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DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE

DANTE ET BEATRICE ARRIVANT AD PARADIS

(D'après le Dante de 1A91.)

do LES HOMMES ET LES IDÉES

Dante, Béatrice

7

et la Poésie amoureuse

ESSAI SUR

L'IDÉAL FÉMININ EN ITALIE

A LA FIN DU XHIe SIÈCLE

REMY DE GOURMONT

AVEC PLUSIEURS GRAVURES SUR BOIS

PARIS MERCVRE DE FRANGE

XXVI, R'VE DE CONDÉ, XXVI

La Béatrice de Dante a-t-elle existé? Quels rap- ports y a-t-il entre sa figure réelle et sa figure idéale? Est-elle une femme, une abstraction, une création romanesque? Enfin, la réponse à ces différentes questions ne se trouverait-elle pas dans l'œuvre du poète comparée aux œuvres des poètes, ses pré- décesseurs ou ses contemporains? Tels sont les points, qu'après de longues études, je voudrais essayer de résoudre. J'y travaillais déjà, il y a plus de vingt ans, dans la Revue du monde latin : de nouvelles lectures m'ont engagé à reprendre un essai qui a le mérite de s'appuyer à la plus pure et à la plus noble des poésies (i).

(i) J'ai emprunté beaucoup de renseignements à la Storia délia letteratura italiana d'Aldolfo Bartoli : tome IV, la Nuova Liri- ca toscana, Florence, 1881 ; tome V, délia Vita di Dante Alighie- ri, Florence, 1884, mais la base du travail est le jrrand ouvrage de Crescimbeni, L'Istoria délia volgar poesia, 6 vol. in-4, avec les Commentai j, Venise, 1781.

ï

LA VITA NUOVA

Le premier et le plus important document que nous ayons sur la jeunesse de Dante, c'est naturel- lement sa Vita nuova (ï). Il faut de la bonne vo- lonté et une naïveté singulière pour y voir, comme M.Fraticelli(2), un récit ingénu des amours du poète avec une certaine Béatrice ou Bice Portinari, jeune Florentine mariée vers 1283 à Simone de' Bardi, morte en 1290. Rien n'est, au contraire, plus tour- menté de forme et de fond, ni ne montre un mélange plus complet de possible et d'impossible, d'appa- rences véridiques et de rêveries, de vraisemblable et de fantastique. A première lecture, on n'y com- prend à peu près rien, et l'on juge que le commen- taire en prose obscurcit et gâte les sonnets et les canzone. Peu à peu on se fait une opinion, ou bien,

(1) La Vita Nuova di Dante ; édition A. Agresti. Rome et Tu- rin, 1902, in-4.

(2) Pietro Fraticelli, Dissertazione sulla Vita nuova; Florence, 186 1.

DANTE, BEATRICE

ce qui est plus court, on oublie Je principal pour goûter le détail et s'y attarder.

Nel mezzo de! cammin di nostra vita, Mi ri (rouai per una scloa oscura, Chè la dirkla via era smarrita.

A moitié du chemin de notre vie, Je me trouvai en une forêt obscure, Ayant perdu la bonne voie.

Cette selva oscura est l'image de la Vita nuova aussi bien que de l'état d'esprit dans lequel se trou- vait Dante au début de sa Commedia; et il est malaisé d'y retrouver son chemin : nul Virgile ne vient au secours du lecteur.

Le peu de renseignements que nous ayons sur le poète ont été recueillis et amplifiés par Boccace, dans sa Vita di Dante Alighieri (i). Aux sources écrites, en très petit nombre, il joignit sans doute quelques traditions et raconta la vie du maître avec ces belles phrases cicéroniennes et ces magnifiques périodes où, mieux que nul autre, il sut envelopper la pauvreté d'un document. Après lui, son récit fut souvent repris en différentes formes sans qu'on apportât jamais un fait nouveau. Boccace, lui- même, ne dit à peu près rien qui ne soit dans la Vita naova. Il n'ajoute guère, pour la période qui

(i) Attribution que l'on peut contester : La Vita di Darde. Testo del cosi detlo Compendio attribuito a Giovanni Boccacçio, per purji di E.Rostagno; Bologne, 1899.

DANTE, BÉATHICE

nous occupe, aux faits qu'il extrait du nuage méta- physique et poétique les dérobait le poète, que des considérations sur la fragilité des choses humaines et sur la malice des femmes, son thème favori, sa matière inépuisable. Dante rencontre Béatrice, l'aime, la perd de vue, la revoit neuf ans plus tard. Elle meurt, il se console, au moins en apparence, se marie, se sépare de sa femme, bien qu'il en eût plusieurs enfants ; puis revient au sou- venir de Béatrice, dont il se fait un culte, ainsi qu'à des amours moins spirituelles.

Ni dans la Vita nuova, ni dans le récit de Boc- cace, Béatrice n'est à aucun moment réellement vivante. Dante avait le cœur à la fois violent et tendre; mais, si cette Béatrice a vraiment existé, c'est que le poète aurait précieusement gardé sa sensibilité pour les amours d'autrui. Béatrice, à aucun moment, ne lui inspire, même à sa mort, d'accents aussi émus et aussi passionnés que ceux que lui arrachent les amours éternellement malheu* reuses de Francesca et de Paolo. Devant Fran- cesca disant :

Amor cKa nullo amato amar' perdona, Mi prese del costui piacer si forte, Che corne vedi ancor non m'abbandona,

L'amour veut qu'on aime qui vous aime, J'aimais tant celui que tu vois, d'amour si fort, Que, comme tu vois, je lui appartiens encore,

DANTE, BÉATRICE

on se sent en présence d'une femme qui a vécu,

profondément aimé, et, nuage que le vent balaye,

c'est encore une femme, et un cœur vibre dans ses

paroles. Dans tout le personnage de Béatrice, on^

ne trouve rien de spontané, rien qui fasse croire à

la sincérité, qui réclame le partage des sentiments

exprimés. Lorsque le poète parle de son amour pour

Béatrice, aucun désir humain ne trouble son cœur;

il la contemple comme une sainte, un ange sans

sexe. Mais, quand il s'agit de Francesca, il lui

demande :

Ma, dimmi : al tempo de' dolci sospiri, A che, e corne concedette A more Che conoceste i dubbiosi désir i?

Mais, dis-moi, dans le temps des doux soupirs, Comment permit l'Amour que la lumière Se fît enfin dans vos obscurs désirs?

Là, il est question d'amour humain et vrai, et le poète est humain et fait rêver d'amour, môme au prix du châtiment éternel. Mais quelle femme, ayant lu la Vita huoua, a jamais envié Béatrice, cette statue auréolée ?

Après avoir écouté le récit de Francesca, et com- ment :

Galeotto fu il libro et chi lo scrisso, Galéaut (1) fut le livre et son auteur,

(i) Galéaut ou Gallehot, entrcmelieur des amours de Genièvre et de Laocelot dans le roman de chevalerie Lancelot du Lac, très popu- laire en Italie pendant tout le moyen âge.

DANTE, BÉATRICE l3

Dante, il le dit lui-même, fut si profondément ému ju'il s'évanouit de pitié :

E caddi corne corpo morte cade.

Et je tombai comme tombe un corps mort.

La damnée par amour est toujours vivante ; nais, de Béatrice, voit-on seulement les plis de sa •obe?

Cependant l'Alighieri aurait pu avoir ses raisons >our n'appuyer que d'une main légère sur le por- rait de la jeune Florentine. Il la vit à peine et ne ui parla qu'une fois; mais aime-t-on pendant neuf ins, quand on n'a soi-même que huit ans, une en- ant du même âge que l'on n'a aperçue qu'une fois i l'église? Dès qu'on prend la plume pour ana- yser le caractère de Béatrice, les objections contre ;a réalité arrivent en foule. On s'aperçoit bientôt pie l'on se trouve en présence d'un roman ou l'une légende; en tout cas, d'une énigme poétique lont le mot est : illusion.

Que la Béatrice de la Vita nuova, du Canzoniere ;t du Paradiso ait existé ou non, son caractère eminin demeure le même, et n'est aucunement itteint dans son essence. Le jour est si extra-ter- 'estre, sous lequel le poète nous la montre, que es deux ou trois faits de vie réelle qu'on pourrait ijouter à sa vie poétique n'en altéreraient pas le Dor trait idéal. De sorte qu'au fond, cette question

l4 DANTE, BÉATRICE

si curieuse à étudier, à cause des problèmes qu'elle soulève, en apportant les moyens de les résoudre, n'a peut-être pas toute l'importance littéraire qu'on lui donne.

Abstraction poétique, idéalisation d'une créature vivante, Béatrice est l'un ou l'autre, et, dans la seconde hypothèse, il reste si peu de réalité hu- maine à la femme sortie du cerveau du poète qu'elle est comme si elle n'avait pas vécu. Il demeure de la femme, en Béatrice, ce qui se retrouverait d'une paysanne entrevue dans une vierge d'Holbein, d'un bruit d'orage dans une symphonie d'Haydn : il ne peut y avoir aucun rapport d'exactitude entre le mo- dèle et le portrait.

Elvire a-t-elle existé ? Sans doute, mais non pas en tant qu'Elvire, en tant qu'amante idéale. C'était une femme d'une beauté modeste, d'un esprit ordi- naire, d'un cœur tiède, d'une jeunesse douteuse ; mais elle fut aimée par un homme qui avait le ciel dans la tête et qui était un grand poète. On sait qu'il faut admirer de confiance les maîtresses de poète, et les regarder à travers leurs poésies comme un pastel à travers une glace. Parny, lui-même, idéa- lisa son Eléonore et Verlaine ses « amies ». Les j Catulle sont rares qui disent la vérité sur leurs ; amours.

Dans la poésie de la fin du xine siècle, il n'y a pas qu'une Béatrice; chaque poète a la sienne, et

DANTE, BEATRICE

i5

toutes sont pareilles, nulle n'a plus de consistance réelle. Quelques-unes ont un nom, d'autres s'ap-

NL,

Dante

d'après Giotto.

pellent seulement la mia donna ou questa donna, et le vrai nom qui leur convient, c'est : la femme,

DANTE, BEATRICE

la femme telle que la poésie la comprenait alors ; un mélange d'ange et de châtelaine, de jeune fille et de déesse, un idéal très pur, mais aussi très singulier.

Avant de chercher ce qu'est Béatrice, il me faut bien cependant dire ce qu'elle n'est pas. Je ne demande pas qu'on me croie sur parole. Mon pre- mier devoir est donc de démontrer que la Vita nuova n'a aucune valeur historique.

Rarement autant de difficultés d'interprétation ont été réunies dans un si petit volume. Mais, pour moi, je n'y chercherai aucun sens nouveau, ni n'a- dopterai aucune des solutions données jusqu'à ce jour. Je tiens la Vita nuova pour un roman mys- tique aussi vague et aussi indéchiffrable que peut l'être un récit aucun personnage n'a de nom, le lieu des scènes n'est pas indiqué, les dates ne sont que des chiffres cabalistiques.

Dante ne raconte pas, il procède par visions et décrit ce qu'il a vu. Au cours du volume, il y en a sept. La question de vérité historique se trouve donc tranchée du premier coup. Quelque porté aux rêves que soit un homme, sa vie ne se passe pas tout entière dans le monde des songes. Il faudrait tenir Dante pour un halluciné, et l'on sait, au con- traire, que jamais intelligence ne fut mieux pon- dérée. Giovanni Villani lui accorde une égale supé- riorité dans toutes les branches des connaissances

DANTE, BEATRICE I7

humaines cultivées de son temps, et sa poésie comme ses traités le montrent doué de la clair- voyance des esprits de haute logique. Il ne faitdonc qu'user d'une méthode littéraire, d'un procédé fort en usage à son époque et qui s'imposait à lui. N'est-ce pas aussi un moyen de nous dire : Tout ceci n'est que fiction ? S'imaginer que Dante a voulu faire croire, même ses contemporains, à la véracité, même relative, de son récit, c'est prendre le grand poète pour un conteur naïf et faire preuve soi-même d'une rare ingénuité. Dans une de ces visions, l'Amour lui apparaît dans un nuage cou- leur de feu. Il tient dans ses bras Béatrice endor- mie, enveloppée d'un voile léger couleur de sang ; montrant au poète son cœur enflammé, elle dit : Vide cor tuum. Après cette vision, qu'il appelle, non sans raison, vision merveilleuse, Dante trans- crit un sonnet qu'il avait écrit sur l'heure et adressé aux principaux poètes de son temps. Il nous ap- prend qu'il reçut plusieurs réponses, entre autres celles de Guido Calvacanti. Mais on possède égale- ment les réponses de deux autres poètes, de Gino de Pistoie et de Dante de Majano. Or Gino avait alors treize ans ; comment aurait-il été connu parmi les famosi trovatori du temps ? Dante n'avait alors lui-même que dix-sept ans (i).

(i) Selon une nouvelle opinion, l'AIighieri serait en ia68, ce qui donnerait à Gino, à l'époque du sonnet, quinze ans. Mais cette

18 *i

DANTE, BEATRICE

Une autre singularité de la Vita nuova, c'est la répétition constante du nombre neuf. La seconde fois qu'il voit Béatrice, il s'est écoulé neuf ans et neuf jours depuis leur première rencontre. La deuxième vision a lieu à « la première des neuf der- nières heures de la nuit » ; la troisième, à la neuvième heure du jour. Dans la Sirvente, il nomme les plus belles dames de la ville pour pouvoir parler de Béatrice sans attirer l'attention sur elle, une force supérieure l'oblige à la présenter la neuvième. Elle s'avance, selon la remarque d'Aroux, comme la Su- lamite au neuvième verset du Cantique des Canti- ques. En parlant de la mort du père de Béatrice, il ajoute qu'il fut lui-même malade de douleur pen- dant neuf jours. Tous ces neuf, et il y en a d'au- tres, comme ceux de la mort de Béatrice, le 9 juin 1290, malgré le grand hasard des nombres, con- tribuent à renverser la vraisemblance du récit ; et Dante s'en est si bien aperçu qu'il a tenté d'en don- ner deux explications, l'une astrologique, l'autre théologique, étranges toutes deux, 1 astronomie de Ptolémée est invoquée en même temps que le nom de la Sainte Trinité. Ce sont des réminis- cences pythagoriciennes, néoplatoniciennes, mysti- ques, cabalistiques et même poétiques, car Virgile, son maître, fait un certain usage des nombres, qui

date est hasardée. Voir à ce sujet : Stadi e polemiche danUsche, ai Olindo Guerrini e Corrado Ricci. Bologne, 1880 ; in- 18.

DANTE, BÉATRICE IQ

montrent que nous sommes en pleine fiction, que le poète raconte, non ce qui s'est passé, mais ce qu'il a imaginé.

11 n'y a dans la Vita nuova que bien peu de pas- sages qui puissent se prendre à la lettre. Doit-on croire, par exemple, que les Florentins disaient, comme le rapporte le poète, envoyant passer Béa- trice : « Ce n'est pas une femme, mais un des plus beaux anges du ciel. Que béni soit le Seigneur qui sait si bien opérer »? Ce sont de ces compliments que Dante se fait à lui-même. Il a une très haute et très juste idée de sa valeur, et sait l'exprimer cha- que fois que l'occasion vient. Il la fait même sur- gir à son gré. C'était vrai en ce temps et encore aujourd'hui : Béatrice, création merveilleuse, est un des plus beaux anges du ciel poétique.

On ne voit pas trop bien encore pourquoi Dante, ainsi qu'il le raconte, aurait, de peur de compro- mettre Béatrice, feint d'en aimer une autre, lui au- rait adressé des vers, et, du geste et des lèvres, non du cœur, ses hommages. Qu'avait donc de si fâ- cheux pour la jeune Florentine l'amour si discret du poète? On comprendrait qu'une passion partagée, née et poursuivie en dehors de la morale sociale, eût besoin de se cacher et de faire prendre le change; mais un culte si pur et si poétique ne pouvait qu'ho- norer grandement Béatrice. Cette simulation, en tout cas, a quelque chose de laid et de louche qui

DANTE, BEA

aurait répugner à la franchise de Dante, surtout lorsque aucun péril ne la justifiait. Il est vrai que, dans toutes les interprétations, ce passage demeure obscur. On comprend cependant que le poète ait tout simplement voulu dire qu'il tenait à dérober au vulgaire le mystère de son idéal. Ce trait n'est pas d'un amoureux. Mais, chose plus étrange, cet mr qu'il cache pendant que Béatrice était jeune ivulguë alors qu'elle est. morte mariée, I plus les r< Licences du poète pouvaient passer pour une honnête discrétion. Ce passage prouverait seul, il me semble, que la Vita nuova n'est pas, ainsi que l'on dit maintenant, un livre vécu. Après avoir écrit, au hasard de son cœur, des sonnets et des canzone d'amour, Dante a voulu les relier par un commen- taire, et de fragments faire un tout. Pour nous in- téresser à son mystérieux idéal, il l'a incarné dans un type féminin : il a fait un roman, et l'on a cru à une autobiographie.

Ce roman est même, quant à sa forme et à sa contexture, une imitation, presque une transposi- tion. La Vita nuova, c'est le Pasteur, d'Hermas, l'amour humain a remplacé l'amour divin, et les subtilités de la passion, les subtilités de la théo- logie.

La Vita nuova commence ainsi) après quelques lignes d'introduction :

DANTE, BEATRICE SI

« Neuf fois déjà, après ma naissance, le ciel de la lumière était retourné au même point, quand parut à mes yeux, pour la première fois, la glo- rieuse Dame de ma pensée, à laquelle beaucoup de personnes, ne sachant comment la désigner, ont donné le nom de Béatrice. Elle avait déjà assez vécu en ce monde pour que, dans cet espace de temps, le ciel étoile se fût porté vers l'orient de la douzième partie d'un degré; en sorte qu'elle m'ap- parut dans le commencement de sa neuvième année et lorsque j'accomplissais la mienne. Elle m'appa- rut vêtue d'une couleur rougeâtre, imposante et modeste; et la manière dont sa ceinture retenait sa robe était appropriée à son extrême jeunesse. Je dis avec vérité qu'en ce moment l'esprit de la vie, qui réside dans la voûte la plus secrète du cœur, commença à trembler avec tant de force que le mouvement s'en fit ressentir dans mes plus petites veines; et, tremblant, il dit ces paroles : Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi : Voilà un Dieu plus fort que moi, il va me dominer. Alors V esprit animal, qui se tient dans la haute voûte tous les esprits sensitifs vont porter leurs percep- tions, commença à s'étonner beaucoup et, s'adres- sant particulièrement aux esprits de la vue, dit ces paroles : Apparuit jam beatitudo nostra : Notre béatitude est apparue (i)... »

(i) Trad. E.-J. Delécluze.

DANTE, BEATRICE

Qu'on lise maintenant le début de la première Vision du Pasteur :

« Celui qui fut mon hôte à Rome me vendit une jeune fille. Beaucoup d'années après, je la reconnus et je me mis à l'aimer comme une sœur. Mais avant cela, un jour qu'elle s'apprêtait à se bai- gner dans le Tibre, je lui tendis la main et la me- nai vers le fleuve. En la regardant, je me disais en mon cœur : Je serais heureux de posséder une telle femme, si belle et si honnête. Je pensais cela et pas davantage. Or, quelque temps après, en me promenant avec ces pensées, je rendis hommage à la créature de Dieu, songeant combien elle était magnifique et belle. Et m'étant promené, je m'en- dormis. Et l'Esprit me ravit et m'enleva vers la droite, en un lieu un homme n'aurait pu mar- cher. Car c'était un lieu plein de rochers et abrupt, et impraticable à cause des eaux. Quand j'eus fran- chi ce lieu, j'arrivai dans une plaine : et, les genoux fléchis, je commençai de prier le Seigneur et de confesser mes péchés. Et comme je priais, le ciel s'ouvrit, et j'aperçus cette femme que j'avais dési- rée, me saluant du haut du ciel et disant : Hermas, salut. Et moi, l'apercevant, je lui dis : Madame, que faites-vous là? Et elle me répondit : J'ai été reçue ici pour dévoiler tes péchés au Seigneur. Ma- dame, demandai-je, les dévoilerez-vous vraiment? Non, dit-elle. Mais écoute les paroles que je vais te

DANTE. BÉATRICE a 3

dire. Dieu, qui habite dans les cieux et qui de rien a créé toutes choses et les a multipliées pour sa sainte Eglise, Dieu est irrité contre toi : parce que tu as péché envers moi. Répondant, je lui dis : Ma- dame, si j'ai péché envers vous, où, en quel lieu et en quel temps vous ai-je jamais adressé une pa- role déshonnête? Ne vous ai-je pas toujours esti- mée comme une dame? Ne vous ai-je pas toujours révérée comme une sœur? Pourquoi donc m'accu- sez-vous d'actions si abominables? Alors, se met- tant à rire de moi, elle dit : En ton cœur est mon- tée la concupiscence du mal. Et ne te paraît-il pas que c'est une laide chose pour l'homme juste que la concupiscence du mal soit montée dans son cœur? C'est un péché pour lui, un très grand péché. L'homme juste en effet pense des choses justes. Et c'est en pensant des choses qui sont justes et s'avançant dans cette droite voie qu'il trouvera au ciel un Seigneur propice à sa cause. Mais ceux qui pensent en leur cœur des choses défendues assu- ment la mort et la captivité : surtout ceux qui aiment ce siècle et qui se glorifient dans leurs ri- chesses: et ceux qui ne pensent pas aux biens futurs leurs âmes sont vidées de tout. Ainsi font les douteux qui n'ont pas d'espoir en le Seigneur et méprisent et négligent sa vie. Mais toi, prie le Sei- gneur et il guérira tes péchés et ceux de toute ta maison et ceux de tous les saints. Quand elle eut

M DANTE, BÉATRICE

prononcé ces paroles, les cieux se fermèrent. » Voilà bien le prototype de la Vita nuova de Dante; mais Dante a aussi connu Boèce, qui dans sa Consolation imita à la fois le Pasteur et le Ban- quet de Platon. Tous ces livres et d'autres ont des analogies de filiation. Diotime,laZ)o/nmad'Hermas, la Monique évoquée dans la Vie heureuse de saint Augustin, la Philosophie telle que la voit Boèce, Béatrice, autant d'êtres de rêve ou d'idéalisation appartenant à la même mystérieuse famille.

Le seul point du roman qui pourrait avoir un caractère historique, c'est la mention que fait le poète du père de sa Béatrice. Les partisans de la vérité littérale s'en sont fait un grand argument, et pourtant un simple rapprochement en détruit toute la valeur. Dans le Convito, dont le caractère allé- gorique n'a jamais été contesté, la Philosophie, qui en est l'héroïne, a un père, des parents, des amis, et Dante se laisse emporter à parler de son cœur et de ses yeux. Il devient amoureux d'elle, et ingénu- ment le confesse (i). Si, dans le Convito, il ne s'a- git que d'une de ces personnifications si en faveur au moyen âge, pourquoi en serait-il autrement dans la Vita nuova ?

(i) Ces singularités n'étonnaient personne. On les trouvait toutes naturelles. Dante, d'ailleurs, n'inventait rien. N'avait-il pas lu le poème de Martianus Capella, dont le titre seul est une curiosité : Les Noces de Mercure et de la Philologie ?

DANTE, BÉATRICE 25

Je n'ai exposé que quelques-uns des arguments contre l'existence de Béatrice tirés du récit dantes- que lui-même ; l'examen complet du texte ne sau- rait trouver sa place ici. Il reste à réfuter le témoi- gnage même de l'histoire. En apparence, il est for- mel ; tous les écrivains du xrve siècle qui ont parlé de Dante ont parlé de Béatrice : Boccace, Benve- nuto da Imola, Filippo Villani, continuateur de Gio- vanni, Landino, Bonni, sont tous d'accord pour rapporter les amours du poète et d'une Béatrice Portinari. Mais voici ce qui s'est passé : lorsque Dante fit paraître sa Vita nuova, il était peu connu comme écrivain ; le public, de tendance crédule, distinguait mal la vérité de l'allégorie ; on lut le livre : il parlait d'amour, les femmes le vantèrent, s'y plurent, s'intéressèrent à cette Béatrice. Jamais les maîtresses chantées par les poètes n'étaient plus clairement désignées : on aimait encore à deviner, et le secret de tout dire n'était point connu. Les questions allèrent leur train, on s'informa. Ce nom de Béatrice fit penser à une Béatrice Portinari, qui avait été fort jolie, s'était mariée, comme toutes les jeunes filles se marient, et finalement était morte vers 1290. Il n'en fallait pas plus : la légende était faite. Boccace la recueillit dans sa Vie de Dante, et tous les autres, hormis Filippo Villani, qui d'ail- leurs ne nomme pas la Portinari, copièrent Boc- cace. Une dernière remarque montrera que la Vita

26

DANTE, BEATRICE

nuova ne saurait faire preuve. Dante prétend l'écrire un an après la mort de Béatrice, et il mentionne un fait arrivé l'an 1000.

PROFIL DO MAUSOLEE DE RAVEN^B

Examinons maintenant Béatrice elle-même. Tout d'abord ce nom est-il bien le sien ? Lorsque Dante parle pour la première fois de sa donna beatay il ajoute : a La quale fu chiamata da molti Beatri-

DANTE, BÉATTUCS 27

ce, i quali non sapeano che si chiamare. Elle était appelée par beaucoup Béatrice, lesquels ne savaient quel nom lui donner (quel était son vrai nom), » Gomment Dante, lui, l'appelait-il ? N'était- il pas aussi embarrassé que ces molti? Mais ces molti ne seraient-ils pas les mêmes que ces autres molti, « i quali erano famosi trovatori in quel tempo, lesquels étaient de fameux trouvères de ce temps », et auxquels Dante adressait le sonnet, A ciascunalma presa e gentil core? Nous saurions alors que parmi ces affidés se trouvaient, d'abord, Dante lui-même, puis Guido Cavalcanti et Cino de Pistoie. Le mot de l'énigme que ne donne pas la Vita nuoua se trouverait-il chez ces poètes ? Feuil- letons leurs œuvres et celles de quelques autres, remontons un peu en arrière ; en s'élargissant, le problème se simplifiera certainement. Dante, pas plus que nul autre poète, ne peut se comprendre si on l'isole de son siècle, de son groupe ; si l'on n'é- tudie, en même temps que ses œuvres, les œuvres écloses sous le même soleil, nées desmêmes amours, fécondées par la même inspiration.

II

LA BEATRICE DES CONTEMPORAINS DE DANTE

Au temps de la poésie provençale, l'amour était un sentiment, mais surtout une occupation. La ' maîtresse, adorée de loin souvent, était une idole qu'on se faisait despotique ; on était dévot assidu, plein de petits soins humbles et recherchés. Les cours d'amour, d'ailleurs, ces institutions étranges, avaient tout réglé minutieusement. Il était tout d'a- bord convenu que l'amour ne pouvait exister entre mari et femme, c'était formel, et l'une des peines encourues par l'infraction à cette règle aurait été le ridicule (i).

L'amour, à cette époque du moyen âge, dit Ver-

(i) Jugement de la Cour d'amour de la comtesse de Champagne, arrêt de l'an 1174 : « Utrum inter conjugatos... Le véritable amour peut-il exister entre personnes mariées ? Nous disons et assurons par la teneur des présentes, que l'amour ne peut étendre ses droits sur deux personnes mariées... » S'ensuivent les motifs du jugement. Voir l'ouvrage d'André Le Chapelain, Erotica sea Amaloria Andreœ Çapellani regii, etc. 1610. André écrivait vers l'an 1180.

DANTK, BEATRICE

non Lee dans une étude sur cette question si cu- rieuse ( i), avait pour fondement un état chronique d'adultère. Pour aimer, il fallait être marié et ai- mer en dehors du mariage. Pas plus qu'entre époux, entre jeunes gens libres l'amour n'était admis. Afin d'avoir droit aux hommages des chevaliers, il faut que la jeune fille se marie. Ce que nous laissent constamment entrevoir les poètes provençaux, c'est une dame noble, belle, puissante, entourée d'une jeunes chevaliers, parmi lesquels il lui était permis, sinon dûment ordonné, d'en distinguer un et de se l'attacher. Le lien formé, ils se devaient mutuellement amour sous peine de déchéance; rien ne pouvait les séparer que, momentanément, la mort. C'était la fidélité dans l'adultère. Gela allait si loin que des poètes amoureux s'adressaient au mari de leur dame, pour les avertir de leur choix. Ainsi fit Guilhem de Cabestan, vantant « la grande beauté et tous les biens qu'il voj'ait en sa maî- tresse » :

Sen Remon, la gran bellessa Et lotis bens qu'en ma dama es M 'an say lassât e près.

Contrairement au Code d'amour, Rémon de Seglians, le mari de la dame, se fâcha, et il s'en suivit une histoire tragique analogue à celle de la Dame de Coucy.

(i) Euphorion; 188a.

30 DANTE, BÉATRICE

La poésie provençale du xme siècle est, pour le reste, assez conforme de ton avec l'ordinaire poé- sie amoureuse. La dame provençale n'est nullement c angélisée ». On ne la craint pas, on la désire. On veut la contempler, l'admirer, ce que n'oserait faire un poète italien de la même époque. Ainsi Blan- caet :

E sil plagu.es ckem fezes tan donor Qa ienoillous sopleian humilmen Son bel cors gag gen format avinen, EU duoz esgar e la fresca color Me laissas sospiran remirar, Ben vei iamas non fallira nun bes...

« Et si lui plaisait de me faire tant d'honneur, que de me laisser admirer, à moi qui l'en supplie à genoux, son beau corps, sa forme avenante, son doux regard, sa fraîche couleur, je suis certain que jamais ne me manquerait le bonheur. »

Ces mœurs se retrouvent dans la poésie sicilienne et la première poésie florentine. Cependant elles ne s'acclimatèrent pas définitivement en Italie, elles ne revinrent, pour durer jusqu'au commence- ment de cesiècle,qu'importées parles Espagnols (i). Les sigisbées de Flarence firent, pour arriver à Naples, le tour par Madrid. C'était encore la mode au commencement du xme siècle, avant l'éclosion

(i) On n'en trouve aucune trace dans Boccace, à qui nulle variété de l'amour n'a échappé.

DANTE, BÉATRICE 3l

de la nouvelle école florentine (i), qui devait modi- fier profondément la conception de l'amour, et par conséquent les mœurs. L'amour des poètes devient pur, presque impersonnel ; son objet n'est plus une femme, mais la beauté, la féminité personnifiée dans une créature idéale. Aucune idée de mariage ni de possession ne les hante. Leur maîtresse chan- tée est vraiment pour eux la déesse que l'on révère à genoux, que l'on aime et que l'on craint. L'amour a tous les caractères d'un culte, dont le sonnet et la canzone sont les hymnes. Tel il nous apparaît dans les poésies de Lapo Gianni, Dino Frescobaldi, Guido Orlando, Gianni Alfani, Cino de Pistoie, Guido Cavalcanti et, finalement, Dante. Cette école, sans se guère modifier, aboutira naturellement à Pétrarque ; mais l'amant de Laure, s'il est moins grand poète, est peut-être plus sincère et plus hu- main en amour que Dante lui-même.

Il est étrange qu'il y ait une mode pour l'expres- sion du sentiment comme pour la forme des vête- ments; qu'à de certaines époques l'humanité se mette à nu ou se voile à peine; qu'en d'autres, sous l'allégorie, on doute si un cœur bat ou si seule- ment se condense la logique d'une abstraction laborieusement travaillée. Après les singulières

(i) Ou nouveau style. Voir le XXIVe chant du Pargatoire, Bonagiunta, il Notajo et Guittone, poètes de l'ancienne école, inter- rogent Dante sur le dolce stil nuovo.

32 DANTE, BEATRICE

subtilités des Provençaux, copiées par les premiers poètes en volgare, c'est un plaisir charmant de voir enfinapparaître,dansla poésie de Lapo et de Dino, la jeune fille. C'est une date dans l'histoire de l'évo- lution des sentiments humains; c'est un pas vers la vérité et un progrès social immense. La dame disparaît, pour faire place à la femme, et la Giovi- netta, une jeune fille, entre en scène. Le poète rend à l'amour sa logique, en réprouvant par son silence la g-alanterie conventionnelle du pro- vençaiisme,et du même coup crée un nouvel idéal. La femme que chante ordinairement Lapo est une sorte de madone douée d'un pouvoir surnatu- rel. Celui qu'elle a salué d'un signe de tête est béni à jamais :

Beata l'aima che questa salata.

Bienheureuse est l'àme qu'elle salue.

Celle de Dino est toute pareille. Elle a toute vertu; elle détruit tout vice, et son salut aussi est chose d'importance.

Que sont, au vrai, ces femmes? sont-elles réelles ou vivantes? On n'aperçoit bien, tout d'abord, tant elles paraissent madonisées, en place de corps, que deux yeux derrière lesquels battent les ailes de l'ang-e, avec, pour fond, un ciel d'azur semé d'é- toiles d'or, et l'on se souvient malgré soi de la bizarre image de Sainte-Beuve :

Sur ma table un lait pur, dans mon lit un œil noir.

il

DANTE, BKATIUCK 33

C'est, comme le dit spirituellement M. Bartoli, la femme réduite à sa plus simple expression, qu'on n'ose désirer, à peine aimer, que l'on contemple dans une extase céleste.

Il se peut qu'une figure de femme servît de fon- dation à cet édifice mystique ; que cela fût une réalité s'idéalisant, s' abstrayant jusqu'à perdre même la vie poétique, jusqu'à défier l'analyse d'y retrouver des traces du possible. C'est le commen- cement de cette divinisation de la femme qui sera complète à Dante et atteindra ses dernières limites avec Béatrice ; mais Dante essaiera de mettre dans son idéal quelques parcelles de réel, et c'est préci- sément ce qui déroutera le lecteur. Avec Lapo et les autres, l'amour va jusqu'à perdre son caractère passionné, il se fait prière. C'est la prière et non le désir que l'on voit monter comme un parfum d'encens au trône de la divinité nouvelle, qui béa- tifiait d'un salut, et rien que d'un salut, son dévot, ascète d'amour, en soupirs et en larmes, s'age- nouillant devant Pimag-e

De l'ange qu'on dirait venu du ciel. Angela, che par dal ciel venuta.

Pour Lapo degli Uberti, la vertu d'amour est un don d'en haut, une grâce qui descend dans le cœur de l'homme, s'il en est digne,

3

34 DANTE, BÉATRICE

Gentil Madonna, la verlà d'amore

Cheper gracia discende

In core humano, sel trova gentile.

Nous suivrons cette forme nouvelle de la poésie jusqu'à Dante, et nous verrons que l'originalité de l' Alighieri consiste surtout à avoir traité de l'amour I en prose, en ajoutant ainsi au mysticisme une pointe de romanesque. L'étude de la donna ange- licata, de la femme faite ange, à travers les poètes du nouveau style florentin, nous rendra toute claire sa mystérieuse Béatrice.

Guido Orlandi n'offre que peu de traces de la manière inaugurée par Lapo. Il appartient pour une bonne part à l'ancienne école, mais ses meil- leures poésies sont des sonnets satiriques. Je veux retenir de lui, en passant, ce vers sentencieux :

Amor sincero non pi ange ne ride. L'amour sincère ne pleure ni ne rit.

Gianni Alfani, au contraire, rentre bien dans la nouvelle école. Il dit de sa maîtresse :

..... Con gli occhi mi toise

Il cor, quando si uolse

Per salutarmi, e non mel rende mai.

Avec les yeux elle me prit

Le cœur, tournant la tête pour me faire Un salut, et jamais ne me le rendit.

Il revient sans cesse sur le beau salut de sa. donna.

DANTE, BÉATRICE 35

Ce salut l'effraie, le fait changer de couleur. Il a tous les signes de la terreur amoureuse, caracté- ristique de l'école :

La prima voila ched io la guardai,

Volsemi gli occhi sui

Si pien d'amor, che mi preser nel cor

L'anima sbigottita si che mai

Non ragionà d' ait rai,

Corne legger si puonel mio colore.

Quand mes regards d'abord la rencontrèrent, Elle tourna vers moi ses yeux Tout pleins d'amour. Et tant ils pénétrèrent En mon cœur, et j'en devins si peureux Que jamais plus je ne pensai à autre chose, Comme on peut le voir à mon visage.

Elle resplendit au milieu

Des rais de lumière épandus par elle. Nelli raggi del lame ch'ella spande.

En changeant de poète, on ne change pas de sujet. Guido Gavalcanti, ce poète de la métaphy- sique et de la scolastique de l'amour, a le même idéal que Lapo Gianni et que Gianni Alfani, et celui de Gino sera encore pareil, et pareil encore celui de Dante. Guido ose à peine chanter sa maîtresse idéale :

Di questa donna non si puô contare Che di tante belleze adorna viene Che mente di quaggià nolla sostene.

36 DANTE, BÉATRICE

Parler d'elle ! Les mots sont impuissants, Car elle est revêtue de tant de beautés Que nul ici-bas n'en peut soutenir la vue.

Son regard aussi a des vertus merveilleuses : il chasse au loin .le mal. Elle apparaît ainsi qu'une vision qui s'avance, surnaturelle et dominatrice. Les vers resplendissent comme elle :

Chi (> questa che ven, ch' ngn' o/n' la mira, Et Ja Irernar di claritate l'aere E mena scco amor, si che parlare Om' non puô, ma ciascun ne sospira ?

Quelle est celle qui vient, le point de mire De tous ? L'air a frissonné de clarté, L'amour est avec elle. Sa beauté Nous a rendus muets, mais on soupire.

Elle surpasse en grâce toutes les grâces naturel- les ou artistiques, et en quels vers divins le poète traduit son extase ! Guido a des trouvailles que Dante envierait lui-même. La charmante compa- raison qui nous montre cette femme plus belle que la neige blanche qui tombe dans l'air calme !

Aria serena, quand' appar l'albore ; E bianca neve scender senca vento... Cio passa la beltate... De la mi a donna.

Sérénité du ciel, quand apparaît l'aurore, Blanche neige tombant, molle, dans l'air paisible... S'effacent devant la beauté... De ma maîtresse.

On retrouve dans les vers de ce poète, si maître

DANTE, BÉATRICE $7

de lui, dit M. Bartoli, « la même créature impal- pable, noyée de lumière, perdue comme une étoile au fond d'un firmament clair, et qui, par son mys- tère même, répand autour d'elle l'étonnement et la terreur. » Le poète pleure de la voir insensible :

Lagrime scendon de la mente mia.

Du fond de mon cœur des larmes me viennent.

Il n'ose la regarder en face. Son regard est ter- rible et frappe de mort. Elle ne souffrirait pas une

telle audace :

... Non po! 'maginare Ch' om' d'esto monde l'ardisca amirare... Ed i', s'i' la sguardasse, ne morira.

... On ne peut imaginer Qu'homme de ce monde sur elle osât lever les yeux... Et de la regarder, moi, j'en mourrais.

Brunetto Latini ne s'exprimait pas autrement :

Ma corne tréma a ogni vento fogl/'a, Cosi trem' io quando vi son présente.

Mais comme à tout vent tremble la feuille, Ainsi je tremble en sa présence.

Ni Matteo de Messine, qui frissonne à la seule idée de la beauté de sa dame :

Cosi pensando alla vostra beltate Amor mi fa paura...

Pour Guido délie Colonne, sa dame est une Sainte Vierge, une Stella Maris, qui sauve les nefs, prises

38 DANTB, BÉATRICE

dans la tempête. Pour oser seulement la regarder, il faut à Neffo d'OItrano un grand courage ; Bar- tholommeo Maconilui promet une obéissance abso- lue, et le vieux Rainieri de Palerme déclare qu'un homme que l'amour ne tfait pas trembler n'est pas un véritable amoureux :

Homo senza timoré

Non par que si' amoroso.

A mor senza timoré

Non si convene a' namorato .

Quelleestcette femme ? A-t-elIe eu une existence? De ses nombreux amours, lequel Guido s'est-il plu à spiritualiser ainsi? L'objet de ce culte si profon- dément mystique a-t-il un nom? Faut-il l'appeler la Giovanna, la Primavera, la Forosetta,la Pastorella ou la Pinella? la Giovane de Pise ou la Giovane de Toulouse? ou bien encore la Mandetta ou laMonna Lagia? Parmi toutes les maîtresses que Guido a chantées, on ne distingue pas bien celle qui fut la préférée, celle qu'il éleva au rang de donna ange- licata. Il ne la nomme jamais personnellement, et la lecture de ses poésies fait conclure que le poète ne s'adresse pas à une femme, mais à l'idéal, un idéal formé de tous ses amours, à la femme com- posée de toutes les perfections féminines. Ce n'est pas de la passion factice, cependant, mais un peu de réel, peut-être, dans beaucoup de rêve; une goutte d'éiixir dans un verre d'eau de source. C'est

DÀNTB, BÉATRICE 3q

à la fois la belle Toulousaine contemplée dans l'église de la Daurade, et la pastourelle qui, sotto lafreschettafoglia^TixvYQ Guido d'amour ; ce sont tous ses souvenirs, tous ses désirs, tous ses baisers, toutes ses larmes, toutes ses tristesses, ses joies et ses terreurs d'amoureux, fondus, puis cristallisés en un tout : l'idéal.

Ce qu'il y a de curieux, et de très humain, en même temps que de très platonicien, c'est que cet amour idéal entre toujours au cœur par les yeux ; c'est la beauté matérielle qui allume sa flamme spi- rituelle. Aussi Guido Orlandi se demande-t-il avec inquiétude, ce que c'est que l'amour, s'il a sa cause dans les yeux ou s'il est « un vouloir du cœur » ?

E cagion d'occhi, o è voler di cuore ?

Les yeux, répond Jacopo di Cavalcante, sont la porte du cœur: «Par mes yeux une dame et l'amour sont passés en courant ; de là, ils sont descendus dans mon cœur... »

Pegli occhi miei una donna ed amore Passer correndo e gianser nela mente...

C'est pendant que je la regardais qu'elle a pris mon cœur, dit Jacopo da Lentino,

Che isguardante mi toise lo cuore. Dino Frescobaldi parle d'une jeune fille guidée

/JO DANTE, BÉATRICE

par l'amour qui entre dans les yeux de tous ceux qui la regardent :

Qaest'è la giovmetta ch'amor guide CKentra per gli occhi a ciascun che la vede.

Ce ne sont pas des amours d'âme, ce sont bien des amours d'origine charnelle, mais tellement idéa- lisés que la femme n'est plus qu'une figure de rêve.

III

SELYAGGIA, LA BEATRICE DE CINQ DE PISTOIE

Déjà nous voyons, sous la poésie des Florentins de la nouvelle école, comme dans une pénombre, briller à demi le manteau constellé d'une Donna beata, à qui il n'a manqué qu'un Dante pour être une Béatrice. En feuilletant les vers d'amour de Cino, nous nous rapprocherons de plus en plus du type féminin que l'Alighieri a fait sien par droit de génie. La légende de Cino dei Sinibuldi, plus connu sous le nom de Cino da Pistoja (i), a quelque res- semblance avec celle de Dante, mais elle est encore plus obscure. Presque tout le monde s'accorde à dire que la femme qu'il a chantée était une Selvag- gia de' Vergiolesi, mais de trace historique on n'en trouve aucune. Filippo de' Vergiolesi n'a jamais eu de fille du nom de Selvaggia qui puisse jouer dans la légende de Cino le rôle qu'une Béatrice réelle a

(i) Vita e Poésie di Messer Cino da Pistoia ; novella edizione rivista ed accresciuta dall'autore abate Sebastiano Ciampi, Pise, 1813, in-8.

DANTE, BÉATRICE

joué dans celle de Dante. En italien, Selvaggia n'est pas seulement un nom de femme, c'est aussi un adjectif. Cino appelait sa maîtresse Selvaggia, sauvage, comme un poète français l'appellerait cruelle, et les passages le mot est réellement un nom propre, ou du moins en a l'air, ne sont, selon M. Bartoli, dans toute l'œuvre de Cino, qu'au nombre de quatre.

On y trouve, il est vrai, assez souvent selvaggia, mais dans des locutions qui ne laissent aucun doute sur sa signification : pianta selvaggia, selvaggia gente, ellera selvaggia, fera selvaggia.

Le premier coupable, c'est Pétrarque, qui a écrit au chant IV de son Trionfo d'Amore, il cite tous les poètes d'amour et tous les amoureux de l'antiquité, de son temps et de tous les temps :

Ecco Dante e Béatrice ; ecco Selvaggia, Ecco Cin da Pistoj'a, Guitton d'Arezzo... Ecco i duo Guidi...

Il n'y a pas d'autres preuves de l'existence de Selvaggia. Ce n'est qu'un nom en l'air sous lequel les femmes les plus diverses ont été chantées par le poète. Cino était fort volage ; il avait même une assez mauvaise réputation, et un contemporain l'ap- pelle maximus amator. Dans un sonnet qu'il adres- sait à Dante pour lui demander conseil au sujet d'un nouvel amour, se trouvait ce vers :

DANTE, BEATRICE

Ella saràdel mP cor beatrice.

Qu'elle soit de mon cœur la beatrice (1).

43

.

MASQUE MOHTUAIRE

L'Alighieri parut froissé de l'emploi de ce mot,

(i) Le jeu de mot sur bèatrice-béali fiante interdit toute autre traduction.

44 DANTE, BÉATRICE

~ : : : : 7

qu'il se réservait pour christianiser son idéal, et il répondit assez vertement dans le dernier tercet du sonnet Ma perch'i'ho :

Se 7 vostro cor sipiega in tante vogke, Per Dio vi prego che voi 'l correggiati, Si che s'accordi i fatti a' dolci detti.

Si votre cœur à tout désir se plie,

Par Dieu je vous prie de le corriger,

Afin que s'accordent les faits et les mots d'amour.

Dante savait certainement à quoi s'en tenir, et le renseignement est précieux. Cino chantait à côté de ses amours, il ne faut pas chercher qui, on s'y : perdrait. Il en avoue beaucoup, et en quels char- mants vers :

Orne cliio sono all'amoroso nodo

Legato condue belle treize blonde

E strettamente ritenuto, a modo

D'uccel ch'è preso al vischio ira le fronde.

Au nœud d'amour je me trouve à la fois Lié par deux belles tresses blondes, Et retenu très étroitement, tout ainsi Que s'englue l'oiselet parmi les feuilles.

Et non seulement les tresses blondes lui plai- saient, mais aussi les trezze nere et généralement toutes les nuances qui s'harmonisaient à d'agréables visages. Il compare l'une de ses maîtresses à une merlette qui a su, peut-être pendant quelques mois, le retenir à son nid:

DANTE, BÉATRICE ^5

, . . Queuta merla m' ha si Jatto suo Che sol voler mia libertà non oso.

Cette merlette m'a si bien fait sienne

Que de vouloir ma liberté, jen'ose. ,

Au milieu de son dévergondage, Cino, infidèle aux femmes, est fidèle à la femme idéale. Lassé de ses amours, il revient sans cesse à l'amour, et pour en parler son inspiration est chaste et sévère. Quanta la donna qu'il chante, c'est celle de Guido, c'est celle de Dante. Prenons la magnifique canzone l'Alta Speransa, nous y verrons comme un abrégé de la Vita nuoua, l'analyse de la naissance de l'amour, la description de la vision dont Dante fait si grand usage, le portrait, dessiné avec une grâce et une net- teté artistique singulière, d'un véritable pendant à la Béatrice, beauté de rêve ou beauté d'extase. Elle n'a presque rien d'humain : c'est un ange de Dieu :

Angel di Dio simiglia in ciascun atto, Questa giovane bel la.

En tout acte, elle est un ange de Dieu, Cette jeune belle.

Son origine est extra-terrestre :

Questa non è terrena crcalura ;

Dio la manda dal ciel, tanto è novella.

Elle n'est pas une vulgaire créature ; Dieu l'envoya du ciel, tant elle est pure.

De même que les anges deviennent bienheureux,

DAN'IE, BEATfVICB

rien qu'en contemplant la majesté divine, ainsi, dit Cino,

Cosi essendo umana creatura, Gaardando la figura Di questa donna che liene il cor mio Potria beato divenir qui io.

Ainsi, moi, pauvre créature,

Rien qu'en regardant la figure

De cette femme pour qui tient mon cœur,

Je pourrais devenir bienheureux.

Il découvre sans cesse en elle de nouvelles per- fections :

Parmi veder in lei, quand' io la guardo Tuttor nuova bellesa.

En la regardant, je découvre en elle A chaque instant une nouvelle beauté.

On n'en finirait pas de décrire tous ses caractères surnaturels. Je jette les yeux sur elle, et du même coup, s'écrie-t-il,

Partissi allora ciascun pensier vile. Quitte mon cœur toute pensée vile.

Il nous la montre de plus en plus angélique ; son amour s'élève à de hautes régions mystiques; k\ l'extase se mêle la terreur :

Amor ch'è piena cosa di paura... Ella m'ha fatto tanto pauroso.., Tanta paura m'è giunta d'amore Ch'io non credo già mai spaurire.

DANTK, BÉATRICE 47

L'amour qui est chose pleine de peur... Elle m'a rendu si peureux. . . De tant de peur l'amour m'a pénétré, Que je me sens pour jamais apeuré.

De sa figure, qui rayonne comme celle d'un sé- raphin,

... Esce uno ardente splendare Che toile agli occhi miei tutto valore.

. . . Sort une ardente splendeur

Qui de mes yeux consume toute la couleur.

Il n'ose la regarder en face, tant sa beauté sur- passe l'harmonie humaine, si terrible est la puis- sance de son regard :

5e 'l viso mio alla terra s'inchina E di vedervi non si rassicura, lo vi dico, madonna, che paura Lo face, che di me si fa regina.

Perché la beltà vostra pellegrina Quaggiù. tra noi soverchia rnia natura, Tanto che quando vien, se per ventura Vi miro, tutta mia virtù ruina.

Lorsque, le front vers la terre incliné, Mon œil fuit l'éclat de votre figure, Je vous le dis, ô ma dame, c'est pure Frayeur, c'est la peur qui m'a dominé.

Passante dont le monde s'est orné, Votre beauté gouverne ma nature ; Je l'ai regardée un peu, d'aventure : Ma force croule en mon cœur ruiné.

48 DANTÏ, BÉATRICE

Si la femme se fait divinité, il est naturel que la prière passionnelle s'imprègne de piété ; le chant d'amour paraphrase Y In manus :

Nelle man vostre, dolce donna mia, Raccomando lo spirito che muore... Gentil madonna, mentre ho délia vita, Acciô ch'io mora consolato inpace, Piacciavi agli occhi miei non esser cara.

Entre vos mains, douce femme aimée, Je remets mon souffle qui va mourir... Noble femme, cependant que j'ai vie, Afin que je meure consolé en paix, Ne vous refusez pas à mes regards.

Ces citations multipliées de vers, qui seront une nouveauté pour bien des lecteurs, doivent, il me semble, faire comprendre la Vita nuova et les élans mystiques de Dante, mieux que tout commentaire direct. Il faut bien admettre, en effet, que Cino, peu platonique en ses amours, comme j'ai tenu à le prouver tout d'abord, s'adresse ici, non à une femme en chair et en os, mais à un idéal de femme ; et, dès lors, on n'aura nulle difficulté ni nulle répu- gnance à transporter cette première conclusion à la Vita nuova. Si la Béatrice a une certaine vie d'illu- sion, la donna angelicata, qui inspire à la nouvelle école florentine des vers qu'on dirait dictés par une hallucination fantastique, présente, elle aussi, une singulière intensité d'objectivation. Moins l'idée a de réalité, plus leur poésie devient précise dans

DANTE, BÉATRICE ^9

l'expression ; les lignes sont impalpables, mais elles sont nettes. Si cette femme, questa donna, selon le mot de ses poètes, n'est pas une créature humaine, que symbolise-t-elle? Nous avons maintenant tous les éléments du problème, et il est facile de voir comment elle se rattache à la dame des Provençaux. L'héroïne des trovatori était une femme qu'ils douaient de mille perfections, une reine, une souve- raine féodale, qui était la belle, l'orgueilleuse dame du castel, vers laquelle s'élevaient les vœux timides du poète. C'était une forme d'idéal. Avec la nou- velle école, elle ne prend pas une apparence plus humaine, loin de là; elle ne s'individualise pas, elle ne se fait pas plus tendre, plus compatissante, à peine un peu plus féminine : elle reste un type, mais d'un autre genre. Elle change d'aspect en changeant de milieu. Descendant du trône féodal, elle monte les marches de l'autel; elle perd de sa rigidité pour prendre une morbidesse mystique. C'est une sainte, un peu étrange, qui fait peur à ses fidèles par sa sainteté même, vers laquelle ils tendent les bras en fermant les yeux de peur d'être aveuglés. Telle est, d'après Carducci, le passage du type chevaleresque au type mystique. Ce n'est peut-être que spécieux ; car si nous voyons la trans- formation, le type intermédiaire nous échappe. Entre l'école provençale et la nouvelle école floren- tine on ne trouve pas de milieu, et Lapo et Dino

i

50 DANTE, BÉATRICE

ont autant d'idéalité mystique que Cino et que Dante lui-même. Il n'y a point de doute pour moi sur l'interprétation qu'il faut donner à leur donna angelicata. Les deux courants qui se croisent sans se mêler dans leurs poésies, notamment dans celle du Gavalcanti et de Cino, rendent la démonstra- tion plus facile. Dante n'avoue qu'à peine quelques- uns de ses amours terrestres, Cino les chante sans honte, et l'on ne s'y trompe pas : la Merla, la Bolo- naise, Teccia ou la Pisane, sont bien des femmes dans les veines desquelles a circulé le sang-. Mais aussi quel contraste avec sa donna angelicata I A moins de vouloir rester éternellement dans le mys- tère, il me semble qu'il n'y a plus qu'à dire que cette femme sourde aux prières comme une idole, inaccessible aux désirs des hommes qui montent vers elle, représente bien la forme sous laquelle les poètes de la période dantesque et prédantesque concevaient l'idéal. La donna angelicata, c'est l'idéal, le bonheur vaguement entrevu auquel le poète, comme l'artiste, tend sans cesse, et qu'il n'atteindra jamais.

IV

LA BÉATRICE DE DANTE

Béatrice ne serait-elle pas, elle aussi, une idéalité et les famosi trovatori ne l'appelaient-ils point Béatrice précisément parce qu'elle n'avait aucun nom réel, n'étant point réelle elle-même? Ces jeux de mots surbeatitudine, beata, Béatrice, sur salute, qui veut dire salut et santé, annoncent-ils un cœur bien épris? Il est vrai que Pétrarque, qui a réelle- ment aimé celle qu'il a chantée, semble prendre un plaisir extrême à confondre Laura avec iauro, le laurier dont l'amour lui tressera sa couronne, ou l'aura, la brise qui a caressé ses cheveux. Laissons donc cela. Les poètes que nous venons de parcou- rir nous offrent des moyens plus sûrs et plus sérieux de contrôle. Je prie qu'on se souvienne de mes citations, et au besoin qu'on s'y reporte.

Comme la donna angelicata, Béatrice à une ori-? gine surnaturelle :

E par che sia una cosa venuta Di cielo in terra.,.

52

DANTE, BEATRICE

Et l'on dirait qu'elle est une chose venue Du ciel sur terre. . .

Le mal fuit devant elle, les vertus l'accompagnent, son regard a des pouvoirs merveilleux, ceux qui jettent les yeux sur elle sont comme touchés de la grâce, à moins qu'ils n'aient pu résister à l'effluve de ses prunelles :

Fuggon di nanti a lei super bia ed ira... Si fa gentil ciô ch'ella mira... E quai soffrisse di starla a vedere Diverria nobil cosa, o si morria.

Elle met en fuite orgueil et colère. . . Elle ennoblit tout ce qu'elle regarde. . . Celui à qui il serait permis de la contempler Deviendrait une noble chose ou bien mourrait.

Il tremble devant elle : « Ella volse gli occhi verso quella parte ov' io era molto pauroso. Elle tourna les yeux vers l'endroit je me tenais moult peureux. » Et encore :

E se io levo gli occhi per guardare Nel cor mi si comincia uno tremoto Che fa da' polsi l'anima partire.

Quand je lève les yeux sur cette femme,

Je sens un tremblement naître en mon cœur,

Mon pouls bat si fort qu'il m'emporte l'âme.

Sur tous, elle produit le même effet :

Tanto gentile e tanta onesta pare La donna mia, quand'ella altrui saluta Ch'ogni lingua dioien tremando muta E gli occhi non ardiscon di guardare...

DANTE, BÉATRICE 53

Si noble elle paraît et si honnête,

Ma dame, quand elle salue,

Que toute langue tremble et se fait muette

Et que les yeux n'osent regarder.

Cette Béatrice n'appartient-elle pas à Guido ou à Cino, aussi bien qu'à Dante? Il y aurait des pages et des pages à remplir de -rapprochements de ce genre. Aux poètes florentins du nouveau style, l'amour vient par la vue, subitement. Guido Caval- canti ne lui reconnaît pas d'autre origine, dans sa fameuse canzone de métaphysique amoureuse, Don- na mi priega, et Dante dit à son tour :

Beltate appare insaggiadonna più Che piace agli occhi, si che dentro aloore Nasce un desio délia cosa piacente. . . Esimil face in donna uomo valente.

C'est aux regards qu'une beauté de femme S'adresse pour entrer au fond du cœur : Du plaisir des yeux naît un désir. . . Ainsi sur la femme agit l'homme valeureux .

Et aussi Cino, et tous ceux que nous avons déjà cités :

Cosi fa io Jerito risguardando. C'est en regardant que je fus blessé.

Un regard, et c'est fait. L'amour frappe du pre- mier coup et à jamais. C'est d'ailleurs un fait psy- chologique d'expérience que l'amour peut naître ainsi violemment; les anciens le savaient, et, bien

54 DANTE, BÉATRICE

avant Stendhal, dès le temps de l'hôtel de Ram- bouillet, on appelait cela le coup de foudre. Ce qui demeure caractéristique dans ces poètes du nou- veau style, c'est qu'ils ne conçoivent pas pour l'amour un autre commencement. On peut cepen- dant remarquer que Dante et la plupart des poètes de son temps étaient des maîtres à en remontrer aux modernes analystes de l'amour:

« Dico che '1 naturale amore, écrit-il dans son Conviio, principalmentemuovel'amatore a trecose: l'una si è a magnificare l'amato ; l'altra è a essere geloso di quello ; la terza è a difenderelui. Je dis que l'amour naturel pousse principalement l'amant à trois choses : l'une est de glorifier l'objet aimé ; l'autre, d'en être jaloux; la troisième de le défen- dre. »

N'est-ce point bien observé, et faut-il s'éton- ner s'il a pu, par une profonde connaissance du cœur humain, construire si bien un personnage que, malgré de volontaires invraisemblances, on a pris la conception toute subjective pour un portrait et une analyse sur le vif? Mais si Béatrice n'a pas existé, que représente-t-elle donc? En dehors de son rôle d'héroïne mystique d'un amour spirituel, ne concrète-t-elle point quelque haute aspiration humaine? Est-elle tout bellement le vague idéal? Est-elle une allégorie? Cette dernière question est trop vieille pour que je m'y arrête volontiers.

DANTE, BÉATRICE 55

Sans remonter jusqu'à Filelfi, Biscioni considère la Vita nuova comme un traité d'amour purement intellectuel. Pour lui (i), Béatrice n'est pas une femme, mais la Sagesse, individualisée au plus haut degré, représentant l'état le plus élevé de l'entende- ment humain. L'amour du poète signifie l'étude; le salut de Béatrice montre la capacité scientifique; les dames qui l'accompagnent sont les diverses sciences, servantes ou compagnes de la Sagesse. Pour Rossetti (2), Béatrice est la personnification de la monarchie impériale ; mais tout le monde sait qu'à cette époque Dante était guelfe. M. Antonio Perez (3) a repris la thèse de Biscioni : Béatrice est pour lui l'intelligence active. Selon M. A. d'An- cona (4), il y aurait en Béatrice une part de vérité et une part de rêve. De la réalité, Béatrice serait peu à peu montée à l'allégorie. Ceci est encore l'opi- nion d'un Allemand, M. Wegele (5). J'ai men- tionné l'opinion naïve de M. Fraticelli; il y a encore celle d'Aroux (6), pour qui Béatrice est la représen-

(1) Préface à l'édition des Prose de Dante; Florence, 1723.

(2) II Mistero dell' amor platonico ; Londres, 1840, et la Béatrice di Dante ; Londres, 1842. Cf. aussi son édition de la Divina Gom- media .

(3) La Béatrice svelala; Païenne, i865.

(4) La Vita nuova illustrata con note, epreceduta da ano studio su Béatrice. Pise, 1884.

(5) Dante Aliahieri's Leben und Werke; Iena, 1874.

(6) Dante hérétique, révolutionnaire et socialiste; Paris, i854. Outre que ce livre est curieux par sa singularité, il est rempli de détails intéressants sur les hérésies au moyen-âge.

56 DANTE, BÉATRICE

tation d'une sorte de franc-maçonnerie albigeoise à laquelle Dante aurait été affilié. Enfin, pour M. Bar- toli, Béatrice est la femme, « la femme terrestre contemplée dans les plus nobles, les plus hautes, les plus célestes finalités; regardée par les yeux mystiques de l'homme du moyen âge, et en parti- culier de ces Blancs de Florence de la fin du xiue siècle; la femme qui peu à peu acquiert quelque chose de l'ange : un être vague, abstrait, impalpa- ble, qui se concrète en tout beau visage de belle fille, pour s'évanouir et s'évaporer finalement en une forme éthérée. » Plus loin, M. Bartoli dit le mot, Béatrice est l'idéal, et quelles que soient les différences de signification que donneraient à ce mot un médiévin et un homme du xxe siècle, je crois, comme je l'ai déjà laissé entendre, que l'éminent critique italien a trouvé la vraie solution. Si elle n'était pas exacte de tous points, elle le serait en- core en quelques-uns, même quand Béatrice aurait réellement existé, aurait vraiment été aimée par le poète. L'interprétation peut, en grande partie, s'ap- pliquer à tous les Florentins de la nouvelle école, et, c'est le lieu de le dire, avec elle tout s'explique. Dans un passage de la Vita nuova que nul commen- tateur n'avait encore réussi à interpréter d'une façon sensée, Dante rapporte que Béatrice s'est moquée de lui. Comment admettre ce gabbarsi, s'il s'agit d'une jeune fille aux yeux baissés, ou même de la

DANTE, BEATRICE 57

Sagesse, ou de la Monarchie impériale, ou de n'im- ,. ^porte quel autre personnage allégorique? Mais si, au contraire, le poète entend l'idéal , l'idéal ironi- que, le mot, de malheureux devient charmant. On comprend alors toutes ces expressions de terreur, ces craintes de mort qui saisissent le poète au pa- roxysme du désir ; c'est l'inspiration qui le hante, qu'il appelle et dont il redoute la venue.

S'il dit d'une femme : « Non pare figliuola d'uo- mo mortale, ma di Dio. Elle ne ressemble pas à la fille d'un mortel, mais à un enfant de Dieu » ; ou s'il l'appelle « Distruggitrice de tutlti i vizi e regina délie virtù. Destructrice de tous les vices et reine des vertus », ce ne sont que de banales exagérations ; mais, appliqués à l'idéal, ces mêmes mots prennent une signification profonde et con- solatrice. Après avoir noté la mort de Béatrice, Dante ajoute : « Forse piaccerabbe al présente trat- tare alquanto délia sua partita da noi », ma « non è convenevole a me trattare di ciô, per quello che, trattando, mi converrebe essere lodatore di me me- desimo (la quai cosa è al postutto biasmevole a chi '1 fa), e perô lascio cotale trattata ad altro chiosa- tore. « Peut-être me faudrait-il maintenant parler quelque peu de son départ d'au milieu de nous », mais « ce ne serait pas convenable à moi de parler sur ce sujet, par cette raison que, si je commençais je me verrais obligé de me louanger moi-même (ce

58 DANTE, BÉATRICE

qui, d'ailleurs, est une action blâmable pour qui l'entreprend) ; je laisse donc ce soin à tout autre écrivain. »

Pourquoi donc le poète aurait-il à se louer lui- même çn faisant des réflexions sur la mort de sa maîtresse? Cela semble absurde, d'autant plus qu'il n'en donne aucune raison bonne, ou mauvaise. Si, au contraire, Béatrice n'est autre chose que la repré- sentation de ses rêves de jeunesse et d'amour, des quels, avançant en âge, il a voulu se séparer pour se consacrer à la science, aux hautes pensées, on conçoit qu'il puisse s'en applaudir, louer la fermeté de ses résolutions et aussi qu'il n'ose le faire. C'est de la réserve, peut-être une affectation de modestie, mais cela s'entend à merveille. Il salue la mort de ses illusions d'un sourire triste, mais en homme sévère à lui-même, conscient de sa destinée, arrivé au bout de la jeunesse, de la « vita nuova », c'est-à- dire de la vie printanière. Le tableau de cette lutte, il en transmet l'exécution à d'autres mains, l'ajour- nant au delà de sa propre mort, quand sera visible le résultat de ses efforts, cette Commedia à laquelle il rêvait déjà et qui doit le tirer du rang- des Cino etdes Guido, pour en faire le maître de tous. Disant adieu à l'amour et aux dolci rime, il se tourne vers la philosophie et les hautes conceptions, ainsi qu'il le laisse entendre dans ces derniers chapitres qui forment une deuxième partie de la Vita nuova. Elle

DANTB, BÉATRICE 5g

commence avec le chapitre xvme, le poète annonce : « Materia nuova e più nobile che la pas- sata. Matière nouvelle et plus noble que la pré- cédente. » Dans cette partie, la jeune fille se fait tout à fait angélique, et de plus en plus mystique le sentiment du poète. L'hymne d'amour se sanctifie et prend, selon le mot de M. Carducci, quelque chose de l'enthousiasme eucharistique, mais qui ne dépasse pas celui de Cino chantant son in manus . C'est alors qu'il l'appelle « la gloriosa donna délia mia mente, la fille glorieuse de mon esprit », ex- pression qui ne saurait, encore une fois, s'appliquer qu'à une idée, non pas à une créature, mais à une création « contemplée, selon l'expression de M. Bar- toli, dans l'extase d'un amour qui de la terre tend au ciel ». Est-ce d'une femme ou d'un idéal que le poète parle en ces termes : « Si tosto corn' io imma- gino la sua mirabil belleza, si tosto mi giugne un desiderio di vederla, il quale è di tanta virtute, che uccidee distrugge nella mia memoria ciô che contra lui si potesse levare, e pèrô non mi ritrag°ono le passate passioni da cercare la veduta di costei. Sitôt que je représente sa merveilleuse beauté, sitôt m'arrive le désir de la voir, et ce désir a tant de force, qu'il tue et détruit dans mon souvenir tout ce qui pourrait s'élever contre lui ; c'est pour cela que les souffrances passées ne me détournent pas d'en rechercher toujours la vue » ?

60 DANTJt, BÉATRICE

Autrement, comment comprendrait-on ce passage le poète identifie Béatrice et l'Amour : « Chi volesse sottilmente considerare », fait-il dire à l'Amour lui-même, « quella Béatrice chiamerebbe Amore, per molta somiglianza che ha meco. A subtilement réfléchir, il faudrait appeler cette Béa- trice Amour, pour la grande ressemblance qu'elle a avec moi. »

Sa mort n'est pas celle d'une femme dont les éléments périssables se désagrègent :

Non la ci toise qualità di gelo Ne di calor.

Et ce n'est pas le froid qui nous l'a prise, Ni la chaleur.

Elle s'éteint pour se rallumer resplendissante au ciel l'on prépare sa venue :

Madonna e desiata in l'alto cielo.

Ma dame est attendue au plus haut du ciel.

Et finalement :

Ita n'è Béatrice in Valto cielo,

Béatrice est montée au plus haut du ciel (1).

(i) Dante, à son tour, car tout en ces temps-là finissait par l'en- fer ou le paradis, fut béatifié, mis au rang des saints. Mucchio da Lucca l'invoque avec piété :

A te il quale io crede fermamente Mi raccommando et per mla salute Prieffo... Crescimbeni croit que cette prière est une ironie. J'y vois, plu.

DANTE, BEATRICE

61

Si donc Béatrice a commencé par être une femme, elle n'a point tardé à devenir, comme ses devancières, une abstraction, l'idéal même, la personnification en un seul être de tout ce qu'il y

DANTE ET BÉATRICE AU PARADIS

(D'après le Dante de 1491).

a de beau, de vrai et de bon dans la créature humaine. Et c'est peut-être pour cela qu'elle est si complexe et que l'on peut voir en elle, selon le

tôt la naïveté d'une foi littéraire, non moins que religieuse^ Dante devient, en l'esprit de ses disciples, ce que Béatrice était devenue pour le poète : un Bienheureux.

6s

DANTE, BEATRICE

point de vue auquel on se place, l'image vivante de la beauté, de la science, de la sainteté.

Pour arriver à la connaissance et à la possession de Dieu, selon l'idée chrétienne, la seule voie est la sainteté ; selon la philosophie scolastique, c'est la science, résumée en la science des sciences, la théologie; selon Platon, c'est la contemplation de la beauté. Dante en prenant Béatrice pour guide à travers la vie comme à travers son oeuvre, réunit donc d'abord en elle les trois moyens naturels et surnaturels qui sont offerts à l'homme pour par- venir en la présence « de la divine Puissance, de la suprême Sagesse et du primordial Amour (i) ».

Virgile, qui est le guide visible du poète dans l'Enfer et le Purgatoire, n'est que le délégué de Béatrice, celui auquel la « femme divine » a confié le protégé sur qui elle veille et qu'elle viendra re- cevoir elle-même à la porte du Paradis (2).

La Béatrice représentant la sainteté ou la science a été le sujet de bien des études et de bien des commentaires, mais on pourrait la montrersous un jour nouveau en examinant surtout en elle son troi- sième attribut, beauté.

En plusieurs endroits de la Divine Comédie, on trouve des traces des idées platoniciennes, plus ou moins modifiées par leur voyage à travers saint

(1) Inferno, III, 5. [%)Inf., II, 5a-ia6:

DANTE. BÉATRICE 63

Augustin, Hermas, Boèce. C'est dans Boèce, sur- tout, que Dante s'est familiarisé avec certaines théories du philosophe grec, avec celle qui est exposée dans le Banquet. La voici, résumée aussi brièvement que possible, d'après la traduction de Cousin (i) :

« Celui qui veut s'y prendre comme il convient doit, après s'être attaché dès son jeune âge à aimer une seule des manifestations visibles de la beauté, s'efforcer ensuite d'aimer tout ce qui est beau, sans distinction. Après cela il doit considérer la beauté de l'âme comme bien plus relevée que la beauté visible, de sorte qu'une belle âme suffise pour l'at- tirer. Delà il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois et à voir que la beauté morale est partout de la môme na- ture. De la sphère d'action il devra passer à celle de l'intelligence et contempler la beauté des scien- ces, jusqu'à ce que, grandi et affermi dans ces ré- gions supérieures, il n'aperçoive plus qu'une science, celle du beau.

« Celui qui s'est avancé jusque-là par une con- templation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré, verra tout à coup apparaître à I ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate, qui est le but de tous les travaux précé-

(i) Platon : Œuvres complètes, trad. par M. Cousin, le Banquet, passim.

64 DANTE, BÉATRICE

dents, beauté éternelle, non engendrée et non pé- rissable. Donc, le vrai chemin, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas et, les jeux attachés sur la beauté suprême, de s'y élever sans cesse en pas- sant par tous les degrés de l'échelle. 0 mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle 1 Je le de- mande, qu'elle ne serait pas la destinée d'un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus vêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face sous sa forme uni- que, la beauté divine 1 »

Dante mettant en action les préceptes de Platon, plus heureux que lui, a l'espérance formelle d'ar- river à la contemplation de la beauté divine, et pourtant il prend un chemin plus court que celui qui est conseillé par le philosophe grec. La beauté de Béatrice, seule, le conduira directement au but suprême, sans qu'il change de culte. C'est Béatrice elle-même qui se modifiera et qui, après l'avoir soutenu dans le droit chemin, par le charme de sa beauté terrestre, le soutiendra encore, quand elle aura quitté ce monde, par la beauté cachée de son âme, par cette seconde beauté qui n'est visible qu'aux yeux de l'esprit :

DANTB, BEATRICE

65

Alcun tempo 7 sostenni col mio voîto : Mostrando gli occhi giovinetti a lui, Meco 7 menava in dritta uarte vollo (4).

Et plus tard, lorsque le poète est arrivé au Pa- radis, il entend chanter autour de lui :

Volgi, Béatrice, volgi gli occhi santi (Era la sua canzone) al tuo fedele. . . Per grazia fa noi grazia clie disvele A lui la bocca tua si che discerna La seconda belleza che tu celé (2).

Mais Dante est poète, plus encore que philoso- phe, et il avoue que lorsque la vue de la « femme belle et bienheureuse h lui a été enlevée, il s'est laissé entraîner hors de la bonne voie : « Les objets présents et les faux plaisirs ont détourné mes pas depuis que votre visage m'est caché (3). » Alors Béatrice lui fait de mélancoliques reproches l'on sent passer non pas un regret, mais un souvenir complaisant des jours vécus sur terre, pendant lesquels elle pouvait offrir son pur visage à la contemplation de son poète : Tu m'as quel- quefois oubliée, et pourtant, lui dit-elle, « jamais la nature ou l'art ont-ils pu t'offrir un plaisir pareil

(i) Purg.,XXX, 121 : «Quelque temps mon regard le soutint :je lui montrais, mes yeux d'enfant, je le conduisais dans la véritable route. »

^2) Purg., XXXI, i33 : « Tourne, Béatrice, tourne tes yeux saints vers ton fidèle ami. Par grâce, fais-nous la grâce de lui faire enten- dre ta voix, afin qu'il distingue la seconde beauté que tu caches. »

(3) Purg., XXXI, 34.

66 DANTE, BÉATRICE

à celui que tu ressentais à admirer ma beauté, maintenant ensevelie et perdue sous la terre (i) ! » Chaque fois qu'il parle de Béatrice, Dante a des mots charmants pour caractériser sa beauté. Tan- tôt il exalte la douceur de sa voix :

... mia donna Che mi disseta colie dolci stille (2) ;

tantôt son sourire :

ragyiandomi d'un riso

Tal che nel fnoco faria Vuom felice(3).

Puis, c'est le fameux portrait de Béatrice, lors- qu'elle lui apparaît aux portes du Paradis, encadrée dans un paysage céleste, triomphante et resplen- dissante d'une incomparable beauté : « J'ai vu, au commencement du jour, tout l'horizon affranchi de nuages, et nuancée de rose la partie de l'orient au milieu de laquelle naissait le soleil, dont on pou- vait supporter l'éclat tempéré par les vapeurs du matin : de même à travers un nuage de fleurs qui retombaient de toutes parts, je vis une femme, les épaules couvertes d'un manteau vert : elle était vêtue d'une draperie couleur de flamme ardente;

(1) Purg., xxxi, 49.

(3) Par., VII, ia : « Ma dame, qui me désaltère avec les douces gouttes (de sa voix. »

('i) Par., VII, 18 : « Me rayonnant d'un sourire tel qu'il rendrait heureux l'homme au milieu des flammes. »

DANTE, BÉATRICE 67

un voile blanc et une couronne d'olivier ornaient encore sa tète... (i).

« 0 splendeur d'une lumière éternelle : quel est celui qui ne serait pas découragé en essayant de te reproduire telle que tu .me parus dans l'air libre, le ciel t'environne de son harmonie (2)! »

O isplendor di viva luce eterna.

Idéal de beauté, idéal de lumière, sainte du pa- radis, cette femme n'est vraiment pas de ce monde. Fut-elle jamais autre chose que le jeu de l'imagi- nation la plus féconde et la plus exaltée?

(i) Purff.,XXX, 32. (3)Pi*/y., XXXI, u4. i3g-

V

LES AUTRES AMOURS DE DANTE

On peut encore trouver une objection à la réalité de Béatrice dans les autres amours de Dante. Pour- quoi aurait-il chanté une jeune fille entr'aperçue, lorsqu'il est si discret, presque muet sur les femmes dont l'amour dut souvent lui rendre moins lourdes ses pénibles douleurs d'exilé? Par quelle ingra- titude aurait-il accordé à l'une d'elles ce merveilleux privilège de l'immortalité? C'est assurément en am,our que les caprices sont à leur place et que le raisonnement, au contraire, est le plus déplacé; mais, pourtant, il y aurait entre l'amour de Dante et l'indifférence ironique de Béatrice une dispro- portion presque immorale. Cette jeune fille abuse du droit qu'ont les femmes d'être insensibles et de faire souffrir ceux que l'amour a faits, par l'ordre supérieur de la nature, leurs esclaves; elle est cruelle jusqu'au raffinement pour celui qui vit par elle et pour elle. Si c'est un amour vécu, l'his- toire est douloureuse, et Dante a montré bien de la

DANTE, BÉATRICB 69

faiblesse ou bien de la grandeur d'âme en restant fidèle au souvenir d'une femme que M. Bartoli appelle une femme de glace, un monstre. C'est pourtant à cette conclusion inattendue, bien que logique, que devraient en arriver les partisans de la réalité de Béatrice. Aussi l'un d'eux, s'en aper- cevant (1), a tourné la difficulté en prétendant que Béatrice avait payé le poète de retour. Ce n'est qu'une supposition que l'analyse de la Vita nuova ne permet pas de soutenir. Au contraire, Dante ressent la cruauté de Béatrice sans se plaindre; la divina fanciulla lui fait souffrir mille tortures qu'il supporte noblement, car une voix le lui dit : «La donna per cui amore tistringe cosi non è come le altre donne, la femme pour qui ton cœur est étreint par l'amour n'est pas semblable aux autres femmes. » Et il ne lui demande rien de ce qu'on demande à une créature, content si l'inspiratrice idéale descend parfois vers lui comme une bienfai- sante vision.

Dante a aimé pourtant, comme devait aimer un poète de cœur ardent et d'inépuisable imagination. Ce n'est pas un mensonge sous sa plume que ce vers divin :

Tutti li miei pensier parlan d 'amore. Toutes mes pensées parlent d'amour.

(1) M. Scartazzini, dans le Convivio, journal de Syracuse, des 5, 3o mars et 16 avril i8S3.

•JO DANTE, BEATRICE

« Quelque temps après la mort de Béatrice, rap- porte Boccace, qui mêle la légende à la tradition historique, Dante cessa enfin de se livrer à sa dou- leur, et bientôt il prêta l'oreille aux conseils que lui donnaient les siens de chercher quelques conso- lations. Ce que voyant, ses parents, afin non seule- ment de l'enlever à son chagrin, mais aussi de lui procurer de nouvelles joies, résolurent de lui faire prendre femme; de sorte que, tandis que celle qu'il avait perdue lui avait été une cause de tristesse, la nouvelle venue lui fût une cause de plaisirs. Et, ayant trouvé une jeune fille qui convenait à sa condition, ils lui exposèrent leurs intentions avec les raisons les plus engageantes. Pour ne point exposer chaque chose en détail, après une longue lutte, les conseils eurent leur effet et il fut marié, e fu sposato. »

Toilà donc ce grand deuil vaincu encore assez vite, et cet amour immense et unique aboutissant à un mariage de raison, de consolation. Le but fut manqué; Boccace en rejette tous les torts sur Gemma Donati, qu'il doue libéralement de toutes les fourberies et malices féminines; le résultat fut net : « Il se sépara de celle qui lui avait été donnée en consolation de ses peines, et jamais il ne voulut aller elle se trouvait, ni jamais ne permit qu'elle le vînt joindre, que ce fùt,et pourtant ils avaient eu plusieurs enfants. » Sur quoi Boccace, toujours

DANTE, BÉATRICE

fidèle reflet de l'esprit de son temps, le mariage était à peu près aussi mal vu qu'au temps de Ter- tullien, profite de l'occasion pour s'écrier : « Que

jltosiSHBMMHHi

BUSTE DE NAPLES

les philosophes laissent donc le mariage aux riches imbéciles, aux bourgeois, aux artisans; qu'ils ap- prennent donc à trouver leurs délices dans la Phi-

72 DANTE, BEATRICE

losophie, cette épouse meilleure que toutes les épouses. » Le souvenir de Béatrice n'avait pas em- pêché Dante de se marier; son mariage n'immo- bilisa pas son cœur, et, en dépit de Béatrice et de sa femme, il aima tout d'abord une belle jeune femme dont la piété l'avait frappé. Il est vrai aussi qu'il eut le courage de renoncer à ses désirs; mais un amour vaincu, un autre le remplace. S'il ne faut pas croire à la lettre Boccace, du moins faut-il tenir compte de ses insinuations et se souvenir de ce qu'il a dit de Dante : « In questo mirifîco poeta trovô amplissimo luogo la lussuria. »

Dante a avoué quelques-uns de ses péchés. Il se fait prédire le premier en termes assez clairs, au XXIV6 chant du Purgatoire :

Femmina è nata e non porta ancor benda (1), Comincio ei, che ti Jarà oiacere La mia cil ta.

Une femme est née et n'a pas encore la coiffe, Commença-t-il, par qui te viendra l'amour De ma cité.

Il s'agit de la Gentucca, femme d'un Bernardo Morla, que Dante connut et aima pendant son sé- jour à Lucques, en i3i4- A propos d'une autre, il se fait adresser des reproches par Béatrice, un peu plus loin, au chant XXXIe : Après m'avoir aimée,

(i) Dante suppose qu'il fait son voyage dans les trois royaumes en l'ai i3oo. ,

DANTE, BÉATIUCE 'jZ

lui dit la donna divina, comment as-tu pu descen- dre à de vulgaires amours?

Non ti dovea gravar le penne in giuso Al aspettar pi à colpi, o pargoletla, O altra vanità con si brève uso.

Nuovo augelletto due o Ire aspetta, Ma dinanzi dagli occhi de pennuti Rete si spiega indarno, o si saetta (1).

Quelle est cette pargoletla, cette fiUette, on n'a jamais pu le savoir au juste, mais il s'agit d'une des premières amours de Dante après son mariage, puisqu'en Fan i3oo c'est déjà chose passée. A la glose de ce passage, au vers 55, l'auteur anonyme de YOttimo Commente cite une certaine Lizetta, qui aurait été tout à tait le premier péché du poète, et le fait est possible, puisqu'en l'an i3oo c'est chose depuis longtemps passée. Pour justifier pleine- ment la grande colère de Béatrice, cet amour aurait pris Dante peu de temps après sa mort, dans les années qui suivirent 1290. Le souvenir est encore resté d'une femme que Dante aurait aimée, selon son aveu, dans les montagnes du Casentin, et qu'on appelle pour cela la Casentina ou la Montanina. Il

(1) « Tu ne devais point abaisser tes ailes pour attendre là-bas de nouvelles blessures, ou bien quelque fillette, ou quelque autre vanité de pareille durée.

« Le jeune oiseau attend bien deux ou trois coups, mais devant les yeux des oiseaux depuis longtemps garnis de plumes, les rets se déploient en vain, en vain se lancent les llccb.es. »

74 DANTE, BÉATRICE

semble la mentionner dans un passage de la canzo- ne Amor daccJiè convien.

Cosi nChm concio, arnore, in mezzo Valpi...

Amour, tu m'as tant malmené dans les Alpes...

Et aussi dans une lettre écrite du Casentin, en i3o6 : « Il (l'Amour) détruisit la louable résolution en vertu de laquelle j'avais renoncé aux femmes et à leurs louanges... Il a subjugué mon libre arbitre à tel point qu'il a fallu me tourner du côté non je voulais, mais où, lui, le voulait. » Enfin l'exis- tence parmi ses maîtresses d'une Pietra a été induite d'un sonnet ce nom revient avec insis- tance. De tout cela il ressort que, si Béatrice n'est qu'un amour rêvé, Dante a eu des amours réelles. Il n'y a pas de quoi le diminuer : c'était un homme. Mais tant d'autres passions rendent en- core plus problématique son culte unique pour une Béatrice Portinari, près de laquelle il aurait passé, sans presque chercher à l'atteindre, qu'il aurait laissée se marier sous ses yeux sans un effort pour l'attirer à lui et la faire sienne à jamais. On com- prendrait cette sublime réserve si, par la suite, il s'était voué à une profonde chasteté, s'il avait réel- lement vécu dans le souvenir de l'amour de ses jeu- nes années; ce serait une étrange contradiction dans la vie d'un homme qui, à cinquante ans, se laisse encore prendre aux beaux yeux de la belle

DANTB, BÉATRICE 75

Lucquoise. Qu'il ait existé une Béatrice Portinari, il n'y a aucun doute là-dessus, un document le prouve (1), mais que cette Portinari ait quelque chose de commun avec la Béatrice de la Vitanuova, que Dante seulement Tait connue, il n'y a plus la moindre apparence. Dans tous les cas, la Portinari n'aurait été, pourDante, qu'un point de départ, un jalon provisoirepris dans le réel : « S'il y a un fond de réalité dans ce personnage, dit M. Wegele (2), il faut avouer que la vérité et la poésie sont si bien entremêlées qu'il est difficile de les séparer (3). » Ceci ne serait pas absolument impossible, mais il

(1) On sait en effet qu'elle naquit en avril 12G6, et, par le testa- ment de Folco Portinari, lequel est de 1287, qu'elle était, à cette date, la femme de Simone de' Bardi. Voici le paragraphe qui la con- cerne : « Ilem Dominée Bici filiao suœ etuxori Domini Simonis de Bardis reliquit libr. 5o ad florem. » A remarquer, cependant, qu'elle s'appelle Bice, même en latin, et non Béatrice, nom qui n'était peut-être pas d'usage courant à l'époque.

(a) Op. cit., p. no. A ceux qui voudraient étudier la question dans tous ses détails, je signalerai les ouvrages suivants, parmi les plus récents, outre ceux que j'ai déjà cités :Minich, Degli Amo- ri di Dante ; Padoue, 1871. Lubin, La Gommediadi Dante Ali- ghieri ; Padoue, 1881. Del Lungo, Detl'Esilio di Dante ; Flo- rence, 1881 . G. Fenaroli, La Vita e i Tempi di Dante Alighie» ri ; Turin, 1883. Fornaciari, Studi su Dante ; Milan, i883. Karl Witte, Dante-Fovschungen ; Heilbronn, 1879, a vol. R. Renier.La Vita nuova e la Fiammetia, studio critico, Turin, 1879.

Scartazzini, Abhandlungen ùber Dante ; Francfort, 1880. Les publications de la Biblioteca Storica critica délia letteratura dan- tesca, diretla da G. L. Passerini et P. Papa ; Bologne, Zanichelli.

Enrico Panzacchi, // Libro degli artisti. Milan, 190a, in-8°.

(3) « Nach langer und sorgfàltiger Erwâgung, sind wir vielmehr zu der Ueberzeugung gelangt, dass in dicsem in Rede stehenden

DANTE, BEATRICE

il y aurait encore loin de à l'opinion courante. Il se serait produit dans l'esprit du poète une con- fusion entre le réel et le rêve, tout au profit du rêve. Leopardi a fait en beaux vers la psychologie de cette illusion :

Simile ejfette Fan la bêliez z a e i musicali accord i, Ch'allo mistero d'ignorati Eliseï Paion sovente rivelar. Vagheggia Il piagaio mortal guindi la Jiglia Délia sua mente, Vamorosa idea, Che gran parle d'Olimpo in se racchiade, Tulta al volto, al costumi, alla favella Pari alla donna cheil rapito amante Vagheggiare ed amar confuso estima (i).

Vérité et Poésie, la devise de Gœthe, tel pour- rait être le mot de l'énigme : le poème, amoureux d'une idée, s'est cru, par la puissance de son ima- gination, amoureux d'une femme. Comme Balzac^ ses héroïnes, Dante n'aurait peut-être pas été très | étonné de rencontrer sa Béatrice piazza de' Donati, ou dans l'église Santa-Maria-Nuova, et qui sait si, après avoir rêvé, il ne l'a point vue réellement se dresser devant lui, rayonnante et sereine, comme une madone de vitrail ? Dante extatique, par mo- ments, dans la fièvre de l'inspiration, ne me sem-

Verhâitnisse, Wahrheit und Dichtung in so hohem Grade gemischt sind, dases unmôglich ist, sie vollslandig von einander zu schei- den. » (i) Leopardi, Canti, Aspasia, t. 34-43.

DANTE, BÉATRICE Tj

blerait pas une conception montrueuse, ni en rien offensante. Qu'il ait réellement entendu la voix de l'Amour lui dictant ses vers d'amour, je ne m'en étonnerais qu'à demi. L'inspiration, en sa réalité physiologique, a de ces effets ; ce n'est qu'un des mystères de la sensation surexcitée.

Je prendrais volontiers à la lettre ces vers du Purgatoire:

... Io mi son un che quando

Amor mi spira, noto, e a quel modo

Ch'ei detta dentro, vo significando (1).

Que Béatrice ait été ou non une « vera donna in carne e in ossa colle sue giunture, une vraie femme en chair et en os, avec toutes'ses jointures », elle n'en a pas moins eu, non seulement dans les œuvres, mais aussi dans la vie du poète, un rôle immense. Elle a été pour lui l'idéal personnifié, rendu visible, toujours présent, et, pour bien des générations de poètes et d'artistes, elle en est restée et elle en restera toujours l'expression la plus haute. Par les mains de celui de qui l'on peut dire ce qu'il a écrit de Virgile :

Tu duca, tu signore, e tu maestro,

(i)XXIV, 5î-54 : « Je suis ainsi que lorsque Amour m'inspire, je note, et sur le mode qu'il me dicte au dedans je m'en vais le répan- dant au dehors. »

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DANTE. BÉATRICE

la donna angelicata est à nouveau façonnée, et si poétiquement que l'idéal d'un siècle devient celui de la postérité, et l'ambroisie d'un poète,

Lo dolca bcr che mai non m'avria sazio.

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