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THE LIBRARY

The Ontario Institute for Studies in Education

Toronto, Canada

DES

DÉFINITIONS GÉOMÉTRIOUES

ET

DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

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POITIKKS. rVlMli,l!Al'HJK ))F, A. ULPIU'

DES

DEFINITIONS

GÉOMÉTRIQUES

ET DES

DÉFINITIONS EMPIRIQUES

PAR

LOUIS LIARD

Ancien élève de l'Ecole normale, Licencié ès-sciences , Docteur ès-lettres , Agrégé de philosophie.

^'-JT'gfe?^.-

PARIS

FJBUAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRANGE

RUE SAINT- ANDRÉ-DES-ARTS, W 1873

A MONSIEUR

J. LAGHELIER

MAÎTHE DE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE NORMALE SL'PÉRIEURE

HOMMAGE

d'un ÉLfcVE

RECONNAISSANT ET DÉVOUÉ.

INTRODUCTION.

DE LA DÉFINITION EN GÉNÉRAL.

Le matériel de nos jugements se compose de repré- sentations individuelles et d'idées générales. On décrit les représentations ; on définit les idées.

Décrire , c'est déterminer la circonscription d'un individu ; définir, c'est déterminer la circonscription d'une idée. La description se fait par l'accident, et la définition par l'essence.

Qu'est-ce que l'accident ? qu'est-ce que l'essence ?

L'accident est chose variable ; c'est tantôt un rap- port fortuit et passager. Tout individu occupe dans l'espace et le temps une place déterminée , mais non pas invariable ; de naissent entre lui et les choses circonvoisines , antérieures et postérieures, des rela- tions qui changent quand il se déplace. Cet ensemble de relations particuhères est un accident, car l'in- dividu y entre et en sort sans cesser d'être le même individu. C'est tantôt une modification accessoire qui n'altère pour ainsi dire que la surface de l'être qui la subit, sans entamer le fond ; c'est, d'une manière

8 INTRODUCTION.

plus générale , tout ce qui arrive aux êtres par un con- cours fortuit de circonstances extérieures.

L'essence est , au contraire , chose invariable : c'est l'ensemble des caractères intimes qui persistent au milieu du changement des relations et des modifi- cations accidentelles; c'est, par suite, ce que l'être possède en lui-même, ce qui ne peut cesser de lui appartenir sans qu'il cesse aussitôt d'exister.

Les noms communs sont, dans le langage, les signes des essences , et des combinaisons plus ou moins com- plexes de noms communs , de noms propres et d'ad- jectifs, les signes des accidents. Il en résulte qu'une chose doit toujours être désignée par le même nom, tant que les changements qu'elle subit n'en détruisent pas l'essence. On a voulu conclure de que l'essence des choses n'était que la signification de leurs noms. « Suivant Porphyre , dit M. Stuart Mill , en altérant » une propriété cjui n'est pas de l'essence de la chose, » on y établit simplement une différence ; on la fait » àkkoiov ; mais en altérant une propriété qui est de » son essence, on la fait une autre chose, àAAo. » Pour un logicien moderne, il est évident que le » changement qui rend la chose différente seulement, » et le changement qui en fait une chose autre ne se » distinguent qu'en ce que, dans le premier cas ,- la » chose , bien que changée , est encore appelée du » même nom. Ainsi, de la glace pilée dans un mortier, » mais toujours appelée glace, est àAxoroy ; faites-la » fondre, elle devient JiAXo, une autre chose , de l'eau. » Mais la chose est, dans les deux cas, la même, c'est-

DE LA DEFINITION EN GÉNÉRAL. 9

» ù-dire composée des mêmes particules de matière ; » et on ne peut pas changer une chose quelconque de » manière qu'elle cesse , en un sens, d'être ce qu'elle » était. La seule identité qu'on puisse lui ôter est » uniquement celle du nom. Quand la chose cesse » d'être appelée glace, elle devient une autre chose. » Son essence qui la constitue glace a disparu , tan- D dis que, tant qu'elle continue d'être appelée ainsi, » rien n'a disparu que quelques-uns de ses acci- » dents (1). »

Ce passage contient plusieurs confusions qu'il im- porte de dissiper. D'abord , l'exemple sur lequel on s'appuie est habilement choisi pour engendrer l'équi- voque ; on abuse d'une richesse de la langue , qui a deux noms différents pour désigner deux choses qui ne diffèrent que par accident. L'eau^ qu'elle soit solide ou liquide, est essentiellement une combinaison d'oxy- gène et d'hydrogène ; pour devenir autre chose, il faudrait qu'elle perdît quelqu'un de ses éléments constitutifs ou qu'elle en reçût de nouveaux ; la glace compacte et la glace liquéfiée ne diffèrent donc pas en essence ; l'eau, en passant de l'état solide à l'état li- quide, est toujours de l'eau, de même qu'un Européen, s'il venait à changer de couleur, ne cesserait pas pour cela d'être homme. En second lieu , la signification des mots , quelque part qu'y ait la convention , n'est pas absolument arbitraire. Un mot est à la fois un son et un signe ; comme son, il n'a aucun sens et n'est

(1) Si/slèi)ic de logique, liv. I,ch. vi^ Irad. Passe.

10 INTRODUCTION.

attaché à rien ; comme signe, il est uni à demeure à une chose; sa signification est l'énoncé des propriétés invariables de la chose désignée ; aussi tout change- ment dans la chose n'entrai ne-t-il pas un changement de nom. L'accident ne porte pas atteinte à l'essence ; le nom de la chose demeure; mais si l'essence est détruite , le nom disparaît. Le langage suit la réalité, et la réalité ne suit pas le langage ; autrement il suf- firait de faire varier le sens des mots pour changer les attributs des choses. Il faut donc retourner les propo- sitions de M. Stuart IMill , et dire : une chose cesse d'être appelée du môme nom quand elle devient autre chose ; elle continue d'être appelée du même nom quand rien n'a disparu d'elle, si ce n'est quel- ques-uns de ses accidents. Pa,r conséquent, quand nous parlons d'essence, nous ne sommes pas dupes des conventions du langage.

Des caractères de l'accident et de l'essence dérivent les caractères des propositions accidentelles et des propositions essentielles.

Toute proposition accidentelle est particulière. L'ac- cident est une relation et une modification fortuite et passagère ; que le sujet change de place, qu'il soit sous- trait à l'action de la cause extérieure qui le modifie par hasard , et l'accident disparaît ; la proposition par laquelle on l'unit au sujet est donc vraie seulement d'un seul individu , dans un point de l'espace et dans un instant de la durée.

Toute proposition essentielle est, au contraire, uni- verselle. L'essence est intérieure au sujet, et elle le

DE LA DEFINITION EN GENERAL. 11

constitue ; quelques déplacements que subisse le sujet, il lu porte partout avec lui ; s'il pouvait en être un ins- tant dépouillé , il cesserait d'exister. La proposition par laquelle on affirme du sujet un de ses attributs essentiels est donc vraie dans tout l'espace et dans tout le temps, ou, pour mieux dire, abstraction faite de l'espace et du temps.

La proposition accidentelle implique l'existence du sujet. Puisque l'accident dérive de relations particu- lières et dans l'espace et dans le temps , si l'on con- sidère sim{)lement un sujet possible, on ne saurait en affirmer aucun accident, puisqu'on ignore quelles en seront les relations dans l'espace et dans le temps.

La possibilité du sujet suffit au contraire à la propo- sition essentielle. Puisque l'essence , une fois dégagée des accidents qui l'environnaient chez les individus , sort de l'espace et du temps et devient l'attribut d'une proposition universelle , elle peut être affirmée non- seulement des sujets réels, mais encore d'une multi- tude indéfinie de sujets possibles.

C'est par une synthèse que nous lions l'attribut au sujet dans la proposition accidentelle. Si l'expérience ne m'avait révélé les relations du sujet donné avec les sujets circon voisins , j'en ignorerais les accidents.

C'est par une analyse que nous détachons d'une idée générale l'attribut essentiel que nous en affirmons en- suite ; le sujet est un tout complexe, formé par une synthèse antérieure, et nous en faisons sortir les attri- buts que nous y avons enveloppés.

Il suit delà que la proposition accidentelle est con-

12 INTRODUCTION.

tingente, et la proposition essentielle nécessaire. Un sujet étant donné, il n'implique pas contradiction qu'il n'ait pas telle ou telle relation particulière ; au con- traire , il implique contradiction qu'il n'ait pas tel ou tel attribut essentiel, puisque l'ensemble de ces attri- buts est le sujet lui-même.

La somme des attributs accidentels d'un sujet est la description de ce sujet ; la somme de ses attributs essentiels en est la définition.

On remarquera que la description implique la défi- nition , de même que l'accident implique l'essence. On décrit les individus; mais l'individu réalise une cer- taine essence dans un point de l'espace et dans un ins- tant de la durée ; la description est donc l'ensemble des particularités qui s'attachent à l'essence aussitôt que celle-ci s'individualise. Mais , si l'essence est en acte dans l'individu, la définition est seulement en puissance dans la description. La couche des accidents décrits a pour support l'essence ; mais, parla même, ils la déro- bent à nos regards , et, pour l'apercevoir, il faut faire tomber cette enveloppe fortuite et variable. Par consé- quent, aucun des attributs compris dans la description ne saurait entrer dans la définition.

L'ensemble des attributs essentiels d'un sujet en constitue la compréhension. La définition consiste donc à énoncer la compréhension d'une idée.

La logique pure ne s'inquiète pas de savoir comment sont formées les idées ; qu'elles soient le résultat d'une synthèse a priori ou d'une synthèse empirique, qu'elles soient faites d'un seul jet, pour ainsi dire, ou de pièces

DE LA DÉriNlTION EN GÉNÉlîAr.. 13

rapportées successivement les unes aux autres , peu importe ; elle ne voit en elles que des alliances perma- nentes d'éléments, exprimées chacune par un seul nom et réalisées dans un nombre indéfini d'individus.

Les deux caractères que la logique considère dans les idées générales sont l'extension et la compréhen- sion.

L'extension d'une idée est égale à la somme des su- jets hidividuels desquels cette idée peut être affirmée ; nous savons déjà que la compréhension de cette même idée est égale à la somme des attributs qui peuvent en être affirmés. Pour déterminer l'extension d'une idée , il faut additionner les sujets de toutes les propositions dont elle est l'attribut commun; pour en déterminer la compréhension , il faut additionner les attributs de toutes les propositions essentielles dont elle est le sujet.

L'extension est indéfinie, puisque l'idée générale est vraie non-seulement d'êtres existants, mais encore d'êtres possibles, et que la possibilité n'a pas de li- mites. La compréhension, au contraire, est finie, puis- qu'elle est un contenu , et que tout contenu est limité. Par conséquent , s'il faut renoncer à déterminer d'une manière précise et définitive l'extension d'une idée, on peut toujours en déterminer la compréhension ; il suffit pour cela de l'épuiser par l'analyse. Soit, par exemple, l'idée d'homme ;je la décompose, et j'y trouve çoiitènus les attributs suivants : être, animal, vertébré, mammifère, bimane. L'ensemble de ces attributs est la compréhension ou la définition de l'idée d'homme.

14 INTRODUCTION.

Il suit de que l'attribut de la définition est égal en extension au sujet, et qu'une telle proposition peut être convertie , sans qu'il soit besoin d'apporter quel- que restriction à l'attribut. Si l'homme est l'être ani- mal , vertébré, mammifère et bimane, tout être ani- mal, vertébré , mammifère et bimane est homme.

De résultent encore les deux règles fondamen- tales de la définition :

1" La définition doit convenir à tout le défini ;

La définition doit convenir au seul défini.

Il est aisé de voir que la seconde règle est une con- séquence de la première. Plusieurs individus peuvent avoir même essence sans se confondre , car ils se dis- tingueront toujours par leurs relations particulières, parleur situation dans l'espace et dans le temps, et par l'effort individuel que feit chacun d'eux pour réaliser l'essence commune à tous. Mais deux idées générales ne sauraient avoir même compréhension sans se fondre immédiatement en une seule. Comment la pensée les distinguerait- elle l'une de l'autre, puisqu'elles sont dépourvues d'accidents? Il n'existe donc pas dans l'en- tendement humain deux idées générales de même com- préhension. Dès lors , si j'ai fait sortir de l'idée à dé- finir tous les attributs qu'elle contient , leur somme lui appartient en propre et ne convient qu'à elle.

Distinctes les unes des autres, les différentes idées ne sont pourtant pas absolument isolées ; nous n'en voyons pas le lien tant que nous ne les avons pas dé- finies ; mais , quand l'analyse en a fait sortir tous les attributs , nous constatons que tous ces attributs ,

DE LA DÉFINITION EN GÉNÉRAL. 15

moins un, ont une extension qui déborde de plus en plus les limites, de l'idée définie. L'idée d'homme se résout dans les attributs bimane, mammifère, vertébré, animal et être. Homme et bimane ont même exten- sion; mais mammifère a une plus grande extension que bimane ; vertébré , une plus grande extension que mammifère ; animal , une plus grande extension que vertébré , et enfin être , une plus grande extension qu'animal. Ainsi, dans une idée, l'un des attributs est un principe de distinction , tandis que les autres sont les principes d'une communauté de plus en plus vaste.

^Maintenant , si nous voulons comprendre la nature de la définition , il nous faut rechercher comment un attribut peut se restreindre de façon à entrer dans une idée d'extension moindre que lui.

Etre est l'attribut le plus général de tous ceux qui sont contenus dans l'idée d'homme , mais c'est aussi le moins déterminé ; en y accouplant les trois attributs moins généraux animal, végétal et minéral, j'y trace trois circonscriptions qui s'en partagent l'étendue en- tière ; de même, en accouplant à l'idée d'animal les attributs moins généraux de vertébré , de mollusque , d'articulé et de rayonné , j'en divise l'étendue totale en quatre portions ; de môme, en liant à l'idée de ver- tébré les attributs moins généraux de mammifère , d'oiseau, de batracien, de reptile et de poisson, dans la circonscription mammifère, je détermine cinq cir- conscriptions de moindre étendue ; enfin , dans la cir- conscription mammifère, je découpe une portion exac- tement égale à l'extension de l'idée d'homme , en

16 INTRODUCTION.

joignant l'attribut bimane à l'attribut mammifère. Il y a (lonc des provinces dans le royaume universel, des départements dans ces provinces , des circonscrip- tions dans ces départements , et l'habitant de la cir- conscription est aussi habitant du département, de la province et du royaume.

Ces restrictions graduelles de l'extension , qui par- viennent à faire tenir l'attribut le plus général dans le sujet le moins étendu , ne sont pas , comme on pour- rait le croire, l'œuvre d'une addition arithmétique des attributs , mais le résultat d'un enveloppement pro- gressif qui rassemble et condense dans le sujet des atti'ibuts plus étendus que lui ; et si nous développons le tout ainsi formé, nous en verrons sortir les divers éléments dans l'ordre de la généralité croissante. Ainsi, de bimane sort l'attribut mammifère ; de mammifère, l'attribut vertébré ; de vertébré, l'attribut animal; d'a- nimal, l'attribut être.

Puisque les éléments des idées sont inclus les uns dans les autres, et que les moins généraux supposent les plus généraux, on peut simplifier la formule de la définition sans l'altérer. J'ai défini l'homme un être , animal , vertébré , mammifère et bimane. Si mammi- fère impUque vertébré, animal et être, je puis réduire ma définition à ces termes plus simples : l'homme est un mammifère bimane. C'est ce que les logiciens ex- priment en disant que la définition se fait per genus et differenliam.

En logique, les genres sont des idées générales « telle- ment communes , qu'elles s'étendent à d'autres idées

DE LA DÉFINITION EN GÉNÉRAL. 17

qui sont encore universelles. » Les espèces sont « ces idées communes qui sont sous une plus commune et plus générale (i). » Ainsi l'idée de mammifère est uu genre , puisqu'elle s'étend aux idées moins générales, mais encore universelles de bimane, quadrumane, etc. Au contraire, bimane et quadrumane sont des espèces du genre mammifère , puisque , tout en étant univer- selles , elles sont comprises sous l'idée plus générale de mammifère; la dilTérence, c'est l'attribut qui s'unit à l'attribut générique pour constituer l'espèce.

Une espèce est donc constituée par deux attributs : l'un qui lui est commun avec plusieurs autres espèces , l'autre qui lui est propre et la distingue des autres es- pèces du même genre. La définition est donc complète, qui énonce le caractère spécifique et le caractère géné- rique du défini , c'est-à-dire qui se fait yer genus el differentiam. Si l'on ne se proposait, en définissant une idée, que de la distinguer de toutes les autres , il suffirait d'en indiquer la différence spécifique ; mais définir, ce n'est pas seulement attacher à chaque idée une marque distinctive, c'est, comme nous l'avons vu, en tracer les limites. Le genre doit donc entrer dans la définition , puisqu'il est en quelque sorte l'étoffe com- mune sur laquelle sont décrites les circonscriptions des différentes espèces.

On doit conclure de que toutes les idées ne peu- vent être définies. La définition s'arrête en haut devant le genre suprême , qui couvre de son universelle éten-

(l) Logiqve de Puri-Roijal, \^^ part., di. VIL

18 INTRODUCTION.

due toutes les classes de moindre extension ; l'être n'a qu'un attribut, l'existence. En bas, les individus ne sauraient être définis, car ils n'ont pas entre eux de diiïérences spécifiques, et ils ne se distinguent que par des accidents fortuits et éphémères. La définition se meut entre ces deux extrêmes.

Telle est , en peu de mots , la théorie logique de la définition. Rien n'est plus simple. Mais la logique for- melle suppose résolues plusieurs questions de la plus haute importance. D'où nous viennent les éléments de nos idées? comment se combinent-ils pour former ces systèmes que nous décomposons ensuite ? quel lien les enchaîne? ce lien est -il accidentel ou néces- saire? sommes- nous autorisés à croire à la perma- nence des totalités dont il unit les parties ?

Tant que ces questions n'ont pas reçu de réponse , la définition est un pur jeu de l'esprit. On en connaît peut-être le mécanisme , mais on en ignore à coup sûr la nature , la valeur et le rôle.

C'est cette nature , cette valeur et ce rôle que nous voudrions déterminer dans les deux sciences les définitions passent pour occuper une place importante, c'est-à-dire dans la géométrie et dans les sciences naturelles.

CHAPITRE I.

ORIGINE DES NOTIONS GEOMETRIQUES.

Rxaineii de la théorie empiriiiiic : les notions géométriques ne sont le résultai ni de l'expérience brute, ni de l'abstraction, ni de la péiiérn- lisation. Examen de la tbéorie idéaliste : les notions géométriques ne sont pas l'œuvre de la pensée pure; elles supposent une matière, l'espace. La géométrie à n dimensions. L'hyperespace. Inter- prétation de la géométrie non euclidienne.

Géométrie veut dire mesm^e de la terre ; l'étymo- logie du mot, à défaut de témoignages historiques précis, nous apprend que la science de l'étendue fut d'abord un art empirique. Que cet art soit , comme le raconte Hérodote , du besoin qu'éprouvèrent les Égyptiens de retrouver les limites de leurs champs effacées par les inondations du Nil , ou qu'il y ait, plus vraisemblablement, comme le pense Montucla, « une » certaine géométrie que la nature accorde à tous les » hommes, et dont l'origine est aussi ancienne que » celle des arts(l), » il est permis de croire que les pre- miers arpenteurs considérèrent seulement les formes naturelles. Mais , selon la judicieuse remarque de Kant (2), une révolution profonde ne tarda pas à s'opé»

(1) Histoire des mathématicjues, liv. I.

(2) Critique de la raison pure , préface de la seconde édition.

20 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

rer dans la géométrie , qui la fit passer de l'état d'art à l'état de science. Les plus anciens des travaux géomé- triques qui nous soient parvenus sont postérieurs à cette révolution, car ils portent l'empreinte d'une spé- culation déjà fort avancée, et ils témoignent de l'em- ]iloi de procédés supérieurs à ceux de l'empirisme naissant. Il n'est personne aujourd'hui qui mécon- naisse l'existence de cette révolution féconde dont l'histoire ne nous fait pas connaître Fauteur; mais on discute encore pour savoir quel en fut le caractère essentiel. De différentes théories sur l'origine des notions géométriques.

Suivant une école fort nombreuse de philosophes et de géomètres, ces notions dérivent de l'expérience et de l'abstraction travaillant sur une matière expéri- mentale. L'esprit ne saurait créer de toutes pièces, avec ses seules ressources , ni les données fondamen- tales de la géométrie, telles que les idées d'étendue^ de forme en général et de situation , ni les formes par- ticulières. L'existence de l'étendue et des trois dimen- sions de l'espace est un fait que je n'aurais jamais imaginé si j'étais réduit à la pure conscience de moi- même. L'existence de la ligne droite , du triangle, du cercle, sont encore des faits de même nature qu'un être dépourvu de sens ne connaîtra jamais. Il y a dans toute figure des éléments dont on ne saurait trouver l'origine que dans l'expérience, à savoir le continu , la limite et la forme de ce continu , l'extériorité de la figure par rapport à la pensée, l'extériorité des di- verses parties de la figure par rapport les unes aux

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 21

autres. Toute forme, en un mot, est la forme de quel- que chose, et la forme nous est donnée avec l'objet qui en est revêtu. Mais un objet naturel est un tissu de propriétés diverses que jamais nous ne considérons ensemble. L'œuvre intellectuelle consiste à séparer les unes des autres ces propriétés de différente nature, qui deviennent alors les objets de sciences différentes. C'est ainsi que le géomètre considère la forme des corps , sans tenir aucun compte des autres propriétés sensibles en compagnie desquelles elle nous est primi- tivement révélée. C'est cette abstraction qui constitue scientifiquement la géométrie, en rendant la démons- tration possible : « Deux grandeurs géométriques, de » quelque espèce qu'elles soient , sont dites égales » lorsqu'on peut transporter l'une des deux en ne » changeant rien en elle, de manière qu'elle coïncide » complètement avec l'autre. Cette translation offrirait » des difficultés et môme des impossibilités dans le » cas des corps solides, si Ton n'avait pas fait abstrac- » tion de leurs propriétés matérielles , et particulière- » ment de leur impénétrabilité (1). »

Un nouveau progrès de l'abstraction consiste à isoler les unes des autres les propriétés géométriques elles-mêmes. A parler rigoureusement, il n'y a pas de surface sans épaisseur, de ligne sans largeur, de point sans longueur ; mais, dans l'étude des formes géomé- triques , le savant considère la surface , la ligne et le point sans tenir compte de l'épaisseur, de la largeur

(1) Duhamel, Des Méthodes dans les sciences de raisonnement, 2^ partie.

2

2'2 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

et de la longueur dont la surface , la ligne et le point ne sauraient être dépouillés en réalité. De même en- core , dans une forme déterminée , il considère telle ou telle propriété en négligeant les propriétés colla- térales. La géométrie est donc la science des formes matérielles, vidées par l'abstraction de la matière qu'elles contiennent réellement.

Faut -il accepter cette théorie ? Remarquons d'abord que l'abstraction proprement dite se borne à isoler les unes des autres les qualités que l'expérience nous montre réunies dans un même objet, et qu'elle ne saurait les modifier en aucune façon. Un corps est devant moi ; je puis en éliminer par la pensée toutes les propriétés physiques et chimiques, et n'en con- server que le moule ; mais le moule vide a la même forme que le moule plein. Qu'elle soit plongée dans (( l'onde colorée de la perception, » ou dégagée des qualités sensibles qui l'accompagnent , une figure est toujours identique à elle-même. Or chacun sait que les corps naturels sont loin de se plier aux formes pures et inflexibles de la géométrie ; dans la nature extérieure , aucune ligne n'est absolument droite , aucun cercle n'a des rayons absolument égaux, au- cun triangle rectiligne n'a trois angles rigoureuse- ment équivalents à deux angles droits ; la ligne droite des géomètres s'étend, au contraire, avec une rigi- dité parfaite d'un point à un autre; les rayo»s de leur cercle sont rigoureusement égaux , et les trois angles de leurs triangles plans sont absolument équiva- lents à deux angles droits. Dira-t-on que l'abstrac-

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 23

lion , détachant la forme des propriétés physiques et chimiques, en a rectifié les contours? c'est alors sup- poser l'existence de modèles idéaux auxquels nous rapportons les formes réelles , pour en corriger les imperfections. Mais s'il en est ainsi , la notion du triangle, du cercle parfaits est antérieure à la percep- tion des triangles et des cercles réels , et à quoi sert alors cette purification des formes matérielles , puis- que les formes corrigées font double emploi avec les formes correctes ?

En second lieu, l'abstraction ne crée rien. Les pro- priétés abstraites ne sont pas réelles , en ce sens que le monde n'est pas un chaos de qualités solitaires, flottant comme dans le vide ; mais elles sont réelles , en cet autre sens qu'avant d'être isolées les unes des autres, elles faisaient partie de touts naturels ; par con- séquent, l'abstraction ne fournit qu'autant que fournit l'expérience. Or, d'une part, le nombre des formes géométriques réalisées par les corps est très-restreint , et, d'autre part, le nombre des figures géométriques possibles est indéfini. S'il est probable que les spécu- lations des premiers géomètres ne portèrent que sur les formes des corps , il est hors de doute que l'esprit humain était en possession d'un autre procédé que l'abstraction, lorsqu'il comprit que la liste des figures géométriques , courbes ;, surfaces , sohdes , n'était jamais close (1). Si donc l'abstraction est la source

(1) Qiiaud Platon, Dinostrate, Nicomède, Dioclès inventèreut les sections coniques, la quadratrice , la conchyi'de et la cissoïde, sans

24 DES DÉFINITIONS GEOMETRIQUE» .

unique des notions géométriques, pour découvrir une forme nouvelle il me faut attendre une révélation de l'expérience. Mais je sens en moi un pouvoir créa- teur sans limites^ dont les œuvres devancent et dépas- sent les résultats de l'observation. Les sens ne m'ont pas encore montré un polygone régulier de dix mille côtés, et pourtant je ne laisse pas de concevoir cette figure avec une clarté parfaite. Il faut donc ou bien restreindre la géométrie à l'étude des seules formes réelles, ce que les géomètres ne souffriront pas, ou bien reconnaître aux notions géométriques une autre origine que l'expérience. On sait, en outre, que la quantité géométrique est infiniment variable , qu'une ligne donnée , par exemple , peut être accrue au-delà de toute limite assignable. Les objets de l'expérience, quelque grands qu'on les suppose, sont toujours finis; et l'on ne soutiendra pas que l'abstraction, en déga- geant les formes de la combinaison de propriétés sensibles dont elles étaient un élément, puisse les étendre tout à coup au-delà des limites de la plus vaste expérience. Le nombre infini des figures possibles et des accroissements de la grandeur finie est donc un signe manifeste de l'insuffisance des théories qui veu- lent faire dériver les notions géométriques de l'expé- rience et de l'abstraction.

On demande enfin ce que devient , avec une pareille théorie, la certitude de la démonstration. Nous recher-

soupçonner peut-être la fécondité inépuisable du procédé générateur des ûgures géométriques, ils le possédaient cependant, et ne se bor- naient pas à abstraire les formes réelles.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 25

clierons plus tard quels sont les principes du raisonne- ment géométrique ; mais, sans qu'il soit besoin d'entrer ici dans une discussion prématurée, nul n'ignore que philosophes et géomètres sont unanimes pour accor- der un rôle à la définition dans la démonstration. Si les notions, objets des définitions, sont des résultats de l'expérience , les propositions démontrées n'auront qu'une valeur empirique. Je puis^ en mesurant un triangle, reconnaître que la somme de ses trois angles est égale à deux angles droits ; mais qui m'assure que tous les triangles sont dans ce cas ? qui me garantit la similitude parfaite de toutes les figures de ce genre ? Est-ce l'expérience ? mais les triangles réels sont loin d'être de forme absolument semblable. Est-ce l'abs- traction? mais, l'abstraction étant impuissante à modi- fier les propriétés qu'elle isole , les formes abstraites présenteront les mêmes différences que les formes réelles ; par conséquent, les propriétés constatées dans une figure auront toujours un caractère particulier.

Une modification , en apparence importante , a été faite par M. Stuart Mill à la théorie que nous venons d'examiner. Après avoir déclaré que « nous pensons » toujours aux objets tels que nous les avons vus et » touchés, et avec toutes les propriétés qui leur appar- » tiennent naturellement, » mais que, « pour la con- » venance scientifique, nous les feignons dépouillés de » toute propriété, excepté celles qui sont essentielles à » notre recherche et en vue desquelles nous voulons » les considérer, » le logicien anglais ajoute que les définitions géométriques doivent être considérées

'JG DES DÉFINIT10>;S GEOMETRIQUES.

» comme nos premières et nos plus évidentes généra- » lisations relatives aux lignes et à toutes les figures » telles qu'elles existent (1). » Pour expliquer l'ori- gine des notions géométriques, M. Stuart ^lill , outre l'abstraction, fait donc intervenir la généralisation. On pensera peut-être que la chose n'est pas nécessaire, puisque ces deux procédés sont si intimement unis qu'ils s'accompagnent presque toujours, et que la pro- priété abstraite devient générale aussitôt qu'elle a été dégagée du groupe de qualités dont elle faisait partie. Pourtant l'abstraction peut aller sans la généralisation, car la propriété abstraite n'est qu'une propriété particu- lière, détachée d'une combinaison individuelle ; et pour que l'esprit en fasse un attribut commun à toute une classe d'objets, il faut qu'entre eux il ait saisi quelque ressemblance. Puis donc que généraliser est un acte de l'esprit postérieur à abstraire , nous sommes auto- risés à voir dans les paroles de M. Stuart Mill rap- portées plus haut une théorie distincte de la théorie exposée au début de ce chapitre.

Une distinction est d'abord nécessaire : on généra- hse des rapports observés entre des faits; on géné- rahse des caractères et des idées. Je vois qu'à une même température les volumes d'une masse donnée de gaz sont en raison inverse des variations de la pression supportée par ce gaz. Généralisant ce rapport de succession, je dis : toutes les fois que la pression supportée par une masse donnée de gaz variera, le

(1) Système de logique, liv. II, ch. v.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 27

volume occupé par ce gaz variera dans un rapport inverse; de la succession empirique, je passe ainsi à la succession rationnelle ; je m'élève du fait à la loi. Les définitions, qui , d'après M. Stuart Mill , sont les pre- mières généralisations de l'expérience, ne sauraient être des généralisations de cette espèce ; elles n'énon- cent pas en effet des relations découvertes entre deux ou plusieurs faits. Dans la définition , le sujet est iden- tique à l'attribut ; le premier est l'expression abrégée du second, et le second, la formule analytique du premier. Mais on généralise aussi des idées. Un homme est devant moi : c'est un groupe individuel de propriétés ; je les détache l'une de l'autre par abstrac- tion. La combinaison de ces propriétés ne pouvait être affirmée que du sujet soumis à mon examen ; mais chacune de ces propriétés constitutives , une fois sortie de la combinaison individuelle , peut être affirmée d'un nombre indéfini de sujets semblables ; de parti- cuhère , l'idée est devenue générale. Or, la forme étendue est une de ces propriétés données primitive- ment dans l'intuition totale ; une fois abstraite et géné- ralisée, on peut l'affirmer non-seulement de l'être individuel duquel on l'a extraite, mais d'un nombre illimité d'êtres semblables, quels que soient le lieu et le temps ils apparaîtront. Voilà comment les notions de triangle , de cercle ou de toute autre forme, parti- culières à l'origine , deviennent les éléments des pro- positions générales de la géométrie.

Personne ne contestera l'existence des idées géné- rales ; elles entrent comme sujet et comme attribut

28 DES DÉFINITrONS GÉOMÉTRIQUES.

dans presque tous nos jugennents. Mais pour décider si les notions géométriques sont « nos premières et nos plus évidentes généralisations de l'expérience , » nous devons nous demander quelle est au juste l'œuvre de la généralisation. Elle augmente indéfiniment l'ex- tension de l'idée, mais elle n'en modifie pas la com- préhension ; elle rétend, telle que l'abstraction la fournit, à tous les individus d'une même espèce. ]\Iais nous savons que l'abstration dégage la propriété de la combinaison dont elle faisait partie , sans la mo- difier en rien ; par conséquent, le contenu d'une idée ne varie pas quand celle-ci , de particulière , devient générale. Il résulte de que l'idée généralisée de triangle ou de cercle ne diffère pas de la représen- tation sensible d'un triangle ou d'un cercle individuel. Mais M. Stuart Mill reconnaît lui-même « qu'il n'y a » dans l'espace ni dans la nature aucun objet exacte- » ment conforme aux définitions de la géométrie (1). » Alors, ou bien la géométrie a pour objet des formes pures et rigides, et la généralisation des données expé- rimentales ne peut en expliquer la parfaite rectitude , ou bien elle porte sur les formes des objets matériels, et la généralisation est inutile.

La généralisation des idées particulières entraîne implicitement une proposition générale. L'abstraction, en isolant les unes des autres les propriétés d'un in- dividu, n'aurait aucun résultat scientifique; tout au plus semrait-elle à la connaissance des objets indi-

(l) Si/ilème de logique, lïv. II, ch. v.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 29

viduels. ^[ais en étendant à tous les individus d'une même espèce les caractères extraits de quelques-uns d'entre eux, nous passons du jugement empirique au jugement scientifique ; les individus situés dans un point déterminé de l'espace , et se manifestant à un instant particulier du temps, disparaissent à nos yeux; nous ne voyons plus que des propriétés sans rapport avec l'espace et le temps. Mais ces idées générales sont un matériel qu'il faut mettre en œuvre ; isolées les unes des autres , elles forment une fantasmagorie ondoyante et sans ordre. Et que nous servirait, si les choses restaient ainsi, d'avoir substitué aux intui- tions précises des sens ces fantômes voltigeant dans le vide ? Mais en même temps que l'esprit extrait une qualité d'une combinaison particulière, il en extrait un rapport; en même temps qu'il généralise une idée, il généralise une relation. Les êtres naturels sont, comme nous le verrons plus tard, un tissu de propriétés combinées entre elles et subordonnées les unes aux autres , de telle sorte que , l'une étant donnée, l'autre est donnée en même temps. Aussi nos idées générales forment-elles des couples dont les termes sont indis- solublement unis , sans quoi la généralisation serait un jeu de l'esprit se dupant lui-même , et non une œuvre de la pensée. Par exemple, j'ai dégagé de quelques individus soumis à mon observation les caractères propres à leur espèce ; j'étends à tous les individus possibles de cette même espèce les résultats de l'ex- périence ; l'idée ainsi généralisée , sous peine de rester un être de raison sans emploi scientifique, im-

30 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

plique que, les caractères de l'espèce étant donnés, les caractères du genre , de la classe , de l'embranchement sont aussi donnés ; de telle sorte que les premiers sont les indices infaillibles des seconds , et qu'il me suffit de constater la présence des uns pour être assuré que les autres ne sont pas absents. L'idée générale renferme donc implicitement une relation constante entre les caractères qu'elle exprime et d'autres caractères sous- entendus.

Peut-il en être ainsi des notions géométriques, ex- périmentales à l'origine, et généralisées ensuite? Je vois un corps dont la surface plane est terminée par une ligne dont tous les points sont également distants d'un point fixe ; j'abstrais cette forme , et, dit-on, je la généralise. Qu'est-ce que généraliser ? c'est étendre à tous les individus d'une même espèce le caractère constaté dans quelques-uns d'entre eux. A quels objets étendrai-je la propriété d'avoir une surface plane terminée par une circonférence ? aux cercles apparem- ment, puisqu'il n'y a aucune relation familière entre les propriétés physiques ou chimiques et la forme géo- métrique d'un corps. J'aboutis donc aune proposition de cette sorte : les corps terminés par une surface plane circulaire seront toujours terminés par une surface plane circulaire , et je demande ce que la généralisa- tion a ajouté à l'expérience. On se ferait peut-être illu- sion sur l'inanité du résultat en songeant que les pro- priétés géométriques sont tellement unies entre elles , que la présence de l'une dénote la présence des autres, et on pourrait croire que généraliser les notions géomé-

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triques expérimentales , c'est affirmei- une liaison cons- tante entre telle et telle propriété. ^lais ce serait con- fondre la notion d'une propriété avec la notion d'une figure, le théorème avec la définition. L'aire du triangle plan s'obtient en multipliant sa base par la moitié de sa hauteur : voilà un théorème; le triangle rectiUgne est une portion du plan limitée par trois lignes droites : voilà une définition. Le théorème énonce une rela- tion entre une figure et une propriété géométrique ; la définition nous fait connaître l'essence d'une forme déterminée. Quand on dit que les définitions sont des généralisations de l'expérience, ils'agitdela généi-ali- sation non pas de rapports découverts entre des gran- deurs différentes , mais des notions de figure et de forme.

Il résulte de ce qui précède qu'après la généralisation nous sommes toujours en présence de figures impar- faites, non rectifiées, et que nous ne sommes pas plus assurés qu'auparavant de la similitude rigoureuse de toutes les figures de même espèce. On doit donc dé- clarer illusoire la nécessité attribuée d'ordinaire aux ju- gements mathématiques, ou bien faire de ceux-ci des gé- néralisations de l'expérience. Le premier parti est inac- ceptable , car il est la négation de la science ; le second peut d'abord faire illusion et séduire. « Les sciences )) mathématiques , a-t-on dit , sont des sciences d'ex- » périence et d'observation , uniquement fondées sur » l'induction des faits particuliers , de même que l'as- » tronomie, la mécanique, l'optique et la chimie (1). »

(1) D"' Beddoes. Observât, sur la nat. de l'évid. démonstrat.

32 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

Mais , sous peine de faire rentrer l'a priori que l'on voulait proscrire à tout jamais , on s'aperçoit vite qu'une telle généralisation n'a aucune valeur apodic- tique. Je crois que la somme des trois angles d'un triangle rectiligne est équivalente à deux angles droits sur la foi d'une expérience répétée , et parce que je ne puis concevoir le contraire de cette proposition sans faire violence à un souvenir habituel et sans dé- figurer une image familière tracée dans mon esprit par une observation de chaque jour. Mais le passé est-il donc une garantie infaillible de l'avenir ? Qui m'as- sure , si je ne crois pas à l'existence d'un ordre uni- versel, que demain je ne trouverai pas le monde bou- leversé et les figures de la veille altérées ? et même , si, contraint de rendre à l'a priori ses droits méconnus, je fais reposer ma croj^ance à la similitude constante des figures de même espèce sur la croyance rationnelle à l'existence de l'ordre dans l'univers, les rapports em- piriques généralisés ne vaudront pas pour l'avenir. L'induction étend à tous les êtres de même espèce les rapports observés dans quelques cas particuliers ; or aucune des formes matérielles n'est absolument par- faite ; par conséquent, pour que les propositions géné- ralisées fussent d'une application constante, il faudrait que les formes futures reproduisissent exactement les incorrections des formes observées.

Entre ces deux extrêmes qui sont, l'un, une négation ouverte, et l'autre, une négation dissimulée de la science géométrique, M. Stuart Mill a pris un moyen terme : « Le caractère de nécessité assigné aux vé-

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» rites mathématiques , et inùme la certitude parti- » culière qu'on leur attribue, sont une illusion, laquelle »> ne se maintient qu'en supposant que ces vérités f^e » rapportent à des objets et à des propriétés d'objets » purement imaginaires (1) ; » et pour tirer de ces principes hypothétiques des assertions applicables à la réalité , nous feignons que les notions géométriques correspondent aux choses , bien qu'en fait elles n'y correspondent pas rigoureusement (2). Il y aurait donc une science des formes pures et une application de cette science à la réalité sensible. Mais cette substitu- tion des formes pures et rigides aux figures incorrectes et variables , que l'abstraction et la généralisation réunies sont impuissantes à expliquer, est précisément l'indice d'une intervention créatrice de l'esprit à l'ori- gine de la géométrie. Ce n'est donc pas l'expérience et ses auxiliaires accoutumés qui transformèrent la mesure de la terre en science de l'étendue.

Une théorie diamétralement opposée à la théorie empirique est celle qui voudrait faire sortir les notions géométriques de la pure action do la pensée. Toute démonstration géométrique , a-t-on dit , est «. comme un acte de perpétuel dédain relativement à l'espace. » L'objet de la géométrie , comme celui de toute autre science, « se ramène à des déterminations de la pensée » et de l'activité ; c'est quelque chose de rationnel et » de dynamique , irréductible à la quantité pure (3). »

(1) Syslè.ne de logique y\\-v. II, ch. v.

(2) Ibid.

(3) A. Fouillée : La Philus. de Platon, 3^ part,, liv. I, chap. lî-

34 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

Nous sommes loin de contester que, dans la genèse des notions géométriques , le principe actif et fécond ne soit l'esprit lui-même; mais on ne doit pas conclure de que la seule action de penser suffit à engendrer les notions mathématiques. Toute opération d'arithmé- tique ou d'algèbre revient, en dernière analyse, à une addition de parties identiques. L'esprit possède le pou- voir de faire varier indéfiniment les grandeurs données, qui, par elles-mêmes, n'opposent aucun obstacle aux opérations dont elles sont l'objet; en ce sens l'esprit est indépendant de l'espace et de la quantité ; mais pourtant cet espace, cette quantité indéterminés sont la matière sans laquelle l'activité mentale serait infé- conde. Que cette matière disparaisse, et la moindre opération arithmétique ou géométrique est désormais impossible. L'unité de la conscience nous fait conce- voir l'unité numérique ; mais si une matière multiple n'est pas donnée à la pensée , nous serons à toiit jamais confinés dans cette unité isolée , incapable de se doubler ou de se diviser elle-même ; jamais nous ne formerons le nombre "2 , le plus simple des nombres. D'où nous viendraient, en effet, les idées de la du- phcation et de la plurahté? Dira-t-on que nous les trouvons dans la conscience de nos différents pou- voirs intérieurs, ou dans celle de nos divers états psychologiques ? Mais comment ces pouvoirs distincts nous seraient-ils révélés si des objets divers ne les sollicitaient à sortir du sommeil de la puissance ? comment aurions - nous conscience d'une succession d'états intérieurs si la pensée ne se portait sur des

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objets distincts? Réduits à la possibilité abstraite do la pensée, ou, si l'on aime mieux, à la conscience pure de l'unité spirituelle, il nous serait absolument impos- sible de penser la pluralité. Et môme , pour parler en toute rigueur, comme l'unité n'a de sens que comme contraire d'une pluralité , dans cet état imaginaire nous pourrions avoir la conscience d'un être un , sans avoir la notion de l'unité ; à plus forte raison n'aurions- nous pas la plus simple des notions géométriques. Soit, par exemple, la notion d'une ligne ; elle renferme plusieurs choses étrangères au pur fait de penser : d'abord l'extériorité de la ligne par rapport à l'esprit ; puis une pluralité de parties juxtaposées dont nous ne trouvons pas le t3^pe dans l'unité de notre pensée , supposée abstraite de toute pluralité extérieure. Quand il s'agit dénombres, nous pouvons faire toutes les opé- rations de l'arithmétique sans sortir de nous-mêmes, à la condition qu'une pluralité d'états successifs soit donnée à la conscience ; mais toute notion géomé- trique, si élémentaire qu'on la suppose, implique une représentation objective. Que la génération des figures soit le résultat d'un acte intellectuel, c'est ce que nous constaterons bientôt; mais cette figure, engendrée par mon esprit, est quelque chose hors de moi ; c'est une détermination d'un espace qui m'est extérieur. Ré- duits à la pure action de penser^ en supposant même donnée à la conscience une succession d'états inté- rieurs, nous pourrions, à la rigueur, créer l'arithmé- tique et l'algèbre, en un mot la science de la quantité discrète, mais jamais nous n'engendrerions la science

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de la quantité continue, c'est-à-dire la géométrie. L'espace est aussi indispensable au géomètre que le marbre au statuaire.

On pourrait invoquer en faveur d'une origine pure- ment intellectuelle de la géométrie les récents progrès et l'extension nouvelle de cette science. La géométrie, telle que nous l'ont transmise les anciens , telle que l'ont transformée les modernes auteurs de l'analyse, ne considérait que les lignes, les surfaces et les solides. Tant qu'elle n'était pas sortie de l'espace à trois dimen- sions, on pouvait soutenir avec vraisemblance que l'in- tuition de la quantité continue étalée hors de nous était indispensable aux spéculations géométriques ; mais voilà que, par une révolution profonde, et dont les ré- sultats peuvent encore à peine être prévus, le domaine (le cette science s'est élargi dans tous les sens; la géo- métrie des lignes, des surfaces, des solides n'est plus qu'un fragment d'une géométrie universelle, qui ne s'astreint pas à la seule considération des trois dimen- sions de notre étendue sensible^ mais qui raisonne sur quatre , cinq , et n dimensions ; voilà qu'à l'espace s'est ajouté l'hyperespace ; voilà que le contraire de vérités vraies dans notre espace a été démontré (1). N'est-ce pas une preuve que c'est seulement par occasion, et non par suite d'une nécessité invincible ,

(1) Le onzième axiome d'Euclide est le suivant : Deux droites per- pendiculaires à une troisième ne se rencontrent jamais, quelque loin qu'on les prolonge. Voici la seizième proposition de Lobatcliewiki : « Toutes les droites tracées par un même point dans le plan peuvent » se distribuer, par rapport à une droite donnée dans ce plan, en

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que l'esprit, en créant la géométrie, s'attache à l'intui- tion de l'espace?

Nous ferons remarquer d'abord que la prétendue géométrie à 4, à 5, à n dimensions est une extension de l'analyse algébrique , et non pas de la géométrie proprement dite. Dans la géométrie analytique , une équation à deux variables représente une ligne ; une équation à trois variables, une surface; si je fais entrer dans les équations 4, 5, ?i variables, et que je les traite par les procédés ordinaires de l'algèbre, j'a];>pellerai cette analyse , plus complexe que l'analyse ordinaii'e, géométrie à 4, à 5, à n dimensions, bien qu'elle ne soit pas susceptible d'une interprétation géométrique; mais c'est seulement pour ne pas compliquer le langage que je conserve, par analogie, le nom de géométrie, qui ne s'applique rigoureusement qu'à l'analyse à 2 et à 3 variables. Ainsi parle Sylvester, un de ceux qui les premiers ont conçu cette pseudo-géométrie, qui ne saurait recevoir d'interprétation géométrique (1).

La conception de l'hyperespace est différente ; mais nous allons voir qu'elle implique une induction impos- sible sans l'intuition de l'espace à trois dimensions.

Supposons un être linéaire astreint à se mouvoir.

» deux classes, savoir: en droites çi/i coup'nl la droite donnée, et en » droites qui ne la coupent pas. La droite qui forme la limite com- mune de ces deux classes est dite parallèle à la droite donnée. » Il résulte de que les parallèles, au sens euclidien du mot, peuvent se rencontrer, et se rencontrent en effet.

(i) Dans un récent mémoire publié dans les Comptes rendus de VAcadèiuie des scieJices (1872}, M. Jordan considère la géométrie à plus de trois dimensions comme une pure extension de l'analyse algé- brique.

3

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sans se déformer, sur une ligne , c'est-à-dire sur un espace à une dimension. II est évident qu'un tel être n'aurait que la notion de l'avant et de l'arrière; mais il ne serait pas réduit à suivre toujours la ligne droite ; il pourrait se déplacer sur toutes les lignes dont une portion quelconque peut être superposée à une autre portion quelconque sans duplicature , c'est-à-dire sur les lignes de courbure constante. Mais la science des espaces à une dimension qu'il peut parcourir lui serait interdite ; en effet , on ne saurait la faire qu'en se pla- çant au point de vue d'un espace à deux dimensions.

Supposons maintenant un être superficiel astreint à se mouvoir, sans se déformer, sur une surface, c'est- à-dire sur un espace à deux dimensions ; il est encore évident qu'un tel être n'aurait que la notion de l'avant et de l'arrière, du gauche et du droit. Mais il est plu- sieurs surfaces sur lesquelles il pourrait se déplacer sans déformation. On en connaît trois ; ce sont les sur- faces de courbure constante , la sphère , le plan et la surface pseudo-sphérique , qui sont telles qu'une por- tion quelconque peut en être superposée à une autre portion quelconque sans duplicature ni déchirure; seulement l'être superficiel que nous imaginons ici ne saurait faire la géométrie de ces surfaces ; il faut, pour cela , se placer au point de vue d'un espace à trois dimensions.

Dans l'espace nous nous mouvons , nous ne per- cevons que trois dimensions; mais est-ce en vertu d'une nécessité des choses ou de notre nature? ne sommes-nous pas dans une situation analogue à celle

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de l'être linéaire OU de l'être superficiel, qui ne sauraient percevoir qu'une ou deux dimensions, par suite des conditions imposées à leur déplacement? ne peut-on pas concevoir un hyperespace dans lequel serait notre espace , comme les lignes sont dans la surUxce , et les surfaces dans l'espace à trois dimensions? De plus, de môme qu'il existe plusieurs lignes et plusieurs sur- faces sur lesquelles l'être linéaire et l'être superficiel peuvent se mouvoir sans déformation, ne peut-on pas, en se plaçant au point de vue d'un espace à quatre dimensions, concevoir et étudier plusieurs espaces à trois dimensions, jouissant de propriétés communes, que l'on appellerait, par analogie, espaces de cour- bure constante , et parmi lesquels l'espace physique dont nous faisons la géométrie , et qui est défini par l'axiome de la ligne droite et par le postulatum d'Euclide , serait analogue au plan dans les surfaces de courbure constante ? On le voit , c'est par une généralisation progressive de la géométrie à une, à deux , à trois dimensions , qui suppose l'intuition de l'espace, que l'on s'élève à la conception d'une géomé- trie plus générale , qui se refuse à toute représenta- tion objective.

Pour ce qui est de la géométrie, en apparence pa- radoxale , de Lobatchewski , nous ferons observer d'abord que son auteur ne se passe nullement de l'es- pace. Il commence par poser quinze propositions sur les lignes droites, les triangles rectilignes et les trian- gles sphériques, qui peuvent être démontrées sans

40 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

l'intervention du célèbre postulatum d'Euclide (1); puis , quand il aborde ses théorèmes originaux , il se sert de figures et fait , par conséquent , appel à la fa- culté d'intuition aussi bien que les géomètres eucli- diens. Ce sont ces théorèmes originaux qui semblent de nature à dérouter les philosophes et à justifier plei- nement la thèse que nous combattons. En fait, la géométrie eucUdienne est réalisée autour de nous; mais le contraire du postulat sur lequel elle repose est géométriquement possible ; si, dans notre espace phy- sique , deux droites perpendiculaires à une troisième ne se rencontrent pas , on peut concevoir qu'elles se rencontrent , et que , par suite , la somme des trois angles d'un triangle ne soit pas égale à deux angles droits. Mais les récents travaux d'un profond géomètre italien ont répandu la lumière sur cette obscure ques- tion , et autorisent à voir dans la géométrie non eu- chdienne , géométriquement interprétée , une exten- sion de la géométrie euclidienne (2).

(1) Études géométriques sur la théorie des parallèles , trad. par Hoûel. Bolyai admet, de même, certaines propositions vraies dans sou système et dans celui d'Euclide ; il dit en propres termes : « Tous » les résultats que nous éuoucerons sans désigner expressément si » c'est dans le système l (géométrie qui repose sur la vérité de » l'axiome XI d'Euclide) ou dans le système S (système fondé sur » l'hypothèse contraire) qu'ils ont lieu, devront être considérés comme » énoncés d'une manière absolue , c'est-à-dire qu'ils seront donnés » comme vrais, soit qu'on se place dans le système 2 ou dans le sys- » tèrae S. » {La sci. absolue de l'e.^pare, indépendarile de la vérité et de la fausseté de Vax. XI d'Euclide, par Jean Bolyai , p. 30.)

(2) E. Bellrami , Essai d'inlerprétation de la géoiaétrie non eucU- divnne, traduit par J. Hoûel; Annules scientifiques de l'école normale sup., tome VI, année 1869.

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Euclide ne considère que le plan parmi les surfaces. La géométrie plane a pour point de départ le postulat suivant : une ligne droite est déterminée par deux de ses points. Mais cette propriété appartient aussi aux lignes géodésiques tracées sur les surfaces de cour- bure constante ; et do même que, dans le plan, on ne peut mener qu'une seule ligne droite d'un point à un autre , de même , sur ces surfaces , d'un point à un autre, on ne peut mener qu'une ligne géodésique (1). Si maintenant on remarque que le critérium fonda- mental des démonstrations de la géométrie consiste dans la superposition des figures égales, et que l'on peut aussi superposer sans déchirure ni duplicature , à l'aide de simples flexions , une portion quelconque d'une surface de courbure constante à une autre por- tion quelconque de la même surface , on compren- dra aisément qu'il existe une géométrie générale , dont la géométrie plane n'est en quelque sorte qu'un cas particulier, et dont les démonstrations s'étendent à toutes les surfaces de courbure constante , c'est-à- dire à la sphère, dont le rayon de courbure est positif, à la pseudo-sphère , dont le rayon de courbure est négatif, et au plan, dont le rayon de courbure est nul.

Mais l'analogie de ces trois surfaces n'est pas abso- lument complète ; chacune d'elles a ses caractères par-

(1) Cette règle, que nous énonçons d'une manière générale , souffre des exceptions pour les surfaces de courbure constante positive. Ainsi, sur la sphère, on peut mener une multitude de lignes géodésiques égales entre deux points diamétralement opposés. C'est un cas de ces exceptions spécifiques dont nous signalons plus loin l'existence.

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ticuliers et en quelque sorte spécifiques ; de , cer- tains théorèmes propres , les uns à la surface sphé- rique , les autres au plan , les autres enfin à la surface pseudo-sphérique. C'est ce qui permet de com- prendre les paradoxes apparents de Lobatchewski. Ainsi , dans le plan , deux droites perpendiculaires à une troisième ne se rencontrent pas ; la somme des trois angles d'un triangle est égale à deux angles droits; mais, sur la surface sphérique, deux droites perpendiculaires à une troisième se rencontrent , et la somme des trois angles d'un triangle varie entre deux et six angles droits. « C'est ainsi, dit M. Beltrami, » que certains résultats qui semblent incompatibles » avec l'hypothèse du plan peuvent devenir conci- » liables avec celle d'une surface de l'espèce en ques- » tion, et recevoir par une explication non moins » simple que satisfaisante (1). »

(1) Dans un autre mémoire, le même auteur s'exprime ainsi : « Si » l'on appelle parallèles deux lignes géodésiques convergentes vers uu » mCme point à l'infini, ou voit que, par un point, on peut mener deux » ligues géodésiques distinctes, parallèles à une ligne géodésique don- » née; que ces deux parallèles sont également inclinées de part et » d'autre sur la ligne géodésique menée normalement du même point » à la ligne donnée; ce résultat s'accorde pleinement avec celui qui » forme la base de la géométrie non euclidienne... La possibilité de » sa construction, au moyen de la syntbèse ordinaire (en la limitant à » l'espace de trois dimensions), dépend, en premier lieu, de ce que, » comme on l'a démontré , dans les espaces de courbure constante » (positive et négative), toute figure peut être changée de position » sans subir aucune altération dans la grandeur et dans la disposition » mutuelle de ses éléments contigus, possibilité d'où dépend l'existence » des figures égales, et, par suite, la validité du principe de superposi- » lion. Eu second lieu, dans les espaces de courbure constante néga- » tive, les ligues géodésiques sont caractérisées , comme la droite

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 43

Par conséquent, l'existence de la géométrie imagi- naire ne fait que fortifier, loin de l'infirmer , la con- clusion à laquelle nous étions parvenus plus haut , à savoir que l'esprit, pour créer la géométrie , a besoin d'une matière, et que cette matière est l'espace.

» eiiclidieune, par la propriété d'être déterminées saus auihiguité, par » deux de leurs points seulement, de sorte que l'axiome de la droite a » lieu pour ces lignes. Et pareillement, les surfaces de premier ordre » sont caractérisées, comme le plan euclidien , par la propriété d'être » déterminées par trois de leurs points seulement, de sorte que pour » ces surfaces a lieu l'axiome du plan... La plauimétrie non eucli- » dienne n'est autre chose que la géométrie des surfaces de courbure » constante négative. » (E. Beltrami , Théorie f'ondauienlale des espaces de courbure constante, trad. par J. Hoûel. Ann. scient, de l'École normcdc sup., t. VI, an. 1869.)

CHAPITRE 11.

ORIGINE DES NOTIONS GÉOMÉTRIQUES (SUITE).

Principes des nolious géométriques : espace , esprit , mouveineut. Géuéralion des lignes, des surfaces, des volumes. Passage delà géométrie élémentaire à la géométrie analytique. L'infini géo- métrique.— L'imagination en géométrie.

L'espace indéfini, homogène, indifférent par lui- même à toutes les déterminations, mais capable de les recevoir toutes, telle est la matière de la géométrie. Les anciens géomètres, si soucieux de la rigueur logique , l'avaient bien compris : de ces demandes qu'ils inscrivaient en tête de leurs traités. « Je demande, » dit Euclide avant de formuler ses théorèmes , de » pouvoir : mener une ligne droite d'un point quel- » conque à un autre point quelconque ; prolonger » indéfiniment , suivant sa direction , une ligne droite » finie ; décrire un cercle d'un point quelconque » comme centre, et avec une distance quelconque. » Cela ne revient -il pas à dire : donnez- moi l'espace indéfini , homogène , et pouvant recevoir toutes les déterminations , et je crée la géométrie? Comment, en effet, mener une hgne droite d'un point quelconque à un autre point quelconque , si l'espace qui sépare ces deux points opposait quelque obstacle à la construc-

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 45

tion, c'est-à-dire s'il n'était pas indifférent à toute déter- mination particulière? comment prendre un point quelconque pour centre d'un cercle , et une distance quelconque pour rayon , si la même construction ne pouvait être répétée identiquement en tout lieu , c'est- à-dire si l'espace n'était pas homogène ? comment en- fin prolonger indéfiniment , suivant sa direction , une ligne droite finie, si l'espace n'était pas toujours pour recevoir le nombre illimité des accroissements successifs de la grandeur donnée , c'est-à-dire s'il n'é- tait pas lui-même indéfini? La quatrième demande, que quelques géomètres modernes ont cru devoir ajou- ter aux trois postulata d'Euclide, n'implique pas autre chose : « Nous demanderons qu'une figure invariable » de forme puisse être transportée d'une manière )) quelconque dans son plan et dans l'espace (1). »

Telle est la matière de la géométrie. Mais cet espace indéterminé ne se déterminera pas lui-même ; cette matière illimitée ne s'imposera pas à elle-même des limites; ce principe passif ne sortira pas lui-même de l!inertie. Pour que la géométrie soit, il faut l'interven- tion d'une cause déterminante , d'un principe actif, capable de tailler un nombre indéfini de figures dans cette étoffe immense. Cette cause active, c'est l'esprit.

Espace indéfini, indéterminé d'une part, activité spirituelle d'autre part , voilà déjà deux des facteurs de la géométrie. La question est maintenant de savoir comment l'esprit agira sur l'espace , comment le prin-

^ (1) Hoûel, Es. crit. sur les princ, fondam. de la qéom. élém.

46 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

cipe actif déterminera la matière passive. Si nous exa- minons séparément chacun de ces deux facteurs, nous ne trouvons aucun passage de l'un à l'autre. Nous nous représentons l'espace comme un solide tendu à l'in- fmi dans tous les sens , et pouvant recevoir toutes les figures; d'autre part, l'esprit a pour fonction essen- tielle de lier selon certains rapports des éléments variés, c'est-à-dire d'imposer l'unité à une multiplicité donnée. Ces éléments, dont la pensée forme des cou- ples^ ne sont pas le fruit de l'expérience brute ; ils ont déjà subi^ quand elle les met en œuvre, une élabo- ration préparatoire; ce ne sont plus des représenta- tions purement expérimentales , mais des idées géné- rales et abstraites , desquelles un travail préliminaire a fait disparaître la particularité , propre de Fexpé- rience , impropre à la pensée. On conçoit aisément de quelle manière le passage s'établit entre la pensée et ces notions ainsi purifiées; les idées générales , dis- tinctes les unes des autres, sont fournies successive- ment à l'esprit ; l'acte intellectuel consiste à faire de cette pluralité, en elle-même incohérente, des totalités coordonnées. Mais l'espace, bien que divers et mul- tiple en puissance , est un et continu en acte ; on ne saurait dire que les déterminations en sont données à la pensée comme le sont les idées générales dans la connaissance expérimentale ; ce serait en elïet sup- poser la question résolue, puisqu'il s'agit de savoir comment l'action intellectuelle impose à l'espace in- déterminé et passif les déterminations qu'il peut rece- voir. La pensée a donc d'abord à créer véritablement

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 47

une multiplicité. Comment ces deux termes hétéro- gènes enti^eront-ils en rapport ? il faut entre eux un intermédiaire qui participe à la fois de l'un et de l'autre, qui soit un comme la pensée, et multiple en puissance comme l'espace, de telle sorte qu'en se réalisant, il réalise la multiplicité virtuelle de l'espace. Cet inter- médiaire , ce sera le mouvement.

Donnez -moi la matière et le mouvement, disait Descartes, et je créerai le monde. De môme, le ma- thématicien pourrait dire : donnez -moi l'espace et le mouvement, et je créerai la géométrie. Toute notion géométrique implique à la fois unité , pluralité et con- tinuité. Toute figure est une ; mais elle est composée de parties ; mais ces parties sont unies entre elles de manière à former un tout continu et indissoluble. De môme, le mouvement implique à la fois unité, plura- lité et continuité. Il est un par sa racine, qui est l'âme; il est multiple par ses points d'application , qui sont dans l'espace; mais en même temps il est continu, précisément parce qu'il est une synthèse de l'unité et de la multiplicité ; il n'est donc pas étonnant qu'il soit le moyen term.e grâce auquel l'unité spirituelle déter- minera la pluralité virtuelle de l'espace.

Il peut sembler, au premier abord , que demander ainsi le mouvement pour engendrer les figures géomé- triques, ce soit faire un cercle vicieux(i). Tout mouve-

(1) Il va sans dire que uous parlous seulemeût du mouveiueut géo- métrique, abslracliou faite du temps et de la vitesse. Le mouvement dans le temps est l'objet de la cinématique et non de la géométrie pure.

48 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

ment, en effet, a une direction déterminée^ rectiligne, circulaire, elliptique, parabolique, etc.; la notion de figure paraît donc impliquée dans la notion de direc- tion , et la genèse des déterminations géométriques antérieure au mouvement dans l'espace. Le cercle n'est qu'apparent. La notion des grandeurs continues et celle du mouvement sont si intimement unies l'une à l'autre, que nous avons peine à les séparer (1). Toute- fois, si, plus tard, nous qualifions les différents mouve- ments par les noms mêmes des différentes figures, à l'origine, c'est au mouvement que nous devons la dé- termination du continu étendu. Supposons-nous abso- lument immobiles en présence d'un plan. Nous n'en percevons avec netteté que le seul point dont l'image se forme au centre de la tache jaune de notre rétine. Si, à la rigueur, une telle perception nous donne l'im- pression d'étendue, il est évident qu'elle ne nous fournit pas la représentation d'une grandeur déter- minée. Ce point, vu en pleine lumière, est entouré d'une pénombre dont l'éclat va décroissant du centre à la circonférence , et cette dégradation insensible des rayons lumineux ne nous permet pas de percevoir des contours nettement dessinés. Aussi, en nous suppo- sant absolument immobiles en face de ce plan, ne le percevrons-nous pas. Que faut-il pour en avoir une représentation distincte ? Amener chaque élément de sa surface et de son périmètre au point le plus distinct

(1) Leibnitz a dit: « Il est clair que l'idée du mouvement contient celle de la figure. » {Nouv. Es., liv, U. ch. vi.)

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 49

de la vision. La chose peut se faire de deux manières : ou bien en déplaçant le plan , ou bien en déplaçant l'œil ; mais , dans un cas comme dans l'autre , un mou- vement est nécessaire. La perception de l'étendue sup- pose donc une synthèse successive et continue d'élé- ments juxtaposés.

Ainsi , l'espace multiple en puissance , l'esprit un et le mouvement un et multiple à la fois , voilà les trois principes indispensables de toute constru(;tion géomé- trique. Il semble que nous puissions maintenant as- sister à la genèse des déterminations de l'espace ; il n'en est rien pourtant ; une opération préparatoire est né- cessaire.

Tous les géomètres commencent par définir le vo- lume, la surface et la hgne ; puis ils produisent les définitions des lignes, des surfaces, et des volumes par- ticuliers, de la ligne droite, par exemple, de la circon- férence, du triangle, de l'hexagone, du cube, du prisme, du cylindre , etc. On insiste peu , d'ordinaire , sur la différence profonde qui sépare ces trois premières no- tions : volume , surface et ligne , des suivantes : ligne droite, carré, cube, etc. ; ou, quand on les distingue, on considère les premières comme des genres dont les secondes sont les espèces : ainsi un parallélipipède rec- tangle serait une espèce du genre volume ; un triangle isoscèle , une espèce du genre surface ; une circonfé- rence, une espèce du genre ligne. Mais, à parler rigou- reusement, il n'y a ni genres ni espèces dans les figures géométriques ; et si le géomètre commence par définir le volume, la surface et la ligne , c'est qu'il obéit à un

50 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

besoin invincible, inhérent à la nature môme de la science qu'il construit.

On définit , le plus souvent , la géométrie la science de l'étendue , ou encore la science des déterminations possibles de l'espace. La première de ces définitions paraît impliquer que le géomètre prend toujours pour objet de ses recherches les formes réalisées dans la nature ; elle assignerait donc à la géométrie une origine empirique, et elle en restreindrait singulière- ment le domaine. La seconde, qui donne pour objet à la géométrie les déterminations possibles de l'espace, maintient le caractère rationnel et le domaine illimité de cette science ; mais elle est incomplète , car elle indique sur quels objets portent les recherches géomé- triques, et non pas quel est l'objet propre de ces recherches. On peut en effet demander : qu'est-ce que faire la science des déterminations de l'espace ? A cette question , Aug. Comte a répondu : c'est mesurer directement ou indirectement l'étendue (1). Avant lui, Hobbes avait dit : « Est geometrîa scientia qua ex )) aliqua vel aliguibus mensuratis , jper ratiocinatio- )) nem determinamus quantitates alias iion mensura- » tas. (2) » Cette définition est excellente.

Toute question mathématique revient, en dernière analyse, à une question de mesure ; mais comme , le plus souvent , la mesure directe est impossible, nous suppléons à cette impuissance par les artifices du cal-

(1) Cours de phil. posit., 10' leç,

(2) De Principiis el Haliorinalione geometrarum.—' Loudini, 1G66.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 51

cul; en rattachant à des grandeurs susceptibles d'une mesure directe celles qui ne peuvent en recevoir, nous parvenons à découvrir la mesure des secondes, grâce aux relations qu'elles ont avec les premières (1). Ce qui est vrai des grandeurs en général l'est en particulier des grandeurs géométriques. Mesurer des volumes revient à mesurer des surfaces. Soit, par exemple, à trouver le volume d'un cylindre donné. Le procédé direct con- sisterait à prendre un certain cylindre pour unité , et à voir combien de fois il est contenu dans le premier. La chose est impossible ; mais je sais que le cylindre peut être considéré comme un prisme à base circu- laire ; or le volume du prisme s'obtient en multipliant sa base par sa hauteur; par conséquent le volume du cyhndre s'obtiendra de la môme façon. L'artifice con- siste donc à substituer à la mesure directe impossible la mesure d'une ligne et d'une surface. De même, le volume du cube , celui du parallélipipède , celui du prisme s'obtiennent en multipliant la surface de leur base par leur hauteur. La mesure des solides sup- pose donc la mesure des surfaces ; à son tour, la me- sure des surfaces se réduit à la mesure des hgnes. La comparaison immédiate entre surfaces est assez fré- quente ; je puis superposer deux triangles, deux poly- gones, deux cercles ; mais quand il s'agit non plus de constater l'égalité ou l'inégalité de deux figures, mais de les mesurer, le procédé direct consisterait à re- chercher combien de fois une certaine surface prise

(1) Voir lûule la 3= leçou du Cours de phil.posit,

5'i DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

pour unité est contenue dans telle surface donnée; or, si parfois on peut le faire , par exemple , pour le rectangle, dont la base et la hauteur ont une commune mesure , le plus souvent la chose est impossible. Aussi transforme-t-on la mesure des surfaces en me- sure de lignes : ainsi, la surface d'un triangle s'ob- tient en multiplant sa base par la moitié de sa hau- teur ; celle des polygones réguliers , en multipliant le périmètre parla moitié de l'apothème. La substitution des mesures indirectes aux mesures directes ne s'ar- rête pas : la mesure des courbes est elle-même ra- menée à la mesure des lignes droites ; par exemple, le rapport de la circonférence au diamètre une fois déterminé, il suffit, pour trouver la circonférence d'un cerde, d'en connaître le rayon; de la longueur des deux axes dépend la longueur de l'ellipse; du dia- mètre du cercle générateur dépend la longueur de la cycloïde. Sans qu'il soit besoin de multiplier les exemples particuliers , on peut dire, en général, qu'il existe toujours certaines droites dont la longueur suf- fit à déterminer celle d'une courbe quelconque. Aussi Aug. Comte , si profond dans la philosophie mathé- matique, a-t-il pu dire avec raison que la science géométrique, conçue dans son ensemble, avait « pour » destination générale de réduire finalement la com- )) paraison de toutes les espèces d'étendue , volumes, )) surfaces ou hgnes , à de simples comparaisons de » lignes droites, les seules regardées comme pouvant » être effectuées immédiatement , et qui , en effet ,

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 53

)) ne sauraient être évidemment ramenées à d'autres » plus faciles (1).»

La géométrie des lignes est donc indispensable à la géométrie des surfaces , et la géométrie des surfaces à celle des volumes (2). Voilà pourquoi l'esprit, au début de la spéculation géométrique, établit trois pro- vinces distinctes dans l'espace. L'espace nous est donné primitivement avec trois dimensions. A cette intuition correspond la notion du volume ; nous éli- minons l'épaisseur, et à cet espace réduit à deux di- mensions correspond la notion de surface; delà sur- face nous éliminons la largeur, et à cet espace réduit à une dimension correspond la notion de la ligne. Ces deux provinces ultérieures, surface et ligne, sont sus- ceptibles d'une infinité de déterminations particu- lières, aussi bien que la province primitive , espace à trois dimensions. Quand les géomètres placent en tête de leurs définitions celles du volume, de la surface et de la ligne , ils ne font rien autre chose que démem- brer l'espace , travail préliminaire indispensable à la constitution complète de la science.

Le démembrement de l'espace est idéal et abstrait. Il n'existe dans la réalité que des solides ; la surface , la ligne et le point sont des limites vers lesquelles tendent les solides, les surfaces, les lignes, dontl'épais-

(1) Cours de phil. posit., 10« leç.

(2) « Tous les problèmes de géométrie se peuvent facilement réduire à tels termes qu'il n'est besoin, par après, que de connaître la lon- gueur de quelques lignes droites pour les construire. » C'est par ces mots que débute la Géomélrie de Descartes.

54 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

seur, la largeur, la longueur décroissent sans cesse. Ilobbes gourmande fort Euclide d'avoir défini le point « ce dont il n'est pas de parties ; » la ligne , « une longueur sans largeur; » la surface , « ce qui a seule- ment longueur et largeur (1).» Un point, dit-il, est tou- jours divisible : ainsi un cercle peut être divisé en un nombre quelconque de secteurs qui tous sont termi- nés par un point ; le centre du cercle, sommet com- mun de tous ces secteurs , sera donc divisé en autant de parties qu'il y aura de secteurs. Soit maintenant un de ces secteurs circulaires ; je le partage en deux autres secteurs ; je prends l'un , je vous laisse l'autre ; la ligne qui les séparait avait donc une largeur, puis- qu'après la séparation des deux secteurs elle est par- tagée entre eux. De même , toute surface a une épais- seur : je partage une sphère en deux hémisphères que je détache l'un de l'autre ; il faut bien que la surface de section ait une épaisseur, puisqu'elle est divisée entre les deux moitiés de sphère maintenant séparées.

Les critiques de Hobbes porteraient, si la géométrie avait pour objet les corps matériels, et non pas les dé- terminations idéales de l'espace D'ailleurs , les défini- tions que le physicien anglais prétend substituer à celles d'Euchde n'en diffèrent pas au fond.(( Un point est divi- sible, dit-il, mais on n'en considère aucune partie. » « La ligne est le tracé que laisse après lui un corps en mouvement, et dont on ne considère pas la largeur.» Il

(1} Op. cil.,^,

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 55

aurait pu ajouter : la surface a une épaisseur, mais on n'en tient pas compte. ]\Iais si l'on néglige la longueur dans le point , la largeur dans la ligne , l'épaisseur dans la surface , ne peut-on pas définir géométrique- ment le point, ce qui n'a pas de parties ; la ligne, une longueur sans largeur ; la surface, une longueur et une largeur sans épaisseur?

La matière de la géométrie ainsi préparée par l'abs- traction, comment sont engendrées les déterminations particulières de l'espace ? Nous avons déjà remarqué que la géométrie, depuis qu'elle a reçu une constitu- tion philosophique, porte sur toutes les formes pos- sibles , et non- seulement sur celles que révèle l'ob- servation de la nature; aussi ne peut -on, sans en restreindre arbitrairement le domaine , assigner aux notions qu'elle étudie une origine empirique ; il faut que l'esprit crée les déterminations de l'espace ; nous savons quelle matière il met en œuvre et de quel ins- trument il se sert ; assistons à la genèse.

Soit deux points : si le premier se meut vers le se- cond , et vers celui-là seulement, il décrit une ligne droite (1). « S'il se meut pendant une fraction appré- » ciable de son mouvement vers le second point , et » pendant une fraction également appréciable vers un » troisième, un quatrième, etc., la ligne qu'il décrit

(!) Ou a donné de nombreuses définitions de la ligne droite. Platon la définissait : la ligne dont les points intermédiaires portent ombre sur les points extrêmes; Euclide : la ligne qui est située semblablement par rapport à tous ses points; Archimède : la plus courte de toutes les lignes qui ont mêmes extrémités; Proclus : la plus courte distance entre deux points. Ces propositions sont de vrais tliéorèmes, et non

56 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

» est brisée ou composée de droites distinctes. Si » à chaque instant de son mouvement il se meut » vers un point différent , la ligne qu'il décrit est » courbe (1). » Et comme la loi à laquelle est assu- jetti le mouvement du point générateur peut varier à l'infini , le nombre des courbes possibles est infini. Citons quelques exemples : qu'un point se meuve sur le plan de manière à rester toujours à la même dis- tance d'un point fixe, la courbe qu'il engendre est une circonférence ; que la somme de ses distances à deux points fixes soit constante , la courbe est une ellipse ; que cette quantité constante soit la différence des dis- tances du point en mouvement à deux points fixes , la courbe engendrée est une hyperbole ; que le point s'écarte toujours également d'un point et d'une droite fixes, la courbe qu'il décrit est une parabole ; qu'il tourne sur un cercle roulant lui-même sur une droite, la courbe engendrée est une cycloïde ; enfin , pour borner les exemples , qu'il s'avance sur une droite tournant autour d'une de ses extrémités comme pi- vot, il engendre une spirale ; en un mot, que l'on fasse varier à l'infini les conditions sous lesquelles s'accom- plit le mouvement générateur, et l'on obtiendra une variété infinie de courbes. Voilà pour la géométrie des lignes.

des définitions, car elles ne font qu'énoncer une des propriétés parti- culières de la figure à définir. La définition de la ligne droite par le mouvement est fort ancienne. Je trouve dans Christophorus Clavius que de nombreux auteurs ont, dès l'antiquité, défini la ligue droite celle « quœ describitur a puncto moto nec vacillante. » (1) H. Taine, De l Intelligence, liv. IV, ch, i.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 57

Voici maintenant pour les surfaces. Une ligne se mouvant suivant une ou plusieurs lois déterminées en- gendre une surface. La variété des lois auxquelles on ])eut assujettir le mouvement d'une ligne étant infinie , lu variété des surfaces que Ton peut engendrer par ce moyen est elle-même infinie. De plus, non-seulement on peut faire varier le mouvement de la ligne , mais on peut encore faire varier suivant une loi déterminée la nature de la ligne pendant qu'elle se meut , ce qui n'a pas d'analogue dans la génération des courbes. La géométrie analytique divise les surfaces en plu- sieurs groupes , d'après leur mode de génération ; ce n'est pas, à proprement parler, une classification rigou- reuse des surfaces , car une même surface peut faire partie à la fois de deux groupes différents. Les deux groupes principaux sont les surfaces de révolution et les surfaces réglées. Les surfaces de révolution sont engendrées par une ligne quelconque tournant autour d'une ligne droite ; on peut encore les considérer comme engendrées par un cercle dont le centre se meut sur une droite perpendiculaire à son plan, et dont le rayon varie de telle façon que sa circonférence s'ap- puie toujours sur une ligne fixe de position. Ainsi la surface sphérique peut être engendrée par la simple rotation d'une demi - circonférence autour de son diamètre ; elle peut encore être engendrée par une circonférence dont le centre se meut sur une droite perpendiculaire à son plan et dont le rayon varie de façon qu'elle coupe toujours une circonférence dont cette perpendiculaire est le diamètre. De même, une

58 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

droite assujettie à passer par un point fixe et à toucher constamment une circonférence fixe dont le plan est perpendiculaire à la droite qui joint le point S à son centre engendrera une surface conique de révolution. Cette surface conique pourra être encore engendrée par le mouvement d'une circonférence dont le centre se meut sur une droite perpendiculaire à son plan, et dont le rayon varie de telle sorte qu'elle coupe toujours une droite oblique, fixe de position. Les surfaces réglées sont des surfaces engendrées par le mouve- ment d'une ligne droite. Les surfaces coniques, en général , résultent du mouvement d'une droite assu- jettie à passer par un point fixe et à toucher constam- ment une ligne donnée. La surface conique de révo- lution, décrite il n'y a qu'un instant, est donc en même temps une surface réglée. Le plan est aussi une surface réglée , car il peut être considéré comme engendré par une ligne droite assujettie à passer par un point fixe et à toucher une ligne droite fixe. Une droite assujettie à rouler tangentiellement à une hélice engendre une surface hélicoïdale ; une droite assu- jettie à tourner autour d'une autre droite fixe, et non située dans un même plan, en restant à une distance constante de cet axe , engendre une hyperboloïde de révolution, qui est en même temps une surface réglée. Le mouvement des surfaces rectilignes et des sur- faces courbes produit ensuite tous les solides. Le cylindre est engendré par la révolution du rectangle autour d'un de ses côtés ; le cône , par la révolution du triangle rectangle autour d'un des côtés de l'angle

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 59

droit; la sphère , par la révolution d'un demi -cercle autour du diamètre. Ainsi, qu'il s'agisse de lignes, de surfaces ou de volumes , étant donné un point , une ligne, une surface en mouvement, la loi variable de ce mouvement étant posée par l'esprit, on peut engendrer toutes les déterminations de l'espace.

Les représentations ainsi déterminées présentent, il est aisé de le constater, les vrais caractères des notions géométriques. Toute figure est à la fois unité, pluralité et continuité ; une ligne droite, par exemple, est quel- que chose d'un et d'individuel ; elle est divisible en parties extérieures les unes aux autres ; enfin ces parties sont unies entre elles de manière à former un tout continu. Nous trouvons une unité dans la cons- cience ; mais , bornés à cette seule intuition , nous ne saurions imaginer ni concevoir la pluralité de parties inhérente à toute figure. L'intuition de l'espace nous fournit une pluralité virtuelle , encore indéterminée , que nous opposons à l'unité de la conscience. Mais ces deux termes hétérogènes demeurent étrangers l'un à l'autre tant qu'un intermédiaire participant à la fois des deux ne nous a pas permis de les unir. Le mouve- ment, un par sa racine, multiple par ses points d'ap- plication, est cet intermédiaire; la figure qu'il trace dans l'espace est à la fois une , multiple et continue : une, car elle résulte d'un seul mouvement ; multiple, car ce mouvement s'est appliqué à divers pohits de l'espace; continue enfin, carie mouvement un n'a pas laissé de lacune entre ses divers points d'application ; par conséquent , toutes les notions géométriques sont

00 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

en puissance dans l'espace et en virtualité dans la pensée. L'espace est une matière indéterminée par elle-même, mais susceptible de recevoir toutes les dé- terminations ; la pensée est essentiellement l'unité formelle qui se réalisera de mille façons diverses dans la pluralité de l'espace, selon des lois posées par l'esprit lui-même.

Tout ce qui précède est vrai de la géométrie élé- mentaire, où l'on se représente directement les formes géométriques. C'est maintenant une question desavoir si, dans cette géométrie générale, créée par Descartes, et dans laquelle des formules abstraites remplacent les formes concrètes, la spéculation porte encore sur des représentations individuelles dont le mouvement a tracé les limites.

On se fera une idée incomplète de la géométrie analytique , si l'on se contente de la définir : l'étude des figures par les procédés du calcul et de l'analyse algébrique. Cette définition nous apprend que la spé- cieuse de Descartes, comme on l'appelait au xvif siècle, consiste à substituer aux grandeurs concrètes des symboles abstraits, et à traiter les signes, abstraction faite des choses signifiées, « jusqu'à ce qu'enfin, dans la conclusion , la signification de la conséquence sym- bolique soit déchiffrée (1). » Mais elle nous laisse ignorer pourquoi les relations des signes entre eux cor- respondent point pour point aux relations mutuelles

(1) Kant, Recherches sur la clarté des principes de la théologie na- turelle et de la morale; mélanges delogiq., trad. Tissot.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 61

des choses signifiées , comment s'opère le passage du concret à l'abstrait, de la figure à la formule.

La géométrie étudie des grandeurs déterminées ; toute grandeur est composée de parties homogènes. Dès lors, je puis substituer à la considération de la grandeur elle-même la considération du nombre de ses éléments, et je passe ainsi de la géométrie à l'arithmétique : ainsi 4 X 4, 4 X 3 deviennent les symboles numériques d'un carré , d'un rectangle donnés. Mais chacun de ces symboles ne convient qu'à la figure donnée ; et comme les propositions géomé- triques doivent être vraies de toutes les figures pos- sibles de même espèce, l'esprit, contraint à une réduc- tion plus générale encore du concret à l'abstrait, remplace les symboles numériques par les symboles algébriques ,4 X 4 , par X x X, ou X^, cette notation signifiant qu'il faut multiplier par lui-même le côté d'un carré quelconque pour en obtenir la surface. Voilà déjà l'algèbre appliquée à la géométrie ; les figures ont disparu, et j'opère sur des signes abstraits et con- ventionnels. Ce n'est pas tout ; les grandeurs géomé- triques , et c'est ce qui les distingue des autres espèces de grandeur, ont une forme déterminée : ainsi deux grandeurs numériquement égales peuvent n'être pas identiques ; un triangle dont la base a quatre mètres, et la hauteur deux mètres, est équivalent en surface à un carré de deux mètres de côté ; le même nombre expri- mera donc les surfaces de l'un et de l'autre ; mais chacune de ces deux figures n'en conserve pas moins une forme propre et h'réductible ; l'identité que, dans

62 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

le cas donné , on établit entre les aires est purement numérique ; au point de vue géométrique, un triangle ne se confond pas avec le carré à la surface duquel sa surface est équivalente. De même encore, le jour où, par impossible, on trouverait la quadrature du cercle, celui-ci ne deviendrait pas pour cela identique au carré équivalent. Ainsi, en géométrie, la considération du nombre des éléments est secondaire ; celle de la forme est essentielle ; le nombre des éléments peut varier à l'infini dans une figure déterminée ; la forme , au contraire, est immuable. Jusqu'à présent, nous n'avons fait exprimer aux symboles abstraits que le nombre des unités conventionnelles contenues dans les grandeurs ; pour que l'analyse algébrique soit com- plètement substituée à la considération des figures représentées directement dans l'espace, il faut que les mêmes signes deviennent les symboles de formes dé- terminées. Comment la chose est-elle possible ?

Nous avons vu plus haut que les volumes étaient engendrés par le mouvement des surfaces, les surfaces parle mouvement des lignes, et les lignes, par le mou- vement du point (1). La forme d'une figure résulte donc, en dernière analyse, du trajet suivi par un point en mouvement; aussi, déterminer les positions que celui- ci occupe successivement est-ce déterminer la forme de la figure. La géométrie analytique repose tout en-

(1) « Je ne sçache rieude meilleur que de dire que tous les points des courbes qu'on peut nommer géométriques... ont nécessairement quel- que rapport à tous les points d'une ligue droite, qui peut être exprimé par quelque équation. » (Descartes , Géoniclrie , liv. IL)

V

0

1

V. r

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. G3

tièresur cette conception, et elle a pour objet de dé- couvrir les positions successives d'un point dans le plan et dans l'espace.

Supposons deux droites rec- tangulaires Ox et Oij , se cou- pant en un point 0. La posi- tion d'un point P du plan sera complètement déterminée si l'on connaît ses distances PA et PB aux deux droites Ox et 0//, ou, ce qui revient au même, si l'on connaît les longueurs de OA et OB , respectivement égales à BP et à AP. Ces longueurs ont été appelées par Descartes les coordonnées du point P.

Cet exemple fort simple fait voir que le moyen em- ploj^é en géométrie analytique pour déterminer, dans le plan, la position d'un point, consiste à la rapporter à certaines grandeurs connues. Maintenant, il est évi- dent que si le point P se déplace dans le plan, à ces variations successives de position correspondent des variations dans les coordonnées de ce point ; et que , inversement, aux variations des coordonnées corres- pondent des variations dans la position du point. Par conséquent, les diverses positions de ce point sont ra- menées à des variations de grandeurs ; et comme ces grandeurs peuvent être exprimées algébriquement , il est vrai de dire que l'équation établie entre les co- ordonnées d'un point exprime la loi du mouvement décrit par ce point , et est un symbole abstrait de la figure engendrée par ce mouvement.

C4

DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

Soit, par exemple, l'équation kx-{-By = G. Je suppose B r= 0; A plus grand ou plus i petit que 0 ; C plus grand ou plus petit que 0. L'équation peut se mettre sous la forme X = a.

Je prends sur Ox une longueur OA = a : il est clair que le point A satisfait à l'équation. Pour que dans une deuxième, dans une troisième, dans une u^ position, le même point satisfasse toujours à la même équation, il faut que sa distance à la ligne y soit toujours égale à a; c'est dire qu'en se mouvant, le point A engen- drera une droite AB , parallèle à Oy ; cette droite est la seule dont les points sont tels, que leurs coordonnées satisfassent à l'équation x = a. Par conséquent, cette équation représente la droite AB et ne représente qu'elle.

Qu'on nous donne , avons-nous dit , un point qui se meut et les conditions sous lesquelles s'accomplit ce mouvement, et nous construirons toutes les lignes. La géométrie analytique ne demande pas autre chose ; qu'on lui donne la relation entre les coordonnées d'un point, et elle découvrira toutes les positions successi- vement occupées par ce point, c'est-à-dire la ligne qu'il décrit en se mouvant. Mais qu'est la relation de ces coor- données, sinon la loi même du mouvement générateur de la figure? Toute définition de géométrie élémentaire peut donc être remplacée par une équation algébrique; et, réciproquement, toute équation analytique est la

ORIGINE DES NOTIONS DÉriNIES. 65

définition d'une certaine figure. Ainsi l'équation du premier degré kx + B^ = C est la déiinition de la ligne droite ; l'équation du deuxième degré A^"^ + {jxij -f C\f -f- Da; + E// 4- F = 0 est, selon les cas , la finition d'une courbe des genres ellipse, parabole ou hyperbole. Ce parallélisme entre la constrution d'une figure dans l'espace, et l'équation de cette figure, est constant ; aussi, pour découvrir de nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, sulfit-il de faire varier les re- lations des coordonnées.(l).

On voit par que, si l'espace indéfini, homogène et passif est la matière indispensable de la géométrie, et le mouvement, un et multiple à la fois, l'intermédiaire nécessaire entre l'esprit et l'espace, c'est à l'esprit qu'appartient le rôle actif et fécond. Son activité de- meure à l'état latent tant que certaines conditions ne sont pas données ; mais, celles-ci une fois réalisées, elle s'exerce avec une indépendance absolue. J'en trouve la preuve dans l'impuissance de l'espace à se détermi- ner lui-même ; je la trouve encore dans la variété iné- puisable des formes qu'il peut recevoir, je la trouve enfin dans les variations indéfinies de grandeur dont chacune de ces formes est susceptible. Isaac Barro^v,

(1) «... La géométrie étaut une scieuce qui enseigne généralement à connaître les mesures de tous les corps, on n'en doit pas plutôt exclure les lignes les plus composées que les plus simples, pourvu qu'on leâ puisse imaginer être décrites par un mouvement continu ou par plu- sieurs qui s'entresuivent, et dont les derniers soient entièrement réglés par ceux qui les précèdent : car, parce moyen, on peut toujours avoir une connaissance exacte de leur mesure. » (Descartes, Géométrie^ liv. I.;

66 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

le maître de Newton, définissait l'espace ponibilitas , la possibilité de poser ; mais , par lui-même , l'espace ne pose rien ; l'expérience nous y donne, il est vrai, cer- taines formes déterminées, en nombre fini ; mais nous avons vu qu'elles ne sauraient être l'objet entier d'une science qui porte sur toutes les formes imaginables. Les formes, c'est l'esprit lui-même qui les crée et les pose , et il peut en créer un nombre plus grand que toute quantité finie. s'arrêter dans cette génération des courbes, des polygones, des polyèdres? L'espace peut toujours recevoir ; et si l'esprit devait cesser de fournir, c'est qu'il trouverait en lui-même un obstacle à une production sans limites. Mais dès l'instant il a créé deux figures différentes, il a manifesté une puis- sance illimitée de production. S'il a pu passer du qua- drilatère à l'octogone , pourquoi ne passerait-il pas à toute autre figure ? Il ne trouve aucun obstacle dans la matière sur laquelle il opère , et s'il devait en ren- contrer en lui-même , il s'y serait heurté dès sa pre- mière démarche. La construction de la plus simple figure , de la hgne droite par exemple , est donc l'in- dice infaillible d'une fécondité inépuisable.

Cette puissance sans limites de l'esprit éclate encore dans les variations que peut subir la quantité repré- sentée dans l'espace. Toute figure géométrique a une forme immuable ; un triangle rectiUgne , quelle qu'en soit la superficie, est toujours une portion du plan terminée par trois droites qui se coupent deux à deux ; mais la quantité comprise entre ces limites est sus- ceptible de varier au delà et en deçà de tout nombre

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 07

fini. Ainsi , étant donnée une ligne droite , je puis la prolongera l'infini; étant donné un triangle, je puis en faire croître ou décroître les côtés au delà de tout nombre assignable. La figure est donc, par elle-même, indifférente à l'accroissement et à la diminution. Il y a à cette variabilité indéfinie une cause matérielle et passive , et une cause formelle et active; la première est l'indifférence absolue de l'espace ; la seconde, l'ac- tivité illimitée de l'esprit. Soit une droite de grandeur finie ; je la double : c'est un acte de l'esprit ; mais pour qu'il s'accomplisse , il faut que l'espace la ligne est représentée n'oppose aucune résistance à l'opération. Soit un triangle ; j'en diminue de moitié les côtés : c'est encore un acte de l'esprit ; mais , pour qu'il s'opère , il faut encore que l'espace le triangle est représenté ne se refuse pas à cette dimi- nution. Ainsi , pouvoir de l'esprit d'accroître et de diminuer toute grandeur donnée , indifférence de l'es- pace à subir ces accroissements et ces diminutions, voilà la source véritable de l'infini géométrique.

Comme l'a fait remarquer un profond mathémati- cien philosophe , « à proprement parler, l'infini est » moins une idée que le caractère ou la propriété » d'une idée , caractère qui se modifie en passant » d'une idée à l'autre (1). » L'infini numérique dif- fère de l'infini géométrique. Si un nombre m'est donné, quelque grand qu'on le suppose, je puis l'ac-

(1) Cournot, Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les scimces et dam l'histoire, liv. I, cli. m.

68 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

croître en y ajoutant l'unité, et rien ne s'oppose à cette addition , puisque le nombre ainsi accru était le résultat d'une série d'additions semblables ; de même, je puis toujours diviser l'unité sans l'épuiser jamais. Mais l'infini géométrique est, en quelque sorte, cet in- fini numérique sorti de l'esprit, .et étalé dans l'espace; dès lors il ne suffit plus qu'aucune résistance logique n'arrête l'accroissement ou la diminution sans limites de la quantité représentée, il faut encore que ces deux opérations inverses ne rencontrent pas d'obstacle dans l'espace lui-même. L'infini géométrique suppose donc à la fois l'infinité de la cause active et l'infinité de la cause passive.

On demandera peut-être comment se fait le pas- sage de l'infini numérique à l'infini géométrique. A cette question , nous répondrons : par le mouvement. Pour concevoir l'infini , a dit Leibnitz , « il faut cour » cevoir que la même raison subsiste toujours pour » aller plus loin. C'est cette considération des raisons » qui achève la notion de l'infini ou de l'indéfini dans » les progrès possibles (1). » Au fond de la notion logique d'infini est donc impliquée l'idée de conti- nuité. C'est sur cette dernière idée que repose la mé- thode infinitésimale, Wallis , dans son Aiitîimétique des indivisibles ; Cavalieri, dans sa Géométrie des in- divisibles^ Fermât, Barrow, Grégoire de Saint -Vin- cent, Pascal, ces savants prédécesseurs de Leibnitz, s'appuyaient tous sur ce principe, formulé par celui qui

(l)A'o«t'. Essais, liv. Il, ch. xiv.

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 09

partage avec Newton la gloire d'avoir dorme l'algo- rithme de la méthode nouvelle, « que les raisons ou rap- ports du fini réussissent à l'infini. » Tant que l'esprit ne sort pas de lui-même , l'impossibilité de concevoir une chose sans raison, et, par suite, la possibilité de re- nouveler toujours une opération déjà foite, addition ou soustraction, expliquent la loi de continuité ; mais hors de nous, dans l'espace, cette loi de continuité est objec- tivée par le mouvement Voici une droite décrite par un point qui se meut de A à B. Entre ces limites , il existe un nombre de positions intermédiaires suscep- tible de croître au delà de toute quantité assignable. Quand la droite AB est décrite , le point mobile a passé successivement par toutes ces positions; le pas- sage a été continu, puisque le mouvement n'a pas été interrompu , et que la ligne qui en résulte n'est pas une quantité discrète. Privés du mouvement, et ré- duits au point immobile , nous poserions le premier terme d'une série numérique indéfinie ; mais il nous serait impossible de passer objectivement du premier au second : l'infini deviendrait dans notre esprit, mais non hors de nous. Mais si le point se meut entre les deux limites fixées, il traverse nécessairement la série indéfinie des positions intermédiaires , et il résulte de que l'infini abstrait et logique est réahsé objec- tivement dans l'espace. En ce sens, on peut dire que la représentation de toute figure géométrique finie est une intuition de l'infini. D'une manière plus générale, si la méthode infinitésimale consiste , comme l'a voulu son auteur, à conclure des rapports de deux quantités

70 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

variables dont l'une est fonction de l'autre , les rap- ports de ces mêmes quantités réduites à une valeur plus petite que toute quantité assignable, cette mé- thode implique , à l'origine de la spéculation , l'intui- tion du mouvement, par lequel s'accroissent ou di- minuent les grandeurs continues dont les variations sont unies l'une à l'autre.

Ainsi, au fond de toutes les conceptions géomé- triques, les plus simples et les plus complexes, les plus humbles et les plus sublimes , nous retrouvons toujours l'espace multiple et passif, l'esprit un et actif, et le mouvement , un et multiple à la fois , inter- médiaire indispensable entre l'esprit et l'espace , sans lequel la multitude infinie des formes géométriques demeurerait concentrée dans l'unité de la pensée, sans se développer jamais. On a eu raison de dire que l'ob- jet de la géométrie « se ramène à des déterminations de la pensée et de l'activité (1) ; » nous savons main- tenant quel sens il faut attacher à cette parole. Il est incontestable que l'esprit possède un pouvoir illimité^ indépendant de l'espace ; mais sans une matière seront réalisés les possibles qui sortent successive- ment de la source toujours féconde , ce pouvoir est virtuel. Alors même que la pure action de penser suf- firait à créer les mathématiques abstraites, cette fécon- dation tout intérieure de la pensée par elle-même ne saurait donner naissance à la géométrie ; un nombre n'est pas une ligne : il faut l'espace au géomètre. Mais

(1) A. Fouillée, loc. eit,

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 71

l'esprit, immobile devant l'espace, serait comme un statuaire devant un membre informe ; il lui faut agir. Il prépare d'abord cette matière, en faisant abstraction de toutes les qualités sensibles des corps , et en éta- blissant dans l'espace les trois régions distinctes des volumes , des surfaces et des lignes ; puis , dans cha- cune de ces régions, il trace un nombre indéfini de figures , et le monde géométrique existe.

L'origine que nous venons d'assigner aux notions géométriques suppose que toujours nous avons une représentation intuitive des figures tracées parle mou- vement dans l'espace. 11 en est ainsi en effet : essayez de concevoir une ligne droite , un triangle , un cercle, sans l'imaginer; la figure vous apparaîtra malgré vous. Dans toute opération de géométrie élémentaire, nous traçons sur le tableau ou sur le papier les formes sur lesquelles nous opérons; si vous pouvez vous passer de tableau noir, c'est que votre imagination y supplée ; car, mentalement, vous décrivez sur un plan ou dans un espace imaginaire les figures de géométrie dont vous recherchez les propriétés. « Les enfants que l'on » habitue à calculer de tête écrivent mentalement à la » craie , sur un tableau imaginaire , les chiffres indi- » qués , puis toutes leurs opérations partielles, puis la » somme finale , en sorte qu'au fur et à mesure ils » revoient intérieurement les diverses lignes de figures » blanches qu'ils viennent de tracer. Les enfants pro- » diges qui sont des mathématiciens précoces rendent » sur eux-mêmes le même témoignage (1)= » Ainsi

'^1) H. Taiue . 1)6 l'hilelUgence, liv, 11, ch. i.

Tl DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

font les géomètres : même quand ils se passent de formes dessinées à la craie , au crayon ou à la plume, ils voient des figures tracées dans l'espace vide par un mouvement presque insensible de l'œil; s'ils ferment les yeux, la construction mentale sera la même , et sur le fond obscur se détacheront certains contours lumineux. Ce besoin d'imagination est telle- ment impérieux, que si je viens à vous définir une fi- gure nouvelle, aussitôt, pour en avoir une notion distincte, vous la tracez sur le papier, ou tout au moins vous la décrivez sur le tableau imaginaire par un mou- vement de l'œil que l'habitude rend bientôt imper- ceptible. Qu'on ne nous oppose pas l'exemple de Saunderson : ce géomètre aveugle imaginait les figures par le toucher. Les idées géométriques ne sauraient être des idées pures : toute figure est une portion dé- terminée de l'étendue, et l'espace, qu'on en fasse, avec Clarke et Newton, une chose réelle, avec Leibnitz, l'ordre des coexistences possibles , avec Kant, la forme a priori de la sensibihté , est toujours composé d'élé- ments juxtaposés, extérieurs les uns aux autres, que, dans le calcul, nous pouvons remplacer par des signes abstraits, mais que nous sommes forcés d'imaginer quand on les suppose, comme fait le géomètre, con- tenus dans des Kmites de forme inflexible. Chacune de ces formes peut donner lieu, et donne lieu en effets à des relations algébriques et abstraites; mais elle n'en est pas moins essentiellement une image con- crète. Qu'on ne nous accuse pas , quand nous affirmons

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 73

cette nécessité des images en géométrie, de restaurer, après l'avoir proscrite, cette théorie qui veut que les notions mathématiques aient une origine exchisive- inent empirique. La géométrie, au moins la géométrie élémentaire , tient dans un éveil perpétuel la faculté d'intuition ; mais les images que nous y considérons sont loin de ressembler aux images empiriques. Je vois cette feuille de papier couverte de caractères ; je ferme les yeux, et, bien que ma paupière abaissée intercepte les rayons lumineux, je revois la même feuille : c'est une image empirique ; elle ressemble, à la netteté près, à la représentation même de l'objet ; je revois les di- mensions, la couleur, les petites irrégularités de cette feuille , les lignes noires qu'y forment les caractères tracés : c'est l'image individuelle d'un objet indivi- duel. Au contraire, quand j'imagine un triangle rec- tangle ou un cercle, l'image en est individuelle , puis- que tel est le caractère de toute image ; mais, en même temps, elle est générale : c'est un schème. En la traçant, je n'ai pas voulu reproduire trait pour trait un modèle individuel donné, mais j'ai réalisé une certaine loi de génération énoncée par la définition. Quand on me dit : la circonférence est la courbe engendrée par un point qui se meut dans le plan en restant toujours à la même distance d'un point fixe , immédiatement je vois ce point mobile et ce point fixe ; je suis le pre- mier dans son mouvement, et je vois la courbe qu'il trace ; j'ai pris arbitrairement tel ou tel rayon , car les dimensions de la figure ne font rien à l'affaire, et l'essentiel était d'assister à la génération de la

7i DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

courbe , de m'assurer que de la règle de construction posée résulte la figure définie. Cette indifférence à donner aux images géométriques telle ou telle dimen- sion est un acte de foi à l'existence de ce pouvoir spi- rituel qui , nous l'avons vu, fait varier à l'infini les grandeurs représentées, sans que les propriétés et les relations des formes s'évanouissent et soient modifiées. Voilà aussi pourquoi l'image schématique est géné- rale. L'essence d'une figure est sa loi propre de cons- truction, quelle que soit d'ailleurs la quantité d'espace contenue entre ses limites ; par suite, la représenta- tion de cette génération particulière se fait sans que l'on tienne compte de la quantité des grandeurs repré- sentées. Il faut qu'une certaine quantité soit comprise dans la figure , puisque tout schème est une image , et que ce qui n'a pas de quantité ne saurait être ima- giné ; mais l'objet propre du schème est la loi de cons- truction, qui peut être réalisée indifféremment dans tous les points de l'espace.

On nous opposera , sans aucun doute , la différence établie par Descartes entre imaginer et concevoir. L'imagination a des limites au delà desquelles elle devient confuse et embrouillée ; la conception est , au contraire, toujours nette et distincte. Quand je pro- nonce le mot triangle rectiligne, je me représente avec précision une portion du plan terminée par trois droites. Quand j'entends le mot chiliogone, je vois en- core une figure, mais cette fois sans contours définis ; je ne distingue plus chaque côté, chaque angle de l'image, et pourtant je ne laisse pas de concevoir le

ORIGINE DES NOTIONS DEFINIES. 75

chiliogone avec cxutant de clarté que j'imagine le triangle, et la preuve, c'est que je raisonne sur l'un et sur l'autre avec la môme rigueur. Descartes a rai- son ; je puis imaginer le triangle et toutes les figures simples , et je ne puis imaginer avec distinction le chi- liogone et toutes les figures complexes. Mais ce n'est pas à dire qu'au début de la spéculation géométrique, l'esprit puisse se passer de la représentation des formes dans l'espace ; il existe seulement un passage du simple au composé , dont il importe de se rendre compte. Prenez un ignorant, et dites-lui : le chiliogone est une portion du plan terminée par mille lignes droites; il ne vous comprendra pas, car la notion que vous essayez de lui donner ne peut être imaginée net- tement. Mais dites-lui : le triangle est une portion du plan terminée par trois droites; il vous comprendra , car il verra le triangle. Dites lui : l'hexagone est une portion du plan terminée par six droites qui se coupent; il vous comprendra encore, car l'imagination continue à venir au secours de l'intelligence. Dites-lui : le dodécagone est une portion du plan terminée par douze droites qui se coupent ; il vous comprendra tou- jours, et toujours pour la même raison. Passez alors à la définition d'une figure beaucoup plus complexe , et cette fois vous serez compris ; pourtant la figure dé- finie ne sera plus distinctement imaginée; mais, en passant du triangle à l'hexagone, de l'hexagone au do- décagone , de ce dernier au polygone de vingt-quatre côtés , l'esprit a dégagé de ces images diverses la loi de construction des polygones réguliers, et cela lui

76 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

suffit pour entendre ce qu'est le chiliogone ou tout autre polygone complexe. L'imagination a donc pré- paré les voies à l'intelligence.

D'ailleurs, est-il rigoureusement vrai que je conçoive le chiliogone sans aucun mélange d'intuition? Tout polygone régulier, quelque nombreux qu'en soient les côtés , peut être décomposé en autant de triangles égaux qu'il a de côtés ; étant donnée la loi de construc- tion des polygones réguliers , il suffit , pour en décou- vrir les propriétés, de considérer un ou deux des triangles dans lesquels ils se décomposent. Mais il suf- fit aussi à l'imagination de voir deux ou trois de ces éléments constitutifs pour savoir ce que sont les autres. Dès lors , impuissant à me représenter les mille côtés et les mille angles de la figure en ques- tion, j'en imagine quelques-uns, et j'ai vu tous les autres.

On nous objectera encore que, dans la géométrie analytique, on opère sur des formules et non pas sur des formes. Mais n'avons-nous pas montré plus haut comment les premières se substituent aux secondes , et ne savons- nous pas maintenant qu'une formule est l'expression de la loi génératrice d'une figure ? Par con- séquent , sous toute formule analytique est cachée une figure géométrique , et pour la dégager on n'a qu'à faire la construction indiquée par l'équation. L'esprit n'a pas toujours recours aux constructions graphiques, car, grâce à l'habitude des abstractions, les images sont devenues moins nécessaires. Mais souvent, quel- que familières que soient les opérations purement al-

ORIGINE DES NOTIONS DÉFINIES. 77

gébriques , il faut, pour déchiffrer le sens d'une foi-- mule , la traduire en langage géométrique , c'est-à- dire construire la figure. D'ailleurs les signes algé- briques ne sont-ils pas des images? Une équation est une construction les matériaux ordinaires , lignes et surfaces , sont remplacés par \es a , h , c, les x^ les y y et ce schème algébrique , substitué au sclième géométrique, permet de découvrir, par les seules res- sources du calcul 5 une multitude de relations et de propriétés qu'on ne saurait dégager des constructions de la géométrie élémentaire sans un effort beaucoup plus considérable d'invention.

CHAPiTIIE m.

CARlCTfRES DES DÉFINITIONS GEOMETRIQUES,

Les définitious géométriqueri se fout par génération. Contenu et forme des notions définies. La définition doit énoncer la forme. Elle est a priori. Distinction des définitious caractéristiques et des définitions explicatives. h'\ définition géométrique ne se fait pas par le genre et la différence spécifi [ue. Elle n'est pas une défi- nition de mois.

Nous savons comment sont formées les notions géo- métriques. Comment faut-il les définir? Toute notion géométrique renferme deux éléments : un contenu , l'espace , un contenant, la forme qui linaite cet espace. Le contenu , par lui-même , ne constitue pas l'essence de la notion ; il y est indispensable , puisque toute notion géométrique est une détermination de l'espace ; mais il n'en est pas l'essence, puisqu'il est susceptible de variations indéfinies qui n'altèrent pas la nature de la notion : un cercle est toujours un cercle, que le rayon croisse ou diminue à l'infini. La définition qui doit énoncer l'essence de la notion à définir ne por- tera donc pas sur le contenu de la notion géomé- trique ; par exemple, je ne définis pas le triangle en disant que c'est une surface de trois mètres carrés, car le triangle ne cesse pas d'être un triange lorsque sa

CARACTÈRES DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUKS. 79

surface augmente ou diminue. Ce qui api)artient eu propre à une notion géométrique donnée, c'est la limite invariable de son contenu variable, c'est-à-dire sa forme. Un triangle peut avoir une surface équiva- lente à celle d'un carré ou d'un hexagone ; pourtant ces trois figures n'en sont pas moins invinciblement irréductibles : la première a trois côtés et trois angles, la seconde quatre, et la troisième six. La forme, voilà donc l'essence de la notion, et, par suite, l'objet de la définition géométrique.

Mais la forme résulte, nous le savons , d'une loi de construction propre à chaque figure ; la définition géométrique énoncera donc cette loi ; elle se fera per gêner ationem.

Nous avons assisté à la genèse des représentations géométriques ; dans l'espace indéfini , homogène et jiassif, l'esprit fait mouvoir un point suivant des con- ditions indéfiniment variables, et chacun de ces mou- vements engendre une figure particulière, de forme éternelle et immuable. La notion géométrique est donc la synthèse d'une portion de l'espace. On pourrait croire que, pour la définir, il suffit de l'analyser, d'en faire sortir ce que l'esprit y a compris. Mais une telle définition ne nous apprendrait rien sur la nature propre de la notion définie. L'espace peut être con- sidéré comme un ensemble de parties identiques; à parler rigoureusement, c'est un continu, sans divisions réelles ; mais, pour les besoins du calcul, nous le divi- sons d'après une unité arbitraire, et, pour créer la géométrie , nous enfermons un certain nombre de ces

80 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

unités,longueurs, surfaces ou volumes, dans decertaines limites. L'analyse, qui détache les uns des autres les éléments d'un tout complexe, n'aboutirait qu'à nous faire savoir combien nous avons mis de ces unités dans la notion définie. Mais ce nombre est variable, puis- que les dimensions d'une figure donnée sont toujours susceptibles d'accroissement ou de diminution. Les dé- finitions, en géométrie, se réduiraient donc toutes à une formule de ce genre : telle figure est une portion variable de l'espace; mais cela, ne le savions -nous pas avant la définition? La définition géométrique ne ressemble donc pas à la définition arithmétique : un nombre est une association d'unités de même espèce; ce qui le caractérise, c'est la quantité même de ces éléments; aussi, pour le définir, énonçons-nous combien d'élé- ments il contient ; nous disons par exemple : deux est un plus un^ trois est deux phfs un, etc. En arithmé- tique, l'analyse accompagne à chaque pas la synthèse, et l'analyse est la définition même de la notion en- gendrée par la synthèse. Rien de pareil en géométrie. Dans toute construction , nous avons besoin d'un certain nombre d'unités semblables ; mais ce qu'il im- porte de connaître, c'est la forme déterminée dans la- quelle nous enfermons cette somme d'unités étendues, extérieures les unes aux autres. La définition géo- métrique doit donc exprimer la génération de la figure à définir.

Les définitions que l'on trouve dans les traités de géométrie ne le font pas toutes ; ainsi , on a défini souvent la circonférence : la ligne qui , sous le même

LEURS CARACTKUES ESSENTIELS. 81

contour, renferme la plus grande aire ; la ligne droite, le plus court chemin d'un point à un autre ; l'angle, l'inclinaison d'une ligne sur une autre; la tangente à un cercle ;, la droite qui n'a qu'un point de commun avec le cercle. Logiquement, ces définitions sont bonnes, car elles conviennent au seul défini , et elles suffisent à le distinguer d'avec toute autre notion ; de plus, le caractère qu'elles énoncent n'est pas tran- sitoire , mais immuable ; mais ces caractères , bien qu'immuables, ne sont pas irréductibles et primitifs. Aristote disait que toute définition , pour être bonne, devait renfermer un sujet, un attribut et un moyen terme, cause de l'inclusion de l'attribut dans le sujet. Les définitions citées plus haut, pourrions-nous dire, se bornent à affirmer un attribut d'un sujet , sans montrer comment il se fait qu'il y est contenu. Aussi , logiquement bonnes, puisque l'attribut énoncé appar- tient exclusivement au sujet dont on l'affirme , sont- elles rationnellement mauvaises.

L'essence, dans les notions géométriques, ne res- semble pas à l'essence dans les notions empiriques. Les caractères d'un être vivant par exemple, plante ou animal , sont unis par un lien de subordination ; mais, les plus généraux étant posés, on ne peut en déduire les moins généraux : un animal est vertébré ; je ne saurais conclure de s'il est mammifère, oiseau, reptile, batracien ou poisson. Au contraire, dans les notions géométriques , l'enchaînement des caractères essentiels est tel que, l'un d'eux étant posé, tous les autres en dérivent : ainsi, la circonférence étant la

82 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

courbe engendrée par un point mobile qui reste tou- jours à la même distance d'un point fixe , il suit de que tous les rayons du cercle sont égaux. L'égalité des rayons est un caractère essentiel du cercle , mais dé- rivé , et non primitif. Aussi la définition géométrique, pour être rationnellement bonne, ne doit -elle pas énoncer indifféremment tel ou tel caractère essentiel, mais bien le caractère essentiel primitif et irréductible, celui duquel tous les autres dérivent, c'est-à-dire la loi génératrice de la figure à définir. Voilà pourquoi nombre de géomètres , aussi soucieux de l'ordre ra- tionnel que de l'ordre logique, ont substitué aux défini- tions caractéristiques citées plus haut les définitions explicatives suivantes (1) : la circonférence est la courbe engendrée par un point mobile qui demeure toujours à la même distance d'un point fixe ; la ligne droite est celle qu'engendre un point qui se meut vers un autre point, et vers celui-là seulement ; l'angle rec- tiligne est la portion du plan que laissent entre elles deux droites dont l'une , coïncidant d'abord avec l'autre, se relève sur celle-ci, en y restant fixée par une extrémité, a. Pour fixer le caractère essentiel de la » tangente^ dit M. Cournot, il faut considérer une » ligne droite qui, ayant avec la courbe un point m ï) commun, et la coupant d'abord en un autre point » m' très-rapproché de m, tourne autour du point m 7) comme pivot, de manière que le deuxième point

(t) Ces deux expression? sont d'Aug. Comte;, Crnrs fie phil. 'r)n".it, leç. Xll.

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 81 {

» d'intersection m' se rapproche de plus en plus de m, )) puis, le mouvement de rotation continuant, passe de » l'autre côté de m, en un point tel que m". Dans ce » mouvement continu de la droite sécante , il y a un » moment le point mobile d'intersection passe )) d'un cûté de la sécante à l'autre, en se confondant » avec le point fixe m. En ce moment, la droite rno- » bile n'a plus , dans le voisinage immédiat du point » m, que ce môme point m qui lui soit commun avec » la courbe ; la direction de cette droite est juste- )) ment alors ce qu'il faut entendre par la direction » de la tangente à ce même point m, et voilà ce qui )) constitue le caractère essentiel de la tangente à une » courbe (i). » Empruntons encore au même auteur quelques définitions par génération : « Les surfaces » cylindriques sont engendrées par une ligne droite » qui se meut parallèlement à elle-même, en suivant » une courbe quelconque nommée directrice. » « Les surfaces de révolution sont engendrées par une » courbe tournant autour d'un axe, de manière que » chaque surface de révolution soit individuellement » déterminée par le tracé de la courbe que les géo- )) mètres appellent hgne méridienne. » « Les » surfaces coniques sont celles qu'une ligne droite en- » gendre en se mouvant, de manière qu'elle pivote tou- » jours sur le même point. » « Les surfaces déve- » loppables sont celles qu'une droite engendre dans son » mouvement, et qui peuvent s'étaler sur un plan,

(1) Coui'Uut, Traité de L' enchaîne -ne ni, liv. I, cli. iv.

84 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

» sans déchirure ni duplicature (1). » Ces définitions per gencrationcm sont les seules rationnelles, car seules elles donnent la raison ou la cause des propriétés définies.

On pourrait croire que les définitions géométriques, bien qu'elles se fassent per generationem , n'en sont pas moins faites per genus et cUfferentiam. Je définis le cercle : une courbe engendrée par un point mobile qui demeure toujours à la même distance d'un point fixe; l'ellipse , une courbe engendrée par un point qui se meut de telle sorte que la somme de ses distances à deux points fixes soit constante. Courbe serait alors le genre ; la génération propre de chaque figure serait la différence spécifique. La courbe, en général, esta son tour susceptible de définition : c'est la ligne engen- drée par un point mobile qui , à chaque instant de sa course , tend vers un point nouveau ; le genre est de- venu espèce par rapport à un genre plus étendu. Il existe donc, semble- 1- il, une hiérarchie dans les formes géométriques , aussi bien que dans les formes organiques. Les naturalistes distribuent tout le règne animal entre quatre ou cinq grands embranchements ; puis ils divisent chaque embranchement en classes, chaque classe en ordres , chaque ordre en familles , chaque famille en genres, chaque genre en espèces. De même, le géomètre pourrait d'abord établir dans les formes géométriques les trois embranchements des lignes, des surfaces et des volumes ; subdiviser ensuite

(1) Cùurnot. Traité de l'endi/iînemenl, etc., liv. ], ch. iv.

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 85

ces embranchements en classes ; les lignes, par exem- ple, en lignes droites, lignes brisées et lignes courbes ; ces classes , en ordres ; les surfaces , en surfaces poly- gonales, surfaces cylindriques et surfaces coniques; ces ordres , en genres ; les polygones, en triangles, quadrilatères, hexagones, etc. ; et enfin ces genres, en espèces ; les triangles , en triangles équilatéraux , triangles isoscèles , triangles scalènes , triangles rec- tangles ; les quadrilatères , en carrés , rectangles , pa- rallélogrammes, trapèzes.

L'analogie signalée plus haut est réelle ; mais il ne faudrait pas l'exagérer au point d'identifier la hiérar- chie des formes géométriques avec celle des formes organiques , car il existe entre elles une différence irréductible. Voici un bouledogue : ses caractères spé- cifiques sont une mâchoire inférieure proéminente , un museau aplati, de petites oreilles dressées, un poil ras, une queue courte, une configuration générale robuste et trapue; c'est ce qui le distingue des autres espèces canines; mais, outre ces différences spécifiques , on trouve en lui certains autres carac- tères communs à tous les chiens : trois fausses molaires à la mâchoire supérieure , quatre à la mâchoire infé- rieure, la carnassière supérieure plus tuberculeuse que l'inférieure, cinq doigts aux pieds de devant, quatre à ceux de derrière , une langue douce. Outre ces caractères plus généraux que les premiers, j'en trouve d'autres plus généraux encore : quatre canines longues et solides ; entre elles , six incisives à chaque mâchoire ; des molaires tranchantes et lacérantes : ce

86 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

senties caractères de l'ordre des carnivores. Si je conti- nue l'analyse, je rencontre de nouveaux caractères plus généraux encore que les derniers : des membres dis- posés pour la marche, et, par suite, des articulations osseuses précises ; la mâchoire supérieure soudée au crâne , les côtes antérieures attachées à un sternum , (les omoplates non articulées , une tête articulée par deux condyles sur la première vertèbre , un cerveau à deux hémisphères avec corps calleux , corps striés , couches optiques, tubercules quadrijumeaux et quatre ventricules , etc. : ce sont les caractères des mammi- fères. Enfin, si j'épuise l'analyse, je trouve de nou- veaux caractères bien plus généraux encore : une moelle épinière enfermée dans une boîte osseuse , un crâne composé de plusieurs pièces soudées, des ver- tèbres à la partie moyenne desquelles s'attachent les côtes et les os des membres , quatre membres de plu- sieurs articles chacun , des muscles recouvrant les os qu'ils font agir, un cœur musculaire , du sang rouge , deux mâchoires horizontales, des organes distincts des sens, des sexes séparés : ce sont les caractères des vertébrés. On le voit par cette analyse un peu longue, mais indispensable, un bouledogue est un tissu de caractères généraux qui s'ajoutent les uns aux autres à mesure que l'on passe de l'espèce au genre , du genre à l'ordre, de l'ordre à la classe, de la classe à l'embranchement.

On ne saurait, sans forcer les analogies, trouver .un enveloppement semblable dans les genres et les es- pèces géométriques. Si je dis : le triangle isoscèle est

LEURS CARACTERES ESSENTIELS. 87

une espèce du genre triangle, de l'ordre des polygones, de la classe des surfaces planes , de l'embranchement des surfaces , je n'acquiers pas une idée nouvelle à chaque énonciation nouvelle. Ce qui est sous ces mots, genre triangle, ordre des polygones, classe des surfaces planes, embranchement des surfaces, est com- pris tout entier dans la définition ordinaire du triangle isoscèle. Analysons en effet : triangle isoscèleveut dire portion du plan terminée par trois droites dont deux sont égales. Cet énoncé me suffit. Que me servirait en effet, la notion du triangle isoscèle une fois connue, de savoir que le triangle, en général, est une portion de l'espace terminée par trois droites qui se coupent ; le polygone, une portion du plan terminée par un nombre quelconque de droites ; la surface plane, une portion de l'espace , sans épaisseur , sur laquelle on peut mener des lignes droites dans toutes les directions; et enfin la surface, deux des trois dimensions de l'espace ? Au contraire ; quand je dis : le bouledogue est une espèce du genre chien , de l'ordre des carnivores , de la classe des mammifères, de l'embranchement des vertébrés , à chacune de ces énonciations j'apprends certains caractères , essentiels au bouledogue , et que ne me faisait pas connaître renonciation précédente. A vrai dire, tous ces caractères , de plus en plus gé- néraux, étaient contenus, comme nous le verrons plus tard, dans la notion du bouledogue, en vertu du prin- cipe de la subordination des caractères ; mais je l'ignorais , et l'énumération précédente pouvait seule me le révéler. Aussi la considération de la hiérarchie

88 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

des formes, si importante dans les sciences naturelles , est-elle accessoire en géométrie.

La raison de cette différence résulte de la différence même des notions objets de ces deux sciences. Les sciences naturelles étudient des qualités ; la géométrie, des quantités susceptibles de recevoir des limites variables. Chaque notion de qualité forme un tout indivisible et irrésoluble; les quantités peuvent, au contraire, être augmentées ou diminuées; il existe entre les notions de qualité des rapports d'inclusion ou d'exclusion ; entre les quantités, des rapports d'éga- lité ou d'inégalité ; les premières donnent lieu à des questions de subordination , les secondes à des ques- tions de composition. C'est de cette subordination des caractères que découle la hiérarchie des formes naturelles, tandis que la composition ou la génération des quantités mathématiques ne peut produire rien de semblable.

Dans le règne animal , la nature a suivi quatre ou cinq plans généraux de structure : de les embran- chements ; mais chacun de ces plans est réalisé de fa- çons différentes ; chez divers représentants d'un" même embranchement, la vie est entretenue par des moyens divers : de les classes; ces moyens eux-mêmes peuvent présenter plusieurs degrés de complication : de les ordres ; des formes distinctes résultent de ces structures plus ou moins complexes : de les familles ; dans la forme commune à chaque famille, certaines parties ont une organisation spéciale : de les genres ; enfin des détails plus particuliers encore caractérisent

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 80

les espèces. Le naturaliste recherche de quelle façon ces caractères , de moins en moins généraux ou do moins en moins particuliers, selon qu'on descend l'échelle ou qu'on la remonte , s'impliquent ou s'ex- cluent les uns les autres ; voilà pourquoi les ques- tions de genres et d'espèces ont dans ses études une si grande importance. Le géomètre ne s'arrête pas sur les rapports qui unissent le triangle isoscèle au ti'iangle en général, celui-ci au polygone, celui-là à la surface plane, la surface plane à la surface en général, car ces rapports sont tous de même nature. Les va- riations de position d'un point déterminent les di- verses figures particulières, ou, si l'on veut, les espèces géométriques; mais le genre, qu'est-il, sinon l'ex- pression abrégée des règles de construction de fi- gures diverses? Pour tracer un triangle , un quadrila- tère, un hexagone, un eptagone, etc., je tire trois , quatre , cinq , six , sept lignes droites qui se coupent dans le plan; pour tracer un polygone quelconque, je tracerai un nombre quelconque de droites qui se cou- peront deux à deux. Y a-t-il rien qui ressemble à ces propositions : le genre est caractérisé par certaines particularités dans la structure de certains organes ; l'espèce, par le détail de certains autres organes? Les notions plus générales de ligne et de surface sont ob- tenues par le même procédé : la surface est la limite des variations que peut subir le volume primitivement donné dans l'espace ; la ligne est la limite des variations de la surface. Faire varier entre des limites indéfini- ment éloignées la quantité étendue, voilà le tout de la

90 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

géométrie. Il y a donc, si l'on veut, une hiérarchie entre les formes géométriques ; mais le procédé par lequel l'esprit passe du premier degré au second , et de celui-ci aux suivants, est toujours le même; aussi le géomètre s'intéresse-t-il peu à cette subordination logique, et s'applique-t-il tout entier aux questions de composition. Par conséquent, s'il n'est pas faux de dire que la défmition géométrique se fait per genus et clif- ferentlam , on doit reconnaître qu'en géométrie les mots genre et différence spécifique sont loin d'avoir la même signification qu'en histoire naturelle.

Nous avons prouvé que les notions géométriques n'ont pas une origine empirique : elles sont l'œuvre de l'esprit, déterminant selon des lois qu'il pose lui-même l'image indéfinie et indéterminée de l'espace. Par suite, les définitions géométriques qui énoncent le mode de génération propre à chaque figure sont a priori; je n'attends pas, pour définir une notion de ce genre , les données de l'expérience ; je la crée , et , en la créant , je la définis.

De un nouveau caractère des définitions géomé- triques. Toute notion empirique est un composé ; les éléments qui la constituent nous ont été donnés suc- cessivement par l'observation ; l'assemblage en estcon- tingent. Quand nous sommes en présence d'un tissu de propriétés naturelles, sommes-nous jamais assurés de les avoir toutes découvertes? peut-être avons-nous omis quelque caractère essentiel , pris pour essentiel un caractère accidentel ; peut-être encore n'avons- nous pas saisi le hen qui, dans la-féalité , unit toutes

âà

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 91

ces propriétés; aussi la notion empirique n'est-elle jamais définitivement close ; toujours elle peut perdre ou gagner. Les définitions empiriques sont donc pro- visoires et progressives. En géométrie, rien de sem- blable. La notion à définir n'est pas une somme de propriétés que l'esprit , au fur et à mesure qu'il les découvrait, a ajoutées les unes aux autres; c'est une forme imposée par l'esprit à l'espace. Cette forme pos- sède , il est vrai , plusieurs propriétés distinctes ; dans un triangle, par exemple, lui des côtés est plus petit que la somme des deux autres et plus grand que leur différence ; la somme des trois angles est égale à deux angles droits. Mais personne ne s'avisera de soutenir que ces propriétés constituent la notion du triangle , comme les propriétés de bimane , de mammifère et de vertébré constituent la notion d'homme. Les proprié- tés des figures géométriques ne sont pas des élé- ments , mais des conséquences ; loin de constituer la notion , elles en dérivent. Par suite , les définitions géométriques ne sont pas sujettes aux mêmes vicis- situdes que les définitions empiriques ; elles sont ab- solues, immuables et inflexibles.

Il nous reste à chercher si ces définitions sont nominales ou réelles. Rien de moins précis que la distinction vulgaire des définitions de mots et des définitions de choses. Les premières, dit-on, déclarent la signification d'un nom, les secondes expliquent et dé- veloppent la nature d'une chose. Mais qu'est-ce que la signification d'un mot? est le point à examiner. Un mot est à la fois un son et un signe ; comme son, il

9'2 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

n'a aucun sens ; comme signe, il en a un. Voici quati'c sons : square, tree, carré, arbre. Qu'un Français igno- rant la langue anglaise entende les deux premiers , il n'y attachera aucune idée ; mais, en entendant les deux autres, il se représentera plus ou moins distinctement une portion de l'espace terminée par quatre droites , un cylindre ligneux planté dans le sol , des branches , des rameaux, des fleurs , des fruits. Un son devient un signe lorsqu'il provoque dans l'esprit l'apparition de telle idée ou de telle image. Un mot a un sens , parce qu'il possède une aptitude à éveiller une conception déterminée. La signification d'un mot n'est donc que la nature même de la chose signifiée : d'où il suit que déclarer la signification d'un nom et expliquer la na- ture de la chose signifiée, c'est une seule opération. Les définitions de mots sont donc des définitions de choses, et, réciproquement, comme il n'est pas d'idée à laquelle ne corresponde un signe du langage , toute définition de chose est aussi une définition de mot.

On pourra, si l'on veut, distinguer la signification vulgaire de la signification scientifique d'un mot. Pour l'ignorant , le mot pin, par exemple , signifie un arbre au port droit et élancé , à la forme conique , aux branches raides _, aux aiguilles rigides et métalliques ; pour le savant , il signifie une plante dicotylédone , avec des fibres aux ponctuations aréolées, un tissu ligneux sans vaisseaux, des rayons médullaires à une seule rangée de celluleSvLa signification d'un même mot varie à mesure que la nature de la chose signifiée nous est mieux connue.

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 93

On serait tenté peut-être de considéicr au moins comme définitions nominales celles qui expliquent l'étymologie d'un mot. Ce serait méconnaître sin<^uliè- rement les lois qui président à la formation des noms. L'étymologie énonce le plus souvent un ou plusieurs des caractères essentiels des choses désignées par les mots. Triangle , quadrilatère , pentagone , hexagone , epta- gone, octogone, etc., signifient étymologiquement trois angles, quatre côtés, cinq, six, sept, huit angles, etc. La définition étymologique n'est -elle pas ici presque semblable à la définition môme de la chose signifiée ? Que si , sortant du langage scientifique , œuvre d'une réflexion avancée, on remonte aux racines primordiales d'une langue , fruit d'une spontanéité inconsciente , on verra que l'étymologie désigne au moins un des ca- ractères des choses signifiées. « Caverne se dit en latin » antrum^ cauea, spelunca. Or antrum a, en réalité, la » môme signification que internum. Antar signifie, en » sanscrit, entre et en dedans. Antrum a donc signifié, » originairement, ce qui est au dedans ou à l'intérieur » soit de la terre, soit de toute autre chose. Il est donc » évident que ce nom n'a pas pu ôtre donné à une » caverne particulière avant que l'esprit de l'homme » eût conçu l'idée générale de l'existence au dedans » de quelque chose. Une fois cette idée générale » conçue par l'esprit et exprimée par la racine pro- D nominale an ou antar, l'origine de l'appellation » devient très -claire et très -intelligible. Le creux » du rocher l'homme primitif pouvait se mettre à

94 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

» couvert de la pluie ou se défendre contre les attaques » des bêtes sauvages était appelé son dedans , son » antrum,et, dès lors, les cavités semblables, qu'elles » fussent creusées dans la terre ou dans un arbre, » devaient être désignées par le même nom. En outre, » la même idée générale devait donner naissance à » d'autres noms ; aussi voyons-nous que les entrailles » étaient appelées en sanscrit antra, et en grec entera, » originairement chpses en dedans.

» Passons maintenant à un autre nom de la caverne : » cavea ou caverna... Avant qu'une caverne reçût la » dénomination de cauea , chose creuse , beaucoup » d'autres choses creuses avaient passé sous les yeux » de l'homme. D'où est donc venu le choix de la » racine cav pour désigner une chose creuse ou un » trou ? De ce que cette cavité devait servir d'abord de » lieu de sûreté ou de protection , et d'abri l'on » serait à couvert; et c'est pourquoi elle fut désignée » par la racine Jm ou sku, qui exprimait l'idée de cou-

» vrir Une autre forme de cavus était koilos,

» signifiant également creux. La conception était ori- » ginairement la même : une cavité était appelée » koilon, parce qu elle servait à mettre à couvert. Mais » ce son de koilon ne tarda pas à s'étendre, et ce mot » désigna successivement une caverne , une caverne » voûtée, une voûte, et enfin la voûte céleste qui » semble recouvrir la terre {cœlum, ciel).

» Telle est l'histoire de tous les substantifs. Ils ont » tous exprimé originairement un seul des nombreux

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 95

» attributs qui appartiennent à un môme objet (1). « Les remarques qui précèdent nous feront com- prendre comment les logiciens de Port-Royal ont pu dire avec raison que les défmitions de mots sont arbi- traires et incontestables. Par définition de mots, ils en- tendent simplement l'imposition des noms aux choses. c( Dans la définition du nom, disent-ils, on ne regarde que le son , et ensuite on détermine ce son à être le signe d'une idée que l'on désigne par d'autres mots. De il s'ensuit : premièremeut, que les définitions des noms sont arbitraires... ; il s'ensuit, en deuxième lieu, que les définitions des noms ne peuvent être contes- tées (2). » Remplaçons ces mots : la définition de nom par ces autres , l'imposition des noms aux idées, pour éviter, ce que n'ont pas fait Arnauld et Nicole , tout malentendu, et les conclusions des logiciens de Port- Royal sont vraies. Quand j'ai dépouillé un mot de toute signification, quand désigne je l'ai fait son , je puis le faire servir à désigner telle ou telle chose ; le mot cercle peut devenir ainsi le signe d'un plan ter- miné par trois droites qui se coupent ; le mot triangle, le signe d'un plan limité par une courbe dont tous les points sont également distants d'un point fixe. D'une façon plus générale, il m'est licite , en combinant à ma guise les voyelles et les consonnes de l'alphabet , de créer des sons nouveaux. Qui m'empêchera d'en faire

(1) Max Mûller, La Science du langage (trad. Harris et Pf rrot , 9' leç.).

(2) Logique de Porl-Rogal , 2>^ part., ch. XU.

96 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

les signes de mes idées? qui me contestera l'usage de cette langue créée par moi et pour moi? L'imposi- tion des noms aux choses, voilà ce qui est arbitraire et ce qui ne saurait être contesté.

Mais le son , une fois devenu signe , est désormais rivé à l'idée qu'il désigne , et, pour le définir, je dois définir cette idée. Aussi les définitions mathématiques sont-elles loin d'être arbitraires. Que j'appelle triangle ce que d'ordinaire on appelle cercle, je viole les lois du langage et de l'étymologie; mais je m'entends, et je réussirai à me faire entendre d' autrui , à la condition de déclarer quel sens j'attache à ce mot. Mais cette déclaration , qui sera la vraie définition du mot , ne sera-t-elle pas la définition même de l'idée ou de la chose que ce mot exprime dans mon langage conven- tionnel? Quelque nom que l'on impose au cercle, que ce nom soit tiré des langues anciennes ou modernes , ou qu'il appartienne à un langage de fantaisie , tou- jours il désignera la portion du plan limitée par la cir- conférence.

Les définitions géométriques sont incontestables ; mais la raison de ce caractère doit être cherchée ail- leurs que dans les propriétés prétendues des défini- tions nominales. On peut toujours contester une défi- nition empirique , car la valeur des caractères con- tenus dans la notion définie est toujours sujette à discussion. La valeur des notions géométriques n'est, au contraire , jamais suspectée , car elle résulte de règles de construction posées en toute liberté par l'esprit lui-même. Aussi la définition, qui expose la gé-

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 1)7

iiération particulière de telle figure donnée, ne saurait être jamais contestée.

Ainsi, les définitions géométriques ne sont pas des définitions de mots, au sens l'on entend d'ordinaire cette expression. i\[ais, pourrait-on dire, elles sont ce- pendant distinctes des définitions de choses. Je vous demande ce qu'est cette plante aux rameaux terminés par un groupe compact de petites fleurs, les unes jaunes, les autres blanches. Vous me la définissez une composée semi-flosculeuse ; ces deux mots , expres- sion abrégée d'une infinité de caractères révélés l'un après l'autre par l'analyse , sont une définition de chose ; en effet, les caractères qu'ils désignent existent dans la réalité , et la plante qui les possède était don- née avant la définition. Au contraire, en géométrie, rien n'est donné avant les définitions , si ce n'est l'es- pace vide et indifférent à toute détermination parti- culière; les figures n'existent pas avant que vous les ayez engendrées, c'est-à-dire définies.

La différence signalée est réelle : c'est que l'origine des notions empiriques et celle des notions géomé- triques ne sont pas semblables. Nous formons les premières en assemblant des caractères que découvre l'expérience; aussi la chose précède-t-elle la notion. Nous créons les secondes en imposant à notre gré des limites à l'espace ; aussi la chose suit-elle l'acte intel- lectuel qui la produit. Cependant un triangle, un cercle rie sont pas, pour cela, de purs noms : ce sont des dé- terminations de l'espace ; produites par nous, il est vrai , mais qui sont devenues pour nous des choses

98 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

objectives dès l'instant nous les avons engendrées; l'œuvre de l'esprit , une fois achevée , s'impose à l'es- prit. Toutefois, tout en maintenant cette vérité que les définitions géométriques sont des définitions de choses, on peut, pour rappeler l'origine des notions qu'elles expliquent et ne pas les confondre avec les définitions des choses empiriques , les appeler défini- tions a priori ou par génération (1).

(1) Tout ce que nous avons dit s'applique aux définitions des figures distinctes. Mais il est, eu géométrie, certaines notions dont il semble possible de considérer les défîailious comme purement nominales. Ainsi la ligne droite prend tour à tour les divers noms de diamètre, de rayon, d'apothème, d'axe, d'abcisse, d'ordonnée, etc.,sans cesser d'être la ligne droite. Mais remarquons que chacun de ces noms signifie que la ligne droite ainsi désignée appartient à certaine figure et non pas à telle autre. Ainsi le diamètre est la ligne droite qui partage le cercle eu deux parties égales; le rayon, la ligne droite menée du centre à la circonférence; l'apothème du polygone régulier, la ligne droite menée du centre du cercle inscrit ou circonscrit au milieu du côté, etc. Ce sont de vraies définitions de choses.

CHAPITRE IV.

ROLE DES DEFINITIONS DANS LA DÉMONSTRATION GÉOMÉTRIQUE.

Rôle des axiomes dans la d<'Mii(iuslralion pT-onitHriquo. Kxanieii de la théorie du docteur Whowell. Détinition des axiomes. Stéri- lité des a.Kiomes. Rôle de la défmitiou daus la démonstration géo- métrique.— Examen de la théorie de Sluart Mill. Examen de la théorie de Dugald-Stewart. Difîérence du syllogisme et du raison- nement géométrique. La définition nous fournit les termes et les intermédiaires entre les termes dont il s'agit de prouver l'égalité ou réquivalence. Source de la nécessité des jugements géométriques. Démonstration dans la géométrie analytique. Démonstration dans la géométrie imaginaire.

C'est une question encore pendante parmi les géo- mètres et parmi les philosophes , que de savoir quels sont les principes véritables des démonstrations géo- métriques. Tous les mathématiciens^ depuis Euclide, croient que la certitude du rapport énoncé entre l'at- tribut et le sujet d'un théorème résulte à la fois des axiomes et des définitions , puisqu'en tête de leurs traités ils placent à la fois des axiomes et des défini- tions. Chez les philosophes, les avis sont partagés. Locke, le premier des modernes, a nié la fécondité prétendue des axiomes. « Ils ne sont les fondements » véritables d'aucune science, a-t-il dit, et ils sont en- » tièrement inutiles ù l'homme pour découvrir des

100 DES DÉFINITIOMS GÉOMÉTRIQUES.

» vérités inconnues. » « Ce n'est pas l'influence de » ces maximes, admises pour principes par les mathé- » maticiens, qui a conduit les maîtres de cette science » aux merveilleuses découvertes qu'ils ont faites. » Qu'un homme de talent connaisse aussi parfaite- » ment qu'on voudra tous les axionies dont on fait » usage dans les mathématiques , qu'il en considère » l'étendue et les conséquences autant qu'il lui plaira, » jamais, parleur seul secours, il ne parviendra à sa- » voir que le carré de l'hypoténuse d'un triangle rec- )) tangle est égal aux carrés des deux autres côtés. La » connaissance de l'axiome le tout est égal à toutes les » parties , et autres semblables, ne servirait de rien » pour arriver à la démonstration de cette proposi- » tion , et un homme pourrait méditer éternellement » sur ces axiomes sans faire un pas de plus dans la » connaissance des vérités mathématiques (1). » Du- gald-Stewart est de l'avis de Locke , et lui aussi il de- mande quelles conséquences l'esprit le plus subtil pourrait déduire de ces propositions que deux quan- tités égales à une troisième sont égales entre elles ; que deux quantités égales restent égales quand on y y ajoute ou quand on en retranche des quantités égales (2).

Cet argument n'a pas convaincu un savant philosophe anglais , le docteur Whewell , qui a plus d'une fois es- sayé de prouver, contre Dugald-Stewart et S^parti-

(1) Essai stir Venlend. hum., liv. IV, ch. xii, § 15.

(2) l'hilos. de l'espril hvm.,2' part., ch I, sect. i.

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. JOl

sans, que les axiomes sont des principes de démonstra- tion à titre aussi légitime que les définitions (1). Il cons- tate d'abord que l'on n'a pu encore arriver à construire un système de vérités géométriques avec les seules dé- finitions. Les mathématiciens qui ont voulu se passer des axiomes d'Euclide sur la ligne droite et sur les parallèles ont échoué ; ou bien , par un artifice facile à découvrir, ils ont substitué aux axiomes des défi- nitions énonçant des propriétés évidentes par elles- mêmes , et n'ont ainsi abouti qu'à changer le nom sans supprimer la chose , « puisque poser une pro- priété comme une vérité évidente , c'est poser un axiome (2).)) Ainsi font ceux qui remplacent le deuxième axiome d'Euclide : « deux lignes droites ne peuvent enfermer un espace, » par cette définition de la ligne droite : « une ligne est appelée droite quand deux lignes de cette sorte ne peuvent coïncider en deux points sans coïncider dans toute leur longueur. » « Il » est donc étrange d'affirmer que la géométrie repose » sur les définitions , quand elle ne peut faire quatre » pas sans poser le pied sur un axiome (3). »

En second lieu , on peut retourner contre les défini- tions l'argument de Stewart contre les axiomes ; si de certains axiomes l'esprit ne peut tirer aucune con- séquence , la chose n'est-elle pas vraie aussi de cer- taines définitions? Définissez, avec Euchde, la ligne

(1) Wliewell, Philosophy of the inductive sciences, et Appendice to Ihe mechanicul Euclide.

(2) Mechanical Euclide,

(3) Ibid.

7

ici DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

droite celle qui est située semblablement par rapport à tous ses points , et de cet énoncé vous ne parvien- drez pas à faire sortir une vérité nouvelle. Conclura- t-on de que toutes les définitions sont stériles? La vérité , c'est qu'axiomes et définitions sont ensemble les fondements des démonstrations géométriques, car les uns et les autres ne sont que des formules diffé- rentes d'une même conception fondamentale. La géo- métrie débute par l'intuition des figures et de leurs propriétés élémentaires; l'apperception de ces pro- priétés , voilà la source de l'évidence irrésistible des raisonnements géométriques. Mais nous pouvons ex- primer ces propriétés par des axiomes ou par des définitions , sans introduire aucune différence dans la nature de nos démonstrations. Ainsi nous commen- çons par définir vaguement la ligne droite en disant qu'elle est la ligne qui s'étend uniformément entre deux points. Cet énoncé est le premier fruit d'une in- tuition rapide ; mais comme nous ne pouvons en rien tirer, nous y ajoutons ces axiomes, fruits d'une intui- tion plus complète, que deux lignes droites ne peuvent enclore un espace , que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre. Nous complétons la définition par l'axiome, et les deux, réunis, expriment l'intuition totale. Il semblerait alors possible de ramo- ner tous les axiomes à des définitions, puisque- axiomes et définitions énoncent également des propriétés in- tuitivement connues ; on peut le faire; mais ce serait compliquer outre mesure , et sans profit réd', ^^ sys- tème des définitions. Il vaut mieux, pour conserver aux

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 1U3

principes de la science une simplicité indispensable, maintenir la distinction des définitions et des axiomes, et accepter les seconds comme complément des pre- mières. Si l'intuition totale de chaque figure est seule le principe du raisonnement, comme elle nous apparaît sous divers aspects dont l'un est l'objet de la défini- tion, et l'autre l'objet d'un ou plusieurs axiomes, et comme elle n'est exprimée intégralement ni })ar la définition ni par l'axiome , nous sommes forcés de joindre l'axiome à la définition, c'est-à-dire de réunir les divers éléments de l'intuition totale que nous avons décomposée.

Une discussion engagée sans qu'on ait fixé d'abord le sens des mots sur lesquels porte le débat ne saurait aboutir. Aussi l'opinion de Dugald-Stewart et celle du docteur Whewell ne semblent -elles pas s'exclure l'une l'autre; c'est que ces deux auteurs ne désignent pas par le mot axiome des propositions de même na- ture. Il est évident que si vous prenez pour axiome cette proposition que la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre , vous ne pourrez, sans elle, démontrer que, dans un triangle, un côté est plus petit que la somme des deux autres. Mais il est évident aussi que de cet axiome : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, il vous est impossible de déduire auciine vérité inconnue sans faire intervenir quelque autre vérité. Le docteur Whewell a senti que sa querelle avec Dugald-Stewart était une querelle de mots ; mais il n'a rien fait pour mettre un terme à ce malentendu trop prolongé. « L'opinion de Stewart ,

i04 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

» dit- il , vient de ce qu'il a fait un choix arbitraire de » certains axiomes, comme exemples de tous ; il prend, )•) par exemple , les axiomes : que si l'on ajoute deux » quantités égales à des quantités égales, les sommes » sont égales ; que le tout est plus grand que la partie, » et ainsi de suite. Si, au lieu de ces exemples, il avait » considéré des axiomes plus particulièrement géo- » métriques, tels que ceux que j'ai mentionnés, que » deux lignes droites ne peuvent enclore un espace, ou » quelques-uns des axiomes qui ont été pris pour base » de la théorie des parallèles , par exemple l'axiome » de Playfair, que deux lignes droites qui se coupent )) ne peuvent toutes les deux être parallèles à une troi- » sième ligne droite, il lui aurait été impossible d'as- » signer aux axiomes un rôle différent de celui des » définitions dans les raisonnements géométriques. En » effet, les propriétés du triangle dérivent de l'axiome » concernant les lignes droites, aussi distinctement et » aussi directement que les propriétés des angles dé- » rivent de la définition de l'angle droit. Tous les » essais faits pour prouver la théorie des parallèles » supposent presque tous ouvertement un ou plusieurs » axiomes comme base du raisonnement (1). »

Il ressort de ce passage que les axiomes placés par les géomètres en tête de leurs traités ne sont pas tous de même nature. Le docteur AYhev\'ell ,^avant d'engager contre Dugald-Stèwart cette polémique plusieurs fois reprise, aurait déterminer d'abord la nature propre

(1) Mechanical Euclicle.

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 105

des axiomes. Il semble considérer comme tels toutes les propositions géométriques évidentes par elles-mêmes. Cette extrême clarté et cette évidence immédiate ne sauraient être les caractères essentiels des proposi- tions axiomatiques ; autrement, il faudrait allonger la liste de ces dernières, et le nombre en varierait suivant les individus, car les uns voient par intuition ce que d'autres n'aperçoivent qu'après démonstration. Il im- porte donc de s'entendre d'abord sur le sens du mot axiome.

Dugald-Stewart a remarqué que les douze proposi- tions appelées par Euclide notions communes^ si l'on néglige le caractère d'évidence immédiate qu'elles offrent toutes, sont loin de se ressembler. La huitième, les grandeurs que l'on peut faire coïncider l'une avec l'autre sont égales entre elles, doit être considérée, à bon droit, comme une définition de l'égalité géomé- trique (1). La dixième : tous les angles droits sont égaux; la onzième : si deux droites sont rencontrées par une troisième qui forme avec elles deux angles intérieurs d'un même côté, dont la somme soit moindre que deux angles droits, ces deux droites, prolongées indéfini- ment, finiront par se rencontrer du côté elles forment les deux angles valant ensemble moins de deux angles droits , sont certainement des théorèmes et non des axiomes , puisqu'elles énoncent une propriété d'une figure particuhère. On peut dire la même chose de la douzième : deux droites ne peuvent enclore un espace.

(I) Philos, de Vesprit hum., partie, note A.

106 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

La neuvième proposition , dont Stewart ne parle pas , est susceptible de démonstration. Si le tout est plus grand que la partie, c'est que, par définition, le tout est égal à la somme des parties, c'est-à-dire égal à une des parties plus les autres , et, par suite , plus grand qu'une partie moins les autres. Restent donc les sept premiers énoncés d'Euclide , qui expriment tous des rapports applicables à toute espèce de grandeur (1). La rigueur logique exige que l'on ne conserve pas un même nom à ces douze propositions, qu'il est si aisé , comme nous venons de le voir, de distribuer en trois groupes distincts. Les propositions sept et huit doivent d'abord être éliminées et mises au nombre des définitions. Faut-il maintenant, avec Barrow et Ro- bert Simpson , appeler axiomes géométriques les pro- positions dix, onze et douze (2)? Ce sont, assurément, des vérités évidentes dont il n'est pas besoin et dont il serait peut-être impossible de donner une démons-

(1) Ces propositions sont les suivantes : les grandeurs égales à une même grandeur sont égales entre elles ; 2" si à des grandeurs égales on ajoute des grandeur? égales, les sommes seront égales; 3" si de gran- deurs égales on retranche des grandeurs égales, les restes seront égaux; si à des grandeurs inégales on ajoute des grandeurs égales , les sommes seront inégales; si de grandeurs Inégales on retranche des grandeurs égales, les restes seront inégaux; les grandeurs qui sont doubles d'une même grandeur sont égales entre elles ; les grandeurs qui sont les moitiés d'une même grandeur sont égales entre elles.

(2) Peyrard, un des deruiers éditeurs d'Euclide, range ces trois énoncés au nombre des demandes. On sait qu'Euclide , avaut de for- muler ses théorèmes, demande de pouvoir: mener une ligne droilo d'un point quelconque à un autre point quelconque; prolonger in- définiment, suivant sa direction, une ligne droite finie; décrire un cercle d'un point quelconque comme centre^ et avec une distance quel- conque. Ces poshdala, que nous avons eu déjà l'occasion Je mention- ner, reviennent à ceei : je demande, pour créer la géométrie, l'espace indéfini et passif, eti'esprit indéfiniment actif s'exergant sur t'espace et

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. Kl?

tration. On ne conteste pas non plus qu'elles aient une place déterminée dans la chaîne des vérités géomé- triques , et que les supprimer ce serait rompre cette chaîne sans pouvoir jamais la renouer. Mais ce carac- tère ne suffit pas à en faire une classe de propo- sitions distincte des théorèmes ; comme ceux-ci , elles énoncent des propriétés de figures particulières , et non pas des rapports entre des quantités indétermi- nées. Sous peine donc de donner matière à de perpé- tuels malentendus , il faut réserver le nom d'axiomes aux propositions de cette dernière espèce (1).

L'auteur de la Philosophie de Vesprit humain l'a bien compris, et, quand il parle de la stérilité des axiomes , il a soin d'avertir le lecteur qu'il n'a en vue « que des axiomes du genre des neuf premiers , placés en tête des Éléments d'Euclide (2). » Mais , quelque

le déterminant. Les trois propositions mises par Peyrard au nombre des demandes ont un tout autre caractère] elles n'énoncent pas les conditions primitives indispensables à la création de toutes les figures, mais bien un caractère particulier d'une figure déterminée.

(1) Legendre ne place en tête de ses Éléments de géométrie que cinq axiomes : deu.x quantité» égides à une troisième sont égales entre elles; 2" le tout est plus grand que la partie; le tout est égal à la somme des parties dans lesquelles il a été divisé; 4o d'un point à un autre, on ne pçut mener qu'une seule ligne droite; deux grandeurs, lignes, surfaces ou solides , sont égales lorsque, étant placées l'une sur l'autre, elles coïncident dans toute leur étendue. La première de ces propositions doit seule conserver le nom d'axiome ; la seconde est un théorème; la troisième, la définition du tout; la quatrième , un théo- rème; la cinquième est la définition de l'égalité géométrique.

(2) Philos, de l'esprit hum., 2* part., sect. I.— Stewart n'aurait admettre comme axiomes que les ^sept premières notions communes d'Euclide. Du reste, dans le même ouvrage, il reconnaît plus loin que les propositions 8 et 9 sont des détiuitions.

108 DES DÉFINITIONS GEOMETRIQUES.

soin qu'on mette à séparer les axiomes des proposi- tions différentes avec lesquelles on les a souvent con- fondus , il ne suffit pas , pour en démontrer la stérilité , de demander quelles conséquences on en a jamais dé- duites ; il faut encore prouver qu'on ne saurait en tirer aucune vérité nouvelle. Cette preuve a été faite par le maître éminent dont nous avons reçu les leçons à l'École normale.

Soit à prouver que deux angles opposés par le sommet sont égaux; j'ai : ACB + ACE = 2 droits , ECD + ACE = 2 droits. Donc ACB + ACE = ECD + ACE ; ou ACB = ECD.

C'est un raisonnement très-clair par lui-même, et qui n'a pas nécessité l'emploi du premier axiome de Legendre : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles. Donc, en fait, aucun axiome n'in- tervient dans cette démonstration. On dira peut-être que cet axiome est la majeure sous-entendue de mon syllogisme , et le principe de la conclusion que j'ai tirée. A parler rigoureusement, une telle proposition ne saurait être la majeure d'aucun syllogisme. Pour rendre la démonstration plus aisée, empruntons un exemple à la théorie logique du raisonnement.

Tout homme est mortel, Socrate est homme, DoncSocrate est mortel.

Voilà un syllogisme rigoureux et une conclusion

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 100

indubitable , dont le principe est cette règle générale : tout homme est mortel , que nous avons appliquée au cas particulier de Socrate. Si je pose mentalement à mon syllogisme une majeure telle que celle-ci : ce qui est vrai de l'espèce est vrai do l'individu , et que je raisonne de la façon suivante :

Ce qui est vrai de l'espèce est vrai de l'individu, Or mortel est vrai de l'espèce homme , Donc mortel est vrai de l'individu Socrate,

la conclusion , quoique vraie en elle-même , n'est pas contenue dans les prémisses, et j'ai péché contre les règles de la logique. C'est une règle absolue du syllo- gisme que le moyen terme doit être le même dans la majeure et dans la mineure ; autrement les deux ter- mes extrêmes ne seraient pas comparés à la même idée dans les prémisses, et toute conclusion serait impos- sible. Or, ici, le moyen terme est, dans la majeure ; ce qui est vrai de V espèce, et, dans la mineure : vrai de V espèce homme; dans la majeure, il s'agit de l'espèce indéterminée, et, dans la mineure, d'une espèce dé- terminée : la conclusion est donc illégitime.

Revenons à notre exemple géométrique, et construi- sons le syllogisme suivant : Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles ;

or ACB + ACE = 2 droits, ECD + ACE = 2 droits ; doncj^ÂCB +ACE = ECD -{-AGE .

La conclusion n'est pas légitime^ parce qu'ici en- core je suis passé de l'idée .4'Une quantité indéter-' minée à celle d'une quantité déterminée; le moyen

110 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

terme: « égales à une troisième quantité, » dans la ma- jeure, n'est pas le moyen terme de la mineure : « égal à deux angles droits. » L'axiome : « deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, » ne peut donc figurer dans ce syllogisme ; il n'en est donc pas le prin- cipe (1).

Il semble qu'après avoir prouvé la stérilité des axiomes, on puisse attribuer sans conteste aux défi- nitions le rôle de prémisses originelles du raisonne- ment géométrique. Pourtant une école aujourd'hui célèbre prétend, à l'aide d'une subtile analyse, établir que la certitude des théorèmes résulte d'un postulat impliqué dans la définition, et non, comme les mathé- maticiens et les philosophes l'avaient cru depuis Aris- tote, de la définition elle-même.

« Prenons, par exemple, dit M. Stuart Mill, quel- » qu'une des définitions posées comme prémisses » dans les Éléments d'Euclide, celle, si l'on veut du » cercle. Cette définition, analysée, offre deux proposi- » tiens dont l'une est relative, par hypothèse, à un » point de fait, et l'autre une définition légitime. Il » peut exister une figure dont tous les points de la » ligne qui la termine sont à une égale distance d'un » point intérieur. » « Toute figure ayant cette » propriété est appelée un cercle. » Examinons main- » tenant une des démonstrations qu'on dit dépendre » de cette définition, et voyons à laquelle des deux » propositions qu'elle renferme la démonstration fait

(1) J. Lachelier, RédacLiçns inédites du cours de 1866-67.

LEUU RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 111

» en réalité appel. « Du centre A décrivez le cercle » BCD. » Il est supposé ici qu'une figure comme » celle indiquée par la définition peut être tracée, et » cette définition n'est que le postulat caché dans la » définition. Mais que cette figure soit ou ne soit pas » appelée cercle, c'est tout à fait indifférent. On aurait » obtenu absolument le même résultat, sauf la briè- » veté, en disant: « du point B tirez une figne reve- » nant sur elle-même dont chaque point sera à une » égale distance du point A. » De cette manière, la )) définition du cercle disparaîtrait et serait rendue » inutile, mais non le postulat y impliqué, sans lequel » il n'y aurait pas de démonstration. Le cercle étant » décrit, suivons la conséquence. « Puisque BCD est » un cercle, le rayon BA est égal au rayon CA. » BA » est égal à CA, non pas parce que BCD est un cercle, » mais parce que BCD est une figure à rayons égaux. » Notre garantie , pour admettre qu'une telle figure » autour du centre A , avec le rayon B A , peut être » réalisée, est dans le postulat (1). »

Ce passage , si précis en apparence, renferme plu- sieurs confusions d'idées qu'il importe de démêler. Sui- vant l'auteur et ses disciples, la science géométrique ré- sulterait, comme la chimie et la physique, d'une longue série d'expériences , qui , par la constance de résul- tats identiques, justifieraient notre croyance invincible à la vvêrité des théorèmes ; la' certitude des propo- sitions mathématiques serait alors de même ordre que

(l) Sluarl Kû\, Système de logique, liv. I, ch. vui.

112 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

celle des vérités physiques et physiologiques. C'est oubher cette distinction fondamentale, que les sciences iiiductives ont pour objet la nature concrète, qui se manifeste à nous par des phénomènes dont les agents demeurent inconnus, tandis que la géométrie porte sur des notions dont l'esprit lui-même est l'auteur, et que, par suite, dans les sciences de la nature nous sommes réduits à la recherche de rapports de succession entre des faits, tandis qu'en géométrie nous saisissons immé- diatement la génération des propriétés essentielles des figures qui dérivent de la loi de construction posée par l'esprit. Cette première confusion en amène une autre: on confond la notion d'une figure déterminée par nous dans l'espace et la possibilité de l'appliquer à la réalité phénoménale. Nous avons essayé de montrer que la géométrie ne saurait être l'œuvre d'un esprit pur, et que l'intuition de l'espace était indispensable à la géné- ration des figures ; mais nous opérons sur cette matière indéfinie et partout homogène , sans aucun souci des corps aux contours irréguliers qu'elle contient. Que, dans ceux-ci, les formes géométriques les plus simples aient été à peu près réalisées jusqu'à ce jour, c'est un fait dont la connaissance suit la démonstration et ne la précède pas, et dont la raison doit être cherchée dans cet autre fait que tous les corps sans exception sont perçus dans l'espace ; mais confondre la notion a priori et sa réalisation empirique, c'est confondre le modèle et la copie. La chose est si vraie, que le nombre des formes réalisées par les corps naturels n'est rien au prix du nombre incommensurable des formes pos-

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 11.'}

sibles. Si l'on objecte que toujours nous construisons sur des objets matériels les figures géométriques, nous ferons observer que cette construction est postérieure à l'intuition de la figure, et que, d'ailleurs, nous la supposons toujours puiifiéc des imperfections de l'ex- périence sensible , et la rapportons par conséquent à un modèle idéal. On confond enfin la définition même de la figure avec l'imposition d'un nom à la figure dé- finie. Nous accordons que l'analyse découvre en toute définition deux propositions : la première qui énonce la possibilité d'engendrer une figure déterminée , et la seconde qui fait connaître le nom donné à cette figure. La première, qui, pour M. Stuart Mill, est pure- ment relative à « un point de fait, » est à nos yeux la définition véritable ; la seconde, qui, pour le logicien anglais, est la vraie définition , nous apprend simple- ment que, dans le langage, tel nom est le signe de telle idée. « Il peut exister une figure dont tous les points de la ligne qui la termine sont à égale distance d'un point intérieur. » « Toute figure ayant cette pro- priété est appelée un cercle. » On pourrait retourner ces propositions et dire : un cercle est une portion de plan terminée par une ligne dont tous les points sont également distants d'un point intérieur; et : il peut exister une figure ayant cette propriété, et montrer que la première seule est féconde en vérités nouvelles ; mais, sans faire assaut de subtilité avec le plus subtil des. logiciens contemporains, il suffit d'accepter la question telle que la pose M. Stuart Mill , pour en tirer des conclusions opposées aiïx siennes. Il est in-

114 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

différent , nous le reconnaissons, que telle figure soit ou non appelée de tel nom ; aussi l'imposition des termes techniques aux choses suit-elle la découverte des choses et n'a-t-elle pour but que la brièveté du langage. Par conséquent, toute proposition de ce genre : j'appelle cercle ou triangle une figure possé- dant telle propriété , est postérieure à la proposition qui énonce la génération de cette figure ; on peut, par suite, refuser toute fécondité à la première, et voir dans la seconde seule l'origine des vérités ultérieurement démontrées. Mais , nous le demandons, n'est-ce pas abuser d'une confusion de mots créée à plaisir que d'appeler définition l'imposition d'un terme technique à une idée ; fait ou postulat, la possibilité de la conception désignée par ce terme, et de soutenir, après cela, que ces postulats, et non pas les définitions, sont les pré- misses des vérités géométriques? Si donc nous rendons aux mots leur sens véritable et appelons définition géo- métrique toute proposition énonçant que telle forme peut être construite dans l'espace, sans rechercher ici si une telle possibilité est admise en vertu d'une intuition a priori ou d'une preuve expérimentale , nous dirons avec M. Stuart Mill que « les termes techniques qui correspondent aux définitions d'Euclide pourraient être mis de côté sans que la certitude des vérités géomé- triques fût en rien altérée ; » mais nous serons auto- risés à conclure contre lui que les définitions ont un rôle efficace dans la démonstration des théorèmes.

Quel est ce rôle ? Dugald-Stewart l'a comparé à celui des faits généraux desquels on déduit dans les

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 11.")

sciences naturelles des phénomènes particuliers. C'est se contenter d'une analogie lointaine qui deviendrait dangereuse si on l'exagérait. A proprement parler, il n'y a pas de faits généraux dans la nature. Avant la science , l'univers est pour nous un chaos de piiéno- mènes s'accomplissant chacun dans un point déter- miné de l'espace et à un instant particulier du temps. La science, découvrant une succession constante entre ces faits, trouve l'ordre semblait exister l'anar- chie ; elle assigne à chaque phénomène une place fixe dans des séries indéfinies, chaque terme est effet de celui qui le précède et cause de celui qui le suit. On appelle loi l'expression de ce rapport invariable de succession qui unit ainsi deux phénomènes. Mais , si la loi peut être dite un fait généralisé , si elle peut de- venir le principe de déductions ultérieures, n'oublions pas qu'elle est un fruit de l'expérience, et que les con- séquences qui en découlent sont des faits de même nature que les faits qui en ont été l'origine. La défi- nition géométrique est , au contraire , antérieure à l'expérience phénoménale , et les conséquences qu'en peut tirer le raisonnement ne sont pas des cas par- ticuliers dans lesquels on décomposerait une formule générale.

Considérons de plus près la démonstration géo- métrique , si nous voulons y découvrir la vraie fonc- tion des définitions.

La démonstration géométrique ne doit pas être confondue avec le raisonnement déductif ordinaire. On fait un syllogisme pour répondre à une question

116 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

de ce genre : mortel est-il vrai de Socrate ? Comme l'inclusion de l'attribut dans le sujet n'est pas immé- diatement aperçue , pour résoudre la question on place entre les deux termes , mortel et Socrate , un terme d'extension et de compréhension moyennes , homme par exemple , et l'on raisonne ainsi : mortel est un des attributs du sujet homme; homme est un (les attributs du sujet Socrate; donc, comme l'attribut est toujours affirmé du sujet avec toute sa compréhen- sion, mortel est un des attributs du sujet Socrate. Tout syllogisme revient à la formule suivante : A est en B , B est en C , donc A est en C; A , B, C, étant les sym- boles d'idées de qualité , d'extension et de compré- hension différentes. L'analyse découvre , à la rigueur, dans la démonstration géométrique trois termes et trois propositions, mais qui sont loin de ressembler aux termes et aux propositions du syllogisme ordi-r naire. Dans le syllogisme ordinaire , les prémisses sont tantôt universelles, tantôt particulières; dans la dé- monstration géométrique, elles sont toutes singu- lières et universelles. Bien qu'elles portent en particu- lier sur la figure individuelle prise comme échantillon, elles sont vraies cependant de toutes les figures sem- blables que l'on peut construire en chaque lieu de l'es- pace indéfini. Dans le syllogisme ordinaire , les termes sont des idées de qualité, douées chacune d'une com- préhension et d'une extension propres, et qui, par suite, s'incluent ou s'excluent l'une l'autre. Dans la démonstration géométrique, les termes sont des idées de quantité, c'est-à-dire des grandeurs qui, bien

LEUR UÔr.E DANS LA DÉ^LONSTRATION. 117

qu'elles aient chacune une forme puiliculière , n'ont pas de compréhension; si l'on dit, en effet, qu'un triangle est compris dans un hexagone comme l'attri- but mortel est compris dans le sujet Socrate , c'est jouer sur les mots. Or tout raisonnement a pour but de découvrir des rapports entre des idées données, et la nature de ces rapports dépend de la nature même des notions considérées ; si donc entre les notions de quaUté il n'existe que des rappoi'ts d'inclusion et d'ex- clusion , on cherchera , par le syllogisme ordinaire , si deux notions de qualité données s'incluent ou s'ex- cluent Tune l'autre; mais comme entre des notions de quantité il n'existe que des rapports d'égalité et d'inégalité, d'équivalence et de non-équivalence^ on cherchera, par la démonstraUon géométrique , si deux gi'andeurs données, de forme semblable ou différente, sont égales ou inégales , équivalentes ou non équiva- lentes (1).

La nature des termes de la proposition géométrique une fois déterminée , comment procède la démons- tration? L'énoncé de la question nous donne les deux grandeurs entre lesquelles on cherche des rapports géométriques. Ainsi je dis : la somme des trois angles d'un triangle rectiligne est-elle égale à deux droits? Un premier office de la définition consiste à poser en quelque sorte la question dans l'espace , devant l'imaginaltion. Je ne puis entendre ces deux termes , triangle rectiligne et deux angles droits, sans me

(1) Cf. J. Latbelievj Z^t' ;V(/ /»/•(( si/lli>f/is,)ti.

118 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

représenter aussitôt , d'un côté , une portion du plan terminée par trois droites , et , de l'autre, deux droites qui se coupent en formant deux angles adjacents égaux , c'est-à-dire sans définir les deux notions expri- mées par les termes, car, nous le savons, définir c'est engendrer dans l'espace des formes déterminées.

La question ainsi posée , il faut la résoudre ; les deux grandeurs ainsi représentées , il faut voir si elles sont égales ou inégales , équivalentes ou non.

Dans certains cas le rapport cherché apparaît immé- diatement, et, pour le saisir, il suffit de voir distincte- ment les deux termes de la question. Ainsi, quand je dis : la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, je ne puis me représenter une ligne droite sans voir aussitôt qu'elle est le chemin le plus bref entre les deux points qui en sont les limites , et je ne puis me représenter le plus court chemin d'un point à un autre sans voir qu'il est la ligne droite tracée entre ces deux points ; les deux représentations se confon- dent ; la synthèse du sujet et de l'attribut est immédiate. Ici , la vérité du théorème résulte directement de la définition.

D'autres fois , sans que le rapport apparaisse aussi- tôt que la question est posée , l'esprit le découvre sans avoir encore besoin d'intermédiaire. Pour cela, dé- plaçant, une des grandeurs données , il les fait coïn- cider: toutes les deux, et en constate ainsi l'égalité ou l'inégalité : c'est ainsi qu'on prouve l'égalité de deux triangles , de deux polygones , de deux moitiés de cercle, et de toutes les figures égales. encore,

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 11*.)

la vérité du théorème résulte immécliatcmcnt de la définition.

Le plus souvent, le rapport des grandeurs données n'apparaît pas directement, et la superposition des figures est impossible. Alors, entre l'attribut et le sujet de la question, il faut placer un intermédiaire. Par exemple, soit à démontrer cette proposition si simple déjà citée dans ce chapitre : les angles opposés par le sommet sont égaux.

La question posée, je vois les angles ACB et ECB, mais je ne puis dire encore si ces deux quantités sont égales. ]\Lais je vois que BCA-f- ACE est égal à deux angles droits, que ECD-f-ACE est aussi égal à deux angles droits; le rapport de- mandé est découvert, et je puis mettre la démonstra- tion sous la forme suivante :

ACB + ACE = 2 droits; ECD + ACE = 2 droits ; donc ACB + ACE = ECD + ACE, ACB = ECD.

Entre" les deux quantités données par la question , et que je ne puis appeler grand terme et petit terme , car ces expressions éveillent l'idée d'une compréhen- sion et d'une extension variables, mais qu'il m'est per- mis dénommer sujet etattribut delà question, j'ai placé une représentation interràéciiaire, grâce à laquelle j'ai découvert le rapport cherché. Cette fois, les définitions m'ont rendu un double office : elles m'ont fourni

'120 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

d'abord les données de la question , puis l'intermé- diaii-e qui les unit ; en effet cet intermédiaire est une figure , et nous ne pouvons nous représenter une fi- gure sans l'avoir définie.

Toutes les démonstrations ne sont pas aussi sim- ples que celle-ci, et souvent, entre la quantité sujet et la quantité attribut, il nous faut intercaler plusieurs intermédiaires ; mais toujours ces intermédiaires sont des représentations géométriques, c'est-à-dire des définitions. On nous fera remarquer sans doute que, dans de nombreux cas , au lieu de fatiguer l'imagina- tion en la promenant ainsi de figure en figure, nous nous contentons d'invoquer une proposition précé- demment démontrée , sans évoquer aucune représen- tation. Mais n'oublions pas qu'en géométrie, comme ailleurs , l'esprit , pour plus de rapidité , s'habitue à opérer sur les mots en négligeant les idées. Les no- tions géométriques sont des intuitions ; les proposi- tions géométriques sont des séries d'intuitions ; mais, la vérité d'un théorème une fois trouvée, nous nous débarrassons au plus vite de l'appareil gênant des figures, et, fixant par des mots les rapports découverts, nous introduisons entre les deux quantités d'une ques- tion nouvelle non plus une série d'images , mais une série de mots exprimant une relation découverte pré- cédemment entre des quantités primitivement repré- sentées. Mais n'oublions pas que, sous chacune de ces propositions, se cache une série plus ou moins longue d'images dont l'égalité ou l'équivalence ont été saisies antérieurement par intuition. Aussi, qu'un obstacle

LEUR ROLE DANS L\ DÉMONSTRATION. J^il

nous arrête au milieu de ces déductions logiques d'où semblent bannies les représentations dans l'espace , si , fidèles au précepte de Pascal , nous substituons mentalement la définition au défini, les formes un instant effacées reparaissent tout à coup, et l'intuition redresse la logique abstraite.

Par conséquent toute démonstration géométrique [leut être mise sous l'une des deux formes suivantes : 1" A est égal à A', quand A et A' sont des grandeurs de même forme; A est équivalent à B, B à G, C à D, etc. , quand A, B , C, D , etc., sont des grandeurs de formes différentes. Mais A , A', B , C, D , etc., sont des repré- sentations de portions déterminées de l'espace, lignes, surfaces , solides. Or la représentation d'une figure est le résultat de sa loi propre de construction , c'est- à-dire de sa définition. Nous sommes donc autoi'isés à conclure que les définitions fournissent les données des questions à résoudre et les intermédiaires qui les unissent dans la démonstration.

En résumé , les théorèmes de géométrie ne sont pas des propositions identiques , comme l'a voulu Condillac; autrement la géométrie tout entière ne serait qu'une immense tautologie ; ils ne sont pas da- vantage des propositions analytiques, comme on le croit parfois ; autrement un esprit doué d'une péné- tration exceptionnelle verrait toutes les propositions d'Euclide dans les trente définitions placées en tête de ses Éléments. L'attribut de ces jugements n'est pas une répétition du sujet; il n'en est pas non plus un élément; mais l'attribut elle sujet sont les notions de

122 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

quantités égales ou équivalentes, distinctes de forme, ou tout au moins distinctes de position , que Ton peut substituer l'une à l'autre. C'est toujours par une syn- thèse que la substitution est opérée ; tantôt il suffit de définir les termes de la question pour en faire la synthèse ; tantôt au contraire , bien que nettement définies, ces deux quantités restent isolées ; alors une ou plusieurs définitions évoquent à nos yeux une ou plusieurs quantités intermédiaires grâce auxquelles nous opérons la synthèse demandée.

Nous pouvons maintenant nous rendre compte de la nécessité des propositions géométriques. D'une façon générale , une proposition nécessaire est celle dont il nous est impossible de concevoir le contraire. Ceux d'entre les philosophes et les géomètres qui voient dans la seule expérience sensible l'origine des notions et des vérités géométriques ont prétendu que la né- cessité des théorèmes dérivait de la constance des mesures empiriques. Depuis le jour l'homme, me- surant pour la première fois les trois angles d'un triangle , les a trouvés égaux à deux angles droits , aucun fait n'est venu démentir ce premier résultat de l'expérience. Aussi l'habitude de les rencontrer tou- jours associées nous a-t-elle fait river l'une à l'autre ces deux notions , de telle sorte que nous les considé- rons aujourd'hui comme inséparables. Mais ce que nous appelons liaison nécessaire n'est qu'une liaison famihère dont nous affirmons la permanence future en vertu d'une induction semblable à celle qui nous fait attendre avec confiance le retour des'phénomènes

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 123

naturels dont les antécédents seront donnés. Sans ren- trer ici dans une discussion épuisée , il nous suffira de dire qu'une telle façon de concevoir la nécessité des propositions de la géométrie enlève à ces dernières toute certitude apodictique , et les réduit à n'être que des résumés du passé, sans valeur pour l'avenir. Que vaut, en effet, cette induction, dont le seul fondement est l'expérience des âges antérieurs? pourquoi ces liai- sons ne seraient -elles pas changées d'un instant à l'autre ?

D'autres philosophes , et Dugald-Stewart est de ce nombre , pour sauver la certitude scientifique de la géométrie, ont fait des théorèmes les conséquences logiques des hypothèses, c'est-à-dire des définitions placées au début de la science. Il est vrai que les dé- finitions géométriques ne s'imposent pas à l'esprit, qu'on peut les poser ou ne les pas poser ; il est vrai, d'autre part, qu'une majeure une fois posée, la con- clusion en sort nécessairement. Mais nous avons vu que les définitions ne remplissent pas dans la démons- tration géométrique le même office que les majeures dans les raisonnements syllogistiques ; et , d'ailleurs , est-il légitime de les considérer comme des hypo- thèses ? Dans les sciences de la nature, faire une hypo- thèse, c'est imaginer un antécédent à un phénomène dont l'observation ne découvre pas l'antécédent réel. Telles ne sauraient être les prétendues hypothèses géométriques. Dans les raisonnements déductifs, une hypothèse est un rapport supposé entre deux idées , dont nous p'ourrions nous abstenir, et qu'il serait pos-

124 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

sible de remplacer par une supposition contraire. Or, si nous pouvons nous abstenir de poser les définitions géométriques , une fois posées, il nous est absolument impossible d'y substituer des notions contraires ; dès l'instant nous avons engendré une figure , l'œuvre objective de l'esprit s'impose à l'esprit, et demeure à tout jamais ce que l'esprit l'a faite. La raison de la nécessité géométrique n'est donc pas dans le prétendu caractère hypothétique des définitions.

La nécessité, en général, est une liaison qui ne peut pas ne pas être ; mais il faut distinguer l'une de l'autre la nécessité physique, la nécessité logique et la néces- sité géométrique. L'univers physique est un réseau im- mense de phénomènes unis entre eux par des liens in- vincibles ; l'anarchie n'est pas plus dans la nature que dans la pensée, et ce qui paraît au vulgaire confusion et désordre se résout aux yeux du savant en systèmes har- monieux. Tout fait a une place invariable dans ces sé- ries régulières, mais si intimement entrelacées et en- chevêtrées, qu'il a fallu des siècles pour en saisir la trame. Tant que cette place fixe n'a pas été découverte, rien ne semble nécessaire dans la production des phé- nomènes; mais dès que l'esprit a trouvé les rapports des faits , dès qu'il a démêlé sous la multiplicité sensible l'unité intelligible, aussitôt la production d'un fait quel- conque est subordonnée à l'apparition d'un fait anté- rieur; les phénomènes, désormais rivés ensemble, for- ment des couples stables, qui, s'unissant l'un à l'autre, constituent ces séries indéfinies chaque terme dé- pend de celui qui le précède, et c'ommando celui qui

LEUR ROLE DANS l.A DÉMONSTRATION. hJ.'

le suit. Alors nous apparaît distinctement la notion (le la nécessité pliysique : nous ne pouvons pas con- cevoir que, tel phénomène étant donné, tel autre phé- nomène ne suive pas. On voit par que cette néces- sité suppose deux choses : une matière sensible et une forme intelligible ; des phénomènes s'accomplis- sant objectivement dans l'espace, et, entre eux, des rap- ports constants et invariables. Si l'on peut soutenir avec quelque apparence de raison que le principe d'une telle nécessité est la pensée elle-même, on ne saurait [)Ourtant contester que, sans les phénomènes particu- liers auxquels s'applique cette pensée, une telle né- cessité demeurerait éternellement subjective et for- melle.

Toute autre est la nécessité logique Tandis que les recherches du physicien portent sur des objets réels qui occupent une place déterminée dans l'espace et le temps , le logicien considère des notions générales , abstraction faite de l'espace et du temps. On peut dire avec raison que la logique formelle est une sorte de chimie intellectuelle , régie par ce principe : Quelles que soient les décompositions et les combinaisons des idées, toujours à la fin de l'opération on doit retrou- ver la même quantité de matière. Le logicien a pour instrument l'analyse; il prend des idées complexes, d'une compréhension plus ou moins riche, et, sans se préoccuper de |a, façon dont ces composés ont été for- més , il dégage les éléments qui y étaient enveloppés. De le caractère propre des propositions logiques. Les jugements empiriques sont synthétiques ; les juge-

126 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES

ments logiques sont analytiques ; l'attribut , quel qu'il soit, était contenu dans le sujet, et l'œuvre de la pensée a été de l'en dégager. Aussi , dans ces juge- ments, le verbe exprime-t-il toujours une identité totale ou partielle entre l'attribut et le sujet. Il suit de que la nécessité de ces propositions est tout idéale : je pose dans mon esprit une certaine somme d'attri- buts appelée sujet; j'affirme de cette somme un des attributs qui en font partie ; il ne peut pas se faire que le rapport énoncé ne soit pas , ou qu'il soit autre qu'il est. Il y a encore , si on veut, une matière et une forme ; mais la matière n'est plus un fait hors de l'esprit ; c'est une idée dans l'esprit.

Dans la proposition géométrique, au contraire, nous trouvons une forme intelligible et une matière qui , sans être phénoménale, est cependant extérieure à l'esprit, et qui , sans être idéale, est cependant intel- ligible. Nous avons vu que , pour créer la géométrie , l'esprit découpait en quelque sorte dans l'espace des portions déterminées. La matière de la proposition géométrique n'est donc pas un phénomène particu- lier, corps ou fait, mais la forme vide, dont tous les corps sont revêtus, et c'est entre les portions de l'espace déterminées par l'esprit lui-même qu'il s'agit de trou- ver des rapports. On conç'oit, dès lors, que la nécessité géométrique rie ressemble ni à la nécessité physique, ni à la nécessité logique. En physique , la nécessité est une liaison de phéiiomënes dans le temps, abstraction faite de l'espace; en logique , elle est une liaison d'idées , abstraction faite de l'espace et du temps ; en

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 127

géométrie , elle est une liaison de formes , abstraction faite du temps. Dans la nature extérieure, les phéno- mènes apparaissent à un endroit particulier de l'i'S- pace ; mais, la loi trouvée, l'espace disparaît en quelque sorte , et il ne reste qu'un ordre invariable de succes- sion. Dans le monde des idées, les notions que la logique analyse n'ont aucun rapport ù l'espace et au temps ; si le passage du sujet à l'attribut se fait dans le temps , car les actes de l'esprit sont successifs , il n'en est tenu aucun compte dans le résultat de l'opération. Dans la géométrie , le sujet et l'attribut sont des dé- terminations de l'espace homogène , passif et indéfini. La nécessité de l'attribution ne dérive pas d'une iden- tité entre les deux termes de la proposition ; même quand ces termes sont des notions de grandeurs égales et de même forme , ils ne sont pas identiques , car chacun d'eux occupe un lieu distinct dans l'espace : autre chose est se représenter le triangle ABC ; autre chose, imaginer le triangle A'B'C ; à plus forte raison une telle identité n'existe-t-elle pas quand les gran- deui's mises en présence sont de forme différente; si , numériquement , , les trois angles d'un triangle sont égaux à deux -angles droits; autre chose est se représenter une portion de l'espace terminée par trois droites , et autre chose, imaginer deux portions de l'espace adjacentes et égales, comprises entre deux droites qui se coupent. La synthèse du sujet et de l'attribut se fait en un , deux ou plusieurs temps : tantôt par la superposition des figures , tantôt par la 'substitution de grandeurs équivalentes à des gran-

128 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

deurs équivalentes. Toute démonstration est un dépla- cement de figures individuelles. Il semble, dès lors, que le résultat de l'opération n'ait qu'une valeur empi- rique , car rien ne force les images futures à entrer dans le même moule. La chose serait vraie si nous opérions sur les formes des corps naturels et non sur des déterminations de l'espace engendrées par nous- mêmes. Mais nous avons vu, dans un précédent cha- pitre , que , la loi de construction une fois posée par l'esprit, rien dans l'espace ne s'opposait à ce qu'elle fût réalisée. Dès lors , nous sommes assurés que partout et toujours nos définitions pourront être objectivées. Aussi , quand nous superposons deux figures égales , quand nous substituons l'une à l'autre deux grandeurs équivalentes , ne faisons-nous pas une simple consta- tation de fait, mais une démonstration véritable. Pour que la liaison des grandeurs réunies ne fût pas néces- saire, il faudrait que l'une d'elles pût changer de formé. Mais d'où viendrait la cause du changement, puisqu'elle ne saurait venir ni de l'espace absolument passif et par- tout homogène , ni de l'esprit qui peut varier à l'infini ses créations, mais non pas les altérer une fois qu'elles sont réalisées ? La nécessité géométrique résulte donc du caractère essentiel et de la fonction des défini- tions.

Tout ce qui précède est vrai de la géométrie eucli- dienne traitée par la méthode des anciens ; mais les choses ne se passent-elles pas autrement dans cette même géométrie traitée par la méthode des modernes et dans la géométrie non euclidienne?

LEUR RÔLE DANS LA DF.MONSTRATION. hiU

Pour ce qui est de la géométrie analytique , la lé- ponse est facile. Nous savons comment s'opère le pas- sage du concret à l'abstrait ; la formule algébrique une fois substituée à la définition intuitive , l'esprit opère avec confiance sur les signes abstraits , convaincu que leurs rapports correspondent aux rapports des choses signifiées ; les représentations , absentes du calcul , ne reparaissent qu'à la fin pour interpréter la conclu- sion. Les moyens termes ne sont donc pas ici des images correspondant à des définitions, mais des sym- boles conventionnels. Pourtant, les opérations effec- tuées sur les signes algébriques, qui ont conduit les modernes à de si nombreuses découvertes , n'auraient pu, à l'origine , être comprises sans le secours des images. « On ne peut aborder l'étude de la géomé- » trie analytique en partant directement de simples » axiomes et définitions. Il faut, avant de commencer » à faire usage de l'analyse, apprendre, par une géo- » métrie synthétique, par une vue immédiate, quelles » sont les propriétés des lignes et des angles. Toutes » ces propositions synthétiques une fois connues , on » peut en déduire d'autres algébriquement; mais » c'est seulement grâce a un double acte intuitif im- )) médmt : premièrement ^ lorsqu'on traduit l'énoncé » géométrique en formules algébriques ; secondement, » lorsqu'on substitue au résultat algébrique , s'il n'est » pas pureijicQt quantitatif, sa signification géomé- » trique. La solution de toute proposition, en géomé- » trie analytique , n'est pas autre chose qu'une règle » destinée à nous guider lorsque , par un nouvel

130 DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES.

» usage de nos yeux ou de notre imagination , nous » voulons construire les nouvelles lignes que doit » nous fournir l'interprétation du résultat. L'analyse » ne nous permet pas de nous dispenser des construc- » tiens synthétiques ; elle sert simplement à nous » guider dans ces constructions, et elle nous dispense » ainsi plus ou moins complètement de cette sorte de » tact qu'exige la découverte des solutions géomé- » triques (l). »

Nous ajouterons que les quantités négatives et les quantités imaginaires, qui ont fait si longtemps le désespoir des logiciens , ont reçu une interprétation géométrique féconde en résultats nouveaux (2).

Pour ce qui est de la géométrie imaginaire , il nous semble que les progrès dont elle est susceptible pour- ront modifier la méthode de démonstration suivie jus- qu'à ce jour. Nous avons vu que cette géométrie, convenablement interprétée . considérait un certain nombre de surfaces analogues , dont elle déterminait d'abord les propriétés communes, puis les caractères particuliers. La démonstration géométrique ordinaire va de l'égal à l'égal ou de l'équivalent à l'équivalent ; mais n'est-il pas possible de prévoir qu'un jour elle ira du genre à l'espèce? En s'en tenant aux résultats

(1) W. R. Smith , Le Raisonnement géomélrique. Rev. des cours' scient., 19 fév. 1870.

(2) Sur l'interprétation des quantités négatives, F. Renouvief;, Essais lie critique générale, !«■■ essai, appendice ;

Sur l'interpréta lion des quantités imaginaires, V. Mourey, La Vraie Théorie des qucmliV'S négatives el des quanliiés prétendues imagi- naires.

LEUR RÔLE DANS LA DÉMONSTRATION. 131

incontestables, acquis aujourd'hui, ne doit-on pas con- sidérer le groupe des surfaces de courbure constante comme un genre, dont il faut déterminer d'abord les propriétés ? Ces propriétés seront toujours prou- vées par la méthode que nous avons analysée plus haut; mais, une fois démontrées du genre , ne les dé- montrera-t-on pas de l'espèce par un véritable syl- logisme ?

CHAPITRE V.

HIERARCHIE DES CARlCTtRES EMPIRIQUES.

Les sciences empiriques sont ii'iéduclibles aux sciences matbôina- tiques. On ne peut complètement substituer h la perception des qualités sensibles la connaissance de formules numériques.— Consti- tution des êtres naturels. Couslitutioudes idées générales. Hiérar- chie des caractères. Classification. Caractères dominateurs i-t caractères subordonnés.

Nous passons de la géométrie aux sciences de la natiu^e, de l'étude des quantités à l'étude des qualités. Au premier abord , un abîme infranchissable semble séparer ces deux objets ; les quantités sont ration- nelles ; les qualités sont sensibles. Pourtant , n'est-il pas possible de franchir l'abîme, c'est-à-dire de pousser la réduction des éléments sensibles jusqu'au mouve- ment géométrique ? Il nous faut d'abord résoudi^e cette question, si nous voulons savoir en quoi consiste la connaissance scientifique des êtres naturels.

Connaître, c'est expliquer. La science mal informée expliqua les êtres de la nature et les phénomènes dont ils sont le théâtre par l'action de forces cachées aux sens : pesanteur , chaleur , force magnétique , force électrique , affinité chimique , force vitale. Mais la science mieux informée a banni ces puissances mysté-

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 133

rieuses, et les a reléguées parmi « ces petits lutins de facultés, dont se moquait Leibnitz, paraissant à propos comme les dieux de théâtre, ou les fées de l'Amadis, et faisant, au besoin, tout ce que voulait un philosophe, sans façon et sans outils. » Elle a prouvé , d'abord , que tous les phénomènes physiques sont corrélatifs , qu'aucune des affections de la matière a ne peut être dite la cause essentielle des autres, mais que chacune d'elles peut produire toutes les autres ou se convertir en elles (1). » Poussant plus loin la réduction, elle com- mence à prouver que ces phénomènes, en apparence si divers, sont, au fond, des combinaisons de mouvements, identiques pour la pensée qui en a dégagé les formules, mais irréductibles pour la sensibilité, dont les organes imposent des formes différentes à une môme matière^ de telle sorte que nous prenons pour des diiférences réelles des différences subjectives projetées par l'esprit hors de lui-même. Les lois de tous les phénomènes inorganiques, même des plus mystérieux en apparence, seraient donc les lois du mouvement. Vous faites éva- porer lentement une dissolution de sel ; les molécules se déposent sur le fond du vase , se surperposent les unes aux autres de façon à former un petit édifice aux arêtes géométriques, aux faces régulières ; vous n'imaginerez pas, pour expliquer la formation de ce cristal , qu'une troupe d'ouvriers invisibles , obéissant à un maître invisible comme eux, a construit l'édifice cristahin, ainsi que furent construites les pyramides

(1) Grove, De la Corrélalion des forces physiques , lutroduction.

9

134 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

d'Egypte. i( L'explication scientifique est que les mo- » lécules matérielles réagissent les unes sur les autres, » sans l'intervention d'aucun travail manuel, qu'elles » s'attirent et se repoussent à certains points définis » et dans certaines directions déterminées , et que la » forme pyi^amidale est le résultat de ces attractions et » de ces répulsions (1). » La physique et la chimie sont donc des provinces de la mécanique , et la perception sensible de tous les phénomènes de cet ordre peut être remplacée par une formule mathématique. Ici la réduction de la qualité à la quantité n'est pas chose impossible, quelque difficulté qu'opposent au calcul la petitesse infinie des masses mues et la complexité extrême des procédés mis en œuvre pour les mouvoir. Les lois qui régissent la matière brute s'étendent aussi à la matière vivante. Longtemps on a cru que la vie était l'œuvi^e d'une force spéciale, antagoniste des forces inorganiques. Bichat la définissait l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort , et par mort il enten- dait le triomphe des forces physiques et chimiques , faisant rentrer dans leur domaine la portion de matière qui leur avait un instant échappé. Mais la science a renversé cette dernière idole de la métaphysique ; les prétendues lois d'exception sont rentrées dans la règle commune. Vivre est une forme de la mécanique; na- ture, lois, produits, tout se ressemble dans les phéno- mènes de la matière brute et dans ceux de la matière

(1) Tyndall , Les Forces physiques el la Pensée. Revue des cours scient. 1866.

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 135

vivante. Le minéral s'accroît par une juxtaposition de molécules ; l'être organisé transforme des matériaux empruntés au dehors , et se les assimile par intussus- ception. Cette différence est superficielle ; au fond, la science découvre une identité complète entre les phé- nomènes physico-chimiques et les phénomènes vitaux. Ce qui a si longtemps voilé la vérité et fait admettre, en désespoir de cause , cette prétendue force vitale , c'est la complexité des moyens employés dans la ma- chine vivante pour produire des résultats identiques à ceux des machines inorganiques ; mais, sous ces pro- cédés complexes , la science retrouve chaque jour les procédés plus simples de la physique et de la chimie , c'est-à-dire de la mécanique. L'animal est un composé de combinaisons d'oxygène , d'hydrogène, d'azote, de carbone , de phosphore , de fer et de quelques autres corps simples, en proportions diverses ; ces corps sont tour à tour empruntés et rendus au monde extérieur ; les combinaisons etles décompositions s'accomphssent dans le laboratoire animé comme dans le laboratoire inerte du chimiste ; les aliments introduits dans l'appa- reil y sont soumis à l'action de certains réactifs four- nis par l'appareil lui-même , et résultant d'une combi- naison chimique et d'un filtrage physique. Transfor- més en substances assimilables, ils pénètrent, en vertu d'une loi purement physique d'imbibition et de capilla- rité, dans le miheu intérieur ; ils y rencontrent des gaz inorganiques, portés en vertu de la loi physique de la diffusion des gaz , et retenus par des condensateurs analogues à certains condensateurs minéraux; des

136 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

réactions chimiques s'établissent entre ces substances solides , liquides et gazeuses , et le milieu circonvoisin , dont les produits sont éliminés de l'organisme phy- siquement et mécaniquement. Les lois de la physique et de la chimie suffisent donc à expliquer ces échanges et ces métamorphoses de matière, qui sont le trait es- sentiel de la vie dans l'être pleinement développé.

Si maintenant nous considérons l'évolution de cet être , il ne sera pas besoin , pour l'expliquer, de faire intervenir une puissance mystérieuse. « Plaçons un » grain de blé dans la terre , et soumettons-le à l'ac- )) tion de la chaleur ; en d'autres termes , maintenons » dans un certain état d'agitation les molécules du » grain de blé et celles de la terre qui l'entoure , car, » vous le savez, aux yeux de la science , la chaleur est » un mouvement vibratoire. Dans ces conditions , le » grain et les substances qui l'entourent réagissent les » unes sur les autres , et le résultat de cette réaction j) est un édifice moléculaire. Un bourgeon se forme; » ce bourgeon atteint la surface, il se trouve exposé » aux rayons du soleil , qu'il faut considérer aussi » comme une sorte de mouvement vibratoire ; et de » même que le mouvement de la chaleur, communi- » que aux grains et aux substances qui l'environnent, » a fait un tout du grain et de ces substances, de même » aussi le mouvement spécifique des rayons du soleil » permet à la plante de se nourrir de l'acide carbo- » nique et de la vapeur aqueuse présents dans l'air, » de s'approprier les constituants de ces deux corps , » pour lesquels elle a une attraction spéciale , et de

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 137

» laisser les autres reprendre leur place dans l'air. » Ainsi, des forces sont en activité dans la racine, des » forces sont en activité dans la tige ; les matières » contenues dans la terre, les matières contenues dans » l'atmosphère sont attirées vers la plante, et la plante » grandit. Tour à tour nous voyons le bourgeon, la » tige, l'épi, le grain dans l'épi; car les forces qui » sont ici en jeu agissent en un cycle ciui se complète » par la production de grains semblables à celui par » lequel il a commencé.

» Or il n'y a rien, dans cette évolution, qui dépasse » nécessairement le pouvoir de notre intelligence telle » qu'elle existe. Une intelligence semblable à la nôtre, » si elle était seulement suffisamment développée, )) pourrait suivre cette évolution entière depuis le » commencement jusqu'à la fin. Nous n'avons besoin, )) pour cela, d'aucune faculté intellectuelle entièrement » nouvelle. Un esprit suffisamment développé verrait » dans cette évolution un exemple du jeu de la force » moléculaire ; il verrait chaque molécule venir pren- » dre la place qui lui appartient, guidée qu'elle est » par les attractions et les répulsions spécifiques qui )) s'exercent entre elle et les autres molécules. Que )) dis-je! étant donné le grain et ce qui l'environne, » une intelligence semblable à la nôtre , mais suffi- » samment développée, pourrait tracer dpriori chaque » pas de l'évolution ; pourrait , par l'application des » principes mécaniques , démontrer que le cycle doit » finir comme nous le voyons finir, par la reproduc- » tion de formes semblables à celles par lesquelles il

138 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

9 a commencé. Nous retrouvons ici une nécessité » semblable à celle qui guide les planètes dans leur » course autour du soleil (1). » On pourrait en dire autant de l'évolution animale. Ensemble de molécules aux positions définies, enveloppé par un ensemble de molécules aux positions non moins définies, l'œuf s'ac- croît et se transforme , parce qu'entre lui et la matière ambiante s'établit un courant d'actions et de réac- tions , duquel résulte cette machine complexe dont les diverses pièces se sont ajoutées les unes aux autres , à mesure qu'une modification dans les masses réagis- santes changeait la direction ou l'intensité du courant moléculaire. En un mot , un animal qui croît est une formule qui se développe, formule qu'un œil assez pénétrant pourrait lire dans l'œuf, origine de l'évo- lution.

La vie est donc une forme particulière de la méca- nique ; mais c'en est la forme la plus complexe , celle les lois du mouvement s'accomplissent sous les con- ditions les plus variées, et tant d'intermédiaires sont intercalés entre le point de départ et le terme de la métamorphose , qu'il est extrêmement difficile d'en retrouver la suite et la liaison.

Il résulte de que chaque être vivant aurait une for- mule , expression rationnelle des qualités sensibles , et que nous serions au-dessous de la science tant que nous ne l'aurions pas découverte. Ainsi la quantité remplacerait la quahté , des combinaisons numériques

(i; Tyndall, loc. cit.

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. i39

seraient substituées aux combinaisons des propriétés physiques, chimiques et vitales. Nous cherchons à ramener les êtres juxtaposés dans l'espace à certains types constants de caractères subordonnés les uns aux autres; il nous faudrait les réduire à certaines relations de nombre ; nous cherchons comment des qualités s'u- nissent pour constituer des formes distinctes ^ il nous faudrait chercher en quelles proportions des nombres se combinent pour constituer des formules différentes. Tous les êtres qui vivent sont pour nous comme les va- riations de plus en plus riches d'un même thème sen- sible , la vie , réalisée selon son degré d'intensité par des organes de plus en plus nombreux , de plus en plus spécialisés ; ils deviendraient comme les variations d'un même thème numérique , d'abord fort simples , puis de plus en plus complexes , à mesure qu'augmen- teraient le nombre et la distinction des termes mis en rapport.

Avant de nous demander si cet idéal de la science naturelle n'est pas une chimère irréalisable , consta- tons que nous sommes loin de l'avoir atteint. Certes, les découvertes des sciences physiques et chimiques sont considérables ; nous ne nierons pas non plus que beaucoup des phénomènes organiques , rapportés na- guère encore à la mystérieuse force vitale, soient ren- trés sous la règle commune à la physique et à la chi- mie. Toutefois on doit reconnaître qu'il y a loin de à la découverte de formules mathématiques qui seraient les expressions rationnelles de chaque espèce miné- rale, végétale et animale. Mais peut-on découvrir ces

140 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

formules? et, en admettant que la chose fût possible, cette découverte serait-elle le degré le plus élevé de la science des êtres naturels ?

Une première donnée indispensable pour établir de telles expressions mathématiques, et que l'observation ne fournira jamais, c'est le nombre exact des éléments réagissant. Un animal est un système d'appareils; un appareil, un système d'organes; un organe, un sys- tème de tissus; un tissu, un système de cellules. Si l'on suppose que ces cellules sont les éléments irré- ductibles de l'organisme, quel microscope assez puis- sant permettra de les distinguer toutes, et quel esprit assez patient pourra jamais les compter? On sait à peu près quel est le nombre des stomates semés sur les deux faces d'une feuille ; mais ce ne sont que des moyennes dont un mathématicien ne saurait se con- tenter pour établir des formules précises ; et, s'il est déjà très-difficile d'analyser un millimètre carré d'épi- derme, combien la difficulté ne deviendrait -elle pas plus grande le jour l'on entreprendrait de décompo- ser de la même façon un organisme entier ! Toutefois il n'y a aucune impossibilité absolue. Mais voilà que l'élément, en apparence irréductible, se résout ; dans la cellule infiniment petite , le microscope découvre des infiniment petits de second ordre : un nucléus , des granulations, un liquide elles flottent, une mem- brane qui enveloppe le tout. Chacune de ces parties est elle-même composée de parties ; chaque partie départie est divisible, et ainsi de suite. Or, tandis que la pensée poursuit ainsi , sans l'atteindre jamais , l'élément irré-

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 141

ductible, l'observation s'est arrêtée depuis longtemps: nous sommes donc en présence de l'infini. Ce n'est pas tout ; une seconde donnée aussi indispensable que la première , c'est l'évaluation précise des actions et des réactions mutuelles des éléments constitutifs du sys- tème. Or le nombre de ces éléments est infini; le nombre des forces agissantes dont chacun est doué l'est donc aussi. Or l'action de chaque élément est mo- difiée par les actions de tous les autres ; l'état d'un de ces éléments , à un instant donné, résulte donc d'une infinité d'actions différentes : nous sommes , par con- séquent , en présence de l'infini élevé à une puissance infinie. Établissez maintenant la formule de ce sys- tème où tout est infini, et le nombre des éléments, et le nombre des actions , et le nombre des réactions , et le nombre des combinaisons de ces influences réci- proques.

La difficulté que nous venons de signaler est insur- montable ; cependant on peut toujours croire que l'idéal des sciences empiriques serait de réduire les qualités sensibles aux quantités abstraites , tout en plaçant cet idéal hors de notre prise. Montrons que si, par impossible , on opérait cette réduction complète , nous n'aurions pas encore une connaissance vraiment scientifique des êtres naturels.

Pour concevoir que des relations de quantité soient partout substituées à des relations de qualité, il faut admettre que tout est mécanisme dans la nature , et que sous ce mécanisme n'est caché aucun fait d'un autre ordre. Pour ce qui est de la nature inanimée .

142 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

la chose semble vraie; là. en effet, les phénomènes élémentaires se ramènent à des combinaisons plus ou moins complexes d'éléments géométriques, et forment des séries sans fin chaque terme est déterminé par celui qui le précède , et détermine celui qui le suit. Pourtant nous voyons déjà poindre , dans la nature inorganique, un je ne sais quoi dont les seules lois de la mécanique ne sauraient rendre compte. Ainsi les molécules d'un sel en dissolution se superposent et constituent des cristaux réguliers , quand on fait éva- porer lentement le liquide. On pourrait, à la rigueur, trouver la formule mathématique de tous ces mouve- ments. Mais comment se fait-il que ces séries d'anté- cédents et de conséquents convergent vers un centre commun, concourent, chacune pour une part déter- minée , à la construction de cet édifice aux formes im- muables? Cette direction propre à chaque série de mouvements, cette concurrence constante de toutes les séries vers un rendez-vous unique, sont-elles le résultat des actions et des réactions moléculaires ? ^lais alors pourquoi , si vous précipitez l'évaporation , les molé- cules du sel dissous tombent -elles pêle-mêle, sans ordre , sur le fond du vase ? Ce résultat , si différent du premier, est toujours l'œuvre des mêmes lois mé- caniques. Ce ne sont donc pas ces lois qui détermi- naient auparavant la convergence des mouvements élémentaires. Dira-t-on que du premier cas au second les circonstances ont varié , qu'en accélérant l'évapo- ration on a introduit un élément de discorde au mi- lieu des actions et des réactions moléculaires? On

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 143

aura raison ; mais il n'en reste pas moins vrai que des seules lois du mouvement on ne saurait déduire les formes définies qu'affecte la matière inorganique, pas plus qu'on n'en déduit la forme de nos machines industrielles. Inventer une machine, ce n'est pas sim- plement tirer par déduction une conséquence d'une loi donnée ; c'est faire servir les lois de la mécanique à la réalisation d'une idée préconçue. Dans les ma- chines naturelles , l'idée qui forme le centre , et , par suite , le lien des divers éléments du système, ne ré- sulte pas des lois mêmes de la mécanique.

Cette lacune de la théorie mécaniste de la nature est beaucoup plus apparente encore dans l'explication de la vie. On ne saurait contester, sans nier les pro- grès de la science, l'identité des phénomènes physico- chimiques et des phénomènes dont l'être organique , pleinement développé , est le théâtre. Mais dans cet être, ce qui n'est pas l'œuvre du pur mécanisme, c'est le milieu , le laboratoire vivant s'accomplissent ces phénomènes. La respiration n'est qu'un échange de gaz réglé par les lois de la diffusion ; la nutrition , une série de dédoublements et de combinaisons chi- miques; l'absorption, un phénomène d'endosmose et de capillarité ; la circulation , le résultat d'une im- pulsion et d'une pression mécaniques; mais, pour produire ces phénomènes physiques, chimiques et mécaniques , la nature vivante emploie des appareils et des procédés que le savant ne peut construire ni imiter. Ce qui caractérise la vie , c'est l'évolution or- ganique de laquelle résultent les instruments de ces

144 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

phénomènes physico-chimiques, qui, loin d'être la vie, n'en sont que les manifestations. C'est aussi ce que le mécanisme est impuissant à expliquer. Qu'on nous donne le germe , dit-on , et nous en déduirons toutes les phases de la métamorphose. Mais ce germe con- tient la vie qu'il s'agit précisément d'expliquer. On suppose donc donné ce dont on prétend se passer. Créez de toutes pièces la cellule primordiale, dites- nous de quelles actions , de quelles réactions molécu- laires elle résulte , et vous aurez gain de cause ; mais , jusque-là, nous sommes en droit de dire que l'évolution tout entière est dirigée par cette vie qui gît obscure et virtuelle au fond de l'embryon , et qui , excitant peu à peu ses puissances , fait servir à son complet achèvement les séries des mouvements moléculaires.

L'idée de vie ne se résout pas dans l'idée de mou- vement. Chez l'être vivant pleinement achevé , tout phénomène est régi par une loi physique ou chimique ; mais, en même temps, à ce mécanisme préside une loi organique de finalité. Un organisme est un système de moyens appropriés à une fin commune. Les cel- lules forment des tissus ; les tissus , des organes ; les organes , des appareils ; les appareils , la machine en- tière ; mais cellules , tissus , organes et appareils ont chacun une fonction spéciale qui concourt à la fin totale de l'ensemble. Le système des organes et des fonctions est clos de toutes parts , et la place et le rôle de chaque élément y sont déterminés par la fin du tout. Par conséquent, si la vie estreffet des organes, elle en est aussi la cause. Si, les moyens disparaissant,

HIÉRAUCIIIE DES CARACTÈRES NATURELS. 145

la fin n'est plus réalisée , la fin supprimée , les moyens disparaissent. Supprimez la vie , et aussitôt ces forces mécaniques , physiques et chimiques qui naguère tra- vaillaient de concert ù un résultat commun se dis- socient, et travaillent chacune pour son compte; il reste une matière et des phénomènes inorganiques, mais organes et fonctions ont disparu. Il y a donc dans l'organisme un double et constant courant du centre à la périphérie , et de la péripliérie au centre ; l'unité vivante produit une pluralité de parties vivantes elles- mêmes, et cette pluralité d'organes réalise et alimente l'unité centrale. La vie crée donc elle-même les moyens de sa propre réalisation. La chose sera plus évidente encore si l'on considère l'évolution orga- nique. L'origine est une simple cellule qu'anime à peine une vie vacillante ; le terme est un être complexe, aux énergies intenses et variées. Pour passer du mini- mum au maximum, la vie a besoin d'instruments qu'elle crée peu à peu , et qui , au fur et à mesure de leur apparition , réalisent les diverses puissances de la vie. Si une fin virtuelle encore, mais cependant efficace, ne préside pas à ces créations successives , ne coordonne pas à un but commun les organes nais- sants , on ne comprend pas pourquoi la même ma- tière , soumise à l'action des mêmes forces molécu- laires, régie par les mêmes lois mécaniques, produit des instruments divers, pourquoi ces instruments se réunissent en appareils , pourquoi ces appareils for- ment un système clos toutes les actions particu- lières sont dirigées harmonieusement vers un centre

146 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

unique. Or c'est cette finalité intentionnelle, dont tout être vivant est imprégné, que le mécanisme n'explique pas ; il nous montre bien comment un fait est déter- miné par un antécédent ; mais la vie est autre chose que ce déterminisme rigide et en quelque sorte li- néaire ; elle résulte du concours S3aTapathique des séries d'antécédents et de conséquents vers une fin commune. Vouloir la réduire au mécanisme pur, c'est la supprimer, et l'on prétend qu'on en a rendu compte !

Par conséquent , alors même qu'on finirait par dé- couvrir la formule de tous les mouvements qui s'ac- complissent dans l'être organisé , plante ou animal , il resterait toujours à expliquer la vie qui l'anime, et cette vie ne peut s'exprimer en nombres. Ne rêvons donc pas une réduction complète de la qualité à la quantité. Si loin que l'esprit puisse aller dans cette voie, il sera toujours en présence de groupes irré- ductibles d'éléments inconnus; jamais il ne rempla- cera le concret par l'abstrait, la sensation par le chiffre. Cherchons maintenant en quoi consiste la con- naissance vraiment scientifique des êtres naturels.

Les individus apparaissent chacun dans un point particulier de l'espace et dans un instant déterminé du temps. Le nombre en est par conséquent indéfini; aussi ne pouvons-nous avoir la prétention de les con- naître jamais tous. Mais la science réduit cette mul- tiplicité à l'unité ; aux intuitions individuelles , en nombre nécessairement illimité, elle substitue un type unique, extrait des intuitions antérieures , et qui nous dispense des intuitions futures. A parler en toute

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 147

rigueur, il n'y a pas dans la nature deux êtres abso- lument identiques ; eussent-ils d'ailleurs mûmes carac- tères , ils différeraient toujours par leur situation par- ticulière. Mais dans ces êtres différant tous l'un de l'autre , disséminés dans l'espace et se succédant dans le temps , l'esprit découvre certaines propriétés com- munes et permanentes. Si j'analyse l'animal que je viens de voir, je trouve : un poil luisant, une allure fi ère , un œil ardent , des naseaux ouverts , une cri- nière abondante , six incisives à chaque mâchoire , six molaires à couronne carrée , marquées par des lames d'émail en croissant , un espace vide entre les inci- sives et les molaires , des membres antérieurs accolés sans clavicule à l'omoplate , pas de doigts distincts, mais des sabots au bout des pattes. Je rencontre plus loin un autre animal , je l'analyse et je trouve : un poil terne, une démarche humble, un œil sans feu, des narines flasques , une crinière maigre , et six incisives à chaque mâchoire , six molaires à couronne carrée , incrustées d'émail en croissant , un vide entre les inci- sives et les molaires , pas de clavicule , pas de doigts , mais un sabot à l'extrémité des membres. Malgré des différences notables, ces deux animaux se ressemblent, et je puis les réunir dans une pensée unique. Si, main- tenant, laissant de côté les caractères que je vois varier dans chaque individu, je conserve seulement ceux qui ne varient pas, j'en forme une image , ou , si l'on aime mieux , une idée , vraie de tous les individus observés jusqu'à ce jour, et de tous les individus semblables qui pourront exister plus tard. A l'observation impossible

148 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

d'un nombre illimité d'êtres particuliers , je supplée par une pensée unique ; je passe des intuitions indi- viduelles , vraies seulement dans un point de l'espace et dans un instant du temps, au type général, vrai par- tout et toujours.

Telle est notre première démarche dans la réduc- tion de la multiplicité phénoménale à l'unité. Mais l'es- - prit ne tarde pas à s'apercevoir que les éléments con- stitutifs des types généraux ainsi obtenus n'ont pas tous môme extension ; c'est pour lui un trait de lu- mière et l'occasion d'un progrès nouveau. Je vois un lion et un tigre. Le corps du premier est vigoureux et trapu ; sa tète est grosse, son poil serré et d'un brun fauve ; l'extrémité de sa queue est floconneuse. Le corps du second, vigoureux aussi, est plus allongé, ses pattes sont plus courtes , son pelage n'est plus d'une couleur uniforme , mais sur un fond jaune ardent se détachent des bandes noires tirées assez régulièrement du dos vers le ventre ; çà et , à la face interne des oreilles, à la gorge, au poitrail , des taches d'un beau blanc, et enfin , au bout de la queue, quinze anneaux noirs sur un fond jaunâtre. Voilà deux images parfai- tement distinctes l'une de l'autre, et que je ne puis fondre en une seule. Le groupe de qualités sensibles qui forme la première appartient à tous les lions ; celui qui constitue la seconde est vrai de tous les tigres.

Si je pousse plus loin l'analyse , outre les propriétés que je viens de décrire, je trouve dans les deux ani- maux soumis à mon examen des canines très-fortes, des molaires lacérantes, une tête et un museau arron-

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. iW

dis, une arcade zygomatique voûtée, des mâchoires courtes , une langue à papilles cornées , aux pointes dirigées en arrière, un mufle petit, des narines per- cées de côté , des oreilles courtes, droites et triangu- laires, cinq doigts aux membres antérieurs, quatre aux membres postérieurs, tous armés d'ongles rétrac- tiles. Voilà une collection de propriétés communes aux deux images précédemment obtenues. Nous en faisons un type de second degré, et les types de premier degré, tels que ceux du lion et du tigre pris pour exemples , et encore ceux du jaguar, du léopard , de la panthère et du chat , impliquent tous ce type plus général.

i\rais l'analyse et la description de nos deux indi- vidus ne sont pas épuisées. Outre les caractères qui ont formé le type du deuxième degré, je vois en eux ; six incisives et deux canines à chaque mâchoire , huit molaires tranchantes ou tuberculeuses à la mâchoire supérieure, six à la mâchoire inférieure, les maxillaires inférieurs solidement enchâssés dans la cavité glé- noïde, et incapables de mouvements horizontaux , des orbites non séparées des fosses temporales, des arcades zygomatiques écartées et relevées, un estomac simple et membraneux , un intestin court , un cerveau sillonné, sans troisième lobe, et ne recouvrant pas le cervelet. Voilà une nouvelle collection de propriétés qui n'appar- tient en propre ni aux deux types de premier degré choisis pour point de départ, ni au type de deuxième degré que j'en ai dégagé , mais qu'on rencontre dans un nombre plus ou moins considérable de types de

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150 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

deuxième degré précédemment obtenus, dans le chien par exemple, dans le chacal, le renard, l'ours, l'hyène, le raton, le blaireau , la loutre et le putois. Je suis conduit à en faire un type de troisième degré, impliqué dans un certain nombre de types du deuxième degré.

On doit aller plus avant encore. Dans les deux formes animales prises comme exemples , outre les propriétés énoncées jusqu'ici, je trouve : une mâchoire supérieure fixée au crâne, sept vertèbres cervicales, des côtes antérieures soudées à un sternum, des omoplates non articulées, une tête articulée par deux condyles sur la première vertèbre , un cerveau , deux hémi- sphères réunis par un corps calleux , une allantoïde autour du fœtus, un appareil mammaire. Voilà une quatrième collection de caractères qui n'appartient pas en propre aux types desquels nous l'avons extraite, mais qu'on retrouve , unie à des caractères différents de ceux que nous avons rencontrés jusqu'alors, dans l'homme, dans le singe, l'éléphant, la chauve-souris, le phoque et la baleine. J'en fais un type de quatrième degré qui sera impliqué dans un certain nombre de types du troisième ordre.

Je ne puis m' arrêter encore. Dans le lion et le tigre, je trouve: un encéphale et une moelle épinière logés dans une boîte osseuse, un squelette intérieur, du sang rouge , un cœur musculaire , des organes dis- tincts des sens. Voilà une cinquième collection de caractères, plus générale encore que toutes les collec- tions précédemment dégagées, car je la rencontre non- seulement dans les êtres appartenant à notre type de

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 151

quatrième degré, mais dans les poissons, les oiseaux, les reptiles et les batraciens. J'en fais un type de cin- quième degré, qui sera impliqué dans un certain nombre de types du quatrième degré, malgré les diiïé- rences qui les séparent.

Enfin ce lion, ce tigre digèrent, respirent, sentent , se meuvent, se reproduisent et sont sortis d'un œuf. Voilà une dernière collection de caractères , encore plus générale que les précédentes, car elle se trouve non -seulement impliquée dans notre type du cin- quième degré , mais dans toute forme animale, dans un escargot, dans un helminthe, dans une méduse. Je suis ainsi conduit par les progrès de l'analyse à éta- blir au-dessus des types obtenus jusqu'ici un type commun à tout le règne animal , qui sera impliqué dans tous les types des degrés inférieurs.

L'individu est donc, aux yeux de la science, un sys- tème de dispositions organiques formant des groupes de plus en plus généraux, subordonnés les uns aux autres. Avant que l'esprit ait découvert cette hiérarchie de ca- ractères, l'individu, isolé dans le monde, ne pouvait être un objet pour la pensée; il nous apparaît maintenant comme un élément d'un vaste système dont les mailles enveloppent le règne animal tout entier, et comme le produit d'une alliance de qualités générales qui , en s'unissant suivant des rapports variés, constituent la diversité des formes animales. Ainsi, partis du cercle infini des individus, nous rencontrons des cercles con- centriques, aux rayons de plus en plus petits, jusqu'à ce que nous parvenions enfin au centre un et indi-

d52 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

visible, source inépuisable, d'où nous voyons s'écouler en des sens divers, et par des canaux de plus en plus ramifiés, le torrent infini des formes animales.

Si, maintenant que nous sommes parvenus au terme infranchissable de la pensée , dans la réduction de la multiplicité à l'unité, nous revenons de vers le point de départ, nous verrons comment, sur une sorte d'étoffe uniforme, la nature elle-même détermine des circonscriptions de plus en plus restreintes, remplies par des dessins de plus en plus variés.

Tout animal vit, se reproduit et sent; il faut des appareils pour réaliser ces fonctions essentielles; mais il n'est pas nécessaire que la disposition générale des organes indispensables à la vie soit la même chez tous les animaux; une fin unique peut être réalisée par des systèmes différents de moyens. Aussi voyons-nous que toutes les formes animales n'ont pas été coulées dans le même moule ; on a trouvé dans la nature quatre ou cinq grands plans de structure différents l'un de l'autre ; tantôt les parties du corps sont paires et disposées symétriquement des deux côtés d'un plan médian longitudinal ; tantôt le corps, toujours symé- trique et binaire , est composé de parties qui se ré- pètent, de tronçons homologues; tantôt, au lieu do suivre une ligne droite , il se contourne en spirale ; tantôt les divers organes rayonnent plus ou moins ré- gulièrement autour d'un centre ; tantôt enfin ils sont unis sans symétrie et sans ordre apparent. Chacun de ces plans généraux de structure , auxquels corres-

IIIÉRAIÎCIIIK DES CARACTÈKES NATURELS. 153

pondent des dispositions différentes du système ner- veux, caractérise un embranchement.

Un plan de structure posé, il peut être poursuivi de façons différentes. Ainsi le rayonnement des organes est la marque caractéristique de l'embranchement des radiaires. Mais la manière dont l'idée de rayonne- ment , fondamentale dans leur structure , est réalisée en acte dans tous les animaux qui le présentent, est va- riable. Chez les uns, on trouve dans le corps une cavité partagée en compartiments par des cloisons rayon- nantes; chez d'autres, le corps est une masse com- pacte sillonnée par des canaux qui vont isolément du centre à la périphérie; chez d'autres enfin, une enve- loppe rigide entoure une cavité des organes distincts sont disposés en rayons plus moins réguliers. Voilà donc trois réalisations distinctes d'un plan commun; chacune de ces combinaisons des éléments de struc- ture caractérise une classe. On pourra, suivant la com- plexité ou la simplicité de ces combinaisons , ranger ces classes dans un ordre hiérarchique , comme on a pu grouper hiérarchiquement les grands embranche- ments eux-mêmes d'après la supériorité et l'infériorité des plans qui les caractérisent; mais, au point de vue nous sommes placés ici, les classes sont des divi- sions parallèles et de même importance , subordonnées immédiatement aux embranchements.

Étant donnée une collection particulière de moyens destinés à réaliser un plan général de structure , on conçoit que l'agencement en soit plus ou moins com- pliqué. Ainsi l'anatomie découvre dans la tortue et le

154 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

serpent les mêmes éléments organiques; aussi ces animaux appartiennent -ils tous deux à la classe des reptiles ; mais de ces éléments organiques communs , les uns sont rudimentaires chez le serpent, et exagé- rés chez la tortue , les autres sont soudés et coales- cents chez la tortue , et multiphés chez le serpent. Il y a donc lieu d'établir dans les classes des subdivisions caractérisées par le degré de complication des élé- ments déstructure. Ces subdivisions seront les ordres.

Mais de cette complication d'organes , propre à chaque ordre, peuvent résulter^des formes différentes. Ainsi , dans l'ordre des chéloniens , la forme des tor- tues de mer ne saurait être confondue avec celle des tortues d'eau douce. La carapace des premières est dé- primée et cordiforme ; celle des secondes est bombée et à peu près elliptique. On doit donc établir parfois, dans les ordres , des subdivisions caractérisées par la forme qu'affecte la réunion des éléments anatomiques. Ces subdivisions sont les familles.

Considérons maintenant plusieurs animaux de même forme ; le détail des parties ne se ressemble pas chez tous. Ainsi les rolliers et les corbeaux , de la fa- mille des conirostres , ont, les premiers, un bec com- primé vers le bout , et des narines nues , les seconds , un bec aplati sur les côtés et des narines couvertes de plumes. On est donc conduit à diviser les familles en groupes de moindre importance, caractérisés parles détails dans la structure des organes. Ce sont les genres.

Enfin , si nous examinons plusieurs individus d'un même genre , nous verrons qu'ils diffèrent entre eux

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 155

par la stature , la proportion des parties , la couleur, l'ornementation. Ces dilTérences caractérisent, dans chaque genre , des groupes de moindre importance , les espèces. s'arrêtent les subdivisions progres- sives du règne animal ; l'espèce est indivisible.

Ainsi nous voyons , d'une part , dans l'individu, une série de formules organiques, de moins en moins com- préhensives, mais de plus en plus générales , comme emboîtées les unes dans les autres, et, d'autre part, une formule commune à tout le règne animal , engendrant par son alliance, avec des groupes distincts de proprié- tés nouvelles^ des formules plus compréhensives, mais moins générales, dont chacune, à son tour, et par un procédé semblable , donne naissance à des formules d'une compréhension de plus en plus riche, mais d'une extension de plus en plus restreinte. Par consé- quent, connaissant les caractères spécifiques d'un in- dividu, on peut dire à quel genre, à quelle famille, à quel ordre , à quelle classe , à quel embranchement il appartient ; mais la réciproque n'est pas vraie : con- naissant l'embranchement d'un individu, on ne sau- rait dire de quelle classe, de quel ordre, de quelle famille, de quel genre, de quelle espèce il est le repré- sentant. Les caractères des groupes inférieurs sont subordonnés aux caractères des groupes supérieurs ; aussi la présence des premiers dénote-t-elle l'exis- tence nécessaire des seconds. Mais les caractères des groupes supérieurs dominent et commandent les ca- ractères, non pas d'un seul, mais de plusieurs groupes inférieurs. Aussi la présence des premiers laisse-t-elle

156 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

le choix entre un certain nombre d'organisations su- bordonnées. Par exemple, tout mammifère est verté- bré ; mais tout vertébré peut être mammifère, oiseau, reptile, batracien ou poisson.

On s'expliquera aisément et la variété des formes animales, et les rapports étroits des groupes inférieurs aux groupes supérieurs , et les relations plus larges des divisions générales aux subdivisions moins géné- rales, si l'on comprend ce qu'est la vie. La vie est une fonction totale réalisée par une pluralité de fonctions partielles. Considérons l'une de celles-ci, la respiration par exemple. C'est essentiellement un échange de gaz entre le milieu extérieur et le milieu intérieur. Pour que ce but soit atteint, il faut que l'organe re- çoive par l'une de ses faces le gaz extérieur, libre ou dissous dans un véhicule , et par l'autre le gaz inté- rieur dissous ou fixé dans le sang , et que l'écran qui sépare les deux fluides élastiques soit perméable à l'un et à l'autre. Ces conditions pourront être réalisées de plusieurs façons : tantôt l'écran perméable sera la sur- face téguraentaire elle-même , baignée au dehors par l'air atmosphérique ou par un liquide chargé d'oxygène, et en dedans par le sang chargé d'acide carbonique ; tantôt ce seront des appendices saillants , remplis du fluide nourricier, et recevant à l'extérieur le contact du fluide respirable ; tantôt enfin ce seront des poches logées dans le corps , dans les parois desquelles le sang circule par d'étroits canaux , et qui reçoivent l'air dans leur intérieur. Voilà trois dispositions générales des organes respiratoires; toutes les trois réalisent la

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES NATURELS. 157

même fonction ; toutes les trois permettent l'échange de l'oxygène et de l'acide carbonique. Mais chacune de ces formes essentielles peut recevoir des modifica- tions secondaires et des perfectionnements de détail. Ainsi, dans la respiration branchiale, les lamelles sail- lantes se subdivisent, se multiplient; au lieu de rester sans abri , flottant au dehors , elles se logent sous les bords soudés d'un manteau ou sous les lames protec- trices d'un opercule ; dans la respiration pulmonaire , les parois gorgées de sang s'étalent , se replient sur elles-mêmes, se boursouflent, et augmentent ainsi la surface par laquelle s'opère l'échange des gaz.

Une fin unique peut donc être réalisée par des sys- tèmes variés et plus ou moins compliqués de moyens. La diversité des formes animales est une conséquence de la flexibilité du rapport qui unit les moyens à la fin. On comprend donc que si toutes les espèces du règne animal ont une même fonction générale, celle-ci peut être poursuivie dans chacune d'elles par des voies différentes.

Mais comment se fait -il que certains caractères soient subordonnés , et que d'autres soient domina- teurs ? Si l'organisme animal était un système unique d'éléments mécaniques, l'un d'eux ne pourrait pas mo- difier les autres ; la fin seule exerce une influence effi- cace sur l'agencement et la disposition des moyens. Mais, dans cet organisme , les moyens mis en œuvre sont eux-mêmes des organismes distincts ; la vie est une fin à laquelle concourent plusieurs fins secon- daires. Aussi que cette fin totale soit modifiée, et aus-

158 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

sitôt les fins secondaires le sont aussi, et aussi les moyens employés à réaliser chacune d'elles. La fin essentielle de l'animal , c'est la sensibilité et le mouve- ment spontané. Les plantes vivent et se reproduisent, a dit Linné ; les animaux vivent , se reproduisent , se meuvent et sentent. Il résulte de laque, dans l'animal, toutes les fonctions n'ont pas même importance et même dignité ; la plus élevée commandera donc natu- rellement aux autres , puisqu'elle en est la fin com- mune. Or le caractère des fonctions ou des fins déter- mine le caractère des organes ou des moyens. Aussi les appareils des fonctions secondaires sont-ils subor- donnés aux appareils de la fonction principale. Voilà pourquoi, dans la classification naturelle de Cuvier, les caractères dominateurs les plus généraux sont tirés du système organique qui préside à la sensibilité et au mouvement ; voilà pourquoi toute modification de ce système entraîne une modification dans les systèmes organiques dont les fonctions propres ne sont pas la fin essentielle de l'animal. Si l'on veut bien se rappeler maintenant qu'une certaine latitude est toujours lais- sée dans la mise en œuvre et dans la combinaison des moyens destinés à réaliser une fin proposée, on com- prendra qu'une modification dans l'appareil domina- teur laisse le choix entre plusieurs modifications des appareils subordonnés, mais qu'une modification dans un des appareils subordonnés est la conséquence, et, par suite, l'indice infaillible d'une modification dans l'appareil dominateur. La variété des formes orga- niques et la subordination des caractères résultent

HIÉRAllCIIIE DES CARACTÈRES NATURELS. 159

donc de la niiturc même de l'organisme en général. On voit par tout ce qui précède que la connaissance scientifique des individus implique la connaissance du i-ègne entier auquel ils appartiennent. Isolé dans l'es- pace et dans le temps, l'individu est un objet pour la sensibilité et non pour la pensée. Nous le décompo- sons , et nous trouvons en lui des caractères de plus en plus généraux que nous superposons hiérarchique- ment les uns aux autres. A mesure que nous gravis- sons ces degrés, notre horizon s'étend, et enfin , par- venus au faîte , nous contemplons dans son ensemble la réalité minérale, ou végétale, ou animale. De nous voyons les éléments constitutifs des êtres se dé- tacher en quelque sorte de chacun des degrés infé- rieurs, s'unir, se combiner, et converger vers un centre commun , et nous assistons ainsi à la composition des formes individuelles. Nous sommes vraiment alors en possession de la science ; les éléments phénomé- naux, multiplicité indéfinie, espace, temps, ont dis- paru. Au nombre illimité et insaisissable des individus, est substitué un nombre fini de types généraux , unis dans une même pensée par les rapports les plus in- times ; nos cadres sont ouverts à tous les êtres actuel- lement existants ; et enfin, grâce à la subordination des caractères , nous devançons le temps et prédisons à coup sîu' que tel caractère sera toujours accompagné de tel autre caractère.

ClIAPiTllE VI.

PRINCIPE A PfllORI DE LA CLASSIFICATION.

Exigences de la pensée. Relations universelles et nécessaires de nos idées. Principe directeur de la connaissance. Objectivité de ce principe. L'ordre dans la succession; loi mécanique. L'ordre dans la coexistence; loi dynamique. Application de cette loi à la science des êtres naturels.

Toute classification implique une double induction. Nous n'avons pas analysé tous les êtres actuellement existants dans l'espace, ni tous ceux qui pourront exister plus tard ; pourtant nous ne laissons pas de croire que nos cadres s'étendent à toute la réalité pré- sente et à toute la réalité future ; nous concluons donc du particulier à l'universel , du présent à l'avenir. Sup- primez cette double induction, et la classification perd toute valeur scientifique ; elle n'est plus que le. résumé et la coordination de nos expériences passées. Or, puisque la connaissance des individus est obtenue par la classification, il importe au plus haut degré;, de se demander ce que vaut cette distribution hiérarchique des caractères généraux extraits des individus, et de savoir si nous sommes vraiment autorisés à croire à l'universalité des rapports et des types qui constituent le fond commun des êtres de la nature.

PRINCIPE DE LA CLAS.SIFICATIOX NATUKEI.LE. Il 11

L'auteur de la classification la i)lus naturelle du règne animal, Cuvier, a dit : « L'histoire naturelle a aussi un principe rationnel qui lui est particulier, et qu'elle emploie avec avantage en beaucoup d'occa- sions : c'est celui des conditions d'existence, vulgaire- ment nommé des causes finales. Comme rien ne peut exister s'il ne réunit les conditions qui rendent son exis- tence possible, les différentes parties de chaque être doivent être coordonnées de manière à rendre possible l'être total, non-seulement en lui-même, mais dans ses rapports avec ce qui l'entoure, et l'analyse de ces condi- tions conduit souvent à des lois générales , tout aussi démontrées que celles qui dérivent du calcul ou de l'expérience (1).» Ce principe est vrai ; mais est-il une suggestion de l'expérience ou une révélation de la raison? on comprend tout l'intérêt de cette question. Si l'idée qui nous a guidés dans la longue et labo- rieuse construction des cadres du règne minéral, ou du règne végétal , ou du règne animal, est le fruit de l'expérience , ces édifices sont bâtis sur une base trop étroite pour pouvoir en quelque sorte couvrir l'univers entier, trop fragile pour que nous soyons assurés que, du soir au lendemain , ils ne seront pas renversés.

Nous pensons, c'est un fait incontestable. Penser, c'est juger; juger, c'est affirmer; affirmer, c'est unir des idées. Avant de nous demander si cette pensée correspond à un objet réel , il nous faut en rechercher les conditions. On a soutenu souvent que tout était

(1) Règne anvnal, InlroductioD,

'162 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

phénomène dans l'esprit; il n'en saurait être ainsi; le caractère essentiel du phénomène, c'est d'apparaître et de disparaître. Si donc tout était phénomène en nous, les éléments de la pensée , idées ou représentations , de quelque nom qu'on les appelle, naîtraient et mour- raient aussitôt pour faire place à d'autres apparitions non moins passagères. A chaque instant la pensée bril- lerait donc d'un éclat soudain mais éphémère , comme ces phares qui s'allument et s'éteignent de minute en minute dans l'obscurité des nuits. L'homme borné à un présent insaisissable serait alors sans souvenir et sans prévision. On ne peut pas dire qu'un pareil état mental serait la folie , car la folie , cette anarchie du dedans, suppose une pluralité consciente d'éléments incohérents , et , dans l'hypothèse , nous n'aurions conscience que d'un seul élément à la fois : ce serait quelque chose d'inconcevable et d'inqualifiable , une sorte de nihilisme intellectuel. Le jugement le plus simple est une synthèse de deux instants successifs , de deux idées , du sujet et de l'attribut. Mais si nous nous bornions à former des jugements isolés l'un de l'autre , la pensée mourrait après chaque couple d'idées, pour renaître avec le premier terme du couple suivant, et cet état ne différerait guère du précédent; la lumière brillerait un peu plus longtemps ; mais ses subites clartés s'éteindraient toujours à de courtes périodes. La pensée suppose un passage continu entre tous les instants de notre vie , une liaison non inter- rompue entre toutes nos idées. Nos jugements ne sont pas isolés ; mais ils forment des séries dont

PRINCIPE DE LA CLASSIFICATION NATURELLE. 103

chaque terme est uni à celui qui le précède et à celui qui le suit ; toute solution de continuité dans cette chaîne partagerait notre existence en deux tronçons qu'on ne saurait réunir et souder.

Mais ces relations qui font un tout de nos divers élé- ments de pensée peuvent-elles être capricieuses et ar- bitraires ? On doit distinguer dans l'esprit humain deux états possibles : la santé et la maladie. Quand l'esprit est malade , les éléments conscients sont toujours unis entre eux ; leur dissociation complète serait la mort ; mais les rapports qui les unissent sont éphémères et fortuits , et les combinaisons qui en résultent sont in- cohérentes. Un fou dira aujourd'hui que deux et deux font cinq , qu'il porte une tète d'éléphant sur un corps d'homme; le lendemain, que deux et deux font dix, que sa tête est celle d'un cheval ; son esprit est plein d'éléments anarchiques qui s'accouplent au hasard , et divorcent de même. Mais les expressions que nous venons d'employer supposent un autre état mental tout est ordonné par des rapports immuables. Alors même que la pensée vagabonde , elle ne court pas tout à fait à l'aventure ; quand nous bâtissons nos châ- teaux en EspagnC;, nous faisons comme les architectes de tous les pays : nous en plaçons toujours les fonde- ments en bas et la toiture en haut. Des règles inva- riables président toujours à l'union des éléments de nos pensées. Les relations de nos idées sont assez di- verses: tantôt c'est un effet que nous lions à sa cause, une qualité que nous rattachons à une substance , un moyen que nous rapportons à sa fin ; tantôt c'est un

-164 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

tout complexe que nous décomposons en ses parties , un total que nous résolvons en unités. Mais, quelque diiïérents qu'ils soient les uns des autres , tous ces rajiports ont deux caractères communs et indestruc- tibles : l'universalité et la nécessité. L'homme endormi que l'on transporterait dans un pays inconnu se croi- rait fou à son réveil. Un rapport de succession dans le temps unirait bien ses perceptions nouvelles à ses anciennes représentations; mais la pensée réclame autre chose; si la raison de cette succession ne lui apparaît pas , elle est déroutée et devient, par suite, incohérente. j\Iais expliquez à cet homme que vous l'avez pris endormi , que vous l'avez transporté à son insu il se trouve , énumérez-lui les lieux qu'il a traversés sans le savoir, et son esprit, saisissant un lien rationnel entre ses états successifs , reprendra son assiette ordinaire. Nous aussi , nous nous éveille- rions à chaque instant en pays nouveau , si les rap- ports de nos idées étaient particuliers et fortuits. Ici , en cet instant , telle relation unit en nous deux idées ; mais si là, et dans cet autre instant, les mêmes idées s'offrant à moi , le même rapport ne les unit plus , la trame de ma pensée est brusquement interrompue ; je ne me reconnais plus. Si à cent lieues d'ici, et dans vingt ans , les rapports qui lient aujourd'hui et dans ce lieu mes diverses idées changent sans raison, voilà une nouvelle solution de continuité dans la série de mes pensées , voilà une vie nouvelle qui commence. Le fou change en quelque sorte d'existence à chaque instant; l'homme pensant suit sans interruption la

PRINCIPE DE LA CLASSIFICATION NATURELLE. 165

même existence jusqu'au terme suprême. La chose n'est possible que si nous sommes assurés qu'en tout temps, en tout lieu , les mêmes rapports uniront en nous les mômes éléments de pensée. Supprimez cette garantie , et l'esprit n'aura plus devant lui qu'un mo- bile tableau, aux images changeantes ; ce sera pour lui l'hébétement, la folie.

L'universalité des liaisons qui unissent nos idées en implique la nécessité. Une liaison nécessaire est celle qui ne peut pas ne pas être , quand les termes qu'elle relie sont mis en présence. Il est aisé de voir que cette nécessité est la seule garantie possible de l'universalité indispensable à la pensée. Je pense, en ce moment, que la somme des trois angles d'un triangle rectiligne est égale à deux angles droits ; si , dans un instant , dans un an , dans dix ans , ce rapport peut changer, dans un instant , dans un an , dans dix ans , le fil de mes pensées sera brisé. Mais, en même temps que je pense dans le présent, je crois à la possibilité future de la pensée. Enlevez-moi cette sécurité pour l'avenir, et, semblable à la brute , je suis confiné tout entier dans les impressions actuelles. Il me reste, il est vrai, le sou- venir , mais que me fait le souvenir sans la prévision? que vaut le passé, si je n'en puis déduire l'avenir? quel fruit me revient-il de l'expérience accumulée des âges antérieurs , si d'un instant à l'autre l'ordre de mes pensées peut être brusquement interrompu? L'es- prit , pour penser, veut des gages de stabilité; il n'en aura pas si des rapports nécessaires n'enchaînent pas

nos idées.

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•166 DES DÉFINITIONS E^rPIRIQUES.

La pensée consiste donc à ajouter aux représenta- tions phénoménales des liaisons universelles et néces- saires. Comment se fait cette addition? Par l'expérience elle-même, répond le sensualisme. Ce n'est pas le lieu de rapporter et d'examiner en détail les arguments de Locke et de ses successeurs contre Yinnéité de cer- taines idées. Mais, si le sensualisme triomphe aisément de quelques exagérations de la doctrine opposée, il ne peut , ce semble , sortir du dilemme suivant : ou bien les rapports de nos idées sont particuliers et fortuits , et alors la pensée est impossible ; ou bien ils sont uni- versels et nécessaires , et alors ils ne viennent pas de l'expérience. Dans le premier cas , à quoi bon se tor- turer l'esprit à chercher l'explication d'une pensée qui n'existe pas ! vivons , mais ne pensons pas. Dans le second , les efforts du raisonnement le plus subtil ne feront jamais que l'immensité et l'éternité, indéfini- ment étendues, rentrant en quelque sorte en elles- mêmes, se concentrent dans le point nous sommes et dans l'instant nous vivons.

On espère échapper à ces conséquences en invo- quant les effets de l'habitude , ou bien encore en ti- rant de l'expérience passée un principe général que nous appliquerions par anticipation aux expériences futures ; mais on ne réussit pas à transformer cette garantie expérimentale en garantie rationnelle. L'ha- bitude de voir unis deux phénomènes nous fait at- tendre le retour du second quand le premier est donné ; l'habitude de voir tous les phénomènes liés entre eux par des relations que rien n'a troublées jusqu'à ce jour

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nous fait croire qu'il en sera toujours ainsi; mais ce sont des présomptions , et non des assurances cer- taines. Pourquoi demain les phénomènes associés jusqu'ici ne se dissocieraient- ils pas? pourquoi de- main ne se produirait - il pas des phénomènes réfrac- taires à la règle des phénomènes passés? Réduite à elle-même, de quelque façon qu'on en combine les résultats , l'expérience est impuissante à franchir les limites de l'expérience; un immense inconnu l'en- toure dans l'espace et s'ouvre devant elle dans le temps.

Il faut donc admettre que l'esprit ne reçoit pas la pensée toute faite , mais qu'il en fournit un des élé- ments constitutifs. Le principe directeur de toute con- naissance se présente à nous sous différents aspects, selon les matières diverses auxquelles il s'applique ; mais, dégagé de cette variété extérieure et d'emprunt, on peut le formuler ainsi : il existe entre tous les élé- ments de la pensée des rapports universels et néces- saires. Qu'on l'appelle prmcipe de la raison suffisante^ avec Leibnitz , iwincipe de V universelle mtelligibilité , avec un philosophe contemporain (1), c'est la même chose sous des noms différents. La raison suffisante d'une chose , c'est un rapport invariable qui l'unit à une autre ; ce qui est partout et toujours intelHgible , ce ne sont pas les phénomènes, mais les relations uni- verselles et nécessaires qui en font ce système mul- tiple et un tout à la fois , que l'esprit peut parcourir

(i) A. Fouillée, La Philos, de Plalon, part., liv. I, cli. i,

168 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

en tous sens sans s'égarer jamais , parce qu'il suit des voies établies par lui-même.

C'est maintenant une question de la plus haute im- portance que de savoir si Tordre des choses corres- pond à l'ordre de nos pensées , si la suite des phéno- mènes est réglée, comme la suite de nos idées, par une loi universelle et nécessaire. Il serait inutile de con- sulter l'expérience , elle ne saurait répondre. Qu'elle nous ait jusqu'ici montré des liaisons régulières entre les phénomènes, qu'en conclure? Sommes-nous pré- sents à tout l'espace et à tout le temps ? Impuissant à résoudre expérimentalement une question qui semble du ressort de l'expérience, l'esprit est réduit aux hy- pothèses. Ou bien nous ne savons pas si le monde existe , la pensée tout entière est notre œuvre , et ce que nous prenons pour une réalité objective n'est que la projection de nos conceptions subjectives hors de nous-mêmes ; ou bien le monde existe , mais nous n'en connaissons pas la loi, et Ton peut supposer alors que les phénomènes extérieurs suivent un autre cours que nos pensées ; ou bien le monde existe, et l'enchaî- nement des phénomènes correspond à l'enchaînement de nos idées. Examinons successivement ces trois ré- ponses.

Il faut avouer que la première semble amenée et justifiée par tout ce qui précède. Nous connaissons les exigences de la pensée ; elle veut de l'ordre , de la régularité , de la stabiHté. Mais , pour qu'elle soit satis- faite , est-il besoin d'un monde sensible ? Ne se con- tenterait-elle pas aussi bien d'un monde purement

PRINCIPE DE LA CLASSIFICATION NATURELLE. 1G9

algébrique les phénomènes seraient remplacés par des symboles abstraits, unis d'une manière invariable par des rapports déterminés ? Ne se contenterait-elle même pas d'un monde possible , à la condition que tout y fût régulièrement ordonné ? Réalité ou rcve , peu lui importe, si le rêve est bien réglé. Que la pen- sée ait pour objet un monde sensible , un monde géo- métrique et algébrique, ou, plus simplement encore, un monde possible , on reconnaîtra qu'elle n'est pas une absolue unité , mais l'unité d'une pluralité réelle ou imaginaire. Dans tout jugement, il faut distinguer deux choses : les termes mis en rapport, et le rapport qui les unit ; supprimez les termes , le rapport per- siste, mais à l'état de pure puissance. Dans la pensée en acte , la multiplicité est aussi indispensable que l'unité. Que la pensée n'exige rien au-delà d'un monde simplement possible , nous l'accordons volontiers ; mais nous demandons d'où vient cette pluralité d'élé- ments imaginaires à laquelle l'esprit apphque ses formes a priori. La fera-t-on dériver de la pensée elle- même? mais alors on demandera comment l'unité, avec ses seules ressources, engendre la pluralité. Le possible , c'est le réel dont nous projetons les lignes au-delà de notre expérience. On ne saurait donc ex- phquer cette plurahté d'éléments inhérents à toute pensée, qu'on la suppose réelle ou imaginaire, sans un autre facteur que l'esprit lui-même. D'ailleurs il est en nous d'autres exigences que celles de la raison. Si celle-ci se contente de pures possibilités, la sensibi- lité veut des réalités. Il n'y a pas de différence pour

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la pensée entre la formule chimique d'un vin délicat et ce vin lui-même ; mais la formule ne suffit pas au sens du goût ; les symboles abstraits ne déterminent aucun plaisir. Si la raison est idéaliste , la sensibi- lité est réaliste , et nous ne saurions , sans courir un grand danger, sacrifier la seconde à la première.

Une seconde hypothèse consiste à admettre l'exis- tence d'un monde réel, sur la foi delà sensation, mais à nier que nous en puissions connaître les lois. Le monde existe, puisqu'il fait impression sur nous ; c'est de lui que viennent nos plaisirs, nos douleurs et nos repré- sentations ; mais , comme les lois de la pensée sont l'œuvre de l'esprit, nous ne sommes pas assurés que les combinaisons formées par nous avec les représen- tations sensibles correspondent aux combinaisons des choses ; peut-être le monde est-il anarchique , tandis que la pensée est ordonnée ; peut-être obéit-il à une loi complètement hétérogène à laloidenotre entende- ment. Une pareille hypothèse, loin de concilier les exi- gences de la sensibilité avec celles delà raison, n'abou- tirait qu'à des contradictions manifestes. On part d'un double fait : la sensation, et la nécessité de principes a 'priori dans la pensée humaine ; on cherche à combiner ces données, et, en fin de compte, on étend un voile im- pénétrable sur la réalité objective dont on affirme l'exis- tence. Considérons d'abord le cas d'un monde anarchi- que. Une telle réalité ne saurait entrer dans la pensée ; la raison établit entre tous les éléments qui lui sont pré- sentés des rapports invariables ; d'après l'hypothèse, les phénomènes extérieurs se produiraient , se succé-

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deraient au hasard, et pourtant ils seraient les objets des représentations combinées parla pensée. Comment celle-ci peut-elle coordonner des éléments désordon- nés ? Le désordre cesse-t-il dans le monde aussitôt qu'ap- paraît et intervient la raison humaine ? alors le monde cesse d'être anarchique , mais il faut expliquer com- ment est possible l'action de ce démiurge intellectuel sur une matière extérieure à lui , et par elle-même re- belle à toute loi. Le désordre persiste-t-il dans le monde lors même que nos représentations forment des séries régulières ? alors ce que nous prenons pour réalité n'est qu'un rêve, et derrière le rideau sans lacunes de nos représentations se cache à tout jamais la réalité véritable. Mais s'il en est ainsi , ou bien les éléments de nos pensées ne sont pas fournis par le monde ex- térieur, et l'on retombe dans l'hypothèse précédem- ment rejetée ; ou bien , si nos représentations sont l'œuvre des choses , ces images désordonnées, s'impo- sant à nous, doivent rompre la trame de nos pensées. Considérons maintenant le cas d'un monde ordonné, mais dont l'ordre différerait de celui de la pensée ; les conséquences seront toujours les mêmes. Si l'univers suit un cours, et la pensée un autre, jamais la suite de nos pensées ne rencontrera celle de nos représenta- tions; D'où viendront alors les éléments multiples qu'unit l'entendement ? Si l'on suppose qu'elles se rencontrent toutes deux, un conflit en résultera; le monde poursuivra sans doute son cours , car l'esprit ne saurait l'arrêter, mais la pensée sera bouleversée , anéantie. Par conséquent, on ne saurait admettre que

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nous sommes assurés de l'existence du monde, mais que nous en ignorons les lois.

On est donc conduit par élimination à une troisième hypothèse, qui consiste à admettre que l'ordre des phénomènes est semblable à l'ordre des idées, qu'à une pensée une correspond un monde un , que si l'es- prit est fait pour penser la réalité , la réalité est faite pour être pensée. On ne saurait démontrer cette thèse ; mais n'est-eile pas suffisamment justifiée par l'impuis- sance ou les contradictions des thèses opposées ? Toute science débute par un acte de foi. Je crois à la réalité des phénomènes physiques, je crois à la réalité de la vie, je crois à layérité des axiomes mathématiques, je crois à l'existence passée de l'humanité, je crois à la loi morale. Je démontre les lois de l'univers , je démontre les théorèmes de l'arithmétique et de la géométrie , je démontre le progrès du monde moral , je démontre la nécessité de la justice ; mais, physicien, géomètre, his- torien, moraliste, je pars d'un fait indémontrable. Refuserait-on à la philosophie le bénéfice accordé aux autres sciences , sous prétexte qu'elle est la science universelle, et, qu'à ce titre, elle doit pouvoir se passer de tout postulat? Mais on reconnaîtra du moins que l'objet à expliquer doit être donné avant l'explication. Partant du fait, on pourra peut-être en découvrir la raison ; le cercle vicieux sera manifeste ; mais l'esprit, qui n'est pas l'auteur des choses, peut-il s'en affran- chir? Le grand problème philosophique est la décou- verte du premier principe ; le point de départ de la spéculation doit être pris dans la réalité immédiate-

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ment connue ; le principe trouvé, on en tirera la raison (le la réalité ; mais on n'en sera pas moins parti d'une réalité dont l'existence était acceptée et non pas dé- montrée. Que faire? Se taire éternellement, ou se résigner au postulat. Depuis Platon, l'esprit humain a fait son choix.

Nous croyons donc que l'ordre est en nous, et qu'il est aussi hors de nous, que des rapports universels et permanents unissent les éléments multiples de la pensée et de la réalité , et que le principe directeur de notre entendement dirige aussi l'univers. Mais cet ordre, qui consiste essentiellement en liaisons in- variables, peut offrir différents aspects, selon les matières diverses il estréaUsé. Or la nature nous présente une double matière : dans le temps, des phénomènes successifs ; dans l'espace , des phéno- mènes simultanés. Qu'est-ce que l'ordre dans la suc- cession ? qu'est-ce que l'ordre dans la simultanéité ?

On pourrait d'abord répondre que l'ordre dans la succession est la succession elle-même. Puisqu'une nécessité invincible de l'esprit et des choses nous force à placer tout événement à la suite d'événements an- térieurs , la série s'ordonne en quelque sorte sponta- nément ; les faits sont réguhèrement disposés dans le temps, par cela seul qu'ils apparaissent l'un après l'autre. La réponse serait complète si aucun phéno- mène ne revenait sur la scène après l'avoir quittée. Aux premiers jours de la vie, tout est nouveau pour nous , mais bientôt nous revoyons ce que nous avons

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déjà vu ; la loi du temps, qui ne permet pas à deux événements d'une même série d'être simultanés , ne suffit pi as à régler cette réapparition des phénomènes. Que deviendra l'ordre si tout phénomène peut se produire indifféremment après tout phénomène ? La pensée, dont nous connaissons les voies, se perdra dans ces successions fortuites et capricieuses. A la succession doit donc s'ajouter une loi de succession. Non-seulement tout phénomène en précède ou en suit un autre , mais il en est encore l'antécédent ou le con- séquent. Tant que nous demeurons dans la simple succession, nous voyons les faits se produire l'un après l'autre ; mais rien ne nous garantit que demain cet ordre d'apparition ne sera pas changé ; lorsqu'à la succes- sion nous avons ajouté la loi de succession, chaque événement a une place déterminée dans le temps ; nous n'avons plus affaire à une simple suite de phéno- mènes successifs , mais à une série de couples dont les termes ne sauraient être disjoints sans que l'ordre de la nature et de la pensée fût troublé ; un événement qui surgirait isolé , sans antécédent , dans cette série continue, ne saurait pénétrer, sans la rompre, dans la trame de la pensée ; il serait un élément d'anarchie au dehors et de folie au dedans.

Tel est l'ordre rigide de la succession. Quel est maintenant l'ordre dans la simultanéité ? La nature , développée dans l'espace , est constituée par une infi- nité de ces séries linéaires dont nous venons de déter- miner l'enchaînement régulier; la perception, même la plus Umitée, nous en découvre toujours un certain

PRINCIPE DE LA CLASSIFICATION NATURELLE. 175

nombre en môme temps. Pour entrer dans la pensée sans y apporter le désordre , les divers éléments de cet ensemble doivent être ordonnés entre eux. La question est donc de savoir quels rapports peuvent unir des séries coexistantes. A ce sujet, trois hypo- thèses sont possibles : ou bien les séries linéaires des antécédents el des conséquents suivent, en se dé- veloppant, des directions obliques et croisées ; ou bien elles suivent des directions parallèles , ou bien elles rayonnent vers un centre commun.

La première hypothèse a pour conséquence la né- gation de la pensée. Si les séries phénoménales se croisent, se mêlent, se confondent , elles forment un réseau inextricable, dont l'esprit ne saurait suivre la trame irréguHère ; il exige en effet de l'unité et de la constance dans les rapports des éléments soit succes- sifs, soit simultanés qu'il unit. Or, dans l'hypothèse, une simple juxtaposition de hasard rapprocherait pour un instant des éléments de séries distinctes qui, après s'être unies ici, se sépareraient pour former de nou- veaux mélanges aussi instables et aussi fortuits que les premiers : le chaos serait dans l'espace. On peut aller plus loin et prétendre qu'un pareil état de choses détruirait même l'ordre de succession dans le temps. Ces. suites de phénomènes qui se croiseraient ainsi à l'aventure se pénétreraient-elles mutuellement sans se détruire ? mais alors comment suivre le dévelop- pement propre de chacune d'elles ? comment les re- trouver et les reconnaître à leur sortie de ce mélange elles se seraient un instant confondues ? Il y aurait

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donc à chaque confluent solution de continuité dans la pensée. Si elles restent distinctes , tout en se heur- tant l'une contre l'autre , de ces conflits incessants ne résultera-t-il pas des ruptures sans nombre dans la trame des choses, et aussi dans la trame de la pensée ? Il est donc impossible, si la pensée doit exister et penser le monde, que les séries phénoménales courent en quelque sorte follement, à droite, à gauche, et qu'elles se rencontrent ici et se séparent là.

Admettra-t-on qu'elles se développent parallèlement les unes aux autres? ce ne sera plus le désordre , mais ce ne sera pas encore Tordre véritable. Des gouttes de pluie qui tombent toutes suivant la perpendiculaire ne se font pas mutuellement obstacle : elles des- cendent simultanément vers le sol, en conservant leurs distances respectives , si on les suppose toutes animées d'une même vitesse ; mais il n'existe entre elles que des rapports de situation dans l'espace. De même, les éléments de séries phénoménales qui sui- vraient des directions parallèles seraient toujours éga- lement distants l'un de l'autre ; mais la pensée veut autre chose : elle exige des liaisons rationnelles entre les phénomènes successifs , et, quand il s'agit de phé- nomènes coexistants, elle ne saurait se contenter d'une juxtaposition géométrique qui laisserait subsister, sous un ordre apparent , de véritables solutions de con- tinuité entre les éléments rapprochés dans l'espace ; parce qu'un phénomène s'accomplit en même temps qu'un phénomène voisin , ce n'est pas une raison pour qu'il y ait passage de l'un à l'autre ; des éléments in-

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cohérents peuvent être donnés simultanément sur une même ligne horizontale. Une telle hypothèse main- tiendrait donc l'ordre dans la succession, mais elle n'expliquerait pas l'ordre dans la coexistence ; d'ail- leurs, elle nous met en présence d'un infini insaisis- sable. Sans commencement et sans fin dans le temps, ces séries linéaires emplissent l'immensité de l'es- pace ; nous ne saurions donc avoir la prétention de les parcourir et de les saisir en entier. Nous ne perce- vons que des individus limités dans le temps et dans l'espace. Mais que peuvent être les individus dans une telle hypothèse ? Sont-ils constitués chacun par une seule série phénoménale? alors ils sont sans commen- cement et sans fin ? Comprennent-ils au contraire plu- sieurs séries parallèles? ils sont encore illimités dans le temps, et les limites qu'on leur suppose dans l'espace sont arbitraires , puisque toutes les séries parallèles n'ont entre elles que des rapports de juxtaposition.

Il faut donc accepter la troisième hypothèse : les séries phénoménales convergent vers un centre com- mum. A priGri il n'est pas impossible que l'univers entier soit un vaste organisme l'idée du tout dirige harmonieusement les parties en les attirant à elle. L'ex- périence ne nous fournit aucune lumière à ce sujet; bien que, par l'induction , nous puissions étendre au- delà des limites de notre expérience les résultats ob- servés, nous ignorons , et , vraisemblablement , nous ignorerons toujours la totalité universelle. L'homme ne connaît pas encore le petit coin du monde qu'il habite ; quand connaîtra-t-il le système planétaire dont son

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monde fait partie? Connaîtra -t -il jamais tous ces mondes semés au-delà de notre soleil ? La métaphy- sique parviendrait peut-être à démontrer que l'en- semble des choses doit réaliser harmonieusement une fin posée par le premier principe ; mais, sans sortir du sujet proposé , il nous suffit que cette convergence universelle vers un but unique n'ait rien de contradic- toire aux lois de la pensée , et qu'elle les satisfasse. La pensée veut partout des liaisons rationnelles entre les phénomènes coexistants, aussi bien qu'entre les phénomènes successifs. Si toutes les séries phénomé- nales concourent vers un centre commun , les phéno- mènes sont en quelque sorte placés , dans l'ordre de l;i coexistence, sur des cercles concentriques, et, dans l'ordre de la succession^ sur des rayons appartenant à tous ces cercles ; le passage est désormais possible dans tous les sens, d'arrière en avant , et de gauche à droite, et ce n'est plus seulement une juxtaposition géométrique , mais une subordination dynamique qui détermine la place invariable de chaque élément du tout; l'ordre existe, et la pensée est satisfaite.

Mais les organes de cet organisme total sont eux- mêmes des organismes. Le monde se compose d'êtres individuels ; chacun d'eux est pour nous un ensemble de séries phénoménales ; celles-ci, nous venons de le voir, ne peuvent se développer suivant des directions obliques ni croisées, ni suivant des directions paral- lèles; il reste qu'elles rayonnent vers un centre com- mun. Le mécanisme qui réduit tout à un enchaîne- ment linéaire de mouvements géométriques aboutit

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à une dispersion universelle de la réalité dans l'espace. A la loi mécanique de la succession il faut donc ajou- ter une loi organique de coexistence , qui rassemble et concentre en un certain nombre de foyers détermi- nés les séries géométriques indéterminées par elles- mêmes. Que cette concentration soit une œuvre d'art ou le fruit d'un instinct, qu'elle résulte d'une tendance inconsciente et pourtant efficace , inhérente aux phé- nomènes eux-mêmes , ou de l'action d'un être exté- rieur et supérieur à la nature , c'est ce qui n'est pas en question ici ; il nous suffit de savoir que la pensée pourra suivre ses voies à travers les éléments coor- donnés de ces systèmes. Logiquement, en effet, l'idée (lu tout préexiste aux parties , la fin aux moyens. Chaque partie est dès lors subordonnée à l'idée du tout , et les relations des moyens entre eux résultent de cette fin commune à laquelle tous concourent ; la juxtaposition des éléments n'est plus le résultat passa- ger d'un hasard aveugle , mais l'œuvre durable d'une finalité intentionnelle. Nous ne pouvons penser le si- multané que si les phénomènes donnés en même temps à la perception sont unis entre eux par des rapports de subordination; cet ordre dans l'espace, qu'exige la pensée , est aussi le seul fondement et la seule garantie de notre croyance à l'union permanente des qualités qui constituent, à nos yeux, les êtres na- turels.

On remarquera que cette loi dynamique de coexis- tence est loin d'être aussi rigide que la loi mécanique de succession. L'enchaînement dans le temps est in-

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llexible , parce que les termes enchaînés sont des uni- tés successives ; l'harmonie dans l'espace est flexible au contraire , parce que des combinaisons différentes des mêmes éléments peuvent être toujours harmo- nieuses. Nous avons montré , dans le précédent cha- pitre, que la nature, quand elle réalise un type donné, peut se mouvoir dans de certaines limites. De même , la loi de finalité qui préside à l'épanouissement du monde dans l'espace souffre une assez grande lati- tude dans les variations des combinaisons phénomé- nales; elle exige que celles-ci forment des systèmes clos , aux éléments coordonnés entre eux et subor- donnés à une fin commune ; mais se bornent ses exigences ; elles ne vont pas jusqu'à imposer d'une manière absolue et définitive les fins à réaliser. On conçoit, en effet, qu'étant donné un nombre quel- conque d'éléments à coordonner, on puisse en former successivement des systèmes différents , qui tous ré- pondront au besoin d'ordre inhérent à la pensée, puisque tous seront des harmonies. Toutes les mélo- dies sont faites avec les treize sons musicaux de la gamme chromatique.

Il résulte de que , si nous n'avons pas à craindre de voir rompre l'union des qualités essentielles d'un être donné, la permanence indéfinie des espèces n'est pas garantie par la pensée; du reste, l'expérience con- firme cette conclusion a priori : la plupart des pre- miers habitants de la terre n'ont pas laissé de descen- dants. Nous n'avons pas à prendre parti pour la théorie des transformations lentes, ni pour celle des créations

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successives. Nous n'avons pas abordé le problème métaphysique des origines , et , dans l'état actuel de la science positive, on ne peut se prononcer entre Darwin et ses adversaires. Si l'esprit se refuse à admettre qu'un être organisé apparaisse subitement dans un milieu rien ne vivait avant lui , il lui répugne aussi de concevoir que la matière inerte s'organise sponta- nément; quelque petite qu'on suppose la quantité de vie obscure qui gît dans l'organisme rudimentaire, elle n'en manifeste pas moins un fait irréductible aux phé- nomènes inorganiques. Mais qu'on accepte la thèse de Darwin ou qu'on la combatte , on ne saurait nier qu'une multitude de formes organiques ont disparu sans retour, pour faire place à des formes nouvelles. Si nous avions à retracer les vicissitudes et les pro- grès de la vie végétale ou de la vie animale , il nous serait aisé de montrer les divers ordres apparaissant tour à tour à des époques déterminées , arrivant tour à tour à leur maximum de développement , puis s'étei- gnant l'un après l'autre, ou ne nous transmettant que des représentants rares et débiles d'espèces autre- fois riches et vigoureuses. Par conséquent, si le fond commun de la nature demeure toujours identique , la forme qu'il revêt peut se renouveler, et se renou- velle en réalité.

Nous savons maintenant sur quel fondement repose notre croyance à la subordination des caractères es- sentiels des êtres naturels. La pensée veut, entre toutes les représentations et toutes les idées qu'elle unit, des liaisons rationnelles : elle pense le monde , donc il

n

182 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

existe entre les éléments des choses des liaisons cor- respondant aux liaisons des éléments de pensée. Dans l'ordre du temps , l'enchaînement des antécédents et des conséquents est rigoureux et inflexible , et la ré- gression et la progression des effets aux causes et des causes aux effets peut aller à l'infmi ; dans l'ordre de l'espace, l'adaptation harmonieuse des moyens à une fin commune souffre des écarts et des transformations , sans pouvoir cependant cesser jamais d'exister et de présenter à l'esprit des systèmes nettement définis. Nous trouvons la garantie de cette permanence . abso- lue dans le temps , relative dans l'espace , dans les besoins mêmes de la pensée.

Une telle conception de la nature paraîtra peut-être en contradiction avec la liberté humaine. La volonté n'est pas seulement la faculté de prendre une résolu- tion avec la conscience qu'on pourrait en prendre une autre; un tel pouvoir n'aurait qu'une demi-efficacité. Deux possibles sont en présence dans mon esprit, as- pirant tous deux à l'existence pour des raisons diffé- rentes ; après délibération , je me décide pour l'un ou pour l'autre ; si j'en reste , le possible préféré de- meure toujours à l'état de virtualité : il est maître du terrain , mais sa victoire est stérile , puisqu'il ne reçoit pas l'existence objective que mon choix semblait lui promettre. Une telle volonté ne serait-elle pas illu- soire, semblable à celle d'un fou, qui , se croyant mo- narque, commanderait à des ministres, à des géné- raux , à des soldats imaginaires ? Vouloir, c'est tout à la fois terminer le conflit entre plusieurs possibles qui

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sollicitent de nous l'existence , et réaliser, ù l'aide des matériaux fournis par la nature , le possible préféré. Mais, si les phénomènes naturels, pour être des objets de pensée, doivent former une trame continue, l'homme ne peut diriger à son gré les phénomènes vers des fins posées par lui , et auxquelles ils ne tendent pas naturellement , sans rompre les mailles du réseau. Sa liberté détruirait donc sa pensée.

Il est incontestable que les phénomènes forment des séries chaque terme résulte de ceux qui le pré- cèdent et produit ceux qui le suivent. Mais , si la pre- mière fonction de la nature est d'enchaîner chaque phénomène à un antécédent par le lien d'une nécessité rigide et aveugle , nous avons vu que ces séries de phénomènes sont coordonnées par groupes , suivant une loi de convenance et d'harmonie. Tout mouve- ment est à la fois produit par les mouvements anté- rieurs , et déterminé à une certaine direction par le but auquel il tend ; si la production est nécessaire et mécanique, la direction est intentionnelle et variable. S'il est vrai que rien ne se crée et ne se perd dans lana-^ ture, que la même quantité de mouvement, ou mieux de force se conserve toujours, il est évident aussi , et l'étude des anciennes formes de la vie le prouve , que les systèmes constitués par une association de mouve- ments et de forées sont temporaires et changeants ; la nature, inflexible dans le mécanisme, montre une très- grande flexibilité dans ses formes. A ce dernier point de vue , la volonté fait ce que fait la nature : elle pose des fins temporaires et variables, puis efle y coordonne

184 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

des séries de phénomènes ; elle ne fait donc pas vio- lence à des lois qui ne sauraient disparaître sans en- traîner avec elles la perte de la pensée ; elle détermine seulement la direction des phénomènes suivant ses fins, mais son pouvoir ne va pas jusqu'à créer des mouvements nouveaux, ni jusqu'à soustraire les mou- vements existants à la nécessité du déterminisme uni- versel. Dans ce cas seulement on serait en droit de voir en elle un principe de désordre et d'anarchie, con- traire au principe même de toute pensée. Elle existe , mais elle est limitée par les lois mêmes de la réalité, dont le respect est la première condition du succès de ses œuvres. Nous sommes libres , mais nous ne fai- sons pas de miracles. Il n'est donc pas à craindre que l'homme apporte lui-même la perturbation dans la nature et dans sa pensée.

CHAPITRE VII.

CARACTÈRES DES DEFINITIONS EMPIRIQUES.

La définition empirique suppose une classification. Imperfections des procédés pratiques de classification. La définition empirique qui se fait par le genre et la différence est variable , temporaire et toujours provisoire.— Elle est uu résumé et non pas un principe.

La nature se compose d'individus qui sont pour nous"^ l'objet de représentations distinctes ; mais ces images ne sauraient entrer dans la science ; aussi la pensée y substitue-t-elle des notions générales d'où les accidents sont éliminés. Ces notions sont à la fois l'œuvre de l'expérience et de l'esprit lui-même. Nous commençons par analyser nos représentations sen- sibles ; puis, recueillant un à un les éléments communs ainsi extraits des images, nous en formons un tout, dont la permanence nous est garantie par la loi de subordination qui règle à la fois la coexistence des qualités essentielles dans les choses , et des idées élé- mentaires dans l'esprit. Cette synthèse d'éléments empiriques n'est donc pas arbitraire , puisqu'elle suit et reproduit l'ordre même de la nature.

Définir une telle notion , c'est en déclarer la com- préhension ; c'est en quelque sorte étaler ce que nous

186 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

avons enfermé dans une idée. Ainsi, je forme l'idée d'homme par une synthèse successive des caractères communs à un certain nombre d'individus ; je la définis en faisant sortir l'un après l'autre ces caractères du tout qu'ils constituent, et je dis : l'homme est un être, animal , vertébré , mammifère , bimane.

On doit , dans toute notion empirique , distinguer la matière et la forme. La matière, ce sont les qualités comprises dans la notion ; la forme , c'est le lien qui fait de ces qualités un tout permanent ; la matière est a posteriori^ et la forme a priori. La matière varie d'une notion à l'autre ; la forme est la même dans toutes les notions; il suit de que les définitions empiriques ont une forme commune a priori^ et des matières distinctes a posteriori. Tl est aisé de voir que toutes ces définitions se ramènent à la formule sui- vante : les êtres naturels sont des tissus de propriétés générales incluses les unes dans les autres ; substituez à ce sujet et à cet attribut indéterminés un sujet déter- miné et un groupe déterminé de propriétés subor- données , et vous aurez une définition.

Mais les propriétés essentielles des êtres n'ont pas toutes même extension. Si l'on trouve dans les indi- vidus de l'espèce humaine , par exemple , des carac- tères qui les distinguent des individus de toutes les autres espèces , on y rencontre aussi des propriétés communes à tous les mammifères, à tous les verté- brés, à tous les animaux et à tous les êtres. La notion complexe de l'espèce enveloppe toujours les notions de plus en plus simples du genre , de la famille , de

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 187

l'ordre, de la classe et de l'embranchement, et, pour la former, il faut savoir comment les caractères de l'embranchement sont modifiés par ceux de la classe , ceux de la classe par ceux de l'ordre , ceux de l'ordre par ceux de la famille , ceux de la famille par ceux du genre , et enfin ceux du genre par ceux de l'espèce. Cette connaissance est le résultat de la classification , dont les degrés doivent reproduire la hiérarchie et la subordination des caractères naturels. La classifica- tion est donc antérieure à la notion, et, par suite , à la définition empirique; il résulte de que notion et définition valent ce que vaut la classification.

Toute distribution naturelle des êtres en groupes de plus en plus étendus repose sur le principe de la subordination des caractères. Théoriquement, rien ne semble plus facile que de tracer ces cadres doit entrer la réalité tout entière. Si la fonction la plus importante du végétal est la reproduction , les carac- tères des groupes les plus généraux seront tirés des organes reproducteurs; si une modification de l'appa- reil reproducteur entraîne des changements dans le système de nutrition , c'est à ce dernier qu'on devra emprunter les caractères des groupes inférieurs. Si, dans le règne animal , la fonction la plus élevée en dignité et en importance est la sensibilité et le mouve- ment spontané , le système nerveux et le système locomoteur fourniront les caractères des embranche- ments; si une sensibilité intense réclame un sang chaud, et si une sensibilité moins vive se contente d'un sang plus froid , les modifications du système

188 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

circulatoire permettront d'établir des classes dans les embranchements; si un sang chaud exige une respira- tion active, si au sang froid suffit un échange lent entre les gaz intérieurs et les gaz extérieurs , l'ap- pareil respiratoire fournira les caractères des ordres ; si la nutrition est subordonnée à la respiration , les caractères génériques seront tirés de l'appareil de nutrition ; et enfin, si de la nature des aUments dépend la forme des organes de préhension , on trouvera dans ces derniers les différences spécifiques. Il semble donc aisé de dégager des individus les caractères des divi- sions les plus étendues et des subdivisions les plus restreintes.

Mais en pratique , la chose est moins simple qu'en théorie. Les sciences qui font usage de la classification sont la minéralogie, la botanique et la zoologie. Les minéraux sont les moins complexes des êtres ; ils n'ont entre eux que des rapports de forme géométrique et de composition chimique ; rien ne paraît donc plus facile , au premier abord , que d'en déterminer les espèces et les genres ; pourtant il y a cent ans à peine que Werner a reconnu que « le système de la nature » minérale doit être constitué à la fois d'après la nature » chimique et la forme cristalline des corps, » et, si au- jourd'hui les prmcipes de la cristallographie semblent définitivement arrêtés , les savants sont loin de s'en- tendre sur les espèces chimiques. Les plantes , objet de la botanique , sont des êtres beaucoup plus com- plexes que les minéraux ; elles vivent et se reprodui- sent; aussi la distribution en sera- 1- elle beaucoup

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 180

moins aisée encore. On sait combien a été lent l'avé- nement de la méthode naturelle en botanique ; sans parler ici des vues d'Aristote, combien d'essais impar- faits ont précédé le système de Linné ! Depuis les tra- vaux des deux Jussicu , nous possédons les principes d'une classification naturelle des plantes; mais quelles difficultés ne rencontre-t-on pas quand on les appli- que ! Dans la méthode de Jussieu, les familles for- maient une série linéaire , comme si la dernière famille des monocotylédons était supérieure en orga- nisation à la famille la plus parfaite des acotylédons ;, comme si la dernière famille des dicotylédons pré- sentait un organisme plus parfait que celui de la famille la plus élevée des monocotylédons. Cette dis- position des familles sur une seule ligne no suivait pas exactement la hiérarchie naturelle , et , de plus , elle laissait dans l'ombre certaines analogies impor- tantes. On a reconnu le besoin de la modifier, et du substituer à cette unique série linéaire des séries parallèles ; on peut ainsi exprimer un plus grand nom- bre de rapports intimes, sans sacrifier les différences. Toutefois, malgré la relative simplicité des organismes végétaux, malgré les avantages incontestables delà distribution des familles en séries parallèles , on est loin encore d'avoir pu comprendre dans un seul tableau la subordination et la parenté de tous les groupes du règne végétal. Aussi les notions et, par suite,' les défi- nitions des êtres contenus dans ces groupes sont-elles incomplètes et provisoh^es. C'est en zoologie surtout que se manifeste l'imperfec-

190 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

tion peut-être irrémédiable de nos procédés pratiques de classification. Toute notion empirique suppose une classification, et toute définition s'y réfère. Mais quand il s'agit de définir une espèce animale , quelle classifi- cation choisir ? adopterons- nous la classification de Cuvier, celles de Lamark, de Blainville , d'Ehrenberg , de Burraeister, d'Owen , de Milne Edwards , ou de Leukart , celles d'Oken , de Fitzinger, de Leay, celles de Baer, de Van Beneden, de Kolliker, de Vogt, ou enfin celle de Hseckel? Cuvier, Blainville , Ehrenberg , Milne Edwards, partagent le règne animal en embran- chements caractérisés par des plans différents de structure et par des dispositions spéciales du système nerveux ; Lamark divise les animaux en apathiques , scnsitifs et intellirjejits ; les physio-philosophes alle- mands Oken et Fitzinger, partant de cette idée que l'homme est le prototype de l'organisation animale , admettent que tous les animaux inférieurs à l'homm^e sont pour ainsi dire l'homme fragmenté et dispersé, et, ffdsant de chaque appareil humain la caractéristique d'un groupe animal, superposent, dans l'ordre de per- fection, les animaux-digestion^ les animaux-circula- tion, les animaux-respiration, les animaux-os, les animaux-muscles, les animaux-nerfs et les animaux- sens. Pour les embryologistes , « les formes animales » supérieures, à diverses phases du développement de » l'individu depuis le commencement de son existence, » jusqu'à son achèvement parfait , correspondent à » des formes permanentes de la série animale ; le dé- » veloppement de quelques animaux suit les mêmes

LEURS CAKACTÈUES ESSENTIELS. 191

» lois que la série tout entière des animaux ; par » suite, l'animal de l'organisation la plus élevée passe, » durant son développement individuel , et pour tout )) ce qui est essentiel, à travers des phases, qui, chez » des êtres moins nobles , sont l'état permanent ; si » bien que les différences périodiques de l'individu » peuvent être ramenées aux différences des formes » permanentes des animaux (1). » De cette classi- fication de Baer en quatre types : le type périphé- rique, le type longitudinal, le type massif et le type vertébré. Pour ceux eniin qui voient dans tous les in- dividus du règne animal des descendants d'un type unique , perfectionnés par la double et incessante ac- tion de la concurrence vitale et de la sélection natu- relle, la classification devra figurer le développement du règne organique et la filiation des types.

On voit, par ce rapide aperçu, combien peu les naturalistes sont d'accord sur la nature des caractères propres aux embranchements. La diversité serait plus grande encore si nous passions des embranchements aux classes , des classes aux ordres , des ordres aux familles, des familles aux genres. Pourtant chacune de ces classifications repose sur une distinction réelle , et sur une subordination naturelle des caractères. C'est que l'animal est si compliqué , c'est que les organes qui le constituent sont si nombreux et si variables, qu'on ne saurait exprimer en même temps toutes les

(1) Cité par Agassiz , De V Espèce et de la Classificalion en zoologie, ch. m, sect. Yi.

192 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

analogies qui les unissent et toutes les différences qui les séparent. Aussi, chaque classification particu- lière n'est-elle qu'un fragment de la classification idéale, a La nature elle-même, a dit Agassiz, a son » système propre , à l'égard duquel les systèmes des » auteurs ne sont que des approximations succes- » sives , d'autant plus grandes , que l'intelligence » humaine comprend mieux la nature. » Le mieux serait sans doute d'unir et de combiner ces fragments épars d'un même tout; mais nos procédés graphi- ques sont impuissants à rendre les analogies et les homologies si variées de toutes les espèces d'un même règne.

On a cru d'abord que les embranchements du règne animal étaient comme soudés bout à bout en une série unique; mais on a bientôt reconnu l'erreur de cette doctrine. « Ainsi, les insectes ont certainement une » organisation plus élevée que les derniers représen- » tants des vertébrés , notamment les poissons cyclo- » stomes ; les mollusques céphalopodes l'emportent de » beaucoup sur certains crustacés et sur les articulés » inférieurs , vers et helminthes , et ces derniers , de » même que les mollusques bryozoaires , restent au- » dessous des échinodermes et des rayonnes supé- » rieurs. Il est donc impossible de souder bout à bout » les embranchements pour en faire une série unique, » puisqu'ils empiètent les uns sur les autres par leurs .)) extrémités. Au lieu de les figurer au moyen d'une » seule ligne formée de cinq parties d'inégale lon- » gueur, on doit les représenter par cinq lignes droites,

LEURS CARACTERES ESSENTIELS. 193

» verticales et parallèles (1). » Maintenant, si, dans un même embranchement, les classes s'échelonnent parfois régulièrement du simple au composé, souvent aussi l'une d'elles ne se termine pas l'autre com- mence ; on aura donc dans un même embranchement des groupes isolés et des groupes parallèles. « Au lieu » de s'étendre sur une ligne verticale unique , les » divers éléments d'un ensemble peuvent s'étaler sur » une surface plane. Les groupes et les séries paral- » lèles prennent place les uns à côté des autres, de » manière que leurs termes homologues se trouvent » sur la même ligne horizontale , chaque série formant » d'ailleurs une colonne verticale dans laquelle les » termes se succèdent du simple au composé. Les » séries et les groupes qui ne sont pas parallèles entre » eux se succèdent également sur la verticale, du » simple au composé , et les types isolés sont inter- » calés dans l'ensemble selon leurs affinités. La situa- » tion en haut , en bas , à droite ou à gauche , indique » la supériorité ou l'infériorité , suivant les conven- » tions. Telle est, en peu de mots, la méthode de » classement par séries parallèles, dont Is. Geoffroy » Saint- Hilaire a fait de si heureux emplois (2). » Cette méthode a l'avantage d'exprimer à la fois les rapports directs et les rapports collatéraux des êtres classés ; mais elle manque de simplicité et elle laisse dans l'ombre les rapports divergents. Un naturaliste

(1) Contejean, Des Classificalions et des Mélliodes, Revue des Cours Scient., 22 mai 1869.

(2) Contejean, loc, cit.

194 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

anglais, M. Leay, a cru qu'on pourrait encore expri- mer un plus grand nombre de rapports , si l'on dis- tribuait cîrculaîrement les divers représentants du règne animal. Il dispose tous les animaux de manière « à former un grand cercle , qui lui-même touche ou » se rattache à un autre grand cercle composé des » plantes , au moyen des êtres les moins organisés » du règne végétal. Les parties composantes de ce » cercle général sont cinq grands cercles formés par » les mollusques . les acrites et polypes , les rayonnes » ou étoiles de mer, l-es insectes ou annelés, et les ver- » tébrés. Chacun d'eux passe et s'enchaîne au suivant » au moyen d'un groupe, beaucoup plus petit comme » étendue , mais qui forme un anneau ou cercle oscu- » lant... Chacun de ces grands cercles contient cinq » groupes ou cercles moindres , dont chacun peut , à » son tour, se résoudre en cinq autres plus petits, » décrits suivant le même procédé... Ainsi, il y a » des cercles dans des cercles , des roues dans des » roues , un nombre infini de relations complexes, » mais toutes réglées par un principe uniforme, la » circularité de chaque groupe (1). » Le nombre des analogies et des homologies figurées par cette méthode circulaire est certainement plus considérable que dans la méthode des séries parallèles ; mais il est encore incomplet. Il faudrait pouvoir disposer les embranche- ments, les classes et les ordres sur les faces et dans l'intérieur d'un parallélipipède , ou bien sur la surface

(!) Agassiz, De VEsp. et de la Classif. en zooL, ch. III, sect. v.

LEURS CARACTÈllES ESSENTIELS. 195

et dans l'intérieur d'une sphère; et pourtant on ne parviendrait pas encore à mettre en saillie les rapports divergents : il faudrait , pour cela , distribuer les êtres dans un de ces hyjjcrcspaces rêvés par les auteurs de la géométrie imaginaire. Du reste, les divisions ne sont pas toujours aussi nettement accusées dans la réalité que dans nos classifications. La distinction des embranchements est bien tranchée , et l'on ne peut espérer que les découvertes de la paléontologie vien- nent un jour l'effacer ; mais parfois la transition est insensible entre deux classes , entre deux ordres suc- cessifs. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple , les chéi- romys ont à la fois les caractères des singes et ceux des rongeurs ; auquel de ces deux ordres les rapporter? On serait donc conduit , si l'on voulait exprimer toutes les affinités des espèces animales, à les disposer tantôt sur des lignes sinueuses , tantôt sur des cercles , tan- tôt sur des droites ; ici en groupes isolés , en séries parallèles ; en cherchant l'ordre le plus grand , on aboutirait à la confusion. Il faut donc renoncer à l'es- poir de faire tenir en un tableau tous les rapports qui unissent les innombrables représentants du règne animal.

On voit par combien les définitions empiriques sont loin d'être assurées et immuables. Quand nous définissons une idée par le genre et par la différence, les deux éléments de l'attribut évoquent, l'un, le groupe des qualités propres à l'espèce , l'autre , le groupe des qualités communes à un certain nombre d'autres espèces. Il faudrait donc s'accorder d'abord

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196 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

sur les caractères des espèces et des genres. Si, dans la définition , on ne mentionne pas l'ordre , la classe et l'embranchement , c'est qu'ils sont impliqués dans le genre , en vertu de la subordination des caractères ; il faudrait donc être aussi d'accord sur la subdivision du règne animal ou végétal en embranchements , des embranchements en classes , des classes en ordres ou en familles. Il résulte de que la définition d'une espèce naturelle variera selon le système de classifica- tion adopté; on peut employer les mêmes noms pour désigner les espèces , les genres , les familles , les ordres , les classes et les embranchements sans s'ac- corder sur le fond des choses. En effet , chacune des subdivisions d'un règne naturel est l'expression de certaines analogies plus ou moins étendues, et les divers systèmes ne sont , nous l'avons vu , que des approximations variées de la vérité. Ainsi , le terme mammifère n'a pas la même signification dans la clas- sification de Linné et dans celle de Cuvier : pour celui-ci , il exprime un nombre plus considérable de caractères et d'affinités organiques que pour celui-là. Bien que Hseckel fasse usage de ce terme mammifère, consacré par l'usage , il n'y attache pas le sens qu'y attachait Cuvier ; pour ce dernier, les mammifères sont une classe autonome en quelque sorte, sans parenté directe avec les autres classes du règne ani- mal 5 pour le premier au contraire , ils sont une classe issue , par voie de transformations lentes , d'un arché- type animal , sorti lui-même de la monère autogène , souche commune des végétaux et des animaux. Il n'est

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 197

pas impossible qu'on parvienne un jour ù fondre en un seul tous les systèmes de classification qui se par- tagent aujourd'hui les savants; mais jusque-là, les définitions empiriques ne seront pas irrévocablement closes; la formule n'en variera peut-être pas ; dans un siècle , on pourra définir encore l'homme un mammi- fère bimane ; mais les choses désignées par ces mots , mammifère et bimane, auront peut-être changé; on aura peut-être reconnu la fausseté de certaines affini- tés admises aujourd'hui comme vraies; on aura décou- vert de nouvelles analogies encore cachées à nos yeux. Par conséquent, jusqu'à la constitution définitive des systèmes naturels , les définitions empiriques doivent rester à l'état instable.

Mais, le jour tout désaccord aurait cessé entre les savants sur la valeur et les caractères propres des subdivisions de la nature , les définitions seraient en- core loin d'être complètes et définitives. En premier lieu, il faut toujours tenir compte des méprises pos- sibles de l'expérience ; l'observation anatomique est des plus déhcates ; l'œil doit souvent s'armer du mi- croscope, et, alors, à quelles illusions n'est- il pas exposé ! De cette façon, l'erreur peut toujours s'intro- duire dans une classification dont les degrés corres- pondraient cependant à la hiérarchie véritable des caractères naturels ; de l'erreur passe dans la défi- nition ; celle-ci ne saurait donc jamais être affranchie de tout soupçon. En second heu, nous avons vu qu'il était impossible à l'homme de figurer, avec les pro- cédés dont il dispose, les analogies si variées qui

13

198 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

unissent entre elles les espèces d'un même règne. Les définitions, si remplies qu'on les suppose, ne contien- dront donc jamais l'essence entière des êtres définis; elles sont des expressions de plus en plus approchées d'une réalité qui ne sera jamais exprimée d'une ma- nière adéquate.

Supposons même que , par impossible, l'esprit hu- main ait pénétré le détail infini des êtres naturels , qu'il en ait découvert tous les rapports intérieurs, ex- térieurs , directs , collatéraux et divergents , qu'il ait réussi à exprimer, sans en omettre aucune, toutes les différences et toutes les affinités des espèces, la classifi- cation et les définitions qui l'accompagnent ne seraient pas encore immuables. L'analyse des lois de la pensée nous a prouvé que les fins poursuivies et les formes réa- lisées pouvaient changer, sans que l'ordre fût détruit ; l'expérience nous montre qu'elles ont changé et qu'elles changent encore. Des espèces, des classes même sont disparues ; d'autres espèces , d'autres classes les ont remplacées , et disparaîtront sans doute à leur tour. Que les groupes nouveaux rentrent dans les cadres gé- néraux de nos systèmes , c'est ce qu'on admettra, en vertu de la loi de finalité qui règle la coexistence des êtres ; mais on reconnaîtra qu'ils n'occupent pas juste dans ce cadre la place laissée vide par les groupes dis- parus. Voilà donc de nouveaux termes, et, par suite, de nouveaux rapports introduits dans les systèmes ; les lignes générales de la classification demeurent , mais il faut en modifier le détail. La classification parfaite ne serait donc que le tableau temporaire de nature ,

LEURS CARACTÈRES ESSENTIELS. 109

et la durée en serait subordonnée aux vicissitudes de la nature elle-même. La définition empirique ne sau- rait donc être éternelle ; elle s'évanouit lorsque l'être qu'elle exprimait n'est plus.

On voit , par ce qui précède , quels sont le rôle et la place des définitions de cette sorte dans la science. Nous percevons des individus; ces individus sont pour la pensée des systèmes de propriétés de plus en plus générales ; chaque propriété résulte de certaines dis- positions intérieures et de certaines affinités exté- rieures; c'est par l'expérience que nous constatons ces dispositions et ces affinités, et, à mesure que s'étendent la puissance et le champ de notre observation , nous pénétrons plus avant dans la texture des êtres, et nous saisissons entre eux des rapports de plus en plus amples. Le terme de la science serait la découverte et la distribution hiérarchique de toutes les propriétés de tous les êtres; nous croyons a priori qu'il existe un système de la nature , nous en traçons môme les cadres ; mais c'est à l'expérience seule qu'il appartient d'accumuler les caractères concrets dans ces formes. La classification et la définition sont donc à la fin , et non pas à l'origine de la science. Les anciens avaient raison de dire que savoir c'est définir ; mais , ici , la définition n'est que le développement de la notion , et la notion empirique est le résultat d'une synthèse pro- gressive.

Les définitions empiriques ne sont qu'un résumé, moins condensé que la notion, des propriétés de l'être défini. Nous faisons tenir en un certain nombre

200 DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

d'idées générales, exprimées par des noms communs, toutes les propriétés spécifiques et toutes les affinités génériques des êtres de nature. Si la chose était pos- sible , ces notions devraient suivre la découverte de tous les caractères qu'elles doivent contenir ; mais si nous les formons prématurément, nous ne les fer- mons pas ; elles demeurent ouvertes à toutes les qua- lités que l'expérience découvre chaque jour. Ces résu- més des résultats empiriques devraient nous suffire ; mais ils ont le grave défaut d'être pour l'esprit , si on ne les décompose pas, des touts irréductibles l'un à l'autre, et nous savons que les êtres distincts sont cependant unis par des liens plus ou moins étroits ; ce sont ces relations que la définition a pour objet de mettre au jour; elle se fait par la différence spécifique et par le genre. La différence spécifique nous apprend par quoi l'espèce définie se distingue de toutes les autres espèces ; le genre , par quoi elle se rattache à toutes les subdivisions du règne auquel elle appar- tient ; les notions non développées demeurent à tout jamais isolées l'une de l'autre ; les notions développées, c'est-à-dire définies, restent distinctes, et pourtant elles soutiennent toutes ensemble des rapports mu- tuels. La science est à l'état latent dans la notion ; la définition la fait passer à l'acte.

CHAPITIIE Vin.

CONCLUSION.

Résumons brièvement les résultats obtenus.

Toute notion générale contient une matière et une forme ; la matière, ce sont les éléments constitutifs ; la forme, c'est le lien qui fait de ces éléments des en- sembles permanents et déterminés ; la matière est donc essentiellement multiplicité, et la forme, unité.

La matière des notions géométriques, c'est l'espace indéfini, passif, indéterminé et partout semblable à lui- même ; aussi toutes les notions géométriques ont-elles un fond identique, et ne peuvent-elles être distinguées l'une del'autre par leur contenu ; les lignes, les surfaces, les solides sont des déterminations d'un même espace; la distinction ne vient donc pas de la matière. On peut, il est vrai , diviser cette matière commune en unités semblables , et il semble alors que les notions doivent être distinguées l'une de l'autre par le nombre des élé- ments qu'elles contiennent ; mais l'espace est par lui- même un continu homogène , et c'est idéalement que nous le partageons en unités de grandeur constante et déterminée ; la division de la matière en éléments con- stitutifs ne vient donc pas de la matière elle-même ; et d'ailleurs en vînt-elle, comme ces unités étendues sont

202 CONCLUSION.

juxtaposées sans aucune solution de continuité, elles ne sauraient former par elles-mêmes des ensembles limités et définis. Du reste, les accroissements ou les diminutions du contenu n'altèrent en rien l'essence de la notion géométrique ; les limites des figures peu- vent se mouvoir dans l'espace ; leur contenu, par suite, croître ou décroître; si les relations des limites ne changent pas, la notion demeure toujours identique. La matière est donc, en géométrie , le principe de communauté, et non pas le principe de spécification. Il en est autrement dans les notions empiriques. Le contenu est ici un ensemble de qualités variées et irré- ductibles. Je perçois par les sens des individus isolés dans l'espace; par l'abstraction, j'en dégage les pro- priétés communes et j'en élimine les accidents ; mais il ne faudrait pas croire qu'en passant ainsi de la sensa- tion à l'idée , je me sois débarrassé de la diversité et de la qualité. Si loin que je pousse la réduction, je suis toujours en présence d'un certain nombre de types qu'on ne saurait fondre en un seul, et chacun d'eux est un groupe de qualités qu'il m'est impossible de transformer en formules purement inteUigibles. Ici, la matière est donc fournie par les sens, et l'élaboration qu'elle subit pour pouvoir entrer dans la science ne lui enlève pas son caractère primitif; en devenant objet pour la pensée , elle ne cesse pas d'être objet pour la sensibilité , ou mieux pour l'imagination. Par consé- quent, au contraire de ce qui a lieu en géométrie, la matière est, dans les notions empiriques, un principe de diversité et non de communauté.

CONCLUSION. 203

La forme, en géométrie, est l'œuvre de l'esprit. L'espace homogène, indifférent à toute détermination, nous est donné ; nous appliquons l'unité réelle de la pensée à cette multiplicité virtuelle et indéterminée, et de cette union résultent des notions multiples et unes à la fois. Si l'espace n'était, comme le veut Leibnitz, que l'ordre des coexistences possibles, nous n'engen- drerions que des nombres; mais, bien qu'il ne soit pas un objet de sensation, il est cependant un objet d'in- tuition ; aussi les limites que nous imposons à la mul- tiplicité virtuelle qu'il contient sont-elles aussi des objets d'intuition. Mais il résulte de qu'un inter- médiaire, un et multiple à la fois, est indispensable entre l'esprit et l'espace : c'est le mouvement qui réalise hors de nous l'unité, qui, sans lui, resterait tou- jours idéale. Étant donnés l'esprit un, le mouvement, un par son origine et multiple par ses points d'appli- cation, l'espace multiple en puissance, et par même indéterminé, il est aisé de concevoir et de se représen- ter la génération des notions géométriques ; chacune d'elles est une réalisation distincte de l'unité dans la mutiplicité, par l'intermédiaire du mouvement. La loi à laquelle le mouvement obéit pour engendrer ainsi les figures résulte à la fois de l'esprit et de l'espace ; c'est l'esprit qui la pose ; mais les conditions que la pensée impose au mouvement impliquent l'existence de la multiplicité indéterminée qu'il s'agit de déter- miner. L'esprit est donc le principe actif, et l'espace, le principe passif de la loi de construction, qui, réalisée, devient la limite d'une figure définie. Or l'espèce propre

204 CONCLUSION.

d'une figure résulte non de son contenu , mais de sa limite ; cette limite est tracée par le mouvement ; mais le mouvement ne fait qu'appliquer à la multiplicité de l'espace l'unité de la pensée; l'esprit lui-même est donc, en dernière analyse, l'auteur de la diversité spé- cifique en géométrie.

C'est encore lui qui fournit leur forme aux notions' empiriques; mais, ici, la forme est un principe de communauté et non plus de diversité. Toute notion empirique n'est pas un simple ensemble , mais un système de qualités sensibles : si ces éléments pou- vaient se séparer au hasard, s'ils n'avaient pas entre eux des rapports permanents, il ne nous servirait de rien de substituer la notion à la sensation , et jamais nous ne pourrions parvenir à la science. ]\lais une nécessité invincible de l'esprit nous force à concevoir que les qualités des choses sont unies par un lien durable ; autrement les phénomènes simultanés ne sauraient entrer dans la pensée. Il résulte de que, pour l'es- prit, un être naturel est un système de qualités en- chaînées et subordonnées les unes aux autres. Telle est la forme de toutes les notions empiriques; nous ex- trayons des sensations les éléments communs qu'elles renferment, et nous les réunissons en un tout, non sur la foi de la sensation elle-même , mais sous la ga- rantie du principe rationnel qui préside à la science des phénomènes coexistants. Ce cadre vide de toutes les notions empiriques ne préexiste pas plus à l'expé- rience que les formes géométriques à l'intuition de l'espace ; mais aussitôt que les qualités nous sont don-

CONCLUSION. 205

nées par la sensation , nous les unissons instinctive- ment d'une façon durable ; c'est l'analyse qui, plus tard, sépare dans la notion la forme de la matière ; mais tandis qu'en géométrie , de chaque notion elle dégage une forme nouvelle , dans les notions empiriques elle trouve partout et toujours une forme unique et inva- riable ; par conséquent, tandis qu'en géométrie la forme est un princique d'unité et de diversité, elle est, dans les notions empiriques, un principe d'unité et de communauté.

De résultent les difterences profondes des défi- nitions géométriques et des définitions empiriques.

Puisque, dans la notion géométrique, la matière est passive, indifférente et partout homogène, et que l'es- sence résulte de la limite, c'est cette limite que la défi- nition doit énoncer. Mais la limite, c'est la forme, et la forme dérive d'une loi posée par l'esprit , et réalisée par le mouvement. La définition fera connaître cette loi ; on est donc autorisé à l'appeler définition par gêné- ration^ ou encore définition formelle.

Dans les notions empiriques, au contraire, la forme est partout la même , et l'essence résulte du contenu variable qu'elle enveloppe ; c'est ce contenu que la dé- finition doit énoncer. Mais ce contenu est un système de qualités sensibles ; la définition énumérera ces qua- lités constitutives , en respectant leurs rapports mu- tuels, garantis par la loi de la subordination. On peut donc l'appeler définition j^ar composition ^ ou encore définition matérielle.

La loi qu'énonce la définition géométrique est

206 CONCLUSION.

l'œuvre de l'esprit ; les qualités qu'énumère la défini- tion empirique sont des révélations de l'expérience. La définition formelle est donc a priori , et la défini- tion matérielle a posteriori.

Toute notion complexe résulte d'une synthèse ; mais, en géométrie, la synthèse trace des limites dans la quantité extensive ; dans les sciences de la nature, elle accumule des qualités intensives dans une forme vide donnée par l'esprit; la définition des notions géo- métriques en expose la limite; la définition des no- tions expérimentales en développe le contenu ; la pre- mière peut donc encore recevoir le nom de définition synthétique., et la seconde celui de définition analy- tique.

La notion géométrique est, pour ainsi parler, engen- drée d'un seul coup ; la définition en est , par consé- quent, définitive et immuable. La notion empirique se remplit graduellement par les découvertes suc- cessives d'une expérience qu'on ne peut jamais dé- clarer pleinement achevée ; la définition en est donc progressive et toujours provisoire.

La forme , essence de la notion géométrique , vient de l'esprit lui-même ; l'espace passif la reçoit sans op- poser de résistance , et la conserve sans l'altérer ; la définition géométrique est donc aussi durable que la pensée elle-même. Le système de qualités sensibles, essence de la notion expérimentale , vient de la per- ception ; sans parler des méprises de l'expérience , qui nous font souvent confondre l'accident et l'es- sence , ces qualités peuvent disparaître ou se modi-

CONCLUSION. 207

fier; la définition empirique n'est donc que l'expres- sion temporaire d'une réalité changeante.

Enfin , les définitions géométriques sont des prin- cipes de connaissance ; les définitions empiriques ne ne sont que des résumés. Les unes et les autres con- tiennent la science à l'état virtuel , mais avec cette dif- férence que les premières en précèdent le développe- ment, et que les secondes le suivent. En géométrie , nous posons des définitions grosses de conséquences -, la détermination de l'espace y est la première démarche de l'esprit ; mais on peut s'en tenir et s'abstenir de dérouler la série des théorèmes. 'Dans les sciences de la nature, avant de poser les définitions, il faut avoir fait la science, et celle-ci, pour pouvoir se concentrer dans la notion et dans la définition , retourne à l'état de puissance, après avoir existé en acte. Par conséquent, alors même que l'on parviendrait à réduire la qualité intensive à la quantité extensive , la science géomé- trique et la science empirique différeraient encore par la genèse et le rôle de leurs notions fondamentales.

TABLE DES MATIÈRES,

INTRODUCTION.

De la définition en général Page 7

CHAPITRE I.

ORIGINE DES NOTIONS GÉOMÉTRIQUES.

Examen de la théorie empirique ; les notions géométriques ne sont le résultat ni de l'expérience brute, ni de l'abstraction, ni de la généra- lisation. — Examen de la théorie idéaliste; les notions géométrique s ne sont pas l'œuvre de la pensée pure; elles supposeut une matière, l'espace. La géométrie à n dimensions. L'hyperespace. Inter- prétation de la géométrie non euclidieune 19

CHAPITRE II.

ORIGINE DES NOTIONS GÉOMÉTRIQUES (SUITE).

Principes des notions géométriques : espace, esprit, mouvement. Génération des lignes, des surfaces, des volumes. Passage de la géométrie élémentaire à la géométrie analytique.— L'infini géo- métrique. — L'imagination en géométrie 44

CHAPITRE III.

CARACTÈRES DES DÉFINITIONS GÉOMÉTRIQUES,

Les définitions géométriques se font par génération. Contenu et forme des notions définies. La définition doit énoncer la forme,

210 TABLE DES MATIÈRES.

Elle est a pjtori. Distinction des définitions caractéristiques et des définitions explicatives. La définition géométrique ne se fait pas par le genre et la différence spécifique.— Elle n'est pas une défi- nition de mots 18

CHAPITRE IV.

RÔLE DES DÉFINITIONS DANS LA DÉMONSTRATION GÉOMÉTRIQUE.

Rôle des axiomes dans la démonstration géométrique. Examen de la théorie du docteur Whewell. Définition des axiomes. Stéri- lité des axiomes. Rôle de la définition dans la démonstration géo- métrique.— Examen de la théorie de Stuart Mill. Examen de la théorie de Dugald-Stewart. —Différence du syllogisme et du raison- nement géométrique. La définition nous fournit les termes et les intermédiaires entre les termes dont il s'agit de prouver l'égalité ou l'équivalence. Source de la nécessité des jugements géométriques. Démonstration dans la géométrie analytique. Démonstration dans la géométrie imaginaire 99

CHAPITRE V.

HIÉRARCHIE DES CARACTÈRES EMPIRIQUES.

Les sciences empiriques sont irréductibles aux sciences mathéma- tiques. — On ne peut complètement substituer à la perception des qualités sensibles la connaissance de formules numériques.— Consti- tution des êtres naturels. Constitution des idées générales. Hiérar- chie des caractères. Classification. Caractères dominateurs et caractères subordonnés 132

CHAPITRE VI.

PRINCIPE A PRIORI DE LA CLASSIFICATION.

Exigences de la pensée. Relations universelles et nécessaires de no? idées. Principe directeur de la connaissance, Objectivité de ce principe. L'ordre dans la succession; loi mécanique. L'ordre dans la coexistence; loi dynamique. Application de cette loi à la science des êtres naturels. 160

TABLE DES MATIÈRES. 214

CHAPITRE VII.

CARACTÈRES DES DÉFINITIONS EMPIRIQUES.

La définition empirique suppose une classificaliun. Imperfections des procédés pratiques de classification. La définition cmpiriquo qui se fait par le genre et la différence est variable, temporaire et toujours provisoire. Elle est un résumé et non pas un prin- cipe IS.'j

CHAPITRE VIII. CO.VCLUSIOX 201

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