes les fois que j*ai frdqueoté les hommes, j en « suis revenu plus petit.

Pourquoi te troubles-tu de ce que les choses ne vont « pas à ton gré? Quel est celui à qui tout réussit? Qe

n'est ni moi, ni toi, ni personne sur la terre.

Ce livre, plein de senliments nobles et élevés, est écrit dans im latin fort simple, quelquefois même incorrect et barbare; maison doille lire, comme Tauteuraconseilléde lire l'Écriture : Il faut, dit-il, chercher dans les saintes « Écritures la vérité et non l'éloquence, rulilité et non

la finesse du langage. L'Écriture doit être lue dans le

même esprit qu elle a été composée. »

Sébastien Cbateillon, calviniste du xw siècle, et ha- bile philologue, a essayé de mettre Y Imitation en meil- leur latin; mais sa traduction n'a pas eu une grande fortune, et le style négligé du bon et simple religieux Ta emporté sur Télégance du littérateur. Au reste^ la tra- duction de Chateillon est bonne à quelque chose : elle prouve que cet excellent livre n'est pas moins estimé par les protestants que par les catholiques ^

1 Voy. R. Simon, Bihliolhè(iue critique, t. III, cbap. 25.

208 DE IMITATIONE CHRISTI.

L'édition stéréotype qui m'a fourni Toccasion de ces remarques est faite avec le plus grand soin. M. Lambi- net, dont Térudition bibliographique est justement esti- mée, a mis à ce travail \me exactitude qui lui fait beau- coup d'honneur. 11 a pris pour base les quatre éditions originales que Sommalius, Rosweyd, Chifflet et BoUan- dus^ ont données diaprés le manuscrit autographe qui appartenait aux jésuites d'Anvers ; il les a suivies par- tout avec un scrupule religieux, se gardant bien d'imiter l'indiscrète témérité de Valart et de Beauzée qui, sous prétexte de corriger le texte, l'ont altéré dans une foule d'endroits. Les presses de Barbou ont procuré un cer- tain succès aux éditions infidèles de Valart et de Beau- zée ; celle de M. Lambinet n'a pas besoin pour réussir du talent de Pimprimeur ; cependant le nom de M. Mame ne gâte rien : im bon livre bien imprimé en parait meil- leur, on y revient plus volontiers, il semble qu'on le lise avec plus de plaisir.

La traduction du P. Gonnelieu, dontTannoncese place ici tout naturellement, est im livre fort recommandable. Elle passe pour le chef-d'œuvre de l'auteur, et l'estime qu'elle a obtenue depuis longtemps ne diminue pas. Les

* M. Lambinet appelle Bollandus leprinceps agiographorum. Il eût fallu écrire hagiographorum. Je sais bien que nous écrivons quel- quefois agiographCf sans h; mais cela n'est pas assez correct. D'ailleurs, l'orthographe française ne fait rien à la question; l'orthographe latine exige absolument l'aspiration. Û

s II s'agit du fameux manuscrit qui est aujourd'hui à Bruxel- les (bibliothèque de Bourgogne, n" 5855); il est écrit tout entier de la main de Thomas a Kempis lui-môme. Selon ses partisans, ce serait, sinon l'original, au moins une transcription de l'ori- ginal par l'auteur même ; mais ses adversaires ne manquent pas de raisons très- plausibles de croire que Thomas a Kempis, pour rjmt(ah'on ainsi que pour la Bt6l«, a joué le rôle modeste de co- piste, comme alors beaucoup de religieux.

{Noté de VBdUeur,)

DE niITATIONE CHRISTI. 209

prières et les pratiques qui raccompagnent conviendront aux âmes pieuses. Cette réimpression est fort élégante ; les libraires à qui nous la devons y ont apporté beau- coup de soin, et leurs quatre gravures sont réellement îoTt jolies. J'en fais la remarque, parce qu'en général les annonces de frontispices sont peu dignes de foi ; mais j'aurais pu ne pas la faire : quel libraire oserait im- primer un mensonge sur le titre de Y Imitation de Jésus- Christ'?

1 Ceci nous remet en mémoire les dernières lignes du petit AYXRTisssMZNT que M. Boissonade mit en téie de son édition du Nouveau Testament (Lefèyre, 1824) :

< Valete, lectores, et, si quid ab homine multis distento c occupationibus fuerit admissam, hamanitns peccanti humane « parcite : Eyangeliorum lectores non severitas, Bcd lenitas « decet et indulgentia, > {Xote de VEdUewr.)

T. 11. U

LXXV

GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE

RBDiaB d'aPRÂJ LBS MANUSCRITS DR L\ BIBLIOTBÀQUR IMP^RIALR , CONTENANT l'BTTMOLOOIB BT LA SIGNIFICATION DBS MOTS USITBS PANS LBS XI*, XII«, XIII", XIV% XV« BT XVI» PIÈCLBS ,

PAU J. B. ROQUEFORT*.

I

La langue de Rome, introduite d'abord sur les frontières des Gaules, à la suite des relations de commerce et de politique qui rapprochaient les habitants des deux pays, se répandit dans les villes intérieures, lorsque les Ro- mains, ayant dans leurs conquêtes successives envahi toutes ces contrées , les réduisirent en provinces et les soumirent à leurs lois et à leurs formes administratives. Alors se formèrent de tous côtés des écoles latines; ce fut en latin qu'écrivirent les orateurs et les poètes, et quelques-uns môme surent employer la langue nouvelle avec tant de talent et d'élégance, que leurs ouvrages furent lus et admirés jusque dans la métropole. Le latin ne fut pas seulement la langue littéraire : les fenunes le parlaient, il s'étendit dans toutes les classes^ et bientôt remplaça dans tous les usages l'idiome national. Au v*

t Journal dt VEm^irt du 11 août 1808.

GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE. 211

siècle, lorsqu'à leur tour les Barbares du Nord envahi- rent les Gaules, ils adoptèrent le latin qu'ils y trouvèrent parlé. Mais il arriva qu'insensiblement la langue du peuple conquérant altéra celle des vaincus; la corrup- tion, toujours croissante, gagna bientôt les grands et les hommes instruits; les mots tudesques s'allièrent aux mots latins, les altérèrent, les déformèrent^ et de ce mélange bizarre, irrégulier, naquit la langue romane, mère de la langue française.

Plusieurs savants ont fait des antiquités de notre langue l'objet de leurs recherches. Borel, en 1655, a donné le Trésor des Antiquités françaises^ livre utile, mais rempli de lacunes. Le Dictionnaire du vieux Langage^ par Lacombe, 1766, est compilé de divers recueils; les cita- tions en sont inexactes, beaucoup de mots ne sont que de mauvaises leçons copiées sans jugement dans des originaux altérés et que Fauteur ne pouvait corriger, faute de critique et d'une suffisante instruction. Il y a plus d'exactitude et de solide énidition dans le Diction- naire romany wallon, celtique et tudesque d'un bénédictin de Saint- Vannes (dom Jean-François) ; mais le plan est borné, ce qui nécessairement borne aussi l'usage du livre et en diminue l'utilité.

Pour surpasser les travaux de ses prédécesseurs , et donner à un Dictionnaire de notre vieux langage à peu près toute la perfection dont il est susceptible, M. Roque- fort s'est intrépidement jeté dans l'immense lecture de tous nos vieux auteurs imprimés, et de cette fouJe de manus- crits condamnés probablement à rester toujours ense- velis dans les bibliothèques. En faisant ces vastes recher- ches, M. Roquefort a pris note non-seulement des mots, mais des passages entiers, et ces passages la plupart inédits, cités pour exemples presque à chaque article, sont à la fois la preuve et l'important résultat des plus laborieuses études.

212 GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE.

L'étymologie a souvent occupé M. Roquefort; mais il a rejeté avec jugement toutes les origines hasardées ou douteuses, et surtout ces racines celtiques et bas-bre- tonnes auxquelles des hommes, d'ailleurs très-recom- mandables et très-instruits, donnent en vérité trop d'im- portance. Il lui a semblé (voici ses termes) : « que la raison « et l'histoire se refusent également à croire que ce soit « du jargon de Quimper-Corentin que toutes les langues « tirent leur origine. »

M. Roquefort est remonté dans ses recherches jusqu'au xi« siècle, parce que c'est celui les monuments litté- raires commencent à être un peu nombreux et de quel- que valeur. Il s'est arrêté au xvn^ : c'est l'époque la langue se fixe, prend une forme plus stable, dès-lors ses mots n'appartiennent plus à un glossaire, mais aux lexiques vulgaires.

On voit assez, sans que je m'arrête longuement à la faire sentir, toute l'utilité d un pareil ouvrage. Il explique à ceux qui lisent nos vieux romans si naïfs, nos trouba- dours, nos chroniqueurs, leur diction surannée et bar- bare; il facilite aux érudits l'intelligence des vieux di- plômes et des chartes antiques, aux jurisconsultes la lecture des vieux titres et des vieux contrats. « Combien, « dit le respectable Jean-François , combien de procès « n'ont-ils pas été perdus faute d'avoir entendu le jargon « barbare d'un vieux titre ? Combien d'usurpations n'ont- « elles pas été commises , faute d'avoir connu la va- « leur des mots, par lesquels on désignait les limites de « la possession? »

Gomme tous les vrais savants, M. Roquefort est mo- deste : il ne s'est point flatté d'avoir fait un Dictionnaire complet, de n'avoir rien négligé, de ne s'être jamais trompé. Cette perfection, impossible peut-être dans un ouvrage de cette nature, l'est surtout dans une première édition. M. Roquefort demande aux gens de lettres des

GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE. 213

avis, des remarques, et promet d'en profiter pour ime seconde publication.

D'après cette invitation du savant lexicographe, je me hasarde à lui soumettre le petit nombre d'observations que j'ai pu faire en parcourant rapidement son livre.

J'aurais désiré trouver le mot vrai avec le sens rare de juste, Villon Ta employé de la sorte, lorsqu'il parle du corsaire Diomedès, qui changea de mœurs en changeant de fortune :

Onc puis ne mesprit Vers personne, mais fut vray homme;

c'est-à-dire fut juste. Les Grecs et les Latins eurent cet usage des mots àlri^^ et verus. Hesychius explique àX-rfi^t; (vraie) par Stxaîa (juste), dans un vers d'Homère (7^, xn, 433), et réciproquement Sixatoç (juste) fut pris pour à\rfii/iç (vrai). Dans Sophocle [Trachin,^ 352), une nouvelle non juste est une nouvelle fausse. Horace (Ep. I, 7) a dit :

Metiri se quemque suc module ac pede, vbrum est,

ici verum est signifie il est juste. Tout cela a été parfaite- tement développé par Ruhnkenius sur Rutilius Lupus (p. 84) et par Villoison sur Apollonius (p. 118).

Villon me fournit une autre observation. M. Roquefort attribue au verbe ce/er le sens actif de cacher y qu'il a en- core aujourd'hui ; mais il néglige d'indiquer la construc- tion latine que Villon lui a donnée.

Je plaings le temps de ma jeunesse, Auquel j'ay plus qu'autre galle Jusqu'à l'entrée de vieillesse; Car son partement m^a celé.

M'a celé est un pur latinisme : c'est me latuit.

Engrillonné est encore dans Villon et manque dans le nouveau glossaire, aii^si que petiot, diminutif conservé dans la conversation négligée, et extrace pour origine :

Povre je suis de ma jeunesse, De povre et de petite extrace.

2i4 GLOSSAIRE DE LA LANGUE ROMANE.

Dans la ballade des RegrelSy Villon s'est servi à^entr'ctU que M. Roquefort n'a pas reçu. C'est le f«(io(ppuov des Grecs.

Je vois hien mignot et mignottemenX, mais je cherche inutilement miffnotter, qui est dans Ronsard :

Dedans un pré je veis une naïade Qui comme fleur marchait dessus les fleurs, Et mignottoit un bouquet de couleurs, Échevelée, en simple vertugade.

Enjoncher est aussi plusieurs fois employé par Ron- sard, et n'a pas été cité par M. Roquefort, non plus qui^entre-conpement^ mot très-expressif:

Puis du livre ennuyé, je regardais les fleurs, Feuilles, tiges, rameaux, espèces et couleurs, Et Venir e-eoupement de leurs formes diverses.

Le Glossaire explique musequin par « jeune homme qui s'aime, mignon, pouparl. » Musequin ne pourrait tout au plus avoir ce sens que métaphoriquement : c'est le diminutif de mibseau, comme le prouve évidemment ce passage de du Bellay, dans l'épi taphe d'un petit chien :

Ses dentelettes d'ivoyre , Et la barbelette noire De son musequin friand.

Dans les deux exemples cités par M. Roquefort:

Mon Gorgias, mon friand musequin

Comment vous va, mon musequin,

musequin doit être un terme de caresse.

Je trouve, dans le Glossaire, eslongier pour éloigner. Je propose au savant auteur d'ajouter la fonne eslongner que l'on voit dans Saint-Gelais :

O bienheureux qui a passé son aage Dedans le clos de son propre héritage. Et n'a de veue esJongné sa maison !

GLOSSAIRE Dl LA LANGUE AOHANE. SIK

A cette occasion je quitterai tous ces vieux auteurs, pour juslifler notre grand Corneille, attaqué un peu )è« gèrement par son commentateur. On lit dans Pompée MF, 1 ) :

Les vaisseaux» en bon ordre, ont éloigné la ville.

Voltaire crie au solécisme : il fallait « dit-il, sesoni éloignés de la ville. Un commentateur devrait connaître à fond la langne de son auteur, savoir ce que pouvait lui permettre Tusage de son temps, et ne pas le condamner pour ravoir suivi. L'exemple de Saint-Gelais prouve qu^autrefois le verbe é/oiV/ner avait une construction ac- tive : en voici deux autres pris dans Scarron, contem- porain de Corneille:

Nous regagnâmes nos galères ; Puis poussés par des vents prospères, Èloigndm98t bien ébahis, Cet abominable pays.

(ÉnbIOB TEÀVISTIB, 111.)

Allons donc, mes amis, courage, Éloignons ce fâcheux rivage.

(Énéiob, IV.)

Je remarque une construction toute semblable dans les Hiraclides d'Euripide, v. i6 :

''AXXv)v An* AXXv)ç i(op(i;ovTtc itéXiv,

ce que Toup, dans son beau commentaire sur Longin (page 322), s'est trop pressé de corriger, substituant à 1 actif le participe passif i;op((iOevT«ç *.

L'adverbe paisiulement pour paisiblement , tranquille- ment^ doit, si je ne me trompe, être ùcrït paisivlemeiU :

f M. Boissonade aurait peut-être pu remarquer aussi que le même tour se retrouve tout à fait dans ce vors de Virgile :

Protinus aërias Phœacuin ahtcondimus arcei.

(JE?., III, SOI.)

Abscondere offre un rapport d'identité parfaite avec éloigner un rivage.

SI 6 GLOSSAIRE LA LANGUE ROMANE.

c'est le V pour le b, La permutation de ces deux lettres est perpétuelle dans le patois du Midi. « Boilà qui est vien méchant^*àii le baron de Fœneste (ii, 6). Cette prononcia- tion vient originairement des Grecs, qui donnent au b le son du t;. Les manuscrits grecs sont pleins de fautes d'orthographe produites par cette ressemblance de son. C'est ainsi qu'on trouve écrit Au$Yipoç pour ^Àê^ripoç, (26pa pour (2upa. Par une altération semblable, le ^ouXeuaiç des anciens a produit le SouXe^J/i; des modernes. Les manus- crits latins offrent des exemples des mêmes changements: Ebro ou Hebro^ pour Euro^ dans Horace, superva pour superba^ dans Virgile. (Voyez à ce sujet une note du nouvel éditeur de Philostrate^ page 481 *.)

Ma dernière remarque portera sur une incorrection échappée à M. Roquefort, Au mot ahaner, il donne pour explication « travailler avec fatigue, comme le fendeur « de bois qui soupire et échappe le son de sa voix : ahan. » Mais échapper n'est point un verbe actif.

< On a déjà remarqué chez M. Boissonade cette manière modeste de se citer lui-même (p. 15); il ne parle jamais que de la dernière édition de Philostrate. Nous avons encore trouvé une expression semblable dans un article du Journal de VEmpire (14 novembre 1810) que nous ne reproduisons pas en entier; enfin lious en citons d'autres exemples sous l'article LXVII, O Hyssope, p. 150, et sous l'article LXXVIII, Télémaquet p. 241.

{Note de VÉditew,)

LXXVI

FABLIAUX ET CONTES

DES XP, XII% XIIP, XIV« ET XV SIÈCLES, PUBLIÉS PAR BARBAZAN,

AUGMENTÉS ET REVUS SUR LES MANUSCRITS,

PAR M. MÉON».

I

Après avoir consacré un grand nombre d'années à l'étude de notre ancien langage, Barbazan publia, vers le milieu du dernier siècle, VOrdène de Chevakrie^ le Castoiement et trois petits volumes de fabliaux qu'il avait copiés dans de vieux manuscrits. Ces ouvrages étaient devenus excessivement rares, et depuis longtemps les gens de lettres en désiraient une nouvelle édition. En se chargeant de la donner, M. Méon n'a pas voulu borner son travail à la simple surveillance d'une réimpression*

' Jowrnal de VEmpire des l" février et 5 juillet 1809. Depuis 1809, ces questions relatives aux antiquités de notre littérature ont fait bien du chemin, grâce aux importants travaux des Fau- riel, des Victor Leclerc, des Liltré, des Paulin Paris et des Gué- rard, sans parler de tant d'autres! Mais ne fût-ce qu'à titre de document, et pour montrer en était l'histoire littéraire de la vieille France il y a cinquante ans, nous n'avons pas cru devoir omettre cet article. {Note de V Editeur,)

218 FABLIAUX ET CONTES.

Familiarisé lui-même par de longues études avec la lan- gue de nos antiques trouvères, il a voulu revoir sur les manuscrits tous les morceaux publiés par Barbazan, et le résultat de cette comparaison a surpasser son attente. Les différentes copies qu'il a coUationnées lui ont donné beaucoup de nouvelles leçons qu'il a substi- tuées aux premières, quand celles-ci lui paraissaient moins bonnes; il y a trouvé, ce qui est encore plus im- portant, une foule de passages nouveaux qu'il a partout exactement rétablis. Ces additions sont quelquefois très considérables. Le Lai cfiimio te, fabliau célèbre, a, dans la nouvelle édition, cent vers de plus que dans celle de Barbazan. Le conte du Yakt aux douze Femmes est aug- menté de quarante-six vers, celui de la vieille Truande, de plus de cinquante. J ai compté trente-six vers nou- veaux dans le fabliau de Saint-Pierre^ plus de cent dans celui du Cordeliery plus de cent vingt dans YHistoire^ un peu trop gaie, d'un Chevalier qui faisait parler les mu^ts. Le Castoiemeîit est, parmi les poëmes augmentés, celui qui a reçu les plus longs suppléments. Barbazan, qui craignait sans doute d'ennuyer son lecteur, en avait sup- primé ime grande partie ; mais M. Méon n'a pu s'imagi- ner que nos vieux poètes fussent ennuyeux. D'ailleurs, il sait fort bien que les énidits, auxquels ce livre est sur- tout destiné, ne s'ennuient pas facilement , et il a rétabli le Castoiement dahs toute Tintégrité du texte. Une autre cause des nombreuses lacunes de la première édition, c'était l'obscénité de certains détails. M. Méon a eu moinsr de scrupules que Barbazan : il a tout imprimé. Assuré- ment, il ne faut pas louer trop haut cette exactitude, mais il ne faut pas non plus la trop sévèrement con- damner. Ces vieux poètes sont, par leur siècle et surtout par leur langage informe et barbare, à une telle distance de nous, que ce ne sont point des Français : ce sont des anciens ; on doit les considérer comme tels et, à ce titre,

FABLIAUX ET CONTES. 219

leur pardonner ce que Ton excuse si aisément dans Ca- tulle et Martial. Il convient aussi de ne pas blâmer rhomme de lettres qui les publie, puisque jamais Ton n'a blâmé Brunck pour avoir commenté les vers de Stra- ton, ni tant d'autres savants éditeurs d'Apulée, de Pé- trone ou des Priapées. Je crois que mes principes sont, à cet égard, ceux de tous les hommes vraiment instruits et raisonnables. Mais si je me suis trompé, le public ne le sera pas : il est bien averti. Je Tai dit et je le répète, les FahliaiLX sont quelquefois libres, très -libres même. Maintenant ceux qui voudront les acheter savent à quoi s'en tenir et n'auront point de reproche à me faire.

M. Méon ne s'est pas contenté de compléter les mor- ceaux publiés par Barbazan : on trouvera dans cette édi- tion une cinquantaine de poëmes et de contes dont 16 texte n'avait point encore été imprimé ; entre autres, la Bible de Provins^ poëme de deux mille six cents veirs ; les Aventures de sainte Léocade, qui ne sont guère moins longues, et Y Histoire d'Aucassin et Nicolette^, Ce dernier fabliau, que Sainte-Palaye a rajeuni, que Legrand a imité, a cela de remarquable qu'il est écrit en prose mêlée de vers. Les vers se chantaient ou plutôt se psal- modiaient sur une phrase de plain-chant dont M. Méon a fait graver la musique*.

Le fabliau d'*Aucassin n'est pas le seul de cette coUec-

< C'est dans la collection de VHistoire littéraire de la France, publiée par l'Académie des Inscriptions, et notamment dans les quatre ou cinq derniers volumes, qu'il faut lire ce qu'il est bon' de savoir sur ces différents poëmes et la date de chacun d'eux.

{Note de l'Editeur.)

* La savante Histoire de Vharmonie au moyen âge, publiée en 1842 par M. £. de Coussemaker, juge au tribunal de Lille et correspondant de l'Institut, a répandu un jour désormais com- plet sur l'obscure question relative à la musique, ou plutôt à Taccompagnement musical, des vieilles chansons de nos trou- vères. {Note de l'Editeur.)

M

220 FABLUUX ET CONTES.

tion que Legrand ait inséré dans la sienne : il les a tra- duits presque tous. Le style de Legrand a de l'élégance et ses notes sont intéressantes ; mais il s'est accordé trop de libertés. J'ai vu que plus d'une fois il a réduit les plus longs poèmes à quelques pages, même à quelques lignes, et lorsqu'il s'écarte le moins de son original, il imite encore plus qu'il ne traduit. Legrand peut avoir eu raison: il voulait faire un livre agréable, d'une lecture amusante, et n'y mêler qu'une instruction légère, déga- gée de tout appareil trop scientifique. Barbazan et M. Méon ont travaillé plus sévèrement; leur but a été de faire connaître, dans les sources, les premiers monu- ments de notre littérature et de montrer le berceau de la langue française ; ils ont écrit pour les lecteurs éru- dits, pour les amateurs savants de notre vieux langage et de nos vieux trouvères.

Mais ces lecteurs érudits, qui devront beaucoup à M. Méon, auront peut-être aussi quelques plaintes à faire. Peut-être trouveront-ils mauvais que dans les notes, les variantes et les glossaires, il n'ait pas distingué ce qui est à lui de ce qui appartient à Barbazan, qu il ait interpolé dans les anciennes préfaces des mots dont Bar- bazan n'a pu se servir, comme lorsqu'il le fait parler en 1760 de la Bibliothèque Impériale et de l'utile Glossaire que M. Roquefort a publié Tannée dernière. Us regrette- ront peut-être que les corrections faites au texte des poèmes n'aient pas été toujours exactement indiquées; que M. Méon, qui possède une grande instruction, n'ait pas relevé de temps en temps, par des notes correctives, les étranges paradoxes de Barbazan; qu'il lui ait laissé dire, sans restriction, que notre langue tout entière vient du latin ; qu'il n'ait pas attaqué ses étymologies trop sou- vent fausses et forcées.

Les erreurs de Barbazan sont quelquefois si graves, qu'elles semblent à peine croyables. S'imaginerait-on,

Fabliaux et contes. 221

par exemple, qu'il se refuse à faire venir mélancholie du grec li.ù.oLfiokioL ? Il le dérive violemment du latin mœro- rem colère, sous prétexte qu'on a dit autrefois mèrenco- lieux. Aveuglé par la manie de vouloir tout ramener à son système d'origines latines, il n'a pas voulu voir que mé- rencolieux (si ce mot a jamais existé) , n'est qu'une faute d orthographe ou de prononciation, causée par la permu- tation fréquente des lettres l et r. Cette transposition n'était pas ignorée de Barbazan : il la reconnaît dans d'autres mots ; mais il avait besoin de mérencolie, et ce barbarisme lui a paru un mot excellent et dans toute sa pureté primitive. Plus loin, il tire canaille de canumalli- gatio^ qu'il traduit par alliance de chiens; comme sll y avait à ce terme d'autre racine que canis : aille n'étant qu'une terminaison. Dans un autre endroit, il se plaint qu'on ait retranché de la langue mansuétude^ aménité, suavité, mots qui n'ont pas cessé d'y être en usage. Ail- leurs, il regrette aherdre^ et trouve qu'il vaut bien son synonyme attacher. Ce regret est d'un homme qui pousse trop loin l'amour des vieilles expressions, et dont l'oreille est bien dure. Aherdre est tout à fait désagréa- ble et baroque, et je ne crois pas qu'on ait beaucoup perdu à ne s'en pas servir. Il est vrai que les poètes y trouveraient une rime en erdre, et de cette désinence, il n'y en a guère ; mais je suis sûr que leurs oreilles harmonieuses répudient ce son barbare ; il n'y a que Scarron qui doive être fâché de ne pouvoir rimer en erdre.

Ils se Irouvèrent près de l'onde De rAchéron qui toujours gronde, Et qui, par un canal bourbeux A considérer très-hideux, Dans le Cocjte va se perdre : (Rime qui sait rimer en erdre 1 Je le laisse à plus fin que moi.)

(Enéide travestie, VI.)

Plus loin, Barbazan fait venir rat du rasum, participe

222 FABLIAUX ET CONTES.

de radere, ronger : cela n*est pas trop vraisemblable , mais qui ne rirait de lui voir dire et répéter que le rat est un insecte?

Ce peu de remarques montre suffisamment qu'il ne faut pas lire Barbazansans précaution. Ses dissertations sont pleines de choses hasardées et singulières, que son docte éditeur aurait réfuter. Au reste, s'il ne les a pas condamnées, il ne faut pas de son silence conclure qu'il les approuve.

M. Méon a orné chaque volume d'une très-belle gia- vure. La première est la copie d'une antique miniature : elle représente un roi qui du plat de son épée frappe un chevalier sur le col. C'est la cérémonie de la collée^ plus vulgairement appelée V accolée ou Vaccolade, Barbazan, qui s'est souvent trompé, avait cru que la collée était un soufflet : pour un homme aussi versé dans l'étude de nos antiquités. Terreur est un peu forte ; car c'est im fait assez généralement connu qu'à leur réception les nouveaux chevaliers étaient frappés sur le col. Et sans citer ici les ouvrages savants cet usage est expliqué, tout le monde a pu lire dans V Histoire Universelle de Vol- taire (chap. 96), que « le parrain qui installait le cheva- « lier lui donnait trois coups de plat d'épée sur le col, « au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges. »

La seconde gravure a été faite également d'après une ancienne peinture. M. Méon a négligé de le dire ; mais je le tiens d'une personne très instruite. Dans la troisième, on voit le grave Aristote qui s'fe traîne sur les mains et les genoux, et porte sur son dos la jeune maîtresse d'Alexan- dre. C'est une imitation d'un bas-relief en ivoire, publié par Montfaucon*. M. Méon devait en prévenir le lecteur. Bien des personnes peut-être n'auront vu dans ces gra- vures qu'un ornement dispendieux. Un avertissement de

1 Legrand, t. I, p. 413,

FABLIAUX ET CONTES. 22$

quelques lignes suffisait pour leur donner une apparence de monument et un intérêt historique.

II

Dans un premier article, j'ai fait conualtre les aug- mentationsimportantes qui recommandent aux amateurs de noire vieux langage cette nouvelle édition des Fa- hliauœ; y Sii relevé quelques-unes des fautes de Barba- zan qui a manifestement abusé de boh eystôme d'étymo- logies latines; enfin, j*ai eu soin d'avertir le lecteur de Texcessive licence de pos premiers poètes, afin qu'il n'achetât pas légèrement un recueil souvent obscène.

Dans ce deuxième article, j'achèverai de faire con- naître par quelques extraits la collection de M. Méon.

Le CasloUment des Dames est un traité d'éducation à l'usage du beau sexe. Le poëte donne aux femmes d'ex- cellents conseils sur la manière de saluer, de s'habiller, de répondre aux déclarations d amour. Il leur recom- mande bien de ne pas s'enivrer :

En dame ne sai vilonie

Nule plu9 grant que gloutreoie.

Courtoisie, biauté, savoir,

Ne puet dame yvre en soi avoir.

Fi de la dame qui s'enivre !

Elle n'est pas digne de vivre. . .

A lable, il leur défend de s'essuyer les yeux et le nez à la nappe :

Gardez que vos iex n'essuez, A celé foiz que vous bevez, A la nape, ne votre nez, Qar blasmée moult en serez.

Il veut qu'elles coupent soigneusement leurs ongles :

Vos mains moult netement gardez, Sovent les ongles recopez; Ne doivent pas la chair passer : C'ordure n*i puist amasser.

224 FABLIAUX ET CONTES.

Si elles ont de la voix,il leur permet de chanter: seules, pour se désennuyer; en société, quand on les prie :

Se vous avez bon estrument De chanter, chantez hautement. Biaus chanter en leu et en tans Est une chose moult plezans. Mes sachiez que par trop chanter Puet-l'en bien biau chant aviler. Por ce le dient mainte gent : « Biaus chanters anuie souvent. »

De toutes choses est mesure S'est sages qui s'en amesure. Se vous estes en compaignie De gent de pris, et l'en vous prie De chanter, nel' devez lessier. Por vous meimes solacier ; Quand vous estes privéement, Le chanter pas ne vous deffent.

Le poëte les suit à l'église : il leur prescrit d'être mo- destes et recueillies, de ne pas rire et de ne pas causer avec leurs voisins :

Moustiers est meson d'oraison, N'i doit parler se de Dieu non.

Il ne veut point qu'elles aient toujours la tête tournée, regardant étourdiment de tous côtés, car, ajoute-t-il. Ton dit que le cœur n'est pas stable quand les yeux sont légers :

Ne lessiez pas vos iex aller Folement çà ne muser : Quique les iex a trop musables, L'on dit cuers n'est mie estables.

Il porte l'attention jusqu'à leur indiquer à quels endroits de la messe elles doivent se lever ou se mettre à genoux: les femmes grosses ou malades ont la permis- sion de rester assises :

Et se vous estes trop pesanz Par maladie ou par enfanz, Votre sautier lire poez En séant, se vous le savez.

FABLIAUX ET CONTES. 225

Ces derniers mots sont ajoutés fort à propos, car il y avait alors bien peu de femmes qui sussent lire un peu couramment. Je ne comprends pas comment Téditeur a pu se tromper sur le sens du mot enfanz, quHl explique par infirmité.

Henri d'Andely, qui écrivait sous Philippe-Auguste, a fait un poème intitulé : La BataiUe des vins. Les détails en sont assez curieux ; on y voit que, dès cette époque, la France faisait un grand commerce de vins, et que les vignobles des environs de Paris avaient une réputation qu'ils n*ont plus. Le poëte cite les vins de Marly, de Deuil, de Montmorency et celui d'Argenteuil,

Qui fu clers comme larme d'ueil.

En général, ces vieux poètes sont fort ignorants ; aussi n'ai-je pas lu sans beaucoup de surprise, dans le fabliau de Florance et Blancheflor, une imitation formelle de ce beau passage de Catulle (LXII, 39) :

ut flos in septis secretus Dascitur hortis,

Ignotus pecori, nuUo contusus aratro, Quem mulcent aurœ, firmat sol, educat imber; Multi illum pueri, multœ optavere puellœ. Idem cum tenui carptus déflorait ungui, NuUi illum pueri, nuUae optavere puellœ. Sic virgo dum intacta manet, dum cara suis est : Quum castum amisit polluto corpore florem, Nec pueris jucunda manet, nec cara puellis.

Le poète trouvère a fort abrégé ces détails charmants; mais au moins faut-il lui savoir gré d'en avoir senti le mérite. Voici son imitation :

Tant com li arbres est foilluz, Tant es amez et chier tenuz, Et quand la feuille en est cheue Molt a de sa beauté perdue : Ausi est de la meschine Qui de sa beauté se décline,

T. n. 1'^

226 FABLIAUX ET CONTES.

Les vers de Catulle ont fourni à Racine une slrophe ad- mirable dans les chœurs d'i(/ia/ie;je la rapporterai, pour reposer nos lecteurs, que tant de ri mes barbares doivent avoir fatiguée :

Tel en un secret yallon,

Sur le bord d*une onde pure,

Croit à l'abri de l'Aquilon, Un jeune lis, l'amour de la nature : Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux Il est orné dès sa naissance, Et du méchant l'abord contagieux, N'altère point son innocence.

La versification des Fabliaux est excessivement né- gligée. L'art d'écrire en vers était alors dans Tenfcince; il y avait peu de règle3 ; surtout il n'y avait poiqt de règles sévèpep. Les hiatus i;' étaient pa3 défendus; quand les mots se prouvaient trop longs pour la mesure, on pouvait les raccom*cir ; on )es allongeait quand ils étaient trop courts, et pour les faire rimer plus aisément, on ne se faisait point im scrupule d'en altérer la désinence et la prononciation*. Cette méthode parut trop facile à quelques trouvères ; il leur fallait de plus grandes diffi- cultés à vaincre : waia, au lie^ de chercher avec goût d'heureuses innovations qui pussent donner au vers fran- çais plus de niélpdie et de pureté^ ils se fatiguaient en tours de force laborieux, imaginant des mètres pénibles, des retours et -des refrains difficiles, ou des singularités de rimes. Parmi les poètes dont M. Méoji a recueilli les œuvres, il en est un qui a fait sur la seule rime orl

1 On juge avec plus d'indulgence aujourd'hui les lois et les règles de la vieille prosodie des trouvères; mais, dans tout le xviii' siè- cle, on ne trouverait nulle part un jugement si bienveillant au fond que celui de M. Boissonade sur nos vieMX aèdes; il leur préfère d'autres poëtes, mais au moins il sait en goûter la naïvetc.

[Noie de VEditeur.)

FABLIAUX ET CONTES. 227

soixante-deux grands vers, dont quarante-huit finissent parle mot tort. En voici le début :

Il avint ja on Flandres qu'ot un chevalier tort, Qui aimoit une dame : do co n'ot-il pas tort.

Remarquons en passant, pour égayer un peu ce long ennui, que Fonlenelle a mis à peu prés la môme idée dans ce badinage qu'il fit pour le portrait d'une madame Du Tort :

C'odt ici madame du Tort. Qui la voit et no l'aime a tort; Mais qui l'entend et ne l'adore A beaucoup plus do tort encore. C'est pourquoi l'auteur do ceci N'est pas dans son tort, Dieu merci 1

Je finirai par une remarque critique sur une correc- tion de Barbazan. On lit dans le fabliau du Mari confesseur (t. m, p. 230):

Du conseil de moi fûts meziers.

Ce vers est altéré. Barbazan propose de lire :

De vostre conseil fûts mestiers.

Mais la suite de la narration fait voir que la femme qui parle n'a pas besoin du conseil de son mari, mais du con- seil d'un confesseur. Il était plus simple et plus facile de corriger ainsi :

De conseil à moi fust mestiers,

c'est-à-dire : « J'aurois besoin de conseil. » On em- ployait alors le mot mestier à la manière des Italiens, qui disent encore, fa mestierCy pour il faut^ il est néces- saire.

LXXVII

LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES

on LA FONTAINE COMPARE AVEC SES MODÈLES ET SES IMITATEURS,

PAR M. N. S. GUILLON «.

I

S'il est un écrivain moderne qui ait besoin de com- mentaires, assurément c'est La Fontaine. L'emploi fré- quent qu'il fait de termes surannés ou populaires , ses nombreuses imitations de Rabelais, de Marot et de quel- ques vieux auteurs, la négligence, et pour dire la vérité, l'incorrection de son style, répandent souvent beaucoup d'obscurité sur ses ouvrages.

Comment les enfants, lecteurs assidus de ses Fables , pourraient-ils, je ne dis pas en sentir les beautés, mais en comprendre même parfaitement tous les mots? Il y en a

* Journal de VEmpire des 20 et 30 août 1807.— M. Walckenaër a cité plus d'une fois ces deux charmants articles de M. Boisso- nade, danS son Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine; c'était justice. Il y a dans ces deux morceaux les éléments, le spedmen^ en quelque sorte, d'une édition de La Fontaine. M. Bois- Bonade, par sa publication de Syntipas, devait plus tard, en 1828, bien mériter non-seulement de M. Walckenaër, mais encore de tout historien de la fable en tant que genre littéraire.

{Note de l'Editeur. )

LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES. 229

bien cer lainement une foule qu'ils ne peuvent entendre et pour lesquels ils ont absolument besoin d'explication. Beaucoup de lecteurs plus âgés et plus instruits doivent aussi se trouver quelquefois embarrassés *.

C'est pour diminuer ces difficultés, que M. Guillon a composé le Commentaire dont je vais essayer de rendre compte.

On avait déjà sur les Fables de La Fontaine quelques petites notes par M. Coste; elles ont été réimprimées fort souvent, et étaient en quelque sorte devenues classiques; mais elles n'en valent pas mieux. Elles sont puériles et tout à fait insuffisantes.

M. Guillon a travaillé d'une manière plus savante et plus étendue : il a expliqué, dans de nombreuses remar- ques (au moins tel est son plan), les mots vieux et diffi- ciles; il a cité les passages des classiques et ceux de nos anciens écrivains imités par le fabuliste ; il a relevé avec ime utile sévérité les fautes de langage, et indiqué les beautés de style et de pensée. Au commencement de chaque fable, il a nommé les auteurs qui, avant La Fon- taine, ont traité les mêmes sujets, ceux même qui ont pu y faire accidentellement une courte allusion, et à la fin les poètes qui les ont traités après lui. Cette partie du travail de M. Guillon prouve une lecture peu commune, mais peut-être est-il allé trop loin en annonçant : La Fon- taine comparé avec ses modèles et ses imitateurs, et en di- sant dans son avant-propos, que « ce travail tout entier « en résultats, mettant le fabuliste au centre desimila-

* Voyez la note de la page 53, su^rà. Nous n'avons pas cru devoir rapprocher de ces deux articles celui qui forme le D* Lvii. La Fontaine traduit en anglais devait rester nécessaire- ment dans la critique étrangèrk. De même, nous avons placer sous le numéro lxxix, consacré plus loin au théâtre du second ORDRE, le Théâtre de La Fontaine,

{Note de VEditeur:)

230 LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES.

« lions qu'il a faites et des imitations qu'il a fournies, le « montre toujours admirable, toujours unique, soit qu'il « emprunte sa lumière, soit qu'il la communique aux « écrivains venus après lui. » De simples noms d'auteurs, des numéros de tomes et de pages qu'aucune espèce de réflexion n'accompagne, ne peuvent rien montrer de ce que M. Guillon croit faire voir; ils pourront bien fournir à quelque lecteur curieux les moyens de comparaison, mais ils n'en sont point une.

J'ai lu ce Commentaire à peu près d'un bout à l'autre, et avec attention. J^ ai trouvé beaucoup de remarques utiles, beaucoup d'explications satisfaisantes, de passages difficiles, de l'érudition littéraire, et une connaissance assez étendue de nos vieux écrivains. Mais, après avoir rendu cette justice à M. Guillon, je dois dire avec la même vérité que son ouvrage n'est point assez travaillé , que j'ai aperçu quelques fautes graves, que plusieurs obser- vations ne m'ont pas paru exactes, enfin, qu'il a oublié beaucoup de choses qui n'étaient ni sans utilité, ni sans intérêt.

Comme il n'y a rien de si facile à corriger qu'un livre de recherches , et que ce Commentaire , malgré ses dé- fauts, est encore assez utile pour mériter d'être réim- primé, je donnerai quelque étendue à ma critique, afin que M. Guillon puisse, au besoin, profiter de mes obser- vations, s'il y trouve quelque exactitude et quelque vé- rité.

Il s'en faut de beaucoup que M. Guillon ait nommé tous les auteurs anciens La Fontaine a pu trouver ses sujets.

Sur les fables du Corbeau et du Renard^ du Singe et du dauphin, de Y Ane vêtu de la peau du Lion, de la Souris métamorphosée^ il pouvait citer les Chiliades de Tzetzes. Le Lion et le Mouclieron, le Geai paré des plumes du Paon^ sont dans Achilles Tatius, et M. Guillon semble l'ignorer.

LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES. 231

Cette dernière fable est aussi dans les lettres de Théo- phylacle Simocalta'; elle est encore dans lâbanius, ainsi que celle des Loups et des Brebis, du Lièvre et de la Tortue. Le commentateur devait citer les Narrations de Conon, pour la Vengeance du C/iet;a/,*Statilius Flacons, sur le Trésor et les deux Hommes ; Nicolas de Damas, sur YÊducation; Hérodote, sur les Poissons et le Berger; les Proverbes de Plutarque sur la Chatte métamorphosée^ et le Scholiaste des Nuées d'Aristophane sur les Voleurs et l'Ane. Le second volume des Notices des manuscrits lui eût aussi fourni plu- sieurs indications.

M. Guillon n'a point nommé d'auteur qui ait donné à La Fontaine le sujet de sa fable du Thésauriseur et Singe. Il n'en est cependant pas l'inventeur : il l'avait probablement prise dans le Page disgracié de Tristan THermite. Il n'a pas inventé davantage celle du Singe et du Chat y sur laquelle le commènlateur n'a point trouvé d'auteur à citer. Je ne puis indiquer avec certitude la source le fabuliste a puisé ; mais voici un passage qui prouve que ce sujet est plus ancien que lui. Je l'ai trouvé dans V Histoire des Larrons , livre assez rare, et dont j'ai une édition de 1666, c'est-à-dire, plus vieille de douze ans que la seconde partie des fables: « Ils se ser- « vaient de lui comme le singe se servait de la patte de « la levrette, pour tirer les châtaignes hors des cendres. » Je ne me donnerai pas la peine de remonter à l'origine de cette fable : je n'écris point un Commentaire sur La Fontaine; mais si je m'étais chargé de ce soin, j'avoue que j'aurais eu la curiosité de faire des recherches exac- tes et complètes. Au reste, ces lacunes seront faciles à remplir dans une seconde impression.

. ï Voir, à la page 2G9 du Thêophylacte Simocalta de M. Boisso- nadc (Paris, 1833\ une agréable note sur ce sujet.

{NotedeVÉditeur.)

232 LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES.

Je m'attendais aussi à trouver Varron cité à côté de ces beaux vers de La Fontaine :

Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs;

11 est certain que le fabuliste a voulu imiterce passage latin:

Ventique frigido, se ab axe eruperant Phrenetici Septentrionum filii.

La ressemblance n'est-elle pas sensible ?

M. Guillon a quelquefois aussi oublié les modernes. La fable de la Mort et le Mourant a fourni à miss Thrale, depuis madame Piozzi , l'apologue des Trois avertisse- ments (The three warnings), versifié avec une correction si élégante, et si supérieure au talent de madame Thrale qu'on a cru y trouver la manière du docteur Johnson, son hôte et son ami ; ce morceau est beaucoup trop connu pour que M. Guillon, qui n'en parle pas, ne puisse être un peu soupçonné de négligence.

Faute de s'être souvenu d'un passage de Voltaire, M. Guillon a fait une critique peu raisonnable d'un des plus beaux endroits de La Fontaine. Tout le monde se rappelle ces vers charmants qui terminent la fable des Deux Pigeons :

J'ai quelquefois aimé ; je n'aurais pas alors,

Contre le Louvre et ses trésors, Contre le firmament et sa voûte céleste,

Changé les bois, changé les lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux

De l'aimable et jeune bergère,

Pour qui, sous le fils de Cythère, Je servis engagé par mes premiers serments.

M. Guillon, en vérité bien sévère, blâme le mot éclairés comme trop hyperbolique : « Bon, dit-il, poiu les Eglé « db Ronsard et de Voiture. Voltaire, qui se connais-

LA FONTAINE ET TOUS LE8 FABULISTES. 233

eait en vers, aussi bien pour le moins que M. GtiilloD,et qui avail le goût exquis, n'a pas fait difficulté d'emiirun- terà La Fontaine ce mot même si durement condamné:

Pour qu'il ne prenne pas fantaisie à M. Guillon de cri- tiquer une autre fois l'eipression honorés par Us pat, et d'y voir aussi quelque ridicule hyperbole, je la défen- drai par d'autres vers de Voltaire à madame de la Vril- lière :

Heureux vent foii, heureux l'aimable Rtile Qui veci minuit poBi&de vos appM! El plus heureux les rimeuri qu'on exile Dans ceijardÎDs honorCipor votpati

Il ne sera pas non plus inutile de remarquer que La Fontaine a fait usage de la même idée dans ce discours

du Flewe Scamandre :

Mon critUl est très-pur; mon cœur l'est daTSutage ; Je couvrirai pour vous de IJeura tout ce rivage : Trop heureux li nul pal le daignent honorer!

Ce conte du FUuve Scamandre, pour en avertir en pas- sant, est pris de la dixième des Lettres attribuées à Tora- teur Eschine '.

Voltaire, à l'article fable, da Dictionnaire philosophique, a fait sur La Fontaine plusieurs observations que M Guil-

> Dans son édition de bertih (voj. n* lixxii] but ces ver* du Voyage dtBotirgagne :

Si voi dédalei vsrU, li rgs unlien fleuri) Sont eacor quelqaetoit henarii par lu traça

Hoi'orti par leuri pui, cl-b Diagniriquca lieux (jardent la Icace cncor Uu paiiage des dieui.

{Note de l'Éditeur.)

I

23 i LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES.

Ion devait indiquer et réfuler, s'il est vrai que Voltaire s'y soit montré trop sévère. Quelques personnes le pen- sent; elles ont peut-être tort. Les critiques de Voltaire sont vives et tranchantes, mais ne semblent pas manquer de vérité.

Puisqu'il est question de Voltaire, j'ajouterai encore (mais ceci est moins intéressant) que M. Guillon, grand annotateur de passages parallèles, pouvait, sur la fable du Corbeau^ rappeler cette imitation badine :

Jeanne, étonnée, ouvrant un large 6ec,

Crut quelque temps que l'on lui parlait grec.

Ces vers de V Amateur des Jardins :

Il aimait les jardins, était prêtre de Flore, Il l'était de Pomone encore;

pouvaient assez naturellement amener cette citation de la Guerre de Genève :

Un serviteur de Flore et de Pomone, Par une digue arrêtant de ses mains Le flot bruyant qui fond sur ses jardins.

Ces rapprochements diminuent Faridité des notes grammaticales, répandent de Tagrcment sur un Com- mentaire, et peuvent faire parfois trouver du plaisir à en lire quelques pages ^

II

On a imprimé dans les Œuvres de Voltaire un petit Traité de la connaissance des beautés et des défauts dans réloquencoet dans la poésie française. Dans cet ouvrage,

i M. Boissonade donne ici loyalement ce que nous appellerons son secret, ce qui fait le charme de ses notulœ ; mais il ne pouvait communiquer aussi aisément cette érudition immense sans la- quelle le secret doit rester stérile.

{Note de VEditeur.)

LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES. 235

qui n'est pas de Voltaire, mais qui a être composé sous ses yeux et sous sa direction, ces vers de la fable des Deux Amis ont été critiqués beaucoup trop légèrement :

Qu'un ami véritable est une douce chose!

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur :

Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même.

Un songe, un rien, tout lui fait peur,

Quand il s'agit de ce qu'il aime.

On prétend que le mot pudeur est impropre et qu'il fallait mettre honte. M. Guillon, en commentateur zélé, devait défendre son auteur; il devait dire que l'observa- tion de Voltaire ou de l'anonyme était inexacte ; que honte eût été beaucoup trop fort ; que pudeur a quelque chose de plus délicat, de plus gracieux, de plus afiPaibli ; que pudeur est une sorte de honte honnête^ et de timi- dité. Il devait citer son La Fontaine qui, dans une autre fable, dit à M. de La Rochefoucauld :

Vous dont la modestie égale la grandeur, Qui ne pûtes jamais écouter s&nspudev/r

La louange la plus permise,

La plus juste, la mieux acquise.

Il eût pu s'appuyer encore de La Bruyère. Cet admirable écrivain a ce passage dans son chapitre de la Cour : « Il « me semble que celui qui sollicite pour les autres a la « confiance d'un homme qui demande justice ^ et qu'en « parlant et en agissant pour soi-même, on a l'embarras « et la pudeur de celui qui demande grâce.» Il n'eût pas mal fait non plus d'ajouter cet endroit de Pélisson, blâ- mant,.dans son Histoire de V Académie française^ le statut relatif aux candidats : « Plusieurs autres, au contraire, « que l'Académie devrait souhaiter pour ses membres, se « tiendront à l'écart, ou par quelque pudeur naturelle,

* Hontehonnéle est précisément le sens que Vaugelas attribue au mot pudeur. {Note de l'Editeur.)

236 LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES.

OU par cette fierté honnête qui accompagne d'ordinaire « la vertu et le mérite. »

M. Guillon, qui néglige de défendre son auteur accusé, Taccuse lui-même quelquefois injustement. Par exemple, il trouve un solécisme dans ces vers de Y Astrologue :

Qu'est-ce que le Hasard, parmi l'antiquité, Et, parmi nous, la Providence?

Il prétend que parmi veut toujours un pluriel; il fallait au moins ajouter, ou un nom collectif, ainsi que le dit Voltaire quand il condamne ce vers de Polyeucte :

Parmi ce grand amour que j'avais pour Sévère.

Mais en admettant même ce principe, Ton peut répon- dre à M. Guillon que le mot antiquité est dans cet endroit pris pour les anciens et qu'il peut;, par conséquent, être regardé comme un nom collectif. Il faut voir ensuite s'il n'est pas juste d'accorder au langage poétique un peu de licence. Racine a bien dit dems Britannicus :

Mais parmi cepZaûir, quel chagrin me dévore!

Chaulieu a fait la même faute, ou pris la même liberté dans ces vers faciles :

Parmi Vémail des prairies Je promène ]es erreurs De mes douces rêveries.

Et Bossuet, qu'il faut souvent nommer à côté des poètes, ne s'est pas autrement exprimé dans son sermon pour la Profession de madame de La Vallière : « Vous trouverez « un esprit de raillerie inconsidérée qui naît ^arwi Ten- « jouement des conversations. » Je pourrais avoir d'au- tres autorités si celles-là ne suffisaient pas ^

* Les modernes ont employé aussi parmt avec le singulier :

Parmi le myrte et Taloès.

(V. HcGO, ode P*, h Poète dans les Révolutions J

{Note de l'Editeur.)

LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES. 237

M. Guillon avait encore moins de raison de condamner le mot loyer dans ce passage :

Le villageois le prend, l'emporte en sa demeure, Et sans considérer quel sera le loyer D'une action de ce mérite....

Il remarque qu'on dit le loyer d'une maison et le piHx ou le salaire d'une action; cela peut être vrai en général, mais la langue poétique a ses privilèges. L'Académie admet l'acception de loyer pour récompense, salaire; et Voltaire Ta placé de la sorte dans son Épitre à Boileau :

Qui voulaient pour loyer de tes rimes sincères, Couronné de lauriers, t'envoyer aux galères.

C'est avec un peu de précipitation que M. Guillon a écrit la note il appuie le mot balandran de la fable de Borée^ par cette phrase de Boileau : « Le sieur de Pro- « vins avait changé son balandran en manteau court. » Boileau n'eût jamais, je crois , employé un terme aussi vieux. M. Guillon n'a pas vu que ce n'est pas Boileau lui-même qui parle, et il a fait une citation de Régnier, croyant en faire une de Boileau, ce qui est fort différent.

Sur ce vers de la fable du Loup et du Renard ;

L'ost du peuple bêlant crut voir cinquante loups.

M. Guillon fait cette singulière remarque : « Outre Tost t devant le château (Marot). Ost^ du latin ostivm^ entrée. » Je ne vérifierai point le passage do Marot; mais il est sûr qyi'ost ne vient pas ici d'o67ium, il vient plutôt d'*hostis. C'est un très-vieux mot, toléré encore aujourd'hui dans le style marotique, et qui signifie armèe^ et rien de plus:

Apollon irrité contre le fier Alride,

Joncha son camp de morts; on vit presque détruit

Voii des Grecs, et ce fut l'ouvrage d'une nuit.

Ce sont d'autres vers de La Fontaine, M. Guillon ex-

238 LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES.

plique ost par camp , ce qui n est pas eucore assez exact. M. Guillon pouvait s'épargner sa note sur ce vers :

L'accoutumance ainsi nous rend tout familier.

Il dit avec beaucoup d'emphase que» si ce mot n'existait pas, il faudrait Tinvenler.»!! regrette qu'on Tait dédaigné au point de l'exclure de la langue; Mais il n'est nullement exclu, on le trouve dans le Dictionnaire de V Académie^ et il ne s'agit que de savoir l'employer avec godt. L'auteur des Maximes a dit : > La jeunesse change ses goûts par

l'ardeur du sang, et la vieillesse conserve les siens par « accoutumance, » C'est également sans motif que M. Guil- lon déplore la perte du mot priser dans le sens moral à*estimcr. Il est toujours très-français.

n me semble et, sans trop de présomption, je puis même affirmer que M. Guillon n'a pas entendu ce pas- sage devenu proverbe :

Dieu ne créa que pour les sots

Les méchants diseurs de bons mots.

n cite à ce sujet cette dureté de Pascal : « Diseur de bons

mots, mauvais caractère. » Mais i/iér/ian^dansle poète, n'attaque que l'esprit des plaisants et non pas leur mo- ralité. C'est en ce même sens que parle Alceste :

Le méchant goût du siècle en cela me fait peur.

La maxime outrée de l'inflexible janséniste, adoptée de- puis par La Bruyère, n'avait ici nulle application.

M. Guillon n'a pas mieux compris cet endroit, un peu plus difiBcile, de la fable du Singe et du Léopard :

Car il parle, on Tentend. . . .

n ne voit pas à quoi bon affirmer que le singe parle et qu'on l'entend, puisqu'il fait lui-même cette harangue; et là-dessus il assure, voulant élever le talent deLaFon-

LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES. 239

taine, que le poëte s'est troaipu volonlairement « pour « faire ressortir le niaisement fanhi on des charlalans. » Cela n'est ni exact ni bien exprimé. Ce n'est point le singe qui parle. Ce que M. Guillon a pris pour, sa ha- rangue, n'est autre chose que son alTiche :

Ils affichaient chacun à part.

L'embarra$ a été causé par les mots : « L'un d'eux disait, « le singe de ^a part disait »] mais i} faut entendre, disait dans son affiche,

La Fqntaipe appelli^ quelque part le soleil Vcpil de la nature^ métaphore assez commune en poésie. Î(I, Guillon veut que La Fontaine l'ait empruntée au P. Saint-Louis, qui Tavait lui-même enjpruntée au poëte latin Pisidès. D'abord, Pisidès est un poëte grec, si tant est que Pisidès soit un poète ; ensuite le moyen de croire que le P. Saint- Louis soit allé puiser à cette source inconnue une image si vulgaire, et que La Fontaine Tait prise justement au détestable auteur du poëme de la Madeleine^ quand déjà l'élégant Ovide avait fait dire au soleil ces vers no- bles et classiques :

Omnia qui video, per quem videt omnia tellus, Mundi oculus

Je pourrais sans peine multipher ces observations ; mais en voilà bien assez, je crois, pour faire voir que M. Guillon a besoin de retravailler soigneusement son Commentaire. Je ne veux cependant pas finir sans l'en- gager à supprimer sa note grossièrement indécente sur Ganymède; à rétablir l'orthographe de La Fontaine : à ne pas écrire, par exemple, français pour /Vançois, parce que c'est une faute contre Texaclitude, et que d'ailleurs elle détruit la rime ; à ne pas altérer le texte par les pré- tendues corrections de Champfort et d'un certain Monte- nault; à ne point parler de petites gens qui se lâcJient sur

240 LA FONTAINE ET TOUS LES FABULISTES.

le compte des grands; enfin, à corriger sévèrement le style de quelques-unes de ses remarques. Et pour que ceci ne lui semble pas trop vague, je lui indiquerai par- ticidièrement celle qu'il a faite sur ce vers :

Le cheval refusa^ fit une pétarade.

Voici le commentaire : Pétarade^xm de ces gestes dédai- « gneux ou de ces actions insolentes que Ton sent et que Ton ne dit pas. » Cette définition de la pétarade, qui est un geste^ de la pétarade que l'on sent^ de la péta- rade que Ton ne dit pas, n'est-elle pas ce que Ton peut lire de plus risible ^ ?

* Ce Commentaire de l'abbé Guillon a été réimprimé, en 1820, aTec une vive et ingénieuse préface de M. J. Janin. Mais il est à regretter que le nouvel éditeur, n'ait pas connu les critiques qui lui avaient été adressées par M. Boissonade.

{Note de VEditeur,)

LXXVIII

LE TÉLÉMAQUE DE FÉNELON

COLLATIONNÉ SUR LES MANUSCRITS.

AUGMENTÉ DBS VARIANTES,

PAR M. J. F. ADRY».

On traite Fénelon comme mi auteur ancien : on colla- tionne ses manuscrits et ses éditions, on en recueille les variantes. Peu d'écrivains sont aussi dignes d^un pareil

i Journal de l'Emptre du 10 août IBU. £a 1824, M. Boissonade publia dansla Collection des Classiques français de Leiëvre une édi- tion de Télémaque qui ne laisse rien à désirer, à aucun point de vue. Aussi a-t-elle servi de base à toutes celles qui sont venues depuis, notamment à celle que nous-méme avons donnée en 1848. Les in- génieux rapprochements de notre éminent prédécesseur sont de- venus, on le pense bien, les plus beaux ornements de notre modeste travail, uniquement destiné aux élèves de nos lycées.

L'édition de M. Boissonade a été réimprimée en 1853, avec exac- titude, par Lecou et liCfèvre.

M. Boissonade expose ainsi l'objet principal de cette édition, à savoir, le rapprochement des anciens avec Fénelon :

AVERTISSEMENT DE l'ÉDITEUR.

« Le texte du Télémaque, après avoir éprouvé de fréquentes vicissitudes, est maintenant à peu près fixé par l'excellent tra- vail de M. Caron.

«c Dans une Notice étendue sur les manuscrits et les éditions de Télémaquet cet habile éditeur a clairement exposé tout ce que

T. II. 16

242 LE TIÉLÉMAQUE DE F^NELON.

honneur, et il n'en est guère dont la lecture puisse aussi bien dédommager de ses peines Téditeur laborieux qui se livre à ces longues et fatigantes recherches.

M. le docteur Bosqyillôn.est le prpmier qui ait pubhé une édition critique de Télémaque, d'après la confronta- tion des manuscrits et des imprimés. Malheureusement elle n'a. pas toute .la perfection qu'un homme aussi in- struit et aussi exact pouvait lui donner. Il a lui-même reconnu les défauts de àbh travail avec une sincérité modeste et honorable. Ma^s si. son Içxte, qui reproduit en général avec trop de fidélité quelques négligences de M. Didot, ne doit pas avoir Beaucoup d'autorité, il n'en est pas moins vrai que ses notes et son recueil de va- riantes assureront toujours beaucoup de prix à son édi-

l'on avait fait avant lui, et ce qu'il a fait lui-même pour parvenir, à l'aide des trois manuscrits originaux, à donner enfin un texte conforme à la main et aux intentions Féhelon.

« Plein de confiance dans son exactitude, nous avons pris, son édition pour .base de la nôtre, et nous l'avons, en général, fidèle- ment reproduite, si ce n'est en un fort petit nombre d'endroits, * nous nous sommes permis de faire dans la variété des leçons un choix différent du sien.

* *

« C'est aussi sur son autorité, ou,, pour mieux dire, sur celle de Fénelon lui-même, que nous avons abandonné l'ancienne di- vision de l'ouvrage en vingt-quatre livres. Ses manuscrits prou- vent indubitablement que l'auteur l'avait partagé en dix-huit livres. Le marquis de Fénelon qui, le premier, introduisit, dans son édition de 1717, la division en vingt-quatre livres, dit, il est vrai, que son oncle avait ainsi partagé le Télémaque à l'imitation de Vlliade; ipais cette assertion manque de preuves solides, et quoique la parole d'un homme aussi justement considéré soit assurément fort respectable, toutefois la main même de l'auteur doit avoir, dans cette question de critique littéraire, une autorité bien supérieure.

« Les notes que nou^ avons ajoutées sont presque toutes géo- graphiques ou littéraires.

c Dans les premières nous avons brièvement indiqué les noms modernes des lieux dont parle Fénelon. Cette synonymie est quelquefois embarrassante : nous avons, dans le doute, suivi les auteurs les plus estimés, sans entrer dans des discussions qui auraient pu devenir longues, et auraient eu le défaut de n'être pas convenablement placées.

LE TÉL^MAQUE DE FENÈLON. 243

tion, et.seront un témoignage durable de sa diligence, de son goût et de la justesse de sa critique.

M. Adry vient d'entrer dans la carrière quverte et frayée par M. Bosquillon. Le texte de 1717, douDé paç le marquis de Fénelon sur un excellent manuscrit, a été la base de son travail. La Bibliothèque Impériale possède un autre manuscrit très-ancien, dont les copies plus ou moins exactes ont servi aux éditeurs qui ont précédé marquis de Fénelon. Ce manuscrit a été soigneusement collationné par M. Adry; il a comparé avec la même exactitude toutes les éditions données depuis 1717, no- tamment celles de 1719, 1731, 1734 et 1745, dont les édi- teurs paraissent avoir eu les manuscrits. En effet, oh connaît jusqu'à sept copies différentes, faites ou corri-

«11.

« A la suite de cet avertissement on trouvera VEloge deFéne» Ion, par La Harpe. Personne assurément ne reprochera, âii libraire d'avoir réimprimé ce morceau plein d'aperçus heureux) d'une rare correction de style et qui, dans le genre de VEloge académique, est presque devenu classique. Mais, s'il est beau- coup de lecteurs qui sentent parfaitement ce qu'il peut y avoir de mérite et d'intérêt dans des considérations générales et des vues élevées sur le caractère, la conduite et le talent d'un écri- vain, le nombre n'est pas moins considérable de ceux à qui cette éloquence d'académie semble un peu vide; qui se plaignent de ne s'y pas instruire assez; qui veulent connaître un auteur, pour ainsi dire, en détail; qui recherchent les faits positifs, les récits circons- tanciés, les anecdotes, les particularités ; qui aiment les noms propres, et aussi le mot propre, dont ne s'accommode pas tou- jours la plume dédaigneuse de l'orateur académique ; auxquels, enfin, des dates exactes plaisent plus que des figures et des phrases bien arrangées. Pour les satisfaire, M, Lelèvre a joint au texte de La Harpe des Notes hiographitiues : il les a puisées aux meilleures sources, et, pour que l'on n'en doutât pas, il a toujours eu l'attention de citer ses autorités. » Q

M. Boissonade ne s'était pas nommé. On est habitué mainte- nant à cette modestie. Ainsi, dans cette édition, nous avons encore trouvé, à la page 10, un renvoi anonyme à I'bditbur des Métamorphoses traduites par Planude et, à la page 11, un nou- veau renvoi à I'édtteur de Philostrate,

Comme la division du Télémaque en dix-huit livres n'est paa

244 LE TilÉmULQfJE F^N£LONr

gées par Pénelon. M. Adry s'est convaincu par cet im- mense travail que dans quelques éditions on s'était per- mis de corriger le texte de Fénelon; que dans d'autres on était mal à propos revenu à Tancien manuscrit, enfin, que nous n'avions pas encore un texte exact du Téléma-

aussi connue que celle en vingt-quatre livres, nous croyons que beaucoup de nos lecteurs verront avec plaisir la concordance des deux divisions, pour la noter, au besoin, sur leur Télémaque,

» ^

CONCORDANCB DES DEUX DIVISIONS DE TELEMAQUE.

Diniiion

. Division en XVIII livres. en XXIV livres.

Livres I, II, III, IV Livres I, II, III, IV.

Livre V, jusqu'à : Aussitôt Us vieillards sor- tent de l'enceinte du bois sacré» ...... Livre V .

la fin Livre VI.

Livre VI Livre VII.

Livre VII Livre VIII.

Livre VIII Livre IX.

Livre IX, jusqu'à : Cependant Télémaque im- patient Livre X .

la fin Livre XI .

Livre X, jusqu'à : Déjà laréputation du gow

vernement d'Idoménée Livre XII.

la fin, et

Livre XI, jusqu'à : Après avoir dit ces paro-

Zes, Mentor persuada à Idoménée. . Livre XIII.

la fin Livre XIV,

Livre XII Livre XV.

Livre XlIIy jusqu'à : Jupiter ^ au milieu de

toutes les divinités célestes Livre XVI.

la fin Livre XVII.

Livre XIV, jusqu'à '.Lorsque Télémaque sor- tit de ces lieiuv Livre XVIII .

la fin. Livre XIX.

Livre XV, jusqu'à :A peine Ad/raste fut mort

que tous les Dauniens Livre XX.

la fin, et

Livre XVI Livre XXI.

Livre XVII, jusqu'à : Idoménée qui craignait

le départ de Télémaque Livre XXII.

la fin LivreXXIII.

Livre XVIII Livre XXIV .

{Noie de VEditetir.":

^

LE T^LEMAQUE DE FÉNELON. 248

que, car dans Tédition mûme de 1717, il y a des leçons évidemment dôfectiie.'ises. Cela vient de ce que Fénelon, corrigeant une moitié de phrase, ne remarquait pas que celte correction amenait un changement nécessaire dans Pautre moitié ou dans la suivante. La comparaison des éditions antérieures à 1717, ou de celles qui ontété faites depuis sur des manuscrits, conduit à la correction de ces négligences ^ '

J'ai comparé les premières pages du h^ livre dans Té- dition de M. Adry et dans celle de M. Didot; voici le résultat de ce rapprochement :

M. Didot : « Elle aperçut des cordages flottant sur la « côte. » M. Adry : « flottants, * Cette orthographe est celle de tous les éditeurs, M. Didot excepté, et ceux qui Tont copié ; M. Adry a la conserver. Fénelon décline tou- jours le participe suivi d'un régime composé •. L'inexac- titude de M. Didot avait déjà été remarquée dans la noie du savant M. Bosquillon.

M. Didot : « Elle aperçut... puis elle découvre de loin « deux hommes. » M. Adry : « découvrit. » Le parfait, qui se lie mieux avec aperçut que le présent découvre^ se trouve dans les éditions de 1717, 1719, etc. M. Didot a pris découvre dans les éditions antérieures à 1717. M. Bos- quillon Ta suivi dans son texte, mais en note il préfère découvrit.

i Toute cette discussion à la fois bibliographique et philolo- gique est curieuse^ à la date de 1811. Mais en ce qui concerne le Télémaque^ il faut reconnaître qu'elle a été fort dépassée depuis par les complètes recherches de l'abbé Caron sur le même sujet, ainsi que le proclame lui-même M. Boissonade en tête de son édition. {Note de VEditewr»)

Rien n'est plus fréquent, au xvii' siècle, que cet accord du participe présent avec son sujet. Il suffit d'ouvrir Molière et La Fontaine, Bossuet et Pascal pour en être frappé. Voyez à ce sujet M. Génin, Lexique de la langue de Afoltèra, p. 283. M. Bois- sonade a adopté flottants dans son édition.

{Note dt VBditeur.)

^46 LE TÉLEMAQUE DE FÉNELON.

M. Didol : « Son nom fut célèbre dans toute la Grèce « et dans toute l'Asie. » M. Adry : « et dans l'Asie. » La leçon de M. Didot a plus de rondeur et d'harmonie : elle aFautorité de toutes les éditions, excepté celle de 1734 que M. Adry a préférée. 11 a pensé sans doute que cette phrase, à la fois plus exacte et plus modeste que l'autre, convenait mieux à Télémaque. En effet, le nom d'Ulysse, qui pouvait être célèbre dans toute la Grèce, pouvait ne pas rêtre dans toute l'Asie, et il y a dans cette manière de s'exprimer une exagération qui n'est peut-être pas bien- séante dans la bouche de Télémaque. La critique de M. Adry paraîtra un peu minutieuse ; mais elle ne man- que assurément ni de jugement ni de goût*.

JI. Didot : « Il est temps de vous délasser de tous vos « travaux. » M. Adry : « de vos travaux. » C'est encore sur la seule autorité de Tédition de 1734 que tous est supprimé par M. Adry. Cette autorité est-elle bien suffi- sante? Au reste, le mot est peu nécessaire, et M. Bos- quillon voulait aussi qu'on l'effaçât *.

M. Didot : « On arrive à la porte de la grotte de Ca- t lypso, Télémaque fut surpris de voir... » M. Adry : t On arriva à la porte... » Le parfait vaut ici mieux que le présent. M. pidot n'a trouvé arrive que dans la seule édition de 1715. Le concours des a n'est pas une raison pour changerile parfait.

M. Didot : « On ny voyait ni or, ni argent... Cette « grotte était taillée dans le roc en voûtes pleines de « rocailles. » M^. Adry : « // est vrai qu'on n'y voyait « ni or, ni argent... Mais cette grotte était taillée dans « le roc en voûte pleine de rocailles. » Le texte de M. Adry est celui de 1717, 1719, 1731, 1734, c'est-à-dire celui des

i-> M. Boissonade, dans son édition, a répété les mots toute et iota, donnant ainsi gain de cause, en dernier lieu, à la leçon de Tédition Didot.— Il a de même adopté découvre^ avec M. Didot.

{Note de V Editeur.)

LE t^lïSmaque pe fénelon. 247

meilleures éditions. M. Bosquillon avait déjà conseillé de recevoir ces leçons de préférence à celles de M. Didot*.

M. Didot : « Une jeune vigne qui étendait ses branches «"souples également de tous côtés. » M. Adry: « qui « étendait également ses branches souples de ious côjiés. » Cet arrangement est celui des éditions que je viens de citer et d une autre qui n'a pas de date ; M. Adry a le préférer.

M. Didot : « Reposez-vous;... nous nous reverrons. » M. Adry : «... nous vous reverrons. '• La première leçon n'est que dans M. Didot et dans les éditions antérieures à 1717. M. Bosquillon l'avait justement condamnée. Nous nous reverrons a quelque chose de trop familier •.

M. Didot : « Sont'Ce donc /à, ô Télémaque ! les pensées « qui doivent occuper le tœur du fils d'Ulysse? » ^. Adry: « Èsf-ce donc là... » Il paraît que cette con- struction : est-ce donc les pensées a choqué M. Didot, et il Pa coiTigée. L'autre leçon est conforme à l'usage de Fénelon, à celui de La Fontaine ; M. Bosquillon pensait, avec juste raison, qu'il faut la conserver, quoiqu'elle n'existe plus dans notre langue moderne ; M. Adry a fort bien fait de la rétablir dans son texte.

Cet examen, que quelques lecteurs auront peut-être trouvé un peu long, était nécessaire pour montrer en quoi consiste le travail du savant éditeur, avec quelle exactitude et quel jugement il l'a exécuté. *

Au livre XVIP ', Fénelon dit que le médecin Noso-

^ Sur ces deux dernières leçons, M. Boissonade, dans son édi- tion, est resté d'accord avec M. Adry. [Noie de VEdiieur,)

•C'est peut-être pour cela que cette leçon est la meilleure. Aussi M. Boissonade l'a-t-il reçue plus tard dans son texte?; lï'a adopté aussi également de tous côtés. (Note de VEditeur,} ' "

8 Ce livre XVIP est devenu le XIII" dans le *télémaque de M. Boissonade divisé en dix-huit livres. Voir plus haut la concor- dance des deux divisions.

{Note de VEditeur.)

248 LE TÉLÉBUQUE DE FÉNELON.

pliuge' avait eu, par le moyen de Mérione, un livre mystérieux. L'éditeur de 1731 , M, Didot et M. Adry écri- vent Jf^n'on; mais l'ancien manuscrit, toutes les éditions avant 1717, celles de 1717, 1719 et 1734, ont Mérione, et il me semble que M. Adry aurait garder cette leçon. Le Miipiiviiç d'Homère* ouïe Jfemnes d'Horace* doits'ap- peler en français Mérionis ou Mérione, et l'ortliograplie

* [A propos de Tbadiuphilb et Nosophuge, il 7 a (lome II,p.l80) DDQ jolie note du BSTnot helléoisie sur lamauTaiBe composition do certains mots grecO'CrangaU d'un usage de plus en plus frë- quent] :

( Ces deux nomi de médecins ne semblent pas régulièrement composés. Ils signiBent : le premier, gui aime let btesmm ; le second, flelon l'interprétation probable d'un ancien éditeur, gu* ehattt lu maladiei. Il eût fallu écrire Philotraume et Pkygonoie ; car le mot phiU, quand il a le sens actif, se met de préférence au commencemenl du composé, et il en est de même du mot phygOf comme dans «l^uYonovac, '^fmùkt\Lo^ et autres pareils, 11 faut encore remarquer que, d'après l'analogie, fhygonost, fuyo- voini;, signifiera pluldt qui fuit m ualadte.

t Ces exemples de la mauvaise composition du mot pkile sont très-communs dans nos auteurs. Bt6lia]]li<t«, qui est devenu fraa- çaJB par la loi de l'usage, est un bsrbarisme : il fsuârait dire philûbibl». On écrit quelquefois aujourd'hui Sinophile, qui ne vaut pas mieux que ChinofhQe, employé autrefois par Desfoo- taines. Fnt U... , qui avait pris le nom d'BlevthéropkiU, aurait dû, savant comme il était, prendre celui de Phfle!™thère. Alélho- philt est UD autre barbarisme qui a été aussi employé : il faut dire PhûaUthe. Quelqu'un s'est appelé Dramophûi : c'est Philodramt qu'il fallait dire. Le grand philosophe CilopMe, dans les Con- loléi de Voltaire, porte un nom doublement fautif, et par 1s mau- vaise place donnée kphilt, et par le mélange hjbride du mot latin âlo. > Û.

[Nous n'avons pu retrouver quel était cet Sleathérophilt ; mais le nom de PhÛéltuthère a été pris par deux savants du siècle dernier ; George Zimmermann (PhUeltuthvms Heloïliu») et Ri- chard Bontlej {Phileltuihenu Ltpjien»ii.)J [Noie de l'Editeur.) * 'A[içi Tt Utfftârr.v, 'Açapïja te iflïuflupôv «, {Iliade. IX. 81.) » Aut pulvere Troïco Nigrum Merionen. (Oda, I. 6.)

LE TELÉMAQUE DE F^NELON. 249

de Fénelon était régulière et fidèle. Je n'ignore pas que quelques lexicographes et quelques traducteurs écrivent Mérion^, mais c'est une faute. M. Bosquillon, qui est un de nos plus habiles hellénistes, n'a pas mis son signe ordinaire d'approbation à la variante Mérione; j'en suis étonné : il aura sans doute été entraîné par l'usage qui semble avoir presque consacré l'autre manière d'écrire, toute fautive qu'elle est.

La correction et la pureté du texte forment le principal mérite de l'édition de M. Adry; mais ce n'est pas le seul.

En tête du premier volume , M. Adry a placé une

nouvelle Vie de Fénelon^ écrite avec une rare impartialité.

Je n'en puis mieux juger qu'en transcrivant un passage

relatif aux tristes débats que le Quiétisme fit naître entre

les deux plus grands hommes qu'eut alors l'église de

France : « Nous n'entrerons point dans de plus grands

« détails ; il est même très-difficile de donner l'histoire

« du quiétisme avec exactitude et d'une manière impar-

« tiale. Il est certain que le récit qu'en fait Bossuet est

« diiférent de celui de Fénelon, et leurs partisans et

« amis respectifs sont encore plus opposés et moins

« d'accord sur les faits. Pour nous, également pénétrés

« de respect pour la mémoire de ces deux grands hom-

« mes, nous ne ferons point le panégyrique de l'un aux

« dépens de l'autre. En accordant à quelques écrivains

« que Bossuet a mis ijne très-grande vivacité dans l'at-

« taque, nous sommes forcés de convenir que Fénelon

« lui-même répondit quelquefois avec une égale viva-

« cité. C'est ce qui arrive dans la plupart des disputes,

« par une suite de la faiblesse de Tesprit de l'homme ,

« et ce défaut se montre encore davantage lorsqu'il s'agit

« de vérités importantes ou, du moins, que l'on regarde

« comme telles, surtout lorsqu'elles intéressent la reli-

1 Addison, Spectaior, n* LXVII ; Larcher, HéroàoUy t. II, 425.

2Sp LE TELÉMAQpE DE FlÈNELON.

«r gion... Nous avons peine à croire qu'on puisse nous « blâmer d'avoir imité, en quelque manière, la sage con- « duite du cardinal Fleury qui, en 1734, supprima tout « à la fois et la Religion du Quiélisme, par Tabbé Phélip- « peaux, Féqelon était indignement traité, et VAbrégé » de la Vie de Fénelon^ publié par ordre du marquis de «r Fénelori, Çossuet est accusé de mauvaise foi , de « jalousie et d'emportement. »

A cette Vie de Fénelon succède un Çatabgue critique et raisonné des différentes éditions et traductions du Té- lémaque, ainsi que des satires, apologies et autres ou- vrages dont le livre de Fénelon a été l'occasion. Ce Cata- logue est le fruit de fort grandes rechercjies ; peut-être le savant éditeur les a- t-il poussées trop loin : était-il, en effet, bien nécessaire de prendre note des ballets et des opéras dont les Aventures de Télémaque ont fourni le sujet ?

j'ai remarqué que M. Adry n'avait point parlé des traductions hongroise et illyrienne : je ne veux ni en donner ![a date, ni en nommer les auteurs ; mais elles existent : H. Govdellâs en ipait mention, page 17 de la Pré- face de sa traduction en grec moderne S

C'est ici une occasion toute naturelle d'annoncer que sir Herbert Croft prépare depuis longtemps une édition Su Télémaque^ e\ doit y joindre une traduction anglaise gu'il a travaillée avec un soin digne d'un si parfait ori- ginal. S'il m'était permis d'avoir un avib sur un ouvrage écrit en anglais, et possible de juger sur quelques pas- sages que sir Herbert a eu la bonté de me faire lire, je dirais que cette nouvelle traduc|,ion effacera complète- ment, pour le langage et la fidéli|,é, celle du docteur Haw^keswrortli *.

* Voy. Villoison, Magasin encyclopédique, an viii, t. V, p. 493.

* Sir Herbert Croft, grand admirateur de la littérature classique, àonnsi un Horace eospUqué par la fonotuation. (Voir- un article de

LE TÉLEMAQU£ DE FÉNELON. 251

Après nous avoir donné cette excellente édition d'un des plus beaux ouvrages qu'il y ait dans la langue fran- çaise, et peut-être dans toute la littérature moderne, M. Adry continue de bien mériter de Fénelon. Il prépare une édition des Dialogues des Morts^ qui sera plus com- plète que celles qui ont paru jusqu'ici. Au nom de tous les amis de Fénelon, c'est-à-dire de tous ceux qui aiment les bonnes lettres, j'engage M. Adry à nous faire bientôt jouir de ce nouveau fruit de ses travaux. Le succès qu'ob- tiendi^a sans doute son Tèlémaque lui sera un encourage- ment, si toutefois aux hommes de son mérite et de son caractère il faut d'autre encouragement et d'autre ré- compense que l'honorable plaisir d'employer utilement leurs connaissances et leurs loisirs.

M. Boissonade dans le Journal de VEmpire du 17 août 1811 et un commentaire àuPetit-Caréme de MassiUon plus curieux qu'utile.) Philologue amateur, il encouragea les instincts philologiques de Çh. Nodier : c'est aujourd'hui son plus beau titre littéraire et ce- lui qui lui a valu un fort aimable souvenir de M. Sainte-Beuve, dans son grand article sur Ch. Nodier.

' {Note deVEditeur,)

LXXIX

THÉÂTRE DU SECOND OEDRE^

Après avoir stéréotypé nos grands classiques, MM. Di- dot ont eu Texcellente idée de publier une suite des écrivains du second ordre, et déjà paraissent, imprimées avec beaucoup de soin et de netteté, les OEuvres choisies deQuinault, de La Fontaine, deDancourt, de Destouches, de Dufresny , de La Motte, de Piron , et de quelques autres auteurs.

1 Cette Étude sur le Théâtre du second ordre forme un ensem- ble dont nous n'avons rien retranché : c'est un morceau isolé d'his- toire littéraire qui est instructif. Mais c'est dans le chapitre VI du quatrième volume de VHistoire de la littérature française^ de M. D. Nisard, que le lecteur trouvera l'idée générale qu'il y a lieu d'en déduire. Cette longue décadence de la comédie fran- çaise après Molière a suggéré au profond critique des aperçus d'une nouveauté saisissante et quelques-unes des pages les plus fines et les plus distinguées de ce livre si classiquement fran- çais.

Pour mieux conserver à cette "Etude son caractère familier, nous suivrons, à partir de Dancourt (no m), l'ordre des articles dans le Journal de rEmptre,bien qu'il ne soit pas tout à fait l'ordre chronologique des auteurs. Nous n'y avons dérogé qu'en faveur de Quinault et de La Fontaine qui, par leur époque et leur im- portance, ne pouvaient venir après \tspoetx minores du xviii* siè- cle. [Note deVEditeur.)

QUINAULT. 253

I

THÉÂTRE ET ŒUVRES CHOISIES DE QUINAULT ».

Nous devons ce recueil à M. Fayolle. Son utile Die- zonnaire des musiciens lui donnait une espèce de droit à l'édition d'un poëte dont les vers éminemment lyriques tout exercé tant d'habiles compositeurs. En effet, sans parler du vieux Lulli, Gluck, Bach, Paësiello, Piccini, Gossec, Philidor, ont travaillé sur les opéras de Quinault. Mais de toute cette musique, une partie est oubliée, on néglige l'autre, et l'étoile même de Gluck commence à pâlir tandis que Quinault, plus heureux que n'ont cou- tume de l'étve les auteurs d'opéras, survit à tous ses compositeurs. Ses beaux vers dureront autant que la langue française : on en sent même mieux le chaime à la lecture; car, disons-le au risque de déplaire, ils sont maintenant trop souvent étouffés sous l'infernal chari- vari d'une légion d'instruments, ou gâtés par les cris obligés des chanteurs époumonés*.

Quinault est semblable à Métastase, devenu pour les Italiens un poëte classique, et dont la poésie harmo- nieuse n'a pas besoin, pour plaire, du charme de la

1 Journal de l'Empire du 5 janvier 1812, et Magasin encycl,, 1812 (t. IV, p. 226).

s M. Boissonade revient sur ce sujet, avec une ironie facile à saisir, à la fin de l'article sur Barthe, p. 317; mais qu'aurait-il dit de l'orchestration moderne?

Au reste, il a pu voir souvent la vive et éloquente indignation de M. Berlioz dans le Journal des Débats contre ce mauvais goût et ce contre-sens perpétuel des compositeurs légers qui accompa- gnent des romances et des cavatines avec la grosse caisse et les trombones. Les masses chorales et les puissances de l'orchestre moderne doivent ôlre réservées aux grandes scènes religieuses ou populaires, comme en présentent les Huguenots et la Juive^ ou aux pages monumentales, comme la Symphonie funèbre et triom- phale ou le Requiem du grand compositeur que nous citons.

{Note de l'Editeur:

à^i THEATRE J)\] SfeCOND ORDRE.

musique *. Pourtant la parité n'est pas entière. Les cen- seurs de Quinault pourront toujours citer contre lui les vers prosaïques et même ridicules de la plupart de ses divertissements, et les mauvaises bouffonneries qui dés- honorent ses premiers opéras : Métastase n'apoiiit de pa- reils défauts, il est toujours également noble et correct. Froserpine, /Àlceste, Thésée, Atys^ Penèe^ A'madis] Ro- land et Armide, voilà les opéras que M. Fàyolle à fâil réimprimer : Ton ne peut qu'applaudir à ce choix. Ce sont les chefs-d'œuvre poëte et ceux dîi théâtre iy; riqdé"; mais je regrette Tsis. Comment rèdîteur à-t-iî pii négliger une pièce sbiit tarit de vers chârniàntâ qu'il connaît', qu il doit savoir par cœur ?

' •-■•I K y i * >1V( J .*

Ce fut dans ces vaUons, par mille détours Inachus prend plaisir à prolonger son cours,

Ce fut sur son charmant rivage

^ , ,.Que sa fille yplage

Me promit de m'aimer toujours. Le zéphyr fut témoin, l'onde fut attentive, Quand lA.Nyi;nphe jura de ne changer jamais ; Mais le zéphyr léger et l'onde fugitive Ont enfin emporté les serments qu'elle a faits.

[IsiSf acte I", scène ii.)

Toute l'a scèhe d'Hiérax et de lo est d'une poésie ravis- sante. Pour différer line union qui a cessé de lui plaire, lo parle des présages sinistres qu'elle a vus et dont elle est troublée ; Hiérax lui répond :

Notre hymen ne déplaît qu'à vptre cœur volage; , Éépondez-moi de vous, je vous réponds des dieux. Vous juriez autrefois que cette onde rebelle Se ferait vers sa source. une. route nouvelle, Plus tôt qu'on ne verrait votre .cœur dégagé : Voyez. couler ces flots dans cette vaste plaine; |3'çst le. même penchant qui tpujpurs l.es entraîne: Leur cours ne change point, et vous avez changé.

1 M. Boissonade, malgré les sarcasmes de Boileau, pensait donc qu'on pouvait alors

Aller Yoir l'Opéra seulement pour les vers (ép. ix»);

au reste, les trop mordantes satires de Boileau contre Quinault, la II' et la m' surtout, sont antérieures à ses bons opéras.

{Note de l'Editeur.)

(ittotîLT: à'èi

Il dit ensuite avec une sensibilité ingénieuse :

'1 » .

|;^Q mal 4e m^li i:ivftux n'égaJ^e.po.i,ii^;Qaa peine; La douce illusion d'une espérance vaine Ne les fait point tomber du falle du honneur; Aucun d'eux, comme moi, ^'a perdu votre cœur.

Comm,e eux» à votre, humeur sévère

Je ne sviis point accoutumé.

Quel tourment de cesser de plaire. Lorsqu'on a fait l'essai du plaisir d'être aimé !

Il n'y ,âvait alqrs que Racine et Quinàult qui possé- dassent à ce point Téloquence du sentiment, et sussent donner au vers français cette harmonie douce et tendre. Quinàult eut avec Racine une autre ressemblance, Ils

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terminèrent tous deux leur carrière théâtrale par leur

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meilleur ouvrage, et n'ont point été surpassés. Athalie est toujours la plus belle des tragédies,, conjime Armide le plus beau des opéras, ^et, ce qui complète le jptârallèle, ramenés tous deux à des pensées chrétiennes, ils se repentirent d'avoir travaillé pour la scèn^.

Ace choix des opéras de Quinàult, M. FayoUe a joint la Mère coquette , coinédie que le sty^e et les détails font Ijre avec plaisir; Regnard, selo^ l'observation de La Harpe, y çt pris quelques-uns des traits dont il a peint le marquis du Joueur, Elle a deux titres, la Mère coquette ou les Amants brouillés, et le second est le plus convenable, car c'est une pièce d'intrigue let non de caractère.

Je répète une remarque de M. Fayolle; mais je ne suis plus tout à fait de son, avis quar^d il loue le dénoû- ment qu'il troijLve naturel ; ne fallait-il pas ajoutçr qu'il est incomplet? La coquette veut se ipârip; mais elle a un mari qu'elle croit mort, ou plutôt qu'elle voudrait croire mort et qui ne Test pas. Ce mari joue dans l'intrigue un rôle très-considérable et d'où pourraient naître des situations plaisaptes, mais il ne paraît point, et l'on arrive à la dernière scène sans l'avoir vu. La reconnaissance des deux époux a lieu derrière le

256 TJBUéATRE DU SECOND ORDKE.

théâtre, et à peine en failK)n le récit. La situation était peut-être difKcile à traiter; mais au moins fallait-il essayer. Le spectateur s'attend, dès le commencement de la pièce, à être témoin d'une entrevue qui ne peut manquer d'être très-comique, et il s'en promet un grand plaisir; au lieu d'une action animée et plaisante, le poète lui donne mie narration de quatre ou cinq vers. Je crois que c'est un défaut.

Le théâtre n'a pas toujours occupé Quinault. « I] a « fait encore, dit Perrault dans ses Hommes illxistres, « beaucoup d'autres poésies d'un autre genre, qui ont été fort estimées et qui marquent l'abondance et la « délicatesse de son esprit. De ce nombre est la Descrip- « tion de la maison de Sceaux de M. de Colbert, petit « poëme des plus ingénieux et des plus agréables qui se « soient faits de ce temps-ci.

Mais tous ces ouvmges étaient restés manuscrits : à la mort de Quinault, ils passèrent entre les mains de l'un de ses gendres, et son testament portait la clause expresse que rien ne serait imprimé *. Cette disposition a été jusqu'à celte heure scrupuleusement respectée; mais M. de Colbert avait possédé une copie de celte Description de Sceaux, et ce précieux volume se trouve aujourd'hui dans le cabinet de madame de Bure. 14. Fayolle fut instruit de cette particularité par M. Van Praët, « homme aussi savant qu'aimable, » comme il l'appelle fort bien : présenté par lui, il obtint la per- mission de prendre ime copie de ce rare manuscrit et de la faire imprimer. Les gens de lettres ne peuvent trop remercier madame de Bure d'une complaisance si aimable.

Ce poëme de Sceauj; est en deux chants. On y trouvera

1 Vie de Quinault, en tête de ses Œuvres, édition de 1739, p. 69. il

QUINAULT. 257

beaucoup de poésie, beaucoup dlmages, de la mollesse, de la grâce, une heureuse facilité, quelquefois aussi de la faiblesse. Le second chant contient une belle descrip- tion d'un tableau de VÀurore^ peint par Le Brun : j'en transcrirai un assez long passage ; on en comprendra mieux la valeur du poëme et tout le prix du service que M. FayoUe a rendu à la littérature :

Du dieu de la clarté l'aimable ayant-courrière De la porte du jour fait ouvrir la barrière, Et de Taffreuse nuit perçant le voile obscur,

Avec de longs traits de lumière.

Trace sur le céleste azur De l'astre qui la suit la brillante carrière. Deux coursiers bondissants tirent son char pompeux Et d'un souffle enflammé chassent l'air ténébreux

Qu'ils rencontrent sur leur passage.

Un épais et sombre nuage

S'ouvre, s'abaisse devant eux, Et devient sous leurs pas un chemin lumineux. Déjà ces deux chevaux, dans leur ardeur bouillante, ' Sentent que le grand jour ne saurait plus tarder. Déjà près de descendre, ils semblent regarder Le détour le moins long et la moins rude pente. Ces deux Amours jaloux qui veulent les guider Paraissent résolus à ne se rien céder :

L'un tire, l'autre se mutine.

Tous deux font voir môme fierté; Dans le milieu des airs le char semble arrêté

Par l'effort dont chacun s'obstine

A l'emporter de son cété. Mais quoique ces Amours soient d'une force égale, Et s'animent tous deux par un égal transport, L'Amour qui veut aller du côté de Céphale Fait pencher la déesse et devient le plus fort. Dans l'ardeur d'achever l'entreprise qu'il tente.

Il a laissé tomber ses traits : Leur chute en divers lieux interrompra la paix

Des cœurs qu'un doux sommeil enchante. Et fera ressentir aux malheureux amants Avec le jour naissant mille nouveaux tourments.

Près de ce char le Bruit commence A voler avec violence ; Des ailes qu'il déploie il agite les airs ;

T. II. 17

258 THIÉATRE DU SECOND ORDRE.

H vient éveiller l'Univers ; Il SL (léjà contraint le tioiide Silence

A fuir dans le fond des déserts.

11 tient îa trompette bruyante : Il va bientôt sonner le signal du départ, Pour presser le guerrier endormi sous la tente

De se ranger sous l'étendard. Il n'a pas oublié la cloche étourdissante ; Il porte le marteau qui doitdans les cités,

Par mille coups précipités

Sur l'enclume retentissante, Réveiller en sursaut les molles voluptés.

« Ce tableau, dit M. FayoUe, n'existe plus que dans « les vers du poëte. Il appartiendrait à Gérard de le « refaire d'après Quinault, comme celui-ci Ta fait d'à* « près Le Brun. »

P. S.— J'ai parlé en homme aussi convaincu que M. FayoUe lui-même de la réalité de sa découverte; mais je viens d'en faire une qui me donne des doutes, et je recommencerais mon article, si j'en avais le temps. L'auteur de la Vie de Quinault que j'ai citée plus haut dit, il est vrai, que l3i Description de Sceaux était au nom- bre des manuscrits remis au gendre de Quinault; il est encore vrai que l'abbé d'Olivet, qui a donné, dans VHistoire de V Académie française^ la liste des ouvrages imprimés de Quinault, n'y à pas compris ce poëme. Mais voici un passage qui m'embarrasse : « On a imprimé de « lui (de Omnault) quelques épigrammes qui font voir «r qu'il badinait très-agréablement, et un petit nombre «r d'autres poésies, entre autres la Description de la mai- « son de Sceaux de M. de Colbert, petit poëme écrit avec « beaucoup d'esprit et de déUcatesse. » C'est l'abbé Goujet qui s'exprime ainsi dans la Bibliothèque française (t. XVIII, p. 252); il est exact, il est instruit : cependant il se trompe quelquefois, et je suis fort tenté de croire qu'il est ici dans Terreur. Pour s'en bien assurer, il fau- di*ait parcourir les Recueils de poésies et les Mercures

LA FONTAINE* ^69

publiés depuis 1673, époque àlaquelle Sceaux fut com- mencô, jusqu'à la mort de Quinault, arrivée en 1688. Je ne suis pas à portée de faire cette recherche ^

II

THÉÂTRE DE LA FONTAINE «.

« Il serait à souhaiter (disait M. Geoffroy, il y a près « d'un an) qu'on donnât un Théâtre de La Fontaine qui « contiendrait V Eunuque, le Florentiny la Coupe enchantée, « Ragotin et le Veau perdu et retrouvé. » Cette idée vient

> [Ces recherches ont été faites par M. FayoUe* En Toici le résultat annoncé dans le Journal de VEmpire du 9 juin 1819. L'ar- ticle sur Sawrin commence ainsi] :

« En annonçant le recueil des Œuvres choisies de Quinault^ aprèp avoir fait sentir tout le prix que donne à cette édition le poemd de Sceauxy si heureusement retrouvé par M. FajoUe, j'ai ajouté qu'un passage de l'abbé Goujet me donnait des doutes. En effet, il résultait nettement de ce passage que la Descrij^tion de Sceaux n'était pas inédite.

«c Pour s'assurer de la vérité, il fallait des recherches qae j'ai indiquées, ne pouvant m'en occuper faute de loisir. M. FajolU les a faites : il j était intéressé.

« J'apprends, par une lettre qu'il m'a fait l'honnenr de m'é- crire, que l'abbé Goujet s'est effectivementtrompé. Sa phrase sur la Description de Sceaux est empruntée à Titon du Tillet; il l'a altéré en le copiant : il lui fait dire ce qu'il ne disait point.

« Je n'ai pas manqué de consulter le Paumasse du Tillet, à l'ar- ticle ÇiuinauXt, et je me suis convaincu de la maladresse de l'abbé Goujet. Ainsi, plus de doute : la Description de Sceaux était réellement inédite, et c'est à M. Fajolle que nous devons publication de ce poëme très-agréable qui ajoutera quelque chose à nos richesses littéraires, et ne nuira point k la réputation de l'auteur, double avantage qui résulte rarement des ouvrages posthumes, en général peu utiles aux lettres et à U gloire des écrivains. » Q

' Journal de VEmpire du 8 mai 1812, et Magasin encyclopédique, 1812 (t. IV, p. 457).-- L'article est le même dans les deux jour-

260 THIÉATRB DU SECOND ORDRE.

d'être exécutée par MM. Didot [et FayoUe]. Leur édition du Théâtre de La Fontaine contient les pièces indiquées par M. Geoffroy, à l'exception pourtant du Veau perdu et retrouvé^ petite comédie en un acte et en prose, qui n'a jamais été imprimée.

Les éditeurs nous donnent de plus deux actes d'une tragédied'iic/ii//e. Ce fragment, déjà connu, ne fait pas grand honneur au talent de La Fontaine ; mais il en fait à son jugement. On voit que le poëte, sentant son impuis- sance, abandonna sagement un genre pour lequel la nature ne l'avait pas formé, et qu'il ne s'obstina point à faire parler à sa muse légère, badine et négligée, un langage dont elle ne pouvait atteindre la dignité et qui lui ôtait toutes ses grâces. Il n'y a peut-être dans ces deux actes qu'un seul vers que l'on puisse retenir. Achille avoue qu'il aime, « qu'il est touché, qu'il se rend et connaît les faiblesses d'un cœur. » Patrocle lui répond :

Loin les cœurs qui se sont de l'amour garantis, S'il en est.

Cette réflexion naïve : s^U en est^ appartient bien à La Fontaine, et c'est bien son style, mais ce n'est pas le style de la tragédie.

Si la Coupe enchantée n'est pas de La Fontaine, au moins on peut la lui atti'ibuer, sans faire injure à sa mémoire. Elle a été imprimée déjà sous son nom ; mais

nauz, si ce n'est que, d'après le Journal de VEmpirOt l'édition aurait été procurée par MM. Didot, tandis que le Magasin, un peu plus tard, l'attribue à M. Fayolle, déjà l'éditeur du Théâtre de QuinauU, On ne s'étonnera pas, au reste, que M . Didot, traduc- teur des Eglogues de Virgile et auteur de plusieurs ouvrages en vers, ne se soit pas borné au rôle de libraire-éditeur^ et qu'il ait apporté à M. Fayolle son concours éclairé pour la partie cri- tique et littéraire. Nous réunissons donc ici les noms de MM. Didot et Fajolle. [Note de l'Editeur,)

LA FONTAINE. 261

je Tai vue aussi sous celui de Dancourt : il y a même des autorités pour la donner à Champmêlé *.

Quand à Ragotin^ les opinions sont unanimes. Personne malheureusement ne conteste à La Fontaine la propriété de Ragotin, Il a mis en mauvais vers la prose originale de Scarron, et Ta complètement gâtée. Ce n'est pas en ce genre la seule tentative q^i n'ait pas réussi : je me rap- pelle Qu'un M. Le Tellier d'Orvilliers a rimé incognito le Roman comique*,

Scarron commence ainsi, d'un ton burlesquement sé- rieux : « Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses che- vaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure; mais au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des courbettes, respirant un air marin qui les faisait hennir, et les avertissait que la mer était proche, l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. » La Fontaine met à peu près les mêmes paroles dans la bouche d'un La Baguenaudière, qui n'est pas celui du roman : « Cet « homme d'une taille si haute au-dessus des plus « grandes, qu'encore qu'il fût assis, Ragotin croyait « qu'il fût debout. » Ce La Baguenaudière est M. de La Rapinière, sous un autre nom, et Ton ne voit pas trop ce qu'il y a d'heureux dans ce changement. Voici comment s'exprime ce personnage :

DéjàPhœbus, Toisin de ses moites retraiies,

Ne semble plus mener ses cheT&liz qu'à courbettes :

t Dans l'édition de La Fontaine, de M. Walckenaër, la question est tranchée par l'éditeur, qui nomme à la fois La Fontaine et Champmôlé. Ainsi la collaboration date de loin! Ce n'est pas notre siècle qui l'a inventée. {Note de VEditew,)

Mercure, décembre 1730 et mois suivants.

adS THiUTBE DU SECOND ORDRE.

Ce dieu porte-lumière, aux jeux vifs, au blond crin, Ainsi que que du tabac, respire un air marin, Et sentant que Téthya apprête sa litière...

Outre le peu de mérite qu'il y a dans de pareils vers, il faut avouer que cet hémistiche : « Ainsi que du tabac, est d'une trivialité choquante et du plus mauvais goût.

Dans Scarron, le récit de la scène du pot de chambre est on ne peut plus comique ; il l'est beaucoup moins dans La Fontaine, dont le style est d'ailleurs par trop négligé. On en jugera par quelques lignes, je ne veux pas dire par quelques vers :

Le maudit La Rancune, homme sans conscience, N'avait pas jusqu'au bout lassé ma patience : Pour reprendre le pot, lui-môme Ajant porté Tout son corps hors du lit, de force il m'a planté Un coude dans le creux de l'estomac, terrible, M'éyeillant en sursaut à cette masse horrible : Morbleu! me suis-je alors écrié : Je suis mort. Je vous demande excuse, a-t-il dit, et j'ai tort ; Mais de peur d'interrompre, en ma douleur extrême, Votre sommeil encor, j'ai pris le pot moi-même. ^Malepeste! ai-jedit; m'étouffer, m'accabler, "hL'enfondrer l'estomac, n'est-ce pas le troubler? Mais lui, sans m'écouter

{Ragotin, acte II, scène ii.)

Cette aventure du pot arrive, dans le roman, à im cer- tain marchand du bas Maine, qui avait eu la complai- sance d'offrir à La Rancune la moitié de son lit. Dans la pièce de La Fontaine, c'est le « désastreux Ragotin » qui est si cruellement mystifié. La Fontaine a voulu accumuler sur son printipal personnage toutes les dis- grâces et tous les ridicules : il a cru rendre le rôle plus plaisant; mais il est trop chargé, et au lieu d*amuser et d'exciter le rire, il fatigue et ennuie.

A mon sens, Ragotin est une comédie détestable. M. Geofllfoy écrivait : « L'on peut juger qu'un homme

LA FONTAINE. 26â

« tel que La Fontaine aura su tirer parti du roman de « Scarron, qu'on nomme comique à si juste titre. » Je puis me tromper, mais je pense que, quand M. Geoffroy aura lu le Ragotin de La Fontaine, il s'étonnera de voir ce grand poëte si fort au-dessous, non-seulemelit de lui-même, mais de Scarron. Peut-être aussi trouvera-t-il que les scènes si plaisantes du Roman comique ne peu- vent guère être transportées sur le théâtre. Au moins, La Fontaine pouvait-il, même dans un sujet mal choisi, avoir un meilleur style.

Pour ma part, j'en sais bon gré à MM. Didot et FayoUe: Ragotin est une mauvaise farce, mais elle est de La Fontaine, et ils ont bien fait de la réimprimer. Je suis de ceux qui aiment à ne rien perdre, pour qui tout ce qu'ont écrit les hommes célèbres est précieux et digne d'être conservé. Leurs chefs-d'œuvre instruisent et plaisent; on peut aussi s'instruire par leurs fautes.

Puisque nos éditeurs ont ime telle exactitude, je leur donnerai, pour Tédition qu'ils préparent des Œuvres diverses de La Fontaine, un avis que je donnai autrefois à un autre éditeur qui n'en a pas tenu compte. Peut- être a-t-il eu raison : ils en jugeront. Je lui conseillais d'imprimer, à la suite des Filles de Minèe^ une traduction faite par La Fontaine de la belle épitaphe HAtimele et d'^Homono'è :

Si pensare animas sinerent crudelia fata, etc. *.

* Cette épitaphe se trouve dans plusieurs collections, entre autres, dans V Anthologie de Burmann, t. II, p. 00, et dans leè Petits Poètes àe Wernsdorf, t. 111, p. ?I3. Elle a été réimprimée dans le tome II des Poetx minores^ de la collection Lemaire, p. 269 et suiv.

On est tout surpris de ne pas trouver cet intéressant frag- ment, ou l'avertissement très-curieux qui le précède, dans l'édi- tion complète de I.a Fontaine, en six volumes, procurée par Walckenaër, en 1821. H. de Balzac, qui n'était pas encore le grand peintre de la Comerff'e humaine, imprima, en 1826, une édition complète de La Fontaine, do compte à demi avec Saulelet, et

264 TH^TRË DV SECOND OfiDRE.

Cette traduction, ensevelie dans un recueil devenu rare', mérite d'être tirée de l'oubli. Elle est trop longue pourqueje la puisse tranacrire ; mais en voici quelques vers qui, je l'espère, ne paraîtront pas indignes de La Fcmtaîne ni de l'original :

Tu qui leeora proeedia mente, parumper

Si(te gradum, quœao, verbaque paactt legs, nia ego quœ claris fueram prœlata pnellis,

Hoc Homonœa brevi condita sum tumulo, Cui formam Papbie, Cbariles tribuera decorem,

Quam Patlas cuDctla artibua erudiit. Noudum bis denoa œtas mea viderai annos ;

Ii^ecere m anus in vida Pata mihi ; Neo pro me queror boc : morte est mihi trietior ipsa

H<eror Atimeti conjugis ille mei.

Et toi, passant tranquille, apprends quels sont no» maux. Daigne ici t'arréier un moment b les lire. Celle qui préférée aux partis les plut hauts, Sur le cceur d'Atim&ta acquit uu doux empire, Qui tenait de Vénus la beauté de ses traits. De Pallaa son savoir, des Grâces ses attraits, Glt BOUS ce peu d'espace, en la tombe enserrée. Vingt soleils n'avaient pas ma carrière éclairée.

C'est Atimëte seul qui fait que je m'en plains : Ma mort m' afflige moins que sa douleur amère.

II faudrait encore extraire du même recueil un aver- tissement où La Fontaine parle de Platon avec justesse, et dans un langage très-élégant et trèa-châtié.

Une autre pièce de vers que je recommande à l'atten- tion de MM. Didot et Fayqlle, c'est l'épitre dédicatoire du Recueil de poésies chrétiennes et diverses Imprimé en

n'eut garde de mettre les traductions en vers auxquelles son

savant prédâcesseur n'avait pas donné place, mais dont il parle an

livre IV de son Hiitoir» de LaFonlaine, p. S71, édition de 1824.

{Notedtl'EdUtur.)

I (Kmin* des sieurs de Mancroiz et de La Fontaine. Q

LA FONTAINE. 265

1671 *. Les éditeurs avaient prié La Fontaine d'en com- poser la dédicace; il y consentit et Tadressa au prince de Gonti. Le poète ne se serait pas nommé, qu'on le re- connaîtrait sans peine, et aux choses qu*il dit et à la ma- nière dont il les dit :

Ésope se soutient par ses inventions : J'orne de traits légers ses riches fictions. Ma muse cède en tout aux muses favorites Que rolympe doua de différents mérites, Cependant à leurs vers je sers d'introducteur : Cette témérité n'est pas sans quelque peur. De ce nouveau recueil je t'offre l'abondance, Non point par vanité, mais par obéissance. Ceux qui^ar leur travail l'ont mis en cet état, Te le pourraient offrir en termes pleins d'éclat. Mais craignant de sortir de cette paix profonde Qu'ils goûtent en secret, loin du bruit et du monde, Ils m'engagent pour eux à le produire au jour, Et me laissent le soin de t'en faire leur cour. Leur main l'eût enrichi d'un plus beau frontispice; La mienne leur a plu, simple et sans artifice.

Ces solitaires, dont parle La Fontaine, sont sans doute MM. de Port-Royal. Toujours fidèles à leur système d'humilité chrétienne, et fuyant l'éclat et la célébrité, ils demandèrent le privilège de leur recueil, sous le nom supposé de Lucile Hélie de Brèves, que M. Barbier explique par Louis-Henri de Loménie de Brienne ; mais il n'a pas dit sur quelle autorité. Les vers de La Fontaine désignent évidemment une société de solitaires, et ne peuvent convenir à M. de Brienne. Je m'appuie d'ailleurs sur l'opinion de Marais, auteur d'une bonne Histoire de La Fontaine^ dont, Tannée passée, un littérateur, aussi modeste que savant [M. Chardon de la Roche tte], nous a donné la première édition. De plus, on n'ignore pas

1 II 7 en a des exemplaires sous la date de 1679. Ce n'est qu'un changement de titre. Cette pièce se trouve au tome VI, page 85, de l'édition Walckenaër. Le morceau sur Platon se lit au mâme tome, p. 194, édition de 1821. {NoU de VEdUeu/r.)

366 TH^ATfiE DU SECOND ORDRE.

que La Fontaine fut très-lié avec les jansénistes, et même, en 1664, il fit, contre Escobar et sa morale relâchée, une Ballade dont le refrain était :

Escobar fait an chemin de velours ^.

Cette Ballade est encore un morceau dont nos éditeurs feront très-bien d'enrichir leur recueil. Elle était devenue si rare, que Téditeur de Marais, ayant voulu la joindre à

^ [Nous empruntons au Journal de V Empire du 9 juin 1812 (ar- ticle sur Saurin) une reetification de M. Boissonade lui-même à cette conjecture] :

« Au sujet du poëme de Sceaux, par Quinault, j'avais eu la prudence de ne pas m'aventurer sur la foi de l'abbé Goujet; j'aurais avoir une pareille circonspection dans mon article sur le Théâtre de La Fontaine^ et ne pas suivre aveuglément l'au- torité de Marais.

« D'après Marais, auteur d'une Vie de La Fontaine (publiée en 1811, par M. Chardon de La Rochette), j'attribuais à MM. de Port-Royal ce Recueil de poésies chrétiennes» M. Barbier avait dit que ce recueil, publié sous le nom de Lucile Hélie de Brèves, était de Louis-Henri de Lofnénie de Brienne; mais M. Barbier n'arait point cité ses auteurs, et Marais m'entraînait. C'était un homme profondément versé dans l'histoire littéraire et qui, d'ailleurs, avait fait une étude particulière de celle de La Fon- taine. Les vers mêmes du poëte semblaient confirmer son témoi- gnage :

Ceux qui par lear travail Tont mis en cet état

Te le pourraient offrir en termes pleins d'éclat; Mais craignant de sortir de cette paix profonde, Qu'ils goûtent en secret, loin du brait et du monde. Ils m'engagent poor eux à le produire au jour, Et me laissent le soin de t'en faire leur cour.

c II me paraissait démontré que ce recueil était l'ouvrage d'une société d'éditeurs, et quand M. Barbier jn'eut fait l'hon- neur de m'écrire qu'il avait suivi le Dictionnaire de Moreri, je ne fus presque point ébranlé : en effet, l'article du Moréri était de ce même abbé Goujet qui,s'étant trompé sur Quinault, pouvait bien aussi se tromper sur La Fontaine.

« Je songeais aux moyens d'éclaircir cette difficulté, quand le savant M. Âdry me communiqua, avec cette complaisance qui le distingue, des remarques très-précieuses, et qui décident abso- lument la question. J'en ferai une courte analyse, ne pouvant les insérer ici tout cntièies.

* -Marais était mal informé : le recueil n'est point de MM. de

LA FONTAINE. 267

quelques pièces inédites dont il a orné ses notes, ne put réussira se la procurer. M. Barbier a été plus heureux : il Ta déterrée dans une vieille collection et l'a fait im- primer par le ./owrnat (le Paris du 21 avril 1811. Elle a reparu depuis dans le Nouvel Almanachdes Muses de cette année|1812], tout le monde a pu la lire, et MM. Di- dot et Fayolle la trouveront sans peine.

Port-Rojal, mais de M. Loménie de Brienne, qui vécut dans la congrégation de l'Oratoire depuis 1663 jusqu'en 1670. Ce fut dan« cette retraite qu'il forma la collection dePoésIeê ehréUennês dont La Fontaine fit la dédicace. Si La Fontaine a employé le pluriel en parlant du seul M. de Brienne, c'est une licence dont lei exemples ne sont pas rares, surtout en poésie. M. Adry s'appuie sur les Mémoires manuscrits de M. de Briennef et il en cite on passage que je transcrirai :

« Il no laissa pas (dit M. de Brienne qui, dans ses MémoWeê, « parle de lui-môme à la tierce personne), il ne laissa pas de « s'occuper utilement dans sa retraite de Saint-Magloire, puis- « que, outre les Insiitutionè de Taulh'ef etc., ce fut encore lui qui « eut soin do rassembler les pièces de vers qui sont dans le He- « cueil que M. de La Fontaine, son ami particulier, se chargea, à c sa prière, de dédier à M. le prince de Conti; c'est à la conit« « dération de celui-ci, et par l'ordre de sa vertueuse mère, qu'il « entreprit cet ingrat et fatigant travail intitulé par lui "RécuéiX « poésiei clvfétiennet. Le privilège lui fut accordé sous le nom « supposé de Lucile-Hélie de Brèves, parce qu'il se nomme « Louis-Henri de Brienne. »

« L'Avertissement du recueil est aussi de M. de Brienne ; mais \tL Préface est de M. Laooelot, alors précepteur du jeune prince de Conti, et non pas de M. Nicole, comme Marais le pensait.

« Il reste prouvé que Marais se trompait et que j'ai eu tort de le suivre. En m'avertissant de cette erreur, M. Adry m'a rendu un service dont je le remercie sincèrement. Je ne suis pas moins reconnaissant do ce qu'il a bien voulu me permettre de faire part à mes lecteurs de ces utiles renseignements. »

O

[Huit ou neuf ans plus tard, en 1826, M. Walckeaa0r, dans son Histoire de La Fontaine, devait adopter toutes ces rectifications, et lui aussi populariser ces détails piquants qui nous montrent l'auteur de Jocondd et de la Cowtisane amoureuse, prêtant, par com- plaisance pour un ami, son nom et son talent à un recueil de poésies pieuses. Au reste, dans une note, M. Walckenaër renvoie à l'article de M. Boissonade que nous donnons.]

{Noté l'Editeur.)

268 THEATRE DU SECOND ORDRE.

III ŒUVRES CHOISIES DE DANCOURT i.

Je parlerai moins de Dancourt que de l'édition nou- veUe. car je n'irai pas me jeter dans une dissertation sur le mérite de cet écrivain, sur le genre de son talent, et sur la place qu'il faut lui donner parmi nos comi- ques : les lecteurs de ce journal connaissent l'opinion de M. Geoffroy et ne me demandent pas la mienne. L'in- génieux auteur de l'article Spectacles a traité cette ma- tière plusieurs fois, et toujours avec ce goût, cette abondance d'idées et d'aperçus qui distinguent ce qu'il écrit : après lui, que saurais-je dire?

Cette édition stéréotype n'est pas complète; et c'est déjà un mérite. Dancourt n'est pas un auteur qu'il con- vienne de stéréotyper tout entier. Dans son théâtre, tout n'est pas de la même force ni du même intérêt. Il a com- posé une foule de petites pièces de circonstances qui, n'ayant plus d'à-propos, n'ont plus rien de piquant. Il fallait donc faire un triage, si je puis m'exprimer ainsi ; et l'homme de lettres (M. Auger), chargé par MM. Didot de présider à cette édition a donné, dans le choix des comédies qu'il a conservées, une nouvelle preuve de son excellent goût.

On trouvera dans ce recueil les grands ouvrages de Dancourt que revoient et relisent toujours avec plaisir ceux que n'a pas corrompus la tristesse du siècle : les Bourgeoises à la mode, les Trois Cousines, la Femme cPin- trigu^, le Chevalier à la mode, et ces petites pièces, si vives, si gaies, si comiques : les Vadances, les Vendanges de Suresnes^ le Moulin de Javelle, le Cv/rieux de Compiègne,

* Journal de VEmpir$ du 4 août 1811 .

DANCOURT. 269

la Maison de campagne et plusieurs autres dont il serait trop long de transcrire les titres.

Dans une notice fort bien faite, et qui n'est pas un médiocre ornement ajouté à cette nouvelle édition, M. Auger a rassemblé les particularités les plus remar- quables de la vie de Dancourt, et apprécié son talent avec beaucoup de finesse et de vérité. On en jugera par le morceau que je vais copier; il est im peu long, mais ne le paraîtra pas :

« On a blâmé Dancourt de n'avoir peint que de mau- « valses mœurs; Regnard et Le Sage doivent partager « avec lui ce juste reproche : ce n'est pas la morale t seulement, c'est principalement le goût qui le leur « adresse. A une époque d'extrême corruption, comme « étaient la fin du règne de Louis XIV et toute la Ré- « gence, le poète comique ne devait point, sans doute, « peindre des mœurs pures et des sentiments d'honneur « dont la société ne lui offrait point le modèle ; mais sans « manquer à la vérité, il pouvait placer, dans le foyer « de la plus contagieuse immoralité, quelque personnage « qu'elle n'eût pas encore atteint : il le devait pour Thon- « neur de l'humanité, pour l'intérêt de son art et le « triomphe même de son talent. L'effet des passions ar- « dentés est de préserver des vices, qui sont ordinaire- « ment froids et presque réfléchis : par conséquent, les « amants sont des personnages dont le poète pouvait « naturellement faire contraster Thonnéteté , au moins « accidentelle, avec cette dépravation épidémique dont t tous les autres devaient être attaqués. On évite soi- « gneusement sur la scène de donner des ridicules aux « amants favorisés; par le même principe, il fallait s'abs- « tenir plus soigneusement encore de leur donner des « vices. C'est en ceci, comme en toutes les autres parties « de l'art, qu'on voit éclater le grand sens de Molière. Ce profond génie avait reconnu qu'au sein même de

270

THEATRE DU SECOND ORDRE.

raction la plus fortement comique, il fallait quelque chose pour le cœur, c'est-à-dire un intérêt doux et pur. Cet intérêt^ tous ses amants Tinspirent : Horace de V École des femmes^ Valère de V École des maris, Gléonte du Bourgeois gentilhomme, Gléante du Malade imaginaire, Valère du Tartufe, Clitandre des Femmss savantes, tous, en un mot, nous mettent du parti de leur amour : tous nous associent fortement à leur espoir, à leurs désirs, à leurs craintes, à leur joie, par la raison que leur cœur est honnête autant que passionné. Dancourt, au contraire, a fait de tous ees amoureux, ou de vils chevaliers d'industrie, oii de jeunes seigneurs ruinés, plus vils encore peut-être, vivant aux dépens des vieilles folles et des bour- geoises entêtées de la qualité. Qn'en résulte-t-il7 On rit; mais on ne s'intéresse absolument à personne, et Ton ne remporte de la représentation que l'impression d'une gaieté passagère. Toutes ces idées me semblent aussi vraies que bien exprimées. Ce principe de l'honnêteté des amants est tellement méconnu par Dancourt, qu'il donne même à ses jeunes filles à marier une' très-grande liberté de propos et de manières, ce qui est la chose du monde la plus fausse et la plus choquante. La Marianne des Bour- geoises à la mode, la Uxoile du Chevalier, et toutes les autres jeunes amoureuses sont des demoiselles comme il n'y en eut jamais, et leur indécence, n'étant point naturelle, n'a par cela même rien qui fasse rire. En cette partie, Dancourt a dépassé le but : aller au-delà, ou n'y pas atteindre, c'est le manquer également.

M. Âuger fait sur le même sujet une autre remarque que je veux aussi proposer à l'attention de mes lecteurs : « Oserons-nous dire qu'une fois Molière semble avoir c fait une fausse appUcation de ce grand principe dra- « malique que nous venons de faire ressortir de ses ou-

DANCOURT. 271

vragcs? GlitanJre de Georges Dandln est un homme bien né, bien élevé, bien amoureux; mais c'est la femme d'un autre qu'il désire, si toutefois il en est encore à la désirer. Doit-on s'intéresser à cet amour illégitime? Non, sans doute, et cependant comment n'y pas prendre intérêt, en voyant combien Clitandre est digne d'être aimé, par comparaison surtout avec Georges Dandin, dont les manières sont si rustiques et si brutales? On trouve trop de mérite à Clitandre et trop d'excuses à Angélique. Peut-être Molière eût-il faire dans cette seule pièce, comme Dancourt dans toutes les siennes, de l'amant un chevalier d'industrie, et de la maîtresse une franche coquette. La leçon qu'il prétendait donner aux manants assez sots pour vou- loir des femmes demoiselles n'en eût été ni moins

0

forte ni moins complète, et des rigoristes n'eussent

pas été tentés de se méprendre sur le but vraiment

moral de l'ouvrage. »

Si je ne me trompe, Molière a moins de tort qiie M. Auger ne le croit. Clitandre est un homme sans mora- lité aucune : c'est un libertin effronté et de la plus rare impudence. Il répond à M. de Sotenville qui lui reproche sa conduite : « Je suis honnête homme : me croyez- « vous capable d'une action aussi lâche que celle-là? « Moi, aimer une jeune et belle personne qui a Thon- « neur d'être la fille de M. le baron de Sotenville! Je « vous révère trop pour cela et suis trop votre serviteur. « Quiconque vous l'a dit est un sot, un coquin, un ma-

* raud. Je lui apprendrai bien à tenir de pareils dis-

cours d'une personne comme moi ! » Assurément ce ton grossier de persiflage n'est pas d'un honnête homme : c'est celui d'un franc libertin qui se moque de tout. On ne peut s'intéresser à l'amour d'un tel homme ; car il n'a point d'amour. Sa fantaisie pour Angélique ne mérite pas ce nom. Il la traite avec une légèreté, une imper ti-

272 THÉÂTRE DU SECOND ORDRE.

nence excessives. Croirait-on qu'il n'a pas même pris la peine de lui écrire sa déclaration ? Il a chargé Lubin, une espèce de paysan, d'aller lui dire qu'il est amoureux d'elle et qu'il souhaite l'honneur de lui parler. Certai- nement il n'y a rien pour le cœur dans une pareille tendresse. Quant à Angélique, elle est aussi franche coquette que M. Auger le demande; elle est même un peu plus que coquette. L'ambassade de Lubin ne Teffa- rouche point; la conduite impolie de Ghtandre n'a pas même le pouvoir de blesser son amour-propre. Elle lui fait dire qu'elle lui est tout à fait obligée de son affec- tion, et qu'il faudra chercher quelque invention pour s'entretenir. Dans sa première scène avec Chtandre, en présence de son père et de son mari, elle pousse l'effron- terie à un excès inconcevable, et puis elle s'écrie avec une rare et plaisante hypocrisie : « Cela est bien horrible « d'être accusée par un mari, lorsqu'on ne lui fait rien qui ne soit à faire. >

Tout le reste est de ce ton. Ainsi, dans le Georges Dan- din^ MoUère n'a pas fait une fausse application de son principe, puisque son principe n'a pas été appliqué et qu'il ne devait pas l'être. Ce n'est que l'amour honnête que Molière a voulu rendre intéressant. Ayant à peindre une passion illégitime^ en grand moraUste, il a pris d'autres couleurs. Clitandre et Angélique ont tous les vices qui accompagnent ou produisent l'adultère : ils sont corrompus, menteurs et bassement hypocrites *.

Pour terminer cet article, j'emprunterai à l'habile éditeur son ingénieux parallèle de Dancourt et de M. Pi- card. Ces deux auteurs ont été bien des fois comparés ;

i En lisant ces aperçus pleins de justesse sur une farce de Molière, on voit ce qu'aurait pu faire M. Boissonade, s'il avait eu assez de confiance en lui-môme pour aborder la haute criti- que, celle qui (^tudie les maîtres et leurs œuvres.

{Note de V Editeur.)

DANCOURT. 273

ils ne l'ont jamais été avec plus de justesse, et surtout plus de justice.

« On a souvent comparé à Dancourt le comique à qui

t nous devons la Petite Ville et les Marionnettes. Tous

« deux, en effet, doués d'un talent également facile et

« fécond, se sont montrés éminemment vrais dans leurs

« peintures ; tous deux ont habituellement retracé les

« mœurs de la classe moyenne : l'un, sans doute, parce

« qu'il aimait à y prendre ses modèles; l'autre, parce

« que la plupart de ses compositions datent d'une

« époque la classe supérieure n'existait plus, et qu'il

« ne voulait, ne pouvait peindre que ce qu'il avait sous

« les yeux. Tous deux, produisant avec une rapidité

« commandée soit par la nature de leur talent, soit par

« celle des circonstances, et voués, pour ainsi dire, à un

« genre de comédie dont la vérité familière ne se serait

point accommodée des invraisemblances de convention « que Tart applique avec succès au genre plus relevé, « ont préféré la liberté naïve de la prose à la noble « contrainte des vers; tous deux, enfin, ont répandu à

pleines mains dans leurs ouvrages le sel et Tenjoue- « ment. Voilà les rapports qu'ils ont entre eux; mais, « parce que l'un est vivant, doit-on se faire un scrupule

de dire qu'il est bien supérieur à l'autre par la force

des combinaisons dramatiques et par la profondeur « des intentions morales? »

La malignité contemporaine , quelque injuste qu'elle soit d'ordinaire, ne pourra contester cette supériorité. Mais M. Picard devrait-il borner ses succès à surpasser un auteur d'un rang subalterne? Il est dans l'art co- mique de plus belles places qu'à côté ou au-dessus de Dancourt; il les faut chercher dans un autre ordre d'écri- vains, et, quand on possède le talent de M. Picard, on a légitimement le droit d'y prétendre et l'espoir de les obtenir.

T. II. 18

874 THÉÂTRE DU SECOND ORDRE.

IV (OUVRES CHOISIES PIRON i.

Vm priti^u-^i ?Ui me s*e^j; pas npfppié, avait attaqué, ^Uns nn article peu réfléchi, cette collection stéréotype des ($uvres choisies de Piron. M. Auger Ta fort biei; dé- fendue, et, pour le faire, il avait ses raisons dont il est convenu : c'est qull en egt l'éditeur *. Si Ton veut main- tenant rapprocher cet aveu d'une lettre signée L. S. A., et imprimée le mois dernier dans ce journal, prj verra que c'est à M. Auger que nous devons c^ussi Texcellenle édition de Dancourt, dont j*ai parlé il y a quelque temps, celles de La Chaussée, de Dufresny, de Destouches, et plusieurs autres, que je me propose d'annoncer successi- vement.

Les lecteurs aiment à connaître le nom des écrivain^ qu'on leur recommande, et moi, comme lecteur et comme critique, je suis doublement charmé de connaître rhorame de lettres à qui nous devons tant de bonnes éditions, et d'avoir acquis, par sa déclaration, le droit de le nommer publiquement. Quand je suis forcé de critiquer un livre, ma tâche devient un peu moins péni- ble si l'auteur m'est inconnu, ou si je peux feindre de ne le pas connaître Les reproches adressés à un écrivain que je nomme me semblent presque tenir de la person- nalité , et, comme ils peuvent affliger davantage celui qui les reçoit, il m'est plus triste d'être obligé de les faire. Mais lorsque je dois des éloges à un auteur plein d'esprit, talent et de goût, il m'est agréable de le con- naître, et de pouvoir le désigner par son nom à l'estime publique.

i Journal de V Empire du 16 septembre 1811. » Voy. Mercure, i. XLV, p. 42.

PIRON. 278

M. Auger n'a pris dans le théâtre de Piron que GilS" tave Yasa, la Métromanie^ les Courses de Tempe et Arlequin Deucalion.

Il y a dans Gustave des situations fortes et un grand intérêt de curiosité; c'est, des tragédies de Piron, la seule qui ait obtenu et mérité quelque succès, la seulQ qu'il fallût conserver. Elle donne une idée de ce qu*un homme d'esprit peut faire à force de travail et de com- binaisons, dans un genre pour lequel il n'a pas de talent naturel.

La Métromanie est le chef-d'œuvre d€ l'auteur, pt peut- être celui de la haute comédie dans le siècle demipr. L'intrigue est forte et compliquée, sans cesser d'être claire : les caractères, toujours vrais, toujours comiques, sont parfaitement soutenus; les situations sont neuves, imprévues, naturelles; il n'y a pas un mot inutile, pas une scène oiseuse, pas une plaisanterie qui ne soit excel- lente, et Ton ne connaît pas au théâtre une comédie mieux écrite \

Comment se fait-il pourtant que cet ouvrage admii-able réussisse moins à la représentation qu'à la lecture? La cause, dit M. Auger, dans une Notice très-bien faite qu'il a mise au-devant de cette édition, « la cause en est sans « doute dans le sujet même qui, roulant presque entiè- « rement sur des intérêts d'amour-propre poétique, et « amenant nécessairement beaucoup de détails litté- « raires, ne peut que toucher médiocrement le grand « nombre de spectateurs à qui les lettres sont indiiFé- « rentes. De nos jours, plusieurs auteurs dramatiques

1 C'est aussi l'avis de M. Nisard. Voyez, à ce sujet. Histoire de la littérature françaisct t. IV, chap. vi, § 3, et notamment le mor- ceau qui commence par ces mots : « Piron semble avoir écrit la t Métromanie devant quelque image de Molière, les yeux fixés « sur les traits du contemplateur, l'interrogeant sur l'art do « créer un caractère. »

I^Note de V Editeur.)

276

THKATRE DU SECOND ORDRE.

« ont éprouvé , à leurs dépens , que tout ce qui les t amusait, eux et leurs pareils, ne devait pas pour cela « divertir le parterre et les loges. »

Ce critique, dont j'ai parlé plus haut, reproche à M. Auger d'avoir omis les Fils ingrats ^ pièce détestable de tous points, et qui serait à jamais restée dans Toubli qu'elle mérite, si un succès brillant dans un sujet ana- logue n'avait récemment donné lieu à quel(jues rappro- chements qui n'ont pu faire honneur à M. Etienne, que parce que l'auteur des Fils ingrats est aussi l'auteur de la Métromanie *. a La seule remarque un peu intéressante à laquelle, dit M. Auger, cet ouvrage puisse donner lieu, c'est qu'il est du genre sérieux et même larmoyant, et qu'il est antérieur de cinq années à la première comédie de La Chaussée, que Piron persécuta de ses épigrammes pour avoir voulu attendrir ses specta- teurs. Piron aurait-il pris pour autant d'affronts les nombreux succès de La Chaussée dans une carrière que lui-même avait ouverte moins heureusement ; ou bien, en tout genre, les convertis auraient-ils un zèle plus amer que ceux qui n'ont commis aucune faute ? Quoi qu'il en soit, il est à observer que les ennemis les plus déclarés du tragique bourgeois ont composé des drames. Piron a fait les Fils ingrats; Collé a fait Dupuis et Desronais : on peut leur adjoindre Voltaire, qui a fait Nanine et VEnfant prodigue. » S'il faut en croire le critique, les Fils ingrats auraient être préférés à Arlequin Deucalioii, petite pièce dont il parle avec beaucoup de mépris, et qu'il voudrait reléguer

i On était alors au fort de l'émeute littéraire soulevée contre la comédie des Deux Gendres. On avait déterré non-seulement Conaxa, mais aussi cette malheureuse pièce de Piron. Le public de 1810 s'était complaisamment prêté à cette longue taquinerie contre M. Etienne, parce qu'il était le censeur impérial.* En fait de liberté, on prend ce que l'on peut. »

{Note de l'Editeur,"^

pmoN. 277

parmi les plus mauvaises farces des Variélés. Cette pré- férence n*eût pas été raisonnable. L'éditeur a choisir, dans les différents genres Piron a travaillé, les ouvra- ges qui se distinguent par le talent, ou qui ont eu le plus de succès et de célébrité. Or, n'est-il pas incontestable que, de toutes les pièces que Piron a faites pour le théâtre de la Foire, Arlequin Deucalioii est la plus originale, la plus spirituelle et la plus piquante?

Quoique dans un genre trivial et subalterne, cette co- médie peut fixer l'attention des observateurs les plus graves. L'Arlequin de Piron a, dans son cynisme satiri- que, dans son audacieuse philosophie * , une ressemblance frappante avec Figaro : ce sont les mêmes principes d'égalité, de politique, et à peu prés le même style. Il ne me semble pas, du reste, qu'on ait assez remarqué, dans l'histoire littéraire du dernier siècle, combien fut excessive la licence accordée aux auteurs de la Foire, à quel point ils en ûrent abus, et quelle influence corrup- trice ils exercèrent sur le langage, l'esprit et la morale des classes inférieures.

Piron et Beaumarchais ont une autre ressemblance observée par l'ingénieux éditeur, celle de leurs préfaces. « C'est, dans les unes et dans les autres, un épanchement « intarissable d'amour-propre etd'égoïsme,uneorigiiia- « lité bizarre de pensées, de tournures et d'expressions. » Ces préfaces, si longues et si mal écrites, n'ont pas été conservées par M. Auger. Je regrette celle de la Métro- manie, Le mauvais style de Piron n'empêche pas de la lire avec intérêt. On y trouve l'histoire naïve de sa vie, de ses goûts, de ses sentiments, de ses chagrins. Ces dé- tails personnels, racontés par un écrivain distingué, plaisent toujours, de même que les portraits des hommes fameux ne manquent jamais d'exciter l'intérêt, bien que

i Voy. La Harpe, Lycée, \. XII, p. 291.

878 THIÈATRE DU SECOND ORDRE.

le travail en soit souvent incorrect et négligé : ce n'est pas le style qu'on y cherche, mais la vérité.

Le critique, qui paraît avoir pris son parti de n'être content de rien, n'applaudit point au choix des Courses de Tempe. Mais cette pastorale méritait une place dans ee recueil, à cause du grand succès qu'elle obtint autre- fois, et parce qu'elle est « plus gracieusement écrite qu'à « Piron ne semblait appartenir. » Les littérateurs pleins de goût qui ont donné, à Londres, la Bibliothèque porta- tive des meilleurs écrivains français, parlant des mor- ceaux qui devraient composer un Abrégé de Piron, y comprennent les Courses de Tempe. Il est bien vrai que La Harpe en a cité une douzaine de vers, si baroques qu'on les croirait de Sedaine :

Elle fait du reproche un usage fréquent; Mais d'une bouche qu'on aime, Le reproche est-il choquant? De l'amitié véritable C'est le signe convaincant; C'est le langage éloquent Du sentiment respectable. Plus il est, par conséquent, Continuel et piquant, Plus l'amant est redevable.

Mais tout n'est pas de ce ton ; il y a quelques jolis détails, et l'abbé Desfontaines, qui ne se piquait pas d'indul- gence envers Piron, a remarqué dans ses Observations que cette pièce est « semée de vers heureux et écrite agréablement. »

Au théâtre de Piron succède un choix de ses épîtres, stances, odes, contes, épigrammes, chansons. « Piron, « dit M. Auger, s'est essayé dans presque tous les genres, « depuis l'épopée jusqu'à l'inscription. Son poëme de Fontenoy^ ses odes profanes et sacrées, ses cantates, « ses allégories, ses églogues, ses fables et ses madri- « gaux, n'ont conservé aucune réputation. Le noble et le

PIRON. 979

;çraci(îux Honiblaiont lui ùiro également interdit»; il a « beaucoup mieux réuBBÎ dans tout ce qui se rapproche « du Ion malin et familier de la comédie. On citera tou- « jours de lui quelques épitres agréables, des contes « narrés avec une précision piquante, et des épigrammes

d'une trem[)0 supérieure. II a laissé un trop grand

nombre de [nbcm médiocres dans ces genres même qij|

convenaient le mieux à son talent; mais elles n^ôtent

rien de leur mérite à celles qui sont bonnes. On pour-

ralt toutefois reprendre, dans les meilleures, despen- « Bées trop communes ou trop recherchées, des traits bur-

lesques ou baroques, des yors d'une facture pénible,

d'une richesse bizarre de rimes, et d'une dureté qui

résiste à la jirononcialion la plus libre. Piron man*

quait essentiellement de goût, de cotte qualité qui,

jointe à Tétenduo et à la brillante facilité de rosprit, à « mis Voltaire hors do toute comparaison dans la poésie

légère! »

.rai transcrit ces réflexions pleines do raison et de vérité, parce qu'elles peuvent donner aisément une idée de la nu»Hure et du discernement que M. Auger a mettre dans le choix difficile de ces poésies fugitives qu'il a si bien jugées, dépendant le critique n'est pas satisfait. On a le reconnaître : c'est un homme qui a bien de l'esprit; ninis j)eut-r*;tre avec cet esprit-ld, a-t-il un peu de celui qu'on appelle de contraïUctiorL II trouve qu'il y a trop de mécliancelés contre Voltaire; comme si, en fait d'épigrammes, c'était de justice qu'il s*agissaitl Les vers contre Voltaire sont piquants, et M. Auger, qui d'ailleurs prolesti} du son [irolbnd respect pour le grand honmie atla(jué, a fort bien fait de les prendre. Le criti- que se plaint encore de (juelques omissions; il regrette ])arliculiùrement cetie épigranime contre Ureldset, mo- dèle, Â ce (|u'il (lit, de ilnesse et de grrtce, et dont Vol- tain.» faisfiit nés délices :

280 THEATRE DU SECOND ORDRE.

Gresset pleure sur ses ouvrages En pénitent des plus touchés. Apprenez à devenir sages, Petits écrivains débauchés. Pour nous, qu'il a si bien prêches, Prions tous Dieu qu'en l'autre vie, Comme en ce monde, on les oublie.

M. Auger répond que Tépigramme ne se trouve point dans les Œuvres de Piron; que la plaisanterie en est froide et usée, la diction incorrecte. Au reste, M. Auger a parfaitement raison ; mais le critique n'a pas complète- ment tort. L'épigramme n'est point, que je sache, dans l'édition complète et trop 'complète de M. de Juvigny; mais elle est imprimée sous le nom de Piron, dans VÉlite de Poésies fugitives (t. III, p. 226), et dans la Biblio- thèque portative (t. III, p. 283). La leçon de ces deux re- cueils est bien préférable à celle du critique , qui sans doute aura cité de mémoire :

Damon pleure sur ses ouvrages £n pénitent des moins touchés. Apprenez à devenir sages, Petits écrivains débauchés. Pour nous, qu'il a si bien prêches, Prions tous que, dans l'autre vie. Dieu veuille oublier ses péchés, Comme en ce monde on les oublie.

L'épigramme, écrite ainsi, n'est plus si mauvaise ; mais, fût-elle excellente, M. Auger pourrait encore répondre qu'elle manque d'authenticité. Les éditeurs des compila- tions que j'ai indiquées l'auront attribuée à Piron sur le bruit public, qui souvent n'est qu'une erreur; mais M. de Juvigny, qui a recueilli avec une scrupuleuse exactitude les OEuvres du poëte son ami, n'a sûrement rejeté ces vers de sa volumineuse collection qu'avec con- naissance de cause, et bien convaincu qu'ils n'étaient pas de l'auteur dont ils portaient le nom.

LA GRANGE-CHANOEL. 281

ŒUVRES CHOISIES DE LA GRANGE-CHANCEL i.

La Grange-Chancel naquit avec le talent des vers : Je ne savais pas lire, dit-il dans la préface de son Jugurtha^ que déjà je savais rimer. » Il eût pu s'appliquer ce pas- sage des Tristes^ Ovide parie des études de son enfance :

Sponte 8UÂ Carmen numeroi veniebat adaptos, Et quod tentabam dicerei yersus erat.

A huit ans , il composait des vers sur toute sorte de sujets; quand il fut en seconde et en rhétorique, les vers latins ne le rebutèrent pas davantage. Il faisait non-seu- lement ses devoirs, mais ceux de tous les paresseux de sa classe. « Un jour, raconte-t-il, un écolier fort ignorant

me pria de faire ses vers : j e lui en fis près de cinquante, t il n'y avait aucune césure ^ et qui finissaient tous

par un mot monosyllabique. »

Quand il eut fini ses études, sa mère le conduisit à Paris : il n'avait que quatorze ans, et apportait une tra- gédie toute faite , son Jugurtha ; et ce n'était même pas son coup d'essai. Placé chez la princesse de Conti en qua- lité de page, il étonna la cour par son savoir autant que par son esprit, et Racine, consulté sur Jugurtha^ dit qu'il ne doutait point que le jeune La Grange ne portât le théâtre à un point de perfection que ni Corneille ni lui n'avaient pu atteindre. Racine se trompait : il est , avec Corneille , resté roi de la scène , et La Grange n'y a pas même conservé de place. Cependant il ne tint pas à lui que La Grange ne vérifiât, s'il était possible, cette hono- rable prédiction, car il offrit de le diriger, de lui donner des conseils. « Je ne manquais pas, dit La Grange, d'aller

* Journal de l'Empire du 23 octobre 1811 .

282

THIÈATRË DU SECOND OKDRE.

« régulièrement chez lui tous les jours , et je puis dire t que les leçoDS qu'il me donnait en forme d'avis m'en t ont plus appris que tous les livres que j'ai lus, sans t excepter même ni la célèbre Poétique d'Aristote, ni les savantes remarques de son traducteur. »

La Grange profila mal des avis de Racine. Il ne sut faire que des tragédies dHntrigue^ si je puis parler ainsi, les coups de théâtre sont nombreux et amenés avec im art singulier , mais il n'y a pas d'intérêt , parce qu'aucun sentiment n'est développé, et dont le style est presque toujours dur et négligé.

II vaut mieux que je laisse parler M. Auger. Dans la notice qu'il a mise à la tête de cette édition stéréotype, il a jugé le théâtre de La Grange avec cette pureté de goût et cette netteté de style qui caractérisent tout ce qui sort de sa plume :

La Grange ne tint pas à beaucoup près ce que sem- blaient promettre ses dispositions précoces et les leçons d'un aussi grand maître que Racine. Phisieurs,de ses nombreuses tragédies réussirent, même avec éclat; presque toutes sont aujourd'hui dans un profond oubli ; les littérateurs de profession daignent à peine lire, une fois en leur vie, Jugurtha, Orcste et Pylade, Méléagre^ Athénais , Alceste , Érigone , Cassius et Victorinus, Ino et Mélicerte, et surtout imasi^, sont les seuls ouvrages de l'auteur dont on ait gardé un souvenir honorable. Le dernier serait sans doute resté en possession de la scène, si Mérope^ jouée quarante-deux ans après, n'eût offert le même sujet, traité d'une manière supérieure. Plus tard, et un an seulement avant sa mort, La Grange fut encore vaincu dans une lutte moins glorieuse : il vit VIphigénie de Guymond de La Touche s'emparer du théâtre et en bannir sa tragédie d'Oreste. En général, les passions subites et le faux héroïsme des amours de romans défigurent ses sujets, dont quelques-uns sont

LA GRANGE-OHANCEL. 283

tcrriblos ot reponssent cette fade galanterie ; mai» un

mérite que le» plu» sévères appréciateurs do son talent

ne peuvent lui contester, c'est l'entente parfaite de la « scène, c'est Tart de rendre une intrigue compliquée et

non point confuse, et d'en faire sortir avec facilité une

série de situations frappantes. Ce mérite, qui se fait

remarquer dan» toutes ses compositions, éclate prin- « cipalement dansAmasis: c'est le modèle des combinai-

fion» savantes »

M. Auger n'a choisi dans le théâtre de La Grange qù^Amasis et Ino; dans ses poésies, il n'a pris que les Philippiques , et c'est effectivement tout ce qui mérite d'être conservé. Les cantates, les odes, les épîtres, les petits vers , tout cela est d'une insipidité, d'une faiblesse dont rien n'approclio. Sous le rapport de l'art, les Philip» piques môme ne sont pas un ouvrage bien fait ; malt cependant il y a quelquefois du talent; d'ailleurs, elles sont devenues un monument de quelque importance dans l'histoire li tléraire et même dans l'histoire politique.

On appelle Philippiques^ comme chactm le snit, les odes de La Grange contre Philippe , duc d'Orléans. C'est un affreux libelle il reproche au Ilégent le désordre trop public de ses mœurs, et l'accuse hautement, surde vaines et absurdes rumeurs, de l'empoisonnement des enfants de France. Il pousse mémo la fureur jusqu'à provoquer la sédition, en engageant les princes légitimés i\ s'armer contre l'autorité souveraine :

Vous, dont par un arrôt injuste, Le grand cœur n'est point abattu, Princes, qui d'une race auguste Emportez toute la vertu, (Tout le reste la déshonore), La Franco contre eux vous implore : Par scM cris laissez-vous gagner. Et forcez sa reconnaissance D'ajouter à votre naissance (le qui lui manque pour régner.

284 THEATKE DU SECOND ORDRE.

Tout le monde lisait les Philippiques^ tout le monde en parlait ; le Régent voulut les voir : « Saint-Simon , qui

lui en fit lecture, raconte, dit M. Auger, qu'à l'endroit t il est représenté comme l'empoisonneurdelafamille

royale, il frémit, pensa s'évanouir, et ne pouvant rete- « nir ses larmes, s'écria : Ah I c'en est trop I cette horreur « est plus forte que moi; j'y succombe. » Ce bon Régent^ ce prince aimable et clément , comme l'appelle Voltaire, qui pouvait punir le poëte séditieux avec toute la rigueur des lois, se contenta de le faire enfermer étroitement aux îles Sainte-Marguerite, et un an après, touché de quelques mauvais vers La Grange avait mis un peu de repentir, il lui accorda la liberté de la promenade. La Grange en profita pour corrompre ses gardes, et sortit de France.

Le texte des Philippiques^ dont il n'y eut longtemps que des copies, doit offrir de nombreuses variantes, au milieu desquelles la véritable leçon n'est peut-être pas toujours facile à découvrir. M. Auger, qui est partout si exact, qui connaît et remplit si bien tous les devoirs d'un éditeur, ne nous a pas dit sur quelle édition la sienne était faite, ni d'où viennent les notes qui l'accom- pagnent. Je suis assez porté à croire qu'il a suivi l'im- pression de 1795 que je n'ai pu me procurer et qui passe pour la plus exacte ; mais n'aurait-il pas en prévenir les lecteurs?

MM. les conservateurs de la Bibliothèque impériale ont eu la bonté de me communiquer une copie des Phi- lippiquesy faite en 1755. En la comparant avec le texte imprimé, j'ai trouvé peu de variantes notables; car je ne compte pas parmi les variantes les noms propres estropiés et les vers faux nés de la plume du copiste ignorant. Les remarques sont assez nombreuses ; mais je n'en ai guère vu plus de trois ou quatre qui mé- ritassent d'être ajoutées à celles de l'édition. J'en

LA GRANGE-CHANCEL. 28S

citerai une qui m'a paru surtout digne d'attention. Au commencement de Tode IV% l'annotateur a mis à la marge : « Cette ode et la suivante ne paraissent pas t de la même plume que les précédentes. » Je trouve qu'il y a dans ce doute beaucoup de vraisemblance. Si La Grange a fait la IV* ode, ce fut après son évasion des îles Sainte-Marguerite. Les premierg vers le prouvent :

Quelles vastes métamorphosèSi Tandis que j'étais dans les fers, Changeaient l'ordre de toutes choses Jusqu'au fond même des enfers? La Discorde y reprend ses chaînes, etc. *

Mais est-il vraisemblable que La Grange, qui avait, dans une épîtrefort soumise, demandé grâce et confessé son crime^ se soit encore rendu coupable et n*ait pas été touché de Fextrême indulgence du Régent qu'il avait outragé? Si Ton veut supposer qu'un libelliste est très- capable d'une telle bassesse, j'en conviendrai; mais, alors, je demanderai si, par prudence, ce libelliste ne

* La leçon du manuscrit est ici fort différente :

Quelle yaste métamorphose I Tandis que j'étais dans les fers. Malgré la fureur qu'elle oppose. Même jusqu'au fond des enfers, La Discorde reprend ses chaînes.

Le texte imprimé est plus conforme aux règles de la yersifîca- tien ; mais ce n'est peu^-étre pas une raison suffisante pour le préférer, car La Grange n'observe pas toujours exactement la loi du repos, et il a pu l'enfreindre en cette strophe comme il l'a fait ailleurs. Dans les cas douteux, comme celui-ci, l'éditeur doit se décider d'après le manuscrit autographe, s'il existe, ou d'après la comparaison des copies.

Û Cette leçon a été adoptée dans l'édition de La Grange-Chancel, donnée en 1858, par M. de Lescure, édition assez peu nécessaire d'ailleurs : à quoi bon reproduire une œuvre de lâche calomnie et de honie? Ce n'est certes ni le talent de l'auteur ni l'à-propo» qui justifient de pareilles réimpressions.

{Note de VÉditeur.)

286 THEATRE DU SECOND Oï^pRE.

devait pas se taire, de peur que des provocations répé- tées n irritassent enfin ijn prince trop débonnaire, dont la puissance aurait bien pu l'atteindre, même dans les pays étrangers pu il avait trouvé un asile. La V* ode commence par ces vers :

Enfin, la mort de Capanée

Sert d'exemple aux ambitieux...

Elle fut donc composée après la mort du régent. Je ne croirai pas facilement que La Grange, qui voulait rentrer en France et qui effectivement y rentra vers cette époque, se soit permis ce nouveau libelle qui, en le fai- sant considérer comme un bomme d'un caractère impla- cable et dangereux, eût rendu son retour tout à fait impossible.

Mais voici un nouveau poids ajouté à ces présomptions, c'est qiie la première édition des Philippiques, donnjèe en Hollande, en 1723, ne contient que trois odes ; la IV® n'a paru que dans la seconde édition qui est sans date ; enfin la ode a été imprimée, à ce qu'il parait, pour la première fois, dans l'édition de 1795 \

J'ajouterai encore^ et cette raison me parait assez forte, qu'il n'est pas du tout probable que La Grange eût inséré dans le recueil de ses OEuvres, qu'il soigna lui- même, les vers respectueux il implore la clémence du Régent et avoue son crime, s'il eût pu se reprocher d'avoir deux fois encore commis ce même crime, depuis le pardon demandé.

Ces deux dernières odes auront été attribuées à La Grange à cause du sujet, et parce que le style a de la ressemblance avec le sien. Quand on a fait une mauvaise action, c'est assez pour qu'on soit accusé de dix autres

1 Voy. M. Brunet, Manuel du libraire y i. I*', p. 487; et M. Peignot, Répertoire f p. 76.

CABIPISTBON. 2H7

dont on n'est pas coupablp, mais capabliB. C'est ainsi que Piron, auteur bien connu d'une ode licencieuse, se vit attribuer trente pièces dif même genre. Il réclama, dans la préface de la Métromanie^ contre le déshonneur fait à son nom, mais inutilement, et encorp dans aes der- nières années, tout le monde a pu voir, effrontément exposé sur les étalages des petits marchands, un recueil infâme, qui portait sou nom. C'est encore pour cette cause que ce même La Grange a passé pour Tauteur des J'ai vu. Dans le manuscrit que j'ai cité, ils lui sont for- mellement attribués; mais ils ne sont pas plus de lui que de Voltaire, qui pourtant fut mis à la Bastille pour tes avoir faits. La Harpe * a ngmmé le véritable auteur: c'est un certain Le Brun, mauvais poëte de cette époque.

VI

CEUVRES CHOISIES DE CAMPISTRON «.

Ainsi que La Grange-Chancel, Campistron fut, dans Tétude de la scène, dirigé par Racine. Les leçoiis de ce grand poëte purent aider les dispositions assez belles du jeune Campistron, mais ne lui donnèrent pas le génie tragique que la nature lui avait refusé. Pourtant, si j'en puis bien jjuger, Gampislron profita mieux que La Grange sous cet habile maître. Ses combinaisons sont plus sim- ples, plus vraisemblables : il connaît parfaitement le mécanisme de Tart, et n'en fait point abus; il écrit avec correction, avec douceur, avec harmonie, et Voltaire l'appelle « judicieux et tendre. » Mais, à côté de cet éloge, Voltaire a mis une juste critique, et comme elle contient une appréciation très-exacte du talent de Cam- pistron, je la transcrirai, en avertissant toutefois que

« Lycée, t. VIII, p. 46; et Voltaire [éd Kehl], t. !•% p. 26. * Journal de VEmpire du 8 novembre 1811.

â88

THEATRE DU SECOND ORDRE.

l'éditeur de ce volume en a déjà fait usage. Cet éditeur est M. Auger, dont j'ai déjà plus d'une fois annoncé les utiles travaux avec les éloges qu'il mérite si bien et qu'il m'est si agréable de lui donner.

Voici donc ce que dit Voltaire : « C'est la diction seule « qui abaisse Campistron au-dessous de Racine. J'ai tou- « jours soutenu que ses pièces étaient, pour le moins, t aussi régulièrement conduites que toutes celles de t l'illustre auteur de Phèdre; mais il n'y a que la poésie « du style qui fasse la perfection des ouvrages en vers. « Campistron l'a toujours trop négligée; il n'a imité le « coloris de Racine que d'un pinceau timide : il man-

que à cet auteur, d'ailleurs judicieux et tendre, ces t beautés de détail, ces expressions heureuses qui font

l'âme de la poésie et le mérite des Homère, des Virgile, t des Tasse, des Milton, des Pope, des Corneille, des « Racine, des Boileau. »

Cette faiblesse du style et, en général, celle de l'exé- cution, sont cause que les meilleures tragédies de Cam- pistron, Ândronic^ par exemple, et Tiridatey n'ont pu se maintenir au théâtre. Mais quoique ces deux pièces méritent assez peu d'estime, il n'en faut pas moins savoir gré à M. Auger de nous les avoir reproduites. Elles pourront être lues avec intérêt non-seulement par les poètes qui travaillent pour la scène, et par les littéra- teurs de profession, mais par tous ceux qui aiment les lettres et s'y connaissent. Campistron est un auteur qui doit entrer dans les bibliothèques un peu nombreuses, et qu'il faut lire au moins une fois. Il aura toujours une place assez honorable dans l'histoire de notre théâtre, et l'on ne peut disconvenir que, parmi ce grand nombre de poètes qui remplissent l'interrègne de Racine à Voltaire, et sur lesquels le génie de Crébillon plane de si haut, il ne soit un de ceux qui ont obtenu et mérité le plus de succès.

CAMFISTBON. ^89

M. Auger a joint à ces deux tragédies d'Andronk et de Tiridate^ la comédie du Jaloux disabmé. Comme Racine, son maître, Campistron s'exerça sur la scène comique, et, comme lui, il y fut heureux. Le Jaloux dd«a6w5^ appar- tient à la haute comédie ; c'est une pièce très-bien écrite/ pleine de jolis détails et de scènes excellentes. « Elle est longtemps restée au théâtre, etTon peut, dit M. Auger, « s'étonner de ne pas l'y voir reparaître. »

En la lisant, j'ai cru y remarquer un grand défaut : c'est qu'à vrai dire, ce n'est pas une comédie de carac- tère. Le personnagejaloux n'est jaloux que par accident; c'est un homme de plaisir, fort éloigné du ridicule de la jalousie ; elle n'est chez lui qu'une maladie passagère qu'on lui a donnée par des moyens qui auraient troublé la tête la plus froide. Quand on est parvenu à le rendre bien jaloux et à le faire condescendre à ce que Ton dé- sirait, alors on le désabuse. C'est im événement possible, mis en scène avec talent, dialogué avec beaucoup d'es- prit, mais ce n'est pas une intrigue de caractère.

Campistron dut aux lettres une existence brillante. Un mauvais opéra d'Acis et Galalée , composé pour le duc de Vendôme, lui valut la faveur de ce prince, qui le Ût secrétaire de ses commandements, et J^ientôt après secrétaire général des galères. Campistron suivit son protecteur en Italie et en Espagne : « Il était, dit M. Au- « ger, à ses côtés dans toutes les batailles. A celle de t Steinkerque, le duc l'apercevant près de lui, dans le plus fort de la mêlée, lui dit : Que faites-vous ici, « Campistron? —Monseigneur, répondit-il, voulez-vous « vous en aller? La réponse dut plaire au héros. Le roi « d'Espagne, Philippe V, témoin du courage de Cam- t pistron, le fit chevalier de l'ordre de Saint-Jacques- « de-l'Epée sur le champ de bataille de Luzzara. »

Transplanté à la cour, Campistron y garda le carac- tère noble et désintéressé qu'il y avait apporté. Il était T. H. lu

290 THËATRE PU SECOND ORDRE.

en$fô pauvre dans les places, et ne s'y enricliit pas; il négligeait même d'en recevoir les appointements. Au reste, on peut remarquer, et c'est encore à sa louange, que cette négligence était peut-être un acte de justice qq!}! exerçait secrètement sur lui-même : en effet, la manière dont il remplissait ses fonctions pouvait assez naturellement diminuer à ses yeux le droit qu'il avait d'en toucher les honoraires. Tout le monde sait qu'il brûlait les papiers d'affaires, au lieu de s'en occuper, et que le duc de Vendôme, qui le vit un jour mettre le feu à un tas énorme de lettres, dit en plaisantant : « Le « voilà occupé à faire ses réponses. »

Due circonstance assez remarquable dans la vie de Campistron, c'est que le fameux Albéroni lui fut rede- vable de sa fortune. Attaqué, près de Parme, par des voleurs qui lui prirent jusqu'à ses habits, Campistron gagna, comme il put, un village voisin. Le curé de ce village lui donna tous les secours dont il avait besoin, et, par reconnaissance, Campistron le recommanda au duc de Vendôme. Albéroni (c'était le nom de ce curé) plut au duc qui voulut l'emmener en Espagne, et le chargea de plusieurs négociations secrètes auprès de Philippe V. Introduit à la cour de ce monarque faible, l'adroit Italien se glissa dans sa confiance, et bientôt le protégé de Vendôme fut en Espagne plus roi que le roi lui-même.

Cette anecdote a paru certaine à d'Alemberl* ; pour- tant je ne la voudrais pas garantir : elle n'est pas sans quelques difficultés tt je vois d'ailleurs que M. Auger, qui n'a pu l'ignorer, n'en parle pas : son silence aug- mente mes doutes.

Ce qui n'est pas douteux, car on en a les preuves écrites de la main de Campisfcron, c'est son excessive

t Eloget, t. IV, p. 147.

CAMFISTRON. 201

vanité. J ai extrait de ses préfaces quelques phrases qui m'ont paru curieuses : il serait difficile de voir un amour-propre plus nu et plus naïf.

Préface de Virginie (c'était son premier ouvrage; composé à dix-sept ans, il eut Thonoeur de quatorze représentations) : t J étais si jeune, lorsque je composai

cette tragédie, que je me suis toujours étonné corn- « ment j'avais eu la témérité de la commencer et la c force et le bonheur de la finir. Son succès, quoique « médiocre, ne me donna pas lieu de me rebuter du t théâtre. » Ceci est assez modeste, mais patience.

Préface à^Arminius : a Son succès fut grand, quoi- « qu'elle fût représentée dans un temps peu favorable « aux spectacles. J'avoue que j'ai une furieuse préven*» « tion pour cet ouvrage. Je ne dirai point tout ce que

j'en pense ; mais j'ose avancer hardiment qu'il y a » peu de pièces de théâtre il y ait plus de sentiments « et plus de grandeur que dans celle-ci, principalement « dans le second acte, que je crois un des plus brillants « qu'on ait jamais vus sur la scène. »

Préface d'Andronic : « Le succès de cette tragédie fut « aussi heureux, à la cour et à la ville, qu'aucun qu'il y « ait jamais eu, et il se passa même, pendant les pre- « mières représentations, des choses si avantageuses

pour moi, qu'il ne me convient pas de les rapporter. Ces choses si avaniageusesy c'est que les comédiens dou- blèrent le prix des places aux vingt premières représen- tations, et les ayant ensuite remises au taux ordinaire, raf[luence fut si grande, que, pour diminuer la foule, ils furent obligés de les doubler encore.

Préface à'Alcibiade : « La réussite en fut encorOi s'il

est possible, plus grande que celle i^Andronic^ et la « quarantième représentation fut aussi suivie que la « première. Mais Gampistron ne dit pas que Ton venait â son Alcibiade pour y yoir le fameux Baron, qui

292 THEATRE DU SECOND ORDRE.

était fort beau et jouait admirablement les héros amou- reux. Il plaisait singulièrement aux femmes qui aimaient à l'entendre parler d'amour. Gela est si vrai, que VAlci^ Inade n'a pas survécu à Baron qui le faisait valoir.

Préface de Phocion^ pièce qui ne réussit pas. a La t, versification est noble et châtiée. Il y a plusieurs

situations heureuses et théâtrales : cependant le suc- « ces fut très-médiocre... J'ai toujours imputé ce mau- « vais sort à la pitoyable manière dont le personnage le •, plus important fût représenté. Chacun aime à se « flatter : je puis avoir tort; mais peut-être ai-je « raison. »

Préface d'Adrien, tragédie chrétienne qui fut mal accueillie. « J'attribue* le sort de celle-ci à la même « cause que celui de Phocion. . .J'ignore le jugement qu'on « fera de cet ouvrage; mais je sais bien que, pour les

vers, Tordre et les mouvements, il ne doit céder à « aucun de ceux qui sont sortis de ma plume, et que « d'excellents connaisseurs l'ont mis beaucoup au-

< dessus. »

Préface de Tiridate. « De toutes mes tragédies, c'est « celle il y a le plus d'art et de déhcatesse dans les t sentiments. Le succès en fut prodigieux, et l'on n'en « a point vu sur notre théâtre, ni de plus brillant, ni

< de plus constant.

Aristote a dit dans ses Morales^ et Cicéron après lui, que les poêles sont vains, suffisants, estimant par-dessus tout eux et leurs ouvrages : en voilà, je pense, une preuve assez forte *. Pour Tamour-propre, non pas pour

> « Nemo unquamnequepoetanequeorator fuit, qui quemquam « meliorem quam se arbitraretur. {Ad AtticcXlVf'iO). In hoc c enim génère (poetarum) nescio quo pacto magis quam in aliis « 8uum cuique pulchrum est. Adhuc neminern cognovi poe- « tam... qui sibi non optimus videretur. » {Tusail. Y, 22.)

Q

DUFRESNY. 293

le talent, r4ampistroii peut être mis à côté de Lemîerre. Quand je le vois rejetter si plaisamment sur le mauvais jeu de l'acteur la chute de ses plus mauvaises pièces, je me rappelle ce subterfuge comique de la vanité de Le- mierre qui disait, trouvant la salle vide à une de ses tragédies : « J'ai pourtant vu entrer ici tout Paris, je ne « sais ils se fourrent. »

VII

ŒUVRES CHOISIES DE DUFRESNY i.

Ces deux volumes stéréotypes, que nous devons à M. Auger, contiennent, outre une excellente notice par l'éditeur, sept comédies : la Coquette de village^ la Récon" cillation normande, le Dédit, le Mariage fait et rompu^ la Malade sans maladie, Y Esprit de contradiction^ le Double veuvage, des Mélanges en prose, sous le titre i^Amuse^ ments sérieux et comiques , des Poésies diverses, etc.

Ce sont les chefs-d'œuvre de Dufresny, mais ce ne sont pas des chefs-d'œuvre. Il a mis de Tesprit, beaucoup d'esprit dans toutes ses comédies; on y trouve de jolis dé- tails, des caractères originaux, de bonnes scènes; mais les moyens ne sont pas assez naturels : il y a dans ses intrigues, souvent de Tinvraisemblance, quelquefois de Tobscurité, notamment dans celle de la Réconciliation, à laquelle j'appliquerais volontiers ce mot d'une autre de ses pièces' : « Intrigue normande est une intrigue obscure. » Aussi Dufresny a-t-il fort peu réussi au théâtre beaucoup d'auteurs, qui avaient moins de talent que lui, ont eu plus de succès.

Ses deux pièces les plus jolies, les plus naturelles, les

i Journal de V Empire du. lljnovembre 1811. s La Malade^ II, 3.

294 THEATRE DU SECOND ORDRE.

mieux conduites, sont (au moins, selon moi qui ne m'y connais guère) la Coquette de village et V Esprit de contra- diction^ et des deux, c'est la dernière que je préférerais. Le personnage de la femme qui contredit est fort ori- ginal; il y a de plus un paysan très-comique et qui n'a qu^un défaut, peut-être, c'est de mettre trop d'esprit dans son jargon de village. C'est un paysan de l'étoffe de ceux qu'on a vus depuis dans Marivaux, avec lequel, pour le dire en passant, Dufresny a plus d'un trait de ressemblance.

WEsprit de contradiction est en prose, et c'est une des causes de ma prédilection. Le style m'en paraît meilleur que celui de la Coquette qui est versifiée, mais assez mal. Dufresny versifiait avec effort, à ce qu'il semble, ou, peut-être, avec trop de facilité ; ses vers sont trop tra- vaillés, ou ne le sont pas assez , je ne sais lequel ; mais ce que je sais bien, c'est qu'ils sont en général secs, obscurs, mal faits. La Coquette surtout est gâtée, sous ce rapport, par le rôle d'un certain Lucas, à qui Dufresny fait parler un baragouin de paysan. Les vers de ce per- sonnage excèdent presque toujours de beaucoup le mètre légitime , et ils y sont ramenés par des abréviations si forcées, par des syncopes si violentes, que je ne sais, en vérité, comment l'acteur peut réciter en mesure une si étrange versification.

Dufresny sentait bien le défaut de son style poétique, et il aimait mieux écrire en prose. Dans le prologue du Négligent^ fort mauvaise pièce, justement rejetée par M. Auger, il met un poëte en conversation avec un M. Oronte, et ce M. Oronte dit au poëte :

Je suis surpris que vous ayez fait une comédie en fl prose, puisque vous avez tant de facilité à faire des vers.

LE POÈTE.

« Cette facilité ne fait rien à la chose^

DUFRE8NY. 295

« Je ne plains ni peine ni temps « Pour réussir, quand je compose ; « Et voici comme je m'y prends :

« D*abord, pour ne me point gêner Tesprit, j'ébauche t grossièrement mon sujet en vers alexandrins, et, « petit à petit, en léchant mon ouvrage, je corromps « avec soin la cadence des vers, et je parviens enfin à « réduire le tout en prose naturelle.

ORONTE.

« Vous croyez donc qu'une comédie est plus parfaite

en prose qu'en vers ?

LE POÈTE.

Oui, sans doute, et il n'est point naturel qu'on parle

en vers dans une comédie, à moins que la scène ne t fût au Parnasse, et qu'on n'y fît parler Clio, ou t l'amoureuse Erato, avec Virgile, le Tasse, ou moi. »

Ces principes, mis en avant dans le prologue d'une comédie en prose, sont bien certainement ceux de Du- fresny. Quoiqu'il ait peint ce poëte en caricature, il n'est cependant pas douteux qu'il ne lui ait donné ses propres idées : autrement, Tinterlocuteur se laisserait-il si faci- lement convaincre? 11 est vrai que Dufresny a écrit quel- ques ouvrages en vers; mais je remarque que, des quinze comédies qui composent son théâtre, il n'en a versifié que cinq, et que justement ce sont les cinq dernières. Sans doute, découragé par la chute de presque toutes ses pièces en prose, il voulut enfin essayer d'une autre méthode et vaincre sa répugnance pour la versification. Ce changement lui réussit : les cinq pièces versifiées eurent du succès.

Au reste, l'opinion de Dufresny, que la poésie ne con- vient pas au dialogue comique, est plus spécieuse que

296 THEATRE DU SECOND ORDRE.

juste. Sans alléguer les anciens, dont les usages litté- raires nous gouvernent, on aurait pu lui répondre : qu'il y a dans les arts une nature artificielle ou un naturel idéal, qu'une imitation littérale de la nature ne peut convenir qu'à la caricature et aux parades ; qu'avec cette fausse interprétation du mot nature, on réduirait aussi la tragédie à la prose, puisqu'il n'est pas plus naturel, rigoureusement parlant, de faire discourir en vers un un roi et son confident, qu'un bourgeois et son valet*. On aurait enfin pu citer à Dufresny l'exemple de Molière, ce peintre de mœurs toujours si vrai et si fidèle, qui a versifié presque tous ses chefs-d'œuvre.

Quand bien même ces raisons seraient aussi bonnes que je le crois, Dufresny y aurait bien su répondre : il était trop spirituel pour n'avoir pas réponse à tout; l'exemple de Molière l'eût peut-être encore moins touché que le reste, car il n'était pas Moliérisîe : c'est une de ses expressions.

Ce peu d'estime d'un comique fort distingué pour le premier des comiques est une singulaiité assez remar- quable. M. Auger l'explique d'une manière aussi juste qu'ingénieuse. « L'originalité, dit-il, et la finesse sont les traits distinctifs de l'esprit de Dufresny ; mais cet esprit, il le prête indifféremment à tous ses person- nages. C'est le tort des auteurs comiques en qui la finesse domine, et leur ridicule est de ne pas trouver assez d'esprit à ceux qui n'en ont pas mis trop dans leurs ouvrages. Ce ridicule, Dufresny, dit-on, eut le malheur de l'avoir à l'égard de Molière; Marivaux l'avait aussi; mais de sa part, on en est beaucoup moins surpris. »

1 Voilà une réfutation du réalisme qui date de loin. Cela n'em- pêchera pas qu'on ne lise avec agrément et profit celle qu'en a donnée M. Gust. Merlet dans son excellent livre intitulé : Le Réalisme dan$ la Littérature, {Note de l'Editeur.)

DUFRESNY. 297

Pour démêler avec cette sagacité les travers mène l'abus de Tesprit, il faut soi-même avoir beaucoup d'es- prit, avec beaucoup de goût.

En lisant ce Recueil, j'y ai trouvé plus d'une preuve de ce que dit M. Auger, que « lorsque dans un ouvrage t justement repoussé par le public, Dufresny croyait « apercevoir, ou le sujet, ou les matériaux d'un meilleur t ouvrage, il ne manquait pas de les employer de nou- t veau. La Malade sans maladie eut peu de succès; mais on y trouve une intrigue processive placée depuis dans la Réconciliationnormande, Le FaussainvilleetleLavallée de Isl Malade sont les modèles du Procinville et du Falaise de la Réconciliation. Souvent les mêmes idées se trouvent dans les deux pièces. « Or, moi, dit Lavallée, qui suis connaisseur en écriture, j'ai vérifié que ces signatures « de votre main ne sont pas tout à fait fausses, si vous t voulez, pas aussi tout à fait vraies : ce sont des signa- « tures vraisemblables. » Cette plaisanterie est mise en vers dans la Réconciliation :

En vieux titres aussi sa plume est élégante; Pour la beauté du style, il change un mot, un nom, Signature qui soit tout à fait fausse, non : Non pas tout à fait vraie atissif mais signature Vraisemblable...

Il y a plusieurs autres passages transportés ainsi litté- ralement d'une pièce dans l'autre.

J'aurais souhaité qu'au lieu de cette Malade ^ qui n'a pas grand mérite, ou avec elle, M. Auger eût fait réim- primer le Chevalier joueur. Cette comédie, qui parut en 1697, deux mois après le Joueur, de Regnard, fut, entre les deux poètes, l'occasion d'un vif débat. On sait que Regnard, accusé de plagiat par Dufresny, l'en accusait à son tour : je crois que beaucoup de lecteurs auraient été charmés de retrouver la pièce de Dufresny, afin de pouvoir examiner par eux-mêmes ce grand procès litté-

298

THEATRE DU SECOND ORDRE.

raire, et chercher, par l'exacte comparaison des deux ouvrages, de quel côté sont les traces du vol. M. Auger, qui a bien étudié cette affaire, qui Ta discutée avec beau- coup d'exactitude et d'impartialité, est d'avis que Re- gnard est le coupable ! et montre, par des arguments très-plausibles, que la conception originale appartient à Dufresny, et que Regnard 1 ui-même semble avoir passé condamnation. « Il s'est borné, dit M. Auger, à traiter Dufresny de plagiaire dans une préface , et il fallait bien qu'il lui donnât ce nom, car il n'avait que ce moyen de repousser une qualification qui devait nécessairement tomber sur l'un des deux. Mais obser- vons qu'il supprima lui-même cette préface dans toutes les éditions de ses (Euvres qui furent faites de son vivant. Verrons-nous dans cette suppression la générosité d'un ennemi désarmé par le succès ? N'est- ce pas plutôt que Regnard, absous par les suffrages du public, jugea prudent de ne pas perpétuer le sou- venir d'un tort qui avait comme disparu dans l'éclat de son triomphe, et qu'il n'avait plus besoin de rejeter audacieusement sur un aulre? » Regnard n'est pas le seul auteur qui ait fait un chef- d'œuvre sur des idées prises à Dufresny : Montesquieu lui doit le cadre des Lettres persanes.

Voulant peindre nos mœurs et nos usages, Dufresny, « dit M. Auger, suppose qu'un Siamois se trouve jeté au « milieu de nous, et il imagine les étranges impressions « que doit produire sur un tel personnage la vue de tant « de choses que la seule habitude nous fait paraître « naturelles et raisonnables. Ainsi ce Siamois, entrant

dans un lansquenet, voit dans le tapis vert un autel

consacré à des divinités malfaisantes; dans les cartes, t les images de ces divinités; dans les enjeux, les offran-

des; dans le banquier, le sacrificateur, et dans les « contorsions et les cris des joueurs, les grimaces et les

LA CHAUSSEE. 299

t vociférations pieuses que prescrivent certaines lilur- «f gies. Il est impossible de ne pas reconnaître le t modèle des plaisantes méprises d'Usbeck et de Rica. » Voltaire, dont le cœur jaloux fut toujours tourmenté de la gloire de Montesquieu, a plus d'une fois rappelé, avec une affectation malveillante, cette origine des Lettres persanes, imitées du Siamois de Dufresny, et même, s'il faut Ten croire, àeV Espion turc. Toutefois, il a eu la justice de reconnaître la supériorité de Montes- quieu : elle est immense; néanmoins, ce n'est pas un petit honneur pour Dufresny que d'avoir donné quelques idées à un homme tel que Montesquieu, qui en avait, et de si ingénieuses.

VIII

ŒUVRES CHOISIES DE LA CHAUSSÉE »

La Chaussée débuta, en 1719, dans la carrière litté- raire, par une critique des Fables de La Motte. Cette critique est dure, pleine de sarcasmes; la vérité n'y est jamais adoucie et même la vérité n'y est pas toujours. Ce ton est d'autant plus plus blâmable, que le mérite et le caractère de La Motte lui donnaient droit aux plus grands égards, et que le critique était l'ami du poète. Mais, dit l'abbé Trublet dans ses Mémoires sur La Motte,

personne ne le ménageait, quoique tout le monde

l'aimât et même ses adversaires : c'est qu'on ne crai-

gnait point de réponse maligne. » La Chaussée poussa même l'oubli des convenances jusqu'à faire paraître sa brochure sous le nom de la marquise de Lambert, amie zélée de La Motte. Il l'intitula : Lettre de madamela mar- quise deU** ; et un passage de d'Alembert prouve claire- ment que c'est la marquise de Lambert qui est désignée.

* Journal de VEvnfire du 2 décembre 1811.

300 THEATRE DU SECOND ORDRE.

« Il n'hésita pas, dit le secrétaire de TAcadémie, à mettre « sa critique sous le nom d'une femme de beaucoup d'esprit, très-liée dès lors avec Tauteur des fables « nouvelles, mais, en dépit de l'amitié, fidèle au bon t La Fontaine qu'elle savait par cœur. » Il est fort possible que madame de Lambert n'aimât pas les Fables de La Motte; mais elle avait sûrement trop de délicatesse pour n'être pas blessée de voir son nom à la tête d'une critique imprimée dont elle n'était pas l'auteur, et on lui prêtait, contre un de ses amis, un langage caustique et dur qui ne pouvait pas être le sien.

Cette critique n'est pas la seule que La Chaussée ait écrite contre son ami. Quand La Motte eut attaqué la poésie et publié cet étrange paradoxe : que tous les genres jusqu'alors traités en vers, même Tode et la tra- gédie, pouvaient l'être aussi heureusement en prose, La Chaussée fit, pour lui répondre, T^piire de Clio à M. de B. * , et il défendit la poésie en vers dignes d'une si belle cause; mais en même temps il traita La Motte avec une dureté qu'un ennemi ne se serait peut-être pas peimise. II est vrai que cette Êpître ne parut pas du vivant de La

1 C'est M. de Bercy, selon d'Alembert. Piron, qui détestait La Chaussée, dit dans une ode :

Imite une si belle audace, G toi qui mets Thalie en pleurs. Toi que, jalouse de ses sœurs, D'un souris Melpomène agace; Clio, nous dis-tu, te sevra.

Kt sur le dernier vers, il fait cette note : « Dans son épitre à « Clio, il se fait apostropher ainsi par cette Muse :

« G toi, jadis élevé dans mon sein,

« Enfant nourri de mon lait le plus sain.

Piron 86 trompe grossièrement. Il n'avait pas même lu attenti- vement le titre de l'épître: il n'y a point à Clio mais de CliOf et ce n'est point à La Chaussée que parle la Muse, c'est à M. de Bercy. Quand on critique, il faut au moins tâcher de citer juste.

a

LA CHAUSSÏÎE. 301

Motte; mais sa mort était encore toute récente, et d'ailleurs la mort, qui rompt les relations d'ainitié, doit- elle en éteindre, dans le cœur de l'ami qui survit, le sentiment et le souvenir?

Cet ouvrage produisit une vive sensation, et fit le plus grand honneur au talent de la Chaussée. « Ne pourrai-je

point avoir, dit Voltaire, ÏÉpUre de M. de La Chaussée?

C'est celui-là qui fait bien des vers Et il lui écrit :

Il y a huit jours que je fais chercher votre demeure, « pour présenter Alzii^e à Thomme de France qui fait « et qui cultive le mieux cet art si difficile de faire de « bons vers. * Les critiques les plus rigides s'accor* dèrent sur le rare mérite de versification qui brillait dans cette Épître; pourtant elle n'était pas tout à fait irréprochable et l'abbé Desfontaines mêla à ses éloges quelques justes critiques. La Chaussée eut le bon esprit d'en profiter; mais il ne corrigea pas (et son censeur n'avait pas blâmé) un vers que je trouve dur et in- correct :

Entr^autre essai de leurs premières veilles.

Le premier hémistiche est désagréable à l'oreille, et d'ailleurs, il fallait absolument le pluriel eut f autres essais.

Cette excellente Épître fait partie du recueil stéréo- type des OEuvres choisies de La Chaussée. Elle y est mise sous la date de 1753, ce qui, dans une édition donnée par un littérateur aussi exact et aussi instruit que M. Auger, ne peut être qu'une faute d'impression. V Epître de Clio parut un ou deux mois après la mort de La Motte * ; circonstance dont ne se sont pas souvenus ceux qui louent son silence et sa modération : il mourut le 26 décembre 1731; ÏÉpîlre est donc du conmieuce-

1 Trublet, Mémoires, p. 317.

302

THÉÂTRE DU SECOND ORDRE.

ment de 1732, et ce qui le prouve encore, c'est que la lettre du Nouvelliste, Tabbé Desfontaines en rend compte, est datée du 8 mars de cette même année.

La Chaussée était déjà connu par quelques contes bieu versifiés, mais un peu libres, et par le Rapatriage,- paradeordurière. On s'étonnera qu'un homme qui avait si vivement défendu les vrais principes et poussé la gaieté jusqu'à la licence, ait ensuite introduit sur le théâtre de Molière et deRegnard ce genre que Ton a, par dérision, nommé le genre larmoyant, Qui ne serait tenté^ dit M. Auger, de croire que La Chaussée, à n'en juger que par ses ouvrages dramatiques, avait Tesprit naturellement et même exclusivement porté au genre romanesque et pathétique? Il s'y est trouvé ti'ès- propre sans doute : ses productions en sont une preuve certaine; mais il n'est point du tout démontré qu'il eût une vocation spéciale pour ce genre, et ceux qui ignorent de quelle manière il fut engagé à le traiter, ne rapprendront pas sans quelque surprise. Il avait plus de quarante ans lorsqu'il commença à travailler pour le théâtre. Son coup d'essai fut la Fausse anti- patine, pièce déjà il voulait exciter à la fois le rire et les larmes; mais cette tentative pouvait ne point tirer à conséquence : elle avait médiocrement réussi, et l'auteur avait cru devoir s'en amuser dans une cri- tique de sa pièce, il introduisit Melpomène et Thalie désavouant à l'envi cet équivoque enfant. Peu de temps après, mademoiselle Quinault, l'actrice, femme de beaucoup d'esprit, ayant vu je ne sais quelle pa- rade de société*, crut apercevoir dans cette farce le fond d'une pièce très-attendrissante, et elle proposa à Voltaire de s'en emparer. Sur le refus de Voltaire, elle

i Voltaire, dans l'article Art dramatique de son Dictionnaire fhHiiiojihi^ue^ nous a conservé le sujet de cette parade.

û

LA CHAUSSEE. 303

« donna le sujet à La Chaussée^ qui en ût le Préjugé à « la mode. L'ouvrage eut un succès prodigieux, et La > Chaussée ne fit plus que des drames. Ainsi le drame « larmoyant est, pour ainsi dire, de la parade bouf- « fonne. »

M. Auger montre ensuite que le drame fut connu des anciens; que ÏAndria et ÏHecyra sont des comédies attea- drissantes; que Corneille avait eu Tidée de la tragédie bourgeoise; que Destouches, dans quelques scènes, n'avait pas craint d'exciter Tatlendrissemeut, et, ayant ajouté que La Chaussée est le premier, parmi nous, qui ait fondé sur cet unique moyen l'intérêt de ses comédies, il continue en ces termes : « Nous croyous quon peut « résumer en très-peu de mots tout ce qu'on a dit de-

puis plus d'un demi-siècle pour et contre ce genre. Il

est inférieur, sans doute, à la tragédie et à la comédie, « qui exigent Tune etl'autre un talent plus décidé; mais « il est fondé sur la nature, puisque les hommes d'une « condition commune peuvent éprouver des malheurs « dignes de pitié; mais il atteint le piincipal but

tendent tous les ouvrages de Tart, puisqu'il est agr^é « du public, pour qui seul il est destiné. Il est à craindre, » il est vrai, que la facilité d'émouvoir sans talent, faci- « lité prouvée par beaucoup d'exemples, ne multiplie « les succès de la médiocrité aux dépens du génie, et « n'enlève aux deux premiers geures de jeunes écri- « vains qui pourraient les honorer par leurs travaux. « L'inconvénient est réel, mais il est malheureusement « impossible de l'éviter... Le mal serait bien moins « grand si l'on ne pouvait réussir dans le drame qu'aux « mêmes conditions que La Chaussée, c'est-à-dire par « des pièces écrites en vers, dont le style joignit l'élé- « gance à la pureté, dont l'action fiit conduite réguliè- « rement et avec art, et dont les incidents ne fussent ni « trop compliqués, ni trop romanesques. »

301 THÉATBE D0 ÎIECOND ORDKE.

Ces rë&exioDs me semblent d'une justesse parfaite. Un genre qui a produit des ouvrages tels que VÉeole des mires, Mélanide et la Gouvernante, n'est point à dédaigner; Que les gens d'un godt délicat et sévère établissent une grande distance entre la comédie de Molière et celle de La Chaussée, ils ont raison : la comédie de caractère exige plus de tact, plus d'invention, et il est juste d'ac- corder le plus d'estime au genre qui a le plus de mérite et de difficulté. Mais vouloir proscrire la comédie atten- drissante, c'est un zèle mal entendu,qui irait à diminuer les plaisirs du public, et nuirait peut-être aux intérêts mêmes de la littérature dont il faut toujours tâcher d'étendre les hmites. Lorsqu'une comédie, dit Vol-

taire dans ses Conseils à un journaliste, outre le mérite

qui lui est propre, a encore celui d'intéresser, il faut

être de bien mauvaise humeur pour se fâcher qu'on donne au public un plaisir de plus.

Le Préjugé à la Tnode, Mélanide, l'Ecole des mères, la Gouvernante, sont les pièces choisies par M, Auger; ce so ut les cheJs-d 'œuvre de La Chaussée et ceux du genre. Il y a joint Amour pour amour, féerie pastorale gracieuse, mais un peu froide, qui réussit beaucoup, grâce au jeu de mademoiselle Gaussiu. La Ciiaussée seutit tout ce que sa pièce devait à l'actrice et la lui dédia : dans son épltre dédicatoire, il l'appelle Zémire, nom du rôle qu'elle avait fait valoir si heureusement.

Nous avons vu, par l'exemple de La Motte, que La Chaussée ménageait peu ses amis. S'il aimait mal, en revancheil savait bien haïr et ses ressentiments étaient implacables. Les dures épigrammes de Piron l'avaient profondément blessé et il ne les lui pardonna jamais. Quand l'Académie donna une place à l'auteur de la Métromanie, La Chaussée rappela cette ode licencieuse qui déshonore la mémoire de l'iron, et il fut cause que le roi refusa sou approbation. La Chaussùe eut tort,

»

BERNARD. 305

parce qu'il se vengeait, et que ce n'était pas à Tauteur du Rapatriage à montrer une si grande rigidité sur l'article des mœurs. Mais doit-on, comme on Ta fait quelquefois, blâmer la juste sévérité du roi? Était-il bienséant que l'auteur d'un ouvrage infâme eût place dans le premier corps littéraire de France? Si l'avocat Gervaise se fût distingué par quelque belle production, il eût donc aussi pu demander et obtenir le fauteuil académique? On a dit que cette ode était un ouvrage de la première jeunesse de Piron, qu'il l'avait faite dans une orgie de table : mais on ne fait point dans une orgie un morceau de cette étendue et d'un tel travail. D ailleurs, Piron a-t-il cherché à faire oublier cette première faute par une conduite respectable. Ses OEv/ores avouées ne sont-elles pas remplies d'une foule de morceaux plus ou moins licencieux? Il est des torts que le talent ne peut excuser. Qu'un auteur écrive d'une manière dangereuse sur des questions de politique, de religion, de morale spéculative, on pourra toujours l'excuser sur Tintention, et dire qu'il s'est égaré de bonne foi ; mais il n'y a point de justification possible pour celui qui souille sa plume par des productions orduriéres, qui manque à la décence publique et fait aux lettres un si grand déshonneur.

IX

ŒUVRES CHOISIES DE BERNARD ».

L'éditeur de ce recueil stéréotype n'a pas dit son nom, et je ne cherche point à le deviner. Que gagnerait le public à savoir i)récisément quel est l'auteur de cette phrase singulière qui termine la notice sur Bernard? « Les succès de société sont des lettres de change tirées

* Journal de VEmpire du. 10 décembre 1811.

T. II. 20

306 THÉÂTRE DU BEOOND ORDRE.

« sur la gloire, et que le public n'acquitte pas toujours. » Quel que soit le nom de l'auteur, fût-il illustré par les plus beaux succès, cette phrase n'en serait pas moins de très-mauvais goût. Il a fait sagement de rester inconnu. Respectons le secret dont il s'est enveloppé, et qu'il pro- fite au moins de sa modestie. Je lis dans cette notice : « Bernard aurait joui du

sort le plus heureux, si l'abus des plaisirs ne l'avait

fait tomber en enfance, prés de cinq ans avant de « mourir. Son existence morale s'était anéantie, jusqu'à « son amour-propre. A une représentation de son opéra

de Castor j il demandait qui en était l'auteur. » L'é- diteur aurait pu raconter qu'en cette circonstance même Bernard eut un retour très-aimable d'esprit et de mé- moire. Mademoiselle Amould, qui venait de jouer le rôle de Télalre dans l'opéra de Castor, se donnait beau- coup de peine pour lui prouver qu'il en était l'auteur; enfin il dit, sortant conmie d'un rêve : Oui, vous avez « raison : Castor est mon ouvrage, et Télalre est ma « gloire. » Ce trait fort conjiu ne devait pas être oublié.

Bernard était, depuis plusieurs années, dans cet état d'imbécillité, quand parut son poème de ÏArt d'aimer. Il l'avait récité, pendant trente ans, avec un succès prodi- gieux, dans les sociétés les plus brillantes , et Ton trou- vait délicieux des vers froidement maniérés, mais qu'il avait le talent de faire valoir par un débit très-agréable. Soit modestie, soit plutôt qu'il eût peur de la critique, il n'avait jamais voulu les publier; on profita de sa maladie pour en prendre des copies qui se répandirent rapide- ment, et bientôt après ils parurent imprimés *. Dès qu'on put les lire, on cessa de les admirer , et Ton fut bien

i « VArt d^ aimer, ditTédiieur, ne fut imprimé pour la première « fois qu'en 1775, c'ett-à-dire un an avant la mort de l'auteur. » Mais les meilleures biographies placent la mort de Bernard au l«r novembre 1775. L'éditeur parait donc s'être trompé. Q

BERNARD. 307

étonné d'avoir écouté avec tant de plaisir un pofime qu'il était impossible de lire sans un mortel ennui, Ce pauvre Bernard, dit Voltaire, était bien sage de ne pas publier son poôme : c'est un mélange de subie et de brins de paille avec quelques diamants très-joli- ment taillés. » •— J*ai lu, dit-il ailleurs, VArt d'aimer de Bernard : c'est un des plus ennuyeux poèmes qu'on ait jamais faits; cependant il y a dans ce long poôme une trentaine de vers admirables et dignes d'être 'étemels comme le sujet du poëme le sera. »

Gomme je relisais, bien malgré moi, le poëme de Ber- nard, il m'est revenu à l'esprit qull existait un autre Art d'aimer, publié en 1745, par un M. Gouje de Ces* sières, avocat du roi au présidial de Laon. J'ai voulu le lire, mais n'en ai pas eu la force; à peine ai-je pu en parcourir quelques pages.

Si M. de Cessières a fait un ouvrage détestable et par- faitement digne du profond oubli dans lequel il est tombé, ce n'est pas au moins faute de travail et de dis- positions. Il composa son Art d'aimer à vingt ans, et aprùs vingt ans d'études , car il dit à l'Amour :

J'ai sonti, j'ai chéri tôt feux dèi manainanoê.

C'est s*y prendre de bonne heure.

Ce M. de Cessières a mis, à la fin de son premier cliant, uu épisode dont l'idée vaut mieux que l'exécu- tion. Elvire, c'est le nom de l'héroïne, a donné un ren- dez-vous à Zamor dans une sombre forêt,

Que la clarté du jour ne pénétra jamaif, D'animaux rugisiants retraite affreuse, imme&ee, règne au loin la nuit, l'horreur et le eilence.

Elvire arrive la première à ce rendez-vous si bien chois' .

£lle va te placer fur un gaion naittant,

308 THEATRE DU SECOND ORDRE.

et 8 V impatiente, un peu par amour, beaucoup par amou r- propre :

« Zamor ne parait point 1 l'heure est pourtant venue. « Yoici le lieu. J'ai cru devoir être attendue. « Il ne tardera point. J'entends du bruit : c'est lui. c Paraissez, disait-elle. O malheur inouï 1 « Destin toujours cruel 1 » L'air mugit ; le bois s'ouvre ; Un sanglier en sort; Elvire le découvre. Il vient. . Dieu 1 quel spectacle à qui cherche un amant 1

Épouvantée (on le serait à moins), Elvire pousse des cris lamentables : elle appelle Zamor. Tout à coup,

L'air tonne, l'éclair part et brille dans la nue. L'animal est frappé d'une main inconnue.

L^heureux chasseur se montre ; ce n'était point Zamor ; c'était son rival, et rival jusqu^alors sans espérance.

Elvire attendrie

Croit voir de son amant la présence chérie ,

et Zamor absent eut tort. La conclusion, c'est qu'il faut être exact au rendez- vous. M. de Cessières dit, en note, que celte aventure est arrivée à un certain chevalier qu'il ne nomme pas et qui était alors fort connu dans le monde par ses prétendues bonnes fortunes.

Je dois observer, à la louange de M. de Cessières, qu'il parait un peu moins obscène que Bernard; mais aussi il va trop loin, quand il assure que, dans son poëme, « tout respire la vertu. Il a peinll'amour, dit-il, tel qu'il a été éprouvé par Descartes et Newton. » Comme il a bien prévu que le nom de Newton, cité en pareille matière, pourrait causer quelque surprise, il a fait une note où, sur l'autorité des Lettres juives, il assure que Newton eut un fils d'une maîtresse. Cette étrange asser- tion, qui contredit tout ce que l'on sait de Newton, m'a i^onné la curiosité de vérifier la citation de M. de Ces- sières, et je me suis convaincu qu'il avait fait injure à la mémoire du philosophe anglais. Les Lellres juives parlent

BERNARD. 300

d'un fils naturel do Leibnitz, et le nom de Newton, qui se lit quelques lignes plus bas, aura causé l'erreur.

Gomme il faut de Texactitude en tout, je remarquerai encore qu'à la page 61 de VArt d'aimer de M. de Ces- sières, Timprimeur a oublié u;i ver».

Ne cherches en jouayit qxie le plaisir du jeu; Î/Amour do ces fureurs doit réprimer le feu.

Le premier vers esL celui qui manque dans Tédition de 1745. 11 est écrit à la marge de Texemplaire dont je me sors, et probablement de la main même de l'auteur; car c*est un exemplaire de présent. Je fais cette petite observation pour une douzaine tout au plus de mes lec- teurs qui peuvent avoir le livre et ne seront pas fâchés d'y remplir cette lacune; je prie les autres de me la pardonner.

L'éditeur de Bernard, que j'ai trop longtemps oublié, a joint à VArt d^aimei\ Phrosine et Mélidore^ l'opéra de Castor et un grand nombre de poésies fugitives. Plusieurs de ces petites pièces ont paru pour la première fois il y a seulement quelques années, et ne sont pas encore très- connues. Bernard y est toujours le même, élégant et spirituel, mais en même temps trop symétrique et trop recherché.

L'éditeur a conservé une Épître à mademoiselle Salle, danseuse de l'Opéra, laquelle se trouve aussi dans les (Euvres de Voltaire ; elle commence par ces vers :

Les Amours, pleurant votre absence, Loin de nous s'étaient envolés.

Les éditeurs do Kehl disent, d'après les plus anciens amis de Voltaire, qu'il la fit pour Thiriot, alors amou- reux de mademoiselle Salle, et Voltaire, dans les notes de son dialogue de Pégase et du Vieillard^ assure posi- tivement qu'elle est de Thiriot. Sur quelle autorité

31Ô TH^TRE DU SECOND ORDRE.

ra-t-on attribuée à Bernard? Son éditeur eût dû, je crois, éclaircir ce point de critique littéraire.

Bernard parait être rraiment Tauteiir d'une autre épllre à mademoiselle Salle : je veux parler de celle qui, dans ce recueil, est adressée à Thémire et qui Test, dans d'autres éditions, à mademoiselle S***, titre que le nou- vel éditeur ne devait pas changer, au moins sans en avertir : en effet, comment deviner à présent quelle est cette Thémire?

Bernard, dans cette épllre et dans l'autre, si toute- fois elle est de lui, prodigue à mademoiselle Salle les compliments et les tendresses ; mais il ne fut pas tou- jours aussi galant. Mécontent de ses rigueurs, il fit contre elle une épigramme sanglante. « Je viens de voir, écrit « Voltaire à Thiriot, une épigramme parfaite : c*est celle « de notre petit Bernard sur la Salle. Il a troqué son

encensoir contre des verges. On ne peut pas mieux

punir ce faste de vertu ridicule qu'elle étalait si mal à « propos. Qu'est devenue cette épigramme? L'éditeur ne nous Ta point donnée; elle est peut être perdue. Au reste. Voltaire avait lui-même célébré cette vertu dont il se moque. Il avait fait pour le portrait de mademoi- selle Salle ces quatre vers, que Trublet nous a conservés dans ses curieux Mémoires sur Fontenelle :

De tous les cœurs et du sien la maîtresse, Elle allume des feux qui lui sont inconnus : De Diane c'est la prêtresse, Dansant sous les traits de Vénus.

Quoi qu'en aient dit Voltaire et Bernard, dans leur mauvaise humeur, il parait que mademoiselle Salle était réellement très-honnête. Elle avait débuté en 1722, à la Foire, dans Arlequin Deucalion^ de Piron : de elle était entrée à l'Opéra elle se distingua par la noblesse de son jeu et la régularité de ses mœurs. Ses rares talents, et sa vertu plus rare encore à l'Opéra, lui firent

BERNARD.

3H

tant d^enneniies parmi ses camarades qu*ellefut obligée de quitter le théâtre et elle se retira en Angleterre. Le philosophe Fontenelle, « homme discret et sage, » lui donna une lettre de recommandation pour le président de Montesquieu qui était alors à Londres. En voici quel- ques lignes :

C'est pour vous recommander mademoiselle

Salle, bannie de notre opéra par ostracisme. N'allez pas lui dire ce mot-là : elle croirait que je Taccuse de quelque chose d'effroyable, et se désespérerait; mais il est vrai que c'est ostracisme tout pur. La danse charmante et surtout les mœurs très-nettes de la petite Aristide ont déplu à ses compagnes; ce qui est dans Tordre. . . On ditquo vous êtes fort bien auprès de la reine. .. Si la reine voulait faire apprendre à danser aux princesses ses filles, par une personne pro- pre à leur donner Tair convenable à leur naissance et digne en même temps de cet honneur par sa con- duite, elle serait trop heureuse que la fortune lui eût envoyé mademoiselle Salle. » Ce témoignage sérieux, donné par un homme tel que Fontenelle, réfute assez les méchancetés de deux poètes en colère. L'abbé Trublet, qui m'a mis sur la voie pour la plupart de ces détails, dit que plusieurs dames, aussi respectables par leurs vertus que par leur naissance, lionoraient cette actrice de leurs bontés.

Je me suis tellement perdu dans les digressions, qu'il me reste à peiné assez de place pour une observation que je ne veux pas omettre. Le recueil est terminé par cette inscription faite pour un boudoir :

Habitons ce petit etpace,

Assez grand pour tous nos soubaiti :

Le bonheur lient ici ta place f

Et ce dieu n'en change jamaii.

Je n'entends pas trop le troisième vers. Est-ce bien

312 THEATRE DU SECOND ORDRE.

la main de Bernard? Je lis dans d'autres éditions :

Le bonheur tient sipeu déplace!

Cette leçon me paraît plus claire. Mais des deux quelle est la véritable? Danç ces passages douteux, il faudrait une note ; il faudrait que l'éditeur rapportât les variantes, les discutât avec un peu de critique, et montrât les rai- sons qu'il a eues de prendre une leçon de préférence à l'autre. On devrait, ce me semble, appliquer un peu plus souvent aux éditions des livres modernes la méthode que suivent les philologues, quand ils réimpriment les ouvrages de l'antiquité *.

X

ŒUVRES CHOISIES DE BARTHE ».

Sans les Fausses infidélités, Barthe serait maintenant peu connu, son nom irait se confondre avec ceux de tant de poètes spirituels qui ont brillé dans le siècle der- nier, mais dont chaque jour la réputation s'efface. Les Fausses infidélités le sauveront de Toubli. Ce n'est qu'un acte; mais tout y est charmant, et La Harpe l'appelle un petit chef-d'œuvre. « Il y a, dit cet habile critique, de l'art et de l'intérêt dans l'intrigue ; la scène de la double confidence est neuve et d'un effet charmant. . . La pièce est dénouée aussi bien qu'elle est conduite. . . Enfin, xm style plein de goût et d'élégance, de jolis vers, des vers de comédie, des vers de situation, un dialogue à la fois vif et naturel, l'esprit n'ôte rien à la vérité, achèvent de donner à cet ouvrage toute la perfection dont il est susceptible. »

1 C'est cette méthode qu*a si bien suivie M. Boissonade dans ses éditions de Bertin et de Parny (Voir plus loin, articles LXXXII et LXXXIII. {Note de VEditeur.)

* Journal de VEmpire du 8 janvier 1812.

BARTHE. 313

Des quatre comédies de Barthe, les Fausses in/idé^ lilés, la Mère jalouse^ YAnialeur^ et VHomme persomiel^ M. Fayolle» à qui nous devons ce recueil stéréotype *, n'a conservé que les* deux premières, et peut-être est-ce trop dune. Le jeu de M"« C*** [Contât], qui attirait la foule aux reprises de la Mère jalouse^ aura fait illusion à M. Fayolle, et il aura cru trop légèrement que cette pièce pourrait offrir une lecture intéressante, parce qu'ime actrice habile en avait su faire un spectacle agréable.

VHomme personml a donné lieu à une anecdote que Ton a répétée souvent et qui, si elle était vraie, ferait peu d'honneur à Barthe. On dit que Colardeau étant au lit de mort, Barthe alla lui lire sa comédie, et ne lui fit pas grâce d'un hémistiche. « Mon ami, lui dit Colar- « deau, vous n'avez oublié qu'un trait, c'est un auteur « qui lit sa pièce à son ami mourant. »

« Sans doute, dit M. Fayolle, l'anecdote est plaisante en elle-même; mais elle était déjà connue depuis cin- « quante ans , et Ton sait que des amis de Barthe, lors « de la représentation de sa comédie, l'avaient engagé « lui-même à tirer parti de ce trait d'égoïsme, ou pour « mieux dire de barbarie. » M. Fayolle n'use pas ici de tous ses avantages. Il pouvait encore remarquer que cette pièce fut jouée le 21 février 1773, et que la mort de Colardeau n'est arrivée qu'en 1776 *.

* M, Fayolle ne s'est point nommé; c'est sur l'autorité de la Biographie universelle, article Barthb, que je lui attribue cette édition. Q

* Erratum du 15 janvier 1812.— En rendant compte des Œuvret choisies de Barthe, j'ai dit que V Homme personnel avait été repré- senté pour la première fois le 21 février 1773, trois ans avant la mort de Colardeau, et j'ai tiré de une conséquence qui me semblait très-juste et qui se trouve fausse, car cette date n'est pas exacte. J'avais été trompé par une faute d'impression de l'exemplaire dont je me servais. La première représentation de VHomme personnel est du 21 février 1778. Je dois cette observation à M. de La Reynière. Q

314 THEATRE DU SECOND ORDRE.

An reste si le trait est faux, la supposition ne man* quaît pas d'une certaine vraisemblance , car l'auteur de VHomme personnel était lui-même fort personnel; au moins il en avait la réputation. Ghampfort a rapporté un propos véritablement étrange, que tint un jour à Barthe quelqu'un qu^l n'a pas nommé. « Depuis dix ans que je

vous connais, j'ai toujours cru qu'il était impossible

d'être votre ami ; mais je me suis trompé : il y en au-

rait un moyen, ce serait de faire abnégation de soi, et « d'adorer sans cesse votre égoïsme*. » Il faut cepen- dant reconnaître que ce poète avait des qualités qui ne s'allient guère avec l'égoïsme : il était extrêmement ser- viable, obligeant, généreux. M. de Leyi-e, qui a fait de Barthe * un portrait fort énergique et assurément peu flatté, lui reproche d'avoir été insociable par ses violences et ses bizarreries, et redoutable à ceux qui avaient le mal- heur de s'attacher à lui et ne savaient pas se défendre d'une sorte de charme attirant qu'avait d'abord son commerce; mais il convient qu'il était généreux, tour- mentant même i)ar son envie d'obliger. Thomas •, qui l'avait beaucoup connu, mérite d'être écouté. « J'étais,

écrit-il à madame Necker, lié avec lui depuis trente

ans : il m'avait beaucoup aimé , et il y a si peu de gens « qui aiment! D avait, avec des passions trop vives, de

bonnes qualités qui sont assez rares : de la franchise,

de la droiture, de la chaleur pour vous servir et le « courage de l'amitié. Il eût été pour moi au bout du « monde. La fougue de son caractère se tournait souvent « en sensibilité, et alors elle devenait touchante. Il

1 Ghampfort, t. lY, p. 404, édit« Ginguené.— Dans le même vo- lume, p. 330, une autre personne, ou la même peut-être, fait à Barthe, sur sa jalousie conjugale, des reproches dont le ton n'est pas moins extraordinaire. û

* Vie de Thomas, p. 3il.

s Œuvru potthumes, t. II, p. 310, 310.

6ARTHE. 318

« valait mieux que beaucoup de gens qui ont été plus « estimés que lui, parce qu'ils avaient plus d'art. »

Thomas dit ailleurs : « Les bruits de Paris lui impu- « talent de la personnalité, mais elle ne portait que sur « les petites choses ; sur les grandes, il savait s'oublier

lui-même, et son cœur était trop chaud pour avoir, à « regard des autres, le calme et le froid de l'indif-

férence. »

n est donc probable qu'il y a eu quelque exagération dans ce que Ton a dit de Tégoïsme de Barthe ; mais il avait d'autres grands défauts et, toute sa vie, il fut la victime de son imagination malheureuse, turbulente, inquiète, et un objet de risée pour les sociétés il vivait*. Cependant, à lire ses Èpîtres et ses Poésies fugU tives, dont M. Fayolle nous donne le Recueil choisi, on le prendrait pour un homme uniquement occupé de plaisirs, enjoué, frivole et du caractère le plus aimable.

11 y a dans ces Èpîtres de Barthe beaucoup d'esprit et souvent beaucoup de talent ; mais le travail y est trop sensible, et la versification n'est pas toujours exempte de dureté. Il coupe fréquemment par des repos le vers de huit syllabes , et Ion sait que le charme de cette mesure est dans le nombre d'une période habilement prolongée, et dans une sorte de fluidité harmonieuse et facile. De petites phrases commencées ou arrêtées sur le milieu de la ligne, ou perpétuellement coupées, détrui- sent tout l'effet de ce mètre et le transforment en une prose dure et saccadée. Un exemple me fera mieux com- prendre :

Toujours ces charmes de vingt ans,

Toujours ces jeux étincelanis.

Ce teint!... Est-ce ainsi que Ton aime?

En yain je cherche à me flatter

D'une faible métamorphose :

L'absence n'a pu vous coûter

Pas môme un lis, pas une rose.

t Voj. Mélanges de madame Necker, t. Il, p. Sd7.

3<6 THÉ/ITRE DU SECOND ORDRE.

£b bien, madame, à tant d'attraits Quand je veux ôtre inaccessible, Quand jo le jure et le f)ronîet8, Ai-je donc tort? Un C(ï»ur sensible, Oui, doit ne vous aimer jamais. A vingt autres vous pouvez plaire ; Vingt autres perdent la raison A cette galté meurtrière : Moi, grâce au ciel, je tiendrai bon. Qu'ils parlent tous d'uti caractère. Charmant d'ailleurs, et de vertus Et de talents.: dangers do plus. Moi, je les fuis pour m'y soustraire. Bref, point d'amour, et sans regrets.

On trouve dans ces Épîtres plus d'un endroit écrit de ce style dur et tourmenté; mais quelquefois Barthe, mieux inspiré, a su rencontrer le véritable rhythme du métré de huit syllabes. Voici quelques vers que je crois très-bien faits, car ils plaisaient beaucoup à M. Esmé- nard. Il les a, dit-il, souvent répétés, assis au bord de la mer, non loin du château Borelly *, au propriétaire du- quel Barthe les adressa :

Ami, lorsque dans ta retraite. Entre les arts et l'amitié. Coulaient des jours que je regrette, Heureux d'être alors oublié, J'errais souvent sur ce rivage Que blanchit l'écume des mers; Je parcourais des bords déserts ; J'écoutais le calme ou l'orage. Là, disais-je, à travers les eaux. Des Grecs, pour fonder ma patrie. Vinrent du fond de l'Ionie Fixer l'ancre do leurs vaisseaux ; Ici, ce peuple redoutable. Ces fiers Romains ont respiré ; Ici Milon a soupiré; César foulait ce môme sable. De ces grands noms, do ces héros J'occupais mon âme attendrie, Et cependant le bruit des flots Interrompait ma rêverie.

i Voy. Mercure, t. XXXIII, p. 65.

A

BARTHE. 317

Une des épitres est adressée à une dame qui jouait le rôle de Constance dans la comédie de YAmaUwr. Elle commence ainsi :

Vour enchantez donc ma patrie 1 Et, grâce à votre heureux talent, De *** l'hôtel brillant Devient le temple de Thalie.

Je voudrais demander à M. Fayolle pourquoi il a mis ces trois étoiles. Aurait-il négligé de consulter toutes les éditions de son auteur. J'en ai sous les yeux une qui n'est pas rare, celle de Paris, 1779, et j'y lis, en toutes lettres :

De Seimand/y l'hôtel brillant.

Ce nom est d'ailleurs prouvé par Tépître sur V Enjouement^ adressée à mesdames Seimandy,

Quatre fragments d'un poëme de Y Art d'aimer fait à l'imitation de celui d'Ovide, une héroïde médiocre, deux morceaux traduits de VÈnèide^ et une pièce très- spirituelle et très-plaisante, intitulée les Statuts de l*Opéra, complètent le recueil et terminent le volume. Quelques- uns de ces statuts ne peuvent pas convenir à l'Opéra actuel; celui-ci, par exemple :

Ordre à Pjlot de ne plus détonner ; AMugueL de prendre un air leste ;

A Durand, d'ennoblir son geste;

A Gelin, de ne pas tonner : Que Le Gros chante avec une àme, Beaumesnil avec une voix; Que la féconde Arnould se montre quelquefois; Que la Guimard toujours se pâme.

Il n'y a plus là, comme on Je voit, d'application possible, et tous ces défauts ont disparu avec tous ces noms; mais le statut sur l'orchestre semble composé d'hier :

L'orchestre plus nombreux. Sous une forte peine, Défendons que jamais on change celle loi. Six Outes au coin de la reine.

318 THEATRE DU SECOND ORDRE.

fit six flûtes au coin du roi. Basse ici, basse là, cors de chasse, trompettes,

Tiolons, tambours, clarinettes; Beaucoup de bruit, beaucoup de mouvements; Surtout pour la mesure un batteur frénétique :

Si nous n'arons pas de musique^

Ce n'est pas faute d'instruments.

XI

ŒUTRES CHOISIES DE LA MOTTE HOUDAKT >.

Eu vérité MM. Didot devaient bien cet honneur à La Motte. Je m'étonnais depuis longtemps qu'un écrivain de ce mérite ne fût pas encore reçu dans leur collection 8téréotyp& Maintenant je m'étonne que, s'étant décidés àlui donner une place, ilsne l'aient pas faite plus grande. Deux petits volumes ne suffisent pas, et je crains que le goût de M. Gobet n'ait été beaucoup trop sévère.

M. Gobet est l'éditeur. C'est, dit-il, « en ne perdant « jamais de vue le prononcé des critiques, que j'ai en- « trepris de resserrer ainsi la collection trop volumi- neuse des œuvres de La Motte. » J'avoue que les dix volumes de l'ancienne édition sont énormément com- plets; pourtant le prononce des critiques, le prononcé de La Harpe ne menait point à de si graves suppressions. Je ne crois pas que le poêle sans fard^ que Gacon lui- même, ce mortel ennemi de La Motte, eût osé réduire à ce point les ouvrages d'un écrivain aussi élégant et d'un si bel esprit.

Inès et une scène des Machabées, la jolie comédie du Magnifiqm^ trois opéras, Issé^ le Triomphe des Arts et Sémélé; voilà le premier volume et tout le Théâtre choisi de La Motte.

Je ne disputerai guère sur les tragédies, ni sur les opé-

t Journal deVEmpire du 3 juin 1S13.

LA MOTTE nOUDABT. 319

ras; cependaDt, puisque M. Oobet se déterminai ta donner des scènes détachées, n*aurait-il pas pu trouver quelques extraits à faire dans CBdipe, dans ÏEurope galante^ dans ce Romulus Marivaux admirait l'élégance de Kacine et le sublime de Corneille * 7 Au reste je m'en rapporte assez volontiers sur ce point au choix de Téditeur : je ne regarderai point après lui. L'ennui de lire de mau- vaises tragédies et de mauvais opéras est fort au-dessus de ma patience.

Pour les comédies de La Motte, je les connais un peu mieux , et je crois que M. Gobet eût pu joindre au Ma- gnifique le Talisman et la Matrone d*Eplme. Je regrette surtout cette dernière pièce: elle est fort agréable à lire, et je pense que la représentation n'en serait pas en- nuyeuse.

Dans le second volumOi on trouve quinze Odes, entières ou abrégées, treize Odes anacréontiques, dix Églogues, trente-sept Fables ou extraits de fables, quelques Poébies fugitives et deux Morceaux de prose : VÉlogit funèbre de Louis XIV et une partie de V Essai sur la Critique*

C'est dans ce volume que la sévérité de Tabréviateur me parait excessive et môme injuste.

Il aurait pu faire dans les Odes anacréontiques un choix plus étendu. Elles sont presque toutes très-Jolies. Parmi celles qu'il a rejetées, en voici une q«ii me parait charmante :

Amour, c*est à toi que je livre Le court espace de mes jonri, Etjent Toudraifl toujouri Tivre Que pour pouvoir aimer toujours.

Tu fais U charme de tout âge ^ Tout âgo languit sans tes feux. Tendre, jaloux, constant, volage. Pourvu qu'on aime, on est heureux.

1 Sptciaieur françaii, feuilU 8%

330 THÉActRE DU SECOND ORDRE.

Jeune autrefois, j'étais fidèle. Ah ! qu'alors je trouvais de goùi Dans un seul souris de ma belle, Dans un rien! ce rien m'était tout.

Plus mûr, nul objet ne m'arrête. Mais tous allument mes ardeurs ; Amour, de conquête en conquête Je voudrais dompter tous les cœurs.

L'âge avance toujours; que faire? Vieux, je veux encore enflammer. Quoi! dira-t-on, aimer sans plaire? —Oui, n'est-ce donc rien que d'aimer?

Ce rien m'était tout est assez dur, c^est une tache; mais elle est légère et, ce me semble , elle est à peu près la seule.

De ces odes anacréontigues, il en est une fort célèbre, Souhaits :

Que ne suis-je la fleur nouvelle Qu'au matin Cljmène choisit !

Tout le monde la connaît, et Ton pense bien que M. Go- bet ne Ta pas oubliée. Je n'en fais même la remarque que pour avoir occasion de corriger une petite erreur échappée à im traducteur récent d'Anacréon. Il dit, dans ses notes^ que la chanson si fameuse et si jolie,

Que ne suis-je la fougère,

est de La Motte ; mais sa mémoire Ta trompé. Il se sera rappelé vaguement que La Motte avait composé, à Timi - tation d'Anacréon, des stances intitulées les Souhaits, et il aura confondu la chanson de la Fougère, dont le sujet est le même, avec les vers de La Motte. Cette chanson a été faite après et, probablement, d'après Tode des Souhaits : je n'en connais point Tauteur ; je sais seule- ment qu'elle a été attribuée au président Hénault*.

Quant aux Fables, je n'ai pas d'observations à faire, et quoique ce nombre de trente-sept me-semble un peu

1 Voy. M. de La Ohabeaussière ; Poésies galantes^ etc., p. 47.

LA MOTT£ HOUDART. 321

exigu, je ne cony^ste point. Si je disputais, ce serait sur les dif {Iglogues; mais dans un autre sens; cari ci, ici seu- lement, M. Gobet a peut-être été un peu trop libéral. Mais qu'il à bien pris sa revanche sur les poésies diverses ! Il ne leur a consacré que cinq pages ; sans trop de peine il aurait pu trouver matière pour quinze de plus, au moins. Je ne puis me figurer que son recueil eût été déparé, s'il y eût admis la Chanson pour madame du Maine,

Sur Ludovise sans mesure Le ciel a versé ses faveurs ;

et celle de Eaux de Forges :

On dit qu'il arrive ici

Grande compagnie, Qui vaut mieux que celle-ci,

Et bien mieux choisie. Va-t'en voir s'ils viennent, Jean, Va-t'en voir s'ils viennent.

Un abbé qui n'aime rien

Que le séminaire, Qui donne aux pauvres son bien.

Et dit son bréviaire. Va-t'en voir, etc.

Après une longue énumération pleine d'esprit et de gaieté, La Motte finit par ce couplet :

Et pour la bénédiction,

11 nous vient un moine, Fort dans la tentation

Comme saint Antoine. Va-t'en voir, etc.

M. Gobet pouvait aussi, sans compromettre son goût, recevoir le conte de cette belle dame qui, venant à la messe des Feuillants,

Après quatre heures de toilette, Fière de ces attraits brillants Dont l'art de plaire fait emplette,

fut vivement apostrophée par un novice plein de zèle, qui

T. II. 21

332 THEATRE DU SECOND ORDRE.

lui reprocha le scandale de sa parure, le trouble qu'elle allait porter dans les cœurs, et lui demanda si, 4^s la maison de Dieu, c'était elle ou Dieu qu'elle voulait qu*oii adorât; et la dame, peu touchée, de dire :

Que ce Jeane moine est galant 1

Parmi plusieurs autres petites pièces que l'éditeur eût pu recueillir, je transcrirai cebadinage sur la mort d'un ciiien :

Votre chien a passé sur les bords ténébreux. Peut-être que pour lui ce n'est pas grand dommage, Et quoiqu'aimé de vous, il vécut malheureux, S'il sut que votre chat fut aimé davantage > .

C^est peut-être aller trop loin; mais je me figure qu'il y avait aussi quelques vers à choisir dans Vlliade^ et que ce poëme, si justement ridiculisé, ne doit pas être tout à fait sans beautés. L*éditeur très-recommandable de YEsprit de La Motte en avait extrait la description de la ceinture de Vénus, Ce morceau a une sorte de célébrité et M. Gobet aurait pu le copier. Un poëte illustre n'a pas fait difficulté d'en emprunter un hémistiche : c'est l'or d'Ennius.

* [Ces vers, que M. Boissonade veut bien trouver Jolis, nous donnent l'occasion de rapprocher ceux qu'il fit pour un perro- quet qui, grâce à lui, eut un sort moins triste] :

« Madame B., dit-il, avait oublié son perroquet à la fenêtre, « en février 1815; je m'en aperçus à dix heures du soir et, sur- « le-champ, je griffonnai ces petits vers que je lui fis remettre « assez à temps :

< JÂCQUOT A MAITRESSE.

« Je mettra frappé par l'Aquilon nocturne !

< Mattresseï que j'aidaais et qui causez ma mort, ^

« Adieu ! Que ce quatrain, qui raconte mon sort, « Soit par vous grayé sur mon urne :

< Jacquot repose en ce séjour étroit I « Abandonné de sa dure matiresse,

« Jacquot mourut de froid

« Et surtout de tristesse. >

Û

LA MOTTE HOUDART 3S3

Il dit du pigeon ;

Il s'approche, il s'éloigne , il revient mille fois , Arrange son maintien, passionne sa voix.

On lit dans La Motte :

Elle enflamme les yeux de cette ardeur qui touche ; D'un sourire enchanteur elle anime la bouche, Passionne la voix, en adoucit les sons.

Les vers de La Motte ont si mauvaise réputation, que la sévérité de M. Gobet paraîtra peut-être beaucoup plus raisonnable que mon indulgence, et, s*U y a erreur dans Tune de ces deux façons de juger, c'est de mon côté qu*elle sera mise par le plus grand nombre des lecteurs. Mais tout le monde ne sera-l-il pas aussi surpris que moi de ne voir dans les Œuvres choisies de La Motte que deux morceaux de prose? Cet auteur s'est acquis par sa prose un renom qui dure encore : ses critiques les plus rigides s'accordent à dire qu'elle est correcte, simple, ingénieuse, naturelle, d'une clarté parfaite et du goût le plus pur. Ses Préfaces, ses Dissertations, même les plus paradoxales, ont été louées à cause de la forme*, et de cette prose si vantée, rien que deux morceaux seule- ment î C'est trop peu, en vérité. Il fallait, je crois, donner à cette édition un ou deux volumes de plus. Les littéra- teurs eussent aimé à y retrouver le Discours de La Motte sur Homère, des extraits de ses Préfaces, son Dis- cours de réception à l'Académie, un Discours sur Vincer- titude de l'avenir^ etc.

M. Gobet dira peut-être qu'il se serait reproché de reproduire des ouvrages il y a tant d'idées fausses. Mais qu'importe ? Les paradoxes de La Motte sont sans

t MM.Villemain,Nisard, Sainte-Beuve et feu Vinet de Lausanne, sont revenus, pour les condamner sans appel, sur ces paradoxes antipoétiques de La Motte. Ils ont rendu justice à l'élégance de sa diction; mais ils n'en ont pas été dupes, et ils en sont d'autant plus sévères pour le fond des idées. {Note de VÉéUtewr,)

324 THEATRE DU SECOND ORDRE.

conséquence, ainsi que sans danger. Il écrivait bien, c'est son style qu'il fallait faire connaître; le style est ici Tessentiel et, fût-il encore plus séduisant, il n'y a rien à craindre : l'auteur ne fera point de prosélytes. En litté- rature, la forme est souvent beaucoup plus importante que le fond. Une foule d'ouvrages très-instructifs et très-raisonnables sont tombés dans l'oubli, parce qu'ils étaient mal écrits; tandis que l'éloquent Jean-Jacques, avec un esprit peu juste, des idées exagérées, des prin- cipes presque toujours inapplicables, a fait un des plus beaux livres du dernier siècle.

Un morceau de prose qu'il était important de re- cueillir, dont M. Gobet devait au moins parler dans sa notice, c'est le Plan des preuves de la religion. Cet écrit, très-fort de raisonnement, montre que La Motte était un chrétien persuadé. C'était un trait à indiquer dans le caractère de cet écrivain.

Mais, si toutes les pièces que je viens d'indiquer paraissent à M. Gobet ou trop paradoxales, ou trop graves, ou trop longues; s'il s'était imposé la loi de ne donner que deux volumes, que n'admettait-il au moins Salned et Garaldi^ nouvelle orientale qui eût rem- pli une dizaine de pages tout au plus, n'eût point gêné son système de brièveté et eût , à coup sûr, été du goût de bien des lecteurs.

Une pièce bien plus courte encore, et qui n'eût pas manqué de plaire, c'est la lettre La Motte décrit à la duchesse du Maine les personnes qui composaient le mardi de madame de Lambert. Il dit de Mairan : « Il « faut trancher le mot sur M. de Mairan : c'est une exac- « titude, une précision tyrannique et qui ne vous fait pas « grâce de la moindre inconséquence. Il ne se fera pas t scrupule de démontrer aux gens qu'ils ont tort, pourvu « qu'il le fasse bien poliment, comme s'il ignorait qu'en « matière d'amour-propre le fond emporte la forme. »

SAURIN. 325

11 finit en ces termes le portrait de Fontenelle : « Badi* « nage, galanterie, sentiment, philosophie, géométrie « même; il a voulu briller en tout, et prouver par son « exemple qu'il n'y a point de talents inalliables. Mais, à « propos de géométrie, il faut tout vous dire, il vient de « faire un livre si subtil et si rêvé, que s'il perd son ma- « nuscrit de vue un mois seulement, il ne s'entend plus « lui-même. Pauvre tête qui ne tient rien! » Ce livre si rêvé, ce sont les Éléments de la géométrie de rinflni. Fonte- nelle, en le présentant auduc d'Orléans, fils du Régent, lui dit qu'il n'y avait en Europe que sept ou huit géomètres qui pussent entendre cet ouvrage, et que l'auteur n'était pas de ces huit-là.

XII

ŒUVRES CHOISIES DE SAURIN «.

Avant de parler de Saurin, je reviendrai sur ce que j'ai dit de Quinault, il y a quelques mois, et de La Fon- taine plus récemment *. .

Il est bien temps d'arriver à Saurin. Ses OEuvres choi- sies^ dont le Recueil est fait avec beaucoup de goût, ont eu M. Fayolle pour éditeur. Dans le petit volume qui les contient, on trouve Spartacus, Blanche et Guiscard, Bé- verUy^ les Mœurs du temps et quelques Poésies fugitives. C'est ce que Saurin a fait de mieux, et à peu près tout ce qu'il a fait. 11 avait plus de quarante ans quand il com- mença d'écrire, et ses OEuvres complètes uq sont pas beau- coup plus volumineuses que ses Œuvres choisies.

J'ai entendu reprocher à M. Fayolle de n'avoir pas

1 Journal de V Empire du 9 juin 1812.

* Ici se trouvait la double rectification que nous avons repro- duite, en note, sous les articles Quinault et La Fontaine. (Voir

t. II, p. 'i59 et 264.)

{Note de l'Editeur.)

â

326 THÉÂTRE DU SECOND ORDRE.

conservé VAnglomane. Ce reproche me Ta fait relire, et je suis de l'avis de M. Fayolle. Il y a dans celte petite pièce quelques tirades bien tournées, mais elle manque de vraisemblance et d'intérêt. Le caractère principal est une caricature forcée, un mélange de travers absurdes et de vertus qui semblent incompatibles. Je ne sais pas si Ton a remarqué que, dans le rôle du sage Lisimon, qui laissa

Le palais de Plutus pour le temple des Muses,

Saurin a voulu peindre Helvétius. Ces vers d'une élégie pleine de sensibilité, Saurin déplore la perte d'Hel- vétius, confirment mon observation :

L'équitable postérité T'applaudira d'avoir quitté Le palais de Plutus pour le temple des sages.

Saurin était l'ami intime d'Helvétius qui avait été son bienfaiteur. On sait qu'Helvétius lui fit longtemps une pension de mille écus et, à Tépoque de son mariage avec mademoiselle de Sandras, il le força d'en accepter le ca- pital.

Une autre pièce que M. Fayolle a rejetée avec une sé- vérité fort juste, et contre laquelle personne, je crois, ne voudra réclamer, c'est le Mariage de Julie. Madame Sau- rin, dans sa lettre au premier éditeur des Œuvres de son mari, ne conçoit pas que les comédiens aient pu refuser cet ouvrage : elle le trouve plein de choses fines, plein de traits piquants , elle ne doute pas que le public ne le vit avec quelque plaisir. Madame Saurin se faisait illu- sion. Le refus des comédiens était fort raisonnable. Quelques traits d'esprit ne suffisent point pour le succès d'un ouvrage de théâtre , et le Mariage de Julie^ dans Tétat il est imprimé, ne pouvait réussir.

Dans cette lettre, madame Saurin révèle une singu- lière faiblesse de son mari : son imagination était perpé-

SAURIN. 387

tuellement obsédée par un effroi de la mort qu'aucun raisonnementne pouvait vaincre. Celte terreur habituelle avait jeté sur son caractère une teinte sombre et mélan- colique dont ses écrits portent plus d'une marque. Ce- pendant il avait parfois de la gaieté, et ses comédies of- frent plusieurs traits fort plaisants. Lié longtemps avec Collé, Piron et Crébillon le fils, il avait été affilié à la fameuse société du Caveau, et Ton peut croire, d'après quelques chansons assez gaies, insérées dans ses Œur vres complètes^ qu'il n'y avait pas été déplacé et avait su, comme ses joyeux amis, célébrer, dans des vers badins, le vin et l'amour. Ces deux couplets d'un vaudeville qu'il fit dans sa vieillesse sont tournés d'une manière pi- quante, et Collé, auxquels ils sont adressés, ne les eût pas désavoués":

Devant l'italique fredon A fui la bachique chanson

Et le gai vaudeville ; Tout d'un temps a fui loyauté. Plutus est le seul dieu fêté

A la cour, à la ville ; Et, dans les meilleures maisons, Gens bariolés de cordons, Disent tout haut : « C'est de l'or qu'il fi^ut ;

« L'honneur est inutile. »

Mon cher Collé, mon vieil ami, Toi qui si souvent as gémi

Du triste goût moderne ; Qu'à l'anglaise des furieux Se jettent, en bravant les cieux,

Aux gouffres de l'Averne : Mais nous, des roses du printemps, Couronnons l'hiver de nos ans,

Et si jamais Nous mourons exprès,

Consentons qu'on nous berne.

Je regrette un peu que ce morceau n'ait pas été re- cueilli avec cinq ou six autres, qui, 9ftns être excellents.

338 THEATRE DU SECOND ORDRE.

eussent fait connaître la manière de Saurin dans les différents genres qui ont exercé sa plume. Il me semble, par exemple, que ce conte épigrammatique n'eût pas déparé la collection de ses OEv/ons choisies :

En grasseyant, la divine Chloé

Disait un jour : « Qu'importe un œil, un né?

« £st-ce le corps? c'est l'âme que l'on aime,

« L'étui n'est rien. » Voilà , dans l'instant même,

Que de l'armée arrive son amant.

Taffetas noir, étendu sur la face,

T couvre un qui fut jadis charmant.

Ou, bien plutôt, n'en couvre que la place.

Il voit Chloé, veut voler dans ses bras ;

Chloé recule et sent mourir sa flamme:

« Mon Dieu! dit-elle, est-il possible, hélas !

« Qu'un de moins change si fort une âme? i >

XIII

ŒUVRES CHOISIES DE DESTOUCHES «.

11 y a fort longtemps que j'aurais annoncer ce Re- cueil des Œuvres choisies de Destouches; mais je ne sa- vais comment trouver la matière de quelques pages dans un sujet qui me semblait épuisé. Je ne me figurais pas qu'il y eût pour moi quelque chose à dire sur Destou- ches, après les morceaux excellents que M. Auger a donnés dans le Journal de V Empire ' et la Notice qu'il a mise à la tête de Tédition que j'annonce. Comme je reli- sais, dans mon embarras, cette Notice très-élégante et très-bien faite, j'y remarquai im passage qui m'engagea dans quelques recherches ; en voici le résultat :

^ Ce goût de M. Boissonade pour les petites pièces taillées sur le modèle de l'épigramme antique ne le prédestinaît-il pas tout naturellement à devenir un jour l'éditeur de cette Anthologie grec- que qui fut le travail et le délassement de toute sa vie littéraire?

{Note de VEditev/r,)

* Jowmal deV Empire du l*' novembre 1813.

> Les 3 et 6 novembre 181] .

DESTOUCHES. 329

M. Auger, après avoir dit que Ton avait perdu un commentaire de Destouches sur tous les dramatiques auciens et modernes, continue en ces termes : « On se « consolera moins facilement de cette perte que de celle « de plusieurs milliers d'épi grammes qu'il avait compo- « sées contre les incrédules : le Mercure du temps en « offre un choix qui monte, dit-on^ à quelques centaines. Il « en a fait aussi contre les partisans du faux bel esprit.»

D'Alembert, dans TÉloge de Destouches, parle aussi de ces épigrammes; mais il dit que Destouches n'en publia que quelques-unes.

Dans le Mercure de juillet 1740, on trouve une lettre de Destouches. Il y rend compte des obstacles qui retar- dent l'impression d'une édition de son Théâtre, à la- quelle il doit joindre un volume d'Epigrammes et d'CEu- vres diverses. « A l'égard de mes épigrammes, voici, dit- « il, ce qui les a fait naître. Vous savez que je vis dans « une solitude agréable, où, dégagé de toute ambition, « je tâche de me suffire à moi-même. Mon jardin, mon a parc et mon cabinet partagent mon loisir. Je cultive des « fleurs, je perce des allées, je lis et j'écris. Je me suis « fait des promenades charmantes, dont je fais usage le « plus souvent et le plus longtemps qu'il m'est possible. « Vous jugez bien que je ne puis faire tant de chemin « sans rêver ; il me vient mille pensées différentes, sé- * rieuses, plaisantes, morales, caustiques : tout m'amuse, « tout m'occupe, et quand quelqu'une de ces idées me « rit et me paraît mériter de n'être pas oubUée, je la « mets aussitôt en vers et je la confie au papier dès « que je rentre dans mon cabinet. C'est ce qui n^'a pro- « duit plus de mille épigrammes, parmi lesquelles j*en ai « choisi plus de huit cents que je divise en sept livres « et que j'ai résolu de donner au public, à la suite de « mes pièces dramatiques. »

Le mois suivant parut une seconde lettre de Destou-

330 THIÉATRE DU SECOND ORDRE.

ches. Celle lettre contient quelques autres épigrammes ; j'en choisirai une qui me parait bien tournée :

L'esprit, en France, est une marchandise

A grand marché. Pour s'en faire donner,

Chacun en donne, etpour peu qu'on médise,

Que, sans raison , Ton puisse raisonner,

Que d'un air fat on sache assaisonner

Cent jolis riens qui charment le heau monde,

Tout aussitôt l'esprit est yotre lot.

Mais, par l'ahup que l'on fait de ce mot.

J'ai découvert, moi qui creuse et qui sonde, '

Qu'homme d'esprit veut presque dire un sot.

A commencer de cette année 1740, les Mercures pré- sentent plusieurs morceaux de Destouches, des lettres en prose et en vers, des dissertations contre Bayle et Calvin, des discours théologiques sur les preuves de la religion chrétienne , des réflexions pleines de sens et de raison sur le goût et sur l'abus de Tespril , quelques épi- grammes, et, dans le nombre, on en trouve d'assez bon- nes. Il y en a une contre le style marotique qui finit ainsi :

Notre langue est fertile, Pleine de tours fins, naïfs, délicats; £lle dit tout, n'eut jamais tant d'appas Que dans ce siècle, et ne paraît stérile Qu'à des savants qui ne la savent pas.

Destouches, qui avait eu le projet de composer de ses Œuvres diverses le quatrième volume de l'édition de son Théâtre^ y renonça par le conseil de Tanevot « et de ses

A C'est très-prohablement à ces germons de Destouohes que Voltaire fait allusion, quand il dit danâ ses Conseils à Jf. Racine : « Nous avons vu depuis quelque temps le Mercure galant rempli « d'étranges dissertations sur les prophètes, par des hommes un « peu incompétents, qui voulaient expliquer des prophéties que « Grotius, Huet, Calmet, Hardouin n'ont pu entendre. »

û

s MercwTê, octobre 1748.

D£STOUGH{)S. 331

« autres illustres amis. » EfFectivement, dit-il, tous ces petits ouvrages, dans la plupart desquels je combats les « athées, les déistes et les libertins, n'auraient pas figuré « déceinment avec des comédies. » Je ne sais quelle rai- son en a depuis empêché la publication ; mais il ma semble que l'éditeur futur des Œuvres complètes de Dea* touches fera très-bien de compulser les MercureSy et d'en extraire tous ces petits morceaux qui y sont épars et comme ensevelis.

Ces opuscules offrent quelques traits peu connus delà vie et du caractère de Destouches, quelques anecdotes littéraires.

Il dit de Toland : Toland était un célèbre athée m- « glais que je connus et contre qui je disputai vivement « lorsque j'étais à Londres. Cet impudent me fit voir une « liste de tous ceux qu'il se vantait d'avoiy pervertis par « ses arguments. »

Il dit de lui-même, à l'occasion d'une de ses odes : « Vous n y trouverez point d'esprit, mais vous conviens « drez que le sentiment y domine, et c'est le sentiment « qui a toujours été mon guide et qui m'a tenu lieu de « génie dans tous les ouvrages sortis de ma plume.

Dans ses dernières années, il ne s'occupait guère que des moyens de combattre les incrédules: c'était « sa ma- « tière favorite », il y rapportait toute sa littérature. Non content d'attaquer l'impiété par des épigrammes et des raisonnements, il voulut l'exposer sur la scène, et il composa une comédie qu'il iniHulaiVEsprit forL

Son héros était un jeune seigneur fort ignorant et fort impie , qui savait tout Bayle par cœur et ne jurait que par lui. « L'idée de ce pelit-maitre philosophe m'avait « été inspirée, dit Destouches, par je ne sais combien « d'originaux qui blessaient mes yeux tous les jour^ et « qui m'étourdissaient, en débitant par fragment^ Tou^ « vrage de Bayle sur le3 comète^ çt lep argum^nt^ Içs

332 THEATRE DU SECOND ORDRE.

« plus libertins de son Dictionnaire. » L'incrédule était mis en opposition avec nn homme judicieux, grave, in- struit, mais sans pédanterie et grand ennemi de Bayle et de ses admirateurs. Persécuté par les railleries de l'esprit fort et de ses amis, il les engageait dans une dis- cussion sérieuse, les réduisait au silence, et ramenait à son opinion les personnes de qui dépendaient son bon- heur et sa fortune.

On ne sait rien aujourd'hui de l'intrigue de la pièce; mais il est évident, d'après ce seul exposé, qu'un ouvrage d'un pareil genre ne pouvait réussir sur le théâtre. Des discussions religieuses et philosophiques ne peuvent être écoutées à la scène. Destouches sentit bien lui- même le vice du sujet, et, abandonnant le projet de faire jouer sa comédie, il la réserva pour ses amis.

Malgré tout son christianisme. Destouches n'avait pu se corriger du défaut capital de presque tous les poètes : il avait un amour-propre très-vif, et ses plus faibles pro- ductions lui paraissaient excellentes. Sa comédie de VAniour usé ou le Vindicatif avait été outrageusement sifïlée dès le premier acte; mais il la croyait très-injuste- ment condamnée. « Tous les gens de bon goût » c'est-à- dire deux ou trois amis complaisants et peu sincères, « avaient été surpris et même indignés de cette dis- « grâce : » ils Tattribuaient unanimement « à une cabale « envieuse et jalouse. »

On lui avait écrit que ses épigrammes étaient insipides, que ses homélies étaient ennuyeuses. Le reproche ne manquait pas d'une sorte de vérité, mais il n'en croyait pas un mot et se persuadait que ses homélies étaient bonnes, parce qu'il était question de les réimprimer en Hollande, pays où, dans ce temps-là. Ton n'imprimait, comme chacun le sait, que des choses excellentes et sé- vèrement choisies.

Il ne prouve pas moins pertinemment que ses vers ne

DESTOUCHES. 333

sont pas secs, comme on le lui avait reproché en vers très- secs eux-mêmes et très-mauvais : « Qu'appelez-vous des «f vers secs? Sont-ce des vers naïfs et si intelligibles qu'un « enfant les entendrait? des vers Ton évite les tran- « spositions, l'obscurité, l'affectation, la dureté, le ton * précieux, l'ambiguïté, l'amphibologie, les fautes de «f grammaire ? des vers Ton veut avoir plus de rai- « son que d'esprit? J'avoue que les miens sont de cette «f espèce. » Et pour accabler son adversaire et lui fermer la bouche, il ajoute dix vers de sa façon, dix vers bien faibles; puis il s'écrie avec une satisfaction risible : « Voilà mon style ; appelez- vous cela des vers secs ? » Ces morceaux, je le répète, ne dépareraient point une édition complète des Œuvres de Destouches; mais ils ne pouvaient guère intéresser M. Auger, qui ne voulait don- ner qu'une édition abrégée. Son intention était seule- ment de faire un choix dans le Théâtre de Destouches et, n'ayant rien à prendre dans ses épigrammes, il a pu, sur un ouï-dire, les compter par centaines, par milliers, et s'épargner la peine de vérifier. Les comédies admises par M. Auger sont le Philosophe mariée le Glorieux^ le Triple Mariage, le Dissipateur^ la Fausse Agnès^ le Tambour nocturne. Ce choix est une nouvelle preuve du goût ex- cellent de l'éditeur. On ne pourrait retrancher aucune des pièces qu'il a choisies, et, dans le nombre de celles qui ont été négligées, il n'y en a pas une que Ton puisse regretter.

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LXXX

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LE CHEF-D'ŒUVRE D'UN INCONNU

t>AR LE D' CHRYSOSTOME MATHANASE

(sàint-hYacinthe). IX' édition par M. P. X. Leschevin ^

t^ersotme n'ignore que Saint-Hyacinthe, voulant se tnoquer de l'abus des Commentaires, composa de lon- gues Notes, sérieusement burlesques, sur une chanson des rues qu'il décora du nom pompeux de Chef- à^oèwore d^un inconnu.

Cette plaisanterie, dont l'idée ne manquait pas d'une certaine originalité, eut, dans sa nouveauté, un succès prodigieux : les éditions se succédèrent rapidement; on en ftt des imitations en plusieurs langues-, aujour- d'hui même, elle n'estpas tout à fait oubliée; on la re- cherche encore, et on peut en lire avec plaisir une tren- taine de pages ; mais il faudrait, je crois, beaucoup de patience et de courage pour aller plus loin. Saint-Hya- cinthe avait abusé de sa facilité et de celle de son sujet : son livre prouve qu'il avait de Tesprit et de la littéra- ture; mais il est au moins trois fois trop long. Deux volumes remplis d'une monotone ironie, et dont le style

1 Journal de VEmpire du 29 novembre 1807.

LE chef-d'œuvre d'un INCONNU. ft35

même n'est pas toujours très-bon^ sont bien ce <ïue Ton peut imaginer de plus froid et de plus fatigant.

Saint-Hyacinthe, en écrivant ^ ne se proposa sûrement pas pour but d'être utile : seul motif qui puisse pour- tant faire parfois excuser la satire. Il ne voulut qu'amu*- ser ses lecteurs , et dire des personnalités à quelques critiques qu'il n'aimait pas. Les ridicules qu'il cherche à donner aux commentateurs sont si fort exagérés, qu'ils n'ont plus d application possible. En effet, étaient, de son temps, les commentateurs qui écrivissent dans la manière dont il se moque ! On n'en nommerait aucun, au moins parmi ceux qui sont connus et dont on lit les ouvrages.

Si quelques éditeurs des anciens ont multiplié les citations sur le texte de ces auteurs, dont la langue, n'étant plus parlée, n^a d'autorité que celle des livres, c'est faire preuve ou de peu de jugement, ou d'igno- rance, ou de mauvaise foi, que de vouloir ridiculiser cette méthode utile el même nécessaire^ en entassant des passages pour expliquer des vers français, qui ne peuvent aujourd'hui causer d'embarras à personne. Par exemple, quand Saint-Hyacinthe éclaircit longuement, et à force de citations, l'emploi de notre relatif çui, faitril donc une chose si plaisante? Il lui fallait nommer quel- que commentateur qui eût prouvé avec celte étendue fastidieuse la valeur ou de qui ou de 6<;, dans les cas ordinaires et simples.

Tout cela n'est donc qu'une plaisanterie sans portée» qu'une pédantesque caricature des méthodes utilep sont parodiées et puérilement travesties. Pour rendre ses diffuses remarques un peu piquantes, Saint-Hya? cinthe y a mêlé des sarcasmes et des injures contre Burmann et Bentley. Ce n'est pas au moins que ces deux célèbres critiques fussent des conunentateurs ridicules, ni que leurs ouvrages fussent écrits dans le goût des

336 u chkï-d'œuyre d'un inconnu.

notes du Chef-éFmiMre ; mais ils avaient eu le malheur de déplaire à Saint-Hyacinthe, ou plutôt à quelques-uns de ses amis^ car je me suis assuré que Saint-Hyacinthe ne fit que servir sans réflexion, sans connaissance de cause et avec sa légèreté ordinaire, une querelle étran- gère. Il fut aisé d'animer son esprit naturellement mé- chant et satirique; il oublia que ces hommes, qu'il atta- quait si gratuitement, lui étaient de beaucoup supérieurs, à lui comme à ses amis, et qu'au lieu de mépris et d'ou- trages, ils méritaient, comme littérateurs^ toute sorte de respects et d'éloges.

Burmann, en effets a travaillé très-utilement sur les auteurs latins, sur les poètes surtout ; ses éditions, mal- gré plus d'im défaut, ont une grande valeur et ne pour- ront jamais la perdre; Bentley, que ses talents prodi- gieux placent bien loin de Burmann, et peut-être de tous les critiques ses contemporains, a porté son im- mense doctrine sur les deux littératures. Sa Lettre à Hill, ses Dissertations contre Bayle, sur le Pseudo-Phalaris^ ses Remarques sur Ménandre, sur Horace, Phèdre, Térence, malgré l'excessive hardiesse de quelques opinions, sont des ouvrages supérieurs, et l'on ne cessera pas de les lire, tant que les lettres savantes et la critique corrective ne cesseront pas d'être en honneur.

Cependant il faut convenir que Burmann était trop arrogant et trop dur. Vivant plus avec les livres qu'avec les hommes, son ton était âpre et farouche ; il soutenait sans mesure ses opinions, même ses préjugés, et atta- quait ses adversaires avec une étrange rudesse. Bentley eut aussi dans l'humeur trop d'orgueil et de fierté. Il n'est donc pas étonnant que ces défauts de caractère leur aient suscité parmi leurs rivaux de vives inimitiés et même des haines violentes ; mais devaient-ils trouver un enne- mi dans Saint-Hyacinthe, qui ne pouvait connaître d'eux que la renommée de leurs grands talents, qui ne mar-

ôhait point dans leur carrière, n'entendait presque rien à leurs études et n'avait enfin nul droit de les insulter, puisque jamais ils ne Pavaient provoqué.

C'est avec une injustice plus criante encore que Saint-Hyacinthe attaqua Voltaire, dans la Déificaiion du docteur Aristarchus Masse, satire assez insignifiante, jointe au Chef-d'œuvre d'un incounu. On se souvient que Voltaire fut, dans sa jeunesse, indignement outragé par un grand seigneur dont je tairai le nom, par égard pour ceux qui peuvent le porter encore. Comme il se préparait à se venger en homme d'honneur, son ennemi, lâche et puissant, eut assez de crédit pour le faire mettre d'abord àlaBastille, ensuite pour le faire exiler. Retiré à Londres, Voltaire y connut l'auteur du Chef-d'œuvre. Bientôt ils se brouillèrent sur un sujet léger, et pour afiliger Ta- mour-propre du poète, Saint-Hyacinthe fit imprimer, dans la DéificaHon^ un récit méchamment arrangé de cette aventure désagréable, dont Voltaire aurait voulu pouvoir étouffer le souvenir : cette noirceur était vraiment in- fâme.

Il faut remarquer que Texil de Voltaire est de 1725. A cette époque, il avait déjà publié (n'ayant pas encore trente ans) Œdipe et Mariamne, qui sont de fort belles tragédies, et la Henriade, le seul vrai poëme épique français. Ses grands talents, alors irréprochables, et son malheur si peu mérité, devaient le rendre l'objet de l'in- térêt général : au moins n'était-ce pas à un homme de lettres, à un Français, à servir ses persécuteurs, et à cher- cher dans son infortune même le sujet d'une plaisan- terie sanglante.. Mais ces sentiments étaient peut-être trop élevés pour Saint-Hyacinthe. Plus spirituel qu'hon- nête et délicat, il ne songea pas un moment à tant de circonstances qui devaient l'engager à modérer son ressentiment.

Voltaire ne pardonna jamais cette cruelle ofTense, et,

T. 11.

ââÔ U OiïKF-D'ŒmTlE D'UX INCONNU.

l^éûdatit la vie de Saint-Hyacinthe, il ôt constamment totLt te qull put pour lui ôter la petite gloire d'avoir composé le Chef-d'œuvre. Voltaire aurait dii sans doute garder le rilence et ne pas se venger, même d un odieux procédé, par une injustice.

Il y a de ce Saint-Hyadnthe un autre trait qui donne la mesure de son caractère. Il était catholique et n'a- tait point abjuré; cependant il eut, à Londres, l'impu- dence de se £adre passer pour protestant, afin de toucher la pension que le gouvernement anglais accordait alors aux réfugiés pauvres. Un honune d'une âme si peu dièli- oate, décrété de prise de corps, en France, pour avoir séduit une jeune personne à laquelle il donnait des le- çons, avail-il bien le droit d'être si caustique, si tran^ chant, et d'insulter Burmann, Bentley et Tauteur dUMdipe et de la Henriade eiûè et malheureux ?

Une calomnie fort étrange a été répétée obscurément par quelques écrivains, et avec plus de hardiesse par quelques autres. On a dit que Saint-Hyacinthe était fULs naturel de Bossuet et de mademoiselle de Mauléon; on a supposé cette réponse du jésuite Le Telher à Bossuet : t Vous êtes plus Mauléoniste que Moliniste. » Et les amis nombreux de Fénelon ont accrédité ce mensonge. Déjà M. de Burigny, dans sa Vie de Bossuet, a démontré la fausseté de toutes ces anecdotes, et M. Leschevin, après lui, cite les propres termes de l'extrait de baptême de Saint-Hyacinthe, à Orléans de Jean-Jacques Coi'- donnier et à'Ànne Mathé, sa femm^. M. Leschevin prouve ensuite que Voltaire a été injustement accusé d'être Tin- veaateur de cette fable : on la trouve dans les Mémoires^ Anecdotes du clergé^ pubhés en 1 7 1 2 par un certain Denis ; Voltaire n'a fait que la répéter, et encore a-t-il formelle- ment témoigné qu'elle ne méritait aucune croyance ^

* Le cardinal de Beaussel réfute très-bien, dans les Pièces justifia catives an premier livre de la Vie de Bossuet, toutes ces insinua-

LE chef-d'œuvre d'UN INCONNU. 339

On voit, par cette citation seule du travail de M.Les- chevio, que ses recherches sont utiles et ont de l'intérêt. Sa Notice sur la vie et les écrits de Saint-Hyacinthe est un excellent morceau d'histoire littéraire ; ses Remarques sur le Chef-d'œuvre annoncent une érudition et des connais- sances bibliographiques peu communes. Mais plus M. Leschevin se montre éditeur exact et bibliographe savant, plus je lui veux faire le petit reproche d'avoir supprimé la musique de la chanson, et de n'avoir rien dit de Timpression de Londres (Paris, 1758) dont la pré- face, semblable, à quelques lignes près, à celle de la sixième édition, est signée Polis- Néa, signature pseudo- nyme qu'il faut sans doute traduire par Ville-Neuve,

Quelques-uns accuseront peut-être M. Leschevin d'a- voir montré trop de prévention en faveur de Saint-Hya- cinthe et de son Chef-d*œuvre : pour moi, je trouve très- naturelle cette partialité d'éditeur; mais j'espère aussi que M. Leschevin me laissera le droit d'estimer peu Tonvrage de Saint-Hyacinthe, et encore moins sa per- sonne ^

tions plus ou moins molmistes. Voyez aussi, dans l'abbé Le Dieu, Journal^ t. II, p. 117-382, l'explication toute simple des rapports d'affaires à la suite desquels il y eut un contrat entre Bossuet et mademoiselle de Mauléon. {Note de VEditettr,)

* Hippolyte Rigault, enlevé si prématurément aux lettres, et plus prématurément encore, hélas! à l'Université, se montre plus indulgent que M. Boissona'de pour Saint-Hyacinthe, dans son Histoire de la quereUe des anciens et des modernes : il lui assi- gne un rôle assez important dans la guerre du xviii« siècle contre l'antiquité. Mais il faut reconnaître que le sel des plaisanteries du Chef-d'œuvre d'tm inconnu est un peu affadi pour nous, et nous partageons volontiers l'opinion de notre critique.

{Note de l'Editeur,)

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LXXXI

LETTRES INÉDITES DE VOLTAIRE

r 9

A FREDERIC LE GRAND, ROI DE PRUSSE,

PUBLISBS PAR M. BOISSONADE * .

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Les lettres que j'ai l'honneur d'offrir au public ont été fidèlement imprimées sur les originaux transmis de Weimar à mon honorable ami M. Bast, secrétaire de la

* Paris, Delalain, 1802 ; in-Soet in-12.— On ne lit plus beaucoup cette édition de M. Boissonade, parce qu'elle est devenue rare et que d'autres travaux ont repris tout ce qu'elle renfermait de bon et d'utile. Cependant nous n'avons pas hésité à donner cet aver- tissement, car il montre que, dès 1802, M. fioissonadc réclamait pour nos classiques ces textes sérieux et définitil's qu'on n'avait accordés jusque-là qu'aux livres grecs ou latins.

C'est quelque chose aussi dans la vie d'un homme de lettres de donner le premier une partie de la correspondance de Vol- taire^ et quelle partie ! celle précisément qui éclaire le mieux les vicissitudes de sa liaison avec Frédéric le Grand. C'est dans ces lettres publiées par M. Boissonade qu'on voit leur amitié se nouer, s'entre-choquer, se dénouer, mais l'on prévoit qu'elle pourra bien renaître de ses ruines; c'est dansées lettres que se dessine le nuage qui va amener l'orage que tout le monde sait et dans lequel Frédéric ne sera plus, ni un roi, ni même un homme bien élevé, mais un auteur blessé: il est vrai que Vol- taire n'est plus un philosophe, quand il dit : c Qu'il a besoin pour < aller en Prusse d'une demi-aune de ruban noir, c'est-à-dire

LETTRES INJ^DITBS DE VOLTAIRE. 341

légation deHesse-Darmstadt à Paris*, et c'est sur son in- vitation que je me suis chargé d'en donner cette édition. Comment se fait-il que, tant de lettres de M. de Vol- taire au roi de Prusse ayant été imprimées, celles-ci n'aient pas encore paru?— Je l'ignore. Qu'elles se soient trouvées à Weimar, d'où elles ont été envoyées à Paris ? Je ne le sais pas davantage. Ce qui, dans leur publica- tion, doit le plus intéresser le lecteur, c'est leur authen- ticité, et elle est indubitable. M. Suard, ex-membre de l'Académie française, si connu par son goût et sa vaste littérature, a bien voulu prendre la peine de les exami- ner ; il y a reconnu la main de M. de Voltaire, avec le- quel il a été longtemps en relation, et m'a permis de publier ici son témoignage. Je les ai moi-même com- parées avec d'autres lettres autographes de M. de Voltaire conservées à la Bibliothèque nationale , et je n'ai pu douter que les unes et les autres ne fussent de la même main. Cette identité d'écriture dans deux manuscrits, dont l'un est généralement reconnu pour authentique,

« d'être décoré de l'ordre prussien du Mérite» que sa charge do « gentilhomme ordinaire l'en rend digne, etc., etc. »

C'est encore dans ces lettres que Ton voit Voltaire, par une complaisance fâcheuaSt incliner de plus en plus vers l'opinion du roi qui niait la liberté humaine et la spiritualité de l'Ame.

Je sais bien que si M. Boissonade n'eût pas édité ces lettres, iét ou tard elles auraient trouvé un éditeur. Mais reussent-elles trouvé aussi scrupuleux, aussi exact? Quoi qu'il eu soit, dès 1802, c'est-à-dire à partir de cette publication de notre savant critique, la lumière fut faite sur le débat qui avait séparé quelque temps ces deux grands esprits pour ne laisser subsister désormais, dans leur commerce intellectuel, qu'une coquetterie pleine d'arrière- jtensées, parce que, après tout, l'esprit de coterie philosophique défendait aux deux seuls rois du xviii* siècle de vivre en guerre perpétuelle. {Note de l'Éditeur.)

1 On sait que M. Bast fut l'ami personnel de M. Boissonade, et que cette amitié des deux jeunes hellénistes eut une influence décisive sur la carrière philologique que choisit M. Boissonade vers cotte même époque. Nous donnons parmi les Notices bio- graphiques celle de F.-.T. Bast. {Note de VEditeur,)

1

3^ LETTRES INEDITES DE YOLTAlHE.

prouve nécessairement que Tau Ire Test aussi. On re- trouve d'ailleurs dans ces lettres le style bien connu de leur auteur, et cette preuve de leur authenticité ne sera pas la moins forte. Car si Ton m'opposait que Ton a pu contrefaire la main de M. de Voltaire, assurément on ne supposera pas qu'il ait été aussi facile d*imiter son style.

Si ces lettres étaient d'un écrivain moins célèbre, je pourrais suivre Tusage des éditeurs qui toujours, dans leurs préfaces, font un long éloge des ouvrages qu'ils publient, éloge' trop souvent désavoué par le lecteur ; mais je les crois assez recommandées à l'attention du public par le nom de leur auteur et celui du grand roi auquel elles furent écrites. Je me bornerai à dire, en peu de mots, qu'elles offriront des détails nouveaux sur les relations de M. de Voltaire avec Frédéric, sur ses diffé- rentes querelles à la cour de Berlin, des observations littéraires, enfin, ce qui est plus intéressant peut-être, des traits de caractère*

Les lettres m*, v*, xvin*, xix«, xxm« de cette collection avaient déjà paru dans rédilion de Kehl, mais mutilées et inexactes. Je les ai fait réimprimer avec les additions considérables qu'offrait le manuscrit, et j'ai eu soin de rapporter, en note, les variantes que présentait le texte imprimé, coUationné avec le texte original

Je n'ai pu faire usage de trois lettres originales qui avaient déjà paru, parce qu'elles n'offraient pas même une seule phrase nouvelle, comme la xlv*, dont j'ai ré- tabli en notes quelques passages d*aprës le texte authen- tique; pour les trois lettres dont je parle, je n'aurais eu à noter qu'un certain nombre de variantes que je vais donner ici, pour qu'elles ne soient pas tout à fait perdues, et qu'elles puissent être consultées parles éditeurs futurs des œuvres de M. de Voltaire '. Ces lettres sont les xcvii%

* Nouf D6 les donnoDspas. Elles ont été reproduites depuis

LETTRES INÉDITES DE YOLTAIHE. 343

Cil* et cvii® de la Correspondance avec le roi de Prw55«,(laiis r édition de Kehl (tome LXXXVI) .

Ces détails sont bien minutieux ^ mais il m^a semblé qu'ils ne devaient pas être négligés, et que les lecteurs de M. de Voltaire, et ses éditeurs, ne pourraient que me savoir gré d'avoir restitué les leçons originales d'un grand nombre; de passages imprimés sur des copies peu fidèles. Cette exactitude, que Ton exige chez les éditeur» des classiques anciens, et qui fait souvent la plus grai)dei partie de leur mérite, devait être employée dans rôdilion d'un écrivain devenu classique pour la France et même pour l'Europe, et que la postérité admirera sans doute bien plus que nous ne l'admirons, car, maintenant, il semble que sa gloire soit encore trop près de nous i la haine et Tenvie qui tourmentèrent ses jours n'ont pas encore eu le temps de s'éteindre ^

dans l'édition Beuchot et dans celle de M. Léon Thies^u, oîf les notes 4e M. Boissonade sont citées et reproduites.

. (Note âe l'Editeur,)

ï Nous omettonsici certains détails relatifs à la -restitution de la date des lettres publiées : ils n'ont plus d'intérôt pgur les lectQvirs depuis les travaux de M. Beuchpi quj a d'ailleurs adopté, en général, les idées de M. Boissonade.

{Note de l'Éditeur.)

' Voir les deux articles suivants sur les excellentes éditions de Bertin et de Parny, données par M. Boissonade. Voir aussi notre préface [de V Atticisme dans l'érudition) nous don- nons d'autres exemples qjii prouvent combien M. Boissonade avait k cœur de voir enfin traiter nos classiques comme les an* fiens. Qu'on pense à la date de ce morceau (1802), e\ qu'on dise si notre auteur n'est pas l'inventeur et lo promoteur do cette idée aujourd'hui si féconde en bons résultats et qui pourtant a l'air de dater d'hier. Bientôt M . Villemain, lui aussi, d^s ses débuts, alors qu'il n'était que professeur de rhétorique et m»ître de confé- rences à l'Ecole normale naissante, allait, plus que personne, par sa brillante parole et par l'autorité de son ingénieuse raison, populariser ce respect des textes français qui rend a nos grands écrivains non-seulement leur vrai lustre, mais encore toute leur efficacité. {Note de V Editeur.)

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34 i LETTRES INEDITES DE VOLTAIRE.

J*ai suivi dans cette édition l'orthographe appelée communément orthographe de Voltaire \ quoiqu'elle ne fût pas celle du manuscrit. Mais j'ai cru devoir en cela me conformer à l'usage, et surtout aux désirs de l'impri- meur. M. de Voltaire ne commença, je crois, à employer son nouveau système d'orthographe, dans ses ouvrages imprimés, que vers Tannée 1752 *. Aussi ai-je remarqué que le manuscrit qui, jusqu'au milieu de Tannée 1751, est toujours écrit suivant Tancien système, commence, depuis cette époque, à offrir le mélange des deux ortho- graphes, de manière cependant que Tancienne,à laquelle la main de M. de Voltaire était plus habituée, est tou- jours celle qui domine.

J'ai écrit partout, dans le texte de ces lettres, Fédéric et non Frédéric. Le manuscrit offre constamment cette orthographe que le roi avait adoptée, à l'imitation des Italiens qui écrivent Federico : peut-être parce qu'elle rendait soh nom plus facile et plus doux à prononcer *...

On trouvera peut-être que j'ai fait trop peu de notes et laissé sans éclaircissements plusieurs passages qui en avaient besoin ; mais ces lettres ont été imprimées si ra- pidement, que le temps m'a manqué pour faire toutes les recherches qu'elles pouvaient exiger *.

P. S. Pendant que cet avertissement était à Timpression,

* Au sujet de cette réforme orthographique dite de Voltaire, et qui pourrait bien remonter à Racine et même plus haut encore, il nous est doux de rappeler ici qu'il' y a dans les Variations du langage français de feu M. Génin un substantiel chapitre III qui ne laisse rien à désirer sur cette délicate matière.

{Note deVEditeur.)

* y oy. Lettre à madame Denis, 18 janvier 1752 (t. LXXI de Kehl).

* Voyez une note des éditeurs de Kehl (t. LXXXIV, p. 15.)

* Récemment, M. A. François a publié deux nouveaux volumes de Lettres inédites àe Voltaire. I/Académie française a encouragé cette publication par l'organe de son illustre secrétaire perpétuel. Outre une lettre flatteuse de M. Villemain, cette édition est pré- cédée d'une intéressante préface de M. Saint-Marc-Girardin qui fait ressortir tout l'intérêt de ces nouvelles lettres, laborieuse-

LETTRES INEDITES DE VOLTAIRE. 345

j*ai appris, par une voie aussi sûre que respectable, une nouvelle qui intéressera, je crois, mes lecteurs, et qui ne peut être déplacée dans la préface d'un livre il est partout question de Frédéric le Grand : c'est que Ton pré-

ment recueillies par M. de Cayrol. M. Saint-Marc-Girardin a plus qu'un autre qualité pour parler de ce lirre, car on sait qu'autre- fois il s'est beaucoup occupé de la correspondance de Voltaire. M-.'François s'excuse comme M. Boissonade d'avoir fait peu de notes, et il dit avec esprit : « La main tremble quand on écrit au bas d'une page de Voltaire. »

La note qui nous a le plus frappé dans le volume de M. Bois* sonade, et qui est reproduite, avec son nom, dans l'édition de M. Léon Thiessé, est celle que nous lisons au bas de la page 13, k la suite d'une lettre du 9 mars 1747 :

« J'ai trouvé, dit M. Boissonade (p. 13), attaché à cette lettre, le billet suivant écrit de la main de M. de Voltaire :

« A Versailles, le 10 août. « Je vous renvoie vos livres italiens. Je ne lis plus que la reli- re gion des anciens mages, mon cher ami. Je suis à Babylone « entre Sémiramis et Ninias. Il n'y a pas moyen de vous envoyer « ce que je peux avoir de l'histoire de Louis XIV. Sémiramis dit «( qu'elle demande la préférence, que ses jardins valent bien « ceux de Versailles, et qu'elle croit égaler tous les rois mo- « dernes, excepté ceux peut-être qui gagnent trois batailles en « un an et qui donnent la paix dans la capitale de leur ennemi. « Mon ami, une tragédie engloutit son homme; il n'y aura pas « de raison avec moi tant que je serai sur les bords de l'Euphrate « avec l'ombre de Ninus, des incestes et des parricides. Je mets « sur la scène un grand-prêtre honnête homme; jugez si ma be- « sogne est aisée! Adieu, bonsoir. Prenez patience à Bercy : c'est « votre lot que la patience. »

« Le reste de la page a été coupé. Je crois, poursuit M. Bois- sonade, que ce billet était adressé àThiriot qui était alors à Paris l'agent littéraire du roi de Prusse, et en même temps celui de sa

correspondance Thiriot, en faisant passer à Berlin la lettre

de son ami, y joignit aussi ce billet, parce que les éloges qu'il contenait des victoires du Roi, lui donnaient l'occasion de faire sa cour d'une manière à la fois délicate et adroite, et surtout parce que les derniers mots : prenez patience à Bercy, c'est votre lot que la patience^ pouvaient servir à rappeler à Frédéric qu'il lui devait depuis douze ans le payementde sa pension. (Voyez, dans la Correspondance générale, les lettres 122^, 123*, 125*). » Q

Il y a enfin h la page 30 un autre billet assez libertin de Vol-

346 LETTRES INEDITES DE YOLTAIHE.

I^are en ce moment à Berlin une nouvelle édition de ses Œuvres augmentée, d'après ses manuscrits, d'un très- grand nombre d'observations militaires et politiques que Ton n^avait pas cru devoir faire imprimer pendant la vie du prince Henry.

iaire à Thiriot ; il était attaché à une lettre du 17 février 1749 : l'éditeur le transcrit. On ne le retrouve pas dans l'édition Thiessé. Est-ce scrupule? Mais on a donné cent lettres bien plus fibres de ton et de style.

Sur la garde de son exemplaire,'M. Boissonade avait écrit la liste des personnes amies auxquelles il envoya cotte édition. Les hellénistes y sont en majorité : ils purent trouver que cette édition était un spêcimen de la critique qui convient aux publi- cations grecques et latines: seulement c'est nous qui attachons à cet envoi une pareille idée, elle était bien loin de M. Boissonade qui n'écoutait que son cœur, comme on voit par le nom qui ouvre cette liste.

Donné à ma sœur. Donne à MM. Chardon de La Ro-

^- MM.Bast. chette.

le prince Giustiniani. Gail.

-— Giardini. Van Praët.

Schweighœuser. Gapperonnier.

le docteur Coraï («te). Clavier,

Visconti. Boulenger.

Millin. De Boinville.

Winckler. De Vill oison.

Hase. De Bourboulon.

Hochet. Crooke.

Suard« l'abbé de Bassinet '.

Salverte. Serieys

le docteur Burnev.

:fcA

L'abbé de Bassinet a rendu un compte très-flatteur de cette édition dans le Magasin encyclopédique ^ 1803, t. V, p- 139. Cet article est reproduit dans la France littéraire de Quérard, v^ Voltaire (t. X, p. 3A3).

♦♦ Le même Serieys a donné avec Eckert (Lefèvre, Paris, 1818) une édition des lettres de Voltaire, se retrouve un grand nombre de celles publiées par M «Boissonade.

{Note de VEditeur,)

Lxxxn

ŒUVEES COMPLÈTES DE BERTIN

AVEC NOTES ET VARIANTES,

PAR M. J. F. B0IS80M1DE ^

AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR,

Quelques personnes nous reprocheront peut-être, d'avoir donné à cette édition de Bertin plus de soin que Ton n'en accorde souvent à des écrivains d'un ordre plus élevé, mais nous avons pensé que les devoirs des

* Paris, Roux-Dufort, 1824, in-8', sans nom d'éditeur. M. Bois- sonade continue de mettre en pratique son principe sur la manière d'éditer les auteurs modernes. Après avoir traité Voltaire et Fénelon comme des anciens^ il fait le même honneur h Bertin et à Parny.

Pour les auteurs français, comme pour les auteurs grecs, l'an- notation de M. Boissonade avait quelque chose d'inattendu et parfois de capricieux qui n'était pas l'une de ses moindres grAces. Le commentateur ne voulait pas nous priver du plaisir de com- prendre par nous-mêmes les passages obscurs : il savait qu'un livre est un ami sérieux qu'il faut se donner la peine d'écouter; mais au moment l'on j songeait le moins, la verve des souvenirs s'emparait de lui, et alors les rapprochements se succédaient avec une richesse et une abondance pleines de coquetterie.

Je n'en donnerais^pour preuve que cette note sur le Fot/ag^ de Bourgogne de Bertin, k la page 188 :

« L'Editeur de 1823 a corrigé, ici et plus bas, la mauvaise leçon, Thétis, des autres éditions. Rien n'est plus commun que de confondre ThéUs et Téthys^ et je soupçonne que Bertin a fait

348 (EUVBES œMPLÈTËS BEBTIN.

éditeurs ne changent pas selon le plus ou le mbins (im- portance des auteurs qu'ils publient et qu'ils ne doivent pas négliger une édition des Élégies de Tibulle ou de Bertin, plus qu'une édition de VÉnéide de Virgile ou de la Hmriade de Voltaire.

plus qu'one faute de plume. Il n'a pas été plus correct, p. 114. Le commentateur . de l'Ovide de Planude [c'est M. Boissonade] a donné plusieurs exemples de cette inexactitude.

c II eût pu citer La Fontaine qui n'aurait pas écrire, dans sa Psyché:

Quand le Soleil est las et qa*il a fait sa t&die,

Il descend ohes Théli$ et prend quelque relâche. . .

Il n*aime que Thitii, ...

« Ce passage de Clymène, du môme auteur, n'est pas plus cor- rect :

Quand le. Soleil a fait le tour de TuDivert,

Ce n*est pas d'ayoir tu cent chefs-d'œuvre divers,

Ni d'en avoir produit, qu'à Thétis il te vante.

« Tet^if». conviendrait mieux que ThétU dans ces vers de Rous- seau:

Sous un nouTeau Xerxès, Thétit croit voir encor Au travers de ses flots promener les forêts.

« Bernard aurait préférer Téthys à ThéliSt dans son épitre à TAutomne, quand il dit au Soleil :

Abrège ta course, Amant de Thétis ;

' « Gresset termine par la même faute sa traduction des Eglo- gués de Virgile :

Les Heures chez Thétis ont conduit le Soleil.

« Voltaire a pareillement confondu les deux déesses dans sun Apologie de la fable :

Si le Soleil se couche, il dort avec Thétis.

« Il a dit ailleurs avec une semblable incorrection {Pucellet ix) :

Tantât, au fond du golfe Adriatique, le vieux doge est l'époux de Thétis.

«. On aimerait mieux aussi Téthys que Thétis dans ces vers de Parny :

La cascade à grand bruit précipite ses flots, £d roulant chez Thétis son onde courroucée.

ŒUVRES complètes; BEËTIN4 349

Nous nous sommes donc fait une loi de confronter toutes les éditions , comme s'il se fût agi d'un grand classique, d'en recueillir et parfois d'en discuter les va- riantes, d'expliquer quelques endroits qui semblaient pouvoir embarrasser les lecteurs, et d'indiquer les pas-

« Dorât a dit dans son poëme du Mois de mai :

Vous ûlles de Théiis, de vos grottes profondes Vous éleyez vos fronts sur la cime des ondes.

« Il fallait écrire : « Vous fXles de Téthys » et il s'agissait des Océanides, ou changer le vers en cette façon : « O vous, sœurs de Thétis •» et il s'agissait des Néréides.

« Après ces exemples de poëtes célèbres n'est-ce pas être trop scrupuleux que d'aller reprendre une semblable faute dans les Réflexions morales ? Dans cette détestable rapsodie de Tabbé Des- fontaines, à côté de la « rubiconde Aurore qui frise l'horizon > je vois que le blond Phébus :

Dans le sein de Thétis mouillera ses cheveux .

« Pour ne pas faire trop d'abus de la mémoire et de l'exac- titude, je néglige quelques autres vers de bons et de mauvais poëtes, ainsi que plus d'une phrase de prose laKéréide Thétis occupe une place qui ne lui appartient pas,

« J'observerai seulement que les éditeurs ont tout à fait le droit de corriger de pareilles fautes, quand il serait constant qu'elles ont été commises par les auteurs eux-mêmes. Dans une ancienne édition du Voyage de Mauritaniet par Hamilton, je lig que le dieu du jour allait passer la nuit « dans l'humide palais de la déesse Thétis ^ » l'exacte édition de M. Kenouard porte

Téthys. >

Q

Les licences de la rime amenées par le changement de la prononciation ne trouvent pas M. Boissonade moins bien préparé que les fautes commises contre l'orthographe des mots venant du grec. Ainsi, à la page 295, dans la lettre de Bertin au cheva- lier Du Hautier, le poëte fait rimer avec murmure :

Cent naïades filles de VEure.

Alors M. Boissonade explique ce fait, mais ne l'excuse pas

pourtant:

c Si l'on prononce Eure, nous dit-il, avec le son de sœur, mal- /tettr, on détruit la rime. L'usage était autrefois de prononcer Vre. Il ne semble pas s'être conservé : il faut pourtant y revenir en

i

350 ŒUTRES COMPLÈTES DE BEUTIN.

sages des poètes latins que Berlin à traduits ou imités. Nous déclarons avec reconnaissance que, dans cette dernière partie de notre travail, nous avons été aidé par les notes de l'édition qu'a publiée récemment un homme d^esprit et de goût à qui la littérature ancienne

lisant les vers» quand la rime l'exige. Voltaire a fait rimer Bure et structura au IX* chant de la Henriade :

. . . Les murs d*Ânet b&tis aux bords de VEure; Lm-Mème en ordonna la superbe ttructurt,

« Hatnilion écrit à fioilean :

Des bords â« la riTièrs d'£«r<, LiecB où, pour orner la iMiters, L*art fit jadis ^uetqœ fracas.

« La prononciation est représentée, au défaut de l'orthographe, par l'auteur de la Chronique scandaleuse^ qui dit, p. 92, que le seigneur Sternay fat noyé en la rivière diUre. L'incorrection est encore plus grande dans une lettre de Henri IV écrite sur le sujet de la bataille d'Ivry' : « De leur cavalerie il y en a de neuf « cents, à mille de tués ; sans compter ce qui s'est noyé au passage « de la rivière de Dure qu'ils ont traversée à Ivry. »

c Le nom de Mimewre offre la même irrégularité : aussi Ha- milton écrit-il toujours tftmure. »

Q

Quelquefois M. Boissonade juge d'un mot les idées et, en les éclairant par quelque rapprochement, il montre que tel sentiment, qui a Tair neuf, n'est qu'un lieu commun : ainsi, à la page 19, à propos de ces vers de l'Elégie VI« :

Voas pleurez, Eucharis; tous attestez les dieux. Car les dieux à l'amante ont permis ce parjure.

Voici la notule de l'éditeur :

« Scilicet œtemo falsum jurare puellis

< Di qnoque concédant. 9

(Otide, Amor., ÎII, 3, 2.)

c L'un des interlocuteurs du Banquet de Platon dit que les amants qui violent leurs serments sont les seuls parjures que les dieux ne punissent pas. Beaucoup de passages des anciens éta- blissent cette doctrine rassurante. On en trouvera quelques indi- cations à la page 287 du recueil des Poètes gnomiques grecs, qui vient de paraître chez M. Lefèvre. » [Il s'agit de l'édition de M. Boissonade lui-môme.]« Au reste, ces casuistes erotiques chan-

ŒUVRES COMPLÈTES DE BERTIK. 351

est familière et qui depuis s'est lait connaître par un travail plus important*.

Dans la NoUce&nr la vie de Bertin, nous n'avons pres- que rien ajouté au très-petit nombre de faits déjà connus. Nous avions eu un moment Tespoir de nous montrer beaucoup mieux instruit que les biographes qui nous ont précédé ; mais les renseignements que nous atten- dions de quelques contemporains de Bertin nous ont fait défaut.

NOTICE SUR BERTIN.

Llle Bourbon a produit dans le siècle dernier deux poètes du premier ordre dans un genre secondaire^ Parny et Bertin.

On a dit du premier qu'il était notre TibuUe , l'autre a été nommé notre Properce; ces comparaisons sont plus agréables que justes.

Antoine Bertin vint au monde le 10 octobre 1752. Il a désigné poétiquement, dans Télégie de la Vendange^ le mois de sa naissance :

Ce dieu vainqueur du Gange

Du plus riche des mois nous verse les tributs. Je naquis dans ce mois

Son père exerçait dans l'Ile Bourbon quelque fonction supérieure; peut-être même en avait-il le gouvernement. On peut le conjecturer d'après ces vers de l'élégie des Adieux :

VA mon père, éprouvé par trente ans de sagesse. Au créole orgueilleux dictant de justes lois,

geaientdc principes, quand ils souffraient eux-mêmes du parjure tt ils menaçaient alors de la sévérité du ciel. Voyez TÉlégie du second livre. * Û

L'espace nous manque pour multiplier ces extraits.

{Note de VEditeur.)

^ Il s'agit évidemment ici de l'édition de Bertin donnée un an auparavant par Goupil, auteur fort oublié. M. Boissonade cite souvent et critique quelquefois cette édition, en l'appelant Yédi- tion de 1823. {Noie de VEditmr.)

]

Ôo2 (ËUV&feS COMtLfetÈâ ÈEMîli-

Chargê maintenir ]'auiorité des lois,

Semblait dans ces beaux lieux égaler leur richesse.

Et ce qui change presque cette conjecture en certitude, c'est qu'ailleurs il désigne par les mêmes expressions (p. 239) la charge de M. De Forges qui avait bien cer- tainement le titre de gouverneur général des îles de France et de Bourbon :

Oui, c'est assez qu'aux, bornes de l'Afrique On vous ait vu donner de justes lois Et soutenir la majesté des rois.

Dans un autre passage Bertin décrit l'opulence de sa famille (111,20), il se nomme \e jeune roi de l'île :

Je croissais, jeune roi de ces rives fécondes.. .

Quelques faciles recherches dans les almanachs con- temporains de la marine et des colonies pourraient décider la question : malheureusement nous ne sommes point à portée de les faire, et nous nous trouvons forcé d'en laisser le soin à ceux qui les croiront intéressantes*.

A cette époque, il n'y avait point dans les colonies françaises d'éducation littéraire ; les institutions et les maîtres y manquaient également, les enfants de tous les riches habitants y étaient envoyés en France.

Berlin arriva à Paris en 1761.

Après avoir commencé ses études dans le village de Picpus, chez Colin, célèbre maître de pension, il entra au collège du Plessis et obtint de brillants succès; il eut même, si Ginguené ne nous trompe pas*, le prix d'hon- neur en 17t)8, Notre doute vient du récit même de Gin- guené. Selon lui, Bertin était alors en troisième; mais

^ Nous savons de source certaine que le père de Bertin ne fut pas Gouverneur, mais seulement Intendant de la colonie.

{Note de VÈditeur,} ' Décude phUoaophique vt. V, p. 354\

ŒUVRES COMPLÈTES DE BERTIN. 353

le prix d'honneur appartient à la rhétorique : il y a donc eu erreur ou sur le nom du prix ou sur celui de la classe.

Nous avons, sur ces triomphes de collège, le témoi- gnage de Berlin lui-même dans son Épilogvs :

Faible arbuste, à neuf ans, transplanté dans Paris Et de mon premier ciel favorisé peut-être, Je surpassai Tespoir de mes maîtres chéris.

« Il publia, dit encore Ginguené, en 1773, un petit « volume de poésies dont le succès ne fut pas heureux « et n'annonçait pas celui que ses Élégies eurent en « 1782*. » Depuis Ginguené, tous les biographes par- lent du recueil de 1773, mais il est douteux que tous aient pu le voir. Pour nous, quelques soins que nous nous soyons donnés, et qu'ait bien voulu prendre pour nous aider im bibliographe aussi érudit que complaisant, et qui assurément est Thomme du monde le mieux placé pour ce genre de recherches, nous n'avons pu dé- couvrir ce petit volume de 1773, et ce que Ginguené ne disait que par exagération de style se trouve vrai à la lettre : « Il n'a pas laissé de trace. »

Les premiers vers de Berlin étaient consacrés à sa maîtresse, peut-être aussi, s'il faut l'en croire, essaya-t-il de piendre la trompette héroïque :

Je chantais les combats : le dieu de l'harmonie Des feux de Calliope échauffait mon génie.

Tel est le début des Amours; mais, comme Tidée de cette première élégie est empruntée à Ovide, le poëte français n'est peut-être ici que le simple traducteur du

1 Les Amows ont paru en 1780, et non en 1782 comme le dit Ginguené par une faute de plume ou d'impression que d'autres biographes ont trop fidèlement copiée.

O

T. II. 23

354 ŒUVRES COMPLÈTES DE BERTIN.

poëte latin, et Bertin n'aura chanté les combats que parce qu'il avait trouvé ces mots dans son Ovide :

Arma gravi Dumero violentaque bella parabam Edere. {Amores, I, 1.)

Les Amours de Bertin ont donné de la célébrité aux noms d'Eucharis et de Gatilia. Sa liaison avec la pre- mière dura sept ans :

Après sept ans entiers de bonlieur et d'ivresse, Il faut me détacher de ses bras enchanteurs.

(II, 3.) Sept ans entiers j'ai chanté sur ma lyre.

Et sa constance et ma félicité.

(II, 10.)

Il nous apprend avec la même exactitude qu'elle vou- lut revenir à lui :

Après quatre ans entiers d'erreurs et d'inconstance ;

mais il n'était plus temps : uiie autre maîtresse avait su le consoler, et probablement sans beaucoup d'eiforts.

Il avait trouvé dans Gatilia une beauté aussi parfaite et plus de fidélité.

Nous ne savons pas quelle est cette Gatilia ; mais nous pourrions dire le véritable nom d'Ëucharis. Nous le te- nons de deux personnes fort instruites de l'histoire scan- daleuse de cette époque.

Eucharis était une créole, mariée à un armateur de B., et sœur de trois femmes qui avaient alors quelque réputation d'agrément et de beauté ; mais le temps n'est pas venu de soulever tout à fait le voile qui couvre ces petits secrets d'une société encore trop voisine de la nôtre.

Nous savons aujourd'hui que la Lesbia de GatuUe s'ap- pelait Glodia ; que Properce cachait sous le nom de Gyn- thia sa maîtresse Hostia; que TibuUe songeait à Plania quand il nommait Déha dans ses vers*. La postérité

1 Dans un article sur le Tihulle de M. Mollevaut (12 novem-

ŒUVRES COMPLÈTES DE BERTIN. 355

n'ignorera pas quelles étaient TEucharis de Bertin et TEléonore de Parny ; mais il ne faut pas Vimprimer trop tôt; l'indiscrétion ne nous serait pas pardonnée. On doit cet égard aux mauvaises mœurs contemporaines, c'est de bon usage, si ce n'est pas de bon exemple. (Voir p. 368.)

Bertin a dit avec modestie, mai^ peut-être avec peu d'exactitude « que ses élégies n'ont d'autre mérite que « d'être l'histoire fidèle de son cœur et de sa vie, et que « la passion fit son génie. » Il semble plutôt qu'il a été moins amoureux que traducteur et poëte; en effet, on ne conçoit guère qu'il puisse y avoir beaucoup de véritable passion et de naturel dans le cœur d'un poëte qui a si souvent Tair de chercher dans les élégiaques latins ce qu'il doit penser et écrire. L'expression dans Parny est, en général, moins travaillée, moins poétique, mais les sentiments paraissent plus vrais.

Les autres ouvrages de Bertin, si l'on excepte un petit

bre 1810), M. Boissonade relève, à ce sujet, une inexactitude de La Harpe :

« Dans le chapitre que La Harpe a consacré dans son Cours de littérature aux élégiaques latins, j'ai trouvé une assertion fort inexacte. « Ovide, dit La Harpe, ne traite pas mieux que les « autres cette beauté qu'il rendit si célèbre sous le nom de Co- « rinne et qui la première avait éveillé son génie. Seulement il « eut la discrétion de se servir d'un nom feint, parce que c'était « une dame romaine; au lieu que Délia, Néera et autres, célé- « brées par Tibulle et Properce, étaient des courtisanes. »

« La conséquence est donc que Délia et Cinthia, jie sont pas des noms feints, et cette conséquence est une erreur. La Harpe ne connaissait sûrement point ce passage formel de l'Apologie d'Apulée : « On me fait un crime d'avoir appelé Cliarinus et Chris- « lias des jeunes gens qui portent d'autres noms. Mais que l'on « accuse donc aussi Catulle qui a nommé Lesbia au lieu de Clodia, « etXicidas qui substitue le nom de Perilla à celui de Métella, et « Propcrcc qui cache son Hostiu sous le nom de Cinthia, et « Tibulle qui, songeant à Plania, met Délia dans ses vers. »

« Il est évident que La Harpe s'est trompé, que les maîtresses de Tibulle et de Properce étaient des femmes fort distinguées, et qu'ils ont eu l'honnêteté de ne les pas nommer. »

Q

4

356 ŒUVRES COMPLÈTES DE BERTIN.

nombre de pages, méritaient peu Thonneur d'être au- jourd'hui reproduits; mais on aime maintenant atout connaître d'un auteur célèbre : on se plaît à le comparer avec lui-même, à juger les progrès et les inégalités de son talent.

Il faut même que ce goût du public soit bien fort, puisqu'il a pu résister à certaines éditions complètes, dont Teffet semblait être d'amener la mode des abrégés.

Jeune et plongé dans le tourbillon d'une vie volup- tueuse et dissipée, Bertin conserva toujours un fonds d'idées nobles et honnêtes. Plus d'une fois on le voit rougir d'un si frivole usage de ses plus belles années, et regretter le temps qu'il consacre à de frivoles amuse- ments. Il fut capable d'une vive et longue amitié, et cet attachement fait honneur à son caractère, car ce fut Parny qu'il aima si constamment, et Parny était son rival.

Il lui dit dans son Épilogue, av6c une sensibilité tou- chante :

Cher Parny, tu le sais, rivaux et frères d'armes, Et dans tous les sentiers nous rencontrant toujours, Compagnons échappés aux fureurs de Neptune, Témoins de nos succès sans en être jaloux, Espoir, craintes, ennuis, plaisirs, gloire, fortune.

Tout devint commun entre nous;

Conformité d'âge et de goût Resserra chaque jour une amitié si chère.

Ce passage nous instruit d'une particularité dont il y a quelques autres preuves dans les œuvres de Bertin (1, 12), c'est qu'il était au service. Ginguené dit qu'il fut capitaine de cavalerie et chevalier de Saint-Louis, ce que nous n'avons pu vérifier ; mais Ginguené, lié avec Parny, pouvait tenir de lui ces détails.

D*autres passages nous apprennent que Bertin était at- taché à M. le comte d'Artois qu'il appelle son jeune maître. Effectivement, pendant quelques années, notam-

ŒUVRES COMPLÈTES DE BERTIN. 387

ment en 1777 et 1778, il exerça auprès de ce prince les fonctions d'écuyer.

Un événement, sur lequel nous n'avons pu rien ap- prendre de précis, troubla, vers 1780 ou 1784, la vie tranquille de Bertin. Obligé par des malheurs de fortune à vendre une terre, ancienne propriété de famille, il fait aux bois, à la source pure, aux antres frais, aux pénates chéris, de touchants adieux (III, 20) qui heureusement ne furent que des adieux poétiques, car les dieux (et il est probable qu'il a ainsi voulu désigner la reine et le comte d'Artois) lui rendirent :

Ses grottes chéries, Son lac, ses riantes prairies, Ses bois, ses vignes, ses moissons.

Il semble que depuis son édition de 1785, Bertin n'ait plus composé de vers ; au moins n'en a-t-il plus donné au public. Son silence fut peut-être causé par le mauvais état de sa santé. Dès 17i84, elle était altérée dangereuse- ment, si toutefois il n'y a pas quelque poétique hyper- bole dans ces vers de V Épilogue :

Mais à peine deux fois j'ai compté seize hivers,

Et déjà dans sa fleur ma jeunesse est flétrie ;

Des ombres du trépas mes beaux jours sont couverts.

En effet, il ne faut pas prendre trop à la lettre ce que les poètes racontent de leurs malheurs ou de leurs pros- pérités. Qui ne croirait, par exemple, enlisant les poésies de rhonnéte et bon Ducis, qu'il avait aux champs un agréable manoir et une assez bonne cave ? Son élégant biographe vient de nous apprendre que ces riantes des- criptions d'une vie aisée n'étaient que des jeux poétiques nés d'une imagination toujours gaie et heureuse, au milieu des privations sans nombre d'une pauvreté très- véritable.

Bertin quitta la France à la fin de 1789 pour aller à

358 ŒUYRES COMPLÈTES DE BERTIN.

Saint-Domingue épouser une jeune créole qu'il avait connue à Paris.

De longues formalités retardèrent jusqu'au commen- cement de juin 1790 la célébration du mariage. Mais laissons désormais parler Ginguené, dont la narration est tellement circonstanciée qu'il n'a pu Pécrire que sur des notes communiquées par quelque ami particulier de la jeune épouse : La célébration du mariage fut fixée au commence- ment de juin. La surveille, Bertin eut des mouvements de fièvre avec un peu de toux Le jour la célé- bration avait été fixée étant arrivé, le malade demanda qu'elle se fît dans sa chambre ; mais à peine eut-il prononcé le oui d'ime voix très-faible, qu'il s'évanouit. Il ne reprit connaissance qu'avec une forte fièvre et des vomissements. Le septième accès fut accompagné de convulsions et suivi d'un évanouissement très-long. On le crut mort. On éloigna sa jeune épouse. Au bout de quarante-huit heures ses yeux se rouvrirent, mais ses idées ne revinrent pas ; son état tenait de Timbé- cillité, et cet état ne changea pas jusqu'au dix-septième jour de sa maladie, qui fut celui de sa mort... »

LXXXIII

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY

AUGMENTÉES DES VARIANTES ET DE NOTES

PAR M. J. F. BOISSONADE *.

AVERTISSEMENT.

Pour donner à cette nouvelle publication des Œuvres choisies de Parny quelque avantage qui pût lui mériter d'être mise en parallèle avec plusieurs autres éditions

* Paris, Lefèvre, 1827, in-8, sans nom d'éditevr. Ce volume fait partie de la collection des Classiques français de Lefèvre.

Bien des lecteurs aujourd'hui se demanderont comment un savant du caractère de M. Boissonade a pu consacrer son éru' dition à un écrivain aussi sévèrement jugé que Parny par notre puritanisme littéraire. Mais on oublie que Chateaubriand, Gin- guené, M. de Fontanes, La Harpe, Joseph Chénier, tous les cri- tiques considérables des premières années de ce siècle, firent grand cas de Parny: aussi y eut-il de ses œuvres de nombreuses éditions. En faisant pour lui ce qu'il avait fait pour Aristaenète, notre critique obéissait à la fois à son goût pour un poëte fort apprécié alors et qui le serait encore aujourd'hui, si on le lisait dans l'édition môme de M. Boissonade. Il obéissait aussi à son faible pour ces écrivains de second ordre qui méritaient à ses yeux qu'on donnât une bonne édition de-leurs œuvres, afin qu'on n'eût plus à y revenir. N'oublions pas enfin que ces élégies, au dire même d'un illustre et sévère juge « ont eu la bonne fortune de « ressembler à un retour de la poésie française vers le naturel ; « elles ont leur succès à notre dégoût pour le précieux. A une K Iris en l'air, dit M. Nisard, le poëte substituait une maîtresse

360 ŒUVRES CHOISIES DE PARNY.

toutes nouvelles aussi et très-recommandables , nous y avons ajouté un choix des variétés delecture,et des notes littéraires sont indiquées avec quelque exactitude les

c en chair et en os. » Son tort a été de pousser trop loin ses indiscrètes confidences ; c'a été de dire ce qui ne doit point s'en- tendre. Au reste, c'est dans le IV* volume de VHistoire de la litté- rature française de M. Nisard, et dans les Portraits contemporains de M. Sainte-Beuve, qu'il faut lire ces jugements divers : tous deux sont partis d'un môme fond d'amour pour l'art, mais ils ont une manière très-différente de comprendre ses tendances et ses devoirs.

A Dieu ne plaise que nous nous mettions à colliger ici les notules dont M. Boissonade enrichit le texte de Parny ! Nous ne voulons pas enlever à d'autres éditeurs le plaisir de le dépouiller, sans môme le nommer, et de paraître savants sans beaucoup de peine.

Ce qui nous frappe dans ce commentaire qui, pour l'aimable et docte critique, n'était qu'un délassement, c'est d'y retrouver non- seulement sa science, mais sa conscience à noter avec un soin minutieux les variétés de lecture^ comme s'il s'agissait de Tibulle ou de quelque élégiaque grec ; à reconnaître ingénument, pour certains passages obscurs, qu'il ne les entend pas et que, pour cette raison, il ne les explique pas; à indiquer enfin les sources le poëte s'est inspiré et ses imitations avouées ou cachées. La critique jaillit de ces textes si habilement rapprochés.

Ainsi, de môme qu'il y aurait un curieux chapitre de littérature à écrire au sujet de l'influence de Buffon sur Delille, de même celle de J. J. Rousseau sur Parny et sur les autres élégiaques, sans en excepter André Chénier, est incontestable pour quiconque lit ces notes deM. Boissonade : quelques exemples le prouve- ront.

Parny dans un morceau intitulé le Cabinet de toilette (III, 7) fait dire à son héros :

Je crois Ten tendre, et mon ivresse La revoit dans tous les objets.

Voici la note de M. Boissonade, p. 69 :

c 11 est possible que cette pièce ait eu un sujet réel. Il est possible aussi qu'elle ne soit qu'un badinage poétique et une imitation affaiblie de cette lettre si passionnée que Saint-Preux écrit dans le cabinet de Julie : « Me voici dans ton cabinet: me « voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœur adore...., « que ce mystérieux séjour est charmant! Tout y flatte et nourrit

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY. 361

sources et les imitations. Que si parfois nous avons rap- proché des passages il n'y avait pas précisément imi- tation, mais seulement rencontre et ressemblance , c'est

« Tardeur qui me dévore...., j'y crois entendre le son flatteur « de sa voix. . . ., Julie, je te vois, je te sens partout. ...»

Et à ces vers :

Voici rinutile baleine

ses charmes sont en prison.

< Rousseau dans la même lettre a dit : < Ce corps si délié qui « touche et embrasse.... Quelle taille enchanteresse!.... Au- « devant deux légers contours. ..La baleine a cédé à la force de « l'impression. »

« L'abbé Delille a aussi imité Rousseau dans le second chant de V Imagination :'

Ce corps d'un beaa sein le mobile contour  ses impressions fit céder la baleine.

« Pour l'observer en passant, l'épithète de mobile choisie par Delille, ne semble pas ici le mot propre pour peindre un bel effet. La poma del seno acerbe e crude, a dit le Tasse , et c'est l'ex- pression juste. » Û

Ce passage est un peu léger, mais bien curieux. M. Boisso- nade seulement oubliait peut-ôtre l'abbe Delille, pour ne songer qu'au poëte.

Ailleurs, p. 81, il dit à propos de ces vers ;

Calme des sens, nouvelle jouissance. Vous donnez seuls le suprême bonheur !

«J.J.Rousseau, dans son Hélo'isej a décrit une situation sembla- ble : « Quel calme dans tous mes sens ! Quelle volupté continue, « universelle !.... C'est de toutes les heures de ma vie celle qui « m'est la plus chère... » Û

M. Boissonade constate encore d'autres endroits le poëte s'est inspiré du prosateur. Mais comme il n'aime pas les conclu- sions trop générales, dans lesquelles il y a toujours un peu de fausseté et d'exagération, il ne soutient pas, comme nous, qu'au XVIII* siècle, le véritable inspiré, le vrai poëte, c'était Rousseau.

Parfois, quand son auteur devient plus païen qu'il n'est permis de l'être au xix» siècle, le bon goût de M. Boissonade et sa con- science réclament. Ainsi Parny crut devoir intituler : Fragment d'Alcée (I, 12), certaine plainte un peu trop sincère contre les

363 ŒUVRES CHOISIES DE PAENY.

un abus de mémoire , nous le confessons ; mais au moins nous avons tâché d y mettre de la mesure et de la so- briété. Quelquefois aussi nous nous sommes permis un

approches de Pâques qui, sans doute, préoccupaieut beaucoup plus Eléonore que lui.

A ce sujet, il y a deux notes de M. Boissonade (papes 29-30); la première est relative à ce titre singulier Fragment d'Alcée :

« Il n'y a rien de pareil, que je sache, dans ce qui nous reste d'Alcée. L'auteur s'imagine qu'il pourrait plus aisément faire passer sous le nom d'Alcée son hardi épicurisme. Il a encore emprunté le nom d'Alcée dans ses Poésies inédites; Lebrun s*en est aussi servi. La raison de la préférence donnée à ce nom ne m'est pas connue, v O

Dans la même pièce, Parnj s'était oublié jusqu'à dire à sa mai- tresse :

Que Ton n'est point coupable en suivant la nature.

M. Boissonade remarque que Saint-Preux emploie les mêmes sophismes : « N'as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature ? < N'as-tu pas librement contracté le plus saint des engage- « ments? Qu'as-tu fait que les lois divines et humaines ne puis- « sent et ne doivent autoriser? »

Il est intéiessant de voir M. Boissonade au milieu des admira- teurs et des critiques à outrance de son auteur : on peut dire qu'il représente la mesure par excellence. Les uns, Murville et Fontanes, disent que la Jounice champêtre est le chef-d'œuvre de Parny et l'un de ceux de notre langue, M. Boissonade dit que c'est une opinion d'ami, et il ajoute modestement que « s'il lui était permis déjuger, il dirait que le meilleur ouvrage de Parny, c'est le IV" livre des Poésies erotiques,:» Aux écrivains du Mercure qui reprochent à Parny d'avoir mis dans ce même poëme de l'afiTectation et de la recherche, il répond doucement « qu'on peut ne pas être de cet avis. >

Mais M. Boissonade est de l'école de Boileau et fait la guerre aux épithètes qui viennent parce qu'il faut une rime au poëte. A ce titre, il n'aime guère non plus la périphrase : mais brille toute son originalité de commentateur, c'est quand il s'agit de rechercher la provenance lointaine d'une idée ou d'un sentiment.

Parny dans la iv* Élégie du livre II*, dit en parlant de sa mcd-

tresse infidèle :

Je lui pardonne : «Routes à ses jours Les jours heureux que m'êta l'inûdèle.

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY. 363

peu de critiqua, nous le disons avec modestie et même avec remords : non vraiment que Parny nous semble un poëte si parfait et si correct qu'il soit défendu de lui

M. Boissonade note à la page 41 :

« Ce dernier sentiment est d'une tendresse bien délicate et bien touchante, dit un critique (Palissot ou Clément) dans le Journal français de 1778. Rien n'est plus vrai ; mais il fallait peut- être ajouter que ce sentiment avait déjà été 'bien des fois exprimé :

« Ovide a dit dans ses Métamorphoses ;

Deme meis annis et demtos adde parenti ;

« Stace dans une Silve:

Pars animœ victura mcœ, cui linquere possem, 0 utinam! quos dura mihi rapit Atropos aunos.

« Sénèque a remarqué déjà que cette pensée était commune: Dicere soient eiSy quos validissime diligunt paratos se partem annorum suorum da/re :

« Racine, dans VldyJle sur la Paix :

0 ciel, ô saintes destinées, Qui prenez soin de ses jours florissants, Retranchez de nos ans, Pour ajouter à ses années.

« Ce que Voltaire n'avait pas oublié, quand il disait :

Et raccoorcls les jours des sots et des méchants, Pour ajouter à ses années.

« On pourra consulter, si ces autorités ne suffisent pas, La Beau- melle sur les Pensées de Sénèque, p. 347, et l'Annotateur de l'Ovide de Planude, p. 277. » Q

S'agit-il de proclamer la légitimité d'une phrase poétique ou d'une locution contestée, mais exacte, le critique fait pour les mots ce qu'il faisait tout à l'heure pour les idées et les senti- ments : il prouve par des exemples que la tradition est en sa faveur. Ainsi dans Isnel et Asléga^ Parny avait dit :

Bu Valhalle le grand festin t'appelle ; C'est qu'on boit la vie et le bonheur.

Voici la note de M. Boissonade (p. 182), sur l'expression sou- lignée. ^

« Dans le tome XII du' Mercure, on a blâmé, mais à tort, ce me semble, cette métaphore. Elle appartient à notre langue poé-

364 ŒUVRES CHOISIES DE PARNY.

trouver des défauts, mais cette sévérité, en la supposant toujours juste, demandait à être exercée par une plume, meilleure que la nôtre, par un censeur plus autorisé que nous et qui eût fait ses preuves en matière de goût et de littérature.

NOTICE SUR PARNY.

Êvariste-Désiré Desforges* de Parny naquit le 6 fé- vrier 1753, à rile Bourbon. Si un homme tel que lui

tique. Palissot lui-même s'est aperçu qu'il n'aurait pas cri- tiquer ces vers du Denys de Marmontel :

.... Sa main désespérée M'a fait boire la mort dans la coupe sacrée.

c Un annotateur récent de Bertin [c'est toujours M. Boisso- nade, à la page 206] a montré dans Gresset, L. Racine, Delille, la phrase pareille, hoire Vouhli des peines. Parnj a dit ailleurs, boire la santé. Nous pourrions multiplier les exemples antiques et modernes ; ces vers du Pastor fido nous suffiront :

Corne assetaio infirmo,

Che bramo lungamente,

11 yietato liquor, se mai Ti giugne,

Mescliin, beve la morte. »

û

Nous conviendrons bien, si l'on veut, que ces rapprochements ce sont pas la critique transcendante d'aujourd'hui, mais vrai- ment laquelle sert le mieux la tradition en matière de goût et de langage?

Nous espérons que ceux qui n'ont pas le Parny de M. Boisso- nade ne nous en voudront pas de leur avoir montré ce com- mentaire si littéraire et si ingénieux.

Nous ne regretterons pas d'avoir gardé un peu longtemps la parole, si nos lecteurs doivent conclure avec nous qu'il serait de tout intérêt, non-seulement pour les étrangers, mais aussi pour nous-mêmes, que tous nos écrivains du premier et même du second ordre fussent édités, et avec ce soin scrupuleux, par de pareils critiques. C'est alors que les livres deviendraient réelle- ment pour nous « des amis d'un commerce aussi agréable qu'utile. » {Note de VEditeur.)

ï II faut lire De Forges ou de Forge, dit M. Sainte-Beuve, d'a- près les recherches de M. Ravenel.

{Note de VEditeur,)

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY. 365

avait besoin d une autre illustration que celle du talent, nous chercherions peut-être s'il était parent d'un M. Des- forges-Boucher qui, dans les premières années du règne de Louis XVI, fut gouverneur général des îles de France et de Bourbon *; pour montrer qu'il appartenait à une des grandes familles de l'ile, nous remarquerions qu'il avait le titre de chevalier, que plus tard il eut même celui de vicomte, que le comte son frère obtint, sur preuves faites et bien faites apparemment, Thonneur de monter dans les carrosses du roi ; mais laissons ces minuties. Qu'importe maintenant que Parny ait eu ce qu'on appelait de la naissance? Qu'importe ce titre de chevalier joint à son nom? Tibulle aus§i était chevalier romain : qui aujourd'hui s'en souvient et s'en inquiète? Parny lui-même fut toujours peu touché de ce frivole avantage. Quand arriva la Révolution, il allait répétant qu'elle ne lui ôtait rien, puisqu'il n'avait ni places, ni pensions, ni préjugés*.

A l'âge de neuf ans, il fut envoyé en France et placé au collège de Rennes pour y faire ses premières études. Il y eut pour camarades et pour amis Savary, connu par ses voyages en Grèce et en Egypte, et Ginguené, litté- rateur distingué qui lui a rappelé, en 1790, dans une épitre élégante ^ la date de leur ancienne liaison :

Ton enfance, enlevée à ton île africaine, Vint aborder gaîmentla rive armoricaine ; Tu parus au lycée, où, docile écolier, J'avais vu sans regret le bon Duchaielier Aux enfants de Jésus arracher la férule ; L'aimable Savary, notre ami, notre émule, Sans penser à l'Egypte, y croissait avec nous *.

* Voy. Œuvres deBertirif p. 239 [édit. Boissonade].

* C'était aussi l'histoire de M. Boissonade lui-même : il avait philosophiquement renoncé à son litre nobiliaire De Fontarabie qui était bien à lui et que s'arrogeraient volontiers bien des va- nités plébéiennes. {Note de VEditeur.)

' Fables inédiles, p. 107.

366 ŒUVRES CHOISIES DE PARNY.

Parny ne fut pas, à ce qu'il semble, aussi conteul de ce bon Dtichatelier et de sa férule. Dans sa lettre à M. du S... (lettre iv%p. 458), il parle de cette époque de sa vie avec un sentiment amer de douleur :

Transportés tous les deux sur les bords de la France, Le hasard nous unit dans un de ces cachots, Où, la férule en main, des enfileurs de mots Nous montrent comme on parle, et jamais comme on pense.

Les biographes s'accordent à dire qu'en sortant du collège, il fut saisi d'un accès de mélancolie religieuse, qu'il vint s'enfermer à Paris dans le séminaire de Saint- Firmin, quil avait même le projet de se faire trappiste; mais il guérit en peu de mois et ce fut, chose bizarre î la lecture de la Bible qui changea ses idées et lui rendit le goût du monde il était si bien fait pour briller. On peut croire que cette vocation manquée lui laissa quelque temps un peu de honte, car, en 1777, il n'osait pas en- core en parler, et dans cette même lettre à M. du S. . . , il plaçait son entrée au service immédiatement après la sortie du collège :

A peine délivrés de la docte prison,

L'honneur nous fit ramper sous le dieu des batailles.

Tu volas aussitôt aux murs de Besançon;

Un destin moins heureux me poussa dans Versailles.

Nous ne savons presque rien de la vie militaire de Parny. De 1781 à 1785, nous trouvons le titre de capi- taine de dragons ajouté quelquefois à son nom », et en 1785 il était à Pondichéry, avec le rang d'aide de camp (lettre v), sous les ordres de M. deSouillac, gouverneur général des établissements français dans les Indes. Il paraît que ce fut le terme de sa carrière publique.

Paresseux et insouciant par caractère (même lettre),

i Almanachs des Muses de 1781 à 1785.

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY. 367

ami des plaisirs et surtout de celui de faire des vers, il voyait la société avec un œil morose et sévère.

J'ai vu

Le constant abus du pouvoir ; A l'intérêt du sot en place Partout les hommes sont vendus; Partout les fripons reconnus Lèvent le front avec audace; Partout la force fait la loi, (p. 467).

Il avait, dès 1777, formé le projet de n'être plus que spectateur sur la scène du monde, il le réalisa dix ans plus tard. Revenu en France, vers 1786, il quitta ses em- plois, ne voulant désormais vivre que pour lui et quel- ques amis.

Au reste il avait déjà fait assez pour sa gloire, car à cette époque il avait publié le joli poëme des Fleurs, la Journée champêtre et ses quatre livres de Poésies erotiques dont le quatrième seul a suffi pour lui faire donner le surnom deTibuUe. Quelques critiques lui ont opposé, préféré même, les poésies de Bertiu. La Harpe, par exemple, était séduit par l'éclat et les vives couleurs dont brille la versification de Bertin, et ne sentait pas assez tout ce qu'il y a de mérite dans la facilité gracieuse de* Parny et dans sa négligence aimable. Mais cette opinion n'a pa^g prévalu : Parny depuis longtemps possède la pre- mière place.

Un très-grand écrivain [M. de Chateaubriand] vient même de le nommer « le seul poète élégiaque de la « France, » jugement dont il nous semble possible d'appeler. Parny ne fera jamais oublier ni Bertin, ni André Ghéuier, ni quelques autres heureux talents que nous possédons encore.

Les Poésies erotiques furent inspirées à Parny par une jeune créole, dont il s'éprit éperdument pendant un voyage qu'il fit, en 1773, à l'île de Bourbon, Rappelé par

368 ŒUVRES CHOISIES DE PARNY.

les ordres de son père, il n'avait pas quitté Paris sans regret ; il revit même sa patrie sans plaisir; mais bien- tôt Éléonore lui fit trouver des charmes dans ce pays où, s'il faut l'en croire, « le temps ne vole pas, mais se traîne » (lettre m«).

Sous ce nom poétique d'Eléonore qu'il a rendu si célèbre, Pamy a caché discrètement le nom véritable de la femme qu'il aimait. On sait qu'elle se nommsài Esther, et la lettre B était l'initiale de son nom de famille, mais ce nom ne conounençait pas par la syllabe -Bar..., conune l'ingénieux auteur du supplément à YÉléonoriana^ paraît l'avoir supposé. Il a commis ime autre inexactitude en faisant naître Éléonore à l'île de France, et en plaçant au même lieu la scène des amours de Parny. Il est prouvé par les vers mêmes du poète que ce fut à Bourbon qu'il connut et aima Eléonore. M. de Chateaubriand a pareille- ment été mal servi par sa mémoire, quand il a dit que « la muse du chantre d'Eléonore nourrissait ses rêveries « sur les mêmes rochers Paul regardait fuir le vais- « seau qui emportait Virginie. »

Conoune Tibulle qui aima successivement Déhe, Némé- sis et Néère, Parny a chanté, dans ses prenùères édi- tions, Aglaé, Euphrosine et Eléonore. Mais plus tard il efEaca ces noms rivaux de celui d'Éléonore. Il crut sans doute devoir cette politesse respectueuse à la maîtresse qu'il avait le mieux aimée, à laquelle il aurait, sans les

i L'Éléonoriana est un Recueil qui ût rire aux dépens de son au> teur, M. Delabouisse, qui 7 adressait des vers à sa femme nommée aussi Éléonore.

Selon M. Boissonade, l'Eléonore de Parny s'appelait Esther de Baillif. Au lieu de Batllif, M. Sainte-Beuve veut qu'elle ait été une mademoiselle Troussail. Nous nous en tiendrions à l'indica- tion de M. Boissonade, fortifiée par la Biographie universelle^ si un habitant de la Réunion ne nous avait donné la preuve que le nom de Troussail est seul vrai ; ou mieux encore que l'héroïne était une demoiselle Esther Leitèure, sœur de madame Troussail.

{Note de VEdUeur,)

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY. 369

ordres absolus de son père, uni sa destinée, et qu'il ne vit passer en d'autres bras qu'avec une profonde dou- leur. C'est sans doute par un effet de ce même sentiment de respect qui suit toujours une passion véritable, qu'il retrancha deux pièces de vers adressées par lui à Eléo- nore (p. 294 et 298) dans les premiers moments de ses relations avec elle, et dont la pensée était indélicate.

Cette passion qui remplit la jeunesse de Pamy, cette passion si tendi^e par elle-même et si vive, enflam- mée encore par les contrariétés, s'éteignit enfin par l'absence, ne laissant dans le cœur du poète qu'un vague souvenir et ime froide indifférence. Devenue veuve, Éléonore, qui était toujours restée sensible à la mémoire de son premier amant, lui écrivit pour lui offrir sa main « voulant passer avec lui les derniers jours qui « lui seraient comptés sur la terre *. » Parny fut touché, mais il s'écria, dit-on : « Ce n'est plus Eléonore I » et il n'adressa pas un mot de réponse à la femme tendre et dévouée qui, libre, revenait à lui. Quelques années après Eléonore se remaria et vint habiter la Bretagne, elle est morte il y a deux ou trois ans.

Ainsi que nous le disions, Parny était, vers 1786, retiré du service et désormais tout entier à lui-même et à ses amis. La Révolution vint déranger ses tranquilles loisirs, et bientôt elle lui enleva, avec sa fortune, sa douce et heureuse indépendance. Il n'en aima pas moins les nouvelles formes que prit le gouvernement, et même il fit des vers de circonstance, dans ces circonstances qui n'étaient pas très-poétiques.

Le dévouement de l'équipage du Vengeur qui, en 1794, se fit sauter plutôt que de se rendre aux Anglais, lui inspira une ode détestable*, c'est le mot, et il faut le

* M. Tissot, Notice sur Pamy ^ p. 85. « Voir VAlmanach des Muses de 1795.

T. II. 24

370 ŒUVRES CHOISIES DE PARNÏ.

dire. On a peine à en croire le témoignage de ses yeux, quand on lit, sous le nom de Parny, des vers lyriques tels que ceux-ci :

le naTÎre

Au gouvernail n'obéit plus,

Ct nos braves marins de dire : Feu tribord! Feu bdbord ! Des voiles et des mâts Servent îi qui veut fuir ; mais nous ne fuirons pas ! \

Les chapeaux qui couvraient leur tète Sont élevés dans Vair, comme en «n jour de fête.

En Tan VII, il composa pour la fêle de la Jeunesse un hymne qui fut chanté le pi-emier décadi de germinal, et ensuite enseveli dans le Moniteur du temps ^ Les vers de cet hymne sont bien supérieurs à ceux de Tode sur le Vengeur; nous en exhumerons quelques-uns, comme témoignage et monument des opinions de rauteur :

Ce fer guidé par la prudence

Soutiendra l'honneur de la France ; Du peuple souverain il défendra les droits.

Nous jurons à la République

La haine du joug monarchique, Le mépris de la mort et le maintien des lois.

Ce fut aussi en Tan YII que parut la Guerre des dieux, poëme dont il faut, même en ne le considérant que sous le rapport littéraire, bWmer le cynisme excessif.

Bonaparte, de qui la polititjue ménageait un peu les gens d'Eglise, affecta de punir Parny de cette publica- tion, en le rayant d'une liste de candidats à la place do bibliothécaire des Invalides, sur laquelle il avait été inscrit par Lucien, alors ministre de Tintérieur. Mais le poète ne se laissa pas intimider par les rigueurs du consul, ni par les cris des personnes dévotes : il revit son poëme avec un soin de prédilection et Taugmenta même de quatorze nouveaux chants. L'édition qu'il mé- ditait, et qu'il voulait donner sous le titre de la Christia-

1 Monitei(r du 1 1 germinal an Vil.

ŒUVRES CH0ISIE8 DE PAtlNy. 371

nide^ n'a pu paraître de son vivant et il est peu probable qu'elle puisse de sitôt voir le jour.

Toutefois, adouci par les sollicitations de Regnault de Saint-Jean d'Angely, et aussi peut-être par la coudes-» cendance de Tauteur qui avait donné, en 1802, une édi- tion de ses œuvres, d'où la Guerre des dieux était exclue; Bonaparte approuva le choix de Tlnstitut qui, le 30 avril 1803, avait nommé Parny à la place de Devaines. Il semble que le poôte ait voulu témoigner au premier consul sa reconnaissance en publiant peu -de tempff après le fabliau de Goddam^ où, sous le voile de rallé- gorie, il applaudissait à ce projet d'une descente en Angleterre, dont alors le gouvernement et la nation, d'accord avec lui, étaient vivement occupés. Malheu- reusement cette composition froide, obscure, d'une lecture pénible, n'obtint pas, malgré le nom du poëte, la moindre popularité, et la preuve de zèle qu'il avait voulu donner fut à peu près inutile.

Au reste, s'il ne jouit pas alors des bonnes grâces de Bonaparte, qui fut si souvent prodigue de faveurs pour de moindres talents, il trouva de nobles amis et de puis- sants protecteurs dans le maréchal Macdonald et M. Fran- çais, de Nantes. Beaucoup d'hommes de lettres ont été protégés, aidés, servis par M. Français, mais aucun plus que Parny*.

Nous emprunterons ici quelques phrases à M. Tissot

1 Voir p. 373 et la note Parny eut effectlTement un emploi ou le titre d'un emploi dam les bureaux de M. Françaia.

« M. Français, dit un biographe, avait admis dans les bureaux « des droits réunia une quantité considérable de gens de lettrei « qui s'y occupaient fort peu des détaila de Tadminiatration* « C'était de la part du directeur une espèce de munificence tolé- « rée par le gouvernement de ce temps-là. Elle fit beaucoup de « partisans à M. Français, et peu s'en fallut qu'on ne le surnom- « mât le Mécène du xix* siècle. Au nombre de ceux qui jouirent ^ de cette faveur, Parny fut en première ligne. »

O

372

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY.

qui a eu Tavantage d'être un des meilleurs amis de M. Pamy , et le bonheur d'obtenir de l'Empereur pour le vieux poëte malade une pension de trois mille francs qui fut accordée avec bienveillance et bonne grâce. « M. Français veillait sur Parny, dit M. Tissot, comme sur un dépôt qui lui aurait été confié par la France. Il s'informait de ses désirs ou de ses besoins avec une tendre sollicitude. Il ne le protégeait pas, il le servait et se croyait encore son obligé. Si Tégalité était quel- quefois rompue entre eux, c'était par les témoignages de considération , de déférence et presque de respect que celui qui était puissant prodiguait à la personne et au talent du favori des muses. Averti par un cœur dont les inspirations sont si heureuses, il cherchait, il inventait sans cesse quelque nouveau moyen de com- plaire à Parny, et mettait dans ses bienfaits un à-pro- pos, des précautions ingénieuses et rme modestie qui en doublaient le prix aux yeux d'un écrivain sensible, délicat et fier. » Les œuvres de Parny offrent, au reste, plus d'un té- moignage de sa reconnaissance pour M. Français. Il dit dans Tenvoi des Rose-croix :

Vous, l'homme intègre de notre âge, A qui seul je dois mon loisir.

Ce poëme des Rose-croix^ qui parut en 1 807, finit la liste des grands ouvrages de Parny. Il est écrit avec séche- resse, la diction est trop souvent dure et sans clarté, et quelques pages, belles, très-belles même, n'ont pu le sauver de Toubli. Dans la nouveauté, peu de lecteurs sans doute eurent la force de l'achever : aujourd'hui on ne le commence même pas, à moins que l'on n'étudie la littérature par profession et que l'on ne se fasse une sorte de devoir de connaître tout ce qu'ont produit les plumes fameuses.

ŒUVRES CHOISIES DE PARNY. 373

Paniy est mort le 5 décembre 1814, après une très- longue maladie, laissant dans la plus profonde affliction une veuve pleine de sensibilité, du commerce', le plus agréable et le plus conciliant, qui, depuis douze ans, avait embelli sa vie, consolé ses afflictions et adouci par le charme des manières les plus aimables son humeur naturellement inégale et sévère. On dit que, depuis qu'elle l'eut perdu, elle ne fit que dépérir lente- ment. Elle a cessé de vivre dans les premiers mois de 1820.

LXXXIV

LES TRISTES

ou TABLETTES D'UN SUICIDÉ

PUBLIÉES PAR CHARLES NODIER \

Voici du sentimentalisme germanique et du plus pur qui se fasse. Les opuscules que contient ce recueil ont été trouvés dans les poches d'un jeune homme qui se tua dans les bois de G...., prés L...., avec une petite lime neuve à manche de buis. Il les écrivait dans ses prome- nades mélancoliques, et ils portent bien Tempreinle des funestes dispositions de son âme. Ce sont de courtes narrations, de petites scènes, les plus lugubres et les plus lamentables du monde, écrites quelquefois avec talent, mais dans cette manière descriptive et exaltée qu'un goût pur et classique n'approuve pas toujours. Ce suicidé fai- sait aussi des vers, mais bien inférieui-s à sa prose. Son imitation du Jugement dernier^ de Schiller, est boursou- flée, tendue, obscure, et n'a rien du sublime de l'origi- nal, si pourtant il est vrai que l'original soit sublime. Une romance de la blonde Isaure m'a semblé fort mé-

* Journal deVEmpire du 19 juillet 1806.— Ce morceau montre avec quelle réserve les classiques accueillirent les pastiches anglo-allemands de Ch. Nodier, le parrain du romantisme. M. Sainte-Beuve, dans son bel article surCh. Nodier {Portraits lUtéraire8}f a été plus indulgent que M. Boissonade.

{Note de VEditeur.)

L£S TRISTf:s/' 37IS

diocre. Elle est précédée d'une petite poétique du genre, j'ai remarqué cette phrase singulière : « Il faut plus « que de Tesprit pour faire une romance, il faut de la « sensibilité, c'est-à-dire du génie. » Quelle misère que d'appliquer de si grands mots à de si petites choses I J'ap- prouve davantage ce qui suit : « Je ne connais rien d'ail- « leurs de plus pitoyable qu'une romance médiocre, et « j'ai peur que celle-ci ne soit pis encore. »

Je ne m'arrêterai point à relever minutieusement les défauts de cet ouvrage; je n'indiquerai point les images exagérées ou fausses qu'il faudrait effacer, les expres- sions impropres ou néologiques qu'il faudrait remplacer; je laisserai sans réfutation le paradoxe de la préface sur la littérature septentrionale : ce petit livre n'est pas d'une si grande importance littéraire que la critique s'en doive tant alarmer. J'y ai d'ailleurs trouvé un morceau qui, je l'avoue, me dispose beaucoup à l'indulgence, c'est celui qui a pour titre les Méditations du Cloître. Le Suicidé (ou M. Nodier), assis parmi les débris d'un monastère, ré- clame éloquemment contre la suppression totale des or- dres religieux et peint avec chaleur les grands services qu'ils ont rendus à l'humanité.

« Si jeune encore et si malheureux, désabusé de la « vie et de la société par une expérience précoce, étran- « ger aux hommes qui ont flétri mon cœur, frustré « de toutes les espérances qui m'avaient séduit, j'ai « cherché un asile dans ma misère , et je n'en ai point « trouvé !.... Quand je vins à me rappeler ces associa- « tiens vénérables que je devais voir si peu de temps et « regretter tant de fois ; quand je réfléchis sur cette ré- « volution sans exemple qui les avait dévorées dans sa « course de feu, comme pour ravir aux gens de bien jus- « qu'à l'espoir d'une consolation possible; quand je me u dis, dans l'intimité de mon cœur : Ce lieu serait de- « venu ton refuge, mais on ne t'en a point laissé; soufTrir

376 LES TRISTES.

et mourir, voilà ta destination ! Oh I conune elles m'apparurent belles et touchantes, ces grandes pen- sées qui préparèrent sans doute Tinauguration des cloîtres I.... Voilà une génération tout entière à la- quelle les événements politiques ont tenu lieu de Té- ducation d'Achille. Elle a eu pour aliments la moelle et le sang des lions, et maintenant qu'un gouverne- ment qui ne laisse rien au hasard et qui fixe Tavenir a restreint le développement dangereux de ses facultés; maintenant qu'on a tracé autour d'elle le cercle étroit de Popilius, et qu'on lui a dit, comme le Tout-Puissant aux flots de la mer : «Vous ne passerez pas ces limites, » sait^on ce que tant de passions oisives et d'énergies réprimées peuvent produire de funeste? Sait-on com- bien est près de s'ouvrir au crime un cœur impétueux qui s'est ouvert à l'ennui? Je le déclare avec amer- tume, avec effroi : Le pistolet de Werther et la hache des bourreaux nous ont déjà décimés. Cette géné- ration se lève et vous demande des cloîtres. Paix sans mélange aux heureux de la tierre ! Mais malédic- tion à qui conteste un asile à l'infortune! Il fut sublime le premier peuple qui consacra au nombre de ses in- stitutions un lieu de repos pour les malheureux. Une bonne société pourvoit à tout, même aux besoins de ceux qui se détachent d'elle par choix ou par néces- sité »

Quoique ce langage soit prêté à un homme qui ne voit plus que le suicide pour échapper aux maux qui l'acca- blent, on ne peut nier qu'il exprime des idées justes. Il n'est plus aujourd'hui d'asile aux malheureux que la mort. L'homme que persécutait une infortune sans remède , dont l'âme était aigrie par d'affreuses in- justices, ou abattu par de longs chagrins, dont la misère menaçait la vie, que les puissants dédaigneux rejetaient, que ses amis avaient abandonné, qui enfin n'avait plus

LES TRISTES. 377

d'asile dans la société ; cet homme désespéré pouvait autrefois échapper à ses maux sans sortir de la vie : les monastères lui étaient ouverts. Là, parmi les solitudes du cloître et sa religieuse tranquillité, il voyait la violence de ses passions se changer en un calme mélancolique et doux : les plaies profondes de son âme se fermaient; il recouvrait sa vigueur morale et même la recou- vrait plus grande, car la solitude a la puissance mer- veilleuse d'étendre, d'élever et de fortifier les cœurs qui, l'ayant cherchée par amour ou par besoin, ontsu la bien mettre à profit. Alprs cet homme devenait utile à ses compagnons et à cette société même qu'il avait éprouvée si dure et si cruelle, mais contre laquelle, guéri désor- mais et plus sage, il ne conservait plus ni mépris, ni co- 1ère. Il annonçait dans les campagnes l'Evangile de Dieu, et en révélait les mystérieuses paroles aux petits enfants; ou bien, doué d'une plus haute éloquence, il instruisait les heureux du siècle dans les chaires des grandes cités. D'autres fois il allait aux déserts, appelant à la religion chrétienne, aux bienfaits de la plus saine morale et de la civilisation les peuplades sauvages de l'autre hémisphère. Avec d'autres facultés, il était autrement employé, mais il Tétait toujours utilement. Il enseignait à la jeunesse les éléments des sciences et de la littérature, ou bien il se livrait, dans le silence de Pétude, à de longues et sa- vantes recherches.

Aujourd'ui un tel homme est perdu. Rejeté de toutes parts, il faut qu'il périsse.

La femme jeune, malheureuse, n'a pas une meilleure destinée. Elle ne peut maintenant choisir qu'entre le désordre et la mort : il faut qu'elle meure ou qu'elle ac- cepte les offres intéressées du vice. Si elle n'a plus ni jeunesse, ni beauté, son danger ne sera pas moindre : elle n'inspirera plus de pitié, n'inspirant plus d'amour. Elle avait dans les cloîtres une retraite honorable et

378 LES TRISTES.

sûre, un asile toujours ouvert à ses douleurs; il ne lui reste plus que le désespoir et la mort. Les innombrables victimes des misères de ce temps, qui ont rejeté furieu- sement le fardeau d'une vie pleine d'une incurable amer- tume, vivraient peut-élre encore aujourd'hui, si les mo- nastères n'eussent pas été indistinctement renversés avec toutes les autres institutions religieuses et monar- chiques.

Je crois bien que quelques sophistes vont à ceci sou^ rire d'une grande pitié : ils répéteront de vaines décla- mations depuis longtemps usées, et, amplifiant avec ma- lignite quelques abus aisés à corriger, ils dissimuleront lès nombreux avantages que la religion, Thumanité, les lettres, l'agriculture tiraient des monastères et pourraient .en tirer encore. Qui peut douter (pour en citer un exem- ple), que si tant de vastes solitudes, couvertes de sables et de bruyères, étaient aujourd'hui données à des moines, leur active industrie ne couvrît en quelques années de belles et riches cultures ces landes maintenant stériles ? L'abondance et la vie animeraient bientôt ces terres à présent désertes ou habitées par quelques paysans rares, malsains et misérables. Des villages se formeraient au- tour des naissantes abbayes , et ainsi s'accroîtrait la prospérité de l'Empire. Ces colonies intérieures, établies dans nos propres déserts, fertilisant notre sol, augmen- tant les produits de notre agriculture et de nos arts, fourniraient de nouveaux aliments à notre commerce. Il est un fait que personne ne peut contester : partout s'est établi un monastère, s'est élevé un village, et l'on ne parviendrait peut-être pas à citer un seul ha- meau d'une date plus récente que la formation du der- nier couvent. Les frères de la Trappe, chassés de France et accueillis en Espagne, ont rendu fertiles les terrains qui leur ont été accordés, et le bien qu ils ont fait leur survivra. La stabilité, caractère des ordres religieux, est

LES TRISTES. 379

rinstrument le plus nécessaire pour opérer de grands défrichements.

Combien d'autres considérations je pourrais faire va- loir ici I Que de puissants souvenirs je pourrais réveiller en faveur de ces moines que les déclamateurs ont voulu ridiculiser et qu'il était plus sage de réformer que de détruire !

Mais pourquoi dirais-je faiblement ce que M. de Cha- teaubriand a dit avec tant d'éloquence et de force* ?

^ Il est intéressant de voir M. Boissonade s'élever à des consi- dérations d'un ordre si élevé. En général, il craint d'aborder les sujets qui ne sont pas purement littéraires : il redoute tout ce qui pourrait ressembler à la déclamation. Mais combien ces rares excursions en dehors de son modeste domaine nous donnent à regretter qu'il ne se les soit pas plus souvent permises ! Que d'élévation dans ses sentiments, et que d'indépendance vis-à-vis de l'opinion commune, au sujet de ces monastères dont il com- prenait si bien le côté élevé et civilisateur I

Au surplus, il est juste d'observer que les regrets de M. Bois- sonade ne seraient plus fondés aujourd'hui : les pieux asiles que rappelaient ses vœux se sont multipliés assez pour enlever toute excuse au désespoir et au suicide ; quelques économistes même» s'en sont émus. Du reste, en dehors de l'influence des couvents, les terres incultes semblent appelées a être régénérées, de nou- velles agglomérations d'habitants se forment chaque jour sous une autre influence, celle de l'industrie manufacturière.

N, B, C'est cet article LXXXIY que nou« avons annoncé par erreur comme devant être l'article LVJI, lorsque nous IV vons rapproché, ^ la page 206, de l'article sur Vlmitation et de celui de La Fontaine traduit par Thomson.

{NotedeVÉditewr.)

LXXXV

AGRICULTURE ET BOTANIQUE (<

BIBLIOGRAPHIE AGRONOMIQUE,

PAR M. DB MUSSBT-PATHAY ^

Jamais ea France ragriculture n'a été plus étudiée qu'à présent. Les possesseurs des terres s'occupent par pux-mémes de réconomie rurale, dirigent les planta-

* JoxMmal <i« l'Empire du 15 juin 1810. M. de Musset-Pathay est aussi l'auteur d'une Vie de Rousseau estimée et qu'on ne ces- sera de consulter que lorsque M. Saint-Marc Girardin aura publié ses belles Études sur le même sujet. Alfred et Paul de Musset sont les fils de ce littérateur instruit et distingué.

(Note de VÉditeur.)

(a) [On ne lira pas sans intérêt deux articles sur VAgricuUure cheg Us anciens et sur les Géoponiques, Ils nous paraissent à leur place ici, plus qu'au tome 1*' :]

§!•' DE L'AGRICULTURE CHEZ LES ANCIENS

tT DU TRAITé DB DICKSOH, TRADUIT DB L'ANGLAIS PAR l'aRCHITBCTB PARIS.

{Journal des Débats du 6 pluviôse an II , 26 janyier 1802.)

« Les anciens, et le peuple romain, particulièrement, atta- chaient une extrême importance à l'agriculture. Les premiers

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 381

lions, président aux récoltes, cultivent les arbres, intro- duisent des espèces nouvelles, font des essais et des ex- périences. Les femmes même ne sont pas étrangères aux détails faciles de la culture. Il est de très-belles dames qui connaissent parfaitement tous les soins qu'exige le potager, et qui, se promenant autour des couches et des châssis, savent donner des ordres pleins d'intelligence. D'autres (et c'est le plus grand nombre) sont initiées aux mystères de la botanique, étudient Linné et de Candolle, ont des herbiers et des serres, et prononcent les noms les plus barbares sans les estropier et sans rire. Quelques- unes même, très-fortes ou très-hardies, décident entre Jussieu et le naturaliste suédois. C'est leur goût pour ces études innocentes, qui fait le succès de tant à' Aima" nachs, de Recueils et de Flores, Mais ce n'est point assez : bientôt les détails, même les plus arides, les plus rebu- tants de l'économie champêtre leur seront familiers. Une femme, connue par de nombreux succès, a compilé pour Tusage des personnes du sexe toute une Maison Rustique^

rois de Rome firent leurs sujets soldats ei laboureurs, et, dans les temps les plus glorieux de la République, nous voyons les plus grands hommes d'État occupés des travaux de la campagne.

« Cincinnatus labourait ses quatre arpents sur le Vatican, lors- que le héraut du Sénat vint lui annoncer qu'il était nommé dicta- teur. Serranns semait son champ, quand il apprit qu'il venait d'être élu consul, et, pour ne pas rappeler les exemples classi- ques de M. Curius, de Fabricius, de Kegulus et de Valeriup, Caion, célèbre par d'étonnantes victoires et plus encore par sa sévère censure, fut le premier cultivateur de son siècle.

4c Les surnoms même des plus illustres familles de Rome furent pris des opérations champêtres : les Fabius, les Pison, les Len- tulus, les Hortensius, les Stolon, les Cicéron, etc., avaient été ainsi nommés du genre de culture qu'ils avaient perfectionnée. Mais un trait qui prouve mieux que tout ce que je pourrais dire combien le gouvernement prenait alors d'intérêt aux progrès de l'agriculture, c'est qu'après la destruction de Carthage, le Sénat fit distribuer aux petits rois d'Afrique toutes les bibliothèques trouvées dans cette immense ville, et ne se réserva que le seul Traité de Mngon sur V agriculture , et, pour mettre cet utile ouvrage

38â AGÇICtJLTUKE ET BOTANIQUE.

et déjà les Institutrices s'empressent de l'adopter pour leurs jeunes élèves *.

Cette passion pour l'agriculture prit naissance vers le milieu du dernier siècle, lorsque les recherches des éco- nomistes tournaient les esprits vers d'utiles spéculations; il semble que depuis la révolution elle soit devenue en- core plus vive, surtout plus générale. La raison de ce progrès n'est pas difBcile à comprendre. J'emprunterai ici quelques paroles à Testimable auteur de cette Biblio- graphie : « L'influence de la Révolution française s'est

à la portée de tout le inonde, il le fit traduire du punique en latin par les plus habiles littérateurs.

On a remarqué que le territoire de la République ne fut jamais plus fertile que dans ces premiers siècles. « Quelle pouvait être, c dit Pline, la cause de cette importante fertilité? C'est que les « champs étaient labourés par des généraux. La terre, sans c doute, s'ouvrait arec complaisance sous un soc couronné de « lauriers et conduit par des mains triomphales ; soit que ces « grands hommes donnassent à la culture le même soin qu'ils « donnaient à la guerre, et qu'ils préparassent la terre avec au- « tant d'exactitude qu'ils disposaient un camp »

« Il est naturel de penser que, dans un pays l'économie ru- rale fut longtemps l'étude et l'occupation générale, un grand nom- bre d*écrivains durent en donner les préceptes, en développer la théorie, rendre compte des expériences faites, des découvertes nouvelles, ou indiquer les expériences à faire. Caion, Varron, Virgile, Pline, Columelie et Palladius sont les seuls qui soient parvenus jusqu'à nous.

« Le temps n'a pas épargné davantage les ouvrages des Grecs. Varron en comptait cinquante de son temps. Mais le poëme d'Hé- siode, les Géoponiques, et quelques préceptes épars dans les livres de Théophraste et d'un petit nombre d'autres auteurs sont aujour- d'hui tout ce que nous possédons, et, sous le rapport de l'agri- culture, la littérature latine est maintenant plus riche que la littérature grecque. Aussi M. Dickson a-t^il pris les écrivains latins pour base de son travail : il les cite toujours ; il ne cite qu'eux, et son ouvrage est même beaucoup moins un traité de

i II s'agit ici de madame de Genlis qui» en I8I0, avait publié un ouvrage intitulé : la Maison rustiqiie^pour servir à l'éducation de la jeunesse f ou Retour en France d'une famille émigrée,

{Note de l'Editeur.)

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 383

« fait sentir sur les arts, sur les institutions, sur toutes

« les parties de Tordre social. L'agriculture n'en fut pas

« exempte; mais peut-être dut-elle ensuite à cette dé-

« sastreuse anarchie un plus grand nombre de parti-

« sans. Fatigués de troubles, rassasiés de discussions

« politiques, désabusés des illusions, reconnaissant Ter-

« reur dont ils étaient le jouet, quelques-uns de ceux

« qui s'étaient jetés dans le tourbillon, cherchèrent le

« repos à la campagne ; d'autres y trouvèrent la paix

« dans une inappréciable obscurité : tous oublièrent ou

l'agriculture des anciens, en général, que de celle des Romains en particulier.

« Les auteurs latins contiennent d'excellents préceptes sur les différentes opérations de la culture et le détail de beaucoup d'expériences applicables à la pratique moderne. Mais presque tous les propriétaires cultivateurs ignorent la langue dans la- quelle ces préceptes sont écrits. Leur style, d'ailleurs, extrême- ment obscur et difficile, exige absolument un commentaire fait par un homme qui soit à la fois érudit et cultivateur.

« Dans des éditions données par des professeurs qui ne savaient que le latin, souvent des endroits obscurs sont rendusplus obscurs encore par de mauvaises explications, par des corrections inu- tiles ou faites à contre-sens*.

'< Le but de M. Dickson a été de choisir les passages qui pour- raient aujourd'hui intéresser les cultivateurs, de les expliquer, de comparer ensemble les préceptes et les faits, la pratique an- cienne et moderne, d'indiquer les améliorations possibles. Il réunissait les qualités nécessaires pour bien faire cet important travail, car à la science des langues classiques, il joignait celle de l'agriculture. On connaît de lui un ouvrage sur le système do culture propre à l'Ecosse, qui passe en Angleterre pour un chef-d'œuvre.

<i J'avais eu autrefois la pensée de traduire ce traité Son utilité et sa clarté m'avaient séduit, mais je ne voulaispas me borner à une simple traduction; je me proposais, à l'imitation de l'auteur qui avait comparé l'agriculture ancienne à celle de son pays, de comparer, dans des notes étendues, les procédés des fermiers français et ceux des cultivateurs latins. Mais quand il m3 fallut

* Je ne parle point de Tédition donnée récemment par M. Schneider. Je n«l'ai point encore lue; mais Je ne doute point que l'éditeur qui Joint à beaucoup d'érudition classique des connaissances étendues dans les sciences naturelles, n'ait surpassé les commentateurs qui l'ont précédé. iX

384 AGRICULTURE ET BOTANIQUE.

t leurs propres fautes ou celles des autres et goûtèrent t le bonheur des champs dans toute sa pureté. Obhgés « de se livrer à des occupations champêtres, ils éprouvè- « rent un charme inattendu, et ce qu'ils avaient d'abord « fait par nécessité, ils le firent bientôt par plaisir et par « goût. Telle est peut-être la cause ou Torigine de l'im- « pulsion presque générale vers l'agriculture qui se fit « remarquer à la fin du dernier siècle. •>

Il est résulté de cette tendance des esprits vei*s les études agronomiques, que l'on a écrit sans mesure et sans terme sur toutes les cultures, que les méthodes nou- velles, les essais, les journaux, les recueils de tout genre se sont multipliés à l'infini, et Tagriculture, comme tou- tes les sciences, est aujourd'hui tellement surchargée de livres, que leur seule nomenclature est devenue, pour un homme laborieux, l'objet de longues recherches et

commencer, je me trouvai si loin de savoir tout ce qu'il fallait, que j'abandonnai entièrement ce projet, en désirant vivement que quelqu'un plus habile que moi se chargeât d'un travail trop au-dessus de mes forces.

« L'auteur de la traduction que j'annonce ne s'est pas créé les difficultés qui m'ont arrêté ; il s'est contenté de traduire pure- ment et simplement le texte anglais; il ne s'est même pas donné la peine de faire quelques petites notes pour réduire en mesures françaises les mesures anglaises dont s'est servi Dickson.

« Ainsi les jugera latins sont évalués en acres anglais et écos- sais, les sesterces en livres sterling, ïhémine est rapportée à la pinte anglaise et au mutchkin écossais, etc. Le traducteur devait penser qu'un traité d'agriculture n'est pas destiné k être lu par des savants, et que c'est en diminuer beaucoup l'utilité que d'en rendre la lecture obscure et difficile.

« Mais si le traducteur mérite quelques reproches, il mérite encore plus d'éloges, et ce qu'il a fait est plus important que ce qu'il a laissé à faire.

« L'ouvrage de M. Dickson est le traité le plus complet qui ait encore paru sur l'agriculture ancienne, et cette traduction est un véritable service rendu à l'agriculture moderne

« Partout, M. Dickson rapproche les procédés modernes des procédéB anciens, et, quand ils diffèrent, il fait voir en quoi les uns sont préférables aux autres. Pour prouver qu'il n'avançait rien

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 385

la matière d'un ouvrage considérable, j'ajoute, d'un ou- vrage très-utile *.

En effet, dans l'état actuel de la science, les cultiva- teurs ne peuvent connaître les livres écrits sur chaque partie de ragricuiture ; ils ont souvent besoin de rensei- gnements et d'instructions qu'ils ne savent chercher, parce que l'érudition leur manque et qu'ils n'ont pas le temps de l'acquérir. Un ami éclairé de leur art, plein de zèle, de dévouement et de patience a fait pour eux leurs recherches. Ils trouveront dans sa Bibliographie l'indica- tion des livres anciens et modernes de tous les pays, sur l'agriculture, et même sur la science vétérinaire, la chasse et la pêche, qui tiennent si étroitement à l'éco- nomie domestique et au ménage des champs. Presque tous les titres sont accompagnés dénotes qui offrent une courte analyse ou un jugement de l'ouvrage cité, ou

que sur l'autorité des textes, il a reproduit en note les passages

entiers des classiques de sorte qu'on n'est pas obligé de

s'en rapporter de confiance à l'auteur, ou d'aller consulter des livres assez rares et devenus chers.

SU

ABRÉGÉ DES GÉOPONIQUES

EXTRAIT DE l' EDITION DONNEE PAR J. N. NICLAS, A LEIPSICK, BN 1781, PAR UN AMATEUR [m. CH. AMBB. CAFARBLLI].

{Journal de l'Empire du 8 juillet 1813.)

« La Société d'agriculture de Paris avait paru désirer que quel- qu'un traduisît les Qéoponiques. L'auteur de cette brochure a cru

^ Il semble que cet article soit écrit d'hier : le goût de l'agri- culture sérieuse est toujours allé en se développant chez nous, et l'on peut dire que cette science mère vient d'entrer dans une nouvelle étape de progrès vraiment gigantesques; mais elle ré- clame sans cesse de nouveaux encouragements, car l'industrie, sa rivale, tend constamment à la dépouiller de ses forces vives : les bras et les capitaux. {Note de V Editeur.)

T. II. 25

386 AGRICULTURE ET BOTANIQUE.

d'excellents détails bibliographiques. Au catalogue des livres, succède celui des auteurs : ce n'est pas une sim- ple liste alphabétique, mais une nomenclature biogra- phique, dont plusieurs articles contiennent des recher- ches neuves et intéressantes. Une bonne table des ma- tières termine le volume, et c'est une table qu'il faut lire, car elle est pleine de renseignements utiles et cu- rieux. A la fin de mon extrait, j'en donnerai un exemple. Il y a dans cette Bibliographie tout le talent qu'elle exigeait : une érudition littéraire qui n'est point com-

remplir parfaitement les vues de la Société en faisant un simple abrégé, un sommaire de l'ouvrage dont elle demandait une tra- duction. Les vingt livres qui composent l'ouvrage grec sont réduits à moins de cent cinquante pages. L'abréviateur y a trouvé tant d'absurdités, tant de recettes superstitieuses et ridi- cules, qu'il n'a pu s'imaginer qu'une pareille compilation méritât les honneurs d'une traduction complète.

« Pour faire cet abrégé, il s'est servi de la version latine, ne recourant au grec que quand l'expression latine ne lui semblait

pas claire. Cette marche est étrange Les anciens qui ont

écrit sur l'agriculture ne peuvent guère se lire sans commen- taire. Il y a une foule de noms de plantes et d'instruments qui exigent des notes et des explications ; il y a des rapprochements à faire, des comparaisons à établir. Mais l'abréviateur s'est épar- gné cet embarras, parce que la Société d'agriculture, à qui l'ouvrage est destiné, en sait assez pour n'avoir pas besoin de commentaire. Je le pense bien de même; mais alors il fallait ne le donner qu'aux membres de la Société, et ne pas l'offrir au public, pour qui il n'a pas été composé.

< Fidèle à ce système de concision, l'abréviateur s'est borné, dans sa préface, à quelques détails très-courts sur les Géopo- niqueSt et ils ne sont pas tout à fait sans erreur. Je tâcherai, dans ce que je vais moi-même en écrire, d'être moins sec, plus in- structif et plus exact. Mes sources seront les Géoponiques, les Prolégomènes de M. Niclas et la Bibliothèque grecque de M. Harles, J*ai aussi consulté un fort bon livre de bibliographie *, je comptais trouver d'utiles renseignements ; mais l'article des Qéoponiques est rempli de fautes ; c'est dans tout le volume le seul article, peut-être, qui ne soit pas bien fait.

« Constantin Porphyrogénote ranima, dans le x* siècle, les let-

* Évidemment c'est la Bihltographie agronomique de Musset-Pathay.

[NoiedeVÉditeur.)

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 387

mune, de l'exactitude, de la critique. Je la recommande aux cultivateurs, à tous ceux qui ont le bonheur de vivre aux champs et le bon esprit d^en aimer les travaux : elle mérite une place dans leur bibliothèque.

Mais ce livre que je vante, est-il donc complet? Ëst-ii parfait? Non vraiment, il ne Test pas, et il ne pouvait pas rétre. « On n'a jamais pu ( c'est noire auteur qui « parle), on n'a jamais pu former le projet insensé de « faire une bibliographie complète, parce querigoureu- « sèment parlant, l'entreprise est impossible. Personne

très éteintes. Il eut de grands défauts, mais son noble zèle lui a mérité l'indulgence des historiens et la reconnaissance de la postérité. Il est auteur de quelques ouvrages utiles qui nous sont parvenus, et l'on dut à ses soins et à ses encouragements plu- sieurs compilations très-importantes. Il avait fait faire des extraits de tous les historiens. De cinquante-trois livres qui composaient ce vaste recueil, deux seulement nous ont été conservés, et encore ne sont-ils pas entiers. On y trouve de longs et précieux fragments de Diodore, de Dion, dePoljbe, de Denys d'Halicar- nasse, de Nicolas Damascène et de plusieurs Byzantins. Par son ordre, un certain Théophanes Nonnus fit un recueil de remèdes extraits des meilleurs livres de médecine ; nous l'avons encore, et le docteur Etienne Bernard en a donné une excellente édition. La compilation vétérinaire intitulée les Hippiatriques appariient aussi au règne de Constantin, et c'est par ses ordres qu'elle fut rédigée. Nous lui sommes encore redevables des Géoponiquei» Ce mot, qui peut se rendre par les Choses rustiques, revient assez au titre De Re rusticd que Caton, Varron, *Columelle, Palladius, ont donné à leurs Traités d'agriculture,

« Les vingt livres des Géopomques sont formés d'extraits pris de différents auteurs grecs et latins. Notre traducteur croit que les agronommes latins n'ont rien fourni à ce recueil, « si l'on en « excepte peut-être Varron. » Il dit peut-être^ parce qu'il soup- çonne que le Varron cité dans les Géoponiques n'est pas Marcus Terentius Varron, le plus savant des Romains, mais un vétéri- naire grec nommé Tyrannius Varron. Une note de M. Niclas (p. Lxxiv), mal comprise par le traducteur, a produit cette hési- tation. Je l'engage à la relire plus attentivement : je l'engage aussi à jeter les yeux sur le chapitre premier du livre 1", il y verra le nom de Baffwv ô *Pa)(i.aîo;, Varro Romanus « Varron le « Romain. » S'il veut ensuite prendre la peine de chercher le second chapitre du quinzième livre, il y trouvera Ba^v <v

388 AGRICULTURE ET BOTANIQUE,

« n'a pu se flatter d'éviter des erreurs inévitables. Toute « bibliographie est susceptible d'améliorations et de corrections ; la plus parfaite est celle qui ne pèche que « par quelques omissions. Ce serait donc de notre part « ime folle prétention que de vouloir éviter l'erreur, et f de la part du lecteur une injustice que de l'exiger. »

Nous ne serons point injustes ; nous n'exigerons point de l'estimable auteur plus qu'il n'a pu faire ; mais comme il demande des observations , comme il promet de les recevoir avec reconnaissance, et même d'en faire usage dans im supplément, nous prendrons la liberté de lui soumettre ici quelques courtes remarques.

Il a oublié le Traité du Seigle ergoté , par Read ( Metz,

^(xaCq^ YX(«)ff<iîi, c*est-à-dire « Varron qui écrit en latin. » Ces deax passages dissiperont sans doute son incertitude. J'ajoute que Varron n'est pas le seul auteur latin employé par le compi- lateur des Géoponiques : plusieurs fois il nomme Apulée et, au chapitre quatorzième du premier livre, il le désigne par l'épi- thète de 'PopLaixo;, latin. Ailleurs il cite Virgile.

« Ce compilateur se nomme Cassianus Bassus. Il avait écrit quelques livres d'agriculture que nous n'avons plus. Il était de Bithynie. On sait encore qu'il possédait plusieurs terres, et, bien différent de plusieurs spéculatifs qui écrivent sur le blé qu'ils ne sauraient pas distinguer d'avec le seigle, il avait la pratique de l'art dont il recueillait les préceptes.

« On ne peut pas douter que Cassianus ne fût chrétien : son siècle et son recueil même le prouvent assez. Cependant le tra- ducteur a eu des doutes. Beaucoup de chapitres sont extraits d'auteurs païens, et il croit y voir une preuve du paganisme du compilateur. Assurément, cette manière de raisonner n'est pas excellente.

« Le traducteur se moque des recettes superstitieuses rappor- tées par Cassianus et, en cela, je trouve qa'il a grandement raison ; mais il a tort de croire que Cassianus soit lui-môme absurde et superstitieux. S'il avait daigné lire avec quelque attention l'auteur qu'il traduisait, il aurait appris que Cassianus ne croyait pas un mot de toutes ces niaiseries, et qu'il ne les rapportait que par un excès d'exactitude. En voici la preuve formelle : Après avoir donné (XIII, v), d'après Apulée, une for- mule d'imprécations contre les rats, il ajoute : « J'ai écrit cela « pour ne pas avoir l'air de passer quelque chose ; mais je

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 389

1774,in-12). Le docteur Read croit que Tergot est un poison de la plus affreuse activité. Il cherche à en prou- ver le danger par beaucoup de faits et d'expériences. Mais que Ton se rassure : M. Parmentier, doutTautorilé est si grande en ces matières, a, par d'autres expérien- ces très- exactes, faites sur les animaux et sur lui-mêûie, démontré que Tergot est un aliment tout à fait innocent *. Voici d'autres livres omis : Dissertation sur le jardinage de l'Orient, traduit de l'anglais de Chambers (Londres, 1772, in-4"); le Gra'nd Calendrier et Compost des ber- gers (Rouen, in-4o); —Dictionnaire des Chasses y par Lan- glois (Paris, 1739, in-12); Manuel de Botanique (Paris, 1764, in-12), par M. Duchesne.

« n'admets point toutes ces pratiques : à Dieu ne plaise I Je re- » commande bien à tous mes lecteurs de m'imiter, et de ne pas « faire attention à ces contes ridicules. » £t ce n'est pas la seule fois qu'il fait cette remarque.

« Si ce court abrégé convient à la Société d'agriculture, il pour- rait fort bien ne pas autant satisfaire beaucoup d'autres lecteurs. Ils auront toujours la ressource de consulter la vieille traduc- tion d'Antoine Pierre : mais elle est rare ; il n'y en a eu que deux éditions, et on ne les trouve pas quand on veut.

« Un autre traité du même genre, que la Société d'agriculture ne connaît peut-être pas, et dont elle pourrait demander aussi un extrait ou une traduction, c'est le Géoponique des Grecs mo- dernes. Ce livre« sur lequel M. de Villoison a donné beaucoup de détails *, est si rare que M. Niclas, qui le chercha longtemps, ne put jamais se le procurer. Il a été composé vers le milieu du xvii*' siècle par Agapius, de Candie, moine du mont Athos. On en connaît trois éditions faites à Venise ; une, entre autres, en 1779 : c'est celle que j'ai sous les yeux. Agapius a donné à son ouvrage le titre de Géoponique, parce qu'il y a rassemblé beaucoup de recettes très-admirahles à l'usage des laboureurs et des jardiniers.

1 Aujourd'hui on n'oserait plus soutenir que l'ergot de seigle ne soit pas un poison violent. La question est définitivement jugée dans les ouvrages de MM. Trousseau, Littré, Bouchard et autres autorités médicales. Remarquons que l'ergot est le poison lui-même, le seigle ergoté est celui qui contient une quantité plus ou moins considérable d'ergot, {Note de l'Editeur.)

* BibliothÀque grecque^ tome VIII, p. 23.

390 AGRICULTURE ET BOTANIQUE.

On n'a point fait mention des mesures proposées par M. Dupont (de Nemours) pour la conservation des grains dans les années humides, ni de la dissertation allemande de M. Boettigersur le jardma^^e des anciens, traduites par M. Bast dans le Magasin Encyclopédique, ni de quelques feuilles de M. Coupé de TOlse, ni de la dissertation de Franz de Asparago, ni des trois Mémoires de M. Heyne (Opusc, 1. 1) sur les Origines de la boulangerie et des plantes céréales.

Dans ces Mémoires de M. Heyne, j*ai remarqué plu- sieurs observations qui paraissent contredire cette opi- nion de Buffon (vn« époque), que le froment n'est point un don de la nature, mais le fruit des travaux de Thomme et de son intelligence dans le premier des arts ; que nulle part sur la terre on n'a trouvé de blé sauvage et que c'est évidenunent une herbe perfectionnée par les soins de rhomme cultivateur. M. Heyne cite Bel, qui a trouvé le froment sauvage en Crète les habitants le nom- ment agriostarl, et Howel qui a vu le blé croître spon- tanément en Sicile; il ajoute que le sol de l'Islande pro- duit aussi du blé sauvage, et, d'après le témoignage de Haller et de Riedesel, que Torge et Tavoine naissent en Sicile sans culture. On dira peut-être que ces plantes sont les restes de quelques anciennes cultures, et voici même un passage de M. Poivre (p. 19), qui confirme merveilleusement cette conjecture : « Le fioment, dit cet homme de bien , le froment croîtrait à Madagascar dans « la même abondance que le riz. Il a été cultivé autre- « fois avec succès dans rétablissement que nous possé-

11 y a mêlé des recettes de médecine pour toutes les maladies ; Mathiole, Castor Durante, et d'autres habiles médecins, sont les auteurs qu'il a consultés. Le style est assez mauvais, et mêlé «lu termes candiotes difficiles à entendre.

« Pour donner à la Société d'agriculture quelque idée du Geo- panique d'Agapius, j'en extrairai un chapitre sur la manière de faire d'excellent vin sans vendange » 12

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 391

« dions à la pointe méridionale de l'île, sous le nom de « Fort-Dauphin. On y trouve encore aujourd'hui de « beaux épis du froment qui y fut cultivé ancienne- « ment et qui, depuis que nous en avons été chassés, « s'est semé annuellement de lui-même et croît pêle- « mêle avec les herbes naturelles du pays. »

En admettant que le blé sauvage de Crète et de Sicile soit, comme celui de Madagascar, un reste d'anciennes cultures, il n'en sera pas moins prouvé, ce me semble, que le froment doit exister dans la nature tel ou à peu près tel que nous le connaissons. En effet, s'il était le produit perfectionné de notre industrie, il est sûr qu'en se resemant de lui-même il perdrait en très-peu de temps tous les avantages de taille, de force et de saveur que lui auraient donnés les soins du laboureur, et que bientôt il aurait repris les formes grêles et pauvres de sa nature primitive. Qn'on abandonne à elles-mêmes nos herbes potagères si douces et si succulentes, on les verra s'é- tioler, s'apetisser et devenir sèches, épineuses ou velues, coriaces et amères. Le blé éprouverait une altération pareille, s'il ne devait sa beauté qu'à la culture.

J'ai promis de prouver, par un exemple, l'intérêt qu'offre la Table même des matières. Je le prends à l'ar- ticle Vin : « Il y a, dit notre auteur, une opinion assez « commune sur laquelle il est bon de donner quelques « éclaircissements. Elle est relative à la réputation du « vin de Suresnes, village situé sur le bord de la Seine, à « deux lieues de Paris. On croit communément que le « vin produit par les vignes plantées près de ce village, « a jadis été d'une bonne qualité, et que même il a paru « sur la table de nos rois. Voici ce qui a donné lieu à t cette opinion. Il y a aux environs de Vendôme, dans « l'ancien patrimoine de Henri IV, une espèce de raisin « que, dans le pays, on appelle suren. Il produit un vin « blanc très-agréable à boire, que les gourmets conser-

392

AGRICULTURE ET BOTANIQUE.

vent avec soin, parce qu'il devient meilleur en vieil- lissant. Henri IV faisait venir de ce vin à la cour ; il le trouvait très-bon. C'en fut assez pour qu il parût déli- cieux aux courtisans, et Ton but, pendant le règne de ce monarque, du vin de suren. Il y a encore dans le Vendômois un clos de vigne qu'on appelle le Clos de Henri IV. Louis XIII n'ayant pas pour le suren la pré- dilection du roi son père , ce vin passa de mode et perdit sa renommée. Dans la suite on crut que c'était le village de Suresnes qui avait produit le vin qu'on buvait à la cour. La ressemblance des noms avait causé cette erreur. » Pierre d'Andely , dans son poëme de la Bataille des vlns^ nomme Deuil, Montmorency, Marly, Argenteuil ; mais il ne dit rien de Suresnes qui pourtant est dans le voisinage : cela peut prouver qu'au treizième siècle, Suresnes n'avait pas plus de mérite et de réputation qu'à présent. Je ne m'étonnerai plus désormais qu'un propriétaire d'excel- lents vignobles en Bourgogne ait transporté, sans le moindre succès, des plants de Suresnes sur les coteaux de l'Yonne. -^ î j- -

II

PRINCIPES DE BOTANIQUE

PAR VBNTENAT, BIBLIOTHECAIRE DU PANTHEON *.

Voici un livre daté de 1812, mais dont la véritable date est l'an III de la République. Les propriétaires en ont changé le titre et, à la faveur de cette petite finesse, ils veulent obtenir une annonce qui fasse sortir de leur arrière -magasin un reste d'exemplaires. L'annonce qu'ils désirent, la voilà faite : le titre et ces trois ou qua-

ï Journal de V Empire du 17 mai 1812.

AGRICULTURE ET BOTANIQUE 393

tre lignes y peuvent bien sufBre, car Ton me dispensera sans doute, de m'étendre sans utilité sur un ouvrage déjà fort connu des botanistes, et pour lequel le nom de feu M. Ventenat est d'ailleurs ime assez bonne recomman- dation.

Puisqu'il est question de botanique, je placerai ici un petit nombre d'observations qui ne seront peut-être pas sans quelque utilité *.

J'ai remarqué plus d'une fois que les traducteurs et les commentateurs des poètes classiques sont, en général, très-infidèles dans la manière dont ils rendent les noms des plantes. On ne peut guère exiger qu'un traducteur soit un botaniste consommé, qu'il compare les nomen- clatures ancienne et moderne, ni qu'il éclaircisse les dif- ficultés qu'elles présentent; mais ne pourrait-on pas dé- sirer qu'il consultât, au moins, les auteurs qui ont traité de la botanique ancienne et qu'il profitât de leurs tra- vaux?

Ovide, dans VArt d'aimer (III, v. 689), fait en ces termes la description du bocage Procris, jalouse d'une rivale imaginaire, fut tuée par son amant :

Silva neznus non altafacit : tegit arbutus herbam ;

Ros maris et lauri nigraque myrthus oient. Nec dens8B foliis buxi fragilesque mvricœ,

Nec tenues cytisi, cultaque pinus abest.

Ce qu'un traducteur récent a rendu de cette manière : « Des arbrisseaux forment un bocage délicieux ; l'arboi-

< Ce que M. Boissonade va dire doit avoir toute autorité, non- seulement parce qu'il est encore dans son domaine de la philo- logie, mais aussi parce qu'il était très-instruit en botanique, et s'il n'a rien écrit sur cette matière qu'il aimait beaucoup, ça été encore modestie de sa part. Aussi nous regrettons de ne pouvoir donner, faute d'espace, une étude comparative des méthodes de Linné, de Jussieu et de Candolle, à propos de la Flore française de MM. de Lamarck et de Candolle. (Voir Journal de VEmpire du 11 octobre 1806.)

(NotedeVEditeur.)

394 AGRICULTURE ET BOTANIQUE.

« sier, le romarin, le laurier et le myrte répandent à « l'entour leur aimable parfum. On y rencontre des » touffes de buis, des tamarins, l'humble cytise et le pin « dans sa parure. Sans in'arréter à cette légère faute : arboisier pour arbousier, je demanderai si myrica est le tamarin. Cela me parait impossible. 11 s'agit d'un bos- quet, d'une espèce de fourré d'arbrisseaux fort bas. Le tamarin est un fort grand arbre. C'est tamarix qu'il fal- lait écrire. M. Planche, dans son Dktionnaire grec, et M. Noël, dans son Dictionnaire latin, ne s'y sont pas trompés : ils n'ont eu garde de confondre deux plantes aussi différentes de nature et de taille que le tamarin et le tamaris. Le myrica des anciens est le tamarix gallica de Linné : c'est un arbrisseau de six à huit pieds, dont les feuilles petites, couiles et pointues ont une sorte de ressemblance avec celles des cyprès et des bruyères *. De cette ressemblance est née une autre erreur : quel- ques interprètes ont traduit myrica ^SiT bruyère. Au com- mencement de la première idylle de Théocrite , je lis dans la traduction de M. de Chabanon : « Berger^ assis « aubordde cesfontaines, non loin de ces bruyères^ et sur le penchant de la colline, veux-tu jouer delà flûte? Le mot bruyères est la plus petite faute du monde ; mais ce n'est pas la seule. Il y a de plus dans ce passage un contre- sens énorme, d'où résulte une difficulté considé- rable, car le berger de M. de Chabanon se trouve assis à la fois sur le penchant de la colline et au bord de ces fontaines. J'essayerais de traduire : « Je te le demande « au nom des nymphes : chevrier, veux-tu t'asseoir ici, « près de ce tertre incliné qu'ornent des tamaris? veux- « tu jouer de la flûte?» n faut, autant qu'il est possible, quand on traduit les poètes, copier fidèlement la partie

* Voyez Schreber, sur Théocrite, I, 13, et la Flore de MM. de Lamarck et de CandoUe. Q

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 395

descriptive. Les poètes sont peintres, et l'on sent bien que pour l'effet pittoresque , une colline couverte de bruyères n'est pas la même chose qu'une colline cou- verte de tamaris.

Ce passage d'Ovide me fournira une autre remarque. Qu'est-ce que le cytise dont il est si souvent parlé dans les auteurs grecs et latins ? Nous savons que cette plante était un excellent fourrage pour les bestiaux. Elle don- nait aux vaches beaucoup de lait. Les fromages de l'Ile de Gynthos, le cytise abondait, étaient renommés par toute la Grèce, et se vendaient fort cher. Les chèvres l'aimaient passionnément; Virgile l'a dit après Théo- crite :

Florentem cytisum sequitur lasciva capella^.

Dans ce vers, un traducteur a rendu cytisum par marjo- laine: c'est une erreur assez grave. 11 fallait conserver le mot cytise qui est doux et que l'usage a consacré. Les botanistes qui, après la renaissance des lettres, cherchè- rent à retrouver les plantes des anciens, furent très-em- barrassés pour déterminer Tespèce du cytise. Enfin, Barthélemi Maranta s'étant procuré des semences re- cueillies en Grèce, cultiva dans son jardin le véritable cytise. La plante fut appelée, de son nom, cytisus Ma^ rantae^ et elle avait exactement tous les caractères du cytise décrit par les anciens. Ce cytise de Maranta est le medicago arborea de Linné *, la luzerne en arbre, joli ar- buste qui croît naturellement dans tout le midi de l'Eu- rope. Le cytisus est donc une espèce de luzerne. Je crois pourtant qu'il doit être permis aux traducteurs de garder

1 Voyez, pour les autorités, Martyn sur les Oéorgiquei^ II, 431 . et Sprengel, Antan, hotaniq., l, c.3.— M. Sprengel parait avoir ignoré qu'avant lui Swizer avait écrit en anglais une dissertation sur le cytistks des anciens. Û

« Schreber sur Théocrite, V, 128; Sprengel, Ant, hotan,, I, S 58.

y

à

396 AGMCULTDKE ET BOTANIQUE.

le mot cytise^ à cause de son élégance et de son harmo- nie; mais, s'ils se piquent d'exactitude, ils feront bien de mettre en note le nom linnéen , et ce soin est d'au- tant plus nécessaire, qu'il y a dans la nomenclature mo- derne un genre cytisus qu'il ne faut pas confondre avec le cytisus classique.

Il reste encore plus d'une observation à faire sur les vers d'Ovide qui jusqu'ici m'ont servi de texte. Un pin cultivé (pinus culla) placé parmi les arbrisseaux, offrii-ait seul une abondante matière pour une longue discussion; je l'effleurerai en peu de lignes.

Saumaise, homme prodigieux, qui savait tout ce que l'on peut apprendre, a proposé de lire tinus au lieu de pinus. Heinsius, slmaginantque tinus était s3nionyme de laurus^ rejeta cette conjecture; il prétendit qu Ovide, qui avait déjà nommé le laurier', ne pouvait pas l'avoir nonmié deux fois. Mais tinus est une espèce de viorne^ le viburnum tinus de Linné, notre laurier-tin^ arbrisseau très-commun en Italie, et qui résiste même à nos hivers: ce n'est pas du tout le laurier. La conjecture de Sau- maise est défendue d'ailleurs, et par la nature même du passage qui semble exiger le nom d'un arbrisseau, et par plusieurs autres exemples de permutation entre ;nnu5 et tinus. Les copistes ignorants, qui connaissaient fort bien le mot pinus^ le mettaient à la place de tinu^ qu'ils ne connaissaient pas et quils prenaient pour un barba- risme. M. Sprengel, dont l'autorité est considérable en ces matières, préfère tinu^s *. Le laurier-tin était pro- bablement alors cultivé dans les jardins , à cause de sa beauté, comme il Test encore aujourd'hui, et de Té- pithète de culta que lui donne Ovide.

Une autre question de botanique ancienne que je tou- cherai, puisque cette occasion se présente, c'est de sa-

* Heinsius sur Ovide, De arte amat. III, v. 693. Sprengel, Ant. bot. I, S 57. û

AGRICULTURE EX BOTANIQUE. 397

voir quelle est la plante que les classiques appellent liyacinthus^.

Elle naquit, selon Ovide (Métam, X, v. 212), du sang d'Hyacinthe, et Apollon la marqua de ses gémissements :

Ipse suos gemitus foliis inscribit, et AI AI Flos habet inscriptum

Avant Ovide, Moschus, dans son Élégie sur la mort de Dion, avait parlé de ces lettres AI AI, tracées sur les pé- tales de rhyacinthe. D'autres poètes en parlent aussi, et Pline confirme par son autorité ces témoignages poéti- ques *. L'hyacinthe avait la forme du lis, mais non pas sa couleur : il était noir, et d un noir violet , ce qui lui a fait donner le nom de purpureus, ferrugineus. Souvent, dans les auteurs anciens, les cheveux noirs sont appelés des cheveux d'hyacinthe^^ et Milton, à l'imitation des clas- siques, classique lui-même , orne le front d'Adam de boucles d'hyacinthe, hyacinthin lochs *.

Quelques botanistes ont cru retrouver l'hyacinthe dans l'iris, d'autres dans le glaïeul; mais ces plantes n'ont point assez de conformité avec la description faite par les anciens. Martyn pense que Vhyacinthus est le lis martagon ; feu M. Gels était de cet avis, et je me rappelle avoir vu, dans son beau jardin, un martagon dont les pétales légèrement rayés offraient, ou semblaient offrir, les lettres Al AI qui sont le caractère essentiel de Vhya-

i En 1798, M. Boissonade se moquait agréablement de ceux qui faisaient cette recherche. Voir sa préface à'Aristœnéte dans notre tome I*', p. 162. Nous signalons cette petite contradiction que quatorze ans d'érudition expliquent et justifient et dont nous sommes loin de nous plaindre puisqu'elle nous vaut ce joli ar- ticle. {Note de VÉditew.)

2 Les passages ont été recueillis par Heinsius sur Ovide, 2. c, et par Martyn sur Virgile, Géorgiques, IV, v. 183. û

Voyez la note sur Philostrati Heroica^ p. 475. Û

* Faradise Lost, IV, v. 301, avec la note du docteur Newton et celle de L. Racine. Q

398 AGRICULTURE ET BOTANIQUE.

cinthtJts, Mais Ton trouve aussi ces mêmes lettres assez nettement marquées sur la fleur du pied d'alouette, le delphinium Ajacis de Linné, et presque tous les botanistes s'accordent à croire que le pied d'alouette est Tantique hyacinthus.

Il se présente une difficulté. Les anciens ont, ce me semble, connu deux espèces d'hyacinthe, et les ont pres- que toujours confondues dans leurs récits : Tune était née du sang d'Hyacinthe, l'autre du sang d'Ajax. Pausa- nias (I, ch. 35) les a soigneusement distinguées. Il dit que la fleur d'Ajax est blanche, rosée, que sa tige et ses feuilles sont plus petites que celles du lis, et qu'elle porte, comme Thyacinthe, des lettres écrites. Ne pour- rait^on pas supposer que le marlagon, qui est une espèce de lis, qui communément est blanchâtre ou rougeâtre, qui offre une apparence de lettres, est la fleur d'Ajax, et que le delphinium Ajacis de Linné, qui est souvent d'un bleu légèrement noir, qui porte aussi les lettres AI, AI, est la fleur d'hyacinthe?

Si les traducteurs des anciens ne rendent pas toujours avec exactitude les noms des plantes, les traducteurs des livres modernes s'y trompent aussi, et ils semblent bien moins excusables. On traduit souvent le mot anglais po- tatoe par patate ; mais le potaloe est tout simplement notre pomme de terre. Un critique a reproché au traducteur du Voyage de Parkinson , d'avoir traduit le plantain-tree , par le mot français plantain^ ce qui donne aux lec- teurs une idée fausse : le plantain-tree est le bana- nier. Puis il ajoute : « Louis Racine traduit de même le « moi plantain-tree; il fait un plantain du bananier sur « lequel Satan, transformé en cormoran, se repose. Pour moi, je n'ai rien vu de semblable, ni dans Milton, ni dans Racine. Satan se repose sur l'arbre de vie et non sur un bananier (IV, v. 196), et Racine traduit fort exac- tement : Satan prend son vol, et, s'arrêtant à l'arbre le

AGRICULTURE ET BOTANIQUE. 399

« plus haut de tous, à Tarbre de vie, il s'y posa sous la « figure d'un cormoran . » Mais il fait sur ce passage une note dont la singularité passe toute expression: « Le « poëte, dit-il, lui fait prendre cette figure, parce que ce « poisson vorace est un destructeur. » Cette bévue est si prodigieuse, et ce style si étrange, que je suis très-per- suadé que Timprimeur a commis ici quelque énorme faute, et que c^est lui seul qui a métamorphosé un oiseau en poisson*.

^ M. Boissonade est ici un peu trop sévère pour Louis Racine dont on pourrait défendre, non pas le style, mais l'explication, en disant que d'un oiseau nageur à un poisson, il n'y a pas bien loin, et qu'en faisant du cormoran un destructeur^ il a suivi la tra- dition de La Fontaine dans sa fables des Poissons et du Cormoran (I, 4). {Note de VÉditeur.)

LXXXVI

GRAMMAIRE

I

PRINCIPES RAISONNES DE LA LANGUE FRANÇAISE,

PAR J. B. MORIN S.

Comme quelques charlatans ont récemment trouvé moyen de porter leur mauvais esprit et leurs niaises gentillesses jusque dans Tétude sérieuse de la Gram- maire, il ne sera pas hors de propos de parler avec une certaine étendue d'un bon livre qui vient de paraître sur cette matière. La langue française n'y est point ensei- gnée en vers détestables, sur des airs de pont-neuf;

< Les articles de M. Boissonade sur les ouvrages de Gram^ maire sont très-nombreux ; nous en avons choisi les six princi- paux, en 7 rattachant des observations détachées des autres.

Sur le mot Grammaire lui-môme, nous trouvons, à la date du 13 mai 1809, une juste critique du sens que lui donne M. CoUin- d'Ambly, très-loué d'ailleurs :

« Le mot Grammaire, dit M. d'Ambly, selon son étymologie X grecque, signifie caractères d'écriture. ^Mais Grammaire ne signi- fie pas plus caractères d'écriture que musique ne signifie muse et que Rhétorique ne signifie j>aroZe. rpaptpiaTixyi est en grec un véritable adjectif, avec lequel on sous-entend tc^vy], ou ffoçia, ou ê7riaTr,|wri et il faut le traduire par la science des lettres. En latin, de même,' grammatica est un adjectif qui n'est substantif que par ellipse : le complément est ars : ars grammatica. »

* Journal de VEmpire du 3 février 1807.

GRAMMAIRE. 401

Tauteur n*a pas eu la prétention déplacée de vouloir être plaisant sur un sujet grave : il a senti quMl n^y avait pas le mot pour rire dans les préceptes de la Grammaire; que toutes ces méthodes nouvelles étaient des inventions misérables^ bonnes tout au plus à rendre les inventeurs ridicules, et, suivant sagement Tancienne manière, il a parlé do Grammaire en grammairien et non pas en chansonnier. Un tel mérite n'eût pas autrefois été digne de remarque; mais aujourd'hui 'que quelques gens sem- blent s'appliquer à dénaturer tous les genres, il faut en parler, il faut le louer.

M. Morin s'est déjà fait connaître avec avantage par son Dictionnaire des mots français tirés du grec, et j'en ai dit tout le bien que j'en pensais (Voy. n^ lxxxvïi-*]. Le public ne parait pas en avoir jugé moins favorablement; cette nouvelle Grammaire ne pourra qu'ajouter à les- time qu'il a déjà pour les talents de M. Morin.

L'auteur a sur les verbes une théorie particulière, dont la simplicité et la vraisemblance m'ont frappé. 11 a pensé que puisque nuns ne pouvons exiî-tor que do deux ma- nières, ou en agissant, ou en étant dans une position inactive quelconque d ume et de corps, il ne peut, non plus, y avoir que deux sortes de verbes qu'il appelle verbes d* action et verbes d'étal. D'après ce principe, il supprime la nomenclature embarrassante et confuse des verbes pronominaux, réfléchis, impersonnels, neutres, passifs. En effets ces différentes espèces , imaginées par les grammairiens, peuvent facilement être ramenées à Tune des deux classes générales d'action ou à' état \

* Cette distinction entre Vétat et Vaction te retrouve, avec une autre application, à lYfgard des adjectif» verbaux. M. Boidionade admet avec M. liorir Aud {RaUon de la syntaxe de» parUcipet,\ oy, 0 août 1809) que, lorsque le participe prudent exprime plutôt une habitude qu'un fait, plutôt un état qu'une actiorit il est alors un vC;ritab]c adjectif. Ain»i il admet, avec Frn(;lon, « des cordages « flotlanti Hur la vôU*. /> (V. ^m-(U»8«iih, j». '215 , et, avec Cr<'billon,

T. II. '20

402 GRAMMAIRE.

Il est évident, par exemple, qu'il n'y a point en fran- çais de YériiBhles passifs. Les Grecs, les Latins, les Hé- breux avaient des verbes passifs qui, sous des terminai- sons variées, formaient une conjugaison bien distincte et bien prononcée: mais en français, le verbe appelé passif n*est autre chose que le verbe être conjugué avec le participe, de sorte que, rigoureusement parlant, je iuis aimé, n*est pas plus un verbe passif que je suis bon ou je suis malade.

Les verbes courir^ marcher et autres pareils, qu'on ap- pelle nexUres^ se placent naturellement parmi les verbes d'action. Ce sont des verbes actifs sans régime déterminé. Les verbes réfléchis, je ms blesse, je me trompe, etc., sont aussi de véritables actifs, le même être produit l'ac- tion et en devient l'objet. Les verbes pronominaux je me repensje m'écrie^ etc., ne sont pas moins faciles à ranger parmi les verbes ou d'état ou d'action.

Le peu que je viens de dire suffit, ce me semble, pour montrer que cette méthode simplifie extrêmement Têtu de si difficile des verbes français.

Quant aux autres parties, je n'y ai pas trouvé d'idées très-nouvelles; mais elles sont traitées avec exactitude et clarté. En général, cette Grammaire m'a paru bien faite.

« des étendards /lo((ant«. » Â ce sujet, il réprimande un impri- meur qui met : « Bibliothèques appartenant à » en dépit do

Taateur qui avait écrit appar/enantes.

Dans ce système, les deux grammairiens sont amenés à criti- quer dans le nouveau Code l'expression ses ayant-cause : ils -voudraient ayants-cause; mais s'ils avaient parcouru le Code qu'auraient-ils dit de ce français : r Si la chose est périe. . . Si c toutes deux sont péries, . , Dans le cas la chose fut périe. . . (Code Nap., art. 1193, 1194, 1195, 1302 et 1601), » et ailleurs : « Le mot meuble ne comprend pas... il ne comprend |)as aussi... « (Art. 533). »

{Note deVEditeur.)

GRAMMAIRE. 403

II GRAMMAIRE DES GENS DU MONDK

ou LA LANGUE FRANÇAISE ENSEIGNEE PAR L'uSAGE, PAR PHILIPON DE LA MADELBINB 1 .

Ce titre ne parait pas très-heureusement imaginé, car il ne donne pas bonne opinion du livre, ni môme du ju- gement et de la raison de l'auteur. Qu'est-ce, en effet, que la Grammaire des gens du monde? Y a-t-il donc pour eux une Grammaire qui ne soit pas celle des gens de lettre», ou de tous ceux qui veulent parler et écrire le français correctement ? Mais ne nous arrêtons pas au titre, quand il y a tant de choses à dire sur le livre.

M. de la Madeleine a de singulières idées. Il prétend que la Grammaire est fastidieuse, que c'est un labyrinthe effrayant, et qu'elle ne peut être étudiée que par des hommes prodigieusement raisonnables et laborieux, ou par des enfants qui ont peur d'être mis en pénitence. D'où il conclut « qu'il n'est point nécessaire de la suivre « dans sa folie, ni d'en développer l'ennui. Cette belle conclusion est appuyée sur un passage de M. Bernardin de Saint-Pierre, qui effectivement condamne la Grram- maire et soutient que Vusage est le seul maître dont on ait besoin. Malheureusement, M. de Saint-Pierre, qui est d'ailleurs un écrivain très-spirituel et très-élégant, ne passe pas pour avoir raisonné sur l'éducation beaucoup mieux que sur la physique. Le témoignage de Vaugelas serait en cette matière d'une tout autre importance; mais M. de la Madeleine se trompe, s'il croit avoir Vau- gelas pour lui. Les passages qu'il cite ne sont pas bien appliqués. Vaugelas a pu, il a même accorder beau-

* Journal de VBmpirt du 24 octobre 1807.

404 GRAMBtAIRE.

coup à Tusage. Mais il n'en faut pas conclure quHl n'ait reconnu de lois que celles de Tusage, et qu'il ait mé- prisé la Granunaire, pour laquelle il a travaillé si long- temps *. Voilà pourtant ce que M. de la Madeleine voudrait nous persuader. Selon lui, l'habitude de lire les phrases et de les entendre, Vusage^ en im mot, suffit pour ap- prendre la langue.

Mais il y a dans cette méthode si abrégée, si simple, si facile, une petite difficulté : c'est de constater le &onusage. Pour y parvenir, M. de la Madeleine n'a pas vu de meil- leur moyen que de recueillir, sur les locutions princi- pales de la langue, les décisions des plus habiles écri- vains , et il a fait un Dictionnaire de 260 articles, Yaugelas, d'OUvet, Girard, Voltaire, etc., sont copiés textuellement. Cette compilation est en elle-même très- utile, et on pourra, en général, la consulter avec fruit ; mais il ne fallait la donner que pour ce qu'elle est, et surtout ne pas s'imaginer, ni vouloir persuader aux au- tres qu'il suffise de la lire pour apprendre le français.

Cette théorie sur l'usage est si.fausse de tout point, que l'auteur, tout intéressé qu'il était à la bien défendre, n'a pu s'empêcher, dès les premières pages, de se mettre en contradiction avec lui-même. Malgré tout ce qu'il avait dit de l'inutilité de la Grammaire, il a été forcé d'en don- ner quelques notions qu'il appelle essentielles^ et la force des choses l'a conduit à parler des conjugaisons. Mais y a-t-il rien de plus grammatical, de plus métaphysique que les conjugaisons? Et pourtant, le moyen de s'en passer? Cette difficulté était grande. M. de la Madeleine s'en est

^ Sur la doctrine et la méthode de Vaugelas, il n'y a qu'à lire la judicieuse et très-élégante Thèse du regrettable M. Moncourt': c'est un des meilleurs morceaux de critique universitaire con- temporaine : il mériterait mieux qu'une popularité scholaire ; ce serait une introduction parfaite à une réimpression de Yaugelas.

{Note de VEditeur,)

GRAMMAIRE. 405

tiré comme il a pu, en mettant les conjugaisons en note: « Je crois convenable, dit-il avec un peu d'embarras , « d'en montrer au moins un échantillon. »

Cette nécessité M. de la Madeleine s'est vu réduit, lui prouvera, s'il y veut réfléchir, combien toutes ses idées sont erronées. Il rejette la Grammaire, et dans le livre même qu'il écrit pour la renverser, il est forcé de l'établir: c'est que, l'usage lui-même est soumis à la Grammaire ; c'est que sans cet empire universel des rè- gles et des éléments, le langage deviendrait barbare et inintelligible. Il est bien vrai que quelques phrases, quel- ques locutions peu nombreuses, paraissent contredire les principes et ne peuvent être que difficilement expliquées par les règles ordinaires, mais il faut les regarder comme des exceptions qui ne peuvent changer les lois du lan- gage, ni les détruire. Chaque langue a ses idiotismes plus ou moins singuliers, mais n'en a pas moins une Grammaire certaine établie, et d'après son'génie particu- lier et d'après la logique générale.

En parcourant le Dictionnaire utile que M. de la Made- leine a joint à l'exposé de cette théorie si peu philoso- phique, j'ai fait quelques observations que je soumets aux grammairiens et que je soumettrais à M. de la Ma- deleine lui-même^ s'il ne paraissait pas si ennemi de toute discussion grammaticale.

M. de la Madeleine a reçu une décision de l'abbé Gi- rard qui prétend que c'est une faute assez considérable de dire je suis allé le voir : il faut dire, selon lui, j'ai été le voir. Quelques pages plus bas lauteur adoptera le sen- timent de Th. Corneille et de Voltaire, qui condamnent la locution vulgaire je fus le voir. Ces deux opinions ne sont-elles pas contradictoires ? L'Académie, qui peut dé- cider, est favorable à l'abbé Girard. Mais quelle que soit l'autorité de l'Académie et mon respect pour elle, il me semble que l'avis de Voltaire est ici préférable. En eiffet,

406 GRAMMAIRE.

pourquoi quelques temps du verbe être seraient-ils ad- missibles dans le sensd'a/Zer ? J'ai été Je fus, pour je suis allé, f allai, sontde véritables solécismes. L'usage a pu les consacrer dans la conversation, ils ont passé de dans quelques livres ; mais il faut oser s'élever contre Vusage, quand il tend à corrompre la langue '. Si ces ri- dicules mots : conséquent, plus majeur, venaient à réussir tout à fait, faudrait-il donc que ceux qui parlent bien, fussent condamnés à s'en servir, parce que ce serait l'u- sage de ceux qui parlent mal * ?

1 M. Boissonade revient à plusieurs reprises sur cette mauvaise locution fus pour j'allai, notamment dans les articles du 2 jan- vier 1809, et surtout du 30 mai 1810, il s'exprime ainsi :

« Ce que l'abbé Fabre dit de l'emploi de certains temps du verbe étret pour ceux du verbe alîert m'a paru très-bien raisonné ; il confirme pleinement ce que j'ai plus d'une fois écrit dans cette feuille contre la prétendue syonymie que l'Académie et quelques grammairiens trouvent entre /ai éiéjjefus^ et j'allai, je suis allé. Comment est-il possible que élre et aller^ qui expriment les idées contradictoires et diamétralement opposées de station et de mouvement, soient jamais synonymes et puissent s'employer indifféremment l'un pour l'autre? S'il faut absolument se sou- mettre à l'usage et recevoir ces locutions, il a été à Rome, j'ai été à yOpéra, au moins expliquons-les par l'idée de séjour^ et non par celle de voyage. J'ai été à Rome voudra dire uniquement, j'ai demeuré à ilome, et non pas j'ai fait le voyage de Rome^ tout comme je suis àRome^ je serai àRome le mois prochain signifient, je demeure àRome^ je me trouverai à Rome. Pour être à Rome, il faut y étrealléf cela est vrai : mais cette idée de déplacement n'est pas absolument enfermée dans j'ai et^, elle n'est qu'une conséquence du sens général de la phrase. 11 est si difficile de corriger les erreurs, que je n'ose croire que l'abbé Fabre soit plus écouté que Voltaire et d'autres écrivains qui ont déjà condamné ces mauvaises locutions. [V.t. I, p. 356] Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que l'abus va chaque jour s' augmentant, et maintenant on dit j'ot été^ même dans le sens moral. Un homme d'un grand mérite n'a pas craint d'écrire tout récemment, qu'on a été jusqu'à soup- çonner Démosthèné de faiblesse. » li

2 Nous lisons dans le môme article du 30 mai 1810 :

« J'ai vu avec plaisir que M. Fabre adopte'le sentiment de Vol- taire sur l'eipploi de la préposition vis-à-vis, qu'il restreint à

GRÀMMAIRK. 407

&\ivaucunj M. de la Madeleine copie, sans restriction, Tabbô d'Olivet qui prétend que ce pronom n'a point de pluriel. L'Académie convient, il est vrai, que ce pluriel est rare, mais elle en cite cependant quelques exemples : « Il ne m'a rendu aucuns soins ; il n'a fait aucu/nes dispo* « sitions^ aucune préparatifs. » La Fontaine a dit pareille* ment (Fables, VII, 2) :

J'ai vu beaucoup d'hymens, aucuns d'eux ne me tentent.

Et il faut ajouter l'exemple célèbre de Racine :

Aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui, Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui ^

l'expression des rapports physiques. C'est donc une faute de dire '. « J'ai des torts vis-chvis de vous. » Malheureusement cette faute, ainsi que celle de conséquenty plus majeur et très-majeur de- vient tous les jours plus commune Notre langue rejette

absolument ce pléonasme du comparatif; mais il plaisait aux Grecs. Euripide, Isocrate, Xénophon, Sophocle, Lucien, offrent de nombreux exemples de l'adverbe jiâXXov (plus) avec l'adjectif au comparatif. L'adverbe magis des Latins est quelquefois em- ployé avec la môme irrégularité. Plante a dit dans le prologue des Ménechmes (v. 55) : Magis majores nugas egerit^ ce qui re- vient précisément à notre plus majeur, mais ne le justifie pas. Taubmann, dans sa note, cite d'autres passages que l'on peut con- sulter. L'ancienne langue anglaise admettait cette redondance. Il 7 a dans la Tempête de Shakspeare : c I am more better than Prospero ; » mot à mot : « Je suis plus meilleur que Prospéra, » M. Steevens allègue de vieux auteurs qui ont écrit more soon0ri more greater, * Û

1 M. Boissonade développe cette justification dans un article sur le Dictionnaire grammatical de Chapsal (7 octobre 1808) :

« J'ai un autre doute sur nul et aucun, La plupart des gram- mairiens disent que ces pronoms n'ont point de pluriel. M. Chap- sal est de cet avis et condamne le vers classique de Racine, déjà condamné par le rigide d'Olivet :

Aucuns monstres par moi domptés jasqu'aujoiurd'hui. .

« Si Racine a mis ce pluriel, ce n'est pas, comme on l'a dit, qu'il fut gêné par le vers. Ne pouvait-il pas écrire :

Aucun monstre par moi dompté jusqu'aujourd'bait Ne m'a donné le droit de faillir comme lui.

« Aucuns lui a donc paru tout aussi bon que le singulier.

408 GRAMMAIRE,

C'est une règle fort connue que davantage ne doit pas se mettre en construction, et M. de la Madeleine n'a pas manqué de la répéter. Mais je remarquerai que cette règle, dont la violation passe pour une faute énorme, n'a point du tout été respectée par nos meilleurs écrivains : Balzac, Pascal, La Fontaine, Molière, Bossuet, Voltaire, M. Bernardin de Saint-Pierre, ont écrit davantage que. Je

M. Le Mare , qui dans son excellente Grammaire explique, en ce passage, aucuns par quelques-uns, me parait s'être trompé, c La Fontaine a dit dans la Coupe enchantée :

Pour Tenir à ses fins, l'amoureuse Nérie

Employa philtres et brevets, Eut recours aui regards remplis d'aflfëterie. Enfin n'omit aucuns secrets.

« L'Académie avoue que le pluriel est rare et donne pourtant des exemples de : « aucuns soins, aucunes dispositions.

Sur le pluriel de nul, je ne puis citer l'Académie, mais j'ai Rousseau et La Fontaine ; le premier dans VÉmUe (II) : « La terre ^ne produisait nuls bons fruits; nous n'avions nuls instruments « de labourage; » le second, dans Belphégor :

Mais, dira-t-on, n'est>il en nulles guises De bons ménages?

« Les anciens ont aussi dans ce pronom employé la forme plu- rielle. Leur exemple n'est pas étranger à cette discussion, car le principe qui fait rejeter aucuns n'est pas pris dans le système particulier de notre langue : il appartient à la grammaire géné- rale. On lit oOôajtot et (ir,ôa{ioc dans Hérodote. Le grammairien Thomas Magister (p. 662) .dit que \i.rfii\éz et oCiôevs!; sont des formes particulièrement attiques.Nul2i n'est pas plus rare en latin. Le Dictionnaire de M. Noël en fournit quelques exemples, auxquels j'ajoute cette phrase de Pline {Hist, nat. VII, 1) : « Nullas duas « m tôt mtllibus hominum indiscretas effigies existere, » li

La Fontaine et Racine, employant aucuns au pluriel, mon- traient qu'ils savaient mieux l'étymoîogie latine du mot que l'abbé d'Olivet. Aucun vient de aliquis; pourquoi alors n'aurait- il pas un pluriel comme tout autre adjectif pronominal?

M. Boissonade, dans le Dictionnaire inédit dont nous parlons dans la Préface et que nous citons plus loin, donne d'autres exemples encore de aucuns et des autres mots douteux dont l'em- ploi est, soit justifié, soit critiqué ci-après par lui.

[Note de V Editeur,)

GRAMMAIRE. 409

crois, d'après de telles autorités, cette règle peu raison- nable : davantage peut avoir la même construction que plus. Notre langue n'est pas si riche en tournures variées, qu'il faille en diminuer le nombre. Quand de si bons auteurs n'ont pas été offensés d'une locution , il me semble qu'on peut bien l'employer après eux : l'usage des grands écrivains, voilà l'usage respectable*.

* Dans le même article du 7 octobre 1808, M. Boissonade n'est plus si convaincu, quoiqu'il apporte de nouvelles autorités:

« La règle qui veut que doAjantage soit toujours placé sans régime est une des plus connues de la langue. M. Chapsal l'a répétée après tous les grammairiens. J'ai autrefois cité Balzac, Pascal, La Fontaine, Molière, Bossuet, Voltaire, M. de Saint- Pierre, qui ont, contre ce principe, écrit davantage que. Oppo- sant ces grands noms aux grammairiens, je me suis peut-être alors trop pressé de parler contre la règle. Plus timide aujour- d'hui, je doute, et je doute beaucoup : cependant la même locu- tion, ou, si l'on veut, la môme faute se trouve encore dans Saint- Evremont, dans les deux Racine, dans Montesquieu, dans Thomas, dans d'Alembert, dans M. de Chateaubriand, enfin, dans le P. Bouhours, puriste scrupuleux et vétillard. Ces écri- vains n'ont pu ignorer une règle qui se lit partout et que tout le monde répète. Auraient-ils pensé qu'elle n'était point assez raisonnable?

« Les grammairiens et les auteurs ont toujours été un peu divisés. Par exemple, il est certaines subtilités sur pas et point qtiand et lorsque et autres pareilles, que les écrivains négligent hardiment, toutes les fois que l'harmonie du style et ses conve- nances délicates paraissent l'exiger. Il j aurait, à les en trop blâmer, une rigueur excessive. Mais sur davantage que peut-on leur accorder la même indulgence? D'un autre côté, les raisong qui ont fait condamner cette locution sont-elles trop évidentes, trop bien démontrées, pour que l'on n'en puisse appeler? L'em- barras ne me semble pas médiocre. Je prie M. Chapsal, s'il fait réimprimer son livre, de motiver sa décision. Les disputes sur la langue seraient plus courtes et plus rares, si les grammairiens ( qui presque toujours nient ou affirment d'une manière absolue) voulaient plus souvent raisonner avec le lecteur et donner par la logique, l'usage ou l'analogie, les preuves de ce qu'ils avancent. > Û

Plus tard, enfin, s'il ne refuse pas aux grands écrivains une autorité suffisante pour justifier l'usage de quelques mots trop

410 GKAMMAIKE.

Je ne crois ni l'âbbé d'Olivet, ni M. de la Madeleine, quand ils assurent qu'entre plus ou moins corrélatifs, il ne faut point placer de conjonction ; que par conséquent on ne doit pas dire plus on lit Racine et plus on l'admire; mais plus onlit Racine^ pltis on V admire. Je pense que ces deux façons de s*exprimer sont, en général, également bonnes, et jamais on ne me persuadera qu'il faille con- damner ces vers de Racine, dans les Plaideurs (II, iv) :

P\va je vous envisage, Et maint je reconnais, monsieur, Totre TÎsage.

Ou celui-ci de Corneille, dans Nicomlde [Wl^ iv) :

Phu elle TOUS doit craindre, et moins elle tous craint.

M. de la Madeleine ne s'est-il pas aussi trop pressé de copier Voltaire (sur Corneille) , quand il décide que quitter unechose à quelqu'un ne se dit point et qu'il faut se servir du mot céder ? Si M. de la Madeleine eût ouvert le Diction- naire de l'Académie, il y aurait trouvé quatre exemples de cette locution, auxquels j'ajouterai ce vers de la Thé- haide :

J'aurais même regret qu'il me quittât l'empire.

Et ce qui pourra paraître piquant, c'est que Voltaire lui- même a employé ce verbe qu'il condamnait; c'est dans son Charles XII^ ouvrage supérieurement écrit : Il ap-

légèrement condamnés par d'obscurs grammairiens, il n'entend pas cependant leur abandonner les règles certaines, et nous lisons ceci dans l'article du 30 mai 1810, déjà cité :

Les exemples nombreux d'une faute ne peuvent faire qu'elle ne soit pas une faute : ils n'en changent pas la nature. Il n'y a point de solécisme qu'on ne puisse justifier par quelques grandes autorités : Racine , Boileau, Bossuet, Montesquieu, Buffon, Voltaire^ les deux Rousseau, maîtres et modèles de notre langue, en ont quelquefois oublié les préceptes. Leurs erreurs ne font pas loi, et plus leurs noms sont imposants, plus les grammairiens doivent mettre de zèle à répéter les règles, et les critiques à les appliquer. > 0

GRAMMAIRE. il i

« prend le jour même par un transfuge polonais, qu'il « n'a quitté la place quà six cents hommes. »

Racine a dit :

Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,

Et malgré ce beau vers, M. de la Madeleine a le courage de proposer cette prétendue règle, que déplorable ne ae dit que des choses. L'usage de Racine mérite ici de faire règle. L'Académie, d'ailleurs, que M. de la Madeleine ne consulte pas assez, reconnaît, en poésie, remploi régu- lier du mot déplorable appliqué aux personnes *•

1 La même faute est reprochée à mademoiselle Vauvilliers, dam un article du 4 novembre 1811 :

« Mademoiselle Vauvilliers observe que déploralle ne s'appli- que point aux personnes, mais aux choses, et cite ce vers de

Racine ;

Va, laisse-moi le soin de mon tort déplorable,

« Puis, le rappelant cet autre vers du même poôte :

Vous voyez devant vous un prince déplorable,

elle remarque que de'plorahle se disait autrefois des personnes.

Je vois bien mademoiselle Vauvilliers a pris cette règle ; c'est dans l'Académie do 1762, déplorablb ne se dit guhe que des choses. Mais il est bien connu (et les académiciens eux- mêmes en conviendraient peut-être), que le Dictionnaire do l'Académie n'est pas un guide exact pour les différentes accep* tions des mots. Nos grands écrivains, dont l'Académie n'a pas assez consulté les ouvrages, sont les véritables autorités de la la langue. Je pourrais citer ici une douzaine d'exemples, pris dans Racine^ Voltaire et Rousseau, de l'emploi ^«rsonnd de l'ad- jectif déplorable *, Mais comme il serait possible que mademoi- selle Vauvilliers, à qui le nom de l'Académie impose peut-être beaucoup, ne fût pas, malgré mes citations, tout à fait sans inquiétude, je lui dirai, pour mettre parfaitement en repos sa conscience grammaticale, que, dans ses nouvelles éditions, l'A- cadémie, frappée sans doute des réclamations de Racine le fils (t. V, p. 361) et de celles de quelques grammairiens, a reconnu formellement que déplorable^ en parlant des personnes, est d'usage en poésie et, en général, dans le style soutenu. » O

* M. Boissonade travaillait dans ce temps-là déjà avec ardeur à ce Diction^' naire de la langue littéraire et classique que M. Didot possède, qu'il va sans

412 GRA^IMAIRË.

M. de la Madeleine nous apprend qu'il a lu dans quel- ques ouvrages récents un chacun, et que c'est uue faute. Un chacun se trouve fréquemment dans les anciens au- teurs. Cette locution est maintenant tout à fait surannée; mais, à parler strictement, elle ne serait pas aujourd'hui même une faute de langage : ce serait une faute de goût. J'observerai en passant que ce latinisme a sa première origine dans la langue des Grecs, qui disent quelquefois

r ff

ei< £xaaTOÇ.

Comme La Harpe n*a jamais eu, comme grammairien, une fort grande autorité, il me semble que M. de la Ma- deleine ne devait pas transcrire sans examen une déci- sion de ce littérateur sur les mots capable et susceptible. Il prétend que capable se dit des personnes et que suscep- tible s'applique aux choses. Etonné de cette distinction, j*ai fait ce que M. de la Madeleine aurait faire, j'ai consulté le Dictionnaire de l'Académie, et j'y ai trouvé qu'im homme est susceptible d'une charge ou d'ime grâce, susceptible d'amour ou de haine. Trévoux a d'au- tres phrases pareilles, qui ne sont pas moins contraires à l'opinion de La Harpe.

Avant de finir, je citerai une des bonnes remarques de M. de la Madeleine; l'application que j'en veux faire prouvera de quelle utilité peut être son Recueil.

M. de la Madeleine observe très-justement que îemom se prend quelquefois adverbialement, et qu'alors il est indéclinable. Ainsi on dit : « Témoin les blessures qu'il a « reçues » et il cite fort à propos ce vers des Plaideurs :

Témoin trois procureurs

Dont icelui Citron a déchiré la robe.

Celte règle est sans exception. Qu'on juge d'après cela de

doute bientôt publier et qui sera le digne complément de tous les travaux philologiques de notre auteur, mais un complément national, patriotique et qui pourra s'appeler sans exagération le Trésor de la langue française.

(Note de V Editeur.)

GRAMMAIRE. 41 3

Texactitiide de M. Guillon qui, dans une édition de La Fontaine dont j*ai récemment parlé [V. p. 228], au lieu de :

Témoin nous que punit la romAÎne Avarice,

a écrit : témoins nous, etc.

III

GRAMMAIRE FRANÇAISE, par m. roy, institutSo»,

ÀVIC DBS NOTES DE M. TOULOTTI <.

Quand un auteur annonce lui-même que son livre est utile et nécessaire^ il doit s'attendre à être examiné avec une attention sévère : plus on promet au lecteur, plus il exige , et toujours un titre ambitieux éveille la critique •.

D'abord j'ai quelque peine à concevoir comment une

* Journal de VEmpire du 14 novembre 1810.

' A cette époque, qui paraît avoir été l'âge d'or des éditeurs de Grammaires (car notre critique en examine plus de trente en moins de cinq années), il n'y avait souvent de nouveau que les titres ; aussi voit-on les auteurs j faire assaut de vanité.

M. Boissonade commence presque toujours par une sage leçon dégoût, de raison ou de modestie à l'occasion du titre. En Toici un nouvel exemple, dans un article du 30 novembre 1808, à pro- pos de la Grammaire simplifiée de M. Blondin « dédiée à S. Exe.

« Mgr. le ministre , honorée de la souscription de LL. MM.

« l'Empereur et l'Impératrice de toutes les Russies, etc. »

< Une Grammaire simplifiée, une Grammaire dont on annonce la sixième édition, mérite d'être examinée avec quelque attention. Je suivrai M. Blondin presque pas à pas; toutefois, en sautant dès l'abord par-dessus les lettres de Paul 1*', grand-duc de Russie, et de M. Nicolaï, son secrétaire. Personne ne lit ces compliments de protocole. Un littérateur, qui les reçoit en échange d'un exem- plaire, doit prudemment les garder dans son portefeuille : il se fait grand tort en les publiant. De pareilles lettres prouvent la politesse du prince qui les écrit et la vanité, bien plus que I9 mérite, de l'auteur qui les fait imprimer. » û

AU GRAMMAIRE.

Grammaire qui convient aux jeunes gens peut particu- lièrement convenir aux jeunes demoiselles. Est-ce que les femmes apprennent le français par d'autres moyens que nous? Pourrait-on trouver pour elles une méthode excel- lente, qui pour nous ne serait pas bonne? Puisque les deux sexes parlent la même langue, une Grammaire particulièrement utile aux demoiselles n'est-elle pas aussi particulièrement utile aux jeunes écoliers? Voilà une critique dont M. Roy, j'espère, ne se plaindra pas : elle prouve que son livre est encore plus utile et plus nécessaire qu'il ne le croyait. Mais entrons un peu dans le détail.

Je demande encore s'il sera bien utile aux demoiselles de lire, dans ces catalogues, culotte, viol, et un autre terme si grossier que je n'ose pas le transcrire? De don- ner comme régulier le mot calçon^ qu'il faut écrire cale- çon et qu'il ne fallait pas écrire du tout * ?

A quoi bon recueillir bibliographiley céphalogie^ dîapha- nité, bostrophédon^ bustrophe, et quelques autres barba- rismes de ce genre? A quoi sert-il d'établir que abêter est tantôt neutre et tantôt actif, puisque abêter n'est pas français? Pourquoi la laie, qui dans la première édition était la femelle du sanglier, est-elle sa femme dans la seconde? Et que dire du précepte sur austral ^ boréal, fatal, final, littéral, naxml, pastoral, trivial, vénal, qui n'ont PAS DE PLURIEL? Quoi ! pas même au féminin? Puisque australes et les autres pluriels féminins sont de bon usage, pourquoi ne pas l'expliquer? Un grammairien exact devait remarquer aussi que triviaux et vénaux

1 Dans un article sur la première édition (20 mars 1810), M. Bois-

Bonade demandait à M. K07 s'il était convenable de donner et

d'expliquer (toujours aux jeunes demoiselles) les mots sphincter,

hydrocèle, prépuce , eunuquCf culotte, et d'autres que le critique

n'osait pas transcrire. Ces mots n'avaient pas tous disparu de la

deuxième édition.

{Noté de VEditeur.)

GRAMMAIRE. 41 «5

sont autorisés par rAcadémie ; il pouvait même ajouter que colossaux a été employé plus d'une fois par un écrivain très-estimé'.

M. Roy admet des cas dans le français, et je ne blâme pas cette doctrine. Les cas ne sont pas de simples termi- naisons, comme le croient quelques grammairiens : ce sont des accidents de pensées et de rapports, et non pas seulement des accidents de syllabes. Les cas, considérés sous ce point de vue, appartiennent à toutes les langues. Mais ce que je ne comprends pas du tout, c'est cette phrase : « Il est indispensable d'admettre des cas dans la langue française, parce que, sans cela, ilestimpos- «r sible de sentir la différence qu'il y a entre certains «t cas. »

Quand on écrit particulièrement pour les jeunes demoi" selles, il faut être clair; il faut aussi raisonner juste, et il y en a d'assez fortes pour ne pas passer à M. Roy son raisonnement sur Taccord de l'adjectif : « L'adjectif « étant, dit-il, destiné à qualifier le substantif, il s'en- t suit qu'il doit s'accorder en genre et en nombre avec « celui auquel il est joint. » Elles lui diront que cette conséquence est mal tirée, que l'adjectif peut, en thèse générale, qualifier le nom, indépendamment de tout accord; que l'accord est une construction particulière à quelques idiomes; que l'anglais ne connaît pas cette syntaxe et n'en est pas moins une langue très-belle et très-régulière.

Les notes de M. Toulotte sont d'un homme qui paraît avoir étudié les principes du langage, mais qui travaille un peu trop vite et ne réfléchit peut-être pas assez sur ce qu'il écrit. Il dit que Racine est le plus pur des Iragé-

i Dans le même article, M. Boissonade signale à M. R07 le pluriel fatatix employé par Jean d'Espagne. Un de ses petits Traités porte ce titre : Exemples des jours qui ont été ¥kT aux en bien ou en mal. {Note de l'Éditeur,)

416 GRAMMAIRE.

dwis, qvLeje peux n'est pas français. Il trouve un double sens dans ces vers de La Fontaine :

La fourmi n'est pas prêteuse : C'est son moindre défaut.

Selon lui, cela peut signifier que le moindre défaut de la fourmi est à'être prêteuse : donc son moindre défaut se- rait d'être ce qu'elle n'est pas. Selon moi, cette énorme absurdité n'est pas plus dans la pensée que dans la phrase de La Fontaine ; il me semble que l'expression est aussi claire que juste. Mais attendons M. N... qui commente le fabuliste : il est grammairien, il est homme de goût ; il nous dira sans doute ce qu'il faut penser de cette difficulté*.

Je contesterai encore à M. Toulotte son étymologie du mot périssologie qu'il tire de la préposition tceoi, et qu'il devait tirer de Tadjectif TTEptcao;. Qu'il consulte im peu l'utile Dictionnaire de M. Morin ; il verra qui de nous deux a raison.

Il y a dans ces notes de M. Toulotte vingt pages que je voudrais supprimer; elles contiennent une Uste fort

1 II s'agit sans doute du Commentaire donné un peu après par M. l'abbé Guillon [voy. p. 228J, ou peut-être de celui de Nodier. Ce passage est, du reste, plus obscur que ne veut bien le dire M. Boissonade, et il y a plus d'une explication pro- posée. Il nous semble que le mot est ironique et que la pensée du fabuliste est celle-ci : être prêteuse est une qualité qui peut devenir un défaut par l'abus qu'on en fait ; la fourmi n'a pas ce défaut, elle a tout autre plutôt que celui-là, elle est plutôt avare

C'est dans le même sens , mais avec moins de recherche, qu'Ergaste dit dans VEcole des maris (I, 6) :

Je coquette fort peu, c'est mo7^ moindre talent, £t t de profession, je ne suis point galant.

11 veut dire : coquetier est mon moindre talent

Xotc de VEditeur.'

GRAMMAIRE. 417

inutile d'auteurs français vivants. Encore si cette liste était exacte !

A l'article des traducteurs des poètes grecs et latins, j e vois M. Capperonnier, traducteur des Académiques de Cicéron; M. Lévêque, traducteur de Thucydide, et l'édi- teur des Héroïques (et non pas des Héroïdes) de Philo- strate, ouvrage de prose s'il en fut jamais. Parmi les au- teurs dramatiques, M. Raynouard est nommé; on croi- rait que c'est pour les Templiers; non, c'est pour le Temple d'Aglaure. Dans cette liste d'auteurs dramatiques sont aussi M. Dumaniant qui a fait Ruse contre ruse^ et M. Castellan, auteur des Lettres sur la Morèe,

Toutes ces fautes et quelques autres que je néglige ne sont-elles pas bien étranges dans une Grammmre annoncée si fastueusement, « dont les maisons d'édu- « cation ne peuvent se passer^ et qui doit également con- venir et à ceux qui font leurs études, et à ceux qui « n'en ont pas fait? »

Après avoir, malgré moi, donné à la critique une si grande part, je trouve quelque plaisir à remarquer qu'il y a dans la Grammaire de M. Roy plusieurs chapitres vraiment utiles. Il a conjugué tous les verbes irréguliers, et donné une liste de tous les verbes neutres qui reçoi- vent pour auxiliaires avoir ou être : ce travail est fort recommandable. Les notes de M. Toulotte offrent aussi de très-bonnes observations. Ce qu'il dit sur Varticle m'a paru fort bien raisonné. M. Toulotte s'élève contre les grammairiens qui veulent que la fonction de l'article soit de faire connaître le genre et le nombre des noms, n pense, tout au contraire, que c'est le nom qui déter- mine le genre et le nombre de l'article, et que Varticle est un véritable adjectif. Cette doctrine très-saine n'est pas très-neuve; mais il faut savoir bon gré à M. Toulotte de l'avoir reproduite. Il y a peu de personnes qui puissent ou qui osent s'écarter de la routine : plus les exemples T. II. 27

116 GRAMMAIRE.

de ce bon esprit Sbtil rares, plus il convient de le temat- quer et d'en faire réloge.

IV

NOUVELLE GRAMMAIRE

PAE M. RBONAULT^.

M. itegnault ne sera point mis au nombre des gram- mairiens par qui la science a fait des progrès : ce genre de gloire ne parait pas Tavoir tenté. Je n^ai vu nulle part dans son livre de ces observations neuves qui tirent un auteur hoirs de pair; je n'y ai pas même trouvé ces chan- gements raisonnables ou plausibles que l'on a, depuis quelques années, introduits dans la nomenclature et la classiftcatiôh grammaticale

tleUe manière de traiter les éléments de la langue ne manquera sûrement pas d'approbateurs , mais aussi elle aura des critiques, et ces critiques diront que ce n*était pas trop peine de faire une Nouvelle Grammaire pour répéter ce qui a été tant de fois répété. Je répondrai à ces critiques, que la plupart des règles données par M. Re- gnàult peuvent, il est vrai, se trouver aillems, mais non pas toujours avec la même clarté, la même netteté, la même précision. Le vrai mérite de ce nouveau livre, c'est d'être clair et précis, et certes, ce mérite-là n'est ni petite ni commun. Combien de Grammaires plus fortes et plus savantes sont obscures, embarrassées, diffuses 1

Quelques journalistes ont cité avec éloge le chapitre des participes passés, el je ne les contredirai point. Cette matière obscure est parfaitement bien traitée ; pourtant, que li. Regnault me permette de lui faire une objection.

Après avoir établi le principe connu, que le participe

GRAMMAIRE. 419

est variable quand il est précédé ih son régime, il Itouvc une exception dans celle phrase : « De la façon que je « vous ai dit les choses. Selon lui, le participe est prè* cédé de son régime et d'un que relatif, et s'il ne s'accorde pas, c'est que cette phrase est une manière de parler ad- verbiale. En vérité, je ne comprends rien à cette excep*- tion. Le participe dit n'est point précédé de son régime î le pronom qm se rapporte à façon {eo modo quo tes MM narravi); le régime de dit, c'est le mot choses^ et ce régime suit le participe : donc le participe est indéclinable, dont^ il n'y a pas d'exception, et M. Regnault pourrait bien s'être trompé. Pour donner lieu à la dijfficulté, il faudrait que la phrase Ait ainsi tournée : « Les choses sont de la * façon que je vous ai dit* » Le participe serait réelle- ment alors précédé de son régime, et Ton pourrait dis- puter sur la déclinabilité ; mais, dans l'autre version, il n'y. a pas lieu au plus petit embarras.

M. Regnault a donné des remarques utiles sur Torfho- graphe de certains mots difficiles, sur difPérents idi6tid«» mes; il a indiqué les mots propres pourTexécutioû des instruments, pour les parties des animaux, pour expri^ mer leurs cris.

Dans ce dernier article, je lis que la perdrix (J0Cû6fe, c'est sans doute une faute d'impression : on doit écrire cacahe avec l'Académie. Ce mot est pris du latin. Ovîdîn* Juventinus a dit dans son élégie de Philomèle :

Cacabat hinc perdrix» hinc gratsitai improbus àAser.

Ce poëme prouvera, à ceux qui voudront se donner Tennui de le hre, combien la langue latine était plus riche que la nôtre. Les voix d'une foule d'animaux étaient exprimées en latin par des onomatopées distinctivesqui nous manquent absolument. Cet Ovidius Juventinus, qui d'ailleurs n'avait d'Ovide que le nom, nous apprend dans ses vers rocailleux que le ramier platmtat^ que le

420 GRAMMAIRE.

canard tetrinît, que Ja grive truculat^ que Tétourneau parsitaty que le cygne drensat, que l'épervier pipat^ que le grillon grillât^ que la sonns desticat^ elle reste.

Les Grecs étaient encore plus riches en ce genre d'ex- pressions bizarrement pittoresques. On me pardonnera bien de n'en citer aucune; mais les curieux, s'il y en a par hasard, peuvent consulter les deux glossaires publiés . par Walckenaër dans ses Notes sur Ammonius (III, 18), et le petit traité qu'Aide Manuce a joint à sa collection des Gfwmiques et que Fabricius a réimprimé avec un peu de négligence dans sa Bibliothèque grecque (t. I, p. 724). Ceux qui pourraient n'être pas encore satisfaits n'auront qu'à recourir aux fragments donnés par Yriarte dans son Catalogue de la Bibliothèque de VEscurial^ et, si ce n'est pas encore assez, Fabricius, à Fendroit déjà cité, leur indiquera les ouvrages de plusieurs modernes qui ont écrit avec érudition sur cette matière.

Revenons à cacabe. Le savant M. Noël , dans le Gradus qu'il vient de publier, donne à cacabare la première longue et la seconde brève, et, pour autorité, il cite ce vers de la Philomèle dont j'ai fait usage plus haut. Mais ce que M. Noël n'a pas remarqué, c'est que la première de cacabare peut aussi s'abréger.

L'auteur anonyme d'une épigramme * m'en fournit la preuve :

Interea perdrix cacabat nidumque revisit.

On lit encore ce verbe avec la même quantité dans un fragment de Némésien :

Inficiunt pullœ cacabantis imagine guttae.

Je soumets cette observation à M. Noël : elle pourra peut-être trouver place dans la seconde édition de son utile Dictionnaire.

* Anthologie latine ^ tome II, p. 436.

GRAMMAIRE. 421

M. Regnault, dont je me suis trop longtemps écarté, a eu soin d'avertir qu'on observe quelqu'un^ mais qu'on ne lui observe rien. Ce n'est pas une remarque neuve, mais c'est une remarque utile. Ce régime indirect de la personne est une faute qui devient de jour en jour plus fréquente dans la conversation ; on la trouve même dans les livres. La Harpe dit dans son Plan d'éducation^ : Je « leur observerai qu'il faut examiner mon Plan dans « son entier, » et ailleurs (Œuvres^i, VI, p. 377) : « Nous « lui observerons qu'on ne dit pas donner la pitié. »

L'abbé Arnaud faisait le même solécisme, et il en a été justement repris par Thabile criliquequi, dans le if ercure de Tannée dernière (t. XL, p. 87), rendit compte de ses Œuvres.

Jean-Baptiste Rousseau, dont la prose est en général fort négligée, écrivait à M. Boute t * : « Voilà, mon cher « monsieur, ce que j'ai cru devoir vous observer pour « justifier ma désobéissance. »

Domergue, dans ses Solutions^ paraît croire que cette locution vicieuse, portée d'abord à la tribune de TAssem- blée nationale par les hommes de loi, s'est ensuite glis- sée dans les journaux et dans les cercles: on voit, par les exemples cités, qu elle est plus ancienne que la Ré- volution et n'est pas particulière aux légistes. Au même endroit, Domergue fait une remarque plus juste ; c'est qu'il n'est pas moins défendu de dire faire des obseiva^ lions à quelqu'un^ que observer à quelqu'un. Il faut dire avec Buffon ( XXII, 64 ) : Faire une remarque à quel- qu'un *.

1 Lycée, tome XVI, p. 395.

8 Lettres, tome I", p. 29.

s On pense bien que M. Boissonade condamne aussi impitoya- blement l'expression : il m'a ajouté que, je lui ajoutai que ; il en rapporte, à la vérité, plusieurs exemples, mais ils sont d'autorités de second ordre : la meilleure est le cardinal de Retz (Voyez article du 1" mars 1811).— Cependant, en marge de son article, il

4211 QRAliMÀiRE.

M* Reguault m^iste mv une autre faute assez com- mune ; c'est de mettre et les cas obliques des relatifs, dans des phrases que Tusage construit avec qm; de dire, par qxemple :• c^estlà je demeure, c'est à vous à qui « jo veu:^ parler. > Il faut que. Ainsi Boileau s'est trompé (laïif ce vers si souvent critiqué :

C'est àYoas, mon esprit» à gui Je veux parler.

On lit dans VÉlectre de Crébillon :

Ce n*e8t que dq ijran dont je me plains aux dieux.

Dapa son RhadamisU :

Etait-ce dans mon âme

devait s'allumer une coupable flamme?

Dans Buffon : « C'est à la nature à qui on doit cette pre- mière étincelle de génie. » Dans la dédicace de VOreste de Voltaire : « C'est dans ces temps illustres que les Condé, « vop aleux^ couverts de tant de lauriers, cultivaient et « encourageaient les arts^ un Bossuet immortalispiit Im héro0 et instruisait les rois. » Le premier membre dfl la phrase est correct, le second ne Test pas ; dans toua les deux, le que était nécessaire. Voltaire s^ est tropipé plus d'une fois. Il dit, dans le Supplément au sièek de Louis XIV (t. XXX, p. 167 édit. de Kehl), : Ce « fut de lui, et de lui seul don/ je tins.... » Et, dans sa diatribe indécente contre Thonnête et savant abbé Guénée (t. XXXII, p. 32) : Je ne sais jamais si c'est au juif à çui

a noté un exemple de Bossuet (Lettre à M. de Rancé).— Il ter- mine avec finesse : < Effectivement, on n'ajoute rien à quelqu\inj quand on ajoute quelque chose à ce qu'on a déjà pu lui dire. »

Dans le même article, il condamne malgré que, sau f dans cette application : malgré qv'U en ait.

Mais ce qu'on ne croira pas, c'est qu'il ait été olligé de contester à H, Fréville l'expression quatre-z-yeux qui, pendant un certain tpmps, eut pour elle Beauzée, Lhomond et l'Académie ! (Voyez 15 déceinbre IQIQ et 39 avril 1811. )— Au surplus, le z dans cette locution resiée populaire est peut-être aussi euphonique que le t daos ^hon, aim$'t-on, etc. {Note de V Editeur.)

« j^ai Vhonneur de parler. » La même faute est dans le chapitre xxi* de la Défense de mon oncle. Je m'étonne moins de la trouver dans le Paysan de Marivaux (t. VIII, p. 281) : « Ce sera chez elle nous nous verrons. Pans Marivaux, auteur plein d'esprit et de finesse, il y a mal- heureusement bien des solécisraes de pensée et de gr^ip- maire. Ua célèbre écrivain de nos jours, dont la diction est aussi pure qu^ le goût, a laissé échapper cette phrpse répréhensible : |!st-ce dans cet é^t je reconnaîtrai un lys? »

Pour corriger ^ous ces; exemples, il fout naeltre q\ie au lieu de oii^ dont, à qui^ de qui. Et la raison? C'est que l'usage ne npus permet pas d'employer l'antécédent et le relatif dans une copstrucliQQ uniforoie. A vous et à quij dans le vers de Boileau , du tyran et dont^ dans celui (Ip Çréhillon, de luieidont^ au juif ^\ à qui, sont construits aux mêmes cas : il faut doue se servir de que. La règle s'ap- plique pareillement aux phrases cppstruites paî" où. Dç^ mon âme où, dans cet état où, c'çst où, signifient, dans mondme dans lnquelle^ dans cet état dans lequel, çest dans cet endroit dans lequel : la construction étant seml^lable, doit être remplacé par que. Ce que est euphonique, et paraît avoir été introduit pour éviter T^ffet désagréai)le que pourrait souvent produire la parité de forme» entre l'antécédent et le relatif.

M. Regnault avait seulenient pris note dp l'usage, sana en expliquer la raison : voilà pourquoi je suis entré 45B9 ces trop longs détails.

V

COURS ANALYTIQUE D'ORTHOGRAPHE et de PONCTUATION

PAR M. BOINVILT.IERS <.

M. Boinvilliers n'aurait peut-être pas mettre à son ouvrage le titre de Grammaire des Dames, Poijrqupi des

1 Journal de VEmpirç du 14 janvier I8U.

424 GRAMMAIRE.

Daims? Est-ce que les hommes n*y pourront rien ap- prendre? Depuis peu de temps, on nous a donné une grammaire des gens du monde^ et une autre grammaire particulièrement utile et nécessaire aux jeunes demoi- « selles. » Toutes ces annonces, passablement ridicules, sont imaginées par les libraires, et les auteurs qui les adoptent poussent en vérité la complaisance trop loin.

J'ai parcouru cette nouvelle Grammaire, et j'en ai tiré beaucoup d'instruction. Elle est fort détaillée, fort éten- due et pleine d'observations curieuses et peu commu- nes. Je crois pouvoir la recommander aux hommes aussi bien qu'aux dames; les personnes même les plus in- struites ne la consulteront pas sans quelque fruit : elle n'avait aucun besoin de la petite charlatanerie d'un mau- vais titre.

Ce que j'ai lu de M. Boinvilliers m'a fait faire plusieurs observations; j'en placerai ici quelques-unes, mais sans ordre et comme elles sont nées.

M. Boinvilliers voudrait que Ton conservât toujours le t au pluriel des mots terminés parant et en^-qu'on écrii'lt diamants^ sentiments. Celte règle parfaitement raisonnable aurait deux avantages : le premier, de mettre de la ré- gularité dans l'orthographe, car les personnes qui écri- vent diamans n'en écrivent pas moins gants et dents ; le second, de faire connaître tout de suite la forme du sin- gulier : diamanf5 mènerait, sans équivoque, au singulier diamant^ comme romans au singulier roman. Mais pour- quolM. Boinvilliers, n'est-il pas d'accord avec lui-même? Pourquoi excepte-t-il le mot gens ? Le substantif gent, qu'il croit inusité, et qui pourtant est d'un usage assez fréquent dans la poésie badine, ayant un i, son pluriel doit le conserver. M. Maugard, à qui nous devons des ouvrages de grammaire très-dignes d'attention, suit ce principed'orthographe, et, plus conséquent que M. Boin- villiers, il n'a pas eu peur d'écrire gents.^ ni touts. L'œil

GRAMMAIRE. 425

est un peu étonné de cette orthographe, et la main même se refuse d'abord à l'employer; mais on n'en peut nier la justesse et rutilité.

Une autre idée de M. Boinvilliers, c'est d'écrire ieux; Vy à'yetix lui parait inutile. Il remarque fort bien que nos ancêtres n'ont écrit ymx que pour ne pas confondre ieux (oculi) avec ieux {joci)^ mais que depuis l'introduc- tion du j, il n'y a plus d'équivoque et, par conséquent, plus besoin d'y. Cette observation est très-juste; pour- tant il n'y a pas grand inconvénient à conserver cet y. Il faut éviter tous les changements dont l'utilité ne com- pense pas assez rembarras.

Mais un changement aussi facile que raisonnable, c'est la suppression du trait d'union entre très et l'adjectif. Au lieu de très-savant^ M. Boinvilliers propose d'écrire très savant^ et je suis entièrement de son avis. Ce tiret est déplacé, n'est bon à rien. Les imprimeurs qui s'en ser- vent feront sagement de l'abandonner: ce sera un em- barras de moins. Au reste, il y a des imprimeries on ne l'emploie déjà plus. J'ai sous les yeux le bel Anacréon de M. de Saint- Victor, imprimé par M. Didotl'ainé, et je n'y vois pas cet inutile trait d'union. On peut avec toute sécurité écrire et imprimer très doux^ très savant *.

Ce mot savant me mène à une autre observation de M. Boinvilliers. Il a une singulière fantaisie ; c'est de vouloir rappeler le c banni depuis longtemps du verbe savoir^ et d'écrire sçavoir; Et pourquoi? Parce qu'il y a une dans science; scientia^ scire. Science est très- bien;

^ Cette observation n'a pas porté tous ses fruits : les impri- meurs continuent à mettre un trait d'union au superlatif, sans la moindre raison. MM. Didot ont même cédé au mauvais exemple et renoncé à leur innovation. Nous regrettons d'avoir connu trop tard cette observation de M. Boissonade, nous nous serions fait un devoir de suivre son précepte, comme nous l'avons fait pour le mot schoUaste, (Voir Tome !•', p. 401.)

{Note cU VBdUewr.)

496 GRAMMAIRE

mais sça^voir est une faute. Est-ce que , par l^asard , M. Boinvilliers ferait venir savoir de scire ? Savoir vient de sapere. Pelletier, et Ménage dans ses Observations (ch. Li), Pont depuis longtemps dit et prouvé. Quant au changement du p de sapere en v dans savoir^ rien n*est plus commun. De recipere et decipere^ n'avons-nous pas fait recevoir et décevoir ?

Huik, huis^ huître sont tirés d'o/cwm, ostium^ ostrea; qui n^ont point d'h. M. Boinvilliers explique très-bien Taddilion de cette lettre. « Nos aïeux, dit-il, pour qui la « lettre u représentait à la fois une voyelle et une con- « sonne, n'ont introduit Vh dans ces trois mots que pour différencier uile et vi/e, uis et i^is, uîlre et vitre. » Rien de plus juste, rien de plus vrai. Au reste, cette bonne remarque a déjà été faite par Théodore de Bèze, que je n'ai point lu, mais dont Ménage a rapporté les paroles dans ses excellentes Observations (ch. ci, p. 223).

Pour connaître le genre des diminutifs en ule, M. Boin- villiers donne une règle que je ne me souviens pas d'avoir vue dans aucun autre livre. Il établit que le dimi- nutif suit le genre du primitif ; ainsi monticule est mas- culin comme le primitif mon?; formule^ vésicule, particule^ sont féminins, comme leurs \}x\ïm\\hJorme^vessie^partie. Malheureusement cette règle ne me paraît pas appli- cable à tous les cas. En effet, nous avons des noms en ule dont le primitif n'existe pas en français. Par exemple, trouver dans la langue les primitifs de crépuscule, admi- nicuky macule, etc.? Il faut recourir au latin. Il faut donc que M. Boinvilliers rédige autrement la règle qu'il a trouvée.

M. Boinvilliers donne une liste des mots pris du grec, Vy remplace Tu, et parmi ces mots, je vois avec quelque étonnemeut Zuydersée et le Puy-de-Dôme. Zuy- dersée, ou plutôt Zuidersée, est un mot hollandais com- posé d0 z\Aider (méridional) et de see (mer) et signifie pro-

GRAMMAIRE. 437

prement mer du Sud, Puy vient du latin Podium^. M. Boinvilliers devait exclure ces deux mots et, à leur place, mettre dans sa liste tacJiygraphie et okygraphiey qu'il a tort d'écrire par un i : Vy est indispensable.

Délice^ qui est masculin au singulier, au pluriel est f^ minin. M. Boinvilliers explique fort bien celte différence par la langue latine, le mol délice est, dit-il, neutre « au singulier (delicium^ if) et féminin au pluriel (delici»^ arum).* Celte observation a déjà été faite par Ménage * et par Thomas Corneille, et je la crois très-juste. Mais de la manière qu elle est présentée, on pourrait croire que la même anomalie existe dans le latin, et cela n'est pas. Le pluriel deliciœ avait un singulier régulièrement formé: on pouvait dire delicium, mais on disait aussi delicia au singulier. Aulu-Gelle, dans ses Nuits Attiques (XIX, 8), remarque que Piaule, qu^il appelle « l'honneur de la a langue latine », a employé delicia au singulier, et il cite cet hémistiche de la seconde scène du Pœnulus :

Mea voluptas ! mea delicia!

Dans ce vers d'Apulée,

Et Critias mea delicia, et lux aima, Charine,

je crois delicia au singulier, et à cause du rapport de uombre avec lux^ et surtout à cause du passage de Plaute, auteur qu'Apulée imite perpétuellement. Mais si Ton me contestait le singulier de ces deux exemples, en voici un sans le moindre équivoque, c'est le début d une inscrip- tion dans Gruter :

PRO. SALVTE. IXUJE, VENERIE. FIUJE, DVLCISSIMiE. DELICIiE. SUiE...

Le mot impersonnel est condamné par notre grammai-

i Ménage, Etymologies,

s Burmann, Anthologie latine, tome I*', p. 6^.

428 GRAMMAIRE.

rien, et avec juste raison. En effet, les werhes falloir^ pieu- voir et autres pareils, ont une personne : ils ne sont donc pas impersonnels; mais l'adjectif monopersonnel dont se sert M. Boinvilliers, et qu'emploient aussi MM. Crepel et Colin d'Ambly, est un véritable barbarisme; car de ses deux racines, Tune est grecque et l'autre latine. Ces compositions hybrides ne sont déjà que trop nombreuses dans la langue scientifique *; pourquoi en augmenter le nombre? A la place de monopersonnel ^ j'ai proposé au- trefois ^monoprosopéy formé de deux mots grecs, ou uni-- personnel^ dont les deux racines sont prises du latin. Ce dernier mot, qui est plus intelligible et plus simple, a été adopté par M. Regnault dans sa Nouvelle Grammaire^ ou peut-être Ta-t-il trouvé lui-même, car je n'ai vraiment pas la prétention de croire que cette grande découverte n'ait pu être faite que par moi.

VI

ABRÉGÉ DE LA GRAMMAIRE FRANÇAISE

PAR ETIENNE JACQUEMARD '.

C'est une seconde édition; la première a paru en 1806 et n'avait point le titre Abrégé. Je ne sais pas ce qui l'auteur a pu retrancher; mais je puis assurer que, sous ce nom modeste à! Abrégé, il donne un ouvrage très-com- plet. Tout ce qui regarde les éléments, la syntaxe, l'or- thographe et la prononciation, est traité par M. Jacque- mard avec beaucoup de détail et de développement, et,

1 Un très-grand écrivain de nos jours s'exprime ainsi : « Sui- K vant les botanistes, le lis n'a point de calice, il n'a qu'une « corolle pluripétale. y> Pluripétale, composé d'une racine latine et d'une racine grecque, est barbare. Il valait mieux employer l'adjectif j3oli/j)efaIe, qui est très-régulier. Q

Dans le Journal de l'Empire du 2 janvier 1809. 3 Journal de l'Empire du 30 août ]811.

GRAMMAIRE. 429

ce qui n*est pas un moindre mérite , avec beaucoup d'ordre et de clarté. J*ai entendu d'habiles connaissieurs parier avec éloge de la grande édition : je ne doute pas que VAbrégé n'obtienne également leurs suffrages et qu'ils ne le placent au nombre de nos meilleurs livres de grammaire.

Cet article ne sera point une analyse de Touvrage de M. Jacquemard, mais un simple recueil de quelques re- marques nées en le lisant. Un extrait bien exact et bien fidèle ennuierait certainement ; ces remarques détachées ennuieront peut-être.

Selon M. Jacquemard, vénal et trivial n'ont point de pluriel masculin. Il oublie que l'Académie a reçu les pluriels vénaux, triviaux : ils sont un peu durs, et sur- tout peu d'usage ; mais ils sont français. La Harpe n'o- sant pas dire théâtraux, qui n'eût été que bizarre, a pré- féré le barbarisme thédtrals; M. Jacquemard Ten reprend avec beaucoup de raison.

M. Jacquemard ne veut point que Ton dise pain à chanter, mais ^ain à cacheter : n'est-il pas trop sévère? Le pain à chanter (la messe) est proprement le pain sans levain dont sont faites les hosties. Dans le style familier, on donne ce nom à l'espèce de pain, également sans le- vain, qui sert à cacheter les lettres, et Féraud, dans son Dictionnaire critique, vemaiTqae, sur l'autorité de Maria, qu'on ne se sert plus de l'expression pain à chanter dans son sens primitif, mais seulement dans celui de pain à cacheter. Féraud dit que le peuple dit pain enchanté, et c'est encore une locution condamnée par M. Jacquemard. Je ne la veux point trop défendre ; seulement je rappor- terai ce passage de Voltaire : « Madame d'Argental, qui « est radresse même, coupera le papier avec ses petits « ciseaux et le collera bien proprement à sa place, avec « quatre petits pains qu'on nomme enchantés. Vous « savez, par parenthèse, pourquoi on leur a donné ce

430 GRAMMAIRE.

« drôle de nom. » Quant à ce drôle de nom, comme dit Voltaire, dans sa gaieté peu décente, il vient sans doute de l'emploi liturgique du pain sans levain.

« Autant répété rejette que. » C'est une autre règle de Mi Jacquemard, et je ne la crois pas non plus très-exacte. M. Jacquemard condamne ces vers de Racine î

Autdni que de David la race est respectée» Autant de Jézabel la fille est détestée.

M. Jacquemard ne s'est pas rappelé que nos plus grands écrivains emploient cette construction*.

Après avoir parlé du pléonasme vicieux de ces phrases, « peut-être pourra-t-il réussir , est-il possible qn'U puisse réussir », M. Jacquetnard cite comme un autre exemple de pléonasme ce passage de Danchet :

Toi qui vois tout ce qui respire, Soleil, puisses-ivL ne rien voir D'aussi puissant que cet empire !

» Voici quelques exemples que je prends entre vingt autres que je pourrais citer :

Autant que mon amour respecta la puissance

D'un père à qui je fus dévoué dès l'enfance,

Autant ce même amour, maintenant révolté,

De ce Douyeau rival braye l'autorité. (Racinb.)

Autant que tu hais l'injustice,

Autant la yérité te plaît. (Racine.)

Mais autant que ton âme est bienfaisante et pure, Autant leur cruauté fait frémir la nature. Voltaire.)

Autant qu'il faut de soins, d'égards et de prudence, Pour ne point accuser l'honneur et l'innocence, Autant il faut d'ardeur, d'inflexibilité. Pour déférer un traître à la société. (Gresset.)

Autant qu'un homme assis au rivage des mers,

Voit, d'un roc élevé, d'espace dans les airs,

Autant des immortels les coursiers intrépides

En franchissent d'un saut (Boileau.)

< Autant quele ciel est éloigné de la terre, autant le véritable « esprit d'égalité l'est-il de l'égalité extrême. » (Montbsquibu.)

« Autant que ses armées navales étaient disciplinées et invin- < ciblés, autant ses troupes de terre étaient mal tenues et mé~ f prisables. » (Voltaïre.)

a

GRAMMAIRE. 431

Mais il me semble qu'il n'y point de pléonasme ; il y a cacophonie, retour désagréable des mêmes sons; mais point de double emploi, point de redondance, ni 'dans les mots, ni dans les idées; par conséquent, point de pléo- nasme

Il y a dans Fénelon : « Il semble qu'Astrée qu'on dit « qui s'est retirée dans le ciel soit encore ici- bas cachée « parmi les hommes, » etdans Vertot : « Ceux qu'on croyait « qui s'étaient cachés dans la ville. •> M. Jacquemard con- damne ces deux phrases : le qui est superflu, redondant; le pléonasme est frappant. La première fois que je ren- contrai ce genre de syntaxe, je fus tout aussi choqué que M. Jacquemard ; mais j'en ai depuis observé tant d'exem- ples que je serais presque tenté de regarder cet emploi irrégulier du relatif, comme un gallicisme. Je ne m'en servirais pas volontiers, mais je me garderais bien de critiquer ceux qui en feraient usage. Ils pourraient m'op- poser d'assez belles autorités ^

1 « Ceux qui ont abjuré l'hérésie, et qu'on peut dire que la piété, « les soins et l'application du roi ont rendus à l'Église. »

(Pellisson.)

« Cet ancien que l'on dit qui se creva les yeux. »

« Les livres qu il savait qui manquaient à la bibliothèque du « roi. »

« Le seul café que l'on sache qui ait encore pu venir à matu- « rite en France. > (Fontenelle.)

« Le grand inquisiteur gu'on savait bien qui n'agissait qoe pàt « ses mouvements. » (Vertot.)

« Des femmes (/u« j'ai cru qui m'aimaient. » (Montesquieu.)

« Un nouvel exercice qu'on a lieu d'espérer qui aura des c suites avantageuses. » (Rûllin.)

« On ne s'intéresse guère sur la scène à un amant qu'on «si sÙr « q ut sera rebuté. » (La Harpb.)

Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples, pris surtout dans Vertot et Fontenelle, qui ont fréquemment employé ceifte JùtL- nière deparleir; mais-en Voilà Weïi iiss^ïet trop peui-ètre.

Q

LXXXVII

DICTIONNAIRES.

I

DICTIONNAIRE ÉTYMOLOOIQUE

DES MOTS FRANÇAIS DERIVES DU GREC, PAR J. B. MORIN 1.

S I. Première édition.

Henri Elienne, qui a composé un Traité de la confor- mité du langage français avec h grec^ frappé de l'éton- nante analogie qui existe entre les deux langues, a dit, dans une des préfaces, que les Français, par cela seul qu'ils sont Français, ont dans Tétude du grec un immense avantage sur tous les autres peuples.

On s'imagine, en général, que cette analogie vérita- blement très-remarquable, est seulement produite par la grande quantité de mots d'art et de science que nous avons empruntés et que chaque jour nous empruntons au grec. Mais tous les idiomes de l'Europe ne peuvent-ils pas s'enrichir de la même manière ? En ont-ils pour cela plus d'analogie avec le grec, le français, ou les autres lan- .gues qui puisent à la même source? Le véritable rapport du français et du grec doit être cherché, et se trouve dans la conformité de leurs constructions, et surtout dans ♦celles d'une foule d'idiotismes communs.

* Journal des Débats du 14 ventôse an XI (5 mars 1803).

DICTIONNAIRES. 43S

Les idiotismes sont dans chaque langage, si je peux parler ainsi ^ les traits particuliers à sa physionomie, et leur analogie établit entre deux langues la même res- semblance que celle des traits du visage entre deux indi- vidus.

La cause de cette uniformité mente d'être rechercùée avec quelque soin.

Les mots scientifiques empnmtés du grec par les sa- vants, les artistes et les littérateurs ont tous une époque plus ou moins récente qu'il serait pour le plus grand nombre très-facile d'assigner; ils n'appartiennent pas à la langue commime à laquelle ils restent toujours étran- gers, à moins que les objets qu'ils désignent ne devien- nent d'un usage très-familier. Mais l'identité des idio- tismes, des formes habituellement écrites ou parlées, des locutions triviales et populaires, n'a pu naître que de la conununication des deux peuples, et il a fallu que le grec fût cultivé et étudié en France à l'époque notre langue se formait.

Je transcrirai ici une remarque de M. Dacier qui me parait très-propre à éclaircir cette question.

Je la trouve dans les notes de M. de Villoison sur Lon- gus, elle est oubliée, et pour ainsi dire perdue, car les Français d'aujourd'hui se soucient très-peu de profiter du privilège de leur naissance^ et je ne crois pas qu'il y ait cent personnes en France qui lisent le roman de Longas en grec, et le commentaire latin de son savant éditeur.

« Longtemps avant Père chrétienne, dit M. Dacier, la « langue grecque fut usitée dans les Gaules y surtout « dans la Gaule Narbonnaise. Elle continua d'y être cul- « tivée dans les siècles suivants. Les premiers ministres « de rÉvangile qui passèrent dans les Gaules poiu* y « porter la foi, prêchèrent en grec et furent entendus du « plus grand nombre de leurs auditeurs. Les relations « fréquentes de quelques-uns de nos premiers rois avec

T. II. S8

é

4»i

DICTIONNAIRES.

les empereurs d'Orient, tantôt leurs alliés, tantôt leurs ennemis^ ne permettaient pas de négliger la langue grecque i A cette époque, il y avait en France des écoles on renseignait ; elle était, dans le vi^ siècle, telle- ment famUiëre aux habitants d'Arles que, dans les égliseë, sous Téréque saini Césaire, les laïques, comme les clercs,y chantaient en grecles psaumes, les hymnes et les antienneSé

Le0 monuments de notre histoire écrite dans les vu*, Tm* efc IX* siècles , sont remplis d'expressions greo- quet4 Vers la fin du x% saint Gérard, évoque de Toulf établit des communautés de moines grecs qui ouvrirent •^ delà écoles Ton venait de toutes parts étudier leur •- langue. A peu près dans le même temps, Ponce, évé- * ^ue Marseille^ fit un pareil établissement dans la « ville épiseopale.

« Durant le» croisades i il dut se faire ^ entre les « croisés et les chrétiens d'Orient, un échange de mote « et de phrases dont ces derniers profitèrent. Si bien que « vers Tan 1300^ au rapport d^un écrivain contempo- « rain, on parlait français dans les principautés de la « Mdrée et dans le duché d'Athènes, comme à Pari84 » J'igouterai un fait à ceux qu'a recueillis le savant Dader, un fait qui prouve que dans les premiers temps de la monarchie f les langues savantes étaient en honneur en France. Je mer souviensd'avoir lu^'dans VHiB- toire de rOrléanaii, que Gontrand , roi de Bourgogne^ passant par Orléans, y fut solennellement harangué par l'Université dn gtee, en hébreu, en syriaque et en chai- déen.

Parmi les cause» de Tintroduction des formes grecques à$im le français, il en eat une plus ancienne que les com- munications de noi rois avec les empereurs de Constan- tinople. Marseille, colonie phocéenne, dont les rhéte^^ célètires attîtaienl la jeunesse gauloise, dont les habi-

DICTIONNAIRES. 43o

tants que Varron appelle Trilingues^ parlaient vulgaire- ment les trois langues grecque, latine et celtique. Mai- seille, l'Athènes des Gaules, dut nécessairement, et par le commerce et par le retour dans leur patrie des jeunes gens venus à ses écoles, introduire dans les idiomes des peuplades voisines, un grand nombre d'expressions et de formes particulières à sa langue primitive.

Ce ne sont que des indications ; les bornes de cet article ne me permettent pas de leur donner des déve- loppements, mais elles suffisent, je crois, pour faire voir comment xme foule de locutions, soit oratoires, soit tri- viales et populaires, a pu passer du grec dans notre langue *.

Il y a donc, dans l'étude du français comparé au grec, deux choses très-distinctes à examiner : d'abord les idio- tismes, et en général, les formes analogues, puis les mots, empruntés tout entiers, ou dérivés et formés par composi- tion. Le travail qui aurait pour objet le parallélisme des locutions et des phrases, pourrait être bien tait que par un homme trés-savant et qui Connaîtrait parfaite- ment la littérature grecque et française de tous les âgë§, et, disons-le aussi, son ouvrage ne pourrait guère être lu que par des lecteurs savants eux-mêmes ou gui voti- draient sérieusement le devenir.

Les recherches relatives à Tétymologie et à Tapplioa- tion des mots empruntés ou dérivés du grec, sont beau- coup moins difficiles que les premières : elles n^exigent

1 M. Ampère, dans son Histoire Uiléraire de la France avûné le xn^siècUf a consacré un important chapitre aux influences grec- ques sur la Gaule. M. J. Berger de Xivrey dans ses Retherches sur les sources antiques de la littérature française^ a repris la question à partir du xii* siècle et y a ajouté de nouveaux déreloppementi, de sorte qu'aujourd'hui, grâce à ces deux savants, ce problème compliqué est résolu à peu près définitivement. Les nouveaux dé- tails qu'on pourra recueillir n'ajouteront guère aux résultats gé- néraux acquis. {Note de VÉditewr,)

456 DICTIONNAIRES.

pas une connaissance très-profonde de la langue grec- que ; avec de l'exactitude et une érudition verbale très- facile à acquérir aujourd'hui, on peut faire un excellent lexique des mots français dérivés du grec. Ces recher- ches sont en même temps d'une grande utilité. Par elles, les lecteurs peu instruits sont mis au fait de la significa- tion d'une foule de termes dont, pour la connaissance de Fétymologie, ils ne peuvent, malgré l'usage, avoir une idée parfaitement claire et précise.

M. Morin s'est borné à ce dernier travail; mais il l'a fait avec zèle : il a fait entrer dans son Dictionnaire tous les termes de la chimie moderne, du système métrique et des inventions récentes \

On y trouve le Panorama et la Fantasmagorie; peu s'en est fallu que le Thermolampe et la Gastronomie n'y fus- sent admis.

* Aujourd'hui que de mots nouveaux j figureraient à ce titre! L'industrie moderne a poussé ces emprunts jusqu'à l'abus. Aussi ne publie-t-on plus de Dictionnaire étymologique. On se borne, soit dans les dictionnaires généraux, soit dans ceux qui sont consa- crés spécialement aux arts industriels, à mettre Tétjmologie grecque à côté du mot français; mais, souvent, dans ces derniers, elle est inexacte ou mal accentuée.

Je ne puis m'empêcher de rapprocher de cet article une bou- tade ingénieuse de M. Génin qui s'exprime ainsi dans ses Aecrea- tioru philologiques (T. I, p. 82) :

« Une des sources les plus fécondes de notre néologisme ab- c surde, c'est la manie des mots dérivés du grec ou composés « avec des racines grecques (trop heureux quand le mot n'est « pas furmé de deux racines, l'une grecque et l'autre latine ou « française!). On n'en a jamais tant vu que depuis que l'étude c du grec est honnie et mise au rebut. La conversation, les jour- « naux, les livres s'obscurcissent d'une nuée de ces termes, la c plupart inintelligibles, surtout à ceux qui savent le grec. » M. Génin passe ensuite en revue les mots hibliophite^ autographo- philef etc.; il voudrait qu'on appliquât la règle que M. Boissonade a posée dans la note de son Télémaque (V07. notre T. II, p. 248); puis il conclut, avec gaieté, que le parrain de l'huile philocome s'est montré meilleur helléniste que la société des hihliophûes.

{Note de VÉditeur.)

DIGTIONNAIBES. 437

Mais l'auteur a judicieusement rejeté tous les termes mal composés et contraires à TanaJogie ; le Phloscope^ par exemple, et les Menâtes^ titre (i*un recueil mensuel de gravures, dont l'éditeur a cru que du mot fA:?jv, mois^ il pouvait tout simplement former l'adjectif Ménaks^ comme on dit Annales et Journal. On ne pouvait pas défendre un barbarisme d'une manière plus ri* dicule.

11 est de la nature des ouvrages des hommes, et des Dictionnaires en particulier, de ne pas atteindre à la perfection. Ainsi, j'ai bien trouvé dans le Dictionnaire de M. Morin quelques termes de la prosodie grecque, mais un très-grand nombre d'autres qui ne sont pas d'un usage moins fréquent ont été omis. Pai cherché inutilement les mois athéniens, et cependant (ce qui eiltdû empêcher cet oubli) M. Morin a parlé de plusieurs fêtes grecques qui prenaient leurs noms de quelques-uns de ces mois. Et parmi ces fêtes, combien il y en a qui ne sont point indiquées! Les Panathénées^ les Dionysies, les Haloennes^ ont été oubliées, tandis que de plus obscures ont eu les honneurs de Tinserlion.

Quelques étymologies m*ont paru hasardées, celle de pyramide^ par exemple; selon M. Morin, le mot grec py* ramis (dont nous avons fait pyramide) vient de inîp feu, parce que les pyramides se terminent en pointe comme la flamme. Cette étymologie est bien vieille et n'en vaut pas m\Q\ix,UEtymologicum magnum dérive icupafAlçdeTnJpoç froment, parce que les pyramides étaient, à ce qu'il dit, les greniers construits par Joseph. Ceci est encore plus ridicule. 11 est aujourd'hui à peu près généralement re- connu que Torigine du mot icupafAiç doit être cherchée dans les langues orientales; je ne la dirai point, parce que je Tignore.

De très-habiles orientalistes s'en sont occupés dans ces derniers temps, entre autres M. Silvestre de Sacy,

438 DICTIONHAIRES.

le plus savant de tous. M. Meiin deYfiit donc se borner à dire que pyramide vient de «u(>a(«.U *.

La ccnmaissance des étymologies grecques qe sera pa^ inntile i quelques-uns des grands littérateurs qui se for- ment pour l'ornement du xix« siècle, et qui, malheurfsu* sèment, n'ont pas toujours £ait de très-bonnes études. On ne sera peut- être plus exposé à lire dans quelque journal le récit d'une dispute polémique. Cet ouvrage pourra aussi être utilement consulté par MM. les ar- tistes pyrotecbniques, et il n'est pas impossible que cet été ils n'annoncent plus leurs feux py tiques !

Je ne dois pas aublier de dire que le Dictionnaire de M. Morin est dédié à M. de Villoison^ et que ce savait helléniste y a joint plusieurs notes extrêmement cur rieuses.

$ II. Deiudèine édition >.

Iiorsque je rendis compte de la première éditic»i de ee PietkHinaire, je louai, comme je le devais, l'exceUe^t tmvail de M. Morin, et souhaitai à l'auteur tout le ai|ceô9 qu'il méritait et qu'il a heureusemeqt obtenu, A cep justes éloges, je mêlai un petit nombre de remarques cri- tiques , et j'ai le plaisir de voir que M, Morin les a mises à profit. Il s'est également servi dans sa nouvelle préfaee de quelques observations générales que j'avais faites sur les principales causes de l'introduction des termes grecs dans notre langue, n est vrai qu'il a oublié d'eu ^y^rtiri mais moi, je le dis, et le dis poiu* m'en vanter. C'est pour moi une chose trës-flatteuse qu'un homme aussi instruit que M. Morin ait pu faire usage de mes faibles recher- ches.

La première édition n'avait qu'un volume ; la s^coude

1 C'est iiqMi ce qq'il a fait dans |a deuxième édiûoo.

{Note de VÈditeur.] ^ Journal de l'Empire du 16 janvier 1807.

DICTIONNAIRES. 439

en a deux : et cela ne pouvait pas être autrement. Le nombre des termes scientifiques est considérablement augmenté , beaucoup d'articles ont reçu des développe- ments utiles, et l'auteur, s'écartant de sou premier plan, a voulu donner les mots de la langue vulgaire qui vien- nent directement du grec, ou dérivent de mots latins pris eux-mêmes de la langue grecque. Aux notes de M. de Villoisou, qui n'étaient pas un médiocre ornement de la première édition, M. Morin a joint plusieurs remarques de M. Silvestre de Sacy sur les étyriiologies orientales.

Je ne puis dire quelles sont les observations commu- niquées par M. de Sacy; elles n'ont pas été particulière - ment indiquées. Mais je crois pouvoir lui attribuer tout ce qu'il y a d'oriental dans les articles alcaligènc, amiral^ nardy parasange, sucre, etc.

La réputation de M . de Sacy est établie sur tan t de beaux ouvrages que c'est assez le louer que de le nommer. M. Morin a été aussi aidé des lumières de M. Clavier, l'un de nos plus habiles hellénistes. Un autre avantage de cette édition, c'est de sortir des presses impériales. Les termes arabes, persans, hébraïques, sanscrits, qu'il avait fallu représenter en lettres latines, se peuvent lire main- tenant avec les caractères qui leur sont propres.

Les notes de M. de Yilloison sont presque toutes in- structives et curieuses. J'indique de préférence, àTatten- tion des lecteurs érudits, ce qu'il dit aux mots mastic^ hiéroglyphes^ naloUe^ kyrielle^ ecclésiate, paradis, etc. Dans la préface, il relève une singuUère méprise dji père Montfaucon, qui avait traduit par médecin le mot grec Mrjoi/.bç, qui signifie Médique. Lancelot était tombé dans la même faute.

Pour rendre son livre utile à tous les lecteurs, M. Mo- rin a fait imprimer les mots grecs de deux façons, en lettres grecques et en lettres vulgaires. On ne peut que louer cette idée; mais j'aurais souhaité que M. Morin

T. II. 28*

440 DICTIONNAIRES.

n'eût pas adopté la prononciation française. C'était, il est vrai, celle de l'Université de Paris, et, sans doute, on la suit encore dans nos écoles; mais il est aussi très-vrai que rien ne la justifie. Qiielques personnes penseront peut- être qu'il est aujourd'hui très-indifférent de prononcer le grec ancien de telle ou telle manière : j'en pourrai convenir, mais seulement, en général, car ici je crois qu'il était nécessaire de choisir, et, si je ne me trompe, la méthode des Latins et des Grecs modernes était celle qu'il fallait préférer*. La raison, c'est que, dans la com-

4 M. Boissonade ayant rencontré une opposition assez vive, au sujet de ce passage de son article, s'est rétracté avec une mo- destie et une bonne grâce qui n'étonneront plus nos lecteurs.

Il écrivait, le 11 mars 1809:

« J'ai avancé, touchant la prononciation du grec ancien et la manière de représenter le son de certaines lettres, une opinion qui a trouvé de savants contradicteurs. On m'a opposé des objections de la plus grande force ; quelques-unes me semblent à moi-même absolument sans réplique; quelques autres pour- raient être facilement contestées. En dernière analyse, j'ai vu que ma résistance ne mènerait à aucun résultat utile et que, dans l'incertitude nous sommes et serons probablement tou- jours, il était plus prudent et plus raisonnable de s'en tenir à l'usage reçu. Je rétracte donc toutes mes observations; je con- fesse que j'ai eu tort en censurant la prononciation de M. Morin, et dorénavant je me conformerai moi-même, dans l'épellation du grec ancien, à notre méthode vulgaire;je trouve d'ailleurs qu'en m'écartant seul de la route que suivent mes maîtres, je me don- nais un certain air novateur qui ne convient ni à mon caractère, ni à ma médiocrité.»

[Cette rétractation ne fut pas cependant le dernier mot de M. Boissonade: dans un autre article, du 17 décembre 1811, il fait la confidence d'une innovation du professeur-adjoint de M. Larcher. On ne dut pas manquer de l'y reconnaître] :

« Le professeur-adjoint de littérature grecque de l'Académie de Paris a, l'année dernière, introduit, dans ses leçons l'aspiration du thêta et celle du c/it.'Je ne sais pas si cette méthode a été imitée ou le sera; mais je ne la crois pas de mauvais exemple. Elle a plusieurs avantages dont la démonstration serait ici dé- placée: n'eût-elle que celui d'être plus exacte que l'autre, cela suffirait bien, je crois, pour la faire préférer. » ii

[Il continua k développer dans son enseignement l'usage de la

DICTIONNAIRES. 441

position des mots français empruntés du grec, l'on se conforme presque toujours à cette prononciation. En effet, (luv, Suç, TcoXùç, que les Latins et les Grecs pronon- cent syUy dys, polys (et non pas sun^ dus^ polus^ comme récrit M. Morin), forment les composés syncope, dyscole, polysynodie, polysyllabe: Ton n'a jamais dit suncopey duscole^ polusunodie, polusullabe^ ni rien de semblable. Ainsi, amiralios eût conduit plus directement à amiral que améralios, comme Técrit M. Morin : rhythmos eût produit notre mot rhythme^ plus naturellement que

prononciation moderne, adoptée ensuite par ses collègues et par ses meilleurs disciples. Aussi est-on surpris de la force de la routine, quand on voit l'ancienne prononciation universitaire résister à l'exemple et aux raisons des Coray, des Boissonade, des Hase, des Egger, etc.

Dans le même article du 17 décembre 1811, à propos de la traduction, de l'anglais en italien, des Contes de l'Hermiiage, nous lisons la remarque suivante, qui a trait encore à la prononciation du grec] :

« Dans le second conte, une Chinoise nommée Ousanque dit, en mauvais anglais, que son pauvre enfant aura tout ce qu'il lui faut, and den my poorchild hâve ail dat it wants. Les personnes qui savent l'anglais observeront que cette Chinoise, qui ne peut prononcer th, le remplace par un d, et qu'elle dit den pour then, dat pour that. Un nègre, dont M. Bolingbroke a cité quelques phrases barbares, prononce de même dat pour that, et aussi wist pour with. Dans V Amant à la mode, de Cumberland , un domestique français dit dere au lieu de there. J'ai lu une autre comédie un Irlandais fait la même faute. Ousanque dit en- core noting pour nothing. Je remarquerai que le 0 des Grecs est une aspiration tout à fait pareille au th anglais : aussi les Grecs d'aujourd'hui reconnaissent-ils d'abord un Anglais à sa pronon- ciation. Au défaut de cette preuve, nous pourrions conjecturer cette identité des deux aspirations, par la ressemblance des fautes que font les étrangers qui ne peuvent prononcer le th, et de celles que, chez les Grecs, faisaient les barbares, pour lesquels la pro- nonciation du 8 était trop diflGlcile. Un Scythe, dans Aristophane, dit Tuyàipiov et xaTeuoâi, pour Ôuy^^piov et xaO&u&o. Quelques Do- riens prononçaient de même. Pindare dit àvsTov pour dévsôov. Les Eoliens changeaient le 8 en ô comme les Irlandais, comme Ousanque et le nègre de M. Bolingbroke. Ils disaient A=6; au lieu de 0£à;{Dz'?w). Les Latins, qui ont formé une partie de leur

442 DICTIONNAIRES.

rhuthmos^ et de même chimie serait venu plus facilement du chimia des Grecs modernes que du chêmeia de M. Morin. Cette prononciation est tellement uniforme, qu'il faut, je pense, y ramener les mots qui s*en écar- tent. GliLcine^ récemment introduit par M. Vauquelin, devrait s'écrire et se prononcer glycine. L'inventeur de Vokugraphie^ mieux conseillé, donne aujourd'hui des cours d'ocygraphie. Quanta la bibliugniancie, de MM. Via- lard et Heudier, c'est un barbarisme effroyable; s'ils veulent absolument que leur utile procédé pour la res- tauration des livres ait un nom grec, et qui plus est, un

langue sur le grec éolien, de Asoç ont fait leur mot Detis. Ceci prouve, pour le dire en passant, combien se trompent ceux qui font venir Deus du mot 8éo;, dans le sens de crainte. Cette éty- mologie est née probablement de ce vers connu :

Primus in orbe Deosfecit timor....

mais c'est une étymologie poétique, sans autorité en grammaire. Les Lacédémoniens mettaient un (t à la place du 6. Ils disaient àyaoo; pour àyaOè;, Ttapaévo; pour Ttapôévo;. Et de même aujour- d'hui beaucoup d'étrangers changent le th anglais en s doux ou en z. Dans nos écoles, on prononce le 6 comme un simple t, à l'exemple des Scythes barbares et des Doriens; mais ne vaudrait- il pas mieux imiter les Attiques? Ce ne serait peut-être pas fort difficile. » Q

[La même idée se trouvait déjà exprimée dans un article du 15 mai 1809, avec quelque chose de plus] :

« On pourrait encore dériver Deus du grec Zsù;, Jujpiter^ que les Doriens prononçaient Asu;. Mais la première étymologie [Oeo?, Asô;] est plus vraisemblable. Quant au mot français Dieu, il me parait si nettement formé du latin Deus, que je ne conçois pas comment M. Boniface a pu subtiliser, jusqu'à vouloir le dériver de di, dies {lumière, jour), parce que Dieu est la source de toute lumière. Ce rapprochement n'est pas naturel. * û

[Dans ses livres, M. Boissonade revient encore à la charge et donne de nouveaux arguments. Voici un passage que nous détachons de la préface des Épimérismes d'Hérodien ('EuiijLcpiofjLot vel Partitiones', Londres, Valpy, 1819), sorte de traité d'ortho- graphe grecque qui jette d'assez vives lumières sur la pronon- ciation de certains mots dans l'ancien grec et fait voir ainsi

t.-

DlCTlOlfirAIEËS. . iiS

PQin métaphorique, que ue Tappelleutnils bibliaHnque ^ ? AutrQ minutie: M. Morin dit que le soaxùn est un ¥er8 latin; il f^illait ajouter que e'est aussi un vers greo. Le seazoQ est le même vei^ que Ip eholiambe (et, par paraïu- (hèse, je remarque que Vartiole choliamie a été oublié).

ses rapports et ses différences avec la prononqi^tion moderne! ;

« M'axime cupio, equidem fateor in omnibus Academiis nostrfs, Gyipnf^siis et ^ohctU^, klO(lier^am Graeporum prQnuniiftipnam reçipi, Nam Pum. prqrsjis pençrit ftRtiqHft prQP^Ptian4i Vftlja, qua Demosthenes et Sophocles vel ipsi Alexandrini sub Ptole- mœis utebantur, et fere ridiculum fit tmùmquemqu^ populum ad ium lingus sonoSj atque etiam ad Itfcf^tfin, GrfBOor\tn^ gi^9{l )ff«f ff^9n*VI pronuntiationem efformare, id saltem boni, admissa nçpiericorum pronuntiatione, lucrabimur, non solum ut Gallus homo et Ger- m^nu^ Angluoi ^ptelligant ^œp^ IpqueniQ{^ §t ^b il)p 0rc9Q« ipsi loquentes intelligantur, sedidet;amut pufq Grœciç doçtig ^\ Scholiastica institutione politis confabulemur,verbis antiquorum, ei faciUime> si velimus, hodieinee linguaa oognitionem ao usui{i assequamur. > û

^ M. Boissonade avait souvent occfision de relever. â^An^ 908 articles de lexicologie ou de grammaire, des inexactitudes d'or- tbogff^pbe ou de construction dans les mots tivés du grec : ainsi il rppFeii(| M. de Y^aijly JH mar^ J^QQ et 3 n^ai l^W)^ f^oqx éq^if% logçgryphe au lieu de logogriphef stygmates au lieu ()ç stigmqtet» Il observe qu^«on se permet quelquefois de remplacer Vy par \H\ cpmme dfins omti^l povif çrt/ifa), mais qpe ji^maiii e{^ i^q 4oit mettre l'y ^ la pl^ce de Vi. »

Il critique le sens actif donné par les cbinaistes modepnes aux mots oxygètiêj hydrogène, qu'i( faudrait semplacer ^turhydro'^ gun^ e\ oapy^qne. Il ajq^t^ loy^lepae^t :

y Cette reqfi^rque n'^^l pas peuve. ^e ÇToi^ qi^e premiçF a\|i Tajt faite est M. Saris 4^ lénédos, jeune cl^imist^ dont je naj point omis les ouvrages dans la notice d'ailleurs trop superfl- cie)l6 que j'ai doqpép sus 1^ IJttér^tlii^e des GffÇfi B)94Qrne8 [Voy. au tome I", p. 2§4J. M. Grégoire ^^li^ogloi^, q\\\ yiei)1| tout récemment de publier à Paris un Dictionnaire français et grec vulgaire, a, je ne sais pour quelle raison, supprimé l^artloie hydrogène; mais il traduif tri^s-correeternûpt «a^yg^j^aw ^^é^*

« Toutes ces observations paraîtront minutieuses, et effective- ment elles le sont beaucoup. Qu^n4 j| f^u^ 4i9PUtAr 4es signifi- cations de mpts et de9 4ifQoultés 4'pFthographe, il n'os^ pap t^\B^ d'écj^^pppF aq mal)ipur d'^trp sep, ejtd'^nauyer uq peu. Paq^ ppi ar^ples de graj^n^^içe, je phefcbe 4 ^t^P HÙ^e, je. (4pl^etpuj^uM| d'être exact. C'est à ppqx qui Q|i|t et plus 4@ tAlq^tH et 4e8 9uJQts plus heureux, qii'il f)pp|i,]rtient de plaire et d'intéresser. > Q

^ j-

444 DICTIONNAIRES.

Il nous reste encore quelques petites pièces grecques Tersiflées dans cette mesure. Au mot adonien, M. Morin a pareillement négligé de dire que c'était le nom d'une sorte de vers grec. Puisque j'en suis à ces termes de Tancienne prosodie, j'avertirai que M. Morin en a reçu un grand nombre qui manquaient dans sa première édi- tion, mais qu'il en a encore passé quelques-uns : gai- Uamhique^ par exemple, ionique^ dochmiaque et d'autres. C'est en vers gcUliambiques que Catulle a composé son Àtys^ l'un des plus beaux monuments de la poésie latine. L'ode d'Horace àNéobulé (III, 12) :

Miserarum est neque amori dare ludum.

est en vers ioniques minev/rs. Les vers dochmiaques^ qui sont ime variété des antispastiqueSf se rencontrent fré- guenmient dans les tragédies et ont plus d'une fois embarrassé les éditeurs critiques.

M. Morin a quelquefois admis des étymologies trop forcées. Ainsi il dérive amnios du grec àfxviov, ce qui est très-juste; mais au lieu d'en rester là, il recherche Téty- mologie d'(i{Av{ov, et la tire de « &[i.ol eTvai (être ensemble)^ « parce que le fœtus est, dit-il, tout ramassé dans cette « membrane. » J'aimerais mieux, avec Chéradame, faire venir (i{Av(ov d'ifAvoç (agneau) « a moUitie agnorum.

Au reste, les mots scientifiques ont, en général, des racines faciles à indiquer. Il est bien plus embarrassant de trouver l'origine des termes de Tusage vulgaire. Le retranchement, l'addition et la permutation des lettres, le changement des terminaisons, les variétés de la pro- nonciation rendent souvent les recherches très-diffi- ciles, et c'est surtout que les étymologistes s'égarent *.

1 D'importants travaux ont beaucoup éclairci ces difficultés depuis Tarticle de M. Boissonade : les idées se sont beaucoup modifiées et les méthodes améliorées, au sujet de l'élymologie. On peut consulter notamment avec beaucoup de fruit le cha- pitre XII de la Grammaire comparée de M. £gger.|

(Note de YEditeur.)

DICTIONNAIRES. 44K

Il y a presque touj ours tant (incertitude dans cettepartie que M. Morin aurait se borner aux mots dont Torigine est bien évidente et abandonner tous les autres. Il aurait surtout, au moins c'est mon avis, rejeter les termes qui viennent directement du lalin. Par exemple, pour- quoi, dans un Dictionnaire des mots français dérivés du grec, placer le verbe perdre, dont la racine est manifes- tement le perdere des Latins, ou négliger qui vient de negligere ? Il est vrai qu'à son tour perdere semble formé du grec Ttspôeîv et que negligere peut de même se rame- ner à une origine grecque ; mais M. Morin ne s'est pas chargé de faire un dictionnaire des mots français dérivés dulati7i^ ni des mots latins dérivés du grec. Avec un pareil système, il pourra, sans beaucoup d'efft>il&, porter sa troisième édition à quatre volumes.

Au lieu de toutes ces expressions prises du latin, et de plusieurs autres d'une origine trop douteuse, M. Morin aurait donner quelques composés employés par nos écrivains, et qui peuvent embarrasser le lecteur. On ai- merait à trouver dans son dictionnaire Sopho-morie^ que Tabbé Faydit a placé dans le titre de ses Remarques sur Virgile; Linoslole^ dont Voltaire s'est servi dans VIngénu; Polytone^ qu'il a mis dans une de ses lettres ; Glycomorie^ qui a l'autorité de La Fontaine : » On enseigna à Psyché « jusqu'aux secrets de la poésie : cette corruptrice des « cœurs acheva de gâter celui de notre héroïne et la fit « tomber dans un mal que les médecins appellent gly- comorie. » Il me semble que ces mots, et beaucoup d'autres de ce genre qui se lisent dans nos auteurs, mé- ritaient bien mieux d'être recueillis que port qui vient du latin portus^ ou que se trémousser^ qui bien loin d'être dérivé du grec, n'a peut-être pas même, selon M. Morin, une origine latine : car il n'ose affirmer que ce verbe soit formé de tremere.

Je borne ici des observations déjà trop nombreuses.

446 PICÎI0!IXAIRK8.

L'inâulgence avec laquelle M. Moiin a reçu les pre- mières esl cause de retendue que j ai donnée à ce nouvel exlrait^

NOUVEAU YOCABULAiRE FRANÇAIS

Les éditions de cet ezceilent Vocab\Uair$ se sont rapi- dement succédé. Le public a favorabl^ooent ac- cueillir un ouvrage où, sous un format commodei il trouve réunis les mots du dictionnaire classique i beau-

I Dàni on article dti t JoiH IslO, if. Ëoi^oiiAde défedd àiilii Morin eootfe «ne eopie ftaâlftdfoiie :

c Hdlénisme, suiTant de Saini-CoDsiani, est dérÎTé des flieli c grecs UXrpt, grec, eilayùàit imUaHon; arehaUme, d'à^alo;, ancien, c et i^H^, imiiaHon. > il j a dans ces étjmologies une faute gHl¥e» elles seinbleiit pdnrianl tirées ÙictionhairB étymologique deM. Mofini qui dit fort sarment que W|to; est une terminaison qui marque imitaîion. Mais on n'a pas voulu copier textuellement H. llt^in, et le chàiigenient qu'on a fait à sa phrÀse produit ùné grâfedé ëlTéut>. k^tto; n'est point un mot : ce n'est qn'tine sim- ple désinence qui| mise à la fin des substantifs, leur donne une signification d'imitation et de conformité. Nous avous pris des Gfëcs cette teffnihaisoh dans jansénisme^ épicunsme^ inahomé- tièmOi ete*, et nôlis lui donnons le même sens. (Vejea Gail, Bési- nenees.) » Û

[Nous rapprochons encore un fragment du 3 noTcmbre 1810, sur la BihUbthèque historique de Breton] :

Ajoutons^ en passant, que c'est de Soles qu'est Tenu le mot c Métmhêi, Selon, fondateur de cette Ville, en Cilicie, y avait « établi une colonie d'Athéniens. Par la suite, leur langage s'al- c iéra, et l'on disait qu'ils soJécisaient, qu'ils faisaient des sole- c eièmes. Ëientdt l'usage de cette expression s'étendit et son è|»plicàtioii deriiit ^nérale. % Quelques auteurs rapportent Terigine de ce mot aux habitants d'une autre ville du même nott, fondée par Selon dans l'île de Chjpre. Il j a des autorités pour ûhaHiîé dpinioîi; ce serait perdre son temps que de vouloir les àâÊbùiéT.{Yôfbi Sàlliët*» Aeàâémie des tnsertpt., Httl.^ t. Y, p. 210.)

a

* Journal de VKmfire du 11 mars 1809.

mcTioKMAmÊi. i4t

Goup d aùlfôB termes employés par les auteurs ou C0!i-> consacrés par Tusage « les noms des villes, enfin ulie immense nomenclature scientifique^ Cette qUAtrlèthé édition a été revug avec un soin tout partiouliet : le nombre des articles est fort augtnenté. Lôs termetf médecine et ded sciences naturelles bn été donnés ou reVus par M. le docteur Bosquillon^ Le nom de ce savant professeur garantit Texactitude des mots et la bonté dèë défini tiôiisc

te ne m'artétersû pas davantage sur l'éloge d'un livré dont la réputation 6st si bien établie qu'il suffirait dtt<- jourd'hui d'en annoncer le titré. Mais si les éloges ne peuvent plus être utiles au Vocabulaire de MM. de Wailly, la critique peut encore M rendi*e quelques services^

Danâ Cette phrase, il y a des géns^ » Y 6st-il une particule explétive^ comme le dit le Fooa6u/air« ? L'Aca- démie affirme un peu moins t elle ne parle que d'une espèce de particule explétive. Mon respect est fort grand pour les auteurs de cette décision ; je les regarde comme les arbitres du langage; pourtant j'ose ici n'être pas de IdUf sentiment. T ne me semble point explétif ; c*ést ubê abréviation de ki^ et les mots proposés peuvent se tra- duire par * des gmê sont M « ^ Les Anglais n6 pârïônt pas autrement f et, pour exprimer la phrase française, ils diraient i there are men*

AU mot ïRouvÈRÊ, lecteur est renvoyé â TRôiiâA- DOUR) ancien poète prov&nçcU, D'où il suit que Trouvère ei et TrotUfoéour sont synonymes, et qUé les tfou/oèfeê «ont d'anciens poètes provençaux. L* Académie a justement distingué les troubadours méridionaôi^) et les iroUvères

qui sont noi^ anciens poêtëâ français. Cs sont léd tfôû-

vëres qui ont ^rmà notre langage et commeneé notre théâtre. Qu'on lise la oolleetioff des tabHmtô que M. Méon ndûÉ & donnée récemment [Y. ci-dessus, p.217}; que iW compare eee ouvragM âe ôoo antiques Ifou-

AàS DICTIONNAIRES.

vères à ce qui nous reste des troubadours, et Ton verra qu'il y a entre les uns et les autres une aussi grande difitërence de talent que de langage ^

«. Ormeau : jeune orme. > Cet article du YocabiUaire de MM. de Wailly est semblable à celui de l'Académie dans l'édition de Smitz. Je préfère ici Richelet et Tré- voux qui définissent Y ormeau : orme ou petit orme. En eflét, dans la poésie et dans la prose soutenue ormeau n'est pas toujours un diminutif, et se met très-fréquem- meptpour orme en général. Il ne sera pas hors de pro- pos de défendre par quelques exemples la liberté que je prends de m'éoarter de l'Académie.

1 Dftns un article du 3 mai 1811, M. Boissonade, rendant compte de la cinquième édition du même ouvrage, propose à MM. de Wailly quelques nouvelles critiques qui nous paraissent d'une justesse frappante ; elles montrent comment il préludait à ce grand Dictionnaire dont nous parlons dans notre préface et que nous avons déjà cité plusieurs fois :

« Le CLAVECIN est défini en ces termes : « Instrument de mu- « sique, à un ou plusieurs ela^iert et à cordes de métal doublée, » Mais le piano est aussi un instrument à cordes de métal doubles, et à un clavier. Ainsi un clavecin à un seul clavier, et un piano à deux cordes, sont, d'après la définition, le même instrument. Il fallait, je crois, tirer la définition du clavecin de ses sautereaux armés de plumes qui le distinguent du piano, et de sa forme ainsi que de ses doubles cordes qui le distinguent de I'épinettb.

Le PIANO est défini : « Instrument de musique à touches, « Mais la vibllb et rspiNSTTB sont aussi des instruments de mu- sique à touches. On dit à l'article vielle, que c'est un « instru- ment de musique à cordes, » Mais le violon, le ttmpanon, la oviTARB, la HARPE sout aussi des instruments à cordes. Il me semble qu'il fallait définir la vielle par ses particularités : par son clavier, sa manivelle, ses cordes, sa trompette. Je n'aurais point dit de la harpe que c'est un < instrumenta cordes inégaleSf « ei qu'on touche des deuœ mains; » parce que le ttmpanon et le PIANO ont pareillement des cordes inégales et se touchent des deux mains. J'aurais tâché d'exprimer dans la description de la harpb le caractère de sa construction, ses cordes tendues à vide et pinr- eées avec les doigts des deux mains.

Mais il 7 avait un moyen bien facile d'échapper à tous ces embarras; c'était de ne point faire de ces définitions descriptives qui, dans un dictionnaire abrégé comme celui de MM. de Wailly,

DICTIONNAIRES. 449

Gresset a certainement mis ormeau pour orme dans ce vers de sa vu* Églogue :

L'ormeau plaît au dieu Pan, le pampre au dieu d'automne.

Il dit dans sa m* Églogue ^ et ce passage montrera bien qu'ormeau n'est pas toujours un jeune orme :

Quel berger ne sait point que sous ces vibuz ormeaux Biénalque d'Eurylas brisa les chalumeaux?

M, Deliile me fournira d^autres exemples :

De loin elle observait le temple du hameau, Ombragé d'un cyprès et d'un antique ormec^u»

[IwkMçtnaUon , VIII.)

ne peuvent receyoir l'étendue etrezactitude nécessaires. MM. de Wailly pouvaient, je crois, se contenter de dire que la harpe, la vielle, le piano, sont des instruments de musique, et s'épargner des détails explicatifs, dans lesquels il est presque toujours im- possible de concilier la brièveté et l'exactitude. Ils pouvaient faire pour les instruments ce qu'ils ont fait pour leujetuD de eartêi : . ils n'ont pas défini le piquet, Vhombre, le hoc, lereversii, par leurs règles et leurs combinaisons; ils ont dit simplement que le piquet est un jeu de cartes, et ainsi des autres. Cette méthode abrégée me parait très-convenable dans un dictionnaire de ce genre.

« A propos de jeux de cartes, faut-il écrire whiii, avec MM. de Waillj et l'Académie, ou whist f Trévoux et M. Boiste admettent les deux prononciations. Dans le Dictionnaire anglais de Boyer, on trouve whisk et ujhist; mais celui de Sheridan, qui mérite bien plus de confiance, ne donne que whist. Je crois que ce dernier mot est le seul qui doive être reçu. Whist, en anglais, est un verbe qui signifie <e taire; c'est aussi une interjection qui revient aux mots français paix! silence I Le docteur Newton, dans ses Notes sur Mtlton (t. IV, p. 20), croit que le jeu de whist, qui exige beaucoup d'attention et de silence, a pris son nom de l'interjec- tion : whist! C'est aussi l'opinion de Sheridan, et rien n'est plus vraisemblable. Whisk est une prononciation corrompue.

« J'avais fait sur la quatrième édition quelques remarques dont M. de Wailly n'a pas tenu grand compte. Il a pu avoir raison ; cependant il ne m'est pas encore démontré que Y soit ex- plétif dans la phrase il y a des gens qui, . ., et qu'il faille confondre les Trouvères et les Troubadours, [V. p. 447. J

« Les persones même qui seront de mon avis, sentiront bien que des remarques aussi légères et d'une si petite importance, sont moins une critique qu'un éloge. » Û

T. II. 30

450 DICTIONNAIEES.

Le vrai pasteur ressemble à cet antique ormeau, Qui, des jeux du village ancien dépositaire, Leur a prêté cent ans son ombre héréditaire.

{Homme des Champs, I.)

Ainsi ces vieux ormeaux

Sur leur jeune famille, étendent leurs rameaux.

{Géorgiques, II.)

J'ajoute cet endroit des Amours de Berlin (III, 20) :

Vénérables ormeaux qu'ont plantés mes aïeux, Pour la dernière fois recevez votre maître !

Tai dit que la prose élevée employait aussi ormeau dans un sens générique. En voici la preuve dans ce passage des Études de la Nature (t. III, p. 47) :

Voyez sur la colline cette église entourée de vieux ormeaux, »

« Potée. On dit familièrement d*v/n enfant vif et gai : il est éveillé comme une potée cfe souris. » Ce beau pro- verbe se trouve dans les trois dernières éditions de TAca- démie, dans Leroux, dans Richelet, dans Trévoux. Mais qui a jamais vu des souris dans un pot, une potée de souris ? N'est-ce pas portée qu'il faut dire? Au moins est-ce ainsi que parlait madame de Se vigne (417® lettre) :

« Je lui disais, le voyant éveillé comme une portée de « souris. »

De cette façon la phrase s'entend, elle est raison- nable \

i [MM. de Wailly ne sont pas toujours approuvés non plus, dans un article du 29 novembre 1812 nous lisons] :

« Dans le Nouveau Dictionnaire de rimes de MM. de Waillj et Drevet, j'ai rencontré le mot théologastre, qu'ils définissent en ces termes : « Subst. fém. Divinité inférieure. Adj, qui tient fai- « blementde la divinité. » Je ne conçois rien à cette définition . J'aurais cru que théolagastre signifiait « un mauvais théologien, t un théologien obscur, ignorant, ridicule. » Les Latins ont plusieurs mots terminés en aster, qui sont des espèces de dimi- nutifs ou d'augmentatifs auxquels se joint une idée d'ironie et de dérision. Poetaster est un mauvais poëte; philosophaster un man-

DICTIONNAIRES. 451

III

NOUVEAU DICTIONNAIRE DES SYNONYMES

DE LA LANGUE FRANÇAISE, PAR M. F. OUIZOT >.

Dans ce Dictionnaîrej on trouve réunis, ainsi que le titre Tannonce, les synonymes de Girard, de Beauzée, de Roubaud, de d'Alembert, de Diderot et ceux qui sont répandus dans Y Encyclopédie; il y en a quelques-uns qui appartiennent à M. De Vaines; d'autres ont été donnés par un anonyme; enfin, l'éditeur a composé un grand

vais philosophe ; grammaticasterj un mauvais grammairien. On peut voir Sanchez dans sa Minerve (I, 10), et la grammaire latine de Port-Royal (p. 449), theologaster signifie « un grand théolo- « gien, un grand docteur, dit par ironie. » Si théologastre est, comme je le crois, le mot theologaster fra-nciséj comment peut-il ôtre féminin, et avoir les significations que lui donne le Nouveau Dictionnaire de MM. , de Wailly? » û

Un peu plus tard la môme faute est reprise dans le Dictionnaire de M. Boiste (2févr. 1813), et la critique est fortifiée de l'autorité d'Alberti qui traduit le mot téologastro des Italiens par « un « théologien ignorant. » La cinquième édition de Boiste (Paris, Verdière^ 1819) donnait le sens proposé par M. Boissonade, mais sans supprimer l'ancienne faute. M. Didot l'a fait disparaître dans les dernières éditions. » {Note de VÉditeur.)

1 Journal de T Empire du 9 janvier 1810. Depuis l'article qu'on va lire, cet important ouvrage a été réédité plusieurs fois, et toujours avec de notables additions; la dernière édition (1861) en contient un grand nombre qui sont dues à M. V. Figarol, ap- pelé par M. Guizot à cette honorable collaboration. Aussi ce livre n'a-t-il rien perdu de son utilité ni de son attrait, même depuis le beau travail de M. Lafaye, couronné par l'Institut : M. Guizot s'était surtout attaché à déterminer le sens exact des divers mots liés par une idée mère ; M. Lafaye a recherché plutôt l'influence de la terminaison sur le sens des mots qui ont le même radical; M. Guizot a voulu avant tout démontrer les résultats acquis, M. Lafaye s'est appliqué à en signaler les causes.

{Note de VEditeur.)

452 DICTIONNAIBES.

nombre de nouveaux articles. On devine bien, sans que j'aie besoin de le dire, que Touvrage de Roubaud n'a pas été conservé tout entier. Cet auteur est, sans contredit, le premier des synonymistes français; mais il a la manie des étymologies celtiques. Il s'y enfonce, il s'y perd : toutes ces recherches ont été supprimées; elles man- quent de certitude, et eussent grossi le volume sans le moindre avantage pour le lecteur. Roubaud axait aussi mêlé à ses synonymes de longues observations sur les désinences des mots. H. Gui20t ne les a pas retranchées, parce qu'elles sont curieuses et quelquefois utiles ; mais il les a déplacées : elles allongeaient les articles et les embarrassaient. Elles sont maintenant réunies à la fin de l'introduction.

Cette introduction n*est pas un médiocre ornement de ce Dictionnaire. M. Guizot y donne sur la théorie des synonymes des principes très-justes, et les présente avec beaucoup de précision et de clarté.

J'exposerai, en peu de mots, ses principales idées.

Il n*y a point dans les langues perfectionnées de syno- nymes rigoureusement exacts. On est convenu d'appeler synonymes des mots dont le sens a plus de rapports que de difiérence. Plus ces rapports sont grands et ces diffé- rences petites, plus les synonymes sont intéressants.

n y a des mots qui ne peuvent pas avoir de syno- nymes. Faute d'avoir fait cette réflexion, les synony- mistes français ont perdu quelquefois bien du temps à chercher des distinctions entre des mots si opposés, que personne n'eût pu les confondre. M. Guizot indique quels sont les mots qui par leur nature ou leurs pro- priétés ne peuvent pas devenir synonymes. De ce nom- bre sont les noms propres, les termes techniques, ceux qui expriment des objets individuels, sensibles et phy- siques. Ces mots ne sont pas susceptibles de synonymie, excepté pourtant dans quelques circonstances particu-

DICTIONNAIRES. 453

lières , et ces exceptions, M. Guizot les explique avec beaucoup de netteté. Quels seront donc les mots syno- nymes? Ceux qui sont liés par une idée générique com- mune, diversement modifiée. Ainsi, amitié^ affection, inclination j tendresse, amour, sont synonymes, en ce qu'ils contiennent tous Tidée d' attachement avec des modifications différentes. Les idées particulières de ces cinq mots sont coordonnées entre elles; elles sont sub- ordonnées à ridée générique d'attachement.

Selon M. Guizot, il n'y a de synonymes que les mots se trouve cette subordination, ou cette coordination d'idées.

Les rapports des mots sont aisés à saisir: on les aper- çoit tout d'abord. Ce sont les différences, les nuances variées et fugitives des significations qu'il est difficile de distinguer. M. Guizot indique par quels moyens on y peut parvenir.

Il veut qu'avant tout on fixe avec exactitude le sens propre de chaque mot synonyme considéré isolément et abstraction faite de toute comparaison. La définition, Tétymologie, l'observation des onomatopées, les termi- naisons, la comparaison des langues, l'histoire des mœurs et des coutumes, l'usage écrit et parlé, sont les moyens qui peuvent aider le grammairien dans la re- cherche du sens propre des mots. Pour se servir de ces moyens avec justesse, il y a quelques règles à suivre; M. Guizot les donne.

Le sens propre des mots synonymes étant connu, il sera moins difficile d'assigner les modifications qu'il peut recevoir. « Il ne reste plus, dit M. Guizot, qu'à rappro- « cher les synonymes, à les comparer, à les adapter, « pour ainsi dire, les uns aux autres, afin de voir par « quels points ils ne se touchent pas, quelles nuances « les distinguent et quelles conséquences en résultent « pour l'emploi qu'on en peut faire. »

484 DICTIONNAIRES.

Pressé pair l'espace, je laisse à mes lecteurs le soin de voir comment M. Gaizot développe sa théorie ; je crois qu'ils trouveront comme moi qu'il raisonne bien et pré- sente ses opinions avec une précision élégante. Je ne le suivrai pas non plus dans ses recherches ni dans ses jugements sur les synonymistes anciens et modernes. Il me reste à faire connaître les synonymes ajoutés par M. Guizot, et le meilleur moyen, c'est d'en citer des fragments. Je les prendrai absolument au hasard.

« Bëtise, Sottise. La bêtise ne voit point; la sottise voit de travers. Les idées bornées, voilà ce qui consti- tue la bêtise; les idées fausses, voilà Tapanage de la sottise,,,.. Dire des bêtises^ c'est donner une preuve d'ignorance sur des choses que tout le monde sait ; dire des sottises^ c'est parler de travers sur ce qu'on croit savoir. La bêtise simple suppose, au moins, une sorte de modestie dans celui qui se tient à sa place ; la sottise indique la suffisance de celui qui veut s'élever au-dessus de sa portée. Il n'y a rien de si difficile que de se faire comprendre d'une bête et de se faire écouter d'un 50^. »

« Bonheur, Félicité.— Le bonheur vient du dehors; c'est originairement une bonne heure.Vu bonheur vient, on a un bonheur ; mais on ne peut dire : il m'est venu une félicité^ j'ai eu une félicité, parce que félicité est l'état permanent, du moins pour quelque temps, d'une âme contente. On peut avoir un bonheur sans être heureux.... Il v a encore de la différence entre un bonheur et le bonheur : différence que le mot félicité n'admet point. Un bonheur signifie un événement heureux. Le bonlieur pris indécisivement signifie une suite de ces événements. » Je ne crois pas que les grammairiens laissent passer indécisivement sans contradiction. De précis, on fait pré- cisément, d'exquis, exquisément ; j^diV analogie, de Tadjectif

DlCtlONNAIRES. 4{J8

indécis^ on formerait indécisément : mais ce mot n'est pas d'usage. Pour obtenir Tadverbe indécis ivement, ne faut-il* pas supposer Texistence du mot iridécisif? et peut-on la supposer * ?

« Cabane, Hutte, Chaumière. Cabane se dit du « pauvre, hulte du sauvage , c/iawmtère du laboureur.

Le pauvre en sa cahane le chaume le couvre.

« La hulte du Ilottentot n'a rien que de très-simple. Le « laboureur dans sa chaumière goûte seul les vrais plai- « sirs. Il n'y a des huttes que chez les peuples non ci vi- ce lises. On trouve des cabanes au milieu des villes. Les « chaumières sont à la campagne. Hutte n'otfre d'autre « idée que celle d'un abri contre Tintempérie de l'air (en « allemand hutten préserver; hut^ chapeau). Au mot « cahane se joint toujours un sentiment triste, celui de « la misère. La chaumière seule nous ofTre des idées a agréables, celles du bonheur des champs. «Le vieux « tronc creusé d'un saule me servit de hutte, Je les « trouvai dans une cabane Tindigence les retenait. « J'ai été visiter les chaumières du village : je n'y ai « trouvé que de la gaieté. » La hutte peut être Thabita- « lion d'un souverain, parce que les sauvages ont aussi « leurs chefs. Nous ne dirions pas la cahane ou la chau- « mière de nos rois. »

Il est un reproche que j'adresserai àM.Guizot, conune à tous les synonymistes français, c'est de ne pas em- ployer assez souvent Tautorité de nos classiques.

Ils font des définitions, des distinctions, puis ils font des exemples. Un grammairien qui voudrait faire sentir que amare est plus fort que diligere ne se bornerait pas, sans doute, à composer une phrase pour y placer ces deux verbes : il citerait Cicéron écrivant à Brutus (Ep. I) :

* Le mot indécisivement esi encore dans la dernière édition.

{Note de VÉditeur,)

456 DICTIONNAIRES.

« L. Clodiibs vcUdô me diligit, vel^ ut l;A9aTix(aTepov dicam, « vcUdemôAMAT. >

Ne pourrait-on pas de même trouver pour un grand nombre de nos synonymes des phrases classiques les distinctions des mots seraient exactement établies ' ?

Il y a dans Voltaire un passage qui serait parfaitement placé à l'article Renommée, Réputation : « Tu voulois ac- « câbler ce respectable Bayle qui écrasait ta petite répu- « {otton par sa r^nomm^ éclatante. «

Sur disert, éloquent, on a cité un mot de d'Olivet ; Vol- taire offrait une autorité classique : « L'obscur Platon,

dit-il, fui disert plus qu'é/oguenf, poète plus que philo- « sophe.

J'ai remarqué, dans Montesquieu, un endroit qui peut servir à établir les nuances entre l'esprit^ les lumières et le savoir. Il dit du comte de Boulainvilliers, « qu'il avait « plus i^esprit que de lumières, plus de lumières que de

savoir. » Le même auteur a bien distingué cultiver les arts et les exercer : « Les hommes libres, dit-il, qui cmZ- « tivaient les arts, se trouvèrent être des serfs qui de- « vaient les ca?ercer.

Les synonymistes pourraient augmenter encore l'uti- lité de leurs recherches, en montrant les fautes que les écrivains célèbres ont pu faire contre la propriété des termes. Par exemple, au mot transcrire, qui signifie « écrire d'un livre dans un autre, d'un papier sur un « autre, » Ton pourrait citer cette phrase inexacte d'une

' M. Guizot, dans les éditions suivantes de ses Synonymes a profité du conseil, et il emprunte, en général, ses citations aux écrivains qui font autorité. C'est aussi l'un des nombreux mérites que l'on remarque dans le livre de M, Lafaje, presque toutes les citations sont classiques et empruntées à nos meilleurs auteurs. M. Boissonade, alors occupé à colliger des exemples classiques pour son Dictionnaire était fondé à réclamer des autres l'emploi d'une méthode qui lui semblait la seule capable de donner de l'autorité à de pareils travaux.

{Note de VEditeur,)

DICTIONNAIRES. 457

lettre de Voltaire à rAcadérnie : « Lorsqu^on donne une pièce de théâtre à Paris, si elle a un peu de succès,

on la transcrit d'abord aux représentations. » Écrire des vers que Ton entend réciter, ce n'est pas les trans- crire.

Un autre exemple. 5e7?2er a rapport au grain, ensemetir cer à la terre : ainsi on sème le blé, on ensemence la terre, et jamais on ne sème la terre, on n'ensemence le blé. Après avoir établi cette règle, on pourrait remarquer qu'elle a été mal à propos négligée par Raynal, lorsqu'il dit des îles de r Archipel américain : « A l'exception de quelques » graines potagères, on n'y ensemence rien ; tout s'y « plante; » il devait écrire : on n'y sème rien.

L'excellent travail de M. Guizot me fournira peut-être la matière d'un second article; peut-être^ car la foule des livres nouveaux est si grande, qu'il est bien difl^ile de revenir deux fois sur le même ouvrage.

IV

DICTIONNAIRE DES ONOMATOPÉES FRANÇAISES

PAB eu. NOOIEB^.

« L* Onomatopée, dit Dumarsais, est une figure par laquelle un mot imite le son naturel de ce qu'il signi- « fie. » S'il y a une conjecture vraisemblable sur l'ori- gine des langues, c'est qu'elles ont commencé par des onomatopées. Lorsque les peuplades primitives voulu- rent nommer les choses physiques , le moyen le plus simple, le plus naturel, celui qui dut s'offrir d'abord, fut de représenter, par le son, l'effet des objets sur l'oreille ; de même que récriture dut commencer par l'imation informe des objets matériels. Ainsi lespremiers

i Journal de l'Empire du 6 mars 1808.

498 DICTIONNAIRES.

mots parlés furent des onomatopées ; les premiers mots écrits, des dessins, des hiéroglyphes.

En grec, les verbes Ssw, Suw qui signifient gratter, racler, ratisser, expriment en quelque manière, par le sifflement de la première lettre, le sifflement die Faction : les mots français qui les traduisent sont composés avec le même mécanisme. Le verbe Zsoj semble faire entendre le frémissement de Teau jetée sur un fer rouge . il a signifié bouillir, être chaud : bouillir est lui-même une onomatopée. Upm, irp^Çw, font sentir le bruit de la scie, plus sensible encore dans le français scier, Xpi^L'KTsa^on, screare^ cracher, représentent le son que produisent la gorge et la bouche dans Taclion dont ils sont l'expres- sion. Les cris des animaux ont été rendus aussi par des onomatopées [V. p. 419]. Rien n'est plus commun dans toutes les langues que cette espèce de termes, et beau- coup d'expressions qu'on croit d'abord métaphysiques, peuvent, sans trop d'eflbrt, se ramener à l'onomatopée primitive qui leur a servi de racine, et dont elles ne sont plus que des dérivés altérés et à peine reconnaissables. Mais ne nous écartons pas trop du livre de M. Nodier : il a bien assez de quoi nous occuper, sans le secours des digressions et des préambules.

M. Nodier a recherché laborieusement toutes les ono- matopées françaises, celles qui ne sont plus d'usage, celles dont on se sert, celles même dont on ne se sert pas encore et qu'il voudrait introduire. Il les accompagne, en général, d'exemples bien choisis, en montre l'ori- gine, et quelquefois les compare avec les synonymes des autres langues. Cet ouvrage, qui demandait des études sérieuses et une lecture étendue, est exécuté de manière à faire beaucoup d'honneur à rérudition et au goût de M. Nodier. Jusqu'ici cet auteur n'était connu que par des romans pleins d'imagination et de talent, mais quelquefois un peu singuliers, et toujours un peu

DICTIONNAIRES. 459

frivoles, malgré leur apparente gravité [V. l'art, lxxxiv]. Il faut le louer d'avoir tourné ses études vers un but plus sérieux et plus utile.

Outre ce travail particulier sur les onomatopées de notre langue, M. Nodier s'est occupé d'un système trôs- étendu sur Toriglne du langage \ et sur la manière dont les mots primitifs qui représentent les objets so- nores et bruyants atteignent, par des ramifications infi- nies, les idées les plus éloignées de l'ordre physique et matériel. Je désire bien sincèrement que le succès de ce premier ouvrage puisse l'encourager à publier bien- tôt la suite de ces recherches intéressantes et cu- rieuses.

On ne verra jamais de dictionnaire qui n'offre, à sa pre- mière édition, des lacunes et des erreurs plus ou moins considérables; aussi n'ai-je point été surpris, et per- sonne ne lésera, je pense, de voir M. Nodier oublier quelques mots, et se tromper dans quelques articles. L'énorme difficulté de ce genre de compilations doit bien excuser im peu de négligence. Les dictionnaires ont d'ailleurs cet avantage, qu étant composés d'un nom- bre infini départies, les défauts de quelques-unes n'em- pêchent pas qu'on ne puisse se servir très-utilement des autres. Ainsi, quand il serait vrai que je ne me suis pas trompé dans les observations critiques que je vais sou- mettre à M. Nodier, il n'en sera pas moins vrai non plus, qu'il a fait, malgré de petites fautes à peu près inévitables, un bon livre qui manquait à notre langue.

En glanant après M. Nodier, j'ai trouvé quelques mots qui lui ont échappé. Charivari, hourvari, me semblent

1 Allusion à la Linguistique do Nodier, ouvrage qu'il ne publia quo plus tard et dont on pourrait répéter co que M. Sainte-Beuve dit du Dictionnaire des onomatopées, qui lui semble « une singulière « inspiration de cojuune esprit romanesque et le notable indice « d'un instinct philologique qui grandira. »

{Note de VEdileur,)

460 DICTIONNAIRES.

des onomatopées*. Tomber en est une bien évidemment; M. Delille en a fait un usage remarquable dans ces vers de Vlmagination (III) :

Tandis que se heurtant dans la cité tremblante, Des temples, des palais les dômes chancelants Tombent^ tombent en foule en des gouffres brûlants.

J*ai lu le mot piourpiou dans les Éludes de la Nature (I, 27) : « Je n'entends point de fois les airs ravissants et « mélancoliques d'un rossignol caché sous la feuillée, et les piou-piou prolongés qui traversent, comme des « soupirs, le chant de cet oiseau solitaire, que je ne sois « tenté de croire que la nature a révélé son secret au « sublime La Fontaine. » M. Bernardin de Saint-Pierre a fait, pour ainsi dire, entendre par cette onomatopée le son plaintif delà voix du rossignol , mais il serait,je crois, très-dangereux d'imiterune pareille hardiesse. Quoi qu'il en puisse être, ce terme devra trouver place dans le recueil de M. Nodier. 11 y faudra recevoir aussi le mot ronron forgé par Jean-Jacques pour rendre le bruit mo- notone et assoupissant des contre-basses de l'Opéra. Figurez- vous, dit Saint-Preux, un charivari sans fin « d'instruments sans mélodie, un ronron traînant etper- « pétuel de basses. » Je pourrais bien indiquer encore

* A la suite de cet article sur le Dictionnaire des onomatopées, M. Boissonade reçut deux lettres fort aimables et fort curieuses d'un lecteur des Débats^ M. de Saint-Amand ; son correspondant, au milieu de mille choses flatteuses, lui disait que Ch. Nodier n'avait pas eu tort d'omettre charivari dans son dictionnaire, ce mot n'étant pas une onomatopée, mais un terme évidemnoent composé. Il le fait venir du mot celtique chitar, qui signifie plaisantericy moquerie. Les Bretonî?, dit-il, emploient encore chouri qui a le même sens. Il rappelle le vieux sens de charimari, qui désignait ordinairement le bruit que les plaisants faisaient à la porte des nouveaux mariés. N'oubliant pas qu'il parle à un hel- léniste, il ajoute que l'étymologie grecque xapr,êaf.ia, ne vaut pas chwarimari : parce que le mal de tète n'est que le résultat et non le but du charivari

Aujourd'hui a-t-on le temps de lire son journal avec autant de soin? {Note de VEditeur.)

DICTIONNAIRES. 461

une onomatopée omise; mais peut-être M. Nodier Ta-t-il négligée par modestie, et j'aurai aussi la modestie de ne la pas écrire ici. Il faut pourtant dans un dictionnaire avoir quelquefois un peu moins de réserve, et il n'y a pas le moindre mal à écrire à leur rang certains mots qu'il ne serait peut-être pas très-décent de prononcer.

Sur siffler, M. Nodier remarque que le peuple dit com- mimément chiffler; peut-être devrait-il ajouter que cette prononciation, qui aujourd'hui est tout à fait triviale et vicieuse, n'était pas autrefois de mauvais usage. Le noble et pompeux Balzac n*a pas craint de l'employer dans un de ses i^n^re^ierw (le XIII«) : t Le peuple s'ennuie de rece- c voir si souvent du bien des mêmes personnes; il nous « chiffle après nous avoir applaudi. » Saint-Amand s'en est servi quelquefois :

Et si d'un nom qu'on chiffle au Louvre, Quelque ouvrage excellent on couvre.

Mais je ne veux pas copier plus longtemps les mauvais vers de ce mauvais poète.

M. Nodier s'est trompé quand il a cru hasarder \q mot grondement, qui lui parait indispensable pour représen- ter le bruit de la foudre, et celui d'une mer lointaine : grondement est déjà dans les dictionnaires. Mais un mot qui paraîtra peut-être réellement hasardé, c'est hululer que M. Nodier propose à l'imitation du mot ululare, formé du cri de Vulula, oiseau que nous appelons hulotte. Ce verbe serait propre, selon M. Nodier, à ex- primer des acceptions auxquelles hurler convient peu, et il ajoute que des écrivains en petit nombre ont cru pou- voir remployer. Je ne me souviens point de l'avoir encore rencontré, si ce n'est pourtant dans les Tristes de M. Nodier lui-même : « Quand la lune laisse tomber sa « lumière à travers ces colonnes, et que les hibous hu- « Wem sur les corniches. »

X' Académie a reçu le mot vagissement : il est noble,

{

462 DICTIONNAIRES.

harmonieux, nécessaire. M. Nodier voudrait mainlenant faire admettre le verbe vagir. Il est bien certain que vagir se forme aussi naturellement do vagissement, que mugir àe mugissement, et que l'analogie peut Tautoriser; mais tant que quelqu'un de Inos grands poètes ou de nos grands prosateurs ne s'en sera pas servi, il y aura de la témérité à l'employer. M. Nodier en cite un exemple pris dans les écrits d'un étranger qu'il ne nomme pas; cette autorité est de peu de valeur.

Quelques grammairiens ont voulu limiter bruire à rinflnilif; M. Nodier trouve cette décision trop sévère ; et oubliant que l'Académie accorde encore à ce verbe l'imparfait bruyait, il rapporte ce passage de M. de Saint- Pierre, qu'il appelle le Racine de la prose ; « On enten- « dait dans les bois, au fond des vallées, au haui des « rochers, de petits cris, de doux murmures d'oiseaux « qui se caressaient dans leurs nids , réjouis par la « clarté de la nuit et la tranquillité de l'air. Tous, jus- « qu'aux insectes, bruissaîent sous l'herbe. Je ne sais si j'ai tort, mais cet exemple ne me paraît pas heureu- sement choisi, car bruissaient, qui seul suffit déjà pour of- fenser les grammairiens, se trouve placé dans une phrase qui pourrait bien n'être pas assez régulière- M. Nodier eût cité plus à propos ceslignes d'un autre écrivain [M. de Chateaubriand! pour lequel il professe aussi la plus haute estime : « Des insectes sans nombre, d'énormes chauves- « souris nous aveuglaient ; les serpents à sonnettes « bruissaîent de toutes parts. » Il serait fâcheux que les deux exemples de ces habiles auteurs ne fassent que deux exemples de barbarismes : les grammairiens seront, j'en ai peur, assez rigoureux pour le dire '.

* Aujourd'hui, va9irot6ruwsaieni ne choqueraient plus personne, pas même M. Boissonade qui se montre ici un peu sévère peut- être; il est vrai, qu'avec Ch. Nodier, il fallait se montrer plus que prudent.

Au reste, le verbe hruire est ciifi au prc'sent par M. Boissonade

DICTIONNAIRES. 463

M. Nodier définit de cette manière le mot glas : « Le « tintement glapissant d'une cloche qu'on sonne pour « un ecclésiastique qui vient de mourir. » Il est aisé de voir qu'il a voulu, par Tépithète glapissant, faire allusion à Tétymologie du mot glapir que quelques-uns font ve- nir de glas : on pourrait contester là- dessus ; mais il vaut mieux n'en pas parler ici. Le vrai défaut de la définition, c'est de trop particulariser Tacception du mot glas^ qui se dit des cloches tintées pour toutes les personnes qui viennent d'expirer, autant que pour les ecclésiastiques. M. de Châleauhriand, dans son admirable épisode de René^ a employé ce terme dans le sens général do tinte- ment : « J'écoute^ et au milieu de la tempête je distin- « gue les coups de canon d'alarme mêlés au glas de la « cloche monastique. »

J'ai eu la curiosité de vérifier quelques-unes des cita- tions de M. Nodier, et je ne les ai pas toujours trouvées exactes

DICTIONNAIRE DU BAS LANGAGE,

ou DU LANGAGE USITÉ PARMI LE PEUPLE,

PAR d'hAUTBL.

DICTIONNAIRE DES EXPRESSIONS VICIEUSES

USITEES DANS UN GRAND NOMBRE DE DEPARTEMENTS,

PAR J. F. MICHEL ^

Rien n'est plus embarrassant pour les étrangers, sou- vent même pour les Français, que cette foule de locu-

lui-môme dans un des articles que nous reproduisons (t. 11^ p. 74) :

La mer, autour, bruit et gronde.

{Note de l'Editeur,) 1 Journal de VEmpire des 15 décembre 1807 et 15 juin 1808.

(

464 DICTIONNAIRES.

lions, de métaphores singulières, de proverbes, de bar- barismes, dont est rempli le langage du peuple. Nos comédies, les poésies burlesques et, en général, tous les ouvrages familiers ou facétieux, offrent également un nombre infini de phrases et d'expressions que les grands Dictionnaires n'ont pas daigné recevoir, et dont on ne sait souvent trouver l'explication. Il est vrai que le Diction- naire comique et satirique de Le Roux pourrait être d'un utile secours ; mais ce recueil, composé en grande partie d'idiotismes populaires et de locutions triviales, contient aussi tant de mots obscènes et d'obscènes commentaires, que si quelquefois on peut le consulter avec fruit, on ne peut au moins se permettre d'en conseiller publiquement la lecture. Le Roux était un homme sans mœurs et sans talent, il a fait, en tous sens, un très-mauvais livre d'un livre qui pouvait être très-utile.

Le Dictionnaire du bas langage est composé dans im tout autre esprit. Le laborieux auteur à qui nous le devons en a soigneusement banni toute obscénité, et déjà supérieur à Le Roux par son goût et par son respect pour les bienséances et la morale publique, il Ta en- core surpassé par l'étendue et l'exactitude de ses re- cherches.

Pour montrer à M [d'Hautel] que je n'ai pas trop

légèrement parcouru son utile compilation, je joindrai ici quelques observations critiques dont il lui sera peut- être possible de profiter pour une nouvelle édition.

Après avoir cité un emploi proverbial du mot acabit^ il ajoute que ce terme est propre à Téconomie rurale, et qu'il ne s'emploie qu'en parlant des animaux. Gela ne semble point exact; car, selon l'Académie, acabit ne se dit guère que des fruits et des légumes

Est-ce que se mettre en rang d'oigno7issigmûe «se placer en un rang il y a des personnes plus considérables « que soi ? » Ne peut-on pas se mettre en rang d'ognons

DICTIONNAIRES. 46S

(ou d*oignons) avec les personnes considérables, comme avec celles qui ne le sont pas? J'invite Tauteur à faire là-dessus de plus amples recherches : la chose en vaut la peine !

L'amoureux transi est défini : « Un homme indifférent et flegmatique, qui n'aime que par calcul et intérêt. » Mais ce n'est pas tout : on entend encore, par amoureux tra7isi, un amant timide jusqu'au ridicule, taciturne, froid, embarrassé, platonique. Boileau a dit :

Je hais ces vains auteurs dont la muse forcée M'entretient de ses feux, toujours froide et glacée: Qui s'affligent par art et, fous de sens rassis. S'érigent, pour rimer, en amoureux transis.

J'engage l'auteur à ne point omettre dans sa deuxième édition quelques mots très-nobles oubliés dans celle-ci : embarlificoter, pataud, embrouillamini, rogome ou rogum. Voltaire, quelque part,aécrit rogum^itLe président, ayant « bu un verre de rogum, démontra à l'assemblée qu'il était « aussi aisé à l'arae de voir l'avenir que le passé. » Une lettre du même auteur me fournit un exemple d'embrouil- lamini : « Il y a, au troisième acte, un eynbrouillamini qui me déplaît. » Pataud est dans le Dictionnaire de l'Aca- démie ; mais trouver embarlificoter ?

11 ne faudra pas non plus négliger ces phrases très- connues : être tout chose^ être tout je ne sais comment, ni ce proverbe assez rare : être tout évêque d'Avranchcs. Il y en a un bel exemple au commencement du Mathanasius. M. Leschevin, qui Ta doctement expliqué [V. lxxx], cite fort à propos, dans sa note, ces petits vers de Collé :

Si sur moi sa bonté s'épanche, Mon air content l'annoncera; S'il me refuse, il me rendra Tout évêque d'Avr anche.

L'auteur devra peut-être recevoir aussi rapport que, construction ridicule que l'on entend quelquefois dans

T. II. 30'

/

466 DICTIONNAIRES.

le langage commun et dont il y a un exemple dans ce badinage de Voltaire à madame de Clioiseul : « Rapport « que Votre Excellence m'a ordonné de lui envoyer les « livres facétieux qui pourraient m'arjîver de Hol- « lande... »

Enfin, puisque conséquent n^ a. pas été oublié, il ne sera pas inutile d'y joindre le barbarisme non moins usité : plm majeur et très-majeur. [V. ci-dessus, p. 407, en note.]

Je ne dois pas oublier de dire que, pour rendre son Recueil, sinon plus intéressant, au moins plus complet, l'auteur y a inséré plusieurs expressions prises de l'argot de différentes classes d'ouvriers. La langue des impri- meurs lui est surtout particulièrement connue. Il a même quelques notions légères de l'idiome des voleurs. Il nous apprend, par exemple, que, dans le style de ces messieurs, faire suer un chêne signifie détrousser un pas- sant : cela est toujours bon à savoir *.

§n.

Le Dictionnaire des Expressions vicieuses^ par M. Mi- chel, est composé sur un plan moins étendu, mais n'a pas un but moins utile.

lUn Lexique de l'argot des voleurs et des gamins de Paris est désormais indispensable aux lecteurs de certains romans modernes; en effet, le domaine de l'argot s'étend chtique jour davantage, et envahit celui de la langue usuelle d'une façon inquiétante. Nous ne sommes pas assez au courant de cette portion delà philologie, pour indiquer à nos lecteurs les travaux qui lui ont été consacrés dans ces derniers temps: nos connais- sances sur ce point s'arrêtent aux Éhides de philologie comparée^ sur V argot et les idiomes analogues, par M. Francisque Michel (Paris, 1855), et aux spirituels articles que M. Philarète Chasles a donnés dans les Débats, sur ce problème social, il y a tantôt un an. {Note de l'Éditeur.)

i^r

DICTI0NNAIRE8. 467

Mis entre les mains des enfants, il contribuera effica- .\^

cernent à détruire, dans les départements, en Lorraiisf surtout, les barbarismes qui y corrompenl la pureté 40 la langue et de la prononciation française.

Quoique le Dictionnaire de M. Michel ne soit pas spé- cialement à Tusage des Parisiens, ils pourront cependant profiter à le parcourir. Ils y trouveront indiquées et cor- rigées quelques-imes de leurs fautes : colidor, par exem- ple, aoust, éduquer, fur à mesure. Ormoire est oublié; mais, ce qui est plus important, ils y verront condamnée leur mauvaise phrase, faire une maladie, Rousseau s'en est servi dans ses Confessions, ce qui longtemps m'avait fait croire qu'elle était particulière aux Genevois ; mais je sais maintenant qu'elle est tout à fait inconnue à Ge- nève : elle appartient à l'idiome de Paris. A propos de Genève, si M. Michel veut enrichir son Dictionnaire de deux termes genevois, je lui indiquerai cocoler, pour caresser, et profiter une chose, pour la mettre à profit.

Il m'a paru que M. Michel, qui a presque toujours raison, avait peut-être été trop sévère en condamnant la locution, il est au fin fond des forêts. Il propose, d'après rAcadémie, il est en fin fond de forêt. Mais si l'Académie a: voulu citer cette phrase, qui, pour en avertir en passant, est prise de Molière dans les Fâcheux, il ne s'ensuit pas du tout qu'elle ait désapprouvé Vautre. Voltaire a dit :

C'était le Diable

Qui leur venait du fin fond de VEnfeVf

et non pas du fin fond d^ Enfer.

M. Michel a fort justement désapprouvé l'emploi de je fus i^ouT j'allai. J'ai déjà moi-même parlé souvent de cette faute de langage. [V. 1. 1", p. 356, et t. II, p. 405 et 406.]

M. Michel condamne les phrases : « Il arrive tout de « gaux, il entra tout de gaux, cela va tout de gaux, Il n'y a de condamnable que Torlhographe de M. Mi- chel. Il faut écrire tout de go ; c'est la forme reçue par

468 mCTIONNAIRES.

rAcadémie. On a pu lire dans les Mémoires de Collé ces petits vers de Piron :

M. Turgot étant en charge, Et trouvant ce quai trop peu large, T fit ajouter cette marge : Passant, qui passez tout de go^ Rendez grâce à M. Turgo.

Le mot familier grognon est rejeté jyar M. Michel. Il veut qu'on dise grogneur et grogneuse; c'est le sentiment de l'Académie. Cependant, Jean -Jacques a dit, dans le pre- mier livre des Confessions : « Madame Clôt, bonne femme

au demeurant, était bien la vieille la plus grognon que

je connus de ma vie. Par occasion, je remarquerai que M. Nodier, dans sonDictionnaire des Onomatopées [V. le n* précédent], a eu tort d'avancer que grognard et grognon ne se disent point. Grognard peut se dire encore mieux que grognon^ car il a la sanction de TAcadémie. Jean-Jac- ques qui, dans sa belle prose, descend quelquefois aux plus grandes naïvetés du langage, s'est servi de cette expression dans la neuvième de ses Rêveries : Je ne

saurais dire combien Tair grognard et maussade des

valets qui servent en rechignant m'a arraché d ecus. Sur réannoncer^ M. Michel observe que ce mot n'est

pas français, qu'on ne dit pas : Je ferai réannoncer votre ouvrage. » Il ajoute qu'il faut 5e méfier de ces verbes réduplicatifs. Ceci mérite quelque discussion.

M. Michel aprononcé que ce verbe n'était pas français, parce qu'il n'est pas dans le Dictionnaire de l'Académie. Mais ce principe doit-il être en ce cas rigoureusement appliqué ? L'Académie a négligé une foule de termes par rc, par entre, par de et des privatifs, par demi, etc. Je ne puis penser qu'elle ait prétendu exclure de la langue ceux qu'elle n'a pas insérés dans son Vocabulaire, puis- qu'on les trouve à chaque page dans les meilleurs écri- vains. Il me parait probable que cette omission provient

DlCflONNAlRES. 46d

de ridée qu^il était inutile de noter le nombre infini de ces mots, sur la composition desquels Tanalogie est un guide suifisant. Si l'on dit bien réimpnmer^ réajourner, réordonner^ etc., pourquoi ne dirait-on pas réannoncer f

Mais voici un exemple qui me parait assez remar- quable. L'Académie n'a pas reçu rebaptiser, M. Michel, d'après cela, décidera d'abord que ce verbe n'est pas français. Je pourrais lui citer Voltaire, qui s'en est servi trois ou quatre fois au moins, en racontant la singulière plaisanterie que Tévôque Lavardin fit à larticle de la mort. Mais cette autorité ne lui paraîtrait peut-être pas suffisante : il cédera sans doute à celle de l'Académie. Sur le mot rebaptisants, l'Académie a fait cette note : « Nom de certains hérétiques des premiers siècles, qui « rebaptisaient ceux qui avaient déjà été baptisés. »

Il y a peu de verbes simples qui ne soient suscepti- bles de composition ; ceux même elle parait le plus difficile peuvent quelquefois l'admettre : mourir, par exemple, est un verbe la réduplication semble d'abord impossible. Mais pourquoi remourir serait-il un barba- risme, quand revivre n'en est pas un ? Si l'on avait à ra- conter la seconde mort d'un homme qui eût été ressus- cité, ne vaudrait-il pas mieux employer remourir, ainsi que Ta fait quelquefois Voltaire, que de dire languissam- ment mourir de nouveau? L'analogie et le goût sont ici la règle des écrivains. Un mot bien composé est, je crois, un mot bien français ; mais on peut s'y tromper et com- poser de véritables barbarismes. Il y en a plus d'un dans le Dictionnaire des privatifs^ de M. Pougens.

Quand M. Michel donnera une nouvelle édition ou un nouveau supplément, je l'engage à y insérer le mot crotu^ employé à Genève dans de sens de marqué de la petite-vérole. Madame d'Orbe, dans la Nouvelle Héloïse (IV, 8), écrit à Julie : « Je te trouve aussi fort bonne de vouloir qu'une prude grave et formaliste comme moi

470 DICTIONNAIRES.

jEasse les avances, et que, toute affaire cessante, je

coure baiser un visage noir et crotu qui a passé quatre fois sous le soleil et vu le pays des épiées! » M. Boiste^ qui n'a pas fait un BictionDaire des Expressions vicieuses^ mais un dictionnaire de la Langue française, a eu tort de recevoir crotu, La note de Kousseau devait l'avertir que crotu est un barbarisme genevois.

£n général, M. Boiste n'a pas montré toujours assez de critique dans la composition de son Dictionnaire. Par exemple, il a pris mêmeté dans Voltaire, ne faisant pas attention que ce barbarisme n'a été forgé que pour faire ^ntir précisément la valeur du mot identité. Un étranger qui trouvera dans le Dictionnaire de M. Boiste mêmetê, suivi du nom de Voltaire, croira ce terme excellent. M. Boiste s'est trompé : le mot n'est pas français, et Vol- taire le savait pai*faitement. 11 y aurait bien d'autres re- marques à faire sur le livre de M. Boiste [V. p. 451 , note] ; mais revenons à celui de M. Michel.

Je lairraiy je lairrais^ pour je laisserai, je laisserais, sont des façons de parler très-mauvaises, et que Ton entend quelquefois. M. Michel fera bien d'en prendre note. Il est singulier que Malleville, l'élégant auteur du sonnet de la Belle Matineuse, ait pu tomber dans cette faute grossière. Il dit dans un autre sonnet :

Si mes forces, Daphnis, égalaient mon courage, A tes discours flatteurs je me lairrais tenter i.

J'appelle encore la sévérité de M, Michel sur remplir

i II fallut l'autorité de Yaugèlas pour que cette forme disparût du style noble. En 1636, Corneille disait encore dans le Cid (V, IV) :

Vous lairra par la mort don Sanche pour époux.

Voir à ce sujet l'article du Lexique comparé de la langue de Corneille, de M. Fréd. Godefroy (t. II, p. 1). Dans les provinces du Nord, les paysans emploient encore ces formes: Je lairrai et je lairraU, {Note de VÉditeur,)

DICTIONNAIRES. 471

un but, locution très-irrégulière, que la conversation a reçue et qui a même passé dans le langage écrit. Der- nièrement, un de nos meilleurs littérateurs Ta reprise dans La Harpe : il est aisé de voir qu'on peut atteindre un but, mais qu'on ne le remptit pas.

J'adopte sans restriction cette remarque du savant académicien ; mais je crois qu'il a été un peu trop rigou- reux lorsque, rendant compte de VArt d'aimer d'Ovide, traduit par M. de Saint- Ange, il a condamné ce vers :

I/amour absent fait placé à de nouveaux amours.

« Ce pluriel masculin n'est pas, dit-il, posittvement « contre la langue, mais contre le bon usage. Si les « grammairiens et le Dictionnaire de l'Académie ne dé- « ciden t pas expressément qu'il doit être féminin , l'usage « constant et unanime^ depuis que la langue est fixée, Ta « décidé pour eux. » L'Académie dit qu'amours est presque toujours féminin^ même en prose; d*où il suit qull peut être quelquefois masculin. La langue poétique a bien assez de difficultés, il ne faut pas lui ôter cette ressource. M. Delille, dont l'autorité est si grande quand il s'agit de versification et de langage, a employé amours dans le VI« chant de ïlmagination, au même genre que M. Saint-Ange :

Par l'ardeur de ses sens lu jeune liomme emporté,

Dévore le présent avec avidité

Kéve de longs succès, rêve de longs amours.

J'ai cité l'Académie d'après l'édition authentique de Smits. Celle de Moutardier, je l'avoue, condamne formel- lement M. Delille et M. de Saint-Ange ; mais elle-même est condamnée, et son témoignage n'a point de valeur.

LXXXVIII

BIBLIOGRAPHIE

I

RÉPERTOIRE DE LITTÉRATURE ANCIENNE

PÀB FMD. KCH<BLL *.

« Depuis longtemps, dit M. Schœll dans sa préface, « les savants et les gens de lettres se plaignent de la diflQculté qu'ils éprouvent à Paris pour se procurer « les livres de sciences et de littérature imprimés à

1 Journal de V Empire du 27 mai 1808.

—Nous taiiiiions l'occasion de donner ici un -substantiel article de M. Boissonade, du 38 février 1807:

SUR LE CATALOGUE DES CLASSIQUES GRECS

FAIT PAR l'École d'alexandrib,

d*apiIes rubnkbnius *,

« La méthode des plus anciens maîtres de poésie et d'élo- quence était de parcourir tous les poôtes et tous les orateurs, de louer et de proposer comme modèle ce qu'ils trouvaient de bon en chacun, de blâmer ce qui leur semblait vicieux et d'en inter- dire l'imitation. C'est ainsi qu'Aristote procède. Dans ses Pré- ceptet de rhétoriiiuef il ne s'appuie pas sur des exemples pris seu— lement dans Démostbène, ou dans les plus fameux orateurs ; mais il emprunte à Androclès, à Aristopbon, à Iphicrate, à Cépbi- sodote et à une foule d'autres, leurs plus beaux passages.

« Homère, Pindare, Aristophane, Sophocle, tous premiers en

* Hittoria critica, p. xcr.

BIBLIOGRAPHIE. 473

Vétranger: Des demandes réitérées m'ont fait naître

l'idée de former un établissement qui, consacré plus

particulièrement à ce genre de relations, pût remédier

à rinconvénient qui provoque ces plaintes, etc. » Cet établissement possède les éditions et traductions

des classiques grecs, latins, orientaux, qui ont paru en France et en Allemagne depuis vingt ans et davantage ; des ouvrages de critique sacrée et profane, d'archéo- logie et d'histoire ancienne; des traités élémentaires sur les langues savantes; enfin, tous les livres qui se rapportent à la littérature classique et peuvent aider les études de l'amateur ou les travaux du philologue.

Si M. Schœll n'eût voulu que faire connaître les titres de ces livres, un simple catalogue pouvait remplir par- faitement ce but ; mais il a bien senti qu'une nomencla- ture toute nue ne suffisait point ici. Parmi cette foule d'ouvrages dont les auteurssont presque tous inconnus en France, il était nécessaire de guider, d'éclairer le choix du lecteur. Si une édition grecque nous venait annoncée

leur genre, pouvaient jfournir à Aristotc les exemples dont il avait besoin pour sa Poétique ; mais il crut aussi devoir puiser à d'autres sources , et il cite Empédocle, Mélanippide, Anaxan- dride, Dicœogène, et plusieurs autres encore.

« Mais cette méthode, qui était excellente, fut abandonnée sous les Ptolémées. A cette époque, parurent deux critiques d'un esprit remarquable et d'une vaste érudition, Aristarque et Aristo- phane de Byzance. Il leur sembla que l'immense quantité des livres nuisait plus aux lettres qu'elle ne leur était utile , et pre- nant leur goût pour unique règle, ils firent un choix des écrivains de chaque genre. Dans la foule des orateurs, dix seulement furent choisis par eux: Antiphon, Andocide, Lysias ''', Isocrate, liée, -*)schine, Lycurgue, Démosthène , Hypéride et Dinarque. Ils choisirent parmi les poëtes héroïques: Homère, Hésiode, Pisan- dre, Panyasis et Antimaque ; parmi les petites ïambiques: Archi- loque, Simonide et Hipponax ; parmi les élégiaques: Callinus, Himnerme, Philétas et Callimaque ; parmi les lyriques : Alcmao,

* [Voir plus loin, aux Mobciaux imbmts, la NoHce sur Lysiat M. Boii- ionade reyient sur ce Catalogue,]

474 BlBLiOOaAPHIE.

sous le nom de M. Larcher, de M. Datheil, de M. Coray, ou de M. Clavier, on ne demanderait pas d'autre recom- mandation, et sur le titre elle serait d'abord jugée. Mais quand on parle d'un livre donné par M. Schùtï, Jat M. Hermann, par M, Jacobs, par M. Schneider, ces noms, dont la célébrité n'est point encore aussi grande en France qu en Allemagne, n'instruisent pas suffisam- ment tous les lecteurs français. Il fallait donc expliquer nettement le mérite ou les défauts des ouvrages indiqués, et entrer au besoin dans des détails littéraires et biblio-» graphiques qui pussent diriger sûrement l'acquéreur.

Aloée, Sappho, Stésichore, Pindare, Baccbylide, Ibycus, Ado- créon, Simonide ; parmi les (ragiqaes: jEsehile, Sophocle, Euri- pide, Ion, Achée ; parmi les poëtes de l'ancienne comédie: Epicharme, Cratinus, Eupolis, Aristophane, Phérécrate et Platon; parmi ceux de la moyenne comédie : Antiphane et Alexîà ; parmi ceux de la nouvelle : Ménandre, Philémon, Philippide, Biphile, Apollodore. Dans la foule des historiens, leur rigou- reuse censure ne fit grâce qu'à Hérodote, Thucydide, Xénophon, Théopompe, Ephore , Anaximène et Callisthëne. Ils établirent deux classes des poëtes tragiques; dans la première, ils avaient placé ceux que j'ai nommés plus haut; dans la seconde, étaient Philisque de Corcyre, et six autres qui formaient la pléiade tra- gique et dont on peut voir les noms dans le Scholiaste d'Hé- phœstion.

« Ce Catalogue paiTa.U avoir été suivi par Proclus en sa Chresto- mathie, et par un grammairien cité dans la Bibliothèque de Coislin. Son existence est encore attestée par un passage de Quintilien, que je rapporterai dans les termes de Tabbé Gédoyn : c Apollo- nius, dit ce grand critique, n'est pas marqué parmi les auteurs « dont les grammairiens nous ont donné la liste, parce qu'Aris- « tarque et Aristophane, qui se sont arrogé le droit de juger du « mérite des poëtes, n'ont fait mention d'aucun écrivain de leur « temps. y> A cette occasion, l'on peut demander pourquoi Calli- maque, contemporain d'Apollonius, se trouve dans le Catalogue, parmi les élégiaques? Il est possible qu'il y ait été placé par des critiques postérieurs : c'est ainsi qu'Apollonius lui-même se trouve compris dans une pléiade de poëtes de différents genres dont parle le biographe de Lycophron.

« Voici un autre passage de Quintilien, le Catalogue alexan- drin n'est pas indiqué avec moins de. clarté : « Des trois poëtes « qui ont écrit en vers ïambes et qu'Aristarque a reçus dans sa

DIBLIOGBAPiUB» 478

M. Schœll, qui joint à toutes les connaissances de son état une littérature fort étendue, a si bien exécuté ce travail, que le Catalogue do sa librairie est devenu lui- mémo un livre important, et digne d'occuper une place dans los bibliothèques le» mieux composées.

Les excellents journaux qui s'impriment en Allemagne, les savantes compilations do Fabricius, d'Krnesti, de M. Ilarles, ont fourni à M. Schœll les matériaux d'un grand nombre de notices. Il a reçu encore, et il le té- moigne dans sa préface, des secours de plusieurs sa- vants, et particulièrement de M. Bast, conseiller de la

« liito, Arcbiloque eit le leul qui puitte produire en nous l'effet « que je dii. »

« Loi écrivaini admit dans le Catalogue critique étaient diti proprement m ordinem veniref in ordinem redigit tn numerwn redigi, recipi, L'oxpreiiion consacrée pour ceux qui en avaient été exclus était numéro eaimi. Cette remarque est d'autant plus im- portante à faire, que beaucoup d'interprètes se sont trompés lar le sens de ces expressions et, entre autres, notre traducteur fran- çais de Quintilion, l'abbé Oédoyn, qui, au commencement du chapitre v du livre I*', a rendu in ordmem redigeref par « mettrs on meilleur ordre, » ce qui est un véritable contre-sens. En grec, l'admission s'exprime particulièrement par %ç,lviab%if l^xpiviorOoi^ l'exclusion par Ixxf ivioèori : ce qu'il serait au besoin très-facile de prouver par des passages de Suidas, de Photius et d'autres gram* mairiens.

« Cette censure des critiques d'Alexandrie donna aux auteurs approuvés une telle autorité , qu^iis devinrent presque seule l'objet des études et des lectures publiques ou particulières. Les grammairiens, qui se seraient fait un scrupule religieux de douter un moment du bon goût d'Aristarque, n'interprétaient dans leurs école» que les auteurs reconnus dans la sienne, et les rhéteura ne voulurent plus ornor leurs préceptes que d'exemples pris dani les dix orateurs regardés, depuis leur insertion au Catalogue^ comme les types légitimes do la pure éloquence.

c On pourrait dire bien des choses contre et pour ces arrêts des critiques d'Alexandrie. Sans doute, il était utile que beaucoup d'ouvrages médiocres fussent rabaissés dans l'estime publique, et que les grands écrivains fussent settls proposés à l'imitation. Mais qu'il est diiiicile et délicat de prononcer ainsi sur le mérite des livres 1 Ne peut-on pas soupçonner que plusieurs furent exclus du Catalogue avec trop do rigueur, que d'autres y furent

476 BIBLIOGRAPHIE.

légation et chevalier de l'ordre du Mérite de Hesse. Les remarques communiquées par cet habile helléniste se distinguent par la nouveauté et l'importance des rensei- gnements ^

Par exemple, M. Bast nous apprend que le Lexique inédit de Philémon, fréquemment cité par M. de Villoison

reçus avec trop d'indulgence? Pourquoi, par exemple, mettre parmi les dix orateurs attiques ce Dinarque que Longin, Her« mogène et d'autres anciens appellent, par dérision, un Ditnos^ ihhne d'orge^ et exclure Callistrate e< Léodamas, dont l'éloquence fut cent fois plus célèbre ? Au reste, qu'un ou deux écrivains aient été injustement condamnés, qu'on ait placé au premier rang un orateur qui ne méritait pas cette distinction, ce n'est en appa- rence qu'un mal assez petit; mais les suites en furent graves. Les écrivains rejetés du Catalogue classique cessèrent d'abord d'être lus, puis d'être copiés, enfin se perdirent totalement. C'est ainsi que môme, depuis le Catalogue d'Alexandrie, plusieurs beaux discours de Lysias ne furent plus copiés, et finirent par disparaître tout à fait, au détriment des lettres et de l'éloquence, parce qu'un critique de Mjsie, nommé Paul, avait prononcé qu'ils étaient supposés.

« Il se trouva cependant quelques hommes de goût qui, s'en rapportant plus à leur sentiment qu'aux arrêts des critiques, mettaient parmi les classiques des écrivains oubliés dans le Cata- logue et condamnés par les décrets d'Alexandrie. Parmi les ora- teurs, Aristogiton trouva des partisans. Quintilien le nomme avec distinction, et Hermogène dit qu'il faut prendre dans ses discours des exemples du style dur: ce qui ne semble pas un très-grand éloge. Quoi qu'il en soit, cette espèce de protection accordée à Aristogiton fut cause que ses œuvres durèrent un peu plus long- temps que celles des autres orateurs. Pline le jeune, au mépris de la décision d'Âristarque, met Callimaque et Hérodes à la tête des poëtes ïambiques. Tzetzes lui-même, osant suivre une autre autorité, détrône Simonide, et le remplace par -Ananias ; mais ces suffrages isolés de quelques hommes de lettres ne pouvaient prévaloir contre l'influence d'une école dont les jugements étaient respectés comme des oracles. » H

> M. Boissonade oublie ici l'un de ceux qui ont le plus effica- cement contribué au mérite de ce catalogue, c'est lui-même. Il revit les épreuves du Répertoire^ fit disparaître plusieurs erreurs ou inexactitudes et communiqua d'utiles indications, notamment sur Ducuil, ainsi que le constate M. Schœll lui-même. Il j a eu d'autres articles l'on retrouverait aisément la touche du savant et ingénieux maître. {Note de l'Editeur,)

BIBLIOGRAPHIE. 477

sur Apollonius, est tout entier dans Phavorinus, qui ne s'est fait aucun scrupule de copier, sans les nommer, Phi- lémon et plusieurs autres scholiastes et gi^ammairiens. J*ai moi-même autrefois rapporté, comme inédits, plu- sieurs fragments de ce Philémon. La rareté de l'ouvrage de Phavorinus a causé cette erreur de M. de Villoison et la mienne. Si le livre de M. Schœll ou cet article peut pénétrer juspu'à Greenwich, le savant philologue, que M. Schsefer a si justement nommé vir egregim^ apprendra peut-être, sans beaucoup de plaisir, que Philémon est moins rare qu'il ne l'avait pensé. M. Schneider, qui a inséré dans la Bibliothèque de Gœttingue un article sur Philémon, ne savait rien non plus du plagiat de Phavo- rinus.

A la suite de son bel ouvrage sur les Principes de la langue grecque^ M. Hermann a donné, comme ipédits, d'après un manuscrit d'Augsbourg, un Traité anonyme de la construction des verbes, M. Bast prouve que ce Traité est composé de deux ouvrages différents très-mal à propos confondus ; que le premier est un Lexique de George Lecapenus, imprimé déjà dans ce même Phavo- rinus , et que le second, réellement inédit, appartient à Maximus Planudes.

Au nombre des remarques les plus importantes com- muniquées par M. Bast, je place encore celles il in- dique aux laborieux compilateurs de fragments et aux futurs éditeurs d'Achilles Tatius, d'Élien, d'Héliodore, d'Héraclide, d'Hérodien, les manuscrits de Paris qu ils doivent consulter pour rétablir le texte de ces auteurs, ou compléter leurs collections.

Parmi les morceaux dus à M. Schœll, j*ai particulière- ment distingué les notices sur le Liber Ignium de Marcus Grc'ecus , sur Phèdre, sur THomère et le Virgile de M. Heyne, sur la traduction des Bucoliques par M. Fir- min Didot, sur l'Anthologie de Brunck et celle de M. Ja-

478 BlillOGRiPBIE.

cobs, sur les excellentes éditions de M. le professeur Schweighœuser, sur le Dictionnaire grec de MM. Quesnon et Thory, sur celui de M. Schneider, etc. A Toccasionde ce dernier ouvrage , M. Schœll a fait, avec beaucoup d'érudition , VHistoire littéraire des lexiques grecs mo- dernes. Ce dictionnaire de M. Schneider est un livre excellent, composé avec autant de critique que de soin , mais il est pourtant très-loin d'être complet. M. Bast a recueilli dans les grammairiens, les Pères, la Byzan- tine, huit mille mots; au moins, qu'on ne trouvera ni dans M. Schneider, ni dans aucun lexicographe.

La Notice sur Ovide^ dont une partie a été donnée à M. Schœll par un savant qu'il ne nomme pas, est le résultat de beaucoup de recherches. On y trouvera la liste de tous les commentateurs, éditeurs et traducteurs des Métamorphoses.

A l'article de Catulle, M. Schœll a réimprimé un frag- ment de ce poète, publié, il y a deux ans, par M. Mar- chena, d'après un prétendu manuscrit d'Herculanum. M. Schœll l'a donné avec les additions et corrections de M. Eichstœdt, qui assure avoir trouvé vingt nouveaux vers dans un manuscrit d'Iéna. Ce morceau de Catulle, qui prouve le rare talent avec lequel M. Marchena sait écrire en latin, a eu beaucoup moins de célébrité que le fragment de Pétrone qu'il fit imprimer en 1800, sous le nom du docteur Lallemandus. M. Marchena avait si par- faitement imité le style et la manière de Pétrone, qu'un savant Allemand écrivit une dissertation très-sérieuse pour démontrer l'authenticité du fragment [Voy. t. I, p. 329].

On parla beaucoup de cette méprise : elle est un peu forte ; mais elle n'est pas sans exemple et fait, je crois, plus d'honneur au talent de M. Marchena que de tort au jugement du critique. Les hommes les plus habiles et les plus exercés peuvent être dupes de ces tromperies litté*

BIBLIOGRÀFJEEIE. 479

raires. Muret fit des vers latins que l'oracle des critiques, le fameux Scaliger, admira de très-bonne foi, comme un précieux fragment de (juehiue vieux comique. La satire de Lile, de Michel de l'Hôpital, fut commentée par Box- horn qui la croyait d'un ancien auteur. Pomponius Lœtus fabriqua un testament latin sur lequel Rabelais fit des notes, le jugeant de Lucius Cuspidius (Jonl il porte le nom. Rabelais prit encore pour antique un contrat de vente composé par Pontanus. Qui ne sait les étranges méprises deTantiquaire Golonia, de Ghamillard, de Wiu- kelmann»?

Une erreur plus récente est celle de M. le professeur Matthaei, lequel ayant rencontré, sous le nom de So- phocle, trois cents vers d'un Grec fort moderne, ou plutôt de quelque moine latin, les a publiés avec une pleine confiance, comme un fragment inestimable de la Clytem7iestre, et a mis toute son érudition à prôner et défendre cette rare découverte. Parmi les livres de M. Schœll, on trouvera une nouvelle édition de ce frag- ment, avec des notes qui renversent de fond en comble le système de M. Matthaei et tous ses arguments. L'édi- teur, M. Struve, a prouvé sans réplique que Sophocle n'a pu faire trois cents vers pleins de fautes de quantité, la langue est violée perpétuellement, le style de la Bibl^est imité, fourmillent les latinismes*.

* Si l'on veut savoir jusqu'à quel point notre judicieux critique a cru aux vers de Turnus-Balzac, on se reportera au tome I*', p. 325 et la note. {Note de VÉditeur.)

^ Ces pièges tendus à la bonne foi des ('îrudits n'empêchaient pas M. Boissonade de croire aux découvertes véritables, de les signaler et d'applaudir aux efforts estimables des inventeurs pri- vilégiés. Ainsi, dans un article du 13 avril 1812, sur le Répertoire de Bibliographies spéciales de Gabriel Peignot, que le défaut d'es- pace nous oblige à négliger, il signale une intéressante décou- verte de M. Peyron :

c J'aurais encore quelques remarques à faire sur le Répertoire de M. Peignot; mais elles seraient de fort peu d'importance, et

480 BIBLIOGRAPHIE.

Les poètes latins modernes entrent dans la collection de M. Schœll : elle s'étend niême aux ouvrages récents des Grecs, mais elle n'en contient qu'un petit nombre, et encore sont-ils assez insignifiants. Ce sont des gram- maires, des dictionnaires, des compilations élémentaires. On y distinguera cependant une traduction de Beccaria, avec des notes par le célèbre docteur Coray, et une im- portante édition de Thucydide par M. Neophytos Ducas. H ne faudrait pas conclure de la sécheresse de cette partie du répertoire que les Grecs ont peu de livres : il était dans le plan de M. Schœll de ne citer que ceux qui se trouvent facilement dans le commerce. La littérature actuelle des Grecs est infiniment plus étendue qu'on ne le pense. Ce peuple, excessivement malheureux, est bien loin de mériter le reproche de barbarie qu'on lui fait trop souvent. Je parlerai de sa littérature avec quelque

j'y renonce. J'aime bien mieux employer ce qui peut me rester de place au récit d'une découverte littéraire faite par M. Peyron, professeur adjoint des langues orientales dans l'Académie de Turin.

« Simplicius, philosophe péripatéticien du vi' siècle, a fait, entre autres ouvrages, un Commentaire sur le Traité d'Aristote deCœlo. Il n'eu existe qu'une seule édition, celle d'Aide, im- primée en 1526. Les savants qui avaient occasion de consulter ce livre remarquaient que le texte était, dans une foule d'en- droits, prodigieusement altéré; que le style était dur et bar- bare; que les citations, assez conformes pour le fondée la pensée aux passages originaux des auteurs^ en différaient totale- ment pour l'expression; que les vers rapportés par Simplicius manquaient absolument de mesure, et n'offraient même jamais la moindre apparence de poésie. Notamment, les fragments d'Empédocle ont donné, dans ces derniers temps, des peines aussi grandes qu'inutiles à M. Sturz et à M. Buttmann, qui ont tâché de les mettre en vers et d'en retrouver à la fois la mesure et le sens. M. Peyron, qui savait que la bibliothèque de Turin possède un manuscrit du Commentaire de Simplicius, eut la cu- riosité de voir si, par hasard, cette copie, que personne encore n'avait collationnée, ne lui offrirait pas quelques moyens de res- tituer tant de passages si horriblement corrompus. Sa surprise fut vive, quand il trouva un texte presque tout nouveau, des cita- tions justes et fidèles, des vers toujours bien mesurés et bien

BIBLIOGRAPHIE. 481

détail dans un prochain article sur la traduction grecque d'Atala [V. 1. 1, no XXXni].

M. Schœll a joint à son livre une table des auteurs qui offrira quelques renseignements utiles aux amateurs de l'histoire littéraire.

Je ne sais si Ton me pardonnera de dire, iavant de finir cet extrait, que j'ai moi-même donné à M. Schœll quelques remarques critiques sur le texte de Dicuiius. Cet auteur, dont nous devons la première édition à M. Walckenaër, présente plusieurs passages légèrement altérés dont j'ai proposé la restitution. Je citerai seule- ment ici la correction que j'ai faite d'un vers qui a em- barrassé le savant éditeur ; le texte porte :

Frigus in excelsis est, fervor solis in imis : Et médium spatium tenet JEironne serenus.

corrects. Il chercha la cause de cette différence prodigieuse entre l'édition et le manuscrit, et la découvrit avec une rare sagacité. Guillaume de Moërbeka fit, dans le treizième siècle, une traduction latine de ce Traité de Simplicius, sur un texte semblable à celui du manuscrit de Turin, traduction qui existe et a été imprimée. Il sera arrivé par la suite qu'un amateur de livres grecs aura voulu se procurer le texte de Simplicius, et quelque marchand de manuscrits, ne trouvant pas l'original, aura fait composer un texte d'après la version latine de Moër- beka. Ce n'est qu'une conjecture assez probable; mais ce qui est positif, c'est que le texte imprimé par Aide n'est que la tra- duction grecque de la traduction latine de ce Moërbeka. Le vé- ritable texte de Simplicius est donc encore inédit, et celui que nous avons n'en est qu'une mauvaise contre-épreuve. M. Peyron est entré dans une foule de détails et de rapprochements qui donnent à ses assertions le plus haut degré d'évidence. Je ne le suivrai point dans le développement de ses preuves; mon but n'ayant été que d'annoncer brièvement une découverte qui in- téresse beaucoup les lettres et leur histoire. M. Peyron voudra- t-il publier le texte de Simplicius qu'il a si heureusement re- trouvé? Il faut le souhaiter plutôt que l'espérer. Les temps nous vivons sont peu favorables aux lettres savantes, et un gros volume de métaphysique péripatéticienne courrait le risque d'être froidement accueilli. Mais il serait beau de lutter contre cette défaveur. » . Û .

T. II. 31

48â BIBLIOORAPHIE.

Il s'agit du mont Atlas. Au Heu (VjEronm, qui n'a pas de sens et rompt la mesure, je lis :

Et médium spatium tenet aer omne serenus.

Cette conjecture m'a paru aussi certaine que simple et facile : je la soumets au jugement de M. Walckenaër.

II Manuel du libraire et de l' amateur de livres

PAR J. C. BRCNKT «.

Je commencerai cet article par Téloge du livre dont je dois rendre compte : c'est commencer comme il faudrait finir. Je prévois que Taridité du sujet m'ôtera beaucoup de lecteurs, et je désire que ceux qui liront au moins mes premières lignes sachent que j'ai la plus grande estime pour la science bibliographique de M. Brunet, et que son ouvrage me paraît excellent. Mon opinion, je le sais, est de peu d'importance. La bibliographie, qui s'est rencontrée souvent dans mes études, n'est pas mon étude : je n'en ai jamais fait Tobjet d'un travail particu- lier, d'un travail de prédilection, et je trouve que je n'ai point acquis le droit de prononcer publiquement sur le mérite d'un auteur qui, par état autant que par goût, a toute sa vie étudié les livres. Mais si mon érudition bi- bliographique est trop faible pour donner beaucoup de poids à mon sentiment, je le fortifierai par celui de nos

4 Journal de l'Empire du 5 janvier 1810.

M. de Sacj, dans un charmant article sur la 7' édition du Ma- nuel de Brunet (V. Journal des Débats du 13 avril 1861), citait le commencement de cet article, et remarquait que ce qui était dit «Teo tant de justesse, il j a cinquante ans, était encore vrai et juste en 1861. {Note de l'Editeur,)

BlULlOGRAFilie. 483

premiers bibliographes. Bien avant que cet ouvrage pftrût, ils l'annonçaient avec faveur, soit qu'ils le con- nussent déjà, soit que cette confiance leur fût inspirée paf les talents de M. Brunet. Aujourd'hui que le livre est publié, ils se plaisent à confirmer les éloges qu'ils en faisaient d'avance, et reconnaissent que leur attente n'a pas été trompée.

Dans Une préface très-bien faite, M. Brunet expose avec beaucoup de modestie, de précision et de clarté, les recherches infinies auxquelles il s'est livré et le plan de son ouvrage.

Un Dictionnaire bibliographique remplit les deux pre- miers volumes. On y trouve indiqués les livres anciens qui sont à la fois rares et précieux, et parmi les ouvrages modernes, ceux que leur mérite, la beauté de l'exécu- tion, leur singularité, peuvent placer au nombre des livres précieux.

M. Brunet ne s'est pas borné à une simple nomencla- ture i il fait connaître les contrefaçons, il dévoile la su- percherie malhonnête des titres nouveaux mis à de vieux livres. Quand un ouvrage a plusieurs éditions, il en fait l'histoire, il les décrit, et désigne celles qu'il faut pré- férer ; il donne des renseignements fidèles sur les collec- tions volumineuses, sur la manière de collationnep les ouvrages composés de pièces séparées ; enfin, il pousse lexactitude jusqu'à indiquer la quantité de gravures contenues dans certains livres difficiles à trouver, et même celle des feuillets dans les volumes imprimés sans pagination.

Comme la plupart des articles que mentionne ce Dic- tionnaire sont extrêmemen t rares, leur valeur pécuniaire est nécessairement fort arbitraire : elle dépend de la -conservation des exemplaires, de mille petites circon- stances, et surtout du caprice de ceux qui vendent et de ceux qui achètent. Ne pouvant assigner d une ma-

484 BIBLIOGKAPHI£.

nière fixe une valem* qui varie sans cesse, M. Brunet s'est contenté de donner le prix des ventes les plus con- nues. En parcourant ces notes, j'ai remarqué quelques exemples assez singuliers de la folie des bibliomanes. Un exemplaire en grand papier des quatre volumes de THomère donné à Londres par Porson a été vendu 2,400 livres st. L'Homère de Chalcondyle a été porté au prix exorbitant de 150 louis ; il était broché. En gé- néral, la beauté de la reliure élève la valeur d'un livre ; mais dans un volume de cette antiquité, la brochure était, pour l'acheteur bibliomane, une singularité pi- quante, et il n'aura pas cru payer trop cher la grandeur de ces marges vierges*.

Le ti'oisième volume contient une table méthodique de tous les articles du Dictionnaire et de plusieurs mil- liers d'autres ouvrages. Ils sont rangés par ordre de matières^ et suivant le système bibliographique adopté le plus généralement en France. Ce catalogue, qu'il sera si utile de consulter, Ton trouvera sur tous les sujets et dans tous les genres Tindication d'une foule de bons livres, a coûter à M. Brunet des peines incroyables. Il est composé de près de douze mille articles ; c'est un travail immense, et qui suppose un. zèle infini et une patience infatigable.

M. Brunet a eu quelques secours. 11 doit à M. Chardon de la Roche tte une note très-curieuse sur les anciennes éditions d'Eschyle ; à MM. Chardin et Quatremère de Roissy, quelques remarques utiles. Il nomme surtout

^ Aujourd'hui, de pareils prix n'ont plus rien de surprenant. Dans certaines ventes faites en France, et surtout en Angleterre, quand il s'agit de livres anciens ou très-rares, les vrais amateurs en font bien d'autres! et l'étonnement de M. Boissooade devant une enchère de 150 louis fera certainement sourire ceux qui suivent, dans le Bulletin du Bibliophile, le cours toujours à la hausse des livres rares et des belles reliures.

{Note de VEditeur.)

BIBLIOGRAPHIE. 485

avec reconnaissance M. Parison, littérateur très-instruit, qui lui a communiqué d'excellentes observations et s'est chargé du soin important de revoir toutes les épreuves.

J'ai fait connaître le plan de M. Brunet; j'ai mis le lecteur à portée d'apprécier l'étendue et le mérite de ses recherches. Il me reste maintenant à faire la part de la critique. Quoique ce Dictionnaire bibliographique soit le plus exact et le plus complet que nous ayons jusqu'à présent, il n'est pourtant pas impossible d y trouver quelques fautes. M. Brunet a beaucoup vu par lui-même; mais il n'a pu tout voir : au défaut des sources, il a bien fallu qu'il s'en rapportât aux notices, aux catalogues, et qu'il copiât quelquefois leurs inexactitudes. C'est ainsi qu'une faute d'impression lui aura fait croire que le Ca- lendrier grec^ de la Bibliothèque du cardinal Albani, avait été publié par Marcelli, tandis que l'éditeur se nomme Morcelli. C'est ce même Morcelli qui a écrit savamment sur le Style des inscriptions.

J'ai fait, en parcourant cet ouvrage, beaucoup d'au- tres remarques. J'en transcrirai quelques-unes. Elles ne seront peut-être pas inutiles à M. Brunet ; peut-être plai- ront-elles aux nombreux amateurs de l'histoire littéraire et de la bibliographie?

L'édition des Prolégomènes du P. Hardouin est attribuée à l'abbé d'Olivet, sans doute d'après le catalogue de La Tour ; mais le savant imprimeur Bowyer fut l'éditeur et composa la préface ; le manuscrit autographe qui lui avait été remis par le libraire anglais Vaillant fut, après l'impression, déposé au Muséum britannique. De qui Vaillant tenait-il ce manuscrit? C'est ce que Bowyer ne dit pas ; mais quand même ce serait de l'abbé d'Olivet, pourrait-on le nommer éditeur ^ parce qu'il aurait envoyé à Londres, sans notes ni préface, un manuscrit qu'il n'osait faire imprimer en France?

Après avoir indiqué l'édition de Marinus, in-8°, Lon-

480 BIBLIOGRAPHIE.

dres, 1703, M. Brunet place en note celle de Hambourg, in-4«, 1700» Il fallait précisément faire le contraire : mettre dans le texte l'édition de Hambourg qui etit ori-> ginale, et dans la note celle de Londres qui n'est qù-Uiie réimpression.

L'édition de Jean ^Jacques Rousseau, donnée par M. Didot en 1 80 i , a cela de particulier, que les Confessiom sont imprimées sur le manuscrit autographe déposé au^ Archives nationales. Il était nécessaire d'en faille Tobserp vation, car ce manuscrit contient des additions fort singulières. Les Confessions que M. Didot a récemment stéréotypées sont la copie de cette édition de idOi .

La Description des bas -reliefs rfô Rome a été intèJ?-^ rompue par la mort du savant Zoëga. Ge bel ouVMgë» dont les expUcations sont si érudites et le style si tïïAM* vais, ne sera probablement pas continué. Selon M. Bru- net, il n'a paru que le premier volume et la prëttiiôi^ livraison du second. C'est une petite erreur ; ilyàetti moins cinq livraisons du second volume : je les tti vues. Dickinson a fait, sous le titre de Delphi PhsenicizantB9y un traité fort ridicule et fort savant, il prétend qtte les Grecs ont pris datisla Bible j et particulièi^ement dans l'histoire de Josué, leurs récits d' Apollon et de Python^ leurs trépieds, leurs oracles, lenrâ combats et le reste. Cette folie ressemble à celle de Crœsius, docte Hollân* dais, qui a cru et voulu prouver que YOdyssée était l'hiô* toire des Israélites sous les patriarches, et VIliade le récil de la prise de Jéricho. La dissertation de Dickinson êéfc peu commune, dit M* Brunet. Cette remarque est vtèdè sans doute de Tédition d'Oxford qu'il a citée ; mais il de- vait ajouter que Grenius a réiniprimé ce traité dan^ le premier volume de ses Opuscula , liâôueil qui n'est pis fort rare.

M. Brunet attribue une édition du Traité de Denys d'Halicarnassej deStruciura Orationii^ à M. Schott qui ne

BIBLIOGRAPHIE. 4^7

Ta point donnée. C'est sur le traité de Arte Rhetorica que M. Schott a travaillé.

Selon M. Brunet, il y a une Bible hébraïque publiée en 1743 a Joan, Simone. Par amour pour Texactitudei je remarquerai que le titre porte a Joh, Simonis, L'éditeur s'appelait Simonis et ne latinisait pas son nom. Oii a du même t)hllologue IiUroductio critica ad Linguam qrmmk et un ouvrage du même genre pour la langue hébn^qut \ ce sont deux compilations très-instructives et malbeu^ reusement trop peu connues en France, ainsi que tant d'autres bons livres publiés journellement en Allemagne, en Angleterre et en Hollandeé

M. Brunet donne ce titre : t Histoire synoptique de la « Grèce ^ par Basile Euthymius, traduit en greq i^q^ « derne. > On croirait que Basile est Tauteur du livre ; il n'en est que le traducteur. Cette histoire a été origi^ nairement composée en anglais, et c'est sur une versloQ allemande que Basile a fait la sienne. M. Brunet pourra s'en convaincre, s'il veut lire le titre entier dans 1^ ^é^ pertaire de M. Schœll (p. 487).

Je ne sais pas trop s'il faut s'en rapporter absolmœQti à M. Brunet, quand il cite une édition des Suppiiani^ d'Euripide, exreeensione W. H., Londres^ Bowyer, 177&| in-&>. Il est très-sûr que la r^ension du texte et lei UQt^ sont l'ouvrage de Markland. Ce fut W. H., c'e$t4-dirf William Heberden, qui se chargea de faire impdnier cette tragédie dont Markland lui avait abatidoan^ |a publication , mais ce n'est pas une raison pour metire sur le titre êx reeensionei L'édition originale des S^i^f^"' pliantes^ 1763, in-4«, ne porte point une pareille note et j'ai quelque peine à croire qu'on l'cLit mise à cette réjin- presrionde 1775, faite in-octavo pour l'école d'Eton. J'ai aussi quelques doutes sur le nom de Tiniprimeur : dans les Anecdotes de Bowyer, je ne trouve, sous la dale de 1775, aucune édition d'Euripide. L'inspection du y<h

488 BIBLIOGRAPHIE.

lume suffira pour résoudre ces petites difficultés. J'ajou- terai que les Lettres W. H., qui doivent s'expliquer par W. Heberden dans la préface des Suppliantes^ signifient William Hall dans la dédicace de la dissertation de Mark- land, sur la v* déclinaison des Grecs. J'ajoute encore que le docteur W. Heberden a été l'éditeur de la seconde dissertation de Middleton sur la condition servile des médecins anciens. Je ne sais rien de W. Hall, sinon qu'il est mort en 1766, et que c'est à lui qu'est adi'essée l'ode d'Akenside qui commence par ce vers :

Attend to Chaulieu's wanton lyre : £coute le luth enjoué de Chaulieu, etc.

Au sujet de Horus Apollo, je remarquerai que la tra- duction française de Requier, qui est de 1779, comme le dit M. Brunet, se trouve aussi, avec un nouveau titre, sous la date de 1782. L'édition est la même : c'est ce que les libraires appellent rafraîchir un titre. Me per- mettra-tron une autre remarque? J'ai vu, par les préfaces de Requier et de Pauw, que Ton veut ôter à Mercier la possession de la version latine publiée sous son nom ; on l'attribue à Trebatius, ou à Phasianinus. Je ne con- nais pas du tout ce Phasianinus, et je n'en puis rien dire; mais j'ai Trebatius de la rare édition de Paris, 1521 , et je puis affirmer que sa traduction est totalement dif- férente de celle de Mercier.

M. Brunet recommande l'édition de Sidonius Apolli- naris par le P. Savaron. Il a bien raison : le livre est excellent ; mais Savaron n'était pas moine. On voit, par les titres qu'il prend au frontispice de ses ouvrages, qu'il occupa plusieurs places dans la haute magistrature.

Il existe une édition très-rare des Lettres de Pline, faite à Trévise en 1483. Dom Liron en parle dans ses Aménités de la Critique (tome II, p. 248) ; il l'avait vue. Ce précieux volume a échappé aux recherches de notre savant bibliographe.

BIBLIOGRAPHIE. 489

La première édition des Lettres Portugaises est de 1669, comme le dit M. Brunet. Mais il indique deux volumes, elle n'en a qu un. Tout le monde sait aujourd'hui que ces Lettres , remplies de naturel et de passion , furent écrites à M. de Chamilly par une religieuse portugaise, et que la traduction est de Guilleragues ou de Subligny. Mais les bibliographes n'ont pas encore découvert le nom de la religieuse. Je puis le leur apprendre. Sur mon exemplaire de l'édition de 1669, il y a cette note d'une écriture qui m'est inconnue, mais ancienne et digne de toute confiance. « La religieuse qui a écrit ces « lettres se nommait Mariane Alcaforada, religieuse à « Béja, entre TEstramadure et l'Andalousie. Le cavalier « à qui ces lettres furent écrites était le comte de Gha- « milly, dit alors le comte de Saint-Léger. »

Récemment, une édition prématurée a révélé les faiblesses d une femme que beaucoup d'entre nous ont pu voir, connaître, estimer. Personne n'a blâmé plus que moi cet oubli de toutes les convenances. Mais cent quarante ans écoulés depuis que les Lettres Portugaises furent écrites rendent, je crois, mon indiscrétion fort excusable. Une si vieille histoire n'offre plus d'aliment à la médisance, ni à la malignité.

VI

MORCEAUX INEDITS

LXXXIX

SUR LA MÉTHODE ET SUE LE STYLE

DES DIALOGUES DE PLATON.

INTRODUCTION A L'EXPLICATION DE L'ION (1811-1812) i.

Messieurs,

Avant d^entrer dans rexplication du dialogue gui doit nous occuper, il ne sera pas inutile d'interpréter un passage de Gicéron qui pourrait, s'il était mal entendu, vous donner une idée fausse de la doctrine de Platon.

Gicéron, à la fin du I«' livre des Questions académiques ^ prétend que, dans Platon, rien n'est afiBrmé, rien n'est dit avec certitude : « Gujus (Platonis) in libris nihil affir- matur, et in utramque partem multa disseruntur, de « omnibus guaeritur, nihil certi dicitur. Il ne faut pas prendre ces paroles dans im sens étroit et rigoureux.

i Le défaut d'espace, et un peu aussi la crainte de donner trop de citations grecques, nous empêchent de publier ici un autre morceau sur les Divisions des dialogues de Platon et la leçon sur les formes de la Salutation chez les anciens, par laquelle M. Boissonade ouvrit son explication de Vion de Platon pro* pos des premiers mots : Tôv "lova x^^ps^^)» ®^ ^^^ enseignement à la Faculté des lettres. Pour le même motif, nous ne pouvons donner un discours sur l'Oraison funèbre chez les anciens qui servit d'introduction à l'explication du Ménexène de Platon. Nous regrettons surtout de ne l'avoir pas connu au moment nous avons donné au tome 1*' un article sur le même sujet. (Voj. p. 132 et suiv., avec les Additions du tome I*^}

{Note de VEditeur.)

I

494 MORCEAUX INEDITS.

Cicéroîi veut dire que dans Platon rien n'est démontré jusqu'à une évidence complète et de manière qu'il n'y ait pas lieu à la plus petite objection : autrement, l'asser- tion de Cicéron serait contraire à la vérité. En effet, si Platon ne dogmatise jamais de ce ton positif que pre- naient les sophistes de son temps, 61 que prirent depuis quelques sectes philosophiques, il est pourtant indubi- table qu'il enseigne et donne comme certains les grands Ï)riû6ipes ^ur lesquels reposent la religion et l^toorale.

Socrate, le maître de Platon, pour résister efficace- ment aux mauvais raisonneurs, aux sophistes, aux décla- mateurs, et confondre leur présomptueuse vanité, dispu- tait souvent avec eux. Il avait pour méthode, en réfutant leurs arguments de ne leur point découvrir sa propre doctnn^. Ces sophistes prétendaient savoir tout ; Soorate, au contraire^ dirait avec modestie que tout c^ quil savait c'$st qu'U n$ $avait rien, et il devait à cet aveu de sou ignoîTWce rbojweur d'avpir été déclaré par Toracle de Delphes le plus sage des hommes. Mais il pe faut pas croire qu'il abusât de cet aveu modeste, ni qu'il en pous- sât les conséquences jusqu'à nier, sous prétexte d'igno^ rance, tout ce qu'il y a de positif en morale, ou confondre at détruire toutes vérités divines et humaines, Une telle philosophie eût été fausse et criminelle, et elle ne pou^ vait convenir ni à la justesse d'esprit de Socrate, ni à la droiture de son âme, Quel était son but dans ces discus- sions philosophiques? D'humilier les sophistes qui éga*» raient la jeunesse, de leur apprendre à être modestes dans leurs assertions, à ne pas agirmer sans précaution, à distinguer exactement ce qu'ils savaient de ce qu'il» ne savaient pas, enfin à ne jamais décider positivement dans les questions qui n'olfreut que des probabilités.

Ainsi, dans ses disputes avec les sophistes, Socrate ne voulait que réfuter, et il n'avait pas besoin de mettre en avant sa propre doctrine : il exposait leurs mauvais rai-

SUR LES DIALOGUES DE PLATON. 498

sonnemënts, leurs abftutdes conséquences ; mafs il ne leur donnait pas ses idées. Au contraire, quand 11 con- versait avec d'autres auditeurs, 11 développait et prou- vait, avec toutes les forces de sa puissante dialectique, les grandes vérités religieuses et morales, la beauté réelle de la vertu, la turpitude du vice, l'immortalité de V&me.

Pour apprécier la doctrine de Platon, il faut, en lisant ses dialogues, observer quel est le caractère des interlo- cuteurs de Socrate. Cette observation explique pourquoi le sujet est traité d'une façon plutôt que d'une autre, et nous fait comprendre pourquoi, sur la même matière, Platon dans un endroit s'exprime avec le ton et le doute du scepticisme, dans iin autre avec assurance. Il faut encore se rappeler que quand Platon déclare ses propres sentiments, il les place dans la bouche de Socrate, de Timée, de Parménide, de l'hôle d'Athènes et de l'hôte d'Elis. Tous les autres interlocuteurs expriment des opi- nions qui leur sont particulières.

C'est une chose pleine d'agrément que de voir comme Platon, ou Socrate bat les sophistes avec leurs propres armes. Ces puissants adversaires, qui se vantent d'em- barrasser les plus forts raisonneurs, d'obscurcir la ques- tion la plus claire, sont renversés sans efforts dès qu'ils attaquent Socrate. Il commence par les traiter avec une grande politesse, il loue l'étendue de leur savoir. Les so- phistes se montrent charmés d'un hôte qui leur fait de tels compliments, qui sent si bien tout leur mérite, et ils ne lui cachent rien de tout ce qu'ils savent. Au milieu de leur triomphe, Socrate demande la permission de faire une question ou deux: il les prie d'expliquer en peu de mots leur pensée et de définir quelque expression ou quelque terme technique qu'ils auront employé. Les so- phistes répondent avec empressement; mais Socrate leur prouve que leur réponse est mauvaise, que leur défini-

496 MORCEAUX INËDITS.

tion est absurde. Une autre réponse est proposée, il se trouve qu^elle est aussi ridicule que la première ; une troisième, et elle ne vaut pas mieux. Alors l'antagoniste, s'il est modeste et prudent, se retire le plus doucement qu'il peut. S'il est insolent et glorieux de sa réputation d'homme éloquent et de grand controversiste, il entre en fureur, il accuse Socrate de pédanterie, de sottise, de sophisme, et lui dit tout ce qu'il sait d'injures et de mauvais termes.

Des dialogues conduits sur ce ton Tuniformité des caractères est partout conservée, soDt, pour im homme de goût, aussi amusants qu'une comédie.

Le style de Platon, dans cette espèce de dialogue,, est naturel,[facile, semé de plaisanteries, de traits d'esprit et de gaieté ; ses railleries sont fines et ont la décence qui convient à un honnête homme qui sait badiner. La naï- veté de Socrate, sa bonne humeur, ses descriptions ani- mées, ses fréquentes ironies, forment, avec le ton pas- sionné, chagrin, aigre et rustique de ses adversaires, un contraste agréable et animent merveilleusement la composition.

Eutyphron, dans le dialogue qui porte son nom, est un homme extrêmement superstitieux ; il a pour toutes les cérémonies, pour toutes les pratiques religieuses un profond respect. Tous les contes que lui a faits sa nour- rice, il les croit entièrement. A ces défauts d'esprit se joignent des défauts de cœur : il est plein d'orgueil et de confiance ; il se croit en état d'expliquer toutes les diffi- cultés qui peuvent être faites sur la religion, et il ne pense pas qu'il soit de sa dignité de recevoir des leçons. Socrate d'abord témoigne la plus grande envie de se faire instruire par Eutyphron: il l'écoute avec une feinte attention; puis, par degrés, il lui montre combien toutes ses idées sont absiu'des, et lui prouve, avec infiniment de grâce et de pohtesse, qu'il ne sait pas un mot de ce

SUR LES DIALOGUES DE PLATON. 497

qu'il prétend savoir parfaitement. Eutyphron, convaincu, se retire avec une froide indifférence. Il est battu, acca- blé, il n'a pas un mot à répliquer, mais sa sotte vanité ne lui permet pas d'avouer sa défaite, et le dialogue finit. Après avoir réfuté les fausses opinions des superstitieux, Platon s'arrête tout court, et ne met pas à leur place les véritables notions sur la nature de la piété et du culte religieux.

Le dialogue entre Socrate et Protagoras est du même genre. Protagoras était un célèbre philosophe, et la con- versation a lieu en présence d'Hippias et de Prodicus, deux fameux sophistes. Protagoras prend un grand air de sagesse ; il soutient positivement que la vertu peut être enseignée; il se jette dans une longue dissertation, et ne veut pas se laisser interrompre par Socrate, qui lui témoigne une profonde considération, applaudit à ses rares talents et le félicite sur la haute célébrité dont il jouit dans toute la Grèce. A la fin pourtant, Gallias et Alcibiade obtiennent de Protagoras qu'il descendra des hauteurs de son éloquence, et consentira à donner à la discussion la forme dont Socrate a Tusage et l'habitude. L'ironique philosophe dit que sa mémoire est trop mau- vaise pour retenir tant de belles choses et suivre les sub- tiles argumentations de son savant adversaire. La vanité de Protagoras est flattée ; il fait tout ce qu'on veut par condescendance pour la faiblesse de Socrate ; il se prête à sa méthode de philosopher, par demandes et par ré- ponses. Alors Socrate a bientôt saisi l'avantage : il enve- loppe Protagoras dans les contradictions les plus mani- festes et le réduit à des principes dont la fausseté est palpable. Dans ce dialogue, qui est conduit avec une vivacité inimitable, Platon prouve que, dans le sens des sophistes, la vertu ne peut pas être enseignée, et, cela prouvé, il s'arrête : le dialogue est fini. Sans doute, il pouvait le continuer, amener Protagoras à Taveu de son

T. II. 32

49d MORCEAUX INI^DITS.

ignorâtice et le décider à prendre des lèçbiiis de Soci*kîë \ riiiiâ alors le caractère de Ptôtagbras ri'eiit pas été cori- seHô; vêrilé du dialogue n'eût pas éléreà^ectée, et la eôxûpoôiiioti manquait de régularité.

toiii'lànt Platôti ii'àbandbiiiié pas cette quésUon. il \k reprendra dans le Èénon, et là, il donnera sa dbctrliié.

Hénoii n'est pas un sophiste: Il a bièii Uil pëîi de "Va- nité prise à Técole des mauvais philosophes, mais ùâtii- reilettietit il est modeste ; le fond son càràctfere est bon j il aime l'instrûcliôii fet la chei-che ; il vieiit consul- ter èocràte, et son fllk l'a'ccbbit)agiié. Sbcrate liii dè- liiânde ce qtte c'est îque la tertu. Jtènon en dotiHê trbis définitions : Socrate les réfùlë. Ménoû est Un peu triste de vbîr que toute sa science à si peu de solidité, et il dit âta philosophe : « Socràte , vous me confondez. Vous « réskemblpz â torpille (^ùi eiigoùrdit quand elle i louche 1 Voua m'atez engourdi et l'esprit et les âétis.

Je crôyâiè bbriiiàître la vertu, vous tA'àvet toùl rëtn- « pli de doutés et de perplexités. » « ressemblance t n'eôt pas si grande que vous le dites, répond Socrate. « Si torpille àtàil faculté de s'engourdir elle-mêiiie,

cônime celle d'eilgourdir lés autres, àloi« je lui rés- t ëëniblérais uii peii mieux. Je ne sais pas donilfer àëk « dbutes, quand moi-même je n'en ai pas. Mais je suis t ihôi-mêiiie ïé plus dubitatif des hommes ; c'est poiir cela i que vous me voyez proposant toujours dès dilflcultiés. « Mais, pour le moment, laissons la question de ce « qu'est la vertu, et exaniinbns plutôt si elle peut être « enseignée.

Le voilà, comme voUë voyez, Messieurs, rentré dâiis sujet du Protagoras. Alors Socrate fait quelques deihandes au fils de Ménon sur les propriétés du càrtè. C'est Un jeune homme qui n'a point de notioDS de géo- métrie, et cependant, conduit pas à pas de démonstra- tions en démonstrations, il répond pas trop mal.

SUR LEÎÎ DIALOGUES DE PLATON. 499

Sôtît'ate tité cet argument que toute science est rètaiiHâcencfej que la science ii'est pas en noua naturel- lëbleilt, l|U'âticutl deà sages, des héros n'a jamaid pu à^i^tëiidi^ â éod fils Va sagesde et Thérolime , car le flls d'Un gràhd faoïtittle est goûtent le dernier des hommes; en côhséiîTléiicéi que ceux qui, dans TÉtat, font les phis belles tehbôfes et donnent les meilleurs conseils, sont des hômnifes dltiûs, inspirés, illuminés, possédés de Dieu; qu'ils 'diffètient point deS prophètes qui disent la vé- tité tel comprennent pas ce qu'ils disent. En im mot, SlôfelÂtë fcôncïut que la vertu n'est point naturelle en nôttsj ttë t)BUt point être enseignée, mais qu'elle est ^^dée âtt fc'deUr de Thômmé qui la possède par la ^tiiêS^aii'ce diVine sans que lui-même le sache.

Voilà dbfac Topinion de Socrate ou de Platon. Elle est sitt^Uère\ ittâis, au moins; elle est noble et hardie. Il n% point dite â Pt-ôtagoras, sophiste vain et fier; il la rtirélfeâ Méhôh, plus modeste et plus docile.

Il me SéinBle i|ùte ces détails prouvent suffisamment qtite PBàtoti doute pas toujours, comme la prétendu Gftféi'dhj et qii'll affirme quelquefois.

Illftl trai qttfe seS opiniônà peuveht être Souvent con- tté'dîtés ; Sbuvfeûl Son imagination ardente et vive l'em- jSBilfé i^r delà Tes limites, et il s*^bandonné a\ix brillants ébatte d'uiie métaphysique plus ingénieuS'e que vraie 4 plto fine '(Jtfe Solide.

Mkîà je m'ébarte ihoi-même, Messieurs. Bientôt mes sâ^Siils collègues, qui doiVfeht vous expliquer ïes mys- tères de la philosophie, vous pourront entretenir des er- rénrè philosophiques de Platon ; pour nousi, c'est de sa cbni]^ositioh seulement, de son langage, de son style que ntitls dfevôtis n'ôùs occuper; et il n'y a poiAt d^rreur, tbti't es't beau, tout est vrai-, tout est pur et digne d'être imité.

Cicéron fait du style de ÎPlaion un magniffque éloge.

500

MORCEAUX INEDITS.

c'est au chapitre xx de VOratev/r : « Video visum esse « Bonnullis, Platonis et Democriti locutionem, etsi ab- « sit a versu, tamen guod încitatius feratur et cla-

rissimis verborum luminibus utatur, potius poema « putandum quam comicorum poetarum.» «Quelques-

uns ont cru que la prose de Platon et de Démocrite,

ornée de figures brillantes, et soutenue comme elle t est d'une diction vive, hardie, impétueuse,- quoique « éloignée de la cadence poétique, méritait plus le nom « de poëme que les pièces comiques. » {Trad. de CoUin.)

A ce suffrage imposant se joint celui de Quintilien (X, 1 , 4) : « Philosophorum quis dubitet Platonem esse t praecipuum, sive acumine disserendi, sive eloquendi t facultate divina qus^dam et homerica? Multum enim « supra prosam orationem et quam pedestrem Graeci

vocant surgit, ut mihi non hominis ingénie, sed quo-

dam delphico videatur oraculo instinctus.» « A Té- « gard des philosophes, qui peut douter que Platon ne

soit fort au-dessus d'eux tous, soit par la subtilité de « son esprit dans la dispute, soit par sa manière de s'ex- t primer qui est divine et comparable à celle d'Homère? t car il s'élève infiniment au-dessus de la prose, et

même de cette poésie commune, qui n'est poésie que « parce qu'elle est renfermée dans im certain nombre « de pieds. De sorte que pour moi, quand je le lis, il t me semble entendre im dieu parler comme à Del- « phes, non comme un homme. » (Trad. de Gédoyn.)

C'est dans la Républiqrie^ dans les Lois, dans le .Philèbe^ dans ime partie du Banqvst, dans le Timée^ dans VIon et dans quelques autres dialogues, que Platon a particuliè- rement déployé la magnificence de son style ; c'est que, selon l'expression d'un auteur anglais à qui je dois plusieurs des choses que vous venez d'entendre*; c'est

< Sans doute Geddes, cité en marge du manuscrit.

{Note de VEdiieur,)

SUR LES DIALOGUES DE PLATON, 301

qu'il a terminé l'ancienne querelle de la philosophie et de la poésie, qu'il les a forcées de se donner la main et de marcher ensemble unies et réconciliées.

Platon avait dans sa jeunesse cultivé la poésie, et, quoiqu'il eût depuis quitté les Muses pour Socrate, ce- pendant son imagination garda toujours la teinte de ses premières études. Mais comment expliquer dans ce phi- losophe poëte sa haine contre Homère qu'il bannit de sa république? Ce n*est pas comme poëte précisément, mais comme mythologiste et théologien , que Platon éloigne Homère de sa ville philosophique. 11 ne veut point que ses concitoyens puisent dans ses œuvres leurs idées religieuses et morales ; mais il aime la poésie. Il veut que Ton chante dans sa république des hymnes aux dieux, des éloges de la vertu et des hommes ver- tueux. Il permet aux poètes de parler des vices, pour en faire voir la laideur et pour confirmer les bons dans la sagesse par l'horreur des méchants. Il n'est point en- nemi de la poésie ; il déclare qu'il connaît ses charmes et son pouvoir sur Tâme, et que si elle peut prouver qu'elle est digne d'avoir entrée dans une ville sagement gouvernée, il la recevra avec une grande joie; mais si elle vient apporter dans la ville ses œuvres théâtrales et ses épopées, il ne l'admettra pas, parce que, suivant lui, remuer les passions, c'est les fortifier; parce que l'imi- tation comique lui semble indigne d'un homme libre et convenable seulement à des esclaves; parce qu'il ne faut pas que sur la morale et la théologie les lois parlent un langage quand le poëte en parle un autre. Que la poésie et l'enthousiasme soient appliqués à l'imitation des choses honnêtes, aux idées vraies de la divinité, à des récits d'une morale pure, alors Platon les accueille et les approuve. Platon se contredirait lui-même et se- rait, comme le lui a reproché Héraclide de Pont, cou- pable d'une étrange ingratitude s'il bannissait de sa

é

502 MORCEAUX INEDITS.

République toute poésie sans restriction, lui qui doit taQ( aux poètes et surtout à Homère. En effet, « il a, dit hon- gin, puisé dans Homère, comme dans une niYe SPurcA dont il a détourné un nomt(re infini de wa^MHi: :

xpoirà; àTTQxefeuffàjxevoc. »

Mais Platon n'imite pas servilement. Doué de la plu^ riche imagination, il suit Homère, mais de lo|n, maift d^un air libre, et les traits qu'il emprunte lui devien- nent propres par la manière dont il sait les placer. Xénp- phon a souvent emprunté des images à Homère, na^s il copie ; quand Platon emprunte, il a Taii: de créer : i\ env^ loppe si bien l'idée du poète dans ses propres idéiBs, que Ton est presque toujours tenté de crqire qu'il s'est xeu- contré avec le poète plutôt qu'il ne Ta imité.

Une des grandes beautés d'Homère, c'est l'artificfi de sa versifîcatipn et son harmonie imitative et pittoresque. Platon, sans franchir leg limites qui séparent les genres, a su donner à sa prose, par le choix exquis des nombres, une harmonie merveilleuse. « Platon, dit Démétrius de « Phalère, est plein d'élégance dans ses nombres. Ils « sont pleins, sans être prohxes, et coulent avec une « heureuse facilité. Ils ont à la fois de la vivacité et delà « douceur, de la force et de la magniflcence. Ce n'est « pas de la poé3ie, mais presque de la poésie. » C'est ce que dit Cicéron dans le passage déjà cité. Démétrius continue : « Cette phrase : to (xèv irpÛToy, et ti ôu[Aogt§àç a d/tv, (OGTTsp a(oy)pov ejxaXaÇev, cette phrase arrangée de l^ « sorte est élégante et harmonieuse; mais renyersgj Tordre des mots; mettez, l[xàXa$ev wairep friSïjpov, et youf « détruise? toute harmonie, et vous ôtez à ]^ ppésig c( toute sa beauté. Et ailleurs, quand Platon parle des « instruments de musique, de quelle charriante manière « il approprie ses nombres à sa pensée ! Dans les mots,

« par exemple, y.al aO xax' ttypoù; Toïç 7çoi[xé(ji «Tupty^ âv tU etv).

SUR LES DIALOGUES DE PLATON. 503

« l'arrangement particulier de la phrase produit une « belle imitation du son de la syrinx. Pour s'en con- vaincre, il ne faut que changer Tordre des paroles. » On sent bien que la plupart de ces beautés qui tiennent à la cadence, au rhythme syllabaire sont aujourd'hui presque effacéps pour nou^. |ja véritable prononciation est ignorée ; nou^ n'observons presque jamais la juste quan^^^ 4^s syll^l^es, encore moins l'accent ; cependant la prose de Platop, ppur nous-mêmes, conserve encore du nombre et de l'éclat. Les vers d'Somère, de Théo- crite, de Pindare, ceux de Virgile et d'Horace, même prononcés par nous, ne sont pas sans douceur et sans mélodie*.

1 C'est un plaisir de voir comme, en général, l'exposition en- traînante et vraiment platonicienne de M. Cousin, dans ses Ar- guments des Dialogues de Platon, s'accorde avec le langage de son collègue rhélléniste'. Mais quand donc M. Cousin, en donnant cette- Introduction générale qui sera le couronnement de son Pla- ton, comblera-t-il le voeu de tous ceux qui aiment et son nuble talent et la philosoj^hie' éloquente de Platon? Le public est asâë^ îïiÛr maintenant poUr qu'on puisse lui dire le dernier mot de ce grand système platonicien : depuis l'enseignement tout littéraire de M. Boîssonade sur Platon, la matière a été bien creusée*, ki bien des idées ont germé sur cette partie du terrain philosophi- que.' La belle Histoire du Platonisme que le confrère et l'amt de notre critique, Victor Leclerc, a mise en t^te de ses Pensées de Platorif de savants travaux de MM. Jules Simon, Henri MârtîiiJ cil. Levéqûè, sur certains points importants de la philosophfe platonicienne; un ingénieux morceau de M. Taine sur les jeunes gens de Platon, tout cela n'a pas peu contribué à rajeunir les doctrines du philosophe-poëte. Il n'y a plus maintenant qu'à

xc

NOTICE SUR LYSIAS,

INTRODUCTION A L'EXPLICATION DU DISCOURS CONTRE ÉRATOSTHÈNE».

(Année 1814-1815.)

Messieurs,

Lucien, dans le Scythe (ch. x), faisant Téloge de deux orateurs, dit que, pour Téloquence et la doctrine, on peut les comparer à la dizaine attique. Par la dizaine au tique^ il désigne ces dix orateurs que la Grèce regardait comme les modèles de la plus belle éloquence jointe au langage le plus correct.

Rangés chronologiquement, leurs noms se présentent dans l'ordre que voici* : Antiphon, qui vécut au temps de Texpédition des Perses et fut contemporain de Thé- mistocle et d'Aristide, Andocide, Lysias, Isée, qui fut

> En relisant cette étude sur Lysias, nous ne pouvons pas ne point en rapprocher l'ingénieuse thèse de M. Girard sur Tatti- cisme de Lysias et surtout les savants Mémoires xi"v*, xv* et xvi* du dernier volume de M. Egger (1862). C'est qu'il recherche si les Athéniens ont connu la profession d'avocat, et qu'il déve- loppe les considérations les plus neuves et les plus justes sur les rhéteurs et sur les orateurs attiques; mais il faut aussi, pour tout ce qui est relatif au canon d'Alexandrie dont il est question dans cet article, lire, dans le même volume, le magistral chapitre consacré à Aristarque. {Note de VEditeur,)

Taylor, Vita Lysw, t. VI, p. 101, édit. Reiske.

NOTICE SUR LY8IA8. 805

un des maîtres de Démosthéne , Eschine , qui fut son rival, Lycurgue, disciple de Platon et dlsocrate, dont il ne nous reste plus qu'une harangue, Démosthéne, Hypéride, et enfin Dinarque.

De cette foule d'orateurs qui, lorsque Athènes était puissante et libre, faisaient entendre leur voix dans les assemblées du peuple et devant les tribunaux, plus de dix sûrement furent admirés. Aristote cite quelquefois d*autres noms que ces dix noms^ privilégiés; Androclès, Aristophon, Iphicrate, Céphisodote et plusieurs autres, lui fournissent des exemples et des témoignages *.

Le rhéteur Gorgias, dans son traité des figures dont nous avons une élégante traduction latine par Rutilius Lupus, rappelle les noms maintenant peu connus de Charisius, dont les discours étaient si purs et si élégants que cer- tains critiques les croyaient composés par Ménandre*; de Démocharès, surnommé le Parrhésiaste^ à qui Phi- lippe demanda ce qu'il pouvait faire d'agréable aux Athéniens, et qui lui conseilla brutalement de se pendre ; de Cléocharès, qui comparait les discours de Démosthéne aux corps des soldats et ceux d'Isocrate aux corps des athlètes ; de Pythéas, orateur sans lettres, mais non sans talent, implacable ennemi de Démosthéne qu'il persé- cuta par de graves accusations et d'amères plaisanteries ; de Stratoclès, dont Démosthéne a dit qu'il était de tous les hommes le plus persuasif et le plus méchant. Ce méchant homme était pourtant Tami du sévère et ver- tueux Lycurgue, et ce fut sur sa proposition que le peu- ple décréta qu'une statue d*airain serait élevée à cet excellent citoyen, et que ses descendants seraient, de père en fils, nourris dans le Prytanée aux frais de la République.

Ces dix grands orateurs, dont les noms ont comme

i Voy. Rubnkenius, Hist, critica^ p. xcv.

s Voy. les autorités dans Rubnkenius, BurRuHUut, p. 87.

à

gÛ6 ÎIpHpEAUÏ INJiDlTS.

éclipsé tous les autres, furent seuls choisis par T^çolç d'Alexandrie sous les Ptolémées, époque stérile p^ hommes de génie, mais féconde en hommes de goût ^t d'esprit, en critiques savants, en grammairiens subtij^^ Aristophane de ^Py^ance et 1q célèbre Aristarque s'avi- sèrent de croire que )a littérature étai^ étouffée 30u^ |a foule innombrable des écrivains de \q\f^l genf e ; q^i^ \f^ goût s'égarait incertain, i»d^pi^, d^ps un çerpi§ ||j^ de poètes, d'hisfor|ep^, d'or^teq;*^; ef , prpnapj; ppu^ g^jdg leurs sentiments et leur 4001^^6, ils établirent çert^iies classes d'écrivains choisis * . . 5 . .

Parmi les orateurs, i}s pfirent ceux dppt; jg yous ai plus haut cité 1q§ Qpms, cepx gi^e Lvlcie^ appelle 1| dizaine attique^ fj àtTix^ Bexiç.

Tous les critiques n'admettenf pas cette clasgi^catjqi^. Gorgias, comme je l'^i dit, a cité des orateurs qu'Aris- tarque n'avait pas 4aigpé comprendre d^§ sa |ista.

Mais le seul nom d'Arista^-que était une in^pos^te autorité, et le goût de deux homnies gui, malgré leurs lumières, avaient bien pu, dai^s |ip^ m^|ièr^ ftl^^4 ^p^i' cate que la critique littéraire, îi'être pas saqspfévpii- tions, se montre quelq^iefois trop décj^jgqeu^ et tr^ij sévère, quelquefois trop facile et trop indulgent ; 1^ gqif^j; de deux granimairiefis devint le goût général. Cet inconvéqient, assez grave déjà, fut suivi d'un paalheijj; véritable. Les auteurs qulls avaient rejetés de leur caia- logue furent d'abord moins lus, ensuite tout à fait né- gligés; les copistes ne perdirent pas leur teiïips à tr^ç- crire des livres que personne ^x'^chetait, e\ guap(l Içs anciens exemplaires eurent été détruits p^r T^Sfit ^4g§ amiées, les ravages de la guerre et rincendie, il resta de tant de poètes lyriques, de tant de tragiques et de

i Voir l'article de M. Boissonade sur le Catalogue d'Alexandrie^ ci-dessus p. 462, en note. {Note deVÉdUeur.)

NQTIPP SUH I.y8lA8. pP?

comiques, de tant d'historiens, de tant d'oratçiuvs, que leurs noms seulement et quelques pl^rases éparses.

Une preuve de cette immense iofluenpe (}'Aristaï:qup sur le goût public, c'est que la clizaine attiq\^^ dpyiflt unft notion populaire. Les Grecs, séduits par le taleîit ^\^ sppbiste Hérode, qui |lor}ssait d^ps le ^ecppji sièete, criaient dans leur enthousiasme quU ét^t m rf«^ f|j;çl, et celte opinion subsista bien plus tara. Au tSWRP 4(^ Juslinien, Léonlius le Scbolastiquç ^ que quelques-ups appellent le Minotaure *, faisait cette inscr^ptipft pour le tombeau du rhéteur Çhirédius :

XeipeSiou toSs cr^jxa, tov eTpsçpev '4^^ U apoupa, Eixova fy;TO)pojv t^ç TTpOTepy); SesçaSoç, *Py)ï§io)ç TTSiôovra SixaçTrdXov dXXà Sixa(ci)v

OiÎTrOTE TYJÇ OpÔYJç OÙo' S<TOV ÊTpaTTgTO '.

« C'est ici le tombeau de Çhirédius, nourrisson du sol « attique, image des orateurs de la première dizaine. « Sans effort il persuadait le juge ; juge lui-môme, ja- « mais il ne s'écarta de la droite ligne. » La traduction de Grotius (illoi^um veterum rhetor imago decem) ne fait nullement sentir la valeur de ces mots tÇjç TrpoxspYiç Ssxàôoç, de la première dizaine; on croirait presque que Grolius ne les a pas bien compris : ils demandent une explication qui ne nous écartera pas longtemps.

En perdant la liberté politique, qui donne àTéloquencç et de si grands moyens et de si belles occasions, les Grecs en conservèrent le goût, ou, pour parler mieux, l'amour et la passion. Une éloquence toute brillante, toute ma- niérée, celle des sophistes, remplaça Téloqûence ^e la tribune. On courait en foule aux déclamation^ ; les écoles

« Philostrati, Vita Soph., Il, 1, 14.

« Jacobs, ad Anthol., t. XIII, p. Qll.

» Leontius, Epigr. xix, avec la note }4« Jacobs.

508 MORCEAUX INEDITS.

des sophistes célèbres regorgeaient de disciples et d'au- diteurs. Contre eux et pour eux se formaient des factions rivales ; la tranquillité des villes était troublée par ces séditions littéraires ; on se battait pour les rhéteurs, ainsi que pour les athlètes et les cochers. Triste et juste des- tinée de l'éloquence qui n'était plus qu'un vain jeu de paroles, aussi frivole que les courses du cirque et peut- être moins amusant.

A cette époque de décadence, on s'éloignait des beaux modèles ou on les imitait dans un mauvais esprit ; pour- tant on les estimait toujours, leurs places étaient respec- tées et leurs honneurs maintenus. Toutefois, on voulut avoir aussi des modèles du genre nouveau, des modèles consacrés, des modèles classiques, et, aune époque que je ne connais point, on fit un choix de dix sophistes du genre asiatique, risibles rivaux des dix anciens orateurs. C'est à cette innovation que Leontius fait allusion par les mots TrpoTÉpYiç SexaSoç, et quand il loue Ghirédius de rap- peler par son talent les maîtres de la première dizaine^ on voit assez qu'il avait une médiocre estime pour ceux de la seconde. De ces dix orateurs nouveaux, quatre seulement nous sont aujourd'hui connus : Polémon , Hérode, Aristide et Nicostrate, contemporain de Marc- Aurèle. Brodeau, dans ses notes sur Tépigramme de Leontius, Olearius sur Philostrate, et Taylor* aussi, à ce qu'il me semble, sont d'avis que les auditeurs d'Hérode, en l'appelant un des dix^ Iva tGv Ssxa, le désignaient comme un des dix orateurs de cette seconde dizaine. Mais il est bien manifeste qu'ils se sont trompés. « Le bon « esprit d'Hérode , dit Philostrate' , résista à cette louan ge , quelque grande qu'elle parût, et il répondit avec « beaucoup de grâce : Il est possible au fait que je

t Oratores grscit t. VI, p. 102, édit. Reiske. « Vita Soph., t. II, 1, 14, p. 564.

NOTICE SUR LYSUS. 809

« vaille mieux qu^Andocide . » Ne résulte-t-il pas de cette réponse d'Hérode, qu'il avait entendu le compliment qu'on lui faisait autrement que Taylor, Olearius et Bro- deau ; qull avait cru qu'on le plaçait dans l'ancienne dizaine^ puisqu'il convenait qu'il était tout au plus meil- leur qu'Andocide. Je conclus aussi de cette réponse que la seconde dizaine n'avait pas encore été formée au temps d^Hérode. En effet, si elle eût existé, il y aurait eu trop d^amour-propre à entendre les mots cTç t(ov $ixa plutôt de la première que de la seconde dizaine : puisque Hérode ne les a pas entendus de la seconde, c'est qull n'y avait pas à opter, c'est que la première seule était alors connue.

Lysias fut placé par Aristarque dans cette dizaine choisie, et les éloges unanimes de toute Fantiquité, comme la plupart de ses discours que nous pouvons encore lire, prouvent qu'il méritait cette honorable dis- tinction. On peut s'étonner peut-être de voir dans cette liste privilégiée le nom de Dinarque que les anciens ap- pelaient le Démosthène d'orge^ le Démosthène grossier. Les juges alexandrins furent peut-être indulgents pour Dinarque ; ils ne furent que justes pour Lysias. Cicéron va presque jusqu'à le nommer l'oratev/r parfait {Brth tm, ix).

Lysias naquit à Athènes, la seconde année de l'olym- piade LXXX, et non pas de lolympiade LXX, comme le dit Cesarotti ; encore moins de l'olympiade YIII, comme le dit Belin de Balu, ou plutôt son imprimeur. Céphalus, son père^ était de Syracuse; ainsi, quand Lysias est ap- pelé 2upaxou(Tioç ^)iTb)p, par Suidas, Syracusanus orator par Justin (V, 9), il faut croire que ces auteurs ont voulu seulement indiquer qu'il était originaire de Syracuse et non qu'il y fût né. Dans Suidas, cette interprétation est certaine, car il ajoute lui-même : W^ôri S' h 'AÔTîvaw. Dans Justin, elle est vraisemblable; peut-être cependant

§'é§l-ll trothilé, cidmmè Timée qui pl'étendâit que %fa- c\i§ë était fiâtrié de Lysilas. Un passage foriiiél de Glçë- rôh \Dt cldr: oràïo:, XVI ) aclièveiâ d'éclaircir cette petite difflfctilté ï CàïàHU oràtîones non minus multk fbre mnl q^ïïM Attïci tyhîâs...èH l^Àïm Atticusyquonîâm certe Aihmîi hiètiiïïtûb H moHuns; tl furicim omni civPtm fmiure; ^ûam^ïiâm Tïmâe)is Wrfi, quasi ticinia et Mmh lege^nppetit Sfràcu^àsl

CfephâluÉ vittt sIètâMt à Athènes; attifé par Pértclëâ dont il était Thôte et l'âmi, et pâtle dèsit dliabitet titie *ille 4tii îétait âlôi-s capitale de la Grèce et ceUe dli iiibild'e civilîfeê ] ^feUt-'êti-'é au^él; comiiie Tout râcdîilé quelques écrivains, parce que la tyrannie de Gélbft l'avait fol^cë 'de quitter sa p'àtHe K II est vrai que Lysîâs, ah ctiihiiifencêmeïit dli di§b6ùrs que nous allons expli- quer, dit fdt-tnelleihéiit (ïtié ôôti père vint à Athèùes STit riiivitâtiôn de PérîclèS; tn'ais les oratèût*s, quand ilâ j^atléiit dVui-iiiléinë^ tel des faits qui les intéressent èl lè*^ tibiiotéht, ne'àont^âs toujours des autorités irrécu- sables. CephàltiS; Ifé àvfe'c Périclès, le fut aussi avec Société qu'il put rencbtitrer chez Aspasi'e, et dont \lîl d'é éës fils, Poléiiiârqtie; que Plutarqùe {De esu camù) appelle philbsôphe, suivait les leçons. L'amitié de So- crate a immortalisé Cephalus. C'est dans sa niâîsôïi qîi'ëst plâbéfe scène des Dialogues sur la Képubîiqûe. Platbn lui a dbiiiïé un caractère doux, aittiable et sage-, et Cïcéroii {Àâ Aitic, IV, 15) Tàppelle avec misdn /e^lft- vWn séfierh. Il ràjp^elle aussi locupletem sinem : eu eflbt; CéphàlùS était iiche; mais sa fortune, amassée pour le bbhhfeut de Ses teiifants; devint pour eux la cause des plus àfFrteusés persécutions .

Dâhs premièi-e ânhée de Tôlympiade LXXXIV (et libh pas de roly&ï)tade LXXIV, selon Gesarottî qui fait

* tsèuào-PlùUrèli., Vitàtysïsef iriit.

NÔtiCÉ ëUÉ LYSIAS. 311

comme phih haut une èrl'eili' de dix ans)i les Athéniens décrétèrent l'ëntôl dMîië colonie daii's la Grande-Grèce ils se j^tôJiôsaietit de Relever lès ruines del'ancieiine SyB'àHs*. Lysîks, qui àVâil alors quinze ans, Poléitiarque; son frère aîné, et peut-être son autre frère Euthydèmei àé jiiî^ilii-ent à la côlbiiié. Cèphâliis était mort; la suc- céêsîbïi de leur père les àtipelait en Sicile, et le voisinage des dèiii côteà leur rendait ce noiivel établissement à la Ibik litilfe et bbmitiôde. ce voyage étaient aussi le phi- losophe Empédocle et les deux grands historiens de la Ijtècé, Thhc;jrdidé * et Hérodote; à qui son long séjour à Thùriiini (c'est nom qiie t)rit la nouvelle Sybâris) a feît ^ûerquefois dontier Surnom de Thurien*.

Lysias, qui avait cobinièûcé ^oii éducation à Athènes, febhtinua à Thuriùiti; Tisiâs et Nicias, rhéteurs de Sytkbuse furent ses maîtres. Nicias n'est point connu; Tisîas porte un nom célèbre. Cic'érbn {Brutus, xlvî) dit, sut Tautorité d'Aristoté , que rhétorique naquit en Sîbiie; que Corax et Tiâias furent les premiers qui en ôcrivirent les préceptes; qu'avkht eux on parlait, on Ibtivàit avec soin, mais qii'ôn leur doit l'art et la îiiëlhbde. Tisiàs fut aussi Un des maîtres d'Isocrate*. Le inàîtte dlsocrâte et de Lysiâs he pôutâit être tin homme btdiJdaii-e.

Ali tëiîips funeste expédition des Athéniens en Sicile, les Thuriens, quoique colotis d'Athènes, abandon- nèrent lâchement la cause de leur métropole trahie par la fortune ; Lysias, dont les événements n'avaient pu changer le cœur, deviiit suspect, parce qu'il persistait d^nis ses sentiments patriotiques ; on lui fit un crime de feà vertu et il fut exilé.

1 Pseudo-Plut., Vita Lysiœ; Orat.att, t. VI, p. 205. f yita Thucyd.f Bipont.f 1. 1, p.. xxxiz.

Larcher, Jkérodote, 1. 1, p. Lxxivi.

Dènys d'Haï., t. V, p. 535.

512 MORCEAUX INÉDITS.

Lysias revint à Athènes, après avoir passé trente- deux ans à Thurium ; il en avait alors quarante-sept. La ré- publique était à cette époque menacée au dehors par les armes des Lacédémoniens^ et déchirée au dedans par les factions et les troubles civils. Les généraux, excités sur- tout par Alcibiade, avaient renversé la démocratie. Le gouvernement avait reçu insensiblement une forme oli- garchique. D'abord Pisandre avait fait décider que cinq mille citoyens seulement pourraient prendre part à l'ad- ministration. Il fit bientôt un plus grand pas. Dix citoyens, auxquels on donna le nom de dUYYpaçeï; ou de irpoêouXoi, furent chargés de faire au peuple un rapport sur la meilleure forme de gouvernement. Après avoir eu la prudence de faire décréter préliminairement qu'au- cun citoyen ne pourrait être inquiété ni recherché pour ses opinions, ces dix commissaires proposèrent d'abro- ger Tancienne constitution populaire, de choisir cinq citoyens qui, à leur tour, en choisiraient cent, lesquels se donneraient chacun trois collègues, et enfin de re- mettre à ces quatre cents citoyens élus, de la sorte, l'ad- ministration de toutes les affaires publiques. Des mesures avaient été prises pour le succès de cette étrange pro- position. L'assemblée, dévouée aux projets des oligar- ques, consentit à tout ce qu'on lui demandait, et les QUATRE CENTS gouvemèreut. Cet important événement est de la première année de l'olympiade XGII, Tannée même Lysias revint à Athènes.

Le gouvernement des quatre cents manquait d'union et de vigueur; il succomba dès qu'il fut attaqué.

Par le conseil de Thrasybule, qui fut depuis le libéra- teur de sa patrie, l'armée des Athéniens à Samos avait rappelé Alcibiade de l'exil. Alcibiade, dont les menées et l'astucieuse poHtique avaient préparé l'établissement de l'oligarchie , se déclara contre un régime de l'influence duquel il avait vainement espéré la fin de son exil. Il

NOTICE SUR LYSIAS. 51 S

leur fit dire que s'ils ne rendaient pas au peuple, d'eux- mêmes et sur-le-champ, ses droits et la démocratie, il viendrait les y contraindre à la tête de sa flotte. Cette vigoureuse déclaration troubla ces faibles administra- teurs. Les plus hardis voulaient livrer la ville aux Lacé- démoniens, mais ne purent exécuter leur trahison, et la révolution se fit sans résistance. Quelques-uns des QUATRE CENTS furcut oxilés, d autres mis en jugement et condamnés; de ce nombre était Antiphon, dont vous avez vu le nom parmi ceux des dix. orateurs attiques. Ainsi s'éteignit à Athènes une tyrannie qui avait duré quatre mois.

Au dehors, la guerre se continuait entre les Lacédé- moniens et les Athéniens avec un acharnement égal, mais non plus avec un égal succès. Depuis l'expédition déplorable de Sicile, les armes des Athéniens n'avaient guère cessé d'être malheureuses. Leur défaite à Jlgos- potamos, arrivée la vingt-septième année de la guerre, la quatrièmedelaXClV«olympiade,futsi entière, si complète qu^elle anéantit toutes leurs ressources. Lysandre, qui commandait la flotte victorieuse , poursuivant ses avan- tages, vint, avec deux cents voiles, mettre le siège devant le port d'Athènes que Pausanias attaquait du côté de l'Académie. Pressés par les armées ennemies, pressés par la famine, les Athéniens firent demander la paix. Lysandre répondit que la première condition serait de détruire 10 stades de chacun des deux murs qui allaient de la ville au Pirée. Théramène, qui avait été Tun des QUATRE CENTS , s'offrit pour aller en mission à Lacédé- mone. Il faisait espérer au peuple qu'il obtiendrait des conditions plus douces. Lysias, comme nous le verrons dans le Discours contre Ératosthéne , l'accuse d'avoir trahi la patrie ; d'avoir, pour servir les intérêts de l'ennemi, fait durer trop longtemps les négociations, et enfin d'avoir rapporté des conditions cent fois plus humiliantes, plus

r. II. 33

Mi MORCEAUX INÉDITS.

dures que lea précédentes. D'autres écrivains ont jugé Thôramène avec plus de faveur. Nous aurons ailleurs l'occasion d'entrer dans des détails qui niâintenant nous écarteraient trop. Il me suffira de dire que Théramène revint, après une absence de quatre mois, porteur d^tiii traité dont les clauses étaient que les murs seraieht en- tièrement détruits ; que tous les vaisseaux, à !' exception de dix, seraient livrés aux Lacédèmonîens ; enfin, que le gouvernement serait réglé selon la volonté de Lyaaù- dre. Aussîtût Lysandre pénétra dans le Piréé et fit abattre les murailles au son des flûtes. Par son ordre, dix commissaires athéniens furent établis au Pîrée et trente dans la ville. Les Trente devaient rédiger Une nouvelle constitution ; mais bientôt ils se mirent à la place des lois déjà faites et de celles qu'ils étaient chargés de faire. Trois mille citoyens, qu'ils avaient choisis pour les associer à l'administration, devinrent leurs satellites. Tous les autres habitants furent désarmés. Bientôt, crai- gnant que leur tyrannie ne fdt pas encore asse£ filen affermie, ils obtinrent de Lysandre sept cents soldats commandés par un officier lacédémonien . Délivrés alors de toute crainte et se croyant à jamais sûrs de l'impu- nité, ils remplirent Athènes de meurtres et de pillages, et, s'il faut en croire Xénophon, il périt peut-éire plus d'Athéniens, pendant huit mois de cette odieuse tyran* nie, qu'il n'en était tombé en dix années de guerre sous le fer de l'ennemi'. Comme il leur fallait de l'or pour payer leur garnison lacédémonienne, îlsrésolufeût d'âf- réterdix mélœques (c'est le nom que l'on donnait aos étrangers domiciliés à Athènes), de les faire périr sans nulle forme de procès et de s'approprier leur fortune.

LysiasetPoIémarque, son frère, étaient métœques. Ils avaient établi en commun une fabrique de boucliers qui

1 îénophon, TJ'elUn,, xi.

NOtiCÈ BUtt LtStAJ* Si 8

oeôtipâil cent vingt esclaves. Riches de leur patrirtioirie et par letir eotrimei*ce, ils funétit désignés dortime vid- timeSw Polétilarqlie périt ; Lysias se déroba parla fuite d whQ destibéè pareille.

Cependant uûe foule d'exilés et de fugitifs remplis- saient les villes voisines. Parmi eux était ce Thrasybule (jtie j'ai déjà ûonitné. Il conçut projet de fenvei*ser tyrannie des Trente* Aidé d'un faible nombre d'amis, de traite selon les uns, de soixante et dix selon lés autres', il s'empara de Phylé, petit fort de rAttiquè; Bientôt une foule de mécontents se joignirent à lui. Lysias offrit deux ôènts boucliers, deux cents drachmes, et paya trois cents auxiliaires^ ou même cinq cents, selon le récit de Justin et d'Orose qui le copie. M. de Roehefort' a nié ces faits-, croyant qu'ils n'étaient rapportés que par Justin ; il s'est imaginé que ce fut surtout par son éloquence que Lysias contribua à celte révolution. Mais Photius, le pseudo- Plutarque, Justin, Orose, témoignent qu'il y prit une part plus active, et M. de Bochefort était mal informé» En peu de jours, Thrasybule se vit à la tête de mille hommes. Sans différer davantage, il marche sur Athè^ nés, s'empare du Pirée et, le lendemain, livre une ba- taille à Tarmée des oligarques et la gagne » Leis princi- paux des Trente se réfugient à Eleusis ; le peuple^ maître de la ville, abroge leur gouvernement et choisit dix Ci- toyens qu'il charge d'administrer la République. Chose singulière! Phidon et Ératosthène, deux des Trente qu'une apparence de modération avait rendus moins désagréa^ blés au peuple, sont placés dans le nouveau gouverne- ment. La chute des Trente ne fut point une leçon poul* les Dix. Se flattant de pouvoir succéder à leur tyrannie et de la continuer^ ils poursuivirent la guerre contre Thra-

1 Justin, V, 9.

* Acad. des helles-Uttres, i, XLIïT, p; 1,

516 MORCEAUX INEDITS.

sybule et implorèrent Tappui de Lysandre. Mais Pausa- nias, roi de Lacédémone, peut-être par un sentiment d'humanité, peut-être par jalousie contre Lysandre, se fit médiateur entre les deux partis, et, de l'aveu du sénat de Lacédémone, la paix fut rétablie aux conditions sui- vantes : que tous les exilés seraient rappelés et qu'il y aurait amnistie absolue, excepté pour les Trente etlesDix duPirée; qpe les Trente et leurs adhérents pourraient se retirer à Eleusis, et qu'ils n'y seraient point inquiétés. Ces conditions furent acceptées; mais les Trente, qui n'a- vaient pas perdu Tespérance de ressaisir l'autorité, em- ployaient la liberté dont ils jouissaient à Eleusis à de nouvelles intrigues. On marcha contre eux, ils furent arrêtés, et le peuple s'assembla pour délibérer sur leur sort.

C'est dans cette circonstance que Lysias monta à la tribune et prononça contre Ératosthène ce discours que je me suis proposé de vous expliquer. Les détails histo- riques dans lesquels je viens d'entrer étaient nécessaires pour l'intelligence de la plupart des faits que vous y verrez rapportés.

Ce discours doit être de la deuxième année de la XCIV* olympiade. Lysias avait alors cinquante-six ans. C'était la première fois qu'il parlait, la première afiaire qu'il trai- tait : out' l[xauTOu TrwTCore, outê fl(XXoTpia TrpaYfxaTa irpaÇa;, dit-il,

au commencement de son exorde, et ce qu'il ajoute sur la crainte que lui cause son peu d'expérience n'est pas, comme dans beaucoup de discours, un mensonge ora- toire. Lysias prononça cette harangue : 6v auxoç «Tirt Aud^aç, circonstance que les grammairiens ont eu soin de remarquer, car Lysias, qui écrivit peut-être quatre cents discours*, n'en prononça qu'un très - petit nombre*.

* Pseudo-Plutarch., Orat, gr.^ t. VI, p. 206, « [Voir M. Egger, Mémoire XIF», p. 363.]

NOTICE SUR LYSIAS. 817

Comme Isocrate, il prêtait son talent aux citoyens qui, accusés ou accusateurs, ne pouvaient eux-mêmes écrire leurs plaidoyers. Plutarque, dans son livre Du trop par- ler^ rapporte à ce sujet une anecdote que Ton a citée plus d'une fois, mais qui se place ici trop naturellement pour que je ne sois pas excusable de la répéter encore ; « Lysias jadis, à la requête de quelqu'un qui avait un

procès, lui composa une harangue et la lui bailla. La

partie Fayant plusieurs fois lue et relue s'en vint en- « fin vers Lysias tout découragée et lui dit : la première « fois que je l'ai lue elle m*a semblé excellente, mais la « seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre et n'y ai « point trouvé de nerf. Lors Lysias lui répliqua : com- » ment, ne sais- tu pas bien qu'il ne te la faudra pro- « noncer qu'une fois devant les juges? »

Thrasybule, voulant que Lysias reçût une récompense publique du zèle avec lequel il avait servi l'État et se- couru ses défenseurs, lui fit accorder par une loi le droit de citoyen ; mais cette loi fut annulée. Archinus, le com- pagnon des dangers et de la gloire de Thrasybule, trouva que les formes n'avaient pas été observées et fit révo- quer la grâce accordée à Lysias. Pour Thonneur d'un aussi bon citoyen qu' Archinus, il faut croire que sa sévérité fut causée plutôt par un extrême respect pour les institutions publiques que par quelque sentiment de jalousie ou de haine contre Lysias*.

Lysias resta métœque^ mais métœqiie isotèle. On nommait isotèle l'étranger auquel on remettait le metœchium^ ou capitation, imposé à tous les métœques; celui que Ton exceptait de certaines fonctions humiliantes auxquelles les métœques étaient obligés, et qui se trouvait alors assimilé, dans l'acquittement des charges publiques, aux véritables citoyens d'Athènes.

«Taylor, p. 146.— Sainte-Croix, Acad, dw B.L., t. XLVIII, p. 188.

i

ë|g I40BC|:AUX 4NKD1TS.

][iy&ias, pppdaût quelque temps, ensejgua publique-; i^epi \^ rhétorique, et il compta p^^rmi sesi disciple» Isë^, qui fut un des dix orateurs, Le succès dp Théodorei dcmt Técole était rivale de la sienne, le découragea ] î\ l^gnç^ à dopqer des précpptps, pour se livrer exclu^i-; valent à la composition. Dans cette nouvelle carrièise, Lysias eut tout l'avantage , car Théodore, qui excellait dans la théorie, écrivait d^une manière sèche et pauvre ^ . Vers 06 temps, une grande cause attira Tattention pui> blique 2 le sage gocrate fut accusé. Des souvenirs de révolutions que le décret d'amnistie n'avait pas suffi pour éteindre; quelques propos imprudents, envenimés par des ennemis puissants, étaient tout le crime du phi- losophe. Lysias, qui devait aimer un sage si aimable, dont son père avait été Tami, dont son frère avait été le disciple, écrivit une apologie et l'offrit à Socrate qui refusa d*en faire usage. Lysias avait prêté au gr^and homme accusé un langage trop suppliant, trop abaissé. « Je trouve, lui dit Socrate, votre discours trop éloquent et travaillé, mais non pas courageux et viril* ».

Il faut en croire Socrate : le discours de Lysias pou-ï vait n'être pas bon, mais il avait fait mieux qu'un bo^i discours, il avait fait une bonne action. Voilà tout ce que l'on peut savoir aujourd'hui de lavie de Lysias. Il mourut à Athènes , la deuxième ou la troisième année de la G^olyni* piade, àl'âge de quatre-vingts ou quatre- vingt et uu $ai&',

Nous avons encore le portrait authentique de Lysias. M. Viscqnti Ta fait graver dans soa Iconagraphie grecqw^ On aiipe ^ connaître les traits de^ hommes de talent ; mais ce n'est pourtant qu'upe assex v^ipe curiosité : vme curipsité utile, profitable, c'est de chercher dans leur histoire les traits de leur o^^ractère moral, d'étudier

* Cicéron, Brutus^ xlviii.

* Voy. Ménage, sur Diogène Laerce, II, 40. ? Tnyl., ihid., p. 150,

NOTICE SUE LYSIA8. âl9

dans leur? ouvrages les formes de leur talent et, pour ainsi parler, leur physionomie littéraire.

L'étude des discours de Lysias doit intéresser tous ceux gui se destinent à la carrière de l'éloquence, puisque Gicéron a été tout près de le nommer Vorateur parfait; elle ne doit pas avoir moins d'attrait pour ceux qui sont épris de la langue et de la littérature des Grecs ; en effet, les meilleurs juges de l'antiquité s'accordent à louev dans Lysias la pureté exquise de TatticismeS la clarté, le naturel et la vérité des détails, une certaine grâce, une certaine vivacité naïve et simple qui se peut sentir mieux que définir*. » Lysias, dit Cicéron {Orator, 132), « est presqu'un autre Démosthéne (aller pem Demos- « thenes). » Ailleurs (iWd., 15), il l'appelle écrivain très- élégant, très-poli [venustissimus illescriptor ac politissimus Ly$ias). Cicéron dit encore que Lysias, dans les causes qu'il a écrites, a vu tout ce qu'il fallait voir; qu'il est, quand il le faut, fin, rusé, adroit, subtil, logicien serré*, que, dans les moments qui demandent de la force, de la noblesse, des ornements, rien ne se peut concevoir de plus élégant, de plus élevé, de plus vigoureux : Nihil acute inveniri potuit in Us causis quas scripsit^ ni/w7, ut lia dicam, subdole^ nihil versute^ quod ille non viderit; nihil subtiliter dici^ nihil presse^ nihil enucleate quo possit fieri aliquid limatius; nihil contra grande^ nihil incitatum, nihil ornatum vel verborum gravitate vel sententiarum quo quid^ quam esset elatius (Brutus^ 17).

« Lysias, au jugement de Denys d'Halicarnasse écrit, « d'une manière très-pure ; il est le plus sûr modèle de « la langue attique ; sous ce rapport, on ne l'a point sui'- « passé; plusieurs ont vainement essayé de Timiter : le

A Denys d'Halicarnasse, ainsi que le remarque M. Girard^ ap-^ pelait Lysias la règle de Vatticisme.

{Note de VÈditeur,) * Cesarotti, Corso ^ t. II, p. 40-

520

MORCEAUX INEDITS.

« seul Isocrate y a réussi. Après Lysias, Isocrate est le « plus pur des écrivains. A tous ceux qui voudront écrire « et parler purement, c'est Lysias que je propose pour « modèle. » Plus loin, il loue Lysias de ce que, n'em- ployant jamais que le mot propre, que des termes de l'usage le plus ordinaire, de ce qu'évitant le style figuré, il a su, sans la recherche de Texpression, sans le secours des figures et sans Tappareil du style poétique, élever les choses, les amplifier, les agrandir. « Avant Lysias, « dit-il, les orateurs qui voulaient orner leur diction, « s'écartaient du langage commun, se jetaient dans la « phrase poétique, dans les métaphores, les hyperboles,

les expressions rares et singulières, les formes inusi-

tées, le néologisme : c'était leur secret pour étonner « l'auditeur. Telle est la manière de Gorgias, dont le « style est souvent boursouflé, et qui semble quelque-

fois écrire des dithyrambes. Ce goût du style .poétique « et figuré gagna même les orateurs athéniens... Lysias « ne recourt jamais à de pareilles ressources : il orne « et pare sa phrase d'une sorte d'harmonie qui lui est « propre, sans pompe et sans affectation. Isocrate est « encore, de tous les anciens orateurs, celui qui, sous « ce rapport, a le plus approché de Lysias. »

Une troisième qualité queDenysd'Halicarnasse admire dans cet orateur, c'est la clarté des récits et des faits. Ce genre de mérite n'est pas, dit-il, le partage de beau- coup d'écrivains. Thucydide et Démosthène, ces grands narrateurs, ont laissé dans leurs ouvrages une foule de passages difficiles, obscurs, et pour lesquels il faut un interprète ; chez Lysias, tout est clair et facile.

Denys propose ensuite à Tadmiration, à l'imita lion des écrivains, Tart avec lequel Lysias sait mettre sous lesyeux du lecteur, rendre sensibles, les faits qu'il raconte; cette grâce indéfinissable qu'on ne trouve au même degré dans aucun autre orateur ; le tour vigoureux et

NOTICE SUR LYSIAS. 521

pressé qu'il donne à ses pensées; son énergique conci- sion. Il est si précis, dit Denys, si éloigné d'écrire des choses qui ne soient pas nécessaires, qu'il semble presque en omettre d'utiles. L'opinion du philosophe Favorinus mérite d'être citée. Il disait que « si Ton ôtait, si l'on « changeait un mot dans Platon, on nuisait seulement à « l'élégance, si dans Lysias, à la pensée. » « Favorinus (selon Aulu-Gelle, Noct, Att,^ II, 5) de Lysia et Platone « solitus est dicere : Si ex Platonis^ inquit, oratione verbum « aliquod demas mutesve, atque id commodissime facias^ de « elegantia tantum detraxeris; si ex Lysia, de sententia, »

A côté de toutes ces qualités et de bien d'autres dont on peut voir le détail dans le long morceau que Denys a consacré à Lysias, il faut indiquer ses défauts; Denys n'en a point parlé, et ce silence peut faire soupçonner qu'il n'a pas été, en louant Lysias, tout à fait exempt ou d'enthousiasme ou de partialité.

Le défaut le plus sensible de Lysias, c'est, si je ne me trompe, la sécheresse. Quintilien (x, 1) le trouve plus comparable à une source pure qu'à un grand fleuve, puro fonti quant magno flumini propior^ il parle ailleurs (xn, 10) de la maigreur de son style : Lysiœ gracilitas.

Cesarotti pense que le plaidoyer en faveur d'un mari accusé du meurtre d'Ératosthène (ce n'est pas Éra- tosthène le tyran) est le chef-d'œuvre de Lysias *. Il y remarque tous les genres de beautés que les anciens admirent dans cet orateur. Les autres discours lui pré- sentent de temps en temps quelques parties heureuses, mais il déclare que « Lysias y paraît, en général, plus « décharné que faible, plus sec que délicat, plus nu que

1 Ce discours de Lysias Sur le mewrtre d'Eratosthène coupable d'adultère, occupait M. fioissonade dans les derniers mois de sa vie. Il en préparait une édition annotée : son travail est resté trop peu avancé pour qu'il soit possible de lui faire voir le jour.

{Note de VEditew.)

522 MOKCEAUX INEDITS.

simple, et que celte santé que les criliques ' f eu lui est moins celle d'un corps robuste i

constitué que celte deniî-santé que donnent le^

cins el leur régime. Ces métaphores un peu é1 donnent à ce jugement u»e apparence de sévéri gérée ; mais le Tond de ces Idées jie mauque paa rite. Par exemple, le discours que nous dévoua ex est, de tous ceux qui nous restent de Lysias, animé, celui il s'agissait des plus vi!a intérêts teur plaidait contre l'assassin de son frère, contre tyrans d'Âtbènes. Il parlait dans une assemblée laire, dans un pays libre, devant des hommes ment échappés aux violences de l'homme qu'il ac ^OQ ennemi était l'ennemi particulier de chacun i diteurs. Que de motifs et en même temps que de i d'éloquence, de force, de pathétique! Eh bieni c discours, Lysias est clair, il raisonne parfaiten narre avec intérêt, mais rarement il s'anime, rai il se passionne.

Supposez Cicëron maître d'uq si beau sujet torrent d'éloquence eût entraîné l'auditoire et les avec quelle puissante énergie il eût tracé le tabl la tyrannie des Trente I De quelles couleurs il les peints, et qu'il les eût rendus exécrables ! Et qu aurait parlé de son frère, de son frère assassiné, douleur eût été pénétrante! quelle peinture il faite des charmes de l'amitié fraternelle ! commi rait ému, attendri tous les cœurs par ses regrets Lysias est froid. Pourtant, en deux ou trois endroil laissera échauffer un peu par son sujet : ce ser brillantes étincelles; " Cicèron, suivant l'express Cesarolti (ii, p, 64), aurait allumé tout un incendi

Lysias, comme je le disais plus haut, avait ce un très-grand nombre de discours. Le pseudo-Plu etPhqLiuE pn comptent quatre cent vingt-cinq, e

ISOTiOlii sua LÏSIA8. 0^1}

apprennent que Denys d'Halicarnasse et Caecilius n'eu reconnaissaient d'authentiques que (Jeux cent trente ou deux cent trente-trois. Un sophiste nommé Paulus Gerr minus s'avisa, à une époque qui n'est point fixée, piais toutefois antérieure à l^hotius, de retrancher des discour* authentiques ceux qu'il n'entendait pas, ou dont, pa? défaut de tact et de goût, il ne sentait pas la beauté^ Qe jugement inconsidéré fit pourtant quelque fortune. On cessa de copier les discours que Paulus avait si légère- ment condamnés, et cette cause, jointe aux ravages du temps, a réduit pour nous à trente-quatre discours et à quelques fragments la collection des ouvrage^ de Lysias.

Il avait aussi composé les traités de rhétorique, des éloges, des lettres, des déclamations erotiques; Voraisot^ funèbre des guerriers morts à Gorinthe, le discours sur Vamour que Platon a inséré dans le Phèdre^ nous peu*- vent donner une idée de son talent démonstratif ; il ij montre très-brillant, recherché, même un peu affectét Ces défauts ont fait croire qu'un autre Lysias, ce sophi$t0 dont il est parlé dans le discours de Démosthène contre Néera, était l'auteur du morceau adopté par Platon, et peut-être de l'oraison funèbre. Mais cette conjecture est peu vraisemblable. Lysiasa pu raisonnablement prendre une manière moins grave et plus ornée dans des sujets qui appartenaient à la partie démonstrative de rélo* quence, à l'éloquence d'apparat et de luxe, tandis que, dans les causes politiques et civiles, il s'imposait la loi d'être moins fleuri, plus sévère, moins occupé à plaire qu'à convaincre. Ce genre d'argument pris des diiîé? rences du style est rarement puissant; on sait le peu 4e succès qu'ont eu dans ces dernières années les tentatives faites pour ôter à Cicéron quelques-uns de ses discours. On croît y voir des défauts de composition et de style. En admettant la vérité des repT<>çbea, Cicéron est-il do^ç

i

524 MORCEAUX INEDITS.

un écrivain parfait et sans défaut? Si cette manière de raisonner était exacte, il faudrait, pour l'honneur du critique qui attaque l'oraison pro Marcello^ s'empresser de lui en faire l'application et prouver qu'un homme aussi distingué par l'esprit, par le goût et Térudilion, n'a pu se rendre coupable d'un paradoxe qui n'est guère remarquable que par la hardiesse et Tinvraisemblance.

L'oubli a déjà fait justice de ces témérités ; les attaques faites à Homère avec un plus grand appareil de doctrine auront-elles une destinée plus heureuse? Je laisse au- jourd'hui cette question trop difficile, trop délicate, que l'on ne peut toucher sans toucher en même temps à de grands noms et à de hautes réputations, sans exciter de vaines querelles et de grands orages. Je n'ai ni assez de courage ni assez de talent pour me mêler à ces débats de la haute critique. L'existence du dieu de la poésie est défendue contre les plus subtils arguments par la con- viction intérieure des lecteurs d'Homère. On veut leur prouver qu'il n'a pas existé; mais ladmirable enchaîne- ment de tant de parties si habilement ordonnées les unes aux autres, leur démontre que VIliade est l'ouvrage d'un génie unique. C'est ainsi que des athées qui se donnent pour de puissants dialecticiens attaquent l'existence de Dieu; mais l'homme simple, que leurs subtilités embar- rassent plus qu'elles ne l'inquiètent, trouve en son cœur, sans tant d'efforts et de recherches, la conviction intime et naturelle à laquelle ceux qui feignent de ne l'avoir pas voudraient bien pouvoir échapper. L'envie de sortir des routes fréquentées, de se distinguer par la singularité des opinions, de faire secte, jette dans ces idées téméraires et hardies, et souvent on y persiste encore par amour-propre quand déjà on n'y croit pas plus que ceux même qui les combattent.

Mais notre question est d'une bien moindre impor- tance. Que deux ou trois discours de Lysias soient de

NOTICE SUR LYSIAS. 525

lui ou de son homonyme, soient de Dinarque ou de quelque autre orateur, ces doutes sont légers et n'inté- ressent point toute l'histoire, le goût de tous les âges et de tous les peuples. On peut, sur ces diflGicultés d'une critique moins élevée, avoir raison sans beaucoup de mérite, et tort sans beaucoup de danger.

Denys d'Halicarnasse avait composé ou au moins pro- mis * un livre qui nous eût été d une grande utilité pour la décision de cette question. Il devait y déterminer quels étaient les discours authentiques de Lysias, et il annonce qu'il apporte dans cette discussion beaucoup de soin et d'exactitude. Denys d'Halicarnasse n'est pas le seul des anciens grammairiens qui se soient occupés de Lysias. Aujourd'hui même encore nous en connaissons plusieurs qui Tavaient pris pour sujet de leurs études et de leurs recherches ; qui l'avaient ornéy enrichi de leurs commentaires, expressions qui, pour les commentateurs anciens, sont exactes et fidèles, mais qui, appliquées aux modernes, n'offrent trop souvent qu'une vaine exagéra- tion. Les plus minces scholies du plus obscur grammai- rien sont précieuses pour nous, elles nous éclairent sur les mots et sur les choses, elles contiennent de vérita- bles richesses ; mais que trouve-t-on souvent aujour- d'hui dans ces éditions que nos critiques modernes ont, comme le dit un titre fastueux, enrichies de notes et d'il- lustrations ? Des éclaircissements tels dans les choses claires qu'elles en deviennent un peu moins claires, la profusion des petits détails de la critique verbale, l'am- bitieux étalage d'une prétendue lecture, le luxe d'une érudition intempestive, et, quand le lecteur embarrassé cherche des développements qui puissent l'aider et l'in- struire, un laconisme qui fait soupçonner l'embarras de l'annotateur, ou un silence qui le prouve.

« Oratores graci^ t. VI, p. lôO,

ê

6S6 moeoeàux inédits.

Un contemporain, un ami de Denys d'HalicarnasBe, Csecilius, avait écrit des commentaires sur Lysias ^ CsBci- lius s'était livré à une élude constante des anciens ora- teurs ; il avait fait le parallèle de Démostbène et de Gicéron, il avait écrit sur Tauthenticité de quelques harangues de Démosthène^ sur le caractère des dix ora- teurSj sur Antiphon, sur la différence du genre attique et du genre asiatique, sur le Sublime i ouvrage que Longin trouvait au-dessous du sujet. Dans son commen- taire sur Lysias, Csecilius mettait hardiment cet auteur au-dessus de Platon^ jugement au moins fort hizarre que Longin condamne et qu'il explique en ces terraed : »» C'est peut-être le luxe métaphorique de Platon qui A i donné sujet à Gœcilius de décider si hardiment, danâ « ses commentaires sur Lysias, que cekii-ci valait) eil « toutj mieux que Platon. Il était poussé par deux Benti- i> méûts aussi peu raisonnables Tun que TaUtre^ cal" bien qu'il aimât Lisias plus que soi-même, il halBsait « encore plus Platon qu'il n'aimait Lysias. »

Un grammairien, moins connu que Csecilius, Diodore^ qui vivait sous Adrien, avait expliqué les passages diflR- ciles des dix orateurs ; Zosime d'Ascalon, contemporain d'Anastase, avait commenté Démostbène et LysiaSi Il reste encore quelque chose de son travail sur Démos'^ thône, mais on n'a plus rien de ce qu'il avait écrit sur Lysias.

Ces deux orateurs avaient aussi occupé le rhéteur Zenon. Le temps nous a dérobé son ouvrage, ainsi que le traité de Galus Harpocration sur les discours de Lysias et d'HypéridOi Un grammairien du même nom, Valérius Harpocration avait composé un lexique des dix ora- teurs; il nous en est parvenu un abrégé, fort utile pour

1 Taylor, p. 67.— Toup, ad Longin. ^ initio. VI, 32, ch, XXVI , trad. de Boilean.

NOTICE SUR LYSIAS. 527

rintelligence des termes de la jurisprudence altique, et d'un grand nombre de passages difficiles des orateurs. Lysias y est fréquemment cité. Callimaque, qui fut doué de plus d'érudition que de génie poétique, avait dans son tableau des orateurs traité des discours de Lysias. Quoique Phôtius ait parlé de Callimaque comme d'un faible critique, ou^^ Ixotvoç xpiveiv, la perte de ce tableau n'en est pas moins regrettable.

Encore si, pour nous consoler des commentateurs perdus, nous avions de bons et nombreux manuscrits des discours de Lysias ! Mais cette ressource nous manque. Les manuscrits de Lysias sont rares ; il y en a peu qui soient complets ; le plus grand nombre a été coUationné négligemment, et il y en a même qui ne Tout pas encore été, un entre autres qui est entre mes mainsj que je lirai et dont je vous communiquerai les leçons. Vous ne sereE donc pas surpris, Messieurs, si Tincorrection du texte nous arrête souvent ; mais ces difficultés, même fréquentes dans les auteurs anciens et qui ne découra* gent que les lecteurs frivoles , pourront exciter votre curiosité critique, et^ examinant les conjectures pro- posées par Taylor et Markland, éditeurs savants et discrets, introduites témérairement dans le texte par Reiske et l'abbé Auger, Tun audacieux et habile, l'autre audacieux seulement, votre sagacité s'éveillera » et il pourra naître de vos réflexions ou de saines inter- prétations ou d'heureuses corrections.

XCI

NOTICE SUE LTCURGUE

INTRODUCTION A L'EXPLICATION DU DISCOURS CONTRE LÉOCRATE (1822-1823).

Messieurs,

Lycurgue naquit à Athènes dans Tolympiade XCIII», environ quatre cent huit ans avant J. G. Cette époque est fameuse par les malheurs d'Athènes. La désastreuse expédition de Nicias en Sicile était encore toute récente. La domination des Quatre cents venait d'être abolie, elle avait à peine duré six mois, et, dans ce court espace de temps, ces oligarques factieux avaient désolé la ville par les proscriptions, les emprisonnements et tous les actes de la tyrannie la plus arbitraire. Le combat des Argi- nuses avait un moment consolé la République et relevé ses espérances; ce ne fut, pour ainsi parler, qu'un éclair de prospérité. Lysandre, vainqueur à ^Egos-potamos, termina la guerre du Péloponèse par la destruction de la flotte et des murailles d'Athènes, par Tabolition du gouvernement populaire et l'établissement des Trente tyrans. Enfin, pour réunir tous les traits qui caractéri- sent cette époque, c'est le temps de la mort d'Euripide que suivit de près celle de Sophocle ; un ou deux ans auparavant, l'ostracisme avait été aboli, quand cette pu- nition politique, réservée aux citoyens trop illustres, tomba, par un de ces hasards ordinaires dans les fac-

NOTICE SUR LÏCURCiUE. 529

tions civiles, sur un certain Hyperbolus, homme que sa turbulence seule avait tiré de Tobscurité, et qui, jeté par le caprice populaire dans les affaires publiques, y avait montré une nullité complète et un caractère astucieux et méchant. On crut que Tostracisme était déshonoré par un homme tel qu*Hyperbolus, ou bien que c'était pour ce misérable un trop grand honneur, et cette peine fut abolie.

Lycophron, père de Lycurgue, périt par ordre des Trente. On ne sait point aujourd'hui quel fut le pré- texte de cet assassinat; l'histoire n^a conservé que le nom de Taccusateur : il s'appelait Aristodème^ Peut- être Lycophron ne fut-il puni que du hasard qui l'avait fait noble. Il appartenait à cette ancienne et fameuse maison des Êtéobutades, qui avait le privilège de don- ner des prêtres au temple de Neptune, et des prêtresses à celui de Minerve. Aux yeux d'un gouvernement jaloux et cruel, une si grande illustration fut peut-être un crime digne de mort.

Lycurgue reçut une éducation digne de sa naissance. Il était riche et put suivre les leçons de ce célèbre Tso- crate dont l'école forma tant de grands écrivains, et qui fut dans Athènes, selon l'expression de Cicéron (de Orat,^ II, 8), le père de la saine éloquence, pater eloquentix. Platon fut son maître de philosophie , et quand, parla suite, il fut entré dans le gouvernement, on put quelquefois re- connaître en lui le disciple de l'Académie. En effet, Phi- lisque, qui fut presque son contemporain et qui avait écrit sa vie, a remarqué qu'il prit dans son administra- tion plusieurs belles mesures, dont n'eût pas été capable un homme qui n'aurait pas écouté les leçons de Platon.

Deux factions divisaient Athènes : celle des Macédo- niens et celle de leurs adversaires. Lycurgue entra dans

* Pseudo-Plut., Viia Lycurgi,

T. II. 34

850 MORCEAUX INÉDITS.

Ift dernière* Il redoutai), pour la ^épubUqu^ les entrer prises diE) Philippe, qui menaçait;, avec uue audiace tour jours croissante, la liberté d'Âtl^èues et celle de la Qrèce. n s'attacha ^ Démosthène qui , moips âgé que lui de vmgt wPi yeuait d'entrer dans les affaires, et \U furent ep00mble chargés d'une ai^ibassade auprès des ?illes du Ffilopouèse. Son ^él^ constant contre Tennen^i pomipun lui mérita la gloire d'être une autre fois associé ^ Qémp- 9(bèpe, JliOrsque Alexandre, succédant aux drollls ^t à Taipbitioa de son père, eut, par la pris9 de Tbèbe^, 119. Miré sa domination sur la Grèce, il donna aux Athéniens Tordre de lui livrer les quatre or^-teurs dPQt il Grai^<aî(; le plus les talents et l'énergie, et de ce nombre étaleiil; ])é0ioethène et Lycurge ; Phocion réussit heureusemezit A calmar lut colère du conquérant.

Lycurgue était d'un caractère séyère, dur, impitof^g- ïAa ; défauts qui chez lui s'alliaient à de grandes T^Ptus. Sa probité fut toujours irréprochable. Pendant qiuii^ ans, il administra les finances de l'État ; c'était excéder de dix ans le terme fixé par les lois ^ : mais il avait x^on- servé l'exercice de cette place sans en avoir le titre, un autre en était titulaire, et, sans doute, le peuple ne per- mit cette irrégularité que pour ne pas perdre xm fiâWr nistraleur si habile et si vertueux. Son intégrité était tdkment connue, qu'un grand nombre de citoyen^ le firent dépositaire de leurs effets les plus précieux, les croyant entre ses mains plus en sûreté que dan3 les temples. On dit encore qu'il s'était fait ]ane si grj^g^e réputation de justice que, devant les tribunaux, couvent SOB témoignage décidait les questions. La preuy^ posi- tive de ce fait si honorable pour Lycurgu^ se trpuve dans la troisième lettre de Démosthène. A rappi4, je citjsrai un autre passage de ce même auteur, je le prends

1 Plutarque, ch. n.— Diodore dit douze ans et il fixe le terme ordinaire h. quatre ans. Cf. Corav. Q

NOTICE SUR LYÇPEPUE. 53i

duua le traité de Qprgias sur les. Figures^ ou plutôt dans la îpielle traduction de Rutilius Lug^^ ; car ce tv^itè d^ Gçyrfiias pst a\yourd'hui perdu. Yoici donc le ps^s^ge de D^(QQ$th^Qe dans l^s termes c^e {\u^Uus (II, 4) : « Atgui « §gQ illum, judices, arbUvor Lycurgum laudatorena pyo- « dvcturum, scilicet qui sit testis ejus pudpri ao probi- « \^\\ ; sed ego liycurgum, vQlpâs praesentibus, boç umim « in(arr<]igabQ, y^lit ne se similem e$se i\\\\x^ fs^cti^ çt « iUftri|[^uaV Ouod si negarit, satisfactum YçJwa esse de « vmtate nosira debebit. ». Il sapait dii&cile de rendre à Ig vertu de Lycurgue un témoignage plus, imposant et plus formel.

Il fut pendant quelque temps chargé^ de la garde de la ville et du soin d'arrêter les malfaiteurs. 8|i rigueur ^as épouvanta tellement qu'il en délivra la ville. Â cette qct casioin, Plutarque, ou Tauteur qui a pris son nom, rap- porte dans la vie des Dix ora.teurs que quelques sojiJbUtes avaient dit de Lycurgue qu'il ne trempait pas dans l'encre, mais dans la mort^ la plume avec laquelle il écrivait ses. règlements : fiUXav^, il\k ^^ytix^ xp*w,w tov xcftççjuftY, mçt radicule qui me rappelle celui d'un ano- nyme dans Suidas, qui dit de je ne sais quel écnvaia : « qu'il était le secrétaire de la natvure, et qu -il trempait « §a plume d^^ns Tesprit , Ï5« «pu^voç Yp«|4K*M^« hi 'Ç^v « jt^Xajxov 4irQ.5pçxwv 9k vpuv. » Je remarquerai en passant que Diderot s'est ea^primé d'une n^anière plus absuràe encpra, s'il est possible, et plus fausse, lorsqu'il a dit (t. XII, p. 419) que f quand (m écrit des fenimes, il faut « tremper sa plume dans Varc-ren-ciel et jeter sur ses « lignes la poussière des ailes du papillon* t Voltaire (t. XL, p. 212) cite un auteur de pavti qui avait dit d 'i^n certain sectaire « qu'il avait trempé Si\ pluma dans Pen- 0 crier de la divinité. »

11 faut convenir. Messieurs, que ces figures sont de bien mauvais goi\t î

à

5Bâ MOKCEAUX INEDITS.

L'excessive sévérité de Lycurgue devint en quelque sorte proverbiale. Cicéron écrit à Atticus (I, 13) : t Nos- « met qui Lycurgei a principio fuissemus, quotidie demi- « tigamur; » car ce n'est pas à Lycurgue le législateur qu'il fait allusion, mais à Lycurgue l'orateur. Ammien Marcellin (XXII, 9) dit de Julien : « Verum ille judicibus « Gassiis tristior et Lycurgis causarum momenta sequo « jure perpendens, suum cuique tribuebat, nusquam a « vero abductus acrius in calumniatores exsurgens. » Il dit de Valentinien (XXX, 8) : « Judices nunquam con- « sulto malignos elegit; sed si semel promotos agere t didicit immaniter, Lycurgos invenisse se prsedicabat t et Cassios, columina justitiae prisca. » Valois a bien vu, contre Topinion de Lindenbroch, qu'il s'agissait de notre orateur et non pas de l'autre Lycurgue ; c'est aussi le sentiment de Taylor (Prsef,^ p. 109). Cassius, dont Am- mien a joint le nom à celui de Lycurgue, était im juge d'une sévérité extrême :

•« Non quaero, dit Cicéron {In Verrem, III, 62), non « quaero judices Gassianos : veterum judiciorum sève- « ritatem non requiro. »Et dans le Brutus (xxv) : « L. Cas- « sius multum potuit non eloquentia, sed dicendo tamen, t homo non liberalitate, ut alii, sed ipsa tristitia et se- « veritate popularis. » Valère Maxime (III, 9) nous ap- prend que son tribunal était appelé scopulus reorum. Ce Cassius eut avec Lycurgue un autre trait de ressem- blance, c'est que Ton respectait sa parole à l'égal des traités, à Tégal de la foi publique. Envoyé par le sénat pour négocier avec Jugurtha : « Privatim fidem suam « interponit, quam ille (Jugurtha) non minoris quam publicam ducebat : talis ea tempestate fama de Gas- « sio (Salluste, Jug., XXXII). »

Au reste, cette sévérité de Cassius était jointe à une grande équité. Dans la discussion des causes, il ne né- gligeait pas d'examiner quel avantage probable l'accusé

NOTICE SUR LYCURGUE. 533

avait pu tirer de son crime. « L. Cassius ille, quem Po pulus Romanus verissimum et sapientissimum judi- t cem putabat, identidem in causis quaerere solebat. « cuibono fuisset. » (Cic.,pro Roscio, xxx.)

Plutarque dit que Lycurgue fut surnommé Ibis, sans doute parce qu'il poursuivait les malfaiteurs comme l'ibis poursuit les reptiles venimeux, et il cite un vers d'Aristophane; mais Taylor, l'un des éditeurs de Ly- curgue, a fort doctement remarqué que le biographe a confondu avec le Lycurgue qui nous occupe un autre Lycurgue dont il est parlé dans les Oiseaux (v. 1296), pièce jouée avant la naissance de Torateur, au moins avant son entrée dans les charges publiques. Cependant qui nous empêche de supposer que le vers d'Aristophane, fait pour un autre Lycurgue que l'orateur, lui aura, par la suite, été appliqué? La ressemblance des noms aura rendu Tapplication aussi facile que plaisante. Au reste, même en accordant à Taylor que le pseudo-Plutarque s'est trompé, je dois convenir que c'est une faute bien légère que d'avoir confondu deux hommes qui étaient presque du même temps et portaient le même nom. Dresig commit une faute bien plus grave. Dans son traité des Rhapsodes^ il dit que Lycurgue l'orateur a le premier rassemblé et mis en ordre les écrits d'Homère, tandis que cette gloire appartient à Lycurgue, le législateur de Lacédémone. L'erreur est forte et même inconcevable dans un homme aussi instruit que Dresig, et sur un fait aussi connu.

Inflexible pour les autres, Lycurgue n'était guère moins rigoureux pour lui-même. Ses richesses étaient fort grandes, pourtant il vécut toujours d'une manière frugale et pauvre ; on le voyait, hiver et été, porter le même man teau; presque toujours il marchait les pieds nus. Les singularités bizarres ne plaisent jamais aux hommes raisonnables; au contraire, elles les disposent à la dé-

834 MORCEAUX INÉDITS.

fiance et diminuent leur estime plutôt qu'elle ne Taug- méiitétlt; mais les Athéniens^ nation vive^ irréfléchie, légère, se laissaient prendre aisément aux apparences, et cet extérieur austère dut beaucoup contribuera afiTer- ttiit rinfluencte que Lyctirgue avait acquise par de grands talents et des qualités téelles. Cette rigiditéj qui ne fut t^ plusieurs que le faux semblant d*une vie sévère et philosophique et un appât hypccrite pour mieiix séduite la multitude, était en Lycurgue la preuve de ses vertus^ tôt uUe vertu de plus.

Telle était TaUtorité de ce grand citoyen, qu'il se per- mit qiielquéfbis impunément des actes que sa république inquiété éûtdàUs tout autre sévèrement punis.

Le philosophe Xônôcratej à Ghalcédoine, endi- guait VA philosophie à Athènes, et, malgré son mérite, il était si piaUvre qu'il ne put payer le fjLéToixtov-, impôt 12 drachmes auquel étaient assujettis les métœques ou étraùg^érs. Un percepteur des revenus publics le traitait devant le tHbuiial, quand Lycurgue vint à passer. Indi- gné de tcette Viôteûce exercée contre un si illustre étran- ger, il frappa le jpertepteUr de son bâton et le fit mettre eh pHsôn. Le peuple combla Lycurgue d'éloges, et Xé- nocrate, quelques jours après, ayant rencontré les fils de son libérateur, leur dit : « Je n'ai pas tardé à recon- 0 naître le service qUe m'a rendu votre père, car voilà * qu'il est loué par tout le monde. » Mot un peu pré- cieux, mais qui prôuvne iau moins que cet austère Xéno- crate cherchait à profiter du conseil de sacrifier auï Grâces , que Platon lui avait dôuné : fievoxpateç, 6t>s Xrfpiêriv .

Lycurgue éphiuva dans une autre Oùcasion l'indul- gence du peuple. Une loi^ dont lui-même était l'auteur^ défendait aux femmes de se servir de voitures pour aller à Eleusis. Son but était d'empéchér que le luxe excessif déployé par les femmes riches dans ces occasions solen- nelles ne causât la ruine des familles. L'amende était de

NOTICE SUB LYCUROUE. 868

6,000 drachmes; sa femme, la première, désobéit, et Ly curgue donna ces 6,000 drachmes à ceux gui devaient la déDoncer^ afia d'obtenir leur silence. Il fut accusé et 88 défendit d'une manière moins solide qu'originale : Qi:^^ « je doiSj dit-il, vous paraître un rare citoyen, moi qui^ « après avoir si longtemps administré vos affaires, suii « accusé^ non pas d'avoir pris injustement, mais d'aVoir « injustement donné, t Cette apologie lui réussit.

Au reste, nous pouvons de ce fait tirer une coDBé^ quence^ c'est que ce Lycurgue qui régnait à la tribune et maîtrisait à son gré le peuple le plhs turbulent de la GrèGe> était, par un contraste bizarre^ esclave des volon» tés de sa femme, au point d'enfreindre pour elle les de- voirs sacrés de citoyen et d'administrateur.

Quand il se sentit près de sa fin, il se ût porter au 6é- nati pour rendre compte de son administration. Une seule voix s'éleva contre lui, celle de MénésaBchmus ; mais il répondit sans peine à ses inculpations.

Ses funérailles furent suivies par tous les Athéniens. Il fut enterré sur le chemin de l'Académie, lieu destiné à la sépulture de ceux qui avaient bien mérité de la patrie.

Après la mort de Lycurgue> ses fils furent accusés par ce même Ménésœchme. Démosthène, qui était alors en exil, oubliant ses propres intérêts pour défendre la mé- moire et les enfants de son ami, écrivit aux Athéniens une lettre que nous avons encore. Il leur dit qu'il y a une grande injustice à oublier si vite les services signa- lés qu'ils ont reçu de Lycurgue, et à poursuivre si vive- ment sur ses enfants les fautes dont il est accusé et qu'il n'a pas commises. Hypéride prit aussi leur défense. Ap- sine, dans son traité de Rhétorique^ nous a conservé un fragment de ce discours d'Hypéride

Les enfants de Lycurgue furent absous, et, dans la deuxième année de l'olympiade CXVIII (307 avant J. C),

536 MORCEAUX INÉDITS.

le peuple, par un décret tous les services de Lycur- gue sont rappelés dans les termes les plus honorables, arrêta qu'une statue d'airain lui serait élevée dans le Céramique, parmi celles des plus illustres citoyens, et que les aînés de ses descendants seraient, de père en flls, nourris dans le Prytanée aux frais de TEtat.

Dans ce décret, qui est parvenu jusqu'à nous, Lycurgue est loué d'avoir donné à la patrie de nombreuses et de belles lois. Une de ces lois mérite d'être rapportée ; elle ordonne que des statues d'airain seront élevées aux poètes iEschyle, Sophocle, Euripide; que leurs tragédies seront copiées par des copistes publics; qu'elles se- ront gardées par le greffier de la ville, et qu'il ne sera point permis aux acteurs de les jouer. Ce respect des Athéniens pour les grands monuments de leur théâtre subsista longtemps, et Ton sait qu'ils ne consentirent à les prêter à un desPtolémées,qui les voulait faire copier, que sur un gage de 15 talents (81,000 fr.). Cette loi très- remarquable prouve que Lycurgue aimait passionnément les lettres, et le discours contre Léocrate, qu'il ne les cultivait pas sans succès. Ce discours, le seul qui nous reste de quinze qu'il avait composés, peut nous donner une idée complète de la nature de son talent et du carac- tère de son éloquence. On y retrouve toutes les qualités que Denys d'Halicarnasse a louées dans Lycurgue et tous les défauts qu'Hermogène lui a reprochés

Hermogène l'accuse d'être dur, peu soigné, de faire de fréquentes digressions mythologiques, de citer souvent les histoires et les poètes, et ce discours con- firme les critiques d'Hermogène. On y pourra voir aussi que Lycurgue a quelquefois plus de chaleur et d'éloquence que de logique ; mais il n'en faut pas moins souscrire au jugement de Taylor qui, parlant de cette harangue trop peu connue, dit qu'elle est suavissima et lectu dignissima.

NOTICE SUR LYCURGDE. S37

Je vais vous soumettre, Messieurs, quelques frag- ments pris des discours de Lycurgue que le temps nous a dérobés. Il me semble qu'ils auront le double effet, et de vous aider à bien comprendre la perte que nous avons faite, et de vous donner un plus grand désir d'étudier le monument unique qui nous a été conservé en entier,

Diodore de Sicile, ayant dit que Lycurgue était Tcixpo» TaToç xaTT^Y^P^» ^^ P^^^ amer des accusateurs^ cite, pour le prouver (XVI, 88), un passage de Taccusation qu'il pro- nonça contre Lysiclès *

Gorgias, dans ce traité des Figures que j'ai déjà cité, avait pris dans Lycurgue et dans ses discours, aujour- d'hui perdus, un grand nombre de ses exemples. Je rap- porterai quelques-uns de ces passages d'après l'élégante traduction de Rutilius Lupus. Le grammairien a cité comme exemple de réticence ou prétermission le passage suivant (Rut. Lup.,p. 120) :

« In prsesentia, judices, injussu populi quse impro- « bissime gesserit, reticebo : de falsis ejus literis quas « ad senatum misent, nihil dicam : quse illi saepe inter- « minati estis, omittam ; nam et haec vobis nota sunt ; c at quae novissime multo indigniora commisit, quam t primum cognoscenda. »

Ailleurs, il excitait les juges à la sévérité (Rut. Lup., p. 132) : « Sed vos, judices, vos hsec facere debetis ; nam « cum in sententiis ferundis nocentibus remisse parca- « tis, vos improborum studium ad peccandum exci- t talis. »

i « Tu étais noire stratège, Lysiclès, mille citoyens sont « morts; deux mille ont été faits prisonniers : un trophée a été « dressé, mais c'est contre la république ; toute la Grèce est < esclave; voilà ce qui s'est passé pendant que tu nous condui- « sais, que tu étais notre général, et tu oses vivre et regarder la c lumière du soleil ! tu ne rougis pas de paraître au milieu de « l'agora, toi qui n'es plus qu'un souvenir de honte et d'op- « pression pour ton pays t » {Note de Véditewr.)

338 MORCEAUX INÉDITS.

Je terminerai par un fragment d'mie grande énei^e (Rut. Lup., p. 60) : « Cujus omnes corporis partes àd t nequitianl sunt appositissimse, oculi ad petalantem « lasciviam, manus ad rapinam^ venter ad àviditateitii « partes qusB non posstimus hoiieste appellate ad oixiiie t genus corruptelse, pesadfugâtn; prorsus ut aut éù « hoc Titia, aut ipsé ex vitiis or tus videattir.

L'auteur de l'épltre P* à César, de Republka ortfinaïute^ que Ton attribue â Salluste^ à manifestement itnité passage de Lycurgue : « An L. Domitii magna Tis est « cujùs tiùllum mëmbrum a flagilio aut facînorè vâcat? « lingua vana, manus rapacissimsB, gula imtnensa, pe- « des fugaces, quâs honestë nominari non po^Uiit^ in- t hoilestissima. » Dans une déclamation contre Gicéitni^ laquelle se trouve quelquefois sous le nom de Salltistéi inême passage est répété. On peut comparer cette phrase de la I" Catiiinaire : ^ Quse libido ab dcttlisi « quod facinus à manibûs, quod flagilium a toto corpore « abfuit? .

Voici maintenant, en peu de motâ^ quel est le sujet da discours contre Léobrate.

Après la perte de la bataille de ChélDnée^ les Athé- niens défendirent par un décret à tout citoyen s^^tir de la ville. Léocrate, au mépris de ce décret, se lotira à Rhodes, et, après une absence de huit ans, il revint A Alhèhes. Lycurgue l'accusa d'avoir trahi la patrie.

La bataille de Chéronée étant ôtà la troisième année de l'olympiade CX (338 avant J. C), il s'ensuit que ce discours, prononcé huit ans après, appartient à l'an 3 de l>Dlympiade GXIÏ (330 avant J. C); Lycurgue, vers 408 avant J. G., n'avait pas alors moins de soixante-dix-sept à soixante-dix -huit ans. Cette circonstance, qu'il ne faudra point oublier, pourra servir d'excuse à quelques-uns des défauts que nous rémarquerons dans Lycurgue, et fen- dra que plus admirable sa véhémence et sa vive énergie.

NOTICE SUR LYCÛkGUE. 53&

discours fui imprimé pour première fois pât Aide, en 1513, avec Socràte, Eschifae, Isée, Anliphon, Diniarque el d'autres orateurs grecs : collection d'ex- trême rareté, ioûill.WoK [Analecta, IV, p. 525), croyait qu'il n'existait en Allemagne qu'un seul exemplaire, celui de la bibliothèque de Heidelberg ; mais il feh existé encore lin dans la bibliothèque du Gyhlhasiulh Johanneum, à Hathbburg. Le célèbre Mélànchlhôh (Scwarzerd) a publié deux fois le discours de Lycurgué, traduit en latin, en 1545 et 1548. Celte même année 1 548 vit paraître à ÏBàle une autre traduction latine par Lo- nicer. LycUrgue fait partie du Recueil des orateurs grecs^ donné par notre illustre H. Etienne, en 1575. Ghiter Ta réimprimé, en 1619, àHanau. L'édition de Taylor (Cambr., 1743) est belle et estimée; celle de Hauptniahn (I{p5.il75l)ne mérite aucune considération; ellea pour- tant eu, en 1753, les honneurs d'une réimpression. Ly- curgue a été publié, en 1771, dans le IV' tome des Ora- teurs gfrec5,deReiske. M. Schulze,qui Ta fait reparaître à Brunswick en 1789, a joint au texte des notes allemandeis; empruntées en grande partie à Taylor et à Reiské. L'abbé Auger lui a donné une place dans le second tome de ses Orateurs grecs ^ et il l'avait précédemment traduit en français, mais avec une excessive médiocrité. En 1804, M. Thoriacius, professeur à Copenhague, a publié le texte seul, sans traduction ni commentaire, pour l'u- sage de ses auditeurs; enfin, l'année 1821 a vu paraître trois éditions de Lycurgue : l'une, par M. Becker, à Mag- debourg; l'autre, à Bonn, par M. Heinrich; la troisième, à léna, par M. Osann. La première contient les excellents prolégomènes de Taylor, et un bon choix de notes des précédents éditeurs, auxquelles celles de M. Becker n'a- joutent pas un médiocre prix; la seconde ne m'est con- nue que par la notice abrégée qu'en a faite M. Osann, et il ne semble pas que je perde beaucoup à n'en avoir pu

540 MORCEAUX INEDITS.

faire usage. Celle de M. Osann a une importance extrême et telle que l'on ne peut aujourd'hui s'en passer, si Ton veut avoir le texte de l'orateur établi de la manière la plus exacte et la plus authentique. En effet, jusqu'ici le texte d'Aide, imprimé sur un manuscrit peu correct, a été Tunique source de toutes les éditions, tandis que M. Osann a eu le bonheur de pouvoir faire usage de quatre manuscrits, deux du musée Britannique, à Lon- dres, un de la bibliothèque de Breslau, le quatrième, de celle de Hambourg. M. Pinzger Ta également publié en 1824 pour l'usage des écoles, « et, dit-il, pour inspirer t aux jeunes Allemands le goût du vrai et du beau, et « allumer dans leurs cœurs l'amour de la patrie*. »

* Adde : 1826, Coray et Thurot. Consulter sur Lycurgue : Plutarque, Vita Lycurgi ; Fabricius, Bihl. gr.^ t. II, p. 812; Auger, Mém. de VAcad. des belles-lettres^ t. XLVI ; Belin de Balu, Hist,de VEloq,;'B&j\ef Dict., m Lycurge; Hauptmann, in Editione,

Û

A toutes ces sources indiquées par le savant professeur, il faut joindre aujourd'hui les Oratores Attici de M. Ch. Muller : ils sont un des beaux monuments de la Bibliothèque grecque de M. Didot. Le second volume n'a paru qu'en 1858: M. Boissonade n'a pu le lire. {Note de VÉditeur.)

XCII

NOTICE SUR PLUTARQUE

INTRODUCTION A L'EXPLICATION DU TRAITÉ : SUR LA MANIÈRE D'ENTENDRE LES POETES.

(1813 BT 1815.'.)

Messieurs,

Deux événements ont rendu célèbre le nom de la pe* tite ville de Chéronée, en Béotie^: le premier est cette bataille fameuse par laquelle furent décidées les destinées de la Grèce, le second, la naissance de Plutarque.

Plutarque, selon les calculs les plus approuvés, naquit vers l'an 50 de J. C. et mourut sous le règne d'Hadrien, dans une vieillesse fort avancée. Il reçut à Athènes les leçons du philosophe Âmmonius, et il parle de lui, en plusieurs endroits de ses ouvrages, dans les termes les plus honorables. Il lui avait même consacré un traité dont il ne nous reste plus que le titre : 'Aixijtc&vioç.... ou Qu'il n'est pas possible que le méchant vive heureux,

Plutarque vint à Rome vers la fin du règne de Vespasien. Ses talents, sa réputation lui procurèrent l'estime et l'ami- tié des hommes les plus distingués. Ce fut sans doute pendant son séjour en Italie, qu'il composa les Vies des grands personnages de Rome ou qu il en recueillit les ma- tériaux. La langue latine était, pour un écrivain de This-

1 II fau t lire, avec ce morceau , l'éloquente biographie que M. Villemain a consacrée au philosophe de Chéronée.

{NoU de VEditew.)

542 MORCEAUX INÉDITS.

toire romaine, un instrument nécessaire : en effet, sans ce secours, comment pouvoir consulter les monuments et les vieilles annales? Plutarque apprit donc le latin ; mais avec négligence, et jamais il n'y fit assez de progrès pour avoir Tintelligence complète d§s ftuteurs qu'il employait. Cette ignorance de la langue latine Ta fait tomber dans de graves erreurs que Roault, Dacier, Bryon, Secousse, Fréret et ^'autres savants put pris le spi^ de r^^çv^. Au reste, Plutarque convient lui-même de ce tort avec beau- coup d'ingénuité *. Les affaires politiques, les travaux philosophiques l'empêchèrent , dit-il, de se livrer avec assez de soin à Tétude du latin , et il avoue que, quand il lisait les auteurs qui ont écrit dans cette langue, les choses le conduisaient à l'intelligence dps ^^Qts, plutôt que les njiots à l'intelligence des choses.

Il ne serait pas impossiîble qu'il y eût dî^ns, cet ave\i moins de vérité que de politesse : lié avec les Romains les plus illustre^, comblé des bienfaits des empereurs, Plutarque a pu vouloir dissimuler la véritable cauçe de son ignorance. Ne pourrait-on pas la chercher dans ce dédain que les Grecs, quoique soumis aux Romains, pu peut-être parce qu'ils leur étaient soumis, affectèrent toujours pour la littérature de leurs vainqueurs.

Rome était toute pleine de Grecs; ils étaient tqut à Rome : précepteurs, poètes, peintres, sculpteurs, para- sites, complaisants, esclaves. Mais tandis que leur pa^'ac- tère national et politique était dégradé et comme e:ÇFacé, ils n'fi^vaient pas perdu Tindépendançe de leur caractère littéraire. Leur littérature et leur langue n'avaient pas été conquises : ils conservaient toujours la supériorité de l'esprit, que leur avaient acquise leurs grands poètes et leurs grands prosateurs, et ils se croyaient encore le droit, au moins sur le Parnasse, de traiter les Romains de J^arkares.

1 Vie ifi D,^os^hène^ p. 244. Fî> deCaion V ancien.

NOTICE SUE FLUTARQUE. 643

Plutarqup passa une grande partie de sa vie dans la capitale |ie TEmpire. On voit pependant, par différents endrpits de ses écrits, qu'il ût plusieurs voyages ep Grèce; il pila miême pn Egypte. Le traiti^ sur Isis et Osiris es{; je résultat des études qu'il y avait faites et desrenseigne- meutj^ qu'il s'y était procurés. Malheureusemept, ce ré- ^ult^ n'^st pas très-satisfaisant, et,^, l'exceptipp 4p ^U^l- que^ détails fort curieux, ce traité, ol)sur et trop plefp d'allégories, nous apprend peu di^ choses positives ^ujp Tançiepue théologie des Egyptiens.

Vers les derpières années de s^ vie, Pluf^fque revip); à Chéronée. Rentré dans jsa petite yille, qn'W aipi^it à l^biter, « afin, dit-il, qu'elle pp devant pas plus petite, » il Gpnsacra tous ses loisirs aux lettres et à la pl^ilosopl^ip. l^ep JDienfaits des empereurs honorèrent sa vieillesse. Il t^t plusieurs fois président des jeux py thigue^ ; if eut la dignité d'archonte éponyme, ef p^jême Trajan, quj ^tait si bien fait pour apprécier pn t^l mé;*ite, lui çonû^ les ]:)pnp^prs consulaires.

Op ne ponnait point au juste l'époque ni les circonst^r ces lie sa piort ; un trait rapporté par Artépaidore prppye qu'il mourut dans le pagapispie, et qu'il n'était pas, à la fin 4e sa vie, tout à faitexpmp); de superstitiop, quoi- qu'il ei^t écrit contre la superstitiop ce beau traité que POUS ayons encore. « Plutarque , dif. Arljéniidore , rêva « qu'il montait au ciel conduit par Mercure. La puit pui- « vante, il rêva qu'un inconnu lui expliquait ce songe et « lui disait que cette ascension au ciel sigpi^lt un gr^nd « bonheur. Il était alors très-malade, et peu de temps « après il mourut. »

Flptarque était philosophe ; mais , ce qui est ipie grande preuve de la rectitude de son jugenient, il ne voulut s'attacher à aucun secte en particulier : il était trop philosophe pour Tétre à la manière de la plupart de ceiix qui, de son temps, jsjb paraient de ce nom et adop-

844 MORCEAUX INEDITS.

taient exclusivement le principe d'une secte, sans distinc- tion des erreurs ni des Tôrités. On le voit se prononcer contre les paradoxes des stoïciens, et déclarer une guerre encore plus vive à l'impiété des épicuriens. Sur beau- coup de points, il suit Aristote ; sur d'autres, il s'attache à Platon, et, dans les matières d'une intelligence trop dif- ficile, fidèle aux principes des académiciens, il s'c'vbstlent de décider. Jamais il ne parle des dogmes du christia* nisme, quoique ce sujet se fût sans doute présenté plus d'une fois sous sa plume, soit qu^il ne voulût pas atta- quer une doctrine qu'il ne connaissait point assez, soit peut-être qu'il craignit de louer une religion nouvelle, rejetée presque généralement et qui déplaisait aux sou- verains. M. de Tillemont fait à ce sujet une réflexion que je citerai dans ses propres paroles : « Il ne parle « jamais de la religion chrétienne, n'osant peut-être en « dire du bien et ne voulant pas en dire de mal , comme ir saint Augustin le dit de Sénèque. « Ceci nous conduit à une opinion bizarre de Théodoret. Ce père s'est imaginé QuePlutarque connaissait les écrits des apôtres et en avait profilé. On ne peut rien supposer de moins vraisem- blable. Plutarque, il est vrai, s'exprime sur Dieu et sur les choses divines d'une manière raisonnable et sage; il test encore vrai que ce même Théodoret et quelques an- ciens pères ont tiré de ses ouvrages des arguments contre les païens ; pourtant, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il n'a jamais rien dit sur la divinité qu'il n'ait pu trouver sans le secours des auteurs chrétiens et par le seul usage de sa raison, par la lecture de Platon et des autres philosophes.

Cette excellence de la morale de Plutarque, la variété infinie des sujets qu'il a traités, l'érudition non moins variée qu'il déploie en toute occasion, sa familial ité ai- mable, son abandon, lui ont procuré autant d'admira- teurs et d'amis que de lecteurs. Gassendi déclare qu'il

NOTICE SUR PLUTARQUE. o45

ne connaît point, dans toute Tantiquité, d'auteur qu'il puisse lui comparer ; Théodore Gaza disait que, si de tous les auteurs il ne pouvait n'en conserver qu'un seul, ce serait Plutarque qu'il choisirait. D'autres ont cru qu'il suffisait de Plutarque et de deux ou trois autres au- teurs pour composer toute une bibliothèque. Enûn Jean Mauropus qui fut, sous les Comnènes, archevêque d'Eu- chaltes, a demandé dans une prière à Jésus-Christ le salut de Plutarque. Vous pourrez lire les vers de Mauropus dans Fabricius et dans la Vie de Plutarque^ par Corsini. En voici le sens : « Si jamais, ô Christ, tu daignais sauver « de ta menace quelques-uns des païens, accorde-moi la « grâce de Platon et de Plutarque. Tous deux, dans leurs « écrits et dans leurs actions, se sont rapprochés de ta « loi. S'ils ont ignoré que tu es Dieu de l'univers , il « ne faut (pour effacer ce tort) qu'un peu de cette bonté « par laquelle tu veux sauver gratuitement tous les « hommes! »

Plutarque a bien assez démérite pour justifier un tel enthousiasme; pourtant, ce mérite n'est pas sans mé- lange. Il s'écarte trop souvent de son sujet : ses digres- sions, il est vrai, sont curieuses et piquantes, mais elles sont trop nombreuses. Il a aussi le défaut de citer trop fréquemment. Nous profitons de ce défaut, et son éru- dition nous est utile ; mais elle n'en est pas moins quel- quefois déplacée. Presque partout, principalement dans les OEuvres morales^ il enchâsse dans ses phrases des locutions, des images, des mots pris aux poètes, aux phi- losophes, dont était chargée son insatiable et trop fidèle mémoire. Son style est ime espèce de mosaïque sur laquelle on ne peut, pour ainsi dire, mettre le doigt, sans rencontrer quelque fragment d'Homère, de So- phocle, d'Euripide, de Ménandre, dePîndare, de Platon, ou de quelques autres grands écrivains. Ces emprunts perpétuels, faits à des auteurs de tous les genres et de

T. II. 35

546 MORCEAUX INEDITS.

tous les styles, donnent souvent à sa diction quelque chose d'obscur, d'embàrlrftssé, de pénible, d'inégal. A côté d'une forme grande, pobljaeuse, même dithyrambique, se trouve Texpressioil la plus nue et la plus simple. Tantôt il s'avance avec gravité, tantôt il court ; tantôt il se perd dahs les nues, tantôt il se traîne terre à terre. Les parties de son langage sdnt bonnes, la compositiôii est quelquefois vicieuse. Mais ces défauts, qui ne nous permettent pas de compter Plutarque parmi ces grande artisans de style que la Grèce nous a laissés pour mo- dèles, n'empêchent pas qu'il ne soit un historien plein d'intérêt, un moraliste excellent et, de tous les anciens, celui peut-être il y a le plus à apprendre de choses vraiment utiles ; il peut, à tous les âges de la vie, se faire lire avec vm égal plaisir. Horace et lui sont peut-être les seuls qui aient ce privilège.

Il est bien à regretter que les œuvres d'un auteur si important ne nous soient pas arrivées tout entières. Nous n'avons pas, à beaucoup près, tous les livres qu'il avait composés ; son fils Lamprias en avait fait un Cata- logue qui nous est parvenu mutilé. On y compte deux cent dix ouvrages, et peut-être cette longue liste est- elle loin d'être complète. De ces deux cent dix ouvrages, noiis avons perdu les Vies d'Épaminondas, de Scipion, d'Auguste, de Tibère, de Claude, de Néron, d'Hercule, d'Hésiode, de Pindare, d'Ai'atuâ, etc., différents traités sur rhétorique et la poétique, sur la philosophie d'Épi- cure, sur celle du Portique, sur Platon, sur Socrate, sur la meilleure vie, et sur l'amitié; des mémoires, des mélanges intitulés Stromates (titre que par la suite Clément d'A- lexandrie donna à l'un de ses ouvrages), des commen- taires sur Nicandre et sur Hésiode, dont Proclus parait avoir amplement profité, enfin beaucoup d'autres pro- ductions de tout genre dont la perte ne saurait être trop déplorée.

NOTICE SUR PLUTARQUE. 547

DÔ8 le XV* siècle, et peu àptè« la découverte de Timpri- merie, il parut des traductiobs latines de Plufarque. Le texte gtëc fut ita primé plus tafd. Aide Manuce, dont le nom est si célèbre dans les annales des arts et de la litté- rature, donna les Oi^wvresmora^e^, à Venise, en 1509, les Vies en 1519 ; Junte avait déjà donné les Vies en 1517. Le texte d'Aide fut réimprimé à Baie : les Vies^ en 1533, les Œuvres momies, en 1542. Cette édition de Bâle a quelque mérite et Ton voit que le littérateur anonyme (JUi la dirigea n'était pas au-dessous de cette tâche diffi- cile. Cette édition effaça celle de Manuce et fut elle-même effacée par celle que notre célèbre H. Etienne donna en 1 572 en treize volumes iti-8*. C'était la première édition grecque et latine. Il avait pris la version de Holzmannque l'on ne connaît aujourd'hui que sous le nom de Xylander^ qui est la traduction grecque du nom allemand Holz- niaUn '. Ainsi pour ne citer que quelques exemples : Xylander est incontestablement le meilleur des inter- prètes latins de Plutarque. Il est à la fois exact et élégant. La plus recherchée des éditions complètes, grecques et latines, est celle de Paris, 1624, 2 vol. in-fol., que Ton a quelquefois attribuée à Jean Rualdus ; ce Rualdusj ou Roftult, y a joint des notes et une Vie de Plutarque, travail estimable, Ton peut cependant reprendre un trop grand penchant à la censure et quelques divaga- tions; mais est-ce lui qui a soigné l'édition? C'est ce qu*on ne peut aujourd'hui savoir.

Un siècle après, Auguste Bryan entreprît une édition des Vies de Plutarque; elle parut à Londres en 1729 (5 vol. in-4«). Bryan ne l'acheva pas : il était mort dès

^ C'était alors la mode des savants de traduire ainsi leur nom. Mélanchthon représente le nom de Schwarzerd, Œcolampade celui de Hauszchein, Oporinus celui de Herbst, Lycosthène celui de Wolfhart, Leucander celui de Whiteinan, etc. Cl

548 MORCEAUX INÉDITS.

1727. Ce fut Moyse Dusoul qui la compléta. Cette édition est estimée ; pourtant, on la recherche à cause de Ja beauté de l'impression et du luxe de l'exécution plutôt que pour son mérite réel*

Reiske, qui avait, en 1759, pubUé un volume de notes sur les Œuvres morales de Plutarque, fut, quelques an- nées après, invité par un libraire à donner une édition complète de toutes les œuvres. Reiske accepta. II accep- tait toujours les travaux, même les plus difficiles, non qu'il eût trop de conûance ou de présomption, mais il était pauvre. Quoiqu'il n'ait presque jamais eu le temps de travailler un ouvrage avec soin^ il avait tant de talent et de sagacité qu'il n'a laissé aucune édition dont quelque partie ne soit recommandable. L'édition de Reiske est en 12 volumes, et a paru de 1774 à 1782. Reiske n'y eut qu'une faible part, car il mourut dans cette même an- née 1774, et les Vies n'étaient même pas encore termi- nées. La collection des notes de Paulmier, de Roault, de Xylander, d'Etienne, quelques excellentes remarques de Reiske, de bonnes tables qui remplissent deux volumes, et l'exactitude typographique, donnent de la valeur à cette édition. On recherche aussi, parce qu'elle est com- plète et assez correcte, celle que M. Hutton a donnée à Tubingue en 1796 et années suivantes.

Mais une édition qui doit eô'acer toutes les autres, c'est celle qu'a promise M. Wyttenbach, professeur à Leyde, et qu'il a commencée par les OEuvres morales, réservant les Vies pour un autre temps ; le texte est im- primé magnifiquement à Oxford (5 vol. in-4, ou 10 in-8). Il n'a encore paru que 2 volumes de notes. La guerre, qui rendait les communications difficiles entre la Hol- lande et l'Angleterre, a longtemps retardé l'impression ; aujourd'hui les graves infirmités de M. Wyttenbach peuvent faire craindre non-seulement qu'il n'abandonne le projet de donner les Vies de Plutarque, mais même

NOTICE SUR PLUTARQUE. 549

qu'il ne puisse achever son commentaire sur le texte déjà publié des OEuvres morales *.

Dans ces dernières années^ le docteur Goray a donné une belle et bonne édition des Vies, et elles ont aussi été réimprimées avec beaucoup de correction dans la jolie collection que publie M. Schaefer.

Je n'ai pas parlé si longtemps de Plutarque sans me souvenir d'Amyot, mais je lui réservais une place après les éditeurs, ne voulant pas, pour observer Tordre chro- nologique, interrompre la nomenclature des grandes éditions, car l'indication des éditions particulières des différents traités de Plutarque ne doit pas m'occuper. Je me contenterai plus bas de vous dire quelques mots sur celles que Ton a données, à diverses époques, du traité de la Manière délire les poètes, dont j'ai annoncé l'explica- tion.

Amyot publia, vers le milieu du xvi* siècle, en 1559, sa traduction de Plutarque. Elle a, sous le rapport du langage, un mérite classique ; considérée sous celui de l'exactitude et de la fidélité, elle est loin d'être irrépro- chable. Amyot ajoute souvent au texte de son auteur, et plus d'une fois il lui fait dire des choses que Plutarque n'aurait pu dire sans mériter les reproches la critique.

Quelques exemples sont ici nécessaires. Il ne faut pas qu'on me puisse reprocher d'accuser, sans preuves, un traducteur dont le nom est si généralement respecté.

Dans la Vie de Thésée, on lit qu'Androgée était fils de Minos. Amyot le fait fils aine de Minos ; mais, bien loin qu'Androgée fût Vaine des enfants de Minos, il parait qu'il en était le plus jeune, s'il faut ajouter foi aux meil- leurs auteurs de l'histoire mythologique : ApoUodore et Diodore.

1 Le commentaire latin {Animadversiones) a paru en 1820*183I (Leipsick, 2 vol. in-8^), avec les notes, mais la publication des Œuvres morales n'a été terminée qu'en 1830 (Oxford, 16 vol. in-8*).

{Note de VEditeur.)

950 MORCEAUX INEDITS.

Quand Plutarque parle des suites de la victoire de Munda, il dit que le jeune Pompée se sauva, Amyot pré- cise le fait et dit qu'il ^e sauva de la bataille ; mais oq sait par Hirtius que le jeune Pompée ne se trouva point» à cette bataille^ qu il était alors à Gordoue, et que p'e6t dj^ Cordoue qu'il se sauva et non de la bataille.

Dans le traité des Préceptes politiques ^ Plutarque raconte que Thémistocle rencontra, après la bataille^ un cadavi^ sur le rivage. Amyot veut encore ici plus de détails, il veut spécifier : il écrit la bataille de Marathon^ iQais soa auteur le dément lui-même dans la Yie de ThémUtoeh , et nomme clairement la bataille de Salamine.

Dans le traité du Babil^ Plutarque parle de cei^taiiis députés, qu'il appelle ispeaSe];? paaiXixoi. Amyot traduit ambassadeurs du roi de Perse ; mais le fait raconté par le philosophe appartient au siècle des successeurs d'Alexanr dre, et, à cette époque, il n'y avait plus de roi de Perse. Lés ambassadeurs royaux en question sont ceux de Pto- lémée, roi d'Egypte, ou ceux d'Antigonej roi de Macé- doine.

Un autre défaut non moins considérable de la traduc- tion d' Amyot, c'est l'insertion des notes dans le texte; si Plutarque nomme le zéphyr^ Amyot ajoute qui est k vent de Ponant-, s'il nomme Plutus, Amyot ajoute cest^à- dire le dieu des richesses. La monnaie des Trézeniers avait pour marque un trident^ Amyot ajoute dans le texte : c'est une fourche à trois fourchons, enseigne de Neptune.

Au moins ces notes, quoique inutiles et vulgaires ont de l'exactitude ; mais il en fait plus d'une il se trompe. Plutarque, dans la Vie d'Antoine, parle de la fête des Athéniens appelée yp^;, c'est-à-dire, ajoute Amyot, la fête des morts, Von fait des effusions et des sacrifices pour les trépassés. Rien n'est plus faux, et quelqu'un qui, ne lisant Plutarque que dans Amyot, s'appuierait de cette auto- rité pour établir la destination des yotç^ tomberait dans

NOTICE SUE PLUT ARQUE. b^

une étrange erreur. Les yoe; étaient le second jour des fêtes de Bacchus appelées anthesteries, et il ne s y faisait aucune cérémonie funéraire. On peut consulter Meur- sius clsii^s sa Grœcia feriata^ ou Gastellanus. Plus de détails sur cette fête seraient ici déplacés.

I^ns le traité 4^ VIndustrie des animaux^ Plutarqqe dit que les poissons appelés amies (àfAtai) tirent leur nom de ce qu'ils vont en troupe, et Amyot, slinaginant £^voir trouvé la véritable étymologie, ajoute hardiment, parce que lli[kaL signifie ensemble ; mais alors àfxfa; serait aspiré, puisque éffxa porte un esprit rude. Athénée nous apprend que ce mot vient de à, privatif, et de jxta, parce qvie ce poisso^ n'est japfiais seul,

Amyot, qui ajoute si libéralement au texte de son au- teur, le mutile quelquefois, soit par inadvertance, soit pour dissimuler quelque difficulté.

Les contre-sens positifs forment im autre genre de fautes dont Ténumération serait longue. On peut lire Méziriac dans son discours de la Traduction, Il en donnera de nombreux exemples. Ceux qui prendront la peine de le consulter y retrouveront aussi les observations précé- dentes sur les additions et les notes d'Amyot ; c'est de lui que je les ai empruntées. Bachet de Méziriac, Tun des hommes les plus savants du xvii® siècle, avait eu le projet de traduire Plutarque en français, et, craignant d'offen- ser les nombreux admirateurs d' Amyot, il lut à l'Acadé- mie française un discours il annonçait son projet et s'attachait à faire voir qu'Amyot n'avait point rempli les conditions d'une bonne traduction, et que c'était une belle et louable entreprise que de vouloir retraduire un auteur d'une aussi grande importance que Plutarque et dont plus de deux mille passages étaient entièrement pervertis par Amyot : c'est son expression ; elle est, pour le dire en passant, beaucoup plus latine que française. Méziriac ne vécut pas assez pour exécuter un projet qui était au-

552 MORCEAUX ini5dits.

dessus, non pas de son émdition, mais de son talent pour écrire; il eût lui-même étrangement perverti Plutarque, à en juger par sa traduction des Héroïdes d'Ovide. Ses noies sur le texte ont été conservées et M. Wyttenbach en a profité.

Depuis Méziriac, Dacier et Lallemand ont traduit les Vies avec un peu plus d'exactitude littérale et beaucoup moins de talent. Plus récemment, Tabbé Ricard a tra- duit les OEuvres complètes^ et peut-être a-t-il exécuté cette grande entreprise d'une manière assez satisfaisante, si Ton croit qu'il suffise à un traducteur d'entendre passa- blement la langue de son auteur et ses matières, si on le dispense d'être écrivain lui-même. Chose singulière ! les plus grands auteurs de Tantiquité ont presque toujours été traduits par nos plus médiocres écrivains, quand les meilleurs eux-mêmes n'y eussent pas été trop bons. Boileau n'a-t-il pas échoué sur Longin? Je ne puis me permettre de juger M. Ricard, pour avoir en quelques endroits jeté les yeux sur la traduction du traité de la Manière de lire lés poètes ; mais le jugement qu'en porte M. Wyttenbach (Prœf,^ p. xcviij) est assez sévère.

Toutes ces traductions plus ou moins fidèles, considé- rées par rapport au texte, et plus exactes, en général, que celle d'Amyot, n'ont cependant pu la faire oublier, tant est puissant l'empire du talent et du style ! tant il est vrai de dire que, seul, il fait vivre les ouvrages! La naïve fa- miliarité du style d'Amyot semble faite exprès pour la manière de Plutarque; c'est un genre de fidélité que notre langue actuelle ne peut plus avoir, et auquel bien des lecteurs tiennent peut-être plus qu'à l'exactitude par- faite delmterprétation. Amyot fait illusion : en le lisant on croit lire un ancien, on croit lire Plutarque ; mais en lisant Dacier, on sent trop qu'on lit ce savant dont Pavil- lon disait que c'était « un mulet chargé de tout le bagage

NOTICE SUR PLUTARQUE. 555

« de l'antiquité. Amyot était le meilleur écrivain de son siècle. Son style, bien que suranné, est brillant, fort, naïf, heureux ; il nous a presque rendu Plutarque, et sa traduction, chef-d'œuvre d'originalité, trouve encore et trouvera longtemps des lecteurs parmi les hommes de goût, tandis que Dacier, Tallemand, Ricard, littérateurs instruits sans doute, savants même, mais écrivains d'un faible mérite, ne nous offrent que le squelette de Plu- tarque, que son cadavre, si je puis ainsi parler, et leurs pages, tracées d'une^plume ou lourde ou languissante, semblent elles-mêmes frappées de la mort qu'elles me- naçaient de lui donner.

Dans ces dernières années, il a paru deux éditions d*Amyot : des hommes d'un grand mérite les ont sur- veillées ; Tune a été dirigée par Brotier et Vauvilliers, l'autre par M. Clavier. Je n'ai point eu l'occasion d'exa- miner leur travail, mais je ne doute pas que de si habiles éditeurs n'aient exactement indiqué les fautes d'Amyot, et donné à sa traduction, par leurs notes et leurs correc- tions, le degré d'utilité et de perfection qui lui man- quait.

De ces considérations sur les éditeurs et les traduc- teurs des œuvres de Plutarque, je passerai à l'indication succincte des travaux particuliers dont le traité qui va nous occuper a été Tobjet.

Il en existe plusieurs éditions séparées qui, presque toutes, ont échappé à mes recherches. La première faite à Paris, en 1509, eut pour éditeur Jer. AléanAo que Louis XII fit venir d'Italie en France pour y professer les belles-lettres et qui depuis fut cardinal. Cette édition a été oubliée dans sa liste des ouvrages d'Aléandro donnée récemment à la Biographie universelle par M. Ginguené à qui rhistoire littéraire d'Italie est si familière. Hervet fit imprimer ce traité à Orléans, en 1536, et Xylander à Baie en 1566. Cette dernière édition est d'une excessive

B54 MORCEAUX INEDITS.

rareté. Krebs, comme vous ponvez le voir 4^ns sa pré- face (p. iv), n'avait pu se la procurer. M. Wyttenbach, qui a été plus heureux, dit qu'elle n'est pas sans quelque mérite, qu'il en a cependant tiré moins de secpurs qu'il ne l'avait cru avant de la connaître. Krebs croyait Tédi- tion de Xylander la première; il se trompait.

Une édition plus recommandable est celle de Qrotius, qui a joint ce traité à son Stobée, Grotius Fa traduit eu latin et y a mis une vingtaine da notes qui ne sont pas indignes de sa réputation.

Krebs indique une autre édition donnée par Weiss» à léna. Écoutons ce qu'il en dit, ainsi que des éditions de Gunther et de Potter (p. iv) que M. WyttenbacU ue juge pas avec plus de faveur. « Potter, dit-il, pouvait faire mieux; le temps peut-être lui a manqué, ou quelque autre obstacle l'a empêché de donner à ce travail tout le soin qu'il exigeait. » J'ai eu cette édition, et j'en ai tiré peu de secours. Je ne connais que le titre de celle que Kretzschmar a donnée en 1750, et à laquelle il a joint le traité De Vèducation des enfants^ trois discours d'Iso- crate, Hésiode et Théognis. Je n'ai point vu non plus la première édition de Krebs, laquelle est de 1746; inaie je me suis procuré la seconde, de 1779 : c'est celle dont je me servirai, et je vous invite à la voir. M. Wyttenbach a porté sur le travail de Krebs un jugement fort juste et assez favorable

Krebs est auteur d'une petite dissertation De Dacty- liôîheciê veterum, d'un savant commentaire sur les dé- crets des Romains en faveur des Juifs, dont le texte a été rapporté par Josèphe, et d'un recueil de repiarques sur le Nouveau Testament , intitulées Observationes Flavianœ^ parce que c'est surtout dans Flavius Josèphe qu'il puise ses exemples.

Il existe encore une autre édition donnée par M. Gail dont le zèle pour les lettres grecques est si connu, et

*.1 *.»

NOTICE SUR PLUT ARQUE. ooo

qui leur a rendu de si importants services. Je vous la recommande spécialement. Je ne l'ai point prise pour base de mon travail, parce que M. Gail a supprimé quel- ques passages pour des causes sans doute fort respec- tables; mais ces passages ne m' ayant pas semblé plus repréhensibles ni plus dangereux que plusieurs autres qui ont été conservés, j*ai cru que je pouvais les inter- préter, surtout dans un auditoire comme celui devant lequel j'ai Thonneur de parler, composé non de très- jeunes gens dont l'âge demanderait quelque réserve, mais d'hommes raisonnables et studieux qui ne consi- dèrent les anciens que comme la matière d'études fortes et sages et la source d'une instruction solide. Bien loin de m'effrayer de quelques phrases ou plutôt de quelques mots échappés à la naïveté simple et inno- cente du grave Plutarque, j'oserais à de tels auditeurs expliquer Aristophane lui-même, et j'ai hautement applaudi au zèle de Tun des savants répétiteurs de l'Ecole normale, quand j'ai appris qu'il interprétait les Nuées dans ses conférences particulières *.

^ Plus tard M. Boissonade expliqua lui-uéme les Nuées, à plusieurs reprises, au Collège de France.

{Note de VÉdiitwr.)

XCllI

PINDARE*

PYTHIQUE IV»,

A ARCBSILAS DS CTRBNB, VAINQUEUR A LA COURSE DBS CHARS.

Il te faut en ce jour paraître chez un ami, Muse, chez Arcésilas, roi de Cyrène féconde en beaux coursiers, et là, te mêlant à la pompeuse fête, entonner d'iîne puis- sante voix rhymne aux enfants de Latone et à Pytho jadis, assise près des oiseaux d'or de Jupiter, et en présence d'Apollon lui-même, la prêtresse annonça que

> En publiant cette traduction du morceau le plus épique, de Tode la plus célèbre et la plus difficile de Pindare, nous avons seulement voulu montrer à nos lecteurs jusqu'à que] point M. Boissonade comprenait les audaces et même les témérités du génie grec. On devinera aisément pourquoi nous n'avons pas publié les savantes notes qui accompagnaient, dans le cours de M. Boissonade, l'interprétation pareilles œuvres : nous nous adi:essons surtout ici à des gens du monde pour lesquels un com- mentaire trop développé n'aurait guère de charmes. Quant aux auditeurs de M. Boissonade, presque tous ont conservé leurs notes, nous le savons. Peut-être un jour les explications du docte maître seront-elles l'ornement de quelque grande édition de Pindare que l'avenir a droit d'attendre. Il est certain que rien ne peut être plus instructif pour les hellénistes que ce vaste et perpétuel commentaire de l'ingénieux philologue : nous l'avons eu entre les mains et nous parlons tout à fait en connaissance de cause. {Note de l'Editeur.)

(V. 12.) PINDARE. 557

Battos, fondateur de la Libye, quittant déjà son île sainte, allait bâtir, sur un mamelon blanchissant, une ville fameuse par les victoires curules, et rappellerait après la dix-septième génération les paroles qu'autrefois, près de Théra, la fille vindicative d'Éétès, Médée, prononça de sa bouche divine :

« Écoutez, disait-elle aux demi-dieux, nochers du « belliqueux Jason, écoutez, fils des dieux et des plus « magnanimes mortels. Oui, je vous le déclare, un jour, « de cette terre battue des flots, la fille d'Epaphos, tirant » d'Éétès une racine mémorable, la plantera dans le sol « de Jupiter Ammon. Et les peuples, échangeant les « dauphins aux courtes ailes contre les agiles cavales, « prendront en leurs mains des rênes au lieu de rames, « et dirigeront des chars rapides comme la tempête. » Ainsi Théra, devenue métropole de puissantes villes, « accomplira le présage que, naguère, reçut d'im dieu, « à l'embouchure du lac Tritonis, Euphémos, descendu « de la proue. Gomme nous suspendions aux flancs du « rapide Argo le frein soUde qui le dompte, l'ancre aux dents d'airain, ce dieu s'approcha, caché sous une « forme humaine, et lui donna une glèbe pour présent t d'hospitalité. Et, cependant, Jupiter, fils de Saturne et « père des immortels, faisait retentir sa foudre ijropice.

« Sur le dos des plaines solitaires, nous avions, pendant « douze journées, porté, depuis les bords de l'Océan, le « navire qui, par mes conseils, avait été retiré des flots. « Le dieu s'offrit alors à nos regards, seul et sous l'as- t pect auguste d'un mortel vénérable. Et d'abord il nous « adressa ces paroles affectueuses qu'emploient les hom- « mes bienfaisants pour convier à leur table les étran- « gers que la fortune amène. Mais les soins du doux « retour ne permettaient pas de rester près de lui. Il « était, nous dit-il, Eurypyle, fils de l'immortel dont les « bras enserrent et ébranlent la terre. Puis soudain,

S58 MORCEAUX INEDITS. (v. 59.)

a en voyant notre hâte, il arrache au hasard une glèbe « qu'il nous offre comme présent d'hospitalité. Euphé-

mos avec empressement s'élance sur la rive et, joignant « sa main à la main d'Eurypyle, il reçoit la glèbe sainte. « J'apprends que, tombée ce soir du navire, et siûTant « les vagues qui Tentraînent, elle s'est mêlée à l'onde « amère. Pourtant j'avais plus d'une fois enjoint à nos t fidèles serviteurs de la garder soigneusement ] mais « ils ont oublié mes ordres. Et voici que rimmortelle « semence de la vaste Libye s'est, avant le temps, épan- « due sur les flancs de cette lie. Si le royal fils de Nep- « tune équestre, auquel jadis, sur les bords du Çéphisei » la fille de Tityos, Europe, donna le jour ; si Ëuphémos, « de retour dans la ville sacrée du Ténare, eût jeté ce « précieux germe sur le sol de sa patrie, près la « bouche caverneuse de Pluton, ses quatrièmes descen- « dants auraient, avec les peuples de Danatis, conquis ce « large continent; car c'est en ce temps qu'ils se lèvent, « quittant la grande Lacédémone et le golfe argolique et « Mycène. Mais, puisqu'il en est ainsi^ il trouvera une « autre race de nobles enfants nés aux lits d'épouses étran- « gères. Honorés de la faveur céleste, ils aborderont en « cette lie, et d'eux naîtra le roi des campagnes qu'om-

brage un ciel nuageux. Il descendra dans le temple « pythique; là, du sein de son riche sanctuaire, Apollon « l'instruira par la voix de l'oracle. Plus tard, ses vais- « seaux conduiront une peuplade nombreuse vers les « grasses contrées de Jupiter-Nilus. »

Ainsi parlait Médée. Écoutant ces paroles d'une haute sagesse, les divins héros, étonnés, se taisaient, immobiles.

0 fils heureux de Polymneste, dans ce discours de Médée, l'abeille delphique te reconnaît, et, saisie d'une soudaine inspiration, elle a révélé ta gloire. Tu lui de- mandais, au nom des dieux, par quel sacrifice tu pour- rais obtenir que le ciel déliât ta voix inarticulée, lors-

(V. H2.) PlNDAllE. 559

qu'elle te salua trois fois et te proclama le roi de Gyrène, le roi marqué par le destin.

Aujourd'hui, après de longues années, Arcésilas, le huitième des fils de Battes, s'élève grand et fort conlme au printemps les fleurs empourprées. Par la voix des Amphictyons, Apollon et Pytho lui ont donné l'honneur de la course curule. Et moi je le livrerai aux concerts des Muses, et, avec lui, le bélier d'or et sa toison mas- sive. En effet, ce fut quand Argo ramenait les Minyens de leur belle conquête que les dieux leur envoyèrient ce présage glorieux.

Quel fut le commencement de cette course aux loin- taines mers? Quelle périlleuse nécessité les tenait atta- chés avec ses clous d*airain?

Un oracle disait que Pélias périrait sous les coups des fiers Bolides ou victime de leurs ruses audacieuses. Une e&tayante prédiction, sortie dés ombrages feacrés du centre de la terre, avertissait le prudent monarque qu'il eût à se garder soigneusement de tout mortel, soit étranger, soit Thessalien , qui , chaussé d'un seul co- thurne, descendrait des hautes montagnes dans les chaudes plaines de la fameuse Éolide.

Ail temps marqué, il parut, ce fils d'Éole. Son aspect était imposant. Deux javelots armaient sa main. Il por- tait un double vêtement. Jetée autour de Tétroitetunique magnésienne qui dessinait ses formes élégantes, une peau de léopard le protégeait contre les froides pluies; ses beaux cheveux n'avaient point encore été touchés par le fer, et, de leurs brillantes boucles, ils couvraient son dos tout entier.

D'un pas rapide, il marche droit à la place publique, et, s'arrêtant au milieu de la foule assemblée, il paraît faire l'essai de son âme intrépide.

Nul ne le connaissait; mais tous se sentaient frappés de respect ; et quelques-uns même disaient :

560 /- MORCEAUX INÉDITS. (v, 154.)

« Ce n'est pas Apollon. Ce n'est pas l'amant de Vénus

qui serait descendu de son char d'airain. Enfants t d'Iphimédée, Otos, et toi, audacieux Ephialte, vous « êtes morts, on le dit, dans la grasse Naxos. Une rapide t flèche partie du carquois invincible de Diane chasse- t resse a frappé Tityos, pour apprendre aux humains à t ne point désirer d'impossibles voluptés. Ils discou- raient ainsi, faisant de paroles un mutuel échange. Ce- pendant Pélias arrivait, pressant la course impétueuse des mules attelées à son char brillant. Une stupeur sou- daine enchaîne ses sens à la vue du cothurne qu'il re- connaît trop bien, du cothurne unique qu*à son pied droit porte le voyageur. Mais cachant sa crainte dans le fond de son cœur : « Étranger, » dit-il, « quelle terre « est ta patrie? et, parmi les faibles mortelles, quelle est « la noble mère dont les flancs t'ont donné la vie? Dis t quelle est ton origine, et ne la déshonore point par

im mensonge. Le mensonge m'est odieux. » L'étranger lui répondit par ces mots pleins de douceur

et d'assurance : « Je suis, et le dis hautement, l'élève de « Chiron. Je viens de l'antre du Centaure où, près de

lui,Philyre et Chariclo,ses chastes filles, m'ont élevé. « La vingtième année de ma vie s'est accomplie, sans t que la noble famille ait vu de moi une action, entendu « une parole dont je puisse rougir. Je rentre en mes « foyers pour reprendre à ceux qui le tiennent injuste- t ment ce sceptre paternel que jadis Éole reçut des « mains de Jupiter pour le transmettre à ses fils ; car t j apprends qu'au mépris de la justice, et n'obéissant t qu'aux mouvements d'une âme téméraire, Pélias l'a, « non sans violence, arraché aux mains de mes parents

qui seuls avaient droit de le porter. Craignant pour « moi l'outrage d'un chef insolent, ils feignirent mon t trépas au moment même où,pour la première fois, mes t yeux s'ouvraient à la clarté, et remplirent le palais

(V,201.) PINDARE. ^ 561

« des lugubres appareils du deuil et des lamentations « des femmes éplorées ; et cependant ils m'enveloppaient « de langes de pourpre, et, confiant à la nuit le mysté- t rieux voyage, ils m'envoyaient à Ghiron, et le fils de « Saturne fut par eux chargé d'élever mon enfance. « Mais ce que j'avais de plus important à dire, vous le t savez, honnêtes citoyens. Indiquez-moi sans détour la « demeure de mes glorieux auteurs; car fils d'Éson et t Thessalien, je ne mettrai point le pied sur la terre des « étrangers : le centaure divin me nommait Jason. »

Ainsi parla le héros. Quand il entra, son père le re- connut d'abord, et de ses vieilles paupières des larmes jaillirent; car son âme était grandement réjouie à la vue d'un fils le plus beau des mortels.

Cependant arrivèrent, avertis par la renommée, les deux frères d'Éson, Phérès et Amythaon. Celui-ci avait quitté Messène; l'autre la fontaine Hypéréide, voisine d'Iolcos. Et sur leurs pas accoururent Admète et Mélam- pos, empressés de donner à un proche parent les témoi- gnages de leur amitié.

Jason leur offrit les dons d'une hospitalité sincère, les joyeux festins avec les entretiens aimables, et, prolon- geant pendant cinq jours entiers et autant de nuits les douceurs de cette heureuse entrevue, il cueillait avec eux la divine fleur d'une vie libre d'ennui.

Le sixième jour, dans un grave entretien, il explique à ses proches réunis la suite entière de ses desseins. Tous applaudissent. Aussitôt il se lève et se rend avec eux au palais de Pélias. Ils y entrent impétueusement, puis ils s'arrêtent. Le fils de la belle Tyro, qui les a en- tendus, vient lui-même au-devant d'eux. Alors d'une voix paisible Jason commence de parler, et de ses lèvres coulent des paroles remplies de sagesse.

« Fils de Neptune Pétréen, le cœur des mortels n'est t que trop prompt à préférer la fraude utile à l'exacte

T. TI. 86

562' MORCEAUX INÉDITS. (v. 24.8.)

justice, quelque amer que soit pour eux le lendemain de la fête. Mais il nous faut tous deux, réglant entre nous avec équité nos dissentiments, ourdir la trame d*un heureux avenir. Tu le sais, la même mère donna le jour à Créthée et à Taudacieux Salmonée : et nous, qu'éclairent les puissants rayons de ce soleil d'or, nous sommes de ces héros les troisièmes descen- dants. Des familles que divise la haine, les Parques s'éloignent pour cacher la rougeur de leur front. Il est indigne de nous deux d'employer les javelots et les glaives acérés au partage des vastes domaines laissés par nos atedx. Moi je t'abandonne et les brebis et les troupeaux de blondes génisses, et toutes les campagnes qui, enlevées par toi à mes parents, ac- croissent ton opulence. Je vois sans douleur toutes ces richesses acquises à ta maison. Mais le royal sceptre, mais le trône sur lequel assis le âls de Créthée rendait la justice à ce peuple guerrier, rends-le-moi, pour prévenir nos communs ennuis et les malheurs nouveaux dont ils seraient la cause. Ainsi parla Jason, et Pélias lui répondit avec douceur : « Je serai pour toi tel que tu le désires. Mais déjà m'enferme le cercle du vieil âge, tandis que la jeu- nesse, en ta fleur, fait bouillonner ton sang. Tu peux détourner la colère des divinités infernales. Phrixos, en efTet, m'ordonne d'aller au pays d'Eélès pour y recueillir son âme et rapporter l'épaisse toison du bé- lier par qui jadis il fut sauvé des vagues et des poi- gnards impies d'une marâtre. Un songe miraculeux m'a donné cet avis. Pour obtenir quelque lumière, j'ai consulté Foracle de Castalie. Il veut qu'en toute hâte j'envoie un navire vers ces bords lointains. Consens à te charger de cette périlleuse entreprise, et je t'aban- donnerai, je le jure, et le sceptre et l'empire. Que le puissant Jupiter, notre commun ancêtre, soit témoin

(V. 800.) PINDABE. 868

« du serment que je fais et le rende à jamais inviolable.

Ces condilions sont acceptées, et tous deux se séparent.

Cependant Jason déjà pressait les hérauts d'annoncer en tous lieux le voyage projeté.

Bientôt se présentèrent trois flls de Jupiter Saturnien, tous trois infatigables dans les combats. L'un a pour mère Alcmène aux noires prunelles; aux deux autres, Léda donna la vie.

Puis viennent de Pylos et du Ténare escarpé, pareils aux chênes à la haute chevelure, deux héros flls du dieu qui ébranle la terre. Ils devaient ce respect à leur propre courage, car ils sont parvenus au faite de la gloire. C'est Euphémos, et toi, redoutable Périclymène.

Un flls d'Apollon les suit, Orphée, père de la lyre et du chant, Orphée cher à la renommée.

Au partage de ce grand labeur, Mercure à la verge d'or envoie deux flls bouillant de jeunesse, Echion et Eurytos.

Des vallons du Pangée sont accourus les fils du dieu des vents, Zétès et Calais. Sur leur dos s'agitent des ailes empourprées. Borée lui-même a, d'une âme satisfaite, hâté leur départ.

Junon allumait au cœur des demi-dieux l'amour de la nef Argo. Cédant à la douce et persuasive influence, aucun n'eût voulu, restant près de sa mère, paisible, ca- resser les langueurs d'une vie sans périls. Chacun brûlot de conquérir avec ses jeunes compagnons la couronne de la valeur, cette noble consolation, même de la mort.

Quand furent descendus au rivage dlolcos ces nau- tonniers d'élite, Jason compte leurs rangs et donne à tant de zèle un éloge mérité. Puis le devin Mopsos inter- rogea les dieux par le vol des oiseaux et les sorts sacrés, et avec d'amicales paroles il flt monter sur le navire l'héroïque bataillon.

Après que les ancres eurent été suspendues au-dessus de l'éperon, le chef, debout sur la poupe, une coupa

664 MORCEAUX INEDITS. (v. 341.)

d'or à la main, invoquait le père des immortels, Jupiter, dont le bras est armé de la foudre, et les courants rapides et le 80uflQ.e des vents, et les nuits, et les routes de TO- céan, et les journées sereines et le doux retour. Du sein des nuées,la voix du tonnerre lui répondit par un bruit fa- vorable, et de Téclair brisé jaillirent des rayons brillants.

Pleins de confiance dans le signe céleste, les héros semblent respirer plus librement. L'interprète des pro- diges leur promet un heureux avenir, leur ordonne de saisir les rames. Les rames coururent infatigables sous leurs agiles mains. Poussés par le souffle du Notos, les héros atteignirent la bouche de TAxin. ils consacrè- rent à Neptune un saint bocage , et, près d'im autel de pierre récemment élevé, un troupeau de faibles tau- reaux de Thrace s'offrit à leurs regards. Prêts à se jeter en un abîme de dangers, ils suppliaient le souverain des navires de leur faire éviter le choc épouvantable des roches qui se heurtent.

En effet, deux roches vivantes roulaient, plus impé- tueuses que des vents Tarmée retentissante. Mais enfin le voyage des demi-dieux leur donna la mort.

Déjà ils ont touché les rivages du Phase; là, dans le palais même d'Ëétès, ils livrent aux Colques basanés wol rude combat. Mais la déesse aux rapides traits, Gypris, apporta de l'Olympe cet oiseau passionné que les mor- tels n'avaient point encore vu, Tiynx, au plumage nuancé, et l'attacha d'un nœud indissoluble sur les quatre rayons d'une roue ; puis elle apprit à l'habile Jason des prières et des charmes capables d'effacer au cœur de Médée le respect filial, et d'allumer le désir du beau pays de la Grèce.

Cédant à la persuasive impulsion dont Taiguillon la tourmente et l'agite, bientôt Médée apprit au héros le moyen d'accomplir les travaux ordonnés par son père. Elle lui donna aussi, mêlé à des herbes puissantes, un

(V, 391.) PINDARE. 568

parfum qui devait, appliqué sur ses membres, guérir les plus vives douleurs. Tous deux promirent de s'unir par un doux mariage.

Cependant, au milieu de la foule assemblée, Éétès plaça la charrue d'adamas ^; puis, amenant des taureaux qui, de leurs rouges naseaux, soufflaient la flamme et tour à tour de leurs pieds battaient la terre, seul il les attache au joug, et, les forçant de tracer un long et droit sillon, il ouvre à la profondeur d'une orgyie le dos de la féconde plaine. « Que le maître du navire, quel qu'il « soit, » dit-il, « m'achève ce labeur, et qu'après il em- « porte, pour en parer sa couche, la divine toison, d'où l'or pend en franges brillantes. » Ainsi parla le roi.

Jason jette au loin son manteau que le safran a coloré, et, se confiant à la divinité qui le protège, il tente l'en- treprise. La flamme n'atteint pas ses membres que pré- servent les enchantements de la magicienne. Il arrache le soc caché dans le sillon, et courbe sous l'irrésistible joug le cou des taureaux ; puis, enfonçant Taiguillon dans leurs larges flancs, vainqueur il laboure l'espace prescrit.

Eétès, qui dans une douleur muette admirait cette rare vigueur, ne put retenir un gémissement, et les compagnons du robuste héros lui tendaient leurs mains, le couronnaient de gazon, et d'une voix amie célébraient ses louanges.

Aussitôt le noble fils du Soleil indique en quel lieu est suspendue la splendide toison du bélier qu'immola le glaive de Phrixos. Il espérait que ce travail surpasserait les forces de Jason. Dans la profondeur d'une sombre forêt, la tenait serrée de ses dents dévorantes, un dragon dont le corps était et plus large et plus long qu'un na- vire façonné par le fer pour contenir cinquante rameurs.

1 Sur le sens du mot adamas^ voir une note de M. Boissonade, ci-dessus, p. 16 et 17. {Noie de VÉditewr.)

866 MORCEAUX INl^DITS. (v. 433)

Mais que le terme est loin par cette vaste route 1 Et les moments me pressent. Je connais une voie plus courte. Et d'autres poètes furent par moi guidé» dans les chemins de la science.

Ârcésilas, par une adroite ruse, Jason tua le dragon à la prunelle verte , au dos tacheté, et furtivement il enleva Médée, Médée sa complice, Médée qui plus tard donna la mort à Pélias.

Après avoir erré sur les flots de l'Océan et de la mer Erythrée, les Argonautes abordèrent à TUe des Lem» niennes, homicides épouses. Là, dans des combats, dont une riche étoffé était le prix, ils signalèrent leur vigueur. l'hymen les soumit, et, bien que sous un ciel étran- ger, brillèrent alors, dans des jours et des nuits marqués par le destin, les premiers rayons de votre illustre for* tune. Alors, en effet, commença de prendre racine cette famille d'Ëuphémos, astre à jamais resplendissant, qui devint citoyenne de Lacédémone, et plus tard établit ses foyers dans File Callista. De Callista, Timmortel fils de Latone vous envoya aux champs de la Libye pour en faire la gloire avec Taide des dieux, et gouverner la ville sacrée de la divine Cyrène par les droites vues d'une prudente politique.

Apprends maintenant une sage parole d'OEdipe.

Si, d'un grand chêne, la hache tranchante fait tomber les rameaux et déshonore sa majestueuse beauté, bien que réduit à la stérilité, il rend encore un témoignage de sa puissance, lorsque, dans l'hiver glacial, la flamme le consume, ou qu'appuyé sur le sol, il supporte avec les droites colonnes le triste fardeau d'un palais étran- ger, du palais d'un maître , lui roi exilé de .la forêt.

Mais tu peux au mal apporter le remède que le moment exige. Tu tiens d'Apollon le don de sauver. Il faut d une main légère toucher la blessure doulou- reuse. Ébranler une cité est aux plus faibles citoyens une

(V. 481 .) PINDARE. o67

facile entreprise ; mais pour la rétablir sur sa base solide, que de luttes à soutenir, si un dieu tout à coup ne vient guider les chefs î A toi sont accordées ces célestes grâces. N*hésite pas à donner tous tes soins à cette féconde et riche terre de Cyrène.

Homère a dit aussi : « Qu'il n'est pas de message « auquel ne donne de Timportance le mérite du mes*- « sager. » Rappelle-toî cette pensée ; montre que tu la comprends. Et la Muse, de même, s'honore en par- lant dans une juste cause. Cyrène et l'illustre palais de Battes ont reconnu en Démophile les plus nobles senti- ments. Jeune avec ses jeunes compagnons d'âge; il montre dans les conseils la prudence d'un vieillard séculaire. Il prive la langue du méchant de l'éclat qu'elle recherche. Il fait taire le mortel ami de Toutrage. Les sages projets ne trouvent jamais en lui d'opposition; jamais, par des lenteurs , il n'en retarde l'accomplisse- ment. Pour les mortels, l'occasion n'a qu'une brève durée; il la suit, il l'aide, mais sans en être esclave. Mais, on le dit, la plus grande des douleurs est d'avoir connu le bonheur et d'en être exilé. Démophile, loin du pays de ses pères, loin de ses possessions, est comme un autre Atlas se débattant sous le ciel qui l'écrase.

Mais Jupiter a délivré les Titans enchaînés, et quand le ventne souffle plus,le pilote change l'appareil de ses voiles.

Démophile a épuisé les affreuses douleurs de l'exil. 11 souhaite de revoir son foyer, de goûter près de la fontaine d'Apollon la joie des festins, de livrer souvent son âme aux plaisirs du jeune âge et de jouir, la lyre à la main, au milieu de quelques doctes amis, des dou- ceurs d'un tranquille loisir, respectant les droits de chacun et faisant respecter les siens. Accueilli récem- ment à Thèbes , il pourra te dii'e , Arcésilas , quelle source de divine poésie il y a trouvée.

XGIV

HYMNES DE CALLIMAQUE

HYMNE SUR LES BAINS DE PALLAS.

Vous qui verserez à Pallas Tonde pure des bains, sortez toutes, sortez! Les hennissements des cavales sacrées ont frappé mon oreille et la déesse s'avance d'une marche rapide. Accourez donc, accourez, blondes filles des Pélasges !

Minerve jamais n*a lavé ses grands hTSiS avant d'avoir essuyé les flancs poudreux de ses coursiers; pas même le jour , revenant de châtier les fils impies de la Terre, elle rapportait son armure toute souillée de sang; mais son premier soin fut, avant tout, de délier le joug qui pesait sur leurs cous fatigués ; puis elle lava aux sources de TOcéan la sueur et les gouttes de fange dont

1 Cette élégante etfîdële traduction de M. Boissonade ne doit pas nous faire oublier que Callimaque a été rendu en beaux vers français par M. Alfr. de Wailly, aujourd'hui recteur de TAcadé- mie de Bordeaux. Après le jugement de l'écrivain que nous édi- ion8,8ur les travaux du père de M. de Wailly, il nous est doux de citer ici ceux du fils, l'un des hommes qui honorent une grande position universitaire par une urbanité vraiment littéraire.

Nous ne pouvons non plusne pas mentionner ici une ingénieuse et solide étude de M. Dabas, doyen de la faculté des lettres de Bordeaux, intitulée Callimaque ou les poètes du musée d'Alexandrie; elle est de 1859. M. Dabas est un de ces savants qui, eux aussi, en province, ont popularisé l'érudition, à force de goût, de tact et de bien dire. ' {Noie de VÉditeivr.)

(v. 11.) HYMNES DE CALLIMAQUE. 569

ils étaient tachés et nettoya leurs lèvres que le frein longtemps rongé avait couvertes d une écume épaisse.

Allez, filles d'Achaeus, et gardez-vous déparier à Pallas, j'entends Tessieu qui crie dans les roues, de porter à Pallas des parfums et des vases d'albâtre. Pallas n'aime point les essences exquises. Ne lui portez point de miroir, ses yeux sont toujours beaux , et même sur Tlda, quand le Phrygien jugea la fameuse querelle, la noble déesse ne consulta, pour sa parure, ni Torichalque ni les eaux diaphanes du Simoïs. Junon ne fit pas plus d'apprêt.

Cypris tenait l'airain brillant et souvent elle arrangea deux fois la même boucle. Mais Pallas, qui avait couru deux fois soixante diaules, comme aux rives de l'Eurotas courent les Dioscures, astres brillants de Lacédémone, Pallas prit le simple jus des oliviers de ses bocages et se frotta d'une main exercée. Aussitôt son teint s'anima d'une vive rougeur, pareille à celle de la grenade ou d'une rose que le matin colore.

Donc ne lui présentez que le jus de l'olivier; c'est le parfum de Castor, c'est le parfum d'Hercule. Portez aussi à la déesse un peigne d'or, pour qu'elle puisse peigner sa chevelure et lisser ses. tresses brillantes.

Sors, ô Minerve ! A tes côtés se rangent, troupe virgi- nale et chère à ton cœur, ces filles des nobles Acesto- rides. 0 Minerve, et l'on porte aussi le bouclier de Dio- mède, selon l'antique usage qu'Eumède établit dans Argos. Jadis ce pontife aimé de toi, sachant que le peuple avait conjuré son trépas, s'enfuit, emportant ta sainte statue, et fixa sa demeure sur le mont Creius; sur le mont Creius, il te cacha, déesse, parmi des roches escarpées qui sont aujourd'hui nommées les roches Pallatides.

Sors, ô Minerve ! conquérante des cités, toi qui portes un casque d'or et te complais au bruit des chevaux et des boucliers!

870 MORCEAUX INÉDITS. (v. 45.)

Vous qui transportez Teau par la ville, vos vases au- jourd'hui se reposent. Aujourd'hui, citoyens d'Argos, buvez Teau des fontaines : ne buvez pas Peau des ri- vières. Esclaves, aujourd'hui trempez vos urnes dans Tonde d'Amymone, fille de Danatts. En effet, c'est pour le bain de Pallas que, du sommet des fertiles coteaux^ rinachus amène ses flots charmants parmi l'or et les fleurs.

Mais garde-toi, Pélasge, de jeter un regard même in- volontaire sur ta souveraine. L'œil qui aura contemplé les charmes nus de la déesse protectrice ne reverra plus les remparts d'Argos.

Sors, auguste Minerve. Cependant je ferai à ces jeunes vierges im récit que je n'invente pas. D'autres me Tont appris.

Jeunes vierges, dans Thèbes jadis il était une nymphe, plus aimée de Minerve que toutes ses compagnes. C'était la mère de Tirésias. Minerve jamais ne se séparait de sa nymphe chérie, même quand, à travers les campa- gnes de Béotie, elle dirigeait ses coursiers vers l'antique Thespie ou vers Coronée qui, sur les rives du Guraléas lui a consacré des autels et un bocage odorant, vers Coronée ou bien vers Haliarte, souvent la déesse la fai- sait monter sur son char. L'entretien des nymphes et leurs danses pour elle n'avaient point de douceurs, si Chariclo n'y présidait. Et pourtant Chariclo, bien que chère à Minerve, était réservée à de longues douleurs.

Un jour, sur les bords de la fontaine de Pégase dont les belles eaux arrosent l'Hélicon, la déesse et la nymphe avaient détaché les agrafes de leurs tuniques, et goû- taient la douceur du bain. Le calme de midi régnait sur la montagne. A peine dans l'âge un noir duvet com- mence à teindre les joues, Tirésias, seul avec ses chiens, errait encore dans ce lieu sacré. Dévoré d'une soif brû- lante, l'infortuné s'approche de l'onde qui murmure, et

(v. 78.) HYMNES DE CALLIMAQUE. 87 1

voit ce qu'il ne voulait pas, ce qu'il ne devait pas voir.

Malgré sa colère, la déesse daign^ lui adresser ces paroles 0 toi qui vas laisser ici tes yeux, ô fils d'Evérès, t quel démon ta conduit par ce funeste chemin ? »

Elle avait dit, et déjà la nuit a voilé les yeux de Tiré- sias. Il reste debout et sans voix, car la douleur enchair nait ses genoux et Tétonnement lui ôtaif la parole. Mais la nymphe s'écrie : « 0 déesse! qu'as-tu fait à mon fils?

Maîtresses de TOlympe, voilà comme vous êtes amies !

Tu as privé mon enfant de la clarté du jour. Misérable « enfant, tu as vu le sein et les hanches de Minerve; t mais tu ne verras plus le soleil. 0 mère malheureusel « 0 montagne, ô Hélicon, je ne veux de ma vie porter « mes pas, que tu fais chèrement payer des pertes bien « légères I II n'y a de perdu pour toi que des chevreuils « et des daims peu nombreux, et ce sont les yeux de « mon fils que tu prends ! »

Elle dit, et de ses deux bras pressant son fils, elle géf missait profondément. Ainsi gémissent les rossignols plaintifs. La déesse eut pitié de son amie, et lui adressa ces paroles : « Nymphe, re tracte ce vain discours dicté « par ta colère. Ce n'est pas moi qui ai privé ton fils de « la vue. Minerve ne trouve point de douceur à prendre « les yeux des enfants. Les lois de Saturne prononcent « qu'il en coûtera cher à tout mortel qui osera regarder « une divinité, quand elle-même ne veut pas être vue, t Nymphe, ce qui est accompli est désormais irrévo- « cable. Tel est le sort que dès l'instant même de sa « naissance les Parques ont filé pour lui.

« Accepte en ce jour, fils d'Evérés, le destin qui te « fut assigné. Combien la fille de Cadmus et combien t Aristée brûleront un jour d'encens sur les autels, pour « obtenir des dieux qu'Actéon, leur jeune fils, leur « unique fils, leur soit laissé aveugle. Et cependant la « puissante Diane daignera l'associer à çies courses har-

Sn MOBCEAIIX iHÉMn. (V. 110.)

diflrlfaÙB tant de coiuses partagées svec nue c -■ l'insigne honneur d'avoir tant de fois avec eQe 1

le javelot aux hb\eê des montagnes, ne le ga^

pas,Iejoaroù,san8leTonIoir,iirai4pvaeael)

en on limpide courant; ses chiens, naguère nfldAlea,

eiix-méaiesledévoreront,etsam6re,-pan»unait«0tt8 « les bocages, y recueillera ses os dispersAfl.' Sa mècttls 1 iMHnmera heureuse, oui, heureuse, toi dont le flis

n'a perdu que la Toe, toi qui peux le recevoir en tes « bras, 0 mon amie, cesse de soupirer. Je lui râaerra ea

< ta foveuT d'antres dons précieux. Je toux qu'il lise

dans l'avenir et soît le plus illustre de tons les ptro- « pbètes. n connaîtra les oiseaux dont le vol eat pit^ses

< ou fiineste, on inutile à la science Midique. Souvent -* les Béotiens, souvent Cadmiu, et plus tard les noblM

Labdaddes recevront de lui des paroles inspirées. Jfe

lui donnerai, pour guider ses pas, un b&ton merrol-

lenx. Je lui donnerai aussi de longues années. Seul

après son trépas, il emportera chez les morts sa rare

science et sera honoré du puissant roi des onibres. Elle dit et s'incline. Certaines sont les promesses que

Minerve garantit d'un signe de son front ; car à Minerve, seule entre toutes ses Ûllcs, Jupiter accorde ses hautes prérogatives.

Vierges qui m'écoutez, Minerve n'a pas eu de mère : sa mère, c'est la tête de Jupiter. Les signes de cette tête auguste ne trompent jamais, et Minerve qui y prit nais- sance, quand elle s'incline, n'est pas moins véridique.

Mais, vraiment cette fois, la déesse s'avance. Vierges auxquelles Argos est cher, recevez la déesse avec des prières, et des vœux, et des chants. Salut I déesse. Pro- tège Ai^os que baigne l'Inachus. Salut ! daigne plus tard ramener vers ton temple ces coursiers qui mainte- nant t'emportent loin de nous. Déesse, conserve l'héri- tage de Danalls I

HYMNES DE CALLIMAQUE. 573

II *. HYMNE A CÉRÈS.

La corbeille descend*. Femmes chantez en chœur:

* 0 Cérès, salut! Salut! nourrice des humains, mère des

riches moissons! »

La corbeille descend. A terre, spectateurs profanes I Ne regardez point du haut des toits et des lieux élevés, vous enfants, vous épouses, vous qui sur vos épaules épandez votre chevelure flottante. Ne regardons point, nous dont les lèvres à jeun se mouillent à peine d'une aride salive.

Du haut des nuages, Vesper guettait le retour de la corbeille : Vesper par qui seul Gérés persuadée étancha sa soif, quand elle pousuivait les traces inconnues de sa fille enlevée par un dur ravisseur.

0 déesse! comment purent tes pieds te porter aux limites du couchant, et chez les peuples noirs et jusqu'à la contrée des pommes d'or ?

Pendant ce long voyage tu ne voulus ni boire, ni manger, ni te baigner. Trois fois tu franchis les eaux argentées de TAchéloûs, et trois fois tu traversas les

1 Cette corbeille était le calathus que M. de Wailly n'a pas hésité à nommer de son nom grec, dans son vers discrètement novateur. Voici une petite note que nous lui empruntons (p. 254) et qui est relative à ce début dramatique : « Le calathus était la corbeille sacrée que Ton ramenait d'Eleusis au temple de Cé- « rès Thermophore, dans Athènes. Elle était traînée par des c chevaux blancs, comme on le voit à la fin de l'hymne. Il ne « faut pas croire cependant que Callimaque n'ait eu en vue, dans « ce poëme, que les cérémonies mêmes qui se célébraient à c Athènes; les scholies grecques nous apprennent que Ptolé- <c mée Philadelphe avait établi à Alexandrie une procession du « calathus à l'imitation des fêtes athéniennes. »

{Note de VÈditeur,)

874 . MOHCEAUX INÉDITS. (v. 14.)

grands fleuves dont l'onde ne tarit point; trois fois lu courus vers Enna, centre de la plus belle des iles ; trois fois tu t'assis sur la terre près du puits Callichorus, sans boire et sans nxanger, sans baigner tes membres dessé- chés.

: Non, non; ne disons point ce gui fit couler les taranea de Gérés. Il vaut mieux raconter comment elle donna aux cites des lois uLiles; comment, la première, elle sépara du chaume les gerbes des épis sacrés, et livra le grain aux pieds des taureaux, quand Triplolème s'instruisait dans un art bienfaisant. II vaut mieux dire (et que ce récit apprenne aux mortels à fuir l'impiété) comment, livré par elle en proie aux horreurs de la faim, le fila de Triopas devint à tous les yeux un objet de pitié.

Les Pélasges n'avaient point encore pour le rivage de Cnide quitté la terre sainte de Dotium. ils aTalent pour toi planté d'arbres touffus un bocage charmant. Hue ûëche à peine s'y serait fait passage. Les pins s'y mêlaient aux grands orme», les poiriers aux arbres gui donnent les douces pommes , et des canaux s'élançait une onde resplendissante comme un pur métal. Ce Uni charmait la déesse à l'égal d'Eleusis, de Triopium et d'Ënna.

Mais, quand la fortune, jusqu'alors propice, prit en haine les Triopides, un coupable dessein touche le cœur d'Erysicbthon, Il s'élance suivi de vingt esclaves, tous jeunes, tous robustes comme des géants, et capables d'emporter seuls une ville entière. Par ses soins, leurs mains étaient armées de coignées et de haches. Et cette troupe impie courut vers le bois de Gérés.

Un peuplier, arbre immense, élevait sa tête jusqu'au ciel, et les nymphes, vers midi, folâtraient sous son ombre. Frappé le premier, il avertit par un cri plaintif les peupliers voisins. Cérès entendit les douleurs de son arbre sacré, et, pleine de courroux, elle s'écrie : Oui

\

(v. 41.) HYMNES DE CALLIMAQUE. 575'

donc frappe mes beaux arbres? » Aussitôt elle a pris les traits de Nicippe, de Nicippe chargée par la cité du sacerdoce de son temple. Elle tenait en sa main les bandelettes et le pavot, et sur Tépaule portait la clef du sanctuaire. « Enfant, dit-elle, adressant à Taudacieux « profanateur de caressantes paroles, enfant qui frappes « les arbres consacrés aux dieux, arrête; cesse, enfant « chéri des auteurs de ta vie, et détourne les bras de « tes esclaves, de peur d'irriter Uauguste Gérés dont tu « ravages le temple.

Mais la regardant d'un œil oblique qu'enflamme la fureur,— telle, mais moins furieuse, la lionne du mont Tomare regarde le chasseur qui guette les petits qu'elle vient d enfanter, et pourtant Ton raconte que l'œil de la lionne n'est jamais plus terrible : «Retire-toi, dit-il, t de peur que je ne te déchire d'un coup de ma large « coignée. Ces arbres couvriront le palais je veux « chaque jour faire asseoir mes amis à de joyeux fes- « tins. » Il parlait, le jeune homme, ai Némésis sur sa page fatale écrivait le blasphème.

Une indicible colère s'empare de Cérès. Elle a repris sa forme divine; ses pieds pressent la terre, son front touche l'Olympe. A cet aspect auguste, les esclaves demi-morts s échappent à pas précipités, abandonnant leurs coignées dans les chênes. Cérès les laisse fuir; la nécessité les soumettait à la main d'un maître; mais elle répond à ce maître insolent: « Oui! oui, chien, détes-

table chien, bâtis un palais pour tes festins ; car désor-

mais tes festins seront nombreux. »

Elle se tait, et prépare sa vengeance. Aussitôt elle jette au sein d'Erysichthon une faim terrible et sauvage, ardente, infatigable. L'affreuse maladie le consumait. Malheureux I autant il dévore autant il désire dévorer encore. Vingt esclaves se fatiguaient à préparer ses ali- ments; douze autres puisaient le vin dans les larges

S76 MORCEAUX INEDITS. (v. 71.)

urnes, car Bacchus avait partagé le courroux de Cérès : qui offense Cérès offense aussi Bacchus.

Ses parents, la rougeur sur le front, ne l'envoyaient plus à la table des amis, au banquet social. Il n'est pas un prétexte que n'invente leur pudeur. Les Orménides vinrent. Ils le conviaient aux jeux de Minerve Itoniade. Sa mère leur dénie sa présence : « Il n'est point céans, « dit-elle. Hier il est parti pour Granon. Il y va rede- t mander cent bœufs par lui prêtés. » Puis vint Polyxo, qui, préparant Thymen d'Actorion, son fils, invitait à la noce Triopas et Erysichthon. Mais, le cœur gros de tris- tesse et les yeux pleins de larmes, la mère répondait : Triopas vous ira visiter. Erysichthon, blessé par un t sanglier dans les vallons du Pinde, est depuis neuf « soleils retenu sur sa couche.

Mère infortunée, tendre mère, de combien de façons n'as-tu pas caché la triste vérité ? Si chez quelque ami se donne un grand festin : « Erysichthon voyage en un « lointain pays. » Si quelque . autre prend femme : « Erysichthon a reçu un coup de disque ; » ou bien : t II est tombé de son char; » ou ; « Sur TOthrys il « compte ses brebis. »

Cependant, au fond d'une salle écartée, Erysichthon pendant toutes les heures de toutes les journées dévo* rait les mille mets offerts à sa faim. Il mange, et plus il mange, plus au dedans de lui bondissent ses entrailles avides. Mais tous les aliments qu'il jette dans ce gouffre ingrat y coulent, vainement perdus, comme dans l'abîme des mers.

Comme fond la neige sur le Mimas et aux feux du soleil une image de cire, jouet de l'enfance, ainsi et plus encore le malheureux se consumait; et bientôt sur ses flancs desséchés il ne resta que les muscles et les os. Sa mère pleurait; ses deux sœurs gémissaient profondément, et avec elles souvent la nourrice

(V. 96.) HYMNES DE CALLIMAQCE. 577

dont il avait pressé le sein, et les fidèles esclaves.

On vit Triopas lui-même arracher ses cheveux blancs. Il s'écriait, appelant Neptune, qui ne l'écoutait pas : « 0 toil pour qui le nom de père est un mensonge, vois « ce malheureux que deux générations seulement sépa- « rent à peine de toi; car ne suis-je pas de toi et « de Canacé, fille d'Éole? et j'ai donné la vie à ce triste « enfant ! Plût au ciel qu'il eût été frappé des flèches « d'ÂpoUon et enseveli de mes mains! Maintenant la « famine horrible est logée en ses regards. Ou détourne « de lui l'affreuse maladie, ou prends-le près de toi, pour « le nourrir, car mes tables ne suffisent pas. Déjà mes « bergeries sont veuves, et mes étables sans troupeaux, f Déjà les esclaves ont refusé de lui préparer sa nourri- « ture. On a dételé les mules des lourds chariots, et il a « mangé la génisse que sa mère nourrissait pour Vesla, « et le coursier tant de fois vainqueur dans nos jeux, et a son cheval de bataille, et la chatte même*, terreur des « petits animaux par qui s'en va la maison ravagée. »

Tant qu'il resta quelque opulence dans le palais de Triopas, le foyer domestique fut seul témoin du malheur d'Erysichthon. Mais quand ses dents insatiables eurent dévoré le riche patrimoine, alors le fils du roi s'assit dans les carrefours, mendiant quelques bouchées de pain et les vils restes des festins.

* M. Alf. de Wailly, qui a traduit tout ceci en vers élégants, s'é- tonne avec beaucoup de raison que Delaporte Dutheil ait reculé devant ce naïf détail, en disant que « Telle est la différence du « grec et du français, qu'il n'a pu s'enhardir à présenter dans sa « version, sous quelque towrnure que ce fut^ cette idée du pauvre K chat mangé par Erysichthon, quoique, loin d'être rebutante « dans le grec, elle ajoute, au contraire, le dernier trait de cette « voracité qui détruit tout, depuis le plus grand jusqu'au plus « petit des animaux. » Combien l'art de traduire a fait de pro- grès depuis Delaporte Dutheil ! Et combien le goût de M. Bois- sonade s'élevait au-dessus de ces scrupules étroits qui feraient croire que notre langue au xviii* siècle n'était qu*une gueuse par trop fibre ! {Note de VBditewr,)

T. II. 87

578 MORCEAUX INÉDITS. (v. 117.)

Oôrôs, puisse le mortel que tu n'aimes pas n'être jamais mon ami; que jamais sa demeure ne soit conti- guê à la mienne ! En de mauvais voisins, je vois des ennemis.

Chantez, vierges, et vous, mères chantez : « 0 Cérès t salut ! salut, nourrice des humains, mère des riches « moissons 1 »

Comme vient la corbeille conduite par quatre blanches cavales, ainsi viendra la grande déesse, la déesse souve- raine, nous apportant, d'années en années, un beau printemps suivi d'un bel été, puis Thiver et Tautomne. Comme nous parcourons les rues de la cité sans chaus- sures aux pieds, sans ornement sur la tête , ainsi seront à jamais nos têtes et nos pieds préservés de douleurs. Comme sont remplis d'or les vans portés par les licno- phores, ainsi dans nos coffres toujours l'or abondera.

Les femmes qui ne sont point initiées à ce mystère s'avanceront jusqu'au prytanée de la ville. Celles qui ne comptent pas encore la soixantième année iront jus- qu'au sanctuaire qu'habite la déesse. Celles que fati- gue la pesante vieillesse, la malade qui tend à Ilithyie une main suppliante, les affligées que couvre la robe de deuil, marcheront autant que leurs genoux les pourront soutenir. Cérès aussi leur donnera ses plus riches faveurs et la force d'aller un jour jusqu'à son temple.

Salut ! Cérès, et conserve cette cité dans la concorde et dans l'abondance. Aux productions des champs donne la maturité. Engraisse les génisses. Couvre nos arbres de fruits et nos guérets d'épis. Amène la moisson. Nourris aussi la paix, afin que la main qui sema puisse mois- sonner.

Sois-moi favorable, ô Cérès adorée I ô déesse souve- raine!

>;;i.

XGV

L'ERMITE

TRADUIT DB L'ANGLAIS DB GOLDSMITH*.

Tbe fhtrae thongh humble, jeï aogust, and proud Th*occasion, for N. oommand the Bong.

(COWFEB, I, 6.) .

« Bon ermite de la forêt*, venez et dirigez mon chemin solitaire vers ce flambeau dont les rayons hospitaliers égayent le vaUon.

« Désespéré', perdu, je marche d'un pas lent et affaibli

panni ces déserts dont Timmense étendue semble se pro- longer à mesure que j'avance:

t On sera peut-être quelque peu surpris de lire cette traduction, à la suite des grs^ves morceaux qui précèdeat; mais nous l'avons promise (p. 72), en songeant surtout aux jolis rapprochemen^pf dont elle est accompagnée, et qui nous montrent tous les scru- pules d'un véritable artiste en traduction. £)|e fut faite pour une jeune Anglaise qui l'avait demandée à M. Boissonade. On la rap- prochera avec profit et plaisir de l'imitation en vers qu'en a donnée un collègue de M. Boissonade au Collège de France, An- drieux; celle-ci se trouve au tome III, p. 810, de l'édition in-8" des Œuvres de l'ingénieux et aimable poôte. {Note de VÉditeur,)

s « Of the dale. Je n'ai pu traduire littéralement: il fallait éviter la répétition désagréable de vallée, vallon,

s « Forlom. Cette épithète m'embarrasse un peu. Plus bas il 7 a : « sought a solitude forlom ; » ensuite : « forlortif despair- ing, hid; » et encore : « love-lom guest ; » â^e même, dans ce vers de Shaw :

Shall daign my love-îom taie to hear»

A Je n'ai pas une idée très^nette du sens de ce mot. Il m'eûtfallu, en traduisant, pouvoir consulter le savant docteur Johnson,... or you, miss.

680 MOBOEÂUX méDITS.

t —0 mon fils ! s'écrie l'ermite, garde-toi de tenter ^ ces ténèbres dangereuses , car ce fantôme perfide vole pour te séduire et te perdre *.

t c Temft. Ma traduction littérale paraîtra peut-être plus anglaise que française. Mais je puis justifier cet emploi un peu rare du verbe tenter. Louis Racine, le fils du grand Racine que ▼0U8 lisez, miss, et que tous aimez, a dit dans le poôme de la HeUgion (I, 33).

Oserais-je temter ces chemins non frayés ?

c J.-B. Rousseau a écrit dans une de ses ÈpUres (I, i, 38) :

Va, cours tenter des toutes moins communes.

c Et dans une autre (II, i, 205) :

Il peut, aillears dirigeant ta boussole. Tenter encor le caprice d*EoIe.

c Et l'abbé Delille, dans l'Homme des champt (1, 138) :

Tentei d'antres chemins, oaTres^Tons d'antres sources.

« Ne me dispenserez-yous pas, mademoiselle, de citer d'autres exemples?

s c FaUKlesi phantom. Ces vers m'ont rappelé une stance de Cunningham, dans le ContempUUisi :

What are tbose wild, those wand'ring ûres Tliat o'er the moorland rau ? * Vapoors. How like the TSgae desires

Tliat cheat the heart of man ?

c L'auteur anonyme d'une jolie pièce intitulée: J. father's adviee to hisson, semble avoir imité Goldsmith, si toutefois il ne lui a pas servi de modèle :

In yonder mead behold that Tapoor

Whose Tirid beams illosiTe play. Far off it seems a friendly taper, To guide the trareller on liis way ;

But shoold somehapless wretch pursoing

Tread where the treach'roos meteors ^ow,

He'dfind, too late, his rashness rueing, Tliat fatal quick-sands lurk beiow.

« Permettez-moi , miss , de comparer encore un passage de notre Voltaire dans la Henriade :

Comme on voit quelquefois les voyageurs troublés Suivre ces feux ardents de la terre exhalé*, Ces feux dont la vapeur maligne et passagère Conduit an précipice à Tinstant qu elle éclaire.

c U y a quelque chose d'analogue dans cette phrase de VHéloUe de J.-J. Rousseau : « Mes prières n'étaient que des mots , mes c raisonnements dessophismes, et je suivais, pour toute lumière, c la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me « perdre. »

l'ermite. 581

a Ici ma porte est touj ours ouverte à r enfant du besoin , au pauvre sans asile : et le peu que je possède, je le donne de bon cœur.

« Viens donc ce soir, et partage librement ce que ma cellule peut offrir : ma couche de joncà, ma chère frugale, ma bénédiction et mon repos.

« Je ne condamne point à mourir les troupeaux qui parcourent en liberté le vallon : instruit par ce Pouvoir qui a pitié de moi, j'apprends à avoir pitié d'eux.

« Je rapporte des flancs émaillés de la colline dMnno- centes provisions : un panier rempli d*herbes et de fruits, et Teau de la fontaine ^

« Viens donc^ô pèlerin I et bannis tes inquiétudes. Les inquiétudes terrestres sont toutes fausses et vaines : l'homme ici-bas n'a besoin que de peu et n'en a pas besoin longtemps. »

Ces consolantes paroles descendaient de ses lèvres, aussi douces que la rosée qui descend du ciel. Le modeste étranger s'incline humblement et le suit à sa cellule.

Au fond d une solitude ténébreuse s'élevait l'ermitage isolé, refuge des voisins malheureux et des voyageurs égarés.

Son humble chaume ne cachait point de trésors qui demandassent les soins d'un maître. La porte qu'ouvre un simple loquet * reçut le couple innocent.

1 « Ces idées se trouvent dans le Tasse {Oerut, Uh,, VII, 10-11).

Spengo la sete mia neir aoqua chiara, Che non tem'io, che di Tonen s'asperga : E queita greggia e l'orticel diipenia Cibi non oompri alla mia parca menia. Che pooo è il deaiderio, e poco è il nostro Biiogno onde la yita si conseryi.

* « Latch, Le moiloquêt, en français, n'est pas du style noble. Je l'ai corrigé un peu par l'épithète^ et encore ne serez -vous

B82 MORCEAUX INÉDITS.

C'était l'heure la foule laborieuse * se retire pour goûter le repos du soir. Kermite garnit son petit foyer* et cherche à réjouir son hôte rêveur.

Il étend devant lui ses provisions végétales, il le presse avec gaieté; il sourit, et, savant dans les récits* de la légende, il essaye de tromper les heures tardives.

Dans une joie sympathique, autour de lui, le Jeune chat exerce sa légèreté gracieuse; le grillon murmure dans l'âtre; le fagot pétille en se consumant.

Cependant rien ne charme, rien n'adoucit les douleurs

pas contente, et vous aurez raison. Vous aves pu lire dans La Fontaine :

La bique, allant remplir sa traînante mamelle Et paître Therbe noarelle. Ferma sa porte an loquet. (Her wicket lauh*d with tender care.)

Mais ce style est négligé.

« Je levai tout doucement le loquet » a dit Lesage dans Gitimon. Mais Chisman est écrit d'une manière très-familière.

c Récemment M. Lalanne a fait ces vers agréables :

Le doux bruit du ïoqu^ longtemps importuné Vient enfin réjouir fessaim emprisonné.

c II y a de l'élégance dans ce style : mais remarquez, miss, comme le mot trivial loquet est bien entouré : le doux hrmU^ et Tépithète si poétique importuné, font disparaître le vice de l'ex- pression.

1 c B^ʧy erowdi :

Dsàr Ghlé». whilé the («ty ersiMl, The Tain, the wealthy and the proud, In foUy's maze adyance.

(Dr CoTTON, FireSide,)

t « Trimm'd his little fWe. » Goldsmith se répète : il a dit dans le TraveUer :

Blest be that spot «rhere cheerfolguett retire* To panse from toil and trim their eyening fire.

< « ShiU'd tn legendanf lors. Dans le Traveifler :

And the gay grandaires kill*d in gestio lors.

c Ce qui précède « and gayly prest » ressemble beaucoup à cet autre vers du même poCme :

Or prasi the bashfol strangst tehâi food.

l'ëbmitë. 583

de rinconnu. Le poids du chagrin accablait son cœur^ et ses larmes commencèrent à couler.

L'ermite observe la tristesse croissante de son hôte, et son âme sensible la partage; il s'écrie : « Jeune infor- tuné, d'où naissent les ennuis de ton cœur?

« Tu erres peut-être exilé à regret d'une habitation meilleure? ou peut-être tu pleures sur ton amitié mécon- nue? sur ton amour dédaigné?

« Hélas I les joies que la fortune donne sont frivoles et périssables , et les mortels qui prisent ces pauvres choses sont eux-même plus frivoles encore.

« Et qu'est-ce que Tamitié? Un vain nom, un charme qui nous berce et nous endort , une ombre qui suit Topu- lence et la renommée^ mais laisse le malheureux à ses larmes.

« Et l'amour? Ahl ce mot est plus vide encore. Les belles du jour s'en font un jeu*; on ne le voit point sur la terre, ou seulement on le trouve au nid de la tourterelle qu'il échauffe.

« 0 honte! jeune insensé! étouffe tes douleurs et mé- prise les femmes. » Il dit; mais pendant qu'il parlaili, une rougeur incessamment croissante trahissait son hôte éperdu d'amour.

Étonné, l'ermite voit de nouvelles beautés s'élever*, apparaître doucement à ses yeux, semblables aux cou- leurs dont se pare le ciel du matin, aussi brillantes qu'elles et non moins fugitives *.

Les regards timidement baissés et le sein qui se gonfle

i c UanfUng to the view est plus aisé à entendre qu'à traduire : Gôldsmith a encore employé ce mot dans le Deserted Village :

Careftal to see die mantling bliss go round.

- « Il 7 a ici une imitation d'un passage de l'admirable ballade de William and Margaret [Margarefs ghost], Mallet avait dit :

Jost opening to fhe Tfew. * « Transient. Le. 8ensde<6e Mot B'esl pa6 douteux. Le syno-

dépblaDt tour & tour les alarmes de l'aimable étranger, et l'ennite recomialt xme jeune fille a^ec tous ses charmes.

•— Ahl B'écri&-t-elle, ahl pardonne! aune étrangère impolie, à ime triste fille égarée dont les pieds profanes ont osé pénétrer dans cette demeure habitée par le ciel et par roua.

« Donnez nne parldans votre pitié à une jeune femme dont l'amour a causé Terreur, qui cherche le repos et ne troare que le désespoir poiu- compagnon de sa route.

Mon père TÏTait sur les bords de la Tyne; c'était un riche aràgneur et tout son bien devait m'apparteuir : j'étais sa fiUe unique.

< Foor m'arracher de ses bras chéris, il vint des amants sans nombre : ils vantaient mes charmes prélenâns, et ressentaient ou feignaient de l'amour.

Chaque jour ces mercenaires adorateurs m^accar- Idaient à renvi de leurs offres magnifiques. Parmi eux était le jeone Edwin; sou respect' m'instruisit de sa flamme sa bouche ne m'en parla jamais.

rit TOB idésB. VoaB souvenez-TouB de ces une certaine tria? dans tfM Qift ;

m gire, bDl not the lUU-blovn rOH,

Or rOBe-bud, mora in fuhlon ; Soch shorl-liv'd orriDRa but diM^ow

A iranrilory paulon.

< Et dans BCn épitaphe pour le H' Parnell : The tramitery breathof hme bilaw.

( Et dans le Village abandonni :

Vïln irwuitDry aplendor I etc. « Nous avons aussi le mol trantitoire dans le seos de pa»sager t ain il est peu d'uBûge. J.-B. Bousseau dit pourtant (3*Allég.):

Je Teoi, du nidiu, que ce ni;oii de glaire

Âtdavnpoor Stella danc'd and lunti;

The un' rouï jouth aiound her bow'd ; At Dighl her fatal koell was luug ; 1 uv, and kiu'd her in her ihiowd.

(PuoB, Tlu Gariaml.)

l'ermite. 585

« Vêta de Thabit le plus modeste et le plus simple, Edwin n'avait ni richesses ni pouvoir : il ne possédait au monde que sa sagesse et son mérite ; mais ces biens étaient tout pour moi.

« La fleur qui s'épanouit aux rayons du jour, la rosée limpide des cieux sont moins pures que le fond de son cœur*.

« La rosée, la fleur des arbrisseaux brillent de charmes inconstants : il avait leurs charmes; malheureuse! j'avais leur inconstance.

« J'épuisai pour son supplice toutes les ressources d'une coquetterie frivole, fâcheuse et vaine », et tandis que sa tendresse touchait mon âme, je triomphais de ses peines.

« Enfln, abattu par mes dédains, il me laissa à mon orgueil, et chercha en secret une solitude écartée il est mort.

« C'est moi qui causai ses douleurs; c'est moi qui fus coupable, et ma vie expiera mon crime. Je chercherai la solitude qu'il a cherchée, et je m'étendrai sur la place il repose.

«Et là, abandonnée, désespérée, cachée à tous les yeux, je veux rester étendue et mourir. Edwin pour moi quitta la vie : je saurai, pour lui, la quitter à mon tour. »

« 0 Dieu ! ne le permettez pas ! » s'écrie Termite, et il la presse contre son cœur. Surprise, la belle étrangère le regarde avec sévérité; mais elle était dans les bras d'Edwin.

« Angelina toujours aimée, ô charme de ma vie, vois ton Edwin si longtemps perdu, ton Edwin rendu à l'amour et à toi!

^ < Le jour n'est pas plut pur que le fond de mon cœur. »

( RAaNB, Phèdre.) s « Importunate and vain :

0 memory, thou fond deceiyer, StiU importunate and vain I

(GrOLDsiciTH, Song.)

881) MORCEAUX lNâ)lTâ. l'ërmite.

« Laisse-moi donc te serref sui^ mon cœur et oublier tous mes maux. Jamais, jamais nous ne nous sépare- rons; ô ma Tiel 6 mon tout!

« Non I vivons désormais pour ne nous plus quitteri et sachons aimer si bien , que le soupir qui brisera ton cœur fidèle brise aussi le cœur de ton fidwin^

1 « L'idée et même l'exprestien appartieanent à Mallet. Il j a dans la ballade de Marj/uerite :

« And leaye that heart to breik. » . û

APPENDICE

CORRESPONDANCE. EPHEMÉRIDES.

r

CORRESPONDANCE.

I.— A M. BERTIN {hWni).

Paris, 18 octobre 1807. Monsieur^ En lisant la Psyché de G)rneille^ j'ai rencontré un Ters qui peut justifier une leçon que vous avez suivie dans le texte de votre * Racine. L^Amour dit à Vénus (V, 4) :

Vous qui portez un cœur sensible comme un autre.

Ce cœur sensible comme un autre est la même chose que le

Cœur tendre comme un autre

qui nous déplaisait tant^ à tous deux :

Je suis père, seigneur, et, tendre comme un autre, Mon cœur se met sans peine à la place du vôtre.

Ce passade de Corneille prouve que vous avez eu bien raison de ne pas changer la ponctuation des anciennes éditions et de joindre ensemble : a comme un autre^ mon cœur^ etc. d

II.^AU mAmb.

95 juillet 1806.

Racine (t. VII, p. 13) avait peut-être écrit : c contribuer quelque chose à la gloire d'un si grand prince. » Vous avez écrit : contribuer en quelque chose , et déjà l'édition stéréotype de M. Didot avait fait la même correction.

Je doute qu'elle soit nécessaire : contribuer quelque chose est un véritable latinisme, et ce qui rend cette leçon encore plus probable, c'est que Fléchier s'est servi de la même construc-

^ Il s'agit de Tédition de Racine, avec des notes de Geoffroy (in-8«, Paris, 1808, 7 vol.)i publiée aux frais de M. Bertin, sans doute. {Noie de V Éditeur,)

s Discours prononcé à l'Académie française, à la réception de Tabbé Colbert.

500 OOBBESPONDiNOE.

tîon aciiYe.Il dit, dansToraisonfimèlire de Lamoignon (p. 238^ éd. de 4774) : a Ces secours abondants q^U etmirilma dans les calamités publiq[ues^ et dans celle de Tnrenne (p. 19^ : c Que pettvent-iU cootribiier k 9^ TéHtaU^)ia|ilieiir7 m Cette deniiëre pbrase est absorameiit sëmbidile'à «elle que tous condamnez dans Racine. Contribuer y est construit avec le double régime : Quid verœ ejus felieUaH postmU eonMbmret Yotre^ etc. BoiseoHAnB.

11!.— A M. THUROT.

PWf 1} oqiobra 1806.

Hontfieiii*^

Tfâeq toat h rbeure la visite de H. KcoIcnmniIo. II m'a

rrlé de son projet d'une société hellénicjvet uMi ion lUe^ me pressait d^rire publiquement ^f^ et sqJMi U TQIllut fime i'engagea#fe les hetlépistes à se ximif et à fumfir |»|e Académie ; mais il ne feu\, en aucune (mKVIj ^ poanmif de

Îirendre piureille initiatiTe, Une iaés de (i^tte patiire doit tre préparée et mûrie par nos premiers sairant^. iuie trop inconnu^ pour atoir le droit de parler le premier et ftiré écouter. C'est à M. Goray, à M. de la Rechette^ à M. CiaTier, à vous, Monsieur, qu'il appartient de se mettre k lu tète d'une pareille entreprise et de la faire réusrïr*.... Je tiendrais à grand honneur d'être admis dans cette réunion d'hellénistes; mais, de bonne foi, H. Nicolopoulo me donne un mauvais conseil, quand il m'engage à faire au public cet ^Ppel, qui ne servirait à rien et ne manquerait pas d'un pei^ de ri£cule« Si TOUS lisez le Journal de V Empire, vous aurez pu voir que j'ai parlé de la liltérature des Grecs et repoussé les attaques de Bartboldi ^ Mon article était à l'impressioq quand j'ai eu connaissance du vôtre; autrement, je n'aurais pas manqué de vous nommer, et par exactitude, et pour avoir le plaisir de déclarer toute l'estime que je professe pour votre talent.

"E^paxTco E06ai(X(ôy. BoiSSCKABn,

IV.— A P. L. COURÏER».

Paris, le 9 avril 1810.

Monsieur,

J'ai reçu votre précieux cadeau et je ne puis assea yoos en remercier. J'ai tout de suite chercné la lacune et j'ai été

1 Voy. t. I, p. 254.— * V. Œuvres cotnpUtes de Courier.

CORRESPONDANCE. 891

rayi^ en lisant cet agréable supplément dont la littérature tous doit la découverte, et que tous ayez traduit d'un style si éle*- gant. Jugez de Timpatience avec laquelle j'attends le texte I Le ferez- vous aussi imprimer en Italie? Faites cet honneur à Paris^ et donnez votre Lonifus à M. Stone^ qui a votre Xéno« phon. Je vous applaudis bien de votre bonheur^ et en vérité je ne reviens pas de ma surprise que M. del Furia, qui a eu si longtemps le manuscrit entre les mains, pour son Ésope, n'ait pas songé à jeter les yeux sur Longus.

Avez-vous aussi collationné Chariton ? J'ai quelque idée que ces lacunes fréquentes du coipn^encement pourraient être en grande partie remplies. Des yeux exercés sauraient bien, j'en suis sûr, lire la plupart des passages qui sont aujourd'hui indiqués dans les éditions par des points. Je vous recommande le Longus de M. Scheeffer, et l'édition d'Amyot, donnée en 1731, par Falconnet. Vous savez, sans doute, qu'il y a une édition du texte par Coray, et que M. Clavier a soigné une fort jolie réimpression d'Amyot faite il y a quelques années par M. Renouard?

Y. MÊME. m, Paris, 1q 5 octobre 1810.

Monsieur^

Votre beau, votre rare, votre excellent volume m'est arrivé il y a peu de jours. Je ne sai^ combien de remercîments il faut vous fairç pour ce cadeau inestimable . Je vous en envoie un million, et encore ce n'est guère. Je n'ai lu encore que la pré- face très-élégante et les premières pages, et j'aurais attendu à vous en parler que je fusse plus avancé, s'il n'était de la plus haute importance pour vous d'être instruit, avant tout, de ce que j'ai appris hier.

La Gazette de France ayant annoncé votre découverte, il y a bien deux ou trois mois, M. Renouard ayant distribué une brochure que vous connaissez sans doute, M. Petit-^Radel ayant traduit en vers latins v^tre fragment, j'ai cru ne pou- voir me dispenser, en rendant compte du Longus de ce méde- cin, de parler de votre traduction et d'en citer quelques passages.

Hier, je suis allé moi-même trouver à son bureau un des chefs de la direction de la librairie, qui s'était plusieurs fois

{présenté chez moi sans me trouver.- Il m'a demandé de qui je enais l'exemplaire de votre Longus. Je lui ai dit que c était de vous.— Par quelle voie? Que je n'en savais rien, et çe^H

592 CORRESPONDANCE.

est vrai. Comme cet employé est un fort galant homme que je connais un peu, nous avons causé assez longtemps de ce qui vous concerne. Il m'a dit que M. Renouard^ d'après sa bro- chure^ et M. Petit-Radel^ d'après sa traduction^ avaient été questionnés comme moi d'après mon article, que vingt- sept exemplaires avaient été arrêtés à Florence^ que des ordres avaient été envoyés à Rome pour saisir le grec.

Ma lettre arnvera-t-elle à temps ? Vos exemplaires sont-ils en sûreté? Il me tarde d'avoir de vos nouvelles.

BOISSONABE.

VL A M. BEUCHOT.

22juiUet 1809. Ma bibliothèque est au service de M. de Beausset et au vôtre. J'ai acheté un peu plus que vous à la vente de M. de Sainte- Croix. J'ai dépensé 400 fr. au moins. M. Gail a été nommé hier de l'Institut. M. Clavier doit enrager^ votre serviteur a eu cinq voix» VaU et mihi, quod fadSf favere perge,

VII. AU Mans.

Paris, le 15 janvier 1810.

J^ai vu, monsieur^ une dernière épreuve àeV Examen^. Tous ces passages que je m'étais permis de critiquer ont été cor- rigés. M. de Chateaubriand n'a jamais poussé si loin la facilité. En vérité, je suis bien charmé qu'il se soit décidé à ces chan- gements : ses ennemis auraient pu étrangement abuser des armes qu'il leur donnait contre lui. Tout le monde a de Ta- mour-propre, presque tout le monde en a beaucoup ; mais il le faut cacher un peu. Vous savez à quoi Voltaire Ta comparé.

Je viens de recevoir la seconde édition du Tableau des écrivains français,,,, les articles sont fort augmentés : en tout, l'ouvrage est meilleur; mais qu'il y a encore de fautes!

A l'article d'Alembert, vous pourriez rapporter une anec- dote donnée par M. de La Rochette^ dans le Magasin ency- clopédique (5® année, t. II, p. 479).

4 Cet Examen est une réfutation, par Chateaubriand, des cri- ti(][ues dontles Martyrs ont été l'objet. Il parut, pour la première fois, entête de l'édition de 1810. Il est reproduit dans les bonnes éditions. M. Boissonade, qui avait revu les Martyrs et Vltinéraire en épreuves, revit aussi cet Examen, ainsi que le Oénie du Chris- tianisme, poui; l'édition des Œuvres complètes, en 1810. (Voyez, à ce sujet, sept lettres à M. Beuchot, dans les notes de la Notice de M. Naudet, t. P^ p. lxvi et suivantes, et deux autres aux Additions de ce volume.) {Note de VEditeur.)

A.

CORKESPONDANCE. §93

VIII. AU MÊME.

^ mai 1810.

Le poème de M. Colnet [VArt de dîner en ville] ma fait

giund plaisir. Cet autre qui pleure encore (p. 33), c'est l'abbé

Moreliet; Cosseph d'Ustaritz (p. 441), c'est Garât. A la page

50, M. Ck)lnetdit:

Qu'auteur jamais n'est mort pour avoir trop dîné.

Il oubliait La Métiie, qui mourut d'une indigestion de pâté. Je ne contredirai pas, du reste, M. Désaugiers qui, dans le Caveau de 1807, veut pour épitapbe :

Ci-gît le premier poëte Mort d'une indigestion,

parce que La Métrie n'était pas poëte .

IX. AU MÊME.

8 août 1810.

Le livre de M. Ginguené m'épouvante, je crois qu'il est bon; mais s*il ne l'était pas, comment ferais-je? Au reste, que la volonté de M. Ginguené soit faite ! Mais ces excursions hors de mon ressort me causent toujours de l'inquiétude. J'en ai fait une hier pour lady Hamilton qui souhaitait que je parlasse de sa Famille Popoli :

Vous aurez cette Famille : cela pourra plaire à madame Beu- chot et à vous aussi peut-être, car votre bibliographie daigne parfois descendre à ces lectures plus agréables qu'utiles

X. AU MÊME.

7 février 1811 . '

Je ne connaissais point la strophe de M. J. Ghénier. Elle est forte. Mais vous qui savez tout, savez-vous que dans la même ode (la Mort du duc de Brunswick), il y a cette strophe :

La tienne {ta mémoire). 6 prince! est immortelle,

Ton nom ne vieillira jamais.

Honneur à ce divin modèle!

Qu'il soit chanté par des Français

La fin de celte strophe, retranchée à la censure, est écrite à la main dans un exemplaire qui appartenait à Villoison; la voici :

Loin de nous l'or et l'imposture, Voici la palme; une voix pure Y peut seule atteindre aujourd'hui: La louange est auguste et fière, Mais les accents du mercenaire Sont bas et rampants comme lui.

T. II. 38

594 CORRESPONDANCE .

Je crois comprendre pourquoi la fin de la strophe a été supprimée. Un prince du sang avait donné mille écus pour le prix. Chénier fit une ode, mais ne voulut point concourir : les accents d'un mercenaire lui semblaient indignes de la circon- stance. Mais c'était offenser le prince du sang^ et rAcadémie, et les concurrents. Remarquez que le titre de sa pièce est : La Mort du duc de Brunswick^ Ode qui n'a point concouru pour le prix extraordinaire de V Académie française^ etc.

XI. AU MÊME.

4 février 1812.

J'ai reçu une lettre de M. Michaud. 11 me presse fort poli- ment^ mais instamment^ de faire tout de suite Tarticle sur son Dictionnaire, me disant que cet article était fort impatiemment attendu par le bureau du journal^ chose assez singulière^ et par lui, chose plus naturelle et beaucoup plus probable.

D'un autre côté, voici que j'apprends qu'une brochure de madame de G[enlis] doit paraître bientôt, brochure très-spiri- tuelle et très-maligne. Ce grand empressement d'avoir mon article tient à l'espèce de crainte qu'inspire la brochure. Cette querelle qui va se renouveler m'épouvante. Je n'y veux pa- raître en aucune manière.

Je pourrais me trouver amené à critiquer quelques faits ou quelques opinions avancés par madame de G[enlis], et je ne me soucie pas de me trouver en opposition avec une femme très-vive, qui m'accablerait par la supériorité du talent et de Tesprit, et à qui, d'ailleurs, je dois de la reconnaissance pour l'honnêteté qu'elle m'a témoignée. Je considère aussi que j'ai à rendre compte du Dictionnaire de M. Prudhomme, et que je ne puis, en conscience, être ainsi de deux paroisses .

Je ne veux point non plus causer de contrariété à M. D., mon ancien confrère. Je ne sais pourquoi on lui ôte ainsi ses comptes rendus pour me les donner. Ces arrangements, dont j'ignore les motifs, ont fait dire à quelques personnes que j'étais d'une coterie de Provençaux, Je ne comprends pas trop ce que cela peut signifier, mais il ne me convient pas de paraître ap- parlenir à une coterie quelconque.

Je suis bien décidé à rester, autant que possible, étranger à ces querelles qui déshonorent les lettres.

Xlî. AU MÊME.

17 septembre 1812. M. Malte-Brun a écrit un article sur lés Epistolœ parisien*

CORRESPONDANCE. 595

ses de M. Bredou, en réponse au Journal de Paris. Je me suis procuré la feuille attaquée, et j*ai su que Tanonyme X était votre ami, M. Auguis; ou plutôt Ton a voulu me le faire croire, mais j'ai résisté. J'ai dit que M. Auguis est trop ins- truit, connaît trop bien Tétat actuel des lettres grecques pour ne pas savoir que M. Bast était un homme très-savant, pour ignorer la grande réputation dont il jouissait, et, d'ailleurs, ai-je ajouté, plus d'une fois M. Auguis a devant moi parlé de M. Bast dans les termes de la plus haute estime. Est-il vrai- semblable qu'il en ait parlé dans le journal comme d'un per- sonnage obscur?

J'ai dit encore que H. Auguis n'avait pu s'exprimer sur M. Hase avec ce dédain, puisque j'avais entendu moi-même M. Auguis faire de M. Hase un éloge aussi grand que mérité ; enGn, je le défendais de mon mieux ; mais l'on m'a répondu fort nettement que ma défense même l'accusait encore davan- tage, et qu'il était indubitablement l'auteur de l'article. Si cela est (et vous devez le savoir mieux que personne), usez de tout l'empire que doivent yous donner et votre amitié pour M. Auguis et la sienne pour vous; grondez -le; dites-lui que^ lorsqu'on a son esprit et ses talents^ on ne doit pas suivre une route pareille; qu il se fait des ennemis; que les lettres qui ornent l'esprit doivent aussi le rendre doux et indulgent..... Votre tout dévoué, Boissonadb.

Xni.— A M. BARBIER.

30 juillet 1811.

J'ai été la dupe de cette annonce sous le nom du P. Gon- nelieu. 11 paraît que je ne suis pas le seul. Si l'occasion s'en présente, je relèverai ma faute et celle de ces méchants li- braires qui m'ont trompé. C'est vraiment un grand abus que de mentir, sur le titre même de Vlmitation de Jésus-Christ. Quant à l'opinion de M. Gence sur Gerson, je vous avoue qu'elle m'étonne; d'autres philologues l'ont eue déjà, je le sais, mais je la crois dénuée de preuves solides. Je vois bien qu'il y a des maximes très-profondes dans Vlmitationy mais je vous assure que je n'en vois pas qu'un solitaire n'ait pu trouver. J'attends toutefois, avec impatience, les savantes disser- tations de M. Gence, devant qui je m'incline. Je rrC abstiens et je considère, ou plutôt je m'abstiens, parce que M. Gence considère, et que c'est à lui d'avoir un avis et à moi de le suivre.

Pour que vous trouviez quelque utilité et partant quelque

596 CORRESPONDANCE,

plaisir à eette lettre, je Raccompagnerai de quelques nouvelles observations sar votre excellent Diclion-naire des Anonymes, en vue de la seconde édition. ..... Boissonade.

XIV.— A M. Fr. THUROT.

21 décembre 1814. Vous ne me disputiez pas la chaire de grec, ce qui était assurément bien modeste à vous, et moi je ne vous disputais

pas celle de philosophie, ce qui était naturel et juste Je

me suis abstenu de toute démarche^ et auprès du Collège de France, et auprès de l'Institut. Quelques-uns de mes amis, par amitié pour moi, quelques autres, par esprit de corps, me poussaient à agir, à parler, à faire ce que Pon fait quand on

veut quelque chose. J^ai laissé dire Je ne sais pas^ au

juste, ce que vous avez à cela gagné de voix, je ne puis vous répondre que d'une. Boissonade.

XV.— A M. VALPY,

Éditeur du Classical Journal *,

Paris, 21 février 1825.

Je vous dois, Monsieur, mille remercîments pour l'indul- gence extrême avec laquelle vous avez, dans votre numéix) de décembre dernier, parlé de mes faibles ouvrages.

Quand je fus instruit du projet que vous aviez formé de me consacrer un article, le sentiment profond que j'ai de ma médiocrité me lit ci aindie votre jugement, et je vous écrivis (vous le savez) pour vous prier d'abandonner ce dessein.

Rassuré que je suis maintenant sur la peur que je m'étais faite de votre sévérité, c'est votre indulgence que je redoute. En accordant une si grande estime à mes écrils, vous aurez excité le mécontentement de ceux de vos lecteurs qui n'ont pas pour moi autant d'amitié que vous. Pour se consoler de leur déplaisir, ils ne vous épargneront pas les avis sur les erreurs que votre amicale partialité vous aura fait commettre^ et me feront bonne et rigoureuse justice.

Toutefois, je ne veux pas leur laisser tout à dire et je me chargerai moi-même de relever ce qu'il y a d'inexact dans la dernière phrase de votre article. Le sens de vos paroles est, qu'après un travail constant de plus do vingl années, je n'ai

i Classical Journal^ t. XXXI, p, I >3.

CORRESPONDANCE. 597

obtenu d'autre prix do mon zèle extraordinaire que le senti- ment de ma bonne conscience, que le plaisir de m'ôtre con- duit en ami des progrès de l'esprit humain ; vous ajoutez que je n'ai pas même été à l'abri de quelques-uns des maux aux- quels on est tiop souvent exposé, quand on veut servir la cause de la raison et de la civilisation.

Vous avez été, Monsieur, mal informé. Personne n'est plus que moi à portée de vous en donner la preuve.

En 1809, j'ai été nommé professeur suppléant de littéra- ture grecque dans la Faculté de Paris ; M. Larcher était le titulaire. Il mourut vers la fin de 1812, et j'obtins son titre; je fus aussi son successeur à l'Institut.

En 4 81 4-, le Roi ayant accordé quelques croix à l'Acadé- mie des inscriptions, je fus recooimandé à la bienveillance du ministre par M. Dacier, secrétaire perpétuel de l'Académie, et j'obtins une faveur que beaucoup désiraient.

Lorsqu'on 1816 le gouvernement voulut rétablir le Jour- nal des Savants, M. le cliancelier me fit l'honneur de me nommer membre du comité de rédaction. Je ne pus accepter.

En 1818, mon excellent confrère à la Faculté et à l'In- stitut, M. Villemain, qui était alors directeur général de la librairie, employa de la façon la plus obligeante, et à mon insu, le crédit qu'il possédait auprès de M. le duc Decazes, pour me faire accoraer, sous le titre d'indemnité littéraire, une somme annuelle de 1,000 fr. Cette utile addition à mon petit revenu m'est encore conservée, et les ministres qui ont succédé à M. Decazes ont bien voulu me continuer sa bien- veillance.

Vous voyez. Monsieur, que les récompenses solides ne m'ont pas manqué, et il est bien des éditeurs et commentateurs qui valent mieux que moi et n'en ont pas autant *.

Quant aux maux dont vous parlez, je n'en souffre guère, à vous dire le vrai, car je ne les connais point : à moins que

1 Ces récompenses, au surplus, ne se sont pas arrêtées : elles ont suivi les mérites de M. Boissonade. En 1829, il succédait à la chaire de Gail, au Collège de France ; en 1840, il était nommé officier de la Légion d'honneur, sous le ministère de M. Cousin. Si un honneur lui vint tard, c'est celui que lui devait la Grèce qu'il avait tant aimée et servie, ancienne et moderne ; heureu- sement pour elle, M. Boissonade a vécu assez pour lui laisser le temps de réparer ce long oubli : en 1852, M. Boissonade, par les soins de MM. Papadopoulo et Marino Vreto, fut nommé offi- cier de l'ordre du Sauveur, de Grèce. (Soie de l'Editeur,)

598 CORRESPONDANCE .

vous n'ayez peut-être voulu faire allusion aux pertes d'argent que m'a causées Timpression de quelques volumes que j'ai publiés, bien littéralement, à mes frais et dépens. J'avoue que Je pouvais faire de mes économies un emploi plus lucratif^ je m'accuse de prodigalité en cela ; mais au moins le repentir ne Ta pas suivi, et c'est une consolation. Il y a d'ailleurs dans les choses de ce monde une sorte de balancement et de compen- sation : il ne me semble pas très-injuste que mes ouvrages, dont les libraires ont eu quelquefois à se plaindre, m'aient aussi causé quelque dommage. Agréez^ Monsieur^ l'assurance de mon sincère attachement.

BOISSONADE.

XVI.— A M. A. F. DIDOT.

[Nogent-sur-Marne,] &5 janvier 1830.

On peut dire, ce me semble, monsieur, des libraires et des auteurs^ ce qu'il y a quelque part dans une comédie : a Nous a autres et vous autres, nous avons toujours besoin les uns des a autres. » Vous avez quelque besoin des mots grecs que j'ai recueillis et pourrai recueillir ; moi, quelque besoin de quel- ques-uns de vos livres, et nous ferons un échange ; il est donc convenu, selon ce que M. Hase m'a fait l'honneur de me dire, que le Trésor grec et VHistoire du Bas-Empire^ annotée par M. de Saint-Martin, me seront donnés par vous et que je vous donnerai les mots grecs manquant à \ Index de Londres que je pourrai rencontrer dans mes lectures. Voici déjà un premier envoi de trois cents articles. Au reste, je n'espère pas que ma moisson puisse être désormais fort riche : j'ai envoyé à M. Valpy plus de douze mille notes et mes ressoiu'ces sont fort épuisées *.

Agréez^ etc.^ Boissonade.

XVII.— A M. LEMAIRE,

Doyen de la Faculté des lettres de Paris,

[Nogent-sur-Marne,] 21 juin 1830.

Je ne puis croire, mon cher doyen, qu'il soit fort utile de joindre au texte de Gicéron les traductions de Théodore Gaza et

^ Les prévisions de M. Boissonade ont été bien dépassées : on sait qu'il a donné au Thesavi/rus de MM. Didot, plus de quinze mille mots. {Note de VÈditeur.)

CORRESPONDANCE. S99

de Planude ; mais ce sera une addition agréable à plusieurs lecteurs et que seront bien charmés d'avoir ceux même qui ne feront guère qu'y jeter un coup d'oeil passager.

Je charge de ce petit billet un jeune homme plein de zèle et d'une mstruction peu vulgaire, M. Wladimir Brunet^ qui vous est déjà bien connu. Il a fait des traducteurs grecs de Cicéron une étude particulière. 11 vous en saura parler bien mieux que je ne le pourrais faire, et si vous les imprimez, il pourra vous prêter un utile secours*.

Agréez^ mon cher doyen, mes respectueuses salutations,

BOISSONADE.

XVIIL— A M. LETRONNE.

Paris, 4 février 1837. Mon cher confrère.

Quand, il y a deux ans, voiis me fîtes l'honneur de me pro- poser la succession de M. Van Praêt à la Bibliothèque royale, , 'opposais à votre bonne volonté l'obstacle que mon âge appor- ait à la ^ie active qu'il me faudrait commencer. Aujourd'nui, avec la même circonstance, se présente de nouveau la même objection et avec plus de force.

Comment pourràis-je, déjà vieux, rompre toutes mes habi- tudes, et m'en aller tous les jours passer loin de chez moi six à sept heures de suite? Je me consulte et je trouve , hélas ! qu'un tel effort est au-dessus de mes forces, physiques et morales.

Il est, à la Bibliothèque royale, des départements il existe plus de liberté , mais celui des livres imprimés veut une pré- sence quotidienne, assidue, et je ne dois pas accepter des fonc- tions pour lesquelles je ne me crois pas assez de capacité.

Gardez-moi votre bonne volonté pour quelque autre occa- sion et croyez, mon cher confrère, à mon étemel dévouement.

XIX.— -AU MÊME.

V août 1842.

Je vous disais, il y a quelque temps, un peu vaguement,

^ Ces versions grecques de Cicéron n'ont pas été données dans la collection Lemaire. La seule qui j figure est celle des Méta^ moTjphoses d'Ovide, traduites par Planude et éditées, pour la pre- mière fois, par M. Boissonaae (1822). Elle forme le tome V de rOi7«de. On a joint aussi au César la Vie de César par Plutarque.

{Note de VEditeur.)

600 CORRESPONDANCE,

mon cher confrère^ que le nom de bas- bleus, donné en Angle- terre aux femmes qui écrivent, devait son origine à un certain horame^ directeur d'un bureau d^esprit, lequel portait des bas bleus. Je trouve effectivement dans une note de Benjamin Laroche sur les Églogues littéraires de Byron^ intitulées les Bas-bleus, qu'en 4781, il se forma des réunions de dames et d'hommes spirituels et leltrés; qu'un des membres émi- nents de ces réunions était Stilling Fleet que son costume et ses bas bleus rendaient très-remarquable. Cette singularité fit donner à la société qu'il présidait le nom de club des bas-bleus.

XX. AD MÀME.

29 août 1846.

Mon cher et savant confrère,

Je n'ai point Boissard; mais sachant que Gruter renferme beaucoup de monuments empruntés à Boissard, j'y ai cherché vos convives philosophes et les ai trouvés au tome III, p. 1343. Gruter écrit t»im<^iai, sans aucune indication de doute. En re- gard, est une copie de la gravure de Boissard. Il semble qu'on y doive lire 6iro cpCa plutôt que ôiro ^(a. Au reste, j'adopte pro- visoirement votre lecture ôiro cpta et votre restitution (pta[Xwv].

La scène qu'offre la gravure se compose de beaucoup de personnages. Dans le nombre est une femme assise, qui pince une espèce de mandoline, pour s'accompagner sans doute ; et ce qu'elle chante, ce qu'elle accompagne^ ce sont^ sans doute aussi, les paroles gravées sur le bord du lit : H1Y2 B102T0 ZHN FAYKÏ TO BANEIN YDO 4>IA[AÛN].

J'adopte donc votre heureuse conjecture ôtto (ptaXôSv ; mais je n'adopte pas si vite votre traduction.

Joindre yXuxù adverbialement à xb C^v me semble peu ad- missible; TO Çfjv yXuxb ne présente pas naturellement le sens que vous donnez à ces mots : vivre doucement. 11 est presque impossible de les lire sans être entraîné à leur signification simple et naturelle : Vivre est doux, il est doux de vivre. Et voyez comme les idées de votre traduction forrrlent une étrange répétition : une douce vie, c'est de vivre doucement.

Je ponctuerais autrement, en celte façon, que je soumets à votre rare et excellent jugement : 'Hôù; pioç to Çr,v yXuxù to Oav£Îv ÔTTO cpiaXc5v.

Vous le savez parfaitement : Tb Ç^v signifie souvent : bien vivre, faire de la vie un bon usage; et nous aussi, nous disons souvent vivre en ce sens, comme dans la phrase de Champ-

CORRESPONDANCE . ' 601

fort : « J'ai peur de mourir, sans javoir vécu, » xo Çtjv se prend aussi dans un sens moins élevé : mener joyeuse vie, et dans le bas langage : faire la vie, Agathias (ép. XXVI) dit à un vieil- lard bon vivant, viveur : Tctve, yepov, xal C^ôt.

La note de M. Jacobs sur Agathias montre surabondamment que les latins faisaient de leur vivere un pareil emploi. Vous Yous souvenez de Catulle :

Vivamus, mea Lesbia, atque amemus.

Il Y a,je ne sais où, cette inrxription: AMICI DVM VIVIMVS

viVamVs.

Remarquez encore que p(o; et to I^^v s'opposent bien : pfoç c'est la vie physique; to Ç^v, c'est la vie de choix, Voye^Tépi- taphe de Similis que j'ai citée sur les Anecdota grœca, t. IV, p. 151 : piob; fxèv Ity) Toaa, Çi^aa; §à ery) Itutck.

J'ai indiqué Fabricius sur Dion Cassius, t. II, p. 1167 (lxix, 19), et vous y trouverez un bon passage de Ménandre.

Tout ceci admis, et écrivant à vous, il ne fallait pas tant de discours; il suffisait de traduire : « Une douce vie, c'est de « vivre (la douce vie, c'est de... faire la vie); la douce mort, a c'est de mourir au bruit des coupes (mourir est doux, au a bruit des verres). »

Pour achever cette lettre dans le même ton, je vous dirai avec Horace : Vive, vale 1 Boissonadb.

XXI.— A M. E. EGGER.

[Passy,] le 4 mars 1846,

Recevez, monsieur, mes sincères compliments sur l'heureux événement dont vous me donnez la nouvelle. Si madame Da- cier, à laquelle vous avez pensé, eût assisté à la naissance de la petite nymphe Égérie, et que, pareille aux bonnes fées des vieux contes, elle eût voulu la douer, se rappelant que la science ne l'avait pas rendue très- heureuse, elle eût dit peut- être, non sans quelque pédanterie : 'E(jlou ylvoto , ôuyaTep,

Je ferai aussi le pédant, en vous reprenant d'avoir, dans votre élégante étude sur Aristarque, fait de six étoiles ou de six poètes la pléiade Alexandiine qui, historiquement et as- tronomiquement, en comptait sept. S'il y a variété sur les

1 < Puisses-tu, ma fille.» être plus heureuse que moi et me ressembler d'ailleurs! »

602 CORRESPONDANCE.

noms, il n*y en a pas^ je crois, sur le nombre. La seconde

Sléiade alexandrine, formée sous les auspices du pape Alexan- re Vil, était aussi composée de sept poètes, et aussi de sept toêtes la pléiade, dite de Paris , brillaient Rapin^ Santeuil^ [énage, etc. Les Anglais ont aussi leur pléiade de grécistes^ de sept grécistes : Bentley, Dawes, Markland, Taylor, Toup, Tyrwnitt et Porson.

Ceci établi, je vous accorde encore moins de composer une pléiade bucolique de trois poètes seulement, Bion, Moschus et Tbéocrite. Et pour vous contredire encore, j'ajoute par un amour de la vérité, qui en moi surpasse Tamour-propre, que je ne puis en conscience accepter les titres de noblesse phi- lologique que vous me faites Thonneur de m'accorder. Je n'appartiens pas du tout à Tillustre famille d'Aristarq^ue, ou, si par nasard la parenté existe, je suis un collatéral si éloigné, si dégénéré, qu'il vaut mieux n'en pas parler.

Si jamais j'ai eu une grande surprise, et une très-agréable surprise, c'est de trouver mon nom cité dans un article sur Schlegel. M. Galuski est pour moi plein d'indulgence, et cette indulgence est excessive. Dites-lui toute ma reconnaissance. Je suis aussi bien sensible à l'extrêiùe complaisance du savant M. Havet.

Votre bien dévoué, Boissonadb.

XXII. A M. SAINTE-BEUVE.

[En lui envoyant un petit manuscrit de trente pages destiné à une annotation d'André Chénier. V. ci-dessus, 1. 1, p. ly, et la belle édition de M. Becq de Fouquières, 1862, p. lxiii.]

[l^juinj 1846.

Je ne trouve plus rien, mes souvenirs sont épuisés. Acceptes, monsieur, ces dernières pages ; si l'indication s'y rencontre de quelques passages qui, par impossible, vous auraient échappé, mettez-les en œuvre avec cet art élégant vous êtes maître. Vous lire sera ma récompense... Ne dites rien au public, je vous en prie, de ces petits services rendus à votre charmant poète. Ce sont des misères qu'il n'a que faire de savoir. Se souvenir à propos d'un vers latin ou grec, quelquefois le ren- contrer par hasard, y a-t-il un mérite qui vaille la peine d'être loué? Boissonabb.

XXIII.— A M. le conseiller TAILLANDIER.

[Passy,] 11 avril 1849.

Que j'ai, monsieur, de remercîments à vous faire et d'ex-

CORRESPONDANCE . 603

eu ses à vous demander! Votre dernier volume m'est parvenu^ il y a longtemps, bien longtemps déjà^ et j'ai vu que vous avez daigné me nommer parmi vos collaborateurs *. C'est

moi^ à vous offrir l'expression de ma reconnaissance et du respect avec lequel je vous suis et serai toujours dévoué.

BOISSONADE.

XXIV.— A M. BRUNET DE PRESLE.

[Passy,] 10 novembre 1850.

Que je suis fâché, monsieur, que vous ayez encore fait un si long voyage ! Plus votre visite était désintéressée et flatteuse pour moi, plus elle est regrettable. Ayant eu avant-hier l'hon- neur de vous voir, je ne l'espérais pas sitôt. Vous devez, si j'ai bien compris, revenir une autrefois. Mais quand? N'étant pas prévenu, je pourrai éprouver encore le même désappoin- tement. Vous aussi, vous courez le risque de perdre de nou- veau trois heures, au moins. Homme d'étude que vous êtes, homme de travail, soyez donc économe de votre temps. N'avez- vous pas regret à votre matinée d'aujourd'hui ? A quoi cette visite vous pouvait-elle servir ? Vous saviez d'avance que j'étais engagé. Je suppose que je fusse complètement libre, une visite serait encore sans influence sur moi. J'ai su que M. R. était aussi venu ce matin. Son absence ne.lui aurait pas nui. Sa visite ne me rend pas plus favorable à sa candidature que je ne pouvais l'être déjà.

Agréez, monsieur, mes regrets et Tassurance de ma parfaite estime. Boissonâde.

XXV. A MADAME THUROT.

Juin 1834.

Je crois bien, comme vous, madame, qu'une préface de quelques lignes est à peu près nécessaire, il faut dire aux lecteurs que la traduction a été trouvée dans les papiers de M. Thurot et que le gouvernement s'est chargé de l'imprimer.

* Les tomes VIII et IX du Cours d'Études historiques de Daunou, concernant Hérodote, ayant été soumis en épreuves à M. Bois- sonade, il a consenti à les revoir, et c'est ainsi qu'il a participé à la révision de ce grand ouvrage.

{Note cofMntmiquée fwr M. Taillandier.)

60 i CORRESPONDANCE.

Je pourrais bien écrire cette courte introduction^ mais ne vaut-il pas bien mieux qu'elle soit écrite par vous dont la plume et le nom y mettront et de la grâce et de rintérêt * ?

Je vous le demande encore, madame, ne me nommez points ne me désignez point. Je refuse surtout ces mots un peu em- phatiques de (( premier helléniste de l'Europe » bien qu'ils soient de nature à me déguiser parfaitement. Si Ton venait à savoir que c'est moi que cache cette périphrase^ comme on irait vous conter mes vérités et vous dire que c'est à M. Hase, à M. Boeckh, qu'une telle épithète se pourrait donner....

XXVI.

27 juillet 1834.

Ce petit papier^ madame, est vraiment trop heureux ; vous daignez le faire imprimer et vous voulez encore le conserver en vos archives, comme un monument de famille ! N'est-ce

Es, pour le faible service que j'ai eu le plaisir de vous rendre^ aucoup trop de reconnaissance ?. . . .

XXVII.

10 août 1834.

Les douze beaux volumes sont arrivés. Je les reçois^ ma- dame^ avec une reconnaissance d'autant plus vive que comme il n'existe point de proportion entre ce que j'ai fait et ce que vous venez de faire, je ne les dois réellement, madame, qu'à votre extrême bonté. Ils sont dans ma bibliothèque un véri- table ornement. Mes ouvrages même n'ont pas une telle pa- rure: ils sont, comme leur auteur^ assez incultes et négligés.

* Après la mort de M. Thurot, M. Boissonade fut prié, par sa veuve, de surveiller l'édition du Gorgiasde Platon, préparée par M. Thurot lui-môme (Paris, Didot, 1834, in-8).

M. Boissonade s'acquitta de cette tâche avec son zèle accou- tumé; mais il ne se nomme pas dans la courte préface qu'il ter- minait ainsi : « Un homme de lettres qui fut avec M. Thurot « parquelque communauté d'études, et qui conserve pour sa mé- « moire un sincère respect, s'est chargé de revoir les épreuves « et d'écrire ce peu de lignes. »

M. Daunou, après avoir donné cette préface dans le Journal des Savants (août 1834), ajoute :

« L'avertissement que nous venons de transcrire , si nous « en pouvions nommer l'auteur, serait d'avance un suffrage du c plus grand poids. > (Note de l'Editeur,)

CORRESPONDANCE. 605

XXVIII.

21 juillet 1840.

Rien ne se termine au sujet de la médaille à décerner à M. Daunou, comme à l'un des fondateurs de Tlnstitut. Notre Académie Ta votée, sur la proposition de M. Lajard, qui a suppléé rillnstre secrétaire avec un véritable talent et une modestie remarquable. Une commission, dont j'ai Thonneur d'être membre, est chargée de s'occuper des moyens d*exécu- tion. Toutes les Académies sont invitées à y concourir ; celle des sciences morales est la seule qui jusqu'ici ait envoyé son adhésion

La nomination d'un secrétaire perpétuel est plus difficile.

Dans l'état actuel, l'élection est impossible; il faut que l'un ou l'autre des rivaux soit abandonné du plus grand nombre de ses partisans, sans quoi ils resteront éternellement en présence

XXIX.

7 août 1840.

Nos académiciens n'ont pu s'entendre, madame: M. Bur- nouf, M. Naudet et M. Qualremère sont restés en présence, sans qu'il y eût d'issue possible à leur débat, et la nomination a été ajournée au mois de novembre.

M. Lajard continuera de remplir Vintérim Vous me

demandez pourquoi M. Lajard n'est pas au nombre des con- currents : c'est parce qu'il est modeste Vous songez aussi

à un certain nom que vous appelez européen, mais celui qui le porte comprend qu'il n'a pas des talents assez étendus, pour s'acquitter dignement des difficiles fonctions de secrétaire de l'Académie ; il y ajoute son âge et la longue habitude d'une existence solitaire qui lui a ôté la connaissance des hommes et des choses ; il ajoute enfin... que personne ne pense à lui ^

Les trois autres Académies se séparent de nous sur la ques- tion de la médaille ; celle des beaux-arts a déjà formellement refusé, et ce que l'on m'a rapporté des discussions qui ont eu lieu à l'Académie française et à l'Académie des sciences ne permet guère de croire à un plus heureux résultat.

i M. Naudet nous a affirmé que l'offre fut faite, dès l'abord, à M. Boissonade, et qu'aucune candidature ne se produisit avant son refus formel. {Note de V Éditeur.)

tiOft. COHEESPONUANCE

XXX.

9 septembre 1840.

Le refus, des Irois Académies eM officiel U. Lakanal a

dislribué une petite brochure avec le litre bizarre de Suum cutqiie, pour dimiDUer la part de M. Daunou dans l'établisse' ment de l'inslitut et s'en faire une un peu trop grande.

Un ami de lavérité,qm sans doute est M. le conseiller Tailiatidier, lui a tait uoe réponse de tout point cxcellcsle. Cette polémique vous est sans doule connue.

Le successeur 's'attend à recevoir au moins 15,000 fr.

B Le pauvre homme ! e comme disait l'autre. Et puis, il a en perspective la pairie. Au moins, voilà un homme de mérite pour qui la Fortune n'aura pas élé trop cruelle.

XXXI.

ai octobre 1840.

Le dictionnaire dont vous avez rencontré un

spécimen eût élé un ouvrage colossal. Je m'en suis très-long- temps «ccupé. J'avais amassé des matériaux immenses, ayant, la plume à la main, lu les bons auteurs, et les médiocres aussi, et même les mauvais, parce qu'il est une foule de mots bien français, de phrases bien autorisées dont les grands écrivains n'oiïicnl pas d'exemple. Je faisais ce travail par goût et Irès- encouragé en même temps par un riche ami des lettres. Je ne perdais pas de temps, pourtant je n'allais pas très-vite, |>arce que je mettais dans tous les détails une minutieuse exactitude, et parce que je ne voulais pas de copiste. Il y eut aussi, au début (et le contraire était presque impossible dans une aussi vaste compilation), des tâtonnements, des essais mal dirigés, des changemenis de méthode, beaucoup d'écri- tures innliles. En résultai, le futur éditeur s'cnnuja, il voulut Plus de célérité que je n'en pouvais apporter. Je lui remis amas énorme de mes paperasses; elles ont passé dans plu- sieurs mains, entre autres dans celles du gavant dont vous avez Iule nom au frontispice de ce sfiaimen*. Je ne voulais pas que le mien y parût, parce que je prévoyais bien que celte tcnta-

1 11 B-agil, ici, de U direction générale dea archÎTes de France, dans laquelle le auccesaeur de M. Daunou futM. Lelronno.

iDieliunnaireumi.-erseldelaiaiigue/'rançaije.publiéparM. Raoul- Roclielle, d'après les maténaui recueiUia par M. Boieaonade, Paria, 1819, tpécimen de 33 pages in-i".

ifiotet deVEditewr .)

CORRESPONDANCE. 607

tive avorterait. Ce savant avait d'autres études^ d'autres vues, et ne pouvait pas, pendant des années, s'enchaîner à la révi- sion, à Tarrangement, à l'édition de mes notes. Il y donna seulement quelques mois et s'éloigna.

XXXII.

18 novembre 1840. Toutes les paperasses lexicographiques auxquelles vous vous intéressez sont maintenant entre les mains d'une autre per- sonne qui voulait faire les frais de l'entreprise. Il n'est pas très-aisé de les employer. Ce qui reste à faire est considéraVle et ce n'est pas un travail de copiste. 11 y a encore bien des lacunes à combler, une foule de définitions à ajouter; ici, trop d'abondance, trop de nudité et de maigreur. Un homme lettré, qui aurait du loisir et de la santé, une bonne biblio- thèque et de bons yeux, demanderait, et ce ne serait pas trop, trois ou quatre ans pour compléter le manuscrit. Feu M. Ray- nouard avait formé un projet semblable ; il s'en est occupé pendant longues années ; il a laisser d'immenses recueils.

XXXIH*

13 décembre 1840.

J'ai différé longtemps, madame, la réponse que je vous dois, dans l'espoir que la séance de vendredi amènerait une solution, mais rien n'est terminé. On a songé, pour sortir d'embarras, à cet Européen que vous daignez favoriser ; c'est ainsi (sans autre comparaison) que M. Daunou avait passé entre deux rivaux^ qui, pareils aux deux fameuses chèvres.

Ne se voulurent pas Tune à l'autre céder.

Mais cet académicien, à qui vous accordez une réputation européenne, et qui pourtant n'est pas connu de son plus proche voisin, a obstinément refusé l'honneur que lui offraient les deux parties belligérantes. Il a refusé par un profond et juste sentiment de son incapacité.... '.

i Cette élection est restée célèbre dans les fastes de Plnstitut. Après une seconde lutte reconnue interminable, entre M. Naiidet et M. Bournouf, le secrétariat perpétuel fut offert à M. Boissonade; à son refus, M. Walckenaër fut nommé. A la mort de M. Walc- kenaër, la nomination de M. Burnouf, déjà gravement malade, ne rencontra plus les mêmes difficultés, mais la mort l'enleva bientôt, hélas ! à ses fonctions. {Note de VEditewr,)

« Voir Éphémérides, ci-dessous, n'xxvii.

608 CORRESPONDANCE .

XXXIV.

10 mars 1841.

Je ne puis assez vous remercier, madame, de cet excellent petit ]ivre de M. Taillandier. Je l'ai lu avec un Intérêt infini.

Vraiment je puis dire que je ne connaissais presque pas ce respectable M. Daunou. J'avais pour lui la plus haute estime; mais je m'en rapportais sur son rare mérite à la voix de tout le monde^ bien plus qu^à moi-même^ car je ne lisais point ses livres et je ne connaissais que d'une façon trop vague le beau rôle quil a joué dans Thistoire de notre Révolution. La narra- tion sincère, intéressante et neuve de M. Taillandier, m'a montré dans une vive lumière ce stoïque caractère, cette con- stance intrépide, ces travaux si variés, si profonds, si étendus. Plus j'y songe, moins je conçois la froideur que Tlnstitut a mise dans l'affaire delà médaille. 11 n'est pas du tout impos- sible que l'on y revienne, et, si nous réussissons, M. Taillandier n'aura pas peu contribué au succès.

XXXV.

6 juillet 184]. Je ne manquerai pas de vous procurer, madame, les deux billets que vous me faites l'honneur de me demander. Je ne connais pointcette notice sur M. Daunou par M. de Reiffemberg. Il est homme de science et d'esprit, mais il a pu sans honte rester au-dessous d'un sujet si difficile à bien traiter. Je sou- haite à Tautre baron d'être plus heureux; on dit d'avance que son discours sera de plus d'une beuie de lecture. Le fera t-il long, ne le pouvant faire bon : comme cet ancien peintre qui couvrit Hélène de bijoux et d'or, la voulant feire riche, puis- qu'il ne la pouvait faire belle ?

XXXVI.

6 août 1841.

Je vous écris, madame, sur la table verte de TAcadémie. Si vous m'avez vu à la séance publique, c'était mon ombre assu- rément, car j'étais ce jour-là assez malade, et même, comme on dit, à la mort '.

Je pensais beaucoup h la séance et m'y transportais enidre.

* Voyez ÉphémérideSy ci-dessous, n** xviii.

CORRESPONDANCE. 609

Voilà l'explication de votre vision. Vous avez cioi me voir à la séance comme moi j'ai cru y être. Mais j'en suis revenu vite, et vous y êtes restée plus longtemps peut-être que vous ne l'auriez voulu, car ce discours a été bien long et trop politi- que. A l'Académie des belles-lettres, Tillustre mort devait être loué comme savant et comme littérateur. L'Académie des sciences morales et politiques le louera comme homme d'État, comme législateur, comme administrateur.

Il vous reste à entendre M. Mignet, à lire M. Guérard et M. Villemain.

XXXVIl.

13 août 184].

Oui^ madame, la bonne santé m'est revenue... Je répète souvent ce mot d'un maçon qui tombait d'un quatrième étage, et se trouvait assez mollement en l'air : a Bien, très- bien, pourvu que cela dure ! » Mon quatrième étage, c'est près de quatre fois vingt ans

XXXVIIl.

8 février 1842.

Vraiment, madame, je n'ai point trouvé « baroque » le conseil que vous me donnez de traduire Marc-Aurèle. J'ai trouvé seulement que vous aviez de moi beaucoup trop bonne opinion. Cette entreprise est au-dessus de mes forces, et la vie est si courte , surtout quand elle a déjà été si longue !

C'est à M, votre beau-frère qu'elle conviendrait bien. Le succès de son Épictète le doit encourager; il ferait un excel- lent ouvrage.

XXXIX.

17 janvier 1844.

Mon souvenir, madame, ne vous manquera jamais ; jamais je n'oublierai la précieuse bienveillance dont vous me daignez honorer, pour le service insi^ifiant que j'ai eu le bonheur de vous rendre, et si une occasion se présente de vous montrer que j'ai l'âme reconnaissante, je ne la perdrai pas. Mais en- voyer une carte, seulement parce que le cercle du temps a ramené le premier jour d'un certain mois, c'est un soin que j'ai négligé toujours et duquel, maintenant que les années accumulées me rendent plus excusable, je me dispense à peu près sans remords. Mais à .tous les jours de tous les mois, (ju'il me faille agir ou parler, vous me trouverez empressé.

Votre très-grand philosophe-empereur ne dit-il pas, en son T. II. 39

61 U CORRESPONDANCE.

livre IV : a 11 n'y a rien de mieux que de faire seulement ce a qui est nécessaire; sS^ de ce grand nombre de choses que « nous disons et faisons, quelqu^un en retranche ce qui ne c sert de rien, il jouira d'un grand loisir »

XL.

15 janvier 1845.

Je ne savais pas un mot de ce qui a été écrit sur Babrins. Au reste , c ce précieux livre, d comme il yous plaît de Tap- peler, u*a de précieux que d'être une antiquaille. Le mînisâre qui a^ait daigné me le. confier a youIu promptement jouir de cette publication. U m'a pressé, pressé outre mesure. L'ou- vrage s'en est beaucoup ressenti. Laissé. à moi-même arec le temps d'étudier, de chercher, d'efiacer^ de corriger encore, j'aurais pu faire un peu moins mal.

XLI.

[PassyJ 10 mars 1847.

Comme vous le dites, je suis propriétaire, très-petit pro- priétaire, et je cultive mon jardin selon le précepte de l'opti- miste, quand je le peux et autant que je le peux, même plus K Il y a de Ginguené, qui fut l'ami de votre ami, M. Daunou, quelques vers qui me conviennent assez, et que j'ai toujours retenus :

Je suis plus que jamais, dans ma saison tardive. Amateur des jardins, si ce n'est jardinier;

Souvent j j passe un jour entier, A quoi? je ne sais trop; mais heureux de n'entendre De bruits, ni vrais, ni faux; point de devoirs à rendre;

£t toujours des leçons à prendre !

XLII.

27 décembre 1847.

Je n'écris point, je ne remercie point. De tous les négligents, je suis le plus négligent; souvent malade, toujours très-occupé, le temps à peine me suffit pour les choses rigoureusement exi- gibles, pour lesquelles il n*y a point d'excuses à présenter. Cela vous explique^ madame, comment il se fait que vous recevez seu- lement aujourd'hui, de plus d'un mois trop tard, mesremercl- ments (il n'y a pas moyen de dire empresses, selon l'ordinaire for- mule)^ mes remercîments sincères pour vos nouvelles bontés.

Je connais quelques-unes de ces nouvelles graines. De celles

1 Yoj»ÉphémérideSf n" yi.

COKUESFOiNDANCE. 61 I

(le ce printemps, deux seulement sont parvenues à bien fleu- rir et à se reproduire : le Tropœolum incurvum et VAgeraium mexicanum, . . , Je joins ici quelques graines d'une plante assez connue, mais qui ne manque pas de quelque beauté, c'est le Nicandra physaloïdes^ ainsi nommé du poète grec Nicandrc, dont il reste deux poëmes didactiques sur les bôles et les plantes

venimeuses et sur les contre-poisons J*ai vu avec douleur

que vous avez cette année passé par de cruelles épreuves. Es- pérons que celle nous allons entrer vous sera moins rigou- reuse. Votre Ântonin peut aider à fortifier Tâme. Il est un autre stoïcien (puisque ces lectures sévères ont pour vous de Tattrait) qui a plus œ imagination que votre grand empereur, plus d'éloquence et plus d'esprit, avec autant de philosophie : c'est Sénèque, et dans ses œuvres je vous recommande surtout ses lettres . Voyez ce qu'en a dit, dans son Essai sur le règne de Néron, Diderot, dont la plume n'a pas toujours été si sage. Madame Suard les lisait assidûment.

Je suis aussi stoïcien à ma manière. Il y a c^uatre ans que j'ai acheté à Montmartre une petite terre, j'ai construit une

petite maison, avec l'intention de l'habiter quelque jour

toutefois le plus tard possible ^

XLIII.

24 avril 1848.

Ces derniers bouleversements, si imprévus, si subits,

si profonds, ont fort étonné ma constance^ constance est un mot à l'usage de votre philosophe : il a même composé tout un traité de la Constance du sage qui est une véritable hyperbole

de stoïcisme

XLIV.

14 mars 1849.

Votre aimable leXtre est pour moi, madame, le seul événe- ment heureux de cette nouvelle année.

Le présent est encore attristé par la pensée de l'avenir; car je ne sais trop si le calme actuel, dont nous jouissons, n'est pas gros d'orages. Mais il n'est pas sage de prévoir de loin le mal- heur. N'a-t-on pas, pour son tourment, assez et trop de souve- nirs? Et pourtant il en est d'agréables. Le jardin, par exemple, s'est embelli de vos fleurs; les graines ont bien levé Dai- gnez agréer, comme médiocre échange, le partage d'une gousse

1 Yoy. la Notice de M. Naudet, 1. 1, p. xcin.

612 CORRESPONDANCE .

(le Daubentonia Tripetiana. C^esl une fort belle plante. Son nom génénque lui vient de Daubenton , Tillustre collaborateur de Bufifon...; le nom spécifique est formé sur celui d'un fort médiocre horticulteur^ Tripet, qui, il y a quelque vingt ans, avait un jardin dans l'avenue des Champs-Elysées.

x!:v.

26 août 1850.

Madame,

J'ai, il y a fieu de temps, reçu deux thèses sur le frontis- pice desquelles j'ai lu avec une agréable surprise le nom de M. votre neveu. Ainsi, Thonorable nom du savant professeur que nous regrettons ne s'éteindra pas et sera, tout permet de l'espérer, dignement continué.

Je suis heureux, madame, d'avoir ce compliment à vous faire.

Agréez, l'hommage de mon respectueux dévouement.

BOISSONADE.

XLVI.— VICT. CLERICO

FACDLTATIS LITTER. PARIS. DBCANO SPECTABIL1 , COLLEGE EBUDITISSIMO,

J. F. BOISSONADE S. P. D.

5 [Aug.l 1846.

Enixe te rogo ut commendatissimum tibi habere digneris Jac. lucvenium, baccalaureatus litteranun candidatum, a quo tuas in manus hoc tradetur cpistolium. Pertres quidem con- tinuos annos racis scholis interfuit assidue , ac multa dédit industrise, diligentise et indolis optimse specimina. Sed diiiidit sibi, quod laudandum est; sed metuit ne coram te praeside eruditissimo assessoribusque tuis viris doctissimis respon- suro pavor obrepat (nosti quantœ sint scholasticorum candi- datorum timiditates) et cum pavore oblivio. Quod si timi- dior haereat et cunctetur, eum patientia tua sublevet, confirmet indulgentia. Et est quoque alia* causa quœ ipsi de viribus queat nonnihil derainuere, ingeniolo paululum tai-di- tatis obfundere : incommoda scilicet valetudo qua diu est conflictatus, vix tandem recreatus, ac fratris quem mors ra- puit immatura recens desiderium.

Vale, 1. 1., ipsis nonis Aug., mdcccxlvi.

XLVI I.— A M. PILLÔN.

8 juillet 1853. Monsieur,

Je ne sais par quelle étrange distraction je ne songeais plus

CORRESPONDANCE. M 3

que je devais comparaître devant le tribunal de M. Hœfer*, tant me donnait de sécurité ma confiance dans mon avocat! Ce matin seulement, et par hasard j'ai lu^ non sans rougir un peu, votre article obligeant. Je vous remercie de tant de bonté. Croyez, etc. Boissonade.

XLVIIL— A M. IHERRON,

Professeur au lycée Saint -Louis (Ancien collège d'Harcourt).

21 août 1853.

.Te viens de lire, monsieur, dans la Revue de M. Hachette, votre élégant et très-instructif récit des diverses fortunes de notre collège d'Harcourt. Quand, vers la lin, j'ai rencontré mon nom dans cette mêlée de noms distingués, j'ai approuvé la surprise d'Énée se reconnaissant parmi les héros, sur les fresques de la galerie de Didon :

Se quoque principibus permixtum agnovit Achivis.

Énée aura être fier. Moi aussi, j'ai éprouvé un assez vif mouvement d'amour-propre. Je m'en confesse, mais la faute est à vous, et d'ailleurs un grand et bel exemple me peut ren- dre ejcusable. L'Athénien Socrate, ce sage modeste, avoue que lorsqu'il entendait les orateurs faire des Athéniens de pompeux éloges, il se sentait tout gonflé d'orgueil et trois jours suffisaient à fieine pour lui rendre le juste sentiment de sa médiocrité : (xei^oiv xa\ ys^vaioTcpo; xal (isfAvoTepo; Iv t5S 7:apa)(p9i(ji.a Y^Y^va, xai fxoi auTV) ^ aefxvoTrjç Trapaj^évei :?iu£paç

Agréez la reconnaissance de votre dévoué confrère

Boissonade.

Dans cette excellente narration, je vois un nom qui semble faire ombre, c'est celui de Desforges. Ses Mémoires d'un poète l'ont rejeté dans la classe des écrivains scandaleux etdangercux.il est douteux d'ailleurs qu'il ait été llarcuricn. La Biographie de Mi chaud rapporte qu'il fit ses études à Ma- zarin et au collège de Beauvais.

1 La Blygraiphie générale de M. Didot. V.Éohémérides, xxx.

« « Je suis devenu sur-le-champ plus grana, plus généreux et

plus grave, et voilà plus de trois jours que je garae cette gravité.»

6 1 4 CORRESPONDANCE.

XFJX.— A M. V. BÉTOLAUD,

ancien professeur au lycée Charlemagne,

[Passy,] 30 septembre 1854. Vous insistez^ monsieur, pour avoir mon opinion sur le vers de VÉnéide (IX, 207) :

Equidem de te nii taie verebar,

Nec fas , non : ita me référât tibi

La seconde négation, non y vous étonne^ ne vous semble pas d'usage latin. Remarquez d'abord que tous les éditeurs, la majorité du moins, ponctuent: non, Ita... J'ai l'édition de Burmann, et je vois que cet habile latiniste, et Heinsîus, ne disent pas un mot. Cette négation énergique ne leur a point déplu. 11 semble qu'une telle locution se présente natu- rellement à tout homme parlant avec chaleur, avec sensibilité, de quelque idiome qu'il se serve. Après avoir nié, il ajoute avec une forte intonation : non!

Les Grecs ont des phrases pareilles. Aristophane, Nuées, V. 1474 [aliiy v. 4454] : oùx l<rc , oux.

Sophocle, Ajax, v. 970 [aliï, v. 967] :

Ocotç Téôy)x&v oStoç , xcCvoktiv* ou.

Voyez aussi la grammaire de Matthiœ, § 608.

En français, cette seconde et emphatique négation est fort employée. Si je disais: a Le vers de Virgile n'est pas faux,.... il a ne l'est pas, non! t> je parlerais très-bon français. Des exem- ples latins achèveront de lever toute difficulté .

Virgile (Cim, v. 18) :

non ego non equidem.

Térence (Phormion^ I, v, 73) :

non , non , sic futurum est : non potest.

11 est, d'ailleurs, fort important de remarquer que si vous joignez non tïa, et commencez la nouvelle phrase par referai^ le iens est très-embarrassé. Ita est, là, synonyme de sic, si fré- quent dans les souhaits, les prières :

Sic te diva potens Cypri

Tibulle{II,vi,21:)

Adnue : sic tibi sint intonsi, Phœbe, capilli.

Nous avons aussi ce latinisme. Racine (Esther, III ^ m) ;

Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière. Ainsi puisse à jamais, etc

CORRESPONDANCE. (H 5

L'abbé Delillc, traduisant Virgile, a fort bien tlil :

Qu'ainsi puissent les dieux

Et Ronsard :

Je te supplie, ainsi toujours Puisses jouir de tes amours!

Agréez, etc. Boissonade.

L.— A M. V. LECLERC.

[Passy,] 7 février 1855.

Mon respectable et très-cher doyen,

J'ai reçu la copie officielle, faite par vos soins, de la lettre du ministère, et celle du décret impérial qui l'accompagne. Ce qui me charme le plus dans ce décret n'est pas la retraite qui m'est accordée, c'est le titre de professeur honoraire. A la réflexion, le succès de la pension de retraite m'était amer. Je me voyais, non sans grande tristesse, complètement éloigné de cette Faculté des lettres dont, pendant près d'un demi-siècle, j'ai eu l'honneur de faire partie. Séparé de tant d'estimables confrères, ce beau titre a honoraire me conserve ma chère Faculté et mes chers confrères, je puis dire même, après votre affectueuse lettre, mes chers amis.

Agréez, etc. Boissonadb.

LI.— A M. MARINO VRETO.

Passj, le 16 mars 1855. Mon cher monsieur,

J'ai tardé bien longtemps à vous remercier de votre aimable souvenir ; ime assez longue indisposition a causé ce retard. C'est à M. votre père et à vous, c'est à vos instances auprès de votre respectable ministre [M. Maurocordato] que je dois la décoration de l'ordre royal du Sauveur, dont Sa Majesté Hellé- nique a daigné m'honorer. Je ne l'oublierai de ma vie.... Mais, à mes quatre-vingt-deux ans, ce n'est pas dire, de long^ temps, sans doute.

Habitué que vous étiez au mouvement de Paris, votre tran- quille Athènes vous semble peut-être monotone et triste. Votre Moniteur hellénique n'est pas une assez forte occupation pour vous. Cherchez quelque sujet d'un intérêt général. Traitez-le dans votre grec le plus pur, le plus soigné; élevez votre langue, par votre talent, au rang des langues littéraires. Le succès vous ferait un honneur digne d'envie.

l^otre dévoué, Boissonade.

EPHEMERIDES *.

1.

J*ai quelques fleui-s dont Pétude m'embarrasse. Je suis allé faire au Jardin des Plantes une promenade botanique. Les «étiquettes et les questions aux botanistes en tablier bleu y sont d'un grand secours. Lesoir^ j'ai parcouru Vossius et Bouchaud sur le Rhythme, La dissertation de Boucbaud est à peu près inconnue et mérite d'être lue.

(U septembre 1839.)

11.

J'ai mis en ordre la table des mots grecs de ma deuxième édition de Théocritty que le ricbe éditeur n'a pas jugé à propos d'imprimer^ grande économie de quatre à cinq petites pages ! Je la ferai relier avec mon exemplaire. J'ai lu les Epodes d'Horace^ dans l'édition Je Vanderbourg. J'ai trouvé dans les notes l'indication d'un excellent mot de l'usurier Al phius: Vel optima nominOy non appellandoy fieri mala. Je ni'en sou- viendrai pour réveiller mes débiteurs N. et N. qui déjà ne sont pas optima nomina,

(50 septembre 1839.)

m.

A l'institut^ il s'est élevé, entre N. et R. Rochette, une dis- cussion assez aigre. J'y ai pris part, avec peu d'aménité aussi. Rochette a un ton rogue^ impérieux, qui déplaît à tout le

< M. Boissonade tenait, depuis plus de trente ans, un Journal exact de ses travaux et de ses loisirs. Les petits événements personnels de chaque jour, les lectures, les conversations, les pensées mêmes y étaient consignées avec autant de soin que les événements littéraires ou politiques du dehors; le tout au proât du devoir et de la saine philosophie. Malheureusement cette précieuse autobiographie a été détruite par M. Boissonade lui- même, un peu avant sa mort : il n'est resté que le cahier courant et Quelques autres feuillets, de 1839, échappés par hasard.

:Note de l'Editeur,'

I

lÎPHÉMÉRIDES. 617

monde. Après la séance, Letronne s'en expliquait avec beau coup de netteté. Il souffre, comme président et comme acadé- micien. Le vice-président, Rochette, Téclipse complètement. C'est Rochette qui parle, qui crie, qui décide, en un mot, qui préside. Le génie étonné de Letronne se tait devant le sien. Pour N.jil ne tremble pas. Heureusement, nous sommes en- core loin de ce que me racontait le' bon Dacier, qu'après une séance, dans une discussion qui s'éleva autour du poêle, l'abbé Leblond donna à Villoison un coup de parapluie, puis un coup

de pied J'ai lu deux nouvelles de Florian et environ

cent cinquante vers des Coéphores, dans l'édition de Vendel- heyl. J'ai lu aussi Caquet bon bec^ poëme assez gai, mais faible. Il y a bien longtemps que j'avais ce petit livre, il fallait

bien le lire une fois.

(21 septembre 1839.)

IV.

J'ai continué la lecture de d'Alembert. Elle m'intéresse infi- niment. Son attachement pour mademoiselle de Lespinasse était bien vif et bien tendre. Je n'aurais pas cru qu'un cœur de géomètre fût capable d'une si forte passion, ni qu'un esprit observateur s'étonnât d'avoir cessé de plaire à soixante ans.

(22 septembre 1839.)

V.

Encore beaucoup de jardinage. Je le pratique en véritable ouvrier, et non comme quelques bourçeois qui disent avoir bien jardiné, quand ils ont arrosé une allée ou épluché leurs rosiers. Pour moi, je laboure quatre heures de suite, j'arrose tout le jardin avec de grands arrosoirs, je roule la brouette, j'épierre, je sème, je repique. J'ai continué V Homme de qua- lité et Viliade de Pappas.

(25 septembre 1839.)

VI.

J'ai achevé les Mémoires d'un Homme de qualité; j'y ai trouvé cette maxime que je pratique depuis longtemps comme une règle de conduite : a II n'est point d'un homme sage de pa- « raitre aux yeux du monde, quand il est devenu la proie de « la vieillesse ; on lui fait grâce si on le supporte. » A vrai dire, je crois Ijien que, dans le fond de cette sagesse, il y a beaucoup d'amour-propre : nos vertus ne sont presque toujours que des vices déguisés.

(28 septembre 1839.)

620 ËPHÈMÉaiDES.

Biographie qae prépare Didot. J'oubliais déjà mes soixante-dix- sept ans; lui^ il aura songé au bon billet de La Châtre !

(4 janvier 1851.)

XIV.

A ^Académie, M. Yillemain et M. Leclerc, Tun à ma droite^ Fautre à ma gauche, louaient à bout portant mes notules et mes citations avariées, inattendues. » J écoutais à mon corps dé- fendant; je cberchais à m'humilier, pour détourner Tire de Némésis et songeais à un vers de Byron que je me suis rappelé juste quand il n'était plus temps :

Proud of his learning justenough to quote.

Je voulais me l'appliquer, avec cette légère altération : a / possess learning, etc. »

(•24janTierl8510

XV.

M. Dureau de La Malle m'a invité à un dîner qu'il veut donner à cinq ou six vieilles connaissances de cinquante ans de date, et il me met du nombre. Je n'accepte pas. Je suis trop vieux. J'ai perdu le courage de me déranger, de me coucher tard, de m'exposer à donner de l'ennui et à en recevoir. Je n'ai plus de gaieté, plus d'habitude de la société. Je ne puis plus me supporter; comment être supportable aux autres?

(14 février 1851.)

XVI.

A l'Académie, M.Villemain, qui venait de recevoir VOrigène de Miller, en a traduit sur-le-champ, très-exactement, un frapr- ment nouveau de Pindare, de dix ou douze vers. C'est très- remarquable, le passage étant très-difficile.

(541 février 1851.)

XVII.

J'ai écrit hier à madame Thurot à qui je devais une réponse depuis deux mois. M. Caussin lui ayant dit que je me portais bien, que je venais souvent à Paris, naturellement et par po- litesse, elle m'engage à lui faire visite. J'ai répondu, à mon ordinaire, que j^étais, quoi qu'on die, malade, faible, accablé par les années, découragé, incapable de parler. Exagération pure ! fonds incurable de sauvagerie, timidité excessive.

(26 février 1851.)

EPHÉMÉRIDES. 621

XVIII.

Lisant ces vers de la Zénobiade de Métastase :

Ah I più rispetto,

Per un eroe ripieno D'ogni real virtu!

Je me suis rappelé V. Hugo qui a dit quelque part :

Heureux le prince empli de bonnes qualités I

Je ne puis pas juger si ripieno est prosaïque et faible en ita- lien, mais, en français, empli est détestable. Que ne disait-il :

« Heureux le prince orné.,.. »

(3 mai 1851.)

XIX.

J'ai le beau catalogue des livres de M. de Monmerqué; Tenvie m'a pris de lui écrire anonymement pour lui conseil- ler de retirer de la vente publique le 1,165 : « Œuvres de a la marquise de Palmarèze. » Ce livre affreusement obscène ne doit pas être vendu ostensiblement. Je l'avais autrefois et,

quoique peu rigoriste, je l'ai brûlé.

(9 mai 1851.)

XX.

Molière se brisa un vaisseau dans la poitrine^ en prononçant le juro du Malade imaginaire. Le grand comédien iEsopus, étant, malgré son âge^remonté sur le théâtre, après sa retraite^ pour faire honneur aux jeux donnés par Pompée, fut atteint d'une extinction de voix, en prononçant également, dans une pièce, la formule du serment : « Si sciens fallo. » Je viens de lire ce trait anecdotique dans Cicéron. (Ep. ad Div., VII_, 1.)

(24 juin 1851.)

XXI.

L'on dit, dans le style familier, d'un domestique peu sou- mis qui discute les reproches, l'on ditqu'/Z répond. Je trouve la même locution dans Plaute :

Num ancillœ aut servi tibi res^onsantf

(Il octobre 1851.)

XXII.

' J'ai écrit à M. Renier qui m'a fait hommage en termes très- flatteurs de ses Notes d'un voyage archéologique. J'ai autrefois reçu de lui spontanément un précieux témoignage d'amitié et

r

622 £PHÉMJ^DËS.

d'estime : sa chaude réponse dans la Revue de PhiMogie (1845) 1. 11^ p. 354) à l'attaque pétulante de feu Lachmann.

(28 noTembre 1851.)

XXIII.

Aujourd'hui^ j'ai été plus content de ma leçon. H. Artaud m'a fait compliment sur ma traduction du Choeur d*AnUgmie (V. 580 et smy.) Hais je n'improvisais pas : je ne pourrais pas, sans préparation, traduire d'une façon tolérable la.poësie lyri- que a'un chœur de Sophocle, la hardiesse biiarre des mé- taphores, la brièveté, l'obscurité de la pensée, livrent à notre langue un combat perpétuel.

(81 mars 1853.)

XXIV.

Aujourd'hui, j'avtds à mon cours un nouvel ecclésiastique

fort âgé. Justement j'ai eu occasion de parler de la critique

verbale appliquée aux livres saints; j'espère n'avoir rien dit

d^érétique ou de téméraire.

(31 avril 1852.)

XXV.

M. Villemain a bien voulu me donner son bel article sur l'École normale et il a écrit sur la marge : a A M. Boissonade, cf son dévoué confrère et ancien élève. » C'est trop, beaucoup trop flatteur. J'écris, à côlé, ce vers dont jamais on ne fera une plus excellente application :

noXXol {iaOY)Tat xpsiaaoveç oiSaoxàXcûv i.

(30 avril 1852.)

XXVI.

Lisant les Pensées de Pascal dans Tédition de M. Havet, j'ai rencontré ces mots : a Qu'il y a de différence d*un livre à un autre! » C'est à retenir. Les occasions d'en faire l'application se rencontrent à chaque instant. Et, par exemple, g[u*il y a de différence de Texcellente édition de Pascal, dont je me sers, grâce à l'extrême bonté de M. Havet, à l'édition donnée par le libraire Lefèvre, en 1819.

(18 mai 1852.)

XXVII.

Les difficultés et les scrutins pour la nomination d'un secré-

i <c Beaucoup de disciples sont plus savants que leurs maîtres. »

EPHÉMÉRIDES. 623

taire perpétuel ont recommencé par suite de la mort de Bur- nouf.M. Guizot me disait : «Il n*y a- que vous qui puissiez met- « tre fin aux débats. » Il me l'a déjà dit vendredi dernier. Je reçois aussi une lettre de M. Mérimée, qui me dit, que : « Ta- (( vis de beaucoup de personnes est qu'on n'aura de secrétaire a que si je le veux bien. » On m'en disait autant en décembre 1840, dans le long scrutin entre Bumouf et M. Naudet« Je me refusai absolument aux avances dont je fus Tobjet. On eut

Waclkenaër Que serait-ce, si, par l'ambition, j'oubliais mes

soixante-dix-huit ans.... et mon incapacité!

(11 juin 1852.)

XXVIIl.

J'ai fait hier une visite à M. Tabbé Glaire, professeur d'hé- breu à la Faculté de théologie, pour le consulter sur une cita- tion de la Bible, faite par Downes, dans sa Dédicace de Lysias au comte d'Essex. L'abbé Glaire m'a tiré d'embarras. Après la conversation, il m'a demandé a à qui il avait l'honneur « de parler. » Je me suis nommé. Aussitôt il s'est écrié : c( Ah! M. B., » et des éloges hyperboliques, une admiration sans mesure. Puis, tout à coup 5'ose à peine l'écrire), il se jette à mes pieds et me baise la main! Tout cela, en un moment, et avec un air de vérité qui m'émut jusqu'aux larmes. L'abbé Glaire est un homme âgé, calme, grave : vraiment, je ne m'explique pas cet enthousiasme. Ceci rappelle Paganini tom- bant aux pieds de Berlioz*. Quoi qu'il en soit, en souvenir de cet excellent abbé, j'ai ce matin effacé de mes notes sur Lysias quelques lignes où, à l'occasion d'un abbé Bergeat, chanoine de Reims, qui a laissé un manuscrit de poésies françaises, traduites des endroits les plus obscènes de Catulle, Martial, Owen, Le Poggio, je rappelais les honnêtes chanoines Gré- court et Béroald de Verville, et quelques autres abbés galants, dignes membres d'un chapitre que présiderait l'archevêque et cardinal éminentissime Bemis.

(25 septembre 1862.)

XXIX.

Dans la cinquième livraison de la Biographie générale de Didot est ma biographie, par M. Pillon ; il y a quelques erreurs de fait et beaucoup d'éloges qui sont d'autres erreurs*

- (25 juin 1853.)

* Yoy. Paganini etBerlioZf par Jules Janin, Jowrnal dês Débats du. 24 décembre 1838.

624 EPHËMKRIDES.

XXX.

Parcourant les fables de La Fontaine, j'ai rencontré ce vers

Une vache était là, Ton l'appelle, elle vient.

Il a redouté Vhiatusy et il a fait une plus grande faute. Com- ment uVt-il pas écrit :

Une vache était près, on l'appelle, elle vient....?

Dans la même fable^ il y a une pareille cacophonie :

L'homme trouvant mauvais que l'on l'eût convaincu. ..?

Que n'écrivait-il :

L'homme trouvant mauvais d'être ainsi convaincu. . .

(4 septembre 1853.)

XXXI.

J'applique à M. Mérimée ces vers d'Orphise à Clitandre dans la Coquette corrigée. (1. 1.)

Mon amitié pour vous ne saurait s'augmenter, Clitandre, j'aime en vous cet heureux caractère, Qui vous rend agréable à la fois et sévère, Cet esprit dont le ton plaît à tous les états. Que la science éclaire et ne surcharge pas, Qui badine avec goût et raisonne avec grâce. *

(30 décembre 1853.)

XXXIl.

Je suis allé aujourd'hui à une séance de notre commission

des médailles ; M. Naudet, M. Guigniaut^ M. Lenor-

mant et moi, avons discuté^ arrangé^ corrigé un projet de mé- daille par M. Caqué^ pour fixer le souvenir des embellissements de Paris, dus aux soins de l'Empereur. Nous avons été assem- blés de trois heures à cinq heures et plus, (^est un peu bien longtemps, pour petite besogne. H est vrai qu'une grande por- tion de ce temps a été employe'e à causer de mille choses, entre autres, de mes anciens articles dans le Journal des Débats que ces messieurs ont loués avec une unanimité qui n/a été, sans doute, agréable, mais un peu gênante. Il y avait excès, mais la sincérité y était aussi; car pourquoi feindre avec un homme isolé ne tenant à rien, sans autorité, sans influence, sans pou- voir et que son âge. sa sauvagerie séparent du monde et des puissants ?

(14 mars 1854.)

ëphëmékidës. 625

XXXIII.

Le ministre a échoué. La séance excitait une vive curiosité. Le débat était entre M. Fortoulet M. de Longperrier. Ma déser- tion du parti de M. de Longperrier était connue, et j'ai essuyé quelques reproches de mes confrères. Je ne pouvais pas leur répéter ma lettre à M. de Longperrier. Au surplus, le succès le rendra plus indulgent, lors même qu'il n'aurait pas approuvé ma justification.

Voici la lettre que je lui avais écrite :

a Vous devez, monsieur, compter beaucoup sur ma voix (( que je vous ai, le 5 de ce mois, promise très -nettement et cr devant témoins. Ma conduite dans la candidature de a M. Egger doit augmenter votre confiance, car je lui suis a r^sté fidèle, quoique le ministre fût déjà sur les rangs. Mais a les circonstances ne sont pas aussi semblables que Ton a pourrait le croire. Quand alors le ministre se présenta, a j'étais depuis longtemps engagé à M. Egger et le candi- « dat survenu arrivait trop tard. Pourtant, je ne fais pas fa- « cilement opposition à Taulorité. Je me souviens même a d'avoir écnt à M. Egger que je regardais un ministre « de l'instruction publique comme un candidat naturel de (( l'Académie des belles-lettres. J'ajoute que, lorsque je vous a promis ma voix, j'entendais répéter autour de moi que le a ministre se retirait; mais j'ai su ensuite que ce bruit était a sans fondement. Ma position n'était plus la même, et je ne a me trouvais plus autant de liberté.... A ceux qui faisaient a quelques objections, le ministre répond amplement par les « deux volumes qu'il vient de publier. Daignez agréer avec a bonté ces explications, qui auront au moins à vos yeux le « mérite de la sincérité, et permettez- moi d'espérer que si le « scrutin ne vous favorise pas, vous accepterez à une pro- a chaine occasion la voix de votre, etc. »

(26 mai 1854.)

XXXIV.

J'étais d'une commission pour un prix à décerner sur la question de l'accent tonique dans les inscriptions latines.... J'avais cru le premier Mémoire le plus travaillé et le meilleur; c'était aussi Tavis de deux de mes confrères. Mais la discussion m'a éclairé sur le mérite du second. Je me suis trouvé bien faible, ce n'est pas la première fois. J*en suis quelquefois hon- teux ; au point que je donnerais de bon cœur ma démission,

T. II. 40

626 ÉFUKM£RID£S.

pour faire place à quelque habile homme, à M. Henri Martin, par exemple, dont les ouvrages sont d'un ordre si élevé et qui est enfoui à Rennes : lingot d'or dans la mine.

(23 juin 1854.)

XXXV,

Je consens à recevoir en dépôt chez moi, chaque soir^ les outils des maçons c[ui construisent la maison du voisin ; c'est une grande contrariété; mais je me la suis imposée^ par égard pour ces ouvriers qui sont d'une politesse rare et ont d'ex- cellentes manières Les progrès de la civilisation sont très- grands dans la classe laborieuse.

(19 octobre 1854.)

XXXVl.

Vendredi dernier, je m'étais querellé avec M. Villemain ; aujourd'hui, il m'a entretenu très-amicalement de choses et d'autres. Je me souvenais de ces vers du Méchant, de Gresset:

Vous n*étes pas brouillés; amis de tous les temps, Vous êtes au-dessus de tous les différends, Vous verrez simplement que c'est quelque nuage ; Cela finit toujours par s'aimer d'avantage.

(23 mars 1855.)

XXXVII.

J'ai reçu le catalogue de la bibliothèque de Van Lennep. Il est mort en 1853; il était, comme moi, en 1774. C'est un avertissement à brûle-pourpoint.

Pensons-y bien. Je veux dès ce jour obtenir de moi de perdre le moins de temps possible et de Temploy^îr toujours 1

utilement, soit à Tachèvement des travaux commencés, soit aux exercices de jardinage et de promenade que ma santé demande, soit à quelque conversation nécessaire ou de bien- séance.

(24 mai 1856.)

\

ADDITIONS ET CORRECTIONS

AU TOME SECOND.

Page 8. Il est vraiment curieux de voir que W. H. Ireland ait lai-méme imprimé l'histoire de son imposture littéraire. Il y raconte comment il s'y prit pour contrefaire l'écriture de Shakspeare, et cite les différentes personnes qui se distinguèrent alors dans la discussion, en prenant parti pour ou contre lui.

Pages 60 et 154 (note). « La bonne d'Heudicourt : » L'épithète honnCf donnée à madame d'Heudicourt, est une allusion à son nom : Bonne de Pons (Montmerqué, t. IV, p. 416).

Page 64. A la page 37 de son édition de Bertin, M. Boissonade, ayant cité un passage des Lettres de Catesby, ajoute : « Puisque « j'ai nommé madame Riccoboni, l'on me permettra de placer ici « une particularité connue de peu de personnes, et qui, je crois, « n'a pas encore été écrite; c'est que les Lettres de Fanny Butler, « que madame Riccoboni a données sous la forme d'un roman, « doivent leur origine à une liaison d'amour très-réelle, et furent « adressées à M. de Maillebois dont elle était folle et qui la « quitta fort brusquement. La dernière lettre parut dans un « journal du temps et produisit une vive sensation. >

L'anecdote n'était pas autant inédite que M. Boissonade pa- raissait le croire; mais c'était toujours lui qui l'avait le premier racontée dans le Journal de l'Empire (V. p. 64-65).

Page 127. Le livre de M. Ricberand, sur les Erreurs populaires en médecine ne touche pas à la question des animaux vivant dans le corps de l'homme, contre leur nature. La science moderne n'admet plus de pareils prodiges (V. Monneret, Traité de patho- logie générale, t. m, p. 621).

Page 144. Nous n'avons pu nous procurer la Réponse de Monti à l'article du Journal de l'Empire^ même en écrivant à Gênes et à Turin. L'acquéreur du n** 3103 du Cataloaue de la Bibliothèque Boissonade pourrait seul nous aider à combler cette lacune dans nos Additions.

Page 150 et suiv. Le poëme portugais 0 FJyssope, traduit en français pour la première fois par M. Boissonade, a été l'objet d'une analyse détaillée, par M. Renouard, dans le Journal des Savants de septembre 1828 (p4 5l5-524.)

628 ADDITIONS ET CORRECTIONS.

Nous pouvons affirmer, sur la foi de M. Dubeux, ancien conservateur à la Bibliothèque impériale, que l'édition portugaise donnée à Paris, en 1817 et 1821, attribuée à M. Boissonade, mais à tort, est de M. Timothée Lécusson Verdier, fils de Français, à Lisbonne.

Dans V Ovide de Planude auquel M.Boissonade renvoie pour d'autres exemples du sens propre uni au sens métaphoriquei nous en avons trouvé (p. 146-147) un grand nombre tirés des Grecs, des Latins, et aussi d'auteurs français et anglais. Nous en déta- cherons quelques-uns.

OOx 010^' ÔTTot Y^? oOô' ÔTioi YvwfjLYj; çe'pei.

{Electre, v. 918.) Hanc, simul et legem Rhodopèius accipit Orpheos Ne flectat rétro lumina.

(Ovide, Métam., x, 50.) Demophoon ventis et verha et veîa dedisti.

(Ovide, Heroides, II, 25.)

Pour couronner ma tête et ma flamme ^ en ce jour.

(Racine, T/ie6.,V, 4.)

O gens durs, vous n'ouvrez vos logis, ni vos cœurs!

(Lafontaine, Adonis.)

Et Cambrai voit tomber ses murs et son orgueil.

(Boileau, Ep. VI.)

Mais les trois champions, pleins de vin et d* audace.

(Boileau, Lutrin^ III.)

Je savais que mon père me donnerait la mort ou morh amant,

(J. J. Rousseau, NoiM?. Hél. III, 18.) On the ground Her garland and her e}'e she cast. (Prior, the Garland.)

Page 402. Nous avons rencontré encore, dans les Codes^ plu- sieurs fautes contre la langue : « est péris » (C. N., 1303, art. 1379); « il y a violence^ lorsqu'ei/e est de nature à faire impression... » (art. 1112); « ceux de3 billets souscrits.. .. » (C. Comm., art. 189).

Page 421. « L'habile critique qui a repris l'abbé Arnaud » pour avoir dit: Je lui observerait est Ginguené.

Page 422. « Entre quatre yeux » : l'Académie continue à auto- riser, non pas qu'on écrive, mais qu'on prononce : quatre-z-yeux. Il faudra s'y habituer, comme à vas-y^ va-t^en.

Page 489. « Récemment une édition prématurée... . »

Il s'agit évidemment de mademoiselle de Lespinasse dont, en 1809, on avait publié des Lettres qui prouvaient qu'après une grande passion, un peu fastueuse, pour le chevalier de More, son premier amant, elle en avait éprouvé une seconde pour le comte de Guibert.

M. de Feletz s'était un peu égayé de ces Mémoires, oui dédo- raient la statue d'une amie des philosophes, car d'Alemoert sou- pirait, tandis que M. de More et M. de Guibert étaient favorisés.

Voici ce qu'en disait M. de Feletz (p. 273):

« Sa mémoire ne souffrira-t-elle pas de la publication de ces « Lettres? L'intérôt ne s'affaiblira-t-il pas un peu, lorsqu'on saura « que mademoiselle de Lespinasse menait deux passions de front ; v< que^ à l'époque son amant était malade en Espagne, ou mou- « rait d'épuisement, et peut-être d'amour, à Bordeaux, elle en

ADDITIONS ET CORRECTIONS. 629

« avait un fort bien portant à Paris ; qu'enfin, tandis que le pre- « mier lui écrivait, jusqu'à son dernier soupir, les lettres les plus «. tendres et les plus passionnées, elle donnait des rendez-vous « au second, et que tout s'arrangeait de manière que le jour « même M. de More expirait a Bordeaux, la vertu de made- « moiselle de Lespinasse expirait aussi à Paris, et cédait à M. de « Guibert un triomphe dont il se souciait médiocrement. »

Mademoiselle de Lespinasse était morte en 1776.. Beaucoup de gens avaient pu la connaître, et M. Boissonade, moins brouillé avec le parti philosophique que M. de Feletz, n'obéissait ici qu'à ce sentiment des convenances et à cette indulgence qui étaient le fond de son caractère et de son esprit.

Page 592. M. Boissonade, qui avait revu en épreuves les Martyrs et Vltinéraire de Chateaubriand, avait revu de même le Génie du christianisme, dans l'édition stéréotype. Voici ce qu'il écrivait, le 4avril 1808, à M. Beuchot :

« J'ai le désir de vous témoigner, monsieur, autant qu'il est en « moi,marcconnaissance pour votre agréable présent de l'édition « stéréotype du Génie du christianisme. Je ne crois pas pouvoir y « mieux réussir qu'en vous aidant à donner à ce bel ouvrage la « plus grande correction typographique. Voici une liste des fautes « que j ai aperçues en le parcourant. Quelques-unes ne sont pas « seulement des négligences de prote, et il faudra pour les corri- « ger l'avis de M. de Chateaubriand. Je joins à cette lettre une « autre liste de passages grecs qui étaient totalement défigurés « dans l'édition complète, et que j'ai écrits correctement. >

Et le 9 mai 1809 (au même) :

« Ce çrec du Génie est encore fort incorrect; si M. Ballanche « fait réimprimer, il serait bien à désirer qu'il m'envoyât, au « moins, deux épreuves.

« Votre, etc.

« Boissonade. »

M. Boissonade donna aussi quelques soins à la belle et excel- lente édition de Voltaire, par M. Beuchot. M. Barbier, son gen- dre, à la parfaite obligeance duquel nous devons déjà de pré- cieuses communications, nous l'avait affirmé. Au dernier moment, il a pu retrouver la preuve de cet intéressant fait littéraire :

Paris, 13 janvier 1820.

« Je vous ai répondu, mon cher monsieur, fort à la hâte sur «c les questions que vous m'aviez adressées. Depuis, j'ai voulu re- « lire tout cet article Hémistiche [du Dictionnaire philosophique^^ « et j'y ai remarqué quelques inexactitudes dont, à tout nasara, « je vous donnerai l'indication, parce qu'il n'est pas impossible « qu'il soit encore temps.

« *H[AÎ<rrtxo?, écrivez : i^fjLÎcmyo;. Au reste, ce mot, même écrit « ainsi, sera mauvais. Les Grecs disaient -fipiiffTtxiov.

« Voltaire dit plus loin que les vers italiens sont comptés d'onze « syllabes : c'est peut-être composés qu'il faut lire. Il se trompe, < en croyant que les vers italiens sont de onze syllabes, sansné- « mistiches. Onze syllabes ne suffisent point pour faire le vers : il « faut encore placer des accents à certains endroits. Les accents « entrent aussi dans le mécanisme du vers anglais.

« 11 se trompe plus gravement, quand il dit que les vers de cinq

630 ADDITIONS ET CORRECTIONS.

« pieds, à deux hémistiches égaux, furent inventés par Sappho « pour la musique, et qu'Horace les imita : le vers sapphique n*a « pas et ne peut avoir deux hémistiches égaux, étant de onze « syllabes: en voici laforme :

« Le premier vers de la fameuse ode de Sappho est divisé sur ce modèle :

4>aiveTai (jloi xeivo; «loç Oeoiaiv.

« Et prenez le CarmcnsecwZore fait pour la musique, vous y trou- « verez les onze syllabes:

Phœbé, silvârùmquë pôtëns Dïâna.

« Levers plaleuque avait également onze svllabes, comme le

«c vers sapphique.Ilne pouvait non plus avoir d'hémistiches égaux.

« Voyez le premier vers de Catulle, lequel est un phaleuque :

Gui dônô lëpidûm nuvùm libêllùm ?

« Sur cette mesure :

ww v-> u

« Cet article Hémistiche a du paraître dans VEncyclopédie, ce « qu'il serait utile de vérifier, parce qu'il y est peut-être plus cor- « rect que dans Beaumarchais.

« Tout à vous,

« BOISSONADE. »

[L'article est, en effet, dans VEncyclopédie; mais il n'y est pas plus correct.]

Nous avons dit (t. I, p. eu) que M. Boissonado avait souvent fourni des notes à ses collaborateurs de la Biogfrap/iie; une lettre écrite à M. Amable Jourdain, et dont nous devons la communi- cation à l'obligeance de M. Ch. Jourdain son fils, en donne un exemple :

« Monsieur,

« Vous m'avez fait le plus grand plaisir en vous adressant à « moi. Je désire que les faibles renseignements que j'ai à vous « donner vous puissent être bons à quelque chose. Pardonnez- « moi de vous les avoir fait attendre si longtemps; mais l'on « n'est pas encore à Clénard. Les voici tels quels : »

[Suivent deux pages de notes qui ont pris place dans l'article Clénard de la. Biographie Michaud].

La correspondance avec M. Beuchot, contient beaucoup de notes de ce genre.

ADDITIONS ET CORRECTIONS. 631

Page 597. Nous complétons les renseignements bio^raphiq[ues donnés dans la lettre à Valpy, par quelques autres qui n avaient pas encore été consignés :

En 1829, M. Boissonade fut nommé membre de la Commission d'examen des livres classiques proposés à l'autorisation de l'Uni- versité, avec 1,000 fr. d'honoraires, et il a conservé cette qua- lité jusqu'en 1848, époque la commission fut supprimée. M. Guigniaut, chargé par M. Boissonade de le suppléer dans la chaire de la Faculté des lettres, n'accepta qu'à la condition que M. Boissonade le remplaçât k son tour dans cette commission.

En 1849, M. Boissonade fut nommé membre du Comité des im- pressions gratuites à l'imprimerie nationale, en remplacement de M. Letronne, décédé. La même année, après la mort d'Amaury Duval, il fut nommé membre de la commission pour l'Histoire li^ téraire de la France; quelques mois après, il refusa, et M. V. Le- clerc l'y remplaça.

Plusieurs diplômes étrangers ont été conférés à M. Boisso- nade. Il fut nommé : en 1816, associé de l'Institut royal des sciences , belles-lettres et beaux-arts de Hollande; en 1821, membre de la Société des arts et sciences d'Utrecht; en 1823, membre de la Société latine d'iéna; en 1828, membre de l'Univer-

ERRATA

Page 15, note: Auvraj; lisez: Auhray,

Page 99» au titre Evelina, etc., ajoutez: Journal de VEtnpire da 16 novembre 1808.

Page 119 (m fine) : idyle; lisez : idylle.

Page 153, note (m fine) : dans votre préface ; lisez : dans la Correspondance.

Page 206, note 1: art. LVII; lisez : LXXXIV.

Page 264, note : n'eut garde de mettre; lisez : d'omettre.

Page 328, note 2: l" novembre 1813; lisez 1812.

Page 420, ligne 8: Walckenaër; lisez: Valckenaer.

Page 428, ligne 20 : ce qui ; lisez : ce que.

Page 444, note : chap. XII ; lisez : XXI.

Page 476, note 1 : Ducuil ; lisez : Dicutl.

Page 607, note 1 : Bournouf ; lisez Bumouf; et dans le texte, transportez le numéro de renvoi (1) du mot rivaux, au mot terminé.

Page 613, ligne 1 : Hœfer ; lisez : Hoefer.

Page 623, ligne 9 : Waclkenaër; lisez : Walckenaër,

TABLE ALPHABÉTIQUE

DES MATIERES.

[N. B, Les mots entre [ J ne sont que dans les Notes de VÉditeur,]

Abd-Àllatif, II, J89 et s.

Abresch^ I, 160 et s., 165 et s.

AdamaSf II, 15-17,

Addison, I, 377.

Adry, I, 382 et s.; II, 241 et s.

266-267. JSlien, Hist, des anim., 1, 143 et s. Agriculture et Botanique, II ,

380; chez les anciens, Ibid.

Ainsi (optatif), I, xl, II, 614. Ajouter a quelgunUf II, 421. A*kerblad, 1,488. Alcée, 1,219, 11,361. Alembert (d') , 1 , 446, 449 , 464 ,

II, 617, 628. Alexandra, I, 492. Alexandre {Historiens d'), I, 172

et s. ; ÇExpéd.), I, 185 et s. Alexandrie (Caîalogue^ Canon d'),

II, 472, 506. Allitération, I, 375-376, 501. Ambly (Collin d'), II. 400. Ammien Marcellin, I, 357 et s. Amours (masc. au pluriel), II,

471. [Ampère (J.), I, 341, II, 435.] Amyot, II, 549 et s. Anacréon, I, 40 et s. Angleterre {Hist. d'), II, 107 et s. Anthologie {Voy. Boissonade). Apollodore {Bibliothèque d'), I,

109 et s. Apollonius de Thyane, I, xxxi,

255. [Argot, II, 466.] Arist£NÈte, I, 160-171. Aristobule, I. 22-23.

Aristophane, Nuées, I, 56 et s.,

391,496; II. 555. Aristote, I, 60-67. Arrien {Expéd, d'Alex,), I, 172

et s. Aspasie, I, 137, 234, 261. Atala trad. en grec vulgaire, I,

264 et s.; II, 132 et s. Athées {Dict. des), I, 107. Atticisme : dans l'érudition, I, xv

et s.; de Lysias, II, 504, 519. Aucuns, II, 407. Audran, II, 158 et s. Auger, II, 268 et s. ; 274 et s.;

282 et 8.; 288 et s.; 293 et s.;

302 et s. Auguis, I, LXïx ; II, 595. AusoNE, I, 337 et s. Autant que, autant, II, 430. Avellino, I, 399.

B

Babrius, 1, XLix, 121 et s.; 11,610.

[Bachmann, I, xxxix.]

Balzac, I, 323 et s.

[Balzac (H. de), II, 263.]

3aour-Lormian, II, 39 et s.

Barbazan, II, 217 et s.

Barbier, I, Lxi; II, 595, 629.

Barde de la forêt Noire (le), II, 138.

Barthe, II, 312 et s.

Barthélémy (l'abbé), I, 374.

[Barthélémy St-Hilaire , I, 496.]

[Bartholdy, I, 265;] II, 590.

Bas langage {Dict. au), II, 463 et s.

Bast, I, xviii, LXXvi,Lxxxii (note) 160 et s. ; 165 et s., 411; II, 340- 341, 476-477; lettre crit., I, 408, 601; nécrologie, l, 407-409.

634

TABLE ALPHABETIQUE

Batteux, ], 284 et s. Beaumont (Frémin), II, 28 et s. Belin de Ballu, I, 471. Bercy (de), 11^, 300. Berger de XÎvrey, II, 435.] ;Berlioz, II, 253. 623.] Bernard, II, 305 et s. Berquin, I, 34. Bertin, publié par M. Boisso-

nade, II, 347 et s. Bertin l'aîné, II, 589. Bertin de Veaux, dans VAtticisme

et la Notice de M. Naudet, pas-

sim, pÔeslay, I, xv.] Beucliot, II, 343; Corresp., I,

Lxvi et s.; II, 592 et s., 629. Bibliographie agronomique^ II, 380. Bièvre (M'" de), I, 389. Bitaubé, I, 24 et s. Boinvilliers, II, 423. Boire V oubli, il; 30, 363.

BOISSONADE.

1 . Préfaces et appréciations de : Philostrate^ I, xxxi, lxxxii. Syntipas, I, xxxi et 491. Théocrite, I, xxxiii. Planude, I, xxxiv et 500. Nicetas Eugenianus, I, xxxv,

xxxvii, 140, 158. Aristaenète, I, 165 et s. Tzctzès. xxviii, XLii. Pachymère, I, ixxxv. Nouveau Testament, II, 209. Hérodien (EpimeVismes), II, 443. Babrius, II, 610.

2. Notices biographiques : Bast, I, 407. Brunck, I, 409. Holstenius, I, 417. Isocrate, I, 430. Larcher, I, 436. Lucien, I, 459. Sainte-Croix, I, 473. Villoison, I, 480.

3. Editions françaises : Voltaire (lettres inôd.), II, 340. Fénelon (Télémaque), II, 241. Bertin [Œuvres compL), II, 347. Parny {Œuvres compl.), II, 359. O Hyssopeile Goupillon), II, 150.

4. Morceaux inédits : Virgile, Clausulœ, I, 279 et s. Quatrain (sur un perroquet),

II, 322.

Platon (méthode et style de),

II, 493. Lysias (nt)tice sur), II, 504. Lycurgue (notice sur), II, 528. Plutarque (notice sur), II, 541. Pindare, I, xlii, xlvi; (iv« Py~

thique), II, 556. Callimacjue (Hymnes), II, 568. Goldsmith {L'Ermite), II, 579.

5. Anthologie grecque, I, xix,

xciv, 212; II, 328.

6. Dictionnaire inédit de la langue

française, I, lu, lxxxi ; II, 408, 411, 456, 606-607.

7. Liste complète de ses ouvra-

ges, I, xcvii et s. Boiste, 11,450. 470. Bosquillon, II, 242 et s. Bossuet, I, 310, II, 75, 338-339. Botanique, II, 392 et s. Boulanger (le P.), I, 383 et s. Brienne (de), II, 266. Broekhuys, I, 300, 304. Brotier (le P.), I, 306, 312. Bruire, II, 462.

Brunck [biogr.], I, 409 et s. Brunet, II, 482 et s. [Brunet de Presle, I, 265,] II,

5.99, 603. Burmann, II, 336, Burney (Miss), II, 99, Burney (D^), II, 100. Burnev (Ch.), II, 101.

Cadavres (des villes, desboisl. II, 136.

[Caffiaux, I, 498.]

[Calathus (le), II, 573.]

Callimaque (Hymnes) trad. en la- tin (P. Radel), I. 90 et s.; en fran- çais (Boissonade), II, 568 et s.

Campistron, II, 287 et s.

Capelle, I, 367.

Carré, rond (homme), I, 38-39, 495.

Cateshy [Lettres de lady) irsid. en anglais, II, 63 et s., 627.

Catulle, II, 15.

Cessières (de), II, 307-308.

Champagne, 1,62, 497.

Chapsal,II,407, 409.

Chardon de la Rochktte, I, 209 et s.

Charivari, II, 459.

DES MATIERES.

635

Chasles (Philarète), II, 466.1 ^Chassang, I, 159, 210, 255. J jhateaubriand, I, lxvi et s.;

[Atala], II, 132 et s.; 592, 629. Chaussard, I. 172 et s, 329. Chef-d'œuvre d'un inconnUj 1,213,

II, 334 et s. Chénier (A.), I, lv, II, 602. Chénier (M. J.), H, 593. Chompré, I, 396. CicÉRON, passim, et II, 522. Classes laborieuses, II, 625. Clau^ulx (voy. Virgile). Clavier, 1, 109 et s., 497. [Clermont-Tonnerre (duc de), I,

430, 433.] Cigale chez les anciens (la), I, 396

et s.; Cigaliste (grand), I, 404. [Code Napoléon, II, 402, 628.] Combes-Dounous, I, 201 et s. Commencer de, I, 78. [Concordance des divisions de

Télémaque, en xviii et xxiv li- vres, II, 244.] [Conil, I, 336 et 500.] Coray, I, 78, 152 et s., 252, 261

et s., 271. Correspondance, I, lxvi et s. ;

II, 589 à 615, 629-630. Coupé, I, 10 et s., 135. Courier, I, 72 et s. , 98 et s. , 215 ;

II, 590. ;Cousin, I, 57 ; II, 57, 496, 503.] Coussemaker, II, 219.] 'Critique (le) f I, lxxvii. Croft (Herbert). II, 116, 156, 250.

[Dabas, II, 568.1 Dacier, I, 473; 11, 438, 597. Dambreville, I, 306 et s. Dancourt, II, 268. Darblay, (V. Burney, miss). Daunou, I, 308, 450 ; II, 605-608. Da/oantage gwe, II, 409. Dea Syria, I, 400, 467. Dehèque, I, 494, 498.] ;Delaanay (l'abbé), II, 204.] 'Delécluze, I, xxi.] Delicia (singulier), II, 427. Delille, I, 276 et s., II, 73-74, 111. Déplorable, 11,411. Descendere in cœlumj I, 335, 500. Destouches, II, 328 et s.

Diable boiteux (le), II, 145 et s. Dickson, II, 380 et s. Dictionnaire historique de Chau- don et Prudhomme, I, 410 et s. Didot(P.), Télémaque, II, 242 et s. Didot(F.), Virgile, I, 275 et s. [Didot (Ambr. F.), I, xxi, 212.] Diniz(Ant.), II, 150 et s. Dosiadas, I, 369. [Dubeux, II, 151, 628.] [Diibner, I, 180, 183, 212]. DuFRESNT, II, 293 et s. Durand, I, 326 et s. Durdent, II, 87-90. Dussault, I, 34, 91, 495. Dussaulx, I, 330 ^t s.

Eclairés par les yeux^ II, 233.

Ecrire-transcrire,^ lly 456.

[Kgger, I, XIII, 57. 259, 271, 459, 502; II, 444, 504, 601.]

Egypte (Rec^ierc/ies crit. et histor, sur l'), II, 175 et s., {Mémoires géograph. et hist. su/r l'), II, 183 et s., {Relation de T), II, 189 et s.

Eléonore(de Parny), II, 368.

Eloigner, eslongier, eslongner, II, 214.

Ephémérides, I, Lxxxviii et s. (notes); II, 616 à 626.

Eratosthène, II, 504.

Ergot de seigle, II, 389.

Ermite {V) trad. de l'anglais par M. Boissonade, II, 579 et s.

Esope, I, 244 et s., 252.

Ethiopiennes, 1, 147 et s., 153 et s..

[Etienne, II, 276].

Etymologique {Dict.) des mots dé- rivés du grec , II, 431 et s.

Eucharis, I, 233.

Eucharis (de Bertin), II, 355.

[Euripide : Cresphonte, I, 51 et s.; sigmatisme, 375-376, 501.

Expériences sur les animaux, II, 1L4.

Expressions vicieuses {Dict, des), II, 463 et 8.

Fabliaux et contes, II, 217 et s. Fabre (l'abbé), II, 406. Fabulistes (La Fontaine et tous les), II, 228 et s.

636

TABLE ALPHABETIQUE

Famine en Egypte, II, 195 et s. Fayole, II, 253 et s., 313 et s., 325

et 8 [Feletz (de), I, 316 (note), 499} II,

103, 628.J FÉNELON, II, 241 et s. Tigarol, IL 451]. 'Fontanes(de), I, lxix,457; II, 481. Fortoul, II, 626.] Fourmi (non prêteuse), II, 416. rFournier(Kd.), I. 363, 385.] [Français. II, 371]. [François (A.), II, 344-345]. Fus (je), I, 356 ; II, 406. Fuss, I, 320.

Gail, I, 133 et s.; II, 554-555.

Galt, II, 120.

[Geffroy. Il, 13].

Gence, II, 204, 595.

[Génin. II, 344, 436].

Genlis (madame de), 11,86, 93-94,

381-382, 594. [Geoffroy, I, xxi, 11,262.] Géoponiques (abrégé des), II,

385 et s. [Gersen ou Gessen. II, 203. J Gerson, II, 203, 595. Ginguené (sur Bertin, passim),

II, 347 et s., 593,610. [Girard (J.) I, 430,498; 11,504]. [Girardin (Saint-Marc), I, xx; II,

344, 880. fGirardin (M- E. de), II, 35.] [Glaire (l'abbé), 11, 623.] Gloire de Niquée, II, 60. Gobet, II, 318 et s. Godefroy, II, 470]. ■Golbéry(de), 1,302,305.] ^oldsmith ; Vicar, II, 69 et s.,

Hist. d'Angleterre, II, 107 et s.,

Ermite, II, 579 et s. Gonnelieu, II, 203, 595. Goujet (l'abbé), II, 259. Goupillon (le), II, 150 et s., 627. Grammaire arahe, II, 169 et s. Grammaire française, II, 400

et s. Grammaire hébraïque, II, 158 et s. Grant(M«). 11,116. Grèce {Hist. litt^aire de la)^ I,

3 et s. Grecs modernes, I, 259 et s.,

264 et s., 500.

Guéroult, I, 317 et s.

Guevara (Ferez de), II, 145 et s.

[Guigniaut, II, 631.]

Guillon (l'abbé), II, 228 et s.

Guizot (F.), II, 451 et s.

H

Hamilton (lady), II, 116-117. [Hase, I, 271, 274, 320;] II, 595,

604. Hautel (d'), II, 463 et s. rHavet(E.). 1,430, 433] Ephémér.,

II, 622. Heerkens, I, 223. Héliodore, I, 147, 1.S3. Helme (madame), II, 67-69. Hémistiche, II, 629. Hennet, II, 23.

HÉRODOTE, I, 18, II, 455, 603. Heydeck, I, 224. Heyne, 1, 128, 300 et s., 337, 357.

ir, 390. Histoire Auguste, I, 351 et s. Holobolus, I, 369-370. HoLSTENius, biographie^ 1, 417 ets. Holzmann (voy. Xilander). Homère : Hymne à Cérès, I, 10

et s., Uiade, I, 24 et s. Homme {V), de Ménandre I, 104;

de Pline, I, 319. Honoré par les paSf II, 233. Horace, I. 284 et s.. 500. Hugo(V.), 11,236. 621. Hunter (Th.), I, 309-310. Hyacinthus, II, 397, Hyssope (0), II, 150 et s., 627.

Iconographie grecque, I, 228 et s. Ida V Athénienne, II, 102 et s. Ignarra, I, 12. 327. Imitation de J.-C, II, 203 et s. Impersonnel-unipersonnel, 11,428. Incbbald (mistress), II, 94 et s. Instruments de musique, II, 448. Ireland, I, 224, II, 4 et s.. 627. Isme (terminaison), II, 446. IsocRATE : Éloge d'Hélène, I, 72

et s.; de Coray, I, 78 et s., Bio'

graphie^ 1, 430 et s.

Jacquemard (Et.) II, 428 ets. rJanin(J.), 1,292,11, 35, 240,] 618. Jeux de l'enfance {Dict. des), 1,382.

DES MATIERES.

637

Jeux de mots chez les Anciens ,

I, 388 et s. [Jourdain, II, 630.] Justin, I, 343 et s. JuvÉNAL, I, 330 et s., 500.

K

[Kempis(Thomas A.), II, 203,208.]

Labitte (Ch.), lï, 619. La Chaussée, II, 299 et s.

1 Lacroix (J.), I, 336, 500]. Lafaye, II, 451, 456.] -.A Fontaine : en anglais , II ,

52 et s.; fabulislCy II, 228 et s.;

théâtre, II, 259 et s. Lagrange-Chancel, II, 281 et s. La Harpe, I, 16 et s., 29 et s.,

67 et s., 121 et s., 445; II, 355,

412, 421, 471. Laïs, 1,223, [Lamartine, 1, 185.] Lambinet, II, 203. La Motte-Houdard, II, 318 et s. Langue romane (glossaire de Za),

II, 210 et s. Larcher, notice f I, 436 et s. [Lebas (Ph.), I, iv, xv, xvi, lvi,

LXIX.]

Leblond (l'abbé), 1, 167, 448, 482;

II, 617. Lebrun (prince), I, 24 et s. [Leclerc (V.), II, 205, 503 ] [Lemercier (N.), I, 179.J Léonins (yers)^ I, 379. Lesage, II, 146. Leschevin, II, 334 et s, 477. Lespinasse (M"» de), II, 617, 618. Lettres portugaises^ II, 489. Letronne, II, 599, 617. Levasseur, I, 294 et s. Lewis, II, 81 et s., 87 et s. Linné, II, 122-127. . Littérature ancienne {Répert. de),

II, 472 et s. Littérature des Arabes^ II, 164 et s. Littérature hollandaise, II, 128 et s. Littérature des Grecs modernes, I, 259 et s., 264 et s., 500.

Lobineau(le P.), I, 226.

Longi pastoralia, I, 98 et s.

Longperrier (de), 11,626.

Loosjes, I, 130-131.

Lucien, biographie, I, 459 et s. Ltcophron, I, 492 et s. Lycurgue ( Notice sur ),II, 528 s . Lysias {Notice sur), II, 504 et s. Lyttleton (lord), II, 107.

M

Mackensie, II, 75 et s. Macpherson, I, 26-28, 285(note^;

II, 39-51, 117. Madeleine (Philippon de la), II,

403 et s. M alcolm Laing, I, 285; II, 51. Majeur {plus^ très), II, 407. Marais, II, 266. Marâtre II, 89-90. Marchena, I, 329; II, 478. (Martin (Henri), II, 503]; Ephé-

mér., 625. Masclef, II, 162. Mathanase (Cbrysostôme), 1,213;

II, 334 et s., 477. Matranga, I, xxxviii. Matthœi (C. J.), II, 479 et s. Matthias (Âug.), I, 3 et s. Maury (A.), II, 619. AfatMJflis OBil, II, 120. Maxime de Tyr, I, 201 et s. Mercerus (Mercier), I, 160 et s.,

165 et s. Mercier (Voy. Saint-Léger). Menandrb, I, 103 et s. Méon, II, 217 et s. Mérimée, I, lxiv ; II, 624. [Merlet, II, 296.] Michaud, II, 618. Michel (J. F.), II, 463 et s. Michelet, II, 204.] Miller, I, xii, xxxviii.] Millin, 1,396; 11,18. Millon, I, 60 et s. Milton, II, 9 et s. [Minart, I, xii.] Mitscherlich, I, 13* Moines, II, 57-58. xMolière, II, 270 et s. Monastères, II, 375 et s. [Moncourt, II, 404.] \Monthly repertory, II, 112 et s. iMonti, II, 138 et s. Morceaux Inédits (voy.Boisso-

nade). Morgan (lady), voy. Owenson. Monn, I, 401 (note); II, 400 et s., 432 et s.

638

TABLE ALPHABETIQUE

Mosneron, II, 9 et s. Moulines (de), I, 351 et s. Muller(Ch.), II, 540. Musset-Pathay (de), II, 380 et s.

N

Naudet, I, xxvii, 313 et l&Notice. Naudot, spécimen virtutum^ II, 84.

NiCETAS EUGENIANUS (V. Bois-

sonade). Niclas, II, 385. rNi8ard(D.), I, 15, 333; II, 252,

275, 323, 359.1 Nodier(Ch.), 11,374 ets., 457 ets. Noël, I, 396. Nomina optimay II, 616. N"ul« (pluriel), II, 408.

Observer à quelqu'un, 11, 421. Onomancie, II, 152. Onomatopées {Dict, des)^ II, 457

et s. Orme-Ormeau, II, 448. Orphée, I, 16 et s. OssiAN, II, 39 et s. Ouvaroff, I, xcv. Ouvrages singuliers, I, 367 et s. Owenson (miss), II, 102 et s.

Panard, I, 367.

Parm,i ce, le, II, 236.

Parny (V. Boissonade).

Parr, II. 5.

[Patin, I, 287,292.]

Paul (l'abbé), I, 343 et s.

Paw(C. de), I, 169.

[Pellat, I, 501.]

PÉRicLÈs (Harangue de), I, 133 et s.; 376, 497.

Petit Radel, I, xxvii, 91 et s., 491.

PÉTRONE, I, 326 et s.

Peyrard, I, 284 et s.

Peyron, II, 479-481.

Phaleuque [vers], II, 030.

Phile (sens actif), II. 248, 436.

(Philippiques de Théopompe et de Trogue-Pompée), 1,344.

Philipviques {de La Grange-Chan- cel)', II, 283 et s.

Philo strati Heroica (V. Boisso- nade).

Picard, II, 272-273.

Pierron,I, 496, 11,613.

PiNDARE, I, 374 (V. aussi Bois- sonade^.

PiRON, II, 304-305; Ephém., 618.

Plandde (V. Boissonade).

Platon , Apologie de Socrate , I, 84 et s. (Y. aussi Boissonade).

Pline, I, 306; Hist. des animau.T, 1,317 ets.

Plutarque {Notice sur)^ II, 541.

Poésies figurées f I, 367 et s.

Pope, II, 19 et s.

Porphirius, I, 371 et s.

Présent-Favorahle, I, Î79. Prévost-Paradol, 1,441.)

'Probité littéraire, II, 86. 1

Ilp65poiJioçBiê>.toôf,x'>î;, I, 259 et s.

Prononciation du grec, I, 271 (note); II, 440 ets.

Ptolémées (siècle des), I, 128 ets.

PuBLiuç Syrus, I, 294 et s.

Pudeur-Honte, II, 235.

Pulsare «ede, I, 289.

Pyramides, II, 191 ets.

Quatremère (Et.), II, 175 et s.,

183 et s. Quatre- z-y eux, IL 422, 628. Quenneville. I, 147 et s. QuiNAULT, II, 253 et s. Quitter céder, II, 410.

Radcliffe (madame) , II , 99-100.

Uancé (l'abbé de), I, 212, 499.

Hegnault, II, 418.

[Renan, I, xiv ; II, 204 (V. les Notes sur les morceaux sémi- tiques, II, p. 158 à 199) 1

Rénier (L.), II, 621.

Riccoboni (madame"), II, 63,627.

[Richard, II, 151, 153.]

[Rigault (H.), II, 47, 339.J

Roche (madame Regina), II, 91.

Rochette (R.), 1, 429; II, 616.

Romanciers grecs, I, 153 et s.

[Romancières anglaises, II, 92. |

Romans (tous nuisibles aux jeu- nes gens), II, 83.

Romans anglais (voy. la table des chapitres du tome II).

Roquefort, II, 210 ets.

DES MATIERES.

639

[Rossignol (J. P.), 384 .]

Rousseau (J.*J.)> I^ 1*^5, 360-

^361.

Roy (le poëte), I, 385.

Roy (gramm.), lÉ, 413 et s.

Rubens, I, 217.

Ruhnkenius, 1, 10,328; II, 472.

[Ruolz (comtesse de), II, 106, 154.]

Rutlige, II, 111.

Sacy (S. de), I, 387; II, 169, 189,

205, 439, 482. [Sainte-Beuve, 1, l; II, 48, 251,

323, 374, 4591, Ephém., 602. Sainte-Croix (de), Hist. d'Alex, y

I, 185 et s. ; Notice, I, 473 et s. Saint-Hyacinthe, I, 213; II, 334

et s. 477. Saint-Léger (l'abbé de), I, 217,

442-443. Saint-Victor (J.-B. de), I, 40 et s. [Saint-Victor (P. de), II, 35.] Sall6 (mademoiselle), II, 310-311. Sapho, I, 29 et s., 238. [Sapphique (vers), II, 630.] Saulcy (de), I, xv. Saumaise, II, 396. Saurin, II, 325 et s. Sceaux [Poëme de), II, 256-259. Schœli, II, 472 et s. Scholiaste^ I, 401. [Scholie et scolie, I, 401, 501.] Schultens, II, 164 et s. Schweighseuser, I, 175. Scissa comam ; Similis os hume-

rosque Deo, I, 391. Seconde vue, II, 116. Semer ensemencer^ II, 457. Sénat romain dégradé (le), 1,354 Sénèque, II, 611. SÉviGNÉ, II, 450; trad. en an- glais, II, 59 et s. Shakspeare, II, 3 et s. Sheridan, II, 34 et s. SigmatismCj I, 375-376, 501. Simmias de Rhodes, I, 368. SiMONiDB, I, 34 et s. SocRATE, I, 84 et s. ; II, 493 et s Statuts de VOpéra, II, 317-318. SuLPiciA, 1,304-305. Suren et Suresnes (vin de), II

391-392. Susceptible capable j II, 412.

Synonymes {Dict. des), II, 451 et s. Syntipas (V. Boissonnade). Swift, I, 335, 441.

[Tables parlantes, I, 360; II, 152.] Tacite, Agricola, I, 306 et s. Taillandier, 11, 603, 606, 608. [Taillandier (Saint-René), I, 488.] [Taine, II, 13, 19, 503.] Télémaque ; de J .F. Adry,II, 241

et s., de M. Boissonade ,

Ibid. (notes.) Téthys et Thétis, I, 96; II, 348-

349. Témoin-^nous^ II, 412. Théandrites, I, 398. Théâtre du second ordre (voy.

la table des chapitres du T. II.) Théocrite, I, p. xxxtii, 370. Théodore {notarius), 1, 360; II,

153.

Théologastre, II, 450. Théophane, 11,117. Thomson, Saisons. II, 28 et s. Thomson {La Fontaine trad. en

anglais), II, 52 et s. Thucydide, 1, 133 et s. Thurot (Fr.), I, 85 et s.; II, Cor-

respondance, 590, 596. ThurotiM""»), II, Correspond, 603,

et s. TiBULLE, I, 300 et s. Toulotie, II, 413. Tristes (les), de Nodier, II, 374

et s. TroctUE-Pompée, I, 343 et s. Troubadour, Trouvère, II, 447. TuRNUs, I, 320 et s., 331. TzBTZÈs (V. Boissonade).

Usage (1'), dans la langue, II, 403 et s.

Valckenaer, I, 11; 11,420. Valois (Henri et Adrien), I, 327,

486. Valpy, II, 596-598. Vaugelas,II,235, 403-404. Vauvilliers, 1, 451-452,

640 TABLE ALPHABETIQUE DES MATIÈRES.

Ventenat, II, 392. Verbes d'action et d'état, II, 401. Vigée, I, 133 et s. [Villemain, I, m, lxv, 159, 498;

II, 4, 13, 25, 39, 323, 343, 541 ;]

Correspond . , 597 ; Ephémér.^

620, 622, 625. ViLLOisoN, I, 154, 200, 221, 452;

11,439; Notice, I, 480 et s. Virgile (Bucoliques), I, 275 et s.,

{Clausulœ), I, 279 et s. Visconti, I, 228 et s., 281. Volney, I, 450, 455. Voltaire, I, 443 et s., 472: II,

310, 337, 629 ; (lettres inédites,

puliées par M.Boissonade), 340

et s.

W

Wailly (de), I, 401 ; II, 446.

[Wailly (Alf.de), II, 568, 573.577.]

Walckenaër, II, 228, 263, 267.

Warton, II, 7.

Wernsdorf, I, 323 et s., 331.

Whist, II, 449.

WHd (boy, girl), II, 103.

Wittembach, I, 451, 480.

[Wittembach (Mbo), IL 548.

X

Xilander, II, 547.

Y

[Yéméniz,!, xlix.]

Z

Zosima (les frères), 1,79, 260 et s., 271 et s.

TABLE

DES ARTICLES DU JOURNAL DE L'EMPIRE

ET DBS AUTRES RECUEILS.

I. Magasin enctclopedique.

1798 (an vu), t. m, p. 215. I. 160 (t. VI, p. 482). I. 143

1799 (an vu), t. i, p. 450. I. 165 1812 (t. IV, p. 226). II. 253

{Ihid., p. 457). II. 259

II. Mercure de France.

1803 (an xi), t. xiii, p. 295. I. 60 1803 (an xii), (t. xiv, p. 55. I. 284

1803 (an xii), t. xiv, p. 341. I. 306

1804 (an xii), t. xv, p. 343. I. 103 1804 (an xii), t. xvi, p. 22. I. 375

1804 (an xii), t. xvi, p. 115. I. 133

1805 (an xiii), t. xix, p. 596. 1. 109 1805 (an xiii), t. xx, p. 160. 1. 185 1805 (an xiii), t. xx, p. 410. I. 480

III. Journal de l'Empire. (/. des Débats jusqu'en 1805*.)

1802

26 janvier (6 pluv. an x).

II. 380 15 et 16 décembre (24 et 25 fri- maire an xi). I. 172

[Lacune de deux années et demie , pendant lesquelles M. Boissonade a écrit dansle Mercure de France.]

1803

29 janvier 5 février 16 février

I. I. I.

5 mars (14 vent, an xi.) II. 2mai (12flor.) I.

7 mai (17 flor.) I.

326 330 201 432 147 72

1806

8 février 29 février 29 mars

6 avril 13 avril 1" mai 15 mai 12 juin

5 juillet

7 juillet

19 juillet

20 août

2 septembre 7 septembre 4 novembre

18 novembre

3 décembre 27 décembre

1807

6 janvier

12 janvier 16 janvier

3 février 5 février 8 février

10 février

13 février 28 février

11 avril

259

22

492

51

56

300

153

II!

158

337

357

II!

374

128

275

10

3

367

343

367

84

II!

138

II.

438

II.

400

II.

164

II.

19

382

II!

52

II.

472

351

* Journal de Parité du 15 décembre 1803 (34 frimaire an XI}, J, 317.

T. II. 41

642

TABLE DES ARTICLES

28 avril 12 juin

20 et 30 août 27 septembre 24 octobre

29 novembre

15 décembre

1808

20 janvier

27 janvier {erratum)

6 mars

16 mars II. 15 mai

27 mai

15 juin 20 juin

29 juillet 11 août

28 août

11 septembre 20 septembre

7 octobre (extrait) II.

16 novembre

30 novembre (extr.)

1809

II. 67

II. 75

II. 228

II. 81

II. 403

II. 334

II. 463

II. 19

II. 23

II. 457

91 et 128

II. 28

II. 472

II. 463

II. 175

II. 94

II. 210

I. 455

I. 264

II . 133

407 et 409

II. 99

II. 413

14 janvier 11. 34 l»»- février II. 217 11 mars' II. 446 Il mars (extrait) I. 401 11 mars (extrait) II. 440 et 443

6 avril I. 417

13 mai (extrait) II. 400

15 mai II. 59 et 442 28 mai I. 78

5 juillet II. 217

9 août (extrait) I. 394

9 août (extrait) II. 401

27 août I. 24

27 septembre (extr.) II. 9

1810

5 janvier II. 482

9 janvier II. 451

16 février II. 87 9 mars (extrait) II. 84

20 mars (extrait) II. 414 et 415

2 avril I. 90

13 avril II. 3

20 mai I. 410

17 octobre I. 228 30 mai (extrait)

II. 406 et 410

7 juin (extrait) 15 juin 17 juillet

7 août (extrait 3 septembre

23 septembre

24 septembre

3 novembre (extr.) 12 novembre (extr.)

14 novembre

19 novembre

15 décembre (extr.)

30 décembre

31 décembre

181 L

12 janvier 14 janvier

25 janvier

20 février (extrait) l" mars (extrait)

8 mars

13 avril 27 avril

29 avril (extrait) 3 mai (extrait)

3 mai (extrait)

9 mai 12 mai

2 juin (extrait)

12 juin

4 août

10 août 23 août

30 août

8 septembre

16 septembre 8 octobre

13 octobre 22 octobre

4 novembre (extr.) 8 novembre

11 novembre

17 novembre 2 décembre

10 décembre

14 décembre (extr.) 17 décembre (extr.)Il

1812

5 janvier 8 janvier

14 janvier (extrait)

II. II. II. II. II.

I.

1

IL II. II.

I. IL

I.

I.

II. II.

I. II. II.

I.

I.

I. II.

I.

446 380 169 116

39 228

98 446 355 413 228 422 294

40

418

423 40 15

421 67 16

388

m

401

IL 443 et 448

I. II. II. II. II. II. II. II. II.

II.

I. II. II. II. II. II.

I. II. II. II.

228 203 116 63 268 241 183 428 189 274 396 189 281 4H 287 293 407 299 305 125

440 et 111

II. 253 II. 312 II. 126

^

DU JOURNAL DE L EMPIRE, ETC.

648

15 janvier {erratum) 3 mars 9 mars

2 avril 9 avril

12 avril

13 avril (extrait)

8 mai 17 mai 19 mai

3 juin 6 juin

9 juin

9 juin (extrait) II. 8 juillet 11 août

4 octobre 23 octobre l**" novembre

29 novembre (extr.) 3 décembre

14 décembre

II

313

I.

209

I

228

II

112

I.

209

II.

102

II,

479

IL

529

II.

392

I

209

II

218

II

107

II

325

25

9 et 266

II.

385

11

9

I

121

II

145

II

328

II

450

I

29

II

112

112

320

451

34

1813

10 janvier II.

11 janvier I. 2 février (extrait) II. 6 février I.

V. Classicàl Journal.

1825— (t. XXXI, p. 193)

Lettre à M. Valpy II. 596

BIO GRAPHIE UNIVERSELLE.

Bast

407

Brunck

409

Holstenius

417

Isocrate

430

Larcher

436

Lucien

459

Sainte-Croix

473

Yilloison

480

I

FIN DE LA TABLE DES ARTICLES.

TABLE DES MATIÈRES

DU TOME SECOND

IV.— CRITIQUE ETRANGERE. Articles. . Pagei. LI. Pièces choisies de Shakspeare, d'après John- son et Steevens 3

LII. Le Paradis perdu de Milton, traduit par J.

Mosneron 9

LUI. Œuvres choisies de Pope *. 19

LIY. Les Saisons de Thomson, traduites par Frémin-

Beaumont 38

LY. L'École de la Médisance, comédie de Sheridan 34 LVI. Ossian et Poésies galliques , par M. Baour-

Lormian 39

LVII. Les Fables de La Fontaine traduites en an- glais par K. Thomson 52

LVIII. Lettres de madame de Sévigné traduites en

anglais 59

LIX. Lettres de Ladt Catesbt traduites du fran- çais de madame Riccoboni 63

LX. De quelques Romans anglais 67

1. Le Ministre de Wakefield. par Goldsmith et

Louisa ou la Chaumière dans les landes par madame Helme 67

2. V Homme sensible^ par Mackensie 75

3. Le Moinet par G. Lewis 81

4. Les Orphelines de Werdenherg, par Lewis.... 87

5. Les Enfants de rj.&6ai/e,par madame Roche . 91

6. Simple Histoire, par madame Inchbald 94

7. Les Mystères d'Udolphe, par madame Rad-

cliffe et Evelina, par miss Burney 99

8. La Femme, ou Ida V Athénienne, par miss

Owenson 102

« > -

%

^

«

646 TABLE

Articlef. Pages.

LXI. Histoire d'Angleterre, par lord Lytileton

et 0. Goldsmith... 107

LXII. The Monthly Repertory, répertoire, mensuel

de la littérature anglaise 112

LXIII. La littérature hollandaise, à propos de

Rose et Damète de M. Loosjes 128

LXIY. Atala, traduit du français en grec moderne.. 132 LXY. Le Barde de la FOR^âT noire, poëme épico-

lyrique par Monti 138

LXVI. Le Diable boiteux, traduit de Ferez de Gue-

vara 145

LXVII. Le Goupillon (0 HTSSOPE), poëme héroï- comique, traduit du portugais par M. Bois-

sonade 150

LXYIII. Grammaire hébraïque en tableaux, par Au-

dran 158

LXIX. Sur la littérature des Arabes, d'après M.

Schultens 164

LXX. Grammaire Arabe, par Silvestre de Sacj 169

LXXI. Recherches critiques et historiques sur la

LANGUE et la LITTÉRATURE DE l'ËGYPTB,

par Et. Quatremère 175

LXXII. Mémoires géographiques et historiques sur

l'Egypte, par Et. Quatremère 183

LXXIIl. Relation de l'Egypte, par Abd-Allatif enri- chie de notes par M. Silvestre de Sacy 189

V.— CRITIQUE FRANÇAISE.

LXXrV. De imitatione christi, par P. Lambinet 203

L'Imitation de Jésus-Christ parle R. P. Gon-

nelieu 203

LXXV. Glossaire de la langue romane par J. B. Ro- quefort 210

LXXVI. Fabliaux et contes, pi^bliés par Barbazan et

revus par Méon 217

LXXVII. La Fontaine et tous les fabulistes, par

l'abbé Guillon 228

LXXVIII. LE TÉLÉMAQUE de Fénelon collationné sur

les manuscrits par J. F. Adry 241

k

DES MATIÈRES. 647

Articles. Pages.

LXXIX. Théâtre du second ordre

1. Théâtre et œuvres choisies de Quinault... 253

2. Théâtre de La Fontaine 251

3. Œuvres choisies de Dancourt 268

4. Œuvres choisies de Piron 274

5. Œuvres choisies de Lagrange-Chancel 281

6. Œuvres choisies de Campistron 287

7. Œuvres choisies de Dufresny 293

8. Œuvres choisies de La Chaussée 299

9. Œuvres choisies de Bernard 305

10. Œuvres choisies de Bar the 312

11. Œuvres choisies de La Motte-Houdart 318

12. Œuvres choisies de Saurin 325

13. Œuvres choisies de Destouches 328

LXXX. Le chef-d'œuvre d'un inconnu, ixe édition

par M. Leschevin 384

LXXXI. Lettres inédites de Voltaire a Frédéric le

Grand, publiées par M. Boissonade 340

LXXXII. Œuvres complètes de Bertin avec notes et

variantes, par M. Boissonade 347

LXXXIII. Œuvres choisies de Parnt, augmentées des

variantes et de notes, par M. Boissonade,. 359 LXXXIV. Les tristes ou tablettes d'un suicidé, par

Charles Nodier 374

LXXXV. Agriculture et Botanique 380

1. Bibliographie agronomique par de Musset-

Pathay 380

S 1er De rAgriculture chez les anciens. Dickson. 380

S 2. Abrège des Géoponique^ P. J. Niclas. 385

2. Principes de botanique, par Ventenat 392

LXXXVI. Grammaire 400

1. Principes raisonnes de la langue française,

par J. B. Morin 400

2. Grammaire des gens du monde, par Philipon

de la Madeleine 403

3. Grammaire française, par Roy, avec des no-

tes de Toulotte 413

4. Nouvelle grammaire, par Regnault 418

5. Cours analytique d'orthographe et de ponc-

tuation, par Boinvilliers 423

6. Abrégé de la grammaire française par Et.

Jacquemard 428

648 TABLE D£S MATIÈRES.

Articles. "^ Pages. LXXXYII. Dictionnaires

1. Dictionoaire étymologique des mots français

dérivés du grec, par J. B. Morin 432

2. Nouveau vocabulaire français par MM. de

Wailly 446

3. Nouveau dictionnaire des synonymes de la

langue française, par M. F. Guizot 351

4. Dictionnaire des onomatopées françaises,

par Ch. Nodier 457

5. Dictionnaire du bas langage par d'Hausel,

6. Dictionnaire des expressions vicieuses par

J. F. Michel 463

LXXXYIII. BlBLIOORÂPHIE

1. Répertoire de littérature ancienne par Fr.

Schœll 473

Sur le catalogue de recelé d'Alexandrie d'après Ruhnkenius. 473

2. Manuel du libraire et de l'amateur de livres,

par J. C. Brunet 482

VI.— MORCEAUX INÉDITS.

LXXXIX. Sur la méthode et sur le sttle des dialo-

axTES DE Platon 493

XC. Notice sur Ltsias 504

XCI. Notice sur Ltcurgue 528

XCII. Notice sur Plutarque 541

XCIII. PiNDARE, IV» Pythique 556

XCIV. Hymnes de Callimaque 568

1. Hymne sur les bains de Pallas 568

2. Hymne à Cérès 573

XCV> L'Ermite, traduit de l'anglais de Goldsmith,

avec notes et remarques 579

APPENDICE.

1. Correspondance 589

2. Épbémérides 616

Additions et Corrections 627

Errata 632

Table alphabétique des matières 633

Table des articles tirés en entier ou par extraits

des Journaux et Recueils 641

FIN DU TOME SECOND.

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