PHILIBERT AUDEBRAND

Derniers Joa^s

de

Lia Bohème

SOUVENIRS DE LA VIE LITTÉRAIRE

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PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3

DERNIERS JOURS DE LA BOHÈME

DU MEME AUTEUR

ALEXANDRE DUMAS A LA MAISON d'or 1 VOl.

LA CLÉ d'argent 1

LES DIVORCES DE PARIS- 1

LA LETTRE DÉCHIRÉE 1

LES MÉMOIRES d'uN PASSANT '1

NAPOLÉON A-T-IL ÉTÉ UN HOMME HEUREUX? . . 2

PETITES COMÉDIES DU BOUDOIR 1

PETITS MÉMOIRES DU XIX' SIÈCLE 1

SOLDATS, POÈTES ET TRIBUNS 1

YEUX NOIRS ET YEUX BLEUS 1

CEUX QUI FONT LA FÊTE 1

LAURIERS ET CYPRÈS 1

ROMANCIERS ET VIVEURS DU XIX' SIÈCLE .... i

En préparation : l'attaché d'ambassade (histoire d'un amour caché).

TOURS, IMP. PAUL lîOUSKEZ

PHILIBERT AUDEBEAND

Derniers jours

de

La Bohême

SOUVENIRS DE LA VIE LITTÉRAIRE

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UN ÉDITEUR D'IL Y A SOIXANTE-QUINZE ANS

Un jour, c'était au commencement de l'Em- pire, nous étions chez Jules Janin, rue de Tour- non. A cette époque-là, celui qu'on avait sur- nommé fastueusement le Prince des critiques n'avait pas encore quitté la ville pour s'instal- ler, rue de la Pompe, dans son joli petit chalet de Passy. Nous étions trois ou quatre à causer d'art et de littérature avec le feuilletoniste en bonnet de coton et en robe de chambre, comme toujours, lorsque François, le valet de chambre, annonça nonchalamment C. Ladvocat. « Qu'il entre, ce cher ami ! » s'écria l'auteur de VAne mort. En même temps, un homme d'une taille un peu au-dessous de la moyenne se montra, après une légère inclinaison de tête, faite à la manière des gens de cour. Une tête déjà blanche, mais encore fort éveillée. Le nouveau venu était

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mis très correctement, sans recherche. On devi- nait que, chez lui, l'élégance était native et qu'il avait être rompu de très bonne heure aux pratiques de cette vieille politesse française que nous voyons s'en aller à tire-d'ailc. Après avoir dépassé le seuil du cabinet, il se découvrit, mais en tenant son chapeau de la main droite, sans qu'il y eût rien de trop humble dans son atti- tude. Sur ses lèvres encore roses se dessinait un sourire dans lequel il pouvait bien y avoir quel- que chose d'amer, un peu de tristesse Ce n'était pourtant qu'un éclair. Le contentement y monta bien vite.

De son côté, Jules Janin venait de se lever de son siège. Dès qu'il l'avait aperçu, il s'était pré- paré à lui faire bon accueil.

Ah! messieurs, dit-il de sa voix sonore, si bien timbrée, vous voyez le Prince des éditeurs chez le Prince des critiques, puisque c'est de cette façon qu'on s'obstine à nous appeler l'un et l'autre. Allons, jeunes gens, permettez donc que je vous présente une Altesse, eh! oui, une Altesse de la littérature. Le Ladvocat que vous voyez ici, chez moi, sans chambellans, sans gardes du corps et sans porte-coton, est un autre Denys de Syracuse. Il a régné jadis au Palais- Royal. Il y trônait en libraire très réellement, très sérieusement, et, comme tant de tètes cou- ronnées, il a été renversé par une révolution. Oui, messieurs, il est tombé le jour mémo

trois rois ont vu s'écrouler leur trône : Charles X, Louis-Antoine XIX et Henri V. Juillet a causé sa chute. Sic voluerefata.

Jules Janin, personne ne l'ignore, ne pouvait prononcer ni écrire dix lignes de suite sans les entrelarder d'une citation latine. C'a été un tic que les universitaires blaguaient très fortement et qui assommait les mondains, mais dont il n'a jamais pu ni voulu se défaire. Cependant le visi- teur, évidemment familier, prit un siège, et, après quelques paroles insignifiantes sur la pluie et le beau temps, nous le vimes tirer de sa poche un petit papier qu'il tendit sans façon au jour- naliste. Comme ce fait annonçait qu'il pouvait être question entre eux de quelque affaire pri- vée, ceux qui étaient présents demandèrent à se retirer.

Non, riposta vivement le gros critique, ce n'est pas la peine; Ladvocat et moi nous n'avons pas à nous gêner. Il ne s'agit que d'une signature qu'il vient me demander, comme on irait chez le serrurier du coin chercher un passe-partout afin d'ouvrir une porte. Il a donc besoin d'un billet de trois lignes qui lui serve d'introduc- teur auprès de l'illustrissime ambassadeur de la reine d'Espagne, un hidalgo que j'ai eu l'honneur de rencontrer, l'été dernier, aux Roches, la mai- son de campagne des Bertin. Trois lignes, mes amis, et, en disant ces mots, il reprenait sa plume, trois lignes, mettons-en six, mettons-

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en douze; ça va être vite fait, et Ladvocat s'en ira dare-dare, n'est-ce pas ?

Mon Dieu, oui, riposta le petit homme, je m'en irai sans plus attendre, et pour deux rai- sons. La première, c'est que je n'aime pas à demeurer en place; la seconde, c'est que j'ai un cabriolet, un ver rongeur, qui m'attend en bas, à la porte.

Ladvocat qui compte avec la dépense ! Ladvocat économe ! Qui eût jamais cru à rien de pareil ! murmurait Jules Janin, tout en écri- vant.

Vous pensez bien que le billet était déjà écrit. Improvisateur inépuisable à la manière de Denis Diderot, son maître, le feuilletoniste des Débats brûlait le papier du bout de sa plume de fer. Un madrigal en prose, sûrement bien tourné, n'avait pas demandé plus d'une minute et demie. La chose faite, il jeta sur ses pattes de mouche une légère pincée de poudre à poudrer l'écri- ture, introduisit le billet dans une enveloppe, tendit le tout au vieil ami et ajouta, toujours sur le ton de la bonhomie narquoise de tout à l'heure, cet adieu si aimable :

Tenez, Altesse, prenez, partez et retrouvez votre couronne.

Un court instant ne s'était pas écoulé, qu'a- près les salamalecs d'usage, Ladvocat avait dis- paru, descendant les escaliers quatre à quatre, afin de se rendre sans retard à l'ambassade

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d'Espagne, il avait affaire. Mais aussitôt qu'il fut parti, Jules Janin, tout en s'emportant en éloges presque dithyrambiques sur le person- nage, tenant à nous le mieux faire connaître, entra dans de longs détails sur ce que cet homme avait été jadis, sur le grand rôle qu'il avait joué pendant quinze ans dans le commerce des let- tres et pourquoi il était si vite tombé : qiio modo cectdit potens f

Vers le milieu de la Restauration, mettons en 1820, si vous voulez, Ladvocat était arrivé de sa province. Il dut vivre sans le sou, mais avec un esprit inventif et le besoin d'agir. Dans le premier chapitre de Gil Bios, Le Sage assure que tout petit homme est décisif. Celui-là tenait de la nature le don d'être pétulant et de bien savoir ce qu'il voulait. Eh ! pardieu, il voulait faire fortune ; mais de quelle façon ? par quels moyens ? Après avoir jeté un coup d'œil rapide autour de lui, en se demandant ce qu'il convenait de faire pour se trouver une bonne place au soleil, il avait décidé de relever la librairie. Faire des livres, c'était, en effet, tout indiqué par le temps l'on était. Pendant près de vingt-cinq années consécutives, de 1790 à 1815, la France avait eu à soutenir un duel terrible contre l'Europe entière. Des flots de sang avaient coulé un peu partout. Quatre millions d'hom- mes, à ce que disait la statistique, étaient cou- chés sur trente champs de bataille. De Paris à

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Moscou, on était las de la guerre. Les anciens rois succédant à l'Empire, le canon se taisait à la fin. On ne demandait plus qu'à vivre en paix pour refaire la famille française, aux trois quarts épuisée, puisque, sur tels et tels points du pays, on ne trouvait plus que des femmes quand il fallait mener la charrue aux champs. D'autre part, la Charte de Saint-Ouen, se disant libérale, la tribune se relevait; la presse renaissait ; les écoles se rouvraient. Résultat final : lire allait de- venir une nécessité aussi urgente qu'universelle.

Très belle occasion pour ouvrir boutique, se dit Ladvocat.

Oui, sans doute, l'occasion était propice, et le jeune homme était bien décidé à la saisir aux cheveux; mais encore fallait-il s'installer? N'oubliez pas que, par comparaison avec le Paris d'aujourd'hui, le Paris d'alors était une sorte de Lilliput, car, dans son étroite enceinte, il ne comprenait encore que 800,000 habitants, et il en compte, présentement, 2,500,000.

En ce temps-là, la ligne des boulevards, à demi nue, n'était bâtie que depuis la rue de la Paix jusqu'au boulevard du Temple, et encore en ne laissant voir que des maisons fort peu hautes et très espacées. On ne savait pas ce que c'était que ces brillantes colonies étrangères qui ont semé depuis lors tant de palais en marbre aux Champs-Elysées. Les grandes voies qu'a réalisées le baron Haussmann n'existaient qu'à

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l'état de projets, au fond des cartons de l'Hôtel de Ville. était donc lame de Paris? vivait-on le plus ? la foule se portait-elle de préférence ?

Le nouveau débarqué observa avec soin, très froidement, et il n'eut pas grand'peine à voir que l'endroit de la capitale l'on s'agitait le plus et où, par conséquent, l'or circulait le plus, c'était le Palais-Royal

Ce vieux palais, propriété patrimoniale des d'Orléans, n'avait que très peu bougé depuis la journée mémorable où, monté sur une chaise, Camille Desmoulins le mit en rumeur en pous- sant son premier cri de révolte. Sans contredit, c'était celui des quartiers de la grande ville qui reflétait encore le plus la vie bigarrée, spiri- tuelle, insouciante et licencieuse de l'ancien régime. Non seulement il n'avait pas été rebâti depuis Philippe-Egalité, son dernier maître, ce qui veut dire qu'il n'avait pas été assaini, mais aussi, mais surtout, on ne s'était pas encore préoccupé du soin de le moraliser. Sous les arbres du jardin, sous les arcades du palais et dans la fameuse galerie de bois, remplacée plus tard par la galerie de verre, cinq cents filles, la tête et la gorge nues, un bouquet ou un éven- tail à la main, se promenaient du matin au soir. Jamais femme honnête ne mettait les pieds dans cette zone, une Corinthe déshonorée et redoutable.

Ces Phrynés, très peu contenues par la police des mœurs, ce n'était encore qu'un des côtés de la corruption. Le Palais- Royal se recommandait par d'autres attraits. Vous avez deviné qu'il s'agit des maisons de jeu. Il en existait trois, soigneusement numérotées. Pour avoir une idée à peu près exacte de ce qui se passait dans ces centres du plaisir, disons plutôt dans ces enfers du vice, lisez le second chapitre de la Peau de chof/i'in. H. de Balzac, qui était jeune à cette époque, a vu de près ces chefs-lieux de la Rou- lette et du Trente-et-Quarante et, en dix pages d'une éloquence qui rappelle les mouvements du Dante et ceux de Bossuet, il décrit et ces éta- blissements terribles et le personnel si curieux, l'écume et l'élite de la population d'alors qui s'y mêlaient sans cesse.

L'amour vénal, le jeu, la table toujours mise, le théâtre décolleté, c'est-à-dire les plaisirs les plus corrosifs, trouvaient en ce coin de Paris leur quartier général. Nuit et jour, tout ce com- partiment de Paris était en mouvement. Le soir venu, cinq ou six cabarets s'ouvraient pour les viveurs d'abord ; c'était le temps Eugène Brifïault écrivait dans V Album : « On ne soupe bien ((u'au Pa.lais-Royal ». Après souper, on trouvait l'enceinte encore illuminée; c'était la sortie de la Comédie-Fran(;aise, l'on était allé applaudir Talma ou écouter M^'® Mars. Quant aux petits bourgeois et aux gens du peuple, ils

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se délectaient au Café des Aveugles, un souter- rain au fond duquel se faisait entendre un orches- tre formé de musiciens venus des Quinze-Vingts. Le moyen que la foule ne se portât pas sans cesse dans un tel endroit !

Sans doute, la vogue se partageait. Tandis qu'on voyait les Nestors d'Académie et les gens de bon ton se promener aux Tuileries sous les beaux marronniers plantés jadis par La Quinti- nie, les élégants, les femmes à la mode donnaient la préférence au boulevard des Italiens, que, de- puis le retour des Bourbons, on appelait le bou- levard de Gand. La cour, les dignitaires, la haute finance, les carrosses se montraient déjà dans cette superbe avenue des Champs-Elysées qui mène au bois de Boulogne et à Bagatelle, ce petit château étaient élevés les Enfants de France ; mais le Paris du vice et du hasard, et aussi, hélas ! celui de la jeunesse, fréquentaient plus assidûment le Palais-Egalité. Pas un provin- cial, pas un riche étranger surtout, ne fût-ce que pour satisfaire une vive curiosité, ne s'exemp- taient d'y faire deux ou trois haltes. Parfois même, ils s'y fixaient pour un trimestre.

Ainsi que je l'ai déjà dit, l'or y coulait à flots. Raison pour laquelle on voyait sous les arcades les offices de trois ou quatre changeurs. Mettez, s'il vous plait, le double pour les préteurs sur gage, pour les usuriers qui achètent les recon- naissances du Mont-de-Piété. Chose curieuse,

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les boutiques de libraires y abondaient plus qu'ail- leurs. Ainsi la culture de l'esprit trouvait à se faire jour au milieu de tant de dévergondage. Disons même que lorsqu'on voulait se procurer une nouveauté littéraire, le dernier pamphlet de Paul-Louis ou le récent numéro du JVain Jaune, c'était au Palais-Ro.yal qu'il fallait aller les cher- cher.

Ladvocat n'avait pas été le seul à observer ce fait. Voyant dans tant de remue-ménage une clientèle toute faite, plusieurs autres avaient établi le commerce des livres. On commençait par une échoppe; on finissait par un magasin. C'était ce qui était arrivé, entre autres, pour le chef desDentu, le grand-père de l'éditeur actuel. En débutant, il avait surtout vendu deux des romans ténébreux et naïfs de Ducray-Duminil : Cœlina ou l'Enfant du Mystère et Alexis ou la Maisonnette dans les bois ; et c'était ainsi que se formait une dynastie de libraires. D'un coup d'œil Ladvocat comprit que son entreprise pour- rait vite réussir et parvenir à un grand dévelop- pement. On était encore sous le règne de Louis XVIII. Il sehasarda.il n'eut d'abord qu'une petite boutique. Presque rien. Quelques rayons, un comptoir modeste, deux ou trois sièges. Le principal, c'était la devanture. Il était essentiel, en effet, de mettre en évidence les couvertures voyantes, ces titres à effet qui attirent l'œil et arrêtent pour ainsi dire le passant au collet. En

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ces temps-là, vers 1823, si les Bourbons parais- saient solidement assis sur leur trône, si Napo- léon était mort et enterré, si c'en était fait de toute restauration bonapartiste, néanmoins l'es- prit chauvin était en l'air. On ne regrettait pas l'Empire, auquel les mères reprochaient tant d'hécatombes humaines, mais par le fait de la plus étrange des inconséquences, on se mettait à le chanter. Béranger rappelait dans ses odes les prouesses de la Grande-Armée ; Horace Ver- net jetait sur une toile un soldat laboureur ; les théâtres représentaient sur leurs scènes ce même type, fort aimé du peuple. Il y avait donc dans cet élément social, le grognard reti)'é dans ses foyers, une mine d'or à exploiter, et ce fut ce que devina encore notre apprenti éditeur. La pre- mière œuvre qu'il présenta au public fut une brochure satirique en l'honneur des soldats con- gédiés que les ultra-royalistes d'alors avaient sur- nommés « les brigands de la Loire «. L'opuscule en question était intitulé : V Emploi de la demi- solde. Imaginez un petit écrit, très vif, censément fait par un lieutenant de la garde impériale, mis au rancart par le nouveau règne et, vu l'insuffi- sance de sa solde, obligé de se faire un état manuel pour vivre. Comme il y avait dans ces pages une certaine dose de critique avec quelque épigramme à l'adresse du gouvernement royal, elles se ven- dirent à un nombre considérable d'exemplaires. On faisait queue pour avoir ce cahier.

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Un premier succès, se disait le jeune com- merçant : il faut qu'il soit suivi de l^eaucoup d'autres.

Il ne disait rien de trop, il ne se vantait pas. « Une boutique de libraire, a dit Edmond Texier, c'est un jardin accourent les abeilles. « Lad- vocat savait attirer les auteurs en vogue. Pour y mieux réussir, il agrandit son magasin du double. Avec son premier argent, il donna des dîners. C'était l'époque Brillât-Savarin publiait son code de la gastronomie, Henrion de Pansey, ce savant jurisconsulte, s'écriait : a Je ne croirai au progrès que quand je verrai un cuisinier à l'Institut ». M. de Villèle, président du Conseil, ne se maintenait au pouvoir qu'en mettant la nappe, toutes les semaines, pour les trois cents députés qui formaient sa docile majorité. Détail de nos mœurs politiques d'alors, que le poète le plus applaudi de cet âge a si bien exprimé dans un distique fameux : ,

Tout se fait en dînant dans le siècle nous sommes, Et c'est par les dîners qu'on gouverne les hommes.

Connaissant le pouvoir de la fourchette, Lad- vocat en a fait quelque chose comme une baguette magique. Les meilleures poulardes ! des trufïes ! du château-yquem ! Rien de trop délicat, rien de trop cher pour fêter les gens d'esprit ! Voilà ce qu'il disait et voilà aussi ce qu'il faisait : une in-

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vitation à dîner, très galamment adressée aux meilleurs compagnons de la plume. A table, il leur commandait des œuvres, prose et vers, qui, à la longue, devaient former le fonds d'une mai- son considérable.

Au bout de deux ans, le mi^deste établissement de la galerie de bois n'était plus qu'un souvenir. La boutique s'étendait désormais sur deux tra- vées, et le jeune éditeur mariait son nom avec les noms les plus illustres du jour : des histo- riens, des poètes, des critiques, des conteurs, le sel de la société française. Ces reflets de gloire n'empêchaient point le commerce de la maison d'aller bon train, au contraire. Une des meil- leures opérations de Ladvocat, celle qui lui donna bien vite, avec un grand lucre, une sorte de rayonnement, ce fut la mise en vente des Messé- niennes de Casimir Delavigne, un Tyrtée tombé dans l'oubli. Qui croirait aujourd'hui que cet aède fut regardé comme le plus grand artisan lyrique de 1816 à 1820? Ces cantates, animées d'un grand souffle patriotique, toute la jeunesse des collèges les savait par cœur. Faut-il rappeler ici que le titre coïncidait avec le soulèvement de la Grèce, avec le mouvement des philhellènes et le départ de Byron pour Missolonghi et que, par conséquent, il enflammait les âmes ? L'ode sur Waterloo, celle sur la dévastation de nos musées par l'étranger, celle le poète évoque la figure de Napoléon et prophétise sa cliute, les beaux

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couplets sur Jeanne d'Arc et sur Christophe Co- lomb, cil ! mon Dieu ! ces thèmes font sourire aujourd'hui de pitié les cénacles naturalistes et les cafés prétendus littéraires l'on s'amuse à renier toute l'histoire du dernier siècle; mais, que voulez-vous que je vous dise ? sur la fin de la Restauration, c'était un enthousiasme qui allait jusqu'à lidolâtrie. On rencontrait le buste de Casimir Delavigne un peu partout. Ladvocat, sachant que l'Ecole des vieillards rapportait 80,000 francs à son auteur, lui payait le seul manuscrit 7,000 francs. A la vérité, la pièce était jouée par Talma et par M'^'' Mars, ce qui en dou- blait l'attrait. Jugez donc si, après ce triomphe, la publication des Messéniennes prenait la tour- nure d'une bonne affaire ! Encouragé par le suc- cès, ne s'embarrassant point des questions d'école, l'éditeur allait ensuite à Victor Hugo, le chef des Romantiques et, comme pendant, il faisait paraître les Odes et Ballades. Mais avant tout cela, par tout cela, par un étonnant coup d'audace, il avait mis au jour une superbe édition in-octavo des Œuvres complètes de Chateau- briand, payée par lui 300,000 francs.

Du coup, après les Didot, il est vrai, il était reconnu pour être le premier éditeur de Paris. A l'avenir, il ne sortirait plus de chez lui que des ouvrages de haute valeur. En ce temps-là, l'ombre de lord Byron tournait la tête à l'Europe littéraire; Amédée Pichot traduisit l'auteur du

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Pèlerinage de Child-Harold, et ce fut encore une très bonne aubaine. M. Guizot donnait Y His- toire de la civilisation et revoymt la traduction du Sliakespeare de Le Tourneur. Un très grand corps d'ouvrage allait sortir du môme établisse- ment. Nous voulons parler de Y Histoire des ducs de Bourgogne de M. de Barante, immense labeur, pratiqué un peu sans doute à coups de ciseaux, mais qui, au bout du compte, pouvait marcher de pair avec les admirables Etudes d'Au- gustin Thierry. Que de grandes choses ! que de monuments! et comme ce petit homme, en considération de tant d'efforts, méritait bien d'être un négociant heureux !

Heureux, eh ! sans aucun doute, Ladvocat l'était et, peut-être, allons-nous être conduit à dire qu'il l'était trop. Tant qu'il avait eu sa mai- son à fonder et sa fortune à faire, il s'était montré tour à tour libéral et magnifique au point de vue de l'argent. Avec le redoublement de succès, il devenait prodigue. Il en était arrivé même à croire qu'il avait dans sa boutique un Potose inépuisable, et il agissait en conséquence. J'ai parlé des dîners qu'il donnait, et ce n'était rien encore. Il avait un grand train de maison, belle mise, un équipage, une livrée. Et, pour expliquer tant de luxe, il avait une réplique toute trouvée :

Est-ce donc, disait-il, que je pourrais me présenter cliez M. de Chateaubriand comme un simple paltoquet ?

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Ainsi, les affaires allant comme nous venons de le dire, il était tout simple qu'il menât grand train. Les soupers au cabaret, chez Vcfour ou chez Véry, devenaient de règle. Ce n'étaient plus seulement les auteurs de sa maison qu'il avait à convier ; il y avait, en outre, à offrir la franche lippée à nos seigneurs les journalistes, des coo- pérateurs sans le concours desquels rien ne sau- rait se faire dans le monde moderne. Partez donc de pour voir en lui un Mécène : « Salut, Mé- cène, petit-fils des rois, prince des chevaliers romains ! » Dans une comédie en vers, Je Roman à vendre, un des vaudevillistes d'alors, Bayard, le neveu de M. Scribe, s'est appliqué à faire de l'éditeur par excellence le portrait suivant :

Je suis fêté de tous ; ma maison est brillante. J'ai sui" l'esprit courant vingt mille écus de rente. Je vends tout; j use tout par trente éditions. J'exploite à mon profit les réputations. Recherché des auteurs, estimé des actrices. Je fais des marchés d'or jusque dans les coulisses. J'ai des amis partout. Les journaux sont pour moi. Et j'imprime les vers d'un procureur du roi.

A la bonne heure, Ladvocat pouvait mener la vie d'une altesse ; mais, à Paris et dans le xix»^ siècle, le baromètre, même pour l'homme le plus heureux, ne demeure pas toujours au beau fixe. Tout passe, tout casse, tout lasse. Une tempête politique était à la veille d'éclater, et elle devait,

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en quelques heures, emporter la fortune du fa- bricant en livres.

En 1830, au commencement de l'année, Paris était une Athènes ; on ne s'y occupait sérieuse- ment que de littérature et d'art. Sans la brusque arrivée aux affaires d'un fanatique de réaction, la ville, ivre de poésie, de musique, d'éloquence, de beaux tableaux et de romans, n'aurait pas eu la tête tournée par la politique. Pour le moins, la révolution eût été ajournée. Si, au lieu d'appeler le prince de Polignac aux Tuileries, Charles X, prenant les choses à la manière anglaise, eût constitué un ministère libéral avec Jacques Laf- fîtte ou Casimir Périer, le vieux trône n'aurait point été déraciné par une tempête. Chateau- briand et le duc de Fitzjame avaient donné ce conseil; mais la cour, frappée d'aveuglement, s'était moquée d'eux, et les trois ordonnances, marquées de la griffe royale, voulaient faire re- brousser le siècle par delà 1789, en faisant renaître le bon plaisir du prince. On sait ce qui est arrivé. Le peuple s'est levé ; il a pris les ar- mes ; il s'est battu trois jours de suite contre les Suisses et contre la garde, et le troisième jour, un soir, il ne restait plus rien de la dynastie des Bourbons aînés.

Jamais mouvement populaire n'aura fait naître autant de clameurs joyeuses. Il y avait eu une triple bataille dans les rues, mais pas d'excès. Le 30 juillet, au matin, quand on apprit que le

vieux roi, vaincu, se retirait à Rambouillet pour y signer son abdication, la capitale prit un air de fête. Ou voyait reparaître les trois couleurs partout et sous toutes les formes, comme dra- peaux, comme cocardes et comme écharpes. Les femmes s'en paraient à l'aide de rubans assortis et de fleurs ; Casimir Delavigne, déjà nommé, improvisait la Parisienne, un hymne pas très véhément, mais il se trouvait tout de même un peu de souffle, et Adolphe Nourrit, le ténor en vogue, un drapeau tricolore à la main, venait le soir, à l'Opéra, au premier lever du rideau, chanter cette Marseillaise qui ne s'était plus fait entendre depuis le Dix-Huit Brumaire. Toutes les écoles, la Polytechnique en tête, fraterni- sant avec les ouvriers des faubourgs, acclamaient la Charte rajeunie comme le signal d'une ère nouvelle. On avait reconnu l'auteur de René au milieu de la foule, et le peuple, le soulevant dans ses bras, l'avait, malgré lui, porté en triomphe, en criant : « Vive la liberté de la presse ! »

Encore une fois, rien de plus beau ni de plus imposant ; mais, par malheur, il devait y avoir à subir le contre-coup de tant d'ivresse. Pendant les trois jours de combat, les ateliers s'étaient fermés; les affaires, le commerce, l'industrie n'avaient pu que chômer. On sait combien est une chose délicate la vie de ce (ju'on appelle le crédit. Un rien, un fait insigniliant, une rumeur

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en l'air en troublent la frêle économie; à plus forte raison, l'alarme et la mévente arrivent-elles dès qu'il y a une révolution. Ce triomphe des idées libérales effraya la finance, la Bourse, la Banque, le papier en circulation. Tout à coup l'argent se cacha. Les amis de la dynastie déchue, saisis d'effroi, désertaient leurs hôtels pour aller bouder dans leurs châteaux ou conspirer à l'é- tranger. On avait eu beau improviser un nou- veau roi en moins d'une semaine, cet interrègne avait suffi pour donner la fièvre aux intérêts et pour susciter une crise qui appauvrirait pen- dant plus d'un an Paris et la France entière.

^Si les livres, prose ou vers, sont une nécessité sociale, puisqu'ils forment la substance avec la- quelle se nourrit l'esprit, il est vrai de dire aussi qu'ils ne sont qu'une affaire de luxe, une sorte de superflu. Il y a soixante-quinze ans, l'ins- truction n'ayant été que fort peu répandue dans les masses, les seules classes d'«n haut faisaient l'emplette de nouveautés littéraires. Vous devinez ce qu'un tel état de. choses devait amener dans une maison telle que celle de Ladvocat. Sans doute, on y multipliait les affiches; on parait l'étalage des in-octavo et des brochures de la veille. Peine perdue. Les brillants magasins ne devaient plus voir venir l'acheteur aristocra- tique à pied ni en voiture. Quant aux envois en province et à l'étranger, ils s'étaient arrêtés brusquement. On ne lisait plus que les journaux.

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Au bout de trois mois, chez cet éditeur, qui avait été en possession de tant de richesse, le malaise et la gêne entraient de plain-pied. Non seulement la caisse n'y trouvait plus de papier Joseph, mais il n'y avait plus ni or ni argent. Les gros sous eux-mêmes cessaient de s'y montrer. Aux jours d'échéance, on ne savait de quel bois faire flèche. Il fallait créer des expédients rui- neux, avoir recours à des emprunts usuraires ou suspendre ses payements, c'est-à-dire ac- cepter le déshonneur, puisque c'en est un que de ne pas payer après engagement pris par écrit.

Chose cruelle ! disait Ladvocat, cette révo- lution à laquelle j'ai travaillé me ruine de fond en comble, car elle ne se borne pas à faire fuir mes acheteurs ; voilà qu'elle m'enlève, un à un, les coopérateurs sur lesquels était assis le pres- tige de ma maison. Je comptais sur la plume d'aigle de M. de Chateaubriand. Eh bien ! l'illus- tre vicomte vient de donner sa démission de pair de France, et il parle d'émigrer en Suisse, et c'est tout au plus si, avec ses belles strophes, Béranger pourra le retenir. Je fondais des espé- rances sur M. de Barante, l'auteur de V Histoire des ducs des Bourgogne : notre nouveau roi l'envoie à Saint-Pétersbourg en qualité d'ambas- sadeur. Je soutenais le ménage du petit Guizot. Je donnais, par mois, 500 francs au mari pour continuer l'Histoire d'Angleterre, et 500 francs

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à la femme pour écrire des contes d'enfants, genre dans lequel elle excelle. Voilà que Louis- Philippe prend l'un pour en faire un ministre et l'autre pour venir causer avec la reine. Il y avait encore M de Salvandy, auquel je comptais aussi 500 francs par mois pour me faire, tous les ans, une brochure qu'on tirait à 50,000 exemplaires. Le nouveau régime s'empare aussi de celui-là pour en faire un vice-président de la Chambre des députés Allons, je suis un homme mort !

Dans ces heures d'amertume et de décourage- ment, il se rappelait Sautelet, cet autre éditeur si brillant, qui, six mois avant Juillet, voyant qu'il ne pourrait faire honneur à sa signature, s'était cassé la tête d'un coup de pistolet. L'évé- nement a été d'autant plus remarqué qu'il a fourni à Armand Carrel l'occasion de composer son Traité sur le suicide, c'est-à-dire les plus belles pages qu'ait écrites le rédacteur en chef de l'ancien National. Lui aussi, Ladvocat, il tournait autour d'une arme meurtrière, et il se demandait si le moment n'était pas venu pour lui d'en finir avec la vie.

Paris est un immense enchevêtrement de villes qui sont toutes affairées ; c'est un océan de tètes humaines. Tous les jours que Dieu fait, il se passe dans ses murs cent drames plus mouve- mentés les uns que les autres. On y est sollicité par le spectacle d'une rixe dans la rue, d'un procès en séparation de corps au Palais de Justice,

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par un duel au Bois, par une lettre qui court les journaux ou par une épigramme qui voltige partout. Le va-et-vient des intérêts, le jeu des passions et des folies en tout genre y commence dès l'aube et ne s'arrête même pas durant la nuit. Or, en dépit de tant de bruit, malgré tant d'é- motions incessantes, pour peu qu'on touche au monde des lettres, le moindre épisode ne tarde pas à être dévoilé et à prendre la figure d'un événement. En quelques heures, cela devient un on-dit populaire : « Comment ! vous ne savez pas ? Ladvocat a chargé un pistolet ! Il veut se faire sauter le caisson ! Ladvocat ! un homme qui a toujours eu la main si ouverte ! Eh ! mais, il faut s'opposera ça ! Il faut lui venir en aide ! » Sauver l'éditeur de la ruine, ce fut bientôt comme un mot d'ordre. Disons-le très haute- ment, c'a été un très beau mouvement de la part de la littérature contemporaine. Ce que le seul Walter Scott avait fait naguère pour sauver son libraire de Londres de la faillite ou de la mort, tous ceux qui, à Paris, grands ou petits, tenaient une plume avec honneur, s'engageaient à le faire pour relever le brillant magasin du Palais-Royal. Historiens, poètes, critiques, con- teurs, polygraphes de toutes les couleurs, sans acception de parti politique ni d'écoles, ils se réunirent pour signer une très belle déclaration qui était aussi un engageiuent formel. Ils s'as- sujettissaient tous à fournir chacun deux articles

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gratuitement, à l'effet de former douze volumes grand in-octavo roulant sur la capitale, sur son histoire, sur ses mœurs et sur ses travaux. Paris ou le Livre des Cent et un, tel était le titre. Une très jolie vignette d'Henri Monnier, un peu ro- mantique, suivant la mode d'alors, montrait le Diable boiteux s'appuyant sur sa béquille et lor- gnant avec ironie la grande cité. Tout autour, les médaillons des historiographes de Paris, Saint-Foix, Sébastien Mercier, Dufaure et les autres.

Après soixante-quinze ans écoulés, quand on par- court des yeux la momenclature de ces écrivains accourus à la voix de l'un d'eux pour sauver un galant homme d'un naufrage commercial, on ne peut maîtriser un très vif mouvement d'admi- ration et d'attendrissement. Pas une des gloires de ce temps ne s'est exemptée de coopérer à l'oeuvre commune. On y rencontre Chateaubriand et aussi Paul de Kock ; on y aperçoit Lamartine et aussi M. Ernest Fouinet ; on y distingue les aînés, tels que Benjamin Constant, et les jeunes, tels que Léon Gozlan ; on s"y arrête surtout à deux noms qui s'y produisent plus souvent que les autres, ceux de Charles Nodier et de ce Jules Janin dont je parlais au début de ces Souvenirs. Vieux et jeunes, hélas ! le temps n'a rien res- pecté : ils ont disparu autant les uns que les autres !

Ces douze volumes des Cent et un n'étaient

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pas seulement un hommage rendu à la loyauté d'un homme qui avait journellement affaire aux gens de lettres, c'est-à-dire à l'élément du monde moderne le plus difficile à satisfaire. En raison des ouvriers en fait de style qui y travaillaient, ils finissaient par devenir un très beau monument d'histoire et d'art. Le succès fut rapide, grand, mais peu durable, puisque rien ne dure dans notre pays. Ils firent renaître, un moment, la vogue de la maison chancelante. Il est même juste de reconnaître qu'ils exercèrent une vive infl uence sur l'esprit du moment ; car, dès le lende - main de leur apparition, nous avons vu la spécu- lation s'efforcer de les imiter. Ainsi M'"® Béchet publia le Nouveau tableau de Paris, dix volu- mes agencés de la même façon, presque tous par les mêmes auteurs. D'autre part, MM. Guillau- min et Pagnerre s'associaient afin de faire pa- raître Paris Réoolutionnaii^e, dix autres volumes retraçant les orages politiques dont lagrandecité a été le théâtre depuis Labiénus jusqu'à nos jours.

Étant ainsi imités, les Cent et un n'en avaient que plus de relief. On les achetait, on les lisait, on les copiait, mais, au point de vue de l'argent, ce ne pouvait être qu'un palliatif. Il en résulta un gain d'une centaine de mille francs. Pour tout autre, c'eût été le salut ; pour Ladvocat, ce n'était qu'un moyen d'amuser les huissiers et non une bonne fortune assez abondante pour les congédier.

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De toute nécessité, il fallait songer à autre chose et mettre la main sur d'autres ressources. Justement les Mémoires de Saiîit-Simon et les Historiettes de Tallemant des Réaux, récemment trouvés, firent qu'on prit goût aux autobiogra- phies. Ce genre était sur le point de faire fureur. On sait que la France s'est toujours montrée très friande de ces livres au moyen desquels les per- sonnages réels racontent leurs propres aventures. Quoi de plus captivant que les Mémoires du car- dinal de Ret^ et que ceux de Gramont? Por- traits, révélations, scènes d'alcôve, anecdotes, petits mystères, petits scandales, tout un grand monde, hommes et femmes, à voir en déshabillé, c'est un régal pour les oisifs et pour les curieux. Tout récemment même, un peu avant Juillet, !a vogue était allée aux racontars d'un ancien con- disciple de Napoléon à l'Ecole de Brienne, c'est- à-dire aux Mémoires de Bourrienne . Ah ! ce Bourrienne, ancien secrétaire intime de l'empe- reur, il s'était rallié aux Bourbons et il était mort fou dans une maison de santé. Mais on avait trouvé chez lui beaucoup de papier noirci, un fatras, un amas de notes et, avec cet à peu près de renseignements, M. Maxime de Villemarest, un écrivain de la presse légitimiste, avait fait dix volumes de Mémoires, qu'on avait lus avec un vif empressement. Or, Ladvocat eut l'idée de faire faire un pendant à cette publication, et, pour y parvenir, il s'adressa à une grande dame del'ex-

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cour impériale, c'est-à-dire à M*"" la duchesse d'Abrantès, la veuve de Junot.

Femme d'esprit, sachant assez bien écrire pour pouvoir tout exprimer, cette ancienne dame d'honneur de Joséphine fit aussi dix volumes. Ces nouvelles confidences furent la coqueluche du moment. On se les arrachait. Il en résulta un re- gain de fortune, a Mais, se ditLadvocat, puisque ce genre répond si bien aux appétits du public, voj'ons à le cultiver. » Hâtons-nous de dire ici qu'un heureux hasard vint alors seconder ses projets. Un matin, à son lever, on lui annonça la visite d'une inconnue qui se présentait sous ce nom étrange : Ida de Saint-Elme, un nom évi- demment arrangé. Qu'était-ce que cette visi- teuse? Que voulait-elle ? L'éditeur vit tout à coup s'avancer cavalièrement une vieille femme, d'une toilette des plus excentriques.

Cette manière de fée Carabosse avait la tête couverte d'un chapeau à fleurs peu d'accord avec ses cheveux gris. Elle portait une robe de soie brochée à falbalas, atlectant de montrer un châle râpé des Indes, monument d'une ancienne splen- deur. Notez que la figure était plus fanée que le reste; mais ce qui la distinguait, cette vieille femme, qui paraissait descendre d'un cadre de l'an VII, c'était un petitcochon de Barbarie qu'elle portait au fond d'un cabas brodé. Avec tout ça, en regardant sous ses rides, on devinait qu'elle avait été belle. Effectivement, pendant le Direc-

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toire et sous le Consulat, c'avait été une merveil- leuse statue de chair et d'os.

L'éditeur la fit asseoir. Il causa familièrement avec elle, et ilnetardapas à apprendre qu'il avait sous les yeux quelque chose comme une Laïs de la première République. Il sut que cette quéman- deuse, à présent sans le sou, avait jadis roulé car- rosse. Les généraux les plus brillants d'alors avait filé pour elle la quenouille d'Hercule, no- tamment Moreau, Ney, Augereau et aussi Ouvrard, le munitionnaire.

Voulez-vous publier mes Mémoires, mon- sieur ? ajouta-t-elle.

En même temps, du même sac était le petit cochon, elle tira une poignée de chiffons sales et graisseux que notre élégant n'aurait pas osé tou- cher, même avec des pincettes ; mais ce mot de Mémoires, alors magique, lui avait fait dresser l'oreille. La subtilité de son flair naturel venait de lui révéler qu'il y avait là-dedans un très beau coup de à jouer. En bravant toutes ses répugnances, il prit ces feuillets épars, sans lien, sans ordre, sans numérotage, et y jeta, à la déro- bée, un premier coup d'œil. Eh bien, ce gri- moire informe était aussi offensant pour le re- gard que pour le toucher et l'odorat. Un assem- blage horrible de mots cyniques, sans orthogra- phe. Au premier moment, il eut la pensée de rejeter cet odieux manuscrit dans la main crochue qui venait de le lui tendre; mais quatre ou cinq

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noms propres, alors fort en évidence, qu'il y aperçut et une pensée soudaine le poussèrent à se raviser. Il regarda de nouveau la vieille et lui dit :

Au fait, madame, nous pourrons peut-être faire atïaire ensemble.

La journée n'était pas finie qu'il avait dressé son plan. Avec les chifïons de papier, une cen- taine de pages, tout au plus, on trouverait moyen décomposer dix forts volumes in-octavo. En réa- lité, la vieille dame n'aurait qu'à raconter ora- lement sa vie ; on prendait quelques notes, et d'habiles improvisateurs, des journalistes bien connus, feraient pour elle ce que M. Maxime de Villemarest avait fait pour Bourrienne, le secré- taire intime de l'empereur. Ils bâcleraient une suite de récits galants sur la Révolution, à dater de 1792 jusqu'à 1815. On intitulerait le tout : Mémoires de la Contemporaine, et l'entreprise marcherait comme sur des roulettes.

Ce programme, en effet, fut suivi de point en point. Ces chapitres d'une vie licencieuse et folle, à peine lancés dans le public, tout le monde vou- lut y mordre. Encore une fois, la mode le vou- lait aussi. A la vérité, quelques gens de cœur, quelques esprits délicats protestèrent contre le trafic d'une existence libertine ainsi étalée; mais qu'importait à la foule et à l'éditeur! Cette "pu- blication, à ce qu'on disait dans la librairie, ce serait une lueur propre à éclairer la conscience

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publique sur certains points obscurs de l'histoire, et il n'en fallait pas plus pour lui servir d'excuse. Cependant un des vilains côtés de la chose, c'est que cette Ida de Saint-Elme, remise à flot au moyen des droits d'auteur, crut être redeve- nue un personnage. Intrigante de haute volée, elle se servit de la circonstance pour se faufiler, on n'a jamais pu savoir comment, dans certains •milieux elle n'aurait jamais mettre les pieds. Par quels procédés, par quel art est-elle parvenue à s'emparer de trois lettres confiden- tielles, entièrement écrites par le roi Louis-Phi- lippe ? Je parle des trois épitres fameuses par lesquelles le vieux prince exprimait sa vive anti- pathie pour les faubourgs de Paris, les aimables faubourgs, disait-il ironiquement. Ces mêmes lettres, la vieille coquine les avait vendues au parti légitimiste, alors à couteaux tirés avec le roi des Barricades. On sait qu'elles ©nt paru, un matin, dans la France de 1842, feuille ultra- royaliste. Déféré à la cour d'assises, le journal « henriquinquiste » fut condamné à six mois de prison et à 10,000 francs d'amende. Quant à la cause première du scandale, à M™'' Ida de Saint- Elme, elle s'était cachée et avait réussi à se ren- dre invisible. (Voir, à ce sujet, la Revue rétros- pective deJ. Taschereau, 1848.)

Revenons àLadvocat. En faisant bon accueil à l'aventurière, s'il avait commis une mauvaise action, il avait fait une bonne affaire d'argent ;

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mais il se promettait bien de ne plus se frotter aux existences tarées, quand même elles lui ap- porteraient des trésors. Ce fut ainsi qu'il écon- duisit un autre visiteur de sinistre figure qui ve- nait à lui, à son tour, avec un manuscrit à la main. J.-F. Vidocq, en personne, lui avait, en eflet, demandé aussi une entrevue, et c'était aussi pour lui faire éditer ses, Mémoires . J.-F. Vidocq le voleur, J.-F. Vidocq l'ancien forçat du bagne de Toulon, J.-F. Vidocq qui, sous le règne de Charles X, avait été chef de la police de sûreté, que de mystères, grands et petits, n'avait-il pas à faire connaître !

Il y a cent mille francs à gagner avec votre confession, lui dit Ladvocat, mais je ne veux plus manger de ce pain-là. Portez donc votre manus- crit à d'autres.

Ce fut par d'autres, en conséquence, que furent publiés les Mémoires de Vidocq, spéculation pas très louable, sans doute, mais très fructueuse. Tout au contraire, Ladvocat, se rapprochant le plus possible de son origine, cherchait à revenir à la vraie littérature. On le vit donc faire paraître en deux volumes in-octavo, sous ce titre em- prunté à Homère : le Népenthès, les principaux articles tombés de la plume de Loëve-Veimars, conteur et criti(|ue de premier ordre, delà taille deProsper Mérimée et de Stendhal. Il donnaen- suite ses soins à la publication du Théâtre étran- ger, anglais, allemand et Scandinave, traduit par

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l'élite de nos littérateurs. Mais ces honorables tentatives faites pour ressaisir la vogue devaient échouer devant l'indifférence ou la mobilité des lecteurs. On allait désormais acheter des livres chez Charles Gosselin, l'éditeur de Lamartine et chez Eugène Renduel, l'éditeur de Victor Hugo. L'éditeur de Chateaubriand n'avait plus c^u'à fermer boutique.

Il ne tarda pas, en effet, à se retirer du commerce.

Ladvocat a été un homme habile, et je l'ai assez fait voir tout à l'heure; c'était aussi, et avant tout, un excentrique, absolument d'accord avec les têtes à l'envers de l'époque il a vécu. La petite chronique a retenu plusieurs traits de lui qu'on ne sera peut-être pas fâché de connaître. Et je demande à nos lecteurs la permission d'en citer deux, en courant

Pendant les beaux jours du temps sa maison était prospère, le charmant auteur de Trilby et de tant d'autres oeuvres qu'on ne peut se déci- der à oublier, Charles Nodier, était en relations journalières avec le brillant éditeur. Philologue incomparable, infiniment célèbre à cause de son Dictionnaire des onomatopées , il était précieux, soit pour improviser une préface, soit même pour rédiger un prospectus. On comprend néanmoins qu'un travail si rebutant, purement industriel, dût répugner à ce romancier d'une imagination si fraîche, au poète de la prose, comme l'a appelé Méry.

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Ah! dame, s'écriait Ladvocat, tant pis pour lui! Pourquoi est-il si ferré sur la grammaire?

Et il avait sans cesse dix ou douze pages arides à lui demander. Charles Nodier, très souvent à court d'argent, finissait toujours par apporter la copie commandée, mais ce n'était qu'en rechi- gnant et en se faisant tirer l'oreille. Un jour vint môme il refusa net. Le scène se passait justement au Palais-Royal, dans le cabinet du libraire.

Cher ami, la mise en vente d'un livre n'at- tend pas : il me faut absolument une préface pour demain matin.

Et il lui montra l'ouvrage dont il s'agissait d'improviser lavant-propos.

Non ! non ! répondit l'autre, impossible. Je ne suis pas en veine. Je n'écrirai pas une ligne.

Pas une ligne ! s'écria Ladvocat d'un ton moqueur ; eh bien, c'est ce que nous allons voir.

En même temps, se levant vivement de son siège, il sortit, poussa la porte et la ferma en lui donnant un tour de clef; en sorte que l'auteur de Jean Sbogar était prisonnier ,

Nodier, mon ami, vous avez sur cette table tout ce qu'il faut pour écrire : vous ne sortirez d'ici que lorsque la préface sera faite.

On a deviné que l'écrivain criait comme un beau diable.

Mais, disait-il, j'ai beau me creuser la tête, je ne trouve rien.

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En ce cas, vous attendrez que la Muse vous inspire.

Mais ça peut demander du temps. En atten- dant, je mourrai de faim.

Pour ça, n'ayez nulle crainte, Nodier, on aura soin de vous bien nourrir.

En même temps, Ladvocat envoyait comman- der chez Véry un excellent dîner, dont on passa les plats, les verres et les flacons par la fenêtre. Le vin fin n'avait pas été oublié. Total : cin- quante francs au bas mot. Un dîner de prince pour une tête. Comment résister à un pareil jeu? Charles Nodier s'exécuta. Au bout de deux heures le dîner et la préface étaient finis de concert, et, après lui avoir glissé dans la main un billet de cinq cents francs, l'éditeur remettait son ami en liberté.

Attendez, voici un autre trait, et celui-là sera la contre-partie du premier.

Cette autre aventure se produisait après la Révolution de Juillet, c'est-à-dire à une époque de déveine et lorsque la ruine et la mévente rô- daient autour de la maison. En ce temps-là, l'édi- teur, roulant carrosse, avait un cocher du nom de Jean, un drôle peu attachéàson maître. Voyant que les huissiers venaient souvent signifier des protêts et craignant pour ses gages, qui étaient en souffrance, il imagina de faire assigner Lad- vocat en payement des 1,500 francs qui lui étaient dus.

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Un matin donc, le valet de chambre remit l'exploit au libraire.

Qu'est-ce que c'est que ça ?

Monsieur, c'est une assignation de Jean, le cocher.

Aussitôt grande colère du maître :

C'est bon, dit-il, nous réglerons ça, comme il faut, à la première occasion.

On était en ce momentdans la saison des orages. En consultant son baromètre, Ladvocat attendit qu'il anjionçât un gros temps, une forte tempête. Quand il vit que le ciel était bien noir, que les éclairs commençaient à se montrer et le tonnerre à se faire entendre, il sonna son cocher.

Allons, Jean, dit-il, maître Jean! Endosse ta livrée, ta casaque la plus belle et la plus lé- gère ; attelle sans retard et monte sur ton siège. Très bien ! Il pleut déjà à grosses gouttes ; c'était ce que je désirais. Ah! Jean! ah! maître Jean! tu te môles de m'envoyer du papier timbré ! At- tends ! attends ! Monte donc sur ton siège ! Tu vas me conduire à petits pas à l'Arc de l'Étoile et quand nous serons à l'Arc de l'Étoile, tu me conduiras à la barrière du Trône. Et ne vas pas me verser, entends-tu ? La police est prévenue. Si tu me verses, plainte de ma part et tu iras coucher en prison, coquin! Ah! drôle, tu m'en- voies du papier timbré ! Allons, allons à l'Arc de l'Etoile ! » Et à la lin du jour, lorsque l'équipage rentrait, après l'orage, maître Jean, trempé comme

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une soupe, était à deux doigts d'une pleurésie.

Maître Jean, qu'on paya dans la huitaine, fut congédié, cela va sans dire. Il est supposable que la leçon lui a profité et qu'il n'a plus envoyé d'huissier à ses maîtres.

Un dernier mot sur Ladvocat.

Les Mémoires de la Contemporaine avaient été une excellente affaire. Ecrits à tour de rôle par des hommes qui s'entendaient à intéresser le public, ils étaient dans toutes les mains, sous tous les yeux. La caisse de l'éditeur s'était remplie encore une fois. Tous frais payés, le bénéfice avait dépassé 100,000 francs. Mais qu'était-ce que cette somme pour un viveur que n'instrui- saient pas les revers et qui persistait à vouloir vivre en grand seigneur ? Cette bonne aubaine passa donc avec le charme et la rapidité d'un rêve.

Toutefois, pour diminuer un peu le chiffre de ses dépenses, Ladvocat s'était décidé à changer la résidence de sa librairie. Du Palais-Royal il était allé de l'autre côté de l'eau, au quai Mala- quais ; mais, on le sait, c'est surtout le quartier des bouquinistes. La vogue ne l'y suivit pas et, il faut bien le répéter, il dut fermer boutique.

Sur ses vieux jours, pour se trouver un gagne- pain, il s'associa à une ancienne maîtresse, M"^'** Camille, bien connue comme marchande de modes. Ce fut lui qui, à ce qu'il paraît, remit les guipures en honneur. A cette étrange indus- trie il avait d'abord gagné quelque argent, mais

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un tel expédient ne pouvait le mener bien loin. Dans ses dernières années, il se rendit à Madrid. Là, il reçut le titre de fournisseur des objets d'art du roi et de la reine d'Espagne ; mais on a bien deviné qu'il n'y avait que peu de ressource dans cette profession, qui n'en était pas une. Il reparut à Paris, mais pour y végéter jusqu'à sa mort, laquelle survint au commencement du se- cond Empire. Jules Janin a écrit, un jour, à la fin de son feuilleton du Journaldes Débats, vingt lignes de nécrologie sur ce contemporain si bril- lant vingt-cinq ans auparavant : « Il est mort sur un lit d'emprunt, dit le critique ; il est mort isolé et dénué de tout, triste fin d'un homme qui avait été le bienfaiteur de plusieurs et l'ami de tous. )) Telle a été son oraison funèbre.

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UN POlsTE D HIER ET D AUJOURD HUI

HÉGÉSIPPE MOPvEATJ

Les beaux vers ne vieillissent pas. (Emile Deschamps.)

S'il est des morts qu'il faut qu'on tue, il en est aussi qu'il faut qu'on ressuscite. Celui dont on lit le nom au-dessus de ces pages serait de ce nombre. Remettons- le donc sur ses jambes et pour le saluer jusqu'à terre dans un sincère sentiment de piété. C'est, du reste, ce qu'on a vu faire, il y a moins d'un an, à un groupe de délicats. Au tournant de ce xx® siècle, il est de mode de dresser des statues, c'est-à-dire des Dieux, sur- tout dans notre Paris, on a songé tout à coup à cet enfant du peuple, si pauvre de son vivant, mais qui nous a enrichis après sa mort. Des ou- vriers typographes, n'oubliant pas qu'il a été des

leurs, des membres du Caveau (jui savent par cœur ses chansons, de fervents amis des vers qui sont de vrais vers, tous ceux-là, joints aux admi- rateurs du génie persécuté du sort, se sont réu- nis et ont fait les frais d'un monument funéraire qu'on a inauguré au cimetière de Montparnasse, dans la saison des lilas et des roses.

Ce souvenir d'hier, encore tout actuel, serait une belle occasion pour parler du Myosotis. Vous pouvez bien penser que je n'en ferai rien. Qu'en dire ? Il n'y a pas à s'étendre sur ce livre, qui a soixante-cinq ans de date. Il n'y a qu'à constater qu'il a eu dix éditions ; qu'il est classé à jamais et qu'il a sa place marquée dans toutes les biblio- thèques conservatrices de ce qui est beau. Tous les critiques, d'ailleurs, ont eu à s'exprimer sur cette œuvre exquise d'un pauvre rapsode auquel la destinée n'a pas voulu laisser le temps de don- ner toute sa mesure. A divers intervalles, Sainte- Beuve lui a consacré plusieurs articles, preuve qu'il attachait de l'importance à cette ligure. Après lecture et sur le récit du décès à l'hôpital, l'auteur de Stello, autant ébloui qu'attristé, di- sait à son ami G. Pauthier, le sinologue : « N'est- ce pas un autre Chatterton ? » Le plus enthou- siaste était H. de Latouche, celui qui a fait re- vivre André Chénier. Lisez de lui ce petit voyage à travers Paris de 1810, intitulé la Joarncc (run poète. Même emportement l}rique chez Alexandre Dumas, Félix Pyat et Laurent Pichat. Mais

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combien d'autres que je ne nomme pas ! Un grand dialecticien, un ancien ouvrier d'imprimerie comme lui, P.-J. Proudlion, peu tendre d'ordi- naire pour les joueurs de flûte, voyait de belles odes, et il disait : « Nous avons été jeunes dans le même temps. Il a travaillé comme moi. Il a souffert comme moi. Que n'ai-je eu l'heureuse chance de le rencontrer ! »

Cette chance, je l'ai eue, moi, mais une seule fois et, comme on dit, en camp volant. Ovide dit quelque part du chantre des Géorgiqucs, sa vive admiration : Tantam Virgilium vidi : « Je n'ai fait qu'entrevoir Virgile ». Je ne suis pas Ovide, bien entendu, et lui n'était pas le favori d'Au- guste : il n'était qu'un passant, encore peu investi de renommée. J'étais,. par hasard, au bras d'un desesancienscondisciplesquandtousdeux, se ren- contrant, s'accostèrent, échangèrent une poignée de main avec quelques paroles insignifiantes, et ce fut tout. Que voulez-vous? Pourtant le nom de ce passant m'était resté dans la mémoire et je me le rappelai, le 28 décembre 1838, lorsque les journaux annoncèrent sa mort.

Depuis cette rencontre, soit par suite de mes relations dans le monde littéraire, soit pour obéir à ma tâche de journaliste, j'ai eu vingt fois à m'occuper d'Hégésippe Moreau et j'}^ ai toujours mis un religieux empressement. C'est pourquoi la récente manifestation du Montparnasse a frap- pé ma pensée, en réveillant en sursaut tous mes

souvenirs. Je vais rassembler ici, sans ordre chronologique, mais avec sincérité, ce que j'ai pu apprendre sur le pauvre aède, et j'ai lieu d'espé- rer que ces différents traits ne seront pas sans intérêt pour le lecteur.

La tombe a été surmontée d'un buste à une artiste de talent, à Mf'^G. Montorgueil, la femme de mon confrère et ami, G. Montorgueil, le ré- dacteur en chef de V Intermédiaire des chercheurs. Certes, il a fallu bien des recherches, une grande application et beaucoup de patience pour arriver à mener à bonne fin cette œuvre d'art. Un tel labeur présentait les plus âpres difficultés. De son vivant, Hégésippe Moreau n'était ni assez riche ni assez célèbre pour qu'un peintre s'aven- turât à jeter son portrait sur une toile. La plas- tique n'a conservé de lui que sa tête, moulée en plâtre par M. Guy, alors mouleur de l'Ecole de médecine, à l'heure même le cadavre était étendu sur l'amphithéâtre de dissection. Cette tête, non moins volumineuse que celle de Géri- cault, n'est pas seulement curieuse au point de vue delaphrénologie. La beauté idéale des poètes y éclate à chaque trait. Vingt-quatre heures s'é- taient écoulées lorsque l'artiste prenait l'empreinte de ce masque puissant ; la mort avait donc déjà décomposé ce beau visage, mais, en étudiant le plâtre avec quelque attention, il est encore aisé de retrouver l'homme intelligent déliguré par l'agonie. Le front est vaste et frappé de protubé-

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rances énergiques. Les yeux, qu'aucune main n'a fermés, paraissent fixer encore de leur regard vif et doux ; le nez est un peu courbé, fort et noble comme un bec d'aigle ; les lèvres un peu grosses, ce qui est, selon Lavater, un indice de bienveillance, n'ont pas l'air de gémir. Tout l'en- semble de la physionomie rappelle la figure de Henri Heine, cet autre grand poète qui a su aussi ce que c'est que souffrir.

On sait son enfance, racontée par lui-même. Dès son premier jour, il semble avoir été mar- qué par la fatalité pour être de ceux qui auront à pâtir. Orphelin, il est recueilli par la charité. Il fait ses études au petit séminaire d'Avon, près F(mtainebleau, mais il ne sera pas prêtre. Les classes finies, il est sans ressources. Que faire? Il n'a pas de famille. Comment vivre ? Il a la tête pleine des chefs-d'œuvre littéraires de l'an- tiquité. Ah ! c'est beau, le grec et le latin ! C'est superbe, Sophocle et Horace ! Mais l'homme n'a pas comme la tortue une maison toute faite qui le loge gratis et il n'a pas non plus, comme le mouton, un elbeuf naturel sur les épaules. trouver, d'ailleurs, pour vivre, le pain du fro- ment et le vin de la vendange ? Il faut donc avoir recours au conseil salutaire donné par J.-J. Rousseau et apprendre un état. Il sera un ou- vrier d'imprimerie, à Provins, la ville des roses, fort hospitalières pour lui. Il s'y exerce, après quoi il vient à Paris il est admis à travailler

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dans les ateliers de la maison Didot. Rien de mieux, mais le démon poétique l'envahit et le remplit de trouble. II fait des vers. Il en fait de fort bons, mais cette parturition le mènera- t-elle ? Des vers ! Il en pleut toujours en France et, dans un vaudeville alors fameux, les CheoiUes du maître Adam, le menuisier de Nevers, on dit que Pégase est un cheval qui porte les grands hommes à l'hôpital. N'oubliez pas que nous sommes sur la fin de 1829. L'atten- tion publique ne se fixe que sur un brillant qua- drige d'inspirés : Lamartine, Alfred de Vigny, Victor Hugo et Alfred de Musset. Tous les autres ne seront que de la marmaille. Il suit de que ce pauvre inconnu, fit-il des merveilles, est comme s'il n'était pas, et cependant cet ouvrier peut dire avec plus de vérité qu'Oronte :

Et moi, je vous «outiens que mes vers sont fort beaux.

Tel était bien aussi le sentiment de quel- ques connaisseurs auxquels il lisait ses essais, mais n'importe : en notre cher pays, on ne croit au mérite que lorsqu'il est imprimé, broché, mis en vente dans une boutique fort achalandée et que les cent trompettes de la Réclame ont dit à tous les échos que c'est la pie au nid. Ironie du sort! il imprimait les billevesées d'autrui et il ne pouvait parvenir à faire adopter par un libraire un seul couple de ses alexandrins. Par

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bonheur, une femme d'un grand cœur, la veuve d'un Girondin, M™® R..., qui aimait les belles strophes, s'était éprise des siennes et se mettait résolument en campagne pour qu'on fit meilleur accueil à l'homme et à ses œuvres.

Un jour, cette dame le conduisit par la main au Journal des demoiselles, une très petite revue mensuelle. Mais, ici encore, il s'obstinait à ne présenter que des vers, et quels vers ! La pièce qu'il apportait comme essai était celle qui a pour titre : r Enfant maudit. Le morceau, d'une superbe envolée, est admirable d'un bout à l'autre. « Tout cela est magnifique, lui dit y[me Fonqueau de Pussy, la directrice du re- cueil, mais les vers ne vont pas à nos jeunes filles, dont nous entreprenons de faire des maî- tresses de maison. Il nous faut de la prose. » Seulement, sur un mot de ces dames, Hégésippe Moreau put porter V Enfant maudit à M. Latour Mézeray, qui l'inséra dans le Journal des En- fants et le paya 100 fr. « Faisons donc de la prose )), se dit ensuite le débutant. Retiré dans une mansarde du Quartier Latin, il y composa alors coup sur coup la Souris blanche, les Petits Souliers, Thérèse Sureau et cet incomparable Guide chêne, que personne n'a jamais pu lire sans ressentir une vive émotion. Mon Dieu, c'était un très beau commencement, mais ce n'était qu'un commencement. Pourquoi donc n'a-t-ilpas continué? Pourquoi n'a-t-il pas pris

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du champ en donnant à l'un de ses récits l'étendue d'un volume? Très probablement le succès eût été au bout d'un joli conte de trois cents pages, puisque la France moderne raffole de ces fariboles et, venant de lui, c'eût été plein d'intérêt.

Dans ce même Pays Latin, il y a^^ait alors un jeune Breton du Morbihan, qui y étudiait la médecine. Celui-là devait être un jour un des maîtres dans l'art de guérir. Je le nomme tout de suite. C'est le docteur Alphonse Guérin, un chirurgien de la taille de Nélaton, dont il a été le rival, et j'ai à ajouter ici qu'il y a deux ans, sa ville natale lui a dressé une statue. Hégésippe Moreau et lui s'étaient rencontrés et convenus. Ayant les mêmes opinions, un peu aussi la même manière d'écrire, ils avaient projeté de faire un roman. Il s'agissait d'un drame histo- rique, à la manière de ceux de Walter Scott. Le thème, tout à fait épique, roulait sur la vie de Lazare Hoche, le jeune et brillant général de la République. (Notre poète avait déjà, très légèrement, touché à ce sujet en écrivant pour le Joiwnal des Enfants le très petit conte inti- tulé le Neveu de la fruitière.) C'est du docteur Guérin lui même, dont je me flatte d'avoir été un des plus vieux amis, que je tiens ces détails. « Eh bien ! lui demandai-je un jour, pourquoi ce roman n'a-t-il pas été fait ? Pourquoi ? Ah ! parce que la vie était fort difficile pour

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lui et pour moi ; parce qu'il y fallait un peu de loisir, du silence, du recueillement et la certi- tude du lendemain ; parce que nous avions à combattre la misère et qu'elle a été alors plus forte que nous. En second lieu, la mort est survenue trop vite pour l'un des deux et à un moment nous ne la soupçonnions pas si proche. >) Depuis lors, le savant docteur, mem- bre distingué de l'Académie de médecine, est arrivé à la réputation et à la fortune, deux céles- tes apparitions que son collaborateur ne devait pas connaître, du moins pendant sa vie . Qu'on me permette de placer ici les deux vers, tout à fait fatidiques à son égard, qu'il a mis dans la bouche de la sœur du Tasse :

J'avais rêvé la gloire et la fortune mais L'une arriva trop tard; l'autre ne vint jamais.

Pardon, la misère, la dèche, la vache enragée, le supplice qui consiste à tirer le diable par la queue, nul n'aura autant passé par que l'auteur du Myosotis. Pour bien comprendre la raison de ces rudes épreuves, reportons-nous en imagination à ce qu'était la profession littéraire (si c'est une profession) dans cet âge de combat qui va de 1833 à 1840. Se produire était plus difficile qu'il ne l'est aujourd'hui de traverser la Manche à la nage. Il n'existait alors, et à grand'peine, que trois ou quatre m.aisons l'on eût la témérité

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d'éditer des livres et, pour ne pas risquer de tomber dans de mauvaises affaires, pourne publier qu'à coup sûr, elles ne s'ouvraient qu'aux célébri- tés consacrées par la vogue et jamais, au grand jamais, aux commençants. Dans les journaux très peu nombreux, à cause du timbre et du caution- nement, et point riches du tout, puisqu'ils n'a- vaient tous (ju'une poignée d'abonnés (la vente au numéro n'existait pas), c'était la même chose. Etant forcément inconnus, les jeunes gens étaient fatalement condamnés à débuter toute leur vie. En guise de refuge, comme pis aller, il n'y avait pour eux que ce qu'on appelait la petite presse, les journaux satiriques et les feuilles théâtrales, n'ayant d'autre clientèle que celle des comé- diens, de bien braves gens, disait Henry Mon- nier, mais qui avaient plus de poux que de sous. Maigre pitance et point de fanfare pour qui s'égarait dans ces parages. Croyez bien que celui qui écrit ces lignes en sait quelque chose.

Hégésippe Moreau avait le travail peu facile. Improviser lui était pénible. Autre chose : quoi- qu'il ait semé le comique à pleines mains dans ses chansons, il avait l'esprit plutôt tendu au grave et au sentimental ; c'est dire que la presse légère, qui vit surtout d'épigrammes, n'aurait pas été son affaire. Il s'y est quelque peu frotté. La jolie chanson des Cloches a paru dans le Cor- saire et la poignante satire : Lacenaire, poète, dans le Charivari. En tant que renommée et

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que salaire, le jeu ne valait pas la chandelle. Il y renonça et il fit bien. C'est, du reste, ce qu'a- vaient fait, avant lui, les devanciers de ce genre : Jules Janin, Alphonse Karr, Léon Gozlan, Félix Pyat, Jules Sandeau et George Sand elle-même. Il eut donc le bon esprit de ne. pas s'attarder dans ce canton, qui n'est planté que de cyprès et même de mancenilliers. Il se reprit, d'abord, à son métier de compositeur d'imprimerie, et puis à ses odes et à ses élégies.

Des vers, toujours des vers, répétons-le, il en faisait de très beaux sur les clioses du temps. Un jour, c'était un hymne sur les 5 et 6 juin 1832 (le terrible et sanglant combat du Cloître Saint- Merri); un autre jour, c'était sur Fieschi, qu'il maudissait. Un peu après, c'était la très belle ode, très morale, sur l'attentat et le supplice d'Alibaud, un héros qu'il n'approuvait pas, mais qu'il ne pouvait se défendre d'admirer Tout le monde d'alors a applaudi à cette prosopopée, il repousse, en moraliste^ l'idée du régicide.

Forgeron, laisse sur l'enclume Le fer vengeur inachevé. L'arme du siècle, c'est la plume. Levier qu'Archimède a rêvé. Ecrivons : quand, pour la patrie, La plume de fer veille et crie Aux mains du talent indigné, Rois, princes, valets, tout ensemble S'émeut... et la plume d'or tremble Devant l'arrêt qu'elle a signé.

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Ces strophes et les autres, il les montrait, mais timidement, en homme craintif. Les cama- rades d'atelier les communiquaient aux Lices Chansonnières, qui les déclamaient après boire. Quelques amis cherchaient à les répandre dans le monde, en les copiant, mais ces diverses pro- pagandes s'arrêtaient à ça. Et dame, cela tombait mal. Des vers! Paris en était hypersaturé. Est- ce qu'on n'en faisait pas trop, dites ? Et même un utilitaire venait de pousser sur les martyrs de la prosodie un cri de réprobation. « Ah ! s'écriait-il dans une revue conservatrice, n'avez- vous pas bientôt fini, mes petits Messieurs, de nous apitoyer sur la détresse des paresseux qui font des vers ? Est-ce qu'il n'y a de Chatterton et de Gilberts que sur l'Hélicon ? Est-ce que le pêcheur de Bretagne qui se noie pour m'appor- ter une sole et le couvreur qui tombe de mon toit sur le pavé ne sont pas autant dignes d'in- térêt que vos artistes en mauvaises ruines ? Et cependant vous ne songez jamais à pleurer sur ceux-là. » Cette boutade d'un économiste au cœur de grès, il l'avait vue et, en s'en faisant l'application, ahuri et attristé, il disait à ceux qui l'entouraient en ce moment :

Après tout, ce censeur m'a bien l'air d'être dans le vrai.

Que ses vers dussent ne rien rapporter, c'é- tait ce qui se voyait pour cent autres. Tout récemment, Victor Escousse et Auguste Lebras

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s'étaient asphyxiés parce que deux de leurs pièces avaient été mal accueillies du public. La pauvre Elisa Mercœur, la Sapho de la Loire, comme on l'appelait, venait de succomber sous le faix du dénuement. Emile Roulland, le fils d'un général de l'empire, s'éteignait, faubourg Saint-Honoré, dans les angoisses de l'isolement et de la misère. Moreau savait donc par l'his- toire du passé et par ce qui arrivait dans le pré- sent qu'une lyre ne vaut pas une guitare et qu'on en meurt. Mais son métier manuel aussi lui manquait; c'était tantôt par suite d'un chômage forcé, tantôt à cause de la maladie, car la tuber- culose commençait à l'atteindre. En ces cruelles conjonctures, il céda au découragement et il eut, par deux fois, la sinistre pensée d'avoir recours au suicide; mais, par bonheur, ce désespoir ne dura pas et il se reprit, si dure qu'elle fût, à aimer la vie. Ce fut alors qu'il eut à faire plu- sieurs haltes à l'Hôtel-Dieu et à d'autres hos- pices.

Ceux qui ont lu son livre avec quelque atten- tion n'ont pas manqué de voir qu'il y maudit souvent la faim. C'est, en effet, ce qu'il redoute le plus. Entre autres pièces il en parle, il est un petit poème qu'il présente comme une ro- mance, mais qui est bel et bien une ode. Ses desiderata y sont clairement exposés. Ce mor- ceau a pour titre : l'Oiseau que j'attends. Ce jour-là, en avril, le pauvre homme est à la fenêtre

de sa mansarde. Le printemps est de retour. Pour bien indiquer que la nature est en léte, les oiseaux apparaissent, battant des ailes avec joie. Petits et grands, ils se présentent sous les yeu.\ de ce frère à deux pieds, sans plumes, l'homme de Platon. Il en est un qu'il attend : ce n'est pas l'aigle : il n'a plus d'ambition. Ce n'est pas le rossignol qui chante si mélodieusement la nuit : il ne croit plus à l'amour. Ce n'est pas non plus le martinet des grèves, qu'on voit s'en- dormir sur un beau lac d'azur et d'or pour y rêver. Il n'a pas le moyen de vivre dans la fan- taisie. Celui qu'il appelle et qui ne vient pas, c'est celui que Jalivé a envoyé au prophète Elle. Vous savez la légende. Le saint homme crevait d'inanition dans les déserts du Carmel ; Dieu eut pitié et lui adressa un corbeau pour le nour- rir. C'est à ce même oiseau que s'adresse le poète.

Arrive donc, je t'en supplie, Noir messager, dont Dieu se sert, Corbeau, qui, sur les pas d'Elie, Emiettais du pain au désert. Portant la part que Dieu m'a faite, Arrive, il est temps,... mais, hélas ! Mort de faim avec le prophète, L'oiseau que j'attends ne vient pas

On a raconté que, dans une nuit de colère ou d'ironie, pendant qu'il errait à travers les rues, le ventre creux, Hégésippe Moreau aurait com-

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posé une Ode à la faim. C'étaient des ïambes brûlants, dans lesquels il accusait le Ciel et la Terre, Dieu et les hommes, et tout ce qui existe, puisque tout est mal. Mais, suivant ce qu'on a ajouté, il aurait détruit cette noire imprécation aussitôt qu elle avait été faite. A peine en au- rait-il donné lecture à un petit collège de pauvres diables, ses camarades. Pourquoi cette des- truction hâtive ? Parce que c'aurait été tout à la fois un blasphème et une moquerie sans mesure. Toutefois, il en est resté un court frag- ment conservé par M. L. de Faulquemont, l'un de ses amis ; quatre vers qu'il a publiés dans le Tam-Tam de 1840, l'on pourrait les retrou- ver. Ces vers, les voici :

A tout prix, il faut que je mange, Rien ne saurait m'empêcher. Que le bon Dieu m'envoie un ange, Je le plume pour l'embrocher.

On va sans doute trouver que ce quatrain est , raide, mais, en ce temps-là, on était encore tout plein des hardiesses sacrilèges de Byron; le ratio- naliste, prêché tour à tour en Sorbonne et au col- lège de France tenait le haut du pavé tout lelong de Paris, en sorte que ces idées sataniques étaient plei- nement dans l'air. C'était au point qu'un homme, réputé pour la modération de sa pensée, Ernest Legouvé, venait de faire paraître dans la Revue Poétique une fantaisie assez originale, mais qu'on

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aurait brûlée à Rome sur les marches du Vati- can. Il y établissait le bilan moral et psycholo- gique d'un philosophe qui était mort la veille.

Un jour, l'Ame et le Corps d'un sage. Tirant chacun de son côté. Se souhaitèrent bon voyage Aux portes de l'Eternité.

Oui, ils se souhaitaient bon voyage, mais en se rappelant leurs divergences pendant la vie. Sur ce, ils se chamaillaient de la belle façon et en fin de compte, ils se réjouissaient d'être sé- parés.

O mon corps, dans notre ménage, Tu fus plus despote que roi. Voulais-je chanter dans ma cage? Monsieur était goutteux. « Tais toi ! » Bonne âme, voulais-je une messe,

Tu me menais loin du saint Lieu Fêter... Dieu sait quelle déesse, Adieu, mon corps. Mon àme, adieu!

Mais le Corps se rebiffe et donne la réplique.

Et tous vos caprices, ma chère, Pouvez-vous donc les oublier ? Soupçons, amours, désirs, colère Faisaient un forçat du geôlier. Dans la maison toujours la guerre. Mais le bail se rompt grAce à Dieu, Déménagez, ma locataire.

Adieu, mon corps ! Mon i\me, adieu!

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Un moment, ils s'apaisent et vont jusqu'à s'at- tendrir.

Ah ! pourtant, j'ai connu, mon maître, De beaux jours dans ces jours maudits Et je regretterai peut-être

Notre enfer dans mon paradis. Tiens, mon corps, que la paix se fasse. Ah ! pardonnons-nous devant Dieu. Jours de divorce et jours de grâce.

Adieu, mon corps ! Mon âme, adieu !

Les voilà bien près de se réconcilier. Est-ce que le pardon n'est pas la iin de toutes les que- relles ?

Voyons, ma chère, je te prie. Si Dieu te damne, dis à Dieu Pour enfer qu'il nous remarie.

Adieu, mon corps ! Mon âme, adieu !

Mais il faut obéir à la loi inexorable d'en haut. Chacun doit aller de son côté. Où? Qui pour- rait le dire ? Ils s'en vont donc en aveugles.

Ah ! serrons-nous la main encore.

-- Adieu, mon corps ! Mon âme, adieu !

Dans le même temps, M. François Ponsard, alors romantique, traduisait en vers le Manfred, de Byron, et l'un de ses amis de province, mo- mentanément exilé à Paris, M. Emile Péhant, le futur bibliothécaire de Nantes, donnait à l'àRe-

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vue poétique du X/X" siècle un sonn(3t où, lui aussi, il traitait le bon Dieu du haut eu bas :

Sois uiaiidit, Dieu môcliaiit ou nul !

Si j'ai cité ces légères débauches d'esprit, c'est pour répondre aux accusations très vives que plusieurs critiques bien pensants ont fait peser sur Hégésippe Moreau, à cause de quel- ques-unes de ses chansons, sans doute peu ortiio- doxes. De 1825 à 1835, ces licences sur ces choses saintes étaient monnaies courantes et il y aurait bien des traits curieux à exhumer à ce sujet, mais je dois m'en tenir à ce point que l'auteur du Myosotis était en plein dans le mou- vement de l'actualité. C'est une excuse comme une autre, si le pauvre homme a besoin d'excuse. Et puisqu'il a lui-môme prévu le cas en disant que son âme n'a été pour rien dans ses erreurs et dans ses fautes.

Fuis, âme blanche, un corps malade et nu ; Fuis en chantant vers le monde inconnu.

Assez là-dessus. Revenons dare-dare à notre déshérité. Nous en étions au chapitre de la Faim. Ceux d'aujourd'hui doivent s'étonner en le lisant. Ayant poussé dans un âge d'abondance et une bouteille d'encre habilement répandue sur le pa- pier peut se clianger en un ruisseau d'or, ils ne doivent rien comprendre aux plaintes du pauvre

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homme. Ah! s'ils eussent vécu il y a soixante- dix ans, à mie époque un petit pain, une flûte d'un sou, était une conquête peu facile à faire! Ah! s'ils eussent entendu les cris d'amer- tume de tels et tels contemporains illustres que je ne veux pas nommer! Oui, l'auteur du Myo- sotis a manqué souvent du pain de seigle dont je viens de parler, et il l'a dit dans ses vers. L'en blâmera-t-on ? Cette note revient chez lui peut- être trop souvent. A la même époque, un autre, du nom d'Alphonse Karr, écrivait dans Fa Diè^e : « Une couronne de laurier coûte moins cher et se renouvelle moins souvent qu'une couronne de pain de quatre livres », et, au fond, c'était la même quérimonie. Mais je n'ai pas été le seul à remarquer avec quelle insistance Hégésippe Moreau répétait l'expression de son grief. J. Bar- bey d'Aurevilly avait donc fait la même obser- vation et j'entends encore, à ce sujet, son lan- gage toujours emphaticjue, mais toujours imagé.

La Faim ! s'écriait-il ; est-ce qu'il n'en a pas fait sa Muse? Il la chante vingt fois. Il la chante sur tous les tons. Ce serait à faire croire qu'il est dans la Tour Penchée de Pise et qu'il est un arrière-petit-fils d'Ugolin !

Une autre remarque à faire, c'est qu'étant de nature fort impressionnable, il ait pu traverser le violent tourbillon des Temps Romantiques sans se laisser gagner par la contagion. Clas- sique il était, classique il est resté, mais en ad-

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mettant ridée d'un rajeunissement dans la forme. Sa correspondance démontre qu'il professait une sorte d'admiration pour les quatre grands poètes qu'on donnait comme chefs à la nouvelle Ecole, mais quant à ceux de leur suite, il les repoussait au loin, vu leur bouffissure ridicule, et il les accu- sait de faire renaître le gongorisme. Au spec- tacle de ces excès, il proclamait tout haut son culte pour les Anciens.

J'ai caché de la Muse antique L'autel proscrit dans mon grenier. Je suis un païen de l'Attique Comme Vergniaud et les Cbénier.

J'insiste là-dessus : Hégésippe Moreau était classique, mais, entendons-nous bien, il était classique avec l'idée de rajeunissement au point de vue de la forme. Il suffit de lire ses œuvres, prose et vers, pour voir qu'il écartait de lui comme de vieilles guenilles tous les produits prétendus littéraires qui nous étaient venus du premier empire. Aurait-il pu admettre cette insi- pide kyrielle d'épopées burlesques qui commence à l'Imagination de Jacques Delille pour toucher à Esménard et s'arrêter à M . Gaspard Pons Viennet , le chantre des Mules de don Mif/uel? Dans une lettre intime, il dit très naïvement que les Grecs, les Latins et la Bible sont sa Trinité. Il avait un goût prononcé pour les deux Chénier et il faut, du reste, ne pas oublier qu'à l'époque où.

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au sortir de ses classes, il a fait ses premiers vers, les grands interprètes de la nouvelle Ecole n'étaient pas encore venus. Il n'y avait qu'un très petit nombre de polyglottes pour connaître Goethe et Byron et même Alfieri. En France, si l'on en excepte Chateaubriand, on ne voyait que deux figures, celles de Béranger et de Casimir Delavigne. L'écolier de Provins avait pu étudier Shakespeare, mais seulement dans les adapta- tions de Dueis. A un ami, qui me l'a rapporté, il disait que hi soudaine apparition des Roman- tiques lui avait fait l'effet d'une sorte d'ébl-ouis- sement. Les Méditations poétiques, Eloa, les Orientales, les Contes d'Espagne et d'Italie ne pouvaient manquer d'émouvoir ce jeune esprit, mais il tenait à l'antiquité païenne par de fortes racines. Ce qu'il admirait sans réserve, c'était la révélation que venait de faire H. de Latouche en ressuscitant le poète qui a composé le Jeune malade et Homère mendiant. Il fraternisait donc avec les nouveaux venus, mais non sans réserve. A son gré, ils s'écartaient trop de la tradition française. Il leur reprochait de faire l'amour trop noir, trop furieux et trop enclin aux moyens tragiques. « Ils oublient, ajoutait- il, que les armes parlantes de notre race sont le coq gaulois, qui est d'une si belle alacrité à la guerre comme en amour, et l'alouette, dont le vol matinal annonce si joyeusement l'arrivée du jour. » Il partait de pour regretter qu'on ne

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sût plus faire de ces poèmes charmants qui aidaient nos pères à égayer la vie. « Epopées, Drames, et Romans, écrivait-il à son ami T..,, un de ses condisciples, oui c'est beau, mais c'est bien morose aussi. Ce que je vois avec peine, c'est qu'on ne trouvera plus chez nous l'équiva- lent de Vert- Vert ou celui de la Pipe cassée. » Soixante-quinze ans se sont écoulés depuis qu'il formulait cette plainte, et l'observation, par malheur, n'a pas été démentie.

La langue classique rajeunie, c'était donc ce qu'il demandait.

Après un demi-siècle, l'avenir a reconnaître qu'il était dans le vrai.

A Auguste Barbier, qui venait d'achever la lecture du Myosotis, on demandait laquelle des pièces contenues dans ce Recueil il aimait le mieux: « La plus petite, répondit-il, la Vaulzie : c'est un chef-d'œuvre ». Rien de mieux. Cette élégie de quarante vers est un chef-d'œuvre, en effet, et les professeurs de seconde, si habiles à faire des parallèles et à établir des comparaisons, sauraient bien la poser à côté de plusieurs pièces de Moschus et d'Anacréon.

Un hnancier qui a fait grand bruit, il y a trente-cinq ans, J. Mirés, si heureux en appa- rence, si maltraité, au réel, par la mauvaise chance, disait avec un grand sens : « Gagner des millions ne sufdt pas: ce qu'il y a do plus dif- ficile, c'est de se faire pardonner sa fortune ».

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On peut appliquer le mot aux succès littéraires. Chez les gens de lettres, un étrange instinct d'envie ou de rivalité hargneuse ne veut pas permettre au camarade de cueillir un brin de laurier. Combien de fois n'ai-je pas vu sur mon chemin la rage des émules éclater en cris de fureur contre les victorieux du théâtre et de la librairie ! En 1883, H. de Balzac, nourrisson du vieux jeu, en était encore à parler la langue des anciens et, en voyant les vipères siffler à l'ap- parition de la Peau de chagrin, un de ses plus beaux livres, il disait : « Les rocs escarpés du vieux Parnasse ne sont pas moins ensanglantés que le Golgotha ». Or, en 1837, quand parut le Myosotis, sans affiches, sans réclame, il y eut partout, pour saluer ce nouveau venu, un léger mouvement de curiosité, car enfin ces vers, si bien frappés sur l'enclume de la prosodie, méri- taient bon accueil. On en parla donc un peu, ça et là, dans les journaux et aussi dans les cafés, mais ce ne fut qu'au milieu des bâillements de l'indifférence. Un jour que je les signalais à J.-J. Chaudes-Aiguës, un des critiques en titre de la Revue de Pans, cet expert-juré me répon- dit : « Ça ! des vers ? Allons donc ! Des bouts- rimés, tout au plus ! » Et â demi-voix : « Il est vrai que je ne me suis pas donné la peine d'en lire plus de six ou huit )). Edouard Ourliac, l'au- teur de Suzanne, pourtant très bon connaisseur, se retranchait dans des préventions d'école. En

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ce temps-là, ce spirituel humoriste était l'un des enfants de chœur de la cliapelle pontifiait Victor Hugo, et il n'aurait pu admettre ni le Hameau incendié ni l'adorable Chanson à la Fer- mière, mais il avouait n'avoir pu lire sans une vive émotion les Contes en prose et surtout le Guy de chêne. « Ces pages, à la bonne heure, me disait-il, voilà le véritable art d'écrire. » Par bonheur, un autre de mes amis, un des premiers adeptes de l'Ecole Nouvelle, intervint et, d'un coup, fit taire toutes ces injustices. Je parle de Félix Pyat. Dans un retentissant feuilleton du National, journal d'avant-garde, alors fort lu, il annonça, analysa, vanta le livre, avec des cita- tions en guise de fanfare. Dès ce jour-là, Hégé- sippe Moreau cessait d'être un homme obscur et son nom entrait dans la célébrité. Je sais bien que la passion politique y était pour quelque chose. La jeunesse républicaine, alors nombreuse et fort agissante, buvait ces odes et s'en enivrait. Il y avait surtout à ce sujet un mouvement de faveur sur la rive gauche, chez les étudiants. « Un vrai poète nous est », s'écriaient-ils sous les galeries de l'Odéon.

Si vous le voulez bien, je placerai ici un fait de très petite grandeur, mais pourtant digne de remarque Un mois environ avant que parût le feuilleton, voyant que son livre était ignoré et que, vraisemblablement, il n'était pas destiné à aller au public, Hégésippc Moreau. pressé, d'ail-

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leurs, par le besoin, avait pris l'édition presque entière et l'avait portée chez un épicier voisin, elle serait arrangée en cornets. Ce petit rayon de gloire venant du National avait suffi pour ranimer l'amour-propre de l'auteur et pour lui rendre une étincelle d'espérance. Il était alors retourné en toute hâte chez l'épicier et s'était saigné aux quatre veines pour racheter les exem- plaires invendus.

N. B. En 1905, le volume-princeps du Myosotis figure parmi les rares et se paie 100 francs dans les ventes publiques.

Ainsi qu'on vient de le voir, Félix Pyat avait pris feu pour le chantre de la Voulzie. En lisant les vers du pauvre poète, il avait vu combien la vie était âpre pour lui. Ne se contentant pas, dès lors, d'attirer l'attention sur son œuvre, il céda au désir de venir en aide à son auteur, S'estimant a heureux d'avoir à mettre sa main dans la main qui a écrit de si belles choses », il se rendit, un jour, à l'imprimerie travaillait le typographe inspiré. Il a, depuis, raconté dans la Revue du Progrès, de Louis Blanc, en termes très touchants, ce qu'ils se sont dit en celte en- trevue, et c'est une page fort intéressante de l'histoire littéraire, mais c'était la première et la dernière fois qu'ils auraient à se rencontrer, du moins l'un et l'autre étant en vie. En effet, l'au- teur, alors si populaire, diAngo, de Diogène et du Cliiff'onnier de Paris, ne devait revoir Hégé-

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sippe Moreau qu'à six mois de là, mort, à l'hô- pital de la Charité, étendu sur une table de marbre et au moment son corps allait être livré au scalpel des carabins. « Si j'étais arrivé une demi-heure plus tard, me disait-il, le travail de la dissection était opéré et les restes du défunt auraient disparu. » Ainsi ce démophile tant maudit, tant malmené par ceux qui ne l'ont pas vu de près, ayant pris le rapsode de Provins en affection, aura sauvé ses vers de l'oubli et son corps de la destruction (1).

Plus tard, un groupe d'amis, des ouvriers

(1) Dans la Revue du Progrès, 15 janvier 1839, Félix Pyal dresse comme il suit une sorte de procès-verbal de la mort du poète :

<i Le 20 décembre 1838, à midi, je me suis transporté, en la compagnie de MM. Altaroche, rédacteur en clief du Charivari, et Sainte-Marie Marcotte, avocat, à l'hôpital de la Charité, et là. ayant traversé des cours l'herbe croît comme au cimetière, et des corridors bas-voùtés comme des tombeaux, j'ai trouvé dans la salle d'amphithéâtre, sur une table de pierre, un cadavre.

« Ce cadavre était nu, couché sur le dos, les mains croisées devant la poitrine, la lèle un pou pencliée vers l'épaule droite et les yeux tout grands ouverts. Quel était ce cadavre ? C'était le numéro douze. Il meurt tant d'iiommes qu'on ne les appelle plus : on les numérote. Quel était ce numéro douze ? Un poète. Quel poète ? Hégésippe Moreau. »

L'auteur de Diogène part de pour accuser le monde, l'ordre social, la Franci insouciante de laisser les meilleurs de ses enfants succomber sous le faix de l'isolement et de la faim, mais je ne reproduirai pas son réquisitoire, peut-être juste, au fond, mais conclu en termes bien acerbes et dont certains faits auraient atténuer la trop grande sévérité.

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d'imprimerie, des étudiants et des littérateurs, s'accordant en une pensée pieuse, se sont con- certés pour acheter un terrain au Montparnasse et y recueillir les os de cet autre Richard Sa- vage. Félix Pyat refusa alors de prendre part à cette manifestation. « Non, disait-il, point de tombeau à qui n'a pas eu de « maison ». C'était répondre par une antithèse. C'était voir les choses de trop haut. C'était aussi vouloir aggra- ver le reproche qu'il faisait à l'ordre social d'avoir laissé cet aulète mourir de faim, mais très certainement il avait tort. Nos grands morts nous instruisent. Paris renferme dans son en- ceinte trois superbes cimetières qui sont des musées dans lesquels, rien qu'en se promenant, le peuple recueille des leçons d'histoire et de philosophie.

En cet endroit de mon récit se présente un douloureux épisode dont j'aurais bien souhaité d'avoir à ne rien dire, mais qui a fait trop de bruit pour qu'il soit permis de le passer sous silence.

Voici le fait tel qu'il s'est produit.

En 1834, quand les sanglantes émeutes de Lyon furent apaisées, ceux des Républicains de marque qui avaient été compromis dans ces évé- nements reçurent ordre de quitter la ville. De ce nombre était L.-A. Berthaud, un des auteurs de l'Homme rouge, une satire hebdomadaire dans le genre de la Némésis. Il émigra donc chez

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nous et se reprit à faire son métier d'Archi- loque. Qui attaquer? La personne du roi étant inviolable, il n'y avait plus guère comme tète de Turc à viser que M. Gisquet, le préfet de police d'alors. Berthaud le mit en joue et le cribla de traits mordants. Mais le magistrat, manchot d'humeur irascible, aimait la riposte. Ne pou- vant pas répondre par lui-même, il chercha et fit chercher un rimeur qui voulût bien prendre fait et cause pour lui. Servir la police était tenu pour un office infâme, surtout dans ces temps troublés, surtout pour ce préfet qui avait fait assommer des marchands de journaux sur la place de la Bourse. Il avait fait fureter les man- sardes et n'avait pas trouvé, mais à la fin, un jour, on lui amena un pauvre diable, mal mis et mourant de faim, un déshérité chez qui la lueur argentée d'un salaire pouvait faire vaciller les forces de la conscience et obtenir qu'il répondît tant bien que mal à l'attaque. La réplique fut faite. Elle est pâle, flasque, sans couleur, sans vertu et elle fut payée comptant, trois cents francs en écus de cent sous. Vous la trouverez tout au long, hélas ! dans la jolie petite édition en deux tomes in-18 du Myosotis, faite par Lemerre.

Cependant comme la plaquette en question n'était pas signée, on ignora d'abord de quelle pauvre lyre elle était tombée. Ce ne fut que fort longtemps après, sous le second empire, quand étaient morts tous ceux que l'alfaire concernait,

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que ce secret fut éventé. Sainte-Beuve, comme on sait, était un chercheur impitoyable, s'effor- çant d'être pleinement renseigné sur ceux dont il avait à parler. Ayant à faire une seconde étude sur Hégésippe Moreau, il mit, sans ma- lice, la chose à découvert. Là-dessus, un écri- vain de la presse militante, Taxile Delord, ré- dacteur du Siècle, cria à l'invraisemblance, peut-être même à la calomnie. En sorte que, pour se défendre, Sainte-Beuve dut avoir recours aux preuves, insista et fit exhiber le corps du délit. Il n'y avait plus moyen alors de se dérober à l'évidence.

Au surplus, bien avant l'échéance de ce scan- dale, dont il ne devait pas être témoio, le pauvre poète, se ressaisissant, reprenant son sang-froid et sa volonté, avait été le premier à s'accabler de reproches. A la femme qu'il aimait et à laquelle il avait constamment ouvert son âme, il racon- tait la sinistre aventure et il lui écrivait : a Ce déplorable argent me brûle les mains ». Avait- il agi en homme conscient, lorsqu'à la prière du préfet, il faisait cet odieux marché? Il n'osait plus, disait-il, se regarder lui-même dans un miroir et se répétait le cri de l'Evangile sur les trente deniers db l'Iscariote : Pecunia tua teciun sit ! Assurément cette défaillance d'un jour a empoisonné toute sa vie.

Trouvera-t on mauvais que je m'arrête ici dans une parenthèse pour invoquer en sa faveur

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le bénéfice des circonstunccs atténuantes? Il ne s'agit pas d'excuser la brochure. Elle est con- damnable à tous les ])oints de vue. Mais, mes- sieurs les Gâtons, messieurs les criminalistes, répondez-moi, je vous j)rie. Analysons bien le fait. Tous les jours, devant les tribunaux, vous excusez l'ivresse du vin et aussi l'ivresse de l'amour, et, certes, il n'y a pas à vous le repro- cher. Que n'avez-vous la môme indulgence pour l'excès de la misère, pour celui qui est en proie à l'abandon, au froid et à la faim ? Malesuada famés, la faim mauvaise conseillère, a dit un autre poète, mais un grand poète rente. Qui sait si, le cas échéant, Virgile lui-même n'eût pas failli ?

Au surplus, les biographes et les autres gref- fiers de l'histoire littéraire n'ont pas insisté sur cet épisode. On a pensé avec raison que si l'on se montrait sévère pour celui-là, il faudrait user de la même rigueur pour cent autres, ceux-ci ayant fait ceci, ces autres ayant fait cela. On s'est donc tu sur ce trait, après tout véniel, puisqu'il y a eu acte de repentir, et l'on a bien fait.

Un épisode moins sinistre, mais qui demande à être noté, pour faire voir qu'il avait fait l'im- possible pour se bien tenir.

On lui avait dit : « Que ne faites-vous du tliéàtre? Une pièce apphiudie, c'est une mine d'or. » Faire une pièce jouable, y mettre du

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mouvement, de l'intérêt, de l'esprit, certes c'est bien quelque chose. Eh bien, non, ce n'est rien. La faire recevoir par un directeur, ce serait quelque chose. Eh bien, ce n'est rien encore. L'essentiel, c'est d'obtenir qu'on la joue. Quand sera-ce ? Avec quels acteurs ? Au milieu de quelles circonstances? Si elle est jouée, réussira- t-elle? Que de courses! que d'ennuis! que de transes ! Il était mal vêtu, amaigri, attristé, peu décoratif. Comment se présenter à un de ces pachas, si dédaigneux, qui sont à la tête d'une entreprise théâtrale? L'espèce joue à l'aristo- crate et n'est que difficilement accessible, même pour les messieurs de bon ton. Rien qu'à la vue de son chapeau frippé, on le consignerait à la porte. D'abord, quand on est inconnu, apportât- il un chef-d'œuvre, on commence par vous rem- barrer. « Mon cher, il vous faut un collabo- rateur : c'est notre garantie. » Le collaborateur, autre plaie d'Egypte.

Avant de vous faire l'honneur de prendre la moitié des droits d'auteur, il fait des façons, ne vous reçoit qu'avec hauteur, se fait tirer l'oreille, manque aux rendez-vous qu'il donne et ne touche à votre manuscrit que comme s'il avait la gale. Néanmoins et malgré tout, Hégésippe Mo- reau tenta l'aventure. Il fit un vaudeville en un acte, gai, alerte, emporté, mordant. Très bien, mais le porter ? Comme il n'osait pas se présenter en personne, il le recopia propre-

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ment, l'enserra à l'aide d'un rul)an rose et le déposa, avec une requête en forme de lettre, chez un vaudevilliste en vogue, un galant homme dont tout le monde disait du bien. A la bonne heure, mais le cher auteur était fort recherché. Point de jour l'on ne fît chez lui un dépôt de la même sorte. Il n'y avait donc pas à s'étonner si l'aspirant ne recevait pas de réponse. Il écrivit plusieurs fois, il passa à dix reprises chez le concierge. Point de nouvelles. Fatigué de tant de démarches qui n'avaient pour fin que de lui faire user ses chaussures, il avait fini par regar- der l'afïaire comme perdue et par y renoncer. Mais à un an et demi de là, un matin, en pas- sant auprès du petit théâtre du Palais-Royal, il eut la pensée de jeter un coup d'œil sur l'affiche et il y lut ces mots: Le Collaborateur, vau- deville en un acte de MM. Theaulon et ***. Les trois étoiles, c'était Lui. Hélas ! le vieil au- teur, ayant égaré la lettre d'envoi, avait oublié son nom et le faisait figurer par des astérisques; mais il s'empressa de lui faire tenir par la So- ciété des auteurs dramatiques la somme qui lui revenait. Cela s'élevait à 1,500 francs. Jamais le pauvre poète ne s'était trouvé en possession d'un pareil trésor. Songez donc: 1,500 francs! Six mois d'abondance pour un prolétaire de l'écri- toire! Les amis lui dirent : « V\\ bien, il faut vous y remettre ». Il répondit par un sou- rire de tristesse, suivi d'un refus. Ce ([u'ils cou-

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sidéraient comme une bonne aubaine avait été la source de mille soucis et d'un amer désen- chantement.

Remonter à ce Calvaire, il ne s'en sentait plus la force. Sa volonté aussi avait décru. Cela coïncidait avec l'heure où, voyant que le Myoso- tis ne se vendait pas, il en portait les exem- plaires chez un épicier de la rive gauche pour en faire des cornets. « Que la destinée fasse de moi ce qu'elle voudra: je refuse. » Il eut tort certainement : les philosophes de l'école de Descartes lui auraient dit sans doute qu'un homme de cœur doit lutter jusqu'au désespoir, même jusqu'à la mort, mais, malade, désen- chanté, isolé, il succombait sous le faix de mille défaites. J'ajoute que ce même succès du Colla- borateur aura été pour lui le dernier sourire de la fortune.

N.-B. Cette pièce n'a pas été reproduite dans les nouvelles éditions du Myosotis, pas plus que l'Ode à la faim. Ni qu'un autre chant, très beau, en l'honneur d'un héroïque officier de marine, le commandant Bisson, qui, en Grèce, pendant la guerre de l'Indépendance, a fait sau- ter son navire plutôt que de baisser pavillon devant Ibrahim pacha

En 1854, à son retour de Bruxelles, il s'était figuré avoir été exilé, Alexandre Dumas père fondait le Mousquetaire. Un de ses premiers soins devait être de faire connaître à ses lecteurs

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le Mijofiotis, dont la lecture l'avait charmé. Il lui a consacre alors une étude de mille lignes, prodigalité peu commune chez les gens de presse. Sous forme de conclusion, il a rédigé un projet d'épi taphe en l'honneur du poète, mais ens'efïor- çant d'y introduire un reproche à l'adresse du gouvernement sous lequel est mort le pauvre et brillant ouvrier en prosodie. Voici, mot pour mot, ce projet d'épitaphe :

ICI REPOSE

HÉGÉSIPPE MOREAU, POÈTE, MORT DE FAIM ET DE MISÈRE,

LE 20 DÉCEMBRE 1838 ;

LOUIS-PHILIPPE ÉTANT ROI DES FRANÇAIS ;

M. DE MONTALIVET ÉTANT MINISTRE DE l'iNTÉRIEUR ;

ET M. DE SALVANDY MINISTRE DE l'iNSTRUCTION PUBLIQUE ;

TIRÉ DE LA FOSSE COMMUNE ET DÉPOSÉ SOUS CETTE PIERRE

Il va sans dire que ce texte comminatoire n'a figuré que dans le journal d'Alexandre Dumas, mais il n'y a pas de mal à ce qu'il soit divulgué.

De tout temps, en tout pays, liés entre eux par les attaches d'une mystérieuse parenté, les poètes ont considéré comme un devoir de se détacher de la foule en se glorifiant les uns les autres. Les blâmera-t-on de ce petit mouvement de vanité héréditaire? -^ Eli! non, assurément, parce que les vers postiiumes qu'ils gravent d'une main pieuse sur le marbre ou sur l'airain ne sont le plus souvent que l'unique salaire du

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génie. HégésippeMoreau, dénué de tout pendant sa vie, aurait pu voir combien son nom a été chanté sur les lyres d'ébène, nuancées d'un peu d'ivoire. Ç'àété un nombreux et long concert d'é- légies. Je me bornerai à rapporter ici les épitaplies faites par deux de ses contemporains, deux autres rapsodes qui ne l'ont connu que par ses œuvres et qui sont morts presque aussi pauvres que lui. L'un a été Pierre Lachambeaudie, fabuliste et faiseur d'idylles, moitié Florian, moitié Robert Burns. Il est l'auteur de ce touchant quatrain sur le Myosotis.

Salut à vous, fleur de saphir, De l'amour glorieux emblème, Douce compagne du zéphir. Plus je vous vois, plus je vous aime.

L'autre, c'est Pierre Dupont, le chansonnier dont il sera tant parlé dans ce livre. Les hasards de la vie l'avaient fait résider à Provins, dans la ferme même quia été fort hospitalière pour l'au- teur du Guy de chêne. Dans l'élan de son enthousiasme, il a composé deux épitaphes en l'honneur de celui qu'il n'a pas cessé d'admirer. Voici la première, qui est un quatrain:

Passant, sous la pierre qui s'use

Aux baisers de l'air et de l'eau,

Lisez un nom cher à la Muse :

Hégésippe Moreau.

Plus tard, après une station au cimetière du

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Montparnasse, venant à penser que le style lapi- daire doit surtout s'exprimer avec concision, il avait renfermé l'expression de son culte dans un distique de la forme la plus laconique.

Passant, qui dort dans ce tombeau ? Hégésippe Moreau.

Ce sera, très probablement, celle des trois épitaphes qui vivra le plus longtemps, parce qu'elle est la plus brève. Le temps ne permet pas qu'on s'attarde k parler longuement du passé.

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LA BRASSERIE DE LA RUE DES MARTYRS

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Voilà cinquante ans, c'était une des curiosités de Paris. Les géographes d'alors en ont fait men- tion ; la chronique s'en est fort occupée. En ce temps-là, comme le mur d'enceinte, le fameux mur fiscal de l'abbé Terray, n'était pas encore démoli, Montmartre était considéré comme un pays à part, encore boisé, puisqu'on y voyait des tonnelles tapisséesen chèvrefeuille ; encoreagreste, puisqu'on y cultivait des radis roses. Ceux de la ville tenaient à l'habitude de le considérer comme étant toujours la campagne. Au fait, trois acacias et un noyer centenaire y donnaient l'illusion de l'idylle. Les touristes assuraient qu'il y courait, par moment, l'été, un escadron de lézards et peut- être un hérisson. Cependant, pour dire vrai, cette zone était comme un lieu d'asile, un campement

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d'artistes. Ces irréguliers, toujours refoulés parla civilisation, y accouraient par escouades. C étaient les comédiens de la banlieue qui avaient commencé. A leur suite étaient venus des poètes, des musi- ciens, des sculpteurs, mais surtout des peintres. L'espèce s'y plaisait pour les motifs les plus sé- rieux. On y trouvait trois choses précieuses et à bon compte, sans la griffe des vautours (lisez : des propriétaires), le calme, le plein air et les couchers de soleil. La vérité était que le vin échappait à l'octroi et aussi le beurre, et aussi la chandelle. D'où il résultait qu'on dînait royale- ment aux tables d'hôte à 18 sous, quand on avait 18 sous. Laissez-moi ajouter, mais en courant, que les recors de la prison pour dettes (l'abbaye de Clichy) n'aimaient pas à s'aventurer dans cet arrondissement des fondrières. Tel était l'endroit qu'on appelle aujourd'hui la Butte Sacrée et qui n'était encore que la Butte tout court, mais, par tradition, c'était le chef-lieu de la Vache Enragée, ce qu'il n'a pas cessé d'être.

Quand un hardi voyageur descendait du Mou- lin de la Galette, point culminant de ces para- ges, il finissait par arriver, en sueur, tout es- soufflé, à ce ruban des boulevards extérieurs où, depuis lors, on a construit le cirque Fernando. Encore cinq pas et l'on entrait dans Paris. Dès lois il fallait marchera petits pas, avec précaution, ou plutôt glisser sur cette pente de la rue des Martyrs, qui ne ressemble pas mal à un escalier.

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Eh ! dame, ce n'était plus la paix de la vie des champs. Cent métiers à forge, à marteau, à roues tournantes, mêlaient leur bruit aux cris du com- merce ambulant. L'hydre aux mille têtes sifflait de partout. Ajoutez-y le grincement des voitures. Toutefois, à la fin, en descendant, à droite, à cin- quante pas, au plus, de Notre-Dame-de-Lorette, la coutume était de faire halte pour prendre un rafraîchissement ou un cordial, comme on vou- dra. Le touriste pénétrait aussitôt dans une mai- son ni belle, ni laide, sans caractère, sans ensei- gne, mais qui passait pour servir la meilleure bière du monde connu.

Eh bien, c'est là.

Une grande porte vitrée qui s'ouvre à deux battants. Entrez. Vous voilà sur le seuil d'un im- mense boyau, si long, si long qu'il n'en finit plus. Dans le langage nouveau, pris à l'anglais qui nous l'a volé, comme il nous a démarqué tant d'autres mots, on appelle ça un hall. En réalité, c'est une salle de deux cents mètres qui aurait bien quel- que analogie avec ces prisons scolaires de nos lycées, si elle était meublée de tables pour études au lieu de tables pour boire. Mais encore une fois ce qui ladifïérencie, c'est son étrange étendue. Par un bout, elle confine à la rue des Martyrs et par l'autre bout, elle touche à la rue Notre- Dame-de-Lorette. Pendant les beaux jours du moyen âge, elle aurait pu servir de lieu de séance à un concile ou à un conclave. Hier, au mo-

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ment de sa gloire, elle était le rendez-vous de joyeux viveurs.

Il me semble Ijien qu'elle date de 1848, époque à laquelle, se donnant du champ, comme on dit, les masses populaires, brusquenjcat émancipées par le 21 février, ont commencé à prendre part à la vie commune C'aurait donc été d'abord un club l'on buvait en pérorant, mais je n'oserais l'aflirmer.

En tous cas, pour Paris, pas encore germanisé, c'était une chose encore nouvelle que cette vaste enceinte n'ayant pas l'aspect d'un café français. Aux murs on ne voyait ni fresques emblémati- ques, ni dorures, ni ornements d'aucun genre. Près du comptoir s'asseyaient deux dames d'Alsace, blondes et rieuses^ l'œil s'arrêtait sur une naïve peinture représentant le roi Cambrinus soulevant un énorme verre, débordant de bière écumante, qu'il se disposait à approcher de ses lèvres. C'était l'enseigne de l'établissement. A l'intérieur, sur deux rangs, dans toute la profon- deur du liall, vous entendez depuis la rue des Martyrs jusqu'à la rue Notre-Dame- de-Lorette, des tables de chêne cirées en noir et du style al- lemand le plus pur. Aussitôt qu'arrivait le soir, la salle s'illuminait à (jlorno par une grande pro- fusion de gaz.

A dater de huit heures, un épais nuage de fu- mée s'ôchappant de cent cinquante pipes aurait pu faire accroire à un mythologue cju'il se trou-

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vait à Lemnos, dans l'atelier de Vulcain, ou aux bord de l'Etna. Eh bien, non : il n'était que dans une tabagie d'artistes.

En tendons-nousbien, ces joyeux garçonsétaient, en effet, des artistes, et de toutes les gammes. Pour le moment, ils étaient obscurs. Rappelez- vous les simples soldats de 92 dont, dix ans plus tard, un ancien sous-lieutenant de Brienne devait faire des maréchaux et ne dédaignez jamais les commençants.

Très pauvres pour la plupart, mais se redres- sant dans une noble fierté comme le fait souvent la misère, ilss'entr'aidaientpourafïronter le mal- heur du temps et, les dépenses essentielles du pe- tit ménage assurées, ils économisaient cinquante ou soixante centimes pour se retrouver, le soir, entre amis, devant une chope ou une canette. Ainsi donc ils étaient, avant tout, réunis par la joie de vivre. Le front exempt de soucis et de peur, coiffés du chapeau pointu ou bossue qui rappelait l'ère des clubs, emmanchés de ces barbes de bouc, signes avant-coureurs de la con- c[uéte républicaine, que, vers 1832, Chateau- briand, sagaceobservateur, regardait déjà comme un avancement d'hoirie sur l'avenir, ils effrayaient encore la bourgeoisie et ils étaient, au fond, les plus inoftensifs des hommes, mais, en même temps, ils étaient aussi les fragments d'une op- position irréductible. On peut bien penser qu'ils ne pouvaient aimer l'Austerlitz de nuit du 2 dé-

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cemhre. Ils buvaient, ils lïiiiuiient, ils jouaient aux dominos, aux cartes, au jacquet, aux échecs. Quelques-uns dessinaient au crayon. D'autres lisaient aux oreilles complaisantes de la prose ou des vers, surtout des vers. ]1 y en avait quelques- uns pour critiquer la pièce en vogue ou pour ana- lyser le roman du jour ; mais, sauf sur une table, celle des beaux esprits dont j'aurai à parler un peu longuement, parce que c'était la plus importante, ils avaient décidé de faire taire les ressentissements politiques. « Nous n'avons qu'à prendre patience, disaient-ils : le temps est pour nous. »

Mais quel étrange spectacle que cette longue salle ! Imaginez une kermesse de Hollande à la- quelle on aurait soudé la Cour des Miracles, mais sans femmes. Evoluaient là, par groupes, cent types divers et partant pareils; cent figures bar- bues, dont plusieurs très belles; cent pipes fu- mantes ; cent paires d'yeux, jeunes, allumés par l'esprit gaulois, animés par le plaisir d'être en- semble, tout pétillants degouaillerie. Pour donner une idée de ce tableau, il aurait fallu ressusciter Jacques Callot avec les deuxTenierset leur dire : (( Reproduisez ce grouillant assemblage, si vous pouvez ». On eût ensuite demandé à Gavarni la légende, mais à la manière causticiue de Thomas Vireloque. Mais comment décrire avec une plume cet étonnant mélange de dépenaillés héroï- ques et d'illustrations de demain ? Et leurs pro-

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pos sur l'art, sur l'amour, sur la comédie sociale ! Ceux-là allaient de table en table chercher un sujet de polémique. Un d'eux, doué d'une voix tonnante, interpellait les voisins avec ironie, comme Diomède, quand il invectivait les chefs troyens. Il y en avait aussi un cjui rappelait Tabarin lançant des quolibets sans queue ni tête du haut de son estrade.

En bonne règle et pour me conformer à la cou- tume de l'énumération homérique, attribut obligé de tout récit épique, je devrais nommer un à un tous ceux qu'on a vu apparaître dans ce Caphar- nailm^ mais je demande à m'exempter de ce rude labeur. Il y aurait à dresser une litanie dix fois plus longue que celle du rituel romain et, après les cent premiers noms, dont la plupart ne rappelleraient rien de notable, le lecteur se verrait forcé de demander grâce. Bornons-nous donc, ne disons rien non plus de ceux des visiteurs qu'avait attirés la curiosité et qui se sont vite enfuis d'efïroi en croyant avoir mis le pied en en- fer. Autre détail bizarre. Il en a été qui auraient désiré y venir et qui ne l'ont pas pu. Henri Heine habitait tout près, lui, Mathilde et son per- roquet. Cédant à l'attrait du bruit, il aurait bien voulu voir ce que c'était, mais, en ce même temps, le brillant ironiste de Reisebilder était couché tout de son long, sur un lit de douleur; c'est sur ce grabat, où, pour lui transmettre un message d'Alexandre Dumas père, je l'aivu, les yeux à

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demi brûlés par le mal, serrer sa main de glace dans la mienne. Alfred de Musset, devenu noc- tambule, s 'était présenté à la bruyante taverne, mais pas plus de dix minutes, en disant : « Il y a de meilleure absinthe au café delà Régence ». J. Barbey d'Aurevilly, encore plus dédaigneux, s'était écrié : « Ça rappelle trop le Camp des Bagaudes » (un alïreux ramas de mendiants, de vagabonds et d'esclaves révoltés). Auguste Préault, le sculpteur, avait usé d'un autre mot, exprimant bien la délicatesse de ses goûts : « Je vais en Attique ; je ne m'égare pas en Béotie. » Tout cela était plausible ; tout cela allait pour le mieux, mais le personnel de la Brasserie avait son relief, son originalité et j'ai presque envie de dire son aristocratie. C'est du moins ce que je vais essayer de faire voir.

Avant tout, une courte halte, en guise de thèse et de parenthèse.

Jusqu'en 1852, Paris, fin dégustateur, n'avait eu dégoût que pour les vins fins. En particulier, il vantait ceux de France, qu'il disait être les pre- miers du monde. Le pampre de nos vignes était le pendant du laurier des poètes et des soldats. Comment et pourquoi s'éprenait -il ainsi tout à coup de l'opaque breuvage des Germains ? Pour(|uoi ? On ne savait pas. C'était une mode nouvelle et Paris doit toujours obéir à la mode.

On voyait parfois circuler dans la salle un inconnu, correctement mis, en habit noir, bien

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cravaté, fort poli, qu'on disait être un jeune médecin. A en croire ceux qui se disaient bien renseignés, ce docteur était servilement gagé par l'établissement pour en vanter les produits au point de vue de l'hygiène et c'était, en effet, une tâche qu'il accomplissait en homme habile.

« Ah ! messieurs, on a calomnié la bière, di- sait-il. La bière d'au-delà du Rhin, elle a toutes les vertus. Elle est digestive, diurétique au suprême degré. Elle nourrit, solidifie et embel- lit La bière du roi Cambrinus ! Je n'avancerai rien -de trop, si j'affirme que c'est une pana- cée. »

Pour motiver ce boniment anti-patriotique, il montrait du doigt la famille française dont la décadence physique n'est que trop visible. Il indiquait la toise à laquelle on mesure les cons- crits s'abaissant chaque année. Y a-t-il encore une jeunesse? Oui, mais voyez donc ce que sont nos jeunes gens ? Vieillis avant lage, pâles, poussifs, d'une calvitie précoce. Nulle énergie morale. Au même moment, Nestor Roqueplan, un maître railleur, s'en prenant aux derniers rejetons de la noblesse et aux fils des million- naires, leur donnait le surnom de petits crevés, qui leur est resté. Notre race s'en allait donc, et pourquoi ? A cause du vin, de l'abus du vin. de l'alcoolisme, un fléau qu'on évite quand on boit de la bière.

Il s'arrêtait volontiers à chaque table pour

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faire son ramage La bière, elle agit sur les muscles internes ; elle donne de la voix aux pro- fesseurs, aux avocats et aux chanteurs en toni- fiant les muscles des cordes vocales ; elle rend l'appétit aux dyspeptiques en stimulant les mus- cles de l'estomac ; elle assure la liberté du ventre en activant les contractions intestinales. Il prê- chait des convertis, ce docteur. La brune liqueur coulait à flots, couronnée d'un écume d'argent.

Ces beaux discours, venant d'un praticien connaisseur, ont-ils transpiré au dehors et remué les âmes ? Ce qu'il y a de sûr, c'est que, tout à coup, on a vu se révéler une vive propagande en vue de la Brasserie. Les amateurs y accouraient avec autant de faveur que les musulmans vont à la Mecque. Il y avait les gourmets, disons les dilettanti du genre, ceux qui aimaient la bière pour la bière, mais j'y reviens, ce qui dominait dans le Hall, ce qu'on y recherchait autant que le breuvage d'outre Rhin, c'était le frottement avec la Bohême,

Il ne faut pas craindre de le répéter, la région était des plus curieuses à voir. Un soir, à travers la fumée de tabac, au bruit tudesque des chopes qu'on cogne en buvant, j'entendis, tout près de moi, deux jeunes gens engager entre eux un duel de paroles, et cette lutte avait tout ce qu'il fallait pour intéresser l'auditoire. L'un des dis- coureurs était un stagiaire. On devinait qu'il s'exerçait à bien parler. L'autre, un normalien

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de la promotion de 1848, régent de rhétorique démissionnaire pour refus de serment, avait de même la langue bien pendue. Etait-ce la l)ière qui les poussait? Le fait est qu'ils s'escrimaient sur l'Allemagne, ce pays du houblon, et, acces- soirement, sur Gœthe et sur Schiller. « Lequel des deux est le plus grand ? » telle était la ques- tion en litige. Ce sont deux beaux génies, de genres divers et d'égale force. Cependant le nor- malien, tout en saluant respectueusement le nom de celui auquel on doit Wilhein Meister, donnait la préférence à l'autre, à cause de deux drames impérissables, Don Carlos et Intî'igue et Ainoar.

Il ajoutait à demi-voix :

« Ce qui me fait pencher pour ce sentiment, c'est que, dans son Rapport à la Convention na- tionale, Danton a proclamé Schiller citoyen du monde et de la République française; seulement, ne sachant pas prononcer le nom du grand dra- maturage, ill'a appelé le citoyen GiUe. »

Tous ceux qui étaient présents se mirent à la fois à applaudir et à rire.

Un autre soir, le même, s'élançant, les yeux fermés, dans une décevante illusion, se mit à crier :

« Messieurs, l'àme de Paris est ici, dans cette salle. »

Parlait-il sérieusement ou voulait- il rire? Sans doute cette masse des buveurs était un bloc pensant, mais, en lançant son mot, ce jeune

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monsieur nageait évidemment dans l'iiyperbole. Très probablement, l'échappé de la grande Ecole de la rue d'Ulm devait être un nourrisson de Stendlial ou un disciple de Schopeniuiucr.

Au t'ait, était-elle pour le moment l'âme de Paris, si tant est que Paris ait jamais eu une âme? donc est-elle aujourd'hui ? Est-ce au Palais Bourbon, ils parlent tant pour ne rien dire? au Luxembourg, ils dorment en parlant? au Palais de Justice, l'on jette tant de faux poids dans les balances de la vieille Thémis ? Serait-ce dans nos grandes Ecoles, les doc- teurs à diplôme enseignent ce qu'ils ne savent pas ? Ce ne peut être au Conservatoire de musique, d'où, depuis soixante ans, on n'a su sortir ni un vrai ténor, ni un compositeur, ni la moitié d'une fauvette. Ame de Paris, es-tu donc? Pour te rencontrer, faut-il aller à l'Institut ou à la Halle au poisson ? Il en est qui la voient à la Bourse, le vol, déjà déifié dans Mercure, est chez nous le plus fêté des arts. H. de Balzac a écrit qu'elle s'abrite sous les toits, dans les froides mansardes sans air et sans soleil, abri du génie solitaire, qui crève de faimet de misère en oITrant les trésors de sa pensée aux heureux du jour (|ui ne font rien. Mais laissons donc ! La faim et la misère, on n'en crève pas, puisque ce même H. de Balzac a pu vivre jusqu'à près de soixante ans. Mais, pour en revenir au mot du normalien, son observation aussi était à retenir. Si l'on peut

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admettre, en effet, que Paris ait une âme, cette âme est complexe, difEuse, nombreuse, située un peu partout. Dès lors, elle existait pour une part dans la Brasserie de la rue des Martyrs.

Une remarque à faire, en passant : tous les arts ont pénétré de plein pied dans ce hall, la musique exceptée. A cette époque, encore un peu austère, on était loin du temps ou les tziganes devaient venir des provinces danubiennes pour s'emparer de Paris. Non seulement le maître de la Brasserie avait interdit l'entrée de son éta- blissement aux instrumentistes, au violon, à la flûte, à la harpe, à la guitare et au tambour de basque, mais le tintamarre qui retentissait entre ses murs en avait écarté jusqu'au plus hardi des croque-notes. Assurément Hector Berlioz ne se serait hasardé en cet antre inharmonieux pour rien au monde. Même sentiment d'efïroi pour tous les autres disciples de Mozart et de Beethoven.

A ma connaissance, un seul musicien de pro- fession avait eu le courage de se faufiler parmi ces Chorybantes sien désaccord avec l'euphonie. En dépit du nom qu'il portait, celui-là était un Parisien pur sang, un infatigable faiseur de romances pour jeunes filles. Son succès l'avait rendu célèbre dans les deux faubourgs et, par conséquent, chez les marchands de musique; seulement ces derniers, afin de lui donner plus de relief, l'avaient obligé à s'italianiser. Il avait

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donc ajouter un / à son nom de Masin, dont il avait fait Masini. Il paraît que c'était lui imprimer meilleure tournure. « Suis-je maintenant assez transalpin? » disait-il en riant. Mais, d'ailleurs, quand il venait à la Brasserie, il se dépouillait de ses paillettes; il ne parlait pas de son art, cherchant à n'avoir d'autre air que celui d'un bonhomme. Cepen- dant il avait un moyen d'attirer l'attention. Après dîner, en sortant de table, il obéissait à une habitude bizarre. On le voyait exhiber devant sa chope un bloc de mie de pain. Cette mie, il ne se projDOsait pas de la manger, non, il en faisait un autre usage. Tout le temps que durait la soirée, il la pétrissait dans ses doigts et de façon à la faire revenir à l'état elle avait été chez le boulanger avant d'être mise au four, je veux dire réduite en pâte. Quand les choses en étaient là, il l'arrondissait en boule de manière à la faire ressembler à une boule d'ivoire ou à un obus de petit format. Dès lors, il souriait à son œuvre et se disait que sa journée était bien fmie. En tant ({ue musicien, ce brave garçon avait du talent, mais seulement en fait de romances. On sait qu'il a pris rang parmi les maîtres du genre. Pour le quart d'heure, les petites vir- tuoses du monde et de la haute bourgeoisie, les pensionnats et les colonies étrangères avaient adopté avec une excessive faveur une de ses récentes compositions. C'était une sorte d'invo-

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cation à la modestie : Petite fleur des bois, toujours, toujours cachée... Cela se chantait au piano, et c'était aussi charmant à voir qu'a en- tendre, quand c'était modulé par quelque jeune ténor léger qui pour bien détacher la fraîcheur de ces strophes, arrangeait sa bouche en cul-de- poule et mettait dans sa voix le trémolo de l'élégie.

Un soir que le hasard m'avait fait m'asseoir à côté de lui, nous nous mimes à causer. Comme je ne suis pas un grand clerc en fait de musique, je lui parlai de son art fort à l'étourdie et, en particulier, de la romance, ce genre si attrayant du reste, auquel il demandait sa mie de pain et sa gloire. Il crut, fort à tort, que je me moquais, ce qui était, je le jure, à cent lieues ou à vingt- cinq kilomètres de ma pensée. Un peu de com- mentaire suffit à l'adoucir. Il se lança alors dans un monologue plus long que celui de Charles- Quint dans Hernani.

Ah ! cher monsieur, s'écria-t-il, si, tout à l'heure, j'ai un peu montré les dents, c'est parce que, dans ce campement de bohèmes nous sommes, la romance est en défaveur ou même en dérision. A cause de son peu d'étendue, ils la regardent comme une quantité négligeable. Eh bien, qu'en dites-vous? N'est-ce pas très béte? En matière d'art, le poids de la substance n'est rien. On n'a à considérer que la perfection de l'œuvre : le beau, le bon, le vrai, n'est-ce pas?

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^- C'est bien mon avis.

En faisant des fouilles à Tanagra, dans le pays d'Epaminondas, on vient de découvrir des statuettes minuscules, des figures de deux pouces de long, irréprochables au point de vue de l'art. Chez nous, tous les jours, Meissonier im- provise des chefs-d'œuvre qui tiennent dans le creux de la main. Voyons, est-ce qu'une romance réussie, celle des Hirondelles de Félicien Da- vid, entre autres, ne serait pas à classer dans l'ordre de ces merveilles ?

Evidemment, oui. Honneur à ce petit opéra sentimental qui s'appelle la romance.

Permettez, je n'ai pas tout dit. Savez-vous, monsieur, combien il faut d'efïorts réunis pour mettre une romance sur pied ? Tout un concours. Sept hommes d'élite, pas un de moins. Comp- tons, s'il vous plaît : 1" il en faut un pour la pre- mière conception, pour les paroles ; 2" un musi- cien pour lui infuser une âme ; 3" un exécuteur, pianiste, flûtiste, guitariste, violoniste, liar- piste, instrumentiste qui entre dans la pensée des deux auteurs ; 4" un éditeur pour divulguer l'œuvre et la faire vivre ; un dessinateur, dou- blé d'un graveur, pour la traduire graphique- ment; 6° une jolie bouche, surmontant un heureux larynx, qui la mette en valeur; un coquin de journaliste pour la faire connaître aux quatre points cardinaux. Total : toute une escouade de travailleurs. Cet illustre Annibal dont parlent

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tant les historiens, a pu traverser les Alpes avec une armée de 200,000 Africains et des éléphants. Je l'aurais bien défié de faire à lui seul une romance, pour nos charmantes petites perruches de Paris.

Très bien dit.

La romance ! Ah ! monsieur ! Grand moyen de civilisation. Il faut qu'elle caresse doucement l'oreille, qu'elle fasse tendrement battre le cœur et qu'elle contribue à faire adorer la vie aux petites filles et aux jeunes femmes. De une nécessité de savoir faire un bon triage de la ma- tière, et c'est la part du génie. Cherchez! point de romance sans amour. Point de romance sans lever du soleil ou sans clair de lune. Point de romance sans étoile du soir. Point de romance sans le bruit du vent dans la feuille des arbres. Point de romance sans larmes, ni baisers. La romance, c'est l'adoration de toute la nature ; c'est la philosophie du panthéiste Spinosa.

D'accord, cher monsieur Masini.

La romance ! Eh ! sacrebleu, c'est le lien social par excellence. Jetez un peu les yeux autour de nous. Rien que dans notre pays, que serait la vie intime sans elle ? Supprimez la romance et il y aura, chez nous, 1,500,000 jeunes vierges au bas mot qui se dessécheront d'ennui comme des fleurs pendant un été sans pluie.

Cela se pourrait bien.

Mais, d'abord, si nous reprenons la thèse au point de vue de l'art, nous voyons que la ro-

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mance n'est pas la petite chose méprisable qu'ils ont l'air de dire: Vous êtes, je crois, l'ami d'Al- bert Grisar, l'auteur de Jn Folio, une admiral)le romance? A ce sujet, vous rappelez-vous une lettre que Méry, votre autre ami, adressait au Vert-Vert? n Hier, j'étais à Toulon, j'y ai vu lancer VAjax, une nouvelle frégate. L'ouverture jouait la Folle. Dites donc à Grisar que sa mu- sique était fort belle pendant qu'elle alternait avec le bruit du canon. »

Tout cela est à considérer, j'en conviens.

Un dernier mot. Bien souvent, c'est dans le calice de la romance qu'on va puiser le thème des grandes œuvres. N'est-ce pas di'ànslQ Roman- cero Espagnol que nos chers romantiques ont trouvé leursplus belles perles ? Gustave Lemoine et M}^^ Loïsa Puget, sa femme, ont fait la Grâce de Dieu, une romance ; Adolphe Dennery en a tiré une pièce des plus attachantes, un drame qui a été joué trois mille fois sur toutes les scènes de l'Europe et qui court encore le monde jusqu'au théâtre d'Honolulu. Vous avez un autre ami, Aimé Maillart, un ancien prix de Rome. Celui- a pris Gastibel.^a de Victor Hugo, encore une romance (Saluons le pauvre Hippolyte Maupou)! et il en a fait un de nos meilleurs opéras comiques. Eh bien, qu'en pensez-vous ? Serez-vous encore de ceux qui blaguent la romance?

Minuit sonnait; c'était le moment de la ferme- ture, nous nous séparâmes.

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Masini et vingt autres habitués de l'endroit étaient d'intéressants sujets d'étude. Pour un observateur de l'école de Sterne, tant de figures hétéroclites eussent formé une sorte de musée à tous les points de vue, mais je demande à ne pas m'arrêtera trop de détails, pressé que je suis de me trouver avec ceux de mon monde, des artistes aussi, bien entendu, mais plus particulièrement des célébrités de l'écritoire. Dans un comparti- ment à part, ils étaient une vingtaine, parfois un peu plus, à former, non une Académie ni un Cénacle, mais une réunion de beaux esprits que j'appellerai, si vous le voulez-bien, l'état-major de la bruyante cohue qui s'agitait à la Brasserie. Auguste Luchet? Une glorieuse épave des naufrages de la littérature et de la politique mêlées. Un vieillard qui avait été l'un des plus verts et des plus robustes spécimen de la vail- lante génération de 1830. A cette date presti- gieuse jusqu'à 1840, il avait été du nombre des cinq ou six romanciers d'élite qui gravitaient autour d'H. de Balzac et qu'on a plus d'une fois regardés comme des rivaux. Il a fait paraître de beaux récits, fort bien accueillis du public. Je citerai d'abord les Intimes, en collaboration avec Raymond Brucker et Léon Gozlan, Thadéus le ressuscité, avec Michel Masson, et au théâtre deux grands drames avec Félix Pyat : Ango le pirate et le Brigand et le Philosophe, scènes émouvantes auxquelles le talent de Bocage avait

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communiqué la flamme sacrée. Mais c'était sur- tout dans le roman intime, dans la peinture delà vie dramatique qu'il excellait En cela, deux de ses livres ont fait époque. L'un, Frère et Sœur, et l'autre, Un nom de Famille, eussent suffi à le placer en bon rang parmi les conteurs d'il y a soixante-quinze ans. Hippolyte Souverain, son éditeur, qui était aussi celui de l'auteur à' Eugénie Grandet, nous rapportait ce mot qu'il avait entendu dire au colon des Jardies : Auguste Luchet est celui de nous tous qui s'entend le plus affaire pleurer les femmes. Il a aussi prati- qué le journalisme, et non sans éclat, notamment au Bon sens, dont il a été le lundiste, et à 1'^?'- tiste, de Ricourt, il a donné des articles de très fine critique A l'époque dont il est ques- tion, la plirénologie de Gall et de Spurzheim, remaniée par l'illustre Casimir Broussais, était la science en faveur. Il s'y était attaché avec un zèle d'apôtre et il a fait voir par plusieurs de ses écrits qu'elle peut devenir un précieux procédé d'enseignement et, par conséquent, le point de départ d'un progrès réel.

Tous les soirs, Auguste Luchet apparaissait à la Brasserie. Il venait s'asseoir à la table des jeunes écrivains dont j'ai dit un mot plus haut. Il leur tendait la main, il les suivait des yeux, il semblait prendre plaisir à les écouter, il buvait avec eux la bière de Strasbourg ; on avait con- servé, entre artistes, la mode populaire de trin-

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quer; mais, si j'en excepte les grandes occasions, il parlait à peine et ne laissait tomber de ses lèvres qu'une froide parole ou seulement quelques monosyllables. Comme je lui demandais, un soir, à demi-voix, la cause de tant de réserve : « Eh ! mais, me répondit-il, vous ne voyez donc pas que, vous et moi, nous sommes absolument démodés, et c'est bien concevable. Tous les vingt-cinq ans, qu'on le veuille ou non, notre pays, si mobile, change d'idées, de mœurs, d'habit et de langage. L'idéal de 1830, c'était une chimère, très noble sans doute, mais une chimère, la gloire littéraire et la divinité de l'art. A présent, c'est l'utilité prêchée par Jérémie Bentham et la satisfaction des plaisirs sensuels. Vous voyez la différence. Nous n'y sommes plus. » Une autre fois, il variait sur la môme gamme. « Nous ne parlions qu'en français. A présent, leur langage est pana- ché d'anglais et d'argot. Quiconque résiste est regardé par eux comme un attardé qui n'est plus dans le mouvement. » En politique, il tenait avec énergie pour la République, mais pour celle d'Armand Carrel , croisée de Lamennais. « Eux, ils sont césariens », ajoutait-il avec un soupir.

Bien certainement cet opiniâtre ami du passé, de celui de Juillet, avait trop de générosité dans l'esprit pour mettre du dédain dans ses rapports avec nos jeunes amis, mais, songeant à la défaite de Pharsale, il lui semblait être rapetissé par le malheur du temps. On sait que, sous Louis-

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Philippe, pour éviter un un de prison, il avait été oblige de se réfugier pendant quatre ans dans les îles normandes. Les révolutions, la mort et l'exil l'avaient séparé d'anciennes attaches. Il se trouvait maintenant dans mi groupe d'éven- tés qui étaient, au fond, d'accord avec le régime de compression morale cju'on venait de nous im- poser par le fusil et par le canon. D'où il suivait que nous étions, l'un et l'autre, tout dépaysés. Mais ne parlons que de lui. S'il faut en croire les Arabes, quand les grands fauves du désert vieillissent, le spectacle de leur décrépitude leur impose une tristesse qu'ils ne savent pas dissi- muler. Ah ! la mélancolie du lion qui a perdu ses dents et ses griffes, qui la décrira ? On assure que, parfois, de petits cris plaintifs s'échappent de la vaste poitrine de cet ancien roi du désert. On va jusqu'à dire qu'une grosse larme se sus- pend au bout de ses yeux à demi fermés par la vieillesse. Le romancier de 1830 ne s'abandon- nait pas jusqu'à pleurer, mais il devait ressentir quelque chose comme la sombre tristesse dont je viens de parler.

Toutefois, si pleins d'eux-mêmes qu'ils fussent, nos évaporés, s'inclinant devant l'autorité de l'âge, s'accordaient à le traiter avec une certaine déférence. La mode ridicule, empruntée à l'Italie, de prodiguer le titre de maître, de cher maître, n'était pas encore venue, mais ils avaient assez do monde pour se montrer polis, et c'était tout

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ce qu'il voulait, tout ce qu'il fallait. Quand il parlait, on se taisait pour l'écouter ; c'était donc pour le mieux. Et, d'ailleurs, il disait des choses nouvelles et souvent excellentes.

Un soir, un des plus bruyants se mit à rap- peler le cri terril)le qui, en 93, a retenti comme une menace de guerre à travers les campagnes : Guerre aux châteaux ! Paix aux chaumières f Tout aussitôt, il fît signe de la main qu'il avait à relever le propos.

« Il ne viendra à personne, dit-il, la pensée de voir en moi l'ennemi de la Révolution, que j'ai servie toute ma vie, mais aujourd'hui je combattrai ce cri des exaltés. J'y verrais tout à la fois une faute et un contre-sens. Au nom de la justice sociale et de l'hygiène, je le remplacerai par ce cri tout contraire : Paix aux châteaux ! Guerre aux chaumières ! » Puis il ajoutait avec finesse : « Voilà du reste la contre-vérité que le temps amène. Multipliez les châteaux et sup- primez les chaumières qui sont des habitations malsaines. Il n'en faut plus »

Eh bien, c'est très juste ça, ripostèrent les auditeurs.

Je l'ai déjà dit, le vieux romancier se recom- mandait par le reflet d'un beau passé et aussi par les persécutions qu'il avait endurées. Sous la mo- narchie, un de ses romans devenait la cause d'un réquisitoire dans lequel il était accusé d'avoir révélé un secret de famil4e;^Goûdamné à un an

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de prison, il était allé à Jorsey pour y attendre la prescription et il en était revenu un peu avant le 24 février. Jamais encore un conteur n'avait été frappé avec autant de sévérité pour quelques pages de roman, seulement coupable d'avoir dit la vérité, mais pour cette nature énergique, habi- tuée au grand air, à la liberté d'aller et de venir, à respirer la senteur des forêts, être renfermé entre les quatre murs de Sainte-Pélagie, c'aurait été la mort. Il aimait mieux aller vivre de libre misère dans une des îles de la Manche. Quand nous le revîmes, il était encore vert, solide, mais déjà un peu attristé.

Peu après, la République était de retour. Par décret du gouvernement provisoire, le revenant était nommé gouverneur du palais de Fontaine- bleau, ayant pour fonction de veillera la conser- vation du domaine royal. Ami de l'art et de l'idylle, il avait tout ce qu'il fallait pour mener à bien cette tâche. Il a su empêcher les pillards et l'émeute grondante d'approcher de la rési- dence.

Être logé dans le palais des Valois, avoir à protéger en un temps de troubles les chefs- d'œuvre du Primatice, le parc et la forêt, rien n'aurait pu mieux convenir à un esprit pour l'amour de l'ordreet pour les méditations diverses, mais, vu la brusquerie et l'illogisme des événe- ments, ce ne devait être qu'un interrègne de quel- ques mois (d'avril à décembre). Le romancier

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fut vite remplacé. S'il ne s'était agi pour lui que d'être congédié, ce n'aurait été que demi-mal, mais la calomnie et la bêtise réunies devaient se concerter afin de rendre odieux et ridicule son court passage aux affaires.

Par tradition, à Fontainebleau, dans le grand bassin du parc, on nourrissait des carpes qu'on disait être aussi vieilles que le palais. Plusieurs portaient aux ouïes des bagnes d'or d'un certain prix. Toujours suivant la légende, on disait sans rire, très sérieusement, que ces anneaux leur avaient été jetés jadis par les grandes dames d'autrefois, celles des diverses cours qui sont venues briller dans les fêtes du palais. Laissons de côté les fables et constatons que ces carpes honoraires, sortes de monuments historiques, avait tenté la gourmandise du gouverneur, nommé par la République qu'il les avait pêchées subrep- ticement, fait cuire et mangées. C'était un conte cent mille et une fois absurde. Ces vieux pois- sons coriaces, pelés, lépreux, hideux à voir, ne pouvaient tenter aucun être mortel. Les nau- fragés eux-mêmes du radeau de la Méduse les eussent fuis avec un sentiment d'horreur. Mais ce racontar, imprimé par la presse réactionnaire, devait trouver une masse d'imbéciles, crédules au point d'admettre comme vraie cette fantaisie grotesque. Rien de plus bête à tous les points de vue, mais est-il un conte grossier qu'on ne fasse avaler au bon peuple français, surtout

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(liiand c'est assaisonné par le condiment des haines politiques? Auguste Lucliet avait la fai- blesse de souffrir de cette débauche d'esprit. Il avait pourtant lu les Actes des Apôtres, ce pamphlet composé par Rivarol et par ses amis, dans lequel on voit circuler tant de contes bleus touchant les hommes de la Révolution. Au moment même il se plaignait, ne voyait-on tout Paris et la France entière ajouter foi à la fable du Gouvernement Provisoire, déjeunant à 1 Hôtel de Ville avec des côtelettes de che- vreuil à la purée d'ananas ? Que ne prenait-il la chose en riant, ainsi que le fait Rabelais lorsqu'il représente maître Janotus, organe des bourgeois de Paris, venant en grande cérémonie réclamer à Gargantua les cloches de Notre-Dame que le géant avait confisquées : Hem... lient... hem! Redde nobis clochas nostras.

Ces fonctions de gouverneur de Fontainebleau n'ont, d'ailleurs, été qu'une bonne fortune d'un moment, d'avril à décembre. Ça n'a donc duré que huit mois au plus, l'élection de Louis Bona- parte comme président de la République y ayant mis tin. Dès le lendemain, Auguste Luchet est revenu à son métier d'écrivain et s'est remis vaillamment à tourner la meule du critique et du romancier. Enfant de la peine, habitué au travail, il ne lui en coûtait pas, d'abord, de se charger du compte rendu des œuvres théâ- trales pour le compte de la Réforme, le journal

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de Ferdinand Flocon, et, en second lieu, de reprendre la suite de ses récits romanesques chez llippolyte Souverain. Vers les dernières années de l'empire, il a fait jouer au théâtre Beaumarchais, en collaboration avec Charles Vincent, le Cordonnier de Crécy, un très beau drame de la vie intime, qui eût été plus remarqué s'il eût été représenté sur une scène plus impor- tante.

Cependant les jours se nouaient aux jours et les mois aux années. Le lutteur de 1830 vieil- lissait. Je l'ai vu assez souvent pendant lesiège. Nos désastres, nos grandeurs évanouies, l'avaient profondément affecté. Se pouvait-il que cette France qu'il avait vue et si grande et si glo- rieuse en Juillet, s'écroulât si vite à cause du coup de tête d'une Espagnole ? Il ne revenait ni de notre incurable bêtise ni de nos humiliations répétées. Républicain des plus sincères, sans donner la main à l'esprit de réaction, il blâmait vivement la Commune et traitait de sacrilèges ceux qui engageaient une guerre civile à l'heure nous étions serrés à la gorge par la guerre étrangère.

Auguste Luchet est mort à très peu de temps de là. Comme il s'était confiné dans le silence de la vie privée, on l'avait déjà oublié. C'est tout au plus si la presse lui a fait l'aumône d'une nécro- logie de dix lignes. J'ai été le seul, je le crois bien, à m'étendre un peu dans un feuilleton sur

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le talent, sur les rudes épreuves et sur les injus- tices que ce travailleur d'un rare mérite a eu à rencontrer sur son chemin.

Comme on s'en va souvent deux à deux, Hip- polyte Souverain, son ami, son éditeur et celui d'H. de Balzac, l'a suivi de fort près. Qui sait ? Peut-être s'étaient-ils promis de partir ensemble et comme bras dessus bras dessous.

II

Salât au maitre peintre d'Ornans !

Gustave Courbet venait de faire son entrée. Tous les soirs, régulièremînt, on le voyait venir du fond de la rue Hautefeuille. Après les poi- gnées de main prodiguées à droite et à gauche, il prenait place à une petite table à part, pas loin du comptoir. Au bout de deux minutes, il était assis devant un bock et fumait une longue pipe en terre cuite, un peu dans l'attitude d'un pacha, au milieu d'une cour formée de trois ou quatre rapins et d'autant de critiques encore peu connus. En ce temps-là, il était toujours jeune, au début de sa renommée, mais d'humeur joyeuse. La figure était sympathique, légèrement épa- nouie, d'assez beaux yeux. Ce qu'il avait de plus caractéristique, c'était une longue barbe brune, presque bleue et crépelée à la manière de celles dont S(mt parées les idoles assyriennes, ce qui

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lui donnait l'air de l'Holopherne du roman de Judith ou du Sennachérib que les antiquaires vont contempler au Musée du Louvre.

Personne n'ignore que c'est lui qui, au len- demain du 24 février, a donné le signal du réa- lisme en matière d'art. Grâce aux applaudisse- ments de Champfleury, Y Enterrement d'Or nans, son premier tableau, s'est faufilé dans l'histoire comme une date mémorable. Il va sans dire qu'à l'aspect de cette œuvre incongrue et bizarre, les esthètes du jour, horripilés, ont jeté des cris d'ef- froi et de réprobation, et c'a été le mouvement d'une critique courroucée qui a été la première note de sa réputation ; mais ces clameurs d'Aca- démie ne devaient pas le corriger et c'a été tout le contraire. Il s'est opiniâtre dans le système. Dès cette heure, il n'a jeté sur la toile que des scènes reproduisant la vérité crue et dénuée de tout ornement. Il a donc regardé l'idéal comme un mensonge ou comme le rêve d'un cerveau malade. Après Y Enterrement cVOrnans, il s'est amusé à effrayer le prochain en exhibant la Re- traite en Franche-Comté , sous-entendez une demi-douzaine de curés à large panse qui viennent de dîner ensemble Tous les six sont ronds comme des muids ou saouls comme des grives en octobre. Il les a montrés un peu distants les uns des autres, titubant, trébuchant et ne sachant plus leur chemin. Je lui ai entendu dire qu'il n'y avait rien de surfait et que cette

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reproduction serait plutôt au-dessous delà vérité. A ce sujet, qu'on me permette d'introduire ici sous forme de parenthèse un trait qui nous a été conté par H. de Villemessant dans les bureaux du Figaro. Cette fois, la scène s'est passée dans la Sologne, province alors très chrétienne. Un vénérable curé, doyen de son canton, recevait ses confrères, à l'occasion d'une retraite. Suivant l'usage, le menu était de premier ordre.

Arriva le moment solennel d'un verre de cham- bertin.Pour contrecarrer les idées superstitieuses sur le nombre 13, ils étaient 14 à table; toutefois au momentpresque divin dont je viens de parler, la servante apportait bien la bouteille, mais elle se lamentait en disant qu'elle avait égaré le tire- bouchon. N'est-ce que ça? dirent plusieurs voix. Allez, Messieurs, il y a remède au mal. Et, au même instant, chacun des convives fouil- lant dans la poche de sa soutane, en ramenait un tire-bouchon. Treize tire-bouchons pour un! Rabelais eût sauté en l'air au récit de cette his- toire-là.

Revenons à Gustave Courbet. Nous savons qu'il ne s'en est pas tenu à cette manifestation macaronique. Homme de talent, passionné pour son art, il s'est adonné, non sans beaucoup de suc- cès, à des œuvres d'une belle ampleur, à bon droit prônées par la critique et fort prisées des amateurs. Au point de vue du paysage, dont nui n'a mieux (|uo lui su rendre réternolle poésie, il

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peut marcher de pair avec les premiers du genre. Avez-vous vu la Loue, un coup d'œil jeté sur une rivière du Doubs ? On croit être sur les bords de ce petit fleuve. La Remise des che- vreuils en pleine forêt est une grande page, digne des maîtres de l'Ecole hollandaise. Dix ou douze autres conceptions conçues dans la même gamme, lui assurent une place élevée dans l'histoire de l'art au dix-neuvième siècle.

Avec la réputation l'argent lui était venu et, en conscience, rien n'était plus juste. Est-il vrai que ce vent de vogue lui ait monté à la tête jus- qu'à l'emplir d'abord d'orgueil, puis d'hébé- tement ? Ici je n'ai à parler que de ce qui se pas- sait à la Brasserie. Suivant ce que j'ai vu, il s'y montrait assez bonhomme. Quoiqu'il aimât à par- ler volontiers de ses débuts et de sa façon de brosser une toile, il ne posait pas. Mais s'il fallait en croire ceux qui vivaient près de lui, ce n'était qu'une feinte modestie. Et j'entends encore Théodore Pelloquet dire en sourdine :

« 11 a une queue de paon de dix pieds de long, mais il la cache adroitement dans ses culottes pour ne la montrer qu'aux bourgeois. »

Si cette queue a existé, elle a été un parachute ou une cuirasse, car, au su de tout le monde, nul plus que lui n'aurait été analysé, moqué, tourné en dérision; aucun n'a été autant élimé par la caricature. Une de ses premières œuvres fut, comme on sait, sa rencontre avec M. Bruyas

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à Montpellier. Sur la demande de ce provincial, Gustave Courbet quittait Paris pour venir lui faire visite. C'était par un gros temps. Ainsi la pluie tombait à grosses gouttes. Le riche ama- teur se présenta au-devant de l'artiste avec un beau parapluie ouvert et lui souhaita la bienve- nue par ces mots qui servent de légende au tableau : Bonjour, monsieur Courbet. Le peintre a donc exhibé lui-même son portrait et l'a posé en hommage Bonjour, monsieur Courbet, cette phrase bizarre eut des ailes. Du chef-lieu de l'Hérault, elle arriva vite au boulevard des Italiens, cette capitale de la raillerie. Jamais aventure d'une telle vulgarité n'était devenue le sujet d'un tableau. Dès que l'événement fut connu, il y eut chez tous les peintres comme un ouragan de rires moqueurs. Les brocards par- tirent de cent ateliers à la fois. La presse à épigrammes ne pouvait pas ne point s'en mêler.

Bonjour monsieur Courbet, eomment ace^- vousfait pour venir par ee savoyard de temps f

Bonjour, monsieur Courbet, vene:^-vous che^ 710 us pour manger du nougat? Bonjour, monsieur Courbet, vous vene^ de passer par Agen; Jasmin vous a-t-il fait la barbe?

A cincpianteans de distance, ce n'est plus que du rêchaurt'é. En 1852, ça amusait les artistes.

Mais qu'importait au peintre d'Ornans? Enfant du Jura, il avait la résistance du marbre de son pays. Ajoutez que, très fin en fait de

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famosité et de négoce, il voyait dans ce boucan organisé par les jaloux une source de renommée et de bel arrosage d'argent. Il n'ignorait pas, en effet, que ceux qui achètent vont toujours du côté se fait le bruit. A dater de ce voyage à Montpellier et de ses suites, la vogue lui était acquise et il faut avouer, du reste, qu'elle était souvent méritée. On lui demandait de faire des portraits et il en faisait de très bons. Et, à la Brasserie, tout en fumant, tout en vidant sa chope, il disait à ses disciples : a La poule aux œufs d'or a pondu chez moi ».

Heureux homme, il voyait s'accroître, en s'a- vançant d'un même pas, sa réputation et sa for- tune et tant de réussite ne pouvait que le main- tenir dans ses idées sur le réalisme à outrance. Encore une fois, le positif sans ornement, le réel tout cru, tout nu, tout froid, il ne voyait rien autre chose. Un soupçon d'idéal mettait le feu à toutes ses colères. Quand on lui montrait des photographies un peu ensoleillées, il s'écriait en frappant du pied : « Ce n'est pas la vérité, ça ! c'est de l'artisierie ; c'est du mensonge ! » Pein- ture, sculpture, gravure, ce qui avait été fait avant lui ne comptait pas. Je ne sais plus qui lui parla, une fois, de la Vierge à la Chaise de Raphaël. «Voilà une belle farce! dit-il; des Rapliaël, il y a dans les t urnes de nos faubourgs vingt pauvres bougres qui en font au jour la journée, des Raphaéls, et les papes ni les rois ne

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songent à leur donner des couronnes ni du pain ». Des toiles de Louis David et de son école il disait que ce n'étaient que des bon/ionuncs pour amuser les enfants au même titre que l'imagerie d'Epinal. Et pourtant je l'ai vu s'écarter de ses principes et divaguer. Il est vrai que c'était à propos d'un morceau de sculpture.

Aimé Millet, le sculpteur, a été chargé de faire la statue de la Jeunesse ; c'est un ornement symbolique à placer sur la tombe d'Henry Mur- ger. Artistes et gens de lettres vont assister à l'inauguration, au cimetière Montmartre, et ap- plaudissent. Seul, Courbet proteste et dans cet accent franc-comtois traînard et narquois dont il assaisonnait toutes ses paroles. C'était trop idéalisé pour lui.

« La Jeunesse ! Est-ce qu'il existe une femme pour représenter la Jeunesse? Et puis, la jeune personne qu'on nous montre est toute nue. Est- ce que c'est réel, ça? Il fallait lui faire une rôôôbe. est la rôôôbe ? »

Un de ses meilleurs tableaux est rHomine à la pipe. Il en fait une copie qu'il lance dans le commerce. La toile se vend et va de main en main, d'où il suit qu'il en prise fort la valeur. Au bout de deux ans un amateur se présente à lui en disant qu'il en est le dernier acquéreur.

Et combien l'avez-vous payée ? demande Courbet.

Trois mille francs.

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Voleur !

Une autre fois, à la Brasserie, au moment l'on met sur le tapis la vague et grandiose ques- tion du progrès dans l'art, le maître-peintre d'Ornans prend des airs de pontife et, en domi- nant le bruit, il fait entendre sa manière de concevoir l'avenir.

« Ah ! ah ! ah ! s'écrie- t-il, nettoyons le plan- cher ! Monsieur Ingres, monsieur Scribe, ma- demoiselle Rachel, fichez-moi tout ça à l'eau, dans un sac et, s'il s'en sauve un, ce sera un grand malheur pour l'humanité. »

Un autre soir, un philistin qui s'est égaré dans ces parages, un arriéré, exprime des craintes sur les chefs-d'œuvre dont est composé le Musée du Louvre, qu'un incendie pourrait réduire en cendres. Ce bourgeois déplore en pensée la perte possible des Raphaël, des Paul Véronèse et des Titien .

« Vraiment! riposte Courbet, vous tenez tant que ça à ces vieux birbes ? Eh bien, cher mon- sieur, des Titien, des Véronèse, des Raphaël: affaire de principe ; on vous en fera tant que vous voudrez. »

J'ai déjà dit qu'il était 1 ennemi- des allu- sions, des symboles et des mythes. Cependant il lui est arrivé, une fois, par haine pour le régime impérial, de penser à faire une grande page satirique, fondée sur l'allégorie.

« Je ferais disait-il, un Proraéthée exposé

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par ordre de Jupiter sur la cime du Caucase, mais ce ne sera pas un vautour qui lui rongera le foie de son bec aigu : ce sera l'aigle des Bona- parte. »

La haine de l'empire, c'était le catéchisme du milieu il vivait, mais il en revenait toujours et toujours au réalisme, son vrai, son éternel che- val de bataille. Un soir, on en était à parler d'une vente de r.c46\so7u/)//o/? de Murillo, ce chef- d'œuvre de 700, 000 francs. On rappelait qu'en 1805 pendant la guerre d'Espagne, la maréchal Soult avait conquis cette toile dans un couvent de Fran- ciscains. (Les historiens espagnols ont le toupet de dire qu'il l'avait colée.) Ce même tableau, fort vanté par la critique et par les amateurs, passe donc pour n'être pas une croûte. Tous les amis de l'art savent en quoi consiste le sujet : la sainte Vierge, après sa mort, s'envolant au ciel, emportée par un escadron d'anges joufflus et fri- sés. Thème d'irritation volcanique chez le maître peintre d'Ornans. « Ah ! ah ! ah ! s'écriait-il sur le ton d'une sérieuse colère, est-ce que ce grand Murillo n'a pas voulu se moquer du peuple d'imbéciles qui l'entourait ? Historiquement par- lant, si c'est de l'histoire, il avait à montrer une dame juive touchée par la vieillesse et qui avait fait, paraît-il, cinq enfants, dont un dieu. Eh bien, il la montrait encore jeune, très fraî- che, transportée au sommet de l'empyréo, vêtue de bleu à l'européenne. Elle allait droit au ciel.

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Qu'est-ce que le ciel ? M. François Arago et l'Observatoire vous diront qu'il n'y a pas de ciel, du moins pour la Terre. Le ciel est autant en bas qu'en haut de nous, puisque nous voguons dans l'infini, dans l'espace sans limites Mais laissons ce détail. Parlons des anges. Qu'est ce que c'est ça, un ange ? Dites donc, Philibert Aude- brand, en avez-vous jamais vu, des anges? En analysant ça, si ça existait, l'œil verrait de char- mants petits monstres, avec des ailes, une figure rose, des cheveux blonds bouclés, frisés, dorés, quoiqu'ils soient âgés d'au moins 20,000 ans, s'il faut s'en rapporter à la chronologie des Egyp- tiens. Mais ce n'est pas tout : de quel sexe sont-ils, les anges? On ne le sait pas. On ne saura jamais si un ange est un garçon ou une fille. Et voilà, pourtant, ajoutait-il en finissant ce monologue, voilà avec quels ingrédients les peintres d'autrefois confectionnaient leurs chefs- d'œuvre. »

Tout cela, étant débité d'une traite, émerveil- lait l'auditoire et, comme c'était accueilli par des rires approbateurs, nul ne songeait à faire une riposte. Un vrai croyant, s'il s'en fût, par hasard, trouvé un dans ces lieux de malédiction, n'aurait pas manqué de faire le signe de la croix et de dire tous bas : « Comment se fait-il que cet impie ne soit pas déjà foudroyé par la jus- tice divine? » Mais, au fait, la vengeance d'en haut ne pouvait-elle pas choisir une autre forme

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que celle du tonnerre ? A dix ans delà, un dévot, en me faisant lire la page des Mcmoires de Rochejbrt dans laquelle est racontée la mort du peintre, me disait : « Vous voyez bien, mon- sieur, qu'il était marqué pour avoir une mauvaise fin. »

Gustave Courbet ne se bornait pas à susciter des logomachies et à émettre des paradoxes. De temps à autre, en enlevant pour une minute sa longue pipe de sa bouche, il se mettait à chanter. Ce n'était jamais bruyamment ni longuement. Il ne s'étendait guère que dans un seul couplet à la fois et toujours en modulant quelquecantilène rustique, car Pierre Dupont, son ami, avait déci- dément mis ce genre à la mode. Le maître peintre, d'ailleurs, avait une voix d'une grande suavité, surtout dans les cordes tendres. Nous l'avons entendu, un soir, dans une de ces échap- pées où un amoureux appelle son amoureuse, sur les bords de la Seine :

Viens dans mon léger bateau ; Quitte en secret ta chaumière ; Des bois suivons la lisière: Viens te promener sur l'eau.

Je n'ai retenu que ce fragment d'un couplet, mais je me rappelle que tous ceux qui se trou- vaient autour de la table étaient dans le ravis- sement, a Quel beau ténor léger ce serait, disait celui-ci. Un Colin d'opéra comique,

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répliquait un autre. » Mais lui : a Ah ! ce n'est rien, messieurs : c'est un a musement auquel j'ai recours, lorsque je suis seul dans mon atelier en train de brosser mes toiles » En réa- lité, il ne tirait vanité que de sa peinture, mais en cela, par exemple, il ne savait garder aucune mesure et il se regardait, sans broncher, comme étant incomparable, un phénix.

Des cris de joie, le bruit soudain de vingt- cinq verres qui s'entrechoquent, du rire, des ono- matopées signifiant l'expression d'une bienvenue, tout ce tintamarre annonçait l'entrée brusque, sans salut, d'un homme encore jeune et de bonne mine. Il était visible que celui dont on fêtait si bien l'apparition ne pouvait être qu'un habitué du grand Hall. Il était d'une taille ordinaire, en ce temps-là pas encore débordant. En lui, il y avait quelque élégance, mais provinciale. Une chose le distinguait, avant tout, une tête un peu massive, mais la figure fleurie, rose, joyeuse et qui, très probablement, lui servirait d'heureux passeport, tout le long de la vie.

Ah ! voilà Tony ! Bonsoir, Tony !

En même temps, les poignées de main se mul- tipliaient autour du nouvel arrivant. Théodore Pelloque, d'un côté, Gustave Mathieu, de l'autre, lui indiquaient d'un geste la place qu'il pouvait venir occuper près de l'un ou de l'autre, au choix. A cette amicale invitation, il répondaitpar un sourire et aussi par un chaleureux serrement

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de la main, mais, avant de s'asseoir, il avait une chose d'importance à accomplir, c'était de re- chercher Joséphine : « Jean, apportez-moi Joséphine » . Et le garçon, au fait de la consigne, s'en allait sans retard prendre une pipe culot- tée, cataloguée par une étiquette au milieu de vingt-cinq autres. Joséphine était donc, pour le moment, la favorite de ce joyeux fumeur. Dès qu'il l'avait eue en main, il s'était assis à la table d'élite, en vidant des chopes et des blagues soi- disant littéraires au milieu des camarades.

Tony Révillon s'avançait alors vers vingt-cinq ans. Il était à Mâcon et ce fut par moi, sous mon humble direction, qu'il entra dans les lettres. Il me reste à dire comment la chose arriva. Dallingen venait de fonder la Galette de Paris, une concurrence au Figaro, et j'étais le rédacteur en chef du nouveau journal. Lamartine ayant été violemment attaqué par le Barbier, nous nous étions donné pour tâche de parer les coups portés au grand poète et. un jour, il nous fit le très grand honneur de venir dans nos bureaux afin de nous remercier en personne. Dans cette même entrevue, que je tiens pour un souvenir des plus précieux de ma vie, avant de se retirer, il me dit qu'il avait à nous recommander un jeune débu- tant de son pays, M. Tony Révillon, un bache- lier ès-lettres qui demandait à apprendre l'art de noircir du papier blanc avec de l'encre.

Venant de votre part, monsieur de Lamar-

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tine, lui clis-je, il sera reçu ici avec empresse- ment.

A cinq ou six jours de là, je reçus la visite de celui qui nous avait été annoncé par l'illustre auteur de Jocelyn. J'ai esquissé plus haut la physionomie, la figure de notre futur confrère. Paraissant avoir bonne envie de vivre, il pouvait représenter le type de ce qu'on appelle un bon fjcœron. Suivant ce qu'il m'apprit, après le bachot, il s'était essayé à Lyon dans une feuille assez obscure intitulée l'Homme Libre, mais il venait à Paris avec le vif désir de s'exercer parmi nous de manière à être prochainement un publi- ciste en état de rendre des services à la cause de la démocratie.

Rien de mieux, mais la presse de ce temps-là, étroitement surveillée, toujours menacée, ne permettait guère qu'on y produisît rien de sé- rieux- Moi-même qui vous parle, pour avoir eu l'innocente audace de faire paraître des Souve- nirs parlementaires de 1848, c'est-à-dire de l'his- toire, j'avais été trois fois sous le coup d'un dé- cret de suppression. Il n'y avait donc pas à parler de liberté ni même d'objets un peu graves. Le Figaro, qui tenait le haut du pavé dans ce qu'on appelle la presse littéraire, par opposition à la presse politique, avait donné le ton aux autres feuilles de son espèce. Ce qu'il fallait, c'était amuser le public par des Nouvelles à la main, des bruits de théâtre et quelques croquis à la

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plume. Tout autre thème était suspect de venin révolutionnaire et devait être impitoyablement écarté.

L'enfantillage de ce programme, bien calculé pour plaire à un pays désormais émasculé, ne dé- plaisait pas à notre débutant. Peu enclin aux aux choses sérieuses, fait pour la vie épicurienne, il avait un goût naturel pour tout ce qui était frivole. Comme il habitait les alentours de Mont- martre, colonie déjà bondée de viveurs aux mœurs faciles, il ne se défendit pas de se ma- rier à ce mouvement nullement démophile. Au bout d'un an, le jouvenceau venu de Saône-et- Loire était un des rudes compagnons de la Butte sacrée. Boire, fumer, jouer aux dominos, blaguer, c'était le fond de son existence. Si Lamartine fût venu, par hasard, dans ces con- trées, il aurait eu de la peine à reconnaître son protégé. Mais, à ces heures-là, le grand rapsode, tout entier à sa d.éplorable souscription, avait bien d'autres soucis à fouetter. 0 lyre, t'en souvient-il !

Quant à Tony Révillon, se frottant à l'innom- brable tribu d'artistes en tout genre qui grouillait alors de la place Clichy au boulevard Roche- chouart, parmi tant de poètes, tant de peintres, tant de sculpteurs, tant de musiciens, et tant de gens de théâtre, hommes et femmes, il commen- çait à se faire une popularité. Je ne saurais trop le dire, on l'aimait grandement à cause de la

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constante égalité de sa bonne humeur. Je lui avais fait faire la connaissance d'Aurélien SchoU et de Charles Monselet, deux de nos collabora- teurs, et bientôt, vu le va-et-vient du métier littéraire, surtout dans les foyers de théâtre, les soirs de première représentation, il se cognait à H. de Villemessant. Il suivait de qu'il devait quelque peu noircir du papier pour le compte du Figaro.

On voit maintenant qu'il était tout simple que le nouveau journaliste eût bel accès à la Bras- serie. Habitant du quartier, il n'avait que quel- ques pas à faire pour se trouver dans la bruyante cohue. De une familiarité fraternelle avec ses amis de la chope. La cliose alla même si bon train qu'il adopta le tutoiement de droit avec le premier venu, ainsi que ça s'était fait en 1848, au retour de la République. Mais les interlocu- teurs ne s'étaient pas bornés à l'échange de cette franchise et, sous forme de fraternité, pour rire, mélangeant son nom et son prénom , ils l'appelaient à haute voix : Toinon Révilly ou même Toinon tout court, d'où résultait une intonation assez drôle. Eh bien, c'était le commencement de sa gloire et d'une assez brillante destinée, ainsi qu'on va le voir.

Avant la venue du régime impérial, on ne voyait guère aller aux villes d'eaux, l'été, que les gens du monde, les millionnaires et les joueurs. Vers 1860, tout le monde prit part à ces vacances

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balnéaires, même ceux qui n'avaient pas le soir. Des gens de lettres de tout genre s'en mêlèrent, Méryen tête. H. de Villemessant et ses adhérents ne devaient pas être les derniers à céder à la mode nouvelle. Bade était surtout l'endroit l'on courait, et peu après on se mit à se balader partout, à Spa, à Ostende et autres élégants pèle- rinages à l'étranger. Pourquoi Tony Révillon ne se serait-il pas, lui aussi, transformé en petit Cliilde Harold ? Il alla àAix-les-Bains, qui n'é- tait pas encore devenu ville française, et là, ser- vi par un bienveillant caprice du sort, il reçut très bon accueil à la villa de la princesse Marie de Salms, née Bonaparte- Wyse (depuis M"^® Ratazzi d'abord, puis M""" de Rute). Dès lors, il changeait quelque peu de physionomie et d'allures. Sans cesser d'être un bon garçon, pas poseur sans être précisément un snob, il allait vivre dans ce qu'on appelait la belle compagnie, avec le marquis Alexis de Pemmereu, le prince de Polignac, le gendre de Mirés, Eugène Sue et le dieu Ponsard. Ah! dame, Joséphine était loin!

Je me rappelle qu'en ce temps-là, ayant rencon- tré au parc Monceau deux anciens camarades de la Brasserie, je leur demandais des nouvelles de notre collaborateur de la Ga:;ettc de Paris.

Toinon? me répondit l'un d'eux d'un air narquois. Comment! vous ne savez donc pas? Il est perdu pour nous autres pauvres bougres.

Que voulez- vous dire ?

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Ah ! je vois que vous n'êtes pas au courant. Eh bien, notre ex-ami a déserté avec armes et bagages. Il nage désormais à pleine eau dans le grand monde, le plus grand monde du jour, puisqu'il fréquente des altesses.

Répétons-le : ce fut une enivrante époque. Le drôle de temps ! Les drôles de gens ! Le drôle de peuple ! Est ce que ça n'a pas été quelque chose comme un long carnaval ? L'or coulait partout, et aussi le plaisir, et aussi l'oubli du passé, et aussi l'insouciance de l'avenir. Vous rappelez- vous Thérèsa chantant la Gardeuse d'ours f Pour se modeler sur une assez belle parvenue, toutes les femmes voulaient être blondes. C'est de cette ère que datent les grands dîners avec la publicité des menus. L'argot entrait dans la langue du beau monde. Aux courses d'Auteuil, quatre cent mille mains applaudissaient le joc- key qui venait de gagner le grand prix autant qu'elles avaient applaudi le chef de l'Etat. Au Collège de France, les étudiants chassaient M. Désiré Nisard de sa chaire en chantant le Sire de Framboisy en guise de Marseillaise. On mettait à la mode les tables tournantes et la crinoline. Sans doute il y avait des opposants. On faisait des quatrains, des chansons, des cari- catures. Est-ce que ce n'est pas l'usage sous les gouvernements absolus ? Un vieux politicien du Sénat, un peu paillasse, l'homme le plus grêlé de France, mettait en brochure son discours

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Contre le hue e/J'réné des femmes. Le prix des loyers augmentait et il y avait une violente sur- enchère sur le prix des choses nécessaires à la vie. Eh bien, après? Ça n'empêchait pas ce temps d'être la plus cocasse des époques Arriva la pre- mière Exposition Universelle, celle de 1867. Ce ne fut pas seulement l'élite de l'univers qui y accourut. On y vit, spectacle inouï, les grands de la Terre. Nous avons donc eu à y contempler le Tzar, le Sultan, le Prince de Galles, le roi de Prusse, Bismark, et ces deux derniers ont été si charmés de l'accueil qu'on leur a fait, qu'ils sont revenus, trois ans après, mais avec une suite de 400,000 fusils à tir rapide et des canons se chargeant par la culasse. Ah ! on ne saurait trop le redire : c'a été une charmante époque et il en est qui la regrettent.

Tony Révillon était l'un de ceux qui s'épanouis- saient le plus dans cette joyeuse existence. Un jour. G... B... et moi, nous le rencontrâmes, rue Fontaine. Il était rayonnant. « Vous savez, nous dit-il, je dîne ce soir avec le maréchal Canro- bert. Fichtre! rien que ça ! » Nous étions loin du sans-façon de la Brasserie et des tendresses de Joséphine, mais il n'était pas le seul à se laisser entraîner par le courant. Insouciant, gai, sensuel, enclin à la paresse, se fiant à sa bonne mine, a-t-il eu tort de se la couler douce ? Ce serait aux casuistes de répondre.

Si le joyeux enfant de la Bourgogne n'a pas

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fini en homme heureux, ce fut assurément de sa faute. La fortune, en effet, n'a pas cessé de lui sourire. L'empire tombé, le monde aristocratique au milieu duquel il s'était jeté s'étant dispersé, émietté, un peu enfui, un peu rompu, il était revenu vite à la démocratie. Dès lors ses camara- des, sans rancune et ayantbesoin de sa voix si agré- ablement sonore, s'empressaient de lui faire fête. Onl'écoutait avec empressement dans les clubs, à la fin des banquets patriotiques et surtout dans les réunions électorales. « Mais, disaient les purs au front pâle et sévère, il a tourné casaque. Il nous a lâchés pour aller chez les grands ! Soit, mais c'est un bon garçon. Il a été le commensal de Canrobert, le maréchal Rrrrrran ! Oui, mais c'est un si bon garçon ! » Et, tout était dit. Etre un bon garçon, ça répond à tout. On passait l'éponge sur ce passé d'un viveur qui s'était fait à ne voir qu'en rose le combat pour l'existence. Il fut élu tour à tour membre du conseil municipal et, peu après, député de Belle- ville, le suffrage universel le donnaàla Cham- bre comme successeur à Gambetta. Il n'y a pas pris une seule fois la parole, pas même dans le solo d'une interruption, mais c'était un si bon garçon ! En définitive, on adonné à l'une des rues de Paris le nom de mon filleul littéraire.

« Je suis du pays l'on fait flotter le bois sur la Loire, et l'on met en bouteilles un petit vin blanc qui ressusciterait les morts ! Je suis un

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faiseui- de cliunsons propres à f^iiscr le piiuple! Je suis un enfant de chœur de l'église de Victor Hugo! »

C'était en 1849. Celui qui prononçait ces pa- roles faisait entendre une voix claire, mais un peu goguenarde. Imaginez un homme d'une taille moyenne. Il avait une longue barbe, s'inclinant jusqu'au creux delà poitrine. En ce temps-là, il commençait à peine à grisonner. La figure, légèrement vermillonnée, s'exaltait dans une gaieté tout à fait rabelaisienne ; c'était l'hilarité d'un buveur qui connaît les bons crus, ou la belle humeur d'un oisif qui passe son temps à dire des fariboles.

Élégant, suivant le sens des journaux de modes, il ne l'était pas ; mais il avait une mise toujours propre, du linge blanc, toujours une canne, quelquefois des gants. Suivant la philoso- phie de Déranger, il portait à sa boutonnière, comme une croix honorifique, soit une rose de cinq sous, soit une fleur des champs.

Il était à Nevers, cette préface vineuse de la Bourgogne, et il avait fait ses études à Bourges, au même collège et dans le môme temps que Jules Sandeau et Félix Pyat, ce qui l'avait ame- né plus tard, après 1830, à être du groupe des jeunes Berrichons, qui entouraient George Sand à ses débuts (Voir V Histoire de ma rie, tome iv). Mais s'il avait eu de bonne Heure des tendances littéraires, il n'y avait pas donné suite.

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Les hasards de la vie le poussèrent d'abord dans la marine marchande. Il fit, en je ne sais quelle qualité, plusieurs voyages au long cours sur différentes mers, et plus spécialement il alla de Lisbonne à Funchal. C'est à raison de ces odys- sées que le nom de Madère revenait si souvent dans sa causerie, et qu'il émaillait ses récits de mots empruntés au langage coloré des matelots.

A bien prendre les choses, il ne fut guère ques^ tion de lui sur le pavé de Paris qu'au lendemain du 24 février, qui remuait le vieux monde de fond en comble. On ne connaissait encore qu'un Tyrtée qui chantât l'avènement de la démocratie nouvelle : c'était Pierre Dupont, l'auteur de la Marseillaise de lafaim, cette cantate dont un seul couplet suffisait pour donner le frisson aux gens du Jockey-Club. Un matin, la ville apprit tout à coup qu'un autre inspiré venait de se révé- ler par des strophes d'une vivacité toute française avec une affectation de rusticité qui ne manquait pas de charme. C'était Gustave Mathieu, compa- triote d'Adam Billault, le Virgile au rabot. Il venait de s'annoncer par des œuvres hardies. Il avait fait le Chant du Coq et Jean Raisin, deux cantates fortement frottées d'ail et de socialisme, et qui, pour cette double raison, étaient devenues populaires, l'une et l'autre, au bout de vingt- quatre heures.

Entre le premier poète et le second, entre l'auteur des Louis d'or et celui de Chanteclair

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naquit, dès ce muinent, une intimité qui ne devait jamais finir. Tous deux étaient démo- crates, tous deux obéissaient à la même prosodie, un peu désordonnée et un peu empliatique. Tous deux aussi, en vrais disciples de Villon, ne chantaient pas le vin pour rire, mais bel et bien pour tout de bon, en vidant chacun son verre jusqu'à la dernière goutte, ou plutôt jusqu'au dernier rubis, ainsi qu'ils le disaient.

Dès le début de cette existence épicurienne, ils avaient été rapprochés par un trait d'union bien connu, par Darcier, le chanteur de chan- sonnettes, qui, grâce au succès qu'il obtenait, chaque soir, à l'Estaminet lyrique du passage Jouffroy, commençait, sans s'en douter, l'ère des cafés chantants.

Y a-t-il encore des contemporains qui se rap- pellent l'Estaminet auquel je fais allusion? Aujourd'hui, ces sortes d'établissements pul- lulent. On trouve des beuglants partout, non seulement à Paris, mais dans toutes les villes de quelque importance. En 1848, par suite du mouvement que causait la révolution, un café, placé en vue des boulevards, osa brusquer les règlements de police et mêla sans façon de la musique aux chopes et aux petits verres qu'on servait à ses consommateurs. Dans la soirée, la représentation était solennelle. Sur une sorte d'estrade qu'animait un piano, touché par une jeune femme coilîée en Andalouse, apparaissait

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tout à coup un garçon d'une mine peu commune ; c'était un artiste, encore sans nom, dans lequel il y avait du cavalier, du bohème, du grand acteur, avec je ne sais quoi qui sentait le tribun d'atelier.

Cet inconnu était Darcier, l'élève favori du grand Delsarte, lequel avait rêvé d'en faire un incomparable ténor pour l'Opéra. Toute huître contient une perle, mais combien de perles qui coulent ! Darcier trouva le chemin de l'Académie nationale de musique trop long, et s'arrêta donc au passage Joufîroy. Dès qu'il s'y fut fait en- tendre, comme il suivait la méthode d'un maître illustre, comme il était lui-même plein de pas- sion, il fut applaudi à tout rompre. Au bout de huit jours, tout Paris voulait le voir et l'en- tendre, et le Prince des critiques disait dans son feuilleton du Journal des Débats :

« Voilà le Frederick Lemaître de la chanson ! » Or, le répertoire de Darcier était surtout com- posé par les deux poètes. Pendant un assez long temps, le chanteur et eux ont formé une trinité presque inséparable, mais qui ne devait pas durer. Ça devait finir par une brouille.

" Ce ténor, un mauvais coucheur, disaient-ils. » Et lui de répliquer avec le cynisme qui était dans ses habitudes.

« Un mauvais coucheur ? Alexandre Dumas fils me poursuit du même reproche parce que je lui ai soufflé une de ses maîtresses. »

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Et c'était vrai. Mais passons.

Pierre Dupont et Gustave Mathieu se flattaient d'être des républicains d'action. Au 2 décembre, ils se mirent du côté de la loi contre le parjure qui venait de violer la Constitution, jurée par lui devant Dieu et devant les hommes. L'un d'eux fut momentanément arrêté et, je crois, envoyé sur les pontons ; l'autre continua la lutte dans la rue tant que ce fut possible. C'était l'auteur du C liant du coq.

Mêlé aux députés, aux étudiants et aux jour- nalistes qui appelaient le peuple aux armes, il eut alors une idée faite de bizarrerie et de su- blime, mais qui n'était pas applicable. Comme P.-J. Proudhon, il avait vu que les masses, sai- gnant encore des suites des journées de juin, fa- tiguées ou trompées, hésitaient à se lever ; c'était alors qu'il avait imaginé de s'ofïrir lui-même en Curtius pour les aiguillonner. Il fallait à tout prix réveiller leur indignation trop assoupie.

« Citoyens, dit-il alors à ceux qui l'entou- raient, voici ce que je propose de faire. On se procurera des habits d'évêque. Je m'en revê- tirai. La mitre sur la tête et la crosse à la main, je me montrerai tout à coup au milieu des grou- pes. Je protesterai en termes sacramentels c(^ntre l'attentat de Louis Bonaparte. Me dirigeant en- suite du côté des barricades, les soldats de Saint- Arnaud, qui ont reçu des ordres impitoyables, me mettront en joue et me tueront. Alors vous

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vous emparerez de mon cadavre sans le dépouil- ler de ses habits pontificaux, et vous le mon- trerez à la foule. A ce spectacle, le lion, réveillé en sursaut, poussera des rugissements, et l'in- surrection se rallumera. Qu'en dites- vous

Ceux auxquels il fit cette ouverture haussèrent les épaules et ne voulurent même pas le laisser achever. Mais ce projet, dont il nous a tant parlé plus tard, n'en avait pas moins été de sa part une idée sérieuse, originale, ou folle, ou sublime, suivant le point de vue auquel on se placera pour la juger. L'événement a prouvé d'ailleurs que le sang le plus généreux devait, ce jour-là, couler sans profit pour le réveil de la liberté.

Mais voyant qu'il ne lui avait pas été possible de mourir pour la République, Gustave Mathieu, redevenant un poète sans souci, prit le parti de vivre pour elle. Il se remit à faire des vers, mais en aiguisant ses rimes contre le Napoléoncide, comme il appelait le héros futur de Sedan. Du dithyrambe social il passa à la satire. Dans tout ce qu'il faisait, il ne s'occupait plus que de l'homme sinistre des massacres. Ce fut alors qu'il composa Monsieur^ Gaudéru. Qu'est-ce donc ?

Nous reviendrons tout à l'heure sur Monsieur Gaudéru. Disons l'apaisement qui s'était fait dans la conscience de son auteur. Se souvenant du collège il avait eu à traduire les odes d'Ho- race, il y avait bu la morale du plaisir, ce qui l'invitait à repousser momentanément de sa pen-

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sée tout accès de mélancolie. Entre amis, à table, après avoir vidé son verre, il disait, le sourire aux lèvres.

a Certes, ce régime passera, mais, en atten- dant qu'il passe, vivons du mieux que nous pour- rons et égayons-nous en faisant des chansons.»

Des chansons, des vers en l'honneur de la vigne, du vin, de la vie insouciante et joyeuse, il en a fait en très grand nombre et du choix de ces strophes surtout bachiques, il a formé un charmant recueil qu'on ne parcourt pas sans charme. On voit qu'il y a aussi chanté la mer et voiri pourquoi. Rappelons-le . Dans sa jeunesse, au sortir des classes, il s'était fait matelot et il s'engageait dans la marine marchande. Au de- meurant, la profession était conforme à ses goûts et, d'ailleurs, il y trouverait un moyen de com- pléter son éducation. Le navire qui le portait voguait sur cet océan indien dont Bernardin de Saint-Pierre nous a décrit les splendeurs. Il a doncpu voir de merveilleux horizons, des cieux constellés d'astres que nous autres, pauvres oc- cidentaux, nous ne connaissons pas. Il est donc bien naturel qu'il chante ses voyages et ces lu- mineux compartiments du globe qui ont été la fête de ses yeux et l'ornement de sa mémoire.

A quel âge ces pérégrinations ont-elles eu lieu? Je n'en sais rien. Quand ce petit homme est-il revenu en France? Je l'ignore. Ces points-là, du reste, n'ont pas d'importance. Je ne vois qu'à

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Paris ce fin dégusteur, qui place du vieux vin de Champagne et qui fait des vers.

N.-B. Comme il avait fait jadis escale à Funchal, il disait être le seul à pouvoir bien ap- précier le vin de Madère et, après tout, c'était peut-être vrai.

Ainsi, cet ancien navigateur plaçait des vins, et c'était, parait- il, son gagne-pain. Mais pour- tant, il ne faudrait pas le confondre avec un commis voyageur. Sa façon de procéder était à lui et fort originale. Ayant des relations d'ar- tistes qui confinaient au grand monde, au monde de Marc-Antoine et de Cléopâtre, l'on boit des perles, il se faisait inviter chez ceux qu'on appelle les grands, obtenait d'échanger quelques paroles avec eux et, au dessert, avec un bel air de laisser-aller, il faisait tout simplement l'his- torique et même l'analyse des crus qu'il avait à placer. Discourant un peu en chimiste et s'expri- mant au nom de l'hygiène, il savait toujours s'arranger de manière à faire naître la conviction dans l'âme de ses auditeurs, et il était arrivé ainsi, lui, le démocrate irréductible, par se faire une clientèle de ducs et de marquis.

(( Eh bien, quoi ! disait-il, qu'est-ce que je fais? Je vends des vins d'élite comme les experts vendent les vieux tableaux des maîtres. »

En réalité, il ne vivait que pour la sainte poé- sie. Il a fait beaucoup de vers. En général, la forme de la chanson y domine, mais dans ses

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œuvres on trouve aussi des odes et des élégies. Un jour, il a réuni tout cela dans un recueil au- quel il a donné pour titre : Parfums, Chants et Couleurs. Un très joli volume publié par Char- pentier. — En 1855, une seconde édition a paru avec des illustrations. Sainte-Beuve avait pro- jeté de faire une étude sur les chansonniers de 1840 à 1860, étude dans laquelle il se serait oc- cupé de lui, mais la mort n'a pas laissé au grand critique le temps de donner suite à ce projet.

Une des prédilections du Nivernais consistait à faire du paysage, littéralement parlant. Il en mettait partout, en buvant, en causant, en com- posant des vers. Cette préférence lui était venue, je crois, du fait de vivre en pleine forêt de Fon- tainebleau avec les vingt-cinq ou trente peintres qui, toute l'année, résident à travers ces beaux arbres et les reproduisent sur leurs toiles. Déjà, dans ses lointains voyages, l'éducation de ses yeux s'était faite à la vue des grands spectacles dont il avait été le muet témoin. Revenu en France, la beauté de notre climat l'avait frappé, et c'est ce qu'il s'efforce de faire voir dans la pièce suivante, à laquelle on pouvais trouver une allure d'autobiographie.

Partout du Sud au Nord, sous le ciel noir ou bleu. D'un cœur libre et content je chante la Nature, Sea couleurs, ses parfums, son rythmique murmure, La profondeur du ciel, les eaux, l'air et le feu.

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Dans un buisson d'or et d'hermine, On m'a trouvé petit enfant ; Sur mon front pleurait l'aubépine, Et je chantai le firmament. Depuis, toujours à l'aventure, Je m'en suis allé tout petit. Toujours j'entends la voix qui dit : « Chante l'amour et la Nature ».

Dans le jour blanc, dans la nuit brune, Je chante les bois, les prés verts, Les fleurs, le soleil et la lune; Je chante aussi par les déserts. L'Equateur et les deux Tropiques Ont entendu mes plus doux airs ; J'ai fait sonner mes longs concerts Sous les grands bois des Amériques.

Chaque soir, le front dans la brise,

Je rêve d'un amour nouveau,

Qui n'est baronne ni marquise,

Et je regarde couler l'eau.

Pour moi, plus de folle aventure !

Mon cœur ne saurait s'enflammer.

J'ai juré de ne plus aimer

Que les beaux yeux de la Nature.

Si, par un beau jour d'hirondelle Ou chaude nuit de rossignol, La mort venait ouvrir mes ailes. Trop heureux je prendrais mon vol. Et je m'en irais dans la lune Y chanter le soleil levant, Les prés, les bois, les fleurs, le vent Ou le jour blanc ou la nuit brune.

Gustave Mathieu a composé de très beaux vers pieux et touchants sur la mort de Rosa

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Bonheur, un de nos grands peintres, comme vous le savez. J'aurais voulu les citer ici pour démontrer que ce poète avait plus d une corde à sa lyre, mais le peu d'espace accordé à ces études me fait une loi de me borner. Je dois donc être sobre de citations. Toutefois, je demande à ne point priver le lecteur de l'alerte et superbe can- tilène qui, chantée à l'Estaminet lyrique du passage Jouffroy, par Darcier, avait fait courir tout Paris, et que Louis Davyl a introduite plus tard dans le Gascon, un drame joué à la Porte Saint-Martin.

LE BOHÉMIEN

Non loin du pays de Gascogne Mon père avait un vieux château. Fièrement se doublant dans l'eau, Dans l'eau verte de la Dordogne. Un soir d'été, je pris mon vol, Et j'ai fui la sombre tourelle. Mon grand père était rossignol ; Ma grand'mère était hirondelle.

Un pied levé sur l'escabeau, Guitare en main, plume au chapeau, Faisant courir mes doigts agiles, Je chante parmi les hautes villes, D'aplomb, campé sous moQ manteau

Je vogue et vais à l'aventure, Par la ville et les faubourgs, Buvant très bien chantant toujours.

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Je sais trouver le pain de Dieu Dans les chansons les plus nouvelles; Mon front bronzé, mon œil de feu Ensorcelant les plus rebelles.

Quand j'aperçois une marquise, Voile baissé, missel en main, Se pressant au bruit de l'airain. Moi, je la suis jusqu'à l'église. En vrai flls de grande maison. Je lui présente Teau bénite, Et, pivotant sur mon talon. Je la laisse toute interdite

A l'ombre dune verte allée. Quand je passe sous mon manteau, Si quelqu'un rit de mon chapeau Ou de sa plume désolée... Je lui fais mettre épée à nu Près d'un bois ou d'une rivière ; Là, je traverse Tinconnu, Cela dérouille ma rapière

J'ai su d'une vieille sorcière Dont l'œil interrogeait ma main. Qu'un jour, à l'angle d'un chemin, Je mourrais entre ciel et terre. Mais, ce jour-là, prenant mon vol, Je regagnerai ma tourelle : Mon aïeul était rossignol, Ma grand'mère était hirondelle.

Notre poète n'aimait pas la presse, et pourtant, un jour, il songea à faire un journal. A la vérité, il ne s'agissait que d'une publication minuscule, une très mince revue mensuelle de 16 pages, intitulée Jean Raisin, du nom d'une de ses chan-

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sons. La couverture était couleur lie-de-vin et décorée d'une vignette de Gustave Doré repré- sentant une scène des vendanges en Bourgogne. Quant au texte, il était ultra fantaisiste, prose et vers, le tout fourni gratuitement par les cama- rades Tous ceux de la Brasserie y contribuaient. Pour mon compte, j'y ai donné des articles, dont une légende sur le vin de Chypre, tirée d'Hé- siode. On peut bien penser que cette modeste brochure, si jolie qu'elle fût, ne devait pas atti- rer à elle un bien grand nombre d'al^onnés. Jenn Raisin vécut ce que vit une grappe de chasse- las, l'espace de trois mois.

En fait de littérature courante, si j'en excepte deux almanachs, toujours en collaboration avec les amis, Gustave Mathieu ne devait plus donner signe de vie, mais le moment est venu de parler d'une œuvre mystérieuse et terrible qu'il portait sous le manteau et qu'il disait devoir être son chef-d'œuvre. Il s'agit d'un poème satirique qu'il nous récitait, çà et là, par fragments, en épiant sur la figure de l'auditeur l'efïet que ces asclé- piades y avaient produit. Ce gros et effroyable morceau avait pour titre : Monsieur Gaadcru, poème fanfare en trois parties.

Qu'est ce que c'est que ça. Monsieur Gau- déru? Un sobriquet donné à Louis Bonaparte. Ce surnom n'est pas que baroque. Il est dénué de sens et n'a pas même la saveur d'une énigme. Il reposait sur un mot mal construit et incompré-

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hensible. Sans doute l'idée de revendication que cela avait en vue était en ce moment dans Tair qu'on respirait. Ça venait en même temps que les Châtiments et les Propos de Labienus. Mais pourquoi cette enveloppe de logogriphe ? Qui empêchait de nommer franchement celui qu'on visait ? Primo, ça manquait de clarté ; secondo, ça n'était pas du courage, puisque c'était fuir toute responsabilité.

Quel'étiquette fùtmanquée, encore passée, sile contenu du flacon eût été de bonne qualité, mais il n'en était rien. Ce poème n'a pas moins de cinq cents vers, de dix pieds, rythme excellent quand on veut faire siffler les serpents de la Satire ; seulement il y faut la main alerte de Juvenal ou de Perse, ou la colère tonnante de Victor Hugo. Le Nivernais y met de la farce de carnaval, et, en bonne conscience, cela n'est plus à la taille du sujet. Jugez-en par cette strophe du début.

Monsieur Gaudéru veut aller eu chasse,

En beaux habits d'or. C'est lui-même ; il passe.

Ses bois, ses châteaux ne sont pas à lui.

Va-t'en, Gaudéru, tu n'es pas d'ici !

Pour toi, pour tes chiens, ton monde et ta race,

Halte-là, li ! li ! li ! à la chie-en-lit !

Va-t'en, Gaudéru, tu n'es pas d'ici !

Qui reconnaîtra là-dedans l'homme du Deux Décembre ? Evidemment il faut être prévenu d'avance et en grosses lettres Je n'ignore pas

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que l'œuvre soit pavée de bonnes intentions et, à l'audition première, j'y ai applaudi, mais pour ceux qui n'ont pas été avertis, tant de choses incongrues ne sauraient se comprendre. Ajou- tons que le poème se déroule en apparitions fan- tastiques au milieu de la forêt de Fontainebleau, ce qui augmente encore les obscurités du texte. Je n'y vois qu'un ingrédient à louer, mais à louer sans mesure : le remords au fouet vengeur qui s 'attache à l'âme du parjure (s'il a eu une àme) et qui étend sur ses joues, naturellement blêmes, la pâleur de l'épouvante et la honte future de Sedan.

Gustave Mathieu est mort doucement et assez obscurément, vers 1885, dans une petite maison rustique sur la lisière de la forêt de Fontaine- bleau.

A la même table, faisant vis-à-vis à cette intrépide symphoniste, on en remarquait un autre plus jeune de quelques années, d'une figure peut-être plus souriante, mais pas moins rabe- laisienne ; c'était celle de Pierre Dupont. Qui ne connaît l'auteur de la chanson des Bœufs? Ce nom, si célèbre depuis 1848, me dispense d'en- trer dans de longs détails sur l'origine de celui qui l'a porté. Je n'ai à noter qu'un point, à savoir que Gustave Mathieu et lui s'étaient liés, le verre à la main. « Nous sommes les petits-Hls du bon Panard » disaient-ils en trinquant. Mais à la Brasserie, ces deux chantres du vin se mon-

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traient autant buveurs de bière que des Ché- rusques. Notre peuple aime les belles trognes. Tous deux étaient fort prisés des groupes démo- cratiques et étaient regardés, non comme deux rivaux, mais comme des émules. J'ajoute qu'ils ont été deux inséparables, de manière à rappeler les amitiés historiques dont on a fait un thème dans les collèges. Ils rappelaient bien, en efîet, mais gaiement, Thésée et Pirithoûs et toute la kyrielle classique. En réalité, ils ne sortaient de chez eux que pour se promener bras dessus, bras dessous, si bien qu'on aurait été en droit de supposer que la nature les avait attachés l'un à l'autre par une membrane, comme l'ont été les deux frères siamois de la légende.

Ce phénomène s'expliquait par une très grande similitude d'idées, de sentiments, de gram- maire, mais notamment par l'habitude du verre plein à vider ensemble. Vibrant sous le frisson des mêmes pensées, ils auraient pu accorder leurs lyres sur les mêmes motifs, et ils l'ont fait plus d'une fois, mais ça n'empêchait pas que chacun d'eux eût sa personnalité bien tranchée. Si l'au- teur de Parfums, Chants et Coideiu^s tenait plus spécialement pour le paysage, s'il s'est appliqué à faire des couchers de soleil, et à décrire le bruit du vent dans les arbres, Pierre Dupont, plus urbain, allait à des objectifs plus concrets. Il montrait le laboureur à sa charrue, le vigneron foulant la vendange, la meunière à

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son moulin. Enfant du peuple, voyant de près ce qu'est la peine, il chantait de préférence le Travail, ce devoir social qui est en voie de devenir la loi prédominante du monde moderne. Remontons à 1847 ; c'était l'âge fatidique Lamartine s'écriait à la tribune : « La France s'amuse », et les Prophètes du Socialisme commençaient à jeter le verset de leur évangile à tous les échos. En ce même moment, ce fils d'un canut arrivait à Paris pour y tenter la for- tune ; pardon ! pour obéir à l'aléatoire destinée des poètes. Que voulez-vous faire à ça ! En dépit de tous les enseignements de l'histoire, les naïfs nourrissons de la Muse ne veulent pas se cor- riger. On les voit tous les jours, par dizaines, s'évader de la province pour apporter leurs rimes à lacapitale, laquelle, hélas ! en a toujours, par elle-même, à revendre. Pierre Dupont fit comme tant d'autres et peut-être avait-il une excuse fondée sur le relent de la contagion. Un caprice du hasard lui avait fait passer une partie de son enfance à Provins et dans la ferme jadis habitée par Hégésippe Moreau. Avoir respiré, vécu, dormi, rêvé dans le vert enclos qui a été l'abri du chantre du Myosotis, n'était-ce pas déjà quelque chose comme une initiation ? Très probablement, aussi, l'enfant avait eu à rafraîchir le feu de ses lèvres au bord de la Voulzie Dès lors, il n'était pas étonnant qu'il eût ressenti l'in- fluence de cette autre Hippocrène.

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Ce qu'il y a de certain, c'est que, le jour où, du chef-lieu du Rhône, la diligence le déposa dans la cour des Messageries de Montmartre, on aurait pu le voir entourer d'une surveillance amoureuse, une petite valise en peau de daim. C'était, parait-il, tout son bagage. Cela contenait un peu de linge, quelques chemises, des bas, deux cravates, une paire de gants. Vous soup- çonnez bien qu'au fond de ce colis devait se trouver quelque chose de plus précieux, des vers. Ah ! oui, des vers ! J'ai entendu un savant et sévère économiste, dans une assemblée de soi- disant sages, s'écrier : a Par mesure de sûreté, on arrête ceux qui apportent des bombes à la dynamite. Pourquoi n'arrêterait-on pas ceux qui apportent des vers? » Par bonheur, ceux du jeune voyageur n'étaient que des chansons. Chez nous, ce qui se chante est indemne. On laissa passer la valise et l'on fît bien. On pres- sentait peut-être que, dès qu'il serait connu, cet ouvrage lyrique serait acclamé. Bientôt, en efïet, dix de ces chansons champêtres devaient égayer la ville et contribuer à nous faire faire du sang rose.

D'ordinaire, nos poètes, même les plus grands, se bornent à aligner des mots en s'assujettissant aux règles de la prosodie ; Pierre Dupont avait ajouté à ce procédé, en se promenant à travers le Forez, le peuple des campagnes, savant musicien sans le savoir, improvise des airs sur

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des paroles que composent des bardes naïfs, rimant tant bien que mal. L'audition de ce lyrisme rustique avait singulièrement frappé le jeune rêveur, et ces mélodies sans art étaient restées dans sa mémoire. A peu de temps de là, lorsqu'il s'était essayé au métier d'Orpbée, ces mêmes airs, il les avait ajustés à sa poésie et le tout devenait une œuvre originale, un assemblnge de cbants d'une allure peu commune. Paris, tou- jours amoureux de nouveauté, ne pouvait man- quer d'applaudir à celle-là, un poète musicien. Au surplus une particularité assez lieureuse devait aider au succès du nouveau débarqué. Ceux de Lyon l'avait recommandé à Déranger. Grâce au vieux cbansonnier, il occupait au palais de l'Institut une bumble fonction de copiste. Pour commencer, c'était le vivre et le couvert. Il habitait donc le seuil de ce Pays Latin qui, à cette époque, était le séjour de ce qu'on a depuis lors appelé la bohème. On comprend que ce voi- sinage ne devait pas tarder à le mettre en rapport avec cette pépinière des grands hom- mes de l'avenir. Dans ce centre d'aspirants à la gloire, Pierre Dupont, fortexpansif, eut a se frotter à deux de ces héroïques raffalés. Qui en connaissait deux devait sous peu se lier avec tous les autres, et ce fut ce qui se présenta un beau soir, il y avait quelque richesse dans la bande, du thé, des échaudés et beaucoup de belle humeur.

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Si vous désirez savoir quels étaient ces jeunes conquérants de la renommée, prenez, feuilletez les Scènes de la vie de Bohême, ce joli livre que j'ai vu naître et qui, quoiqu'il soit âgé de cinquante-sept ans, est encore fort agréable à lire. Henry Murgerle dessine de pied en cap, un peu avec malice, beaucoup avec grâce. Quant à moi, pour abréger, je me bornerai à les nom- mer. Suivez des yeux cette litanie dans laquelle on voit un peu de tous les attributs, du laurier, du myrte, du cyprès, de l'olivier, et aussi le persil, l'herbe potagère par excellence. J'en fais un tout et je nomme pêle-mêle Henry Murger, Charles Baudelaire, Théodore de Banville, Théo- dore Barrière, Auguste Vitu, Privât d' Angle- mont, Charles Barbara, Antoine Fauchery, Champfleury, Wallon, Schann, deux ou trois autres dont les noms se sont effacés. Notre grand et très cher ami, l'illustre Nadar apparaissait de temps en temps dans cette escouade et y était toujours acclamé avec la plus vive sympathie, ainsi que Charles Asselineau, celui qui a tant fait de recherches pour faciliter l'étude des Temps Romantiques.

A cause de la chanson des Bœufs, qui venait de paraître ornée d'une jolie vignette, Pierre Dupont fut introduit dans ce centre et, dès la première heure, célébré sur la cithare et sur le tympanon. Disons à leur louange qu'ils étaient bons camarades. Tout le long du groupe, on se

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mit en quatre pour prôner le nouveau venu. « Un grand rapsode nous est », disaient-ils en chœur. Henry Murger était doué d'une voix ar- gentine fort agréable à l'oreille. Qui sait ? cela venait peut-être de ce qu'étant tout enfant, à l'âge de six à sept ans, il avait été caressé par les deux filles de l'Espagnol Garcia, par la Mali- bran et par M™*^ Viardot, sa sœur, c'est-à-dire par les deux plus grandes cantatrices du siècle, qui habitaient la même maison que sa famille. Je me souviens qu'en 1846, un soir, passage Jouf- froy, dans les bureaux du Corsaire, il nous char- ma tous en chantant une villanelle du débutant, celle dans laquelle un paysan amoureux de- mande du houx et une peau de chevreau afin de faire une musette. C'était déjà curieux à voir et à entendre, mais, hors de chez nous, à travers la ville, allant de soirée en soirée, Pierre Dupont lui-même se mit à chanter ses œuvres, ce qui le décorait du vernis d'une rapide célébrité. Poète, musicien et chanteur, il avait comme ba- gage un triple talent, ce qui faisait de lui un être à part.

Attendez un peu, et vous allez voir la scène changée en une heure et passer de l'idylle au drame. A l'âge viril, transplanté d'une province vineuse aux bords de la Seine, ce demi-sauvage, habitué à la vie errante, n'était guère fait pour être renfermé en rond-de-cuir entre quatre murs moisis d'un vieux palais tout plein de rats

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et d'académiciens. Non seulement le grand air lui manquait, mais la modicité de ses appoin- tements T'obligeait à trop mouiller son vin ou à boire de l'eau, et ce nouveau régime déran- geait son hygiène de provincial. dans le peu- ple, il était tout peuple. Ça ne cadrait déjà plus avec ses nouveaux amis. Hélas I ils étaient sobres, et par force. Ils le voyaient boire du beaujolais à plein verre et ça les étonnait. Beaudelaire, le fils d'un prêtre défroqué, émacié, très pâle et condamné, comme disaient les autres, au ratafia des grenouilles, se confondait en admiration en le voyant ingurgiter en riant tout un rauge- bord.

Ah ! s'écriait le futur auteur des Fleurs du mal, voilà un gaillard ! Il ne pleurniche pas comme nous tous. Vous ne le voyez pas trembler devant une bouteille au long col. Il a bon coffre! Il boit sec ! Il rappelle presque ce Bassompierre, qui remplissait une de ses bottes à l'écuyère de vin de Constance et la vidait à la santé des treize cantons.

Ils s'étaient empressés à l'accueillir; ils l'avaient fortement mis en relief, ce qu'il est juste de dire à leur louange, mais il n'était pas un oiseau de leur plumage et le jeu de la destinée allait très prochainement le séparer d'eux. Au moment où, tous les soirs, aux Variétés, comme lever de rideau, l'acteur Hoffmann chantait les Bœufs, survinrent 1848, et ses orages. L'embrasement

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des idées révolutionnaires enveloppa Pierre Dupont pour l'incendier jusqu'à la moelle des os. Il ne s'agissait plus de chanter les Bœufs ; il allait chanter les hommes, mais les hommes qui demandaient à changer l'Europe de fond en comble.

Il ne serait pas possible de composer avec vé- rité l'histoire de la Révolution de Février si l'on n'y mettait en vue le nom et la physionomie du jeune Lyonnais. Ce poète, aujourd'hui à peu près oublié, y a joué un rôle souvent plus écla- tant que celui des généraux et des tribuns. Je ne dirai rien de trop, si j'affirme que de sa poi- trine est sorti le premier cri du socialisme mili- tant, un cri qui a eu des ailes et qui, en s'échappant de Paris, a couru les deux tiers du globe ter- restre. Sans doute ce Tyrtée des ouvriers a souf- flé l'étincelle de la guerre sociale, mais c'était comme une réplique à l'indifïérence et à l'im- piété des princes et des grands de la terre, les- quels s'obstinaient à ne vouloir pas adoucir la condition du prolétariat et alléger les misères sans nombre des classes d'en bas. Notez qu'a- vant de réclamer la lutte, il avait prêché la fraternité, le besoin de s'aimer et de s'unir. Sous ce rapport, il reprenait le ton du grand pro- sateur qui a écrit les Paroles d'un Croyant, mais, comme Lamennais, il n'avait pas été écouté et, comme lui, il avait été moqué et même persé- cuté. On l'a, un moment, envoyé aux ])ontons ei

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sans rintervention, toujours si touchante de Dé- ranger, il y serait certainement mort.

En bonne règle, je devrais détacher ici de l'œuvre du Lyonnais quatre ou cinq de ses petits poèmes, afin de donner au lecteur une idée de son talent, mais on jugera avec moi que ce serait prendre un soin bien superflu. Les deux volumes de Pierre Dupont ont été, Dieu merci, tirés à plusieurs éditions et figurent en bon rang dans les bibliothèques, d'où il suit que les fins lettrés d'aujourd'hui et les mélomanes un peu délicats les connaissent pleinement. On me saura gré, pourtant, j'imagine, de reproduire la première strophe de la superbe cantate datant de 1847 (remarquez la date!) par laquelle il recommande la fraternité, surtout aux classes d'en bas.

Mal vêtus, logés dans les trous,

Sous les combles, dans les décombres,

Nous vivons avec les hiboux

Et les larrons, amis des ombres.

Cependant notre sang vermeil

Coule impétueux dans nos veines.

Nous nous plairions au soleil,

Et sous les rameaux verts des chênes.

Aimons-nous et, quand nous pouvons,

Nous unir pour boire à la ronde,

Buvons.

Buvons,

Buvons A l'indépendance du monde !

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On en a voulu à Pierre Dupont des terribles couplets intitulés: la Faim; mais, ainsi qu'il le disait lui-même, ce serait comme si l'on en voulait au veilleur de nuit, qui, à la vue d'un incendie, crie : c Au feu ! » Hélas ! il faut croire que se mêler d'avertir les contemporains d'un danger ou d'un fléau, c'est être soi-même le fléau ou le danger. Au fait, rappelons-nous que les Hébreux chassaient dans le désert ou lapi- daient jusqu'à la mort ceux des Prophètes qui leur donnaient des avertissements sur les périls dont ils étaient menacés. Parce que Pierre Du- pont disait que la société doit donner du pain à tout le monde, il passait pour un homme à pendre haut et court. Mais on n'en est plus, de nos jours, à ces fureurs folles.

Vint le coup d'Etat. Pouvait il ne pas pro- tester? Il fut arrêté, jeté sur les pontons, menacé d'être envoyé à Lambessa ou à Cayenne. Je l'ai dit, la main de Béranger intervint pour le tirer d'afïaire. On le relaxa. Il redevint libre, mais que faire? Surveillé par la police, séparé de ses amis, désorienté, il n'avait plus qu'à se taire ou à revenir à l'idylle 11 fallait opter : s'incliner devant la force ou aller manger le pain amer de l'exil. « Comment ! s'écriait-il, ce grand peuple de Paris qui, en 1830, parce qu'on frappait l'imprimerie, a pris les armes, s'est })attu pendant trois jours dans les rues et a chassé trois rois, comment! ce même peuple

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se laisse prendre toutes les conquêtes de la Ré- volution et il tremble devant un repris de jus- tice ! Pierre, taisez-vous, lui repliquait-on : vous voyez bien que le pays accepte le nouvel état de choses, puisqu'il ne sonne mot. » Eh bien ! oui, il n'avait qu'à avaler sa langue. Puisque le peuple ne bougeait pas, puisqu'il était consentant, il n'y avait qu'à faire comme lui. On lui montrait la liste des proscrits, et beaucoup étaient illustres. « Eh bien, dit-il, je serai un proscrit à l'inté- rieur: je ne m'occuperai plus que d'art. Je ferai des vers comme on fait des ronds dans l'eau, pour passer le temps, pour attendre. » Et ce fut, en effet, ce qu'il fit.

J'étais allé cueillir des fleurs dans la vallée Rêveur, en poursuivant uu beau papillon bleu.

A la bonne heure, ça n'avait rien de séditieux ça et, s'il continuait sur ce ton, non seulement il n'aurait rien à craindre, mais, même, on le trai- terait en ami, et ce mot le faisait frémir.

Disons tout: ce poète maintenant si amène, avait des choses graves dans son dossier. On lui faisait un crime d'avoir soufflé la tempête dans les temps d'orage. Mon Dieu, oui, c'est vrai, mais c'était à une heure où, tout le long de l'Europe, l'atmosphère était embrasée de soufre et de salpêtre ; quand les échos de l'étranger nous apprenaient que Radetzky ensanglantait

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l'Italie libérale au nom de l'empereur d'Autriche ; ([uand Haynau, ivre de furie, faisait pendre les nobles hongrois et fouetter publiquement les femmes ; quand, enfin, en temps de République, on arrêtait et on incarcérait ceux (jui pronon- raiont le nom de République. J'ai vu ces clioses- et j'ai entendu aussi, un soir, sur les boule- vards, de la Bastille au boulevard Montmartre, cinquante mille hommes, des ouvriers en blouse, pour la plupart, chanter à tue-tête ces paroles imprégnées de sanglantes menaces :

Mettons au bout de nos fusils

Les Changarnioi', les Kadetzkys,

Les traîtres de tous les pays.

Les peuples sont {)our nous des fréros.

Des frères,

Des frères, Et les tyrans des ennemis.

Cinquante mille hommes, ayant des branches d'arbre à la main, guidés par le plus doux des rêveurs. Imaginez ce qu'un tel concert pou- vait produire d'épouvante dans le quartier du haut commerce et de l'élégance. Mais quoi? aucun de ces manifestants n'avait une arme, ni un fusil, ni un sabre, ni un revolver, ni une canne à épéo, ni un bâton, rien que du feuillage et, dans la pensée de Pierre Dupont et de ses amis, cette promenade, mêlée de chants, ne de- vait être (pTun procédé decriti(|ue, un avertisse-

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ment ; mais on en a fait, à tort, un moyen de révolte et l'on a repoussé les chanteurs avec des charges de cavalerie, les dragons du quai d'Orsay ayant mis le sabre au clair.

Avant de finir sur le compte de l'auteur des Bœufs, j'arrête la Muse de l'histoire, oui, la sévère Clio elle-même, et je lui demande de faire halte, un court instant, pour raconter un incident qu'il ne me serait pas possible de passer sous silence. Il s'agit d'une entrevue entre Pierre Dupont et Napoléon III. Au premier abord, en lisant ces mots, on va croire qu'il s'agit d'une chose bien invraisemblable. Eh bien, rien n'est plus vrai. Le chansonnier et l'empereur se sont rencontrés, l'un et l'autre, sans le désirer et même sans le savoir, et c'est ce qui donne à cet incident quelque chose de particulièrement comique.

-Un jour, dans l'après-midi, en été, le chanson- nier s'en allait en coupé, sur les boulevards, du côté de la Bastille. Tout à coup, à vingt-cinq pas de la porte Saint-Denis, il vit venir à lui, mais en sens inverse, une voiture du même genre que la sienne, dans laquelle se tenaient deux messieurs, mis très proprement et même avec une certaine recherche. Ces personnages n'étaient autres que l'empereur des Français, en bour- geois, accompagné d'un de ses aides de camp.

Or, au moment les deux coupés s'appro- chaient l'un de l'autre de manière à se toucher,

celui auquel étaient confiées en ce moment les destinées de la France tendit sa main droite finement gantée à l'inconnu qui se trouvait de- vant lui, demandant ainsi à serrer la sienne. Evidemment, dans sa pensée, c'était obéir à une vieille coutume, celle du souverain qui honore le sujet, celle dont, en 1830, après son avènement, le roi Louis-Philippe s'est montré si prodigue. Distrait et n'ayant en vue que de répondre à une avance de politesse, Pierre Dupont imita le passant, sourit et salua. Ce ne fut que lorsque les deux voitures se furent éloignées de cent pas qu'il sut au juste ce qui venait de se passer .

N'ayant rien de solennel, ni surtout rien de politique, cette aventure aurait Unir dans le silence, puisqu'elle n'avait pas même l'impor- tance d'un Fait -Paris, mais la presse moderne, qui a plus d'yeux qu'on en voit sur les ailes du paon, était sur les lieux et devait tenir registre de l'événement. Vous devinez ce qui ne pouvait manquer d'arriver. On imprima le récit et il courut bien vite tout le long de Paris. Vingt mille langues se mirent en mouvement à ce sujet. D'un grain de sable on fit une montagne. Les démocrates surtout s'émurent en coqs qui mon- tent sur leurs ergots. Chez eux, qui l'ignore? un rien, un mot, le souffle du vent, fait soupçonner une trahison. Il y en eut donc pour regarder Pierre Dupont de travers et pour le traiter de

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transfuge. Echanger une poignée de main avec Napoléon le Petit, avec Badinguet !

Qu'as-tu fait là, malheureux, s'écriait Gustave Mathieu au comble de l'indignation. Comment, fichue canaille, tu as osé serrer la main du Tibère c[ui a signé tant d'ordres d'exil, du Caïn qui a égorgé la République pendant son sommeil ! Allons, tu es déshonoré à tout jamais. Retire toi d'ici. Nous ne te connaissons plus !

Le fait est, répliquaient les autres, qu'après un tel attentat, vous ne pouvez plus, monsieur, être des nôtres.

Ce mot de monsieur, prononcé en manière d'exorcisme, avait quelque chose d'effrayant. Dans les divers conciliabules du parti avancé, ne mâchant pas les mots, ils étaient disposés à le traiter en pestiféré.

Dans le premier moment, assailli par tant de réprobation, le pauvre poète, décontenancé, bais- sait l'oreille et ne savait que répondre, mais, à la fin, ayant repris son sang-froid, il dit, ce qui était vrai, qu'il ne savait pas quel était le beau monsieur, lequel ne le connaissait pas non plus et, qu'au fond de cette scène, il n'y avait qu'un peu de vaudeville, un quipropos de politesse, et rien de plus. Un jury d'honneur pouvait éclaircir l'affaire.

Sur ces explications, les plus rigides con- vinrent que cette version était vraie, qu'il n'y

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avait pas de quoi fouetter une mouclie. On n'en parla plus.

Ainsi la démocratie militante n'a pas tenu plus longtemps rigueur à celui qui, d'ailleurs, avait tout fait pour elle. Au retour de la Répu- blique, en 1870, on a remis ses chants en hon- neur, et voilà une dizaine d'années, après sa raorf, Lyon a donné une fête pendant laquelle des ou- vriers ont couronné son buste d'une branche de chêne civique et de lauriers.

Pour ceux qui, de nos jours, lisent ses vers, Pierre Dupont serait un rapsode socialiste, sur- tout propre à fulminer des chants de combat. Il y a une sorte de quiproquo amené par le sort. Il avait été plutôt créé, ce semble, pour moduler des villanelles. De la vie rurale du Forez, ce garçon joufflu, rose, à la carrure agreste, a été d'abord transporté, malgré lui, à Lyon, milieu souverainement industriel, ville toujours imprégnée de mixtures chimiques, de la fumée des usines, et où, par conséquent, l'air pur est rare. De là, le hasard l'a poussé à Paris, autre corset de pierres, l'on ne respire aussi que malaisément. Qui se trouvait auprès de lui l'a entendu souvent regretter son enfance rusti(|ue, l'arôme des prés et des bois et la rêverie sur la marge des étangs. Il était donc tout simple que, même à travers les luttes poli- tiques, il évoquât le paysage natal et ceux qui l'habitent.

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C'est ce qu'on voit nettement clans une de ses cantates :

Quand verrons-nous venir la belle République des paysans?

Quand donc ? Panurge répondrait : « Esca- lendes grecques, quand vous serez héritier de vous-même ». Ce sera, peut-être encore, dans trois mille ans d'ici, lorsque, changé en oiseau, l'homme volera dans l'air, à la même époque les Chinois seront à Paris et les Parisiens à Pékin.

Darcier, le chanteur favori de la Bohême ? J'en ai dit quelques mots à propos des chansons deGustave Mathieu, mais il n'est que juste d'y revenir, car ce grand et solide garçon a eu assez d'importance pour qu'on s'étende un peu sur le bruit qu'il a fait. On sait qu'il était l'élève de Delsarte. L'éminent professeur a même fondé, sur son élève, les plus brillantes espérances. « Il sera plus grand comé- dien qu'Adolphe Nourrit, disait-il, et plus grand ténor que Duprez. » Mais, vous savez, les pré- dictions s'arrêtent parfois. Les ostréiculteurs assurent que, dans toute huitre, il y a une perle. Sauf de rares exceptions, la perle coule. Chez cet Amphion de l'avenir, la perle a tourné. Cependant, il faut dire que la carrière très courte de cet amuseur des masses n'aura pas été sans éclat.

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Physiquement parlant, Darcier était merveil- leusement doué. De haute taille, très robuste, une assez belle figure servie par une voix et sonore et flexible, un ressort d'enchantement. C'était beaucoup d'avantages rassemblés sur un seul homme. C'est peut-être ce qui l'a perdu. Il lui a manqué, pourtant, l'élégance native, celle qu'on n'acquiert pas. En se montrant sur les planches d'un théâtre, coiffé d'un chapeau à plumes, avec Tépée au côté, il eût pu être un mousquetaire du temps de Louis XIV : il avait l'air d'un casseur d'assiettes.

La Révolution de Février survenait au moment même où, ses études finies, Delsarte s'occupait de le faire débuter à l'Opéra. Impossible, puis- que, désormais, le drame était dans la rue, et il rejetait au loin la question d'art. Autant pour vivre que pour obéir à ses penchants, l'élève de Delsarte se fit entendre, non plus sur la première scène du monde, mais dans un estaminet chan- tant (le Caveau du passage Jouffroy). Il y fut acclamé, applaudi, couvert de fleurs et aussi, parait-il, de billets doux. Les poètes populaires dont je viens de dessiner la silhouette se dis- putaient à qui l'aurait pour interprète.

Pourdonner une idée du temps que l'on traver- sait et des idées qu'on y remuait, je vais rappeler, en courant, ce qui formait son répertoire. Vous verrez que cette poésie était bien d'accord avec la prose qu'on déclamait alors dans les clubs.

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Comptez. J'ai donc à rappeler Diogène, la Ven- dange, la Vigne, les Louis d'or, la Musette neuve, la Fée des Bruyères, l'Ange exterini- tiateur, le Bohémien, la Chasse du peuple, le Bataillon de la Moselle, la Trente-deuxième, les Matelots du grand trois-mâts, le Beau Nicolas, les Doublons de ma ceinture, la Vache blanche et Jean Raisin, et, ce dernier poème, chanté avec un surcroît d'enthousiasme, en 1849, après la folle journée du 13 juin (l'é- quipée des Arts-et-Métiers), lit fermer la salle Martel.

Ici se place un épisode assez curieux de la vie d'artiste.

Ces acclamations dont était l'objet le ténor du peuple déplaisaient fort au général Changarnier, d'abord parce que les vers qu'il faisait tomber de ses lèvres émoustillaient trop les masses et, ensuite, parce qu'il y était ou menacé ou tourné en ridicule. Un mot, un geste du général, alors maître de Paris, et c'en était assez pour que ceux de son état-major se missent en tète de faire taire le chanteur ou, pour le moins, de le siffler.

Ces jeunes officiers se concertèrent donc, un soir, pour venir entendre Darcier. Comme tout s'évente vite dans nos mœurs, l'artiste fut, dans la journée, prévenu de ce petit complot.

Si vous voulez éviter une bagarre, lui dit- on, chantez une de vos chansons les plus inno- centes.

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Au contraire, c'est la plus menaçante que je vais leur servir.

En effet, dès qu'il les vit entrer et prendre place dans la salle, il se prépara, de plain-pied, l'œil sur leur groupe, à exécuter de son mieux une cantate de Pierre Dupont, celle qu'on ne pouvait entendre, en ce moment, sans ressentir un frisson d'effroi. Qu'on en juge par un court extrait :

La Faim arrive du village Dans la ville, par les faubourgs. Allez donc lui barrer passage Avec le bruit de vos tambours ! Malgré la poudre et la mitraille Elle traverse à vol d'oiseau, Et. sur la plus haute muraille, Elle plante son noir drapeau.

On n arrête pas le murmure

Du peuple, quand il dit : « J'ai faim ! »

(i Ce fut un vrai délire, a dit un spectateur. Darcier avait grandi de cent coudées. Chaque note sifflait comme une flèche décochée en pleine poitrine de ses nouveaux auditeurs. La phrase éclatait comme un déti ; le refrain retentissait comme une menace terrible et prophétique : c'était superbe !

Disons-le, Darcier n'avait jamais (^té si bien inspiré ; jamais non plus il n'avait éprouvé un si grand désappointement. Va\ effet, malgré son geste provocateur, la puissance de fascination

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dont il disposait fut si entrainante que les officiers rendaient les armes. Venus auprès de lui dans une pensée hostile, ils ne purent se soustraire à un mouvement d'enthousiasme et, comme tous ceux qui étaient dans cette salle, ils se confondi- rent en applaudissements. Batailleur par nature, Darcier seul n'était pas content. Comment! ils l'acclamaient ! Quand il rentra dans la coulisse, on le voyait mordillonner sa moustache de colère et murmurer de gros mots à l'adresse de ces soudards.

Allons, nom de D*"**, disait-il, j'ai fait four ! Moi qui croyais si bien qu'ils allaient me siffler !

Il était bâti pour vivre cent ans et s'il est mort prématurément, c'est parce qu'il n'a pas voulu comprendre qu'il est des ] laisirs dont il ne faut user que modérément.

J'entends, a dit l'un de nous. Ça rappelle Dressant, le brillant jeune premier de la Comédie française qui a été emporté avant l'heure par la danse de Saint-Guy.

Et un autre, dans sa barbe :

Ah ! voyez-vous, c'est un grand malheur d'être trop aimé des grandes dames !

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Y a-t-il des prédestinations en bien et en mal? Les Musulmans le croient. « Ce qui est écrit est écrit, » disent-ils. Diderot a fait un livre charmant,

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très profond, qu'on no lit plus, mais qui répand de vives lumières sur cette délicate ciuestion. Jacques le fataliste y démontre qu'on ne peut rien contre la destinée, thèse que refusent d'admettre les Cartésiens, zélateurs du grand principe de la volonté. Un de ceux qui fréquen- taient assidûment la Brasserie, Auguste de Chatillon, peintre et poète, a éprouver que l'esprit le plus opiniâtre peut être frappé d'im- puissance vis-à-vis des arrêts du Hasard. Ce pauvre garçon était venu au monde avec un mauvais billet à la loterie du sort, et, en dépit de mille efïorts, il n'a pu le changer pour un autre. De très bonne heure, quoiqu'il fût bien doué, titré d'aptitudes diverses, la mauvaise chance s'est attachée à lui et l'a poursuivi sans relâche. Pour contrecarrer sa faiblesse, il avait compté sur le patronage d'un homme de génie. C'a été un vain calcul- Originairement, il était peintre. En 1829, un beau temps pour la révolte, jeune, plein de fougue, il s'était jeté en impa- tient dans les nouveautés, les sages disaient : dans les extravagances de l'École Romantique. Vu la ferveur de sa foi, on l'avait incorporé dans le petit bataillon des militants, parmi les Lycanthropes, et. par suite, dans l'intimité du grand poète dont ils faisaient leur chef. Pour payer sa bienvenue, le néophyte se mit à dessiner, puis à graver, entre deux branches do laurier, la devise espagnole dont le maître devait désor-

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mais frapper sa correspondance, la même qu'on retrouve dans les Orientales sous forme d'épi- graphe : Hierro, despierta te. [Fer, réceille-toi !) En 1831, le débutant commençait à se faire connaitre. Était-ce un aiglon qui allait sortir de sa coquille? Une belle occasion se présentait d'attirer sur soi un second rayon de célébrité. Déjà, à cette époque, Victor Hugo, sa femme et ses quatre enfants, formaient une charmante famille. Chatillon fit les portraits de la jeune mère et de sa couvée. Pour un artiste qui avait à dorer son nom, c'était une bonne aubaine. De pouvait sortir un éclat de renommée, la réputa- tion naissante qui est, à Paris, le premier sourire de la fortune. Eh bien! non, la capricieuse déesse que les anciens adoraient à Antium lui tournait le dos. Ces portraits figurèrent à l'exposition du Louvre, mais la seule mention du livret, quelques lignes de réclame saluèrent irrévérencieusement cette œuvre. Il avait compté sur les amis. Ah ! les amis distribuant l'éloge ! Ils vous donneront de l'argent, un diner, du sang, toute la monnaie du dévouement : l'aumône de la gloire, jamais ! Il n'eut donc à récolter qu'une ombre de succès. Cependant, comme il était à l'âge l'on a de l'audace, il chercha à se redresser par une œuvre de haute taille. A cette date, les savantes études d'Augustin Thierry venaient d'attirer l'attention sur cette histoire d'Angleterre dans laquelle on voit s'agiter tant de drames terribles et attachants.

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Il eut alors l'idée de jeter sur la toile un épisode d'une nature épique, une grande scène touchant la guerre sans pitié de la Rose blanche et de la Rose rouge. C'était un chef de clan tué dans une rencontre et pleuré par une femme, sur la lisière d'un bois. Ce fut peine perdue. Dédaigneuse potu^ les humbles, la critique passa à côté du tableau sans le regarder et, suivant l'usage, le public fit de même. Ce pauvre délaissé avait décidément ce que, chez les Bohèmes, on appelle la guigne. Sous le coup du découragement ^ il per- dit, un instant, la tête et pensa, tout un jour, au suicide, un expédient qui, pour lors, était fort a la mode dans le monde des lettres et des arts.

Par bonheur, Chatillon fit la rencontre d'un quidam qui releva son cœur; c'était un ancien marin, une manière de pirate, retour du pays des Yankees, qui, ayant gagné quelque fortune à faire la flibuste, venait manger bourgeoise- ment ses rentes à Paris. Ceux qui nous arrivent de loin sont toujours de beaux causeurs. Celui- se complut à embellir l'Amérique dans ses discours. A l'entendre, dans son besoin d'imiter l'Kurope, l'Union appelait les artistes en leur offrant des ponts d'or et la lune par-dessus le marché. Aisément crédule ainsi que le sont les décavés, le peintre but ce que cet aventurier lui chantait et partit dare dare pour la contrée des merveilles. Rien ne l'arrêtait. Toujours plein de confiance, il séjournait tour à tour dans les prin-

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cipales villes de la République, à New- York, à Boston, à Philadelphie, à Baltimore. En chemi- nant à pied, en touriste, il voyait de superbes cités sortir de terre comme poussées par le secret ressort d'une féerie ; c'était grandiose, mais seulement, hélas ! au point de vue de la bâtisse. De l'art, il ne devait pas en être question pour un penny. La peinture, c'est le passe-temps des sociétés vieillies et l'amusement des classes aris- tocratiques. Ces colons croisés de sauvages ne comprenaient rien à ce que venait faire chez eux cet étranger. D'où, pas de recette : la bourse plate. Si bien que, très souvent, en finissant sa jt)urnée, jetant un regard éploré du côté de l'Atlantique, il se disait : « N'ai-je pas eu tort de déserter la France ? » Il se repentait alors d'a- voir prêté l'oreille aux propos mensongers de l'écu- meur des mers. Cette Amérique du Nord, un sol hospitalier pour l'art ! Cette terre se voyait encore la trace des anthropophages de Feminore Cooper, maintenant habitée par des chasseurs de buffles, par des nourrisseurs de porcs, par des Hollandais saleurs de harengs ! Qu'est-ce que ces gens-là auraient pu voir dans un tableau d'his- toire ou dans la poésie d'un paysage ? Quand il se présentait chez ces Yankees avec une boite à couleurs et des pinceaux, ils lui disaient avec un haussement d'épaules : « Qu'est-ce que c'est que ce joujoux ? Est-ce que vous nous prenez pour des enfants, que vous nous offrez des images ? »

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N'oublions pas que cela se passait il y a 72 ans. Il ne faudrait donc, pas mesurer la civilisation américaine d'aujourd'hui avec ce qu'était alors cette société rudimentaire. En 1905, l'immense démocratie née du génie de Washington et de la sagesse de Benjamin Franklin réunies, est le morceau le plus opulent de notre planète. Agri- culture, marine, industrie, commerce, finance, elle compte plus de milliardaires qu'il n'y a de princes sur toute l'étendue du globe. Tous les autres continents sont ses tributaires. Ses vais- seaux font la navette d'un pôle à l'autre. Avec son or, elle achète les ducs ruinés de l'Europe pour les marier à ses petites guenons de filles sans noms. Quand elle cède à l'envie de se dis- traire, elle fait venir de Paris, de Londres et de Naples les comédiens les plus applaudis, les can- tatrices qui ont les gosiers les plus harmonieux et ceux des clowns qui font les meilleurs tours. En particulier, elle favorise maintenant les arts venant de chez nous. Tel peintre de portraits, l'heureux Chartran, par exemple, y gagne 500,000 francs par an à 50,000 par tête, et, sans se fouler la rate, il en fait dix dans son année. Oui, voilà ce qui so voit en ce moment, mais à l'époque Chatillon y faisait son pèlerinage, c'était une autre manière d'être, bien moins souriante. Ces fils prescrits ou de prolétaires, chassés de ri^urope par la faim, Anglais, Hollandais, Irlandais, Allomands, nus comme des rats

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d'église, dénués de tout, avaient tout à faire, tout à conquérir. Ils chassaient, péchaient, défri- chaient le sol, semaient, moissonnaient, cou- paient les forêts, équarrissaient les arbres, fai- saient du fer, des routes, des ponts, des ports, des tunnels, cent mille vaissaux, cent mille écoles, dix mille villes, un système d'élevage pour les bestiaux comme on n'en avait pas encore vu, des dépôts de charbon dans toutes les mers et, en fin de compte, ils fondèrent une richesse mobilière telle que les calculateurs du bureau des Longi- tudes frémiraient, s'ils avaient à en totaliser la valeur.

Il est donc bien concevable qu'en un tel état de parturition sociale, un pauvre peintre parisien ambulant ne pouvait être qu'une quantité négli- geable. Voilà pourquoi le romantique Châtillon n'était pas compris d'eux et pourquoi aussi il ne les comprenait pas. Et cependant il a vécu vingt ans parmi eux !

On va demander comment il a amené ce résul- tat. Eh ! mon Dieu, en y dépensant des trésors de patience et d'énergie. Sans s'écarter jamais du respect qu'il professait pour son art, il frap- pait à toutes les portes en offrant ses services. Il enseignait aux petites quakeresses le dessin, la perspective, le français. Le Corrège, dit l'his- toire, courait les campagnes d'Italie en faisant des enseignes. Il a fait comme cet illustre précurseur et c'a été sa principale ressource. Eh bien ! c'est

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arrivé de même à cent peintres cminents, et plusieurs s'en sont vantés à juste titre, mais comme c'était loin des rêves dorés qu'il avait faits sur le seuil du Cénacle ! A la fin, se voyant vieilli, usé, fatigué, apeuré, désenchanté, il avait pris le parti de revenir en France. Quand nous eûmes à nous rencontrer avec lui, sans être ce qu'on appelle fané, vanné, il était assez déplu- mé, pauvre, très noblement pauvre, et ne se présentait plus comme un peintre, mais comme un poète. f*our me servir d'un mot de Murger, c'était vouloir se donner le plaisir de redoubler sa bohème.

De temps immémorial, qui ne lésait? les reve- venants de lointains pays aiment à coudre au récit de leurs aventures de brillantes fictions qui les font regarder en Ulysse ou en Marco Polo. Aussi modeste que véridique, ce vaincu de l'art ne savait pas mentir ni même exagérer. Vous savez le joli vers de La Fontaine dans la fable des Deux Pigeons : « J'étais là, telle chose m'advint » C'était la son programme et sa manière. Comme nous parlions, un soir, de ses voyages, je lui demandai ce qu'il pensait de cette formidable République des États-Unis, si puis- sante et, qui, pourtant, n'a pas deux cents ans d'âge. « Ah ! sans doute, me répondit-il, c'est un grand, un très grand pays, (]ue Napoléon disait être un Hercule au berceau, mais c'est un pays de louj)s pour les artistes. » V\{ il s'arrêta

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en témoignant le désir de n'en pas dire davan- tage. Ça n'empêche pas tel et tel d'en rapporter des millions.

Je viens de noter que, s'il entendait n'être plus qu'un peintre honoraire, il n'hésitait pas à se présenter à nous en qualité de bon faiseur de vers. Il revenait des bords lointains avec un recueil de poésies dans sa valise. Chose d'une bizarrerie curieuse, ces rimes n'étaient en rien, des fleurs du Nouveau Monde, il en aurait eu sans doute plus d'une à transplanter chez nous. Ces chants étaient purement et simplement occidentaux, tout à fait européens et même pari- siens comme s'ils avaient été enfantés aux Batignolles. Mieux que tout ça : ces fils d'un Romantique de la première heure sont classiques et bachiques et si bien qu'on pourrait les prendre pour des rejetons de M. Gaspard Pons-Viennet, membre de l'Académie française et auteur des Mules de don Miguel. Cette gerbe soi-disant poétique a pour titre : la Grande Pinte.

La Grande Pinte date de 1853, si j'ai bonne mémoire. Elle aurait donc cinquante-deux ans d'âge et beaucoup de recueils meurent avant ce temps -là. J'ai pu voir ces jours-ci que de jeunes chercheurs l'avaient lue, s'en étaient gargarisés et ne l'avaient pas trouvée trop mauvaise. Tant mieux pour le pauvre auteur, qui ne manquera pas de s'en réjouir au fond de sa tombe, si cette nouvelle pénètre jusqu'à lui. Il y a eu, du reste.

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une bonne raison pour que ce livre n'ait point passé inaperçu. Dès le jour même de la mise en vente, il a été salué par l'acclamation de deux parrains qui n'avaient pas l'habitude de se pro- diguer. Alexandre Dumas lui a fait alors deux articles de suite dans le Mousquetaire Qi, d'autre part, Théophile Gautier lui a consacré un très beau feuilleton. C'était la vieille et très respec- table confraternité des premiers Temps Roman- tiques qui s'exprimait par la voix de ces deux maîtres. A une autre époque, c'en aurait été assez pour faire enlever la Grande Pinte par brassées; mais, au lendemain duCoup d'État, lèvent n'était plus ni aux vers, ni à la prose, ni à aucune des formes de la pensée. Il n'y eut guère que les lettrés de profession pour lire le volume du re- venant d'Amérique. Une de ses pièces assez ori- ginales a eu du retentissement, celle qui a pour titre : la Levrette en paletot.

Vers le même temps, Chatillon eut à être employé par les amis et dans une circons- tance cent fois douloureuse. Ce fut à propos d'un drame bien inattendu et qui a laissé sa sinistre empreinte dans l'iiistoire des lettres. Gérard de Nerval venait de se pendre dans la rue de la Vieille-Lanterne. J'ai dit ailleurs comment j'avais diné avec l'auteur de Léo Burchart trois jours avant le déplorable événement. J'ai raconté aussi comment, en me promenant sur le boulevard Montmartre avec Georges Bell, nous avions été

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mis au fait de cet épisode par Théophile Gautier. Vous pensez aisément que tous ceux qui s'intéressaient au pauvre défunt avaient l'âme déchirée et l'esprit à l'envers. Il restait un devoir a accomplir; c'était de porter la triste nouvelle à la connaissance du pauvre père, très âgé, mais encore debout. Comment faire? A qui s'adresser pour cette mission d'un caractère si délicat? On songea alors à Chatillon, un des plus anciens amis de Gérard, et qui avait eu parfois occasion de l'accompagner chez lui. L'auteur de la Grande Pinte accepta. Il se rendit donc chez M. Labru- nien, ancien médecin militaire, puis, avec tous les ménagements de mise en un pareil cas, il le mit au courant de ce qui s'était passé. M. La- brunien avait traversé les orages de la Révolution et les luttes du premier Empire ; c'est dire qu'il avait la poitrine stoïque des hommes de ces deux époques. Ni la nouvelle tragique, ni l'aspect delà mort ne pouvait l'émouvoir. Il s'affligeait certai- nement sous ce coup cent fois cruel, mais sans qu'il en fît rien paraître. Chatillon m'a fait le récit de cette scène et c'est à lui que je laisse la parole. « Après l'avoir salué très respec- tueusement, je dis au vieillard que j'avais quelque chose de fort pénible à lui apprendre. D'un geste plein de politesse, il m'indiqua un siège; puis il me dit : Je devine que c'est ^u jeune homme que vous voulez me parler? Oui, monsieur. Eh bien, qu'y a-t-il ? Un

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accident ? Oui, monsieur : le plus regrettable des accidents Lequel ? Gérard est mort, monsieur. Ici ce qu'on appelle un temps, une demi-minute, et sans se troubler : Ah I le jeune homme est mort ! le pauvre garçon ! Encore un peu de silence ; après quoi, toujours sur le môme ton : Je le regrette fort : c'était un bon sujet. Pauvre jeune homme! Il venait ici de temps en temps, par intervalle. Et, dites-moi, monsieur, comment vont se faire ses obsèques? Veuillez ne pas vous tourmenter de ce détail, monsieur. Plusieurs de ses amis, MM. Arsène Houssaye et Théophile Gautier notamment, s'en chargent. Vous n'aurez donc pas à vous en préoccuper. Eh bien, monsieur, c'est pour le mieux, car à mon âge (91 ans et dans l'état de santé je suis, il me serait difficile de veiller à ce devoir. Ah ! le pauvre jeune homme ! » Ces mêmes paroles revenaient sans qu'il y eut une larme dans la voix ni dans les yeux ». Chatillon s'était levé; il avait salué de nouveau et était venu rejoindre les amis du défunt. Quel homme que ce con- temporain de Danton et de Kléber, habitué comme eux à tenir tête à tous les orages !

Alexandre Weill cherchait à expliquer ce laco- nisme du vieillard en disant que M. Labrunien savait que Gérard n'était pas son fils. Il ajoutait que le père réel aurait été Joseph Bonaparte, ex- roi d'Espagne. Il va sans dire que rien au monde, aucun document d'aucun genre ne saurait donner

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raison à cette singulière conjecture. Le seul fait qui ait suggéré à un rêveur l'idée de cette bizarre supposition, c'est que, dans ses heures d'égare- ment, le suicidé de la rue de la Vieille-Lanterne disait parfois à ses amis : a Ne trouvez-vous pas que j'aie le profil napoléonien? »

Il me reste à crayonner ici un trait relatif à la vie intime de Cliatillon, et je ne m'y résigne qu'à regret. Comme le fait aboutit à de hautes considérations sur un des hommes les plus illustres du siècle, j'aurais vivement désiré passer l'affaire sous silence, mais ces esquisses, qui touchent de si près à l'histoire, en eussent été amoindries au point d'en être incomplètes. Elles y eussent donc perdu beaucoup de leur intérêt. En un tel cas, j'ai dû, malgré tout, me sou- mettre à la dure loi de ne rien taire.

Il y a de l'argent dans l'affaire. Ah! l'argent, quel vilain mot ! Bifïez-le vite ! Qu'il n'en soit pas question dans ces pages il est surtout parlé d'honnêtes gens sans le sou ! L'amitié et l'argent, s'ils veulent faire longue route en- semble, ne doivent rien se demander. « Amis jusqu'à la bourse », dit la sagesse des nations. Et cependant, lorsque deux hommes sont attachés l'un à l'autre par de vives sympathies, faut-il donc qu'en cas d'mfortune, l'un ne vienne pas en aide à l'autre? Oui, le dévouement, c'est ce qui a pu se fairejadis entre Thésée et Pirithoiis, entre Nisus et Euryade, entre Cicéron et Atticus, mais

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nous ne sommes plus dans l'héroïque simplicité des âges classiques. L'âpre économie des temps modernes a pris la place du partage fraternel, et la nouvelle morale nous a dit : « Chacun pour soi; chacun chez soi », ou bien, ce qui est bien près de signifier la même chose : « Chacun pour soi, et Dieu pour tous ». Et, si ces aphorismes blessent la délicatesse de votre âme, reportez-vous à quelque chose de plus fort, c'est-à-dire au cri du plus grand des philosophes grecs, de ce Sta- gyrite, qui a dit très nettement : « Mes amis, il n'y a pas d'amis ».

Ni la peinture, ni la Grande Pinte n'avaient enrichi Chatillon. Le pauvre artiste tomba dans la dèche. Quand on est jeune, valide, volontaire, on se défend encore de la misère noire. On en est quitte pour manger de la vache enragée, eu- phémisme moqueur, qui veut dire qu'on ne mange pas du tout. Les plus vaillants et les plus illustres ont passé par là. Oui, ça va tout seul tant qu'on est jeune. Du jour un poil blanc décolore la barbe, la chose cesse d'être héroïque : elle devient lamentable. Que voulez-vous ! la volonté s'agenouille, et le plus fier s'humilie jusqu'à tendre la main. Mais, voyons, tendre la main à qui vous l'a serrée cent fois en vous disant de compter sur lui, est-ce une défaillance? Mon Dieu, non : Chatillon était en proie au dénue- ment noir, sans sou ni maille, sans pain ni pâte, sans abri sûr. A (]ui s'adresser ? Il songea alors

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a celui de ses amis qui, jeune, avait été le pre- mier à l'encourager, au grand poète dont il avait dessiné et gravé le cachet, au chef de la famille dont il avait fait les portraits . Justement, c'était à l'heure Albert Lacroix venait de verser 500,000 francs à l'auteur des Misérxibles. Cinq jours après arrivait une réponse. Le grand poète y disait : « Cher ami, vous êtes pauvre ; je suis proscrit, qu'y faire? Chacun de nous gravit son Golgotha ». Pour le pauvre diable, ce fut un éblouissement, mais un éblouissement de sur- prise, d'abord, puis de colère. Et il eut tort, car, au fond, laissons de côté la loi fragile du sentiment et ne voyons que l'analyse dure de la réponse. On lui disait ce qui était vrai et on ne lui devait rien. Mais il s'emporta, il en appela à sa Muse et improvisa huit vers comme réplique, huit mauvais vers, à tous les points de vue, parce qu'ils étaient faits d'injures et sans esprit. Si les choses se fussent bornées à ça, si même le chantre de la Grande Pinte eût envoyé ses huit malheureux vers à Guernesey, il n'eût pas excédé son droit, mais il voulut donner suite à l'affaire. On le vit donc promener la dépêche et son huitain dans ce Montmartre, toujours affamé de la glose maligne et du bruit. De là, chez les rapins,chez les métromanes et chez les comédiens de la Butte, une longue traînée de scandale. Ces huit vers étaient des enfants bien mal tournés ; on ne les prisait que parce qu'ils étaient relevés

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d'un peu de venin. Mais, en même temps, survint un autre incident. Un gros garçon, très farceur, la gouaillerie en personne, interpella Chatillon, et lui dit : « Ce n'est pas sur ce ton qu'il y avait à répondre. Il fallait prendre la chose en blague. Tiens, tu vas voir comment je vais arranger ça )). Ainsi parla Pothey.

Pothey occupait une très belle place parmi les célébrités de la Butte sacrée Un gros garçon, je le répète, un peu lourd à cause de son embon- point, une épaisse toison de cheveux noirs, les yeux bordés par une paire de lunettes. Jadis, à la veille de 1848, il était venu du Jura à Paris pour y chercher fortune. En arrivant, il avait, avant tout, l'esprit folâtre. Sa première pensée devait être de se vouer au théâtre. « Vous ne croirez pas ce que ie vais vous apprendre, me disait-il : j'ai eu l'ambition de jouer la tragédie, et j ai même débuté au théâtre Montmartre dans Brîtannicas. Vous pouvez deviner si j'ai fait rire mon public ! » Et il riait lui-même en me racontant cette tentative. Le lendemain, assagi, comme il savait le dessin, il se faisait graveur. Un bel art, la gravure, quand on réussit, mais, au bout de six mois, sa vue baissait au point de l'empêcher de poursuivre. Il avait donc fallu avoir recours à un autre genre de labeur. C'était alors (ju'il s'était improvisé journaliste. Pour les exigences de la presse moderne, on ne demande qu'une plume, du papier, de l'encre et du tou-

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pet. Il avait tout ce qu'il fallait pour faire bonne figure dans l'emploi. Il a donc fort bien tenu rang dans plusieurs journaux. En dernier lieu, avant de mourir, il rédigeait le compte rendu des tribunaux dans le Charivari, il avait succédé à J. Moinaux, le père de Courteline.

Pardon ! ce joyeux Franc- Comtois n'était pas qu'un reporter. Très amusant simulateur, il récitait les scènes comiques, avec gestes, inton- nation et jeux de physionomie, de façon à faire rire une pierre. J'ajoute qu'il était poète, mais suivant le vieux jeu, à la mode d'avant le Romantisme. Gai compère, il chantait l'amour sans phrase et les plaisirs de la table, tout en les pratiquant. Il faut dire aussi que, dans ses com- positions, il s'appliquait toujours à jeter un grain de sel, du gros sel, si vous voulez, mais qui plai- sait volontiers à l'auditoire. Sous ce rapport, son caquetage a fait époque. De 1867 à 1885, qui r'a pris plaisir à l'entendre dégoiser la Muette ? C'était une sorte de pot-pourri, prose et vers, fort applaudi parmi les artistes. Dans les repas de corps, chez les la Palferine de la palette et de l'é- bauchoir, au dessert, après le Champagne, quand on commençait à mettre le feu aux cigares, on lui demandait de réciter cette exhilarante mélopée. Il s'y mettait de bon cœur, et tout aussitôt c'était parmi nous un ouragan de fou rire. Depuis lors, la Muette a été publiée dans un assez bel in-18, mais, par malheur, vu la bégueulerie de nos

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mœurs, il a fallut l'édulcorer, en supprimer les gaillardises qui excitaient la gaieté, même des austères.

Satiriste toujours prêt, ce Pothey blaguait tous ceux qui étaient en évidence. En cela, du reste, il obéissait à la tradition des Silves. Il admirait Victor Hugo, trouvant en lui le plus pressant allié de la République. Mais était-ce une rai- son pour qu'il ne le cliansonnàt pas? Non, sans doute. Bast ! un peu de blague, poussé du bou- levard Clichy, par le vent, jusqu'à Guernessey, ça ne pourrait que l'amuser? Aussi lorsque Cha- tillon vint lui montrer la lettre du grand poète et les vers gelés qui avaient suivi, il ne put se tenir, a LeGolgotha! s'écria-t-il, tiens, c'est mon affaire. Tiens, passe moi ça et tu vas voir ! »

A quelques jours de cette rencontre, tout le quartier de la Butte, tous les Tigellins de chez nous, tous les rapins d'alentour, tous ceux qui passent leur vie à se mociuer de tout, ne se las- saient pas de vociférer l'étrange cantate que voici mot pour mot.

LE GOLGOTIIA

Sur Viiiv do Uéranj^er : Un jour le lion Dieu s'e'eeillant.

Un jour, Victor Hugo-le-Grand Se posa sur son Océan. « Si je sondais les lueurs sombres, En faisan t layoniior les ombres,

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I/univers serait épaté

De ma ténébreuse clarté,

Puis chez Lacroix, ça grossirait ma note,

Car, tout doucement, il faut bien qu'on Golgothe.

« Moïse eut le mont Sinaï,

Mahomet Médine-el-Nabi.

Napoléon eut Sainte-Hélène.

Par uu semblable phénomène

Mon ouragan s'est entassé

Sur le granit de Guernesey,

Vers l'horizon je fais tourner ma glotte,

Car, tout doucement, il faut bien qu'on Golgothe.

« Homère, Socrate, Platon,

Corneille, Shakespeare, Byron,

Combien mieux que vous je Golgothe,

Je pince toujours la Cagnotte,

Voyez ce que m'a rapporté

Le mot que Cambronne a lâché.

Cinq cent mille balles, avec ça l'on boulotte,

Car, tout doucement, il faut bien qu'on Golgothe,

Et tout doucement, je Golgothe.

« Grand maître, prêtez-moi cent sous ? Ami, je ne peux rien pour vous. Que de vous déclarer poète, Sous le crâne ayant la tempête. Maintenant tirez-vous de là. Chacun gravit son Golgotha. On ne peut pas me tirer de carotte. Faites comme moi, mon ami, je Golgothe, Et, tout doucement, je Golgothe.

En regard du régime impérial, ce brave Po- they n'avait rien d'un courtisan ; c'était même

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tout le contraire. En chansonnant l'auteur des Châtiments, il n'avait d'abord voulu que donner cours à la verve gauloise qui coulait dans ses veines, l^n second lieu, il s'était laissé apitoyer par l'ami Cliatillon, venant se plaindre à lui de la métaphore du Golgotha, mais il voyait avec peine que les choses tournaient contre sa pensée. Ses couplets, en effet, couraient partout et jusque dans les salons du monde officiel. Affectant de prendre le change à ce sujet, les zélateurs du pouvoir en faisaient une machine de guerre contre le proscrit de Guernesey, et cette manœuvre, fort imprévue, l'attristait au plus haut point.

Déjà plusieurs des camarades commençaient à le regarder de travers. Vouloir ridiculiser l'exil, c'était un crime.

« Il faut, disait-il, que je fasse d'autres cou- plets pour effacer la fâcheuse impression qui naît de ceux-là. »

Il parlait très sincèrement et il voyait, tout le premier, qu'il était allé trop loin en accusant le grand poète d'avarice. Rien, du reste, de plus contraire à la vérité. Soumis à de rudes priva- tions pendant sa jeunesse, très pauvre à l'heure de son mariage, n'ayant, depuis Hernani, d'autre ressource que sa plume et devant, de bonne heure, assumer la sévère responsabilité d'un père de famille, Victor Hugo a dû, pour les siens, s'assujettir aux règles d'une stricte écono-

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mie. Le jour il a été expatrié, ses tableaux et ses meubles vendus à l'enchère, il n'avait que sept mille cinq cents francs de revenu et dix per- sonnes à nourrir. En même temps, sa situation exceptionnelle et l'éclat d'un génie sur lequel le monde entier avait les yeux ne devaient-ils pas lui imposer la charge d'un certain décorum? A cette considération, ajoutez que l'interdit pesait sur son théâtre, ce qui était le plus net de ses revenus. Ce n'était pas tout. L'antagonisme superbe soulevé par ses colères contre l'homme qui faisait alors trembler l'Europe, cette fière attitude était sans cesse le motif de plaintes diplomatiques par lesquelles le nouvel empereur demandait qu'on l'expulsât des îles de la Manche. Sans doute, l'Angleterre a résisté. Lord Pal- merston, notamment, a déclaré que son pays ne se couvrirait pas de honte en arrachant un il- lustre exilé à son abri, mais les menaces n'en étaient pas moins constantes et renouvelées à tout propos, en sorte que la situation du proscrit lui ordonnait de pourvoir aux éventualités mena- çantes du lendemain. Voilà ce à quoi Pothey n'avait pas pensé. Voilà en quoi sa satire était repréhensible.

Chatillon mourut peu après cette aventure et il en fut de même pour l'auteur de la chanson.

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IV

A la table de ceux qu'on appelait les beaux esprits, entre Auguste Luchet, le romancier sentimental, et Gustave Mathieu, le bout-en-train de la bande, s'asseyait Charles Vincent. C'était un très grand et très beau buveur. Sous Louis XIV, corseté dans un uniforme à brode- ries, coifEé d'un chapeau à panache, il eût fait un superbe mousquetaire. De haute taille, une figure sympathique, une riche chevelure bou- clée, la tète haute, il avait beau sortir du peuple, on voyait qu'il y avait en lui un homme d'élite. Puisque dans ce milieu il fallait mon- trer patte blanche, c'est-à-dire tourner des vers, il en façonnait en abondance, comme un cloutier fabrique des clous. Il faisait donc des chansons et dans la gamme du jour, c'est-à-dire en allant de l'abstraction au concret. Comme son voisin le Nivernais avait doté Paris de Jean Raisin, il nous donnait Jean Blé-Mur. « Que de Jean- Jean! » disaient les camarades. Après tout, ces formes étaient dans le courant, puisque H. Taine, alors débutant, venait de faire paraître T/iomas Grain-d'Orr/e. Mais Charles Vincent tenait par d'autres côtés au monde si varié des lettres. Suivant la mode utilitaire des Yankees, mêlant l'industrie à la presse, il dirigeait deux feuilles

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spéciales : Le Moniteur de la Cordonnerie et la Halle aux cuirs, titres qui prêtaient à des jeux de mots trop faciles, ne manquant par de faire rire les sots, mais il ne s'inquiétait pas de si peu de chose.

Voilà soixante ans, l'or était rare ; il ne roulait pas par torrents chez nous, surtout chez ceux qui ont pour profession de mettre des points sur des i. On ne vivait que d'une manière socratique. On n'était ni aussi bien vêtu ni aussi bien chaussé que de nos jours. En raison de sa page d'annonces, ayant affaire aux grands ateliers de la cordon- nerie, le directeur des deux journaux en ques- tion pouvait avoir sous la main, et à très bon compte, tout un assortiment de chaussures du meilleur genre. Et c'était grâce à cette heureuse disposition qu'il proposait à ses collaborateurs de leur verser comme honoraires des souliers, des escarpins, des pantoufles, des bottines et jusqu'à des bottes. Il leur laissait, du reste, le choix entre le cuir verni, artistement ouvragé, et l'argent vulgaire. Plusieurs et, entre autres Champfleury et Charles Monselet, donnèrent la préférence aux belles semelles, d'où il est arrivé que, sous ce rapport, ils pouvaient être com- parés à Achille aux pieds légers et aussi au merveilleux Chat Botté, qui fait si aimable figure dans les Contes de Perrault.

Charles Vincent était, au surplus, fort recher- ché. Le Caveau l'a plusieurs fois proclamé pré-

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sident et c'est lui, jecrois, qui a été chargé d'ins- taller Jules Janin dans cette Académie de la chanson lorsque l'auteur de VA/ie mort, brusqué par son échec chez les Quarante, eut à se cher- clier un refuge de consolation. Le Prince des critiques fut fêté par les bons drilles de l'endroit et leur accueil fraternel lui rit oublier le déni de justice dont il venait d'être l'objet chez les grands seigneurs du quai Conti.

Je reviens au cordonnier. Suivant un usage d'une louable franchise, le Président du Caveau avait le droit d'amener avec lui dans le Cénacle chantant, un ami, pourvu qu'il fût du bâtiment (lisez pourvu qu'il agitât une plume surdu papier). Charles Vincent m'a fait plusieurs fois cet hon- neur. J'ai donc pu contempler et même toucher de mes mains deux reliques sacrées : le grand verre du bon Panard qui est précieusement con- servé dans un étui de maroquiii, et les grelots de la Folie, trois petites sonnettes en cristal de Baccarat qui ont servi jadis d'instrument ma- gistral à Désaugiers. Si l'on ne le trouve pas mauvais, je partirai de pour raconter les charmantes cérémonies dont j'ai été le témoin en ce temple de la gaieté (très vieux style). Mais avant tout, et sous forme de préambule, je demande à m'étendre un peu sur un des prêtres de l'endroit. Il s'agit de Montariol. Qui ça, Montariol? va dire le lecteur. Cher monsieur, c'est celui qui, voihi dix ans, a stipulé un h\i;"s

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de 10,000 francs (un prix annuel de 300 francs) à décerner au rimeur de bonne volonté qui aura composé la meilleure chanson. Un concours de chansonniers au palais de l'Institut, voyez- vous ça, vous autres? Eh! dame, la fille de Richelieu, naturellement bégueule, n'a pas jugé à propos d'accepter le legs. Par suite de ce refus, Montariol n'est pas immortel, et c'est in- juste.

Cet excellent garçon, qui croyait si bien revivre dans la mémoire de ses arrière-neveux, que doit-il penser, si son âme nage dans l'éther et contemple l'ingratitude d'en-bas ? Un petit homme, un peu maigre, un peu chauve, mais d'une vivacité d'écureuil. Il avait un métier, il était agent dans une compagnie d'assurances sur la vie, mais ça ne l'empêchait pas d'être un métromane enragé, au contraire. A l'instar d'Ovide, il mettait tout en vers, même les polices de son administration. Je n'exagérerai en rien si j'ajoute qu'il est mort étant à la tête de trente mille stances et de vingt mille cou- plets, pour le moins. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, c'était à un dîner du Caveau, ils étaient cinquante-sept à table, les invités non compris.

Voilà de cela une trentaine d'années. On sor- tait de l'abstinence des deux sièges, ce qui vous rappellera qu'on éprouvait le besoin de se refaire. Charles Vincent m'emmena au Palais-

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Royal, chez Conizza, où, à la lin de chaque mois, avaient lieu les agapes de ces lurons. Il n'est pas besoin de noter qu'il y avait très nom- breuse et très brillante compagnie. Figurez- vous une foule d'élite, un ancien magistrat, un chef d'escadron en retraite, deux avoués à la cour d'appel, des gens de lettres, cela va sans dire, un ancien notaire, un cj^uart d'agent de change, G. Duprez, le grand ténor, des peintres de la jeune école. Je ne dois oublier ni Gustave Nadaud, l'auteur des Deux Gendarmes, ni un charmant acteur, Saint-Germain, que Paris a cent fois applaudi dans les théâtres de genre.

Le tout formant l'aristocratie du flonflon.

Au surplus, je me trouvais en pays de con- naissance. Par exemple, on m'avait fait asseoir, ayant à ma droite Edouard Dentu, le célèbre éditeur, dont la panse était si florissante, et à ma gauche Charles Monselet, autre abdomen modèle, qui écrivait alors de fort jolies chroni- ques pour Y Evénement. Ce n'était pas, du reste, sans de solides raisons, que je m'étais fait ce voi- sinage. Je savais nos deux gaillards très friands de Champagne. Ce lait d'Aï, tant vanté, même le Moët, m'est formellement interdit par la Faculté de médecine, qui, à mon endroit, le considère comme un poison. Or, au dessert, au moment l'on faisait sauter les bouchons pour le verser dans les flûtes en cristal, ma part revenait de droit à ceux (jui se trouvaient près do moi.

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Tantôt une main se tendait (c'était celle de Dentu),et le contenu du verre était vite ingur- gité ; tantôt une autre main s'avançait (c'était celle de Monselet), et ma flûte ne tardait pas à être mise à sec.

Au troisième verre, je fus conduit à faire une remarque : c'est que ce manège, au fond assez comique, intriguait fort mon vis-à-vis. Celui-là était, il faut le répéter, un petit homme qui se remuait sur sa chaise comme un ver coupé. En «'adressant à moi, qu'il ne connaissait encore que de nom : « Eh ! cher monsieur, me disait- il, seriez-vous donc un phénomène? On dirait que vous avez trois estomacs et six mains. » Véritable propos de chansonnier. Je demandai, tout bas, à Monselet, qui c'était que ce joyeux compère.

Comment? répondit l'auteur àe Monsieur de Cupidon, vous ne connaissez pas l'illustre Montariol ? Eh ! mais Montariol, c'est le biblio- thécaire du Caveau ; Montariol, c'est notre ques- teur, à nous !

En effet, ce brave garçon était par un per- sonnage. C'était à lui que les camarades con- fiaient les Archives et tout ce qu'il y avait de plus précieux dans l'association : les Autogra- phes des ancêtres, le Verre historique de Panard, le Recueil des chansons faites par les membres depuis trois (juarts de siècle, et vous pouvez bien penser que c'était un excellent chien de

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garde. J'eus occasion de revenir au Caveau deux ou trois fois et j'y retrouvai Montariol, fidèle à son poste. C'en était assez pour que nous fus- sions une paire d'amis.

Au dehors de l'Institut chantant, lorsque le hasard nous poussait sur le même chemin, il nie semblait toujours égal à lui-même, toujours guil- leret et animé d'une belle verve; néanmoins, à la longue, je le trouvais quelque peu frotté de mélancolie. Qui pouvait l'assombrir ? Quelle mouche était tombée dans sa jatte de lait ? Je ne tardai pas à deviner. Il avait deux bêtes noires, Montariol, et c'étaient deux choses dont il ne se sentait pas de force à parler sans colère. La première, c'était un monstre redoutable, ce Phylloxéra qui ronge sans pitié les racines de la vigne française, même les ceps sacrés du Chambertin. Pour la seconde, c'était le Boulan- gisme, un autre puceron hideux, qu'il croyait devoir fustiger sans cesse de ses épigrammes. Une troisième antipathie était le café-concert, autant dire le Beuglant, l'on profane le grand art de la chanson, tant de chenapans et de drôlesses, usurpant le titre d'artistes, vocifèrent tant de bêtises, mêlées à tant d'ordures.

A ce sujet, il s'emportait comme la tempête. Ces cochonneries qu'on débitait si crûment, tous les soirs, dans vingt salles de café, avec accompagnement de musique, est-ce que ce n'était pas le signe manifeste do la i)lus dégra-

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dante des décadences ? Dans la chaleur de ses prosopopées, il allait jusqu'à s'en prendre au gouvernement lui-même. Tolérer cette littérature porcine, c'était encourager les disciples du mar- quis de Sade à corrompre, puis à abrutir les masses. Etait-il possible que la République, qui doit être faite de vertu, n'écrasât pas ces che- nilles qui déshonorent l'Arbre de la Liberté? Et, pour me faire partager sa patriotique indigna- tion, me forçant à un point d'arrêt en me rete- nant par un bouton de mon pardessus, il se mettait à chanter tout haut, dans la rue, ces inepties, qui, la chose n'est que trop vraie, font de plus en plus les délices du peuple :

En partant pour la capitale.

Ma dit maman, Mets tes chaussettes dans ta malle.

M'a dit maman ; Car si tu ne mets pas tes chau.ssettes.

M'a dit maman, Dame! il faudra que t'en achètes,

M'a dit maman.

Ou bien encore ce refrain, qui, un soir, aux Champs-Elysées, manqua de faire rendre 1 ame à Sully-Prudhomme :

Cette tille a du linge ; J'irai la voir demain. Boulevard Singe. Singe, Singe, Boulevard Saint-Germain.

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Il éclatait sur cette autre horreur lyrique, rabomination de la désolation:

J'avais invité mon p'tit cousin l'pioupiou,

Guerrier candide et pacifique. Dans les infirmiers de l'hospice au Gros-Caillnu,

II fait la guerre à la colique, C'gaillard-là vous a l'air martial A faire trembler les murs d'un hôpital. Quand il a son canon sous le bras. Ça vous coupe la liueule à quinze pas.

Il s'écriait ensuite : « Chanson de nos pères, qu'es-tu devenue? »

Parfois ses apostrophes prenaient un ton grave et presque touchant.

« Au fait, disait-il alorS; la chanson est le plus respectable des poèmes Est-ce que toutes les littératures n'ont pas commencé par elle ? L'épopée en est sortie et aussi l'hymne de guerre, et aussi le chant d'amour. Pourquoi tant de dé- dain ? La chanson! Ah! si j'étais riche, quels sacrifices ne ferais-je pas pour la régénérer ! »

Riche, il ne l'était pas ; il ne possédait qu'un ti^ès mince avoir; dès ce moment-là, très pro- bablement, il songeait à la médaille d'or de 300 francs qu'il projetait de fonder.

Il savait l'histoire de la" chanson, mais in- complètement, c'est-à-dire à dater seulement de l'ère de 89. J'ai eu à lui causer autant d'étonne- mentque de plaisir on lui i)a liant avtn- un peu de détail des charmants rapsodes (|ui, de la Ré-

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gence à la tin du règne de Louis XV, ont si bien égayé et fait vivre nos aînés. Collé, Vadé, Gallet, Panard forment un quatuor dont les vers trop vite oubliés, trop inconnus de notre temps, pourraient fournir à eux seuls de quoi faire la plus curieuse des anthologies Quand je lui indi- quai l'abbé de l'Atteignant, il était tout émer- veillé :

Si j'avais cent cœurs. Ils ne seraient que remplis d'Elle ;

Si j'avais cent cœurs, Aucun d'eux n'aimerait ailleurs. Ma mie, Ma douce amie, Réponds à mes amours, Fidèle A cette belle, Je l'aimerai toujours.

Si j'avais cent cœurs Ils seraient tous fixés sur Elle...

Un musicien du temps, du nom de La Borde, avait fait sur ces paroles un air que toutes les Parisiennes d'alors posaient sur leurs clavecins. Mais comme tant de vieilleries feraient hausser les épaules aux rimeurs des Beuglants ! C'est ça qui est archi-vieux jeu, les poètes Louis XV, les Parisiennes en poudre, le clavecin et la musique tendre ! Quant à Montariol, après lecture, il était de plus en plus aux anges. Il n'avait plus à s'étonner lorsqu'il avait à rencontrer dans les

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Mémoires de Bacliaainont ou dans le Mercure l'éloge du galant abbé par (juelqu'un de ses pairs.

Est ce Auacréon, est-ce Horace Qui nous fit ces vers pleins de grâces ?

Non, c'est l'abbé de L'Atteignant...

Arrêtons-nous ici. En voilà assez, d'ailleurs, je pense, pour vous apprendre quel homme a été le donateur des 10,000 francs en Tlionneur de la chanson.

Tout près de Gustave Mathieu, dont il sem- blait être le disciple ou môme l'homme lige, se voyait Fernand Desnoyers. D'assez haute taille, maigre, pâle, frappé d'une calvitie précoce, ce grand garçon était employé dans une maison de banque, mais, en réalité, il posait en poète et en poète ultra -romantique à tout casser. On con- naissait de lui une assez jolie chanson intitulée : j^/me Fontaine, des couplets d'amour facile que fredonnaient les canotiers de la Seine en ramant de Bercy à Saint-Cloud. Cependant la cause de sa gloire, ç'à été sa proclamation aux habitants du Havre, coupables à ses yeux d'avoir fait couler en bronze l'image de Casimir Delavigne.

Habitants, du Havro, llavrais, .Je viens de Paris tout oxj)rès Pour mettre en morceaux la statue De Delavigne (Casimir! : Il est des morts qu'il faut (|u'iiii tue. Moi, je m'appelle Clodumir;

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Clodoinii', soit, mais je suis digue, Je liais Casimir Delavigne, Ponsard est la feuille de vigne Qu'Emile Augier voudrait cueillir.

Voilà dix méchants vers à tous les points de vue. Il ne faut pas être de première force en critique ni en prosodie pour reconnaître qu'ils ne sont pas moins misérables dans le fond de la pensée c^ue dans la forme Le prétendu Clodomir a fait aussi une mauvaise pantomime, le Bras Noir, jouée jadie par Duranty, dans un petit théâtre de marionnettes, situé en plein jardin des Tuileries, et elle a été illustrée par le crayon de Gustave Courbet (ces grandes choses -là se pas- saient sous l'empire). Pour en revenir à ce dizain dirigé contre Fauteur de Don Juan d'Autriche, quel sens réel a-t-il? Les quatre premiers vers ressemblent pour la vulgarité à ceux dont on entoure les mirlitons au jour de l'An. Quant aux cinq derniers, on pourrait les prendre pour un indéchiffrable rébus. Nul n'a jamais pu les expli- quer, pas même leur auteur, qui, durant une soirée entière, a fait d'inutiles efforts, moi pré- sent, pour en dégager l'incompréhensible portée. A la vérité, le cinquième vers a de l'allure : // est des morts qu'il faut qu'on tue ! En dépit des deux que (lesquels eussent fait fuir Chateau- briand et s'évanouir Lamartine\ il est bien trempé, ce vers, à la forge et bien frappé sur l'enclume. Aussi en est-il de lui comme de

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l'alexandrin retentissant de Lemicrre. Il a fait le succès de la pièce et a fini par passer en guise de proverbe dans la conversation de tous les jours. J'ajoute que la foule l'a adopté en défini- tive comme une épitaplie pour ce chantre des Mcssâniennes qu'elle avait divinisé, trente ans auparavant. Les petites filles prennent plaisir à casser leurs poupées. Il en est de même de Paris pour ses idoles de la veille. Il les brise, tous les quinze ans, sans nulle pitié.

Chez nos bohèmes, on avait l'air de vivre en frères. En réalité, ces quarts de grands hommes aspiraient surtout à se manr/cr le ne^. Vers 1853, Gustave Mathieu avait présenté Fernand Des- noyers comme un poète d'avenir, comme un futur soleil de gloire. Un jour, l'un et l'autre se brouillèrent à mort, à propos d'un almanach à faire, et je crois bien qu'ils ne se sont pas récon- ciliés. D'autre part, Champfleury, qui était un pince-sans-rire, a fortement blagué l'auteur du Bras N^oii' dans la Vie Parisien/w, il l'a des- siné en grotesque, sous ce titre déjà dérisoire : Le poète Puce. Pourquoi l'assimile-t-il à un insecte microscopique et répugnant ? T'-tait-ce pour en faire un personnage malpropre ou un être imperceptible? Il me semble bien que cela a ou lieu à la suite d'une pique entre eu\. vu que Fernand Desnoyers se flattait de n'être pas réaliste. Mais qu'était-il? Peu importe. L'auteur des Bourgeois de Malinchard le montre à la

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Brasserie, pêle-mêle avec d'autres truands de l'écritoireet les rapins du boulevard de Clicliy, vidant des chopes qu'ils ne paieront pas et fai- sant des théories d'art à faire trembler la vo- laille. Le tout a lieu auprès de Titine. Qu'est-ce que c'est que Titine? La Lesbie du poète Puce. Au fond, une petite drôlesse du quartier qui va du Moulin de la Galette aux ateliers de peintres, ces laboratoires ils mettent les femmes nues. Elle n'a guère que la beauté du diable, cette Muse, mais elle a bon appétit. Champfleury la dessine s'emplissant de bière, fumant du mary- lans, dînant avec un morceau de choucroute, plus six œufs sur le plat. Six œufs sur le plat ! Eh bien, ça n'est pas surfait, car j'ai été témoin de ce beau trait de goinfrerie et, même, à ce sujet, j'ai pu entendre un jeune sculpteur s'écrier : « Six œufs sur le plat pour une femme seule! Ce qu'il y a de plus astringent! Titine rendra ça en halles de plomb. »

Infatué du bruit fait par sa pantomime, Fer- nand Desnoyers, qui n'avait rien d'un journa- liste, a trouvé moyen, vers 1859, de faire paraître un petit papier hebdomadaire, sous le titre de Pierrot. L'enfariné y figurait au frontispice, dessiné en taille-douce. Quant au texte, fort dé- sordonné, sans idée d'ensemble, il était formé de bribes venant des buveurs de la table lyrique. Pierre Dupont y avait donné une assez jolie petite poésie intitulée : Automnal, les raisins,

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les vendangeurs, sous le ciel de septembre. Amédée Rolland, Ch. Bataille, quelques autres y ont contribué ; Chatillon, avec empressement. Un jour j'eus à remarquer que le rédacteur en clief y éreintait Champfleury. Décidément le torchon brûlait entre eux. J'en demandai la cause.

Comment ! me dit le poète Puce, vous ne savez donc pas? Jadis, sous Louis-Philippe, Champfleury a fait jouer aux Funambules une pantomime intitulée : Pierrot, vainqueur de la mort.

Cette pantomime, je Tai vue, dis-je. J'ai assisté à la première représentation, à laquelle avait été conviée toute la bande des jeunes. L'œuvre a été fort applaudie. Ah ! c'a été une grande soirée ! Songez donc ! Pierrot transformé en philosophe spiritualiste ! Dès le lendemain, la presse s'en occupait. Théophile Gautier et Théo- dore de Banville en faisaient un pompeux éloge, l'un dans la Presse, l'autre dans le Corsaire. Arsène Houssaye écrivait dans V Artiste : « C'est du Shakspeare muet! »

C'est ça. Vous y êtes. Mais ce que vous ignorez c'est que, depuis ce coup de temps-là, Champfleury, dans l'ivresse de son triomphe, prétend que le type de Pierrot lui appartient on propre, au même titre que le Tartul'e appartient à Molière.

Eh bien?

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Eh bien, de ce que je viens de faire jouer le Bras Noir, Pierrot s'érige en moraliste, il dit que je l'ai volé et il m'en veut à mort. Voyons! est-ce que, comme l'air ambiant, Pierrot n'ap- partient pas à tout le monde?

Fernand Desnoyers est mort vers 1885.

Assez souvent on voyait venir, plus pour cau- ser que pour boire, le docteur Aussandon. Encore un fier original, ne manqueront pas de dire les survivants de la Brasserie, s'il en existe encore. Ce médecin ne serait pas, du reste, un inconnu pour Montmartre et ses alentours Alphonse Karr l'a célébré dans les Roses noires et les Roses bleues, et voici à quelle occasion. Tous deux, le romancier et le praticien, avaient eu à faire connaissance dans le jardin du Palais Royal, à cause de leurs chiens. Bâti à la manière de Pépin le Bref, petit homme trapu, carré par la base, mais musclé comme pas un, Aussandon était regardé dans sa jeunesse comme étant d'une force peu commune. Rien qu'à son aspect, un Hercule de foire refusait de se mesurer avec lui. Il avait un chien qu'il aimait comme saint Roch a chérir le sien. Un jour, dans une ménagerie des environs de Belleville, ce chien fut mordu par un ours. Tout aussitôt le maître sauta par- dessus la balustrade et provoqua le plantigrade en combat singulier. La lutte était poignante. Vingt dames présentes poussaient les hauts cris. Quoique le docteur fût fortement griffé à la poi-

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trine, ce ne fut pas Tours qui fut victorieux et l'on dut l'arracher des bras nerveux qui l'étrei- gnaient. Ce naturel des Pyrénées demandait grâce.

Cette prouesse fut naturellement acclamée. La supériorité physique de l'homme sur l'ours! On félicita le nouveau belluaire. Mais, l'histoire nous le dit, les héros n'ont pas que de beaux jours : Aussandon ne s'était battu avec le fauve que par excès de tendresse pour son ami à quatre pattes et non par vocation. Il chercha à exercer son art et aussi à faire de la littérature, puisque tout le monde s'en mêle, et c'était pour se frotter à ceux du métier qu'il venait passer sa soirée dans le grand Hall ; mais il jouait au philo- sophe et, en tâtant le pouls à son siècle, en lui faisant tirer la langue, il le déclarait profondé- ment malade et à tous les points de vue.

(( Notre mère, la race gauloise, n'est plus, disait-il ; son rejeton, le Français, s'en vaaussi, de jour en jour. Vu l'innombrable variété des croi- sements, il n'y a même plus de Français. Nous sommes le plus mélangé de tous les peuples. Par conséquent, nous avons perdu notre marque ori- ginelle, l'audace, la bravoure et la franchise. »

Il ajoutait, en hochant la tête :

(( Chez nous, tout se désagrège. En même temps que le squelette s'appauvrit, les croyances tombent ; les philosophies s'effacent ; il n'y a plus d'idéal et l'on ne voit subsister que le ventre

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et le bas-ventre. Aussi arrive-t-il une ère nou- velle : les névropathes, les déséquilibrés, les dé- générés, les buveurs d'eau, les morphinomanes et les spirites. Nous nous éteignons. »

Hélas ! le malheureux a donné raison à ses tristes commentaires en s'échappant du monde par le suicide.

Le général Boulanger et Syveton devaient suivre.

Dans les derniers temps de la Brasserie, on y vit apparaître, mais pas fréquemment, un gros gar- çon d'une physionomie assez bizarre. Ceux qui se promènent, tous les soirs, sur les grands bou- levards, n'ont pas encore eu le temps d'oublier Léopold Stapleaux. Fils d'un imprimeur belge, il était venu chez nous, il y a cinquante ans, avec la pensée de se faire comédien. Cependant le tambour de son ventre ayant pris tout à coup trop de développement, il avait compris qu'il ne pourrait réussir au théâtre, et il versait alors dans le roman, l'industrie de presque tous les ratés. Des romans, il en a fait par brassées. Il en a surtout construit un, intitulé : les Compa- fjiions du glaive j qui est d'une longueur énorme. Ce récit sans pareil ne contient pas moins de dix-huit volumes. Dix-huit volumes, cinq mille six cents pages, trois cent soi'^ante-quinze mille lignes. Les deux Scudéry, unis à Honoré d'Urfé, sont dépassés tous les trois d'une bonne lon- gueur de tète. Celui des journaux qui a eu la té-

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mérité de recevoir un pareil manuscrit, VEsta- fette, n'a pu le faire paraître en moins de trois ans et demi. On a su par le caissier de l'endroit qu'un bon tiers des abonnes a mi)urir avant d'avoir lu la fin de cet interminable conte bleu. Néanmoins et en raison mémo de leur longueur, les Compagnons du glaire ont obtenu quelque succès. Leur auteur m'en a fait voir une assez belle édition in-4'', sur deux colonnes, illustrée de gravures par les premiers dessinateurs du temps. »

« Ça, disait Léopold Stapleaiix, ça, c'est le piédestal de ma gloire. »

Un vrai titre de gloire, ce gros garçon en avait un autre dont je vais vous dire deux mots. Vous vous rappelez qu'il avait été apprenti comédien. Il lui en était resté quelque chose. A l'époque le monologue, ce rasoir quasi-litté- raire, était à la mode^ il en disait dans divers groupes et très plaisamment. Sous ce rapport, il lui arrivait de rivaliser avec Potbey et avec Coquelin cadet, et c'est dire qu'il nous amusait grandement.

Il y avait un type d'alTreux gredin que Léo- pold Stapleaux contrefaisait à s'y méprendre ; c'était celui du pâle voyou qu'Auguste Barbier a mis dans les ïambes, le voyou jaune comme un vieux sou, un outlaw de Paris. Vous le ren- contrez, tous les jours. C'est le même qui fait tous les métiers qui ne sont pas des métiers. Le

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soir, à la sortie du théâtre, il ouvre la portière des voitures. Il trouve les chiens qui ne sont pas perdus et les ramène à leurs maîtres. Il rôde au- tour des déménagements, il ramasse ce qui a l'air d'avoir été oublié. A tour de rôle, il est com- missionnaire, souteneur, mendiant et, parfois, artiste, quand on lui permet de chanter dans les cours. Léopold Stapleaux le montrait tel qu'il était en 1854, à l'état de cicérone, servant de guide aux gens de province et de l'étranger, les menant à travers la ville, pour leur faire voir les curiosités de la capitale, et cette démonstra- tion, bien mimée, était déjà fort drôle. Plus tard, après les orages politiques de 1851 et, en 1872, après la Commune, il le représentait sous la figure d'un aigrefin qui, à cinq minutes de dis- tance, savait mettre sur son visage le masque du suppliant patelin et, en second lieu, du coquin qui menace, quand on ne lui donne pas.

Première attitude^ il tenait sa casquette à la main et prenait le ton pleurard de la prière.

« Parisiens charitables, tendez un secours à une victime des événements, tombée dans le mal- heur. (Voyant qu'on ne bouge pas.) Allons, ma bonne dame, vous qui êtes si bien nourrie, est-ce que vous n'aurez pas pitié? {A part.) Comment pas un rond ? Et ça se dit du monde chic? Prenons un autre ton pour voir. [Au propriétaire de la maison accouru au bruit.) Dites-donc, la robe de chambre à fleurs, est-ce

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que nous ne sommes pas tous frères ? Moi, fils d'insurgé, surgé moi-même? Hein ! Pas un clou ! Sale bourgeois! Ta maison, tu l'as volée aux pauvres ou-ver-ricrs, mais on te la reprendra à la prochaine, va ! Ah 1 les proprios, n'en faut plus ! »

Sur ce, il se mettait à chanter à tue-tête, avec emphase, ces vers ramassés je ne sais :

Le riclie est un démon, vomi par l'enfer même Pour dévorer le sang du pauvre travailleur.

(Après le refrain parlé en récitatif, comme à t'Opéra, il continue :) « Eh ben, et c'te croisée du premier, elle ne s'ouvrira donc pas? Que qu'elle dit, la pipelette? Ils sont à la campagne. A la campagne? Nous la connaissons. Ah ! mala- die 1 ah! malheur! Eh ben, non; taisons not' flûte. V'ià qu'on vient tout d'mème. Merci, m'sieu le duc. [Me^^a voce.) Y pouvait envoyer son barbin. {A part.) T'as bien fait, ma vieille branche; sans ça, j'te collais sur ma liste. »

Le riche est un démon vomi par l'enfer même Pour dévorer le sang du pauvre travailleur.

Quand les fenêtres ne s'ouvraient pas, quand on ne donnait rien, le gredin faisait le geste d'un homme qui en met un autre en joue. Et toute la maison de frémir.

Des gloires nébuleuses, des célébrités hâtives,

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des espoirs avortés, plus je remue mes souvenirs, plus j'en rencontre dans ce coin si animé du Paris pensant. En bonne justice, si j'avais à tenir note de toutes les figures radieuses qui ont passé par là, il y faudrait hardiment les cinq cents pages d'un in-folio, et c'est un luxe qu'il ne me serait pas permis de me donner. Il me faut, d'ailleurs, aller au plus court et au galop. Voici donc une nomenclature de personnalités, un moment brillantes, qui devaient filer avec la rapidité de l'éclair, mais dont quelques-unes ont laissé un petit rayon de famosité dans l'his- toire. Sur ces demi-dieux d'un jour, on trouve, au surplus, tous les détails désirables dans les Encyclopédies modernes et dans les Diction- naires biographiques l'on cultive l'immortalité des vivants au prix d'une souscription de vingt- cinq francs. Reportez -vous-y.

Ces pages, que je leur consacre, je sais que ce n'est que peu de chose. Je n'ignore pas que pareilles à celles dont parle le poète de Tibur, ces feuilles, à peine mises au jour, vont être le jouet des vents, ludibria vends. N'importe. Je les cite, en m'excusant d'en oublier, mais involon- tairement. En me relisant^ avant de clore ce chapitre, je me demande comment j'ai pu omettre Théodore Pelloquet, un ancien collabo- rateur d'Armand Marrast au National ? Hélas ! c'était un homme de 1848 ! Pas très grand, barbu, turbulent, emporté, plus que simplement mis,

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parce qu'il n'avait pas de quoi renouveler sa garde- robe ; c'aurait été un Pliilopémen de la presse ([ui faisait payer à l'acerbité de sa prose l'écot de son incorrecte toilette. Très ferré sur les arts du dessin, critique un peu à la façon sans gêne de Gustave Planche, il a compté comme juge auprès des peintres et des statuaires. C'est lui qui, le premier, a signalé les beautés de V Angé- lus et, à cette occasion. Millet lui a adressé une lettre, non de remerciements, mais d'observa- tions des plus intéressantes. Mais il en a été de cet esthète comme de tant d'autres ouvriers du journal : la misère la jeté à bas sur le champ de bataille. En 1870, un peu avant que l'empire tombât, brisé par les sévérités du métier, par l'âge, par l'indigence, par le manque d'organe exercer son savoir, il a senti sa raison vaciller. Sous le coup de la détresse et de l'apathie, il a quitte Paris sans savoir il allait et a été retrouvé errant, aux environs de Nice, arrêté par la gendarmerie, qui l'avait pris pour un vagabond, d'abord ; puis, parce qu'il ne parlait pas, pour un malfaiteur. Heureusement, il a fini, peu après^ dans un dépôt de mendicité. Et, toute sa vie, en disciple d'Aristote, il avait prêché le beau, le bon et le vrai !

A la Brasserie, aussi, de temps en temps, on voyait apparaître une manière de moine laïque, un ancien séminariste du Midi, qui passait pour avoir de l'esprit et ((ui n'était doué (jue d'une

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forte dose de malignité. Ce n'était autre que le gros Hippolyte Babou, un Zoïle qui avait le parti pris de trouver tout mauvais, moyen de se frotter à tous les mécontents. Pendant près de vingt ans, il a poursuivi Sainte-Beuve de ses attaques, ce qui avait poussé le grand critique à faire un mot : « Tout être créé a son insecte inférieur qui le ronge : j'ai mon Baboù ».

Très souvent, on voyait tout près de ce lombric à forme humaine, un méridional dont les palabres étaient sans fin. Théophile Silvestre aussi était critique d'art. A son arrivée à Paris, en 1848, il s'était posé en démagogue, n'acceptant ni lois ni entraves. L'anarchie pure et simple. Blackboulé dans les élections pour la Législative, il avait entièrement viré de bord et, un jour, en 1855, il obtenait une audience de l'empereur, auquel il se vantait d'avoir donné un salutaire conseil : « Sire, si vous voulez conquérir les âmes, imitez saint Louis; allez rendre la justice au peuple sous le chêne de la forêt de Vincennes ». Il paraît que celui auquel il s'adressait n'avait rien compris à ce qu'il venait de lui dire. Ce bavard avait disparu pendant le siège ; il revint à la paix et il a fini par une mort subite dans la salle à manger de Gambetta, en déjeunant avec le tribun. Un coup de théâtre des plus tra- giques, comme on voit.

Gustave Courbet, qui tenait à avoir autour de sa personne une petite chapelle d'admirateurs,

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avait, un soir, du fond du Pays Latin, amcnô Charles Baudelaire, un naturel de 1 Ile Saint- Louis. Nous parlons de 1854.

Ce poète nerveux, précieux, dédaigneux, facé- tieux, n'était pas encore célèbre, puisque les Fleurs du mal n'avaiant pas paru, mais il com- mençait à se révéler dans son rôle de poseur.

Tel je l'avais vu, du reste, en 1847, au Cor- saire-Salon, à l'époque il se prenait de bec avec le père Le Poitevin Saint-Alme. J'ai à rappeler que ce vieillard, lin observateur comme devait l'être le premier collaborateur de H. de Balzac, me prenant à part, après une de ces logo- machies, me disait : « En voilà un qui a des germes de démence dans la tète », et la suite des temps a fait voir qu'il ne se trompait pas. Déjà même il y avait dans la vie de ce pauvre excen- trique bien des traits, bien des mots qui eus- sent confirmé cette sorte d'horoscope. Mais, dans le monde des lettres, pour ce temps-là, du moins, toute marque de déraison était regar- dait comme une manifestation du génie. Baude- laire était de ceux qui s'écoutent. Il aimait donc à abuser du monologue. Tout donne à supposer qu'il le préparait, avant de sortir, et il était ha- bile à l'assaisonner de bizarreries propres à épater ceux qui rcntouraicnt. Etant presque toujours habillé de noir et très soigneusement rasé de frais, pâle, alï(H"tant de se faire une tête austère, il ne craignait pas de se donner ainsi im air sacer-

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dotal. D'où le mot de J. Barbey d'Aurevilly : « Baudelaire a été prêtre ou bien il le sera ». Après tout, il y avait une profonde perspicacité dans cette parole et il existait dans la complexion de l'excentrique une affaire d'atavisme, car il disait lui-même à qui voulait l'entendre : « Je suis le fils d'un prêtre défroqué». Ils croyaient tous que, suivant son habitude, il s'épanchait dans une fumisterie, mais il paraît que c'était la vérité.

Au monde des visiteurs, comptons Hippolyte Castille, une sorte de dandy, mais qui ne man- quait pas de talent. Fort élégant, ayant à son service tous les dehors d'un homme du monde, il avait commencé à se faire un nom, de 1845 à 1848, dans Y Esprit public, journal d'opposition libérale dont Charles deLesseps était le rédacteur en chef. Il a publié dans le feuilleton de ce pé- riodique plusieurs romans dont l'un, le Smag- gler d'Ambluteuse, a été fort remarqué. Vint le 24 février. Les contes n'étaient plus à la mode. Il adopta alors les principes du mouvement. En devenant l'auxiliaire de Charles Delescluze, il ré- digea avec lui la Récolation démocratique et so- ciale, un papier qui recevait le mot d'ordre de Ledru-Rollin. Ce fut lui qui, lors des élections complémentaires de la Législative, rassemblant les divers chefs des clubs, en forma ce qu'on ap- pelait le Conclave de la République, c'est-à-dire le comité qui indiquait aux électeurs, presque avec injonction, les choix qu'ils avaient à faire.

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Il y gagna quelque renommée, et ce fut tout. Jadis, quand il ne s'occupait que de littérature, il avait lié amitié avec M. Mocquart, futur chef du cabi- net de l'empereur, et ce fut grâce à cette circon- stance qu'il ne fut pas inquiété le lendemain du jour la République disparut. Les anciens amis lui ont alors reproché de s'être rallié. Le blâme était-il fondé ? J'incline à croire que non. Ce qui avait donné à le croire, c'est qu'après Louis Blanc, mais en meilleur style, il a fait l'histoire de la monarchie de Juillet et de ses hommes, jugeant le tout au point de vue césarien et ne ménageant pas les étrivières au roi des barricades et à ses ministres. Quoique remarquable, l'œuvre a très peu réussi Autre chose. Sous l'empire, quand Eugène de Mirecourt (lisez Jacquot) publia ses fameux petits livres jaunes, il se mit, lui, à faire sur les mêmes sujets de petits livres bleus. Evi- demment, (;a valait mieux, mais c'était encore un produit de seconde main et ça n'eut point de succès.

Après les désastres de 1870, il a repris la plume du journaliste et en a tiré d'assez belles inspi- rations. Je l'ai retrouvé au Voltaire de Jules Laffite, ses articles, très vifs, bien français, étaient fort goûtés. Mais il vieillissait, s'attristait, se laissant aller au découragement. Son grand ennui a consisté à ne plus revoir le peuple croyant et patriote de 1848. lui se promenant, un soir, avec moi sur les boulevards, il me rappelait

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ce bout de sermon d'un curé de village à ses pa- roisiens : « Mes chers frères, convenez que Jésus- Christ a été bien bête de mourir pour des animaux tels que vous ». Et il appliquait ce trait au peuple de Paris, si versatile, mais spécialement aux ou- vriers qui abusent de la grève. Avant lui, P.-J. Proudhon avait dit : « La grève est une orgie dont ils payent les frais » Hippolyte Castille, qui avait fait profession d'être démophile, re- venait de cette erreur et en arrivait à croire que l'on ne corrigera jamais ceux d'en bas « Aveu- gles, disait-il, hélas ! ils ne voient pas tout ce que la bourgeoisie a fait pour eux depuis cent ans! Sont-ils assez ingrats en repoussant le dra- peau de 89 qui les a émancipés pour adopter le drapeau rouge qui les reconduira au césarisme ! Sont-ils assez ennemis d'eux-mêmes en se saoulant d'absinthe et de théories absurdes que leurs prê- chent quinze ou vingt sycophantes tout pleins de scélératesse et d'ambitions basses.» Il ajoutait que ce qu'il y avait de mieux à faire pour un penseur, c'était de vivre en égoïste, c'est-à-dire en sage, avec des souvenirs et des livres. Le mot de Can- dide allant cultiver son jardin. A la môme épo- que, il me montrait sa main droite dont un doigt avait été paralysé par la goutte. Voilà vingt ans, malade et désenchanté, il est allé mourir, à peu près isolé, à Luc-sur-Mer, dans le Calvados. Antonio Watripon, connu par une chanson populaire sur le Pays Latin était un journaliste

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de second ordre, venu du Nord. En 1818, il avait fait paraître Y Aimable Faubourien, journal de la Canaille, en rivalité avec le Père Duchéne. Pour second, il avait Alfred Delvau, le futur Junius du Figaro, qui a composé le Dictionnaire de la langue verte {V argot). Au côté des artistes, on voyait Français, un dessinateur de talent et Bonvin, un bon peintre.

Il y avait encore un ouvrier typographe du nom deCli.Gille, fameux, pour avoir composé une belle marche : Via l bataillon d'ia Moselle en sabots. Hélas ! le pauvre garçon s'est pendu, pro- bablement par suite de misère, peu de temps après le suicide de l'auteur de Lo/v/?/, ce quia fait dire à l'un de nous: « Cette mort est une imitation. En se pendant, il a voulu copier Gérard de Nerval. »

Une chose m'a grandement frappé pendant le peu de temps que j'ai eu à passer au milieu de nos buveurs de bière. Je veux parler de l'en- fantillage de leur esprit. Pour presque tous, l'absence des études classiques faisait que, ne sachant pas ce que c'est que la métaphysique, ni la psychologie, ni la logique, ils ignoraient comment on analyse et comment on pense. Il eût été, par suite, peu aisé de dire quel était l'état de leur âme. Ils étaient sceptiques, mais plu- tôt par contagion que par raisonnement. On les entendait prononcer les noms de Stendhal, de Mérimée, de Sainte-Beuve, de Renan, de

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Berthelot, de Taine ; mais, si l'on en excepte Joseph Delorme et l'auteur de Colomba, ces noms, c'était tout ce qu'ils savaient. Jamais ils n'avaient mis le nez dans les œuvres de ces au- dacieux. Se casser la tête à des problèmes de haute philosophie ou à des questions d'exégèse, allons donc ! c'eût été du sanscrit pour eux. La mode du jour, du reste, était de tout donner à l'amusement et à la bagatelle. Même dans la presse d'alors, déjà si puérile, dès qu'il s'agissait de parcourir deux colonnes de prose un peu com- pactes, les plus résolus renâclaient et deman- daient grâce. Un soir, je ne sais plus qui essaya de parler de Littré et de sa manière d'interpré- ter les problèmes tout nouveaux du Positivisme. Ils firent aussitôt entendre un hourra de protes- tations, signifiant assez qu'il ne fallait pas revenir à ce genre de plaisanterie. Des littératures étran- gères, si riches, ils ne connaissaient que l'éti- quette du sac. Shakspeare seul était parvenu jusqu'à eux, mais pour trois drames seulement : Macbeth, Othello et Roméo et Juliette. Aucun d'eux n'avait lu Byron. De Gœthe avaient-ils parcouru Faust en entier ? Peut-être, mais, très certainement, ils n'avaient touché ni à ses romans ni à son théâtre. Il n'y avait pas à leur parler de Machiavel, ni d'Alfiéri, ni de Léopardi. Ils avaient commencé le chef-d'œuvre de l'Arioste et celui de Cervantes, en avouant qu'ils n'étaient pas allés jusqu'au bout. Tous avaient à la bouche

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le nom de Rabelais, mais, certainement, si amusant qu'il soit, ils ne l'avaient pas lu en entier. Même remarque, du reste, était à faire pour le grand et noble héritage que nous ont laissé le dix-septième et le dix-huitième siècle. Tout bien vu, ils n'avaient pas d'autre doc- trine que la Blague. Un autre point bien curieux à signaler : en général, ainsi que j'ai eu à le faire voir par ces esquisses, ils se sont donnés comme d'ardents zélateurs de la Révolution française. Or l'histoire de ce grand mouvement poli- tique et social aura été aussi lettre close pour ces têtes de liège. A l'exception de ce qui s'est passé dans quelques-unes des journées mar- quantes, de quelques dates notables, telles que celles de la Prise de la Bastille, du Dix Août, du Neuf Thermidor et du Dix-huit Brumaire, ils ne savaient rien, rien des cent et un drames de tribune et de combat qui se sont produits pendant cette orageuse époque. Qu'est-ce donc, dès lors, en envisageant les choses au point de vue des notions historiques, qu'est-ce donc que la masse de la nation ?

Eh ! que voulez-vous, puisque chez nous, de temps immémorial, on n'aime à lire que des romans ! Et, logiquement, j'ai à rapprocher la constatation de tant d'ignorance de ce que m'a- vait dit, un jour, Aurélien School : « Le peuple d3 Paris ne sait que le premier couplet de la Marseillaise, et il lésait mal. » A la vérité.

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]a musique de Rouget de Lisle suffit pour incen- dier les poitrines et pour soulever les cœurs.

« Tyr tomba ! » dit en gémissant le tronçon d'un très vieux vers classique. Eh ! mon Dieu, oui, tout tombe. Les empires changent de place, les édifices s'écroulent, les mers se dessèchent. Les dynasties meurent, la gloire humaine s'éva- nouit en effaçant les noms qu'on grave sur le bronze, a Qu'est-ce aujourd'hui que la tête d'Homère? s'écrie Chateaubriand. Tout au plus un grain de sable. » Voyez donc comme le pré- sent devient vite le passé ! Ce grand Hall dont je viens de crayonner les beaux jours, a été le jouet du temps comme tant d'autres colifichets de l'histoire. Quand le pâle philosophe descend des hauteurs de Montmartre et que, d'un pas incertain, il arrive au numéro 7 de la rue des Martyrs, s'il cherche du regard cette grande salle fumeuse où, durant vingt ans, ont moussé tant de bière et de prosodie, se sont entre- choqués tant de paradoxes et de chopes, il s'arrête avec stupeur et ne reconnaît plus ni les lieux ni les êtres. Il voit alors qu'il n'a plus qu'à ajouter un chapitre à une célèbre élégie du voyageur Chassebeuf de Volney et à répé- ter une de ses prosopopées sur les ruines de l'Orient. Eticun pericre ruiiiœ. Les ruines aussi ont disparu. Que voulez- vous ! la Brasserie n'est plus. A sa place se voient des magasins : Galerie des Martyrs pour modes et confections. Par le

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fait d'une brusque ironie ou, si vous l'aimez mieux, d'une autre tlièse romantique, cet éta- blissement, jadis si viril, s'est tout à coup émas- culé et l'on n'y rencontre plus que de jeunes femmes, des ouvrières se servant de l'aiguille et des ciseaux. L'abeille y succède au buveur. Est- ce un progrès ou un recul ? Le passant n'y voit et n'y saurait voir qu'une révolution de petit format comme il y en a cent mille autres, chaque jour, dans l'enceinte de Paris, et il poursuit son chemin sans se laisser aller à aucun étonnement. Est-ce que la planète sur laquelle nous rampons est sûre d'un lendemain ? Un savant et aimable astronome, Camille Fhimmarion, m'a dit, un jour : « La Terre n'est pas indispensable à l'har- monie du système planétaire », ce qui porte à sous-entendre qu'elle pourrait être supprimée, un de ces matins. Espérons cependant qu'il n'en sera rien et que, dans l'avenir, nos petit-fils ver- ront à leur tour des poètes buveurs et de joyeux bohèmes.

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MUSICIENS ET CIIAISrTEUJ^S

Paris obéit à un noble travers : il a pour ha- bitude de gâter ses artistes. Pour lui, un grand chanteur devient pour ainsi dire un être surhu- main. Adolphe Nourrit, ne l'oublions pas, pro- cédait d'une famille de ténors. Avant qu'il ne se montrât sur la scène de l'Académie royale de musique, on avait eu à entendre son père, lequel fut la coqueluche des dilettanti sur la fin de l'Empire et au commencement de la Restaura- tion. Le premier Nourrit avait été à bon droit fêté par le public. Le jour le fils, très jeune et merveilleusement doué, se présenta à son tour, il ne pouvait que bénéficier du privilège que con- fère l'atavisme. « Vive Nourrit II'' du nom ! » disaient les habitués de l'orchestre.

Aussi Adolphe Nourrit n'avait eu qu'à se montrer pour faire naître des transports d'en- thousiasme. Il est juste de dire que le nouveau

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venu était pour occuper la première place. Imaginez un cavalier de belle taille, une pres- tance d'homme du meilleur monde, l'art de por- ter la toilette avec autant d'élégance que de crà- nerie. Pour apprendre les belles manières, la façon de marcher, de saluer, de prendre la pose d'un personnage sans all'éterie et sans roideur, il ne lui fallut que bien regarder ce qui se passait dans sa famille. Pour le surplus, la nature lui avait donné une figure souverainement sympa- thique. La voix, tout à la fois puissante et douce, s'étendant sur les cordes tendres, ne laissait rien à désirer. A tant d'avantages, ajou- tez la méthode à hujuelle son père s'était elïorcé de l'assujétir, et vous comprendrez aisément ([u'il se trouvait en lui tout ce qui devait faire un artiste de premier ordre.

Il n'en était pas des gens de théâtre de ce temps-là comme de presque tous ceux de nos jours. Aujourd'hui, un ténor peut sortir de n'importe où, pourvu qu'il ait une bonne voix. Un tel était un ouvrier tonnelier à Rouen ; un autre a commencé par être un garçon marchand de vin, rue Drouot. Vous comprenez bien que je n'aurai pas à m'élever contre l'humilité de ces origines. Ceux qui partent de si bas, pour arriver à figurer sur la première scène lyrique du monde, sont, au bout du compte, des hommes d'élite et il faut les tenir en grande considération. Mais sachons dire aussi la vérité: ceux-là n'ont

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eu et ne peuvent avoir qu'une demi-éducation, ou, si vous l'aimez mieux, une initiation in- complète. Du jour l'on a constaté en eux un filet de voix enchanteresse, on les met en serre chaude; on se hâte de leur donner des maîtres de grammaire, de solfège et de maintien. Ils fréquentent le Conservatoire de musique six mois ou un an tout au plus, et l'on estime que cela suffit pour que le ver de la veille soit trans- formé en brillant papillon le lendemain. Sans doute il y a réellement une métamorphose, et même ce changement à vue est notable, mais si l'on obtient ainsi des sujets passables, on ne peut avoir pourtant les grandes figures qu'amène sûrement le double mouvement de l'hérédité et de l'éducation première.

Je le répète : Adolphe Nourrit entrait dans la vie active, poussé par ces heureux précédents. Ses parents avaient-ils le projet préconçu de le vouer au théâtre ? Oui, très probablement, mais pourtant, on se promettait bien de ne pas le dé- tourner d'une autre voie, au cas sa vocation ne serait pas de marcher sur les traces de son père. C'était pour ce motif, tiré d'une vive déli- catesse; qu'on lui avait fait faire des études clas- siques. Après ses humanités faites, il serait libre de choisir ou la médecine, ou le barreau, ou le métier des armes, ou la peinture ou les lettres. Mais le jeune homme s'était vite décidé. Témoin des marques d'admiration que les Athé-

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niens de Paris prodiguaient journellement à riiomme excellent auquel il devait la vie, il avait dit à tous les siens :

n Je veux être ce qu'a été mon père. Je serai ténor. »

Quand il fit ses débuts, ce fut comme un enchantement. L'heure, du reste, était des plus propices. Depuis dix ans, le canon, qui avait si longtemps troublé l'air en Europe et si cruelle- ment affligé l'oreille et le cœur des mères, le ca- non se taisait enfin. La France pansait les bles- sures que lui avaient faites vingt ans de guerre civile et de guerre étrangère. On refaisait en même temps la race nationale aux trois quarts épuisée par cent batailles ; on relevait nos murs, nos écoles, nos musées. Ce noble pays, régénéré par la paix, retrouvait sa grandeur un moment ébréchée. A Paris, tout était à l'art, à l'étude, au recueillement, aux féconds loisirs qu'apportent avec eux le calme et l'ordre. Tout à coup le rideau de l'Opéra se lève, et trois mille spectateurs des deux sexes, en habits de fête, voient appa- raître un jeune homme bien fait de sa personne, un peu hésitant sans doute, un peu troublé, mais qui, peu à peu, se voyant bien accueilli, recouvre une généreuse assurance.

(( Ah ! voilà Nourrit IP du nom ! s'écrient des voix amies, » et la salle entière éclate en applaudissements.

Adolphe Nourrit ne préludait pas seulement

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comme im chanteur de grand avenir, toute son attitude, toute sa mimique, son maintien, sa dé- marche, ses gestes et jusqu'à la science qu'il mettait dans ses costumes faisaient de lui, chose rare ! un grand comédien. D'ordinaire, qui ne le sait? un chanteur ne s'inquiète que des notes qui sortent de ses lèvres. Qu'il joue bien ou mal le personnage à reproduire, ce n'est que le cadet de ses soucis, mais le nouveau sujet de l'Opéra, ne voulant pas être un artiste à demi comme tant d'autres, avait étudié de façon à répondre à toutes les exigences. Je l'ai vu dans plusieurs de ses rôles De même que tous les autres assistants, j'étais donc placé, sous un double charme : celui que donne une belle voix mise au service d'un comédien irréprochable.

Il n'y a certainement aucune exagération à dire qu'il était devenu Tidole du public Aussi ne lui épargnait-on aucun des signes du conten- tement. Dès qu'il s'avançait en scène, il était accueilli par une salve de bravos; aussitôt qu'il se mettait à chanter, les applaudissements se taisaient pour faire place à un religieux silence- Venaient ensuite des loges, et aussi du parterre, des bouquets, une pluie de fleurs, et, au moment des grandes solennités, une couronne. La presse tenait registre de cette ivresse, tout à fait fran- çaise. On exposait le portrait du ténor, à peu près tous les ans, au musée du Louvre. Il n'y avait pas jusqu'à Dantan, le sculpteur, qui, par

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un raffinement d'iiommage, ne lui donnât la pre- mière place dans son Panthéon des Grotesques.

On le voit, Adolphe Nourrit était bien près d'être regardé par les contemporains comme un demi-dieu. Si hi comparaison vous fait l'effet d'être trop ambitieuse, disons que, pour le moins, il rappelait Vert-Vert bourré de friandises par les Visitandises de Ne vers. Pour lui, la vie n'é- tait qu'un chapelet d'heureux jours. Il touchait à la pleine possession du bonheur, s'il y a du bon- heur ici bas. Soit, mais il n'y a rien de durable sur ce globe sublunaire. Avant tout, les mille et un soubresauts, les incessants caprices du sort nous l'apprennent, le succès n'est jamais qu'une chose passagère. Il faudra noter aussi que le dix-neuvième siècle aura été le plus mobile des siècles. Prenez les faits à dater de 1800 jusqu'à l'heure vous lirez ces lignes; regardez ce qui s'est passé sur le continent et ce qui se passe encore à la présente minute, et vous verrez qu'aucune puissance n'y peut rester debout. La déesse qu'on adorait à Antium court en affoh'>e sur sa roue et ne consent jamais à s'arrêter nulle part.

Adolphe Nourrit, principal interprète des œuvres de Meyerbeer, était arrivé, ainsi que nous l'avons di"t plus haut, au plus haut point de ses triomphes Hélas ! il ne pouvait plus que descendre. L'àgo venait. S'il ne touchait pas encore à la vieillesse, du moins il commen-

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çait à n'être plus jeune. Déjà la critique se met- tait à reconnaître qu'il n'avait plus la même force dans la voix. Première cause de chagrin pour un artiste qu'on se disposait à moins ap- plaudir. D'autre part, une soudaine rumeur venait jusqu'à la rue Le Peletier, en murmurant une espèce de menace. On disait qu'un jeune ténor, un ancien élève de Choron, doué d'une voix sans pareille, venait de faire le tour de l'Italie en conquérant lyrique; qu'il avait été acclamé à Turin, à Rome, à Florence, àParme, à Naples, à Milan et surtout à Venise et qu'il allait, à la fin du prochain hiver, descendre des Alpes, pour venir se faire entendre à Paris.

Ah ! ce grand Paris, c'est une terre de pro- mission pour les grands cœurs et pour les grands esprits, mais quel sol glissant ! Mon Dieu, il faut bien se résoudre à le reconnaître, sous certains rapports, Paris a la tête d'une grande coquette. Il aime la gloire ; il s'engoue à la vue du talent ; il se passionne pour un sujet qu'il a fait sortir hier de la foule. Toutefois, prenez bien garde : ce dont il rafïolle le plus, c'est du changement. Diderot l'a dit, c'est à Paris, et non dans une bourgade de la banlieue romaine, qu'on aurait bâtir le temple de la Fortune. Paris a pris l'habitude de couronner et de découronner les mêmes fronts avec un mouve- ment de désinvolture qui étonne tout le monde, excepte le sage.

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Ce que je raconte se passait on 183G. Au printemps, quand les voitures à bras, pleines de jacinthes et de violettes, commençaient à embau- mer les rues, un gros garçon, d'une carrure assez, peu élégante, descendait des messageries Laf- fitte et Gaillard. Grosse figure, grands yeux vai- rons pas trop spirituels, épaules épaisses ; cétait Gilbert Duprez, le ténor promis. Il était encore jeune. Fort applaudi sur toute la surface de la botte italique, il se présentait, avec un mince bagage, mais avec une forte dose d'assurance. Il demanda une audition à l'Académie royale de musique et l'obtint. L'air de bravoure qu'il avait à chanter lui avait été désigné : c'était un mor- ceau de Guillaume Tell. Il ouvrit une bouche large comme un four, fit sortir de ses poumons de bronze des notes telles qu'il n'y avait pas à méconnaître la ricbesse de son organisation.

(( Il aune mine de diamants dans le gosier », dit l'un de ses auditeurs ou, si vous voulez, l'un de ses juges.

On engagea sans retard le nouvel arrivé et en lui donnant les principaux rôles du répertoire, les rôles d'Adolphe Nourrit. N'avez-vous pas de- viné que, pour le demi-dieu d'hier, c'était un abandon cruel, quelque chose comme le signal d'une prochaine défaite ? L'abandon ! La dé- faite ! Le découronnement ! Attendez huit jours et cette situation pénible va s'accentuer. Autre point à bien dire : Gilbert Duprez, quoi-

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qu'étant d'une allure peu mondaine, avait déjà ses preneurs dans le gratin d'alors. Entre autres coins de Paris l'on travaillait à le mettre en évidence, on citait le salon d'une Muse fameuse ; salon alors situé rue Saint-Georges, dans les pa- rages de l'Opéra. M™*' Emile de Girardin, en effet, avait pris sous sa protection le nouveau chanteur. C'était déjà quelque chose que le pa- tronage d'une des plus belles femmes de la ville, doublée d'un écrivain qui, à cette époque, s'était transformée en vicomte de la chronique et émer- veillait le beau monde par l'étalage de son esprit. Ajoutez-y comme appoint le journal que diri- geait son mari, la Presse, et ses puissants colla- borateurs : H. de Balzac, 3*Iéry, Théophile Gau- tier, Léon Gozlan, etc., etc., toute une escouade en possession de la faveur publique.

Naturellement la foule suivaitce mouvement. Qui ne sait que la foule suit toujours ? Adolphe Nourrit contemplait ce spectacle en baissant l'oreille. « Comment ! ce sont les mêmes qui m'ont tant applaudi, tant couvert de fleurs, tant traité en enfant gâté ! » Il avait l'air de ne rien comprendre à ce jeu qui rappelait si bien ce que Plutarque nous raconte touchant l'ingratitude des républiques. Quand il lisait un journal il voyait le papier saluer, avec fanfare, l'arrivée de son rival. Ces revirements si peu attendus ne pouvaient que faire une profonde blessure au cœur d'un artiste si nerveux Jules Janin, avec

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qui je parlais^de cet incident, un jour, dans son chalet de Passy, répondait :

Eh! dame, les Parisiens ont traité le grand ténor comme ils traitent les rois.

Toujours est-il que, prenant la posture d'un vaincu, Adolphe Nourrit se disait qu'il n'y avait déjà plus pour lui place à Paris ; mais que faire? Il ne pouvait s'arrêter à la pensée de quitter la- France. Il fallait pourtant partir. Mais ? Il hésitait. Il marchandait avec le désir qu'il avait de s'éloigner. M™° la comtesse Dascli a raconté dans une lettre comment il n'osait mettre son projet d'exil à exécution.

« Quelques jours avant son départ pour l'Italie, dit-elle, je me rencontrai avec Adolphe Nourrit dans une maison amie. Nous étions cinq ou six seulement. Il nous chanta tout ce que nous lui demandâmes. Meyerbeer tenait le piano. A la prière du maître du logis, avant de nous sé- parer, il consentit à accompagner VAdieii de Schubert, une élégie que tout le monde connaît. Je n'ai jamais rien entendu de plus touchant. Nous ne pouvions retenir nos larmes. A la hn, l'artiste sublime éclata lui-même en sanglots. Il songeait à son exil de demain.

« J'en mourrai ! répétait-il. »

Effectivement il devait en mourir. Quelques jours après les premiers triomphes de Dupro/, il s'eml)ar(fna à Marseille pour Civitta-Veci-hia. Il se rendit à Naples. 11 \ luiait d'y créer à San Carlo

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le Polyeucte de Donizetti. Un soir, peu après le lever du rideau, on entendit un coup de sifflet. Qui était-ce? Un idiot? Un méchant? Une vi- père ayant la forme humaine ? C'était la première fois qu'il avait subi un tel outrage. Déjà lesidées de suicide, pourtant peu en harmonie avec ses pensées religieuses, hantaient cette pauvre âme. Après l'insulte, la tête lui tourna tout à fait. Il crut son talent perdu, sa renommée morte, son avenir ruiné. Alorsles afïres dudésespoir s'empa- rèrent de lui et ne le lâchèrent plus. En rentrant chez lui, il se jeta par la fenêtre sur le pavé, il se brisa le crâne.

Il était mort.

La surveille, il avait fait des vers qid étaient l'écho de son amer découragement. Il s'adresse à Dieu :

Si tu m'as fait à ton image, O toi, l'arbitre de mon sort, Donne-moi le courage, Ou donne-moi la mort !

Sa veuve a ramené pieusement ses restes à Paris.

Il y a quinze ans, on célébrait, tout à la fois à Paris et à Londres, le centenaire de Rossini. C'a été une série de belles fêtes. Cependant comme nous sommes dans un temps étrange, les choses ne font que passer avec la rapidité de l'éclair, dès le lendemain, à Rome et à Paris,

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l'oubli jetait son voile sur ces solennités presque funéraires, et l'on allait à quelque autre coup de théâtre. Que voulez-vous? un grand musicien, un Orphée qui a animé et charmé les deux mondes pendant un demi-siècle, ce n'est déjà plus un oiseau rare. Nous avons des provisions de grands hommes. Le budget aidant, nous sommes toujours à même d'élever une douzaine de ces Linus à la brochette, dans les classes du Conservatoire, rue Bergère. Ainsi passons. Passons vite. Qu'il ne soit donc plus question de Rossini. Nous arriverons, du reste, très prochai- nement au centenaire de Meyerbeer,

Cet autre nom, naguère si retentissant, si à la mode, n'est pas encore tout à fait relégué dans le bric-à-brac de l'histoire. Peu s'en faut pourtant, puisque Gounod et Richard Wagner prennent, de jour en jour, de l'avance sur son répertoire. Ces quatre syllabes tudesques n'ont donc pas cessé de dire quelque chose aux oreilles de nos dilettanti. Sera-ce pour bien longtemps? Sera-ce pour un an ou deux? Faisons bonne mesure. Disons que cette gloire musicale surna- gera encore dix ans et qu'elle cédera ensuite la place à un sujet plus jeune ; et, après tout, ce sera juste, peut-être, puisqu'il faut que toute génération qui arrive ait son tour.

A la bonne heure, mais voilà soixante-quinze ans, Meyerbeer appai^aissait tout à coup, au lendemain de la Révolution do Juillet, la plus

littéraire et la plus pure des révolutions. Si vous saviez quelle ivresse faisaient naître les œuvres de ce nouveau venu ! L'avènement de cet étran- ger coïncidait, d'ailleurs, avec la haute poussée du Romantisme. La musique a mûri en même temps que la prosodie. On voit que c'était un des côtés de ce qu'on appelait alors : « la révo- lution dans l'art ». Le jour où, pour la première fois, on joua Robert le Diable avec sa tempête de cuivre, Paris, dépaysé, se demanda ce que voulait dire uîie telle nouveauté. Notre salle de l'Opéra, la veille encore si calme, ne pouvait que prendre cette témérité tout de travers. Parmi les générations d'alors, il se trouvait de vieux amateurs qui avaient applaudi la Vestale de Spontini. Ceux qui étaient plus jeunes de dix ans fredonnaient encore des tronçons de Guillaume Tell, le chef-d'œuvre du a Cygne de Pesaro ». Les fanatiques du genre, les enragés en fait de lyrisme, étaient religieusement leurs chapeaux, en racontant comment ils avaient entendu aux Bouffes le Don Juan du divin Mozart. En ces temps-là, l'habitué de l'orchestre avait un culte : la mélodie, raison pour laquelle il mettait au-dessus de tout la douceur des accords. Or Meyerbeer rompait cette méthode. Avec le rôle de Bertram, avec le chœur des Démons, c'en était fait de cette mièvrerie. Désormais les saxophones, le tam-tam, les cymbales rempli- raient l'oreille de bruits tartaréens. Quiconque

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tenait à la mansuétude levait dès lors avec ctTroi les bras aux frises du plafond. Armand Marrast, Louis Desnoyers et Stendhal n'avaient point la force de se contenir. « Musique de sauvages ! » s'écriaient-ils tout consternés. « Poésie de sauvages ! Voilà décidément les Barbares », ajoutèrent les classiques du Théâtre-Français en trouvant une parenté à ces notes tonitruantes avec la prose d'Antoni/ et avec les vers de Marion Delorine.

Çà et là, vous le voyez, il se formait pour ainsi dire une opposition contre le juif arrivé de Ber- lin pour nous déchirer le tympan : « Ces bac- chanales ne dureront pas », disaient les modérés. Le marquis Aguado, le gros banquier, pressait Rossini de se remettre à l'œuvre, afin de réagir, mais en vain. Aussi les partisans de la mélodie comparaient-ils l'inaction de l'Italien au silence de Sieyès. L'auteur de Giullaumc Tell se taisant, c'(Hait une calamité publicjue. Quand ses admira- teurs cherchaient à l'aiguillonner par des re- proches sur sa paresse, il leur répondait sur un ton narquois, son ton habituel :

(( Plus tard ! plus tard ! disait-il en vrai pince- sans-rire. Je me remettrai au travail lorsque les juifs auront (ini leur sabbat. »

De tout cela il résultait que Meyerbeer avait bataille gagnée ; Robert le Diable fut son triomphe, (t II a été classi(|ue ; le voilà « roman- tique », écrivait le père Fétis, dans la Revue

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musicale. Un mot de critique est souvent un grain de sel qui assaisonne agréablement le suc- cès. A très peu de temps de cette victoire, le compositeur en remporta une autre sur le même théâtre et avec un égal accompagnement de bra- vos. Les Huguenots devaient avoir une aussi brillante fortune que leur aîné. On les joua avec l'élite de la troupe ; on les joua sur toutes les scènes de l'Europe ; on les jouera tant que nous ne serons pas devenus des Tartares-Mandchoux. Adolphe Nourrit était alors dans la plénitude de son talent ; il chantait Raoul. Le vasseur jouait Marcel; Serda, Saint-Brice; Massol, Nevers. La Chanson des Huguenots, un air de bravoure, était dite par Vartel avec une superbe crânerie. Une chanteuse des plus prisées, ^SI'"*^ Dorus-Gras, faisait la reine Marguerite ; la merveilleuse Cor- nélie Falcon, si belle, si bien en voix, poétisait le rôle de Valentine. Se rappelle-t-on encore j^jiie Flécheux ? Pour le moment, c'était une pauvre petite cantatrice à qui l'on avait confié l'emploi du page. Elle est morte fort jeune et il y a soixante ans de cela. Page ! ses jambes bien tournées formaient son droit principal à ce tra- vestissement; elles étaient, sans contredit, char- mantes. Et il n'en fallait pas plus pour que les lorgnettes de tous les vieillards se tournassent sur elle, lorsque le page apparaissait. Peut-être M^^^ Javureck, chef d'emploi de cette spécialité, la même qui s'était montrée avec avantage dans

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le Comte Ory et (|ui chantait .^e comme une Napolitaine, a-t-elle aussi tenu ce rôle, mais, en ce cas, ce n'était plus que comme doublure. M''° Fléclieux était fortement maintenue dans sa position par Albéric Second, alors rédacteur du Charivari.

En 1832, Paris était très friand de ballets. Dans cet opéra, tout imprégné de passions reli- gieuses, puisque la fable était tirée de la Saint- Barthélémy, on avait mis de la danse à profusion. Les stalles d'orchestre et la Loge infernale, les lions, disaient : « Ce drame doit être mitigé par une bonne sauterie. Voyons donc le ballet ! » Cette f«)is, par extraordinaire, le docteur Louis Véron, le directeur, s'était échappé dans un acte d'avarice, car il n'avait exhibé ni les premiers sujets, ni Marie Taglioni, ni les autres. Néan- moins, dans le tableau des Baigneuses, deux jeunes femmes parvinrent à se faire remarquer. Qui se rappelle aujourd'hui M'^''* Maria et Le- gaHois ?

Cette dernière, pourtant, figurait déjà dans l'histoire à plus d'un titre, l^tant assez belle per- sonne, lorgnée, applaudie, aimée du public, on la mettait en vedette sur l'afliche. En 1830, à l'époque Hussein, le dey d'Alger, était venu habiter Paris, les féeries do l'Académie royale de musique avaient produit le ])lus grand elïet sur ce Turc détrôné, h^t justement M"^' Legal- lo'is était celle des danseuses (ju'il avait le plus

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remarquée. « Je lui enverrai demain ma pipe en signe d'hommage )), avait dit le Barbaresque. Une pipe orientale entourée de pierreries ! L'a- t-il envoyée ? On n'a jamais su, au juste. Mais l'artiste avait eu bien d'autres succès. Tout ré- cemment, par suite d'un drame d'une allure toute parisienne, elle avait acquis une funèbre célébrité, fondée sur un surnom ironique. Les charmantes petites camarades du foyer l'appelaient : la Reli- gion.

Une belle danseuse répondant à ce nom-là, qu'est-ce que c'est que ça voulait dire? Eh ! mon Dieu, cela venait en ligne directe d'une fredaine d'amour. A la fin d'un petit souper chez elle, avec fraises au Champagne, le maréchal de L..., mourait, foudroyé par l'apoplexie. Un haut di- gnitaire, un maréchal de France, bon royaliste, finissant d'une manière si profane, ça ne se pou- vait, ou, du moins, il y avait lieu de masquer la chose. Le lendemain, afin de couper court aux racontars, la Quotidienne, feuille bien pensante, se mit à dire que le vieux guerrier venait de s'é- teindre dans les bras de la Religion. Par mal- heur, on sut la vérité vraie en ville et surtout à l'Opéra, alors pavé de tant de mauvaises langues. Vous devinez à quels jeux de mots le récit de la feuille cléricale avait donné lieu et pour quel motif M"® Legallois se nommait la Religion. J'a- joute qu'elle resta toujours parée de ce sobriquet. Partout elle allait, en la vovant, on se racon-

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tait les suites du petit souper au Champagne. Etrange oraison funèbre pour un ancien manieur de sabre qui avait pris part à toutes les batailles de la République et de l'Empire! Oui, mais que voulez-vous? tout arrive, comme l'a si bien dit Talleyrand, le célèbre défroqué.

A propos des Huguenots, on racontait que la répétition générale avait été marquée de plu- sieurs incidents dignes d'être notés. Toute cette grande action lyrique étant un tableau de notre histoire, les effets en devenaient pour ainsi dire doubles. Meyerbeer, présent, était assis à côté de l'illustre Hubeneck, lequel tenait le bâton du commandement. A plusieurs reprises, l'orches- tre, dont le devoir était d'être impassible, eut des enthousiasmes qui se traduisirent par des cris et des trépignements. Un moment, il fut ques- tion de s'arrêter pour porter le compositeur en triomphe ; Meyerbeer s'en montra ému jusqu'aux larmes. Ainsi les zélés applaudissaient même les défauts de l'œuvre.

« Rossini est fini ! Rossini n'est plus qu'une vieille pomme cuite ! » s'écria une petite flûte pendant la bagarre.

Au quatrième acte, il y a, vous le savez, une scène bien faite pour donner la chair de poule. Il s'agit de la bénédiction des poignards, frénésie essentiellement catholique. A ce spectacle, Méry, le poète marseillais, se levant de sa stalle, disait tout haut : « Je m'en vais. Ça me donne la

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fièvre. J'ai besoin d'air. » A ce même moment du drame, la passion, ceux d'aujourd'liui di- raient : le chien qu'il rj a là-dedans, fit mon- ter les musiciens sur leurs chaises. Tous se tour- naient vers le maitre, s'arrêtant de jouer de leurs instruments pour applaudir avec des trans- ports inouïs.

« Eh bien, oui, c'est du Romantisme, cela! s'écriait Gérard de Nerval. Êtes-vous contentes, perruques de l'Institut?»

Les perruques du quai Conti ne sonnaient mot. Elles s'enfuyaient par les couloirs, scandalisées et épouvantées.

Attendez ! Cet acte devait être marqué par quelque chose de plus téméraire encore. Tous ceux qui ont vu jouer les Huguenots ne peuvent avoir oublié le duo d'amour, formant un air de bravoure pour deux voix. Jamais ce superbe morceau ne fut chanté comme il l'a été à cette première soirée. Les deux artistes paraissaient êtreélectrisés. A la fin du couplet, lorsque Raoul, trop ému, s'échappe et que Valentine doit tomber évanouie, Mi'*' Falcon resta étendue par terre, vaincue par son émotion. Alors Adolphe Nour- rit, c'est-a-dire Raoul, accourut du fond des cou- lisses pour la relever. Après l'avoir soulevée dans ses bras, il la porta sur un canapé, à gau- che, et, lui prenant la tête à deux mains, il cou- vrit son front et ses joues de baisers. En même temps, toute la salle, retenant son souffle, con-

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tciïiplait ce spectacle si nouveau et que nul artiste ne s'était jamais permis. Ils pleuraient, tous deux, l'actrice et le grand chanteur. Hâtons- nous de le dire : rien de plus chaste, rien de plus éthéré que ces eml)nissements et, dans ce public d'élite, personne ne conçut même l'ombre d'une mauvaise pensée. La foule était dans l'ex- tase. — Verrait on rien de pareil de nos jours ?

Ceux qui racontent à demi-voix les choses qui ne devraient jamais être dites, ceux qui s'amu- sent à forger les petits romans d'alcôve, ceux-là altirmaient que Raoul n'aimait point seulement Valentine d'une manière fictive, mais qu'il sou- pirait très réellement pour cette belle tète de jeune femme, tout auréolée de gloire. Est-ce vrai? Une telle tendresse se concevait; elle a existé, peut-être; néanmoins, on peut afhrmer ». que le grand ténor ne regardait la cantatrice qu'avec pureté et que comme une sorte de Rosa mi/stica.

Adolplie Nourrit, en eflet, était une manière d'ascète et un homme de théâtre tout à fait à part. Il avait l'âme religieuse. Au lendemain de la Révolution de 1830, quoiqu'il ne se mêlât pas à la querelle des partis, brûlé tout â coup par le feu des idées nouvelles, il n'avait pu se défen- dre de prendre part au mouvement libéral, en arborant, l'un des premiers, les trois couleurs. On l'a vu aussi, toute une semaine, chanter la Marseillaise en costume de pêcheur napolitain,

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pendant les entractes de la Muette de Povtici, l'opéra d'Auber. C'est Frédéric Soulié, un com- battant des Trois Jours, un enthousiaste d'alors, qui raconte le fait pour bien faire voir combien l'illustre chaateur était porté à l'enthousiasme. Mais l'artiste était aussi l'homme de la famille.

Tous les soirs, en rentrant chez lui, il appelait ses enfants et les suspendait à son cou, comme le laboureur de Virgile, dans les Géorgiques. a Je ne vis que pour vous et pour « l'art », leur disait-il. Catholique pratiquant, sans bigo- terie, il avait des idées religieuses bien arrêtées et cette doctrine lui imposait des mœurs aus- tères, bien rares à l'Opéra, il faut en convenir. Tout à l'heure, j'ai rappelé que les indiscrets vou- laient voir dans les baisers donnés à Cornélie Falcon autre chose qu'une ferveur désintéressée. D'autres, par bonheur, opposaient à ce dire une réplique qui est à retenir.

(( Il aime la Falcon parce qu'elle est son élève, disaient-ils. Il l'embrasse en public parce qu'elle vient d'être l'interprète admirable d'un chef-d'œuvre qu'ils ont étudié ensemble et dont sa grande âme, à lui-même, est pénétrée. Voilà tout. ))

Ces autres comprenaient Adolphe Nourrit. Un noble et chevaleresque artiste, encore une fois, mais trop impressionnable. Hélas ! le chagrin, la névrose de l'art et un coup de sifflet sacrilège devaient le tuer !

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PIER-ANGELO FIORENTINO

Vers les dernières années du règne de Louis- Philippe, il s'était fait quelque bruit d'une aven- ture qui venait de se passer à Naples, au théâtre royal de San-Carlo. Ce soir-là, on y jouait // Matrimonio se(ji-cto, le chef-d'œuvre de Cima- rosa. Le rideau était levé. Un journaliste, encore sans nom, ayant eu une querelle avec un rival ou un acteur, je ne sais pas au juste lequel, avait dégainé une ca-nne à épée et blessé assez griè- vement son adversaire. On peut bien penser qu'une telle collision en un tel lieu et à une telle heure ne pouvait manquer de faire naître un grand scandale. Toutes les dames présentes por- taient la main à leur flacon d'éther. Plusieurs des plus impressionnables s'étaient évanouies. A vingt-cinq ans de là, Gilbert Duprez, l'illustre

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ténor, auprès duquel je me trouvais assis au Ca- veau, chez Corraza, me raconta l'événement qui ava-it été pour lui un contre-temps fâcheux, parce qu'il était en scène et chantait une cava- tine à l'heure psychologique de cet incident. Il dut rentrer dans la coulisse pendant dix minutes, tant le spectacle avait été troublé. Quant au héros de l'egclandre, se voyant visé par la police, poursuivi par les sbires, en état d'être envoyé sans retard au Château de l'Œuf, il s'était sauvé à toutes jambes, avait gagné le port et là, grâce au secours prêté par des amis, s'était jeté sur un bâtiment en partance pour la France. Le len- demain, il couchait à Marseille en toute liberté.

Ce fugitif n'était autre que Pier-Angelo Fio- rentino. Chose bien curieuse que les caprices de la destinée ! Pour le quart d'heure, il n'y avait en lui qu'un inconnu. Sous peu de jours, lorsque, recueilli par l'hospitalité française, il serait adopté par Paris, il prendrait rang parmi les hommes en vue et ne tarderait pas à être regardé comme un des critiques les plus considérables du temps.

En se faufilant ainsi chez nous, le nouveau venu jouait. pourtant gros jeu, puiscju'il n'y en- trait qu'en contrebande. Ne serait-il pas extradé? Un œil de lynx ne i'aurait-il pas suivi, même sur les flots amers? Puisqu'il y avait du sang dans son affaire, puisqu'il était en passe d'être taxé de tentative de meurtre en un lieu public,

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au théâtre du roi, il se savait <Hro sous le coup d'une accusation capitale et, par suite, en état d'être arrêté en route. « Au nom du roi, stop- pez ! )) De là, lui venait un trouble difficile à dis- simuler Est-ce qu'on ne lisait pas couramment sur son visage la crainte d'être appréhendé au corps ? Par bonheur, aucune dépêche n'était partie du port, en sorte qu'il pouvait se con- fondre dans la foule des touristes qui venaient de visiter l'Italie. En avançant, en entrant en ville, il n'avait pas vu de gendarme courant à ses trousses et personne ne lui avait dit : « Qui es- tu? D'où viens-tu? sont tes papiers? » Il mit donc le pied sur le sol français sans être inquiété. Après son algarade, il n'y avait plus qu'un ennui, mais un ennui assez amer : c'était de voir qu'il logeait le diable au fond de sa bourse, ou plutôt qu'il n'avait pas de bourse du tout. Cepen- dant comme il était en habit de soirée, qu'il .^ avait des manières et la langue bien pendue, il eut aisément crédit dans un hôtel, un court délai qui le mit à même d'écrire à Naples et d'en faire venir un peu d'argent. Ce fut, en effet, ce qui arriva.

En passant, voyez, je vous prie, par quels détours s'y prend la Fortune quand elle veut sourire à l'un de ses favoris. Ce trouble-fête a pu s'attribuer hautement le bénéfice de l'axiome anti(iue : FcUj- culpù. Certes, oui, il allait être heureux par sa faute. S'il n'tnlt pas fait un mau-

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vais coup, peut-être un crime; s'il n'eût pas eu à se sauver de la justice ; s'il fût resté à Naples, séjour d'enchantement, mais dénué de '^es- sources pour qui veut vivre de sa plume, il eût végété, 'toute sa vie, sans salaire et sans renommée comme tous les écrivains italiens de son époque. Or, à une heure sa tête semblait être promise au bourreau, un geste de la folle déesse que ses ancêtres adoraient à Antium l'accueillit en chemin et fit de lui un des journa- listes les plus fêtés de l'Europe.

Il était encore jeune : vingt-cinq ans, au plus. De haute taille, bien découplé, assez élégant. Sans être celle d'un bellâtre, sa figure était cor- recte et n'avait rien de déplaisant. La seule difformité qu'on y vit, c'étaient de grosses lèvres, trop charnues, trop rouges, de celles dont on dit qu'elles sont en rebord de pot de chambre et comparables à celles de la race chamique. Mais les moustaches et la barbe très fournies cachaient ce défaut, si c'en était un. Quant au front, il était vaste, intelligent, sans rides. Les yeux bruns, grands ouverts, une chevelure abon- dante, une voix bien timbrée, docile au point de pouvoir prendre ad libitum plusieurs tons, tel était le nouveau personnage. Il n'était encore rien. Ayez un peu de patience et vous verrez bientôt en lui un acteur inattendu auquel le sort confiera un rôle marquant dans la comédie sociale du dix-neuvième siècle.

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Qui ne sait que notre cher Paris est la plus humaine des villes ? On y aime grandement l'étranger II se peut que cette sympathie tire sa source moins d'un principe de philanthropie que de l'attrait de la curiosité. Peut-être aussi l'amour du changement y est-il pour quelque chose, car, en tout, enfants de Lutèce que nous somnaes, nous obéissons aux ressorts d'une constante mo- bilité, mais il n'y a pas à le nier, nous faisons bien plus fête à l'étranger qu'au compatriote. La rapide réussite de ce Napolitain serait un des mille et un cas qui mettraient cette vérité en relief.

. De Marseille où, s'il eût voulu s'y fixer, il n'aurait pu faire qu'un portefaix ou tout autre manœuvre du port, il tomba, pauvre et isolé, sur le pavé de la capitale et, au premier jour, il se dit tout bas : « Séjour des dieux mortels, sous peu tu seras à moi : je te couquerrerai, j'en ré- ponds ! ))

On va voir comment il s'est tenu parole.

Dès les premiers jours, il se révéla en habile homme. En arrivant dans nos murs, il n'avait en guise de viaticjue qu'un mince subside, pénible- ment envoyé par sa famille (jui n'était pas riche. Il eut l'art de l'économiser en héros. Comme il avait le flair d'un chien de chasse^ il comprit sans retard qu'en ce pays-ci, l'essentiel est d'être bien vêtu. C'était ce qu'il, avait pu apprendre, jadis, (piantl il étudiait lo français,

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en lisant UQe pièce du vieux Panard, parlant de la grande ville :

l'on voit des commis

Mis Comme des princes. Qui, jadis, sont venus

Nus De leurs provinces.

Un de ses amis, un réfugié deCatane, le mena chez son tailleur, lequel, en l'entendant parler le français très correctement, n'hésita pas un ins- tant à l'habillera neuf des pieds à la tête, devi- nant bien qu'il paierait sa note, un jour ou l'autre. N'avoir pas l'air d'un pauvre diable, c'était le premier point à gagner : les autres viendraient à la suite.

Mais quel birbone le sort nous avait envoyé ! Il était preste en tout. A force de démarches, de lettres de recommandation, de coups de cha- peau, de compliments en paroles-, de jolis men- songes par écrit, de promesses, de madrigaux aux femmes, de pourboires aux domestiques, il n'y avait plus à soupçonner en lui un congénère des lazzaroni : c'était un natif des grands boule- vards.

J'avais eu à l'entrevoir peu après ses débuts, à l'époque où, sentant toujours son terroir, il se produisait encore sous l'enveloppe des origi- naires des Abruzzes. Un beau jour, transfiguré,

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ce transalpin nous apparaissait en petit maître, en ce qu'on appellerait aujourd'hui ungommeux. Frisé au petit fer, coiffé à la dernière mode, cra- vaté, ganté, chaussé d'une manière irrépro- chable, il eût fait envie à un jeune premier du Gymnase. A sa droite, il avait donné le mou- vement d'un geste vainqueur. Un de ses pre- miers soins avait été de laisser pousser ses mous- taches afin de dissimuler l'incorrection de ses lèvres, décidément trop grosses. Certes, il était désormais très présentable. Je dois ajouter qu'ayant rapidement compris en quoi consistait le jargon en usage chez les gens de lettres, il avait tout ce qu'il fallait pour marcher de pair avec les plus huppés de l'espèce.

Pour tout dire, son avancement a été mérité. Il avait du talent et même beaucoup. Il avait surtout de l'esprit. Il en avait du meilleur, à vo- lonté et à forte dose. A quinze ans de là, un petit bossu, bien connu au Palais de justice, M^ Henri Cauvain, son avocat, ayant à plaider pour lui, agrémentait sa défense d'une remarque des plus flatteuses. Sans craindre d'être démenti, il disait aux magistrats qu'après Hamilton, l'An- glais de qualité qui a si divinement composé les Mémoires de Gramont, Fiorentino était l'étran- ger le plus habile à écrire le français, et c'était vrai. Rien de plus clair, rien de plus rapide ni de plus persuasif que la prose qui découlait de sa plume. Un jour que je lui demandais lesquels

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de nos auteurs il avait plus spécialement étu- diés :

« Par curiosité, me disait-il, je les ai tous par- courus, mais il en est deux auxquels j'ai voué un culte. Ce sont Pascal et Voltaire. Ah ! Vol- taire surtout, reprenait-il : j'ai appris Candide par cœur.

Ce propos, il le tenait à la même heure Lamartine imprimait ce grand mot : « Voltaire est la médaille de la France ».

Je viens de noter qu'il n'avait pas mis grand temps à arriver, s'il est vrai qu'on arrive jamais en littérature. Le pauvre Gérard de Nerval disait : a Mon cher, depuis vingt-cinq ans, je débute tous les jours )), Pour notre Italien, il ne faudrait pas inférer de la rapidité de ses succès qu'il n'ait point eu à traverser l'épreuve si rebu- tante du noviciat. Dans les grandes écoles mi- litaires, à Polytechnique et à Saint-Cyr, les futurs généraux passent par la brimade. Poètes, historiens, critiques, romanciers, que de cou- leuvres n'ont pas à avaler, sans les mâcher, les grands hommes de l'avenir ! Comme tous les autres il a donc eu à apprendre ce que c'est que la' vache enragée. Pendant huit mois, pendant un an même, logé à l'hôtellerie du hasard, il n'avait eu ni la mise élégante, ni la botte vernie, ni le chocolat du matin, ni le bifteck du soir. Pour se trouver des débouchés, que de courses vaines et de rebuffades ! Bravant, à pied et mal

!..

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vêtu, la pluie, le soleil, les brouillards, la neige, lui, sous le plus doux ciel du monde, il a cent fois arpenté ces quartiers d'une boue gluante tant de dupes de la gloire littéraire se sont pro- duits en Tantales attristés. Mais il connaissait l'histoire de son pays et celle du nôtre. Avant lui, les deux plus grands poètes de la terre italienne, en exil chez nous, avaient passé par les plus rudes angoisses. Il revoyait par la pensée Dante sans pain, rue du Fourre, et Le Tasse sans feu, dans une mansarde de la rue des Maçons-Sor- bonne. Ces hommes de génie lui ont alors appris à souffrir et il a pu aussi méditersur ce mot d'un enfant du peuple, d'un soldat de la Révolution, qui disait à un de ses amis, émerveillé de sa grandeur : « Simple sergent aux gardes, j'ai été sabré, fusillé et canonné trois cents fois avant de devenir maréchal de France et duc de Dantzig ! » Notre apprenti grand homme sut donc être pa- tient et pratiquer l'endurance. Il était de ceux qui rebondissent sur l'obstacle. Pendant un an et même plus, il tint bon et, à la fin, il eut la chance de trouver deux protecteurs. L'un était Emile de Girardin, le rédacteur en chef do la Presse ; l'autre, M. Béthune, l'imprimeur de ce journal, deux parvenus du travail.

A la Presse, Fiorentino fit cinq ou six feuil- letons, pas plus. Ce n'est que peu de chose, mais c'était un stage, un coup d'essai, mais un stage ayant assez d'éclat pour nieltre un im-onnu en

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évidence. Dans le métier des lettres, ce qui im- porte, avant tout, pour un nouveau venu, c'est de se faire admettre par ceux de la profession. Tant qu'on n'a pas été agréé parce public spécial, très renfermé, très dédaigneux même presque aristocratique, on n'est rien ; on ne compte pas. Heureusement pour lui, un ancien le styla à cet égard et lui dit : « Allez de l'avant. Noir- cissez du papier n'importe où. Signez ! Signez ! signez même des riens , même des bêtises ! » Ad- mis à la Presse, dans la zone du feuilleton, il se mit à faire des esquisses de mœurs, autrement dit à passer sur le Chemin des Ecoliers.

Ce genre, qui ne vieillit pas, est celui de La Bruyère, de Sterne et des Ermites du temps du premier empire; seulement il demande, de vingt- cinq ans en vingt-cinq ans, à être rajeuni par la mode. Le débutant avait compris ça et il s'étu- diait à rendre ses Etudes piquantes, mais il y réussissait trop. Le malheur voulait effectivement qu'il s'y cognât à une toute-puissante rivalité. On était alors au plus beau temps des chevau- chées faites par le comte Charles de Launay, (jS/[me EiYiiie de Girardin). Empiéter sur les plates- bandes de la dixième Muse, en conscience, cela se pouvait-il ?

« Mon cher monsieur, dit le directeur du jour- nal au jeune ouvrier, ce n'est pas mal ce que vous nous donnez ; c'est même parfois très bien, mais comme ça fait double emploi avec nos chro-

'SVi

niques, j'ai le regret d'avoir à vous donner congé.

Fiorentino fut donc remercié.

aller? Que faire ? Que devenir ? A la pre- mière minute, il ressemblait à un cavalier qui vient de tomber de cheval, mais il se redressa vite. En réalité, ce congé n'était qu'une heu- reuse déconvenue et celui qu'on renvoyait jouait à qui perd gagne. Ces feuilletons faits pour amuser le tapis, il aurait pu en faire mille. En aurait-il été plus avancé? Ce n'étaient évidem- ment que des bulles de savon aussitôt évanouies que formées. Vous connaissez le propos de l'en- fant qui refuse d'apprendre l'alphabet : « Pour- quoi ça? lui dit le maître. Parce que je n'au- rai pas plus tôt dit A que vous me ferez dire B, et quand j'aurai dit B, il me faudra dire C, et ça n'en finira plus jusqu'à Z ». C'est justement l'histoire de ceux qui font l'article de fantaisie. Ça n'en finit jamais. On en fait pendant vingt ans, pendant trente ans et, un triste matin, en se réveillant, on voit que c'est comme si l'on n'avait rien fait du tout.

J"ai dit qu'un des deux protecteurs était ]\I. Bé- thunc. Cet imprimeur faisait aussi de la librairie. Fiorentino alla lui proposer de faire une grande chose.

Quoi donc? demanda le bonhomme.

Je demande à traduire pour vous la Divine Comédie.

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L'offre fut acceptée, non du premier coup, mais après réflexion. Comprenez bien que l'entreprise était assez téméraire et paraissait être de celles qui entraînent après elle une infaillible perte de capitaux. Les hésitations de l'éditeur étaient donc bien concevables, mais, après tout, on pou- vait espérer un résultat contraire. De l'aveu des chercheurs, c'était la première fois que la prodigieuse épopée de Dante allait être traduite dans notre langue par un Italien pur sang, si bien que les délicats ne pourraient manquer de voir dans ce fait tout neuf une précieuse garantie sous le rapport de l'exactitude. Pour naus autres. Bar- bares de la Gaule, rudes descendants du sau- vage Brennus, beaucoup de suavités, beaucoup de délicatesses latines se dissimulent sous le texte delà langue romane. L'auguste Gibelin, le banni de Florence, a, d'ailleurs, saupoudré ses strophes, si éloquentes, mais parfois d'un sens obscur, de détails historiques dont le fil ténu ou vieilli nous échappe. Eh bien, le nouveau traduc- teur, né sous un soleil qui répand tant de lumière et dans une région qui a gardé les échos du passé, ce jeune épilogueur débrouillerait avec certitude ces échevaux emmêlés et, de ces choses d'autre- fois, il nous ferait goûter toute la saveur.

Voilà, du moins, ce que se promettaient l'édi- teur et ses en tours.

Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'œuvre fut ac- cueillie avec un vif empressement. Les connais-

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seurs la mettaient sur le même rang que celle de Lamennais, et l'on conviendra que l'honneur n'était pas mince. A_yant été un des premiers à la lire, Sainte-Beuve en proclamait tout haut le mérite et, quelques années plus tard, Gustave Doré en a détaché l'Enfer, pour Villustrer par une série de merveilleux dessins qui rendront son nom immortel.

Vu ce succès, le débutant sortait de page. Il avait une personnalité. On se mit donc à comp- ter avec lui et il eut ses grandes entrées dans la presse. A mon sens, s'il eût été bien inspiré, il aurait donné suite à cette fonction de traducteur, laquelle, au fond, est des plus nobles, puisqu'elle fait voir que l'humanité enfante partout de beaux génies. En cela, il y aurait eu beaucoup à faire pour lui, car l'Italie renferme dans ses archives bien des trésors qui nous sont inconnus. Que de découvertes à faire dans les chartreuses de Flo- rence, de Venise, de Parme et du Mont-Cassin ! Que de perles dans ce fumier d'Ennius ! Mais Fiorentino ne le comprit pas. La turbulence de son caractère l'emporta et l'on aurait pu croire que l'ombre de l'Arétin venait, la nuit, le cha- touiller sous la plante des pieds pour l'exciter à se jeter dans le tourbillon du journalisme, la plus ingrate des choses pour un homme de va- leur.

Oui, le journal le tentait. \\\\ ! mon Dieu, il en a entraîné et perdu cent autres! On était alors

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vers la liii du règne de Louis-Philippe. Ici inter- vient le docteur Louis Véron, le même que, par ironie, M. Thiers avait surnommé le Père aux écas. Grâce à lui, un vieil organe du libéralisme classique et voltairien, le Constitutionnel avait été rajeuni et venait de recouvrer sa vogue. C'était avec du sang nouveau que son acquéreur le faisait refleurir. Cette résurrection, il ne l'ob- tenait, bien entendu, qu'au moyen d'argent son- nant mais disons à sa louange que ce gros homme ne savait pas liarder. Tout récemment, l'Europe entière s'était émue au plus haut point, en lisant dans le Journal des Débats les Mys- tères de Paris, écrits en argot et tout pleins d'horribles mélodrames. Jaloux de ce bruyant succès, le docteur demanda à l'auteur de lui composer un roman à tout casser qui fit le même bruit, et Eugène Sue lui fit le Juif-Errant, une agglomération de dix volumes, se déroulent les plis et les replis d'un serpent dans dix volumes, mais étante avant tout, une violente diatribe à l'adresse de la Compagnie de Jésus.

On sait que, le jour le manuscrit lui fut livré, le directeur le paya, sans broncher, 100,000 francs en billets de la Banque de France.

(( Et dire que mes chefs-d'œuvre ne me rap- portent que 10,000 francs, à grand'peine ! » s'é- criait H. de Balzac, blêmissant de colère et de tristesse.

Sur ces entrefaites, au même Constitutionnel,

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un lundiste déprimé par l'âge, Hippolyte Rolle, demandait à se retirer. On le remphiga par le traducteur de Dante. En même temps, ayant été présenté par M. Béthune au Corsaire, petite feuille satirique d'un ton fort acéré, Fiorentino devenait l'un des rédacteurs de cet autre journal. Qu'était-ce que le Corsaire ? Un journal comme on n'en voit plus, comme on ne sait plus en faire. Imaginez une feuille de petit format, très portative, surmontée d'une vignette repré- sentant un hardi écumeur des mers, la hache d'abordage à la main. Pour programme, il avait à s'occuper de tout, mais à la manière de Paul- Louis Courier, c'est-à-dire en donnant aux choses les plus sérieuses un tour comique. Paris aimait alors qu'on lui jetât du sel attique à pleines mains. Le Château, les Chambres, la Bourse, le Monde, les Théâtres, la Littérature, ce journal, il n'y avait rien dont il ne fît son butin Au lendemain de la Révolution de Juillet le Figaro de Nestor Roqueplan ayant passé au pouvoir, il avait pris sa place et il était lu avec empressement dans les cafés, dans les cénacles et chez les gens du monde, toujours friands de ce qui émoustille la pensée. En ces temps-lâ, il a été la cause première d'un fait historique, lambeau de drame qui pouvait avoir les plus graves conséquences. En 1833, quand M'"** la duchesse de Berri, vendue par Simon Deutz, fut incarcérée au fort de Blave, elle

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était gardée à vue par le colonel Bugeaud et le capitaine Saint-Arnaud, deux officiers qui devaient devenir, un jour, maréchaux de France, l'indiscret petit papier avait été le premier à dire que l'héroïque captive était en état de gros- sesse. Au premier moment, le parti légitimiste, indigné, considéra la nouvelle comme une calomnie. De là, une lutte sans pareille entre écrivains royalistes et journalistes républicains. Ce fut alors qu'Armand Carrel, ce brillant chevalier de la démocratie, provoqué par M. Roux-Laborie, reçut sa première blessure, fort alarmante et qui fit naître une émotion uni- verselle. Il n'en fallait pas plus pour que, chez les Blancs et chez les Bleus, toutes les têtes fussent à l'envers. Il s'ensuivit vite une éton- nante série de vingt-sept rencontres à main armée, ce qui rappelait ce fameux Combat des Trente, l'on criait à l'un des blessés qui n'avait pas d'eau pour étancher sa soif : « Bois ton sang, Beaumanoir ! » Mais, pendant cette folle mêlée, un témoin des plus sensés, faisant tomber les épées d'un coup de sa canne, s'écria : « Insensés que nous sommes, que faisons-nous ici? Royalistes et Républicains, nous faisons le jeu de rOrléanisme, l'ennemi commun » Et tout aussitôt les adversaires, après s'être salués, échangèrent une poignée de mains. Cependant celui qui, avec trois lignes, venait de causer tant de remue-ménage, Eugène Briffault, rédacteur

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du Corsaire, avait reçu de M. Barbot de la Trésorière, un Vendéen, gérant du Revenant, feuille henriquinquiste, une balle dans le bras gauche, qu'on n'a pu extraire. A dix ans de là, il nous faisait tâter cette même balle d'où était sorti un commencement de gueri-e civile. Intré- pide viveur, grand buveur de Champagne comme tous ceux de son temps, le pauvre garçon, vieilli, indigent, démodé, a aller finir ses jours à Charenton, il ne riait plus que du triste rire des insensés.

Après cette orageuse randonnée, le Corsaire avait été pour ainsi dire démâté par la rigueur des lois de septembre, suite de l'attentat de Fieschi. Il fut alors relevé par Louis Reybaud, le père de Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, un futur constituant. Ce petit Marseillais, sourd comme un pot, mais s'enten- dant fort bien aux choses de l'esprit, s'était entouré d'un brillant état-major, tout composé de satiristes. Autour de lui, en effet, se voyaient le romancier Raymond Brucker, éloquent pha- lanstérien, qui, en vieillissant, étant revenu au catholicisme, a fini, il n'y a pas longtemps, par être le bras droit de J. Barbey d'Aurevilly. Les autres railleurs endiablés, il suffira de h^s nom- mer pour donner une idée de ce qu'ils pouvaient fournir de verve mordante au petit journal. C'étaient Léon Gozlan, Alphonse Karr, Frédéric Soulié, Jîdes Sandeau, Félix Pyat, Arnould

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Frémy et Edouard Ourliac. Le moyen qu'on île s'arrachât pas des mains ce pamphlet de chaque jour!

Il y eut une troisième phase, et c'est à celle-ki, que prit part Pier-Ahgelo Fiorentino. En 1844, à la suite d'une condamnation à 10,000 francs d'amende, suscitée par Emile de Girardin, somme énorme pour le temps, le Corsaire se mourait d'anémie, quand un vieux routier de la presse lui proposa une association qui devait le remettre sur pied Ce vieillard n'était autre que Le Poitevin Saint- Aime, le même que, par le fait d'une élision sarcastique, Charles Baudelaire avait surnommé : le père Aime. C'était ce vété- ran, qui, plus jeune, avait fondé h Figaro; c'était lui aussi qui, de concert avec Horace Raisson, avait grandement travaillé aux romans de Balzac, première manière, sous cette signa- ture emblématique d'Horace de Saint-Aubin, sorte de raison sociale d'une trinité de con- teurs. Pour le moment, il dirigeait, mais sans succès, un hebdomadaire intitulé : Satan. On voit ce qui arriva. Les deux misères se réunirent et le Corsaire-Satan fît voile vers d'assez belles destinées. On peut dire que le contingent athé- nien de Paris l'adopta, dès son premier numéro.

Le père Aime ressemblait à l'ogre du conte : il aimait la chair fraîche. Soit à l'aide de son flair, soit par le fait d'un heureux hasard, il avait rencontré un jeune et valeureux escadron de

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volontaires qui faisaient leurs premières armes de satiristes, sous ses ordres, tout en se moquant de lui, à son nez et à sa barbe. Ces escrimeurs de l'épigramme, je les aligne ici sans ordre chro- nologique, ni sans rang de mérite, tels que je les retrouve au fond de ma mémoire, car j'ai servi avec eux. Tous ont disparu après des fortunes diverses, dont je n'ai pas à parler ici. Tous sont morts, mais, à très peu d'exceptions près, tous, payant leur dette au siècle, ont laissé un petit rayon de gloire et leur nom à l'histoire. Si'ste, viator! Lecteurs, saluez!

Celui qui, de même que moi, était le plus âgé de la bande, c'était Marc Fournier, un Suisse, futur directeur de la Porte-Saint-Martin, l'auteur des Chevalie/'s du brouillard. Venaient à la suite Théodore de Banville, le poète des 6ïa/ac^«ï(js; Charles Baudelaire, celui des Fleurs du mal ; Henry Murger, celui des Scènes de la vie de Bohème; Champfleury, celui de Chien Caillou; Auguste Vitu, un futur cri- tique d'art théâtral ; Alfred Busquet, l'auteur du poème des Heures, qui devait être le gendre de l'éditeur Pagnerre ; Privât d'Anglemont, l'auteur des Petits métiers de Paris, le type du bohème ; Hippolyte Castille, un élégant, fu- tur historien des hommes de 1830 ; Edouard Plouvier, l'auteur du Docteur noir, en ce temps- fort connu pour de jolies romances ; Jules Viard, un demi saint-sim^nien, auteur d'un livre

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humoristique : Les Petites Joies de la vie, et d'un grand drame en prose, non joué, la Vieil- lesse de don Juan ; Alexandre Weill, un ap- prenti rabbin, auteur d'un ouvrage savant : Moïse et le Talmud ; Antoine Faucliery, un peintre, auteur des Lettres d'un mineur; Henri Nicolle, auteur du Tueur de mouches ; Isidore Salles, secrétaire du comte d'Althon-Shée, plus tard liant fonctionnaire du second empire et le dernier préfet français de Colmar ; Char- les de la Rounat (Charles Rouvenat), lequel, en 1848, pendant la durée du Gouvernement pro- visoire, a servi officiellement de secrétaire au citoyen Albert, ouvrier; puis, rallié à l'empire, est devenu directeur de l'Odéon.

Peut-être en ai-je oublié deux ou trois, car, rival heureux du Charivari, le Corsaire-Satan était fort lu, fort redouté et, par conséquent, fort couru; mais je viens d'indiquer ceux qui ont le plus concouru à sa réussite. Par l'effet d'une étrange contradiction, ces groupes formaient un tableau bizarre, assez semblable aux scènes qu'a dessinées Jacques Callot. L'ensemble se com- posait d'éléments de môme nature, puisque ces débutants tendaient tous au même but : la ré- putation et le moyen de vivre. Et cependant le langage, les habits, l'origine, la manière d'être étaient différents. Champfleury et Murger fu- maient la pipe ; Théodore de Banville, la ciga- rette ; Baudelaire, le cigare ; Privât d'Anglemont

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tirait de sa poche un croissant dont il dînait ; Alexandre Weill engageait des logomachies avec tous les autres. Tous criaient. Quelques-uns chantonnaient le fredon de l'opéra en vogue ; c'était un l3ruit à assourdir un cyclope. En s'ap- prochant de moi, Fiorentino me disait à demi- voix :

« Ce n'est pas un bureau de rédaction; c'est un corps-de-garde, mais c'est l'avant-garde de l'avenir, »

Que dites-vous maintenant de celui qui était venu de Naples à Marseille à l'état de pauvre diable ? Etant désormais francisé dans le bon coin du mot, notre Napolitain paraît en person- nage. Il était doublement en posture de donner le mot à l'opinion, puisqu'il disposait de deux journaux, l'un, le grand, au moyen duquel il menait, haut la main, la critique des théâtres; l'autre, de petit format, une espèce de sarba- cane dont il pourrait se servir pour insuffler les les pois chiches de la raillerie au visage de ceux qui lui déplaisaient.

Ah ! que M™* de Staël a donc bien observé ce qui se passe chez nous, quand elle a dit : « A Paris, rien ne réussit comme le succès ». Quand on vit que cet étranger était investi d'un double moyen de puissance, ce fut à (|ui le recherche- rait. Les uns, les gens de théâtre, l'entouraient par intérêt de gloriole, pour avoir une réclame ; les autres, pour s'en décorer, parce (|u'il com-

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mençaità se faire un nom. Il y en avait aussi et en bon nombre, qui agissaient par peur, car, chez nos vaillants Parisiens, on craint cent fois plus un mot aigu tombant d'un journal que Jean Bart ne craignait l'explosion du baril de poudre au-dessus duquel il fumait sa pipe.

En ce temps-là, Florentine se tenant pour un homme arrivé, il ne saluait plus les camarades que de la main.

Y avait-il à s'étonner si, dès qu'il avait fait son entrée dans une salle de spectacle, il avait une cour ? Un comédien en vogue d'aujourd'hui a incontestablement plus d'importance qu'un premier ministre. Il porte aussi plus haut la tête. Réfléchissez un peu, et vous verrez que rien n'est plus concevable que cette superbe. Ce matador est complimenté par le poète, qui s'es- time heureux de lui voir accepter un rôle de sa pièce. Il est choyé par son directeur, qui tremble de lui voir attraper un rhume. Il est couvert de bravos, de fleurs, de rappels par le public. On le paye au poids de l'or. On lui offre la croix d'honneur. Faut-il ajouter que de grandes dames lui envoient des billets doux? Comment tant de blandices ne feraient-elles pas flamber dans sa tête un incendie de vanité f Eh bien, oui, mais tout cela s'abaisse et s'agenouille même en vue du critique. J'ai vu ça, pour Fiorentino. Dès qu'il se montrait au foyer de l'Opéra ou aux avant-scènes de la Comédie Française, il voyait accourir à

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lui l'élite des artistes, mâles et femelles. Tous se confondaient en courbettes, tous afïectaient de lui sourire comme si c'eût été une Altesse. Nos seigneurs les auteurs dramatiques, sans doute avec un peu plus de retenue, mais pas avec plus d'indépendance, gardaient la môme attitude. J'ai vu l'illustre Meyerbeer, le père de Robert le Diable, lui tendre son drageoir de vermeil bourré de jujubes et de pastilles de menthe: « Prenez donc, cher ami ! »

Il parlait souvent de ses bras dessus bras des- sous avec l'illustre musicien.

« Figurez-vous, nous disait-il, un jour, que Meyerbeer m'a invité hier à dîner, mais cet orpailleur des Huguenots n'est pas un prodigue ; ah ! non, certes ! Au dessert, sur un ton bon- homme, il m'a dit : « Fiorentino, aimez-vous le Champagne ? » Et comme je faisais un signe non équivoque d'assentiment, il a ajouté me^za voce : « En ce cas, je vais en commander une demi-bouteille ». Mais, à cinq minutes de là, voyant que je me renfermais dans l'attitude silen- cieuse d'un inculpé qui attend un verdict, il reprenait en souriant : « Ah ! mon cher Fio- rentino, je vois que vous ne raffolez pas de ce prétendu vin, celui que Murger appelle du coco éptleptique et qui n'est au bout du compte qu'une sorte d'eau de Cologne pointue et sucrée. Si vous le voulez bien, nous allons linir notre petite orgie par un petit verre d'excellentcuraçaode Hollande. »

«

Il fallait voir les jolies mines et l'accent co- mique, l'intonation risible qu'il mettait à raconter ça.

Chez les gens du monde, l'on jette plus volontiers l'argent par les fenêtres, il était habi- tuellement mieux traité. Là, on se mettait en quatre pour lui plaire. Vins fins, gibier, grands desserts, fleurs rares, que de folles dépenses ! Cependant il voyait bien que ces fastueux, sur- tout ceux de la finance, obéissent en cela à la manie de paraître, qui ne va pas sans une sorte de calcul. Ils sont pleins de soins pour la célé- brité qui vient s'asseoir à leur table, mais c'est pour la faire voir. i\Iéry avait fait, avant lui, la même observation. « Ils m'ont servi à leurs invités de même qu'ils auraient fait apporter un grand poisson comme plat du milieu. » Fioren- tino, du reste, se prétait volontiers à ce genre d'exhibition. >

Au temps dont il s'agit, l'échappé de Naples avait donc pris place parmi les favoris du sort. Tout lui souriait. Du matin au soir, il cueillait le succès sous vingt formes. La réputation lui ve- nait, la richesse aussi. C'était à qui l'aurait à diner. De petits billets passés à l'ambre lui apportaient, à son lever, le remerciement des gloires du jour. Une pluie de cadeaux semblait lui tomber du ciel : bijoux, fleurs, aquarelles. Souvent, aussi, il avait à recevoir la visite mati- nale des plus belles actrices (Rassurez-vous: je

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respecterai le mur de la vie privée). Ainsi cet heureux perroquet du feuilleton était un autre Vert- Vert saturé de caresses et de friandises. Mais, justement, de par les lois de riiygiène ou par un arrêt de l'équitable Destin, les dragées sont une nourriture indigeste, surtout quand elles sont trop prodiguées. Par contre-coup, mais mo- ralement parlant, le critique du ConstitiUionncl était à la veille de subir le supplice auquel a succombé l'oiseau des Visitandines de Nevers, A propos d'un tel sujet, il n'y a pas à monter sur les écliasses du moraliste ; toutefois on est appelé à citer le vieil adage par lequel nos pères ont appris que les bonheurs se paient toujours Oui, ils se paient, et souvent plus chers que les défaites. C'était pour conjurer le revers que Pé- riandre, tyran de Samos, jetait son anneau à la mer En ce qui touche Fiorentino, devenu un enfant gâté de la Fortune, un si beau train de vie ne pouvait durer sans la rançon d'un encom- bre. Qui le visait ? Quelle puissance occulte allait l'arrêter dans sa marche ? Etait-ce l'Envie à l'œil louche, cette éternelle ennemie de ce qui réussit? Etait-ce l'immanente équité d'en haut qui ne veut pas permettre qu'on pousse l'arrogance du succès jusqu'à jouir de la part des autres? Je ne sais. Sur un thème d'une telle complexité et si peu facile à débrouiller, je ne veux et je ne dois être qu'un froid témoin des caprices de la destinée. Pendant ma longue vie, j'ai eu

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à voir de près bien des triomphes et bien des chutes. Que de fronts m'ont apparu parés de couronnes d'or et de fleurs et que j'ai vu, en- suite, décoiffés par la bise, rouler le nez par terre ! Si bien que, désorienté par la bizarrerie de cet incessant spectacle, hésitant, trébuchant, irrésolu, j'ai fini par regarder le va-et-vient des événements sans avoir la force d'en rien dire.

Ce qui devait commencer par susciter des ennemis à Fiorentino, c'était la question des femmes.

Au point de vue des choses de la galanterie, il n'était guère possible qu'un homme en vue, encore jeune, élégant, un critique en renom, un chroni- queur, touchant aux choses de la vie mondaine, ne devînt pas, quelque jour, un héros de roman. Il n'a pas été un don Juan, soit. Il est sûr, cepen- ' dant, que les faciles conquêtes se sont assez pré- sentées à lui pour qu'il ait pu se composer sans peine un bouquet de belles maîtresses. Après tout, il n'était pas pour rien sorti de lamême argile dont a été formé Casanova. Il a eu des aventures. Il a compté de bonnes fortunes : rien de plus concevable chez un homme dans sa situation. N'est-ce donc pas tout ce qui se voit, tous les jours, pour mille autres disposant de moins d'avantages que lui ? Les femmes de théâtre sont attirées par la réclame du feuilleton comme les guêpes par le miel. Faut-il s'étonner que des danseuses, des cantatrices et de jolies soubrettes

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vinssent à lui? Non sans doute, mais, à un cer- tain moment, il a voulu boire et il a bu à la coupe s'enivraient les rois et, pour le coup, l'envie et la jalousie sans amour devaient se liguer contre lui.

II

Muse des commérages, Muse du mot qui court, petite Muse court vêtue si aimée des Parisiens, prends, non ton luth d'ivoire, mais la guitare d'acajou, et chante-nous cette histoire, une de celles qui ont fait le plus de bruit sous le règne- de Louis-Philippe.

S'il reste encore debout des survivants de ce temps-là, ces vénérables n'ont certainement pas oublié Lolla Montes, la danseuse espagnole. Ah ! c'était une belle entre les belles ! Née dans les alentours de Séville, grande, brune, blanche, une taille d'abeille, elle sortait du peuple, mais avec des airs de princesse. Un jour, en inspectant les lignes de sa main, une vieille bohémienne lui avait prédit de brillantes destinées. Bien entendu, c'était à condition qu'elle ne resterait pas en Espagne. Enivrée par cette promesse, la jolie lille s'échappa, un matin, de la maison paternelle, enjamba les Pyrénées, descendit en France, pleine de foi en invoquant le bon vouloir du Ha- sard. Quand il s'agit d'une belle fille, ce ministre de la destinée ne se fait jamais attendre. Un

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grand seigneur d'Allemagne qui se réchautïait au soleil de Biarritz vit cette fleur de l'Andalousie. Il s'approcha d'elle, lui dit deux mots à l'oreille, n'attendit pas sa réponse, la prit, la jeta dans une chaise de poste et l'emmena d'une traite au- delà du Rhin et jusqu'à Berlin. Une fois qu'ils furent là, que se passa-t-il ? On ne l'a jamais su au juste, mais après un peu de séjour, la belle reçut un ordre d'expulsion. Sur son refus d'obéir on mit les gendarmes à ses trousses. La fSévil- lane était une fière amazone; elle cravacha les gendarmes. Voyez-vous d'ici la scène ; la gendar- merie du roi de Prusse mouchetée par la hous- sine d'une jeune femme ! Il ne se pouvait guère qu'elle eût le dessus. On doubla l'escouade, et l'Es- pagnole, lestement cueillie, fut enlevée et dépo- sée sur le seuil de la frontière.

Lolla n'était pas de celles que peut décourager un contre-temps. Elle gagna la Bavière, sachant bien que sa jolie frimousse lui servirait de passe- port et d'ailleurs appelant à son aide la protec- tion de la bohémienne. Entre nous, c'était avoir confiance dans le diable, infatigable protecteur du beau sexe en révolte. En ce temps là, à Mu- nich, trônait le roi Louis, un bon toqué, un mo- narque qui faisait des fredaines et des vers. En sa qualité de poète, ce prince avait l'àme sensible. Il vit Lolla dans une promenade et il en fut épris sur-le-champ, sans préambule. On amena cette perle de la Bétique au palais. Le roi était en ex-

8.

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tase : k Voilà celle que j'attendais! » dit-il. Dans son ivresse, Sa Majesté Catholique prit une plume, un parchemin, et rédigea un décret par lequel il la créait comtesse de Lansfeld. Eh ! dame, Lolla exultait de joie. Cependant, comme elle avait dans les veines un peu de sang révolu- tionnaire, elle poussa le roi à se moquer de la Confédération Germanique et à édicter quelques mesures libérales. Pour le coup, c'était trop de licence : l'aristocratie du pays, unie aux Révé- rends Pères de la Compagnie de Jésus, fit la gri- mace. On ameuta contre l'aventurière les cham- bellans, la noblesse, toute la cour. En dépit de l'opposition du vieux roi, qui pleurait sa jolie poupée, la Favorite fut expulsée de la Bavière comme elle l'avait été de la Prusse.

Ce fut alors qu'elle vint en France en choi- sissant Paris pour refuge. « Me voilà sur la terre de la liberté », disait-elle. Elle montrait le brevet qui la faisait comtesse de Lansfeld ; c'était un joli cadeau royal, mais bien sec. Pas de ma- jorât ! pas un fifrelin ! pas un radis ! Qu'allait- elle devenir ? En se regardant dans l'orbe de son miroir, elle fit encore une fois appel à sa beauté et se dit : « Tiens, je vais ijie produire au théâtre. » Oui, mais comment ? « Rien de plus simple : je me ferai danseuse. » On lui apprit alors que, pour être une danseuse à peu près passable, il fallait cinq ans d'étude au Conservatoire, trois ans de noviciat dans les

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coulisses de l'Académie royale de musique et, chose assez peu facile à conquérir, l'agrément du public. Tant de conditions que ça ! Mais c'est le vieux jeu, la danse d'avant le déluge ! La belle fille des Espagnes était bien au-dessus de ces vétustés. Elle était jolie, très jolie, avec une pointe d'impertinence : est-ce que ça ne suf- firait pas ? Pardieu, on allait bien voir. A demi- vêtue la mantille mauresque qui rend les femmes si séduisantes, elle se mit résolument en campagne, visita un à un tous les journa- listes influents, s'arrêta plus spécialement chez Fiorentino et, après l'avoir ensorcelé, en sut faire son cornac.

Pour cette irrésistible, il n'y avait plus qu'à aller tout droit et presque sans se faire annoncer au cabinet du directeur de l'Opéra, lequel était, je crois, M. Léon Pillet. Ancien journaliste, côté des conservateurs, fort homme d'esprit, l'homme était accueillant, mais il avait des scrupules.il commença par faire des objections. Premier point, il n'y avait pas à afficher la comtesse de Lansfeld, parce que ça pourrait amener des conflits diplomatiques autant de la part de Berlin que de la part de Munich. Second point, cette étrangère était une créature superbe et qui plaisait à l'œil. Elle serait certainement une danseuse fort acceptable, si elle savait dan- ser-, mais non, elle ne s'entendait qu'à sauter au son de la guitare et des castagnettes. Fiorentino

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se mit à réfuter l'argument disant (]ue, pendant quinze jours et quinze nuits, elle s'était exer- cée avec furie, prenant des attitudes et étudiant un pas. Il semble bien que rimpressario n'ait pas été très convaincu du mérite que pouvait avoir le sujet, mais, après réflexion, il changea d'opinion. Il finissait par compter, d'abord sur la complaisance des habitués, toujours enclins à aimer ce qui est excentrique, et, ensuite, sur la célébrité d'une femme qui avait cravaché les gendarmes du roi de Prusse, séduit un roi-poète et ténu tête aux jésuites et à la noblesse d'un pays voisin. Le début de Lolla Montés fut ac- cordé et affiché.

Ce début de l'Espagnole a été un événement et, au point de vue de l'art, un événement lamen- table. Hélas ! et onze cent fois hélas ! sur ces planches du premier théâtre lyrique du monde connu, Taglioni avait été déifiée et les deux sœurs Fanny et Thérèse Elsler couvertes cent fois d'une pluie de fleurs, on a vu, ce soir-là, apparaître une femme qui avait l'air d'être fort embarrassée d'elle-même. Lolla ne savait ni marcher, ni danser. Ou plutôt, quand elle dansait, c'était à la manière des femmes d'étudiants à la Chaumière et à la Closerie desLilas. Un moment, à l'exhibition de l'Aventurière, ce public délicat de la rue Le Peletier crut qu'on avait voulu se mo(|uer de lui et il se préparait à donner de vio- lents signes d'improbation, mais on s'arrêta à

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temps. Le Paris d'alors, par respect pour la tra- dition, n'aurait pas pu se résoudre à siffler une jeune femme et l'on se contenta de faire en- tendre une tempête de fou rire. Il y eut aussi quelques petites huées iroriiques à l'orchestre. Ce fut assez. La Sévillane ne devait pas y reve- nir, et, en efïet, on ne la revit plus, du moins dans ce grand théâtre qui se tenait pour pro- fané.

Tous ces souvenirs se retrouvent avec détails dans une brochure d'alors, car, se modelant sur les célébrités, Lolla Montés a jugé à propos de faire paraître ses Méinoii^es. Si la charmante génisse espagnole parlait mal le français, vous avez bien deviné qu'elle ne savait pas l'écrire. Le très petit livre en question a naturellement été composé par Fiorentino, qui y a mis toute sa verve avec plus d'un trait d'esprit. Au fron- tispice de la brochure, on voit un dessin sur bois, très ressemblant, qui représente la comtesse de Lansfeld en pied, dans son costume national. Mais en cet opuscule devenu rare, ce qui domine, c'est une attaque à fond de train contre la Com- pagnie de Jésus. Dans ses ressentiments puérils, la danseuse manquée fait remonter ses insuccès de théâtre aux religieux, d'où résulte un point de vue fort original. Elle finit ses récits en affir- mant que tous ceux qui l'ont tant huée à la bruyante soirée de l'Opéra étaient des jésuites en robe courte, même les dames.

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La vie en commun avec le critique pouvait être une ressource pour l'éblouissante Sévillane, mais une telle liaison ne devait être que passa- gère et de peu d'importance. En fait d'amour, succéder à un roi, c'était crâne, mais trop coû- teux. Ajoutez que rien ne dure dans le pays de Bohême. Muse, dis-nous que ce faux ménage n'allait pas sans de fréquentes bourrasques. Un Picard a mangé le morceau à ce sujet ; c'était un homme déjà sur le retour qu'on avait fait vejiir d'Amiens, non pas pour être suisse comme le maitre Petit-Jean des Plaideurs, mais pour devenir auteur dramatique. En pardessus jaune et en bottes vernies, le provincial parcourait les salles de rédaction pour y faire prôner la Femme de quarante ans, une comédie en un acte et en vers qu'il venait de faire jouer au Théâtre Français. Théodore de Banville disait : a Les allouettes de son pays sont d'un lyrisme plus savoureux, quand elles sont bien rôties. » Se rappelle-t-on aujourd'hui encore, rue Richelieu, M. Galoppe d'Onquaire, ce triomphateur d'un jour ? A cet essayiste le hasard avait donné pour pied-à-terre l'hôtel meublé assez modeste ré- sidait le couple orageux. N'étant séparé de ces soupirants que par la frêle épaisseur d'une cloi- son et, d'ailleurs, ayant le privilège de voisiner avec eux, tous les jours, il nous rapportait, sans malignité mais très naïvement, les scènes aux- quelles ils le faisaient assister. Fiorentino était

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jaloux. Et comment ne l'être pas d'une femme si séduisante et qu'on cherchait de vingt côtés à lui prendre? Une spirituelle actrice, M^'*' Au- gustine Brohan, de la Comédie Française, a fait un joli proverbe, sous ce titre : Qui femme a, cjuerre a. L'Italien a pu voir combien il y a de vérité dans cet adage. Mais il veillait et il n'at- tendait pas que le serpent tentateur, toujours affamé de fruit défendu, croquât la pomme. En tout cas, il rembarrait son Eve ; il la serrait de près et, au rapport de Galoppe d'Onquaire, il ne se bornait pas à formuler le blâme en paroles Comment ! lui disais-je, est-ce qu'il la bat ? Je vous crois ! Ce doit être une petite lutte a mains plates, alors? Du tout. Mais, voyons, c'est comme dans le Médecin malgré lui ? Eh ! pardieu, c'est à coups de canne. Et, pour compléter le récit, il ajoutait : J'ai déjà eu occasion d'accourir trois fois à des cris plain- tifs, afin de mettre le hola. Et que vous disait- elle ? Une chose qui donne raison à Molière : Ah ! monsieur Galoppe, je l'aime tout de même ! Eh bien, n'importe, ce feuilletonniste, juge du beau, battant l'élégante Espagnole, l'ex- favorite d'un roi et la battant à coups de canne, c'était raide, ainsi que disait alors Alexandre Dumas fils. Mettons que, par excès de coquet- terie, elle lui ait donné quelque sujet de plainte, ce n'en était pas moins pousser un peu loin les règles de l'esthétique.

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Au bout de trois mois, comme ces conflits ne pouvaient se prolonger, il y eut rupture et, rede- venuc libre, la jolie native de Séville se jetta en plein dans la vie galante. Enlasuivant des yeux, on devait voir que la pauvre comtesse de Lans- feld avait été prédestinée à être une femme fa- tale, promise aux aventures tragiques. Et qui sait ? c'était peut-être ce qu'avait voulu lui pré- dire la vieille chiromancienne andalouse? On n'a pas oublié le trop fameux souper des vi- veurs chez les Frères Provençaux, du Palais Royal, et le duel sanglant qui s'ensuivit, à cause d'elle. C'est donc à elle, au rayon de ses beaux yeux, qu'il faut rapporter la mort de Dujarier, le gérant de la Presse. Ce fut aussi de ce drame à compartiments, coupes de vin de Champagne et lansquenet, que devait découler l'émouvant pro- cès devant la cour d'assises de Rouen. Une branche de cet épisode, qui eut de l'écho dans tous les cénacles littéraires et jusque chez les gens du monde, ce fut le président de la cour, magistrat lettré, doucement caustique, faisant riposte à Alexandre Dumas père. Il faut rap- peler ici que, dans cette nouvelle mêlée des Cen- taures et des Lapithes, au milieu des jeux de cartes et des verres cassés, l'auteur de la Tour de Nesle, mettant une rallonge à sa jeunesse, avait figuré comme viveur, raison pour huiuelleil de- venait témoin au procès. \'int son tourd'ètre inter- rogé : Votre nom, monsieur? Alexandre

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Dumas. Votre profession? Auteur dra- matique, si je n'étais dans la patrie de Cor- neille. — Il y a des degrés, monsieur, il y a des degrés. Ce mot du magistrat avait delà finesse. Il a passé pour une épigramme, un peu à tort, je crois.

Fort bien, mais puisque nous en sommes à cette tragique aventure, finissons sur Lolla Montés.

Qu'est devenue cette héroïne ? Ce que de- viennent presque toujours ces Cléopâtres de ren- contre. Six mois après le sombre mélodrame dont il vient d'être question, errante, démodée, délaissée, pauvre, vieillissante, elle est allée s'é- teindre obscurément en Suisse, et vous pouvez bien penser que notre cher Paris, si aisément ou- blieux, ne s'est pas beaucoup ému à la nouvelle de cette perte. Lugeie, T^e^zc/'cs.^ Pleurez, Amours! Mais ce délaissement, si souvent répété, ne vous servira pas de leçon.

EtPier-AngeloFiorentino ? va-t-on dire. Ayant vu que cette Bacchante d'Ibérie allait boire le lait d'Aï avec le premier venu, il s'était efforcé de chasser cette belle image de sa mémoire. Je crois bien qu'il y avait réussi, mais les envieux ne lui pardonnaient pas plus cette bonne fortune que son accaparement en fait de journaux et l'on en- tendait déjà des voix menaçantes murmurer ces mots sur son passage : « Ah ! l'affreux Italien, il nous vole tous nos bonheurs ! »

270 Ce n'était pas une menace en l'air et qui serait emportée par le vent. La brimade prenait un caractère aigu. On aurait pu croire qu'elle était le mot d'ordre d'une conjuration. Bientôt, en eiïet, une rumeur d'un ton des plus graves circula de la Madeleine au boulevard Mont- martre, ce qui était alors la capitale de la capitale. A cette époque florissaient les Bouffons, c'est-à- dire le Théâtre Italien, sis dans la salle Venta- dour. Les romans d'H. de Balzac vous diront que l'endroit était la coqueluche des deux faubourgs aristocratiques, celui de la Noblesse et celui du quartier des ambassades Le dessus du panier de ce grand monde allait y entendre des chan- teurs d'élite, tous venus d'au-delà des Alpes. Côtédes hommes, Rubini, Tamburini, Lablache, Mario de Candia Côté des femmes, M™^^ Per- siani, Viardot-Garcia, la sœur de la Malibran, et Giulia Grisi, cette admirable statue vivante qui était aussi harmonieuse que belle. Je ne les nomme pas tous.

C'était une troupe sans pareille, mais, comme le temps effeuille les fleurs les plus rares, il fallait, tous les ans, en renouveler le personnel. Pour opérer ce recrutement, on avait besoin d'un intermédiaire ad hoc. Or, le critique, italien de naissance et connaisseur en art musical, était riiornuK; indi(iué pour puiser de nouveaux sujets dans l'Italie lyrique. Voilà comment il servait naturellement d'entremiseentre les chanteurs et

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les directeurs. Rien de mieux, mais à la question d'art mariant la question d'argent, il faisait paj^er ses services aux uns et aux autres, au moyen d'un prélèvement. Il leur disait : « C'est tant pour cent )). Eh bien, était le mal ? Ils le mettaient en campagne et il faisait payer ses services.

Hélas ! c'est un porte-flambeau, c'est La Rochefoucauld qui a émis cette maxime d'un sens si amer : « On a toujours pour ennemi un homme du même métier que soi ». Les médecins ne s'aiment pas, on sait ça, mais les beaux esprits se détestent. Comme on prend plaisir à se déchirer dans la République des lettres ! Dans la crainte d'en trop dire, je demande à ne pas m'étendre sur ce point. Pour en revenir au Napolitain, tous les vieux serpents de l'archi-vieille mythologie étaient descendus de la coifîure des Euménides pour siffler contre lui. « Il nous vole tous nos bonheurs ! Il accapare les meilleures places ! » Ce n'avait été d'abord qu'un soupir d'envie, parti des fruits secs, une plainte des incompris et des attardés. Oui, mais, après un peu de durée, ces mêmes cris furent proférés un peu partout dans le monde l'on a pour profession de mettre du noir sur du blanc. Des foyers de théâtre, ils allèrent dans les brasseries ; de là, dans la rue. Ah! ça formait un beau concert ! La critique française représentée par un Ita- lien, était-ce dans l'ordre ? Et cet intrus,

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qu'était-ce? Hier l'amant, peut-être le soute- neur d'une fille. Ici, ils rappelaient le nom de la courtisane espagnole, l'ancienne poupée d'un vieux roi aux trois quarts fou. Voyons, à la fin, était-ce tolérable ? Est-ce que le contre- coup de tant d'infamie ne retombait pas sur la presse parisienne tout entière? Or, dans ce mo- ment, une voix de concurrent le prit de plus haut encore et s'écria :

a Décidément cet étranger est trop encom- brant : l'intérêt public exige qu'on s'en défasse. «

Dans notre pays, pavé de malveillance, il a toujours été de mode d'accuser la presse de vénalité. On a surtout pris plaisir à représenter les critiques touchant au théâtre comme des Cerbères qui se laissaient volontiers attendrir par le gâteau de miel. Un seul cas, celui de Charles-Maurice Descombes, un journaliste d'il y a 80 ans, a pu donner quelque fondement à cette méprisable assertion. Petits ou grands, tous les critiques qui ont laissé un nom à l'his- toire littéraire, ont aussi exercé leurs fonctions en honnêtes gens.

Un jour, en 1846, un hurluberlu, sans trop savoir ce qu'il faisait, avait osé écrire cinq lignes dans lesquelles il racontait, mais sans preuves, que Jules Janin venait d'imposer une contribution naïve à une actrice à propos de son feuilleton. Le lendemain, le critique des Di^bats, entrant en tempête dans le journal accusateur.

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y provoquait avec éclat le rédacteur en chef et, à un mois de là, en l'appelant devant les tri- bunaux, le faisait condamner à la prison et à l'amende. Reconnaissons-le donc, la critique française n'a jamais démérité de l'estime.

Fiorentino a-t-il été un écrivain vénal? En reproduisant ces scènes, je n'entends en aucune façon me porter garant de sa vertu. Je ne l'in- culpe pas non plus. Je ne veux faire voir que ce dont j'ai été témoin, mais attendez! Voilà que tout à coup l'incrimination est devenue, sinon plus évidente, du moins plus grave. Il s'agissait, cette fois, non pas de griefs inarticulés, mais d'une scène d'intérieur tout à fait shaksparienne, c'est-à-dire faite d'horreur et de comique.

En ce temps-là, l'Opéra avait deux direc- teurs, dont l'un était Nestor Roqueplan, l'ancien rédacteur en chef du Figaro. A ce grand théâtre, une des créations de Louis XIV, son éternel hon- neur, on venait de jouer une pièce assez faible et, pour la faire bien venir du public, il fallait qu'elle fût soutenue par la presse. On aurait alors invoqué l'aide de celui qui écrivait si vaillam- ment au Constitutionnel et au Corsaire. « Soit, aurait stipulé, le feuilletonniste, mais l'encre et la prose se paient. Donnant, donnant. » A cette époque, faire du journal était encore un apostolat. Tirer de l'argent d'un éloge, nul n'y pensait. Cependant, les deux articles ayant paru, leur auteur s'était présenté à la direction de

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l'Académie royale de musique, rue Lepeletier.

Ali! c'est juste, lui aurait dit aussitôt Nes- tor Roqueplan, vous venez pour le picotin ?

Ici Fiorentino crut qu'il prenait un langage plaisant, comme cela se fait volontiers entre compères, et il répondit :

Eh ! sans doute, je viens pour ce qui est convenu.

Mais, sans rien ajouter, après avoir pris dans un tiroir un billet de mille francs, Nestor Roque- plan aurait mis ce précieux papier au bout d'une paire de pincettes et, tendant le tout au Napoli- tain, il lui aurait dit :

Voilà, mon cher : payez-vous.

Sur ce, l'homme, ayant pris le chiffon, serait parti sans mot dire.

Telle est la scène tragi-grotesque qui a été contée par le second directeur de l'Opéra. Qu'y a-t-il de réel dans cet acte d'horreur, de haute farce et d'infamie? Il se peut qu'on ait eu à ver- ser mille francs en échange d'un article de jour- nal pouvant empêcher une pièce mal faite de tomber. Cela s'est vu plus d'une fois, et se voit encore tous les jours. On peut admettre qu'en tendant un billet de banque au préconiseur on ait prononcé quelque parole digne, une épi- gramme, même une invective blessante; cela se pouvait, mais je n'ai jamais ajouté foi à la paire de pincettes. Ce genre d'outrage ne me parait vraisemblable on rien ni chez, l'un ni cluv. l'autre

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des deux seuls acteurs de la scène. Si friand que le critique ait été d'argent, jamais il n'aurait eu la bassesse de recevoir sans une soudaine révolte le prix de vénalité qu'on lui tendait d'un geste si avilissant. Il s'est battu avant, il s'est battu après cet incident pour beaucoup moins. Com- ment supposer qu'il eût baissé la tête devant tant de honte?

Tout ce qu'on voudra, et cette observation a été faite pour la première fois par ce divin Fran- çois Rabelais qui n'avait pas une taie sur l'œil : nous sommes dans un pays il n'y a pas de conte bleu dont la médisance ne parvienne à faire une monnaie courante de la conversation. Ce récit a donc couru Paris entier et, à la longue, il a pris la consistance d'un fait historique indéra- cinable. Dès lors, il serait bien superflu de vou- loir le révoquer en doute. Néanmoins raisonnons un peu. Ainsi que je l'ai dit un peu plus haut, la scène ne s'est passée qu'entre les deux hommes et il n'y en a eu qu'un pour en attester la réa- lité. Vous conviendrez bien que c'est le cas ou jamais de faire intervenir l'aphorisme du droit romain: Testis units, testis nullus. Et puis, Nes- tor Roqueplan, homme d'un vif esprit, mais in- dividualité notoirement picaresque, n'est-il pas quelque peu sujet à caution? C'a été, lui aussi, un journaliste renommé pour son courage et pour l'originalité de ses boutades, mais y a-t-il eu chez nous un plus grand hâbleur? En 1830, en qua-

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lité de représentant du Fujaro, jouant à l'ultra- libéral, ilsignait, l'un des premiers, la Protestation de la Presse contre les ordonnances de Charles X. Le lendemain, il faisait des barricades. Le sur- lendemain, d'accord avec H. de Latouche, il était dans le mouvement de la jeunesse républi- caine et il le favorisait jusqu'aux 5 et 6 juin 1832, (les funérailles du général Lamarque et la bataille du Cloître-Saint-Merri), mais, ce jour-là, on le voyait passer à la cause de la monarchie avec armes et bagages. Il s'y enrôlait à l'instigation du comte de Montalivet, intendant de la liste civile, qui lui servait une subvention an- nuelle de 50,000 francs et on ne la lui tendait pas au bout d'une paire de pincettes. Le marché, au reste, a été nettement indiqué par toutes les feuilles de gauche, mais surtout par le Brid'Oison, satire quotidienne du parti légitimiste d'alors. Ce journal a raconté l'affaire d'une manière des plus piquantes, ainsi que nous pouvons le voir. Lisez donc : « Hier, Brid'Oison, se trouvant à court d'esprit, alla demander à Figaro de lui en céder. Pas possible, mon vieux, répondit le Barbier : j'ai tout vendu. »

Cette saillie a fait rire, parce que le trait était tout à la fois vrai et mordant, mais Nestor Ro- queplan avait à endurer des bordées d'une autre nature. Kn même temps que le roi distribuait la manne à son journal, il faisait de lui un che- valier de la Légion d'honn(nn'. N'oublions pas

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de dire qu'en 1833, n'étant en rien prodigué, le ruban rouge, était entouré de la plus grande considération. Attribuée à un homme qui faisait encore de l'opposition la veille, cette faveur ne fut pas vue de bon œil par tout le monde. Un officier supérieur, un fanatique de la Révolu- tion des Trois-Jours, le colonel Gallois, célèbre pour avoir défoncé à coups de hache les portes d'Ancône, lors d'un conflit avec le pape, prit vivement la mouche à ce sujet. Un soir, ayant rencontré le nouveau décoré sur le grand esca- lier de l'Opéra, il se jeta sur lui, en faisant mine de lui arracher son ruban. Sur ce, corps à corps violent, coups de poing, coups de canne, brouhaha, attroupements, commentaires de toute sorte, un scandale des plus retentissants. Le lendemain, c'était le concert de toute la presse, à cette époque très passionnée en sens divers. Evidemment l'agresseur était cent fois dans son tort et, au bout de vingt-quatre heures, à la suite d'une rencontre à la Porte Maillot, il reçut un pouce d'acier dans le ventre Mais celui qui venait de le blesser n'en portait pas moins sa croix avec une certaine gêne et sans être aidé par aucun Simon le Cyrénaïque.

Autre conséquence Peu après ces épreuves, le Figaro, désormais trop modéré, mourait d'ané- mie parce que le public allait à d'autres bar- raques plus amusantes. Il s'écoula alors deux ans. Pour ne pas vivre en inactif, Nestor Roque-

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plan fit un autre journal d'un ton plus sérieux et (|u'il intitula la C/iarte de 1830. On a com- pris que c'était encore pour soutenir le pouvoir, mais, au bout de dix-huit mois, aucune clien- tèle n'y venant, cet autre papier expira aussi et sous le coup du même mal. Dans la suite des temps, vers 1840, le légionnaire, créa les Nou- velles à la main, un pamphlet mensuel à la mode des Guêpes d'Alphonse Karr. Ce fut quelque chose comme un réveil. Fortement assai- sonné de sel attique, ce petit livre plaisait assez aux classes d'en haut et aux lettrés. On y a sur- tout remarqué des portraits à la plume, les grandeurs du jour, sortant d'un crayon sûr et incisif. (J'ai ouï dire que ces croquis étaient de ce pauvre Malitourne, qui devait, très prochaine- ment, être emporté par la folie des grandeurs.) Quoi qu'il en fût, ce petit recueil de fantaisies satiriques ne devait durer que peu de temps et, à son tour, vers 1843, il rendit le dernier souffle ou le dernier numéro, comme on voudra. Dès lors, l'auteur lassé, rompu, décavé, désorienté, jeta sa plume au vent pour se faire directeur de théâtre, allant des Variétés à l'Opéra. Sur ces sommets, il n'écrivait plus, mais aucun contem- porain ne cultivait autant la blague. Il créait des mots, se mocjuait en Démocrite du tiers et du (juart et se posait en modèle du parfait bou- levardier. C'est lui qui a lancé dans la circula- tion une sorte d'aphorisme tissu de paradoxe et

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d'impertinence, un moment en vogue : « Vivre riche et mourir pauvre ». (Arsène Houssaye avait relevé la formule susdite pour son compte.) Il faut, du reste, le reconnaître, Nestor Roqueplan a fait de ce centon autant une doctrine qu'une règle de conduite Au lendemain de la guerre de 1870, il est mort et il n'est pas mort riche. Pendant quarante ans, il avait vécu très" ostensiblement en fashionable et en sybarite. Après son décès, quand on a eu à faire l'inventaire de son avoir, on n'a constaté que l'existence d'un mobilier modeste, presque socratique et, très logique héritage de la raillerie, ce qu'on y a trouvé de plus précieux, c'était une collection de bassi- noires Un chiffre fatidique, treize bassinoires, mais toutes frappées au style de l'ancien régime. Il y en avait une, du plus beau cuivre, superbe- ment fleurdelisée, à laquelle il avait attaché un écriteau ainsi conçu : Bassinoire ayant SERVI A Louis XIV.

Mais reprenons notre récit. Y avait-il de la rivalité entre Nestor Roqueplan et Fiorentino? C'est fort à croire. Au su de tout le monde, le premier était le bras droit du D'' Louis Véron. Un moment, sous forme à' intérim, il avait tenu le feuilleton du Constitutionnel régénéré par le Père aux écus, très beau fromage de Hollande dans lequel s'était installé le Napolitain. De a pu naître un ferment d'hostilité qui n'a pas besoin d'être plus longuement expliqué. Par

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suite, quand lo hasard voulait que ces deux hommes se rencontrassent, ils ne pouvaient que se regarder en chiens de faïence. On peut bien penser, dès lors, que la moindre étincelle amè- nerait une explosion ou, pour le moins, les pré- ludes d'une rixe. De temps en temps, en lisant le feuilleton de son ennemi, le directeur de l'Opéra croyait y démêler des allusions bles- santes et, pour se préparer à la lutte, il aiguisait en secret le billet aux pincettes, l'arme terrible dont il aurait à se servir. De son côté, le cri- tique, lorsqu'il se trouvait à table avec des artistes de marque ou chez des gens du monde habitués à l'écouter comme un oracle, ne savait pas toujours mettre une bride à sa langue. Un jour même, il aurait laissé tomber de sa bouche un propos^ qu'un auditeur avait vite rapporté à l'homme visé, a Les médisants racontent que Nestor Roqueplan s'est vendu. Si cela est, il ne s'est toujours pas mis aux enchères : il se sera vendu à l'amiable » En guise de réponse, l'offensé se serait écrié : « Sic/nor Pidcinella, je vous revaudrai ça ». Mais, en habile diplomate, pen- sant que la vengeance est un plat qu'il faut manger froide il avait attendu son jour, sans rien dire. L'échéance arriva quand il fallut payer le billet de mille francs.

Le récit de cette scène circula bientôt partout et ne rencontra pas un seul incrédule. Fioien- tino en était tout décontenancé, je devrais dire

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bouleversé de fond en comble. Comment réagir contre une inculpation dans laquelle il y avait du drame et de la comédie et que répétaient à l'envi cent voix jalouses ? Un démenti, si éner- gique, si formel qu'il fût, aurait été une insuf- fisante riposte. Fallait-il qu'il adressât un cartel à l'insulteur? C'aurait été empirer les choses, car il lui aurait été répondu par une fin de non recevoir, basée sur cet usage qu'on ne se bat pas avec qui est frappé d'indignité. D'un autre côté, la situation devenait intenable, si l'accusé se croisait les bras, sans faire entendre un seul mot de protestation. Pensait-il que la chose paraîtrait invraisemblable et qu'on la traiterait comme un conte bleu? Se disait-il aussi que, dans Paris moderne, du jour une légende a été plantée d'une main ferme entre les pavés, aucun effort humain, fût-ce celui d'un géant, ne parviendrait à la déraciner et que, cela étant, il n'avait pas à s'épuiser en un etîort superflu ? Enfin, agissant en sceptique, cuirassé d'indifîé- rence, épousait-il cette philosophie de Talley- rand qui se trouve exposée dans ce conseil : « Si l'on t'accuse d'avoir assassiné ton père ou violé ta mère, ferme ta bouche : c'est la meilleure réponse que tu pourras faire? » Bref, il s'opi- niâtra à garder le silence

« Il se tait, il ne balbutie pas même une défense, disaient les adversaires : c'est que l'his- toire est vraie. »

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Heureusement \)ouv lui, lu Révolution de Février, en éclatant comme un coup de ton- nerre, fit oublier l'incident. Et, d'ailleurs, le critique allait jouer un autre personnage.

III

Nous voilà en 1848.

Six mois avant cette date, tout tremble déjà en Europe. Palerme se soulève en réclamant l'autonomie de la Sicile. En Suisse, le Sonder- bund, à Berne, menace le canton de Fribourg, régnent les R. P. Jésuites. Ce sont les pré- ludes d'une prochaine et véritable Révolution. Notez que la secousse a commencé par l'Italie. Sans s'entendre, mais en respirant le même air d'indépendance qui soufflait en ce moment sur la botte italique, cinq précurseurs, Gioberti, Cavour, Mazzini, Pie IX et Charles-Albert ve- naient de donner le signal de l'insurrection contre l'Autriche. Le cri, du reste, était le même que du temps de César Borgia : Fiioi'i i barbari ! Dehors les Barbares !

A Rome, on illuminait. Guidés par Daniel Manin, les patriotes ressuscitaient la Sérénis- sime République de Venise. Florence, Parme, Modènc chassaient leurs grands-ducs. Naples ne pouvait échapper à la contagion, d'autant plus que le Bourbon qui y trônait alors n'était pas

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adoré. A la fin de l'hiver, une éruption de l'Etna eut l'air de s'associer au mouvement. Revenant alors à l'histoire de 1795, aux rêves de leurs pères, ces enfants de ce beau pays parlèrent de refaire la République Parthénopéenne qui, jadis, avait été proclamée par Championnet (un très dramatique épisode quia fourni à H. de Latouche l'occasion de composer Fragoletta, le plus cu- rieux des romans historiques).

Dans sa première jeunesse, avant le scandale du théâtre de San Carlos, Fiorentino avait été libéral. Au cri de délivrance poussé par ses an- ciens amis politiques, il vit un moyen d'étouf- fer les mauvais bruits qu'on avait fait courir à Paris, sur son compte. Il quitta alors ses feuille- tons et courut se mettre au service de son pays natal.

Qui, jadis, pendant sa jeunesse, il avait bu un peu en ivrogne à la tasse des idées modernes. De cette ivresse printanière il lui était resté un ar- rière-goût de libéralisme assez vif. C'est ce que j'ai été à même de voir sur la fin de 1847. Sous l'impression des premiers événements, les prédi- lections politiques de son jeune âge s'étaient soudainement réveillées. Tout le monde sait que la Piémont d'alors, sagement organisé en monar- chie constitutionnelle, avait déjà une attitude provocante contre l'Autriche. On reprochait au vieux Metternich d'opprimer sous une main de fer Milan et Venise. Le même était accusé, non

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sans raison, de presser de môme Florence, Rome et Naples. Il venait de faire fusiller, sans jugement, deux jeunes officiers de famille noble, les frères Bandiera, et cet acte de tyran- nie mettait le feu à toutes les consciences.

En guise de réplique, Fiorentino aidait alors Alexandre Dumas à faire paraître les Lettres de Jacopo Ortis, un livre très révolutionnaire, que nous ne connaissions pas.

Au delà des Alpes, l'opposition aux traités de 1815 était de plus en plus vive. Un prince d'une grandeur chevaleresque régnait sur la Savoie. Ce malheureux Charles-Albert conseillé tour à tour par Gioberti et par Cavour, relevait les cœurs. Comptant sur la coopération, hélas ! si fragile des peuples, il rêvait de réaliser la grande pensée que Machiavel a formulée dans le dernier chapitre du Prince : « Hors de l'Italie, les Bar- bares ! » et la presse et le royaume Sarde étaient d'accord avec lui.

Or, en ce temps-là, un jour, dans les bureaux du Corsaire, tenant en main un journal turinois, le traducteur de Dante attirait mon attention sur un discours que venait de prononcer à la Chambre des députés Massimo d'Azeglio, un li- béral de marque, un ancien proscrit que nous avions vu à Paris, il écrivait pour les /^t'r/^cs. « Tenez, lisez ça, me disait-il tout ému, et vous verrez que l'Italie n'est pas du tout la terre des morts, ainsi que l'a dit si faussement Lamar-

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tiiie », et ce qu'il traduisit pour moi, ce qu'il me fit lire, était une violente prosopée, lancée à Turin à l'adresse du roi de Naples, Tami et le protégé de l'Autriche. J'ai retenu cette virulente apostrophe, qui devait avoir prochainement la sanction d'une prophétie : « Ah ! Bourbon dégé- néré, descendant d'une race glorieuse, pourquoi te fais-tu le valet de l'étranger? Ne sais-tu donc pas que tu es un anachronisme en chair et en os ? Par bonheur, il est au ciel une justice qu vise les rois. Va, le Dieu qui nous juge tous t'en- lèvera la douce mer de Sorrente et les roses du Pausilippe ! » Ce lambeau d'une harangue bien italienne avait grandement frappé Fiorentino. Aussi, en 1848, à six mois de là, quand on m'ap- prit que, rejetant tout à coup sa férule de cri- tique, il était parti pour Naples, je n'avais pas à m'en étonner.

Il allait prendre part aune révolution.

Une révolution, c'en était bien une. Rappelez- vous. De Turin à Venise tout s'agitait, tout était à la révolte. Ainsi que cela se voit toujours en tout pays, les manifestations commencèrent au théâtre. Dans ce pays la musique est la langue usuelle, un air d'opéra bien chanté finis- sait en cri d'insurrection. Mais, d'ailleurs, ces chants partaient de Rome. En même temps qu'un pape novateur, un grand pape, se prome- nait publiquement avec un gardeur de vaches, spectacle tout nouveau et bien touchant, un

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proscrit, un enfant de Nice, retour de Buenos- Ayres, marin au canir de bronze, revenait pour aider son pays à recouvrer son indépendance. Celui-là, encore inconnu, était un futur général du nom de Giuseppe Garibaldi, un héros.

En vue de ce concert, comment Naples, les âmes sont si impressionnables, n'aurait-elle pas été atteinte par une généreuse contagion ? Quand le déserteur de la critique y arriva, la ville était en fête. Ledrapeaunational, vert, blanc et rouge, était arboré à toutes les fenêtres. Sur les bords de l'admirable golfe, le long de la mer, vingt groupes de ténors populaires chantaient les hymnes ([ue, soixante années avant, Cimarosa avait composées pour baptiser la liberté nais- sante.

A l'aspect de tant de forces réunies, le Ferdi- nand d'alors comprit que toute résistance serait impossible et qu'il fallait transiger. Délié, plein de finesse, il commença par s'incliner devant ce que commandaient les circonstances, mais, na- ture féline, en invoquant le système des restric- J tiens mentales. Tibère au petit pied, il tira des " Archives la constitution de 1795 comme il l'au- rait fait pour une relique de bric-à-brac et la tendit aux démocrates.

« Vive la liberté ! Vive l'unité de l'Italie ! » s'écriait-il à tue-tête.

Dans la ferveur de son zèle, il allait juscprà appeler à lui les opposants et à s'entourer d'un

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ministère libéral, à la tête duquel il avait placé l'avocat Poërio, un patriote éprouvé. Comme conséquence de cet acte, faisant l'abandon du pouvoir absolu, il décrétait l'élection d'une chambre des députés pour les Deux-Siciles, une assemblée qui aurait la souveraine autorité et le prestige d'une Constituante.

En vue de tant de nobles concessions, l'allé- gresse populaire redoubla. Que de vivats sous ce beau ciel ! Tant de joie rappelait la. Muette de Portici, opéra de la rue, auquel il ne manquait que la figure de Masaniello et la sautillante mu- sique d'Auber. Tout le monde s'y laissa prendre, le pauvre Poërio, le crédule président du conseil, le premier. Dans la naïveté de son cœur de cw- bonaro, cet innocent politicien tenait pour argent comptant la conversion du roi, ses promesses et le jeu de ses flatteries. A ce sujet, il écrivait en propres termes à sa mère : a Chère maman, je ne peux pas vous dire à quel point Sa Majesté est bonne pour moi. Croiriez-vous que, ce ma- tin, le roi, dans le palais duquel je suis logé, a poussé la complaisance jusqu'à m'apporter lui- même ma tasse de chocolat, comme s'il eût été mon valet de chambre ? En vérité, je suis confus d'être l'objet de tant d'atïections. » Fort bien; mais comme tous les révolutionnaires arrivés qui se laissent si aisément prendre à la glu des grandeurs, ce dignitaire agreste était ce qu on appelle chez nous un gobeur. 11 ne voyait pas que

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l'attitude du prince à son égard était un jeu sa- tani(juo, mais un jeu cousu de fil blanc. En fait de dissimulation, ce monar(|ue était un homme de génie et aurait pu passer pour être de la graine de Louis XI. Sous main, il se mettait en devoir d'anéantir la Charte qu'il venait de ju- rer (1). Pour y parvenir, ameutant une classe de la nation contre l'autre, il faisait alliance avec les lazzaroni et la plus basse populace de Naples, s'en servant pour détruire l'organisation libérale naissante. C'était une variété du césarisme, beau- coup comme à Rome et un peu comme à Paris. Il y avait aussi quelque ressemblance avec la destruction des Janissaires par sultan Mahmoud et avec le massacre des Mamelucks au Caire par Méhémet-Ali, le grand pacha, deux autres simu- lateurs de premier ordre.

Au jour dit, c'était le 15 mai 1848, les troupes, sauvegarde de l'ordre, ayant été consi- gnées dans leurs casernes, avec l'ordre de ne pas bouger, des bandes de dépenaillés dont on a éva- lué le nombre de 25,000 à 30,000, se sont mises en branle au cri de : a Vive le roi ! Vive le roi absolu ! A bas les avocats ! A bas la Constitu-

(l) L'histoire nous apprend que le roi de Naples a fini de la manière la plus lamentable. Dévoré par la lèpre et par des affections infectieuses combinées, il est mort au palais de Ca- serte au milieu de douleurs indescriptibles. Un récit, fort au- thentique, [lublié récemment sur procès-verbaux, raconte qu'il a fallu mettre huit jours pour désinfecter la chambre dans laquelle il ;•. rendu le dernier souflle.

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tion ! A bas les bavards ! Vive saint Janvier ! » Ces groupes, qu'on avait pris soin de bien abreu- ver de vin de la Fouille, s'étaient d'abord portés à l'enceinte de la Nouvelle Chambre, Là, faisant irruption dans la salle des séances, ils procla- maient par leurs vociférations la déchéance de l'Assemblée et ils poursuivaient à coups de bâton et de stylet ceux des députés qui faisaient mine de résister. Pendant ce temps-là, d'autres des leurs, sûrs de l'impunité, aussi en grand nombre, pénétraient dans les hôtels pour y faire main basse sur ce qu'ils y trouveraient de précieux, meubles, argenterie, étoffes, objets d'art. Sa- chant qu'ils ne devaient être gênés dans leur manœuvre par aucune intervention défensive de la police, ils y opéraient un chambardement à tout casser. Quant au président du Conseil, au naïf Poërio, il avait été enlevé par ordre du roi et envoyé aux galères.

Naguère, en arrivant de Paris à Naples, quand la ville saluait de ses joyeux cris la nouvelle ré- volution, Fiorentino s'y était jeté à corps perdu. Affilié aux comités démocratiques, il s'était pré- senté dans les réunions populaires et y avait prononcé d'ardents discours. C'en était assez pour qu'en dépit de sa longue absence, il pût se faire élire par une circonscription. Il était donc député du peuple. Mais ici se présente un contre-temps inattendu. Que voulez-vous! Le 15 mai devait avoir deux effets funestes. A Pa-

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ris, avant d'avoir eu le temps de procéder à vérification de ses pouvoirs, la Constituante était envahie par les clubs et dissoute par Huber, un ouvrier corroyeur. A Naples, l'autre Constituante était chassée par la populace, en cela d'accord avec le roi. Dès lors, il ne faisait pas bon dans la ville qui se vante d'avoir le plus doux climat du monde. Ne voulant pas être de ceux que les lazzaroni écharpaient ou de ceux que le monarque envoyait au bagne, Fiorentino prit pour la se- conde fois ses jambes à son cou. Il courut de nou- veau au port, se jeta sur un navire de commerce et se hâta de regagner la France.

Un beau jour de mai, je le vis réparai tce au passage Jouffroy, résidait notre journal. Plus de moustaches ni de barbe. Il s'était fait entière- ment raser, ce qui, pour éviter les indiscrétions de l'identité, était sa manière de se faire un dé- guisement. Fort ému des suites de sa fugue, moi- tié sur le ton de l'apitoiement, moitié sur celui de la menace, il me raconta les événements aux- quels il venait d'assister.

Eh bien, qu'allez-vous faire maintenant? lui demandai-je.

Ce que je vais faire? Eh! mais, venger la cause de la liberté !

Ce sera pour le mieux, mais comment ?

En exposant à la République Française qu'elle a le devoir de morigéner le tyran de Naples, violateur de toutes les lois.

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Pauvre garçon, il tombait mal ! A l'heure il était parti pour révolutionner la capitale des Deux-Siciles, chez nous, on en était encore, vis-à- vis de la jeune République, à quelque chose comme la lune de miel des nouveaux mariés. Nouvel Orphée, Lamartine apaisait les tigres et les lions par le charme de sa parole. On plantait les arbres de la liberté que bénissait le clergé. Au Théâtre Français, M'^*' Rachel, un drapeau trico- lore à la main, déclamait la Marseillaise. Tous les enfants dès écoles publiques défilaient au Chant du Départ. Trois Bonaparte, Louis, Pierre, Napoléon, et un Murât, revenant de l'exil ordonné par les Bourbons, déclaraient à l'Hôtel- de- Ville qu'ils étaient prêts à verser leur sang pour le ré- gime nouveau. Changarnier et dix généraux d'Afrique offraient leurs épées. Oui, c'était superbe, mais ce beau train d'enthousiasme ne devait durer qu'une ou deux semaines, au plus, et la lune d'absinthe allait venir.

Aristophane s'attache à le faire voir : en temps de démagogie, c'est comme lorsque gronde la tempête : rien ne reste debout. Trois émeutes en mars avaient déjà effrayé les esprits. Les cent mille prolétaires en blouse de Sobrier, sortant tout à coup de dessous terre pour répondre à la folle bravade des Bonnets à poil, achevaient d'apeurer la ville. Sous le coup de l'épouvante, la soie, l'orfèvrerie, les plumes^ les fleurs, les gants, la dentelle, la parfumerie, les rubans,

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toute l'industrie de luxe était ruinée. Du coup, mille ateliers étaient fermés. Puisqu'on allait passer la soirée aux clubs, les théâtres étaient déserts. Tandis que les riches, inquiétés par de menaçantes utopies, s'enfuyaient en masse dans leurs châteaux, les nobles étrangers n'arrivaient plus. Que de causes de méventes ! Que de faillites pour le commerce ! Ah! ce n'était pas tout ! Qu'on se représente par la pensée les 200,000 ouvriers sans travail et que, par une dérision de la rhéto- rique, on appelait les Ateliers Nationaux, 200,000 oisifs forcés auxquels on avait donné à remuer le. terrain du Cliamp-de-Mars et comme on aurait tout aussi bien pu, ainsi que je l'ai dit moi-même alors, faire mettre le Seine en bouteilles. Ces 200,000 bouches, il fallait les nourrir et cette urgence produisait sur le Trésor public l'effet que font les sauterelles quand elles tombent, l'été, sur les blés de l'Algérie. En même temps, dans trois des grands faubourgs, on demandait tous les soirs à proclamer la guerre sociale, la liquidation de la fortune publique, le partage des biens acquis, l'égalité à outrance. En guise de prélude à ces réformes chimériques, les syco- phantes du jour avaient organisé la sacrilège journée du 15 mai, cette grotesque parodie du Premier Prairial, de sinistre mémoire. Tant de secousses cruelles avaient donc singulièrement assombri la situation, puisque les journées de juin allaient éclater à vingt jours de distance.

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Pour faire face à un si douloureux état de choses, l'Assemblée Nationale avait nommé une Commission Executive de cinq membres. Ces dignitaires étaient tous des hommes de cabinet. J'ai à nommer MM. François Arago, un astro- nome, Marie, un avocat, Garnier Pages, un an- cien commerçant, Lamartine, un poète, et Ledru-Rollin, un autre avocat. En réalité, cette dilution du pouvoir royal n'avait rien d'homo- gène ; seulement c'était une copie de la première Révolution. En parlant de ce retour au passé, mais en y mettant un léger grain de malice, un petit homme gris pommelé, porteur d'un grand nom révolutionnaire pour rire, M. Du- vergier de Hauranne, s'était écrié : « Tiens ! nous voilà revenus à la Pentarchie ! » Et, en effet, c'était bien un recommencement des Cinq princes électifs du Directoire. Concluez en disant que, taillé sur le patron de son aîné, ce gouver- nement serait sans grandeur et sans force. Conséquemment, il ne devait pas durer.

Cependant les Cinq étaient des hommes bien intentionnés. Mus par une pensée de salut public, ils s'efforçaient de calmer la lièvre du moment et d'arrêter la détresse publique dont l'accroisse- ment les avait saisis d'effroi. Mais comment, dans ce Paris affolé, ramener le calme et la con- fiance, le travail, l'amour du plaisir et le charme de l'ordre? Cent clubs, cent mille vociférateurs, les songes creux, les ambitieux déçus et les dé-

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classés, si iKniibreiix, se montraient ingouverna- bles. Trois partis monarchiques, hostiles entre eux, mais d'accord pour renverser le frêle établis- sement républicain, conspiraient à ciel ouvert. Un tel état de choses ne pouvait qu'amener la guerre des rues. Elle est venue et elle a été terrible.

Voila donc l'on en était lorsque Fiorentino exprimait le désir de voir la République redres- ser le roi de Naples. En d'autres temps, c'aurait été à faire rire. La France! elle avait assez à faire chez elle et la situation ne permettait guère qu'on s'occupât de ce qui se passait chez les voisins. Mais l'Italien s'entêta dans son pro- jet et il le mena, du reste, fort maladroitement. Pour faire admettre sa plainte par la Consti- tuante, il lui aurait fallu le concours d'un tribun à large poitrine, d'un Mirabeau ou d'un O'Connell. Hélas ! à la séance à laquelle j'ai assisté, au lieu d'un brise-tout, j'ai vu apparaître à la tribune un de Jios camarades, un pauvre garçon pâle, maigre, mal mis, presque aphone, n'ayant rien de ce qu'il aurait fallu pour jouer le rôle agres- sif d'un berger David qui doit lancer le caillou meurtrier à la tète d'un Goliath couronné.

Xavier Durrien était sans doute un publiciste honnête, mais un écrivain de troisième ordre, sans grande notoriété. De 1835 à 1848, il s'était fait la main dans quelques journaux, mais sans éclat. Sur les dernières années, il avait publié

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dans la Revue des Deux Mondes une Etude sur les Socin, ces hérésiarques du xvi® siècle, fon- dateurs de la secte des Antitrinitaires, qui niaient la plupart des dogmes du christianisme, et c'était à peu près la seule œuvre d'un peu d'éten- due qu'il eût faite. Après le 24 février, ayant été le contraire d'un républicain, il avait retourné sa casaque et s'était associé au club de la rue Ber- gère, le plus violent de tous. Il" y était même devenu le bras droit de Louis Blanqui, lequel en avait fait son vice-président.

a Ah ! Blanqui, nous disait-il, voilà un homme ! Comme il. écrit ! comme il parle ! Savez- vous ce qu'il faut à ce stoïcien pour vivre ? une flûte d'un sou, un verre d'eau et trois feuilles d'oseille; rien de plus. Son luxe, ce serait un sou de lait. » Puis, en s'étendant sur les qualités morales de ce chef départi, il ajoutait, et c'était à moi-même qu'il tenait ce propos : a Mon cher, il y a dans Blanqui deux grands hommes de l'antiquité : Diogène et Tiberius Gracchus ». Xavier Durrien parlait en homme du Midi.

Fort bien, mais ceux qui voudront avoir une idée plus exacte du célèbre démagogue devront lire ce qui le concerne dans les Mémoires de M. Alexis de Tocqueville. Le portrait qui s'y trouve est tracé de main de maître, sans haine, mais, entre nous, le bonhomme, l'antipode d'Ar- mand Barbes, n'était pas de nature à faire naître l'admiration; c'était même tout le contraire.

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Mais revenons à la tâche ardue qu'avait acceptée Xavier Durrien d'accuser nettement le roi de Naples, à cause de l'attentat du 15 mai. Il monta aux rostres sans passion. Ce fut tout au plus si l'Assemblée, distraite, se donna la peine de le regarder et de l'entendre. Comme il ne savait pas improviser, il tenait des papiers à la main pour s'en servir comme d'un guide-âne. Un moment, il fit effort pour s'emporter. Energie perdue ! Songez qu'il avait peu d'estomac, comme on dit, et que, n'étant servie que par une voix blanche, sa parole ne devait guère être écoutée. Ajoutons que, par suite d'un défaut de nature, il nasillait fortement, ce qui faisait que sa haran- gue glissait parfois dans des effets comiques, tout à fait en désaccord avec la gravité du sujet. En fin de compte, cette colère fut comme un coup d'épée dans l'eau.

Le lendemain, quand je revis Fiorentino, je le trouvai entièrement dégrisé au point de vue de la politique. Il disait" adieu aux grandes choses du jour.

« En voilà assez, ajoutait-il. Que les rois et les peuples s'arrangent comme ils l'entendront. Je ne serai plus assez sot pouj- m'occupcr de leurs affaires. »

Encore un mot sur Xavier Durrien Proscrit par le 2 Décembre, il était allé demander un refuge à l'h'.spagne. Il y a végété dix ans pour finir, le pauvre garron, comme tant d'autres

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politiciens, d'illusions refoulées et de misère. Assagi ou refroidi parles événements, Fioren- tino s'est tenu parole. On ne l'a plus vu se ha- sarder dans la région des chimères. Et, d'ail- leurs, les drames qui se déroulaient en ce mo- ment sous ses yeux étaient bien faits pour le dégriser. Horrible déchirement de notre pays, les journées de juin faisaient couler dans Paris des ruisseaux de larmes et de sang; P.-J. Prou- dhon demandait cette liquidation sociale qui eût abouti à donner à chacun des citoyens français un avoir de 375 fr. 50 centimes ; les clubs rem- plaçaient les théâtres; le luxe était mort et l'art avec lui. Bientôt survenait cette échaufïourée des Arts-et-Métiers qui amenait l'exil de vingt-deux députés et de nouvelles querelles. Hélas! vingt faux prophètes nous avaient promis le bonheur. « 0 ma tendre Musette, Musette, mes amours ! » chantait La Harpe après 93, en se repentant d'avoir, un jour, par fol enthousiasme, coiffé le bonnet rouge. A l'exemple de ce célèbre devan- cier, le Napolitain disant adieu à ses rêves déce- vants, revenait à ses fonctions déjuge assis sur une stalle d'orchestre. D'ailleurs, l'Empire avait suc- cédé à laRépublique, et il s'y était rallié. La prose, les vers, la musique, la danse, il n'y aurait plus autre chose pour occuper sa pensée ; c'était donc à analyser ces douces fanfreluches de la civilisa- tion, à l'étude de ces jeux d'esprit, qu'il deman- derait désormais la renommée et la fortune.

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Jusques-là, c'était parler en sage, mais deux choses devaient contrecarrer ses espérances. La première, c'était de n'être pas d'accord avec les caprices de la destinée; la seconde, ce devait être sa tendance à l'accaparement. On lui avait rendu le feuilleton du Constitutionnel, grand journal toujours en bonne posture. C'aurait suffire aux besoins de son activité. Un public de 40,000 abonnés, n'était-ce pas assez? Il vou- lut plus et, grâce à l'influence protectrice de M. Achille Fould, alors ministre d'État, il se fit donner par surcroît le feuilleton du Moniteur Universel, lequel était encore l'organe officiel du gouvernement. Il s'y installa donc en maître, mais avec le masque transparent d'un pseudo- nyme. (Ses articles étaient signés: A. deRoway, qu'on disait être le nom d'une de ses maîtresses, et, en ce cas, le fait était légèrement teinté d'im- pertinence ) Pour le reste, c'était le même style très clair, la même manière leste de porter une sentence et, ne l'oublions pas, la même abondance d'aperçus piquants.

Aux yeux de ceux qui s'y connaissaient, pour les grammairiens et pour les délicats, il y avait là, tous les huit jours, un véritable tour de force. Un critique assez riche de son fonds, assez habile pour analyser les œuvres dramatiques du jour dans le même sens, mais en variant sa formule et pouvant faire lire les deux sentences sans faire naître la satiété ou l'ennui, ce n'était pas un

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mince mérite. J'entendais dire que ça ne s'était jamais vu. Ce qui ne s'était pas vu non plus et ce qui commençait à éveiller les reptiles de l'En- vie, cachés sous l'herbe, c'était cette nouveauté offusquante d'un étranger, d'une espèce de Con- cino-Concini littéraire, s'emparant de deux des principaux organes de roi3inion publique. Deux! c'était déjà excessif, mais comme il avait aussi le Corsaire, cela faisait trois. « Trois, disaient ses ennemis, c'est donc un monstre, le chien à trois têtes que les mythologues ont placé sur le seuil des enfers classiques. Prenons garde ! »

On avait beau voir s'acclimater l'Empire et renaître les mœurs aristocratiques, un dépenaillé d'hier changé en César, une cour, des chambel- lans, des favorites, des cent-gardes, une liste civile, une nouvelle noblesse, on ne faisait pas taire les murmures. La littérature courante, quoique aux trois quarts muselée, se plaignait tout bas. En dépit de tout, elle conservait c[uel- que chose de la République des lettres, ne ces- sant pas d'être égalitaire. Sous-entendez qu'elle réprouvait le cumul. Sans doute Fiorentino n'était pas un fonctionnaire, mais c'était un favori. Tant de puissance rassemblée en une seule main, et en une main qui n'était pas fran- çaise, suscitait les rivalités et irritait les convoi- tises. Plus spécialement on s'emportait, et sans mesure, sur l'abandon du Moniteur Universel à un Italien. Créé pour servir de publicateur aux

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actes de l'iiutoritô publique, ce journal, c'était le budget qui le payait. Si chez nous un papier devait être un organe national, n'était-ce pas celui-là? Il y avait donc des mécontents pour dire qu'un étranger placé là, en vedette, de pré- férence à tout écrivain de talent, passait à l'état d'acte anti- patriotique. Plusieurs môme y voyaient une trahison. Ces plaintes voltigeaient un peu partout et il n'était pas possible qu'elles n'arrivassent point à l'oreille du critique. Mais lui, sans s'émouvoir, sûr de la protection du ministre d'Etat, pouvait être comparé au dieu de Le Franc de Pompignan, laissait crier, poursuivant sa carrière et n'ayant d'autre souci que d'arrondir sa fortune.

A ceux qui se trouvaient à côté de lui, il disait que, si le ciel lui accordait encore cinq ou six années de paix, ce serait assez pour qu'il fît ses orges. Ce terme atteint, il se retirerait en fa- mille, avec une très belle actrice. M''® Z***, dans le silence d'une petite maison, sous des arbres, en laissant le monde aller comme il l'entendrait. Souhaits à la Florian! Qui ne les a formés !

S'amasser de quoi se retirer loin du bruit que fait la foule, procul ncfjotus, dit Horace, s'en aller de Paris avant d'être touché par la vieil- lesse, se faire une demeure sur un beau lac d'azur et d'or, à cent pas de la maison Ca- tulle a clianté le Moineau de Lesbre, ça parais-

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sait être de la part de ce triomphant un acte de modestie, mais, à bien prendre les choses, réflé- chissez-y, et vous verrez que c'était une bien grande ambition pour un travailleur de la pen- sée, puisque, pour ceux-là, c'est le plus irréali- sable des rêves. Ah ! ces hommes que le vul- gaire tient pour si heureux parce qu'un bruit frivole se fait autour de leur nom ! Les dix der- nières années de la vie, qu'on doit souhaiter et calmes et douces, n'allez pas croire qu'elles soient faites pour eux. Sur cinq cents qui attisent en eux ce désir, y en a-t-il deux qui en jouissent ? Je cherche et je n'en trouve pas un. J'entends encore J.-J. Weiss, rencogné par l'Académie française, me disant : « Ah ! si je pouvais seu- lement avoir la retraite du a vieillard de Ta- rente dans les Géorgiques ! » Eh bien, non, le sort ne le veut pas. Fata obstant. Nous sommes tous condamnés à finir, non sur un lit de mousse, mais sur des épreuves d'imprimerie. Un beau matelas !

Fiorentino enrichi ne devait pas avoir pour dernier asile la villa ombreuse et fleurie dont il embellissait ses songes. J'ai à faire voir combien il a payé cher sa renommée et sa fortune. Mac- beth de l'écritoire, il avait son spectre Banque. Au milieu des fracas et des bouleversements po- litiques, Paris avait oublié l'histoire, vraie ou fausse, du billet de banque tendu par Nestor Roqueplan. En voyant l'étranger arriver de plain-

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pied au Moniteur Universel, les colères d'autre- fois reparurent, démuselées. Ce nouveau coup partit de la Société des gens de lettres.

IV

Un beau jour, une consigne fut convenue entre compères. Il y fut dit qu'il fallait absolu- ment se défaire du critique. Très belle résolu- tion, mais comment la mettre à exécution ? La cli()se, entre nous, ne ressemblait pas mal au conseil tenu par les rats à rencontre de Rodi- lard. Qui attacherait le grelot ? On eut recours alors, non pas à la Société des gens de lettres, dont les sept cents cinquante membres étaient une masse difficile à remuer, mais à son comité. Le motif, c'était la dignité du métier compromise par le feuilletoniste.

Pour dire la vérité, il y eut d'abord quelques hésitations. Un juge de l'endroit prit la parole et dit :

Messieurs, doucement. Je ne connais pas M. Fiorentino. Je n'ai ni à l'accepter ni à le dé- fendre. Je ne veux dire qu'un mot : c'est que, n'étant pas français, en vertu de nos statuts, il n'appartient pas et ne saurait appartenir à notre Société, qui ne doit être formée que d'écrivains de notre pays. S'il a commis des actes réprchen- sibles, ce qui se peut, ce n'est donc pas à nous

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à l'en reprendre, mais à ceux qui l'emploient, c'est-à-dire aux directeurs du Constitutionnel et du Moniteur. Il est de toute évidence que ce n'est pas notre affaire.

Ça paraissait assez raisonnable, ce que disait ce doyen, car il paraît que c'en était un, mais on lui riva vite son clou en lui faisant remarquer ciue si le délinquant était étranger, les deux or- ganes littéraires qu'il mettait en mouvement étaient deux feuilles françaises et, que, par con- séquent, puisqu'il y avait tout à la fois abus et scandale, c'était à la France à agir.

Sur cette réplique, il n'y avait plus qu'à obser- ver la consigne.

Dès ce moment ce ne fut plus le Conseil des rats, ce fut le Conseil des Dix qui entra en fonc- tion ; seulement ils étaient vingt-quatre. Un des membres de cette agrégation, M. Alphonse de Calonne, le rédacteur en chef de la Revue Cojîtemporaine, avait été jadis très lié avec le critique et, comme il arrive souvent, mais j'ignore à propos de quoi, cette amitié avait tourné à l'aigre. A la suite de ce désaccord étaient ve- nues des plaintes dans lesquelles on affirmait que dix ou douze artistes des deux sexes, notamment des chanteurs et des chanteuses, prétendaient avoir été assujettis, le feuilleton, c'est-à-dire le poignard sous la gorge, à une contribution noire. Stipulant, je le répète, au nom do la dignité des lettres, notre Comité prenait cette cause en main

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et se croyait en droit de flétiir et même de con- damner ces manœuvres, qu'on se flattait de ne point pratiquer dans notre pays.

En ce temps-là, comme la tribune n'était plus debout et que Paris ne s'occupait pas de poli- tique, le moindre incident devenait un sujet de causerie. Cette affaire, qui confinait au théâtre, fit donc un bruit de tous les diables. Vous rap- pelez-vous, du reste, le mot dans lequel La Ro- chefoucault dit qu'on se réjouit toujours de ce qui arrive de fâcheux à autrui ? Il s'agissait de jeter à la mer un homme qui tenait une grande place dans le monde de la publicité et dont avaient à se plaindre et ceux qu'il avait piqués dans ses écrits et ceux qui lui en voulaient de n'avoir pas été assez enguirlandés de louanges et aussi, hélas ! ceux dont il avait fait l'éloge. Dès lors, il y eut triple clameur de haro. Etripez-le! Ils n'y allaient pas de main-morte !

Traînez-le donc sur la claie, ce vil Napoli- tain !

En France, la justice est, à l)on droit, soigneuse de ses prérogatives. Elle n'entend point qu'on tourne son autorité en dérision. Or, dans la cir- constance, que se passait-il ? Quoique n'étant investi d'aucun caractère de juridiction, le Co- mité, se laissant glisser sur la pente de la plus téméraire des audaces, s'érigeait en un collège de magistrats. Chose ou comique ou sacrilège, comme on voudra, ils s'étaient distribué des

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rôles de juges comme s'ils eussent été sérieuse- ment les membres d'une Haute-Cour. Très osten- siblement ils avaient organisé une enquête dans les formes qui sont usitées au Palais de Justice. L'un était président ; l'autre, juge d'instruction,^ un troisième greffier, un quatrième procureur, organe du ministère public. Il ne leur manquait plus que d'être coiffés de toques argentées et vê- tus d'une robe noire ou rouge, agrémentée d'her- mine.

Ce n'était pas tout. En se donnant des airs de tribunal, ils lançaient des assignations, faisaient comparaître des témoins et dressaient un acte d accusation, fondé sur des faits de chantage. Vingt artistes célèbres étaient interrogés. Recon- naissons que plusieurs chargeaient grandement l'inculpé. On l'accusait d'avoir fait payer cher son intervention dans les rapports avec le Théâtre Italien. Il avait aussi tiré de l'or de ses éloges. Eh bien, pourquoi venait-on à lui? Pourquoi lui demandait-on d'user son encre en panégyriques ? Mais, d'ailleurs, appelé, il refu- sait de comparaître. « Pardon, mes beaux mes- sieurs, leur fit-il dire, je suis, moi, un écri- vain libre. Ne faisant point partie de votre So- ciété, je n'ai aucune affaire à débattre avec vous. Veuillez donc, je vous prie, vous désarmer en ce qui me concerne du glaive de la loi et me lais- ser en repos. » La réponse était d'une finesse tout italienne. Etait-elle habile? Non, sans doute.

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et elle a eu pour effet, d'abord de rappeler l'his- toire du billet de banque et, ensuite, de raviver le feu de l'accusation.

Dans ce monde spécial du théâtre, des arts et des lettres, chez ces hommes et chez ces femmes dont les nerfs sont toujours en mouvement, l'an- thropophagie a toujours été de règle et l'on s'y mange sans cesse.. Entendons-nous bien. Oui, le mot n'est pas trop fort, on s'y mange du ma- tin au soir^ moralement parlant, bien entendu, avec des cris de joie et des danses de sauvage. Cette enquête dirigée contre un critique influent n'était donc pas pour déplaire à la bohème dorée. Tels et tels premiers sujets, telles et telles su- perbes cantatrices, tels et tels auteurs courant à la gloire d'un jour comme les papillons noc- turnes à la flamme d'une bougie, avaient, naguère mis un grand empressement à se faire tambou- riner par le feuilleton. En apprenant qu'il était en butte à une vive censure, ils n'étaient pas fâchés d'éclater en reproches, puisque, suivant la remarque de Scliopenhauer, il y a une secrète volupté à se montrer ingrat. Mais n'est-il pas dans la tradition de faire des cadeaux à la cri- tique ? Qu'on ne me taxe pas d'applaudir à cette coutume. Je sais que les moralistes la ré- prouvent en ce qu'elle a pour résultat d'anni- hiler l'indépendance du juge, mais je tiens à dire que c'est l'usage. De tout temps, chez les artistes, mais surtout depuis 1830, on a arrosé

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la réclame en envoyant un remerciement à son auteur. Tantôt c'était une bague .ou même une montre en or ; tantôt, chose plus délicate, c'était un porte-cigare ou un tableau. Jadis les rois fai- saient porter par un chambellan la fameuse ta- batière enrichie de diamants. Les princes de la maison d'Orléans se fendaient d'un service de Sèvres, et convenez que c'était charmant. Tel illustre confrère, dont il serait inutile de mettre le nom ici, ayant la réputation d'aimer à bien vivre, gastronomiquement parlant, on lui faisait parvenir une bourriche de gibier ou bien des truffes. Il n'y a pas encore bien longtemps exis- tait parmi nous un avocat à bon droit fort re- cherché, mais celui-là n'avait pas de goût pour ces bagatelles. Un jour, à la suite d'un procès épineux, gagné par son éloquence, le client lui fit transmettre, en guise d'honoraires, une magni- fique édition des œuvres de Montesquieu. Il sourit et les mit à la place d'honneur dans sa bibliothèque, mais en disant à celui qui les avait apportées. « Des livres! ah! c'est très bien, mais j'aurais préféré des livres tournois. )) Florentine, lui, était de l'école de ce beau par- leur. Il aimait l'argent et, en vue de la maison des champs à conquérir, il s'en faisait donner le plus possible.

Au courant de l'enquête, les magistrats pour rire, se prenant au sérieux, ont fait un recueil des dépositions. Plusieurs étaient accablantes.

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ji Mîiis, disait un plaisant, superbes ténors et di- vines cantatrices, pourquoi donc couraient-ils chez lui, si ce n'était pour chanter ? » Est-ce qu'il n'y avait pas en eux et en elles un peu de res- ponsabilité, la part du tentateur ? Cependant, comme chez nous tout ce qui a une forme nou- velle pique la curiosité, les enquêteurs se sont surtout arrêtés à une résolution dont tout le monde devait parler. Entre autres témoins cités, figurait une jeune et très jolie chanteuse d'ori- gine grecque, fort aimée des habitués de l'or- chestre. On la nommait M^^®"d'Angri. Au Théâtre. Italien, elle jouait et chantait les soubrettes à ravir, mais, pour les choses de la vie réelle, elle était d'une naïveté d'enfant. Quand nos sévères messieurs, en fronçant le sourcil, procé- dèrent à son interrogatoire, comme elle ne s'ex- primait en français qu'avec une extrême diffi- culté, au lieu de répondre, elle demanda à ex- hiber son carnet de dépenses, car c'était une fille d'ordre. On y lut en propres termes à la date du 15 décembre, date d'une de ses visites au terrible critique, ces mots, qui, au sens des accusateurs, narrait nettement le délit : Rcya- lato Fiorentino. Qu'est-ce que cela pouvait bien dire? Ils se cotisèrent pour les traduire. Ah! ah! ah ! c'était forinel ! « Régalé Fioren- tino ! » Il y en eut un qui dit : Pourboire versé ('( Fiorentino, et ce fut cette version qui fut adop- tée. — Un ])ourlK)iro, était-ce nn délit ? N'im-

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porte, le fait transpira fortement au dehors et fît naître un beau tapage dans le monde si babil- lard du théâtre et de la presse. Ajoutons que ces trois mots d'un italien bizarre devaient causer en grande partie la condamnation.

J'ai déjà eu à dire que Fiorentino avait pour mécène M. Achille Fould, ministre d'Etat, alors tout-puissant au palais des Tuileries. Le moment est venu de faire voir que, cherchant à parer les coups qui pleuvaient sur sa tête, lltalien mettait son protecteur en campagne. Il ne manquait pas de lui démontrer que, pour le perdre, ses enne- mis, ultra-révolutionnaires dans la circonstance, avaient usurpé d'augustes fonctions, celles de la Justice. Par ricochet, la plainte fut déférée à l'honorable M. Roulland, qui, pour lors, était garde des sceaux, mais soit que cette Excellence boudât son collègue, soit qu'en rembarrant des gens de lettres en renom et vindicatifs, elle crai- gnît de se faire des ennemis ou de se rendre im- populaire, elle s'arrangea pour s'échapper par la tangente Afïectant de faire le joli cœur, M. Roul- land répondit à l'invite à carreau par un pro- verbe latin, toujours en usage dans le pays de la chicane. Il répondit à M. Achille Fould, tout en s'inclinant : De miniinis non curât prœtor. Une futile querelle entre feuilletoniste et gens de théâtre, une sorte de Batrachomyomachie, était- ce un objet pour prendre les instants du chef de la magistrature française ? Vu, d'ailleurs, le mou-

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vement des mœurs actuelles, qui était tout en- tier aux choses amusantes, il n'y avait pas de mal à laisser cette affaire se dérouler librement comme un jouet offert à l'.opinion publique.

On eut alors recours à une grande autorité en la matière, c'est-à-dire à M. Dupin aîné, récem- ment rallié à l'empire et qui était, comme on sait, procureur général à la cour de cassation. Mais le célèbre jurisconsulte était encore plus retors que grêlé. Il répondit de même par une fin de non recevoir. Songez donc, s'il vous plaît, qu'on était à l'heure il venait d'arriver du rocher de Guernesey, à l'état de manuscrit cou- rant de main en main, ce lambeau inexorable des Châtiments, intitulé : l'Autre Président (Le Président de la Législative qui se déroba devant le coup d'Etat). Vous savez que Victor Hugo re- présente ce même Dupin, faisant son entrée aux Enfers le second Brutus, le glorieux vaincu de Pharsale, le condamne à recevoir, sans relâche, pendant l'éternité, des pichenettes sur le bout du nez. C'en était assez, n'est-ce-pas ? Ce supplice tout nouveau, imaginé parle grand poète, faisait rire et frissonner en même temps. L'an- cien président de l'Assemblée Nationale brisée sans aucune protestation de sa part dut lire ces iambes brûlants, et il n'en riait pas, ou bien il en riait jaune. Ces gens de lettres sont une en- geance toujours à redouter. Il pensait sensément, ce vieillard, qn'û n'avait pas à aller au-devant

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de quelque autre satire. Il refusa donc net.

Que faire ? Pour le traducteur de Dante, il n'y akvait plus qu'à avoir recours à la force d'iner- tie et à la résignation. C'est ce qu'il fit, « Après ça, disait-il en faisant le plaisant, je ne crois pas qu'ils aillent jusqu'à me faire couper le cou. » La sentence parut. Comme notre Comité ne dis- posait pas du code pénal, il n'y avait pas et il ne pouvait y avoir dans l'arrêt autre chose qu'un blâme sévère. Pier-Angelo Florentine était si- gnalé au monde littéraire comme étant un écri- vain qui avait mésusé de sa plume et qui n'était plus digne de la considération de ses confrères. C'était rude ; c'était une déchirure sanglante faite à l'amour-propre du critique, et c'était sans appel.

Restait à savoir si ce jugement serait suivi d'efïet. Ceux qui l'avaient rendu n'espéraient pas que le condamné se ferait justice en se tirant une balle dans la tête, mais ils supposaient bien ou qu'il s'éloignerait de Paris ou qu'il serait remer- cié par les trois journaux il écrivait. Leur stupeur fut grande quand ils apprirent que chez lui, et autour de lui, dans ses tenants et abou- tissants, toute cette grosse affaire n'avait fini que par un éclat de rire. En s'emparant du mot pro- noncé jadis par Chateaubriand sur la liberté de la presse, l'Italien s'était écrié :

« Il faut s'habituer à ça, comme on s'habitue au mal de mer. »

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Mazarin n'aurait pas mieux dit.

Eh bien, après tout, qu'est-ce que ce procès- verbal, écrit par des envieux, pouvait bien lui faire? Ça n'affectait en rien sa position. Il n'en avait pas moins deux grands feuilletons à écrire, chaque semaine, et cent suffragants, les célébri- tés théâtrales venant à lui et le consolant à force de sourires, de poignées de main et même d'ac- colades. Et puis, pourquoi les cadeaux ne recom- menceraient-ils pas?

Tout ça était bel et bien, mais, au fond, plus sensible qu'on ne pense, il se sentait touché au vif du cœur et bien plus qu'il n'avait l'air de le dire. Cet arrêt était une poire d'angoisse dure à digé- rer. Si, par le fait, il était disqualifié aux yeux de la littérature courante, il en rejaillirait quel- que chose chez les gens du monde. Toutes les fois qu'on le voyait entrer dans un foyer de théâtre, on s'écartait de lui ou, ce qui n'était pas moins injurieux, ils se parlaient à l'oreille. Ceux des petits journaux qui se nourrissent de bro- cards l'écorchaient vif par voie d'allusion. Il avait le regard trop acéré pour ne pas voir qu'il pas- sait à l'état de bête noire dans ce cercle de l'élé- gance et de la méchanceté qu'on est convenu d'appeler a le Tout-Paris ».

Ah ! tout n'était pas tini entre ses ennemis et lui. Eh! d'abord, ceux qui savent un peu d'his- toire n'ignorent point que rien ne finit ici-bas, et que, dans les petites choses, comme dans les

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grandes, tout recommence sans cesse. C'est ce qu'a exprimé Vico en nous faisant voir que l'his- toire est un serpent qui se mord la queue.

Au lendemain du brûlant ostracisme prononcé contre lui, levant haut la tète, il affectait de dé- daigner ces éclaboussures de l'opinion, mais ce n'était de sa part qu'un jeu mal déguisé. En réa- lité, le levain d'une acre rancune mettait le feu à sa poitrine et attisait ses colères. Il lui fallait une vengeance. Mais comment atteindre à la fois vingt adversaires, tous jeunes, tous ayant des influences dans la presse? Ce fut alors que, mal inspiré, il demanda à l'atavisme l'instinct de per- fidie qui est de mise dans le pays des Sforce et des Malaspina. Grisé ou hébété par la haine, il rechercha un détour qui le mît à même de bles- ser un de ses ennemis, mais dans ses affections les plus chères. Il attaqua une femme. C'était descendre au rôle de bravo du quinzième siècle.

Sans courir le risque d'être taxé d'indiscrétion ou d'offense à la vie privée, on peut aujourd'hui, je crois, rappeler ici cet épisode qui, voilà cin- quante ans, a fait grand bruit et est devenu la cause d'un drame.

Il y avait alors, à l'Opéra, une jeune et jolie chanteuse, M^^® Grimm. Cette belle personne n'avait pas un talent de première ligne, mais elle était bien venue du public Tout à coup Fioren- tino se mit à la persifler en termes acerbes et à parler de ses relations mondaines. Ce qu'il en

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faisait, ce n'était pas préciscment pour elle, mais pour faire une querelle d'Allemand a un écrivain qu'il savait être son ami, l'un de ceux qui ve- naient de le vouer au mépris ]:)ublic. Soit dit en passant, ce coup de poignard était bien italien. M. Amédée Acliard, le romancier bien connu, se sentit visé. En insultant la cantatrice, c'était à lui qu'on en voulait. Il envoya un cartel. Le sur- lendemain, on se battit au bois de Boulogne et à l'épée. Le romancier eut le poumon gauche percé de part en part.

Ainsi qu'on le voit, cette blessure était des plus graves. Un moment, on crut qu'elle entraî- nerait la mort. Fort heureusement, il n'en fut rien. Grâce aux soins d'un habile docteur, à l'air vivifiant de la campagne et à la jeunesse du su- jet, l'hémorragie s'arrêta, la plaie se cicatrisa et M. Amédée Achard put guérir. Seulement il resta une trace du coup d'épée qui amenait d'assez vives douleurs à tout changement de tempéra- ture et qui, a-t-on dit, aurait hâté de dix ans la mort du blessé. Quant à Fiorentino, l'événement ne le réhabilitait pas sans doute, mais il lui fai- sait obtenir ce qu'il désirait : le silence.

Comme en cette affaire j'ai le devoir do ne rien omettre, il me faut bien relater ici une par- ticularité peu connue et des plus curieuses.

J'ai constaté plus haut quelle part le critique avait prise au mouvement révolutionnaire de rilalie en 1818. On va voir (juc cotte entente

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avec les carbonari de Naples, tous mécréants, ne l'empêchait pas d'être l'adepte et même le servi- teur d'une sainte orthodoxie. Un de nos confrères, un de ses collaborateurs, lui parlait de son duel et le félicitait de ce qu'il avait eu la chance d'en sortir sain et sauf.

Ah ! lui répondit Fiorentino, je ne pouvais avoir ni peur ni inquiétude, sachant d'avance quel serait le résultat de cette rencontre.

Très bien, et comment pouviez-vous le sa- voir ?

Rien de plus simple. Le matin du duel, en sortant de chez moi, je suis entré à Notre- Dame-de-Lorette et j'y ai fait une station devant l'autel de la Vierge : « Mère de Dieu, lui ai-je dit, fais-moi la grâce que je transperce mon ad- versaire », et elle m'a exaucé.

Ce récit, très véridique, répandu dans les mi- lieux littéraires, y a été grandement et diverse- ment commenté.

Un ancien Saint-Simonien, Adolphe Guéroult, député de Paris et rédacteur en chef de V Opinion Nationale, frappé de ce fait, l'avait reproduit en entier dans son journal. En l'y lisant, le prince Napoléon lui disait :

(( Cette invocation à la Vierge ne m'étonne pas. Personne plus que moi ne connaît la botte italique, puisque j'y ai été élevé. Je sais donc que, dès l'enfance, les Italiens, même les plus audacieux, toujours en extase devant les statues.

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les tableaux et les cierges allumés, ont en eux une forte dose d'idolâtrie. »

Soit, mais, suivant le mot de Montaigne, ce Napolitain était un homme « ondoyant etdivers ». S'il s'agenouillait en croyant devant la Vierge, il ne se défendait pas, une autre fois, de se tenir en libre penseur. De son soudain retour à Naples, en 1848, il racontait un trait qui le parait de cette autre physionomie En ces heures-là, l'Italie en était toujours à l'époque Pie IX, vivement libéral, n'avait pas encore changé d'attitude et il demandait qu'on renvoyât les Tedeschi en Autriche. Après leur soulèvement si réussi, les Napolitains chantaient le même air. Ils orga- nisèrent même une députation de trois membres, à laquelle on donnait le mandat d'aller à Rome nouer avec le pape une alliance dans ce sens du même joug autrichien à secouer. Fiorentino fai- sait partie de cette délégation.

On se mit en route et l'on ne tarda pas à arri- ver à la ville éternelle. En vue de la liberté re- conquise, Rome était toujours en fête. Toutes les rues étaient pavoisées. Le peuple dansait sur les places, Pasquin s'amusait à faire de l'es- prit avec Marforio, son compère. Quand les trois envoyés, acclamés avec transport tout le long de leur route, s'avancèrent vers la résidence papale, les vivats redoublèrent d'intensité. En'ra ritalia ! Evira il Santo Padre ! criait la foule à tue-téte. Un éloquent orateur de l'ordre des

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Theatins, le P. Ugo Bassi, monté sur une borne, criait à la foule:

« Mes amis, saluez avec moi nos frères de Naples ! »

Ainsi tout faisait espérer aux trois commis- saires que cet accueil enthousiaste serait conti- nué, mais il n'en devait rien être. Dès qu'ils furent sur le seuil du Vatican, on leur chercha des chicanes, o Est-ce que vous ne nous apportez pas la tempête ? » leur dit un cardinal de la cour du Saint-Père. Evidemment le vent avait tourné. Cependant, comme ils levaient haut la tête et parlaient avec énergie, on se radoucit un peu, mais avec des manières félines. Une façon de camérier leur dit que hSa Sainteté ne pourrait leur donner que dix minutes, parce qu'elle était indisposée et qu'elle ne pourrait les recevoir que dans sa chambre à coucher.

« Nous sommes aux ordres du Souverain Pontife, « dirent-ils.

On les introduisit donc et, après qulls se furent pieusement inclinés, suivant l'usage, devant le vicaire de Dieu sur la terre, chacun d'eux fut admis à prendre un siège. Il y en eut un qui s'ap- prêta à parler du message, mais en même temps, un autre fort soupçonneux usa de ruse afin de voir si la situation était franche. Laissant tomber la clé de sa montre sur le parquet, il se baissa aussitôt pour la ramasser. Il aperçut alors sous le lit du pape, savez-vous quoi ? un révérend

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père jésuite, étendu tout de son long, l'oreille aux aguets.

Cela suffit. D'un geste indigné, il lit signe à ses compagnons, et tous trois, ayant salué Pie IX, se retirèrent pour aller rapporter ce qu'ils ve- naient de voir.

({ Un jésuite, disait Fiorentino, c'est l'incar- nation du diable. »

Gloriole littéraire, que tu es donc peu de chose ! Sous plus d'un rapport, il en est du critique, mais surtout do celui qui régente le théâtre, comme du comédien. Lui mort, tout est dit. Des trésors d'observation, de la moelle cérébrale qu'il a prodiguée à la tâche sociale, il ne reste rien. Les choses se passaient déjà ainsi, voilà cent dix ans, à propos des écrits de La Harpe. Qui se rap- pellerait aujourd'hui une ligne de ce Geoffroi, du Journal des Débats, dont un alinéa faisait pâlir Talma et intéressait Paris entier ? Le nom même de cet analyste est oublié comme dix autres qu'ont applaudis nos pères. Même chose s'est vue chez nous, pour les feuilletonistes d'hier. Nul n'a été plus fêté que Jules Janin. En vain, cet enfant gâté de la fin du xix* siècle a rassemblé ses meilleurs pages pour en faire (juatre volumes. Précaution bien inutile. Pas un des générations nouvelles ne les lit. Théophile Gau- tier, un peu plus moderne, a fait un choix de même genre, et Paul de Saint-Victor aussi. Ils ont eu le même sort. Que de belles feuilles ont

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été le jouet des vents, dirait le poète de Tibur. Des dix mille colonnes, étincelantes d'es- prit, que Fiorentino a composées, la postérité ne connaîtra pas un seul mot.

Il prévoyait bien qu'il n'échapperait, du reste, pas à la rigueur de cette destinée et il ne songeait pas à s'en plaindre. Mais qui l'empêchait d'ajouter à ce bagage quelque chose de plus durable ? J'ai eu à le dire en commençant, il avait traduit, au gré de tout le monde et en très bon français, la grande Epopée de Dante. Nous autres, fils à tête de liège de la Gaule, si longtemps infatués de nous-mêmes, il est bien des richesses de la Muse d'Italie que nous ignorons. Pourquoi ne pas nous les faire connaître ? Stendhal, qui ai- mait à farfouiller dans les archives des vieux couvents, disait : « Il y a là-dedans cent Iliades inconnues » . Ne parlons que des œuvres qui ont été imprimées, mais qui n'ont point passé les Alpes. Fiorentino avait été plus qu'aucun autre à même de les vulgariser chez nous. Je l'ai en- tendu, un jour, exprimer un regret à cet égard, et ce regret avait son excuse.

« La Ristori, disait-il, nous apporte ici Alfieri par fragments, oui, mais le grand tragique ita- lien est ignoré en France. J'avais songé à tra- duire son théâtre. J'ai reculé. Ces scènes font toutes la guerre aux rois. Eh ! eh ! c'est d'un républicanisme féroce. Ça ne serait pas contraire à mes idées, mais ça ne plairait pas autant à

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ceux qui me protègent. Qu'un autre ait plus de vertu que moi. Populariser les sublimes concep- tions d'un beau génie, je le ferais, si, avant tout, on ne me faisait pas une loi de me taire.

Frayant avec les notabilités, il aimait beaucoup H. de Balzac et s'efforçait d'apaiser ses plaintes, car, suivant lui, le grand romancier, s'estimant méconnu ou pas assez récompensé, ne passait pas un seul jour sans gémir. Fiorentino citait sou- vent le mot de ce mécontent : « La gloire est le soleil des morts ». Il ajoutait, devant moi, que le même lui avait dit, un jour :

« Ah ! vous êtes heureux, vous, mon cher, vous pouvez dire tout haut, de mes romans, le bien que vous en pensez. »

Des romans, Fiorentino ne se contentait pas d'en lire ; il en faisait lui-même à l'occasion, mais pas à la manière du propriétaire des Jar- dies. Ceux qu'il a composés ne portent pas son nom ; ils sont décorés d'un autre plus célèbre, celui d'Alexandre Dumas père. Sans que rien ne l'indique, il a amplement travaillé à l'œuvre multiple de l'infatigable mulâtre, dont il avait aisément épousé la manière. Paris s'est délecté à la lecture du Corricolo, une suite d'amusants tableaux sur la vie de Naples. Ces scènes d'une allure si vive, toutes excitant le rire, sont de lui ; seulement, chose qu'il est juste de reconnaître, le signataire y a mis la main, lagrilïe du lion. Ce- pendant, en un autre ouvrage la coopéra-

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^ tion de l'Italien a été, sinon plus sérieuse, du moins plus remarquée, c'a été dans Monie-Christo, ce prodigieux récit à compartiments, lequel a l'ampleur d'une épopée, puisqu'il s'étend sur un contingent de dix volumes, à trois cent cinquante pages chaque. Suivant la légende, car n'ou- blions pas de dire que c'en est une, tout ce qui concerne l'abbé Faria, ses trésors et sa captivité, serait la part qu'il a fournie. Evidemment le personnage est d'origine absolument transal- pine. « Le Napolitain nous a grandement ser- vis », s'écriait un jour Auguste Maquet, le bras droit de l'auteur. Ces confidences se col- portaient à haute voix, partout, à travers les cénacles, dans les bureaux de rédaction et chez les éditeurs, et j'ai de bonnes raisons de croire qu'elles reposaient sur un fond vrai. Au surplus, les relations intimes, très fréquentes, amicales même, qui ont toujours existé entre les deux écrivains, auraient suffi à accréditer cette inter- prétation.

A ce sujet, on me permettra d'insister ici sur un détail qui importe à l'histoire littéraire du temps. Quérard a été un grand rat de biblio- thèques et celui des chercheurs qui s'est le plus appliqué à soulever le voile des petits mystères relatifs au Jardin des Muses. En analysant à la loupe la tâche cyclopéenne de l'auteur des Trois Mousquetaires (pas moins de 1,000 volumes 1) ce bénédictin parvient à attribuer à Alexandre

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Dumas, sans aucune surcharge, un cortège de 93 collaborateurs. Le cliifïre est déjà à considé- rer. Ces coopérateurs sont de bénévoles manœu- vres qui contribuent à élever la même pyramide. Le catalogueur les désigne tous par leurs noms et, bien entendu, celui de Pier-Angelo Floren- tine n'est pas oublié.

Pour donner un surcroît de consistance à ce qui précède, j'ajoute ici le trait suivant, lequel m'a été conté par le Napolitain lui-même.

Cela ce passait au commencement du second empire, à l'époque l'inépuisable producteur de romans venait d'être dépossédé de Monte- Christo, la villa des environs de Saint-Germain- en-Laye. Il habitait alors un très modeste loge- ment de la rue d'Amsterdam.

Un matin, après dix heures, Florentine va lui rendre visite et le trouve à table, en train de déjeuner très simplement, avec son fils.

Sur la nappe, dans une assiette, se voient deux petites prunes noires d'assez chétive appa- rence.

(( Tenez, dit Alexandre Dumas, voilà tout ce qui me reste de Monte-Christo, c'est-à-dire de 200,000 francs. Mon cher Fiorentino, prenez-en donc une; vous aurez mangé cent mille francs.»

N'étant plus troublé par rien, ni par personne, Pier-Angelo Fiorentino se remit à ses deux feuilletons hebdomadaires du Constitutionnel et du Moniteur Universel {le Corsaire avait été

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supprimé). Un matin, on apprit qu'en vue des services rendus par lui à l'art dramatique, cet intrépide ouvrier en feuilletons venait d'être nommé chevalier de la Légion d'honneur. On s'en étonna un peu, mais nous étions déjà et nous sommes encore dans un pays et dans un temps tout passe vite, et nul -ne sonna mot. Ce- pendant les jours de fête étaient finis. La goutte arriva, prit le nouveau décoré par les jambes et le terrassa.

Dans son testament, il avait demandé que ses restes fussent transportés à Naples, son pays natal. On se rendit naturellement à ce désir, mais, avant le départ, le Moniteur universel se mit en frais pour lui faire des obsècjues qui ne seraient pas celles des premiers venus. Théophile Gautier auquel on avait donné la survivance de son feuilleton, prononça alors une brillante orai- son funèbre. L'allocution se terminait par ces paroles : « Il retourne à Naples, il dormira son dernier sommeil auprès du laurier de Vir- gile». Très joli, mais le mot a paru un peu fort.

De sa liaison avec M^^^ Z***, de la Porte-Saint- Martin, Fiorentino avait eu fils, gentil garçon qui cultivait avec succès les sciences exactes. Je l'ai rencontré plusieurs fois à la Revue Rose, dont il était un collaborateur assidu, pendant la direction de M. Rambaud. Il est mort prématu- rément, fort aimé de ceux qui l'entouraient.

TaTerororaro rorars 13 raraTaT» roTBTaTaTsTaro row

LA SECOlSrDE STATUE

Mûcon, 18 octobre 1890.

Voilà bien des vivants rassemblés tout à coup en Saône et-Loire pour y acclamer un mort.

Au moment paraissent ces lignes, par ce soleil d'automne qui n'a son pareil que dans les toiles d'Hobbéma, le centre de la France s'agite en faisant entendre des hourrahs. La Bourgogne, ses vendanges linies, se met en mouvement au bruit des orchestres; Mâcon est en fête; les cloches de ses églises sont en branle; le petit canon municipal tonne cent et un coups de suite. Toute la riante vallée de Saint-Point, encore verte à cette heure, voit des caravanes de pay- sans endimanchés accourir au chef-lieu, ban- nière en tête. Des contrées voisines, de Lyon, de la Franche-Comté, de Paris, descendent de l'express des députations d'académies, des délé-

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gués de sociétés littéraires. Cent mille âmes, expression réelle de notre grand pays, apportent au bas d'un bronze du laurier, du lierre et, par grosses gerbes, la fleur des champs.

Il s'agit de raviver le souvenir d'un grand poète, qui a été aussi un grand citoyen.

Il existe chez nous deux statues de Lamartine, toutes deux érigées en plein air, lune à Passy, l'autre en Bourgogne, mais on a pensé que ces images ne suffisaient pas pour bien faire con- naître ses traits aux générations qui arrivent après la nôtre. Depuis huit jours, en guise de prélude, comme une sorte d'avancement d'hoirie sur le Centenaire, la presse illustrée a multiplié ses portraits. On s'est surtout étudié à mon- trer ceux de deux âges divers : un Lamartine de 1820, un Lamartine de 1850.

Jeune, il a été d'une beauté peu commune. De très haute taille, bien découplé, se tenant droit comme tous ceux qui ont commencé par être soldats, mis avec une élégance de bon ton, sans afféterie, sans clinquant, il portait sur les épaules une tête ovale du dessin le plus pur. D'abondants cheveu ^i: châtains, un front vaste, d'une pâleur mate, sans rides ; des yeux noirs, grands ouverts, légèrement frappés de fibrilles d'or, voilà ce qui formait le haut du visage. Le nez un peu long, mais trop gros à son extrémité, était peut-être incorrect, mais la bouche très fine rachetait ce demi-défaut que faisaient vite

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326 oublier, du reste, des joues arrondies et un men- ton irréprochable, plein de noblesse.

Quand il se présentait sous cette forme, il avait trente ans. Il était sorti des gardes-du- corps et occupait un poste modeste dans 1 une des ambassades d'Italie. C'était l'époque un duel avec le général Pepe, le patriote de Naples, donnait un premier retentissement à son nom. Les Harmonies poétiques venaient de paraître, au milieu d'un applaudissement unanime; on commençait à parler des Méditations, ces belles stances que Victor Hugo devait précomser, le premier, en belle prose. En un instant, Lamar- tine était devenu la coqueluche du faubourg Saint-Germain et aussi un des maîtres pour la ieunesse littéraire. Lady Morgan, qui venait faire un premier tour à Paris, l'ayant rencontre dans deux ou trois salons, écrivait sur ses tablettes : « Lamartine est celui des jeunes poètes de France dont la tête rappelle le plus le noble visage de lord Byron». H est à supposer que ce mot, publié à profusion au delà du détroit, aura sans doute été pour quelque chose dans le mariage du poète avec une jeune Anglaise de

distinction. .

Second portrait, le portrait de I8o0. - Celui nui avait retrouvé la cithare de David pour chanter les roses de Sàrons était devenu un vieil- lard Du rapsode sacré il ne restait plus qu une ombre; le politicien avait pris sa place. Mo

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cherchez phis le brillant secrétaire d'ambassade. Les cheveux ont blanchi, le front s'est plissé, les yeux n'ont plus le même éclat. En plus d'un endroit, les joues sont fendillées de rides.

On peut voir qu'il est toujours droit comme un i, mais il ne met plus aucun soin dans sa toilette. La cravate se dénoue. Le chapeau est défraîchi. Solécisme à peine croyable, les chaus- sures sont coupées au bout, parce qu'il a aux doigts du pied des durillons ou des nodosités. Quand il veut lire, il est forcé d'avoir recours à un pince-nez. Voila donc ce que deviennent les anges ? Si le séraphin de 1825 pouvait renaître et qu'il se regardât dans un miroir, à coup sûr il aurait de la peine à se reconnaître. Et néan- moins, sous ces airs de vieillesse, il se révèle tout à coup un jet mystérieux et comme magique de rajeunissement. Eh ! certainement, oui, le flux et le reflux d'une longue vie ont secoué plus d'une fois cruellement cet homme de génie. Des malheurs domestiques laissent leur trace sur son sourire. Il a perdu sa fortune, qui, au début, était celle d'un grand seigneur. Ancien royaliste, ancien chrétien, les croyances de sa jeunesse se sont écroulées à ses pieds. La désillusion s'est mariée chez lui à l'hiver des ans, mais un culte nouveau le réveille. Comme chez Lamennais, comme chez Victor Hugo, le souffle de la Révo- lution française vient de passer sur lui et de faire sur toute sa personne l'effet d'un bain de

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Jouvence. Hier, ce n'était plus qu'un vieux poète désenchanté et muet; aujourd'hui, c'est un jeune orateur, tout étonné d'êtrele premier à proclamer le retour de la Républi(jue.

Il m'a été donné d'entendre Lamartine en 1848. Je l'ai entendu dix fois, à l'Hôtel de Ville et au Palais-Bourbon, c'est-à-dire dans des circons- tances tour à tour orageuses ou solennelles. Jusqu'à ce jour, journaliste de mon métier, j'avais été à même d'écouter tous les maîtres de la parole. Je savais donc Berryer, si superbe ; Guizot, si magnifique de dédain ; Montalembert, si menaçant; Michel (de Bourges), si âpre; Thiers, si précis, si captivant ; Dufaure, si clair; Ledru-Rollin, si coloré; Victor Hugo, si riche d'effets ; Victor Cousin, si ironique ; Jules Favre. si abondant. J'en oublie dix autres. Lamartine les surpassait tous par le charme et par la gran- deur de sa parole. Le 4 mai, jour de l'ouverture de la Constituante, il monta à la tribune. Il se mit alors à défendre les actes du Gouvernement Provisoire, cette dictature bénigne de soixante jours, contre laquelle sifflaient et croassaient de concert les serpents du marais et les oies du Capitole. Toute la salle était ensorcelée. L'As- semblée, sans aucune protestation, linit par voter que le Gouvernement Provisoire avait bien mérité de la patrie.

Je ne voulais pas m'égarer dans les ([uerelles de parti, mais pourtant il m'a fallu de toute

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nécessité faire cette courte incursion dans l'his- toire du temps pour bien marquer la différence qu'il y a entre les deux portraits. En tant que personnage politique, Lamartine n'a été sérieuse- ment en scène que pendant quatre années, du 24 février au 2 décembre. Dès le lendemain de la nuit sinistre, de la nuit du crime, comme a dit un autre grand poète, il rentre dans la vie privée, et ce n'est pas pour y être inactif. Rajeuni, retrouvant l'alacrité de ses vingt ans, il y organise le plus étonnant labeur littéraire auquel un homme d'étude ait jamais pu se livrer. En moins de seize ans, il a composé alors, dans la seule vue de payer ses dettes, soixante in-octavo encombrés de ce beau style d'un français concis et clair comme le cris- tal de roche. Il y a de tout dans cette œuvre, des pages d'histoire, des romans, de la haute cri- tique, des confidences intimes, c'est-à-dire les efïorts d'un bénédictin. Mais, pour en finir sur son rôle d'homme public, je me hâte de noter un ou deux faits qui achèveront de faire voir de quelle façon héroïque il a traversé les premières années du second empire.

Il n'a pas cessé, un seul jour, de protester contre le coup d'Etat Sous ce rapport, il a mar- ché de pair avec Michelet, Edgar Quinet et Alexandre Dumas, envoyant tous leurs encoura- gements au rocher de Guernesey. On a cent fois cité le couplet à Gustave Nadaud, qui préférait

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une invitation chez la princesse Mathilde à un très simple dincr clans la petite maison, rue de la Ville-l'Evêque. Mais, môme avant l'émission de cette épigramme, il avait manifesté sa vive opposition à l'attentat. Un peu avant le 2 dé- cembre, devenu réd.icteur en chef du Pays, alors journal républicain, Lamartine s'était donné comme lieutenant M. Arthur de la Guéronnière, lequel ne songeait aucunement, disait-il, à se rallier à Louis Bonaparte. Au lendemain de la sanglante aventure, changeant tout à coup d'at- titude, ce vicomte, tournant casaque, s'en allait tout droit au soleil levant pour aboutir au Sénat et à l'ambassade de Constantinople. Aussitôt il lui arrivait de Saint-Point ce billet, dont dix mille exemplaires ont couru dans Paris :

(f Saint-Point, le 6 décembre 1851.

« Monsieur,.

(( Le passé nous a fait nous rencontrer ; le pré- sent nous sépare ; l'avenir ne nous réunira

jamais.

a Lamartine. »

Dans le même temps, à l'un de ses voyages à Paris, l'auteur de Jocelyn va passer la soirée chez d'anciens amis, rue Saint-Dominique, dans une famille blasonnée. Après le dîner, une jeune femme présente au poète un album en le priant,

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suivdnt l'usage, d'y mettre quelque chose avec son nom.

Il ne faut pas oublier qu'on se trouve à l'époque Napoléon III triomphe sur toute la ligne ; c'est l'heure le comte de Postoret, le propre mandataire d'Henri V, se rallie et devient séna- teur à 30,000 francs par an ; c'est le temps le marquis deLaRochejacquelein, celui qui porte le plus royaliste de tous les noms, accomplit une évolution en tout semblable, aussi pour 30,000 francs par an.

Tout aussitôt, le pèlerin de Saint-Point prend la plume et, sur l'une des pages blanches, il écrit ce qui suit :

« Madame,

(' Laissez-moi placer ici un grand et beau vers, tout à fait de circonstance et dont je puis d'au- tant mieux faire l'éloge qu'il n'est pas de moi :

Chacun baise, en tremblant, la main qui nous enchaîne.

(1 Lamartine. »

Cet ouvrier de l'avenir qui devait, un jour, proclamer la République, avait beaucoup aimé les Bourbons. Il les a servis avec éclat, et comme soldat et comme zélateur lyrique. Tout le monde se rappelle l'élégie sur l'assassinat du duc de Berri ; tout le monde a lu les belles stances sur

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lu iiiiissam-o du il Lie de Bordeaux, Y enfant du nn- racle. On pensait bien qu'un jour l'auteur de ces strophes ailées serait ambassadeur du roi de France à Rome. Mais la destinée a arrangé les choses d'une antre façon. Ce (|ue je veux dire pourtant, c'est que CliarlesX professait une vive estime pour celui (jui avait chanté en si beaux vers son hls et son pctit-lils, et il a manifesté sa prédilection à cet égard d'une manière tout à fait royale.

A l'occasion de son sacre, le roi avait fait ap- peler, un matin, M. de Corbière, alors ministre de l'instruction publique.

« Monsieur le ministre, veuillez dresser une liste de dix écrivains du jour, auxquels nous dé- cernerons la croix de la Légion d'honneur. »

Le lendemain, l'Excellence se présenta avec la liste qu'on lui avait demandée.

Au nombre des candidats se trouvaient Lamar- tine et Victor Hugo.

Charles X prit le papier, l'examina, lut avec beaucoup d'attention ; puis, saisissant une plume, il bitîa les deux noms (pie nous venons de ci- ter.

Là- dessus grand étonnement du ministre.

Mais, sire...

Mais, monsieur de Corbière, si je biffe ces deux noms, c'est pour les réserver. Messieurs de Lamartine et Victor Hugo méritent bien, chacun, riionncur d'unes oi'donnance particulière.

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Très beau mouvement de la part du vieux roi et que nos lecteurs ne seront pas fâchés de ren- contrer ici.

Lamartine, on le sait, possédait trois châteaux dans le Maçonnais, tous les trois reçus en héri- tage : Saint-Point, Alilly etMontceau. Sa famille les lui avait légués en lui'impo.sant la condition expresse de ne jamais s'en défaire, sous aucun prétexte ; mais, par malheur, tous les trois étaient grevés d'hypothèques, et c'est de cette circon- stance qu'est née la source des dettes énormes dont il n'a jamais pu venir à bout.

Sans doute, il a aimé la dépense, le faste même, puisqu'il a poussé la prodigalité jusqu'à fréter à ses frais un navire pour le mener en Orient jus- qu'à Jafïa. Il s'est complu à nourrir un grand train de maison, une livrée, des chevaux, des chiens, ah ! vous savez, ces fameuses levrettes que les journaux satiriciues lui ont tant et si bê- tement reprochées ! Cela est certain, il n'enten- dait rien à l'art de mettre un sou sur un sou, mais la vérité réelle, à propos de ses dettes, c'est bien évidemment cette lèpre, ce cancer de l'hypothèque qui a dévoré sa fortune, pièce à pièce. A l'époque de la souscription ouverfe à son profit et qui a échoué, comme j'avais chaude- ment pris son parti, à ce sujet, dans la Ga:^ette de ParÏH, il est venu, un jour, me remercier et, durant un quart d'heure, il nous a révélé, à trois qui étions là, ce mystère de ses ennuis sans pa-

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roils. « Ma belle maison d'Albe m'a perdu », di- sait un Romain du temps des Césars. Lui, il a été perdu par ses trois châteaux.

A Saint-Point, celle de ses résidences qu'il a le plus aimée, il a mené pendant d'assez longues années la vie que Walter Scott donne aux lords de son pays. C'étaient des réunions d'amis, des chasses, des fêtes même bruyantes, mais qui n'excluaient pas l'étude, puisque, à dater des Harmonies poétiques, il n'a pas cessé d'allonger la nomenclature de ses poèmes. Un détail assez digne de remarque: il faisait ses vers à travers champs, en plein paysage, pendant ses prome- nades à cheval. Doué d'une excellente mémoire, il les retenait tous après les avoir mis en rang et il les rapportait très fidèlement à Saint-Point, sans qu'il en manquât un seul. Sa monture n'était pas à l'écurie qu'il les avait transcrits au crayon sur le papier, découpé en petits feuillets dans son cabinet.

C'est de cette façon qu'on été formés notam- ment le Pèlerinage de Childe-Havohi et la Mort de Socrate.

En 1844, quand il s'occupait de cette Histoire des Girondins, qui a été comme le signal de la Révolution de Février, établissant une sorte d'enquête, il ne craignait pas daller de porte en porte chercher des renseignements, des pièces probantes, des faits. Ce fut pour trouver des do- cuments sur Danton qu'il fut mis en rapport

avec la famille de Saint- Albin, dont le chef, encore subsistant, avait été le secrétaire intime du célèbre député d'Arcis-sur-Aube. A la pre- mière visite, il put rencontrer la jeune fille de la maison, une très bellepersonne qui devait devenir, un peu plus tard, M™'^ Achille Jubinal. On ve- nait de jouer au whist. Lamartine prit une carte au hasard ; c'était le neuf de trèfle, et, en quatre coups de crayon, il s'en servit pour transcrire ses impressions par ce quatrain :

A MADEMOISELLE DE SAINT-ALBIN

Je n'ai fait qu'entrevoir, un instant, ton visage, Et je sors, en tremblant, tout ébloui de toi. Je plains le flot furtif se voit ton image : II la perd en fuyant, je l'emporte avec moi.

Lamartine avait le don de porter bonheur à ceux qui l'approchaient.

Il a été le patron de vingt personnalités qui, toutes, ont réussi dans le monde.

Entre autres notabilités contemporaines qu'il a lancées, je citerai : Eugène Pelletan, ancien député de Paris, membre du gouvernement de la Défense nationale en 1870 ; Paul de Saint- Victor, le critique, son ancien secrétaire : H. de Lacretelle, député de Saône-et-Loire, et Tony Révillon, député de Paris,

Il s'est éteint à Mâcon, au commencement de mars 1869. Il avait donc soixante-dix-neuf ans

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le jour de sa mort. Plusieurs écrivains de la presse républicaine, MM. Louis Ulbacli et Ed- mond Texier. étaient venus de Paris afin d'as- sister à ses funérailles. Ils ont suivi à pied ce long et sublime convoi, qui, de Mâcon jusqu'à Saint-Point, a trouvé tout un pays rempli de gloire et palpitant encore de l'âme du grand poète. Quand la voiture de deuil s'arrêta devant Montceau, les femmes de vignerons se précipi- tèrent sur le cercueil. Elles le touchaient, elles le baisaient avec des sanglots, en s'écriant :

(( C'est lui, c'est notre cher monsieur, celui qui faisait tant de bien aux pauvres gens ! »

A Saint-Point, la neige qui, d'abord, avait fait un chemin difficile au convoi, cessa tout à coup. Une sorte de printemps hâtif avait dès lors embelli, pour quelques heures, ce doux vallon, qui, depuis ce jour-là, garde son hôte illustre. La cérémonie fut plus que simple. On enterra rien qu'avec des couronnes de fleurs cet homme qui avait traversé toutes les grandeurs sans vou- loir se parer d'aucun oripeau, d'aucun ruban ; puis la voix confuse de la foule qui s'empressa pendant une heure autour de la petite chapelle, fut la seule oraison funèbre de cet orateur na- guère si retentissant.

La famille aVait voulu que le silence diuis lequel il s'était enseveli lui-même avant l'heure se continuât jusque sur sa tombe, et cette vo- lonté fut respectée.

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A la même heure, le télégraphe a rapporté le récit de cette fête à la France et, partout, la France respectueuse, a pris la parole pour pro- clamer l'immortalité de Lamartine.

EN GUISE DE POST-SCRIPTUM

Un jour, vers 1846, il arriva au bureau prin- cipal de la poste un pli cacheté de cire rouge, venant de l'étranger, avec cette adresse : Au

PLUS GRAND POÈTE DE LA FrANCE. On Voit

d'ici l'embarras du directeur. Le plus grand poète ! qui donc était-ce ? Le fonctionnaire, s'en rapportant aux cent trompettes de la Renommée, envoya la missive chez Déranger, mais le vieux chansonnier, tressautant sur son fauteuil, rendit le pli en disant : « Portez ça, sans retard, chez Victor Hugo, place Royale ». Victor Hugo, même mouvement, se donna à peine le temps de lire la suscription, et s'écria : « Portez ça, tout de suite, rue la Ville-l'Evêque, chez Lamartine ». De son côté, Lamartine, repoussant le paquet, donna l'ordre de le porter chez l'auteur d'Her- nani. Bref, l'envoi paraissait brûler les doigts de ceux qui le touchaient et personne n'en vou- lait. Pourtant Lamartine eut une idée et s'écria : « Le plus grand poète de France, c'est peut- être celui de l'avenir, le poète de demain? »

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Au fait, (jui pourrait dire s'il n'y a pas^ en ce moment, un Homère, un Virgile, un Dante ou un Shakspeare, suspendu aux tétons de sa nour- rice, en Bretagne ou à Gonesse ?

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L'AUTOPSIE D'UNE CHANSON

Gustave Naclaiid, ce joyeux enfant du Nord, aura eu pour destinée de traverser la vie en chantant. Nul n'aura mieux pratiqué l'art de sourire aux hommes et aux choses. Sur sa tombe, à peine fermée, jetez à pleines mains, non des cyprès ni même de noires scabieuses ; effeuillez des œillets, du myrte et des roses. Il ne lui a pas suffi d'être un joyeux esprit; il a tenu, en effet, à prendre congé des autres avec une simplicité peu commune. Suivant ses dernières volontés, ses obsèques ont été exemptes de gloriole. Point d'appareil militaire autour de son cercueil, pas d'oraison funèbre sur le bord de sa fosse. Il a donc su finir en sage.

Paris moderne est bondé de poètes. Nous en avons de toute largeur. Aucun d'eux n'aura eu autant de modestie. Quoiqu'il fût le plus aimé, le plus écouté des masses, puisqu'on a tiré ses œuvres à 100,000 exemplaires, puisqu'on fredon-

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nait partout ses refrains, il ne s'en est jamais fait accroire, et il ne se donnait pas du tout pour un demi-dieu. Seulement il ne se défendait pas de rire de tels et tels métromanes en vue, qui s'imaginent faire rouler le tonnerre toutes les fois qu'ils frottent une allumette, afin de l'en- flammer.

Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il ait été un autre Anacréon. Ce qu'il y a de sûr, pourtant, c'est que, s'écartant à dessein des grandes choses du jour, pour lesquelles il ne se sentait pas né, il a paru avoir donné le meilleur de son âme à la philosophie insouciante du vieillard de Téos. L'amour, les fêtes, le laisser-aller, le plaisir, la danse, un peu de moquerie sur les travers du temps, il ne voyait rien de plus à son horizon, et ce sont bien les seules choses qu'il ait chan- tées. Rien de plus, mais rien de moins dans ses trois recueils de chansons.

A-t-il aimé l'argent? Oui, mais seulement dans la mesure indiquée par Alfred de Vigny, c'est-à-dire qu'il a voulu en avoir tout autant qu'il en faut à un galant homme pour vivre en épicurien propre, en se tenant à une égale distance de la misère sordide et du luxe tapageur. On lui avait attribué une prébende de douze cents francs par an sur la feuille des pensions littéraires. Quant à lui-même, pour se créer une pente un peu douce vers la vieillesse, il avait eu l'idée d'éditer lui-même, en un album à cent francs, la

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collection de ses meilleures chansons, paroles et musique, et il y gagna 275,000 francs. Partie de cette somme fut employée à acheter à Nice une villa qu'il baptisa du nom de Pandore, et c'était qu'il passait ses hivers. L'autre partie a été changée en rentes à 3 p. 100, ce qui lui donna un revenu de 6,000 francs.

Pas si béto pour un chantre des anciens sylphes débraillés du bal Mabille.

A l'exemple de ceux qui trouvent le bonheur à cultiver leur jardin, Gustave Nadaud, sorte de Candide de la littérature chantante, a été, ce semble, un homme heureux. Mais, s'il savait se contenter de peu, il ne fallait que peu de chose aussi pour déranger le cours de sa belle humeur. On a cité, dans un journal, le couplet railleur, faussement attribué à Lamartine, démenti, renié même par le grand poète, mais qui, pen- dant dix années, a été comme une blessure vive faite à l'amour-propre du chansonnier. Un autre épisode, que j'ai été à même de voir se dérouler sous mes yeux, parce que j'en connaissais inti- mement les personnages, m'a démontré que le plus mince incident de la vie usuelle suffisait pour pousser ce rapsode craintif à broyer du noir. Au surplus, il nous avait lui-même révélé les fai- blesses de son âme en composant les couplets dans lesquels il expose pourquoi et comment, ayant peur des soucis de hi famille, il s'appli- querait à rester garçon.

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Un soir, au commencement du second empire, rue de La Bruyère, on avait organisé une soirée d'artistes ; c'était l'heure à laquelle venait de paraître la fameuse et très amusante chanson des Deux gendarme.'^, laquelle était déjà dans toute sa vogue. On la chantait avec d'autant plus d'en- train qu'on voyait en ces vers un moyen de réagir contre l'élément soldatesque du jour. Dans la petite fête dont je parle, il n'y avait cependant rien de politique; c'était l'œuvre d'art seulement qu'on acclamait. Mais dans un coin du salon, un humoriste, rédacteur bien connu de journaux épigrammatiques, demeurait froid et protestait par son silence contre l'engouement de ses voi- sins. La maîtresse de la maison s'en étonna et dit à cet ours : « Vous ne trouvez donc pas cette chanson bonne ? Je la trouve bonne à pendre, » répondit le satiriste.

A trois jours de là, l'Alceste vit entrer dans sa cellule deux visiteurs : un intime et Gustave Nadaud. Aussitôt s'engagea le dialogue suivant :

Gustave Nadaud. On m'a rapporté, cher monsieur, que vous ne trouviez pas de votre goût ma clianson des Deux gendarmes.

Le Critique. On vous a dit vrai, mon cher poète.

Gustave Nadaud. Mais voyez donc quel accueil lui fait l'opinion publique!

Le Critique. - Il faudrait être aveugle ou sourd pour ne pas convenir du fait. Toute la

343

France est avec vous. Toute la France vous chante.

L'Ami. En effet, on chante ces couplets d'un bout à l'autre du pays. Ils vont de la boutique au salon, du palais du millionnaire à la mansarde du bohème, de la place publique à l'atelier Le potache même de nos lycées les murmure en jouant, pendant les récréations.

Le Critique. Rien de plus vrai. Il y a una- nimité sous ce rapport. Jamais le suffrage uni- versel ne se sera manifesté avec autant d'éclat.

Gustave Nadaud. Eh bien, alors?

Le Critique. Eh bien, vous savez la pro- testation d'un vieux Romain, puisque vous avez fait vos classes : Etiamsi onmes, ego non. Quand je serais seul contre trente-six millions d'autres, je ne céderais pas. Je le maintiens : cette chanson tant applaudie est fort mal faite et, lyriquement parlant, inavouable.

Gustave Nadaud. Mais comment ça? Pour- quoi ?

L'Ami. Oui, pouvons-nous savoir?

Le Critique. Vous allez tout savoir. J'a- joute que je ne m'avance pas trop en vous disant que, dans un instant, après un examen loyal, vous partagerez, l'un et l'autre, mon avis.

L'Ami. Ah ! c'est trop fort, par exemple !

Gustave Nadaud. Comment ! j'arriverai à avouer que celle de mes chansons qui a le plus de succès n'est pas bonne ?

MA

Le Critique. Vous conl'esserez ({u'cUo est iirclii- mauvaise.

L'Ami. Ali! rà, (jue nous dites-vous là?

Le Critique. Une vérité cjue vous allez saisir sans elîort, si vous m'accordez seulement cinq minutes d'attention.

Gustave Nadaud, en ramassant son calinc. Croyez que, pour mon compte, je vous écoute de toutes mes oreilles, clier monsieur.

L'Ami. En ce cas, parlez.

Le Critique. Un peu de préambule, avant tout. Je tiens les Deux gendarmes pour une composition des plus répréhensibles, mais enten- dons-nous bien : il ne s'agit ici que d'une ques- tion de forme. A la vérité, en matière de poésie, sérieuse ou frivole, la forme est tout. Dans le fond, ce serait une autre paire de manches. L ingrédient satirique y est assez abondant et d'une application fort actuelle, à cause du second empire. On ne peut mieux persifler l'abus de ce principe anormal qu'on appelle la passivité du monde militaire. En cela, je serais d'accord avec vous, mais au point de vue de la facture, j'y reviens : rien de plus condamnable.

L'Ami. Expliquez donc pourquoi.

Le Critique. Ce sera facile. Une observa- tion, d'abord. Cher poète, vous savez les lois de la prosodie, puisque vous faites des vers. Ne prenons pas les règles trop sévères, trop raffinées (ju'a posées Théodore de Banville dans le Traité

345 --

qu'il vient de publier. Nous nous contenterons du petit code classique de l'abbé Proyart, qui est en usage dans les collèges. Suivant ce Manuel, en fait de vers, le défaut capital, celui qu'il faut le plus éviter, c'est la répétition des mots.

Gustave Nadaud. Accordé.

Le Critique. Un mot répété deux fois à un espace rapproché devient un signe d'indigence. S'il se présente trois fois, il rebute. Qu'on l'ex- hibe quatre fois, il exaspère. On est alors endroit de rejeter l'œuvre loin de soi et de dire : « Ça ne vaut pas tripette ». Etes- vous pour cette obser- vance ?

Gustave Nadaud . Oui, sans aucun doute.

Le Critique. A la bonne heure, mais vous ne l'avez guère prouvé en composant votre chan- son. Tenez, citons, prononçons clairement et bien :

Deux gendarmes, un beau dimanche, Chevauchaient le long d'un sentier...

Deux fois le mot un, en deux vers, n'est-ce pas?

Gustave Nadaud. Mon Dieu, oui, deux fois un, et c'est trop, mais...

Le Critique. Attendez, et continuons :

Uan portait la sardine blanche ..

Gustave Nadaud, pâlissant. Ça l'ait trois. Ah ! mon Dieu, je ne m'étais pas aperçu...

- 346 -

Le Critique. Un peu de patience. Ce n'est pas fini. Poursuivons donc!

L'autre, le jaune baudrier.

Le premier dit d'un ton sonore...

Gustave Nadaud, contrarié. Quatre fois le même ndot en cinq vers ! (Il laisse tomber sa tête sur ses mains.) Allons, cher monsieur, vous n'avez que trop raison : c'est très fautif ça.

L'Ami. Mais ça n'empêche pas la France entière...

Le Critique, Encore une fois, laissez donc de côté cet argument-là, puisqu'en matière d'art il ne saurait compter. Vous venez de constater avec moi un vice rédhibitoire, ce qui revient à dire, en langage de maquignon, que ceux qui ont acheté la chanson pourraient se faire rendre l'ar- gent; mais il y a plus fort que ça à faire voir dans ce malheureux poème.

L'Ami. Quel défaut pourriez- vous donc encore signaler?

Le Critique. Un manquement du même genre, mais ^émmé, ou, si le mot vous déplaît, redoublé.

Gustave Nadaud. Que voulez-vous dire ?

Le Critique. Je veux dire et je dis très nettement, mon cher poète, que nous venons de constater que le mot un a été répété jusqu'à quatre fois dans cinq vers, et que ce n'est qu'une

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vétille, puisqu'un autre mot, larticle le ou la, se trouve, dans les six vers, répété jusqu'à huit fois de suite, c'est-à-dire jusqu'à satiété, jusqu'à l'abus

L'Ami. Huit fois! Ce n'est pas possible !

Le Critique. Huit fois, et pas une de moins, ainsi que vous vous" en assurerez en réca- pitulant. Voyons, reprenons le couplet comme si de rien n'était :

Deux gendarmes, un beau dimanche. Chevauchaient le long d'un sentier. L'un portait la sardine blanche, L'autre le jaune baudrier.

Gustave Nadaud, à demi-voix. Le ! la ! Quatre vers et en voilà déjà cinq, hélas!

Le Critique, adouci, mais toujours ferme. Continuons toujours.

Le premier dit d'un ton sonore : Le temps ent beau pour la saison.

L'Ami. Cinq et trois font huit, c'est vrai...

Le Critique. Il me serait facile de vous montrer d'autres tares et d'un ordre plus élevé ; mais je n'ai aucune raison de vous attrister, et si j'ai fait devant vous cette affligeante analyse, c'est que vous êtes venu me la demander. N'est-ce pas vrai ?

Gustave Nadaud. C'est vrai de toute vérité, cher monsieur.

348 -

Le Critique. J'estime, du reste, qu'en voilà assez hï-dessus, à moins que vous n'ayez le désir de me voir passer aux autres strophes.

Gustave Nadaud. Non, non, cher monsieur. Ainsi que vous venez de me dire le premier : res- tons-en là... Je veux garder mes illusions sur le rests de ma malheureuse chanson.

Le Critique. Ah ! pas si malheureuse, après tout ! Tenez, je vous en ai t'ait voir les côtés faibles. Il est juste que je mette maintenant en relief ce qui en fait le mérite. Premier point : si, au point de vue de la mécanique, elle est mal construite, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'elle est d'une bonne envolée, animée d'un fier sarcasme, puisqu'elle vous a presque valu les honneurs d'un procès devant la sixième chambre. Mais, avant tout, elle est fort gaie, ce qui fait que, dans ce pays l'on aimera toujours à rire, son succès prendra feu comme sur une traînée de poudre, et qu'il sera durable.

Ces dernières paroles, prononcées, du reste, avec un très grand accent de sincérité, rasséré- nèrent quelque peu l'esprit et la figure du poète Après avoir vivement remercié l'impitoyable analyste, il lui serra la main et se retira, toujours accompagné de son ami. Le temps marchait, puisqu'il ne s'arrête jamais. Les années s'enchaî- naient aux années ; Gustave Nadaud s'était efforcé de ne plus se rappeler cette visite mais il paraît qu'il n'a pu parvenir à l'oublier tout à fait.

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Pour finir, répétons que c'a été un fort galant homme ; disons aussi que, la guerre venue, il a été un ardent patriote, un véritable ami de la France, et c'est un titre qui prend de plus en plus de valeur par le temps d'imbécile anarchie qui court.

10.

LE COMTE LÉON

Voilà une monnaie fruste, une figure aux trois quarts effacée par ce que Denis Diderot appelle a les ailes du vieux Saturne ». Personne ne se rappelait plus ce nom, qui n'est qu'un tronçon du plus grand nom historique des temps modernes. Hier, V Intermédiaire des C/iercheurs l'a ressus- cité tout à coup, au grand ébahissement des curieux. « Le comte Léon, qui est-ce donc ? )) Tout simplement un fils naturel de César, le bâtard de celui qu'on avait surnommé l'Homme du Destin.

Le comte Léon aura été pendant trente-cinq ans une des curiosités de Paris. Qui ne l'a vu, lorgné, contemplé ou dessiné, soit au crayon, soit à la plume? Qui n'a été admis à causer avec lui? Très haut de taille, cinq pieds dix pouces pour le moins, se tenant droit, portant beau, il était comme une photographie vivante de Napo- léon, exagérée par le grossissement. On pouvait

351 -

dire de lai et l'on disait partout, en effet, qu'il montrait son acte de naissance sur sa figure.

Il y a toutefois quelque réserve à faire, tant au point de vue de l'histoire qu'en ce qui touche la question d'art.

Sur la fin du règne de Louis-Philippe, ces Sceptiques, qu'on nomme aujourd'hui les Je- m'en-f autistes, se donnaient déjà carrière. On les rencontrait un peu sur les marges du beau monde, mais surtout dans la bohème littéraire et chez les peintres. En ce temps-là, sans aucun doute, comme on était au lendemain de la trans- lation des cendres opérée avec une grande mise en scène par le prince de Joinville, le souvenir de Napoléon ne cessait point d'être entouré d'une auréole poétique. Toute la jeunesse, ou à peu près, savait par cœur l'Ode à la Colonne de Victor Hugo.

Le peuple, ouvriers et paysans, à très peu d'exceptions près, chantait dans les guinguettes le Cinq mai de Béranger, qui, au bout du compte, a aussi le rang d'une ode et d'une des plus belles. Au Pays Latin et parmi les lettrés, on lisait, non sans émotion, le Tambour Leg ranci, de Henri Heine, une épopée en prose. Cependant, çà et là, à travers ce grand Paris, qui a toujours tenu à être la capitale de la Blague, il se mani- festait de sourdes et moqueuses protestations. Nos Sceptiques d'alors, je ne l'ai pas oublié, se défendaient d'être chauvins et riaient en

352

chœur en parlant de Thomme à la redingote grise.

(( Il est démodé, disaient-ils. On no parle plus de lui que dans les faubourgs. ))

Pourquoi ne noterais-je pas le fait en passant ? A cette même époque, à la Chambre des pairs, dont je faisais alors le compte rendu, j'ai vu tel jeune duc, fils d'un général de l'empire, lilleul de César, dissimuler son prénom, sous prétexte qu'il était descendu abondamment dans la ca- naille, si bien qu'il ne se faisait plus appeler que Léon. C'était aussi ce qu'avait bien soin de faire Léo Lespès, lequel, en réalité, aurait signer: Napoléon Lespès. Nul n'aurait osé soup- çonner ce que nous réservait un prochain avenir. Je le répète parce que c'est vrai: la mode était ou d'oublier le dieu ou de se moquer de lui.

En ce temps-là, au Coj^sairc, journal d'avant- garde, sorte de moniteur de la moquerie, débu- taient dix ou douze prosateurs ou poètes, les illustrations de l'avenir. Au milieu d'eux se voyait Théodore de Banville, alors à peu près inconnu, mais très intrépide farceur sous sa pâle ligure de pince- sans-rire. Sur le coup de deux heures, il arrivait de la Rive Gauche, s'asseyait à la table de rédaction, roulait entre ses doigts une cigarette et, tout à coup, d'un ton solennel, en s'adressant à tous ceux qui se trouveraient-là, il disait :

{( Messieurs, regardez bien, je vous prie. Je vais improviser un portrait, un chef-d"(»nivic (pii

35:3

ferait pâlir ceux du père Ingres. Ainsi je ne vous demande que deux minutes, pas plus, pour faire ce que dans le commerce de l'imagerie, on appelle : le Napoléon des architectes . »

Pour lui obéir, on regardait donc; on voyait alors le poète si sarcas tique, un Martial plu- tôt qu'un Horace, sans quitter des lèvres sa cigarette, tremper sa plume dans l'encre (il y avait encore des plumes d'oie à' cette époque), et la promener d'un air inspiré sur une petite feuille de papier blanc. Il commençait par for- muler un rond parfait, une sorte de pleine lune. Avec un sérieux de glace, il y ajoutait de chaque côté, à droite et à gauche, un double appendice, c'est-à-dire les deux oreilles. Les yeux, le nez, la bouche, une petite mèche en manière de virgule coupait le front, et c'était tout.

Chose curieuse, cette grotesque et naïve improvisation finissait par être ressemblante. Rien que d'un coup-d'œil on reconnaissait dans cet essai, fini avec tant de hâte, la face numis- matique du conquérant. Il n'y manquait plus qu'une date et une légende pour être un masca- ron à coller à un palais ou à une médaille à couler en bronze, en argent ou en or.

Tous les assistants étaient émerveillés.

Quant à moi, j'éprouvais un étonnement qu'il ne m'était pas possible de taire.

« Eh ! sans doute, disais-je, c'est bien Bona- parte, mais c'est encore plus le comte Léon. »

10...

Pour ceux qui s'occupent d'esthétique, il existe trois figures du grand liomme tout à l'ait distinc- tes : 1*^ Celle du superbe général de l'armée d'Italie : petit, mince, maigre, pâle, avec de longs cheveux plats retombant sur les épaules comme une crinière de lion; c'est celle qu'on a entourée des mots bibliques : Inter /ulgiira surgens et to- nitraa, sortant d'entre les foudres et les ton- nerres. — Celle du lendemain d'Austerlitz, le victorieux, sacré, couronné, dominant l'Europe et, comme l'a dit un vieil aéde, posant ses pieds sur le l)andeau des rois. Il est toujours pâle, mais en- graissé. Il a pris du ventre; il a les joues pleines, un peu comme Tibère. Enfin, celle du pri- sonnier des Anglais.

En cinq ans, il a vieilli dans la proportion d'un quart de siècle. Le feu du génie s'est assoupi. Coiffé d'un chapeau de paille pour se garantir du soleil dardant sur ce roc pelé de Sainte-Hélène, il n'existe plus que d'une vie végétative. Il dit au général Bertrand : « J'ai perdu mon regard d'aigle. » Il a tout perdu depuis qu'il n'a plus à contrecarrer qu'un geôlier, sir Hudson Love. Il a presque la figure atone d'un bourgeois de la rue du Sentier, qui s'est retiré des affaires pour aller planter ses choux à Bougival, auprès d'Emile Richebourg.

Or, ces trois figures, rassemblez-les, jetez-les dans le creuset BenvenutoCellini a fait fondre sonPersée, et il en sortira la tète du comte Léon.

355

Dans son dernier numéro de novembre, l'inté- ressante petite revue, V Intermédiaire des Cher- cheurs, parle assez longuement du comte Léon, mais sans faire le portrait de cette curieuse individualité. C'est donc qu'ils ne l'ont pas vu. Et pourtant, pendant de longues années, aucun homme ne se montrait plus volontiers en plein jour sur le pavé de Paris.

Je l'ai déjà dit, il était grand. Pour le reste c'était Napoléon tout craché. Un Napoléon avec des allures de géant, cette particularité déroute singulièrement les regards de la foule ; néan- moins, rien n'est plus vrai. Seulement, ce qu'il faut se hâter de dire, c'est que, si c'était bien le masque de l'empereur, il ne s'y trouvait pourtant ni la finesse du visage, ni cette admirable correc- tion des contours, ni la noblesse du nez qui faisait dire à Louis David, le grand peintre : « C'est un Romain d'il y a deux mille ans qui vient de sortir des entrailles de la Révolution française ». Tout compte fait, le comte Léon paraissait plutôt être une copie du prince Jérôme, celui qui est mort à Prangins, qu'un fils de son père.

A ce sujet, une rectification. Suivant V Inter- médiaire, le comte Léon serait le fils d'une grande dame polonaise, la comtesse W... Il est évident que notre confrère confond ici les per- sonnes. De la comtesse W... est le comte Walewski, le même dont lady Morgan parle dans ses impressions de voyage, le même aussi

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dont Louis-Philippe a fait un diplomate et Napoléon III un ministre d'Etat. Celle qui fut la mère du comte Léon était une Allemande, que son impérial amant a faite comtesse de Luxbourg. Jeune, elle a été, paraît-il, fort jolie. Si l'on s'en rapporte aux mémoires du temps, Napoléon n'aurait passé qu'une nuit avec elle, maison ayant soin d'en faire prendre la date sur un calepin.

On ajoute qu'il s'était dégoûté de la belle parce qu'au moment des entretiens amoureux, elle s'était mise à lui parler politique.

Bien entendu, je ne donne ce racontar que pour ce qu'il vaut.

Une chose certaine, il s'est beaucoup préoccupé de cet enfant de la main gauche, dont la res- semblance l'avait frappé. Non seulement il avait donné à la mère un titre et une pension, mais encore il avait pourvu à l'éducation du bâtard, et, à. Sainte-Hélène, à l'heure il dictait son testament, il lui léguait nominalement 100,000 francs, ce qui était encore une somme d'impor- tance il y a quatre-vingts ans.

En juillet 1830, au retour du drapeau tricolore, le napoléonisme se mit tout à coup à refleurir. Ce fut alors qu'en se fondant rien que sur son origine, le comte Léon se fit élire colonel d'une lé- gion de la garde nationale, dans la l)anlieue. Na- turellement,il était très beau sous lesarmes Autre point : ces fonctions faisaient de lui. une fois tous les trois mois, le commensal du roi des Barricades.

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La chose plaisait d'autant plus à ce rejeton d'un demi-dieu, qu'étant par nature voluptueux, pro- digue et joueur, il tapait volontiers le nouveau monarque, ce qui n'était guère du goût de ce der- nier. A la fin, il y eut brouille à ce sujet, puis quelques scandales, des dettes criardes dont il est fait mention dans la Galette des Tribunaux.

Très peu de temps avant la révolution de Fé- vrier, un peu brûlé à Paris, le comte Léon était allé à Londres; il y rencontra Louis Bonaparte retour de Ham, autre enfant du hasard, à ce qu'on disait, mais son cousin tout de même. Que se passa-t-il entre eux? Je ne sais trop. Ce que le Times a raconté, c'est que le comte Léon provoqua le prince et que le prince ne jugea pas à propos de relever le gant. Pour ne rien celer, je dois ajouter ici que nos journeaux de Paris se prirent à dire que l'aventurier, payé par les Tuileries, avait été envoyé en Angleterre pour faire tom- ber l'homme de Strasbourg dans un piège et pour le tuer en duel. Entre nous, l'action serait trop horrible et je ne crois pas qu'elle soit vraie.

Au reste, pour dire qu'elle n'est pas vraie, je me fonde sur ce que Louis Bonaparte, ayant égorgé la République et s'étant fait nommer empereur, son cousin vint le voir en son palais et reçut sur sa cassette une pension annuelle de 16,000 francs. Ici, lecteur, rappelez- vous, s'il vous plait, l'étude de La Boëtie sur ces êtres dévorants (ju'on appelle les Rois.

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Hélas ! c'est peu de payer pour eux ; il faut, de plus, payer pour tous les leurs, agnats et cognats ; il faut même payer pour leurs vices, entretenir leurs maîtresses et les fruits tombés du ventre de leurs maîtresses. La France, cette inépuisable vache à lait, a eu, depuis 1789, à nourrir ainsi les Bourbons aînés, les d'Orléans, les Bonapartes et les bâtards des uns et des autres, et elle est prête à recommencer.

Si, demain, quelque dictateur grotesque, un imitateur du 18 Brumaire, un plagiaire du 2 Dé- cembre, venait à réussir dans un attentat, vous verriez se reproduire la même histoire.

Revenons au comte Léon pour en finir.

Il est mort obscurément, il y a vingt-cinq ans, en pleine misère.

TABLE DES MATIÈRES

Pa ges

Un éditeur d'il y a soixante-quinze ans 5

Unpoèted hier et d'aujourd'hui : HégésippeMoreau 41

La Brasserie de la rue des Martyrs 77

Musiciens et Chanteurs 213

Pier-Angelo Fiorentino 234

La seconde Statue , 324

L'autopsie d'une chanson .'^.39

Le corn te Léon 350

TOUHS, IMPRIMEIUE PAUI- liuUSREZ.

DERNIÈRES PUBLIOATIOITS

Formai in-18 à 3 fr. 50 le volume.

Vol.

G. D'ANNUNZIO

Les Vicloiros mutilées 1

Auteur de » AMITIÉ AMOUREUSE »

Les Serments ont des ailes... 1

René BAZIN L'Isolée 1

V. BLASCO IBANEZ

Fleur-de-Mai 1

BRADA Les Beaux Jours deFlavien.. 1

Ferdinand BRUNETIÈRE Variétés Littéraires t

GUY CHANTEPLEURE

L'Aventure d'IIugiiellc 1

Pierre de COULEVAIN

Sur la Brandie 1

Edouard DUCOTÈ

Le Servage 1

Mme Octave FEUILLET L'Autre 1

Anatole FRANCE Sur la Pierre blanciie 1

Léon FRAPIÉ Les Obsédés 1

Myriam HARRY La Conquête do Jérusalem., i

GÉRARD D'HOUVILLE

Ksclave 1

GABRIEL DE LA ROCHEFOUCAULD L'Amant et le Médecin 1

Jules LEMAITRE T,a Massii>re 1

HUGUES LE ROUX Prisonniers Marocains 1

Pierre LOTI La Troisième Jeunesse de Madame Prune 1

André MAUREL Le Vieillard et les Deux Suzannes 1

Comtesse Mathieu de NOAILLES La Domination 1

DMITRY DE MÉREJKOWSKY

L'AntécIirisL i

Pierre le Grand 1

Richard O'MONROY Glorietle 1

Charles PETTIT Déclassé ! 1

CONSTANTIN PHOTIADÈS Le Couvre-Feu 1

Henry RABUSSON

Le? Colonnes d'Hercule t

Paul REBOUX

La Maison de Danses 1

IVAN STRANNIK Les Nuages 1

Marcelle TINAYRE llellé 1

LÉON DE TINSEAU La Valise diplomatique 1

Jacque VONTADE La Lueur sur la Cime 1

HËLÉNE OE ZUYLEN OE NYEVELT L'Impossible Sincérité 1

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