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RECHERCHE DE LA VERITE

SOCIÉTÉ ANONYME d'iMPHIMEKIE DE VILLEFRANCHE- DE- ROUERGUE Jules Bardoux Dircclaur

MALEBRANCHK

DE LA RECHERCHE

DE LA VÉRITÉ

LIVRE SECOND

DE L'IMAGINATION

AVEC U^fE INTRODUCTION ET DES NOTES

GEORGES LYON

Profor^r^cur agrège de philosopliio au lyeéc Henri I\'

PARIS

LIBRAIRIE GH. DELAGRAYK

4 5, RUE SOUFFLOT, 15

1885

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MALEBRANGHE

LA VIE ET LES OEUVRES

Le P. André avait coiiiposé avec une minutie pieuse la biographie de Malebranche. A défaut de cette vie, aux détenteurs de laquelle Victor Cousin a adressé un appel aussi inutile qu'éloquent, nous avons pour nous renseigner quelques documents précieux. Les extraits l'éunis par Cousin dans l'appendice au second volume de ses fragments de Philosophie moderne et, en par- ticulier, les inappréciables Mémoires du P. Lelong ; plus récemment, V Elude consacrée à Malebranche par l'abbé Blampignon, d'après les deux manuscrits que cet écrivain a eu la bonne fortune de découvrir, celui du P. Adry aux Archives et celui de Troyes, comblent partiellement cette fâcheuse lacune historique*. Con- tentons-nous de tracer rapidement les indications in- dispensables.

Nicolas Malebranche naquit en 1G38. La délicatesse

1. M. Ollé-Laprune a tiré un parti excellent de ces documents divers dans m Philosophie de Malebranche (t. Icf, l^c partie, ch. 1°^}, si riche, si intéressante, dont on ne saurait trop recommander la lecture à quiconque étudie et aime la philosopliic nationale.

2 MALKiniANGlIE

•îxlnhue de sa coiislilution fit (lu'à la différence de ses frères, il acheva dans sa famille son éducation sco- laire, jusqu'à la philosophie lîxclusivement. Mais déjî! brillaient ses magnifiques facultés, au point, nous dit un contemporain, d'exciter la jalousie de ses frères, pourtant eux-mêmes fort heureux dans leurs études. Il se sentit pe»i attiré vers la vie mondaine et refusa un canonicat qui lui était offert. Épris de [)i(Hé et de nn'dj- tation, son attention fut appelée par un de ses parents, chanoine de Notre-Dame, vers un ordre religieux 1;« discipline était sans rigueurs, et les exercices de la dévotion étaient distribués avec lassez de mesure pour laisser le meilleur des journées à l'étude et à la ré- flexion. Cet ordre était l'Oratoire, il entra en KîOO, huit mois après la mort de son père.

La vocation spéculative de Malebranche ne s'était pas encore annoncée. De philosophie, il possédait celle (pi'il avait reçue à seize ans de ses maîtres, au collège de la Marche , une scolastique toute baignée de péri- patétisme. A l'Oratoire, il se nourrit, comme tout le xvu® siècle ecclésiastique, de saint Augustin. Ce fut la lecture fortuite d'un ouvrage posthume de Descartes, le Traité de rhommCy qui, le ravissant d'admiration, lui révéla son propre génie. Il en reçut une illumination soudaine. Méthode et mécanique, tout lui en parut mer- veilleux. Dès lors sa voie lui était tracée. 11 entrera dans la métaphysique du maître qu'il s'est choisi, ac- ceptera ses règles, recevra ses axiomes; mais poussera les conséquences, élargira la doctrine. Sa philosophie ne sera qu'un cartésianisme enhardi. Les altérations

MALKBUANCIIE -i

(piil ;i[)iH triera ;>. la cosmologie carli'sir'nnc ami ml beau cire considi'ral^lrs; son inailre, il ne le renon- cera jamais.

l'^n l(H>4, il avait découvcrl Dcscarlcs '. En 107 i, il donnait les trois premiers livres de sa Recherche de la rrrilé, fruit de dix années de travail et de méditation, l.a publication rencontra plus d'un obstacle et il n"ob- linl pas sans peine son privilège d'imprimer. Ce livre d«Mneuré, en dépit de ses préférences propres , son OMivre maîtresse et comme son code de doctrine, ob- tint un succès prodigieux. Il en éditait en 1775 la se- conde moitié suivie des Eclaircissements. Ses Conver- sations chrétiennes, il applique à la théologie et à la morale religieuse ses principes philosophiques, sont de 1076. En 1080, il terminait son Traité de la nature et de la grâce, livre très combattu, ([ui lui valut les at- taques d'Arnauld comme il lui attira les foudres de Bossuet. Au sein même de son ordre, il rencontra des adversaires déclarés ([ui, tour à tour, le rangeaient parmi les jansénistes ou le signalaient comme un émule de Spinoza. Son àme, douce et contemplative, souffrit de ces luttes. Il n'aimait pas la polémique; pi'rsonne ne la dut subir davantage ({ue lui. Avec Bos- suet (pu le presse, il ne veut controverser que pUune en main; contre Arnauld, sa vie ne fut qu'une longue

1. C'est, eu effet, cotte annêe-lù que Clerselior publia le Trailé de l'llo)iniip. Il est vrai que Clerselier se plaint d'uue contrefa- çon anticipée, d'une édition latine antérieure, parue en dehors de lui. De sorte qu'à l'extrême rigueur, cette initiation de Male- hranche au cartésianisme pourrait remonter un peu avant IGGt.

4 MALEBRANCHE

ilisput»' Mil, par intervalles, sa patience se hissait. Kl, cependant, ce n'était point de sa part intolérance ni orgueil. Sa modestie et sa sincérité éclatent assez dans cette lettre à Leibnitz, que V. Cousin a raison d.idniirer, le métaphysicien blanchi, à l'apogée de sa gloire, s'avoiu' si ingénument vaincu et convaincu par snn subtil «•orie.spondant, lui-uiéme en la maturité de son géni»''. Les sp»'culatil"s «'xcellent rarement à ces joutes de logiciens.

Ses Méditations chnHicnncs, sont reprises et am- jdi liées les d^-ductions théologiques et morales qui avaient donné lieu aux ConveHations, paraissent en 1G83; son Traité de morale est de 1G84 ; les Entretiens sur la Métaphysique y le plus étudié et le plus choyé de ses ouvrages, «.'st j^ubli*' en KJHS. Eu 1()07, il donne son Traité de V Amour de Dieu; en 1708, cet Entrelieu d'un philosophe chrétien et d\ui philosophe chinois dont l'occasion, si l'on en croit une anecdote, atteste- rait quel degré extraordinaire avait atteint la réputa- tion de l'auteur-. Kniin, viennent les Réponses à Ar-

1. «... J'ai reconnu qu'il n'était pas possible d'accorder l'expé- rience avec ce principe de Descarte^j, que le mouvement absolu demeure toujours le même. J'ai donc tout chanj^é ce traité (De la communication des mouvements : car je suis maintenant convaincii que le mouvement absolu se perd et s'augmente sans cesse, et qu'il n'y a que le mouvement de nn'-me part qui se conserve toujours le m^me dans le choc. J'ai donc tout corrigé ce traité.... Je vous dis ceci, Monsieur, a6n que vous continuiez d'être per- suadé que je cherche sincèrement la vérité... » Lettre du i:] déc. 1098.)

2. «« Sur les nouvelles qu'il avait vues de lu Chine, d'où Ion mandait que ses ouvrages y étaient fort goûtés et qu'ils pou-

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MAI.EiniANCIII-: 5

nauldy longue ri[)oslc en quatre voluincs au Traité des vraies et fausses idées, le redoutable janséniste di- rij;eait de si rudes coups contre le système de la vision on Dieu. I.es Réflexions sur la prémotion physique, son dernier ouvrage, sont écrites en 1715, pour réfuter les attaques qu'avait dirigées contre les principes établis dans la Recherche de la vérité l'auteur d'un livre ré- cent : L'action de Dieu sur ses. créatures.

Chacun de ces ouvrages suscita à son auteur de nom- breuses et ardentes contradictions; mais il se sentit soutenu et encouragé par des amitiés illustres. Ce fut peut-être au sein de son ordre qu'il obtint le moins de justice, bien qu'après le magnifique succès de la Re- cherche de la vérité une Assemblée générale lui eut décerné des remerciements « de l'honneur que son tra- vail faisait à la Congrégation ^ ». Le général de l'Ordre, P. de Sainte-Marthe, fut parmi ses adversaires. Bossuet, qui l'avait d'abord combattu, se rapprocha bientôt de lui. Ainsi fit également Fénelon. Mais au nombre de ses admirateurs, et non le moins fervent, il compta ce grand connaisseur en fait de gloires , le prince de Omdé, qui aimait à conférer avec lui de théologie et de philosophie. Le prince professait un goût plus par-

vaieiit être d'un grand secours aux missionnaires qui allaient prêcher l'Evangile dans ce royaume, et ù, la sollicitation de M. de Lionne, évoque de Rosalie, qui lui exposa les sentiments des Chinois, il composa un entretien sur la religion, il introduit un philosophe chrétien avec un philosophe chinois ». {Mém. du P. Lelong.j

1. V. Remarques SU7' la Vie du I{. P. Malehvanche, recueillies par M. Chauvin. (Cousin, Append. II.)

r. M au: H HANCHE

linilirr pnm- relui dr -•- «nivra^fs 4|iii lut le )>lus ludc- iiHMit pris n p.n lit- : Ir 1 1 n'ilo. delà nature cl delaffràci'. .. .).' lui ;ii .Mil .lin', r;i|ip()rt<' M. (rAllrinans, quo !«' I\ .Mal«'l>r;m<'ln' clail le plus siihliiiic im''tn]»liysi('i('n qui fut au monde. >

M.ilelMaiieJie iiioiinil ;i r.U'is, le I II oeh du'e ITIT).

.MKTAI'IIYSIOI !•: hE LA VISION EX DIEU.

Dr-( Ml 1.^. d(.!i! la ^r.iiule règle do distinction et dV- vidence lui reriu' par 1«' xvii" siècle entier comme le précepte initial d»' toute logique et de toute ontolof^ie, avait, -iir 1111 |M.inl peul-etre, l'orrait lui-même ;i son piMn('i[»e. La i)ensée et létendue sont, avait-il dit, les deux preuïières notions (dnires que rencontre notre ànu* f'n j,n--(--lM!i et d'elle e; de Dieu. Ces deux no- tions -'(.[iiiM^,!!' riiiie à Tan'i-e comme deux hétéro- frènes, deux coutiaiio : donc les deux substances (pi'elles dési^ment. «duir.olenl l'une avec l'autre d'un contra-le ail-. du: eiilie les deux nulle Continuité, nulle transition possible. Sur celte opposition essenti(dle, les Mt'ditatunis fondaient les deux démonstrations ie(pii-.- .1 par la raison et par la foi : la spiritualité, et rimmorlaUte de l'a me.

.Tus«p!«'-là Ion! »'tait au mieux et il sullisail de pour- sui\re II- d''ducti(tns p(un" (d)ténir cette c.in>!ruclion a priori i\\\ iii.itide (prt'lah.tr.'iil el la d.'rnière partie du Disriiuis, r\ la lin i\i'> Mrditafin/is. Mais, si le lojiicien était -a!i-tail. un doute pesait >ur le mi-tapliysicien , doute .l..nl il -erait illt'iiilinii' de faire ti. piii-.pi'en tin

MALEliUANCHE 7

)l«' ((nnplc c'est sur la inétaphysiffiio que le Discours

'(lifie la science. Cette diffictilté était la suivante : si tout «'e ([uc nous connaissons et concevons est ou bien attrihui ou bien modalité de l'une ou l'autre de ces deux sub- stances, la pensée et l'étendue , ces deux substances elles-mêmes entre qui se partage toute la réalité, que sont-elles vis-à-vis l'une de l'autre? Deux hétérogènes, inrt bien. Mais deux hétérogènes absolus, constituant deux choses en soi, à la façon du double principe des Manichéens ? Ou bien deux divers sous lesquels se dé- ploierait et par qui se manifesterait un absolu unique, identité des contraires et substance des substances? Descartes n'avait pas opté, et ses continuateurs purent cboisir à leur gré. La première solution fut en gros, et sous la réserve de la transcendance d'un Dieu domi- nant à la fois étendue et pensée, celle qu'adoptera le spiritualisme, dont le vrai nom serait bien plutôt le dua- lisuie ; à la seconde allait s'arrêter le génie de Spinoza.

Mais un parti différent s'offrait : au lieu de mainte- nir entre les deux substances rivales une égale dignité dans l'absolu, c'était de faire évanouir l'une devant la seconde, comme l'apparent et l'illusoire devant le réel. Kn ce cas, lacpielle des deux sacrifier à l'autre? Point d'hésitation possible : « Je ne suis qu'une chose qui pense, » c'est le 2 et 2 font i de tout Cartésien. Étendue , mouvement , matière et corps ne sont que

les notions ultérieures et médiates : penser, c'est être, telle est la vérité angulaire. Si donc l'un des termes doit s'évanouir au bé'néfice de l'autre, le choix est d'avance tracé. La substance Etendue, voilà l'apparent.

8 MALEBUANGIIK

La Mil».N|aii<t' l'pnsi'C, voilà le réel. Cette troisième so- luti(m correspond au Monisîne idéaliste : c'est celle que Malehranche a, tout au moins implicitement, adoptée.

linplicitomont : car les exigences de la théologie ne lui prruu'Uaient }>as de professer, sous sa forme expli- cite, la doctrine radicale de l'Idéalisme absolu. Mais il «'st aisé de se convaincre qu'à cette doctrine va, d'une pente naturelle , la pensée de Malebranche. Au début de sa Recherche de la vérité, il s'applique à nous tenir en garde contre l'erreur, à peu près de même que Des- cartes inaugurait son Discours par l'énoncé des règles les plus propres à nous mettre en la possession du vrai. Or, de toutes les idoles qui abusent et captivent la rai- son humaine, quelle est, selon lui, la plus pernicieuse, celle qu'il ne se lasse pas de dénoncer, qu'il ne croit ja- mais avoir suffisamment abattue ? C'est la croyance instinctive à la réalité des objets de nos sens. Mais alors, si nos sens ne nous font connaître que leur ma- nière d'être aff'ectés, il n'y a donc point de corps exté- rieurs ? Malebranche nous laisse le soin de tirer cette conséquence; mais il est bien près de la déduire lui- même, puisque, dès le dixième chapitre de son premier livre, il déclare « qu'il est très difficile de prouver qu'il y a des corps ». Et, dans le sixième chapitre de la seconde partie de sa Méthode, il juge cette démonstra- tion des moins indispensables : « Il n'est pas absolument nécessaire d'examiner s'il y a effectivement au dehors des êtres qui répondent à ces idées : car nous ne rai- sonnons pas sur ces êtres, mais sur leurs idées. »

Dans son sixième Éclaircissement, il s'exprimera en

MALEBRANCUE 9

<l«»s termes i)lus décisifs. Il est h pn-siiiiKM- qno des ol»- j(Hiions lui avaient été adressées au sujet de cette im- puissance prétendue nous serions d'établir la vé- rit('' évidente, ce semble, par-dessus tout : l'existence iMM'lIc de la inalière et des C(U'ps. Mais lui, <levonu sur <'e point cartésien dissident, il passe au crible les argu- ments rationnels invo(pié's en faveur de cette existence. « Pourquoi, demande-t-il, jugerons-nous positivement qu'il y a au dehors un mondé matériel, semblable au monde intelligible que nous voyons? » Aucune réponse ne le satisfait. De garantie directe, nous n'en avons au- cune. Dieu seul ici peut nous instruire : « 11 nous est im- possible de savoir d'autre que de lui s'il va effectivement h(U's de nous un monde matériel, semblable à celui que nous voyons ; parce que le monde matériel n'est ni vi- sible ni intelligible par lui-même. » Mais pouvons-nous, rationnellement, invoquer ici la véracité divine? Male- branche ne le croit pas, et en cela il se sépare de Des- cartes qui , on s'en souvient , raisonnait ainsi ( Mé- ditation) : Dieu n'est pas trompeur et sa perfection atteste la vérité de nos idées claires; or nous connais- sons clairement et distinctement que le monde matériel existe; donc, etc. La majeure est juste, mais non malheureusement la mineure : « Il est vrai que nous avons un penchant extrême h croire qu'il y a des corps (|ui nous environnent, je l'accorde à M. Descartes ; mais ce penchant, tout naturel qu'il est, ne nous y force [)oint par évidence, il nous y incline seulement par im- pression. » Kn dernière analyse, nous ne possédons point de démonstration évidente ; l'argument cartésien

1.

10 .M AUinUANCIIE

n'f-l |i;i> CMnclii.iiil : " r,\r ciiliii D'u-ii ii.' nnii> pousse point iii\incil>hMiH'ii! à non- y irndir. Si nmi- y coii- sriitons, «•'«*st liluTim'iil : nous pousoiis iiy pi«s coii- st'iitir. •> I.M raison IaKpic, si l'on jKMit flirc, finit donc pri'inln- -n\\ p,n li de n'y ririi pnii\nii' : cllf <•-! irr(''sis- liMrmcnt i(l«'alislt'. »< (^'rUiinciiient, il n'y a (pio la foi (|ni puisse non< convaincic (pi'il y a ('n'octivcnicnl d«'s rorps. » Par l.i t'ni -fiilr imu- |.nii\()ii- ;ic(|ii(''rii' la ••«'l'Iitude que le niomlf in.ilciirl cxislc. (ICsl dire (jue, cationnollement, nous y dcMm- icuoiucr.

Aussi l»i«'n nous ])r«'ndroii> tarilciinrit iiolic parti de rt'tfc inipiii--imcc. La pliilosopliic de Ma li-Uranclu' n'a pas besoin de l'exislencc rcrilc des corps; elle a tout avanlaucà s'en passer. A l'exemple du Platonisme, elle ne r.iil consister les choses, eel|e<-l;i .m moins <|ne non- connaissons on an\(|nelles non> [»onvonspen:-ei-. r\-^\-h- dire le- <enle- don! non> ayon> droit df jtarler, dans le- id.c- (|ui imii- |r> pre-enlen'. < )r. derrieic ces idées, pourquoi >M|.|io-e|- ;inl;inl de srihslrnln ipii Icni' -eraieiil strictement identiques el don! elle- (dlViraienl la lidèle copie? A quoi bon ce dt'-eahpie ;; Tinllni? VA ne serait-ce pas, pour reldiniier contre le r<''alisme la pi'ofonde ob- jr'clion d'Ai i-îm;.' ;iiix Platoniciens, donider li's choses en vue de le- mieux comptei-?

Il ne l;uidri pas (pu' le scej)li('isine prt'tendc tirer avantage «!'• ir' .iven d i-evendi(pie M;ilel>ranelie ponr un des sien.-. L.i -cienee. dans cette position de lidi-a- lisnie, n'est pa- moin- en si'curité que dans celle du réalisme c.nniin!. Le- idi'e-. ;! ijni -e ramènent truites les chose-, ne -nul pas des espèce- «'ini-e- du dehors,

.M A LE nil ANC HE H

iinii plus «|iH' (les lypcs n(''s avec nous et en nous; ce u'esl pas (la\;uilj\j4e noire es[)rit qui les crée : toutes, hypothèses plus nialsonnantes Tune que l'aulre et qu'il f.nil inipitoyablementécarter(V.l.in, r°i)artie,ch.ii-v). Tne seule explication est acceptable, qui lève toutes les (lilïlcultés, satisfait à toutes les objections : Dieu, créa- teur de tous les êtres, les voit « en considérant les per- fections qu'il renferme auxquelles ils ont rapport ». Mais nous sommes spirituellement unis à Dieu : car « il est le lieu des esprits, comme l'espace est le lieu des corps ». 11 est « le monde intelligible ». Dès lors il suffit qu'il veuille nous montrer les rapports de ses perfec- tions à ses créatures, pour que nous ayons ou puissions avoir les idées de tout ce qui est. « Vérités éternelles, » ou « choses changeantes et corruptibles, » nous ne con- naissons rien que nous ne le voyions en Dieu. (lb.,ch. vi.) (Juelle garantie plus durable pourrions-nous ambition- ner pour notre science ? Quel dogmatisme a jamais «''diii('^ sur de plus solides assises un système de vérités? Rien n'est que par son idée : « le monde et les beautés dont il brille sont un monde et des beautés intelligi- bles. » Et chaque idée à son tour vient de Dieu, réside en Dieu, foyer de toute vie, source de toute existence comme de toute intelligibilité.

De cette désignation concise et brillante de la vision en Dieu, par laquelle la doctrine du grand ora- torien est couramment désignée. Toutefois cette ex- pression pourrait, sans que la concision de la formule y perdit trop, être complétée avec avantage. La vi- sion cl l'action en Dieu, serait-il plus juste de dire. Les

42 MALEBIUNCHE

principes, en oflet, qui ont inspiré la nu'taphysique de Malebranche présidiMit également à sa psycholoj^ie, et sa théorie de l'activité et des passions se déduit des mêmes axiomes d'où dérive sa théorie de la connais- sance. Si nul esprit ne connaît qu'autant qu'il plaît h Dieu de l'instruire, nulle volonté ne se meut qu'autant <pi*il idait à Dieu de l'attirer à hii. Ou pUitùt tout ce qui agit avec conscience d'agir, se dirige spontanément et invinciblement vers Dieu, suprême bien, but mys- tique vers lequel tendent à l'envi les amours et les dé- sirs. Une action qui n'aurait pas Dieu pour objet au moins indirect, serait en dehors (le l'intelligible et du possible, une contradiction morale. La faute même consiste en une suspension, en un arrêt de ce mouve- ment; elle n'a qu'une valeur négative. Proprement, « le péché n'est rien ».

Cette loi d'attraction universelle des activités vers Dieu régit le monde des esprits comme, suivant une découverte prochaine, une autre attraction gouvernera l'univers des corps. Le principe de toute connaissance est aussi la lin de toute liberté. Ce principe, cette fin est Dieu. « Parce que sa puissance et son amour ne sont que lui, croyons, avec saint Paul, qu'il n'est pas loin de chacun de nous, et que c'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être : Non longé est ab uno- fjuoque nostrum'jinipso enim vivimus, movemur etsumus.

UNION DE l'aME ET DU CORPS.

L'empire de Dieu sur nous et en nous va s'élargir

MALEBRANCHE 13

,'ncor<\ 11 no sufïit pas à raulcur d(3s choses de nous procurer le mirage nécessaire d'un monde matériel di- rectement perru par nous; de proposer, par sa pré'- s(Mice immédiate à nos esprits, un attrait irrésistible à nos volontés. C'est également lui qui fera concorder entre elles, avec une impeccable exactitude et en vertu de lois éternellement posées, les deux chaînes d'évé- nements entre lesquelles se divise la' vie humaine. Si nous connaissons notre corps, s'il agit sur nous et si nous réagissons sur lui; si, par son intermédiaire, nous sommes en communication avec les corps étrangers , nous en sommes redevables à Dieu seul. Car l'union du [diysique et du moral est sa chose; il l'a décrétée et il la réalise en chaque instant de notre existence. Vérité essentielle qui jettera un jour puissant sur la psycho- logie de Malebranche, et nous expliquera l'ampleur et le libéralisme de sa méthode.

(Jue, dans l'absolu, toutes choses ne soient réelles que d'une réalité intelligible ; qu'à la pensée, ou tout au moins à des déterminations de la pensée divine, se ré- iluisent, en soi, les existences mêmes que nous appelons matérielles (et telle nous a paru être la conclusion de Malebranche, sa conviction « de derrière la tête »), l'inconciliable dualité de l'esprit et de la matière n'en persiste pas moins dans le monde du relatif. Là, nulle rencontre possible entre les phénomènes de l'une et les manifestations de l'autre. Les deux séries se longent, sans se toucher jamais; elles s'accompagnent en se faisant contraste ; elles s'opposent d'une opposition éter- nelle. S'il nous était possible de concevoir seulement

il MALEBRANCHE

41111111 (Miiiit (le riiiic «'(ïleurAt un ])()iiil de raiih'c, loiitt,' croyance en la distinction do l'àme et du corps, vn la siirvivancjMli's «'sprits, sT'vnnouirait aussitôt, et c'en se- rait lait (in spiritualisme' cart«''sien.

Toiir l»; philosophe et même le théologien, la diniciilti* devient donc la suivante : sans frayer aucun |)assag(' entre le monde de la pensée et le monde de la matière, puisque toute allée directe de celui-ci à celui-là est in- terdite, rendre cependant compte de l'étroite alliance que nous surprenons en nous, durant la vie actuelle , entre ces deux mondes. La conscience atïirme qu'en nous ils coïncident; la raison vnie que nulle part ils puissent s'atteindre et se confondre. Lequel croire de ces deux témoins? Peut-on donner tort à la Conscience, (pii est l)ien sûre, elle, de voir ce qu'elle voit? Lt, d'autre part, comment ne donner pas raison à la Raison ?

On sait de quelle manière Leibnitz se tirera de cet embarras : en donnant satisfaction entière et à la Rai- son et à la Conscience. C'est, point pour point, le pro- cédé qu'a suivi Malebranche, dont les causes occasion- nelles pré'sentent une si remarcpiable ressemblance avec Vharmonie préétablie. L'auteur des Entretiens méta- phfjsi(/ws et celni de la Monadolorjie ont pu employer des termes diiférents, mais leur manière est la même de concilier le fait avec le droit, le raisonnement avec l'expérience * .

1. Leibnitz avait de lui-même fait le rapprochement, si nous; en jugeons par ce passage d'une lettre qu'il écrit à M. do Mont- mor : ( Je ne trouve pas que les sentiments du R. P. Malebran- che soient trop éloignés des miens : le passage des causes occa-

I

MALE BRANCHE i:>

Kn fait, noire (.'s{>rit s<' iJcrsiiMilc (lu'il es! intiincincnl joint rt notre corps; il croit ressentir le clioc innnédiat (les choses extérieures, les percevoir, les connaître elles-mêmes comme elles sont, être véritablement liuichf' à leur contact et afl'ecté i)<vr leur action. Illu- sion, sans nul doute, mais illusion nécessaire, au [)rix (1<! laipu'lle nous défendons notre inb'grité et nous du- rons non pas comme une entit('' spirituelle, mais comme un vivant, c'est-à-dire comme une àme unie à un corps. « Il était à propos, explique Théodore à Ariste, que Tesprit sentit, comme dans les corps, les qualités qu'ils n'ont pas, afin qu'il voulût bien, non les aimer ou les craindre, mais s'y unir ou s'en séparer selon les besoins de la machine, dont les ressorts délicats demandent un jiardien vigilant et prom})!. » (4" Entretien, XX.) Éton- nons-nous après cela si le sentiment intérieur nous abuse en nous faisant éprouver, dans la douleur ou le plaisir, un contact matériel qui n'est qu'imaginaire 1 Cette déception indispensable est, pour le corps, une condition de sécurité. « Il ne suffit pas de dire que c'est la piqûre blessant le corps, il faut ({ue l'àme en soit avertie [>ar la douleur, afin qu'elle s'applique à le conserver. » (Ib., YIII.)

Mais si la conscience est justifiée de sentir par erreur i •' ({u'il lui semble qu'elle sent, cette vérité demeure intacte que la Raison a posée comme fondamentale : « Le corps par lui-même ne peut être uni à l'esprit, ni l'esprit au corps; ils n'ont nul rapport entre eux. »

sionnelles à rhannouic préétablie ne paraît pas très difficile. » (Lettre du 26 août 17 ii.)

IG MALEBIIANCIIE

{Traité de Morale, X.) Comniont anive-t-il donc que, dans l'existence présente, ces «Ir'iix inconciliables se <l<''v<*l(»piM'nt d'un iiK^iiveincnt comimin, sont associés à la même dcstim'-r, au point qne toiitrlum^onicnt on l'un retentisse chez l'autre, et qu'ils exercent i'ini sur r.'uiti'c une aussi persévérante intluence ? Le problème com])ort«* une solution unique, celle qu'exi)ose Théodore : « Puisque vous voyez clairement qu'il ne peut y avoir de rapport <ui de liaison nécessaire entre les ébranle- ments du rcrvcau et tids et tels sentiments de l'àme, il est évident cpiil faut avoir recours à une puissance qui ne se rencontre point dans ces deux êtres. » (4° Fn- tret.y VllI.) Cette puissance, quelle sera-t-elle? sinon celle-là seulement de qui ces deux êtres dérivent et leur essence et leur réalité. « Ainsi, il est clair que dans l'union de l'àme et du corps il n'y a point d'autre lien que l'efficace des décrets divins, décrets immuables, rificace qui n'est jamais privée de son effet. Dieu a donc voulu, et il veut sans cesse que les divers ébranle- ments du cerveau soient toujours suivis des diverses pensées de l'esprit qui lui est uni. Et c'est cette volonté constante et efficace du Créateur qui fait proprement l'union de ces deux substances. » (Ib., XI.)

La volonté de Dieu n'a pas besoin d'accomplir un ïniracle sans cesse renaissant pour que persiste l'asso- ciation des deux substances hétérogènes. Les lois gé- nérales établies par le décret divin, lois que le philo- sophe affirme, bien qu'il en ignore le détail, y suffisent pleinement ; elles rendent inutile une intervention sur- naturelle de tous les moments dans le cours du monde

MAI.KBUANCHi: 17

l»h\sn[in'. Mais «'es lois ne se soutiennent que i)ar la constante décision du Créateur. Il est, en définitive, la cause véritable d'une union, dont tout ce qui n'est pas lui peut bien devenir le prétexte, même la condition, mais non la raison efl'ective ni l'agent. A cet accord in- time, à cette mutuelle pénétration, nous ne contribuons, nous, qu'à titre de causes occasionnelles ; la cause effi- ciente en est Dieu. Je désire et je veux lever le bras ; mon désir et ma volonté sont aux lois divines une oc- casion de s'accomplir; si mon bras se lève, c'est que ces lois, c'est-à-dire Dieu, l'ont permis. « Tes désirs ou tes efforts, dit à l'àme qui l'implore le Verbe éternel, ne sont donc point les causes véritables qui produisent par leur efTicace le mouvement de tes membres, puisque tes membres ne se remuent que par le moyen de ces esprits. Ce ne sont donc que des causes occasionnelles que Dieu a établies pour déterminer l'efficace des lois de l'union de l'àme et du corps, par lesquelles tu as la puissance de remuer les membres de ton corps. » ( 6" Médit, chrét., XI.)

L'intime présence de Dieu en nous se manifeste ainsi par une triple relation : il préside à notre connaissance des objets, puisqu'il nous en fournit les idées; il meut notre activité en offrant un appât éternel au désir ; il allie en nous deux substances ennemies, car ses lois réalisent l'union du corps et de l'àme. Or, si vivre ne se peut que moyennant la régularité de cette union ; si ce n'est pas véritablement vivre que consister en un or- ganisme tout au plus apte à s'acquitter de ses fonctions végétatives, sans nulle unité' de conscience qui en per-

is M \ im;i;i; ANCiiR

cuis (• |t'> tlal.-> ri n a ^i >.•>(', par son iiilriiiKMiiaiiM', cmiiIim' h's impiM'ssioiis du dcliors, ne (iovifnt-il pas rxacl de dii'f <|ii<'. -l'idii \Ialc|)i aiiclir, iKMi- lcii()ii< (In iiumiic Au- tour, non sculciiicnl riiilclli^ciic».' <'t factis ih- vr^lontaire, mais aussi la vie? I"]| ne pouvons-nous, donnant à nolrf^ l'orniiil»' dt' l(»iil à I Immii'c IoiiIc xui rxicnsion . appeler l<* système de Malebi-anclie : Dncli-inc de In rls'inn, (h- Vartiin} cf dr la rie l'n DIph?

i'(»ssiiM i.iTi; n'r.NE rs yciio-pii vsioiE.

Une pareille (•(Mierplioii de- e|in-c> c! de riiounno paraîtra «inuidicreincn! iiiduie de prt'jii.U''^ tl)<''oloni_ <pie<. Le leelciir -iiperli(i(d d(''daii:nei%( celle philoso- phie l'eodale unies liaiilr- piiissanecs siiprasensihles confisquent, ce semble, an dehinient du indi l)uinain, toute iiiîelliuenee, toute lilterli' et même tonte ('iiergie vitale, il es! in('rr)ynhle, ec|if'ndant . cond)ie'n cette diMlrine (pi";! première \ ne l'on jnuerait si éloignée de de ni)n-.e>},au Contraire , [»roche de notre temps, combien elle s'adapte à nos exigences, je dirais volon- tiers à nos ])artis pris contem))orains : à quel [)oint enfin le mysticisme dn !li(''oloi;ien ap])orte d'indr'pendance au physiologiste et an p>ycli(dogue.

S'il e<l mie branche de la philosophie qui ait subi, en ci'lîe xM-nnde nH>ili<'' de siècle, unc rénovation profonde, r i'>\ la p-\c|in|(ii:ie. Tonr ;; Innr pei'due et reconquise pai- le rationalisme cartésien, puis ])ar le spiritualisnu' I ijt'nni de Maine deliiran; disjud/M,' ])ar les partisans d'' la niellinde d "inl rnspecl ion aux disciples du criti-

(

MALi:iJUANCnE 19

isiiic, la voici mainlenant n'claiiKM' j)ar une noiivrllc le, non la moins intrépide ni la moins ardente, celle des psyclio-physiolognes, selon qui l'explication de toutes les énigmes mentales résiderait exclusivement dans les ph(''nomènes organiques. Les faits que la psy- eho-physiologie collectionne , les documents qu'elle étale, appellent assurément toute l'attention du philo- sophe. 11 ne saurait ignorer de l'ohservation; il devra s'informer , apprendre , interpréter. Si spiritualiste «pi'il puisse être, il ne doit point passer outre ni demeu- rer sourd au déli de l'expérience. Combien ses per- plexités sont grandes ! Ces relations causales, chaque jour aperçues plus nombreuses, entre la vie organique et la vie mentale, ne laissent plus, semble-t-il, subsister celle-ci indépendamment de celle-là. Pourtant son dogme fondamental exige que le principe de l'existence morale soit essentiellement distinct des agents de la vie physique. S'il maintient immuable ce dogme , il se heurte aux faits. Et s'il en croit les faits, sa raison a pnoH est contredite, sa foi philosophique anéantie.

Ces doutes, ces oscillations de pensées, ces tâton- nements, ces incertitudes seraient inconnus à Male- branche. Ses principes métaphysiques planent si haut ((ue nulle déposition ex[)érimentale n'en saurait affai- blir l'autorité. En même temps, le libéralisme de sa méthode est tel qu'il peut d'avance accepter tous les témoignages des faits et accorder un blanc-seing à l'expérience. A cette proposition, « base de la psycho-physiologie (un chef éminent de cette école lui-même nous <'n avertit), que les actions psychi-

(jnes, «l'iiiu' numiôre générale, s(jnt Ini-cs au sy.slèiiit' c»';rébro-spinnl;... que tout état psychique est invaria- blement associé à un état nerveux;... qu'enfin tout état psychique déterminé est lié à un ou plusieurs événe- ments physiques déterminés que nous connaissons bien dans beaucouj) de cas, peu ou mal dans les au- tres * ; » à CGi> postulala dont s'efl'rayerait le s})iritua- lisme classique, l'auteur des Entretiens métap/iysifjues et des Méditations chrétiennes souscrirait; que dis-je? il y a expressément par avance souscrit.

« Toutes les fois, lisons-nous au début du second livre de la Recherche de la vérité j qu'il y a du chan- gement dans la partie du cerveau à laquelle les nerfs aboutissent, il arrive aussi du changement dans l'àme... et l'àme ne peut jamais rien sentir ni rien imaginer de nouveau, qu'il n'y ait du changement dans les fibres de cette même partie du cerveau. » (II, l""*" partie, ch. i.) Point d'opération intellectuelle qui n'ait comme son schéma organique. « Dès que l'àme reçoit quelques nouvelles idées, il s'imprime dans le cerveau de nou- velles traces, et dès que les objets produisent de nou- velles traces, l'àme reçoit de nouvelles idées. » (Ib. ch. V.) D'ailleurs, comment pourrait-il être autrement ? Ne venons-nous point de voir que les lois générales de l'union de l'àme avec le corps ne comportaient point de modification limitée à un seul des deux, qu'elles exi- geaient l'exacte reproduction en chacun de ce qui se passerait chez l'autre ? Ce sont les deux horloges de

1. La psychologie allemande contemporaine. Ribot, i^'^ édit., Introd., p. XI. Ce remarquable ouvrage vient d'être réédité.

.MALEliUANGlIE 21

lliiyglu'ns, que Leibnilz aimait à donner en exemple : le synchronisme en est si irréprochable que les ai- jfuilles de part et d'autre iraient à jamais (hi même pas. « Toute l'aUijinee de l'esprit et du corps, ({ui nous est connue, lisons-nous encore dans la Recherche de la vêriléy consiste dans une correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l'àme avec les traces du cer- veau, et des émotions de 1 ame avec les mouvements des esprits animaux. » (Gh. v.)

Il suit de (pie c'est le devoir du philosophe d'étu- dier cette « correspondance naturelle et mutuelle » , de tenir de ces « traces du cerveau » très attentivement compte; de suivre dans leurs relations constantes avec les « mouvements des esprits animaux » les événements de lame; c'est-à-dire, en langage plus moderne, de ne jamais faire abstraction au cours des recherches psy- chologiques des droits permanents de la physiologie. Sinon, il ne verra qu'une moitié des choses ; son exa- men a pour objet un rapport; mais ce rapport, com- ment l'apercevrait-il, si, par esprit de système, il re- jetait dans l'ombre l'un des facteurs? La métaphysique de la vision en Dieu lui fait une loi d'interroger la na- ture matérielle ; elle exige que le psychologue ait recours à l'expérience. La psycho-physique se déduit logiquement du principe des Causes occasionnelles.

Mais Malebranche ne va pas plus loin. S'il fait à la physiologie une très large part, il ne lui sacrifie néan- moins pas la psychfdogie elle-même : les connnuns [)rincipes qui lui ont interdit de négliger ou d'amoin- drir le rôle de l'organisme ne prohibent pas moins

22 .MALEailANClIK

la siippressinii «In moral et de riiilcllcehicl an piolil de rorgani(iu<'. II faut étudier r«'ti'r vivant et conscient sous ses deux faces avec un soin jaloux, car la consi- <I«*ration de l'un ne saurait rien nous apprendre de l'autre. La connaissance du dehors n'accroîtra point d'un fétu la science du drdans. I^es deux séries fie faits sont isochrones, voilà tout. (Juant à la recherche «l'une coordination causale de l'une à l'autre, outre que n(»us la savons a pr^o?'^ impossible, les deux substances n'intrilV'rant pas, elle serait prafi([uenient un leurre, quelque chose comme le ridicule puzzle : le({uel est le premier, de la poule ou de i'oMif?

De la sorte la psychologie est sauvegardée, en sa place, avec ses moyens propres de déduction ration- nelle ou d'investigation introspective : car sur son ob- jetàelle nulles descriptions anatomiques ne procureront de lumières. « 11 n'y a nulle métamorphose, déclare excellemment Théodore. L'ébranlement du cerveau ne peut se changer en lumière ni en couleurs, car les modalités des corps ne sont que les corps mêmes de telle et telle façon. » [4"^ Entrct. met., X.) En cela, Malebranche se séparerait de nos modernes psycho- physiologues, pour qui la méthode de réflexion et d'in- tuition intérieure est non avenue. Gomme si les dépla- cements moléculaires, les actions réflexes, les vibrations des fibres, les ondes nerveuses, fluides, processus, etc., avaient le privilège de nous rendre compte soit de ce qu'est subjectivement, en son étoffe^, wmt impression

I. Le mot est de Cournot. (V. le chap. vu de ce chef-d'œuvre :

M A LE BRANCHE 23

(Icuincc, sdil (le l'a^iMMiient ou du (li'phiisii' (juV'llc causp, de l'idée qu'elle évoque, de la détermination volontaire (jui la suit I II y a plus. Gomment le psycho- pi lysiologue est-il lui-même induit à rapprocher un «'vénement organique quelconque de tel ou tel état mental qu'il })rétend expliquer par cet événement ? Le poiu'rait-il enlin, s'il n'avait déjà, lui-même et du dedans, observé cet état mental de manière à ne le confondre avec nul de ses congénères? Et cette observation, de quelle manière l'a-t-il obtenue? Ce n'est pas, assuré- UKMit, à l'aide du microscope; l'anatomie n'en est pas là. 11 a observé tout comme aurait fait un psychologue de cette « ancienne école ^ » tant décriée ou dédaignée : au moyen de la conscience.

Pour nous résumer, la science par excellence, savoir la science de nous-mêmes, emprunte à la métaphysique sa garantie première. C'est parce que Dieu, « plus pré- sent à nous que nous-mêmes ^, » traduit, à toutes les luinutes de notre existence mortelle, nos actes et nos p<'ns(''es en faits physiques, nos modifications neuro- <M'rébrales en impressions conscientes, que le philo- sophe a pour devoir d'étudier, texte à texte, ces deux langages d'une si exacte concordance, bien que d'une -i infMuable irréductibilité. Et l'auteur de la Recherche

l'K.ssai sur les fondements de nos connaissances et su?' les carac- tères de la critique philosophique, t. I.)

1. « Pour raiicienne école, le gont de l'observation intérieure et l'esprit de finesse étant les signes exclusifs de la vocation du psychologue, tout le programme se résume en deux mots ; s'ob- server et raisonner. » Ribot, Psi/ch ail., Introd.

•2. Morale, X, 7.

24 M A LEUR ANCHE

de la vérité fni! mieux (juc d»' pruclaiiirr le devoir : il

le prati(|U('.

1

ESQ[ \^SK D l NK PSYCHOLOGIE.

Djuis l'expose (pii précède, nous nous sommes eon- lormés à l'ordre en quelque sorte ontologique, allant des^ vérités fondamentales aux vérités dérivées. Or, il esf évident que la descente des principes, suivant la doctrine idéaliste que nous avons retracée , se doit plutôt ainsi' tracer : vision et action en Dieu; union, par Dieu, de l'Ame avec le corps; légitimité, nécessité mém^B d'une ('tude simultani'e et parallèle de ces deux sub- stances. Mais l'ordre historique se confond-il avec la suite des déductions ? La plus haute vérité suivant l'être ne s'impose pas forcément la première selon le temps. Si l'on s'achemine, conformément à la règle cartésienne, du plus simple au plus complexe, et aussi du plus proche au plus éloigné, peut-être sera-ce, au contraire, en dernier lieu (pion joindra le premier des principes. De la sorte, l'exposition méthodi([ue du sys- tème irait en sens inverse de notre résumé. L'enchaî- nement a priori retourné donnerait le processus histo- rique. La métaphysique aurait pour propédeutique la psychologie.

Tel est bien, à peu de chose près, le plan que s'est assigné Malebranche, attestant une fois de plus la sû- reté de son esprit et son droit sens de la méthode. C'est également un des traits caractéristiques qui le distinguent de Spinoza, avec qui, dès son vivant, on

M A LE HU ANC HE 2:;

(limait à lui (Ici'ouvrir des ressemblances'. Ji'Kthiqiie s'ouvre par une définition de la substance, nécessaire et infinie, plérônie de l'être et de la connaissance : le premier objet qu'elle nous propose est l'Absolu, d'où sera tiré, more geometrico, le relatif. C'est par la consi- dj'ration de ce qu'il y a au monde de plus relatif que i\('h\\\.e\ii Ih cherche de la x^érité :\\nn^c\\v et les moyens de l'éviter. Et le plus efficace de tous ces moyens est sans doute de se bien connaître soi-même, puisque c'est à la science de soi que l'auteur s'applique immédiatement. 11 aura gardé en cela plus de prudence que Descartes lui-même : car enfin ce dernier, satisfait d'avoir décou- vert dans l'identité de sa pensée avec son existence le primum quid inconcussum dont il a besoin, s'est élancé d'une baleine à l'existence de Dieu, sauf à mieux déter- miner ensuite sa propre nature. Malebranclie, avant de s'élever à ce suprême terme, dessine toute une psycho- logie générale, toute une psycho-physique, décrit trois de nos maîtresses facultés : la sensibilité perceptive , l'imagination et l'intelligence-. Il aurait donc, en toub? justice, le droit d'inscrire au portique de sa philoso- phie la maxime dont Bossuet fait précéder son Trailé de la connaissance de Dieu : « La sacresse consiste à côn-

es'

naître Dieu et à se connaître soi-même. La connais-

1. « Le P. Tournemine, jésuite, fit iiiipriiiier, eu 171:], un livre dp VExistence de Dieu, composé par },W l'archevêque de Cambrai, auquel il avait ajouté une préface de sa façon. Il accusait dans cette préface le P. Malebranclie d'être spinosiste. »

2. Toutes les trois ne font, comme on va le voir, qu'un même f^ntendemont. La volonté est étudiée dans la seconde partie du Trait.'-.

•r, .M A LE BRANCHE

sfince de lums-iunnes nous doit rlevcr à In rn/nmlssance

de Dieu. »

Ksquissons succinctement cette psychologie. I/ànie HMinlt «'H «'Ile deux facultés générales, X entendement rt la volonté, celle « fie recevoir plusieurs idées, c'est- à-dire d'apercevoir plusieurs choses », et « celle de recevoir jdusieurs inclinations ou de vouloir dirterenles choses ». Celle-ci se rapporte à l'activité; celle-là à la connaissance. Mais dans la connais^^ance il faut discer- ner. De même cpie dans la matière il va lieu de ne pas confondre la fiffurey « celle qui est extérieure », avec la configuration, « la ligure qui est intérieure », de même l'àme a de ses idées deux sortes de perceptions : « les perceptions pures, pour ainsi dire superficielles à l'àme », et « les sensibles qui la pénètrent plus ou moins vivement. Telles sont le plaisir et la douleur, la lu- mière et les couleurs, les saveurs, les odeurs, etc. ». Ces dernières se doivent appeler les modifications de l'esprit, comme les différences de configuration sont dites mo- difications de la matière. Or, {'entendement consiste «m cette faculté que possède l'esprit de recevoir difle- rentes idées et différentes modifications; laquelle « est, entièrement passive et ne renferme aucune action » au contraire de la volonté, toute active, soit qu'elle in^ cline, soit qu'elle meuve, et que l'on peut distinguer ei volcmté proprement dite et en liberté (I, ch. i, § 2.) ( )n peut introduire dans l'entendement une subdi* vision nouvelle, selon que les objets connus par l'en- lendciuent sont présents ou absents. Dans le premier eas, il 1rs perçoit; dans le second, il est dit les imagi-

.MAI.EBUANCIIR 27

11. r : (lrii\ tond i( MIS (1«^ la môme laculli' qui iR'dinV'icnl qnr du |>lus au moins et n'impliiiuent en elle nul i)ar- taee essentiel, o F.es sens et X imagination ne sont que rcntcndeiut'ul , apercevant les objets par les organes du corps. ^>

DE l'imagination

(I.i\ri- II. th' ht liochvrchc de la orritr. )

Le livre que la Recherche de la vérité consacre à l'imajiination, présente, après ce que nous venons de dire, un intt'rèt particulier : nous y apercevons, réalisée et vivante, la méthode de dédoublement (jne nous avons résunif'e. Les deux enquêtes, Tune organique, l'autre psychique, y sont menées de front, mais sans aucune interférence même accidentelle : tout du long elles se côtoient, mais ne se confondent jamais. Par- courez-vous la première partie de ce livre et les pre- miers chapitres de la seconde, vous vous trouvez égaré en pleine physiologie, et vous doutez si c'est réellement un philosophe théologien qui parle. Terminez-vous la seconde partie et lisez-vous la troisième, c'est bien un psychologue et un moraliste, je dirais même un essayiste que vous avez devant vous. Les deux études ne sont point non plus étrangères l'ime à l'autre, comme ces lambeaux dont parle Horace, cousus enseudde on ne sait trop i)Ourqu<>i. Quand le physi<d(>- giste dê'crit, fnVfuemment un rapide trait psycholo- gicpie signale la valeur interne du fait dont le tracé or- ganique a seul(Muenl marcpii' le dehors; et quand le

28 MALKHJIANCIIK

psytliolu^iir analyse, il nous ra[)[)ollo avec iiissistancc.' les conditions physiologiques dont le phénomène men- tal est escorté. Parallélisme , non identité.

Physiologie de l'imagination. Et d'ahord, com- menl assignei- la ligne précise l'imagination coiii- inence? C'est le physiologiste qui nous le dira. A ne juger les choses que du dedans, i>ar la conscience, ('omme nous disons aujourd'hui , la faculté d'imaginer se comporte comme celle de sentir et l'image ne tliffère i)oint de la perception. Il est vrai que, dans 1 le premier cas, l'objet perçu est absent et qu'il est présent dans le second. Mais' cela même, nous ne le savons que grâce à un jugement, i)ar ime inférence H ultérieure. Nous n'avons donc point ainsi de distinction fondamentale. Cette distinction, demandons-la aux con- comitants organiques. Les filets nerveux dont le branle cause nos perceptions, ont une extrémité dans le cer- veau, une au dehors. Est-ce le bout extérieur qui est a'gité : l'àme sent et elle juge présent l'objet de sa per- ception. « Mais s'il n'y a que les filets intérieurs qui soient légèrement ébranlés par le cours des esprits ani- maux ou de quelque autre manière , l'àme imagine et juge que ce qu'elle imagine n'est point au dehors, mais au dedans du cerveau, c'est-à-dire qu'elle aperçoit un i >bjet comme absent. » D'où cette conclusion si profonde, 4ont les travaux contemporains sur la pathologie de l'esprit : hallucinations, hypnotisme, suggestion, attes- tent de plus en plus l'exactitude : « à l'égard de ce qui «e passe dans le corps, le sens et l'imagination ne dif- fèrent que du ]dus <'t du moins. » Bref, l'esprit, sous

MAi.KiiUANcm: 2a

linéiques formes (ju'il iiiint-iiic, obéit slrictein<*iil aux Jois de la sensibilitr'.

I/àine a ainsi le don de percevoir à vide, vA il lui suilil l»our cela d'agir (oonforinénicnt, cela va sans dire, aux lois de son union avec le corps) sur cette partie du cerveau oùrébranlenient des nerfs, dans la perception vraie, apporte les sensations. Mais elle n'y réussit pas à elle seule. Son vouloir est cause occasionnelle et rien de plus. Dieu est la cause absolue. Mais la cause actuelle <*t immédiate réside en l'organisme. Cette cause est <louble : l'action des esprits animaux, c'est-à-dire ce eourant des plus subtiles et vives parties dégagées de notre sang et dont le circuit des artères au cerveau, du <:erveau aux muscles, etc., compose la vie consciente ^lle-méme ; l'ébranlement des fibres cérébrales sur lesquelles les images sont imprimées par les es- prits. Ceux-ci sont le burin ; celles-là le cuivre incise et creuse le graveur.

Assurément ces hypothèses scientifiques n'appartien- nent plus qu'à l'histoire; c'était là, si l'on veut, comme de l'anatomie a jiriori. Mais Malebranche, tout le premier, prend soin de nous avertir qu'il n'a pas en toutes ces explications une foi aveugle ; le rôle attri- bué notamment à la glande pinéale par le Maître, le laisse quelque peu sceptique. Il ne tient pour invulné- rable que le principe de méthode, selon nous aussi Jiors de conteste : qui veut connaître scientifiquement •4't i)]iil(jsophiquement à la fois l'imagination, devra l'étudier non seulement dans la conscience, mais aussi , mais d'abord dans le cerveau.

yo MALEBUANCHE

Aussi s'aj)pli(|ur-t-il à distinguer les diverses in- lluences sous 1 empire desquelles esprits animaux et lilu-es (('n'I» raies peuvent varier d'un individu à l'autre «'t dun individu à lui-même. Par ee moyen seul on s'i'xpliquera celte prodigieuse diversité qui se ren- contr»' dans les imaginations et dans les caractères. 11 faudra déterminer les lois qui régissent la liaison des « traces » cérébrales entre elles et subsidiai- rement des images avec ces traces. Traduisez ces lois, vous avez celles de l'imagination. Les dissemblances de cette faculté, suivant les sexes, suivant les âges, suivant les milieux, suivant l'éducation, se réduiront ainsi, en dernière analyse, à des difî'érences organicjues. Le phy- siologique est la condition du mental. A la rigueur, on se représente le philosophe de la Vision et de TAction en Dieu écrivant de la pathologie mentale et composant, H sa manière, un trait('' des Maladies de l'Imagination.

Psychologie et critique rationnelle. Les filets ner- veux, les traces et les esprits animaux ne sont pas tout. I^oin de là, Malebranche a pris garde, au premier cha- })itre de ce livre, de prévenir toute méprise. L'imagi- nation comprend, a-t-il dit, deux choses : « l'une qui dé[)end de l'àme même et l'autre qui dépend du corps. La[)remière est l'action et le commandement de la vo- lonté. La seconde est l'obéissance que lui rendent les esprits animaux... et les libres... » (I, § 2.) Comment s'accomplit cette action ? Comment est formulé et trans- mis ce commandement? L'auteur ne nous le dit pas, ou plutôt il nous laisse à le sous-entendre. Autant il a pro- digué les détails, puisant à jjleines mains dans la phy-

.AIAI.EBllANCIIH 31

sinlo^'h' (In l('iii[>s, nini's ([ii'il di-crivait la face oxlcnic vl ()rf?ani(|U(' clr la l'aciill»' (pi'il «Hiidio, aulanl il se nionlre rrscrv»', iiiys;lrrieux, quand il retourne rohjcl de son examen pour en considérer la face interne el pro[)rement i)sychologique. Nous devinons cependant ce qu'il ne nous dit pas. La volonté agit, comme causf^ orcasionnelle et en vertu des lois d'union instituées, réa- lisées par Dieu. Le mé'canisme de cette efïicace, à titr<' d'occasion, nous ne le connaissons pas; de même nous ignorons quelle est, psychologiquement, l'essence de Timagination, parce que nous n'avons de notre àme qu'une idée vague et confuse. Pour cette raison même, Malebranche a traité de l'imagination surtout en natura- liste ; pour cette raison, après avoir revendiqué les droits du psychologue, il n'en a bénéficié que discrètement.

Aussi bien, le psychologue, chez Malebranche, traite cette faculté a^ec une défaveur qui va jusqu'à l'injus- tice. Sur elle il rejette toutes les fautes et déverse tous les ridicules : elle devient véritablement le bouc- émissaire chargé de tous les péchés de la raison. L'hu- manité a-t-elle aveuglément subi durant tant de siè- cles le joug du principe d'autorité, dans la philosophie et dans la science : il faut s'en prendre à l'imagination. La lecture fausse-t-elle le plus souvent l'esprit des per- sonnes d'étude : la faute en est à l'imagination. Une «rudition déplacée jette-t-elle nombre d'auteurs en de puériles recherches : l'imagination. Les commenta- teurs en viennent-ils à décerner les honneurs divins à un Platon et à un Aristote : l'imagination. Lesi)rit de système fait-il a[tercev(>ir toutes choses sous un faux

32 MALEBRANCHE

Jour : liiimgination. La chimie elles expériences expo- fçent-ellesàde grands mécomptes ceux qui s y adonnent : rimaginali(jn. Enfin subissons-nous, au grand doni- niag(; lUt notre raison, l'ascendant de ces prodigieux artificiers littéraires, Tertullien, Sénèque et Montaigne: loujours l'iuiagination.

De ce réquisitoire humoristique et mordant ipie Malebranche dirige contre la critique littéraire, contre Té'rudition et l'histoire : sorte de pamphlet satirique <m est prise h partie toute étude qui ne poursuit pas comme son objet exclusif la démonstration directe des vérités rationnelles. Au xvn*'vsiècle même et aux yeux ^e Malebranche qui, en dépit de sa satire, était bel et bien un savant et un érudit, il y avait paradoxe à pré- coniser ainsi l'ignorance historique. Le paradoxe du moins y est manié avec un agrément extrême. Quelques ^iudroits de ce badinage peuvent passer, littérairement, pour des modèles. L'écrivain qui pourchasse l'imagi- nation de si vive manière lui emprunte ses pièges les plus ingénieux [)our la mieux surprendre ; désireux d'étaler en pleine lumière les travers de la trompeuse, il lui dérobe d'abord ses plus riantes couleurs. Le lec- teur fera donc sagement de ne point tout jjrendre au l)ied de la lettre et de se souvenir (pie Malebranche ne dédaignait pas quelque ironie.

Mais lors même que le satirique badine , le philoso- phe ne quitte point du regard l'idée directrice de tout ■ce livre : « l'inuigination est la maîtresse cause de nos «erreurs. » Et cette accusation, nous aurions pu la pré- dire avant ([u<' l'expérience journalière nous eût édifiés.

MAl.KiniANGIlE 33

ijii'rsl-cc ([uc l'iinafilnation? Un prolongement de In perception, un (l;in^er«Mix privilège de percevoir, en l'absence de ce que l'on perçoit. Or, nous avons vu que les sens étaient nos premiers artisans d'erreur : nous leur devons ce perpétuel éblouissement qui nous fait attribuer une valeur réelle aux peintures de notre sen- sibilité. Que ne sera-ce pas de l'imagination, faculté pla- uiaire sinon pis encore, et ([ue Ton pourrait définir : une aggravation de la sensibilité? Encore le sens percevait-il réellement, au moment l'esprit af- iirmait l'existence de son objet de perception; nous in- terprétions mal les témoignages de notre sensibilité : au moins ces dépositions étaient réelles. Au lieu que l'ima- gination ne peut même alléguer cette demi-excuse : non seulement elle interprète de travers ses propres rap- ports, mais, de plus, ces rapports sont fictifs et menson- irers. Elle ne perçoit seulement pas, quand elle allègue -es perceptions; les impressions dont elle s*autoris<' sont illusoires ; elle est ébranlée par le vide; elle touche non pas même une ombre et sent à faux ce qui n'est pas. Si telle est notre coAdition présente que l'erreur nous assiège de toutes parts, soit que nous percevions réel- lement , soit que nous nous figurions percevoir; si nous sommes condamnés à faillir quand nous en croyons nos sens et que nous le soj'ons plus encore lors([ue nous suivons notre imagination, cpielle ressource nous reste-t-il pour éviter tant d'embûches tendues à notre croyance, et quel moyen d'entrer jamais en pos- session de la vérité? Ce moyen, cette ressource, ne nous (»nl pas été enviés : le grand cartésien nous en a

;{i MALEBRANCHE

in^lniils *lr> riilxu»!. Ri'cusant iiii<»f;iiwiti()ii cl, scii.-i- iHlitr, soyons attentifs à consulter notre seule raison f t |.,ii .'II.- rt"|tli(>ri>-ri(uisjiis(|u'n ce Verbe divin de qui pro- tnlriit fniilc iiilclligence, loute liberté, toute force, et qui est la lumière de nos Ames, le feu vivant de nos Milniilt's. I*iir nous soiiiiiics liiim'iK- iiiix principes qui ouvrr'ut à la fois et ferment le cercle de la spc'culîi- lion. La |)sychologie et la physiologie ont rempli leur lâche : le rôle de la métaphysique commence ou re- commcnci'. rim.i.uiii.ilion e! les sens ont échoué» rentendeiiK'ii!, ("ol-ji-dire u l'esprit pur » réussira.

(iEORGES LYON.

OBSERVATION.

Tout embarras sur le choix cTun texte, les variantes à intro- duire, les leçons à discuter, nous a été épargné par Malebranche lui-uiênie. 11 a pris soin, en effet, de faire précéder la sixième édition de son Traité, celle de 1712, d'un avertissement cfui dé- bute ainsi : « Je crois devoir avertir le lecteur que de toutes les éditions de la Recherchk de la vérité, à Paris et ailleurs, celle-ci est la plus exacte et la plus ample. » Nous nous sommes donc strictement r.Mit'niinr' à r('dition de 1712, notablement différente de «-elle (il' Hûi. et (|ue Malebranclio recommande comme l'ex- pression exacte et d'^tinitivr <|r >;i ]m'iis.''''.

1)K LA

REGIIERCHE DE LA YÉmïË

LIVRE SECOND DE L'IMAGINATION

PREMIERE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

L IDÉE GÉNÉRALE DE l'iMAGINATIOX. II. QU'eLLE RENFERME DEUX FACULTÉS , l'uXE ACTIVE ET l'aUTRE PASSIVE. Ilï. CAUSE GÉNÉRALE DES CHANGEMENTS QUI ARRIVENT A l'imagination DES HOMMES, ET LE FONDEMENT DE CE SECOND LIVRE.

Dans le Livre précédent nous avons traité des Sens. \ous avons tâché d'en expliquer la nature, et de mar- quer précisément l'usage que Ton en doit faire. Nous avons découvert les principes et les plus générales er- reurs dans lesquelles ils nous jettent; et nous avons tâché de limiter de telle sorte leur puissance, qu'on doit beaucoup espérer d'eux, et n'en rien craindre, si on les relient toujours dans les bornes que nous leur avons prescrites. Dans ce second Livre nous traiterons de l'Imagination : Tordre naturel nous y oblige; car il y a un si grand rapport entre les Sens et l'Imagination, qu'on ne doit pas les séparer. On verra même, dans la

36 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

suite, que ces deux facultés ne difirTont entre elles que

tlu plus ou cKi moins'.

Voici Tonlre que nous gardons dans ce Traité. H est divisé en trois Parties. Dans la première nous ex- pliquons les causes physiques du dérèglement et des erreurs de l'imagination. Dans la seconde nous faisons quelque application de ces causes aux erreurs les plus générales de l'Imagination; et nous parlons aussi des causes que l'on peut appeler morales de ces erreurs. Dans la troisième nous parlons de la commu- nication contagieuse des imaginations fortes.

Si la plupart des choses que ce Traité contient, ne sont pas si nouvelles que celles' que l'on a déjà dites, en expliquant les erreurs des Sens, elles ne seront pas toutefois moins utiles. Les personnes éclairées recon- naissent assez les erreurs et les causes même des er- reurs dont je traite; mais il y a très peu de personnes qui y fassent assez de réflexion. Je ne prétens pas instruire tout le monde, j'instruis les ignorans, et j'avertis seulement les autres, ou plutôt je tâche ici do m'instruire, de m'avertir moi-môme.

I. Nous avons dit, dans le premier Livre, que les orga- nes de nos sens étaient composés de petits filets qui, d'un côté, se terminent aux parties extérieures du corps et à la peau, et de l'autre aboutissent vers le miHeu du cerveau. Or ces petits filets peuvent être remués en deux manières , ou en commençant par les bouts qui se terminent dans le cerveau, ou par ceux qui se terml-

1, Ainsi qu'il va être expliqué, le mécanisme des deux facultés est le même : devant l'une l'objet est présent , au lieu qu'il est absent de l'autre : telle est la maitressc ditfércncc. Toutes deux dépendent du même entendement, « cette faculté passive •> qu'a r.^me d'apercevoir. (T. liv. ï'*'", ch. i«r, 1.)

DE L'IMAGINATION 'M

nent au dehors. L'agitation de ces petits filets ik; pouvant se communiquer jusqu'au cerveau, que l'àmo n'aperçoive quelque chose ; si l'agitation commence par l'impression que les objets font sur la surface exté- rieure des filets de nos nerfs, et qu'elle se communique jusqu'au cerveau, alors l'âme sent et juge que ce qu'elhî sent est au dehors', c'est-à-dire qu'elle appercoit un objet comme présent. Mais s'il n'y a que les filets inté- rieurs qui soient légèrement ébranlés par le cours des esprits animaux ^ ou de quelqu'autre manière, l'âme imagine, et juge que ce qu'elle imagine n'est point au deliors, mais au dedans du cerveau, c'est-à-dire qu'elle appercoit un objet comme absent. Voilà la différence qu'il y a entre sentir et imaginer.

Mais il faut remarquer que les fibres du cerveau sont beaucoup plus agitées par l'impression des objets que par le cours des esprits ; et que c'est pour cela que l'âme est beaucoup plus touchée par les objets exté-

1. « Par un jugemeat naturel dont j'ai parlé en plusieurs en- droits du livre précédent. '> (N. de Malebr., 6e édit.) V., en effet, liv. I, ch. X, XI, XII et sqq. Ce jugement naturel, source, selon notre auteur, des erreurs les plus répandues, est celui par lequel l'ànie attribue aux choses ses propres sensations et admet, par exemple, si la main se brûle, que « ce qu'elle sent est dans la main et le feu ». De cette erreur nous sommes responsables, car « ce jugement naturel est presque toujours suivi d'un autre ju- gement libre, que l'àme a pris une si grande habitude de faire qu'elle ne peut presque plus s'en empêcher ». (Liv. 1er, ch. x, § G.) Ainsi la maîtresse erreur est le réalisme du sens commun.

2. Le chapitre ii sera consacré au développement de la célèbre théorie physiologique empruntée par Malebranche à Descartes et dont le T7'aUé des Passions nous offre un abrégé si précis (I, § 10). « Par le cours des esprits animaux, ou de quelque autre manière, » dit l'auteur que nous étudions, indiquant assez qu'il ne désigne par ces mots qu'une hypothèse. Nous, modernes, nous disons : « processus nerveux », « fluide neuro-spinal » ; l'expression

3S DE LA UKCHKUCHE DE LA VÉRITÉ

rieurs, qu'elle jugo connue i)résens, et comme ca[)aljles de lui faire sentir du plaisir ou de la douleur, que par le cours des esprits animaux. Cep«3n(lant il arrive qu(îl- quefois dans les personnes qui ont les esprits animaux fort agités par des jeûnes, par des veilles, par quelcpie lièvre chaude ou par quelque [)assion violente, que ces esprits remuent les fibres intérieures de leur cer- veau avec autant de force que les objets extérieurs, de sorte que ces personnes sentent ce qu'ils ne dcr vraient qu'imaginer, et croyent voir devant leurs yeux des objets qui ne sont que dans leur imagination. Gela montre bien qu'à l'égard de ce qui se passe dans le corps, les sens et l'imaginalicm' ne difï'èrent que du plus et du moins, ainsi que je viens de l'avancer K

Mais afin de donner une idée plus distincte et plus particulière de l'imagination, il faut sçavoir que toutes les fois qu'il y a du changement dans la partie du cer- veau à laquelle les nerfs aboutissent, il arrive aussi du changement dans l'àme : c'est-à-dire, comme nous avons déjà expliqué, que s'il arrive dans cette partie quelque mouvement des esprits qui change quelque

1. Combien il y aurait peu à retouchera cette analyse pour la rendre vraie d'une vérité en quelque sorte contemporaine ! N'est-ce pas, toutes proportions fîardées, suivant une méthode analogue que les psycho-physiologistes rendent compte de Thal- lucination, ce cas extrême do l'acte Imaginatif?... « Vraisembla- blement, disent à ce sujet MAL Binet et Féré , les deux phéno- mènes perception et hallucination emploient le même ordre d'éléments nerveux. En d'autres termes, l'hallucination se pas- serait dans les centres sont reçues les impressions des sens; elle résulterait d'une excitation des centimes senso)'iels ». (Revue scientif., 10 juin 188.).) Excitation causée « par les esprits ani- maux », aurait dit un cartésien ; « par un trouble fonctionnel de l'écorce cérébrale », dit plus exactement un psycho-physio- logiste. Mais, au fond, pour tous deux l'interprétation du phé- nomène est la même.

DE 1/ IMAGINAT ION 39

p(Mi Tordre de ses libres, il arrive aussi (jnelque })er- i t'ption nouvelle dans l'àme; elle sent nécessairement, (iii elle ima^^ine ([uebfue chosci de nouveau : et l'àme ne IM'ut jamais rien seiilir, ni rien iuia,i;iner de nouveau, (|u'il n'y ait du chauiicmenf dans les fibres de cette iiitMne partie du cerveau '.

De sorte que la l'acuité d'imaginer, ou l'imagination ne consiste que dans la puissance qu'a l'àme de se for- mer des iuiages des objets, en produisant du change- ment dans les libres de cette partie du cerveau , ({ue l'on peut appeler partie principale , parce qu'elle ré- pond à toutes les parties de notre corps, et que c'est le lieu notre àme réside immédiatement, s'il est per- mis de parler ainsi.

II. Gela fait voir clairement que cette puissance qu'a lame de former des images renferme deux choses : l'une qui dépend de l'àme même, et l'autre qui dépend du corps. La première est l'action, et le commande- ment de la volonté. La seconde est l'obéissance que lui iM.'ndent les esprits animaux qui tracent ces images ^,

1. Point de fait mental qui n'ait son concomitant organique Rien en l'àme qui ne se traduise dans le cerveau. Cette déclara- tion, qu'exige l'idéalisme de Malobranche, sauvegarde les droits de la physiologie et de l'expérience. Seule l'hypothèse de « cette partie du cerveau », sur laquelle on va revenir plus bas, est su- jette k caution.

2. Ainsi l'àme veut se donner l'illusion de percevoir; les esprits ;iiiiuiaux et le cerveau obéissent : voilà l'imagination. Cette théorie soulève, onl'jiperçoit sans peine, bien dos difficultés. La plus grave est une n])jection de fait. Rien ne prouve que, psy- chologiquement, les thoses se passent ainsi ; que ce ne soient pas, au contraire, <( les fibres du cerveau > qui commandent et la volonté qui obéit, celles-là en suscitant des images, celle-ci en s'y plaisant et arrêtant. Quant à l'objection d'un autre ordre : « Comment la volonté mettrait-elle le cerveau en branle ? » il y sera implicitement répondu dans une autre partie de l'ouvrage, à propos du mode d'action de l'àme sur le corps.

.11 ni; I A I! F, CHERCHE DE LA VÉRITÉ

j'I !«':> liljiL'n (hi ct!i'veau sur lesquelles elles (Inivcul elre gravées. Dans cet ouvrage, on ai)pelle indiliV-rein- menl du nom d'imagifiation Tune et l'autre de ces deux choses, et on ne les distingue point par les mots (ïaclive et de passive qu'on leur i)Ourrait donner; parce que le sens de la chose dont on p.irlc marque assez dela([uelle des deux on entend ]),nl(i\ -i r\^^iàiiVimagination ac- tive de l'àme ou de ï'h//n>/i,/nh'>>/i passive du corps *.

On ne détermine })oint encore en [xirticulier (pielle est cette partie principale dont on vient de parler. Pre- iiiicitiii(!il . |f,irce qu'un le ci'oil assez inutile. Sec()n(l(.'- menl, parer ipie cela est fort incertain. Et enlin parce que n'en [xuiv.uit convaincre' les autres, à cause que c'est un faitqui ne se |mii! prouver ici, quand on s<'rait très assnn- quelle est ei.'tle partie principale, ou croit qu'il serai! iiiieux de n'en rien dire.

(Jwe ce soit donc, selon le sentiment de Willi- -, dans ]('< ilt'MX petits C(>r|)s qu'il appelle corporastriala, que i.-idc II- -.11 - cnjjiniun ^; que les sinuosités du cerveau (•(in-fi'\ rnl les c-ikm-cs de la mémoire; et que le corps calleux soil le siège de l'imagination ' ; que ce soit sui-

1. Le physiologiste et le psychologue sont donc admis à étu- dier l'imagination chacun pour son compte et parallèlement l'un à l'autre. Nulle nécessité de sacrifier l'un des deux. C'est un point sur lequel on ne saurait insister trop.

2. Physiologiste et médecin anglais M022-167o) qui, l'un des premiers, pressentit de quel secours les progrès de la chimie naissante seraient à la science de la vie. Son livre Cerebri Ana~^m tome, pul)li(' eu UiG4, a conservé même pour des modernes uuq^H haute val'iii". ^"I

3. «... In (livi rsis organis distinctis sensionumactus obeuntur^ iidemque omnes, utut specie ditïereutes , et multifariam accur- rentes, iutra idem commune sensorium, scilicet, corpora striata exhibentur... » (Willis, de Anima brutovum, ch. ^:de Sensu in

A via

i dire, les corps striés sont pour Willis un canal les-

DE I/IMAGl NATION 41

v.iiil le >('nliiu('nl de FerneP dans la pic-mère, qui cn- \ cloppe la substance du cerveau^ ; que ce soit dans la Glande pinéale de M. Descartes ; ou enfin dans quel- qu'autre partie inconnue jusques ici, que notre àme exerce ses principales fonctions, on ne s'en met pas fort en peine. 11 suffit qu'il y ait une partie principale ; et cela est même absolument nécessaire ^, comme aussi

iiiiprossioiis sensibles se rassemblent et s'unissent. Mais les plus faibles s'y arrêtent ; au contraire, les fortes le traversent et vont, jusque dans le corps calleux, éveiller l'imagination et la mé- moire :«... Sin vcro (quod sa^pius usu venit) objecti impulsus sit fortior, sensus ab inde cxcitatus, tanquàm vehemens aqua- rum in obiceni pcrforatum undulatio, tum roj^pora slriata '^nv- tim trajicit, atque in corpus callosum pergens , sjT'pè duos alios sensus internos, ncmpc i/naginationem et memoynam, scilicet alte- rum, aut utrumque ciet... » (Id., ib.)

1. Illustre savant français (Ii97-l")y8) qui fut bien malgré lui et contraint par la confiance du prince le médecin de Henri II. La pratique de la médecine n'accaparait point son ac- tivité. 11 consacra à la cosmologie d'importants travaux. C'est ainsi qu'on lui a fait honneur d'avoir, le premier des modernes, entrepris de mesurer un degré du méridien.

2. « Sentiens ea et cognoscens anima in cercbri quidem cor- pore tanquàm in arce et propria sede penitus insedit, quod inde proprium sentiendi instrumentum appellant. Id etiam pri- marium sensum dixere, quod reliqui sensus externi ei omnes circumjecti proximè assideant, in quos et in omne corpus ner- vorum propagines dispersœ sunt, quibus anima vires suas clfun- dit. » Kernel, Medicina, liv. V, ch. vni.)

3. Cette raison péremptoire, telle que la donne Descartes, est la suivante : «... D'autant que nous n'avons qu'une seule et simple pensée d'une même chose en même temps, il faut né- cessairement qu'il y ait quelque lieu les deux images qui viennent parles deux yeux, les deux autres impressions qui viennent d'un seul objet parles doubles organes des autres sens, se puissent assembler en une avant qu'elles parviennent à l'âme, afin qu'elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d'un. » (/Vm. I, § :}2.) La glande pinéale, n'étant pas un organe pair, avait paru réunir les conditions favorablos pour jouer ce rAle de sf'nsorium physiologique. Quant aux relations de la glande avec les esprits animaux, les nerfs et les muscles moteurs, on eu trouvera le détail dans le Traité, de ilioutrue.

42 DE LA IIKCIIEHCHK DK l.A VKHITÉ

que lo fond du Système de M. Descartes subsiste. Car il faut remarquer que quand il se serait trompé, comme il y a bien de rai)i)arenee, b)rsqu'il a assuri* que c'est à la (ilandc/3//R'a/eque 1 ame est immédiatement unie; cela toutefois ne pourrait faire de tort au fond de son Sys- tème, duquel on tirera toujours toutf^ l'utilité qu'on peut attendre du véritable, pour avancer dans la con- naissance de l'homme.

m. Puis donc que Timagination ne consiste que dans la force qu'a l'àme de se former des images des objets, en les imprimant, pour ainsi dire, dans les libres de son cerveau ; plus les vestiges des esprits animaux, qui sont les traits de ces images, seront grands et dis- tincts, plus l'àme imaginera fortement et distinctement ces objets. Or de même que la largeur, la profondeur et la netteté des traits de quelque gravure dépend de la force dont le burin agit, et de l'obéissance que rend le cuivre : ainsi la profondeur et la netteté des vestiges de l'imagination dépend de la force des esprits ani- maux, et de la constitution des fibres du cerveau ; et c'est la variété qui se trouve dans ces deux choses qui fait presque toute cette grande différence que nous re- marquons entre les esprits.

Car il est assez facile de rendie raison de tous les différens caractères qui se rencontrent dans les esprits des hommes : d'un cùté par l'abondance et la disette , par l'agitation et la lenteur, par la grosseur et la pe- titesse des esprits animaux ; et de l'autre par la déli- catesse et la grossièreté, par l'humidité et la séche- resse, par la fiicilité et la difficulté de se ployer des fibres du cerveau ; et enfin par le rapport que les es- prits animaux peuvent avoir avec ces fibres. Et il serait fort à propos que d'abord chacun tachât d'ima-

DE L'IMACINATION 43

uinci- Inules les dinVTentes combinaisons de ces choses, t'I (jii'on les appliquât soi-même à toutes les diflerences (|u'on a remarquées entre les esprits^; parce qu'il est toujours plus utile et même plus agréable de faire usage de son esprit, et de l'accoutumer ainsi à découvrir par lui-même la vérité, que de le laisser corrompre dans l'oisiveté, en ne rappli(iuant qu'à des choses toutes digérées et toutes développées. Outre qu'il y a des «hoses si délicates et si fines dans la diflerence des es- prits, qu'on peut bien quelquefois les découvrir et les sentir soi-même , mais on ne peut pas les représenter ni les faire sentir aux autres.

Mais, afin d'expliquer autant qu'on le peut toutes ces différences qui se trouvent entre les esprits, et afin (pi'un chacun remarque plus aisément dans le sien uiéme la cause de tous les changemens qu'il y sent 'u difl'érens tems, il semble à propos d'examiner en ,i;ênéral les causes des changemens qui arrivent dans les esprits animaux et dans les fibres du cerveau; parce qu'ainsi on découvrira tous ceux qui se trouvent dans l'imagination.

L'homme ne demeure guères longtems semblable à lui-même ; tout le monde a assez de preuves intérieures de son inconstance : on juge tantôt d'une façon et tan- tôt d'une autre sur le même sujet; en un mot, la vie de l'homme ne consiste que dans la circulation du

1. Ce serait une sorte d'application a priori de la physio- logie à la psychologie, application dépourvue de tout contrôle expérimental. Car, s'il y a, comme on va le dire, « des choses si délicates et si Unes dans la dilférence des esprits », que dirons- nous de la ditîérence des libres et des esprits animaux? Celle-là, nous pouvons, aidés de la conscience, la deviner et l'induire; l)0ur celle-ci, que pouvons-nous sinon l'imaginer, et, plus exac- tement, la supposer ?

a DE LA HECIIERGHE DE LA VÉRITÉ

-an^, et dans une autre circulation de pensées et de désirs; et il semble qu'on ne puisse guère mieux em- ployer son tems qu'à rechercher les causes de ces (!hangemens qui nous arrivent, et apprendre ainsi à nous connaître nous-mêmes.

CHAPITRES II-IV

Dans les trois chapitres qui suivent Malebranche va, se- lon le plan qu'il s'est tracé, exposer les origines physiologi- ques de l'imagination, afin de découvrir, dans la diversité des conditions, l'explication de la diversité des caractères. Naturellement, il n'a pu faire usage que des données ou in- suffisantes ou fausses dont disposait la science de son temps.

Le chapitre ii traite des esprits animaux, de leur forma- lion, de leurs changements, de leur passage du chyle au sang, du sang au cœur, des artères au cerveau. Il compare leur production à la fermentation du vin. « Le vin est si spiritueux que ce sont des esprits animaux presque tout formés, mais des esprits libertins... » Le paragraphe est joli.

Le chapitre m insiste sur les changements que peut ap- porter dans les esprits animaux la nature de l'air qu'on res- pire. L'air, en effet, se mêle au sang, et contribue par con- séquent à en former les particules subtiles qui ne sont autres que les esprits.

Le chapitre iv énumère les changements qui résultent pour les esprits de la « différente agitation des nerfs ». Et, en passant, Tauteur malmène assez vivement Lucrèce et les théoriciens du hasard. « Tout cela ne se fait que par ma- chine, » sans notre volonté et notre assentiment, mais non l'aveugle et sans un suprême dessein.

DE I/I.MA<;iNAT10N io

CHAPITHK V

I. DE LA LIAISON DES IDÉKS DE l'esPRIT AVEC LES TRACES DU CERVEAU. II. DE LA LIAISON RÉCIPROQUE QUI EST ENTRE CES TRACES. lll. DE LA MÉMOIRE. IV. DES HABITUDES.

De toutes les choses matérielles il n'y en a point de plus digne de l'application des hommes que la struc- ture de leur corps, et que la correspondance qui est entre toutes les parties qui le composent; et de toutes les choses spirituelles il n'y en a point dont la connais- sance leur soit plus nécessaire que celle de leur àme, et de tous les rapports qu'elle a indispensablementavec Dieu, et naturellement avec le corps.

Il ne suifit pas de sentir ou de connaître confusément, que les traces du cerveau sont liées les unes avec les autres, et qu'elles sont suivies du mouvement des es- prits animaux ; que les traces réveillées dans le cer- veau réveillent des idées dans l'esprit, et que des mou- vemens excités dans les esprits animaux excitent ces passions dans la volonté. Il faut, autant qu'on le peut, sravoir distinctement la cause de toutes ces liaisons dif- férentes, et principalement les effets qu'elles sont ca- pables de produire.

Il en faut connaître la cause, parce qu'il faut connaî- tre celui qui seul est capable d'agir en nous, et de nous rendre heureux ou malheureux ; et il en faut connaî- tre les effets, parce qu'il faut nous connaître nous- mêmes autant que nous le pouvons, et les autres hom- mes avec qui nous devons vivre. Alors nous scaurons les

3.

DE LA RECHEUCIIK l)K LA VEIUTE

moyens de nous conduire et de nous conserver nous- mêmes dans l'étal le plus heureux et le plus i)arfait l'on puisse parvenir, selon l'ordre de la nature et selon les r«>gles de l'Évangile; et nous pourrons vivre avec les autres hommes, en connaissant exactement et les moyens de nous en servir dans nos hc^oins, et ceux de les aider dans leurs misères *.

Je ne [)r«''tens pas explicjucr dans ce Chapitre un sujet si vaste et si étendu. Je ne prétens pas même de le faire entièrement dans tout cet ouvrage. Il y a beau- coup de clioses que je ne connais pas encore, et que je n'espère pas de bien connaître ; et il y en a quelques- unes que je crois sçavoir, et Vjue je ne puis expliquer. Car il n'y a point d'esprit, si petit qu'il soit, qui ne puisse, en méditant, découvrir plus de vérités que l'homme du monde le plus éloquent n'en pourrait déduire ^.

1. 11 ne faut pas s'imaginer, comme la plupart des Philosophes, que resj)rit devient corps lorsqu'il s'unit au corps , et que le corps devient esprit lorsqu'il s'unit à l'esprit. L'àme n'est point répandue dans toutes les parties du corps, alin de lui donner la vie elle mouve- ment, comme l'imagination se le figure; et le corps ne devient point capable de sentiment par l'union qu'il a avec l'esprit, comme nos sens faux et trompeurs sem- bhmt nous en convaincre. Chaque substance demeure ce qu'elle est, et comme l'àme n'est point capable d'éten- due et de mouvement, le corps n'est point capable de

1. Ce n'est donc pas seulement la psychologie, c'est encore la morale elle-même qui exige une connaissance exacte des antécé- dents et conditions organiques auxquels l'activité mentale est assujettie.

2. Cf. le début du Discoio^s de la Méthode. Mais ici le « bon sens » ne sufUt pas ; il faut aussi la méditation.

DE L'IMACiliNAïlON 47

sentiment et d'inclination '. Toute l'alliance de l'esprit et du corps cpii nous est connue, consiste dans une correspondance naturelle et mutuelle ^ des pensées de l'àme avec les traces du cerveau , et des émotions de lame avec les mouvemens des esprits animaux.

Dès que 1 ame reçoit quelques nouvelles idées, il s'imprime dans le cerveau de nouvelles traces, et dès «pie les objets produisent de nouvelles traces, l'àme reçoit de nouvelles idées. Ce n'est pas qu'elle considère ces traces, puisqu'elle n'en a aucune connaissance ; ni (pie ces traces renferment ces idées, puisqu'elles n'y ont aucun rapport ; ni enfin qu'elle reçoive ses idées de ces traces : car, comme nous expliquerons dans le troisième Livre, il n'est pas concevable que l'esprit re- çoive quelque chose du corps, et qu'il devienne plus éclairé qu'il n'est, en se tournant vers lui, ainsi que les Philosophes le prétendent, qui veulent que ce soit par conversion aux fantômes ou aux traces du cerveau, per conversionem ad phantasmata , que l'esprit apper- çoive toutes choses^. Mais tout cela se fait en consé- quence des lois générales de l'union de l'àme et du corps, ce que j'expliquerai au même endroit.

1. C'est là, comme Ton sait, un des axiomes de la philosophie cartésienne.

2. Nous voilà bien près de l'harmonie préétablie de Leibniz.

3. Comment nous avons des idées, en quoi elles consistent, d'où elles procèdent , c'est ce que nous apprendra la seconde partie du livre III, métaphysiquementla plus importante de tout l'ouvrage. Nos idées ne nous viennent pas des objets, puisque l'esprit ne peut rien recevoir des choses (ch. ii) ; elles ne sont pas davantage façonnées par l'àme elle-même, à qui une telle puis- sance créatrice n'est évidemment pas dévolue (ch. \\i). Une éli- mination méthodique ayant de la sorte écarté tous les modes d'explication qui s'offraient à nous, il reste une dernière hypo- thèse, désormais acquise : que nous voyons toutes choses en Dieu.

48 DE LA RECHERCHE UE LA VÉRITÉ

De même, dès que l'àme veut que le bras soit mû, (funiqu'elle ne srache pas seulement ce qu'il faut faire pour le remuer , et dès que les esprits animaux sont agi- tés, Tàme se trouve émue, quoiqu'elle ne ne sçache pas seulement s'il y a dans son corps des esprits ani- maux*.

Lorsque je traiterai des passions, je parlerai de la liaison qu'il y a entre les traces du cerveau et les mou- vemens des esprits, et de celle qui est entre les idées et les émotions de l'àme, car toutes les passions en dé- pendent ^. Je dois seulement parler ici de la liaison des idées avec les traces, et de la liaison des traces les unes avec les autres. v

Il y a trois causes fort considérables de la liaison des idées avec les traces. La première, et que les autres supposent, est la nature, ou la volonté constante et im- muable du Créateur. 11 y a, par exemple, une liaison naturelle, et qui ne dépend point de notre volonté, en- tre les traces que produisent un arbre ou une monta- gne que nous voyons, et les idées d'arbre et de monta- gne ; entre les traces que produisent dans notre cerveau le cri d'un homme ou d'un animal qui souffre et que nous entendons se plaindre, lair du visage d'un homme qui nous menace ou qui nous craint, et les idées de douleur, de force, de faiblesse, et même entre les sen-

1. Nous voyons en Dieu les corps; nous les connaissons donc par leurs idées. Au contraire, nous ne voyons pas notre âme en Dieu ; « nous ne la connaissons que par conscience, et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite... Si nous avions une idée de l'àme aussi claire que celle que nous avons du corps, cette idée nous l'eût trop fait considérer comme séparée de lui. Ainsi elle eût diminué l'union de notre àmeavec notre corps... ». (Liv. III, 2^ partie, ch. vu.)

2. C'est l'objet du livre V.

DE L'IMAGINATION 49

timens de compassion, de civainle et de courage qui se produisent en nous *.

Ces liaisons naturelles sont les plus fortes de toutes; elles sont semblables généralement dans tous les hommes, et elles sont absolument nécessaires h la conservation de la vie. C'est pourquoi elles ne dépen- dent point de notre volonté. Car, si la liaison des idées avec les sons et certains caractères est faible, et fort différente dans différents pays, c'est qu'elle dépend de la volonté faible et changeante des hommes : et la rai- son pour laquelle elle en dépend, c'est parce que cette liaison n'est point absolument nécessaire pour vivre, mais seulement pour vivre comme des hommes qui doivent former entr'eux une société raisonnable.

La seconde cause de la liaison des idées avec les traces, c'est Videntité du temps. Car il suffit souvent que nous ayons eu certaines pensées dans le tems qu'il y avait dans notre cerveau quelques nouvelles traces, afin que ces traces ne puissent plus se produire sans que nous ayions de nouveau ces mêmes pensées. Si l'idée de Dieu s'est présentée à mon esprit dans le même temps que mon cerveau a été frappé de ja vue de ces trois caractères iah, ou du sonde ce même mot, il suffira que les traces que ces caractères, ou leur son , auront produites, se réveillent afin que je pense à Dieu; et je ne pourrai penser à Dieu qu'il ne se pro- duise dans mon cerveau quelques traces confuses des caractères, ou des sons qui auront accompagné les pensées que j'aurai eues de Dieu : car le cerveau n'étant

1. Ainsi nos sensations sont des signes naturels auxquels tous les hommes attachent d'instinct le même sens. A peu près de même Berkeley fera des couleurs et autres qualités dites secondes un langage dans lequel l'Auteur du monde dit sa création.

50 DE LA RECJIEUCIIE DE LA VÉRITÉ

jamais sans traces, il a toujours celles qui ont (|iic]que rapport à ce que nous pensons, (]uoique souvent ces traces soient fort imparfaites et fort confuses.

La troisième cause de la liaison des idées avec les traces, et qui su[)pose toujours les doux autres, c'est la volonté des hommes. Cette volonté est nécessaire afin que cette liaison des idées avec les traces soit ré- glée et accommodée à l'usage. Car, si les hommes n'a- vaient pas naturellement de l'inclination à convenir entre eux pour attacher leurs idées à des signes sensi- hles, non seulement cette liaison des idées serait entiè- rement inutile pour la société, mais elle serait encore fort déréglée et fort imparfaite .v

Premièrement, parce que les idées ne se lient forte- ment avec les traces que lorsque, les esprits étant agi- tés, ils rendent ces traces profondes et durables. De sorte que les esprits n'étant agités que par les passions, si les hommes n'en avaient aucune pour communiquer leurs sentimens et pour entrer dans ceux des autres, il est évident que la liaison exacte de leurs idées à cer- taines traces serait bien faible, puisqu'ils ne s'assujet- tissent à ces liaisons exactes et régulières que pour se communiquer leurs pensées.

Secondement, la répétition de la rencontre des mêmes idées avec les mêmes traces étant nécessaire pour for- mer uneli aison qui se puisse conserver longtems, puis- qu'une première rencontre , si elle n'est accompagnée d'un mouvement violent d'esprits animaux, ne peut faire de fortes liaisons, il est clair que si les hommes ne voulaient pas convenir, ce serait le plus grand ha- sard du monde, s'il arrivait de ces rencontres des mêmes idées et des mêmes traces. Ainsi la volonté des hommes est nécessaire pour régler la liaison des mêmes

DE L'IMAGINATION 51

idi't's avec les moines traces; quoique cette volonté de convenir ne soit pas tant un effet de leur choix et de leur raison qu'une impression de l'Auteur de la nature (pii nous a tous faits les uns pour les autres, et avec une inclination très forte à nous unir par l'esprit, au- tant que nous le sommes par le corps K

11 fiiut bien remarquer ici que la liaison des idées qui nous représentent des choses spirituelles distin- liur'cs de nous avec les traces de notre cerveau, n'est point naturelle et ne le peut être ; et par conséquent ({u'elle est, ou qu'elle peut être différente dans tous les hommes, puisqu'elle n'a point d'autre cause que leur volonté et l'identité du tems^ dont j'ai parlé aupara- vant. Au contraire , la liaison des idées de toutes les choses matérielles avec certaines traces particulières est naturelle , et par conséquent, il y a certaines traces qui réveillent la même idée dans tous les hommes. On ne peut douter, par exemple, que tous les hommes n'aient l'idée d'un quarré à la vue d'un quarré, parce que cette liaison est naturelle. Mais ils n'ont pas tous l'idée d'un quarré lorsqu'ils entendent prononcer ce mot quarré, parce que cette liaison est entièrement vo-

1. 11 faut bien avouer que la pensée de l'auteur ne laisse pas d'être embarrassée et indécise. Car enfin, si les liaisons des idées avec les traces sont naturelles et formées de Dieu, en quoi ont- elles besoin de la volonté de l'homme pour les fortifier? Il est vrai que la volonté dont il s'agit n'a rien d'un libre arbitre in- différent. De même que nous percevons et concevons en Dieu, nous voulons ve7^s Dieu, si l'on peut ainsi parler. Dieu se sert sans doute de nos vouloirs pour all'ermir encore les liaisons qu'il a lui-même produites. Ainsi peut-on interpréter ces derniers passages.

2. A ce second ordre de liaisons manque donc celle des trois causes qui donnait au premier sa valeur réelle, son « objecti- vité », dirions-nous aujourd'hui, savoir la « volonté constante et immuable de Dieu ».

52 DK LA IlECHERGHE DE LA VÉRITÉ

lontairc. 11 faut penser la même chose de toutes les traces qui sont liées avec les idées des choses spiri- tuelles.

Mais, parce que les traces qui ont une liaison natu- relle avec les idées touchent et appliquent l'esprit, et le rendent par conséquent attentif, la plupart des hommes ont assez de facilité pour comprendre et rete- nir les vérités sensibles et palpables, c'est-à-dire les rapports qui sont entre les corps. Et au contraire, parce que les traces qui n'ont point d'autre liaison avec les idées que celle que la volonté y a mises , ne frap- pent point vivement l'esprit; tous les hommes ont assez de peine à comprendre, et encore plus à retenir les vérités abstraites, c'est-à-dire les rapports qui sont entre les choses qui ne tombent point sous l'imagina- tion. Mais lorsque ces rapports sont un peu composés, ils paraissent absolument incompréhensibles, princi- palement à ceux qui n'y sont point accoutumés; parce qu'ils n'ont point fortifié la liaison de ces idées abs- traites avec leurs traces par une méditation continuelle. Et quoique les autres les ayent parfaitement comprises, ils les oublient en peu de tems, parce que cette liaison n'est presque jamais aussi forte que les naturelles.

Il est si vrai que toute la difficulté que l'on a à com- prendre et à retenir les choses spirituelles et abstraites, vient de la difficulté que l'on a à fortifier la liaison de leurs idées avec les traces du cerveau, que lorsqu'on trouve moyen d'expliquer par les rapports des choses matérielles ceux qui se trouvent entre les choses spi- rituelles, on les fait aisément comprendre ; et on les imprime de telle sorte dans l'esprit que non seulement on en est fortement persuadé, mais encore qu'on les retient avec beaucoup de facilité. L'idée générale que

DE L'IMAGINATION -''S

l'on a donnée de l'esprit dans le premier chapitre de <('t ouvrage est peut-être une assez bonne preuve de

Au contraire, lorsqu'on exprime les rapports qui se Irouvent entre les choses matérielles, de telle manière (|u"il n'y a point de liaison nécessaire entre les idées de ces choses et les traces de leurs expressions, on a beaucoup de peine à les comprendre, et on les oublie facilement^.

Ceux, par exemple, qui commencent l'étude de TAl- -èbre ou de l'Analyse ne peuvent comprendre les dé- monstrations algébriques qu'avec beaucoup de peine : t't lorsqu'ils les ont une fois comprises, ils ne s'en souviennent pas longtems : parce que les quarrés, par exemple, les parallélogrammes, les cubes, les so- lides, etc., étant exprimés par aa, ab, a% abc, etc., dont les traces n'ont point de liaison naturelle avec leurs idées, l'esprit ne trouve point de prise pour s'en fixer les idées et pour en examiner les rapports.

Mais ceux qui commencent la Géométrie commune conçoivent très clairement et très promptement les pe- (ites démonstrations qu'on leur explique, pourvu qu'ils entendent très distinctement les termes dont on se sert : [larce que les idées de quarré, de cercle, etc., sont liées naturellement avec les traces des figures qu'ils voyent

1. r. liv. 1er, ch. icr, § 1, sont énuiiiéréos les « convenances ffui se trouvent entre la faculté qu'a la matière de recevoir ditfé- rentes figures et ditfércntes confiqur citions , et celle qu'a r<àme de recevoir différentes idées et différentes modifications ". L'une et l'autre faculté « est entièrement passive et ne renferme aucune action ». D'où il suit évidemment que moins seront abstraites les idées, plus aisément et plus fortement elles se lieront avec les traces du cerveau.

2. Toute cette analyse demeure d'une parfaite exactitude.

54 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

(levant leurs yeux. 11 arrive même souvent que la seule exposition de la figure qui sert à la démonstration, la leur fait plutôt comprendre que les discours (jui Tex- plifpient : par(*e que les mots n'étant liés aux idées que par une institution arbitraire, ils ne réveillent pas ces idées av«îc assez de promptitude et de netteté pour en reconnaître facilement les rapports , car c'est i)rinci- palement à cause de cela qu'il y a de la difficulté à ap- prendre les sciences.

On peut en passant reconnaître, par ce que je viens de dire, que ces écrivains qui fabriquent un grand nombre de mots et de caractères nouveaux pour expli- quer leurs sentimens, font souvent des ouvrages assez inutiles. Ils croyent se rendre intelligibles, lorsqu'on cfl'et ils se rendent incompréhensibles. Nous définissons tous nos termes et tous nos caractères, disent-ils, et les autres en doivent convenir *. Il est vrai : les autres en conviennent de volonté; mais leur nature y répugne. Leurs idées ne sont point attachées à ces termes nou- veaux, parce qu'il faut pour cela de l'usage et un grand usage. Les auteurs ont peut-être cet usage, mais les lecteurs ne l'ont pas. Lorsqu'on prétend instruire l'es- prit, il est nécessaire de le connaître, parce qu'il faut suivre la nature, et ne pas l'irriter ni la choquer.

1. Toutefois, si le néologisme est quelque part excusable, c'est certainement dans les sciences jeunes, chez qui des découvertes et des connaissances nouvelles réclament des termes nouveaux. Au contraire, importé dans l'expression littéraire de nos senti- ments et de nos pensées, il devient plutôt un dissolvant. Un des maîtres de notre langue disait d'une personne qui a exercé sur son art d'écrire une action décisive : « Elle me convainquit qu'on peut tout dire dans le style simple et correct des bons auteurs, et que les expressions nouvelles, les images violentes viennent toujours ou d'une prétention déplacée ou de l'ignorance de nos richesses. »

DK L'IMAGINATION 55

On 110 doit pas cependant condamner le soin cpie jirennent les Mathématiciens de définir leurs termes, car il est évident qu'il les faut définir pour otcr les équi- voques. Mais autant qu'on le })eut il faut se servir de termes qui soient reçus, ou dont la signification ordi- naire ne soit pas fort éloignée de celle qu'on prétend iniroduire, et c'est ce qu'on n'observe pas toujours dans les Mathématiques.

On ne prétend pas aussi par -ce qu'on vient de dire, condamner l'Algèbre, telle principalement que M. Des- cartes l'a rétablie ^ : car encore que la nouveauté de quelques expressions de cette science fasse d'abord (juehjue peine à l'esprit, il y a si peu de variété et de confusion dans ces expressions, et le secours que l'es- prit en reçoit surpasse si fort la difficulté qu'il y a trouvée, qu'on ne croit pas qu'il se puisse inventer une manière de raisonner et d'exprimer ses raisonnemens qui s'accommode mieux avec la nature de l'esprit, et qui puisse le porter plus avant dans la découverte des vérités inconnues. Les expressions de cette science ne partagent point la capacité de l'esprit, elles ne char- gent point la mémoire , elles abrègent d'une manière merveilleuse toutes nos idées et tous nos raisonne- mens, et elles les rendent même en quelque manière sensibles par leur usage. Enfin leur utilité est beaucoup plus grande que celle des expressions, quoique natu- relles, des figures dessinées de triangles, de quarrés et

1. En fondant la géométrie analytique et par l'application de l'algèbr»' à la géométrie. Cette réforme soumettait lignes et fi- gures aux rapports généraux qui régissent les nombres et la qua^ lité môme à la loi des quantités. D'après un récent interprète de sa pensée, Descartes voulait plus encore; il rêvait une mathé- matique universelle dont sa réforme de l'algèbre n'aurait été qu'une application particulière. (T. Liard, Descartes, liv. II, eh. i".)

rJO DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

autres semblables qui ne peuvent servir à la recherche et k l'exposition des vérités un peu cachées. Mais c'est assez parler de la liaison des idées avec les traces du cerveau : il est à propos de dire quelque chose de la liaison des traces les unes avec les autres, et par con- séquent de celle qui est entre les idées qui répondent à ces traces ^

II. Cette liaison consiste en ce que les traces du cer- veau se lient si bien les unes avec les autres, qu'elles ne peuvent plus se réveiller sans toutes celles qui ont été imprimées dans le même tems. Si un homme, par exemple, se trouve dans quelque cérémonie publique, s'il en remarque toutes les circonstances et toutes les principales personnes qui y assistent, le tems, le lieu, le jour et toutes les autres particularités, il suffira qu'il se souvienne du lieu, ou même d'une autre circons- tance moins remarquable de la cérémonie pour se re- présenter toutes les autres. C'est pour cela que quand nous ne nous souvenons pas du nom principal d'une chose , nous le désignons suffisamment en nous servant d'un nom qui signifie quelque circonstance de cette chose comme ne pouvant pas nous souvenir du nom propre d'une Eglise, nous pouvons nous servir d'un autre nom qui signifie une chose qui y a quelque rap- port. Nous pouvons dire : c'est cette Eglise, il y avait tant de presse, Monsieur prêchait, nous al- lâmes dimanche. Et, ne pouvant trouver le nom propre d'une personne, ou étant plus à propos de le désigner d'une autre manière, on le peut marquer par ce visage picotté de vérole, ce grand homme bien fait, ce petit

1. En vertu du parallélisme de cette double circulation du sang et de pensées ou désirs en laquelle on a vu précédemment que consistait la vie de l'homme. (Liv. H, l'^ partie, ch. !««•.)

DE LLMAGINAÏIOiN 57

bossu, selon les inclinations qu'on a pour lui , (luoiquc on ait tort de se servir de paroles de mépris.

Or la liaison mutuelle des traces , et par conséquent des idées les unes avec les autres, n'est pas seulement le fondement de toutes les figures de la Rhétorique : mais encore d'une infinité d'autres choses de plus grande conséquence dans la Morale, dans la Politique, et généralement dans toutes les sciences qui ont quelque rapport à l'homme, et par conséquent de beau- coup de choses dont nous parlerons dans la suite.

La cause de cette liaison de plusieurs traces est l'identité du tems auquel elles ont été imprimées dans le cerveau ; car il suffit que plusieurs traces ayent été produites dans le même tems , afin qu'elles ne puissent l)lus se réveiller que toutes ensemble , parce que les esprits animaux trouvant le chemin de toutes les traces qui se sont faites dans le même tems, entr 'ouvert, ils y continuent leur chemin k cause qu'ils y passent plus facilement que par les autres endroits du cerveau. C'est la cause de la mémoire et des habitudes cor- porelles qui nous sont communes avec les bétes.

Ces liaisons des traces ne sont pas toujours jointes avec les émotions des esprits , parce que toutes les choses que nous voyons, ne nous paraissent pas tou- jours ou bonnes ou mauvaises. Ces liaisons peuvent aussi changer et se rompre, parce que, n'étant pas tou- jours nécessaires à la conservation de la vie, elles ne doivent pas toujours être les mêmes ^

Mais il y a dans notre cerveau des traces qui sont

1. Contribuer à la conservation de la vie, tel est le rôle carac- téristique de nos instincts. A ce critérium unique se fait recon- naître et distinguer ce qui en nous est primitif, d'avec ce qui est acquis.

ns DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

liées naturellement les unes avec les autres, et encore avec certaines émotions des esprits, parce que cela est nécessaire h la conservation de la vie : et leur liaison ne peut se rompre, ou ne peut se rompre facilement, parce qu'il est bon qu'elle soit toujours la même. Par exemple, la trace d'une grande hauteur que l'on voit au-dessous de soi et de laquelle on est en danger de tomber, ou la trace de quelque grand corps qui est prêt à tomber sur nous et à nous écraser, est naturelle- ment liée avec celle qui nous représente la mort et avec une émotion des esprits qui nous dispose à la fuite et au désir de fuir*. Cette liaison ne change jamais, parce qu'il est nécessaire qu'elle soit toujours la même ; et elle consiste dans une disposition des fibres du cerveau que nous avons dès notre naissance.

Toutes les liaisons qui ne sont point naturelles se peuvent et se doivent rompre, parce que les différentes circonstances des tems et des lieux les doivent chan- ger, afin qu'elles soient utiles h la conservation de la vie. 11 est bon que les perdrix, par exemple, fuyent les hommes qui ont des fusils, dans les lieux ou dans les tems l'on leur fait la chasse ; mais il n'est pas né- cessaire qu'elles les fuyent en d'autres lieux et en d'au- tres tems. Ainsi, pour la conservation de tous les ani- maux, il est nécessaire qu'il y ait de certaines liaisons de traces qui se puissent former et détruire facilement , qu'il y en ait d'autres qui ne se puissent rompre que

1. Ici, nous surprenons la déduction psychologique en contra- diction flagrante avec les témoignages de l'expérience. Les liai- sons que l'on nous donne pour innées sont, en réalité, acquises. Des associations accumulées ont rivé la crainte du danger et le désir de s'y soustraire à la vue des objets qui mettent en danger notre vie. Je ne sens pas a priori que, si je mets le pied dans le vide, je serai précipité.

DE L IMAt.lNATION fJ9

(lilïicileincnt , lit d'autres enfin (|iii ne s(î {missent ja- mais rompre *.

11 est très utile do rechercher avec soin les dillV'rens clVels (|ue cvyi diirerentes liaisons sont capables de pro- duire : e.ir ces effets sont en très grand nombre et de Irès granrhr conséquence pour la connaissance de l'homme.

m. Pour l'explication de la mémoire, il suffit de bien comprendre cette vérité : que toutes nos différentes per- ceptions sont attachées aux changemens qui arrivent aux fibres de la partie principale du cerveau dans la- quelle l'àme réside plus particulièrement; parce que ce seul principe supposé, la nature de la mémoire est expliquée. Car de même que les branches d'un arbre qui ont demeuré quelque tems ployées d'une certaine façon conservent quelque facilité pour être ployées de nouveau de la même manière : ainsi les fibres du cer- veau ayant une fois reçu certaines impressions par le ours des esprits animaux, et par l'action des objets, gardent assez longtemps quelque facilité pour recevoir •ces mêmes dispositions. Or la mémoire ne consiste que dans cette facilité, puisque l'on pense aux mêmes choses lorsque le cerveau reçoit les mêmes impres- sions^.

(]omme les esprits animaux agissent tantôt plus et i.intot moins fort sur la substance du cerveau, et que

1. Cos liuisous agissent sur l'apparente volonté de l'animal comme des leviers qui la soulèvent et la meuvent. La bête est une machine dont les associations de traces sont les ressorts.

2. En conséquence, la mémoire n'est due qu'à la liaison des idées, ou, plus exactement, à la liaison des traces et au mou- vement des esprits dans le cerveau. La vérité serait donc non pas même du côté de l'associationnisme, mais de celui de la psycho-physiologie.

60 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

les objets sensibles font des impressions bien plus grandes que l'imagination toute seule , il est facile de de reconnaître pourquoi on ne se souvient pas éga- lement de toutes les choses que l'on a apperçues; pour- quoi, par exemple, ce que l'on a apperçu plusieurs fois se présente à l'àme plus nettement que ce que l'on n'a appercu qu'une ou deux fois ; pourquoi on se sou- vient plus distinctement des choses que l'on a vues que de celles qu'on a seulement imaginées ; et ainsi pour- quoi on sraura mieux, par exemple, la distribution des veines dans le foye, après l'avoir vue une seule fois dans la dissection de cette partie, qu'après l'avoir lue plu- sieurs fois dans un livre d'anàtomie et d'autres choses semblables.

Que si on veut faire réflexion sur ce qu'on a dit au- paravant de l'imagination, et sur le peu que l'on vient de dire de la mémoire, et si l'on est délivré de ce pré- jugé : que notre cerveau est trop petit pour conserver des vestiges et des impressions en fort grand nombre, on aura le plaisir de découvrir la cause de tous ces ef- fets surprenans de la mémoire, dont parle saint Au- gustin avec tant d'admiration dans le dixième livre de ses Confessions, Et l'on ne veut pas expliquer ces choses plus au long, parce que l'on croit qu'il est plus à pro- pos que chacun se les explique à soi-même par quel- que eft'ort d'esprit, à cause que les choses qu'on dé- couvre par cette voye sont toujours plus agréables, et font davantage d'impression sur nous que celles qu'on apprend des autres.

IV. Pour l'explication des habitudes, il est nécessaire de sçavoir la manière dont on a sujet de penser que l'àme remue les parties du corps auquel elle est unie. La voici. Selon toutes les apparences du monde, il va

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DE LIMAGINATION Gl

toujours dans quelques endroits du cerveau, quels qu'ils soient, un assez grand nombre d'esprits animaux très agités par la chaleur du cœur d'où ils sont sortis, t't tous prêts découler dans les lieux ils trouvent le passage ouvert. Tous les nerfs aboutissent au réser- voir de ces esprits, et l'àme a le pouvoir de détermi- ner leur mouvement et de les conduire par ces nerfs dans tous les muscles du corps. Ces esprits y étant en- trés, ils les enflent, et par conséquent ils les raccourcis- sent. Ainsi ils remuent les parties ausquelles ces mus- cles sont attachés.

On n'aura pas de peine à se persuader que l'àme re- mue le corps de la manière qu'on vient d'expliquer, si on prend garde, que lorsqu'on a été longtems sans manger, on a beau vouloir donner de certains mouve- mens à son corps, on n'en peut venir à bout, et même l'on a quelque peine à se soutenir sur ses pieds. Mais si on trouve moyen de faire couler dans son cœur quel- (pie chose de fort spiritueux, comme du vin ou quelque autre pareille nourriture, on sent aussitôt que le corps obéit avec beaucoup plus de facilité, et l'on se remue en toutes les manières qu'on souhaite. Car cette seule expérience fait, ce me semble, assez voir que l'àme ne pouvait donner de mouvement à son corps faute d'es- prits animaux, et que c'est par leur moyen qu'elle a re- couvré son empire sur lui.

Or les enflures des muscles sont si visibles et si sen- sibles dans les agitations de nos bras et de toutes les parties de notre corps , et il est si raisonnable de croire que ces muscles ne se peuvent enfler que parce qu'il V entre quelque corps, de même qu'un ballon ne peut se grossir ni s'enfler que parce qu'il y entre de lair ou autre chose, qu'il semble qu'on ne puisse douter que les

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62 DE LA UKGHERCIIE DE LA VÉRITÉ

esprits animaux ne soient poussés du cerveau par les nerfs jusques dans les muscles pour les enfler, et pour y produire tous les mouvemens que nous souhaitons. Car un muscle étant [)lein, il est nf'cessairement plus court {\ue s'il était vuide; ainsi il tire et remue la partie à la- (juclle il est attaché, comme on le peut voir expliqué phis au lon^ dans les livres des Passions et de V Homme de M. Descartes. On ne donne pas cependant cette ex- plication comme parfaitement démontrée dans toutes ses parties. Pour la rendre entièrement évidente, il y a encore plusieurs choses à désirer, desquelles il est presque impossible de s'éclair(;ir. Mais il est aussi assez inutile de les scavoir pour notre sujet, car que cette ex- plication soit vraie ou fausse S elle ne laisse pas d'être «'gaiement utile pour faire connaître la nature des ha- bitudes; parce que si l'àme ne remue point le corps de cette manière, elle le remue nécessairement de quelque autre qui lui est assez semblable ^ , pour en tirer les conséquences que nous en tirons.

Mais afin de suivre notre explication, il faut remar- 4[uer que les esprits ne trouvent pas toujours les che- mins par ils doivent passer, assez ouverts et assez libres ; et que cela fait que nous avons, par exemple, de la ditïiculté' à remuer les doigts avec la vitesse qui est nécessair»' pour jouer des instruments de musique, ou

1, Toutes ces restrictions et bien d'autres que Ton a pu précé- <leniment remarquer prouvent combien peu l'admiration du <lisciple i»our le maître était exempte de critique; elles dénotent aussi que, dès avant 1G7 4, la physiologie cartésienne avait perdu bien du terrain.

2. Écartons, en effet, l'hypothèse de ces esprits animaux, de leur va-et-vient et de leurs poussées; l'explication, en ce qu'elle a de général, c'est-à-dire en son principe de causalité méca- nique, peut être retenue.

DE L IMAGINATION 63

I.'s imiscles qui servent h la prononciation, pour pro- noncer les mots d'une langue étrangère; mais que peu à peu les esprits animaux par leur cours continuel ou- vient et applanissent ces chemins, en sorte qu'avec le temps ils n'y trouvent plus de résistance. Or c'est dans cette facilitfV que les esprits animaux ont de passer dans les membres de notre corps que consistent les habitudes^.

Il est très facile, selon cette explication, de résoudre une infinité de questions qui regardent les habitudes, comme, par exemple, pourquoi les enfans sont plus capables d'acquérir de nouvelles habitudes que les per- sonnes plus âgées; pourquoi il est très difficile de per- dre de vieilles habitudes; pourquoi les hommes à force (le parler ont acquis une si grande facilité à cela, qu'ils prononcent leurs paroles avec une vitesse incroyable, et même sans y penser : comme il n'arrive que trop souvent à ceux qui disent des prières qu'ils ont accou- tumé de faire depuis plusieurs années. Cependant pour prononcer un seul mot, il faut remuer dans un certain It'ms, et dans un certain ordre, plusieurs muscles à la lois, comme ceux de la langue, des lèvres, du gosier et du diaphragme. Mais on pourra, avec un peu de mé- ditation, se satisfaire sur ces questions et sur plusieurs autres très curieuses et assez utiles, et il n'est pas né- cessaire de s'y arrêter.

Il est visible, par ce que Von vient de dire, qu'il y a

i. La même méthode qui a conduit à l'explication de la mé- moire est employée à rendre compte des habitudes. Toute l'ana- lyse qui suit, mémoire et habitude sont présentées comme convertibles l'une dans l'autre, est d'une justesse extrême, sauf en ce qui a trait au paradoxe inévitable des bêtes machines, ou plutôt des bêtes vieilles machines.

64 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

beaucoup do rapport nntro la mémoire ai lorikaOiludes^ et qu'en un sens la mémoire peut passer pour une es- pèce d'habitude. Car de même que les habitudes cor- porelles consistent dans la facilité que les esprits ont acquise de passer par certains endroits de notre corps : ainsi la mémoire consiste dans les traces que les mêmes esprits ont imprimées dans le cerveau, lesquelles sont causes de la fiicilité que nous avons de nous souvenir des choses. De sorte que s'il n'y avait point de percep- tions attachées au cours des esprits animaux, ni à ces traces, il n'y aurait aucune difTérence entre la mémoire et les autres habitudes. Il n'est^pas aussi plus difficile de concevoir que les bêtes, quoique sans âme et inca- pables d'aucune perception, se souviennent en leur manière des choses qui ont fait impression dans leur cerveau, que de concevoir qu'elles soient capables d'ac- quérir difl'érentes habitudes. Et, après ce que je viens de dire des habitudes, je ne vois pas qu'il y ait beau- coup plus de difficulté à se représenter comment les membres de leur corps acquièrent peu à peu différentes habitudes, qu'à concevoir comment une machine nou- vellement faite ne joue pas si facilement que lorsqu'on en a fait quelque usage ^

1. Cette théorie ne vaut, selon son auteur, que pour les habi- tudes physiques, pour celles-là du moins qui mettent en jeu Tactivité musculaire ; elle ne s'étend pas à la mémoire et aux habitudes « spirituelles ». De celles-ci nous ne savons rien de précis, puisque « nous n'avons point d'idée claire de notre àme ••. Cependant, à défaut d'idée claire, il reste une hypothèse, celle que propose Malebranche dans son Septième Édaircissement : Dieu, par amour de l'ordre, ferait que les esprits pensent aux mêmes choses de plus on plus facilement, et, puisque nous voyons en lui nos idées, il suffirait que sa volonté représentât aux esprits, <( dès qu'ils le souhaitent », l'idée claire et vive de l'objet auquel ils ont plus souvent pensé.

I

DE i;i.MA(ilNAT10N 05

CHAPITRE Vl-IX

Le chapitre vi explique les dilîeiences que présente l'ima- ginalion aux divers âges par les ditférences des fibres du cerveau chez l'enfant, Tadulte et le vieillard.

Le chapitre vu rend compte, à l'aide des principes psycho- physiologiques énoncés dans les pages précédentes, de cer- taines anomalies biologiques et aussi de certain dogme reli- gieux. La naissance de iDien des monstres provient de ce que l'imagination de la mère a été accidentellement frappée et qu'elle a transmis ses propres esprits animaux à son enfant

3ui, lui, a des os et des chairs bien plus tendres et malléables, e sorte que l'idée monstrueuse chez la mère pétrit à son image les membres de l'enfant. Le péché originel devient éga- lement intelligible sans peine : « 11 y a toutes les apparences possibles que les hommes gardent encore aujourd'hui dans leur cerveau des traces et des impressions de leurs premiers parents... Ainsi nous devons naître avec la concupiscence et le péché originel... C'est parle corps, par la génération, que le péché originel se transmet;... l'amené s'engendre pas... » Le chapitre viii tire de la théorie générale que l'on a vue quelques règles pour l'éducation des enfants. La plus im- portante est celle qui prescrit de les détacher d'aussi bonne heure que possible des choses sensibles. « Les plus petits en- fants ont de la raison aussi bien que les hommes faits... 11 faut donc les accoutumer à se conduire par la raison. »

4.

SECONDE PARTIE

CHAPITRK PREMIER

I. DE l'imagination DES FEMMES. II. DE CELLE DES HOMMES. III. DE CELLE DES VIEILLARDS.

Nous avons donné quelque idée des causes phy- siques du dérèglement de l'imagination des hommes dans l'autre Partie; nous tâcherons dans celle-ci de faire quelque application de ces causes aux erreurs les plus générales, et nous parlerons encore des causes de nos erreurs que Ton peut appeler morales.

On a pu voir par les choses qu'on a dites dans le (Chapitre précédent, que la délicatesse des fibres du cerveau est une des principales causes qui nous empê- chent de pouvoir apporter assez d'application pour dé- couvrir les vérités un peu cachées.

I. Cette délicatesse des fibres se rencontre ordinaire- ment dans les femmes, et c'est ce qui leur donne cette grande intelligence pour tout ce qui frappe les sens. C'est aux femmes à décider des modes, à juger de la langue, h discerner le bon air et les belles manières. Elles ont plus de science , d'habileté et de finesse que les hommes sur ces choses. Tout ce qui dépend du goût est de leur ressort ; mais pour l'ordinaire elles sont inca- pables de pénétrer les vérités un peu difficiles à décou-

DE L'IMAGINATION 67

vrir. Tout co ciui est al)strait leur est incompréhensible. Elles ne peuvent se servir de leur imagination pour (1(3- v<'l(>pi)er des questions composées et embarrassées. Klles ne considèrent que IVcorce des choses, et leur imagination n'a })oint assez de force et d'étendue pour en percer le fond, et pour en comparer toutes les par- ties sans se distraire. Une bagatelle est capable de les détourner : le moindre cri les effraye, le plus petit mouvement les occupe. Enlin la manière, et non la réa- lité des choses, suffit pour remplir toute la capacité de leur esprit : parce que les moindres objets produisant de grands mouvemens dans les fibres délicates de leur cerveau, elles excitent, par une suite nécessaire dans leur àme, des sentimens assez vifs et assez grands pour l'occuper toute entière ^

S'il est certain que cette délicatesse des libres du cerveau est la principale cause de tous ces effets, il n'est pas de même certain qu'elle se rencontre géné- ralement dans toutes les femmes. Ou si elle s'y rencon- tre, leurs esprits animaux ont quelquefois une telle proportion avec les libres du cerveau ^ qu'il se trouve des femmes qui ont plus de solidité d'esprit que quel- ques hommes^. C'est dans un certain tempérament de la grosseur et de l'agitation des esprits animaux avec

1. Cette piquante satire delà femme se déduit rigoureusement des prémisses physiologiques posées dans la précédente partie de ce livre. N'y avons-nous pas vu (ch. vi) que « les fibres du cer- veau dans l'enfance sont molles, tlexibles et délicates »? D'où il suit que la vie intellectuelle de la femme serait une longue en- fance.

2. Elle devait bien être au nombre des exceptions, cette sa- vante prinoossc Elisabeth dont l'admiration toucha si profondé- ment, au dire du P. André, le cœur de Malebranche. C'est, comme l'on sait, à sa requête qu'il composa le Iraité de Morale.

C8 DE LA RECHERCHE DE LA VERITK

liis (ibrosdu cerveau, que consiste la force de l'esprit, et les femmes ont (luelcjuefois ce juste tempérament. 11 y a des femmes fortes et constantes, et il y a des hommes faibles et inconstans. Il y a des femmes sçavantes, des femnu?s courageuses, des femmes capables de tout; et il se trouve au contraire des hommes mous et efféminés, incapables de rien pénétrer et de rien exécuter. Enfin, quand nous attribuons quelques défauts à un .sexe, à certains âges, à certaines conditions, nous ne l'enten- dons que pour l'ordinaire, en supposant toujours qu'il n'y a point de règle générale sans exception.

Car il ne faut pas s'imaginer que tous les hommes, ou toutes les femmes de même âge, ou de même pais, ou de même famille, ayent le cerveau de même consti- tution. Il est plus il propos de croire que, comme on ne peut trouver deux visages qui se ressemblent entière- ment, on ne peut trouver deux imaginations tout à fait semblables , et que tous les hommes, les femmes et les enfants ne diffèrent entre eux que du plus et du moins dans la délicatesse des fibres de leur cerveau. Car, de même qu'il ne faut pas supposer trop vite une identité essentielle entre des choses entre lesquelles on ne voit point de différence il ne faut pas mettre aussi des dif- férences essentielles on ne trouve pas de parfaite identité. Car ce sont des défauts Ton tombe ordi- nairement.

Ce qu'on peut donc dire des libres du cerveau, c'est que d'ordinaire elles sont très molles et très délicates dans les enfans ; qu'avec lage elles se durcissent et se fortilient ; que cependant la plupart des femmes et quel- ques hommes les ont toute leur vie extrêmement déli- cates. On ne sçaurait rien déterminer davantage. Mais c'est assez parler des femmes et des enfans : ils ne se

I

DE L'IMAGINATION 69

nit'lent pas do rochnrchcr la vôritô et d'en instruire les autres ; ainsi leurs erreurs ne portent pas beaucoup de préjudice, car on ne les croit guères dans les choses qu'ils avancent. Parlons des hommes faits, de Ceux dont l'esprit est dans sa force et dans sa vigueur, et que l'on pourrait croire capables de trouver la vérité et de l'enseigner aux autres.

II. Le tems ordinaire de la plus grande perfection de l'esprit est depuis trente jusqu'à cinquante ans. Les fibres du cerveau en cet âge ont acquis pour l'ordinaire une consistance médiocre. Les plaisirs et les douleurs des sens ne font plus sur nous tant d'impression. De sorte qu'on n'a plus à se défendre que des passions vio- lentes qui arrivent rarement et desquelles on peut se mettre à couvert, si on en évite avec soin toutes les oc- casions. Ainsi l'àme n'étant plus divertie par les choses sensibles, elle peut contempler facilement la vérité.

Un homme dans cet état, et qui ne serait point rem- pli des préjugés de l'enfance; qui, dès sa jeunesse, au- rait acquis de la facilité pour la méditation ; qui ne vou- drait s'arrêter qu'aux notions claires et distinctes de l'esprit; qui rejetterait soigneusement toutes les idées ! confuses des sens , et qui aurait le temps et la volonté de méditer, ne tomberait sans doute que difficilement i dans l'erreur. Mais ce n'est pas de cet homme dont il faut parler, c'est des hommes du commun, qui n'ont pour l'ordinaire rien de celui-ci.

Je dis donc que la solidité et la consistence qui se rencontre avec l'âge dans les libres du cerveau des hommes, fait la solidité et la consistence de leurs er- reurs, s'il est permis de parler ainsi. C'est le sceau qui scelle leurs préjugés, et toutes leurs fausses opinions, et qui les met à eouvert de la force de la raison. Enfin

10 DE LA UEGIIEIICIIE DE LA VÉRITÉ

autant cette constitution des fibres du cerveau est avantageuse aux personnes bien élevées, autant est- elle désavantageuse à la plus grande partie des hom- mes, puis([u'clle confirme les uns et les autres dans les pensées ils sont.

Mais les hommes ne sont pas seulement confirmés dans leurs erreurs quand ils sont venus à l'âge de qua- rante ou de cinquante ans; ils sont encore plus sujets à tomber dans de nouvelles : parce que, se croyant alors capables de juger de tout, comme en efl'et ils le de- vraient être, ils décident avec présomption, et ne con- sultent que leurs prcîjugés ; car les hommes ne raison- nent des choses que par rapport aux idées qui leur sont les plus familières. Quand un Chymiste veut raisonner de quelque corps naturel, ses trois principes lui vien- nent d'abord en l'esprit ^ Un Péripatéticien pense d'abord aux quatre élémens et aux quatre premières qualités - ; et un autre Philosophe rapporte tout à d'autres principes. Ainsi , il ne peut entrer dans l'esprit

1. La doctrine de trois principes« principiants, » et non « prin- cipiés », constants et invariables dans les mixtes, était une sorte de dogme pour la chimie naissante. Paracolse ne contribua pas médiocrement à la répandre : ces trois pinncipes étaient le sel , le soufre et le mercure , composant ce que l'on appelle le « ter- naire » paracelsique. Bêcher, sous un nom nouveau, celui des trois terres, ne désigna pas autre chose. Le ternaire fut enrichi par Willis de deux principes supplémentaires : le phlegme, ou eau, et la terre damnée, ou caput mortuum.

2. La théorie des quatre éléments, mise en si grand honneur par Aristote, semble aussi ancienne que la philosophie elle-même. On la retrouve chez les Égyptiens et dans l'antiquité indienne. En Grèce, Pythagore cherche à ces éléments, selon la loi de sa méthode, des équivalents géométriques : la terre devint le cube,, le feu la pyramide , l'air l'octaèdre , l'eau l'icosaèdre. De même Empédocle appelle le feu Jupiter, la terre Junon, l'air Pluton et l'eau Nestis. Ces quatre principes, passant par des alternatives sans nombre du mouvement au repos, du repos au mouve-

DE L'IMAGINATION 71

d'un homme rien qui ne soit incontinent infecté des er- reurs ausquelles il est sujet, et (|ui n'en augmente le

Cette citu^islenee des libres du cerveau a encore un très mauvais eflet, principalement dans les personnes plus âgées, qui est de les rendre incapables de m<3dita- tion. Ils ne peuvent apporter d'attention à la plupart des choses qu'ils veulent sçavoir, et ainsi ils ne peuvent pénétrer les vérités un peu cachées. Ils ne peuvent goûter les sentimens les plus raisonnables , lorsqu'ils sont appuyés sur des principes qui leur paraissent nou- veaux, quoiqu'ils soient d'ailleurs fort intelligens dans les choses dont l'âge leur a donné beaucoup d'expé- rience. Mais tout ce que je dis ici ne s'entend que de ceux qui ont passé leur jeunesse sans faire usage de leur es- })rit et sans s'appliquer.

Pdur éclaircir ces choses, il faut sçavoir que nous ne pouvons apprendre quoi que ce soit, si nous n'y appor- tons de l'attention; et que nous ne scaurionsguèresêtre attentifs à quelque chose, si nous ne l'imaginons, et nous ne la représentons vivement dans notre cerveau. Or afin que nous })uissions imaginer quelques objets, il est nécessaire que nous fassions plier quelque partie de notre cerveau , ou que nous lui imprimions quelque au- tre mouvement pour pouvoir former les traces, aus-

meut, et se prêtant ainsi à des combinaisons indéfinies, per- mettront à Aristote d'édifier sa cosmologie. (F. notamment cZ<' Cœfo, IV, i.) Quel sera l'agent de ces combinaisons? Ce seront les ■quatre qualités : le chaud, le sec, le froid et l'humide. Leur rôle consistera (Macrobe, Somm. Sdp., I, 0) à rapprocher les éléments «t à les maintenir en équilibre. On sait de reste qu'à ces quatre éléments devait, selon Aristote, s'en ajouter un cin- quième .-réther, cette quinte essence dont ou a tant abusé, après Jui.

72 DE LA UECIIEUCllE DE LA VERITE

quelles sont attachées les idées, qui nous représentent ces objets. De sorte que si les libres du cerveau se sont un [)eu durcies, elles ne seront capables que de l'inclina- tion et des niouvemens qu'elles auront eues autrefois. i:t ainsi lïime ne pourra imaginer, ni par conséquent être attentive à ce qu'elle voulait, mais seulement aux choses qui lui sont familières.

De il faut conclure qu'il est très avantageux de s'exercer à méditer sur toutes sortes de sujets, afin d'acquérir une certaine facilité de penser h ce qu'on veut. Car de même que nous acquérons une grande fa- cilité de remuer les doigts de nos mains en toutes manières, et avec une très grande vitesse, par le fré- quent usage que nous en faisons en jouant des ins- trumens : ainsi les parties de notre cerveau dont le mouvement est nécessaire pour imaginer ce que nous voulons, acquièrent par l'usage une certaine facilité à se plier, qui fait (pie l'on imagine les choses que l'on veut avec beaucoup de facilité, de promptitude, et même de netteté ^

Or le meilleur moyen d'acquérir cette habitude qui fait la principale différence d'un homme d'esprit d'avec un autre, c'est de s'accoutumer dès sa jeunesse à cher- cher la vérité des choses même fort difficiles, parce qu'à cet âge les fibres du cerveau sont capables de toutes sortes d'inflexions.

Je ne prétens pas néanmoins que cette facilité se

1. Ces conséquences sont autant de préceptes d'une sagesse pratique indéniable. C'est une vérité banale que la mémoire s'assouplit et s'accroît par son exercice même ; Malebrancho veut qu'il en soit de même de l'imagination. Quoi d'étonnant, puisqu "a. ses yeux imagination, mémoire, dépendent l'une et l'autre de l'habitude ?

I I

DE L'IMAGI.NATION 73

puisse acquérir par ceux qu'on appelle gens d'étude, qui ne s'appliquent qu'à lire sans méditer, et sans recher- cher par eux-mêmes la résolution des questions avant que de la lire dans les Auteurs ^ 11 est assez visible ([ue par cette voye l'on n'acquiert que la facilité de se souvenir des choses qu'on a lues. On remarcjue tous les jours que ceux qui ont beaucoup de lecture, ne peuvent apporter d'attention aux choses nouvelles dont on leur parle , et que la vanité de leur érudition les portant à en vouloir juger avant que de les concevoir, les fait tomber dans des erreurs grossières, dont les autres hommes ne sont pas capables.

Mais quoique le défaut d'attention soit la principale cause de leurs erreurs, il y en a encore une qui leur est particulière. C'est que trouvant toujours dans leur mémoire une inlinité d'espèces confuses, ils en pren- nent d'abord quelqu'une qu'ils considèrent comme celle dont il est question ; et parce que les choses qu'on dit ne lui conviennent point, ils jugent ridiculement qu'on se trompe. Quand on veut leur représenter qu'ils se trompent eux-mêmes, et qu'ils ne sçaventpas seule- irient l'état de la question, ils s'irritent, et, ne pouvant concevoir ce qu'on leur dit, ils continuent de s'attacher à cette fausse espèce que leur mémoire leur a présentée. Si on leur en montre trop manifestement la fausseté, ils en substituent une seconde et une troisième, qu'ils delîendent quelquefois contre toute apparence de vé- rité, et même contre leur propre conscience; parce qu'ils n'ont guères de respect ni d'amour pour la vé- rité, et qu'ils ont beaucoup de confusion et de honte à

1. Ceux-là vont être, un peu plus bas, très fortement mal menés. {V. ch. v et vi.)

5

74 DE LA RECHEHCHE DE LA VÉRITÉ

reconnaître (lu'il y a des choses qu'on sçait mieux qu'eux*.

111. Tout ce qu'on a dit des personnes de ([uaranic et de cinquante ans se doit encore entendre avec i)lus de raison des vieillards ; parce que les fibres de leur cer- veau sont encore plus inflexibles, et que manquant d'esprits animaux pour y tracer de nouveaux vestiges, leur imagination est toute languissante. Et comuio d'ordinaire les libres de leur cerveau sont mélfies avec beaucoup d'humeurs superflues, ils perdent peu à peu la mémoire des choses passées, et tombent dans les faiblesses ordinaires aux enfans. Ainsi dans lage dé- crépit ils ont les défauts qui (lépendent de la consti- tution des fibres du cerveau, lesquels se rencontrent dans les enfans et dans les hommes faits : quoique l'on puisse dire qu'ils sont plus sages que les uns et les autres, à cause qu'ils ne sont plus si sujets à leurs passions, qui viennent de l'émotion des esprits animaux.

On n'expliquera pas ces choses davantage, parce qu'il est facile de juger de cet âge par les autres dont on a parlé auparavant, et de conclure que les vieillards ont encore plus de difficulté que tous les autres à concevoir ce qu'on leur dit, qu'ils sont plus attachés à leurs pré- jugés et à leurs anciennes opinions ; et par conséquent, qu'ils sont encore plus confirmés dans leurs erreurs et dans leurs mauvaises habitudes, et autres choses sem- blables. On avertit seulement que l'état du vieillard n'ar-

1. On pressent, par ce passage, ce que sera Malebranche dans la polémique. Quelle impatience de la contradiction ! Et, à la date il écrit, les luttes dialectiques lui sont chose inconnue! Que sera-ce quand Arnauld, après tant d'autres, attaquera ses doctrines do la vision en Dieu ou de la grâce ?

DE L'IMAGINATION 7"

I iN«' |>as précisément à soixante ou à soixant(3-dix. ans; que tous les vieillards ne radotent pas; que tous ceux qui ont passé soixante ans ne sont pas toujours délivres des passions des jeunes gens , et ([u'il ne faut pas tirer des conséquences trop générales des principes que l'on .'tnhiis.

CHAPITRE II

nUK LES ESPRITS ANIMAUX VONT d'oRDINAIRE DANS LES TRACES DES IDÉES QUI NOUS SONT LES PLUS FAMILIÈRES, CE QUI FAIT qu'on ne JUGE POINT SAINEMENT DES CHOSES.

Je croi avoir suffisamment expliqué dans les chapi- tres précédens les divers changemens qui se rencon- trent dans les esprits animaux, et dans la constitution des fibres du cerveau, selon les diff'érens âges. Ainsi, pourvu qu'on médite un peu ce que j'en ai dit, on aura bientôt une connaissance assez distincte de l'imagina- tion, et des causes physiques les plus ordinaires des différences que l'onremarque entre les esprits; puisque tous les changemens qui arrivent à l'imagination et à l'esprit, ne sont que des suites de ceux qui se rencon- trent dans les esprits animaux et dans les fibres dont le cerveau est composé.

Mais il y a plusieurs causes particulières , et qu'on jKuirrait appeler morales, des changemens qui arrivent à l'imagination des hommes ; sçavoir leurs différentes conditions, leurs diff'érens emplois; en un mot leurs différentes manières de vivre, à la considération des- <pielles il faut s'attacher : parce que ces sortes de chan-

76 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

geinens sont causes d'un nombre presqu'infini d'er- reurs, chaque personne jugeant des choses par rapport à sa condition. On ne croit pas devoir s'arret(;r à ex))li- (pier les effets de quelques causes moins ordinaires, comme des grandes maladies, des malheurs surpre- nans, et des autres accidens inopinés qui font des im- pressions très violentes dans le cerveau, et même qui le bouleversent entièrement, parce que ces choses arrivent rarement; et que les erreurs tombent ces sortes de personnes sont si grossières, qu'elles ne sont i)oint con- tagieuses, puisque tinit le monde les reconnaît sans peine.

Afin de comprendre parfaitement tous les change- mens que les diflerentes conditions produisent dans l'imagination, il est absolument nécessaire de se sou- venir que nous n'imaginons les objets qu'en nous en formant des images, et que ces images ne sont autre chose que les traces que les esprits animaux font dans le cerveau; que nous imaginons les choses d'autant plus fortement que ces traces sont plus profondes et mieux gravées, et que les esprits animaux y ont passé plus souvent et avec plus de violence ; et que lorsque les esprits y ont passé plusieurs fois, ils y entrent avec plus de facilité que dans d'autres endroits tout proches, par lesquels ils n'ont jamais passé, ou par lesquels ils n'ont point passé si souvent. Ceci est la cause la plus ordinaire de la confusion et de la fausseté de nos idées. Car les esprits animaux qui ont été dirigés par l'action des objets extérieurs, ou même par les ordres de l'àme, pour produire dans le cerveau de certaines traces, en produisent souvent d'autres, qui, à la vérité, leur res- semblent en quelque chose, mais qui ne sont point tout à fait les traces de ces mêmes objets, ni celles que

DE L'IMAGINATION 77

dt'sirait l'àmo de ro représenter : parce que les esprits animaux trouvant quelque résistance dans les endroits (lu cerveau par il fallait passer, ils se détournent l'acilement pour entrer en foule dans les traces pro- fondes des idées qui nous sont plus familières. Voici des exemples fort grossiers et très sensibles de tout ceci. Lorsque ceux qui ont la vue un peu courte regardent la Lune, ils yvoyent ordinairement deux yeux, un nez, une bouche; en un mot il leur semble qu'ils y voyent un visage. Cependant il n'y a rien dans la Lune de ce qu'ils pensent y voir. Plusieurs personnes y voyent toute autre chose. Et ceux qui croyent que la Lune est telle qu'elle leur parait, se détrompent facilement s'ils la re- gardent avec des lunettes d'approche si petites qu'elles soient, ou s'ils consultent les descriptions qu'IIevelius * , Riccioli ^ et d'autres en ont données au public. Or la raison pour laquelle on voit ordinairement un visage dans la Lune et non pas les taches irrégulières qui y sont, c'est que les traces du visage qui sont dans notre cerveau sont très profondes, à cause que nous regar- dons souvent des visages et avec beaucoup d'attention. De sorte que les esprits animaux trouvant de la résis- tance dans les autres endroits du cerveau, ils se dé-

1. Astronome de haute valeur, à Dantzig en 1611, m. en 1687. Il fut au nombre de ces savants étrangers que Colbert fit pen- sionner par Louis XIV. Une de ses premières publications fut une Sdenofpmphia (IG47), que vise évidemment ce passage.

2. De beaucoup l'aîné de Hévélius, Riccioli (1598-1671) s'était adonné à la science sur l'ordre de ses supérieurs de la Com- piignie de Jésus. Il dépassa cependant son émule par l'importance de ses travaux astronomiques, bien que, par ordre aussi, il se soit donné' le ridicule de réfuter les découvertes de Copernic et de Kepler. Ses observations sur la lune comptent parmi le meilleur de son œuvre ; sa nomenclature des tacïies de la lune est encore estimée aujourd'tiui.

-8 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

lournont facilement do la direction que la lumière de la Lune leur imprime quand on la regarde, pour entrer dans ces traces ausquelles les id«''es de visage sf)nt nt- lacti«'es par la nature. Outre que la grandeur ai)parenle de la Lune n'étant pas fort différente de celle d'une tète ordinaire dans ime certaine distance, elle forme par son impression des traces qui ont beaucoup de liaison avec celles qui représentent un nez, une bouche et des yeux, et ainsi elle détermine les esprits à pren- dre leur cours dans les traces d'un visage. 11 y en a qui voyent dans la Lune un homme à cheval, ou quel- ([u'autre chose qu'un visage;^ parce que leur imagina- tion ayant été vivement frappée de certains objets, les traces de ces objets se r'ouvrent par la moindre chose qui y a rapport.

C'est aussi pour cette raison (pie nous nous imaginons voir des chariots, des hommes, des lions , ou d'autres animaux dans les nues , quand il y a quelque peu de rapport entre leurs figures et ces animaux, et que tout le monde, et principalement ceux qui ont coutume de des- siner, voyent quelquefois des têtes d'hommes sur des murailles, oii il y a plusieurs taches irrégulières.

C'est encore pour cette raison que les esprits de vin entrans sans direction de la volonté dans les traces les plus familières, font découvrir les secrets de la plus grande importance, et que quand on dort, on songe ordinairement aux objets que l'on a vus pendant le jour, qui ont formé de plus grandes traces dans le cer- veau, parce que l'àme se représente toujours les choses d(mt elle a des traces plus grandes et plus profondes. Voici d'autres exemples plus composés.

Une maladie est nouvelle : elle fait des ravages qui surprennent le monde. Cela imprime des traces si pro-

DE L'IMAGINATION ig

foinles dans le cerveau, que cette maladie est toujours présente à l'esprit. Si cette maladie est appelée, par exemple, le scorbut, toutes les maladies seront le scor- but. Le scorbut est nouveau, toutes les maladies nou- velles seront le scorbut. Le scorbut est accompagné dune douzaine de symptômes, dont il y en aura beau- coup de communs à d'autres maladies : cela n'importe. S'il arrive qu'un malade ait quelqu'un de ces symptô- mes, il sera malade du scorbut; et on ne pensera pas seulement aux autres maladies, qui ont les mêmes symp- tômes. On s'attendra que tous les accidens qui sont arrivés à ceux qu'on a vu malades du scorbut, lui arri- veront aussi. On lui dcmnera les mêmes médecines ; et on sera surpris de ce qu'elles n'ont pas le même effet (ju'on a vu dans les autres.

Un Auteur s'applique à un genre d'étude, les traces du sujet de son occupation s'impriment si profondé- ment et rayonnent si vivement dans tout son cerveau, qu'elles confondent et qu'elles effacent quelquefois les traces des choses même fort différentes. Il y en a eu un, par exemple, qui a fait plusieurs volumes sur la Croix : cela lui a fait voir des croix partout; et c'est avec rai- son que le Père Morin* le raille de ce qu'il croyait (ju'une médaille représentait une croix, quoiqu'elle re- présentât toute autre chose. C'est par un semblable tour d'imagination que Gilbert ^ et plusieurs autres, après

1. Erudit français (1591-1659), qui, de parents réformés, abjura le calvinisme et entra à l'Oratoire. Tenu en haute estime par les princes de l'Église, notamment par Urbain VllI qui, en des circonstances solennelles, lit appel à son savoir, il s'adonna aux travaux d'exégèse et de théologie historique. En ce dernier ordre d'étude il a composé de précieux ouvrages.

2. Savant anglais d'une grande réputation (loiO-ifiO^). L'un des premiers il pressentit quel rôle étaient appelés à jouer dans

RO DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

avoir (Hudié l'Aiman et admiré ses propriétés, oui A'oulu rapporter à des qualités magnétiques un très errand nombre d'effets naturels qui n'y ont pas le moindre rapport.

Les exemples qu'on vient d'apporter suffisent pour prouver que cette grande facilité qu'a l'imagination a se représenter les objets qui lui sont familiers, et la difficulté qu'elle éprouve à imaginer ceux qui lui sont nouveaux , fait que les hommes se forment presque toujours des idées qu'on peut appeler mixtes et im- pures ; et que l'esprit ne juge des choses que par rap- port h soi-même et à ses premières pensées. Ainsi les différentes passions des hommes, leurs inclinations, leurs conditions, leurs emplois, leurs qualités, leurs études, enfin toutes les différentes manières de vivre, mettent de fort grandes différences dans leurs idées, cela les fait tomber dans un nombre infini d'erreurs que nous expliquerons dans la suite. Et c'est ce qui a fait dire au Chancelier Bacon ces paroles fort judi- cieuses : Omnes perceptiones tam sensiis quam mentis sunt ex analogia hominis, non ex analogia universi : estque intellectus humanus instar speculi inœqualis ad radios rerum qui suam naturam naturœ rerum immiscet, eamque distorquet^ et inficit ^

la science de l'univers physique les phénomènes d'électricité. Ses observations, ses théories sur l'aimant ont conservé une haute valeur, et les railleries de Malebranche tombent ici bien à faux. 11 a consigné son système dans son important ouvrage De Ma- gnete magneticisque corporibus. (Londres, 1600.)

1. Cette citation est empruntée au début du Novum Organum. Dans ce célèbre passage. Bacon énumère les quatre classes d'ido- les qui assiègent la pensée humaine et sont les causes de nos er- reurs. En premier lieu viennent « les idoles de la tribu, qui ont leur fondement dans la nature humaine ( dans la tribu ou la race des hommes). On assure, en effet, faussement que le sens

DE L'IMAGINATION 81

CHAPITHE ni

I. OLE LKS PERSONNES d'ÉTL'DE SONT LES PLUS SUJETTES A l'erreur. II. RAISONS POUR LESQUELLES ON AIME MIEUX SUIVRE l'autorité QUE DE FAIRE USAGE DE SON ESPRIT.

Les différences qui se trouvent dans les manières de vivre des hommes, sont presque infinies. 11 y en a un très grand nombre de différentes conditions, de diffé- rens emplois, de différentes charges, de différentes communautés. Ces différences font que presque tous les hommes agissent pour des desseins tout différens, et qu'ils raisonnent sur de différens principes. Il serait même assez difficile de trouver plusieurs personnes qui eussent entièrement les mêmes vues dans une même communauté, dans laquelle les particuliers ne doivent avoir qu'un même esprit et que les mêmes desseins. Leurs différens emplois et leurs différentes liaisons mettent nécessairement quelque différence dans le tour et la manière qu'ils veulent prendre, pour exécuter les choses même dont ils conviennent. Cela fait bien voir que ce serait entreprendre l'impossible, que de vouloir expliquer en détail l^s causes morales de l'erreur; mais aussi il serait assez inutile de le faire ici. On veut seulement parler des manières de vivre qui portent

humain est la mesure des choses, alors que, bien au contraire, " toutos les perceptions, tant du sens que delà pensée, sont rela- tives ù. l'homme, et non à l'univers. Et l'entendement humain res- semble à un miroir trompeur qui, recevant les rayons des rhoses, y mêle sa nature à la nature des choses, qu'elle déforme et altère. »

5.

82 DE LA UEGIIEKCHE DE LA VERITE

à un plus grand ncjnihre d'erreurs, et à des erreurs de plus grande importance. Quand on les aura expliquées, «>n aura donné assez d'ouverture à l'esprit pour aller plus loin ; et chacun pourra voir tout d'une vue, et avec grande facilité, les causes très cachées de plusieurs er- reurs particulières, qu'on ne pourrait expliquer qu'avec heaucou[) de teuis et de peine. Quand l'esprit voil clair, il se plait à, courir à la vérité ; et il y court d'unes vitesse qui ne se peut exprimer.

1. L'emploi duquel il semhle le plus nécessaire de parler ici à cause qu'il produit dans l'imagination des hommes des changemens plus considérables, et qui conduisent davantage à l'erreur, c'est l'emploi des per- sonnes d'étude, qui font plus d'usage de leur mémoire que de leur esprit. Car l'expérience a toujours fait connaître que ceux qui se sont appliqués avec plus d'ardeur à la lecture des livres, et à la recherche de la vérité, sont ceux-là même qui nous ont jettes dans un plus grand nombre d'erreurs.

Il en est de même de ceux qui étudient, que de ceux qui voyagent. Quand un voyageur a pris par malheur un chemin pour un autre, plus il avance, plus il s'éloigne du lieu il veut aller. Il s'égare d'autant plus qu'il est plus diligent, et qu'il se hâte davantage d'arriver au lieu qu'il souhaite. Ainsi ces désirs ardens qu'ont les hommes pour la vérité, fonfqu'ils se jettent dans la lecture des livres ils croyent la trouver : ou bien ils se forment un système chimérique des choses qu'ils souhaitent de sçavoir, duquel ils s'entêtent; et qu'ils tachent même , par de vains eft'orts d'esprit, de faire goûter aux autres, afin de recevoir l'honneur qu'on rend d'ordinaire aux inventeurs des systèmes. Expli- quons ces deux défauts.

DE L'IMAGINATION 83

11 est assez difticile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l'esprit aiment ini«'ux se servir de l'esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d'honneur H se conduire par ses propres yeux que par ceux des autres, et un homme qui a de bons yeux ne s'avise jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l'espérance d'avoir un conducteur. Sapientis oculi in capite ejuSyStultus in tenebris ambulat. Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C'est qu'il ne voit que par les yeux d'autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c'est ne rien voir. L'usage de l'esprit est à l'usage des yeux ce que l'esprit est aux yeux ; et de même que l'esprit est infiniment au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de satisfac- tions bien plus solides, et qui le contentent bien autre- ment que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité.

IL Mais il y a plusieurs causes qui contribuent à ce renversement d'esprit. Premièrement, la paresse natu- relle des hommes, qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.

Secondement, rincaf)acité de méditer dans laquelle on est tombé, pour ne s'être pas appliqué dans la jeu- nesse, lorsque les fibres du cerveau étaient capables de toutes sortes d'inflexions.

En troisième lieu, le peu d'amour qu'on a pour les vérités abstraites, qui font le fondement de tout ce que l'on peut connaître ici-bas.

Ln quatrième lieu, la satisfaction qu'on reçoit dans

84 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

la connaissance des vraisemblances, qui sont fort agréa- bles et fort touchantes , parce qu'elles sont appuyées sur les notions sensibles.

Kn cinquième lieu, la sotte vanité quinous fait souhai- ter d'être estimés sçavans; car on appelle sçavans ceux qui ont le plus de lecture. La connaissance des opi- nions estbien plus dusage pour la conversation, et pour étourdir les esprits du commun, que la connaissance de la véritable Philosophie qu'on apprend en méditant.

En sixième lieu, parce qu'on s'imagine sans raison que les Anciens ont été plus éclairés que nous ne pou- vons l'être, et qu'il n'y a rien à faire ils n'ont pas réussi.

En septième lieu, parce qu'un respect mêlé d'une sotte curiosité fait qu'on admire davantage les choses les plus éloignées de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de plus loin, ou de pais plus incon- nus, et même les livres les plus obscurs. Ainsi on esti- mait autrefois Heraclite pour son obscurité ^ On re- cherche les médailles anciennes quoique rongées de la rouille, et on garde avec grand soin la lanterne et la pantoufle de quelque Ancien, quoique mangée de vers : leur antiquité fait leur prix. Des gens s'appliquent à la lecture des Rabbins ^ parce qu'ils ont écrit dans une langue étrangère, très corrompue et très obscure. On

1. « Clarm oh ol/scitram linguam. » Lucr. (N. de Maleb.)

2. Allusion à l'étude du Talmud, corps de doctrine civile et religieuse, théologique et sociale de la Synagogue. Par défiuition, le Talmnd désigne la tradition orale, loi commentée à côté de la Loi. On distingue dans le Talmud une partie primitive, Mischna, une partie complémentaire, Ghemara, elle-même divisée en Ghemara babylonienne (ii Ghemara de Je rusai etn. Cette compilation rabbinique, si précieuse pour l'histoire des religions, est renom- mée justement pour son obscurité.

DE L'IMAGINATIOxN 85

ejîtime davantage les opinions les plus vieilles, parce qu'elles sont les plus éloignées de nous. Et sans doute, si Nenibrot avait écrit l'Histoire de son Règne, toute la politique la plus fine, et même toutes les autres sciences y seraient contenues, de même que quelques-uns trou- vent qu'IIomêre et Virgile avaient une connaissance par- faite de la nature. Il faut respecter l'antiquité, dit-on; quoi! Aristote, Platon, Épicure, ces grands hommes, se seraient trompés? On ne considère pas qu'Aristote, Platon, Epicure étaient hommes comme nous et de même espèce que nous : et de plus, qu'au tems nous sommes, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu'il a plus d'expérience \ qu'il doit être plus éclairé, et que c'est la vieillesse du monde et l'expé- rience qui font découvrir la vérité.

En huitième lieu, parce que lorsqu'on estime une opinion nouvelle, et un Auteur du tems, il semble que leur gloire efface la notre, à cause qu'elle en est trop proche ; mais on ne craint rien de pareil de l'honneur qu'on rend aux Anciens.

En neuvième lieu, parce que la vérité et la nouveauté ne peuvent pas se trouver ensemble dans les choses de la foi. Car les hommes, ne veulant pas faire le discer- nement entre les vérités qui dépendent de la raison et celles qui dépendent de la tradition, ne considèrent pas qu'on doit les apprendre d'une manière toute dif- férente. Ils confondent la nouveauté avec l'erreur, et l'antiquité avec la vérité. Luther, Calvin et les au- tres ont innové et ils ont erré : donc, Galilée^, Har-

1. « Veritas filia temporis, non audorilatis. » (N. de M.) C'est une pensée que Bacon et Pascal avaient déjà magnifiquement exprimée. (Aou. Ovrjan., I, i.xxxiv.)

2. L'un des plus grands hommes, le plus grand peut être des

86 UE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

vée *, Descartes, se trompent dans ce qu'ils disent de nou- veau. I/inipanalion de Luther^ est nouvelle, et elle est fausse : donc la circulation d'IIarvée est fausse puis- qu'elle est nouvelle. C'est pour cela aussi qu'ils appcl- l«mt indifféromment du nom odieux de novateur les Hérétiques et les nouveaux Philosophes. Les idées et les mots de vérité et d'antiquité, de fausseté et de nou- veauté ont été liés les uns avec les autres : c'en est fait, le commun des hommes ne les sépare })lus, et les gens d'esprit sentent même quelque peine à les bien séparer.

En dixième lieu, parce qu'on est dans im tems au- quel la science des opinions anciennes est encore en vogue , et qu'il n'y a que ceux qui font usage de leur esprit qui puissent, par la force de leur raison, se mettre au-dessus des méchantes coutumes. Quand on est dans la presse et dans la foule, il est difficile de ne pas céder au torrent qui nous emporte.

En dernier lieu, parce que les hommes n'agissent que par intérêt : et c'est ce qui fait que ceux même qui se détrompent, et qui reconnaissent la vanité de ces sortes

temps modernes (15G4-l(;i2). Il ne sest pas contenté, comme Ba- con, de mettre en formules la méthode expérimentale, il Ta ap- pliquée, réalisée, à coups de découvertes. « Galilée, dit M. Re- nan, est vraiment le grand fondateur de la science moderne. » {\ouvellcs Etudes d'histoire reWjieuse, p. iol.)

1. Guillaume Harvej^ (l.j78-16;J8), l'immortel auteur de la dé- couverte qui a renouvelé la physiologie : la circulation du sang, déjà pressentie, mais partiellement, par Servet et Césalpin. Har- vey en expliquait le mécanisme général en 1619, et il publiait en 1028 le résultat de ses recherches dans son Exercitatio ana- tomica de motii cordis. On sait, ne serait-ce que par Molière, quelle opposition la découverte souleva.

2. Expression théologique employée pour désigner le point de dogme spécial à Luther, selon qui dans l'Eucharistie la présence réelle de Jésus-Christ n'exclut point la persistance du pain et du vin après la consécration.

DE LlMAGINATIOxN 87

d'études, no laissent pas do s'y api^liquer ; parce {[uo les honneurs, les dignités, et même les bénéfices y sont attachés, et cpie ceux ipii y excellent les ont toujours plutôt que ceux qui Uir> ignorent.

Toutes ces raisons fcuit, ce me semble, assez com- prendre j)Ourquoi les hommes suivent aveuglenient les opinions anciennes comme vrayes, et pourijuoi ils re- jettent sans discernement toutes les nouvelles comme fausses ; enfin, pourquoi ils ne font point, ou presque lH)int d'usage de leur esprit. 11 y a sans doute encore un fort grand nombre d'autres raisons plus particu- lières qui contribuent à cela ; mais si l'on considère avec attention celles que nous avons rapportées, on n'aura pas sujet d'être surpris de voir l'entêtement de certaines gens pour l'autorité des Anciens K

CHAPITRE IV

DKIX MAUVAIS EFFETS DE LA LKCTLRE SUR l'iMAGIXATIOX.

Ce faux et lâche respect que les hommes portent aux Anciens, produit un très grand nombre d'efl'ets très pernicieux qu'il est à propos de remarquer.

Le premier est que , les accoutumant à ne pas faire

1. Si Malebrauche s'en tenait à combattre le principe d'auto- rité qui a si longtemps enchaîné philosophie et science, il ferait simplement cause commune avec tous les grands novateurs du xvi« et du xvii« siècle. Mais il va plus loin qu'eux, puisque c'est à la science même de l'antiquité, à toute érudition profane qu'ici, et dans les chapitres suivants, il s'attaque. Nous voyons percer déjà ce dédain de l'histoire et des faits sur lequel ses biographes nous ont d'ailleurs édifiés.

88 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE

usage de leur esprit, il les met peu à peu dans une vé- ritable impuissance d'en faire usage. Car il ne faut pas s'imaginer que ceux qui vieillissent sur les livres d'Aristôte et do Platon, fassent beaucoup d'usage de leur esprit. Ils n'employent ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres, que pour tâcher d'en- trer dans les sentiments de leurs Auteurs ^ ; et leur but principal est de sçavoir au vrai les opinions qu'ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu'il en faut tenir, comme on le prouvera dans le Chapitre suivant. Ainsi la science et la Philosopliie qu'ils ap- prennent, est proprement une science de mémoire, et non pas une science d'esprit. Ils ne sçavent que des Histoires t^t des faits, et non pas des vérités évidentes ; et ce sont plutôt des Historiens que de véritables Phi- losophes, des hommes qui ne pensent point , mais qui peuvent raconter les pensées des autres.

Le second efl'et que produit dans l'imagination la lecture des Anciens, c'est qu'elle met une étrange con- fusion dans toutes les idées de la plupart de ceux qui s'y appliquent. 11 y a deux diflerentes manières de lire les Auteurs : Tune très bonne, et très utile , et l'autre fort inutile, et même dangereuse. 11 est très utile de lire, quand on médite ce qu'on lit : quand on tâche de trou- ver par quelque effort d'esprit la résolution des ques- tions, que l'on voit dans les titres des Chapitres, avant même que de commencer à les lire ^ ; quand on ar- range, et quand on confère les idées des choses les

1. Y a-t-il, cependant, une meilleure manière de les bien lire?

2. Sans doute à l'exemple de Descartes, qui ne voulait jeter les yeux sur les solutions de difficultés ou de problèmes qu'après les avoir cherchées lui-même et trouvées.

DE L'IMAGINATION 89

unes avec les autres : en un mot , quand on use de sa raison. Au contraire, il est inutile de lire quand on n'entend pas ce qu'on lit; mais il est dangereux de lire, et de concevoir ce qu'on lit, quand on ne l'examine })as assez pour en bien juger, principalement si l'on a assez de mémoire pour retenir ce qu'on a conçu, et assez d'imprudence pour y consentir. La première ma- nière éclaire l'esprit : elle le fortifie , et elle en aug- mente l'étendue. La seconde en diminue l'étendue, et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus.

Or la plupart de ceux qui font gloire de sçavoir les opinions des autres, n'étudient que de la seconde ma- nière. Ainsi, plus ils ont de lecture, plus leur esprit devient faible et confus. La raison en est que les traces de leur cerveau se confondent les unes les autres, parce qu'elles sont en très grand nombre, et que la raison ne les a pas rangées par ordre ; ce qui empêche l'esprit d'imaginer et de se représenter nettement les choses dont il a besoin. Quand l'esprit veut ouvrir certaines traces, d'autres plus familières se rencontrent •< la traverse : il prend le change. Car la capacité du

rveau n'étant pas infinie, il est presque impossible que ce grand nombre de traces formées sans ordre ne se brouillent, et n'apportent de la confusion dans les idées. C'est pour cette même raison que les personnes de grande mémoire ne sont pas ordinairement capables de bien juger des choses, il faut apporter beaucoup 'l'attention.

Mais ce qu'il faut principalement remarquer, c'est <Iiie les connaissances qu'acquièrent ceux qui lisent -ins méditer, et seulement pour retenir les opinions des autres ; en un mot, toutes les sciences qui dépen- dent de la mémoire, sont proprement de ces sciences

90 l)i; LA KECIIERCHE DE I.A VEUIÏE

(iui e/i/h-iii ', à cause qu'elles ont de l'éclat et qu'elles donnent bccaucoup de vanité à ceux qui les possèdent. Ainsi ceux qui sont sravans en cette manière, étant d'or- dinaire remplis d'orgueil et de présomption, préten- dent avoir droit de juger de tout, quoiqu'ils en soient très peu capables ; ce qui les fait tomber dans un très grand nombre d'erreurs.

Mais cette fausse science fait encore un jibis grand mnl. Car ces personnes no tombent ])as seules dans rciTt'iir, elles y entraînent avec flics presque tous les es})rits du commun, et un fort grand nombre déjeunes gens, qui croyent comme des articles de foi toutes leurs décisions. Ces faux scavans les ayant souvent accablés par le poids de leur profonde érudition, et étourdis tant par des opinions extraordinaires que par fies noms d'Auteurs anciens et inconnus, se sont acquis imc au- torité si puissante sur leurs esprits , qu'ils respectent et qu'ils admirent comme des oracles tout ce qui sort de leur bouche, et qu'ils entrent aveuglément dans tous leurs sentimens. Des personnes même beaucouj) plus spirituelles et plus judicieuses, qui ne les auraient jamais connus, et qui ne scauraient point d'autre part ce qu'ils sont, les voyant parler d'une manière si dé- cisive, et d'un air si fier, si impérieux et si grave, au- raient quelque peine à manquer de respect et d'estime pour ce qu'ils disent, parce qu'il est très difficile de ne rien donner à l'air et aux manières. Car de même qu'il ai l'ivc souvent qu'un homme fier et hardi en maltraite d'autres plus forts, mais plus judicieux et plus retenus que lui : ainsi ceux qui soutiennent des opinions qui ne sont ni vrayes ni même vraisemblables , font souvent

1. « Srientia inflat. » I Cor. 8, 1. (N. de M.)

DE L'IMAGINATION 91

pcnlro la parole à loiirs adversaire?;, en leur parlîinl crune manière inip«''rieuse, Itère ou grave qui les sur- prend.

Or ceux de ([ui nous parlons ont assez d'estime d'eux- mêmes et de mépris des autres, pour s'être fortifiés dans un certain air de fierté, mêlé de gravité et d'une feinte modestie, qui préoccupe et qui gagne ceux qui les écoutent.

Car il faut remarquer que toiis les difîf'rens airs des personnes de différentes conditions ne sont que des suites naturelles de l'estime que chacun a de soi- même par rapport aux autres, comme il est facile de le reconnaître si Ton y fait un peu de réflexion. Ainsi l'air de fierté et de brutalité est l'air d'un homme qui s'estime beaucoup , et qui néglige assez l'estime des autres. L'air modeste est l'air d'un homme qui s'estime peu, et qui estime assez les autres. L'air grave est l'air d'un homme qui s'estime beaucoup, et qui désire fort d'être estimé; et l'air simple, celui d'un homme qui ne s'occupe guères de soi ni des autres. Ainsi tous les dif- tV'rens airs, qui sont presque infinis, ne sont que des ef- fets (pie les difi'érens degrés d'estime que l'on a de soi et de ceux avec qui l'on converse, produisent naturel- h'uient sur notre visage, et sur toutes les parties exté- rieures de notre corps. Nous avons déjà parlé, dans le (chapitre IV, de cette correspondance qui est entre les nerfs qui excitent les passions au dedans de nous, et ceux qui les témoignent au dehors par l'air qu'ils im- ]>riment sur le visage.

92 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

CHAPITRE V

QUE LES PERSONNES d'ÉTUDE s'eNTÉTKNT ORDINAIREMENT DE QUELQUE AUTEUR, DE SORTE QUE LEUR BUT PRINCIPAL EST DE SAVOIR CE qu'il A CRU, SANS SE SOUCIER DE CE QU'iL FAUT CROIRE.

Il y a encore un défaut de tn^s grande conséquence, dans lequel les gens d'étude tombent ordinairement : c'est qu'ils s'entêtent de quelque Auteur. S'il y a quelque chose de vrai et de bon dans un livre, ils se jettent aussitôt dans l'excès : tout en est vrai, tout en est bon, tout en est admirable. Ils se plaisent même à admirer ce qu'ils n'entendent pas, et ils veulent" que tout le monde l'admire avec eux. Ils tirent leur gloire des louanges qu'ils donnent à ces Auteurs obscurs, parce qu'ils persuadent par aux autres qu'ils les entendent parfaitement, et cela leur est un sujet de vanité. Ils s'estiment au-dessus des autres hommes, à cause qu'ils croient entendre une impertinence d'un ancien Auteur ou d'un homme qui ne s'entendait peut-être pas lui- même. Combien de sçavans ont sué pour éclair cir des passades obscurs des Philosophes et même de quel- ques Poètes de l'antiquité : et combien y a-t-il en- core de beaux esprits qui font leurs délices de la cri- tique d'un mot et du sentiment d'un Auteur* I Mais il

1. Ce sont là, en dépit de la thèse soutenue, de hieu jolies pages, qui forment une oasis dans le sévère traité. ^lalebranche s'y révèle un Essayist spirituel et fin. Il assaisonne un évident paradoxe de ce guid salis qui prête à tous ces chapitres comme

DE L'IMAGINATION 93

est à propos d'apporter quelque preuve de ce que je dis.

La question de rimniortalit('î de rame est sans doute une question très importante. On ne peut trouver à re- dire que des Philosophes fassent tous leurs efforts pour la résoudre; et quoiqu'ils composent de gros Volumes |)0ur prouver d'une manière assez faible une vérité qu'on peut démontrer en peu de mots, ou en peu de pages S cependant ils sont excusables. Mais ils sont bien plaisans de se mettre fort en peine pour décider ce qu'Aristote en a cru. Il est, ce me semble, assez inu- tile à ceux qui vivent présentement de scavoir s'il y a jamais eu un homme qui s'appelât Aristote ^; si cet homme a écrit les livres qui portent son nom; s'il en- tend une telle chose ou une autre dans un tel endroit de ses ouvrages ; cela ne peut faire un homme ni plus sage ni plus heureux ; mais il est très important de sa- voir si ce qu'il dit est vrai ou faux en soi ^.

Il est donc très inutile de scavoir ce qu'Aristote a cru

une pointe d'enjouement et lui obtiendra l'indulgence des fer- vents de l'érudition.

1. Cette toute simple démonstration est celle que Descartes a fondée sur le principe de la différence essentielle qui sépare le Corps, chose étendue, d'avec l'Ame, chose pensante.

2. Ne pas souscrire d'avance à ce qu'Aristote a pu dire, fort bien. Mais ne pas s'inquiéter qu'un homme ait existé du nom d'Aristote, c'est une exagération d'avocat, que ne se fût même point permise le Dorante de Molière, dans sa dispute contre le péripatéticien de la Critique de l'École des Femmes, M. Lysidas.

3. Est-ce bien sûr? Un Pyrrhonien viendra me prouver, ses Epoques en main , que je n'en puis rien savoir et il ne me restera qu'à m'endormir sur cet oreiller « d'mcuriosité » se reposait Montaigne. S'il ne veut qu'être sage et heureux, l'homme laissera l'histoire; oui, sans doute, mais aussi il laissera toute métaphysique. 11 ne songera ni à ce qui fut ni à ce qui doit être 11 cultivera sou jardin.

94 DE LA UEGHERCHE DE LA VÉRITÉ

de riminortalité de l'àme, quoiqu'il soit très utile de sça- voir que lïime est immortelle. Cependant on ne craint point d'assurer qu'il y a plusieurs scavans qui se sont mis plus (m peine de sravoir le sentiment d'Aristote sur ce sujet, que la vérité de la chose en soi ; puisqu'il y en a qui ont fait des Ouvrages exprès pour expliquer ce que ce philosophe en a cru et qu'ils n'en ont pas tant fait pour sçavoir ce qu'il en fallait croire.

Mais quoiqu'un très grand nombre de gens se soient fort fatigué l'esprit pour résoudre quel a été le senti- ment d'Aristote, ils se le sont fatigué inutilement, puis- qu'on n'est point encore d'accord sur cette question ridi- cule. Ce qui fait voir que les sectateurs d'Aristote sont bien malheureux d'avoir un homme si obscur pour les éclairer, et qui même affecte l'obscurité, comme il le témoigne dans une lettre qu'il a écrite à Alexandre ^

Le sentiment d'Aristote sur l'immortalité de l'àme a donc été en divers tems une fort grande question et fort considérable entre les personnes d'étude. Mais, alin qu'on ne"s 'imagine pas que je le dise en l'air et sans fondement, je suis obligé de rapporter ici un passage de La Cerda^ un peu long et un peu ennuyeux, dans

1. Il s'agit du fragment de lettre que cite dans ses Nuits at- tiques Aulu-Gelle {XX, oj. Alexandre s'étant plaint qu'Aristotc eût publié ses leçons acroamatiques, au lieu de les garder secrè- tes, Aristote lui aurait répondu, pour le consoler : « Sache bien qu'elles sont ù la fois publiées et inédites : car elles restent lettre close à quiconque ne nous a pas entendus. » Est-il besoin d'ajouter que l'authenticité de cette lettre est des moins établies, dût cette observation nous faire prendre notre part du ridicule que Malebranche répand sur ces sortes d'investigations.

2. Jésuite espagnol (1560?- 1043) qui professa la théologie et l'éloquence. Il est surtout connu par son volumineux commen- taire de Virgile. Il donna également une grande édition de Tertullien (1024-1630 -, de cette édition est tirée la longue réfé- rence que l'on va lire. Le de Resurrectione carnis est un ouvrage

DE L'IMAGINATION

ItMjin'l cet Auteur a ramass»' difl'érenles autorités sur ce sujet, coninie sur une question bien importante. Voici ses paroles sur le second Chapitre de Resurrcctione car- nisy de Tertullien.

Qun'Stio hwc in sckolis utrimque validis suspicionibus afjitalur, mon animam imrnortaleni, moj'talrmve fecerit Aî^isloteles. Et quidem phllosophi haud ignobiles asse- veraverunt Aristotelem posuisse nostros animos ab inte- ritu aliénas. Ht sunt è Grœcis et Laiinis interpretibua Ammonius uterque , OlympiodoruSy Philoponus, Sim- plicius, Avicenna, uti memorat Mirandula l. 4, De exa- mine vanitntis, cap. 9 ; Theodorus , MetochyteSy Themis- tius, S. Thomas, 2 Contra génies, cap. 79, etPhys. lect. 12, et prœterea 12 Metap. lect. 3, et qiiodlib. 10, qu. 5, art. i ; Albertns, tract. 2 De anima, cap. 20, et tract. 3, cap. 1 3 ; ^Egidius, lib. 3 De anima, ad cap. 4; Durandus in 2, dist. 4 8, qu. 3; Ferrarius, loco citato , Contra gentes, et late Eugubinus, l, 9, De perenni phi- losophia, cap. i S, et quod pluris est, discipulus Aristo- telis Theophrastus, magistri mentem et oreet calamo no- visse penitus qui poterat.

In contrariam factionem abiere nonnulli Patres, nec infiimd philosophi : Justinius in sua Parœnesi, Origenes in 4»'.Xoaooo;j.ivoj, et ut fertur Nazianz. in disp. contra Eunom. Et. Nyssenus,p. 2, De anima, cap. 4; Theodore- ius. De curandis Gnecorum affeclibus, l. 3 ; Galenus in historia philosophica, Pomponatius, L de immortalitate

qui fait suite au de Carne Christi et dans lequel Tertullien s'ef- force d'établir contre les Marcionites, au nom de la foi comme au nom de la raison, le dogme de l'immortalité de l'àme. Dans le chapitre II il avait mentionné incidemment Aristote : ce qui donne à La Cerda l'occasion d'étendre cette longue liste d'opi- nions et de commentaires à propos de ce qu'Aristotc a cru ou paru croire.

96 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

animœ; Simon Portius, l. de inente humana; Caieianus, 3 de anima, cap. 2. In eum sensum, ut caducum animuni nostrum putaret Aristoteles , sunt pariim adducti ah Alexandro Aphrodls auditore, qui sic solitus erat inter- pretari Aristotelicam mentem; quamvis Eugubinu^i, cap. .21 et 22, eum excuset. Et quidem unde collegisse videtur Alexander moiH alitât em, nempeex 12 Metap/i., inde S. Thomas^, Theodorus, Metochytes immorlalitateui collegerunt.

Porro TertuUianum neuiram hanc opinionem ample- xum credo ^ sed putassein hac parte ambiguum Aristote- lem. Itaque ita citât illumpro utraque. Nam eum hicad- scribat Aristoteli mortalitatem animœ, tamen L de anima, c. 6,pro contraria opinione immortalitatis citât. Eadem mente fuit Plutarchus, pro utraque opinione advocans eundem philosophum in l. 5 de placitis philosop. Nam cap, 1 mortalitatem tribuit, et cap. 25 immor t alitât em. Ex Scolasticis etiam, qui in neutram partem Aristote- lem constantem judicant, sed dubium et ancipitem, sunt Scotus in 4, dist. 43 , qu. 2, art. 2 ; Harveus, quodlib. qu. j i et i senten.jdist. i ,qu.i ;NiphusinOpusculode immortalitate animœ, cap. i , et récentes alii interprètes : quam mediam existimationem credo veriorem, sed scholii lex vetat, ut auctoritatum pondère librato illud suadeam.

On donne toutes ces citations pour vraies sur la foi de ce Commentateur, parce qu'on croirait perdre son tems à les vérifier, et qu'on n'a pas tous ces beaux li- vres d'où elles sont tirées. On n'en ajoute point aussi de nouvelles, parce qu'on ne lui envie point la gloire de les avoir bien recueillies ; et que l'on perdrait encore bien plus de tems, si on le voulait faire, quand on ne feuilleterait pour cela que les tables de ceux qui ont commenté Aristote.

DE L'IMAGINATION 97

On voit dune dans ce passage de La Corda que des personnes d'étude qui passent pour habiles, se sont Uicn donné de la peine pour scavoir ce qu'Aristote loyait de Tinimortalité de l'ànie ; et qu'il y en a qui ont M('; capables de faire des livres exprès sur ce sujet, comme Pomponace : car le principal but de cet Auteur dans son livre est de montrer qu'Aristote a cru que l'àme était mortelle. Et peut-être y a-t-il des gens qui ne se mettent pas seulement en peine de scavoir ce qu'Aristote a cru sur ce sujet ; mais regardent même comme une question qu'il est très important de scavoir, si, par exemple, ïertuUien, Plutarque ou d'autres ont cru ou non que le sentiment d'Aristote fut que l'àme était mortelle, comme on a grand sujet de le croire de La Cerda même, si on fait réflexion sur la dernière partie du passage qu'on vient de citer : Porro Tertullia- num, et le reste.

S'il n'est pas fort utile de scavoir ce qu'Aristote a cru de l'immortalité de l'àme, ni ce que Tertullien et Plu- tarque ont pensé qu'Aristote en croyait, le fond de la (juestion, l'immortalité de l'àme, est au moins une vé- lité qu'il est nécessaire de scavoir. Mais il y a une infi- nité de choses qu'il est fort inutile de connaître, et des- quelles, par conséquent, il est encore plus inutile de savoir ce que les Anciens en ont pensé ; et cependant on se met fort en peine pour deviner les sentimens des Philosophes sur de semblables sujets. On trouve des livres pleins de ces examens ridicules , et ce sont ces bagatelles qui ont excité tant de guerres d'érudition *.

1. Si l'on prenait cette condamnation au pied de la lettre, c'en serait fait de toute histoire de la philosophie. Mais, alors, pourquoi perdre notre temps à nous demander ce que Male- branche a dit et ce qu'il a cru? il écrivait donc pour n'être point lu

<J8 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

08 questions vaines et impertinentes, ces Généalogies ricHciiles d'opinions inutiles, sont des sujets importans <le critiijue aux sravans. Us croyent avoir droit de mé- priser ceux ({ui méprisent ces sottises, et de traiter 4i*if^norans ceux qui l'ont gloire; de les ignorer. Ils s'imaginent posséder parlaitiMuent l'Histoire g<'n<*alo- gique des formes substantielles S et le siècle est ingrat s'il ne reconnaît leur mérite. Oue ces choses font bien voir la faiblesse et la vanité de l'esprit de l'homme; et que lorsque ce n'est point la raison qui règle les études, non seulement les études ne perfectionnent point la raison, mais même qu'elles l'obscurcissent, la corrom- pent et la pervertissent entièrement.

H est à propos de remar(pier ici (jue, dans les ques- tions de la foi, ce n'est pas un défaut de chercher ce qu'en a cru, par exemple. Saint Augustin ou un autre Père de l'Église, ni même de rechercher si Saint Augus- tin a cru ce que croyaient ceux qui l'ont préc('dé, parce <]ue les choses ide la fo ne s'apprennent que par latra-

même de la postérité, et ce serait sottise à nous de l'étudier I <juelles conséquences pour un auteur !

1. Cette histoire serait longue on etiet. Depuis Aristote, qui a inauguré dans la philosophie classique Tantithèse de la matière ot de la forme jusqu'aux derniers représentants de la scolastique qui ont multiplié à l'envi les classitications de formes, ces entités métaphysiques ont subi toutes les péripéties. L'une des plus ri- dicules et des plus décriées applications des formes substantiel- les est relative à l'àmedes bêtes. « La philosophie de l'École, dit avec moquerie le rédacteur de V Encyclopédie du dix-huitième nècle, n'a pu trouver à cette difficulté d'autre réponse, sinon que l'àme des bètes était matérielle sans être matière, au lieu que l'àme de l'homme était spirituelle; comme si une absur- dité pouvait servir à résoudre une objection, et comme si nous pouvions concevoir un être spirituel sous une autre idée que sous l'idée négative d'un ét7'e qui n'est point matière. » On sait ce qui! en a coûté à Jean d'Olive d'avoir nié que l'àme raisonnable fût la forme substantielle du corps humain.

DE L'IMAGINATION 91)

(lilion vl que la raison no peut pas les découvrir. J.a croyance la plus ancienne étant la plus vraie, il faut tA- chrr (le sravoir (|uel1r ('tnit ('«'lie des Anciens; et cela nr se peut qu'en examinant le sentiment de plusieurs personnes qui se sont suivies en difl'érens tems. Mais it's choses (pii dépendent de la raison leur sont toutes^ (qq)osées, et il ne faut pas se mettre en peine de ce qu'en ont cru les Anciens, pour sçavoir ce qu'il en faut croire, ('•'pendant, je ne sçais par quel renversement d'esprit certaines gens s'efl'arouchent, si l'on i)arle en Philoso- phie autrement qu'Aristote ; et ne se mettent point en peine si l'on parle en Théologie autrement que l'Évan gile, les Pères et les Conciles. Il me semble que ce sont d'ordinaire ceux qui crient le plus contre les nouveautés de Philosophie qu'on doit estimer, qui favorisent et qui dt'fendent même avec plus d'opiniâtreté certaines nou- veautés de Théologie qu'on doit détester. Car ce n'est point leur langage que l'on n'approuve pas; tout in- connu qu'il ait été à l'antiquité, l'usage l'autorise : ce sont les erreurs qu'ils répandent ou qu'ils soutiennent à la faveur de ce langage équivoque et confus.

En matière de Théologie, on doit aimer l'antiquité,. parce (pi'on doit aimer la vérité, et que la vérité se trouve dans l'antiquité. 11 faut que toute curiosité cesse lorsqu'on tient une fois la vérité. Mais en matière de T*hilosoi)hie on doit au contraire aimer la nouveauté^ I)ar la même raison ([u'il faiit toujours aimer la vérité^ cpi'il faut la rechercher, et qu'il faut avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l'on croyait qu'Aristote et Pla- ton fussent infaillibles, il ne faudrait peut-être s'appli- (pier qu'à les entendre; mais la raison ne permet pas qu'on le croïe. La raison veut, au contraire, que nous les jugions plus ignorans que les nouveaux Phi-

100 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

losoplies, puisque dans le tenis nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille ans, et qu'il a plus d'expérience que dans le tems d'Aristote et de Platon, comme l'on a d(''jà dit ; et que les nouveaux Philosophes peuvent sçavoir toutes les vérités que les anciens nous ont laissées, et en trouver encore plusieurs autres. Tou- tefois la raison ne veut pas qu'on croie encore ces nouveaux Philosophes sur leur parole , plutôt que les Anciens. Ii]lle veut, au contraire, qu'on examine avec attention leurs pensées, et qu'on ne s'y rende que lors- qu'on ne pourra plus s'empêcher d'en douter, sans se préoccuper ridiculement de Içur grande sciene, ni des autres qualités de leur esprit.

CHAPITRE VI

DE LA PRÉOCCUPATION DES COMMENTATEURS.

Cet excès de préoccupation paraît bien plus étrange dans ceux qui commentent quelque Auteur ; parce que ceux qui entreprennent ce travail, qui semble de soi peu digne d'un homme d'esprit, s'imaginent que leurs Auteurs méritent l'admiration de tous les hommes. Ils se regardent aussi comme ne faisant avec eux qu'une même personne; et, dans cette vue, l'amour-propre joue admirablement bien son jeu. Ils donnent adroitement des louanges avec profusion à leurs Auteurs, ils les en- vironnent de clartés et de lumière, ils les comblent de gloire, sçachant bien que cette gloire rejaillira sur eux- mêmes. Cette idée de grandeur n'élève pas seulement Aristote ou Platon dans l'esprit de beaucoup de gen> .

DE L'IMAGINATION 101

elle imprime aussi du respect pour tous ceux qui W^ ont commentés, et tel n'aïu-ait pas fait l'apothéose (U; son Auteur, s'il ne s'était imaginé comme enveloppé dans la même gloire.

Je ne prétens pas toutefois que tous les Gommenta- ■curs donnent des louanges à leurs Auteurs dans l'espé- rance du retour; plusieurs en auraient quelque horreur s'ils y faisaient réflexion : ils les louent de bonne foi et >ans y entendre finesse, ils ny pensent pas; mais l'amour-propre y pense pour eux et sans qu'ils s'en ap- j)ercoivent. Les hommes ne sentent pas la chaleur qui est dans leur cœur, quoiqu'elle donne la vie et le mou- vement à toutes les autres parties de leur corps ; il faut (ju'ils se touchent et qu'ils se manient pour s'en con- vaincre, parce que cette chaleur est naturelle. Il en est <le même de la vanité, elle est si naturelle à l'homme ({u'il ne la sent pas; et quoique ce soit elle qui donne, poiy ainsi dire, la vie et le mouvement à la plupart de ses pensées et de ses desseins; elle le fait souvent d'une manière qui lui est imperceptible. Il faut se tà- 'er, se manier, se sonder, pour sçavoir qu'on est vain. On ne connait point assez que c'est la vanité qui donne le branle à la plupart des actions ; et quoique l'amour propre le sçache, il ne le sçait que pour le déguiser au reste de l'homme.

Un Commentateur ayant donc quelque rapport et quelque liaison avec l'Auteur qu'il commente, son amour-propre ne manque pas de lui découvrir de grands sujets de louange en cet auteur, afin d'en profi- ter lui-même. Et cela se fait d'une manière si adroite, si fine et si délicate qu'on ne s'en apperçoit point. Mais ce n'est pas ici le lieu de découvrir les souplesses de l'amour-propre.

6.

102 1)K LA UEGHEUGHE DE LA VÉIUTÉ

Les Commentateurs no louent pas seulement leurs Auteurs parce (pi'ils sont prévenus d'estime pour eux, et qu'ils se font honneur à eux-mêmes en les louant; mais encore parce que c'est la coutume, et qu'il semble (fu'il en faille ainsi user. Il se trouve des personnes cpii, n'ayant pas beaucoup d'estime pour certaines sciences ni pour certains Auteurs, ne laissent pas de commenter ces Auteurs, et de s'appliquer à ces sciences, parce que leur emploi, le hazard, ou même leur caprice les a engagés à ce travail ; et ceux-ci se croyent obligés de louer, d'une manière hyperbolique, les sciences et les Auteurs sur lesquels ils travaillent, quand même ce seraient des Auteurs impertiiiens et des sciences très basses et très inutiles.

En efl'et, il serait assez ridicule qu'un homme entre- prit de commenter un Auteur qu'il croiraît être imper- tinent, et qu'il s'appliquât sérieusement à écrire d'une matière qu'il penserait être inutile. 11 faut donc, pour conserver sa réputation, louer son Auteur et le sujet de son livre, quand l'un et l'autre serait méprisable, et (pie la faute qu'on a faite d'entreprendre un méchant ouvrage soit réparée par une autre faute. C'est ce qui fait que des personnes doctes, qui commentent diflé- rens Auteurs, disent souvent des choses qui se contre- disent.

C'est aussi pour cela que presque toutes les Préfaces ne sont point conformes à la vérité ni au bon sens. Si l'on commente Aristote, c'est le génie de la nature. Si l'on écrit sur Platon, c'est le divin Platon. On ne com- mente guères les Ouvrages des hommes tout court : ce sont toujours les Ouvrages d'hommes tout divins , d'hommes qui ont été l'admiration de leur siècle, et qui ont reçu de Dieu des lumières toutes particulières.

DE L'IMAGINATION lOÎ

Il on est de nuMiie «le la uiniière que Ton traite : c'est loujours la plus belle, la })liis relevée, celle qu'il est iit'cessaire de scavoir.

Mais, afin qu'on ne me croie pas surina parole, volet Il manière dont un commentateur fameux entre les sra- vans i)arle de l'Auteur qu'il commente. C'est Averroës ^ qui parle d'Aristote. Il dit, dans sa Préface sur la Phy- sique de ce Philosophe, qu'il a et*' l'inventeur de la I.o- iri([ue, de la Morale et de la Métaphysique, et qu'il les ,1 mises dans leur perfection. Complevit , dit-il, quia nullus eorum, qui secuti sunf eum usque ad hoc tempns, quod est mille et quingentoriun annorum, quidquam (iddidif , nec inventes in ejus vcrhis errorem alicujus quantitalisy et talent esse virtutem in individuo uno mi- raculosum et extranewn existit , et luec dispositio cum in uno homine reperitur^ dignus est esse divinus magis qiiam humanus. En d'autres endroits, il lui donne des louanges bien plus pompeuses et bien plus magniii- ques, comme 1 De generatione animalium. Laudemus Deum qui separavit hune virum ab aliis in perfectione, appropriavitque ei ultimam dignitatem humanani, quam non omnis homo potest in quacumque œtate attingere. I.p même dit aussi 1. 1 Destruc. y disp. 3 : Aristotelis

\. Averroës, transformation espagnole d'Ibn-Roschd, est le nom latin du plus grand des philosophes arabes (né à Cordoue vers le milieu du xu« siècle, mort en 1198j, Averroës parcourut toutes les branches du savoir humain: grammaire, jurisprudence, théo- logie, astronomie, médecine, physique, etc. L'œuvre que l'on a de lui soit publiée, soit manuscrite, est énorme. La partie la plus considérable de sa philosophie est composée de ses com- mentaires sur les (Huvres d'Aristote. Le texte du maître et les commentaires de l'interprète seront, dans d'innombrables édi- tions du xvic siècle, inséparables. Sur la préférence qu'entre les grands anciens la philosophie arabe a donnée à Aristote, v. E. Renan, Averroès et V Averroïsme (Irc partie, ch. n).

104 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

doctrina est Summa Veritas, quoniam ejus intellectm fuit finis humani intellectus : quare benedicilur de illo, qitod ipse fuit creaius, et datus nobis divina providentiel, ut non ignorcmus possibilia sciri.

Kn vérité ne faut-il pas être fou pour parler ainsi; et ne faut-il pas que l'entêtement de cet Auteur soit dégénéré en extravagance et en folie ? La doctrine d'Aristoie est la Souveraine Yérité. Personne ne peut avoir de science qui égale ni même qui approche de la sienne. C'est lui qui nous est donné de Dieu pour ap- prendre tout ce qui ne peut être connu. Cest lui qui rend tous les hommes sages, et ils sont d'autant plus scavans quils entrent mieux dans sci'pensée, comme il le dit en un autre endroit ^ Aristoteles fuit princeps , per quem perficiuntur omnes sapientes, qui fuerunt post eum : iicet différant inter se in intelligendo verba ejus, et in eo quod seqnitur exeis. Cependant les Ouvrages de ce Commen- tateur se sont répandus dans toute l'Europe , et même en d'autres, pais plus éloignés. Ils ont été traduits d'A- rabe en Hébreu, d'Hébreu en Latin et peut-être en- core en bien d'autres langues, ce qui montre assez l'es- time que les Scavans en ont fait; de sorte qu'on n'a pu donner d'exemple plus sensible que celui-ci de la préoccupation des personnes d'étude. Car il fait assez voir que non seulement ils s'entêtent souvent de quel- que Auteur, mais aussi que leur entêtement se commu- nique à d'autres, k proportion de l'estime qu'ils ont dans le monde ; et qu'ainsi les fausses louanges que les

1. Cf. La Bruyère : « Ou ue vous demande pas, Zéloies, de vous récrier ; C'est un chef-d'œuvre de l'esprit; l'humanité ne va pas plus loin; c'est jusqu'où, la parole humaine peut s'élever; on ne jugera à l'avenir du goût de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour cette pièce. » {Des Ouvr. de l'esprit.)

DE L'IMAGINATION 105

Coninicnlaleurs lui donnent, sont souvent cause que des personnes peu éclairées, qui s'adonnent à Ja lecture, se préoccupent et tombent dans luie infinii/' d'erreurs. Voici un autre exemple.

Un illustre entre les Scavaus, qui a fondé des Chai- res de Géométrie et d'Astronomie dans l'université d'Oxford S commence un Livre qu'il s'est avisé de faire sur les huit premières propositions d'Euclide , par ces l>aroles^ : Consilium meuiriy audilores, si vires et vale-

1. Le « savant illustre » que Malcbranchc va railler ?i plai- samment sans le nommer n'est autre que sir Henry Savile, 1549- 1022. Brillant élève d'Oxford, il était à l'âge de vingt et un ans élu proctoràa l'université. La reine Elisabeth le prit pour son profes- seur de grec. En 1585, il était nommé directeur du collège de Mer- ton, et en 1596 prévôt de celui d'Eton. Après la mort de son fils unique, il emploj^a sa fortune à des fondations scientifiques. C'est ainsi qu'en 1019 il institua à Oxford les deux chaires de géomé- trie et d'astronomie, maintenues même de nos jours.

2. Ce livre, qu'il nous a paru intéressant de rechercher, a été ]Miblié à Oxford, en 1621. 11 a pour titre : Prœlectiones tresdecim in principium elementorum Eiiclidis, Oxonii habit/e M. DC. XX. Savile avait alors soixante et onze ans. L'ouvrage se compose (le treize conférences où, parlant ici de la vie d'Euclide, de la ,i:éométrie chez les anciens, des définitions et premières pro- positions de cette science, l'écrivain dépense à tout propos et hors de tout propos cette érudition lleurie dont s'amusera le philosophe oratorien. Ce n'est pas présomption de sa part, exa- gération naïve de la tâche qu'il commence : car, dans sa préface, il s'excuse auprès de son lecteur du chétif objet auquel il va s'appliquer : « Eléments, ou plutôt éléments d'éléments, bons pour des conscrits. » Il demande, confus, pitié pour sa vieillesse: ■( Tu, lector, seni, àxv tJ/t, àa/T,;xovouvTt, da veniam. «Non; mais il cède à la passion du joliment dire. Nomme-t-il la géométrie, il l'appellera avec Philon « la métropole de tous les arts ma- thématiques, sorte de cité mère d'où sont dérivées ces nobles colonies, l'Optique, l'Astronomie. » iLect. //.) Fait-il allusion aux arguments pvrrhoniens contre les principes de la géométrie, il "Uipare les Éphectiques à <( des ennemis qui ravagent lesmois-

iis de la fertile philosophie..... et qui, arrachant de nos es- (iiits, comme de l'univers le soleil, non seulement toutes les branches mais jusqu'aux racines de la science, détruisent la phi-

lOtî DE LA IIEGHEUCIIE DE LA VÉRITÉ

tudo suffecerint, explicare definitioneSy petitiones, com- munes sententias, et octo priores propositiones primi li^ hri elementorum y cietera post me venientibus relinquere ; et il finit par celles-ci : Exolci per Dei gratiam, domini audit ores, promissum , liljrravi fidem meam, explicavi pro modulo meo definitiones, petitioties, communes sen- tentias et octo priores propositiones Elementorum Eu-' clidis. Hic annis fcssus cychts artemque repono. Succè- dent in hoc munus alii fortasse magis vegeto corporCy vi- vido ingenio, etc. Il ne faut pas une heure à un esprit médiocre pour apprendre ])ar lui-même, ou par le se- cours du i)lus petit géomètre qu'il y ait, les définitions, les demandes, les axiomes et les huit premières propo- sitions d'Euclide : à peine ont-ils besoin de quelque ex- plication, et cependant voici un Auteur qui parle de cette entreprise, comme si elle était fort grande et fort difïicile. Il a peur que les forces lui manquent, si vires et valetudo suffecerint. Il laisse à ses successeurs à pousser ces choses : Cietera post me venientibus relin- quere.Il remercie Dieu de ce que, par une grâce parti- culière, il a exécuté ce qu'il avait promis : Exolvi per Dei gratiam promissum; liberavi fidem meam; explicavi pro modulo meo. Quoi? la quadrature du cercle'? la duplication du cube 2? Ce grand homme a expliqué

losophie entière. » {Lect. VIIl.) Bref, c'est un chef-d'œuvre d'in- géniosité dans le mauvais.

1. Fameux problème se sont inutilement consumés les ma- thématiciens et qui se réduit, en lin de compte, à ces termes : déterminer le rapport du diamètre à la circonférence ; propre- ment ce serait « la manière de faire un carré dont la surface soit parfaitement et géométriquement égale à celle d'un cercle ».

2. Autre casse-tète qui renchérit encore sur le précédent. « La duplication du cube consiste, dit d'Alembert, à trouver le côté d'un cube qui soit double en solidité d'un cube donné... On prétend que ce problème fut d'abord proposé par l'oracle

DE L'IMAGINATION 107

j)ro inodulo suo les délinitions, les demandes, les axio- mes et les huit premières propositions du premier livre <les Elémcns d'J'Suclidc, Peut-être qu'entre ceux qui lui succéderont, il s'en trouvera qui auront plus de santé et plus de force que lui pour continuer ce bel Ou- vrage. Succèdent in hoc munus alii fortasse magis ve- l/cto covpore, et vivido ingenio. Mais pour lui, il est trmps qu'il se repose, hic annis fessus cyclos artemque repono.

Euclide ne pensait pas être si obscur, ou dire des <'hoses si extraordinaires, en composant ses Élémens, qu'il fût nécessaire de faire un livre de près de trois <'ens pages* pour expliquer ses définitions, ses axio- mes, ses demandes et ses huit premières propositions. Mais ce sçavant Anglais soait bien relever la science <rEuclide, et si Fàge le lui eût permis, et qu'il eût con- tinué de la même force, nous aurions présentement ilouze ou quinze gros volumes sur les seuls élémens de Géométrie, qui seraient fort utiles à tous ceux qui veulent apprendre cette science , et qui feraient bien i\it l'honneur à Euclide.

Voilà les desseins bizarres dont la fausse érudition iKHis rend capables. Cet homme sçavait du grec, car nous lui avons l'obligation de nous avoir donné en grec les ouvrages de Saint Chrysostome^. Il avait peut-être iu les anciens Géomètres. Il sçavait historiquement

<!' Apollon à Delphes, lequel, étant consulté sur le moyen de faire cesser la peste qui désolait Athènes, répondit qu'il fallait doubler l'autel d'Apollon qui était cubique. C'est pourquoi, dit-on, on l'appela, dans la suite le problème déliaque, »

1. « In-quarto. » (N, de M.)

2. En effet, Savile lit imprimer ù ses frais cette magnifique édi- tion (Eton, 1612), qui lui coûta, assure-t-on, 8,000 livres, environ ^00,000 francs de notre monnaie.

108 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

leurs propositions, aussi bien que leur généalogie. Il avait pour l'antiquité tout le respect que l'on doit avoir j)0ur la v«'rité. Kt que produit (*etto disjiosition d'esprit? Un Commentaire des délinitions de nom, des demandes, des axiomes, et des huit premières propositions d'Eu- clide, beaucoup plus difficile à entendre et à retenir, je ne dis pas que ces propositions qu'il commente, mais que tout ce qu'Euclid^ a écrit de géométrie.

11 y a bien des gens que la vanité fait parler grec, et même quelquefois d'une langue qu'ils n'entendent pas; car les Dictionnaires , aussi bien que les tables et les lieux communs, sont d'un gr^nd secours à bien des Au- teurs; mais il y a peu de gens qui s'avisent d'entasser leur grec sur un sujet il est si mal à propos de s'en servir ; et c'est ce qui me fait croire que c'est la préoc- cupation, et une estime déréglée pour Euclide^ qui a formé le dessein de ce Livre dans l'imagination de son Auteur.

Si cet homme eût fait autant d'usage de sa raison que de sa mémoire, dans une autre matière la seule raison doit être employée , ou s'il eût eu autant de res- pect et d'amour pour la vérité, que de vénération pour l'Auteur qu'il a commenté; il y a grande apparence, qu'ayant employé tant de tems sur un sujet si petite il

1. C'est ce dont une critique moins prévenue ne conviendrait pas. Savile aurait eu beau jeu, s'il eût été là, à répondre que le sujet n'est point « si petit » ; qu'il y a un intérêt même philoso- phique à savoir comment des propositions, d'une évidence au- jourd'hui banale, ont été dans les hauts temps conçues et expo- sées. La science a son histoire. Mais le sujet Mt-il en effet « petit »,. la longue durée qui nous sépare d'Euclide en rehausserait la va- leur. La perspective historique est à l'inverse de la perspective physique : les moindres choses y grandissent à proportion [de

DE L'IMAGINATION 109

«M'ait toiulx' d'accord, que les définitions que donne Kuclide de l'angle plan* et des lignes parallèles- sont •il(''fectueuses, et qu'elles n'en expliquent point assez la nature; et que la seconde proposition est impertinente, puisqu'elle ne se peut prouver que par la troisième de- mande , laquelle on ne devrait pas sitôt accorder que cette seconde proposition^, puisqu'en accordant la troi- sième demande, qui est que Ton puisse décrire de cha- que point un cercle de l'intervalle qu'on voudra, on n'accorde pas seulement que Ton tire d'un point une ligne égale à une autre, ce qu'Euclide exécute par de urands détours* dans cette seconde proposition, mais

1. '( Planus aiifi'ulus ost duaruui linoarum in piano ^esc tan- iientium et non in directum jacentium alterius ad alteram iuclinatio. » {Pj\tL, lect. V.) C'est la huitième définition d'Eu- 'lide. (Œuvres d'Eucl., édit. Pcyrard, t. 1^"^, p. 2.; Il faut bien con- venir que parler de V inclinaison mutuelle de deux lignes qui, se louchant dans un même plan, ne suivent pas la môme direction, l'st recourir ù une métaphore, au défaut d'une définition.

2. '( Parallelfe seu fequidistantes rectfp linete sunt quiv, cùm jn eodem sint piano et ex utraque parte in intinitum producan- tur, in neutram partem inter se concurrunt. » (Pr/el., lect. VIL Trente-cinquième définition d'Euclide. Op. cit., 1. 1, p. 5.) La dé- finition est ici négative et non positive, en ce que dire que deux parallèles auront beau être prolongées à l'infini dans le même plan, elles ne se rencontreront jamais, c'est nous apprendre ce qu elles ne sont pas, non ce qu'elles sont. Aussi bien pour '< ex- pliquer la nature » d'un angle ou d'une ligne, la logique est im- puissante; une intuition dans l'espace est nécessaire. Définir ce n'est pas savoir, encore moins percevoir.

3. Voici le postulat et la proposition, tels que les donne Eu- clide : .V^ Demande : « D'un point quelconque, et avec un inter- valle quelconque, décrire une circonférence de cercle. « .?o p,,q_ position : « A un point donné , placer une droite égale à une droite donnée. » (Op. cit., 1, p. 8.)

i. Donnons, littéralement tradiiite, cette démonstration. •< Soit A le point donné, et Br la droite donnée. Il faut au point A placer une droite égale à la droite donnée Br.

'< .Menons du point A au point B la droite AB (demande 1); sur

110

i)i: LA iiij.iii'.iiciiK i)i; LA \Li;iTi:

on .iccdldr (|llt' Inll Ml'c ilc cluKIlIC point |||| IKUllItrt"

iiiiini (If li,L:iic> «li- l;i hmuin'iii" tiin' I nii seul '.

\

cette droite construisons l^' menons les droites AE, IJZ

Il i.iii,-l'> équilatéral AAB (propos. 1,; huis la direction de AA, AB; du cen- tre B et de rintervallc BP décri- vons le cercle riIB (demande 3;; et, de plus, du centre A et de l'in- tervalle Ail décrivons le cercle HKA.

« Puisque le point B est le cen- tre du cercle rilH, BT est égal à BH (déf. l'j . De plus, puisque le point A est le centre du cercle HKL, la droite AA est égale à la droite AH; mais AA est égal à AB ; donc le reste AA est égal au reste BH ( notion commune o ;. Mais on a démontré que Br est égal à BH ; donc chacune des droites AA, Br, est égale à BH. Mais les grandeurs qui sont égales à une même grandeur sont égales entre elles (not. comm. l).'Donc AA est égal à BF. Donc, au point donné À, on a placé une droite AA égale à la droite donnée Br, Ce qu'il fallait faire. »

1. 11 semble à première vue que le géomètre grec ait en efTet employé de grands détours et de bien gratuites complications pour établir une propositon qui dérive immédiatement du troi- sième postulat, et, faudrait-il ajouter, de la i:je déiinition. En etfet, si d'un point donné on peut (3^ post. i décrire une circon- férence d'un rayon quelconque; s'il est posé il.jc déf.) que les rayons d'une même circonférence sont égaux, ne suffît-il pas, pour mener d'un point donné une ligne égale à une ligne donnée, de décrire, de ce point comme centre, une circonférence d'un rayon égal à la ligne donnée? —Ce semble indiscutable, et pour- tant il est certain que volontairement Euclide s'est interdit cette toute simple construction. Quel scrupule de logicien méticuleux l'a arrêté? Ne serait-ce pas qu'il aurait considéré cette construc- tion comme entachée de pétition de principe ? Expliquons-nous. Pour décrire d'un point une circonférence de cercle d'un rayon égal à une droite donnée, encore faut-il mener ce rayon, c'est- à-dire, en lin de compte, placer au point donné cette droite égale à la droite donnée, opération que la proposition 2 a précisément pour objet de justiiier. Dans le théorème qu'il emploie, il est très vrai que lui-même, Euclide, construit des circonférences de

DE L'IMAGINATION 111

Mais le (It'ssein de la plupart des Commentateurs, n'est pas d'éclaircir leurs Auteurs, et de chercher la vt'rité; c'est de faire montre de leur érudition, et de IctVndro aveuglément les défauts même de ceux qu'ils commentent. Ils ne parlent pas tant pour se faire en- tendre ni pour faire entendre leur Auteur, que pour le taire admirer et pour se faire admirer eux-mêmes avec lui. Si celui dont nous parlons n'avait rempli son Livre de passages Grecs, de plusieurs noms d'Auteurs peu «'onnus, et de semblables remarques assez inutiles pour entendre des notions communes, des définitions de nom t't des demandes de Géométrie, qui aurait lu son livre, qui l'aurait admiré, et qui aurait donné à son Auteur la qualité de sçavant homme et d'homme d'esprit?

Je ne croi pas que l'on puisse douter, après ce que fon a dit, que la lecture indiscrète des Auteurs ne préoccupe souvent l'esprit. Or, aussitôt qu'un esprit est préoccupé, il n'a plus tout à fait ce qu'on appelle le sens commun. Il ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de sa préoccupation; il en infecte tout ce qu'il pense. Ilnepeutméme guères s'appliquer à des sujets entièrement éloignés de ceux dont il est préoccupé. Ainsi un homme entêté d'Aristote ne peut goûter qu'Aristote ; il veut juger de tout par rapport à Aristote ; ce qui est contraire à ce Philosophe lui paraît faux; il aura toujours quelque passage il Aristote à la bouche ; il le citera en toutes sortes d'oc-

cercles, mais des circonférences de centres donnés et de ratjons donnés, et non des circonférences de centres donnés et de rayons égaux à des rayons donnés : en quoi il évite la pétition de prin- cipe. De son insistance à éviter un transfert de ligne qui siui- pliuerait tout. 11 a préféré compliquer les choses plut«')t que d'affaiblir la rigueur de ses démonstrations initiales.

U2 DE LA 1U:C11EKGIIE DE LA VÉRITÉ

(iisions et pour toutes sortes de sujets, pour prouver des choses obscures et que personne ne conçoit, pour prou- ver aussi des choses très évidentes et desquelles des en- fans même ne pourraient pas douter, parce que Aristotc lui est ce que la raison et l'évidence sont aux autres.

De même si un homme est entêté d'Euclide et de Géo- métrie, il voudra rapporter à des lignes et à des pro- positions de son Auteur tout ce que vous lui direz. Il ne vous parlera que par rapport à sa science. Le tout ne sera plus grand que sa partie que parce que Euclide Ta dit, et il n'aura point de honte de le citer pour le prou- ver, comme je l'ai remarqué quelquefois. Mais cela est encore bien plus ordinaire à ceux qui suivent d'autres Auteurs que ceux de Géométrie, et on trouve très fré- quemment dans leurs livres de grands passages Grecs, Hébreux, Arabes, pour prouver des choses qui sont dans la dernière évidence.

Tout cela leur arrive à cause que les traces que les objets de leur préoccupation ont imprimées dans les libres de leur cerveau, sont si profondes qu'elles de- meurent toujours entrouvertes, et que les esprits ani- maux, y passant continuellement, les entretiennent tou- jours sans leur permettre de se fermera De sorte que l'àme étant contrainte d'avoir toujours les pensées qui sont liées avec ces traces, elle en devient comme esclave ; et elle en est toujours troublée ou inquiétée, lors même que, connaissant son égarement, elle veut tâcher d'y remédier. Ainsi elle est continuellement en danger de tomber dans un très grand nombre d'erreurs, si elle ne demeure pas toujours en garde et dans une résolution

1. Toute cette digression satirique ne fait point perdre de vue à l'auteur l'explication générale de sa psycho-physiologie.

DE L'IMAGINATION H3

(ébranlable d'observer la règle dont on a parlf* nu imencement de cet ouvrage, c'est-à-dire de ne don- un consentement entier ((u'à dos choses entière- ïnt évidentes.

Je ne parle point ici du mauvais choix que font la

lupart du genre d'étude auquel ils s'appliquent. Cela

doit traiter dans la morale, quoique cela se puisse

lussi rapporter à ce qu'on vient de dire de la préoccu-

l»ation. Car lorsqu'un homme se jette à corps perdu

lans la lecture des Rabbins et des livres de toutes sortes

le langues les plus inconnues, et, par conséquent, les l>his inutiles, et qu'il y consume toute sa vie, il le fait sans doute par préoccupation, et sur une espérance imaginaire de devenir sçavant; quoiqu'il ne puisse jamais acquérir par cette voye aucune véritable science. Mais comme cette application à une étude inutile ne nous jette pas tant dans l'erreur qu'elle nous fait perdre no- tre tems, le plus précieux de nos biens, pour nous remplir d'une sotte vanité, on ne parlera point ici de «•eux qui se mettent en tète de devenir sçavans dans toutes ces sortes de sciences basses ou inutiles, des- quelles le nombre est fort grand, et que l'on étudie (l'ordinaire avec trop de passion.

CHAPITRE VII

l. DKS I.NVKNTP:IRS de NOLVKAIX SYSTKMKS. II. DKRMi^:RF: ERREl'R DKS PERSONNES DETLDE.

1. NuLis venons de faire voir l'état de l'imagination de^ i personnes d'étude, qui donnent tout à l'autorité de cer-

n4 DE LA KEC:nFJU:ilE HE LA VERITE

tains Auh'iirs : il y en ;i rncdir (iautres qui leur -nul Mcn n|()M)st'>. (lrii\-(i ne rcspcclcnt jamais les Auteurs, (juelque ostiiiif «jii'ils aycnt i)arnii les sçavans. listes ont estimés, ils mil bien changé depuis; ils s'érigent eux-mêmes en auteurs. Ils veulent être les inventeuis de quelque opinion nouvelle, afin d'acquérir par quelque réputation dans le monde, et ils s'assurent qu'en disant quelque chose qui n'ait point encore été dite, ils ne manqueront pas d'admirateurs.

Ces sortes de gens ont d'ordinaire l'imagination assez forte : les fibres de leur cerveau sont de telle nature qu'elles conservent longtems les traces qui leur ont été imprimées. Ainsi, lorsqu'ils ont une fois imaginé un système qui a quelque vraisemblance, on ne peut plus les en détromper. Ils retiennent et conservent très chè- rement toutes les choses qui peuvent servir en quelque manière à le confirmer ; et, au contraire, ils napperçoi- vent presque pas toutes les objections qui lui sont op- posées, ou bien ils s'en d(''l(iiil ])ar quelque distinction frivole K Ils se plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l'estime qu'ils espèrent en recevoir. Ils ne s'appliquent qu'à considérer l'image de la vérité que portent leurs opinions vraisemblables : ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux, mais ils ne regar- dent jamais d'une vue arrêtée les autres faces de leurs sentimens, lesquelles leur en découvriraient la fausseté.

11 faut de grandes qualités pour découvrir quelque

1. Ces préventions inspirées par l'esprit (!•■ système rentrent dans cette quatrième classe d'illusions que Bacon appelait d'un nom pittoresque ; idola theatri. Ces idoles sont nées « des fables, des théories et des lois perverties de la démonstration ». Et Bacon ajoute, prédiction que l'avenir a vérifiée: « Elles sont nombreuses; elles peuvent Tétre heauroup plus, et peut-être le deviendront. » iNov. Organ., I, 62.

1)1-: L'IiMAGlNATlON Ho

vôrilable système, car il ne sufïitpas d'avoir beaucoup (le vivacité et de pénétration, il faut outre cela une cor- laine grandeur et une certaine étendue d'esprit, (jui puisse envisager un très grand nombre de choses à la l'ois. Les petits esprits, avec toute leur vivacité et toute Iciur délicatesse, ont la vue trop courte pour voir tout ce qui est nécessaire à l'établissement de quelque sys- tème. Ils s'arrêtent à de petites difficultés qui les rebu- lent, ou à quelques lueurs qui lès éblouissent: ils n'ont pas la vue assez étendue pour voir tout le corps d'un grand sujet en même tems.

Mais quelque étendue et quelque pénétration qu'ail l'esprit, si avec cela il n'est exemt de passion et de préjugés, il n'y a rien à espérer. Les préjugés occupent une partie de l'esprit, et en infectent tout le reste. Les passions confondent toutes les idées en mille manières, et nous font presque toujours voir dans les objets toul ce que nous désirons d'y trouver. La passion même que nous avons pour la vérité nous trompe quelquefois, lorsqu'elle est trop ardente; mais le désir de paraître scavant est ce qui nous empêche le plus d'acquérir une science véritable.

Il n'y a donc rien de plus rare que de trouver des personnes capables de faire de nouveaux systèmes; cependant il n'est pas fort rare de trouver des gens <|ui s'en soient formé quelqu'un à leur fantaisie : on ne voit que fort peu de ceux qui étudient beaucoup, rai- sonner selon les notions communes; il y a toujours <[uelque irrégularité dans leurs idées; et cela marque assez qu'ils ont quelque système particulier qui ne nous est pas connu. Il est vrai que tous les Livres ([u'ils com- posent ne s'en sentent pas : car, quand il est question d'écrire pour le public, on prend garde de plus près à

IK. DE LA IIEGIIEUCIIE DE LA VEIUTE

••(' 4u'un dit, et l'attention toute seule suffît assez sou- vent pour nous détromper. On voit toutefois de teni> ♦Ml loins (|uelfjuos livres qui prouvent assez ce que Ton vient (le dire : car il y a morne des personnes qui font gloire de marquer dès le commencement de leurs livres qu'ils ont inventé quelque nouveau système.

Le nombre des inventeurs de nouveaux systèmes s'augmente encore beaucoup par ceux qui s'étaient préoccupés de quelque Auteur : parce qu'il arrive sou- vent que n'ayant rencontré rien de vrai ni de solide dans les opinions des Auteurs qu'ils ont lus, ils entrent pre- mièrement dans un grand dég^oût et un grand mépris de toutes sortes de livres , et ensuite ils imaginent une opinion vraisemblable qu'ils embrassent de tout leiu^ cœur, et dans laquelle ils se fortifient de la manière qu'on vient d'expliquer.

Mais lorsque cette grande ardeur qu'ils ont eue pour leur opinion s'est ralentie, ou que le dessein de lafain' paraître en public les a obligés à l'examiner avec une attention plus exacte et plus sérieuse, ils en découvrent la fausseté et ils la quittent; mais avec cette condition, qu'ils n'en prendront jamais d'autres, et qu'ils con- damneront absolument tous ceux qui prétendront avoir découvert quelcpie vérité.

IL De sorte que la dernière et la plus dangereus(^" erreur tombent plusieurs personnes d'étude, c'est qu'ils prétendent qu'on ne peut rien sçavoir ^ Ils ont hi beaucoup de Livres anciens et nouveaux, ils n'ont

1. Abus d'une value érudition ; esprit' de système ; complet scepticisme, telles seraient les trois phases de Terreur leur imagination entraîne <( les gens d'étude ». Montaigne répondrait assez à ce signalement, à la condition toutefois que l'on taxe de système son pyrrhonisme. ce que Malebranche fera sans hésita- tion. ]'. ci dessous, IIK' partie, ch. v.

I

DE L'IMAGINATION HT

(loiiil tiMuiv»' la vi'i'il)'; ils oui eu plusieurs belles pcn- si'os qu'ils ont trouvé fausses, après les avoir exanii- ni'es avec attention. De ils concluent que tous les hommes leur ressemblent, et que si ceux qui croient avoir (h'couvert quelques vérités y faisaient une ré- tlexion })lus sérieuse, ils se détronii)eraient aussi bien ipi'eux. Gela le^^ir suffît pour les condamner sans entrer dans un examen plus particulier; parce que s'ils ne les condanmaientpas, ce serait, en quelque manière, tom- ber d'accord qu'ils ont plus d'esprit qu'eux, et cela ne leur paraît pas vraisemblable.

Ils regardent donc comme opiniâtres tous ceux (jui assurent quelque chose comme certain ; et ils ne veu- lent pas qu'on parle des sciences comme des vérités ividentes, desquelles on ne peut pas raisonnablement 'louter, mais seulement comme des opinions qu'il est bon de ne pas ignorer. Cependant ces personnes de- vraient considérer que s'ils ont lu un fort grand nombre de livres, ils ne les ont pas néanmoins lus tous, ou qu'ils ne les ont pas lus avec toute l'attention néces- saire pour les bien comprendre; et que s'ils ont eu beaucoup de belles pensées qu'ils ont trouvé fausses dans la suite, néanmoins ils n'ont pas eu toutes celles (|u'on peut avoir; et qu'ainsi il se peut bien faire que d'autres auront mieux rencontré qu'eux. Et il n'est pas nt'cessaire , absolument parlant, que ces autres ayent plus d'esprit qu'eux, si cela les choque, car il suffît t|u'ils ayent été plus heureux. On ne leur fait point de tort, (juand on dit qu'on sait avec évidence ce qu'ils iunorent, puisqu'on dit, en même tems, que plusieurs siècles ont ignoré les mêmes vérités , non pas faute de bons esprits, mais parce que ces bons esprits n'ont pas bien rencontré d'abord.

118 DI-: LA KECHEHGIIE 1)K LA VKIUTÉ

Onils ne se choquent donc point, si on voit clair «l si on ])ar]e comme l'on voit. Qu'ils s'applicjuent à ce qu'on leur dit, si leur esj)rit est encore capable d'ap- plication après tous les égaremens, et qu'ils jugent en- suite, il leur est permis ; mais qu'ils se taisent s'ils ne veulent rien examiner. Qu'ils fassent un peu quelque réflexion, si cette réponse qu'ils font d'ordinaire sur la plupart des choses qu'on leur demande : On ne sçaitpas cela; personne ne scait comment cela se fait, n'est pas une réponse peu judicieuse, puisque, pour la faire, il faut de nécessité qu'ils croient savoir tout ce que les hommes sçavent , ou tout ce que les hommes peuvent sçavoir. Car, s'ils n'avaient pas cette pensée-là d'eux- mêmes, leur réponse serait encore plus impertinente. Et pourquoi trouvent-ils tant de difTiculté à dire : Je n'en sçai rien, puisqu'en certaines rencontres ils tombent d'accord qu'ils ne sçavent rien ; et pourquoi faut-il con- clure que tous les hommes sont des ignorans , à cause qu'ils sont intérieurement convaincus qu'ils sont eux- méme des ignorans?

Il y a donc de trois sortes de personnes, qui s'appli- quent à l'étude. Les uns s'entêtent mal à propos de quelque Auteur ou de quelque science inutile, ou fausse. Les autres se préoccupent de leurs propres fantaisies. Enfin les derniers, qui viennent d'ordinaire des deux autres, sont ceux qui s'imaginent connaître tout ce qui peut être connu : et qui, persuadés qu'ils ne sçavent rien avec certitude, concluent généralement qu'on ne peut rien sçavoir avec évidence, et regardent toutes les choses qu'on leur dit comme de simples opinions.

11 est facile de voir que tous les défauts de ces trois sortes de personnes dépendent des propriétés de l'ima-

DE L'IMAGINATION 119

yinalion quOn a (3xpliquées dans les Chapitres pré- ('('(Icns et que tout cela ne leur arrive que par des prc-jugés, qui leur bouchent l'esprit , et qui ne leur permettent pas d'appercevoir d'autres objets que ceux d<' leur préoccupation. On peut dire que leurs préjugés l'ont dans leur esprit ce que les Ministres des Princes font à l'égard de leurs Maîtres. Car de même que ces personnes ne permettent autant qu'ils peuvent qu'à reux qui sont dans leurs intérêts, ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur, de parler à leurs Maîtres : ainsi les préjugés de ceux-ci ne permettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des objets toutes pures et sans mélange; mais ils les déguisent, ils les couvrent de leurs livrées , et ils les lui présentent ainsi toutes masquées; de sorte qu'il est très difficile qu'il se détrompe et reconnaisse ses erreurs.

CHAPITRE VIII

1. DES ESPRITS EFFÉMINÉS. II. DP:S ESPRITS SUPERFICIELS. III. D?:S PERSONNES d'aUTORITÉ. IV. DE CEUX QUI FONT DES EXPÉRIENCES.

Ce que nous venons de dire suffit, ce me semble, pour reconnaître en général quels sont les défauts d'imagi- nation des personnes d'étude , et les erreurs auxquelles ils sont le plus sujets ^ Or comme il n'y a guèfes que

1. Ce n'est donc pas des erreurs communes que l'on peut commettre dans la vie journalière, qu'il est ici question, mais bien de Terreur scientitique ou philosophique, de celle qui re- tentit dans la spéculation et nous su}j;gèrc une conception men- songère de la réalité.

120 DE LA HECllEJtCJIE DE LA VERITE

ces personnes-là qui se mettent en peine de chercher la vérité, et même que tout le monde s'en rapporte à eux, il semble qu'on pourrait linir ici cette seconde Partie. Cependant il est à propos de dire encore (pu'hjuc chose des erreurs des autres hommes; parce qu'il ne sera pas inutile d'en être averti.

I. Tout ce qui flatte les sens nous touche extrême- ment, et tout ce qui nous touche nous applique à pro- portion (pi'ihKJUs touche. Ainsi ceux qui s'abandonnent à toutes sortes de divertissemens très sensibles et très agréables, ne sont pas capables de pénétrer des vérités «pii renferment quelque difficulté considérable ; parce que la capacité de leur esprit "qui n'est pas infinie est toute remplie de leurs plaisirs, ou du moins elle en est fort partagée.

La plupart des Grands, des gens de Cour, des per- sonnes riches, des jeunes gens, et de ceux qu'on ap- pelle beaux esprits, étant dans des divertissemens con- tinuels, et n'étudiant que l'art de plaire par tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, ils acquièrent peu à peu une telle délicatesse dans ces choses , ou une telle mollesse, qu'on peut dire fort souvent que ce sont plu- tôt des esprits efféminés que des esprits Ans, comme ils le prétendent. Car il y a bien de la diff'érence entre la véritable flnesse de l'esprit et la mollesse, quoique l'on confonde ordinairement ces deux choses.

Les esprits fins S sont ceux qui remarquent par la- raison jusques aux moindres difl'érences des choses ; qui prévoient les effets qui dépendent des causes ca- chées, peu ordinaires et peu visibles ; enfin ce sont ceux

i. Cf. Pascal, Pensées, art. vu. Différence entre l'esprit de géo- métrie et l'esprit de finesse. (Havet, n, p. 96.)

DE L'IMAGINATION 121

qui pénètnMit (Idvantage lés sujets qu'ils considèrenl.

lais les esprits uious n'ont qu'une fausse délicatesse , h ne sont ni vifs ni percans ; ils ne voyent pas les ^effets des causes même les plus grossières et le plus palpables : enfin ils ne peuvent rien embrasser ni rien pénétrer, mais ils sont extrêmement délicats pour les manières. Vn mauvais mot, un accent de Province, une petite grimace les irrite infiniment plus qu'un amas confus de méchantes raisons. Ils ne peuvent re- connaître le défaut d'un raisonnement, mais ils sentent parfaitement bien une fausse mesure et un geste mal réglé. En un mot, ils ont une parfaite intelligence des choses sensibles , parce qu'ils ont fait un usage conti- nuel de leurs sens; mais ils n'ont point la véritable intelligence des choses qui dépendent de la raison, parce qu'ils n'ont presque jamais fait usage de la leur.

Cependant ce sont ces sortes de gens qui ont le plus d'estime dans le monde , et qui acquièrent plus facile- ment la réputation de bel esprit. Car lorsqu'un homme parle avec un air libre et dégagé , que ses expressions sont pures et bien choisies , qu'il se sert de figures qui flattent les sens et qui excitent les passions d'une manière imperceptible, quoiqu'il ne dise que des sot- tises et qu'il n'y a rien de bon , ni rien de vrai sous ces belles paroles , c'est, suivant l'opinion commune, ^n bel esprit, c'est un esprit fin, c'est un esprit délié. ne s'apperçoit pas que c'est seulement un esprit

lou et efféminé, qui ne brille que par de fausses

leurs, et qui n'éclaire jamais ; qui ne persuade que parce que nous avons des oreilles et des yeux, et non point parce que nous avons de la raison.

Au reste, l'on ne nie pas (pie tous les hommes ne se sentent de cette faiblesse, que l'on vient de remarquer

122 DE LA IIECHERCIIE DE LA VÉRITÉ

«Il ([iielqiies-uns d'entr eux. 11 n'y en a point dont l'es- prit ne soit touché par les impressions de leurs sens et de leurs passions, et par conse'quent qui ne s'arrête quelque peu aux manières. Tous les hommes ne diffè- rent en cela que du plus ou du moins. Mais la raison l)Our laquelle on a attribué ce défaut à quelques-uns en particulier, c'est qu'il y en a qui voyent bien que c'est un défaut, et qui s'appliquent à s'en corriger. Au lieu que ceux dont on vient de parler, le regardent comme une qualité fort avantageuse. Bien loin de re- connaître que cette fausse délicatesse est l'effet d'une mollesse efféminée, et l'origine d'un nombre infini de maladies d'esprit, ils s'imagihent que c'est un effet et une marque de la beauté de leur génie.

II. On peut joindre à ceux dont on vient de parler un fort grand nombre d'esprits superficiels qui n'ap- profondissent jamais rien, et qui n'appercoivent que confusément les différences des choses : non par leur faute, comme ceux dont on vient de parler, car ce ne sont point les divertissemens qui leur rendent l'esprit petit, mais parce qu'ils l'ont naturellement petit. Cette petitesse d'esprit ne vient pas de la nature de l'àme, comme on pourrait se l'imaginer: elle est causée quel- quefois par une grande disette ou par une grande len- teur des esprits animaux, quelquefois par l'inflexibilité des fibres du cerveau, quelquefois aussi par une abon- dance immodérée des esprits et du sang, ou par quel- «lu'autre cause qu'il n'est pas nécessaire de sçavoir.

Il y a donc des esprits de deux sortes. Les uns re- marquent aisément les différences des choses, et ce sont les bons esprits. Les autres imaginent et supposent de la ressemblance entr 'elles, et ce sont les esprits superficiels. Les premiers ont le cerveau propre à re-

DE i; I M A(JI NATION 123

revoir dos traces nettes et distinctes des objets qu'ils considèrent , et parce qu'ils sont fort attentifs aux idées de ces traces, ils voyent ces objets comme de près , et rien ne leur échappe. Mais les esprits superiiciels n'en reçoivent que des traces faibles ou confuses. Ils ne les voyent que comme en passant, de loin et fort confusé- ment; de sorte qu'elles leur paraissent semblables, comme les visages de ceux que Ton regarde de trop loin : parce que l'esprit suppose toujours de la ressem- blance et de l'égalité il n'est pas obligé de recon- naître de différence et d'inégalité pour les raisons que je dirai dans le troisième Livre.

La plupart de ceux qui parlent en public , tous ceux qu'on appelle grands parleurs , et beaucoup même de ceux qui s'énoncent avec beaucoup de facilité, quoiqu'ils parlent fort peu, sont de ce genre. Car il est extrême- ment rare que ceux qui méditent sérieusement puissent bien expliquer les choses qu'ils ont méditées. D'ordi- naire ils hésitent quand ils entreprennent d'en parler, parce qu'ils ont quelque scrupule de se servir de termes qui réveillent dans les autres une fausse idée *. Ayant honte de parler simplement pour parler, comme font beaucoup de gens qui parlent cavalièrement de toutes choses, ils ont beaucoup de peine à trouver des paroles (fui expriment bien des pensées qui ne sont pas ordi- naires.

m. Quoiqu'on honore infiniment les personnes de

1. Malebraiichc pensait-il à lui-même? Le portrait ne serait alors qu'à demi ressemblant. « Il ne contait pas bien une his- toire, dit le P. Lelong, il ne parlait pas môme aisément, il cher- chait souvent ses mots ; mais lorsqu'on le mettait sur les ma- tières qu'il avait méditées, alors il les expliquait aussi noblement qu'il le fait dans ses livres, et alors il n'hésitait point. »

\-2't DE L\ UKGHEUCIIE DE LA VÉIUÏÉ

piété, les Tliéologiens, les vieillards, et généralrmrnl tous ceux qui ont acquis avec justice beaucoup d'auto- rité sur les autres hommes , cependant on croit être obligé de dire d eux qu'il arrive souvent qu'ils se croyent infiiiilibles, à cause que le monde les écoute avec res- pect ; qu'ils font peu d'usage de leur esprit pour décou- vrir les vérités spéculatives , et qu'ils condamnent trojv librement tout ce qu'il leur plait de condamner, sans l'avoir consid«''ré avec assez d'attention. Ce n'est pas qu'on trouve à redire, qu'ils ne s'appliquent pas à beau- coup de sciences qui ne sont pas fort nécessaires : il leur est permis de ne s'y point appliquer et même de les mé- priser ; mais ils n'en doivent pas juger par fantaisie, et sur des soupçons mal fondés. Car ils doivent considérer ({ue la gravité avec laquelle ils parlent, l'autorité qu'ils ont acquise sur l'esprit des autres, et la coutume qu'ils ont de confirmer ce qu'ils disent par quelque passage de la Sainte Ecriture, jetteront infailliblement dans l'er- reur ceux qui les écoutent avec respect, et qui n'étant pas capables d'examiner les choses à fond, se laissent surprendre aux manières et aux apparences.

Lorsque l'erreur porte les livrées de la vérité, elle est souvent plus respectée que la vérité même et ce faux respect a des suites très dangereuses. Pessima res est errorum apotheosis, et 'pro peste intellectus habenda est y si vanis accédât vcneratio ^ Ainsi lorsque certaines personnes, ou par un faux zèle , ou par l'amour qu'ils ont eu pour leurs propres pensées, se sont servis (ie l'Ecriture Sainte pour établir de faux principes de Phy- sique ou de Métaphysique, ils ont été souvent écoutés comme des oracles par des gens qui les ont crus sur

1. « Le chancelier Bacou. » (N. de M.)

DE L'IMAGINATION \r,

leur parole, à cause du respect qu'ils devaient à l'auln- rité sainte ; mais il est aussi arrivé que quelques es- prits mal faits ont pris sujet de de mépriser la Reli- gion. De sorte que, par un renversement étrange, l'Écriture Sainte a. été cause de l'erreur de quelques uns ; et la vérité a été le motif et l'origine de Fimpiété' de quelques autres. 11 faut donc bien prendre garde, dit l'Auteur que nous venons de citer, de ne pas chercher les choses mortes avec les vivantes, et de ne pas pré- tendre par son propre esprit découvrir dans la Sainte Ecriture ce que le Saint-Esprit n'a pas voulu déclarer. Ex divinorum et hwnanorum malesana admixtione, con- tinue-t-il, non solum educitur Philosophia phantaslica^ sedetiam Religlo liivrelica. Itaque salutare admodum est si mente sobria fidel tantum dentur,qux fidei sunt. Tou- tes les personnes donc qui ont autorité sur les autres, ne doivent rien décider qu'après y avoir d'autant plus pensé, que leurs décisions sont plus suivies ; et les Théo- logiens principalement doivent bien prendre garde à ne point mépriser la Religion par un faux zèle, ou pour se faire estimer eux-mêmes et donner cours à leurs opinions. Mais parce que ce n'est pas à moi à leur dire ce qu'ils doivent faire, qu'ils écoutent Saint Thomas \ leur Maître, qui étant interrogé par son Général, pour savoir son sentiment sur quelques articles, lui répond par Saint Augustin en ces termes :

Multum aiitem nocet tallu 11 est bien dangereux de par-

qux ad pletatis doctrinam 1er décisivcment sur des matiè-

7ion spectant, vel assercre res qui ne sont point de la foi,

velner/arc, quasi pertinen- comme si elles en étaient. S. Au-

//(/ ad sacram doctrinam. gustin nous l'apprend dans le

1. . Opmc. 9 >. (N. do M.

DE LA IlECIIEllCIIE DE LA VÉIIITÉ

126

cinquième livre de ses Confes- sioufi : •< Lorsque je vol, dit-il, un (ilirétien qui ne sçait pas le sentiment des Philosophes tou- chant les Cieux , les étoiles, et les mouvements du Soleil et de la Lune, et qui prend une chose pour une autre, je le laisse dans ses opinions et dans ses doutes; car je ne voi pas que l'igno- rance oi^i il est de la situation des corps et des diiférens ar- rangemens de la matière lui puisse nuire, pourvu qu'il n'ait pas des sentiments indignes de^ vous, ô Seigneur, qui nous avez lous créés. Mais il se fait tort s'il se persuade que ces choses touchent la Religion , et s'il est assez hardi pour assurer avec opiniâtreté ce qu'il ne sçait point. )) Le même Saint explique encore plus clairement sa pen- sée sur ce sujet, dans le premier livre de l'explication littérale de la Genèse, en ces termes : <.<■ Vn Chrétien doit bien prendre garde à ne point parler de ces choses comme si elles étaient de la Sainte Écriture ; car un Infidèle qui lui entendrait dire des ex- travagances, qui n'auraient au- cune apparence de vérité, ne pourrait pas s'empêcher d'en rire. Ainsi le Chrétien n'en rece- vi'ait que de la confusion, et rinfidèle en serait mal édifié. Toutefois, ce qu'il y a de plus fâcheux dans ces rencontres n'est pas que l'on voye qu'un

Dlcit cnim Aitg. in 3 Con- t'css : <( Cum midio Chris- tianum aliquem. f rat rem hta , qux Philosophi de cœIo, aiU stellis, et de solis et lunx motibus dixcrunt, nescientem, et aliud pro alto sentientem , patienter intueor opinantem homi- nem; nec illi obesse video, cum de te, Domine, Creator omnium nostriim, non cre- dat indigna, si forte situs ethabitus creaturx corpora- lis ignoret. Obest autem, si hxc ad ipmm doctrinam pietatis pertinere arbitre- tur, etpertinacius affirmare audeat quod ignorât. » Quod autem obsit, manifes- tât Aug. in 4 super Génies. ad litteram. <( Turpe est, in- quit, nimis, et perniciosum, ac maxime cavendum ut Christlanum de his i^ebus quasi secundum christlanas litteras loquentem, ita de- lirare quilibet infidelis au- diat , ut quemadmodum dicitur toto cœlo errare conspiciens , rlsum tenere vix posslt. Et non tamen molcstum est, quod errans homo videatur : sed quod Auctores nostrl ab eis qui foris sunt, talia sensisse creduntur, et cum magno eorum exitio, de quorum sainte satagimus, tanquam indocti reprehenduntur, at-

DE L'IMAGINATION

127

que reapmintur. Unde mihi vidcfur tudns rssc, tit hwc quiv Ph ilnsoph i co m m u uch senscvunt , et nostrx fidei non répugnant, neque e^^se sic aasercnda, nt dogmata fidei, lieet (diquando mh nom i ne Philosophorum in- ti'odueantnr, neqne aie esse neganda tanquam fidei con- traria, ne sapientibus hnjns mundi contemnendi doclri- nani fidei occasio prxhea- tur. »

homme s'est trompé ; mais c'est que les Infidèles ([lie nous tâ- chons de convertir s'imaginent faussement, et pour leur perle inévitable, que nos Auteurs ont des sentimens aussi exlrava- gans; de sorte qu'ils les condam- nent et les méprisent comme des ignorans. Il est donc, ce me semble, bien plus à propos de ne point assurer comme des dogmes de la foi des opinions communément reçues des Phi-

losophes , lesquelles ne sont point contraires à noire foi , quoiqu'on puisse se servir quelquefois de l'autorité des Philosophes pour les faire rece- voir. 11 ne faut pas aussi rejeter ces opinions comme étant contraires à notre foi, pour ne point donner de sujet aux Sages de ce monde de mépriser les vérités saintes de la Re- ligion Chrétienne. »

La plupart des hommes sont si négligens et si dérai- sonnables, qu'ils ne font point de discernement entre la parole de Dieu et celle des hommes, lorsqu'elles sont jointes ensemble : de sorte qu'ils tombent dans Terreur en les approuvant toutes deux, ou dans l'im- piété en les méprisant indifféremment. Il est encore bien facile de voir la cause de ces dernières erreurs, et qu'elles dépendent de la liaison des idées expliquées dans le chapitre v, et il n'est pas nécessaire de s'arrê- ter à l'expliquer davantage.

IV. Il semble à propos de dire ici quelque chose des Chymistes, et généralement de tous ceux qui emploient leur tems à faire des expériences. Ce sont des gens qui cherchent la vérité : on suit ordinairement leurs opinions sans les examiner. Ainsi leurs erreurs sont

128 DE LA UKCliEUCIlE DE LA VÉRITÉ

(l'aillant jjIus dangereuses qu'ils les roniniiinifjiH'ul aux autres avec plus de facilité.

Il vaut mieux sans doute étudier la natur(; i[\ut li's livres : les expériences visibles et sensibles prouvent certainement beaucoup plus que les raisonnemens des hommes; et on ne peut trouver h redire que ceux qui sont engagés par leur condition à 1 étude de la Physi- que, tâchent de s'y rendre habiles par des expériences continuelles, pourvu qu'ils s'appliquent encore davan- tage aux sciences qui leur sont encore plus nécessaires. On ne blâme donc point la Philosophie expérimentale \ ni ceux qui la cultivent, mais .seulement leurs défauts.

Le premier est que pour l'ordinaire ce n'est point la lumière de la raison qui les conduit dans Tordre de leurs expériences, ce n'est que le hazard : ce qui fait qu'ils n'en deviennent guères plus éclairés ni plus sça- vans, après y avoir employé beaucoup de tems et de bien.

1. Il importe de retenir cette première et sérieuse concession, pour ne pas s'exagérer les conclusions du réquisitoire qui va suivre. Malebranchc, loin de nourrir des préjugés hostiles contre les sciences d'observation, les avait lui-même étudiées avec beau- coup de goût. Le P. Lelong va jusqu'à dire : « S'il avait suivi son inclination naturelle, il se serait jeté dans la physique... 11 esti- mait beaucoup l'étude de l'anatomie et il la croyait d'un grand secours pour connaître l'homme selon son être moral... Une des choses qui attiraient le plus son application dans la physique, c'était la connaissance des insectes... 11 connaissait assez bien les plantes, et il savait assez de chymie. » Mais ces sciences ne lui semblent pas tenir leur prix et leur dignité d'elles-mêmes. H ne les conçoit que comme des propédeutiques à une science supé- rieure, dont l'objet est proprement moral et métaphysique. L'utilité pratique de la physique et de la chimie était des moins évidentes à ses yeux : « Il ne croyait pas, poursuit sou biographe, qu'on pût retirer rien de bien avantageux, soit pour la conser- vation de la santé, soit pour la guérison des maladies, de ces deux sciences. >•

DE L'IMAGINATION 12î)

Le second est qu'ils s'arrêtent plutôt à des exp«''- riences curieuses et extraordinaires, qua celles qui sont les plus communes. Cependant, il est visible que les plus communes étant les plus simples, il faut s'y arrêter d'abord avant que de s'appliquer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d'un plus grand nombre de causes.

Le troisième est qu'ils cherchent avec ardeur et avec assez de soin les expériences qui apportent du profit, et qu'ils négligent celles qui ne servent qu'à éclairer Fesprit.

Le quatrième est qu'ils ne remarquent pas avec assez d'exactitude toutes les circonstances particu- lières, comme du tems, du lieu, de la qualité des dro- gues dont ils se servent ; quoique la moindre de ces circonstances soit quelquefois capable d'empêcher l'ef- fet qu'on espère. Car il faut observer que tous les termes dont les Physiciens se servent sont équivoques: et que le mot de vin, par exemple, signifie autant de choses différentes qu'il y a de différens terroirs, de différentes saisons, de différentes manières de faire le vin et de le garder. De sorte qu'on peut même dire en général qu'il n'y en a pas deux tonneaux tout à fait sem- blables , et qu'ainsi quand un Physicien dit : Pour faire telle expérience prenez du vin, on ne scait [que très ionfusément ce qu'il veut dire. C'est pourquoi il faut iser d'une très grande circonspection dans les expé- 'iences , et ne descendre point aux composées que lorsqu'on a bien connu la raison des plus simples et les plus ordinaires. Le cinquième est que d'une seule expérience ils en ti- ittrop de conséquences. Il faut, au contraire, presque toujours plusieurs expériences pour bion conclure une

130 DE LA UECilEUCUE DE LA VEUITE

seule chose, ([uoiqii'iine seule expérience puisse ai(l<'r h tirer plusieurs conclusions.

Enfin la plupart des Physiciens et des (^hyinistes ne considèrent que les eft'ets particuliers de la nature : ils ne remontent jamais aux premières notions des choses qui composent les corps. Cependant il est indubitahie qu'on ne peut connaître clairement et distinctement les choses particulières de la Physique , si on ne pos- sède bien ce qu'il y a de plus général, et si on ne s'élève même jusqu'au Métaphysique. Entin, ils manquent sou- vent de courage et de constance, ils se lassent à cause de la fatigue et de la dépense ^ Il y a encore beaucoup

1. Sans nul doute, bon nombre des griefs formulés dans ce chapitre portent à faux, parce qu'ils ne visent qu'une chimie en- fantine et populaire ; celle qui, longtemps encore, prêtera à tant de préjugés. « Quelques autres, dira d'Alembert, restreignent l'idée de la Chimie à ses usages médicinaux : ce sont ceux qui demandent du produit d'une opération : De quoi cela guérit-il ? » Malebranche n'était pas de ceux-là et quelques-uns des reproches qu'il dirige contre une chimie aventureuse, alors, par exemple, qu'il condamne les abus de généralisation, les inférences ou pré- maturées ou illégitimes, enfermaient de très sages préceptes. Restent les desiderata qui lui tenaient particulièrement à cœur, à lui métaphysicien : les chimistes < ne remontent jamais aux premières notions des choses, n 11 n'a pas été le seul à tenir ce langage. « L'esprit de Chimie est plus confus, plus enveloppé, lisait-on dans les Mémoii^es de V Académie des sciences l(iy9i; il ressemble plus aux mixtes, les principe^ sont plus embar- rassés les uns avec les autres ; l'esprit de Physique est plus net, plus simple, plus dégagé, eniîn il remonte jusqu'aux premières origines; l'autre ne va pas jusqu'au bout. » Et d'Alembert, qu'on ne soupçonnera pas de complaisance pour la spéculation api-iori, exprimera le même regret : qu'il n'y ait pas «. une Chimie vrai- ment philosophique, une Chiinie raisonnée, profonde, transcen- dante; des chimistes qui osent porter la vue au delà des objets purement sensibles , qui aspirent à des opérations d'un ordre plus relevé, et qui, sans s'échapper au delà des bornes de leur art, voient la route du grand physique tracée dans son en- ceinte ».

UK L'IMAGINATION 131

d'autres défauts dans les personnes dont nous venons (le parler, mais on ne prétend pas tout dire.

Les causes des fautes qu'on a remarquées sont le |MHi d'application, les propriétés de l'imagination ex- l>Ii([U(''es dans le Chapitre v da la première partie de ce Livre, et dans le u de celle-ci, et surtout de ce qu'on ne juge de la diflerence des corps et du changement (|ui leur arrive que par les sensations qu'on en a, >tdon ce qu'on a expliqué dans le premier Tàvre.

Tl^OISIÈME PAllTIE

De la communication contagieuse des imaginations fortes.

CHAPITRE PREMIER

I. DE LA DISPOSITION QUE NOIS AVONS A IMITKR LKS AITRF.S EN TOUTES CHOSKS, LAQUELLE EST l'oRIGIXE DE LA COM- MUNICATION DUS KRRKURS OUI DÉPENDKNT DE LA PUISSANCE DE l']MA(.LNATION. II. DUIX CAUSES PRIXi IF'ALKS QUI AUC- MKNTENT (KTTE DISPOSITION. 111. CK QUI'. ( "kST QU'iMAGI-

NATION FORTE. IV. QU'iL Y EN A DE ILU-IKURS SORTES.

DES FOUS ET DE CEUX QUI ONT l'iMACINATION FORTE DANS LE SENS qu'on l'entend ICI. V. DEUX DÉFAUTS CONSIDÉRA- BLES T)K (FUX QUI ONT l' IMAGINATION FORTE. YI. DE LA PUISSANCF. qu'ils ONT DE PERSUADER ET d'iMPOSER.

Après avoir expliqué la nature de l'imagination, les défauts auxquels elle est sujette, et comment notre propre imagination nous jette dans l'erreur, il ne reste plus à parler dans ce second Livre que de la communi- cation contagirMi>c des imaginations fortes, je veux dire de la force que certains esprits ont sur les autres pour les enpa^er dans leurs erreurs.

1. I.i's imaginations fortes sont extr»"'mement conta- gieuses : elles dominent sur celles (|iii sont faibles ; elles leur donnent peu à peu leurs un nies tours, et leur impriment leurs mêmes caractùics. Ainsi ceux qui

DE LIMAGINATION 13.]

ont riniagination forte et vigoureuse, étant tout à fait déraisonnables, il y a très peu de causes plus générales <los erreurs des hommes, que cette communication dangereuse de l'imagination.

Pour concevoir ce que c'est que cette contagion, et comment elle se transmet de l'un à l'autre, il faut scavoir que les hommes ont besoin les uns des autres, et qu'ils sont faits pour composer ensemble plusieurs corps, dont toutes les parties ayent cntr 'elles une mutuelle correspondance. C'est pour entretenir cette union que Dieu leur a commandé d'avoir de la charité les uns pour les autres. Mais parce que l'amour-propre pou- vait peu à peu éteindre la charité et rompre ainsi le no'ud de la société civile , il a été à propos pour la con- server que Dieu unît encore les hommes par des liens naturels qui subsistassent au défaut de la charité, et qui intéressassent l'amour-propre ^

Ces liens naturels, qui nous sont communs avec les bétes, consistent dans une certaine disposition du cer- veau qu'ont tous les hommes pour imiter quelques- uns de ceux avec lesquels ils conversent, pour former les mêmes jugemens qu'ils font , et pour entrer dans les mêmes passions dont ils sont agités. Et cette dispo- sition lie d'ordinaire les hommes les uns avec les autres beaucoup plus étroitement qu'une charité fondée sur la raison, laquelle charité est assez rare.

Lors(|u*un homme n'a pas cette disposition du cer-

I. Ce que font nos sens pour notre corps, dont ils inainticn- nent Tintégrité et surveillent l'activité, ces « liens naturels » l'accomplissent à leur tour dans l'intérêt de ce plus vaste orga- nisme : la société civile. Ils la conservent homofi:ène et concor- dante avec elle-même. L'imagination, par là, généralise l'fHuvre de la sensibilité.

134 DK LA JIKUIIEKCIIE DE LA VERITE

veau pour entrer dans nos sentimens et dans nos pas- sions, il est incapable par sa nature de se lier avec nous et de faire un même corps : il ressemble h ces pierres irr(''guli(M*(\s qui ne peuvent trouver leur place dans un bâtiment, parce qu'on ne peut les joindre avec les autres.

Oderunt hilarem tristes, tristemque jocosi, Sedatum celeres, agilem gnavumque remissiK

Il faut plus de vertu qu'on ne pense pour ne pas rompre avec ceux qui n'ont point d'égard à nos pas- sions, et qui ont des sentimens contraires aux nôtres. Et ce n'est pas tout à fait sans raison; car lorsqu'un homme a sujet d'être dans la tristesse ou dans la joie, c'est lui insulter en quelque manière que de ne pas entrer dans ses sentimens. S'il est triste, on ne doit pas se présenter devant lui avec un air gai et en- joué, qui marque de la joie, et qui en imprime les mouvemens avec effort dans son imagination, parce que c'est le vouloir ôter de l'état qui lui est le plus con- venable et le plus agréable , la tristesse même étant la plus agréable de toutes les passions à un homme qui souffre quelque misère.

II. Tous les hommes ont donc une certaine disposi- tion de cerveau qui les porte naturellement à se com- poser de la même manière que quelques-uns de ceux avec qui ils vivent. Or cette disposition a deux causes principales qui l'entretiennent et qui l'augmentent. L'une est dans Tàme, et l'autre dans le corps. La pre- mière consiste principalement dans l'inclination qu'ont tous les hommes pour la grandeur et pour l'élévation,

1. Horace, Épili^e à LoUius. (L. I, Èp. xviii, v. 89.)

DE i; IMAGINATION 135

pour obtenir dans l'esprit des autres une place hono- rable. Car c'est cette inclination qui nous excite secrè- tement à ]mrler, à marcher, à nous habiller et à prendre Tair des personnes de qualité. C'est la source des modes nouvelles, de l'instabilité des langues vi- vantes, et même de certaines corruptions générales des mœurs. Entin c'est la principale origine de toutes les nouveautés extravagantes et bizarres, qui ne sont point appuyées sur la raison, mais seulement sur la fantaisie des hommes.

L'autre cause qui augmente la disposition que nous avons à imiter les autres, de laquelle nous devons principalement parler ici, consiste dans une certaine impression que les personnes d'une imagination forte font sur les esprits faibles et sur les cerveaux tendres et délicats.

III. J'entends par imagination forte et vigoureuse cette constitution du cerveau qui le rend capable de vestiges et de traces extrêmement profondes, et qui remplissent tellement la capacité de l'àme, qu'elles l'empêchent d'apporter quelque attention à d'autres choses qu'à celles que ces images représentent.

IV. Il y a deux sortes de personnes qui ont l'ima- iiination forte dans ce sens. Les premières reçoivent ces profondes traces par l'impression involontaire et déréglée des esprits animaux; et les autres, desquels on veut principalement parler, les reçoivent par la dispo- sition qui se trouve dans la substance de leur cer- veau.

Il est visible que les premiers sont entièrement fous, puisqu'ils sont contraints, par l'union naturelle qui est entre leurs idées et ces traces, de penser à des choses ausquelles les autres, avec qui ils conversent, ne pen-

\:\C> l)K LA UECHERCIIE DE LA VÉRITÉ

.st'ul pas : ce (|iii les rend incapables de parler à propo-, et de répondre juste aux demandes qu'on leur fait.

H y «m a d'une infinité de sortes, qui ne difï'èrent cpir du plus ou du moins; et l'on peut dire que tous ceux qui sont agités de quelque passion violente sont de leur nombre, puisque, dans le teins de leur émotion , les esprits animaux impriment avec tant de force les traces et les images de leur passion, qu'ils ne sont pas capables de penser à autre chose ^

Mais il faut remarquer que toutes ces sortes de per- sonnes ne sont pas capables de corrompre l'imagina- tion des esprits mêmes les plu^ faibles, et des cerveaux les plus mous et les plus délicats, pour deux raisons principales. La première, parce que, ne pouvant ré- pondre conformément aux idées des autres, ils ne peu- vent leur rien persuader; et la seconde, parce que le dérèglement de leur esprit étant tout h fait sensible, on n'écoute qu'avec mépris tous leurs discours.

Il est vrai, néanmoins, que les personnes passionnées nous passionnent, et qu'elles font dans notre imagina- tion des impressions qui ressemblent à celles dont elles sont touchées ; mais comme leur emportement est tout à fait visible, on résiste à ces impressions et l'on s'en défait d'ordinaire quelque tems après. Elles s'efl'acent d'elles-mêmes, lorsqu'elles ne sont point entretenues par la cause qui les avait produites : c'est-à-dire lors- que ces emportés ne sont plus en notre présence, et

1. Ira, furoi" brevis. Aujourd'hui comme autrefois, c'est ainsi que l'on définit et que l'on explique la passion. Dans la très fine théorie de Malebranche, la folie est une passion qui ne se se communique point, parce que le dérè^dement s'en laisse aperce- voir aux moins clairvoyants ,*^ au contraire, la passion dissimule mieux ses discordances : c'est une folie qui se communique.

DE i/lMAGINATlON 137

(jue la vue sensible des traits (jiie la passion formait sur leur visage, ne produit jdus aucun changement dans les fibres de notre cerveau ni aucune agitation dans nos esprits animaux.

,1e n'examine ici que cette sorte d'inuigination forte et vigoureuse, qui consiste dans une disposition du cerveau propre pour recevoir des traces fort pro- fondes des objets les plus faibles et les moins agissants.

Ce n'est pas un défaut que d'avoir le cerveau propre pour imaginer fortement les choses, et recevoir des images très distinctes et très vives des objets les moins (M)nsidérables, pourvu que 1 ame demeure toujours la maîtresse de l'imagination, que ces images s'impriment par. ses ordres et qu'elles s'effacent quand il lui plaît : c'est au contraire l'origine de la finesse, et de la force de l'esprit. Mais lorsque l'imagination domine sur l'àme , et que, sans attendre les ordres de la volonté, ces traces se forment par la disposition du cerveau et par l'action des objets et des esprits, il est visible que c'est une très mauvaise qualité et une espèce de folie. Nous allons tâcher de faire connaître le caractère de ceux qui ont l'imagination de cette sorte.

11 faut pour cela se souvenir que la capacité de l'es- [)rit est très bornée ; qu'il n'y a rien qui remplisse si fort sa capacité que les sensations de l'àme, et généralement toutes les perceptions des objets qui nous touchent beaucoup; et que les traces profondes du cerveau sont toujours accompagnées de sensations, ou de ces autres perceptions qui nous appliquent fortement. Car par ril est facile de reconnaître les véritables caractères de 'l'esprit de ceux qui ont l'imagination forte.

Y. Le premier, c'est que ces personnes ne sont pas capables de juger sainement des choses qui sont un

i:is i)i: I. A li Kcii i:i;(:ii I-: dk la VERITE

|n'u «lillicilcs cl ciiiliiiri M>MTs. rnrcc (juc la capacit»' de leur cspril fl.iiil rriiiplic i\{'^ i(l('es (jui sont liées par la n.ilnrt' à ers Ir.icrs trop profondes, ils n'ont pas la liltcrh- «le |)('ii-fi' ;i plii>it'iirs choses en même tems*. ( U\ (i;iii> les (pit'>ii(iii> composées il faut que l'esprit par- (•(Miic. p.ir 1111 iiiniiN t'iiicnt prompt cl ?;ul)it, les idées de hcnicdiip (le cliii-o. r! (pTil t'ii l'i'coiiii.'iisHe d'une simple vue tous les ]\t]>p(ijts cl Idulcs les ji.iisons qui sont nécessaires pour jm-soiuIi-c cc< questions.

Tout le monde sc.nl. p.ii' sa propre expérience, qu'on u'f'st j)as capable de s'appliquer à quelque vérité dans le Icms que l'on est agité de quelque passion, ou que l'on sent quelque douleur un peu forte, parce qu'alors il y a dans le cerveau de ces traces profondes qui occnpent la capacité de l'esprit. Ainsi ceux de qui nous parlons, ayant des traces plus profondes des mêmes objets que les autres, comme nous le supposons, ils ne peuvent pas avoir autant d'étendue d'esprit, ni embrasser autant de choses qu'eux. Le premier défaut de ces personnes est donc d'avoir l'esprit petit, et d'autant plus petit que leur cerveau reçoit des traces plus profondes des objets les moins considérables.

Le second défaut, c'est qu'ils sont visionnaires, mais d'une manière délicate et assez difficile à reconnaître. Le commun des hommes ne les estime pas visionnaires ; il n'y a que les esprits justes etéclairés qui s'apperçoivent de leurs visions et de l'égarement de leur imagination.

Pour concevoir l'origine de ce défaut, il faut encore se souvenir de ce que nous avons dit dès le commence-

1. Or, être capable de penser ù la fois à bien des choses di- verses est, nous nous en souvenons, une des caractéristiques de l'esprit de linesse, nous pourrions dire même : de l'esprit do justesse.

DE L'IM.V MINAT ION 139

mont de co second Livre, qu'à IT^gard de co (lui se passe dans le cerveau, les sens et rimaffination ne din'èrent que du plus et du moins, et que c'est la grandeur et la profondeur des traces qui font que 1 ame sent les objets ; qu'elle les juge comme présens et capables de la tou- cher, et enfin assez proches d'elle pour lui faire sentir du plaisir et de la douleur. Car lorsque les traces d'un objet sont petites, Tàme imagine seulement cet objet : elle ne juge pas qu'il soit présent, et même elle ne le regarde pas comme fort grand et fort considérable. -Mais à mesure que ces traces deviennent plus grandes <'t plus profondes, 1 ame juge aussi que l'objet devient plus grand et pins considérable, qu'il s'approche da- vantage de nous, et enfin qu'il est capable de nous toucher et de nous blesser.

Les visionnaires dont je parle ne sont pas dans cet <Hat de folie de croire voir devant leurs yeux des objets (jui sont absens : les traces de leur cerveau ne sont [>as encore assez profondes; ils ne sont fous qu'à demi, t't s'ils l'étaient tout à fait, on n'aurait que faire de parler d'eux ici, puisque tout le monde sentant leur '.^rarement, on ne pourrait pas s'y laisser tromper. Ils lie sont pas visionnaires des sens, mais seulement vi- sionnaires d'imagination. Les fous sont visionnaires lies sens, puisqu'ils ne voient pas les choses comme «Iles sont, et qu'ils en voj'ent -souvent qui ne sont point; mais ceux dont je parle ici, sont visionnaires d'imagi- nation, puisqu'ils s'imaginent les choses tout autrement qu'elles ne sont et qu'ils en imaginent même qui ne sont point. Cependant il est évident que les visionnaires des sens et les visionnaires d'imagination ne diffèrent entre eux que du plus et du moins, et que l'on passe souvent de l'état des uns à celui des autres. Ce qui fait

140 DE LA IIECIIEUCIIE DE LA VEUITE

(luoii se doit repré.senter la maladie de l'esprit des derniers par comparaison à celle des premiers, laquelle est plus sensible, et fait davantage d'impression sur l'esprit : puis'que dans des choses ([ui ne difïèrent (|u<' du plus et du moins, il faut toujours expliquer les moins sensibles par les plus sensibles.

Le second défaut de ceux qui ont l'imagination forte et vigoureuse, est donc d'être visionnaires d'imagination, ou simplement visionnaires : car on appelle du terme] de fou ceux qui sont visionnaires des sens. Voici doncj les mauvaises qualités des esprits visionnaires.

Ces esprits sont excessifs en toutes rencontres: ilsj relèvent les choses basses ; ils agrandissent les petites ; ils approchent les éloignées. Rien ne leur paraît tell qu'il est. Ils admirent tout, ils se récrient sur tout sans jugement, et sans discernement. S'ils sont disposés à] la crainte par leur complexion naturelle ; je veux dire si les libres de leur cerveau étant extrêmement délicates, leurs esprits animaux sont en petite quantité, sans force et sans agitation, de sorte qu'ils ne puissent com- muniquer au reste du corps les mouvemens néces- saires , ils s'effrayent à la moindre chose et ils tremblent à la chute d'une feuille. Mais s'ils ont abondance d'es- prits et de sang, ce qui est plus ordinaire, ils se re- paissent de vaines espérances, et, s'abandonnant à leur imagination féconde en idées, ils bâtissent, comme l'on dit, des châteaux en Espagne avec beaucoup de satisfac- tion et de joye. Ils sont véhémens dans leurs passions, entêtés dans leurs opinions, toujours pleins et très sa- tisfaits d'eux-mêmes. Quand ils se mettent dans la tête de passer pour beaux esprits, et qu'ils s'érigent en Au- teurs; car il y a des Auteurs de toutes espèces, vision- naires et autres: que d'extravagances, que d'emporté-

DE LIMAGINATION 141

iin'iis, (juc de iiioiivemens irréguliers! llt^ n'iinitenl jamais la nature, tout est affecté, tout est forcé, tout «'st guindé. Ils ne vont que par bonds, ils ne marchent (ju'en cadence; ce ne sont que ligures et qu'li\perboles. liorsqu'ils se veident mettre dans la piété, et s'y con- duire par leur fantaisie, ils entrent entièrement dans r«'sprit Juif et Pharisien. Ils s'arrêtent d'ordinaire à IV'Corce, à. des cérémonies extérieures et à de petites pratiques, ils s'en occupent tout entiers. Ils deviennent M'rui)uleux, timides, superstitieux. Tout est de foi; tout rst essentiel chez eux, hormis ce qui est véritablement (le foi et ce qui est essentiel : car assez souvent ils né- liligent ce qu'il y a de plus important dans l'Evangile, la justice, la miséricorde et la foi, leur esprit étant oc- cupé par des devoirs moins essentiels. Mais il y aurait Irop de choses à dire. Il suffit pour se persuader de leurs défauts et pour en remarquer plusieurs autres,

le faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans les conversations ordinaires.

Les personnes d'une imagination forte et vigoureuse ont encore d'autres qualités, qu'il est très nécessaire de Itien expliquer. Nous n'avons parlé jusqu'à présent que <le leurs défauts: il est très juste maintenant de parler

le leurs avantages. Ils en ont un entr 'autres qui regarde l»rincipalement notre sujet : parce que c'est par cet avantage qu'ils dominent sur les esprits ordinaires, (|u*ils les font entrer dans leurs idées, et qu'ils leur c(»mmuniquent toutes les fausses impressions dont ils ><>nt touchés.

YI. Cet avantage consiste dans une facilité de s'ex- primer d'une manière forte et vive, quoiqu'elle ne soit pas naturelle. Ceux qui imaginent fortement les choses, les expriment avec beaucoup de force, et persuadent

142 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

tous ceux qui se convainquent plutôt par l'air et par l'impression sensible que par la force des raisons. Car le cerveau de ceux qui ont l'imagination forte, rece- vant, comme Ton a dit, des traces profondes des sujets qu'ils imaginent, ces traces sont naturellement suivies d'une grande émotion d'esprits, qui dispose d'une ma- nière prompte et vive tout leur corps pour exprimer leurs pensées. x\insi l'air de leur visage, le ton de leur voix et le tour de leurs paroles, animant leurs expres- sions, préparent ceux qui les écoutent et qui les regar- dent à se rendre attentifs et à recevoir machinalement l'impression de l'image qi\i les agite. Car enfin un homme qui est pénétré de ce qu'il dit, en pénètre ordi- nairement les autres, un passionné émeut toujours et, «pioique sa rhétorique soit souvent irrégulière, elle ne laisse pas d'être très persuasive S parce que l'air et la manière se font sentir, et agissent ainsi dans l'imagi- nation des hommes plus vivement que les discours les plus forts, qui sont prononcés de sang-froid : à cause que ces discours ne flattent point leurs sens, et ne frap- pent point leur imagination.

Les personnes d'imagination ont donc l'avantage de plaire, de toucher et de persuader, à cause qu'ils for-

1. A rapprocher du joli passage de Descartos, dans la première partie des Discours : u Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que le bas breton et qu'ils n'eussent jamais appris la rhétorique. » Le maître et le disciple font avant tout de l'éloquence un don de la nature, ^ïais pour le premier, la force et l'évidence des pensées contri- buent surtout à la faculté de persuader; pour le second, c'est bien plutôt une imagination ardente et la puissance de la passion. Tous deux ne se font pas de l'éloquence un même idéal.

DE LIMAGINATION \v.>,

ment des images très vives et très sensibles de Irnrs fpensées. Mais il y a encore d'cautres causes qui contri- buent à cette facilita' «pTils ont de gagner l'esprit. Car ils ne parlent d'ordinaire que sur des sujets faciles, et qui sont de la portée des esprits du commun. Ils ne se servent que d'expressions et de ternies qui ne réveillent que les notions confuses des sens, lesquelles sont tou- jours très fortes et très touchantes; ils ne traitent des matières grandes et difficiles que d'une manière vague et par lieux communs, sans se bazarder d'entrer dans le détail et sans s'attacher aux principes, soit .parce qu'ils n'entendent pas ces matières, soit parce qu'ils appréhendent de manquer de termes, de s'em- barrasser et de fatiguer l'esprit de ceux qui ne sont pas capables d'une forte attention.

Il est maintenant facile de juger par les choses que [nous venons de dire, que les dérèglemens d'imagination [sont extrêmement contagieux, et qu'ils se glissent et se [répandent dans la plupart des esprits avec beaucoup 'de facilité. Mais ceux qui ont l'imagination forte étant fd'ordinaire ennemis de la raison et du bon sens, à cause ^de la petitesse de leur esprit et des visions auxquelles Is sont sujets , on peut aussi reconnaître qu'il y a très jeu de causes plus générales de nos erreurs que la com- lunication contagieuse des dérèglemens et des matâ- tes de l'imagination. Mais il faut encore prouver ces frites par des exemples, et des expériences connues tout le monde '.

1. La moralité de ce chapitre, comme de ceux qui vont suivre, est que plus un auteur a d'imagination, plus nous devons l'esti- mer un guide dangereux. Cette faculté, sans doute, Malebranche la possédait trop a son gré, et il se croyait, comme on dit, payé pour en médire. Ici encore écoutons le P. Lclong : « Son imagi-

144 DE LA RECUKUCIIK ])E LA VÉRITÉ

CIIAIMTIU: Il

F.XKMl'LKS (iK.NKISAlX DH LA VORi.K hK l/l M Ai.l.NATloN.

Il se hoiivt' des exemples lurl ordinaires de cette communication d'imagination dans les enfans à l'égard de leurs pères, et encore plus dans les fdles à l'égard de leurs mères ; dans les serviteurs à l'égard de leurs maîtres, et dans les servantes à l'égard de leurs maî- tresses ; dans les écoliers à l'égard de leurs précepteurs; dans les courtisans à l'égard des Rois, et généralement dans tous les inférieurs à l'égard de leurs supérieurs , pourvu toutefois que les pères, les maîtres et les autres supérieurs aient quelque force d'imagination; car sans cela il pourrait arriver que des enfans et des serviteurs ne recevraient aucune impression considérable de l'imagination faible de leurs pères ou de leurs maîtres.

11 se trouve encore des effets de cette communication dans les personnes dune condition égale; mais cela n'est pas si ordinaire, à cause qu'il ne se rencontre pas entr'elles un certain respect, qui dispose les esprits à recevoir sans examen les impressions des imaginations fortes. Enfin, il se trouve de ces effets dans les supé- rieurs à l'égard même de leurs inférieurs , et ceux-ci

nation était si fertile qu'il disait quelquefois que s'il avait voulu faire des contes, il en aurait fait de plus plaisants que la plupart de ceux qu'on a. Il en fournissait quelquefois des exemples dans ses conversations. 11 reconnaissait que l'imagination, selon son expression, était la plus méchante pièce de notre sac, et qu'il fallait la mater, lorsqu'elle voulait se révolter, et l'assujettir toujours à la raison. »

DE L'IMAGINATION li;;

(»nl (iu(.»l([iu't'()is une imagination si vivo et si dominante, ([u'ils tournent l'esprit de leurs maîtres et de leurs su- HÔrieurs, comme il leur plaît.

Il ne sera pas mal aisé de comprendre comment les |)ères et les mères font des impressions tçès fortes sur rimai<ination de leurs enfans, si l'on considère que ces dispositions naturelles de notre cerveau, qui nous por- tent à imiter ceux avec qui nous vivons, et à entrer dans leurs sentiments et leurs passions, sont encore I)ien plus fortes dans les enfans à 1 égard de leurs pa- rens que dans tous les autres hommes. L'on en peut donner plusieurs raisons. La première, c'est qu'ils sont de même sang. Car de même que les parens transmet- tent très souvent dans leurs enfans des dispositions à certaines maladies héréditaires, telles que la goutte, la pierre, la folie, et généralement toutes celles qui ne leur sont point survenues par accident, ou qui n'ont point pour cause seule et unique quelque fermentation extraordinaire des humeurs, comme les fièvres et quel- ques autres (car il est visible que celles-ci ne se peuvent ommuniquer), ainsi ils impriment les dispositions de leur cerveau dans celui de leurs enfans, e'tils donnent à leur imagination un certain tour, qui les rend tout à fait susceptibles des mêmes sentimens ^

La seconde raison, c'est que d'ordinaire les enfans n'ont que très peu de commerce avec le reste des hom- mes, qui pourraient quelcjuefois tracer d'autres vestiges dans leur cerveau, et rompre, en quelque façon, l'efTort continuel de l'impression paternelle. Car de même (|u'un

1. Généralisez ces observations; <le ce qui n'est donné que comme une série de cas isolés et remarquables, faites, au con- traire, la règle : vous avez l'hérédité, conséquence devant la- quelle l'auteur n'aurait pas reculé.

9

146 DE LA RECHERCHE DE LX VÉRITÉ

liomme (jui n'est jamais sorti de son pais , s'imagine ordinairement que les mœurs et les coutumes des étran- gers sont tout à fait contraires à la raison, parce qu'elles sont contraires à la coutume de sa ville, au torrent de laquelle il se laisse emporter * , ainsi, un enfant qui n'est jamais sorti de la maison paternelle, s'imagine que les sentimens et les manières de ses parens sont la raison universelle ; ou plutôt il ne pense pas qu'il puisse y avoir ([uelques autres principes de raison ou de vertu que leur imitation. Il croit donc tout ce qu'il leur entend dire, et il fait tout ce qu'il leur voit faire.

Mais cette impression des parens est si forte, quelle n'agit pas seulement sur l'imagination des enfans, elle agit même sur les autres parties de leur corps. Un jeune garçon marche, parle et fait les mêmes gestes ([ue son père. Une fille de même s'habille comme sa jnère, marche comme elle, parle comme elle; si la mère grassaïe, la fille grassaïe; si la mère a quelque tour de tête irrégulier, la fille Je prend. Enfin les en- fans imitent les parens en toutes choses, jusques dans leurs défauts et dans leurs grimaces, aussi bien que dans leurs erreurs et dans leurs vices.

Il y a encore plusieurs autres causes qui augmentent refl"et de cette impression. Les principales sont l'auto- rité des parents , la dépendance des enfants et l'amour mutuel des uns et des autres ; mais ces causes sont communes aux courtisans, aux serviteurs, et générale-

1. Cf. Montesquieu, Lettres persanes, XXX, : «... Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût re- gardé, et qu'on m'eût mis en occasion <rouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que j'étais Per- san, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : '< Ah ! ah ! Monsieur est Persan ! C'est une chose bien extraordi- naire! Comment peut-on être Persan ?

DE L'IMAGINATION J47

ment à tous l(^s inférieurs îiussi hicn nuaux enfans. Nous les allons expliquer ])ar Tcxcmplo des gens de rour

Il y a des liomuies (jui jugent de et) qui ne parait point par ce qui paraît : de la grandeur, de la force et de la capacité de l'esprit qui lenr sont cachées, par la noblesse, les dignités et les richesses qui leur sont «'onnues. On mesure souvent l'un par l'autre : et la dé- pendance où l'on est des Grands, le désir de participer à leur grandeur et l'éclat sensible qui les environne, portent souvent les hommes à rendre à des hommes les lionneurs divins, s'il m'est permis de parler ainsi. Car si Dieu donne aux Princes l'autorité, les hommes leur donnent rinfaillibilité : mais ime infaillibilité qui n'est point limitée dans quelques sujets ni dans quelques rencontres, et qui n'est point attachée à quelques cé- lémonies. Les grands sçavent naturellement toutes clioses : ils ont toujours raison , quoiqu'ils décident des questions desquelles ils n'ont aucune connais- sance. C'est ne sçavoir pas vivre que d'examiner ce (pi'ils avancent ; c'est perdre le respect que d'en <louter; c'est se révolter, ou pour le moins c'est se <léclarer sot, extravagant et ridicule que de les con- damner.

Mais lorsque les Grands nous tont l'honneur de nous aimer, ce n'est plus alors simplement opiniâtreté, en- têtement, rébellion, c'est encore ingratitude et perfidie que de ne se rendre pas aveuglément à toutes leurs opinions : c'est une faute irréparable qui nous rend |)0ur toujours indignes de leurs bonnes grâces. Ce qui fait que les gens de cour, et par une suite nécessaire presiiue tous les peuples s'engagent sans délibérer dans tous les sentimens de leur souvriniu, jnsques-là

148 DE LA RECllEllGllE DE LA VEIllTE

môme que dans les vérités de la Religion ils se ren- dent très souvent à leur fantaisie et à leur caprice *.

L'Angleterre et l'Allemagne ne nous fournissent (|ue trop d'exemples de ces soumissions déréglées des peuples aux volontés impies de leurs Princes. Les his- toires de ces derniers tems en sont toutes remplies , et l'on a vu quelquefois des personnes avancées en i\ge, avoir changé quatre ou cinq fois de Religion à cause des divers changemens de leurs Princes.

Les Rois et même les Reines ont, dans l'Angleterre, le gouvernement de tous les Etats de leurs Royaumes, soit ecclésiastiques ou civils en toutes causes^.

Ce sont eux qui approuvent les liturgies, les Offices des Fêtes, et la manière dont on doit administrer et re- cevoir les Sacremens. lis ordonnent, par exemple, (pie l'on n'adore point Jésus-Christ lorsque l'on com- munie, quoiqu'ils ohligent encore de le recevoir à ge- noux, selon l'ancienne coutume. En un mot, ils changent toutes choses dans leurs liturgies pour la conformer aux nouveaux Articles de leur Foi, et ils ont aussi le droit de juger de ces Articles avec leur Parlement, comn-.e

1. Un pur etFet de l'esprit de courtisanerie, telle serait la rai- son unique des succès de la Réforme. C'est là, en vérité, une explication bien étroite. Mais nous savons et Malebranche nous a lui-même appris quel é-tait son dédain pour l'histoire, fût-ce la contemporaiue : « J'aime bien mieux, disait-il, que les livres qui contiennent la science des faits soient dans notre biblio- thèque que dans ma tète. » Le biographe qui rapporte cette bou- tade dit ensuite : « 11 avait un si grand dégoût pour l'histoire et la science des faits que, lorsqu'il voulait plaisanter, il disait qu'il ne voulait pas être plus savant qu'Adam, qui ne savait ni histoire, ni géograpliie, ni chronologie. -> Comment s'étonner, après cela, que l'écrivain apprécie avec une telle insuffisance les graves événements historiques auxquels il fait allusion dans ce cha- pitre ?

2i « Art. 37 de la Relif/ion de VKçjlisc anijlicinc. » (N. de M.)

DE L'IMAGINATION 1.9

le Pape avrc le Concilr', ainsi (jiic rem |M'nl voir dans les Statuts (l'An^leloirc et d'Irlande laits au commen- eement du règne de la reine Elisabeth. Enfin, on peut dire que les Unis d'Angleterre ont nu'me plus de pou- voir sur le spirituel que sur le temporel de leurs sujets, parce cpie ces misérables peuples et ces enfans de la terre, se souciant bien moins de la conservation de la foi que de la conservation de Ipurs biens, ils entrent facilement dans tous les sentimens de leurs Princes, ]»ourvu que leur int<''rét temporel n'y soit point con- traire.

Les révolutions qui s(uit arrivées dans la Religion en Suède et en Uanemarc ^ , nous pourraient encore ser- \ ir de preuve de la force que quelques esprits ont sur les autres, mais toutes ces révolutions ont encore eu jdusieurs autres causes très considérables. Ces chan- gemens surprenans sont bien des preuves de la com- munication contagieuse de l'imagination; mais des preuves trop grandes et trop vastes. Elles étonnent et elles éblouissent plutôt les esprits qu'elles ne les éclai- rent, parce qu'il y a trop de causes qui concourent h la production de ces grands événemens.

Si les courtisans et tous les autres hommes aban- donnent souvent des vérités certaines, des vérités es- sentielles, des vérités qu'il est nécessaire de soute-

1. Allusion au rôle prépouflérant que jouèrent Gustave Vasa <t Christian III dans rétablissement du luttirranisme en ces deux pays. Le premier, par le décret connu dans l'histoire de Suède sous le nom de veccs de Vesteras (1"»27 , rendit irrévocable sa rupture avec l'Église, et son règne fut contre le liant clergé ca- tholique une longue persécution. Christian III, monté sur le trône de Danemark en l.")34, fils lui-même <lu luthé-ranicn Frédé- ric ]<^r, procédait, en lo36, à. l'abolition du catholicisme en ses Ktats par l'arrestation des prélats et la confiscation des biens du .•IPrir,'..

loO DE LA UECIIERGHE DE LA VÉRITÉ

nir, OU de se perdre pour une éternité; il est visible (ju'ils ne se IiasardercMit pas de di'fendre des vérités abstraites, peu certaines et peu utiles. Si la Religion du Prince fait la Religion de ses sujets, la raison du Prince sera aussi la raison de ses sujets. Et ainsi les sentimens du prince seront toujours h la mode : ses plaisirs, ses passions, ses yeux, ses paroles, ses habits, et g('néralement toutes ses actions seront à la mode : car le Prince est lui-même comme la mode essentielle, et il ne se rencontre presque jamais qu'il fasse quelque chose qui ne devienne pas à la mode. Et comme toutes les irrégularités de la mode ne sont que des agri'mens et des beautés, il ne faut pas s'étonner si les Princes agissent si fortement sur l'imagination des autres hommes.

Si Alexandre penche la tète , ses courtisans penchent la tète. Si Denis * le Tyran s'applique à la Géométrie à l'arrivée de Platon dans Syracuse, la Géométrie devient aussitôt à la mode, et le Palais de ce Roi, dit Plutarque, se remplit incontinent de poussière par le grand nombre de ceux qui tracent des figures. Mais dès que

1. Ce Dcnys était le fils de Denys rAncien. Platon, qui avait été introduit à la cour de Syracuse par le beau-frère de celui-ci, Dion, n'eut pas à se louer de ce voyage. Disgracié, vendu comme un esclave, il ne fut rendu à Athènes que par la bonté du Cyréuéen Annicéris. Vingt ans plus tard, en 368, à la mort de Denys l'An- cien, il n'en revenait pas moins à Syracuse, sur l'appel de Dion et des pythagoriciens, qui comptaient sur son autorité et ses conseils pour diriger vers le bien l'ànie du jeune tyran. Platon était trop séduit par cette offre pour résister: l'occasion ne s'of- frait-ellc pas à lui de réaliser son idéal de gouvernement, les rois seraient philosophes? C'est ainsi que l'étude, la méditation, les sciences et en particulier la géométrie furent un instant très à la mode à la cour de Syracuse ; l'amitié du philosophe et du tyran eut sa lune de miel. A cette trop courte période se rap- porte l'anecdote de Pbitarque.

1)K L'IMAGINATION l.JI

IMaton se inct on colère contre lui et que ce Prince se dégoûte de l'étude et s'abandonne de nouveau à ses plaisirs , ses courtisans en font aussitôt de même. 11 semble, continue cet Auteur, qu'ils soient enchantés et qu'une Circé les transforme en d'autres hommes. Ils passent de l'inclination pour la Philosophie à l'in- clination pour la débauche, et de l'horreur de la dé- bauche à l'horreur de la Philosophie. C'est ainsi que les Princes peuvent changer les vices en vertus, et les vertus en vices, et qu'une seule de leurs paroles est capable d'en changer toutes les idées. Il ne faut d'eux qu'un mot, qu'un geste, qu'un mouvement des yeux ou des lèvres pour faire passer la science et l'érudition pour une basse pédanterie; la témérité, la brutalité, la cruauté, pour grandeur de courage; et l'impiété et le libertinage, pour force et pour liberté d'esprit.

Mais cela , aussi bien que tout ce que je viens de dire, suppose que ces Princes ayent l'imagination forte et vive : car s'ils avaient l'imagination faible et languissante, ils ne pourraient pas animer leurs dis- cours, ni leur donner ce tour et cette force qui soumet et qui abbat invinciblement les esprits faibles.

Si la force de l'imagination toute seule et sans aucun secours de la raison peut produire des effets si surpre- nans, il n'y a rien de si bizarre ni de si extravagant qu'elle ne persuade , lorsqu'elle est soutenue par quelques raisons apparentes. En voici des preuves.

Un ancien Auteur * rapporte qu'en Ethiopie lés gens de cour se rendaient boiteux et difformes, qu'ils se cou- paient quelques membres, et qu'ils se donnaient même la mort pour se rendre semblables à leurs Princes. On

1. « Diodore de Sicile, Bibl. hisl., 1. 3. » (N. de M.)

11)2 DE LA IIEGIIEIICIIE DE LA VÉRITÉ

avait Iionte de paraître avec deux yeux, et de march<'i' droit à la suite d'un Hoi horgne et boiteux; de mènir ((u'on n'oserait à ])résent paraître à la Cour avec la fraise et la toque, ou avec des bottines blanches et des éperons dorés. Cette mode des Éthiopiens était fort bizarre et fort incommode, mais cependant c'était la mode. On la suivait avec joie et on ne songeait pas tant k la peine qu'il fallait soufl'rir qu'à l'honneur qu'on se faisait de paraître plein de générosité et d'af- fection pour son Roi. Enfin cette fausse raison d'amitié, soutenant l'extravagance de la mode, l'a fait passer en coutume et en loi qui a été obf^ervée fort longtems.

Les relations de ceux qui ont voyagé dans le Levant, nous apprennent que cette coutume se garde dans plu- sieurs pays, et encore quelques autres aussi contraires au bon sens et à la raison. Mais il n'est pas nécessaire de passer deux fois la ligne, pour voir observer reli" gieusement des loix et des coutumes déraisonnables, ou pour trouver des gens qui suivent des modes incom- modes et bizarres : il ne faut pas sortir de la France, pour cela. Partout il y a des hommes sensibles aux, passions, et l'imagination est maîtresse de la raison il y a de la bizarrerie et une bizarrerie incompréhen- sible. Si l'on ne souffre pas tant de douleur à tenir son sein découvert pendant les rudes gelées de l'hyver, et à se serrer le corps durant les chaleurs excessives de l'été, qu'à se crever un œil ou à se couper un bras, on devrait souffrir davantage de confusion. La peine n'est pas si grande, mais la raison qu'on a de l'endurer n'est pas si apparente : ainsi il y a pour le moins une égale bizarrerie. Un Éthiopien peut dire que c'est par géné- rosité qu'il se crève un œil; mais que peut dire une^ Dame Chrétienne qui fait parade de ce que la pudeui

DE 1/IMAGlNATION i:;3

naturrllo et la H«Mi^l(>n l'obligent de cacher ? (Jue c'est la mode et rien davantage. Mais cette mode est bizarre, incommode, malhonnête, indigne en toutes manières ; elle n'a point d'autre source qu'une manifeste corrui)- tion de la raison, et qu'une secrette corruption du cœur ; on ne la peut suivre sans scandale : c'est prendre ou- vertement le parti du dérèglement de l'imagination contre la raison, de l'impureté, contre la pureté, de l'esprit du monde contre l'esprit de Dieu : en un mot, c'est violer les loix delà raison et lesloix de l'Evangile que de suivre cette mode. N'importe, c'est la mode : c'est-à-dire une loi plus sainte et plus inviolable que celle que Dieu avait écrite de sa main sur les Tables de Moïse, et que celle qu'il grave avec son esprit dans le C(pur des Chrétiens.

Kn vérité, je ne sçai si les Français ont tout à fait droit de se moquer dés Éthiopiens et des Sauvages. Il est vrai que si on voyait pour la première fois un Roi borgne ou boiteux n'avoir à sa suite que des boiteux et des borgnes, on aurait peine à, s'empêcher de rire. Mais avec le tems oti n'en rirait plus , et l'on admire- rait peut-être davantage la grandeur de leur courage et de leur amitié qu'on ne se raillerait de la faiblesse de leur esprit. Il n'est pas de même des modes de France. Leur bizarrerie n'est point soutenue de quelque raison apparente ; et si elles ont l'avantage de n'être pas >i fâcheuses, elles n'ont pas toujours celui d'être aussi raisonnables. En un mot, elles portent le caractère d'un -iècle encore plus corrompu, dans lequel rien n'est ><sez puissant pour mod^Ter le diTèglement de l'ima- -ination.

Ce qu'on vient de dire des gens de cour, se doit aussi iitcnflrc dr' In pins grande pnrlie <]i^< serviteurs à

9.

loi DE LA UKCIIKUCIIE DE LA VERITE

l'égard de leurs maîtres, des servantes h l'égard dt' leurs maîtresses, et pour ne pas faire un dénombrement assez inutile, cela se doit entendre de tous les inférieurs à l'égard de leurs supérieurs : mais principalement des enfans à l'égard de leurs parens, parce que les enfans sont dans une dépendance toute particulière de leurs parens : que leurs parens ont pour eux une amitié et une tendresse, qui ne se rencontre pas dans les autres , et, en(in, parce que la raison porte les enfants à des sou- missions et à des respects que la même raison ne règle pas toujours.

Il n'est pas absolument nécessaire, pour agir dans l'imagination des autres, d'avoir quelque autorité sur eux, et qu'ils dépendent de nous en quelque manière : la seule force d'imagination suffit quelquefois pour cela. Il arrive souvent que des inconnus , qui n'ont aucune réputation, et pour lesquels nous ne sommes prévenus d'aucune estime, ont une telle force d'imagination, et, par conséquent, des expressions si vives et si touchan- tes, qu'ils nous persuadent sans que nous sçachions ni pourquoi ni même de quoi nous sommes persuadés. 11 est vrai que cela semble fort extraordinaire, mais cependant il n'y a rien de plus commun.

Or cette persuasion imaginaire ne peut venir que de la force d'un esprit visionnaire, qui parle vivement sans sçavoir ce qu'il dit, et qui tourne ainsi les esprits de ceux qui l'écoutent, à croire fortement sans sçavoir ce qu'ils croyent. Car la plupart des hommes se lais- sent aller à l'effort de l'impression sensible qui les étourdit et les éblouit, et qui les pousse à juger par pas- sion de ce qu'ils ne conçoivent que fort confusément. On prie ceux qui liront cet ouvrage de penser à ceci,^ d'en remarquer des exemples dans les conversations

DE L'IMAGINATION 155

ils se trouveront, et de faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans leur esprit en ces occasions. Gela leur sera beaucoup plus utile qu'ils ne peuvent se Tiuia^iner.

Mais il faut bien considérer qu'il y a deux choses qui contribuent merveilleusement à la force de l'imagina- tion des autres sur nous. La première est un air de piété et de gravité ; l'autre est un air de libertinage et de fierté. Car, selon notre disposition à la piété ou au libertinage, les personnes qui parlent d'un air grave et pieux, ou d'un air fier etlibertin, agissent fort diver- sement sur nous.

11 est vrai que les uns sont bien plus dangereux que les autres ; mais il ne faut jamais se laisser persuader par les manières ni des uns ni des autres , mais seu- lement par la force de leurs raisons. On peut dire gravement et modestement des sottises , et d'une ma- nière dévote des impietés et des blasphèmes. Il faut donc examiner si les esprits sont de Dieu, selon le con- seil de saint Jean S et ne pas se fier à toutes sortes d'es- prits. Les démons se transforment quelquefois en Anges de lumière, et l'on trouve des personnes à qui l'air de piété est comme naturel, et par conséquent dont la ré- putation est d'ordinaire fortement établie, qui dispen- sent les hommes de leurs obligations essentielles, et même de celle d'aimer Dieu et le prochain, pour les rendre esclaves de quehpu^ pratique et de quelque cé- rémonie pharisienne -.

1. « Ire Éiiitre, ch. iv. (N. de M.j

2. Souvenir direct des Provinciales. V. notamment la fin de la Xc, relative à l'amour de Dieu : « On viole lef/mnd commandement qui comprend la loi et le!< prophètes : on attaque la piété dans le eœiir; on en ôte l'esprit qui donne la vie; on dit que l'amour de

156 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

Mais les imaginations fortes desquelles il faut éviter avec soin l'impression la contagion, sont certains esprits par le monde qui affectent la ([ualité d'esprits forts; ce qui ne leur est pas diflicile d'acquérir. Car il n'y a maintenant ({u'à nier d'un certain air le péché originel, rimniortalitc de l'àme, ou se railler de quelque sentiment reçu dans l'Église, pour acquérir la rare qua- lité d'esprit fort parmi le commun des hommes.

Ces petits esprits ont d'ordinaire beaucoup de feu, et un certain air libre et fier qui domine, et qui dispose les imaginations faibles à se rendre à des paroles vives et spécieuses, mais qui ne signifient rien à des esprits attentifs. Ils sont tout à fait heureux en expressions, quoique très malheureux en raisons. Mais parce que les hommes, tout raisonnables qu'ils sont, aiment beau- coup mieux se laisser toucher par le plaisir sensible de l'air et des expressions, que de se fatiguer dans l'examen des raisons ; il est visible que ces esprits doi- vent l'emporter sur les autres, et communiquer ainsi leurs erreurs et leur malignité, par la puissance qu'ils ont sur l'imagination des autres hommes.

Dieu n'est pas nécessaire au salut; et on va même jusqu'à pré- tendre que cette dispense d'aimer Dieu est l'avantage que Jésus- Christ a apporté au monde. C'est le comble de l'impiété. Le prix du sang de Jésus-Ciirist sera de nous obtenir la dispense de l'aimer !... Étrange théologie de nos jours ! » Cf. également l'anecdocte que contera M™e de Sévigné dans sa lettre du lo jan- vier i690 à Mme tie Grignan: «.., Despréaux s'échauffe, et criant comme un fou ; « Quoi, mon Père, direz-vous qu'un des vôtres n'ait pas fait imprimer dans un de ses livres qu'un chrétien n'est pas obligé d'aimer Dieu? Osez-vous dire que cela est faux? Monsieur, dit le Père en fureur, il faut distinguer. Distinguer, dit Despréaux , distinguer, morbleu! distinguer, distinguer si nous sommes obligés d'aimer Dieu ! »

DE L IMAGINATION loi

CHAPITUK III

I. DK LA FORCE DE l'iMAGINATION DH CKRTAINS AITELRS. II. DE TERT ILLIEN.

1. Une des plus grandes et des plus remarquables preuves de la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, c'est le pouvoir qu'ont certains Au- teurs de persuader sans aucunes raisons. Par exemple, le tour des paroles de Tertullien, de Sénèque, de Mon- tagne et de quelques autres a tant de charmes, et tant d'éclat, qu'il éblouit l'esprit de la plupart des gens, (pioiqiie ce ne soit qu'une faible peinture , et comme l'ombre de l'imagination de ces Auteurs. Leurs paro- les, toutes mortes qu'elles sont, ont plus de vigueur (jue la raison de certaines gens. Elles entrent, elles l)énètrent, elles dominent dans l'àme d'une manière si impérieuse, qu'elles se font obéir sans se faire en- tendre et qu'on se rend à leurs ordres sans les sça- voir. On veut croire, mais on ne sait que croire; car lorsqu'on veut sçavoir précisément ce qu'on croit, ou ce qu'on veut croire , et qu'on s'approche , pour ainsi dire, de ces fantômes pour les reconnaître, ils s'en vont souvent en fumée avec tout leur appareil et tout leur éclat.

Quoique les livres des Auteurs que je viens de nom- mer, soient très propres pour faire remarquer la puis- sance que les imaginations ont les unes sur les autres, «'t que je les propose pour exemple, je ne prétends pas toutefois les condamner en toutes choses. Je ne puis

l.iS DE LA RECHEUGIIE DE LA VEIUTE

m'(MM|MMli('r devoir (1<; l'estime pour certaines beautés (jui s'y r«^ncunlront, et de la déférence pour rap[)ro- hation universelle (pi 'ils ont eue pendant plusieurs siè- cles. Je proteste encore que j'ai beaucoup de respect pour quelques ouvrages de Tertullien, principalement pour son Apologie contre les Gentils, et pour son livre des Prescriptions contre les hérétiques , et pour quel- ques endroits des Livres de Sénè(iue, quoique je n'aye pas beaucoup d'estime pour tout le livre de la Mon- tagne.

II. Tertullien^ était, à la vérité, un homme d'une pro- fonde érudition, mais il avait plus de mémoire que de jugement, plus de pénétration et plus d'étendue d'imagi- nation que de pénétration et d'étendue d'esprit. On ne peut douter enfin (pi'il ne fût visionnaire dans le sens que j'ai expliqué auparavant, et qu'il n'eût presque toutes

1. Tertullien, l'une des gloires de l'Église latine, et à coup sur l'un de ses plus grands docteurs (né à Carthage vers 160, m. vers 245). Après avoir embrassé le christianisme, à la défense duquel il composa son livre le plus important : VApologeticus adversus génies, il s'éloigna à la longue de l'orthodoxie, au point de té- moigner de la faveur aux doctrines du célèbre hérésiarque Mon- tauus, fait affirmé et à demi excusé par saint Jérôme (rfe Vir.iU., o3). Ces doctrines, il les rejeta enfin, mais n'en demeura pas moins dogmatiquement séparé de l'Église. Séparation sans haine ni malveillance : car, même alors, il polémisait avec son éloquence accoutumée contre les hérésies nouvelles qui surgissaient en Afrique. De cette position incertaine que Tertullien occupe dans les annales du catholicisme ; revendiqué par les uns, re- noncé par les autres, objet à la fois d'admiration et de défiance. Bossuet le cite à tout propos ; et nous voyons ici que Male- branche inclinerait plutôt à le tenir en suspicion. « Ce même Ter- tullien, écrivait dès le v" siècle Vincent de Lérins, peu fidèle au dogme catholique, c'est-à-dire à la croyance ancienne et uni- verselle, et moins heureux qu'éloquent, a changé de sentiments ; il a vérifié enfin ce que saint Hilaire a dit de lui, que, par ses dernières erreurs, il a ôté lautorité à ceux de ses écrits que l'on approuvait le plus. « (Commonitorium, c. xvmi.)

DE L'I. M A (il NATION 159

les (jualitrs que j'ai attribuées aux esprits visionnaires'. Le respect qu'il eut pour les visions [de Montanus ^

et \)(n\v SOS Proi)h«''tessos =* ost une prejivf ineont«'s-

1. Ce sont les visionnaires d'imagination, ceuv en qui (( l'ima- gination domino sur l'ànie » et dont les traces n'attendent pas <> les ordres de la volonté » ; ces demi-fous enfin dont il a été question ch. I, i.

■2. Si un personnage mérita le nom de visionnaire, ce fut bien on elîet Montan, illuminé du ne siècle, en Mysie, sur la fron- tière de la Phrygie, le chef d'une des sectes les plus redoutables au christianisme adolescent. Ses contradicteurs ont expliqué par les déceptions de son finie ambitieuse sa défection à l'Église. « L'admiration qu'il excita en Phrygie fut extraordinaire. Tel de ses disciples prétendait avoir plus appris dans ses livres que dans la loi, les prophètes et les évangélistes réunis. On croyait qu'il avait reçu la plénitude du Paraclet; parfois on le prenait pour le Paraclet lui-même, c'est-à-dire pour le Messie. On alla jusqu'à dire ; « Le Paraclet a révélé de plus grandes choses par Montanus que le Christ par l'Évangile. « La loi et les prophètes furent considérés comme l'enfance de la religion ; l'Évangile en fut la jeunesse ; la venue du Paraclet fut censr'C être le signe de sa maturité. »(E. Renan, ,l/«rc-4i«'è/e, ch. xni.) Montan aurait vécu jusqu'en 212, sous le règne do Caracalla : suivant un dire on ne peut plus problématique, il se serait pendu. Pour comprendre qu'il ait pu un moment séduire un esprit tel que Tertullien, al- léguer ses « visions » serait peu suffisant. 11 faut se rappeler le rigorisme extrême de Tertullien. Or le montanisme était de na- ture à l'attirer par son affectation de sévérité. Voici ce que nous dit un écrivain ecclésiastique autorisé : < Montan et ses premiers disciples ne changèrent rien à la foi renfermée dans le symbole; mais ils prétendirent que leur morale était beaucoup plus par- faite que celle des apôtres ; elle était en effet plus austère : Ils refusaient pour toujours la pénitence et la communion à tous les pécheurs qui étaient tombés dans de grands crimes... Ils imposaient à leurs sectateurs de nouveaux jeûnes et des absti- nences extraordinaires... 3" lis condamnaient les secondes noces comme des adultères... Us prétendaient qu'il n'était pas per- mis de fuir pour éviter la persécution... » (Dictionnaire de Théo- logie par l'abb»' Bergier, art. Montanistes.) Cette morale surtout dut plaire à l'auteur de V Apologétique, sorte de janséniste en avance de l,.'iOO ans.

3. Ce sont deux dames romaines, considérables par leur nais- sance et qui embrassèrent le Montanisme avec une incroyable

IGO DK LA HFCHERCIIE DE LA VÉRITÉ

table de la faiblesse de son jugement. Ce feu, ces nn- portcinens, ces entlu>usiasmes sur de petits sujets, luanjuent sensildement le dérèglement de son imagi- nation. Combien de mouvements irréguliers dans ses hyperboles et dans ses figures? Combien de raisons pompeuses et magnifiques, qui ne prouvent ([ua \)i\v leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu'en étour- dissant et qu'en éblouissant l'esprit.

A quoi sert, par exemple, à cet Auteur, qui veut se justifier d'avoir pris le manteau de Philosophe, au lieu de la robe ordinaire, de dire que ce manteau avait au- trefois été en usage dans la ville de Carthage? Est-il permis présentement de prendre la toque et la fraise, à cause que nos pères s'en sont servis? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chaperons, si ce n'est au carnaval, lorsqu'elles veulent se déguiser en masque ?

Que peut-il conclure de ces descriptions pompeuses et magnifiques des changements qui arrivent dans le monde, et que peuvent-elles contribuer à sa justifica- tion? La Lune est différente dans ses phases, l'année dans ses saisons, les campagnes changent de face Ihy- veret l'été. Il arrive des débordemens d'eaux qui noient des provinces entières , et des tremblemens de terre qui les engloutissent. On a bâti de nouvelles villes ; on a establi de nouvelles colonies ; on a vu des inonda- tions de peuples qui ont ravagé des pais entiers ; enfin toute la nature est sujette au changement. Donc il a eu

ferveur : Priscille et Maximille. « Elles avaient quitter l'état de mariage pour embrasser la carrière prophétique... Maximille anuonrait d'atroces guerres, des catastrophes, des persécutions. Elle survécut à Priscille, et mourut en soutenant qu'après elle il n'y aurait plus d'autre prophétie jusqu'à la fin des temps. » (E. Renan, loc cit.\

DE L'IMAGliNATlON 101

raison de iiuiltor la robbc pour prendre le manteau. Oiiel rapport entre ce qu'il doit prouver et entre tous CCS cliMMiieniens, et plusieurs autres fpi'il recherche avec ^rand soin, et (pi'il décrit avec des expressions forcées, obscures et guindées. Le Paon se change à rlwupie pas qu'il fait, le serpent, entrant dans quehjue Irou étroit, sort de sa propre peau, et se renouvelle : donc il a raison de changer d'habit? Peut-on de sang- IVoid et de sens rassis tirer de pareilles conclusions, t't pouri>ait-on les voir tirer sans rire, si cet Auteur n'étourdissait et ne troublait l'esprit de ceux qui le lisent^?

Presque tout le reste de ce i)etit livre de Pallia est plein de raisons aussi éloignées de son sujet que celles- ci, lesquelles certainement ne prouvent qu'en étour- dissant, lorsqu'on est capable de se laisser étourdir ; mais il serait assez inutile de s'y arrêter davantage. 11 sufTit de dire ici que si la justesse de l'esprit, aussi bien que la clarté et la netteté dans le discours, doivent

1. Ce petit ouvrage est avec son de UalAtu muliebri, sou de Monogamia, son de Jejuniis, et quelques autres, un de ceux se tratiissent le mieux ses goiits pour la morale rigoriste de Mon- tau. 11 fut, de Tavis des critiques, composé pour les Carthaginois c'est à eux qu'il s'adresse : Principes semper Africx, viri Carthagi- /lienses, vetustate nohiles, etc. ) à l'époque de sa vie il s'était jeté dans la pénitence et se tenait systématiquement éloigné du monde de Pall., V;. Il avait quitté la toge pour le pallium, vête- ment do la modestie et de la pauvreté. 11 symbolisait par son abandon de la vie aimable pour l'humilité et la retraite. Sans doute ses concitoyens lui avaient témoigné quelque surprise de ce changement. C'est pour se justifier auprès d'eux qu'il composa rot opuscule si plein d'une érudition ingénieuse et déplacée, et dans lequel il est très vrai que le plaidoyer est par trop dispro- l)ortionné à la cause : tous les bouleversements de la nature et le Ihumauité allégués pour s'excuser de vêtir désormais un manteau ! Quelle démonstration énorme pour une aussi mince conclusion !

162 DE LA UECHEUGIIE DE LA VERITE

toujours i)araitre en tout ce qu'on écrit, puisqu'on no doit écrire que pour faire connaître la vérité, il n'est pas possible d'excuser cet Autour, qui, au rapport mèm«' de Saumaise*, le plus grand Critique de nos jours, a fait tous ses efforts pour se rendre obscur ; et qui a si bien réussi dans son dessein, que ce Commentateur était prêt de jurer qu'il n'y avait i)ersonno qui l'entendit parfaitement^. Mais quand le génie de la nation, la fantaisie de la mode qui régnait en ce tems-là, et enfin la nature de la satire ou do la raillerie seraient capables de justifier en quelque manière ce beau des- sein de se rendre obscur et incompréhensible ; tout cela ne pourrait excuser les méchantes raisons et Téga- rement d'un Auteur qui, dans plusieurs autres de ses ouvrages, aussi bien que dans celui-ci, dit tout ce qui lui vient dans l'esprit; pourvu que ce soit quelque pens»'*' «'xlra(»rdinaire, et qu'il ait quelque expression

1. Claude de Saumaise, l'un des plus grands critiques français (lo88-16;J3), le plus adulé à coup sûr. Balzac le proclama infailli- ble; la reine Christine de Suède brigua longtemps l'honneur de l'avoir à sa cour, et l'Académie de Leyde lui fut offerte et donnée la place illustrée par Scaliger, déclara un jour ne pas plus pouvoir « se passer de Saumaise que le monde ne peut se passer du soleil ». ~ Même de Saumaise, dit h dessein et ma- licieusement Alalebranche : car l'édition que le grand érudit donna du de Paliio (Paris, 16^2) lui fut à lui-même une occasion de renchérir encore sur Tertullien et de faire montre de son sa- voir, en s'étendant avec complaisance sur ce que l'on connais- sait des vêtements des Romains.

2. « Multos etiam vidi postquam bcnc a^stuussent ut eum as- sequerentur, nihil prreter sudorem et iuanem animi fatigatio- nemlucratos, ab ejus lectione discessisse. Sic qui Scotinus haberi viderique dignus, qui hoc cognomentum haberet, voluit, adeo quod voluit a semetipso impetravit, et effîcere id quod optabat valuit, ut liquido jurare ausim neminem ad hoc tempus extitisse, qui possit jurare liunclibellum a capite ad calcem usque totuma se non minus bene intcUectum quam lectum. » {Salm., in epist. ded. Comm. in Trrt.) N. de M.)

DE L IMAGINATION 1G;{

liardie par laquelle il es[>ère lîiire parade de la forée, ou pour mieux dire, du dérèglement de son imagi- nation.

CHAPITRE IV

DK L'iM.VflINATION DR SÉNKQL'K.

f/iniagination de Sénèque^ n'est quelquefois pas mieux réglée que celle de Tertullien. Ses mouvemens impétueux l'emportent souvent dans des pais qui lui sont inconnus, néanmoins il marche avec la même assurance que s'il scavait il est et il va. Pourvu (ju'il fasse de grands pas, des pas figurés, et dans une juste cadence, il s'imagine qu'il avance beaucoup; mais il ressemble à ceux qui dansent, qui finissent toujours ils ont commencé.

Il faut bien distinguer la force et la beauté des pa- roles de la force et de l'évidence des raisons. Il y a sans doute beaucoup de force et quelque beauté dans les paroles de Sénèque, mais il y a très peu de force rt d'«''vidence dans ses raisons. Il donne par la force de

1. L'exemple de Séiièqne est heureusement choisi comme preuve des fautes et de raison et de goût fait tomber le trop d'imagination. L. Annœus Seneca, dont hi vie s'olfre à nous comme un tissu de vertus réelles, de faiblesses et de contradic- tions; tour à tour conseiller sévère de Néron son élève, etappro- bateur du meurtre d'Agrippine, ami de la pauvreté etcou7ert de richesses, sans doute acquises par la banque; auteur de Tr&,ités sublimes et d'oraisons funèbres déplorables, comme la Consola- tion H Polybe, mérite cependant cette justice , qu'on ne l'estime pas un charlatan : non sum sapiens, disait-il avec modestie. Ses (Ruvres, elles aussi, offrent une contradiction perpétuelle : le cou-

ir.4 I)K I.A liKCIIFJlCIlE DE LA VEIUÏE

son ima,i;iii.i!i<iii ni) ci-rl.iiii hmi- à ses paroles, (]ui touche, (|iii .t-ilr, ('! (jiii |MM-ii;i(l(' par impression ; mais il ne Iciii" (Iniinc pa-. criic iicllch' t'I Cette lumière pur»; (jui «'claiic (•! (|iii iit'i'siiadc par ('vidence. Il Convainc liarcc (pi'il tincii' c! pa icc (ju'il plail : mais je ne crois pas (pTil lui airi\t' (h' pn-siindci' cciix (jui le peuvent lire (le sanu-lVoid, ipii pirmit'iil .^ardoàla surpris*', el «pii <ml coiiUiiiH' fie ne se irndre qu'à la. clarté et à l'évidence dos raisons, hji un mr»!, pourvu qu'il parle et qu'il parle bien, il se jnet |)('u en peine de ce qu'il dit, comme si on pouvait bien parler sans sçavoir ce qu'on dit : et aussi il parle sans que l'on sçache souvent ni de quoi ni comment on est persuad('\ comme si on devait jamais se laisser per- suader de quelque chose sans la concevoir distinc- tement, et sans avoir examiné les preuves qui la dé- montrent.

Qu'y a-t-il de plus pompeux et de plus magni- lique que l'idi'c qu'il nous donne de son Sage, mais qu'y a-t-il au fond de plus vain et de plus imagi- naire? Le portrait qu'il fait de Caton est trop beau pour être naturel; ce n'est que du fard et que du plâtre (pii ne donne dans la vue que de ceux qui n'étudient et qui ne connaissent point la nature. Ca- ton était un homme sujet à la misère des hommes :

trastc est permanent entre l'enflure du style et la pauvreté des raisons. Le Stoïcisme, doctrine déjà si mal assise par elle-même, s'affaiblit encore en passant par ses mains. L'éducation que Sé- nèque avait reçue à Rome fut d'ailleurs bien plus littéraire quo philosophique. On rapporte que ses débuts éclatants d'orateur lui valurent la jalousio do Caligula et faillirent lui coûter la vir. A Rome, la philosnphi,- ('tait alors principalement une prépara- tion à l'éloquencf. Aussi, w faut-il pas s'étonner que Sénèque, mêuie quand il touchait la métaphysique et la morale, soit tou- jours deuieuré orateur.

DE J/1.MA(;1NAT1()N

in:

Uaqur non refort qiiam milita in illiim tda conjichmtitr, cum sit nullipcnftrabilis. Qitomodo >liioriimd<im Inpidiim inea^m- t/nabllis fi'rro diirUia est, ncc sccari adamas, mit cxdi vel tcripotest, sed inciirrentla ul- tra retundit : quemwlmodum projecti in altum scopuli mare f'rangunt,nec ipsixilla sœvitiœ rcstiijia tôt verberatt sœculis orientant : ita sapientis animus ^olidiis est, et id roboris colle- i/it, ut tam tutus sit ab injuria quam illa qux extuli. (Sen., cap. V., Tract, quod in sapien- tem non cadit injuria 2.)

Il iiNHait' point iiivuliiria- l)lo, c'est une idée; ceux ([ui le frappaient, le blessaient. Il n'avait ni la dureté du dia- mant, que le fer ne peut bri- ser, ni la fermeté des ro- chers, r[uc les flots ne peuvent ébranler, comme Sénèque le prétend. En un mol, il n'é- tait point insensible; et le même Sénèque se trouve obligé d'en tomber d'accord, lorsque son imagination s'est un peu refroidie, et qu'il fait davantage de réflexion à ce qu'il dit.

Mais quoi donc! n accordera-t-il pas que son Sage ^ peut devenr misérable, puisqu'il accorde qu'il n'est pas insensible à la douleur ? Non, sans doute, la douleur ne touche pas son Sage ; la crainte de la douleur ne l'inquiète pas ; son Sage est au-dessus de la fortune et

1. Nous gardons la disposition typographique adoptéo dans la Gc édition, par conséquent, celle qu'a approuvée Malebranche.

2. C'est le Traité adressé par Sénèque àSerenus et plus connu sous le titre : de Constaniia Sapientis.

3. Ce Sage était l'idéal que le Stoïcisme proposait à la volonté liuuiaiue : la condition essentielle pour y atteindre était l'abdi- ■ation radicale de la sensibilité. Réduit i n'être plus qu'une rai- son, mieux encore une liberté, le Sage se mettait ])ien au-des- sus des vicissitudes de la fortuuo, n'avait qu'iudiiîérence pour tout ce que l'on appell»* douleur ou i)iaisir, bonheur ou adver- sité. Un pareil état paraît sublime ; mais nous avons en nous- mêmes une foret' qui peut nous y élever: la volonté libre. Tout»- victoire qu<; nous rf'nq)ortons sur nos sens et sur nos passions nous en rapproche d'un degré. Et le jour l'un de nous se st'i-ait pleinement affranchi de ses instincts et de sa sensibi- lité, l<î miracle serait aeconqdi : on le pourrait saluer du nom de Sase.

166

DE LA U ECU Elle HE DE LA VÉRITÉ

«le la malice des hommes : l'inquitHer.

Il n'y a point de mniailles rt de lours dans les plus forles places que les béliers et les autres machines ne fas- sent trembler, et ne renver- sent avec le tems. Mais il n'y a point de machines assez puissantes pour ébran- ler l'esprit de son Sage. Ne lui comparez pas les murs de Babylone qu'Alexandre a forcés, ni ceux de Carlhage et de Numance qu'un même bras a renversés, ni entîn le Capitole et la citadelle qui <j;ardent encore à présent des marques que les enne- jnis s'en sont rendus les maîtres. Les flècJies que l'on tire contre le soleil ne mon- tent pas jusqu'à lui. Les sa- crilèges que l'on commet, lorsque l'on renverse les tem- ples, et qu'on en brise les images, ne nuisent pas à la divinité. Les Dieux mêmes ^ peuvent être accablés sous les ruines de leurs temples : mais son Sage n'en sera pas

ils ne sont pas capables (1<

Adsum hoc volts prohalu- ri(s : siib isto tôt cwitnlum rvertiore munhnenta incursu arktis labefieri , et turrium altUiidincm cunkulis ac la- tentibus fossis repente resi- dere, et sequaturum editlssi- mas arces aggerem crescere. At nulla machinamenta posse re- perlri, qux bene fundatum animum agitent. Et plus bas : Non Babylonis muros illi con- tuleris, qiiod Alexander in- travlt; non Carthaginis aut Numantiœ mœnia una manu capta; non Capitolhtm ar- cemve: habent ista hostile vesti- gium. (Ch. vi.)

Quid tu putas cum stolidus ille Rex multitudine telonun diem obscurasset , lUlam sa- gittam in solem incidisse ? Ut cœlestia humanas manus effu- giunt et ab his qui templa diruunt aut simulacra con- fiant, nihil divinitati nocetur, ita quldqitid fit in sapientem protervè, pelulanter , super- be, frusta tentatur. (Ch. iv.)

1. Chrysippe s'était contenté de prétendre que Jupiter n'est <'u rien supérieur au Sage : il en avait fait deux égaux qui se rendent mutuellement service. (Plutarque, adv. Sioïc, 33.) Séiièque ne trouve pas que ce soit assez. A la suite de Q. Sex- tius, il prétend plus encore : il met le Sage au-dessus des dieux. Ceux-ci, en effet, font le bien par nature : le beau mé- rite! celui-là par volonté: à la bonne heure! voilà la vraie vertu !

DE L'IMACJINATION

un

Intcv fvagvrcm templorum snprr Deos suos cadcntium uni /lombiipiix fuit. (Cli. v.) Xon est ut dicas ita ut soles, hune siipientem uostvum nusquum iiivcniri. Non fingimus istud hunvoii ingcnii vanum dccus, ucc ingcntem imagincm rei falsx concipimus : sed qualem rn)ifirmamus, exhibuimus, et iwhibi'bimus. Cwterum hic ipse M. Cato vereor ne supra nostrum cxemplar sit . (Ch. vu.)

Vidcor mihi intwri animum tuum incensum, et e/fei'vescen- ti'in; paras acclamare : Hipc sunt, quw auctoritatem 2)>\t- ri'ptis vestris detrahant. Ma- >jna promittitis, et qux ne op- (ari quidem, nedum credi possunt. Et plus bas : Ita su- blato alte supercilio in eadem, quœcseteri, descenditis mutât is icrum nominibus: taie ita-

accablé; ou plutùl, .s'il en est accal)lé, il n'est pas [tos- sible qu'il en soit blessé.

« Mais ne croyez pas, dit Sénèque, que ce Sage que je vous dépeins ne se trouve nulle pari. Ce n'est pas une fiction pour élever sottement l'esprit de l'homme. Ce n'est pas une grande idée sans réalité et sans vérité*; peut- être même que Caton ^ passe cette idée.

« Mais il me semble, conti- nue-t-il, que je vois que votre esprit s'agite et s'échauffe. Vous voulez dire peut-être que c'est se rendre méprisa- ble que de promettre des choses qu'on ne peut ni croire ni espérer; et que les Stoïciens ne font que chan- ger le nom des choses, afin de dire les mêmes vérités

1. A-t-il oxii^té réelloiuent dos hommes, ou seulement uu homme doué d'une telle perfection? A cet égard, les Stoïciens varient. Sénèque, ami de l'hyperbole, n'hésite pas : il veut que Catou ait même dépassé l'Idéal, qu'il ait possédé plus de sagesse que le Sage. C'est là, qu'on nous passe le mot, une gasconnade de rhéteur. La plupart des maîtres de l'école s'étaient montrés moins affîrmatif<. 'EttI ojtoî ouSafioy yr,^, oùôk yiyovcv, dé- clare Plutarque. Et Cicérou : « Quis Sapiens sit, aut fuerit, nec ipsos Stoïcos solere dicere. » (Acad., iv.) Selon d'autres, il se peut <iue ce que l'on nomme un Sage ait existé, mais en tout cas c'était dans les hauts tonqjs (xaTà to'j; -pwTou; /povou;) et en <les conditions telles que lui-même ne s'en doutait pas (Stob. KcL, ni. V. aussi sur ce point la discussion de Juste-Lipse {Manud. ad Sloïc.phil., 1. II, Disc. vni).

2. Caton, par l'austérité fière de sa vie et la sublimité de sa mort, était naturellement désij^né pour personuitier aux yeux <les libéraux de la Rome inqiériah* l'idéal du Portique.

1G8 DK LA lUlCllEHCnK DIILA VKIMTK

(l'une iiiaiiiric |tlii.s ^M.iinlr i/if 'ili'/ni'l et in hoc esse SUS-

et plus ni;if,'nili<[ue. Mais picor, rpuid prima specie iml-

vons vous trompez : je ne chrum atque mognificitm est,

prélens pas élever le Sage nec injurlam, nec conlumeitam

par ces paroles magnifiques acceptunim esse Sapientem. Et

et spécieuses. Je prétends \)\u's, h^s : Ego vero Sapienlem

seulement «lu'il est dans un non imaginavin honore verbo-

lieu inaccessible et dans le- rum exornare consiUui, sed co

([uel on ne peut le blesser. » lucoponere, quo nidla perve-

ni'il hijnrni.

Yoilà jiisipi'où riiiiauinalioii vi,i4(jureLise de Sénèqiie emporte sa faible raison. Mais se peut-il faire que des hommes qui sentent continuellement leurs misères et leurs faibless(,'< \ puissent tdmlx'r dans des sentimens si tiers et si vain- ? l'n homme raisunnable peut-il ja- mais se persu.Hlcr ipic sa douleur ne le touche et ne le blesse ? et Gaton, tout sage et tout fort qu'il était, pou- vait-il souflrir sans ({uelque inquiétude, ou au moins sans (pielque distraction, je ne dis pa- le- injures atroces d'un peuple enragé' (pii le traine, qui le dé- pouille, et qui le maltraite de coups, mais les piqûres d'une simple mouche -? iju'y a-t-il de plus faible con- tre des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que sont celles d*; notre propre expi-rience, que cette belle

1. Selon le Stoïcisme, le Sage ne sentait ni misères, ni fai- blesses, puisqu'en lui toute sensibilité avait abdiqué devant la volonté et la raison. On objectera que la nature ne se prête pas à une telle ataraxi<\ Sans doute, mais s"accommode-t-elle mieux d'une vertu parfaite? Nullement : ce qui n'empêche pas lemoralist"' d'encriurager riionuii'' à la vertu.

2. Dans tnus les cas, ce que Ton nssure. e'fst que Brutus, dont les Stoïciens romains aimaient à .issHcier lo nom à celui de Ca- ton, n'aurait pas gardé jusqu'au jjnut C'H'' magnitique impassi- bilité. Près de se tuer, il pronniieu. <lit-nii. les vers désespérés d'Euripide :

1 i

rai>on de Si'iil'(|lu', liKfii principales preuves ?

yulidius débet esse quod livdit, co quod Ixditur. Xon est aulein fortior nc- quitia virtute. Non pot est rrgo Ixdi Sapiens. Injuria in bonos non tentatur nisi a maliSy bonis inter se pax l'st. Quod si lœdi nisi infir- mior non potest. malus au- tem bono injîrniior est, nec injuria bonis nisi a dispa- ri verenda est, injuria in mpientemvirum non cadit. Cil. VII.)

DE l/l.MA(iiiNATI(>N IfiO

II«' osf ('f'p«Ml(l;m! iiiic de ses

<> Celui qui blesse, dil-il, doit être plus fort que celui qui est blessé. Le vice n'est pas plus fort que la vertu. Donc le Sage ne peut être blessé. » Car * il n'y a qu'à répondre ou que tous les bomnies sont pécheurs et par conséquent dignes de la misère qu'ils soulfrent : ce que la Reli- gion nous apprend ; ou que si le vice n'est pas plus fort que la vertu, les vicieux peuvent avoir quelquefois plus de force que les gens de bien, comme l'expé- rience nous le fait connaître.

Epicuro avait raison de dire que les offenses étaient supportables à un homme sage ^ mais Sénèque a tort de dire que les sages ne peuvent pas même être offensés -. La vertu des Stoïques ne pouvait pas les rendre invulnérables, puisque la véritable vertu n'empêche l)as qu'on ne soit misérable et digne de compassion dans le temps qu'on souffre quelque mal. Saint Paul et les premiers Chrétiens avaient plus de vertu que ('aton et que les Stoïciens. Ils avouaient néanmoins qu'ils étaient misérables par les peines qu'ils endu-

1. Cost M;il''braiiche qui prend ici la parole.

2. « Epicuru.s ait injurias tolerabiles er^se sapieuti, non injurias non esse, c. i'j » ( N. de M.) Eu ctl'et, rÉpicuricn aussi cher- hait à étoulf'T en lui les passions rt il so proposait (ratttùiuln' ù la félicitr. Epicuro s'»''tait donué pour un Sage. Celui rpii pos- sède la sagessr' peut, quelques ('preuves qu'il traverse, jouir <lii bonheur des dieux. Mais, à la différence du Sage de Ghrysippc et df Séiièquo, il sent la douleur, bien qu'il la tolère et ne la juge pas v»'rital)loiiifnl nii mal.

10

no DE LA KEGIIEIIGIIE DE LA VERITE

raient, quoiqu'ils fussent lu'ureux dans l'esixTan»»' 4i'une récompense éternelle. Si tantum in hac vita spe- rantes siimus, miserabiliores sumus omnibus hominihus, <llt saint Paul.

Comme il nV a que Dieu qui nous puisse donner par sa grâce une véritable et solide vertu, il n'y a aussi que lui qui nous puisse faire jouir d'un bonheur solide 4't véritable; mais il le [)romet et ne le donne pas en cette vie. C'est dans l'autre qu'il faut l'espérer de sa justice, comme la récompense des misères qu'on a souffertes pour l'amour de lui. Nous ne sommes pas à l)résent dans la possession de cette paix et de ce repos (pie rien ne peut troubler. La grâce même de Jésus- Christ ne nous donne pas une force invincible : elle nous laisse d'ordinaire sentir notre propre faiblesse, pour nous faire connaître qu'il n'y a rien au monde (pii ne nous puisse blesser; et pour nous faire soufl'rir avec une patience humble et modeste toutes les in- jures que nous recevons, et non pas avec une patience tière et orgueilleuse, semblable à la constance du su- perbe Gaton.

Lorsqu'on frappa Caton au visage ^ il ne se fiicha point, il ne se vengea point ; il ne pardonna point aussi ; mais il nia fièrement qu'on lui eût fait quelque injure. 11 voulait qu'on le crut infiniment au-dessus de ceux qui l'avaient frappé. Sa patience n'était qu'orgueil et <pie fierté. Elle était choquante et injurieuse pour ceux qui l'avaient maltraité; et Caton montrait par cette pa- tience de Stoïque qu'il regardait ses ennemis comme des bétes contre lesquelles il est honteux de se mettre en colère. C'est ce mépris de ses ennemis et cette grande

1. '< Sénèquo, ch. xiv «In m^'ino Hvro. » (N. de M.)

DE L IMAGINATION 171

l'slinie (l«î soi-iiK'iîie que S«''nèqiio appelle grandeur (U^ courage. MajorianimOy dit-il, parlant de l'injure qu'on lit à (iidon, non ar/novit qnamif/novîsset. Quel excès de confondre la grandeur de courage avec l'orgueil, et de séparer la patience d'avec l'humilité pour la joindre avec une fierté insupportable. Mais que ces excès flat- tent agréablement la vanité de l'homme, qui ne veut jamais s'abbaisser : et qu'il est dangereux, principale- ment à des Chrétiens, de s'instruire de la Morale dans un Auteur aussi peu judicieux que Sénèque; mais dont l'imagination est si forte, si vive et si impétueuse cpi'elle éblouit, qu'elle étourdit, et qu'elle entraîne tous ceux qui ont peu de fermeté d'esprit, et beaucoup de sensibilité pour tout ce qui tlatte la concupiscence de l'orgueil.

(Jue les Chrétiens apprennent plutôt de leur Maître que des impies sont capables de les blesser, et que les gens de bien sont quelquefois assujettis à ces impies par l'ordre de la Providence. Lorsqu'un des officiers du Grand Prêtre donna un soufflet à Jésus-Christ, ce Sage des Chrétiens, infiniment sage, et même aussi puis- sant qu'il est sage, confesse que ce valet a été capable de le blesser. 11 ne se fâche pas; il ne se venge pas comme Caton; mais il pardonne comme ayant été vé- ritablement ofi^ensé. 11 pouvait se venger, et perdre ses ennemis ; mais il souffre avec une patience humble et modeste, qui n'est injurieuse à personne, ni même à ce valet qui l'avait ofl*ensé. Caton au contraire ne pouvant ou n'osant tirer de vengeance réelle de l'ofi^ense qu'il avait reçue, tâche d'en tirer une imaginaire et qui flatte sa vanité et sonorgueil.il s'élève en esprit jusques dans les nues: il voit de les hommes d'ici-bas petits comme des mouches; et il les méprise comme des in-

m \)K I.A I! KCII KRCliE DE J>A VÉIUTÉ

>rcl('< iiic;i|i;(l»lc- de l'avoir ofï'('ns(' cl in(li<^iu's «l(î sa «•nlrrc. Ollc \ isioii ('>l une pcii-cc di-iic du sage Gaton. (IVsl elle (]iii lui donne ecth' grandfuir d'àme, et celte iVrnieti' de courage ({ui 1(; rend semblable aux Dieux. (]'(->[ (Ile <|ui le rend invulnérable, puisque c'est elle «|iii le met au-dessus de toute la force et de toute la malignité des auîi'es hommes. Pauvre Gaton, tu t'ima- giui'- (|iie 1.1 vertu t'(''lève au-dessu> de ItMiîes choses. 'i"a >agesse nesl (jue folie^ et ta grandeui' iiiTabomina- lion devant Dieu, quoi qu'en pensent lo sages du monde -.

Il y a des visionnaires de plusieui-s espèci'-^. T. es uns s'imaginent «[u'ils sont h Mii-lnrnu's en e()(|- et en pou- les; d'autres croyent quils sont devenus Rois ou Empe- reurs; d'autres entin se persuadent qu'ils sont indépen- dans et comme des Dieux. Mais si les hommes regar- dent toujours comme des fous ceux qui assurent qu'ils sont devenus eo(|s ou Rois, ils ne pensent pas toujours que ceux qui disent que leur vertu les rend indépendans et égaux à Dieu, soient véritaldement visionnaires. La raison en est que, pour être estimé fou, il ne suffit pas

1. « Sapientia hujus muiidi stultitia est apud Deum. QuoJ homiuibus altum est, abominatio ante Deum. (Luc, 16.) » (N. de M.)

2. C'est un admirable parallèle de la morale chrétienne avec l'éthique des stoïciens. 11 est certain que, sous leur apparente insensibilité, ces derniers étaient possédés d'un immense or- gueil. C'est le vice profond, incurable de cette école, dont la doctrine, comme l'a fait remarquer un maître, aboutissait en fin de compte à une déception mortelle. Tout finit par craquer sous les pas de ce superbe philosophe. « Au lieu de Vataraxie divine à laquelle son orgueil s'était flatté d'atteindre, il ne trouve que sujets de trouble et d'inquiétude et, sous l'impassibilité qu'il affecte, se laissent voir à la fin une tristesse et un abatte- ment de cœur, tout proches du désespoir. » (Ravaissou, Eami sur la Met. d'Arlst., t. II, 4^ partie, 1. I", eh. n.)

DE L IMAGINATION 173

d'avuir de l'ollgs pensées; il faut, outre cela, que les au- tres hommes prennent les pensées que Ton a pour des visions et i>our des folies. Car les fous ne passent pas poiu* ce qu'ils sont parmi les fous qui leur ressemblent, mais seulement parmi les hommes raisonnables, de même que les sages ne passent pas pour ce qu'ils sont parmi des fous. Les hommes reconnaissent donc pour fous ceux qui s'imaginent être devenus coqs ou Rois, parce que tous les hommes ont raison de ne pas croire (pi'on puisse si facilement devenir coq ou Roi. Mais ce n'est pas d'aujourd'hui que les hommes croyent pouvoir devenir comme des Dieux : ils l'ont cru de tout tems, et peut-être plus qu'ils ne le croyent aujourd'huy. La vanité leur a toujours rendu cette pensée assez vrai- semblable. Ils la tiennent de leurs premiers parens ; car sans doute nos premiers parens étaient dans ce sentiment, lorsqu'ils obéirent au démon qui les tenta par la promesse qu'il leur fit qu'ils deviendraient sem- blables à Dieu: Eritis sicut Du. Les intelligences mêmes les plus pures et les plus éclairées ont été si fort aveu- glées par leur propre orgueil, qu'ils ont désiré et peut- être cru pouvoir devenir indépendans, et même formé le dessein de monter sur le trône de Dieu. Ainsi il ne faut point s'étonner si les hommes qui n'ont ni la pu- reté ni la lumière des Anges, s'abandonnent aux mou- vements de leur vanité ([ui les aveugle et qui les séduit.

Si la tentation pour la grandeur et l'indépendance est la plus forte de toutes, c'est qu'elle nous paraît, comme à nos premiers parens, assez conforme à notre raison, aussi bien qu'à notre inclination, cause que nous ne sentons pas toujours toute notre dépendance. Si le serpent eût menacé nos premiers parens en l<5ur disant :

10.

174 DE LA RECHEIIGIIE J)E LA VÉRITÉ

« Si VOUS ne mangez du fruit dont Dieu vous a (IclVndir de manger, vous serez transformés, vous en coq, et vous en poule, »' on ne craint point d'assurer qu'ils se fussent raillés d'une tentation si grossière : car nous nous en raillerions nous-mêmes. Mais le démon, jugeant des au- tres par lui-même, savait bien que le désir de l'indépen- dance était le faible par il les fallait prendre. Au reste, comme Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance, et que notre bonheur est d'être sem- blables à Dieu ; on peut dire que la magnifique et in- téressante promesse du démon est la même que cellf (|ue la religion nous propose ^,ei qu'elle s'accomplira en nous, non comme le disait le menteur et l'orgueil- leux tentateur, en désobéissant à Dieu, mais en suivant exactement ses ordres.

La seconde raison qui fait qu'on regarde comme fous ceux qui assurent qu'ils sont devenus coqs ou Rois et qu'on n'a pas la même pensée de ceux qui assurent (pie personne ne les peut blesser, parce qu'ils sont au- dessus de la douleur ; c'est qu'il est visible que les hy- l)ocondriaques se trompent et qu'il ne faut qu'ouvrir les yeux pour avoir des preuves sensibles de leur éga- rement. Mais lorsque Caton assure que ceux qui l'ont frappé ne l'ont point blessé , et qu'il est au-dessus de toutes les injures qu'on lui peut faire , il l'assure, ou i^ peut l'assurer avec tant de fierté et de gravité qu'on ne peut reconnaître s'il est effectivement tel au dedans qu'il paraît être au dehors. On est même porté à croire que son àme n'est point ébranlée, à cause que son corps demeure immobile : parce que l'air extérieur de notre corps est une marque naturelle de ce qui se passe

1. « l'c Ep. do saint Jean, ch. m. » (N. de AL)

DE L'IMAGINATION iVi

(Unis le fond tle notre ànie. Ainsi (juand un liardi men- Umr ment avec beaucoup d'assurance, il fait souvent roire les choses les plus incroïahles, j)arce (pie celte assurance avec laquelle il parle, est une preuve qui tou- «he les sens et qui , par conséquent, est très forte et très persuasive pour la plupart des hommes. 11 y a donc [>eu de personnes qui regardent les Stoïciens comme des visionnaires, ou comme de hardis menteurs, parce qu'on n'a pas de preuve sensible de ce qui se passe dans le fond de leur cœur, et que l'air de leur visage est une preuve sensible , qui impose facilement ; outre que la vanité nous porte à croire que l'esprit de l'homme est capable de cette grandeur et de cette in- dépendance dont ils se vantent.

Tout cela fait voir qu'il y a peu d'erreurs plus dan- gereuses, et qui se communiquent aussi facilement que celles dont les Livres de Sénèque sont remplis : parce que ces erreurs sont délicates, proportionnées à la va- nité de l'homme, et semblables à celle dans laquelle le démon engagea nos premiers parens^ Elles sont revêtues dans ces livres d'ornements pompeux et ma- gnifiques , qui leur ouvrent leur passage dans la plu- part des esprits. Elles y entrent, elles s'en emparent, elles les étourdissent et les aveuglent. Mais elles les aveuglent d'un aveuglement superbe, d'un aveugle- ^nent éblouissant, d'un aveuglement accompagné de ^Hueurs, et non pas d'un aveuglement humiliant et ^p>iein de ténèbres, qui fait sentir qu'on est aveugle, Het qui le fait reconnaître aux autres. Quand on est

\. A rapprocher du jugement que porte avec autant de fougue, mais moins de violence, Pascal sur Épictète : « Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs... " (Eutret. avec iVI. de Saci.)

\H> DE LA RECHERCHE DE LA VERITE

frappé (le cet aveuglement d'orgueil, on se met .ni nombre des beaux esprits et des esprits iorls. Les au- tres même nous y mettent et nous admirent. Ainsi il n'y a rien de plus contagieux que cet aveuglement; parce (pie la vanité et la sensibilité des hommes, la corrui)tion de leurs sens et de leurs passions les dispose à rechercher d'en être frappés, et les excite à en frap- per les autres.

Je ne croi donc pas (pi'on puisse; IrouN*^!- dAuleiii' plus propre (pie Sénèciue pour faire connaître rpielie est la contagion d'une infinité de gens , qu'on appelle beaux esprits et esprits forts;, et comment les imagina- tions fortes et vigoureuses dominent sur les esprits fai- bles et peu éclairés : non par la force ni l'évidence des raisons, qui sont des productions de l'esprit; mais par le tour et la manière vive de l'expression , qui dépend de la force de l'imagination.

Je s(^ai bien que cet Auteur a beaucoup d'estime dans le monde , et qu'on prendra pour une espèce de témé- rité de ce que j'en parle comme d'un homme fort Ima- ginatif et peu judicieux. Mais c'est principalement à cause de cette estime que j'ai entrepris d'en parler ; non par une espèce d'envie ou par humeur, mais parce que l'estime (ju'on fait de lui touchera davantage les es- prits, et leur fera faire attention aux erreurs cjue j'ai combattues. Il faut, autant qu'on peut, apporter des exemples illustres des choses qu'on dit, lorsqu'elles sont de conséquence, et c'est quelquefois faire honneur à un livre que de le critiquer. Mais enfin je ne suis pas le seul (|ui trouve à redire dans les écrits de Sénè(iue ; car sans parler de quelques illustres de ce siècle, il y a près de seize cents ans qu'un Auteur très judicieux a remar- (pié qu'il y avait peu d'exactitude dans sa Philoso-

DE L'IMAGLNATION 177

|»hie ', peu de (lisrorncincntot dcjii>tosse(lans son (Hocu- tion^, ctquosnri'putationr'lait plutôt ren'eld'unefervcMr 'l d'une inclination indiscrète déjeunes gens, que d'un consentement de personnes scavantes et bien sensées'.

H est inutile de combattre par des écrits publics des erreurs grossières, parce qu'elles ne sont point conta- gieuses. Il est ridicule d'avertir les hommes que les hypocondriaques se trompent,, ils le sçavent assez. Mais si ceux dont ils font beaucoup d'estime se trom- pent, il est toujours utile de les en avertir, de peur qu'ils ne suivent leurs erreurs. Or il est visible que l'esprit de Sénèque est un esprit d'orgueil et de vanité. Ainsi, puisque l'orgueil, selon l'Ecriture, est la source du péché, Initium peccati super bia^ l'esprit de Sénèque ne peut être l'esprit de l'Evangile, ni sa Morale s'allier avec la Morale de Jésu8-Christ, laquelle seule est so- lide et 'véritable.

11 est vrai que toutes les pensées de Sénèque ne sont pas fausses ni dangereuses. Cet Auteur peut se lire avec profit par ceux qui ont l'esprit juste, et qui sça- vent le fond de la Morale chrétienne. De grands hommes s'en sont servis utilement, et je n'ai garde de condamner ceux qui, pour s'accommoder à la faiblesse des autres hommes, qui avaient trop d'estime pour lui, ont tiré des ouvrages de cet Auteur des preuves pour défendre la Morale de Jésus-Christ, et pour combattre ainsi les ennemis de l'Evangile par leurs propres armes.

Il y a de bonnes choses dans l'Alcoran, et l'on trouve

1. " lu pliilosophia parum diligoiis. »

•2. « Veltes cum siio ingenio dixisse alieno judicio. »

3. « Si aliquacontempsisset, etc., consensu potius eruditonim

quam puerorum amorc comprobaretur. (Quiiitilien, 1. X, cli. i.)

(N. de M.)

118 DK LA HECIIEHCIIE DE LA VEIUTE

(les Propliéties véritables dans les Centuries de Noslra- damus : on se sert de rAlcoran pour combattre la reli- gion des Turcs, et l'on peut se servir des prophéties de Nostradamus pour convaincre quelques esprits bi- zarres et visionnaires. Mais ce qu'il y a de bon dans l'Alcoran ne fait pas que l'Alcoran soit un bon livre, et quelques véritables explications des Centuries de Nos- traniadus^ ne feront jamais passer Nostradamus pour un Prophète ; et l'on ne peut pas dire que ceux qui se servent de ces Auteurs les approuvent, ou qu'ils ayent pour eux une estime véritable.

On ne doit pas prétendre combattre ce que j'ai avancé de Sénèque , en rapportant un grand nombre de pas- sages de cet Auteur, qui ne contiennent que des véri- tés solides et conformes l\ l'Evangile : je tombe d'ac- cord qu'il y en a, mais il y en a aussi dans l'Alcoran et dans les autres méchants livres. On aurait tort de même de m'accabler de l'autorité d'une iniinité de gens qui se sont servis de Sénèque , parce qu'on peut quelquefois se servir d un livre que Ton croit impertinent, pourvu que ceux à qui l'on parle n'en portent pas le même jugement que nous.

Pour ruiner toute la sagesse des Stoïques , il ne faut sçavoir qu'une seule chose qui est assez prouvée par l'expérience et par ce que l'on a déjà dit : c'est que nous tenons à notre corps, à nosparens, à nos amis, à notre Prince , à notre patrie par des liens que nous ne pou-

1. Fameux astrologue français (1503- 1560 1 qui prétendait des- cendre de la tribu prophétique d'issachar. Il jouissait et chez le peuple et à la cour d'une grande renommée. Catherine de Mé- dicis le fit appeler auprès d'elle et lui demanda de tirer l'horos- cope des princes. C'est en 1555 qu'après d'assez longues hésita- tions il s'enhardit à publier ses premières Prophéties : les sept Centuries.

DE L'IMAGINATION 179

vons rompre, que même nous aurions honte de tâcher <le rompre. Notre âme est unie à notre corps et par notre corps à toutes les choses visihles par une main si puissante, qu'il est impossible qu'on pique notre corps sans que l'on nous pique, et que l'on nous blesse nous- inèmes, parce ([ue dans l'état nous sommes, cette •orrespondance de nous avec le corps qui est à nous, est absolument nécessaire. De même, il est impossible qu'on nous dise des injures et qu*on nous méprise, sans que nous sentions du chagrin : parce que Dieu nous ayant faits pour être en société avec les autres hommes, il nous a donné une inclination pour tout ce qui est ca- pable de nous lier avec eux, laquelle nous ne pouvons vaincre par nous-mêmes. Il est chimérique de dire que la douleur ne nous blesse pas, et que les paroles de mé- pris ne sont pas capables de nous ofTenser, parce qu'on est au-dessus de tout cela. On n'est jamais au-dessus de la nature, si ce n'est par la grâce ^; et jamais Stoïque ne méprisa la gloire et l'estime des hommes, par les seules forces de son esprit.

Les hommes peuvent bien vaincre leurs passions par des passions contraires. Ils peuvent vaincre la peur ou la douleur par vanité : je veux dire seulement qu'ils peuvent ne pas fuir ou ne pas se plaindre , lorsque se sentant en vue à bien du monde , le désir de la gloire les soutient , et arrête dans leur corps les mouvemens

1. Le tort du stoïcisme et de son Caton imaginaire serait donc bien moins d'avoir prétendu s'affranciiir de la nature que de s'être llattés d'y réussir par des moyens purement humains, «omme le mépris des maux et la tension constante de la vo- lonté. Le christianisme aussi parfois soustrait ses élus à la na- ture; mais c'est à l'aide d'un secours surnaturel, d'une interven- tion directe de Dieu, en un mot de la grâce. C'est à la fois la ressemblance et l'opposition du christianisme et du Portique.

180 DE LA UECIIERCIIK DE LA VÉRITÉ

qui les portent î\ J.i ruitc Ils ]K'iiv(ait vjiincrc dcccth' sorte; mais ce n'est i)as vaincre, ce n'est pas se délivrer de la servitude : c'est peut-être changer de maître pour cpielque tems, ou plutôt c'est étendre son esclavage; c'est devenir sage, heureux, et lihre seule- ment en apparence, et souflrir en effet une dure et cruelle servitude. On peut résister h l'union naturelle «pie l'on a avec son corps , par l'union que Ton a ave<* les hommes , parce qu'on peut résister à la nature par les forces de la nature : on peut résister à Dieu par les forces que Dieu nous donne. Mais on ne peut pas r<''- sister par les forces de son esprit : on ne peut entière- ment vaincre la nature que par la grâce ; parce qu'on ne peut, s'il est permis de parler ainsi, vaincre Dieu que par un secours particulier de Dieu.

Ainsi cette division magnifique de toutes les choses qui ne dépendent point de nous, et desquelles nous ne devons point dépendre, est une division qui semble conforme à la raison; mais qui n'est point conforme à l'état déréglé auquel le péché nous a réduits. Nous sommes unis à toutes les créatures par l'ordre de Dieu, et nous en dépendons absolument par le désordre du péché. De sorte que nous ne pouvons être heureux, lorsque nous sommes dans la douleur et dans l'inquié- tude; nous ne devons point espérer d'être heureux en cette vie, en nous imaginant que nous ne dépendons point de toutes les choses desquelles nous sommes na- turellement esclaves. Nous ne pouvons être heureux <[ue par une fui vive et par une forte espérance, qui nous fasse jouir par avance des biens futurs; et nous ne pouvons vivre selon les règles de la vertu, et vaincre la nature, si nous ne sommes soutenus par la grâce que Jésus-Christ nous a méritée.

DE i; IMAGINAT ION 1«1

CHAPITRE V

Dr LIVRK DK MONTACNK.

Les Essais^ de Montagne nous peuvent aussi servir (le preuve delà force que les imaginations ont les unes sur les autres : car cet Auteur a un certain air libre, il donne un tour si naturel et si vif à ses pensées, qu'il est malaisé de le lire sans se laisser préoccuper. La négligence qu'il affecte lui sied assez bien, et le rend aimable à la plupart du monde sans le faire mépriser ; et sa fierté est une certaine fierté d'honnête homme, si cela se peut dire ainsi, qui le fait respecter sans le faire haïr. L'air du monde et l'air cavalier soutenus par cpielque érudition, font un effet si prodigieux sur l'es- prit, qu'on l'admire souvent, et qu'on se rend presque toujours à ce qu'il décide, sans oser l'examiner et quelquefois même sans l'entendre. Ce ne sont nulle- ment ses raisons qui persuadent : il n'en apporte presque jamais des choses qu'il avance, ou pour le moins, il n'en apporte presque jamais quiayent quelqiu'

1. Un des chefs-d'œuvre de notre langue et peut-être de toutes les langues l'" édition: 1580; ; tout le xvtic siècle l'a lu, mal- mené et adoré. C'est une causerie sur tous sujets, l'Auteur ne quitte pas le ton du scepticisme le plus enjoué. Scepticisme sans pédanterie comme sans doctrine : l'auteur so plaît à flotter entre toutes croyances et opinions ; il hait dogmatiser, est épris des belles pensées, des sentences ingénieuses, et butine à foison dans toute sa chère antiquité. Montaigne est un artiste exquis samusant de philosopher. Ce n'est donc pas un philosophe qut' l'on découvre dans les Essais, ni un auteur, selon le mot de Pascal ; c'est moins et mieux : on y trouvera .Alontaigne.

Il

182 DE LA RECHERCHE DE LA VERITE

solidité. En efTet, il n'a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n'a point d'ordre pour l'aire les déductions de ses principes. Un trait d'histoire ne prouve pas , un petit conte ne démontre pas , deux vers d'Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César ne doivent pas persuader des gens raisonnables : cependant ses Essais ne sont qu'un tissu de traits d'his- toires , de petits contes , de bons mots , de distiques et d'apophtegmes.

Il est vrai qu'on ne doit pas regarder Montagne dans ses Essais comme un homme qui raisonne, mais comme un homme qui se divertit; qui tâche déplaire, et qui ne pense point à enseigner ; et si ceux qui le lisent ne faisaient que s'en divertir, il faut tomber d'accord que Montagne ne serait pas un si méchant livre pour eux. Mais il est presque impossible de ne pas aimer ce qui plaît, et de ne pas se nourrir des viandes qui flattent le goût. L'esprit ne peut se plaire dans la lecture d'un Auteur sans en prendre les senti- mens , ou tout au moins sans en recevoir quelque tein- ture, laquelle, se mêlant avec ses idées, les rende con- fuses et obscures.

Il n'est pas seulement dangereux de lire Montagne pour se divertir, à cause que le plaisir qu'on y prend en- gage insensiblement dans ses sentiments : mais encore, parce que ce plaisir est plus criminel qu'on ne pense. Car il est certain que ce plaisir nait principalement de la concupiscence , et qu'il ne fait qu'entretenir et que fortifier les passions ; la manière d'écrire de cet Auteur n'étant agréable que parce qu'elle nous touche, et (lu'elle réveille nos passions d'une manière impercep- tible.

11 serait assez inutile de prouver cela dans le détail,

DE L'IMAGlNAÏlOiN 183

,1 j^cmialt'iiu'iil ([lie tous les divers stiles ne nous plai- sent ordinairement, qu'à cause de la corruption secrète <le notre cœur : mais ce n'en est pas ici le lieu, et cela nous mènerait trop loin. Toutefois si Ton veut faire ré- tlexion sur la liaison des idées et des passions dont j*ai parlé auparavant ^ et sur ce qui se passe en soi-même, dans le temps que l'on lit quelque pièce bien écrite, on pourra reconnaître en quelque façon, que si nous ai- mons le genre sublime, l'air noble et libre de certains Auteurs, c'est que nous avons de la vanité, et que nous aimons la grandeur et l'indépendance; et que ce goût ([ue nous trouvons dans la délicatesse des discours ef- féminés , n'a point d'autre source qu'une secrète incli- nation pour la mollesse et pour la volupté : en un mot, que c'est une certaine intelligence pour ce qui touclie les sens, et non pas l'intelligence de la vérité , qui ftiit «pie certains Auteurs nous charment et nous enlèvent comme malgré nous. Mais revenons à Montagne.

11 me semble que ses plus grands admirateurs le louent d'un certain caractère d'auteur judicieux et éloigné du pédantisme, et d'avoir parfaitement connu la nature et les faiblesses de l'esprit humain. Si je montre donc que Montagne, tout cavalier qu'il est, ne laisse pas d'être aussi pédant que beaucoup d'autres, et qu'il n'a eu qu'une connaissance très médiocre de l'esprit, j'aurai fait voir que ceux qui l'admirent le plus, n'auront point été persuadés par des raisons évidentes, mais qu'ils auront été seulement gagnés par la force de son imagination ^.

1. « Ghap. dern. de la l'^ partie de ce livre. » (N. de M.)

2. La Bruyère se rappelait ce sévère jugement quand il disait, dans son chapitre des Ouvrages de l'Esprit : « Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blàraé Monta;.MK', que je ne crois pas, aussi

184 DE LA nECIII::ilCHE DE LA VÉRITÉ

Ce ierme pédant est fort «'qui voqno ; mais l'usago, ce me semble, et hhiuc la raison venl(Mit (|iu' l'on appelle p('flans ceux (|iii, ]»our faire ])aradr' rie leur faussr scif'ucM^ (titent à tort et à travers toutes sortes d'Auteurs, qui parlent simplement pour parler et pour se faire admirer des sots ; qui amassent sans jugement et sans <liscernement des ajxjphtegmes et des traits d'histoir<; pour prouver, ou pour faire semblant de prouver des choses qui ne se peuvent prouver que par des raisons.

Pédant est opposé à raisonnable ; et ce qui rend les l)édans odieux aux personnes d'esprit, c'est que les pé- dans ne sont pas raisonnables ; car les personnes d'es- prit aimant naturellement à raisonner, ils ne peuvent souffrir la conversation de ceux qui ne raisonnent point. Les pédans ne peuvent pas raisonner, parce qu'ils ont l'esprit petit, ou d'ailleurs rempli d'une fausse érudition : et ils ne veulent pas raisonner, parce qu'ils voyent que certaines gens les respectent et les admirent davantage , lorsqu'ils citent quelque Auteur inconnu et quelque sentence d'\m Ancien, et lorsqu'ils prétendent raisonner. Ainsi leur vanité se satisfaisant dans la vue du respect qu'on leur porte, les attache à l'étude de toutes les sciences extraordinaires, qui attirent l'admi- ration du commun des hommes.

Les pédans sont donc vains et fiers , de grande mé-

bien qu'eux, exempt de toute sorte de blàmc : il paraît que tous deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un no pensait pas assez pour goûter lui auteur qui pense beaucoup; l'autre pense trop subtilement pour s'accommoder de pensées qui sont naturelles. » La IJruj'cre veut venger Montaigne et il lance, chemin faisant, à Malebranche une épijxramme assez imméritée: car, si cet écri- vain a un défaut, ce n'est assurément pas celui de rechercher les pensées qui ne sont point naturelles. Quant à l'autre critique de .Montaigne, celui qui << ne pensait pas assez », La Bruyère a voulu désigner Nicole.

I

DE L'IMAGINATION 1S5

moire cl de peu de jugomont, heureux et foiis eu cita- lions, inallieureux. et laible.s en raison, d'une imagina- lion vigoureuse et spacieuse, mais volage et déréglée, et qui ne peut se contenir dans quelque justesse.

Il ne sera pas maintenant fort diflicile de prouver (pie Montagne était aussi pédant que i)lusieurs autres, selon cette notion du mot de pédant, qui semble la plus conforme à la raison et à l'usp-ge : car je ne parle pas ici de pédanl à longue robbe, la robbe ne peut pas faire le pédant. Montagne qui a tant d'aversion pour la pédanterie pouvait bien ne porter jamais robbe longue, mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. Il a bien travaillé à se faire l'air cavalier, mais il n'a pas travaillé à se faire l'esprit juste, ou pour le moins il n'y a pas réussi. Ainsi il s'est plutôt fait un pédant à la cavalière, et d'une espèce toute singulière, qu'il ne s'est rendu raisonnable, judi- cieux et honnête homme.

Le livre de Montagne contient des preuves si éviden- tes de la vanité et de la fierté de son Auteur, qu'il pa- raît peut-être assez inutile de s'arrêter à les faire re- marquer : car il faut être bien plein de soi-même pour s'imaginer, comme lui, que le monde veuille bien lire un assez gros livre , pour avoir quelque connaissance de nos humeurs *. Il fallait nécessairement qu'il se sépa-

1. Cf. Pascal ; « Le sot projet qu'il a de se peindre! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal ». (Art. vi, .33, éd. Havet, I.) V. aussi le très mordant et très malveillant passage que le logi- cien de Port-Royal consacre ù Montaigne dans sa Logique de Port-Royal : « Un des caractères des plus indignes d'un honnête homme est celui que Montagne a affecté, de n'entretenir ses lec- teurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses m.il.idif-. <1'^ -'•- vortn-. of do so< vices, et qui ne naît

186 DE LA KECIltlUGllE DE LA VÉRITÉ

rat du commun, et qu'il se regardât comme un hoinnio tout ti fait extraordinaire.

Toutes les créatures ont une obligation essenlij'Ilc de tourner les esprits de ceux qui les veulent adopf r, vers celui-là seul qui mérite d être adoré ; et la religion nous apprend que nous ne devons jamais souffrir que l'esprit et le cœur de l'homme qui n'est fait que poui- Dieu, s'occupe de nous, et s'arrête à nous admirer et à nous aimer. Lorsque saint Jean se prosterna devant l'Ange du Seigneur, cet Ange lui défendit de l'adorer : Je suis serviteur y lui dit-il, comme vous et comme vos frères. Adorez Dieu K 11 n'y a que les démons, et ceux qui participent à l'orgueil des démons, qui se plaisent d'être adorés ; et c'est vouloir être adoré, non pas d'une adoration extérieure et apparente, mais d'une adora- tion intérieure et véritable , que de vouloir que les au- tres hommes s'occupent de nous : c'est vouloir être adoré comme Dieu veut être adoré, c'est-à-dire en es- prit et en vérit(''.

Montagne n'a fait son livre que pour se peindre, et pour représenter ses humeurs et ses inclinations : il l'avoue lui-même dans l'avertissement au Lecteur in- séré dans toutes les éditions : C'est moi que je peins, dit-il. Je suis moi-même la matière de mon livre. Et cela paraît assez en le lisant : car il y a très peu de Chapi- tres dans lesquels il ne fasse quelque digression pour parler de lui, et il y a même des Chapitres entiers, dans lesquels il ne parle que de lui. Mais s'il a composé son Tiivre pour s'y peindre, il l'a fait imprimer pour qu'on

que d'un défaut de jugement aussi bien que d'un violent amour de soi-même. » (III, xx (6).)

1. « Apoc, 19. Conservus tims sum, etc. Deum adora. »> (N. de M.)

1

DE L'LMAGlNATIOxN 187

le lût. 11 a donc voulu que les hommes le regardassent et s'occupassent de lui; quoiqu'il dise que ce n'est pas raison qu'on employé son loisir en un sujet si frivole ef si vain. Ces paroles ne font que le condamner : car s'il eût cru que ce n'était pas raison qu'on employât le temps à lire son Livre , il eût agi lui-même contre le sens commun en le faisant imprimer. Ainsi on est obligé de croire, ou qu'il n'a pas dit ce qu'il pensait, ou ((u'il n'a pas fait ce qu'il devait.

C'est encore une plaisante excuse de sa vanité de dire qu'il n'a écrit que pour ses parens et amis. Car si cela eût été ainsi , pourquoi en eût-il fait faire trois im- pressions ? Une seule ne suffisait-elle pas pour ses pa- "rens et pour ses amis? D'où vient encore qu'il a aug- menté son Livre dans les dernières impressions qu'il en a fait faire, et qu'il n'en a jamais rien retranché, si ce n'est que la fortune secondait ses intentions. J'ajoute, dit-il, mais je ne corrige pas, parce que celui qui a hypo- téqué au monde son ouvrage, je trouve apparence quil n'y ait plus de droit. Quil dit s'il peut jnieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu'il a vendue. De telles gens il ne faudrait rien achepter qu'après leur mort, qu'ils y j)ensent bien avant que de se produire. Qui les hâte ? mon Livre est toujours un, etc. Il a donc voulu se pro- duire et hypothéquer au monde son ouvrage, aussi bien qu'à ses parens et à ses amis. Mais sa vanité serait toujours assez criminelle, quand il n'aurait tourné et arrêté l'esprit et le cœur que de ses parents et de ses amis vers son portrait, autant de temps qu'il en faut |)0ur lire son Livre.

Si c'est un défaut de parler souvent de soi, c'est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous moments, comme fait Montagne : car ce

188 DE LA UEGHEKCIIE DE LA VÉRITÉ

n'estpas seulement pécher contre l'humilité chrétienne, mais c'est encore choquer la raison.

Les hommes sont faits pour vivre ensemble, et^pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut re- nia rcpier que tous les particuliers qui composent les sociétés, no veulent pas qu'on les regarde comme la der- nière partie du corps duquel ils sont. Ainsi ceux qui se louent, se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se consi- dérant eux-mêmes comme les principales et les plus ho- norables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde, au lieu de se faire aimer et de se faire estimer.

C'est donc une vanité, et une vanité indiscrète et ri- dicule à Montagne, de parler avantageusement de lui- même à tous momens. Mais c'est une vanité encore plus extravagante à cet Auteur de décrire ses défauts, (^ar si l'on y prend garde , on verra qu'il ne découvre guères que les défauts dont on fait gloire dans le monde, à cause de la corruption du siècle, qu'il s'attribue volontiers ceux qui peuvent le faire passer pour esprit fort, ou lui donner l'air cavalier, et afin que par cette franchise simulée de la confession de ses désordres, on le croye plus volontiers lorsqu'il parle à son avantage. 11 a raison de dire que se priser et se mépriser naissenl souvent de pareil air cfarrogance. C'est toujours une marque certaine que l'on est plein de soi-même ; et Montagne me paraît encore plus fier et plus vain quand il se blâme que lorsqu'il se loue, parce que c'est un or- gueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts, au lieu de s'en humilier. J'aime mieux un homme qui cache ses crimes avec honte, qu'un autre qui les publie avec eflVonterie ; et il me semble qu'on doit avoir (juelque horreur de la manière cavalière et peu chré-

DE LI.MACINATION 189

luMine dont Montagne représente ses défauts. Mais (examinons les autres qualités de son esprit.

Si nous croyons Montagne sur sa parole, nous nous persuaderons que c'était un homme de nulle rétention ; ([11 il n'avait point de gardoire ; que la mémoire lui manquait du tout^, mais qu'il ne manquait pas de sens et de jugement. Cependant, si nous en croyons le por- trait même qu'il a fait de son esprit, je veux dire son propre Livre, nous ne serons pas tout à fait de son sentiment. Je ne sçaurais recevoir une charge sans ta- blettes, dit-il, et quand fai un propos à tenir, s'il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d'apprendre par cœur mot à mot ce que fai à dire; autrement je n'aurais ni façon ni assurance, étant en crainte que ma mémoire me vint faire un mauvais tour. Un homme qui peut bien apprendre mot à mot des discours de longue haleine, pour avoir quelque façon et quelque assurance, manque-t-il plutôt de mémoire que de jugement? Et peut-on croire Mon- tagne, lorsqu'il dit de lui : Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges ou de leur pays, car il m'est très mal aisé de retenir des noms, et si je durais à vivre longtemps , je ne croi pas que je n oubliasse mon nom propre. Un simple gentil- homme, qui peut retenir par cœur et mot à mot avec tissurance des discours de longue haleine, a-t-il un si grand nombre d'officiers ^ qu'il n'en puisse retenir les

1. « L. II, ch. x; 1. I, ch. xxiv; 1. II, ch. xvii. » (N. de M.)

2. lusinuatiou malicieuse sur la vanité de Montaif^ne. Les lo- f^iciens de Port-Royal ont souligné : « Un auteur célèbre de ce temps, disent-ils, remarque agréablement qu'ayant eu soin fort inutilement de nous avertir en deux endroits de son livre qu'il avait un page, qui était un ofticier assez peu utile en la maison d'un gentilhomme de six mille livres do rente, il n'avait pas eu

11.

100 I)K LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

noms? Un lioiiiiiie qui est et nourri aux champsy et jjarnii le labourage, qui a des affaires et un ménage eïf main ^, ot qui dit que de mettre à non chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre nos mains, ce qui regarde de plus près l'usage de la vie, c'est chose bien éloignée de son dogme, peut-il oublier lesnom^ frcancais de ses domestiques? Peut-il oublier, comme il dit, la plupart denos monnoges, la différence d' un grain à l'autre en la terre et au grenier, si elle n'est pas trop apparente, les plus grossiers principes de Vagriculture et que les en fans sçavent, de quoi sert le levain à faire du pain, et ce que c'est que de faire cuver du vin? et cependant avoir l'esprit plein de noms des anciens Philosophes, et de leurs principes , des idées de Platon, des atomes d'Epicurc, du plein et du vuide- de Leucippus et de ï)é- mocritus, de l'eau de Thaïes, de Vinfînité de nature d'Anaximandre, de l'air de Biogènes, des nombres et de la sgmmétrie de Pgtagoras, de l'infini de Parménides, de l'un de Museus, de l'eau et du feu dWpollodorus, des parties similaires d'Anaxagoras , de la discorde et de l'amitié d'Empédocles, du feu d'Heraclite, etc. ? Un homme qui dans trois ou quatre pages de son livre, rapporte plus de cinquante noms d'Auteurs différens avec leurs opinions ; qui a rempli tout son Ouvrage de traits d'histoire et d'apophtegmes entassés sans ordre ; (fui dit que l'Histoire et la Poésie sont son gibier en ma-

lemême soin de nous dire qu'il avait eu aussi un clerc, ayant étr conseiller du Parlement de Bordeaux : cette charge, quoique très honorable en soi, ne satisfaisant pas assez la vanité qu'il avait de faire paraître partout un humeur de gentilhomme et de ca- valier, et un éloignement de la robe et des procès. >- {Loq., III, /. cit.)

1. « L. 11, ch. XVII. » (x\. de M.)

2. « L. II, ch. XII. » (N. de M.)

DE L'IMAGINATION 191

hère de Livides *; qui se dit k tous momens et dans un même chapitre, lors même qu'il parle des choses qu'il prétond le mieux scavoir, je veux dire lorsqu'il parle «les qualités de son esprit, se doit-il piquer d'avoir plus le jugement que de mémoire ?

Avouons donc que Afontagnc était excellent en ou^ hliance, puisque Montagne nous en assure, qu'il sou- haite que nous ayons ce sentiment de lui, et qu'enfin cela n'est pas tout à fait contraire à la vérité. Mais ne nous persuadons pas sur sa parole, ou par les louanges qu'il se donne, que c'était un homme de grand sens, et d'une pénétration d'esprit toute extraordinaire. Gela pourrait nous jeter dans l'erreur, et donner trop de crédit aux opinions fausses et dangereuses qu'il débite avec une fierté et une hardiesse dominante, qui ne fait qu'étourdir et qu'éblouir les esprits faibles.

J/autre louange que l'on donne à Montagne est qu'il avait une connaissance parfaite de l'esprit humain ; qu'il en pénétrait le fond , la nature et les propriétés ; qu'il en sçavait le fort et le faible ; en un mot tout ce ([ue l'on en peut sçavoir. Voyons s'il mérite bien ces louanges, et d'où vient qu'on en est si libéral à son «'•gard.

Ceux qui ont lu Montagne sçavent assez que cet Au- teur affectait de passer pour Pyrrhonien ^, et qu'il faisait gloire de douter de tout. La persuasion de la certi- tude, di^û-W, est un certain témoignage de folie et d'incer- titude extrême ; et n'est point de plus folles gens et moins philosophes que les Philodoxes de Platon. Il donne, au contraire, tant de louanges aux Pyrrhoniens' dans

1. « L. 1er, ch. XXV. » (N. de M.)

2. « L. II, ch. XII. » (N. de M.)

3. « Un peu plus haut. » (N. de M.)

192 DE LA UEGHERCIIE DE LA VÉRITÉ

le même Chapitre, (|u"il n'est j)as possible (juH ne lut de cette secte. 11 était nécessaire de son temps, [>our passer pour habile et pour galant homme, de <louter de tout, et la qualité d'esprit fort dont il se pi- (|uait, l'engageait encore dans ces opinions. Ainsi en le supposant Académicien, on pourrait tout d'un coup le convaincre d'être le plus ignorant de tous les hommes, non seulement dans ce qui regarde la nature de l'esprit, mais même en toute autre chose. Car, puisqu'il y a une diflerence entre sçavoir et douter, si les Académi- ciens disent ce qu'ils pensent, lorsqu'ils assurent qu'ils ne sçavent rien, on peut dire que ce sont les plus igno- rans de tous les hommes.

Mais ce ne sont pas seulement les plus ignorans de tous les hommes, ce sont aussi les défenseurs des opi- nions les moins raisonnables. Car non seulement ils rejettent tout ce qui est de plus certain et de plus uni- versellement reçu, pour se faire passer pour esprits forts; mais par le même tour d'imagination, ils se plaisent à parler d'une manière décisive des choses les plus incertaines et les moins probables. Montagne est visiblement frappé de cette maladie d'esprit ; et il faut nécessairement dire que non seulement il ignorait la nature de l'esprit humain, mais même qu'il était dans des erreurs fort grossières sur ce sujet, supposé qu'il nous ait dit ce qu'il en pensait, comme il l'a faire.

Car que peut-on dire d'un homme qui confond l'esprit avec la matière ; qui rapporte les opinions les plus extravagantes des Philosophes sur la nature de l'âme sans les mépriser, et même d'un air qui fait assez connaître qu'il approuve davantage les plus op- posées à la raison; qui ne voit pas la. nécessité de l'im- mortalité de nos âmes ; qui pense que la raison humaine

DE L'IMAGINATION 193

ne I;i pont reconnaître, et (lui regarde les preuves que l'on en donne comme des songes que le désir fait naître en nous : somnia non docentis, sed optantis : <pii trouve à redire que les hommes se séparent de la presse des autres créatures, et se distinguent des bâtes, qu'il appelle nos confrères et nos compagnons, qu'il croit parler, s'entendre, et se moquer de nous, de même que nous parlons, que nous nous entendons, et que nous nous moquons d'elles ; qui met plus de dif- férence d'un homme à un autre homme, que d'un homme à une héte, qui donne jusqu'aux araignées dé- libération, pensement et conclusion , et qui, après avoir, soutenu que 1 ame de l'homme n'a aucun avantage sur celle des bétes, accepte volontiers ce sentiment, que ce n'est point par la raison, par le discours et par rame que nous excellons sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notice intelli- gence, notre prudence et tout le reste à V abandon, etc. ? Peut-on dire qu'un homme qui se sert des opinions les plus bizarres pour conclure que ce nest point par vrai discours, mais par une fierté et opiniâtreté , que nous nous préférons aux autres animaux, eût une con- naissance fort exacte de l'esprit humain, et croit-on en persuader les autres * ?

1. Ces citations sont empruut»l'cs au chapitre xii du second livre. Ce chapitre, qui est de beaucoup le plus étendu et le plus im- portant des Essais, a pour titre : Apologie de Raimond Sebond. Montaigne nous y rapporte qu'il avait traduit un ouvrage très admiré de son père, une Thcoloffia naluralis, sive Libei^ creatii- rarum, tnagistri Raimondi de Seùonde, livre « basti d'un espa- '„'nol barragouiné en terminaisons latines », et dont la fin « hardie et courageuse » était « par raisons humaines et naturelles, esta- J)lir et vérifler contre les athéistes tous les articles de la religion chrestienne. En quoy, ajoute-t-il, je le treuve si ferme et si heu-

19i \)K LA IJKGIIERCIIi; DK LA VKKITÉ

Mais il r.ml laiic justi(.'o à loiit le monde, et dire de- bonne foi (luel (Hait le caractère de l'esprit de Monta^^nc Il avait ]»<Mi d<' mémoire, encore moins de jugement, il c^! \iai; in,u< ces deux qualités ne font point en-

reux, que je ne pense point qu'il soit possible de mieux faire en cet Jirgunient lu,; et crois que nul ne l'a égalé. » Cette défense du drisme et de la religion chrétienne avait soulevé beaucoup de critiques , que l'auteur des Essais réduit à deux principales. La première est « que les chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur créance par des raisons humaines ». Sur celle-là il ne s'ar- rête guère et se contente d'une courte réponse. La seconde est adressée par ceux qui « disent que les arguments de Raimond de Sebond sont faibles et ineptes à vérifier ce qu'il veut et en- treprennent de les choquer aysémènt. Il fault secouer ceulx-cy un peu plus rudement... » Et, sous prétexte de les secouer, pour mieux défendre Raimond de Sebond, Montaigne met la raison elle- même sur la sellette. Ah! l'on veut ruiner par la raison les ar- guments de cet écrivain contre les athées! Voyons un peu ce qu'il en faut attendre, de cette faculté orgueilleuse. Oui , elle est quelque chose de bien admirable, vraiment ! Et d'énumérer toutes les faiblesses, incertitudes, contradictions et ignorances de la raison naturelle, et d'amener l'arsenal du pyrrhonisme pour sauver le dogmatisme chrétien. Une apologie de la religion est donc l'occasion et la fin alléguée de ce long plaidoyer pour le- scepticisme. Mais Malebranche n'est point dupe ; il écarte le pré- texte et l'apparence, pour aller droit à l'intention réelle. 11 est remarquable que Pascal, qui savait Montaigne par cœur, se- prend ou feint de se laisser prendre à l'artifice, si nous nous euj tenons à son entretien avec M. de Saci : <( C'est ainsi qu'il gour- mande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l'excel- lence qu'elle s'est attribuée, et la met par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang quelle ignore... » (Havet, 1, Introd. p. cxxix.) M. de Saci, sans s'indi- gner comme fait .Malebranche, se tient sur une réserve pleine de défiance. « Il se disait en lui-même ces paroles de saint Augus- tin: 0 Dieu de vérité! ceux qui savent ces subtilités de raison- nement vous sont-ils pour cela plus agréables? Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toute part des épines qu'il se formait... » (Ibi., /. cit.)

DE L'1MA(J1NATI0N 19:;

semble ce que l'on appelle ordinairement dans le inonde beauté d'esprit. C'est la beauté, la vivacité, et l'étendue de l'imagination, qui font passer pour bel es- prit. Le commun des hommes estime le brillant, et non pas le solide, parce que l'on aime davantage ce [ui touche les sens que ce qui instruit la raison. Ainsi »'n prenant beauté d'imagination pour beauté d'esprit, on peut dire que Montagne avait l'esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont fausses, mais belles. Ses expressions irrégulières ou hardies, mais agréables. Ses discours mal raisonnes, mais bien imaginés. On voit dans tout son livre un caractère d'original, qui plaît infiniment: tout copiste qu'il est, il ne sent point son copiste ; et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d'original aux choses qu'il copie. 11 a •'nlin ce qu'il est nécessaire d'avoir pour plaire, et pour imposer ; et je pense avoir montré suffisamment que ce n'est point en convainquant la raison qu'il se fait admirer de tant de gens, mais en leur tournant l'esprit à son avantage par la vivacité toujours victorieuse de son imagination dominante.

CHAPITRE VT

1. DES SORCIKRS PAU IMAGINATION ET DES LOUPS-GAROUX. II. CONCLUSION DES DEUX PREMIERS LIVRES.

I. Le plus étrange effet de la force de l'imagination est la crainte déréglée de l'apparition des esprits , des sortilèges, des caractères, des charmes des Lycan- thropes ou Loups-garoux, et généralement de tout ce

496 DE LA IIEGIIEUCIIE DE LA VÉUITÉ

qu'on s'imagine dépendre de la puissance du démon.

Il n'y a rien de plus terrible, ni qui efiraye davanlafic l'esprit, ou (jui i)roduise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l'idée d'une puissance invisible qui ne pense qu'à nous nuire et à la({uelle on ne peut ré- sister. Tous les discours qui réveillent cette idée sont toujours écoutés avec crainte et curiosité. Les hommes s'attachant à tout ce qui est extraordinaire , se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses de la puissance et de la malice des Sor- ciers, à épouvanter les autres et à s'épouvanter eux- mêmes. Ainsi il ne faut pas s'étonner si les Sorciers sont si communs en certains pays la créance du sabbat est trop enracinée, tous les contes les plus extrava- gans des sortilèges sont écoutés comme des histoires authentiques, et l'on brûle comme des Sorciers véritables les fous et les visionnaires dont l'imagina- tion a été déréglée, autant pour le moins par le récit de ces contes que par la corruption de leur cœur.

Je sçai bien que quelques personnes trouveront à redire, que j'attribue la plupart des sorcelleries à la force de l'imagination, parce que je sçai que les hommes aiment qu'on leur donne de la crainte ; qu'ils se fâchent contre ceux qui les veulent désabuser ; et qu'ils res- semblent aux malades par imagination, qui écoutent avec respect, et qui exécutent lidèlement les ordon- nances des Médecins qui leur pronostiquent des acci- dents funestes. Les superstitions ne se détruisent pas facilement, et on ne les attaque pas sans trouver un grand nombre de défenseurs ; et cette inclination à croire aveuglément toutes les rêveries des Démonogra- phes est produite et entretenue par la même cause qui rend opiniâtres les superstitieux, comme il est assez

DE L'IMAGINATION 1117

lacilo do lt3 prouver. Toutefois cela ne doit ims ni'cui- pèclier de décrire en peu de mots, comme je croi que de pareilles opinions s'établissent.

Vn Pastre dans sa bergerie raconte après souper à sa femme et k ses enfants les avantures du sabbat. (iOmme son imagination est modérément échauffée par les vapeurs du vin, et qu'il croit avoir assisté plusieurs fois à cette assemblée imaginaire, il ne manque pas d'en parler d'une manière forte et vive. Son éloquence naturelle, jointe à la disposition est toute sa famille, pour entendre parler d'un sujet si nouveau et si ter- rible, doit sans doute produire d'étranges traces dans des imaginations faibles, et il n'est pas naturellement possible qu'une femme et des enfans ne demeurent tout effrayés, pénétrés et convaincus de ce qu'ils lui entendent dire. C'est un mari, c'est un père qui parle de ce qu'il a vu, de ce qu'il a fait : on l'aime et on le respecte : pourquoy ne le croirait-on pas? Ce Pastre le répète en différens jours. L'imagination de la mère et des enfants en reçoit peu à peu des traces plus pro- fondes ; ils s'y accoutument, les frayeurs passent, et la conviction demeure; et enfin la curiosité les prend d'y aller. Ils se frottent de certaine drogue dans ce dessein, ils se couchent : cette disposition de leur cœur échauffe encore leur imagination ; et les traces que le Pastre avait formées dans leur cerveau, s'ouvrent assez pour leur faire juger dans le sommeil comme présens tous les mouvemens de la cérémonie, dont il leur avait fait la description. Ils se lèvent, ils s'entredemandent et s'entredisent ce qu'ils ont vu. Ils se fortifient de cette sorte les traces de leur vision ; et celui qui a l'imagina- lion la plus forte, persuadant mieux les autres, ne juauque [las de ré'arler en peu de nuils l'histoire imagi-

198 DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

naire du sabbat. Voilà donc des Sorciers achevés, (jiir Je Pàstre a faits, et ils en feront un jour beaucoup d'autres, si ayant l'imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas de conter de pareilles histoires.

Il s'est trouvé plusieurs fois des Sorciers de bonne foi, qui disaient généralement à tout le monde qu'ils allaient au sabbat; et qui en étaient si persuadés, que quoique plusieurs personnes les veillassent, et les as- surassent qu'ils n'étaient point sortis du lit, ils ne pou- vaient se rendre à leur témoignage.

Tout le monde sçait que lorsque l'on fait des contes d'apparitions d'esprits aux enfants, ils ne manquent presque jamais d'en être effrayés, et qu'ils ne peuvent demeurer sans lumière et sans compagnie; parce qu'alors leur cerveau ne recevant point de traces de quelque objet présent, celle que le conte a formée dans leur cerveau se r'ouvre , et souvent même avec assez de force pour leur représenter comme devant leurs yeux les esprits qu'on leur a dépeints. Cependant on ne leur conte pas ces histoires comme si elles étaient véritables. On ne leur parle pas avec le même air que si on était persuadé, et quelquefois on le fait d'une manière assez froide et assez languissante. Il ne faut donc pas s'étonner qu'un homme qui croit avoir été au sabbat, et qui par conséquent en parle d'un ton ferme, et avec une contenance assurée, persuade facilement quelques personnes qui l'écoutent avec respect, de toutes les circonstances qu'il décrit, et transmette ainsi dans leur imagination des traces pareilles à celles qui le trompent ^

1. Tout ce qui suit a été retranché dans l'édition de M. de Ge- noude (1837). Et bien à tort, puisque la 6^ édition du Traité 1& renferme et que le résumé terminal, par le rappel qu'il fait de la

DE L'IMAGINATION 199

(Juaiul 1<'> linmnios nous parlent, ils gravent dans notre cerveau des traces pareilles h celles qu'ils ont. Lorsqu'ils en ont de profondes, ils nous parlent d'une manière qui nous en grave de profondes : car ils ne peuvent parler qu'ils ne nous rendent semblables à eux en que^iue façon. Les enfans dans le sein de leurs mères ne voient que ce que voient leurs mères ; et même lorsqu'ils sont venus au monde, ils imaginent peu de choses dont leurs parens n'en soient la cause ; puisque les hommes mêmes les plus sages se conduisent plutôt par Fimagination des autres, c'est-à-dire par l'opinion et par la coutume, que par les règles de la raison. Ainsi dans les lieux l'on brûle les Sorciers, on en trouve un grand nombre : parce que dans les lieux on les condamne au feu, on croit véritablement qu'ils le sont, et cette croyance se fortifie par les discours ([u'on en tient ^ Que l'on cesse de les punir, et qu'on les traite comme des fous; et l'on verra qu'avec le temps ils ne seront plus Sorciers : parce que ceux qui ne le sont que par imagination, qui font certainement le plus grand nombre , reviendront de leurs erreurs.

Il est indubitable que les vrais Sorciers méritent la mort ^, et que ceux mêmes qui ne le sont que par ima- gination ne doivent pas être réputés pour tout-à-fait innocens; puisque pour l'ordinaire ils ne se persuadent être Sorciers que parce qu'ils sont dans une disposi- tion de cœur d'aller au sabbat, et qu'ils se sont frottés

loi générale de l'union de l'âme et du corps, est le complément nécessaire de tout ce II» livre.

1. Puis ce raisonnement est si naturel: u Les hrùlerait-on, s'ils n'existaient pas? »

2. Malebranche admettait donc qu'il en existât de « vrais» ? On voudrait croire cette phrase ironique.

200 DE LA UECIIEIICIIE DE LA VÉUITÉ

(le (iuol(iiie drogue pour venir à bout de leur malheu- reux des.sein. Mais en punissant indifleremment tous ces criminels, la i)ersuasion commune se fortifie, les Sorciers par imagination se multiplient, et ainsi une infinité de gens se perdent et se damnent. C'est donc avec raison que plusieurs Parlemens ne punissent point les Sorciers : il s'en trouve beaucoup moins dans les terres de leur ressort, et l'envie, la haine et la ma- lice des méchants ne peuvent se servir de ce prétexte pour perdre les innocens ^

L'appréhension des loups-garoux, ou des hommes transformés en loups, est encore une plaisante vision. Un homme par un effort déréglé de son imagination tombe dans cette folie, qu'il se croie devenir loup toutes les nuits. Ce dérèglement de son esprit ne manque pas de le disposer à faire toutes les actions que font les loups, ou qu'il a ouï dire qu'ils faisaient. Il sort donc à minuit de sa maison, il court les rues, il se jette sur quelque enfant s'il en rencontre, il le mord et le mal- traite; et le peuple, stupide et superstitieux, s'imagine (ju'en effet ce fanatique devient loup ; parce que ce mal- heureux le croit lui-même, et qu'il l'a dit en secret à quelques personnes qui n'ont pu le taire.

S'il était facile de former dans le cerveau les traces qui persuadent aux hommes qu'ils sont devenus loups, et si l'on pouvait courir les rues, et faire tous les ra- vages que font ces misérables loups-garoux, sans avoir le cerveau entièrement bouleversé, comme il est facile d'aller au sabbat dans son lit et sans se réveiller, ces

1. Au xviic siècle encore, on sait à quel point les préjugés eu iait de sorcellerie, de magie, etc., étaient tenaces et de combien de cruautés ils furent le prétexte. Ce passage fait honneur à la clairvoyance de Malehranche et à son humanité.

DE L I MA (i IN ATI ON 2(K

belles histoires de transformations d'hommes en loups ne maïKineraient pas de in-odiiiic leur etret comme celles que l'on fait du sahhat, et nous aurions autant de loups-garoux que nous avons de Sorciers. Mais la persuasion d'être transformés en loup suppose un bou- leversement de cerveau bien plus difficile à produire «]ue celui d'un homme qui croit seulement aller au sabbat; c'est-à-dire qui croit voir la nuit des choses «pii ne sont point, et qui étant réveillé ne peut distin- guer ses songes de^ pensées qu'il a eues pendant le jour.

C'est une chose assez ordinaire à certaines personnes d'avoir la nuit des songes assez vifs, pour s'en ressou- venir exactement lorsqu'ils sont réveillés, quoique le sujet de leur songe ne soit pas de soi fort terrible. Ainsi il n'est pas difficile que des gens se persuadent d'avoir été au sabbat; car il suffit pour cela que leur cerveau conserve les traces qui s'y font pendant le som- meil.

La principale raison qui nous empêche de prendre nos songes pour des réalités, est que nous ne pouvons lier nos songes avec les choses que nous avons faites pendant la veille : car nous reconnaissons par que ce ne sont que des songes. Or les Sorciers par imagina- tion ne peuvent reconnaître par si leur sabbat est un songe. Car on ne va au sabbat que la nuit, et ce (pii se passe au sabbat ne se peut lier avec les autres ac- tions de la journée. Ainsi il est moralement impossible de les détromper par ce moyen-là. Et il n'est point en- <'ore nécessaire que les choses que ces Sorciers pré- tendus croient avoir vues au sabbat, gardent entr 'elles un ordre naturel : car elles paraissent d'autant i)lus réelles qu'il y a plus d'extravagance et de confusion dans leur suite. Il suffit donc, pour les tromper, que les

202 DE LA IlECllERCHK DE LA VERITE

idées des choses du sabbat soient vives et effrayantes : ro qui no peut manquer, si on considère qu'elles repré- sentent des choses nouvelles et extraordinaires.

Mais afin qu'un homme s'imagine qu'il est coq, ('lièvre, loup, bœuf, il faut un si grand dérèglement d'imagination que cela ne peut être ordinaire : quoique ces renversemens d'esprit arrivent quelquefois ou par une punition divine, comme l'Ecriture le rapporte de Nabuchodonosor ^; ou par un transport naturel de mé- lancolie au cerveau, comme on en trouve des exemples dans les Auteurs de Médecine.

Encore que je sois persuadé que les véritables Sor- cierssoienttrès rares, que le sabbatne soit qu'un songe, et que les Parlemens qui renvoient les accusations de sorcellerie soient les plus équitables, cependant je ne doute point qu'il ne puisse y avoir des Sorciers, des charmes, des sortilèges, etc., et que le démon n'exerce quelquefois sa malice sur les hommes par une permis- sion particulière d'une puissance supérieure. Mais l'Ecriture sainte nous apprend que le royaume de Sa- tan est détruit : que TAnge du Ciel a enchaîné le démon, et l'a enfermé dans les abysmes, d'où il ne sortira qu'à la fin du monde ; que Jésus-Christ a dépouillé ce fort armé, et que le tems est venu auquel le Prince du monde est chassé hors du monde.

Il avait régné jusqu'à la venue du Sauveur, et il règne même encore , si on le veut , dans les lieux le Sauveur n'est point connu; mais il n'a plus aucun droit

1. <c Au même instant, la parole s'accomplit sur Nabuchodo- nosor. Il fut chassé du milieu des hommes, il mangea de l'herbe comme les bœufs, son corps fut trempé de la rosée du ciel ; jus- qu'à ce que ses cheveux crussent comme la plume des aiglf s, et ses ongles comme ceux des oiseaux. » (Daniel, iv.)

DE L'IMAGINATION 203

ni aucun pouvoir sur ceux qui sont régénérés en Jésus- (Ihrist : il ne peut même les tenter, si Dieu ne le per- met; et ï>;i Dieu le permet, c'est qu'ils peuvent le vain- <Te. (Test donc faire trop d'honneur au diable que de rapporter des histoires comme des marques de sa puissance, ainsi que font quelques nouveaux Démono- graphes , puisque ces histoires le rendent redoutable aux esprits faibles.

Il faut mépriser les démons comme on méprise les bourreaux; car c'est devant Dieu seul qu'il faut trem- bler. C'est la seule puissance qu'il faut craindre. Il faut appréhender ses jugemens et sa colère, et ne pas l'irriter par le mépris de ses Loix et de son Evangile. On doit être dans le respect lorsqu'il parle, ou lors- que les hommes nous parlent de lui. Mais quand les hommes nous parlent de la puissance du démon, c'est une faiblesse ridicule de s'effrayer, et de se troubler. Notre trouble fait honneur à notre ennemi. Il aime qu'on le respecte, et qu'on le craigne ; et son orgueil se satisfait, lorsque notre esprit s'abbat devant lui.

II. Il est temps de finir ce second Livre , et de faire remarquer par les choses que l'on a dites dans ce Livre, et dans le précédent, que toutes les pensées qu'a IVime par le corps ou par dépendance du corps sont toutes pour le corps; qu'elles sont toutes fausses ou obscures : qu'elles ne servent qu'à nous unir aux biens sensibles, et à tout ce qui peut nous les procurer, et que cette union nous engage dans des erreurs infinies, et dans de très grandes misères ; quoique nous ne sen- tions pas toujours ces misères, de même que nous ne «onnaissons pas les erreurs qui les ont causées. Voici l'exemple le plus remarquable.

L'union que nous avons eue avec nos mères dans

20i ])!•: LA UKCIIKKCIIE DE LA VÉRITÉ

leur sein, laquelle est la plus étroite que nous puissions avoir avec les hommes, nous a causé les plus grands maux; sçavoir, le péché et la concupiscence, qui sont l'origine de toutes nos misères. Il fallait néanmoins pour la conformation de notre corps qu«î cette union fût aussi étroite qu'elle a été.

A cette imion, qui a été rompue par notre naissance, une autre a succédé, par laquelle les enfans tiennent àleursparens et à leurs nourrices. Cette seconde union n'a pas été si étroite que la première ; aussi nous a-t-elle fait moins de mal : elle nous a seulement portr-s à croire et à vouloir imiter nos parens et nos nour- rices en toutes choses. 11 est visible que cette seconde union nous était encore nécessaire, non comme la pre- mière pour la conformation de notre corps, mais pour sa conservation, pour connaître les choses qui y peu- vent être utiles, et pour disposer le corps aux mouvo- mens nécessaires pour les acquérir.

Enfin, l'union que nous avons encore présentement avec tous les hommes, ne laisse pas de nous faire beau- coup de mal, quoiqu'elle ne soit pas si étroite, parce qu'elle est moins nécessaire à la conservation de notre corps. Car c'est à cause de cette union que nous vivons d'opinion, que nous estimons et que nous aimons tout ce (pi'on aime et ce qu'on estime dans le monde, malgré les remords de notre conscience, et les véritables idées que nous avons des choses. Je ne parle pas ici de l'union que nous avons avec l'esprit des autres hommes ; car on i)eut dire que nous en recevons quelque instruction. Je parle seulement de l'union sensible qui est entre notre ima- gination et l'air et la manière de ceux qui nous par- l«'nt. Voilà comment toutes les pensées que nous avons par dépendance du corps, sont toutes fausses et d'au-

DE L'IMAGINATION 20:;

tant [)liis (lanju;or(3uses pour notre ànio ([ir«,*llo.s sonl, plus utiles à notre corps.

Ainsi tâchons de nous déliver peu à peu des illusions de nos sens, des visions de notre imafiination et de l'impression que riniagination des autres jiommes fait sur notre esprit. Rejettons avec soin toutes les idées confuses que nous avons par la dépendance nous sommes de notre corps et n'admettons que les idées claires et évidentes que l'esprit reçoit par l'union qu'il a nécessairement avec le Verbe, ou la Sagesse et la Vérité éternelle, comme nous expliquerons dans le Livre suivant, c[ui est De l'entendement ou de l'es- prit pur.

FIN

12

TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION

I. La vie et les œuvres de Malebranche 1

II. Métaphysique de la Vision en Dieu 6

m. Union de l'âme et du corps 12

IV. Possibilité d'une psycho-physiquo 18

V. Esquisse d'une psycholof?ie 24

VI . De l'Imagination 27

DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ.

Livre Second : De rimagination.

PREMIÈRE PARTIE.

Chapitke premikk. I. Idée générale de l'Imagination. II. Qu'elle renferme deux facultés, l'une active et l'autre passive. III. Cause générale des changements qui ar- rivent à l'imagination des hommes, et le fondement de

ce second Livre 33

Analyse des chapitres II-IV 44

Chapitre V. I. De la liaison des idées de l'Esprit avec 1< .^ Iraff's du cerveau. II. De la liaison réciproque qui

208 TABLE DES MATIÈRES

est entre CCS ti'ncos. III. Df* In ^ft'moiro. IV. lies lui-

bitudes 4.";

Aualyso des cliupitiv.^ Vl-lX îiO

SECONDK l'ARTli:.

Chapitre pkemier. I. De rimagiiiatioii des femmes. H. De celle des hommes. 111. De celle des vieillards. . . GG

Chapitre II. Que les esprits animaux vont d'ordinaire dans les traces des idées qui nous sont les plus familières, ce quifait qu'onne juge point sainement des choses... Tj

Chapitre III. I. Que les personnes d'étude sont les plus sujettes à l'erreur. II. Raisons pour lesquelles on aime mieux suivre l'autorité que de faire "usage de son esprit. SI

Chapitre IV. Deux mauvais effets do la lecture sur l'ima- gination 87

Chapitre Y. Que les personnes d'étude s'entêtent ordi- nairement de quelque auteur, de sorte que leur but prin- cipal est de savoir ce qu'il a cru, sans se soucier de ce qu'il faut croire 92

Chapitre VI. De la préoccupation des commentateurs.. . 100

Chapitre VII. I. Des inventeurs de nouveaux systèmes. II. Dernière erreur des personnes d'étude M3

Chapitre YIII. I. Des esprits efféminés. II. Dos esprits, superficiels. III. Des personnes d'autorité. IV. De ceux qui font dos expériences 119

TROISIÈME partir.

Chapitre premier. I. De la disposition que nous avons à imiter les autres en toutes choses, laquelle est l'origine de la communication des erreurs qui dépendent de la puissance de l'imagination. II. Deux causes principales qui augmentent cette disposition. III. Ce que c'est qu'imagination forte. IV. Qu'il y en a de plusieurs sortes. Des fous et de ceux qui ont l'imagination forte dans le sens qu'on rentend ici. Deux défauts

TABLE DES MATIÈRES 201»

considérables de ceux qui ont l'imagination forte VI. De la puissance qu'ils ont de persuader, et d'imposer 132 Chapitre II. Exemples généraux de la force de l'ima- gination 1 i i

Chapitre III. I. De la force do l'iniagiiiation de certains

auteurs. II. De Tertullien loT

Chapitre IV. De l'imagination de Sénèqiie 163

Chapitre V. Du livre de Montaigne 181

Chapitre VI. I. Des sorciers, par imagination, et des loups-garoux. II. Conclusion des deux premiers livres. 19."i

société anonyme d'imprimerie de villefranche-de-rouergub

Jules Banloux, «liiecleur.

/n

1

Biu^n.o ^dCT. MAR22 19/7

%4

B

1893 R3

1885 V.2

Malebranche, Nicolas

De la recherche de la vérité