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DESGARTES
DU MEME AUTEUR
CHEZ LE MEME EDITEUR
Les Maîtres de la pensée française. Pascal. On
volume in-16 de vni-88(3 pages. 6' édition. 1923 9 fr.
CHEZ D AUTRES EDITEURS
Étude critique du dialogue pseudo- platonicien l'Axiochos, sur la mort et l'immortalité de 1 âme
(Collection historique des grands philosophes). Un volume in-S' de viti-144 pages. F. Alcan, éditeur. 1914 5 fr.
La notion du nécessaire chez Aristote et chez ses prédécesseurs, particulièrement chez Platon,
avec des notes sur les relations de Platon et d'Aristote et la chronologie de leurs œuvres (Collection historique des grands philosophes). Un volume in-8° de x-304 pages. F. Alcan, éditeur. 1915 , 8 fr. 50
La Forêt de Tronçais, notice descriptive et historique, en collaboration avec G. RalTignon. Une brochure in-16 de 73 pages, avec 8 planches et carte. Ducourtieux, éditeur à Limoges. ^ édition. 1922 5 fr.
Essai sur la formation de la nationalité et les réveils religieux au pays de Galles, des origines à la fin du sixième siècle (Annales de l'Université de Lyon, 11, fasc. 34). Un volume in-8» raisin de xxxviii-440 pages. A. Rev, à Lyon, et F. Alcan, à Paris, éditeurs. 1923. 15 fr.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur en 4921.
LES MAITRES DE LA PENSÉE FRANÇAISE
DESGARTES
PAR
JACQUES CHEVALIER
PROFESSEUR A l'UNIVERSITÊ DK GRENOBLK
(Ouvrage couronne par l'Académie des sciences morales et poUlv/ucs. Prix Delbos 19S2.)
PARIS
UIBRAIRIB PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6' Tous droits résercéi
Droits de reproduction et de traductior réeervéi peur fous pays.
AVANT-PROPOS
Ces huit chapitres représentent huit leçons qui furent données en cours public^ à la Faculté des Lettres de V Université de Grenoble^ durant Vhiver 1919-1920. Il ne sera pas inutile d'en rappeler ici la destination première^ afin de prévenir les lecteurs, et de Vesprit dans lequel ces leçons ont été conçues, et du genre de profit qu'ils en pourront retirer.
C^est au grand public que ce Descartes a été des- tiné, et c'est au grand public aussi que je le dédie. D''aucuns, peut-être, seront tentés de lui attribuer de ce fait une note défavorable. Cependant, il y aurait, ce semble, danger grave pour les philosophes à s'en- fermer dans une technique trop strictement délimitée et à couvrir leur pensée d'un langage spécial qui risque d'écarter d'eux à tout jamais la grande masse. Celle-ci est plus intelligente que ne le croient nos spécialistes _: elle n'a pas le même genre d'intelligence qu'eux, ou elle ne fait pas de son intelligence le même usage qu'ils en font; mais c'est encore une question de savoir lequel des deux, à ce point de vue, l'emporte
II descartp:s <
s ir Vautre. Descartes, qui met le bon sens au-dessus de tout, n'eût sans doute pas été éloigné de donner la préférence au grand public, voire même au peuple, chez qui le bon sens, peut-être, n'est pas autant qu'ail- leurs oblitéré par les préventions : en tout cas, il ne le jugea pas indigne de ses plus hautes spéculations, puisqu'il ne dédaigna point de les exposer, pour lui, dans Vun de ses ouvrages qui est demeuré, à juste titre, le plus lu de tous les ouvrages philosophiques des temps modernes.
Ce petit livre s'adresse donc moins aux philosophes de profession ou de métier qu'aux philosophes de goût ou d'aspirations, et plus généralement encore à tous ceux de nos contemporains qu'inquiètent ou qu'inté- ressent les problèmes métaphysiques. Je me suis efforcé de mettre à leur portée les résultats atteints par cette grande pensée, qu'une soigneuse confrontation avec les résultats acquis depuis m'a permis de juger, mal- gré ses défauts, ses erreurs ou ses lacunes, tout aussi actuelle, et plus actuelle même que jamais. J'en ai fait l'épreuve sur un public de choix, mais qui, je l'espère, n'est pas unique en France ni à l'étranger : et, si un cours sur Descartes, coinme sur Pascal, a pu attirer ce public « autant que le cinéma », j'ose espérer — ce qui serait déjà beaucoup — que le livre qui en est issu aura auprès de lui presque autant de succès que ceux des romans qui en ont le moins.
C'est sur les instances de mes auditeurs que je me suis décidé à publier ces pages, et à leur demande
AVANT-PROPOS ni
aussi que je les ai publiées sans y faire, sauf en deux ou trois points, de sensibles retouches. Mes lecteurs y retrouveront ainsi quelque chose de la spontanéité du cours parlé : ils y trouveront également quelques re- dites; et, par endroits, ils jugeront peut-être que j^ai trop mis Vaccent sur certains aspects, simples et fon- damentaux, de la pensée cartésienne, ou que je les ai présentés d'une manière un peu massive, sans observer suffisamment les nuances. Je rrCen excuse et m'en explique. Il n'est pas superflu de redire plusieurs fois, d'envisager sous divers points de vue et dex- primer de diverses manières une vérité essentielle: et le goût des nuances, des demi-teintes, des transi- tions insensibles ou des compromis entre Vombre et la lumière, ne doit pas nous faire perdre de vue la différence de nature qui subsiste entre Vidée claire et Vidée qui ne Vest pas, entre celle qui peut être amenée à la pleine lumière du vrai et celle qui, à cette lumière, se dissout et s^évanouit. Descartes lui-même ne nous incite-t-il pas à établir cette distinction de la façon la plus nette? Et, pour exposer sa pensée, ne nous sera-t-il pas permis d'appliquer sa méthode?
Tespère, au surplus, que les spécialistes trouveront eux aussi quelque chose à glaner dans ces pages, qui cependant ne s'' adressaient pas primitivement à eux : c'est en effet à leur intention, c'est pour faire de ce petit livre un instrument utile aux travailleurs, que j'ai ajouté des notes à Vexposé, que j'ai cité les textes, que j'ai joint au livre quelques tables. Qu'il me soit
IV DESCARTES
permis, à ce propos^ de remercier^ pour Vaide qu'ils m'ont prêtée, mes amis Maurice Janct, Henri Gouhier, Léon Husson, auquel je dois quelques suggestions heu- reuses, notamment en ce qui concerne la méthode car- tésienne; Emile Gcnly, qui m'a amené à mettre au point mon interprétation de la science cartésienne et m'a fourni, entre autres choses, quelques vues lumi- neuses sur la place de la géométrie dans la science de Descartes et sur la valeur actuelle de cette science; enfin, Vun de mes vieux amis, Guillaume P..., qui m'a contraint, par sa critique rigoureuse et sûre, à reviser et préciser mes vues sur le réalisme et Vonto- logisme de Descartes. Grâce à eux, j'ai pu réaliser dans une certaine mesure cette collaboration féconde qui, du contact de deux esprits, fait souvent jaillir la lumière.
Un mot encore pour finir, et c'est afin d'expliquer l'épigraphe du livre : « Les maîtres de la pensée fran- çaise. » Ce titre était, dès 1919, celui de mon cours et je Vai transcrit tel quel, bien qu'il en ait été fait depuis d'autres usages. Qu'on ne s'attende pas à voir paraître, à la faveur de ce titre, une série indéfinie de volumes sur les penseurs qui ont honoré notre pays. La série, si l'on peut dire, ne comprendra que deux termes : Descaries et Pascal. Ces deux penseurs sont ceux qui, à tous égards et sans abus de langage, méritent le nom de maîtres : maîtres, non pas seule- ment de la pensée française, mais encore de toute la
AVANT-PROPOS T
pensée moderne^ suivant une juste remarque de M. Bergson (1).
Descartes et Pascal peuvent être considérés comme VAristote et le Platon des temps modernes. L'un et Vautre^ avec des tempéraments très divers, voire, sur certains points, opposés, représentent dans sa plus grande splendeur, à la fois spécifique et universelle, le génie de la France, expression sublime du génie humain. Merveilleusement équilibrés Vun et f autre {Pascal ne le fut pas moins que Descartes), Vun et Vautre savants créateurs, hommes complets, chrétiens assurés {Descartes, sur ce dernier point, ne le céda guère à Pascal), ils ont développé leur génie équilibré en des directions différentes : dans Vhomme, qui est pour eux le centre de la philosophie ou qui en est, à tout le moins, le point de départ, Vun a vu plutôt ce qui traduit un ordre rationnel, complet en lui-même, pourvu qu^on ne le sépare point de sa source, qui est Dieu; Vautre a été sensible surtout à cette instabilité qui prouve que nous ne sommes pas faits pour Vétat dans lequel nous nous trouvons présentement : de là, chez Vun, cette sérénité, cette assurance, cette con-
(1) Dans sa notice sur la Philosophie (collection Larousse), M. Bergson observe n qu'à Pascal se rattachent les doctrines modernes qui font passer en première ligne la connaissance immédiate, l'intui- tion, la vie intérieure, comme à Descartes (malgré les velléités d'in- tuition qu'on rencontre dans le cartésianisme lui-même) se rattachent plus particulièrement les philosophies de la raison pure », en sorte • que Descartes et Pascal sont les grands représentants des fleux formes ou méthodes de pensée entre lesquelles se partage l'esprit moderne ».
VI DESCARTES
fiance magnifique en la portée de la raison, qui n'ex- clut pas V appréhension nette et le sentiment humble de la complexité des problèmes et des limites de la connaissance humaine en face de V infini; de là, chez Vautre, ce tourment infini comme son objet, ce besoin inextinguible de Vau-delà, cette recherche passionnée de la certitude concrète et présente, celte joie fervente baignée de larmes, qui n'exclut pas la précision admi- rable d'une pensée assez délicate pour ne pas émousscr la pointe de la vérité ou, plus exactement encore, pour ne pas manquer le joint subtil où s'assemblent les deux pièces dont est faite la vérité totale. Pour Vun, V infini est une certitude; pour Vautre, il est un pro- blème. Descartes, par la puissance concentrée de sa méditation et par la marche méthodique de sa pensée^ cherche à développer la raison humaine, de manière à la porter jusqu'à Vextrême limite de sa puissance et à lui faire couvrir toute Vétendue de son domaine, qu'elle parcourra enfin d'un mouvement continu, équi- valent à une intuition simple. Pascal, impatient d'une possession totale que Vau-delà seul peut nous assurer, donne quelques coups de sonde au travers de la raison, entre V infiniment petit et V infiniment grand, et ces coups de sonde, qui semblent épuiser en une fois la connaissance que nous en pouvons avoir, lui suffisent pour conclure que Vhomme passe infiniment Vhomme et que la tâche propre de Vesprit humain n'est point de parcourir son domaine d'un mouvement continu, mais de s'élever à cette limite extrême qui est un seuil,
AVANT-PROPOS vu
le seuil d'un ordre où seul le renoncement a accès^ où seul peut se mouvoir Vamour inspiré par la grâce. Et ainsi, ces deux hommes se complètent admirable- ment Vun Vautre, dans une vue totale du monde et de Vhommc suspendus à Dieu.
Après 1rs dtstructiofis d'hier, dont toutes n'ont pas été fwiestes, et avant les reconstructions de demain^ il sera bon, je crois, que le génie français se retrempe à ses sources et apprenne de ses maîtres les moyens de réaliser Vordre, dans Véquilibre et par Vamour.
Cérilly, 19 août 1921.
LES MAITRES DE LA PENSEE FRANÇAISE
DESGARTES
I
LE GÉNIE SPIRITUEL DE LA FRANCE
Un homme ne vaut que s'il s'appuie sur une tradition ; son action ne saurait êtro durable que s'il continue un mouvement déjà commencé : ce qu'il peut souhaiter de mieux, c'est que les circonstances de la vie le placent dans un milieu où il se sente porté par une tradition grande et noble, où, pour servir la vérité, il n'ait qu'à poursuivre, sans le dévier de sa course, le mouvement que ses prédé- cesseiîrs ont inauguré, où il trouve enfin, pour lui répondre, un public qui aime les choses de l'es- prit, qui s'applique à les comprendre, à en faire les règles de son action, à y chercher le principe de ses initiatives d'ordre économique et social, en sorte que, mettant à l'épreuve ses idées au contact d'hommes qu'il dirige sans les contraindre, il per- pétue, dans une parfaite entente avec eux, une tradition aolide, vraie et vraiment française.
1
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Nulle tâche, aujourd'hui, ne me paraît plus essen- tielle que celle-là (1). Nous devons libérer la pensée française du joug de la pensée allemande, qui l'a trop longtemps asservie ; nous devons, par tous les moyens en notre pouvoir, éliminer le poison subtil qu'elle avait entrepris de nous inoculer et qui risque de corrompre à sa source le génie de la France ; nous devons opposer une digue à la bar- barie, venue de l'Est, qui menace de submerger la civilisation occidentaJe et chrétienne. Or, pour vaincre les Allemands dans le domaine de la pensée comme nous les avons vaincus sur les champs de bataille, pour résister à l'action dissolvante qu'exercent leurs doctrines sur nos esprits et sur nos mœurs, pour refouler la barbarie menaçante, il nous faut renouer notre tradition nationale, prendre comme maîtres nos penseurs français, et nous pénétrer de cette admirable philosophie française, si peu connue et si digne de l'être, qui est une partie intégrante de notre patrimoine national, et qui exprime si parfai- tement le génie de notre race, dans toute la variété de ses aspects, dans toute sa richesse multiforme, mais aussi dans l'unité profonde de son inspiration. C'est cette inspiration que nous chercherons à dé- gager, en remontant à sa source ; c'est de cette inspiration que nous nous efforcerons de prendre conscience, afin d'en imprégner nos pensées et nos actes.
(1) Voir des remarques analogues dans les lettres de Victor Delbos, citées par Maurice Blondel en tête du volume, sur la Philosophie française, où ont été recueillies les dernières leçons en Sorbonne de ce maître regretté (Pion, 1919).
LE GÉNIE SPIRITUEL DE LA FRANCE 3
Jetons les yeux autour de nous, afin de mieux définir la pensée française en la situant. Tandis que l'Allemand, métaphysicien profond sans doute, mais abstrait et abstrus, et pas toujours aussi désinté- ressé qu'il en a Fair, s'est complu dans cette sorte d'idéalisme orgueilleux qui fait de l'univers, en quelque manière, la création de l'homme et de la pensée humaine, c'est-à-dire trop souvent, pour lui, de la pensée allemande ; tandis que l'Anglais au j'énie réaliste, subtil et positif, encore qu'un peu étroit, a développé avec une rare continuité, du moyen âge à l'époque moderne, cette philosophie empiriste qui, s'en tenant aux seules données de l'expérience commune, sombre vite dans le scepti- cisme et n'en sort que par un acte de foi pragma- tiste dans l'efficacité de l'action, le génie français, merveille d'équilibre, a su concilier, soit chez ses divers représentants, soit chez les mêmes hommes lorsque ceux-ci furent très grands, ces tendances diverses et en apparence contradictoires, qui toutes représentent une parcelle de la réalité ou, mieux encore, un point de vue sur la réalité, mais qui, prises isolément, risquent d'induire l'esprit en erreur parce qu'elles le font verser dans le système : esprit d'analyse et esprit de synthèse, réalisme et idéa- lisme, aptitude à l'action et goût de la contempla- tion, hardiesse froide de la pensée et flamme du sentiment, culte du positif, qui n'accepte rien sans critique, mais soumet toujours la recherche à l'épreuve des faits, et croyance passionnée dans les réalités spirituelles, qui sollicitent sans cesse l'homme à dépasser la nature et à se dépasser lui-même dans
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la poursuite du vrai et du bien, tout cela se trouve harmonieusement combiné dans l'esprit français, tout cela vit dans ses œuvres et a inspiré le Discours de la méthode comme les Pensées de Pascal, les cathédrales du moyen âge comme les Béatitudes de César Franck, l'œuvre de Pasteur comme les deux victoires de la Marne.
Loin de moi la prétention d'enfermer dans une formule un génie aussi souple, dont la richesse est inépuisable comme celle de la vie : ce serait vouloir faire entrer dans le creuset du chimiste une grande passion ou une noble douleur humaine ! Cependant, si je cherche à discerner le point vers lequel tend notre race, je dirai : c'est vers la réalisation progressive, dans l'humanité, d'un idéal de justice et de vérité. Le Français a toujours servi un idéal : celui de Jeanne d'Arc et de Bavard n'avait pas le même nom que celui des encyclopédistes ou des hommes de la Révo- lution ; mais, chez les uns comme chez les autres, c'était bien un idéal qui soulevait leur enthousiasme, qui soutenait leur action, qui les portait au salut de la France ou à la conquête de l'humanité. Et pour- quoi, J3 vous prie, sont tombés les héros de la Grande Guerre? Considérons en historiens l'événement pro- digieux qui projette son éblouissante lumière sur le passé et qui a jugé les peuples. Qu'est-ce qui a fait de cette guerre une sorte de croisade nationale? Qu'est-ce qui a réahsé l'union des cœurs? C'est que chacun des fils de France, à cette heure décisive, a pris conscience de la mission départie à notre pays dans le monde, comme gardien et porteur de l'idéal.
LE GÉNIK SPIRITUEL DE LA FRANCE t
Mais le Français a sa manière à lui de servir l'idéal. On lui a reproché d'être trop exclusivement logicien, de manquer d'envolée mystique, de vou- loir toujours se rendre un compte exact de ce pour- quoi il agit, lutte et meurt. Défaut, peut-être, mais qui n'est que l'envers d'une vertu propre à la France. Quelle est cette vertu? quelle est la qualité éminente, quelle est la force originale que la France met au service de l'idéal? A cette question je ré- ponds sans hésitation : le bon sens, c'est-à-dire le sens juste, l'intuition affinée de ce qui est, de ce qui est vrai et de ce qui est bien. Notre métaphy- sique, et c'est sa force incomparable, se fonde sur le bon sens. Le génie d'un Descartes ou d'un Pascal n'est, après tout, que l'épanouissement de ce même sens que nous trouvons chez nos paysans, de ce sens qu'ils apportent dans leur labeur quotidien et qu'ils ont porté sur le front. Le génie de nos héros nationaux, penseurs ou hommes d'action, est la fleur sublime de ces humbles vertus paysannes : mais il en sort ; et sans cette racine qui puise ses sucs à notre terroir de France, jamais n'eût pu éclore pour notre joie cette fleur merveilleuse qu'est le génie français.
Le génie de la France, partout où il a éclos, par- tout où il s'est épanoui, s'est manifesté comme un génie spirituel. La spiritualité a toujours été sa marque propre : cachée obscurément dans le tré- fonds des consciences qu'absorbe la tâche quoti- dienne, ternie parfois dans l'âpre lutte des idées, mais parfois aussi rayonnante, la spiritualité chez
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le Français est recoiinaissuble toujours, même lors- qu'il paraît l'oublier. Si nos ancêtres, des croisés aux soldats de Napoléon, ont rêvé de conquérir le monde, ce n'était pas, comme le Boche, pour l'as- servir et le piller, mais pour l'éclairer et Taflran- chir. La conquête dont ils rêvaient était bien une conquête spirituelle. La foi qui les animait était bien la foi en l'esprit. Mens agitât molem : c'est l'esprit qui meut le monde. L'esprit est le levier qui soulève le monde ; et si nous pouvons, si nous devons avoir foi dans l'avenir de la France, c'est parce qu'elle a en main ce levier tout-puissant : l'esprit.
Le génie de la France est un génie spirituel : telle est bien son essence. Mais, notons-le, en cédant à ce génie la France ne se départ point de cette faculté d'équilibre qui assure à son action son plein rende- ment utile ; elle ne verse pas dans la vague et dan- gereuse idéologie que Napoléon reprochait à ses professeurs de philosophie. Le spiritualisme est tout le contraire de l'idéologie : affirmer l'esprit, c'est l'affirmer comme une réalité, et comme une réalité agissante, donc astreinte, pour agir, aux conditions de toute action humaine ; et c'est pourquoi le génie spirituel de la France est aussi un génie réaliste^ au sens le plus beau et le plus plein de ce mot, qui est le réalisme de Vidée. Le spiritualisme ne tronque pas davantage le réel ; il n'est pas l'indice d'un déséquilibre : affirmer l'esprit, ce n'est pas nier la matière ; c'est, au contraire, en définir exactement le rôle et la réalité propres, en reconnaissant qu'à
LE Gl NU-: SPIRITUEL DE L\ FRANCE 7
côté de la matière, et au-dessus d'elle, il y a un principe qui l'utilise, qui la dirige et qui la domine. Je ne nie pas qu'il faille un outil pour travailler : mais je me refuse, simplement, à confondre l'ou- vrier avec l'outil dont il se sert. Le matérialiste, lui, nie l'esprit : ainsi l'Allemand nie le droit, puis- qu'il l'identifie à la force. Le spiritualiste ne nie pas la matière, mais il la plie à l'esprit : ainsi le Français reconnaît l'existence et le pouvoir de la force, mais il la soumet au droit.
Il ne sera pas inutile, sans doute, d'insister sur ce point, car notre siècle de machinisme perd un peu trop de vue ce qui existe derrière ses machines, et se complaît un peu trop aisément dans un faux positivisme, aveugle, paresseux, qui porte en lui sa ruine. On dit fréquemment, de nos jours, au spirituaUste : n'oubliez pas que vous avez un corps ; n'oubhez pas que l'homme est un animal qui mange, que l'intérêt est le moteur commun des actes indi- viduels, que le commerce, les échanges, les besoins économiques sont les facteurs décisifs de la vie des peuples, qu'ils provoquent les guerres et les révolu- tions, qu'ils font et défont les régimes et les alliances, qu'ils président à l'évolution des nations et de l'humanité tout entière... Le spiritualiste n'ignore rien de tout cela. Il sait très bien que l'homme n'agit que s'il a un intérêt à agir, qu'une action purement désintéressée est une chimère irréalisable, et probablement indésirable : mais il cherche à mettre l'intérêt du côté du devoir, et il demande que, dans les conflits possibles, ce soit l'intérêt qui cède au devoir. Il sait très bien que l'homme n'est
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pas un pur esprit, et qu'en chacun de nous, à côté de l'ange, il y a la bête ; il sait que la bête doit être satisfaite pour que l'ange puisse vivre ; il sait qu'un équilibre doit être réalisé entre l'une et l'autre ; mais il affirme que cet équilibre ne peut être atteint qu'à condition que l'ange domine la bête. Il l'affirme : et il a raison de l'affirmer ; car les faits lui donnent raison. L'historien qui étudiera la guerre d'assez près pour en saisir tous les facteurs, mais d'assez haut pour les juger, reconnaîtra que ce ne sont pas deux commerces qui sont entrés en lutte, mais bien deux conceptions de l'homme et du monde, et que, si l'une a vaincu, celle de la France, ce n'est point parce qu'elle eut à son service plus de canons et plus d'argent, mais, d'abord et surtout, parce qu'elle portait l'esprit. Pourquoi l'Empire britannique, pour- quoi les États-Unis d'Amérique sont-ils intervenus à nos côtés, nous assurant ainsi la victoire? Ce n'est pas pour asseoir leur commerce, mais pour dé- fendre la justice : c'est parce que d'un côté il y avait la Prusse, et de lautre la Belgique et l'Alsace, sym- boles impérissables de l'idéal pour lequel la France a toujours lutté, toujours souffert, et dont elle n'a jamais désespéré. C'est donc une grande force, et peut-être de toutes la plus grande, que d'avoir pour Boi la justice. Le véritable esprit positif est celui qui croit en V esprit tout court.
Bon sens, équilibre, telle est la qualité essentielle du génie français; et précisément parce que ce génie est sensé, équilibré et juste, il met chaque chose à sa place, la matière au rang de ce qui sert, ïesprit au
LK GÉNII': SPIRITUEL D li LA FRANCE 0
rang de ce qui commande. Et c'est pourquoi ce génie équilibré est essentiellement un génie spirituel.
* * «
Je ne sais si je me fais bien comprendre. A de- meurer aussi générale une telle affirmation doit for- cément paraître un peu vague. Que ceux qui me suivent veuillent bien me faire crédit. Car ces qua- lités que l'histoire nationale nous présente à l'état diffus, nous les trouverons réunies, rassemblées comme en un faisceau, dans les œuvres de nos plus grands philosophes, de Descartes et de Pascal, les deux géants de la pensée moderne, à Malebranche, à Rousseau, à Maine de Biran et aux penseurs con- temporains. Et voilà précisément ce qui fait l'attrait d'une semblable étude. Au lieu de se complaire égoïslement dans un jeu artificiel de systèmes, les penseurs français, conscients de la mission sociale du génie, n'ont visé qu'à traduire la philosophie latente de la race, les réflexions et les aspirations du savant et de l'artiste, de l'homme d'affaires et de l'artisan, de tous ceux, en un mot, qui ont une expérience directe de la vie et des choses. Ainsi, ils ont réussi à être l'une des expressions les plus représentatives du génie français, en même temps que du génie humain. Ils l'ont été pour la forme comme pour le fond.
Pour la forme, si l'on excepte Auguste Comte et sa génération, tous nos philosophes ont été de merveilleux écrivains : ils ont su traduire des idées claires en une langue claire, selon un ordre lumi-
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lieux. Et, ce faisant, ils iront pas cru déchoir : les eaux bourbeuses ne sont pas toutes des eaux pro- fondes, ni les eaux claires des eaux de surface. Bien loin de céder à l'illusion dangereuse qui fait mesurer la profondeur de la pensée à l'obscurité de l'expres- sion, nos philosophes ont estimé à juste titre, sui- vant le mot d'Henri Bergson, « qu'il n'y a pas d'idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s'exprimer dans la langue de tout le monde » (1). Il est à remarquer, au surplus, que le recours à un vocabulaire spécial et la compli- cation de la forme masquent, presque toujours, une pensée qui n'a pas réussi à s'élucider complètement : une idée dont on est parçenii à se rendre maître s^ exprime simplement; cela est vrai même des idées métaphysiques, et je me fais fort de les expliquer à un enfant de sept ans plus aisément que la règle de trois ! Or, c'est grâce à cette clarté de la pensée et de la forme que les penseurs français ont su rendre accessibles à tout homme cultivé les plus hautes spéculations de la science et de la métaphy- sique, aussi bien que les idées et les principes fonda- mentaux de la morale. Sans doute, ceux-là seuls qui ont poussé l'analyse assez avant peuvent appré- cier à sa mesure exacte toute la valeur et la richesse de leur pensée ; mais, si les faux savants la traitent de superficielle, le grand public éclairé lui-même sent et comprend, sans pouvoir toujours en rendre compte, qu'il se trouve en présence d'une pensée sincère, féconde et forte, et susceptible de fournir
(1) Henri Bergson, la Philosophie (coUectioo « la Science fran» çaise », chez Larousse), p. 20.
LE GKNIE SPIRITUEL DE LA FRANCE li
des règles à son action. Par là s'explique rinOuence que nos penseurs ont exercée non seulement en France, mais dans l'humanité tout entière ; par là s'explique la puissance de diffusion de leurs prin- cipes, et aussi pourquoi nulle philosophie n'a inclus en elle autant d'humanité et d'universahté que la philosophie française.
Pour le fond, ce qui me frappe avant tout chez nos penseurs, c'est l'union de deux qualités pré- cieuses qu'on trouve «rarement unies, mais qui carac- térisent bien le génie français lorsqu'il a réalisé son équilibre. La première de ces qualités, c'est le sens du positif, le souci de se maintenir toujours en con- tact avec les faits, de confronter toujours les prin- cipes avec l'expérience ; et c'est pourquoi la plupart de nos grands philosophes furent aussi des savants de premier ordre, géomètres, physiciens, médecins, ou des hommes d'action et de technique définie. La seconde de ces qualités, c'est le don de discerne- ment spirituel, la préoccupation de la vie morale et de ses principes métaphysiques, en un mot le sens de V idéal et la croyance en la réalité de l'idéal. Sens du positif et sens de l'idéal se complètent, se corrigent et s'accordent, chez nos penseurs comme dans notre peuple, sous la primauté du bon sens^ qui n'est autre que le sens vrai de la réalité inté- grale. Et par là s'explique la vitalité de cette philo- sophie, qui a trouvé le moyen d'être toujours jeune, toujours actuelle, parce qu'elle a atteint ce qui demeure éternellement vrai. Ces systèmes ne sont pas de simples curiosités historiques : il y a beau-
if DESCAHTES
coup a en tirer aujourd'hui encore pour éclairer notre route.
En étudiant la philosophie française, en cherchant à saisir du dedans chacune de ces grandes pensées, à commencer par celle de Descartes, nous ne ferons donc pas simplement œuvre d'historien : nous serons cons- tamment amenés, par cette étude même, à réfléchir sur la chaleur et les limites de la science, sur les principes de la vie morale, sur le mystère de la destinée humaine.
10 En premier lieu, nous nous attacherons à dé- terminer ce que la science, ce que l'expérience de la nature et de la vie, ont apporté d'ahments à la réflexion philosophique, et ce que celle-ci, en retour, a ajouté à la science. Nous verrons ainsi, chez ces hommes qui furent tout à la fois des savants créa- teurs et des philosophes, l'aide mutuelle que doivent se prêter la science et la philosophie. Sujet bien digne de retenir notre attention ! Notre âge est l'âge de la science : il s'en glorifie, et il n'a pas tort. La science a renouvelé les conditions de notre pensée comme les conditions de notre existence ; elle a mis l'homme à sa place dans l'univers ; elle a ruiné l'an- cienne philosophie qui faisait de l'homme le centre du monde physique et la fin de tout ce qui existe ; elle nous a permis de pénétrer chaque jour un peu plus avant dans la connaissance de la nature ; et, mieux encore, elle nous a permis d'étendre notre pouvoir sur elle. Mais, devant cet essor prodigieux de la science, une sorte d'ivresse s'est emparée des cerveaux faibles, j'allais dire de la grande masse. Certains ont pensé que la science allait nous fournir,
LE GENIE SPIRITUEL DE LA FRANCE il
bien plus, qu'elle nous avait déjà fourni, ce qu'elle est à tout jamais incapable de nous révéler : une explication de ce qui est, la connaissance des causes premières et dernières, une règle d'action. D'aucuns même ont prétendu faire de la science, plus qu'une philosophie, une religion : comme si la mesure des phénomènes et de leurs rapports, c'est-à-dire au sens propre un jeu bien lié d'apparences, pouvait sulfire à l'être humain, remplir la capacité infinie de son esprit et de son âme, vous consoler de la mort de vos fils ! Gomme si le mystère insondable de l'univers et de la destinée pouvait être contenu dans ces théories que le savant superpose à la me- sure des phénomènes, « hypothèses, dit le grand physicien Duhem, qu'un siècle contemple comme le mécanisme secret et le ressort caché de l'univers, et que le siècle suivant brise comme des jouets d'enfant » (1) ! Il sera bon de demander aux vrais savants ce qu'ils savent et de recueillir de leur bouche, avec leur foi dans l'avenir et dans les pro- grès des sciences, l'aveu raisonné de leur ignorance. Pareils aux bûcherons qui ont établi leur hutte d'un jour en pleine forêt, ces hommes n'ont abattu autour d'eux les arbres qui leur cachaient et la forêi. et le ciel que pour mieux voir se multiplier l'im- mensité de la forêt et du ciel. Voilà ce qui m'émeut et me remplit de fierté humaine, bien plus que les sottes affirmations de la fausse science. Est-il un spectacle qui soit plus digne de notre admira- tion que celui de l'homme luttant, depuis l'aube
( 1 ) Cité par L. dk IjAUNAY, « Pierre Duhem » (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1918, p. 382).
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de la civilisation, pour arracher à la nature ses secrets, y arrivant par l'effort patient et métho- dique de sa recherche et par les intuitions soudaines de son génie, puis s'apercevant, au terme de son labeur, qu'il n'a fait que repousser les limites de l'infinité en grandeur comme de l'infinité en peti- tesse, et couronnant enfin les pauvres petites con- naissances toutes relatives que lui donne sa science par un acte de foi dans l'absolu, en sorte que, née d'une croyance, qui est l'hypothèse, la science s'achève dans une croyance, qui est l'infini.
2° Mais il est un spectacle plus grand encore et plus beau que celui-là, quoiqu'il soit moins percep- tible aux yeux du corps et aux yeux de l'intelli- gence : et c'est le spectacle de la vie intérieure.
« Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi : et les corps, rien.
« Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé..., surnaturel » {Pen- sées^ éd. Brunschvicg, 793).
La pensée que Pascal exprime avec une telle sublimité est une pensée limpide et qui s'impose avec une évidence entière. Chacun de ceux qui ont réfléchi sur la condition humaine ont reconnu en effet qu'en attendant l'heure, peut-être jamais atteinte, où sera construit l'édifice de la science, il faiit vivre; car « les actions de la vie, dit Descartes, ne souffrent généralement aucun délai » {Discours de
LE GÉNIE SPIRITUEL DE LA FRANCE 15
la méthode, 3® part.), et Pascal, dans sa langue sil- lonnée d'éclairs : « Il faut parier : vous êtes em- barqué » {Pensées, 233). Quoi qu'on pense du mys- tère des choses, il faut parier pour ou contre : pas de milieu. Si un homme se noie et que je reste en suspens, je me suis décidé contre. Tout homme doit donc, suivant les termes de Pascal, parier pour ou contre Dieu. Enjeu formidable d'une partie à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, puisque s'y joue notre existence tout entière. Que m'im- portent les lois des astres et celles des atomes, si j'ignore le secret de ma destinée, si je ne puis donner une réponse à la grande question qui se pose à moi, comme à vous, comme à tous : dois-je user de la vie comme celui qui n'a pas de lendemain? ou dois-je travailler pour ce lendemain? Ta be or not to be, that is the question. C'est là l'unique question. Mais c'est une question à laquelle on ne répond pas avec l'intelligence seule.
3° Et ainsi, en cherchant à voir comment nos grands penseurs ont posé le problème moral, de quelle manière ils ont enrichi le trésor de la vie intérieure et précisé les principes de l'action, nous serons tout naturellement conduits au seuil de la métaphysique, qui est la philosophie même.
L'homme est essentiellement un animal métaphy- sique. Qu'il le veuille ou non, l'homme ne peut se passer de faire de la métaphysique. Celui qui nie la métaphysique, comme l'avait remarqué Platon, fait encore de la métaphysique : et pareillement celui qui agit comme si la métaphysique n'existait
Ift DESCARTES
pas. Comte prétend inaugurer l'ère positiviste, et bannir à tout jamais la métaphysique : et, après l'avoir niée, il fait mieux, ou pire, que de la réta- blir, puisqu'il instaure une religion. C'est un fait, qu'en chacune de nos pensées comme en chacun de nos actes se trouve impliquée une certaine vue des choses et de la destinée. Seulement cette vue, chez la plupart des hommes, est comme brouillée ; et, si l'on excepte quelques âmes très hautes et très saintes, en même temps que très simples, il n'y a guère que les philosophes qui prennent nettement conscience de cette métaphysique latente en toute âme humaine.
Nous irons donc plus avant. Après la science, après la morale, nous tâcherons de parvenir jus- qu'au principe qui les fonde. Sans doute, une telle étude requiert un effort d'attention soutenu : car, tout en cherchant toujours à être clair, je n'entends pas défigurer une doctrine sous prétexte de la rendre plus accessible. Mais, à ceux qui voudront bien me prêter le concours de leur effort pour s'élever jusqu'au faîte de ces hautes pensées humaines, j'ose promettre qu'ils en seront payés. Rappelons-nous qu'il faut beaucoup peiner pour gravir une mon- tagne et ne pas demander tout le temps à voir l'horizon : il ne se découvre qu'au terme de l'ascen- sion. Ceux qui, dépassant V intelligence, ont su faire de leur raison l'usage le plus subHme, sont comme ces hautes montagnes qui montent dans le ciel et d'où l'on domine au loin toute la plaine. Ils mé- ritent qu'on s'élève jusqu'à eux. Si l'homme s'y refusait, s'il demeurait sourd à leur appel, s'il ne
LE GÉNIE SPIRITUEL DE LA FRANCE 17
suivait plus avec eux l'impulsion de cette raison qui est née pour l'infinité, il aurait vite fait de retourner à l'animalité : alors, nous verrions toutes nos sciences et nos industries dégénérer en rou- tine, ou se muer, peut-être, en machines infernales ; alors nous tomberions au rang d'insectes perfec- tionnés, habiles à répondre par des réactions appro- priées aux sollicitations du milieu physique, mais incapables d'inventer, de créer, si ce n'est, peut-être, pour le mal. Ah, certes ! malheur à notre âge, s'il venait à absorber l'âme humaine dans l'univers phy- sique, s'il niait orgueilleusement ce qui le dépasse, s'il n'ajoutait à sa physique une métaphysique, s'il ne fondait sa physique et sa morale sur une méta- physique. Malheur à notre civilisation, si elle per- dait de vue Vunique essentiel^ et si elle n'améliorait nos conditions de vie que pour tuer notre raison de vivre. L'un des plus authentiques parmi les maîtres de la pensée française, Jules Lachelier, écrivait, dans l'une de ses admirables lettres qui devront de par sa volonté rester inédites, cette phrase bien digne de notre méditation :
« Je ne crois pas au progrès continu et infaillible, même dans l'ordre scientifique et industriel : je crois que tout ou presque tout, même dans cet ordre, dépend de la pureté et de la vigueur des âmes, et que, si cette pureté et cette vigueur conti- nuent à diminuer, nous reverrons, nous ou nos des- cendants, la barbarie sous toutes ses formes... »
Mais cela ne doit pas être. Nous autres, Français, nous ne voulons pas que cela soit.
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18 DESCARTES
En engageant les esprits de bonne volonté à me suivre dans l'étude attentive de ce qui constitue l'essence intime de notre race, en les conviant à prendre nos penseurs pour guides dans la recherche de la vérité, j'éprouve une satisfaction bien pro- fonde à penser que je demeure dans le fil droit de la tradition philosophique qu'ont instaurée dans notre Université deux hommes vénérés : M. Charaux et M. Dumesnil.
Cet esprit français, dont nous chercherons à dé- gager les traits éternels, ils l'ont incarné un demi- siècle dans leur enseignement, ils en ont donné la vision et la présence, infiniment meilleures que toutes les théories : pour le définir, nous n'aurons qu'à demeurer fidèles à leur esprit.
L'un et l'autre possédèrent à un degré éminent ce don de l'expression limpide et simple, qui laisse transparaître la lumière de la pensée sans en amortir la chaleur intime.
L'un et l'autre, comme l'a écrit Dumesnil de Charaux, eurent cette force incomparable de croire ce qu'ils disaient. L'un et l'autre furent les apôtres humbles d'une certitude à laquelle ils adhéraient de toute leur intelligence et de toute leur âme, et devant laquelle ils s'effaçaient volontairement pour laisser rayonner la splendeur du vrai. Et par là ils surent atteindre à ce véritable et profond libéra- lisme, libéralisme non d'indifférence mais de cha- rité, auquel se reconnaissent les esprits qui savent
LE GÉNIE SIM RI TU KL DE LA FRANCE 4P
ce que c'est que de conquérir la vérité, et combien il en coûte.
Charaux, ami et disciple de Gratry, qui lui avait
appris à discerner cet « attrait sensible du bien auquel répond le mouvement du cœur », nourri de Platon et de la sagesse antique autant que de la pensée chrétienne, savait allier à un esprit simple et haut, d'une admirable sincérité, épris d'ordre et de mesure, de vérité et de perpétuité, une flamme intérieure jaillissant sans effort, et qui soulevait et captivait les âmes. Le « père Charaux », comme on aimait à l'appeler, était le type de l'honnête homme et du sage ; mais il était plus et mieux encore : il me semble discerner en lui comme une espèce de sainteté intellectuelle et morale, qui explique sans doute son emprise sur les âmes, et la vertu de son action, féconde et durable comme toutes celles qui s'exercent en profondeur, et dans laquelle se reconnaît le génie missionnaire de la France.
Dumesnil, intelligence originale, artiste vrai, épris de la beauté, écrivain de race, possédant merveil- leusement sa langue autant que sa pensée (c'était même là, aux yeux de certains, la tare indélébile de Dumesnil comme ce fut celle de Fabre), âme généreuse et faite pour l'amitié, dans laquelle il apportait toute sa tendresse et toute sa force, esprit d'une loyauté, d'une franchise et d'un désintéres- sement qui s'imposaient à tous, et à ceux même qu'il combattait âprement, personnalité vigoureuse, nature d'une rare richesse en qui s'accordaient les
20 DESCARTES
qualités les plus diverses, la conviction passionnée de l'apôtre et la rigueur impitoyable du critique, la droiture de la raison résolue à « suivre la vérité partout où elle nous mène », à lui sacrifier tout, même ses préférences, et le sens du mystère du monde sans lequel il n'est pas de philosophie com- plète et vraie, Dumesnil fut vraiment Tun des plus beaux types de Français qui soient.
On peut contester certaines de ses idées, ou cer- taines de ses aversions. Mais nul, assurément, ne mit plus de dons ni de vertus au service d'une grande tâche : dénoncer la sophistique contemporaine, la perversité de cette philosophie allemande dont il s'était vite dé- pris ; montrer que l'une et l'autre sont les fruits de cet orgueil diabolique qui, en divinisant l'homme, sup- prime l'humanité ; exalter et discipliner toutes les manifestations de l'âme, restaurer l'ordre, la hiérarchie des valeurs, le culte de l'esprit, en un mot tout ce qui est fait pour durer et tout ce qui permet de durer.
Dumesnil ne prétend pas, comme tant d'autres, à cette fausse originalité qui sacrifie la vérité à la nouveauté et qui se croit contrainte de détruire. Comme notre maître Emile Boutroux, il a l'audace, car c'en est une aujourd'hui, de maintenir haute- ment les (vieilles vérités dont on se détourne avec un hochement de tête, et ces mots de devoir et de vertu « qu'une prétendue morale moderne tend à effacer » (1). Mais, déclare-t-il dans le premier numéro de son Amitié de France (2), « le vent qui
(1) Emile Boutroux, Discours proaoncé à la séance des cinq Académies le 25 octobre 1919.
(2) 1907, chez Beauchesne.
LE GÉNIE SPIRITUEL DK LA FKANCE fl
souffle, s'il a le pouvoir de faire virer les girouettes et de gonfler les voiles, n'altère en rien la direction du pôle des intelligences ». C'est vers ce pôle que son intelligence s'oriente naturellement. Héritier de la grande tradition spiritualiste qui va de saint Augustin et de Descartes à Maine de Biran et à Ravaisson, il se donne comme le continuateur de leur œuvre et se compare volontiers à ces petits personnages que nos maîtres-verriers du moyen âge ont montés sur les épaules des autres, ce qui leur permet de découvrir ainsi des vérités que ne per- çoivent pas ceux qui les soutiennent. Avec eux, il voit dans la philosophie la seule science, la méthode de plus entière liberté ; mais il faut, ajoute-t-il, « qu'elle soit apprise du fond de nous-même ». Comme eux, et avec autant de force, il affirme les droits de l'intuition spirituelle, qui est l'achève- ment de la raison et qui fait l'unité de l'âme : mais il ne veut pas qu'on néglige ou méprise le concept, qui l'exprime. Avec eux, et contre les modernes, il affirme que notre compréhension des êtres est d'au- tant plus complète qu'ils sont plus hauts, et que le matérialisme ne se survit que parce qu'il est la doctrine qui exige le moindre effort d'esprit. Autant qu'eux, et plus qu'aucun d'eux peut-être, il sent profondément au-dedans de lui la réalité des choses éternelles et le caractère éminemment positif de la croyance qui saisit dans la personnalité la pierre d'angle de la philosophie et lie directement à cette certitude : Je suis, cette autre certitude qui seule asseoit la première : Dieu est. En toute humilité et en toute vérité, Georges
a DESCAHTES
Dumesnil pouvait, dans les dernières années de son existence, se rendre cet hommage qu'il avait fait de sa vie une constante prière : et cette prière était une prière agissante, car son âme généreuse « ne se concentrait que pour se répandre » (1). Dumesnil aimait la France d'un amour absolu, mais raisonné et clairvoyant ; il l'aimait, non seulement parce que la France est la patrie, mais encore parce que cette patrie, entre toutes, a été la porteuse de l'esprit et la missionnaire de l'idéal. C'est pourquoi il pouvait, dans l'une de ses dernières lettres, écrire à son intime ami Charles Chabot : « Le rôle qui est dévolu à la France est immense. » Conscient de ce rôle, il avait rêvé de grouper tous les hommes de bonne volonté, de tous les métiers et de toutes les provinces, dans une de ces « amitiés » comme les communes du Nord de la France au moyen âge en avaient instauré, pour faire « un faisceau des énergies les plus diverses, les plus autonomes, avec le lien de l'amitié », dans le compagnonnage du devoir. Il rêvait d'une cité qui fût r amitié de France, et que cette cité fût la cité humaine par excellence. Ce grand croyant mourut à la peine, avant d'avoir pu voir le triomphe de la patrie qu'il aimait, et assister à la réalisation de son rêve. Sa foi dans les destinées de la France, éclairée à la lumière de la victoire qu'il n'a pas vue mais en laquelle il a cru, comme la foi de tous ceux qui sont morts pour elle, sera pour nous comme un viatique : elle nous soutiendra dans nos méditations et dans notre action ; elle nous inspirera dans notre
(1) Georges Dumesnil, Ir Spiritualisme, Paris, Beauchesne, 1911, p. 106. Cf. Descaktes, les Passions de l'âme, art. 153-156.
LE GKNIE SPIRITUEL DE LA FRANCE S3
travail ; et nous nous estimerons heureux si, mo- destes ouvriers d'une grande tâche, nous pouvons contribuer, chacun pour notre part, au rayonne- ment de la France, qui n'est autre que le rayonne- ment de l'idéïd.
II
LA JEUNESSE DE DESCARTES
(159Ô-1628)
Un des écrivains les plus originaux de ce temps, et qui devait tomber dès le premier mois de la guerre, Charles Péguy, fut surpris par la mobili- sation au moment où il mettait la dernière main à une Note sur M. Descartes. Cette note, qu'a publiée la Nouvelle Revue française (1^^ juillet 1919), com- mence ainsi.
« Mais Vordre que pai tenu en ceci a été tel. Nous verrons plus tard quel a été cet ordre. Nous avons bien le temps de le voir. Ce qui importe, ce qui a marqué le monde, c'est cette résolution de tenir un ordre. Et c'est de l'avoir annoncé en de tels termes.
« Premièrement., fai tâché de trouver en général les principes ou premières causes de tout ce qui est ou peut être dans le monde^ sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui Va créé, ni les tirer d'ail- leurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes. Après cela fai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets qu'on pouvait déduire de ces causes; et il me semble que par là fai trouvé des deux (1)...
(1) Ce texte 031 tiré du Discours de la méthode, 6» partie (Éd. Adam 34
La jeunesse de descartes 85
« Eh bien ! je dis : qu'importe. Nous savons bien qu'il ne les a pas trouvés, les cieux. On les avait trouvés avant lui. Ou plutôt ils s'étaient trouvés tout seuls. La création a eu besoin de son Créateur, pour être : pour devenir, pour naître, pour être faite. Elle n'a pas eu besoin de l'homme, ni pour être, ni même pour être connue...
« Je dis : qu'importe. L'audace seule m'intéresse. L'audace seule est grande. Y eut-il jamais audace aussi belle ; et aussi noblement et modestement cava- lière ; et aussi décente et aussi couronnée ; y eut-il jamais aussi grande audace et atteinte de fortune ; y eut-il jamais mouvement de la pensée compa- rable à ce Français qui a trouvé des cieux... Des- cartes, dans l'histoire de la pensée, ce sera toujours ce cavalier français qui partit d'un si bon pas. »
Péguy a raison. Ce cavalier français, comme il dénomme Descartes, est bien de la même famille que les héros du grand Corneille et les soldats du grand Condé, ses contemporains. Il met à la con- quête de la vérité la même ardeur héroïque et jeune
Tannery, t. VI, p. 63-64). Toutes nos citations de Descartes se ré-, fèrent à l'édition définitive de ses Œuvres, par Ch. Adam et P. Tan- nery, 12 vol. chez Léopold Cerf, à Paris (1897-1910). Lorsque, en l'absence de toute autre indication, on trouve dans ces renvois un chiffre romain suivi d'un chiffre arabe, le premier désigne le tome de celte édition, et le second la page. Cette règle ne souffre d'exception que pour les renvois aux Principes, où, d'une manière générale, les deux chiffres, romain et arabe, désignent respectivement la partie et l'article, sans qu'il ait paru nécessaire (sauf pour la préface des Principes) de renvoyer au tome et à la page de l'édition A. T. Pour les Méditations et les Réponses aux objections, je cite le plus souvent le texte français du tome IX, mais il sera facile de se reporter à l'ori- ginal latin, à l'aide des numéros inscrits en haut des pages du tome IX et qui renvoient à celles du texte latin du tome VII.
26 DESCARTES
que ceux-ci mettent à vaincre les ennemis de la France ou leurs propres passions : « Car c'est véri- tablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité » (Discours, 6« part., VI, 67).
Il y a donc un intérêt de premier ordre à étudier l'homme qui a osé tenter une pareille entreprise, afin d'acquérir, autant qu'il se peut, une idée exacte de la grandeur de l'entreprise, de l'esprit dans lequel elle a été conçue, de sa portée lointaine, et afin d'apprécier à sa juste valeur cette philosophie vaste et complexe autant qu'une œuvre de la nature, et qu'on a si souvent défigurée dans les âges qui suivirent.
Pour connaître l'homme, il faut le replacer d'abord dans son milieu, sans prétendre expliquer par les circonstances extérieures l'éclosion mystérieuse du
génie,
* * *
René Descartes (1) naquit le 31 mars 1596 à la Haye-en-Touraine et fut baptisé le 3 avril en
(1) Pour tout ce qui suit, voir l'étude de Ch. Adam sur la Vie et les œuvres de Descaries, qui forme le tome XII de sa grande édition. — Il faut consulter encore la Vie de Monsieur Des-Cartes, par Adrien Baillet, 2 vol., Paris, Horthemels, 1691. On a reproché, non sans raison, à l'abbé Baillet ses intentions apologétiques, voire édifiantes. La biographie moderne est inspirée d'un tout autre esprit : mais il est douteux que le Descartes qu'elle a restitué soit historiquement plus « vrai » que l'autre. Et le biographe ancien, s'il n'a pas connu certaines pièces d'archives, a ^u moins l'avantage inappréciable d'avoir puisé directement aux sources les plus sûres, c'est-à-dire aux
LA JEUNESSE DE DESCARTES 27
l'église Saint-Georges de la Haye. Cette petite ville, aux habitations grises à grands combles, est située sur la rive droite de la Creuse, aux confins de la Touraine et du Poitou. La vallée de cette sauvage rivière, ceinte de roches fauves, devient ici large, riche, lumineuse, bordée de hameaux riants, de vignes, de champs aux plantureuses moissons : on a bien l'impression d'entrer ici dans le « jardin de la France » ; mais, à quelque distance, les plateaux arides, couverts de landes et de maigres pineraies, où s'élevait jadis une grande cité celtique, conti- nuent le paysage plus austère et plus rude de notre France du Centre et joignent la force à la grâce. Fils de cette terre, Descartes est bien un représen- tant authentique de nos vieilles provinces fran- çaises.
Il est aussi de bonne race française, provinciale. Par ses parents et tous ses ascendants, tant pater- nels que maternels, il se rattachait au Poitou : lui- même se donne le titre de « gentilhomme du Poitou », et c'est sous cette dénomination qu'il s'inscrit en 1630 sur les registres de l'Université de Leyde : Renalus Des Cartes^ mathematicus, Picto.
Son père, Joachim, était originaire de Châtelle- rault, où ses ascendants, tant paternels que mater- nels (les Ferrand), exerçaient la profession de mé- decins ; il était conseiller au Parlement de Bre- tagne, mais ne résidait à Rennes que trois mois au plus par an ; certaines années même, étant dis- pensé de siéger, il passa tout son temps en Poitou,
témoignages de ceux qui avaient personnellement et «intérieurement » connu l'auteur.
IS DESCARTES
à la Haye. La mère du philosophe, Jeanne Brochard, était la fille du lieutenant général du présidial de Poitiers et la petite- fille du conservateur des pri- vilèges de l'Université de Poitiers; ses ascendants maternels, les Sain, avaient été marchands à Ghâ- tellerault. Descartes appartenait ainsi à la petite noblesse : ses ascendants se dénommaient « écuyer » ; son père avait revendiqué le privilège de la noblesse, c'est-à-dire l'exemption des tailles ; lui-même, en Hollande, sera constamment traité de « gen- tilhomme ». De fait, la plupart des membres de sa famille avaient exercé des emplois publics ou des professions libérales ; certains mênie, comme Jean Ferrand, avaient été des hommes de science et d'études. Descartes, et c'est encore un trait à noter, sortait donc de cette vieille bourgeoisie française dont il devait toujours garder les fortes vertus tra- ditionnelles.
Descartes fut privé très jeune des soins mater- nels : sa mère mourut le 16 mai 1597, à la naissance d'un cinquième enfant. Quelques années plus tard, son père se remaria avec une Bretonne, et il alla vers 1607 se fixer à Rennes, où ses descendants firent souche. Le jeune René, cependant, après la mort de sa mère et jusqu'à son entrée au collège, demeura avec son frère Pierre et sa sœur Jeanne à la Haye, confié aux soins de sa grand'mère, Jeanne Sain, et d'une nourrice à laquelle il fut toute sa vie très attaché, puisqu'il la recommanda encore à ses frères au moment de mourir.
n était alors de santé fort délicate. Dans une lettre de 1645 à la princesse Éhsabeth, où il dit que.
LA JEUNESSE DE DESCARTES 29
pour surmonter les déplaisirs qui viennent de la santé, ces « ennemis domestiques avec lesquels on est obligé de se tenir sans cesse sur ses gardes », le seul remède est « d'en divertir son imagination et ses sens le plus qu'il est possible et de n'employer que l'entendement seul à les considérer », notre philosophe ajoute, et c'est le seul passage où il parle de sa mère : « ... J'avais hérité d'elle une toux sèche et une couleur pâle que j'ai gardée jusqu'à l'âge de plus de vingt ans, et qui faisait que tous les médecins qui m'ont vu avant ce temps-là me condamnaient à mourir jeune. Mais je crois que l'inclination que j'ai toujours eue à regarder les choses qui se présentaient du biais qui me les pou- vait rendre les plus agréables, et à faire que mon principal contentement ne dépendît que de moi seul, est cause que cette indisposition qui m'était comme naturelle s'est peu à peu entièrement passée » (IV, 218-221).
Les premières impressions que reçoit l'esprit sont généralement les plus vives et les plus durables. Celles que Descartes enfant reçut de son séjour à la campagne furent assez fortes pour marquer son œuvre, et peut-être même pour orienter sa con- ception du monde, puisque les choses sensibles, dit-il, fournissent à l'intelligence les figures des spi- rituelles (1) : de là, les images empruntées à la vie
(t) Cf. à ce sujet un des Inédits de Hanovre, publiés en 1859 par Foucher de Careil, d'après la copie de Leibniz : « Ut imaginatio utitur figuris ad corpora concipienda, ita intellectus utitur quibusdam cor- poribus sensibilibus ad spiritualia figuranda, ut vento, lumine : unde
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des champs, qu'on trouve fréquemment dans ses écrits, et qui parfois lui fournissent le moyen d'ex- primer une pensée décisive. Il affectionne les com- paraisons avec le vin nouveau, le vin cuvé sur la râpe, le petit clairet. Ailleurs, il nous montre les voyageurs égarés dans une forêt, dont le pied s'en- fonce dans le sol humide, et qui prennent peur des feux follets se jouant au-dessus des marécages ; il évoque les haies aux branches entrelacées, la pous- sière soulevée à travers la plaine, les tourbillons formés par les courants, les incendies qui prennent dans les granges où le foin a été rentré avant d'être sec, et l'image de la lune au fond d'un lac dont l'eau est un peu crêpée par le soufïle de quelque vent, ou encore le repos à l'ombre d'un bois, que trouble seulement le bourdonnement des mou- ches (1)... Ces visions lui demeureront présentes jusqu'au bout, et l'on comprend qu'il ait hésité à se rendre en Suède, « pays des ours, entre des rochers et des glaces », lui qui était né « dans les jardins de la Touraine » (lettre du 23 avril 1649, V, 349).
A Pâques 1604, étant alors âgé de huit ans, Des- cartes fut envoyé au collège de la Flèche, où, sur l'autorisation d'Henri IV, les jésuites venaient de s'établir, et qui ne tarda pas à devenir, suivant l'expression du philosophe, « l'une des plus célèbres écoles de l'Europe ». Les Pères eurent pour le jeune René des soins tout paternels : il avait sa chambre
altiiis philosophantes raentem cognitione possumus in sublime toi 1ère " (Oogitationes privatae, X, 217).
(1) Pour les références, cf. XII, 17, note.
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à lui ; on le laissait se réveiller tout seul et se lever à son heure, habitude qu'il conserva toute sa vie, car, au dire de ses biographes, il avait coutume de se lever fort tard et de méditer dans son lit : « Et c'est ainsi, ajoute Lipstorp, qu'il trouva son algèbre spécieuse, clef de toutes les sciences et arts libéraux, et méthode la meilleure pour discerner le vrai du faux » (1). En tout cas, à la Flèche, sa santé se raffermit définitivement.
Entré en sixième, il suivit le cours régulier de ses études ; comme les jeunes nobles de son temps, il apprit le jeu de paume et l'escrime, dont il compo- sera plus tard un petit traité ; dans ses classes de grammaire, il s'initia aux fables et aux histoires, et, dans ses humanités, à la poésie et à l'éloquence des anciens. Il reverra même plus tard en rêve (1619) le Corpus poetarum, et c'est de là qu'il tirera ses deux devises, dont la première, empruntée à Ausone, définit la nécessité de la méthode, et dont la seconde, empruntée à Sénèque le Tragique, indique le primat de l'expérience interne :
Quod vitas sectabor iterf
lui mors gravis incubât Qui, notus nirnis omnibus, Ignotus moritur sibi.
« Il se prépare une triste mort, celui qui, pour s'être fait trop connaître des autres, est demeuré un inconnu pour lui-même. »
Descartes, d'ailleurs, apprit à fond le latin, cette
(1) Daniel Lipstorp, Specimina philosophife cartes ianas, Leydci 1653, p. 75.
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discipline incomparable pour la formation de l'esprit ; il le savait assez pour le parler et récrire, non seule- ment correctement, mais avec élégance, comme en té- moignent ses Meditationes et ses Princlpia pkiloso- phise. Il était aussi fort amoureux de la poésie, et il s'en souviendra en Suède, lorsque, à la demande de Christine, il composera des vers sur la naissance de la paix et même une comédie-ballet, ou « fable boca- | gère », en prose mêlée de vers. |
Ses trois dernières années furent consacrées à l'étude de la philosophie qui comprenait alors trois parties : logique, incluant la morale ; physique, incluant les mathématiques ; métaphysique (1). Il eut pour professeur le P. François Véron, auteur d'une méthode de controverse, et pour répétiteur le P. Noël, connu pour ses démêlés avec Pascal sur le vide. Ses maîtres, qu'il étonna et embarrassa plus d'une fois par sa précocité mathématique et par sa méthode singulière de disputer en philosophie (2), l'initièrent à Aristote, à saint Thomas et à la sco- lastique, qu'il ne se fera pas faute de critiquer plus tard, mais dont il retint beaucoup dans sa philo- sophie (3) ; il y rend d'ailleurs hommage dans une de ses lettres (12 septembre 1638, II, 378) : « Encore que mon opinion, écrit-il à un de ses amis, ne soit
(1) Au sujet de cet enseignement, voir l'ouvrage du P. Camille DE RocHEMONTElX, Un collège de jésuites aux XVII* et XVI 11^ siècles. Le collège Henri IV de la Flèche, Le Mans, 1889, t. IV.
(2) Cette méthode consistait essentiellement à poser les « défini- tions des noms », puis les « principes », pour en « former enfin un seul argument, dont il était fort difficile de se débarrasser « (Témoignage du P. Poisson, transmis par Baillet, II, 483. A. T., XII, 25).
(3) Voir à ce sujet l'ouvrage de E. Gilson sur la Doctrine carté- sienne de la liberté et la théologie, Paris, Alcan, 1013.
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pas que toutes choses qu'on enseigne en philoso- phie soient aussi vraies que l'Évangile, toutefois, à cause qu'elle est la clef des autres sciences, je crois qu'il est très utile d'en avoir étudié le cours entier, en la façon qu'il s'enseigne dans les écoles des jésuites, avant qu'on entreprenne d'élever son esprit au-dessus de la pédanterie pour se faire savant de la bonne sorte. Et je dois rendre cet honneur à mes maîtres, que de dire qu'il n'y a lieu au monde où je juge qu'elle s'enseigne mieux qu'à la Flèche... » Nous le voyons d'ailleurs emporter avec lui en Hollande la Somme de saint Thomas avec la Bible (lettre du 25 décembre 1639, II, 630). Descartes prit également à la Flèche des habitudes de piété dont il ne se départira jamais : il reverra dans ses fameux songes du 10 novembre 1619 la chapelle du collège, et y entrera pour prier ; il fera vœu d'aller en pèlerinage au grand sanctuaire des catho- liques, à Notre-Dame de Lorette ; il interviendra dans une querelle entre les ministres protestants de Hollande, pour prendre la défense d'une confrérie de Notre-Dame, à Bois-le-Duc. Témoin du trans- fert du cœur d'Henri IV à la Flèche, le 4 juin 1610, il garda toute sa vie ses sentiments de « bon Fran- çais » et sa fidélité monarchique.
C'est à la Flèche enfin qu'il reçut son initiation scientifique. En 1611, lors de la fête commémora- tive de la mort du roi, on célébra à la Flèche l'inven- tion des lunettes d'approche. et la « découverte de quelques nouvel es planètes ou étoiles errantes autour de Jupiter, faite par Galilée, célèbre mathé-
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maticien du grand -duc de Florence ». Descartes s'enthousiasma pour l'invention du télescope, et pour les phénomènes et les mondes nouveaux qu'il révélait : satellites de Jupiter, phases de Vénus, taches solaires ; peut-être même conçut-il dès cette époque l'intention de faire une étude théorique du télescope, comme exemple de l'application de la géométrie à la physique. Il semble aussi que les jésuites lui mirent libéralement entre les mains, avec l'Art de Lulle, qui exerça sur son esprit une pro- fonde influence (1), les livres d'Agrippa et de Porta sur la philosophie occulte et la magie naturelle : Descartes, peu enclin à l'étonnement ni à l'admira- tion, eut vite fait de reconnaître l'inanité de ces choses merveilleuses dont s'engouent avec une déce- vante facilité ceux qui, ayant abandonné les croyances traditionnelles, demandent à la superstition et à « l'imposture » une réponse aux questions que tout homme se pose et que la science est impuissante à résoudre (cf. Discours, l""^ part., VI, 9).
Descartes avait donc reçu beaucoup de rensei- gnement des jésuites ; et il ne manqua en aucune occasion de témoigner sa reconnaissance à ses an- ciens maîtres, dont beaucoup demeurèrent ses con- seillers et ses amis (lettre au P. Noël, 1637, I, 383). Cependant il reconnut vite l'insuffisance de l'éduca- tion qu'il avait reçue, et jugeant de tous les autres
(1) Cf. une lettre d'Amsterdam en date du 29 avril 1619 (X, 164). Il semble que l'idée de rechercher une méthode unique applicable à tous les objets ait été suggérée à Descartes par la lecture de Ray- mond Lulle. Voir à ce sujet Gustave Cohen, Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XV II" siècle, Paris, Champion, 1920, p. 387.
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par lui-même, qui n'avait été inférieur à nul autre, dans l'école la plus célèbre, en un temps aussi fer- tile en bons esprits qu'aucun des précédents, il en conclut à l'insufïîsance radicale de la science de son époque. Écoutons la manière dont il en parle dans ce Discours, qui n'est que l'histoire de son esprit.
« Je ne laissais pas toutefois d'estimer les exer- cices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savais que les. langues qu'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens ; que la gentil- lesse des fables réveille Tesprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant lues avec discrétion elles aident à former le juge- ment ; que la lecture des bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une con- versation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravis- santes ; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux qu'à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseigne- ments et plusieurs exhortations à îa vertu qui sont fort utiles ; que la théologie enseigne à gagner le ciel ; que la philosophie donne moyen de parler vrai- semblablement de toutes choses et se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la méde- cine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qu les cultivent ; et enfin,
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qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur et se garder d'en être trompé » {Discours, i^ part., VI, 5-6).
Mais il estime que la trop grande curiosité des siècles passés risque de nous rendre étranger aux choses de notre pays et de notre temps ; que les œuvres d'imagination peuvent porter l'esprit à diva- guer; que l'éloquence çt la poésie sont plutôt des dons naturels que des fruits de l'étude ; que la phi- losophie n'atteignant que le vraisemblable doit être tenue pour fauSse. Il ajoute : « Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. »
C'est donc de certitude et à^évidence que Descartes est avide avant tout. La quête de la vérité va être désormais la règle de sa conduite.
* * *
Que fit Descartes de 1612 à 1619? Nous n'en savons à peu près rien, et sommes réduits sur ce point à des légendes ou à des conjectures. Séjourna- t-il à Paris, comme l'assure son biographe, l'abbé Adrien Baillet (1)? Demeura-t-il quelques années encore au collège? Tout ce que nous savons, c'est
(1) La Vie de Monsieur Des-Cartes, t. I, p. 37 et suiv.
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qu'il prit son baccalauréat et sa licence en droit à Poitiers en 1616, et qu'il fut parrain à Poitiers cette année-là, puis à Sucé, près Nantes, en 1617.
Pourtant, c'est durant cette période de sa vie, entre dix-sept et vingt-quatre ans, que se forma son esprit, qu'il entra en possession de sa méthode scientifique, se traça une ligne de conduite et jeta les fondements de sa recherche philosophique, ainsi qu'une lecture attentive du Discours en fait foi (VI, 11, 28, 30).
Ses études une fois terminées et « sitôt que l'âge lui permit de sortir de la sujétion de ses précepteurs », Descartes nous apprend, en effet, qu'il résolut « de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en lui-même ou bien dans le grand livre du monde ». C'est pourquoi, dit-il, « j'em- ployai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de di- verses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les ren- contres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présen- taient, que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet et qui ne lui sont d'autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d'au- tant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées
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du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie » {Discours, l'^ part., VI, 9-10).
Signalons, en passant, la règle que donne ici Des- cartes, et dont on peut tirer grand profit : pour avoir un avis compétent et sûr, ne nous adressons pas aux théoriciens en chambre qui ne visent qu'à éblouir et cherchent la nouveauté plus que la vé- rité ; adressons-nous à ceux qui sont engagés dans la vie, et qui ont une responsabilité.
En 1618, étant alors âgé de vingt-deux ans, Des- cartes, pour apprendre à connaître le monde et s'éprouver lui-même, résolut d'être soldat. Comme beaucoup de jeunes gentilshommes de son temps, il s'engagea en qualité de volontaire, s'équipant à ses frais, avec un valet à son service, dans l'armée du prince Maurice de Nassau qui avait à maintes reprises battu les Espagnols. Il n'est pas très sûr, d'ailleurs, qu'il ait jamais pris part à un combat. Officier amateur, il consacre le plus clair de son temps aux études. Le 10 novembre 1618, à Bréda, il fit la connaissance d'isaae Beeckman, qui devint plus tard principal du collège de Dordrecht ; c'était un esprit très cultivé, adonné à toutes les sciences, mais en qui Descaites appréciait surtout l'alliance, fort rare, de la physique avec les mathématiques (1).
(1) Journal de Bekckman,s. v. « Physici-malhemalici paucissinii » (X, 52). Sur les rapports de Descartes et de Beeckman, cf. X, 17 et suiv.,
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Beeckman fut pour l'esprit de Descartes comme un agent excitateur : « Je m'endormais, lui écrit Des- cartes en 1619, et tu m'as réveillé », desidiosiim excitasti (X, 162), Beeckman lui proposa un grand nombre de problèmes, l'entretint d'algèbre, de chute des corps, d'équilibre des liqueurs ; et c'est à lui que Descartes dédia son premier ouvrage, Compendium musicse, daté de Bréda (31 décembre 1618).
Il quitte la Hollande en avril 1619, voyage pen- dant plusieurs mois, puis assiste aux fêtes du cou- ronnement de l'empereur Ferdinand II, qui eurent lieu à Francfort du 20 juillet au 9 septembre 1619, avant d'aller prendre du service dans l'armée catho- lique du duc de Bavière. C'est alors que se pro- duisit l'événement intellectuel capital qui allait dé- cider de toute sa vie.
Écoutons d'abord ce que nous en dit Descartes dans le Discours (i^^ part., fin, VI, 10) :
« Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remar- quais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que... j'apprenais à ne rien croire trop ferme- ment de ce qui ne m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume ; et ainsi je me déli- vrais peu à peu de beaucoup d'erreurs, qui peuvent
ainsi qu'une « Note sur Descartes » de G. Milhaud, Revue de métaphy- sique et de morale, mars 1918, p. 164, et quelques pages de G. Cohen, Écrivains français en Hollande, p. 375, p. 429 (sur la visite à Dor- drecht, le 8 octobre 1628), p. 454 (sur la rupture de Descartes avec Beeckman en 1630).
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offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d'entendre raison. Mais, après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes livres. »
Dans ce texte fort important et qu'on n'a pas considéré d'assez près, Deçcartes nous indique net- tement les trois étapes par lesquelles a passé la for- mation de son esprit. Il a d'abord étudié dans les livres : mais ils sont trop éloignés de l'usage commun. Puis il a étudié dans le grand livre du monde : mais l'expérience instruit et ne dirige pas. Enfin il s'est résolu à s'étudier lui-même, pour y chercher le fon- dement de la certitude : et c'est en effet sur la con- naissance de soi, c'est-à-dire sur le Cogito, qu'il va bâtir tout le système de la science.
Voilà, notons-le bien, sa grande découverte : et il la fit « un jour », dans les circonstances qu'il nous Taconte aussitôt après.
« J'étais alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avait appelé ; et comme je retournais du couronnement de l'empereur vers l'armée, le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier [aux environs d'Ulm], où ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le
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jour enfermé seul clans un poêle, où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes pensées... » {Discours^ 2e part., VI, 11).
Descartes ne nous dit pas dans le Discours en quoi consista cet « entretien avec ses pensées » : en réa- lité, il s'accompagna d'un état d'enthousiasme mys- tique tout à fait remarquable, que Descartes avait pris soin de relater dans un opuscule intitulé Olym- pica, ce terme désignant la région des choses divines, supérieure à celle des choses sensibles, Expérimenta, et intellectuelles, Paniassus. Cet opuscule est aujour- d'hui perdu, mais Baillet a pris soin de nous en donner un résumé. Il commençait par une date : 10 novembre 1619, et par ces mots : Cum plenus forem enthusiasmo, et mirabilis scientiœ fundamenta reperirem... (Baillet, I, 50 ; A. T., X, 179).
Descartes donc, ayant été jeté dans de violentes agitations par la recherche des moyens de parvenir à la vérité, « se fatigua de telle sorte, que le feu lui prit au cerveau et qu'il tomba dans une espèce d'enthousiasme... Le dixième de novembre 1619 (1), s'étant couché tout rempli de son enthousiasme et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable (2), il eut trois
(1) C'était la veille de la Saint-Martin, et les contemporains (no- tamment HuET, dans ses Nouveaux Mémoires pour servir à l'histoire du cartésianisme, 1693) firent observer que l'enthousiasme de Des- carles tenait sans doute à ce qu'il avait un peu plus fumé et bu qu'à l'ordinaire. A quoi Descartes répondit qu'il n'avait pas bu de vin depuis trois mois.
(2) Glose, très probablement erronée, due à Baillet qui pose l'an- tériorité de la découverte par rapport à l'enthousiasme, alors que tout porte à croire que c'est le contraire qui est le vrai. Voir à ce sujet G. MilhaUD, « Une crise mystique chez Descartes » [Revue de méta- physique, juillet 19.16, p. 611. Descaries savant, Alcan, 1921, p. 51).
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songes consécutifs en une seule nuit, qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut ». Suit alors la description des trois songes (X, 181) et de l'inter- prétation qu'en donna Descartes, interprétation com- mencée par lui durant son sommeil et achevée au réveil (X, 184) :
1° Croyant marcher par les rues, et obligé de se renverser sur le côté gauche pour maintenir son équilibre, il sentit tout à coup un vent impétueux qui le poussa violemment vers l'église du collège où il se rendait pour faire sa prière. « Il se réveilla sur cette imagination, et il sentit à l'heure même une douleur effective, qui lui fit craindre que ce ne fût l'opération de quelque mauvais génie qui l'aurait voulu séduire », et « qui tâchait de le jeter par force dans un lieu où son dessein était d'aller volontai- rement ». A malo spiritu ad templum propellebar, disait en propres termes Descartes dans la relation manuscrite. Aussitôt il se retourna sur le côté droit, et il adressa une prière à Dieu, qui n'avait pas permis, pensa-t-il, « qu'il se laissât emporter, même en un lieu saint, par un Esprit qu'il n'avait pas envoyé » (X, 186).
2^ Dans cette situation, il se rendormit, après avoir réfléchi deux heures sur les biens et les maux de ce monde. Il eut alors un deuxième songe, dans lequel il crut entendre le bruit aigu et éclatant de la foudre. « La frayeur qu'il en eut le réveilla sur l'heure même ; et ayant ouvert les yeux, il aperçut beaucoup d'étincelles de feu répandues par la chambre. » La chose lui arrivait fréquemment, car se réveillant la nuit, il avait « les yeux assez étince-
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lants pour lui faire entrevoir les objets les plus proches de lui. Mais, en cette dernière occasion, il voulut recourir à des raisons prises de la philoso- phie... (X, 182). L'épouvante dont il fut frappé marquait, à son sens, sa syndérèse, c'est-à-dire les remords de sa conscience touchant les péchés qu'il pouvait avoir commis pendant le cours de sa vie jusqu'alors. La foudre dont il entendit l'éclat était le signal de l'Esprit de Vérité qui descendait sur lui pour le posséder » (X, 186).
3^ S'étant rendormi avec cette pensée dans un assez grand calme, il eut alors un troisième songe, qui lui présenta deux livres : d'abord un Diction- naire, qui selon lui « ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble » ; puis le Corpus poetariim, qui « marquait en particulier, et d'une manière plus distincte, la philosophie et la sagesse jointes ensemble » (X, 184). Suit ici la tra- duction d'un passage du texte de Descartes, qui nous a été fort heureusement conservé dans les Inédits de Hanovre et qui est capital : « Il ne croyait pas qu'on dût s'étonner si fort de voir que les poètes, même ceux qui ne font que niaiser, fussent pleins de sentences plus graves, plus sensées et mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cette merveille à la divinité de l'enthousiasme et à la force de l'imagi- nation, qui fait sortir les semences de la sagesse (qui se trouvent dans l'esprit de tous les hommes, comme les étincelles du feu dans les cailloux) avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de bril- lant même que ne peut faire la raison dans les
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philosophes (1). » Dans le Corpus même, son atten- tion fut attirée sur deux pièces de vers d'Ausone, qui symbolisèrent à ses yeux la méthode de sagesse et celle de vérité.
Quod vitse sectabor iter? Est et non.
Buillet ajoute : « Voyant que l'application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardi pour se persuader que c'était l'Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. » Le lendemain, il pria Dieu « de vouloir l'éclairer et le conduire dans la re- cherche de la vérité. Il s'adressa ensuite à la sainte Vierge pour lui recommander cette affaire, qu'il jugeait la plus importante de sa vie », et fit le vœu d'aller en « pèlerinage à pied jusqu'à Lorette ; que si ses forces ne pouvaient pas fournir à cette fatigue, il prendrait au moins l'extérieur le plus dévot et le plus humilié qu'il lui serait possible pour s'en acquitter » {X, 186-187).
L'importance de ces textes est considérable. Ils nous révèlent un Descartes sensiblement différent de celui qu'une tradition aussi tenace que fausse
(1) Voici le texte de Descartes, tel qu'il a été publié par Fouchek V>-ECA.UKih{Œm'res inédites de Descartes, 1. 1, 1859 ; A. T., X, 217) : « Mi- ruin videri possit, quare graves sententiœ in scriptis poetarum, magis quam philosophorum. Ratio est quod poetae par enthusiasmum et vim irnaginationis scripsere : sont in nobis semina scientiae, ut in silice, quae per rationem a philosophis educuntur, per imaginationem a poetis excutiuntur magisque elucent. » L'intuition de l'ordre, ou de la mutuelle dépendance des images, qui permet d'obtenir une vue synthétique de l'ensemble, est assez clairement définie dans un autre texte de la môme époque (X,230).
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nous montre sous les traits d'un pur spéculatif ou d'un froid rationaliste : c'est une âme simple, « naïve », au sens vrai de ce terme si français, une âme sincèrement religieuse, mystique même. En outre, ces textes éclairent d'un jour nouveau et singulier tout le système de la philosophie carté- sienne : M. Milhaud, qui le premier en a saisi le sens et la portée exacte, remarque fort justement qu'il n'est guère possible, après cela, de voir (1) un arti- fice de précaution prudente et quelque peu hypo- crite dans les affirmations de Descartes touchant l'existence de Dieu comme fondement de toute la science. Au contraire, une telle doctrine n'est que la traduction rationnelle de V inspiration du 10 no- vembre 1619, qui fut sans doute l'événement capital de la vie de Descartes, et dont nous ne pouvons contester l'absolue sincérité. Ainsi, le système de ce grand rationaliste nous apparaît, à certains égards, comme une coulée de lave refroidie et solidifiée.
On s'est donné beaucoup de mal pour établir ce que pouvait être cette révélation d'une « science admirable ». C'est qu'on n'a pas regardé d'assez près le Discours. Si on l'examine avec attention, et qu'on tienne compte des indications chronologiques très précises qu'il nous donne, il apparaît avec évidence que la découverte du 10 novembre ne fut nulle- ment (2) celle de la méthode, puisque Descartes se
(1) Comme le fait Adam, qui y voit « un biais », un « bagage méta- physique dont elle [la philosophie de Descartes] se fût volontiers allégée » (XII, 179), un « pavillon» destiné à a couvrir la marchandise», une a tactique, à laquelle il se croit obligé » (306-307).
(2) Ainsi que le soutiennent Foucher de Careil {Œuvres inédites de Descartes, introduction), Liard (Descartes, p. 107), Millet (X>es-
«6 DESCARTES
met précisément alors à la « chercher » et que cela lui prit « assez de temps » {Discours, 2® part., VI, 17) ; ni celle (1) de la mathématique universelle, dont l'in- vention est postérieure à celle de la méthode (2). Descartes l'indique assez clairement lui-même ; c'est dans cette fameuse nuit que lui fut révélée la doc- trine qui est la pierre d'angle de sa philosophie et qui peut se résumer en cette double proposition : le principe de la science doit être cherché en nous- même, puisqu'elle est en nous comme le feu dans le silex, et il faut l'y chercher, non par la raison des philosophes, mais par l'inspiration des poètes, c'est- à-dire par l'intuition, qui développe ces germes en se servant des corrélations naturelles entre les objets sensibles et les choses spirituelles ; et, d'autre part, la vérité de cette connaissance nous est ga- rantie par l'Esprit de Vérité, c'est-à-dire par Dieu, qui seul nous met en garde contre les illusions du malin génie et assure à notre inspiration sa valeur pour la science et pour la sagesse.
Voilà la « science admirable » dont Descartes découvrit les fondements en cette mémorable nuit; voilà l'intuition dont il éprouva la certitude et
caries avant 1637, p. 74), Hamelin {le Système de Descartes, p. 44). D'après ce dernier, Descartes aurait découvert, le 11 novembre 1619, avant Leibniz, la possibilité d'une caractéristique universelle.
(1) Comme le supposent Adam (XII, 50) et, dans une certaine mesure, Liabd et Mili,et. D'après G. Cohen (Écrivains français en Hollande, p. 400), la grande découverte du 10 novembre 1619 est celle de l'unité de la science, que fait pressentir la lettre à Beeckman du 26 mars (X, 156) ; la découverte du 10 novembre 1620 serait celle de la méthode nécessaire pour arriver à la science une.
(2) L'une et l'autre se formulèrent sans doute à son esprit durant l'hiver 1619-1620 (cf. Discours, 2« p.; 3» p., fin, VI, 28-31 : « Après m'être ainsi assuré de ces maximes... »).
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refTicacité, et qui devait donner à la pensée humaine un ébranlement formidable : à savoir la liaison de la connaissance du moi à la connaissance de Dieu, qui la fonde, et le mode d'expression de cette intui- tion. Découverte qui ne le cède point, assurément, à celle de la mathématique universelle, qui la sur- passe même de beaucoup dans la hiérarchie des valeurs, autant que la vie intérieure surpasse la science.
Cette intuition, comme toutes les intuitions pro- fondes et vraies, ramassait en elle un« possibilité immense de développements. Descartes va s'atta- cher à en expliciter le contenu : du principe, ou de l'idée, qui est le fruit de cette intuition, il va tirer la formule même de sa méthode, qui s'y trouvait en germe, en même temps que, suivant la manière classique, il va, de son expérience individuelle^ extraire V enseignement impersonnel et universel qu'elle enferme.
Descartes consacre les neuf années qui suivent (1619-1628) à mettre son idée à l'épreuve, afin de « tâcher à réformer ses propres pensées et de bâtir dans un fonds qui soit tout à lui » {Discours, 2^ part., VI, 15). Mais, résolu à douter de toutes les opinions qu'il a reçues, pour déraciner de son esprit toutes les erreurs et les mauvaises opinions qui avaient pu se glisser auparavant dans son esprit (1), il met cepen-
(1) Il s'agit évidemment là non des croyances religieuses, morales et politiques que Descartes avait reçues de son éducation, mais des • préjugés de l'école «, comme dit Baillet (Vie, I, 63), et plus parti- culièrement des opinions qu'on lui avait enseignées en physique. Voir
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dant à part, « avec les vérités de la foi, qui ont tou- jours été les premières en sa créance », quelques maximes de morale, qui lui permettront de ne pas demeurer « irrésolu ,en ses actions pendant que la raison l'obligerait de l'être en ses jugements » {Dis- cours, 2e part., VI, 15, 22; 3^ part., VI, 28-29) (1). Puis, par une chaîne de considérations que nous étu- dierons de près dans le Discours, et conformément à Yordre qu'il s'est prescrit, il développe sa méthode, l'applique aux difficultés mathématiques avant de l'appliquer à d'autres objets, et fait « amas de diverses expériences » pour être la « matière de ses raisonnements », en vue d'établir enfin solidement les principes de la philosophie, d'où ceux de toutes les autres sciences sont tirés {Discours, 2^ part., fin). Sur les circonstances extérieures de sa vie durant cette période, nous sommes assez mal renseignés. Ses biographes s'accordent à lui faire suivre comme volontaire les troupes du roi de Bavière ; il semble également (2) qu'il ait assisté, le 8 novembre 1620, à la bataille de Prague, qui priva de son trône
à ce sujet A. Espinas, « L'idée initiale de la philosophie de Descartes» (Revue de métaphysique, 1917, p. 255 et suiv.).
(1) C'est probablement à cette époque (1619-1623) que remonte la composition d'un opuscule de Descartes aujourd'hui perdu, le Studium bonap mentis, qui contenait des « considérations sur le désir que nous avons de savoir, sur les dispositions de l'esprit pour ap- prendre, sur l'ordre qu'on doit garder pour acquérir la sagesse, c'esl- à-dire la science avec la vertu, en joignant les fonctions de la volonté avec celles de l'entendement » (Bafllet, II, 406 ; A. T., X, 191). Ainsi, dès cette époque, les préoccupations pratiques ne se séparaient point, dans l'esprit de Descartes, de la recherche spéculative (cf. Regala /, X, 361). On aurait donc grand tort de croire que sa « morale par provision » n'ait été pour lui qu'un moyen d'éluder le problème m-^rul.
(2) C'est du moins le témoignage de Pierre Borel (Vita; R. Car- tesii compeiuliuin, 1656, p. 4).
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l'électeur palatin Frédéric, père de la princesse Eli- sabeth. 11 trouvait dans la vie des camps ample matière à réflexion (1), tout en regrettant que « l'oi- siveté et le libertinage » fussent « les deux princi- paux motifs qui y portent aujourd'hui la plupart des hommes » (V, 557). En même temps il s'exer- çait en sa méthode ; il l'appliquait à la réforme de l'algèbre et à la constitution d'une algèbre générale, à la représentation des fonctions algébriques par des lignes, suivant la corrélation qu'il avait découverte entre les signes sensibles ou imaginatifs et les objets intellectuels, enfin à l'éclaircissement de certaines difficultés mathématiques, comme fut, semble-t-il, la solution par la parabole et le cercle des problèmes solides du troisième et du quatrième degré, qui étonna le géomètre Faulhaber (2).
Une note marginale de Descartes à son manuscrit des Olympica portait, à la date du 11 novembre 1620, cette mention, qui a beaucoup exercé l'imagination des commentateurs : Cœpi intelligere fiindamentum inventi mirabilis (Baillet, I, 50 ; A. T., X, 179). Quelle est cette « invention admirable », qu'il décou- vrit un an jour pour jour après sa « science admi- rable »? Ici encore nous sommes réduits à des con- jectures. Mais, si l'on se réfère au journal de Beeck-
(1) Voir à ce sujet une observation du P. Poisson {Commentaire ou remarques sur la méthode de René Descartes, Vendôme, 1670), qui dit avoir en main « des mémoires que M. Descartes a faits à la guerre » (X, 256).
(2) C'est très probablement au cours de l'hiver 1619-1620 que remonte la communication de Descartes à Faulhaber, ainsi que MiLHAUD l'a établi (Revue de métaphysique, 1918, p. 166) par l'étude du traité de Descartes, De solidorum elementis (X, 265). — Pour ce qui suit, j'adopte la conclusion de Milhaud, loc. cit., p. 169-175.
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TTian, qui nous indique que dès 1628 Descartes était en possession de ses principales théories d'optique, si nous nous rappelons qu'au début de la Diop- trique (VI, 81) Descartes traite d' « invention admi- rable » celle des « merveilleuses lunettes » qui doivent - accroître singulièrement la puissance de notre vue, il semble fort probable que « l'invention admirable dont il commença à saisir le fondement » le 11 no- vembre 1620, quelques jours après la bataille de Prague, fut précisément celle de ces fameuses lu- nettes qui avaient été découvertes par hasard et dont lui allait entreprendre la théorie : on peut penser qu'il vit à Prague les instruments et les écrits de Kepler, qui fut « son premier maître en . optique » (II, S&), ainsi peut-être que les instruments h de Tycho-Brahé, et qu'avec sa promptitude d'esprit habituelle il aperçut la voie à suivre pour l'édilication de la théorie mathématique qui devait servir de fon- ^ dément rationnel à la merveilleuse découverte. .
En 1620, Descartes entreprend un immense voyage, ' de Bohême en Hongrie et en Allemagne du Nord. ;! Tout lui est matière à méditation : il s'approprie -J!- tout ce que lui présente l'observation ; et il a même l'occasion de s'éprouver lui-même. Comme, pour retourner en Hollande, il traversait la mer sur un bateau qu'il avait loué à Emden, il entendit les mariniers qui complotaient de le tuer : ils le jugeaient d'humeur douce et tranquille, et le prenaient pour un marchand forain de l'étranger. Descartes se lève aussitôt, tire son épée, les menace de les percer sur l'heure s'ils osent lui faire insulte, et par l'ascendant de son courage arrive à les maîtriser, éprouvant
I
LA JEUNESSE DE DESCARTES Si
ainsi « l'impression que peut faire la hardiessn d'un homme sur une âme basse » (Baillet, I, 102 ; A. T., X, 189).
Il revient en France en février 1622 et y demeure jusqu'en septembre 1623. Il revoit les siens, règle diverses affaires de famille, vend les biens qu'il tenait de sa mère. Toujours incertain sur le choix d'un métier, hésitant entre les armes, le métier d'intendant de l'armée, voire même (1625) une charge de lieutenant général à Châtellerault, après avoir examiné tous les états il n'en choisit aucun. Il a d'ailleurs 30 000 livres pour sa part, c'est-à- dire assez — à celte époque — pour ne « se sentir point, grâces à Dieu, de condition qui l'obligeât à faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune » {Discours, P^ part., VI, 9). Soucieux avant tout de sauvegarder sa liberté, il ne consent pas davantage à se marier ; il avoue « qu'il ne trouvait point de beautés comparables à celles de la vérité », et, lorsqu'on l'interroge sur ce point, répond que 0 sa propre expérience lui faisait mettre une belle femme, un bon livre et un parfait prédicateur au nombre des choses les plus difficiles à trouver de ce monde » (Baillet, II, 501; A. T., XII, 70).
Entre temps, il part pour de nouveaux voyages, en Suisse et en Italie ; il assiste le 16 mai 1624, jour de l'Ascension, à la fête annuelle des épou- sailles du doge avec l'Adriatique, accomplit pieu- sement son pèlerinage à Notre-Dame d^ Lorette, se rend au grand jubilé d'Urbain VIII à Rome pour Noël, puis revient en France, au printemps suivant, par Florence, le Piémont, où Lesdiguières
52 DESCARTES
enlevait Gavi aux Espagnols pour le compte du duc de Savoie, Suse et le mont Cenis, qu'il juge le lieu le plus propre à mesurer la hauteur des montagnes (II, 636), la Savoie et Lyon.
Après un séjour en Poitou, il se rend à Paris, où il passe la plus grande partie des années 1626, 1627 et 1628. Il y vécut simplement, vêtu de taffetas vert, suivant la mode de ce temps, portant le plumet et l'épée, comme marques de sa qualité de gentil- homme, aimant la musique et plus encore le jeu, où il était généralement heureux, lisant des vers et des romans, les quatrains de Théophile, VAmadis pour lequel il eut toujours un faible, et même un jour acceptant un duel et faisant grâce de la vie à son adversaire qu'il avait désarmé, à la seule condition qu'il se présentât ainsi devant la dame pour l'amour de qui il avait exposé sa vie. Mais il ne céda jamais au libertinage des mœurs, ni au libertinage de l'es- prit, qui étaient alors florissants (1) ; il regardait les vices comme des maux de l'âme, plus difficiles à discerner et à guérir que les maux du corps (2) ;
(1 ) Voir à ce sujet le curieux livre du P. Garasse, la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (Paris, Chapelet, 1623). L'irréligion et l'incrédulité, sous l'influence surtout des Italiens Bruno, Campanella, Vanini, — pour lesquels Descaries témoigne fort peu d'estime, — se sont étalées en France durant le premier tiers du dix-septième siècle (cf. Strowski, Pascal et son temps, Paris, Pion, t. l"). Elles ne furent refoulées, pour deux générations, que grâce à l'action éner- gique d'un saint Vincent de Paul et d'un Richelieu, de Port-Royal et de l'Oratoire. Il ne faut pas négliger ce trait, fort important, sinon même essentiel, pour la compréhension de Descartes comme pour celle de Pasc'kl : l'œuvre de l'un, comme l'œuvre de l'autre, a poussé dans ce milieu, et tous deux, à des titres divere, ont contribué très puissamment à contenir le libertinage et à préparer le bel équilibre de l'âge de Louis XIV.
(2) € Vitia appello morbos animi, qui non tam facile dignoscuntur
LA JEUNESSE DE DESCAUÏES 58
et il marquait fort peu d'estime pour ces prétendus « novateurs » qui usurpent le nom de savants et pour lesquels, à défaut de raisons et d'autorité, le vraisemblable tient lieu du vrai (lettre à Beeckman, 17 octobre 1630, I, 158). A la nouveauté Descartes préféra toujours la vérité (1).
Il préludait déjà à la vie de solitude et de médi- tation qu'il devait mener plus tard. Nous savons par le témoignage d'un ami qui l'avait hospitalisé, Le Vasseur d'Étiolés, qu'un beau jour, trouvant onéreux le poids de sa réputation et pour se déli- vrer des importuns, Descartes le quitta sans lui dire adieu et demeura quelque temps caché ; on n'apprit que par hasard où il était, et on le trouva à onze heures encore au lit, se soulevant de temps en temps pour écrire sur un guéridon près de son chevet, puis se recouchant pour méditer. Décou- vert, Descartes s'excusa de son mieux auprès de son hôtesse, montrant ainsi qu'un philosophe peut être en même temps un galant homme (Baillet, I, 152; A. T., XII, 73).
Cependant, il pénètre dans l'intimité des savants de l'époque, qui connaissent et admirent son génie : il s'occupe d'astronomie avec J.-B. Morin, de pro-
ut morbi corporis, quod saepius rectam corporis valetiidinem experti sumiis, mentis nunquam » (Cogitationes privâtes, X, 215).
(1) Voir à ce sujet une déclaration remarquable de Descartes au P. Vatier (22 février 1638) : « Je vous suis obligé de ce que vous témoignez être bien aise que je ne me sois pas laissé devancer par d'autres en la publication de mes pensées ; mais c'est de quoi je n'ai jamais eu aucune peur : car, outre qu'il m'importe fort peu si je suis le premier ou le dernier à écrire les choses que j'écris, pourvu seule- ment qu'elles soient vraies, toutes mes opinions sont si jointes en- semble et dépendent si fort les unes des autres qu'on ne s'en saurait approprier aucune sans les savoir toutes » (I, 562).
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blêmes mathématiques et d'expériences d'optique avec Mydorge et avec Fiiigénieur Villebressieu ; il fait construire des lunettes à lentilles hyperboliques par Ferrier, ouvrier habile dans la taille des verres ; il donne la solution des probièines fameux de la duplication du cube ou des deux moyennes propor- tionnelles, et de la trisection de l'angle (XII, 90, 209, 051. Cf. un extrait du Journal de Beeckman, X, 342 et le III^ livre de la Géométrie). Enfin, il se lie avec le P. Gibieuf de l'Oratoire, avec Jean de Silhon, l'auteur des Deux Vérités (Dieu et l'immorta- lité de l'âme), et surtout avec le P. Mersenne, de l'ordre des Minimes, qui devait demeurer son plus intime ami et confident.
Cependant, comme il le dit dans le Discours^ « ces neuf années s'écoulèrent avant que j'eusse... com- mencé à chercher les fondements d'aucune philo- sophie plus certaine que la vulgaire. Et... je n'eusse , peut-être pas encore sitôt osé l'entreprendre, si je^' n'eusse vu que quelques-uns faisaient déjà courre le bruit que j'en étais venu à bout. Je ne saurais pas dire sur quoi ils fondaient cette opinion ; et si j'y ' ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus ingénument ce ' que j'ignorais que n'ont coutume de faire ceux quij ont un peu étudié, et peut-être aussi en faisant voir les raisons que j'avais de douter de beaucoup de ' choses que les autres estiment certaines, plutôt .j qu'en me vantant d'aucune doctrine ». On recon naît toujours le vrai savant à ce qu'il confesse se ignorance. « Mais, ajoute-t-il, ayant le cœur asse bon pour ne vouloir point qu'on me prit pour autie
LA JEUNESSE DE DESCAKTES 55
que je n'étais, je pensai qu'il fallait que je tâchasse, par tous moyens, à me rendre digne de la réputation qu'on me donnait... » {Discours, o^ part., fin, VI, 30). Descartes prit ce parti sous l'influence d'une inter- vention qui fut décisive dans sa vie : celle du cardi- dinal de Bérulle, fondateur de l'Oratoire (Baillet, I, 164 ; A. T., XII, 95). Dans une réunion qui se tint chez le nonce du pape, Bagno, en novembre 1628, semble-t-il (I, 217), un sieur de Chandoux (qui devait être plus tard condamné à la potence comme faux monnayeur) exposa ses idées sur la réforme de la philosophie, avec une audace et une ostenta- tion qui firent grande impression sur ses auditeurs, mais non sur Descartes. Bérulle, qui s'en aperçoit, prie Descartes de s'expliquer, et celui-ci, avec une aisance et une clarté remarquables, retourne les thèses de son adversaire, montre avec force que la méthode de Chandoux ne vaut pas mieux que la scolastique et ne peut éclaircir aucune difficulté, et il ajoute « qu'il ne croyait pas qu'il fût impossible d'établir dans la philosophie des principes plus clairs et plus certains, par lesquels il serait plus aisé de rendre raison de tous les effets de la Nature ». Bérulle, frappé de cet entretien, et comprenant qu'il a affaire non à un novateur stérile, mais à un véri- table réformateur, invite Descartes à venir le voir : celui-ci lui expose la suite de ses idées, et l'utilité qu'elles pourraient avoir si on les appliquait à la médecine et à la mécanique. Le cardinal le presse vivement d'exécuter son projet : il lui fit même, dit Baillet, une obligation de conscience d'y em- ployer la force et la pénétration d'esprit que Dieu
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DESCAKÏE8
lui avait données en partage, et dont il lui deman- derait un compte exact, ajoutant que Dieu ne man- querait pas de le bénir dans son entreprise. Des- cartes résolut de suivre le conseil de BéruUe, qui s'accordait parfaitement avec ses dispositions per- sonnelles. Mais pour publier ses pensées, tant sur la métaphysique que sur la physique, il lui fallait se soustraire aux obligations de société, à ses amis surtout, dont on se défait plus difficilement que de ses ennemis, et trouver une retraite où il pût jouir de la solitude : la Hollande allait la lui fournir.
III
DESCARTES DE SON ARRIVEE EN HOLLANDE A SA MORT (1628-1650)
Descartes, nous l'avons vu, s'était décidé, sur le conseil du cardinal de Bérulle, à livrer aux hommes le fruit de ses méditations, et à consacrer à ce grand dessein la force, la pénétration d'esprit et les lumières qu'il avait reçues en partage.
Retraçons brièvement l'histoire de son esprit jus- qu'à ce jour. Après avoir appris, à la Flèche, toute la science de son époque, et en avoir reconnu les limites, après avoir étudié dans le grand hvre du monde et avoir amassé diverses expériences pour servir de matière à ses raisonnements, il se trouvait, depuis 1619, en possession de cette science admi- rable dont la vérité, croyait-il, lui avait été révélée et lui était garantie par Dieu même; il tenait la pierre d'angle de sa philosophie : Je suis, Dieu estj deux vérités dont la liaison immédiate et indisso- luble lui était apparue, dans la nuit du 10 novembre, avec un caractère de certitude absolue.
Puis durant les mois qui suivirent, résolu et c comme contraint d'entreprendre soi-même de se conduire », il s'était mis à « chercher la vraie mé- thode pour parvenir à la connaissance de toutes
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les choses dont son esprit serait capable » {Discours, 2^ part., VI, 16-17). Il en avait établi les règles simples et essentielles, et il en avait fait l'essai, en l'appli- quant d'abord à la réforme des mathématiques, avant de l'appliquer à la solution mathématique des questions de physique, telles que la construction des lunettes d'approche, et à La représentation mé- canique de la vie elle-même (1). Enfin, après s'être assuré de quelques maximes de morale et les avoir mises à part avec les vérités de la foi, afin de régler sa conduite, il n'avait fait autre chose, durant les neuf années suivantes, que de rouler çà et là dans le monde, cherchant à déraciner de son esprit toutes les erreurs, et ne laissant pas de poursuivre en son dessein et de profiter en la connaissance de la vérité {Discours, 3^ part., VI, 28),
Cependant, au bout de ce temps, c'est-à-dire en 1628, Descartes n'avait pas encore pris parti sur les questions de métaphysique et il n'avait pas encore constitué sa physique. Mais il était en possession de sa méthode et tout prêt à passer à l'étude de ces « sciences plus profondes )>, conformément au plan qu'il s'était tracé, et qui consistait à conduire ses pensées par ordre en commençant par les objets
(1) Nous savons par Baillet {Vie, I, 52) que Descartes, dès 1625, avait fait connaître à ses amis « qu'il ne pouvait s'imaginer que les botes fussent autre chose que des automates ». Il est probable que la théorie de l'automatisme des bêtes, qui assimile l'organisme à une machine, s'était formulée à l'esprit de Descartes dès 1619-1620, puisque nous lisons dans les Cogilationes privaix de cette époque que « la perfection que l'on remarque dans certaines actions des animaux nous fait soupçonner qu'ils n'ont pas le libre arbitre » (X, 219). Cette « merveille de Dieu », comme il l'appelle ailleurs (X, 218), serait doac le privilège de l'homme.
DK SO.V ARRIVÉ1-: EN HOLLANDE A SA MORT 59
les plus simples et en n'abordant les autres qu'après avoir parfaitement élucidé les premiers. C'est ce qu'il indique expressément dans ses Regulœ ad direc- tionem ingeniiy dont la composition remonte sans doute à cette époque (XII, 486); et c'est ce que montre très clairement ce petit livre, ensemble de notes où il résuma et mit en ordre tout ce qu'il avait amassé au cours de ses études antérieures, tant pour l'y retrouver un jour que pour décharger sa mémoire et pouvoir apporter dans les autres recherches un esprit plus libre (Régula IV, fm, X, 378-379).
Nous savons aussi qu'à cette même date Des- cartes avait éprouvé l'excellence de sa « belle règle ou méthode naturelle », qui devait lui permettre d'établir sa métaphysique en peu de mois et sa physique en peu d'années, et cela de la manière la plus simple, donc la plus vraie, en les rattachant à Dieu. Or, cette règle, qu'il avait précisément exposée dans la réunion chez le nonce du pape, était la suivante : « Considérer la cause par laquelle se font toutes les choses qui nous paraissent les plus simples, et les effets de la nature les plus clairs et les moins composés. La grande mécanique n'étant autre chose que l'ordre que Dieu a imprimé sur la face de son ouvrage, que nous appelons commu- nément la Nature, il estimait qu'il valait mieux regarder ce grand modèle et s'attacher à suivre cet exemple, que les règles et les maximes établies par le caprice de plusieurs hommes de cabinet, dont les principes imaginaires ne produisent point de fruit, parce qu'ils ne conviennent ni à la nature,
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ni à la personne qui cherche à s'instruire (1). « D'après son principe « que les choses les plus simples sont d'ordinaire les plus excellentes » (I, 214), Descartes va pouvoir dès lors, par la seule applica- tion de son esprit, établir les fondements du vrai, tant en physique qu'en métaphysique.
*
La Hollande, où nous le trouvons fixé dès le prin- temps de 1629, lui fournit la retraite nécessaire à ses méditations et à l'exécution de son grand dessein.
Le 8 octobre 1628, il se rend à Dordrecht, où Isaac Beeckman mentionne sa visite (X, 35). Au printemps de l'année suivante, après avoir, semble- t-il, passé un hiver en France à la campagne pour y faire l'apprentissage de la soUtude (V, 558), il se fixe définitivement en Hollande. Le 16 avril 1629, il se fait immatriculer à l'Université de Franeker dans la Frise, et le 27 juin 1630 à celle de Leyde. Son humeur changeante ne l'a pas quitté, et nous le voyons résider successivement (2) à Amsterdam
(1) Résumé par Baillet {Vie, I, 260) d'une lettre manuscrite, écrite par Descartes (probablement dans l'été de 1631) à son ami Etienne deVillebressieu, ingénieur de Grenoble (A. T., I, 213). Ce texte, dont l'importance est capitale, concorde avec la définition que donne Descartes de la nature dans la 6® Méditation : « per naturam enim, generaliter spectatam, nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum, vel rorum creatarum coordinationem a Deo institutam intelligo » (VII, 80; IX, 64).
(2) Sur le séjour de Descartes en Hollande et sur ses résidences successives en ce pays, voir Adam, XII, 122, et surtout l'important ouvrage de Gustave Coiten, Écrivains français en Hollande, p. 421 et suiv. — Le 16 octobre 1920, une plaque commémorative a été solennellement apposée sur la maison que Descartes habita en 1634 à Amsterdam, place du Vieux-Marché-de-l'Ouest.
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MOUT (,1
(automne 1630), à Deventer (fin mai 1632), à Ams- terdam encore (décembre 1633), à Utrecht (1635), à Leyde (1636), à Santport près de Harlem (été 1637), à Harderwijk (fin 1639), à Leyde (avril 1640), à Endegeest près de Leyde (avril 1641) et à Egmond (mai 1643-août 1649).
Les Provinces-Unies venaient alors de conquérir leur indépendance, après une lutte victorieuse contre l'Espagne ; leur commerce faisait d'elles le centre marchand du monde ; et à la prospérité matérielle s'ajoutait un développement intellectuel, scienti- fique et artistique, qui provoquait l'admiration de la France et de l'Europe.
Quelles sont les raisons qui attirèrent Descartes en ce pays? Saumaise, qui était protestant, y alla chercher « la liberté » ; il n'en pouvait être tout à fait de même de Descartes, dont Saumaise écrit, en 1637 (X, 555), qu'il était « catholique romain et des plus zélés », qui d'ailleurs, en Hollande même, choisit pour résidence des centres de culte catho- lique, et qui eut à souffrir gravement de la persécu- tion protestante en ce pays. Si « ceux de Rome ne l'aimaient point », comme « entaché de l'hérésie du mouvement de la terre », les « huguenots », eux, le « haïssaient comme papiste » (III, 593). Descartes ne trouva donc point, semble-t-il, en pays calvi- niste, la liberté ni la tolérance relative dont il eût joui en France. Mais il y venait chercher autre chose : la solitude. Il voulait par-dessus tout se soustraire aux obhgations de société qui, en France, à Paris, lui prenaient tout son temps : en Hollande, il pouvait vivre en ermite, car il s'y trouvait, comme il le dit
6Î DESCARTES
dans le Discours, éloigné de tous les lieux où il pouvait avoir des connaissances, « parmi la foule d'un grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui », ce qui lui permettait, « sans manquer d'aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquen- tées », de « vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés » {Discours, 3® part., fin, VI, 31).
Sur les raisons de son choix et sur le genre d'exis- tence qu'il mena en Hollande pendant les vingt années de son séjour, Descartes nous a laissé un témoignage bien curieux. Ce sont deux lettres à Balzac du 15 avril et du 14 mai 1631.
« Je suis devenu si philosophe, écrit-il le 15 avril, que je méprise la plupart des choses qui sont ordi- nairement estimées, et en estime quelques autres dont on n'a point accoutumé de faire cas... Je ne Buis plus en humeur de rien mettre par écrit... Ce n'est pas que je ne fasse grand état de la réputation, lorsqu'on est certain de l'acquérir bonne et grande, comme vous avez fait ; mais pour une médiocre et incertaine, telle que je la pourrais espérer, je l'es- time beaucoup moins que le repos et la tranquillité d'esprit que je possède. Je dors ici dix heures toutes les nuits ; et, sans que jamais aucun soin me réveille, après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans des bois, des jardins et des palais en- chantés, où j'éprouve tous les plaisirs qui sont ima- ginés dans les fables, je mêle insensiblement mea rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que
DE SON ARRIVÉH EN HOLLAINDE A SA MORT f<^
mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent... » (I, 198).
Dans la lettre du 16 mai, il célèbre sa solitude : elle est supérieure même, écrit-il, à celle des champs où l'on a toujours « quantité de petits voisins, qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris ; au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées, et je n'y con- sidère pas autrement les hommes que j'y vois, que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quel- quefois réflexion sur leurs actions, j'en reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes... Que s'il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers et à y être dans l'abondance jusques aux yeux, pensez-vous qu'il n'y en ait pas autant à voir venir ici des vais- seaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes et tout ce qu'il y a de rare en Europe. Quel lieu pourrait-on choisir au reste du monde, où toutes les commodités de la vie, et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu'en celui-ci? Quel autre pays où
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l'on puisse jouir d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connues, et où il soit de- meuré plus de reste de l'innocence de nos aïeux? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l'air d'Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l'obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres » (I, 202).
Pourtant il ne faudrait pas croire que, vivant en ermite, il vécût en sauvage. 11 était gentilhomme, et ne dédaignait pas de fréquenter les personnages de la cour, ou de recevoir quelques intimes dans ses ermitages, où il menait un certain train de maison. Il eut, surtout parmi les hommes de science et d'études, quelques amis dévoués : son fidèle Beeck- man d'abord, puis quelques médecins et mathéma- ticiens de l'Université de Leyde, et enfin, à l'Uni- versité d'Utrecht, ses deux disciples Reneri et Re- gius. Il était fort lié avec le secrétaire du prince d'Orange, Constantin Huyghens, et il s'intéressa particulièrement à son second fils, Christian, — le grand Huyghens, — qu'il disait être « de son sang » ; il allait fréquemment à leur maison de campagne, près de la Haye, où l'on jouait aux quilles et man- geait des cerises.
C'est pendant son séjour à Amsterdam, en 1634, qu'il connut cette Hélène dont nous ne savons guère que le nom ; il eut d'elle une petite fille, qui naquit à Deventer le 19 juillet 1635, et fut baptisée
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 6o
le 7 août, à l'église réformée de Deventer, sous le nom de Francine. Il la fit venir auprès de lui avec sa mère, semble-t-il, dans sa maison de campagne près de Harlem (I, 393), et il eut la douleur de la voir emportée par une fièvre maligne le 7 sep- tembre 1640, au moment où il s'apprêtait à l'envoyer en France pour lui faire donner une pieuse éduca- tion. « Il la pleura, dit Baillet (II, 89), avec une tendresse qui lui fit éprouver que la vraie philoso- phie n'étouffe point le naturel. Il protesta qu'elle lui avait laissé par sa mort le plus grand regret qu'il eût jamais senti de sa vie » (XII, 288). En 1644, Descartes confia à son ami Clerselier ce « dange- reux engagement dont Dieu l'a retiré il y a près de dix ans », le préservant depuis de la « récidive » (XII, 576).
Dans ses charmantes retraites, à Sandport, re- nommé pour la beauté de ses arbres et de ses pe- louses, puis, plus tard, à Endegeest et à Egmond, Descartes, qui avait toujours été curieux de l'ana- tomie, et qui à Amsterdam allait quasi tous les jours en la maison d'un boucher pour lui voir tuer des bêtes (III, 621), s'occupa beaucoup de dissec- tion de poissons de mer, de lapins, de poulets dans l'œuf, de cerveaux et de cœurs. Il avait un jardin d'expériences pour ses plantes ; il y semait des graines potagères et certaine herbe sensitive dont il avait fait venir la graine de Paris (XII, 233).
Il se tenait en étroite relation, d'ailleurs, avec la France et avec toute l'Europe savante, par l'inter- médiaire de son grand ami le P. Mersenne, de l'ordre des Minimes, qui avait été quelques années
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avant lui élève à la Flèche, et qui, grâce à son ouverture d'esprit et à ses aptitudes remarquables, était devenu, en quelque sorte, « le centre de tous les gens de lettres ». Soucieux de stimuler sans cesse le génie inventif de son ami et de lui assurer la préé- minence sur ses rivaux, celui qu'on dénommait « le résident de M. Descartes à Paris » accablait de questions, à chaque courrier, le philosophe, qui avec une parfaite bonne grâce et une puissance de tra- vail vraiment extraordinaire donnait réponse à tout, et « en trois coups de plume » indiquait la solution de tous les problèmes qu'on lui proposait.
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* *
Descartes, pendant ce temps, s'était mis à rédiger ses idées. Mûries lentement, elles ne lui demandèrent ensuite que quelques mois pour la rédaction. D'ail- leurs, sa vie bien réglée, vie quasi-monastique où rien ne venait le divertir de sa tâche, lui permit, tout en dormant dix heures par nuit et en accor- dant beaucoup de temps à la « relâche des sens », de fournir à un travail prodigieux.
Il lui fallut cependant faire un certain effort sur lui-même pour s'y décider. N'étant pas de ceux « qui pensent savoir parfaitement une chose sitôt qu'ils y voient la moindre lumière », redoutant, au surplus, la réputation, parce qu'elle « diminue toujours en quelque façon la liberté et le loisir de ceux qui l'ac- quièrent », il avoue à Mersenne : « Je prends beau- coup plus de plaisir à m'instruire moi-même que non pas à mettre par écrit le peu que je sais..., et'
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apprends tous les jours quelque chose que je ne trouve pas dedans les livres » (Amsterdam, 15 avril 1630, I, 136-138).
Ce ne sont plus maintenant les questions mathé- matiques qui le préoccupent : il lui suffit d'avoir trouvé une méthode qui permette de les résoudre aisément ; et il laisse aux autres le soin de le faire. Il écrit à Mersenne, le 15 avril 1630, en lui envoyant quelques problèmes : « Je suis si las des mathéma- tiques, et en fais maintenant si peu d'état, que je ne saurais plus prendre la peine de les résoudre moi-même » (I, 139. Cf. II, 361-362).
Désormais, c'est à la science de la nature et de ses fondements métaphysiques qu'il appliquera toutes les forces de son esprit : ce qui ne le détournera pas, au surplus, de l'étude de la morale (1), ou de cette science de bien vivre, qui, au dire de son intime ami Glerselier, « faisait l'objet de ses méditations les plus ordinaires » (Baillet, I, 115). « J'estime, écrit-il encore à Mersenne, que tous ceux à qui Dieu a donné l'usage de la raison sont obligés de l'employer principalement pour tâcher à le con-
(1) Ces deux sciences, en effet, lui paraissent intimement unies. Le 15 juin 1646, il écrit à Chanut : je crois comme vous « que le moyen le plus assuré pour savoir comment nous devons vivre est de connaître auparavant quels nous sommes, quel est le monde dans lequel nous vivons, et qui est le créateur de ce monde, ou le maître de la maison que nous habitons ». Et il ajoute : « Je vous dirai, en confidence, que la notion telle quelle de la phj'sique, que j'ai tâché d'acquérir, m'a grandement servi pour établir des fondements certains en la morale ; et que je me suis plus aisément satisfait en ce point qu'en plusieurs autres touchant la médecine, auxquels j'ai néanmoins employé beau- coup plus de temps. De façon qu'au lieu <ie trouver les moyens de conserver la vie, j'en ai trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort » (IV, 441-442).
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naître et à se connaître eux-mêmes. C'est par là que j'ai tâché de commencer mes études ; et je vous dirai que je n'eusse su trouver les fondements de la phy- sique, si je ne les eusse cherchés par cette voie. Mais c'est la matière que j'ai le plus étudiée de toutes, et en laquelle, grâces à Dieu, je me suis aucunement satisfait ; au moins pensé-je avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités métaphysiques (1), d'une façon qui est plus évidente que les démons- trations de géométrie » (I, 144), ce qui constitue, dit-il ailleurs, « le plus court moyen que je sache pour repondre aux raisons des athées. ...Car je suis en colère quand je vois qu'il y a des gens au monde si audacieux et si impudents que de combattre contre Dieu » (à Mersenne, 25 novembre 1630, I, 181-182).
Les neuf premiers mois de son séjour en Hollande furent consacrés à écrire précisément « un petit traité de métaphysique, dont les principaux points sont de prouver Vexistence de Dieu et celle de nos âmes, lorsqu'elles sont séparées des corps, d'où suit leur immortalité » (I, 182). Descartes, au surplus, ne voulait pas publier immédiatement ce petit traité, mais il tenait à en arrêter les grandes lignes avant d'aborder la physique, dont la métaphysique con- stitue « les racines », puisque la nature ne peut être expliquée que par Dieu.
Dès l'été de 1629, Descartes, à qui Reneri a soumis la découverte récente du phénomène des parhélies, se met, avec ses habitudes généralisatrices, à étudier les météores ; puis, conformément au programme
{}) A savoir que Dieu est (I, 1S2).
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qu'il s'était tracé, il reprend l'étude de la physique tout entière depuis les principes, résolu d'expli- quer, non un phénomène seulement, mais « tous les phénomènes de la nature » (1). De 1630 à 1633 il travaille à son Traité du monde, qui devait com- prendre deux parties : Traité de la lumière, Traité de Vhomme. Nous ne le connaissons que par des frag- ments posthumes (XI, 3 et suiv.), et par le résumé qu'en a donné Descartes dans la cinquième partie du Discours et dans ses Principes (cf. XI, 698 ; XII, 146). Descartes, en effet, au moment où il s'apprêtait à soumettre son résumé à Mersenne, apprit la con- damnation de Galilée (23 juin 1633), et, tant par amour de la tranquillité que par soumission à l'au- torité de l'Église, il renonça à la publication de son ouvrage. Il s'est expliqué à ce sujet dans une lettre qu'il écrivit à Mersenne vers la fin de novembre 1633 : dans sa pensée, la condamnation de Galilée était due à ce qu'il avait soutenu la thèse copemicienne du mouvement de la terre ; or, cette thèse se ratta- chait si nécessairement à son propre système qu'il ne pouvait l'en séparer sans le rendre entièrement défectueux. « Mais, ajoutait-il, comme je ne vou- drais pour rien au monde qu'il sortît de moi un dis- cours où il se trouvât le moindre mot qui fût désap- prouvé de l'Église, aussi aimé-je mieux le supprimer
(1) Lettre à Mersenne, 13 novembre 1629 (I, 70). Le 23 dé- cembre 1630, il écrit encore à Mersenne : « Je suis maintenant après à démêler le chaos, pour en faire sortir de la lumière, qui est l'une des plus hautes et des plus difficiles matières que je puisse jamais entre- prendre : car toute la métaphysique y est presque comprise » (1, 194). Après quoi, il ne publiera plus rien, « car la fable de mon Monde me plaît trop pour manquer à la parachever, si Dieu me laisse vivre assez longtemps pour cela » (lettre du 25 novembre 1630, I, 179).
70 DESCARTES
«
que de le faire paraître estropié. Je n'ai jamais fu riiumeur portée à faire des livres, et si je ne m'étais engagé de promesse envers vous et quelques autres de nos amis..., je n'en fusse jamais venu à bout... Il y a déjà tant d'opinions en philosophie qui ont de l'apparence et qui peuvent être soutenues en dis- pute, que si les miennes n'ont rien de plus certain et ne peuvent être approuvées sans controverse, je ne les veux jamais publier » (I, 271).
Ces malheureuses circonstances nous ont ainsi privés de la physique de Descartes ; bien plus, elles l'ont amené à ne nous livrer sa pensée sur ces sujets que d'une manière incomplète, et comme de biais (1). On ne peut évidemment que le regretter. Quelque louable qu'ait été la conduite de Descartes, qui, en fidèle catholique, se montrait respectueux des direc- tions ecclésiastiques, on peut penser, avec Mersenne et Bossuet, qu'en la circonstance il poussait un peu loin l'esprit de soumission : car, après tout, le magistère infaillible de l'Église n'était nullement engagé dans ce décret du Saint-Office, qui était simple afîaire de gouvernement, que l'état d'esprit des fidèles pouvait exiger à ce moment-là, que les imprudences de langage de Galilée pouvaient même justifier dans une certaine mesure, mais que bien des catholiques ne jugeaient pas moins regrettable, parce qu'il semblait établir entre la doctrine catholique et la science une incompatibilité qui n'existe pas (2).
(1) Expression qu'on trouve déjà sous la plume de Descartes dans la lettre du 23 décembre 1630 (1, 194, 1. 19).
(2) Voir à ce sujet F. Mourret, Histoire générale de l'Église. L'An- cien Régime, Paris, Bloud, 1914, p. 50-56.
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Dès 1635, le P. Mersenne et un prêtre de Paris, Ismaël Bouillaud, ne craignaient pas de publier les œuvres de Galilée et de prendre plus ou moins ouvertement parti pour lui ; et le P. Poisson, dans ses Commentaires sur la méthode de René Descartes (p. 171), rapporte qu'un docteur de Sorbonne, solli- cité par Richelieu de souscrire à la condamnation de Galilée, rappela fort à propos que la doctrine d'Aristote avait été condamnée par plusieurs con- ciles avant d'être enseignée dans toutes les écoles. Aussi Bossuet pouvait-il écrire justement : « M. Des- cartes a toujours craint d'être noté par l'Église ; et on lui voit prendre sur cela des précautions dont quelques-unes allaient jusqu'à l'excès » (1).
* * *
Descartes alla même si loin qu'il résolut de ne plus rien publier. Mais, sur l'insistance de Mer- senne et de ses amis, il consentit à se remettre au travail, et à livrer de sa philosophie quelques échan- tillons qui pussent en faire désirer la publication complète.
En peu de temps, trois petits traités furent prêts : la Dioptrique, les Météores, puis la Géométrie. Enfin, après s'y être résolu avec peine, et pressé par le libraire, il rédige, dans les derniers mois de 1636, le Discours qui devait servir de préface au reste, et dont le titre primitif était : le Projet d'une science
(1) a Lettre à M. Pastel, docteur en Sorbonne, sur une lettre de Descartes touchant la transsubstantiation » (Œuvres de Bossuet, Versailles, Lebel, 1818, t. XXXVIII, lettre 253, du 24 mars 1701).
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universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection (lettre à Mersenne, mars 1636, I, 339). En janvier 1637, il en arrête le titre définitif (I, 349) : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptriqae, les Météores et la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode. Dès le 5, Huyghens en en- voyait les épreuves à Mersenne ; le 8 juin, le tout était achevé d'imprimer chez Jan Maire à Leyde (1).
Le Discours, et c'était une nouveauté bien hardie, était écrit en français. Descartes nous en dit la raison : « Si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens » {Discours, 6^ part., VI, 77). Et ailleurs (lettre au P. Vatier, 22 février 1638, I, 560), il dit : dans ce livre « j'ai voulu que les femmes mêmes pussent entendre quelque chose, et cependant que les plus subtils trouvassent aussi assez de matière pour occuper leur attention ». Ainsi se confirme le caractère essentiel du Discours qui est un appel à la commune raison ou au bon sens.
Chose curieuse, mais fort habituelle, cette œuvre immortelle attira peu l'attention des doctes, tandis que les essais scientifiques qui l'accompagnaient, et sur lesquels le temps a eu beaucoup plus de prise,
(1) Une version latine du Discours et des deux premiers Traités, due à Etienne do Courcelles et revue par Descartes, parut à Amster- dam chez Elzévir, en 1644, sous ce titre : RenatiDes Cartes speeimina philosophiee.
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provoquèrent un intérêt considérable et soulevèrent des controverses passionnées.
Au sujet du Discours^ on reprocha seulement à Descartes l'insuffisance et l'obscurité de ses preuves de l'existence de Dieu. A quoi il répondit : « Bien que ce soit la pièce la plus importante, j'avoue que c'est la moins élaborée de tout l'ouvrage ; ce qui vient en partie de ce que je ne me suis résolu de l'y joindre que sur la fin et lorsque le libraire me pressait. Mais la principale cause de son obscurité vient de ce que je n'ai osé m'étendre sur les raisons des sceptiques, ni dire toutes les choses qui sont nécessaires ad abducendam mentem a sensibus : car il n'est pas possible de bien connaître la certitude et l'évidence des raisons qui prouvent l'existence de Dieu selon ma façon, qu'en se souvenant distincte- ment de celles qui nous font remarquer de l'incer- titude en toutes les connaissances que nous avons des choses matérielles. » Or, ces pensées ne lui ont pas semblé propres à être mises dans un ouvrage écrit en langue vulgaire (1). « J'avoue aussi que cette obscurité vient en partie... de ce que j'ai sup- posé que certaines notions que l'habitude de penser m'a rendu familières et évidentes le devaient être aussi à un chacun ; comme, par exemple, que nos idées ne pouvant recevoir leurs formes ni leur être que de quelques objets extérieurs, ou de nous-mêmes, ne peuvent représenter aucune réalité ou perfection qui ne soit en ces objets, ou bien en nous, et sem- blables » (I, 560).
(1) Descartes Indique les mêmes raisons dans une lettre à Mer- senne de mars 1637 (I, 350).
74 DESCARTES
l'ar coiiirc, Dos(^arles eut à soutenir de vives polémiques au sujet do ses théories physiques et de sa méthode mathématique, avec des professeurs de Louvain, avec Morin, avec Pierre Petit, dont il dit « qu'il aurait mauvaise grâce de s'arrêter à pour- suivre un petit chien qui ne fait qu'aboyer contre lui et n'a pas la force de mordre » (II, 542), avec Flo- rimond de Beaune et Desargues, mais surtout avec les deux grands mathématiciens de l'époque. Fermât et Roberval. La discussion porta principalement sur les principes de la statique, où Descartes ne veut considérer que l'espace et le poids, non la vitesse et le temps comme fait Galilée (1), ce qui lui permet de réduire le mouvement à deux dimensions, dont le rapport peut être exprimé par un rectangle. Elle porta également sur les avantages respectifs de la méthode cartésienne et de la méthode des tangentes de Fermât : pour prouver l'excellence de sa mé- thode, Descartes résolut, et fit même résoudre par son ancien domestique Gillot, une série de pro- blèmes sur les centres de gravité, auxquels Mersenne enthousiasmé assura une large publicité ; puis il appliqua son « analyse » aux questions numériques qu'on lui proposait, avec une virtuosité incompa- rable, et un emploi de sa méthode tel qu'il découvre des séries indéfinies là où l'on n'obtenait que des cas isolés ; enfin il propose à ses adversaires des
(1) Descartes avait peu de considération pour lui, et d'ailleurs il t n'admirait presque rien ni personne " (Auam, XII, 285). Sur la controverse dont il est question ici et pour les références, voir A. T., XII, 251 et suiv. Cf. également les deux petits traités de mécanique ou de statique qu'écrivit Descartes à cette occasion (lettres du 5 oc- tobre 1637 et du 13 juillet 1638, I, 431 ; II, 222).
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problèmes, les mystifie et triomphe d'eux, surtout de Roberval, qui le haïssait et à qui il le rendait bien.
Une fois dégagé de ces polémiques, Descartes songe à présenter sous une forme définitive le petit traité de métaphysique ébauché en 1629. Il le ré- digea de novembre 1639 à mars 1640, dans sa soli- tude de Sandport. Il en fit revoir le latin par deux professeurs d'Utrecht, et il soumit le livre à divers théologiens dont il désirait avoir l'avis, notamment à Caterus, chanoine du chapitre d'Harlem, et, par Mersenne, aux docteurs de Sorbonne dont il eût voulu obtenir l'approbation avant de le faire im- primer. Descartes souhaitait d'ailleurs que philo- sophes et théologiens lui soumissent avant l'impres- sion leurs objections à sa métaphysique, à condition qu'il eût le droit de les publier avec ses réponses : Mersenne transmit donc le livre aux philosophes les plus en vue de l'époque ; et c'est ainsi que Descartes reçut, avec les objections de Caterus, celles de Hobbes, d'Antoine Arnauld, de Gassendi et d'un groupe de théologiens qui se réunissaient chez Mersenne.
Descartes apprécia fort les objections du jeune Arnauld, qui avait été ravi de la conformité de Des- cartes avec saint Augustin ; pour celles de Hobbes, il disait : « C'eût été les faire trop valoir que d'y répondre tout au long » (III, 360) ; et il paraît avoir été passablement agacé des longues instances de Gassendi : le pauvre homme, disait-il, « n'a pas le sens commun, et ne sait en aucune façon rai- sonner » (III, 388); Gassendi l'appelait Mens (pur esprit), Descartes le dénomme Optima caro, qu'un religieux du temps traduit par « bonne grosse bête u.
76 DESCAHTE8
Cependant la Sorbonne tardait toujours à lui envoyer son approbation, malgré les démarches pressantes des prêtres de l'Oratoire, parmi lesquels Descartos avait choisi son directeur de conscience. En août 1641, il se décide à publier, chez Michel Soly, ses Médita- tiones de prima philosophia, in qua Dei existentia et animœ immortalitas demonstratur, précédées d'une lettre au doyen et aux docteurs de Sorbonne, et suivies des objections et réponses (1).
L'ouvrage eut un succès si considérable que Des- cartes en donna une deuxième édition chez Elzévir en mai 1642, avec quelques additions et des sep- tièmes objections dues à un Père jésuite ; il rem- place dans le titre Immortalité de Vâme par Distinc- tion de Vâme et du corps, plus conforme au vrai caractère de l'ouvrage (2).
(1) Dans une lettre du 28 janvier 1641 (III, 297), Descartes dé- clare : « J'ai prouvé bien expressément que Dieu était créateur de toutes choses... Mais je vois qu'on prend plus garde aux titres qui sont dans les livres qu'à tout le reste. Ce qui me fait penser qu'au titre de la seconde méditation, De mente humana, on peut ajouter quod ipsa sit noiior quam corpus, afin qu'en ne croie pas que j'aie voulu y prouver son immortalité. Et après, en la troisième, De Deo, — quod existai. En la cinquième. De essentia rerum materialium, — et iterum de Deo, quod exi'!tat. En la sixième, De existentia rerum materialium, — et reali mentis a corpore distinctione. Car ce sont là les choses à quoi je désire que l'on prenne le plus garde. Mais je pense y avoir mis beaucoup d'autres choses ; et je vous dirai entre nous que ces six méditations contiennent tous les fondements de ma physique. Mais il ne faut pas le dire, s'il vous plaît ; car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de diiïiculté de les approuver ; et j'espère que ceux qui les liront s'accoutumeront insensiblement à mes principes et en reconnaîtront la vérité avant que de s'apercevoir qu'ils détruisent ceux d' Aristote. "
(2) Les Méditations furent traduites eji français en 1647 par le duc de Luynes, et les Objections et réponses, par Clersclier ; l'ouvrage parut sous ce titre : les Méditations métaphysiques de René Descartef touchant la première philosophie, dans lesquelles Texistence de Dieu et la distinction réelle entre l'âme et le corps de l nomme sont démontrées.
DE SON ARRIVEE EN HOLLANDE A SA MORT 77
Cependant le système de Descartes apparut para- doxal et on ne le comprit généralement pas. C'est qu'on lisait ses Méditations « comme un roman, pour se désennuyer », dit Descartes, et sans en chercher l'enchaînement rationnel {Réponse aux 2^ objections, IX, 107). Or, la suite de ses pensées, je pense, je suis, je conçois Dieu, Il existe, suite qu'il est bien forcé d'exposer sous une forme discursive, et comme détachée, ne peut être saisie qu'ensemble, puisque toutes ses pensées ne sont qu'une seule et même intuition, et que « c'est presque la même chose de concevoir Dieu et de concevoir qu'il existe » (lettre à Mersenne, juillet 1641, III, 396).
L'existence de Dieu et de l'âme, tel est bien l'objet principal des Méditations. Mais ce n'en est point l'objet unique et Descartes . y a mis autre chose encore. Il confie à Mersenne : « Le peu de métaphy- sique que je vous envoie contient tous les principes de ma physique » (lettre du 11 novembre 1640, III, 233). Son but est de fonder sur l'existence de Dieu, source de toute vérité et créateur de tout ce qui est, l'existence des choses matérielles, mise en doute dans la première méditation et démontrée dans la sixième : et par là il entend, non pas les choses sensibles, mais l'étendue et le mouvement,
Paris, Camusat et Le Petit, 1647. Cette édition, qui a été revue et approuvée par Descartes, est celle qui fait autorité, et elle a été suivie par Adam, de préférence aux éditions de 1661 et 1673. C'est ce texte que je cite et auquel je renvoie (IX, 1-244). Mais il est indispensable de se référer, d'autre part, à l'original latin (VII, 1-561). Pour les cinquièmes et septièmes objections et réponses, Adam n'a pas reproduit la traduction française, qui n'a pas été revue par Descartes ; mais il adonné un abrégé en français des cinquièmes réponses, envoyé par Des- cartes à Clerselier, le 12 janvier 1646.
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idées claires et distinctes dont la vérité nous est garantie par Dieu. Mais il se garde d'en rien dire, pour ne point heurter ceux qui favorisent Aristote ; et il espère qu'ainsi on s'accoutumera insensiblement à ses principes, et qu'on en reconnaîtra la vérité avant de s'apercevoir qu'ils ruinent la physique traditionnelle.
* *
Malgré cette prudence, un jésuite, le P. Bourdin, professeur au collège de Clermont à Paris, n'avait pas craint d'attaquer la physique et la métaphy- sique de Descartes. Celui-ci en fut très affecté, et il écrivit à son ancien préfet des études, le P. Dinet de Moulins, provincial de la province de France, une longue lettre dans laquelle il narrait tout ce que lui, catholique, avait eu à souffrir des huguenots de Hollande (VIT, 582 et suiv.) (1).
En effet, dès 1639, les ministres de Hollande avaient pris ombrage de la diffusion du cartésia-
(1) I^a Letirc au P. Dinet (en latin) fut imprimée à Amsterdam chez Eizévir, en 16 i2, dans la deuxième édition des Méditations, à la suite des Objectiones septimse (VII, 563-603. L'affaire d'Utrocht y est exposée de la page 582 à la page 599). Sur les démêlés de Descartes avec les théologiens de Hollande, nous avons, en plus de nombreuses lettres, trois documents essentiels du philosophe : 1» Epistola ad celeberrimum virurn D. Gisbertitm Voetium, publiée à Amsterdam chez Eizévir, en mai 1643 (VIII-, 1-194); 2° Lettre apologétique de M. Descartes aux magistrats de la ville d'Utrecht contre MM. Voetius père et fils (texte latin du 16 juin 1C4S ; texte français du 21 fé- vrier 1648, donné par Clerselier dans le troisième volume des Lettres, 1667, et par A. T., VIH'-', 201-275) ; 3° iXota; in programma quoddam, sub finem anni 1647 in Belgio editum, cum hoc titulo : Expliralio mentis humnmr, sii-e animée rationaUs, ubi explicatnr quid sit, et quid esse possit (cette réponse de Descartes au placard de Regius fut pu- bliée à Amsterdam chez Eizévir, en 1648, VIII-, 341-369).
DE SON ARRIVÉr-; EN HOLLANDE A SA MORT 79
nisine, qui menaçait de supplanter dans l'enseigne- ment des universités hollandaises la doctrine d'Aris- tote. La guerre éclata en décembre 1641, Accusé d'avoir enseigné la doctrine nouvelle à l'Université d'Utrecht, Regius s'était attiré la haine de son collègue le pasteur Voetius, professeur de théologie protestante et recteur de l'Université, qui fit prendre un décret par le conseil de la ville (14 mars 1642), puis par le conseil de l'Université (17 mars), en faveur de l'ancienne philosophie contre la philoso- phie nouvelle. Non content de ces décrets, que con- firme un nouvel arrêt du conseil de la ville en date du 12 août, Voët inspire ou écrit de violents pam- phlets, Philosophia cariesiana, Conj rater nitas ma- riafia, dirigés contre le philosophe ou contre ses amis qui avaient osé intervenir en faveur de la confrérie de Notre-Dame à Bois-le-Duc. On y laissait entendre, on y déclarait même ouvertement, que ce philosophe n'était qu'un papiste, un jésuite dé- guisé, un dévot de la vierge Marie, un idolâtre ; on le traitait de charlatan, d'aventurier et d'imposteur, voire de Rose-Croix : n'était-il pas venu en Hol- lande afin de mieux cacher ses vices dans ses petites maisons des champs? et surtout, en véritable suppôt de Vanini, ce prince des athées, n'enseignait-il pas secrètement l'athéisme, en prouvant Dieu par des preuves d'une faiblesse calculée pour ébranler la foi (1)? Descartes répondit à Voët et fut aussitôt
(1) En repoussant, comme dénuée de sens, l'accusation d'avoir laissé partout derrière lui des fils naturels. Descartes ajoute qu'au surplus «1 il a été jeune, qu'il est encore homme, qu'il n'a jamais fait vœu de chasteté, ni voulu passer pour un saint » (VIII, 22). Quant à l'accusation répétée d'athéisme qui est portée contre lui, il n'a pas
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cité en justice devant le conseil de ville d'Utrecht, condamné par défaut le 23 septembre 1643, et menacé d'expulsion, d'amende, de destruction de ses livres par le bourreau. Descartes dut faire appel à ses amis, tant à la cour du prince d'Orange qu'à l'ambassade de France, et le prince fit arrêter les poursuites.
Après Utrecht, Leyde l'attaqua. 11 y avait là un certain régent de séminaire réformé. Revins, qui avait jadis entrepris de convertir Descartes au pro- testantisme et s'était attiré de lui cette réponse : « J'entends garder la religion de mon roi et de ma nourrice. » Le gros Hollandais, incapable de saisir la fine ironie du gentilhomme français, ne lui par- donna pas cet échec ; ému par les déclarations pu- bliques que maints professeurs de Leyde faisaient en faveur de Descartes, il le poursuivit avec viva- cité et prononça contre lui les pires accusations : dans des thèses qui furent soutenues le 7 avril 1647, Descartes fut traité de pélagien et de blasphéma- teur, parce qu'il soutenait que la liberté en l'homme est infinie et qu'il supposait que Dieu même pût être trompeur. A quoi Descartes répliqua fièrement que ce n'était pas la peine d'avoir aidé par les armes les Provinces- Unies à se délivrer de l'inquisition d'Espagne pour être soumis aussitôt après à l'in- quisition des ministres de Hollande (lettre du
de peine à en prouver l'inanité. Un célèbre théologien espagnol, Gré- goire de Valentia, n'a-t-il pas réfuté comme vains tous les arguments dont se sert saint Thomas pour démontrer l'existence de Dieu? Et, à ce compte-là, saint Thomas ne devrait-il pas être taxé d'athéisme et comparé à Vanini (VIII, 176)? Il est à noter que Descartes ne repousse point l'accusation qui est portée contre lui d'avoir été affilié aux Rose-Croix; cette accusation n'était peut-être pas dénuée de fjndement (G. Cohen, Écrivains français en Hollande, p. 402 et suiv.).
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 8t
12 mai 1G47, V, 25). Mais TafTaire prenait mauvaise tournure, et il fallut eiicore l'intervention de l'auto- rité suprême pour y mettre un terme. Les curateurs de l'Université et les consuls de la ville de Leyde prirent, le 20 mai 1647, un arrêté enjoignant aux professeurs de ne plus parler pour ou contre Des- cartes, et ils demandèrent en même temps à 1' « illustre mathématicien » de se taire sur les points contro- versés. Descartes ne fut qu'à demi satisfait de cette solution (lettre à Elisabeth, 6 juin 1647, V, 60). Français et catholique, il ne se reconnaissait point justiciable des synodes et consistoires de Hollande, et prétendait n'avoir à répondre de ses opinions que devant la Faculté de théologie de Paris. L'arrêté, d'ailleurs, ne mit pas fin aux hostilités, qui reprirent bientôt à Leyde, puis à Utrecht où Regius s'était retourné contre son ancien ami. Du moins, la lumière put continuer de briller, en dépit des « chats-huants » que son éclat offusquait (lettre du 27 mai 1647, V, 43) ; Descartes se contenta d'avoir pour lui les honnêtes gens, à défaut des doctes.
Toutes ces polémiques n'empêchaient pas Des- cartes de travailler. Aussitôt qu'il eut terminé ses Méditations^ il se mit à rédiger la première partie de sa physique, sous forme de thèse et en matière d'abrégé. Ce sont ses Principes de la philosophie. Ils devaient comprendre six parties : « Principes de la connaissance. Principes des choses matérielles. Le ciel. La terre. Les plantes et les animaux. L'homme. » Mais il ne put achever les deux dernières, faute d'expériences, et se contenta des quatre pre- mières, comprenant la métaphysique (I) et la phy-
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sique fondée sur celte métaphysique (II-IV). Des- cartes déclare à Huyghens (lettre du 31 janvier 1642, III, 523) que c'est bien là sa philosophie, c'est-à- dire son Monde, qu'il se décide à publier, ce Monde, disait Saumaise, que, « s'il était moins bon catho- lique, il nous aurait déjà donné » (X, 557). Les Principia philosophie furent publiés chez Elzevir, le 10 juillet 1644 ; ils étaient écrits en latin et dédiés à la Sorbonne ; mais Descartes chargea son ami l'abbé Picot, de Moulins, de les traduire en fran- çais, et il lui adressa, en guise de préface à la traduc- tion française (Paris, Le Gras, 1647), une impor- tante lettre où il s'explique nettement sur l'opposi- tion de la nouvelle philosophie à l'ancienne, et sur les avantages qu'elle présente pour le progrès indé- fini des connaissances humaines par voie d'accrois- sement continu.
*
Les Principes étaient dédiés à la princesse Elisa- beth. Aînée des filles de l'électeur palatin, Fré- déric V, roi éphémère de la Bohême (1), et d'Elisa- beth Stuart, fille de Jacques I®^ d'Angleterre, la princesse Elisabeth avait mené une vie d'exil, assom- brie par les infortunes et les ambitions persistantes de sa famille. Elle avait alors vingt-six ans. Elle joignait à une beauté rare une grande fermeté de caractère, une intelligence vive et quelque peu inquiète, une instruction à la fois solide et variée :
(1) Élu le 5 septembre 1619, il fut privé de son trône le 8 sep- tembre 1620, à cette bataille de Prague où Descartes, semble-t-il, assista en sa qualité de volontaire aux troupes du duc de Bavière,
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 83
elle parlait couramment six langues, bien qu'elle se servît ordinairement du français, et elle était fort versée dans les sciences mathématiques, astrono- miques et physiques ; avec cela très calviniste, outrée du mariage de son frère Edouard avec une princesse catholique, Anne de Gonzague, et plus tard disciple des mystiques Labadie et William Penn, elle aimait, étant jeune, le monde, la vie des cours, et ne se refusait point quelques galanteries innocentes ; au demeurant, « une fille qui a mille belles connaissances, une vertueuse fille », dit Talle- mant des Réaux, dont la méchante langue n'épar- gnait guère personne.
C'est en mai 1643, après la lecture des Méditations^ qu'elle entra en relations épistolaires avec Des- cartes. t)ans les lettres qu'elle lui adresse, elle lui fait part, non seulement de ses difficultés en matière scientifique ou philosophique, mais de ses affaires personnelles et elle lui demande conseil comme à un ami, à un médecin et à un directeur de conscience. Très flatté de la confiance que lui témoignait une princesse encore jeune, dont le visage lui représen- tait celui des Grâces, et dont l'esprit, si apte à com- prendre ses propres ouvrages, lui paraissait incom- parable (1), enclin d'ailleurs à apprécier plus les femmes que les hommes comme disciples, parce qu'elles ont un esprit plus naturel, plus simple, plus docile et moins embarrassé de préjugés. Descartes fut en effet, pour Elisabeth, un conseiller, un ami et un véritable directeur spirituel.
(1) Voir 11 dédicace des Principes à la princesse Elisabeth (IX*, 21. Texte latin, VIII, 1).
84 DESCARTES
Les grandes œuvres de Descartes nous font con- naître le métaphysicien et le savant ; sa corres- pondance avec Elisabeth nous révèle l'homme. C'est là ce qui en fait l'intérêt unique : car toute doc- trine, au fond, ne vaut que ce que vaut l'homme, et par ce que l'homme y a mis de soi.
11 s'y peint au vif (1), avec ses fortes qualités et ses travers ingénus, avec l'immense confiance qu'il a, mais sans orgueil, en lui-même et en sa méthode, avec sa fierté, sa franchise, sa passion de l'indépen- dance, son goût de la méditation et cette généreuse bonté dont Elisabeth lui témoigne une touchante reconnaissance.
Il lui donne, avec « les clefs de son algèbre )j, le secret de sa méthode, dont il était pourtant fort jaloux, puisqu'il l'avait enveloppée, dans sa Géo- métrie, d'une obscurité voulue (IV, 38-42). Il traite longuement avec elle de la principale difficulté qu'elle trouvait en la philosophie, à savoir de l'union de l'âme et du corps. Descartes lui montre comment cette union, qui compose tout l'homme, et que nous expérimentons au-dedans de nous-mêmes sans pou- voir la comprendre, nous fournit, avec le principe de la connaissance et de l'être, la règle même de notre vie, qui est plus essentielle que tout le reste. Primo vivere, deinde philosophari : toute la corres- pondance avec Elisabeth n'est que le commentaire, mais combien précis et profond, de cette maxime.
La lettre du 28 juin 1643 est particulièrement révélatrice à cet égard (III, 691 et suiv.). Descartes
(1) Sur l'homme, voir quelques belles pages de Delbos, dans Figures et doctrines de phiLjophes, Paris, Pion, 1918, p. 113 et suiv.
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 85
explique qu'il y a trois genres d'idées ou notions primitives : la notion de l'âme, qui se conçoit par l'entendement pur et fait l'objet de la métaphysique ; celle du corps, qui se conçoit par l'entendement aidé de l'imagination, et qui fait l'objet des mathéma- tiques ; celle de leur union, qui se connaît très claire- ment par les sens, et qui fait l'objet de la vie et des conversations. Or, ajoute Descartes, « je puis dire avec vérité que la principale règle que j'ai toujours observée en mes études, et celle que je crois m'avoir le plus servi pour acquérir quelque connaissance, a été que je n'ai jamais employé que fort peu d'heures par jour aux pensées qui occupent l'imagination, et fort peu d'heures par an à celles qui occupent l'en- tendement seul, et que j'ai donné tout le reste de mon temps au relâche des sens et au repos de l'es- prit... C'est ce qui m'a fait retirer aux champs » (III, 692-693).
Descartes n'entend nullement par là marquer du mépris pour la métaphysique, comme paraissent le croire tous ceux qui citent cette phrase séparée de son contexte. En effet, il ajoute tout de suite après : « Enfm, comme je crois qu'il est très nécessaire d'avoir bien compris, une fois en sa vie, les principes de la métaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre âme, je crois aussi qu'il serait très nui- sible d'occuper son entendement à les méditer, à cause qu'il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l'imagination et des sens ; mais que le meilleur est de se contenter de retenir en sa mémoire et en sa créance les conclusions qu'on en a une fois tirées,
8fi DKSCARTES
puis employer le reste du temps qu'on a pour l'étude, aux pensées où l'entendement agit avec l'imagina- tion et les sens » (III, 695).
Ailleurs, nous voyons Descartes donner à Elisa- beth des conseils, presque des consultations. Elle lui confie qu'elle souffre d'apostèmes aux doigts, d'obstruction de la rate, de mélancolie. Descartes lui indique des remèdes, et surtout la manière de s'en servir : il faut, en les prenant, garder son âme dans la paix, dans le contentement et dans la joie ; il faut fuir toute tristesse, toute contention d'esprit, et « ne s'occuper qu'à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent à rien. Ce qui n'est pas perdre le temps, mais le bien em- ployer » (IV, 220). Surtout il faut ne dépendre que de soi pour son contentement, et tout entreprendre dans un sentiment d'allégresse et de liberté inté- rieure : « Les grandes prospérités éblouissent et enivrent souvent de telle sorte, qu'elles possèdent plutôt ceux qui les ont, qu'elles ne sont possédées par eux ; et bien que cela n'arrive pas aux esprits de la trempe du vôtre, elles leur fournissent toujours moins d'occasion de s'exercer que ne font les adver- sités. Et je crois que, comme il n'y a aucun bien au monde, excepté le bon sens, qu'on puisse absolu- ment nommer bien, il n'y a aussi aucun mal dont on ne puisse tirer quelque avantage, ayant le bon sens )) (IV, 237).
Enfin Descartes rattache ses maximes à un com- mentaire raiâonne du De vita beata de Sénèque, et il
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 87
envoie à Elisabeth en six lettres, du 21 jnillet au 6 octobre 1645, un véritable traité de sa morale défi- nitive, avec les principes qui la commandent, qui rat- tachent l'homme à Dieu et à la société, et le mettent à sa place vraie dans l'univers. En même temps, pressé par les objections et les demandes d'éclaircissement de la princesse, il se décide à expliquer sa pensée dans un Traité des passions, qui devait être une suite et une dépendance de sa physique et une introduction à sa morale. Il y mit la dernière main en 1649 ; le traité parut à la fin de novembre (1). Descartes alors était en Suède.
* * *
Dans quelles circonstances fut-il amené à quitter la Hollande pour se transplanter en Suède et y mourir?
Les persécutions qu'il avait subies en Hollande lui donnèrent un moment l'idée d'aller s'établir en Angleterre, ou de revenir en Franco. H y avait fait déjà deux voyages : en 1644, pour aller régler la succession de son père, et en l'été 1647, pour voir ses amis parisiens : c'est lors de ce second séjour qu'il eut deux entretiens avec Pascal, les 23 et 24 septembre, et qu'il lui suggéra, affirme-t-il (2),
(1) Les Passions de l'âme, par René Descartes, Paris, Le Gras, et Amsterdam, Elzevir, 1649. Une traduction latine parut à Ams- terdam en 1650.
(2) Lettres à Carcavi, du 11 juin et du 17 août 1649 (V, 365, 391). Lettre à Mersenne, du 13 décembre 1647 (V, 98). On trouvera le récit de la première visite que rendit Descartes à Pascal malade, dans une lettre de Jacqueline Pascal à Mme Périer, 25 septembre 1646 (Œuvres de B. Pascal, Grands Écrivains de France, Hacliette, II, 42, avoc une introduction où l'on trouve la bibliographie de la question). Cf. A. T., XII, 451 et suiv.
88 DESCARTES
la fameuse expérience du vide, qui consistait à mesurer une colonne de mercure au pied et au sommet d'une montagne. Son troisième voyage, en mai 1648, fut commandé « comme de la part du roi », qui, « en considération de ses grsuids mérites et de l'utilité que sa philosophie et les recherches de ses longues études procuraient au genre humain », lui avait octroyé une pension de trois mille livres dont il semble bien qu'il ne toucha jamais rien. Lorsque Descartes arriva en France, les troubles de la Fronde étaient près d'éclater, et il se compare à un convive que des amis ont invité et qui trouve en arrivant la cuisine en désordre et la marmite renversée (V, 292). Il n'avait plus qu'à s'en retourner. D'ail- leurs, son vieil ami Mersenne était à l'agonie ; et il lui semblait que les autres ne le regardaient guère autrement qu'un animal rare, éléphant ou pan- thère {V, 329), comme ce marquis de Newcastle qui voulut le réunir à sa table avec Hobbes et Gas- sendi, ou qu'ils ne désiraient autre chose que de se l'attacher à la manière d'un domestique, comme ce M. de Montmort qui lui offrit une maison à la cam- pagne avec une pension de quatre mille livres. Cependant il fut peut-être un instant séduit par l'idée de fonder une école des arts et métiers, des- tinée à former des artisans capables et à réaliser l'union de la théorie et de la pratique, qui est la condition de tout progrès scientifique et indus- triel {XI, 659).
Mais l'atmosphère n'était pas propice à de tels desseins. Le 27 août 1648, le lendemain du jour où l'on avait célébré à Notre-Dame la victoire de
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 19
Condé à Lens et où le peuple de Paris avait élevé des barricades, Descartes repart pour son ermitage d'Egmond, « point marri d'être allé en France, mais encore plus aise d'en être revenu », écrit-il à Elisa- beth (V, 232). Cependant, tout en reprenant ses travaux et ses méditations, il se fait tenir au cou- rant de ce qui se passe en France, car telle était en lui « la force du sang français » et catholique qu'il ne cesse de « prier Dieu que la fortune de la France surmonte les efforts de tous ceux qui ont dessein de lui nuire » (lettre du 31 mars 1649, V, 332).
C'est en avril 1649 qu'il reçut l'invitation pres- sante de se rendre en Suède. La reine Christine vou- lait faire « quelque chose de grand » : désireuse de compléter la gloire des armes par celle de la paix, et de s'entourer d'artistes et de savants, elle fit appel à notre ambassadeur Chanut, qui avait éveillé en elle la curiosité de la philosophie cartésienne, afin qu'il négociât la venue du philosophe en Suède. Chanut avait connu Descartes en 1644, probable- ment chez son beau-frère Clerselier, intime ami du philosophe, et tout de suite la sympathie avait été très vive entre le gentilhomme poitevin et le diplo- mate riomois : celui-ci crut bien servir les intérêts de son ami, de la France et de la Suède, en l'invitant à venir à la cour de la reine Christine. Mais, pour le faire agréer de cette originale personne, il pria Des- cartes de joindre à l'envoi qu'il lui avait fait de ses Principes quelques feuillets sur les passions de l'amour, dont il pensait que la reine serait plus séduite que de sa métaphysique. Descartes s'exé- cuta de bonne grâce et lui adressa, dès le i^ fé-
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vrier 1647, huit feuillets, où il cite Horace et Virgile, l'Arioste et Théophile, et caractérise les trois sortes d'amour, selon qu'on estime l'objet aimé inférieur., égal ou supérieur à soi-même (IV, 600-617). La lettre, d'ailleurs fort belle, que Chanut remit à la reine après s'être fait un peu prier, produisit sur elle, semble-t-il, une grande impression ; elle fit de- mander au philosophe quelques éclaircissements sur sa doctrine de l'infinité de l'univers, qui l'avait inquiétée ; puis, coup sur coup, elle lui envoya trois invitations de se rendre à la cour, et, trouvant qu'il ne faisait pas assez diligence, elle fit partir un amiral suédois pour la Hollande, avec ordre de ramener Descartes sur son vaisseau (avril 1649). Descartes, surpris de cette promptitude, congédia poliment l'amiral : « J'avoue, écrit-il à Brasset, qu'un homme qui est né dans les jardins de la Touraine, et qui est maintenant en une terre où, s'il n'y a pas tant de miel qu'en celle que Dieu avait promise aux Israélites, il est croyable qu'il y a plus de lait, ne peut pas si facilement se résoudre à la quitter pour vivre au pays des ours, entre des rochers et des glaces » (lettre du 23 avril 1649, V, 349).
Enfin, le l®'" septembre, il se décide à s'embarquer pour la Suède, et se présente à ses amis « avec une coiffure à boucle, des souliers en croissant et des gants garnis de neige ». Il mit un bon mois pour faire le voyage et n'arriva à Stockholm qu'au début d'octobre. Christine accorda aussitôt deux audiences à celui que son pilote appelait « un demi-dieu », tant il s'était montré expert en la navigation. Des- cartes paraît avoir été médiocrement enchamté de
DE SON ARRIVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 91
l'accueil que lui fit celte reine de vingt ans, dont il vante, sans doute, la sagesse, la simplicité, les con- naissances littéraires, mais dont il apprécie peu l'humeur fantasque et l'indifférence qu'elle profes- sait pour la philosophie (lettre à Elisabeth, 9 oc- tobre 1649, V, 429). A peine arrivé, il songe à re- partir. Il ne trouvait de ressources que dans la conversation d'un religieux augustin, le P. Viogué, avec qui il avait des entretiens dont Mme Chanut était « édifiée ». Les grammairiens et les philologues de la cour lui faisaient une guerre sourde ; lors de la célébration de la paix de Wesiphalie, le 18 dé cembre, la reine, désireuse qu'il y jouât son rôle, et ne pouvant obtenir de lui qu'il dansât le ballet, le décida du moins à composer des vers pour la circonstance (1) ; enfin, ce qui est pire, notre philo- sophe, qui avait toujours eu coutume de rester au lit fort tard, dut, pour plaire à la reine, se lever avant l'aube, car c'est à cinq heures du matin que cette exigeante personne lui donnait rendez-vous dans son cabinet d'étude pour apprendre de lui « la manière de vivre heureuse devant Dieu et devant les hommes » (XII, 549, note ; 603, note).
Il souffrait cruellement du froid : les pensées des hommes se gèlent en ce pays, disait-il, comme les eaux (V, 467). Il ne put résister à ce régime. Il prit froid en se rendant de l'ambassade à la cour, et tomba gravement malade. Christine lui envoya un
(1) Ce curieux ballet sur la Naissance de la Paix a été tout récem- ment retrouvé à la bibliothèque de l'Université d'Upsal, et publié, avec une préface de M. Albert Thibaudet, dans la Revue de Genève (août 1920). Descartes y décrit les horreurs de la guerre et y célébra les bienfaits de la paix renaissante.
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médecin allemand, qu'il considérait comme son ennemi, et qu'il ne reçut qu'à contre-cœur. Comme celui-ci voulait le saigner : « Epargnez le sang fran- çais », lui dit-il ; et il n'accepta qu'un remède de paysan, consistant en une légère infusion de tabac dans une boisson chaude. La fièvre augmentait ; les poumons se prirent ; le 11 février 1650, à quatre heures du matin, après avoir dicté une lettre pour ses frères où il leur recommandait sa nourrice, et après avoir reçu avec ferveur l'assistance religieuse du P. Viogué, il dit : « Ça, mon âme, il faut partir », puis il expira, « passionné pour aller voir à découvert et posséder une vérité qu'il avait recherchée toute sa vie » (1). Il n'avait pas cinquante-quatre ans.
Le médecin allemand rédigea un bulletin précis et sec sur la mort de ce malade qui n'avait pas consenti à se laisser soigner selon les règles. La reine paraît surtout avoir été frappée de la mort préma- turée du philosophe qui avait parlé de prolonger indéfiniment la vie humaine, et que » ses oracles avaient bien trompée ». Mais ses amis demeurèrent profondément édifiés de la fin courageuse et chré- tienne de ce penseur qui avait toujours hautement affirmé sa croyance, fondée sur la foi et sur la raison naturelle, dans les destinées impérissables de l'âme (III, 279, 580).
La reine, désireuse d'honorer le philosophe à qui elle devait rapporter plus tard sa conversion au
(1) Bah-let, II, 423 (A. T., V, 494). Paroles prononcées par son ami Chanut, « qui entendait le langage de ses yeux et qui pénétrait encore dans le fond de son cœur ». Voir les émouvantes relations de sa mort (V, 470-494).
DE SON ARRIVÉE EN FIOLLANDE A SA MORT 93
catholicisme, offrit pour ses funérailles le principal temple de Stockholm. Chanut refusa : un gentil- homme catholique et français ne pouvait reposer en terre étrangère et luthérienne ; il fit déposer ses restes au cimetière des enfants morts avant le bap- tême, et y éleva un monument orné de quatre épi- taphes latines. En 1667, on les rapporta en France, et on les ensevelit en l'église Sainte-Geneviève (Saint-Étienne du Mont), d'où ils furent transportés, en 1792, au Jardin Elysée des monuments français, puis, en 1819, à Saint-Germain des Prés. Un ordre royal interdit le panégyrique que s'apprêtait à pro- noncer le P. Lallemand, chancelier de l'Université, car le cartésianisme déjà était suspect (1).
Ainsi mourut prématurément, loin de ceux de son pays et de sa foi, l'homme (2) qui, malgré ses défauts, ses erreurs ou ses manques, demeure l'ini- tiateur de la science et de la pensée modernes ; qui fournit à l'une son instrument analytique, à l'autre ses principes ; qui réunit dans un merveilleux équi- libre les plus hautes qualités de notre race ; qui les mit toutes au service du vrai ou de Dieu, en une vie de méditation constante, avec cette parfaite géné- rosité qui s'allie, disait-il, à Vhumilité la plus grande, et qui porte naturellement les généreux à faire de
(1) Les œuvres de Descartes, censurées par l'Université de I.ou- vain en 1662, avaient été condamnées à Rome, par la Congrégation de l'Index, le 20 novembre 1663, donec corrigantur. Voir à ce sujet Francisque Bouilliek, Histoire de la philosophie cartésienne, 3® éd., Paris, 1868, t. I", p. 466 et suiv.
(2) Voir au Louvre le beau portrait de Descartes attribué à Franz Hais. La tête forte, le front large et un peu bombé, le nez volontaire, les yeux profonds, tout, dans cette physionomie expressive, traduit la maîtrise de soi, l'énergie intérieure, l'habitude de la méditation.
94 DESCARTES
grandes choses, puisqu'ils n'estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres : l'un des plus nobles représentants, à tout prendre, du génie spirituel de la France.
Note sur le sort des manuscrits de Descartes
et leur publication posthume.
Trois jours après la mort de Descartes, le 14 février 1650, un inventaire fut dressé à Stockholm des papiers qu'il avait emportés en Suède, et qui comprenaient ses principaux manuscrits ; un autre inventaire fut dressé à Leyde, le 4 mars, de ceux qu'il avait laissés en Hollande. Ce second document ne nous est pas parvenu,- mais nous avons deux copies manuscrites du premier, l'un à la Bibliothèque universitaire de Leyde, l'autre à la Bibliothèque nationale à Paris [Inven- taire succinct des écrits qui se sont trouvés dans les coffres de M. Descartes. A. T., X, 5-12).
Les papiers de Descartes furent laissés par ses héritiers à son ami Chanut, sur lequel on comptait pour la publica- tion des manuscrits. Chanut en confia le soin à son beau- frère Clerselier. Le dépôt fut envoyé en France, où il n'arriva qu'en 1653, après bien des retards et des mésaventures : Baillet raconte (Vie, II, 428) que le bateau qui les rapportait coula aux abords de Paris, et que le coffre contenant les manuscrits ne fut retrouvé que trois jours après.
Clerselier publia un premier volume de lettres de Des- cartes sous ce titi'î : Lettres de M. Descartes, où sont traitées les plus belles questions de la morale, physique, médecine et des mathématiques. A Paris, chez Ch. Angot, 1657 (rééditions en 1663 et 1667). Deux autres volumes de lettres de Des- cartes furent également publiés par lui, en 1659 et en 1667. Clerselier avait utilisé pour cette édition les minutes que Descartes avait conservées de ses lettres. Après la mort de Clerselier (1684), l'abbé J.-B. Legrand, à qui Clerselier avait légué ses papiers, entreprit de donner une édition complète des œuvres de Descartes. II recouvra, pour compléter la correspondance de Descartes, diverses lettres de Regius, d'Elisabeth, de Chanut, et la plupart des lettres de Des- cartes à l'abbé Picot, à Clerselier et à quelques autres cor- respondants. Enfin, il eut communication des lettres de
DE SON ARRIVÉ1-: EN HOLLANDE A SA MO HT 95
Descartes à xMersenne, qui, enlevées par Roberval en 1648, étaient passées, après la mort de Roberval (1675), aux mains de La Hire, lequel en avait fait présent à l'Académie des sciences. Du travail entrepris par Legrand en 1684, et qui fut interrompu par sa mort (1704), bénéficièrent les deux volumes de la Vie de M. Descartes par Baillet, qui contiennent un grand nombre de documents originaux, et un exemplaire des trois volumes des Lettres de Descartes, enrichi de notes manuscrites dues à Legrand et à Baillet, exemplaire passé depuis à la Bibliothèque de l'Institut. L'exemplaire de l'Institut fut utilisé par Cousin dans son édition des Œuvres de Descartes, parue en 1824-1826 (5 volumes de correspondance, t. VI à X) ; Cousin donne en note les textes provenant des originaux de Descartes, mais il reproduit encore les minutes incomplètes. Quant à la collection La Hire; que nul n'avait songé à utiliser, elle fut dispersée après 1841, mais à peu près reconstituée de nos jours. Enfin, diverses lettres inédites ont été publiées au cours du dix-neuvième siècle ; et, en 1879, Foucher de Gareil donnait la correspondance d'Elisabeth. On trouvera la liste des autographes et des copies manuscrites des lettres de Descartes au tome I" de l'édition Adam-Tannery, p. lxviii et suiv. La correspondance de Descartes remplit les cinq premiers volumes de cette édition, avec tables de concor- dance, préface de Clerselier et index au tome V.
En 1662, parut à Leyde Renatus Des Cartes de homine (traduction latine faite par l'éditeur Florent Schuyl sur deux copies de l'original français conservées en Hollande). En 1664, à Paris, chez Le Gras, le Monde de M. Descartes ou le Traité de la lumière et des autres principaux objets des sens (édition due probablement à d'Alibert, qui en avait envoyé chercher le texte « presqu'à l'extrémité des terres septentrionales »). Peu après, Clerselier fit paraître à son tour, d'après l'original en sa possession, VHomme de René Descartes et un Traité de la formation du fœtus du même auteur (Paris, Th. Girard, 1664), volume qu'il avait annoncé dans la pré- face au tome II des Lettres. Il en donna une seconde édition chez Bobin et Le Gras, à Paris, en 1677, avec le Monde ou Traité de la lumière. Ces trois traités (de la Lumière, de l'Homme, et la Description du corps humain ou de la forma- tion du fœtus) se trouvent au tome XI de l'édition A. T.
Clerselier mourut avant d'avoir pu donner un dernier
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volume de fragments, annoncé par lui dans la préface de 1667 (A. T., V, 651). Mais, en 1701, parut à Amsterdam, chez Blaeu, un volume intitulé R. Des Cartes opuscula poslhuma, phy- sica et mathematica, contenant, outre divers fragments : Excerpta mathematica (X, 285, notamment un fragment sur les ovales, qui paraît remonter avant 1629), Primae cogi- tationes circa generationem animalium (XI, 505), De sapo- ribus {XI, 539), les Régulas ad directionem ingenii, d'après une copie conservée en Hollande (texte reproduit dans A. T., X, 353. Le manuscrit original, qui avait été communiqué par Clerselier à Arnauld, à Poisson, à Baillet, est aujourd'hui perdu), et, à la suite, un dialogue en latin, Inquisitio veri- tatis, traduction de l'original français, la Recherche de la vérité par la lumière naturelle, dont une copie faite par Tschirnhaus a été récemment retrouvée à Hanovre et publiée par A. T., X, 495 (ce petit ouvrage, reporté par Baillet aux dernières années de la vie de Descartes, est de date très incertaine, X, 529).
L'inventaire de 1650 mentionne, au titre C, un petit registre en parchemin, contenant un certain nombre d'essais qui datent de la jeunesse de Descartes (1619-1621), et qui portent comme titres : Parnassus (ou études mathématiques) ; Con- sidérations sur les sciences; Algèbre; Democritica; Experi- menta; Praeambula, avec l'épigraphe Initium sapientise timor Domini; Olympica (A. T., X, 7, 173 ; Millet, Descartes avant 1637, p. 100 et suiv.). On y peut joindre deux autres traités de sa jeunesse, Thaumantis Regia (où il enseignait déjà l'automa- tisme des bêtes), et Studium bonse mentis. Ces écrits, aujour- d'hui perdus, ne nous sont connus que par l'analyse qu'en a donnée Baillet, et par la copie qu'en prit ou qu'en fit prendre Leibniz à Paris, chez Clerselier, en 1675-76. Cette copie • manuscrite a été retrouvée à Hanovre par Foucher de Careil et publiée par lui en 1859 et 1860 dans ses Œuvres inédites de Descartes (2 vol., Paris, Durand) : ces inédits contiennent, outre les opuscules de 1619-1621, publiés sous le titre de Cogitationes privatœ (X, 213), un traité De solidorum ele- mentis (X, 265), des Anatomica, des annotations aux Prin- cipes, etc. (XI, 543). Les extraits et analyses de Baillet, relatifs aux Olympica, aux Expérimenta et au Studium borne mentis, se trouvent dans A. T., X, 173 et suiv. Enfin Adam et Tannery ont également pubHé, à la suite d'extraits du journal de Beeckman (X, 41), et sous le titre de Physico-matematica
DE SON AÎUUVÉE EN HOLLANDE A SA MORT 97
(X, 67), diverses pièces remises par Descartes à Beeckman et copiées par celui-ci dans son journal, ainsi qu'un Compendium musicse (X, 89) qui avait été publié en Hollande en 1650, puis en France en 1667.
Signalons enfin le très intéressant Manuscrit de Gôuingen, relation d'un entretien entre Descartes et Burman à Egmond, le 16 avril 1648, rédigée par Clauberg le 20, et dont une copie, retrouvée à la Bibliothèque de l'Université de Gôttingen, a été publiée pour la premièie fois par Adam, Revue bour- guignonne de l'enseignement supérieur, 1895 (V, 146).
IV
L\ SCIENCE CARTÉSIENNE
LA RECHERCHE d'uNE DISCIPLINE UNIVERSELLE :
GÉOMÉTRIE ANALYTIQUE
ET PHYSIQUE MATHÉMATIQUE
La philosophie cartésienne est inséparable de la science cartésienne. Chez Descartes, science et phi- losophie ont constamment agi et réagi l'une sur l'autre ; et l'une et l'autre ne font que traduire une intuition profonde et cachée, que nous devrons nous efforcer de saisir.
C'est par la science que nous aborderons l'étude de la philosophie cartésienne. C'est par ses décou- vertes scientifiques et par sa méthode que Descartes a opéré une révolution dans la pensée humaine. Son grand « projet », nous le savons, est la constitution d'une « science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection », d'une « méthode » qui permette à l'homme de « bien con- duire sa raison et chercher la vérité dans les sciences », qui nous rende « plus sages et plus habiles », et qui nous assure, non seulement la connaissance, mais, en quelque sorte, la maîtrise et possession de la nature aussi bien que de nous-mêmes. L'étude de la science et de la méthode est ainsi Tintroduction
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indispensable à l'intelligence de la philosophie de Descartes. Comme, au surplus, tout se tient dans cette pensée, dont toutes les parties sont « si jointes ensemble, et dépendent si fort les unes des autres », la connaissance de la fin que se proposait Descartes, ou du projet qu'il a conçu, ne peut que projeter une lumière singulière sur les moyens qu'il a employés pour en assurer la réalisation et sur l'intuition ini- tiale qui a été le ressort de toute son activité intel- lectuelle, en science comme en philosophie (1).
Pour bien saisir le sens, la valeur et la portée de l'œuvre scientifique de Descartes, il faut d'abord la replacer dans le milieu où elle a éclos, la situer dans le temps, au point précis du développement où elle s'insère : il faut voir dans quel état Descartes a trouvé la science, et dans quel état il l'a laissée.
Retraçons à larges traits le développement scien- tifique de l'humanité jusqu'à l'aube du dix-septième siècle.
Les Grecs, esprits d'une pénétration, d'une sou- plesse, d'une subtilité merveilleuses, et dont nous sommes, à bien des égards, les fils intellectuels, doivent être considérés comme les véritables créa-
(1) Voir à ce sujet la sixième partie du Discours et la préface des Principes, ainsi que diverses lettres (I, 250, 339, 349, 562). L'ordre indiqué par Descartes dans la Recherche de la vérité (X, 505), et qui place l'étude de la méthode et des sciences après celle de la métaphy- sique, ne paraît pas représenter l'ordre naturel de sa pensée, bien qu'en un sens, comme le dit Descartes et comme nous le montrerons plus loin, la métaphysique soit la « racine » de tout le reste. Cf. 0. Ha- MBLIN, le Système de Descaries, Paris, Alcan, 1911, ch. vn.
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leurs de la science rationnelle, méthodique et désin- téressée. Leur intelligence, intuitive à la fois et ana- lytique, apte à saisir d'une seule vue les ensembles aussi bien qu'à en élaborer avec rigueur le détail, porta du premier coup à leur perfection suprême les disciplines abstraites auxquelles elle s'était appli- quée (1). L'arithmétique des pythagoriciens, fondée sur une vue exacte et profonde de la structure interne des nombres et des lois des proportions, dans leurs applications aux figures, aux sons, aux mouve- ments des astres ; la géométrie d'EucUde, science complète et définitive, avec tous ses principes et ! sa méthode démonstrative ; la syllogistique d'Aris- tote, théorie également parfaite qui établit une fois pour toutes la logique générale de la pensée humaine, réalisent bien, suivant le mot de Thucydide, xxrjaa è;à£t, c'est-à-dire une acquisition permanente de l'esprit humain. De fait, à travers tout le dévelop- pement immense de nos sciences, nous n'avons rien eu à changer à ces disciplines fondamentales que nous ont léguées les Grecs et qui demeurent les assises immuables de toute la science humaine (2). Toutefois, ces assises une fois posées, les Grecs ne surent point bâtir l'édifice qu'on eût pu attendre d'eux. C'est qu'en science même ils étaient plus
(1) Voir L. Brunschvicg, les Étapes de la philosophie mathéma- tique, Paris, Alcan, 1912; G. Milhaud, Études sur la pensée scienti- fique chez les Grecs et chez les modernes, Paris, Lccèuc et Ondin, 1906, et Nouvelles Études sur l'histoire de la pensée scientifique, Paris, Alcan, 1911.
(2) Sur l'estime dans laquelle Descartes tenait l'analyse et la si"^- m6trie des anciens, et sur ce qu'il reconnaît leur devoir, cf. Régula IV, X, 373 ; Discours, 2» part., VI, 17 ; lettre à Mersenne, décembre 1637, I, 478-479.
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artistes que savants. Sans doute, Archimède, Apol- lonius, puis les Alexandrins, Diophante, Pappus, perfectionnèrent singulièrement les méthodes de l'analyse géométrique, jetèrent les bases de la sta- tique et élaborèrent une théorie astronomique com- plète, destinée à « rendre compte des apparences ». Mais, en dépit de leurs dons d'observation, les anciens ignorèrent à peu près complètement les sciences expérimentales et ils ne s'élevèrent jamais à la con- ception d'une science universelle de la nature, ni d'un grand art qui pût nous en rendre maîtres.
A ce double point de vue, le moyen âge, dont on a tant médit sans le connaître et qui commence à nous apparaître tel qu'il fut, c'est-à-dire non pas du tout comme une période d'obscurantisme et de stagnation, mais comme une des époques les plus riches et les plus grandes de l'humanité, rendit à la science un service d'une immense portée, et permit le développement de la pensée scientifique que les Grecs, tout admirables qu'ils fussent, ris- quaient de stériliser.
En effet, comme l'a bien montré Comte (1), la croyance monothéiste du moyen âge chrétien, en renversant le polythéisme, écarta l'obstacle prin- cipal qui s'opposait à toute explication scientifique
(1) Cours de philosophie positive, 53* et 54« leçons. L'opinion de Comte a été combattue par Milhaud (Éludes sur la pensée scienti- fique, p. 235 et suiv.). Elle a été, de différents points de vue, confirmée par Du Bois-Rkymoud, « l'Histoire de la civilisation et la science » {Revue scientifique, 1"' janvier 1878), V. Eggek, « Science ancienne et science moderne » {Revue internationale de l'enseignement, août-sep- tembre 1890), et surtout P. Duhem, dont les admirables travaux ont ajouté deux siècles à la science française.
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de l'univers, en même temps que l'organisation catholique, en se substituant à l'individualisme des cités grecques, préparait, par l'unité de la croyance, la grande œuvre collective d'édification de la science, conçue tout à la fois comme un moyen de connais- sance et comme un moyen d'action. Plus profon- dément encore, la foi du moyen âge donna à l'homme la notion de la vérité, une et immuable, que les Grecs ignoraient ; et, en imposant à notre inteUi- gence, par les mystères, la reconnaissance de faits qui la dépassent, elle accoutuma les esprits à la discipline de l'expérience et à la soumission au réel. Aussi est-il très exact de dire, avec Duhem, que l'Église catholique contribua à faire triompher la science d'observation contre les traditions vivaces du paganisme antique (1).
Nous commençons maintenant à connaître les grands savants qui, au moyen âge, illustrèrent l'Université de Paris comme celle d'Oxford, l'Italie comme l'Espagne, et qui, longtemps avant les mo- dernes, formulèrent la plupart des hypothèses de notre science de la nature, en même temps qu'ils concevaient, avec Raymond Lulle, le projet auda- cieux d'une méthode universelle ou, plus précisé- ment, d'un langage ou d'un symbolicme universel, susceptible de fournir la clef de toutes les sciences (2).
(1) Dï Launay, « Pierre Duhem » {Revue des Deux Mondes, 15 mai 1918, p. 383).
(2) Descartes reproche à l'art de Lulle de servir plutôt « à parler, sans jugement, des choses qu'on ignore, qu'à les apprendre » (Discours, 2' part., VI, 17). Il n'en est pas moins vrai que l'Ars brevis de LuII» lui a suggéré l'idée d'une « science nouvelle, par laquelle, d'une ma- nière générale, puissent être résolues toutes les questions qui peuvent être proposées en tout genre de quantité, tant continue que discon-
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Or, de cette formidable poussée de sève, qui se manifeste dans le monde chrétien à partir du douzième siècle et qui culmine au treizième dans le domaine artistique, la science devait recueillir les fruits, à la fin du moyen âge et à l'aube des temps modernes, dans une éclosion magnifique et désor- donnée. On dirait que le monde se prépare à quelque grand effort (1). Christophe Colomb découvre l'Amé- rique (1492) ; Vasco de Gama, la route des Indes (1498) ; Cortez et Pizarre explorent et soumettent d'immenses régions du nouveau monde ; Magellan cherche les terres australes ; Drake fait le tour du monde : l'homme prend possession du globe. De grands bouleversements politiques et religieux ébranlent l'Europe. En même temps, l'esprit de découverte s'empare de toutes les nations et se manifeste dans tous les domaines (2).
tinue, mais chacune selon son genre » (lettre à Beeckman, Breda, 26 mars 1619, X, 156-157. Cf. une lettre d'Amsterdam, 29 avril 1619, X, 164, et un fragment de Beeckman, X, 63). Dans une lettre à Mersenne, du 20 novembre 1629 (I, 80-82), Descartes définit les con- ditions dans lesquelles pourrait être enseignée une langue universelle, et ce « en établissant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l'esprit humain, de même qu'il y en a un naturellement établi entre les nombres ». Une telle langue est possible, ajoute Des- cartes : <r mais n'espérez pas de la voir jamais en usage ; cela présup- pose de grands changements en l'ordre des choses, et il faudrait que tout le monde ne fût qu'un paradis terrestre, ce- qui n'est bon à pro- poser que dans le pays des romans ».
(1) Voir à ce sujet de justes remarques, qui ont le seul tort d'être exprimées en un style emphatique, dans l'Éloge de Descartes, par Thomas (1765), reproduit en tête de l'édition Cousin, 1824, t. I". Cf. aussi Millet, Histoire de Descartes avant 1637, Paris, 1867, ch. I•^
(2) Pour tout ce qui suit, voir le beau livre de Coubnot, Considé- rations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes, Paris, Hachette, 1872, t. I«f. On pourra le compléter par l'ouvrage de Mach sur la Mécanique, et par ceux de Duhem, sur l'Évolution de ta mécanique, les Origines de la statique, Léonard de Vinci, le Système
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L'algèbre, qui, grâce aux Arabes, s'était cons- tituée dès le moyen âge en tant qu'art, technique ou règle combinatoire, devient une science auto- nome et une langue d'une application générale, avec les algébristes italiens, Tartaglia et Cardan, et sur- tout avec François Viète (1540-1603), le fondateur de cette « algèbre spécieuse » qui fait choix de signes littéraux pour désigner les espèces, alors que l'al- gèbre cossiqne ne considérait que des choses ou va- leurs numériquement déterminées (1). L'algèbre appa- raît dès lors comme une langue bien faite, dont les signes représentent des quantités d'une part, des opérations de l'autre. Puis la langue bien faite, à son tour, avec Viète et Neper (1614), devient créa- trice ou plutôt révélatrice de nouvelles quantités ou de nouvelles fonctions opératoires (trigonométrie, logarithmes).
En astronomie s'opère une révolution d'une portée scientifique et philosophique incalculable : Copernic,
du monde (histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic), Paris, Hermann.
(1) Il convient de noter à ce sujet, contre ceux qui ont accusé Des- cartes d'avoir simplement démarqué Viète, que Descartes, suivant ses propres expressions (1639, II, 524), « ne se souvenait pas même d'avoir jamais vu seulement la couverture de Viète pendant qu'il avait été en France », et qu'au su^-plus Descartes a l'avantage sur Viète : 1° d'avoir introduit une notation plus précise et plus commode, qui a prévalu ; 2° d'avoir établi, entre l'analyse et la géométrie, une conjonction que Viète avait seulement aperçue ; 3° d'avoir constitué une théorie systématique et complète des équations, dont on ne trouve dans Viète que des « pièces détachées » ou des exemples particu- liers (XII, 211-219). Viète, écrit un bon juge, « considère encore la science des nombres et celle des grandeurs comme ayant des règles parallèles, mais distinctes. C'est à Descartes que revient le mérite d'avoir affirmé sans restriction l'identité du calcul numérique et du calcul géométrique » (Pierre Boutrodx, les Principes de l'analyse mathématique, Paris, Hermann, 1914, p. 122).
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peprenanL après le cardinal de Cuse la théorie d'Aris- tarque de Samos, établit scientifiquement, dans son traité des Révolutions célestes (1543), l'hypo- thèse du mouvement de la terre, comme l'explica- tion la plus simple des apparences sensibles. Après lui, Tycho-Brahé, tout en revenant à la thèse de Ptolémée, dresse des tables astronomiques pré- cieuses, perfectionne la théorie des planètes, déter- mine l'emplacement d'un grand nombre d'étoiles fixes et la région des comètes. Enfin Kepler établit que les orbites planétaires sont elliptiques et il formule, de 1609 à 1618, les trois lois que Newton synthétisera plus tard dans la loi unique de la gra- vitation (1).
Les instruments avaient été singulièrement per- fectionnés, grâce surtout aux progrès de l'industrie du verre, progrès auxquels sont intimement liés ceux des sciences d'observation. Les verres con- vexes et concaves, inventés par hasard au treizième siècle et assemblés par hasard au début du dix- septième, forment le premier télescope (2). Galilée, ayant reçu de Hollande, en 1609, les verres grossis- sants, construit sa lunette astronomique, et, après avoir appliqué son génie à l'étude des phénomènes terrestres, il se met à explorer le ciel.
Galilée n'est pas un isolé. Avant lui, ou autour
(1) Descartes examine les théories de Copernic et de Tycho dansses Principes, III, 17-19, 38-41. Il ne cite Kepler que pour l'op- tique, où il le reconnaît comme son « premier maître » (lettre du 31 mars 1638, II, 86).
(2) Voir le témoignage de Descartes touchant l'invention des lunettes par Jacques Metius d'Alcmar, en 1608 {Dioptrique, discours premier, VI, 82. Cf. XII, 185 et suiv.).
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de lui, toute une équipe de savants, observateurs et expérimentateurs, animés d'une ardente et univer- selle curiosité, scrute et décrit « les œuvres excel- lentes et merveilleuses^ de Dieu », et donne un sou- dain essor à toutes les sciences naturelles : Bernard Palissy en géologie et en paléontologie, Gesner dans l'étude comparative des animaux et des langues, Cesalpini en botanique, Ambroise Paré et Vésale en chirurgie et en anatomie, substituent à la routine les méthodes d'observation et de classification des modernes. Gilbert étudie les aimants, le phénomène des marées. En même temps que Galilée crée la dynamique, Stevin, par l'étude des lois mécaniques du plan incliné (1605), crée la statique ou science des conditions de l'équilibre, démontre l'impossibi- lité du mouvement perpétuel et formule la loi de conservation du travail (1).
Mais tous ces noms s'effacent devant le nom de Galilée. Fidèle aux méthodes qu'avaient appliquées à l'étude de la nature ses grands compatriotes et notamment Léonard de Vinci, dont les vues géniales sur la mécanique, « le fruit mathématique », devancent les découvertes des modernes, Galilée ne se contente pas de déterminer les satellites de Jupiter, d'observer les taches du soleih d'étudier les phases de Vénus, et d'y montrer la preuve du mouvement de la terre ; il sait encore, et c'est là son principal titre de gloire, discerner dans l'apparence familière de la chute
(1) Descartes lut, en 1638, la Statique de Stevin (II, 247); mais il ne paraît pas en avoir fait plus grand cas que des écrits de Galilée et de Roberval sur la mécanique. Il cite les études de Gilbert sur les aimants (Régula XIII, X, 431).
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d'une pierre ou du balancement d'un lustre la cause profonde que tous cherchaient et que nul n'avait su y découvrir avant lui. Du même coup, il ruine la physique aristotélicienne, qui était une physique spéculative dans ses méthodes et qualitative dans ses formules, et il instaure la physique moderne, qui est une physique expérimentale et une physique malhématique. Moins généralisateur que Descartes, mais traducteur plus génial de la réalité physique, Galilée, à l'aide d'un simple plan incliné et d'une horloge à eau, donne le premier modèle d'une expé- rimentation bien conduite et démonstrative, et le premier il dégage la notion capitale d'expérience, que Pascal devait saisir dans toute son ampleur et défmir dans toute sa rigoureuse précision. Con- vaincu, d'autre part, « que l'univers est un livre écrit dans une langue mathématique et que sans cet intermédiaire il est impossible d'en comprendre humainement un seul mot », il s'attache à dégager les lois mathématiques du mouvement et il démontre, sur un cas particulier, la possibilité de réduire l'appa- rente complication des phénomènes à des relations quantitatives, tout à la fois exactes et numérique- ment précises. A ce titre, Galilée doit être considéré comme le précurseur direct de la science cartésienne. Il est un autre nom qui ne le cède guère à celui de Galilée, une découverte dont l'importance égale presque la sienne. La circulation du sang, pressentie par l'Espagnol Servet, est prouvée par l'Anglais Harvey, de 1618 à 1628 {De motu cordis) : découverte capitale, qui, sur un exemple tout proche de nous et par des preuves d'une saisissante simplicité,
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démontre la toute-puissance des méthodes nouvelles d'observation et surprend, dans l'organisation même de la vie, le mécanisme naturel qu'on avait vu à l'œuvre dans l'univers physique. Or, ce mécanisme, avec tous les ressorts et les pièces dont il est com- posé, tuyaux, soufflets, soupapes, écluses, leviers, poulies, apparaît de tous points identique à celui qu'utihse l'homme pour la construction de ses machines : ainsi, dans cet accord ou dans cette convergence, se manifeste un ordre profond, supé- rieur à l'homme, à l'organisation de la vie, à la nature elle-même ; et cet ordre, résultat non moins signi- ficatif, se révèle comme un ordre mécanique, lequel, d'ailleurs, n'exclut point mais implique au contraire une appropriation de moyens à fin (1).
Toutes ces découvertes qui, longuement préparées et mûries par des siècles de méditation, avaient été toutes cueillies en l'espace d'une ou deux générations, avaient causé un ébranlement formidable dans l'in- telligence humaine. Mais celle-ci n'avait pas eu le temps de les assimiler, ni de les réunir et de les syn- thétiser en un corps de doctrines. Sans doute, dans
(1) Harvey observe que les vaisseaux sanguins ont leurs soupapes, ou valvules, tournées en différents sens, suivant qu'il s'agit de canaux artériels ou de canaux veineux ; et il conclut de Vorgane à la fonction, du moyen à la fin, par une application singulièrement précise et remar- quable du principe de finalité. Sur les rapports de Descartes et de Harvey entre eux et avec les théories médicales du temps, notam- ment avec celles des commentateurs de Coïmbre, qui mettaient le mouvement du coeur en relation avec la respiration, voir une élude de GiLSON, dans la Revue philosophique (novembre 1920, janvier 1921). Descartes est avec Harvey en ce qui concerne la circulation du sang; mais il s'en sépare touchant le mouvement du cœur, qu'il explique, comme ses maîtres scolastiques, par la chaleur cardiaque (Passions, art. 7, 8 et 9. Cf. une lettre de 1632, I, 263 ; Discours, 5* part., VI, 50 ; Description du corps humain, 1648, XI, 239-245).
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ses grands ouvrages, Of the Proficience and Advan- cement of Learning (1604), Novam Organum (1620), De dignitate et augnientis scientiarum (1623), Fran- çois Bacon avait fait le dénombrement de nos con- naissances et formulé les règles de l'instauration et de l'interprétatiorl de l'expérience, en même temps qu'il avait proclamé le progrès indéfini des sciences par la soumission à la nature (1). Mais Bacon s'égare encore dans les arcanes de l'expérience et de l'in- duction : il n'en discerne pas le fondement rationnel et il ne nous donne pas une méthode sûre qui per- mette de faire le départ entre la vérité et l'erreur.
C'est, au contraire, ce à quoi va s'attacher Des- cartes, avec une vue parfaitement nette et du résultat à atteindre et de la voie à suivre pour l'at- teindre. Par là, son rôle dans le développement de l'esprit humain, aussi bien que celui de Galilée (2), et plus encore peut-être, fut un rôle décisif, dont il serait difficile d'exagérer l'importance. Descartes fut vraiment le créateur ou, si l'on veut, l'ordonnateur que le monde attendait. S'il lui avait donné un autre principe d'unification systématique, qui ose-
(1) Descartes connaît Bacon, qu'il dénomme « Verulamius », et il approuve hautement sa méthode (I, 251. Cf. I, 195). Mais il n'at- tribue, malgré tout, à ces recueils généraux d'expériences et à cette histoire des phénomènes qu'une place subordonnée dans la science, dont l'idéal, comme il le dit lui-même (I, 250), est d'arriver à connaître les choses a priori, par la connaissance de l'ordre naturel qui les régit (sur Descartes et Bacon, cf. un article de A. Lalande, Revue de méta- physique, 1911, p. 296; MiLHAUD, Descartes savant, ch. X).
(2) A côté de Galilée, il faudrait placer Pascal, qui a, sur (jalilée, l'Hvantage d'être un philosophe. Or, lorsqu'on examine les décou- vertes scientifiques qui ont fait date dans l'humanité, on s'aperçoit qu'elles procèdent toutes d'une philosophie, ou, pour mieux dire, d'une vue métaphysique sur les choses. C'est le cas de Descai-tes comme" de Pascal.
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rait dire que toute notre science n'eût pas été changée?
Cependant, chose surprenante de la part de l'homme qui devait fournir à la science moderne ses principes, sa méthode et ses cadres. Descartes sentant que la vie est courte et qu'elle ne suffirait pas à débrouiller l'inextricable écheveau des appa- rences sensibles (1), manifeste une superbe indiffé- rence pour le détail des découvertes de ses contem- porains. A peine connaît-il Galilée ; s'il retient l'idée de sa lunette, il rejette la loi de la chute des corps, comme trop peu claire et supposant le vide qui, d'après lui, ne saurait exister dans la nature (II, 385). C'est que l'étude minutieuse et approfondie de toutes ces expériences risquerait de le détourner de son grand dessein, et plus encore de lui en trou- bler la vue, alors qu'un simple coup de sonde suffît à lui faire connaître ce qu'il veut connaître de la nature, et que quelques succès dans l'application de ses théories suffisent à lui en garantir le succès nécessaire et métaphysique. Il se contente donc, grâce à Mersenne, de se tenir au courant des vues scientifiques nouvelles, de recueillir les résultats qui intéressent son dessein, d'éprouver ses propres idées au contact des autres : un don de divination mer- veilleux, et qui, d'ailleurs, ne va pas sans dangers, > supplée au reste, et liii permet de pressentir la signi-
(1) Voir à ce sujet une intéressante étude de P. Tannbry .sur ( Descartes physicien » dans la Revue de métaphysique, 1896, p. 479.
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fication et la portée de ce qui se fait ou se prépare autour de lui.
Descartes n'est pas un curieux : c'est un méditatif.^ Sa pensée, au lieu de s'étendre, se concentre. Qu'il s'occupe de mathématiques ou de physique, il le fait toujours en philosophe, c'est-à-dire qu'il subor- donne toutes ses recherches à une vue d'ensemble et vise à retrouver toujours, derrière les théories mathématiques comme derrière les phénomènes phy- siques, le principe unique qui régit les unes et les autres. Sa mathématique et sa physique tout entières s'inspirent de ce dessein ; pour l'avoir conçu et exé- cuté. Descartes n'a été sans doute ni moins bon mathématicien, ni moins bon physicien : et il a renouvelé ainsi l'une et l'autre de ces sciences.
Que tel ait bien été le dessein de Descartes et comme le ressort de son activité scientifique, c'est là ce qu'indique d'une manière lumineuse l'une des quatre épitaphes composées par son ami Chanut, confident de ses pensées (XII, 590) :
Et in otiis hyhernis Naturas mysteria componens cum legibus || Matheseos^ \\ Utriusgue arcana eadem clavi reserari passe \\ Ausus est sperare.
« Et durant ses quartiers d'hiver, confrontant les mystères de la nature avec les lois de la mathéma- tique, il conçut l'audacieux espoir d'ouvrir avec la même clef les secrets de l'une et de l'autre. »
Nous savons comment cette idée se formula eh lui, après la révélation qu'il eut de la vraie science dans la nuit du 10 novembre 1619. Il nous dit lui-même que, dans l'entretien avec ses pensées qui
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suivit cette révélation, l'une des premières fut qu'il s'avisa de considérer « que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plu- sieurs pièces et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé », parce que toutes choses y tendent « à même fin » [Discours^ 2® part., VI, 11-12). C'est dire que la science idéale est une, comme l'intelligence est une ; et la raison en est, écrit-il vers 1628 dans les Regulse, « que toutes les sciences réunies ne sont rien autre chose que l'in- telligence humaine, qui reste toujours une, toujours la même, si variés que soient les objets auxquels elle s'applique, et qui n'en reçoit pas plus de chan- gements que n'en apporte à la lumière du soleil la variété des objets qu'elle éclaire » {Régula /, X, 360).
Scientise omnes nihil aliiid sunt quam humana sapientia, qux semper una et eadem manet. Ce texte exprime la conviction profonde de Descartes, celle qui, dès l'origine, guida toutes les démarches de son esprit : la science est une. Or, comment mettre en évidence cette unité de la science? Comment « réformer le corps des sciences » de manière à en manifester l'ordre caché? Il faut procéder ici comme procèdent les mathématiciens, puisque « entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations, c'est- à-dire quelques raisons certaines et évidentes ». Et en effet, observe Descartes, « ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plu»
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difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s'entre- suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut, pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre » (Discours, 2^ part., VI, 19).
Notons-le bien : quoi qu'on ait pu croire, le projet de Descartes n'est pas de réduire toutes les sciences à la mathématique, ni même, à proprement parler, de constituer une « mathématique universelle », mais bien plutôt d'observer l'ordre, dans tous les do- maines, en même façon que le mathématicien observe l'ordre dans son domaine propre. Ainsi, à l'intérieur de chaque science comme entre les différentes sciences elles-mêmes, toutes choses doivent s'enchaîner sui- vant un ordre analogue à celui qui, par exemple, dans une progression arithmétique ou géométrique, dispose tous les éléments en une série continue, susceptible d'être embrassée dans une intuition simple (1).
Telle est précisément la forme sous laquelle Des- cartes conçoit cette discipline universelle (2) qu'il
(1) Voir un curieux texte des Cogitationes privatss de 1619 : « Lar- vataB nunc scientiae sunt : quae, larvis sublatis, pulcherrimœ appa- rerent. Catenam scientiarum pervidenti, non diflicilius videbitur, eas animo retinere, quamseriem numerorum» (X, 215). Cf. Régula VI, X, 384, où Descartes précise sa pensée en parlant, 1. 28, de « propor- tion continue ». Et la fin de la Géométrie, VI, 485, 1. 20.
(2) C'est ainsi que je traduis l'expression mathesis universalis, puisque, suivant la remarque même de Descartes (X, 377), « Ma-
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projette d'établir. Ses pensées l'ayant ramené des sciences particulières, telles que l'arithmétique et la géométrie, à la considération générale de la Mathesis, il reconnut, nous dit-il {Régula IV, X, 377-378), « qu'on doit rapporter à cette discipline toutes les choses, et celles-là seulement où l'on examine l'ordre et la mesure, quel que soit d'ail- leurs l'objet où Ton cherche une telle mesure, qu'il s'agisse des nombres, des figures, des astres, des sons ou de toute autre chose ; et qu'ainsi il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu'on peut chercher touchant l'ordre et la mesure, sans application à aucune matière spéciale ; et qu'enfin cette science est désignée sous le nom déjà courant de Mathesis universalis, parce qu'elle contient tout ce pour quoi les autres sciences sont appelées par- ties de la mathématique ». En d'autres termes, il existe une science qui considère les rapports ou pro- portions des grandeurs en eux-mêmes, indépendam- ment des objets auxquels ils s'appliquent. De cette science universelle toutes les autres sciences {phy- siques) ne sont que des parties : et cela parce que toutes choses se ramènent aux proportions, ou à la mesure, et, d'un mot, parce que tout est mesurable (1).
theseos nomen idem tantum sonat quod disciplina ». Au reste, le terme important dans cette expression n'est pas mathesis, mais universalis.
(1) A la suite du texte du Discours que nous avons précédemment cité (2« part., VI, 19), Descartes écrit : « Mais je n'eus pas dessein, pour cela, de tâcher d'apprendre toutes ces sciences particulières, qu'on nomme communément mathématiques ; et voyant qu'encore qu« leurs objets soient différents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes en ce qu'elles n'y ci»risidèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'exa- minasse seulement ces proportions en général, et sans les supposer
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C'est cette science qu'il s'agit d'établir : car, si tout le monde en connaît le nom et en conçoit l'objet, la plupart la délaissent comme trop facile, pour s'adonner péniblement aux disciplines qui en dépendent ; et nul ne se met en peine de l'étudier en elle-même (X, 378). Pourtant, en toutes choses, ce sont les principes qui importent ; mais c'est aussi ce qu'on connaît le moins.
Or, pour établir cette science, et pour lui permettre de remplir le rôle qui lui est assigné, il faut la mettre en possession d'une méthode sûre, par laquelle l'es- prit puisse s'élever à la conception claire et dis- tincte de son objet ; et il faut la doter d'abord d'un langage qui soit composé de signes aussi courts et aussi simples que possible. Ce langage, c'est V algèbre. De cet « art confus et obscur » {Discours, 2^ part., VI, 18), Descartes va faire un art parfaitement clair et intelligible, d'une part en désignant les puissances par des chiffres et, d'autre part, en désignant par des lettres {a, b, c..., x, y, z) les quantités, connues
que dans les sujets qui serviraient à m'en rendre la connaissance plus aisée ; même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d'autant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendraient. » Dans les BeguLe VI et XVIII, et au début de sa Géométrie, Descartes montre comment toutes les opérations ma- thématiques se ramènent à un calcul de proportions : par exemple, étant données deux grandeurs (lignes ou nombres), en trouver une quatrième qui soit à l'une de ces deux comme l'autre est à l'unité (c'est la multiplication) ou comme l'unité est à l'autre (c'est la divi- sion).— Dans une curieuse lettre de novem.bre 1643 à Elisabeth (IV, 38), Descartes établit que toutes les questions de géométrie peuvent être résolues à l'aide de deux théorèmes : celui de la proportionnalité des côtés des triangles semblables et celui du carré de l'hypoténuse dans les triangles rectangles. Et, après en avoir fait l'application au pro- blème des trois cercles, il ajoute (p. 42) : ce sont là « les clefs de mon alff.^-bre ».
lis DESCARTES
et inconnues, entre lesquelles s'établissent les équa- tions, en sorte que les quantités sur lesquelles on opère demeurent toujours distinctes et que les fac- teurs du produit apparaissent dans le produit lui- même (Régula XVI, X, 455 ; Géométrie, I, VI, 372). Quant à la méthode qu'il faut suivre pour l'établis- sement progressif de cette science, elle tient tout entière dans un précepte fondamental, qui est qu'en toutes choses l'esprit doit procéder par ordre, en allant du simple au complexe (Régula IV, 378-379).
Conformément à ce principe d'ordre, Descartes va maintenant appliquer l'instrument dont il dis- pose à tous les objets auxquels il peut convenir, en commençant par les plus simples et les plus aisés à connaître, c'est-à-dire par les lignes qui consti- tuent les figures de la géométrie. C'est qu'en effet il existe entre les nombres et les figures une corréla- tion très étroite, qui explique, suivant l'expression de Florimond de Beaune, « la relation et la conve- nance mutuelles de l'arithmétique et de la géo- métrie » (1). Cette corrélation, ses prédécesseurs l'avaient entrevue dans des cas particuliers, mais Descartes la découvre comme un principe absolu, et, ce que nul n'avait fait avant lui, il la rattache aux conditions générales de la pensée humaine. Il part de cette remarque essentielle que, pour bien connaître son objet, le mathématicien doit faire
(t) Geometria, éd. de Leyde, 1649, p. 140. Au sujet des Notes de Florimond de Beaune surlan Géométrie vde Descartes, et de la fidélité de son interprétation, cf. une lettre de Descartos du 26 février 1689 (11,510).
LA SCIKNCE CARTÉSIENNE H7
usage, tout à la fois, de ï imagination et de V enten- dement (1). L'entendement seul, sans doute, est capable de percevoir la vérité, immuable et éter- nelle, soit en elle-même, soit dans ses rapports avec les autres vérités auxquelles elle est liée : or, en mathématiques, l'objet de l'entendement c'est la quantité pure. Mais l'entendement doit s'aider de l'imagination, parce qu'il est très utile pour l'esprit de considérer son objet en particulier, c'est-à-dire de se représenter la quantité ou la grandeur en général sous la forme la plus accessible à notre ima- gination : or, cette forme, c'est Vétendue figurée, ramenée à la dimension spatiale, ou longueur, selon laquelle toute chose est mesurable. Tel est le sens du texte capital du Discours (2^ part., VI, 20), où, parlant des « proportions en général », Descartes écrit :
« Puis, ayant pris garde que, pour les connaître, j'aurais quelquefois besoin de les considérer cha-
(1) Voir à ce sujet les Régulas XII (X, 411, 413), XIV (X, 440, 1. 28 ; 442, 1. 17 ; 447), XVI (X, 458). Il est à remarquer, au surplus, que dans les Régulée Descartes attribue à l'imagination un rôle plus grand qu'il ne le fera plus tard. Ainsi que l'observe P. Boutkotjx {l'Imagination et les mathématiques selon Descartes, Paris, Alcan, 1900, p. 19), <t si nous considérons l'ensemble de ses travaux scientifiques, nous voyons Descartes préoccupé principalement d'éliminer toute notion s'adressant à l'imagination » et de tout ramener aux notions analytiques conçues par l'entendement seul. D'ailleurs, il ne semble pas qu'à cette époque (1628) Descartes eût encore découvert, ou tout au moins conçu avec une parfaite clarté, sa géométrie analy- tique, c'est-à-dire le moyen d'exprimer généralement l'espace (notion imaginative) en termes de quantité pure (notion intellectuelle). L'oc- casion de la découverte fut le problème de Pappus que lui posa Golius à la fin de 1631 (témoignage de Leibniz, Remarques sur l'abrégé de la i'ie de M. Descartes, éd. Gehrardt, Philosophische Schnjten, t. IV, p. 316. Cf. deux lettres de Descartes, 1, 232, 273, et une note de P. Tannery, VI, 721. MiLHAUD, Descartes savant, ch. vi).
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DICSCARTIÎS
cuiie en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en parti- culier, je les devais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagina- tion et à mes sens ; mais que, pour les retenir ou les comprendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques chiffres, les plus courts qu'il serait possible ; et que, par ce moyen, j'em- prunterais tout le meilleur de l'analyse géométrique et de l'algèbre et corrigerais tous les défauts de l'une par l'autre. »
Cette science, qui réalise l'union intime de la géo- métrie et de l'algèbre, ou, plus précisément, car c'est en cela que consiste la première grande intui- tion de Descartes, qui représente Vespace par la quantité^ c'est la géométrie analytique. Sa décou- verte (1637) marque une date capitale dans le déve- loppement scientifique de l'humanité. Elle créait un outil analytique pour l'étude de l'espace; récipro-j quement, elle appuyait la science de la quantité sur, l'intuition spatiale ; et plus encore, par l'adaptation qu'elle manifestait du continu spatial à la quantité foncièrement discontinue, elle révélait la puissance de l'analyse, et contenait en germe toutes les décou- vertes qui, par la suite, devaient lui permettre de couvrir le domaine entier de la quantité, ou de la grandeur mesurable (1) : prodigieuse découverte que
(1) Cf. un très intéressant texte des Regulse sur la possibilité de ré.luire, à l'aide dune unité auxiliaire, les graudeure continues, mugnituJines continuas, à la (orme des grandeui-s numériques dis-
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 119
nous ne savons plus, aujourd'hui, admirer comme elle le mérite, parce qu'elle nous est devenue fami- lière, et que, grâce à elle, l'espace a été, en quelque manière, annexé à la mathématique, en sorte que le problème du rapport de la mathématique à la physique se pose désormais au delà de l'espace. Mais Descartes a mieux vu la frontière des deux domaines ; il a posé plus exactement le problème, au point même où il se pose, c'est-à-dire au contact de la quantité pure et de l'espace. Et, puisque cette application réussit, Descartes, par une intuition gé- niale, voit et affirme l'existence d'une physique mathématique : il proclame que l'univers physique tout entier, comme l'espace auquel il se réduit, relève de la mesure et du nombre. « Car j'avoue fran- chement ici que je ne connais point d'autre matière des choses corporelles que celle qui peut être divisée, figurée et mue en toutes sortes de façons, c'est-à-dire celle que les géomètres nomment la quantité et qu'ils prennent pour l'objet de leurs démonstrations... Et, pour ce qu'on peut rendre raison, en cette sorte, de tous les phénomènes de la nature..., je ne pense pas qu'on doive recevoir d'autres principes en la phy- sique » {Principes, II, 64).
Aussi bien Descartes ne s'arrête-t-il pas à cette première conquête. La géométrie analytique n'est pour lui qu'un degré, voire même un simple exercice
continues, ad multiludinem, après quoi celles-ci peuvent être rano-ées dans un tel ordre que la mesure ne dépende plus que de l'inspection de l'ordre (Régula XIV, X, 451-452). Sur les développements de la méthode analytique de Descartes dans le domaine mathématique, voir Tannkrv, Notions de mathématiques, Paris, Delagrave, p. 342 ; Renouvier, Manuel de philosophie moderne, 1842, IV, 5.
120 DESCARTES
dans la pratique de cette méthode qui doit lui per- mettre d'acquérir une science singulièrement plus haute (cf. Régula XIV, X, 442). Après l'avoir in- ventée, il laisse à d'autres le soin et le plaisir d'en user pour résoudre les difficultés mathématiques (VI, 485), convaincu, dit-il, « que nos neveux ne trouveront jamais rien en cette matière que je ne pusse avoir trouvé aussi bien qu'eux, si j'eusse voulu prendre la peine de le chercher » (à Mersenne, fin 1637, I, 480). Pour lui, il se préoccupe d'étendre sa mé- thode analytique à des questions plus profondes (cf. Régula IV, X, 379), c'est-à-dire à la physique, qui pénètre plus profondément au cœur de la réalité. Descartes ne se contente pas, comme Galilée, de chercher « les raisons de quelques effets particuliers » ; car il estime qu'on « bâtit sans fondement » tant qu'on n'a point « considéré les premières causes de la nature », et qu'on ne s'est pas élevé jusqu'à Dieu (à Mersenne, 11 octobre 1638, II, 380). Il vise à obtenir une représentation absolument simple et générale de l'univers, à l'aide des seules notions d'espace et de mouvement, toutes deux admettant une traduction dans le langage de la quantité. Aussi voyons-nous Descartes, dans la Dioptrique, dans les Météores, dans le Traité du monde, dans ses Principes de philosophie, qui s'efforce de donner une expres- sion numérique de toutes les lois naturelles déduites des causes premières, par une extension progressive de sa méthode analytique aux problèmes d'optique, de mécanique,- de physique, de biologie, extension qui, lorsqu'elle sera achevée, nous permettra non seulement de calculer et di' expliquer, mais encore de
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 181
diriger les effets, et qui nous rendra « comme maîtres et possesseurs de la nature » {Discours, 6® part., VI 62, 76).
Par là se complète et s'achève le rêve d'une science universelle de la quantité pure, science unique, non pas seulement dans sa texture interne, mais encore dans son application à l'univers physique.
Je ne puis songer à entrer dans le détail de cette œuvre immense, ni à retracer les étapes de ce grand effort. Toutefois, avant d'en juger la valeur, arrêtons- nous, pour les examiner de plus près, aux deux points essentiels :
10 Progrès de la mathématique par la création de la géométrie analytique;
20 Progrès de la physique par l'application sys- tématique de l'analyse mathématique à la traduc- tion des phénomènes physiques, ou développement de la physique mathématique.
I
Que signifie d'abord cette expression : géométrie analytique? Descartes l'a expliqué fort clairement, en marquant que sa principale innovation en géo- métrie a été de substituer à la méthode synthétique des anciens, qui raisonnait directement sur les lignes composant les figures, une méthode analytique, I qu'on pourrait formuler ainsi : rattacher constamment
m Di:SCARTES
les effets à leurs causes et remplacer^ comme les objets par leur principe simple et absolu, les lignes par des rapports métriques, c'est-à-dire par les rapports d€ grandeurs dont elles dépendent et qui rendent compte de leur position, et cela en éliminant des données du problème les circonstances particulières, tenant à la configuration des lignes, à la distinction des connues et des inconnues (1). Ainsi « l'analyse montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée et fait voir comment les ■ effets dépendent des causes » {Réponse aux 2" objec- tions, IX, 121).
Appliquée à la solution des problèmes de géomé- trie, tels que le problème de Pappus, l'analyse inté- grale permet de faire correspondre à chacun dea éléments linéaires un chiffre, de façon à obtenir une équation algébrique. « Ainsi, voulant résoudre quelque problème, on doit d'abord le considérer comme déjà fait, et donner des noms à toutes les lignes qui semblent nécessaires pour le construire, aussi bien à celles qui sont inconnues qu'aux autres. Puis, sans considérer aucune différence entre ces lignes connues et inconnues, on doit parcourir la difficulté selon l'ordre qui montre, le plus naturellement de > tous, en quelle sorte elles dépendent mutuellement î les unes des autres, jusqu'à ce qu'on ait trouvé |
(1) Voira ce sujet Régula VI (X,-381, 1. 21, et 382, 1. 28). Cf. Brun-
scHvicG, Étapes, p. 117, et Hannequin, « la Méthode de Descartes » "
dans Études d'histoire des sciences, Paris, Alcan, 1908, t. I", p. 220 m
et suiv. Les lignes, qui sont pour l'imagination les éléments, ou 9
l'absolu, sont en réalité du relatif, et doivent être considérées comme ^
les effets des relations, métriques, qui sont le véritable absolu. « Inter ^
mensurabilia, extensio est quid absolutura, sed inter exteosiones loa» •*
gitudo » (X, 382-«83). '";
LA SCIENCE CARTÉSIENNE HZ
moyen d'exprimer une même quantité en deux façons : ce qui se nomme une équation, car les termes de l'une de ces deux façons sont égaux à ceux de l'autre. Et on doit trouver autant de telles équations qu'on a supposé de lignes qui étaient inconnues » (Géométrie, /, VI, 372) (1).
L'essentiel de la méthode nouvelle, nous l'avons vu, c'est la représentation de l'espace par la quan- tité, c'est la traduction des faits géométriques en équations algébriques. Or, cette traduction est obtenue de la manière la plus simple et la plus immédiate, par l'emploi des coordonnées rectangulaires ou coor- données cartésiennes, qui permettent de soumettre l'objet à l'analyse, en le « comprenant » avec les autres objets auxquels il est lié, et, plus précisément, en le rapportant à des axes.
Chacun sait aujourd'hui en quoi consistent ces coordonnées, dont l'emploi est devenu absolument courant pour la représentation graphique de la variation de deux grandeurs, dont l'une dépend de l'autre, ou, comme on dit aujourd'hui, est fonction de l'autre. Le procédé consiste à représenter les états successifs d'une grandeur par des longueurs (abscisses) portées, à partir d'un point d'origine, sur une droite horizontale, puis à élever, à leurs extrémités variables, des verticales (ordonnées) dont la longueur soit proportionnelle à la valeur corres-
(1) Dans une étude sur «la Géométrie de Descartes au point de vue desaLtaéthode a {Revue de métaphysique, iS'i6, p. 395), M. GiBSON signale la similitude de ces expressions avec l'énoncé de Ia Règle XIX (X, 468), qui, d'ailleurs, ne fait encore mention que de « grandeurs », sans dis- tinguer l'expression algébrique et l'expressioa géométrique de la grandeur.
124 DESCARTliS
pondante de l'autre grandeur : le tracé de la courbe qui joint les extrémités de toutes ces verticales offre la représentation graphique de la liaison qui existe entre les deux grandeurs variables, et met en évidence l'allure générale de la variation avec les accidents de détail (1).
Ainsi, les graphiques des chemins de fer donnent sous une forme très claire le tableau de la marche des trains sur une ligne. On porte sur l'axe des x les temps, comptés à partir de minuit, et sur l'axe des y les espaces avec les stations, depuis la station de départ. La marche d'un escargot serait repré- sentée par une courbe qui ne s'écarterait que fort peu de l'axe des x; le mouvement de la lumière, par une courbe qui se confondrait presque absolu- ment avec l'axe des y. La marche régulière du train sera figurée par une ligne telle que l'ordonnée d'un quelconque de ces points représente, à l'échelle con- venue, sa distance du point O, et l'abscisse l'heure à laquelle il s'y trouve.
Ce procédé est susceptible d'une foule d'applica- tions : il permet de représenter, d'une manière à la fois très rigoureuse et qui parle aux yeux, les varia- tions de la pression barométrique, les oscillations du cours de la bourse ou du prix des denrées, les variations de la mortalité selon les âges, etc. Ainsi encore, pour relever les variations de poids d'un enfant et voir s'il se comporte normalement, au lieu
(1) J'emprunte cette définition, presque mot pour mot, à Cottrîtot, Considérations, p. 265-266. Sur la manière dont Descartes a dégagé et <^lucidé la notion essentielle de fonction, voir P. Boutrotjx, Principes de l'analyse, p. 506 et suiv.
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 125
de dresser une table notant les correspondances de deux chiffres, la date et le poids, on porte le pre- mier sur la ligne des abscisses et le second en or- donnée ; puis Ton obtient une courbe qui représente les variations du poids de l'enfant et que l'on peut comparer avec la courbe des variations normales.
Mais de telles courbes ne sont encore que des courbes empiriques : elles racontent l'histoire d'un phénomène, elles n'en expriment pas la loi, parce qu'ici le phénomène dépend de causes trop com- plexes et multiples pour que nous puissions les dis- cerner toutes dans leur nature, leurs relations et leurs effets (1). Il est des cas, au contraire, notam- ment en physique, où la liaison des deux grandeurs variables considérées, par exemple la pression et le volume, se traduit par une courbe réguhère, ligne droite, parabole, etc., comportant une définition géométrique simple : dans ce cas on obtiendra une formule ou une loi analytique, qui exprimera la liaison entre la variation des deux grandeurs et qui nous permettra d'en découvrir la raison ou l'expli- cation physique. Ainsi, le procédé qui, à première vue, pouvait n'apparaître que comme un artifice commode, se manifeste à l'usage comme un moyen très efficace de mettre en évidence l'ordre profond qui régit l'univers.
Cette merveilleuse découverte qui tient si profon- dément à la nature des choses, et dont la fécondité devait être inépuisable, est bien l'œuvre de Des- cartes. Mais il ne faudrait pas croire qu'il ait créé
(1) Tannery, Notions de mathématiques, p. 190.
1S6 DESCARTES
de toutes pièces la science nouvelle : on peut dire au contraire que tous les matériaux en étaient prêts avant lui. L'analyse géométrique avait été consti- tuée par Apollonius, à propos de l'étude des sec- tions coniques ; l'analyse algébrique avait été éla- borée par Viète ; Fermât, dans son Isagoge ad locos pianos et solidos^ décrit avec une clarté parfaite l'éta- blissement de Féquation d'un lieu. Il n'est pas jusqu'à l'emploi des coordonnées rectangulaires qui ne fût connu avant Descartes; il avait été introduit au quatorzième siècle par un très grand savant de l'Université de Paris, Nicolas Oresme, sous le nom de longitudes (abscisses) et de latitudes (ordonnées), et il se trouvait couramment enseigné au moyen âge (1).
L'œuvre propre de Descartes a été d'aborder la question par son aspect général et, si l'on peut dire, métaphysique, expression d'une vue d'ensemble sur la science et sur l'intelligence humaine, grâce à laquelle il perçoit la corrélation de toutes les disci- plines spéciales et les fait toutes concourir à une même fm. Ses prédécesseurs, les Apollonius, les Oresme, les Fermât, avaient donné avant lui des exemples de l'application de cette méthode : mais ces exemples, chez eux, demeuraient à l'état de pro- cédés, par suite du manque de conception générale
(1) Voir à ce sujet Bkunschvicg. Etapes, p. 100 et suiv., et l'étude de MiLHAUD sur « Descartes et la géométrie analytique », dans les Nou- i'dles Etudes, p. 155 (mais cet auteur donne trop aux anciens en leur attribuant l'invention de Descartes). En ce qui concerne plus parti- culièrement Fermât, voir l'édition de ses Œuvres, par Tannkby et Henrv. notamment t. [«'. 1891 . p. 92 ; et, pour ses rapports avec Des- caries, diverses lettres de Descaries à Mersenne de 1638, I, 482, 503, et Melhaud, Descartes savant, ch. vin.
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 427
et de coordination rationnelle, ce qui, par exemple, contraignait les analystes grecs à établir « un théo- rème distinct pour chaque cas particulier » (1). Descartes, lui, dépasse d'un seul bond les anciens et Fermât lui-même : il voit pourquoi les procédés de calcul réussissent dans les cas particuliers, et ce pourquoi c'est la reconnaissance d'une grande mé- thode, simple et générale, applicable à tous les cas, indépendamment de la nature du cas considéré. Avant lui, l'étude des relations métriques n'était qu'une partie de la géométrie. Descartes voit que toute géométrie peut être métrique et qu'en deve- nant métrique elle devient analytique ; bien plus, il affirme qu'il n'y a de géométrie que métrique. Là est l'immense découverte, dont nous sommes loin, sans doute, d'avoir épuisé tout le contenu.
Ainsi se précise l'originalité de Descartes. Ce serait dénaturer son œuvre que d'y voir simple- ment la systématisation et comme la codification des découvertes antérieures. Sa géométrie analy- tique est, au sens plein du mot, une création : non, à vrai dire, une création ex nihilo^ car il n'y a que Dieu qui puisse faire quelque chose de rien ; mais, avec du moins Descartes a fait du plus : derrière les phénomènes et les figures, il a su retrouver l'ordre, dont ils ne sont que les signes. Et c'est là, sans doute, le plus haut point auquel puisse atteindre le génie humain.
(1) Brunschvicq, p. 102.
188 DKSCARTKS
II
Cette même intuition grandiose, ces mêmes qua- lités de simplification, de systématisation et d'ordre, caractéristiques de son génie, Descartes va main- tenant les appliquer à la physique, dans laquelle il voit une simple promotion de la géométrie ana- lytique. Elles vont lui permettre d'y faire des décou- vertes capitales ; mais ces découvertes sont étran- gement mêlées d'erreurs qui paraissent aujourd'hui grossières. Deux exemples suffiront à illustrer ce double fait, si riche d'enseignement pour qui veut comprendre la portée véritable de notre science, la grandeur qu'elle tient de notre raison, et les échecs qui la frappent lorsqu'elle ne se fonde pas sur une connaissance toute soumise de la nature.
1. La loi de la réfraction. — C'est à l'optique que s'est d'abord attaqué Descartes et c'est là que va triompher sa méthode. Sur les raisons de sa préfé- rence, il s'est très clairement expliqué au début de sa Dioptriqiie, dans le discours premier, de la lumière (VI, 81) : « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n'y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être. )) Or, poursuit Descartes, parmi ces inventions il n'en est point de comparable à celles de ces « mer- veilleuses lunettes » qui nous ont découvert de nou-
LA SCIENCE CARTÉSIENNE
129
veaux astres dans le ciel et de nouveaux objets sur la terre et qui, « portant notre vue beaucoup plus loin que n'avait coutume d'aller l'imagination de nos pères », nous ont ouvert la voie pour parvenir à une connaissance beaucoup plus parfaite de la nature. Mais, « à la honte de nos sciences, cette invention, si utile et si admirable, n'a premièrement été trouvée que par l'expérience et la fortune ». Descartes se propose d'en fournir une explication rationnelle, en déterminant mathématiquement les figures que les verres doivent avoir.
De cette explication, la pièce maîtresse est la loi de la réfraction, qu'il expose dans le discours second et qui établit la constance du rapport entre le sinus de l'angle d'incidence et le sinus de l'angle de réfrac- tion.
Voici la démonstration qu'il en donne (VI, 96) : Assimilons le mouvement de la lumière à celui d'une balle qui serait projetée de A en B, et qui en B rencon- trerait une toile qu'elle rompt, mais en perdant la moitié de la composante normale de sa vitesse. Pour savoir quel est le chemin qu'elle va suivre, il suffit de considérer que, sa vitesse étant rédiute de moi- tié, elle parcourra une droite BI égale à AB, en deux fois plus de temps qu'elle n'a mis à parcourir AB : donc I se trouve quelque part sur une circon- férence menée de B comme centre, avec AB comme rayon. D'autre part, la rencontre de la toile ne sau-
9
130 DESCARTES
rait rien faire perdre à la balle de sa détermination horizontale vers la droite, en sorte que, pendant qu'elle parcourt la longueur BI en deux fois autant de tempsqu'elle amis pour parvenirde AGen HB,elle doit parcourir deux fois autant de chemin vers la droite et parvenir en quelque point de la verticale FI (telle que HF soit le double de AH), au même ins- tant qu'elle arrive en quelque point de la circonfé- rence : I se trouve donc déterminé par le point d'intersection de la circonférence et de la verti- cale (1). Ainsi la direction BI est obtenue par le rapport du sinus de l'angle d'incidence et du sinus de l'angle de réfraction, rapport égal à l'inverse de celui des composantes normales des vitesses dans les deux milieux :
sin i = « sin r.
En substituant cetbe loi simple et générale à la multiplicité indéfinie des faits concrets, Descartes réalise une admirable économie de la pensée (2) : dès lors, au lieu de noter les divers cas de réfraction de la lumière, il suffira d'observer la valeur de ?i, constante caractéristique de chaque milieu, pour pouvoir les reproduire et les prédire tous, avec exac- titude et précision. En même temps qu'elle condense en un principe l'immense complication des phéno-
(1) Desrartes observe d'ailleurs que, si la droite AB est trop oblique à la superficie pour que la ligne FE coupe la circonférence, la balle doit rebondir de B vers l'air libre, ainsi qu'on a parfois expérimenté dans les tirs d'artillerie (VI, 99). C'est ce que nous nommons mainte- nant la réflexion totale.
(2) Cf. Mach, la Mécanique, p. 453 ; DnHEM, la Théorie phij.-lque, Paris, Rivière, 1906, p. 28, 44.
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 181
mènes lumineux, la loi de Descartes range dans un ordre très clair les propriétés que présentent lee verres diversement taillés et les instruments d'op- tique composés avec ces verres ; elle rend compte des phénomènes qui accompagnent la vision ; elle analyse les lois de l'arc-en-ciel. Descartes n'a pas manqué d'en tirer ces applications, qui intéressent au plus haut point son grand dessein : il suffît de lire à cet égard, dans la Dioptrique et dans les 3Ié- téores, les deux admirables discours « des figures que doivent avoir les corps transparents pour dé- tourner les rayons par réfraction en toutes les façons qui servent à la vue » (VI, 165) (1), et « de l'arc-en- ciel », discours où nous le voyons construire patiem- ment les tables donnant la mesure de l'angle de déviation du rayon tombé sur des fioles pleines d'eau et qui en sort après plusieurs réflexions (VL325).
Mais, ce qui demeure tout à fait mystérieux, c'est la manière dont Descartes a été conduit à la décou- verte de sa loi.
1° Il n'y a évidemment aucun lien entre la loi et la démonstration d'où Descartes prétend la déduire : démonstration étrange, qui contredit sa propre théorie
(11 Descartes y établit notamment par l'étude des coniques que la condition requise pour que tous les rayons convergent au foyer I d'une ellipse est que le rapport du grand axe DK à la distance des foyers HT représente précisément la valeur constante du rapport des sinus des angles d'incidence et de réfraction (VI, 68). Ceci nous laisse supposer la voie que suivit la pensée de Descartes dans la découverte de sa loi : une seule expérience, réalisée par Mydorge sur un verre hyperbolique, suffit à changer son intuition en certitude. Voir à ce sujet Mii,T{AUi), « Descartes et la loi des sinus », dans les Nouvelles Éludes, p. 177 et suiv., p. 192.
13» DESCARTES
de la transmission instantanée de la lumière; où se manifeste une grande confusion entre vitesse, mou- vement, force, action ; dont le nœud même, à savoir la distinction de la vitesse et de la détermination horizontale et la constance de cette dernière, est passablement arbitraire; et dont, enfin, la conclu- sion paraît même presque l'inverse de la réalité, puisque le rapport des sinus est en fait égal au rap- port des vitesses de la lumière dans les deux milieux, tandis que, dans la théorie de Descartes, il serait rinverse du rapport des composantes normales de la vitesse du projectile.
2° Descartes nous indique d'autre part qu'il n'a pas tiré sa loi de l'expérience : la seule expérience à laquelle il l'ait soumise, et cela après coup, a été la fabrication d'un verre dont Mydorge traça le modèle et qui fit converger les rayons du soleil à la distance qu'il avait prédite (lettre à Golius du 2 février 1632, I, 239).
3° Enfin, quoi qu'en aient dit ses adversaires, Vossius, Huyghens, Poggendorf, Leibniz, Descartes n'a pas été un plagiaire. Des recherches récentes (1) ont établi que Snellius, d'où Descartes aurait tiré sa loi, découvrit la formule de la réfraction peu avant sa mort (1626), à un moment où Descartes, l'avait déjà obtenue, par une voie d'ailleurs toute différente. Il y eut donc découverte simultanée, comme dans le cas du calcul infinitésimal.
Meiis alors, comment s'est faite la découverte de:
(1) Notamment celles de Kraher, Leipzig, 1882; de Kortkwbo.j Revue de métaphysique, juillet 1896 ; de Miuiaud, Nouvelles EtudetA loc. cit., et Drscartes savant, p. 105.
LA SCIENCE C. KTESIENNE 133
Descartes? Il est probable que ses études sur les problèmes géométriques que posait la taille des verres, c'est-à-dire sur la théorie des coniques, suite naturelle des recherches de son maître en optii.ue, Kepler, l'amenèrent à mettre en évidence les sinus, et à conclure intuitivement la relation constante de ces lignes dans les phénomènes de réfraction. Et c'est pourquoi il nous dit dans sa Dioptrique (VI, 83) : « Je crois qu'il suffira que je me serve de deux ou trois comparaisons, qui aident à la concevoir [la lumière] en la façon qui me semble la plus commode, pour expliquer toutes celles de ses propriétés que l'expérience nous fait connaître, et pour déduire ensuite toutes les autres qui ne peuvent pas si aisé- ment être remarquées ; imitant en ceci les astro- nomes, qui, bien que leurs suppositions soient presque toutes fausses ou incertaines, toutefois à cause qu'elles se rapportent à diverses observations qu'ils ont faites, ne laissent pas d'en tirer plusieurs conséquences très vraies et très assurées. »
La même chose est arrivée à Pasteur, qui d'une hypothèse erronée a déduit une conséquence vraie (1). Nous touchons ici à la genèse mystérieuse de l'in- tuition chez l'homme de génie.
2. Les lois du mouvement. — Toutefois la méthode intuitive ne va pas sans dangers. Et la preuve en est que, si, sur un point, Descartes est tombé juste, ailleurs il se trompe manifestement et finit même par s'égarer dans une sorte de roman physique assez
(1) Voir Vai-lbby-Radot, la Vie de Pasteur, Paris, Hachette, 1900, p. 44.
134 DESCAftTES
éloigné de la réalité. C'est ainsi, pour ne prendra qu'un exemple (1), qu'il prétend déduire de l'im- mutabilité de Dieu la conservation de la quantité de mouvement dans l'univers, celle-ci étant dé- finie par lui le produit de la quantité de matière (ou du volume, identique d'après lui à la masse) par la vitesse :
me = C" [1]
Or, en quoi, observe Leibniz (2), l'immutabilité de Dieu exige-t-elle plutôt la conservation de la quantité de mouvement que la conservation de l'énergie, par exemple? En réalité, la loi de Des- cartes n'est qu'une généralisation hâtive des condi- tions d'équilibre qu'il a observées dans le cas parti- culier de machines, comme le levier (3), où les poids, et par suite les masses, qui doivent s'équilibrer, sont en raison inverse des vitesses des points où elles sont appliquées, Leibniz n'aura pas de peine à dé- montrer (4), en s'appuyant sur les expériences de
(1) Principes de la philosophie, seconde partie, « Des principes des choses matérielles », § 24 et suiv., 36-40. — Pour ce qui suit, cf. Mi- LHAUD, les « Lois du mouvement et la philosophie de Leibniz », dans les Nouvelles Études, p. 197 ; Ostwald, l'Énergie, Flammarion, p. 46, et une note de Tannkby sur les règles du choc des corps d'après Descartes, IX, 327.
(2) Animadpers loues in partem généraient Principiorurn cartesia- norum, II, 36 (éd. Gerhardt, Philosophische Schrijten, t. IV, p. 370).
(3) Voir son Explication des engins par l'aide desquels on peut, acte une petite force, lever un fardeau fort pesant (I, 435). Cf. II, 228.
(4) Brevis demonstratio erroris memorahilis Carlesii, Acta erudiX. Lips., 1686. Discours de métaphysique, XVII (Gerhardt, IV, 442). Dans ce dernier texte, Leibniz étabUt très clairement où gît le vice du raisonnement de Descartes. Descaries a raisonné comme suit : La force se conserve; or, la force est égale à la quantité de mouvement; donc, la quantité de mouvement se conserve. C'est la mineure du rai- sonnement qui est inexacte, car la force est égale au produit de la
LA SCIKNCE CARTÉSIENNE 135
Galilée, que la loi de Descartes est contredite par les faits, et que ce qui se conserve, ce n'est pas le mouvement, mais la force vive ou le travail : 1
2
mv* = G" [2]
Est-ce à dire cep.'iidant, comme on le croit géné- ralement, que la loi de Descartes soit fausse, et que Leibniz ait, absolument parlant, raison contre Des- cartes? Non. Nos lois ne sont ni vraies, ni fausses, mais approchées, La loi cartésienne, relative à la conservation de la quantité de mouvement d'un système sur lequel n'agit aucune force extérieure, contient deux choses : une intuition et une formule. h' intuition est merveilleuse et elle constitue, à elle seule, une immense découverte : à savoir qu'il existe un invariant du monde physique. Quel succès devait avoir cette conception, c'est ce que prouvent tous les développements ultérieurs de la science. Quant à la formule qu'en donne Descartes, tout inexacte qu'elle soit, elle s'applique néanmoins à certains cas théoriques, comme celui du choc instantané de deux billes sans dégagement de chaleur, ou celui du départ de l'obus (1). La formule de Leibniz, en substituant
masse par la hauteur, c'est-à-dire par le carré de la vitesse. Quant à la majeure du raisonnement de Descartes, elle n'est autre que le principe de la conservation de l'énergie, que nous admettons toujours ; et la correction apportée par Leibniz à l'énoncé de la mineure n'est pas, à proprement parler, la réfutation d'une erreur, mais bien plutôt une approximation nouvelle de la vérité. Ainsi se trouve réduite à de justes proportions 1' a erreur mémorable » de Descartes ; elle est à peu près comparable à l'erreur de Christophe Colomb, qui croit atterrir aux Indes lorsqu'il atteint l'Amérique.
(1) Pour que la formule de Descartes pût s'appliquer rigoureuse- ment aux cas considérés, la « quantité de mouvement » du système devrait, d'ailleurs, être entendue comme la somme géométrique des
136 DESCARTES
au mouvement la force, en rétablissant dans la matière un principe dynamique que le mécanisme géométrique de Descartes en avait banni, nous pré- sente de la réalité une expression plus approchée et surtout plus compréhensive. Mais elle n'est elle- même qu'approchée. Et les travaux des physiciens modernes nous ont amenés à y substituer successive- ment des formules de plus en plus compliquées et de plus en plus indéterminées (1) :
I mu' + U = C" [3j
puis :
1 me;» + U 4- Q = G- [4]
pour observer enfin que cette dernière équation, vraie en quantité, est fausse en qualité, puisque
quantités de mouvement des parties : c'est ce que Leibniz dénomme la « quantité de progrès » du système (lettre à Bernouilli, 28 jan- vier 1696. Eclaircissement du nouveau système de la communication des substances, éd. Gerhardt, IV, 497. Lettre à L'Hospital, 15 jan- vier 1696, dans les Œuvres mathématiques de Leibniz, éd. Gerhardt, II, 309). Par exemple, si deux masses A et B égales à l'unité sont animées de vitesses directement opposées, de valeurs respectives 2 et 1, la quantité de progrès du système suivant la direction AB sera 2 — 1, et non 2 + 1. Il suit de là, contrairement à ce que prétend Descartes, — notamment dans sa manière d'expliquer l'action de l'âme sur le corps par un changement de direction, — que la direction ne saurait être altérée sans que la quantité de mouvement (c'est-à- dire de progrès) soit altérée, elle aussi ; et, pour que cette quantité se conserve, comme l'exige la loi, il faut admettre, dit Leibniz, qu'il y a harmonie entre tous les changements qui affectent un système {Monadologie, 80). Voir à ce sujet une note de H. Poincaré à l'édi- tion de la Monadologie, par E. Boutroux, chez Delagrave.
(1) Dans les équations [3] et [4], U désigne l'énergie potentielle de position, Q la somme des énergies moléculaire, thermique, chi- mique, électrique. 11 est d'ailleurs impossible de distinguer nettement les trois termes de l'équation [4]. Voir H. Poincabé, la Science et V hy- pothèse, p. 152.
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 137
l'énergie, tout en se conservant, se dégrade sans cesse, que l'univers tend à un état final de nivelle- ment des énergies utiles et que l'homme, en gas- pillant ces énergies, en déboisant ses montagnes, hâte la mort de l'univers.
* *
Nous voilà bien loin de la loi cartésienne de con- servation du mouvement. Que faut-il donc penser du grand effort de Descartes pour plier tout l'uni- vers physique aux lois de la mécanique? Que faut-il penser de son rêve d'une science universelle de la quantité pure?
La première démarche de cette science univer- selle est une réussite complète : la géométrie analy- tique demeure entière ; c'est là que triomphe la méthode intuitive et déductive de Descartes. Les applications qu'il en a faites à l'optique, science qui de son temps déjà se prêtait entre toutes à un trai- tement rigoureusement géométrique, subsistent pa- reillement. Mais là où il échoue, c'est lorsque, con- vaincu de la possibilité de réduire la physique tout entière à la quantité pure, étendue-mouvement, il explique hypothétiquement l'univers et tous les phé- nomènes à l'aide de mouvements tourbillonnaires, dont les pressions seraient transmises, suivant les lois qu'il a établies, par un fluide immense et incom- pressible, sans vide ni atomes {Principes, III, 46 et suiv.). « Je ne reçois point de principes en physique qui ne soient aussi reçus en mathématiques », pro- clame Descartes {Principes, II, 64). Tout le système
138 DICSCARTKS
cartôsion, tel qu'il est exposé dans les Principes^ pourrait être résumé dans cette formule orgueilleuse qu'on lui prête : donnez-moi de l'étendue et du mouvement et je ferai le monde. L'étendue et le mouvement suftisent-ils à expliquer le monde? Des- cartes l'affirme et il se peut qu'il ait raison. Mais il a essayé, avec l'étendue et le mouvement, de refaire le monde : et il a échoué.
Cependant, il ne faut pas se presser de proclamer la faillite du cartésianisme en science. L'échec de la physique cartésienne est-il dû à un défaut dans l'intuition de son créateur? n'est-il pas dû plutôt à une défaillance inévitable dans l'exécution d'une pareille entreprise? Toute la question est là. Pour ma part, je dirais volontiers que. le tort de Descartes n'est pas d'avoir cru et affirmé que le monde peut être expliqué par l'étendue et le mouvement, mais que son tort a été de vouloir, lui-même et par ses seules forces, refaire le monde, avec l'étendue et le mouvement. Expliquons brièvement ces deux points.
1° Dans le conffit incessant des théories scienti- fiques, on ne saurait proclamer que le mécanisme soit condamné sans appel. Bien au contraire. D'abord, le mécanisme universel, dans l'ordre phy- sique, même s'il n'est jamais réalisé, demeure l'idéal de la science positive, le principe fécond de sa re- cherche, le cadre dans lequel elle se développe. D'autre part, et plus précisément, l'hypothèse car- tésienne, complétée par Malebranche, reprise et for- mulée par Kelvin, à la suite des découvertes et des travaux de Joule, de Cauchy, de Helmholtz, de
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 139
Maxwell, a reçu de nos jours une extension consi- dérable, en sorte qu'on a pu dénommer la physique moderne un « cartésianisme généralisé » (1) : le son, la lumière, la chaleur, la matière et l'attraction elle- même ont été progressivement réduits à des mou- vements vibratoires et à des chocs. Si le développe- ment de la thermo-dynamique, si la constitution de la physico-chimie et l'avènement des sciences bio- logiques nous ont imposé la notion de phénomènes irréversibles, cette notion n'est pas nécessairement incompatible avec le mécanisme cartésien, assoupli et élargi. Bien plus, refuse-t-on d'admettre avec Descartes que l'univers physique soit intégralement réductible à l'étendue, le fait demeure néanmoins qu'on peut intégralement le traduire, comme V étendue^ en un langage quantitatif d'une rigoureuse généra- lité. Des théories comme celles des électrons et des quanta, qui pénètrent de plus en plus profondément dans la réalité physique, y découvrent des éléments irréductibles peut-être à la simple étendue, mais non pas du tout à la quantité, car il suffit, pour opérer cette réduction, de faire intervenir des gran- deurs métriques discontinues. En fait, à l'heure ac- tuelle, on est plus près de Descartes qu'on ne l'a jamais été, puisque les travaux d'Einstein et de ses disciples, s'ils doivent être définitivement acquis à la science, réduiront la physique à une pure géométrie et réaliseront le rêve cartésien d'un univers physique interprété tout entier en termes mathématiques.
(1) Bernard Bkunhes, la Dégradation de l'énergie, Paris, Flamma- rion, 1909, p. 299. Cf. Bergson, Durée et simultanéité, Alcan, 1922, p. 40.
44« DESCARTKS
Le mécanisme scientifique, appliqué à l'univers physique, a donc devant lui un avenir illimité. Ce qui est condamné, par contre, sans appel, c'est le mécanisme philosophique : c'est cette doctrine qui prétend absorber l'esprit dans l'univers physique ; qui proclame que cet univers est un cycle fermé, se suffisant à lui-même, où « rien ne se perd, rien ne se crée », alors que la science moderne établit que « tout se perd et que tout a été créé » ; qui affirme l'éternité du mouvement et nie l'action de la cause première, d'où procède le mouvement. Or, ce méca- nisme n'a rien à voir avec le mécanisme cartésien : il en est même l'exact contre-pied. Descartes, en efîet, a marqué avec une parfaite netteté la hmite du mécanisme, en montrant que ce mécanisme s'ap- plique à l'univers physique tout entier, mais qu'il s'arrête devant l'esprit, qui est radicalement distinct de la matière. Et Descartes a vu avec une netteté pareille que le mécanisme ne se suffi^ point, puisque sa doctrine rapporte tout à Dieu comme à la cause nécessaire et suffisante de tout ce qui existe et pose en principe que « la grande mécanique n'est autre chose que l'ordre que Dieu a imprimé sur la face de son ouvrage, que nous appelons communément la nature » (I, 213-214).
2° Seulement, homme d'une méthode unique et définitive, qui doit s'imposer aux faits de telle sorte que tout se puisse déduire des premiers principes ; plein d'une superbe confiance dans la puissance de sa méthode, qui ne se contente pas d'expliquer tous les phénomènes de la nature, mais démontre qu'ils
LÀ SCIENCE CARTÉSIENNE 141
ne peuvent être autrement (1), confiance telle qu'il se déclare prêt à avouer qu'il ne sait rien en philo- sophie si Ton infirme sa doctrine de la transmission instantanée de la lumière (2), démentie peu après par Rômer ; trop peu soucieux des expériences, qui sont, dit Pascal, « les seuls principes de la phy- sique » (3) et qui nous fournissent les données sur lesquelles la raison travaille sans pouvoir les déduire d'axiomes posés par elle (4) ; satisfait lorsqu'il a expliqué les eiïets communs que lui présente l'expé- rience en les déduisant des causes premières (5) ; ordonnateur, mais simplificateur à l'excès, et, en somme, trop exclusivement mathématicien, ou, si l'on veut, trop enclin à concevoir tout ordre sur le type de l'ordre mathématique, ce prodigieux génie
(1) « Pour la physique, je croirais n'y rien savoir, si je ne savais que dire comment les choses peuvent être, sans démontrer qu'elles ne peuvent être autrement; car l'ayant réduite aux lois des mathé- matiques, c'est chose possible, et je crois le pouvoir en tout ce peu que je crois savoir... » (lettre à Mersenne du 11 mars 1640, III, .39). Dans les Principes, il est vrai. Descartes observe : « Il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens, par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que main- tenant elles paraissent, sans qu'il soit possible à l'esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les faire... El je croirai avoir assez fait, si les causes que j'ai expliquées sont telles que tous les effets qu'elles peuvent produire se trouvent sem- blables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m'enquérir si c'est par elles ou par d'autres qu'ils sont produits » (Principes, IV, 204).
(2) Lettre à Beeckmaa du 22 août 1634 (I, 307-308).
(3) Fragment d'un traité du vide (éd. Brunschvicg, minor, p. 78).
(4) Descartes reconnaît lui-même que « les choses ayant pu être ordonnées de Dieu en une infinité de diverses façons, c'est par la seule expérience et non par la force du raisonnement qu'on peut sa- voir laquelle de toutes ces façons il a choisie » (Principes, III, 46). Mais il se contente de l'expérience commune et la déduit aussitôt de ses principes.
(5) Discours, G« part., VI, 76.
148 DESCARTES
a cru que le mécanisme qui régit l'univers est un mécanisme parfaitement clair et intelligible en toutes ses parties : et en cela, sans doute, il n'a pas tort ; mais, comme nous le verrons, il sait que l'hypothèse n'a pas absolument besoin d'être conforme à la réa- lité pour apporter l'intelligibilité aux apparences du monde sensible, et, cette intelligibilité lui important seule, il a fait comme si lui. Descartes, pouvait d'un seul coup, à l'aide de ses principes, arriver à connaître le mécanisme de l'univers physique aussi bien que les lois mathématiques de l'espace : ce qui l'a parfois entraîné à substituer, en quelque manière, sa pensée à celle du Créateur. Or, celle-ci. Descartes le reconnaît {Principes, I, 24, 25, 28; IV, 204), sur- passe infiniment la capacité de notre esprit, non seulement dans ses fins, qui nous sont impénétrables, mais encore dans les moyens dont elle dispose et dont elle se sert pour la réalisation de ses fins. Ces moyens peuvent être connus, dans une certaine mesure, par les effets que nous constatons ; mais ils ne peuvent être connus que grâce à un effort pro- gressif et lent : cet effort réussit pas à pas et n'a jamais cessé de réussir; cependant, il est probable qu'il ne sera jamais achevé, car ce que nous connais- sons des ressorts de l'univers prouve qu'ils sont infiniment plus comphqués que ne l'ont cru, sinon Descartes lui-même, du moins les cartésiens sim- plistes qui ont bâti, sur ce qu'ils croyaient être ses principes, une « philosophie extravagante » {Discours, 6e part., VI, 77).
La possibilité de déduire de principes a priori une loi naturelle exacte, comme celle des sinus, atteste
LA SCIENCE CARTÉSIENNE 143
que le monde est intelligible, qu'il y a correspon- dance et accord entre notre raison et la raison des choses : les erreurs innombrables auxquelles noua expose l'emploi de la méthode a priori nous con- traignent à reconnaître que cette correspondance n'est pas absolue et que l'homme doit se soumettre au réel.
On raconte (1) que Cauchy, s'entretehant un jour avec le P. Gratry, dans les jardins du Luxembourg, du bonheur qu'auraient les élus à connaître sans restriction et sans voile dans l'au-delà les vérités péniblement poursuivies en ce monde, Gratry dit à Cauchy qu'une des grandes joies de l'illustre mathématicien serait de pénétrer enfin le mystère de la nature de la lumière : Cauchy protesta, car il ne lui paraissait pas admissible qu'il pût apprendre sur la lumière plus que ne lui avait décelé sa théorie mécanique de la réflexion ; il ne concevait pas que Dieu même pût la concevoir mieux ou autrement.
Cette idée, que Descartes savant n'eût sans doute pas désavouée, exprime bien la conviction du méca- niste. Mais le bon sens du philosophe n'y saurait souscrire sans réserves : car il sait que la raison humaine, dans son eiîort constant vers l'infini, ne parviendra jamais pourtant à l'embrasser, et que, si elle connaît beaucoup et progresse sans arrêt, elle ne connaît et ne connaîtra jamais, en fin de compte, le tout de rien.
(1) Bernard Brunhks, Dégradation de l'énergie, p. 261.
LA METHODE CARTESIENNE
LA RECHERCHE DE LA CERTITUDE :
l'intuition RATIONNELLE
Nous avons cherché, dans la dernière leçon, à définir aussi exactement que possible le sens général, la portée et la valeur de la science cartésienne. Une semblable entreprise, assurément, n'est pas aisée, et elle exige de l'esprit un effort considérable. Mais c'est un effort que doit se résoudre à fournir qui- conque veut arriver à une juste compréhension de cette grande pensée. Pour parvenir au faîte d'une haute montagne, il faut d'abord prendre la peine de la gravir et monter longtemps sans rien voir, avant de pouvoir découvrir tout l'horizon. Ainsi, la vérité ne se révèle qu'à ceux qui l'ont gagnée par leur effort et leur patiente prière. C'est là un prin- cipe qu'il ne faut jamais perdre de vue : on l'oublie trop facilement dans notre siècle, pressé de voir, de comprendre et surtout de réaliser, sans vouloir acheter cette intelligence et ces avantages du prix qu'il faut les payer. Nous avons gravi quelques-unes des pentes les plus raides et les plus arides de la pensée cartésienne : le reste du chemin est un peu moins austère, mais il exigera encore de nous un
I
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 14b
effort d'attention très soutenu. C'est pourquoi il ne sera pas inutile, avant de le poursuivre, de revoir rapidement le chemin déjà parcouru et notamment de bien marquer les rapports de la science avec la méthode et la métaphysique de Descartes.
* *
Le grand dessein de Descartes, nous le savons, a été d'instaurer, sur le modèle de la géométrie ana- lytique, une science universelle, susceptible d'ex- primer, sous la forme absolument simple et géné- rale des relations existant entre les grandeurs abs- traites qui font l'objet propre de la science mathéma- tique, les lois régissant tous les phénomènes de la nature qui font l'objet de la physique. Le méca- nisme est donc l'idéal de la science cartésienne : mais c'est un mécanisme limité, car il ne s'étend qu'au domaine de la quantité, c'est-à-dire de la « substance corporelle », et ne prétend nullement réduire à ses lois « la substance pensante » ou imma- térielle, que Descartes en distingue radicalement ; et c'est un mécanisme relatif, parce qu'il n'est à lui-même ni son propre principe, ni sa propre fm, mais se suspend à Dieu comme à la cause première et à l'auteur total de tout ce qui est. Le mécanisme scientifique de Descartes ne tombe donc pas sous les très graves reproches qu'encourt le mécanisme philosophique des modernes, qui nie l'âme en la réduisant et qui exclut Dieu en proclamant que le monde se suffît. Cependant il n'est pas à l'abri de toute critique.
10
148 DESCARTES
Génie essentiellement ordonnateur, mais particu- lièrement sensible à l'harmonie de l'ordre mathéma- tique, Descartes espère pouvoir tout déduire, selon an mode de démonstration absolument rigoureux, des premiers principes une fois reconnus vrais ; et c'est, au fond, cette intelligibilité, c'est-à-dire cet accord avec les principes ou cette possibilité de déduction à partir des principes, plutôt que l'accord avec l'expérience, qui est pour lui garant de la vérité des effets : non point, sans doute, que les causes prouvent les effets, vu qu'elles ne sont prouvées que par eux (et ainsi Descartes se sépare nettement de ceux qui prétendent déduire a priori l'expérience) ; mais parce que les causes seules expliquent les effets que nous observons et peuvent en rendre raison (1).
(1) Après avoir découvert, à la lumière de la raison toute pure, quelques principes des choses matérielles, Descartes écrit : « Il faut maintenant eesayer si nous pourrons déduire de ces seuls principes l'explication de tous les phénomènes, c'est-à-dire des effets qui soni sn la nature, et que nous apercevons par l'entremise de nos sens... Or, les principes que j'ai ci-dessus expliqués sont si amples qu'on en peut déduire beaucoup plus de choses que nous n'en voyons dans le inonde, et même beaucoup plus que nous n'en saurions parcourir de la pensée en tout le temps de notre vie. C'est pourquoi je ferai ici une brève description des principaux phénomènes, dont je prétends rechercher les causes, non point afin d'en tirer des raisons qui servent à prouver ce que j'ai à dire ci-après : car j'ai dessein d'expliquer les affets par leurs causes, et non les causes par leurs effets ; mais afin que nous puissions choisir, entre une infinité d'effets qui peuvent être déduits des mêmes causes, ceux que nous devons principalement lâcher d'en déduire » (Principes, III, 1 et 4). Cf. Principes, IV, 199 : 1 Qu'il n'y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris en ce qui a été expliqué en ce traité. » — Dans le Discours, 6« part., VI, 76, Descartes observe : « Et on ne doit pas imaginer que je commette en ceci la faute que les logiciens nomment un cercle ; car l'expérience rendant la plupart des effets très certains, les causes dont je les dé- duis ne servent pas tant à les prouver qu'à les expliquer; mais, tout au contraire, ce sont elles qui sont prouvées par eux. » Cf. une lettre à Morin du i3 juillet 1638, II, 197-198.
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 141
Or, Descartes réussit à expliquer, d'après ses prin- cipes, les phénomènes de la nature, tels qu'ils étaient ou pouvaient être connus de son temps. Il a V intui- tion qu'un seul succès de sa méthode en garantit le succès universel et que le monde physique tout entier relève de rintelligibilité mathématique. Il fait plus : il se met lui-même à l'œuvre et tente d'expliquer tous les phénomènes physiques par des raisons mathé- matiques. L'intuition est géniale et elle paraît bien être vraie. Mais l'on est en droit de se demander si la tentative, en dépit de son incontestable valeur comme hypothèse régulatrice ou principe de re- cherche, n'était pas condamnée à l'échec dès lors qu'on prétendrait aboutir à une théorie explicative complète, enfermant en des formules parfaitement claires et intelligibles au sens géométrique l'essence de la matière et l'universalité des propriétés qui en découlent. Descartes, lui, n'hésite pas à aller d'un coup au terme de son intuition : mais son audace ne laisse pas que d'être aventureuse. Affirmer que' la science entière de la nature matérielle peut être réduite à une algèbre universelle, assimiler l'univers à une machine, en laquelle il n'y a rien du tout à considérer que les figures et les mouvements de ses parties, conformément à quelques règles qui sont les lois de la nature, c'est déjà une belle audace : elle a été heureuse et tout le développement de la science moderne a donné raison à Descartes. Mai", vouloir construire en ime fois, à l'aide de ces quelques principes simples, toute la machine de l'univers, c'est vouloir, à coup sûr, élever sur des bases trop étroites et fragiles un édifice immense, à la cons-
1*8 DESCARTES
truction duquel ce ne sera pas trop que l'humanité entière collabore et dont les assises devront être sans cesse élargies à mesure que s'élèvera la super- structure : ici, l'audace fut extrême ; et l'on peut dire que Descartes a échoué. Moins prudent, il a été moins heureux aussi que Pascal. Le Traité de Véqui- libre des liqueurs de Pascal ne contient pas une ligne qui soit à retrancher. Les Principes de philoso- phie de Descartes ont beaucoup vieilli.
Que reste-t-il aujourd'hui de cet audacieux édi- fice qu'est la science cartésienne? Un fait nous aidera à le comprendre, fait minime en apparence, mais fort révélateur et qui eût sans doute grande- ment surpris et déconcerté Descartes. Lorsque j'em- pruntai à la bibliothèque de l'Université de Gre- noble les volumes qui composent la grande édition de. Descartes par Adam et Tannery, je constatai, sans en être autrement surpris, que ces volumes n'avaient guère servi. Les feuillets même n'en avaient pas été coupés, sauf pourtant quelques pages du tome VI, dont le dos était fortement cassé : et ces quelques pages, c'était le Discours de la méthode. Quant aux trois traités de pure science, dont le Dis- cours n'était que l'introduction, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, personne apparemment n'avait eu avant moi la curiosité de savoir ce qu'ils contenaient. Pourtant c'est à ces traités, destinés à « rendre preuve de la science universelle qu'il pro- pose », que Descartes attachait de l'importance, beaucoup plus, semble-t-il, qu'à cette simple pré- face rédigée après coup ; ce sont eux, nous le savons,
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 149
qui retinrent l'attention de ses contemporains et pro- voquèrent les controverses passionnées des doctes : tant il est vrai que l'homme est plus sensible à l'attrait de la nouveauté qu'à la force de la vérité I Mais le temps se charge de mettre les doctrines, comme les hommes, à leur place.
Si l'on examine aujourd'hui, à la lumière des découvertes modernes, les résultats que Descartes a formulés en science, on est contraint de recon- naître que la plupart ont perdu leur intérêt et que beaucoup même ont perdu toute valeur. Sans doute, ils ont posé quelques pierres d'angle de l'édifice que bâtit l'intelligence humaine. Mais ces pierres-là sont maintenant noyées dans la masse de cet édifice, anonyme et impersonnel, qu'est notre science : per- sonne, sauf quelques curieux du passé et quelques philosophes, ne songe à les mettre en évidence. Quant aux autres matériaux, le temps les a déjà réduits en poussière ! Par contre, V intuition qu'a eue Descartes de l'œuvre de la science, la çoie qu'il lui a tracée pour sa réalisation, les dispositions intellectuelles et morales dans lesquelles il s'est mis à l'égard du vrai, sont toujours dignes de notre attention, bien plus, de notre méditation : les quelques pages du Discours où Descartes expose la méthode qu'il a suivie dans la recherche de la vérité, aussi bien que les règles de morale et les principes de méta- physique auxquels l'a conduit le droit usage de sa raison, sont aujourd'hui aussi fortes, aussi vivantes et plus vivantes encore, qu'au premier jour. Ceci n'est pas pour nous surprendre. Revoyons, à vingt- quatre siècles de distance, l'œuvre de Platon : tandis
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que la physique du Timée n'est plus qu'un invrai- semblable roman, dénué de tout fondement, l'admi- rable allégorie de la caverne, où Platon expose la dialectique des idées, demeure pour nous l'image éternellement vraie de la condition de l'homme, enchaîné au monde des apparences sensibles qui lui dérobent la vue de la seule réalité, la réalité invi- sible, et elle nous indique, en termes lumineux, la voie que l'homme doit suivre pour s'élever au vrai, avec toute son âme. Toutes les théories scientifiques passent : les intuitions métaphysiques fondées sur l'immuable réalité demeurent éternellement vraies. Ce qui demeure précisément, de la science carté- sienne, c'est, avec la méthode dont elle est une appli- cation, V intuition métaphysique d'où elle procède. A cette intuition Descartes attache infiniment plus d'importance qu'aux résultats auxquels elle Ta con- duit. Or, en quoi consiste cette intuition? Et com- ment nous apparaît-elle, lorsqu'on la confronte à l'œuvre de près de trois siècles de travail scienti- fique ?
1° Descartes affirme que l'univers tout entier est " susceptible d'une interprétation mathématique, à l'exclusion de l'esprit qui est d'une autre nature que le corps. La géométrie analytique est la pre- mière démarche de cette science universelle. Des- cartes paraît avoir vu, avec la plus grande précision, que l'analyse des propriétés de Vespace par la quan- tité est un « fait » du même ordre que Vanalyse des phénomènes physiques par la quantité, comme est, par exemple, la théorie de la réfraction, qui tra-
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duit en loi mathématique certaines propriétés phy- siques déterminées. Aujourd'hui, des habitudes pure- ment historiques et pédagogiques, nées, par un étrange retour, du succès même des méthodes car- tésiennes, font de la géométrie analytique une forme de mathématique, ou, si l'on veut, un travail de la mathématique sur la mathématique : Descartes, beaucoup plus profondément, semble-t-il, y voit une forme de physique, c'est-à-dire un travail de la mathématique sur la physique, et par conséquent une démarche analogue, sinon même identique, à la physique mathématique ; la distinction si nette qu'il établit entre la quantité, objet de l'entendement, et l'espace, intuition imaginative, implique chez lui la conscience nette que la traduction des faits géomé- triques en égalités quantitatives est une traduction d'un monde dans un autre monde. En d'autres termes, il y a d'un côté la quantité analytique, de l'autre V espace et V univers physique. La grande idée de Descartes, c'est que l'espace et l'univers physique peuvent être tous deux intégralement exprimés par la quantité, puisqu'il n'y a rien de plus dans l'univers physique que l'étendue et le mouvement, qui peuvent être intégralement réduits à la quantité, et, par suite, traduits en langage métrique. Le succès de sa géométrie analytique lui permet d'anticiper le succès tout semblable de la physique mathématique. Or, cette intuition cartésienne a magnifiquement résisté à l'épreuve du temps. Souvent on a été porté à croire que la physique mathématique n'était qu'une forme schématique et superficielle, incapable de tra- duire la réalité toujours plus complexe de nos lois
ISÎ DESCAUTES
autrement que ne ferait un enfant qui dessinerait des figures d'animaux par des ronds et des carrés. Et pourtant, jamais une loi physique n'a échappé à une traduction mathématique et à une traduction simple, encore que ce résultat fût le prix d'une recherche prolongée et laborieuse. D'autre part, et symétriquement, il a été absolument impossible, malgré tous les efforts qui ont été faits en ce sens, de trouver une expression numérique d'un fait psy- chologique, c'est-à-dire de l'esprit. Ainsi s'est vérifiée la double intuition cartésienne ; et l'on peut dire que, depuis les premières tentatives heureuses, ou incom- plètes et inexactes, de Descartes, jamais, à nulle époque, on n'a eu plus clairement qu'à l'heure actuelle le sentiment que toute la réalité physique, mais elle seule, s'exprimera sous une forme mathéma- tique intelligible. Par là, comme aussi par Timportance qu'il attache au mouvement, cette synthèse indis- soluble de l'espace et du temps, et par la conception qu'il s'en fait (1), Descartes devance avec une bien curieuse exactitude les théories modernes de la rela- tivité. Par là, on peut admirer quelle puissance d'anticipation gonflait l'intuition cartésienne.
Mais cette intuition pénètre encore plus avant au cœur de la réalité. La traduction de Vespace dans la quantité, ainsi qu'en témoignent la géométrie ana- lytique et la physique mathématique, est une tra-
(1) Voir notamment Principes, II, 23-32. Il est à noter que toute la science moderne s'est constituée sur la notion de vitesse ; or, cora- m ^nt pourrait-on diviser un espace par un temps si l'espace et le temps étaient absolument étrangers l'un à l'autre? L'espace et le temps ne sont sans doute que des projections schématiques du mouvement, qui esi la réalité pliysique, ainsi que l'a vu Descartes.
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duction rigoureusement adéquate : or, la traduction est trop parfaite pour ne pas déceler entre ces deux mondes une parenté légitime et pour ne pas prouver l'accord, sinon l'identité, de notre raison avec la raison des choses. Ainsi, la possibilité d'interpréter rigoureusement l'étendue et le mouvement en un langage mathématique met en jeu un pouvoir créa- teur infiniment supérieur à l'esprit de l'homme : ainsi, Dieu apparaît, dans la pensée de Descartes, comme le principe nécessaire par qui s'accordent et s'identifient les deux mondes de la quantité et de l'espace, radicalement distincts et étrangers dans l'esprit de l'homme, et qui les fonde l'un et l'autre en réalité, dans une réalité profonde et véritable (1), que n'a pu faire notre esprit et qui ne saurait être que l'œuvre de Dieu. On remarquera sans doute un jour, avec stupéfaction, combien cette vérité était aveuglante, ou mieux combien elle est simple et immédiate. Mais le simple est ce que nous avons le plus de peine à percevoir ; et c'est aussi, comme l'observe Descartes (2), ce que nous nous mettons le moins en peine de comprendre.
(1) Tel est le sens de l'admirable texte du Manuscrit de Gôttingen, V, 160 : « Omnes demonstrationes mathematicorum versantur circa veraentiaet objecta, et sic totum etuniversum raatheseosobjectum.et quicquid illa in eo considérât, est verum et reale ens, et habet veram ac realem naturam, non minus quam objectum ipsius physices. Sed differentia in eo solum est, quod physica considérât objectum [non solum tanquam] verum et reale ens, sed tanquam actu et quâ taie existens, mathesis autem solum quâ possibile, et quod in spatio actu quidem non existit, at existera tamen potest. « Cette conception de la « réalité mathématique » est infiniment supérieure à celle qui, notamment sous l'influence d« l'idéalism» kantien, tend à n'y voir qu'une forme de notre esprit.
(2) Régula IV, X, 378.
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2° Nous retrouverons ces vues métaphysiques lorsque nous étudierons la pensée la plus profonde de Descartes. Mais, avant d'aborder ce problème, qui est le problème fondamental, il faut nous arrêter d'abord à la méthode^ dont la science cartésienne est, en quelque manière, une illustration.
Descartes était trop intelligent, ou plus exacte- ment il alliait trop de bon sens aux précieuses, mais dangereuses, qualités de son esprit raisonneur, pour n'avoir pas le juste sentiment de la résistance du réel et des obstacles que l'esprit doit surmonter pour en découvrir les raisons et les lois. Bien qu'il n'ait pas, au même degré que Pascal, la claire vision de l'infinie complexité du réel et des limites de notre esprit, il a très nettement indiqué, notamment dans la sixième partie du Discours, les difficultés que l'homme doit vaincre pour parvenir à la conquête de la vérité ; il veut « qu'on sache que le peu qu'il a appris jusques ici n'est presque rien à comparaison de ce qu'il ignore », bien qu'il ne désespère pas de le pouvoir apprendre ; il va même jusqu'à avouer que la puissance de la nature est bien ample et bien vaste pour les principes si simples et si géné- raux par lesquels il la veut expliquer {Discours, 6^ part., VI, 64-67). Si attaché qu'il soit aux vérités qu'il a trouvées dans les sciences, il les apprécie surtout comme des suites et des dépendances des difficultés qu'il a surmontées, et, en un mot, comme des applications de sa méthode et des preuves de l'excellence de cette méthode. Descartes le dit très expressément dans les Regulse : les mathématiques n'ont été pour lui qu'un moyen, le meilleur à son
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sens, d'éprouver sa méthode, de s'y exercer, de la perfectionner, « parce qu'il n'est aucune science à laquelle on ne puisse demander des exemples aussi évidents et aussi certains » ; mais il n'en ferait pas grand cas, si elle ne lui servait « qu'à résoudre les vains problèmes dont les calculateurs et les géo- mètres ont coutume d'amuser leurs loisirs ; et je croirais, dans ce cas, ajoute-t-il, n'avoir réussi qu'à m'occuper de bagatelles avec plus de subtilité peut- être que les autres ». Son but, en cultivant les mathé- matiques, a été de discerner, derrière cette enve- loppe, les « premiers rudiments de la raison humaine », afin de pouvoir -ensuite les développer, accroître la lumière et la puissance de la raison et la rendre capable « d'extraire d'un sujet quelconque les vérités qu'il renferme » {Régula IV, X, 373-374). L'intelligence, ou la méthode, dirige et domine donc tout ce à quoi elle s'applique. Elle n'est pas un moyen pour arriver à la solution des difficultés : celles-ci ne sont pour elle qu'un moyen de s'accou- tumer à la vérité qui est son objet propre, et de se préparer par une vérité à la découverte de toutes les autres qui sont toutes liées entre elles.
Descartes a redit les mêmes choses avec une grande force dans le Discours (2^ part., fin, VI, 21), et il s'est expliqué très clairement dans une lettre à Mersenne sur la signification du Discours et des traités qui y font suite : « Je ne mets pas Traité de la méthode^ mais Discours de la méthode^ ce qui est le même que Préface ou Avis touchant la méthode^ pour montrer que je n'ai pas dessein de l'enseigner, mais seulement d'en parler. Car, comme on peut
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voir de ne que j'en dis, elle consiste plus en pratique qu'en théorie ; et je nomme les traités suivants des Essais de cette méthode, pour ce que je prétends que les choses qu'ils contiennent n'ont pu être trouvées sans elle et qu'on peut connaître par eux ce qu'elle vaut : comme aussi j'ai inséré quelque chose de métaphysique, de physique et de médecine dans le premier Discours, pour montrer qu'elle s'étend à toutes sortes de matières » (lettre de mars 1637, I, 349).
Enfin, dans la préface qu'il a écrite pour la tra- duction française des Principes (1647), Descartes définit en quel sens la philosophie, comme la science, est avant tout une méthode : « C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n'est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu'on trouve par la philo- sophie ; et enfin cette étude est plus nécessaire pour régler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n'est l'usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n'ont que leurs corps à conserver, s'occupent continuellement à chercher de quoi les nourrir; mais les hommes, dont la principale partie est l'esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture ; et je m'assure aussi qu'il y en a plusieurs qui n'y manqueraient pas, s'ils avaient espérance d'y réussir et qu'ils sussent combien ils en sont capables. 11 n'y a point d'âme tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens,
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qu'elle ne s'en détourne quelquefois pour souhaitet quelque autre plus grand bien, nonobstant qu'elle ignore souvent en quoi il consiste. Ceux que la for- tune favorise le plus, qui ont abondance de santé, d'honneurs, de richesses, ne sont pas plus exempta de ce désir que les autres ; au contraire, je me per- suade que ce sont eux qui soupirent avec le plus d'ardeur après un autre bien, plus souverain que tous ceux qu'ils possèdent. Or, ce souverain bien considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi n'est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c'est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l'étude » {lettre de Fauteur à celui gui a traduit le lierre, IX, 3-4).
Le but de la philosophie c'est donc « la recherche de la vérité par la lumière naturelle » (X, 495). Sa tâche essentielle est de fournir aux hommes le moyen d'y parvenir. C'est dire que la philosophie est une méthode, puisque la méthode se définit « la voie que l'esprit doit suivre pour atteindre la vérité » (1). La méthode est le point de départ de toute philo- sophie : avant de philosopher, il faut savoir comment on doit philosopher ; pour atteindre la sagesse, il faut aller vers elle. La méthode est encore le terme de la philosophie : car la vraie et définitive méthode, en tant qu'elle « prépare notre entendement pour juger en perfection de la vérité » et nous apprend « à régler nos volontés en distinguant les choses bonnes d'avec les mauvaises » {Recherche de la vérité, X, 506),
(1) Voir la Règle IV (X, 371) : « que la méthode est absolument nécessaire pour la recherche de la vérité » (cf. Baillet, Vie, II, 405).
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tire toute sa certitude et sa force de Dieu, garant de l'évidence et objet suprême de la volonté humaine. Toute la philosophie de Descartes, comme toute sa science, n'est donc, en un certain sens, qu'une méthode, c'est-à-dire une voie. Or, toute grande et saine philosophie est avant tout cela : c'est un Bfïort, intellectuel et moral, pour atteindre la vérité. L'homme ne peut embrasser ici-bas la vérité : il ne peut la contempler face à face. Mais, s'il la cherche, s'il s'oriente vers elle, avec toute son âme, c'est qu'il l'a trouvée. « Console-toi, dit Jésus à l'âme, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé (1). »
* * *
Toutefois Descartes n'est pas de la famille de ceux qui « cherchent en gémissant ». La recherche ne lui Buffît pas : il veut trouver. Sa raison est avide d'in- telligibilité parfaite. A la méthode il demande beau- coup plus qu'une voie vers la source de la vérité : il demande une règle infaillible de discerner le vrai d'avec le faux et une preuve démonstrative de l'exis- tence de Dieu, fondement de toute vérité. La grande préoccupation de Descartes, c'est d'atteindre la cer- titude (2). Nous l'avons vu, tout jeune, presser ses
(1) Pascal, Mystère de Jésus (éd. Brunschvicg, minor, p. 576).
(2) Cf. les Cogitationes privatae de 1619 (X, 214) : « .Juvenis, oblatis ingeniosis inventis, quserebam ipse per me possenine invenire, otiam non lecto auctore : unde paulatim animadverti me certis regulis uti. » Cette préoccupation, nous le savons, se manifesta chez Descartes dès le collège (Baillet, II, 483); et lui-même écrit : « Je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être ren- contré dès ma jeunesse en certains chemins, qui m'ont conduit à des considérations et des maximes, dont j'ai formé uns méthode, par
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maîtres de questions, examiner tout ce qu'on lui propose et ne se contenter que lorsqu'il a trouvé [ui-même le vrai, « pour ce qu'on ne saurait si bien concevoir une chose et la rendre sienne, lorsqu'on l'apprend de quelque autre que lorsqu'on l'invente soi-même » {Discours, 6^ part., VI, 69). L'intuition du 10 novembre 1619, d'où procède toute sa philoso- phie, a été précisément la découverte de la certitude absolue en sa source, qui est Dieu. La méthode car- tésienne n'est que la mise en œuvre, ou l'élabora- tion rationnelle de cette intuition.
Descartes va donc dépasser ou rejeter toutes les « certitudes » dont se contentent la plupart des hommes : certitude incomplète, voire illusoire et trompeuse, qui naît des notions communes, de l'expérience des sens, des conversations et des livres {Principes, préf., IX, 5), et qui ne repose en dernier ressort que sur le préjugé ou la coutume ; certitude paresseuse des esprits médiocres, sectateurs aveugles de quelque maître, pareils au « lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le sou- tiennent et même souvent qui redescend après qu'il est parvenu jusqu'à leur faîte » {Discours, 6^ part., VI, 70). Descartes va même jusqu'à exclure de la science la « certitude morale », ou probabilité (1), qui nous apparaît aujourd'hui comme la certitude propre à
laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront permettre d'atteindre » {Discours, l'« part., VI, 3).
(1) Begula II {X, 362): « Per hanc propositionem rejicimus illas omnes probables tantum cognitiones, nec nisi perfecte cognitis.et de quibus dubitari non potest, statuimus esse credendum. »
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l'histoire et à toutes les sciences morales et dans laquelle un Cournot cherchera le fondement même de la critique philosophique, car il estime qu'une telle certitude, si elle suffit dans la conduite de la vie pour régler nos mœurs, n'est pas satisfaisante pour la raison, puisqu'elle ne lui fait point voir, absolument parlant, que la chose qu'elle persuade à notre esprit est vraie et ne peut être autrement que nous la jugeons {Principes, IV, 205-206) : bien plus, il la juge dangereuse, parce que l'esprit se persuade ainsi trop aisément d'opinions douteuses, en les parant de fausses raisons, et que, si l'on rencontre parfois la vérité de cette manière, c'est par bonheur, non par mé- thode, ce qui trouble et aveugle l'esprit en l'habituant à marcher dans les ténèbres et à ne plus supporter le grand jour {Regala II, X, 362 ; 77, X, 371).
La certitude que Descartes se propose d'atteindre, la seule qui, d'après lui, mérite ce nom, c'est une certitude absolue, analogue à celle des démonstra- tions mathématiques, qui no is font voir avec évi- dence que la chose ne saurait être autrement que nous la jugeons, une certitude telle qu'elle ne laisse aucune prise au doute des sceptiques, qu'elle nous donne du réel une vue parfaitement claire et dis- tincte, aux contours si nettement arrêtés que l'erreur soit aussitôt discernable, une certitude enfin qui s'impose à tous les esprits, aussi bien dans son prin- cipe que dans ses applications. Il ne suffît pas à Descartes de croire : il veut savoir. Et « par le nom de science, dit son biographe Baillet (1), il n'en-
(1) Vie de M. Descartes, II, 478. Cf. Régula II (X, 362 et 480).
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tendait autre chose qu'une connaissance claire et évidente » : c'est-à-dire une connaissance fondée sur les premiers principes, lesquels sont parfaitement clairs, et en déduisant très clairement toutes les autres choses {Principes, préf., IX, 8-11). Seule une telle connaissance, en augmentant progressivement notre savoir, en « formant notre esprit à porter des jugements solides et vrais sur tout ce qui se pré- sente à lui » (Régula /, X, 359), nous peut mettre en possession de toute la vérité dont notre esprit est capable ; seule encore elle peut nous faire « par- venir à ce plus haut degré de sagesse, auquel con- siste le souverain bien de la vie humaine » {Principes, préf., IX, 9).
La recherche, je ne dis pas même de la vérité, mais de la certitude, et le besoin d'assurer à cette certitude un fondement solide et inébranlable, tel est bien le ressort de la pensée cartésienne.
Comment obtenir une telle certitude? Il faut évi- demment tout reconstruire. La science, pour être conforme à l'idéal cartésien, doit être entièrement renouvelée, dans ses principes comme dans sa mé- thode. C'est à quoi va s'employer Descartes : il va s'efforcer de bâtir en un fonds qui soit tout à lui. Et, comme la première condition requise pour bâtir, c'est d'avoir des instruments ou des outils, la pre- mière des conditions requises pour bâtir l'édifice de la science certaine et définitive, c'est que l'esprit se crée à lui-même ses propres instruments, au lieu de recevoir d'autrui des outils dont il n'a pas éprouvé la force. Il en est de cette méthode, dit Descartes, comme des arts mécaniques qui se suffisent à eux-
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mêmes et fournissent à celui qui les exerce le moyen de fabriquer les instruments dont il a besoin. Ainsi, quelqu'un qui voudrait exercer Tart de forgeron sans avoir encore d'outils, devrait d'abord, avant de forger à l'usage des autres des épées ou des casques, se fabriquer à son usage propre, avec les moyens que la nature lui présente, des marteaux, une enclume, des pinces et tous les outils dont il aura besoin {Régula VIII, X, 397).
C'est donc cet instrument que Descartes va d'abord entreprendre de forger, pour l'employer ensuite à l'édification de la science. Cet instrument, ce sont les règles de la méthode.
I.es quatre règles, que Descartes expose tout au long dans les Régulas et qui se trouvent énoncées sous leur forme définitive dans la deuxième partie du Discours, sont connues de tous. Mais, faute de suivre avec assez de précision la marche de la pensée de Descartes et l'enchaînement de ses ré- flexions, faute également de rechercher le sens exact des mots, on n'a généralement pas saisi la signification profonde de la méthode cartésienne, ni la manière dont ces règles, par leur liaison intime, expriment l'unité et la simplicité essentielle de l'in- telligence, dont la méthode n'est que la manifesta- tion ordonnée.
Examinons d'un peu près la pensée de Descartes, telle qu'elle est formulée dans ce Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher
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la vérité dans les sciences. Les premières lignes sont extrêmement significatives : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », écrit Des- cartes. Qu'est-ce à dire? « Que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. » Et, en effet, les hommes peuvent avoir plus ou moins d'imagination, de mémoire, etc., mais ils ne sauraient avoir plus ou moins de raison, parce que la raison est notre nature même, et « qu'elle est la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes ». Or, « il n'y a du plus et du moins qu'entre les accidents et non point entre les formes, ou natures, des individus d'une même espèce ». Il suit de là « que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pen- sées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'es- prit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus (1); et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent ».
Ces quelques lignes nous présentent en raccourci toute la méthode cartésienne. Nous possédons tous la raison, c'est-à-dire le pouvoir de bien juger. Mais
(1) On voit ici que, pour Descartes, iiuJthode égale volonté.
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tous les hommes n'exercent pas ce pouvoir : car tous ne jugent pas bien. D'où vient cela? De co que « la volonté, aussi bien que l'entendement, est requise pour juger », et cela « afin que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aucune- ment aperçu » {Principes, I, 34) ; or, la volonté ayant plus d'étendue que l'entendement, car « en quelque sens elle peut sembler infinie » {Principes, I, 35), il arrive que nous donnions notre adhésion à des choses que nous ne connaissons pas fort clairement et dis- tinctement : de là les erreurs. La méthode consiste donc essentiellement dans la soumission de la volonté à la raison. Notons aussi, dès à présent, avec le plus grand soin, ce qu'est la raison pour Descartes : ce n'est pas la raison raisonnante, comme on l'a cru trop fréquemment, surtout au dix-huitième siècle ; « la raison ou le sens » est un pouvoir analogue à la vue : c'est en quelque sorte la vue de l'âme, intiiitus mentis; et c'est la faculté de saisir le bien et le vrai. La raison est donc bien, au sens plein du terme, le bon sens.
Or, comment apprendre aux hommes à faire un bon usage de leur raison? « Mon dessein, poursuit Descartes, n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne » (VI, 4). Il ne va donc pas nous présenter un traité didactique de la mé- thode, mais seulement une « histoire » de son esprit.
Nous savons ce qui mit en branle le développement de sa pensée. Sa nuit du 10 novembre 1619 ui apporta, croyait-il, la révélation de la notion de
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vérité,. en même temps que de la nature de la véri- table certitude, fondée sur ce principe très assuré que Dieu est souverainement bon et source de toute vérité (cf. Principes, IV, 206) ; il reconnut avec évi- dence que nous possédons tous au-dedans de nous, c'est-à-dire précisément dans notre raison, les se- mences de la sagesse ou de la vraie science, qui sont en nous comme le feu est dans le silex, et que l'in- tuition des poètes est beaucoup plus propre à les en tirer que le raisonnement des philosophes (1). Nous avons là le germe de toute sa méthode. Sui- vons-en le développement.
Cette sagesse, dont les semences se trouvent en chacun de nous, est une, comme la vérité qui en est l'objet propre, et comme la raison qui en est le principe et dont elle est l'achèvement. Dès lors, la méthode ne saurait être autre chose que la raison elle-même, prenant conscience de l'ordre conforme à sa nature essentielle et suivant lequel toutes ses puissances doivent être explicitées pour qu'elle de- vienne parfaite.
Et en effet, observe Descartes {Discours, 2^ part., VI, 11), « souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé». C'est que la perfection, n'étant autre chose que la réalisation d'une idée ordonnatrice, doit être l'œuvre d'une pensée unique, qui organise
(1) Bailt.et, Vie, I, 84. Cf. le texte des Cogitationes privâtes, que nous avons déjà cité (X, 217) : « Sunt in nobis semina scientiœ, ut In silice, quae per rationem a philosophis educuntur, per imagina- tionem a poetis excutiuntur magisque elucent. »
lit DËSCARTES
les matériaux dont elle se sert en les faisant tous concourir à une « même fin ». Vue merveilleusement féconde et juste, à condition qu'on ne l'érigé pas en thèse systématique, et qui traduit tout ce qu'il y a de vérité profonde dans la conception classique française, en opposition avec l'absurde théorie pan- théiste du romantisme allemand, qui veut voir dans loute œuvre parfaite le produit d'une sorte d'âme col- lective ! Et cette vue. Descartes l'illustre d'exemples remarquablement aptes, empruntés à l'architec- ture, aux lois et aux institutions, civiles et religieuses, aux sciences (1) et à l'éducation.
Il suit de là que, pour atteindre sa perfection, la science, sans préjudice de la collaboration qu'elle exige pour son achèvement (Discours, 6^ part., VI, 63), doit être constamment établie et, en quelque manière, découverte dans tous ses éléments par une .pensée unique, capable de saisir les choses d'une seule vue et dans leur liaison mutuelle : ce qui est le fait du bon sens ou de la raison et non pas de l'intelligence raisonneuse, qui ne connaît son objet qu'à condi- tion de l'analyser et de le morceler, et qui souvent s'en tient là.
L'idéal en tout est donc l'unité. Et cette unité exige qu'une pensée ordonnatrice reconstruise l'édi- fice en entier, de la base au sommet. Cependant,
(1) ( Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démons- trations, s'étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité, que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent > (VI, 12-13).
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Descartes ne maaique pas de percevoir aussitôt les conséquences funestes qu'entraînerait une telle con- ception, si on l'appliquait sans discernement à la pratique : elle mènerait tout droit au renversement total de ce qu'il faut redresser. Et de fait, le Fran- çais, trop logique et trop constructeur, n'a pas échappé à ces conclusions, que l'Anglais, plus pru- dent et plus réaliste, a su éviter, en substituant une évolution continue à une série de brusques révolu- tions (1). Descartes, lui, ne pousse pas son principe à l'extrême : il le limite au contraire tout aussitôt, en observant que, dans la pratique, c'est-à-dire dans tout ce qui relève de l'action, dans le domaine de la politique comme dans celui de l'enseignement, la réilexion individuelle doit soigneusement se garder de tout remettre en question et de tout changer dès les fondements, pour bâtir sur de nouveaux frais. « Ces grands corps sont trop malaisés à relever, étant abattus, ou même à retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes » (VI, 14). C'est que l'action est fondée principalement sur la force de la coutume et de la tradition et que le pro- grès, ici, ne consiste pas à détruire, mais à continuer la tradition.
Dans l'ordre même de la spéculation, si la pensée individuelle peut tenter cette expérience radicale, cependant une telle expérience n'est pas à la portée de la plupart des hommes : a C'est pourquoi, dit Descartes, je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n'étant appe-
(1) Voir à ce sujet quelques profondes remarques de Duhem, dans la Théorie physique, p. 92-98.
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{Régula III, X, 369), Descartes dénomme ordinaire- ment « lumière naturelle », voire même (et cela est très significatif) experientia (1), cette sorte de vision intellectuelle qui est, selon lui, l'acte propre de l'entendement ou intellectus, « seul capable de per- cevoir la vérité » (2) et de nous la révéler clairement et distinctement, c'est-à-dire en une appréhension simple, qui la rende parfaitement lumineuse en
immutantis sensitricem facultatem, vel aliquo vira specierum sup- plente. » C'est ainsi que les scolastiques dénomment intuitive la con- naissance que nous avons du soleil, quand nous le voyons, ou celle que les bienheureux ont de Dieu (vision qui est refusée à l'homme en cette vie, puisque, suivant l'expression de saint Paul, 1 Cor., XIII, 12, « maintenant nous voyons dans un miroir, par énigmes, mais alors nous verrons face à face »)•
(1) Cf. Régula //{X, 364-365) : « Notandum est, nos duplici via ad cognitionem rerum devenire, per experientiam scilicet, vel dcduc- tionera » (texte à rapprocher des textes symétriques de Régula III, X, 368,1. 12 et Régula XII, 425, 1. 10, où intuitus est employé au lieu d' experientia). Experientia, il est vrai, est pris ici dans un sens péjo- ratif, qui ne convient pas à V intuitus, puisque aussitôt après Descartes ajoute (X, 365) : « Notandum insuper experientias rerum saepe esse fallaces... » Mais dans la Règle XII, il dit expressément, distinguant les diverses sortes d'expériences : « Experimur quidquid sensu perci- pimus, quidquid ex aliis audimus, et generaliter quaecumque ad in- tellectum nostrum, vel aliunde perveniunt, vel ex sui ipsius contem- platione reflexa. Ubi notandum est, intellectum a nuUo unquam ex- perimento decipi posse, si prœcise tanlum intueaturremsibi objectam, prout illam habet vel in se ipso, vel in phantasmate... » (X, 422-423). Et plus loin il déclare que V intuitus mentis s'étend « ad reliqua omnia qusB intellectus praecise, vel in se ipso, vel in phantasia esse expe- ritur 0 (X, 425). Il suit de là que, pour Descartes, l'intuition est une expérience précise de l'entendement, et en ce sens il admet qu'il puisse y avoir une expérience certaine des choses simples et absolues mais de celles-là seulement : « de rébus tantum pure simplicibuset absolutis experientiam certam haberi posse « (Régula VIII, X, 394).
(2) « Solus intellectus equidem percipiendae veritatis est capax » {Régula XII, X, 411). Il est à noter que Descartes ne dit pas conce- voir, mais percevoir, ce qui est tout autre chose, ainsi que l'a bien marqué M. Bergson dans la première de ses conférences sur la Perception du changement (Oxford, Clarendon Press, 1911, p. 5-9), et ainsi que nous le montrerons plus loin.
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 175
elle-même et la distingue absolument de tout le reste.
Quel est l'objet de l'intuition? Ce sont les natures simples^ c'est-à-diro « celles dont la connaissance est si claire et si distincte que l'esprit ne les puisse diviser en d'autres plus distinctes » : tels sont, la figure, l'extension, le mouvement ; l'acte de con- naître, de douter, de vouloir ; l'existence, la durée, l'unité ; telles encore les relations immédiates entre ces essences séparées. Or, en vertu même de leur simplicité, ces natures sont connues tout entières dès qu'on les touche de la pensée : la connaissance que nous en avons est donc infaillible ; l'idée par elle-même est toujours vraie. L'erreur ne peut exister dans l'actQ par lequel l'intelligence voit, mais seule- ment dans l'acte par lequel elle juge {Régula XII, 4^ Méditation, Principes, I, 34) (1).
En effet, le jugement dépend non seulement de
(1) « Hic de rébus non agentes, nisi quantum ab intellectu perci- piuntur, illas tantum simplices vocamus, quarum cognilio tam pers- picua est et distincta ut in plures magis distincte cognitas mente dividi non possint... Dicimus secundo, res illas, quae respecta nostri intellectus simplices dicuntur, esse vel pure intellectuales, vel pure materiales, vel communes. Pure intellectuales illae sunt, quae per lumen quoddam ingenitum, et absque ullius imaginis corporeœ adju- mento ab intellectu cognoscuntur : ...[e. g.] quid sit cognitio, quid dubium, quid ignorantia, item quid sit voluntatis actio... Pure ma- teriales illae sunt, quae non nisi in corporibus esse cognoscuntur : ut sunt figura, extensio, motus, etc. Denique communes dicendœ sunt, quœ modo rébus corporis, modo spiritibus sine discrimine tri- buuntur, ut existentia, unitas, duratio, et similia. Hue etiam referendae sunt communes illae notiones, quae sunt veluti vincula quaedam ad aîias naturas simplices inter se conjungendas, et quarum evidentiâ nititur quidquid ratiocinando concludimus » (Régula XII, X, 418-419). Sur ce dernier point, cf. iîegwZa VI (382), VII, XII(i2i). — «. Dicimus tertio naturas illas simplices esse omnes per se notas et nunquam u lam falsitatem continere » {X, 420).
170 DESCARTES
1° « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présente- rait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
On a pu dire justement que la « révolution carté- sienne tient en principe dans cette règle » (1). Mais encore la faut-il bien comprendre. Elle a été prise communément dans son acception la plus obvie, comme la condamnation de la méthode d'autorité en science et en philosophie. S'il n'y avait que cela dans cette règle, elle n'eût pas fait une révolution : car la révolution était déjà faite (2). Mais une telle interprétation est tout à la fois fort incomplète et passablement superficielle. Il y a plus et beaucoup mieux dans cette règle.
Le vrai, dit Descartes, se reconnaît à l'évidence. Or, qu'est-ce que Véi>idence? C'est ce qui se voit parfaitement, non avec les yeux du corps, mais avec ceux de l'esprit : c'est, en un mot, ce qui est objet d'intuition ratioruielle.
Descartes s'est expliqué à diverses reprises sur ce point, avec une extrême précision. La vérité, dit-il, dans une lettre à Mersenne du 16 oc- tobre 1639 (3), est « une notion si transcendantale- ment claire, qu'il est impossible de l'ignorer : en
(1) Delbos, Figures et doctrines de philosophes, Paris, Pion, 1918, p. 118.
(2) Notamment par les savants italiens et par François Bacon.
(3) A propos du livre De veritate, de Herbert de Cheebuby, quo lui avait adressé Mersenne.
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 171
ciïet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s'en servir, mais on n'en aurait point pour apprendre ce que c'est que la vérité, si on ne la connaissait de nature... Ainsi on peut bien expliquer guid nominis à ceux qui n'en- tendent pas la langue et leur dire que ce mot vérité, en sa propre signification, dénote la conformité de la pensée avec l'objet, mais que, lorsqu'on l'attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d'objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieu ; mais on ne peut donner aucune définition de logique qui aide à connaître sa nature. Et je crois le même de plusieurs autres choses, qui sont fort simples et se connaissent naturellement, comme sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps, etc., en sorte que, lorsqu'on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s'embarrasse. Car, par exemple, celui qui se promèije dans une salle fait bien mieux entendre ce que c'est que le mou- vement, que ne fait celui qui dit : est actus entis in potentia prout in potentia, et ainsi des autres » (1). Ainsi, la vérité nous est connue par une espèce d'instinct naturel, qui « est en nous en tant qu'hommes et est purement intellectuel », à la diiïérence de l'ins- tinct qui « est en nous en tant qu'animaux » ; et cet instinct intellectuel, « c'est la lumière naturelle ou intuitus mentis, auquel je tiens qu'on doit se fier », alors que l'autre « ne doit pas toujours être suivi » (II, 597-599).
(1) Cf. ce que dit Pascal dans le fragment De l'esprit géométriqut (éd. Brunschvicg, minor, p. 168-173).
472 DESCARTES
En quoi, maintenant, consiste exactement cette intuition? Descartes nous le dit dans la troisième des Regulœ : l'intuition est « la conception fonnc qui naît dans un esprit sain et attentif des seules lu- mières de la raison et qui, plus simple, est consé- quemment plus sûre que la déduction elle-même... Ainsi, chacun peut voir par intuition qu'il existe, qu'il pense, qu'un triangle se termine par trois lignes... » (1). Ailleurs, il dit avec plus de précision encore : « La connaissance intuitive est une illustra- tion de l'esprit, par laquelle il voit en la lumière de Dieu les choses qu'il lui plaît lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la Divinité... Or, que notre esprit, lors- qu'il sera détaché du corps ou que ce corps glorifié ne lui fera plus d'empêchement, ne puisse recevoir de telles illustrations et connaissances directes, en pouvez-vous douter, puisque dans ce corps môme, les sens lui en donnent des choses corporelles et sen- sibles et que notre âme en a déjà quelques-unes de la bénéficence de son Créateur, sans lesquelles il ne serait pas capable de raisonner? J'avoue qu'elles
(1) « Per iniuitum intelligo, non fluctuantem sensuum fidem, vel maie componentis imaginationis judicium fallax, sed mentis purae et allenlœ tam facilem distinctumque conceptum, ut de eo, quod inlelligimus, nulla prorsus dubitatio relinquatur ; seu, quud idem est, mentis purae et attentae non dubium conceptum, qui a sola rationis luce nascitur, et ipsamet deductione certior est, quia simplicior, quam tamen etiam ab homine maie fieri non posse supra notavimus. lia unusquisque anime potest intueri se existere, se cogitare, triangulum terminari tribus lineis tantum, globum unica superficie, et similia, quae longe plura sunt quam plerique animadvcrtunt, quoniam ad tam facilia mentem convertere dedignantur » (Régula III, X, 368).
LA MËTHODK CARTÉSIENNE 173
sont un peu obscurcies par le mélange du corps ; mais encore nous donnent-elles une connaissance pre- mière, gratuite, certaine et que nous touchons de l'esprit avec plus de confiance que nous n'en don- nons au rapport de nos yeux. Ne m'avouerez-vous pas que vous êtes moins assuré de la présence des objets que vous voyez, que de la vérité de cette pro- position : je pense, donc je suis? Or, cette connais- sance n'est pas un ouvrage de votre raisonnement, ni une instruction que vos maîtres vous aient donnée ; votre esprit la voit, la sent et la manie ; et quoique votre imagination, qui se mêle importu- nément dans vos pensées, en diminue la clarté, la voulant revêtir de ses figures, elle vous est pour- tant une preuve de la capacité de nos âmes à rece- voir de Dieu une connaissance intuitive » (lettre au marquis de Newcastle, mars ou avril 1648, V, 136-138) (1). Toutefois, de peur de choquer ses lec- teurs par l'emploi nouveau (2) du terme intuition
(1) Ce texte est du plus haut intérêt, et il est presque unique dans l'œuvre de Descartes, car, ainsi que le dit notre philosophe à son cor- respondant (Y, 139) : « Vous me faites passer les bornes de philo- sopher que je me suis prescrites. »
(2) Dans la langue théologique du moyen âge, le terme intuitus désigne ordinairement, en effet, la connaissance propre à Dieu (cf. saint Thomas, Summa theologica, 1» pars, q. 14, a. 9). Par extension, les scolastiques parlent d'une cognitio intuitioa, quiest caractérisée par ces deux conditions : «Ut fiât perspeciem propriam, sive perpropriam ipsius objecti imaginera menti impressam ab objecto ipso, vel a Deo ; etutferatur in objectum realiter praesens, et quidem summa claritate et certitudine » (édition léontine de la Summa theologica, Rome, Forzani, 1894, t. VI : Lexicon scholasticorum verborum, s. v. a Co- gnitio »). On trouvera une définition analogue, et fort intéressante, de la cognitio intuitiva distinguée de la cognitio abstractiva, dans l'ouvrage du médecin espagnol Gomez Perïira, Antoniana Mar- garita, 1554, col. 67 et 68 : « Intuitiva [cognitio] rei praesentis est, eo modo quo definivimus », à savoir • cognitio objecti suis speciebus
174 DESCARTES
{Régula III, X, 369), Descartes dénomme ordinaire- ment « lumière naturelle », voire même (et cela est très significatif) experientia (1), cette sorte de vision intellectuelle qui est, selon lui, l'acte propre de l'entendement ou intellectus, « seul capable de per- cevoir la vérité » (2) et de nous la révéler clairement et distinctement, c'est-à-dire en une appréhension simple, qui la rende parfaitement lumineuse en
immutantis sensitricera facultatem, vel aliquo vim specierum sup- plente. » C'est ainsi que les scolastiques dénomment intuitive la con- naissance que nous avons du soleil, quand nous le voyons, ou celle que les bienheureux ont de Dieu (vision qui est refusée à l'homme en cette vie, puisque, suivant l'expression de saint Paul, 1 Cor., XIII, 12, «maintenant nous voyons dans un miroir, par énigmes, mais alors nous verrons face à face »).
(1) Cf. iîeg'/Za//(X, 364-365) : « Notandum est, nos duplici via ad cognitionem rerum devenire, per experientiam scilicet, vel deduc- tionem » (texte à rapprocher des textes symétriques de Régula II J, X, 368,1. 12 et Régula XII, 425, 1. 10, où intuitus est employé au lieu à.' experientia). Experientia, il est vrai, est pris ici dans un sens péjo- ratif, qui ne convient pas à Y intuitus, puisque aussitôt après Descartes ajoute (X, 365) : « Notandum insuper experientias rerum saepe esse fallaces... » Mais dans la Règle XII, i\ dit expressément, distinguant les diverses sortes d'expériences : « Experimur quidquid sensu perci- pimus, quidquid ex aliis audimus, et generaliter quaecumque ad in- tellectum nostrum, vel aliunde perveniunt, vel ex sui ipsius contem- platione reflexa. Ubi notandum est, inteilectum a nuUo unquam ex- perimento decipi posse, si prœcise tanlum intueaturremsibi objectam, prout illam habet vel in se ipso, vel in phantasmate... n (X, 422-423). Et plus loin il déclare que Y intuitus mentis s'étend « ad reliqua omnia quae intellectus praecise, vel in se ipso, vel in phantasia esse expe- ritur n (X, 425). Il suit de là que, pour Descartes, l'intuition est une expérience précise de l'entendement, et en ce sens il admet qu'il puisse y avoir une expérience certaine des choses simples et absolues mais de celles-là seulement : « de rébus tantum pure simplicibuset absolutis experientiam certam haberi posse » [Régula VIII, X, 394).
(2) « Solus intellectus equidem percipiendae veritatis est capax » (Régula XII, X, 411). Il est à noter que Descartes ne dit pas conce- voir, mais percevoir, ce qui est tout autre chose, ainsi que l'a bien marqué M. Bergson dans la première de ses conférences sur la Perception du, changement (Oxford, Clarendon Press, 1911, p. 5-9), et ainsi que nous le montrerons plus loin.
LA MKTHODE CARTÉSIENNE 17»
elle-même et la distingue absolument de tout le reste.
Quel est l'objet de l'intuition? Ce sont les natures simples^ c'est-à-dire « celles dont la connaissance est si claire et si distincte que l'esprit ne les puisse diviser en d'autres plus distinctes » : tels sont, la figure, l'extension, le mouvement ; l'acte de con- naître, de douter, de vouloir ; l'existence, la durée, Tunité ; telles encore les relations immédiates entre ces essences séparées. Or, en vertu même de leur simplicité, ces natures sont connues tout entières dès qu'on les touche de la pensée : la connaissance que nous en avons est donc infaillible ; l'idée par elle-même est toujours vraie. L'errewr ne peut exister dans l'actç par lequel l'intelligence voit, mais seule- ment dans l'acte par lequel elle juge {Régula XIJ, 4^ Méditation, Principes, I, 34) (1).
En effet, le jugement dépend non seulement de
(t) • Hiode rébus non agentes, nisi quantum ab intellcctu perci- piuntur, illas tantum simplices vocamus, quarum cognitio tam pers- picua est et distincta ut in plures magis distincte cognitas mente dividi non possint... Dicimus secundo, res illas, quae respectu nostri intellectus simplices dicuntur, esse vel pure intellectuales, vel pure materiales, vel communes. Pure intellectuales illœ sunt, quae per lumen quoddam ingenitum, et absque ullius imaginis corporese adju- mento ab intellectu cognoscuntur : ...[e. g.] quid sit cognitio, quid dubium, quid ignorantia, item quid sit voluntatis actio... Pure ma- teriales illae sunt, quae non nisi in corporibus esse cognoscuntur : ut sunt figura, extensio, motus, etc. Denique communes dicendœ sunt, quœ modo rébus corporis, modo spiritibus sine discrimine tri- buuntur, ut existentia, unitas, duratio, et similia. Hue etiam referendœ sunt communes illœ notiones, quae sunt veluti vincula quaedam ad aîias naturas simplices inter se conjungendas, et quarum evidentiâ nititur quidquid ratiocinando concludimus » (Régula XII, X, 418-419). Sur ce dernier i>oint,cf .Régula VI (382), VII, Z//(421). — « Dicimus tertio naturas illas simplices esse omnes per se notas et nunquam u lam falsitatem continere » (X, 420).
17R DESCARTES
l'intelligence, mais de la volonté : il est libre. En ce sens, l'erreur nous est imputable, la certitude est personnelle. Or, je puis faire un mauvais usage de ma liberté, en composant par exemple entre elles des notions qui ne sont pas liées dans la réalité (1). Ces erreurs procèdent toutes de deux causes, qui sont la précipitation et la prévention : telle l'erreur de l'homme qui a la jaunisse et qui croit que tout lui parait jaune, non par un défaut de son œil, mais parce que les choses sont réellement jaunes; telle l'erreur de l'imaginatif, comme don Quichotte, qui prend les fantômes de son imagination pour les causes réelles des apparences sensibles (2).
Pour bien juger, notre volonté devra donc écarter ces deux causes ordinaires d'erreur et n'admettre dans nos jugements que ce dont nous avons une connaissance claire et distincte, à savoir les idées des natures simples perçues intuitivement, qui sont en quelque manière Vabsolu, et, d'autre part, les idées des rapports entre les natures simples où entre celles ci et les natures relatives qui s'y rattachent par une connexion nécessaire, de telle sorte que tout,
(1) « Componimus autem nos ipsi res quas intelligimus, quoties in illis aliquid inesse credimus, quod nullo experimento a mente nostra immédiate perceptum est : ut si ictericus sibi persuadeat res visas esse flavas, haec ejus cogitatio erit composita, ex eo quod illi phantasia sua représentât, et eo quod assumit de suo, nempe colorera flavum apparere non ex oculi vitio, sed quia res visse rêvera sunt flavae. Unde concluditur nos falli tantum posse, dum res quas credimus a nobis ipsis aliquo modo componuntur » (Régula XII, X, 423).
(2) Cf. R'gitla XII (X, 423). On peut rapprocher de la théorie carté- sienne sur les deux causes de nos erreurs ce que dit W. James sur les deux sources principales de nos illusions, Psychologie, trad. fr., Paris, Rivière. 1909, d. 419.
LA MKTIIOUE cartésienne 477
en fin de compte, se ramène à ce qui est le plus absolu (1).
Toutefois, ici surgit une difficulté. Tout se sus- pend aux natures simples. Or, il est peu de natures simples et absolues que nous puissions voir d'abord et par soi, indépendamment de toute autre chose {Ré- gula VI, X, 383). L'univers ne se compose pas que de natures simples ; l'expérience ne nous présente pas que des idées claires et distinctes. La plupart, au contraire, sont des complexes : pour connaître ces choses complexes et relatives par l'intuition, qui est le seul mode de connaissance vraie, il faudra donc les résoudre en leurs éléments simples ou plutôt les rattacher aux natures simples dont elles dépendent et qui peuvent être connues intuitive- ment. Tout le travail de la science humaine, dit Descaries, ne consiste presque qu'à voir comment les natures simples concourent ensemble à la com- position des autres choses {Régula XII, X, 427) : or, ce travail est l'œuvre de Vanalyse el de la synthèse.
(1) a Absolutum voco quiJquid in se continet naluram puram et sirnplicem de qua est quaestio : ut omne id quod consideratur quasi inde- pendens, causa, simplex, universale, unum, œquale, simile, rectum, vel alia hujusmodi ; atque idem primum voco simplicissimum et facillimum, ut illo utamur in qusestionibus resolvendis « (Régula VI, X, 381-382). Par opposition, Descartes appelle relatif, respectivum, « ce qui contient cette même nature, ou du moins en participe en quelque chose, par où elle peut être rapportée à l'absolu et en être déduite par une certaine série ; mais qui enveloppe, en outre, dans son con- cept, certains autres éléments, qu'il appelle des rapports [respectus) ». Or, tout le secret de la méthode, poursuit Descartes, consiste à cher- cher avec soin en toutes choses ce qu'il y a de plus absolu (illud maxime absolutum), afin d'y rattacher et d'en déduire les natures relatives, en observant leur connexion mutuelle et leur ordre naturel (X, 382). Sur ce texte très important, cf. le pénétrant commentaire de Haîïxequin, Études, p. 218 et suiv.
12
178 DESCARTF.S
2" La règle de l'analyse se formule ainsi : « Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre » (VI, 18),
L'analyse consiste donc dans la réduction des idées complexes en leurs éléments simples, qui pour- ront être alors perçus clairement et distinctement, par intuition. Elle repose d'ailleurs sur ce postulat, qu'il n'y a rien de plus dans le complexe que dans ses éléments simples, ou, en d'autres termes, que le « relatif » peut être intégralement rattaché à 1' « ab- solu », comme les conséquences aux principes.
Sans entrer ici dans l'examen de la question méta- physique que soulève l'analyse cartésienne, quelques exemples précis suffiront à nous faire comprendre la grande valeur méthodologique de cette règle, dont Descartes dit qu'elle est aussi nécessaire à qui veut aborder la connaissance des choses que le fil de Thésée à qui veut pénétrer dans le labyrinthe {Ré- gula V, X, 379). Descartes lui-même nous a donné des exemples caractéristiques de l'apphcation de sa règle à l'algèbre, à la mécanique, aux questions usuelles, à la métaphysique : nous avons étudié déjà de. ce point de vue la géométrie analytique et nous verrons plus loin que Descartes a suivi la même voie dans la démonstration de l'existence de Dieu. L'avantage de l'analyse consiste en ce qu'elle « montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée, et fait voir comment les effets dépendent des causes ». Toutefois, entre la géométrie et la métaphysique, « il y acettedifTérem", que les premières notions qui Soiit supposées pour
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 179
émontrer les propositions géométriques, ayant de
i convenance avec les sens, sont reçues facilement
"un chacun ; c'est pourquoi il n'y a point là de
iffîculté, sinon à bien tirer les conséquences... Mais
Il contraire, touchant les questions qui appar-
lennent à la métaphysique, la principale difficulté
st de concevoir clairement et distinctement les
remières notions » : non pas qu'elles soient moins
laires de leur nature que les propositions géomé-
'iques, mais parce qu'elles exigent de l'esprit une
ttention plus soutenue et un plus grand détache-
lont des sens {Réponse aux 2" objections^ IX, 121-
23). C'est pourquoi l'analyse est plus indispensable
icore en métaphysique qu'en géométrie.
Afin de rendre plus accessibles la signification et
portée de l'analyse cartésienne, je prendrai ici
lelques exemples empruntés à notre époque.
Chacun connaît aujourd'hui la méthode Taylor,
)pliquée à l'organisation du travail. Taylor l'a for-
nlée, à propos de la fabrication de ses aciers à
aipe rapide, de la manière suivante : « Jeter un
up d'œil d'ensemble sur le domaine à étudier,
lis examiner avec soin tous les éléments du pro-
'. ème et choisir les plus simples avant de s'engager
I ns un travail compliqué »; c'est-à-dire déterminer
Influence de chaque variable sur le résultat final,
i rès les avoir isolées tour à tour en maintenant
I; autres constantes (1). Or, cette règle est aisément
I onnaissable : c'est la règle même de Descartes.
iiis Taylor, qui était un autodidacte, ignorait Des-
1) Voir à ce sujet un article de la Revue scientifique (rose) du 5 octobre 1919, p. 618.
180 DESCARTES
cartes ; et les Français qui ne lisent pas leurs philo- sophes, mais sont portés à admirer tout ce qui leur vient de l'étranger, se sont engoués du taylorisme, SËins prendre garde que tout ce qu'il y a de bon dans le taylorisme est contenu dans la règle de Descartes, et que ce que Taylor, sous l'influence allemÊinde, y a ajouté, notamment le chronométrage mécanique du travail, est très fortement contestable. C'est là ce qu'un de nos savants, qui joint aux connaissances techniques la culture philosophique, Georges Charpy, me faisait observer un jour en disant : « Au taylo- risme, substituons le cartésianisme. »
Si du domaine de la mécanique nous passons au domaine des idées, la règle cartésienne n'est pas moins valable. En effet, toutes les fois que nous avons quelque question complexe à étudier, salaire familial ou suffrage des femmes, participation aux bénéfices, gestion ouvrière ou Société des nations, pour ne parler que de questions sociales, le mieux est d'appliquer le précepte de Descartes : au lieu d'agir comme un homme qui du pied d'un édifice voudrait s'élever d'un saut jusqu'au faîte, il faut prendre l'escalier, dit Descartes {Régula F, X, 380), ou, en d'autres termes, il faut remonter progres- sivement des effets complexes, c'est-à-dire de la question étudiée, aux principes simples qui en commandent la solution. On ne tarde pas alors à s'apercevoir que toutes ces questions, infinies par le nombre et la complexité, se réduisent en fin de compte à quelques principes très simples et très fondamen- taux : usage, valeur, personne, autorité, droit na- turel.
LA xMKTHODE CARTÉSIENNE 181
Ce sont ces principes qui doivent être l'objet de notre méditation : lorsque nous les posséderons assez complètement pour les voir d'une vue claire et dis- tincte, nous saurons sans peine en faire l'applica- tion à toutes les difficultés qui se présentent, et, grâce à eux, parvenir à la solution de ces difficultés, pourvu, toutefois, que nous ayons le tact et le dis- cernement qu'exige le maniement de principes faits pour le réel et qui doivent être constamment adaptés à la diversité du réel (1).
3° Toutefois, pour être bien sûr qu'on n'a rien négligé dans la voie qui mène du complexe au simple, du relatif à l'absolu, il faut ensuite parcourir le chemin en sens inverse et tâcher de retrouver le complexe en partant des éléments simples. Tel est le rôle de la synthèse, dont Descartes nous donne cet énoncé très remarquable : « Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter
(1) Nous aurons à revenir sur ce dernier point, dont l'extrême importance a été reconnue de tous les hommes d'action. Il faut se souvenir, en effet, qu'un principe ne doit rien avoir « de rigide ni d'absolu... On n'a presque jamais [disons : jamais] à appliquer deux fois le même principe dans des conditions identiques : il faut tenir compte des circonstances diverses et changeantes, des hommes éga- lement divers et changeants et de beaucoup d'autres éléments va- riables » (H. Fayol, Administration industrielle et générale, Paris, Dunod et Pinat, 1917, p. 25). Le maréchal FocH rejette pareillement les dispositifs fixes, « les formes invariables, figures, épures, schémas », parce que, dit-il, « à la guerre il n'y a que des cas particuliers ; tout y est affaire d'espèce, rien ne s'y reproduit », — bien que tout s'y enchaîne, selon une « logique des actes » et selon des « relations de causée à effets », qui permettent, qui exigent même du chef, science et méthode, c'est-à-dire observation et réalisation de l'ordre (Prin- cipes de la guerre, Paris, Berger-Levrault, p. 11-12, p. 264).
iHi DESCARTliS
peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connais- sance des plus composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point natu- rellement les uns les autres » (VI, 18-19).
La synthèse, ou déduction cartésienne, est très différente de la déduction syllogistique, en usage chez Aristote et les scolastiques : celle-ci part de Vunwersel; la déduction cartésienne part du simple, qui n'est pas la même chose que l'universel : et en effet, dit Descartes, l'universel est en un sens plus simple et absolu que le particulier, en un sens moins, puisqu'il n'existe que dans l'individu {Ré- gula VI, X, 382).
D'autre part, plus importante encore que le point de départ ou les principes, est la manière dont ils se comportent entre eux et avec leurs conséquences : c'est-à-dire Vordre de leur enchaînement (1). Or, cet ordre n'est pas toujours apparent dans la nature.
(t) Cf. ce que dit H. PoiNCARé, dans Science et méthode, p. 47 : € Une démonstration mathématique n'est pas une simple juxtapo- sition de syllogismes ; ce sont des syllogismes placés dans un certain ordrç, et l'ordre dans lequel ces éléments sont placés est beaucoup plus important que ne le sont ces éléments eux-mêmes. » Et Poincaré, à ce propos, caractérise « le sentiment, l'intuition pour ainsi dire de cet ordre », qui nous permet « d'apercevoir d'un coup d'œil l'ensemble du raisonnement ». On rapprochera de ce texte une curieuse obser- vation du P. Poisson sur la troisième règle de la logique de Descartes : i 11 rigne je ne sais quelle liaison, qui fait qu'une vérité fait découvrir l'autre, et qu'il ne faut que trouver le bon bout du fil, pour aller jus- qu'à l'autre sans interruption. Ce sont, à peu près, les paroles d« M. Descartes, que j'ai lues dans un de ses fragments manuscrits : Quippe sunt coneatenatse ornnes scientix, nec una perfecta haberi potest, quin aliie sponie sequantur, et tota siinul encyclopxdia apprehendatur » (Commentaire ou Remarques sur la méthode de René Descaries, II, 6} A. T., X, 255). Ainsi, la connaissance parfaite d'une seule science (ou vérité), et de l'ordre d'enchaînement des autres, permettrait d'arriver à une sorte de connaissance encyclopédique.
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 183
C'est pourquoi l'esprit doit intervenir par Vhypo- thèse, pour rétablir l'ordre, pour lier entre eux les causes et les effets, les simples et les composés, partout où leur liaison n'est pas évidente. Peu importe, au surplus (1), que la réalité soit ou non conforme à l'hypothèse, pourvu que celle-ci n'altère en rien la vérité des choses qu'on en déduit et ne fasse que contribuer à rendre tout plus clair : c'est ainsi qu'en géométrie on fait souvent, au sujet d'une grandeur ou quantité, certaines suppositions, qui n'infirment en rien la force des démonstrations, bien qu'un physicien puisse avoir une tout autre idée de la nature de cette quantité ; c'est ainsi encore qu'en astronomie on trace, pour y décrire les phéno- mènes, des cercles imaginaires, qui, bien que non conformes à la réalité des faits, permettent de dis- cerner clairement les objets auxquels on s'applique et la connaissance qu'on en peut acquérir {Ré- gula XII, X, 412, 417). Bien plus, la fausseté de l'hypothèse n'empêche point que ce qui en a été déduit conformément à l'expérience ne soit vrai et n'ait été par elle rendu intelligible à notre esprit, grâce à l'ordre qu'elle nous y a fait voir {Principes^ III, 46-47).
La synthèse est donc essentiellement observation et supposition d'ordre, et en ce sens elle est toute la méthode, puisque a la méthode entière consiste
(1) f Neque credetis, nisi lubet, rem ita se habere ; sed quid impe- diel quominus easdem suppositiones sequamini, si appareat nihil illas ex rerum veritate minuere, sed tantum reddere omnia longe clariora? Non secus quam in geometria quœdam de quantitate supponitis, quibus nulla rations demonstrationum vis inflrmatur, quamvis saepe aliter in physica de ejus natura sentiatis » {X, 412).
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dans l'ordre et la disposition des choses vers les- quelles il faut tourner la pointe de son esprit pour découvrir quelque vérité » {Régula V, X, 379).
Or, cette perception d'ordre, qui est le fond de la déduction (1), la rapproche singulièrement de l'intuition. Sans doute, la déduction, qui porte sur les causes éloignées, se distingue de l'intuition, qui porte sur les principes, en ce qu'elle implique « un mouvement ou une certaine succession », au lieu que l'intuition est un acte simple ; d"où il suit que la déduction ne requiert pas, comme l'intuition, une évidence présente, mais qu'elle emprunte presque toute sa certitude à la mémoire {Régula III, X, 370). Cependant la mémoire, grâce à l'exercice continuel de la pensée, finit, en s'affermissant, par se supprimer, en sorte que nous parcourons toute la chaîne presque d'une seule vue et qu'il semble que nous apercevions la chose totam simul {Régula XI, X, 409). A ce stade, la déduction rejoint presque l'intuition, dont elle procède et dont elle n'est que le déroulement dans le temps : elle est, pourrait-on dire, une intuition en mouvement.
4° Mais, pour parvenir à ce résultat, une dernière opération est nécessaire : c'est Yénumération ou induction, qui consiste en la recherche et en la clas- sification de tout ce qui se rattache à une question donnée. Descartes la formule ainsi dans le Discours :
(1) Il convient de noter ici que le terme déduction, chez Descartes, n'est pas absolument identique au terme synthèse : il est d'un emploi plus général, et désigne tout à la fois l'inférence par voie analytique et l'inférence par voie synthétique, celle-ci étant d'ailleurs l'achève- ment de celle-là.
LA MIÎTHODE CARTÉSIENNE 18S
« Faire partout des dénombrements si entiers et dea revues si générales, soit en cherchant les moyens termes, soit en parcourant tous les éléments de la question (1), que je fusse assuré de ne rien omettre m (VI, 19). En effet, si l'on omet un seul degré dans la série qui mène du relatif à l'absolu ou de l'absolu au relatif, ou si l'on omet de discerner et de parcourir par ordre les choses appartenant au même degré, la chaîne se rompt et toute la certitude de la conclu- sion disparaît {Régula VII, X, 389-390 ; VIII, 392).
L'énumération doit être méthodique ou ordonnée, en ce sens qu'elle doit disposer les choses dans le meilleur ordre, suivant des classes définies ; et elle doit être suffisante, en ce sens que, sans avoir besoin d'être complète, elle doit pouvoir conclure avec cer- titude, par analogie, de la connaissance de quelques cas à la connaissance de celui que l'on ignore (2).
L'énumération n'est pas un simple complément^ ou une simple adjonction de la méthode; il serait
(1) « Tum in quœrendis mediis, tura in difficultatum partibus per- currendis » (addition de la traduction latine du Discours, VI, 550). Sur le sens du terme médium, et la difficulté de découvrir les moyens nécessaires pour la comparaison, cf. le Commentaire du P. Poisson, II» part., 6« obs. (A. T., X, 476).
(2) Par exemple, dit Descartes, si je veux montrer par énuméra- tion que l'aire d'un cercle est plus grande que celle de toutes les autres figures de périmètre égal, « non opus est omnes figuras recensera, sedsufflcit de quibusdam in particulari hoc demonstrare, ut per induc- tionemidemetiam de aliis omnibus concludatur t (Régula 77/, X, 390). Voir deux autres exemples de l'emploi de l'énumération dans la recherche de l'anaclastique (où l'on conclut per imitationem d'une des puissances naturelles énumérées à l'action de la lumière), et dans la recherche du pouvoir de notre esprit (iîe^ufa VIII, X, 394 et suiv.). Cf. également l'usage que Descartes fait de l'induction dans les ques- tions de nombres (lettre à Mersenne, 27 juillet 1638, II, 254), et dans ses recherches sur l'arc-en-ciel (Afé/éores, dise. VIII, et le Corn- swntaire du P. POISSON, II» part., 7« obs.).
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plus exact de dire qu'elle en est V achèvement et rachèvement indispensable. Elle n'est elle-môme qu'une espèce de la déduction (1), à savoir la déduc- tion multiple et enveloppée, multiplex et involuta (X, 408) ; elle peut être utilisée comme substitut de l'intuition, lorsque la capacité de notre esprit ne nous permet pas d'y atteindre en raison de la multiplicité et de la disjonction des principes auxquels se suspend notre raisonnement (X, 389) ; bien plus, elle peut finir, grâce à l'exercice, par rejoindre l'intuition, dans un mouvement continu de l'esprit, aboutissant à « un jugement qui condense en un rapport unique une somme de rapports et qui les organise « (2). Enfin,
(1) C'est là ce qu'indique clairement Descartes au début de la Rè^le XI (X, 407). lorsque, parlant de Vintuilus mentis, il iijoute : « illum uno in loco deductioni opposuimus, in alio vero enunieraiioni tantum, quam definivimus esse illationem ex multis et disjunctis rébus collectant ; simplicem vero deductionem unius rei ex altéra ibidem diximus fieri per intuitum. » C'est en cela que consiste essentiel- lement rénumération (conséquence obtenue par le rapprochement de plusieurs principes distincts), bien que Descartes semble parfois y inclure aussi l'opératicm qui tire une conséquence d'un principe en se servant de conclusions intermédiaires parce qu'un trop long intervalle sépare le premier terme du dernier {Régula VII, X, 387) : celle-ci diffère de celle-là comme la déduction simple ou directe diffère de la déduction multiple ou indirecte (Régula VI, X, 386-387) ; l'une prépare l'intuition, et s'y ramène d'ailleurs aisément, parce que la nature de la difficulté ne change pas ; l'autre, qui est l'énumération propre- ment dite, soulève une difficulté nouvelle, parce qu'elle implique plusieurs conceptions simultanées, et non plus seulement successives, de l'esprit ; mais elle peut servir de substitut à l'intuition, et finalement y tendre elle aussi (X, 408-409).
(2) Hanneqfin, Etudes, p. 229. Par là l'énumération cartésienne se distingue nettement du syllogisme : l» en ce qu'elle aboutit à un jugement nouveau ; 2" en ce que, dans les séries ordonnées de rapports qu'elle examine, les termes se rattachent d'eux-mêmes les uns aux autres, sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir un moyen (Ré- gula XIV, X, 451), celui-ci n'intervenant que dans la comparaison des grandeurs, mais sous une forme, d'ailleurs, très différente des moyens termes du syllogisme, en tant qu'unité de mesure (X, 439-440. 451).
LA METHODE CARTÉSIENNE 187
rénumération, pourvu qu'elle se règle sur la vue de la vérité des choses et qu'elle observe l'ordre, doit « servir infailliblement en la rechcïche de la vérité » (lettre à Mersenne, 23 décembre 1630, I, 195), parce qu'elle est la garantie expérimentale de la méthode (1), Ql permet d'assurer au raisonnement, analytique et synthétique, une valeur réelle, analogue à celle de l'intuition, qui demeure la seule connaissance parfaite.
Par là se confirme l'unité essentielle de la mé- thode, expression de l'unité essentielle de l'esprit humain. Toute connaissance se ramène, dit Des- cartes, à Vintuition évidente et à la déduction néces- saire (2), l'une saisissant les natures simples, l'autre leur composition. Mais la déduction elle-même est essentiellement une intuition : le mouvement de la pensée n'y est qu'accessoire ; son principe et son terme, c'est l'intuition.
Connaître, c'est voir.
(1) Sur le rôle de l'expérience dans la physique cartésienne, cf. LiARD, Descartes, p. 120-138; Milhaud, Descartes sai>ant, ch. IX.
(2) « NuUas vias,hominihus patere ad cogaitionem certam veri- tatis, prœter evidentem intuitum, et necessariara deductionem » (Régula XII, X, 425). Cf. Régula III (X, 368) : dans ce dernier texte, inductio est pris au sens de deductio, soit qu'il s'agisse d'une simple faute de copiste ou d'une inadvertance de Descartes, soit plutôt (Hannkquin, Etudes, p. 217) que Descartes entende marquer par là que la déduction, lorsqu'elle se prolonge et qu'elle s'éloigne de son point de départ, s'écarte de l'intuition, pour devenir, au sens propre du mot, une inférence (inductio, illatio : cf. Régula II, X, 365), allant d'un terme à un autre terme éloigné. C'est en ce sens que Descartes peut dire (Régula VII, X, 389) : « Toutes les fois qu'une connaissance n'est pas réductible à l'intuition, — les chaînes du sj^llogisme étant d'ailleurs rejetées, — il ne nous reste qu'une seule voie certaine, qui est l'induction : car, pour toutes les propositions que nous avons déduites immédiatement les u..es des autres, si l'inférence a été évi- dente, elles ont déjà été réduites à une véritable intuition » (cf. Régula XI, X, 407-408).
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Que faut-il penser de la méthode de Descartes? Elle garde aujourd'hui toute sa valeur et peut être considérée dans ses grandes lignes comme la mé- thode essentielle de l'esprit humain.
Notons-le bien, d'ailleurs. Elle n'a pas été inventée de toutes pièces par Descartes. Les règles de l'ana- lyse et de la synthèse avaient été clairement énon- cées avant lui par les mathématiciens grecs et par Platon. Le rôle primordial de l'intuition et de l'in- tellect pur, ou du voîîç, dans la connaissance avait été parfaitement reconnu par Platon et par Aris- tote, par les grands penseurs du moyen âge, par saint Thomas (1), et surtout par les néo-platoni- ciens, dont la tradition était parvenue jusqu'à Des- cartes par l'intermédiaire de ses maîtres, jésuites et oratoriens (2). L'originaUté propre de Descartes, ici encore, a été d'introduire de l'ordre, de dégager
(1) Que l'idéal de l'opération intellectuelle et qiîe le fond même de [' intellectus , pour saint Thomas, soit la connaissance intuitive, c'est là ce qu'ont nettement reconnu Rottssblot, l'Intellectualisme de saint Thomas, Paris, 1908, et SîBTn.LAîfGES, Saint Thomas, Paris, Alcan, 1910, t. I", p. 49. Pour les scolastiques, Yintellectus perçoit immé- diatement prémisses et conclusion, il voit la seconde dans les pre- mières, et non par elles : c'est le voù« des Grecs, par opposition à la Siâvoia. Cf. mon travail sur la Notion du nécessaire chez Aristote, Paris, Alcan, 1915 (index, s. v. Nov;).
(2) Cf. cette définition du P. Gibieuf [De libertale Dei et créatures, 1630, t. II, p. 284) : « Cum ergo vera legitimaque scientia non dis- cursus sit, sed simplex quidam veritatis intuitus. » Nous savons, par Baillet, que Descartes connut Gibieuf en 1626-1628; il écrit à Mer- senne, en octobre 1631, qu'il « estime grandement » ce qu'il a vu de son livre, et « souscrit tout à fait à son opinion » (I, 220). — Nou» verrons avec plus de précision, à propos du Cogito, l'influenc» qu'exerça la tradition néo-platonicienne sur la pensée cartésienne.
LA MÉTHODE CARTÉSIENNE 189
les règles essentielles de la masse des règles acces- soires, avec lesquelles on les confondait ou qui souvent même les oblitéraient, enfin et surtout de mettre en pleine lumière Forganisation de ces règles au sein de l'entendement qui les unifie.
Il faut savoir gré à Descartes d'avoir proclamé avec autant de force que la raison, ou le bon sens, est « l'instrument universel » de la connaissance, que son organe est la pensée intuitive, que la seule manière de connaître vraiment est de voir, et. que toutes les opérations par lesquelles l'intelligence par- court l'échelle qui va du complexe au simple et du simple au complexe, analyse et synthèse, celle-ci étant d'ailleurs le complément indispensable de celle-là, se subordonnent à l'intuition rationnelle, qu'elles préparent, mais qui les dirige, les domine et les achève. Descartes a très bien vu que la con- naissance se ramène toujours à l'appréhension de l'objet, soit directement (c'est l'intuition), soit selon un ordre (c'est le discours), qui, pour être vrai, ne doit être que le déroulement de l'intuition par un « mouvement continu » de la pensée : ainsi, l'on ne connaît une chose que lorsqu'on l'a rattachée, selon cet ordre essentiel, à ses principes simples et absolus, perçus par l'intellect pur.
Cette intuition dont le premier, peut-être, Des- oartes a parfaitement défini le sens et le rôle, nous apparaît de plus en plus comme l'organe même de la connaissance. Toutefois, l'on se méprend assez ordinairement sur sa nature : partisans et adver- saires de l'intuition la défigurent le plus souvent d'une fâcheuse manière, en lui attribuant un carac-
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tère mystérieux et indéterminé qui semble la rejeter hors du domaine de l'intelligence. Or, l'intuition n'est que l'acte propre de l'intelligence, prise à son point le plus haut et dans son épanouissement suprême, puisque V intelligence complète, c'est la faculté de pénétrer à V intérieur de son objet pour le lire, c'est le pouvoir de le contempler du dedans. Pour en pré- ciser les caractères, il suffît de s'adresser aux génies qui ont éprouvé l'intuition et nous l'ont décrite : un Jlenri Poincaré en science, un Napoléon en art militaire, un Michel-Ange ou un César Franck en art pur, une sainte Thérèse en matière religieuse. Chez tous, l'intuition rationnelle apparaît avec un caractère double, qui suffît à la définir : c'est une connaissance immédiate et c'est une connaissance réelle (1). Elle doit être longuement préparée : mais elle éclate tout d'un coup, en une soudaine illumi- nation (2). Et elle nous livre, non pas, comme l'in- telligence conceptuelle, des produits de notre enten- dement, mais bien le réel même, avec lequel elle nous fait prendre contact. C'est pourquoi, en art même, un César Franck dira d'une phrase qu'il a longtemps cherchée : « Je l'ai trouvée » (3), et une sainte Thérèse insistera sur ce fait que l'objet de la vision intellectuelle est indépendant de l'esprit, qu'il le dépasse, et ne peut être conquis par aucune
(1) Double carjictère que Descartes a parfaitement mis en lumière, dans la belle lettre au marquis de Newcastle que nous avons déjà citée (V, 136).
(2) « Enfin le voile est déchiré «, écrit Napoléon à Murât, le 13 oc- tobre 1806, à neuf heures du matin (Colonel Vachkb, Napoléon en campagne, Paris, Berger-Levrault, 1913, p. 170).
(3) Vincent d'Indy, César Franck, Paris, Alcan. 1906, p. 175.
LA iMÉTHODE CARTÉSIENNE !»!
industrie : on ne peut que s'y disposer, comme le dira Pascal, car une telle lumière est « l'œuvre de la grâce » (1). D'où Yhum.ililé de celui qui l'éprouve, humilité qui est à la fois le fruit et la marque de l'intuition vraie.
Descartes a donc fondé véritablement la méthode et tracé à l'intelligence humaine sa véritable voie, lorsqu'il a discerné, derrière les démarches de l'in- telligence qui raisonne, l'acte simple de l'intelli- gence qui voit. Mais son esprit, malgré tout raison- neur, déductif et mathématicien toujours, même lorsqu'il transcende la mathématique, n'a pas vu aussi clairement que les purs intuitifs, une sainte Thérèse ou un Pascal, les limites de l'intuition rationnelle et l'humilité qu'elle commande.
Descartes a raison d'avoir confiance en la raison humaine : car la raison est notre grande lumière naturelle. Mais il lui accorde une confiance exces- sive, et cela de deux manières :
1° Pour Descartes, tout se réduit au simple, et l'intuition, qui nous livre les principes simples, est conçue par lui comme absolument certaine, à l'abri de toute erreur et de tout doute. Or, l'intuition vraie est assurément telle : mais est-il donné à l'homme de l'atteindre? En tout cas, nous n'avons pas de marque intellectuelle absolument certaine, mathé- matiquement rigoureuse, à laquelle nous puissions la reconnaître. L'évidence n'est pas quelque chose
(1) Œuvrex complètes de sainte Térèse de Jésus, trad. Polit, Paris, Retaux, 1907, t. II, p. 295 et suiv. (Relation LIV), p. 316 {Relation LXIV). Cf. Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, 245 : « s'offrir parles humiliations aux inspirations. •
192 DESCARTES
d'aussi simple, d'aussi clairement délimité, d'aussi indéniable que le croit Descartes. Elle n'est pas affaire de science pure, mais plutôt de croyance. Or, nous savons que Descartes rejette la croyance ou l'assurance morale, en matière de connaissance rationnelle.
20 L'intuition doit être préparée par un long et pénible travail : ainsi, le médecin n'arrive à la sûreté du diagnostic qu'après une longue pratique. Nul ne le conteste et Descartes en a parfaitement conscience. Seulement il pense que ce travail (pour tout ce qui est du ressort de notre raison et les vérités révélées mises à part) peut être entrepris et mené à bien par l'esprit avec ses seules forces ou presque. L'expérience proprement dite, l'expé- rience des effets, n'intervient nulle part comme partie constitutive de la méthode : car Fénuméra- tion elle-même, sorte de mouvement de la pensée qui parcourt tous les anneaux d'une chaîne trop longue pour être embrassée dans une seule intuition, n'a que de lointains rapports avec l'expérience telle que noua l'entendons aujourd'hui ; et d'ailleurs elle a pour rôle principal de contribuer à l'achèvement de la science. Descartes ne nie pas l'expérience, assurément : il sait très bien que le monde n'est pas l'œuvre de notre esprit, mais l'œuvre de Dieu, et il reconnaît que l'expérience est absolument récessaire pour nous faire voir quels sont, parmi tous les effets qui se peuvent déduire des premiers principes, ceux que Dieu a précisément voulus. Mais l'expérience, pour lui, ne devient intelligible que du moment où elle a été déduite des premiers principes.
LA MÉTHODE CARTESIENNE 193
OU rattachée à cette expérience supérieure de l'en- tendement qui porte sur le simple et l'absolu, et dans laquelle l'entendement se contemple, en quelque sorte, lui-même. Et ainsi, c'est toujours l'esprit qui est roi : s'il se soumet en quelque manière au réel, c'est afin de plier le réel à ses principes. Ce faisant, il pèche par présomption et risque de s'égarer, faute d'avoir bien marqué les limites de son pouvoir, après en avoir reconnu l'existence.
Descartes, qui a si admirablement compris la nature et la portée de la raison, n'a pas vu aussi clairement que l'acte propre de la raison consiste précisément à reconnaître les limites que lui impose le réel, et que, suivant un mot de Pascal qui est, à bien des égards, le dernier mot de la philosophie, 0 la dernière démarche de la raison est de recon- naître qu'il y a une infinité de choses qui la sur- passent » (Pensées, 267).
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VI
LA METAPHYSIQUE CARTESIENNE
LE DOUTE MÉTHODIQUE. LE « COGITO »
l'existence ET l'iMMORT ALITÉ DE l'aME
Après la méthode, nous allons aborder la doctrine : mais il nous faut voir d'abord comment l'une se rattache à l'autre. Descartes s'est forgé des instru- ments pour la recherche de la vérité : il va mainte- nant les appliquer à cette recherche ; il va, en se servant d'eux, s'efforcer d'atteindre la certitude complète ; et, pour cela, il entreprend de recons- truire en entier l'édifice de la science, depuis les fondements. Or, le fondement de tout Védifice, c'est la métaphysique : elle seule est capable d'asseoir la certitude dans son principe comme dans ses applica- tions, c'est-à-dire de garantir la vérité des idées claires dans leur rapport avec le réel aussi bien que dans leur rapport entre elles, et d'en justifier les applications pratiques à la mécanique, à la méde- cine, à la morale.
Insistons sur ce point, car il est d'extrême impor- tance. Descartes a exprimé les mêmes idées sous une autre forme et en recourant à une autre image {Principes^ préf., IX, 13). Supposons, dit-il, un
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LA MKTAPHYSIQUK CARTÉSIENNE. L'AME 19.5
homme qui n'ait encore que la connaissance vul- gaire et imparfaite qu'on peut acquérir par l'expé- rience commune, par les sens, par la conversation et par les livres. Quel ordre devra-t-il suivre pour s'instruire? Il lui faudra, avant toutes choses, « tâcher de se former une morale qui puisse suffire pour régler les actions de sa vie, à cause que cela ne souffre point de délai, et que nous devons surtout tâcher de bien vivre ». Après cela, s'il veut parvenir à la vérité dans l'ordre spéculatif, il devra s'exercer à la logique, c'est-à-dire non pas du tout à cette vaine dialectique de l'école qui « corrompt le bon sens plutôt qu'elle ne l'augmente », mais à « celle qui apprend la manière de bien conduire sa raison pour découvrir les vérités qu'on ignore » : c'est la méthode. Et, comme la méthode « dépend beaucoup de l'usage », comme elle consiste plus en pratique qu'en théorie, il ne suffit pas d'en dégager les règles, il est bon qu'on s'exerce longtemps à pratiquer ces règles, afin d'en acquérir le maniement sûr et facile (IX, 14).
Descartes s'est donc très bien rendu compte que les règles qui doivent nous guider toujours dans la solution des difficultés, règles simples et universelles dans leur principe, ne sont pas susceptibles d'appli- cations simples et universelles comme se l'imaginent à tort les esprits systématiques, qui prétendent plier toutes les questions, et la réalité même, à leurs for- mules rigides et immuables (1). Et, en effet, remarque
(1) Il y a une très grande diîîérence entre un principe et un sys- tème : cette dirférencc, qui peut aller jusqu'à l'opposition, sera rendue plus claire si l'on compare, par exemple, les méthodes de gu«rre fran-
If6 DESCARTES
justement Descartes, toute la méthode réside dans l'observation de l'ordre : elle nous enseigne à dis- cerner et à suivre le i^rai ordre qui existe dans la chose elle-même. Or, cet ordre n'est pas le même en chaque sujet. Pour que l'esprit devienne apte à l'y découvrir, il faut donc qu'il se soit exercé préala- blement dans l'adaptation de la méthode aux divers sujets, de manière à pouvoir examiner et dénombrer exactement toutes les circonstances de ce qu'il cherche et, dans chaque cas, saisir l'ordre dans lequel les éléments sont disposés : ainsi procède celui qui veut déchiffrer des caractères inconnus, dont il ignore l'ordre, mais dont il sait qu'ils ont un ordre. C'est pourquoi la théorie de la méthode ne serait pas complète sans la pratique de la méthode : après qu'une «longue expérience» nous a permis de dégager des règles définies, toute la sagacité humaine se réduit à éprouver ces règles et à tâcher d'observer par soi-même, a nobis ipsis, l'enchaînement propre à un grand nombre de sujets, tous différents entre eux et néanmoins réguliers, c'est-à-dire réalisant tous l'ordre, mais le réalisant différemment : innu- meros ordineSy omnes inter se dwersos et nihilominus rsgulares^ in qiiibus rite ohservandis fere iota consistil huniana sagaciias. C'est ainsi que l'esprit s'accou- tume à pénétrer jusqu'à la vérité intime des choses, ad intimam reriim. veritalem {Régula X, X, 404 405 ; ef. Discours, 2^ part., VI, 20-22).
çaises et les méthodes de guerre allemandes, Foch et Ludbndokff. Voir, du premier, les deux grands o\ivrages Des principes de la guerre, De la conduite de la guerre, Paris, Berger-Levrault ; et, sur le second, les études du général Buat (notamment un article de la Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1919, conclusion).
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. L'AME 197
Dans cet exercice de la mélliode, il faut commencer par les sujets les plus simples, comme sont les arts mécaniques, ceux du tisserand, du tapissier, de la brodeuse et tout ce qui concerne les jeux ou combi- naisons de nombres, toutes choses très propres à exercer l'esprit, pourvu qu'il les découvre en quelque sorte lui-même. Er effet, de tels arts n'ont rien d'obscur et sont tout à fait à la portée de l'intelli- gence humaine (X, 404), puisque leurs objets ont été disposés par elle : en sorte que, « par exemple, un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver » {Discours, 2^ part., VI, 21). Mais Descartes ne nourrit pas seulement sa raison de la science : il la nourrit encore de l'expérience de la vie et des hommes ; il nous recom- mande de faire comme lui diverses observations, et d'éprouver nos règles au contact des hommes et des choses. Par ces moyens, nous apprendrons Viisage de la méthode ; bien plus, nous serons assurés d'user en toutes choses de notre raison, dont la méthode n'est que la mise en œuvre ; notre esprit s'accoutu- mera peu à peu à la perception claire et distincte, c'est-à-dire intuitive, de ses objets et de l'ordre qu'ils manifestent ; et enfin, comme nous n'aurons pris tous nos sujets d'étude qu'à titre d'exemples ou d'essais de cette méthode et que nous les aurons toujours rattachés aux principes simples qui en commeuident la solution, sans assujettir jamais la méthode à aucune matière particulière (VI, 21), nous nous serons rendus capables d'appliquer la
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force de notre esprit à la découverte de la vérité en chaque sujet qui se présente à lui. Par là, Descartes indique très clairement le but de l'éducation, qui doit être non pas de meubler l'esprit, mais de le former, non pas de lui fournir des connaissances particu- lières, mais de lui donner l'aptitude à les acquérir : en sorte que chaque discipline doit être jugée, non pas sur ce qu'elle nous apprend, mais sur la manière dont elle nous apprend à apprendre.
L'esprit une fois formé, il faut l'appliquer à l'examen des questions fondamentales, d'où dé- pendent toutes les autres.
Après donc que l'homme s'est exercé longtemps à pratiquer les règles de la méthode « touchant des questions faciles et simples, comme sont celles des mathématiques », et « lorsqu'il s'est acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer tout de bon à s'appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphy- sique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l'explication des principaux attri- buts de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes et de toutes les notions claires et distinctes qui sont en nous. La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses maté- rielles, on examine en général comment tout l'uni- vers est composé, puis en particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui se trouvent le plus communément autour d'elle, comme de l'air, de l'eau, du feu, de l'aimant et des autres minéraux. Ensuite de quoi il est besoin aussi d'exa- miner en particulier la nature des plantes, celle des
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animaux, et surtout celle de l'homme, afin qu'on àoit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphy- sique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la méde- cine, la mécanique et la morale, j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » {Principes, préf., IX, 14). La méthode a donc été constituée en vue d'éta- blir d'abord la métaphysique, d'où procède tout le reste. Sans doute, « comme ce n'est pas des racines ni du tronc des arbres qu'on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut apprendre que les der- nières » (IX, 15). Toutefois, si l'arbre n'est pas soli- dement enraciné dans une bonne terre, il ne por- tera pas de fruits. Or, qu'est-ce que la métaphijsique, qui est comme la racine de l'arbre de la science? C'est la science des premières causes, ou des principes. C'est, en un mot, la science de Dieu : Dieu, en effet, fonde à la fois toute existence et toute certitude, parce que Dieu est la cause totale de tout ce qui est, et qu' « il n'y a véritable^nent que Dieu seul qui soit parfaitement sage, c'est-à-dire qui ait l'entière connaissance de la vérité de toutes choses ; mais on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse, à raison de ce qu'ils ont plus ou moins de connaissance des vérités plus importantes », c'est-à-
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dire des premières causes ou des principes d'où dépendent (1) toutes les autres choses (IX, 2-3), et cela en remontant jusqu'à leur auteur, qui est Dieu. Nous aurons donc à rechercher d'abord comment l'esprit s'élève de la connaissance de soi à la con- naissance de Dieu, avant de voir comment l'exis- tence de Dieu fonde l'existence de Tâme comme de tout ce qui est, et garantit la réalité de nos idées. Ces deux ordres, ordre de la connaissance et ordre de l'être, qui sont inverses, puisque l'un va de l'âme ou de la pensée à Dieu et l'autre de Dieu à l'âme, s'impliquent d'ailleurs très intimement, et « com- munient » (2) de telle sorte qu'ils sont inséparables dans la réalité, et qu'une même intuition nous livre indissolublement liées ces deux vérités : Je suiSj Dieu est. Mais le discours ne peut exposer les choses que successivement. Nous commencerons donc par V étude de Vâme, première dans V ordre de la connais- sance, avant d'aborder Vétude de Dieu, première dans Vordre de Vêtre, mais en nous rappelant toujours que celle-là ne peut être parfaitement comprise sans celle-ci, qui la fonde (3).
(1) Dépendance telle « qu'ils puissent ^tre connus sans elles, maÎ3 non pas réciproquement elles sans eux » (IX, 2).
(2) Le mot est d'HA^)ii;IJN, le Système de Descartes, p. 141.
(3) Il faut bien garder ce principe en l'esprit si l'on veut com- prendre la métaphysique cartésienne. Ceux qui voient dans la doc- trine du Cogiio un idéalisme formel et subjectiviste, « enfermant la pensée en elle-même », comme la doctrine de Kant, témoignent d'une is;norance et d'une méconnaissance totale du cartésianisme. Le fait d'où part Descartes, c'est la pensée comme effet, non comme cause, — et effet qui suppose nécessairement Dieu pour auteur. Nous sommes ici en plein réalisme, et il est absurde d'attribuer à Descartes la doc- trine que lui oppose Kant pour le réfuter. Descartes se fonde, comme saint i'horaas, sur une intuition objective, réelle. 11 diffère du grand
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Pour que l'esprit puisse découvrir la vérité en métaphysique, pour qu'il puisse trouver un pre- mier principe, parfaitement évident, donc absolu- ment certain, sur lequel il puisse bâtir tout l'édifice de la science, il faut qu'il commence par déraciner toutes les erreurs qui ont pu se glisser en lui. Tel est l'objet du doute méthodique.
Notons tout de suite la portée et la iin du doute cartésien.
1° Ce doute, d'abord, n'est pas un doute universel, comme celui des pyrrlioniens, qui s'en tiennent au « que sais-je? » de Montaigne. Descartes commence par soustraire au doute la 'pratique et ses principes. Avant d'abattre, pour le rebâtir, le logis où l'on demeure, il est prudent, dit-il, de « s'être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera » : c'est pour- quoi, afin de ne demeurer point irrésolu en ses actions pendant que la raison l'obligerait de l'être en ses jugements. Descartes fait provision de quelques maximes destinées à lui fournir des règles, de conduite, d'autant que, « les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai », il faut bien prendre parti et se résoudre, avant d'avoir trouvé la vérité, à suivre les opinions les plus probables comme si
docteur beaucoup moins par sa doctrine que par sa méthode, adaptée à notre époque comme celle de saint Thomas l'était à la sienne.
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elles claiont absolument cf^rtaines {Discours, 3® part., VI, 22, 25 ; Principes, I, 3).
Descartes s'assure donc, avant toutes choses, de quelques maximes de morale, et il les met à part, « avec les vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en sa créance ». Cette attitude de Des- cartes à l'égard de la foi peut être considérée, de sa part, comme une attitude de haute prudence, à condition qu'on n'entende point par là, comme on l'a parfois insinué, la prudence politique d'un homme qui cherche à se garder contre les théologiens, mais bien la sage prudence qui commande de maintenir toutes les vérités pratiques tant que l'on n'est pas sûr qu'elles doivent être modifiées, comme elle com- mande aussi de ne pas changer les règles de la con- duite tant que l'on n'a pas de bonnes raisons de le faire. D'autre part, cette attitude de Descartes s'accorde profondément avec la conception même qu'il se fait de la foi : d'après lui, en effet, les vérités qui dépendent de la révélation surpassent de telle sorte la lumière naturelle de la raison qu'elles ne sont, en elles-mêmes, aucunement accessibles à l'en- tendement humain (1) ; elles ne peuvent être qu'objet
(1) Je dis en elles-itJmes, car Descartes, dans sa Réponse aux ins- tances de Gassendi (lettre à Clerselier du 12 janvier 1646, sur les 5" objections), fait à ce sujet cette expresse réserve, que * même tou- chant les vérités delà foi, nous devons apercevoir quelque raison qui nous persuade qu'elle ont été révélées de Dieu, avant que de nous déterminer à les croire • (IX, 208). Et dans les Réponses aux 2" ob/ec- tions, il dit plus expressément encore : « Quoi qu'on die ordinaire- ment que la foi est des choses obscures, toutefois cela s'entend seule- ment de sa matière, et non point de la raison formelle pour laquelle nous croyons ; car, au contraire, celte raison formelle consiste en une certaine lumière intérieure, de laquelle Dieu nous ayant surnaturelle- ment éclairés, nous avons une conAance certaine que les choses qui
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de notre foi, la grâce divine disposant l'intérieur de notre pensée à vouloir, sans pour cela diminuer notre liberté (1). C'est pourquoi la théologie, d'après lui,« est d'autant meilleure qu'elle est plus simple » (2). Or, en vertu de ce principe, qui, d'ailleurs, sous la forme où il l'exprime, a paru à certains n'être pas exempt de dangers (3), Descartes tend à supprimer
nous sont proposées à croire ont été révélées par lui. et qu'il est entièrement impossible qu'il soit menteur et qu'il nous trompe : ce qui est plus assuré que toute autre lumière naturelle, et souvent même plus évident, à cause de la lumière de la grâce » (IX, 116).
(1) Dans ses Réponses aux secondes objections. Descartes, parlant de la lumière surnaturelle de la grâce, reprend en la précisant une formule de la Quatrirme Méditation (VII, 58 ; IX, 46), et dit : « Illud [lumen supernaturale] intima cogitationis nostrœ disponere ad vo- lendum, nec tamen minuere lil)ortatem » (cf. tout le passage, VII, 147- 149; IX, 116). Voir sur ce point une étude très poussée de L. Laber- THONMÈRE, » la Ttiéorie de la foi chez Descartes » (Annales de philosophie chrétienne, juillet 1911, 4« série, t. XII, p. 382-40.3).
(2) e Et certe theologia nostris ratiociniis, quae in mathesi et aliis veritatibus adhibemus, subjicienda non est, cum nos eam capere non possimus ; et quanto eam servamus simpliciorem, eo meliorera habsTans* (Manuscrit de Gô«ingen,V, 17 6). No tons au surplus que, pour interpréter correctement cette phrase, il faut replacer Descartes dans son milieu et se rappeler le but qu'il se proposait, au lieu de s'atta- cher au sens littéral des mots, qui change assez rapidement. Des- cartes a écrit, comme nous le faisons tous, avec la mentalité de son temps, et pour cette mentalité. Or, il avait évidemment en vue ici les défauts de la scolastique, qui étaient réels sur bien des points : car, ajoute-t-il (ce sont du moins les termes que lui prête Burman), « nous pouvons, sans doute, et même nous devons démontrer que les vérités théologiques ne répugnent pas aux vérités philosophiques, mais nous ne devons, en aucune manière, les soumettre à notre examen. Et par là les moines ont donné occasion à toutes les sectes et hérésies, je veux dire par leur théologie scolastique, qui devrait être exterminée avant toutes choses « (V. 176. Cf. Discours, 1" part., VI, 19).
(3) Voir à ce sujet un très intéressant article de Maurice Bloxdei. sur »: le Christianisme de Descartes » (Revue de métaphysique, 1896, p. 557 et suiv., p. 566), et du même « rAnticartésianisme de Male- branche » (Revue de métaphysique, 1916, p. 3 et suiv.). Rien de plus opposé, sur ce point, à l'attitude de Descartes que celle de Male- SRANCHi, lequel, identifiant la Raison qui éclaire l'homme avec le
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toute préparation rationnelle, voir« même toute intelligence, de la foi : mais, du même coup, il la soustrait entièrement au doute rationnel. Les vérités révélées par Dieu, étant incompréhensibles de leur nature, demeurent en elles-mêmes hors de notre prise. Mais il y a plus. Dans le domaine de la raison même, le doute cartésien ne s'étend pas à toutes choses : il ne s'étend qu'aux préjugés ou jugements précipités qui nous empêchent de parvenir à la con- naissance de la vérité ; il ne s'étend pas aux notions simples, « qui se connaissent sans aucune affirmation ni négation », et par suite ne laissent aucune prise à l'erreur, puisque l'erreur n'existe que dans le juge- ment (1). Qu'est-ce, en effet, que l'idée comme telle? c'est « cette forme de chacune de nos pensées, par la perception immédiate de laquelle nous avons con- naissance de ces mêmes pensées » {Réponse aux 2es objections, Déf. 2, IX, 124). Or, il se peut fort bien que la chose ne soit point telle que ma pensée la représente, mais il n'en reste pas moins que cette façon de penser, en tant que façon de penser, réside certainement en moi : en sorte que, « pour ce qui con- cerne les idées, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent, à proprement parler, être fausses » (3^ Méditation, IX, 29). L'intuition ne saurait donc être atteinte par le doute, car la véricé
Verbe ou la Sagesse de Dieu même, considère que t la religion c'est la vraie philosophie » {Traité de morale, I, n, 11).
(1) Dans sa Réponse aux instances de Gassendi, Descarlcs dit très expressément : a Je n'ai nié que les préjugés et non point les notions comme celle-ci [ce que c'est que pensée], qui se connaissent sans aucune afllrmation ni négation » (IX, 206; cf. Principes, I, 10).
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actuellement présente, pour tout le temps où elle est clairement conçue, se suffît à elle-même (2® Médi- tation^ IX, 21) : et ainsi « pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses sembla- bles » ne sauraient « être mises ici en compte », puisque ce sont des notions simples ou indivisibles de la pensée, qui par ailleurs « ne nous font avoir la connaissance d'aucune chose qui existe » {Principes^ I, 10),
Le doute méthodique s'étend donc à tous les juge- ments, mais non pas aux idées en tant qu'idées (1).
2° Distinct du doute dos sceptiques par ses limites, le doute cartésien s'en distingue plus pro- fondément encore par sa fm. Descartes nous le dit très expressé'nent : « Non que j'imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d'être toujours irrésolus : car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou l'argile » {Discours, 3® part., VI, 29). Tandis que les sceptiques doutent pour douter et se reposent en leur doute comme en un mol oreiller (2), Des-
(1) Descartes, cependant, observe dans la 3« Méditation (IX, 34) : t Encore que j'aie remarqué ci-devant qu'il n'y a que dans les juge- ments que se puisse rencontrer la vraie et formelle fausseté, il se peut néanmoins trouver dans les idées une certaine fausseté maté- rielle, à savoir lorsqu'elles représentent ce qui n'est rien comme si c'était quelque chose. » Mais, dans les exemples qu'il en donne (le chaud et le froid), il s'agit d'idées obscures et confuses, qui, même si elles sont vraies, font paraître si peu de réalité que je ne puis pas nettement discerner la chose représentée d'avec le non-être (IX, 35). Il demeure néanmoins que, pour établir très précisément les limites de son doute. Descartes aurait dû soumettre à une critique plus serrée les idées en tant qu'idées.
(2) Cf. Pascal, Entretien avec M. de Saci sur Êpictête et Montaigne (éd, Brunschvicg, minor, p. 158).
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cartes doute pour savoir; s'il « rejette comme abso- lument faux tout ce en quoi il pourrait imaginer le moindre doute », c'est parce qu'il désire « vaquer seulement à la recherche de la vérité », et c'est « afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en sa créance qui fût entièrement indubi- table » {Discours, 4^ part., VI, 31) :
a) C'est dans cette vue qu'il va rejeter d'abord entièrement le témoignage des sens, à cause des erreurs dans lesquelles ils peuvent nous faire tomber. Plusieurs expériences lui ont montré que nous nous trompons dans les jugements fondés tant sur les sens externes que sur les sens internes : ainsi, il arrive qu'on prenne une tour carrée pour une tour ronde ou qu'on croie sentir de la douleur dans un bras ou une jambe qu'on a perdus (6^ Méditation, IX, 61). Puisque nos sens nous trompent quelque- fois, il est prudent de ne se fier jamais entièrement à eux. De plus, il est à remarquer que le rôle des sens est de nous enseigner « non pas la nature des choses, mais seulement ce en quoi elles nous sont utiles ou nuisibles » {Principes, II, 3). Or, les qualités sensibles que nous percevons ainsi dans les objets ne sont pas en eux comme nous nous les représen- tons : avant la science moderne. Descartes pro- clame qu'elles n'en sont que les signes (1). Qu'est-ce
(1) « Vous savez bien que les paroles, n'ayant aucune ressemblance avec les choses qu'elles signifient, ne laissent pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans que nous prenions garde au son des mots, ni à leurs syllabes... Or, si des mots, qui ne signifient rien que par l'institution des hommes, suffisent pour nous faire concevoir des choses avec lesquelles ils n'ont aucune ressemblance, pourquoi la
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qui m'en garantit la vérité objective? Rien jusqu'à présent. L'existence des corps en eux-mêmes, exis- tence que Descartes prouvera par la véracité di- vine (1), n'est pas pour lui un fait de certitude immédiate : c'est pourquoi Kant a justement défini l'idéalisme cartésien, touchant l'existence des choses matérielles, en le dénommant un « idéalisme problé- matique » (2). Enfin, à toutes ces raisons théoriques ou pratiques de révoquer en doute le témoignage des sens, Descartes ajoute une autre raison, plus proprement spirituelle, et non moins remarquable quoique moins souvent remarquée : et c'est que « pour bien entendre les choses immatérielles ou métaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens ». Or, pour cela, il ne suffit pas d'en être persuadé ou d'avoir envisagé la chose une fois, mais il faut la considérer longtemps et s'y exercer, « afin que l'habi- tude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s'est enracinée en nous .pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire... » {Réponse aux 2^8 objections, IX, 103-104). Admirable vérité I Celui-là seul peut connaître Dieu qui s'est affranchi des sens.
nature ne pourra-t-elle pas aussi avoir établi certain signe, qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière, bien que ce signe n'ait rien en soi qui soit semblable à ce sentiment? Et n'est-ce pas ainsi qu'elle a établi les ris et les larmes, pour nous faire lire la joie et la tristesse sur le visage des hommes? » (le Monde de René Descartes ou Traité de la lumière, chap. I*'. De la difTérence qui est entre nos sentiments et les choses qui les produisent, XI, 4) On sait toute l'importance et tous les développements que devait prendre cette notion de signe dans la philosophie de Berkeley, et, delà, dans le pragmatisme contemporain.
(1) C'est lo dessein des Méditations.
(2) Critique de la raison pure, Analytique des principes, ch. n, 3» sect., f 4 (trad. Barni, Flammarion, t. l", p. 238).
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b) Cependant, dira-t-on, tout n'est pas à rejeter du témoignage des sens : il est des choses « des- quelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et com- ment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi? si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.
« Toutefois, j'ai ici à considérer que je suis homme et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés lorsqu'ils veillent. » Sans doute, ajoute-t-il, « ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été sou- vent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que
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je dors » (1" Méditation^ IX, 14-15). Calderon, dans son drame La Vida es sueno, a magnifiquement déve- loppé ce thème, lorsqu'il nous montre son héros, le prince de Pologne Segismundo, arraché à la caverne où son père l'a fait élever, se réveillant soudaine- ment sur le trône, puis jeté de nouveau dans sa pri- son et se demandant là s'il a vécu ou rêvé, si la vie tout entière n'est pas un songe et si les songes eux- mêmes ne sont pas des songes?
Que toda la vida es sueno, Y los suenos suenos son.
Ainsi, les illusions de nos songes, dont on ne peut distinguer assurément les perceptions de la veille, nous font penser que la veille n'est peut-être qu'un songe bien lié, et que toutes nos connaissances n'ont peut-être pas plus de vérité que nos songes (Dis- cours, 4e part., VI, 32).
c) Toutefois, il faut au moins avouer que, si le tableau est feint, les éléments en sont empruntés à la réalité, et que les choses simples et universelles, comme la figure des choses étendues, leur grandeur, leur nombre, le lieu et le temps, ne cessent pas d'être vraies : « Soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés » (1"^ Méditation^ IX, 16). Cependant, après avoir révoqué en doute toutes les données des sens et toutes les perceptions de la veille, Des- cartes va rejeter comme fausses toutes les raisons qu'il avait prises auparavant pour démonstrations
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SIO DESCARTES
(Discours, 4® part., VI, 32), ou, en un mot, toutes les conclusions de nos raisonnements. Bien que, en ces matières, ne soit impliqué nul jugement sur l'existence de l'objet et que nous nous contentions d'unir des idées entre elles, sans nous mettre beau- coup en peine de savoir « si elles sont dans la nature ou si elles n'y sont pas » (IX, 16), Descartes révoque en doute les démonstrations mathématiques et leurs principes : c'est que, de fait, « il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles ma- tières » {Principes, I, 5) et qui commettent des para- logismes même en géométrie. Et en y réfléchissant bien^ on comprend d'où peut venir ici l'erreur : elle ne réside point dans un faux jugement d'objecti- vité, comme dans le cas des sens, mais dans une fausse liaison logique. Le raisonnement, avons-nous vu, se déroule dans le temps, il requiert la mé- moire : or, quoique notre entendement ait pu fort clairement concevoir les principes et les raisons d'où dépendent les conclusions, la mémoire peut les oublier {Réponse aux 2^ objections, IX, 115). Bien plus, rien ne m'assure encore que Dieu ne m'ait pas fait de telle sorte que je me trompe toujours tou- chant ces principes (1'® Méditation, IX, 16).
Et ainsi, pour parvenir à la certitude en méta- physique, pour mériter Dieu, si l'on peut dire, il ne faut pas seulement dépasser les sens, il faut encore dépasser le raisonnement discursif et les « raisons » du mathématicien.
d) Mais il faut aller plus avant encore et trans- cender en quelque manière la raison elle-même. Pour
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bien accoutumer mon esprit à ce doute, dit Des- cartes, pour bien écarter ces anciennes et ordinaires opinions à qui le long et familier usage qu'elles ont avec moi donnent droit d'occuper mon esprit contre mon gré, enfin pour être bien assuré de suspendre mon jugement toutes les fois qu'il le faut et de n'être point détourné du droit chemin qui mène à la con- naissance de la vérité, il est bon de supposer pour un temps que ma raison elle-même est constamment déçue par « un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper » (l^"^ Méditation, IX, 17). Voilà le doute hyperbolique, au delà duquel l'esprit ne saurait aller (1).
Assurément, « ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être ré- veillé..., j'appréhende de me réveiller de cet assou- pissement » (1'^ Méditation, IX, 18). Pourtant la
(1) Hamelin remarque justement que l'hypothèse du malin génie n'équivaut nullement, quoi qu'on ait pu croire, à l'hypothèse d'une fausseté essentielle de notre intelligence, puisqu'elle implique, au contraire, une pression qui s'exerce du dehors sur l'intelligence. Toutefois, cette pression est-elle, comme le prétend Hamelin, « la contrainte de la sensation », — ce scandale dont l'idéalisme moderne ne parvient jamais à se défaire, — en sorte que « le malin génie n'est pas autre chose qu'une personnification de la violence que fait peut- être subir à l'esprit la nature peut-être irrationnelle de l'univers » (Hamelin, le Système de Descartes, p. 118-119) î Une telle interpré- tation me paraît fort éloignée de la pensée de Descartes, et je serais tenté de voir, plus simplement, dans le « malin génie » un rappel du « malus spiritus » qu'il vit en songe le 10 novembre 1619 (cf. Olym- pica, X, 185-186).
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chose est absolument nécessaire : et, « bien que l'utilité d'un doute si général ne paraisse pas d'abord, elle est toutefois en cela très grande, qu'il nous dé- livre de toutes sortes de préjugés et nous prépare un chemin très facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens » {Abrégé des Méditations, IX, 9), à reconnaître la distinction qui existe entre j'ame ou la nature intellectuelle et tout ce qui appar- tient au corps, et à s'élever jusqu'à Dieu, dont l'existence n'a été mise en doute que par ceux qui ont « trop attribué au perception des sens », alors « que Dieu ne peut être vu ni touché » {Principes, préf., IX, 10). Reconnaissant donc tout à la fois l'utilité et la difficulté de ce dessein, nous userons de cette liberté que nous éprouvons au-dedans do nous, pour nous abstenir de croire les choses dou- teuses et plier notre esprit à l'évidence du vrai {Principes, I, 6). Le doute est une affirmation et un acte de notre volonté.
Vu sous ce jour, le doute méthodique de Des- cartes ne nous apparaît plus comme un simple arti- fice ou une prudente démarche de l'esprit ; il cons- titue l'introduction, intellectuelle et morale, à la métaphysique ; il est, pour ce grand raisonnable, quelque chose d'analogue à la Via purgaiiva des mystiques, à cette « nuit obscure de l'âme » dont parle saint Jean de la Croix, par laquelle il faut passer pour parvenir à la lumière éternelle du vrai.
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Et voici, en effet, que de l'extrémité du doute et du i:fein des « ténèbres » jaillit la « lumière » de la certitude (1^^ Méditation, IX, 18) : car « nous ne saurions supposer que nous ne sommes point, pen- dant que nous doutons de la vérité de toutes choses » {Principes^ I, 7 ; 2® Méditation). Feignons qu'il n'y ait point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, que nous n'ayons point de corps, que tout soit illusion et que nous soyons continuellement abusés : cependant ce moi qui feint que rien n'est ne peut pas ne pas être en même temps qu'il pense. C'est pourquoi, dit Descartes, aussitôt après que j'eusse tout révoqué en doute, — « aussitôt » dans l'intuition, « après >» dans renonciation, — « je pris garde que, pendait que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais » (Dis- cours, 4^ part., VI, 32).
Par le Cogito nous touchons pied dans la réalité : nous passons de la logique à la métaphysique ; nous sommes en possession du premier principe cherché.
Notons bien, en effet, ce mot « principe ». La logique, science purement formelle, nous donne des règles ; elle nous avertit que, si quelque chos» est
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vrai, nous en reconnaîtrons la vérité à l'évidence. Mais y a-t-il quelque chose de vrai? et qu'y a-t-ii de vrai? La logique n'en sait rien. La métaphysique, qui est la science du réel, nous donne des principes : tel le Cogilo. Cette première vérité répond exacte- ment aux exigences de nos règles formelles et elle leur fournit un contenu réel : en eiïet, nous avons là précisément une connaissance immédiate, c'est-à- dite intuitive, d'une nature simple (le je comme sujet pensant), connaissance qui répond par consé- quent à la règle de l'évidence et qui, par suite, ne peut-être que vraie. Par le CogitOy la règle formelle de l'évidence devient principe réel de vérité.
On voit par là ce qu'il faut penser du rapproche- ment qu'on a établi entre la proposition de Des- cartes et certaines propositions analogues de saint Augustin * (1). Descartes reconnaît qu'il s'est ren-
(1) Saint AtrausTm, De libero arhitrio, II, 3 ; D« civitate Dei, XI, 26 ; Soldoquia, II, 1 ; De Trinitate, X, 10. Cf. à ce sujet une lettre de Des- cartes à Mersenne, du 25 mai 1637, I, 376 ; une autre lettre de no- vembre 1640, III, 247 ; les 4" Objections d'ARNAULD et les Réponses IX, 154, 170. Voir également le livre de Léon Blanchit, les Antécé- dents historiques du « Je pense, donc je suis », Paris, Alcan, 1920, no- tammentp. 25etsuiv. : < saint Augustin etla tradition augustinienne ». On ne saurait méconnaître l'influence qu'exerça sur Descartes le mouvement de rénovation « dont l'Oratoire est le centre et saint Au- gustin l'inspirateur » (Bréhibr, préface à l'ouvrage cité, p. 3), bien que M. l'abbé Labïrthonnière ait insisté sur le changement de pers- pective qui en altère le sens chez Descartes, préoccupé surtout, d'après lui, de fonder et de justifier sa physique (Bulletin de la So- ciété française de philosophie, juin 1914, « la Doctrine cartésienne de la liberté et la théologie », p. 236 et suiv.). Quoi qu'il en soit de ce dernier point, sur lequel il y aurait beaucoup à dire (cf. Blanchet, p. 67 et suiv., 74 et suiv., 96), il est incontestable que le réalisme de Descartes se rattache à saint Augustin et, par lui, au néo-platonisme, notamment lorsqu'il affirme que la certitude consiste en une adé- quation parfaite de la pensée et de l'être, adéquation qui caracléri,-e précisément le Gogito. — Quant à l'influence de Campanella sur Des-
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. L'AME 215
contré avec saint Augustin et il en est « bien aise ». Mais qui ne s'est aperçu de cette proposition? Elle esta de soi si simple et si naturelle »que nul n'a de peine à l'inférer (III, 248). Ce qui est l'œuvre propre du génie de Descartes, ce n'est pas cette proposition en elle-même, mais l'usage qu'il en a fait (I, 376) et les conséquences qu'il en a tirées; c'est la place qu'il lui a donnée dans sa philosophie, c'est le sens profond que son intuition y a découvert, c'est la possibilité immense de développements qu'il y a aperçue (1). Beaucoup de gens disent : « Je suis »,
cartes (Blanchit, op. cit., 2* partie), elle est beaucoup plus douteuse. Descaries lut de bonne heure Campanella (II, 48), mais il en fait peu de cas. Campanella, sans doute, fait résider toute science dans le replie- ment intérieur qui amène l'âme à la connaissance de soi et de Dieu, connaissance intime qui ne fait qu'un avec l'existence. Mais ce prin- cipe, dont Campanella, d'ailleurs, est loin de tirer les mêmes consé- quences que Descartes, revêt chez l'auteur italien un sens panthéiste très éloigné de la pensée de Descartes Beaucoup plus proches de lui sont ces Espagnols qu'il dut connaître au moins indirectement par ses maîtres, et notamment Raymond de Sebonde, ainsi que Gomez Pereira, dont V Antoniana Margarita contient de si frappantes ana- logies avec la pensée cartésienne, touchant le rôle de l'expérience in- terne, le Cogiio. l'automatisme des bêtes (Descartes, d'ailleurs, déclare ne l'avoir point vu. III, 386). Voir à ce sujet Menendez y Pelayo, la Ciencia espanola, Madrid, 4» éd., 1915, t. II, p. 249-381 ; Dubrull, t. II, 1887, p. 165 et suiv. ; Eloy Bullon, Los Precursores espanoles de Bacon y Descartes, Salamanca, imprenta de Calatrava, 1905.
(1) C'est là ce que Pascal a parfaitement reconnu dans le frag- ment De Vesprit géométrique (éd. Brunschvicg, minor, p. 192-193) : t Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui- ci : Je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l'esprit de Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant.. En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais com- bien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et
216 DESCARTES
« Dieu est ». Mais combien en comprennent ^ au sens plein du mot, toute la richesse et tout le sens?
Cependant, les adversaires de Descartes, et no- tamment Gassendi, ont contesté la valeur de cette proposition. Ils objectent que le Cogilo n'est qu'un syllogisme, et qu'en disant : je pense, donc je suis^ Descartes suppose cette majeure : celui gui pense est. Or, cette majeure n'est qu'un préjugé (IX, 205) et la conclusion qu'on en tire déductivement, donc je suis^ est dès lors sans fondement, le doute nous contraignant à rejeter tous les jugements comme tous les raisonnements. Descartes est revenu à diverses reprises sur ce sujet, qui est en effet des plus importants. « Lorsque j'ai dit que cette pro- position : je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n'ai pas pour cela nié qu'il ne fallût savoir auparavant ce que c'est que pensée, certitude, existence, et que ponr penser il faut être » {Principes, I, 10) : mais c'est là, nous l'avons vu, une de ces notions simples sur lesquelles le doute
soutenu d'une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s'il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d'avec le même mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort. » Pascal a raison, quoiqu'il soit excessif de dire que le si fallor, sum se trouve en passant chez saint Augustin : c'est, au contraire, une pièce maîtresse de sa théorie de la connais- sance, de sa réfutation du scepticisme et de la distinction qu'il éta- blit entre les natures matérielle et spirituelle. Mais le sens que prend le Oogito chez Descartes, la place qu'il occupe dans sa doctrine, pour assurer le passage de l'idée à l'être, le fondement qu'il reçoit en Dieu, sont, chez Descartes, choses entièrement nouvelles.
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n'a pas de prise, car l'intuition nous révèle infailli- blement le lien indissoluble de la pensée à l'être ; c'est là une vérité évidente à l'entendement pour peu qu'il s'y applique.
D'autre part, si cette notion simple, pour penser il faut être, est présupposée logiquement par le Cogiio, il ne faut pas croire qu'elle joue ici le rôle d'une majeure dans un syllogisme en forme. Tout au con- traire. D'où vient en effet cette notion? « L'erreur qui est ici la plus considérable, est que cet auteur [Gassendi] suppose que la connaissance des propo- sitions particulières doit toujours être déduite des universelles, suivant l'ordre des syllogismes de la dialectique : en quoi il montre savoir bien peu de quelle façon la vérité se doit chercher ; car il est certain que, pour la trouver, on doit toujours com- mencer par les notions particulières, pour venir après aux générales, bien qu'on puisse aussi réci- proquement, ayant trouvé les générales, en déduire d'autres particulières » {Réponse aux Instances de Gassendi, IX, 205-206). C'est de la sorte qu'on enseigne aux enfants, sur l'exemple de cas particu- liers, les vérités générales de la géométrie. Et ainsi, ce qui est primitif, ce n'est pas la proposition géné- rale : pour penser il faut être ; c'est l'aperception immédiate du lien qui existe, que je sens en moi- même, entre ma pensée et mon être. Donc, « quand nous apercevons que nous sommes des choses qui pensent, c'est une première notion qui n'est tirée d'aucun syllogisme ; et lorsque quelqu'un dit : je pense, donc je suis ou pexiste, il ni conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de
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quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l'es- prit » {Réponse aux 2^ objections^ IX, 110) (1).
Descartes, et c'est capital, fonde donc toute sa philosophie sur une donnée immédiate de l'expé- rience consciente ; c'est une intuition qui lui révèle tout ensemble, avec une évidence absolue, ou, comme nous dirions aujourd'hui, avec une évidence vécue, non seulement le jait de sa pensée, non seulement le jait de son existence, mais le jait de leur union (2) :
(1) Voici l'original latin de ce très important passage : * Cum autem advertimus nos esse res cogitantes, prima qusedam notio est, quae ex nullo syllogismo concluditur ; neque etiam cum quis dicit, ego cogiio, ergo sum, sive exista, existentiam ex cogitatione per syllogis- raum deducit, sed tanquam rem per se notam simplici mentis inLuitu agnoscit, ut patet ex eo quod, si eam per syllogismum deduceret, novisse prius debuisset istam majorem, illud omne, quod cogitât, est sive existit; atqui profecto ipsam potius discit, ex eo quod apud se experiatur, fieri non posse ut cogitftt, nisi existât. Ea cnim est natura nostrae mentis, ut générales proposiliones ex particularium cognitione efformet » (Secundx Responsiones, VII, 140-141). Cf. la Lettre au marquis de Newraslle (V, 138) : « Cette connaissance [Je pense, donc je suis] n'est point un ouvrage de votre raisonnement, ni une instruc- ion que vos maîtres vous aient donnée ; votre esprit la voit, la sent et la manie ; et quoique votre imagination, qui se mêle importuné- ment dans vos pensées, en diminue la clarté, la voulant revêtir de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de vos âmes à recevoir de Dieu une connaissance intuitive. »
(2) Sur la nature de ce « fait primitif du sens intime » on trouvera dans Maine de Biban de profondes remarques qui sont dans le fi! droit de la pensée cartésienne (Essai sur les fondements de la psycho- logie et sur ses rapports avec l'étude de la nature, 1812, dans les Œuvres inédites, éd. Naville, Paris, Dezobry, 1859, t. I", p. 47). Toutefois, entre les deux doctrines il y a cette importante différence que, pour Maine de Biran, le moi, dans le fait primitif, est donné à lui-même non pas comme substance, mais comme cause : l'effort moteur volon- taire, voilà, pour lui, le véritable fait primitif d'où dérivent toutes nos connaissances. Cette substitution permet à Biran d'échapper aux con- séquences dangereuses que comporte toute théorie substantialiste, car l'idée de substance, suivant la remarque de Coubnot (Essai, 381), est une «idée qu'on pourrait qualifier de fatale à l'esprit humain, en
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intuition qui ramasse en elle toutes les conclusions qu'on en pourra tirer, par voie d'analyse ou de syn- thèse ; acte de pensée indivisible, quoique non instan- tané (1).
* *
Je suis. Mais que suis-je?
Descartes va nous le dire : « Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point (2) ; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais (3) ; au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été (4) ; je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose
ce qu'il s'est toujours précipité dans des abtmes sans issue dès qu'il a Youlu la creuser». Elle lui permet aussi de dépasser le dualisme carté- sien de l'esprit et de la matière, en le transposant dans l'ordre de la vie intérieure (cf. Delbos, Philosophie française, p. 318 et 323).
(1) Voir à ce sujet de profondes observations de Descartes dans le Manuscrit de Gôttingcn, Y, 148 : c Quod cogitatio eliam fit in instanti, falsum est, cum omnis actio mea ûat in tempore... Sed non tamen est extensa et divisibilis quoad suara naturam. » C'est ainsi également, que nous pouvons saisir un chant, ou une mélodie, comme un tout unique (Compendium musical, X, 94).
(2) Le corps n'est pas nécessaire pour que je sois.
(3) La pensée est suiïïsante pour que je sois.
(4) La pensée est nécessaire pour que je sois.
220 DESCARTES
matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est » {Dis- cours, 4® part., VI, 32-33).
Pour expliquer ce texte capital, qui est comme la charte du spiritualisme en philosophie, procédons par ordre.
Examinons, d'abord, d'un peu plus près cette no- tion intuitive : je doute, je pense, je suis. Qu'est-ce que le je dont il est question ici? C'est évidemment le sujet pensant. Qu'est-ce que cet être? C est l'être de la pensée.
Lorsqu'on dit : je respire, donc je suis, observe Descartes, on ne peut conclure son existence que du sentiment qu'on a qu'on respire, mais non pas du tout de ce que la respiration ne peut être sans l'exis- tence, car il faudrait avoir prouvé d'abord qu'il est vrai qu'on respire, et pour cela qu'on existe, o Et ce n'est autre chose à dire en ce sens-là : je respire^ donc je suis, sinon : je pense, donc je suis * ; ou, en d'autres termes : je pense (que je respire), donc je (moi pensant) existe. Et ainsi, toutes les proposi- tions d'où nous pouvons conclure notre existence ne prouvent point l'existence du corps, « mais seule- ment celle de l'âme, c'est-à-dire d'une nature qui pense » et qu'on ne connaît « que comme intellec- tuelle » (lettre de mars 1638, II, 37-38).
Je suis donc pensée. Qu'est-ce à dire? Que l'essence ou la nature de l'âme est la pensée : « La pensée est un attribut qui m'appartient : elle seule ne peut
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être détachée de moi » (2^ Méditation, IX, 21). En d'autres termes, l'âme est essentiellement une chose qui pense, donc une chose qui, par définition, n'a besoin d'aucun autre objet que de soi-même pour exercer son action (IX, 206) et dont l'action propre, qui est la pensée, est comme telle infaillible, car, si je puis me tromper lorsque je crois que je respire ou que je marche, ce sentiment, comme tel, existe bien réellement, sans possibilité d'erreur.
Mais, qu'est-ce que penser? Par ce mot, dit Des- cartes, « j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes » (1). Et ainsi, lorsque je dis que « je suis une chose qui pense », c'est dire que je suis une chose « qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent » (3^ Méditation, IX, 27). Je suis donc essentiellement un sujet pensant, et je ne suis, pré- cisément parlant, que cela, « c'est-à-dire un esprit, un entendement, ou une raison » (2). Position très
(1) « Cogitalionis nomine intelligo illa omnia qiiae nobis conseils in nobis fiunt, quatenus eorum in nobis conscientia est » (Principes, 1, 9). Cf. Réponse aux 2" objections, Def. 1 : « Cogitalionis nomine com- plector illud omne quod sic in nobis est, ut ejus immédiate conseil simus. Ita omnes voluntatis, intellectus, imaginationis et sensuum operationes sunt cogitationes. Sed addidi immédiate, ad excludenda ea quae ex iis consequuntur, ut motus voluntarius cogitationem qui- dem pro principio habet, sed ipse tamen non est cogitatio » (VII, 160). La réflexion, au surplus, n'est pas requise pour qu'une substance qui pense soit une substance spirituelle et au-dessus de la matière {Réponse aux 7" objections, VII, 559).
(2) « Sum igitur praecise tantum res cogitans, id est, mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio » (2« Méditation, Vil, 27 ; IX, 21). Sur l'originalité de la position cartésienne, cf. Dklbos, Figures, p. 129 ; Philosophie française, p. 34.
22Ï DESCARTES
forte et très originale : au lieu de définir le moi, ou l'âme, comme le principe de la vie, Descartes le définit comme le principe de la pensée, c'est-à-dire comme un esprit, et comme un esprit qui, possédant au-dedans de lui, par les idées innées, les originaux sur le patron desquels se forment toutes nos autres connaissances (IV, 665), manifeste par là son indé- pendance à l'égard des choses extérieures (1). D'ail-
(1) Descartes définit les idées innées, en les opposant aux idées adventices et aux idées factices, « cogitationes quas non ab objectis externis, nec a voluntatis mese determinatione procedunt, sed a sola cogitandi facultate, quse in me est », ces idées ou notions étant les formes de ces pensées, suivant la Déf. 2 des Réponses aux 2" objec- tions (Vil, 160; IX, 124). Réponse au placard de Regius, VIII, 358. Cf. 3« Méditation, VII, 27 ; IX, 29. Les idées innées sont très diffé- rentes des concepts, ainsi qu'il ressort clairement de la 3» Méditation, et ainsi que le reconnaît Gassendi lui-même (« Verum ex jam dictis tu causa non es realitatis idearum, sed ipsaemet res per ideas reprœ- sentatse... », VII, 291). Cf. une lettre du 2 mai 1644 (IV, 113) : « Je ne mets autre différence entre l'âme et ses idées, que comme entre un morceau de cire et les diverses figures qu'il peut recevoir. Et comme ce n'est pas proprement une action, mais une passion en la cire, de recevoir diverses figures, il me semble que c'est aussi une pas- sion en l'âme de recevoir telle ou telle idée... » D'autre part, ces idées (même celles de mouvements et de figures, à plus forte raison celles de douleur, de couleur, de son, etc.) ne peuvent être produites en nous par les objets extérieurs et étendus, car ceux-ci ne sauraient agir directement sur l'esprit par l'organe des sens, en sorte qu'il faut bien que l'esprit soit en possession des idées qui lui représentent ces choses à l'occasic)/» des mouvements corporels (VIII, 359). Les idées innées se reconnaissent à ce qu'elles sont universelles (VIII, 359), et surtout à ce qu'elles contiennent de vraies et immuables natures, qui existent indépendamment de notre pensée, qui ne peuvent être divisées par l'entendement {Réponse aux 1'" objections, IX, 92), mais qui s'imposent à lui, signe évident qu'elles ne sont pas faites par lui (5« Méditation, IX, 51. Cf. VII, 380). La doctrine cartésienne des idées innées apparaît ainsi tout imprégnée de réalisme, réalisme que nous avons noté déjà dans la conception que Descartes se fait de la mathématique (cf. P. Boutroux, Revue de métaphysique, 1914, p. 827). Sur la question de l'innéisme. Descartes, comme Gibieuf et Mersenne, est avec Platon et saint Augustin contre saint Thomas (rf. GiLSON, « l'Innéi.snic cartésien et la théologie », Revue de mita- physique, 1914, p. 456 et suiv, p. 47.")).
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leurs, je ne suis pas seulement une chose qui connaît ou qui aperçoit : je suis une chose qui juge et qui se détermine, je suis une chose qui veut; et « l'action de la volonté », plus clairement encore que « la per- ception de l'entendement », marque l'indépendance de ma pensée {Principes, I, 32, 37, 39). C'est qu'en un sens le fond de l'esprit, pour Descartes, c'est la volonté. Tandis que la faculté de connaître qui est en moi, dit-il, « est d'une petite étendue et grande- ment limitée », la volonté m'apparaît « beaucoup plus ample et même infinie » : bien plus, « il n'y a que la seule volonté que j'expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu » (4® Médi- tation^ IX, 45).
Toutefois, par le CogitOy je n'ai encore réussi à établir, semble-t-il, que l'existence de ma pensée : elle seule est hors de doute. Par elle, assurément, je sais que « je suis, j'existe : cela est certedn ; mais combien de temps? A savoir autant de temps que je pense » (2° Méditation^ IX, 21). Pourtant Descartes affirme aussitôt après, comme si cette affirmation était l'équivalent de la première : « Je suis une chose qui pense. » Or, V existence de ma pensée implique- t-elle nécessairement Vexistence du moi ou de Vâme? Uêtre pensant est-il une substance pensante? C'est sur ce point que Hobbes (IX, 134) et tous les mo- dernes partisans de l'idéalisme, phénoménistes et subjectivistes, prennent le plus vivement à partie
2S* DESCARTES
Descartes; c'est ce passage (1) de Vidéalisme au réalisme spirituel ou de l'idée à l'âme, que reprochent à Descartes Kant et les kantiens, c'est-à-dire tous ceux qui se font une conception purement formelle de la pensée (2). A quoi Descartes répond en affir- mant {Réponse aux 3^ objections, IX, 136) « que la pensée ne peut pas être sans une chose qui pense, ot en général aucun accident ou aucun acte ne peut être sans une substance de laquelle il soit l'acte » (3). A vrai dire, « nous ne connaissons pas la substance immédiatement par elle-même, mais seulement parce qu'elle est le sujet de quelques actes » : seulement, en nous, et c'est là le privilège de la connaissance par la conscience, nous percevons immédiatement ces actes comme actes du sujet ; dans ma pensée je per- çois directement le moi pensant : elle n'a de sens et d'être que par lui, comme le phénomène n'a de sens et d'être que par la substance.
Être^ c'est être réellement ou substantiellement : telle est l'affirmation primordiale de Descartes. On peut contester la forme substantialiste dont il l'a revêtue ; on peut lui reprocher de n'avoir pas suffisamment
(1) Hamelxn le qualifle de saltus mortalis (Système de Descartes,
p. 128).
(2) Pas d'idée de substance, dit Kant : car au concept (purement formel) de substance ne correspond aucune intuition, puisque, en moi, les intuitions ne peuvent être que sensibles (Critique de la raison pure. Dialectique transcendantale, 1. II, chap. !•' : Des paralo- gismes de la raison pure. Barni, t. l", p. 336).
(3) « Certum est cogitationem non posse esse sine re cogitante, nec omnino ullum actum, sive ullum accidens, sine substantia cui insit » (VII, 175). Notons, en outre, qu'à un autre point de vue, toute idée, du moins toute idée vraie, a une réalité objective qui doit nécessaire- ment correspondre à quelque réalité jormslle (substantielle) hors da notre pensée, ainsi que nous l'établirons dans la leçon suivante.
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justifié l'identité qu'il établit entre l'être pour soi de la pensée, que la conscience appréhende directe- ment, et la substantialité de cette même pensée, ou son être en soi^ qui ne peut être que conclue de l'appréhension immédiate. Mais, lorsque Descartes affirme que la pensée ne peut être détachée du moi (IX, 21), que ce moi est une réalité que n'épuisent pas ses phénomènes, et que Têtre phénoménal n'est pas un véritable être, lorsqu'il affirme, en un mot, la réalité du sujet pensant, il ne paraît pas outre- passer la portée de l'expérience immédiate. Sans doute, l'interprétation de cette expérience exige un certain postulat : en ce sens, le réalisme spirituel de Descartes n'est pas une simple constatation ; c'est une affirmation qui se fonde tout à la fois sur les faits et sur un principe. Mais la thèse que lui oppose l'idéalisme moderne n'est elle-même qu'un postulat ; et c'est un postulat qui condamne l'homme à ne ja- mais sortir du domaine des apparences pour atteindre l'être même, le réel (1). Au niineux idéalisme des modernes nous préférons sans conteste le réalisme spirituel de Descartes, qui nous permet de bâtir sur le roc. Ceux-là disent : je pense, donc je ne suis pas (2). Nous disons avec Descartes : je pense, donc je suis.
(1) Cf. ce que dit Adam (t. XII, p. 324) : « En ajoutant comme il l'a fait, donc je suis, il compliquait sa métaphysique d'une question oiseuse et insoluble, celle de l'existence. » Et (p. 326) : t Hors de l'idéalisme point de certitude absolue. » Malheureusement, une telle « certitude » est absolument vaine et vide, puisqu'elle nous interdit le vrai. Quant à la question de l'existence, elle est si peu une » ques- tion oiseuse », qu'elle est la question^vitale, la seule qui mérite pleine- ment notre recherche.
(2) Cette spirituelle et profonde boutade est d'Ernest Betisot, Rapport sur l'École normale supérieure, 1878 (citée XII, 325).
15
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Assurément, cette proposition, que l'âme est une substance, donc un être complet, réellement dis tinct du corps et capable d'exister sans lui, ne pourra être conclue, avec une certitude entière, de l'exis- tence de la pensée, que grâce à la garantie de la véracité divine, c'est-à-dire après qu'aura été prouvée l'existence de Dieu : tel est précisément l'objet de la 6^ Méditation (IX, 62. Cf. Réponse aux 2^» objec- tionSf prop. IV, IX, 131). C'est pourquoi Descartes écrit à Mersenne ce qu'il redit plus expressément encore dans VAbrégé des Méditations (IX, 9-10) : « Vous ne devez pas aussi trouver étrange que je ne prouve point, en ma 2^ Méditation, que l'âme soit réellement distincte du corps, et que je me con- tente de la faire concevoir sans le corps, à cause que je n'ai pas encore en ce lieu-là les prémisses dont on peut tirer cette conclusion ; mais on la trouve après, en la 6® Méditation » (III, 266). Il n'en demeure pas moins que, par la seule pensée, notre âme nous est déjà très clairement connue. Et, en effet, observe Descartes, la même lumière naturelle qui nous apprend « que le néant n'a aucunes qua- lités ni propriétés qui lui soient affectées, et qu'où nous en apercevons quelques-unes, il se doit trouver nécessairement une chose ou substance dont elles dépendent, cette même lumière nous montre aussi que nous connaissons d'autant mieux une chose ou substance que nous remarquons en elle davantage de propriétés. Or, il est certain que nous en remar- quons beaucoup plus en notre pensée qu'en aucune autre chose », d'autant que toutes nos connaissances sont d'abord pensée {Principes, I, 11. Cf. Réponse
LA METAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. L'AME 827
aux 2^ objections, IX, 102-103). Et, bien que la plu- part s'imaginent faussement connaître mieux leur corps, parce qu'ils le voient de leurs yeux et lo touchent de leurs mains, il est assuré que la con- naissance que nous avons de notre pensée, et, par elle, de notre âme, est « incomparablement plus évi- dente » que celle que nous avons de notre corps {Principes, I, 11-12. Cf. 2^ Méditation, IX, 23). Ainsi, du fait que nous connaissons immédiatement notre pensée, du fait que nous en connaissons immédia- tement aussi un grand nombre de propriétés, nous pouvons, d'après le postulat cartésien de la substan- tialité de l'être, conclure infailliblement à l'exig- tence d'une « substance dans laquelle réside immé- diatement la pensée » avec toutes ses propriétés, à savoir V esprit, — la substance étant définie plus généralement (1) « toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans son sujet, ou par la- quelle existe quelque chose que nous concevons {per- cipimus), c'est-à-dire quelque propriété, qualité ou attribut, dont nous avons en nous une réelle idée »; ou plus simplement, s'il s'agit de substance créée,
(1) Crs définitions se trouvent dans les Raliones more geometrico dispiisitie, qui terminant les Réponses aux 2" objections (VII, 161 ; IX, 125). Def. 5 : « Omnis res cui inest immédiate, ut in subjecto, sive pcr quam existit aliquid quod percipimus, hoc est aliqua propiietas, sive qualitas, sive attributum, cujus realis ideain nobis est, vocatur substantia. Neque enim ipsius substantiœ prœcise sumptse aliam habe- mus ideam, quam quod sit res, in qua formaliter vel eminenter existit illud aliquid quod percipimus, sive quod est objective in aliqua ex nostris ideis, quia naturali lumine notura est, nullum esse posse nihili reale attributum » (en d'autres termes, la substance est une chose dans laquelle existe formellement, ou éminemment, ce qui est objectivement ou par représentation dans nos idées). Def. 6: « Substantia cui inest immédiate cogitatio, vocatur mens. »
858 DESCARTKS
« une chose qui n'a besoin que du concours ordinaire de Dieu pour exister », et qui ne dépend de rien d'autre [Principes^ I, 51).
Par ma pensée {Principes ^ I, 53), par le senti- ment que j'ai de la continuité de ma pensée (1), je connais très évidemment, en ce sens, que je suis une substance spirituelle, c'est-à-dire un être per- manent, qui est le sujet immédiat de ses qualités et attributs (lesquels se ramènent tous à la pensée), et qui existe par soi, en ce qu'il ne dépend que de Dieu seul pour exister. Et, par là, je connais du même coup que cette substance, c'est-à-dire le moi, c'est-à-dire Vâme, est entièrement distincte du corps (2).
(1) C'est, en efîet, un principe essentiel pour Descartes que l'âme pense toujours : « Necessarium videtur ut mens semper actu cogitet : quia cogitatio constituit ejus essentiam, quennadmodum extensio constituit essentiam corporis, nec concipitur tanquam attributum, quod potest adesse vel abesse, quemadmodum in corpore concipitur divisio partium vel motus » (lettre à Arnauld, 4 juin 1648, V, 193). Cf. une lettre à Gibi^uf du 19 janvier 1642, III, 478.
(2) C'est ainsi du moins que Descartes présente les choses dans le Discours (VI, 32), aussi bien que dans les Principes, l, 8, et je n'hésite pa.s à suivre ici l'ordre du Discours qui demeure, malgré tout, l'œuvre capitale de Descartes. Mais il n'est pas contestable que ce mode d'exposition soulève d'assez graves difficultés et ne s'accorde pas de tout point avec la marche plus méthodique et rigoureuse que suit Descartes dans les Méditations. Au reste, il s'est expliqué très claire- ment sur ce point dans ses Réponses aux 4"' objections (IX, 175) : « La notion de la substance est telle qu'on la conçoit comme une chose qui peut exister par soi-même, c'est-à-dire sans le secours d'aucune autre substance, et il n'y a jamais eu personne qui ait conçu deux substances par deux différents concepts, qui n'ait jugé qu'elles étaient réellement distinctes. C'est pourquoi, si je n'eusse point cherché de certitude plus grande que la vulgaire, je me fusse contente d'avoir montré, en la seconde méditation, que l'esprit est conçu comme une chose subsistante, quoiqu'on ne lui attribue rien de ce qui appartient au corps, et qu'en môme façon le corps est conçu comme une chose subsistante, quoiqu'on ne lui attribue rien de ce qui appar- tient à l'esprit. Et je n'aiiraii ri'!' >jouté davantage pour prouver que
La métaphysique cartésienne. L'ame 22s
En ed'et, une simple inspection de l'esprit, infail- lible comme toute intuition claire et distincte, suffît à m'assurer que le corps n'est pas nécessaire pour que je sois, tandis que la pensée est suffisante et nécessaire pour que je sois {Discours, 4^ part., VI, 32). Ainsi, non seulement je conçois clairement et dis- tinctement par l'entendement que l'extension et la pensée, en tant que l'une constitue la nature du corps et l'autre celle de l'âme {Principes, I, 63), « diffèrent totalement », en sorte que « les actes intellectuels n'ont aucune affinité avec les actes cor- porels » {Réponse aux 3^ objections, IX, 137) et que la substance pensante et la substance corporelle peuvent être conçues comme des « choses complètes » en elles-mêmes {Réponse aux 4^» objections, IX, 172), mais encore je m'aperçois très évidemment que cette âme, dont j'ai une connaissance beaucoup plus claire et distincte que n'est celle du corps, est réelle- ment une chose complète, qu'elle est en moi essen- tiellement distincte du corps, qu'elle peut subsister sans lui et qu'elle seule constitue mon véritable moi (1).
l'esprit est réellement distingué du corps, d'autant que vulgairement nous jugeons que toutes les choses sont en effet, et selon la vérité, telles qu'iïlles paraissent à notre pensée. Mais, d'autant qu'entre ces doutes hyperboliques que j'ai proposés dans ma première méditation, celui-ci en était un, à savoir que je ne pouvais être assuré que les choses fussent en effet, et selon la vérité, telles que nous les concevons, tandis que je supposais que je ne connaissais pas l'auteur de mon origine, tout ce que j'ai dit de Dieu et de la vérité, dans les 3», 4« et 5* méditations, sert à cette conclusion de la réelle distinction de l'es- prit d'avec le corps, laquelle enfin j'ai achevée dans la sixième. »
(1) « Par une chose complète, dit Descartes, je n'entends autre chose qu'une substance revêtue des formes, ou attributs, qui suffisent pour me faire connaître qu'elle est une substance » {Réponse aux 4-« objections, IX, 172. Cf. Réponse aux ["'objections, IX, 95). Ainsi,
130 DE.SCARTES
Descartes est donc un dualiste résolu. Cependant la distinction radicale qu'il établit entre l'âme et le corps, entre l'étendue et la pensée, entre le do- maine du mécanisme et celui de la finalité, — distinc- tion qui posait à ses successeurs de très graves pro- blèmes, — ne l'empêche point de reconnaître V union de l'âme et du corps, bien plus, d'affirmer que l'homme, composé de pensée et d'étendue, est « un véritable être par soi et non par accident », et que A l'âme est substantiellement unie au corps » (1) ;
dit-il ailleurs (III, 475), l'idée d'une substance étendue et figurée, comme l'idée d'une substance qui pense, « est complète, à cause que je la puis concevoir toute seule, et nier d'elle toutes les autres choses dont j'ai des idées ». Or, assurément, on ne peut pas inférer une distinction réelle entre deux choses, de ce que l'une est conçue sans l'autre par une abstraction de l'esprit qui conçoit la chose impar- faitement (ce qui est le cas, par exemple, d'une montagne sans vallée, ou d'une figure sans extension) ; mais on peut l'inférer de ce que chacune d'elles est conçue sans l'autre pleinement ou comme une chose complète (ce qui est le cas, par exemple, du corps ou de l'esprit, conçus l'un sans l'autre), sans qu'il soit besoin, d'ailleurs, pour cela qu'on ait une connaissance entière et parfaite de la chose (IX, 95, 171. Cf. III, 476). Et ceci implique que Descartes prend t concevoir pleinement et concevoir que c'est une chose complète en une seule et inôme signification » (IX, 172). En d'autres termes, ce qui est conçu comme complet est complet. Mais la raison dernière de cette adé- quation entre l'idée et la chose se trouve dans la véracité divine (6« Méditation, IX, 62. Cf. IX, 175, et V. 224). D'autre part, loin d'établir entre l'étendue et la pensée un parallélisme semblable à celui que Spinoza établira entre ces deux attributs de la substance divine, Descartes affirme nettement la supériorité de la substance pensante sur la substance étendue : celle-là est indivisible, tandis que (cUe-ci ne l'est pas (6« Méditation, IX, 68) ; bien plus, c'est une régie Icès assurée que « je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est hors de moi que par l'entremise des idées que j'en ai en moi » (III, 474) ; et il n'y a dans les idées des corps nulle réalité qui nous empêche de supposer qu'elles aient pu être produites par l'esprit et qu'elles soient contenues en lui éminemment (3» Méditation, IX, 35. Cf. VII, 367), au lieu que la pensée ne peut en aucune manière pro- céder du corps (Réponse aux 6" objections, IX, 223, 238-242, texte trèî important pour l'histoire des opinions de Descartes sur ce sujet). (1) Sur Tumon de l'âme et du corps d'après Descartes, voir notam-
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. L'AME S31
en sorte, dit-il, « que l'âme de l'homme est réelle- ment distincte du corps, et toutefois qu'elle lui est si étroitement conjointe et unie qu'elle ne compose que comme une même chose avec lui » (Abrégé des Méditations, IX, 11-12).
Double principe d'une inépuisable fécondité qui est le principe même de toute la psychologie, et que Descartes a illustré d'une manière admirable. L'union de l'âme et du corps se manifeste très clairement dans la connaissance sensible, dans les mouvements réflexes, dans les associations du rêve, dans la pensée imaginative, dans la mémoire organique ou habituelle, dans les sentiments ou passions de l'âme [Passions, art. 12, 13, 21, 27, 42). Cette union, qui est un fait. Descartes cherche à l'expliquer par l'action des esprits animaux, « qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande abondance du cœur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les muscles et donne le mouvement à tous les membres » (Discours, 5® part., VI, 54; le Monde, XI, 165). Mais l'impuis- sance manifeste de cette théorie à rendre compte d'un fait qu'on ne peut que constater et qu'on n'ex-
ment 6* Méditation, IX, 64; Réponse aux k" objections, IX, 177; lettre à Regius, janvier 1642, III, 493 : « ... Debes profiteri te cre- dere hominem esse verum ens per se, non autem per accidens, et men- tem corpori realiter et substantialiter esse unitam, non per situm aut dispositionem..., sed per verum modum unionis »; lettre à Eli- sabeth du 28 juin 1643, III, 691-695; Passions, art. 30 : « Que l'âme est unie à toutes les parties du corps conjointement. » Et que, néan- moins (art. 31), « il y a une petite glande dans le cerveau (la glande pinéale) en laquelle l'âme exerce ses fonctions plus particulièrement que dans les autres parties » (cf. sur ce dernier point une lettre de 1640 à Meyssonier, III, 19).
z'ài DESCAhiES
pUquera jamais (1), ne saurait être un argument contre la vérité du fait. Quant à la dualité de l'âme et du corps, quant à leur distinction réelle et à lïndépendance de l'âme, Descartes l'a très forte- ment mise en lumière, en montrant que, dans l'âme iiumaine, à côté d'une partie passive et mécanique, qui dépend plus particulièrement des mouvements corporels et représente chez l'homme une sorte de correspondant psychologique des mouvements qu'on trouve chez les bètes, il y a une partie active qui ne dépend que de l'âme, à savoir la volonté et tous les modes volontaires de l'intelligence : celle-là est propre à l'homme (2). Or, la « passion », ou plus exactement le réflexe consécutif aux mouvements qui sont à l'origine des passions, peut bien produire tout le dehors des actes volontaires et môme agir sur la volonté (Passions, 40). Mais cette analogie n'est qu'extérieure : les relations qui existent entre le corps et l'âme sont celles de deux mondes dis- tincts, dont l'un est régi par le mécanisme, tandis que l'autre est sous la dépendance de la volonté, qui est un pouvoir rationnel, et qui est « tellement
(1) t Quod autem mens, quœ incorporea est. corpus possit impellere, nulla quidem ratiocinatio val coraparatio ab aliis rébus petita, sed certissima et evidentissima experientia quotidie nobis ostendit ; hœc enira una est ex rébus per se notis, quas, cura volumus per alias explicare, obscuramus • (lettre à Arnauid, 29 juillet 1C48, V, 222).
(2) Voir à ce .sujet Passions, art. 17 et 50. Lettres à Regius de mai et décembre 1641, III, 372, 454 (où Vintelleclion est dénommée passion de l'âme). Il est à noter que, pour Descartes, il n'y a quune seule âme : la même qui est sensitive est raisonnable, et c'est au corps seul qu'il faut attribuer tout ce qui en nous répugne à la raison (Passions, 47). Quant aux « passions » proprement dites, elles ne se trouvent que chez l'homme, parce que Thomme seul est doué de pensée : mais on trouve chez les bètes tous les mouvements de» sprits qui excitent en nous les passions (Passions, 50)
LA ÀlKTAl'llYsHjLiii. CARTÉSIENNE. L'AME tii
libre de sa nature qu'elle ne peut jamais être con- trainte » {Passions, 41). Quant à l'action du corps sur l'âme, elle n'est point sans doute une vraie et réelle action. Descartes, annonçant ici la profonde théorie de Malebranclie et devançant l'explication bergsonienne de la mémoire, dit très expressément que le mécanisme physiologique de la mémoire, par le jeu des esprits dans les traces du cerveau, n'est que la simple occasion du souvenir accompagné de reconnaissance, qui est la mémoire de l'âme (1).
* * *
L'âme étant d'une nature entièrement distincte de celle du corps, il suit de là qu'elle n'est point sujeite à mourir avec lui, mais qu'elle est impéris-
(1) Sur la distinction des deux mémoires, voir la lettre au P. Mes- land du 2 mai 1644, IV, 114, et la lettre à Arnauld du 29 juillet 1648, V,220. Sur la mémoire intellectuelle (qui, à vrai dire, « magis est uni- versalium quara singularium »), Manuscrit de Gôttingen, Y, 150. — Tandis que la mémoire des choses matérielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau, pareils à des plis dans un morceau de papier, et qui le rendent propre à mouvoir l'âme en la même façon qu'il l'avait mue auparavant, la mémoire des choses intellectuelles dépend de quelques autres vestiges qui demeurent en la pensée môme et sont d'un tout autre genre que ceux-là (IV, 114). En efîet, pour que l'esprit puisse avoir souvenir et reconnaissance d'une chose passée, il ne suffit pas qu'il y ait quelques vestiges dans le cerveau, « quorum occasione ipsa eadem [res] cogitation! nostrœ iterum occurit », mais il faut encore que, lorsque ces vestiges se sont imprimés la première fois dans le cerveau, l'esprit ait fait usage de l'intellec- tion pure, « ad hoc scilicet ut adverteret rem, quœ illi tune observa- batur, novam esse...; nullum enim corporeum vestigium istius novi- tatis esse potest » (V, 220). — Théorie très remarquable et très profonde, qui seule s'accorde avec la croyance en l'immortalité de l'âme, alors que la théorie d'Aristote, qui fait de la mémoire une fonction purement organique, aboutit nécessairement à la négation de l'immortalité personnelle (voir à ce sujet mon travail sur /a Notion du nécessaire chez Aristote, p. 181 et note 2).
234 DKSCARTES
sable et immortelle de sa nature. En efîet, « la con- naissance naturelle nous apprend que l'esprit est difîcTent du corps et qu'il est une substance; et aussi que le corps humain, en tant qu'il diiïère des autres corps, est seulement composé d'une certaine configuration de membres et autres semblables acci- dents ; et enfin que la mort du corps dépend seule- ment de quelque division ou changement de figure. Or, nous n'avons aucun argument ni aucun exemple qui nous persuade que la mort on l'anéantissement d'une substance telle qu'est l'esprit doive suivre d'une cause si légère comme est un changement de figure, qui n'est autre chose qu'un mode, et encore un mode, non de l'esprit, mais du corps, qui est réellement distinct de l'esprit... Ce qui suffît pour conclure que l'esprit, ou l'âme de l'homme, autant que cela peut être connu par la philosophie natu- relle, est immortelle » {Réponse aux 2^» objections, IX, 120).
Descartes a montré dans V Abrégé des Méditations (IX, 9-10) comment l'immortalité de l'âme ressort avec évidence de la distinction de l'âme et du corps, aussi bien que de la nature de l'âme, qui ne peut Eo concevoir que comme simple et indivisible, qui est capable d'intellection pure (1), et qui enfin se
(1) « Ostendi etiam saepe distincte, mentem posse independenter a cerebro operari ; nam sai.e nulius cerebri usus esse potest ad pure i:itelligenduin, sed tariLum ad iinajrinanduin vel sentienduni. » Ainsi, le cerveau ne sert que pour la pensée Imaginative, non pour la pensée pure. Il est même des cas, par exemple dans les songes, où l'entende- ment peut concevoir quelque chose d'entièrement différent de Tima- {rinalion : car le songe lui inéme est l'œuvre de l'imagination, mais, si nous nous apercevons que nous rêvons, ce fait est l'œuvre du seul •ateadement (Réponse aux 5"' objections, VII, 358).
LA METAPIIYSIQUK G A Ri KSIENNE. L'AMii 235
suffit à elle-même, car ce qui est conçu comme com- piet est en effet complet, même si la conception que nous en avons n'est pas entièrement parfaite, La métaphysique établit ainsi la condition nécessaire de l'immortalité : car ces arguments suffisent « pour montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort de i'âme ne s'ensuit pas ». Mais c'est la physique qui en établit la condition suffisante, en nous fournissant « les prémisses desquelles on peut conclure l'immortalité de l'âme » : à savoir que toutes les substances, créées de Dieu sont de leur nature incorruptibles, mais que seul l'ensemble des corps, ou « le corps pris en général », est substance et par suite ne périt point, en sorte qu'un corps en particulier, comme le corps humain, peut naître et périr par un changement dans la configuration de ses parties; tandis que l'âme indiçiduelle est une pure substance, qui est toujours la même quoique ses accidents changent, d'où il suit qu'elle est « im- mortelle de sa nature » (1).
(1) € ... Prsemissae, ex quibus ipsa mentis iramortalitas concludi potest, ex totius physicaa expli^atioiie dépendent : primo ut iciatur omnes omnino substantias, sive res quae a Deo creari debent ut existant, ex natura sua esse incorruptibiles, nec posse unquam desi- nere esse, nisi ab eodem Deo concursum suum lis denegante ad nihilum reducantur ; ac deinde ut advertatur corpus quidem in génère sumptum esse substantiam, ideoque nunquam etiam perire. Sed corpus humanum, quatenus a reliquis diftert corporibus, non nis ex certa membrorum configuratione aiiisque ejusmodi accidenlibus esse conilatum ; mentem vero humanam non ita ex ullis accidentibus constare, sed puram esse substantiam : etsi enim omnia ejus accidentia mutentur, ut quod alias res inteliigat, alias velit, alias sentiat, etc., non idcirco ipsa mens alla evadit ; humanum autem corpus aliud fit ex hoc solo quod figura quarumdam ejus partium mutetur : ex quibus sequitur corpus quidem perfacile interire, mentem autem ex natura sua esse immortalem » (Synopsis Meditationum, VII, 13-14). Cf. ce que dit Descartes du corps humain dans sa lettre au P. Mes-
23t> DESCARTES
Sans doute, ici encore, les arguments décisifs pai' lesquels sera établie l'immortalité de l'âme reposent sur la connaissance de Dieu, comme garant de la vérité de nos idées claires et distinctes ; et pour ce qui est de l'état de Tàme après cette vie, la raison naturelle, sans la lumière de la foi, ne peut nous donner que de « belles espérances » (lettre à Elisa- beth, 3 novembre 1645, IV, 333). Mais il n'en est pas moins vrai que le seul Cogito, la seule expé- rience de notre moi en tant que distinct du corps, nous permet de conclure que ce moi, « c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis », ne saurait périr avec le corps.
Cette conclusion, Descartes l'appuie d'une dé- monstration très forte {Discours, 5® part., VI, 56-60 ; lettre de mars 1638, II, 39-41). Il remarque, en eiïet, que le principal obstacle à la croyance en l'immortalité de l'âme provient de l'assimilation qu'on fait de notre âme à celle des animaux. Or, que sont les animaux? Ce sont de pures machines (1),
land sur la transsubstantiation, 9 février 1645, IV, 167 : « [Nos corps] ne sont eadem numéro qu'à cause qu'ils sont informés de la même âme. » 11 y a 1? une vue très profonde et très originale du pro- blème de l'individualité.
(1) Descartes n'admettant nul intermédiaire entre l'âme et le corps est amené à réduire la vie et toutes ses manifestations au mécanisme : ce qui, assurément, est contestable. Mais la partie néga- tive de sa thèse, à savoir que les animaux sont dépourvus de raison, est à l'abri de toute critique. On sait par ailleurs la place importante qu'a tenue dans le développement de la pensée de Descartes la thèse de l'automatisme des bêtes ; elle s'était formulée dans son esprit avant 1625, peut-être même dès 1619 (cf. Cogitationes privatse, X, 219). Et Baillet, qui signale le fait (Vie, I, 52), ajoute : « Au reste, cette opinion des automates est ce que M. Pascal estimait le plus dans la philosophie de M. Descartes • (cf. le témoignage de Marguerite Péricr, cité par Brunschvicg, dans la grande édition des Pensées, au n» 77). On sait, au contraire, que La Fontaine, dans le Discours à
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. L'AME 237
OU des autoîïtates montés par la nature, qui agit en eux selon la disposition de leurs organes, de telle sorte qu'ils témoignent en plusieurs choses de plus d'industrie que nous, mais manquent infailliblement dans les autres : telle une horloge, qui mesure plus justement le temps que nous, mais n'est capable que de cela ; au lieu que « la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de ren- contres » (VI, 57). Et, en effet, observe Descartes, c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides qu'ils ne soient capables d'arranger diversement quelques signes pour répondre au sens de ce qui se dit en leur présence, ou pour se faire entendre do ceux qui sont avec eux, comme font ceux qui sont nés sourds et muets : au lieu que les animaux les plus parfaits et ceux-là même qui sont doués de l'organe de la parole, comme les pies et les perroquets, s'ils peuvent proférer des paroles^ ne peuvent point parler ainsi que nous, c'est-à-dire en « témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ». En d'autres termes : 1° Vorgane de la parole n'est pas suffisant pour la parole (c'est ce que dé- montre l'exemple des pies et des perroquets) ;
Madame de la Sablière, et Mme de Sévigné, dans une lettre du 23 mars 1672, rejettent la théorie de Descartes :
Desoartps, cf. mortel dont on eût fait un dieu Chez les paious...
La thèse de l'automatisme des bêtes se trouve déjà très exactement formulée dans V Antoniana Margarita de GoMEZ Pereira, 1554, col. 7 : « Bruta carere sensu probatur. » Col. 266 : « Bruta universale posse cognoscere si sentiret. » Col. 270 : « Bruta votes ut significa- tivas non posse intelligere. » Sur les discussions suscitées par cette thèse, cf. BoDiLLiiR, Himtoire de la philosophie cartésienne, t. I", chap. vn et p. 162, note.
«38 DESCARTES
2° Vorgane de la parole rCest même pas nécessaire pour la parole (c'est ce que démontre l'exemple des sourds-muets) : au lieu que la raison est condition nécessaire et suffisante. C'est pourquoi encore l'homme, doué de raison, est susceptible d'éducation, tandis qu'un singe ou un perroquet, dénués de raison, ne peuvent être que dressés, et n'égaleront jamais un enfant des plus stupides (cf. VI, 58).
Cela est la vérité même. Mais, comme la plupart des hommes se résignent difficilement à la vérité, surtout si elle leur coûte, comme ils se défont aven peine des opinions dont ils ont été prévenus dès leur enfance, qu'ils ont retenues par coutume, et qui se fondent sur quelques apparences extérieures (1), ils ont cherché, sur ce point, à mettre en défaut Des- cartes. Or, les faits lui donnent entièrement raison. En vain, certain savant germanique a-t-il été passer plusieurs mois dans une cage, au milieu des forêts africaines, pour établir le dictionnaire du langage simiesque : ce langage ne se compose que de quelques douzaines de signes, destinés à exprimer les instincts naturels. En vain un Allemand a-t-il prétendu nous montrer des chevaux capables d'extraire des racines
(1) « Il est certain que la ressemblance qui est entre la plupart des actions des bêtes et les nôtres nous a donné, dès le commence- ment de notre vie, tant d'occasions de juger qu'elles agissent par un principe intérieur semblable à celui qui est en nous, c'est-à-dire par le moyen d'une âme qui a des sentiments et des passions comme les nôtres, que nous sommes tous naturellement préoccupés de cette opinion. Et quelques raisons qu'on puisse avoir pour la nier, on ne saurait quasi dire ouvertement ce qui en est, qu'on ne s'exposât à la risée des enfants et des esprits faibles. Mais pour ceux qui veulent connaître la vérité, ils doivent surtout se défier des opinions dont ils ont été ainsi prévenus dès leur enfance » (II, 39. Cf. II, 41).
LA METAPHYSIQUE CARTESIENNE. L'AME 239
cubiques : comme ces chevaux ne commettent pas plus dg fautes en ces opérations très compliquées que dans les simples additions, il est très certain que l'Allemand est un mystificateur et que ses chevaux ne calculent point par raison, mais ont été dressés à percevoir quelques signaux (1). Quoi qu'on fasse, un fait demeure : l'animal n'a ni science, ni civili- sation ; et tout démontre qu'il en est radicalement incapable. Voyez au contraire ces êtres humains dénués des sens de la vue, de l'ouïe et par suite du langage, et qui sont de véritables « âmes en prison » (2). J'allai visiter l'une d'elle, Marie Heurtin, à l'hospice de Larnay, près de Poitiers. Lorsque j'entrai et que la sœur lui eut appris ma présence, grâce à des signes tactiles tracés au creux de la main, Marie Heurtin, toujours par le même procédé, lui demanda mon nom. La sœur le lui ayant dit, elle se mit à rire : c'est que mon nom avait évoqué dans son esprit le mot « cheval ». Puis, elle me fit demander par la sœur de quel pays j'étais originaire : et, comme on lui répondit « de l'Allier », elle alla aussitôt me mon- trer sur une carte en relief la situation du départe- ment et de son chef-lieu, Moulins. Enfir, elle voulut connaître ma profession. « Gela est bien inutile,
(1) Voir dans le Bulletin de la Société française de philosophie. avril 1013, la discussion des quatre séances offertes à M. Claparède par M. Krall et ses « chevaux savants d'Elberfeld ». M. Quinton a démontré ainsi qu'il y a truquage, et que t nous sommes en présence, non pas d'une intelligence qui s'exerce, mais d'un automatisme qui fonctionne toujours semblable à lui-môme » (p. 129).
(2) Tel est le titre du très intéressant ouvrage qu'a publié, sur Marie Heurtin et ses compagnes de Larnay, M. Louis Arnould, professeur à l'Université de Poitiers (Société française d'imprimerie et de librairie, 8* éd., 1919).
2*0 DESCARTKS
dis-je à la sœur, car je suis professeur de philosophie ! — Point du»tout, répliqua la sœur, je vais le lui expli- quer. » Elle lui fit quelques signes dans la main : à quoi Marie Heurtin répondit par un geste révéla- teur, accompagné de signes que la soeur me traduisit ainsi : « Elle dit que vous enseignez à remonter des faits sensibles à leur cause première, invisible. » Et comment était-elle arrivée à cette notion de cause? « Sur une question d'elle, me dit la sœur, je lui appris que le pain était fait par le boulanger, puis, de cause en cause, nous remontâmes jusqu'au soleil, source de toute énergie ; et elle me demanda : qui a fait le soleil? Ainsi, elle s'éleva tout naturellement à l'idée d'une cause première, qui produit tout et n'est causée par rien. Et elle comprit de la sorte l'immortalité de l'âme : un jour, vint à mourir une sœur qu'elle aimait beaucoup ; je la conduisis auprès du corps : elle eut un véritable désespoir, disant que la sœur qu'elle aimait n'était pas cela^ cette chose froide, inerte et sans nom ; alors je lui fis comprendre que le moi, c'est l'âme, et que l'âme de la morte devait être cherchée auprès de Dieu. »
Avouons-le. Il y a autre chose dans l'homme que la matière ! Et ceux qui, s'arrêtant aux figures exté- rieures, nient l'àme, ceux qui ne veulent rien voir de plus en l'homme que dans la bête, ceux-là peuvent avoir une certaiae intelligence, de surface ou de parade : ils ne sont pas raisonnables.
Écoutons donc ce grand raisonnable qu'était Des- cartes. Et, pour conclure ce bref exposé de la doc- trine cartésienne de l'âme, si remarquable à tous égards, et qui fournit la base philosophiquement la
LA METAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. L'AME 241
plus solide de la croyance spiritualiste, seule con- forme à l'expérience, seule en accord avec les faits comme avec notre raison et avec notre nature, citons les mots par lesquels il conclut son exposé. Après avoir dit que « l'âme raisonnable ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, mais qu'elle doit expressément être créée », il ajoute (VI, 59) : « Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet de l'âme, à cause qu'il est des plus impor- tants ; car après l'erreur de ceux qui nient Dieu..., il n'y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que, par conséquent, nous n'avons rien à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis ; au lieu que, lorsqu'on sait combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d'une nature entièrement indépendante du corps, et, par consé- quent, qu'elle n'est point sujette à mourir avec lui ; puis, d'autant qu'on ne voit point d'autres causes qui la détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu'elle est immortelle. »
16
VII
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU
LES PREUVES DE DIEU PAR SES EFFETS ET PAR SON ESSENCE
En abordant la question de l'existence de Dieu, nous abordons le sujet qui constitue, de l'aveu de Descartes, « la pièce la plus importante » du Dis- cours de la méthode, et qui est le cœur même de la doctrine (lettre au P. Vatier, 22 février 1638, I, 560). Et ce n'est pas seulement dans la philosophie de Descartes que cette question occupe une place pri- vilégiée, la première et la plus essentielle : c'est dans l'ordre de la pensés humaine, dont Dieu est le principe et la fin, et dans l'ordre même des choses ou de la réalité, qui dépend tout entier de Dieu comme de sa cause première et dernière ; en sorte que Dieu peut être justement symbolisé par le signe dont se servaient nos vieux artistes : un alpha et un oméga entrelacés.
La question de l'existence de Dieu est une question immense et profonde, au point que l'esprit humain ne saurait l'aborder sans eiïroi : comment, avec des concepts et des mots, en atteindre et en donner une idée, je ne dis pas complète, mais suffisamment exacte? Cependant il le faut : car « si on ignore Dieu,
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU îi?,
dit Descartes, on ne peut avoir de connaissance cer- taine d'aucune autre chose » {Principes, I, 13) ; on s'interdit de rien connaître ni comprendre de ce qui est. Pour nous guider à travers un domaine aussi vaste, et pour tâcher de parvenir jusqu'à ce sommet de la connaissance humaine, il ne sera pas inutile de rechercher d'abord comment le problème de Dieu se rattache à celui que nous avons traité pré- cédemment et quelle disposition d'esprit est requise pour en obtenir l'intelligence.
Il est bien certain et bien évident que notre immor- talité personnelle suppose comme sa condition né- cessaire l'existence d'un Dieu personnel. Si l'être de la cause première n'est pas personnel, comme le prétend le panthéisme, notre être ne l'est pas davan- tage. S'il n'y a pas un ordonnateur suprême,tout- puissant et tout juste, pour appliquer les sanctions futures, le rétablissement de l'ordre dans l'au-delà qu'exige impérieusement notre raison, n'est qu'une vaine et persistante illusion de notre esprit. Et ainsi l'immortalité de l'âme est indissolublement liée à l'existence de Dieu.
Or, « l'immortalité de l'âme, dit Pascal, est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout senti- ment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impos-
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sible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet » {Pensées, édit. Bruns- chvicg, 194).
Et M, Bergson, dans son récent ouvrage sur V Énergie spirituelle (1), écrit : « D'où venons-nous? Que faisons-nous ici-bas? Où allons-nous? Si vrai- ment la philosophie n'avait rien à répondre à ces questions d'un intérêt vital, ou si elle était incapable de les élucider progressivement comme on élucide un problème de biologie ou d'histoire, si elle ne pou- vait pas les faire bénéficier d'une expérience de plus en plus approfondie, d'une vision de plus en plus aiguë de la réalité, si elle devait se borner à mettre indéfiniment aux prises ceux qui affirment et ceux qui nient l'immortalité pour des raisons tirées de l'essence hypothétique de l'âme ou du corps, ce serait presque le cas de dire, en détournant de son sens le mot de Pascal, que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine. »
Cette vérité vitale, l'expérience, aujourd'hui, pa- raît l'avoir mise hors de doute : elle ne la démontre pas, sans doute, et ne saurait la démontrer ; mais elle la rend infiniment probable à notre raison. Étudiant le problème central de la mémoire, reprenant et approfondissant la distinction cartésienne entre la mémoire organique et la mémoire intellectuelle, M. Bergson, et, à sa suite, des médecins comme le docteur Pierre Marie, ont rigoureusement établi, par un examen attentif des maladies de la mémoire,
(1) Paris, Alcan, 1919, p. 61 [l'Ami et le corps, coBfér«nce f»ite à « Foi et Vie », le 28 avril 1912).
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 245
l'indépendance de la mémoire pure à l'égard du cer- veau ; ils ont montré que le cerveau est nécessaire à V articulation, mais non à Vexistence de la pensée, en sorte que, si le cerveau est atteint, les mécanismes du rappel sont atteints, mais le souvenir subsiste, ce qui nous amène à conclure « la possibilité et même la probabilité » d'un état où la pensée, n'ayant plus besoin de s'exprimer, se conserverait à l'état pur, sans le support corporel, — probabilité que d'autres arguments rationnels, d'ordre métaphysique et moral, peuvent ériger, par ailleurs, en certitude.
Cependant, il se trouvera encore des gens pour refuser cette conclusion qui s'autorise des faits, comme il y en a qui, malgré les expériences de Pas- teur, continuent à affirmer que la vie peut sortir mécaniquement de la matière inanimée : les uns et les autres, plutôt que de se rendre à la vérité, qui offusque leur parti pris, tournent le dos aux faits, dont ils ne cessent de se réclamer. Ce sont eux qui font de la métaphysique, et de la mauvaise, puis- qu'ils sont en désaccord avec l'expérience et que les faits témoignent contre eux : le fardeau de la preuve leur incombe ; mais ils se contentent de nier, sans apporter aucune preuve. Une métaphysique posi- tive, c'est-à-dire qui se fonde sur les faits, donne raison, et de plus en plus clairement, à Descartes, non seulement parce que tous les faits connus lui donnent raison, mais encore parce qu'il y a des faits qui ne peuvent s'expliquer que par son principe : elle affirme et elle a le droit d'affirmer, comme une vérité positive, l'existence en nous d'un principe spirituel, irréductible aux réflexes des bêtes, dis-
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tinct du corps, capable de subsister sans lui, cl par conséquent immortel de sa nature.
Est-ce à dire que toutes les difficultés soient apla- nies? Non. Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons connaître le tout de rien. Nous posons la série des nombres infinie, sans savoir ce que cela veut dire, la série des nombres entiers et celle des nombres pairs constituant deux infinis dont l'un est le double de l'autre ; nous utilisons l'électricité, en ignorant absolument ce qu'elle est ; nous expéri- mentons notre liberté, et, en quelque manière, notre immortalité, sans pouvoir dire au juste en quoi con- siste cette liberté, sans connaître, autrement que par la foi, ce qu'est la vie de l'âme après la mort. Notre âme, assurément, nous est mieux connue que la matière : mais le mystère subsiste.
Seulement, il faut se rendre compte que ce mys- tère, qui fait d'ailleurs le mérite de notre croyance, tient à la constitution même de notre esprit. Notre impuissance à comprendre le réel ne nous autorise nullement à le nier, comme fait cet orgueil diabo- lique qui veut tout ramener « à la mesure de notre capacité et suffisance », folie telle, dit Montaigne, qu'il n'y en a point de plus notable au monde {EssaiSy I, 26). U humilité intellectuelle, fruit de la soumission au réel (1), voilà le principe qui doit nous guider en toutes choses, mais plus particulière- ment dans le domaine métaphysique, car ici noui touchons à l'infini. Si nous nous plions à ce piin cipe, alors nous comprendrons qu'il ne faut pas
(1) < Sounaissiou ast usaga da U raiaea » (Pascal, Ptnsitt, 2G9)>
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 247
attribuer à la réalité les limites de notre connais- sance, comme font tous les relativistes ; nous com- prendrons que, si notre connaissance est toujours relative, cela ne veut pas dire que son objet ne soit que le relatif ; nous comprendrons surtout, suivant le mot de Descartes, qu' « il est de la nature de l'in- fini que ma nature, qui est finie et bornée, ne le puisse comprendre » (3^ Méditation, IX, 37) : en sorte que l'impuissance même où nous sommes de com- prendre ou d'embrasser cet infini, qui est toujours présent à notre esprit et qui s'impose à lui, est une preuve de la réalité de l'infini.
C'est vers lui que nous allons tâcher de nous élever aujourd'hui, car, en dépit d'un préjugé commun, c'est de là que tout s'éclaire : nous ne pouvons être assurés d'aucune chose, de notre être même et de notre immortalité personnelle, si nous ne sommes assurés que Dieu est. Seul l'Être de Dieu garantit l'être de tout ce qui n'est pas lui.
*
* *
Reprenons le fil du raisonnement de Descartes, afin d'en bien marquer la continuité.
Pour atteindre la certitude absolue, Descartes a commencé par douter de toutes choses. Ce doute n'a pas laissé que de choquer ou d'inquiéter certains esprits et non sans quelque apparence de raison : car le procédé ne va pas sans danger, ainsi que l'a d'ail- leurs nettement marqué Descartes, et il ne doit être appliqué qu'avec une extrême circonspection. Mais qu'est-ce, en son fond, que le doute cartésien?
248 DKSCâRTES
Comme son nom l'indique, c'est une méthode : c'est une voie pour parvenir au vrai ; et Descartes s'en est servi principalement pour t préparer les esprits des lecteurs à considérer les choses intellec- tuelles et à les distinguer des corporelles » {Réponse aux 3^8 objections, IX, 133), en s'accoutumant à détacher leur pensée des données sensibles, voire même des symboles et des démonstrations scienti- fiques, qui obscurcissent à nos yeux la réalité spiri- tuelle.
Cependant, « celui qui doute ainsi de tout ce qui est matériel », et qui, par un effort de volonté, va même jusqu'à étendre son doute hyperbolique à toutes choses, « ne peut aucunement douter pour cela de sa propre existence », c'est-à-dire de l'être de sa pensée comme attribut d'une substance pen- sante, « d'où il suit que celui-là, c'est-à-dire l'âme, est un être ou une substance qui n'est point du tout corporelle et que sa nature n'est que de penser, et aussi qu'elle est la première chose qu'on puisse con- naître certainement » (lettre de mars 1637, I, 353).
Or, cette intuition ou appréhension immédiate de mon être (1) qui me fournit le type de M certitude parfaite, si je l'examine attentivement, va me per- mettre de dégager « en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine » {Dis- cours, 4^ part., VI, 33). Qu'est-ce qui fait la certi- tude du je pense, donc je suis? Qu'y a-t-il en ceci qui m'assure que je dis la vérité? C'est que « je vois très clairement que, pour penser, il faut être »;
(1) < Votre esprit la voit, la sent et la manie. » Lettre au marquis de Newcastle. 1648, V, 138.
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c'est que je saisis au-dedans de moi ma pensée, mon être et leur liaison indissoluble, par « une perception claire et distincte » (3^ Méditation, IX, 27) : claire, c'est-à-dire présente et manifeste à un esprit attentif ; distincte, c'est-à-dire tellement précise et différente de toutes les autres qu'elle ne comprend en soi que ce qui y apparaît manifestement (1). Et, par consé- quent, dans le Cogito, qui est perçu immédiatement comme vrai ou comme réel, je discerne les condi- tions nécessaires et suffisantes de la vérité, à savoir la clarté et la distinction de l'idée : d'où il suit que je puis « établir pour règle générale que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies » (2). C'est donc le Cogito qui me révèle le lien de l'évidence (logique) avec la réalité (métaphysique), et qui me met en possession d'une première vérité, non plus logique, mais réelle. Toute évidence doit être analogue à l'évidence de la conscience.
Seulement, l'évidence ou la distinction n'est pas toujours aisée à reconnaître : si nous sommes assurés que les choses que nous concevons distinctement sont toutes vraies, toutefois « il y a quelque diffi- culté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement » (VI, 33), car il nous arrive d'admettre comme très certaines et très mani- festes des choses que nous reconnaissons après être
(1) Principes,!, 45. Il suit de là que la distinction implique la clarté, sans que la réciproque soit vraie : « Ainsi, la connaissance peut être claire sans être; distincte, et ne peut étredistinctequ'elle ne soit claire par même moyrn » (Principes, I, 46).
(2) 3« Méditation, IX, 27 ; Discours 4» part., VI, 33. Il coaTi»Qt de noter ici l'emploi que fait Descartes du mot « règle ».
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douteuses et incertaines (IX, 27). Quelle est donc la marque qui va me permettre de discerner à coup sûr les idées distinctes ou les idées vraies, et, plus précisément encore, de m'assurer que les idées qui sont vraies pour moi sont, et demeurent, vraies en soi? Pour l'instant, je n'ai encore, à la rigueur, qu'une certitude de fait, particulière, limitée à une exis- tence finie, le moi, et à une durée finie, le temps pendant lequel je pense. Comment m'affranchir du présent et du particulier, pour garantir la durée indéfinie et la valeur absolue de ce que je pense comme vrai? Gomment passer d'une vérité à la vérité, d'une certitude à la certitude? Par un simple approfondissement du moi et de ses idées, qui va nous permettre de retrouver à leur principe Dieu, auteur et garant de toute vérité.
Cet approfondissement se fait grâce à la notion de cause^ notion constitutive de l'esprit humain (1), principe et ressort de toutes les démarches par les- quelles la raison atteint le réel. Et, en effet, soit que je considère la cause qui fait que je suis, moi, être fini, imparfait, contingent ; soit que je considère la cause ou l'original d'où procèdent mes idées, non pas en tant que modes de ma pensée, mais en tant que représentant un objet, et, parmi toutes celles-ci, l'idée dont l'objet a le plus de réalité, à savoir l'idée de l'infini ou du parfait ; ou, mieux encore, et plus simplement, si je considère la cause de ce moi, être fini, qui a Vidée de Vinfini, je m'élève aussitôt à
(1) La notion de cause est à ce point constitutive de l'esprit humain qu'elle est à la portée de l'âme la plus humble, comme Marie HeurtiA, aussi bien que du métaphysicien ou du savant (véritable).
LA MÉTAPHYSIQUE C ART ÉSIE NN (•:. DIEU 251
Vidée de Dieu, conçu comme l'Etre existant néces- sairement et par soi.
Aussi comprend-on que Descartes ait pu dire : « Il est manifeste à tout le monde que la considéra- tion de la cause efficiente est le premier et principal moyen, pour ne pas dire le seul et Tunique, que nous ayons pour prouver l'existence de Dieu » {Réponse aux 4^ ùbjections, IX, 184).
Aux deux preuves qui démontrent Dieu analy- tiquemont, par ses effets, Descartes, à vrai dire, en ajoute une troisième, par la nature ou l'essence même de Dieu (1), et c'est la preuve ontologique. Mais, ainsi que Descartes l'indique lui-même, cet argument, qui n'est autre chose qu'une application de la causalité à Dieu même et qui traduit d'ailleurs parfaitement l'inspiration synthétique de la doctrine cartésienne, n'est pas à prendre comme une preuve à la rigueur de l'existence de Dieu : il prouve moins Dieu qu'il n'explicite l'idée de Dieu (2), c'est-à-dire
(1) Voir les Réponses aux 1"' objections (de Caterus), IX, 94 : « Il n'y a que deux voies par lesquelles on puisse prouver qu'il y a un Dieu, savoir : l'une par ses effets, et l'autre par son essence, ou sa nature même. » Celle-ci, qui est la preuve a priori ou ontologique, vient après l'autre, qui est la preuve per effectus, du moins dans l'ordre de la découverte et de la pensée. Si elle est présentée la pre- mière dans les Principes, I, 14, c'est parce que cet ouvrage suit ua ordre déductif : « Quia alla est via et ordo inveniendi, alla docendi : in Principiis autemdocet ot synthetice agit » {Manuscrit de Gôningen V, 153). Dieu est le principe de toutes choses : mais il faut com- mencer par nous élever à lui, avant de voir cela ; il faut amener los hommes à lui. Ainsi s'explique le fait que cette doctrine essentielle- ment synthétique s'établisse par une méthode analytique.
(2) C'est là ce qu'a nettement reconnu H.vnnbquin, lorsqu'il montre que, tout au moins dans les passages les plus significatifi des Réponses aux objections. Descartes présente l'argument ontolo- gique comme l'expression d'une » synthèse irréductible », ce qui tendrait à supprimer du méuie coup toute démonstration, en la ren-
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de l'Être qui est par soi, ou « comme par une cause formelle » {Réponse aux 4^ objections^ IX, 184).
Nous allons exposer successivement ces trois preuves ; mais nous nous attacherons surtout à découvrir comment elles se rejoignent et s'organisent au sein d'une intuition unique (1), dont elles ne peuvent être dissociées, pour être ensuite déroulées dans le discours, que d'une manière tout artificielle. Nous nous efforcerons ensuite de dégager le primum movens de toute cette démonstration, c'est-à-dire les postulats rationnels qui la commandent, et nous chercherons à en discerner la valeur, nous réservant de montrer dans une dernière leçon comment Dieu fonde tout à la fois l'existence, la vérité et la sagesse.
Preuve de Dieu par ses effets.
I. — L'âme, avons-nous vu, « est la première chose qu'on puisse connaître certainement. Même (pour, suit Descartes) en s'arrêtant assez longtemps sur cette méditation, on acquiert peu à peu une con- naissance très claire, et, si j'ose ainsi parler, intui- tive, de la nature intellectuelle en général, l'idée
dant inutile : mais ceci, à vrai dire, ne saurait être réalisé dans la vie présente (« la Preuve ontologique cartésienne défendue contre la cri- tique de Leibniz », extrait de la Revue de métaphysique, juillet 1896, dans Etudes, t. l*f, p. 257).
(1) a Cum igitur cogitatio nostra ita plura quam unum complecti quoat, et in instanti non flat, manifestum est nos demonstrationem ds Doo integram complecti posse, quod dum facimus certi sumus uon nos falli, et sic omnis difflcultas tollitur » {Manuscrit de Giitir.gen V. 149).
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 253
de laquelle, étant considérée sans limitation, est celle qui nous représente Dieu » (I, 353). Et il précise ailleurs : « Par le nom de Dieu, j'entends une subs- tance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-même, et toutes les autres choses qui sont (s'il est vrai qu'il y en ait qui existent) ont été créées et produites » (3® Méditation, IX, 35-36).
Or, il faut établir d'abord que cette idée est bien inhérente à Ventendement humain ou, en d'autres termes, qu'elle existe chez tous les hommes. On objecte « que tout le monde n'expérimente pas en 3oi l'idée de Dieu... Mais, si on prend le mot d'idée en la façon que j'ai dit très expressément que je le prenais, sans s'excuser par l'équivoque de ceux qui le restreignent aux images des choses matérielles qui se forment en l'imagination, on ne saurait nier d'avoir quelque idée de Dieu, si ce n'est qu'on die qu'on n'entend pas ce que signifient ces mots : la chose la plus parfaite que nous puissions concevoir; car c'est ce que tous les hommes appellent Dieu » {Réponse aux instances de Gassendi, IX, 209). « Quant à ceux qui nient d'avoir en eux l'idée de Dieu, et qui au lieu d'elles forgent quelque idole, ceux-là,' dis-je, nient le nom et accordent la chose » : ils nient une fiction de leur esprit, ou un Dieu chimé- rique ; « et, après l'avoir ainsi composé, ce n'est pas merveille s'ils nient qu'un tel Dieu, qui leur est représenté par une fausse idée, existe »; mais leur négation même est un hommage à la vérité, c'est-à- dire au Dieu véritable, qui n'est pas fait par l'homme, mais qui le fait, lui et ses idées {RépoTise auxl^^objec-^
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tionSy IX, 109). Considérons, en effet, au lieu d'un pur « être de raison » (IX, 106), d'une fiction ou d'un concept sans réalité, ces idées que l'esprit n'a pas faites, mais qu'il trouve au-dedans de lui : ce8 idées qui, étant inhérentes à l'esprit humain, sont innées en lui : non, sans doute, qu'elles soient toujours pré- sentes à notre pensée, car on ne saurait prétendre qu'un enfant, dans le ventre de sa mère, ait une connaissance actuelle de Dieu et médite sur les choses métaphysiques ; mais cet enfant a néan- moins en lui les idées de Dieu, de soi et de toutes les vérités premières comme les personnes adultes les ont quand elles n'y pensent point, c'est-à-dire en puissance, et comme aptitude à les produire a sola cogitandi facuîtate (1). Considérons maintenant, parmi ces idées, celles qui « participent par représentation à plus de degrés d'être ou de perfection » {3^ Médi-
(1) Responsio ad Hyperaspistem, août 1641, III, 423-424; Noise in programma (réponse au placard de Regius), VIII, 358, 360, 366. Cf. Réponse aux 3" objections, IX, 147. Ces idées, dit encore Des- cartes, sont innées en nous au sens où l'on dit que la générosité, ou que quelque maladie, est innée dans certaines familles :« Eodem sensu, quo dicimus generositatem esse quibusdam familiis innatam, aliis rero quosdam morbos, ut podagram, vel calculum : non quod ideo istarum îamillarum infantes morbis istis in utero matris laborent, sed quod nascantur cum quadam dispositione sive facuîtate ad illos contrahendos » (VIII, 358). Pour l'idée de Dieu en particulier, o tout ce qui, derrière le mot ou l'image, en exprime la signification, nous est représenté par des idées qui ne peuvent procéder que de notre seule faculté de penser et [)ar conséquent sont innées avec elle, c'est- à-dire sont toujours existantes en nous en puissance (potentia nobis semper inexistentes) : et en effet, être dans quelque faculté n'est pas être en acte, mais en puissance, puisque le terme de faculté ne désijj-ne rien d'autre que la puissance. Or, que nous ne puissions rien con- naître de Dieu que le nom et l'image corporelle, c'est là ce que nul i.o saurait affirmer sans faire ouvertement profession d'athéisme, et même d'une absence complète d'intelligence («tque etiam omni intel- lectu destitutum) . (VIII, 361).
LA MÉTAPHYSIQUE C A RTÉSIENN 1^. DIEU 2^5
jation, IX, 32), comme sont toutes les idées qui me représentent des substances et plus particulière- ment celles qui participent à l'infini (IX, 108) ; et, parmi elles enfin, considérons celle qui les domine toutes : à savoir Tidée de l'Être infini et souveraine- ment parfait. Étant bien établi que cette idée se trouve en nous, comme une idée inhérente à notre entendement, demandons-nous d'où elle tire son ori- gine (1).
Il est bien évident, dit Descartes, que toute idée, sans en excepter même celle de quelque machine artificielle, représente un objet, qui est « la cause pourquoi elle est conçue » {Réponse aux i'^ objec- tions^ IX, 83) : en d'autres termes, et c'est ici que le réalisme cartésien se sépare le plus nettement de l'idéalisme des modernes, Vidée est effet, non cause^ de la réalité qu'elle représente. Pour l'expliquer, il faut donc remonter à cette cause : ou, plus précisé- ment, il faut considérer l'idée, non pas seulement dans sa « réalité formelle », en tant qu'elle est un mode de ma pensée, mais dans sa « réalité objec- tive », en tant qu'elle représente un être ou entité, et il faut chercher quelle est la raison ou la cause de cette réalité objective, en se souvenant toujours de
(1) Il ne sert de rien, dit Descartes, de prétendre (comme font les modernes) que cette idée me vient des autres hommes, car on ne fait ainsi que reculer le problème, et il reste toujours à se demander de qui la tiennent ces autres : or, je serai toujours amené à conclure « que celui-là est Dieu, de qui elle est premièrement dérivée » (Ré- ponse aux 2" objections, IX, 107). Les enseignements des hommes, la tradition, l'observation des choses, peuvent bien être la cause éloi- gnée et accidenielle qui nous incite à porter notre attention sur cette idée ou à l'actualiser dans notre pensée ; mais de telles causes ne font après tout que donner occasion à la cause prochaine et première de produire son effet en tel temps [Noix in programma, VIII, 360).
256 DESCARTES
ce grand principe, qui régit les idées comme les choses, à savoir « qu'il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet », et que, par conséquent, dans la cause de l'idée doit « se rencontrer pour le moins autant de réalité formelle que cette idée contient de réalité objective»: sinon, ce serait admettre, dans l'idée, quelque chose qui tirerait son origine du néant (1).
Or, considérons, à la lumière de ce principe, la réalité objective de l'idée de Dieu, laquelle, ayant pour objet l'Être infini et parfait, est évidemment, de toutes les idées, la plus réelle, la plus positive
(1) Ce texte capital se trouve dans la 3« Méditation, VIT, 40-41 ; IX, 32-33 : « Jam vero lumine naturali manifestum est tantumdem ad minimum esse debere in causa efficiente et totali, quantum in ejusdem causse effectu. Nam, quœso, undenam posset assumere reaîitatem suam eftectus, nisi a causa? Et quomodo illam ei causa dare posset, nisi etiam haberetT Hinc autem sequitur, nec posse aliquid a nihilo fieri, nec etiam id quod magis perfectum est, hoc est quod plus reali- tatis in se continet, ah eo quod minus. Atque hoc non modo perspicue verum est de iis effectibus, quorum realitas est actualis sive formalis, sed etiam de ideis, in quibus consideratur tantum realitas objectiva... Quod autem hœc idea reaîitatem objectivam hanc vel illam conti- neat potius quam aliam, hoc profecto habere débet ab aliqua causa in qua tantumdem sit ad minimum realitatis formalis quantum ipsa continet objectivœ. Si enim ponamus aliquid in idea reperiri, quod non fuerit in ejus causa, hoc igitur habet a nihilo ; atqui quantumvis imperfectus sit iste essendi modus, quo res est objective in intellectu per ideam, non tamen profecto plane nihil est, nec proinde a nihilo esse potest. » Voici, d'autre part, les définitions que donne Descartes des termes « réalité objective », et « réalité formelle » {Réponse aux 2" objections, IX, 124; VII, 161) : « III. Per reaîitatem ob/ectivam idete intelligo entitatem rei repreesentatae per ideam, quatenus est in idea ;eodemque modo dici potest perfectio objectiva, vel artificium objectivum, etc. Nam quœcumque percipimus tanquam in idearum objectis, ea sunt in ipsis ideis objective. IV. Eadem dicuntur esse for- maliter in idearum objectis, quando talia sunt in ipsis qualia illa percipimus ; et eminenter, quando non quidem talia sunt, sed tanta, ut taJium viceia supplere possint. »
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et de soi la plus vraie ; et demandons-nous d'où l'es- prit la tient. Au lieu que les autres idées ne requièrent point l'existence d'autre chose que de moi-même pour être conçues, — au lieu que, par exemple, toutes les idées des choses sensibles ne consistent en rien de plus qu'en certaines qualités, qui sont des modes de la substance et pourraient ainsi être contenues en moi éminemment, mêlées au surplus de notions confuses qui ne tiennent qu'à mon imperfection, — il est ma- nifeste que l'idée de Dieu, avec tous les attributs qu'elle implique, ne peut tirer son origine de moi- même ; car, « encore que l'idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n'aurais pas néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement in- finie » (3^ Méditation, IX, 34-36; Discours, 4^ part., VI, 34). En d'autres termes, la réalité objective de l'idée de Dieu ne peut s'expliquer que par une cause qui possède formellement, c'est-à-dire en elle-même, toute la réalité ou perfection (1) qui se trouve objectivement dans l'idée. Ainsi, l'idée de Dieu nous permet, en premier lieu, de sortir de notre moi, puisque la réalité objective de cette idée dépasse infiniment la réalité formelle de ma pensée, et, en second lieu, d'affirmer Dieu comme existant, puisque
(1) Pour Descartes, réalité et perfection sont deux termes équiva- lents. Il va mêrtie jusqu'à affirmer l'identité de l'existence et de la perfection : et cette identité est le nerf de l'argument ontologique tel qu'il est exposé dans la 5" Méditation. Mais, dans les Réponses. Descartee reconnaît que le lien de l'existence et de la perfection est un lien synthétique, de convenance ou de raison (cf. HAlfNEQtriN, 0tudes. p. 255-260).
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la réalité objective de cette idée ne peut avoir pour cause que l'Être infini lui-même. « Il ine reste seule- ment, ajoute Descartes, à examiner de quelle façon j'ai acquis cette idée. Car je ne l'ai pas reçue des sens, et jamais elle ne s'est offerte à moi contre mon attente, ainsi que font les idées des clioses sensibles, lorsque ces choses se présentent ou semblent se pré- senter aux organes extérieurs dej mes sens. Elle n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit ; car il n'est pas en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose. Et par conséquent, il ne reste plus autre chose à dire, sinon que, comme l'idée de moi-même, elle est née et produite avec moi dès lors que j'ai été créé. Et certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l'ou- vrier empreinte sur son ouvrage (1). »
II. — Ici, nous rejoignons la seconde preuve {Dis- cours, 4e part., VI, 34-36 ; 3^ Méditation, IX, 38). Et, en effet, dit Descartes, je veux « considérer si moi- même, qui ai cette idée de Dieu, je pourrais être, en cas qu'il n'y eût point de Dieu. Et je demande, de qui aurais -je mon existence? » Il est évident que
(1) » Supcrest tantum ut examinem qua ratione ideam istam « Deo accepi ; neque enim illam sensibus hausi, nec unquam non expectanti mihi advenit, ut soient rerum sensibilium ideœ, cum istœ res eiternis sensuum organis occurrunt, vel occurrere videntur ; nec etiam a me eflBcta est, nam nihil ab illa detrahere, nihil illi super- addere plane possum ; ac proinde superest ut mihi sit innata, que- madmodum etiam mihi est innata idea mei ipsius. Et sane non mirum est Deum, me creando, ideam illam mihi indidisse, ut esset tanquam nota artiûcis operi suo impressa... » (3* Méditation, VII, 51 1 IX, 40-41).
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je ne tiens pas mon être de moi-même, car, si j'avais été capable de me donner l'existence, je me serais donné en même temps toutes les perfections qui me manquent. D'ailleurs, chacun se rend très bien compte qu'il n'est point par soi et qu'il n'a en lui le pouvoir ni de se produire lui-même, ni de se con- server dans tous les moments qu'il dure. En effet, « tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu'un peu auparavant j'ai été, il ne s'ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n'est qu'en ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire, derechef, c'est-à-dire me conserve » : car il est très évident que la conservation n'est autre chose qu'une création continuée, et requiert le même pou- voir que cette création elle-même. Or, il suffit que je m'interroge moi-même pour m'apercevoir que je ne saurais « faire en sorte que moi, qui suis mainte- nant, sois encore à l'avenir..., et par là je connais évidemment que je dépends de quelque être diffé- rent de moi » (IX, 39). Serait-ce donc de mes pa- rents? Mais ce ne sont pas eux qui me conservent, ni qui m'ont fait ou produit en tant que je suis une chose qui pense. Et enfin, si l'on me fait dépendre de quelque autre cause, il reste à se demander « de cette seconde cause, si elle est par soi ou par autrui, jusques à ce que de degrés en degrés on parvienne enfin à une dernière cause qui se trouvera être Dieu. Et il est très manifeste qu'en cela il ne peut y avoir de progrès à l'infini, vu qu'il ne s'agit pas tant ici de la cause qui m'a produit autrefois, comme de
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celle qui me conserve présentement » (IX, 40). Cette preuve, qui est de toutes la plus forte ou du moins la plus frappante, présente une grande analogie avec la preuve traditionnelle par la con- tingence (1), puisqu'elle se fonde comme elle sur le principe de causalité et sur la nécessité rationnelle qu'il y ait une première cause. Elle est originale cependant et elle diffère de la preuve traditionnelle, en ce que Descartes l'applique, non pas au monde, dont l'existence ne lui est pas encore connue avec certitude, mais uniquement à son être, dont l'exis- tence lui est révélée d'une manière évidente par sa pensée, et plus particulièrement à la conservation de son être présent, ce qui le dispense de considérer la suite des causes (2). Remarquons au surplus que, par cette preuve, Descartes n'établit pas seulement l'existence de l'inconditionné, mais encore sa nature : l'inconditionné est cause de soi, il est par soi, cause totale de toutes choses, auteur de leur être et de leur existence, les conservant par le même acte par
(1) C'est celle que saint Thomas appelle la seconde voie, « ex ratione causae efïïcientis » (Summa theologica, I» p., q. 2, a. 3). Cf. les !"• Objec- tions (de Gaterus), IX, 75-76.
(2) ï Itaque malui uti pro fundamento meae rationis existentia meiipsius. quse a niilla causarum série dependet, mihique tara nota est ut nihil notius esse possit ; et de me non tam quaesivi a qua causa olim essem productus, quam a qua tempore praesenti conser- ver, ut ita me ab omni causarum successione liberarem » [Réponse aux V" objections. Vil, 107 ; IX, 85). Descartes évite ainsiles difficultés que soulève la preuve traditionnelle, car, ainsi qu'il l'observe dans le pas- sage précédent, de ce que je ne puis concevoir un progrès à l'infini dans la succession des causes, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'une telle succession soit impossible et qu'une première cause existe. Voir aussi, sur la portée de cette seconde preuve, une lettre au P. Mes- land du 2 mai lGi4, IV, 112-113. Au sujet du progrès à l'infini, Dascartes observe que « datur rêvera talis progressus in divisione par- tium matcrise ».
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 2«1
lequel il les a créées, « en telle sorte qu'elles ne peuvent subsister sans lui un seul moment » {Dis- cours, 4® part., VI, 36). Et ainsi Dieu ne dépend de rien, mais il se suffît pleinement à lui-même : d'où il suit qu'il n'a en lui rien de ce qui marque une dépendance ou une limitation, comme est l'étendue ou la composition, mais qu'il est pur esprit, absolu- ment simple et parfait.
Mais là où Descartes pénètre le plus avant dans la question, c'est lorsqu'il montre l'accord ou la convergence de ces deux preuves, convergence d'où dépend, comme il le dit, « toute la force de sa dé- monstration » (1).
La contingence prouve qu'il y a une cause pre- mière de mon être, principe suffisant, c'est-à-dire cause totale. Mais la question est de savoir si cette cause totale est cause personnelle, c'est-à-dire douée de raison et de liberté, sachant et voulant ce qu'elle
(1) « Ainsi que c'est un effet de Dieu de m'avoir créé, aussi en est-ce un d'avoir mis en moi son idée ; et il n'y a aucun effet venant de lui. par lequel on ne puisse démontrer son existence. Toutefois il me semble que toutes ces démonstrations, prises des eiîets, reviennent à une... Car mon âme étant finie, je ne puis connaître que l'ordre des causes n'est pas inûni, sinon en tant que j'ai en moi cette idée de la première cause ; et encore qu'on admette une première cause, qui me conserve, je ne puis dire qu'elle soit Dieu, si je n'ai véritablement l'idée de Dieu. Ce que j'ai insinué en ma réponse aux premières objec- ticns, mais en peu de mots, afin de ne point mépriser les raisons des autres... » (lettre au P. Mesland, 2 mai 1644, IV, 112). Dans les Répenses aux l"' objections, Descaries dit en effet : • Praeterea non tantum quœ- sivi quae sit causa mei, quatenus sum res cogilans, sed maxime etiam et praecipue quatenus inter esteras cogitationes ideam entis surnme perfecti in me esse aniraadverto. Ex hoc enim uno tota vis demons- trationis meae dependet » (VII, 107; IX, 85). Voir tout le passage, qui est capital.
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celle qui me conserve présentement > (IX, Cette peuve, qui est de toutes la plus for^ du moinsla plus frappante, présente une f analogie vec la preuve traditionnelle par ^ tingence .)> puisqu'elle se fonde comme ell principe e causalité et sur la nécessité r? qu'il y A une première cause. Elle est cependan et elle difTére de la preuve tra en ce qu Descartes l'applique, non pas dont rcjstence ne lui est pas encore certitude mais uniquement à son être^ tence luiest révélée d'une manière é^ pensée, I plus particulièrement à de son ô^ présent, ce qui le disper la suite es causes (2). Remarquons par celt preuve. Descartes n'établ rcxisteiiB de l'inconditionné, mais] l'incondionné est cause de soi, totale ddoutes choses, auteur dj existenc, les conservant parj
(1) O'^talle que saint Thomas appel causaD efÏÏL'ntis • {Summa theotogiea, Ij lions (de ïlerus). IX. 75-76.
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Prise séparément, chacune des deux preuves n'est pas absolument probante. Ainsi, mon être contin- gent pourrait s'expliquer à la rigueur par l'exis- tence d'une série indéfinie de causes : car on pourrait soutenir que cette succession, tout incompréhen- sible qu'elle est à mon esprit fini, n'en est pas moins vraie. D'autre part, l'idée du parfait prise en elle- même, indépendamment de l'être contingent et imparfait en qui elle se trouve, ne prouverait pas nécessairement l'existence de l'Être parfait : car, si l'on ne savait, par l'autre preuve, mon imperfec- tion, on pourrait prétendre que cette idée vient |de moi. Au lieu que V existence de Vidée du parfait dans Vètre imparfait requiert nécessairement Vexistence de Dieu, cause parfaite. Si Dieu n'est pas absolument requis pour expliquer l'existence d'êtres contingents quelconques, astres ou cailloux, plantes ou bêtes, il est absolument requis pour expliquer l'existence d'un être contingent qui pense et qui a l'idée de Dieu (1).
(1) Cf. llAiiBLiN, Système de Descaries, p. 196.
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 263
Cette démonstration de Dieu par la voie analy- tique, qui consiste à remonter du réel à Dieu, et qui paraît à Descartes « la plus vraie et la plus propre pour enseigner » (IX, 122), repose, comme toute démonstration, sur certaines prémisses indémon- trables, postulats et faits, droit et espèce, que Des- cartes ne dissimule pas, comme font généralement, au contraire, les négateurs de la métaphysique, mais qu'il met en pleine lumière et que les objections de ses adversaires lui ont donné occasion de dégager avec une force incomparable.
I. Première prémisse : le fait. Je possède en moi Vidée de V infini ou du parfait. — A cette thèse s'op- pose la thèse de la relativité de la pensée, qui fut formulée dès l'époque de Descartes par Hobbes, par Gassendi et par certains théologiens comme Caterus. Ils prétendent : 1° que Tesprit humain étant limité ne peut concevoir l'inconditionné ; 2° que cette idée qui est en lui n'est qu'une fiction de l'es- prit, qui supprime par l'imagination les bornes de ce que lui présente l'expérience (IX, 77,145; VII, 286 et suiv., 296 et suiv,). A quoi Descartes ré- pond, avec une très grande force, par les deux consi- dérations suivantes :
1° De ce que nous n'avons pas de l'infmi « une pleine et entière conception, qui comprenne et embrasse parfaitement tout ce qui est en lui » (IX, 110), il ne s'ensuit pas que nous ne puissions en avoir une « connaissance finie et accommodée à la petite capacité de nos esprits » (IX, 90), la- quelle, pour médiocre et imparfaite qu'elle soit,
204 DESCARTES
suffit néanmoins pour connaître qu'il existe. « L'in- fini en tant qu'infini n'est point à la vérité com- pris », ni conçu, « mais néanmoins il est entendu » {IX, 89). Dei perfectiones non concipimus, sed intel- ligimus (V, 154). Et, en effet, « un esprit fini ne saurait comprendre Dieu, qui est infini ; mais cela n'empêche pas qu'il ne l'aperçoive, ainsi qu'on peut bien toucher une montagne, encore qu'on ne la puisse embrasser » (1). Or, pour savoir une chose et pour connaître qu'elle existe, il suffît de la toucher ainsi de la pensée.
Si donc nous ne pouvons, en cette vie, comprendre ni concevoir positivement ce qu'est l'infini, néan- moins nous savons très positivement, par voie de conclusion, qu'il est (2) ; bien plus, nous le conce- vons être très positif (3).
(1) Réponse aux instances de Gassendi, IX, 210. Cf. une lettre à Mer- senne du 27 mai 1630, I, 152 : « Je sais que Dieu est auteur de toutes choses... Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je le comprends; car on peut savoir que Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre àme étant finie ne le puisse comprendre ni conce- voir ; de même que nous pouvons bien toucher avec les mains une montagne, mais non pas l'embrasser comme nous ferions un arbre ou quelque autre chose que ce soit, qui n'excédât point la grandeur de nos bras : car comprendre c'est embrasser de la pensée ; mais pour savoir une chose, il suffît de la toucher de la pensée. » Voir aussi Réponse aux 5<" objections, VII, 367-368.
(2) Cf. la lettre au marquis de Newcastle, du 4 avril 1648, V, 139 : « Confessez donc qu'en celte vie vous ne voyez pas en Dieu et par sa lumière qu'il est un ; mais vous le concluez d'une proposition que vous avez faite de lui, et vous la tirez par la force de l'argumentation, qui est une machine souvent défectueuse. » Quant au raisonnement par lequel je conclus de mon existence à l'existence de Dieu, il se fait, ainsi que le remarque Descartes dans les Régula, XII (X, 421-422), en vertu d'une liaison nécessaire entre ces deux propositions : Je suis, et : Dieu est.
(3) « Prœterea distinguo inter rationem formalem infiniti, sive inlinitatem, et rem quae est inflnita; nam quantum ad infinitalein, etiamsi illam intelligamus esse quam maxime positivam, non tamen
LA MÉTAPHYSIQUE CARTESIKNNE. DIEU 265
Au demeurant, est-il une seule chose dont nous ayons une connaissance parfaite, c'est-à-dire com- prenant tout ce qu'il y a d'intelligible dans cette chose? Une idée mathématique même la plus simple, comme est celle du triangle, et, à plus forte raison, l'idée d'un corps, d'un être vivant, ou d'une œuvre d'art, est en elle-même inépuisable : cependant, bien que le géomètre ne puisse avoir une connaissance adéquate de l'essence du triangle et de tous les attributs qu'elle enferme, il n'en est pas moins sûr que le triangle est une figure limitée par trois côtés et que, cette définition est mathématiquement vraie {Réponse aux b^ objections^ VII, 368; Manus- crit de Gôttingen, V, 151-152). De même, notre esprit, en sachant que l'infini est ce qui est positivement sans limite, a une idée juste^ encore que cette idée ne soit pas complète ni adéquate à son objet.
2° Or, il est très certain, quoi qu'en disent les rela- tivistes, que notre esprit entend fort bien Vinfiniy comme ce pour quoi nous avons une raison très positive d'affirmer qu'il est sans bornes (ce qui ne convient qu'à Dieu seul) et que nous le distinguons très clairement de V indéfini, qui est seulement ce pour quoi nous n'avons pas de raison par laquelle nous puissions prouver qu'il ait des bornes (tel le monde ou la série des nombres) (1). Ainsi, tandis
nisi negativo quodammodo intelH^imus, ex hoc scilicet quod in re nullam limitalionera advertamus ; ipsam vero ram, quae est infinita, positive quidem intelligimus, sed non adaequate, hoc est non totum id, quod in ea intelligibile est, comprehendimus » [Réponse aux !«' objections, VII, 113; IX, 90).
(1) Lettre à Ghanut du 6 juin 1647, V, 51-52. Cf. Réponse aux V objections, IX, 89; Principes, I, 26-27
26ft DESCAHTES
que l'indéfini est une notion négative, l'infini est une notion éminemment positive et qui ne saurait provenir du fini, vu qu'au contraire toute limita- tion est seulement une négation de l'infini ; car comment pourrais-je connaître que je doute et que je désire, c'est-à-dire qu'il me manque quelque chose, si je n'avais d'abord en moi l'idée d'un être plus parfait que le mien? En ce sens, donc, il est très certain que la perception de l'infini, ou de Dieu, est antérieure chez moi à celle du fini, ou de moi-même (1). Pour les prétendus « positivistes », dont la thèse est toute négative, c'est le fini qui est premier : pour Descartes, c'est l'infini, ou le parfait, qui est très positivement premier, en soi et dans nos idées (2). Une telle affirmation, assurément, n'est point sans soulever quelques difficultés ; et l'on ne voit pas très bien ce qu'on pourrait répondre à ceux qui, sans aller même jusqu'à nier avec les positivistes la réalité de l'infini ou du parfait, expliquent la genèse de cette idée en nous par un travail de l'es- prit sur les matériaux que lui fournit l'expérience, l'esprit enlevant toute limite à notre « perfection » humaine, puis concevant sur ce modèle d'autres
(1) « Nec putare debeo me non percipere inQnitum per veram ideam, sed tantum per nejjationem ftniti, ut percipio quietem et tene- bras per neiîatioaein motus et lucis ; nam contra manifeste intelligo plus realitatis esse in substantia infinita quam in finita, ac proinde priorem quodammodo in me esse perceptionem infiniti quam finiti, hoc est Dei quam mei ipsius. Qua enim ratione intelligerem me dubi- tare, me cupere, hoc est, aliquid mihi déesse, et me non esse omnino perfectum, si nulla idea entis perfeclioris in me esset, ex cujus compa- rationedefectusmeosagnoscerem» (G-' Méditation, VII, 45-46 ; IX,36)t
(2) Expression de Bossubt, qui a développé à diverses reprises cette idée cartésienne (Êléi'ations sur Us mystères, V* sem., 2* élév. Cf. Connaissance de Dieu, ch. IV).
LA MÉTAPHYSIQUE C ARTKSI ENNli!. DIEU 267
perfections et les fondant toutes en un être unique et simple. Seulement il reste que la formation de cette idée suppose en nous, si loin que nous soyons déjà parvenus, une capacité d'aller plus loin encore, et comme un pouvoir de nous dépasser toujours nous-mêmes, pouvoir qui traduit, en quelque manière, l'impulsion de l'infini en nous. C'est ici que la thèse cartésienne reprend toute sa valeur et toute sa force, je veux dire lorsqu'on l'appuie, non plus, à proprement parler, sur la considération de nos idées, mais sur celle de nos tendances ou de nos aspirations : car il est manifeste, de ce point de vue, que l'infini est le ressort caché de notre esprit, auquel, suivant la belle expression de Malebranche, il communique toujours « du mouvement pour aller plus loin » (1).
C'est là ce que Descartes a parfaitement reconnu. Et, en effet, « lorsque je fais réflexion sur moi », dit-il, « je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète et dépendante d'autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de
(1) Malebuaschb, Recherche de la vérité. I, 1, 2 et !«' Eclaircisse- ment. Cf. une page du Sermon sur la mort de Bos.S'Jï r : < ... Une voix s'élèvera du centre de l'âme : je ne sais pas ce que c'est, mais néan- moins ce n'est pas cela. Quelle force, quelle énergie, quelle secrète vertu sent en elle-même cette âme, pour se corriger, se démentir elle-même et pour oser rejeter tout ce qu'elle pense? qui ne voit qu'il y a en elle un ressort caché qui n'agit pas encore de toute sa force..., et qu'il est comme attaché par sa pointe à quelque principe plus haut? » Cette même vue est un des centres de perspective de la pensée de Pascal. (Pensées, éd. Brunschvicg, 425, 434) ; et c'est elle aussi qui fait le fond de la thèse de Maurice Blondil sur l'Action : cette aspiration invincible est ce qui empêche l'homme de trouver son équilibre dans l'ordre humain et fini. Mais, à la différence de Descartes, M. Blondel, comme Pascal, montre qu'il y a plus dans l'aspiration que dans l'idée, plus dans l'action même que dans la simple idée de l'action.
ses DESCARTUS
plus grand que je ne suis », c'est-à-dire à Dieu, qui possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j'aspire (1). Et, « par exemple, de cela seul que j'aperçois que je ne puis jamais, en nombrant, arriver au plus grand de tous les nombres et que de là je connais qu'il y a quelque chose, en matière de nombrer, qui surpasse mes forces, je puis con- clure nécessairement, non pas à la vérité qu'un nombre infini existe, ni aussi que son existence implique contradiction..., mais que cette puissance que j'ai de comprendre qu'il y a toujours quelque chose de plus à concevoir, dans le plus grand des nombres, que je ne puis jamais concevoir, ne me vient pas de moi-même et que je l'ai reçue de quelque autre être qui est plus parfait que je ne suis (2)... Et ainsi on trouvera que cette chose est Dieu » {Ré- ponse aux 2^ objections j IX, 109-110).
Quand le parfait ne se manifesterait à moi que par cette nécessité qu'il impose à mon esprit d'aller
(1) «... Dum in meipsum mentis aciem converto, non modo intel- Jigo me esse rem incompletam et ab alio dependentem, remque ad majora et majora sive meliora indefinite aspirantem ; sed simul etiam intelligo illum, a quo pendeo, majora ista omnia non indefinite et potentia tantum, sed reipsa infinité in se habere, atque ita Deum esse. Totaque vis argumenti in eo est, quod agnoscam fieri non posse ut e.tistam talis naturae qualis sum, nempe ideam Dei in me habens, nisi rêvera Deus etiam existeret, Deus, inquam, ille idem cujus idea in me est, hoc est, habens omnes ilJas perfectiones, quas ego non comprehendere, sed quocunque modo attingere cogitatione possuni.etnullis plane defectibusobnoxiusj (Z* Méditation, Wll, 51-52 ; IX, 47). — L'italique : qui tend et qui aspire, n'est pas de Descartes, qui, ainsi qu'on peut le voir par la suite du texte, ne signale qu'en passant cet aspect des choses, l'idée pour lui primant de beaucoup la tendance.
(2) < ... M(* istam yim concipiendi majorera numerum esse cogi- tabilem quam a me unquara possit cogitari, non a meipso, sed ab aliquù alio ente me perfectiore accepisse » (VII, 139).
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toujours plus loin, cette nécessité ne saurait venir de moi, car elle me dépasse.
//. Deuxième prémisse : le postulat. Le plus ne peut venir du moins. — Par la première prémisse se trouve établi ce fait essentiel, à savoir que l'idée de par- fait ou d'infini, qui est en moi, a une réalité objec- tive qui dépasse infiniment la réalité formelle de ma pensée. De là Descartes conclut que cette réalité objective de l'idée d'infini implique nécessairement l'existence hors de moi d'une cause qui possède for- mellement, c'est-à-dire en soi, toute la réalité ou perfection qui se trouve objectivement dans mon idée. Or, cette conclusion s'appuie sur un postulat, qui constitue l'autre prémisse du raisonnement, à savoir que « toute la réalité ou toute la perfection, qui n'est qu'objectivement dans les idées, doit être formellement, ou éminemment, dans leurs causes » (1). Ou, plus généralement : « C'est une chose manifeste par la lumière naturelle, qu'il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet : car d'où est-ce que l'effet
(l)«Quod enim nihil sit in effectu, quod non vel simili vel eminen- tiori aliquo modo praeextiterit in causa, prima notio est, quâ nuUa clarior habetur ; haecque vulgaris, a nihilo nihil fit, ab eo non difïert... Prima etiam notio est, omnem realitatem sive perfectionem, quae tantuin est objective in id-eis, vel formaliter vel eminenter esse debere in earum causis s (Réponse aux 2«' objections, VII, 135 ; IX, 107). L'ori- ginal du texte suivant a été ùonné plus haut, p. 256, note 1. Notons soigneusement dans ce texte l'expression qu'emploie Descartes : « In causa EFFICIENTE et TOTALia, quisont deux mots, dit-il, que j'ai ajoutés expressément (lettre à Mersenne, 31 décembre 1640, III, 274) : et, en eOet, toute la force de son argumentation en dépend. Au surplus, la distinction de la cause et de l'occasion, ou, comme dit encore Des- cartes, de la cause totale et des causes partielles, est la clé de toute la philosophie.
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peut tirer sa réalité, sinon de sa cause? et comment cette cause la lui pourrait-elle communiquer, si elle ne l'avait en elle-même? Et de là il suit, non seule- ment que le néant ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c'est-à-dire qui contient en soi plus de réalité, ne peut être une suite et une dépendance du moins parfait » (3^ Médi- tation^ IX, 32).
En d'autres termes, de rien rien ne se fait, du néant ne peut procéder l'être, du moins ne peut provenir le plus. La raison l'affirme, comme « une première notion et si évidente qu'il n'y en a point de plus claire ». Sans doute, je ne saurais la démon- trer à ceux qui la nient. Mais qu'on ne vienne point m'objecter, dit Descartes, des raisons tirées de la génération des mouches, des plantes, etc., pour me prouver « que quelque degré de perfection peut être dans un effet, qui n'ait point été auparavant dans sa cause » (IX, 105), attendu que nous ne sommes nullement assurés qu'il n'y ait point ici d'autres causes que celles que nous connaissons. On croyait en effet, alors, à la génération spontanée, et les autfurs des Secondes Objections prétendent en tirer un argument contre le principe de Descartes : « Nous voyons tous les jours, disent-ils, que les mouches et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes, sont produites par le soleil, la pluie et la terre, dans lesquels il n'y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu'aucun autre degré purement corporel : d'où il arrive que l'effet tire quelque réalité de sa cause, qui néanmoins n'était pas dans sa cause » (2^ Objections^ IX, 97).
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A quoi Descartes répond avec un bon sens admi- rable : « Ce serait une chose fort éloignée de la raison, si quelqu'un, de cela seul qu'il ne connaît point de cause qui concoure à la génération d'une mouche et qui ait autant de degrés de perfection qu'en a une mouche, — n'étant pas cependant assuré qu'il n'y en ait point d'autres que celles qu'il connaît, — prenait de là occasion de douter d'une chose, laquelle... est manifeste par la lumière naturelle » (IX, 106). Le principe est assuré. Donc, de deux choses l'une : 10 ou bien il n'y a pas plus de perfection dans ces animaux dénués de raison que dans les corps ina- nimés, c'est-à-dire dans la vie que dans la matière : c'est la théorie de Descartes, mais il se garde bien de la prendre pour accordée ; 2° ou bien, s'il y en a quelqu'une, c'est qu'elle leur vient d'ailleurs, et que le soleil, la pluie et la terre ne sont point les causes totales de ces animaux (1) : ce qui, précisément, a été démontré par Pasteur. C'est donc une preuve de plus en faveur du principe de Descartes, qu'il lui a permis de devancer l'expérience et de redresser, par la raison, les faits qui paraissaient démentir son
(i) « Nec urget id quod dicitis de muscis, plantis, etc., ut probetis aliquem gradum perfectionis esse posse in effectu, qui non prœcessit in causa. Certum enim est, vel nullam esse perfectionem in anima- libus ratione carentibus, quro non etiam sit in corporibus non ani- matis, vel, si quœ sit, illam ipsis aliunde advenire, nec solem, et pluviam, et terram esse ipsorum causas adrequatas. Essetque a ratione valde alienum, si quis, ex eo solo quod non agnoscat causam ullam, qu83 ad generationem musca concurrat habeatque tôt gradus perfectionis quot habet musca, cum intérim non sit certus nullam esse praoler illas quas agnoscit, occasionem inde sumeret dubitandi de re, qua. ut paulo post fusius dicam, ipso naturali lumine manifesta est » (Report" aux 2" objections, VII, 133-134 ; IX, 105-106).
17S DESCARTES
principe. J'ajoute que la seconde loi de la thermo- dynamique met hors de doute la valeur du prin- cipe cartésien pour toutes les transformations de l'énergie, laquelle va toujours se dégradant, en sorte quHl ne peut jamais y avoir plus, mais qu'ordinaire- ment il y a moins, dans Vejjet que dans la cause.
Et ainsi, tous ceux qui, pareils à certains de nos modernes évolutionnistes, affirment que le plus pro- cède du moins, opposent au postulat de Descartes un postulat indémontrable, qui ne repose d'ailleurs sur aucun fait, que démentent au contraire tous les faits connus, et qui a le tort de nier la raison, puis- qu'il admet des effets sans cause, c'est-à-dire sans raison : ce qui suffit à le faire rejeter absolument.
Preuve de Dieu par son essence :
Vargument ontologique.
Le droit usage du principe de causalité, c'est-à- dire de la raison, nous a permis de trouver, au prin- cipe même de notre être imparfait et de notre idée du parfait, leur cause première et parfaite, et de con- clure avec une entière certitude l'existence de la cause par soi, qui est Dieu. Or, considérons l'essence ou la nature de Dieu. Que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que Dieu est par soi? Ceci, qui est très positif, à savoir « qu'il fait en quelque façon la même chose à l'égard de soi-même, que la cause efficiente à l'égard de son effet a (1). La raison pour
(1) Descartes vient d'expliquer en quel sens on peut dire : « Deum a se esse, non amplius négative, sed quam maxime positive », et il ajoute : « Quamvis enim dicere non opus sit illum esse causam efll-
LÀ MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 273
laquelle Dieu n'a besoin d'aucune cause pour exister (vérité négative) n'est autre que cette puissance inépuisable ou cette immensité d'essence, qui est très positive^ puisqu'elle se confond, à ce degré suprême, avec la causalité qui fait qu'il est et ne cesse point d'être. Or, cela revient à dire que Dieu existe nécessairement ou, en d'autres termes, que « l'essence de Dieu est telle, qu'il est impossible qu'il ne soit ou n'existe pas toujours », Et c'est là ce qu'on est convenu d'appeler la preuve ontologique de l'existence de Dieu.
La signification que prend cette preuve dans la doctrine cartésienne est très claire, et, d'ailleurs, assez généralement incomprise, parce qu'on n'étudie jamais la pensée d'un auteur d'assez près, mais qu'on cherche toujours à la faire rentrer dans quelque cadre déjà constitué et connu. Relisons le Discours (4e part., VI, 36).
cientem sui ipsius, ne forte de verbis disputetur, quia tamen hoc, quod a se sit, sive quod nullam a se diversam habeat causam, non a nihilo, sed a reali ejus potentiœ immensitate esse percipimus, nobis omnino licet cogitare illum quodammodo idera prœstare respectu sui ipsius quod causa efTiciens respectu sui effectus, ac proinde esse a seipso positive » [Réponse aux 1"' objections, VII, 110-111 ; IX, 88). — Une telle conception, si on la poussait à ses extrêmes conséquences logiques, ne laisserait pas que d'être contestable, ainsi que Descartes 'avoue lui-même. Dieu est par soi; son essence est d'exister ; mais il ne se fait pas : car un être ne peut se faire lui-même,sinon il agirait avant d'exister (saint Thomas, Summa theologica, 1» p., q. 2, a. 3, 2»), ce qui revient à dire que le néant serait actif ou que le plus pourrait procède.'' ru moins. Mais l'expression de Descartes est atténuée par e quodammodo (VII, 235), et elle est corrigée, ou expliquée, par cette lutre phrase de lui : « Etiamsi Deus nunquam non fuerit . uia tamen ille ipse est qui se rêvera conservât, videtur non nimis improprie dici posse sui causa. Ubi tamen est notandum, non intelligi conserva- tionem quaa flat per positivum ullura causae efficientis influxum, sed taatum quod Dei essentia sit talis, ut non possit non semper exis- aere » (VIl. 109 ; IX, 87). Cf. Réponse aux 4" ohjeelions (d'ArnauId), \X, 182-189.
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274 DESCARTES
L'existence de Dieu étant bien établie, par la double preuve de la causalité, « je voulus chercher, après cela, d'autres vérités » (1), dit Descartes, « et m'étant proposé l'objet des géomètres, que je conce- vais comme un corps continu ou un espace indéfini- ment étendu en longueur, largeur et hauteur ou profondeur, divisible en diverses parties, qui pou- vaient avoir diverses figures et grandeurs et être mues ou transposées en toutes sortes, car les géo- mètres supposent tout cela en leur objet, je par- courus quelques-unes de leurs plus simples démons- trations. Et ayant pris garde que cette grande certi- tude que tout le monde leur attribue n'est fondée que sur ce qu'on les conçoit évidemment, suivant la règle que j'ai tantôt dite, je pris garde aussi qu'il n'y avait rien du tout en elles qui m'assurât de l'existence de it objet. Car, par exemple, je voyais bien que, supposant un triangle, il fallait que ses trois angles fussent égaux à deux droits ; mais je ne voyais rien pour cela qui m'assurât qu'il y eût au monde aucun triangle. Au lieu que, revenant à examiner l'idée que j'avais d'un Être parfait, je trouvais que l'existence y était comprise en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d'une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évi- demment ; et que, par conséquent, il est pour le
(1) C'est-à-dire, probablement, l'existence, et d'abord la nature, des choses matérielles, ce qui le ramène à la considération de l'objet mathématique. Le début de la G"= Méditation est très significatif à cet égard, et il confirme et précise le sens de ce passage du Discours.
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LA MKTAi'HYSIQUE CAHTÉSIENNE. DIEU 27b
moins aussi certain que Dieu, qui est cet Etre par- fait, est ou existe, qu'aucune démonstration de géo- métrie le saurait être. » En d'autres termes, l'idée de triangle implique nécessairement certaines pro- priétés inhérentes à la nature, forme ou essence déterminée de cette figure, laquelle est immuable ou éternelle ; ces propriétés, je les connais très claire- ment et très évidemment être dans le triangle, sans que cela soit feint ou inventé par moi, ni ne dépende en aucune façon de mon esprit (1). Mais l'idée de triangle n'implique nullement l'existence de l'objet qu'elle représente. Au contraire, si j'examine l'idée ou l'essence de Dieu, qui n'est pas moins certaine- ment présente à mon esprit que l'idée de triangle, je connais très clairement et très distinctement qu'une actuelle et éternelle existence appartient à son essence ou à sa vraie et immuable nature, aussi nécessairement que les propriétés — mais non l'exis- tence — du triangle sont incluses dans l'essence du triangle, puisque l'existence ne peut pas plus être séparée de l'essence de Dieu que de la nature du triangle ses propriétés (2). La certitude de l'existence
(1) « ...Cum... trian<îulum imaginer, etsi fortasse talis figura nullibi gentiura extra cogitationem nieam existât, nec unquam extiterit, est tamen profecto determinata quaedam ejus natura, sive essentia, sive forma, immutabilis et œlerna, quœ a me non efficta est, nec a mente mea dependet ; ut patet ei eo quod demonstrari possint vari.e pro- prietates de isto triangulo, nempe quod ejus très anguli sint aequales duobus rectis, quod maximo ejus angulo maximum latus subtendatur, et similes, quas velim nolim clare nunc agnosco, etiamsi de iis nullo modoanteacogitaverim, cum triangulum imaginatus sum, nec proinde a me fuerint efnctae » {5« Méditation, VII, G4 ; IX, 51). Descartes dé- finit très clairement ici les conditions et la nature de l'objectivité ma- thématique.
(2) Voir l'exposé que donne Descartes de l'argument ontologique sous forme syllogistique [Réponse aux 1"* objections, VII, 115; IX,
276 DESCAKTES
de Dieu est donc pour le moins aussi absolue que celle des démonstrations géométriques : mais, de plus, c'est une certitude réelle et non plus simple- ment formelle (au sens moderne de ce mot), car elle implique nécessité d'être, et non plus simple nécessité de pensée ou simple possibilité idéale, vedable en droit pour tous les esprits (1).
Cet argument célèbre, qui procède directement du réalisme platonicien (2), qui fut formulé dès la fin du onzième siècle par saint Anselme de Cantorbéry, critiqué au treizième par saint Thomas d'Aquin, puis repris, ou plus probablement retrouvé, par Des- cartes, qui lui donne d'ailleurs dans son système une place et une signification entièrement nouvelles, fut très vivement critiqué par ses adversaires, mais se maintint cependant, sous des formes diverses, avec Leibniz, avec Malebranche, avec Spinoza, qui le porte en quelque manière à l'absolu, jusqu'à ce que Kant, dans sa Critique, lui eût donné ce qu'on
91 ; cf. IX, 117) : « Meum autera argumentum fuit taie. Quod clare et distincte intclligimus pertinere ad alicujus rei veram et immuta- bilem naturam, sive essentiam, sive formam, id potest de ea re cum viritate afTirmari ; sed postquam satis accurate investigavimus quid sit Deus, clare et distincte intelligimus ad ejus veram et iramuta- bilem naturam pertinere ut existât ; ergo tune cura veritate possu- mus de Deo affirmare, quod existât. » Et ce qui suit, touchant la vérité de la mineure, où « la difiiculté n'est pas petite ».
(1) C'est à cela, au contraire, que se réduit l'objectivité dans le kantisme. Voir à ce sujet d'intéressantes observations de Lachblisb dans le Vocabulaire philosophique de Lalande (Colin, fasc. 15, s. v. Objectif).
(2) Voir à ce sujet mon travail sur la Notion du nécessaire, ^t. 78, et une étude de Clément G.-J. Webb sur Saint Anselme, dans ses S'.udies in the history of natural theology, Oxford, Clarendon press, 1915, p. 161 et suiv.
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU «77
crut être le coup de grâce. Et, à dire vrai, cet argu- ment ne laisse pas de prêter à la critique : Descartes confesse librement qu'il est tel « que ceux qui ne se ressouviendront pas de toutes les choses qui servent à sa démonstration le prendront aisément pour un sophisme » (IX, 94), Mais c'est qu'on se méprend sur son véritable sens.
La critique essentielle qui a été formulée contre l'argument ontologique (1) est la suivante : la pensée ne saurait lier les choses ; la nécessité logique n'est pas une nécessité réelle ; de ce que je ne puis conce- voir l'Être parfait sans le concevoir comme existant, il ne s'ensuit pas qu'il existe : « Cette preuve ontolo- gique cartésienne si vantée, qui prétend démontrer par des concepts (2) l'existence d'un être suprême, n'est qu'une perte de temps et de peine, et l'on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu'un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d'augmenter son avoir, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse » (3). Il semblait que la cause fût entendue. Mais Des- cartes — quelles que soient les difficultés que soulève par ailleurs l'argument ontologique — s'est relevé du coup que lui avait asséné le penseur alle- mand : ce n'est pas son argument à lui, c'est la
(1) Elle se trouve déjà formulée avec une très grande netteté par Catkbus, dans les !'«• Objections, IX, 79. Les 2" Objections portent plutôt sur la possibilité de la nature de Dieu ; les 5«« Objections, sur la question de savoir si l'existence est du même ordre que l'essence et peut être comptée au nombre des perfections de Dieu (VII, 323).
(2) Je souligne ces mots, parce que c'est là que réside l'erreur d'interprétation commise par Kant.
(3) Critique de la raison pure. Dialectique transcendantale, cliap. m, 4«sect. Un (Barni, 11,137).
278 DESCARTES
critique de Kant qui est un sophisme, car elle mécon- naît entièrement le sens de la pensée cartésienne.
Cette critique, en effet, vaut contre tout argument qui prétendrait conclure du concept de Dieu Vexis- tence de Dieu. Mais, dans l'espèce, elle porte à faux, car Descartes n'entend en aucune manière « démon- trer par des concepts » l'existence de Dieu. Tout au contraire. Descartes a très fortement m.arqué que de l'essence nominale d'une chose, c'est-à-dire de son pur concept^ on ne peut tirer que l'existence de cette chose dans V entendement^ non dans la réalité (IX, 91) : sur ce point, il est entièrement d'accord avec saint Thomas {Summa theologica, I* p., q. 2, a. 1 ; Contra Gentes, I, c. 11). Seulement, il ne part point du concept ou du nom, mais de la vraie et immuable nature de Dieu, telle qu'elle est incluse dans l'idée que j'en ai : Dieu n'est pas un concept de mon esprit, une notion « feinte et composée par l'entendement » (IX, 92), un pur être de raison; c'est une idée au sens plein du mot (1), c'est-à-dire une réalité vue par l'esprit, mais non faite par lui, et une idée dont ia nature est telle que, si on la considère dans sa réalité « objective », elle implique nécessairement la réalité « formelle » de son objet. Ainsi, lorsque Kant objecte à Descartes que « la nécessité incondi- tionnée des jugements n'est pas une nécessité absolue des choses », ou, en d'autres termes, que ma pensée n'impose aucune nécessité aux choses (2), il dresse contre un Descartes imaginaire, ou déformé, l'argu-
(1) Racine sanscrite fid; grec tïôw ; latin videre.
(2) C'est sous cette forme déjà que Descartes présente l'objection è sa thèse (5* Méditation, VII, 66).
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 279
nient qui l'ait le fond même de la doctrine carté- sienne. Et son objection n'est autre chose qu'un « sophisme caché », car c'est lui, Kant, qui renverse Tordre, en faisant de la pensée, conçue comme une pure forme, quelque chose de radicalement différent de l'être (1) et, en même temps, de supérieur à l'être, alors que c'est l'être qui fonde ma pensée, le réel qui fait la vérité : « Non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte et qu'elle impose aux choses aucune nécessité ; mais, au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l'exis- tence de Dieu, détermine ma pensée à la concevoir de cette façon (2). »
Mais cela n'est vrai que de Dieu seul et c'est ce que Descartes ne se lasse point de faire observer, quoiqu'on néglige ordinairement d'en tenir compte. En effet, dit-il, les idées de toutes les autres choses impliquent seulement que ces choses peuvent exister, mais non pas qu'elles existent : au contraire, en Dieu, et en Dieu seul, une fois établie la possibilité intrinsèque de sa nature (3), l'existence découle
(1) Cf. Hamslin, Système de Descartes, p. 204. — Contre la thèse idéaliste qui pose le primat de la pensée (humaine). Descartes affirme la thèse réaliste du primat du réel, œuvre de la pensée et de la volonté divines.
(2) « ...Ex eo quod non possira cogitare Deum nisi existentem, sequitur existentiam a Deo esse inseparabilcm, ac proinde illum rêvera existere ; non quod mea cogitatio hoc effîciat, sive aliquam necessitatem uUi rei imponat, sed contra quia ipsius rei, nempe existentiae Dei, nécessitas me déterminât ad hoc cogitandum i (5» Méditation, VII, 67 ; IX, 53).
(3) Réponse aux 1"' objections, IX, 94 ; Réponse aux 2«« objections, IX, 117-118. Desoartes s'est donc nettement posé la question que se pose Leibniz au sujet de l'argument ontologique, et il y répond de la même façon, en montrant que la nature (ou l'idée) de Dieu est possible en ce qu'elle n'implique aucune contradiction.
280 DESCARTES
nécessairement de l'essence, dont elle est insépa- rable. En d'autres termes, tandis que, dans le con- cept ou l'idée de toutes les choses limitées que nous concevons distinctement, l'existence possible ou con- tingente est seulement contenue, dans l'idée de Dieu, et en elle seule, l'existence parfaite et nécessaire y est comprise (1). Et ainsi la force de l'argument cartésien ne vient pas des propriétés de l'idée prise en général, mais d'une propriété particulière à l'idée de Dieu et qui ne se trouve dans le concept d'aucune autre chose : c'est pourquoi « de cela seul », conclut Descartes, la pensée « saura que l'idée d'un être tout parfait n'est point en elle par une fiction, comme celle qui représente une chimère, mais qu'au contraire elle y est empreinte par une nature im- muable et vraie, et qui doit nécessairement exister, pour ce qu'elle ne peut être conçue qu'avec une exis- tence nécessaire » (2). Il ne sert donc de rien d'assi-
(1) f ...Est distinguendum inter eiistentiam possibilem et neces- sariam, notandumque in eorum quidem omnium, quœ clare et dis- tincte intelliguntur, conceptu sive idea eiistentiam possibilem con- tineri, sed nullibi necessariara, nisi in sola idea Dei » (Réponse aux ire* objections, VII, 116 ; IX, 92). « In omnis rei idea sive conceptu continetur existentia, quia nihil possumus concipere nisi sub ratione existentis ; nempe continetur existentia possibilis sive contingens in conceptu rei limitatae, sed necessaria et perfecta in conceptu entis summe perfecti » (Réponse aux 2»' objections, Ax. X, VII, 166; IX, 128). t Quin etiam necessaria est rêvera in Dec proprietas strictis- simo modo sumpta, quia illi soli competit, et in eo solo essenti» partem facit • (Réponse aux 5" objections, VII, 383).
(2) t Non enira vis mei argument! desumitur ab idea in génère sumpta, sed a peculiari ejus proprietate, quae in idea, quam habemus de Deo, evidentissima est, atque in nullis aliarum rerum conceptibus potest rcperiri : nempe ab existentiœ necessitate, quae requiritur ad cumulum perfectionum, sine quo Deum intelligere non possumus » {Nofx in programma, VIII, 361-362). « ... Nullius alterius rei ideam apud se inveniri, in qua eodem modo necessariam existentiam con- tineri animadvertat. Ex hoc enim intelliget, istam ideam entis sumn^e
LA MÉTAPHYSIQUE CARTÉSIENNE. DIEU 281
miler l'idée de Dieu au concept d'un Ihaler, comme le fait Kant, et de dire « que je suis plus riche avec cent thalcrs réels qu'avec cent tlialers possibles, c'est-à-dire dont j'ai seulement l'idée » : car cela ne va pas au fait. Le problème de Dieu est un pro- blème unique ; Dieu est un être unique : parler de lui comme on parle des autres choses, qui sont con- tingentes, c'est ignorer ce qui est en question, puisque le propre de Dieu est qu'on n'en peut parler comme des autres choses.
En traitant Vidée de Dieu dans Descartes comme s'il s'agissait d'un concept quelconque dans sa propre philosophie, Kant a donc commis une double mé- prise, qui enlève toute force à ses objections.
Cependant, l'argument ontologique, s'il échappe aux objections de Kant, n'est pas à l'abri de toute critique. Outre qu'on peut reprocher à Descartes de l'avoir présenté sous une forme trop mathéma- tique, il soulève de graves difficultés de fond, aux- quelles il ne semble pas aisé de répondre. Pour les signaler avec la plus grande précision possible, il nous faut ici reprendre brièvement la question dans son ensemble.
Descartes, nous l'avons vu, est essentiellement réaliste dans sa méthode comme dans sa théorie de la connaissance. Le CogitOj ergo sum, garanti par la véracité divine, lui fournit la clé de l'une et de l'autre, en lui révélant que l'idée claire et distincte est tou-
perfecti non esse a se efflctam, nec exhibera chimericam quandam secl veram et immutabilem naturam, quœ non potest non exLstere cum necessaria existentia in ea contineatur » {Principes, I, 15).
282 DESCARTES
jours vraie parce qu'elle correspond toujours à une réalité : sinon, l'intelligibilité parfaite et Texistence réelle seraient séparées, ce qui ne saurait être. Par là, Descartes s'aiïranchit définitivement du doute spéculatif, auquel au contraire nous condamne le concept kantien, forme vide, pur produit de notre esprit, incapable en tout cas de connaître et de nous faire connaître s'il correspond à quelque réalité hors de notre esprit.
Descartes est essentiellement réaliste dans sa doc- trine métaphysique de Dieu. Lorsque, dans l'idée claire du parfait, incontestablement présente en nous, êtres imparfaits, et inexplicable par nous, il voit l'effet d'une réalité différente de nous et conte- nant réellement en elle toutes les perfections dont nous avons quelque idée, il demeure fidèle encore au réalisme, et, si son argumentation peut être atta- quée, en ce sens qu'il n'est pas prouvé que nous ayons en nous Vidée claire de l'infini ou du parfait, sa conclusion demeure inattaquable, parce que la majeure — à savoir que le plus ne saurait venir du moins — est absolument solide, et que la mineure peut être défendue sous une autre forme, par la constatation en nous de tendances et d'aspirations à toujours plus haut, d'une puissance inlassable de notre esprit à percevoir et à comprendre, aspirations et pouvoir qui nous dépassent infiniment et ne peuvent venir que d'impulsions qui ne sont pas finies.
Mais quand de l'idée de Dieu, équivalente et même identique à l'idée du parfait, et de cette idée seule^ Descartes veut conclure l'existence réelle du parfait,
LA MÉTAPHYSIQUE C A RT KS lENN H. DIEU 283
il dépasse, semble-t-il, les bornes d'un prudent réa- lisme, et fait sienne une preuve qui n'est recevable que dans l'ontologisme (1). Précédemment, il prenait cette idée du parfait ou de Dieu en nous, et il la montrait faite en nous par Dieu lui-même : mainte- nant il prend cette idée en elle-même et la traite, en quelque manière, comme un absolu. Or, qui peut décider si une telle idée représente une vraie et immuable nature, si elle a été faite en nous par une réalité, ou faite par nous sur une réalité, ou bien si elle n'est pas une pure chimère, un simple possible, analogue aux concepts de Kant? En concluant de l'idée de l'infmi à l'infmi existant, Descartes s'ex-
(1) L'ontologisme est cette doctrine qui aflirme que nous avons une perception immédiate, encore que très obscure et pour ainsi dire inconsciente, de Dieu, de son existence, et de ce qui est en Dieu. A première vue, on pourrait être tenté de taxer Descartes d'ontolo- gisme, car il admet que nous pouvons remonter de l'idée du parfait à Dien, comme de la perception à l'objet perçu, et, d'autre part, il semble que l'argument ontologique n'est vrai que si l'idée de Dieu est une perception. Mais, en fait, il n'en est rien : car Descartes dé- clare expressément que Dieu, ici-bas, n'est pas perçu par intuition, mais qu'il est conclu, et conclu de l'idée du parfait qui a été mise en nous par Dieu, créateur de toutes choses, dont la » lumière » n'est pas perçue, mais nous fait percevoir. D'autre part, l'argument ontologique exclut l'ontologisme : car, si nous percevions Dieu immédiatement, nous n'aurions pas besoin d'un argument pour passer de l'idée à l'être. « Il est vrai, écrit Descartes que la simple considération d'un tel Être nous conduit si aisément à la connais- sance de son existence, que c'est presque la même chose de conce- voir Dieu et de concevoir qu'il existe ; mais cela n'empêche pas que l'idée que nous avons de Dieu, ou d'un Être souverainement par- fait, ne soit fort différente de cette proposition : Dieu existe, et que l'un ne puisse servir de moyen ou d'antécédent pour prouver l'autre » (lettre à Mersenne, juillet 1641, III, 306). Et ailleurs : On demande, dit-il, au docteur angélique « si la connaissance de l'existence de Dieu est si naturelle à l'esprit humain qu'il ne soit point besoin de la prouver, c'est-à-dire si elle est claire et mani- feste à un chacun : ce qu'il nie, et moi avec lui » {Réponse aux ire» objections, IX, 91).
8S4 DESCARTES
pose donc à conclure de l'idéal au réel, du moins au plus, — ou il s'y exposerait, si l'existence de Dieu n'était prouvée par ailleurs (1), Tel est, semble-t-il, le vice caché, mais incurable, de l'argument ontolo- gique, lorsqu'on le prend en lui-même et qu'on le sépare de la preuve de Dieu par ses effets. Et cepen- dant il y a un fond de vérité dans l'argumentation de Descartes : seulement, cette vérité ne réside pas dans la nature même de l'idée de Dieu, mais dans la nature de notre esprit et de notre percep- tion, qui n'épuise sa puissance qu'en arrivant à l'idée d'infini. Or, ici, nous abandonnons l'argument ontologique pour revenir à l'argument de causalité : et c'est cet argument, en dernier ressort, qui cons- titue la base inébranlable de tout l'édifice ; c'est lui qui fait la force et la vérité de la position carté- sienne.
(1) En d'autres termes, Descartes veut tirer de l'idée claire un élément (l'existence) qu'elle ne contient pas nécessairement, mCme dans le cas de Dieu, bien que, dans ce cas, elle le contienne, mais seulement, pourrait-on dire, par une heureuse chance, l'exisience de Dieu se trouvant établie par ailleurs. Descartes, au surplus, recon- naît lui-même que dans la mineure de l'argument ontologique (à savoir que nous concevons clairement et distinctement qu'il appar- tient à la vraie et immuable nature de Dieu qu'il existe) réside une diiTiculté qui n'est pas petite, parce qu'il n'est pas aisé de distinerner ce qui appartient à la vraie et immuable essence d'une chose, de ce qui ne lui est attribué que par la Action de notre entendement (Réponse aux l'«' objections, IX, 92). C'est pourquoi, après même qu'il a essayé de lever la difTiculté, en montrant que les choses que l'entendement ne peut diviser n'ont pas été faites par lui, — comme est l'existence nécessaire de l'Être parfait, c'est-à-dire capable d'exister par sa propre force, — il ajoute : « Et je confesserai ici librement que cet argument est tel, que ceux qui ne se ressouviendront pas de toutes les choses qui servent à sa démonstration', e prendront aisé- ment pour un sophisme ; et que cela m'a fait douter au commence- ment si je m'en devais servir, de peur de donner occasion à ceux qui ne le comprendront pas de se défier aussi des autres » (IX, 94).
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* * *
Également distant de V idéalisme kantien et de Vontologisme proprement dit, c'est-à-dire des doc- trines qui traitent l'idée de Dieu soit comme un concept, soit comme une perception, le réalisme car- tésien, en son fond, demeure solide et vrai. J'ai Vidée de Dieu, en ce sens que ma pensée, en réflé- chissant sur les lois qui régissent les changements incessants du cosmos, postule ou exige naturellement et nécessairement l'existence d'un absolu réel qui ne change pas et qui rend raison de tous les change- ments : c'est-à-dire que ma pensée postule Dieu. Si cette exigence de ma raison n'est pas conforme aux choses, si mon idée ne répond à rien de réel, rien ne garantit phis la valeur (objective de ma pensée; celle-ci n'est autre chose qu'une pure forme, capable tout au plus de créer des êtres de raison ou de con- cevoir des possibles, comme les êtres mathématiques, mais non d'atteindre quelque réalité substantielle existant hors de moi. Si l'on nie l'être, on enferme l'homme dans sa pensée : rien n'existe, ni hors de nous, ni même en nous ; tout n'est plus qu'illusion, apparence ou fiction de notre esprit ; et, du même coup, on supprime, avec l'existence du réel, la possi- bilité même de la science, fondée sur l'accord de la pensée et des choses : en sorte que la connaissance humaine tout entière se trouve renversée contre toute raison (IX, 118). Tel est le faux idéalisme., ou plutôt la fausse idéologie que nous avons héritée des Allemands, qui est la tare de la pensée moderne et
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qu'il nous faut remplacer dans tous les domaines par le réalisme spirituel dont Descartes nous a laissé le modèle impérissable. *
De ce réalisme spirituel Dieu est la pierre d'angle. Non pas, sans doute, que nous ayons ici-bas de Dieu une « connaissance intuitive », par « impression directe de la clarté divine sur notre entendement » : pour recevoir cette « lumière pure, constante, claire, certaine, sans peine et toujours présente », il faudra que notre esprit soit détaché du corps, ou que ce corps glorifié ne lui fasse plus d'empêchement ; et « toutes les connaissances que nous pouvons avoir de Dieu sans miracle en cette vie descendent du raisonnement et du progrès de notre discours », qui les tire des principes de la foi ou des idées naturelles qui sont en nous. Mais, si nous ne voyons pas Dieu, nous pouvons le conclure, en quelque sorte immé- diatement, de ces idées et notions naturelles, telles que le Cogito, qui, malgré l'obscurité qu'y mêle notre imagination, est « une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir de Dieu une connaissance intuitive ». Et cette conclusion, par laquelle noua remontons des effets perçus intuitivement à leur cause première, est entièrement certaine : nous la « touchons de l'esprit avec plus de confiance que nous n'en donnons au rapport de nos yeux » (1). Ceux qui appliquent toutes les forces de leur esprit à contempler cette idée dans sa réalité ou dans sa perfection, et qui, reconnaissant combien elle nous dépasse, ne cherchent pas à la comprendre, mais
(1) Lettre au marquis de Newcastle, 1648, V, 136-138.
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comprennent pourquoi elle nous est incompréhen- sible et « admirent », ceux-là, dis-je, trouvent en Dieu « incomparablement plus de choses qu'il ne s'en trouve en aucune des choses créées » (IX, 90) ; ils voient en Dieu la raison de toutes choses ; ils reconnaissent que « l'existence de Dieu est la pre- mière et la plus essentielle de toutes les vérités qui peuvent être et la seule d'où procèdent toutes les autres », et que Dieu « est le seul auteur duquel toutes choses dépendent » (lettre à Mersenne, 6 mai 1630, I, 150).
Pourtant, s'il en est ainsi et qu'il n'y ait « rien au monde qui soit de soi plus évident et plus certain que l'existence de Dieu », d'où vient qu'il y en ait « plusieurs qui se persuadent qu'il y a de la difficulté à le connaître » (1)? De la réponse à cette question dépend toute l'intelligence des preuves de l'exis- tence de Dieu : c'est par là qu'il faut commencer pour les bien entendre, et Descartes observe que, s'il a placé dans le Discours ces considérations après les preuves, c'est qu'il craignait de troubler les esprits et qu'il n'a pas osé expliquer tout au long, dès l'abord, les raisons que nous avons de douter de toutes les choses matérielles, « et par même moyen accoutumer le lecteur à détacher sa pensée des choses sensibles » (I, 353). Mais, si l'on veut « méditer par ordre » toutes ces choses, c'est par ces considérations qu'on devra commencer. Ainsi se décèle la portée, et du même coup le sens exact, du doute méthodique. Et en effet, dit Descartes, ce qui
(1) Lettre de mars 1637, I. 353. Discours, '." |iart., VI, 37.
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fait que certains croient éprouver de la difficulté à connaître Dieu et leur âme, « c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au delà des choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l'imaginant, qui est une façon de penser parti- culière pour les choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable leur semble n'être pas intelli- gible. Ce qui est assez manifeste de ce que même les philosophes tiennent pour maxime, dans les écoles, qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait premièrement été dans le sens, où toutefois il est certain que les idées de Dieu et de l'âme n'ont jamais été. Et il me semble que ceux qui veulent user de leur imagination pour les comprendre font tout de même que si, pour ouïr les sons ou sentir les odeurs, ils se voulaient servir de leurs yeux : sinon qu'il y a encore cette différence, que le sens de la vue ne nous assure pas moins de la vérité de SCS objets, que font ceux de l'odorat ou de l'ouïe ; au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer d'aucune chose, si notre entendement n'y intervient » (Discours, 4® part., VI, 37).
Texte remarquable, dans lequel Descartes dénonce et ruine à tout jamais le sophisme caché au fond de toutes les négations communes de Dieu et qui se ramène à ceci : Montrez-moi Dieu ! Tant que je ne l'aurai pas touché ou mesuré, je ne croirai pas qu'il existe ! Ce qui signifie équivalemment : Dieu ne pouvant être touché, ni mesuré, n'est pas intelli- gible et partant n'existe pas. Or, ce raisonnement s'appuie sur deux principes : l" n'est réel que ce qui
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nous est intelligible ; 2° n'est intelligible que ce qui est imaginable, — principes d'où découle immédiate- ment cette conclusion que seules sont intelligibles, et partant réelles, les choses matérielles, sensibles et imaginables (1). Mais ces deux principes sont entièrement faux :
1° Ce n'est pas son intelligibilité pour nous qui fait la réalité d'une chose : 'la capacité de notre esprit ne mesure point celle du réel ; il y a une infinité de choses qui nous surpassent.
2° Connaître est tout autre chose qu'imaginer : ainsi je conçois fort bien un chiliogone, encore que je ne puisse l'imaginer (2). Et la seule connaissance vraie est la connaissance par l'intellection pure, comme est celle de l'âme ou de Dieu (3).
Sur ce point, la psychologie moderne, en nous révélant l'existence d'une « pensée sans images » (4), a entièrement confirmé les vues de Descartes. Et la physique moderne, en nous apprenant que la matière n'est qu'une apparence, support de forces réelles mais inconnues, nous amène à conclure avec Descartes qu'elle est infiniment moins connais- sable que Dieu, et qu'elle n'est peut-être, suivant
(1) « IIoc fit ex faiso praBJudicio, quia nihil putant existere, vel esse intelligibile, nisi sit etiam imaginabile » (lettre à Morus, 5 fé- vrier 1649, V. 270).
(2) 6» Méditation, VII, 71-73 ; IX, 57. « Nam attentius conside- ranti quidnam sit imaginatio, nihil aliud esse apparet quam quœdam applicatio facultatis cognoscitivao ad corpus ipsi intime pra3sens, ac proinde existons... Ad haec considero istam vim imaginandi qusp in me est, prout difïert a vi intelligendi, ad ir»ei ipsius. hoc est ad mentis meae essentiam non requiri. »
(3) Lettre à Mersenne, juillel 1641. III, 393-395.
(4) Voir Alfred Binbt, l Étude expérimentale de V intelligence, Paris, Schleicher, 1903.
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le mot de Berkeley, qu'un écran entre nous et Dieu.
Cependant, Dieu demeure mystère.
« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixe- ment », dit un proverbe espagnol. Dieu, pas plus que le soleil, ne se peut regarder fixement, car il dépasse infiniment toutes nos puissances. Étant pur esprit, il ne peut tomber sous les sens ni sous l'ima- gination ; étant l'infini, il ne peut être embrassé dans la capacité finie de notre entendement ; étant la pure lumière, il ne peut être perçu par notre intui- tion : il n'est pas vu face à face, mais seulement comme en un miroir (saint Paul, Première aux Corin- thiens, XIII, 12). Pourtant, de l'étude du cosmos nous pouvons conclure Dieu, des effets nous pouvons remonter à la cause première, avec une certitude parfaite. Mais cette certitude doit être gagnée par une constante application de notre esprit et par une méditation qui, nous ramenant à l'intérieur de nous- mêmes, nous purifie en quelque manière. Car notre esprit, pour peu que son attention se relâche, se trouve « obscurci et comme aveuglé par les images des choses sensibles », qui lui dérobent la vision des choses spirituelles et le détournent de Dieu (1). Plus encore, de nos jours surtout, il est perverti par l'esprit de contradiction, par la haine de la vérité, en un mot par cet orgueil diabolique dont paraît être possédée la j)ensée allemande et qui proclame : l'idée de Dieu n'est qu'un concept de notre esprit ;
(1) 3« MWirauo/i, IX, 38. Voir aussi la fin des Réponses aux 2" oi- jeclions, IX. 122-123.
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ce n'est pas Dieu qui a créé l'homme, c'est l'homme qui a créé Dieu. Je plains ceux qui raisonnent de la sorte : car on ne peut démontrer l'existence du soleil à ceux qui ne veulent pas le voir ; mais ils se privent ainsi de la lumière de la vérité.
Pour celui qui suit simplement sa raison, qui tâche de s'affranchir et des sens et de son esprit propre pour se soumettre au réel, s'il considère le cosmos et la partie la plus haute du cosmos, qui est l'homme, il ne pourra croire rationnellement que tout cela soit dû au jeu aveugle des forces matérielles, c'est- à-dire au hasard, ni à quelque énergie vitale dénuée de conscience, de raison et de liberté : car la raison se refuse à admettre que le plus vienne du moins, l'être du néant, et l'ordre du désordre. Nier Dieu, c'est nier la raison. Nier Dieu, c'est nier l'être. Si Dieu n'existait pas, rien ne serait.
Sans doute, il faut un effort très soutenu et pé- nible pour parvenir à cette haute connaissance : mais, lorsqu'on y est parvenu, on comprend que cela est et ne peut être autrement. C'est pourquoi, avant de « passer à la considération des autres vérités que l'on en peut recueillir », je conclurai avec Descartes : « Il me semble très à propos de m'arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attri- buts, de considérer {intueri)^ d'admirer et d'adarer f l'incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra per- mettre. Car, comme la foi nous apprend que la sou- veraine félicité de l'autre vie ne consiste que dans
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cette contemplation de la majesté divine, ainsi expé- rimentons-nous dès maintenant qu'une semblable méditation, quoique incomparablement moins par- faite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capable de ressentir en cette vie » (3' Méditation, fin, IX, 41-42).
VIII
la doctrine cartésienne
conclusions l'infini et la destinée de L'homme
C'est aujourd'hui que nous allons, suivant l'ex- pression de Descartes, cueillir les fruits de notre eU'ort, en cueillant les fruits de ses principes et de sa doctrine {Principes, IX, 17). Mais, avant de le faire, il ne sera pas inutile de. revenir brièvement sur deux ou trois points de la précédente leçon, qui, je le crains, n'auront pas été universellement com- pris et sur lesquels, d'ailleurs, je ne me suis point pleinement satisfait moi-même : c'est qu'il est très difficile, sinon même impossible, d'exprimer claire- ment ce que l'on conçoit bien, lorsque c'est Dieu qui est en question ; quoi qu'on fasse, un tel sujet nous dépasse tellement qu'on ne peut que demeurer au-dessous de lui. Pourtant, il est nécessaire d'ar- river à une idée nette sur ce point, car celui qui n'a pas parfaitement compris la vérité de l'existence de Dieu s'expose à ne pas comprendre les autres vérités, qui toutes, comme le dit Descartes, dépendent de cette vérité première.
1* Descartes compare ceux qui veulent user de leur imagination pour comprendre Dieu à ceux qui,
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DESCARTES
pour ouïr les sons, se voudraient servir de leurs yeux. Qu't'sf-ce à dire? Un schéma nous aidera à saisir cette comparaison, puisque aussi bien nous aommes ainsi faits que nous saisissons toujours mieux les choses lorsque nous les voyons.
Vue
Lumière
Imagination
Choses matérielles
Choses spiri- tuelles — Dieu.
Descartes met en parallèle les deux volets, si je puis dire, de ce diptyque, en remarquant toutefois que la comparaison pèche encore, à son désavan- tage, en ce que la vue vaut l'ouïe, tandis que l'ima- gination ne vaut pas, comme moyen de connaissance, l'entendement.. Et il dit : celui qui veut percevoir, par les sens et l'imagination, Dieu (qui ne peut être connu que par l'entendement), et qui, ne le perce- vant pas ainsi, le nie, fait comme celui qui voudrait percevoir par la vue les sons (qui ne peuvent être perçus que par l'ouïe), et qui, ne les percevant pas ainsi, les nierait.
Je joue de la harpe devant un sourd et qui n'a pas conscience d'être sourd : il n'entend pas l'harmonie, et, comme il ne perçoit, par la vue, que le dehors des mouvements que j'accomplis, il s'imagine qu'il ferait la même chose en pinçant n'importe quelle corde, n'importe comment. Ainsi, à celui qui ne reconnaît que la connaissance imaginative, et qui est sourd de l'entendement, je montre l'homme, être
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 2'.'5
raisonnable : il n'en voit que le dehors, Tanimal ; et il nie la raison. Je lui montre Dieu : il ne voit qu'un concept ; et il nie Dieu. Celui qui nie Dieu est un homme à qui manque un sens ou, plus exacte- ment, le sens, qui est la raison.
2* Kant, — tout au moins le Kant de la Raison pure, car, dans la Raison pratique, Kant rétablit Dieu comme condition du devoir, — Kant et l'idéalisme allemand assimilent Dieu à un concept, c'est-à-dire à une simple « possibilité exempte de contradiction », ou à un « idéal exempt de défauts », qui serait fait par notre entendement (1). Descartes dit au con- traire : Dieu se manifeste à mon esprit sous la forme d'une idée, dont la réalité objective dépasse infini- ment la réalité formelle de ma pensée, c'est-à-dire qui me représente un objet réellement existant, que je ne jais pas, mais qui m'a fait : à savoir Dieu lui- même, l'Être nécessaire, infini, parfait (2).
(1) Critique de la raison pure. Dialectique transcendantale, III, 7 (Barni, t. II, p. 163).
(2) Descartes a certainement raison contre Kant lorsqu'il affirme que, dans la connaissance que nous avons de l'infini ou de Dieu, notre esprit dépasse nos concepts. Une telle connaissance est néga- tive de forme, mais positive de fond ; elle ne se réduit pas à une connaissance conceptuelle : nous voyons au delà de nos concepts, nous sentons que nous les dépassons infiniment. Toutefois, ce fait indéniable nous permet-il d'affirmer Dieuî L'idée que nous avons de l'infini nous permet-elle d'atteindre une réalité correspondante, c'est-à-dire l'infini existant? Comme nous l'avons observé, la con- clusion de Descartes n'est vraiment démonstrative que lorsqu'il considère l'idée non pas en elle-même, mais en nous, et plus parti- culièrement lorsqu'il tire argument du mouvement indéfini de notre pensée. C'est donc Vaspiration vers l'infini, plutôt que Vidée de l'infini, qui prouve Dieu, à condition que l'on considère Dieu en tant que cause de cette aspiration, et que l'on remonte de cet effet à sa cause par un raisonnement articulé. Et, en eflet, sii'on a raison
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Prenons, ici encore, une comparaison. Je regarde le soleil dans un miroir. L'ADemand me dira : vous ne voyez rien d'autre qu'une tache lumineuse sur votre rétine, image d'une image ; vous ne pouvez me prouver qu'il y ait là autre chose qu'un de ces phosphènes que votre œil fait lorsqu'on le comprime. Descartes, avec le bon sens, répond (1) : encore qu'on puisse se tromper lorsqu'on se fie aux sens ou aux préjugés, celui qui tire toute sa clarté de la percep- tion de l'entendement seul, ou qui use de la raison, sait très évidemment qu'il voit le soleil et ne le fait pas. L'Allemand assimile Dieu à un phosphène de notre esprit : Descartes, comme Platon, le compare- rait au soleil qui illumine notre intelligence (2).
Je ne puis démontrer l'existence du soleil à celui qui veut le nier, et qui, pour y échapper, le fuit et se réfugie dans une cave où il manie des ombres. Mais je jouis de sa lumière et de sa chaleur : et cela me suffît.
Je ne puis fournir de preuve rigoureusement adé-
d'iavoquer contre Kant l'existence d'une intuition intellectuelle comme fondant en réalité notre pensée, si Vidée, en d'autres termes, fait la valeur de nos concepts, elle ne saurait toutefois se passer d'eux, et l'esprit humain ne saurait asseoir sa certitude de l'existence de Dieu sur une pure idée ou intuition, indépendamment d'un raison- nement articulé par concepts. Ces explications données, ou ces réserves faites, il reste que Descartes a parfaitement vu le carac- tère réel, et non factice, de la connaissance que notre raison nous donne de Dieu : sur ce point nous sommes résolument avec lui, contre Kant et l'idéalisme.
(1) Cf. Réponse aux 2"' objections, IX, 114.
(2) Cf. Réponse aux !«• objections, VII, 102-103 ; IX, 82 : t ...adeo ut idea solis sit sol ipse in intellectu existens, non quidem formaJiter, ut in cœlo, sed objective, hoc est eo modo quo objecta in intellectu esse soient ; qui sane essendi modus longe imperfectior est quam ille quo res extra intellectum existant, sed non idcirco plane niliil e£t. i
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 2^7
quate de ce qui surpasse la raison ; on ne manie pas les idées comme les concepts ; je provoquerai des phosphènes quand je voudrai, en pressant sur mon œil : nous ne sommes pas maîtres du soleil, et je ne puis le faire lever à volonté.
Mais, si je ne puis maîtriser cette idée de Dieu, je reconnais sa présence et sa réalité précisément à ce qu'elle me dépasse : tout est là. Parce que l'in- fini me dépasse, parce qu'il me donne toujours du mouvement pour aller plus loin, je connais que iinfini n'est pas fait par moi, qu'il existe hors de moi, indépendamment de moi et de tout le reste, et par soi. Et, parce qu'il est l'infini, je comprends aussi pourquoi moi qui suis fini je ne puis le com- prendre (1) : et ceci est encore une preuve qu'il est bien l'infini et qu'il existe, car, si nous pouvions le comprendre, il ne serait pas l'infini et n'aurait d'être que dans notre entendement.
Si nous nous sommes bien pénétrés de cette vérité fondamentale et que nous nous arrêtions longtemps, dit Descartes, à « contempler la nature (2) de l'Être souverainement parfait », nous verrons très positive- ment, « sans aucun raisonnement » et « sans preuve », que Dieu existe : et cette conclusion ne sera pas moins claire et évidente qu'il nous est manifeste que deux est un nombre pair (3). Mais cette conclu-
(1) ( Est de natura infîniti ut a nobis, qiii sumus âniti, non corn- prehendatur » [Principes, I, 19).
(2) C'est-à-dire l'essence, ou Vidée, dans sa réalité ou perfection : car ceux qui s'arrêtent au nom, dit Descartes, peuvent aisément devenir athées (lettre à Mersenne, 6 mai 1630, 1, 150). Sur le sens de ce terme nature chez Descartes et dans la scolastique, voir Gilsoît, Index scolastico-cartésien, Paris, Alcan, 1912, s. v. « Nature ».
(3) Réponse aux 2" objections, 5» demande {VII, 163 ; IX, 126) :
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sion n'est évidente sans prouve qu'à « ceux qui sont libres de tous préjugés », et qui sont parvenus à une entière « clarté d'esprit » (IX, 129), d'une part en détachant leur esprit du commerce des sens, et d'autre part en s'afîranchissant de l'orgueil et de l'esprit de contradiction : « Car, de cela même que quelqu'un se prépare pour impugner la vérité, il se rend moins propre à la comprendre, d'autant qu'il détourne son esprit de la considération des raisons qui la persuadent, pour l'appliquer à la recherche de celles qui la détruisent » (IX, 123).
Aussi pourrait-on dire que, pour Vhomme, Vhumi- lité intellectuelle, fruit de la soumission au réel, est une condition nécessaire, quoique non suffisante, de la connaissance de Dieu.
* * *
Si l'homme s'est mis dans les dispositions morales et intellectuelles convenables, et qu'il s'arrêLe à la contemplation attentive et active de la nature de Dieu, il en recueillera des fruits immenses : car il verra que de Dieu procèdent tout être, toute vérité et tout bien, ou, en d'autres termes, que Dieu est l'auteur total et le principe unique de la nature, de
€ Quinto, ut diu multunique in natura entis summe perfecti con- templanda immorenlur ; et inter caetera considèrent, in aliaruni qui- dam omnium naturarum ideis existentiam possibileni, in Dei autem idea non possibilem tantum, sed omnino necessariam contineri. Ex hoc enim solo, et absque ullo discursu, cognoscent Deum existera ; eritque ipsis non minus per se notum, quam numerum binarium esse parem, vel ternarium imparem, et similia. Nonnulla enim qui- busJam per se nota sunt, quss ab aliis non nisi per discuràum intelli- guatur. •
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LA DOCTRINE C A l'.TÉSIENNE
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i science et de la morale. Nous allons examiner suc- essivement ces trois points,
— Dieu est V auteur total de tout ce qui est. Dieu est par soi et même, ajoute Desoartes, il imbie qu'assez proprement il peut être dit et 3pelé cause de soi (1), non seulement en un sens îgatif, en tant qu'il n'a besoin d'aucun secours Dur exister ni pour être conservé et n'a point de luse différente de soi, mais en un sens très positif, i tant que, par la réelle et véritable immensité i surabondance de son essence ou de sa propre lissance, il est en quelque façon à l'égard de soi- ême ce que la cause efficiente est à l'égard de son fet. Qu'est-ce à dire? Ceci, « à savoir que ce qui est ir autrui est par lui comme par une cause effi- lante, et que ce qui est par soi est comme par une use formelle, c'est-à-dire parce qu'il a une telle ture qu'il n'a pas besoin de cause efficiente » : en rte que, « entre la cause efficiente proprement dite nulle cause, il y a quelque chose qui tient comme milieu, à savoir V essence positive d'une chose, à quelle l'idée ou le concept de la cause efficiente se ut étendre en la même façon que nous avons cou- me d'étendre en géométrie le concept d'une ligne 'culaire, la plus grande qu'on puisse imaginer, concept d'une ligne droite, ou le concept d'un lygone rectiligne, qui a un nombre indéfini de
1) « Plane admitto aliquid esse posse, in quo sit tanta et tam thausta potentia, ut nullius unquam ope eguerit ut existeret, ue etiam nunc egeat ut conservetsr, atque adeo sit quodammodo causa ; Deumque talem esse intelligo » [Réponse aux l'^' objee -ons, ^ : 109 ; IX. 86). Les textes suivants ont été cités, p. 271 ,n t«t, .
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sion n'est évidente sans preuve qu'à « ceux qui sont libres de tous préjugés », et qui sont parvenus à une entière « clarté d'esprit » (IX, 129), d'une part en détachant leur esprit du commerce des sens, et d'autre part en s'afîranchissant de l'orgueil et de l'esprit de contradiction : « Car, de cela même que quelqu'un se prépare pour impugner la vérité, il se rend moins propre à la comprendre, d'autant qu'il détourne son esprit de la considération des raisons qui la persuadent, pour l'appliquer à la recherche de celles qui la détruisent » (IX, 123).
Aussi pourrait-on dire que, pour V homme, V humi- lité intellectuelle, fruit de la soumission au réel, est une condition nécessaire, quoique non suffisante, de la connaissance de Dieu.
* * *
Si l'homme s'est mis dans les dispositions morales et intellectuelles convenables, et qu'il s'arrête à la contemplation attentive et active de la nature de Dieu, il en recueillera des fruits immenses : car il verra que de Dieu procèdent tout être, toute vérité et tout bien, ou, en d'autres termes, que Dieu est l'auteur total et le principe unique de la nature, de
e Quinto, ut diu multumque in natura entis summe perfecti con- templanda immorentur; et inter caetera considèrent, in aliarum qui- dom omnium naturarum ideis existentiam possibilem, in Dei aulem idea non possibilem tantum, sed omnino necessariam contineri. Ex hoc enim solo, et absque ullo discursu, cognoscent Deum existere ; eritque ipsis non minus per se notum, quam numerum binarium esse parem, vel ternarium imparem, et similia. Nonnulla enim qui- busJam per se nota sunt, quœ ab aliis non nisi per discursum inttlli- guntur. •
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la science et de la morale. Nous allons examiner suc- cessivement ces trois points.
I. — Dieu est V auteur total de tout ce qui est.
Dieu est par soi et même, ajoute Desoartes, il semble qu'assez proprement il peut être dit et appelé cause de soi (1), non seulement en un sens négatif, en tant qu'il n'a besoin d'aucun secours pour exister ni pour être conservé et n'a point de cause différente de soi, mais en un sens très positif, en tant que, par la réelle et véritable immensité ou surabondance de son essence ou de sa propre puissance, il est en quelque façon à l'égard de soi- même ce que la cause efficiente est à l'égard de son effet. Qu'est-ce à dire? Ceci, « à savoir que ce qui est par autrui est par lui comme par une cause effi- ciente, et que ce qui est par soi est comme par une cause formelle, c'est-à-dire parce qu'il a une telle nature qu'il n'a pas besoin de cause efficiente » : en sorte que, « entre la cause efficiente proprement dite et nulle cause, il y a quelque chose qui tient comme le milieu, à savoir V essence positive d'une chose, à laquelle l'idée ou le concept de la cause efficiente se peut étendre en la même façon que nous avons cou- tume d'étendre en géométrie le concept d'une ligne circulaire, la plus grande qu'on puisse imaginer, au concept d'une ligne droite, ou le concept d'un polygone rectiligne, qui a un nombre indéfini de
(1) € Plane admitto aliquid esse posse, in quo sit tanta et tana inexhausta potentia, ut nullius unquam ope eguerit ut existeret, neque etiam nunc egeat ut conservetsr, atque adeo sit quodammodo sui causa ; Deumque talem esse intelligo » (Réponse aux !"• objec -ons, VII 109 ; IX. 86). Les textes suivants ont été cités, p. 271 ,n t»l .
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côtés, au concept du cercle » (1). Et ainsi, dire quel Dieu est par soi, c'est dire que Dieu se suffît pleine- * ment à lui-même. Tandis que toutes les autres choses sont dépendantes, Dieu, inconditionné absolu ; et conditionnant total, ne dépend de rien et tout | dépend de lui ; tandis que toutes les autres choses ' sont contingentes et que leur idée n'implique rien de plus que la possibilité d'être, Dieu et Dieu seul est absolument nécessaire : son essence implique né- cessairement et enferme en soi son existence ; elle est telle qu'il est impossible qu'il ne soit ou n'existe pas toujours.
En Dieu, nulle limitation. Dieu est omni- présent : mais cette ubiquité n'implique pas qu'il soit étendu, ni surtout qu'il soit composé de parties. On ne sau- rait lui attribuer une étendue de substance, c'est-à- dire qui soit imaginable et divisible, mais seulement une étendue de puissance, purement intelligible, ne comportant aucune division et n'enveloppant aucune
(1) « Quicunque solius luminis naturalis ductum sequuntur, sponte sibi formant hoc in loco conceptum quendam causœ efllcienti et formali communem, ita scilicet ut quod est ab alio, sit ab ipso tan- quam a causa elïlciente ; quod autem est a se, sit tanquam a causa formali, hoc est, quia talem habet essentiam, ut causa elficionte • non egeat. » C'est là, dit Descartes, ce que j'ai admis sans explication dans mes Méditations, comme une chose qui va de soi. Mais pour ceux qui, voyant que l'on demande si quelque chose est par soi, ae songent qu'à la seule cause efficiente proprement dite et entendent le par soi négativement, comme sans cause, il est nécessaire de leur répondre eu montrant que « inter causam efficientem proprie dictam et nullam causam esse quid intermedium, nempe positivant rei essen- tiam, ad quam causœ efficientis conceptus codera modo potest extcndi, quo solemus in geometricis conceptum linese circularis quammaximae ad conceptum linese rectse, vel conceptum polysron roctilinei, cujus indefinitus sit numerus lalerum, ad conceptum cirouli extendere » (Réponse aux 4" objections, VII, 238-239 ; IX, 134- 185).
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étendue proprement dite (1). Dieu est donc pur esprit, absolument simple et indivisible.
Gomme Dieu transcende l'étendue, il transcende la durée. En lui, nulle trace de cette grandeur que nous nommons le « temps », qui n'est « qu'une cer- taine façon dont nous pensons la durée prise en général », en la rapportant à certains mouvements réguliers, et dont nous nous servons « pour com- prendre la durée de toutes les choses sous une même mesure » (2). Mais la durée de Dieu ne saurait être assimilée non plus à la durée de l'esprit humain, parce que celle-ci manifeste toujours une certaine suc- cession, et que l'existence de ma pensée au moment présent n'implique pas que je doive exister et penser au moment d'après (3). Dieu est éternel : la vie de
(1) « Quantum autem ad me, nuUam intelligo nec in Deo nec in angelis vel mente nostra eitensionem substantiœ, sed potentiaa duntaxat » (lettre à Monis, 15 avril 1649, V, 342). t Puto Deum, ratione suas potentise, ubique esse ; ratione autera suae essenliae, nul- lam plane habere relationem ad locum » (Y, 343). Voir aussi la lettre à Morus du 5 février 1649, V, 269-270.
(2) Dans les Principes, I, 57, Descartes distingue les attributs qui sont dans le? choses, de ceux qui ne sont que dans notre pensée, et il ajoute : « Ita. rum tempus a duratione generaliter sumpta dis- tinguimus, dicimusque esse numenim motus, est tantum modus cogitandi ; neque enim profecto intelligimus in motu aliam dura- tionem quam in rébus non motis... Sed ut rerum omnium durationera metiamur, comparamus illam cum duratione motuum illorum maximorum, et maxime œquabilium, a quibus fiunt anni et dies ; hancque durationem tempus vocamus. Quod proinde nihil, praeter modum cogitandi, durationi generaliter sumptœ superaddit. » Pas- sage remarquable, qui annonce la fameuse distinction, introduite par H. BiBGSON dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience, entre le temps et la durée.
(3) « Quamvis nulla corpora existèrent, dici tamen non possei duratio mentis humanse tota simul, queraadmodum duratio Dei ; quia manifeste cognoscitur successio in cogitationibus nostris, qualis in cogitationibus divinis nulla potest admitti ; atqui perspicuo intelligimus fieri posse ut existam hoc momento, quo unum quid
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Dieu est un éternel présent. Duratio Dei tota simul. Mais en quel sens? L'éternité doit être dite et simul et semel en tant que rien ne saurait jamais être ni ajouté ni retiré à la nature de Dieu, mais non pas en tant qu'elle serait tout entière donnée simulta- nément : car on y peut discerner des parties, tout au moins depuis la création du monde, et par consé- quent avant, puisque c'est toujours la même durée. Ainsi, l'éternité ramasse en elle, dans un rayonne- ment immuable, toute la durée, mais une durée con- tinue, indivisée, sans morcellement malgré son infmie richesse, durée dont nous pourrons nous faire une lointaine idée si nous songeons à ce qu'est en nous la pensée dans l'acte de l'intuition, qui n'est pas instantané, qui occupe une certaine durée, mais qui, divisible en tant que durée, est, en tant qu'acte de pensée, absolument indivisible. Or, de la même façon, nous pouvons diviser la durée de Dieu en une infinité de parties ; mais Dieu lui-même est rigou- reusement indivisible (1). Seulement, entre nous et Dieu, il y a cette différence que, dans l'acte de
cogito, et tamen nt non existam momento proxime sequenti, quo aliud quid potero cogitare, si me eiistere contingat * (lettre à Arnauld, 4 juin 1648, V, 193).
(1) Voir l'admirable texte du Manuscrit de Gôuingen, V, 148-149. Parlant de notre pensée, Descartes dit : « Erit quidem extensa et di- visibilis quoad durationem, quia ejus duratio potest dividi in partes ; sed non tamen est extensa et divisibilis quoad suam naturam, quo- niam ea manet inextensa ; eodem modo ut durationem Dei possumus dividere in inQnitas partes, cum tamen ideo Deus non sit divisibilis. ■ — [Obj.] Sed seternitas est simul et semel. — [R.] Hoc concipi non potest. Est quidem simul et semel, quatenus Dei naturae nun- quam quid additur aut ab ea quid detrahitur. Sed non est simul et semel, quatenus simul existit ; nam cum possimus in ea distinguere partes jam post raundi creationem, quidni illud etiam possemus facer» ante eam, cum eadem duratie sitf i
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 303
Dieu, c'est la durée tout entière qui se trouve incluse, et que cet acte est par soi, c'est-à-dire procède d'une puissance d'être tellement « immense et incompréhen- sible » qu'elle le reproduit, pour ainsi dire, conti- nuellement (IX, 87).
Ce Dieu, qui est cause nécessaire de soi, est, par sa volonté, cause totale de toutes choses, c'est-à-dire créateur. Mais ce n"esb pas dans le même sens qu'il est « cause » en l'un et l'autre cas. Dieu se veut nécessairement et ne peut pas ne pas se vouloir, cela de par son essence ou sa nature même. Au con- traire, il veut le monde d'une volonté contingente et libre, Descartes va même jusqu'à dire : indiffé- rente (1). Le monde n'existe pas nécessairement : il ne procède pas ou n'émane pas nécessairement de Dieu, comme le prétendent les panthéistes (2). C'est librement que Dieu veut le monde : il eût pu ne pas le créer ; si le monde existe, c'est par un décret de la volonté divine. Creatio, solum voluntas Dei {Ma- nuscrit de Gôttingen, V, 155). Sans doute, observe Descartes après saint Thomas {Summa theologica^ I* p., q. 46, a. 2), la raison ne répugne pas à l'idée que ce monde puisse être de toute éternité, c'est-à-
(1) « Quantum ad arbitrii liber'atem, longe alia ejus ratio est in Doo, quam in nobis. Repuc;aat enim Dei voluntatem non fuisse ab œterno indifferontnm ad omnia quae faota suât aut fient... Et ita summa indiffcrentja in Dec summum est ejus omnipotentiae argu- mentum » (Réponse aux 6" objections, VII. 431-432; IX, 232-233J.
(2) La formule la plus nette de la doctrine panthéiste a été donnée par Spinoza, Éthique, I, pr. 16, pr. 17 et schol., pr. 33 et appendice, u A summa Dei potentia, sive inhnita natura, inflnita infinitis modis, hoc est, omnia necessario effluxisse, vel seraper eadem necessitate sequi ; eodem modo ac ex natura trianguli ab seterno et in seternum sequitur, ejus très angulos afquari duobus rectis * (I, 17 sch.).
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dire que Dieu ait exercé de toute éternité cette puis- sance qu'il possède de toute éternité : la foi seule nous apprend que ce monde a été créé dans le temps (cf. Réponse aux 6^ objections, IX, 233). Mais, en supposant que le monde fût éternel, il ne serait tel que parce que Dieu l'a voulu, et il serait entière- ment dépendant de lui, comme il Test actuellement, pour son être et pour sa conservation, en la même manière que l'effet dépend de sa cause totale.
Et, en effet, quand bien même j'aurais été créé de toute éternité, cependant les parties de ma durée seraient encore séparées et ne dépendraient pas moins de Dieu pour leur continuation (1). C'est ici la profonde théorie cartésienne de la création con- tinuée (2). « Le temps présent ne dépend point de celui qui l'a immédiatement précédé ; c'est pour- quoi il n'est pas besoin d'une moindre cause pour conserver une chose que pour la produire la pre- mière fois (3). » « En sorte que la lumière naturelle
(1) € Ita igitur si ab seterno essem, tamen partes mei temporis essent sejunctse, et nihilominus a Deo dependerent i {Manuscrit de Gôllinçtn, V, 155).
(2) Sur cette théorie et sur la place considérable qu'elle occupe dans l'économie de la pensée cartésienne, voir, en plus du chapitre iv de VÊifolution créatrice de Bebgson, l'étude de J. VioixR, t les Idées de temps, de durée et d'éternité dans Descartes » {Revue philosophique, mars-juin 1920), et la thèse de J. Wahl, Du rôle de Vidée d'instant dans la philosophie de Descaries, Paris, Alcan, 1920. t La création est continue, dit ce dernier (p. 18), parce que la durée ne l'est pas. Les deux idées d'indépendance des instants et de dépendance de la créature, de temps dis(ontin\! et de création continuée, sont indis- solublement liées dans la pensée de Descartes. » Il unit ainsi profon- dément à l'idée scientifique do la discontinuité du temps la théorie scolastique de la création continuée.
(3) « Tempus praeseris a proxime prœcedenti non pendet, ideoque non minor causa requiiitur ad rem conscrvandam, quam ad ipsani primura producendam » {Réponse aux 2»' objeclions, Ax. 2, Vil,
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nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu'au regard de notre façon de penser et non point en elTet » (3<^ Méditation, IX, 39). Dieu conserve le monde par le même acte et en la même façon qu'il l'a créé : ou plutôt il le recrée cons- tamment, de telle sorte que, si Dieu cessait un seul instant de soutenir le monde, celui-ci retournerait immédiatement au néant. Dieu créateur est donc Providence.
Mais Dieu n'est pas seulement le créateur et le conservateur de tout ce qui est, c'est-à-dire l'auteur de toutes les existences : il est encore Vauteur des essences mêmes. A cet infini de puissance et de liberté, qui constitue la perfection suprême, rien n'échappe, pas même les vérités éternelles, mathématiques, méta- physiques et morales, dont il est cause absolue, à la mamière d'un souverain législateur.
« Quand on considère attentivement l'immensité
165; IX, 127). C'est en ce sens que Descartes a pu dire, dans les Principes, I, 21, que « la seule durée de notre vie suffît pour dé- montrer que Dieu est : car, étant telle que ses parties ne dépendent point les unes des autres et n'existent jamais ensemble, de ce que nous sommes maintenant, il ne s'ensuit pas nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a produit, ne continue à nous produire, c'est-à-dire ne nous conserve. » L'arçument, notons-le, est valable, mais à une condition : c'est que nous connaissions déjà l'existence de Dieu créateur, car la création continuée a besoin d'être prouvée, et les preuves qui l'éta- blissent présupposent l'existence de Dieu. Sans doute, comme le dit Descartes, parlant de Dieu et du monde [Discours, 5* part.iVI, 45), « il est certain, et c'est une opinion communément reçue entre les théologiens, que l'action par laquelle maintenant il le conserve est toute la même que celle par laquelle il l'a créé »; et il semble même qu'on doive concevoir l'acte créateur comme un acte unique (cf. Manuscrit de Gôitingen, V, 169) : toutefois, rationnellement et pour la preuve, c'est la production de l'être par Dieu (ou l'impossibilité qu'il existe par soi) qui prouve la nécessité de sa conservation par ce même Dieu (ou l'impossibilité qu'il se conserve par soi).
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de Dieu, on voit manifestement qu'il est impossible qu'il y ait rien qui ne dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu'il n'y a ni ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vérité qui n'en dépende (1). »
« C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne et l'assujettir au Stix et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui... C'est Dieu qui a établi ces lois en la nature ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume » (lettre à Mersenne, 15 avril 1630, I, 145).
En d'autres termes, les vérités éternelles, « aussi bien que tout le reste des créatures », dépendent entièrement de la volonté divine, sans que cette volonté ait été déterminée par quelque idée ou raison à les vouloir : ce n'est point parce que cer- taines choses sont bonnes que Dieu les a voulues, mais c'est parce qu'il les a voulues qu'elles sont bonnes. De même, c'est parce qu'il a voulu que les contradictoires ne pussent être ensemble, que les trois angles d'un triangle fussent nécessairement égaux à deux droits ou que 2 fois 4 fissent néces- sairement 8, qu'il est msiintenant vrai que cela est ainsi et ne peut être autrement {Réponse aux6^ objec- tions, IX, 233-236). Et, encore que nous ayons de la difficulté à concevoir que si Dieu l'eût voulu, il
(1) « Attendenti ad Dei immensitatem, manifestum est nihil omnino esse posse, quod ab ipso non pendeat : non modo nihU sub- listens, ecJ eliam nuUum ordinem, nullam legem, nuUamve rationem veri et boni • (Réponse aux 6" objections, VII, 435; IX, 235). Cf. plus haut, VII, 432 : « Neo voluit 1res angulos trianguli aequales esse duobus redis, quia cognovit aliter fieri non posse. etc. Sed contra. ...«juia voluit très angulos trianguli necessario aequales esse udobus redis, idcirco jam hoc verum est, et ûeri aliter non potest. »
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 307
ne serait pas vrai que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, ou généralement que les contradictoires ne pussent être ensemble, cepen- dant notis devons considérer « que la puissance de Dieu ne peut avoir aucunes bornes » et qu'elle est incompréhensible à notre esprit fini (lettre au P. Mesland, 2 mai 1644, IV, 118) : « et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu'il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas com- prendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d'étendue que sa puissance » (I, 146). Ainsi Descartes, allant sur ce point plus loin encore que Duns Scot (1), proclame que les vérités éternelles sont des créatures de Dieu, au même titre que tout ce qui existe : « Et je dis qu'il a été aussi libre de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde » (lettre à Mersenne, 27 mai 1630, I, 152).
De là suit cette conséquence très importante et qui, à vrai dire, paraît avoir commandé tout le rai- sonnement de Descartes : à savoir que les fins ou rai- sons de Dieu nous échappent, qu'elles sont impéné- trables à la raison humaine, et qu'il est absolument vain de les chercher, parce que nous ne sommes
(1) Voir à ce sujet Gilson, Doctrine cartésienne de la liberté, p. 130 et suiv. ; S. Bblmont, le Rôle de la volonté dans la philosophie de Duns Scot, Couvin et Paris, 1911. Seot établit le primat de la volonté sur l'entendement ; mais, d'après lui, la lot éternelle découle d'un jugement immuable de Dieu, en conformité avec le bien et le vrai que voit Tentendement divin (Op. Oxon., 1. I, d. 3, q. 4), en sorte qu'on ne saurait dire que les essences dépendent de l'absolue liberté divine.
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point « du conseil de Dieu ». Comme Dieu est la seule cause efficiente de l'univers, il en est aussi la seule cause finale (1).
Soucieux avant tout de « rejeter entièrement de sa philosophie la recherche des causes finales » {Prin- cipes y I, 28) et de fonder métaphysiquement sa conception mécaniste de la nature, Descartes a donc suspendu sa science des causes efficientes à une con- ception de la liberté absolue de Dieu.
Sur ce point, il est permis de penser que Descartes a trop attribué à la puissance divine. Car, ainsi que l'a fortement établi saint Thomas (2), la volonté
(1) « Cura enim jam sciam naturam meam esse valde inflrmam et limitatam, Dei autera naturam esse immensam, incomprehensi- bilem, inflnitam, ex hoc satis etiam scio innumerabilia illum posse quorum causas ignorera ; atque ob hanc unicam rationem totum illud causarum genus, quod a fine peti solet, in rébus physicis nuUum usum habere existimo ; non enim absque temeritate me puto posse investi^^are fines Dei » (4« Méditation, VII, 55 ; IX, 44). Cf. Respon- gio ad Hyperaspistem, III, 431; lettre à Elisabeth, 15 septembre 1645, IV, 292; lettre à Chanut, 6 juin 1647. V, 53-54 : « Bien que nous puissions dire que toutes les choses créées sont faites pour nous, en tant que nous en pouvons tirer quelque usage, je ne sache point néanmoins que nous soyons obligés de croire que l'homme soitla fin de la création. Mais il est dit que omnia propter ipsum [Deum] facta sunt, que c'est Dieu seul qui est la cause finale, aussi bien que la cause efficiente de l'univers »; Manuscrit de Gôttingen, V, 158 (cf. 168) : « Bene hoc est observandum nos nunquam debere argumen- tari a fine. Nam 1° Cognitio finis non inducit nos in cognitionem ipsius rei, sed ejus natura nihilominus latet. Et hoc Aristotelis maxi- mum est vitium, quod semper a fine arguraentatur ; 2° Omnes Dei fines nos latent, et temerariura est in eos involare velle. » Ces affirmations ne signifient d'ailleurs nullement que Dieu, en créant le monde, n'ait pas eu de fins : les fins divines ne sont pas seule- ment possibles, mais existantes ; seulement elles nous sont impéné- trables ou, plus précisément, incompréhensibles (voir à ce sujet de justes remarques de De Wulf et de Lévy-Brdhl contre Gilson, Bulletin de la Société française de philosophie, juin 1914, p. 222, 231).
(2) Suivi en cela par Leibniz et par Montesquieu. Voir Summa theologica, 1» p., q. 19, art. 1, 3, 4, 10; Liibniz, Théodicée, 175-191 ; MoNTiiSQUiEU, Esprit des lois, I, 1.
LA DOCTRINE CARTESIENNE 309
divine ne ^eut pas ne pas être conforme à la raison divine : Dieu, qui est le bien et le vrai, ne peut pas ne pas se vouloir lui-même. Et il répugne à la raison de penser que, si Dieu l'eût voulu, il eût pu faire que les contradictoires fussent vrais ensemble ou que le meurtre et l'égoïsme fussent bons. Nous dirons donc que la création est contingente et qu'elle dépend entièrement de la volonté divine : c'est la grande contingence, d'où procède toute contingence ; et ainsi Dieu pouvait ne pas créer le monde : mais Dieu, ayant décidé de créer le monde, ne pouvait vouloir que le vrai n'y fût pas le vrai, ni le bien le bien.
Au surplus, Descartes, que son bon sens n'aban- donne jamais, a très heureusement corrigé ce que pouvait avoir d'excessif, voire même de dange- reux (1), la théorie qui fait dépendre le bien et le vrai d'un décret arbitraire de Dieu. Il observe d'abord que « Dieu, étant immuable, agit toujours de la même façon », parce qu'il ne saurait changer sa volonté : d'où il suit que les vérités étemelles, dépendant d'une volonté qui est immuable, sont immuables comme le sont les lois de la nature, en dépit du changement des parties (2). Et, plus pro- fondément encore, Descartes ajoute qu'en Dieu nous ne devons « concevoir aucune préférence ou priorité
(1) C'est ainsi que les naturalistes ayant mis à la place de Dieu l'humanité, par exemple, ont prétendu faire dépendre le bien d'un décret arbitraire des sociétés humaines. Il est toujours dangereux de diminuer la raison dans l'ordre naturel, aussi bien que dans l'ordre surnaturel. ^
(2) Le monde de René Descarte$ ou Traité de la lumière, ch. vn t Des lois de la nature, XI, 37-38. Cf. lettre à Mersenne du 6 mai 1630 I, 145-146.
310 DF.SCARTES
entre son entendement et sa volonté; carJ'idée que nous avons de Dieu nous apprend qu'il n'y a en lui qu'une seule action, toute simple et toute pure ; ce que ces mots de saint Augustin expriment fort bien : Quia vides ea, sunt^ etc., pour ce qu'en Dieu videre et velle ne sont qu'une même chose » (1). Vue de toutes la plus juste et la plus profonde, et qui va très avant au cœur du réel.
II. — Dieu est V auteur de la vérité et le fondement de
la science.
Toute vérité procède de Dieu, comme de son auteur, comme de la vérité même. Et ainsi, « le pre- mier de ses attributs, qui semble devoir être ici con- sidéré, consiste en ce qu'il est très véritable et la source de toute lumière, de sorte qu'il n'est pas pos- sible qu'il nous trompe, c'est-à-dire qu'il soit direc- tement la cause des erreurs auxquelles nous sommes
(1) Lettre au P. Mesiand, 2 mai 1644, IV, 119. La citation de saint Augustin est tirée des Confessions, XIII, 38 : « Nos itaquc ista quae fecisti videmus : tu autem quia vides sunt. » Voir aussi lettre à Mersenne, 27 mai 1630, I, 153 (cf. I, 149) : « Car c'est en Dieu une même chose de vouloir, d'entendre et de créer, sans que l'un pré- cède l'autre, ne quidem ratione. » Dans sa thèse De veritalibus seternis apud Oartesium, Paris, Germer Baillière, 1875 (p. 66 et suiv. « De car- tesiana principiorum tum dualitate, tum unitate »), E. Boutroux a bien marqué le double aspect de cette doctrine qui, d'un point de vue. place la puissance au-dessus de l'essence, et, d'un autre point de vue, place l'essence au-dessus de l'existence ou de la puissance. Mais ces points de vue, d'ailleurs adaptés à l'intelligence discursive de l'homme, ne sont possibles que parce qu'il y a en Dieu ce genre de causalité qu'on appelle réciprocité, d'après quoi chacun des deux termes peut être conçu comme la cause de l'autre, sans que la perfec- tion soit sacrifiée à la liberté, ni la liberté à la perfection. Et l'on retrouve, mutatis mutandis, chez les créatures cette même distinction et cette même unité de l'existence de l'essence
LA DOCTRlNt: CARTÉSIENNE 311
sujets » {Principes, 1,29. Cf. 4® Méditation, IX, 42 ; 5® Méditation, IX, 55). D'où il suit que, lorsque nous usons bien de la faculté de connaître qu'il nous a donnée, c'est-à-dire de la lumière naturelle, et lorsque nous n'inchions rien dans nos jugements que ce qu'elle aperçoit ou connaît clairement et dis- tinctement, nous pouvons être assurés que nous ne nous trompons point et que nous ne prenons point le faux pour le vrai : ce qui suffit à nous délivrer du doute hyperbolique et de toutes nos autres raisons de douter {Principes, I, 30).
Ainsi, le principe de la véracité divine est le fonde- ment de toute certitude. Plus précisément encore, l'existence de Dieu, en tant qu'il est l'auteur de tout ce qui est et la source de toute vérité, fonde en réa- lité toute notre science, en tant que cette science, par la clarté et la distinction de l'idée, participe à la vérité : en sorte que l'on doit conclure « que la certitude de toutes les autres choses en dépend si absolument, que sans cette connaissance il est impos- sible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement » (1).
1' Dieu garantit la valeur objective de nos règles logiques, ou, en d'autres termes, la vérité de la mé-
(1) f Quod autem ad Deum attinet, certe nisi prœjudiciis obruerer et rerum sensibilium imagines cogitationem meam omni ex parte obsiderent, nihil illo prius aut facilius agnoscerem ; nam quid ex se est apertius, quam summum ens esse, sive Deum, ad cujus solius essentiam existentia pertinet, existere? Atque, quamvis mihi attenta consideratione opus fuerit ad hoc ipsum percipiendum, nunc tamen non modo de eo aeque certus sum ac de omni alio quod certissimura videtur, sed prœterea etiam animadverto cseterarum rerum certitu- dinem ab hoc ipso ita pendere, ut absque eo nihil unquam perfecte sciri possit » (5« Méditation, VII, 69 ; IX, 55).
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thode. En effet, sachant que nos idées (comme notre moi) ont Dieu pour auteur, et que, par suite, elles sont choses réelles, dont la réalité objective corres- pond à une réalité formelle existant hors de nous, nous sommes assurés par là que, dans tout ce qu'elles ont de clair et de distinct, c'est-à-dire en tant qu'elles sont dues à la raison ou à l'entendement, abstraction faite des imperfections ou obscurités qu'y mêle notre nature ou notre imagination et des erreurs qui tiennent à notre jugement, elles sont vraies ou « doivent avoir quelque fondement de vérité ; car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela » (1). Et voilà, d'un coup, toute la méthode fondée objectivement.
2" Dieu garantit l'objectivité de nos perceptions et, par là, il fonde en réalité notre science de la nature.
(1) Je ne fais que commenter ici le texte essentiel du Discours, 4» part., VI, 38-39 et 40 : « Cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu est ou existe, et qu'il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. D'où il suit que nos idées ou notions, étant des choses réelles, et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En sorte que, si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus et obscur, à cause qu'en cela elles participent du néant, c'est-à-dire qu'elles ne sont en nous ainsi confuses qu'à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y a pas moins de réputfnance que la fausseté ou l'imperfection procède de Dieu, en tant que telle, qu'il y en a que la vérité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d'un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies. > C'est ici le nœud du Discourt et de la doctrine cartésienne.
LA DOCTRINE CARTESIENNE 313
A vrai dire, quoi que prétende Kant (1), il y a chez Descartes un réalisme empirique qui reconnaît, avant tout recours à Dieu, la réalité des phénomènes saisis par les sens, en tant que phénomènes, apparences ou qualités bien fondés : nous n'avons pas besoin, semble-t-il, du principe de la véracité divine pour affirmer l'existence de phénomènes étendus, qui sont intelligibles suivant les lois de la mathématique pure, sans être pour cela réductibles à ma pensée ou aux phénomènes internes (cf. Réponse aux ins- tances de Gassendi^ IX, 212). Mais Dieu est absolu- ment requis pour garantir la réalité substantielle, c'est-à-dire la réalité vraie^ des objets de nos percep- tions ou, en d'autres termes, Vexistence des choses matérielles elles-mêmes. En efîet, les sens et l'imagi- nation ne nous font connaître les objets que dans le rapport qu'ils ont avec notre corps, c'est-à-dire dans leur utilité, et non pas en eux-mêmes, c'est-à- dire dans leur essence, ni dams leur existence (2) : les perceptions sont donc des signes à interpréter par la raison, seule juge de la vérité ou de la fausseté du témoignage des sens (3). Or, dans la mesure où
(1) Bakni, II, 350. Voir à ce sujet les justes remarques de Hamblik, Système de Descartes, p. 235-242, commentant la lin de la 6® Médi- tation, VII, 89 ; IX, 71. — ■ Sur le réalisme cartésien, cf. l'étude de ScHWARz, « les Recherches de Descartes sur la connaissance du monde extérieur » [Revue de métaphysique, juillet 1896, p. 473) ; le livre de Diiher sur Descartes, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1918, p. 110 et suiv. ; et une étude de Delbos, Année philosophique 1911.
(2) Voir Principes, II, 3 : « Que nos sens ne nous enseignent pas la nature des choses, mais seulement ce en quoi elles nous sont utiles ou nuisibles », ou, en d'autres termes, « ce qui se rapporte à l'étroite union qu'a l'âme avec le corps ».
(3) Traité de la lumière, ch. I (XI, 4). Cf. 2* MédUation, fin (VIT. 34 ; IX, 26) : après avoir cité l'exemple de la cire, qui demeure la
314 DESCARTES
nos connaissances fondées sur les données des sens sont des connaissances rationnelles, évidentes et entières, elles doivent être vraies, car Dieu ne sau- rait nous tromper en cela (1). Et ainsi se trouve garantie et fondée en réalité, d'une part, notre croyance en l'existence des corps : car la véracité divine et elle seule me permet d'affirmer qu'aux idées claires et distinctes que j'ai des corps, et à l'inclination très naturelle et très forte qui me porte à voir en eux la cause de ces idées, en tant que j'ai conscience de ne les avoir pas produites (2), corres- pond bien une substance matérielle réellement exis- tante et contenant formellement ou éminemment toute la réalité qui est objectivement dans mes
même (pour l'entendement), bien que toutps ses apparences soient changées (pour l'imagination), si on l'approche du feu. Descartes conclut : « Nam cum mihi nunc notura sit ipsamet corpora, non proprie a sensibus, vel ab imaginandi facultate, sed a solo intellectu percipi, nec ex eo percipi quod tangantur aut fideantur, sed tan- tum ex eo quod intelligantur, aperte cognosco nihil facilius aut evi- dentius mea mente posse a me percipi. »
(1) Prinripe<i. II, 1. Bien plus, ainsi que Descartes l'établit dans la •G» Méditation, tout ce que m'enseigne la nature doit contenir quelque vérité : lorsqu'elle me trompe, par exemple dans le cas de l'hydro- pique qui a soif, il s'agit là d'exceptions qui découlent de la disposi- tion la plus sage, et qui ne pouvaient être évitées, étant donnée la nature de l'homme en tant que composé de corps et d'esprit. Mais, par ailleurs, la plupart des erreurs viennent de ce que nous deman- dons à la nature autre chose que ce qu'elle peut nous donner : à savoir la vérité, alors que son rôle est de nous renseigner sur la seule utilité (IX, 64-72).
(2) Hypcraspistes avait objecté à Descartes que, si l'on suppose avec lui que les idées des choses corporelles peuvent f-tre produites par l'esprit humain, il est impossible, même avec la véracité divine, de savoir s'il y a quelque chose de corporel dans la nature (111, 404). A quoi Descartes répond (III, 428) : « Non enim rerum materialiura existonliam ex eo probavi, quod earum ideœ sint in nobis, sed ex eo, quod nobis sic adveniant, ut simus coQscii. non a nobis ûeri, sed aliunde advenire. i
LA DOCTaiNE CARTÉSIENNE 515
idées des choses sensibles. Ainsi se trouve également garantie, d'autre part, notre science mathématique de la matière, en tant que résidant dans l'étendue et dans le mouvement, notions parfaitement claires, dues à l'entendement seul sans aucun mélange des sons et qui, par suite, en raison de la véracité divine, ne peuvent être que vraies.
Dès lors, comme la nature n'est « autre chose que Dieu même, ou bien l'ordre et la disposition que Dieu a établis dans les choses créées » (1), notre science de la nature, ou « la grande mécanique », n'est elle-même « autre chose que l'ordre que Dieu a imprimé sur la face de son ouvrage, que nous appelons communément la nature », ordre que la raison s'efforce d'y retrouver en consultant ce grand modèle pour établir les propres principes de sa science. C'est pourquoi Descartes écrit dans le Discours (5^ part., VI, 41) : « J'ai remarqué certaines lois, que Dieu a tellement établies en la nature et dont il a
(1) « Per naturam enim, generaliter spectatam, nihil nunc aliud quart! vel Deum ipsum, vel rerum creatarum coordinafionem a Deo institutam intelligo » (6» Méditation, VII, 80 ; IX, 64). C'est de celte « nature », ainsi définie, que Descartes vient de dire : « Et sane non dubium est quin ea omnia quae doceor a natura aliquid habeant reritatis. » — Dans le Traité de la lumière, ch. vii (XI, 36-37), Des- cartes avertit : « Par la nature je n'entends point ici quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais je me sers de ce mot pour signifier la matière même, en tant que je la consi- dère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu'il l'a créée. » Enfin, lorsqu'il parle de la « nature t de l'homme en particulier, il n'entend par là < autre chose que la complexion ou l'assemblage de toutes les choses que Dieu m'a don- nées » (6« Méditation, IX, 64). — Quelle que soit donc l'acception de ce terme. Nature désigne toujours chez Descartes « l'ordre que Dieu a imprimé sur la face de son ouvrage ». C'est là. nous le savons, sa belle règle ou méthode naturelle (I, 213).
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imprimé de telles notions en nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. »
Dieu est Vauteur de Vordre qui est dans notre esprit, comme il est Vauteur de Vordre qui est dans les choses : par là s'explique la possibilité d'un accord entre l'esprit et les choses, et par suite la réalité objective de notre science de la nature.
3' Mais il y a plus. La science mathématique elle- même dépend de Dieu pour sa vérité. Sans doute, « qu'un athée puisse connaître clairement que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas; mais je maintiens seulement qu'il ne le connaît pas par une vraie et certaine science » : et, en effet, il ne pourra être délivré de tout doute « si, premièrement, il ne reconnaît qu'il a été créé par un vrai Dieu, principe de toute vérité, et qui ne peut être trompeur » (1). L'explication qu'en donne
(1) t Quod autem atheus possit clare cognoscere trianguli très angulos sequales esse duobus redis [objection des théologiens, VII, 125], non nego ; sed tantum istam ejus cognitionem non esse verara scientiam affirrao, quia nulla cognitio, quse dubia reddi potest, videtur scientia appellanda » (Réponse aux 2«« objections, VII, 141 ; IX, 111). f Quantum ad scientiam athei, facile est demonstrare illam non esse immutabilem et certam. Ut enim jam ante dixi, quo minus potentem originis suae authorem assignabit, tanto majorem habebit occasionem dubitandi, an forte tam imperfectse sit naturœ, ut fallatur etiam in iis quae sibi quam evidentissima apparebunt ; illoque dubio liberari nunquam poterit, nisi a vero et fallere nescio Deo se creatum esse prius agnoscat » [Réponse aux 6" objections, vil, 428 ; IX, 230). — Et en effet, le principe fondamental que « le plus ne saurait venir du moins » nous contraint de penser que la perfection de notre nature, donc de notre raison, dépend de la per- fection de son auteur : capable de vérité, si elle a été créée par Dieu ; à jamais impuissante, si elle procède d'une cause inférieure.
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 817
Descartes va nous permettre de pénétrer plus pro- fondément encore dans sa conception de la vérité et de son fondement. Sans doute, dit-il, « lorsque je considère la nature du triangle, je connais évidem- ment, moi qui suis un peu versé dans la géométrie, que ses trois angles sont égaux à deux droits, et il ne m'est pas possible de ne le point croire, pen- dant que Rapplique ma pensée à sa démonstration ; mais aussitôt que je l'en détourne, encore que je me ressouvienne de l'avoir clairement comprise, tou- tefois il se peut faire aisément que je doute de sa vérité, si j'ignore qu'il y ait un Dieu » (1). Pourquoi cela? Si nous rapprochons de ces affirmations la vue cartésienne touchant la création continuée des essences comme des existences, nous comprenons très clairement que seule l'existence de Dieu, comme auteur des vérités mathématiques et de la vérité même, peut m'assurer que celles-ci ont une exis- tence continuée hors de ma pensée ou, en d'autres termes, que les principes demeurent vrais tandis qu'ils ne sont plus dans ma pensée et que je m'oc- cupe à en tirer les conclusions (2). En sorte qu'on
(1) Les italiques ne sont pas de Descartes. Voici d'ailleurs ce texte fort important : « Cum naturam trianguli considero, evidentissime quidein mihi, utpote geometriœ principiis imbuto, apparet ejus très angulos œquales esse duobus rectis, nec possum non credere id verum esse, quamdiu ad ejus demonstrationem attendo ; sed statim atque mentis aciem ab illa deflexi, quantumvis adhuc recorder me illam clarissime perspexisse, facile tamen potest accidere ut dubitem an sit vera, si quidam Deum ignorera » (5* Méditation, VII, 69-70; IX, 55).
(2) Cette interprétation est autorisée, non seulement par l'en- semble de la doctrine cartésienne, mais par certains textes formels de Descartes, tels que celui où il déclare : • Où j'ai dit que nous ne pouvons rien savoir certainement, si nous ne connaissons premièrement que Dieu existe, j'ai dit, en termes exprès, que je ne parlais que de la
318 DESCARTES
peut dire avec Leibniz (1) : « Il est vrai qu'un athée peut être géomètre. Mais s'il n'y avait point de Dieu, il n'y aurait point d'objet de la géométrie. » Par là on comprend tout le sens et toute la portée de la conclusion de Descartes : « Et ainsi je reconnais très clairement que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu : en sorte qu'avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune autre chose (2). »
4* Il en va de même de la connaissance qui nous a fourni le type premier de la vérité et qui est beau- coup plus ferme et plus évidente que la connais- sance de toutes les autres choses créées (3) : à savoir
science de ces conclusions, dont la mémoire nous p:ut revenir en l'es- prit, lorsque nous ne pensons plus aux raisons d'où nous les avo/is tirées i (Réponse aux 2" objections, IX, 110. Cf. 5» Méditation, Vil, 69, 1. 19-21).
(1) Théudicée, 184. Seulement, pour Leibniz, c'est l'entendement divin qui fait la léalité des vérités étsrntlles ; pour Descartes, c'est l'immuable volonté de Dieu.
(2) « Alque ila plane video omnis scienti» certitudinem et veri- talem ab una veri Dei cop;niUone pendere, adeo ut, priusquam illum nossem, nihil de ulla alla re perfecte scire potuerim » (5« Médi- tation, VII, 71 ; IX, 56). C'est en ce sens, observe De.^rartes (Réponse aux 6" objections, IX, 231), que « le passage de saint Paul de la Pre- mière aux Corinthiens, ch. vui. vers. 2, se doit seulement entendre de la science qui n'est pas jointe avec la charité, c'est-à-dire de la science des athées : parce que quiconque connaît Dieu comme il faut ne peut pas être sans amour pour lui et n'avoir point de cha- rité... D'autant qu'il faut commencer par la connaissance de Dieu, et après faire dépendre d'elle toute la connaissance que nous pou- vons avoir des autres choses, ce que j'ai aussi expliqué dans mes Méditations. >
(3) Parlant de la connaissance du monde, des corps et autres choses semblables. Descartes observe : « lilas considerando, agnos- citur non esse tam lirmas neo tani perspicuas quam sint eae, per quas in mentis noslrae et Dei cognitioneni Jevenimus ; adeo ut h» sint omnium certissimae et evideutissimas quie ab humaiio ingenio acJri possint i (Abrégé des Méditations, VII, 16; IX, 12).
LA DOCTRINE CARÏESIKNNE 319
Vcxistence de Vâme. Sans doute, la certitude de mon existence en tant qu'être pensant, certitude qui est une donnée immédiate de l'intuition, est une certitude absolue, fondée en réalité, et qui n'a pas besoin de Dieu pour être reconnue telle, pendant que je la pense (1). Mais la nature, l'existence et l'immortalité de l'âme, en tant que substance réelle- ment distincte du corps^ c'est-à-dire capable de sub- sister sans lui, ne nous sont connues avec une entière certitude que lorsque, et parce que, nous connaissons Dieu et que nous savons que, au moins par sa toute-puissance, cet esprit, qui est conçu comme distinct du corps, peut en être séparé (2). Ainsi, bien que nous procédions explicitement de
(1) « Ego sum, ego existo ; certum est. Quandiu autem ? Nenipe quandiu cogito » (2« Méditation, VII, 27 ; IX, 21).
(2) « Et prifno, quoniam scie omnia qurc clare et distincte intel- ligo, talia a Deo fieri posse qualia illa intelligo, satis est quod possim unam rem absque altéra clare et distincte intelligere, ut certus sim unam ab altéra esse diversara, quia potest saltem a Deo seorsum poni » (ù* Méditation, VII, 78 ; IX, 62). C'est sur ce principe que Descartes s'appuie pour démontrer la réelle distinction de l'àme et du corps, tout en remarquant i qu'il n'importe aucunement par quelle puis- sance deux choses soient séparées, pour que nous connaissions qu'elles sont réellement distinctes » (Réponse aux 2" objections, Propositio IV : « Mens et corpus realiter distinguuntur », VII, 169-170; IX, 131-132). Mais il demeure que, si nous ne savions, par le principe de la véracité divine, que toutes nos idées claires sont des idées vraies, et que ce que nous concevons clairement comme distinct est réellement distinct, si nous ne savions, comme il le dit encore et plus profondément (Corollaire de la proposition III, VII, 169; IX, 131), qu'il existe un être dans lequel toutes les perfections dont il y a en nous quelque idée sont contenues formellement ou émi- nemment, et qu'il peut faire toutes les choses que nous concevons clairement, en la manière que nous les concevons, nous ne serions point assurés, comme nous le sommes, que le moi, ou l'àme, est réellement distinct du corps et peut exister sans lui, « me a cor- pore raeo rêvera esse disliiictum, et absque illo posse exittere » (G* Mé- ditation, VII, 78).
3Î0 DESCARTES
la connaissance du moi à celle de Dieu, de notre imperfection à la perfection, cependant implicite- ment c'est la seconde qui précède la première, parce que la perfection infinie de Dieu est antérieure, dans l'ordre de la réalité, à notre imperfection, et que cette perfection seule explique, par la création, et notre être, et notre existence continuée (1).
Par là s'achève le cercle cartésien. La raison voit et affirme que, s'il y a une vérité, cette vérité se reconnaîtra à l'évidence. Or, pendant qu'elle doute par méthode de toutes choses afin de s'assurer d'une première vérité, elle reconnaît qu'il y a une vérité évidente : l'existence du moi pensant. Elle en con- clut avec une évidence entière l'existence de Dieu, cause parfaite de mon être pensant imparfait. Et ce Dieu, auteur de la vérité comme de tout ce qui est, garantit la réalité substantielle, c'est-à-dire l'être, du moi et de tous les objets connus clairement et distinctement.
Les adversaires de Descartes lui ont vivement reproché d'avoir commis un cercle vicieux (2). Mais
(1) Dans le Manuscrit de Gôttingen, V, 153, Descartes, expliquant la différence apparente entre l'argumentation de la 3' Méditation (VII, 45) et celle du Discours (VI, 33), fait observer : » Nam explicite possumus prius cognoscere nostram imperfectionem quam Dei pcr- fectionem, quia possuraus prius ad nos attendere quam ad Deum, et prius concludere nostram finitatem quam illius infînitatem ; sed tamen implicite semper praecedere débet cognitio Dei et ejus perfec- tionum quam nostri et nostrarum imperfectionum. Nam in re ipsâ prior est Dei infinita perfectio quam nostra imperfectio, quoniam nostra imperfectio est defectus et negatio perfectionis Dei ; omnis autem defectus et negatio prsesupponit eam rem a qua déficit ot quam negat. » Ce texte capital éclaire d'un jour singulier le rapport de la méthode et de la métaphysique chez Descartes.
(2) Woir 2" Objections, 3 (IX, 98); 4" Objections (IX, 164). Et sur- tout les $• Instances de Gassendi (VII, 405. Cf. IX, 211) : qu'un cercle
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 3J1
ce reproche est dénué de fondement. Toute connais- sance vraie constitue, en quelque manière, un cercle : par exemple, en physique, je procède par analyse, comme fait Descartes, en partant des effets donnés, mais inconnus, ou plutôt incompris ; j'en conclus une hypothèse ; puis, redescendant aux faits, j'explique par cette hypothèse les faits qui la prouvent. Ainsi, parlant par analogie lointaine, je saisis en moi, dans l'évidence immédiate du Cogito, le lien de la pensée et de l'être ; de cet effet, donné, mais incompris, je conclus Dieu : et Dieu, l'être parfait, en qui l'exis- tence est nécessairement liée à l'essence, explique et assure ce lien de fait, qui me prouve Dieu., mais que Dieu fonde et garantit en réalité. Seulement, Dieu n'est pas comme les hypothèses de la science ; c'est un principe premier, absolument certain ; c'est l'Être qui existe nécessairement, qui est l'auteur de la certitude et de la vérité même, et qui seul peut assurer l'existence continuée du vrai comme de tout ce qui est.
est commis, en prouvant l'existence et la véracité de Dieu parc* que nous en avons une notion claire et distincte, et disant après que la notion de Dieu n'est claire et distincte (et par conséquent corlaine) que parce que nous savons auparavant que Dieu est, et qu'il n'est pas trompeur. — Voir la réponse de Descartes dans Réponse aux 2" objections, 3 et 4 (IX, 110-115) et Réponse aux 4«» objections (IX, 180-190). Descartes insiste surtout sur la distinc- tion des choses que nous concevons fort clairement et de celles que nous nous ressouvenons d'avoir autrefois fort clairement connues : pour celles-ci, nous ne pouvons être assurés de leur vérité que parce que nous savons que Dieu existe et qu'il ne peut être trompeur. Mais la connaissance immédiate des premiers principes ou axiomes, pendant qu'on les pense, est absolument certaine, indépendamment même de la garantie divine ; seulement ce n'est pas une science à proprement parler (IX, 110). Toute science, impliquant raisonnement, discours, donc mémoire, requiert Dieu pour sa garantie. Ainsi, le principe de la véracité divine se lie profondément, chez Descartes» à la doctrine de la création continuée.
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32:: DKSCARTIiS
Dieu est Vobjet propre de la raison humaine. Sans lui, pas de connaissance vraie ni certaine. Sans lui, nous ne pourrions atteindre dans l'ordre de la con- naissance et il n'y aurait dans l'ordre du réel que des apparences, mais pas d'être : une ombre de réalité, mais pas de réalité.
III. -^ Dieu est l'auteur du bien et le fojidement de la
morale.
Nous voici parvenus enfin au faîte de la philoso- phie : « J'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse » {Principes, préf., IX, 14). Et en effet, s'il est vrai de dire (1) que l'homme, et non la science, est « le centre de la philosophie cartésienne », s'il est vrai que, pour Descartes, l'empire de l'homme sur la nature n'est qu'un moyen au service des fins supé- rieures, qui sont les fins morales, on comprend en quel sens profond et juste il pouvait considérer toute la science et toute la philosophie comme une simple préparation à la sagesse.
On distingue généralement, chez Descartes, une morale provisoire, qui est celle de l'action et que constituent quelques règles destinées à lui permettre de vivre en attendant la reconstruction de l'édifice, et une morale définitive, qui est précisément celle que nous avons définie, à savoir la sagesse, couron-
(1) Suivant les propres expressions de M. Bodtroux, • Du rap- port de la mor.ile à la science dans la philosophie de Descarlcs r, dans Éludes d'histoire de la philosophie, Paris, Alcan, 1897, p. 310.
LA DOCTRINE CARTÉSIENNE 323
nement de tout l'édifice. Mais ce serait une erreur grave de croire que la morale de l'action ait, chez Descartes, un rôle subordonné, accessoire et, pour ainsi dire, extérieur : comme le doute, elle se lie étroitement à sa pensée la plus intime et la plus profonde. La place que tiennent la coutume, l'auto- rité, la tradition, dans la philosophie pratique de Descartes, est extrêmement importante, et elle s'ex- plique sans peine si l'on songe que Descartes allie à une extrême audace intellectuelle la prudente sagesse d'un homme résolu à l'action, et par suite disposé, dans une large mesure, à s'appuyer sur la tradition (1). De là son pragmatisme avant la lettre : pragmatisme d'une essence supérieure, qui ne recourt
(1) Ce trait du tempérament de Descartes ressort avec évidence du récit de sa Vie par Baillet, ainsi que de nombre de passages de sns œuvres et particulièrement de sa correspondance. Il écrit à Elisabeth en janvier 1646 (IV, 357) : « Et pour moi, la maxime que j'ai le plus observée en toute la conduite de ma vie a été de suivre seulement le grand chemin et de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du. tout user de finesse » : il faut. donc suivre franchement les lois communes de la société. Cette « prudence » 8'aci.orde, notamment en religion, avec une conviction profonde. Voir à ce sujet le récit que tait Baillet ( Kj'e, II, 277 ; A. T., IV, 319) d'une discussion de Descartes avec un homme qui était ébranlé dans sa foi : « M. Descartes, sans le faire entrer dans la discussion dos dogmes, se contenta de lui demander s'il croyait l'Église protes- tante fort ancienne, et s'il en connaissait les commencements ; s'il avait ouï parler de la conduite et des motifs des nouveaux réforma- teurs, de leur mission, de leur autorité et des moyens qu'ils avaient employés pour établir la réformation ; s'il avait remarqué dans les nouveaux réformés plus de charité et plus de condescendance chré- tienne, plus de patience, d'humilité et de soumission aux ordres de Dieu. » Il écrit à Mersenne en décembre 1640 (III, 259) : « Étant très zélé à la religion catholique, j'en révère généralement tous les chefs. Je n'ajoute point que je ne me veux pas mettre au hasard de leur censure ; car croyant très fermement l'infaillibilité de l'Église, et ne doutant point aussi de mes raisons, je ne puis craindre qu'une vérité soit contraire à l'autre. »
3Î4 DESCARTES
pas à la tradition comme à un pis-aller, au substitut utilisable d'une vérité inaccessible à l'intelligence, mais qui, tout au contraire, y voit le résultat d'une expérience valable pour tous les esprits et qui saisit profondément la vertu de la perpétuité.
Les règles de la morale provisoire^ ou mieux de la morale de Vuction, sont les suivantes (Discours, 3e part.) :
!• « La première était d'obéir aux lois et aux cou- tumes de mon pays, retenant constamment la reli- gion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance (1), et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès, qui fussent communé- ment reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre » (VI, 22-23). Il faut donc se régler sur les meilleurs : et il me sem- blait, ajoute Descartes, « que pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu'ils pratiquaient qu'à ce qu'ils disaient ; non seulement à cause qu'en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient, mais aussi à cause que plu- sieurs l'ignorent eux-mêmes ; car, l'action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu'on la croit, elles
(1) D'oil il faut bien so garder d'inférer « que les infidèles doivent demeurer en la religion de leurs parents », puisque aussitôt après (VI, 27), dit Descartes, « j'ai écrit que je n'eusse pas cru me devoir contenter des opinions d'autrui un seul moment, si je ne me fusse propesé d'employer mon propre jugement à les examiner lorsqu'il serait temps » (lettre à Mersenne, 27 avril 1637, î, 367).
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sont souvent l'une sans l'autre » (i). D'autre part, il faut se garder de tout excès, et, par exemple, quoique les vœux et les contrats soient nécessaires et recommandables en certains cas, éviter de se lier à quelque système qui retranche quelque chose do notre liberté et nous empêche de nous perfec- tionner dans la connaissance de la vérité.
2* « Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déter- miné, que si elles eussent été très assurées » : imitant en ceci le voyageur égaré en quelque forêt, et qui, s'il veut en sortir, doit marcher toujours le plus droit qu'il peut vers un même côté (VI, 24). Par là Descartes ne veut pas dire, absolument parlant, qu'il faut se tenir aux opinions qu'on a une fois décidé de suivre, ce qui serait opiniâtreté, mais « qu'il faut être résolu en ses actions, lors même qu'on demeure irrésolu en ses jugements » (2) : en efîet, « les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables ; et même, qu'en- core que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu'aux autres, nous devons
(1) Contre cette règle a péché l'auteur du Feu, dans la description qu'il a faite des « poilus »de la Grande Guerre : il a entendu ce qu'ils disaient, mais il n'a pas vu ce qu'ils faisaient, et il s'est mépris ainsi sur ce qu'ils croyaient véritablement.
(2) Voir le commentaire que Descartes donne de cette seconde maxime dans une lettre de mars 1638. II, 34-35.
«26 DESCARÏES
néanmoins nous déterminer à quelques-unes et les considérer après, non plus comme douteuses, en tant qu'elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle » (VI, 25). Ainsi, dira Pascal au libertin, vous n'êtes pas très certain, avant d'y avoir dûment réfléchi, que Dieu soit : mais il est très certain que vous devez parier. La résolution est la vertu de Vaction, « entre les deux vices qui lui sont contraires, à savoir l'indétermina- tion et l'obstination » (II, 35-36).
3° « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde » (VI, 25). En effet, « il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées » ; quant aux choses extérieures, elles ne dépendent pas absolument ni entièrement de nous, « à cause qu'il y a d'autres puissances, hors de nous, qui peuvent empêcher les effets de nos desseins .v (II, 36). Or, le moyen de changer mes désirs est de me persuader que « tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible », car notre volonté ne poursuit que les choses que notre entendement nous représente comme possibles. Mais, pour s'accoutumer à le croire, « il est besoin à cet effet d'un long exercice et d'une méditation souvent réitérée : dont la raison est que nos appétits et nos passions nous dictent continuellement le contraire, et que nous avons tant de fois éprouvé dès notre enfance qu'en pleu- rant ou commandant, etc., nous nous sommes fait
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obéir par nos nourrices et avons obtenu les choses quQ nous désirons, que nous nous sommes insensible- ment persuadés que le monde n'était fait que pour nous, et que toutes choses nous étaient dues. En quoi ceux qui sont nés grands et heureux ont le plus d'occasion de se tromper; et l'on voit aussi que ce sont ordinairement eux qui supportent le plus impa- tiemment les disgrâces de la fortune » (II, 37). Au lieu que, « faisant, comme on dit, de nécessité vertu )\ nous réussirons à nous soustraire à l'empire de la fortune et à trouver tout notre contentement en nous-mème : occupation telle qu'il n'en est point de plus digne pour un philosophe. ^
Telle est, dans sa formule obvie, la morale prag- matique de Descartes : le sens profond nous en apparaîtra tout à l'heure, à la lumière de Dieu.
40 Enfin, il y a un quatrième précepte de la morale provisoire, qui se résume en ceci : chercher la vérité. Car le bien est atteint par le même chemin et en même temps que le vrai : c'est par le « même moyen » que nous pouvons être assurés de l'acquisition de toutes les connaissances dont nous sommes capables et de tous les vrais biens qui sont en notre pouvoir, d'au- tant que, « notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que selon que notre entende- ment lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu'on puisse pour faire aussi tout son mieux, c'est- à-dire pour acquérir toutes les vertus et ensemble tous les autres biens qu'on puisse acquérir » (VI, 28). Descartes a pris soin d'expliquer cette maxime,
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qui est gensiblement différente de la maxim* soara- tique. Il reconnaît qu'aux esprits faibles s'applique le mot du poète : Video meliora prohoque. Mais, a si jamais l'entendement ne représentait rien à la volonté comme bien qui ne le fût, elle ne pourrait manquer en son élection » (lettre à Mersenne, 27 avril 1637, I, 366). Seulement, pour arriver à ce résultat, « pour être toujours disposé à bien juger », la connaissance de la vérité ne suffit pas : « L'habitude est aussi requise » (lettre à Elisabeth, 15 septembre 1645, IV, 295) ; en d'autres termes, il faut que notre volonté ait pris l'habitude de se soumettre à l'entendement, d'ac- quiescer au vrai, et de suspendre nos jugements quand nous sommes émus de quelque passion, ou trompés par de fausses apparences, qui nous éloignent de la vérité, en sorte que « par une longue et fréquente méditation nous l'ayons tellement imprimée en notre esprit qu'elle soit tournée en habitude » (IV, 296)^
Cette véritable sagesse ne détruit pas les règles de la morale provisoire : elle en garde tout l'essen- tiel ; seulement elle les transfigure, en substituant à la coutume la raison comme guide de la volonté ; et cette raison, parvenue à son plein développement, a Dieu pour objet et pour fin dernière (1).
1° La première règle, dès lors, à supposer que
(1) Voir la lettre à Elisabeth du 4 août 1645, IV, 265 : « Or, il me semble qu'un chacun se peut rendre content de soi-même et sans rien attendre d'ailleurs, pourvu seulement qu'il observe trois choses auxquelles se rapportent les trois règles de morale que j'ai mises dans le Discours de la méthode. » Suivent les trois règles énoncées ci-après. La quatrième règle de la morale provisoire disparaît naturellement, une fois que Descartes a établi sa philosophie et fondé la certitude.
La doctrine cartésienne 3^3
l'homme ait pu l'atteindre, est « qu'il tâche tou- jours de se servir, le mieux qu'il lui est possible, de son esprit, pour connaître ce qu'il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie ». Or, le droit usage de la raison nous conduit au souverain bien, qui n'est autre que la connaissance de la vérité par ses premières causes {Principes^ préf., IX, 4).
Parmi ces connaissances, « la première et la prin- cipale est qu'il y a un Dieu, de qui toutes choses dépendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les décrets sont infail- libles : car cela nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous étant expressément envoyées de Dieu ; et pour ce que le vrai objet de l'amour est la perfection, lorsque nous élevons notre esprit à le considérer tel qu'il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l'aimer, que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s'exécute en ce que nous les recevons.
« La seconde chose qu'il faut connaître est la nature de notre âme, en tant qu'elle subsiste sans le corps, et est bcracoup plus noble que lui et capable de jouir d'une infinité de contentements qui ne se trouvent point en cette vie : car cela nous empêche de craindre la mort, et détache tellement notre alîection des choses du monde, que nous ne regar- dons qu'avec mépris tout ce qui est au pouvoir de la fortune.
a A quoi peut aussi beaucoup servir qu'on juge dignement des œuvres de Dieu et qu'on ait cette vaste idée de l'étendue de l'univers, que j'ai tâché
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(le fcùre concevoir au troisième livre de mes Prin- cipes : car si on s'imagine qu'au delà des cieux il n'y a rien que des espaces imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l'homme, cela fait qu'on est enclin à penser que cette terre est notre principale demeure et cette vie notre meilleure ; et qu'au lieu de connaître les perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imper- fections qu'elles n'ont pas, pour s'élever au-dessus d'elles, et entrant en une présomption impertinente, on veut être du conseil de Dieu et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes et fâcheries.
« Après qu'on a ainsi reconnu la bonté de Dieu, l'immortalité de nos âmes et la grandeur de l'uni- vers, il y a encore une vérité dont la connaissance me semble 'fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu'on ne saurait subsister seul, et qu'on est, en effet, l'une des parties de l'univers, et plus particulièrement encore l'une des parties de cette terre, l'une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s'exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son
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pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu'on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n'aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu'en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde et même on ne craint pas d'exposer sa vie pour le service d'autrui, lorsque l'occasion s'en présente ; voire on voudrait perdre son âme, s'il se pouvait, pour sauver les autres. En sorte que cette considération est la source et l'ori- gine de toutes les plus héroïques actions que fassent les hommes ; car pour ceux qui s'exposent à la mort par vanité, pour ce qu'ils espèrent en être loués, ou par stupidité, pour ce qu'ils n'appréhendent pas le danger, je crois qu'ils sont plus à plaindre qu'à priser. Mais, lorsque quelqu'un s'y expose, pour ce qu'il croit que c'est de son devoir, ou bien lorsqu'il souffre quelque autre mal, afm qu'il en revienne du bien aux autres, encore qu'il ne considère peut-être pas avec réflexion qu'il fait cela pour ce qu'il doit plus au public, dont il est partie, qu'à soi-même en son particulier, il le fait toutefois en vertu de cette considération, qui est confusément en sa pensée. Et on est naturellement porté à l'avoir, lorsqu'on connaît et qu'on aime Dieu comme il faut : car alors, s'abandonnant du tout à sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts et on n'a point d'autre passion que de faire ce qu'on croit lui être
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agréable ; en suite de quoi on a des satisfaction» d'esprit et des contentements qui valent incompara- blement davantage que toutes les petites joies pas- sagères qui dépendent des sens » (lettre à Elisabeth, 15 septembre 1645, IV, 291-294).
2° La seconde règle est « qu'il ait une ferme et constante résolution d'exécuter tout ce que la raison lui conseillera, sans que ses passions ou ses appétits l'en détournent ; et c'est la fermeté de cette résolu- tion que je crois devoir être prise pour la vertu » (1) ; c'est elle qui fait la difîérence entre les grandes âmes et les âmes basses et vulgaires (2) ; c'est elle qui fait « que nous sommes à nous ; et c'est moins de perdre la vie que de perdre l'usage de la raison » (3). Mais comment parvenir à cette maîtrise de soi, dans j laquelle Descartes, comme Corneille, fait résider la j grandeur de l'homme? Par une éducation appropriée, i qui utilisera les liaisons établies par la nature ou ' par la coutume entre telles pensées et tels mouve-
(1) Descartes croit donc à l'unité de la vertu : mais, ajoute-t-il, « on l'a divisée en plusieurs espèces, auxquelles on a donné divers noms, à cause des divers »objets auxquels elle s'étend » {IV, 265). Dans sa seconde lettre à Elisabeth sur le De viia beaia de Sénèque, le 18 août 1645, il écrit plus précisément encore : « Pour avoir un contentement qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu, c'est- à-dire d'avoir une volonté ferme et constante d'exécuter tout ce que nous jugerons être le meilleur, et d'employer toute la force de notre entendement à en bien juger » (IV, 277). Voir aussi la lettre à Chris- tine du 20 novembre 1647, V, 82-83.
(2) Lettre à Elisabeth du 18 mai 1645. IV, 202. Cf. Passions, art. 48.
(3) Lettre à Elisabeth du 1" septembre 1645, IV, 282. D'après De-cartes, c'est le corps surtout qui fait empêchement à la liberté : c'est à lui seul, et non pas à la partie inférieure de l'àme, qu'il faut attribuer tout ce qui en nous répugne à notre raison : « Car il n'y a en nous qu'une seule âme : ...la môme qui est sensitive est raison- nable et tous ses appétits sont dea volontés » [Passions, 47).
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ments, pour agir indirectement sur les passions et les soumettre à la volonté (Passions, art. 44-50). Ainsi, nous ne pouvons obtenir directement par la volonté l'élargissement de la prunelle de l'œil : mais, si nous voulons regarder un objet éloigné, notre prunelle s'élargira d'elle-même. Il en est de même de la parole aiticulée et des mouvements qu'elle requiert : « et lorsqu'en parlant nous ne pensons qu'au sens de ce que nous voulons dire, cela fait que nous remuons la langue et les lèvres beau- coup plus promptement et beaucoup mieux que si nous pensions à les remuer en toutes les façons qui sont requises pour proférer les mêmes paroles. » Ainsi on ne peut directement exciter en soi la har- diesse ou supprimer la peur : mais on peut user d'industrie et agir indirectement par la volonté sur ces passions, en s'appliquant à considérer les raisons ou les exemples qui sont propres à cet effet. C'est à l'aide de procédés analogues qu'on dresse le chien, par exemple, à arrêter une perdrix au lieu de courir sur elle, puis, au bruit du fusil, à accourir au lieu de s'enfuir. Or, si l'on peut dresser de la sorte des animaux dépourvus de raison, quel pouvoir n'aura point l'homme, doué de raison, sur les passions qui le troublent I II n'est point d'âme, si faible soit-elle, qui, bien conduite, ne puisse les maîtriser entière- ment.
Maîtriser ses passions, au demeurant, ce n'est point supprimer la force qui est en elles : « Car nous voyons qu'elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n'avons rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès » (Passions^ 211). Maîtriser ses
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passions, c'est les régler, c'est en user pour le bien, et, finalement, les tourner vers Dieu. Notre premier i devoir est donc de les soumettre à la volonté : « Car il n'y a que les seules actions qui dépendent de ce libre-arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés ; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maîtres de nous-mêmes » {Passions, 152). Dans ce bon usage de notre liberté réside la vertu essentielle, à savoir la générosité, qui est la soumission humble de la per- sonne à des fins plus grandes qu'elle : et « ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses » (1). Toutefois il ne suffit pas de vouloir le bien : l'intention bonne, assurément, fait la bonté de l'agent, et l'on n'a aucun sujet de repentir si Ton a agi selon sa cons- cience et fait ce que l'on croyait être son devoir; mais elle ne suffît pas à la bonté de l'acte, car, « lorsqu'elle n'est pas éclairée par l'entendement, la vertu peut être fausse ». Et c'est pourquoi le bon usage de notre libre-arbitre est inséparable du droit usage de la raison, qui nous donne une vraie connaissance du bien et de la juste valeur des différents biens (2).
3° La troisième règle est « qu'il considère que, pendant qu'il se conduit ainsi, autant qu'il peut,
(1) Passions, art. 15G. «Ainsi les plus généreux ont coutume d'êire les plus humbles » (Passions, 155). Il faut lire les textes admirables des Passions (art. 152 à 156), qui ont trait à la vertu de générosité et d'humilité.
(2) Voir les lettres à Elisabeth du 4 août 1645 (IV. 267) et du 6 octobre 1645 (IV, 307), ainsi que la lettre à Christine du 20 no- vembre 1647 (V, 84-85). Cf. Passions, 40 : « Que la force de l'âmo ne suffit pas sans la connaissance de la vérité. »
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selon la raison, tous les biens qu'il ne possède point sont aussi entièrement hors de son pouvoir les uns que les autres, et que, par ce moyen, il s'accoutume à ne les point désirer ; car il n'y a rien que le désir, et le regret ou le repentir, qui nous puissent empê- cher d'être contents : mais si nous faisons toujours tout ce que nous dicte notre raison, nous n'aurons jamais aucun sujet de nous repentir, encore que les événements nous fissent voir, par après, que nous nous sommes trompés, pour ce que ce n'est point par notre faute » (IV, 265-266). C'est donc dans le droit usage de la raison et de la liberté, se subor- donnant au bien, c'est-à-dire à Dieu, que réside pour l'homme la véritable félicité. Il n'y a personne qui ne désire se rendre heureux : mais ceux-là seuls qui ont le libre usage de leur raison obtiennent le bonheur véritable, ou la béatitude (IV, 282-283). Celle-ci est supérieure au plaisir et au bonheur même (bien qu'elle les enferme en elle-même), parce qu'elle choisit entre tous les différents biens selon leur « juste valeur » (1), c'est-à-dire en se réglant, pour les mesurer, sur la vue distincte d'une perfection supérieure et de son rapport à nous, et parce qu'au lieu de résulter, comme le bonheur, d'une heureuse fortune, elle est le contentement de l'esprit qui naît
(1) « Car, ; selon la règle de la raison, chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c'est ainsi que nous mesurons ceux dont les causes nous sont clairement connues... C'est pourquoi le vrai olFice de la raison est d'examiner clairement la juste valeur de tous les biens dont l'acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d'employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont, en elTet, les plus désirables » (lettre à Elisa- beth, 1" septembre 1645. IV, 284. Cr. V, 85).
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de ce que, par la vertu, on a atteint la sagesse et qu'on possède le souverain bien, qui est la perfec- tion (IV, 275 ; V, 82).
Voilà l'idéal que chacun doit s'efforcer d'at- teindre : en le réalisant, chacun selon notre nature et notre capacité, nous ne pouvons qu'être parfaite- ment contents, « comme un petit vaisseau peut être aussi plein qu'un plus grand, encore qu'il contienne moins de liqueur » (IV, 264). Et chacun réalisant l'ordre, chaque être et chaque acte sera à sa place, selon le plan voulu par Dieu : plan qui nous échappe, parce que les fins de Dieu sont impénétrables et que nous ne sommes point du conseil de Dieu, mais plan dont nous sommes assurés par la raison qu'il est bon, parce que Dieu mène tout à sa perfection (1).
A ce haut degré, nous avons dépassé la vertu stoï- cienne, qui fait de nécessité vertu ; nous nous sommes élevés à la vertu chrétienne, qui accepte avec joie la volonté de Dieu, même lorsqu'elle lui impose le sacrifice, parce qu'elle sait que cela est bon (2). A ce haut degré, toutes les difficultés s'évanouissent. On comprend que la liberté humaine s'accorde avec la toute-puissance divine; ces deux vérités, étant
(1) « Dieu mène tout à sa perfection, c'est-à-dire : tout collective, non pas chaque chose en particulier » (lettre à Mersenne, 27 mai 1630, I. 154).
(2) Commentant Sénèque, Descartes écrit t que c'est sagesse d'acquiescer à l'ordre dey choses et de faire ce pourquoi nous croyons être nés ; ou bien, pour parler en chrétien, que c'est sagesse de se soumettre à la volonté de Dieu, et de la suivre en toutes nos actions i (IV, 273). Voir aussi ce qu'il dit de la vertu sévère de Zenon (IV, 276), et, au contraire, de la « satisfaction intérieure qui accompagne tou- jours les bonnes actions, et principalement celles qui procèdent d'une pure affection pour autrui qu'on ne rapporte pas à soi-même, c'est- à-dire de la vertu chrétienne qu'on nomme charité » (IV, 308-309).
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également certaines, ne sauraient être incompa- tibles. Et, en effet, être libre ce n'est pas être indiffé- rent : rindifférence est le plus bas degré de la liberté et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté ; être libre, c'est faire le bien, c'est obéir à Dieu : en sorte que je choisirai et embrasserai d'autant plus librement le bon et le vrai que ma raison me les fera connaître plus évidemment, ou que Dieu disposera ainsi l'in- térieur de ma pensée (1). A ce haut degré, on com- prend également la possibilité et la nécessité de la prière^ parce que ce Dieu immuable a décrété de
(1) Voir le texte capital de la 4» Méditation (VII, 57-58 ; IX, 46) : « Neque enim opus est me in utramque partem ferri posse, ut sim liber, sed contra, que magis in unam propendeo, sive quia rationem veri et boni in e,i evidenter intelligo, sive quia Deus intima cogita- tionis meae ita disponit, tanto liberius illgm eligo ; nec sane divina gratia, nec naturalis cognitio unquam imminuunt libertatem, sed potius augent et corroborant. IndiUerentia autem illa, quam expe- rior, cum nulla me ratio in unam partem magis quam in alteram impellit, est infirnus gradus libertatis, et nuUam in ea perfectionem, sed tantummodo in cognitione defectum, sive negationem quandam, testatur ; nam si semper quid verum et bonum sit clare viderem, nunquara de eo quod esset judicandum vel eligendum deliberarem ; atque ita, quamvis plane liber, nunquam tamen indifferens esse possem. » Voir aussi : Réponse aux 6" objections, IX, 233; Principes, I, 41 ; lettre à Merspnne, 27 mai 1641, III, 379 ; lettre au P. Mesland, 2 mai 1644, IV, 115-118; lettre à Elisabeth du 3 novembre 1645, IV, 332-333 : « ...Comme la connaissance de l'existence de Dieu ne nous doit pas empêcher d'être assurés de notre libre-arbitre, pour ce que nous l'expérimentons et le sentons en nous-mêmes, ainsi celle de notre libre-arbitre ne nous doit point faire douter de l'exis- tence de Dieu. Car l'indépendance que nous expérimentons et sen- tons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blâmables, n'est pas incompatible avec une dépendance qui est d'autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes à Dieu »; lettre à Elisabeth de janvier 1646, IV, 353-354, en laquelle Descartes se sert de la comparaison d'un roi qui aurait défendu les duels et qui, envoyant le môme jour, au même lieu, deux gentilshommes qui sont en querelle, sait assurément qu'il ne manqueront point de se rencontrer et de se battre, mais sans les y contraindre pour cela.
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toute éternité ne m' accorder ce que je désire que si je le lui demande humblement par mes prières et par une vie droite (1). Et enfm, pour le mal, « sachant déjà que ma nature est extrêmement faible et limitée, et au contraire que celle de Dieu est immense, incompréhensible et infinie, je n'ai plus de peine à reconnaître qu'il y a une infinité de choses en sa puissance, desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit » (4^ Méditation, IX, 44). Par ce qu'elles dépassent ma raison, ce n'est pas une raison pour que je les nie, en soumettant Dieu aux limites de mon esprit, mais, au contraire, c'est une raison pour que je me soumette à lui par mon amour : « Ainsi le meilleur est en cela de se fier à la Provi- dence divine et de se laisser conduire par elle » (2). C'est pourquoi, conclut Descartes, « je ne m'étonne
(1) Lorsque la théologie, écrit Descartes, t nous oblige à prier Dieu, ce n'est pas afin que nous lui enseignions de quoi c'est que nous avons besoin, ni afin que nous tâchions d'impélrer de lui qu'il change quelque chose en l'ordre établi de toute éternité par sa pro- vidence : l'un et l'autre serait blâmable ; mais c'est seulement afin que ne us obtenions ce qu'il a voulu de toute éternité être obtenu par nos prières » (lettre à Elisabeth, 6 octobre 1645, IV, 316). Dans le Manuscrit de Gôitingen, V, 1G6, Descartes complète : t me simul precante et bene vivente, adeo ut mihi precandum et bene vivendom sit, si quid a Deo obtinere velim. »
(2) Lettre à Elisabeth, mai 1646, IV, 415 : Descartes remarque, en effet, que « souvent les choses qu'on a le plus appréhendées, avant que de les connaître, se trouvent meilleures que celles qu'on a dési- rées ». Cf. aussi la lettre du 6 octobre 1645, sur la providence parti- culière : sachant que la puissance de Dieu esi inépuisable, nous sommes d'autant plus « assurés qu'elle s'étend jusqu'à toutes les plus particulières actions des hommes », et qu' i ainsi rien ne peut arriver sans sa volonté » (IV, 314-315). Et c'est pourquoi, ajoute- t-il à la fin du passage cité de la lettre à Chanut (IV, 609), lorsque l'homme est parvenu au parfait amour de Dieu, t il aime tellement ce divin décret... que, même lorsqu'il en attend la mort ou quelque autre mal, si par impossible il pouvait 1» changer, il n'en aurait pas la volonté ».
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pas si quelques philosophes se persuadent qu'il n'y a que la religion chrétienne qui, nous enseignant le mystère de l'Incarnation, par lequel Dieu s'est abaissé jusqu'à se rendre semblable à nous, fait que nous sommes capables de l'aimer... Toutefois je ne fais aucun doute que nous ne puissions vérita- blement aimer Dieu par la seule force de notre nature. Je n'assure point que cet amour soit méri- toire sans la grâce, je laisse démêler cela aux tliéo- logiens : mais j'ose dire qu'au regard de cette vie, c'est la plus ravissante et la plus utile passion que nous puissions avoir; et même qu'elle peut être la plus forte, bien qu'on ait besoin pour cela d'une méditation fort attentive, à cause que nous sommes continuellement divertis par la présence des autres objets. Or, le chemin que je juge qu'on doit suivre, pour parvenir à l'amour de Dieu, est qu'il faut considérer qu'il est un esprit ou une chose qui pense, en quoi la nature de notre âme ayant quelque ressemblance avec la sienne, nous venons à nous persuader qu'elle est une émanation de sa souveraine intelligence, et divinœ quasi particula aurse. Même, à cause que notre connaissance semble se pouvoir accroître par degrés jusqu'à l'infmi, et que, celle de Dieu étant infinie, elle est au but où vise la nôtre, si nous ne considérons rien davantage, nous pou- vons venir à l'extravagance de souhaiter d'être dieux, et ainsi, par une très grande erreur, aimer seulement la Divinité au lieu d'aimer Dieu. Mais si, avec cela, nous prenons garde à l'infinité de sa puissance, par laquelle il a cTéé tant de choses, dont nous ne sommes que la moindre partie; à l'étendue
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de sa providence, qui fait qu'il voit d'une seule pensée tout ce qui a été, qui est, qui sera et qui saurait être ; à lïnfaillibilité de ses décrets, qui, bien qu'ils ne troublent point notre libre-arbitre, ne peuvent néanmoins en aucune façon être changés ; et enfin, d'un côté, à notre petitesse et, de l'autre, à la grandeur de toutes les choses créées, en remar- quant de quelle sorte elles dépendent de Dieu, et en les considérant d'une façon qui ait du rapport à sa toute-puissance, sans les enfermer en une bouje, comme font ceux qui veulent que le monde soit fini, la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d'une joie si extrême, que, tant s'en faut qu'il soit injurieux et ingrat envers Dieu jusqu'à souhaiter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait la grâce de parvenir à de telles connaissances ; et se joignant entièrement à lui de volonté, il l'aime si parfaitement qu'il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite » (lettre à Ghanut, 1er février 1647, IV, 607-609).
L'amour de Dieu, avant-goût de la vision béati- fique de l'Être infini dans l'autre vie, est seul ca- pable d'assurer l'unité de notre vie présente, de lui conférer un sens et de nous donner la joie.
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Telle est, trop brièvement esquissée, cette grande philosophie qui a opéré dans le monde un ébranle- ment durable et profond ; telle est cette puissante
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pensée, dont on a pu dire qu'elle a « augmenté la vertu essentielle de chaque esprit » (1).
Tout homme, si grand qu'il soit, a ses limites. Descartes a les siennes, qu'il ne faut pas se dissimuler : elles ne font d'ailleurs que marquer les frontières de grandeurs admirables.
Bien qu'il n'ait vu dans les mathématiques qu'un moyen d'exercer sa raison et non une fm en soi, il est certain que ce très grand mathématicien, ayant tout au moins d'abord exercé principalement sa raison par les mathématiques, a été enclin à donner une forme trop exclusivement mathématique à sa science, voire même à sa philosophie. De là son audacieuse tentative pour réduire l'univers phy- sique à l'étendue et au mouvement comme il avait réduit l'espace à la quantité pure, et pour expliquer tous les phénomènes dont la matière est le siège par le mécanisme : dessein grandiose, né d'une idée extraordinairement féconde et très probablement juste dans une large mesure, mais dont Descartes eut le tort de vouloir par ses seules forces et presque d'un seul coup assurer la réalisation, comme si les effets que nous présente la nature pouvaient se déduire de quelques principes parfaitement simples et intelligibles en accord avec l'expérience commune, et qu'il eut le tort de vouloir étendre, sans adapta- tion, au domaine vivant, comme si la vie n'était pas décidément rebelle au»mécanisme et n'impliquait pas, tout au moins, un usage nouveau du mécanisme. De là encore le dualisme^ vrai en son fond, mais outré
(1) G. DUMESNTL, le Spiritualisme, p. 113.
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parce que radical, cju'il établit entre Téteudue et la pensée, entre le corps et rame, entre la matière et l'esprit, dualisme qui va poser à ses grands disciples, Spinoza, Malebranche, Leibniz, un problème extrème- mement ardu, qu'ils s'cfîorceront de résoudre, l'un par l'hypothèse panthéiste d'une substance unique, les autres par l'occasionalisme ou par l'harmonie préétablie, mais sans que la difficulté, semble-t-il, puisse être entièrement levée. De là aussi, avec sa méconnaissance de la (^^e, sa méconnaissance de la probabilité rationnelle^ qui fait le fond de toute certi- tude historique ou morale et la force même de l'expérience : esprit essentiellement déductif, qui ne se déclare satisfait que lorsqu'il a tout rattaché à des idées claires et distinctes. Descartes a tendance à concevoir les choses comme plus simples qu'elles ne sont, et au regard de notre esprit, et dans la réa- lité même. D'autre part et à un autre point de vue, ce grand rationaliste exagère l'étendue de la liberté^ et chez Dieu, qu'il fait maître du bien et du vrai, et chez l'homme, en qui il soustrait la foi à ia raison, pour la mettre dans la volonté mue par la grâce : ici encore, il accentue les séparations, il établit entre la philosophie et la religion positive, comme entre l'entendement humain et l'entendement divin, entre notre entendement et notre vouloir, une cloison étanche, un dualisme ou une hétérogénéité qui lui permet, sans doute, de les concilier en les juxta- posant, mais qui semble interdire tout mouvement de la pensée pour passer d'un domaine à l'autre.
Or, cette forme d'esprit éminemment dualiste enfermait en elle, en dépit de sa valeur et de sa
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vérité profondes, un principe dangereux, qui, au dix-huitième siècle, parut autoriser la coupure entre les doux domaines : alors, par une incompréhension totale de la pensée cartésienne, on se débarrassa de l'infini, qui est mystère, pour ne retenir que le côté positiviste de la doctrine et de la méthode (1) ; on garda le mécanisme naturel, mais on prétendit l'affranchir de ses limites, en l'étendant à l'esprit, et on le sépara de son principe ou de sa source, qui est Dieu ; on garda l'affirmation du pouvoir de la « raison », mais on voulut rapetisser à la mesure du raisonnement cette raison, qui n'est autre chose, chez Descartes, que le bon sens ou l'intuition juste, et on la sevra encore de son objet, qui est Dieu.
Comme le dix-huitième siècle avait tiré Descartes vers le mécanisme, ainsi notre âge le tira vers l'idéa- lisme. Les uns n'avaient retenu de sa doctrine que la rupture avec l'emcienne physique ; les autres n'ont voulu voir en elle que la rupture avec les méthodes de la métaphysique ancienne. De fait, la philosophie du moyen âge, comme la philosophie grecque dont elle est issue, unissait l'être et la pensée, le réel et la connaissance, de telle sorte que, pour elle, l'objet était donné dans la pensée, et directement acces- sible à l'esprit grâce à une simple analyse du con- tenu de la pensée ; Descartes, au contraire, en dis- tinguant ces deux termes, en coupant l'attache qui les liait indissolublement l'un à l'autre faisait de
(1) FoNTENBLLE écrit de Descartes : t C'est lui, à ce qu'il me semble, qui a amené cette nouvelle méthode de raisonner, beaucoup plus estimable que sa philosophie même, dont une bonne partie se trouve fausse ou incertaine selon les propres règles qu'il nous a apprises i (Œuvres complètes, 1818, t. II, p. 358).
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l'exisLence, non plus une donnée immédiate qui s'impose, mais un problème qu'il faut résoudre, « un objet éloigné où il s'agit d'atteindre » (1) ; et par là, en même temps qu'il préludait avec une heureuse audace à toute la philosophie et à toute la critique modernes, en même temps qu'il écartait le danger de l'ancienne métaphysique, qui était de réaliser indistinctement tous nos concepts, il ouvrait, en quelque manière, la voie à cet idéalisme des mo- dernes, qui est l'exact contre-pied du réalisme de Vidée et qui tend à enfermer l'homme dans sa pensée. Non certes qu'il ait autorisé, de quelque façon que ce soit, cette ruineuse doctrine dont notre âge lui fait honneur, puisque, aussitôt après qu'il a séparé la pensée de l'être, il retrouve l'être dans sa pensée : et c'est pourquoi Kant a vu juste lorsque, voulant attaquer dans sa racine le réalisme, il s'est attaqué à Descartes. Néanmoins, il reste que Descartes, en dissociant par méthode l'être et la pensée, a donné, gans le vouloir, le branle aux doctrines métaphy- siques qui les tiennent à jamais séparés.
De ces déformations de sa pensée, Descartes ne saurait être tenu pour responsable : le vice en est imputable aux hommes du dix-huitième siècle, ou à ceux de notre âge. Le système cartésien en a été tout au plus l'occasion.
De fait, si l'on replace la doctrine chez l'homme et dans l'histoire, on voit que, à côté des nouveautés, qui ont surtout retenu l'attention, mais qui, pour fécondes qu'elles aient pu être, ne constituent point,
(1 ) E. BoxTTBOUX ' Descartes » (Études d'histoirt de la philosophie, p. 291).
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à tout prendre, la partie la plus durable de sa philo- sophie, il y a eu chez Descartes un immense effort pour se mettre dans V alignement^ et que son origina- lité a précisément consisté, non point dans la rup- ture avec le passé, mais dans cet effort d'une grande et féconde pensée pour renouer la tradition, en l'allégeant de ses poids morts et en y adaptant une méthode plus conforme à la mentalité et à la science de son temps. « Car je ne suis nullement, dit-il, de l'humeur de ceux qui désirent que leurs opinions paraissent nouvelles ; au contraire, j'accommode les miennes à celles des autres, autant que la vérité me le permet (1). » Descartes a été ainsi moins ori- ginal qu'on ne l'a dit (2) : mais, par cela même, il a été plus grand et sa pensée sera plus durable.
Si l'on envisage sa doctrine de ce biais, si on la replace dans l'histoire, si on la rattache surtout à l'intuition infiniment riche d'où elle procède, on voit les choses sous leur vrai jour et l'on discerne dans Descartes même, à côté des erreurs ou des
(1) Lettre au P. Mesland, 2 mai 1644, IV, 113. Un ami de Chanut et de Clerselier, cartésien de la première heure, Porlier, avait, nous dit Baillbt [Vie, II, 279 > A. T., III, 320), conçu « le dessein de com- poser un livre en faveur de cette philosophie, auquel il aurait donné pour titre Antiqua Fides Theologia nova, pour montrer que les prin- cipes de M. Descartes sont plus commodes que ceux dont on se sert vulgairement pour expliquer les mystères de la religion chrétienne ». On pourrait assez justement dénommer la philosophie cartésienne Antiqua philosophia, methodus nova, à condition d'entendre par « méthode » le déroulement d'une intuition qui, elle, est précisément nouvelle.
(2) « Quoique le cartésianisme offre des ressemblances de détail avec telles ou telles doctrines de l'antiquité ou du moyen âge, il ne doit rien d'essentiel à aucune d'elles. Le mathématicien et physicien Biot a dit de la géométrie de Descartes : « Proies sine matre creata. » Nous en dirions autant de sa philosophie » (H. Bxbqson, la PhiiO' Sophie, p. 6-7).
348 DESCARTES
exagérations, les moyens de les conugur : à savoir cette vue que la mathématique n'est qu'un instru- ment de la méthode^ et celle-ci une expression de l'unité de l'intelligeace ; que la vraie méthode n'est pas un système tout fait, mais un principe d'ordre et d'intelligibilité, principe à la fois rationnel et vivant, qui se défmit et se diversifie à l'usage; que l'âme et le corps, tout en étant réellement distincts et irréductibles (ce qui est la vérité fondamentale), sont unisy et que cette union substantielle constitue un ordre à part ; que, si Viiituition immédiate et simple est l'idéal de la raison, il faut cependant se contenter ordinairement, dans la conduite de la vie, d'une assurance morale, d'une vue troublée et incer- taine, d'une aspiration de notre esprit au vrai ; que, dans la science elle-même, la déduction ne suffit pas, et que les expériences sont « d'autant plus néces- saires qu'on est plus avancé en connaissance », parce que « la puissance de la nature est si ample et si vaste » qu'il y a une grande difficulté à savoir de quelle façon les effets particuliers se peuvent dé- duire des principes, en sorte que l'organisation des expériences et la collaboration des hommes pour ce but sont la condition du progrès des sciences (1) ; que, plus profondément encore, toute connaissance procède, non du général, par déduction, mais d'une expérience immédiate et réelle : le Cogito; et qu'ainsi, elle n'est pas factice, comme celle qui repose sur des concepts, mais réelle, comme celle qui repose sur des idées; — et enfin que, si notre grande force est la
(1) Discourt, 6» i.art., VI. 63-65*
L'INFINI ET LA DESTINÉE DE L'HOMME 347
volonté, notre grande lumière demeure la raison ou le bon sens ; que l'objet propre de la raison, comme de la volonté, est l'infini, ou Dieu, l'Être nécessaire de qui dépendent toutes choses, en qui raison et volonté s'unissent au point d'être indiscernables et auquel le dernier acte de la raison consiste à se sou- mettre, parce que de cette soumission généreuse et humble naît pour nous toute certitude, toute sagesse et tout bonheur. « M. Morin traite partout de l'in- fini comme si son esprit était au-dessus et qu'il en pût comprendre les propriétés, qui est une faute commune quasi à tous : laquelle j'ai tâché d'éviter avec soin, car je n'ai jamais traité de l'infini que pour me soumettre à lui (1). »
Ici, Descartes rejoint l'autre héros de la pensée française, qui est Pascal. Cet esprit de soumission rationnelle à l'infini ou à Dieu, qui fait le fond de son réalisme spirituel, est bien, en effet, le fond de l'esprit français : mieux encore il est l'expression même du vrai ; il doit être la règle de notre intelli- gence et de notre volonté.
Mais, parce que la reconnaisseuice de ce principe exige plus de vertu encore que de science, il n'est pas surprenant qu'il ait été mieux compris et mieux appliqué par nos grands hommes d'action que par les esprits purement spéculatifs. La plus haute et la plus féconde incarnation de l'esprit cartésien, de nos jours, c'est dans notre grand Foch que nous la trouverons. On lui a reproché longtemps d'être un
(1) Lettre à Mei-senne, 28 janvier 1641, lil, 293.
34g OESCAHTiiS
pur métaphysicien, et, plus, précisément encore, d'être un cartésien, par sa méthode et par sa métaphy- sique (1). Or, c'est cette méthode et cest cette métaphy- sique qui ont vaincu dans la Grande Guerre. Cette méthode : je veux dire celle des idées claires et dis- tinctes, qui ramène toutes choses à leurs principes simples, mais qui, en même temps, ennemie de l'es- prit de système, se plie au réel pour le maîtriser, prépare l'intuition par l'analyse, et diversifie selon les circonstances les principes immuables. Cette mé- taphysique : je veux dire celle qui fait dépendre la victoire de la volonté, mais de la volonté guidée par ces grandes abstractions (2) de l'ordre moral, le devoir et la discipline, et s'appuyant sur Dieu, dont l'homme n'est que l'instrument et de qui dérive toute autorité.
Or, ces grands principes ne sont pas moins néces- saires pour vivre que pour vaincre. La France et l'humanité devront s'y soumettre, si elles ne veulent point mourir.
L'humanité est arrivée à une heure tragique et décisive de son histoire : placée entre Dieu et V ani- malité^ elle doit choisir Vun ou Vautre.
Si le plus vient du moins, la vie de la matière, l'esprit de l'animalité, l'homme n'est qu'un animal évolué : sa destinée est celle de la bête ; il meurt tout entier; et Dieu n'est qu'une idole. Dès lors notre existence se trouve toute enfermée dans les bornes de la vie présente et restreinte à l'animalité :
(1) Voir le discours de R. Poincaré à l'Académie française, le 5 février 1920, et le Temps du 7.
(2) Ici, abstraction égale idée.
L'INFINI ET LA DKSTINËIi DE L'HOMME 349
c'est le déchaînement de tous les appétits et le triomphe de la force. Au contraire, si nous reconnais- sons avec Descartes que la plus ne peut venir du moins, l'ordre du désordre, la raison de l'automa- tisme, l'homme de l'animal, alors nous mettons à l'origine de toutes choses, et de notre être, l'infmi, le vrai, le bien, dans l'Être dont ils ne sont que l'essence : Dieu. Alors la vie humaine prend son sens : greffée sur l'animalité, elle en sort ; par la raison et par la liberté elle la surpasse infiniment ; et elle doit faire usage de cette raison et de cette liberté pour s'affranchir de l'animalité et pour s'élever vers Dieu, car c'est dans ce constant effort vers l'infini que réside la dignité de la personne humaine.
Tel est le sens profond de la philosophie cartésienne : pensée si riche de contenu, et faite de tant de ten- dances diverses, voire même contradictoires, que les philosophies les plus opposées ont pu se recommander de Descartes sans lui paraître trop infidèles. Cepen- dant, si l'on situe chacune de ces tendances à son plan dans l'ensemble du système, et si l'on replace le sys- tème lui-même dans sa lignée véritable, qui est la lignée platonicienne et augustinienne, on ne peut man- quer de reconnaître que le fond du cartésianisme est un réalisme spirituel^ une philosophie de l'âme et de la liberté qui se suspend à Dieu. Inversement, en substi- tuant Vidéalité à la spiritualité (1), à la création un éternel devenir, et à l'âme personnelle un esprit impersonnel, la philosophie allemande moderne a finalement abouti à nier Dieu et à diviniser la force
(1) Expression df Henan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, IV, 2.
330 DESCARTES
brutale ou les besoins du corps. Elle a fait ainsi rétrograder l'homme, par delà le paganisme, qui mettait une certaine décence dans l'adoration de la nature, vers la pure animalité. Et c'est cela, je veux dire cette négation de Dieu et ce retour à l'animalité, qui a conduit l'humanité à la catastrophe.
Comment réparer cette catastrophe? En restau- 1 rant Vordre : en reconnaissant la source de Vordre, qui est Dieu. L'un ne va pas sans l'autre. Car, si vous niez Dieu, vous niez du même coup la justice, le bien, le devoir, qui ne sont que des mots si l'on ne met Dieu derrière. Et qu'est-ce que l'homme sevré de Dieu, sinon le plus piètre, ou le plus dangereux, des animaux? Il nous faut donc dominer l'animalité pour nous tourner vers Dieu : l'infini est le pain de nos intelligences ; en lui, la reison humaine trouve le seul aliment qui lui convienne ; il est « la source éternelle de toute grandeur, de toute justice et de toute liberté » (1). Sans doute, nous ne pouvons l'embrasser : mais nous pouvons et nous devons nous soumettre humblement à lui. C'est en se sou- mettant à l'infini que l'homme est vraiment homme. C'est en se soumettant à Dieu que l'homme trouve au dedans de soi la force de bien vivre et de bien mourir.
Telle est la suprême leçon que doit nous ensei- gner Descartes. Ni les insuffisances, ni les manques de cette doctrine, ou de ceux qui l'exposent, ne sau- raient porter atteinte à la force du vrai : ceux qui, par leur attention et par leur méditation constante,
(1) Pasteub, Oraison funèbre de Sainte-Claire-Deville (1881).
L'INFINI ET LA DEbTINÉE DE L'HOMME 3b!
s'eiïorceiit d'en être dignes, s'assurent l'une des plus grandes joies intellectuelles que puisse goûter l'homme, et ils rendent ainsi le plus juste hommage à la vérité, sans laquelle ni les individus ni les sociétés ne peuvent vivre.
FIN
TABLES ANALYTIQUES
OUVRAGES DE DESCARTES
Algèbre : 96.
Anatomica (Excerpta) i 96.
Ballet {sur la Naissance de la paix) : 91'.
Cogitationes privâtes : 96. 29', 44', 58', 113', 158», 165', 236'.
Compcndiuin music&i : 39, 97, 219'.
Considérations sur les sciences : 96.
Democritica : 96.
Description du corps humain {For- mation du fœtus) : 95, 108'.
Dioptrique : 50, 71-72, 105*, 128- 131, 133.
Discours de la méthode : 71-73, 148, 155, 162. — 1" part. 34-40, 51, 158», 163-164, 203-. — 2« part. 40-41, 46-48, 57, 100^ 102=, 112, 114', 115, 117, 155, 165-170, 178, 181, 185, 196, 197. — 3» part. 14, 48, 54, 58, 62, 201-202, 205, 324- 327. — 4» part. 206, 209, 210, 213, 219-220, 228', 229, 248, 257, 258, 261, 273-276, 287- 288, 294, 312, 320'. — S» part. 69, 108', 231, 235-238, 241, 304», 315. — 6* part. 24, 26, 72, 99', 121, 141», 142, 154, 159, 166, ;ii6.
333
Escrime .•31.
Epistola ad P. Dinet : 78'.
Epistola ad G. Voetium : 78\19*.
Essais de la méthode : 72, 156. V. Dioptrique, Météores, Géo- métrie.
Expérimenta : 41, 50-51, 96.
Explication des engins : 134'.
Generationem animalium (Primse cogitationes circa) : 96.
Géométrie : 71-72, 84. — Livre I : 114', 116, 122-123. — Livre III: 54, 113'.
Homme {Traité de V) : 69, 95, 231. V. Monde.
Inédits de Hanovre : 96. V. Cogl- tationes privatse.
Lettre apologétique : 78'.
Lettres : 94-95. Voir à la Table III : Arnauld, 3alzac, Beeclcman, Brasset, Carcavi, Chanut, Christine, Elisabeth, Gibieuf, Hyperaspistes, Mersenne, Mes- land, Meyssonier, Morin, Mo- rus, Newcastîe, Noël, Regius, Vatier, Villebressieu.
Lumière {Traité de la) : 69, 95, 206', 309», 313', 315'. V. Monde.
Manuscrit de Gôttingen (entre-
su
DESCARTES
tien avec Burman) ; 97, 15.T, 203», 219', 233', 251', 265, 302", 303, 304", 308', 320', 338'.
Mathematica (Excerpta) -. 96.
éMchaniques (Traité des) : 74'. V. Explication drs engins.
Méditations : 68, 75-78. — Abrégé (Synopsis) : 212, 226, 231, 235', 318'. — i" (Des choses que l'on peut révoquer en doute) : 208-211, 213. — 2* (De la nature de l'esprit humain et qu'il est plus aisé à connaître que le corps) : 205, 213, 221, 223, 225, 313», 319'. — 5» (De Dieu ; qu'il existe) : 204, 205', 221, 222', 229', 2i7, 249, 253-260, 266', 268', 290', 291, 305, 320'. — 4" (Du vrai et du faux) : 177, 203', 223, 308', 311, 337', 338. — 5« (De l'essence d.-s choses matérielles ; et dere- chef de Dieu, qu'il existe) : 222', 257', 274', 275', 278*, 279», 311, 317", 318*. — 6* (De l'e-xistence des chos s matérielles et de la réelle dis- tinction entre l'âme et le corf)S de l'homme) : 60', 206, 226, 229', 230', 289», 313', 314', 315', 319».
Objections et réponses : 75, 76» — i'" (Caterus) : 222',. 229', 251', 255, 260'», 261', 262. 263, 2643, 265', 272', 275», 277-279, 280', 283', 284', 287, 296', 299", 303. — 2»' (recueil- lie!! par le P. Mersenne de la bouche de divers théologir;ns et philosophes) : 122, 169', 179, 202', 203', 204, 207, 210, 217-218, 221', 222', 226, 227', 234, 253-254, 256', 263, 268- 271, 277', 279», 280', 285,290', 296', 297», 298, 304', 316', 317-,319»,320». — 5"(Hobbes):
22'i, 229, 248, 254', 263. — •i" (Arnauld) : 214', 228», 229, 230', 251, 252, 272', 300', 320'. — 5" (Gassendi) : 222', 234', 263, 264', 265, 272', 277', 280'. Réponse aux ins- tances de Gassendi (lettre à Clerselier) : 202', 204", 216- 217, 221, 253, 264', 313, 320».
— 6" (divers théologiens, phi- losophes et géomètres) : 229', 303', 304, 306, 316', 318», 337'.
— 7" (Bourdin) : 78', 221'. Météores : 71-72, 131, 185». Monde (Le) : 69, 95. V. Homme,
Lumière.
Notas in programma (réponse au placard de Rcgius) : 78', 222", 254', 255', 280».
Olympica : 41, 49, 211'.
Parnassus : 41, 96.
Passions de l'âme : 87, 22', 108', 231-233, 332-334.
Physico-mathematica (Excerpta) : 96.
Pneamhula : 96.
Principes : 69, 81, 251'. — Dé- dicace : 83'. — Préface (lettre au traducteur Picot) : 99',
156, 159, 161, 194-200, 212, 293, 322, 329. — 1" part. (Des principes de la connais- sance humaine) : 142, 164, 175, 202, 204', 205, 212, 213, 210, 221', 223, 226-229, 243, 249, 251', 265', 280», 297', 304», 311, 337'. — 2» part. (Des principes des choses maté- rielles) : 119, 134', 137, 152', 206, 313», 314'. — 3« part. (Du monde visible) : 105' , 1 37, 141*, 183. — 4» part. (De la terre) : 141', 142, 160, 165.
Recherche de la vérité : 96, 99',
157, 169'.
Régula; : 59, 96. — I . 48', 112, ICI. — // .• 159', 160', 174', 187». — IJJ : 172, 174, 184.
TABLKS ANALYTIQUES
:îo3
1R7». _ IV : 59, lOOS 113», 114, 116, 120, 1532, 155, 1571, 160. 169'.— F .178, 180. 184. — VI : 113M14'. 122', 175'. 177, 182, 186'. — VII : 175'. 185, 186. 187-2. — VIII : 162, 174". 185. — A' ; 169', 196. — XI : 184, 186', 187^. — XII : 117', 174'î, 175, 176'» ,177, 183, 187', 264». — XIII : 106'.
— XIV .117', 118', 120, 186».
— XVI :U(i, lllK — XVIII:
114'. — XIX : 123'. Saporibus (De) : 96. Solidorum elemcntis (De) : 40»,
96. Statique : 74'.
Studium bonœ mentis : 48', 96. Thaumantis regin .- 96.
II
TÉMOIGNAGES OU KCR ITS AYANT IRAIT A DCSCARTES ET A SON ÉPOQUE
Adam : 26', 45», 46'. 74', 97, 225'. (Édition Adam-Tanncry): 24', 76«, 95, etc.
Baillht : 26', 32-, 36, 41, 47', 48', 49, 51, 53, 55, 58', 60', 65, 67, 92', 94, 95, 96, 157', 158», 160', 165>, 188*, 236', n23', 345".
Beïckman : 38', 49, 54, 60, 96- 97.
Bergson : V, 345». 304». 139'
Bbrsot : 225».
BiOT : 345*.
Blanchet : 214'.
Blondel (M.) : 203».
BOREL (P.) : 48^.
BOSSUET : 71'.
BouiLLiER (F.) : 93', 236'.
BouTROUX (E.) : 135'. 310'.
322'. 344'. BouTROUX (P.) : 104', 124'. 117'.
222'. Bréhier : 214'. Brdnhes (B.) : 139", 143. Brunschvicq : 100', 122', 126',
127'. BtTI.T.ON (E.) : 214». Chanut : 92', 111.
Claubero : 97. Clerseliî;r : 65, 67, 94-96. Cohen (G.) : 3'i', 38', 46', 60»,
79'. COURNOT : 103», 124".
Cousin : 95.
Delbos : 84', 170'. 218», 221».
313'. DlMlER : 313'. Du Bois-Reymond : 101'.
DUHEM : 103». 130*. DUMESNIL : 341'. Egoer : 101'. ESPINAS : 47'.
Florisiond db Beaunb : 116'. f0ntineli.e : 343'.
FoucHEB DE Cabeil : 44', 45»,
95-96. Garasse : 52'.
GiBSON : 123'.
GiLSON : 32», 307'. 108'. 222'.
297». 308'. Hamelin : 45», 99', 200», 211',
224', 262', 279', 313'. Hannequin : 122', 177', 186».
187», 251», 2571. IIuet: 41'. 1 Kant : 207, 224', 277, 313.
35fi
DESCARTES
kobtewbo : 132'. Kramer : 132'. Labeethonnière : 203', 214'. La Fontaiîts : 236'. La Hire : 94. Lalandk : 109'. Leorand (J.-B.) : 94-95. Leibniz : 96,1 17'. 1 32, 134''M35'. Lévy-Bruhi, : 308'. Liard : 45-2, 46', 187'. Lipstorp : 31'. Macu : 103-, 130-. Menendez y Pelayo : 214'. MiLHADD (G.) : 38', 49*. kiK
45, 100', 109', 117', 126'. 131',
132'. 134'. 187'. Millet : 45', 46', 96, 103'. Mourret : 70 ^ OSTWALD : 134'. Pascal (B.) : 215', 236'. Pascal (Jacqueline) : 87'. PÉGUY : 24-25.
POGOENDORE : 132.
Poincaré (H.) : 135'.
Poisson : 32', 49', 71, 96, 182', 185' '.
PORLIER : 345'.
Renôxtvier : 118'.
rochemonteix (de) : 32'.
RODIER : 169'.
Saumaise : 61, 82.
Schwarz : 313'.
SÉviGNÉ (Mme dk) : 236'.
Strowski : 52'.
Tannery (P.) : 110'. 117'. 118'. 134'.
Thibaudet : 91'.
Thomas : 103'.
Vicier : 304«.
VoET : 79.
Vossius : 132.
Wahl : 304».
Webb : 276'.
WrLF (DE) : 308'.
Voir Table I : Lettres; Médita- tions : objections et réponses.
III
AUTRES NOMS PROPRES
Agrippa : 34. Anselme (saint) : 276. Apollonius : 101, 126. Archimède : 101. Arioste (]') : 90. Aristarque de Samos : 105. ARI.STOTE : 32, 76', 78, 100, 182,
188, 233', 308'. Arnauld : 75. 96, 214', 228',
232', 233', 301'. Arnould (L.) : 239'. Augustin (saint) : 21, 75, 214-
216, 222', 310. AUSONB : 31, 44. Bacon (F.) : 109. 170'. Baono : 55.
Balzac : 62. Bavard : 4. Beeckman : 38-39, 53. 64, 102»,
14 l\ Bergson : 10 174^ 233, 244,
301'. Berkeley : 206', 290. Bérulle : 55, 57. Binet (A.) : 289». Blondel (M.) : 267'. BossuET : 70, 266', 267'.
BoriLL.AUD : 71. BOURDIN : 78. BOUTROUX (E.) : 20, Brasset : 90. Bruno : .^2'.
TABLES ANALYTIQUES
357
BUAT : 195'. Bu KM AN : 97. l^ALDERON : 209.
Campanella : 52', 214'.
Carcavi : 87«.
Cardan : 104.
Caterus : 75, 263.
Cauchy : 138, 143.
Cesalpini : 106.
Chabot : 22.
Chandoux : 55.
CuA.vuT : 67', 89-95, 2G5', 308',
338*, 340. Char-AUX : 18-19. Charpy (G.) : 180. Chiîrbury : 170'. Christine de Suéde : 32, 89-93,
332', 334*. Claparèdk : 239'.
CLER3KLIER : 76*, 89, 94-96.
Christophe Colomb : 103, 134*. Comte (A.) : 9, 16, 101. CONDÉ : 25, 89. Copernic : 104-105. Corneille : 25, 332. CORTEZ : 103. COURNOT : 160, 218*.
CusE (cardinal de) : 105.
Delbos : 2'.
Desargues : 74.
Dkscartes. Famille : 27-29. Ca- ractère : 45, 51, 53, 74', 84, 141, 158, 323. Formation de son esprit : 40, 57. Genre de vie : 52, 61-64, 66, 79. Por- trait : 93*. Inspiration de sa philosophie : 45, 53', 98-99, 111, 159, 161, 164-165, 347. Originalité : 215', 345'*. Reli- gion : 61, 69, 80, 92, 202, 323'.
Dinet : 78.
DiOPHANTB : 101.
Dr.akb : 103.
DUHEM : 13, 1012, 102, 167'.
D0MESNIL : 18-23.
DUNS SCOT : 307'.
Einstein : 139.
ELISABETH : 28-29, 81, S2-ol ,
89, 91, 94, 114', 2'30', 236,
308', 323', 328-338. ECCLIDK : 100. Fabre : 19. Faulhaber : 49.
FaYOL : 181'.
Ferdinand II : 39.
Fermât : 74, 126.
Fsrrier : 54.
FloPvIMond de Beaune : 74.
FocH : 181', 195', 347-348.
Franck (C.) : 4, 190.
Frédéric, électeur palatin : 49,
82. Galilée : 33, 69, 74, 105-107,
109, 110, 120, 135. Gassendi : 75, 88, 216, 263. Gesner : 106.
GiBiEUF : 54, 188*, 222', 228'. Gilbert : 106. GOLIUS : 117', 132. GoMEZ Pereira : 173*, 214',
236'. Gr.atry : 19, 143. Grégoire de Valentia : 79'. Hals (F.) : 93*. Harvey : 107-108. HÉLÈNE et Francinb : 64-65. Helmholtz : 138. Henri IV : 30, 33. Hobbes : 75, 88, 223, 263. Horace : 90. Huyghens : 64, 82. Hypekaspistes : 254', 3C8',
314».
InDY (D') : 190'.
James (VV.) : 176*.
Jean de la Croix (saint) : 212.
Jeanne d'Arc : 4.
Jésuites : 30, 33, 34, 188.
Joule : 138.
Kant : 153', 200', 224, 276-281,
283, 295-296, 344. Kelvin : 138. Kepler : 50, 105, 133. Labadie : 83. Lachelier (J.) : 17, 276'. Lallemand : 93.
358
DEaCARTES
Launay (de) : 13'.
Leibniz : 45^ 13'i-136, 276, 279^
308^ 318. 342. LksdiguiÈRES : 52. Lk Vasseub d'Étiolés : 53. Louis XIV: 52'.
LUDENDORFF : 195'.
LuLLE (R.) : 34', 102.
LUYNES (de) : 76-.
Magellan : 103.
Maine de Biran : 9, 21, 2 18-.
Malebranche : 9, 138, 203', 267, 276, 342.
Marie (P.) : 244.
Maxwell : 139.
Mersenne : 54, 65-77, 87-, 88, 95, 1005, 102», 110, 120, 126', 141', 155, 170, 1855, 187, 188^ 214',222',264',269',283',287, 289', 2972, 306, 307, 310', 324', 328, 336', 337', 347'.
Mesland : 233', 235', 260-, 261'. 307, 310". 337', 345'.
Metius : 105-.
Meyssonier : 230'.
Michel- Ange : 190.
Montaigne : 201, 246.
Montesquieu : 308'.
Montmort : 88.
MoRiN (J.-B.) : 53, 74, 146', 347.
MORUS : 289', 301'.
Mydoroe : 54, 132.
Napoléon : 6, 190.
Nassau (M. de) : 38.
Néo-flatoniciens : 188, 214',
Neper : 104.
Newcastle (marquis de) : 88, 173, 190', 218', 2645,286'.
Newton : i05.
Noël : 32. 34.
Orange (prince d') : 80.
Oratoriens : 55, 76, 188, 214'.
Oresme : 126.
Palissy (B.) : 106. ^
Pappus : 101, 117'. •
Paré : 106.
Pascal : 11, iv-vu, 4, 5, 9, 14- 15, 87, 107, 1095. 141, 148,
154, 158, 191, 193, 205-, 243-
244, 246', 267', 347. Pasteur : 4, 133, 245, 27 î, 350. Paul (saint) : 173', 290, 318'. Penn (W.) : 83. Petit (P.) : 74. Picot : 82, 94. Pizarre : 103. Platon : 15, 19, 149-150, 188.
222', 276. 296. PoiNCAEÉ (H.) : 136', 182', 190. PoiNCARÉ (R.) : 348'. Porta : 34. Ptolémée : 105. Pythagoriciens : 100. QuiNTON : 239'. Ravaisson : 21. Regius : 64, 78', 79, 81, 94, 230',
2325. Renan : 349'. Reneri : 64, 68. Revius : 80. Richelieu : 52', 71. RoBERVAL : 74, 95, 106'. RoMER : 141. Rousseau : 9. RnuSSELOT : 188'. Sal'.-.îaise : 61. Sebonde : 214'. Sénèque le philosophe : 86,
332', 336-'. Sénèque le tragique : 31. Sertillanges : 188', Servet : 107. SiLHON : 54. Snellius : 132. Spinoza : 229', 276,'3035, 342. Stevin : 106.
Tallemant des Réaux : 83. Tabtaglia : 104. Tavlob : 179-180. Théophile : 52, 90. Thérèse (sainte) : 190-191. Thomas (saint) : 32, 33, 79',
173», 188, 200», 222'. 260',
272', 276. 278, 303, 308. Thucydide : 100. Tycho-Brahé : 50, 105.
TABLES ANALYTIQUES
359
Vachée : 190-. Valleby-Radot : 133' Vanini : 52', 79. Vasco dk Gama : 103. Vatiek : 53', 72, 242. VÉRON : 32. Vksalk : 106. ViÈTE : 104. 126.
VlLLEBBESSlEU : 54, 60'.
Vincent de Paul (saint)
Vinci : 106.
ViOGtrÉ : 91, 92.
Virgile : 90.
VoET (Voetius) : 79.
ZENON : 336».
52'.
IV
DEFINITION DE TER.MES, NOTIONS ET DOCTRINES
Ab5o!u : 122', 174', 176, i77\ 185.
Accident, acte : 163, 224, 234, 235'. V. Substance, Trans- substantiation.
Action : 167, 201, 267', 325, 334.
Algèbre : 31, 49, 104, 114', 115, 118, 169.
Ame {mens, anima humana, anima) : 76, 220, 248. Con- naissance : 85, 200, 219, 226, 252; 319-320. Existence et nature : 220-238, 241, 329, 332', 339. V. Distinction, Es- prit, Immortalité, Pensée, Substance, Union.
Amour : 90. V. Dieu.
Analogie (imitation, comparai- son) : 185' «.
Analyse : des anciens, 100*, 169' ; — cartésienne, 74, 104', 118, 121-123, 150-151 (géomé- trie); 178-181 (méthode); 179, 251', 263 (métaphysique).
Animaux : 171, 199. V. Automa- tisme, Génération.
A priori : 109'.
Arc-en-ciel : 131, 185».
Aspiration (tendance) : 207, 268'.
Athées, athéisme : 68, 79», 254', 316, 318.
Atomes : 137.
Attribut : 198, 220, 227, 228', 229', 301«, 310. V. Mode.
Automates, automatisme des bêtes : 58', 96, 236', 237, 241.
Béatitude : 335.
Bien : 157, 327, 329, 334.
Bon sens : 86, 163, 166'. Cf. 5, 11.
Cause. Connaissance des causes naturelles : 141, 146'; — des premières causes : 157, 199; — de ta cause première et dernière : 251, 259, 261', 308'. Progrès à l'infini : 259, 260*, 262. Causes efficiente, formelle : 251, 252, 299, 300' ; — finales : 308. Cause totale : 256, 269'. Causa sui : 272', 299'. Notion métaphysique : 250-252, 256\ 262, 269-272. V. Occasion.
Cercle (cartésien) : 320-321.
Certitude : 159-161, 165, 174', 187*, 248-250, 252', 311, 318. Notion : 205. V. Clair et dis- tinct. Dieu.
Cerveau : 233', 234'.
Circulation du sang : 108.
Charité : 318», 336».
Chute des corps : 110.
Clair et distinct : 170, 174, 849, 275*, 280>, 284', 312', 319* 320».
380
DKSCARTES
Cogito : 40, 173, 20û^ 213-219, 225, 249, 281, 286, 321.
Complet (chose complète) : 229'.
Comprendre {comprehendere, em- brasser) : 264' ', 307.
Concevoir (concipere) -. 228', 229', 264, 268.
Connaître, connaissance : 174', 187^, 188-189, 263, 265, 285, 289, 318, 329; — de Dieu et du moi, 47, 200, 266', 320;
— de l'âme et du corps, 229', 3133, 3183.
Conscience {conscientia, conscius, apercevoir) : 221', 314*.
Conservation : V. Création con- tinuée.
Contemplation : 291, 297.
Content : 336.
Continu : 113', 118', 274.
Contradictoires : 306.
Coordonnées cartésiennes : 123.
Corps. Connaissance : 85, 313'. Essence : 228', 235. Exis- tencc : 207, 313-315. — Mon corps : 219, 227, 229, 232'*, 234, 235'. 3195, 332». V. Con- naissance, Distinction, Union.
Coutume : 39, 324, 328.
Création : 259, 302', 303, 308' ;
— continuée, 259-261, 304- 305, 317, 320S.
Croire (dist. connaître) : 324.
Déduction, déduire : 146', 182, 184, 186', 187».
Démonstration : mathématique, 112, 183', 210, 274, 275' ; — physique, 141'; • — métaphy- sique (Dieu), 68, 252', 261', 264^ 283'.
Dieu. Connaissance : 67, 73, 77, 85, 212, 254, 286-292, 295», 297-298, 311'. Preuves : lopar ses effets, 251' ; a par l'idée du parfait, 252-258 ; b par mon être imparfait, ,25(9-56 i ; accord des deux preuves, 250, 261-272; — 2° par ion
essv^nce, 2.'1', 272-284. Na- ture et attributs : 253, 260- 261, 299-303. Dieu créateur et cause totale, 76', 199, 303- 310 ; — auteur de l'ordre na- turel, 59, 140, 141'*; — au- teur du vrai, et garant de la certitude, 44, 46, 310-311, 320; de la méthode, 157-158, 311-312; de la science de la nature, 313-316; de la mathématique, 153, 5i6-5iS: de notre immortalité, 319, 320; — du bien, 322, 329, 336-340. Amour de Dieu : 3182, 329, 331, asgî, 339.
Discontinu : 118', 304^
Discours (discursus) : 188*, 189, 297'.
Distinct : V. Clair.
Distinction de l'âme et du corps : 76, 212, 220, 226, 228-231, 319*.
Divinité : 339.
Doute méthodique : 47', 73, ICS, 201-213, 228«, 247-215, 287.
Durée [duratio) : 175', 301-300, 304'.
Écoles : 35.
Éducation : 167, 198, 238, 332.
Ellets : 146', 256', 261», 209'. V. Cause, Dieu.
Eminenter : 227', 256\ 269'.
Encyclopédique (connaissance): 182'.
Entendement {intellectus. V. ce mot) : 85, 117, 164, 174, 221, 334: — en Dieu, 309-310, 318'.
Enthousiasme : 41, 43, 44'.
Énumération {enumeralio, dé- nombrement) : 184-187, 192.
Équation : 122-123.
Erreur : 164, 175-176, 204, 210, 310, 314'.
Esprit (mens. V. ce mot) : 156, 163, 221», 222, 223, 227\ 228', 234. 289*, 329. Esprit
TABLES ANaLYTIQUF.S
301
de vérité : 43, 46. Malus spi- r/m9 .-42, 211'.
lEsprits animaux : 231.
.'Essence : V. Nature. — de Dieu, 272', 275, 299-300 ; — et exis- tence, 278, 280', 310' ; —S créées, 305.
Étendue (extensio. Comp. espace, lieu d'un corps, Princ, II, 10- 14) : 117-119, 122', 137, 130, 150-153, 175', 228', 229', 274, 301', 315.
Eternité : 302-304.
Être : 220, 224-225 ; — par soi, 252, 272, 209; — en acte, en puissance, 254'.
Évidence : 161, 170, iST-, 191, 214, 249, 287, 318^ 320.
Existence : et perfection, 257' ;
— contingente, 258-259 ; — possible, actuelle, nécessaire, 153', 280'*, 297'; — de moi et de Dieu, 264*; — de l'Être parfait, 274, 275», 283', 287 ; — des choses, 314'. Notion : 175', 205, 218'. Problème : 343-344.
Expérience (experientia) : i74' ; de la vie, 37, 40, 48,196-197;
— interne, 174. 214', 218', 232', 337' (V. Intuition) ; — scientiflque, 65, 109', 133, 141, 146', 187', 192-193, 346.
Explication : 146'.
Faculté : 254'.
Fausseté : 205', 312».
Finalité : 108', 112.
Finesse : 323'.
Fins de Dieu : 307-308.
Foi : 48, 202-204.
Fonction : cf. 123, 124'.
Forme : V. Nature, Qualité (e. g.
73. 163, 204). Formel, formaliter : V. Réalité. Fortune : 326-327. Génération spontanée : 270-271. Générosité : 93, 334. Géométrie : 116, 118, 121-127,
137, 150, 265, 274, 316-318.
Grâce (lumière surnaturclie) t 202', 203, 337'.
Habitude : 328.
Héroïques (actions) t 331.
Histoire : 35, 164.
Homme : 230, 315'.
Humilité : 93, 191, 334.
Hypothèse (supposition) : 133, "l83. Cf. 142.
Idéalisme, idéologie : cf. 3, 6, 153', 200', 207, 211», 223-225, 255, 285, 344.
Idée (idea) : 204, 278'. Comp. concept, conceptus : e. g. 280' ; dist. concept (sens kantien), ou fiction de l'esprit : 222', 224, 277-278, 295. Réalité et vé- rité des idées : 73, 175, 204, 224, 250, 2;5-256, 269, 312. Idées innées (dist. adventices et factices) : 222', 254'. Idées : de Dieu, 252-258, 261', 272- 284, 297»; — de l'infini ou du parfait, 263, 297 ; — du moi, 229', 254 ; — des choses sensibles, 257, 258, 314; — — des êtres mathématiques, 153', 265, 274-275, 306. V. Clair et distinct, Nature.
Idole : 253.
Imagination : 44', 85, 117, 234», 288, 289«, 294.
Immédiat : 176', 187», 190, 204, 221', 224, 227'.
Immortalité de l'âme : 68, 76, 233-236, 241. Cf. 243-246.
Immutabilité divine : 309.
Incarnation (mystère) : 339.
Indifférent (dist. libre) : 303', 337.
Individu : 163, 235.
Indivisible : 219', 302'. V. Simple.
Induction : 184, 185*, 187».
Infini : 247, 255, 263, 264', 297', 347, 350 ; — et indéfini : 265, 268» ; — et fini : 266', 320'.
Instant : 219», 252'.
3ôt
DESGARTES
Instinct : 171.
Intelleclus, infllif^fre (V. EiUon- dcment) : 174, 1«8', 190, 221*, 264, 313».
Intelligible : 142, 183, 264», 288, 280'.
Intention : 334.
Intuition {intuitus mentis, con- naissance intuitive, lumière naturelle, inspection de l'es- prit) : 44', 46, 104, 171-175, 184, 186-192, 204, 214, 218', 229, 248, 252, 286, 302. Cf. V', 21.
Invenli mirabilis fundamenlutn : 49-50.
Joie : 329, 332, 340.
Jugement : 161, 164, 170, 175, 205', 327.
Langue universelle : 102*.
Liberté : 58', 176, 212, 233, 357; — en Dieu, 303', 307.
Libertinage : 49, 52'.
Logique : 169, 195, 213.
Lois : 141», 306, 309, 315.
Lumière : 69', 128-131, 141, 206'.
Lumière naturelle : 174, 227', 256', 271, 311; — surnatu- relle (V. Grâce).
Lunettes : 33, 50, 54, 105, 128.
Magie : 34.
Mal : 86, 338.
Malin génie : 42, 46, 211.
Mathématiques : 35, 36, 85, 112, 153', 154-155, 198. Objecti- vité : 274-276. V. Démonstra- tion, Dieu, Géométrie.
Mathesis universalis : 46, 111, 113^, 114.
Matière, choses matérielles : 73, 77, 119, 313-315. V. Corps, Étendue, Sens.
Mécanique : 55, 59, 74', 140, 199, 315.
Mécanisme : Cf. 138-140, 145, 341, 343.
Médecine : 55, 67', 199.
Mémoire : dans le raisonnemant,
18'^, 210, 317, 320'; — infpl. Ipctiiplle, corporelle : 233K Cr. 244-245.
Mens : esprit, ou âme (raison- nable), tota illa anima qux cogilat. Dist. anima (A. T., VII, 355-356). V. ces mots.
Mesure (mensura) : 114, 118'. V. Ordre.
Métaphysique : 15, 58, 59, 68, 85, 99', 194, 198-109, 214;
— et physique, 68, 77, 199, 235 ; — et mathématiques, 68, 170; — et méthode, 99, 190, 3-20'. V. Ame, Cause, Dieu.
Méthode. Découverte et déve- loppement : 32», 34', 45, 47- 49, 57-59, 102, 116, 158*, 165, 169. — et science, 154-156;
— et philosophie, 157. Défini- tion : 157, 163», 164, 177', 183-184, 187, 345'. Règles : 170; 178; 181; 184. Usage : 196-199. Fondement : 312. V. Métaphysique.
Mode : 234. Comp. Attribut, Qualité (Princ, I, 56). V. ces mots.
Moi, ou âme : 220, 229.
Monde : 69, 82. V. Univers.
Morale : 48', 67, 86-87, 195, 199 ;
— provisoire, 322-327; — définitive, 327-340.
Mort : 67', 234.
Mouvement : 74, 120, 133138, 152,171, 175', 2:S', 301», 315.
Moyen (médium) : 185', 186*.
Nature : 315^ ; — (universelle), 55, 59, 60', 154, 309; — (spé- cifique), forme ou essence, im- muable, 163, 219, 220, 222', 229, 252, 275^*, 280*, 297^;
— de l'homme, 163, 314'. Na- turcs simples : 175-177, 214.
Néant (njTiiV) : 226, 235', 256,
269', 270, 312'. Nécessaire, nécessité : 187', 276-
280, 303, 306*. V. Existence
Nom
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Occasion : ■■• Ocdl«(i(:>' " Oiilolopq'J' '■'•'
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PaMtesm - Pirtot-.V.Ditû l'i
Passions ;J31,î!i Pensée («{inii*. m, 25', », ÎIS, 301'.
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TABLES ANALYTIQUES
Nom : 254', 278, 207» (comp. verbum, mot, image corpo- relle).
Nouveauté (sentiment de) : 233'.
Novateurs : 53, 345.
Objet, objectivité : 153', 276', 2'J6«. V. Réalité.
Occasion : 222', 233, 255', 2G9'.
Occultes (sciences) : 34.
Ontologique (argument) : 251, 272-284. ^
Onlolùgisme : cf. 283'.
Ordre (ordo) : (naturel), 59, 108, 109', 140, 196, 306, 336' ; — (rationnel), 113, 114, 118', 122, 181-185, 196; — accord des deu.K, 153, 315-316. V. Na- ture.
Panthéisme : cf. 303.
Parfait : V. Dieu, Perfection.
Parole : 237, 333.
Passions : 232, 326, 333.
Pensée (cogitatio) : 219', 220, 221, 227, 228', 229', 252', 279, 301».
Percevoir, pereeptio : 174', 266', etc.
Perfection : dans les œuvres humaines, 165; — en Dieu, 262, 268', 329; — dans ses œuvres, 336; — en morale, 335-336. P. et réalité : 73, 256', 257', 269', 270. Con- naissance : 266', 320'.
Personne : 330.
Phénomènes : 119, 146'.
Philosophie : 33, 35, 44'. But et objet : 156-157. Principe : 213. Parties : 198-199.
Physique : 58, 59, 68, 70, 76', 77, 107, 128-137, 139, 235' ; — et morale, 67' ; — et ma- thématiques, 119-120, 141'. Objectivité : 153', 315. Objet : 198. V. Métaphysique.
Pluralité des voix : 168.
Poètes : 43, 165'.
Politique (affaires publiques,
État) : 167-168, 169, 330-331. Positif : 264', 266, 272',, 300'.
Cf. 8, 11, 15. Possible : 279», 280'. Pouvoir (potentia) : 163, 264'.
V. Faculté. Pratique, pragmatisme : 156,
196, 323, 324, 326. Préjugés : 47', £04, 212. Preuve : 146'. Prière : 337, 338'. Principes : 55, 146', 161, 180,
181', 182, 195', 200, 213-214,
320«. Probable : 159', 325. Cf. 342,
346. Progrès : 167, 34G. Cf. 17. Progressas in infinitum : V.
Cause. Proportions : 114', 117. Providence : 305-306, 338, 340, Puissance divine : 272', 299'
301', 303, 307-309, 310', 338 Qualité (comp. attribut, façon
ou mode, Princ, I, 56. Péjo
rativement, comp. formes subs
tantielles, Princ, IV, 201. V
A. T., IX, 239-242) : 206, 226
227», 257, 315'. Quantité, ou grandeur : 102*, 117
118, 119, 123, 134, 150-153 Raison : 67, 155, 163-165, 189
221», 237, 332, 335', 343. V
Bon sens. Entendement, In
tuition. Ratio, au sens de rai
sonnement .- 44', 165. Raisonnements : 37, 210. Réalisme (res) : (mathématique),
153', 222' ; — (métaphysique),
222', 227', 255, 270, 279'*,
281-285, 312' ; — (esprit), 200»,
214', 224-225, 286, 319; —
(matière), 313-315. Réalité formelle, objective : 224»,
227',255, .?56i, 257,269, 312. Réflexion (psychologique) : 221'. Réfraction de la lumière : 128-
133.
.^'*..^/*^-^>^.
36S
DESCARTES
Instinct : 171.
Intelleclus, intdligere (V. Enten- dement) : 174, 188', 190, 221*, 264, 313».
Intelligible : 142, 183, 264», 288, 289'.
Intention : 334.
Intuition {intuitus mentis, con- naissance intuitive, lumière naturelle, inspection de l'es- prit) : 44', 46, 164, 171-175, 184, 186-192, 204, 214, 218', 229, 248, 252, 286, 302. Cf. V», 21.
Imenti mirabilis fundamentum : 49-50.
Joie : 329, 332, 340.
Jugement : 161, 164, 170, 175, 205', 327.
Langue universelle : 102'.
Liberté : 58', 176, 212, 233, 337; — en Dieu, 303', 307.
Libertinage : 49, 52'.
Logique : 169, 195, 213,
Lois : 141', 306, 309, 315.
Lumière : 69', 128-131, 141, 206'.
Lumière naturelle : 174, 227', 256', 271, 311; — surnatu- relle (V. Grâce).
Lunettes : 33, 50, 54, 105, 128.
Magie : 34.
Mal : 86, 338.
Malin génie : 42, 46, 211.
Mathématiques : 35, 36, 85, 112, 153', 154-155, 198. Objecti- vité : 274-276. V. Démonstra- tion, Dieu, Géométrie.
Mathesis universalis : 46, 111, 113\ 114.
Matière, choses matérielles : 73, 77, 119, 313-315. V. Corps, Étendue, Sens.
Mécanique : 55, 59, 74', 140, 199, 315.
Mécanisme : Cf. 138-140, 145, 341, 343.
Médecine : 55, 67', 199.
Mémoire : dans le raisonnement,
184, 210, 317, 320»; — infeU lectuelle, corporelle : 233\ Cf. 244-245.
Mens : esprit, ou âme (raison- nable), tota illa anima quse cogitât. Dist. anima (A. T., VII, 355-356). V. ces mots.
Mesure (mensura) : 114, 118'. V. Ordre.
Métaphysique : 15, 58, 59, 68, 85, 99', 194, 198-199, 214;
— et physique, 68, 77, 199, 235 ; — et mathématiques, 68, 179; — et méthode, 99, 19'J, 320'. V. Ame, Cause, Dieu.
Méthode. Découverte et déve- loppement : 32», 34', 45. 47- 49, 57-59, 102, 116, 158«, 165, 169. — et science, 154-156;
— et philosophie, 157. Défini- tion : 157, 163', 164, 177', 183-184, 187, 345'. Règles : 170: 178; 181; 184. Usage : 196-199. Fondement : 312. V. Métaphysique.
Mode : 234. Comp. Attribut, Qualité (Princ, I, 56). V. ces mots.
Moi, ou âme : 220, 229.
Monde : 69, 82. V. Univers.
Morale : 48', 67, 86-87, 195, 199 ;
— provisoire, 322-327; — définitive, 327-340.
Mort : 67', 234.
Mouvement : 74, 120, 133-138, 152, 171, 175', 228', 301», 315.
Moyen (médium) : 185', 186*.
Nature : 315^ ; — (universelle), 55, 59, 60', 154, 309; — (spé- cifique), forme ou essence, im- muable, 163, 219, 220, 222', 229, 252, 275^*, 280», 297^;
— de l'homme, 163, 314'. Na- tures simples : 175-177, 214.
Néant (nihil) : 226, 235', 256,
269', 270, 312'. Nécessaire, nécessité : 187*, 276-
280, 303, 306>. V. Existence
TABLES ANALYTIQUES
363
Nom : 254", 278, 207» (comp. verbum, mot, image corpo- relle).
Nouveauté (sentiment de) : 233'.
Novateurs : 53, 345.
Objet, objectivité : 153', 276\ 296«. V. Réalité.
Occasion : 222', 233, 255', 2G9'.
Occultes (sciences) : 34.
Ontologique (argument) : 251, 272-284. ^
Ontologisme : cf. 283'.
Ordre (ordo) : (naturel), 59, 108, 109', 140, 196, 306, 336' ; — (rationnel), 113, 114, 118', 122, 181-185, 196; — accord des deux, 153, 315-316. V. Na- ture.
Panthéisme : cf. 303.
Parfait : V. Dieu, Perfection.
Parole : 237, 333.
Passions : 232, 326, 333.
Pensée {cogitatio) : 219i, 220, 221, 227, 228', 229', 252', 279, 301».
Percevoir, perceptio : 174', 266', etc.
Perfection : dans les œuvres humaines, 165 ; — en Dieu, 262, 268', 329 ; — dans ses œuvres, 336; — en morale, 335-336. P. et réalité : 73, 256', 257', 269', 270. Con- naissance : 266', 320'.
Personne : 330.
Phénomènes : 119, 146'.
Philosophie •. 33, 35, 44'. But et objet : 156-157. Principe : 213. Parties : 198-199.
Physique : 58, 59, 68, 70, 76', 77, 107, 128-137, 139, 235' ; — et morale, 67' ; — et ma- thématiques, 119-120, 141'. Objectivité : 153', 315. Objet : 198. V. Métaphysique.
Pluralité des voix : 168.
Poètes : 43, 165'.
Politique (affaires publiques,
État) : 1G7-1G8, 160, 330-331. Positif : 264', 266, 272»,. 300'.
Cf. 8, 11, 15. Possible : 270», 280'. Pouvoir (potentia) : 163, 264'.
V. Faculté. Pratique, pragmatisme : 156,
196, 323, 324, 326. Préjugés : 47', 204, 212. Preuve : 146'. Prière : 337, 338'. Principes : 55, 146', 161, 180,
181', 182, 195', 200, 213-214,
320*. Probable : 159', 325. Cf. 342,
346. Progrès : 167, 346. Cf. 17. Progressas in infinilum : V.
Cause. Proportions : 114', 117. Providence : 305-306, 338, 340 Puissance divine : 272', 299'
301', 303, 307-309, 310', 338 Qualité (comp. attribut, façon
ou mode, Princ, I, 56. Péjo
rativement, comp. formes subs
tantielles, Princ, IV, 201. V
A. T., IX, 239-242) : 206, 226
227', 257, 315'. Quantité, ou grandeur : 102', 117
118, 119, 123, 134, 150-153 Raison : 67, 155, 163-165, 189
221», 237, 332, 335', 343. V
Bon sens. Entendement, In
tuition. Ratio, au sens de rai
sonnement : 44', 165. Raisonnements : 37, 210. Réalisme (res) -. (mathématique),
153', 222' ; — (métaphysique),
222', 227', 255, 270, 279",
281-285, 312' ; — (esprit), 200»,
214', 224-225, 286, 319; —
(matière), 313-315. Réalité formelle, objective : 224»,
227', 255, 256\ 257, 269, 312. Réflexion (psychologique) : 221'. Réfraction de la lumière : 128-
133.
364
DKgCARTKS
Kègle : en ses études, 85, 15S*;
— logi«|ue, 213-214, 249. V. Méthode.
Relations, relatif {respectas, res- pectious. Comp. rappiorts, vin- cuta) : 122', 127, 175, 177\ 178, 185. Cf. 247, 263-265.
Relativité : cf. 152.
Religion : 323', 324, 339.
Résolution : 325-326, 332.
Sagesse : 48', 156-157, 161, 199, 322, 336*.
Savoir : 160, 264', 311, 318^
Sceptiques : 205, 213.
Science : 160-161, 177, 316" ; — une et universelle, 98, 102-, 112-121, 166, 182' ; — ga- rantie par Dieu, 310-322. — des livres : 166'. — de soi et du monde : 37, 40. Scientia mirabilis : 41, 45. Semina scientise : 44', 46, 165'.
Scolastique : 32, 203-.
Sens : 85, 128, 206-208, 212, 288. 298, 313^, 314.
Série : des nombres, 113', 265;
— des causes, 260*; — de rapports, 186*.
Signe : 206', 313.
Simple : 59-60, 116, 175', 181. Notions simples : 204-205, 216- 217. V. Absolu, Nature.
Société : 330.
Songes : 42-44, 208-209, 234'.
Spiritualisme : cf. 6, 220, 241.
Substance {substantia, subjec- tum) : 224, 226, 227^, 228*, 229', 235'. Cf. 218^; — pen- sante, 219 ; — s matérielle et spirituelle, 145, 228-229; — infinie, 257. V. Accident, Attri- but.
Syllogisme, syllogistique : 169',
182, 186*, 187', 217, 218'. Synthèse : des anciens, 121, 169' ;
— cartésienne, 181-184 (mé- thode); 251'* (métaphysique). Dist. déduction, 184'.
Temps : 259, 301^, 304. V. Créa-
tion, Durée. Théologie : 35, 203». Tourbillons : 137. Tradition : cf. 167, 323. Transsubstantiation : 71', 235' • (V. A. T., IX, 191-197). Union de l'âme et du corps :
84-85, 135', 230-233, 313^ Univers : 119, 137, 147, 151, 265,
329-330. Universel : dist. simple, 182 ; —
et particulier, 217. Usage : 195-198. Utilité : 313^. Valeur : 335. Veille : 208. Véracité divine : cf. 226, 228*,
229', 311, 319*, 320*. Vérité : 44, 46, 53, 157, 170-
171, 174, 187*, 196, 199, 204-
205, 217, 249-250, 298, 328.
— garantie par Dieu, 310- 322.
Vérités éternelles : 305-310,
318'. Vertu : 326, 327, 332, 334 : —
stoique et chrétienne, 336*. Vices : 52*. Vide : 110, 137. Vie (corps animés) : 58, 108,
236', 271. Cf. 341. Vitesse : 152'. Voir (i'idere) : 173*, 218', 248,
264*, 310. V. Intuition. Volonté, oelle : 163', 164, 212,
223, 232-233, 327-328, 333;
— en Dieu, 303', 309-310.
TABLE DES MATIÈRES
Pages. AVAKT-PEOPOS I
L — Le génie spirituel de la France 1
II. — La jeunesse de Descartes (1506-1628) 24
III. — Descartes de son arrivée en Hollande à sa
mort (1628-1650) 57
IV. — La science cartésienne. La rechevche d'une
discipline universelle : géométrie analy- tique et physique mathématique 98
V. — La méthode cartésienne. La recherche de la
certitude : l'intuition rationnelle 144
VI. — La métaphysique cartésienne. Le doute mé- thodique. Le Cogiio. L'existence et l'im- mortalité de l'âme 194
VII. — La métaphysique cartésienne. Dieu. Les preuves de Dieu par ses effets et par son essence 242
VIII. — La doctrine cartésienne. Conclusions. L'innni et la destinée de l'homme
Tables analytiques 351
3G5
PARIS
TYPOGRA PII! lî PLON-NOURHIT ET C*
8, me Garancière
\
_rmu;ALrEa. Jacques
Descartes.
1873 ..Cl
CHBT/AlIKfl, JACQUES Descartes.
B
1Ô73 .C5 •
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