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Discours de combat

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FERDINAND BRUNETIÈRE

PB l'académie françaisb

Discours

6 Orane officium quod ad corijinîc- tionem hominum et ad socicliiiou» tucndam valet, ost aatepûneudum illi oiiicio quod cognilione et scian* tia cunliuelur.

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PREMIERE SERIE

La Renaissance de ilâéallsme. L'Art et la Morale.

lldée de Patrie. les Ennemis de l'Ame française. La Nation etl'Annét.

^4 Génie latin. Le Besoin de croire

OvX-^-

PARIS

y 9-1^

Ll BR AIRIE ACAOÉMIQI

PEIUUN ET C'«, LlBRAlllES-ËDITEUnS

iib, QUAI DES GRAND3-AUGUST(.NS, .3 5 Tout droiU reproduclion et de traduction réservés pour tous paya

LA RENAISSANCE

DE L'IDÉALISME

1896

LA RENAISSANCE

DE L'IDÉALISME'

Mesdames, Messieurs,

Ce serait de l'impolitesse, et même de l'ingrati- tude, en prenant la parole devant un si nombreux auditoire, que de ne pas vous remercier, et avant tout, de votre empressement. Mais, si je ne saurais vous dissimuler ma satisfaction, je ne saurais non plus vous cacher mon embarras ou mon inquié- tude; et je me demande comment je réussirais à remplir votre attente, si deux considérations ne me rassuraient et ne me soutenaient. La première, c'est que je me flatte que, dans votre empres- sement même, il n'est pas entré moins de bien- veillance et de sympathie que de curiosité; et la seconde, c'est l'intérêt lui-même de mon sujet, que je m'imagine qu'il me suffira de traiter avec sincérité pour l'avoir traité convenablement.

Il y a donc de cela vingt-cinq ou trente ans, quel-

1. Gonféreuce prononcé* à Beaançon le 3 février 18M.

4 BISCOURS DE COMBAT

ques-uns d'entre vous se le rappellent peut-être, et les autres l'ont entendu conter qu'une doctrine qui affectait les allures d'une religion de la matière, régnait presque souverainement : en philosophie, sous le nom de positivisme^ et en art et en littéra- ture sous les noms de réalisme ou de naturalisme. Elle nous venait en droite ligne du xvm' siècle, le «grand siècle », ainsi qu'on l'a quelquefois appelé, par moquerie sans doute, mais en tout cas le moins « chrétien », comme on l'a bien mieux dit, et le moins « français » aussi de notre histoire ^ Les Diderot, les d'Alembert, les Gondorcet, les Volney, les Cabanis en avaient été les prophètes ; et le Co2irs de philosophie positive d'Auguste Comte en était l'Evangile. Elle ensei- gnait substantiellement qu'en dehors de ce qui se compte, de ce qui se pèse, et de ce qui se mesure ; en dehors de ce qui tombe sous la prise de l'ex- périence et des sens ; en dehors des faits et des groupements qu'on en peut faire, il n'y a rien que d'hypothétique, d'incertain et d'illusoire. Et, à la vérité, pour la réduire à ces termes, il avait fallu commencer par diviser, ou plutôt et pour mieux dire, par altérer, par dénaturer, par mu- tiler la vraie pensée d'Auguste Comte 2 ; mais on

1. Emile Faguet : Dix-huitième Siècle.

2. C'est ce qui était arrivé, avant Comte, à l'auteur de la Crt- tiqiie delà Raison pure; et, comme s'il '''était pas aussi l'auteur

LA RENAISSANCE DE L'iDÉALISME I

D'y avait pas pris garde, puisque aussi bien il était mort : et tel était l'enseignement qui ressortait de la critique de Taine et de la poésie de Leconte de Lisie, du théâtre d'Alexandre Dumas et du roman de Flaubert, de l'esthétique de Gustave Courbet et de la philosophie de Littré. « Il n'y a rien de plus méprisable qu'un fait », avait dit Royer-

de la Critique de la Raison pratique, on en avait fait, à peu près uniquement, le grand théoricien de la relativité de la connais- sance. On affectait d'ignorer une moitié de son œuvre, la seconde, et à ses yeux la plus importante, pour n'en retenir que la première. On répétait, avec ce mauvds plaisant d'Henri Heine, qu'après avoir jonché la terre des débris de « l'ontolo- gisme » et « privé Dieu de démonstration », c'était dans l'intérêt de son vieux domestique, par un effet de compassion ou de prudence bourgeoise, qu'Emmanuel Rant avait relevé, d'une main cauteleuse, dans la Critique de la Raison pratique, tout ce qu'il avait jeté bas dans la Critique de la Raison pure. Et des prémisses de son raisonnement on avait réussi à en faire les conclusions, ou encore, de son point de départ le terme de sa dialectique. C'est ainsi que, jusque de nos jours, beaucoup de Gomtistes, et non des moindres, semblent ignorer jusqu'à l'existence du Cours de Politique positive, ou encore, ne retenant, du Cours de philosophie lui-même, que ce qui concerne la philo- sophie des sciences, ou la «loi des trois États», l'y réduisent. Cependant, et bien loin d'en être, pour Auguste Comte, la partie capitale, sa philosophie n'était qu'une introduction au dessein ultérieur de son œuvre et un acheminement vers la sociologie, pour ne pas dire à la religion. « La vie d'Auguste Comte, a dit un de ses plus fidèles disciples, peut se partager en trois phases distinctes : dans la première, qui a surtout un caractère social, SI conçoit et proclame la nécessité de la restauration spirituelle ; dans la seconde, principalement philosophique, il construit les bases systématiques de cette nouvelle autorité ; dans la troi- sième, essentiellement religieuse, il institue le culte et le régime correspondant au dogme préalablement élaboré. » {Notice sur la vie et l'œuvre d'Auguste Comte, par le D' Robinet.) De ces trois phases, beaucoup de Gomtistes n'ont connu que la seconde, et c'était d'cùlleurs leur droit, mais il faudrait pourtant pas o>ibU«r entièrement les deux autres.

e DISCOURS DE COMBAT

Collard ; et on lui répondait maintenant : « Le fait est tout, puisqu'il est la seule réalité que nous puissions atteindre ; il n'y a de « science» que du fait; et tout ce que nous nommons des noms de métaphysique ou de religion, illusion du sen- timent ou mirage de l'imagination, n'est qu'un un vain effort pour nous émanciper, sans titre et sans droit, de la salutaire tyrannie des faits ^ »

C'est, Messieurs, cette doctrine que nous avons vue, dans ces dernières années, perdre insensible- ment de son ancien crédit; et tout ce qu'elle perdait, je dis, et je voudrais essayer de vous

1. Est-ce que je me trompe, ou peut-être est-ce que j'exagère en donnant à la formule ce degré de précision? Je ne le crois pas ; et, pour preuve, je n'ai qu'à transcrire ici quelques pas- sages d'un singulier et remarquable Éloge de Magendie, par Claude Bernard.

« M. Magendie avait pour l'esprit de système une répulsion vraiment extraordinaire. Toutes les fois qu'on lui parlait de doctrine ou de théorie médicale, il en éprouvait instinctivement une espèce de sentiment d'horreur... M. Magendie a conservé toute sa vie cette antipathie pour le raisonnement en médecine et en physiologie... Il n'a jamais voulu entendre parler que du résultat expérimental, brut et isolé, sans qu'aucune idée systé- matique intervînt ni comme point de départ, ni comme consé- quence... Chacun, me disait-il, se compare dans sa sphère à quelque chose de plus ou moins grandiose, à Archimède, à Michel-Ange, à Newton, à Galilée, à Descartes... Louis XIV se comparait au soleil. Quant à moi, je suis beaucoup plus humble, je me compare à un chiffonnier : avec mon crochet à la main et ma hotte sur le dos, je parcourt le domaine de la êcience, et je ramasse ce que je trouve. >

A pein** est-il besoin de lire, comme l'on dit, entre les lignes ! Mais il est malheureusement vrai que l'esprit de Magendie a régné longtcojps dans la science ; et de plus autorisés, ou de plus com- pétents que noua, pourraient dire de combien eet evprit a retardé les progrès de la «cieace elle-même.

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 7

montrer aujourd'hui, que c'est ïldéaiisme qui l'a gagné.

Vous entendez bien que je ne prends pas ici ce mot Idéalisme dans le sens précis, technique et limitatif que lui donnent les philosophes. S'il y a des définitions qui ne sauraient être trop strictes, El y en a d'autres dont il est bon, nécessaire même, de laisser un peu flotter les termes. Ce que j'appelle du nom d'Idéalisme, c'est donc, Messieurs, la doc- trine, ou plutôt, car elles sont plusieurs, ce sont toutes les doctrines qui, sans méconnaître l'incontestable autorité des faits, événements de l'histoire, ou phénomènes de la nature, estiment qu'ils ne s'éclairent ni les uns ni les autres de leur seule et propre lumière ; qu'ils ne portent pas en eux leur signification tout entière; et qu'ils relèvent de quelque chose d'ultérieur, de supérieur et d'antérieur à eux-mêmes. L'Idéalisme ^ c'est encore la conviction que, si la science ou la connaissance de fait, la connaissance expérimen- tale, la connaissance rationnelle, est une des « fonc- tions de l'esprit », elle n'est ni la seule, ni peut-être ' la plus importante. Il y a plus de choses dans le monde que nos sens, instruments merveilleux, je ne dis pas le contraire, mais instruments très bornés aussi, n'en sauraient percevoir ou atteindre ! Et l'Idéalisme c'est, enfin. Messieurs, lu ^orsuaflioD, l'intime persuasion, la croyance

8 DISCOURS DE COMBAT

indestructible que, derrière la toile, au-delà de la scène se jouent le drame de l'histoire et le spectacle de la nature, une cause invisible, un mystérieux auteur se cache, Deus abscondituSy qui en a réglé d'avance la succession et les \ péripéties.

Si vous m'accordez cette définition, et, je pense, au surplus, que les philosophes eux-mêmes me l'accorderaient*, je ne veux pas dire qu'il me sera

1. Nous sommes toujours maîtres de nos définitions, et, une fois posées, on n'a le droit de nous demander que d'y conformer notre langage. Mais comme, d'autre part, on ne saurait entière- ment vider les mots du sens que l'usage y a incorporé, nous risquerions de n'être pas compris si notre définition de VIdéalisme était incompatible avec celle qu'en donnent les phi- losophes ou les métaphysiciens. Rappelons donc qu'en philoso- phie, — depuis Parménide jusqu'à Hegel et, si l'on le veut, jus- qu'à M. de Hartmann, YIdéalisme consiste à ne reconnaître -_ pour vrai, et même pour existant réellement, que ce qui existe d'une manière permanente et durable.

On en a donné, dans un excellent livre sur VIdéalisme en Angleterre au xviii* siècle, dont Berkeley est naturellement le héros, une définition moins concise, et que nous avons plaisir à reproduire. « Cette philosophie, y lisons-nous, prend le nom d'Idéaliste qui aperçoit au-dessus du monde actuel, j'aimerais mieux dire au-delà, tout un autre univers que nos pensées composent, dont un esprit omniprésent, le nôtre peut- être, fournit le théâtre. Elle ose plus. Au lieu que tout à l'heure, l'âme éprise du mieux se contentait d'inventer par-delà les êtres ambiants des types embellis, sur la consistance desquels elle ne se faisait nulle illusion, l'esprit maintenant prend en lui-même assurance et foi. Le réel prétendu devient pour lui signe et sym- bole ; et ce sont désormais ses pensées, avec leurs lois inflexibles, leur inépuisable variété de formes et de contours, qu'il estime seules de véritables existences 7>. (L'Idéalisme en Angleterre au XMiv siècle, par M. Georges Lyon, p. i et 2.)

On n'apprendra pas sans un vif intérêt que cette définition de l'idéalisme a jadis été dédiée à M. Marcelin Berthelot, « pour

LA RENAISSANCE DE L'IDÉALISME 9

facile, mais il me sera possible, Messieurs, de vous la montrer en action, depuis une dizaine d'années, ou davantage, non seulement dans la science, et ce sera mon premier point, mais dans l'art et la littérature, ce sera le second ; et, si vous le voulez bien, ce sera le troisième, jusque dans la politique elle-même. Oui, quelque sombre, je veux dire obscure et confuse, que soit l'heure pré- sente, nous avons encore, nous avons toujours des raisons d'espérer ; nous en avons peut-être plus et de plus fortes, de plus solides, que nous n'en avions il y a quelque dix ans. Je vois ou je crois voir, si je regarde autour de moi, des symptômes non dou- teux d'une réaction^ ou, si vous l'aimez mieux, d'une renaissance prochaine (c'est la même chose, mais les deux mots n'évoquent pas le même cortège d'idées) ; et avec le secours de votre indulgence et de votre attention, ce sont ces symptômes que je vais essayer de caractériser.

1

Observons donc d'abord ensemble. Messieurs, que, si quelques savants, en ce temps-là, s'étaient formé de leur science, ou de la science en gêné-

avoir apporté à Vldéalisme, dont l'inscription aux nouveaux programmes de l'enseignement classique faisait l'objet de vivei critiques, l'autorité yictorieuse de sa parole >.

10 DISCOURS DE COMBAT

rai, une idée trop étroite et vraiment misérable, en la réduisant à une constatation pure et simple, et comme qui dirait à une statistique des faits ; si l'on avait cru faire merveille en en bannissant l'ima- gination comme une « maîtresse d'erreur», nous trouverions bien encore quelques sectaires qui continuent de s'en former toujours la même idée, mais pas un vrai savant. « Il faut bien se garder de proscrire l'usage des idées et des hypothèses... On doit, au contraire, donner libre carrière à son imagination; c'est Vidée qui est le principe de tout raisonnement et de toute invention ; c'est à elle que revient toute espèce d'initiative. On ne saurait l'étouffer ni la chasser sous prétexte qu'elle peut nuire... » Ces paroles ne sont pas d'un phi- losophe de profession, mais d'un physiologiste I Elles sont de Claude Bernard, c'est-à-dire de l'homme (^ui, dans le siècle nous sommes, avec Darwin et avec Pasteur, a renouvelé les sciences de la vie. Et tous les trois ensemble, s'ils les ont renouvelées. Messieurs, ne le savez-vous pas? c'est peut-être bien moins par la patience de leurs observations, qui fut cependant infinie, ou même par la précision presque mathématique de leurs expériences, que par la hardiesse de leurs vues, l'abondance de leurs idées, et l'ampleur grr>.ndiose de leurs hypothèses i. S'ils sont Darwin, Pasteur et

1. On a longtemps traduit le mot célèbre de Newtoo : Hgpo-

LA RENAISSANCE DE l'iDÉâLISME H

Claude Bernard, c'est justement parce que les faits ne leur ont pas suffi, comme à tant de garçons do laboratoire qui n'en croient pas moins avoir la science en tutelle ou en garde; c'est parce qu'on les a vus retuser de s'y soumettre quand ces faits ont semblé quelquefois contredire l'idée dont ils se croyaient sûrs; c'est en deux mots, parce qu'ils ont plutôt douté de l'infaillibilité de leurs sens, ou du résultat de leurs expériences, que de la vérité de leur sentiment.

Mais, en même temps qu'ils faisaient ainsi ren- trer l'hypothèse dans ses droits et qu'ils rétablis- saient ce que l'on pourrait appeler la souveraineté de l'idée sur le fait, d'autres, d'un autre côté, limitaient le domaine de la science et la dépos- sédaient de ce caractère de religion laïque, si je puis ainsi dire, que toute une génération lui avait presque reconnue Et ici, Messieurs, puisque

thèses non fingo, comme si Newton avait voulu dire qu'il « ne se permsttait aucune hypothèse ». Mais nous pouvons le traduire aussi d'une autre manière ; et, si nous estimions que Newton ,i voulu dire que ses « hypothèses n'avaient rien d'imaginaire, étaient l'expression même de la réalité », la traduction ne vaudrait-elle pas mieux; et ne serait-elle pas plus voisine de la vraie pens<';e de Newton? 11 ne pouvait paaprouver l'attraction, et, faute de preuves, elle demeurait donc une hypothèse ; mais cette hypo- /Aè5« expliquait mathématiquement le système du monde; et les conséquences démontrables qui en résultaient la rendaient elle- même équivalente à une certitude.

1. Je suis bien aise ici de reproduire on passage d'un remar- quable articl j sur la Morale bourgeoise, de M. Charles Bonnier, dans Dtvtnir social du mois de décembre 1895. L'auteur vient de retracer à grands traits, an peu somuMùres peut-être pour

ie DISCOURS DE COMBAT

roccasion s'en présente, je ne puis m'empôcher de faire allusion à une controverse que j'ai soulevée naguère et dont les résultats, quoi qu'on en ait pu dire, me paraissent pour la plupart acquis. Avec plus d'habileté que de franchise, on a donc. feint de ne pas me comprendre ; et on m'a demandé, quand j'accusais la science d'avoir fait banque- route, si je voulais dire qu'on allât plus vite et plus commodément de Paris à Besançon par le coche que par le chemin de fer. Non ! ce n'est pas ce que j'ai voulu dire ! ni non plus que l'on s'empoison- nât jadis à meilleur marché que de nos jours, j'aurais dit plutôt le contraire, je crois même l'avoir

le XIX* siècle, l'évolution de la « morale bourgeoise », et il ajoute :

« Il y eut alors dans l'évolution un phénomène curieux, vers les années 1850, phénomène très bien étudié par M. J.-J. Weiss, dans un article que nous rappellerons nous-même tout à l'heure, V Adoration de la science, fruit de la doctrine positi- viste. A son to2ir, elle servit de religion à la bourgeoisie. On ne croyait plus qu'aux faits, c'était la religion des résultats. La science devait prouver à la bourgeoisie non seulement qu'elle avait eu raison d'entamer la lutte contre la classe privilégiée des nobles et des prêtres, mais encore que cet empire, qu'elle avait conquis elle le garderait éternellement. Et l'on vit alors le parti libéral, transformé en parti républicain, proclamer sa dévotion à la science. L'hosannah qu'entonne Renan dans son Avenir de la science répondait à ce sentiment général ; on était enfin arrivé au port, on avait sa religion ; et on pouvait se reposer, après cette lutte de plus de deux siècles. »

On ne saurait mieux dire, et c'est ce que reconnaîtront tous les esprits impartiaux. La science a eu, elle aura eu, trente ou quarante ans durant, la prétention de remplacer les < religions»; d'en être donc une elle-même ; et à ce titre de te substituer dans les privilèges des relii^ions.

LA RENAISSANCE DE L IDÉALISME 13

dit ; et je n'ai pas parlé le premier de la « Ban-, queroute de la science » ; et je n'en ai parlé que pour protester contre l'exagération ou l'injustice de l'expression ^ Mais, comme autant que je le puis,

et sans méconnaître qu'il n'y a rien de plus difficile ni de plus ambitieux au monde, j'aime à user de termes précis, j'ai dit, et je répète avec une entière assurance que les sciences avaient fait des faillites partielles ; et, dans la langue de tout le monde, comme dans la langue du droit, faire faillite. Messieurs, c'est ne donner à ses créanciers que 75, ou 50, ou 25 0/0 de sa dette ; c'est ne tenir et ne réaliser que les trois quarts, ou la moitié, ou le quart de ses engagements.

Que m'a-t-on répondu là-dessus ? Que les engage- ments que je lui reprochais de n'avoir pas tenus, tel que celui de nous apprendre un jour nous allons, ce que nous sommes, d'oti nous venons, la science ne les avait pas pris ! Mais, pour prouver qu'elle les avait pris, je n'ai eu qu'à ouvrir le Discours sur la méthode, de Descartes ; l'Esquisse (Tune histoire des progrès de r esprit humain, de Gondorcet; V Avenir de la science, de Renan, et combien d'autres livres encore, qu'il serait trop facile d'y joindre! et Renan, Gondorcet, Descarlesè,

pour ne rien dire de M. Berlhelot, sont-ils

1. Voyez ma brochure la Science «t la Reliçion, p. 13 et 14.

14 DISCOURS DE COMBAT

OU ne sont-ils pas des savants? Moi, je le veux bien, si l'on le veut I

On m'a fait observer encore que les « savants » n'étaient pas la « Science »* ; et, en effet, ils n'en

1. C'est ici ce que l'on pourrait appeler un ton exemple de «Faux idéalisme» ou d' «Idéalisme à rebours », si l'argument, ou plutôt le sophisme consiste à transformer la Science, avec un grand S, en je ne sais quelle espèce d'entité métaphysique. Mais parce que la « méthode des résidus », autrefois célébrée par Stuart Mill. dans son Traité de Logique induclive, a quelque part des applications, ce n'est pas une raison de l'appliquer partout ; et la distinction que l'on prétend établir entre la « Science t> et les < savants » me paraît aussi vaine, ou, pour ne pas la qualifier, elle est de même nature que celle que l'on essaierait d'établir, par exemple entre « les artistes » et « l'Art », ou encore entre « la Religion » et « ses ministres ». Je veux dire qu'évidemment si l'erreur ou le vice d'un prêtre n'est pas imputable à la religion, ni l'erreur ou la sottise d'un savant à la science, ni l'erreur ou l'immoralité d'un aitiste à l'art lui-même, il n'en subsiste pas moins une indivisible solidarité de l'art et des artistes, comme de la religion et de ses ministres, comme de la science et des savants.

Dira-t-on là-dessus que la science est plus impersonnelle ? Je le veux bien ; mais elle ne le devient qu'à la longue, et quand le temps a passé ses découvertes et ses théories comme au crible. Rappelons-nous plutôt, et sans remonter bien haut, quelles con- tradictions les Darwin, les Claude Bernard, les Pasteur ont essuyées de la part des savants de leur génération. C'est au nom de la « Science î» que Flourens a combattu l'Origine des Espèces; c'est au nom de la « Science » que Vulpian ou Longet ont con- testé les découvertes de Claude Bernard ; c'est au nom de la « Science » que le D' Peter, et avec lui pendant un temps toute l'Ecole de Médecine de Paris, ont combattu la tbéorie microbienne. Distinguaient-ils alors? Faisaient-ils deux parts de leurs objections ? Etait-ce en tant que Peter ou que Flourens qu'ils repoussaient la théorie microbienne ou la do".trine de la variabilité des espèces ? Pveconnaissaient-ils seulement la réalité des faits *pi'apportaient Darwin ou Pasteur? Non 1 c'était les faits eux-mêmes qu'ils contestaient, c'était les méthodes, c'était les conclusioDB. Et, dans up« matière infiniment complexe, qu'a-t-U fallu pour triompher de leur opposition 7 II a fallu que des gêné'

LL RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 15

sont que les interprètes; mais dans la réalité de l'histoire et de la vie quotidienne, ce n'en sont pas moins eux qui parlent en son nom, eux seuls! et voyez-les, de quel air de mépris ils nous reçoivent, quand nous leur demandons, timidement et res- pectueusement, si l'état de leur science autorise toutes les conclusions qu'ils en tirent ? Oui, allez donc dire à ce naturaliste qu'il n'a pas le droit de conclure de l'animal à l'homme, et de nous donner le gorille ou le chimpanzé pour ancêtre! Dites à ce physiologiste que, si la pensée a le cerveau pour organe, il n'en résulte pas du tout que la pensée soit un attribut, une efflorescence, ou une sécrétion de la matière ! Dites encore à ce chimiste que, pour n'avoir trouvé dans ses matras que de l'inorganique, il ne s'ensuit pas de que la vie ne soit qu'un consensus des forces physico-chi-

rations nouvelles, formées par d'autres méthodes et nourries d'une autre « Science », eussent comme étouffé leur voix ! ou, si Von le veut encore, il a fallu que d'autres « savants », sétant formés une autre idée de la « Science», en aient usé pour discréditer une « Science » qui n'en était plus une, quoique d'ailleurs elle efit passé cinquante ou soixante ans pour l'expression « intan- gible » de la vérité. Elle avait cessé de plaire, comme il arrive aux produits de lu Belle Jardinière ! Et je ne sais pas, et personne au monde ne peut dire; ce qu'il en sera dans un siècle ou deux de notre « Science » à nous, quelque impersonnelle qu'elle nous paraisse. Et les faits seront sans doute les faits, eu gros, et à moins qu'ils ne soient eux-mêmes détruits par d'autres faits, mais on n'eu donnera pas les lut^mes interprétations ; et ce ne sont pas au fond les faits qui sont la « Science », mais les rapports qu'ils soutiennent entre eux, les hypothèses qui les relient, et pu conséquent les interprétations qu'un en donne.

16 DISCOURS DE COMBAT

miques ! Ils prendront vos raisons en pitié ! Ils vous demanderont oii, dans quel amphithéâtre, vous avez disséqué? dans quel laboratoire vous avez étudié? Et la foule en croira leurs grands airs. Ils nous en imposeront à nous-mêmes ! Et si c'est par hasard quelqu'un de leurs confrères ou de leurs émules qui s'inscrit en faux contre leurs assertions, vous le savez, j'en pourrais produire cent exemples! ils ne craindront pas d'insinuer qu'une certaine timidité . . . qu'une certaine étroitesse ou paresse d'esprit... qu'un certain respect des anciens préjugés... que sais-je encore? ont seuls empêché les Claude Bernard de conclure comme des Bûchner, les Darwin comme des Dodel, et les Pasteur comme des Pouchet, Mais ceux qui sont plus francs reconnaîtront que « la Science » est responsable des promesses que « les savants » ont faites publiquement en son nom^ ; et ces promesses, toutes les fois qu'elle ne les aura pas tenues, nous aurons le droit de dire qu'elle y a fait faillite.

Que vous dirai-je, après cela, de ceux qui m'ont répondu que les sciences mathématiques, physico- chimiques, physiologiques, naturelles, philolo- giques, n'étaient pas la science, ni même toutes les sciences, et qu'à côté, ou au-dessus d'elles, la philosophie, l'esthétique, la morale, la métaphy-

1. Voyez l'article de M. Berthelot sur la Science et la Morale, dans la Revue de Paris du 1" février 189S.

LA RENAISSANCE DE L'IDÉALISME 17

sique devaient avoir part à l'honneur de ce nom^? J'y consentirai volontiers pour ma part, quand les savants y auront consenti. Mais remarquez déjà, Messieurs, qu'à elle toute seule cette prétendue réponse est un aveu. Elle est surtout une' preuve,

1. C'est la réponse que M. Alfred Fouillée m'a opposée dans un article de la Revue philosophique du i" janvier 1896, sur VHégémonie de la science et de la philosophie, qui serait peut être mieux inti- tulé : Sur l'Hégémonie de la science ou de la philosophie, car si c'est la première qui est souveraine, comment la seconde le serait-elle? et>si c'est la seconde, il semble bien que ce ne soit pas la première.

Quant à la grande objection de M. Fouillée, qui est qu'en « plaçant en face l'une de l'autre la religion et la science, nous aurions oublié la philosophie », il nous permettra de lui répondre que c'est justement tout le problème. Il nous est difficile en effet, de concevoir, pour notre part, ce que c'est que la « philo- sophie », en dehors, et comme séparée de la science ou de la religion. Convaincue de la vérité d'une religion donnée, christia- nisme ou bouddhisme, la philosophie n'a d'objet, en les laïci- sant, pour ainsi dire, que de montrer ce que la révélation contient d'enseignements conformes à ceux de la raison; et par exemple n'est-ce pas ce que saint Thomas a fait dans sa Somme ? Ou bien son ambition n'est que de répondre, par une interprétation des données de la science de son temps, comme l'a fait Hegel, dans sa Phénoménologie, par exemple, aux questions que les religions décidaient par un acte de foi. « L'hypothèse mosaïque de la création, dit M. Fouillée, nous donne une réponse à la questioo de savoir d'où nous venons... Mais l'hypothèse brahmanique de l'émanation et, en général, tous les récits des religions... nous donnent aussi une réponse h la même question. Elles ne peuvent être toutes valables. Comment donc choisirons-nous /ans le secours de la philosophie? » Je réponds sans hésitation : « avec le secours de l'histoire », ou finniement « par un acte de foi »; mais jamais avec l'aide et par le moyen de la « philosophie ». La science, tell« que la conçoivent les savants, quelques savants du moins, peut opposer des raisons au dogme de la transsubstan- tiflttion ; la philosophie n'y peut opposer que des raisonnements; et des raisonnements ne sont en pareille matière que des mots, et rien de plus: Sunt verba voceaque et prmlerea '*'ihil.

48 DISCOURS DE COMBAT

OU un témoignage de la renaissance de l'idéalisme. Car, dans quelque logomachie que l'on prenne ensuite plaisir à s'embrouiller, s'il y a vraiment une science de la morale et une science de la méta- physique, il y a donc dans la nature quelque chose qui la dépasse, que la portée de nos sens ne saurait jamais atteindre ; il y a des questions capi- tales, il y a des questions vitales, il y a des questions urgentes; et tout justement ce sont celles que les sciences de fait, que la physique et la chimie, que l'histoire naturelle, que l'exégèse et la philologie ne résoudront jamais.

Qu'est-ce à dire. Messieurs, sinon que, dans la manière de penser qui est aujourd'hui la plus répandue, le mouvement, le progrès naturel de l'idéalisme a rétabli le sens de l'inconnaissable et celui du mystère? « Il n'y a plus de mystères », s'écriait jadis un illustre chimiste ; et, pour pousser ce cri de triomphe, quel moment choisissait-il ? C'était l'heure où, de toutes parts, l'insuffisance du positivisme et du naturalisme éclatait aux yeux mômes des plus prévenus. C'était le momont il apparaissait, que toutes ces questions d'origine. de nature et de fin, qui échappent aux préten- tions de la science, sont après tout les princi- pales Questions qui nous intéressent tous ; et qu'en vafû depuis cent ans avait-on scientifique- ment essayé de les résoudre, de les transformer

LA RENAISSANCE DE L IDÉALISME 49

pour les résoudre, de les reculer pour les trans- former, elles continuaient de se dresser devant nous, plus obscures, plus énigmatiques, plus angoissantes, pourrait-on dire, de tout ce que l'on avait, pour les éclaircir, dépensé d'inutile patience et d'efforts tant de fois renouvelés et trompés. Oui, quel est le sens delà vie? Pourquoi sommes-nous nés? Et pourquoi mourrons-nous? Comment devons-nous vivre? comme si nous étions destinés au néant, ou comme si nous étions promis à l'immortalité ? Que sont nos semblables pour nous? quelle conduite devons-nous tenir à leur égard? Jamais peut-être toutes ces questions mystérieuses ne se sont posées avec plus de force que depuis qu'on a proclamé qu'il « n'y avait plus de mystères »; et jamais, plus qu'en cette fin de siècle, il n'a fallu reconnaître la vérité de ce mot si juste et si bien frappé de Benjamin Constant: « qu'à mesure que la religion se retirait de ce que les hommes connaissent, elle se replaçait à la circonférence de ce qu'ils savent ».

Autre erreur encore du positivisme 1 autre bataille et autre défaite! Il avait méconnu quel- ques-uns des besoins essentiels de l'homme, et que nous pouvons parfaitement vivre sans connaître les montagnes de la lune ou les propriétés de l'éther, mais non pas sans que rimagii.>ation et le cœur exigent et réclament des satisfactions que la science

20 DISCOURS DE COMBAT

et la raison sont impuissantes à leur donner. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », disait Pascal ; mais le cœur a surtout des besoins que la science, bien loin de les combler, ne soupçonne seulement pas, et qne, ne les soupçonnant pas, elle nie tout simplement, quand encore elle ne se donne pas le ridicule de s'en moquer. Le fondateur lui- même du positivisme n'a-t-il pas s'en apercevoir quand, dans la dernière partie de sa carrière, il a couronné son œuvre, vous le savez, par une reli- gion de sa façon, et quel) e religion ! dont il s'est institué le grand-prêtre ? On aura donc beau faire! Toutes ces questions que la science est incapable de résoudre, non seulement nous n'en pouvons pas écarter l'obsession, mais nous le pourrions que nous ne le voudrions pas ; et nous en voyons autour de nous la preuve. Spiritisme, occultisme, magisme, néo-bouddhisme, néo-christianisme, que signifient en effet, Messieurs, toutes ces doctrines, dont la forme a sans doute quelque chose de bizarre, d'inquiétant, je dirai de morbide, et qui pourrait devenir aisément dangereux? Vous ne pensez pas, je l'espère, que j'aie l'intention ici de vous les prêcher, ni que je méconnaisse combien il se mêle, au bruit que l'on en fait, de désir d'étonner et d'attirer à soi l'attention des bonnes âmes^. Mais, au lieu de la forme, considér>*z-en le 1. < D faat autant qu'on peut obliger tout le monde », a dit la

LA RENAISSANCE DE L IDÉALISME 21

principe ou le fond; cherchez-en surtout la cause occasionnelle; et vous ne la trouverez pas ailleurs que dans une intime protestation de l'âme contem- poraine contre la brutale domination du fait. Car, de môme que, dans l'histoire de la philosophie, on a presque toujours vu l'excès de l'idéalisme tendre vers le mysticisme et finalement s'y confondre, pareillement, Messieurs, dans l'histoire des idées contemporaines, vous n'auriez entendu parler ni de magisme, ni d'occultisme, ni de néo-bouddhisme, si la réaction, depuis quelques années, n'était uni- verselle contre le positivisme et le naturalisme. On n'en veut plus I Et parce que l'on n'en veut plus, on

fabuliste, mais il faut toutefois éviter d'être dupe, et je le répète donc en note : on me ferait de la peine si l'on me soupçonnait de quelque complaisance pour le major Olcott, c'est bien ainsi, je pense, qu'on l'appelle, ou pour M"" Blavastky. Je me défie également de ceux que l'on a nommés « les décadents du christianisme » ; et je ne ferais pas plus de cas des élucu- brations de M. Huysmans que des nostalgies de feu Baudelaire, si d'ailleurs le premier n'écrivait beaucoup mieux, d'un style bien plus original et bien plus « suggestif », que le second. Mais après cela, puisqu'il existe aujourd'hui beaucoup plus de « néo- chrétiens » ou de « néo-bouddhistes » qu'il n'y en avait aux environs de 1850, ne le constaterons-nous pas"? ou ne verrons- nous en eux que la rage de se singulariser? de nous scandaliser au besoin ? de se faire de notre étonnement un « moyen de réclame i>? et plutôt ne reconnaîtrons-nous pas qu'étant trop nombreux pour qu'il n'y en ait pas parmi eux de sincères leur étatd'àme est à sa manière une preuve de l'insuffisance du posi- tivisme ? C'est ce que ne savent pas voir les journalistes du Siècle, en général, formés jadis à l'école de l'illustre Havin, et ceux d'entre eux en particulier qui nous enseignent que, « dans les civilisations basées sur la science, la production et l'échange, le grand ressort moral est la concurrence économique » !

22 DI8C00RS DE COMBAT

cherche tour à tour, et l'on tente l'un après l'autre tous les moyens de s'y soustraire ! Et ce qui prouve hien qu'il ne s'agit pas d'une mode d'un jour, c'est que, comme vous l'allez voir, si des hauteurs de la philosophie générale nous descendons main- tenant à l'application, si nous considérons quelques- unes des formes les plus concrètes de la pensée, si nous interrogeons la littérature ou l'art, nous allons retrouver partout et reconnaître les mêmes tendances.

II

Voici, par exemple, un art, c*est la musique, dont je ne puis, hélas! vous parler qu'en profane, mais que je ne crois pas tout à fait innocent, pour le dire en passant, de cette espèce d'agitation fébrile, d'excitation sentimentale, et d'aiïolement intellec- tuel dont nous sommes aujourd'hui, tous, plus ou moins atteints. En vérité, la musique, une cer- taine musique, me paraît une grande corruptrice ! et je vous demande pardon si, pour me faire com- prendre, je suis obligé de choisir mes exemples un peu bas, mais je ne suis jamais sorti d'un café- concert ou d'un théâtre d'opérette sans ressentir quelque honte, ou quelque humiliation, du genre de plaisir que j'y avais parfois éprouvé. C'est qu'en

LA RENAISSANCE DE L'IDÊALISME 23

effet la musique a un côté purement sensupî, dont les anciens ont bien connu le pouvoir, et quel- ques-uns de nos compositeurs ne l'ont pas ignoré M Pour nous en convaincre, ne suffirait-il pas, au sur- plus, d'observer que, de tous nos arts, c'est le seul auquel certains animaux soient manifestement sen- sibles! et, dans ces condilions, nous étonnerons- nous qu'il remue quelquefois en nous ce qu'il y a de moins noble ou de tout à fait inférieur ? Mais pré- cisément, Messieurs, depuis quelques années, l'un des effets du wagnérisme n'a-t-il pas été de dégager de ce fond de sensualité ce que la musique a de plus intellectuel, de plus idéal, et je dirais volontiers de plus métaphysique. Schopenhauer a écrit de belles choses sur cette autre musique^! Mais, pour ne pas mêler trop d'Allemands dans notre affaire, je ne sais si je ne préfère encore à tout ce qu'il en a dit une page du grand idéaliste anglais, Thomas Carlyle, dans son livre sur le Culte des héros :

Pour ma part, y dit-il, je trouve une signification

1. Voyez sur ce point F. Nietzsche, dans le Cas Wagner.

2. Le Monde comme volonté..., etc., t. [II, p. 238, traduction, Biirdeau : Sur la Mcluphysique de la Musique. « La Musique nous fait pénétrer jusqu'au foud dernier et caché du sentiuient exprimé par les mots ou de 1 action représentée par l'opéra ; elle en dévoile la nature propre et véritable ; elle nous découvre l'âme même des événements et des faits... »; et pluT loin : 4 La Musi(pie... par son union avec les faits, les personnages, les paroles, devient l'expression de la signiQcation intime de toute l'action et de la nécessité secrète «st dernière qui t'y rattache. »

24 DISCOURS DE COMBAT

considérable dans la vieille distinction vulgaire, que la poésie est métrique, a une musique en elle, est un chant... Une pensée musicale !Que de choses tiennent dans cela ! Une pensée musicale est une pensée par- lée par un esprit qui a pénétré dans le cœur le plus intime de la chose, qui en a découvert le plus intime mystère, la mélodie qui gît cachée en elle, l'intérieure harmonie de cohérence qui est son âme, par qui elle existe et a droit d'être, ici, en ce monde. Toutes le? plus intimes choses, pouvons-nous dire, sont mélo- dieuses, s'expriment naturellement en chant. La signi- fication de « chant » va loin. Qui est-ce qui, en mois logiques, peut exprimer l'effet que la musique fait sur nous? Une sorte d'inarticulée et insondable parole, qui nous amène au bord de l'infini et nous y laisse quelques moments plonger le regard...

C'est en 1840, Messieurs, que Garlyle écrivaiv cette page ; et si Richard Wagner ne Ta peut-être jamais lue, je n'en connais pas une, môme de lui, Wagner, qui nous renseigne mieux sur le caractère profondément idéaliste de sa réforme musicale. Incorporer l'une à l'autre la musique et la poésie; faire servir la première à exprimer ce qu'il y a de plus intime et de plus général à la fois dans les sen- timents dont la seconde est toujours une limita- tion ; s'efforcer ainsi d'obtenir que ni l'une ni l'autre ne se développe pour elle-même et ne se satis- fasse de sa propre virtuosité, tel a été le principal objet de Wagner, si du moins nous en croyons

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 25

les plus autorisés de ses commentateurs ; et non pas du tout d'opérer une révolution dans la musique en tant qae musique, mais de mettre les moyens de la musique au service d'une conception nouvelle de l'art, plus haute et plus humaine. Il me faudrait être ici, pour me faire clairement entendre, le musicien que je ne suis pas ; et je ne puis vous donner que des indications trop sommaires et bien insuffisantes. Mais c'est assez pour notre objet si vous voyez que, dans le monde entier, on peut dire du triomphe définitif du wagnérisme qu'il est une victoire de l'idéalisme. Sous Tenveloppe exté- rieure, et par-delà les manifestations du geste ou de la parole même, Wagner a cru que la musique, pénétrant plus profondément dans l'essence des choses, en pourrait vraiment saisir l'âme; et il ne m'appartient pas, je le répète encore une fois, de juger ni d'examiner s'il y a réussi ; mais ce que je sais très bien, c'est qu'il n'y a rien de moins sensuel que cette conception de la musique, ni rien de moins naturaliste que cette conception de « l'art de l'aveiiir » ; et c'est tout ce que je voulais mettre en lumière'.

Si vous l'aviez vu, vous apercevriez en même temps le rapport du wagnérisme avec ce que l'on

1. Voyez le livre de M. Houston Stewart Chamberlain : fltcAard Wagner, Munich, 1896, Bruckmaain; et traduction françaiBe, Parii, 1899, Perrin,

26 DISCOURS DE COMBAT

a che? nous appelé le symbolisme. Nos symbo- listes, eux aussi, sont des idéalistes, et, de tous les reproches qu'ils ont adressés aux Parnas- siens, leurs prédécesseurs, je ne crois pas qu'il y eu ait sur lequel ils aient plus insisté que celui de s'être formé de leur art à tous une idée trop naturaliste ou matérialiste. Les vers eux-mêmes de Leconte de Liste leur ont paru, non pas préci- sément trop parfaits, si vous le voulez, mais pourtant trop achevés déforme, trop pleins, trop denses, trop arrêtés en leur contour, et, dans l'un et l'autre sens du mot, des vers trop définitifs : j'entends par des vers d'une beauté trop imper- sonnelle ; et des vers dont la précision gêne et coniQic emprisonne la liberté du rêve et de l'ima- gination. 11 y a du vrai dans cette critique, et, comme Taine, comme Flaubert, comme en un autre art votre compatriote Courbet, il n'est pas dou- teux que Leconte de Liste ait subi profondément, entre 1850 et 1860, l'influence du naturalisme ou du positivisme ambiant'. Mais quand ils exagèrent la vérité du reproche, si les symbolistes en ont bien le droit, eux qui veulent faire autre chose que Leconte de Liste, et qui doivent donc com- battre ses leçons, nous ne l'avons pas, nous qui

1. C'est ce que j'ai tâché de montrer dans les derniéros leçons de mon Evolution de la Pocsia bjrique, t. Il, et particulièrement dans la douzièuie : la Renaissance du Naturalisme, 113, 149.

LA RENAISSANCE DE L'IDÉALISME. 21

parlons en historiens ; et il nous faut ici rappeler ce qu'il*; oublient, à savoir, que resthétique par- nassienne a eu sa raison d'être à son heure et, par conséquent, sa légitimité dans l'évolution de l'art contemporain.

C'est ce que je voudrais vous montrer dans l'exemple d'un seul homme, qui, parce qu'il était auteur dramatique, et à ce titre obligé, comme ils le sont tous un peu, de suivre la mode, quand il leur faudrait pour cela l'inventer quelquefois eux- mêmes, atout naturellement passé, sans presque s'en apercevoir, en moins de trente ans, du natu- ralisme de son Demi-Monde au symbolisme et à l'idéalisme de sa Femme de Claude et de son Étran- gère :']\i nommé Alexandre Dumas. On a dit, de son premier drame : la Dame aux camélias^ qu'il était dans l'histoire du théâtre contemporain une date peut-être aussi considérable quHernani. Voudrez-vous le croire à Besançon? Et cependant on ne s'est point trompé. Non pas qu'à première apparence la Dame aux camélias dilTère bien pro- fondément d'une comédie de Scribe ou d'un mélo- drame du vieux Dumas, le père; et, d'autre part, il y ajiùrement peu de sujets plus romantiques au monde que celui de la courtisane réhabilitée par l'amour. Mais paraît la nouveauté, c'est dans la condition du personnage principal, qui n'est ni Mariôn Delorme, ni Lélia, ni Clorinde, mais Mar-

18 DISC0DR8 DE COMBAT

guérite Gautier, la courtisane professionnelle, qui s'était appelée Alphonsine Plessis, qui n'était pas morte encore depuis dix ans, dont on pouvait aller au cimetière Montmartre visiter le tombeau. Ce qui était nouveau, c'était le choix des épisodes, et celui des accessoires, si je puis ainsi dire ; c'en était la fidélité d'imitation, l'accent de réalité, la ressemblance avec la vie contemporaine; c'en étaient les caractères; et c'en était enfin le style, 011 abondaient sans doute les mots d'auteur, presque de vaudevilliste, mais dont l'allure n'en rappelait pas moins la conversation ordinaire des « milieux » très réels otj fréquentait alors l'auteur. On y retrouvait l'accent du boulevard, qui de tous les accents de France n'est assurément pas le plus pur ni le plus harmonieux, mais qui n'a rien que de très réaliste. Point de thèse avec cela! non plus que dans Diane de Lys^ que dans le Demi- Monde^ que dans la Question d'argent^ que dans Un Père prodigue. Et, pour tous ces motifs, jusqu'aux environs de 1860, dans les données générales du théâtre de Scribe et de celui de son propre père, s'il y a eu un théâtre que l'on puisse appeler réaliste ou naturaliste, c'est celui d'Alexandre Dumas fils!

1. Le « correspondant parisien » de la Gazette de Lausanne écrivait à ce sujet, sous la date du 17 février: « Cette façon de concevoir l'œuvre dramatique de Dumas est au moins surpre- nante. Jamais nous n'avions eu l'idée qu'elle pût, suivant lei

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 29

Le temps cependant continuait de marcher; les idées se modifiaient; et ni le naturalisme ni le posi-

années, avoir appartenu à deux écoles aussi oppos'^os I !> Mais ce qui est bien plus surprenant encore, c'est la surprise du corres- pondant de la Gazette de Lausanne ; et je ne sais si je dois être heureux ou confus de l'avoir provoquée, mais il faut qu'il ne connaisse ni le théâtre de Dumas, ni, ce qui est ici bien plus important, l'idée que les contemporains se sont formée du Demi-Monde et du Fils naturel, ou de la Femme de Claude et de l'Etrangère, à leur première apparition. S'étonnera-t-il aussi de me voir insister sur ce point ?

Que « le relèvement de Marguerite Gautier par l'amour ne puisse être appelé du naturalisme », je le veux donc bien, et même je croyais l'avoir dit, totidem verbis, dans le texte même de la conférence, en disant «r qu'il y a peu de sujets plus roman- tiques au monde ». N'ai-je pas dit également que je retrouvais encore dans la Dame aux camélias les procédés ordinaires de la comédie de Scribe et du mélodrame du premier Dumas? Mais pour établir après cela que, dans la Dame aux camélias elle- même, et à plus forte raison dans le Demi-Monde ou dans le Fils naturel, ce que les contemporains ont vu, c'est bien l'avènement de la comédie réaliste, je n'ai qu'à relever quelques passages d'un article de J.-J. Weiss, dans la Revue contempo- raine du 15 août 1858 : « M. Alexandre Dumas fils, y disait-il, à qui nous devons la haute comédie réaliste, a réussi, c'est le grand mot... » Il examinait alors les romans de Dumas, qu'il trouvait conformes à la liberté de l'esthétique romantique; il s'en étonnait ; il se demandait: «Comment a-t-il pu arriver qu'un romancier qui s'abandonne ainsi à toutes les bizarreries de l'ima- gination... deylnt au théâtre le héros d'une école dont la préten- tion spéciale est de bien observer, de reproduire sans choix et sans gré tout ce que fournit l'observation, de rejeter tout ce qui émane dune autre source, et d'interdire à l'artiste de s'élever au-dessus de la copie mécanique... » Et là-dessus, pour qu'on n'en ignorât, il intitulait tout un long chapitre: Des Comédies de M. Dumas fils et du Réalisme au théâtre.

Que répondra le correspondant parisien de la Gazette de Lau- sanne? Qu'il ne partage pas l'opinion de J.-J. Weiss? A la bonne heure 1 et c'est son droit. Mais ce qui ne l'est pas, c'est de nier qu'entre 1850 et 1858 les comédies d'Alexandre Dumas aient marqué « l'avènement du réalisme au tbé&lre » ; et c'est tout ce que j'ai voulu dire ; et il me semble bien que c'est tout ce que i'ai dit.

30 DISCOURS DE COMBAT

tivisme ne cessaieut de régner; mais on commen- çait à se sentir impatient du poids de leur domi-

Pour achever toutefois de dissiper les doutes, je reproduirai la définition que, danslemème article, et à l'occasion du théâtre de Dumas, Weiss donnait du réalisme : « Se passer de goût, -disait- il, n'avoir point d'esprit ou l'avoir vulgaire; ne garder de ce qui constitue l'art que la partie élémentaire, l'observation, et n'ob- server que ce qui s'observe d'instinct et sans qu'on le veuille, les surfaces ; mettre les signes à la place des sentiments ; repro- duire des gestes pour se dispenser d'être un interprète de l'àme ; manquer la poésie elle naît elle-même de la réalité, voilà jusqu'à présent le plus clair des théories nouvelles en littéra- ture. » On ne saurait, je pense, parler plus nettement, et, pour le» contemporains, le caractère des premières comédies de Dumas a bien été celui que, dans un autre article sur la Lilléralure bi-ulale, le môme Weiss rapprochait du caractère des romans de Flau- bert et des vers de Charles Baudelaire.

Si je faisais une étude sur le Théâtre d'Alexandre Dumas, c'est ici que je montrerais, dans son A7ni des femmes, ce que j'appelle rais volontiers le combat de sa seconde manière naissante contre la première, dont on dirait qu'il commence à reconnaître lui- même ou à soupçonner la vulgarité. Mais ce n'en est pas le lieu, dans une note explicative ; et puisque le correspondant parisien de la Gazelle de Lausanne me demande ce que je vois d'idéalisme dans la Femme de Claude ou dans VElramjcre, je me hâte de le lui dire, ou, ce qui vaudra mieux, de le lui faire dire par Dumas lui-même :

« Il va longtemps que je me suis préoccupé de l'absorption du masculin par le féminin, de l'homme par la femme, de la force et du droit par la passion. La bête aux sept c, mes dorées dont l'haleine grise et empoisonne élargit chaque jour le cercle de ses mouvements... Pour peu que son influence dure encore et se propage, nous ne serons plus, nous et nos institutions, que des momies... C'est que nous en sommes... Or, de ce déclas- sement fondamental dérivent un nombre infini de déclassements douloureux et désastreux. L'objet de nos ellorts s'impose donc avec évidence ; il s'agit de rétablir l'ordre, de remettre en sa place ce qui n'y est pas. » Et, à la vérité, ces lignes ne sont pas de lui, mais il les a faites siennes, en les reproduiNinl dans la préface de l'Elranç/ère et en les faisant suivre de cps mots : « L'auteur de l'article, M, de Fourcaud, avait si bien vu et ci bien dit ce que j'avais voulu dire qu'en écrivant la vraie pré«

LA RENAISSANCE DE l'iOÉALISME 31

nation. Sans modifier ses procédés, Dumas lui- même avait donné, parmi ses autres drames, son Fils naturel, qui n'élait, après tout, que l'expres- sion d'une rancune personnelle contre la société, et il avait conçu l'idée d'un théâtre nouveau, dont les Idées de M"" Aiibray sont la pièce la plus caractéristique. Mais, bien plus caractéristiques, bien plus significatives encore sont les Préiaces qu'il écrivait alors, en 1867 et en 1868, celle du

face de V Etrangère, je ne pouvais pas ne pas citer une partie de la sienne, d'abord parce que j'y trouvais une excellente formule de ma pensée persomielle, et ensuite... »

Que répondra encore le correspondant parisien de la Gazelle de Lausanne ? Tout ce qu'il voudra 1 Mais comme en lui laissant toute liberté de discuter les « moyens » de VElrangère, personne sans doute ne lui accordera qu'il ait mieux connu que Dumas lui- même les <v intentions » de Dumas écrivant son mélodrame, ou sa comédie, je n'en demande pas davantage. Dumas a voulu que son Elrangcre eû\. une portée ou une sijj'nincation qui passât l'in- térêt de curiosité qu'elle pouvait d'abord provoquer ; il a voulu qu'après avoir diverti son œuvre fit penser ; et il a voulu enlin subordonner les moyens propres de son art à une idée dont ils ne fussent que l'expression. C'est justement ce que j'appelle de VIdéalisme, conformément à la définition que j'en ai posée dans la présente conférence.

Oserai-je maintenant conseiller au correspondant parisien de la Gazelle de Lausanne, une autre fois, de triompher plus modeste- ment de* paradoxes qu'il prête lui-même aux gens? de s'informer plus exactement des choses dont il veut parler ? et quelque opinion qu'il ait, sur quelque sujet que ce soit, de trouver moins « sur- prenant » qu'on ne la partage pas? J'admire, en vérité, l'assu- rance de nos journalistes, et le ton de décisiou ou d'autorité qu'ils prennent pour trancher dos questions dont ils ne connais- saient seulement pas l'existence avant que le hasard de Wiclualilé les leur eût révélées 1 Mais j'admire encore davantage la Gazelle (te Lausanne, et aussi le Journal dt Gmkvt, pour le choix leurs < oorrespoaduitfl pari«i«as ».

32 DISCOURS DE COMBAT

Filsnaturely entre autres, dont je détache le passage suivant:

Le théâtre n'est pas un but, ce n'est qu'un moyen. L'homme moral est déterminé, l'homme social reste à faire. Par la comédie, par la tragédie, par le drame, par la bouffonnerie, dans la forme qui nous conviendra le mieux, inaugurons donc le théâtre utile, au risque d'entendre crier les apôtres de l'art pour l'art, trois mots absolument vides de sens. Toute littérature qui n'a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, l'idéal, l'utile en un mot, est une littérature rachitique et mal- saine. La reproduction pure et simple des faits et des hommes n'est quun travail de greffier et de photographe.

Voilà, n'est-ce pas ? qui est, comme je le disais, assez significatif déjà; mais un autrepassage de la même Préface me semble l'être plus encore, et le voici :

La vieille société s'écroule de toutes parts ; toutes les lois originelles, toutes les institutions fondamentales sont remises en question... L'homme ne se retrouve plus dans ce qu'il était jadis ; il se cherche avec curio- sité, avec désespoir, avec ironie, avec terreur. Il tra- verse une de ces nuits de l'âme... immenses, éter- nelles au premier aspect... Poltron, il chante à tue-tête, croyant donner le change à celui qui l'écoute et le regarde passer dans l'ombre ; mais il pr-^ssent, malgré tout, une destinée autre, et distingue pv>r moments au-dessus de l'horizon une lueur vague, qui lui rend, à de certaines heures la terre transparente.

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 33

Qu'il y ait là, Messieurs, beaucoup de roman- tisme, je ne le nierai point ; et la phraséologie pré- tentieuse du père, quand il essayait de se hausser jusqu'au style, reparait ici dans la prose du fils l En ce temps-là, d'ailleurs, le succès récent encore des Misérables ; celui de George Sand, dans cette dernière manière dont le Marquis de Villemer est le chef-d'œuvre; le succès des Comédies de Musset, qui n'ont jamais été plus souvent ni mieux jouées, tout cela rendait au romantisme comme un reflet de sa brillante jeunesse. Mais n'était-ce pas aussi le signe que l'on commençait à se lasser du réalisme?

Ai-je besoin maintenant devons rappeler que Dumas n'en est pas resté là? et ne connaissez- vous pas tous la Femme de Claude ou l'Étrangère ? En vérité, non seulement, parce que l'auteur n'y fait servir les moyens habituels de son art qu'à discuter des idées qui n'ont rien de particulière- ment dramatique, ce sont des comédies ou des drames idéalistes, mais on pourrait dire que ce sont déjà des drames symboliques ou symbolistes; et, aussi bien, ne l'a-t-on pas assez dit et redit quand on les opposait, pour d'excellentes rai- sons, aux drames d'Ibsen : le Canard sauvage^ ou Maison dA poupée? Je neveux point instituer ici de parallèle ni môme de comparaison sommaire entre le Norvé<^ien et le Français. Mais si nous

34 DISCOURS DE COMBAT

concevons un théâtre qui ne soit pas h soi-même son but; qui se propose un toîit autre objet « que la reproduction pure et simple des faits et des hommes » ; et qui, bien loin enfin d'imiter la nature ou la société, se propose de leur montrer, sous le brillant de leurs appavonces, la réalité de ce qu'elles sont ou l'image de ce qu'elles devraient être, n'est-ce pas le théâtre d'Alexandre Dumas ^ ? C'est ainsi, comme je vous le disais, que, dans la rapide carrière d'un seul homme, qui n'a été qu'auteur dramatique et à peine une ou deux fois romancier, nous pouvons suivre comme en ïaccourci toute une évolution du goût et des idées littéraires. Corsi e ricorsi, tours et retours, action et réaction ! comme disait Vico. La première moi- tié du siècle avait évolué du romantisme au natu- ralisme; la seconde a évolué, elle évolue présente- ment du naturalisme à l'idéalisme ; et, l'évolution étant plus lente, il y a lieu de croire que les résul- tats en seront plus durables.

Mais le roman à son tour. Messieurs, ne pensez- vous pas que, si nous l'interrogions, il nous ren- drait aussi, lui, le même témoignage? Si kios jeunes poètes adressent à nos Parnassiens les reproches

1. J'ai tâcbé de montrer, dans mes Époques du théâtre français, que, par une rencontre assez imprévue des deux parts, les défauts que les uns reprochent et les qualités dont les autres font honneur à la comédie de Scribe se ramenaient essen- tiellement à Terreur ou au mérite d'avoir fait au théâtre 4 de l'art pour l'art >.

LA RENAISSANCE DE L IDÉALISME 35

que je vous ai rappelés, ce sont les mêmes, vous le savez, que nos jeunes romanciers adressent aux maîtres du naturalisme; et, comme les poètes, je sais bien qu'en dépit d'eux ces jeunes gens subissent encore l'influence de l'esthétique qu'ils ont en horreur, mais j'espère qu'ils réussiront tôt ou tard à s'en dégager. Si je n'insiste pas plus longuement, c'est que j'ai dit autrefois tout ce que j'avais à dire du naturalisme en général, et de M. Zola en particulier K Et puis. Messieurs, comme je ne voudrais pas abuser de votre bienveillance, j'ai hâte d'achever ma démonstration en vous fai- sant voir, dans la fortune actuelle de l'art qui

1. Ajoutez que je ne nie pas qu'à son heure le « naturalisme» ait eu sa raison d'être. Weiss écrivait encore à ce propos, dans l'article que nous avons déjà deux fois cité : « Si le réalisme ne se proposait que do rétablir le juste rapport des idées et du lan- gage avec les objets, nous serions réalistes. Si le goût du positif ne renaissait dans les esprits que pour en bannir les illusions dangereuses, pour y ranimer avec le sentiment des réalités sévères de la vie le sentiment et le respect des devoirs qu'elle impose, nous applaudirions sans réserve... Ce respect des devoirs vulgaires et ce ferme bon sens ne seraient en elïet qu'une forme de l'idéal, la plus austère et la plus relevée. » Mais, hélas I qui ne le sait, ce n'est pas précisément là. ce qu'ont opéré chez nous le «réalisme» ou le «naturalisme»; et lEducalion senlbnenlale peut bien d'ailleurs avoir eu toute sorte de mérites, mais non pas celui d'insinuer « le respect des devoirs vulgai^'es » et le « senti- ment des .éalités sévères de la vie ». Nous en dirons autant de l'ol Houille et de la Fille Elisa. Quant à « rétablir le juste rajiport des idées et du laogage avec les objets », le naturalisme contem- porain se l'est peut-être proposé, mais je ne trouve pas qu'il y ait réussi, chez nous du moins ; et, au contraire, dix ou douze ans durant, ce que pour ma paît je lui ai le plus vivement reproché, c'est d'avoir lui-môme compromis, par les exagérations du m rhétorique, ce qu'il y «vait de vérité dans son principe.

36 DISCOURS DE COMBAT

d'abord semble parler le plus directement ans; sens, c'est la peinture, une autre preuve encore des progrès de l'idéalisme.

Quel esi le maître, en effet, que la jeunesse acclame aujourd'hui? c'est le peintre de Sainte Geneviève ot de V Hémicycle de la Sor bonne, c'est le peintre de V Hiver' et de l'Été; ce n'est plus l'ombre de Courbet votre compatriote, ni celle de Manet son émule : c'est M. Puvis de Ghavannes. L'année dernière, presque à pareille époque, et dans un banquet nous étions presque aussi nombreux qu'au banquet de Saint-Mandé, je le félicitais d'avoir « aéré » la peinture contemporaine* et, avec

1. Je reproduis ici ce discours :

« Je voudrais, avant tout, non pas vous louer ni vous féliciter, mais vous remercier d'avoir « aéré » la peinture. On respire dans votre œuvre, à l'ombre de vos bois sacrés ; l'air circule à flots dans vos plaines ; des souffles mystérieux, caressants et légers y soulèvent, y élèvent, y soutiennent l'imagination de vos admirateurs à la hauteur de votre rêve de grâce et de beauté. Comment rendrai-je, avec des mots, cette impression si particu- lière et si neuve que vous nous avez seul donnée ? Peintre de la Provence ou de la Normandie, évocateur également inspiré du plus lointain passé de notre race ou des plus secrètes harmonies de la terre natale, tout ce que l'art du paysage a, dans notre temps, réalisé de conquêtes durables, vous vous en êtes emparé, comme de votre bien, pour en faire l'âme fluide et difl'use de la peinture monumentale. Sans autre artifice que celui de la sim- plicité, vous nous avez donné la sensation de ces rapports sub- tils qui font de l'être humain la créature de son milieu, l'expres- sion du sol, des airs et des eaux ; vous avez fixé l'impalpable ; et plus heureux que les philosophes eux-mêmes, qui continuent toujours de disserter sur la nature de Vespace, vous, vous l'avea su peindre.

<i La forme et 'a couleur en ont aussitôt revêtu dans v jtre œavre une signification et une portée nouvelles. Vous ne leur aveu

1

LA RENAISSANCE DE L'IDÉALISME 37

l'air, d'y avoir fait entrer ou rentrer une aisance et une liberté perdues. Me permettrez-vous de

point attribué de valeur « symbolique » ; vous n'avez point essayé de leur faire parler une langue dont elles ne sont point l'alphabet; vous n'avez point vu d'énigme dans le bleu, ni cherché de mystère dans le rouge. Mais, si la couleur et la forme, en raison même du pouvoir de séduction qu'elles exercent sur nos sens, ont quelque chose de trop matériel parfois, vous les avez « spiritualisées ». En subordonnant la signification de la forme aux exigences de la pensée, vous l'avez simplifiée. Vous avez atténué ce que l'éclat de la couleur a souvent de trop aveuglant, ou de trop brutal même, pour des yeux un peu déli- cats. Vos compositions se sont ainsi peuplées et animées de figures idéales qui toutes exprimaient un fragment de votre pensée. N'est-ce pas dire que les sens ne vous ont jamais servi que d'intermédiaires ? Vous les avez comme épurés ; ou, en d'autres termes encore, c'est à l'esprit que vous avez voulu surtout vous adresser ; et qu'y a-t-il d'étonnant si c'est aussi l'es- prit qui vous a répondu ?

« Car il me faut bien ajouter un dernier mot : en aérant et en spiritualisant la peinture, vous l'avez « poétisée ». Elle était devenue quelque peu prosaïque, vers le milieu du siècle nous sommes, et, je ne sais sous quelle influence, on eût dit qu'elle avait renié ses plus nobles ambitions. L'imitation de la nature, qui en est l'indispensable commencement, semblait en être devenue non seulement la fin, mais le tout. Vous n'avez pas protesté contre l'étroitesse de cette leçon : telle n'est pas votre manière, et votre modestie a égalé votre génie. Mais vous avez demandé à la nature le secret des harmonies enchanteresses qu'elle compose avec des éléments quelquefois si grossiers ; vous vous en êtes rendu pleinement maître; et quand vous l'avez été, vous l'avez réduite au rôle d'interprète de l'idéal que vous trouviez en vous. Ludus pro palria, le Bois sacré cher aux Muses, Inler artes et naluram, l'Hémicycle de la Sorbonne, toutes ces belles allégoiies n'ont connu qu'en vous leur modèle. Elles sont bien a vous, j. arce qu'elles son4>bicn de vous. La nature ne vous a fourni qu'une malière ou qu'un prétexte; c'est vous qui avez fait le reste, et le reste, n'est-ce pas tout ce que nous nommons du nom de poésie ? je veux dire : le pouvoir d'évo- quer des visions qui réjouissent et qui purifient les yeux de» hommes; par li; moyeu île ces visions, le pouvoir Me nous sug- gérer des rêves qui s'achèvent en pensées; et le pouvoir eu«

38 DISCOURS DE COMBAT

redire aujourd'hui quelque chose de prus, et pour- tant de semblable ? La composition ou l'idée, voilà, qu'on le sache ou non, ce que l'on admire et ce que l'on aime dans ces belles pages : Inter artes et naturam ; Ludus pro patria; le Bois Sacré cher aux Muses ; et si, d'ailleurs, nous tenons compte du temps écoulé, de la différence des milieux et des tempéraments, de ce que la tech-

fin, sur les ailes de ces pensées, de nous enlever aux soucis de la vie présente et aux préoccupations de la réalité.

« Etc'est pourquoi, cher et illustre maître, de tous les points de l'horizon, nous sommes accourus ce soir en foule autour de vous. Par tous vos chefs-d'œuvre, si vous appartenez à l'histoire de votre art, vous n'appartenez pas moins, et je viens d'essayer d'en dire quelques-unes des raisons, à l'histoire des idées de ce siècle. Beaucoup de choses que l'on avait crues mortes, qu'en tout cas on avait bruyamment enterrées, pour se donner peut-être l'illusion de leur mort, vous leur êtes silencieu- sement, mais obstinément demeuré fidèle, et maintenant qu'on les voit revivre, c'est maintenant aussi que commence de nous apparaître, dans sa plénitude et dans son étendue, la vraie signification de votre œuvre. Vous n'avez donc pas pensé que l'objet de l'art fût de faire éclater la virtuosité de l'artiste ni surtout de flatter la mode et d'achever de la corrompre en lui obéissant. Vous n'avez pas cru davantage que son rôle fût de se faire le miroir de la nature et d'exciter notre admiration, selon le mot célèbre, par l'imitation de choses dont nous n'admirons point les originaux. Mais, portant plus haut vos regards, vous lui avez donné la sincérité pour objet et pour loi. Sachant bien que le peintre, f'omme le poète, a vraiment charge d'àmes, vous avez fait exprimer à vos compositions ce que nous appelons des idées. Par la douceur et par la beauté de votre imagination, vous avez versé l'apaisement daâs les cœurs. Vous avez rendu l'art à la dignité de sa fonction ou de sa mission sociale..- Ce sont de grandes choses; et je ne crains pas que personne tne démente, si je dis qu'elles vous assurent, dès à présent, dans l'avenir, avec le titre, le rang, et la gloire de l'un des maîtres de la pein- ture, ceux aussi d'un bienfaiteur de votre temps et de l'hum»- aité. »

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 39

nique a fait de progrès depuis lors, c'est, Messieurs, ce que nous n'avions pas vu depuis l'illustre Nicolas Poussin. On l'appelait, vous le savez, le plus « philosophe » des peintres, et, en effet, il méritait ce nom. Dirai-je qu'il y a aussi de la « philoso- phie » dans la peinture de M. Puvis de Chavannes ? Mais, en tout cas, je puis lui appliquer ce mot d'un autre maître et dire à son propos que, si la « pensée, quand elle prétend s'introduire dans les petites toiles, les rapetisse », et en fait des anecdotes plus ou moins habilement coloriées, il n'y a pas de grande peinture sans quelque chose qui dépasse l'imitation de la nature et de l'histoire et qui se les subordonne. Un biographe de M. Puvis de Chavannes écrivait dernièrement, à propos de sa Sainte Geneviève :

Les costumes de tous ces personnages sont-ils bien ceux de paysans des environs de Paris, au temps vivait sainte Geneviève? Saint Germain et saint Loup portent-ils des chasubles, des niîtres et des crosses d'une exactitude contrôlée par l'archéologie? Pourquoi en avoir souci?... Avant de peindre son Polyptyque du Panthéon, Puvis de Chavannes n'a lu ni les Bollan- distes ni H Gallia christiana, ni Augustin Thierry, m Michelet, ni Monleil ; il n'a pas songé à visiter les musées de Cluny, de Saint-Germain, de Troycs. La nature vivante lui a suffi comme source d'inspiration et comme document. II est allé un jour dans la plaine de Nanterre pour s'en mettre dans les yeux l'atmos-

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plière et le paysage... puis il est venu s'enfermer dans son atslier de Neuilly, ne demandant qu'à la représen- tation sévère de l'humanité, d'après le modèle, le secret de la vie dont son œu^re est remplie ' .

A la « représeniation de l'humaiiité », je le veux bien, Messieurs; et « d'après le modèle », je n'en doute pas davantage ; mais bien plus encore, j'ose le dire, à la méditation intérieure, et à l'harmoni- sation des détails avec l'idée que le peintre s'était formée de l'ensemble et de la signification poétique de son sujet. Et voyez la conséquence ! Ce que nous avons dit tout à l'heure qu'un autre avait fait pour la musique, d'en dégager, comme du milieu de ces combinaisons de sons qui n'étaient qu'une caresse ou un amusement pour l'oreille, ce que la musique a de plus intellectuel, M. Puvis de Ghavannes l'a fait dans la peinture contempo- raine, et, du milieu de ces jeux de couleurs qui sont plus que la joie, qui sont la v-olupté des yeux, il en a dégagé l'élément idéal de la peinture. Avez- vous en effet remarqué, Messieurs, que presque toutes ses grandes œuvres sont des allégories^? et

1. M. Marius Vachon : Puvis de Ghavannes.

2. C'est qu'en effet on aura beau dire, on ne fera pas que, de même que le « Symbolisme » sera toujours le fond de toute poésie vraiment digne de ce nom, ainsi, en peinture et en sculp- ture, r « Allégorie » ne soit toujours la forme préférée du grand art. UEcole d'Athènes et le Jugement deriiier sont-ils autre chose que des « allégories »? Voyez à ce sujet, dans le beau livre de John Addington Symonds, Renaissance in Italy, le premier chapitre des deux volumes qu'il a consacrés aux Beaux-ArU

RENAISSANCE DE L'IDÉALISME 41

qu'ainsi de toutes les formes de l'art, par une élo- quente ironie de la fortune, c'est donc celle qu'on a jugée si longtemps la plus surannée, que le plus moderne de nos peintres a rajeunie, renou- velée, remise parmi nous en honneur? C'est qu'il l'a lui-même animée de sa vie ou de sa pensée. Mais, surtout, c'est qu'il a compris que, comme Dumas nous le disait tout à l'heure du théâtre, et Wagner de la musique, l'imitation de la nature ne saurait être le terme de l'art de peindre, et que pour admirer, selon le mot de Pascal, ces « imita- tions de choses dont nous n'admirons pas les ori- ginaux », il faut que la pensée de l'artiste ait démêlé en elles quelque chose de caché, d'intime et d'ultérieur, que n'y discernait pas le regard du vulgaire.

III

Ainsi, Messieurs, vous le voyez, partout, dans tous les arts, même dans ceux dont les moyens, dont les procédés demeurent comme engagés encore dans la matière et ne sauraient jamais s'en affranchir, que serait-ce, en eiîet, que la peinture si les séductions de la forme et de la couleur n'en étaient pas le premier attrait * ? 1. Il est très érident que VIdéalUme oe saurait consister en

42 DISCOURS DE COMBAT

même en peHture, nous assistons h une renaissance de l'idéalisme. Mais ce qui paraîtra plus paradoxal encore, ce sera sans doute si j'essaye de vous montrer la même renaissance jusque dans la poli- tique; et j'avoue qu'il faut commencer pour cela par écarter les apparences qui nous masquent la réalité du mouvement.

Convenons-en donc d'abord : ce ne sont pas les idées qui semblent aujourd'hui gouverner notre politique; cène sont pas même les grands intérêts, les intérêts généraux, l'intérêt de la grandeur ou de la prospérité nationale, mais des intérêts particuliers, des appétits et des convoitises. Oui, la scène politique, et nos Chambres elles-mêmes sont encore, sont toujours, depuis vingt-cinq ans, encombrées de vieux hommes, dont on peut bien dire que, depuis vingt-cinq ans, ils n'ont rien oublié ni surtout rien appris. Contemporains d'Homais, l'immortel pharmacien de Madame Bovary, lequel était déjà lui-même, en 1858, con- temporain d'un autre âge; fermes et comme

peinture à spiritualiser la couleur jusqu'à la faire évanouir, ni, si j'ose ainsi dire, à « sublimer » le dessin jusqu'à le supprimer. C'est ce que n'ont pas toujours bien compris, quant à eux, les .mitateur» de M. Puvis de Chavannes, et ce grand maître, comme tous les maîtres, aura fait quelques mauvais copistes. L'idéal n'est pas « l'irréel », encore bien moins le « fantomatiquti » ; et nous n'avons garde ici de plaider la cause de ces esthètes ou de ces dilettantes qui s'en vont célébrant, dans les primitifs de la Flandre ou de l'Ombrie, leur gaucherie même, l'enfance et k-i premiers balbutiements de l'art.

rei^âissance de l'idéalisme 41

immobilisés dans leur intolérance; contents d'eux- mêmes et portant partout avec eux un air de suffis sance et de supériorité, ils ne se doutent pas que tout a changé depuis vingt-cinq ans autour d'eux, et qu'ils ne sont plus parmi nous que les représen- tants d'une espèce bientôt à jamais disparue, les fossiles de l'anticléricalisme ^ le corps mort de la

i. Un rédacteur du Siècle, après m'avoir reproché, comme il convenait à un journal dont le nom seul est synonyme d'élé- vation d'esprit, de distinction de style et de courtoisie dans la discussion, « le défaut de connaissance du sujet que j'ai voulu traiter dans cette conférence, le vide absolu des idées, et une rare vulgarité de vues », s'est demaadé ce que pouvaient bien m'avoir fait les députés, « et en particulier les députés républicains », pour que j'eusse l'audace de les traiter ainsi de Homais, d'intolérants, de représentants d'une espèce bientôt à jamais disparue, de fossiles, et le reste ? Mais ils ne m'ont rien fait, rien du tout, j'entends rien de personnel, et je ne leur en veux, comme au Siècle lui-même, que de retarde^ de vingt-cinq ou trente ans sur leur temps. On ne peut pas « être » et « avoir été », dit un commun proverbe ; et c'est pourquoi, fidèle à la chronologie, je ne les ai point traités de Bouvard ou de Pécu- chet, mais de Homais, parce qu'enfin Bouvard et Pécuchet ne laissent pas d'avoir eu des curiosités, ou même des doutes, qui n'ont jamais effleuré l'imperturbable assurance d'Homais. J'en trouverais la preuve au besoin dans l'article du Siècle, où, con- formément à la Morale de la concurrence, on veut bien m'ensei- gner que « l'intérêt, les besoins, les appétits individuels sont le vrai ressort des sociétés, le seul facteur du progrès dans tous les domaines d»; l'action » ; et je connais fort bien la doctrine, mais je ne croyais pas qu'aucun « économiste » osât encore la pro- fesser. On raisonnait ainsi vers 18601

Ce que je reproche à nos députés en général, et « en parti- culier aux députés républicains », qu'il faut bien qu'on accuse de n'avoik rien fait, puisque étant le nombre et la force, eux seuls, depuis vingt ans, eussent pu faire que!i(im cht,„e, c'est donc de raisonner comme on raisonnait alors, et, tandis qu'au- tour d'eux ♦out changeait, d'être toujours ce qu'ils étaient en 11)60. Voilà trente ans maintenant passés que leur montre marqua

44 DISCOCRS DE COMBAT

République, et le véritable obstacle qui s'oppose au progrès social. Mais, ce progrès même, qu'ils célèbrent dans leurs discours et qui ne consiste pour eux que dans l'avancement de leurs propres affaires, c'est ce progrès qui les condamne, ou plutôt qui les a condamnés; et déjà de nou- velles générations les poussent de l'épaule qui les auront bientôt achevé de renverser. Et nous, en attendant, si nous les écartons, si nous leur accor- dons déjà le bénéfice de l'oubli dans lequel ils seront bientôt ensevelis, que voyons-nous, Mes- sieurs? -et quelle est, à votre avis, non seulement chez nous, mais dans l'Europe entière, la portée ilu mouvement socialiste?

J'aborde ici, je le sais bien, une matière déli- cate, et pour que vous m'accordiez en retour le droit de la traiter en toute liberté, je vous déclare avant tout qu'au sens actuel, au sens politique du

la même heure, et qu'ils ne semblent pas avoir éprouvé le besoin de la remonter. Bien loin de les aider à se modifier, leur expérience des hommes, de la vie, du pouvoir, ne leur a servi qu'à s'ancrer eux-mêmes plus profondément dems leurs vieilles doctrines. Ils croient encore, ils croient toujours à la vertu des étiquettes : aux « bienfaits de l'instruction », à l'esprit de Vol- taire, à la poésie de Buranger, à l'éloquence de Garnier-Pagès, aux « dangers du cléricalisme », aux principes de 8.9, au « progrès des lumières », à la moralité du théâtre, à la légende des Giron- dins... Ainsi pensait Homais, d'immortelle mémoire; et n'ayant pas à Besdiiçon le temps de le dire plus longuement, c'est tout ce que j'ai voulu dire, et, grâce à Flaubert, je crois bien l'avoir dit, si j'en juge par l'empressement que le Siècle a mis à «'en indigaer.

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 45

mot, je ne suis pas socialiste. Je le regrette, ou, pour mieux parler, je regrette que l'abus que l'on a fait du mot m'empêche de m'en servir ; je regrette qu'un mot qui ne devrait être, comme je le disais dans une récente occasion, un mot qu'on n'avait inventé que pour être l'antithèse du mot d'égoïsme et le synonyme de solidarité, en soit venu jusqu'à ne signifier que haine et misérable envie ; je regrette qu'on l'ait compromis dans de criminelles aventures; et en d'autres temps, moins troublés, moins confus, oiî je n'aurais pas risqué d'être mal compris, j'aurais aimé à me dire socia- liste. Mais je ne le suis pas! Et de toutes les réformes prochaines dont le socialisme nous menace, depuis la « nationalisation du sol » jusqu'à la « désintégration de l'idée de patrie », je n'en admets aucune. Mais, après tout cela. Mes- sieurs, comme ces réformes, ou d'autres encore, ne sont qu'une expression variable et transitoire de la doctrine, croyez bien et rendez-vous compte que, s'il se dissimule sous son nom plus d'un sen- timent méprisable, la vraie force du socialisme, qui le rend redoutable, et dont nous ne saurions triompher qu'en lui opposant une force de la même nature, c'est d'être un idéalisme*. « Nous avons.

1. On ne ae lasserait pas de citer le Siècle. « Nous nous éton- nons de ce que les journaux socialistes n'aient pas reproduit avec éloges la dernière partie de cette conférence», disait-il la 11 fé>

46 DISCOURS DE COMBAT

s'écriait naguère un des chefs du socialisme alle- mand, nous avons ce qui constitue la force de la

vrier; et, le 14 février, sous la signature de M. Yves Guyot lui- même : « M. B... peut être fier du succès de sa conférence de Besancon auprès des socialistes. » Entend-on bien ce que cela veut dire? Hélas I cela veut dire qu'il n'est permis de penser « qu'en bloc » ; et quelque doctrine que l'on discute, cela veut dire que, si quelques vérités s'y trouvent mêlées à beaucoup d'erreurs, on n'a pas le droit de les y reconnaître. Nous avons beau savoir qu'en sociologie, comme en politique et comme en philo- sophie, quelque système que l'on essaie de construire, il est ruineux en tant que système, et il n'y en a jamais que les mor- ceaux qui soient bons, on n'en persiste pas moins à rendre responsables du système entier ceux qui n'ont pris la parole ou la plume que pour séparer les vérités qu'il contient des erreurs qui les enveloppent. C'est ce que nous appellerons le grand com- bat de l'esprit v< logique » et de l'esprit « critique ».

M. Guyot s'écrie : «■ L'idéal du socialisme... c'est la spoliation violente de la richesse acquise par le travail ou conservée par l'épargne des autres » ; et d'abord il ne s'aperçoit pas qu'avant d'être celui du Socialisme cet idéal a été celui de cette Révolu- tion qu'en toute circonstance il oppose aux revendications socia- listes. La Révolution n'a été dans son principe et dans ses effets immédiats, elle n'a été dans son essence, comme l'a si bien démontré l'illustre auteur des Origines de la Finance contempo- raine, qu'une « translation de propriété »; et, cette translation,

ai-je besoin de rappeler de quelles « violences » elle s'est accom- pagnée ? Mais ce que M. Guyot n'a surtout pas vu, c'est combien sa définition de idéal du socialisme » était inexacte, illégitime et antiscientifique,

Inexacte : si, comme je le dis un peu plus loin, on ne saurait soupçonner le cardinal Manning ou M«' de Ketteler d'avoir jamais rêvé, ni prêché « la spoliation de la richesse acquise par le travail ou conservée par l'épargne des autres. » ; et, parmi plusieurs définitions du Socialisme, si je crois avoir le droit de préférer celle deM'^'^de Ketteler ou du cardinal Manning à celle de KarJ Marx. Il y a d'ailleurs un sophisme de caché sous l'inexactitude de la définition, M. Guyot affectant de croire que toute « richesse » est une acquisition du travail ou un produit de l'épargne, et toute la question sociale roulant en quelque sorte sur w«> point. Le» «; éconoraiiileB ■» prélcûdunt que « ri-

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 47

religion... la foi dans la victoire de la justice et de l'idée, la ferme conviction que le droit doit triom-

chesse » est le fruit du travail ou de l'épargne ; mais les « socia- listes » leur répondent qu'entre to-us les moyens d'acquérir k « richesse » l'épargne et le travail sont aujourd'hui les derniers, les moins rapides et les moins favorisés. La question est-elle de médiocre importance ; et croit-on l'avoir résolue en compa- rant l'idéal socialiste à celui « des brigands de grand chemin et des cambrioleurs de tout genre »?

2* Illégitime : si les déflnitions des mots qui ont une éty- mologie certaine ne sont pas absolument libres, et s'il importe qu'elles retiennent toujours quelque chose de leur signification primitive. Je l'ai fait observer bien des fois : il y a des mots qui ne veulent d'eux-mêmes rien dire, comme le mot de Roman- tisme; et il y en a, comme le mot de Naturalisme^ dont on ne saurait admettre que le sens devienne contradictoire à tout ce qu'exprime le mot de Nature. C'est ce que je dirai du mot de Socialisme. Qui l'a inventé, de Louis Reybaud ou de Pierre Leroux? Il semble bien que ce soit le second, et il ne l'a inventé que pour être, comme nous le disions, l'antithèse du mot d'Indi- vidualisme. Aussi, ce que le mot de Socialisme exprime essentiel- lement, et la partie de sa définition que l'on n'en saurait jamais exclure, est-ce l'idée que les droits de la société sont antérieurs à ceux de l'individu, puisqu'aussi bien ils les fondent. Vauve- nargues a écrit quelque part : « Nous naissons, nous croissons à l'ombre de ces conventions solennelles (qui sont les lois de la société); nous leur devons la sûreté de notre vie, la tranquillité qui l'accompagne. Elles sont aussi le seul titre de nos posses- sions ; dès l'aurore de notre vie nous en recueillons les doux fruits, et nous nous engageons à elles par des liens toujours plus forts. » Toutes les fois qu'une doctrine qui se prétendra socialiste s'écartera de cette idéô, nous aurons donc le droit d'essayer do l'y ramener. Et dès à présent, au lieu de déclamer, n'est-ce pas ce qu'il faudrait que l'on s'efforçât de faire, si l'on ne veut pas que, comme il est arrivé plus d'une fois dans l'his- toire, le discrédit d'un mot ne finisse par entraîner cp'ui de toute une grande doctrine T

3* Et infin qu'y a-t-ii de plus antiscientifique que de définir une théorie quelconque, philosophique ou sociale, par ce qu'il y a de plus transitoire en elle? Qui donc a démontré que la «.natio- nalisation du sol » ou la « négation de l'idée de patrie » fussent des conséquences nécessaires de l'idée socialiste 7 ou pourquoi

48 DISCOURS DE COMBAT

pher et l'injustice avoir un terme... Cette religion ne no'tis î>ra jamais défaut, c'est toujours lui qui parle, car elle ne fait qu'un avec la socia- lisme... Oui, nous avons encore la foi, nous savons que nous marchons à la conquête du monde ^. » Et je crois, Messieurs, j'espère qu'il se flattait; mais ce qui est vrai, et ce qu'il faut lui accorder, pour l'honneur de l'humanité, c'est que ce n'est pas en faisant appel à leurs appétits que l'on agite, que l'on remue, que l'on soulève les masses ; ce n'est pas même en leur présentant leurs véritables intérêts ; mais toujours et partout, fausses ou vraies, bienfaisantes ou redoutables, justes ou dan- \gereuses, ce n'a toujours été qu'avec des idées. C'est aussi bien ce que reconnaissent eux-mêmes les critiques impartiaux du socialisme, je veux dire tous ceux dont la crainte n'a pas comme rétréci et rapetissé les idées. « Quoique nous con- damnions le socialisme, écrivait tout récemment l'un d'eux, que nous reconnaissions que les projets

ferait-on du mot de « Socialisme » le synonyme de « Collecti- visme i> ? Quelques socialistes ne sont pas tout le socialisme. Les excès des uns ne sauraient nous empêcher de reconnaître ce qu'il peut y avoir de légitime dans les revendications des autres. Et tout au plus alors, quand on risquerait pour ceU de ne plaire ni aux uns ni aux autres, faudra-t-il prendre ses précautions ; se laisser accuser de < subtilité », si c'est l'accusation que l'on adresse d'abord à tous ceux qui s'efforcent de conformer leur langage à la complexité des faits ; et ne pas plus se soucier enfin de « l'approbation > des socialistes que dès anathèmes des écono- mistes. 1. Liebknecbt.

LA RENAISSANCE DE L'IDfiALISME 49

de reconstruction sociale, qui menacent de boule- verser la société et qui passionnent les foules, sont le plus souvent des rêves d'esprits malades et d'idéalistes à qui manque le sens de la réalité; quoique nous blâmions la conception brutale de la vie qui forme l'idéal de la démocratie sociale, nous sentons qu'en cette masse de contradictions, d'erreurs , d'incertitudes qui forme la base du socialisme, il y a quelque chose qui résiste à nos critiques. Si les systèmes du socialisme sont ou faux, ou contradictoires, ou utopiques, la morale du socialisme est de beaucoup supérieure à celle de ses adversaires. » Entendons bien ce mot , Mes- sieurs ! 11 est d'un adversaire ;\ et je l'emprunte à la préface d'un gros livre dont le principal objet n'est justement que de montrer les contradictions, la fausseté, l'impossibilité de réalisation des sys- tèmes socialistes. Mais , comme l'adversaire est loyal, il ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il y a dans le socialisme « quelque chose qui résiste à toutes les critiques » ; et ce quelque chose, en admettant que ce ne soit pas précisément la «mo- rale », il faut au moins que ce soit 1' « Idée » ^

1. Le livre auquel j'emprunte cette série de citations est celui de M. Nilli, traduit de l'italien, et publié par la librairie Guillau- min (1894) sous le titre de : le Socialisme catholique. Si ce n'est pas peut-être le plus original, c'est assurément le plus « com- plet », et je crois pouvoir dire le plus « impersonnel », consé- quemmeatle plut « impartial », qu'on ait écrit sur le sujet.

50 DISCOURS DE COMBAT

Et comment, Messieurs, s'il en était autrement, nous expliqaerions-nms la formation de ce qu'on a de nos jours appelé « le socialisme catholique » ! Oui, s'il n'y avait rien de juste au fond des reven- dications du socialisme, s'il n'y avait que haine et qu'envie, que basses convoitises et qu'appétits déchaînés, qu'est-ce donc en lui « qui résisterait aux critiques de ses adversaires » ? et comment nous expliquerions-nous que des hommes tels que l'ancien et illustre évêque de Mayence, M^' de Ket- teler en Allemagne, que le cardinal Manning en Angleterre, que le cardinal Gibbons en Amérique, que M. Decurtins, plus près de vous, en Suisse, et tant d'autres encore, parmi lesquels vous entendez bien que c'est avec intention que je ne nomme aucun Français, oui, comment nous expliquerions-nous que de tels hommes, qui n'étaient sans doute animés ni d'aucune ambition

Voyez encore la brochure de M. Charles Périn, le savant pro- fesseur de l'Université de Louvain, et retenez-en cette déclara- tion : « S'il plaisait à l'Ecole libérale de qualifier de socialisme toute tentative de faire triompher, dans notre monde, les vraies lois de la vie sociale, qui sont des lois de charité et de mutuelle assistance autant que de justice, contre le régime pernicieux et trompeur de 1789, nous n'aurions plus aucune raison de repous ser cette qualification. »

Quant à la « supériorité de la morale du socialisme sur celle de ses adversaires », on n'aura pour la constater qu'à lire la bro- chure de M. Guyot : la Morale de la concurrence, ou cet ancien Ministre des Travaux publics, s'inspirant d'une définition du plus cynique des barons allemands, c'est d'Holbach que Je veux dire, nous enseigne qu'en toute occasion « l'intérêt du produo* leur » oêt une a^scz sûre garantie m « moralité ».

LA RENAISSANCE DE LIDÉALraME 51

personnelle, ni d'aucun intérêt temporel, aient pris comme à tâche et tenu à honneur de faire valoir quelques-unes au moins de ces revendications? « Supprimer tous les moyens de protection, laisser l'homme, avec toutes ses différences naturelles et «ociales, concourir chaque jour avec tous ses seiii- blables, est un vrai crime contre l'humanité ! » Ces paroles hardies sont de l'évêque de Mayence ; et celles-ci, non moins hardies, non moins vraies, sont du cardinal Manning. « Nous avons été étouf- fés par un individualisme excessif, et le siècle prochain fera voir que la société humaine est plus grande et plus noble que tout ce qui est indivi- duel. C'est cette doctrine qui est taxée de socia- lisme par les esprits légers et présomptueux. » Plus courageux que je n'oserais l'être, il n'avait pas peur de ce que recouvrait le mot, notez que ces paroles sont datées de 1890, et sans doute il se flattait qu'il en pourrait triompher ! Mais comment l'aurait-il pu. Messieurs, je veux dire comment s'en serait): flatté, s'il n'avait bien senti qu'autant qu'une révolte d'intérêts le socialisme, d'une manière générale, était un mouvement d'idées ? L'existence toute seule du socialisme catholique suffit à nous montrer ce qu'il y a d'idéa- lisme au fond de tout socialisme, et que, ce qu'il est dcins l'imagination des foules , même souf- frantes, avant d'être une utopie réalisable sur

52 DISCOURS DE COMBAT

terre, c'est une aspiration vers un idéal qui rem- place pour elles celui que leur ont jadis enlevé nos libres penseurs ^

Voulez-vous maintenant que je vous le définisse, cet idéal, ou plutôt, car je m'oublie et je n'ai pas tant de prétention que de vouloir le définir, voulez-vous que j'en précise deux ou trois points seulement? Nos socialistes croient donc, avec le cardinal Manning, vous venez de l'entendre, que leur grand ennemi c'est l'individualisme ; et l'in- dividualisme, vous le savez, c'est le culte de soi, c'est régoïsme,cesontles ressources et les moyens de la civilisation détournés de l'usage de la com- munauté pour n'être plus que les serviteurs de nos instincts ou de nos appétits, de nos caprices ou de nos fantaisies 2. Mais donner à l'individu un autre

1. La conclusion de ce développement est sans doute assez claire : on ne triomphera du <: Socialisme » qu'en lui opposant un idéal moral supérieur à celui qui fait présentement sa force, et à cet égard, la première chose est de consentir à voir en lui quelque chose de plus qu'une révolte d'intérêts.

•2. On proteste énergiquement contre cet essai de définition de l'Individualisme , et l'on prétend creuser entre lui et YEgoïsme je ne sais quel profond ou plutôt quel infranchissable abime. Mais je doute \fu-on y réussisse, et j'en ai donné quelques-unes des raisons dans mon Evolution de la Poésie lyrique, t. I. 3és que l'individu ne peut compter que sur lui-même, et n'a d'autres armes, dans « la lutte pour la vie v, que sa force ou son intelli- gence, il en arrive promplement et nécessairement à se faire « le centre s> d'.i monde. Quelques ditférences que l'on puisse donc théoriquement établir entre VEgoisme et l'Individualisme, elles ne tardent pas à s'eflacer dans la pratique ou dans l't- xcrcice de H ■vie. si je puis ainsi dire; et c'est ce que l'on a vu plusieurs fois dans l'iustoire.

LA RENAISSANCE DB l'iDÉALISME S3

objet ou une autre fin que lui-même ; vouloir le replacer dans la société pour en faire l'ouvrier d'une œuvre qui le dépasse ; assigner à son activité des effets ou un but dont il ne jouira pas, est-ce bien du socialisme ? n'est-ce pas plutôt déjà de la morale? et n'est-ce pas surtout le premier pas vers l'idéal? C'en est un second que de ne pas vou- loir admettre que les sociétés humaines, dans leur développement, soient asservies à des lois fatales, à des lois naturelles, à des lois de fer et d'airain, dont aucun effort, aucune bonne volonté ne puisse assouplir l'inflexible rigidité. Oui, de même que l'homme n'existe vraiment en tant qu'homme et ne se perfectionne qu'exactement dans la mesure il réussit à se libérer de la nature elle-même, pareillement, l'objet de l'insti- tution sociale est de réparer les maux qui semblent résulter de son fonctionnement et de ne jamais consentir à les reconnaître comme irrémédiables. Sanabiles fecit nationes or bis terrarum! Et je ne sais pas si c'est du socialisme que de refuser aux lois de l'économie politique ce caractère de néces- sité,— que n'ont peut-être pas les lois elles-mêmes de la physique ou de la chimie, mais assurément c'est de l'idéalisme. Et n'en est-ce pas encore, Mes- sieurs, au premier chef et par définition, que de croire que la vie nous a été donnée pour autre chose que pour l'entretenir ? Il n'y aura jamais trop de

54 DISCOURS DE COMBAT

vérité ni trop de justice dans le monde. Et si c'est ce que pensent les meilleurs d'entre les socia- listes, c'est une des raisons pour lesquelles nous ne leur refuserons pas le nom d'idéalistes.

D'essayer après cela de dire au profit de qui s'opère, de quelle politique, de quelle morale ou de quelle religion, cette rénovation de l'idéalisme dont je viens d'essayer de vous montrer quelques- uns des effets, dans toutes les directions de la pen- sée et de l'action contemporaines, c'est le secret de l'avenir; et, Messieurs, vous me permettrez de ne pas me donner à ce propos le ridicule de pro- phétiser. « Le mouvement du monde, a écrit quelque part Ernest Renan, est la résultante du parallélo- gramme de deux forces, je ne sais si vous goû- tez beaucoup cette métaphore ! le libéralisme d'une part (il aurait mieux fait de dire l'indivi- dualisme) et socialisme de l'autre... le socia- lisme tenant compte avant tout de la justice enten- due d'une façon stricte et du bonheur du grand nombre, souvent sacrifiés dans la réalité aux besoins de la civilisation et de l'Etat. » On pour- rait dire également que l'idéalisme et le natura- lisme sont deux tendances dont il convient tantôt d'encourager l'une et de retenir l'autre, ou réci- proquement. Le naturalisme a ses dangers, mais l'idéalisme a aussi les siens, jusque dans l'art

LA RENAISSANCE DE l'idÉALISME 55

même, dans la littérature ou dans la musique, et nous ne saurions, en vérité, ni, d'une part, per- mettre à l'art de ne se proposer d'autre but que lui-même, ni, d'autre part, consentir qu'il se su- bordonne entièrement à l'utile. Nous ne saurions méconnaître la grandeur de sa fin, mais nous ne saurions admettre non plus qu'elle se fasse l'ar- bitre de la vie humaine. Qu'est-ce à dire, Messieurs, sinon qu'il y a des temps d'être idéaliste ? et des temps d'être naturaliste ? et cette conclusion est prudente, mais je crains qu'elle ne vous paraisse un peu bien opportuniste^.

Pour en corriger le mauvais effet, je m'empresse donc d'ajouter que le temps est maintenant d'être idéaliste, et, de toutes les manières, dans toutes les directions, de réagir contre ce que nous avons tous, pour ainsi parler, de naturalisme dans, le sang. Quelle que soit en effet l'heureuse multipli- cité des symptômes que j'ai voulu vous signaler, ce ne sont toutefois que des lueurs, et nous n'avons pas à craindre que de longtemps encore elles embrasent l'horizon.

Récitons donc ensemble le beau sonnet du vieux poète :

1. Voili un bon exemple encore de ce que peurent devenir les mets quand on les abandonne à leur fortune et qu'on les laiise comme accaparer, cbemia faisant, par des partis qui les dénaturent.

56 DISCOURS DE COMBAT

Si notre vie est moins qu'une journée En l'éternel ; si l'an qui fait le tour Chasse nos jours sans espoir de retour; Si périssable est toute chose née?

Que songes-tu, mon âme emprisonnée? Pourquoi te plaît l'obscur de notre jour, Si, pour voler en un plus clair séjour, Tu as au dos l'aile bien empennée !

est le bien que tout esprit désire Là, le repos tout le monde aspire, est l'amour, le plaisir encore !

Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée.

Tu y pourras reconnaître l'idée

De la beauté qu'en ce monde j'adore!

Non, Messieurs, nous n'avons rien à craindre de ces sentiments. S'il se contient dans ces limites, l'idéalisme n'a rien que de sain. Soyons donc idéalistes ! Soyons-le, vous l'avez vu, dans notre intérêt même, si nous ne pouvons nous défendre des dangers qui nous menacent qu'en opposant à des idées des idées plus nobles et plus hautes. Soyons-le, dans l'intérêt de la littérature et de l'art, qui ne seraient simplement que des métiers^ et j'ajoute des métiers inutiles, des occupations de mandarins, si l'objet n'en était pas de nous faire I pénétrer tous les jours plus profondément dans \ la connaissance de la nature et de l'humanité. Eit

LA RENAISSANCE DE l'iDÉALISME 57

enfin, soyons-le, dans l'intérêt de la science elle- même ou de la vérité, dont les progrès seraient bien insignifiants, je veux dire de bien peu de prix, s'ils ne tendaient qu'au perfectionnement de la vie matérielle, et dont les applications utilitaires nous auraien t ramenés bien vite à une barbarie raison- née, bien plus insupportable, bien plus horrible, et bien plus désespérée que l'ancienne*.

^. On m'a dit : « Mais cette conclusion n'est-elle pas encore bien vague et bien flottante? » et je n'en disconviens pas. Je ne puis pas « conclure » au-delà de ce que je pense ; et j'avoue que, pour le moment, je ne saurais rien dire de plus, ni surtout de plus affirmatif. Aussi bien celui-là ne serait-il pas un grand impertinent qui, dans un pareil sujet, se flatterait, je ne dis pas d'avoir atteint la vérité, mais d'avoir seulement bien saisi sa propre pensée? Il y faut du temps : il y faut de la réflexion; il y faut donc aussi des tâtonnements, plus d'une reprise ; et en ne concluant pas d'une manière plus ferme, c'est la possibilité de ces reprises et de ces tâtonnements que j'ai voulu me réserver. Mais, en ce cas, pourquoi parler, me dira-t-on peut-être ? Je réponds très simplement : parce qu'au milieu de ces obscurités je crois avoir discerné deux ou trois points dont je suis sûr: parce que nous ne pouvons savoir ce que valent nos idées qu'en les précisant pour nous-mêmes, par la parole ou par la plume; et enQn parce qu'on n'arrive à voir un peu plus clair en de cer- taines questions qu'avec le secours des lumières, et des con- tradictions des autres.

L'ART ET LA MORALE

1898

L'ART ET LA MORALE'

Mesdames, Messieurs,

Afin de ne surprendre personne de vous, et aussi pour m'assurer à moi-même le bénéfice de ma sincérité, je crois devoir vous avertir que je me propose, dans cette conférence, d'être long, en- nuyeux, obscur, et néanmoins banal. A la vérité, la faute n'en sera pas uniquement à moi, mais au lujet que j'ai choisi : la Moralité dans l'Arl, ou, 'tour mieux dire : l'An et la Morale; sujet banal vous le savez, comme étant en possession, de- puis le temps au moins de Platon, de défrayer la conversation des Académies, des salons, des ateliers, des écoles, et cependant sujet complexe, et sujet difficile, en dépit ou à cause peut-être de sa banalité même.

Je dis : à cause de sa banalité; et, en effet,

l'une des grandes erreurs que l'on commette à

propos des « lieux communs », c'est de les croire

faciles à traiter. On ne se doute pas que la chose

du monde la plus aisée qu'il y ait aujourd'hui, c'est

d'être ou de paraître « original », et les» moyens

1. Conférence prononcée à Paris, le 18 janvier 1898, pour la Société d»* Conférences

62 DISCOURS DE COMBAT

en sont devenus si simples ! Il suffit tout bonne- ment de prendre le contre-pied de ce que l'on pense autour de nous. Dire de la charité, par exemple : « qu'il ne faut pas la faire )>, et c'est ce qu'enseigne toute une école ; dire de la jus- tice : « qu'il ne faut pas la rendre » ; dire de la patrie : « qu'elle est un préjugé d'un autre âge », et vingt autres paradoxes de la même nature, c'est un moyen sûr d'étonner, de scandaliser à bon compte ses lecteurs ou son auditoire, et c'est aujourd'hui l'ABG de l'art du chroniqueur ou du conférencier. L'esprit courant ne consiste qu'à penser au rebours des autres ! Mais, inversement, penser comme tout le monde; chercher des raisons solides, et des raisons précises, aux opinions qui sont à peu près celles de tous les honnêtes gens ou de tous les gens cultivés; les raffermir eux- mêmes, au besoin, dans ce que le savant profes- seur Lombroso a nommé leur misonéisme^ et qui n'est qu'une sage défiance de la nouveauté; leur dire qu'il y a des idées, de vieilles idées, dont la vie de l'humanité ne saurait pas plus se passer que de pain ; leur communiquer enfin le rare courage, la singulière audace de ne pas vouloir, à tout prix, paraître plus « avancés » que leur temps, voilà, Mesdames et Messieurs, oui, voilà ce qui est diffi- cile ; voilà ce qui est hasardeux ; et voilà, je l'avoue, ce que je voudrais essayer de faire aujourd'hui.

L'ABT ET LA MORALE 63

I

Vous connaissez le problème, et je n'ai besolD que de vous rappeler en quels termes il se pose. Si nous en voulions donc croire les artistes, quelques artistes du moins, et la plupart des critiques ou des esthéticiens, mais surtout les journalistes, on nous enseigne que l'Art, le gi*and Art, avec un grand A, transformerait, transmue- rait en or pur tout ce qu'il touche, le sublimerait, pour ainsi parler, et, d'une obscénité môme ou de la pire des atrocités, il en ferait un objet d'admi- ration, quelques-uns ne disent-ils pas un moyen de purification?

Il n'est pas de serpent ni de monstre odieuoo Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux...

C'est ce que Pascal avait également dit, mais d'une manière toutefois plus janséniste, quand il avait écrit : « Quelle vanité que la peinture, qui attire notre admiration par l'imitation de choses que nous n'admirons pas dans la réalité ! » Vous voyez qi'e je tiens ma promesse, et on ne peut guère apporter de citations plus connues.

D'illustres exemples, au surplus, confirment, ou semblent confirmer, la parole de Pascal et les vers

64 DISCOURS DE COMBAT

de Boileau. Nous admirons de bonne foi, nous nous savons gré à nous-mêmes, comme d'une preuve de goût, d'admirer, sous des noms grecs, des Vénus que nous n'oserions pas nommer en français ; et si nous dépouillons (je sais bien que c'est un sacrilège), mais enfin si nous dépouillons du prestige de la poésie qui les transfigure le sujet de la Rodogune de Corneille ou du Bajazet de Racine, par exemple, si nous les réduisons l'un et l'autre à l'essentiel de la fable qui les soutient, qu'en restera-t-il, Messieurs, que deux aventures de harem, qui seraient assez bien à leur place dans les annales du crime et de l'impudicité^? Cepen- dant, nous dit-on, ni Bajazet ni Rodogune surtout ne sont des œuvres que l'on puisse taxer d'immo- rales. En s'emparant de ces aventures, le poète, et c'est son privilège, en a transformé la nature. Celui-là se condamnerait, il se disqualifierait, qui,

1. Pour empocher le mariage d'une jeune fille (Rodogune) avec l'un ou l'autre des deux hommes qui la courtisent (Antiochus et Séleucus), une femme, qui est leur mère (Gléopâtre) et qui a de fortes raisons de ne vouloir pas leur rendre « ses comptes de tutelle », fait égorger l'un et essaie d'empoisonner l'autre ; voilà tout le sujet de Rodogune'. Celui de Bajazet est plus immoral encore, si, dans l'attrait d'une femme mariée (Roxane) pour un homme (Bajazet), et dans l'impuissance elle est de se dominer, en vain chercherait-on autre chose 1 et on n'y trouve absolument rien que de physique.

On sait à ce propos que la hardiesse de Racine, dans le choix de ses sujets, comme dans la liberté de son observation, et comme enfin dans le détail de son style, a égalé d'avance ou passé tout ce que le romantisme et même le naturalisme devaient plus tard imaginer de plus audacieux.

l'art et la morale 65

mis en présence des déesses de Praxitèle, sentirait s'<iveiller d'autres mouvements en lui que ceux de l'admiration la plus chaste et la plus désintéressée. Le fait est, continue-t-on, que l'artiste ou le poète nous ont comme enlevés à ce qu'il y a d'instinctif ou d'animal en nous ; ils ont opéré ce miracle de nous situer, on ne sait trop comment, par un secret qui n'appartient qu'à eux, dans une sphère supérieure, étrangère aux grossières excita- tions des sens; ils nous ont libérés de nous-mêmes (vous connaissez, et je n'y fais qu'une aliusion en passant, la théorie du pouvoir libérateur de l'art, celle de lapurgation des passions)', et nous sommes entrés avec eux dans la région du calme suprême et du repos divin i.

1. Voyez, sur le premier point, Hegel : Esthétique ; et, pour la second, Schopenhauer: Sur VEulhétique de la Poésie: « Les hor- reurs étalées sur la scène nous représentent l'amcrtunie et l'insi- gnifiance de la vie, le néant de toutes nos aspirations. L'effet île la tragédie doit être pour nous le sentiment, vague encore peut- être, qu'il vaut mieux détacher notre cœur de la vie, en détourner notre volonté, ne plus aimer le monde ni l'existence... Car, s'il n'en était pas ainsi, si la tra<iédie ne tendait pas à 7ious élever au-dessus de toutes les fins et de tous les biens de la vie, à nous détourner de l'existence et de ses séductions... comment expli- quer alors cette action hienfaisante, cette haute jouissance duo au tableau du côté le plus affreux de la vie, mis en pleine lumière sous nos yeux? » {Le Monde comme volonté... Traduction Uur- deau, t. III, p. 246.)

Il a raison : « Comment expliquer? » Mais que reste-t-il de l'explication quand l'auteur tragique oublie cette condition pre- mière de son art; et que reste-t-il surtout de la tragédie? La réponse est facile : il en reste le mélodrame, le fait divers, la chronique de l'adultère, ou du viol, ou du meurtre.

66 DISCOURS DE COMBAT

La mort peut disperser les univers tremblants,

Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle,

Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs...

Je ne suis pas de cet avis...

Et d'abord, si c'était ici le lieu de produire des textes, je ne serais pas embarrassé de prouver qu'il s'en faut que la sculpture grecque, je dis celle de la grande époque, ait toujours eu ce caractère d'idéale pureté qu'on est convenu de lui attribuera Elle est païenne, il faut pourtant nous en souvenir quand nous en parlons! et le paganisme, ce n'est pas ceci ou cela, la religion de Jupiter ou celle de Vénus, les mystères d'Eleusis ou les Thesmopho- ries, mais bien, et, en trois mots, l'adoration des énergies de la nature. L'accoutumance ici nous rend aveugles; mais, pour y voir clair, songez à ce que sont devenues, chez un Ovide, par exemple, ou chez de très grands peintres, un Michel- Ange,

1. Le latin dans ses mots bravant l'honnêteté, voici, sur la Vénus de Cnide, un texte de Pline l'Ancien : « Ferunt amore querndam captum cum delituissel, noctu simulacro cokœsisse, ejusque cupidilatis esse indicem maculam. » {Hist. nat., XXXVI, 21.) On y pourrait joindre des textes analogues de Valère Maxime ou de Lucien, qui tous ensemble ont ceci d'intéressant que, si l'on contestait la vérité du fait qu'ils rapportent, et si l'on n'y voulait voir qu'une manière « symbolique > d'exprimer le genre d'admi- ration qu'on éprouvait en présence de la Vénus de Cnide, ils n'en aéraient que plus signiQcatifs.

Aussi bien le progrès, dans l'histoire de la sculpture grecque, n'a-t-il guère consisté qu'à « découvrir ■» ce que cachait un art plus sévère *, et le triomphe de la nudité y a signalé le coouuen- cement de la décadence.

l'art et la morale 67

un Vinci, un Corrège, un Véronèse, les amours du maître des dieux : Europe, Danaë, Léda, Sémélé, Ganymède, et plus généralement toutes ces fictions voluptueuses qui, après avoir défrayé l'art clas- sique, sont venues se terminer aux jeux épouvan- tables de l'amphithéâtre. Demandez-vous aussi, dans un autre art, et dans un autre ordre d'idées, si, quand nous sortons de voir jouer ceBajazet ou cette Rodogune^ dont je parlais tout à l'heure, l'im- pression que nous en emportons n'a pas quelque chose d'étrangement mêlé, d'étrangement suspect? Ily a là-dessus un aveu de Diderot que je ne peux pas vous citer, parce qu'on ne cite pas aisément Diderot, mais j'en ferai une note, si j'imprime cette conférence, et vous le trouverez tout à fait éloquent. J'en ferai même deux notes ! et quand ce créateur de la « critique d'art » admirait la Madeleine de Corrège, je vous dirai de quelle façon^. Hélas! Messieurs,- Corneille môme, le grand Corneille,

1. « Il y a quinze ans, écrit-il en 1758, que nos théâtres étaient des lieux de tumulte; les tôles les plus froides s'échauffaient en y entrant; ou s'agitait, on se remuait, on se poussait, l'àme était mise hors d'elle-m&me. La pièce commençait avec peine, était souvent interrompue ; mais, survenait-il un bel endroit, les bis se redcmandaieut sans fin, on s'enthousiasmait. On était arrivé avec chaleur, on s'en retournait dans l'ivresse; les uns allaient chez des filles, les autres se répandaient dans le monde; c'ùtait comme un orage qui allait se perdre au loin et dont le murmure durait longteuips après qu'il s'était écarté. Voilà le plaisir !y> {Essai lur la Poésie dramatique.)

Sa manière d'admirer la Madeleine du Corrège n'est paa moina caractéristique.

68 DISCOURS DE COMBAT

n'est pas toujours moral; et, sans faire allusion à son machiavélisme, je veux dire par que je ne serais pas sûr de la qualité des âmes qui se forme- raient uniquement à l'école de son « héroïsme »... Il y manquerait ce que Shakespeare a si bien appelé « le lait de l'humaine tendresse ».

Je continue, Mesdames et Messieurs, de dire des choses banales, des choses terriblement ba- nales, des choses môme prudhommesques ; et que serait-ce, au lieu de la peinture, de la sculpture ou de la poésie, si je m'avisais de vouloir emprunter mes exemples à la musique ^ ? Mais de toutes ces

« La différence qu'il y a entre la Madeleine du Gorrège et celle de Van Loo, c'est qu'on s'approche tout doucement par derrière de la Madeleine du Gorrège, qu'on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu'on prend le bas de son habit de péni- tente, seulement pour voir si les for7nes sont aussi belles là-des- sous qu'elles se dessinent au dehors, au lieu qu'on ne forme aucune entreprise sur celle de Van Loo. » (Salon de 1761.)

Et enfin, puisque je tiens ce « grand homme », je me repro- cherais de ne pas rappeler comment il admire la nature :

« Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory... Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d'eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux, des allées de prés qui séparent ces coteaux, comme si on les y avait placés à plaisir, et des ruis- seaux qui coupent ces allées-prairies. Non, pour l'honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persuader qu'il y ait une fille pucelle passé quatorze ans; une fille ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée; et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui parle, les sens qui sollicitent... Ma Sophie, ne verrez-vous jamais Vignory. » [Lettre à JW"" Volland, du 17 août 1759.)

Ce sont quelques-uns des principes sur lesquels Diderot a fondé la critique d'art.

1. A la musique d'Offenbach, par exemple, et de l'opérette ca général.

L ART ET LA MORALE 69

choses, voici la plus banale, je veux dire celle dont vous êtes au fond, quoique peut-ôtre sans le savoir, le plus intimement convaincus, et cepen- dant la plus difficile à établir. C'est que ces exemples n'ont rien qui doive nous étonner si, dans toute forme ou toute espèce d'art, il y a comme un principe ou un germe secret d'immoralité. Notez que je ne vous parle pas des formes inférieures de l'art : de la chanson de café-concert, par exemple, du vaudeville ou de la danse... De la danse! oui, je sais que David a dansé devant l'arche, et tous les jours encore il est question de danses hiéra- tiques, de danses sacrées*, de danses guerrières. Il y a aussi la danse du ventre ; et si quelque auteur grave l'avait trouvée symbolique, je n'en serais pas autrement surpris. Mais, symbolique ou expres- sive de quoi? C'est le point; et on ne prétendra

1. Une page de Loti suffira pour renseigner le lecteur lur les danses sacrées.

« Annamalis fobil, hurlaient les griots en frappant sur leurs tamtams, l'œil enflammé, les muscles tendus, le front ruisse- lant de sueur...

« Et tout le monde répétait en frappant des mains avec fré- nésie : Annamalis fobil! Annamalis fobil !... La traduction en brûlerait ces pages... Annamalis fobil! les premiers mots, la dominante et le refrain d'un chant endiablé, ivre d'ardeur et de licence, le chant des bamboulas du printemps I

« Au» bamboulas du printemps, les jeunes garçons se m<^- laient anx jeunes filles qui venaient de prendre en grande pompe leur costume nubile, et, sur un rythme fou, sur des notes enra- gées, ils chantaient tous, en dansant sur le sable : Annamalis *'0bil I » (Le Roman d'un Saphi, xxxm.)

70 DISCOURS DE COMBAT

pas apparemment que ce soit de la pudeur ou delà modestie. « Que de choses dans un menuet! » disait un maître h danser fameux. Sans doute encore, mais quelles choses? Car assurément les ballets d'opéra peuvent avoir toute sorte de qualités, ^ des qualités que peut-être ai-je moi-même la fai- blesse de ne pas mépriser ; ils n'ont pas celle d'élever l'âme, voilà de quoi je suis bien certain l Une chanson de café-concert ne l'a pas non plus, ni un vaudeville : Célimare le bien-aitné, ou Un Chapeau de paille d'Italie.

Mais puisque aussi bien ce n'est pas ce qu'on leur demande, je n'insisterai pas. Ce serait me faire à moi-même la partie trop belle! Prenons les choses de plus haut. C'est du grand art que je vous parle, du plus grand art ; c'est dans la notion du grand art que je dis qu'un germe d'immoralité se trouve toujours enveloppé; et c'est ici que je vais commencer à devenir ennuyeux. Ou plutôt, non, Mesdames et Messieurs, ce sera tout à l'heure, car il faut auparavant que je vous conte la mémo- rable aventure de Taine, la plus glorieuse de ses aventures ! et celle qui témoigne le plus éloquera- ment qu'en lui la sincérité de la recherche et la loyauté du caractère ne le cédaient pas à l'éclat du talent.

Il avait débuté, vous le savez, conformément à son intention de trouver un fondement objectif

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au jugement critique ^, et ainsi de soustraire au caprice des opinions particulières l'appréciation des œuvres de la littérature et de l'art, par

1. ... L'intention de donner un fondement objectif au jugement critique. Si je crois avoir assez étudié Taine, et môme, en plus d'un point, l'avoir assez fidèlement, non pas continué, mais suivi, pour avoir le droit de résumer son œuvre en quelques mots, c'en est ici la vraie formule : il a voulu donner au juge- ment critique un fondement objectif. Prenez en effet tous ses livres, l'un après l'autre, son La Fontaine, son Tile-Live, ses Essais de critique et d'histoire, sa Littérature anglaise, ses Origines de la France contemporaine, sa Philosophie de V Art, -ce qu'il a cherché pendant trente ans, ce sont les moyens de rame- ner, de réduire à l'unité de la certitude ce que l'on croirait, à première vue, que les opinions littéraires comportent de diversité légitime. Il ne faut pas disputer des goûts, dit un commun proverbe, ami de l'ignorance ; et Taine a justement employé trente ans de sa vie à montrer qu'au contraire il faut disputer des goûts ; et c'est à ce dessein qu'on voit bien aujourd'hui que toute son œuvre a tendu. Il y a des clas.sifications en histoire naturelle; et pareille- ment il a voulu montrer qu'il y en avait en histoire littéraire, en esthétique, en morale, des échelles de valeurs et des moyens de les déterminer. Subordination des caractères, balancement des organes, sélection naturelle, il y a des principes scientifiques; et, pareillement, Taine a voulu montrer qu'il y en avait de moraux, d'esthétiques, de philosophiques. est l'unité de sa vie intellectuelle, et aussi la garantie de la durée de son œuvre. En soudant, comme il disait, « les sciences morales aux sciences naturelles », il a voulu faire pairticiper les premières de la certitude ou de la probabilité des secondes. Et il n'importe, après cela, qu'il se soit trompé dans l'application I je n'en sais rien ni n'en veux rien savoir pour aujourd'hui. Mais qu'il ait cherché cela, et qu'il soit Taine, j'entends l'un des plus libres esprits et des plus hardis de notre temps, c'est ce qui donne une valeur singulière à sa théorie sur le degré de bienfaisance du caractère. Elle n'est pas l'invention ou le caprice d'un esthéti- cien attardé dans les principes de l'ancienne critique, mais l'in- duction d'un « positiviste » et le résultat de la comparaison la plus étendue que l'on ctit faite entre elles des œuvres de la litté- rature et de l'art, depuis le Parlhénon et les Dialogues de Platon jusqu'au Faust de Gœtbe et jusqu'aux « chefs-d'œuvre » de l'ar- chitecture en fer.

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prendre à leur égard l'attitude, je ne dirai pas indifférente ou désintéressée, mais impartiale et im- personnelle, — qui est celle du zoologiste en face de l'animal, ou du botaniste à l'égard de la plante. Que le zoologiste étudie les mœurs de Fhyène ou celles de l'antilope, celles du chacal ou celles du chien, et que le botaniste nous décrive la rose ou le datura stramonium, la belladone ou

Le brin d'herbe sacré qui nous donne du pain,

c'est toujours, vous le savez, de la même patiente méthode qu'ils usent, et on ne les voit pas s'in- digner contre la bête féroce ou contre la plante vénéneuse. On ne les voit pas changer, avec leur sujet, de ton ni de disposition d'esprit. Taine s'avisa de marcher sur leurs traces, et il put croire un mo- ment qu'il avait réussi, quand, sur ces entrefaites, lui qui ne connaissait guère encore que la France et l'Angleterre, on le nomma professeur d'esthétique à l'Ecole des Beaux- Arts ; et il visita l'Italie. Ce fut une révélation. La différence du mieux, du médiocre, et du pire ; cette différence (que l'esprit de système nous dérobe si aisément en littérature, parce que les mots expriment des idées, et que nous avons toujours de l'inclination pour les idées qui se rap- prochent des nôtres, quelque faible qu'en soit l'expression), cette différence, que nous n'appré-

LART ET LA MORALE 73

cions pas toujours en musique (parce que la musique est une espèce de science, en même temps qu'un art, et puis, et surtout parce que nos juge- ments ne dépendent nulle part plus qu'en musique de l'état de nos nerfs), elle éclate au contraire mani- festement en peinture, en sculpture; et Taine en fut profondément frappé.

C'est pourquoi, Mesdames et Messieurs, quand il commença de professer ces leçons célèbres sur la Production de l'œuvre d'art^ sur VArt en Italie^ en Hollande, en Grèce, sur l'Idéal dans l'art, qui sont certainement, avec le livre d'Eugène Fromentin sur les Maîtres d'autrefois et quelques rares écrits de M. Eug. Guillaume, ce que la critique d'art a produit de plus remarquable en notre temps ', la nécessité lui apparut de classer, déjuger les œuvres, d'établir pour les juger des échelles de valeurs, ce qu'on appelle plus pédantesquement un critérium esthé- tique; et ce critérium, oi!i le trou va-t-il. Messieurs, après l'avoir cherché longtemps? le trouva-t-il, lui, l'élève de Condillac etd'Hegel, lui, le théoricien et le philosophe de l'impassibilité critique, lui, qui n'avait rien reproché plus vivement à l'éclectisme, aux Cousin et aux Jouffroy, que d'avoir tout voulu ramener « au point de vue moral » ? quel est le

1. Fromentin, pour la peinture, et M. Eug. Guillaume, pour la sculpture (cf. notamment son essai sur Miche-Angel sculpteur), ont ajouté A la critique de Taine ce qui lui manquait du côté de la < technique ».

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signe auquel il déclara que, dans le musée des chefs-d'œuvre, se reconnaissaient les plus élevés ? C'est à ce qu'il appela : le degré de bienfaisance dA caractère. La page est importante; et je veux vous la remettre sous les yeux tout entière :

Toutes choses égales d'ailleurs, l'œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l'œuvre qui exprime un caractère malfaisant. Deux œuvres étant données, si toutes deux mettent en scène, avec le même talent d'exécution, des forces naturelles de même grandeur, celle qui représente un héros vaut mieux que celle qui nous représente un pleutre, et, dans cette galerie des œuvres d'art viables qui forment le musée définitif de la pensée humaine, vous allez voir s'établir, d'après ce nouveau principe, un nouvel ordre de rangs.

Au plus bas degré sont les types que préfèrent la littérature réaliste et le théâtre comique, je veux dire les personnages bornés, plats, sots, égoïstes, faibles et communs... Mais le spectacle de ces âmes rapetissées et boiteuses finit par laisser dans le lecteur un vague sentiment de fatigue, de dégoût, même d'irritation et d'amertume... Nous demandons qu'on nous montre des créatures d'un caractère plus haut.

A cet endroit de l'échelle se place une famille de types puissants, mais incomplets, et en général dépourvus d'équilibre...

Il en cite alors comme exemples les personnages ordinaires de Balzac et de Shakespeare : « Goriolan, Hamlet, Macbeth, Othello... lago, Richard III,

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lady Macbeth », et « Hulot, Balthasar Claës, Goriot, le père ^irandet... Vautrin, Bridau, Rastignac »; il les admire; il admire en eux l'incarnation dea forces élémentaires « qui gouvernent l'âme, la société et l'histoire. . . » ; mais, il y a un mais :

L'impression qu'on en garde est pénible, on a vu trop de misères et trop de crimes; les passions développées et entrechoquées à outrance ont étalé trop de ravages...

Montons encore un degré, et nous arrivons aux personnages accomplis, aux héros véritables. On en trouve plusieurs dans la littérature philosophique et dramatique dont je viens de parler. Shakespeare et ses contemporains ont multiplié les images parfaites de l'innocence, de la vertu, de la bonté, de la délicatesse féminines ; à travers toute la suite des siècles, leurs conceptions ont reparu sous diverses formes dans le roman ou le drame anglais, et vous verrez les dernières filles de Miranda et d'imogène dans les Agnès et les Esther de Dickens...

Et quelles sont enfin les œuvres qu'il place au plus haut du ciel de l'art, lui, je le répète, le théoricien du naturalisme, dont les sympathies profondes allaient toutes, en dépit de lui-même, aux manifestations de la force et de la violence ? C'est maintenant Polyeuctc, le Cid, les Horaccs ; c'est Paméla, Clarisse, Grandison; c'est Mauprat^ François le Champi, la Mare au Diable ; c'est Her^ mann ut Dorothée; c'est VIphigénie de Gœthe; c'est

76 DISCOURS DE COMBAT ^

Tennyson avec ses Idylles du Roi. En vérité, qui s'y serait attendu, trois ou quatre ans auparavant seulement, quand il écrivait son Histoire de la Littérature anglaise; et qu'avec une énergie de style qui ressemblait parfois à un exercice' d'athlé- tisme il glorifiait, dans le drame de Shakespeare ou dans le lyrisme de Byron, la splendide scéléra- tesse de don Juan et d'Iago ?

Je ne discute pas, Messieurs, ces jugements ; je n'en conteste rien pour aujourd'hui; je ne vous parle pas des restrictions qu'ils comportent, et dont l'auteur lui-même a d'ailleurs fait les principales. Mais j'y vois un témoignage instructif, une pré- somption, si vous le voulez, de ce que je vous disais tout à l'heure, c'est à savoir que l'art qui n'a que lui-même pour objet, l'art qui ne se soucie pas de la qualité des caractères qu'il exprime, l'art, en un mot, qui ne compte pas avec les impres- sions qu'il est capable de faire sur les sens ou de susciter dans les esprits, cet art-là, si grand que soit l'artiste, je ne dis pas qu'il soit inférieur, ce serait une autre question, mais je dis qu'il tend nécessairement à l'immortalité. Je vais essaye? maintenant de vous en donner les raisons.

L'ART ET LA MORALE 77

II

Il y en a une, si je ne me trompe, qui saute aux yeux d'abord, et qui est que toute forme d'art est obligée, pour atteindre l'esprit, de recourir à l'inter- médiaire non seulement des sens, notez-le bien, mais du plaisir des sens. Pas de peinture qui ne doive être avant tout une joie pour les yeux ! pas de musique qui ne doive être une volupté pour l'oreille! pas de poésie qui ne doive être une caresse ! et même, pour en faire la remarque au passage, est une des raisons des changements de la mode et du goût. Les œuvres subsistent, et, bonnes ou mauvaises, elles demeurent tout ce qu'elles sont. On les aitne ou on ne les aime pas ! Elles ne changent pas de caractère ; et V Iliade est toujours VIliade, VEcole d'Athènes est toujours VEcole d'Athènes. Mais les sens s'affinent, ou plutôt ils s'aiguisent; ils deviennent plus subtils et plus exigeants; ils ont besoin, pour éprouver la môme quantité de plaisir, d'une quantité d'excitation plus grande. On l'a fait observer finement* : la Dame

\. Voyez A.-J. Balfour : les Bases de la croyance, l" partie, ch. u. « En musique, l'artiste, dans sa recherche de l'expression, a été aidé, de génération en génération, par la dccou verte de nouvelles méthodes, de nouvelles formes, de nouveaux instruments. De la simplicité presque enfantine du chant liturgi(iue ou de la danse

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Blanche^ le Pré-aux-Clercs, et tant d'autres œuvres qu'on appelle aujourd'hui démodées, quoique d'ailleurs les représentations en défrayent par douzaines les théâtres d'Allemagne, ont procuré sans nul doute à nos pères le môme genre de plaisir que nous procurent Carmen, par exemple, ou les Maîtres Chanteurs. C'est que leurs oreilles, moins exercées, étaient moins exigeantes... Vous êtes-vous encore demandé quelquefois d'oii

villageoise à la savante coiuplication de la moderne symphonie, l'art a passé par des phases successives de développement au cours de chacune desquelles le génie a découvert des combinaisons de toute sorte, qui auraient passé pour des paradoxes musicaux chez les générations précédentes, et qui ne sont plus, pour les géné- rations postérieures, que des lieux communs musicaux ; et pour- tant quel a été le profit net? Relevez, en remontant de Wagner, par exemple, jusqu'à Platon, la longue série de jugements portés par chaque époque sur ses propres ouvrages, et vous verrez chacune d'elles ayant une musique aussi adéquate à ses aspira- tions que la musique moderne l'est aux nôtres. Elle ne les tou- chait pas moins; elle ne les touchait pas dillerémment ; et des compositions nous ne voyons plus que d'intéressantes curio- sités historiques, contenaient pour elles le secret des beautés transcendantes que notre musique d'aujourd'hui dévoile à ses rares initiés. »

Et M. Balfour, en concluant, se demande si cela signifierait peut-être qu'en musique « un niveau constant de sensation esthétique ne saurait être maintenu qu'au moyen d'une quan- tité croissante d'excitation esthétique »?

La question est naturelle; et nous croyons seulement qu'elle se pose à l'occasion de l'histoire de la peinture ou de la littéra- ture aussi naturellement qu'à propos de l'histoire de la mu- sique. Qui ne sait que, pour en faire une seule des siennes, Térence avait besoin de deux pièces de Ménandre? et ne pour- rait-on pas dire qu'il y a bien deux pièces de Térence dans une comédie de Molière? Et il y en a une de Molière, avec une da Diderot, ou de Sedaine, dans nos comédies françaises contempo» raines : celles de Dumas ou d'Augier.

L ART ET LA MORALE 79

venait le dédain qu'il est élégant, depuis quelques années, de manifester pour la peinture de Raphaël? Indépendamment d'une part de snobisme qui s'y mêle à coup sûr, et qui consiste en ce que l'on croit ainsi se donner des airs de connaisseur, c'est que, depuis une cinquantaine d'années, nos yeux ont appris à jouir de la couleur d'une façon bien plus intense qu'autrefois. Le sens de la couleur, qui a, comme vous le savez, toute une longue his- toire, et dont on peut suivre la complexité crois- sante dans le temps, semble avoir profité de ce que perdait le sens du dessin ou de la forme. Et des rouges ou des bleus, des jaunes ou des verts nous réjouissent aujourd'hui, comme tels, qui n'ont besoin pour nous plaire que de leur vigueur ou de leur délicatesse 1. Peut-être est-ce aussi la raison, l'une au moins des raisons du développement du paysage. Le grand acteur du paysage, c'est la lumière ou la couleur, c'est le plaisir purement sensuel, ou d'abord sensuel, qu'il nous procure; et les mots eux-mêmes dont nous nous servons pour admirer, par exemple, une toile de Corot, ne rindiquent-ils pas, quand nous parlons de l'apai- sement, de la fraîcheur, de la mélancolie qu'on y respire? Tout cela en vérité n'est pas seulement

1. On a souvent dit, et on en a donné d'excellentes raisons, que le coloris de Titien ou de Velasquez aurait eflarouché Zcuxis et Parrhasius.

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sensible, mais sensuel; et je ne crois pas avoir besoin d'y appuyer davantage.

Mais il résulte de là, Messieurs, plusieurs con- séquences ; et c'est ainsi qu'on a vu, je dis dans l'histoire, l'art, livré à lui-même et ne cherchant sa règle qu'en lui, poésie, musique ou peinture, dégénérer rapidement en un ensemble d'artifices pour émouvoir la sensualité. On ne lui demande plus alors, il ne se soucie plus lui-même que de plaire, et de plaire à tout prix, par tous les moyens, et, littéralement, d'un conducteur ou d'un ^guide, il se change en une espèce à' entremetteur. N'est-ce pas le seul nom qui lui convienne, quand on songe à notre xvni' siècle finissant, aux romans de Duclos et de Grébillon fils, à celui de Laclos : les Liaisons dangereuses; à la sculpture de Glodion, à la peinture de Boucher, de Fragonard, aux gravures libertines de tant de petits-maîtres, dans le goût du Carquois épuisé; à cette fureur d'érotisme qui déshonore, je ne dis pas seulement les Poésies de Parny, mais celles mêmes d'André Chénier*. Osons

1. C'est même un des motifs pour lesquels on ne saurait se tromper davantage que de persister à voir dans Chcnier un « précurseur du romantisme ». Chénier termine ime époque de notre histoire littéraire et n'en commence pas une. Ses dons d'artiste le distinguent de tant de médiocrités qui l'entourent, et au nombre desquelles figure en première ligne son ami Lebrun, celui qu'on appelait en son temps Lebrun Pindare, mais on ne peut d'ailleurs appartenir plus étroitement à son siècle ! et si l'on admet qu'il en sorte par quelque côté, c'est comme artiste et pour rejoindre Ronsard et les Alexandrins de

l'art et la morale 81

enfin le reconnaître : tout cet art qu'on nous vante, qu'on célèbre encore, tout cet art, sous toutes ses formes, n'a guère été, pendant près d'un demi- siècle, qu'une excitation perpétuelle à la débauche; et croyez-vous que, pour être ce qu'on appelle élégante, la débauche en soit moins dangereuse? / Moi, je crois qu'elle l'est bien davantage !

Voici cependant qui est presque plus grave ; car, après tout, quand ils ne sont pas dépourvus de toute espèce de sens moral, ces Fragonard ou ces Grébillon savent, ils ne peuvent pas ne pas savoir qu'ils font un vilain métier. Mais la séduction de la forme opère quelquefois d'une façon plus subtile ou plus insidieuse, dont l'artiste ou le public ont peine eux-mêmes à se rendre compte, et dont les effets sont plus désastreux, parce qu'en corrompant le principe de l'art on al'airdele respecter :0/)^zm« corruptio pessima. C'est quand on attribue à la n forme une importance exagérée, pour ne pas dir'e une importance unique, et que, de cette impor- tance même, il résulte alors ce qu'un critique ita-

1^ Pléiade. Aussi ses Élégies sont-elles un des livres les plus « sensuels » de la langue française. Mais, au contraire, comme on le sait, le romantisme, à quelque excès qu'il se soit porté par la suite, a été prave à ses débuts, si^rieux, cliasf e, re!i,','icux (Voyez les Méditations, les Odes et Ballades, les Poésies d'Alfred de Vif^ny); et précisément cette gravité a été l'un de sps moyens de réagir contre le pseudo-classicisme de ses adversaires, qui était volontiers libertin. On ne peut guère lire de Népomucène Lemercier que ses Quatre Métamorphoses, et le chef-d'œuvre do l'ennuyeux Marmontel est la Neuvaine de Cythère.

82 DISCOURS DE COMBAT

: lien, parlant delà décadence de l'art italien, a jus- \tement appelé « l'indifférence au contenu^ ». De la même main, non moins souple, et tou- jours aussi sûre, dont il peignait hier une Madone ou une Assomption, c'est quand le peintre," Gor-

1. Francesco de Sanctis : Storia délia Letteralura italiana, 1. 1, p. 367 et suivantes.

Voici la page entière :

« L'Italie des lettrés a eu son centre de gravité dans les petites cours. Mouvement superficiel, qui ne vient pas du peuple et qui n'y retourne pas ; et aussi bien n'y a-t-il plus alors de peuple. Les républiques ont péri, et avec elles ont péri les passions poli- tiques et les luttes intellectuelles. Il n'existe plus qu'une popu- lace loqueteuse et superstitieuse, dont la voix est comme étouf- fée par la rumeur joyeuse des courtisans et des lettrés Pour les lettrés, la gloire, les honneurs, les écus ! et aux princes les coups d'encensoir, au travers de la fumée desquels nous entre- voyons le profil d'un pape Nicolas, d'un Alphonse le Magnanime, d'un Cosme et plus tard d'un Laurent de Médicis, d'un Léon X et des ducs d'Esté...

« L'abaissement et la servilité des caractères s'accompagnent d'une profonde indifférence, religieuse, morale et politique, dont on a vu poindre les commencements dès le temps de Boccace, et qui depuis lors a fait de tels progrès qu'elle est devenue le tempérament même de la société. Aussi se manifeste-t-elle avec une naïveté qui ressemble pour nous à du pur cynisme. Un reste de pudeur s'oppose encore à l'expression des doctrines qui ne sont pas universellement reçues, mais, quant à la représentation de la vie, on ne croit plus avoir besoin d'aucun voile, et on l'expose dans toute sa nudité.

« C'est alors qu'on voit naître l'indifférence au contenu : l'in- differenza del contenulo. L'harmonieuse unité de la vie, telle que Dante l'avait jadis conçue, l'accord de l'intelligence et de l'action est rompu. L'homme de lettres désormais n'est plus obligé d'avoir une opinion, et encore moins d'y conformer sa vie. L'idée n'est pour lui qu'un thème, souvent fourni du dehors, et son unique affaire n'est que de le développer. Son cerveau n'est qu'un répertoire de phrases, de sentences, d'élégances ; des cadences et des harmonies bourdonnent dans son oreille ; oe sont aatant de formes rides de toute espèce de contenu. »

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rège ou Titien, peint aujourd'hui, chaude et am- brée, sur un fond sombre, la nudité d'une cour- tisane. Avec la môme plume dont il a déjà jeté sur le papier l'ébauche de son Esprit des Lois, c'est quand un Montesquieu écrit les Lettres Persanes ou le Temple de Cnide. Ou bien encore et comme en notre temps, c'est quand on se délasse de la com- position d'un Stabat en écrivant la musique d'un ballet. Qu'importent alors, en effet, les choses que l'on dit? Ce que l'on considère uniquement, c'est la manière dont on les dit. La forme est tout, et le fond n'est rien, si ce n'est le prétexte ou l'occasion de la forme. Et comme cette recherche, comme cette curiosité, comme cette passion de la forme ne laisse pas de conduire à des effets nouveaux ; comme les qualités que l'on perd sont ou semblent être remplacées par d'autres ; comme l'exécution devient plus magistrale ou plus séduisante, on ne voit pas d'abord cela mène. Gela, Mesdames et Messieurs, mène tout droit au dilettantisme ; et le dilettantisme, c'est la fin, et à la fois, de tout art et de toute morale.

Oh ! sans doute, je vous entends bien, je parle ici comme un barbare, pour ne pas dire comme un énergumène, à tout le moins comme un icono- claste ; et, en général, c'est autre chose que vous voyez dans le dilettantisme. Le dilettantisme, je le sais, pour la plupart de ceux qui le professent

84 DISCOURS DE COMBAT

et qui s'en vantent, pour la plupart de ceux qui lui sont indulgents, c'est l'indépendance de l'esprit, la liberté, la diversité, la supériorité du goût ; c'est « l'absence de préjugés » ; c'est la faculté de tout comprendre ; mais, Messieurs, si c'était aussi la faculté de tout excuser? Car, enfin, nous qui croyons à quelque chose, et qui avons, comme on dit, des « principes », vous savez que cela veut dire aujourd'hui que nous sommes bornés de tous les côtés, est-ce que l'on s'imagine que quand nous adoptons, quand nous soutenons une opinion, nous n'avons pas vu les raisons de l'opinion con- traire, ou les difficultés de celle que nous adop- tons? Hélas! il n'y a pas de critique ou d'histo- rien digne de ce nom qui n'argumente contre ses goûts, qui ne combatte ses propres plaisirs, qui ne se raidisse contre ses entraînements. Mais c'est justement le dilettantisme qui n'est qu'une incapacité de prendre un parti ; un affaiblissement de la volonté, quand il n'est pas un obscurcissement du sens moral ; et, dans la supposition la plus favorable, une tendance éminemment immo- rale à faire de la beauté des choses la mesure de leur valeur absolue.

Lorsque l'art en arrive là; et il y arrive nécessairement toutes les fois qu'il ne cherche sa fin qu'en lui-même, ou dans ce qu'or appelle emphatiquement la réalisation de la beauté pure ;

t'ART ET LA MORALE 85

je le répète encore une fois, ce n'est pas l'art seulement qui est perdu, c'est aussi la morale, ou, si vous voulez quelque chose de plus précis, c'est la société qui s'est fait de l'art une idole. Nous en avons un mémorable exemple dans l'Italie du XV" et du xvi" siècles, l'une des sociétés assurément les plus corrompues qu'il y ait jamais eues dans l'histoire, de l'aveu môme de tous les historiens, l'Italie de tous ces tyranneaux, auxquels il semble que nous ayons tout pardonné, parce qu'ils ont fait peindre à fresque, sur les murs et aux pla- fonds de leurs palais, des mythologies triom- phales, ou parce que les poignards qu'ils enfon- çaient dans le sein de leurs victimes étaient merveilleusement ciselés par quelque Benvenuto Cellini^ Et la cause de cette corruption, savez- vous. Messieurs, elle est? Précisément dans cette idolâtrie de l'art ou, si vous l'aimez mieux, dans la subordination, à l'art et à ses exigences, de toutes les parties de la vie publique et privée.

Les Italiens de la Renaissance, a dit un excellent critique, dominés qu'ils étaient par la superstition de la forme, se sont arrêtés en littérature à la rhéto- rique, et c'est pourquoi nous ne saurions trop sévère- ment juger leurs dissertations et leurs critiques,

i. Voyez encore, sur ce point, de Sanctis, loc. cit., et J. But- ckbardt : la Civiliaalion de la Renaissance en Italie.

86 DISCOURS DE COMBAT

l'on ne peut voir, en vérité, que de pures manifesta- tions d'épicurisme intellectuel. Il n'en est pas moins vrai que le seul moyen qu'il y ait de rendre pleine justice à l'élégante frivolité de cette époque, c'est de la regarder comme l'époque de la diffusion du sentiment de l'art dans une nation dont tous les enthousiasmes un peu sérieux ont été uniquement esthétiques...

Le langage des Italiens de la Renaissance, leur idéal social, leurs habitudes, leur conception de la morale et de l'homme, tout est chez eux conditionné et déterminé par le concept de l'art. Epoque de fêtes et de cérémonies splendides le mobilier des appartements, l'armure des soldats, le vêtement du citoyen, les pompes guerrières, les spectacles publics, tout est invariable- ment et comme nécessairement beau ! Les objets les plus familiers, destinés aux plus humbles usages de la vie domestique, les écuelles et les assiettes, un battant de porte, une cheminée, une couverture de lit, un pan- neau d'armoire, tout alors porte la marque du génie artistique de milliers d'artistes inconnus... et de même qu'on peut dire que notre vie contemporaine est domi- née tout entière par la science, ainsi peut-on dire que dans l'Italie de la Renaissance l'art a vraiment exercé la même souveraine autorité * .

Notez, Mesdames et Messieurs, ce dernier rap- prochement ; nous y reviendrons tout à l'heure. Pénétrée du sentiment du « beau », l'Italie l'a été jusqu'à trouver de la beauté dans le crime 1 Elle

1. Joha Addingtou Symonds : Renaisiance in Jtaly, t. III, Thé Fine Art*.

LART ET MORALE 87

a reconnu dans un crime biou fait, hardiment conçu, habilement exécuté, audacieusement avoué, des mérites analogues à ceux qu'elle applaudissait dans ses œuvres d'art*. Gomment cela? Vous le voyez peut-être. C'est en distinguant et en divisant l'indivisible, en séparant l'inséparable, en disso- ciant la forme d'avec le fond, c'est en transportant dans l'exécution tout le mérite de l'art. Aussi long- temps que cette tendance a trouvé son contrepoids dans la sincérité du sentiment religieux, du senti- ment moral, du sentiment social ou politique, elle a produit, elle a légué au monde les chefs-d'œuvre que vous savez, depuis la Divine Comédie de

1. On a fait plus d'une fois observer à cet égard l'étrange déviation de sens qu'avait subie, dans la langue de l'Italie de la Renaissance, le mot de VirtU, qui non seulement n'y désigne rien d'analogue à ce que nous appelons, nous autres barbares, du nom de Vertu, mais qui n'a même plus le sens du latin Virtus. Les dictionnaires italiens de nos jours l'ont ramené à son sens moral, et ils le définissent: « habitude d'agir conformément à la loi naturelle, civile et divine » ; mais passe-t-on du mot de Virlù à' celui de Virtuosamente, on trouve l'explication : « Gon gran maestria, con eccellenza d'arte », et Virtuoso se définit encore « Dotato di possanza naturale ». C'est ce que VirtU veut dire au temps de Machiavel et de César Borgia. Il est à peu près syno- nyme de ce que nous entendons aujourd'hui par Virtuosité, et comme il y a des virtuoses de l'art de peindre ou d'écrire, il y en a pareillement de l'art de faire fortune, quibuscumqxie viis, aux- quels d'ailleurs, et c'est ici le grand point, on ne demande pas seulement de réussir, mais de réussir d'une certaine manière, par de certains moyens, par des moyens qui frappeni les imagi- nations, et qui témoignent en leur genre d'une puissance ou maestria, dune eccellenza, d'arte, d'une possanza naturale, qu« l'on tiont pour équivaiautes 4 celles d'un ViAci. d'uu Pauta ou d'im Machiavel.

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Dante jusqu'à la décoration de la Sixtme. Mais à mesure que la tendance a pu se développer libre- ment, à mesure aussi a-t-on vu commencer la décadence de l'art, et la décadence de la moralité suivre celle de l'art. C'est une première preuve, à mon avis, une preuve par les faits, une preuve par l'histoire, que toute forme d'art renferme un principe d'immoralité; et c'en est donc une aussi qu'à l'obligation il est de ne pouvoir s'adresser à l'esprit que par l'intermédiaire du plaisir des sens il faut que l'art oppose une sage défiance, dont le premier article sera de ne jamais chercher son objet en lui-même.

C'est à quoi, vous le savez, on a quelquefois essayé de répondre en lui donnant pour fin l'imi- tation de la nature ; et, à cet égard, je commence par déclarer que deux choses sont également cer- taines : l'une, que l'on ne se guérit, en effet, du dilettantisme ou de la virtuosité qu'en retournant à l'imitation de la nature; et l'autre que, si l'imi- tation de la nature n'est peut-être pas la fin de l'art, elle en est du moins le principe. « Toutes les règles, disait un grand peintre, n'ont été faites que pour nous aider à nous placer en face de la nature, et ainsi nous apprendre à la mieux voir» ; et un grand poète avait dit avant lui qu* « on ne saurait sortir de la nature que par des moyens qui sont eux-mêmes de la nature ». Mais quelle est

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cette isature qu'il s'agit d'imiter? Gomment, dans quelle mesure, devons-nous l'imiter? Si nous sen- tons en nous quelque tentation de la corriger, ou, comme on dit, de la perfectionner, devons-nous y céder? et comment enfin la morale ou la mora- lité s'accommodent-elles, je veux dire toujours, comment, en fait et dans l'histoire, se sont-elles accommodées de cette recommandation et de ce principe?

Messieurs, je n'examinerai point à ce propos si la nature est toujours belle, ou si seulement elle l'est jamais*? La question nous entraînerait trop loin. A la vérité, je dirais volontiers, pour ma part, que, si les couleurs ne sont pas dans les objets, mais dans notre œil (et on le démontre), à plus forte raison la démonstration vaudra-t-elle pour cette qualité relative et changeante entre

1. N'est-il pas étrange, là-dessus, que, dans un siècle la vérité scientifique et la vérité morale elle-môme sont réputées subjectives, on continue cependant de parler de la Beauté comme si tout ce que nous nommons des noms de Laideur ou de Beauté n'était pas manifestement plus subjectif encore ? Car il est bien certain que, pour des nègres et des Chinois, deux et deux font quatre, et, pour eux comme pour nous, tous les points de la circonférence du cercle sont également éloignés de leur centre, mais il n'est pas moins évident que l'idée qu'ils se font de la beauté dans la nature dillère singulièrement de la nôtre. Qui donc a dit que « comme il fait la vérité de ce qu'il croit, \ ainsi l'homme faisait la beauté de ce qu'il aime » ? et la première \ partie de l'aphorisme est discutable, mais non pas du tout la ' seconde. ^

Voyez à ce sujet d'intéressantes considérations dans le livre de M. Balfour, déjà cité, sur les Botes de la Croyance.

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toutes qu'on appelle la « Beauté ». Platon a dit, ou plutôt on lui a fait dire, que « le beau était la splendeur du vrai » ; et j'aime certes Platon, mais ce n'en est pas moins un bel exemple de ces âneries immortelles que nous nous transmettons pieusement de génération en génération ^ Si nous prenons en elîet la peine de vouloir bien nous entendre nous-mêmes, il n'y a aucune « beauté » dans un théorème de géométrie, non plus que dans une loi chimique, ou du moins la vérité n'y brille que d'un éclat doux, modeste et timide. La vérité n'est belle, au sens humain du mot, que dans ces lois très générales qui sont à proprement parler des hypothèses plutôt que des lois, et dont je n'ai garde de médire, parce qu'il se pourrait que la recherche en fût l'objet même, l'objet le plus

1. Voici encore une amusante contradiction < dont il faut s'empresser de rire, comme disait l'autre, de peur d'être oblit;>{ d'en pleurer ». Je ne suis point assez Grec, j'aime mieux Tavouei humblement, pour oser disputer à Platon les mérites qu'on lui reconnaît, et qui me semblent avoir quelques rapports avec ceux de Renan, le Renan de la Prière sur l'Acropole et des meil leures pages de ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse. Mais quand on se rappelle que les hommes de la Renaissance ne se sont émancipés de l'autorité d'Aristote que pour se soumettre a celle de Platon, voilà qui fait songer! et ce sont d'assez tristes ^ songeries ! Car enfin Aristote raisonnait au moins Comme un homme et pensait comme un savant, mais Platon pense comme un enfant et raisonne comme un sophiste. Cependant approfon- dissez, creusez et recreusez toutes nos « esthétiques », depuis tantôt quatre ou cinq cents ans, jusques et y compris celle de John Ruskin, que j'admire d'ailleurs, c'est de lui qu'elles pro- cèdent, et nous sommes toujours les très humbles disciples de \ ses divagations sur « le beau idéal ».

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dlevé de la science. On montrerait aisément, en revanche, qu'il y a eu de fort belles erreurs... Mais, je le répète, et sans vouloir examiner la question, toujours est-il que , tout comme la beauté, la laidfur est dans la nature; et vous con- naissez, nous connaissons tous des artistes qui n'y ont, vu qu'elle. Les romantiques ont même fait de la représentation de la laideur un article essentiel de leur esthétique ; et ce n'est pas sans doute en ce point que le naturalisme contemporain les a désavoués ^

Ce qui est encore plus certain, et ce qui nous importe surtout aujourd'hui, c'est que, belle ou laide, la nature n'est pas « bonne » ; et à peine sans doute ai-je besoin d'appuyer sur ce point, depuis que les Schopenhauer, les Darwin, les Vigny, l'ont si solidement établi... Ne compliquons pas inutilement les choses, et ne nous embarrassons

1. Quelques journalistes se sont emparés de cette phrase et de quelques autres sur le naturalisme et Vimitation de la nature pour me reprocher ce qu'ils appellent mon acharnement contre M. Zola, beur répondrai-je à ce propos que, si je m'acharne contre M. Zola, c'est que M. Zola s'acharne lui-même à écrire de mauvais romans, et que c'est son droit d'en écrire, mais c'est le mien aussi de les trouver mauvais? Mais ce que j'aime mieux dire, ccst que M. Zola n'est pas à lui tout seul tout le natura- lisme, et qu'on ne l'a pas attendu pour se proposer en art d'imiter la nature. Je ne songeais donc pas le moins du monde à Paris ni à Rome en prononçant cette conférence; et, pour être tout à fait sincère, comment i'aurais-je pu, si l'œuvre de M. Zola, que je ne considère point comme « immorale », mais plutôt comme grossière, n'a rien h mes yeux de commun avec l'art r

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pas ici de considérations métaphysiques. Si le pre- mier bien d'un être consiste à « persévérer dans son être », la nature, vous le savez assez, nous a tous comme entourés d'embûches, et nous ne pou- vons faire un mouvement sans risquer d'y "périr. La vie se passe à essayer de vivre, et nous ne croyons pas plus tôt y avoir réussi que nous mou- rons. Nous console-t-elle au moins de vivre, et pouvons-nous, avec le poète, nous écrier:

Mais la nature est qui t'invite et qui t'aime, Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours ?

,' Mais plutôt, son « sein » est celui d'une marâtre; et son indifférence pour nous n'a d'égale que son insouciance de tout ce que nous appelons des noms de bien ou de mal.

Ou me dit une mère et je suis une tombe,

Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,

Mon printemps ne sent pas vos adorations.

Allons plus loin, Messieurs, la nature est immo- rale, foncièrement immorale, j'oserai dire immo- rale à ce point que toute morale n'est, en un sens, et surtout à son origine, dans son premier prin- I cipe, qu'une réaction contre les leçons ou les con- \ seils que la nature nous donnée Vitiiim hominisy

1. C'est ce que j'ai tâché de montrer en plusieurs occasioas,

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natura pecoris^ a dit, je crois, saint Augustin : il n'est pas de vice dont la nature ne nous donne l'exemple, ni de vertu dont elle ne nous dissuade. C'est ici l'empire de la force brutale et de l'instinct déchaînés; ni modération, ni pudeur, ni pitié, ni miséricorde, ni charité, ni justice ; toutes les espèces armées les unes contre les autres, in mutua funera ; toutes les passions soulevées, tous les individus prêts à tout contre tous, voilà le spectacle que la natuj?e nous offre; et, si nous voulons l'imiter, qui ne voit et qui ne comprend que c'en est fait de l'humanité? Nous « plonger dans la nature » ! mais. Messieurs, si nous n'y prenions garde, ce serait nous replonger dans l'animalité ; et c'est ce que de nos jours n'ont pas compris certains natu- ralistes, qu'en nous invitant à ne prendre en tout que la « nature » pour guide, c'était le cours môme de l'histoire et de la civilisation qu'ils nous invi- taient à remonter. Nous ne sommes devenus hommes, et nous ne pouvons le devenir tous les jours davantage qu'en nous dégageant de la nature, et en essayant de nous constituer au milieu d'elle « comme un empire dans un empire ».

et notamment dans une brochure sur la Moralité de la doc- trine évolutive, et si j'y reviens, si j'y insiste enore, c'est qu'il n'y a pas d'erreur plus dangereuse, on est à peu près una- nime à le reconnaître aujourd'hui, que celle qui fonde la morale et l'espoir du progrès sur le développement des instincts naturels de l'homme.

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Ajouterai-je, après cela, qu'elle n'est pas même toujours « vraie »? C'est ce que je devrais faire, Messieurs, si je ne tenais à me renfermer étroi- tement dans les bornes de mon sujet. La nature a ses défaillances; elle a ses exceptions; elle' a ses monstruosités. Si nous voulons attacher aux mots des sens précis, qui nous permettent de nous entendre, il n'est pas « naturel » d'être borgne ou d'être bossu; et c'est ce que tant d'artistes oublient si aisément. Ils oublient également que

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable ;

nous en voyons tous les jours des exemples. Il arrive tous les jours que ce soit la réalité qui semble une fiction, et, au contraire, la fiction qu'on prendrait pour une réalité. C'est même un lieu commun parmi les romanciers que de dire qu'ils n'inventent rien que la réalité ne le dépasse... Mais toutes ces considérations sont de l'ordre pure- ment esthétique, et je ne m'intéresse aujourd'hui qu'aux rapports de la morale et de l'art.

Or, vous le voyez, ils sont de telle sorte que, comme nous avons vu tout à l'heure l'immoralité s'engendrer de la séduction môme de la forme, de même il est toujours à craindre qu'elle ne résulte également d'une trop grande fidélité de l'imitation. Les exemples en seraient innombrables dans l'his-

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toire de la peinture, et surtout dans celle de la littérature I Mais, comme je me donnerais à moi- même trop d'avantage, si j'invoquais ici le souvenir des Contes de La Fontaine, ou de ses Fables^ y c'est

1. Il est étonnant qne l'on doive encore aujourd'hui « démon- trer » l'immoralité profonde des Contes de La Fontaine ; et cepen- dant il le faut bien, puisque nous connaissons de fort honnêtes gens qui, pour un peu, n'hésiteraient pas à en recommander la lecture aux jeunes filles. Évidemment, ce qui dérobe ou ce qui masque aux yeux de ces honnêtes gens l'immoralité de la Fian- cée du roi de Garbe ou de Mazet de Lamporecchio, c'est l'art de l'écrivain, sans doute, mais surtout c'est ce qu'ils trouvent de « naturel », je veux dire de « conforme à la nature » dans ces histoires licencieuses. Ils y trouvent une excitation légère à la débauche, et qu'est-ce après tout que la débauche? Un d'entre eux, et non le moins grand, ni même le moins honnête, au sens vulgaire du mot, Denis Diderot, nous l'a dit dans son Supplément au voyage de Uougainville Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion, dit Orou à l'aumônier, mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel la natufe nous invite tous, de donner l'existence à un de tes semblables... et d'eniichir une nation en l'accroissant d'un sujet de plus. » Et il continue : « Rien te paraît-il plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaî- nant pour jamais l'un à l'autre; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un seul individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d'une roche qui tombe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s'ébranle On a reconnu dans ces dernières lignes la strophe célèbre de Musset ;

Oui, les premiers baisers, oui, les premiers serments Que deux êtres mortels échangèrent sur terre... etc.

Mais sans doute, on voit aussi quel est le sophisme, et que, s'il consiste à proclamer légitimes, comme telles, toutes les sugges- tions de i'inslinct, c'est bien lui qui fait l'immoralité des Cunles de Jean de La Fontaine. Celle qui caractéfise les Fables dans

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à l'auteur à' Andromaque et de Bajazet que je demanderai de m'offrir celui de son repentir. Lorsque, en effet, ce grand homme, dans la maturité de l'âge et du génie, n'ayant pas môme encore atteint la quarantaine, c'est-à-dire l'âge auquel Molière avait à peine commencé d'écrire^, abandonna la scène, quels sentiments pensez- vous qui lui dictèrent sa conduite? Il eut peur de lui-même. Messieurs, peur de la vérité des pein- tures qu'il avait tracées ; de la fidélité redoutable avec laquelle il avait rendu ce que les passions ont de plus naturel ; de la justification qu'il avait trouvée de leurs excès dans leur conformité à l'instinct; et c'est pourquoi, depuis ce moment, sa vie ne fut plus qu'une longue expiation des erreurs de son génie. Regrettons-le, si nous le voulons! mais n'ayons pas l'esprit assez étroit pour nous en étonner, ni surtout pour en blâmer le poète ; et songeons qu'en ce moment même, depuis déjà plusieurs années, c'est l'exemple aussi que nous

leur ensemble est un peu de la même nature, si les acte» répréhensibles y sont présentés comme n'ayant de sanction que leurs conséquences. Les Fables enseignent de plus une résigna- tion à l'injustice, et une soumission à la force, qui sont la leçon même du plus bas utilitarisme.

La rsdson du plus fort est toujours la meilleure.

Qu'y a-t-il de plus < naturel » en effet?

1. Racine, en 1639, renonce au théâtre en 1677; Molière, en 1622, donne ses Précieuses Ridicules en 1659.

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donne celui qui fut à son heure rillustre romancier de la Guerre et la Paix et à' Anna Karénine^. Vous en trouverez la preuve dans l'ouvrage dont les premiers chapitres viennent de paraître à la fois en russe et en anglais ; et qu'à la vérité je ne puis pas juger encore, puisqu'il est inachevé, mais oii je sais qu'il soutient le même combat que je livre aujourd'hui ; et, si cet effort n'a rien que d'or- dinaire dans un critique ou dans un historien des idées, tant pis pour ceux qui ne comprendraient pas ce qu'il a d'héroïque dans un romancier !

Je suppose, Messieurs, qu'il n'aura pas [manqué, dans cet ouvrage, de mettre en pleine lumière une dernière cause de cette immoralité que l'on peut regarder comme inhérente au principe même de l'art. Je veux parler d'une condition qui semble s'imposer à l'artiste, et qui consiste, pour assurer son originalité, non pas précisément à se retran- cher de la société des autres hommes et à s'enfer- mer dans sa « tour d'ivoire », mais à s'excepter cependant du troupeau. « Si l'on écoutait toujours la critique, a dit excellemment La Bruyère, il n'y a pas d'ouvrage qui n'y fondît tout entier » ; et il avait raison. Peintre ou poète, sculpteur ou musi- cien, si l'originalité de l'artiste est d'éprouver, à

1. C'est ce que l'on peut induire non seulement de l'indilTô rence, mais de i'irrilalion môme avec laquelle, au témoignage de tous ses inUrviewers. Tolstoï varie de ses romans.

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roccasion des mêmes choses, d'autres sensations que les autres hommes, il semble qu'une de ses préoccupations doive être de ne pas les laisser en quelque sorte se « banaliser » ; et, conséquem- ment, il semble que ce soit un droit qu'on ne lui puisse disputer. Mais à quels dangers, en tout temps, et surtout dans un temps comme le nôtre, l'application n'en conduit-elle pas?

L'humanité se partage alors en deux sortes d'hommes : les « artistes », qui font de l'art; et les « Philistins », les « bourgeois », les « épi- ciers », qui n'en font pas, ou qui ne l'entendent pas comme les « artistes », ou qui n'aiment pas le même art qu'eux. Rappelez-vous à cet égard Flaubert, dans sa Correspondance y ou les Concourt dans leur Journal^. On l'a dit, et je m'empresse

1. Ce n'est pas qu'on ne les eût avertis du danger de la < théorie, et, à cet égard, on ne saurait rien consulter de plus instructif que la Correspondance de Flaubert avec George Sand.

« Je vous ai entendu dire : « Je n'écris que pour dix ou douze » personnes », écrivailGeorge Sand (octobre 1866). On dit, en causant, bien des choses qui sont le résultat de l'impression du moment ; mais vous n'étiez pas seul à le dire : c'était l'opinion du Lundi (les lundis de chez Magny) ou la théorie de ce jour-là. J'ai protesté intérieurement. Les douze personnes p-our lesquelles on écrit et qui vous apprécient vous valent ou vous surpassent; vous n'avez jamais eu besoin, vous, pour être vous, de lire les onze autres. Donc, on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui % besoin d'être initié ; quand on n'est pas compris, on se résigne et on se recommence ; quand on l'est, on se réjouit et on continue. La est tout le secret de nos travaux persévé- rants et de notre amour de l'art. Qu'est-ce que c'est que l'art sans les cœurs et les esprits on le verse ? Un soleil qui ne projet- terait pat de rayons et ne donnerait la vie à rien. »

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d'y souscrire : « Quel amour, quelle passion, quelle religiotl de leur art! » Et, en vérité, cela est admirable ! Mais aussi quelle ignorance, quelle insouciance de tout ce qui n'est pas l'art, et leur

Flaubert lui répondait : « J'éprouve une répulsion invincible à mettre sur le papier quelque chose de mon cœur : je trouve même qu'un romancier n'a pas le droit d'exprimer son opinion sur quoi que ce soit » ; et, dans une autre lettre, un peu plus tard : « Le, philosophie sera toujours le partage des aristo- crates. Vous avez beau engraisser le bétail humain, lui donner de la litière jusqu'au ventre et même dOrer son écurie, il restera brute, quoi qu'on dise. Tout le progrès qu'on peut espérer, c'est de rendre la brute un peu moins méchante. Mais quant à hausser les idées de la masse... j'en doute, j'en doute. »

Et George Sand à son tour : « II ne dépend pas de moi de croire que le progrès est un rêve. Sans cet espoir, personne n'est bon à rien. Les mandarins n'otit pas besoiu de savoir, et l'instruction même de quelques-uns n'a plus de raison d'être sans un espoir d'influence sur les masses ; les philosophes n'ont qu'à se taire ; et ces grands esprits auxquels le besoin de ton âme se rattache n'ont que faire d'exister et manifester ».

Le résumé de la discussion se trouve dans une dernière lettre, adressée de Nohant, en 1812, à un poète languedocien, du nom d'Alexandre Saint-Jean. {Correspondance de George Sdnd, t. VI, p. 204, 205.)

«11 y a deux écoles, je dirais volontiers deux religions dails l'art. La première dédaigne la médiocrité, le nombre, le public... L'autre école dit qu'il faut être compris de tous, parce que, dès que l'on se met en rapport avec la foule, il faut se mettre eft couununication avec les cœurs et les consciences. Ne veut-on être compris que de soi ? Qu'on chante tout seul au fond des bois... Le talent impose des devoirs c'est elle, George Sand qui souligne, l'art pour l'art est un vain mot. L'art pour le vrai, pour le bon, pour le beau, voilà la religion que je cherche. »

Je ne trouve à reprendre que cette éternelle équivalence du bon, du vrai, et du beau, lesquels peuvent bien avoir ensemble quelques rapports, et peut-être même qui se rejoindraient si nous pouvions en poursuivre assez loin la recherche, mais qui, dans la réalité de l'histoire, ne nous apparaissent que couime •éparés l'un do l'autre par do profonds iulervallei, d'irréductibles oppoHtiona et de véritables contradictions.

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art à eux; quel mépris de leurs contemporains, des « sieurs Dumas, Augier, Feuillet », de tous les romans qui ne sont pas Madame Bovary^ de toutes les comédies qui ne sont pas Henriette Maréchal! Evidemment nous ne sommes tous, à leurs yeux, nous autres qui croyons qu'il pour- . rait y avoir dans la vie quelque autre chose que l'art, nous ne sommes tous que de «simples Bouvard, ou d'affreux Pécuchet. Nous sommes la foule, et la foule est toujours méprisable.

Je crois que la foule, le troupeau, toujours sera haïs- sable. Tant qu'on ne s'inclinera pas devant les manda- rins, tant que l'Académie des Sciences ne sera pas le remplaçant du Pape, la société jusque dans ses racine» ne sera quun ramassis de blagues écœurantes ' ,

Je ne m'arrête pas à l'étrangeté de la phrase, qui serait digne d'être piquée au mur des bureaux de rédaction, mais vous voyez le sentiment! Je ne réponds même pas que, si ce sont finalement les œuvres qui jugent les doctrines, on peut conce-

1. Cette phrase, à elle toute seule, nous explique en passant deux choses : la première, qui est ce que devait coûter le « tra- vail du style » à l'homme dont la pensée se traduisait d'elle- même en des métaphores de cette incohérence ; et la seconde que, si sa Correspondance, pour être écrite à peu près continû- ment de ce style, n'en est cependant ni moins intéressante ni moins vivante, ni peut-être moins « littéraire », des métaphores qui se suivent, ne sont donc pas, comme il le croyait, le grand critérium de l'art d'écrire.

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voir un emploi plus utile de sa vie que d'écrire des Paradis artificiels^ des Tentations de saint An- toine^ la Faustin et la Fille Élisa. Mais je vous demande, Messieurs, si la conséquence de la doc- trine n'est pas de faire consister l'art en ce qu'il a de plus inhumain et de plus étranger à nos occu- pations, à nos soucis, à nos inquiétudes !

Non pas sans doute que l'on repousse pour cela les louanges ni l'admiration. « L'argent sent toujours bon », disait cet empereur; et nos « artistes » estiment que, de quelque côté qu'elle vienne, l'admiration est toujours bonne à prendre et à garder, si l'on le peut. Seulement, au milieu de ce concert d'éloges, si quelque malentendu s'élève un jour entre l'artiste et le public, son public! c'est toujours le public qui se trompe; et, rendons cette justice à nos artistes, ils croient qu'il y va de leur honneur d'aggraver le malen- tendu. Ah! on nous reproche la dureté de notre manière. Eh bien, nous serons plus durs encore, et nous érigerons notre impassibilité môme en principe de l'art. Ah ! on nous demande, on réclame de nous de l'éraotion et de la pitié ! Eh bien, nous nous retrancherons dans notre indifférence et notre froideur! Que nous importent à nous les misères de l'humanité! « Le troupeau est toujours haïs- sable. » Nous sommes les mandarins devant lesquels il faut que l'on s'incline! A d'autres les

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préoccupations de justice et de charité ! Nous, noua faisons de l'art, c'est-à-dire nous broyons des couleurs et nous cadençons des phrases ! Nous notons des sensations et nous nous en procu- rons d'artificielles pour les noter! Nous faisons de r « écriture artiste », et si l'on ne nous admire pas, c'est tant pis pour nos contemporains! mais c'est tant mieux pour nous, car qui ne nous comprend pas se juge lui-même, et l'incompréhensibilité de nos inventions nous est justement une preuve de notre supériorité.

C'est ainsi qu'on s'enfonce dans une orgueilleuse satisfaction de soi-même, et cela importerait peu, s'il ne s'agissait que de l'accaparement de l'atten- tion par une coterie! Mais ce que je hais de ces paradoxes, et sans compter qu'ils ne vont à rien de moins qu'à couper l'art de ses communications avec la vie, c'est ce qu'ils ont d'éminemment et d'insolemment aristocratique. Un peu d'indul- gence, ô grands artistes, et permettez-nous d'être hommes! Oui, permettez-nous de croire qu'il y a quelque chose d'aussi important, ou de plus important au monde, que de broyer des couleurs ou que de cadencer des phrases! Ne vous figurez pas que nous soyons faits pour vous, et que depuis six mille ans l'humanité n'ait travaill<5, n'ait peiné, n'ait souffert que pour établir votre mandarinat. 11 y a bien des choses dont nous

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nous passerions plus malaisément que de vous ! et vous-mêmes, après tout, comment, de quoi, pour- quoi, dans quelles conditions vivriez-vous, si le travail incessant de ces Bouvard que vous méprisez, et de ces Pécuchet pour lesquels vous n'avez pas d'ironies assez cruelles, ne vous assurait la sécurité de vos loisirs, la paix de vos méditations, un public pour vous admirer, et j'oserai enfin le dire, votre pain quotidien^?

1. Puisque, dans ces notes, je ramasse en quelque manière tout ce que le spectacle des choses contemporaines me suggère à l'appui de ma thèse, c'est ici le moment de dire quelque chose de Nietzsche, le philosophe à la mode, avec sa théorie du Sur- homme ou du Superhomme.

Elle est, en effet, le terme devait aboutir l'excès d'individua lisme dont ce siècle aura souffert plus que d'aucun de ses autres maux, et qui, après avoir corrompu la littérature et l'art, est en train de desorganiser la société même. On peut dire qu'en for- mulant sa doctrine avec l'assurance tranquille d'un métaphysicien allemand, les Allemands excellent à faire, comme on sait, la théorie générale de leurs qualités ou de leurs défauts individuels, Nietzsche n'a fait qu'exprimer tout haut ce que nos Flaubert et nos Renan ont pensé tout bas. Ilumantan paucis vivit qenus l L'apparition d'un « Superhomme » est la naturelle compensation des misères de l'humanité, et la Tentation de saint Antoine ou la Prière sur V Acropole ne sauraient être trop payées de tout ce qu'il a fallu de sacrifices pour en former les auteurs. « L'idéal aristocratique cher Nietzsche, disait tout récemment à ce propos M. Henri Lichtenberger, apparaît dans la Correspon- dance de Flaubert, et surtout dans les Dialogues philosophiques de Renan. »

Je n'ai sans doute pas besoin de démontrer ce que cet « idéal aristocratique » a d'immoral en soi; mais si, par hasard, on ne le voyait pas d'abord, il me suffirai^ pour le mettre en lumière d'en signifier une seule conséquence.

« Nietî»ohe, dit encore M. Ilenri Lichtenberger, avait pro- clamé très expressément que sa doctrine ne s'adresse qu'à un petit nombre d'élus, et que la foule des médiocres doit vivre

104 DISCOURS DE COMBAT

III

tend maintenant ce discours, Mesdames et Messieurs, et quelles conclusions est-ce que j'en veux tirer ? Que l'art, comme on l'a dit de l'amour,

dans l'obéissance et la foi. » C'est presque textuellement la phrase de Renan sur « le peu de personnes qui ont le droit de ne pas croire au christianisme » ; et voilà qui va bien. Mais son commenta! eur a grand tort d'ajouter : « En bonne justice, on ne peut donc condamner ses théories sous prétexte que des impuis- sants gonflés de vanité lui empruntent quelques-uns de ses préceptes. » Car, qui sont les « impuissants »? à quels signes les reconnaît-on ? et si ce ne peut être évidemment qu'à leurs œuvres, encore faut-il qu'on \-euv ait laissé la liberté de se pro- duire. Ce qui fait l'immoralité de la doctrine, c'est que chacun de nous a le droit de se considérer comme un « Superhomme », et pourquoi non ? et quand le monde entier lui crierait qu'il n'en est pas un, il en serait quitte pour en appeler à la postérité.

Or, et pour les raisons que nous avons essayé de donner, si cette illusion est naturelle à quelqu'un, on le voit, c'est à l'artiste, c'est au peintre, c'est au poète. Non seulement le poète ou l'ar- tiste ont le droit de ne pas sentir ou penser comme tout le monde, mais ils peuvent croire que c'est précisément l'originalité de leurs sensations ou de leurs idées qui les sacre poètes ou artistes. Flaubert se réjouissait de sentir autrement que le curé Bourni- sien ou le pharmacien Ilomais, et il y voyait la preuve de sa Super hu)nanilc, comme Renan dans les divisions qui l'avaient séparé de ses maîtres de Saint-Sulpice. Qu'est-ce à dire, sinon que leur art se confondait pour eux avec ce qu'ils étaient sou- vent seuls à aimer dans leur œuvre? et que, par conséquent, une croissante conscience de leur supériorité les enfonçait dans le mépris de leurs semblables ? Autre manière encore de ramener toujours la même conclusion. L'art ne commence qu'au point précis l'individu prend conscience de ce qui le distingue de ses semblables, et en se distinguant, ou en s'exceptant de leur foule, il est en danger d'oublier qu'il n'est une exception, une distinction, et une originalité que par rappori à cette foule même.

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est mêlé, de notre temps surtout, et un peu de tout temps, « à une foule de commerces il n'a non plus de part que le doge à ce qui se fait à Venise »? Sans doute, et quoique rien d'ailleurs n'empêche un négociant en peintures ou un indus- triel de lettres d'être de vrais «artistes». Cela s'est vu plus d'une fois dans l'histoire 1 L'atelier de plus d'un grand peintre, en Italie ou en Flandre, n'a été souvent qu'une fabrique de cartons ou de toiles ; et, de notre xvin' siècle entier, deux des rares œuvres qui survivent, Manon Lescaut et Gil Blas, ont été, comme on disait alors, faites pour le libraire. Non ! ce n'est pas l'amour du lucre qui est le pire ennemi de l'art ^

Je ne veux pas dire non plus. Mesdames et Mes- sieurs, que l'artiste ou l'écrivain se doivent tra- vestir en prédicateurs de morale! Il y a des ser- monnaires et des moralistes pour cela, dont c'est la destination ou le métier. Quelque admiration que j'aie donc pour Richardson, c'est ce qui m'empê- cherait de parler de Clarisse Harlowe avec l'en- thousiasme déclamatoire de Diderot, et, bien plus

1. Ce que j'en dis n'est pas an moins pour encourn,cjer ceux qui font de leur talent ce qu'on appelle « mntier et marchandise »; mais les faits sont les laits, cl il faut bien qu'on les constate. « Je suis saoul de gloire et alTamé d'arfjcnt >>, fait-on dire au vieux Gorueille ; et s'il l'a dit, il a eu tort, le propos lui ferait peu d'honneur; mais de courir après l'ar^'c^iit, ce n'est pas ce qui l'aurait empoché d'écrire un second Cid ou un nouveau Polyeucle, s'il l'avait pu d'adlleurs.

106 DISCOURS DE COMBAT

encore, d'oser mettre, dans l'histoire de l'art, sa Pa7néla ou son Grandison à la hauteur vous avez vu que Taine les avait placés i. Il faut tâcher de ne rion confondre !

Mais, comme je me suis efforcé de vous le faire voir, si toute forme d'art, en tant qu'elle est une volupté des sens; en tant qu'elle est une imitation et par conséquent une apologie de la nature ; en tant enfin qu'elle développe chez l'ar- tiste ce ferment d'égoïsme qui est une part de son individualité; si toute forme d'art, livrée ainsi à elle-même, court le risque inévitable de « démoraliser » ou de « déshumaniser » une âme, il faut donc poser en premier lieu que l'art n'a pas toutes les libertés. « Laissez cela, mon enfant, disait un jour Montesquieu à sa fille, qu'il avait surprise en train de lire les Lettres permnes, lais- sez cela : c'est un livre de ma jeunesse qui n'est pas fait pour la vôtre » ; et je vous ai dit qu'à mon avis ce n'est point pour se convertir que Racine abandonna le théâtre ; mais il crut devoir se con- vertir parce qu'il avait fait du théâtre, ou, pour mieux dire encore, parce qu'il était l'auteur de son théâtre, le père d'Hermione, de Roxane, et de Phèdr'». Le vieux Corneille, lui, n'a pas éprouvé le besoin de se convertir. Pourquoi cela,

1. Voyez, dans mon Evolution des Genres, le chapitre intitulé : la Critique de M. Taine.

L ART ET LA MORALE 107

Messieurs? oh 1 pour une raison bien simple, et assez évidente ! Parce que dans sa vieillesse, comme autrefois à l'aurore de sa gloire, il était convaincu que Rodrigue avait bien fait de venger l'honneur de Don Diègue; qu'Horace était excu- sable d'avoir fait rentrer dans la gorge de Camille les imprécations qu'elle vomissait contre Rome; que Polyeucte était louable, enfin, d'avoir ren- versé les idoles, et préféré la conversion de Pau- line à la tranquillité de leurs amours. Il ne s'est point converti, parce qu'il croyait n'avoir jamais excité que des passions généreuses et nobles, si d'ailleurs il lui était arrivé plus d'une fois d'en peindre de basses ou de sanguinaires. Et il ne s'est point converti, parce que, comme Taine vous le disait tout à l'heure, il était convaincu, lui, « dont la main avait crayonné l'àme du grand Pompée », de n'avoir travaillé qu'à l'exaltation du « vouloir » ; et, parmi toutes les facultés humaines,^ le « vouloir », le vrai vouloir, qui est la plus rare, est celle dont les hommes ont toujours fait le plus de cas : d'abord comme étant la plus rare; et puis comme étant la véritable ouvrière du^ progrès personnel et social.

C'est comme si nous disions, en second lieu, que, si l'objet de l'art n'estévid^mment pas d'émou- voir les passions ou de chatouiller les sens, il n'est pas non plus, il ne saurait Aire de se terminer

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108 DISCOURS DE COMBAT

et de se borner en quelque sorte à lui-même. Il y a plusieurs manières d'entendre la théorie de l'art pour Vart^ et sur ce point, comme en tout, il ne s'agit que de s'accorder, et, par malheur, la plu- pari du temps, c'est ce que l'on ne veut pas* Mais si la théorie de Vart pour l'art consiste à nv) voir dans l'art que l'art môme, je n'en connais pas de us fausse ; et j'ai lâché de vous dire pourquoi. L'art a son objet ou sa fin en dehors et au-delà de lui-même ; et si cet objet n'est pas précisément moral, jl est social, ce qui est d'ailleurs ici presque la même chose. Peintres ou poètes, il ne nous est pas permis d'oublier que nous sommes hommes, ni de retourner, contre la société des hommes, les moyens de propagande ou d'action que nous ne ^tenons que d'elle. Vous rappelez-vous à ce pro- pos, Messieurs, ou connaissez-vous cette page d'Alexandre Dumas? Je dis : « connaissez-vous »? parce que vous ne la trouverez pas dans toutes les éditions de son théâtre, mais dans celle seulement qu'on appelle Y Edition des Comédiens :

Ce qui aie plus grandi les poètes dramatiques, ce

1. 11 faudrait on effet se garder de croire que, comme l'a dit quelque part Dumas, dans la Préface de son Fils naturel, ce ne sont que « trois mots absolument vides de sens ». Romantiques ou naturalistes, les théoriciens de Vart pour Varl ont très bien su ce qu'ils voulaient dire; et il est permis, je crois même qu'il est bon, pour bien penser, de ne pas penseï comme eux; mais on ne peut pourtant se contenter, avec Dumas, de leur opposer une fin de non-recevoir.

L ART ET LA MORALE 109

qui a le plus ennobli le théâtre, ce sont les sujets qui, à première vue, paraissaient absolument incompatibles avec les habitudes de la scène et du public. Il n'y a donc pas à nous dire: « Vous vous arrêterez ici ou là. » Tout ce qui est l'homme et la femme nousx appartient non seulement dans les rapports de ces deux êtres entre eux par les sentiments et les passions, mais dans leurs rapports isolés ou d'ensemble avec toutes les espèces d'événement de mœurs, d'idées, de pouvoirs, de lois sociales, morales, politiques et religieuses qui produisent tour à tour leur .action sur eux^

Voilà qui pourrait être assurément mieux dit, et je crains parfois, Messieurs, qu'une ou deux pièces mises à part, l'imperfection de la forme n'entraîne rapidement dans l'oubli le théâtre d'Alexandre Dumas; mais vous entendez ce qu'il veut dire,, et je m'y range absolument. L'art a une fonc- tion sociale; et sa vraie moralité^ c'est la cons- cience avec laquelle il s'acquitte de cette fonction.

Vous me direz que cette formule est vague, et je le reconnais. Si elle n'était pas vague, si elle avait la précision d'une formule géométrique ou d'une ordonnance médicale, les ordonnances médicales sont-elles toujours si précises? il ne s'agirait plus entre nous ni d'art ni de critique ou d'histoire, mais de science. Laissons les savants

1. On sait que cette préoccupation n'avait pas toujours été celle do Dumas, et il semble bien que ce soit George Sand qui lu lui ait imposée. Voyez leur Correspondance.

no DISCOURS DE COMBAT

h. leurs laboratoires, et ne nous imaginons pas qu'on trouve le secret du génie ni la loi de la morale àu fond d'une cornue ! Si cependant nous voulons préciser davantage, nous le pouvons. Mais il faut pour cela, Mesdames et Messieurs, que vous me prêtiez encore un moment d'attention.

11 n'y a guère de doctrine plus répandue parmi nous, et dont on abuse plus imprudemment aujourd'hui, que la doctrine bien connue de la relativité de la connaissance. Mais que signifie- t-elle exactement ? C'est ce que paraissent ignorer beaucoup de gens qui ne l'en professent pas moins ; et voyez cependant combien elle peut revêtir de sens.

Dire que tout est relatif, cela peut signifier que rien n'est faux et que rien n'est vrai, mais tout est possible ; tout est donc vraisemblable ; et chacun de nous devenant ainsi « la mesure de toutes choses », comme l'enseignait l'antique sophis- tique, toutes les opinions se valent, et il n'y a que la manière de les exprimer qui diffère. Je ne m'ar- rête pas, Messieurs, à cette interprétation ^

1. Je ne m'y arrête pas, parce que, trop évidemment, l'inter- prétation est abusive. En quelque matière, sur quelque sujet que ce soit, il n'est pas vrai « que toutes les opinions se valent »; et si l'on dit qu'à tout le moins ne valent-elles que ce que valent eux-mêmes ceux qui les expriment, encore faut''l se mettre d'accord. On veut dire, en etiet, p;ir là, précisément tout le con- traire de ce qu'insinuent les sceptiques, et on entend que l'opi- nion d'un diplomate ne « vaut paa )», en chimie, celle d'ua chimiste ou même d'un physicien.

l'art et la morale m

Mais, en second lieu, dire que « tout est rela- tif », cela peut vouloir dire que tout dépend, non plus pour chacun de nous en particulier, mais pour l'homme en général, pour l'espèce, - de la constitution de ses organes ; et que, si nous avions le crâne fait d'autre sorte, ou six sens par exemple aii lieu de cinq, ou trois yeux au lieu de deux, l'univers nous apparaîtrait sous un aspect tout différent de celui que nous lui connaissons. Les corps se révéleraient à nous par d'autres qualités ; nous percevrions en eux ce que nous n'y perce- vons pas, des formes inconnues et des couleurs innomées... C'est bien possible, et je le crois volontiers! Mais je n'en sais rien, ni moi, ni per- sonne, et au reste cela est bien indifférent. Si, dans une autre planète, les corps, au lieu de trois dimensions, en ont /i -f- 1, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, aussi longtemps que nous ne le saurons pas, et que sur terre ils n'en auront que trois? Qu'est-ce que cela nous fait que la couleur des fleurs ou la saveur des fruits soient dans notre œil ou dans notre palais, pourvu que les roses soient toujours roses et les oranges toujours parfumées? Vous en sentez-vous humiliés ou cha-/ grinés^?

1. C'est ce qu'il semble que Kant ait voulu dire dans sa Cri- tique de la Raison pure. Mais je ne sais, à ceUe occasion, si l'on ue coQimet pas néoniuoias une méprise, qui procède eile-mêiut

l

H2 DISCOURS DE COMBAT

Mais il y a une troisième manière d'entendre îa relativité de la connaissance^ et la bonne, à mon sens, ou la meilleure, qui est, comme disait Pascal, bien avant Comte et bien avant Kant, que, « toutes choses étant causantes et causées aidantes et aidées », rien ne peut être exactement défmi que par rapport à autre chose. Chacun de

de ce que l'on ne considère pas la Critique de la Raison pure dans sa relation avec la Critique de la Raison pratique. La rela- tivité de la connaissance n'est, pour Kant, qu'un moyen dialec- tique de ruiner les autres formes de la certitude au profit de la certitude morale, et à cet égard, son dessein total n'est pas sans quelque analogie avec celui de l'auteur des Pensées.

A défaut d'une démonstration plus ample, dont ce n'est pas ici le lieu, c'est ce qui me paraît résulter de la confrontation de ces deux passages : « 11 ne convient pas du tout à la philosophie, surtout dans le champ de la raison pure, de prendre un air dog- matique, et de se décurer du titre et des insignes des mathéma- tiques, étrangère qu'elle est à leur ordre, quoiqu'elle ait toutes raisons de prétendre à une union fraternelle avec elles. Les vaines prétentions dont nous avons parlé ne peuvent jamais se réitérer; il faut, au contraire, que la philosophie rétrograde au point de se donner pour but de découvrir les prestiges d'une 7'aison qui méconnaît ses bornes; et de réduire, par une explica- tion satisfaisante de nos concepts, les prétentions de la spécula- tion à la modeste, mais solide connaissance de soi-même. »

Mais d'un autre côté :

« La raison pure contient, sinon dans son usage spéculatif, du moins dans son usage pratique, savoir l'usage moral, des prin- cipes de possibilité d'expérience, c'est Kant qui a souligné, et par conséquent une espèce particulière d'unité systématique, l'unité morale doit être possible, tandis que l'unité physique systématique ne saurait être démontrée par les p'-incipes spécu- latifs de la raison, celle-ci étant causalité par rapport à la libert<i en général, mais non par rapport à toute la nature, et les prin- cipes moraux de la raison pouvant produire des actions liîires, mais non des fois physiques. Les principes de la raison vure ont donc une réalité objective dans leur tuage pratique, et prin- cipalement dans l'usage moral. »

L ART ET LA MORALE 113

VOUS est assis à sa place dans cette salle. Mais comment en donnerai-je une idée à quelqu'un du dehors? Ce ne sera qu'en commençant par dé- crire la disposition de la salle, celle des sièges, ma situation, à moi qui parle, le fauteuil de droite, le fauteuil de gauche, celui de devant, celui de derrière, et dix autres, vingt autres détails. En d'autres termes, tout objet est « relatif » à une infinité d'autres avec lesquels il se trouve en rap- ports plus ou moins constants, et d'ailleurs, selon leur nature, plus ou moins complexes à détermi- ner. Ou encore, et en termes généraux, philoso- phiques, si vous le voulez : toute chose est enga- gée dans un système de relations d'où résultent ses caractères ; et c'est ce que Pascal voulait dire quand il ajoutait cet autre membre de phrase à celui que je viens de rappeler : « Je tiens impos- sible de connaître les parties sans connaître le tout, comme de connaître tout sans connaître les parties. » Si nous ne connaissions de Racine que sa Thébaïde, songez un peu quelle étrange idée nous nous ferions de son génie ! et comme nous le connaîtrions mal, si nous ne connaissions ce qui l'a précédé lui-même et suivi ! Une certaine connais- sance du Cid et de Pob/eucte fait donc ainsi partie delà définition môme ^ Andromaque ou de Phèdre^ et cette définition, à son tour, a besoin d'être com- plétée par quelque connaissance de 7,alre et do

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iU DISCOURS DE COMBAT

Merope. On ne connaît vraiment Racine que quand on le connaît dans son rapport avec Voltaire et avec Corneille ; tous les trois ensemble dans leur rapport avec Shakespeare ou avec Euripide; et tous enfin dans leur rapport avec une certaine idée de la tragédie que déterminent d'autres rap- ports encore^.

Si nous nous plaçons à ce point de vue, nous nous apercevons, Messieurs, que la définition de

1. J'ai souvent cité, comme un bon exemple de cette «relativité de la connaissance » en fait de jugement littéraire, l'histoire ou l'évolution de notre poésie lyrique. Pendant plus de deux siècles, Ronsard et son école étant, d'une part, tombés dans l'oubli, et d'autre part, les La'nartine ot les Hugo n'ayant pas encore paru, Malherbe et Jean-Baptiste Rousseau, pour ne rien dire de Chape- lain et de Chaulieu, ont passé pour de grands, et de très grands poètes lyriques. On n'a peut-être pas admiré davantage Horace ni Pindare, et nos Français ont fait assurément moins de cas de Pétrarque ou de Dante. Pourquoi et comment cela? C'est qu'on ne prenait pas le point de comparaison il l'eiit fallu prendre, et on ne jugeait point de Malherbe ou de J\.onssQd.\x par rapport à une certaine idée de la poésie lyrique, mais en eux-mêmes et, pour ainsi dire ahsolument. Or, absolument, i\ est vrai qu'ils n'écrivent point mal et qu'ils sont tous les deux d'habiles versi- ficateurs. Mais, relalivement, c'est-à-dire quand on a mieux connu les lyriques étrangers, et quand, de notre temps, les Lamartine et les Hugo ont eu enrichi le lyrisme français d'accents jusqu'alors inconnus, il a bien fallu que le point de vue changeât, et avec le point de vue, le jugement. C'est ce qui est arrivé, comme on sait; et ainsi, par une juste application du principe de « la relativité de la connaissance », deux hommes, que nos pères considéraient comme les maîtres du lyrisme, sont deve- nus, pour la critique contemporaine, « ceux qui ont tué le lyrisme ».

N'était-il pas juste, après cela, qu'ayant travaillé depuis vingt ans à faire pénétrer dans la critique et dans l'histoire littéraire le sentiment de cette « relativité de la connaissance >, on me reprochât l'étroitesse de mon « dogmatisme »,

L ART ET LA MORALE 115

l'art est ainsi relative à la définition d'autres fonc- tions sociales, avec lesquelles elle soutient ou elle doit soutenir des rapports déterminés; ou, si vous l'aimez mieux, il nous apparaît que, comme la religion, comme la science, comme la tradition, l'art est une Force dont l'emploi ne saurait être réglé par elle-même, et par elle seule. Ces forces doivent s'équilibrer entre elles, dans une société bien ordonnée; et aucune d'entre elles ne peut établir sur les autres sa domination absolue qu'il n'en résulte un dommage, et quelquefois même des désastres. Si c'est la religion qui l'emporte et' qui se subordonne la tradition, la science et l'art, l'histoire de la Papauté du moyen âge est pour nous raconter les grandeurs, mais aussi les dan- gers de la théocratie. Si c'est la tradition, la cou- tume, le respect superstitieux du passé qui se rendent maîtres des consciences et par conséquent des actions, il me semble, je n'ose dire davan- tage, — mais il me semble que l'exemple de la Chine sort de l'ombre en ce moment pour nous enseigner, avec les avantages de la stabilité, les dangers de l'immobilisation. Si l'art à son tour s'empare, pour la gouverner, de la vie tout entière, cela peut bien flatter d'abord quelques imagina- tions de dilettantes, mais nous y avons regardé de plus près tout à l'heure, et l'Italie de la Renais- sance, à laquelle j'aurais pu joindre la Grèce de

116 DISCOURS DE COMBAT

la décadence, est pour nous prouver que le danger n'est pas moindre. Je dirais volontiers qu'il est plus grand encore, ou aussi grand, du moins, quand on s'en remet, comme on l'a essayé de nos jours, àla science positive et expérimentale, du soin de diriger et d'ordonner l'existence. Au contraire, Messieurs, les grandes époques de l'histoire sont précisément celles oii ces forces ont su se mettre en équilibre ; et telles ont été particulièrement, en France, les grandes années du xvii" siècle, ou les premières années du nôtre.

La réalisation de cet équilibre^ dépend-elle de la volonté des hommes? Et sommes-nous les maîtres, à tout moment de la durée, d'empêcher une de ces forces de se porter à l'excès d'elle-même? Pour ma part, Messieurs, je le crois. Je crois que, si nous le voulons, nous pouvons maintenir l'auto- rité de la tradition contre la fureur de la nou- veauté. Je crois qu'il ne dépend que de nous d'em- pêcher la religion même d'empiéter sur la liberté de la recherche scientifique. Je crois que nous pou- vons refouler, contenir, obliger la science à ne pas

1. On me demandera peut-être là-dessus si je connais les con- ditions de cet équilibre et les moyens de le rétablir quand il est une fois «loaipu? Non, je ne les connais pasl Car, si je les con- naissaJB, j'aurais résolu le problème social. Mais c'est peut-être quelque chose déjà que de savoir qu'un tel équilibre, ayant existé, peut exister encore ; et que, toutes les fois qu'il est rompu, « il y a quelque chose de pourri, comme disait Shakespeare, dems l'Etat de... Danemark ».

L ART ET LA MORALE 117

dépasser les limites de son domaine propre. Et je crois enfin que, de môme que la science se carac- térise par une sorte d'indifTérentisme moral', si l'art, comme j'ai tâché de vous le faire voir, se caractérise, lui, par une tendance inconsciente à l'immoralité, nous pouvons, si nous le voulons, en annuler les effets, non seulement sans lui nuire, mais en le dirigeant, au contraire, vers son véri- table objet. Mais il faudrait le vouloir! et,/ malheureusement, nous vivons dans un temps oii, comme pour donner raison à une antique distinc- tion, qu'on croirait bien subtile et bien vaine, et que de profonds philosophes ont même niée, la défaillance ou plutôt l'affaiblissement des volontés n'a peut-être d'égale que la croissante intensité des désirs.

1. Voyez les brochures intitulées : Science et Religion, Educa* tion et Inslruclion, et la Moralité de la doclrine évolutive.

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L'IDÉE DE PATRIE

1896

L'IDÉE DE PATRIE'

Messieurs,

Tous les jours, dans nos grandes villes, sur nos places publiques, si nous voyons s'élever des monu- ments dont l'objet ne semble être, en vérité, que de perpétuer de fâcheux souvenirs, et d'assurer à de vieilles haines, qu'on aimait à croire abolies, l'éter- nité du bronze ou de la pierre, il en est d'autres, heu- reusement, qui ne nous rappellent à nous-mêmes, comme ils ne donneront à nos descendants, que de nobles, que d'utiles, que de glorieux exemples; et tel est bien celui que la ville de Marseille se pro- pose d'ériger à la mémoire des morts de Tom- bouctou^. Aussi, sur la désignation de l'un de mes

1. Conférence prononcée à Marseille le 28 octobre 1896, pour l'Association amicale des anciens élèves du lycée de Marseille.

2. « Les morts de Tombouctou », dans l'histoire de nos expé- ditions coloniales, c'est le nom désormais consacré des neuf offi- ciers, des trois sous-officiers, dont deux Européens, des huit caporaux et des soixante tirailleurs indigènes, qui, dans la nuit du 14 au 15 janvier 1893, sont tombés sous les coups des Toua- regs, au lieu que les gens du pays appellent Tacoubao, payant ainsi de leur vie l'honneur d'avoir fait les premiers tlotter le^ couleurs françaises sur « Tombouctou la mystérieuse ».

L>« Comité du Souvenir français et l'Association amicale de$

122 DISCOURS DE COMBAT

anciens maîtres*, que je ne ne saurais trop remer- cier de la manière si flatteuse dont il vient de me présenter à vous, dès que le Comité du Souvenir français m'a eu demandé de prendre la parole en cette circonstance, ai-je accepté d'abord; et,' per- mettez-moi de le dire, quand je n'en aurais p^^s eu des raisons personnelles, quand je n'aurais tou- jours présentes à l'esprit les années que j'ai pas- sées autrefois parmi vous, quand votre grande et antique cité, la plus vieille des Gaules^, ce qui est déjà quelque chose pour un ami delà tradi- tion, — ne serait pas pour moi ce que l'homme n'oublie jamais, la cité de sa jeunesse, de sa seconde naissance, de sa naissance à la vie de l'intelligence, et quand enfin, depuis trente ans, le lumineux sou-

anciens élèves du lycée de Marseille, dont le lieutenaut-colonel Connier, de rarlillcrie de marine, faisait partie, ont conçu la généreuse idée de « rapatrier» les restes de leurs camarades et de leur faire de solennelles obsèques. Elles ont été célébrées le 22 octobre 1896; et le colonel Bonnier, le commandant Ilugueny, les capitaines Tassard, Sensarric et Livrelli, les lieutenants Bou- verot, Garnier, le médecin Grall, le -vétérinaire Lenoir, l'inter- prète Mohammed-Aklouck, les sergents d'infanterie de marine Etasse et Gabriel, reposent maintenant dans le cimetière de Marseille.

1. M. Deiibes, que nous avons eu comme professeur d'histoire au lycée de Marseille, voilà plus de trente ans.

2. C'est assurément la seule ville de P'rance dont il soit parlé dans A.ristotel et la gracieuse légende de sa fondation nous reporte à une époque il est permis de dire que Rome même existait à peine (600 av. J.-C). 11 y a en France une ville de 2.500 ans; qui depuis 2.500 ans n'a pas cessé d'être une grande ville; et dont les mœurs, jusque nos jours, respirent quelque chose de l'ancienne égalité.

l'idée de patrie 123

vetiirn'eù aurait pas si souvent éclairé mes heures sombres ou brumeuses, j'aurais encore voulu répondre à votre invitatioù. Car vous célébriez, hier, nous célébrons aujourd'hui les rites pieux et conservateurs de deux des rares religions qui nous restent : la religion des morts et la religion de la patrie ; et certes, quel Français ne serait trop heu- reux de s'y sentir étroitement associé?

De ces deux religions, c'est à peine à moi qu'il appartient de prêcher la première, et d'autres ora- teurs l'ont fait, du haut de la chaire chrétienne *, ou sur la tombe de nos camarades, non seulement avec cette conviction de la solidarité qui lie les unes aux autres toutes les générations d'un grand peuple, mais surtout avec cet accent d'émotion per- sonnelle qu'eux seuls y pouvaient mettre, comme ayant en effet connu les morts dont ils parlaient^ comme ayant eux-mêmes couru les même dangers, comme étant prêts à les courir encore'^. Mais^ là- bas, au Soudan, sous le soleil d'Afrique, dans la brousse et dans le désert, ces morts glorieux dont je parle à mon tour, si l'idée qui les animait à l'œuvre et qui les soutenait dans l'exécution, c'était l'idée d'une « plus grande France », à la force, à la prospérité, à la puissance de laquelle ils voulaient ajouter quelque chose, en deux mots, si c'était

1. L'évoque de Marseille.

S. Le général Uorgai8-De»bord«s ot le général Archiaard.

124 DISCOURS DE COMBAT

Vidée de Patrie^ j'ai pensé que je ne pouvais trai- ter aucun sujet qui convînt mieux à l'occasion pré- sente, ni qui fût en tout temps plus « actuel » ; et ce sera l'objet de cette conférence. Lieu commun! dira quelque dilettante. Et je réponds qu'il ya des lieux communs dont les dilettantes peuvent bien s'égayer, mais qui n'en font pas moins l'étoffe ou la substance de la vie morale; qu'on ne doit donc jamais avoir peur de développer, quand on ne parle pas pour faire des phrases ; et que ni les particu- liers ni les peuples ne sauraient impunément dédaigner.

Est-ce que, d'ailleurs, j'entends par qu'il y aurait dans notre France contemporaine un affai- blissement ou une diminution de l'idée de patrie ? Non, Messieurs, je n'en ai garde; et je pourrais presque dire: au contraire ! et je crois que je pour- rais le prouver. Car, enfin, à quoi songeait cette foule qui se pressait hier, attentive et recueillie, dans les rues de votre ville, sur le passage de vos morts? ou à quoi cette autre foule, dont les accla- mations enthousiastes, il n'y a pas encore un mois, saluaient, dans Paris en fête, l'arrivée de l'empe- reur de Russie? Que signifie encore, dans un autre ordre d'idées, qui semble d'abord assez diffé- rent, mais qui est bien le même au fond, que signifie ce retour de faveur de la légende napo- léonienne? ou que veulent ceux qui défendent

L IDÉE DE PATRIE 125

contre les attaques dont elle est quelquefois l'objet la légende révolutionnaire? Est-ce qu'il est ques- tion de réhabiliter les crimes de la Terreur, ou de renouveler les hécatombes de l'Empire ? Est-ce qu'on menace la paix du monde ? Non, sans doute , mais vous le savez bien, ce ne sont qu'autant de manifestations, d'expressions spontanées, d'expres- sions passionnées du sentiment patriotique. Divi- sés en tant d'autres points, pour tant d'autres causes, nous nous rapprochons, nous nous grou- pons, nous nous reformons autour de l'idée de patrie. Elle refait incessamment l'unité que la politique défait tous les jours. Tout ce que l'on nous demande au nom de la patrie, nous le don- nons sans compter ; on nous trouve toujours prêts à en donner davantage ; et tandis qu'on travaille de tant d'autres côtés à jeter parmi nous des ferments de discorde, un sourd travail, mais un travail fécond, s'accomplit dans les foules, qui tend à distinguer, à séparer, à élever l'idée de patrie au-dessus des formes politiques auxquelles on a quelquefois essayé de la subordonner et de l'inféoder.

Cependant, d'autre part, il faut bien aussi nous l'avouer, d'autres idées cheminent, s'insinuent ou s'infiltrent, qui menacent plus ou moins directe- ment l'idée de patrie, et auxquelles, par conséquent, on ne saurait s'opposer trop énergiquement ni trop

126 DISCOURS DE COMBAT

tôt. Telle est, par exemple, l'idée socialiste^ ou plutôt nonl Messieurs, pas l'idée socialiste, mais telle est du moins l'idée qu'on appelle interna- tionaliste K Vous ne l'ignorez pas! il y a parmi nous, dans cette France mal remise de ses blessures d'il y a vingt-six ans, il y a de dangereux faiseurs de paradoxes dont la prétendue largeur d'esprit trouve l'idée de patrie trop étroite pour la subli- mité de leurs conceptions. Il y en a d'autres qui souffrent et qui s'imaginent avoir découvert un remède à leurs maux dans je ne sais quelle conju- ration de tous les prolétaires, comme ils disent, et nous, nous dirons de tous les travailleurs,

i. Il est peut-cire intéressant de reproduire ici le texte môme d'une « résolution » dont le vote a servi comme de prc'Iude, en 1896, aux travaux un peu tumultueux du Congrès de Londres.

« Los membres du meeting international des travailleurs :

« Considérant que la paix du monde est la base essentielle de la fraternité internationale et du progrès humain ; que les guerres ne sont pas désirées par les peuples, mais causées par l'avi- dité et l'égoïsme des gouvernants et des classes privilégiées, dans l'unique but de s'assurer un contrôle sur tous les marchés du monde pour leur seul intérêt, et contre l'intérêt des tra- vailleurs;

« Déclarent :

« Qu'il n'existe aucun dissentiment entre les travailleurs de» différentes nations, leur ennemi à fous étant la classe capitaliste et propriétaire, etc. »

On voit assez clairement, dans celle ■« résolution », que le nom de socialiame, tel qu'on l'emploie à tort, ne sert qu'à masquer l'excès môme de Vindivid^idisme ; et si l'on en voulait d'ailleurs une preuve assez originale, on la trouverait dans ce fait que la présente conférence étant dirigée tout entière contre les « indi- vidualistes », ainsi qu'on va le voir, ce sont cependant aoa « soci&listes > qui l'ont particulièrement peu goûtée.

L*ÏDÉE DE PATRIE 121

contre, l'idée de patrie ! Et il y en a de naïfs, qui s'appellent eux-mêmes, qui se croient les « amis de la paix », et qui, sans doute, ne s'aperçoivent pas que l'universelle fraternité qu'ils rêvent, si jamais elle pouvait s'établir parmi les hommes, ne s'y établirait qu'au détriment et sur les ruines de l'idée de patrie ! Ni la nature ni l'histoire, à mon avis du moins, n'ont en effet voulu que les hommes fussent tous frères; et je vous dirai tout à l'heure pourquoi.

Mais les plus dangereux de tous, et de beaucoup, ce sont les individualistes^ j'entends tous ceux qui ne reconnaissent d'autre loi de leur activité que « de travailler au développement de toutes leurs puissances, à l'épanouissement de toutes leurs vir- tualités », ce sont leurs propres expressions que je cite; ou en d'autres termes, plus précis, plus francs surtout, ce sont ceux qui ne reconnaissent d'obligation et de devoir pour eux que dans le culte et dans l'idolâtrie d'eux-mêmes. Ubi bene^ ibipatria! vous connaissez cette criminelle parole : l'oîi jouit ^ est la patrie ! C'est la devise dos individualistes. Ils ne se croient mis au monde que pour eux ; et, de tous les autres hommes, vous diriez qu'ils estiment avoir le droit de n'user que comme d'ï'^stniments de leurs plaisirs ou de leur fortune, '^'.♦nvcnons, hélas ! Messieurs, ou'au fond de chacun de nous il y a quelque chose de cette

128 DISCOURS DE COMBAT

funeste tendance. Mais s'il n'y en a pas, et vous le sentez bien, qui menace davantage l'idée même de la société générale des hommes, vous voyez aisé- ment qu'à plus forte raison n'en est-il pas de plus dangereuse pour l'idée de patrie ! Partout donc oii nous la rencontrons, ne nous lassons pas de l'attaquer! rétablissons contre elle la vérité de la nature humaine ! et, pour répondre ensemble à tous ces paradoxes, cherchons quels sont les fon- dements de l'idée de patrie.

Je dis les fondements ; car, si je ne me trompe, l'idée de patrie a d'abord un fondement naturel^ et, pour ainsi parler une base physiologique ou physique; elle a une base traditionnelle, un fondement historique ; et elle a enfin, ne crai- gnons pas de le dire, une base ou un fondement mystique^ sans lequel elle pourrait bien être une société d'assurances ou de secours mutuels, qui sont d'ailleurs d'utiles et louables institutions, mais non pas la grande chose, la chose sainte et sacrée qu'elle est.

l'idé£ CB PATRIB 129

On a vainement essayé d'obscurcir ou d'embro' al- ler la question : « Les formes de la société hun: aine, a-t-on dit, sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de la Chine, de l'Egypte, de la plus ancienne Babylone ; la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; la cité à la façon d'Athènes et de Sparte; les réunions de pays divers à la façon de l'empire achéménide, de l'empire romain, de l'empire carlovingien : les communautés sans patrie, unies par le lien religieux, comme sont celles des Israélites, des Parsis ; les nations modernes comme la France, l'Angleterre, et la plupart des autonomies de notre temps ; les Confédérations à la façon de la Suisse , de l'Amérique ; des paren- tés comme celle que la race, ou plutôt la langue, établit entre les Germains, les Slaves ; voilà des modes de groupements qui ont tous existé, qui existent encore, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus graves incon- vénients. » Ces paroles sont d'Ernest Renan,'' l'homme de notre temps qui peut-être a caché le plus de passions intellectuelles violentes sous le masque souriant de la science, et qui ne s'est servi

130 DISCOURS DE COMBAT

de toutes les ressources de l'érudilion que pour troubler dans les esprits des simples les idées les plus élémentaires ^ Mais, quel que soit le grand inconvénient de confondre « l'empire Achéménide >> avec « la communauté religieu3e des Parsis », ily en a, Messieurs, un bien plus grave, qui est de dire ou d'avoir l'air de dire qu'on aurait besoin d'être un « philologue » ou un « excgète » pour comprendre l'idée de patrie. Et pourquoi })as un indianiste ou un hébraïsant? Non, en vérité, nous n'avons pas besoin de tant de science ni d'érudition ! Ecartons de nous ces sophismes! Les institutions politiques ont varié, les lois, les mœurs aussi. Mais interro- geons l'histoire ; on n'entendait pas l'idée de patrie autrement à Athènes ou à Rome que de nos jours à Paris ou à Londres. Nos pères n'ont pas éprouvé

1. Ernest henan : Qu'est-ce qu'une nation! Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882.

Il dit plus loin, dans la même conférence : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles fini- ront »; et ce n'est qu'une autre manière de présenter ou d'insi- nuer le même et dangereux sophisme. Supposez qu'en eflel les nations ne soient pas « éternelles » : elles ne peuvent subsister pourtant comme nations qu'à la condition de se croire éter- nelles. Si vous voulez que la France meure, persuadez-lui seule- ment qu'elle est entrain de mourir, et c'est alors que vous compren- drez toute la force de ce mot si vrai : « qu'on ne meurt que de ne vrjuloir plus vivre » I J'ajoute là-dessus que la grande question n'est pas jb savoir si les <, nations » d'aujourd'hui po"^ « éter- nelles»,— France ou Allemagne, Angleterre ou Russie; mais si l'on peut concevoir une humanité qui ne soit pas divisée en « nations » 1 et si l'histoire, que l'on feint d'invoquer, ne noua enseigne pas tout justement l'impossibilité d'une telle conception.

l'idée de patrie 131

de pire tristesse au lendemain de Waterloo que les Romains au lendemain de Cannes ! Si le sentiment delà patrie s'endormait, les accents de Démosthène ou de Gicéron suffiraient encore à le réveiller ! Et tout ce qu'enfin ou peut dire, Messieurs, c'est qu'à des degrés différents de civilisation répond peut- être un degré d'organisation différent de l'idée de patrie; mais les fondements ou la base en demeurent toujours les mêmes*.

Plaçons-nous, en effet, au point de vue de la nature, et supposons que l'homme, au lieu d'être, comme je le pense pour ma part, une exception, et de constituer un « règne » ou un empire dans la nature, n'y soit qu'une espèce animale comme les autres, et le terme actuel, mais non pas délin;* lif, de l'évolution ou de la création. J'ose dire que, ' môme en ce cas, l'idée de patrie ne laisse pas d'avoir une base inébranlable; et, par une ren- contre qui sans doute n'est pas l'œuvre du hasard, cette base est b môme se fonde physiquement l'idée de famille. Tandis que doue toutes les autres espèces, à peine sont-elles nues, nous les voyons en état de se suffire à elles-mêmes, vous savez ce que coûte de temps l'éducation physique d'un être

1. C'est la même erreur que l'on commet lorsque Ton l'autorise des « variations r> accidentelles, ou du « progrès » de la morale, pour en cùncliin; son inlinie « varialiilité ». Maisrc ne sont |Miiiil les « principes » qui varient; c'est seulement une lente «udautA' tiun » qui ■'«u (êxl à d«« cuuditiuus dillereultt*.

13S DISCOURS DE COMBAT

humain. C'est dix ans, douze ans, quinze ans qu'il nous faut pour mettre ua enfant en état de subve« nir à ses premiers besoins ; et comment y réussi- rait-il sans la protection ou le secours de la famille? Qu'est-ce à dire, sinon qu'indépendamment de toute idée morale ou sociale, de toute idée reli- gieuse, dans l'hypothèse du plus grossier maté- rialisme, la constitution de la famille a une base physique dans la faiblesse de l'être humain nais- sant, dans son incapacité absolue de pourvoir à sa sécurité personnelle, dans les conditions mêmes de son propre développement ? Il en est ainsi de l'idée de patrie. La patrie, réduite à ce qu'elle a de plus matériel, considérée dans ce que les institutions qui la maintiennent ont de plus extérieur, est nécessaire au développement ou, si vous l'aimez mieux, à la mise en valeur de l'individu par lui- même. Nous ne sommes quelque chose qu'en elle et que par elle ; et, manque l'idée de patrie, ce qui fait le plus défaut, ce sont les conditions nécessaires au développement ou au perfectionne- ment de l'individu.

Pour nous en rendre mieux compte, représen- tons-nous la situation des peuplades nègres de l'Afrique centrale, par exemple, ou des Indiens de l'Amazone ; et demandons-nous, pour me servir du mot des individualistes, comment, dans cette enfance ou, qui sait? dans cette corruption,—

L IDÉE DE PATRIE 13S

des sociétés humaines, l'individu pourrait y tra- vailler à l'épanouissement de « toutes ses virtua- lités ». Une préoccupation tyrannique le domine, qui est celle de pourvoir à sa subsistance quoti- dienne, et d'assurer la sécurité matérielle de sa vie. Tout ce qu'il peut avoir d'intelligence n'est constamment tendu que vers ce seul objet. Mais il trouve cet état si pénible, il le trouve si contradic- toire au vague instinct qu'il a d'une plus haute destinée de l'homme que, plutôt que de s'y rési- gner, et pour s'assurer un minimum de sécurité^ il aime mieux se soumettre à un chef dont il subira patiemment tous les caprices et toutes les fantai- sies. C'est ici. Messieurs, le commencement de l'idée de patrie, commencement bien humble, com- mencement très petit d'une grande chose, com- mencement pourtant ! Vée soli ! Malheur à celui gui est seul! Notre valeur individuelle n'est rien, c'est le coefficient social qui est tout. Ce nègre du Soudan ou du Gap a compris que l'exercice de son droit sur lui-même dépendait de l'abdication qu'il fait d'une part de ce droit. Quelque précaire que soit son existence sous la domination d'un tyran de sa race, il a compris qu'aucune misère n'était comparable à l'isolement au milieu de la nature hostile. Il a échangé le droit illusoire de n'avoir « ni Dieu ni maître » contre la protection efficace, contre l'aide réelle d'un plus fort ou d'un plus

134 DISC0UR8 DE COMBAT

habile. Et voilà pourquoi le grand crime de nos individualistes est d'abuser des bienfaits de la civilisation qui les entoure, pour s'isoler au milieu d'elle, et, dans l'intérêt de leur égoïsme, retourner ainsi ses bienfaits contre elle-même !

Qu'est-ce, en effet, Messieurs, que la civilisation? je veux dire quel en est, au point de vue purement économique ou physiologique, le trait essentiel et caractéristique ? C'est la division du travail. Et encore une fois, je ne parle pas ici de morale, mais uniquement d'histoire naturelle. De même qu'au point de vue de l'histoire naturelle, ce qui mesure la perfection relative des êtres, ce qui les place à un degré plus ou moins élevé de l'échelle animale, ce qui met le singe au-dessus de l'ornithorynque ou du kanguroo, c'est la division des fonctions et la différenciation des organes, ainsi, dans nos sociétés humaines, on a pa faire de la division du travail « la condition essentielle de la solidarité sociale^ ». Quelques sociologues en ont même voulu faire la « base de l'ordre moral ». Et je crois qu'ils allaient un peu loin! Si l'ouvrier qui taille un vêtement était aussi celui qui le coUd, ou si tous les raffineurs étaient aussi des sucriers, je ne

1. Voyez, sur ce sujet de la division du travail, deux livres, l'un d'un zoologiste et l'autre d'un sociologue : l'introduction de Milne Edwards à son grand traité de physiologie ; et le livre, encore tout récent, de M. Emile Durkheim. sur la Division du travail social.

l'idée de patrie 435

vois pas du moins que la morale en fût gravement compromise, ni la solidarité sociale diminuée. Mais ce que l'on voit assez aisément, c'est que la divi- sion du travail n'est possible que sous la condition d'une certaine idée de patrie. Pour que chacun de nous puisse vaquer librement aux occupations dans lesquelles il s'est spécialisé, il faut que quelqu'un vaque aux autres ! Si nous voulons des industriels, il nous faut des soldats qui les protègent, et si nous voulons des soldats, il nous faut des industriels qui les fassent vivre! Puisque personne de nous ne peut tout faire, il faut trouver le moyen que tout se fasse. Et que faut-il pour que tout se fasse? Il faut, Messieurs, que tout le monde puisse en toute occasion compter sur tout le monde.

C'est pourquoi, tout en admettant que l'idée de patrie n'ait pas toujours existé, qu'elle n'existe pas partout de nos jours, en Chine, par exemple, rien ne serait plus faux, et j'entends par moins conforme à la science, que de la considérer comme un principe d'organisation « transitoire ». Tout « évolue », je le sais bien ; tout change autour de nous. Mais quelque lointain qu'on se l'imagine, et quand on le reculerait jusqu'aux temps de l'em- pire achémonide, se représenter un état de choses on la patrie ne serait pas la condition nécessaire progrès des sociétés et du développement de rindividu, c'est méconnaître la nature humaine

136 DISCOURS DE COMBAT

Aussi bien, dans l'histoire si courte, et cependant si longue, de notre pauvre espèce, il y a des acqui- sitions certaines ; il y a des conquêtes qui se sont comme incorporées à la définition même de l'homme; et il n'est pas probable que jamais l'hu- manité de l'avenir renonce, par exemple, à se vêtir ou à cuire ses aliments. Je me sers exprès d'exemples un peu grossiers. Mais c'est qu'on abuse aujourd'hui, Messieurs, de la doctrine de l'évolu- tion ; on abuse du droit de croire que tout doit un jour changer; et j'ai peut-être aujourd'hui quelque autorité pour le dire. Il y a des choses qui ne changeront pas, qui ne peuvent pas changer ; et l'idée de patrie en est une. Elle pourra s'obscur- cir, en des temps douloureux! et les beaux esprits pourront en railler l'étroitesse. Elle ne se vengera d'eux qu'en leur assurant la sécurité matérielle et la protection morale qui leur permettent seules de faire de l'esprit à ses dépens. Et, s'il lui arrive de s'éclipser presque totalement, comme on l'a vu dans le désastre de l'empire romain, n'ayons pas peur. Messieurs, les hommes y seront tôt ou tard et toujours ramenés par une espèce de néces- sité plus forte que tous les paradoxes. Ubi bene^ ibt patria^ disent les individualistes, et l'histoire leur répond: Ubi patria, ibi bene; est la patrie, seulement la vie vaut vraiment la peine d'être vécue, puisque seulement nous pouvons déve-

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i'iDÉE DE PATRIE 131

lopper toutes nos aptitudes. Gomme il n'y a pour l'enfant de possibilité de grandir que sous la pro- tection de la famille, il n'y en a pour l'homme de se développer que sous la condition de la patrie ; et c'est ce que j'appelle le fondement ou la base physique de l'idée de patrie.

Mais ce n'est rien encore ; et vous ne doutez pas que l'idée de patrie ne soit quelque chose d'autre, et de plus généreux ou de plus noble qu'une soli- darité d'intérêts. Elle est cela! mais il faut qu'elle soit autre chose! Une compagnie d'assurances ou une société de secours mutuels ne saurait exiger de nous ni le sacrifice de notre vie, ni celui de notre fortune. Il y aurait contradiction, puisqu'enfin, si l'on s'assure et que l'on s'entr'aide, c'est juste- ment contre la mort et contre la misère I Cepen- dant ces sacrifices, la patrie les réclame de nous. Gomment et pourquoi les lui consentons-nous? C'est ce qu'il s'agit maintenant d'examiner.

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On a invoqué quelquefois, on invoque encore à ce propos la « communauté de race » ; mais d'abord il faudrait savoir ce que c'est que la race, à qiicU si^gncson la reconnaît; et puis, il faudrait surtout, en second lieu, se souvenir que l'honneur de notre

138 DISCOURS DE COMBAT

humanité moderne est justement de s'être éman- cipée de la servitude ou de la fatalité du sang. C'est, Messieurs, ce que je disais l'année dernière précisé- ment, à la môme époque, pardonnez-moi de me citer moi-même, et c'était à l'occasion du cen- tenaire du grand historien Augustin Thierry. « Qui nesent,disais-je, le danger qu'il y aurait à diviser ainsi l'humanité en races supérieures et en races inférieures? à chercher les raisons de la supério- rité des unes ou de l'infériorité des autres, dans la fatalité de leurs aptitudes originelles? à entretenir ainsi parmi les hommes des haines inexpiables, des haines de sang, des haines animales ? Et qui ne voit sans doute que, si la théorie triomphait, d'intré- pides logiciens en déduiraient bientôt la justifica- tion du régime des castes? qu'elle engendrerait en morale la basse religion du succès ? qu'elle autorise- rait en politique non seulement l'oppression, mais la suppression du plus faible? » C'est toujours ce que je pense : l'animal ne peut pas se soustraire à cette fatalité de la race ou de l'espèce ; on ne peut pas faire un tigre d'un agneau, ni d'un renard une poule. Mais nous. Messieurs, nous ne sommes hommes que dans la mesure nous nous libérons de cette servitude animale; et bien loin que ce soit la « communauté de race » qui crée les patries dans l'histoire, au contraire on pourrait dire que c'est l'histoire, et conséquemment l'idée de patrie,

L'IDÉE DE PATRIE 139

qui ont créé les races. La race française n'est pas l'ouvrière, mais bien la création, ou, si je l'ose dire, la créature de l'histoire de France^.

La « communauté de langue » établit déjà je ne sais quel lien plus étroit, et surtout plus intime, entre les citoyens d'une même patrie. Et tous les conquérants l'ont bien su, qui n'ont rien eu plus à cœur, en tout temps, et partout la force a fondé leur empire, que d'interdire aux populations qu'ils s'étaient « annexées » l'usage de la langue mater- nelle. Mais, inversement, les populations ne l'ont pas moins bien su, elles aussi, qui n'ont pas cru qu'aussi longtemps qu'elles demeuraient fidèles h cette môme langue rien fût encore désespéré. C'est qu'en effet. Messieurs, parler la même langue, c'est nécessairement penser, c'est associer ou combiner ses idées de la même manière, c'est sentir ensemble, c'est éprouver les mômes impressions des mômes choses; et sans doute est la raison du culte que tous les grands peuples ont professé pour leur littérature.

i. On sait d'ailleurs que la théorie des races, qui devait faire dans notre siècle une si regrettable fortune, n'a été jadis intro- duite par quelques historiens passionnés que pour diviser la France contre eile-môine. Voyez, à cet égard, la lirocliure célèbre de Sieyès : Qu'est-ce que le Tiers-Etal? au chapitre ii. Rien n'a contribué davantage aux violences de la Révolution que la malpd»"».ssi! qu'on avait commise, au xvi* siècle, de vou- loir partager les Français en deux races, dont l'une, «la Conqué- rante», avait tous les droits, et l'autre, « la Conquise », tousleji devoirs, toutes les charges et toutes les obligations.

140 DISCOURS DE COMBAT

On se demande quelquefois ce qui contribue le plus à la durée des œuvres littéraires, si c'est la beauté de la forme ou si c'est la vérité du fond, si c'est la nature ou si c'est l'art, si c'est enfin la quantité d'htimanité qu'elles contiennent ou si c'est l'originalité du caractère individuel qu'elles expriment? et, à vrai dire, c'est quelque chose un peu de tout cela. Mais ce qui vraiment les immortalise et ce qui les consacre, c'est ce qu'elles ont de conforme aux qualités les plus intérieures de l'âme nationale. Un chef-d'œuvre, un vrai chef-d'œuvre, et en tout genre, une tragédie de Racine, un sermon de Bossuet, une comédie de Molière, un conte de Voltaire, c'est la source limpide, c'est le miroir inaltérable oii plusieurs générations de Français se sont, l'une après l'autre, reconnues et complues en soi. Oui, faites-y bien attention, le petit rire sarcastique de Voltaire, c'est nous, quand nous avons nos raisons de dissimuler, sous l'enjouement de la forme, l'amertume de nos ressentiments ou l'âpreté de nos revendications. Le rire plus franc, plus large et plus sain de Molière, c'est encore nous, quand nous nous abandonnons entre égaux à cet esprit de moquerie facile, qui nous est si naturel que le monde entier l'a nommé esprit gauloise L'élo-

1. Je ne veux pas dire, d'ailleurs, que cet esprit soit toujours de très bon goût, et Molière lui-même, trop souvent, a plaisanté sur de certains sujets avec plus de force que de grâce.

L^IBÉE DE PATRIB 141

quence de Bossuet, c'est nous, quand, par hasard, le sentiment du sérieux et de la gravité de la vie triomphe en nous de notre habituelle insouciance. Et la passion dont la flamme brûle encore dans les tragédies de Racine, c'est nous, toujours nous, quand nous devenons les victimes de plus de sin- cérité que nous n'en avions cru mettre dans une aventure d'amour*. N'oublions donc jamais ce que nous devons à nos grands poètes, à nos grands écrivains ! Que leur gloire aux yeux des étrangers soit d'avoir atteint ou approché la perfection de leur art; elle est pour nous comme la gloire de Shakespeare, de Milton ou de Byron, par exemple, pour les Anglais; comme celle de Dante, de Pétrarque ou de Leopardi pour les Italiens, elle est, avant tout, d'avoir donné de l'âme fran- çaise une expression fidèle, une expression durable, une expression immortelle. Nous les aimons d'avoir trouvé, de tout ce que nous pensions con- fusément comme eux, avant eux, en même temps qu'eux, une forme plus claire, et une forme éter- nelle. Ils sont les témoins de la continuité de la patrie dans le temps. Ils brillent dans l'obscurité- du passé comme des phares à feu fixe qui oriente- raient notre activité dans la direction de toute

1. 11 m'est arrivé plus d'une fois d'essayer do montrer que mêipc, dans la vigueur avec laquelle Racine a peint les pas- sions, était l'une des raisons, la grande raison peut-être, de soa insuccès relatif auprès de ses contemporains.

l4â Dl&COORS DE COMBAT

notre histoire; et, Messieurs, vous voyez pourquoi, si nous les laissions jamais s'éteindre dans l'indif- férence, ce ne seraient pas seulement les plus nobles de nos plaisirs qui nous seraient enlevés, ce serait aussi l'idée de la patrie qui s'en trouverait tiubitement diminuée.

Car une patrie, c'est encore une histoire. Qui donc a lancé dans le monde cette parole si fausse, et qu'on va si souvent répétant sans y prendre garde : Heureux les j^euples qui n'ont pas d'histoire? Ingrats que nous sommes! et blasphémateurs! Heureux les peuples qui rCont pas d^ histoire ! Eh oui ! sans doute, si nous ne sommes destinés qu'à faire nombre dans la foule obscure ; si notre idéal n'est que de végéter, comme la plante, aux lieux nous sommes nés ; si nous mettons le bonheur dans l'inertie ; si nous nous faisons de notre égoïsme une prison confortable, un sérail ou un harem 1 Mais, au contraire, avoir une histoire, si c'est avoir vraiment vécu; si c'est avoir éprouvé tour à tour l'une et l'autre fortune et ressenti jiout-être autant de douleurs que de joies ; si c'est avoir connu l'ivresse de la victoire et le deuilde la défaite ; si c'est pouvoir revivre en imagination, ou, disons mieux, si c'est sentir comme couler dans ses veines la mémoire fluide de tout un glo- rieux passé, oh ! alors, Messieurs, bien loin de les envier, plaignons les peuples qui n'ont pas d'his-

l'idée de patrie 143

toire ! et ne nous étonnons pas que l'idée de patrie, manquant chez eux de son fondement le plus solide, y manque aussi de largeur, de force et de générosité. Il n'y a point de patrie sans une longue histoire qui en soit ensemble le support, la justifi- cation, le principe de vie et de rajeunissement per- j)étueU.

Aussi, Messieurs, ceux-là ne savent-ils ce qu'ils font, ou, s'ils le savent, sont-ils bien imprudents, bien maladroits ou bien coupables, qui ne veulent dater que d'hier dans notre histoire le sentiment de la patrie. Car, d'abord, ils se trompent, auda- cieusement ou misérablement, si, de toutes les nations de l'Europe moderne, avec l'Espagne, nous sommes au contraire la première qui ait pris cons- cience de son unité nationale. La patrie française date au moins de la « Chanson de Roland », et nous pouvons dire que depuis lors le sentiment, d'âge en âge, s'en est fortifié dans les cœurs. Mais ce qui est plus grave que de se tromper sur un point d'histoire, c'est de dilapider l'héritage du }iassé, d'en jeter comme au vent la poussière, et de hasarder ainsi l'avenir de la patrie commune pour la satisfaction d'un intérêt de secte ou de parti. Eh! quoi, nous renoncerions, sous un faux

1. Les Turcs, par exemple, ou les Chinois ont-ils vraiment une <t histoire »? Les annales souvent sanglantes qui leur en tiennent iieu prouvent d ailleurs que l'on peut n'avoir point d'histoire et D'eu être pas plus heureux pour cela.

144 DISCOURS DE COMBAT

prétexte de libéralisme, à notre part de gloire dans l'épopée du vainqueur d'Arcole et de Rivoli, d'Austerlitz et dléna, de Montmirail et de Gham- paubert ? Nous pourrions oublier ce que l'énergie farouche de la Convention nationale a inspiré d'héroïsme aux armées de la Révolution? Ou, quand nous parlons de nos anciens rois, nous affec- terions d'ignorer qu'au plus décrié d'entre eux, c'est Louis XV que je veux dire, nous devons d'avoir vu la Corse et la Lorraine s'ajouter au domaine de la patrie française ? Ce serait plus que de l'ingratitude, Messieurs, ce serait de la sottise! Comme un grand arbre qu'on détacherait des racines par lesquelles il plonge profondément dans la terre nourricière, ce serait dessécher, si je puis ainsi parler, le sentiment de la patrie. Et sur- tout, dans un accès de maladif orgueil, ce serait oublier ce qu'il y a en nous qui n'est pas nous, mais le legs de nos pères, le patrimoine qu'ils nous ont transmis pour qu'à notre tour nous le transmettions aux générations futures.

Encore une fois, ne nous plaignons donc pas, nous Français, d'avoir une histoire, et, au con- traire, souvenons-nous qu'avec notre littérature c'est notre histoire qui nous a faits ce que nous sommes. Grecs de Marseille ou d'Arles, Gaulois de l'ancienne Gaule, Romains de Nîmes ou de Narbonne, Flamands de Dunkerque et Basques

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L'iBtS DE PATBIK i45

de Bayonne, Celtes de Bretagne ou des monts d'Auvergne, l'histoire, en faisant de nous les ouvriers de la même œuvre, a fait de nous la race française. Grâce à notre histoire, grâce aux épreuves subies en commun et aux épreuves volontairement subies, grâce aux exemples et aux leçons de quelques grands hommes, s'il y a dans le monde, pour user d'un mot à la mode, une patrie qui soit vraiment un organisme i, je veux dire quelque chose de merveilleusement divers, d'harmonieusement complexe, et cependant de vraiment vivant, qui ne soit pas une abstrac- tion, mais une réalité, mais un être, mais une personne, c'est la patrie française. Ai-je besoin de vous le rappeler? Quelque partie qu'on en mutile, quelque lambeau qu'on en arrache, le temps a beau passer, la blessure saigne toujours. Et savez-vous,

1. On a un peu abusé de ce mot d'organisme, emprunté aux sciences naturelles, ou pour mieux dire aux sciences biologiques. On l'a étendu à trop d'emplois. On a voulu le faire servir à colorer d'un faux air scientifique des raisonnements qui n'avaient certes rien d' « expérimental ». Mais n'y faut-il voir pourtant qu'une métaphore? et ne fait-on que des « phrases » quand on parle de la vie des nations ou des sociétés? Non, sans doute, et si l'on veut exprimer par qu'entre les différents organes d'une société donnée il existe une solidarité non moins étroite qu'entre les membres mêmes d'un corps vivant; .si l'on veut dire qu'il y a des « connexions » entre eux ; et si l'on croit enfin que, parmi ces organes, il y en a de plus intérieurs que d'autres, qui les gouvernent, et dont l'atrophie, le dépérissement, la disparition ou l'ablatioD ne peuvent manquer d'être suivis d'une catastrophe, on a raison ; et en ce sens, lea société!, les nations, les patries sont des organism«$.

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146 DISCOURS DE COMBAT

Messieurs quelle en est la raison dernière? C'est que notre histoire n'est pas seulement, comme beaucoup d'autres, une « chronique », un enchaî- nement défaits, une succession de dates, une alter- native de prospérités et de revers, mais elle est encore, elle est surtout une tradition. Je veux dire par que, du milieu même de ces vicissitudes, une intention générale se dégage, identique à elle- même depuis plus de dix siècles ; et c'est ce qui achève de vivifier l'idée de patrie ^

Oui, je le sais bien, quand on repasse l'histoire du long combat que nous avons soutenu pour la justice et pour l'égalité, quelques sceptiques nous disent, en souriant d'un air de supériorité, qu'ils ont vu, qu'ils connaissent des Anglais et des Ita- liens, des Persans et des Chinois, des Hottentots et des Zoulous, mais, pour cette abstraction que nous appelons « l'homme » ils ne l'ont rencontrée nulle part^! Et, chose bizarre, celui qui l'a dit le premier, c'est Joseph de Maistre, c'est le défenseur le plus ardent et le plus fougueux d'une religion

1. Voyez, sur ce point, Augustin Thierry, dans son Essai sur te fiers Etat; et Michelet, un peu partout, mais surtout dans la Préface qu'il a écrite, en 1869, pour son Histoire de France.

2. On retournerait par ce biais justement à ce que la théorie des races a de plus fataliste, pour ne pas dire de plus scanda- leux ; et, Vil ost bien certain que toutes les lois positives ne con- viennent pas à tous les peuples indistinctement, il ne l'est pas moins que les « principe» » dont eUes dérivent sont en tout teutp* «t partout les mêmes.

l'idée de patrie Ul

dont la solide grandeur est justement de n'avoir pas fait dQ distinction entre les âmes des races les plus aristocratiques et celle d'un homme jaune ou d'un noir ! Mais, en réalité, sous des diversités qu'on exagère, la ressemblance est au fond ; et moi, partout oii j'ai passé, j'ose dire que je l'ai reconnu, cet homme, qui poursuit en tout temps, sous toutes les latitudes, avec le même empressement, quelle que soit la couleur de sa peau, les mêmes biens par les mêmes moyens. C'est ainsi que nos pères ne sont pas trompés, quand ils ont cru que tous les hommes étaient naturellement affamés de justice, qu'aucun esclave n'aimait sa servitude, aucune victime son tyran, aucun malheureux sa misère ; et que de bonnes lois étaient encore les meilleurs des maîtres. Et j'admets bien qu'ils se soient mépris plus d'une fois sur le choix des moyens; je con- sens qu'ils en aient employé d'imprudents ou de répréhensibles ; je veux même qu'ils aient méconnu le rôle de l'inégalité parmi les hommes, sa fonc- tion sociale et politique*; mais ce n'est pas aujour- d'hui la question. Tout ce que je dis, en effet, c'est que, depuis huit ou neuf cents ans, les mêmes mobiles généraux, les mêmes passions, si vous le voulez, nous ont guidés ; que nous les avons dans le sang ; qu'elles nous exposeront demain aux mômes dangers que jadis, à moins qu'elles ne nous procurent la même gloire; et c'est en cela, c'eut

{48 DISCOURS DE COMBAT

pour cela que nous sommes les Français et la France ^

Il est probable maintenant, Messieurs, qu'un Anglais qui oarlerait à Londres sur le même sujet, ou un Espagnol à Madrid, dirait à peu près les mêmes choses ou n'y changerait qu'à peine quelques mots. Les combats que nous avons sou- tenus pour la justice et pour l'égalité, ils diraient, celui-ci, qu'ils les ont soutenus, de l'autre côté des Pyrénées, pour défendre la civilisation de l'Europe chrétienne contre la menace de l'Orient musul- man ; et celui-là, l'Anglais, qu'ils les ont livrés pour le Self help et la liberté. Mais nous nous retrouverions tous aisément d'accord, c'est au fond ; et, je n'en doute pas, ils conviendraient l'un et l'autre avec moi que ce qui achève, comme je disais, de vivifier l'idée de patrie, c'est le groupe- ment de quelques millions d'hommes autour de deux ou trois idées maîtresses, conçues et obéies

1. Il est intéressant d'en arracher l'aveu au même Joseph de Maistre : « Chaque nation, comme chaque individu, écrivait-il en 1795, dans ses Considérations sur la France, a reçu une mission qu'elle doit remplir. La France exerce sur l'Europe une véritable magistrature... » Et encore, trente ans plus tafd, dans ses Soirée» de Saint-Pétersbourg : « La moindre opinion que vous lancez sur l'Europe est un bélier poussé par trente millions d'hommes. Toujours affamés de succès et d'influence, on dirait que vous ne vivei quf» pour contenter ce besoin; et, comme une nation ne peut avoir reçu une destination séparée des moyens de l'accom- plir, voas avez reçu ce moyen dans votre langue, par laquelle vou régnez bien plus que par vos armes, quoiqu'elles aient ébranlé l'univen. »

L*IDÉE DE PATRIE Ud

comme la règle intérieure de leurs résolutions. Entre tous les biens que poursuivent les hommes et qui sont les mêmes pour tous, quels sont ceux qui doivent passer avant les autres, dont on doit faire le plus d'estime, à la réalisation desquels on consentira donc le plus de sacrifices? Il n'y a pas de grand peuple qui n'ait décidé la question ; qui ne l'ait agitée du moins comme instinctivement; et l'ayant agitée, qui ne soit grand à proportion de l'énergie qu'il a déployée pour la résoudre.

III

Voilà, Messieurs, bien des raisons de croire que, dans notre monde moderne, l'idée de patrie n'est pas près de périr, si môme on ne pourrait dire que, pour toutes ces raisons, chaque année qui s'ajoute à celles d'un grand peuple a vécues fortifie l'idée de patrie de tout ce qu'une année de plus ajoute à l'ancienneté de la tradition, au pres- tige de l'histoire, à la richesse du patrimoine com- mun de la langue et de la littérature nationales. Le labeur même de nos devanciers nous devient ainsi une raison de continuer leur œuvre, pour ne pas dire qu'il nous en fait une obligation quasi phy- sifjue. Mais ce n'est pas encore assez, et pour que cette contrainte, je dirais presque cette

[

150 D1SC0UH8 DE COMBAT

« astreinte », devienne à son tour féconde, il faut qu'elle, se change, qu'elle s'épure, qu'elle se spiritualise en un libre consentement; et c'est ici qu'au terme de notre analyse nous atteignons enfin \q fondement mystique de l'idée de patrie.

Connaissez-vous une belle page de Bossuet, dans sa Politique tirée de l'Écriture Sainte^ un de ces livres qu'on ne lit guère de nos jours, et on a tort, puisqu'on ne laisse pas d'en parler; et, naturelle- ment, le connaissant mal, on en parle mal. « La société humaine, nous dit-il, demande qu'on aime la terre l'on habite ensemble; on la regarde comme une mère et une nourrice commune ; on s'y attache, et cela unit. C'est ce que les Latins appellent charitas pairii soli^ l'amour de la patrie, et ils la regardent comme un lien entre les hommes. Les hommes, en effet, se sentent liés par quelque chose de fort, lorsqu'ils songent que la môme terre qui les a portés et nourris, étant vivants, les recevra en son sein, quand ils seront morts. C'est un sentiment naturel à tous les peuples. Thémistocle, Athénien, était banni de sa patrie comme traître; il en machinait la ruine avec le roi de Perse à qui il s'était livré, et toutefois, en mourant, il oublia Magnésie, que le roi lui avait donnée, quoiqu'il y eût été si bien traité, et il . ordonna à ses amis de porter ses os dans l'Attique \ pour les y inhumer secrètement. Dans les approches

i

L'IDÉE DE PATRIE 151

de la mort, la raison revient et la vengeance cesse, l'amour de sa patrie se réveille; il croit satisfaire à sa patrie; il croit être rappelé de son exil, et, comme ils parlaient alors, que la terre serait plus bénigne et plus légère à ses os. » Je vous laisse d'ailleurs à juger, sur cette citation, si, pour aimer la patrie française et poui* l'aimer passion- nément, nous avons attendu que la Révolution nous l'eût en quelque sorte révélée M Mais ce que je tiens surtout à vous faire observer, c'est com- ment, dans ce passage, la religion des morts et la religion de la patrie s'unissent l'une à l'autre pour se fortifier l'une l'autre, ont l'air de s'expliquer l'une par l'autre, ne s'expliquent pourtant ni l'une ni l'autre, et finalement, l'une et l'autre, abou- tissent à un acte de foi.

Certes, Bossuet a raison, et vous croiriez qu'en effet il raisonne. Oui, les hommes « se sentent liés par quelq-tfe chose de fort quand ils songent que la même terre qui les a portés et nourris, étant vivants, les recevra dans son sein quand ils seront morts ». Mais pourquoi se sentent-ils liés « par quelque chose de fort » ? de plus fort que leur intérêt? de plus fort que leurs passions? C'est ce

1. Relevons encore, puisque nous citons Bossuet, une expres- sion bien si!:(nificalive dont il gest servi dans l'Oraison funèbre de Nicolas Cornet. « Il l'sl, certain, dit-il en parlant de son doc- teur, que la France u'a dus eu d'ame plus française que la sienne. >

152 DISCOURS DE COMBAT

que Bossuet ne nous a point dit, ni personne ; et c'est peut-être ce qu'on ne saurait dire. Quand on a effectivement énuméré, comme nous venons d'essayer de le faire, toutes les raisons que nous avons de croire que la patrie ne périra point; quand on l'a vue fondée dans la nature même et dans l'idée que nous nous formons de l'histoire, on s'aperçoit tout d'un coup, Messieurs, qu'après qu'on a tout dit le principe de sa force est dans ce qu'on trouve en elle d'irréductible à autre chose ; et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? d'obscur et de « mystérieux » .

On songe alors involontairement qu'il en est ainsi de toutes les grandes choses. Lorsque l'on a prouvé, comme nos exégètes et nos philologues, ou cru prouver qu'il n'y aurait rien dans le chris- tianisme qui ne fût un héritage en lui de la sagesse antique, il reste encore que, ni le stoïcisme romain, ni la philosophie grecque n'ayant fait la même fortune que le christianisme, il faut bien qu'il y ait quelque autre chose en lui que la sagesse antique. Et la « sainteté » s'analyse-t-elle? et la « charité » se décompose-t-elle? et le « génie » 86 réduit-il en ses éléments *? Pareillement, Mes-

1. Ou du moins tous les moyens que la « science » en ait jusqu'ici trouvés ne consistent qu'à voir dans le « génie j> d'abord, et dans la « sainteté», ce qu'on appelle des c névroses». Autant ▼aut dire que, ne sachant plus comment expliquer la « supério- rité » d'un homme, on ne se contente plus comme autrefois de

1

LIDÉE DE PATRIE 453

sieurs, quand on a prouvé que l'idée de patrie tirait sa justification logique de la nature et de l'histoire, il faut pourtant qu'elle tire d'ailleurs son principe de fécondité. Ce qui revient à dire que ce lien si fort qui lie les uns aux autres tous les enfants du même se!, ce n'est pas l'intérêt ni les circonstances qui l'ont formé, ce n'est pas l'habitude ou la cou- tume, c'est l'instinct ; et qu'est-ce que l'instinct, sinon le témoignage ou la preuve de quelque chose d'autre que nous, qui vit et qui agit en nous?

Est Deus in nobis, agitante calescimus illo.

Prenons-y donc bien garde ! Voilà tantôt cent ans, ou même davantage, que l'on se pique de ne rien admettre qui ne soit, comme on l'a dit « conforme à la raison »; et je le veux bien aussi, dans le domaine de la raison. Mais précisément, il y a des parties entières de notre activité qui échappent à la raison, et c'est pourquoi nous aurions grand tort de nous confier entièrement à elle. Car, à qui la raison, la raison raisonnante, la raison qui calcule, a-t-clle jamais conseillé de sacrifier, par exemple, les joies de la vie présente à l'espérance d'une vie future? à qui, de se dévouer aux intérêts des géné- rations qu'il ne connaîtra pas? à qui, de donner sa

la nier, mais, au moyen de la physiologie, on la transforme en nne « infériorité ». Que c'est beau, la science I

154 DISCOURS DE COMBAT

fortune ou sa vie pour la liberté, pour la justice, pour la vérité? A personne, vous le savez bien ! Ce qui est « raisonnable » et surtout « rationnel », c'est de songer d'abord à soi ! Ce qui est « rationnel », dès qu'on le peut sans danger, c'est de s'excepter soi-même du malheur ou du deuil publics ! et n'a-t-on pas vu des gens très sages en tirer profit ? Ce qui est « rationnel », c'est de jouir de la vie présente, car qui sait si le monde durera jusqu'à demain? et, Messieurs, si toutes ces choses « ration- nelles » sont ce qu'il y a de plus contradictoire à l'idée de patrie, vous voyez bien qu'il nous faut lui donner un fondement « irrationnel » ou mys- tique.

C'est pourquoi j'admire l'imprudence ou la légè- reté de ceux, et de nos jours ils sont légion, qui, d'une part, célèbrent à pleine voix les progrès du rationalisme, et, de l'autre, n'ont en toute occasion que le patriotisme à la bouche.

Certes, je les loue d'être patriotes M Mais je les admire, s'ils se flattent qu'une certaine critique, après qu'elle aura tourné les variations de la morale ou la diversité des religions en moquerie, s'arrê- tera, pour la respecter, devant la religion de la patrie. Aussi bien ne le croient-ils pas; et Ernest Renan, avec cette tortuosité qui le caractérise,

l . Je les loue d'être patriotes, mais je les plains de si mal rai- Bonaer.

LiDÉE DE Patrie 1&5

i'a-t-il dit assez clairement*. « Je me dis souvent, a-t-il osé écrire, qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire, qui serait à ce point jaloux, égoïste et querelleur qu'il ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insup- portable des hommes. » Vous l'entendez. Messieurs, il serait « le plus insupportable des hommes >fl Et que sert, après cela, d'affecter l'amour de la patrie? Renan qui, pendant trente ans, avait enseigné que l'observation de la loi morale ne va pas sans une singulière étroilesse d'esprit, et que le plus grand saint n'est, après tout, qu'un assez pauvre homme; Renan, dont toute la religiosité tant vantée n'a consisté qu'à faire des oraisons jaculatoires au néant; Renan a bien vu qu'il entraî- nait l'idée de patrie dans la ruine commune de la religion et de la morale, et, s'il ne l'a pas osé dire plus nettement, d'autres viendront après lui, n'en doutez pas, qui le diront sans tant de précautions ni de détours; ou plutôt, vous le savez, ils sont déjà venus.

C'est contre eux, puisque l'occasion m'en était offerte, que j'ai cru devoir prononcer ce discours. Non qu'il n'y ait moyen, je le répèle encore, de fonder l'idée de patrie en nature et eu raison, et

2. C'est dans la même Confértnce que j'ai déjà citée plus haut : Uu'exl-ce qu'une iiuCiun?

156 DISCOURS DE COMBAT

j'ai même essayé, pour ma part, de vous le montrer. Mais vous aurai-je aussi montré, vous aurai-je sur- tout fait sentir que, si l'idée de patrie n'était fondée qu' « en raison », on pourrait toujours concevoir un progrès nouveau de la raison dans le triomphe duquel cette idée périrait à son tour. Si l'idée de patrie n'était fondée qu' « en nature », on pourrait prévoir, souhaiter peut-être une transformation ou une modification de notre nature qui nous libé- rerait de ce que certains philosophes trouvent de limitatif dans l'idée de patrie i. Pour eux :

Ils sont concitoyens de tout homme qui pense;

avec, d'ailleurs, une tendance étrange à trouver qu'on pense partout mieux, et plus généreuse- ment, que dans leur propre patrie. Voltaire, au dernier siècle, et Goethe, l'Olympien, au commen- cement du nôtre, ont été de ces philosophes. Mais, quelle que soit l'autorité de leur nom, je raisonne d'une autre manière, puisqu'on veut raisonner, et je dis hardiment que, si l'idée de patrie se trouvait être un jour contradictoire aux raisonnements de la « raison, » ou aux suggestions de la « nature », alors. Messieurs, considérant ce que nous lui

1. Telle est aussi bien l'espérance que, dans la même confé- rence, Renan a encore exprimée. On notera qu'il est d'ailleurs parfftitemeat logique en ce point au moins de son radsonnemeat.

l'idée de PÂTRIB 457

devons dans le présent comme dans le passé, de besoin que nous en avons, la vie supérieure qu'elle nous fait vivre, tant de dévouements qu'elle a ins- pirés, tant de sacrifices qu'elle a rendus faciles, alors, tant pis pour la nature ! et c'est la raison qui aurait tort. Ce n'est pas le seul exemple qu'on en pourrait citer; et il serait seulement une fois de plus prouvé que le « cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas * » . La dernière démarche de la raison, sa suprême victoire, est de se soumettre à quelque chose qui la dépasse; et quand on a longtemps réfléchi sur la nature humaine, on s'aperçoit que ce qui fait peut-être sa véritable

dignité, c'est ce qu'il y a d'inexplicable en elle!

/

1. « Ni la contradiction, a dit Pascal en un autre endroit, n'est marque infaillible d'erreur, ni l'incontradiction marque de vérité. t> On ne saurait trop méditer cette parole, moins souvent citée que tant d'autres, non moins vraie cependant, ni moins profonde. La logique humaine est courte; et nous ne songeons pas que, si nous voulions tout concilier, c'est précisément alors que nous nous précipiterions éperdument dans l'erreur, puisque nous mettrions dans les choses une suite, une cohésion, et une unité qui ne sont probablement elles-mêmes que dtis besoins de notre esprit et des marques de sa faiblesse.

LES ENNEMIS

DE L'AME FRANÇAISE

1899

LES ENNEMIS

DE L'AME FRANÇAISE*

Messieurs,

C'est toujours, ou presque toujours, au dedans d'elles-mêmes, que les nations, comme les indi- vidus, ont leurs pires ennemis ; et voilà pour- quoi, si j'ai d'abord hésité à vous parler ce soiï des Ennemis de rdme française, parce que je craignais que le sujet ne semblât prêter à des déclamations trop faciles, je m'y suis cependant décidé, quand j'y ai cru voir l'occasion de faire avec vous, dans les circonstances que nous tra- versons, une espèce d'examen de conscience.

Non pas du tout, croyez-le bien ! que j'ignore, ou que j'oublie, ce que nous avons, dans le monde entier, de rivaux attentifs, inquiets, et parfois mal- veillants ou jaloux. Nous en avons toujours eu, nous en aurons toujours, je veux dire aussi long- temps que nous serons la France, et parce que nous sommes la France. Il ne faut pas nous flatter que

1. Conférence prononcée à Lille pour VVnion de lapaix social*, 15 mars 1899.

il

162 DISCOURS DE COMBAT

« l'âme germanique », ou « l'âme anglo-saxonne », qui sont, elles aussi, des âmes fières et hardies, nous abandonnent jamais de leur plein gré la direction de l'esprit européen ou l'hégémonie du monde occidental ! Elles nous les disputeront âpre- ment dans l'avenir, comme elles l'ont fait dans le passé ; et ce sera sans doute leur di"oit, contre lequel nous n'aurons toujours, nous, qu'un droit ou qu'un devoir, qui sera de défendre, du mieux que nous le pourrons, notre patrimoine de puis- sance et de gloire. Mais comment le défendrons- nous, avec quelles chances de succès, ou plutôt avec quelles armes, si nous commençons par nous diviser contre nous-mêmes ? si nous travail- lons de nos propres mains à dénaturer, à dis- socier et, par conséquent, à détruire cette com- binaison, ou plutôt cette communion héréditaire de sentiments et d'idées qui est « l'âme fran- çaise »? et, quand la patrie ne réclame de nous qu'un peu de soumission, si nous ne lui répondons qu'en revendiquant, sous le nom spé- cieux des « Droits de l'homme », la liberté, l'in- dépendance entière et la souveraineté de l'indi- vidu?

Ce sont quelques-unes des questions que vous vous êtes posées avec angoisse. Oui, tandis que, depuis cent ans, nous voyons, partout autour de nous, les nationalités opérer un mouvement

LES ENNEMIS DE LAME FRANÇAISE 163

de concentration sur elles-mêmes, se rassembler et se recueillir, comme à la veille d'on ne sait quel conflit et quelle mêlée de races, Anglo- Saxons contre Latins, Slaves contre Germains, noirs et jaunes bientôt contre blancs, vous l'avez bien senti. Messieurs, et je vous en félicite, que nos pires ennemis étaient les plus intérieurs. C'est eux que vous avez cru qu'il était urgent de combattre : Internationalistes ^ qui s'en vont répétant, commentant, exagérant encore le vers imprudent, le vers presque sacrilège du poète :

Nations ! mot pompeux pour dire barbarie ;

Politiciens^ intellectuels, libres penseurs qui, dans l'assaut désespéré qu'ils donnent à toutes nos traditions, confondent la liberté de l'esprit avec l'indépendance du cœur; Individualistes enfin, qui se font gloire d'être nés pour eux-mêmes et de n'avoir d'autre tâche, en ce monde, que de tra- vailler, comme ils disent, au « développement de toutes leurs puissances » ! Et moi, Messieurs, qui partage voscraintes, je vous remercie de l'honneur que vous m'avez fait, en m'appelant, ce soir, à vous aider dans ce combat contre les Ennemis de rame française.

i64 DISCOURS DE COMBAT

Il y a des degrés en tout ; et, je vous étonnerai peut-être; mais, de tant d'ennemis que je viens d'énumérer rapidement, les Internationalistes sont ceux que je redoute le moins. Ils ne m'inspireraient môme aucun effroi ni aucune inquiétude, s'ils ressemblaient tous à cet énergumène qui repro- chait à notre Université « de faire, disait-il, con- currence à l'Eglise, pour propager le culte idiot de Jeanne d'Arc » ! C'est ainsi qu'on s'exprime, quand on veut attirer l'attention, ou « exaspérer le bourgeois » ; et c'est aussi pourquoi je ne vous nommerai pas l'auteur de ces paroles beaucoup plus ridicules, en vérité, qu'odieuses. Mais il y a d'autres internationalistes . Il y en a de parfaite- ment sincères ; il y en a même dont les raisons ne manquent pas d'un air de vraisemblance. Réussi- ront-elles jamais à prévaloir contre ce qu'il y a d'instinctif dans l'amour de la patrie? Messieurs, je ne le pense pas; et, à ce propos, je dirais volon- tiers de l'amour de la patrie ce qu'on peut dire du besoin de croire ; ils nous sont tous les deux natu rels ; nous les . apportons avec nous en naissant ; et ce n'est pas pour les fortifier que nous avons besoin de longs raisonnements ou de brillants

LES ENNEMIS DE L*ÂME FRANÇAISE 165

sophismes, mais c'est au contraire pour les affai- blir ou les ruiner l'un et l'autre en nous. N'ayons donc pas de peur des internationalistes ! Mais ne négligeons pas cependant d'examiner leurs para- doxes, et, premièrement, ceux des internationa- listes humanitaires ou sentimentaux.

J'appelle de ce nom les vieux hommes de 1848, les héritiers de la philosophie sociale de M™* Sand et delà phraséologie de Lamartine,

Je suis concitoyen de tout homme qui pense ; La liberté, c'est mon pays !

les amis de la paix, ceux qui voudraient voir l'An- glais et le Français, le Slave et le Germain, l'Es- pagnol et l'Américain, le nègre et le Chinois vivre ou s'aimer entre eux comme « des frères » ; et je rends d'abord un sincère hommage à la générosité de leurs intentions. Mais je crois qu'ils se trompent ! et si je ne pense pas, avec une contraire école, que « la guerre soit divine », je ne pense pas non plus, Messieurs, que la paix soit le premier des biens. Non, je ne le pense pas ! Et de grands phi- losophes, qui n'étaient cependant ni sanguinaires ni belliqueux, ne l'ont pas pensé davantage; et l'un d'eux, c'est Kant, Emmanuel Kant, le plus pacifique des hommes, n'a même pas craint d'écrire, il y a quelque cent ans, que, au « degré de civilisation le genre humain était arrivé, la

166 DISCOURS DE COMBAT

guerre était un moyen indispensable de l'élever plus haut* ». Les amis de la paix ne veulent voir

1. On ne saurait songer à tout I et je n'aurais jamais cru que cette modeste citation d'une phrase authentique de Kant soulevât un si vif émoi dans la troupe studieuse de nos « profes- seurs de philosophie ». Est-ce que par hasard ils ne la connais- saient pas, ni même l'opuscule d'où je l'ai tirée ? Mais, plutôt, c'est qu'elle dérangeait un peu l'idée qu'ils s'étaient formée de ' Kant ; et puis, et surtout, c'est que Kant n'appartient qu'à eux : ils en ont fait leur chose, et ils ne souffrent pas qu'on y touche Bans leur permission. En tout cas, on peut le citer, je pense, et voici le passage tout entier :

« 11 faut avouer que les plus grands maux qui affligent les peuples civilisés nous viennent de la guerre et non pas tant d'une guerre passée ou présente que des préparatifs permanents aux guerres prochaines, que l'on augmente sans cesse, loin d'y rien diminuer. C'est à cela que les forces de l'Etat sont employées, c'est pour cela que l'on consume les fruits de la civilisation qui pourraient servir à la perfectionner encore; c'est une sourced'occa- sions la liberté est violée; cest par que les soins paternels de l'État se changent, pour quelques-uns de ses membres, en une exi- gence inexorable et cruelle, et qui cependant est justifiée par la crainte des dangers extérieurs. Mais, ce que deviendraient cette étroite union des classes dans la République, et la multitude des hommes, et ce degré de liberté qui nous est encore laissé, si la guerre, toujours attendue, n'arrachait pas à la volonté des chefs le respect du genre humain, on peut s'en instruire par l'exemple de la Chine, dont la situation est telle qu'on y peut bien craindre une incursion imprévue, mais non un ennemi puissant : il n'y reste plus aucune trace de liberté ; d'où l'on conclura qu'au degré de civilisation le genre humain est arrivé la guerre est un moyen indispensable de l'élever plus haut et que la paix perpétuelle ne nous serait salutaire qu'après que nous en aurions (qui sait quand ?) attemt le point de perfection, duquel seul cette paix pourrait être la conséquence. A cet égard, nous sommes donc cause nous-même» des maux dont nous nous plaignons si amèrement, et le livre saint (la Genèse) a pleine raison lorsqu'il nous montre des peuples, *'$ut la civili- sation commençait à peine, devenus incapables de la porter plus loin, et tombés dans une corruption incurable pour s'être réunis trop tôt en un seul corps social, ce qui les affranchissait de toute crainte de la guerre. »

LES ENNEMIS DE l'aME FïlANÇAISE 16"î

dans la guerre, et sans rien dire de tant d'autres maux dont elle est la cause, qu'un moyen d as- servissement des masses: Kant, lui, y a vu, au contraire, la condition même de leur indépen- dance ou de leur liberté croissante. A qui, Mes- sieurs, je vous le demande, à qui, de Kant ou de ses contradicteurs, les guerres de la Révolution française et du premier Empire ont-elles donné

Il n'y a rien de plus clair, on le voit ; et, pour ma part, n'acceptant pas la théorie de la guerre telle que Joseph de Maislre l'a éloquemnient exposée dans ses Soirées de Saiiit- ['étei'sbourg, je doute si personne a mieux montré que Kant, en ce nassage, tout ce que nous devons pourtant à la guerre de « bienfaits » qui n'en compensent point les « maux », je le sais, et j'en conviens, mais qui nous autorisent néanmoins à dire « que la paix n'est peut-être pas le premier des biens ». C'est là-dessus pourtant que mes « philosophes » se sont mis en campagne, sans faire attention qu'en me cherchant ainsi que- relle, dans l'intérêt de la vérité, comme je le crois, ils mettaient donc eux-mêmes quelque chose au-dessus du bien de la paix ; et les colonnes du' Temps (numéros des 28 et 31 mars 1899) se sont emplies aussitôt de leur prose, et de la mienne.

j'y renvoie le lecteur, en me bornant à dire que l'opuscule de Kant, d'où j'ai tiré cette phrase, est date de 1786, et tombe ainsi chronologiquement entre la Critique de la Raison pure et lu Critique de la liaison pratique ; que, dix ans plus tard, en 119,;, si Kint a écrit son Projet de Paix perpétuelle, cela prouve tout bonnement qu'il n'a pas toujours pensé sur le même sujet de la même manière ; et qu'à sa seconde opinion sur « la guerre » si je préfère la première, c'est-à-dire si je la trouve plus juste, plus voisine de la vérité, plus conforme à l'histoire et à la nature, ''en ai absolument le droit.

L'opuscule est intitulé : Conjectures sur les commencements de ihistoi)-e du genre humain ; et la traduction, dont j'ignore l'au- teur, en a été revue par M. Charles Renouvier, l'homme do France qui peut-être a le mieux connu Kant. On la trouvera dans son Introduction à la Philosophie analytique de l'histoire, nou- velle édition. Paris, 1896, Ernest Leroux.

168 DISCOURS DE COMBAT

raison? Il faudrait encore examiner si la guerre, ou plutôt la menace de la guerre, non pas urgente, mais toujours possible, n'est pas la condition de certaines vertus; et c'est ce que tendrait à prou- 7er, par les contraires, l'exemple de la Chine-, cette démocratie pacifique et cette hiérarchie de man- darins, où l'horreur de la guerre et le mépris du « militarisme » ne semblent avoir finalement abouti qu'à l'immobilité dans la corruption. Et généreux, sans doute, je le répète, ou même louable en son principe, Vinternationalistne humanitaire a-t-il songé que son effet le plus sûr serait de faire descendre les groupements nationaux au rang d'un syndicat, ou, si je puis ainsi dire, d'un simple « conglomérat » d'intérêts matériels ? Mais nous ne vivons pas, Messieurs, nous ne pouvons pas vivre uniquement d'affaires, d'industrie ou de com- merce, de littérature même ou d'art; et l'his- toire est pour prouver ce qu'il en a coûté aux peuples qui l'ont cru.

C'est ce qu'il ne faut pas se lasser de dire ou d'essayer de faire entendre à d'autres Intei'nationa- listes, qui sont les Internationalistes socialistes ou collectivistes. Pour ceux-ci, vous le savez, il ne s'agit plus de procurer, aux hommes en général, les bienfaits de la paix, mais plutôt d'assurer à quelques-uns d'entre eux, qui sont les pro- létaires, ou plutôt les ouvriers de la grande

LES ENNEMIS DE L'AME FRANÇAISE 169

industrie, quelques conditions d'existence qui passent présentement pour rendre la vie heureuse, ou tolérable : la journée de huit heures; le repos du dimanche ; le salaire minimum; et une retraite pour leurs vieux jours. Cela, d'ailleurs, est-il éco- nomiquement possible?Messieurs, je vous enlaisse juges, et vous vous y connaissez certainement mieux que moi. Ces revendications me paraissent légitimes : je vous laisse à juger ce qu'elles ont d'utopique ou de réalisable. Permettez-moi seule- ment d'observer que, si la patrie n'a pas son fon- dement ou sa raison d'être dans son utilité, son intérêt est pourtant de procurer toujours à tous ses citoyens de nouvelles raisons de l'aimer ; et ceci, je crains que, depuis cent ans, la bourgeoisie française ne l'ait quelquefois oublié. Mais résulte- t-il de que « la patrie soit et doive être ration- nellement indifférente au prolétaire »? Non! et vous ne le persuaderez pas à ces prolétaires eux- mêmes. Quelque principe de groupement, profes- sionnel ou autre, que l'on essaye de substituer à l'idée de patrie, un secret et sûr instinct les aver- tira toujours qu'on ne change pas de condition en changeant de contrainte ; et, jusqu'ici, c'est tout ce que l'on leur offre. Ils se rendront compte que la patrie» qui, de toutes les associations, est la plus naturelle, en est également la plus douce et la plus libérale, et aussi la plus large. N'est-elle pas,

170 DISCOURS DE COMBAT

en effet, la seule, avec la religion, la pensée des morts continue de se mêler aux résolutions des vivants? la seule encore qui prolonge notre activité personnelle au-delà des bornes de notre existence? Et c'est pourquoi, Messieurs, V Interna- tionalisme socialiste ou collectiviste se trompe, et se trompe à son détriment, quand il lait de la diminution ou de l'aliaiblissement de l'idée de patrie ce que j'appellerai la préface de ses reven- dications ultérieures. Il en anéantit l'instrument nécessaire. Et lui-même, agissant contre son propre intérêt, il se dépouille ou il se désarme du plus sûr moyen qu'il ait de les faire triomphera

1. Ce n'est certes pas une médiocre satisfaction, quand on s'adresse à l'opinion socialiste ou collectiviste, que d'avoir avec soi M. Jean Jaurès en personne et de pou'^oir lui passer la parole :

« Le socialisme et le prolétariat, écrivait-il donc dans la Revue de Paris du 1" décembre 1898, tiennent à la patrie française par toutes les racines. Dès la révolution bourgeoise, le peuple acculé défendait héroïquement contre l'étranger la France nouvelle ; il y pressentait son patrimoine futur. De plus l'unité nationale est la condition même de l'unité de production et de propriété qui est l'essence même du socialisme. Euûn toute l'humanité n'est pas mûre pour la révolution socialiste, et les nations en qui la révolution sociale est préparée par l'in- tensité de la vie industrielle et par le développement de la démo- cratie accompliront leur œuvre sans attendre la pesante et chaotique masse humaine. Les nations, systeuies clos, tourbillons fermés, dans la vaste humanité incohérente et difluse, sont donc la condition nécessaire du socialisme. Les briser, ce serait ren- verser les foyers de lumière distincte et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuse. Ce serait supprimer aussi les centres d'action distincte et rapide pour ne plus laisser «ubsister que l'incohérente lenteur de l'effort universel. Ou plutôt.

LES ENNEMIS DB L'AME FRANÇAISE 171

Vous parlerai-je, maintenant, d'une traisième sorte à' Internationalistes^ qu'en vérité je ne sais de quel nom plus précis je pourrais désigner ? Ce sont ceux qui ne voient dans l'idée de patrie rien que de transitoire, d'instable, et, selon les temps ou les lieux, rien que de divers ou de perpétuel- lement changeant. Vous entendez d'ici leur argu- mentation : « Qu'est-ce que la patrie, disent-ils, pour un homme noir ou pour un homme rouge, pour un nègre du Soudan, pour un Indien de l'Ama- zone? Souterrain de culture, sa réserve dechasse! Et pour un Chinois ou pour un Annamite? Leur attache instinctive et comme animale à la terre natale. Parcourons l'histoire : l'Egyptien et le Juif, le Babylonien, le Persan ont-ils conçu la patrie comme le Grec ou le Romain? Et nous-mêmes, aujourd'hui. Français de France, Anglais ou Alle- mands, Espagnols ou Italiens, la concevons-nous à la manière du Romain ou du Grec? Le môme mot n'a donc pas toujours eu le môme sens dans l'histoire. Des races entières l'ont ignoré. Chez celles qui l'ont connu, on l'a vu d'âge en âge qui changeait non seulement de signification, mais, à

ce seniit supprimer toute libertt^, car l'humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l'unité à un vaste despotisme asiatique. La patrie esl donc nécessaire au socialisme. »

Ce qu'il disait si bien aux lecteurs de la Revue de l'aria, on so demande, en vériir;, pourquoi M. .lean Jaurès ne le dit pat plus ■ouvcnt aux lecteurs de la Petite République.

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172 DISCOURS DE COMBAT

vrai dire, de contenu ; et qu'en faut-il enfin con- clure, sinon qu'il n'exprime point un besoin pri- mordial, permanent et nécessaire del'huraanité*?» Mais quel raisonnement, Messieurs! Et si peut- être l'idée de patrie a changé quelquefois en -sa forme, qui ne sait, et quel enfant de l'école pri- maire ne répondrait qu'elle est toujours demeurée la même en son fond? Non, Messieurs, l'his- toire est pour nous l'apprendre, non, la Grèce entière, au lendemain de Marathon, n'a. pas tressailli d'une moindre allégresse que la France révolutionnaire au lendemain de Jem- mapes ! et non. Messieurs, au lendemain de Sedan ou de Waterloo, la France impériale ne s'est pas sentie moins cruellement atteinte, ni d'une autre manière, que la Rome républicaine au len- demain de Trasimène ou de Cannes! Qu'est-ce à

4. Telle est bien au fond la thèse de Renan, dans la conférence que nous avons déjà visée ci-dessus. Mais comme il revendiquait (c'était en 1882) le droit de l' Alsace-Lorraine à disposer libre- ment d'elle-même, on n'a pas vu, ou on a feint de ne pas voir ce qu'il y avait d'arbitraire, de peu conforme à l'histoire, et de dangereux, à ruiner dnsi ce qu'il y a d'éternellement subsistant dans l'idée de patrie, pour en faire consister le tout dans un consensus passager d'opinions changeantes. Ce serait en efTet la justification, non seulement de tous les « fédéralismes », mais, si j'ose ainsi dire, ce serait celle de tous les « séparatismes ». La Vendée de 1793 aurait eu le droit de refuser de donner son sang pour une cause qui n'était pas la sienne ; et, s'il plaisait à la Flandre on a la Picardie de se détacher demain du reste de la France, il leur suffirait d'invoquer la majorité des suflrage» de la province I Qui ne voit que c'est ici la négation même de l'idée de patrie ? et comment a-t-on pu s'y méprendre ?

LES ENNEMTS DE L^ÂME FRANÇAISE 173

dire ? sinon qu'en dépit de toutes les modifications de surface, et de tous les sophismes qu'on emploie pour en exagérer l'importance, il y a toujours eu quelque chose d'identique h soi-même, et par con- séquent de fixe, dans le concept de patrie. Ces même ce que nos beaux esprits en ont appelé quel quefois l'étroitesse. Elle emprisonne leur liberté de penser I Leur intellectualisme étouffe dans ses limites ! Et n'osant pas toutefois l'attaquer trop ouvertement, c'est alors qu'ils en ont cherché des moyens plus obliques, et, les ayant trouvés, c'est ici qu'ils sont devenus et qu'ils sont vraiment dangereux.

Quand ils ont donc vu que ni les finesses de leur érudition, ni la félicité qu'ils promettaient à ceux qui les écouteraient, ni l'illusion de la paix per- pétuelle ne réussissaient à triompher de l'idée de patrie, ils ont alors changé de tactique. Patiem- ment, — et sans déclarer un dessein dont aussi bien quelques-uns d'entre eux n'avaient peut-être pas une conscience très claire, ils ont essayé de défaire le travail des siècles. L'une après l'autre, ils ont entrepris de détruire toutes les traditions qui sont comme les racines de l'idée de patrie. Ils se sont efforcés, en deux mots, de dénaturer l'âme française. Et vous me direz, Messieurs, qu'ils n'y ont pas jusqu'à présent réussi davantage. Mais, prenez-y garde ! quand ils n'y devraient jamais

174 DISCOURS DE COHBA

réussir, et je l'espère bien pour ma part, ce n'est jamais pourtant sans afifaiblir étrangement un grand peuple que l'on essaie de briser les liens qui le rattachent à son propre passé. « Vous êtes appelé à recommencer l'histoire», s'écriait un jour Barrère à la tribune de la Convention natio- nale. Mais on ne « recommence» pas l'histoire, pas plus qu'on ne « recommence » la vie; c'est tout au plus si on les renouvelle ; et on ne les renouvelle qu'en les continuant. C'est à quoi la tradition nous sert^ et c'est pourquoi les pires ennemis de l'âme française sont les ennemis de la tradition.

II

Dans une occasion récente, quand nous avons formé la Ligue de la Patrie française^ et annoncé notre ferme propos de maintenir, autant que nous le pourrions, les traditions qui sont, à notre avis, celles de ce pays de France, on nous a demandé, non sans quelque intention d'ironie, ce que c'étaient que ces traditions? nous les prenions? comment nous les définissions? et, par hasard, si nous nous flattions de ramener la France du xx' siècle aux institutions de saint Louis, de Charlemagne ou de Glodion? Non! ce n'est pas ainsi que nous l'entendons. La tradition, pour nous.

LES ENNEMIS DE l'aME FRANÇAISE 175

ce n'est pas ce qui est mort, c'est, au contraire, ce qui vit ; c'est ce qui survit du passé dans le pré- sent; c'est ce qui dépasse l'heure actuelle; et de nous tous, tant que nous sommes, ce ne sera, pour ceux qui viendront après nous, que ce qui vivra plus que nous^ Et cette tradition, pour la carac- tériser, ce n'est pas, Messieurs, à saint Louis que nous remontons, ni à Gharlemagne, ni à Glodion,

1. C'est ce que M. Ernest Lavisse disait éloquemment, il y a quelques années, dans un discours sur l'Enseignement historique en Sorbonne et VÉducation nationale.

« C'est à l'école de dire aux Français ce que c'est que la France ; qu'elle le dise avec autorité, avec persuasion, avec amour. Elle mesurera son enseignement au temps et aux forces des écoliers. Pourtant elle repoussera les conseils de ceux qui diront : « Négligez « les vieilleries. Que nous importent Mérovingiens, Carolingiens, 4 Capétiens mêmes? Nous datons d'un siècle à peine. Com- mencez à notre date. » Belle méthode, pour former des esprits solides et calmes que de les emprisonner dans un siècle de luttes ardentes tout beaoin veut être satisfait et toute haine assouvie sur l'heure !... Ne pas enseigner le passé, mais il y a dans le passé une poésie dont nous avons besoin pour vivre I... 11 faut verser dans l'âme du paysan la poésie de l'histoire. Con- tons-lui les Gaulois et les druides, Roland et Godefroi de Bouillon, Jeanne d'Arc et le Grand Ferré, et tous ces héros de l'ancienne France, avant de lui parler des héros de la France nouvelle... Faisons pénétrer dans son esprit cette idée juste que les choses d'au- trefois ont eu leur raison d'être ; qu'il y a des légitimités succes- sives au cours de la vie d'un grand peuple ; et qu'on peut aimer toute la France sans manquer à sei obligations envers la Repu- blique. »

Le même orateur disait encore, en une autre occasion:

« Ou il faut nier absolument l'existence d'une force morale, la puissance des idées et des sentiments sur les âmes et par consé- quent sur l'activité des hommes, ou bien il faut admettre que l'on ajoute à l'énergie nationale, quand on donne à un peuple la conscience de u valeur, l'orgueil de son histoire. » {Qugttiont (VEnêcigTiement national, Paria, 1885, A. Colin.)

176 DISCOURS DE COMBAT

c'est plus haut encore dans l'histoire; c'est bien plus haut ! C'est jusqu'aux Gaulois, c'est jusqu'à César; c'est au-delà môme de César; c'est jusqu'à celui qui a dit : Duos res pleraque Gallia indus- triosissime prosequitur^ rem militarem et argute loqui. « Presque tous les Gaulois s'appliquent avec autant de succès que de persévérance à deux choses, qui sont l'art de la guerre et celui de la parole. » Nous avons une « tradition mili- taire » ; nous avons une « tradition littéraire » et « intellectuelle » ; et nous avons aussi, depuis que le christianisme a paru dans le monde, une « tra- dition religieuse ». « Natio est omnium Gallorum^ disait déjà César, admodum, dedita religionibus^. » Une f< tradition militaire » ! oui, nous avons une « tradition militaire » ; et, en la soutenant de tout notre pouvoir, nous avons la prétention de n'être ni plus « réactionnaires », ni moins « républi- cains », que ceux qui la renient ou qui la mécon- naissent. Nous voulons seulement continuer d'être une nation. Or, Messieurs, que les amis de la paix à outrance le regrettent, s'ils le veulent ! et qu'ils s'épanchent en déplorations pathétiques ou niaises ! Leurs élégies ne feront pas, ni leurs idylles, qu'en tout temps et par tout pays il ne se soit formé

1. Je me rappelle avoir traité ce sujet de « la tradition en géné- ral » et développé la même idée, dans un Discours adressé aux élèves du collège Stanislas.

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LES ENNEMIS DK t'AME FRANÇAISB l77

nation qu'autour et par le moyen d'une cnîié^e natio- ''•oJe. Cela est vrai ro^is le savez, d^ l'Italie con- temporaine ; cela est vrai de l'Allemagne impériale; cela est vrai même des Républiques ; et, si nous avions l'esprit plus libre en ce moment, si nous l'avions surtout, et d'une manière générale, plus attentif à ce qui se passe dans le monde, c'est la leçon, une des leçons que nous aurions tirées des récents événements d'Amérique ^ Mais com-

1. C'est ce que semble enseigner l'histoire, et, puisque tout le monde en convient, on m'a donc fait observer que, pour énoncer une vérité aussi banale, ce n'était pas la peine de me transporter de Paris à Lille et d'assembler dans un hippo- drome quelques milliers d'auditeurs.

Mais il en est de cette vérité prétendument banale comme de lant d'autres. L'expression seule en est banale; et, tout en conve- nant qu'il n'y a pas eu jusqu'ici de « nation sans armée y>, de fort honnêtes gens travaillent de tout leur pouvoir à faire qu'il y en ait désormais. La campagne qu'on mène, en France et en Italie notamment, contre le militarisme, n'a pas d'autre but actuel ni d'autre signification théorique, et, à cet égard, je ne sais lequel des deux est le plus instructif, du livre de M. de Molinari sur la Grandeur et la Décadence de la Guerre (Paris, 1898, Guillaumin), ou du livre de M. G. Ferrero : Il Militarismo (Milano, 189S, Fra- tcUi Trêves). En tout cas, il s'agit bien, dans le livre du vieil économiste, comme dans celui du jeune sociologue, de séparer la nation de l'armée; de réduire la seconde à n'être dans la première qu'un organe ou plutôt un rouage inférieur et subor- donné, une administration civile de la défense nationale, dans le genre de l'Administration des Eaux, par exemple, ou des Postes et 'l clégraphes ; il s'agit d'enlever à l'armée cette opinion ou cette dce (relle-mônie, ceUe conscience de son rôle, qui est la source le toute discipline comme de tonte abnégation ou de tout dévoue-

lent ; et finalement, en laissant subsister l'appareti ji ou le décor

vi l'institution militaire, il s'agit d'en anéantir l'esprit. L'armée, dans ce système, on le voit sans doute, est quelque chose encore (li; moins que les administrations civiles auxquelles nous la coni- ponons tout à l'heure. On ne la considère, à vrai dire, que

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178 DISCOURS DE COMBAT

bien cela, Messieurs, n'est-il pas encore plus vrai Je notre France! C'est une dynastie militaire qui nous a fait notre ancienne France ; et, à la fm du dernier siècle, ai-je besoin de vous le rappeler? la Révolution n'a précisément achevé l'unité fran- çaise, elle ne s'est elle-même sauvée de la ruine, et la France avec elle, qu'en devenant militaire. J'en atteste ici. Messieurs, sur cette lerre de Flandre, les souvenirs héroïques de l'armée de Sambre-et-Meuse ! C'est pour cette raison. Mes- sieurs, que nous tenons à notre « tradition mili- taire M, parce que nous savons qu'elle est en quelque sorte adéquate à la formation de la patrie française ; c'est pour cela que je n'ai pas craint d'a{)peler notre armée « le lien de notre unité nationale » ; et c'est pour cela, gens d'étude ou de cabinet, qui ne sommes pourtant point des « bu- veurs de sang », ni des césariens, ni des courtisans

comme un « mal nécessaire » dont il faut s'efforcer de restreindre les effets, en attendant qu'on en puisse anéantir le principe. Et on peut bien convenir après cela « qu'il ne saurait y avoir de nation sans armée » ; mais, en le disant, on n'en croit rien ; «c'est une concession que l'on fait aux préjugés ■> de ses contem- porains ; et, dans le fond de son cœur, on appelle de tous ses vœux la destruction de ces « préjugés ».

Ce n'est donc point du tout une vérité si banale que de répé- ter « qu'il n'y a pas de nation sans armée »- Bien loin d'en être convaincus, beaucoup d'honnêtes gens, trop d'honnêtes gens aujourd'hui, sont persuadés du contraire. (Voyez la suivante con- férence, p. 813). C'est à eux que je m'adressais en développant cette formule, et, dans le temps nous sommes, c'est eux que je voudrais mettre en garde contre les sophismcs décevant» ou dangereux des « eouemiâ de ruraiée >.

LES ENNEMIS DE L ÂME PRANÇÂISB 179

de la force, c'est pour cela que, dès qu'on attaque l'armée, mous sentons tout notre être en nous se soulever d'un mouvement de révolte.

Est-ce à. dire, Messieurs, comme on nous en accuse avec autant de mauvaise foi que d'em- phase, — est-ce à dire que nous prétendions faire de l'armée nationale une caste ? une force de fait dans l'Etat de droit? un pouvoir dont les actes échapperaient à la juste autorité des lois? Encore une fois, ceux qui le disent n'en croient rien eux- mêmes, et ils essayent vainement de se le persua- der! Mais ce qui est vrai, et ce qu'ils peuvent donc nous reprocher, s'ils en ont le triste courage, c'est que nous ne pensons pas avec eux que le militaire soit un « fonctionnaire » comme un autre, ni que la maigre solde qu'on lui donne nous acquitte envers lui. C'était peut-ôtre ainsi qu'on pensait à Garthage ou à Byzance ; mais cela n'est en vérité ni dans la « tradition française », ni dans la « tradition militaire ». Et qu'on ne traves- tisse pas ici notre pensée ! Il n'est pas question de savoir ce que deviennent parfois les militaires dans les longs loisirs d'une garnison pacifique ! Mais nous disons qu'on ne se fait pas militaire sans quelque esprit d'audace ou de générosité. Nous disons qu'il en coûte à tout homme, et par- ticulièrement à tout Français, de se soumettre aux exigences de la discipline militaire, et qu'il

180 DISCOURS DE COMBAT

n'y réussit qu'à force d'abnégation ou de dévoue- ment. Nous disons qu'on ne se résigne pas, sans quelque esprit de sacrifice, à se désintéresser, quarante ans durant, de tout espoir de fortune ou d'indépendance pour ne trouver, au bout de ces quarante ans, qu'une mort souvent horrible ou une retraite inglorieuse. Et, sachant tout cela, nous ne nous soucions pas. Messieurs, de quelques excep- tions, mais nous croyons qu'il est bon, nous croyons qu'il est juste, nous croyons qu'il est conforme à nos « traditions » de rendre en grati- tude et en égards à nos officiers ce que ni l'ar- gent, ni les honneurs, ni les croix ne sauraient jamais payer. Non, vraiment, nous n'admettons pas que le métier militaire soit un métier comme un autre ; et, le jour oii nous l'admettrions, nous disons qu'il y aurait quelque chose de changé dans l'âme française ^ ! Nous avons toujours su distinguer jusqu'à présent une armée d'une garde nationale; et qui ne sait. Messieurs, qui ne sent qu'il importe, non seulement à notre dignité, mais à notre intérêt même, que nous ne perdions pas le sentiment de cette distinction?

Si vis pacem^ para bellum^ disait un vieil adage, et on peut dire aujourd'hui quelque those de plus. Une armée forte et respectée n'est pas seu-

1. On ne s'explique pas pourquoi la plupart de c«ux qui trar vaillent à ce cheuagemeat «'eu défendent.

LES ENNEMIS DE L^AME FRÀNÇAISS 181

lement la garantie de la sécurité des nations; il se pourrait, Messieurs, qu'elle fût encore la, prin- cipale condition de la prospérité matérielle des États. Quel est donc l'utopiste ou l'économiste naïf qui s'est avisé, le premier, de traiter les armées de « classe improductive » ? et le mot, vous le savez, n'a fait ou semblé faire nulle part plus de fortune qu'en Angleterre. Cependant, aujour- d'hui. Messieurs, cette même Angleterre, la puissance pacifique, dit-on, industrielle, commer- ciale entre toutes, n'en est pas moins de toutes, celle aussi dont le budget militaire est le plus élevé, plus élevé que le nôtre, plus élevé que celui de l'Allemagne. Sa flotte lui coûte près de 700 millions de francs, et c'est à. ce prix qu'elle est l'Angleterre. Songeons encore à l'Alle- magne, et demandons-nous à quelle cause est le prodigieux essor de son commerce et de son industrie depuis une trentaine d'années? Mais rappelons-nous plutôt notre propre histoire, le temps de Louis XIV, par exemple, l'époque de Nimègue, ou les années récentes encore du second Empire? Quelle est d'ailleurs la nature de cette relation entre la prospérité matérielle et la force militaire. Messieurs, je ne saurais le f!,/re ; je constate seulement qu'elle existe ; et, san^ doute, parce que nous le sentons tous confusément, c'est une encore des raisons que nous avons de demeu-

182 DISCOURS DE COMBAT

rer fidèles à notre « tradition militaire ». Nos intérêts sont ici d'accord avec le soin de notre gloire. La préparation de la guerre entretient (( Ifîs arts de la paix ». Et l'une des opinions, je ne veux pas dire les plus fausses, mais les moins prouvées qu'il y ait, c'est que, si nous diminuions notre Etat militaire, notre prospérité s'accroîtrait tout aussitôt d'autant. Je persiste, pour ma part, à penser justement le contraire.

Mais ce n'est pas seulement à notre « tradition militaire », c'est à notre tradition « littéraire » ou « intellectuelle » que s'aUaquent, depuis tantôt cent ans, les ennemis de l'âme française, et à cet égard. Messieurs, je doute qu'on trouvât dans l'histoire un seul peuple qui ait fait le même et prodigieux effort que nous, pour abolir en lui jusqu'à la mémoire de son propre passé. Les peuples qui n'ont pas d'histoire essayent de s'en faire une ^ 1 et nous, quand nous n'affectons pas

1. C'est ce qui se passe aux Etats-Unis, où, depuis une vingtaine d'années on a vu se former je ne sais combien d'associations « patriotiques » d'hommes ou de femmes, dont l'objet est, en premier lieu, de « rassembler les documents de toute nature qui peuvent rappeler le souvenir des fondateurs de l'Indépendance américaine » ; et, en second lieu, de « répandre parmi la jeunesse, particulary among the young, la connaissance de tout ce qui touche à l'histoire nationale, afin de développer, en r^ême temps que le respect des héros de l'histoire d'Amérique, l'esprit de ■patriotisme ». Ce programme est celui des Dame» coloniales d'Amérique,^ la première des sociétés de femmes qui se soit fondée dans cette intention patriotique ». D'autres associations, qui portent le nom de Filles ou de Daines de la Révolution,

LES ENNEMIS DE L AME FRANÇAISB 183

dMgnorer la nôtre, nous ne l'étudions que pour y chercher des raisons de nous en détacher. Ja- mais Russe, assurément, ne paria de Pierre le Grand, jamais Allemand de Frédéric, jamais An- glais d'Elisabeth ou môme d'Henri VIII, comme nous faisons de Louis XIV ou de Napoléon. A qui. Messieurs, croyons-nous que cela profite ? Nous flattons-nous peut-être de détruire en nous notre hérédité ? Quel bien nous imaginons-nous qu'il nous en revienne ? Et si, par malheur, nous

n'admettent parmi elles que les femmes dont les « ancêtres » ont jadis rendu comme patriotes, as a recnqnized patriot, quelque service éminent à la cause de l'indépendance. Et j'en trouve enfin def tout à fait « aristocratiques », l'on n'entre qu'à la condilion de dater d'avant l'indépendance, et ainsi de remonter jusqu'aux origines même de la colonisation.

Les sociétés d'hommes sont encore plus nombreuses : Order of funders nnd patriots of America., 1896 ; Socielif of May Flower's descendants, 1894; Sons of Ihe Révolution, 1890, et la date de leur « incorporation » n'est pas moins intéressante à con- naître que l'objet de leur institution.

N'est-ce pas comme si l'on disait que, du fond même de la démocratie, la force des choses dégage insensiblement des ten- dances aristocratiques? Une noblesse essaye là-bas de se consti- tuer : j'enlends une noblesse historique, fondée sur la mémoire et la reconnaissance des services rendus. L'idée gagne et sa répand qu'un descendant de Washington ou de Franklin, s'il en existe, a quelques raisons d'être un « meilleur Américain » qu'un Irlandais ou un Allemand débarqués d'hier à New-York. On rend hommage à la fnidition ; on en reconnaît la nécessité. Non seu- lement on ne l'aff.iihlit pns, mais on essaye de la fortifier pour en faire comme un point fixe et inébranlable dans l'océan mou- vant de la démocratie. Et nous, tandis que les Américains eux- mêmes seraient hommes à s'inventer une « légende > plutôt que de se résigner à n'avoir pas d'histoire, c'est le moment que nous choisissons pour achever d'abolir tout ce qu'il y a d'historique dans nos institutions, dans no« habitudes mêmes, et, si nous la pouvions, dans nos mœurs.

184 DISCOURS DE COMBAT

y réassissions, nous serions-nous donc proposé de devenir un peuple de contrefacteurs ? C'est ce qu'il y a lieu de se demander quand on voit la fureur d'imitation dont nous sommes possédés; l'admiration que nous professons pour « la supé- riorité des Anglo-Saxons » ; et les tentatives, qu'à la vérité nous ne faisons pas, mais qu'on nous conseille de faire, pour nous approprier leurs mœurs.

A Dieu ne plaise, Messieurs, que je méconnaisse ici les grandes qualités des Anglo-Saxons ! Les Anglo-Saxons, dans l'histoire, sont, comme l'on dit, une rare espèce d'hommes, et je voudrais de tout mon cœur que notre fortune en ce siècle eût ressemblé à la leur. Oui, certainement, je vou- drais que nous eussions fait l'économie de nos huit ou dix révolutions ! et que nos institutions fussent aussi respectées de nous-mêmes ; nos finances aussi bien administrées ; nos colonies aussi prospères que les leurs ! Mais de quoi je ne suis pas sûr, c'est qu'ils ne doivent pas aux cir- constances quelques-unes de leurs qualités ^ ; et

i. C'est ce que j'ed voulu dire en dissoit quelque part que «l'Angleterre était une île »; et cette « constatation » a singuliè- rement égayé quelques publicistes. C'est qu'ils n'aiment point qu'on « résume » les choses I Mais, s'ils avaient pris la peine d'observer la vivacité d'opposition que soulève dans 1»; presse anglaise, ausai souvent qu'on en parle, tout projet âe tunnel sous-marin on de pont sur la Manche, ils auraient trouvé ma < constatation » moins ridicule Tunnel ou pont, ce ne serait pas

LES ENNEMIS DE l'aME FRÂNÇÂISB 185

les plus éminentes ou les plus rares d'entre elles, à la ténacité de ce que l'on peut bien appeler leur nationalisme. Les Anglo-Saxons, plus heu- reux que nous en ce moment, et plus favorisés de la fortune, nous sont-ils supérieurs? Je n'en sais rien ; je ne le crois pas ; quelque chose en moi se refuse à le croire. Mais cette « supériorité », s'il me fallait la reconnaître, je dirais hardiment et je montrerais aisément qu'ils la doivent surtout à ce qu'ils sont, toujours et en tout, demeurés des Anglo-Saxons ^ Ce qu'ils sont, et quoi qu'ils

une affaire; et l'Angleterre n'en serait pas plus exposée à un danger d'invasion; mais ce serait la destruction symbolique de son isolement, et sachant ce qu'elle doit à cet isolement, elle en veut conserver jusqu'au signe.

Je n'iii pas non plus la prétention de rien apprendre à ces savants hommes en leur faisant remarquer que, depuis une cin- quantai Be d'années, l'Angleterre, qui était jadis aux extrémités du mon ie, et toto divisas orbe Brilannos, en est devenue pour aukù dire le « centre » ; mais je ne crois pourtant pas qu'il soit iniVvle de le dire, ou de le redire, car on l'a dit avant moi, pour in li quer une autre des causes de « la supériorité des Anglo- Saxons ».

Et si QOis avions fait enfin, depuis un siècle, ou un peu davan- tage, 1 économie des huit ou dix révolutions qui ont ensan- glanté notre histoire, de 1789 à 1871, n'est-il pas permis de se demander si nous n'en serions pas nous-mêmes au point de puissance et de prospérité que nous leurs envions ? Question naïve encore, et surtout question insoluble 1 mais moins naïve qu'elle n'en a l'air, si, d'attribuer, comme on le fait, « la supé- riorité des Anglo-Saxons » à des aptitudes de race, physiolo- giques et congénitales, contre lesquelles nous ne pourrions rien, c'est introduire la fatalité dans notre histoire; et, au contraire, ■i c'est QOUs rendre à l'espérance en même temps qu'à la liberté, de ne Toir dans leur fortune présente que l'œuvre des circons- tances, dont nous sommes toujours un peu les maîtres.

1. On pourrait exprimer la même idée d'une autre manière,

186 DISCOURS DE COMBAT

soient, défauts et qualités môles et compensés, ils le sont pour avoir mis à l'être une orgueilleuse obstination; et, si nous voulons les imiter, la ma- nière n'en est pas de les copier servilement, ni de démarquer, pour ainsi dire, leurs habitudes,' mais d'être nous comme ils sont eux, Français comme ils sont Anglais ; de persévérer dans la direction, d'abonder dans le sens de notre propre histoire ; et ainsi, d'ajouter un anneau d'âge en âge à la chaîne de nos traditions

C'est ce que n'ont pas compris, Messieurs, ceux qui ont travaillé depuis cent ans, qui travaillent toujours à déplacer le centre de notre histoire littéraire, et, en vérité, comme s'ils voulaient se faire pardonner par l'Europe la pacifique, heu- reuse et bienfaisante domination que nos écri- vains ont jadis exercée sur elle ! Que de choses, Messieurs, n'aurais-je pas à dire là-dessus, si c'était aujourd'hui le temps, et ici le lieu de faire le critique ou le professeur de littérature ! et j'ai beau les avoir vingt fois dites, je les crois si pro- fondément que je ne désespérerais pas de vous les (lire encore d'une façon nouvelle. Mais uii témoin [)lus désintéressé vous les dira sans doute bien plus éloquemment, et puisque la mode est aux Anglo-

en disant que partout s'établit un Anglais, non seulement on ne voit pas qu'il cesse d'être Anglais, mais toute l'Angleterre s'y établit avec lui.

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Saxons, je me contenterai de vous remettre sous les yeux une page de Garlyle^.

« L'Angleterre, avant longtemps^ écrivait-il en 1840, ne contiendra qu'une petite fraction des Anglais, et en Amérique, dans la Nouvelle-Hol- lande, à l'est et à l'ouest, et jusqu'aux antipodes, il y aura un Saxonnat couvrant de grands espaces du globe. Et maintenant, qu'y a-t-il qui puisse retenir tous ces hommes ensemble dans une nation virtuellement une ? Ceci est justement regardé comme le plus grand problème pra- tique, comme la chose que toutes sortes de sou- verainetés et de Parlements ont à accomplir ; qui est-ce qui accomplira ceci ? C'est un roi anglais, et un roi que ni temps, ni hasard, ni combinai- sons de Parlements ne sauraient jamais détrô- ner. Ce roi Shakespeare, souveraineté couronnée, est-ce qu'il ne brille pas sur nous tous comme le plus noble, le plus doux, et pourtant le plus fort des signes de ralliement. Nous pouvons l'imaginer comme rayonnant d'en haut sur toutes les nations d'Anglais dans mille ans d'ici. Oui, de Paramatta, de New- York, en quelque lieu et sous quelque sorte de constable de paroisse que vivent des hommes anglais et des femmes anglaises, ils se diront les uns aux autres : « Oui, ce Sliakespeare

1. Tb. Garlyle : les Héro$, traduction Izoulet. Troisième Gonfé< rence, le Héros comme Poète.

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« est à nous; nous l'avons produit, nous parlons et « pensons par lui ; nous sommes de même race « et de même sang que lui. »

En Amérique, à Baltimore, quand il m'est arrivé de lire un jour ce passage de Garlyle, j'au- rais voulu. Messieurs, que vous vissiez le frémis- sement de l'auditoire, et l'émotion profonde avec laquelle il se reconnaissait et se sentait glorifié lui-même dans cette apothéose de Shakespeare. Mais, quelques jours plus tard, à Montréal et à Québec, il m'était donné d'avoir sous les yeux le même spectacle, et l'unique différence était que je ne parlais point de Shakespeare, mais de La Fon- taine et de Molière, de Racine et de Corneille, de Pascal et de Bossuet. Eux aussi, ces Français- Canadiens, d'esprit français, cette tradition fran- çaise, qu'ils ont souvent peine à reconnaître dans notre littérature contemporaine, ils la retrouvaient dans nos grands écrivains du xvii' siècle, et, sujets fidèles et dévoués de l'Angleterre, c'était pourtant le Cid et c' éi^ii Andromaque , c'étaient les Sermons de Bossuet et les Pensées de Pascal qui réveillaient dans le fond de leur cœur le souvenir de leurs origines. Messieurs, serons-nous moins Français qu'eux? Apprendrons-nous d'eux ce que nous nous devons? Et ne comprendrons-nous pas que tout ce que l'on essaye d'ôter à la gloire de ces grands hommes et de leur siècle, hélas ! ce

LES ENNEMIS DE L'aME FRANÇAISE 189

n'est pas à eux qu'on l'enlève, mais à nous, ei vraiment à l'âme française?

Car pour ne lien dire de leurs autres qualités, -^'et si nous mettons seulement quelques épicu- riens à part, ce que leurs œuvres à tous nous 1 enseignent, c'est l'action; et leur prose ou leurs j vers nous sont des sources d'énergie ^ Ils n'ont y pas écrit pour écrire, ni pour réaliser un rêve de\ ' beauté solitaire, mais pour agir, et, selon l'exprès- , sion de l'un d'eux, pour travailler au « perfection- - nement de la vie civile ». Vous savez s'ils y ont réussi ! La théorie d'art qu'ils ont le moins com- prise, et dont l'incompréhension les a quelquefois rendus sévères pour quelques-uns de leurs devan- ciers, c'est la théorie de l'art pour l'art. Ils ont cru ; que la parole nous avait été donnée pour exprimer des idées, et les idées pour servir de lumière ou de ' guide à la conduite. C'est par qu'ils ont assuré, j si je puis ainsi dire, la difiFusion ou le rayonne- ment de l'âme française dans le monde. Et d'autres après eux sont venus, à qui ni la popularité, ni la

1. Est-il besoin de rappeler ici la page si souvent citée d'Henri Heine : « Qui sait combien d'actions d'éclat jaillirent des vers tendres de Racine ? Les héros français qui gisent enterrés aux Pyramides, à Marengo, à Auslerlitz, à léna, à Moscou, avaient entendu les vers de Racine, et leur Empereur les avaient écoutés de la bouche de Talma... Euripide est-il un plus grand poète que I{acine? Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est que ce dernier fut une source vivante d'enthousiasme, qu'il a enfliimmé le courage par le feu de l'amour, et qu'il a eniiiriii, ravi et ennobli tout un peuple. »

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gloire n'ont manqué, ni le génie peut-être, mais combien moins Français! Retournons donc à eux, tous ensemble, ou plutôt, non! et, pour éviter ici toute équivoque, n'y retournons pas : c'étaient des hommes de leur temps, et nous sommes les « gens de maintenant » . Mais souvenons-nous qu'ils sont les modèles ; que, s'il existe une conception vrai- ment sociale, vraiment humaine, de l'art, ils l'ont réalisée pleinement; et que, avant eux ou depuis eux, nous avons eu peut-être de plus grands écri- vains, — je ne le crois pas, mais peut-être! nous n'en avons pas eu de plus nationaux, et les plus nationaux après eux seront ceux qui en appro- cheront le plus^.

Je ne sais, Messieurs, si je me fais bien entendre! La matière est difficile et la distinction délicate. Je ne conseille certes à personne de s'enfermer en soi ni dans les frontières de son propre pays ; je n'oppose point de douanes à la circulation de l'es- prit ; je suis curieux autant que personne de ce qui se passe ou de ce qui se dit, de ce qui se pense ou de ce qui s'écrit hors de France. Nations de l'ancien ou du nouveau monde, nous vivons désormais tous en spectacle à tous ; et rien d'étran- ger ne saurait nous être indifférent ; et je m'en félicite. Mais, Messieurs, permettez-moi cette com-

1. Je me suis efforcé de bien établir ce poiut dan» axou Manuel de l'histoire de la Littérature française.

LES ENNEMIS DE L'AME FRANÇAISE lÔl

paraison familière, on ne se nourrit, on ne profile que de Cb que l'on s'assimile, ou, si vous l'aimez mieux, que de ce que l'on transforme en sa propre substance. Il ne faut donc point essayer de nous faire une àme russe ou une âme suédoise, mais, des qualités de l'âme suédoise ou de l'âme russe, il faut retenir celles qui peuvent servir à l'enri- chissement de l'âme française. Ainsi, jadis, nos pères ont-ils fait des qualités de l'âme espagnole ou de l'âme italienne*. Ils en ont pris ce qu'ils en pouvaient prendre, et ils l'ont, pour ainsi parler, francisé. Mieux que cela ! la connaissance de l'étranger ne leur a servi que d'un terme de corn-, paraison, pour apprendre à se mieux connaître eux-mêmes^, et, chose remarquable I que j'aime-

1. C'est ce qu'il semble qu'on oublie toujours, et on va répé- taat, on enseigne même qu'avant Voltaire nos pères auraient totalement ignoré « les littératures étrangères ». Veut-on dire par que la « littérature italienne » et la « littérature espa- gnole » ne seraient pas pour nous et n'ont jamais été des « lilléralnres étrangères »? On le peut bien, si on le v^eut, mais à la condition, toutefois, den avertir. En réalité, prosateurs ou poètes, nos écrivains du xvi* siècle se sont tous mis à l'école de l'Italie ou de l'Espagne, et quelques-uns s'y sont môme perdus. De plus habiles ou de plus grands, ou pour mieux dire de plus Français, sont ensuite venus, qui nous ont émancipés de cette superstition littéraire. Corneille lui-même, en dépit du Cid, ou jusque dans le Cid, Racine et Molière, PascaJ et Bossuet, La Bruyère et P^énelon. Mais ils n'en ont pas perdu pour cela le profit; et, sur la tendance au cosmopolitisme, ils ont seulement fait pré- dominer la tendance nationale. C'est ce que je voudrais que l'on fit d'après eux et comme eux.

2. C'est ce que les philosophes exphmeat quand ils diseat gu'ua ne se pose qu'en opposant.

192 DISCOURS DE COMBAT

rais à développer, toutes les fois qu'ils ont essayé de faire davantage la mode a bien pu les soutenir un moment, mais ils ont finalement échoué; il n'a survécu qu'un vague souvenir de leur tenta- tive, qui n'intéresse que les érudits ; et c'est un admirable exemple de ce que je vous disais tout à l'heure, que la tradition ne se compose pas de tout le passé, mais de ce qui en survit, et il n'en survit que ce qui est soi-même conforme ou ana- logue à une tradition antérieure.

C'est également ce qu'il faut dire de notre « tradition religieuse », à laquelle j'arrive mainte- nant, et qui n'est, vous le savez, ni la moins attaquée, ni, cependant, la moins nécessaire, la moins indispensable de nos traditions. Au siècle dernier, quand nos philosophes et nos encyclo- pédistes ont essayé de nous « déchristianiser », avaient-ils bien calculé toutes les conséquences de leur entreprise ? et, s'ils ont eu conscience de ce qu'ils enlevaient à « l'âme française », se sont-ils demandé comment ils le remplaceraient ? Car, en politique, ainsi qu'ailleurs, on ne détruit guère que ce que l'on remplace. Et, Messieurs, remarquez- le bien, je ne parle ici de notre « tradition reli- gieuse », ni en croyant, ni en moraliste, mais seulement en historien et en observateur. Il n'est question ni de la vérité de la religion, ni du « besoin de croire », ni de ce que le catholicisme

LES ENNEMIS DE L AME FRANÇAISE 193

peut avoir en soi de plus conforme à l'âme fran- çaise que le protestantisme. Je me suis expliqué sur tous ces points en d'autres occasions, et je ne veux point y revenir ce soir. Mais ce que je constate en fait, et dans l'histoire, c'est que, dans le monde entier, de même que le protestantisme c'est l'An- gleterre, et r « orthodoxie » c'est la Russie, pareil- lement la France, Messieurs, c'est le catholicisme. Ce que je constate, en fait et dans l'histoire, c'est que, depuis douze ou quinze cents ans, ce rôle de nation protectrice et propagatrice du catholicisme a été celui de la France. Ce que je constate, en fait et dans l'histoire, c'est que, si nous avons, nous, rendu de grands services au catholicisme, le catho- licisme nous en a rendu peut-être davantage ou de plus grands encore. Et ce que j'en conclus enfin, c'est que, tout ce que nuos ferons, tout ce que nous laisserons faire contre le catholicisme, nous le laisserons faire et nous le ferons au détriment de notre influence dans le monde, au rebours de toute notre histoire, et aux dépens enfin des qua- lités qui sont celles de 1' « âme française * ».

1. Il y a déji quelques mois qu'ayant eu l'occasion d'insérer dans la Revue des Deux Mondes une assez longue élude sur le Catholicisme aux Elals-Unis, je reçus d'Anvers une lettre anonyme qui ne contenait point, il est vrai, d'injures à mon adresse, mais dont l'auteur s'cxprirxmit à peu près en ces termes :

«Vous admirez. Monsieur, le* progrès du catholicisme aux Etats-Unis, et vous vous flattez de l'espoir qu'ils n'en sont encore qu'à leurs débuts. Vous avez raison 1 et l'Eglise peut s'en

13

194 DISCOURS DE COMBAT

Ecoutez cette voix qui nous vient d'Amérique : « L'avenir catholique delà France est du plus grand intérêt pour l'Eglise catholique entière. Sachez-le bien, au fond de l'Amérique, nous vous regardons, nous catholiques, pour tirer de vous des leçons, des inspirations, et les non-catholiques, pour voir ce qui vous manque et pour blâmer l'Eglise catho- lique des fautes qui se commettent en France.

fier aux promesses de son divin fondateur. M«Ù9 tous n'oubliez cpi'un point, qui est que, pour assurer le triomphe du catholi- cisme, il faut, et avant tout, que la France soit anéantie.

« Car la France a été de tout temps la grande ennemie du catholicisme, et quand je dis de tout temps, je veux dire depuis vos Capétiens, c'est-à-dire depuis qu'elle est la France. Seule en effet, de toutes les puissances catholiques, ou soi-disant telles, la France a outragé et asservi des Papes ; c'est elle qui finale- ment a fait avorter le mouvement des Croisades ; c'est encore elle qui, en se faisant plus tard Talliée de l'Angleterre d'Elisa- beth ou de l'Allemagne de Gustave-.\dolphe, a favorisé la vic- toire du protestantisme ; et n'est-ce pas elle enfin dont « la grande Révolution » a déchaîné sur le monde l'esprit d'erreur et d'impiété?

« L'anéantissement de la France : telle est donc la preniière condition des progrès ultérieurs du catholicisme, et puisque vous semblez ne pas vous en douter, j'ai cru devoir vous en avertir. »

Je n'attache pas plus d'importance qu'il ne convient à une lettre anonyme, et je n'ai pas besoin de montrer ce qu'il y a de paradoxal dans la thèse de mon correspondant d'Anvers. Mais, pour discutable que soit la thèse, c'en est bien une ; on peut la soutenir ; elle s'autorise de faits qu'en « s'y prenant bien » il serait très aisé de rendre vraisemblables ; et, dès à présent, je ne serais pas étonné qu'on l'enseii^nât dans quelques Universités étrangères.

Au lecteur maintenant de juger si ceux qui la soutiennent s'inspirent du pur amour du catholicisme, ou de la jalousie du rôle que la France a joué dans l'histoire comme puissance catholique ; et, s'il est de notre intérêt, à nous, en renonçant i ce rôle, de nous précipiter dans le piège qu'on nous tend.

LES ENNEMIS DE lVmE FRANÇAISE 195

Car la France se dit la fill^, aînée de l'Eglise; elle a donc le devoir avec l'honneur. Et si la France faiblit dans sa mission, l'Eglise catholique souffre, et on nous dit, à nous catholiques d'Amérique : « Eh quoi, vous voulez que l'Amérique soit catho- lique ! Et qu'est-ce qu'on fait dans ce pays de la France, cette fille aînée de l'Eglise? » Ainsi s'exprimait, il y a quelques années, l'archevêque de Saint-Paul du Minnesota, JNP'" Ireland ; et, si j'ai choisi son témoignage entre tant d'autres, c'est qu'aucun de nos républicains ou de nos démo- crates ne saurait se dire, avec plus de droits que l'archevêque de Saint-Paul, ami du peuple et de la liberté 1.

C'est, au surplus, et je considère ceci comme un grand gain, ce que commencent à recon- naître nos hommes politiques eux-mêmes, à l'ex- ception de ceux qui opèrent dans les colonnes du Siècle y de V Aurore ou du Radical. Tous les ans, à la même époque, si nous voyons toujours quelque député monter à la tribune pour y demander la suppression de l'ambassade de France auprès du Vatican, ou je ne sais quoi d'analogue, et profiter de l'occasion pour y étaler la splendeur de son ignorance, nous voyons aussi qu'on le laisse faire, sans prendre seulement la peine de lui répondre;

1 . L'Eglise et le Siècle, traduction de M. l'abbé Klein, Paris, 1894 8* édition, V. Lecoffre.

196 DISCOURS DE COMBAT

et finalement on vote comme s'il n'avait rien dit. fout récemment, le voyage de l'empereur d'Alle- magne en Orient a ému non seulement les indif- férents et les sceptiques, mais les libres penseurs eux-mêmes ; des yeux fermés se sont ouverts; et on a compris qu'il y avait au moins un lieu du monde la France ne pouvait cesser d'être catholique sans cesser d'être la France. Il y en a un autre, qui est le Canada, oii le catholicisme est la condition même de ce que nous pouvons exercer encore ou reconquérir de pacifique influence; et il semble que nos hommes d'Etat commencent à s'en douter. La rentrée des jésuites en Allemagne nous servira-t-elle également de leçon ? et com- prendrons-nous ce que âme française » ris- querait de perdre à la suppression de la liberté d'enseignement? Je le souhaite ! comme aussi que nous comprenions ce que nous devons à nos mis- sionnaires, et que, s'ils nous ont créé parfois des embarras, la vérité n'en est pas moins que, par- tout oii l'ardeur de leur foi les emporte, c'est, avec le catholicisme, le respect et l'amour de la France qu'ils plantent.

Il ne restera plus alors à faire qu'un dernier pas ; et, quand nous serons tout à fait « convaincus », si nous ne le sommes pas encore, que, comme disait l'autre, « l'anticléricalisme n'est pas un article d'exportation », nous nous apercevrons

LES ENNEMIS DE L*ÂME FRANÇAISE 497

peut-être que le mal que ranticléricalisme ferait à la France du dehors, il le fait, il continue de le faire tous les jours à la France du dedans.

On nous a deii>andé quelquefois, Messieurs, ^ à nous qui nous arrêtons respectueusement au seuil de la croyance, mais qui serions désolés de scandaliser les croyants et qui regrettons amè- rement de ne pas partager leur foi, on nous a donc demandé si nous voulions ce qu'on appelle une religion pour le peuple. Non, Messieurs! C'est Voltaire qui voulait une religion pour le peuple, et nous ne sommes ni Voltaire, ni surtout Homais, le pharmacien ; car Voltaire, aujourd'hui, sous le nom de Ranc ou de Guyot^ c'est Homais. Nous voulons seulement épargner à ceux qui ue les con- naissent point les sécheresses du doute; nous voulons que l'on ne mette pas leurs espérances au hasard et comme à la merci d'une fantaisie méta- physique ; nous voulons qu'ils sachent enfin que, quand on leur offre les vaines satisfactions de la

1. La citation que je faisais de son nom ayant comblé d'aise M. Yves Guyot, cet ancien Ministre n'en a rien voulu laisser parantie, et, au contraire, il a menacé le Journal des Débats d'une « réponse » à ma conférence. Il avait d'ailleurs tout à fait oublié que, deux ou trois jours auparavant, dans le Siècle, il m'avait, lui, Guyot, « berger de ce troupeau », nommé dans un sien discours, vraiment je n'avais que faire, et qu'ainsi je m'étais donc borné à lui rendre la pareille. Miis ce qui est permis à un ancien Ministre ne l'est sans doute pas à un homme de lettres, et M. Yves Guyot, qui a sa manière d'entendre la justice et la vérité, en a une aussi à lui, comme on voit, d'entendre l'égalité. Il se pourrait que ce oe fût point la bonne.

198 DISCOURS DE C©MBAT

science en échange de leur foi, on leur ment. Mais ce qai nous paraît monstrueux, c'est que l'on soit chrétien à Jérusalem et à Constantinople, ou que l'on en joue le personnage, et que l'on continue d'être « agnostique » ou libre penseur à Paris. Nous ne voulons pas d'une religion pour le peuple ! mais nous n'en voulons pas non plus d'une pour le commerce ou pour l'exportation. Ce qui est bon pour étendre, pour soutenir, pour for- tifier dans le monde l'influence de la France, ne saurait être mauvais ou seulement moins bon en France. Il faut avoir jusqu'au bout le courage de nos intérêts ! Nous ne l'aurons, en fait de religion, que le jour nous cesserons d'attaquer et de persécuter chez nous ce que nous faisons profes- sion de défendre et de protéger ailleurs ; le jour oii nous n'essayerons plus de déraciner de l'âme fran- çaise une tradition qui fait sa force ; et nous ren- trerons ainsi, Messieurs, en même temps que dans la franchise, dans la vérité du fait et dans la direc- tion de toute notre histoire. Car on peut bien être musulman, on peut être Israélite, on peut être libre penseur, on peut être protestant et « Fran- çais », mais on ne peut pas être ensemble « ido- lâtre et chrétien », je veux dire Français et « anticatholique * ».

1. Je croyais avoir assez nettement limité, dima tout ce qui précède, le sens et la portée de cette phrase, pour qu'auicune éqni-

LES ENNEMIS DE L'AME FRANÇAISE 19ft

Telles sont, Messieurs, quelques-unes des tradi- tions que je regarde comme essentielles à « l'âme

voque ne fût possible ; et, à vrai uire, je le crois encore. Mais ce n'est plus aujourd'hui « l'art d'écrire », c'est « l'art de lire » qui va se perdant, et, de la manière que sont conduites les polé- miques, on ne se soucie plus de ce qu'un adversaire a pu dire, mais uniquement de ce qu'il aurait dire pour qu'on lui répondit victorieusement ; et on le lui prête sans scrupule. J'en pourrais donner vingt exemples.

Si cependant j'avais averti mes auditeurs et mes lecteurs, dès le début de ce développement sur la « tradition religieuse » que je ne parlais « ni en croyant, ni en moraliste », et qu'il ne s'agissait entre nous ce soir-là « ni de la vérité de la religion », ni « du besoin de croire », ni de ce que « le catholicisme peut avoir en soi de plus conforme à l'âme française que le protes- tantisme », on eût pu Supposer que j'en avais mes raisons; et en d'autres temps on l'eût fait. En d'autres temps, on eût compris que je divisais la question, selon le précepte cartésien, et que, d'un problème si vaste et si complexe, je n'avais voul" retenir, pour en parier à Lille, que la partie purement histon'que. Cela d'ailleurs es»' difficile, je le sais, et il se peut que je n'y aie pas tout à fait réussi. Mais l'intention était évidente. On peut, et on doit même distinguer, dans l'histoire d'une religion, le dedans et le dehors, l'intérieur et l'extérieur, son développement religieux et ses réactions historiques. Si tout cela se tient, tout cela aussi s'analyse ; et il convient quelquefois de l'étudier en bloc ; mais il doit être permis quelquefois de l'étudier en détail, et on peut y ■voir intérêt.

Tel est ici le cas. Que le catholicisme, pour un moment, soit donc en soi tout ce que l'on voudra, le fait est que l'âme française en est pénétrée tout entière, ou imprégnée, pour mieux dire, comme l'âme anglaise l'est de protestantisme. Que les relations de la France et du catholicisme, ou plus exactement, de la royauté et du Saint-Siège, n'aient pas toujours été ce qu'eussent voulu les catholiques de l'espèce de mon correspondant d'Anvers ou, d'un autre côté, les purs politiques, il n'en est pas moins vrai que, depuis mille ou douze cents ans, la fortune de la l'rance a varié comme celle du caU..ilici8me, et on pourrait dire: réciproquement. Et supposé qu'il t-t survive enfin, dans beau- coup d'âmes contemporaines, que des « habitudes ù d'esprit catho- lique, d'où la foi se serait en quelque sorte retirée, à la vérité je n'en crois rien, mais je l'ddmets, pour un moment, et je dit

200 DISCOURS DE COMBAT

française ». Religieuse, intellectuelle, ou militaire, elles remontent, vous le voyez, par-delà les commencements de notre histoire, jusqu'aux plus lointaines origines de notre race, et César etCaton nous en sont de sûrs garants. Elles étaient déjà les nôtres quand nous n'étions encore que des bar- bares; et, depuis lors, nous ne sommes devenus la France qu'en les continuant, en les précisant, en les fortifiant d'âge en âge. Aussi ne sont-elles, à proprement parler, ni monarchiques, ni républi- caines, mais françaises, uniquement françaises. Elles ne dépendent point des institutions politiques ni de la forme du gouvernement. Elle» n'ont point emp^.otié l'ancienne monarchie d'être l'alliée des cantons Suisses ou de la République des Etats-Unis, et elles n'ont pas gêné la République actuelle pour devenir l'alliée du tsar de Russie. Le meilleur des

qu'on ne saurait gouverner à rencontre de ces habitudes d'esprit. Qu'j a-t-il là, je le demande au lecteur impartial, qu'y a-t-il qui ressemble à de « l'intolérance » ou à du « fanatisme » ? Mon objet n'a été que de constater, entre le catholicisme et l'âme française, une convenance héréditaire, corroborée par mille ou douze cents ans d'histoire, fortifiée par l'adaptation, reconnue, consacrée pour ainsi dire par le jugement de l'étranger lui-même. C'est cette convenance, encore une fois, qui constitue la « tra- dition religieuse » de l'âme française, au point de vue purement politique. Je ne vois pas, dam ce que j'ai dit à ce sujet, et que je viens de relire avec attention, un mot qui tende au-delà de cette affirmation.

11 est bon d'ajouter, pour provenir ou écarter toute fausse inter- prétation, que ce que j'appelle être « anticatholique » ce n'est pas être protestant, ni musulman, ni juif, ni même libre penseur,

, mais c'est être « franc-maçon », par exemple, et c'est l'être d'une

1 façon militante et active.

LES ENNEMIS DE L^AME FRANÇAISE 201

gouvernements sera toujours celui qui les respec- tera le mieux. Les meilleures institutions seront celles qui les aideront le mieux à se développer et à se renouveler. Car elles ne sont point étroites, quoi qu'on en puisse dire, ni emprisonnées dans une formule, ainsi qu'en une espèce de geôle ou d'armure d'airain. Elles sont capables de dévelop- pement, d'évolution ou de progrès, à la manière d'un grand arbre, qu'on ne voit pas, je pense, qui se détache de ses racines, à mesure qu'il grandit et qu'il épanouit jusqu'aux cieux la magnificence orgueilleuse de son feuillage! mais, au contraire, et en mémo temps, ses racines tracent et s'enfoncent plus profondément dans son sol natal. Oserai-je me servir d'une autre comparaison, plus délicate ? Il en est de nos traditions comme des dogmes de la religion. Le centre de vérité ne change point; mais la longueur du rayon augmente, et, par con- séquent, l'étendue de la circonférence; et, par suite encore, la quantité, la diversité, la complexité de ce qu'elle enveloppe dans sa courbe ^ Ainsi, Mes- sieurs, en est-il de nos traditions nationales; et

1. S'étonnera-t-on de ce rapprochement? Je ne le pense pas et, au contraire, on verra que les deux questions n'en font qu'une. Examiner, en effet, dans quelle mesure le dogme « évo- lue », c'est examiner de quelles « variations * la tradition est capable, sans changer po^/tant de nature; et inversement, dégager du milieu des diversités qui en modifient l'apparence, le principe d'absolue llxité sans lequel il n'y a point de dogme, c'est tout le problème do son < évolution ».

202 DISCOURS DE COHBAT

c'est pourquoi ceux-là ne savent pas ce qu'ils font qui s'efforcent de les détruire au nom de je ne sais quelle chimère de progrès, ou, comme ils disent, d'adaptation à des circonstances nouvelles. Non seulement la tradition n'a rien d'incompatible avec le progrès; mais, au contraire, le vrai progrès, le progrès durable n'est possible qu'en accord avec la tradition, dans le sens de la tradition, et par le moyen de la tradition.

III

Ceci m'amène, pour terminer, à dire quelques mots d'une autre et dernière espèce d'ennemis de « l'âme française », qui ne sont aujourd'hui ni les moins nombreux, ni les moins écoutés : je veux parler, Messieurs, des individualistes. Je vous Tai déjà dit : les individualistes, ce sont tous ceux qui tirent de ce qu'ils appellent, eux, leur conscience, et de ce que j'appelle, moi, leur orgueil, l'inso- lente prétention de ne relever en tout que d'eux- .mêmes et d'eux seuls ; ce sont ceux qui, de leur autorité privée, s'érigent publiquement en juges

Je suis de ceux qui croient qu' « évoluer n'est pas changer », un gland « ne change pas » quand il devient un chêne, il développe le contenu que notre igno-ance n'avait pas su voir en lui; et je crois également que la tradition « contient » le pro- grès, ou plutôt et mieux encore, je crois qu'il n'y a de progrès durable et fécond que celui dont le germe est comme impliqué dans la tradition.

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CES ENNEMIS DE L*AHE FRANÇAISE 203

souverains des actions et des pensées des autres; ce sont ceux qui ne voient dans l'Etat, dans la patrie, dans la société, que les serviteurs de leurs vanités ou les instruments de leur ambition ; ce sont ceux qui se considèrent eux-mêmes comme un monde, ou, si vous l'aimez mieux, comme le centre du monde, et qui, bien avant qu'un professeur de grec, délirant à la fois d'impuissance et de satisfaction de soi, j'ai nommé Frédéric Nietzsche, leur en eût donné la formule, pratiquaient, dans la vie quo- tidienne, la théorie du Superhomme^ auquel nous devrions, vous et moi, nous tous ici présents, tous les égards, tous les services, tous les respects, et lui, ne nous devrait en retour que de faire du génie avec nos sacrifices i. Je ferais, moi, bien plus volontiers, du sacrifice avec son génie !

1. « Il est légitime, a dit un philosophe érainent, d'imposer aux hommes, comme un devoir, l'amour de leur patrie. Car la patrie est grande et belle ; elle est une expression de la nature humaine infiniment supérieure à notre transitoire et pauvre individualité'...» Pascal disait :< Quittez les plaisirs et vous aimerez Dieu. » De même, on peut dire : « Quittez la sotte vanité de croire que vous vous êtes fait tout seul ; que vous vous sufflsez; que ce qui n'est pas vous ne vous concerne point; que' vous ne devez ni reconnaissance à vos {mcêtres, ni dévouement à vos descendants. >

Ainsi s'exprimait, l'année dernière, M. Emile Boutroux, parlant aux élèves de l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, et on ne eaurait assurément mieux dire. On ne saurait dénoncer plus éloquemment ce qu'il y a de dangereux ^our l'existence même de la patrie dans l'excès de cet individualisme dont nous souffrons Mais ce que M. Boutroux a le droit de dire, pourquoi les autres ne l'ont-ils pas? C'est une question qu'il serait moins utile qu'amusant de traiter, et je me contenterai de l'avoir indiquée,

204 DISCOURS DE COMBAT

C'est une chose étrange et lamentable, en vérité, que l'on nous ait presque persuadé, depuis tantôt cent ans, à nous autres Français, que nous manquions d'individualisme. Mais au contraire, Messieurs, si nous souffrons de quelque maladie, c'est d'un excès d'individualisme, et, depuis cent

lui laissant d'ailleurs, je veux dire à M. Boutroux, le soin de s'entendre avec M. de Pressensé, par exemple, ou avec M. Charles Richet.

Ce qui serait plus intéressant, ce serait d'arriver à une défi- nition de ce mot d'individualisme et de fixer une fois pour toutes le sens auquel on l'emploiera.

3'ai tâché de le faire dans la dernière partie de cette confé- rence, et, naturellement, on m'a répondu, comme dix fois déjà, que je confondais ïindividualisnie avec Végoisme ; mais on ne m'a point montré était le principe de le-ir distinction. C'est qu'il n'y a rien de plus difficile, et Vinet lui-mème, dans ses Eludes *ur Biaise Pascal, n'y a pas entièrement réussi. Un écri- vain Italien, que j'ai déjà cité, M. Nitti, dans un livre sur la Question de la Population, a repris récemment ce problème et ne l'a pas non plus résolu. Renan avait, lui, tranché la question, en voyant dans Y individualisme et dans le socialisme ce qu'il appelait un « parallélogramme de forces » ou plus simplement deux tendances contradictoires et nécessaires, hostiles et cepen- dant toutes les deux utiles, mais chacune à son tour et selon les temps ou les occasions.

On trouvera de curieux renseignements sur ce que l'on pour- rait appeler V individualisme des races dites latines, France, Espagne, Italie ; et au contraire sur la tendance des races anglo- ' saxonne, germanique et slave à l'association, dans les ouvrages, de M. G. Ferrero: ÏEuropa Giovane, Milan, 1897, Fratelli Trêves, et // Militarismo, Milan, 1898, chez les mêmes.

Voyez notamment dans ÏEuropa Giovane le chapitre intitulé : Il Socialismo. p. 65-73, et le chapitre intitulé : La citta indus- triale et la fHosofia pratica délia vita, p. 284, 310. Il s'agit dans le premier des Allemands, dans le second des Anglais et des Russes ; et toutes les observatS»ns de l'auteur le ramènent à cette réflexion qu'en Russie, comme en Allemagne et comme en Ati-leterre, il y a tout avantage pour l'individu « à se subor- donner », et l'individu le comprend; mais, au contraire, quelque

LES ENNEMIS LAME FRANÇAISE 205

ans précisément, d'une inciipacité de sortir de nous- mêmes pour soumettre on pour subordonner notre vaniteuse personne à des considérations, des exi- gences et des intérêts qui la dépassent, puisqu'ils la fondent. Oui, c'est décela que nous souffrons! et, si nous n'y prenons pas garde, c'est de cela que nous mourrons! Qu'un grand exemple, à cet égard, nous serve au moins d'enseignement. Il existait naguère, - et à peine aujourd'hui nous en sou- venons-nous, — au centre même de notre Europe, un grand peuple, un peuple de héros, un peuple également renommé pour la libéralité de ses mœurs, la grâce de ses femmes et la bravoure de ses hommes. C'était un peuple fier, et c'était un peuple intelligent. La civilisation occidentale et la chrétienté tout entière lui devaient une éter- nelle reconnaissance pour leur avoir servi, pen- dant des siècles, de boulevard contre le Turc. Et si les qualités personnelles des individus qui la composent pouvaient jamais sauver une grande nation de la ruine, laquelle. Messieurs, en aucun temps, eût mieux mérité de ne pas périr que la noble et malheureuse patrie de Sobieski et de Kosciusko? Elle est morte pourtant, et vous savez de quel mal elle est morte! C'est l'individualisme

avantage qu'il en puisse résulter, c'est précis(^ment cette subor- dination qui nous est difficile et à laquelle on a peine à noi'i plier en France, comme en Italie et comme en Espagne.

206 DISCOURS DE COMBAT

qui l'a tuée! c'est le liberum veto, c'est le droit que chacun y avait de s'opposer, lui tout seul, aux résolutions de tous! Elle n'en est venue elle ne voulait pas, selon le mot célèbre, qu'à force d'avoir mis son orgueil à faire ce qu'elle voulait. Et si ce n'est pas ici de l'imagination, du raisonnement ou de la dialectique, mais de l'histoire, voulons-nous, à notre tour, Messieurs, devenir laPologne? Sachons du moins que nous y marchons; et alors, oui, si nous le voulons, nous le pouvons, alors encoura- geons l'individualisme, et tâchons de nous con- vaincre que le suprême idéal d'un grand peuple est de se dissoudreen une poussière d'hommes, n'ayant entre eux d'autre lien que celui d'une espèce de compagnie d'assurances, ou d'actionnaires assem- blés pour l'exploitation d'une mine d'anthracite, ou d'un gisement de pétrole.

Mais le mal est encore plus profond, et ce n'est pas seulement tout ce qu'il y a de moral, et presque de religieux, dans l'idée de patrie, que les individualistes et l'individualisme sont en train de détruire, c'est, Messieurs, la société même. C'en est le support, si c'est la famille ; et c'en est le lien, si c'est l'idée de solidarité. Tous les obser- vateurs sont unanimes sur ce point. Mal entendu tant qu'on le voudra, mais entendu comme nous voyons qu'on l'entend, l'individualisme est en train de désorganiser la famille, par la ruine

LES ENNEMIS DE l'aME FRANÇAISE 207

insensible de l'indissolubilité du mariage, de l'au" torité maritale et du pouvoir paternel. On mon- trait récemment, dans un livre curieux, que la décroissance môme de la population et l'abaisse- ment de la natalité, non seulement en France, mais ailleurs, et dans le passé comme dans le pré- j sent, étaient en relation directe et constante avec le progrès de l'individualisme. « Le sentiment instinctif ou la volonté réfléchie de la solidarité de l'individu avec ses contemporains, disait M. Arsène Duinont, fait le patriotisme, le dévouement civique et militaire. Le sentiment instinctif, ou bien, à son défaut, la volonté réfléchie de la solidarité de l'indi- vidu avec les générations futurs cause la fécondité. La solidarité dans le temps et dans l'espace conclue au même but, qui est la conservation de la race; l'amour fécond et la vaillance guerrière y sont éga- lement indispensables * Méditons, Messieurs, ces instructives paroles : elles sont d'un « démographe » ; et j'ajoute : elles sont d'un homme avec lequel je n'ai, moi qui vous parle, presque aucune idée de commune I C'est encore et toujours l'individualisme qui nous a jusqu'ici empôcîhés de comprendre, en France, le pouvoir et les conditions de l'associa- tion, parce que nous pouvons bien avoir le mot sur le bout de la langue, mais nous ne l'avons pas

1. Arsène Dumout: Natalité et Démocratie. Paris, 1898, Schlei- cher.

208 DÏSCOURS DE COMBAt

dans le cœur, et nous ne cherchons dans nos grou- pements qu'un moyen d'en tirer à nous tous les avantages, en en déclinant toutes les charges. C'est l'individualisme qui est responsable de tous les griefs qu'on impute au capitalisme, puisque c'est lui qui l'a même engendré^. Que vous dirai-je encore? Et s'il est, comme je le crois, vraiment coupable de tous ces maux, cela vous touchera- t-il beaucoup, si j'ajoute qu'il nous faut nous en prendre à lui, non pas précisément de la corrup- tion, mais, ce qui est presque plus grave, de la déviation de l'art et de la littérature française con- \^temporaine?

Oui, Messieurs, cela vous touchera, je l'espère, parce que, vous le savez, ni l'art ni la littérature ne sont des divertissements de mandarins, et parce que, je vous le rappelais tout à l'heure, si jamais il y eut une littérature vraiment sociale, c'a été la nôtre pendant trois cents ans, L' « âme française », de sa nature, était essentiellement sociable ; et c'est pourquoi l'individualisme, en art comme en littérature, en est la dénaturation. La Révolution française, le romantisme, Técono- misme, la morale de la concurrence, l'abandon de nos traditions, la théorie de l'art pour l'art, le dilettantisme, ont fait de nous des individualistes

1. Voyez sur ce point le livre déjà cité plus haut de M. Zeller: la Question sociale est une question morale.

LES ENNEMIS DE L*ÂM£ FRANÇAISE 209

Mais nous ne l'étions pas de naissance, ou par destination, si je puis aintjï dire, et nous ne l'avons pas été dans l'histoire. C'est la solidarité qui est ancienne en France, et l'individualisme qui est nouveau. Solidarité et union dans l'indépendance, telle était autrefois la devise de notre pays ; indé- pendance et isolement jusque sous les apparences de la solidarité, telle est celle qu'on travaille à faire aujourd'hui triompher. Ai-je raison. Mes- sieurs, de voir, dans ceux qui s'y efforcent, de dangereux ennemis de toute société en général, et del' « âme française » en particulier?

Eux et les autres, combattons-les donc. Mes- sieurs, de tout notre pouvoir, et, pour les com- battre f^fficacement, rapprochons-nous et unissons- nous. Les mauvais plaisants (il y en aura toujours) se sont agréablement moqués, dans ces derniers temps, de toutes ces « Unions » et de toutes ces « Ligues », que nous avons vues se former. Il eussent mieux fait de s'en mettre, à supposer que personne eût besoin du concours de quelques bou- levardiers, et je vous avouerai que je m'en passe, quant à moi. parfaitement. Mais les meilleurs {)laisanteries, et celles que l'on a faites m'ont paru plutôt médiocres, n'empocheront pas ce mouvement de produire tôt ou tard d'excellents effets, et, quand nous n'y apprendrions qu'à nous associer, ou à discerner, enfin, plus clairemon! lo

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210 DISCOURS DE COMBAT

principe même et l'objet de toute association, il faudrait encore nous en féliciter ^ .

En effet, quelques personnes ont l'air de croire qu'il faut s'entendre pour s'associer, et moi, je serais tenté de leur dire: Pas du tout! Non, en vérité, Messieurs, ce n'est pas quand on s'entend que l'on s'associe : on n'en a pas alors besoin ; mais c'est justement quand on ne s'entend pas. C'est quand on est divisé de conditions, d'intérêts, d'opinions, oui, c'est alors qu'on éprouve le besoin de s'associer, pour convenir de quelques points à mettre en dehors des discussions et au-dessus des controverses ; pour définir un objet commun ; poui ioustraire au renouvellement des disputes quotidiennes quelques principes ou quelques idées qu'on pose et qu'on s'engage à respecter comme intangibles. C'est ce que nous avons vu se pro-

1. Au moment je terminais la correction de ces notes, je recevais le programme d'un Congrès pour le droit d'association, qui s'est effectivement tenu à Paris, du 25 au 28 mai, sous la présidence de M. Etienne Lamy.

« Dans notre ancienne France, y lisait-on, nos traditions natio- nales consacraient la liberté des associations. Et lorsque, dans les derniers temps, l'influence combinée des légistes et du droit romain ont fait triompher le principe de la restriction, le béné- fice des situations acquises assura le respect d'un nombre immense de ces iri^titutions ; et c'est par milliers que les corpo- rations ouvrières, les patrimoines collectifs, les fondations ont travaillé autrefois à constituer la force et la prospérité de la nation. »

Rien de plus vrai que ces paroles. Mais, hélas I le Congrès pour le droit d'association ne semble pas avoir doimé ce que nous en espérions ; et l'œuvre est à recommencer.

LES ENMEHIS DE l'âME FRANÇAISE 211

duire dans ces derniers temps, et c'est de quoi j'ose attendre les effets dont je vous parlais. Me sera-t-il permis de dire, en finissant, qu'à nous seuls, ici, nous en formons, ce soir, une tout entière, de ces « Unions » ou de ces « Ligues » ? et, je voudrais l'espérer, elle n'est point, de toutes, celle qui recrutera le moins d'adhérents, si je ne vous ai pn^posé comme signe de ralliement que le respect dfe la paix sociale, l'amour jaloux de toutes les traditions qui ont fait la France glorieuse dans le passé, et la religion du drapeau.

Des drapeaux du passé, si beaux dans les histoires, Drapeaux de tous nos preux et de toutes nos gloires.

Redoutés du fuyard. Percés, troués, criblés, sans peur et sans reproche. Et qui dans leurs lambeaux mêlent le sang de Hoche

Et le sang de Bayard.

LA NATION ET L'ARMÉE

1899

LA NATION ET L'ARMÉE

Messieurs,

Parmi les questions que l'affaire Dreyfus a sou- levées dès son origine, ou, pour parler peut- être avec plus d'exactitude, parmi tant de ques- tions qui lui étaient, qui auraient lui demeurer tout à fait étrangères, et qu'on y a indûment et criminellement mêlées, je ne crois pas qu'i? y en ait de plus grave, ni de plus inquiétante, que celle des rapports de la nation et de l'armée, dans un Etat comme le nôtre, démocratique et républicain. Il y a dix ans de cela, cinq ans, deux ans seulement, la question ne se posait même pas. Instruits par une dure expérience, nous nous Ûat- tions alors qu'en instituant, au lendemain de nos désastres de 1870, le service universel et obliga- toire, nous avions associé, d'une manière indis- soluble, les intérêts de la nation et de l'armée. Les étrangers, nos -i'^isina, le pensaient comme

1. Conférence prononcée à Paris le 26 avril 1899, pour U ligue de la Patrie française.

216 DISCOURS DE COMBAT

nous, et rien, à leurs yeux, ne nous caractérisait plus expressément que l'ardeur de notre patrio- tisme. J'ai sbus la main un livre curieux, un livre remarquable, et dangereux, d'autant plus dangereux qu'il est plus remarquable, d'un publiciste italien, M. G. Ferrero, sur^ ou contre le Militarisme. Un chapitre en est consa- cré tout entier au Militarisme français. L'auteur s'y émerveille, ou plutôt, non! il se moque, mais, en s'en moquant, il s'irrite du parti pris et de Tinsistance avec lesquels, dès l'école primaire, on développe et l'on entretient, dans l'esprit du petit Français, le respect et le culte de ses gloires natio- nales: Vercingâtorix, Glovis, Gharlemagne, Bayard, Louis XIV, Napoléon... « Et, disait-il, il y a trois ans, c'est même peut-être tout ce que leur école primaire enseigne de vivant. » Il admi- rait encore que « jusque dans le dernier hameau des Alpes ou des Pyrénées » le prêtre collaborât avec l'instituteur laïque dans cette tâche patrio- tique. Et ce qui lui paraissait plus surprenant que tout le reste, c'est qu'ayant assisté lui-même à une réunion les employés de chemin de fer fran- çais discutaient les conditions de la grève géné- rale, on y eût stipulé « qu'en cas de guerre, la grève cesserait immédiatement ».

Dirai-je, Messieurs, que les choses ont changé, depuis lors? Non! elles n'ont pas changé, ou du

LA NATION ET L* ARMÉE 217

moins j'aime aie croire. Mais, depuis deux ans, il est pourtant vrai qu'on n'a rien épargné pour faire, si on le pouvait, deux Frances de ce qui n'en était qu'une, et pour rompre l'union de la Nation avec l'Armée. Il est tristement vrai que, tout ce qu il y avait de défiance, de haine même de l'institu- tion militaire, dans le cœur de quelques «intellec- tuels », de quelques « lombrosistes », de quelques «économistes», l'affaire Dreyfus l'a comme éman- cipé ; et c'est, pour notre part, ce que nous ne cesserons de reprocher à ceux qui l'ont dirigée d'une certaine manière, cette lamentable affaire; et l'histoire, quelque jour, l'impartiale histoire, le leur reprochera certainement comme nous. Oh ! je sais qu'ils s'en défendent ou qu'ils s'en cachent. « Ils aimeraient passionnément l'armée si nous voulions les en croire ; son honneur ne serait plus cher à personne qu'à eux; ils la veulent forte et respectée... » Et, au fait, ils le croient peut- être eux-mêmes! Mais il faut convenir, Messieurs, qu'en ce cas on ne saurait se tromper davan- tage. Leur amour de l'armée fait justement en eux tous les effets de la haine. Et, à la faveur de leurs déclarations « pour la justice et pour la vérité », voilà deux ans que des idées cheminent, serpentent et s'insinuent qui donneraient, si jamais elles pouvaient triompher, le signal de la ruine et de la (in de notre pays.

218 DISCOURS DE COMBAT

Encore que cela résulte assez évidemment des articles quotidiens de l'Aurore et du Radical^ des Droits de l'Homme et du Siècle, il n'est pas inu- tile de l'établir par d'autres témoignages moins suspects; et, vous le savez, nous n'avons, hélas î que l'embarras du choix. Puisqu'il faut donc savoir se borner, je ne ferai qu'une allusion, en passant, à tant de récits tant de jeunes gens nous ont conté, pour des raisons quelquefois si puériles, tout leur dégoût du service militaire, grossissant jusqu'au-delà des proportions de la caricature, et exagérant jusqu'au mensonge les défauts de leurs chefs ou de leurs camarades, sans en avoir jamais aperçu les qualités. Je me conten- terai ae vous signaler la Psychologie ait. Militaire professionnel, de M. Hamon, tout un livre cet anarchiste distingué, car il est « distingué » et ne manque même pas de talent, s'est efforcé de montrer, par la méthode lombrosiste, que le « militaire professionnel » était une espèce de criminel, de brigand, d'affamé de vol, de viol et de meurtre, qui rêvait, dans l'éventualité des actions de guerre futures, la satisfaction que ses instincts ne trouvaient pas dans nos sociétés relativement policées. S'il ne faut assurément pas mépriser les paradoxes, il ne faut pas non plus tomber dans tous les pièges qu'ils tendent à notre naïveté ! Mais je vous citerai, Messieurs, des économistes, des

LA NATION ET L* ARMÉE 219

savants, des intellectuels ; et, pour commencer, je vous demanderai ce que vous pensez de cette carte que j'ai reçue, le soir même du jour de l'année der- nière oii l'on a connu dans Paris le suicide du colonel Henry. J'étais alors engagé dans une polé- mique cessez vive avec le Siècle. La carte était celle d'un « intellectuel » de marque, un intel- lectuel éminent, considérable, à qui je ferai la charité de ne pas le nommer, et l'on y lisait ces mots : « Mes sincères condoléances pour la perte probable de vos illusions. » Mes illusions! En effet, Messieurs, j'ai perdu des illusions ce jour-là, mais ce n'étaient pas celles que j'avais sur la loyauté de nos juges militaires ; et que je vous avouerai que je conserve toujours, que je m'honore d'avoir aujourd'hui comme alors ; mais ce sont celles que j'entretenais sur le patriotisme de quel- ques-uns de nos intellectuels.

Voici maintenant venir le vénérable M. Frédéric Passy. Une revue étrangère, ayant ouvert une enquête sur la question de paix et du désarme- ment, ne pouvait manquer de s'adresser au Prési- dent de \[i Société pour la paix et l'arbitrage entre .es Nations, et M. Frédéric Passy, selon son habi- tude, ne pouvait manquer de lui répondre... lon- guement. C'est ce qu'il a fait dans une lettre, où, après quelques lamentations sur la guerre, dont je vous fais grâce, il reconnaît qu'on ne saurait

220 DISCOURS DE COMBAT

toujours l'éviter; mais, à ceux qui devront la faire, officiers et soldats, il recommande en termes pathétiques « de ne pas du moins la subir sans la désavouer et la maudire ». Ils iront au canon en tremblant ; et, s'il faut charger à la baïonnette, ils se traiteront intérieurement de bourreaux, afin de de se donner du cœur ! M. Frédéric Passy ne sau- rait-il pas, par hasard, qu'on ne réussit qu'aux choses que Ton croit? Mais son émotion l'emporte, et, vous le savez sans doute, avec toute son éco- nomie politique, l'excellent Président de la^ Société pour la paix et l'ai^bitrage entre les Nations n'est qu'un sentimental!

M. G. de Molinari, lui, est un théoricien, qui écrivait récemment tout un livre, il a paru, je crois, au mois de mars ou de février de l'année dernière, sur la Grandeur de la Guerre et sa Déca- dence. Il y démontrait qu'après avoir eu « sa gran- deur », autrefois, dans des temps très anciens, et quasi barbares! la guerre est entrée, de nos jours, dans sa « période de décadence ». Mais il exprimait la crainte que les « classes gouvernantes » ne fussent pas de cet avis, et il le leur reprochait, comme un témoignage de leur déplorable esprit d'égoïsme et de routine. « Si les ouvriers fileurs et tisserands, disait-il, avaient eu le pouvoir d'empê- cher la mise en œuvre des métiers mécaniques, nous en serions encore au rouet et aux métiers à

LA NATION ET l'armée 221

main. Si les propriétaires de diligences et les auber- gistes avaient été les maîtres d'opposer leur veto au progrès de la locomotion, nous attendrions encore les chemins de fer. Or, la classe gouvernante des Etats possède le pouvoir qui faisait défaut aux ouvriers fileurs et tisserands, aux propriétaires de diligences et aux aubergistes, ^//ejoew/, à son gré, enrayer les progrès qu'elle jugerait contraires à son intérêt. » Et il concluait : « Si donc les multitudes qui supportent le poids écrasant de la vieille ma- chinerie de guerre veulent en obtenir la réforme, il faut d'abord qu'elles aient conscience des maux et des charges qu'elle leur inflige, et qu'elles sachent les rattacher à leur véritable cause. » C'est, Messieurs, vous ne l'ignorez pas, le grand argument du socia- lisme contre l'armée; et j'admire ici la légèreté, pour ne pas dire la désinvolture, avec laquelle, s'il le pouvait, M. de Molinari, ce pacifique octogénaire, déchaînerait les « guerres de classes ». Les seules guerres légitimes, à ses yeux, ce sont les guerres civiles ! C'est également ce qu'ont voulu dire, dans les résolutions qu'ils ont prises sur le sujet des armées permanentes, les Congrès de Londres et de Stuttgart. Et c'est aussi la pure doctrine de ceux qui ne se sont jamais demandé, si peut-être, et, au contraire, comme j'essaierai de vous le montrer, l'armée ne serait pas la principale défense du tra- vailleur contro l'oppression du « capitalisme »^

222 DISCOURS DE COMBAT

Et voici enfin, Messieurs, le savant professeur de physiologie de la Faculté de Médecine, M. Charles Richet, qui, plus récemment' encore, dans une conférence qu'il a faite pour répondre à l'une des miennes 1, s'exprimait en ces termes. J'avais dit que, peut-être, à cause de certaines qualités qu'il exige, de résolution, de caractère, d'abnégation, le métier d'officier n'était pas un métier « comme un autre » : « Je ne sais pas s'il en est vraiment ainsi, me répondait M. Charles Richet. Il n'est pas dans mes intentions de dire ici du mal de nos officiers. Ce serait injuste et absurde. Nous savons qu'ils sont tous, ou presque tous, des hommes d'honneur. Ils sont nos frères, nos amis, nos proches. Ils ne sont pas différents de nous. Nous tous aussi, si nous l'avions voulu, nous aurions pUj à un moment, devenir officiers, car, en réalité, c'est un métie?' gui n'est pas beaucoup plus difficile qu'un autre, et qui ne crée aucun abime entre les officiers et nous. » Sur quoi, Messieurs, la pre- mière question est de savoir si M. Charles Richet, comme il le croit, aurait pu « à un moment » devenir officier ? Il le croit, mais je n'en suis pas sûr ! La seconde est de savoir quel officier il aurait fait, de quelle valeur, de quelles ressources? Et la troisième, pour quel motif donc il ne s'est pas fait officier ? C'est la plus intéressante ; et,

i. C'est la précédente, biu les Ennemi* de l'Ame français*.

LA NATION ET l'ARMÉË 223

par hasard, Messieurs, si M. Charles Richet avait eu des raisons de ne pas se faire officier, oh ! des raisons qui peuvent être les miennes, les vôtres, comme les siennes I par exemple, si l'obéis- sance lui avait paru difficile, ou la discipline trop contraignante, ou l'abnégation trop pénible, ne serait-ce pas une preuve que le métier d'officier ne lui a pas à lui-même paru un métier... comme celui de M. Charles Richet^?

Le même savant homme dit encore, en un autre endroit du même discours, et pour répondre à un passage j'avais fait observer que l'Angleterre, la puissance commerciale, industrielle et « paci- fique » par excellence, n'en consacrait pas moins annuellement à sa flotte militaire un peu plus de millions que la France ou l'Allemagne n'en dépensent pour leur armée, il dit en propres termes, et il laisse échapper ce naïf aveu : « Ce

1. Nos adversaires usent volontiers de ce genre d'argument qu'on appelle ad hominem ! Je n'hésiterai donc pas à drclarer que, si je n'ai pals suivi la « carrière militaire», c'est qu'au moment je l'eusse pu, comme dit M. Charles Richet, j'ai craint de ne pou- voir pas me plier à quelques-imes des « vertus » qu'elle exige. Mais, bien éloigné, pour cela, d'en vouloir à ceux qui l'ont sui- vie, je leur sais gré d'avoir été capables d'un effort qui me dépassait; je leur en suis reconnaissant; je les en remercie; et quand je les en remercie, je n'examine point si leur métier, dans le temps qu'ils le choisissaient, leur a paru « plus dilliciie qu'un autre », et il me suffit qu'il l'eût été pour moi. C'est que je ne crois pas être « la mesure de toutes choses », et ni mes défauts ne me sont des qualités parce qu'ils sont miens, ni les qualités dea autres ne se ckan^eut à mes yeux en défauts parce qu'elles ■ont leurs.

224 DISCOURS DE COMBAT

qui fait le militarisme, ce n'est pas de construire des cuirassés qui coûtent cinquante millions, cest de faire passer tous les individus à la caserne ou sous les drapeaux. Le propre du militarisme, c'est le service militaire, c'est cet impôt extraordinaire- ment lourd qui pèse sur tous les jeunes hommes et qui fait de la France une sorte de camp retran- ché. » Trouvez-vous, Messieurs, que la France ressemble à «un vaste camp retranché»? Mais, nous y voilà donc ! et vous entendez ce que l'ora- teur a voulu dire. Le militarisme contre lequel il s'élève, et qui lui paraît « extraordinairement lourd », il nous le dit assez clairement, c'est le service militaire. Oui, c'est la nation armée ; c'est le niveau du service indistinctement pdssé sur toutes les têtes, y compris celles des physiolo- gistes. Tranchons le mot, Messieurs : ce que M. Charles Richet trouve inhumain, préhisto- rique et odieux, c'est un état de choses ni l'ar- gent, ni la naissance, ni l'intelligence ne suffisent désormais à exonérer un Français du devoir mili- taire, et à le dispenser de mourir, s'il le faut, pour son pays I

Avais-je raison, Messieurs, de vous dire que nous ne combattons pas des périls imaginaires, et ces citations ne peuvent-elles pas suffire ? Non, ce n'est plus aujourd'hui à telles ou telles « per- sonnalités », ce n'est plus même à 1' « Armée »

LA NATION ET l'aRMÉE 225

actuelle qu'on en veut : c'est à l'institution mili- taire elle-même. On invoque, on essaie de coali' ser ou d'ameuter contre elle toutes les basses pas- sions de l'humanité : on remue l'égoïsme; on fait appela la peur de mourir; on agite l'envie. On invoque, vous l'avez vu, les distinctions de classes. On essaie de séparer la nation d'avec l'armée. On travaille à créer un antagonisme entre elles. On intitule un livre : l'Armée contre la Nation^ et l'objet avoué n'en est que de soulever la nation contre l'armée. On parle, et c'est encore M. Charles Richet, de « cet étrange métier mili- taire, qui consiste à porter un sabre et à pourfendre son prochain». On appelle de ses vœux le jour il ne sera plus parmi nous qu'une « survivance préhistorique ». On rejoint ainsi les énergumènes du parti, l'auteur de la Psychologie du Militaire professionnel^ les collaborateurs ordinaires de la Revue Blanche^ de l'Aurore et du Siècle. Et pas un instant on ne songe que, sans ces militaires, sans la protection « invisible et présente » qu'ils étendent jusque sur leurs ennemis, on n'aurait ni le loisir de martyriser des lapins dans des laboratoires, ni la facilité de tenir des Congrès de la Paix, ni la liberté d'insulter au bon sens et à la justice par de semblables paradoxes.

Essayons donc, à notre tour, Messieurs, de rétablir conire ces paradoxes la vérité de l'histoire

15

226 DISCOURS DE COMBAT

et des faits. Nous savons pourquoi nos adversaires ne veulent pas d'Armée. Disons-leur pourquoi nous en voulons une ; et, sans avoir d'ailleurs aucune complaisance pour la guerre, disons- îeur les raisons que nous avons pourtant de -vou- loir y être toujours prêts.

II

Nous voulons donc et il nous faut une Armée, premièrement, parce que nous voulons, Mes- sieurs, continuer d'être la France, et qu'une armée est l'instrument ou l'organe nécessaire de protec- tion, de défense, et d'action, de cette personne historique et morale qui s'appelle la France. J'ai parlé ailleurs de nos traditions : considérons au- jourd'hui l'état présent de l'Europe et du monde. L'Italie nous informait hier qu'elle était heureuse, assurément, d'avoir conclu avec nous son accord commercial^ mais elle avait soin de nous bien faire entendre que les choses n'allaient pas plus loin ! L'Angleterre va dépenser cette année près de sept cents millions de francs pour sa flotte; et vous connaissez son principe, qui est que la flotte anglaise doit être supérieure en tout temps, ou égale pour le moins, aux flottes réunies des deux

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plus grandes puissances maritimes après elle. L'empereur d'Allemagne, qui revient de Jérusa- lem, irait demain à Ganossa plutôt que de renon- cer à ses augmentations d'effectifs. Et c'est le moment que nous choisirions, nous, Messieurs, pour parler de paix perpétuelle! ou plutôt, c'est déjà fait, et c'est le moment que nous avons choisi pour attaquer, encore une fois je ne dis pas seule- ment l'armée, mais, vous venez de le voir, l'ins- titution militaire elle-même !

Je le sais, il y a la conférence de la Haye, qui va prochainement se réunir, et je ne puis sans doute que rendre hommage à la très noble initia- tive du jeune empereur de Russie. Mais que sor- tira-t-il de cette conférence ? et quoi qu'il en doive sortir, me sera-t-il permis de faire une simple observation? C'est, Messieurs, que la Russie, dont tous les intérêts, ou du moins les intérêts les plus considérables, sont aujourd'hui situés, pour ainsi dire, à l'orient de sa masse, n'a rien à perdre, elle, au désarmement, et tout à y gagner! Alle- magne, France, Angleterre, si nous désarmions demain, la Russie, libre désormais de toute inquié- tude à l'occident de son empire, continuerait en Asie ses conquêtes... pacifiques, je le veux bien, mais enfin ses conquêtes, jusqu'au jour il lui suffirait de se retourner, en quelque manière, pour nous accabler, et, sans presque le vouloir, noua

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écraser tous du poids de sa puissance prodigieuse- ment accrue. Si cela n'est pas, Messieurs, pour nous empêcher d'applaudir à la généreuse initia- tive du tsar, et de souhaiter que les résolutions du Congrès de la Haye y répondent, il faut avouer cependant que la situation n'est pas la même pour nous, peuples ou nations de l'Europe occi- dentale; — et nous avons le droit d'y réfléchir. Nous en avons aussi le devoir.

Encore, je ne vous dis rien du reste du monde, je veux dire de ce qui se passe en Asie et en Afrique, du côté du Niger et du Nil, ou du côté de la Chine et du Japon. Tandis que toutes les nations ne s'occupent, les unes que d'élargir, et les autres que de fonder leur empire colonial, pou- vons-nous être les seuls à nous renfermer en nous- mêmes? laisser changer à notre détriment les pro- portions des choses ? notre influence diminuer de tout ce que gagne celle des autres? et mettrons- nous nos espérances d'avenir dans notre impuis- sance ou dans nptre inertie? Mais qui ne voit, Messieurs, que ce serait abdiquer notre rôle histo- rique; nous résigner à n'être plus, môme en Europe, qu'une quantité négligeable ; nous inter- dire toute chance ultérieure de développement? Et si nous ne le voulons pas, si je ne pense pas qu'aucun Français y puisse consentir, et si, d'ailleurs, étant des hommes, il ne dépend ni de

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nous, ni de personne peut-être, d'éliminer la force du jeu des affaires humaines, voilà d'abord pour- quoi nous voulons, et pourquoi il nous faut une armée*.

Nous voulons, en second lieu, une armée, et il nous en faut une , parce que nous voulons con- tinuer d'être une nation, une nation et non pas une société d'assurances, une juxtaposition, un syndicat, un agrégat d'intérêts. Nous voulons une armée, parce que nous sommes et que nous vou- lons continuer d'être un organisme vivant, dont toutes les parties se tiennent ou se répondent, un véritable organisme, dont toutes les parties res- sentent la mutilation ou le dépérissement d'une seule d'entre elles. Vous rappellerai-je à ce propos le raisonnement des théoriciens de l'idée monar- chique? « Dans une monarchie, nous disent- ils, l'empereur ou le roi sont les garants de la fixité du principe national, l'instrument de la con- tinuité des desseins, le symbole de l'identité de la patrie. Les générations se succèdent ; les idées et les mœurs changent; les traditions elles-mêmes évoluent et se modifient; mais, tsar de Russie ou reine d'Angleterre, la dynastie est toujours là.

1. Il n'est pas vrai que 1& « force prime le droit »; inais,& voir les choses telles qu'elles sont, et pour parler comme un Pascal, que, sans doute, on n'accusera pas pour avoir fait peu de cas de la morale, il est bon que la force soit du côté du droit; et il faut ■'efforcer de l'y mettre.

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L'océan populaire s'agite ; les flots s'enflent et se soulèvent; mais leur fureur expire aux pieds du trône; la tempête s'apaise; et tôt ou tard, dansée souverain dont la famille a partagé toutes ses vicissitudes, la nation se reconnaît et se retrouve elle-même. »

Eh bien ! Messieurs, si ce raisonnement ne manque peut-être ni de quelque apparence de vérité ni d'une certaine force, nous voulons une armée, parce que, dans une démocratie, nous croyons qu'une armée nationale est seule capable de former, de maintenir et de resserrer ce lien d'unité.

Dans une démocratie, c'est l'armée nationale qui relie, pour ainsi dire, à leur centre les extrémités du territoire commun, et qui, de ce centre à ces extrémités, communique et propage la pulsation de la vie. Car quelle autre institution voyez- vous, dans notre pays, qui pût jouer ce rôle ? Ce n'est pas la magistrature, qui n'est qu'une aristocratie, une élite, un état-major sans soldats. Cène sont pas les Universités, dont la tendance, que j'approuve, est d'être ou de devenir de plus en plus « régio- nales ». Mais c'est bien l'armée, l'armée seule, l'armée nationale ; l'armée recrutée de tous les points du territoire, dans toutes les classes do la société; l'armée reproduisant dans sa hiérar- chie l'image de cette société; l'armée enfin ana-

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logue OU conforme, dans son organisation comme dans son esprit, à la démocratie dont elle émane; et j'ajoute, Messieurs, l'armée rappelant, poui ainsi dire, de génération en génération, la démo- cratie à son principe essentiel.

C'est, en effet, une troisième raison pour laquelle nous voulons, et pour laquelle il nous faut une armée. Nous voulons une armée parce que nous sommes une démocratie, et parce que, bien loin qu'à nos yeux, comme à ceux d'un président du Conseil, qui avait nom M. Dupuy, je crois, la démocratie et l'armée soient incompatibles, tout au contraire, nous croyons, nous, Messieurs, qu'entre une démocratie et une armée nationale il y a des rapports, des convenances, des affinités profondes. Oui, si le régime démocratique se fonde sur l'égalité des charges et des droits; si l'objet de la démocratie, si le progrès de son prin- cipe consistent à s'efforcer d'atténuer ce qu'il y a toujours d'inique, et de non moins choquant pour la raison que d'attristant pour le cœur, dans l'iné- galité des conditions sociales ; si sa politique est de rappeler perpétuellement ceux de ses membres qui seraient tentés de l'oublier au souvenir de leur origine commune, quel meilleur instrument pourrions-nous imaginer, pour maintenir une démocratie dans ses voies, qu'une armée natio- nale?/>£'/706-2/t^//0/en/e6^ de sede et exaltavit humi-

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les! Une armée nationale abaisse ceux qui sont en haut; elle élève ceux qui sont en bas ; que vou- lez-vous déplus démocratique? Et, si j'y vois bien quelques inconvénients, combien n'y vois-je pas, et n'y voyez-vous pas, comme moi, sans doute encore plus d'avantages !

Un enfant de vingt ans, un paysan ou un ouvrier, fils de la ferme ou de l'atelier, arrive du fond de sa province, Bretagne ou Languedoc, Provence ou Normandie, maladroit de ses mains, embarrassé de sa personne, la tête pleine des préjugés de son petit endroit ; on lui fait passer un pantalon rouge et endosser une capote bleue ; on lui apprend d'abord à respecter son uniforme et à faire l'exer- cice : « Tourne à droite ! Tourne à gauche ! » il devient caporal ou sergent; et insensiblement, presque sans qu'on y tâche, dans son esprit, qui s'éveille et qui s'ouvre, voici qu'à l'image de la patrie locale se substitue l'image d'une patrie plus grande, non seulement l'image, mais le sentiment de la grandeur et de la noblesse de cette France, dont ses camarades et ses officiers sont comme autant de représentants, tous divers et cependant semblables. Un jeune bourgeois quitte au même âge la maison de famille, l'étude ou le salon pater- nel, et, fils de notaire ou de banquiei , nous le versons au régiment. Dans ce milieu si difTérent du seul qu'il ait connu jusqu'alors, l'on ne respi-

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rait que l'aisance et, d'ordinaire, la chose dont on parlait le moins était le coût de la vie, il apprend ce que c'est qu'un cultivateur, un maçon, un pale- frenier, et, sous ces noms qui n'avaient pour lui qu'une signification abstraite, il aperçoit des hommes comme lui. Il apprend quelles sont pour les humbles les difficultés de la vie quotidienne, et son expérience se diversifie d'abord, puis s'enri- chit de celle de toutes les conditions avec lesquelles il se trouve en contact. Et un petit « intellec- tuel », à son tour, abandonne ses chères études, et le premier service qu'on lui rende à la caserne c'est de dégonfler*sa vanité. On lui enseigne que, si l'intelligence est une force, il y en a d'autres, et qui l'égalent, ou qui valent mieux qu'elle. 11 découvre lui-même, avec un peu de perspicacité, ce qui se cache parfois de dignité morale sous la rudesse des manières et la grossièreté du discours. Il éprouve combien de qualités peuvent se conci- lier avec l'ignorance de l'orthographe. Et s'il a en soi quelque générosité native, il comprend enfin, pour la première fois de sa vie, le compte qu'il doit à ses inférieurs de la chance qu'il a eue de naître au-dessus d'eux.

En vérité, Messieurs, dans une démocratie, trou- vez-vous que ce soient des résultats méprisables? Telle n'est pas, du moins, mon opinion. Pour moi, j'aime l'armée d'être ainsi la grande « niveleuse » t

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Oui, je l'aime pour la régularité fonctionnelle avec laquelle elle ramène les générations au sentiment de l'égalité. Français du Nord et Français du Midi, paysans, ouvriers, bourgeois, aristocrates, intellec- tuels, elle les mêle tous ensemble, et tous ensemble elle les soumet à l'action de la même discipline. Ils ne courent le risque d'y perdre aucune de leurs qualités naturelles ; ils peuvent y en acquérir de nouvelles. Si l'ignorance nous sommes du sen- timent et des idées les uns des autres est le grand obstacle au progrès de l'idée démocratique, l'édu- cation militaire, la vie seule du régiment atténue les effets ou les dangers de cette ignorance. Et vous voyez bien, Messieurs, que, par cela même, par cela seul qu'il serait insensé de vouloir résister au courant de la démocratie, non seulement l'armée et la démocratie n'ont rien d'incompatible, mais au contraire elles vont ensemble ; l'armée se recon- naît dans la démocratie dont elle émane, la démo- cratie se reconnaît dans Uarmée qui la repré- sente ; et parce que nous sommes une démocratie et que nous voulons continuer d'en être une, c'est pour cela que nous voulons une armée.

Nous voulons encore et il nous faut une armée; parce qu'en France, et surtout dans le siècle nous sommes, après tant d'agitations et de révolu- tions, nous éprouvons le besoin de quelque disci- pline. Oui, j'entends bien, vous me dites qu'il n'y

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paraît guère et que ni la chose ni le mot ne sont à la mode! Mais nous nous en apercevons! nous en souffrons! ce qui est déjà un bon signe; et puis, savons-nous bien ce que le mot veut dire ? On ne voit trop souvent, sous ce mot de « discipline », qu'un ensemble de règlements étroits ou surannés ; qu'une contrainte imposée du dehors à la libre manifestation de l'individualité ; qu'une soumis- sion injustifiée à un pacte que nous n'avons pas consenti ! Mais, Messieurs, la vraie discipline est autre chose et quelque chose de plus. Ne nous arrêtons pas à la lettre et tâchons d'en saisir l'esprit. La discipline, au fond, c'est l'éducation de !a sensibilité ; c'est la formation du caractère et de la volonté; c'est l'apprentissage de la solidarité; c'est le concours ensemble de tous les moyens qui, en temps de paix comme en temps de guerre, ont pour objet d'assurer et d'augmenter le « ren- dement moral » de l'individu.

Il n'est pas ici question de savoir si la disci- pline a toujours cet effet; il suffit qu'elle devrait l'avoir ; et, quand elle ne l'a pas, les moyens peuvent être défectueux, puisqu'ils sont humains, mais tel est bien son idéal; et on le retrouverait dans l'esprit de toutes les institutions militaires.

Je dis, en outre, qu'elle seule est capable de le réaliser. Et, en effet, tandis que toutes les autres formes de l'action nous enseignent la concurrence

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pour la vie et ainsi travaillent plus ou moins à l'entière émancipation de l'individu, celle-ci seule nous apprend l'union pour la victoire. C'est qu'un homme peut beaucoup dans une tribune ou dans une chaire ; il ne peut rien, lui tout seul, sur un champ de bataille; et, vous le savez, le génie même n'y dépend de rien tant que de la valeur morale des concours qu'il a su s'assurer. Ne nous moquons donc pas des prescriptions ni des minuties de la discipline, mais tâchons plutôt d'en comprendre le sens ! On ne plie pas aisément l'homme, on ne l'accoutume pas en un jour aux sacrifices qu'exige de lui l'esprit de solidarité, et, dans toute éducation, osons le dire, il y a du dressage. Ni le caractère ni la volonté ne se forment, ne se trempent qu'avec le temps, et de petits moyens, dont les beaux esprits peuvent bien se moquer, y servent souvent d'une manière plus efficace que d'éloquentes exhortations. On n'habitue pas sans effort, selon le mot de Turenne, la « carcasse humaine », à ne pas trembler devant la mort. Mais, si la discipline est capable d'y réussir, qui en niera, je ne dis plus l'utilité, mais la grandeur? et c'est encore pour- quoi nous voulons une armée.

Et, nous voulons enfin, et il nous faut une armée; pour que, dans une société comme la nôtre, il y ait quelque chose au moins qui contre- balance le pouvoir de l'argent. C'est ici, Messieurs,

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que je fais appel aux socialistes, avec la sympathie d'un homme qui est d'ailleurs assez éloigné de partager toutes leurs idées, mais qui du moins a ceci de commun avec eux de ne vivre que de son travail. Suis-je « une classe dirigeante »? Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que j'ai sinon la haine, je ne veux pas user de paroles violentes, mais la défiance instinctive et invin- cible de la ploutocratie. Et je dis, à ceux de nos socialistes qui s'exaltent, pour ainsi parler, dans la défiance de l'institution militaire, je leur fais observer que le terme nécessaire, inévitable, et dernier de cette politique « économique», finan- cière, industrielle, commerciale vers laquelle on les pousse, c'est justement la ploutocratie. Vous accusez l'armce, comme on dit dans vos Congrès, d'être l'instrument du capitalisme; et non seule- ment elle ne l'est point, mais c'est elle qui en limite, au contraire, les excès; et, dans un temps comme le nôtre, c'est elle, contre la tyrannie ma- térialiste de l'argent, qui demeure notre principale et presque notre unique sauvegarde.

Si nous écoutons, en effet, les voix qui nous viennent de toutes parts, voix de la finance, voix du commerce et de l'industrie, voix de la science même quelquefois, que nous disent-elles? « Enri- chis-toi, voilà le vrai but de ton activité et le grand objet de ta vie 1 N'aie d'égard qu'à la fortune,

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sans trop soucier des moyens par lesquels on l'acquiert, et demeure persuadé que les millions sentent toujours bon. » Mais une voix répond : « N'en croyez rien, ô jeunes gens 1 Usez de l'argent comme n'en usant pas. Ne sacrifiez à la fortune aucune de vos naturelles fiertés, ni une parcelle de votre indépendance ! Gardez toujours vos mains pures. Faites-vous une religion de l'honneur et un culte du désintéressement. Ne méprisez pas les riches, ils n'ont pas tous fait exprès de l'être; et ne con- damnez pas la richesse, elle peut avoir son utilité ! Mais ne vous inclinez pas ! ne pliez jamais le genou devant elle ! et soyez, s'il le faut, orgueil- leux de votre pauvreté. » C'est, Messieurs, ce que la voix de l'armée nous dit éloquemment ; et Dieu veuille que notre démocratie ne cesse pas de l'en- tendre, s'il y va, comme je le crois, non seulement de sa dignité, mais de son existence mêmel

III

Comparez maintenant, Messieurs, cette idée que nous nous formons de l'armée, de ce qu'elle est et de ce qu'elle doit être, à celle que s'en font ses adversaires et les nôtres. M. de Molinari, dont je vous parlais tout à l'heure, n'a-t-il pas

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proposé quelque part d'affermer la défense natio- nale ou de la mettre en régie, comme la fabrica- tion des allumettes ou la construction d un métro- politain ? Et que voulait dire M. Charles Richet quand il s'ell'orçait d'établir que le « métier d'of- ficier est un métier comme un autre » ? Vous l'avez vu, Messieurs ! Vous l'avez entendu ! Tandis que nous travaillons de tout notre pouvoir à resserrer les liens qui unissent, dans notre France démo- cratique et républicaine, la nation et l'armée, ils travaillent, eux, aies relâcher ou à les rompre; et du haut de leur « intellectualisme » ou de leur u économique » ils ne voient dans une armée, comme s'ils étaient, eux, d'une autre espèce que nous, qu'un troupeau de salariés, en attendant d'y voir quelque jour sans doute un ramassis de « mercenaires ». Leur idéal est celui de Carthage ou de Venise. Et, comment donc! n'ont-ils pas été destinés à de trop nobles travaux pour qu'on ose les astreindre à la vulgarité des besognes militaires? n'ont-ils pas de trop belles inventions ou de trop belles découvertes à faire? Nous aurons toujours assez de soldats ! Et ils ne se contentent pas de le penser; ils le disent. Et, en le disant, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont les pires des aristo- (îrates, s'ils ne fondent cette supériorité qu'ils s'ar- rogent et ces privilèges qu'ils revendiquent ni sur le droit de la naissance, lequel, par hypothèse, est

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représentatif des services autrefois rendus ; ni sur le droit de la fortune, qui est toujours représentatif d'une « possibilité » de services à rendre ; ni sur quoi que ce soit enfin de réel et de réellement existant, mais uniquement sur l'importance qu'ils s'attribuent à eux-mêmes, et sur leurs prétentions à jouir paisiblement des loisirs que nous leur ferions !

Faut-il ajouter, puisqu'ils ne le voient pas, qu'une armée de mercenaires ou de salariés ne serait capable tout au plus que d'une seule des fonctions que nous lui assignions tout à l'heure? Une armée de mercenaires serait capable, à la rigueur, et cela s'est vu dans l'histoire, de défendre l'Etat politique ou de fait. Elle pourrait protéger nos frontières et défendre notre terri- toire. Elle ne saurait être ni une école d'égalité, ni une maîtresse de discipline ou d'honneur, ni l'héritière et la continuatrice d'une tradition natio- nale. Assurément, Messieurs, ni l'âme de la nation, ni celle de la patrie, ne vibreraient en elle! Mais qu'importe à nos partisans du « pouvoir civil »? et que signifient pour eux la grandeur ou la pros- périté de la patrie? Ce ne sont que des mots! Ubi bene^ ibi patria! oii l'on est bien, est pour eux la patrie ; et ils ne se trouvent nulle part mieux que il n'y a pas de soldats.

Que, dans ces conditions, ils n'aiment pas beau-

LA NATION ET l'aRMÉB 241

coup la guerre, nous n'y verrons rien que d'assez naturel, et nous comprenons aisément qu'on les trouve tous au premier rang des prédicateurs de la paix perpétuelle. Si l'on pouvait abolir la guerre, ils croient ou ils feignent de croire qu'une ère nou- velle s'ouvrirait dans l'histoire de l'humanité. Et, pour notre part, c'est ce que nous ne croyons pas! Non, en vérité, je ne crois pas que la paix soit le premier des biens. Je ne crois pas davantage qu'elle soit la grande ouvrière du progrès du droit, ou la plus sûre garantie de la prospérité des nations, Mais ce que je ne crois pas du tout, et ce que vous ne croyez pas plus que moi, c'est que l'on travaille efficacement à l'abolition delà guerre, ou à la dimi- nution des maux qu'elle traîne à sa suite, en tra- vaillant à la suppression des armées et à la ruine de l'institution militaire.

Est-ce à dire que nous soyons des apologistes delà guerre? Non, Messieurs, et nous ne sommes pas insensibles, nos contradicteurs le savent bien, aux maux qui les émeuvent si fort de pitié. Nous pourrions l'être ! et nous ne serions pour cela ni des « barbares », ni des réactionnaires, à moins que Kant n'en soit un ; ce Kant, à qui je n'ose plus toucher, depuis qu'on m'a fait savoir que son œuvre était une « chasse réservée ». S'il a donc écrit quelque part que la paix, une trop longue paix, n'était pas sans engendrer quelque bassesse

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d'âme, je Tignore, je veux l'ignorer, ou tout au plus y faire allusion en passant. Je ne veux pas non plus invoquer Josepu de Maistre. A la vérité, si dans cette Revue à laquelle collabore M. Frédé- ric Passy, un colonel italien, à qui l'on posait les mêmes questions, y a répondu par une fort belK: lettre, je puis bien vous en lire quelques lignes: « Si je ne puis me ranger au vœu des partisans de la paix perpétuelle, disait-il, c'est que, hélas ! en aucun temps on n'a vu les plus viles passions de notre nature fermenter et se développer davantage qu'en temps de paix. Tandis qu'en effet les êtres humains se multiplient, et, de jour en jour, ne trouvent au banquet de Ja vie qu'une place plus étroite, c'est alors qu'on voit les idées un peu éle- vées s'abaisser et cesser d'avoir seulement un nom parmi les mobiles delà conduite humaine... Et au reste, ajoutait-il, j'estime que, pour un être des- tiné comme nous à la mort, il ne saurait rien y avoir de plus décevant et de plus funeste que tout ce qui procède en lui d'un amour excessif, ou d'une conception exagérée de l'importance de la vie. » Je puis encore vous rappeler qu'hier même un des plénipotentiaires de l'Allemagne, à la Conférence de la Haye, faisait paraître une bro- chure ovi il essayait do montrer que la menace de la guerre est la condition de certaines vertus... Et si c'était le lieu de développer ce thème, vous ver-

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riez bien, Messieurs, qu'il n'a rien ni d'absurde, ni de paradoxal, et encore moins d'inhumain.

Je n'examine pas non plus si la guerre ne serait pas une loi de nature, j'entends une loi de notre nature à nous, et une de ces lois qu'on ne peut espérer de dominer un jour qu'en commençant par s'y soumettre. Mais je me borne à cette observa- tion très simple que, si les causes de la guerre ont changé de nature, elles ne sont aujourd'hui ni moins nombreuses, ni moins menaçantes qu'au- trefois, et la civilisation qu'on appelle « industrielle et scientifique» en a môme engendré de nouvollca. Il semble bien, Messieurs, que la guerre des États- Unis avec l'Espagne ait été l'œuvre du trust amé- ricain des raffineursde sucre. Si jamais la guerre éclate entre l'Allemagne et l'Angleterre, ce sera certainement, quel qu'en soit le prétexte apparent, pour des raisons commerciales ou économiques. Et nos difficultés récentes avec l'Angleterre, d'où sont-elles nées? et de quoi s'agissait-il, entre nous et elle, que de la possession ou du libre accès de quelques débouchés commerciaux ou industriels? On faisait autrefois des guerres de politique et de religion, dont l'objet était de rectifier, d'étendre, d'arrondir des frontières, ou de ramener à l'unité la pensée de tout un grand pays. On en a fait de « magnificence », pour maintenir ou pour fortifici une su])témalie, une supériorité acquise. On eu

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fera désormais d'économiques ; et, n'élant pas assurément moins terribles, l'étant même ou devant l'être davantage, à cause qu'elles se feront avec des moyens plus scientifiques et qu'elles mettront en conflit des intérêts plus vitaux, nous ne pouvons ni en écarter imprudemment la pensée, ce qui nous exposerait aux surprises les plus douloureuses, ni les préparer avec moins d'attention et de résolution ^

1. Je crois devoir ici reproduire ce passage d'un discours pro- noncé le 6 juin 1896, à l'occasion de l'Assemblée générale de la Société de secours aux Blessés militaires des aiinées de Terre et de Mer.

Je venais de louer nos « philosophes du xviii* siècle 7> de nous avoir appris « à ménager autant qu'à respecter dans chacun de nos semblables une valeur qui ne se remplace ni ne se compense quand une fois on l'a détruite », et j'ajoutais :

« Vous rappelez-vous à ce propos, Messieurs, une page, la pre- mière page de l'éloquente brochure que Maxime du Camp a con- sacré naguère à l'histoire des origines et des premiers progrès de votre Société : « Si l'on parvient à s'élever au-dessus des pré- jugés dont les foules sont idolâtres par instinct et par tradition, y disait-il, on conviendra que la fiuerre est ce qu'il y a de plus abominable au monde ; c'est si bien le renversement de la morale que tout ce qui est interdit par les lois devient honorable aussi- tôt que les hostilités sont ouvertes entre deux nations. Avec une énergie malsaine, puissamment entretenue, qui fausse lea ressorts de la probité si péniblement acquise, on excite les hommes à faire le contraire de ce qu'on leur a enseigné dès l'enfance. Le rapt, le vol, la violence, le meurtre, la ruse, qui pour toute civilisation sont des crimes, deviennent des vertus, les plus belles que l'on puisse louer. » « Il est honteux de vider « une bourse; il y a de l'impudence à manquer à sa foi pour un « million : mai» il y a une inexprimable grandeur à voler une « couronne. La honte diminue quand le forfait grandit. » C'est Schiller qui parle ainsi dans sa tragédie de Fiesque, et il semble s'être souvenu que Klopstock a dit : « La guerre est la ûétris- sure du genre humain. »

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Humanisons donc la guerre I N'épargnons rien de ce qu'il faut pour la rendre plus difficile ! Ne

« Oserai-je vous dire, Messieurs, et à vous surtout, Mesdames, que je ne saurais partager cet avis ? Non pas qu'avec certains théoriciens, parmi lesquels je me contenterai de nommer Joseph de Maistre et M. de Moltke, non pas du tout que je croie la guerre divine : divine en son principe, divine en ses moyens, divine en ses résultats. « Loin de nous les héros sans humanité! » s'est quelque part écrié Bossuet; et loin de nous, dirai-je après lui, ces théories sanguinaires! Mais, si la guerre est atroce, si la guerre est hideuse, s'il n'y a pas au monde pour les yeux humains de spectacle plus épouvantable que celui d'un champ de bataille, ne faut-il pas cependant convenir, ne faut-il pas savoir que la guerre est inhérente à notre nature et à notre condition d'hommes, comme la souffrance et la maladie? En vérité. Messieurs, nous l'avons, pour ainsi parler, dans le sang, comme nous y avons le germe des maladies qui nous affligent. Elle est la trace en nous de notre plus lointaine origine, à moins qu'elle ne soit la rançon de quelque crime inexpiable. Et puis- qu'enfin il n'y a rien d'humain, ni en bien ni en mal, qui soit complet en son genre, refuserons-nous de voir. Messieurs, que, si la guerre a ses horreurs, elle a aussi ses raisons d'être et ses bienfaits?

« 11 y a des guerres justes, comme celle que l'on entreprend pour défendre l'indépendance et le sol de la patrie menacée, des guerres comme celles que les Gaulois ont soutenues jadis contre César, ou Jeanne d'Arc contre l'Anglais, ou la Révolution, il n'y a pas cent ans encore, contre l'Europe coalisée. Il y a des guerres nécessaires, qui sont celles nous nous engageons pour ne pas subir une honteuse diminution de nous-mêmes, pour ne pas voir sombrer dans un même désastre nos traditions d'honneur, tout un passé de gloire, et le degré même de civilisation nous ont péniblement portés douze ou quinze cents ans de con- tinuels efforts. Et il y a enfin des guerres bienfaisantes, telles que celles qui jadis, en des temps qae l'on oublie trop, sur toutes les frontières de l'Europe, ont opposé victorieusement à la barbarie de l'Orient les forces de notre Occident. On n'exagérera jamais ce que la civilisation doit aux Grecs de Salamine, on aux Romains d'Actium, ou à ceux de aos ancêtres qui dorment leur sommeil dans les plaines de Poitiers. Et parce qu'il y a de telles guerres, parce qu'il y en a de bienfaisantes, parce qu'il y en a de nécessaires, parce qu'il y en a de justes, c'est pour cela

246 DISCOURS DE COMBAT

l'engageons jamais qu'à la dernière extrémité! Mais, Messieurs, ne nous flattons pas naïvement de l'anéantir: soyons toujours prêts à la faire, si c'est, après tout, le meilleur moyen qu'on ait encore ima- giné pour l'éviter; envisageons-en bravement la pensée. Et, en attendant, soyons reconnaissants à ceux qui, pour nous mettre en état de la soutenir, si l'on nous provoque, ou de la déclarer, si l'hon- neur et la sécurité nationale l'exigent, se sont étu- diés à plier leur indépendance aux nécessités de la discipline, ont abdiqué tout espoir de fortune et ont vaincu finalement en eux ce sentiment si naturel, qui est la peur de la mort.

J'ai terminé. Messieurs. On nous dira demain, je n'en doute pas, que les idées que je viens d'es- sayer de vous exprimer ce soir sur la fonction his- torique et sociale de l'armée sont les idées de tous les Français. Je vous ai d'avance montré le contraire I Non ! et c'est justement ce qu'il y a de grave et d'inquiétant à l'heure présente, non, mal- heureusement non, ces idées ne sont pas celles de tous les Français! Nous avons des «compatriotes », ou plutôt des « concitoyens », qui ne voient dans la guerre qu'un reste de barbarie. Nous en avons qui ne voient dans l'armée qu'un mal néces- saire, dont ils travaillent de leur mieux à res-

Messieurs, que, jusque dans la paix, la crainte ou la msnace en font quelque chose encore de salutaire. »

LA NATION ET L'aRMËB 247

treindre les effets, en attendant qu'il leur soit donné d'en anéantir le principe. Nous avons parmi nous d'irréductibles ennemis de l'institution mili- taire. Et je ne leur en veux point d'avoir des idées contraires aux miennes ; mais je revendique le droit d'en avoir de contraires aux leurs; je ne leur demande que de ne pas nier cette contrariété, d'avouer sans détours leurs vrais sentiments; et comme je suis persuadé que, s'ils les connaissaient bien, ils en auraient horreur, je ne leur souhaite que de se convertir aux nôtres.

On nous dira sans doute aussi, je m'y attends, que ces idées sont pas neuves. Et je le veux bien, et même je m'en vante. Il s'agit ici de morale, je prends ce mot comme enveloppant les relations les plus générales des hommes; et je suis de ceux qui se défient beaucoup des «nouveautés» en morale. Les «nouveautés» en morale sont presque toujours des erreurs et, en morale, je n'ai pas plus de scrupule, et je vous conseille de n'en avoir jamais davantage, à répé- ter, comme je les sens, des choses vingt fois dites, que je n'éprouve de dégoût à manger tous les jours du pain. Les u lieux communs » sont le pain quo- tidien de la vie de l'esprit.

Mais, Messieurs, et précisément parce qu'elles ne sont pas neuves, ce que je voudrais surtout que vous eussiez vu, c'est que ce» idées ne sont pas ce

248 DISCOURS DE COMBAT

que j'appellerai des «idées de parti». Elles ne dépendent ni du moment, ni du lieu, ni des cir- constances, ni de la forme du gouvernement. Ce que je vous ai dit ce soir du rôle et de la fonction sociale de l'armée, je le crois vrai sous la Répu- blique; je le croirais vrai sous toute autre forme de gouvernement; et je le dirais, je pourrais le dire à Londres ou à Berlin, comme je l'ai dit à Paris. Il suffirait d'y changer quelques mots. Vous en voyez sans doute la raison ! C'est qu'il n'y a pas deux manières de confondre ou d'unir les intérêts de la Nation et de l'Armée. Il n'y en a qu'une ; et, puisque rien d'humain n'est parfait, il n'y en a pas deux non plus de perfectionner ou d'améliorer une armée nationale, je n'en connais qu'une, qui est de commencer par l'aimer, si l'expérience nous prouve que, dans la vie publique aussi bien que dans la vie privée, dans la société générale de l'État comme dans la société particulière de la famille, dans l'ordre de la pensée comme dans l'ordre enfin de l'action, on ne perfectionne, et je vais plus loin, on ne dirige utilement, on ne gouverne avec efficacité, et, en donnant à ce mot son sens à la fois le plus noble et le plus étendu, on ne domine vraiment que ce qu'on aime.

LE GENIE LATIN

1899

LE GÉNIE LATIN'

Mesdames, Messieurs,

Ce n'est pas moi qui ai choisi le grand et beau sujet dont je vais essayer de vous entretenir, et j'en suis bien aise, car, si je l'avais choisi, je n'ose- rais pas moi-môme vous l'annoncer en ces termes, et puis, je me serais peut-être laissé guider par des préoccupations personnelles, ce qui est la pire erreur que puisse commettre un orateur ou un conférencier. Nous ne pouvons avoir, en effet, nous qui nous adressons au public, nous n'avons de raisons de parler que celles que vous avez vous- mêmes de nous entendre , et tout discours qui n'est pas l'écho sonore ou la retentissante contra- diction de ce qu'attend un auditoire n'est pas un discours, n'est qu'une dissertation, qu'on ferait aussi bien ou môme mieux d'écrire que de pro- noncer. On ne s'adresse aux hommes assemblés que pour leur dire : « Vous vous trompez » ou « Vous avez raison », et on le leur dit avec plus ou moins d'éloquence ; la question n'est pas ;

1. Conférence prononcée & Avignon, le 3 août 1899, pour li Société du Chant Sacré

252 DISCOURS DE COMBAT

mais, de le leur dire, voilà ce qui est proprement oratoire, et non pas de faire devant eux des phrases ou des grâces, des exercices de force ou de virtuo- sité, ni surtout d'oublier qu'ils ne sont pas là, devant nous, pour nous, mais pour eux, et pour être par nous ou affermis ou inquiétés dans leurs convictions.

Invité par le comité des fêtes d'Avignon, et par votre archevêque, à vous parler du Génie latin, j'ai donc. Messieurs, cherché d'abord les raisons que vous pouviez avoir d'aimer à en entendre parler, et, croyant les avoir trouvées, je commencerai ce discours par vous les développer : premièrement pour achever de nous mettre à l'unisson ; et puis parce que ces raisons sont elles-mêmes un com- mencement de définition du Génie latin. Le Génie latin ne peut pas absolument, ni même très profon- dément différer de l'idée qu'on s'en forme depuis tantôt deux mille ans, dans le pays qui en détient l'héritage et les raisons que nous avons, en terre latine, de le célébrer, ne peuvent pas être tout à fait étrangères à sa vraie constitution.

Par exemple, n'est-il pas vrai, Messieurs, que, depuis quelques années déjà, vous vous lassez de

LE GÉNIE LATIM 253

VOUS entendre opposer la « supériorité des Anglo- Saxons » ? Et, assurément, Messieurs, vous ne doutez pas des bonnes intentions de ceux qui la vantent. Vous ne voulez pas non plus disputer à cette belle espèce d'hommes, que j'admire, pour ma part, jusqu'à l'envier quelquefois, vous ne voulez pas lui disputer les qualités qui sont effectivement les siennes. Mais, pour avoir ces qualités, vous ne croyez pas, ni moi non plus, qu'elle les ait toutes; et vous croyez que nous avons les nôtres. Vous estimez sans doute aussi que les progrès que les Anglo-Saxons ont réalisés dans ce siècle ne sont pas uniquement leur œuvre, mais un peu celle des circonstances, de l'occasion, de la fortune; et même de leur gouvernements C'est une grande

1. Cela ne veut pas dire au moins que, sur la foi de Montes- quieu, nous ayons eu raison jadis de leur emprunter leur forme de gouvernement; et, au contraire, quand on voit ce qui se passe depuis de longues années déjà, non seulement en France, mais en Italie, ou en Espagne, et même ailleurs, on est tenté de se demander si le parlementarisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom, ne serait pas quelque chose d'aussi parfaitement, profon- dément, et exclusivement « national » que la cuisine anglaise, par exemple, ou que ces sports dont nous aurons deux mots à dire tout à l'heure. Nous répondra-t-on que c'est nous. Français ou Latins, qui n'avons pas su nous approprier le régime parle- mentaire! Mais la question est précisément de savoir si nous aurions pu nous l'approprier, et, sans faire intervenir ici la question de race ou d'aptitude originelle, si le parlementarisme n'aurait pas pour conditions d'existence, ou de fonctionnement régulier, la stabilité de l'institution monarchique, ou la continuité d'une aristocratie de naissance, ou généralement tout ce qu'en France, comme en Italie d'ailleurs et comuie en Espagne, depuis cent ans, nous avons travaillé consciencieusement à détruire. Ou

S54 DISCOURS DE COMBAT

facilité, pour tenir ses voisins à distance, que d'être soi-même entouré d'eau de toutes parts, ce qui est l'ouvrage de la nature ; et si les Anglais du dernier siècle étaient pour ainsi dire à l'extrémité du monde civilisé, toto divisos orbe Brilannos, ce ne sont pas leurs qualités qui les en ont rendus le centre, c'est une faveur de la fortune, c'est une complaisance imprévue de la vapeur et de l'électricité. Mais ce que vous pensez surtout, parce qu'il n'y a rien de plus évident, c'est que les Anglais d'autrefois ne sont devenus les Anglais d'aujourd'hui qu'en s'ap- pliquant, par tous les moyens, non à dénaturer, mais au contraire à développer et à fortifier leurs qualités les plus nationales. En vérité, ils sont

dit aujourd'hui de beaucoup de choses bonnes et désirables en soi qu'elles sont malheureusement « incompatibles avec la démo- cratie », et bien entendu ce n'est pas la démocratie qu'on pro- pose de leur sacrifier : on le voudrait qu'on ne le pourrait pas, et plutôt on s'y briserait! Mais, en fait d'incomp'atibilités. je n'en connais guère de plus irréductible que celle du < parlementa risme > avec la « démocratie », et avant de les concilier on aura plus tôt, disait Virgile, desséché la Manche :

... fréta destituent nudos in littore pisces !

Aussi voit-on que ni la Suisse, qui est une très petite démo- cratie, ni les Etats-Unis d'Amérique, qui en sont une énorme, n'ont adopté le régime parlementaire. Et il nous faudra sans doute, comme les Etats-Unis et comme la Suisse, y renoncer quelque jour, ou le modifier si profondément qu'il ne sera plus le régime parlementaire... Mais je craindrais, si j'insistais, d'être accusé de « conspirer » contre les institutions de mon pays et de travailler au «renversement de la République ». Et c'est pourquoi je me borne à conclure que l'emprunt que nous avons fait à nos voisins de leur forme de gouvernement n'a pas assez bien réussi, depuis cent ans, pour nous encourager à leur en faire d'autiM.

LE GÉNIE LATIM 255

aujourd'hui plus Anglais qu'autrefois, et ils le sont plus consciemment, avec une volonté plus forte, et une plus claire intelligence des moyens de le demeurer. De telle sorte, Messieurs, que si nous voulons les <( imiter » d'une manière qui nous soit profitable , ce n'est pas leurs ins- titutions qu'il nous faut transplanter de leur sol sur le nôtre, ni leurs mœurs, ni leurs habitudes, ni leurs sports, dont on a si bien dit qu'ils n'étaient peut-être, après tout, qu'une « forme aristocratique de la paresse^ »; mais, au contraire, il nous faut, comme eux, demeurer ce que nous sommes; cher- cher notre avenir dans la direction de notre propre histoire; et tirer de notre fonds latin, amélioré, sinon toujours la matière, mais la forme et le prin- cipe de nos progrès.

Peut-être aussi. Messieurs, vous êtes-vous émus des attaques imprudentes qu'on dirigeait de tous les points de l'horizon contre notre système d'édu- cation nationale ou classique; et peut-être y avez- vous vu, comme moi, je ne sais quelle menace de désorganisation de l'esprit français. Eniendez-moi

1. C'est à M. André Bellessort, dans un article de la lievue des Deux Mondes, que j'emprunte cette observation, dont le raccourci m'a paru plein de sens. Avez-vous vu des Anglais « faire » une partie de polo, car cela ne peut s'appeler « jouer », et vous êtes-vous demandé de quelle occupation, après quelques heures de cet exercice, un honn<^te homme pouvait être capable ? Toute une catégorie d'Anglais ne travaille vraiment qu'à jouer, mais il est vrai qu'en re> tuiche elle «'y fatigue épouvantabieiuent.

256 DISCOURS DE COMBAT

bien, je vous prie ! Je ne dis pas, je ne veux pas dire ici que notre système national d'éducation soit la perfection de son genre; j'en connais assez les défauts ; et, quoique je le croie moins « suranné » qu'on ne le dit quelquefois, je trouve naturel, je trouve bon, je trouve même indispensable que l'on essaie de le « moderniser ». Faisons donc des hommes !ou plutôt, Messieurs, car cette expres- sion, dont on abuse, ne veut pas dire grand'- chose, faisons des citoyens utiles, des gens de métier; formons des « professionnels», comme on dit aujourd'hui, des agriculteurs et des ingénieurs, des industriels et 'des commerçants, des méde- cins et des soldats ; rendons encore à des occu- pations injustement ou sottement dédaignées la dignité qui leur est due; rabattons enfin de l'es- time excessive qu'on a donnée jadis et trop long- temps aux professions appelées « libérales ». Mais, au milieu de tout cela, n'oublions pas pourtant que nous sommes des Latins ! Non, Messieurs, n'oublions pas que, si la langue latine, pour un Allemand ou pour un Anglais, n'est qu'une con- naissance de surcroît, un ornement de son intelli- gence, dne manière de jouir d'un passé qui n'est pas le sien, celui de sa race, le latin est pour nous la langue mère de la QÔtre, la langue de nos ori- gines, le support de nu i traditions, et, pour ainsi parler, le fondement de notre connaissance de

LE GÉNIE Latin 257

nous-mêmes ^ La littérature latine, pour un An- glais ou pour un Allemand, n'est qu'une province étrangère, de celles qu'on traverse en touriste ou en voyageur, sans que rien vous oblige ni vous invite à la visiter; elle est pour nous la terre nourricière, le sol auquel nous rattachent toutes aos racines, dont nous ne pouvons nous séparer sans effort ou sans déchirure ; et notre littérature

1. On ne saurait trop insister sur ce point. Si jamais le latin disparaissait du programme de notre enseignement secondaire, et que l'étude en fût reléguée dans nos Universités, c'est de toutes communications avec ses origines ou son passé que nous aurions coupé pour ainsi dire presque toute notre jeunesse. Nous n'aurions plus ensuite qu'à substituer dans les classes de nos lycées l'en- seignement de l'anglais à celui du latin, ou celui de l'allemand, ce qui serait sans doute un merveilleux moyen de nous préparer à combattre dans le monde les progrès de l'esprit germanique ou anglo-saxon! Et qui sait, avec le temps, si ce jour ne luirait pas ceux de nos jeunes gens qui voudraient connaître le passé de leur propre langue seraient obligés de l'aller étudier à Oxford ou à Berlin? Rome alors ne serait plus dans Rome, ni Paris à Paris, mais sur les bords heureux de la Tamise ou de la Spréel Ceux qui se nourrissent de ces rêves ne savent-ils donc pas que notre « parlure », comme on disait jadis, est un des rares moyens d'action qui nous restent dans le monde; que si noua avons à cœur de le conserver, nous ne le pouvons qu'en demeurant fidèles à nos traditions «, classiques »; et que ces traditions sont elles-mêmes inséparables de la connaissance générale du latin? Notre enseignement secondaire ne forme, dit-on, que des hommes de lettres ou des journalistes, et il y a certainement quelque Térité dans ce reproche. Mais que la responsabilité en remonte au latin, c'est ce qu'il serait plus diCicilc de prouver, et si nous renoncions décidément au latin, tout fe résultat (pie j'en augure est que nos journalistes et nos hommes de lettres écriraient peut- être un français moins français. Cela est-il bien nécessaire? et le développement de l'intelligence pratique ou du « sens colonial » aerait-il par hasard en raison de l'ignorance de l'orthographe etdt grammaire de notre langue ?

n

258 DISCOURS DE COMBAT

elle-même n'en est, dans son abondance et sa diversité, qu'un prolongement, une continuation, un accroissement. Et l'art latin, Messieurs, n'est enfin, pour l'Anglais ou pour l'Allemand, qu'un art presque exotique, sans analogie profonde ou convenance intime avec la mentalité germanique ou anglo-saxonne, mais il est pour nous l'expression même de ce qu'il y a de plus secret et de plus mystérieux dans le génie de la race.

Il est vrai qu'on nous arrête sur ce mot, et on nous demande, vous le savez, si nous sommes bien sûrs d'être des Latins. C'est le sang, dit-on, qui fait la race; et combien de gouttes, ou, si je puis ainsi dire, combien de globules de sang latin croyons-nous donc avoir dans nos veines? La ville de Marseille va célébrer dans quelque temps son vingt-cinquième centenaire; quand, aux environs de l'an 600 avant Jésus-Christ, les Phocéens, qui étaient des Grecs, abordèrent aux rivages de Pro- vence, ils y formèrent alliance avec les Ségo- briges, qui n'étaient point des Latins; et depuis, comme l'a dit quelque part Miclielet, « la Provence a hébergé tous les peuples. Tous ont chanté les chants, dansé les danses de Beaucaire, d'Avi- gnon ; tous se sont arrêtés aux passages du Rhône... », et ils n'ont plus voulu rebrousser chemin, ni se rembarquer, dit-il; « ils ont fait en Provence des villes grecques, mauresques, ita-

LE GÉNIE LATIM 259

.ennes ». Pareillement, quelques années avant l'ère chrétienne, quand les légionnaires de César ont parcouru la terre gauloise, des Alpes jusqu'à l'Atlantique, et de la Méditerranée jusqu'aux bouches du Rhin, ils l'ont trouvée peuplée de quelques millions de Celtes ; et, selon toutes les lois de l'histoire, quelques milliers de Latins se sont plutôt fondus dans ces millions de Celtes qu'ils ne les ont absorbés. Et les Germains sont venus à leur tour, et les Huns après les Germains, et les Arabes après les Huns, et après les Arabes les Normands... sont donc, Messieurs, parmi tant de mélanges, sont les preuves et les titres de notre « latinité » ? Quels sont nos droits à l'héritage que nous revendiquons? Suffit-il, comme en nos pays, de porter le prénom de César ou de Marins? et, pourrait dire un philologue, suffit-il, pouravoir droit à la succession de Virgile ou de Cicéron, de parler une langue estropiée de la leur, un latin militaire, populaire et servile, que leur oreille n'aurait pas reconnu?

Rien n'est plus facile, Messieurs, que de ré- pondre à ces objections, et sans doute, à mesure que je vous les indiquais, vous l'avez déjà fait. Vous savez que ce n'est ni le sang, ni la langue, ni la conquête qui font les peuples : les nations se font d'oiles-mômes. Rome a conquis la Gaulo en la civilisant, en l'associant, moins de cent ans

860 DISCOURS DE COMBAT

après Auguste, à l'empire du génie latin '. Si nous sommes devenus des Latins, c'est que nous l'avons voulu ; et la preuve, Messieurs, c'est que nous ne sommes pas plus tard devenus des Germains, ni des Arabes, deux conquérants dont il s'en est peut-être établi sur notre sol autant ou plus que de Romains. Nous ne sommes pas non plus deve- nus des Anglais ! Fidèles à notre premier choix, nous avons latinisé^ pour le nationaliser, tout ce que nous avons pu réaliser depuis lors de progrès ou d'acquisitions de toute nature, intellectuelle ou morale, politique ou sociale Toute notre histoire pourrait s'interpréter par la persistance de notre effort à maintenir, à revendiquer, à défendre notre latinité contre les envahisseurs du dehors ou les ennemis du dedans. La Révolution française elle- même s'explique et se légitime en partie par là,

1. On sait assez que la rapidité de la « romanisation i> de la Gaule est l'un des faits les mieux établis et les plus singuliers de l'histoire. Voyez, à cet égard, les textes cités par Fustel de Coulanges dans son Histoire des institutions politiques {t. I), et le commen- taire si précis et si convaincant qu'il en doane. C'est le discours de l'empereur Claude : Centum annorum immobilem fidem, obsequïumque rnultîs trepidis rébus nostris plus quant expertum. Ce sont quatre mots de Tacite : Continua et fida pax. C'est une phrase d'Ammien Marcellin : Gallias Csesar societati nostrœ fœ- deribus junxit aeternis. Fustel de Coulanges ajoute lui-même : « Durant cinq siècles, le patriotisme des Gaulois fut Vamour de Borne »;et un peu plus loin : « 11 est incontestable que le lien entre Rome et la Gaule ne fut pas brisé par la volonté des Gaulois : il le fut par les Germains. Encore verra-t-on, dans la suite de ces études, que la population gauloise garda tout ce qu'elle put de ce qui était romain, et qu'elle s'obstina à rester aussi Romaine qu'il était possible de Vêtre. »

LE GÉNIE liÂTIN 261

Rappelez-vous seulement la brochure de Sieyès sur le Tiers Etat, renvoyant aux forets de la Souabe et de la Franconie une aristocratie qui avait eu l'im- prudence de vouloir fonder son titre à la domina- tion sur la conquête germaine^. Et c'est pourquoi, Messieurs, si la connaissance d'eux-mêmes n'im- porte pas'moins aux peuples qu'aux individus, nul n'a plus d'intérêt que nous à se rendre compte des caractères qui sont ceux du génie latin.

1. Je crois devoir citer ici le passage entier de la brochure de Sieyès : « Que si les aristocrates entreprennent, écrivait-il donc, de retenir le pauvre dans l'oppression, il osera demander à quel titre. Si l'on répond : à titre de conquête ; il faut en convenir, ce sera vouloir remonter un peu haut. Mais le tiers ne doit pas craindre de remonter dans les temps passés. 11 se reportera à l'année qui a précédé la conquête, et, puisqu'il est assez fort aujourd'liui pour ne pas se laisser conquérir, sa résistance sans doute sera plus efficace. Pourquoi ne renverrait-il pas dans les foréls de la Franconie toutes ces familles qui conservent la sotte Drétention d'être issues de la race des conquérants et d'avoir suc* cédé à leurs droits ! »

Ce langage est sans doute assez clair, mais voici qui est encore plus caractéristique :

« La nation alors épurée, continuait-il, pourra se consoler, je pense, d'être réduite à ne plus se croire composée que des des- cendants des Gaulois et des Romains. Et, en vérité, si l'on tient à vouloir distinguer naissance et naissance, ne pourrait-on pas révéler à nos pauvres concitoyens que celle qu'on tire des Gau- lois et des Iir)mai7is vaut au moins autant que celle qui viendrait des Sicambres, des Welches et autres sauvages sortis des bois et des Etals de l'ancienne Germanie? Oui, dira-t-on; mais la con- quête a dérangé tous les rapports, et la noblesse de naissance a passé du côté des conquérants I Eh bien! il faut la faire repasser iie l'autre côté; le tiers redeviendra noble en devenant conquérant » ton tour. > (Qu'est-ce gtte le Tiers Etat, ch. ii.J

^8 DISCOURS DE COMBAT

II

On le confond quelquefois avec le génie « clas- sique » ou (' antique », et particulièrement avec le génie grec. Il faut, Messieurs, à mon avis, les distinguer soigneusement l'un de l'autre. « Les Grecs, a dit un philosophe illustre, n'ont connu que le Grec et le barbare ; les Romains seuls ont connu l'homme » ; et on ne saurait mieux dire, ni, d'un seul mot, mieux mettre en lumière ce que le génie latin a de plus et de moins à la fois que le génie grec. 11 faut ici que je vous l'avoue : je ne fais pas profession d'hellénisme, et je n'ose donc insister ni sur les qualités, ni sur les défauts du génie grec. Si je savais mieux le grec, je goûterais peut-être les comédies d'Aristophane, sa Lysistrata, ses Gre- nouilles^ dont j'ai honte, en vérité, de faire si peu de cas; et, sans doute, si je pouvais lire Platon dans son texte, les grâces de son discours, qu'on dit être infinies, seraient les plus fortes, et m'aveu- gleraient sur les puérilités qu'il me semble aper- cevoir dans ses Dialogues. Je ne crois pas cepen- dant me tromper entièrement quand je reproche au génie grec, sans rien dire de sa pente à la vir- tuosité, le goût qu'il a de tout temps, et en tout genre, manifesté pour la singularité, l'exception,

LE GÉNIE LATIN 203

et l'hérésie. Certes, j'en admire la délicatesse et la subtilité, mais

... Timeo Danaos et dona ferentetl

Ces hommes si subtils ont inventé la sophistique, et leur art même, qui fait leur gloire, n'est exempt ni d'affectation, ni de perversité. Mais surtout, Mes- sieurs, d'une manière générale, si l'on met à part quelques très grands hommes, un Sophocle, un Thucydide, je crains que leur littérature ne soit essentiellement, jusque dans ses chefs-d'œuvre, une littérature individualiste, oîi l'écrivain se sou- cie moins de son public, de son sujet, de la vé- rité que de lui-même; et n'est-ce pas pour cette raison que la Renaissance a eu beau faire, nous n'avons jamais donné notre pleine confiance au génie grec; nous l'avons admiré de loin, sans essayer de nous l'assimiler; nous n'avons jamais consenti dans nos écoles à le substituer au génie latin 1 ?

1. Moins d'une semaine après les fAtes latines d'Arignon, on

en célébrait de « grecques » à Orange ; et, naturellement, quelques orateurs 3'empressaient de saisir l'occasion d'opposer, dans une antithèse que l'on voit que je leur avais préparée, les « qua- lités » du génie grec aux i défauts » du génie latin. Et, sans doute, jeveux le croire, M. Deiuns-Montaud et M. Paul Mariétonont du grec, de la langue et de la littérature grecques, de l'art grec, de l'hellénisme en général, une conn.iissance que j'avoue humblement qui me manque. La comédie d'Aristophane et la philosophie de Platon n'ont pas de mystères ou d'obscurités pour eux. Ils ont Técu dans le commerce de Thucydide et de Déraosthène. Et

264 DISCOURS DE COMBAT

C'est qu'en effet, et tout au rebours, Messieurs, la grande préoccupation du génie latin a toujours été de tendre à V universalité, je dirais volontiers à la catholicité, si ce dernier mot n'élail grec, et si je ne craignais d'introduire une espèce d'équi- voque entre nous. Serait-ce bien une équivoque ? et, fidèles au génie latin, si nous le sommes égale-

quand la politique, ou le félibrige, leur font par hasard des loisirs, c'est à relire Pindare ou Théocrite qu'ils les consacrent. Mais tout ce qu'ils ont dit, après cela, du génie grec, est-ce qu'ils croient que je ne pourrais pas ou que je n'aurais pas pu, ed anch'io, le dire comme eux?

Car il n'y a pas de lieu commun qui soit plus facile à déve- lopper, et les moyens en sont bien connus.

Grsecia capta ferum victorem cepit...

On me pardonnera de ne pas dire le reste !

Ils penrent encore ajouter que le génie latin, c'est au fond le génie grec, ou du moins un mélange, une combinaison dont Rome a bien fourni le fond, mais l'influence grecque tout ce qui en fait l'agrément ou le charme. Virgile même est plein d'Homère, et, pour leur faire plaisir, j'ajouterai : des Alexandrins. Je leur accor- derai aussi que Marseille est une colonie phocéenne. Mais, quand ils auront tout dit, la question reviendra toujours de savoir si, parmi tant de rares qualités, le génie grec n'a pas eu quelques défauts mêlés; si ces défauts, après avoir fait le malheur d'Athènes et d'Alexandrie, n'ont pas fait celui de Bj'zance, et enfin s'ils sont bien ceux que j'Eii tâché d'indiquer. Le pire de ces défauts est de n'avoir pris au sérieux, ni la littérature, ni l'art, ni la vie même; et c'est pourquoi, comme autrefois les Romains, nous pouvons bien demander aux Grecs de nous donner encore des leçons de rhétorique, mais nous n'en saurions tirer d'eux, ni de bon sens, ni de conduite, ni de morale. Ils sont bons encore, et ils le seront toujours pour nous amuser, dans le sens élevé du mot, et dans l'autre *ussi; mais non pas pour nous instruire. Et, comme a dit l'un d'eux, il faut « les couronner de fleurs » et non pas précisé- ment les expulser de la République, mais ne pas souffrir qu'ils en deviennent les maîtres. (Voyez ci-dessus la conférence sui Y Art et la Morale^

LE GÉNIE LATIN 265

ment demeurés à l'esprit du catholicisme, n'est-ce qu'un hasard de l'histoire i? Vous ne le croyez pas, Messieurs, et on montrerait aisément le con- traire ! Mais, quoi qu'il en soit de ce point, que nous ne traitons pas aujourd'hui, la tendance à V universalité fait sans doute un des caractères éminents du génie latin. Prenez les Romains dans leur politique ou considérez leur esprit dans ce monument impérissable qui est leur droit civil ; étudiez les manifestations de leur génie dans les chefs-d'œuvre de leur architecture ou dans ceux de leur éloquence et de leur poésie, vous retrou- verez, vous reconnaîtrez partout cette tendance à l'universalité. Quand ils édictent un texte de loi, les jurisconsultes romains ont toujours eu la pré- tention non seulement d'aller droit au fait, mais encore de statuer pour l'éternité, de même que l'ambition de Virgile ou de Tite-Live a été d'étendre jusqu'aux confins du monde alors connu l'empire de la langue romaine. Ils en ont cherché les moyens ; ils les ont trouvés ; ils les ont mis en œuvre, et déjà, Messieurs, ce n'est pas assez de

1. Non sans doute I ce n'est pas un hasard, et ce n'en est pas \

un non plus, si, comme je l'ai dit et comme je ne saurais trop le \ redire : « La France, c'est le catholicisme, et le catholicisme, c'est } la France »1 Mais il y faut voir un effet des mêmes causes et le ' résultat du long effort que la France a fait dans l'histoire pour incorporer au catholicisme tout ce que, sans cesser pour cela d'être une religion, il admet de raison dans son dogme, de bon •eus dans sa morale et de politique dans son gouvernement.

266 DISCOURS DE COMBAT

dire que la tendance à l'universalité fait un des caractères éminents du génie latin, mais il faut dire qu'elle en est le caractère essentiel, si tous les autres, en vérité, s'y ramènent, s'y rapportent et s'y subordonnent.

En parcourant, dans nos musées, à Paris ou à Rome, une galerie de bustes d'empereurs et d'impé- ratrices, de personnages consulaires ou d'orateurs, il n'est personne de vous, Messieurs, qui n'ait admiré l'accent réaliste de tous ces portraits et qui n'ait gardé dans sa mémoire l'ineffaçable sou- venir du masque de quelque Vitellius ou de quelque Sénèque.

Eœcudent alii spirantia mollius aéra t..,

vous vous rappelez le vers de Virgile et, en effet, oui, mollius^ c'est bien le mot, l'art grec a fait preuve d'infiniment plus de souplesse et d'agré- ment, mais non pas d'un sens plus aigu de la réa- lité. C'est qu'en tout art, Messieurs, et en tout genre, au rebours de ce que l'on croit, la première condition de l'universalité n'est autre que la scru- puleuse observation de la réalité. La fantaisie est individuelle; la réalité est universelle. C'est ce que le génie latin a merveilleusement compris. Qui veut être universel ne saurait se tenir trop près de la réalité, c'est-à-dire de la manière commune de

LE GÉNIE LATIN 267

sentir et de penser. L'imagination des Latins n'avait point d'ailes, et ils n'ont pas essayé de s'en faire ; d'artificielles Leur ambition n'allait point au-delà du possible, et ils se sont donc efforces de la cir- conscrire, pour le mieux connaître et le mieux dominer. C'est ce qu'on appelle quelquefois l'étroi- tesse, la lourdeur, le prosaïsme du génie latin : j'aime mieux me servir d'un barbarisme expressif, et l'appeler sa positivité. Précisément parce qu'il tendait à V universalité, c'est pour cela que le génie latin ne s'est jamais élevé beaucoup au-dessus do terre ou des réalités de la vie commune, voilà comme on s'exprime quand on veut lui en faire grief; mais, quand on veut, au contraire, lui en faire un mérite, on dit la même chose d'une autre manière, en disant qu'il a sacrifié le plaisir ou \ rivresse des spéculations inutiles aux exigences / de l'action. '

Subordonner le plaisir de penser aux exigences de l'action, c'est prendre la vie au sérieux, et cela encore est un des caractères du génie latin. Les Bomains n'ont pas cru que la vie leur eût été donnée pour en jouir, ou pour s'en amuser, à l'orientale ou à la grecque, mais pour l'utiliser au service de la patrie et de la société. C'est, Mes- sieurs, comme si nous disions que, de tous les vices de l'esprit, aucun n'a moins été le leur que le dilettantisme; et ne l'a-t-on pas bien vu, quand,

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du milieu même de la décadence romaine, les stoïciens se sont élevés comme une protestation vivante contre la corruption des principes et des mœurs? S'il n'est peut-être pas une secte qui ait plus honoré le paganisme, si je n'en connais du moins pas une l'on voie mieux ce que peut et ce que ne peut pas la sagesse humaine réduite à ses seules forces, elle est grecque d'origine, je le sais, ou du moins je l'ai entendu dire, mais c'est le génie latin qui lui a donné sa forme, tt, d'une spéculation théorique sur la morale, c'est bien lui qui en a fait une doctrine active ^ . Et quel est le prin- / cipe de cette doctrine ? C'est d'agir en toute occa- { sion de telle manière que notre conduite puisse V être érigée en maxime universelle de la volonté ; c'est de nous efforcer, contre nous-mêmes, de devenir aux autres un exemple de ce que nous faisons ; c'est de ne jamais oublier qu'il n'y a pas un de nos actes qui ne soit un exemple, une leçon, ou une autorité pour quelqu'un, pères pour nos enfants, maîtres pour nos élèves, chefs pour ceux qui nous suivent, écrivains pour ceux qui nous lisent ; et qu'y avait-il encore de plus con- forme à la tendance du génie latin vers l'univer-

1. Le stoïcisme est bien d'origine grecque, ou peut-être phéni- cienne, ainsi que le donnaient récemment à entendre MM. Alfred et Maurice Groiset dans le dernier volume de leur belle Histoire de la Littérature grecque, mais d'une doctrine morale encore spé- culative, c'est à Rome seulement qu'il est devenu, loas les empe* reurs, une doctrine vraiment pratique.

LE GÉNIE LATIN 269

salité que cette subordination de l'individu à une discipline qui le dépasse?

Il y avait quelque chose ! et ce quelque chose, qui est encore l'œuvre du génie latin, c'est la for- mation du sentiment d'humanité ou de solidarité. Humanitas,... caritas humani generis^... huma- niores litterœ: toutes ces expressions sont latines ^ Elles ne l'ont pas toujours été ! et ,au contraire, il semble bien qu'à l'origine il y ait eu dans le génie latin je ne sais quel fond de rudesse ou de dureté. Notre Corneille l'a bien vu, dans son Horace^ et bien rendu ! Mais il n'en est pas moins vrai qu'à mesure que Rome avançait dans la conquête du monde cette âpreté première s'adoucissait, et ce n'était pas seulement l'horizon politique du Romain qui s'élargissait, c'était aussi son horizon moral. Notez, Messieurs, cette différence : il n'y en a pas qui, de nos jours même, au moment oii je parle, distingue plus profondément le génie latin du génie anglo-saxon. En quelque lieu du

1. Toutes ces expressions sont de Cicéron ou dans Cicéron, et par conséquent antérieures au christianisme.

Je reproduis ici le passage se lit des trois la plus caracté- ristique : « In omni honesto, de quo loquiuiur, nihil est tain illustre, nec quod latins pateal quam conjunctio inter homines hoiuinum et quasi quuidani societas et communicatio utilitatuui, et ipsa caritas generis humani. (De Finibus, V, 23.)

Ernest Havet semble croire {le Christianisme et ses Origines, II, M3) que ce serait ici la première apparition du mot de cha- rité (ia.ns l'histoire; et, en tout cas, rien ne serait plus intéressant que d'examiner la question d'un peu prés. Je la recommande aux curieux de l'évolution des idées morales.

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monde qu'il ait établi son empire, l'Anglo-Saxon a dédaigné de se mêler en égal aux races qu'il avait conquises, et aussi longtemps qu'il en sera le maitre leur défaite les marquera, pour ainsi dire, à ses yeux, d'une tare indélébile d'infériorité. C'est une race d'aristocrates, et qui trouve dans ses victoires la récompense et la preuve à la fois de son aristocratie. Tel n'est pas aujourd'hui, tel n'a pas été le génie latin dans l'histoire ! Sous la diversité des costumes et des coutumes, du langage et des préjugés, eu Espagne comme en Gaule, et en Asie comme en Afrique, le Ro- main a reconnu des hommes semblables à lui, et je serais tenté de dire des frères. A tout le moins ne s'est-il pas cru d'une autre espèce ou d'une autre essence; et dirai-je que c'est sa tendance à l'universalité qui s'est ainsi fortifiée des leçons de l'expérience, ou, inversement, sont-ce les leçons de l'expérience qui lui ont en- seigné la solidarité.? C'est un détail qui n'importe guère, si les résultats sont certains. 11 y a tou- jours eu. Messieurs, de l'humanité parmi les hommes, heureusement ! et, jusque dans les sociétés les plus rudimentaires, il est rare que la pire tyrannie fasse tout le mal qui ne dépendrait que d'elle. On voit aussi des Arabes qui aiment leurs enfants; il y a des Turcs qui respectent les femmes; et qui sait? peut-être quelques nègres

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sont-ils pour leurs esclaves des maîtres indulgents et doux ! Mais de ce qui n'a longtemps été, de ce qui n'est encore, en bien des lieux du monde, qu'un effet de l'instinct ou de la douceur des mœurs, le génie latin en a fait un droit pour les uns et, pour les autres, un devoir, au service duquel il a mis toutes les forces de sa propagande. En conqué- rant le monde, il ne l'a pas seulement civilisé, il a fait, il a voulu faire davantage ; il a conçu l'idée de la société générale des hommes, et autant qu'il le pouvait, avec les moyens dont il disposait, il l'a réalisée dans l'univers. Tandis qu'à Rome même, au centre de l'empire, la corruption gran- dissait tous les jours, le meilleur du génie latin se répandait en quelque sorte dans les provinces, et le droit romain préparait ses sujets à devenir nos nations modernes ^ J'ai quelquefois pensé,

1. On la fait plusieurs fois observer, et, semble-t-il, avec rai- son, — que, sous quelques-uns des pires empereurs, les Romains de Home semblent avoir soullert de la tyrannie la plus épouvan- table qui se soit exercée sur des hommes, mais la tranquillité régnait dans les provinces, et mruie la liberté. C'était, je crois, la thèse de Victor Duruy dans son de Tiberio Impei'atore, qui fit, so;is l'Empire, tant de bruit en Sorbonne; et Renan l'a reprise, quelques années plus tard, dans ses Apôtres : «. Dans ceux des pays conquis « les besoins politiques » n'existaient pas depuis des siècles, et l'on n'était privé que du droit de se déchirer par Jes guerres continuelles, l'Empire fut une ère de prospérité et de bien-être comme on n'en avait jamais connu; il est même permis d'ajouter sans paradoxe : de liberté. » (Cf. les Apôlrea 313, 314.) Sur quoi Renan n'a oublié qu'un point, qui était de nom dire en quel lieu de i'uaiverii il existait alora des besoin» poli' iique*.

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Messieurs, que, chez nous, en particulier, bien loin d'être le principe de régénération que l'on a prétendu, les invasions germaniques, vous savez bien : ces invasions dont on a dit qu'elles auraient rajeuni notre sang de Gallo-Romains épuisés, j'ai pensé qu'au contraire elles étaient venues malencontreusement interrompre et re- tarder le progrès naturel du génie latin; et je pense qu'on pourrait le prouver *.

Je pense aussi, pour toutes ces raisons, qu'au- jourd'hui même encore, et pour nous encore, Français, en particulier, les œuvres du génie latin demeurent une source inépuisable d'énergie Nous pouvons nous y retremper sans crainte. Et, si nous savons seulement choisir nos guides, nous n'en rapporterons, aujourd'hui comme jadis, que d'utiles et de profitables leçons. Car le sérieux de la vie, la discipline sous la loi, la subordination de l'individu à la société, l'énergie militaire et civile, le courage du champ de bataille et celui de la tri-

l. « Que ceux qui parlent du rajeunissement du monde par l'infusion du sang germanique veuillent bien s'arrêter devant les peuples que nous étudions : ils y verront ce que l'élément bar- bare, abandonné à lui-même, était capable de faire pour le salut de la civilisation. » (Godefroid Rurth, les Origines de la civilisa- tion moderne, t. I, chap. vu; 3* édition, 1898, Paris.)

Sur cette question, comme sur toutes celles dont son titre com- porte l'examen, je serais beureux que le lecteur se reportât au livre de M. G. Kurth, que j'ose à peine louer, parce qu'il est assez connu, tant en Allemagne qu'eu Belgique ; mais on ne l'a pat assez lu chez nous.

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bune ou de la place publique, le dévouement à la patrie, l'humanité, l'égalité, voilà ce qu'en- seignent ces maîtres du génie latin, et c'est encore un trait qui les caractérise Ils n'ont point écrit pour écrire, mais pour enseigner, et, si le désir d'immortaliser leur nom s'est mêlé parfois à leur enseignement, ce désir même les a détournés de l'affectation ou de la singularité pour leur inspirer des sentiments éternels, je veux dire, Messieurs, des sentiments susceptibles d'être en tout temps compris de tous les hommes, acceptés, et suivis par eux. Quand un Grec désespérait de laisser une trace de son nom, il brûlait le temple de Delphes, ou il se jetait dans le cratère de l'Etna ; mais un Romain essayait de donner un exemple utile, et Caton faisait de sa mort une protestation contre la religion du succès ^

1. Tout ce passage n'est que le bref commentaire d'un mol de Cicéron, dont j'avais fait, en le publiant dans le journal le Temps, l'épigraphe de tout ce discours : Oimie officium quod ad conjunctionem hominum et ad socielalem luendain valet, est ante- ponendum illi ofpcio quod cogrntione et scientia continelur. 'Nous l'avons trop oublié, depuis une centaine d'années, et, pour ma part, en plusieurs occasions, dont il y a trace dans le présent volume, c'est ce que je me suis permis de reprocher à quelques- uns de nos « Intellectuels ». Nous sommes nés d'abord pour la société, et ensuite pour nous, mais ensuite seulement, et pour ainsi dire de surcroît. Cicéron le savait, que, sans doute, on n'accusera pas d'avoir médiocrement aimé les lettres, ni la gloire qu'elles peuvent procurer; et puisque beaucoup d'entre nous l'ont désappris ou l'ignorent, c'est une preuve en passant que ies auteurs latins peuvent encore avoir quelque chose à nous apprendre. Le fait est qu'ils sont pleins de leçons de bon sens et de patriotisme.

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Viciriœ causa Diis placuit, sed vicia CatotU.

Je n'ajoute plus qu'un dernier caractère, et il dépend encore de cette tendance à l'universalité ; il en est un effet ou une conséquence. Le latin populaire, l'ancien latin, était une langue synthé- tique entre toutes, c'est-à-dire une langue ellip- tique et obscure, infiniment moins claire, moins abondante, moins coulante que le grec. Mais, pour en faire la langue universelle, ses grands écrivains et ses grammairiens ont essayé de suppléer à ce qui lui manquait du côté de la clarté, non pas tant en l'enrichissant qu'en la précisant, ou mieux encore en la burinant, et en lui donnant cette pré- cision de contours, ce relief, ce caractère d'éternité qui font la beauté d'une médaille ou d'une inscrip- tion lapidaire. Il y a des langues qui chantent ; il y en a qui dessinent ou qui peignent ; le latin grave, et ce qu'il grave est ineffaçable. C'est pour- quoi. Messieurs, comme l'a dit Joseph de Maistre : « Les médailles, les monnaies, les trophées, les tombeaux, les annales primitives, les lois, les canons, tous les monuments parlent latin*. » Et,

1. On connatt le bel éloge que Joseph de Maistre, dans son livre dn Pape, a fait de la langue latine (liv. I, ch. xx) : « Rien n'égale la dignité de la langue latine. Elle fut parlée par le peuple- roi, qui lui imprima ce caractèr».de grandeur unique dans l'his- toire du langage humain, et que fes langues même les plus par- faites n'ont jamais pu saisir. » Voyez la suite ; et, à ce que de Maistre dit de la langue latine, comparez ce qo'il dit ailleuri de la l^uigue fraiiçaise. Cf. ci dessus, p. 148.

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de nos jours, sur les monnaies anglaises, vous pouvez encore lire : Vùtoria, Dei gratia Britan- niarum regina, Fidei defensatrix^ Indiarum impe- ratrix^. C'est ainsi, Messieurs, que l'universalité qu'il ne pouvait pas attendre de ses qualités natu- relles ou primitives, le latin, laborieusement, s'est appris à la tirer de la généralité des choses qu'il disait, et de la force unique, de la concision sans rivale, de la majesté souveraine avec laquelle il les disait. Ce qui n'est pas clair n'est pas français, a-t-on pu dire de notre langue ; on pourrait dire, Messieurs, que ce qui n'est pas universel ou éternel n'est pas latin. Chez les maîtres du génie latin, le caractère d'éternité de la forme s'ajoute, pour le faire valoir, au caractère d'universalité du fond, et, à Dieu ne plaise que je médise ici de notre langue ! mais ce qu'on peut bien affirmer, c'est '^ qu'elle n'est devenue la langue de Pascal et de \ Bossuet, de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine, qu'en s'appropriant ces caractères du latin; et c'est qu'elle ne saurait demeurer elle- même qu'en continuant de s'y rapporter comme à la loi intérieure de son développement.

Gardons-nous donc bien d'affaiblir ou de dimi- nuer chez nous la part des études latines. Le

1. Faut-il faire observer i ce propos, et encore ..vec Joseph de Maistro, que, tandis que les monnaies anglaises continuent de parler latin, nous avons, nous Français et Latins, « fait dispa* raltre des nôtre» » jusqu'au souvenir de nos origines?

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Waintien n'en est incompatible avec aucune des « exigences de l'esprit moderne », et elles sont le lien qui nous rattache presque aux plus anciennes de nos traditions. Ne croyons pas que Lucrèce et Virgile, Gicéron et César, Tite-Live et Tacite, Pline et Sénèque n'aient rien à nous apprendre. L'homme ne vit pas uniquement de mathéma- tiques ou de chimie ! Et d'ailleurs, il y a d'il- lustres mathématiciens ^, il y en a, si je ne me trompe, jusque dans le siècle nous sommes, qu'on ne saurait aborder si l'on ignore le latin. Mais quand ces maîtres latins ne nous appren- draient rien d'immédiatement utilisable, de con- vertible en bonnes espèces ayant cours, en hono- raires et en appointements, faudrait-il, en vérité, leur en faire un reproche ; et surtout les proscrire? Ah ! Messieurs, c'est alors que nous serions vrai- ment des barbares, des ingrats et des imprudents; des barbares, si les barbares sont des peuples qui n'ont point de passé ou qui se font une gloire brutale de l'avoir oublié ; des ingrats, si nous

1. Tel entre autres l'illustre Gauss; et, à ce sujet, puisque l'on voit de temps en temps, à intervalles périodiques, surgir de naïfs utopistes, qui s'ingénient à créer de toutes pièces une langue universelle, sous le nom de Volapuk ou d'Espéranto, pourquoi les savants ne remettraient-ils pas l'usage du latin en honneur? Ils seront bien obligés de s'y décider quelque jour, à moins que de commencer par perdre leur temps à étudier les cinq ou six langues dont un géomètre, un chimiste, un physiologiste ont dès aujourd'hui besoin pour se tenir au courant de leur science par ticulière.

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If devons à l'éducation latine la meilleure part de ce que nous sommes ; et des imprudents, si nous n'avons guère aujourd'hui de meilleur moyen d'action que notre langue, et si le commencement de bien écrire ou de bien parler en français est et sera toujours de bien savoir le latin. On ne le sait point sans l'avoir appris.

III

Cela, d'ailleurs, ne veut pas dire que le génie latin n'ait ses défauts, avec ses qualités, ou, si vous l'aimez mieux, que ses qualités n'aient leur revers. 11 nous faut aussi les connaître, si nous voulons lui rendre justice, et, par exemple, c'est à bon droit, nous l'avons déjà dit, qu'on lui reproche d'avoir manqué de souplesse et d'agilité La langue latine elle-même n'a jamais pu se défaire d'une certaine raideur, et aussi bien peut- on dire qu'elle ne l'a jamais voulu. Je vous en indiquais à l'instant les raisons. On ne grave qu'en appuyant, je dirais presque en enfonçant, et une langue ne saurait être à la fois lapidaire... et légère. Le style des inscriptions n'est pas celui de la conversation. Et, sans doute, on pourrait dire qu'il y a les comiques, Plante et Térence; H y a les élégiaques, Tibulle et Properce; et les

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premiers ne manquent pas d'esprit, ni les seconds de sensibilité, d'émotion, de passion. Mais, d'une manière générale, il est vrai que le génie latin a quelque chose de plus austère que de séduisant, de plus sérieux que de spirituel, de plus autori- taire que de caressant. Que vous dirai-je encore ? Les Latins ont rarement écrit pour s'amuser ; on les lit donc rarement pour se divertir. On en est quitte, Messieurs, pour choisir son moment de les lire; et puis, si leur sérieux a besoin d'être quel- quefois tempéré d'un sourire, il y a, dans notre fonds gaulois, plus de gaieté qu'il n'en faut pour compenser la sévérité du génie latin.

Mais on lui reproche encore d'avoir manqué de poésie,, et peut-être, Messieurs, vous rappcllerez- vous quelle forme excessive et désobligeante ce reproche a prise dans V Histoire romaine d'un Alle- mand illustre. Si nous en voulions croire Théo- dore Mommsen, il n'aurait donc été donné qu'aux Grecs et aux Germains de « s'abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d'or des Muses » ; et, Germains ou Grecs, nous ne dirons pas le con- traire, ils s'y sont abreuvés largement. J'aime à croire ici, Messieurs, qu'au regard de Mommsen Shakespeare lui-même, dont quelques-uns font un Celte, est un « Germain ». Mais, sans parler de nos poètes français, de Lamartine ou de Victor Hugo, de Corneille ou de Racine, que fait-il donc de

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Pétrarque ou de Dante ^, et que fait-il de Virgile ou de Lucrèce ? Quelques scènes de la nature, et on pourrait presque dire de la naissance du monde, n'ont jamais sans doute été représentées, dans aucune langue, par aucun poète, avec plus de lar- geur que par Lucrèce; et de quel poème, écrit cependant pour nous consoler de la vie, se dégage- t-il plus de tristesse, de philosophique et d'amère tristesse, que du DeNatura rerum? Mais trouve- t-on plus de mélancolie que dans les vers de Virgile, dans quelques vers au moins de 1' « En- chanteur Virgile », comme on l'appelait au moyen âge, plus de douceur dans la mélancolie, plus de pitié dans la résignation; et, pour user du mot d'un autre poète, qui jamais fut plus nourri du

i. A moins, peut-être, que Dante et Pétrarque ne soient pas des Latins, mais des Visigoths, ou encore des Hérules ou des Lombards. Et notez qu'ils n'ont pas su le grec! Pétrarque a voulu l'étudier, mais il ne l'a pas su. Dante y est demeuré tout à fait étranger. Ne conviendra-t-on pas cependant que, s'il existe, dans l'histoire entière des littératures modernes, y compris la nôtre, à nous Français, un poète que l'on puisse comparer à Shakespeare, et au besoin lui préférer, ce n'est assurément ni Goethe, ni Schiller, mais c'est l'auteur de la Divine comédie? A la vérité, tandis que l'un, Shakespeare, excelle à faire comme éva- nouir les contours de la réalité pour nous emporter avec lui dans le monde du rêve, c'est au monde du rêve que Dante, inverse- ment, excelle à donner la consistance et la précision de contours de la réalité. Mais de dire qu'il n'a pas été donné à Dante de « s'abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d'or des Muses », c'est ce que tout le respect que nous avons pour M. Mommsen ne saurait nous empi'icher de trouver... excessif, et ne l'ayant voulu qu'indiquer dans le corps du présent discours, il nous pardonnera, si jamais ces lignes lui tombaient sous les yeux, de l'avoir dit plus librement dans cette note.

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lait de l'humaine tendresse? M. Mommsen le sait; les Allemands le savent. Qu'a-t-il donc voulu dire? Que signifie cette rature passée d'un trait de plume sur toute la poésie latine ? N'y faut-il voir qu'une boutade? et l'impatience d'un Germain qu'impçrtu- nerait encore, après dix-huit cents ans, Ij souve- nir de la grandeur romaine ? Non, Messieurs, le grand historien a bien su ce qu'il voulait dire ; ce sont deux conceptions de la poésie, pour ne pas dire de la vie, qu'il a, dans cette phrase, opposées l'une à l'autre; et il a tort, à mon humble avis, de n'en reconnaître qu'une pour légitime, mais il faut l'entendre, et ce qu'il reproche au génie latin, c'est d'avoir manqué de cette imprécision, de ce sentiment du vague et de l'obscur, de ce sens du mystère et de V au-delà qui sont, aujourd'hui sur- tout, et pour beaucoup de gens, l'essence même ou la condition de toute poésie*.

1. Il est d'ailleurs bien évident que ce défaut, «i c'en est un, est la rançon de cette qualité. Même en littérature, et, à mon avis, bien plus que le génie grec, le génie latin, étant positif et précis, est « plastique », et on pourrait dire qu'en fait d'idées, mais sur- tout de sentiments, ce qu'il ne peut pas représenter, il le néglige. L'art ne commence, pour le génie latin, qu'avec le dessin de la forme. Donner une forme à ce qui n'en avait pas, fixer ce qui était flottant, l'emprisonner, pour ainsi dire, et l'immobiliser, ou, mieux encore, l'éterniser dans les lignes d'un contour défini, telle est la leçon que le génie latin a donnée au monde et à laquelle, selon son goût, chacun en peut bien préférer une autre, mais non pas méconnaître quelle seule assure la durée des œuvres et soustrait ainsi les sentiments ou les pensées des hommei à l'empire du temps. 11 se pourrait, en y songeant, que de toutes îei fonctions de l'art ce fût ici la première. Le génie latin

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Eh bien ! Messieurs, si ce sont bien là, Mommseiï a raison en ce point, deux manières de concevoir la poésie, qui s'opposent et qui se contrarient, nous avons le droit de garder la nôtre, parce que nous l'avons, comme on dit, dans le sang ; et de ces brumes du Nord, qui d'ailleurs ont aussi leur charme, nous avons même le devoir de ne faire entrer dans nos vers que ce qui ne détruira pas la précision de leurs contours. C'est une propriété du génie latin que d'éclaircir et de préciser tout ce dont il s'empare, et même c'est sa manière de s'approprier ou de s'assimiler ce qu'il emprunte. C'est dans notre Montaigne, c'est dans la légende italienne, c'est dans nos troubadours provençaux que Shakespeare lui-même a puisé quelques-imes de ses inspira- tions les plus heureuses. Et qui ne sait ce que le grand Goethe en personne a tiré de la fréquentation des anciens, et des Latins bien plus que des Grecs** Imitons-les donc justement en cela. N'essayons pas de nous faire une âme, ou, si vous le voulez, une mentalité germanique ou anglo-saxonne, parce que, premièrement, nous y réussirions encore

n'a pas été insensible aux « beautés » de l'obscur ou de l'insai- sissable : il a cru seulement que, pour les exprimer, on ne saurait user de termes trop clairs. Et il se peut bien, après cela, qu'il ait dit un peu moins de choses que le génie du nord, anglo-saxon ou germanique 1 mais toutes celles qu'il a dites, et que le génie du nord n'a souvent exprimées que d'une manière provisoire, le génie latin lea a rendues, lui, d'une manière déûnitive et impé- rissable.

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moins qu'ils n'ont, eux, réussi à se rendre Latins; et puis, parce que je ne vois pas l'avantage que nous y trouverions. Mais prenons d'eux ce que nous pouvons nous en assimiler, et coulons, aussi souvent du moins que sa consistance et sa solidiU^ nous le permettront, un métal étranger dans le moule du génie latin. »

Aussi bien, Messieurs, il est temps de le dire, ce qui manquait au génie latin dans ses origines, ce qui lui manque, et nous venons nous-mêmes d'en convenir, quand on ne l'étudié que dans les monuments de son antiquité païenne, l'a-t-il reçu de son alliance avec le christianisme. Car, j'ai eu l'air de l'oublier, mais saint Ambroise et saint Augustin sont aussi des écrivains latins; et nos grandes basiliques romanes sont des monu- ments qui soutiennent la comparaison des plus vantés de l'époque purement romaine. Le droit canonique est venu comme attendrir et achever d'humaniser, en y introduisant des relations nou- velles, ce que l'esprit stoïcien avait laissé subsister dans le droit romain de dureté hautaine; et, à la propagande armée des premiers conquérants du monde, la Papauté, latine comme eux, a substi- tué la propagande pacifique de la persuasion. On a vu alors le vieil arbre, que les barbares croyaient avoir renversé, lentement reverdir, porter de nou- veaux fruits, et ses antiques racines s'enfoncer en

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terre plus loin et plus profondément. C'est comme si nous disions qu'aux plus sombres jours de l'his- toire, non seulemenv le génie latin n'a pas déses- péré de lui, mais il ne s'est point absorbé dans la contemplation stérile de son propre passé; il s'est efforcé de s'adapter à des circonstances nouvelles ; et, si nous pouvions douter qu'il y eût réussi, le grand mouvement de la Renaissance est là. Mes- sieurs, pour nous attester le contraire ^ La Renais-

1. C'est ce qui explique la part que les grands Papes du xiv° et du XV* siècle ont prise et voulu prendre au mouvement de la Renaissance. Us ont bien su ce qu'ils faisaient, et ils l'ont voulu faire. On leur a souvent reproché leur politique à cet égard, et on a feint de s'étonner qu'ils n'eussent pas prévu ou senti les dangers que faisait courir à la religion cette résurrection du natu- ralisme païen. Mais, d'abord, la résurrection du naturalisme païen ne fait qu'un des caractères de l'esprit de la Renaissance, un seul, et sani doute il en est l'un des plus apparents, mais non peut- être l'un des plus profonds. Telle est, du moins, l'opinion de l'un des plus savants historiens de l'Allemagne contemporaine, le professeur Louis Pastor, dans son Histoire des Papes, et, à la vérité, nous ne la partageons qu'à moitié, mais nous ne saurions nier le nombre et l'importance des faits qu'il apporte à l'appui de sa thèse. En second lieu, si le développement de l'individualisme est un autre caractère de l'esprit de la Renaissance, les Papes ont pu croire que leur souveraineté reconnue, tant en matière de dogme que de discipline, leur garantissait éternellement les moyens non seulement d'en réprimer, mais encore d'en utiliser les excès. J'aime à citer sur ce sujet ces quelques lignes de Macaulay : <i Placez Ignace de Loyola à Oxford, il deviendra certainement le chef d'un schisme formidable. Placez John Wesley à Rome, il sera certainement le premier général d'une nouvelle société dévouée aux inlérôts et à l'hontieur TK-^'llse. Placez sainte Thérèse à Londres, son enthousiasme inqc'.et se transforme en folie mêlée de ruse. Elle devient la prophétesse, la mère des fidèles, elle des discussion^ avec le diable, elle envoie à ses adorateurs des pardons scellés de son sceau, et elle accouche du ScUo. Placei Johanna Southcote a Home, elle fonde un ordn

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sance, c'est beaucoup de choses, et de choses mê- lées, qu'il serait un peu long de débrouiller et de

de Carmélites aux pieds nus, qui toutes sont prêtes à souffrir le martyre pour l'Eglise ; on consacre à sa mémoire un service solennel, et sa statue, placée au-dessus d'un bénitier, frappe les regards de tous les étrangers qui entrent à Saint-Pierre.' » C'est ainsi que le catholicisme a su se faire non seulement un allié, mais un serviteur de ce qu'il y a de puissance dans l'individualisme, et au fait, qui ne le sait ?,que le mouvement de la Renaissance, par une au moins de ses directions, s'est terminé finalement au triomphe du catholicisme. Mais ce que les Papes ont surtout vu dans l'esprit de la Renaissance, et pour le plus grand bien du monde, ce qu'ils y ont encouragé, c'est l'humanisme, et qu'est-ce que l'humanisme, sinon, à vrai dire, l'épanouissement du génie latin?

Du grec s'y est mêlé, je le sais, trop de grec, trop de byzanti- nisme et d'alexandrinisme, pour le corrompre ouïe pervertir: et, d'un autre côté, ce n'est point par la pratique des vertus chré- tiennes ou par la pureté des principes qu'ont brillé dans l'histoire les Filelfe ou les Pogge? Mais ils ne sont pas tous les humanistes, à eux deux, et, quand on leur trouverait parmi leurs contemporains de nombreux émules de cynisme ou de grossièreté, il resterait toujours qu'ils ont voulu dire quelque chose en se choisissant, au lieu d'un autre, ce nom même d'humanistes ; on a voulu dire quelque chose en le leur donnant ; et eux qui se le sont choisi comme ceux qui le leur ont donné, n'ont pas sans doute été sam fa^re quelque attention à l'étymologie, à la signification, à la portée du mot. Quand on analyse le contenu du mot de Religion, on trouve qu'il exprime à la fois la relation ou, pour mieux dire, le lien qui nous rattache à de certaines pratiques ou observances, à de certains rites; celui qui nous relie à nos semblables; et celui qui nous tient enfin dans la dépendance de Dieu. Pareillement, dans le mot d'Humanisme, j'y trouve à la fois l'idée de cette cul- ture qui fait de chacun de nous un homme vraiment complet; l'idée de cette douceur de moeurs qui nous rend sensibles aux maux de tous les hommes ; et celle de la communauté d'origine, ou, si l'on le veut, de cette identité de nature qui ne fait de toute j la race des hommes qu'une seule famille. C'est précisément tout cela qu'y a mis ou voulu mettre 4'esprit de la Renaissance, et ne conviendra-t-on pas qu'il ne saurait rien y avoir de plus analogue à l'esprit du catholicisme ? Si ce n'est pas ainsi que l'ont entendu quelques humanistes, regrettons-le donc pour eux; mais il y a

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iéfinir, mais c'est certainement une reprise de possession de la pensée du monde par le génie

dans les mots un pouvoir que ne peuvent jamais anéantir les mterprétations trop étroites qu'on en donne quelquefois, et c'est le cas du mot d'humanisme. Quand, au siècle des Antonins, le grammairien Aulu-Gelle définissait le mot ô'humanitas par le sens étroit de « culture littéraire », il oubliait les exemples que aous avons cités de Cicéron ; il oubliait le vers de Térence :

Homo sum et humani nihil a me alienum puto ;

et lui-même d'ailleurs, en dépit qu'il en eût, n'était-il pas obligé de constater que le « vulgaire » entendait ce mot au sens large de fraternité ?

Nous pouvons donc hardiment le dire. Quels que soient les autres caractères de l'esprit de la Renaissance, il y en a un de plus « catholique » pour ainsi parler, et de plus « latin » à la fois que les autres, qui est précisément, sous ce nom d'humanisme, sa ten- dance à l'universalité. Par s'explique ce que J. Burckhardt, dans son Histoire de la civilisation en Italie au temps de la Renaissance, a si bien appelé la « latinisation de la culture » : on se retrempe aux sourees du génie latin. C'est également l'explication de cette curiosité rfont l'homme s'éprend pour l'homme, et qu\ contraste si fort avec l'insouciance du moyen âge. L'homme veut se con- naître lui-même, et, pour se mieux connaître, il s'étudie dans ses variétés, à travers l'univers et l'histoire ; et, sous la diversité de» costumes ou des mœurs, des habitudes ou des climats, de la couleur ou de l'usage, il essaie de démêler ce qu'il y a partout en lui de semblable ou d'identique : c'est le retour à l'observation psychologique et morale. Et par encore s'explique la formation de cet esprit « classique », dont notre littérature nationale, à la fin du xvi* siècle, mais surtout du xvn* siècle, ne sera pas un témoin plus éloquent que la grande peinture italienne, qui l'a précédée: celle de Florence et celle de Rome, et pourquoi pas celle de Venise, celle de Titien et du Véronèse? L'humanisme a tout envahi, s'est tout subordonné, ou pour mieux dire se retrouve et se reconnaît partout. A mesure que le byzantinisme ou l'alexandrinismo perdent du terrain, il en gagne Une fois de plus le génie latin, faisant en quelque manière le partage des dépouilles de l'hellénisme, n'en retient, pour se l'approprier, que ce qu'il en croit pouvoir « se convertir en sang et en nourriture ». Et serait-il paradoxal de dire que tout ce que le génie latin recoaquiert aioai d'autorité, d'influence, d'empire, le catholicisme

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latin, détendu, assoupli,, modifié en quelque me- sure, et cependant identique au fond à lui-même, si jamais il n'a plus éloquemment témoigné de son caractère à\iniversalité .

Sa domination est-elle près de cesser?. Cela, Messieurs, dépend de nous, en grande partie, et malheureusement, c'est ce que beaucoup d'entre nous affectent de ne pas comprendre. Ou plutôt il existe une espèce de conjuration des héritiers du génie latin contre eux-mêmes; et depuis quelques années, en France et en Italie, en Italie plus qu'en France, il est vrai, mais en France aussi, nous n'avons que l'Allemagne ou l'Angleterre sous les yeux ou à la bouche ^ Encore une fois, Messieurs,

à son tour s'en empare pour l'épurer de ce qui s'y mêle encore d'erreur païenne? Mais, en tout cas, ce n'est pas un mince hon- neur à la papauté d'en avoir tenté l'entreprise, et on ne trouvera pas qu'elle y ait si mal réussi, puisqu' enfin tout ce qu'on nomme des noms de Liberté, d'Egalité et de Fraternité, n'est après tout qu'une « laïcisation », comme on dit aujourd'hui, des enseigne- ments de l'esprit catholique et latin.

i. Les Italiens surtout y travaillent avec im acharnement étrange, et pour s'y autoriser, car ils sont bien trop subtils pour ne pas sentir que leur engouement des choses d'Angleterre est une dangereuse infidélité qu'ils font à toutes leurs traditions, n'ont-ils pas inventé, voilà trois ou quatre ans, que, de tous les peuples du monde, les Anglo-Saxons étaient le seul avec lequel ils n'eussent pas eu « d'afi'aires» depuis Jules César I C'est ce qu'on appelle une bonne raison. Et, à la vérité, dans ces Discours ou dans ces Notes, au lieu de philosopher, si je « politiquais », il ne me serait pas difficile de montrer, sous lette raison assez inat- tendue, quelles sont les ambitions très positives qui se cachent. Nous n'avons pas tous pris le même lot dans l'héritage latin, et les Italiens se sont plus particulièrement approprié la politique pra- tique de l'aDcieime Rome. C'est Octave qu'ils admirent surtout et

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je VOUS l'ai dit au début de ce discours, et je l'ai sou\cnt dit et redit cette année, ce n'est pas que je veuille disputer aux Anglo-Saxons ou aux Ger-

qu'ils imiteraient au besoin dans Auguste. Mais, quoi qu'il en soit de ce point particulier, ce qu'on ne saurait trouver trop fâcheux, dans l'intérêt même du génie latin, et dans le leur, c'est la désin- volture avec laquelle ils le sacrifient au génie anglo-saxon.

J'ai cité plus haut les livres de M. G. Ferrero : VEuropa Giovane et // Mililarismo, dont on vient, entre parenthèses, de nous donner une traduction singulièrement mutilée (Stock, 1899, Paris); et j'ai dit quel en était l'esprit. Je l'ai retrouvé, cet esprit, au moment même je préparais le présent discours, dans un article de M. G. Sergi, professeur à l'Université de Rome : Corne sono decadute le nazione latine. M. Sergi allait même plus loin que M. Ferrero; et, dans sa conclusion, il se demandait si, pour des peuples comme les Italiens et nous, la connaissance de l'histoire ne serait pas une institutrice d'erreur, dannosa ai popoli slorici corne il nostro, en les entretenant dans l'admiration ou dans la superstition d'un passé qu'ils ne sauraient ressusciter Et, comme c'est Mne idée que je vois se répandre de jour en jour, elle faisait également le fond d'une conférence de M"" Eniilia Pardo Bazan sur VEspagne, publiée cet hiver par la Revue Bleue, il faudra quelque jour que nous l'examinions.

Contentons-nous de dire, en attendant, que rien n'est d'abord moins prouvé que la « décadence des nations latines », et, en particulier, la décadence de l'Italie, pour ne rien dire de celle de la France. Ni M. Sergi ni M. Ferrero, j'entends comme Italiens, ne voudraient retourner de cent ans en arrière d'eux, ni peut- être même de trois cents, et vivre à Naples, par exemple, sous la domination de l'Espagne, ou à Milan, sous celle des Sforza. L'Italie militaire et économique, l'Italie pensante, joue dans le monde, à la fin du xix* siècle, un rôle, elle y occupe une place qu'elle n'avait pas tenu depuis longtemps. Et quand il serait vrai que le développement de la puissance anglo-saxonne est un de« phénomènes caractéristiques de l'heure présente, il n'en résulterait ni que ce développement doive toujours aller en augmentant; ni qu'il ne tienne pas à des causes particulières qu'aucune politique, aucun etfort, aucun hasard n'aurait pu conjurer, et c'est ce nue je crois, je l'ai dit; ni enfin que l'explication s'en trouve, ù quelque degré que ce soit, dans l'alTaiblissement, l'usure, pour ainsi parler, et la stérilité du génie latin. C'est ce que les Italiens d'aujourd'hui semblent, en vérité, trop aisément oublier, et ils na

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mains leurs grandes qualités, ni même, à ces qua- lités, préférer systématiquement ou aveuglément les nôtres. Ce serait une manière trop étroite, et surtout, Messieurs, ce serait une manière trop dan- gereuse d'entendre et de prêcher le patriotisme. Le patriotisme ne saurait consister à nous croire « le premier peuple du monde », et encore bien moins, si par hasard nous l'étions, à ne pas voir ce que d'autres peuples font d'efforts et ont de ressources en eux pour le devenir à leur tour. Mais, d'un autre côté, ne nous méprisons ou ne nous dé/pri- sons pas trop, de peur de finir par nous croire, et n'essayons pas de nous transformer en ce que nous n'avons ni de moyens sûrs, ni de bonnes raisons d'être. Ne disons pas surtout :

Je suis concitoyen de tout homme qui pense,

parce que ni la paix romaine, ni la religion même n'ont encore pu réaliser ce miracle ; parce que la réalisation n'en est peut- être pas désirable; et puis parce qu'il y aurait, en vérité, quelque ridicule, et un danger de mort, à vouloir actuellement nous

réfléchissent pas qu'en pareille matière le grand malheur est que l'on crée soi-même ce que l'on craint.

Ne veuillons pas nous perdre et nous sommes sauvés !

Si l'on trouvait là-dessus Corneille trop « latin », et suspect à ce titre : Goethe a dit la même chose quand il a dit « qu'on ne mourait que de ne plus vouloir vivre ».

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rendre « concitoyens » de ceux dont ni les intérêts prochains, ni les ambitions naturelles, ni l'idéal historique enfin ne sont les nôtres. 11 faut tâcher de voir les choses comme elles son^i^Les races ne sont point des races, au sens physiologique ou scientifique du mot, et ce qu'elles sont, elles ne le sont point à cause de la qualité de leur sang, ou de la conformation de leur crâne, ou de la couleur de leur peau. Mais, quelle qu'en soit la première origine, il y a des formations historiques définies, il y a des groupements qui se sont faits dans des conditions particulières et déterminées, dont le temps, les circonstances, l'intérêt, le choix des parties, les succès remportés ouïes malheurs subis en commun, l'hérédité de joies ou de tristesses, ont cimenté l'union*. C'est ce que l'on appelle les génies nationaux, Le nôtre, à nous Français, est d'être et de demeurer Latins, Latins de cœur, Latins de mœurs. Latins de goût. Latins d'esprit, Latins de langue et Latins de pensée. Nous ne

1. Je me suis expliqué plus haut, dans le discours de l'Idée de Patrie, sur l'intérêt majeur qu'il y avait à distinguer la <' Race physiologique» d'avec la «Race historique»; et au fait, ces deux conceptions sont si éloignées de n'en faire qu'une que, scientifi- quemem, il faut les regarder comme étant la contradiction l'une de l'autre. C'est ce que je pourrai peut-être ici faire entendre d'un mot en disant qu'elles sont exactement entre elles comme les doc- trines adverses de l& Fixité et délai Va7-iabililé des Espèces. Mais la question est obscure, comme étant extrêmement complexe, et je puis bien en indiquer l'existence dans une note mais non pas î'j discnter et encore moins l'y résoudre.

If

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pouvons pas ne pas l'être; et de même qu'il y a dans \e corps humain des dispositions générales, des diathèses, comme on les appelle, avec lesquelles il faut bien vivre, parce qu'on ne s'en débarrasse- rait qu'avec la vie, et que le remède qui emporte- rait le mal emporterait encore bien plus sûrement le malade, ainsi, Messieurs, je ne sais trop si nous pourrions cesser d'être Latins, mais ce dont je ne puis guère douter, c'est que nous cesserions en même temps d'être Français.

Vous n'y voyez, je pense, aucune utilité! Ose- rai-je ajouter que le monde n'y en voit pas davan- tage ? Qualités et défauts mêlés et compensés, le monde sait que le génie latin est un élément essentiel de l'équilibre intellectuel et moral de l'humanité. Si les Latins l'oubliaient un jour, ce seraient les Anglais ou les Allemands qui le leur rappelleraient. Quand on attaque imprudemment, chez nous, je ne dis plus les études latines, mais les études conservatrices du génie latin et protec- trices de nos traditions, ce n'est pas seulement d'Oxford ou d'Iéna, c'est du fond du Texas, Mes- sieurs, qu'on en voit surgir un défenseur^ Et, sans

i. Voyez à ce sujet, dans la Revue de V Enseignement svpé.rieur, un article de M. Espinas, sur les examens qui terminent ou, comme on dit, qui couronnent en Angleterre les études d'ensei- gnement secondaire, et duquel il résulte que, parmi les matières «facultatives », 50 0/0 des candidats, garçons et filles, choisis.sL-nt le latin. Je connais moi-mèiue au moins un couvent de jeunes filles dont les programmes anglais comportent renseignement du

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doute, nous avons le droit d'en concevoir quelque espérance et quelque fierté, si, dès qu'on y regarde avec un peu d'attention, il apparaît que ce qu'on attend de ce commerce avec le génie latin, ce n'est pas de savoir du latin, ni même le français, mais c'est de former les esprits et les caractères à la discipline des idées générales et universelles, et, par le moyen de cette discipline, à une con- ception plus large, plus généreuse et plus noble de l'humanité.

lalin, et ^'ajoute que les couvents du même ordre ne donnent

point cet enseignement en France.

Quant à l'Amérique, il sufQt de jeter les yeux sur le pro- gramme de l'Université Johns Ilopkins, par exemple, ou sur celui de l'Université Columbia, de New-York, pour mesurer la place que le latin y occupe.

Et, à un auUe point de vue, combien n'ai-je pas eu de fois l'occasion de le dire, non sans quelques regrets I mais les meilleurs travaux qu'il y ait sur la Uenaissance il/ilienne, les plus passion- nés, si je puis ainsi dire, ceux l'on sent qu'avec son intelli- gence l'auteur a vraiment mis tout son cœur, sont anglais ou allemands.

Ces petits faits sont significatifs.

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LE BESOIN DE CROIRE'

Messieurs,

Le sujet dont je voudrais vous entretenir ce soir étant aussi délicat que complexe, vous me permettrez, avant tout, de le bien délimiter et de le préciser. Ce n'est en effet ni de l'obligation ni de l'utilité, mais uniquement du besoin de croire que je vais vous parler. L'utilité de croire est évidente, étant ce que nous sommes ; et, pour n'en prendre qu'un exemple, demandez-vous ce qu'il adviendrait de l'humanité si, conformément au précepte cartésien, chacun de nous ne voulait « admettre pour vrai que ce qu'il connaîtrait évi- demment être tel » ? L'obligation de croire est impérieuse ; et aucun de nous, j'aurai, chemin

1. Conférence prononcée à Besançon le 19 novembre 1898, à l'occasion du VIII* Congrès de la Jeunesse catholique, tenu sous la présidence de M«' Petit, archevêque de Besançon.

Le discours de clôture a été prononcé le lendemain, 20 novembre, par M. le comte Albert de Mun, dont il serait inutile, et même impertinent, de louer l'éloquence. Mais, si je n'avais pas eu des raisonf personnelles de voir dans Vindividualisme, disons dans 1 excès de l'individualisme, la source des pires maux dont nous soutirions, M. de Mun m'en aurait fourni d'excellentes; et en attendant que je revienne sur ce point, je tenais & le dire et à en remercier le grand orateur.

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faisant, Foccasion de vous le montrer, ne s'y soustrait qu'à son pire détriment. Cependant, tout impérieuse ou tout impérative qu'elle soit, nous pouvons nous y dérober, comme nous le faisons malheureusement à tant d'autres obligations ; et nous avons aussi toujours le droit ou le pouvoir, pour mieux dire, de négliger de faire ce qui nous serait le plus utile. Mais ce que je voudrais vous montrer, et, dans le temps nous vivons, ce qu'il me paraît intéressant de bien établir, c'est que l'obligation elle-même ou l'utilité de croire se fondent sur l'existence d'un besoin essentiel de notre nature; que ce besoin de croire, impliqué dans la définition même de l'homme, l'est égale- ment dans toute sa conduite et jusque dans les opérations de son intelligence; et c'est enfin que la reconnaissance ou l'aveu de ce besoin de croire est l'une des affirmations les plus positives, des vérités les plus certaines, et des espérances les plus fécondes que le siècle qui va finir puisse léguer au siècle qui va commencer. Fides est sperandarum substantia rerum : la croyance est le fondement de l'espérance; et on ne l'enlèvera pas à l'homme, parce qu'on ne lui enlèvera pas le besoin qu'il en a^

1. Je pensais avoir, dans ce préambule, assez nettement défini le dessein de tout ce discours, mais je m'étais trompé, ce qui ne m'étonne guère ; et, puisque je me suis yu reprocher qu'il rou*

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1

On l'a essayé, vous le savez ; et, comme on l'a vai- nement essayé, cela seul pourrait être une preuve

lait sur une équivoque, je ne veux pas tarder davantage à m'effor- cer de la dissiper.

Ce que j'ai donc essayé d'établir, c'est qu'en tout état de cause, et indépendamment de son contenu particulier, le besoin de croire était non seulement inhérent, mais essentiel à notre nature. Nous croyons comme nous respirons 1 C'est une loi de notre organisation intellectuelle ou morale, et une loi dont le caractère de nécessité est aussi certain que celui de pas une des lois qui gouvernent ou plutôt qui définissent notre organisation physique. C'est le premier point de mon discours. Et dira-t-on peut-être que tout le monde en convient? Mais au contraire, et depuis cent cinquante ou deux cents ans, pour tous les hommes élevés à l'école du xv!!!" siècle, le progrès a consisté, dans l'ordre intellectuel, à faire passer toute espèce de connaissance ou de conviction, du domaine ou de la juridiction de la croyance sous la juridiction de la raison. 11 était donc intéressant d'établir ou d'essayer d'établir, ea toute hypothèse, contre cette tendamce, l'indestructibilité du besoin de croire.

Il ne l'était pas moins d'établir ou d'essayer d'établir ce que j'appellerai la pérennité de son objet et son identité. C'est ce que j'ai tâché de faire dans la seconde partie du discours, en m'eflbrçantde montrer que la croyance, une croyance toujours quelconque quant à sou contenu, mais analogue dans sa forme à la définition de l'Apôtre : ^des est argumenium rerum non appa- renlium, était le fondement nécessaire de l'action pratique, de la science, et enfin de la morale. Et dira-t-on encore que tout le monde en convient? Je réponds qu'il n'en est rien et que, ce que le positivisme a tenté de plus original, mais de plus irréalisable, a été justement de construire la science, la morale et la vie sur des données purement rationnelles. Il était intéressant de mon- trer ou d'essayer de montrer que, si son entreprise a échoué, c'est précisément pour avoir méconnu la nécessité du besoin da croire.

Et il Tétait enfin de moatrer que, si le contenu de toute

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qu'on n'y réussira pas, ou du moins une forte présomption. On a essayé d'écrire « l'histoire natu- relle de la croyance ^ », et vous entendez bien ce que cela veut dire : on a essayé d'analyser, de décom- poser, de résoudre la croyance en éléments plus simples qu'elle-même, en particules ou en atomes, pour ainsi parler, dont la combinaison n'aurait rien que de purement accidentel, et dont la dissocia- tion serait ainsi l'anéantissement de l'objet même de la croyance ou de la foi. On a essayé, et toute

croyance est nécessairement raffirraation de l'absolu, la libre pensée elle-même commence à s'en rendre compte. C'est ce que j'ai voulu faire dans la troisième partie, et, pour y réussir, j'ai pensé qu'il importait d'en arracher l'aveu aux positivistes.

Je ne vois pas, je l'avoue, qu'il y ait ombre en tout cela d'équi- voque. 11 peut y avoir de l'obscurité, parce qu'en un pareil sujet il est assez difficile d'être clair, et, déjà, je serais trop heureux de ne l'avoir été qu'à demi; mais il n'y a pas d'équivoque. 11 n'y ca aurait que si j'avais quelque part confondu « croyance » et « con- fiance »; ce que nous croyons, parce qu'on nous l'a dit et qu'il ne dépendrait que de nous de le vérifier, et ce que nous croyons parce que la connaissance nous en échappe ou nous en dépasse: le « besoin de croire» et « l'utilité de croire ». Mais précisément, après avoir posé la distinction dès les premiers mots du dis- cours, la seconde partie n'en est employée qu'à mettre en lumière le principe de cette distinction. Ou, en d'autres termes encore, et par une méthode analogue à celle dont j'ai usé dans le dis- cours sur l'Idée de Patrie, après avoir fondé le besoin de croire en nature, j'ai voulu le fonder en raison, et enfin le fonder eu histoire, mais il s'agit toujours du même « besoin de croire », et le lecteur de bonne foi s'en apercevra bien.

1. C'est le titre d'un livre d'un M. U. van Ende, dont je n'ai Jamais vu que le premier volume (Paris, 1887, F. Alcan), qui portait en sous-titre : Première Partie : L'Animal. La thèse essen- tielle en était celle-ci que : « Les courants psychiques qui, par leurs combinaisons et réactions mutuelles, sont devenus la source de toutes les croyances humaines, s'accusent déjà dans l'amma' lité par des indices irrécusables. >

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une école d'anthropologie s'est vouée à cette tâche, d'établir qu'il avait existé, qu'il existerait encore des populations ou des races destituées de toute croyance, des Papous ou des Bassoutos, dont le fétichisme rudimentaire ne s'élèverait pas, comme on l'a dit en propres termes, beaucoup au-dessus de la respectueuse terreur que le chien ressent, non pas même pour son maître, mais pour le fouet ou la canne de son maître. Et il est certain qn 'ainsi défini, de cette manière prétendument scientifique, le besoin de croire ne serait pas intérieur à l'homme et inhérent à sa constitu- tion, mais extérieur, acquis, et comme superposé. L'homme n'ayant pas toujours cru, il tisserait donc pas destiné à croire toujours; et on ne pourrait pas dire, on ne dirait pas cependant que le besoin de croire est « factice », puisque enfin, dans l'hypo- thèse, il serait l'œuvre du temps et des circons- tances; mais on pourrait soutenir qu'il n'est pas « naturel », c'est-à-dire indestructible ou indéra- cinable, et de cette conclusion : qu'après la croyance l'incroyance aurait un jour son tour. C'est dans le même esprit qu'on a poussé le para- doxe, et j'ose dire la logomachie, jusqu'à parier de « religions athées », ce qui est presque aussi contradictoire que de parler de « religion natu- relle ». En fait, une religion naturelle n'est pas une religion, mais une philosophie; et il n'y a pas

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de religions athées*. Il y a seulement des athées que les géographes ou les statisticiens, sans y regarder de plus près, inscrivent au compte du bouddhisme ou du confucianisme; et, en fait, les besoins religieux n'ont jamais trouvé de satisfac- tion que dans les religions positives.

Je ne m'attarderai donc pas à discuter les asser- tions des anthropologistes, et je ne rechercherai pas, dans les récits des voyageurs, ce qu'on y trouve de renseignements sur l'état religieux des races indigènes de l'Afrique centrale ou de rOcéanie. Gela nous entraînerait trop loin, et peut-être, après tout, ne nous apprendrait pas grand'chose, s'il nous serait toujours facile de contesier la valeur du témoignage, et, souvent, je ne veux pas dire la véracité, ni l'intelligence, mais les aptitudes, et, par conséquent, l'autorité de l'observateur. Et puis, en aucun ordre de choses, il n'y a de preuve plus faible que celle du consentement universel, parce qu'il n'y en a pas dont il soit plus facile d'ébranler le fondement même.

1. Je ne sais si les expressions dont je me sers ici ne sont pas trop absolues ou trop fortes, non certes en ce qui regarde la «religion naturelle», mais en ce qui touche les « religions athées ». 11 est très vrai qut la « religion naturelle » n'a été de tout temps que le masque pieux d'une philosophie qui voudrait s'assurer le bénéfice moral des « religions positives » en repous- sant les vérités de foi qui les fondent; mais il semble difficile, et tout en admettant que le Nirvufia bouddhique soit le Néant, de ne pas donner au bouddhisme le nom de Religion,

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Je ne m'attarderai pas davantage à un autre ordre de preuves ou de présomptions, qui peuvent bien avoir quelque valeur, sous de certaines conditions rigoureusement définies, mais dont je crains que l'on n'ait étrangement abusé depuis quelques années ; et je ne demanderai pas la démonstration de la réalité du besoin de croire à ceux qu'on a nommés, d'un nom que je trouve très heureux, « les décadents du christianisme ». Vous les connaissez, ces poètes et ces romanciers, ces auteurs dramatiques aussi, qui ne semblent avoir cherché dans la religion qu'un « frisson nouveau », c'est-à-dire, en bon français, des sensa- tions nouvelles et des jouissances inéprouvées. J'ai entendu parler, en ma jeunesse, du catholicisme de Baudekire, et peu s'en faut que, de nos jours, on n'ait transformé en une espèce de saint le bizarre personnage qui s'appelait lui-même « le pauvre Lelian » ! Le catholicisme du premier ne consistait que dans l'odieux mélange qu'il faisait des termes de la mysticité avec les peintures du vice ou de la débauche; mais les repentirs du second ne lui servaient qu'à trouver dans la rechute une volupté plus âpre et plus perverse ^ Et en vérité, si le besoin de croire ne s'établissait que par de semblables exemples, c'est d'un tout

1. Voyez en sens contraire le livre du P. Pacheu, intituli : th Dantt à Verlaine, Paris, 1897, Pion.

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aulre nom qu'il nous faudrait le qualifier. Car la raison n'est pas la raison de la croyance, et même, nous le verrons, c'est plutôt la croyance qui serait la raison de la raison ; mais il ne saurait cependant y avoir de croyance digne de ce nom que dans un être raisonnable; et la foi ne peut pas être une forme de la sensualité. C'est peut-être ce que l'on oublie trop quand on parle des « décadents du christianisme » ; et puisque je rencontrais cette équivoque en mon chemin, je ne pouvais pas négliger de la dissiper.

Mais oij je trouve la preuve du besoin de croire, c'est dans un autre phénomène, d'une bien autre importance, et dont on peut dire sans exagération que, dans le siècle nous sommes, il est devenu le caractère essentiel de l'incrédulité, et ce phé- nomène, le voici. Quiconque, en notre temps, a secoué l'autorité de la croyance légitime, ce n'est pas un incroyant que nous l'avons vu devenir, et bien moins encore un libre penseur, je veux dire un penseur libre et indépendant, mais c'est un anticroyant, pour ne pas dire un fanatique; et pas une doctrine en nos jours n'a momentanément triomphé de la religion qu'en se donnant à elle- même l'appsir^-nce d'une religion. Les exemples en seraient innombrables ; car de quoi, et de qui, ce siècle finissant ne s'est-il pas fait une idole? Il s'en est fait une de la Science, et il s'en est fait

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une du Progrès; on l'a vu se faire une religion de l'Art, et on l'a vu s'en faire une de la Démocratie. Rappelez-vous les vers sonores, magnifiques et quelque peu inintelligibles d'Hugo :

Oui, c'est un prêtre que Socrate, Oui, c'est un prêtre que Gaton; Quand Juvénal fuit Rome ingrate, Nul sceptre ne vaut son bâton. Ce sont des prêtres, les Tyrtées, Les Solons aux lois respectées, Les Platons et les Raphaëls ! Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres, Plus resplendissants que les mitres Dans l'auréole des Noëls !

Maintenant, depuis quelques années, nous avons inventé la « religion de la souffrance humaine », et celle de la « solidarité ». Oui, nos hommes d'Etat, tout récemment, après bien de la peine, ont découvert que nous ne formions tous ensemble qu'une seule famille; et, depuis qu'ils l'ont décou- vert, c'est depuis ce temps-là que nous échangeons entre nous plus d'injures et de coups que nous n'avions jamais fait... Rara concordia fratrum^l

1. Voyez plus haut les deux conférences sur la Renaissance de tldéalisme et sur VArt et la Morale.

Kt à ce propos, si l'on écrivait un livre, sons ce titre : A la recherche d'une Religion, est-ce qu'il ne serait pas, si du moins il tenait les promesses de son titre, une véritable histoire des

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Et ne me dites pas qu'on ne parle ainsi que par métaphore, ou bien je répondrai qu'alors, comme le besoin crée son organe, ainsi ces métaphores ont créé leur objet. Mais il n'y a pas ici de méta- phore ; et en réalité, pour agir sur les esprits, et surtout sur les volontés, on a compris qu'il fallait imiter l'allure de la religion; on a compris que, pour pouvoir quelque chose contre elle, il fallait d'abord essayer de lui ravir ses propres moyens d'action; et justement c'est ce qu'il y a d'inté- ressant. L'application est fausse, et l'imitation n'est qu'une caricature ou une parodie ! Soit ! Mais quelques bonnes âmes n'ont pas laissé pourtant de s'y prendre, et, la satisfaction qu'on leur avait enlevée, leur besoin de croire l'a consciencieuse- ment, naïvement cherchée dans ces religions nou- velles. Vous n'en trouverez nulle part de témoi- gnage plus éclatant ni plus significatif que dans ce que je suis bien obligé d'appeler, faute d'un mot qui convienne mieux, la religion de la Révo- lution.

Je ne suis pas du tout l'ennemi de la Révolu- idées au XIX* siècle et la plus philosophique? De Chateaubriand jusqu'à Taine et Renan, en passant par Auguste Comte, le pro- blème religieux n'a laissé d'indifTérents que quelques francs- maçons. Et encore, si la franc-maçonnerie est vraiment une contre-religion, son histoire en notre temps ne ferait-elle pas une partie de ce livre ?

Voyez, sur la Franc-Maçonneri9^ la brochure de M. G. Goyaa, Paris 1899 Perrin.

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tion, et au contraire, si l'on n'avait pas la préten- tion tyrannique de m'en imposer l'admiration... globale, je me rangerais volontiers du nombre de ses défenseurs. La Révolution nous a fait beau- coup de bien et beaucoup de mal ; ou plutôt, elle nous a fait, à nous, beaucoup de mal et beaucoup de bien aux autres, beaucoup de bien au monde, et beaucoup de mal à la France. Si nous étions, ^ nous, Français, trop près du centre de son action, ses bienfaits n'ont pas laissé de se faire sentir à la circonférence; et nous en avons profité les der- niers. Mais ce n'est pas aujourd'hui mon sujet d'en dire davantage, et tout ce qui m'importe ce soir, c'est d'attirer votre attention sur ce point que Tocqueville a si bien mis en lumière quand il a dit de la Révolution : « qu'elle était devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, reli- gion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs. » Sans Dieu, dit-il, et sans culte, et sans autre vie? Oui, mais non pas sans rites ni cérémonies, et surtout non pas sans idoles. Car enfin est-ce qu'encore aujour- d'hui, la confiance qu'ils refusent aux enseigne- ments de l'Eglise ou aux promesses de l'Evangile, quantité de très bons Français ne la mettent pas, sans hésitation ni réserves, dans la Déclaration des

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droits de V homme, et dans les principes de 1789? Est-ce que, de l'assaut et de la prise de la Bastille, les historiens classiques de la Révolution, Thiers et Mignet, Louis Blanc, Michelet, Quinet, n'ont pas fait le symbole môme de la naissance de la liberté ?

C'est la vierge fougueuse, enfant de la Bastille,

Qui jadis lorsqu'elle apparut, Avec son air hardi, ses allures de fille...

vous connaissez le reste, et je me dispense de le citer. Est-ce que nous n'avons pas élevé des mo- numents, ou plutôt consacré des autels, celui-ci à Mirabeau, celui-là aux Girondins, un troisième à Danton, un quatrième aux Terroristes, d'autres encore à Napoléon ? Est-ce qu'aux moindres pa- roles qui sont tombées de leurs lèvres, et à tant de discours qui sueraient la médiocrité, si ce n'étaient les occasions tragiques les Robes- pierre et les Saint-Just les ont prononcés, nous n'avons pas attaché des significations profondes, allégoriques et mystiques, non seulement nous, mais les étrangers ? Est-ce que ce n'est pas de la piété que professent pour eux leurs sectateurs? Est-ce que nous ne rendons pas un culte à leurs reliques ? Est-ce que nous ne croyons pas qu'ils ont été plus grands que nature 7 Est-ce que nous ne

I

LE BESOIN D8 CROIRE 307

parlons pas couramment des « géants de la Con- vention » ? Est-ce qu " nous r.e célébrons pas en eux, je répète le mot de Tocqueville, les apôtres d'une loi nouvelle? et enfin, pour achever la ressem- blance, quand un grand écrivain, qui pensait libre- ment, a écrit ses Origines de la France contempO" raine^ vous êtes-vousjamais demandé pourquoi, et de quoi, on lui en avait tant voulu? C'est d'avoir essayé de faire descendre ces idoles de leur pié- destal; c'est d'avoir prétendu réduire ces « géants» à des proportions quelquefois ridiculement hu- maines ; c'est d'avoir, en deux mots, travaillé à rabattre sur le plan de toutes les autres histoires une histoire que beaucoup de ses contemporains persistaient à se représenter comme extraordinaire, surnaturelle et miraculeuse ^

Taine avait-il d'ailleurs complètement raison? et n'y a-t-il rien que d'humain dans la Révolution, je veux dire : une autre action que celle de l'homme ne s'y fait-elle pas sentir? C'est une autre question, qu'encore une fois je n'examine point. Je me con-

1. Remarquons qu'avantlui c'était déjà le même dessein, je veux dire un dessein aualngue, que Renan s'était proposé dans ses Orifiines du Cliristianisme. Lui aussi, c'était une histoire « plus qu'humaine », qu'il avait essayé de rabattre sur le plan des autres histoires. Et plus malheureux que ïaine, en ce qu'il n'y a point réussi, il a d'autre part été plus heureux, en ce qu'on lui a su gré d'avoir tenté seulement son entreprise, mais inversement on en a voulu, oa eu veut encore à Taine d'avoir mené la sieuna à bonoe fia.

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tenterai de dire en passant que, si je l'examinais, je suppose que je la résoudrais comme J . de Maistre. Mais, assurément, le droit que j'ai, c'est de voir dans cette « religion de la Révolution » une mani- festation ou une forme du besoin de croire. On avait voulu arracher ses croyances à tout un grand peuple, et on se flattait d'y avoir réussi; mais, à vrai dire, on n'avait abouti qu'à les déplacer. Le besoin de croire, détourné de son objet naturel, s'était reformé autour de l'idée révolutionnaire; et le sens même du mystère s'était réintégré dans une doctrine dont le premier article était la néga- tion du mystère. N'y a-t-il pas quelque chose d'assez singulier et assez instructif*?

Car, observez, je vous prie, que tout ce que je viens de dire de la « religion de la Révolution », ''aurais pu, je pourrais aussi bien le dire de la K religion du Progrès », ou de la « religion de l'Humanité ». L'une après l'autre, ou en même temps, toutes ces négations initiales se sont ter- minées à des affirmations, et ces affirmations à un anti-Credo. Fides est argumentum rerum non apparentium! Sous la roue qui le broie, l'homme contemporain continue de croire au progrès. Et ne

1. On trouvera de tout ce passage une éloquente et, s'il •'agissait de tout autre sujet, je serais tenté de dire une amu- sante « illustration », dans les deux gros volumes que le D' Robi- net a publiés sous le patronage du Conseil municipal de Paris : le Mouvement religieux à Paris pendant la Révolution.

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VOUS avisez pas de lui en montrer la contre-partie, l'illusion, peut-être, et, en tout cas, la précarité l Il y <t croit », vous dis-je, absolument, aveuglé- ment ; et il y croit d'autant plus qu'il croit à moins d'autres choses. En vérité, comme s'il entrait néces- sairement une quantité déterminée de croyance dans la composition même de l'esprit humain, et qu'il fallût, d'une manière ou d'une autre, qu'elle se retrouvât toujours ! On ne se débarrasse pas du besoin de croire. Il est ancré dans le cœur de l'homme, La négation ne le détruit pas; elle ne réussit qu'à le dénaturer. On en peut bien quelque temps interrompre le cours, on ne saurait en dessécher la source. Si vous ne croyez pas à la parole de Dieu, vous croirez à celle de l'homme; si vous ne croyez pas au surnaturel, vous croirez au merveilleux; et si vous ne croyez pas à l'esprit, vous croirez à la matière, que d'ailleurs vous ne connaissez pas davantage; et aux esprits par-dessus le marché.

Comment donc cela se fait-il? à quoi répond ce besoin de croire? et comment tant d'attaques, si violentes et si passionnées, n'en ont-elles pas eu raison? A diverses reprises, dans l'histoire du monde, on s'est vainement efforcé de le décou- rager, et, si je l'osaio dire plus familièrement, do le dégoûter de lui-même. Anéantir, ou à tout le moins discréditer non pas même la foi, mais toute

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espèce de croyance ; en démontrer l'incompatibilité avec la science et conséquemment avec le progrès; faire honte, à ceux qui croyaient, de la pauvreté de leur esprit ou de Tabjection de leur esclavage, tel a été, depuis deux cents ans, l'objet de toute une philosophie. Et deux cents ans, je le sais bien, c'est peu de chose dans l'histoire de l'humanilé ; mais nous ne pouvons pas raisonner sur l'avenir, en dehors de toute expérience ; et, puisque, dans les limites de l'expérience, on n'a pas encore triomphé du besoin de croire, nous avons sans doute le dioit d'en chercher l'explication dans l'essence môme de la nature humaine. J'ose dire, pour ma part, que, si l'on n'a pas jusqu'ici triompiié du besoin de croire, et si nous pensons qu'on n'en triomphera pas, c'est qu'il est le fondement ou, si vous l'aimez mieux, la condition de toute morale, de toute science et de toute action.

Il

De toute action, d'abord ; et, en effet, comment agirons-nous, si nous ne croyons pas ? Qui donc a dit que le doute était un mol oreiller pour les têtes bien faites? et, à la vérité, je doute que le doute soit ce mol oreiller, môme pour des tètes bien faites. Pascal et Bossuet, dans un camp, ont eu la tête assez bien faite, et Diderot ou Voltaire dans l'autre.

LE BESOIN DE CROIRE 3il

que vous ne prenez pas, j'imagine, pour des scep- tiques, ni même pour des douleurs. Vous ne prendrez pas non plus pour tels, en nos jours, un Renan, par exemple, ou un Taine. Ils n'ont pas eu les mêmes croyances, mais ils ont tous eu de fortes croyances; ils en ont tous eu d'obstinées et d'irré- ductibles. En tout cas, le doute énerve les carac- tères, et tôt ou tard, mais immanquablement, si Ton s'y abandonne, il finit par dissoudre les volontés. Quelque effort que l'on fasse contre lui, si le besoin de croire reparaît donc toujours, c'est que nousn-. saurions agir ni, par suite, vivre sans lui. 11 n'est pas seulement la condition de toute action, il en est vraiment le principe et le ressort. A l'origine de toutes les grandes actions, c'est la foi, c'est une croyance que vous y trouverez. Je dis bien : une croyance ou la foi, c'est-à-dire quelque chose que Ton ne sait pas, mais dont on n'est pas pour cela moins sûr, dont on se sent même presque plus assuré, puisque enfin nous connaissons bien quelques martyrs de la science, et je n'ai garde ici d'en vouloir diminuer le mérite ou la gloire ; mais combien n'y en a-t-il pas eu davantage de leur croyance ou de leur foi?

Il est surtout une forme de l'action, dont on ne voit pas comment elle serait efficace ou seulement possible, si la croyance n'en était la substance ou le corps ; je veux parler de l'action commune, celle

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qui exige de nous la subordination et, au besoin, le sacrifice de nous-mêmes à quelque chose qui nous dépasse. Prenez-en pour exemple tout ce qui s'enveloppe de tel dans le sentiment ou dans l'idée de patrie. « Je doute, a dit un grand écri- vain, qu'il soit possible d'avoir une seule vraie vertu, un seul véritable talent, sans amour de la patrie^ » Il a raison! et de très grands peuples, comme les Romains, n'ont pas dérivé d'une autre source tous leurs talents et toutes leurs vertus^. Mais n'a-t-il pas aussi raison quand il ajoute : « Si d'ailleurs on nous demandait quelles sont les fortes attaches par qui nous sommes enchamés au lieu natal, nous aurions de la peine à répondre ? » Oui, nous aurions de la peine à répondre, et ce n'est pas la science qui nous en procurerait le moyen ! Mais nous n'en sommes pas moins assurés pour cela que d'aimer la patrie, c'est un de nos premiers devoirs 2. Disons-le même tout naïvement : parce qu'il est irraisonné, ou, si vous l'aimez mieux,

1. Chateaubriand, dans son Génie du christianisme.

9. Voyez le précédent discours, sur le Génie latin; et comparez ce passage, que j'emprunte à VHistoire de la littérature grecque de MM. Alfred et Maurice Croiset : « La vertu, pour la pensée grecque, n'était guère qu'une bonne affaire comme une autre... L'absolu véritable répugne à l'esprit pondéré de la Grèce clas- sique. » {Hist., ♦, V, p. 58.) La « pondération » de son esprit et sa « répugnance * pour l'absolu n'ont d'ailleurs coûté à la « Grèce classique » que sa liberté d'abord, oon indépendance ensuite et finalement son existence! Qui n'aimerait mieux, à ce prix, j'excepte seulement quelques « intellectuels », manquer de pondération, et même renoncer à devenir classique?

LE BESOIN DE CROIRE 313

et plus exactement peut-être, parce qu'il n'est point « raisonneur », c'est tout justement pour cela que l'amour de la patrie est le vrai lien des nations. Nos intérêts nous désunissent et nos passions nous divisent ; les combinaisons de la politique n'abou- tissent qu'à des expressions géographiques; l'âme obscure des races ne suffit point à faire un peuple, ni le despotisme des institutions, ni la commu- nauté de langue ; mais la communauté des croyances est seule capable de ce miracle; et, ainsi, non seu- lement ce qu'il y a de plus précieux, mais ce qu'il y a presque de plus sacré pour l'homme se fonde sur ce qu'il y a de plus obscur en lui. Connaissez-vous de plus bel exemple du « besoin de croire »? On a peut-être détruit trop de préjugés, disait ce philo- sophe. Et moi. Messieurs, je dirai : « Ne confon- dons pas du moins les préjugés avec les croyances; ne pensons pas que l'obscurité soit marque ou preuve d'erreur; et persuadons-nous, au contraire, que, si le besoin de croire est la loi de l'action féconde, cela suffit, et nous pouvons être assurés qu'il est donc une loi de l'homrne. »

Et les fondateurs ou les organisateurs de ces nouvelles religions dont je vous parlais l'ont bien su! et, plus ou moins consciemment, parco qu'ils l'ont su, c'est pour cela que, de la « Révolution » ou du « Progrès » leur politique a essayé de faire des religions. Quand ils se sont « crus » sûrs d«8

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principes qu'ils avaient posés, et quand ils ont voulu passer de la théorie à l'application, ils ont essayé d'imprimer à ces principes les caractères qai sont ceux de la croyance. C'est ce que font en ce moment môme, et parmi nous, sous nos yeux, les apôtres du socialisme. Eux aussi, de l'état d'un système d'idées, ils s'efforcent de faire passer leurs doctrines à l'état de croyances, et du même coup, remarquez-le bien, de l'état statique à l'état dyna- mique, du domaine de la théorie dans le champ de l'action. En ce sens, et comme on a pu dire que la question sociale était une question morale, on pourrait dire que la question sociale est une ques- tion religieuse. Ce ne sont point des solutions déterminées que les socialistes nous proposent, et même on les voit refuser de formuler un pro- gramme. C'est qu'à vrai dire ils n'en ont pas, et ils n'ont pas besoin d'en avoir; mais ce sont de nou- veaux mobiles d'impulsion qu'ils essaient de subs- tituer aux anciens, ce sont de nouvelles croyances qu'ils essaient de susciter dans les âmes, ou, en d'autres termes encore, et parce qu'il est le prin- cipe de l'action, c'est au besoin de croire qu'ils s'adressent, et c'est lui dont ils voudraient à tout prix s'emparer'.

1. C'est même là-dessus que l'on s'est fondé pour établir entre le « christianisme » et le « socialisme » une espèce de parallèle, et pour signaler entre eux des rapports qu'avec un peu d'adrease on transforme en identités. Les socialistes eux-mêmes en ont

LE BESOIN DE CROIRE 315

Condition de l'action, et, vous venez de le voir, de l'action individuelle comme de l'action sociale, de la formation du caractère et de la gran- deur des nations, je dis qu'en second iieu, ce qui nous assure qu'aucun scepticisme ne triom- phera jamais de ce besoin de croire, c'est qu'il est

d'abord donné l'exemple : Lamennais, Pierre Leroux, George Sand, Cabet lui-même, l'Icarien, dont j'ai sous les yeux un curieux petit volume daté de 1846 et intitulé: le Vrai Christianisme suivant Jésus- Christ. Les dilettantes sont venus ensuite, comme Renan, qui, timidement d'abord, a commencé par comparer les Apôtres à des « compagnons du tour de France », allant de ville en ville ou de cabaret en cabaret, répandre « la bonne doctrine »; et qui depuis, plus hardiment, a feint de ne pouvoir mieux expliquer les pro- phètes qu'en en faisant des prédicateurs de socialisme révolution- naire. Et les beaux esprits trouvant le paradoxe amusant, c'est devenu de nos jours presque un lieu commun que de rapprocher « l'état d'âme t> de nos anarchistes de celui de nos « premiers chrétiens ».

Ai-je besoin de montrer ce qu'il y a de superficiel ou d'artifi- ciel dans ces rapprochements? Je l'ai fait à Lj'on, dans une con- férence que je n'ai pas eu le temps de rédiger, mais que j'espère qu'il me sera donné quelque jour de refsdre.

En attendant, je puis bien dire que, ce qu'ils contiennent de vrai, c'est que le socialisme, pour supplanter le christianisme, essaye de lui emprunter quelques-unes de ses formes et, s'il le pouvait, de ses moyens. De « connaissance » il essaie de se transformer en « croyance » ; et il ne s'adresse que secondaire- ment à l'intelligence ou à la raison, mais principalement au « sentimeniï» ou au cœur. Il faut le savoir, si nous voulons le comprendre, pour le combattre et ne pas le réduire, comme on fait trop souvent, à une effervescence d'intérêts, d'appétits ou de passions. Il n'a rien de commun avec le christianisme, mais, comme le christianisme, il est* croyance» avant d'être doctrine, et il est donc « religion ». C'est une preuve nouvelle qu'en dépit qu'on en ait, on ne se dégage d'une « croyance » que pour se rengager aussitôt dans une autre, et, puisque aussi bien c'était l'objet du présent développement, que le « besoin de croire i est la condition de toute action efficace.

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également, et de plus, la condition de la science. Vous vous rappelez la parole de Pilate : « Et Pilate dit: Qu'est-ce que la vérité? » Qui de vous, qui de nous, une fois au moins en sa vie, ne s'est posé cette question? Oui, qu'est-ce que la vérité? est-elle? comment l'atteindrons-nous? par quels moyens? quelle certitude avons-nous du peu que nous en connaissons? et cette certitude, enfin, sur quoi la fondons-nous ? Je réponds hardiment : nous la fondons et nous ne pouvons effectivement la fonder que sur la croyance, ou, si vous le voulez, sur un acte de foi. Car aujourd'hui, sans parler des bornes se heurte de tous côtés notre ambition de connaître, c'est ne rien dire que de nous définir, comme on le fait encore dans nos écoles, la vérité par l'évidence, et l'évidence par la conformité de l'idée avec son objet. Aucun objet n'est conforme à l'idée que nous en avons, et cet axiome, vous le savez, est l'un des fondements de la science moderne. Les qualités des corps ne sont pas dans les corps, mais en nous, et ce que nous appelons le monde n'est qu'une projection de nous- même en dehors de nous. S'il s'établit un rapport entre la nature des objets et l'impression que nous en recevons, ce rapport ne nous apprend rien de ce qu'ils sont en eux-mêmes, et n'est de son vrai nom qu'une « représentation ». Ainsi l'acteur qui joue Polyeucte ou Saint-Genest n'a rien de com-

LE BESOIN DE CROIRE 317

mun avec un martyr chrétien, et nos Agrippines ou nos Gléopâtres, heureusement pour elles, rien de commun avec leur personnage. Le monde est en représentation devant nous, et nous en saisissons ce que iious pouvons, mais rien qui lui ressemble au fond, qui lui soit conforme, qui soit donc vrai, si la vérité n'est que la conformité de l'idée avec son objet. Et cependant, doutons-nous de la science ? doutons-nous sérieusement de la réalité du monde extérieur ? doutons-nous du progrès de la connais- sance? doutons-nous de la régularité du cours de la nature? Non, nous n'en doutons pas. Nous avons raison de ne pas en douter! Et pourquoi n'eu doutons-nous pas? Ce n'est pas moi qui vous le dirai, ce sont trois des maîtres de la pensée mo- derne, ce sera l'auteur du Discours de la Méthode^ un Français et un idéaliste ; ce sera l'auteur de la Critique de la Raison pu7'e, un Allemand et un criticiste; ce sera l'auteur des Premiers principes ^ un Anglais et un positiviste.

Descartes commence par faire hypothétique ment table rase de tout ce que lui ont appris la tradition et l'autorité. Il détruit tout, pour tout reconstruire, ou du moins il s'en flatte ; et, en effet, du milieu même des ruines que son doute systématique avait accumulées, voici surgir un nouvel édifice dont la grandeur n'est faite de rien tant que de sa simplicité. Mais la solidité de cet

âl6 MSCOURS DE COMBAT

édifice lui-même, sur quoi repose-t-elle ? Sur la qualité, me dites-vous, des matériaux qui sont entrés dans sa construction? sur la rigueur des calculs qui y ont présidé? sur la correspondance ou la cohésion de toutes ses parties? Oui, si l'on le veut; mais, avant tout et fondamentalement, sur un acte de foi, si c'est sur la croyance à la véracité du Dieu qui l'a guidé, lui. Descartes, et dans la disposition des parties, et dans l'observation de la méthode, et dans le choix des matériaux. « Et je reconnais très clairement, c'est ainsi qu'il s'exprime, que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu, de sorte qu'avant que je le connusse je ne pouvais savoir parfaitement aucune chose.» Voilà, je pense, un acte de foi^ !

Un siècle entier s'écoule, un siècle et demi, le siècle de Malebranche et de Leibnitz, de Fonte- nelle et de Bayle, de Voltaire, de Rousseau. Dans un monde intellectuel renouvelé par les décou- vertes des uns ou les discussions des autres, un professeur allemand, l'homme le moins pareil qu'il puisse y avoir à notre Descartes, reprend ce problème de la certitude, le pose, le discute et le résout d'une manière nouvelle : c'est Emmanuel

1. Ne pourrait-oa pas dire que c'est cet « acte de foi », qui depuis, dans la philosophie de Malebranche, est devenu I»*héoria de la « vision eu Dieu»?

LE BESOIN .OB CROIRE 319

Kant. Si nous voulons accepter les conclusions de sa critique, nous sommes les jouets d'une fantas- magorie, et, dans tout ce que nous nous flattons de connaître, une analyse un peu pénétrante nous montre que nous ne retrouvons que la constitution de notre propre esprit. C'est ici l'anéantissement de toute certitude rationnelle, et c'est le doute universel jeté même sur les affirmations de la certitude expérimentale. Mais nous ne voulons pas de ce doute,, et nous n'en voulons pas parce que nous voulons vivre. Gomment donc en sorti- rons-nous? Kant nous le dit en propres termes : Nous supprimerons le savoir pour y substituer la croyance. Et c'est-à-dire, en son langage, que, quand nous douterions de tout le reste, nous ne douterions pas de notre liberté, nous ne dou- terions pas de l'existence de la loi morale, ni de l'immortalité de l'âme, ni de l'existence de Dieu, ni de tout ce qui s'en déduit de légitimes conséquences. Ou, en d'autres termes encore, c'est la croyance qui fonde le savoir et, détour inat- tendu, qu'on a souvent reproché à Kant comme une contradiction, mais qui n'en est ptbs une, c'est encore par un acte de foi qu'il nous faut débuter dans la recherche de la vérité '.

1. Quelques « philosophes», je veux dire de c«ux dont j'ai parlé plus haut (Cf. p. 11), qui montent la garde autour de laphilo- ■ophi«de Kaat pour en interdire l'approche à quiconque n'est pas

320 DISCOURS DE COMBAT

Franchissons cependant un autre espace encore, d'une centaine d'années, ou à peu près. D'autres progrès se sont accomplis. Si la science, en d'autres temps, n'en a peut-être pas réalisé de moins essentiels, peut-être n'en a-t-elle jamais réalisé de plus frappants qu'en nos jours, dont on ait fait des applications plus saisissantes, qui aient ressemblé davantage à une prise de possession des secrets de la nature par l'intelligence humaine. La philosophie s'est faite elle-même scientifique. Et, nous le disions tout à l'heure, science et philo- sophie, l'une et l'autre et l'une aidant l'autre, elles

de la bande, m'ont aigrement disputé cette manière d'entendre et d'interpréter le rapport de la Critique de la raison pure avec la Cihtique de la raison pratique . Et je n'ose pas, on le conçoit, entrer en discussion avec de si savants hommes, qui, à toutes les raisons que je pourrais leur donner, m'opposeraient, comme ils l'ont fait, que je n'ai point de diplômes, mais je les renverrai à M. Ch. Renouvier :

« En termes plus communs que ceux dont il s'est servi, mais qui ont le même sens, Kant, écrit donc M. Renouvier, et sur cette question même du rapport des deux Critiques, a cherché dans lïnduction morale, dans les probabilités morales, des rai- sons de croire que la raison théorique pure lui refusait» (p. 390). M. Renouvier rappelle ailleurs (p. 398) la parole que nous citons nous-même : « J'ai supprimer le savoir pour y substi- tuer la croyance. » Il a admiré (p. 417) la définition que Kant a donnée de la foi : « La foi est un état moral de la raison dans l'adhésion qu'elle donne aux. choses inaccessibles à la connais- sance. » Et, revenant au point de départ, il ajoute que « si les adversaires du criticisme ont affecté de voir entre les deux cri- tiques une contradiction, c'est qu'ils sont intéressés à confondre la croyance et le savoir dans un seul et même état passif de l'esprit, qui, suivant eux, serait l'évidence, dès qu'il n'est plus le doute » (p. 390). Renouvier, Philosophie analytique de Vhis- toire, t. III.

LE BESOIN DE CROIRE 321

ont pu croire qu'elles allaient devenir une reli- gion. Mais à quoi toutes ces ambitions et tous ces progrès ont-ils abouti? Voici la réponse de M. Her- bert Spencer à cette question : « Dans l'affirma- lion même que toute connaissance est relative est impliquée l'affirmation qu'il existe un non-rela- tif... De la nécessité même de penser en relations, il résulte que le relatif lui-même est inconcevable s'il n'est pas en relation avec un non-relatif réel.. Il nous est impossible de nous défaire de la cons- cience d'une réalité cachée derrière les apparences, et de cette impossibilité résulte notre indeslruc- tible croyance à sa réalité. » Vous l'entendez! il dit « croyance », aussi lui, comme Kant et Des- cartes, et il aboutit comme eux à un acte de foi. La solution du positivisme ne di.iïère pas de celle du criticisme, qui ne différait pas de celle de l'idéa- lisme; différents chemins nous ramènent tous au môme point; et, condition de l'action ou de la pra- tique, le besoin de croire nous apparaît comme con- dition de la pensée et de la certitude*

d. On II bien essayé d'opposer à M. II. Spencer que son Inconnaissable a'étQ.ii qu'ua mot, ou tout au plus la totalisation objectivée de ses igiioraoccs. Mais il aurait fallu le prouver! Kt, de quelque manière (ju'on s'y prenne, je ne vois pas de inoytMi de répondre à ce raisonnement, ((ui d'ailleurs en esta peine un, mi'.is plutôt une apercoption, comme le Cogito, ergo sitm, de Des- caries, — que, «de la ui'C^^ssité de penser en relations, il résulte que le relatif est inconcevable, s'il n'est pas en relation avec un non-relatif réel ».

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322 DISCOURS DE COMBAT

On peut aller plus loin, et on peut préciser le conlenu de cet acte de foi. Ce qui est impliqué dans la déiiniti'on même du relatif ou du contin- gent, c'est le nécessaire ou l'absolu, nous disent les Spencer, les Kant et les Descartes; et Spencer hésite à le nommer de son vrai nom, mais ' Des- cartes et Kant le lui donnent, et ils l'appellent Dieu. Leur acte de foi n'en est donc pas un dans le sens vulgaire ou familier du mot, comme d'un élève qui croirail à l'autorité de son maitre ou d'un enfant à la parole de son père. Encore moins croient-ils par impuissance ou par désespoir de connaître! Leur dogmatisme n'est point le refuge de leur pyrrhonisme. C'est la certitude qu'ils cher- chaient, avec la confiance de pouvoir y atteindre, et ils l'ont trouvée, non dans l'expérience ou dans la démonstration, mais dans la croyance. Il faut croire pour savoir, voilà le résultat de leurs inves- tigations ; la science a pour fondement la croyance. Et (jue faut-il croire? Il faut croire que, dans les affirmations de la science, de la science ration- nelle ou expérimentale, s'enveloppe ou s'im- plique l'affirmation fondamentale du mystère de toutes les religions. Quand les anciens apoloiiistes se proposaient d'établir la vérité du catholicisme, ils étageaient, pour ainsi dire, la succession de leurs preuves, et ayant démontré la vérité de la religion en général contre les incrédules, ils éta-

LE BESOIN DE CROIRE 323

blissaient ensuite la vérité du christianisme contre le Juif, par exemple, ou contre le Turc, pour aboutir à l'établissement de la vérité du catholi- cisme contre le protestantisme ^ Les conclusions dernières du criticisme nous ramènent à la première de ces positions, qui est celle de la philosophie scolastique, dans ses Sommes contre les Gentils; et, dans un instant, j'essaierai de vous montrer que les conclusions du positivisme nous ramènent à la seconde, qui est celle de la théologie.

Mais, auparavant, je ne saurais omettre de dire quelques mots des rapports de la morale avec le besoin de croire. Ici encore, vous le savez, l'effort adverse a été considérable, et, après avoir essayé de fonder la loi morale sur « la nature », puis de l'émanciper de toute métaphysique, sous le nom de « morale indépendante », c'est de ses « varia- tions » que l'on prétend arguer aujourd'hui contre elle; et il est vrai qu'on ne prouve point ces « variations », mais on n'en parle pas moins. Eh bien ' admettons-les, ces variations, pour un mo- ment. Il ne resterait plus alors qu'à les caracté- riser, et à monirer ([u'elles ne sont autre chose qnn l'adaptation progressive de quelques principes imoiuables à des états sociaux successifs, mobiles, et changeants. C'est encore ce que l'on n'a pas

\. C'est !e plan du livro que Chairon, l'ami do Montaigne atle théologal de Gondora, a écrit sous le titre des Trots Vérités.

324 DISCOURS Ï)E COMP.AT

fait. Et quand on l'uiirait fail, ou iiuanJ on l'aura fait, car cela serait inslruclif et inti'ressunt à savoir, il resterait à chercher iVoh procodent CCS changeii.ents eux-mômcs ; et, si l'on y regar- dait d'assez près, on verrait que la vraie caffse en est non pas du tout dans « un degré d'élévation vers le pôle », ni dans un progrès de la science ou de la philosophie, ni dans Uiî changement ou dans une révolution de la nature humaine, mais dans un changement ou dans une révolution des croyances*.

1. C'est ainsi que, pour prendre les deux exemples auxquels on revient toujours, tous les pi.igrès v de la science et de la philo- sophie » chez les Grecs n'ont [irocuré ni l'abolition de l'esclavage, ni l'émancipation de la iemiiif. Le christianisme lui-même n'y a pas réussi d'abord. C'est qu'il fallait, avant de modifier les mœurs, qu'il eût « changé les cœurs » et transformé les croyances. Mais, pour transformer les croyances, il fallait qu'il eût « renversé dtt pour au contre » l'idée qu'où se formait de la vie, et tandis que le paganisme ne lui trouvait guère d'objet qu'en elle, il fallait que le christianisme l'eût placé, cet objet, en dehors et au-dessus d'elle-même. A cette condition seulement, c'est-à-dire si cette vie n'est qu'une épreuve ou une préparation, tout être humain est l'égal d'un autre être, comme ayant droit au salut, et nul être humain ne peut enlever à un autre les moyens qui lui ont été donnés de mériter^ou de démériter, ni lui en disputer l'usage. Nous étonnerons-nous que le monde n'ait pas d'c-bord accepté cette idée si, de notre teuips même, tant de gens, qui «e croient démocrates et même socialisfcs, ne se rendent pas compte qu'elle est le seul fondement de l'égalité parmi les hommes? Mais du jour elle a eu pénétré dans quelques esprits plus généreux, de ce jour ont apparu dans tr-ute leur laideur l'assujettissement de la femme et l'asservissement de l'esclave. La modification de la croyance a opéré la modification des cœurs, et la morale a varié précisément dans le sens, et si je puis ainsi dire, de la quantité dont variait elle-même la croyance.

LE BESOIN DE CROIRE 325

Et quelle en est la raison ? C'est que la morale n'est rien que l'ensemble des préceptes qui gou- vernent la conduite. Et d'où voulez-vous, d'où veut-on que dérivent eux-mômes ces préceptes, sinon de l'idée que nous nous formons de notre destination? Mais même est précisément le domaine de la croyance. Que devons-nous croire de nous-mêmes ? de notre rôle en ce bas monde? comment devons-nous traiter nos semblables? sont-ils faits pour nous? sommes-nous faits pour eux? ou tous ensemble sommes-nous faits pour travailler à une œuvre commune? devons-nous user de la vie comme n'en usant pas? ou devons- nous croire qu'elle ne nous a été donnée que pour en jouir? Toutes ces questions assurément sont bien simples, elles sont bien banales; ce sont des questions quotidiennes. Nous les tranchons, sans nous en douter, à toute heure et en toute occasion Toutes nos délibérations les posent, et toutes nos résolutions les décident. Mais qui ne voit qu'elles relèvent ou qu'elles dépendent de la « croyance » et qu'à l'origine des unes ou au terme des autres nous retrouvons l'acte de foi? Tant valent nos « croyances », tant vaut notre morale, je ne dis pas nos actes, il faut faire sa part à la faiblesse humaine; et nos principes de conduite, réci- pro({uement, jugent nos croyances. C'est peut-être ce que ne savent pas assez ceux qu'on voit tous

326 DISCOURS DE COMBAT

les jours attaquer les croyances en protestant, très sincèrement, qu'ils veulent garder la morale. Il ne faut pas commencer par abattre l'arbre dont on veut conlinucr de récolter les fruits.

Âi-jc besoin d'ajouter qu'ici encore le contenu <ie l'acte de foi qui fonde la morale ne saurait être quelconque?. et qu'il faut qu'il soit substantielle- ment une affirmation de l'absolu? Le caractère môme du devoir l'exige, qui peut bien comporter des adoucissements, et des distinctions, mais point de restrictions, ni de transactions. 11 est, ou il n'est pas. L'impératif est catégorique, ou il n'est plus l'impératif : il devient le conseil qu'on peut suivre ou ne pas suivre, l'invitation à laquelle on peut se soustraire, la sollicitation qu'on écoute ou qu'on n'écoute pas. « La conscience est comme le cœur, a-t-on dit justement et avec force, il lui faut un au-delà. Le devoir n'est rien s'il n'est sublime, et la vie devient frivole si elle n'implique des rela- tions éternelles ^ » Mais ces « relations éternelles», nous l'avons vu, la croyance seule est capable de nous les assurer. Pas de morale sans croyance, et pas de croyance qui, pour mériter son nom, nQ doive impliquer l'absolu.

I. Cwt une belle parole et un précieux aveu d'Edmond Seherei dans un article sur la Crise de la morale.

LE BESOIN DE CROIRB 327

III

Quelles conclusions tirerons-nous maintenant de là, quels conseils ou quelles indications? Car on parle quelquefois, même en public, pour parler, pour le plaisir ou pour l'honneur, mais l'on parle aussi quelquefois pour agir, pour essayer d'agir, pour grouper les bonnes volontés autour de quelque idée qu'on croit juste ; et c'est justement ce que je fais aujou^rd'hui. Si nous devons donc à la croyance tout ce que j'ai tâché de vous montrer que nous lui devions, nous croirons premièrement qu'il faut croire; et j'avoue que le conseil, au premier abord, a un peu de l'air d'une naïveté Mais regardons-y de plus près, nous verrons bien qu'il n'en a que l'air, et quiconque de nous s'elfor- cera loyalement de le suivre, il aura rompu sans retour avec les paradoxes du scepticisme, du dilet- tantisme et môme du rationalisme.

Pour ma part, si j'ose ici me citer moi-même, il y a tantôt vingt-cinq ans que j'ai commencé de coD^battre le dilettantisme, et Dieu sait les railleries àe toute sorte que m'a valu celte persistance I En ce temps-là, Messieurs, que je vous félicite, pour la plupart, de n'avoir pas connu, « la qualité essentielle d'une personne distinguée, c'est du

328 DISCOURS DE COMBAT

Renan que je vous cile, était le don de sourire do son œuvre, d'y être supérieur^ de ne pas s'en laisser obséder* »; et, en efl'et, ne nous représentons-nous pas bien Dante « souriant » de son Enfer ^ ou Michel- Ange de son Jugement dernier^ Spinosa de sou Ethique, ou Calvin de son Institution chrétienne? Mais<iuoi ! Calvin et Spinosa, Michel-Ange et Dante n'étaient pas des « personnes distinguées » ! Le don leur avait été refusé, ce don précieux de ne pas croire à leur œuvre ou de ne pas s'en laisser obsé- der, je veux dire le don de se moquer du monde et d'eux-mêmes tout les premiers. Ils s'appliquaient sérieusement à des choses sérieuses, comme des fanatiques ! et au lieu de prendre la fleur ou la quintessence de tout pour en respirer au passage l'aristocratique parfum, ils avaient, suprême iné-

1. Je crois devoir citer la page tout entière : « Nous ne com- prenons pas le galant homme sans un peu de scepticisme; nous aimons que l'iiomme vertueux dise de temps à autre : « Vertu, «tu n'es qu'un mot» •, car celui qui est trop sûr que la vertu sera récompensée n'a pas beaucoup de mérite; ses bonnes actions ne paraissent plus qu'un placement avantageux. Jésus ne fui pas étranger à ce senlimenl exquis; plus d'une fois il semble que son rôle divin lui pesa. Sûrement il n'en fut point ainsi pour saint Paul; il n'eut pas son agonie de Gethsémani, et c'est une des raisons qui nous le rendent moins aimable. Tandis que Jésus posséda au plus haut degré ce que nous regardons comiyie la qualité essentielle d'une personne distinguée, je veux dire le don de sounre de son œuvre, d'y être supérieur, de ne pas s'en laisser obséder, Paul ne fut pas à Vabri du défaut qui nous choque dans les sectaires; il crut lourdement. » [L'Antéchrist.) Voyez après cela, dan» ce même volume, les trésors d'indulgence que Renan a trouvés pour Néron, et comparez la tendresse mal dissimulée que Machiavel ressentait pour César Borgi».

LE BESOIN DE CROIRE 329

légancel le mauvais goût, ils avaient le pédan- tisme de mettre dans tout ce qu'ils entreprenaient toute leur volonté, toute leur intelligence, et quelquefois tout leur cœur. Il faut le dire, toute une génération, dont je suis, a été nourrie à l'école de ce dilettantisme, et vous en trouverez encore de délicieux représentants parmi nous. Mais je crois que le temps en est aujourd'hui fini. Nous ne nous soucions plus, vous ne vous souciez plus d'être une « république athénienne ». Si nous n'étions que quelques-uns jadis à protester contre ce bas idéal de jouisseurs, nous devenons tous les jours plus nombreux. Nous le serons plus encore demain, après-demain, je l'espère, et si je n'obtenais que cet effet de cette conférence, nous n'aurions assuré- ment, ni vous, ni moi, perdu notre temps. Croire qu'il faut croire, et s'efforcer de croire, et de cet elTort vers la croyance faire le fondement de sa croyance môme, non! encore une fois, cela n'est pas une naïveté, ou, si l'on veut que c'en soit une, elle enferme donc plus de sens que les plus étincelants paradoxes.

Les rationalistes s'en apercevront bien, après les dilettantes*; et les rationalistes, entendons-nous,

1. Voyez l'ouvrage de M. W.-H. Lecky : The Rise and Influence of Ralionalism in Europe, Londres, 1884, Longman; et, d'autre part, dana le livre de M. A.-J. Halfour sur Zes Bases delà croyaiice, le cliupilre m de la deuxième partie, pages 130, 135, de la traduc- tion Française

330 DISCOURS DE COMBAT

ce ne sont pas ceux qui font usage de leur raison, jusque dans les choses de la foi, mais ce sont ceux qui ne souscrivent qu'aux vérités «ralionnolles», et ce sont ceux qui nient l'existence de l'inconnais- sable ou celle du mystère. Vous remarquerez, à ce propos, que je ne vous ai pas dit, et je ne vous dis point que nous sommes environnés de mystères, que tout en nous-mêmes est mystère, ou que nous sommes pour nous le plus mystérieux des mys- tères. Cette manière de raisonner a quelque chose d'équivoque, ou plutôt ce n'est pas une manière de raisonner, c'en est une de jouer sur le mot de « mystère' ». Mais je vous ai dit, ou, ce qui valait mieux, je vous ai fait dire par un positiviste que, non seulement il y avait dans le monde plus de choses que notre science ou notre philosophie n'en pourront jamais connaître, mai5 encore quelque chose d'absolu qui conditionnait le relatif, qui nous en apparaissait comme la raison d'être, qui la serait toujours; et voilà vraiment le mystère des

1. C'est ainsi qu'on joue sur le mot de miracle ou de surna- turel; et, sans doute, il peut bien y avoir des degrés ou des espèces dans le « mystère », comme dans le « miracle s>, comme dans le « surnaturel », mais, avant de les distinguer, il faut com- mencer par s'entendre et poser en principe que le « surnaturel >>. le «miracle» et le f mystère», c'est essentiellement ce qui excède les tornes de la connaissance humaine ou les forces de la nalnre. L'éqxiivoque est tout entière dans un sous-entendu qui consiste à confondre les bornes actuelles delà couniissance avec ses bornes absolues, et les forces connues de la nature avec cellei qui ne seront jamais les siennes. Oserai-je ajouter que j'en con- nais peu de plus dangereuseï ?

LE BESOIN DE CROIRE 331

mystères. Aucun raisonnement ne percera ce mystère, aucun rationalisme n'aura raison de cet inconnaissable. Et dira-t-on peut-être qu'en ce cas, et on l'a dit, nous n'en sommes pas plus avancés ! Ce n'est pas ce que je pense ! Nous pouvons faire un pas de plus, et retournant leurs propres moyens contre nos adversaires, c'est à eux-mêmes que nous pouvons demander de nous y aider. .

Nous ne savons pas toujours nous servir de nos adversaires; nous ne savons pas dégager de ce que nous appelons leurs erreurs la part de vérité qu'elles contiennent ; et, en disant cela, je songe à l'espèce d'acharnement que nous avons déployé quelque- fois contre le positivisme. Sans doute, c'est que les disciples d'Auguste Comte ont souvent dénaturé, comme Littré, par exemple, et souvent mutilé la doctrine du maître'. Ils l'ont coupée pour ainsi

1. Personne, tout en s'en proclamant le disciple et en s'en cons- tituant rinterpiète officiel, n'a contribué plus que Littré, dont l'esprit fut aussi* étroit que sa science ou son érudition étaient vastes, à répandre la plus fausse idée d'Auguste Comte et du positivisme. Mais Auguste Comte, qui sans doute connaissait mieux sa propre pensée, nous a lui-même indiqué les sources de- sa ptiilosophie. « Tandis que Hume constitue mon principal précurseur philosophique, Kant s'y trouve accessoirement lié; ■a conception fondamentale ne fut vraiment systématisée et déve- loppée que par le positivisme. De même, sous l'aspect politique, Condorcet dut être pour moi complété par de Maistre, dont je m'appropriai dès mon début tous les principes essentiels, qui ne tant plus app,-éciés maintenant que dans ICcole positive. Tels sont, «vec Bichat et Gai! comme précurseurs scientifiques, les six pré- décesseurs immédiats, qui me rattacheront toujours aux trois pères ■ystématiques de la vraie philosophie moderne, Bacon, Descartes et Leibniti. » Cn ne saurait parler plus clairement. Néanmoins,

332 DISCOURS DE COiJBAT

dire en deux ; et, d'un système à la formation duquel avaient presque également concouru l'au- teur du t^ape et celui de VEsqiiisse de l'histoire des progrès de f esprit humain^ Joseph de Maistre etCondorcct, ils n'ont retenu que la part du second. C'est à nous qu'il appartient, dans un esprit plus impartial, de faire aussi la part du premier. JN^e craignons donc pas de reconnaître qu'en dépit de ses erreurs et d'un peu de folie, je parle au sens propre, qui s'est mêlé parfois à ses spécula- tions, Auguste Comte aura été le grand «penseur» du siècle qui finit. Rendons-lui pleinement et har- diment justice. Ne doutons pas qu'une influence comme la sienne, qui certes n'a rien eu de celle qu'exercent le charme dangereux du dilettantisme ou le prestige d'un grand style, doive avoir son explication dans la justesse de quelques-unes de ses idées. Et puisque enfin d'un système, je l'ai dit et j'aime à le répéter, il n'y a jamais que les morceaux qui soient bons, ne pensons donc ni ne nous obstinons surtout à raisonner en bloc, et tâchons plutôt d'absorber en nous, pour nous l'in- corporer, ce qu'il y a de vrai dans la doctrine*.

comme Littré est l'auteur d'un assez bon Dictionnaire, qui a popu-- larisé son nom jusque parmi les ignorants, on continuera de le croire aussi bon philosophe qu'estimable lexicographe, et August<* 'lomte sortirait de sa tombe pour protester que l'on •'en fierait encore à son infidèle disciple.

1. On pourrait peut-être exprimer la même idée d'une façon plus saisisscinte, en disant que « le positivisme est une méthode et

LE BESOIN DE CROIRE 333

Or, si nous nous plaçons à ce point de vue, nous en tirons ce grand avantage de pouvoir poser comme fait, et comme fait historique, c'est-à-dire objectif, tout ou presque tout ce que nous avons dit du besoin de croire. C'est un fait que la Révo- lution française a essayé de revêtir, et, autant qu'il était en elle, de développer en son cours les carac- tères qui sont ceux d'une religion. C'est un fait que le fond d'un Romain était, comme on l'a dit, « l'amour de la patrie » , et que, si Rome a conquis le monde, c'est qu'elle s'est crue de tout temps des- tinée à le conquérir. C'est un fait que Kant a écrit, et dans le sens que vous avez vu, qu'il « se proposait

non un système ». C'est le titre d'un article de M. Albert Schinz dans la Revue philosophique du mois de janvier 1899. Je n'en accepte pas les conclusions, mais j'en retiens le titre.

Dans le même ordre d'idées, j'ai eu plusieurs fois l'occasion de dire que, si la doctrine évolutive paraissait atteinte comme doc- trine, elle ne laissait pas de s.ilisister comme méthode.

M. Fonssegrive s'est trouvé, dans la Quinzaine, amené à dire la même chose de ce qu'on a, dans ces dernières années, appelé Vaméricunisme.

Ce sont autant de témoignages d'une nouvelle idée que l'on coiiimonce à se faire des systèmes par rapport à leurs conclusions et dans le mouvement de la pensée. 11 apparaît que l'une des grandes erreurs qu'on ait commises depuis bientôt trois ou quatre cent." ans a été de transformer indûment des méthodes d'inves- tigation ou d'exploration en système d'explication dc= choses. On a objfctivé de simples procédés de recherche. Et on a surtout oublié que, ni le commencement ni la fin de rien ne tombant sous notre connaissance, un système tolal était nécessairement faux en tant que système.

Mais, encore, une fois,, les « morceaux peuvent en être bons », et, par quolqnes moyens que l'on soit arrivé k la connaissance d'une vérité, lesdits moyens peuvent servir à la découverte ou il la démonstration d'une autre.

334 DISCOURS DE COMBAT

de substituer la croyance au savoir ». C'est un fait qu'une morale indépendante, ou entièrement déga- gée de toute métaphysique et de toute religion, n'est pas une morale. Si le positivisme ne peut pas nier ces faits, il est donc, de par son principe, obligé d'en tenir compte. Us ont pour lui, comme' pour nous, exactement la même consistance que ccui dont l'ensemble forme la physique ou l'histoire naturelle. L'élévation de la colonne de mercure dans le baromètre est un fait, et le caractère apo- calyptique de la Révolution française en est un autre. La relation de ce caractère avec le « besoin de croire » est également un fait. C'est ce que ne peut nous refuser aucun positiviste, et, s'il ne nous le refuse pas, ou en nous le refusant, s'il viole manifestement son principe, nous n'en demandons pas davantage... pour commencer.

Je dis : pour commencer. C'est qu'en effet, et pour ne rien dire du maître et de sa religion de l'humanité, plusieurs positivistes ne s'en tiennent pas là. Gonuaissez-vouiCournot? Il n'est pas très connu; il ne l'est pas assez; et je le compte parmi les philosophes de ce temps dont Iq valeur a passé de beaucoup la réputation. Il a écrit quelque part : « La langue que nous parlons n'est après tout qu'une langue comme une autre ; le gou- vernement qui nous régit est un gouvernement comme un autre ; ces ligues sont datées de 1872 ;

LE BESOIN DE CROIRE 335

mais, de bonne foi, la religion que nos pères nous ont transmise n'est pas une religion comme une autre. Elle remplit dans l'histoire du monde civilisé an rôle unique, sans équivalent, sans analogue. » Ce langage est celui d'un vrai positi- viste. 11 a raison : « La religion que nos pères nous ont transmise n'est pas une religion comme une autre. » Elle diffère essentiellement, eJle'a différé pratiquement, et en fait, de toutes celles qu'on lui a opposées ou comparées. Positivement, et je donne à ce mot toute sa portée, « elle a rempli dans l'histoire <lu monde civilisé un rôle unique, sans équivalent, sans analogue ». On peut défmir historiquement, objeolivement, ce rôle. Auguste Comte lui-même l'a fait, et il l'a fait admirablement. D'autres le font tous les jours, qui ne savent pas qu'ils sont en ce point ses disciples et qui ne perdraient rien à l'apprendre. Le rôle his- torique du christianisme est un fait contre lequel ne sauraient prévaloir ni les subtilités d'une exégèse ennemie, ni les raisonnements d'un naturalisme que condamnent tous les vrais philosophes. Humainement parlant, il s'eet trouvé dans le chris- tianisme une vertu sociale et civilisatrice qui ne se retrouve daus aucune autre religion. Il n'a pas dans l'histoire de commune mesure. Ce qu'il a fait, aucune autre religion ne l'a fait. Il est unique. Et ae voyez-vous pas la conséquence qui en résulte?

336 DISCOURS DE COMBAT

S'il est unique, il est bien près d'être ce qu'on appelle « extraordinaire » ; c'est encore un fait; et il l'est non point en vertu d'une idée préconçue, mais vraiment d'une certitude objective et positive ou positiviste ^

Et nous pouvons aller plus loin ! Nous pouvons, comme positivistes, mettre à part, et placer au- dessus de 'toutes les communions chrétiennes celle qui satisfera le mieux et le plus pleinement notre « besoin de croire ». Si donc le « besoin de croire » implique nécessairement la constitution d'une auto- rité qui fixe la croyance, ou plutôt et pour mieux dire, qui la maintienne inaltérée d'âge en âge, qui la dégage en toute circonstance de l'arbitraire des opinions individuelles, et qui la ramène, aussi souvent qu'il le faut, à son principe 2; si l'on ne

1. On remarquera que c'est ce que Renan a été lui-tnême obligé de econnaîlre, et, parti de l'intention que nous avons dite, qui était de résoudre les faits de l'iiistoire du christianisme en faits de la nature de ceux qu'on retrouve dans toutes les histoires, il n'y a rien de plus instruclil' de le voir à, chaque pas convenir qu'il se trouve en présence, pour user de son expression pédan- tesque, d'un àitaÇ ).eyo[a£vov, entendez de quelque chose qui « ne s'est vu qu'une fois ».

2. Donnons-nous le plaisir de citer sur ce sujet une belle page de Malebranche dans ses Enlreliens sur la méLaphijsit;nc :

«AriiSTÇ. Je vous entends, Théodore; la voie de l'rxamen répond peut-être à la volonté que Dieu a de sauver les savants; mais Dieu veut sauver les pauvres, les sini;j!es, les ignorants, aussi bien que messieurs les critiques. Encore ne vois-je pas que les Grotius, les Coccejus, les Saumaise, les Buxlorf soient arrives à cette connaissance de la vérité Dieu veut que nous arrivions tous. Peut-être que Grotius en était proche «quand la mort l'a •urpris. Mais quoi! La Providence ne pourvoit-elle qu'au salut

LE BESOIN DE CROIRE 337

conçoit pas de croyance indépendamment d'une tradition qui en garde le dépôt, qui en rende compte, ou sans une continuité qui en soit comme la ga- rantie;— si la croyance, héritée des ancêtres et transmissible à ceux qui nous suivront, non seule ment se partage aux vivants comme aux morts^ mais ne souffre pas de ce partage, et s'il semble au contraire qu'elle en soit fortifiée; s'il n'y a pas de lien plus solide que celui des croyances, si ce sont elles qui rapprochent, qui unissent, qui solidarisent

de ceux qui ont assez de vie, aussi bien que d'esprit et de science, pour discerner la vérité de Terreur? Assurément cela n'est pas vraisemblable 1 La voie de l'examen est tout à fait insuffisante. Maintenant que la raison de l'homme est affaiblie, il faut le con- duire par la voie de l'autorité. Cette voie est sensible, elle est sûre, elle est générale, elle repond parfaitement à la volonté que Dieu a que tous les hommes viennent à la connaissance de la vérité. Mais trouverons-nous cette autorité infaillible, cette voie sûre que nous puissions suivre sans craindre l'erreur ? Les hérétiques prétendent qu'elle ne se trouve que dans les livres sacrés.

«TiiÉoDOBB. Elle se trouve dans les livres sacrés, mais c'est par l'Église que nous le savons. Saint Auguslin a eu raison de dire que sans l'Ef/lise il ne croirait pas à l'Evangile. Comment est-ce que les simples peuvent être certains que les quatre Evangiles que nous avons ont une autorité infaillible 7 Les ignorants n'ont aucune preuve qu'ils sont des auteurs qui portent leur nom et qu'ils n'ont pas été corrompus dans les choses essentielles; «</« ne sais si les savants en ont des preuves bien sûi'es.

« ... Il y en a qui prclcndent que la divinité de." livres sacrés est si sensible qu'on ne peut les lire sans s'en ape^-cevoir. Mais sur ((uoi celte prétention est-elle appuyée? Il faut autre chose que des soupçon' et des préjng's pour leur attribuer l'infaillibilité. Il faut ou que le Saint-Esprit le révèle à chaque particulier ou qu'il le révèle à l'Eglise pour tous les particuliers. Or l'un est bien plus simple, bin plus général, bien plus digne de la Providence que l'autre. >

32

338 DISCOURS DE COMBAT

les hommes, et littéralement qui les organisent en sociétés, et non les intérêts, ou les passions, ou les idées pures, la conséquence n'est-elle pas évi- dente ; et précisément n'est-ce pas la situation du catholicisme? Le catholicisme est sbcial. C'est ce que personne encore, de nos jours, n'a mieux montré qu'Auguste Comte, et si personne ne l'a mieux montré, que lui a-t-il manqué pour faire le dernier pas? ou pour essayer de le faire? pour se dégager du point de vue de 1' « immanence » et pour oser se placer résolument au point de vue de la « transcendance » ? Il lui a manqué deux choses, et deux choses qui n'en sont qu'une. Il lui a man- qué le courage de reconnaître la fausseté de cette prétendue « Loi des trois états », oîj jusqu'à son dernier jour il a vu sa grande découverte' ; et il lui ît manqué un peu d'humilité. Manquer d'humilité, vous le savez, hélas! c'est ce qu'on pourrait appe- ler la grande hérésie des temps modernes ; et, si toutes les hérésies ne sont, à vrai dire, que Tépa- nouissement doctrinal d'un vice premier de la nature humaine '2, notre grand vice à nous, dans

1. L'état théologique, Tétai métaphysiqne et l'état positif, qui sont en effet trois « états de l'esprit », mais qui ne sont pas trois « âges de la pensée », ni surtout trois «"^époques de l'his- loire •».

2. Cette idée est très belle, je le dis parce qu'elle n'est pas de n:oi, —et je ne puis me rappeler à qui je l'emprunte, ni retrouver le passage, mais je crois bion l'avoir rencontrée dans le livre de M. Godefroid Kurth sur les Origines de Ifi ciiilisation.

LE BESOIN DE CROIRE 339

noire siècle, ou même depuis quatre ou cinq cents ans, c'est l'orgueil. Nous n'avons retenu de la Genèse que le mot du serpent : Et eritis sicut Dix.

Vous me permettrez de m'arrêter ici. J'ai tâché de vous montrer que le « besoin de croire » n'était pas moins inhérent à la nature et à la constitution de l'esprit humain que les catégories d'Aristole ou do Kant. Il y a des pensées qui ne peuvent naître, se former, se développer que sous ou dans la catégorie de la croyance. Je vous ai fait voir ensuite, j'ai tâché de vous faire voir, que cette catégorie n'était pas la moins générale de toutes, puisque, comme disent les philosophes, elle « con- ditionnait » l'action la science et la morale. Et comme tout cela demeurait encore « subjectif m, ou pouvait encore en être argué, comme on pouvait nous dire que l'universalité du « besoin de croire » ou de « l'acte de foi » n'implique pas l'existence de leur objet, j'ai usé des moyens que m'offrait le positivisme pour franchir le passage du « subjec- tif » à r « objectif», et de l'objectif au seuil du transcendantal ou du surnaturel... Mais, si je vou- lais aller plus loin, je sortirais de mon sujet, et surtout de mon domaine; je passerais du terrain de la psychologie et de l'apologétique sur le terrain de la théologie. Je ne m'en sens pas la force, et je ne crois pas en avoir le droit. Je ne crois pas non

340 DISCOURS DE COMBAT

plus avoir le droit, et dans un sujet d'une telle im- portance,je crois même avoir le devoir de ne pas m'avancer au-delà de ce que je pense actuellement.. C'est une question de franchise, et c'est une ques- tion de dignité personnelle. Quel que soit le pou- voir de l'intervention de la volonté dans ces choses, et il est considérable, aucun de nous n'est le maître du travail intérieur qui s'accomplit dans les âmes. Mais, si quelques-uns de ceux qui m'écoutent se rappellent peut-ôtre en quels termes, ici même, il y a bientôt trois ans, je terminais une confé- rence sur la Renaissance de l'Idéalisme^ ils recon- naîtront que les conclusions que je leur propose aujourd'hui sont plus précises, plus nettes, plus voisines surtout de l'idée qui vous a rassemblés en Congrès ; et pourquoi, si c'est un grand pas de fait, n'en ferai s-je pas un jour un autre, et un plus décisif?

FIN

TABLE DES MATIÈRES

* Pages.

M Renaissarck db lIdéausmb, conrérence prononcée à

Besançon, le 2 février 1896 i

L'Art et la Morale, conférence prononcée à Paris, le

18 janvier 1898 59

L'InÉB DK Patrie, conférence prononcée à Marseille, le

28 octobre 1896 119

Les Ennemis de l'Ame française, conférence prononcée à

Lille, le 15 mars 1899 139

La Nation et l'Armkb, conférence prononcée à Paris, le

26 avril 1899 213

Le Génie latin, conférence prononcée à Avignon, le

3 août 1899 249

Lk Besolx de Croire, conférence prononcée à Besançon,

ie ISaovembre 1898 293

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BRUNETIERE, FERDINAND

Discours de combat.

BRUrîETIERE, FERDINAND Discours de combat

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