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PENSÉES DE M. PASCAL

LA COLLECTION DES CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS

EST PUBLIÉE SOUS L* DIRECTION

DE M. GONZAGUE TRUC

I a collection des « Chefs-d Œuvre Méconnus -fsiimpri- JïT^r BMornae inaltérée <^W*

Renage et d'Annonay, au format in- 16 Grand Aigle

^Le^rageïl limité à deux mille cina cents exemplaires numérotés de 1 à 2b00.

Le présent exemplaire porte le A'°

Le texte reproduit dans ce volume est pour les deux Discours sur les Pensées et sur Moïse, celui de 1 édition originale de 1672.

B lai se PASCAL i 1623-1662)

Gravé par Achille Ouvri

D'après L.-V. QUESNEL.

COLLECTION

DES

CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS

FILLEAU DE LA CHAISE

DISCOURS

SUR LES

PENSÉES DE M. PASCAL

Suivi du Discours sun moïse et du traité : Qu'il y a des Démonstrations..., de la Préface de port- royal et d'un fragment de la Vie de Pascal par Mme Périer

INTRODUCTION ET NOTES DE

VICTOR G1RAUD

Orné d'un portrait gravé sur bois par Achille OUVRÉ

ÉDITIONS BOSSARD

43, rue madame, t\Z

PARIS

1922

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^RARy fjOV 20 1967

INTRODUCTION

DE

VICTOR GIRAUD

INTRODUCTION

LES anciennes éditions des Pensées étaient généralement suivies d'un Discours sur les Pensées de Monsieur Pascal F on essaye de jaire voir quel était son dessein. Ce Discours anonyme, ainsi qu'un autre qui l'accompagnait, sur les Preuves des livres de Moïse, est, au témoignage de tous les « pas- calisants », un document capital, et celui peut- être qui nous offre la restitution la plus pré- cise, la plus intelligente et la plus complète du dessein qu'avait conçu l'auteur des Provin- ciales quand il eut l'idée d'écrire une Apologie de la religion chrétienne.

Quelestl'auteurde ce Discours sur les Pensées? On l'a longtemps attribué à Philippe Goibaud- Dubois, que ses « élégantes » traductions firent entrer à l'Académie française, et que ses rela- tions avec Port-Royal avaient introduit dans le petitcomité qui, vers la fin de 1668, se consti- tua pour préparer l'édition originale des Peu-

12 INTRODUCTION

sées. L'opuscule figure dans le « catalogue rai- sonné » des ouvrages de Dubois, dressé par Niccron au tome XVI de ses Mémoires pour servir à F histoire des hommes illustres, et il figu- rait déjà dans celui qu'avait dressé L'abbé d'Olivet pour son Histoire de l'Académie fran- çaise. Et Y Approbation des Docteurs qui accom- pagne les premières éditions du Discours atteste, en propres termes, qu'il a été « composé par M. du Bois de la Cour », ce qui semble évidem- ment un prête-nom désignant le même person- nage.

Mais au tome \\ des Mémoires de Mcerou (consacré à des changements, corrections et additions), on lit la note que voici, de l'abbé Goujet: w On donne à M, du Bois le Discours sur les Pensées de M. Pascal et celui sur les livres de Moïse. Mais un ami particulier de feu M. de la Chaise, auteur de Y Histoire <le saint Louis, m'a dit que ces deux discours étaient de cet historien. » Barbier, dans son Diction- naire des ouvrages anonymes, probablement sur la foi de L'abbé Goujet, a adopté cette opinion : « Sous ce nom (de du Bois de la Cour), écrit-il, était caché l'illeau de la Chaise, auteur de Y Histoire de saint Louis. » Enfin Sainte-Beuve a découvert, dans les papiers de M"1C de Sablé, une lettre de Mmc Périer, la sœur de Pascal, qui

INTRODUCTION 13

attribue catégoriquement à « M. de La Chaise » la primitive Préface de l'ouvrage (*).

Voilà un ensemble de témoignages assez impressionnant, et Ton s'explique qu'aujour- d'hui l'on s'accorde à faire de Filleau de la Chaise, qui était de l'entourage de M. de Uoannez, et qui fit lui aussi partie du comité de publication, l'auteur du Discours sur les Pensées. Pourtant, je l'avoue, j'ai quelque peine à croire que tout soit faux dans l'opinion traditionnelle dont Niceron, après d'Olivet, s'était d'abord fait l'écho, et que parait bien confirmer ['Approbation des Docteurs. Je ne veux pas discuter le témoignage de Mmc Périer qu'avec un peu de subtilité on pourrait peut- être trouver moins péremptoire qu'il ne semble à première vue. Mais celui de Barbier ne compte guère et celui du « consciencieux » abbé Goujet n'est pas de première main. Dubois, en 1669, n'était pas encore de l'Aca- démie et il n'était pas encore l'auteur des tra- ductions qui ont consacré sa réputation. Mais, trois années auparavant, il avait, sous l'anony- mat, pris contre Racine la défense de Nicole dans une Réponse à routeur de la Lettre contre les Hérésies imaginaires et les Visionnaires (a) et

(a) Cette Lettre, qui a paru en brochure en i66fi. a été reproduite par Nicole dans l'édition des Visionnaires de

14 INTRODUCTION

tout Port-Royal avait applaudi à ce factum. Quoi de plus naturel qu'on l'ait prié, sinon de rédiger intégralement la Préface que l'on des- tinait à l'édition des Pensées, tout au moins d'y mettre activement la main ? L'idée d'une collaboration entre Dubois et Filleau de la Chaise, outre qu'elle n'est pas sans présenter quelque vraisemblance, aurait pour elle de concilier toutes les revendications posthumes. Représentons-nous bien en effet les condi- tions dans lesquelles a être composé le Dis- cours sur les Pensées. On sait que ce Discours reproduit ou résume une conférence où, vers i658, pendant « deux ou trois heures », Pascal exposa à quelques-uns de ses amis de Port- Royal « le plan de tout son ouvrage », et il fut merveilleux d'éloquence entraînante, de profondeur dialectique, d'émotion persuasive. Quels étaient ces amis ? On nous les représente comme des « personnes très considérables », et ce n'est sans doute pas s'aventurer beau- coup que de conjecturer, entre quelques autres, les noms d'Arnauld, de INicole et du duc de Roannez. Pascal parla-l-il sur des notes pré- parées d'avance ? Il est possible : car il y a,

1667, et par M. Mcsnard au tome I de l'édition des <>Kuvres de Racine, dans la Collection des Grands Ecrivains de la France.

INTRODUCTION 15

dans les Pensées, certains morceaux qui ont bien l'air, c'était l'avis de Faugère et de Sainte-Beuve, d'avoir une destination ana- logue, entre autres celui qui a pour titre : A Port-Royal. Pour demain. Prosopopée. Mais, d'autre part, Etienne Périer, nous parlant de ce « discours », nous dit qu'il a été « fait ainsi sur- le-champ et sans avoir été prémédité ni tra- vaillé ». En tout cas, il ne semblé pas que Pas- cal, — ce qui est infiniment regrettable, ait laissé dans ses papiers, après coup, un résumé complet de sa conférence de i658(2).

L'un des auditeurs de Pascal, au sortir de la conférence, -a-t-il jeté sur le papier les souve- nirs que lui avait laissés cette vivante parole (3) ? Il est possible ; mais j'aurais quelque peine à concilier cette hypothèse avec ce témoignage de l'auteur du Discours : « Tout ce que dit alors M. Pascal leur est encore présent, et c'est d'un d'eux que, plus de huit ans après, on a appris ce qu'on en va dire. » Il paraît bien résulter de que l'auteur du Discours n'assistait pas à la conférence, et que ce serait vers 1666 ou 1G67 que, en vue de son travail, il a prié l'un des auditeurs du grand écrivain de recueillir et de rassembler ses souvenirs.

Et voici, au total, comment, dans l'état actuel de nos informations, et pour concilier

1 6 INTRODUCTION

tous ces témoignages, j'imagine volontiers que les choses ont pu se passer. Dubois, désigné par Arnauld et Nicole pour écrire la Préface du livre projeté, aurait demandé à Fillcau de la Chaise, qui avait assisté à la conférence, de vou- loir bien l'aider et le documenter. Celui-ci, mettant en œuvre ses propres souvenirs et peut-être aussi ceuxd'autrui, aurait alors rédigé une sorte de mémoire sur lequel Dubois aurait travaillé à son tour. Et cette seconde rédaction, sans doute revue et corrigée par les soins du comité de publication, serait devenue le Dis- cours qui, écarté en 1670, pour des raisons obscures, par la famille de Pascal, et remplacé par la Préface d'Etienne Périer, ne vit le jour qu'après coup, en iu7a(a).

Que le Discours d'ailleurs soit l'œuvre de Goibaud-Dubois ou de Filleau de la Chaise, il fait assez d'honneur à son auteur pour que l'on essaye, à l'aide des rares indications qui nous sont parvenues sur l'un et sur l'autre, d'évoquer brièvement leur personnalité litté- raire et morale à tous deux.

(a) Si l'on admet que Filleau de la Chaise fut l'unique rédacteur du Discours sur les Pensées, il faudra admettre que, n'ayant pas été l'un des auditeurs de Pascal, il s'est documenté auprès d'un autre, le duc de Roanne^ peut-être ou le grand Arnauld.

INTRODUCTION Ï7

Philippe Goibaud-Dubois (a) est ne à Poitiers en (4) 1626. Il était d'une famille très modeste, qui ne le fit point étudier. Son violon était son unique talent, et, venu à Paris, il s'y fit rece- voir maître à danser. Introduit en cette qualité auprès du jeune duc de Guise, il sut si bien s'attacher son élève que celui-ci ne voulut point d'autre gouverneur. Pour bien remplir ses fonctions, il eut, à trente ans, le courage de recommencer son éducation et d'apprendre le latin. Messieurs de Port-Royal qui dirigeaient Mademoiselle de Guise, la tante du jeune prince, lui prodiguèrent leurs conseils, et il se mit entièrement sous leur direction religieuse et intellectuelle. « 11 prit même assez leur manière d'écrire, dit l'abbé d'Olivet : ce style grave, soutenu, périodique, mais un peu lent et trop uniforme. » Le duc de Guise étant mort préma- turément, à 21 ans, Dubois devint en quelque sorte l'homme de confiance de Mademoiselle de Guise, et il semble qu'il ait fait un intelli- gent et généreux usage de son influence. En le recevant à l'Académie française, l'abbé Testu de Mauroy lui disait : « La généreuse Princesse,

(a) On l'appelait M. Dubois de l'hôtel de Guise ; et cette appellation, qui rappelle de bien près celle de Dubois de la Cour, pourrait donner une nouvelle con- sistance à notre hypothèse d'une collaboration, en ce qui concerne le Discours sur les Pensées.

l8 INTRODUCTION

j'entends Mademoiselle de Guise, dont le nom est trop beau pour le taire, vous a demandé vos conseils ; et que pouvait désirer une âme aussi grande, et aussi élevée que la sienne, sinon les conseils d'un homme sage ? Et quels ont été ceux que vous lui avez donnés? Noblesse indi- gente, tant de fois relevée par ses bienfaits ! Gens de Lettres peu fortunés, ses illustres pen- sionnaires, vous lavez ressenti. J'en attesterais les mânes de ceux qui ne sont plus, et la reconnaissance de ceux qui vivent encore, si je n'épargnais votre modestie. »

Dubois ne s'en est pas tenu là. Ayant désor- mais des loisirs, il s'avisa de composer des traductions de saint Augustin, naturelle- ment ! et de Cicéron. Ces traductions, d'un style un peu uniforme peut-être, ne sont point sans mérite, et elles eurent beaucoup de succès. « Exacte, fidèle, pure, élégante et admirable- ment démêlée, » disaient de la traduction des Lettres de saint Augustin les Nouvelles la République des Letlres. La traduction des Con- fessions a fait concurrence à celle d'Arnauld d'Andilly lui-même, et elle a été souvent réim- primée, jusque vers le milieu du siècle dernier ; la Bibliothèque nationale possède 23 de ces réimpressions de 1686 à i838, contre 24 de celles d'Arnauld d'Andilly, de 16/19 à i865.

INTRODUCTION

Dubois s'était marié sur le tard avec la veuve d'un de ses compatriotes. Sa mort qui survint en 169/j, peu de temps après sa réception à T Académie, lui épargna une grande douleur. En tète de sa traduction des Sermons de saint Augustin, il avait mis une longue Préface, où, s'élevant contre l'éloquence emphatique et fleurie des prédicateurs, il leur proposait pour modèle la touchante simplicité de l'Évangile. Cette théorie, qui nous semble si sage, aurait plu à saint Vincent de Paul ; elle n'eut pas l'heur de plaire à Arnauld, auquel la Préface imprimée avait été humblement soumise, et qui, dans une dissertation sans aménité, pul- vérisa littéralement son involontaire contra- dicteur. Celui-ci ne la connut heureusement pas et elle ne parut qu'après sa mort. On nous dit qu'il en eût souffert. Et ce dernier trait achève de caractériser cette aimable et modeste figure d'un homme de lettres d'autrefois, la science, la conscience, l'intelligence et la bonté se sont comme donné rendez vous pour com- poser une physionomie originale et sympa- thique, laquelle devrait peut-être tenter l'un de nos heureux chercheurs. C'est, après tout, un titre à l'attention, sinon à la gloire, que d'avoir mêlé, fût ce trop discrètement, son nom à l'his- toire littéraire de Racine et de Pascal (5).

LA UIAISE 2

20 INTRODUCTION

< >n en peut dire autant de Jean Fillcau de la ( '. haise(6). Son nom de famille était Killeau, mais il était plus connu sous le nom de M. de la Chaise. Lui aussi était de Poitiers, il est vers i63o. Sa famille paternelle était originaire d'Orléans, qu'elle avait quitté pour échapper aux persécutions calvinistes. Nicolas Filleau, «écuyer», son père, établi à Poitiers, «entra dans les affaires du Roi et y fit une fortune assez considérable, quoique légitime » ; sa mère était d'une bonne noblesse du Poitou. Jean était l'aîné de cinq enfants. Ses deux frères riaient M. des Billcltes qui mourut en 1720, à 8(î ans, fut « pensionnaire mécanicien de l'Aca- démie Royale des Sciences », et dont Fonte* nelle a écrit Y Éloge, et M. de Saint-Martin, qui s'est fait connaître par une traduction de Don Quichotte. « Les trois frères, nous dit-on, avaient des mœurs irréprochables, de l'amour poul- ies sciences. » Tous trois étaient venus à Paris : ils « s'attachèrent » à M"" de Longuevillc, au duc de Roannez, et à un certain nombre de personnes de piété et de talent.

Filleau de la Chaise est l'auteur d'une Histoire de saint Louis qui, nous dit Sainte-Beuve, « eut, avant de paraître, à subir bien des accrocs et des mésaventures. Le pauvre homme, comme autour, était plus estimable qu'heureux. » La

INTRODUCTION 21

formule est un peu bien dédaigneuse. Voici exactement ce qui s'était passé.

M. de la Chaise s'était fait connaître et appré- cier de Bossuet, de Huet, de Montausier, qui avaient été, comme l'on sait, chargés de l'édu cation du Dauphin. Montausier ayant prié M. de Saci d'écrire pour son royal élève une Vie de saint Louis, celui-ci accepta en principe, mais demanda à Tillemont de l'aider et de lui préparer des mémoires sur lesquels il travail- lerait. Tillemont se mit à l'œuvre et pendant plus de deux ans amassa des matériaux. Mais M, de Saci étant mort en 168/i, sans avoir exécuté son dessein, on confia à M. de la Chaise le soin de le réaliser et de mettre en œuvre les mémoires rédigés par Tillemont.

Le livre, dédié à «Monseigneur », parut sous l'anonyme en 1668. « Cette Histoire, nous dit-on, fut reçue d'abord avec tant d'empresse- ment que le libraire fut obligé, les premiers jours de la vente, de mettre des gardes chez lui, de peur que l'affluence des acheteurs ne lui fût nuisible (7). 0 Et pourtant l'ouvrage était loin d'être tel que l'auteur l'avait conçu. Ses relations avaient servi de prétexte à de bien misérables dénonciations. Louis XIV s'était ému : il fit soumettre le livre à un examen des plus sévères ; les censeurs imposèrent tant de

22 INTRODUCTION

retranchements que Filleau de la Chaise se refusa à signer son travail, donnant ainsi un assez bel exemple de dignité littéraire.

Et ce ne fut pas tout : « une personne dis- tinguée par sa qualité » poussa le léger et peu scrupuleux abbé de Choisy à écrire une autre Histoire de saint Louis. L'ouvrage fut bâclé en moins de trois semaines, et l'impression fut si vivement poussée, qu'il pût paraître au début de 1689. « La nouveauté, le crédit de ceux qui appuyaient ce nouvel ouvrage, d'ailleurs très superficiel, un style léger et agréable, qui caractérise tous les ouvrages de M. de Choisy, tout cela fit tomber entièrement Y Histoire de M. de la Chaise. » Les esprits sérieux ont d'ail- leurs longtemps recherché cette Histoire pour ses qualités d'exactitude et d'érudition ; mais la forme en a été diversement appréciée. « Style un peu lâche », disent les collaborateurs de Moréri ; « son style est pur », dit le P. Lelong, qui semble bien voir plus juste. Il faudrait être un historien de profession pour pou- voir apprécier exactement la valeur d'un livre que son auteur, du reste, a, en partie, désavoué.

Filleau de la Chaise est mort en i6g3. Si, comme il est probable, il est, au moins en partie, l'auteur du beau Discours sur les Pensées

INTRODUCTION 23

de Pascal, dont la paternité lui a échappé pen- dant plus d'un siècle, il faut avouer qu'il a été, comme écrivain, assez malchanceux. Raison de plus peut-être pour que l'histoire littéraire, qui elle aussi est une justice, essaie de tirer de l'oubli le nom d'un homme qui semble avoir été, au sens moderne comme au sens ancien du mot, un parfait « honnête homme », et auquel nous devons sans doute de mieux entendre le sens et la portée de l'immor- tel chef-d'œuvre de Pascal.

Qui sait même si nous ne lui devons pas davantage, et si, dans la préparation de l'édi- tion originale des Pensées, il n'a pas eu un rôle plus actif et plus prépondérant qu'on ne lui en attribue d'ordinaire? Nous lisons en effet ceci dans la notice que lui consacre le Dictionnaire de Moréri : « Quelques personnes qui ont connu M. de la Chaise disent que ce fut lui qui recueillit les Pensées de M. Pascal, et qui les fit imprimer, et on le fait auteur du Discours sur les preuves des livres de Moïse, qui est imprimé avec ces Pensées, quoique M. l'abbé d'Olivet, dans sa continuation de V Histoire de l'Académie française, donne ce discours à Phi- lippe Goibaud-Dubois... (8) » Les deux questions que soulèvent ces lignes sont probablement, ou du moins provisoirement, insolubles. Il

24 INTRODUCTION

n'esl passâhs intérêt de serrer d'un peu plus près la seconde.

Niuis avons déjà dit que le Discours sur les Pensées (9) est accompagné, dans toutes les anciennes éditions, d'un Discours sur les preuves des livres de Moïse. Ce Discours, que l'Approba- tion, très élogieuse, des Docteurs, n'attribue à personne, est-il de Dubois ou de Filleau de la Chaise ? Les témoignages de l'abbé Goujet et Moréri font peut-être plutôt pencher la balance du côté de ce dernier. Mais que le second Dis- cours soit de l'un ou de l'autre, qu'est-ce qu'il représente exactement ? L'Avertissement com- mun des deux Discours nous dit ceci : « Comme on a jugé que ce Discours pourrait ne pas être tout à fait inutile pour faire voir à peu près quel était le dessein de Monsieur Pascal, on a voulu le rendre public, parce que ce dessein était si grand et si important qu'on a cru qu'il ne fallait rien négliger, pour petit qu'il fût, de ce qui pouvait y avoir quelque rapport. C'est pour cette même raison qu'à ce Discours on en a joint un autre sur les preuves des livres de Moïse, qui n'avait pas été fait pour voirie jour. » La phrase n'est pas absolument claire ; mais cl le semble bien nous laisser enten- dre que le second Discours a « quelque rapport » avec le dessein de Pascal. Pour ma part, j'y

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verrais volontiers soit le développement de l'un des points du premier Discours, soit, et plu- tôt peut-être, le résumé plus pu moins direct d'une autre « conférence » de Pascal. Dans l'un ou l'autre cas, ce morceau est à rapprocher d'un certain nombre de Pensées ; il est àJire de près pour qui veut étudier l'exégèse de Pas- cal ; et comme rien n'est indifférent de ce qui peut servir à éclairer l'histoire d'une puissante pensée et d'une grande âme, il faut être recon- naissant à celui, quel qu'il soit, qui nous a conservé l'écho de cette parole fulgurante, de cette conscience inquiète, subtile et cher- cheuse.

Et j'en dirais volontiers autant d'une autre pièce, beaucoup plus courte, qui à partir, je crois, de i683 (10), est jointe aux deux autres Discours, dans la plupart des anciennes éditions des Pensées. Elle a pour titre: Traité ou l'on montre qu'il y a des démonstrations d'une autre espèce, et aussi certaines que celles de la Géo- métrie, et qu'on en peut donner de telles pour la Religion chrétienne. L'Avertissement (commun aux trois Discours, dans les éditions qui les contiennent tous les trois) assimile entièrement ce petit traité au Discours sur Moïse. Et j'y vois également la reprise d'une théorie chère à Pascal, et que celui ci avait développer un

26 INTRODUCTION

jour, avec sa fougue cl sa maîtrise habituelles, au cours d'une « conférence » ou d'un simple entretien. Le nom du rédacteur, j'allais dire du sténographe, ne nous est pas donné. Peu importe d'ailleurs : l'essentiel est que nous percevions l'écho, même affaibli, de la grande voix de Pascal.

On a trop souvent, sur la foi de ce charla- tan de Victor Cousin, reproché avec une injuste apreté aux hommes de Port Royal d'avoir « embelli ». atténué, affadi, émondé Pascal. Remercions-les tout au contraire d'avoir préparé avec un soin pieux l'excellente, et d'ailleurs la seule édition des Pensées qui était alors possible, cl de nous avoir conservé, avec le manuscrit autographe, tous les documents qui peuvent nous permettre de mieux pénétrer dans l'intimité de eette haute et puissante pen- sée, de cette àme tragique et frémissante.

On s'est proposé, dans ce volume, de rassem- bler tous les textes contemporains, extérieurs aux Pensées, qui sont susceptibles de nous éclairer sur le dessein de Pascal et sur les divers aspects ou les divers « moments » de sa pensée apologétique.

Le morceau essentiel, à cet égard, est, selon nous, le Discours sur les Pensées de M. Pascal, qui, évidemment, ne nous livre pas les der-

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nières intentions et le dernier état de la pensée du grand écrivain, je soupçonne celui-ci, avec M. Lanson. d'avoir plusieurs fois changé son dessein et modifié son plan en cours de route, mais qui, au total, me semble repré- senter la moyenne des opinions les plus vrai- semblables que l'on peut se former sur la question. Pour toutes les raisons que nous avons brièvement données, nous y avons joint le Dlseours sur les preuves des livres de Moïse et le traité Qu'il y a des démons Irai ions...

On a fait suivre ces trois Discours de la Pré- face de Port-Royal qui, depuis 1670, figure dans à peu près toutes les éditions des Pensées. Elle est l'œuvre d'Etienne Périer,et elle représente la version familiale. Etienne Périer, qui n'avait d'ailleurs alors que seize ans, n'a pas être l'un des auditeurs de la conférence de i658. J'imagine qu'il a utiliser avec le Discours sur les Pensées (assez souvent il paraît se con- tenter de le resserrer et de l'abréger) des sou- venirs et des traditions provenant d'une antre source. Son témoignage est aussi fort impor- tant.

Enfin, on a reproduit le fragment de la Vie de Biaise Pascal par M"" Périer qui nous a été conservé par l'abbé Besoigne, dans son Histoire de l'Abbaye de Port Royal et la sœur du

28 INTRODUCTION

grand écrivain résume i"i sa manière le dessein de I [pologie projetée.

Le lexlc des deux premiers Discours a été revu sur celui de l'édition originale (Paris, Guillaume Desprez, 1672)5 celui du traité: (ju'il y '/ des démonstrations..., sur le texte com- pris d;ms L'édition des Pensées de i683 : celui de la Préface de Port-Royal sur le texte de l'édi- tion originale de 1670; enfin le texte du frag- ment de M"" Périer sur celui de l'abbé Besoigne.

P. -S. Au moment oh je corrige les épreuves de ce petit volume, il me tombe sous les yeux un curieux article du Révérend D 'II. F. Stewart, de Trinity Collège, à Cambridge, Vers une nou- velle édition de l'apologie de Pascal (The French Quarterly, septembre. 1 921). M. Stewart y propose de prendre pour base de celle nou- velle édition précisément le Discours sur les Pensées de Filleaude lu Chaise. Je ne crois pas, comme lui, qu'on puisse, dans le dernier détail, reconstituer le pian de i Apologie. Mais, à la veille du troisième centenaire de la naissance de Pascal, iljaut signaler cette intéressante ten- tative aux admirateurs et aux lecteurs des Pensées.

AVERTISSEMENT

Le Discours qui suit avait été fait pour servir de Préface au Recueil des Pensées de M. Pascal ; mais parce qu'il fut trouvé trop étendu pour lui donner ce nom, on ne voulut point s'en servir ; et il était même bien juste qu'il cédât à la Préface qu'on voit au commencement de ce Recueil, quand ce n'aurait été qu'afin de ne rien mêler d'étranger aux Pensées de M. Pascal, et de n'y rien joindre qui ne vînt de la même famille, et du même esprit. Depuis, comme on a jugé que ce Discours pourrait n'être pas tout à fait inutile pour faire voir à peu près quel était le dessein de M. Pascal, on a voulu le rendre public, parce que ce dessein était si grand, et si important, qu'on a cru qu'il ne fallait rien négliger, pour petit qu'il fût, de ce qui pouvait y avoir quelque rapport. C'est par cette même raison, qu'à ce Discours on en a joint un autre sur les preuves des Livres de Moïse, qui n'avait pas été fait pour voir le jour, non plus que le Traité Von fait voir : Qu'il y a des Démonstrations d'une autre espèce et aussi certaines que celles de la Géo- métrie, et qu'on en peut donner de telles pour la. Religion chrétienne. Quelque succès qu'ils aient les uns et les autres, on s'estimerait trop heureux, s'il plaisait à Dieu, qui fait servir les moindres choses à ses plus grands desseins, qu'une seule per- sonne dans le monde en profitât.

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DISCOURS SUR LES PENSÉES

DE M. PASCAL

CE qu'on a vu jusqu'ici de M. Pascal a donné une si haute idée de la grandeur de son esprit, qu'il ne faut pas s'étonner que ceux qui savaient qu'il avait dessein d'écrire sur la vérité de la Religion, aient eu beaucoup d'impatience de voir ce qu'on en avait trouvé dans ses papiers après sa mort. Ses amis, de leur côté, n'en avaient pas moins de le publier ; et comme ils savaient encore mieux le prix de ce qui leur restait de lui, que ceux qui n'en jugeaient que par conjecture, il ne faut pas douter qu'ils ne se soient sentis pressés de rendre ce dernier devoir à un homme dont la mémoire leur est si chère, et de faire part au monde d'une chose qu'ils croyaient avec raison lui devoir être si utile.

Car quoique M. Pascal n'eût encore rien écrit sur ce sujet que quelques pensées détachées,

32 DISCOURS SUR LES PENSÉES

qui auraient pu trouver leur place dans l'ouvrage qu'il méditait, mais qui n'en auraient fait qu'une très petite partie, et qui n'en sauraient donner qu'une idée fort imparfaite, on peut dire néan- moins qu'on n'a encore rien vu d'approchant sur cette matière. Cependant on ne saurait presque prévoir de quelle manière les précieux restes de ce grand dessein seront reçus dans le monde. Quantité de gens seront sans doute cho- qués d'y trouver si peu d'ordre, de ce que tout y est imparfait, et de ce qu'il y a même quantité de Pensées sans suite ni liaison, et dont on ne voit point elles tendent. Mais qu'ils considèrent que ce que M. Pascal avait entrepris n'étant pas de ces choses qu'on peut dire achevées dès qu'on en a conçu le dessein, ou de ces ouvrages dans le train ordinaire, et qui sont aussi bons d'une façon que d'une autre, il y avait encore bien loin du projet à l'exécution. Ce devait être un composé de quantité de pièces et de ressorts différents ; il y fallait désabuser le monde d'une infinité d'erreurs, et lui apprendre autant de vérités ; enfin il y fallait parler de tout, et en parler raisonnablement, à quoi le chemin n'est guère frayé. Car en effet tout conduit à la Reli- gion, ou tout en détourne ; et comme c'est le plus grand des desseins de Dieu, ou plutôt le centre de tous ses desseins, et qu'il n'a rien fait que

DE M. PASCAL 33

pour Jésus-Christ, il n'y a rien dans le monde qui n'ait rapport à lui, rien dans les choses vi- vantes ou inanimées, rien dans les actions ou les pensées des hommes qui ne soit des suites du péché ou des effets de la grâce, et dans quoi Dieu n'ait pour but de dissiper nos ténèbres, ou de les augmenter lorsque nous les aimons. Ainsi tout pouvait entrer dans le livre de M. Pascal ; et quelque esprit qu'il eût, il aurait pu employer sa vie au seul amas de tant de matière, et laisser encore bien des choses à dire. Faut-il donc s'étonner que, n'y ayant donné que les quatre ou cinq dernières de ses années, et encore avec beaucoup d'interruption, on n'ait trouvé après sa mort que des matériaux informes et en petite quantité ?

D'ailleurs, comme la plupart se sont voulu figurer par avance ce que ce pourrait être que cet ouvrage, et que chacun s'est imaginé que M. Pascal aurait s'y prendre comme il aurait fait lui-même, il est certain que bien des gens y seront trompés.

Ceux qui ne trouvent rien d'assuré que les preuves de géométrie, en veulent de l'existence de Dieu, et de l'immortalité de l'âme, qui les conduisent de principe en principe comme leurs démonstrations. D'autres demandent de ces raisons communes qui prouvent peu, ou qui ne

34 DISCOURS SUR LES PENSEES

prouvent qu'à ceux qui sont déjà persuadés ; et d'autres des raisons métaphysiques, qui ne sont souvent que des subtilités peu capables de faire impression sur l'esprit, et dont il se défie toujours. Enfin il y en a qui n'ont de goût que pour ce qu'on appelle lieux communs, et pour je ne sais quelle éloquence de mots dénuée de vérité, qui ne fait qu'éblouir, et ne va jamais jusqu'au cœur.

Il est certain que ni les uns ni les autres ne trouveront ce qu'ils demandent dans ces frag- ments ; mais il est vrai aussi qu'ils l'y trouveraient, s'ils n'étaient abusés par de fausses idées de ce qu'ils cherchent. Tout y est plein de traits d'une éloquence inimitable, et de cette éloquence qui vient d'un sentiment vif des choses, et d'une profonde intelligence, et qui ne manque jamais de remuer et de produire quelque effet. Il y a des preuves métaphysiques aussi convaincantes qu'on en peut donner en cette matière ; et des démonstrations même pour ceux qui s'y con- naissent, fondées sur des principes aussi incon- testables que ceux des géomètres.

Mais le malheur est que ces principes appar- tiennent plus au cœur qu'à l'esprit, et que les hommes sont si peu accoutumés à étudier leur cœur, qu'il n'y a rien qui leur soit plus inconnu. Ce n'est presque jamais que se portent leurs

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méditations, et quoiqu'ils ne fassent toute leur vie et en toutes choses que suivre les mouvements de leur cœur, ce n'est que comme des aveugles qui se laissent mener sans savoir comment leurs guides sont faits, et n'y rien connaître de ce qui se trouve dans leur chemin. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'ils soient insensibles aux lumières que Dieu y a mises, s'ils ne tournent jamais les yeux de ce côté-là, et qu'ils ne cessent même de se remplir de choses qui leur en ôtent la vue. Et s'il s'en trouve quelques-uns qui s'appliquent à l'étude du cœur humain, peuvent-ils se vanter d'aller jusqu'au fond, et de percer cet abîme de préjugés, de faux sentiments, et de passions, cette lumière est presque étouf- fée ?

La vérité est qu'il ne faut pas tant penser à prouver Dieu qu'à le faire sentir, et que ce der- nier même est le plus utile, et tout ensemble le plus aisé. Et pour le sentir, il faut le chercher dans les sentiments qui subsistent encore en nous, et qui nous restent de la grandeur de notre première nature. Car enfin, si Dieu a laissé de ses marques dans tous ses ouvrages, comme on n'en peut douter, nous les trouverons bien plu- tôt en nous-mêmes que dans les choses exté- rieures qui ne nous parlent point, et dont nous n'apercevons qu'une légère superficie, exclus

LA CHAISE

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pour jamais d'en connaître le fond et la nature. Et s'il est inconcevable qu'il n'ait pas gravé dans ses créatures ce qu'elles lui doivent pour l'être qu'il leur a donné, ce sera bien plutôt dans son propre cœur que l'homme pourra trouver cette importante leçon, que dans les choses ina- nimées qui accomplissent la volonté de Dieu sans le savoir, et pour qui l'être ne diffère point du néant.

Tant s'en faut donc qu'il faille s'étonner qu'on puisse trouver Dieu par cette voie, qu'une des choses du monde la plus étonnante, c'est que nous ne l'y trouvions pas : et il n'y avait qu'un renversement pareil à celui que le péché a fait dans l'homme, qui lui pût ôter le sentiment de cette présence de Dieu, que son immensité rend perpétuelle partout. Qu'il se console pour- tant : ce sceau de Dieu dans ses ouvrages est éternel et ineffaçable, et le sentiment n'en sau- rait être éteint, que la faculté de connaître et de sentir n'y soit détruite. Elle est faible à la vérité, et languissante ; mais de cela même qu'elle connaît sa langueur, elle subsiste et elle peut être rétablie. Elle le sera même tôt ou tard, si elle la reconnaît sincèrement, et qu'elle en gémisse : et elle fera trouver à l'homme dans son propre cœur ces traces de Dieu qu'il cher- cherait en vain dans les ouvrages morts de la

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nature, puisqu'ils ne lui apprendraient jamais ni quel est ce Dieu, ni ce qu'il demande de lui.

Voilà proprement quel était le dessein de M. Pascal : il voulait rappeler les hommes à leur cœur, et leur faire commencer par se bien con- naître eux-mêmes. Toute autre voie, quoique bonne en soi, ne convenait point, selon lui, à la manière dont ils sont faits ; au lieu que celle-ci lui paraissait conforme à l'état de leur cœur et de leur esprit, et d'autant plus propre à les rendre capables de connaître Dieu et d'y croire, qu'elle les porte à souhaiter qu'il soit, et à faire consister tout leur bien et toute leur consolation à n'en pouvoir douter.

C'est ce qui paraît par tout ce qu'on voit dans ces fragments, et par diverses choses qu'on en a retranchées, comme trop imparfaites, et qui ne marquaient que l'ordre qu'il se proposait de garder. Mais outre cela, on le sait encore par un discours qu'il fit un jour en présence de quelques-uns de ses amis, et qui fut comme le plan de l'ouvrage qu'il méditait. Il parla poui le moins deux heures ; et quoique ceux qui s'y trouvèrent soient des gens d'un esprit à admirer peu de choses, comme on en conviendrait aisé- ment si je les nommais, ils reconnaissent encore présentement qu'ils en furent transportés ; que cette ébauche, toute légère qu'elle était, leur

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donna l'idée du plus grand ouvrage dont un lion une puisse être capable ; et que l'éloquence, la profondeur, l'intelligence de ce qu'il y a de plus caché dans l'Écriture, la découverte de quan- tité de choses qui avaient jusques ici échappé à tout le monde, et tout ce qu'ils virent de l'esprit de M. Pascal dans ce peu de temps ne leur per- mit pas de douter qu'il ne fût propre à exécuter un si grand dessein, et leur persuada, de plus, que s'il ne l'achevrit, il demeurerait longtemps imparfait.

Soit qu'à ce qu'il y avait d'effectif, et de sa part et de la leur, il s'y joignît encore quelque chose de cette union d'esprit et de sentiments, qui échauffe et donne de nouvelles forces, ou que ce fût un de ces moments heureux, les plus habiles se surpassent eux-mêmes, et les impressions se font si vives et si pro- fondes, tout ce que dit alors M. Pascal leur est encore présent, et c'est d'un d'eux que plus de huit ans après on a appris ce qu'on en va dire.

Après donc qu'il leur eut exposé ce qu'il pensait des preuves dont on se sert d'ordinaire, et fait voir combien celles qu'on tire des ouvrages de Dieu sont peu proportionnées à l'état naturel du cœur humain, et combien les hommes ont la tête peu propre aux raisonnements métaphy- siques, il montra clairement qu'il n'y a que les

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preuves morales et historiques, et de certains sentiments qui viennent de la nature et de l'expé- rience, qui soient de leur portée ; et il fit voir qus ce n'est que sur des preuves de cette sorte que sont fondées les choses qui sont reconnues d?ns le monde pour les plus certaines. Et en effet, qu'il y ait une ville qu'on appelle Rome, que Mahomet ait été, que l'embrasement de Londres soit véritable, on aurait de la peine à le démontrer. Cependant C3 serait être fou d'en douter, et de ne pas exposer sa vie là-dessus pour peu qu'il y eût à gagner. Les voies par nous acquérons ces sortes de certitudes, pour n'être pas géométriques, n'en sont pas moins infaillibles, et ne nous doivent pas moins porter à agir, et ce n'est même que là-dessus que nous agissons presque en toutes choses.

M. Pascal entreprit donc de faire voir que la Religion chrétienne était en aussi forts termes que ce qu'on reçoit le plus indubitablement entre les hommes ; et suivant son dessein de leur apprendre à se connaître, il commença par une peinture de l'homme qui, pour n'être qu'un raccourci, ne laissait pas de contenir tout ce qu'on a jamais dit de plus excellent sur ce sujet, et ce qu'il en avait pensé lui-même, qui allait bien au delà. Jamais ceux qui ont le plus méprisé l'homme n'ont poussé si loin son

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imbécillité, sa corruption, ses ténèbres ; et ja- mais sa grandeur et ses avantages n'ont été portés si haut par ceux qui l'ont le plus relevé. Tout ce qu'on voit dans ces fragments touchant les illusions de l'imagination, la vanité, l'ennui, l'orgueil, l'amour-propre, l'égarement des païens, l'aveuglement des athées, et de l'autre côté ce qu'on y trouve de la pensée de l'homme, de la recherche du vrai bien, du sentiment de sa misère, de l'amour de la vérité : tout cela fait assez voir à quel point il avait étudié et connu l'homme, et l'aurait bien mieux fait en- core, s'il avait plu à Dieu qu'il y mît la dernière

main.

Que chacun s'examine sérieusement sur ce qu'il trouvera dans ce Recueil, et se mette à la place d'un homme que M. Pascal supposait avoir du sens, 2t qu'il se proposait en idée de pousser à bout, et d'atterrer, pour le mener ensuite pied à pied à la connaissance de la vérité. On verra sans doute qu'il n'est pas possible qu'il ne vienne enfin à s'effrayer de ce qu'il découvrira en lui, et à se regarder comme un assemblage mons- trueux de parties incompatibles ; que cet amour pour la vérité, qui ne peut s'effacer de son cœur, joint à une si grande incapacité de la bien con- naître, ne le surprenne ; que cet orgueil avec lui, et qui trouve à se nourrir dans le fond même

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de la misère et de la bassesse, ne l'étonné ; que ce sentiment sourd, au milieu des plus grands biens, qu'il lui manque quelque chose, quoiqu'il ne lui manque rien de ce qu'il connaît, ne l'at- triste ; et qu'enfin ces mouvements involontaires du cœur, qu'il condamne, et qu'il a la peine de combattre, lors même qu'il se croit sans défauts, et ceux qui lui causent toujours quelque trouble, s'il se veut bien observer, quelque abandonné qu'il soit au crime, ne le démontent, et ne lui fassent douter qu'une nature si pleine de contrariétés y et double et unique tout ensemble, comme il sent la sienne, puisse être une simple production du hasard, ou être sortie telle des mains de son auteur.

Quoiqu'un homme en cet état soit encore bien loin de connaître Dieu, il est au moins cer- tain que rien n'est plus propre à lui persuader qu'il y peut avoir autre chose que ce qu'il con- naît, et que cette chose inconnue lui peut être d'assez grande conséquence pour chercher s'il n'y a rien qui l'en puisse instruire. Et on ne sau- rait même nier que ceux qu'on aurait mis dans cette disposition, ne fussent tout autrement capables d'être touchés des autres preuves de Dieu, et qu'ils ne reçussent avec d'autant plus de joie l'éclaircissement de leurs doutes, qu'on leur apprendrait en même temps le remède à

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cet abîme de misères dont les hommes sont en- tourés, et dans lesquelles il est inconcevable com- ment ceux qui n'en espèrent point, peuvent avoir le moindre repos.

C'est à cet étrange repos que M. Pascal en voulait principalement : et on le trouvera poussé dans ses écrits avec tant de force et d'éloquence, qu'il est mal aisé d'y donner quelque attention sans en être ému, et que ces gens qui ont pris leur parti, et qui savent, disent-ils, à quoi ils s'en doivent tenir, auront peut-être de la peine à s'empêcher d'être ébranlés. Aussi ne croyait-il pas qu'il pût subsister avec la moindre étincelle de bon sens. Et après avoir supposé qu'un homme raisonnable n'y pouvait demeurer, non plus que dans l'ignorance de son véritable état pré- sent et à venir, il lui fit chercher tout ce qui lui pouvait donner quelque lumière, et examina premièrement ce qu'en avaient dit ceux qu'on appelle Philosophes.

Mais il n'eut guère de peine à montrer qu'il fallait être peu difficile pour s'en contenter ; qu'ils n'avaient fait autre chose que se contredire les uns les autres, et se contredire eux-mêmes ; qu'ils avaient trouvé tant de sortes de vrai bien, qu'il était impossible qu'aucun d'eux eût ren- contré, puisque apparemment il doit être de telle nature qu'on ne s'y puisse méprendre,

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et que les faux biens ne lui sauraient ressembler. Que si quelques-uns d'eux avaient connu que les hommes naissent méchants, aucun ne s'était avisé d'en dire la raison, ni même de la chercher, quoiqu'il n'y eût rien dans le monde de si digne de leur curiosité ; que les uns avaient fait l'homme tout grand, malgré ce qu'il sent en lui de bas- sesse ; et les autres tout méprisable, malgré l'in- tinct qui l'élève ; les uns maître de sa félicité, les autres misérable sans ressource ; les uns capable de tout, les autres de rien ; enfin qu'il n'y avait point de secte qui en parlât si raisonnablement, que chacun ne sentît en soi de quoi la démentir. Cet homme ne pouvant donc se satisfaire de cela, ni abandonner aussi une recherche si importante, et jugeant bien que ce n'était pas de gens faits comme lui, et aveugles comme lui, qu'il devait attendre quelque éclaircissement, M. Pascal lui fit venir à l'esprit, que peut-être lui et ses semblables avaient-ils un auteur qui aurait pu se communiquer à eux, et leur donner des marques de leur origine, et du dessein qu'il aurait eu en leur donnant l'être. Et là-dessus parcourant tout l'univers, et tous les âges, il rencontre une infinité de Religions, mais dont aucune n'est capable de le toucher. Comme il a du sens, il conçoit quelque chose de ce qui doit convenir à l'Être souverain,, s'il y en a un.

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el île ce qu'il doit avoir appris aux hommes, au qu'il se soit fait connaître à eux, comme il a faire, s'il y a une Religion véritable.

Mais ?u lieu de cela, que trouve-t-il dans cette recherche? des religions qui commencent avec de certains peuples et finissent avec eux î des religions l'on adore plusieurs dieux, et des dieux plus ridicules que des hommes ; des religions qui n'ont rien de spirituel ni d'élevé, qui autorisent le vice, qui s'établissent tantôt par la force, et tantôt par la fourberie, qui sont sans autorité, sans preuves, sans rien de surna- turel ; qui n'ont qu'un culte grossier et charnel, tout est extérieur, tout sentant l'homme, tout indigne de Dieu ; et qui le laissant dans la même ignorance de la nature de Dieu et de la sienne, ne font que lui apprendre de plus en plus, jusqu'où peut aller l'extravagance des hommes. Enfin plutôt que d'en choisir aucune et d'y établir son repos, il prendrait le parti de se donner lui-même la mort, pour sortir tout d'un coup d'un état si misérable, lorsque prêt de tomber dans le désespoir, il découvre un certain peuple» qui d'abord attire son attention par quantité de circonstances merveilleuses et uniques.

C'est le peuple Juif, dont M. Pascal fait re- marquer tant de choses, qu'on trouvera pour la plupart dans le recueil de ses Pensées, qu'il faut

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n'avoir guère de curiosité pour ne les pas appro- fondir. Ce sont des gens tous sortis d'un même homme, et qui ayant toujours eu un soin extraor- dinaire de ne se point allier avec les autres nations, et de conserver leurs généalogies, peuvent donner au monde, plutôt qu'aucun autre peuple, une histoire digne de créance. Puisque enfin ce n'est proprement que l'histoire d'une seule famille, qui ne peut être sujette à confusion, mais pourtant d'une famille si nombreuse, que s'il s'y était mêlé de l'imposture, il serait impos- sible, comme les hommes sont faits, que quel- qu'un d'eux ne l'eût découverte et publiée. Outre que cette histoire étant la plus ancienne de toutes, elle n'a rien pu emprunter des autres, et que par cela seul elle mérite une vénération par- ticulière.

Car quoiqu'on puisse conter des histoires de la Chine, et de quelques autres, le moindre discer- nement suffit pour voir que ce ne sont que des fables ridicules ; et que celle-ci peut être véri- table. Plus on examine celles-là, plus on en sent la fausseté ; au lieu qu'à mesure qu'on appro- fondit celle-ci, elle se confirme elle-même, et devient incontestable. Et enfin quand il sera question de choisir entre des hommes tombés du soleil, ou sortis d'une montagne, et des hommes créés par un Dieu tout-puissant, il faut se con-

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naître bien peu à ce qui a l'air de vérité pour ba- lancer un moment.

Cet homme donc ravi de cette découverte, et résolu de la pousser comme sa dernière res- source, trouve d'abord que ce peuple si considé- rable se gouverne par un livre unique, qui com- prend tout ensemble son histoire, ses lois, et sa religion, et tout cela tsllement joint et insé- parable, que son attention en redouble, et qu'il croit en pouvoir conclure, que s'il y a quelque chose de vrri, il faut que tout le reste le soit.

Mais ce qu'il y a d'étrange, il n'a pas ouvert ce livre, qu'avec l'histoire de ce peuple il y trouve aussi celle de la naissance du monde ; que le ciel et la terre sont l'ouvrage d'un Dieu ; que l'homme a été créé ; et que son Auteur s'est fait connaître à lui ; qu'il lui a soumis toutes les autres créatures ; qu'il l'a fait à son image, et par con- séquent doué d'intelligence et de lumière, et capable de bien et de vérité ; libre dans ses jugements et dans ses actions ; et dans une parfaite conformité des mouvements de son cœur à la justice et à la droite raison. Car enfin c'est ce qu'emporte cette ressemblance à Dieu, à qui l'homme ne peut ressembler par le corps, et ce souffle de vie dont Dieu l'anima, qui ne peut être autre chose qu'un rayon de cette vie toute intelligente et toute pure, qui fait son essence.

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Voilà, à dire vrai, bien des doutes levés, et par un moyen bien facile. L'éternité du monde l'on se perd, et cette rencontre fortuite de quelques atomes, ne sont assurément pas si aisés à concevoir ; et lorsqu'il s'agit d'expliquer cet ordre admirable de l'Univers, la génération des plantes et des animaux, l'artifice du corps humain, et ce qu'on entend surtout par les noms d'âme et de pensée, qu'il s'en faut que cette éternité et ces atomes ne paraissent si bien imaginés, et que l'esprit n'ait tant d'envie de s'y rendre.

Que cet homme s'estimerait donc heureux, s'il pouvait trouver que ce fût une vérité ! Dans l'espérance qu'il conçoit de ce commence- ment de lumière, il n'est rien qu'il ne donnât pour cela. Mais comme il ne voudrait point d'un repos il lui restât quelque doute, et qu'il craint autant de se tromper que de demeurer dans l'incertitude il est, il veut voir le fond de la chose, et l'examiner avec la dernière exacti- tude.

Il remarque premièrement, comme une cir- constance qu'on ne saurait trop admirer, que celui qui a écrit cela ait compris tant de choses, et des choses si considérables, dans un seul chapitre, et encore bien court. Et au lieu que tous les hommes sont naturellement portés à agrandir

48 DISCOURS SUR LES PENSÉES

les moindres choses, et que tout autre peut-être aurait cru déshonorer un si grand sujet en le touchant si légèrement, il admire que celui-ci en ait pu parler d'une manière si simple ; et qu'étant» ou voulant qu'on le crût, choisi pour l'annoncer aux hommes, il ait si peu songé à se faire valoir, à prévenir l'esprit de ses lecteurs, à donner du lustre à ce qu'il disait, ou à le prouver. Un carac- tère si rare ou plutôt si unique, mérite sans doute quelque respect ; et il y a grande apparence que quiconque a pu traiter ainsi des choses de cette nature, a bien senti que tout leur prix consistait dans leur vérité, sans qu'elles eussent aucun be- soin d'ornements étrangers, et qu'il était même persuadé qu'elles étaient ou bien connues ou bien aisées à croire.

Mais cependant il se présente d'abord une dilii- culté qui paraît insurmontable. Et au même temps qu'on voit clairement que si c'est un Dieu qui a créé les hommes, et qu'il ait lui-même rendu témoignage de la bonté de ses ouvrages, il faut que l'homme ait été créé dans l'état que j'ai dit, on s'en sent si éloigné que l'on ne sait plus l'on en est. Bien loin qu'on se puisse prendre pour une image de Dieu, on ne trouve pas en soi le moindre trait de ce qu'on se figure en lui ; et plus on se connaît, moins se trouve-t-on disposé à révérer un Dieu auquel on ressemblerait.

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Il est sans doute qu'on serait peu éclairci, si l'on en demeurait là. Mais ce serait être bien négligent et bien coupable que de ne pousser pas plus avant une recherche si importante. Car cette ouverture qu'un Dieu nous ait faits, a de si grandes suites, qu'il n'y a que la crainte de trouver plus' qu'on ne voudrait qui puisse empêcher de l'approfondir. Cet homme que M. Pascal supposait incapable de cette horrible crainte d'apprendre son devoir, et qui connais- sait trop son incapacité pour décider de lui- même une chose si importante, ne s'en tint donc pas là, et n'attendit guère à en trouver l'éclaircissement.

Car ce qu'il voit incontinent après, c'est que ce même homme que nous avons peint si éclairé, si maître de lui, eut à peine connu son Auteur, qu'il l'offensa, que le premier usage qu'il fit de ce présent si précieux de la liberté, ce fut de s'en servir à violer le premier commandement qu'il avait reçu ; et qu'oubliant tout d'un coup ce qu'on peut penser que devait à Dieu une créature qui venait d'être tirée du néant pour posséder l'Univers, et pour en connaître l'Au- teur, il aspira à sortir de sa dépendance, à ac- quérir par soi-même les connaissances qu'il avait plu à Dieu de lui cacher, et en un mot à devenir son égal.

50 DISCOURS SUR LES PENSEES

Il n'est pas besoin d'exagération pour persua- der, ni de beaucoup de lumière pour comprendre que c'a été le plus grand de tous les crimes, en toutes ses circonstances. Aussi fut-il puni comme il le méritait ; et outre la mort dont Adam avait été menacé, il tomba encore en un état déplorable qui ne pouvait être mieux mar- qué que par cette raillerie si amère, qu'il eut la douleur d'entendre de la propre bouche de Dieu. Car, au lieu de demeurer une image de la sainteté et de la justice de son Auteur, comme il le pouvait, et de lui devenir égal, comme il l'avait prétendu, il perdit en ce moment tous les avan- tages dont il n'avait pas voulu bien user ; son esprit se remplit de nuages ; Dieu se cacha pour lui dans une nuit impénétrable ; il devint le jouet de la concupiscence, et l'esclave du péché ; de tout ce qu'il avait de lumière et de connais- sance, il n'en conserva qu'un désir impuissant de connaître, qui ne servit plus qu'à le tourmen- ter ; il ne lui resta d'usage de sa liberté que pour le péché, et il se trouva sans force pour le bien. Enfin, il devint ce monstre incompréhensible qu'on appelle l'homme, et communiquant de plus sa corruption à tout ce qui sortit de lui, il peupla l'Univers de misérables, d'aveugles, et de criminels comme lui.

C'est ce que cet homme rencontre bientôt

DEM. PASCAL 51

après, et dans tout le reste de ce livre. Car M. Pas- cal, supposant qu'il ne pouvait manquer d'être attiré par une si grande idée, et le lui faisant parcourir avec avidité, et même tous ceux de l'Ancien Testament, il lui fit remarquer qu'il n'y est plus parlé que de la corruption de toute chair, de l'abandonnement des hommes à leurs sens, et de leur pente au mal dès leur naissance. Et puis s 'étendant sur les choses qui rendent ce livre singulier, et digne de vénération, il lui fit voir que c'était le seul livre du monde la nature de l'homme fût parfaitement peinte et dans ses grandeurs et dans ses misères, et lui montra le portrait de son cœur en une infi- nité d'endroits. Tout ce qu'il avait découvert en s'étudiant lui-même, lui parut dedans au naturel. Et cette lecture ayant même porté une nouvelle lumière dans les ténèbres de son intérieur, non seulement il vit plus clairement ce qu'il y avait déjà aperçu, mais il y trouva même un nombre infini de choses qui lui avaient échappé, et qui n'avaient jamais été découvertes par aucun de ceux qui s'y sont le plus appliqués. Il admire ensuite non seulement que ce livre fasse mieux connaître l'homme qu'il ne se con- naît lui-même, mais aussi qu'il soit le seul au monde qui ait dignement parlé de l'Être souve- rain, et qu'il le lui fasse concevoir autant au-

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DISCOURS SUR LES PENSÉES

dessus de ce qu'il s'en était imaginé, que tout ce qu'il avait vu jusque-là lui paraissait au- dessous. Et en effet, quand il n'y aurait que cela, qu'il est l'unique qui, obligeant de connaître un I îicu, ait parlé de l'aimer et de ne rien faire que pour lui, il est l'unique qui mérite qu'on s'y arrête. Car enfin n'ayant rien que nous n? te- nions de Dieu, ni mouvement, ni vie, ni pensée, nous ne faisons rien dont il ne doive être la fin, et toutes nos actions ne sont bonnes ou mau- vaises, que selon qu'elles tendent à ce but, ou qu'elles s'en écartent. Je ne parle pas de celles qui sont purement corporelles, et notre volonté n'a point de part. Celles-là ne sont pas proprement nôtres, et ne sont que partie des mouvements de ce grand corps de l'Uni- vers qui glorifient Dieu à leur manière. Mais pour celles que nous faisons, parce que nous les voulons faire, il n'y en a point dont nous ne lui devions rendre compte, et qui ne doive lui mar- quer que nous ne voulons que ce qu'il veut, afin que tous les êtres créés, et ceux qui pensent, et ceux qui ne pensent point, soient dans une continuelle soumission à la volonté de leur Au- teur, qui ne peut avoir eu d'autre dessein en les créant.

Mais comme ce serait encore peu que d'ac- complir cette volonté, si l'on ne l'aimait, et que ce

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ne serait presque qu'agir comme les choses inanimées, il a plu à Dieu de mettre dans l'homme une partie dominante capable de choix et d'amour, et qui, penchant toujours du côté qu'elle aime le mieux, donnât la pente à tout le reste, et pût lui faire un sacrifice volontaire de l'homme tout entier.

C'est en peu de mots l'idée d'une Religion véritable : ou il n'y en a point, ou c'est en cela qu'elle doit consister. Car la crainte, l'admiration, l'adoration même, séparées de l'amour, ne sont que des sentiments morts, le cœur n'a point de part, et qui ne sauraient produire une attache telle que doit être celle de la créature pour son Auteur. Cependant quelle autre Religion que la chrétienne a jamais mis dans cet amour l'essence de son culte ? Ce seul défaut suffit, ce me semble, pour les croire toutes fausses : et je ne vois rien qui ait pu empêcher leurs inven- teurs de s'en aviser, qu'un aveuglement surna- turel, et qui vienne de Dieu même, qui s'est voulu réserver une chose qui le distingue si visi- blement.

Ce serait peu encore que ce livre fît voir clair à l'homme dans lui-même, s'il ne lui faisait voir clair dans l'ordre du monde, et qu'il ne démêlât ces questions impénétrables qui ont tant tour- menté les plus grands esprits du paganisme.

54 DISCOURS SUR LES PENSEES

Pourquoi, par exemple, cette étrange diversité entre les hommes qui sont tous de même nature ? Comment la chose du monde la plus simple qui est l'âme ou la pensée, se peut-elle trouver si diversifiée? S'ils la tiennent d'un être supé- rieur, pourquoi la donne-t-il élevée aux uns, et rampante aux autres, pleine de lumière à ceux-ci, et de ténèbres à ceux-là, juste et droite à quelques-uns, et à d'autres injuste et portée au vice? Et cela avec tant de différences, et de mélange de ces qualités l'une avec l'autre, et de celles mêmes qui sont opposées, qu'il n'y a pas deux hommes au monde qui se ressemblent, ni même un homme qui ne soit dissemblable à lui-même d'un moment à l'autre ? Que si l'âme passe des pères aux enfants, comme les Philo- sophes le croyaient, d'où peut encore venir cette diversité? Pourquoi un habile homme en pro- duit-il un sans esprit? Comment un scélérat peut-il venir d'un honnête homme ? Comment les enfants d'un même père peuvent-ils naître avec des inclinations différentes ? Toutes ces difficultés ne cessent-elles pas par cette chute de la nature de l'homme que ce livre dit être tombé de son premier état ? Et ne s'ont-ce pas des suites nécessaires de l'assujettissement de l'âme au corps, que l'on ne saurait concevoir que comme un châtiment, et qui la fait dépendre de la nais-

DEM. PASCAL 55

sance, du pays, du tempérament, de l'éducation, de la coutume, et d'une infinité de choses de cette nature qui n'y devraient faire aucune im- pression ?

D'où vient aussi cette confusion qu'on voit dans le monde, qui a fait douter à tant de philo- sophes qu'il y eût une Providence, et qui le fait paraître à ceux qui le regardent par d'autres yeux que ceux de la foi, un chaos plus confus que celui dont les païens voulaient que leurs dieux l'eussent tiré? Pourquoi les méchants réussissent-ils presque toujours, et pourquoi ceux qui semblent justes sont-ils misérables et accablés ? Pourquoi ce mélange monstrueux de pauvres et de riches, de sains et de malades, de tyrans et d'opprimés ? Qu'ont fait ceux-là pour -naître heureux, et avoir tout à souhait, ou par ceux-ci ont-ils mérité de ne venir au monde que pour souffrir? Pourquoi Dieu a-t-il permis qu'il y eût tant d'erreurs, tant d'opinions, de mœurs, de coutumes, de religions différentes ? Tout cela est encore éclairci par un petit nombre de principes qui se trouvent dans ce livre, et par ceux-ci entre autres, que ce n'est pas ici le lieu Dieu veut que se fasse le discernement des bons, des méchants, dont la distinction serait visible, si ceux-là étaient toujours heureux, et les autres toujours affligés ;

56 DISCOURS SUR LES PENSÉES

que ce n'est pas ici non plus le lieu de la récom- pense ; que ce jour viendra ; que cependant Dieu veut que les choses demeurent dans l'obs- curité ; qu'il a laissé marcher les hommes dans leurs voies ; qu'il les laisse courir après les dé- de leur cœur, et qu'il ne se veut découvrir qu'à un petit nombre de gens qu'il en rendra lui-même dignes et capables d'une véritable

vertu.

N'est-ce pas encore ici en quoi ce livre est aimable et digne qu'on s'y attache? Non seule- ment il est le seul qui a bien connu la misère des hommes, mais il est aussi le seul qui leur ait proposé l'idée d'un vrai bien, et promis des remèdes apparents à leurs maux. S'il nous abat en nous faisant voir notre état plus déplo- rable encore qu'il ne nous paraissait, il nous console aussi en nous apprenant qu'il n'est pas désespéré. Il nous flatte peut-être, mais la chose vaut bien la peine de l'expérimenter. Et le bonheur qu'il promet réveille au moins nos espérances en ce qu'il ne paraît pas certainement faux, au lieu qu'il ne faut qu'envisager tout ce qu'on a jusqu'ici appelé vrai bien pour en voir la fausseté. Qui n'admirera encore que ceux qui ont tra- vaillé à ce livre aient pris des voies si particulières, et qu'ils se soient si fort éloignés des autres dans les remèdes qu'ils promettent aux hommes ?

DEM. PASCAL 57

C'est déjà une marque qu'ils ont bien vu la faiblesse et l'inutilité de tous ceux que les phi- losophes nous ont donnés avec tant de con- fiance et si peu de succès ; et par conséquent qu'ils ont plus vu que tout le reste des hommes ensemble.

Mais ce qu'il y a de plus considérable, c'est qu'ils nous apprennent que ces remèdes ne sont point dans nos mains. Tous les autres ont voulu, les uns qu'il n'y en eût point, les autres que nous en fussions les maîtres, et par ont abusé tous ceux qui s'y sont fiés ; au lieu que ceux-ci, avec une sincérité dont il ne semble pas que jamais un imposteur se pût aviser, nous assurent que nous ne pouvons rien de tout ce qu'ils nous prescrivent, que nous naissons corrompus, et dans l'impuissance de résister à cette corruption ; et que tant que nous n'agirons que par nos seules forces, nous succomberons infailliblement à ces mêmes passions qu'ils nous ordonnent de surmonter. Mais en même temps ils nous aver- tissent que c'est à Dieu que nous devons demander ces forces qui nous manquent, qu'il ne nous les refusera pas, et qu'il enverra même un libéra- teur aux hommes qui, satisfaisant pour eux à la colère de Dieu, réparera cette impuissance, et les rendra capables de tout ce qu'il demande d'eux.

5'S DISCOURS SUR LES PENSÉES

Que ce système est beau, quoi qu'on en puisse dire, et qu'il est conforme aux apparences et à la raison même, autant qu'elle y peut avoir de part ! Considérons-le tout à la fois pour en mieux comprendre la grandeur et la majesté. Toutes choses sont créées par un Dieu à qui rien n'est impossible. L'homme sort de ses mains en un état digne de la sagesse de son Auteur. Il se révolte contre lui, et perd tous les avantages de son origine. Le crime et le châtiment passent dans tous les hommes, et par ils doivent naître injustes et corrompus, comme on voit qu'ils le sont. Il leur reste un sentiment obscur de leur première grandeur, et il leur est dit qu'ils y peuvent être rétablis. Ils ne sentent en eux aucune force pour cela, et il leur est dit qu'ils n'en ont point en effet, mais qu'ils en doivent demander à Dieu. Ils se trouvent dans un éloi- gnement de Dieu si terrible, qu'ils ne voient aucun moyen de s'en rapprocher, et on leur promet un médiateur qui fera cette grande réconciliation.

Que peut faire là-dessus un homme de sens et de bonne foi, sinon de reconnaître que jamais on n'a rien dit d'approchant, et que ceux qui ont ainsi parlé, pour peu qu'ils aient de preuves, méritent assurément qu'on les croie ? Il y a même bien des gens pour qui c'en serait déjà une grande que d'avoir pu le dire, car en effet

DE M. PASCAL 59

cela ne paraîtra pas aisé à inventer à qui l'exami- nera de près ; et il ne faut que voir ce qu'ont dit les plus habiles de ceux qui ont voulu discourir sur ce sujet, ou d'eux-mêmes, ou après avoir vu les livres de Moïse, pour juger que cela n'est pas marqué au coin des hommes. En vérité, ce ne sont pas leurs voies, et il est étrange qu'ils ne s'en aperçoivent pas, et qu'ils ne se servent pas en cela d'une certaine finesse de discernement dont ils usent dans toutes les autres choses. Car il n'y a personne qui ne convienne qu'à l'égard des choses qui tombent sous nos sens, nous avons en nous un certain sentiment qui nous fait juger à l'air seulement, si ce qui se présente à nos yeux est l'ouvrage de la nature ou des hommes. Que nous l'appor- tions en naissant, ou qu'il vienne de la coutume, il n'importe : jamais il ne nous trompe. Et toutes les fois, par exemple, que dans une montagne d'une île inhabitée nous trouverons des degrés taillés avec quelque régularité, ou quelques caractères intelligibles gravés sur un rocher, nous ne craindrons point d'assurer qu'il y a passé des hommes avant nous, et que cela ne saurait être naturel. Cependant, avons-nous examiné ces deux infinis différents (a), ce que

(a) L'édition originale porte : différents de ce que peuvent, ce qui me semble un lapsus.

ÔO DISCOUKS SUR LES PENSEES

peuvent l'art et la nature, pour savoir qu'ils n'ont rien de commun ? et si nous en jugeons si bien sans cela, pourquoi ne pas étendre plus loin le principe qui nous y conduit, et ne pas discerner, par ce que nous sentons en nous et par ce que nous avons d'expérience, que ces grandes idées sont d'un caractère tout diffé- rent de ce que l'esprit humain est capable de produire ?

Mais parce que les hommes sont faits de telle sorte, que dès qu'ils sont accoutumés aux choses, ils ne peuvent presque plus juger s'ils étaient capables ou non de les imaginer, on ne prétend point qu'ils se rendent à cela. On leur permet de compter pour rien qu'il n'est point naturel que dans le dessein d'imposer aux hommes, on ait pris à tâche d'assembler ce qu'il y a de plus choquant pour la raison et pour la nature. Qu'ils croient, s'ils le peuvent, qu'il n'y a nulle impossibilité que Moïse et ceux qui l'ont suivi, ces gens si sages et si habiles d'ailleurs, aient pu avancer de leur tête une chose aussi incompré- hensible que le péché originel, et qui paraît si contraire à la justice de Dieu, dont ils disent tant de merveilles ; et pour comble, qu'ils aient osé lui attribuer un expédient aussi étrange pour en purifier les hommes, que celui d'envoyer son Fils unique sur la terre, et de lui faire souffrir la

DE M. PASCAL 6l

mort. Mais au moins qu'ils se fassent justice, et que par le peu d'assurance qu'ils trouvent en eux pour juger des moindres choses, ils se recon- naissent incapables de décider par eux-mêmes si cette transmission du péché, tout consiste, est injuste et impossible ; et qu'enfin ils s'es- timent heureux de ce qu'en une chose qui les touche de si près, au lieu d'être à la merci de cette pauvre raison, à qui il est si aisé d'imposer, ils n'ont à examiner pour toutes preuves, que des faits, et des histoires, c'est-à-dire des choses pour lesquelles ils ont des principes infaillibles. Car convenant une fois, comme il n'est pas besoin de le prouver, que s'il y a un Dieu, il ne faut pas tant dire qu'il ne saurait faire ce qui est injuste, comme il faut dirs que ce qu'il fait ne saurait être injuste, puisque sa volonté est l'unique règle du bien et du mal, il n'est pas question d'examiner ce qu'est la chose en soi, mais seulement si ceux qui nous assurent de la part de Dieu qu'elle est, ont de quoi se faire croire. Et il serait inutile de répondre qu'on a des preuves que ces choses-là sont injustes et impossibles, pour montrer qu'elles ne peuvent être, comme on dit qu'on en a qu'elles sont effectivement, pour montrer qu'elles ne sont ni injustes ni impossibles. Il ne se peut qu'il y en ait de part et d'autre, et il faut absolument

02 DISCOURS SUR LES PENSEES

que les uns ou les autres se trompent : et ce qui les abuse en effet, c'est que les idées que nous avons de ce qui est juste ou injuste, sont étran- gement bornées ; puisque enfin il ne s'agit entre nous que d'une justice d'homme à homme, c'est-à-dire entre des frères tous les droits sont égaux et réciproques, et qu'il s'agit ici d'une justice de Créateur à créature, les droits sont d'une disproportion infinie. Mais après tout, comme ils n'oseraient se vanter de con- naître assez à fond jusqu'où va le pouvoir de Dieu, et ce que c'est que la justice à son égard, pour dire que leurs preuves sont démonstra- tives, elles ne peuvent être tout au plus que des raisonnements de nature métaphysique, fondés sur des principes inventés par des hommes, et par conséquent suspects ; au lieu que ce qu'on leur donne pour preuve étant de la na- ture des faits, c'est-à-dire capable d'une cer- titude et d'une évidence entière, la raison et le bon sens les obligent de commencer par celles-ci, et de conclure, si elles se trouvent con- vaincantes, qu'ils se trompaient dans les leurs, quand même ils ne pourraient en découvrir le défaut.

Or on ne saurait douter que la plus grande de toutes les autorités pour attirer la créance des hommes, ne soit celle des miracles et des pro-

DEM. PASCAL 63

phéties. Il n'y a point de gens assez fous pour croire que naturellement on puisse fendre la mer pour la passer, ou prédire une chose deux mille ans avant qu'elle arrive. Et quand on prétendrait qu'il y eût eu quelques miracles, et même des prophéties, parmi les païens, c'est toujours assez pour prouver qu'il y a autre chose que des hommes, et il ne serait pas difficile de faire voir qu'il n'y a rien que d'avantageux à la Religion chrétienne dans ces miracles et dans ces prophéties, s'il y en a eu. Il faut donc nier absolument qu'il y en ait jamais eu, ce qui ne serait pas moins extravagant, puisque de toutes les histoires du monde, il n'y en a point de si appuyée que celle de notre Religion, et tant de choses concourent pour en établir la cer- titude.

C'est ce que M. Pascal aurait fait voir claire- ment, soit qu'il la considérât du côté du fait, ou qu'il en examinât le fond et les beautés. Et chacun en pourra juger par un petit article qu'on a laissé exprès dans ces fragments, et qui n'est qu'une espèce de table des chapitres qu'il avait dessein de traiter, et de chacun desquels il toucha quelque chose en passant dans le discours dont j'ai parlé.

Premièrement, pour ce qui est de Moïse en particulier, on ne doutera pas qu'il n'ait été aussi

64 DISCOURS SUR LES PENSÉES

habile et d'aussi grand sens qu'homme du monde, et qu'ainsi, si c'avait été un imposteur, il n'eût pris des voies tout opposées à celles qu'il a sui- vies, puisque, à considérer les choses humainement, il était impossible qu'il réussît. Si ce qu'il a dit des premiers hommes, par exemple, était faux, il n'y avait rien si aisé que de l'en convaincre. Car il met si peu de générations depuis la créa- tion jusqu'au déluge, et de jusqu'à la sortie de l'Egypte, que l'histoire de nos derniers rois ne nous est pas plus présente, que celle-là le devait être aux Israélites. Et comme il pouvait y avoir de son temps des gens qui devaient avoir vu Joseph, dont le père avait vu Sem, et que Sem avait pu vivre cent ans avec Mathu- salem, qui devait avoir vu Adam, il fallait qu'il eût perdu le sens pour oser conter à ce peuple si soigneux de l'histoire de ses ancêtres, des événements de cette importance, si c'étaient autant de faussetés. Eussent-ils été d'assez bonne volonté pour croire que leurs aïeux vivaient sept ou huit cents ans, si effectivement ils n'en passaient pas non plus qu'eux cent ou six vingts, et pour recevoir sur sa foi des choses aussi extraordinaires que la création et le déluge, dont il n'y aurait eu parmi eux ni traces ni ves- tiges, et dont pourtant, à son compte, la mé- moire leur devait être encore toute récente ?

DEM. PASCAL 65

Il eût fallu qu'il eût été bien simple pour prendre un parti si bizarre dans le grand champ il était d'inventer et de mentir, et pour croire gagner quelque chose par le nombre des an- nées, et ne pas voir ce qu'il perdait en faisant si peu de générations ; puisqu'il ne faut qu'un sens médiocre pour juger s'il serait bien aisé de persuader aujourd'hui à un peuple qui sait tant soit peu l'histoire de ses pères, que le cin- quième ou le sixième en remontant a été créé avec le monde, et qu'il y a de cela deux mille ans. Ce serait leur dire deux mensonges ridi- cules pour un, et le plus court serait sans doute de proportionner les générations au nombre des années, pour se cacher dans l'obscurité.

D'ailleurs, Moïse ne savait-il point à qui il avait affaire, lui qui connaissait si bien les hommes, et les Juifs en particulier, cette nation si légère, si capricieuse, si difficile à gouverner? Et est-il croyable que, parmi six cent mille hommes qu'il accuse de tant de défauts et de tant d'in- gratitudes, qu'il traitait en souverain, et si ri- goureusement qu'il en faisait mourir vingt mille à la fois, il ne s'en fût pas trouvé un seul qui se fût récrié contre ses impostures et ses faux miracles ? Car quel homme s'est jamais vanté de tant de merveilles, que celui-là, et de merveilles si éclatantes ? Il prend pour témoins non seule-

66 DISCOURS SUR LES PENSEES

ment ceux en faveur de qui il les fait, mais encore un pays entier d'ennemis contre qui il les fait. Et au lieu de je ne sais quels miracles sourds et cachés qu'on attribue à d'autres, on ne voit ici que des miracles publics qui arrivent coup sur coup, et qui désolent et rétablissent un royaume en moins de rien. En vérité, il n'est pas imaginable que l'effronterie d'un homme puisse aller jusque-là ; et qu'après tout ce qui est dit des plaies d'Egypte, il ait pu ajouter que le roi et toute son armée avaient été engloutis par la mer, qu'il venait d'ouvrir à ceux qui le suivaient, sans craindre que quelqu'un parmi les Égyptiens en publiât la fausseté, et comme si ce qu'il prétend avoir fait ensuite dans le désert, il n'avait que ceux de sa nation pour témoins, ne lui eût pas suffi. Mais ce qu'il y a encore d'ad- mirable, quelle gloire tire cet homme de tout cela ; quel avantage pour lui et pour sa famille ? Songe -t-il seulement à assurer le commandement à quelqu'un de ses parents ? Et avec quelle sincérité rapporte-t-il jusqu'à ses moindres dé- fauts, les faiblesses de son frère, et les siennes propres, et ce manque de foi surtout, qui paraît si étrange après tout ce qui lui était arrivé, et qui l'empêcha de jouir du fruit de tant de tra- vaux?

Enfin qu'on examine quelle est la loi qu'il a

DEM. PASCAL 67

donnée aux Juifs, combien elle est sage et di- vine. Qu'on considère que tout ce qu'ont de bon toutes les lois du monde en a été tiré, et à quel point il faut avoir connu la malice des hommes pour y avoir si pleinement pourvu. Et si cela ne suffit, qu'on [la] regarde encore, pleine comme elle était d'observances et de céré- monies où le moindre manquement était si sévè- rement puni, comment il était possible qu'un peuple si changeant, et qui aimait si fort ses aises, et un peuple qui aurait vécu ou sans Religion ou dans une religion païenne, s'y soumît si aveu- glément, à moins que de regarder leur conduc- teur comme un homme envoyé de Dieu, et qu'ils n'en fussent persuadés par la grandeur de ses actions.

Tout cela est si convaincant, que si l'opiniâ- treté fait qu'on y résiste de bouche, il n'y a qu'un aveuglement horrible qui puisse empê- cher qu'on ne s'y rende dans le cœur ; et qu'on peut défier hardiment qui que ce soit de forger là-dessus une supposition, dont un homme tant soit peu raisonnable se puisse contenter. Mais ce serait perdre le temps que de s'amuser à détruire ici de semblables suppositions, il faudrait entrer pour cela dans un détail que les bornes qu'on s'est prescrites ne permettent pas. Et même comme il est impossible que des

LA CHAISE 5

68 DISCOURS SFR LES PENSEES

gens s'imaginent que cela puisse être, que parce qu'ils voudraient en effet qu'il fût, et que ce n'est pas aux hommes à changer le cœur, il lit inutile de les accabler de preuves, comme on le pourrait aisément. On se contentera de les avertir de ce qu'ils ont à faire, et à com- bien de choses ils doivent pourvoir, pour don- ner quelque vraisemblance à leurs conjectures. Qu'ils nous apprennent premièrement par quel hasard Moïse a trouvé de si heureux et de si anciens fondements à son dessein, puisque apparemment il n'aurait jamais dit à ce peuple qu'il venait à eux de la part du Dieu de leurs pères, s'ils n'eussent eu quelque tradition qu'ils venaient de Jacob et d'Abraham, et que Dieu leur avait prrlé. Et cette tradition, Pavaient-ils prise ? Par cette opinion, qu'il leur naîtrait un jour un grand Roi de la race de Juda, s'était- elle établie jusqu'à les obliger de garder si soi- gneusement leurs généalogies pour le recon- naître ? Comment ce Moïse, ou qui que ce soit, a-t-il pu si fort imprimer dans l'esprit de tous les Juifs l'attente de ce Messie, que depuis seize cents ans même qu'ils sont dispersés, et qu'ils ne voient nul effet de ces promesses, ils l'attendent toujours avec une patience et une fidélité sans exemple ? Comment cette longue suite de rois et de grands hommes,

DE M.PASCAL 69

comment David et Salomon, ces gens si sages et si éclairés, ont-ils donné si aveuglément dedans, et tiré de ces écrits qui paraissent si élevés et si divins, et qui ne seraient pourtant que des songes et des illusions ? Comment tout ce qu'il y a de sagesse et de vertu épurée dans le monde, se trouve-t-il appuyé sur une impos- ture si signalée ? Et comment jamais cet édifice de mensonges et de chimères ne s'est-il en rien démenti ?

Qu'ils nous fassent voir par quel hasard cette loi inventée par un homme se trouve en même temps la seule digne d'un Dieu, la seule contraire aux inclinations de la nature, et la seule qui ait toujours été ? Comment se peut-il faire qu'elle ait été composée avec tant d'artifice, qu'elle subsiste et soit abolie, et que, comme s'il y avait eu du concert entre Moïse et Jésus-Christ, le dernier, venu pour abolir la religion de l'autre, se fonde presque uniquement sur ce qu'elle porte, et en tire ses principales preuves, en sorte qu'il semble qu'elle ne fût qu'une figure de la sienne, et qu'il n'y eût qu'à lever un certain voile pour l'y trou- ver ? D'où vient que depuis que l'on dit que ces nuages sont dissipés, et que l'écorce, qui n'était rien, a laissé à découvert l'intérieur qui était tout, il se rencontre justement que les bénédictions promises à ceux qui garderaient

JO DISCOURS SUR LES PENSEES

véritablement cette loi, semblent n'être que pour les Chrétiens qui ont embrassé cet inté- rieur, et qu'il n'y a que misère et malédiction pour les Juifs qui demeurent attachés à cette écorce, et qui sont plus exacts et plus fidèles que jamais dans tous leurs devoirs ? Par quelle destinée, enfin, par quelle rencontre des étoiles, la religion de cet homme si indignement traité par les Juifs, qu'on fait voir n'être effectivement que la leur, se trouve-t-elle si opiniâtrement rejetée par eux, embrassée par les autres nat- tions, et répandue par tout l'univers ; et quelle peut être cette force invisible qui, depuis seize siècles, conservant ce peuple sans chef, sans armes, sans pays, les oblige en même temps de garder avec tant d'exactitude les livres qui les déclarent rebelles à Dieu, et qui sont des preuves incontestables pour les Chrétiens, qu'ils regardent comme leurs plus grands ennemis ?

En vérité, il n'y a guère de têtes que le des- sein d'ajuster tant de hasards ne fît tourner ; et pour en épargner la peine à ceux qui voudraient l'essayer, on veut bien les avertir que, quand ils seraient venus à bout d'aplanir cet abîme de difficultés, ils n'auraient encore rien fait, et les preuves de notre religion n'auraient pas reçu la moindre atteinte. Car il faudrait qu'ils nous montrassent de plus, que tout cela a été bien

DE M. PASCAL 71

aisé à prédire, et qu'il a été très facile à Moïse, et aux Prophètes qui ont marché sur ses traces, de deviner si longtemps avant qu'elles arrivassent, tant de choses générales, et particulières, la venue de Jésus-Christ, la conversion des Gentils, la ruine du peuple juif, et l'état il est, et cela jusqu'à en marquer le temps et les circonstances. C'est véritablement que toutes les suppositions demeurent court, et qu'il est inutile de se donner la gêne à faire des con- je:tures. Les hommes ne sont point prophètes par des voies naturelles ; et comme la nature ne leur est point soumise pour faire des miracles, l'avenir ne leur est point ouvert pour en faire une histoire par avance, comme on pouvait voir dans Daniel, dès le temps de Nabu- chodonosor, celle du changement des monarchies, celle des successeurs d'Alexandre, et les an- nées qui restaient jusqu'à la naissance du Messie. Ce n'est po'nt non plus par un art huma'.n ni par hasard, que plusieurs Prophètes, et sur- tout Isaïe, ont parlé de Jésus-Christ si claire- ment, et décrit tant de circonstances particulières de sa naissance, de sa vie, et de sa mort, qu'ils ne sont pas moins ses historiens que les Evangé- listes, et que seul entre les hommes il a l'avantage que, son histoire n'ayant été écrite après sa mort que par ses disciples, elle se trouve faite

72 DISCOURS SUR LES PENSEES

et répandue dans le monde plusieurs' siècles avant qu'il y vînt, afin qu'il n'en restât pas le moindre soupçon. Qui a aussi dicté à Moïse ce qu'il dit aux Juifs en les quittant, de leurs aventures et de leurs infidélités, de la captivité de Babylone et de leur retour, du dernier siège de Jérusalem, ils se verraient réduits à man- ger leurs propres enfants, et de leur dispersion qui arriverait quand le temps serait venu, et que le pied leur aurait glissé, mais dans laquelle Dieu les ferait toujours subsister, de peur que leurs ennemis ne vinssent à le méconnaître et à s'attribuer leur ruine ? Enfin cette foule d'hommes qui se succèdent pendant deux mille ans les uns aux autres pour avertir le peuple Juif que la venue de celui qu'ils attendent approche ; qui leur marquent précisément quel sera alors l'état du monde ; qui leur prédisent qu'ils le feront mourir au lieu de 1? recevoir, et que pour cela ils tomberont dans des malheurs sans ressource ; qui leur déclarent que les Gentils, à qui il a été promis aussi bien qu'à eux, le rece- vront à leur défaut ; qui ont dit si assurément que de tous les endroits de la terre les peuples viendraient se soumettre à sa loi, et qui dans tout cela n'ont rien dit qui ne soit ponctuellement arrivé : l'ont-ils pris, et comment l'ont-ils pu prévoir ?

DEM. PASCAL 73

Si ce qui a été dit jusqu'ici peut donner quelque regret de la mort de M. Pascal, combien doit-il redoubler en cet endroit, et surtout pour ses amis qui, sachant seuls à quel point il entendait les prophéties, comment il en savait faire voir le sens et la suite, et avec quelle facilité il les rendait intelligibles, et les mettait dans tout leur jour et toute leur force, savent seuls aussi ce qu'on a perdu en le perdant? Je sais bien que ces lambeaux détachés qu'on en trouvera dans le recueil de ses Pensées, ne donneront qu'une idée imparfaite du corps qu'il en aurait fait, et que peu de gens me croiront. Mais enfin ceux qui le savent, doivent ce témoignage à la vérité et sa mémoire. Je dirai donc hardi- ment que ceux qui l'écoutaient si attentivement dans l'occasion que j'ai dite, furent comme transportés quand il vint à ce qu'il avait re- cueilli des prophéties. Il commença par faire voir que l'obscurité qui s'y trouve y a été mise exprès, que nous en avons même été avertis, et qu'il est dit en plusieurs endroits qu'elles seront inintelligibles aux méchants, et claires à ceux qui auront le cœur droit ; que l'Écriture a deux sens, qu'elle est faite pour éclairer les uns, et pour aveugler les autres ; que ce but y paraît presque partout, et qu'il y est même marqué en termes formels.

74 DISCOURS SUR LES PENSEES

Aussi est-ce, à dire vrai, le fondement de ce grand ouvrage de l'Ecriture, et qui l'a bien compris ne trouve plus de difficulté à quoi que ce soit. Au contraire cela même lui fait recon- naître cet esprit supérieur dont tous ceux qui peuvent y avoir quelque part ont été conduits. Puisque quand ils auraient tous concerté en- semble, et qu'ensuite ils seraient revenus cha- cun en leur temps pour y travailler, il ne leur eût pas été possible de rien imaginer de mieux, dans le dessein de n'y faire trouver que de l'obs- curité à ceux qui n'y chercheraient qu'à s'aveu- gler, et qu'elle fût pleine de lumière pour ceux qui seraient dans les dispositions qui y con- duisent.

S'il avait plu à Dieu de créer tous les hommes dans la gloire, comme il le pouvait, cela n'eût pas été nécessaire, mais il ne l'a pas voulu. C'est à nous à prendre ce qu'il lui a plu de nous donner; et d'autant plus que, n'ayant rien mé- rité de lui que sa colère, ce n'est pas à des condam- nés à se plaindre des conditions de leur grâce. Mais ce qui nous rend bien coupables, et sauve admirablement la justice de Dieu, c'est que ce sens grossier et charnel les Juifs se sont abusés, est inexplicable en tant de lieux, et s'en- tretient si peu, qu'il faut déjà être aveugle pour en être aveuglé : et qu'au contraire toutes les

DE M. PASCAL 75

parties du véritable sens ont un tel rapport, et se tiennent par une liaison si indissoluble, qu'il faut encore être aveugle pour ne le pas aper- cevoir. Il y a bien plus, car cette obscurité, quelle qu'elle soit en quelques endroits, ne saurait empêcher qu'avec un esprit médiocre, et un peu de bonne foi, on ne trouve plus de clarté qu'il n'en faut. Imaginons-nous cet homme que M. Pascal menait, pour ainsi dire, par la main, et nous verrons sans doute qu'il sent dissiper ses nuages à mesure qu'il avance dans l'étude de l'Ancien Testamsnt ; et que comparant bien tout ce qu'il voit, et jugeant de ce qu'il n'entendait pas d'abord, par ce qu'il trouve de clair dans la suite, tout ce grand mystère se déve- loppe insensiblement, et lui paraît presque à découvert.

Il voit premièrement que, dès qu'il est parlé de la chute d'Adam, il est dit au serpent, qu'il naîtra de la femme de quoi lui écraser la tête> et il trouve dedans comme les premiers traits, et une promesse encore obscure de ce libérateur attendu par les Juifs. Il remarque dans la suite que cette même chose qu'il avait à peine aperçue, va toujours en s'éclaircissant, jusque-là qu'elle prend enfin le dessus, et devient le centre tout aboutit. Car il voit incontinent après, que cette promesse est faite beaucoup plus clai-

~() DISCOURS SUR LES PENSEES

rement à Abraham, et qu'elle est encore réitérée à Jacob, avec assurance que toutes les nations de la terre seront bénies en leur postérité, dont ce libérateur naîtra. Puis il rencontre toute la nation juive imbue de cette espérance, et atten- dant de la race de Juda ce grand Roi qui devait les combler de biens, et les rendre maîtres de tous leurs ennemis. David vient ensuite qui compose tous ses psaumes, cet ouvrage admi- rable, en vue de ce Messie, et soupire sans cesse après lui. Enfin arrivent les Prophètes, qui tous unanimement publient que Dieu va accomplir ce qu'il a promis, que son peuple va être délivré de ses péchés, et que ceux qui languissaient dans les ténèbres vont sortir à la lumière. Il lui paraît encore clairement que le Ciel et la terre doivent concourir à la production de cet homme extraordinaire, lorsqu'il voit un de ces Pro- phètes s'écrier, que la rosée découle du plus haut des deux, et que le juste tombe comme une pluie du sein des nues, que la terre s'ouvre, et quelle conçoive et produise le Sauveur. Il admire là- dessus les noms qu'ils ont donnés à cet homme, de Roi éternel, de Prince de paix, de Père du siècle à venir, de Dieu. Il remarque même que les conquêtes de Cyrus, d'Alexandre, des Ro- mains, et tout ce qui se passe de grand dans le monde, ne sert qu'à mettre l'Univers dans

DEM. PASCAL 77

l'état il est dit qu'il sera à sa venue. Enfin il voit les Juifs répandus par toute la terre, y porter avec eux les livres qui contenaient ces promesses faites à tous les hommes, comme pour leur mettre entre les mains autant de titres incontestables de la part qu'ils y avaient. Que peut-il donc conclure de tout cela, sinon que ce libérateur promis ne saurait être ce conqué- rant attendu par les Juifs, qui n'aurait été que pour eux ; que ces biens qu'il doit donner, et ces ennemis qu'il doit détruire, ne sauraient être des biens et des ennemis temporels ; et qu'un simple gagneur de batailles ne pouvant être qu'un indigne objet pour de tels préparatifs, il n'y a véritablement qu'un Dieu qui puisse y répondre ?

Mais lorsque après une attente de quatre mille ans, le Ciel s'ouvre pour donner Jésus-Christ à la terre, et qu'il vient dire lui-même aux hommes: « C'est pour moi que tout cela a été fait, et c'est moi que vous attendez », qu'il paraît digne de tout cet appareil, et que pour peu qu'il y en eût moins, on le trouverait indigne de lui! Il naît véritablement dans l'obscurité, il vit dans l'in- digence, il meurt avec ignominie : mais s'il a caché par sa divinité, qu'il l'a bien prouvée par ailleurs ! et que l'aveuglement des Juifs et de tant d'autres a être grand pour le mé-

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connaître, et pour croire qu'il y eût d'autre gran- deur devant Dieu que celle de la sainteté !

Quand il n'y aurait point de prophéties pour Jésus-Christ, et qu'il serait sans miracles, il y a quelque chose de si divin dans sa doctrine et dans sa vie, qu'il en faut au moins être charmé ; et que, comme il n'y a ni véritable vertu, ni droi- ture de cœur sans l'amour de Jésus-Christ, il n'y a non plus ni hauteur d'intelligence, ni délicatesse de sentiment sans l'admiration de Jésus-Christ. Rappelons ici le discernement dont j'ai parlé : et sur ce que nous voyons des derniers efforts de l'esprit humain, examinons sincèrement s'il est en nous d'aller jusque-là. Que Socrate et Epictète paraissent, et qu'au même temps que tous les hommes du monde leur céderont pour les mœurs, ils reconnaissent eux-mêmes que toute leur justice et toute leur vertu s'évanouit comme une ombre, et s'anéantit devant celle de Jésus-Christ. Ils nous apprennent à la vérité que tout ce qui ne dé- pend point de nous ne nous touche point, que la mort n'est rien, que nous ne devons faire aux autres que ce que nous voudrions qu'on nous fît. Ce serait quelque chose, s'il n'y avait que des hommes, et qu'il ne s'agît que de régler un; république, et de passer doucement cette vie. Mais que ce mépris de la mort est difficile dans

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l'attente de l'anéantissement, et qu'il est peu capable d'en consoler ! Et s'il y a un Dieu, qu'ils l'ont cru facile à contenter, et que cette vertu toute nôtre qui ne vient point de lui, et ne tend point à lui, qui n'est fondée que sur nos intérêts et nos commodités, nous doit peu faire espérer en mourant d'en être bien traités, si nous avons quelque idée de ce qu'on lui doit !

Que nous ont-ils appris proprement qu'à faire bonne mine au milieu de nos misères ? et quand ils auraient été jusqu'à la source en quelque chose, nous ont-ils découvert à fond notre corruption et notrs impuissance, et d'où nous en devons attendre les remèdes ? Cet amour-propre qui se cherche partout, et l'orgueil, ou du moins cet applaudissement intérieur dont on se repaît au défaut de la gloire et des richesses, sont-ils guéris par leurs préceptes ? et combien de gens ont exactement pratiqué toutes leurs maximes, et s'en sont préférés aux autres, qui auraient pour- tant eu honte qu'on vît ce qui se passait dans leur cœur? Toute l'honnêteté humaine, à le bien prendre, n'est qu'une fausse imitation de la charité, cette divine vertu que Jésus-Christ nous est venu enseigner ; et jamais elle n'en approche, à quelque point qu'elle l'imite. Il y manque toujours quelque chose, ou plutôt tout y manque, puisqu'elle n'a pas Dieu pour

8o DISCOURS SUR LES PENSÉES

son unique but. Car quoique puissent prétendre ceux qui l'ont portée le plus haut, la justice dont ils se vantent a des bornes bien étroites, et ils ne jugent que de ce qui se passe dans leur en- ccinte, qui ne va pas plus loin que l'intérêt et la commodité des hommes. Il n'y a que les disciples de Jésus-Christ qui sont dans l'ordre de la justice véritablement universelle, et qui, portant leur vue dans l'infini, jugent de toutes choses par une règle infaillible, c'est-à-dire, par la justice de Dieu. Que ne doivent-ils donc point à celui qui a dissipé les nuages qui la couvraient depuis si longtemps, et qui leur a appris qu'ils devaient aspirer à l'éternité, et les véritables moyens d'y arriver? Et comment pourraient-ils prendre pour un homme comme les autres, celui qui non seulement a si bien connu cette justice, mais qui l'a encore si ponctuellement accomplie : puisque à en juger sainement, il n'est pas moins au-dessus de l'homme de vivre comme il a vécu, et comme il veut que nous vivions, que de ressusciter les morts, et de trans- porter les montagnes ? Enfin, s'il n'y a point de Dieu, il est inconcevable qu'une aussi haute idée que celle de la Religion chrétienne puisse naître dans l'esprit d'un homme, et qu'il y puisse conformer sa vie. Et s'il y en a un, Jésus-Christ a avoir un commerce si étroit avec lui, pour

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en parlei comme il a fait, qu'il mérite bien d'être cru de tout ce qu'il a dit, jusqu'à ne point douter qu'il ne soit son Fils, puisqu'il est im- possible qu'une si effroyable imposture eût été accompagnée d'une si grande abondance de grâces.

On ne peut faire que d'inutiles efforts pour exprimer ce qu'on pense des grandeurs de Jésus-Christ ; et quelque imparfaites que soient les idées qu'on en peut avoir, elles passent encore infiniment nos expressions. Peut-être même ne ferais-je que rebattre ce que M. Pascal nous en a laissé dans de certains traits à peine touchés, mais si vifs qu'il est aisé de voir que peu de gens en ont été plus pénétrés. J'ajouterai seulement que comme la doctrine de Jésus- Christ est l'accomplissement de la loi, sa personne l'est aussi de nos preuves ; et qu'il a si divine- ment rempli toutes les merveilles que les Pro- phètes en ont prédites, qu'on ne saurait dire lequel est le plus extravagant, ou de douter comme font les athées, qu'il ait été promis un Messie, ou de croire avec les Juifs, qu'il soit encore à venir.

Que ceux qui sentiront quelque doute là- dessus, et que cette vie divine ne touchera pas, s'examinent à la rigueur : ils trouveront assuré- ment que la difficulté qu'ils ont à croire ne vient

82 DISCOURS SUR LES PENSÉES

que de celle qu'ils auraient à obéir ; et que s{ Jésus-Christ s'était contenté de vivre comme il a fait, sans vouloir qu'on l'imitât, ils n'auraient nulle peine à le regarder comme un digne objet de leurs adorations. Mais au moins que cela leur rende leurs doutes suspects ; et s'ils connaissent bien le pouvoir du cœur, et de quelle sorte l'esprit en est toujours entraîné, qu'ils se re- gardent comme juges et parties, et que, pour en juger équitablement, ils essayent d'oublier pour un temps le malheureux intérêt qu'ils y peuvent avoir. Autrement, il ne faut pas qu'ils s'attendent de trouver jamais de lumière : la dureté de leur cœur résistera toujours aux preuves de sentiment, et jamais les autres ne pourront rien sur les nuages de leur esprit.

Cela est étrange, mais cependant il n'est que trop vrai ; non seulement les choses qu'il faut sentir dépendent du cœur, mais encore celles qui appartiennent à l'esprit lorsque le cœur y peut avoir quelque part. En sorte qu'avec plus de lumière et de vérité qu'il n'en faut pour convaincre, elles ne le font pourtant ja- mais, et ne portent jamais à agir que le cœur ne se soit rendu ; aussi ne le feraient-elles qu'inu- tilement sans cela. Et c'est ce qui fait le mérite des bonnes actions et la malice des mauvaises. Car tant qu'il n'y a que l'esprit qui agit, ou il

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juge bien, et ce n'est que voir ce qui est, à quoi il n'y a point de mérite ; ou s'il juge mal, il croit voir ce qu'il ne voit pas, ce qui n'est qu'une erreur de fait qui ne saurait être criminelle. Mais dès que le cœur s'y mêle, et qu'il fait que l'esprit juge bien ou mal selon qu'il aime ou qu'il hait, il arrive, ou qu'il satisfait à la loi en aimant ce qu'il doit aimer, ce qui ne peut être sans mérite ; ou qu'en aimant ce qu'il doit haïr il viole la loi, ce qui n'est jamais excusable. C'est ce qui fait encore que Dieu ne voulant pas qu'on arrivât à le connaître comme on ar- rive aux vérités de géométrie, le cœur n'a point de part, ni que les bons n'eussent aucun avantage sur les méchants dans cette recherche, il lui a plu de cacher sa conduite, et de mêler tellement les obscurités et la clarté, qu'il dé- pendît de la disposition du cœur de voir, ou de demeurer dans les ténèbres. En sorte que ceux à qui il se cache ne doivent jamais rien espé- rer, qu'ils ne se soient mis autant qu'ils le peuvent dans l'état de ceux qui l'ont trouvé. Mais à peine auront-ils cessé de compter pour quelque chose ces misérables biens qu'on leur veut ôter, à peine commenceront-ils à croire que la pauvreté peut n'être pas un mal, qu'on peut aimer les outrages et les mépris, qu'il n'y a rien à fuir que d'être désagréable à Dieu, et rien

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84 DISCOURS SUR LES PENSÉES

à chercher que de lui plaire, que tout leur sera clair ; ou que, s'il leur reste quelque obscurité, il leur sera clair au moins qu'elle n'est que pour ceux qui s'y voudront arrêter.

Il a plu à Dieu, par exemple, d'envoyer son Fils unique sur la terre pour sauver les hommes, et pour y être en même temps une pierre d'achop- pement, et un objet de contradiction à ceux qui s'en rendraient indignes. Pouvait-il rien faire de mieux que ce qu'il a fait pour cela ? Il a voulu qu'il naquît de parents obscurs ; il lui a fait passer sa vie sans avoir reposer sa tête ; il ne lui a donné que des gens de la lie du peuple à sa suite ; il n'a pas voulu qu'il dît un mot de science, ni de tout ce qui passe pour grand entre les hommes ; il l'a fait passer pour un imposteur ; il V? fait tomber entre les mains de ses ennemis, trahi par un de ses disciples, et abandonné de tout le reste ; il l'a fait trem- bler aux approches de la mort, qu'il a soufferte en public et comme un criminel : par pouvait- il mieux le déguiser à ceux qui n'ont de goût que pour la grandeur humaine, et qui sont sans yeux pour la véritable sagesse ?

Mais aussi il. lui a fait commander à la mer et aux vents, à la mort et aux démons ; il lui a fait lire dans l'esprit de ceux qui lui parlaient ; il a répandu son esprit sur lui, et lui a mis à la

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bouche des choses qui ne pouvaient venir que d'un Dieu ; il lui a fait parler de celles du Ciel d'une manière qui surpasse infiniment tous les hommes ; il a voulu qu'il leur apprît l'état de leur cœur, et par ils pouvaient sortir de leurs misères.; il l'a fait vivre s.ans la moindre ombre de péché, en sorte que ses plus cruels ennemis n'ont pas seulement trouvé de quoi l'accuser ; il lui a fait prédire sa mort et sa résur- rection, et il l'a tiré du tombeau. Qu'y avait-il de plus propre à l'empêcher d'être méconnu de ceux qui aiment la véritable grandeur et la véritable sagesse ? Enfin parce que tout l'Univers et tous les temps y avaient part, et aux mêmes conditions d'obscurité pour les uns, et de clarté pour les autres, il a voulu que son histoire ne fût écrite que par ses disciples, pour la rendre suspecte à ceux qui cherchent à se tromper, et qu'elle fût tout ensemble la plus indubitable de toutes les histoires, afin qu'ils fussent inexcu- sables.

Car en un mot, et sans entrer dans ce champ infini, si elle n'est pas véritable, il faut que les Apôtres aient été trompés, ou qu'ils aient été des fourbes, et l'un et l'autre sont également insoutenables. Comment se pourr?it-il qu'ils eussent été abusés, eux qui non seulement se disent témoins de tous les prodiges de la vie

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de Jésus-Christ, mais qui croyaient même avoir reçu le don d'en faire de semblables? Pouvaient-ils se tromper à savoir s'ils guéris- saient eux-mêmes les maladies, et s'ils ressus- citaient les morts ? et quelle autre marque eussent- ils pu demander pour s'assurer de la vérité? Mais si Jésus-Christ leur en avait fait accroire pendant sa vie, comment ne se sont-ils point désabusés, après l'avoir vu mourir, puisqu'ils le croyaient véritablement Dieu, c'est-à-dire maître de la mort et de la vie ? Car pour les dis- ciples de Mahomet, par exemple, qui ne s'est dit que prophète, il est aisé qu'ils aient de- meuré dans l'erreur après sa mort ; et il s'est bien gardé de leur promettre qu'ils le rever- raient. Mais il n'en est pas de même de ceux de Jésus-Christ, qui a bien été plus hardi. Aussi reconnaissent-ils que s'il n'est point ressuscité, tout ce qu'ils ont dit et fait n'est rien. C'est de qu'ils ont tiré toute leur fermeté ; et il est hors de toute apparence, et même im- possible, qu'ils ne crussent au moins l'avoir vu depuis sa mort, et qu'ils ne le crussent avec la dernière assurance, pour s'exposer à tout ce qu'ils ont souffert, et pour appuyer uniquement là- dessus ce grand ouvrage, ils ont si heureuse- ment réussi. Or cela étant, comment peut-on s'imaginer qu'ils aient tous cru si fortement

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une chose si difficile à croire, et dont les yeux seuls sont juges ? L'ont-ils tous songé en une nuit? car ils disent tous l'avoir vu, et nous les traitons ici de gens de bonne foi. Est-ce un fantôme qui les a abusés pendant quarante jours, ou quelque imposteur qui leur a fait accroire qu'il était cet homme qui venait de mourir à leurs yeux, et qu'ils avaient mis dans le tombeau, et qui a ensuite trouvé le secret de s'élever dans le ciel à leur vue ? Cela serait ridicule à dire, et d'autant plus que l'on voit assez par ce qui nous reste d'eux, qu'ils n'étaient pas assez simples pour croire que si Jésus-Christ n'eût été qu'un homme ordinaire, il eût pu se ressusciter lui-même.

On serait tout aussi mal fondé à dire que les Apôtres aient été des trompeurs, et qu'après la mort de leur maître ils aient concerté entre eux de dire qu'il était ressuscité, et prétendu que tout l'Univers les en crût sur leur parole. Car quoiqu'on dise que les hommes sont natu- rellement menteurs, cela n'est pas vrai, dans le sens l'on le prend d'ordinaire. Ils naissent tels véritablement, en ce qu'ils naissent ennemis de Dieu, qui est la souveraine vérité, et que leur cœur les porte à des choses vaines et fausses, qu'ils regardent comme très réelles. Mais hors de là, il est certain qu'ils aiment naturellement

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à dire vrai, et cela ne saurait être autrement, la pente naturelle allant à dire ce que l'on sait, ou du moins ce que l'on croit, c'est-à-dire ce qui est vrai en soi, ou à l'égard de celui qui le dit. Au lieu que pour le mensonge, il faut de la délibération et du dessein, il se faut donner la peine d'inventer. Aussi voit-on qu'ils ne mentent jamais que pour l'intérêt, ou pour la gloire ; encore faut-il qu'ils n'y puissent arriver autre- ment. Et ils prennent même bien garde que ce qu'ils disent soit vraisemblable, et qu'on n'en puisse découvrir la fausseté, surtout si les consé- quences en sont dangereuses. Et quand il s'en trouverait qui prendraient plaisir à mentir pour mentir, ils ne songent qu'à en jouir dans le mo- ment, et non pas à rien établir de solide sur leur mensonge. Ainsi il est sans doute que les Apôtres n'ont pu avoir dessein d'imposer dans ce qu'ils ont dit de la résurrection de Jésus-Christ. Quelles gens était-ce pour se faire croire, et quelle autorité leur donnait pour cela leur rang entre les Juifs, ou leur mérite? n'avaient-ils rien à inventer de plus fin qu'un mensonge si grossier, dont il était si aisé de les convaincre, et dont ils n'eussent donné pour toutes preuves que le rapport de ses disciples ? Et comment pourrait-on se figurer qu'ils eussent été assez hardis, pour aller attaquer sur un semblable

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fondement tout ce qu'il y avait de grand parmi les Juifs, et de puissant sur la terre, et entre- prendre de changer une Religion aussi ancienne que le monde, et appuyée sur une infinité de miracles aussi publics que celui-là aurait été particulier pour eux ? Il ne suffisait pas qu'ils fussent fourbes, pour former un si étrange des- sein ; il fallait encore qu'ils eussent perdu le sens, et en ce cas l'imposture n'eût guère duré. Et quand c'aurait été les plus habiles gens du monde, comme ils l'ont paru depuis, ils n'en auraient que mieux vu ce qu'il y avait à craindre, combien il était difficile, légers et changeants comme sont les hommes, que quelqu'un d'eux ne se laissât gagner aux promesses ou aux me- naces ; et enfin qu'il était de la dernière extrava- gance de s'aller exposer de gaîté de cœur aux tourments, et à la mort qui leur était assurée, soit que l'imposture fût découverte, ou qu'elle, réussît.

Je n'entreprendrai pas d'entrer plus avant dans ce qu'on peut dire pour la vérité de l'his- toire évangélique, sur laquelle M. Pascal nous a laissé de si belles remarques, mais qui ne sont presque rien au prix de ce qu'il eût fait, s'il eût vécu. Il avait tant de pénétration pour ces choses- là, et c'est une source si inépuisable, qu'il n'aurait jamais cessé d'y faire de nouvelles découvertes.

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Que n'cût-il point dit du style des Ëvangélistcs, et de leurs personnes ; des Apôtres en particu- lier, et de leurs écrits ; des voies par cette religion s'est établie, et de l'état elle est ; de cette étrange quantité de miracles, de martyrs et de saints ; et enfin de tant de choses qui marquent qu'il est impossible que les hommes seuls s'en soient mêlés ? Quand je serais aussi capable que je le suis peu de suppléer à son dé- faut, ce n'en est pas ici le lieu. Ce serait achever son ouvrage dont je n'ai voulu que montrer le plan. Mais quoique je m'en sois mal acquitté, et quelque imparfait que nous l'ayons, c'est toujours assez pour faire voir quel il eût été, et même plus qu'il n'en faut pour produire l'effet qu'il souhaitait dans l'esprit de ceux qui se voudront bien servir de leur raison. Car enfin il n'a pas prétendu donner la foi aux hommes, ni leur changer le cœur. Son but était de prouver qu'il n'y avait point de vérité mieux appuyée dans le monde que celle de la Religion chrétienne, et que ceux qui sont assez malheureux pour en douter, sont visiblement coupables d'un aveu- glement volontaire, et ne sauraient se plaindre que d'eux-mêmes. Et c'est ce qui paraîtra clai- rement à quiconque voudra prendre la chose d'aussi loin que lui, et envisager tout à la fois et sans prévention cette longue suite de miracles

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et de prophéties, cette histoire si suivie, et plus ancienne que tout ce qu'on connaît dans le monde, et tout ce qu'il trouvera dans ce recueil. Je dis, sans prévention, parce qu'il en faut au moins quitter une, à laquelle il est bien aisé de renon- cer, quand on se fait justice, c'est-à-dire, à ne vouloir croire que ce qu'on voit sans la moindre difficulté. Car quand nous ne serions pas aver- tis, de la part de Dieu même, de ce mélange de l'obscurité aux clartés, nous sommes faits d'une manière que cela ne nous doit point arrêter.

Il est sans doute que toutes les vérités sont éternelles, qu'elles sont liées, et dépendantes les unes des autres ; et cet enchaînement n'est pas seulement pour les vérités naturelles et mo- rales, mais encore pour les vérités de fait, qu'on peut dire aussi en quelque façon éternelles ; puisque étant toutes assignées à de certains points de l'éternité et de l'espace, elles com- posent un corps qui subsiste tout à la fois pour Dieu. Ainsi, si les hommes n'avaient point l'esprit borné, et plein de nuages, et que ce grand pays de la vérité leur fût ouvert, et exposé tout entier à leurs yeux, comme une province dans une carte géographique, ils auraient raison de ne vouloir rien recevoir qui ne fût de la der- nière évidence, et dont ils ne vissent tous les

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principes et toutes les suites. Mais puisqu'il n'a pas plu à Dieu de les traiter si avantageuse- ment, et qu'il n'y a point été obligé, il faut qu'ils s'accommodent à leur condition et à la nécessité, et qu'ils agissent au moins raisonna- blement dans l'étendue de leur capacité bornée, sans se réduire à l'impossible et se rendre malheu- reux et ridicules tout ensemble.

S'ils peuvent une fois se résoudre à cela, bien loin de résister, comme ils font souvent, à l'éclat lumineux que de certaines preuves répandent dans l'esprit, ils reconnaîtront sans peine, qu'ils se doivent contenter en toutes choses d'un rayon de lumière, quelque médiocre qu'il leur pa- raisse, pourvu que ce soit une véritable lumière ; que les preuves qui concluent sont quelque chose de réel et de positif, et les difficultés, de simples négations qui viennent de ne pas tout voir ; et que comme il y a des preuves lumineuses qui ne laissent aucune obscurité, il y en a aussi qui éclairent assez pour voir sûrement quelque chose : après quoi, quelque difficulté qui reste, elle ne saurait plus empêcher que ce qu'on voit ne soit ; et ce n'est plus que le défaut, ou de celui qui montre, et qui ne peut tout éclair- cir, ou de celui qui veut voir, et qui n'a pas la vue assez bonne. Car enfin il y a une infinité de choses qui ne laissent pas d'être, pour être

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incompréhensibles. Et il serait ridicule, par exemple, de vouloir revenir contre des démons- trations, parce qu'elles auraient des consé- quences dont on ne verrait pas bien clairement la liaison.

S'il n'y avait rien d'incompréhensible que dans la Religion, peut-être y aurait-il quelque chose à dire. Mais ce qu'il y a de plus connu dans la nature, c'est que presque tout ce que nous savons qui est, nous est inconnu passé de certaines bornes, quoique nous l'ayons comme sous nos yeux et entre nos mains. Au lieu que la Religion a cet avantage, que ce que nous n'en compre- nons pas, se trouve fondé sur la nature de Dieu, et sur sa justice, dont il est bien certain, quel qu'il soit, que nous n'en saurions connaître que ce qu'il lui plaira de nous découvrir. Tenons-nous-en donc là, et lui rendons grâces de nous en avoir assez montré pour marcher en assurance. Et que ceux qui sont si choqués de notre soumission à des choses qu'on ne saurait comprendre, recon- naissent quelle est leur injustice, puisqu'on ne la leur demande qu'après avoir montré par une infinité de preuves, qu'il faut être sans raison pour ne s'y pas soumettre. Car après tout, y a-t-il quelqu'un assez hardi entre les hommes pour soutenir que Dieu ait faire quelque chose de plus que ce qu'il a fait, et pour se croire en

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droit plutôt qu'un autre de lui demander un miracle en son particulier, au moindre doute que son cœur lui suggérera ? ou s'ils n'ont pas plus de privilège pour cela les uns que les autres, faut-il qu'il se rende visible à tous les hommes, et qu'il vienne tous les jours se présenter à leurs yeux comme le soleil ? Et quand il le ferait, que savent-ils s'ils n'en douteraient point encore toutes les nuits ? puisque enfin, s'ils n'en ont des marques aussi sensibles, ils en ont au moins d'aussi grandes, et d'aussi certaines, auxquelles ils résistent, comme l'accomplissement des prophé- ties, qui est un miracle permanent, et que jusqu'à la fin du monde tous les hommes pourront voir de leurs propres yeux, et toutes les fois qu'il leur plaira.

Mais la vérité est que ce n'est point le manque de preuves qui les arrête. Ce n'est que leur négligence à s'éclaircir, et la dureté de leur cœur, et c'est ce qui fera, que quoiqu'il n'ait rien paru jusqu'ici de -plus propre à tirer les gens de cet assoupissement que les écrits de M. Pas- cal, il est cependant comme assuré qu'il n'y en aura que très peu qui en profitent, et qu'à en juger par l'événement, ce ne sera que pour les vrais chrétiens qu'il aura travaillé en s 'effor- çant de prouver la vérité de leur religion. Je dis ceci sans aucun égard à la nécessité de l'inspi-

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ration de la foi pour croire avec utilité. Car les hommes n'y peuvent rien. Je parle seulement de la créance que la raison peut et doit donner. Et c'est à quoi on ne voit guère moins de diffi- culté quand on considère comment les hommes sont faits, et ce qui les occupe dans le monde.

Les uns s'appliquent aux connaissances, aux recherches de l'esprit, à l'étude de la nature. Et les autres ne songent proprement à rien, et donnent toute leur vie aux affaires, aux plai- sirs, à la vanité. Pour ceux-ci, qui sont sans doute le .plus grand nombre, et même le plus consi- dérable, il est aisé de voir combien il y en aura peu qui emploient seulement quelques moments à la lecture de ce recueil ; et parmi ceux-là combien peu sont capables de l'entendre, et d'en être touchés. Combien il est difficile de faire entrer dans des réflexions si profondes, des gens qui ont perdu, pour ainsi dire, l'usage de penser, et qui n'ont jamais fait le moindre retour sur eux-mêmes ! Ne suffit-il pas que ce soient des vérités détachées des sens, pour ne faire aucune impression sur des esprits nourris de faussetés et de chimères, qui ont ajouté une seconde cor- ruption à la première corruption de la nature, et qui n'en connaissent pas seulement les misé- rables restes ? Les ramènera-t-on tout d'un coup à un point dont ils ont pris le contre-pied dès

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le premier pas qu'ils ont fait dans la vie ? ou, pour les y ramener peu à peu, doit-on s'attendre que n'ayant de plaisir qu'à ce qui flatte leurs sens ou leur intérêt, ils en puissent prendre à se voir continuellement dire que l'ennui est leur plus grand bien, que leur plus grand mal est de se croire heureux, qu'ils n'approcheront de l'être qu'à mesure qu'ils ranimeront en eux le senti- ment de leurs misères, et qu'il n'y a que des fous ou de vrais chrétiens qui puissent attendre la mort sans désespoir ? Que ces vérités, toutes consolantes qu'elles sont pour quelques-uns, leur paraîtront tristes et cruelles ! qu'elles trou- veront plus d'entrée dans ce violent tourbillon de choses toutes contraires, dont leur cœur est sans cesse agité, ou qu'elles y feront peu de sé- jour ! Il en sera tout au plus, comme de ces vaines imaginations de spectres, qu'on dissipe en se passant la main sur les yeux ; et ils ferme- raient plutôt le livre pour jamais, s'ils sentaient que cela pût tirer à conséquence, et qu'ils y entrevissent de loin la ruine de ce faux bonheur qui fait toute l'occupation et toute la douceur de leur vie.

Il ne serait pas malaisé d'appliquer une partie de cela aux autres qui se croient si fort au-dessus de ceux-là, et qui leur ressemblent pourtant par le plus essentiel. Ils pensent à la vérité,

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ils ont envie de connaître, ils rencontrent même quelquefois, et par ils se regardent comme une espèce d'hommes différents des autres, et les premiers leur font pitié. Mais qu'ils s'en feraient [à] eux-mêmes, s'ils voyaient une fois clairement le peu de valeur de ce qui leur coûte tant de peine, et qui les amuse, et que cela même les éloigne de le voir ! Quoique ce soient des vérités qu'ils cherchent, et que toute vérité ait son prix par la liaison qu'elle a avec la vérité essentielle, elles sont creuses néanmoins et inutiles si elles n'y conduisent ; et c'en est même si peu le che- min que de s'occuper de celles qui tourmentent tant la plupart des hommes, que Dieu a voulu qu'elles leur fussent impénétrables, et que tout ce qu'en ont trouvé les plus habiles, c'est qu'on n'y saurait atteindre, et qu'on s'en passe aisément. Cependant comme si ceux-ci savaient sûrement d'ailleurs qu'il n'y eût que cela à connaître dans le monde, ils s'y appliquent avec une ardeur infa- tigable, et ce peu de succès les pique au lieu de les rebuter. Ils se laissent comme des misé- rables indignes de leurs soins, et abandonnent la recherche de ce qu'ils sont, et de ce qu'ils doivent devenir, pour approfondir ce que les sciences ont de plus vain et de plus caché, sans songer qu'il y a longtemps qu'on en sait assez pour l'usage de la vie, et qu'elle ne vaut pas la

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peine, s'il y manque quelque chose, qu'on s'amuse à le chercher. Aussi n'est-ce, à dire le vrai, ni la commodité de la vie qui les fait agir, ni l'amour de la vérité qu'ils aiment rarement à voir trouver par d'autres. La curiosité seule les pousse, et la gloire d'aller plus loin que ceux qui les ont précédés ; et la plupart même suivent des voies si opposées à la vérité, qu'ils s'en éloignent à mesure qu'ils avancent. Mais le pis est que cela les rend même incapables de la voir quand on la leur montre, et que se remplissant la tête de ce qu'on a inventé de faux depuis qu'on rai- sonne dans le monde, cette étrange espèce de tradition leur ôtc à tel point le goût de la vérité, que c'est pour eux un langage inconnu, et que tout ce qui n'est pas conforme aux impres- sions qu'ils ont reçues, n'en saurait plus faire sur leur esprit.

Il y en a véritablement quelques-uns parmi ceux-là qui sont dans des voies droites, et peu sujettes à l'erreur. Ceux-ci ne se payent pas de discours comme les autres, et parce qu'ils cher- chent plus à connaître qu'à parler, et qu'ils ne donnent leur créance qu'à ce qu'ils voient clairement, il leur arrive rarement de se tromper. Mais c'est aussi ce qui renferme leurs connais- sances dans des bornes bien étroites, n'y ayant que très peu de choses qui soient capables d'une

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évidence pareille à celle qu'ils demandent. Tout ce qui n'est point démonstration ne leur est rien, et sans songer qu'il y en a de plus d'une sorte, ils s'établissent juges souverains de toutes choses, sur un petit nombre de principes qu'ils ont, et ne veulent rien croire que ce qu'on leur prouve à leur manière, et dont on ne leur puisse rendre la dernière raison. Mais ils ne voient pas que l'avantage qu'ils croient en tirer de ne rien recevoir que d'incontestable, est bien moindre qu'ils ne pensent, et que, bien loin qu'ils se ga- rantissent par de l'erreur, c'est au contraire ce qui les y plonge, en les privant d'une infinité de vérités, dont l'ignorance est une erreur très grossière et très positive, et qu'ils se rendent néanmoins presque incapables de goûter. Car l'habitude qu'ils se font de ce doute perpétuel } et de tout réduire aux figures et aux mouvements de la matière, leur gâte peu à peu le sentiment, les éloigne de leur cœur à n'y pouvoir plus revenii , et les porte enfin à se traiter eux-mêmes de machines. Qu'y a-t-il de plus capable de les rendre insensibles aux raisons et aux preuves de M. Pascal, quoiqu'ils aient moins de sujet que gens du monde de croire qu'il fût homme à s'abuser, et que dans leur ordre même, ils l'aient regardé ou regarder au moins avec admiration ?

LA CHAISE 7

IOO DISCOURS SUR LES PENSEES

Enfin, il se trouve une certaine sorte de gens presque aussi rares que les vrais chrétiens, et qui semblent moins éloignés que les autres de le pouvoir devenir. Ceux-là ont connu la corrup- tion des hommes, leurs misères, et la petitesse de leur esprit. Ils en ont cherché les remèdes sans connaître le fond du mal, et regardant les choses d'une manière universelle autant qu'on le peut humainement, ils ont vu ou cru voir ce que les hommes se doivent les uns aux autree, et quelques-uns ont porté aussi loin qu'il se peut les recherches de l'esprit, et l'idée des vertus naturelles. S'il y avait quelque chose de grand entre les hommes, et que cette gloire qu'ils peuvent recevoir les uns des autres, fût de quelque prix, ceux-là seuls y pourraient prétendre quelque part. Et comme ce n'est proprement que parmi eux qu'il y a de l'esprit et de l'honnêteté, il semble qu'on en puisse plus espérer que de tout le reste, et qu'ils n'aient qu'un pas à faire pour arriver au christianisme. Mais c'est, à le prendre en un autre sens, ce qui les en éloigne ? puisqu'il n'y a point de maladies si dangereuses que celles qui ressemblent à la santé, ni de plus grand obstacle à la perfection que de croire qu'on l'a trouvée.

La charité, s'il est permis d'user de cette comparaison, peut être regardée comme un ou-

DE M . PASCAL 101

vrage admirable, qui aurait été mis entre les mains des hommes, et qui par le peu de soin qu'ils en ont eu, se serait brisé et mis en pièces. Ils ont en quelque façon senti leur perte, et recueil- lant ce qui leur restait du débris, ils en ont com- posé, comme ils ont pu, ce qu'ils appellent l'hon- nêteté. Mais quelle différence ! que de vides, que de disproportions ! Ce n'est qu'une misérable copie de ce divin original ; et malheur à celui qui s'en contente, et qui ne voit pas que ce n'est que son ouvrage, c'est-à-dire, rien! Cependant, cette différence, toute infinie qu'elle est en soi, est imperceptible à ceux dont je parle : et l'état ils se sont élevés, étant en effet quelque chose d'assez grand de la manière dont ils le regardent, ils s'en remplissent entièrement, ils roulent et subsistent là-dessus jusqu'à la mort, et rien n'est plus difficile que de leur faire compter pour rien ce qui les met si fort au-dessus du reste des hommes, et de les porter à se re- connaître méchants, ce qui est le commencement et la perfection du christianisme.

Voilà ce qui donne lieu de croire que peu de gens auraient profité du livre de M. Pascal, quand même il aurait été dans l'état il le pouvait mettre. Qu'ils y songent pourtant les uns et les autres, la chose en vaut bien la peine ; et que ceux qui, après avoir accommodé la reli-

102 DISCOURS SUR LES PENSI'ES DE M. PASCAL

gion chrétienne à leur cœur, en accomplissent tous les devoirs si à leur aise, aussi bien que ceux qui se sont déterminés à ne rien croire, apprennent une fois, qu'en matière de religion, c'est le comble du malheur que d'avoir pris son parti, si ce n';st le bon, et qu'il n'y en a qu'un qui le soit. Quelque lumière, quelque hauteur d'intelligence qu'on ait, rien n'est si aisé que de s'y tromper, surtout quand on le veut. Et de quelque bonne foi appa- rente qu'on se flatte, il est certain qu'on ss re- pentira d'avoir mal choisi, et qu'on s'en repentira éternellement. Car enfin, on ne fait point que les choses soient, à force de se les persuader. Et quelque fondement qu'on trouve dans ses opi- nions, l'importance est qu'elles soient véritables, et qu'à ce triste moment qui décidera de notre état pour jamais, à l'ouverture de ce grand rideau qui nous découvrira pleinement la vérité, si nous trouvons plus que nous ne savions, nous ne trou- vions pas au moins le contraire de ce que nous avions cru.

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DISCOURS

SUR LES PREUVES

DES LIVRES DE MOÏSE

LA religion chrétienne ne fait point diffi- culté de reconnaître que l'esprit humain ne saurait atteindre à la hauteur des mystè- res qu'elle enseigne, et qu'il est trop borné pour en aller découvrir les fondements dans les sources éternelles de la vérité, ils lui paraîtraient aussi- clairs que les premiers principes, si sa vue se pou- vait porter jusque-là. Elle ne prétend pas néan- moins se faire croire absolument sans preuve, et par un instinct aveugle : et Dieu n'a pas donné à l'homme la raison et l'intelligence pour lui rendre un si grand présent, non seulement vain, mais encore nuisible, en ne lui proposant que des objets de foi, contre lesquels le propre instru- ment de ses connaissances fût dans une révolte continuelle. C'est le partage de ces sectes qui ne sont fondées que sur des caprices téméraires, et des visions de fanatiques, et qui ne s'éta-

104 DISCOURS SUR LES PREUVES

Missent et ne subsistent que par un égarement de la raison, pareil à celui qui les a produites : au lieu que la Religion chrétienne est telle, que quelque impénétrable que soit la profon- deur de ses mystères, on n'en saurait douter que par une autre espèce d'égarement.

Car enfin il ne s'agit pas d'examiner la possibi- lité de ces mystères, ni de guérir l'esprit sur toutes les difficultés qu'il trouve à s'y soumettre. Les hommes seraient injustes de demander à les comprendre, eux qui ne se comprennent pas eux-mêmes, et qui ne doutent point néanmoins de leur existence. Et c'est assez qu'on leur puisse montrer que toutes ces vérités si inconcevables sont jointes, non seulement à d'autres vérités qu'ils connaissent, mais encore à celles de toutes les vérités qui sont les plus proportionnées à leur esprit, et dont ils peuvent s'instruire par les voies les plus connues et les plus cer- taines.

Si les hommes savent quelque chose d'assuré, ce sont les faits ; et de tout ce qui tombe sous leur connaissance, il n'y a rien il soit plus difficile de leur imposer, et sur quoi il y ait moins d'occasion de dispute. Et ainsi quand on leur aura fait voir que la Religion chrétienne est inséparablement attachée à des faits dont la vérité ne peut être contestée de bonne foi, il

DES LIVRES DE MOÏSE 105

faut qu'ils se soumettent à tout ce qu'elle en- seigne, ou qu'ils renoncent à la sincérité, et à la raison.

Si Moïse, par exemple, a été, et qu'il ait écrit le livre qu'on lui attribue, la religion judaïque est véritable ; si la religion judaïque est véritable, Jésus-Christ est le Messie ; et si Jésus-Christ est le Messie, il faut croire tout ce qu'il a dit, et la Trinité, et l'Incarnation, et la présence de son corps dans l'Eucharistie, et tout le reste.

C'est par ce divin enchaînement de vérités, que Dieu conduit les hommes à la véritable foi, et qu'ils peuvent faire voir qu'il n'y a rien de plus raisonnable que la soumission qu'ils rendent aux mystères les plus incompréhensibles, bien loin qu'on les puisse accuser de faiblesse et d'im- prudence. Et comme ce grand corps de la reli- gion chrétienne est composé d'une infinité de parties différentes, qui tendent toutes au même but, et qu'il subsiste depuis six mille ans, il ne se peut que ce ne soit un enchaînement de vé- rités infini, que chaque siècle n'y ait ajouté une nouvelle accumulation de preuves, et que, quelque part que l'on commence, à "quelque point qu'on s'applique, on n'arrive toujours à une telle abondance de lumière, qu'il est impossible d'y résister.

Mais on est d'autant plus obligé de s'appliquer

1 06 DISCOURS SUR LES PREUVES

exactement à la recherche de ces preuves, qu'il n'a pas plu à Dieu qu'elles consistassent dans des principes grossiers et palpables, qu'on découvrît tout d'un coup, et qui fussent vus également de tous les hommes. C'est plutôt un amas de cir- constances que tout le monde ne rassemble pas, ou n'envisage pas de la même sorte, mais qui ne laissent pas néanmoins d'être sensibles aux plus simples quand on leur ouvre les yeux, et de produire, lorsqu'elles sont réunies, une certitude sinon plus pleine, au moins plus intime et plus naturelle que celle qu'on a des démonstrations spéculatives et abstraites, parce que les voies en sont plus proportionnées à l'esprit humain, et qu'il n'y a personne qui n'en trouve en soi les principes.

Ce sera dans ce dessein, que pour donner un essai de la manière dont on doit considérer ces faits qui, par leur certitude, entraînent nécessai- rement celle de notre religion, nous choisirons le fait particulier de l'histoire de Moïse et la vérité de ses livres, qui sert de fondement à la religion judaïque, comme celle-ci en sert à la chrétienne, selon saint Paul.

Je ne me crois pas obligé de prouver d'abord, que si effectivement il y a eu un homme qui se soit dit envoyé de la part d'un Dieu, et qui, ne voulant point qu'on l'en crût à sa parole, ou

DES LIVRES DE MOÏSE 1 07

sur des actions peu au-dessus de ce qu'on con- naît du pouvoir humain, en ait donné pour preuve cette suite étonnante de prodiges qu'on voit dans le Pentateuque, qui ait paru maître de la vie et de la mort, qui ait commandé aux éléments, et fait ployer toute la nature sous ses ordres ; je ne doute point, dis-je, que tout le monde n'avoue que cet homme mérite d'être cru dans ce qu'il a écrit du Dieu, au nom duquel il faisait toutes ces merveilles, et que la Religion qu'il a établie doit passer pour véritable et pour divine.

Les esprits les plus opiniâtres demeurent comme accablés sous le poids de ces merveilles, et ne trouvent point d'autre moyen de satisfaire le penchant qu'ils ont à l'incrédulité, que de chercher de vaines raisons pour douter de la vérité de ces prodiges, et du livre qui les con- tient.

Mais, pour peu qu'il leur reste de bonne foi et de sincérité, on les défie d'aller bien loin dans ces doutes ; et ils les trouveront tellement étouffés par l'abondance des preuves qui accompagnent cette histoire, qu'ils seront forcés, ou de la re- connaître pour véritable, ou de se réduire à la stupidité de ceux qui, pour s'empêcher de croire ce que la Religion leur enseigne, prennent le parti de n'y point penser,

108 DISCOURS SUR LES PREUVES

Car par quelles suppositions prétendront-ils ébranler la certitude de ce qui est écrit dans ces livres, et mettre leur esprit en état de se per- suader qu'il n'en est rien ? Qu'ils donnent toute la liberté qu'ils voudront à leur imagination, et qu'elle leur -fournisse toutes les chimères dont elle est capable, ils n'en tireront jamais rien qui ait une ombre d'apparence, et qu'un esprit tant soit peu solide n'eût honte de pro- poser.

Diront-ils que Moïse n'a jamais été, et que tout ce qu'on en dit est une fable inventée à plaisir ? Ai aïs qu'ils prennent garde que les Juifs et les Chrétiens ne sont pas les seuls à qui on a ouï parler de ce Moïse, puisqu'on trouve même des historiens profanes qui en font mention ; et quand cela ne serait pas, qu'ils traitent donc aussi de fables toutes les histoires du monde, puisqu'il n'y en a aucune dont on pût être assuré, s'il était permis de douter qu'il y ait eu un homme appelé Moïse, qui ait tiré les Juifs d'Egypte après une longue captivité. Car toutes les raisons par les hommes jugent de la vérité des autres histoires, se rencontrent également dans celle de Moïse. On ne doute point, par exemple, qu'Alexandre ou Cyrus n'aient été, parce que quantités d'auteurs en ont parlé, et que jamais personne ne s'est avisé d'en douter ; et personne

DES LIVRES DE MOÏSE IOÇ

non plus n'a jamais mis sérieusement en doute s'il y a eu un Moïse. Cela a passé pour constant dans tout un grand peuple, et parmi tous ceux qui l'ont connu, et qui ont eu commerce avec lui, sans avoir jamais été contredit de qui que ce fût. Mais il y a de plus cette différence, que Moïse a encore des preuves singulières, et qui ne se rencontrent point dans les autres. Parce que jamais livre n'a été conservé avec tant de soin et d'affection que celui qui contient son histoire ; et que cependant jamais les hommes n'ont eu de plus vifs et de plus puissants inté- rêts de détruire la vérité d'un livre, s'ils l'avaient pu faire avec quelque vraisemblance, que les Juifs en ont eu à l'égard de celui-ci, puisque au même temps ils se seraient défaits d'une loi la plus incommode qui ait jamais été, la plus gênante, la plus terrible, et la plus injurieuse à ceux qui l'observaient ; en sorte qu'on ne voit point de motif qui les ait pu porter à la souffrir» qu'une ferme persuasion de sa vérité.

L'incrédulité ne pouvant donc subsister dans cette chimère, il faut qu'elle passe à quelque autre, et qu'on dise, par exemple, qu'il est vrai qu'il y a eu un homme appelé Moïse, et que cet homme était chef d'un grand peuple qu'il tira d'Egypte : mais que c'était aussi un insigne im- posteur qui abusa ce peuple par de faux miracles,

110 DISCOURS SUR LES PREUVES

et supposa tous les prodiges qu'il raconte dans son livre, pour l'assujettir à la loi qu'il lui don- nait, et par cette loi à lui-même, en la lui faisant regarder comme venant du Ciel, et se faisant considérer par comme l'interprète des volontés de Dieu, au nom duquel il parlait, et comme ayant sa puissance entre les mains pour punir ceux qui lui résisteraient.

C'est à quoi se réduisent les plus grands ef- forts de l'esprit humain pour combattre ce Livre. Cependant on ne saurait rien inventer de moins raisonnable. Car enfin si l'on voulait se servir ici de preuves de pur sentiment, qu'il est mal- aisé d'accorder la sagesse et la vertu qui pa- raissent d'ailleurs dans ce Moïse, avec une si noire imposture ! qu'il est malaisé de comprendre que cet homme, dans ces temps si reculés et si grossiers, et sans aucun secours des inventions de ceux qui l'avaient précédé, ait pu tirer de sa seule tête, non seulement une loi dont il a fallu que toutes les autres aient emprunté, mais encore l'idée d'un Dieu, et une idée si grande et si digne, que hors ceux qui ont marché sur ses traces, il n'y en a point qui n'ait été infini- ment au-dessous, au lieu que toutes les autres inventions humaines se perfectionnent par le temps! Enfin, qu'il serait étrange que ce premier de tous les fourbes eût rencontré si juste dans

DES LIVRES DE MOÏSE III

une chose si élevée au-dessus de la pensée des hommes, et si bien connu ce qui serait à un Dieu, et ce que ce devrait être qu'un Dieu, qu'effectivement on sente qu'il doit être ainsi, s'il est, et que les cœurs bien faits y auraient regret, s'il n'était pas !

Mais, pour passer à des choses plus propor- tionnées à toute sorte d'esprits, voyons s'il est possible que tous ces prodiges soient autant de fables inventées par Moïse. Si cela est, il faut qu'il ait espéré qu'il les ferait croire aux Juifs, ou du moins qu'il leur persuaderait de les autori- ser par leur consentement sans les croire, et de conspirer avec lui pour dérober à la postérité la connaissance de cette imposture ; car on ne dira pas sans doute, qu'il les ait inventés dans le dessein de passer pour imposteur, et de n'en tirer aucun avantage. Il faut aussi, ou que les Juifs les aient crus véritables, quoiqu'ils fussent faux, ou qu'en connaissant la fausseté, ils aient tous unanimement formé le dessein de les faire passer pour vrais à leur postérité.

Mais que peut-on s'imaginer de plus insoute- nable que tout cela ? Moïse a-t-il pu se promettre qu'il ferait croire aux Juifs ce changement des rivières en sang ; ces ténèbres palpables qui couvrent toute l'Egypte pendant trois jours, et qui ne sont point pour les Israélites ; cette

112 DISCOURS SUR LES PREUVES

mort de tous les premiers nés des Egyptiens en une nuit, sans qu'aucun des Juifs sentît le moindre mal ; cette division de la mer Rouge qui s'ouvre et se soutient comme un double mur pour leur donner passage, et qui se laisse ensuite aller pour engloutir l'armée des Égyptiens ; et tout le reste de ces prodiges qu'on voit arriver coup sur coup avant que ce peuple sorte d'Egypte ? A-t-il pu espérer qu'aucun des Juifs ne dou- terait de tout cela, ni n'aurait au moins la cu- riosité d'en demander des nouvelles aux Egyp- tiens, qui apparemment n'étaient pas de concert avec lui ?

A-t-il pu croire encore, qu'il leur persuaderait aisément ce qu'il raconte des quarante ans qu'ils passèrent dans le désert, qui n'est qu'un autre enchaînement de prodiges ? qu'il leur ferait croire, quoiqu'il n'en fût rien, qu'il avait tiré d'un ro- cher de quoi désaltérer cinq ou six cent mille hommes ; que la terre avait englouti à leurs yeux Dathan et Abiron tout vivants, après qu'il les eut avertis qu'ils mourraient d'une mort étrange et extraordinaire ; qu'ils n'avaient vécu pendant quarante ans que d'une nourriture descendue du ciel ; et enfin qu'il leur ferait croire ce grand et terrible spectacle de la montagne de Sinaï, qui paraît toute en feu à ce peuple, avec un tel bruit de foudres et de tonnerres,

DES LIVRES DE MOÏSE 113

qu'il demande à ne plus traiter que par ambas- sadeur avec ce Dieu, dont il ne croit pas pouvoir soutenir la présence sans mourir?

Si Moïse avait été assez insensé pour se flatter de cette espérance, qu'il aurait été, de cela seul, peu capable de réussir et de conduire un grand dessein ! et que, bien loin de pousser les choses il les a poussées, une tête si mal faite n'aurait guère attendu à se brouiller et à confondre elle-même tous ses projets ! Quel exemple a-t-on dans toutes les histoires d'une imposture de ce caractère ? Ce ne sont pas les voies que prennent les imposteurs ; ils n'ex- posent point leurs mensonges à un si grand jour, et ils se gardent bien de choisir des juges aussi difficiles à tromper que les yeux et les oreilles de six cent mille hommes, et un peuple entier d'ennemis. Ils supposent quelque miracle sourd, et qui n'ait eu que peu de témoins, et en font répandre le bruit par leurs partisans. Surtout ils évitent avec grand soin d'irriter la contradiction naturelle, en prenant hardiment les gens à témoin dans les choses ils auraient sujet de craindre qu'on ne les démentît, et il n'y a rien dont ils se gardent tant que d'appli- quer souvent les esprits à leurs faussetés, et de les obliger souvent d'y faire réflexion. Ils se tiennent bien heureux qu'on les ait laissés passer

114 DISCOURS SUR LES PREUVES

une fois impunément ; et il est impossible qu'ils étouffent tellement en eux-mêmes tout senti- ment de défiance et de pudeur, qu'ils osent mettre continuellement devant les yeux de tout un peuple des impostures grossières, en l'en prenant à témoin, et l'excitant par une har- . diesse si insupportable à les considérer avec plus de soin.

Qu'on examine Moïse sur ces règles, et qu'on voie s'il garde aucune de ces précautions et de ces mesures que la nature et l'intérêt inspire- raient aux plus abandonnés imposteurs, et même aux plus étourdis. Il parle en toute occasion et des plaies d'Egypte, et des miracles du désert, et cela avec une confiance capable d'irriter les plus insensibles, si leur raison leur eût pu fournir quelque prétexte pour le contredire. Il leur dit des choses grossières et palpables qui ne leur pouvaient être inconnues. Il vous a donné, dit-il, la manne, qui était une viande inconnue à vos pères ; vos vêtements ne se sont point usés, non plus que vos souliers, pendant V espace de qua- rante ans. Qui des Israélites pouvait ignorer la vérité de ce fait? Il accompagne tout cela de reproches durs, d'imprécations contre leurs infi- délités passées, de prédictions offensantes de leurs dérèglements à venir ; enfin il n'omet rien de ce qui aurait pu soulever leurs esprits,

DES LIVRES DE MOÏSE 115

et leur donner envie de le démentir, si les choses qu'il s'attribuait eussent été fausses ou incer- taines. Jusque-là que, toutes véritables qu'elles sont, c'est une espèce de miracle que, dans tant de révoltes et de murmures qu'il a essuyés, il ne se soit pas trouvé un seul Juif qui l'ait accusé d'imposture.

Il est donc certain que Moïse n'a pu avoir le dessein de tromper les Juifs, et qu'il n'est pas possible qu'il les ait effectivement trompés. Et qu'on ne prétende pas traiter ces preuves de conjectures probables, et de simples vraisem- blances ; ce sont des démonstrations en matière de faits, puisqu'en les rejetant on s'engagerait à ne tenir rien d'assuré dans tous les faits histo- riques.

Car le fondement de toute la certitude humaine, est que les hommes ne sont pas fous, et qu'il y a de certaines règles dans la nature dont ils ne s'écartent jamais que par un renversement total de la raison. D'abord qu'on pourrait supposer le contraire, il n'y aurait plus rien de ferme et de constant. Qu'il soit permis d'inventer à plaisir, que du temps de César et de Pompée tous les hommes étaient frappés d'une maladie qui leur faisait prendre l'illusion de leur imagination pour des vérités réelles, il n'y aura plus rien de certain dans tous les événements que l'on raconte

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Il6 DISCOURS SUR LES PREUVES

de ce temps-là, et l'on pourra faire passer les batailles de Pharsale et d'Actium pour des ima- ginations de fanatiques. Ainsi quand on est venu jusque-là, que pour croire qu'une chose n'est pas, il faut supposer une folie effective, je ne dis pas dans une nation entière, mais seule- ment dans un grand nombre d'hommes, on est arrivé jusqu'aux bornes de la certitude humaine clans les faits. Elle ne va pas plus loin, mais aussi elle ne saurait être plus grande, même pour les choses présentes : puisque enfin ne nous étant pas moins permis de supposer cet égarement de la raison dans les hommes d'aujourd'hui, et dans nous-mêmes, que dans ceux qui ne sont plus, non seulement toutes les choses passées seront pour nous comme si elles n'étaient point arri- vées, mais nous ne saurons même à quoi nous en tenir pour celles qui se passent sous nos sens, et ne serons pas moins aveugles pour le passé et pour le présent que nous le sommes pour l'avenir.

Or il est sans doute que la supposition que Moïse ait trompé les Juifs est proprement de ce genre. Car, pour ne rien dire de la folie qu'il faudrait lui attribuer, s'il avait pris une telle voie pour arriver à cette fin, il est clair que c'est faire passer tout ce peuple pour insensé et pour frénétique, que de dire qu'il ait cru traverser

DES LIVRES DE MOÏSE 117

la mer à pied sec, sans qu'il en fût rien ; qu'il ait cru voir une montagne en feu, sans la voir ; qu'il se soit imaginé vivre de manne, lorsqu'il n'avait que des aliments ordinaires ; qu'il ait cru que ses habits ne s'usaient point, quoiqu'il fût souvent obligé d'en changer ; qu'il ait cru voir que d'un coup de verge Moïse avait fait sortir d'un rocher une source capable de désal- térer six cent mille hommes, quoiqu'il n'en eût rien vu.

On aurait sans doute de la pîine à inventer ni secrets, ni machines qui pussent produire ou imiter de semblables effets : et s'il se trouvait quelqu'un qui fût assez habile pour cela, on lui pourrait bien répondre, qu'il ne manquerait pas de sectateurs non plus que Mois?, et qu'il ferait accroire aux hommes une grande partie de ce qu'il voudrait. Si faut-il pourtant que les Juifs aient bien cru voir tous ces grands effets, et même sans qu'il leur en restât rien sur le cœur, pour se soumettre si aveuglément à la loi de cet homme, et pour souffrir qu'il les traitât avec tant d'empire, et que seul, sans gardes et sans forces, il en condamnât trente ou quarante mille à la mort, et les fît exécuter sur-le-champ.

Quelques gens se sont efforcés, non pas à la vérité d'en faire autant, car jamais personne n'a été assez fou pour le tenter, mais d'imaginer

Il8 DISCOURS SUR LES PREUVES

des voies par Moïse pût avoir abusé les Juifs : encore n'ont-ils pas été loin. Ils prétendent, par exemple, que pour leur faire passer la mer Rouge, il prit le temps que la mer se retirait, et leur fit croire qu'elle s'était séparée d'elle- même, et qu'ensuite le flux étant revenu, il leur persuada qu'elle s'était d'elle-même laissé aller pour engloutir les Égyptiens. Ils veulent aussi que cette eau qu'il tira d'un rocher ne fût autre chose qu'une source cachée, qu'il découvrit par le moyen d'un âne sauvage qu'il fit suivre. Cela est si pitoyable qu'il ne v?ut pas la peine d'être réfuté. Que l'on considère seulement comment une chose aussi commune que le flux et reflux de la mer aurait pu être inconnue, non seulement aux Juifs, qui avaient vécu plus de cent ans en Egypte, mais encore aux naturels du pays qui s'y jetèrent si étourdiment ; comment cette source aurait pu être assez petite pour se cacher à tant de gens qui mouraient de soif, et en même temps assez abondante pour les désal- térer avec tout ce qu'ils avaient de chameaux et d'autres bêtes ; et enfin par quel enchantement Moïse aurait pu si bien fasciner les yeux de tout ce peuple, qu'il crût que d'un instant à l'autre un coup de baguette avait fait couler cette source qu'on ne saurait s'imaginer que comme un tor- rent prodigieux.

DES LIVRES DE MOÏSE IIÇ

Enfin il est inutile d'expliquer une partie de ces prodiges, lorsqu'on est contraint d'avouer qu'on ne les saurait expliquer tous. Il faut se rendre, ou faire le système entier, et sauver toutes les apparences ; car, pour peu qu'il y en ait les Juifs n'aient pu être trompés, c'est assez pour nous convaincre et nous obliger de croire tout le reste, et de regarder Moïse comme le mi- nistre d'un Dieu qui s'est voulu faire connaître aux hommes : puisque les lois de la nature une seule fois violées suffisent pour faire voir qu'il y a quelque chose au-dessus d'elle, et que jamais homme avant Jésus-Christ n'a paru si visiblement dépositaire du pouvoir de ce Maître de la nature que celui dont nous parlons.

On aimera peut-être mieux dire, qu'à la vé- rité il est impossible que Moïse ait imposé aux Juifs, mais qu'il se peut fort bien qu'ils aient eux-mêmes aidé à l'imposture, et qu'ils ont pu regarder cette foule de prodiges, toute fabu- leuse qu'elle était, comme une chose capable de leur attirer l'admiration des autres peuples. Mais, en vérité, il n'y a que l'envie de se faire un fondement de doute, quel qu'il soit, qui puisse produire une si bizarre supposition. Car de toutes celles que l'incrédulité peut inspi- rer, c'est assurément la plus insoutenable. Nous

120 DISCOURS SUR LES PREUVES

ferons voir dans la suite que ce peuple r'a pu contribuer à cette imposture, en supposant, que peu ou longtemps après la mort de Moïse, et la loi étant déjà établie parmi eux, quelque nouveau venu se soit avisé d'une si étrange voie de les rendre considérables : et bien loin que l'amour de la nation les y ait pu porter, il paraîtra que cela seul y aurait été un obstacle invincible ; ce qui n'est pas moins vrai à l'égard de Moïse que d'un autre. Mais il y a encore infiniment moins de viaisemblance pour les premiers Juifs. Car qui pourrait s'imaginer que par intelligence avec Moïse, ils se fussent soumis à une loi qu'ils n'auraient crue qu'une production de son esprit, et pour laquelle néan- moins ils se laissaient tmter si rigoureusement, que de simples manquements à des cérémonies étaient punis de mort, sans qu'ils en murmu- rassent ? Que peut-on faire de plus pour les choses qu'on traite le plus sérieusement, et qui se trouvent établies de tout temps ? outre que ce serait une assez belle chose à voir, qu'un concert entre cinq ou six cent mille hommes, sans qu'au- cun d'eux, ni de leurs descendants, se fût jamais démenti.

Car il n'y avait pas un seul de ces miracles, dont chaque particulier de ce peuple ramassé dans l'espace d'un camp, ne pût savoir la fausseté,

DES LIVRES DE MOÏSE 121

et qu'il ne dût pourtant autoriser comme l'ayant vu de ses propres yeux, ou comme étant arrivé de son temps, ou de celui de son père. Quelle affaire aurait-ce donc été à Moïse de gagner tant de gens, et surtout parmi un peuple si diffi- cile à gouverner? Et comment ne s'y serait-il point trouvé quelque esprit capricieux, ou quelque homme de bon sens qui se fût opposé à ce des- sein ? Qui que ce soit qui l'eût entrepris, il faut peu connaître les hommes pour croire qu'il n'eût pas eu bientôt autant de sectateurs que Moïse, ou du moins qu'il n'eût eu envie de don- ner connaissance de cette fourbe à la postérité, et qu'il n'y eût aisément réussi.

D'ailleurs, qu'y avait-il de plus propre à rendre les Juifs ridicules à tous les peuples, bien loin de les faire admirer, et quel aurait été leur aveuglement de ne pas le voir? Qu'auraient dit, par exemple, les Égyptiens de toutes ces plaies dont Moïse dit qu'il les frappa, de cette mort de tous leurs premiers-nés, de cette submersion de l'armée de Pharaon dans la mer? Et par quel charme tous ces autres peuples, qu'ils se vantent d'avoir vaincus par des voies si extraordinaires, auraient-ils laissé passer tant de fables, à moins qu'ils ne fussent pareillement de l'intelligence, et aussi véritablement ennemis de la gloire, qu'on veut que les autres en fussent ridiculement entêtes ?

122 DISCOURS SUR LES PREUVES

On peut inventer des fables, j'en conviens ; encore ne les porte-t-on pas dans cet excès quand on a dessein qu'elles soient crues, et sur- tout on a grand soin d'en placer l'origine dans des temps éloignés, et de la mettre à couvert dans l'obscurité des siècles. Mais comme on n'a jamais pour but de paraître fourbe et ridicule, on n'invente jamais de choses qui puissent être démenties par des témoins vivants, et par des nations entières et intéressées. C'aurait été, par exemple, un beau dessein aux Mores, quand ils se virent de retour en Afrique après avoir été chassés d'Espagne, s'ils avaient entrepris de faire croire au monde qu'ils s'en étaient tirés par des miracles pareils à ceux de Moïse, et qu'après que la Méditerranée leur avait ouvert son sein pour leur donner passage, ils l'avaient vue se fermer, et envelopper une armée de je ne sais combien de milliers d'hommes dont ils étaient poursuivis. Cependant le des- sein n'aurait pas été moins extravagant à l'égard des Juifs : car il ne faut pas se représenter ces temps si éloignés, quoique grossiers, comme aussi ténébreux qu'ils nous paraissent. Les hommes y savaient des nouvelles les uns des autres ; ils avaient les mêmes intérêts et les mêmes passions que nous ; ils voyaient ce qu'ils voyaient, et sentaient ce qu'il fallait sentir tout comme nous.

DES LIVRES DE MOÏSE 123

Il faut donc absolument abandonner ces deux hypothèses. Ni Moïse n'a été un imposteur qui ait trompé les Juifs, ni les Juifs ne se sont en- tendus avec lui. Il ne reste plus que de dire que Moïse n'est pas auteur du Livre qui porte son nom, ou du moins que ce n'est que depuis lui qu'on y a ajouté tous les prodiges qu'il con- tient. C'est le dernier retranchement de l'in- fidélité ; mais la raison ne permet pas qu'un homme qui a tant soit peu de sens s'y puisse arrêter.

Quand on n'aurait autre chose pour s'assurer que ce Livre est véritablement de Moïse, et que nous l'avons tel qu'il l'a fait, sinon qu'il en porte le nom, que ce Livre même le témoigne, qu'il lui a toujours été attribué, et que jusqu'ici personne ne s'est avisé de dire le contraire, ce serait assez pour n'en pouvoir douter rai- sonnablement, puisque nous n'avons point d'autre assurance que les livres d'un temps un peu éloigné soient des auteurs à qui on les attribue.

Et qu'on ne dise point qu'il y a des livres, qui, après avoir pa?,sé quelque temps sous le nom de certains auteurs, se sont enfin trouvés suppo- sés ; car sans entrer dans cet examen, il est abso- lument impossible que cela puisse arriver pour un livre de la dernière importance, à qui la certi- tude du nom de l'auteur est essentielle, et dont

124 DISCOURS SUR LES PREUVES

on a eu dans tous les siècles tant d'intérêt d'exa- miner l'origine et la vérité. Parce que comme la vérité est de telle nature que tout s'y accorde, que tout concourt pour l'établir, et qu'il n'y a ni soin, ni pénétration qui puisse rien faire trou- ver qui la démente, il est impossible, au contraire, que la fausseté ne se découvre à la fin, si l'on l'entreprend, parce qu'il ne se peut qu'il n'y ait une infinité de choses qui la contrarient, et que quelque prévoyance, quelque adresse qu'aient les fourbes, il n'est pas possible, quand l'esprit humain serait moins borné, qu'on prévoie tous les inconvénients, et quand on les aurait prévus, qu'on s'y puisse ajuster. Car enfin quand il y aurait pour cela de certains effets dont les hommes seraient maîtres, il est certain qu'il y en a un nombre infini ils n'ont nul pouvoir : il fau- drait qu'ils pussent disposer du présent et de l'avenir, changer l'ordre de toutes choses, et en un mot être maîtres de la nature, et de l'esprit et de la volonté des hommes.

Ainsi nous en avons encore incomparablement plus de preuves à l'égard du Livre de Moïse qu'il n'y en a pour les autres. Ceux-ci sont entre les mains de peu de personnes, peu de gens s'y intéressent ; ceux qui y prennent intérêt s'y appliquent rarement, et cet intérêt même ne saurait être que d'une fort médiocre importance.

DES LIVRES DE MOÏSE 125

Mais le Livre dont nous parlons est d'un genre bien différent. Il a toujours été entre les mains de tout un grand peuple ; il a été l'objet continuel de leur application ; et comme c'était 1j fondement de leur religion, et d'une religion qui déteste le mensonge et l'imposture, comment auraient-ils souffert qu'on leur imposât pour le nom de l'au- teur, et qu'on l'altérât par tant de fables ? ou comment l'a-t-on pu faire sans qu'ils s'en soient aperçus, et qui aurait même été assez hardi pour le tenter?

Qu'on envisage bien cette suite prodigieuse de miracles arrivés en Egypte, et dans le désert ? et qu'on juge de bonne foi si ce sont des choses qu'on puisse insérer dans un Livre, et le faire passer pour l'original. C'est bien tout ce qu'on pourrait faire pour quelque livre peu important, qui ne tomberait entre les mains que de peu de personnes, et pour quelque miracle particulier, qu'on prétendrait n'avoir eu que peu de témoins. Encore voit-on que ces choses-là ne se répandent guère, et ne durent pas longtemps ; qu'à peine sont-elles nées, qu'elles commencent à être com- battues, jusque-là qu'enfin elles ne subsistent plus que parmi les gens simples, et qui, croyant sur la foi du premier venu, ne pensent pas seulement à s'éclaircir de la moindre chose. Mais il n'y a rien de clair au monde, s'il ne l'est,

I2Ô DISCOURS SUR LES PREUVES

que cela ne saurait arriver pour un livre tel que nous avons peint celui-ci. J'aimerais autant dire qu'il ne serait pas malaisé d'insérer aujour- d'hui dans le Nouveau Testament une histoire aussi longue et aussi considérable que celle-là : et quelque ridicule que paraisse cette supposi- tion, je ne sais s'il n'était point encore plus diffi- cile pour le Livre de Moïse ; puisque les Juifs le respectaient autant, pour le moins, que nous fai- sons les nôtres, et qu'il n'y avait personne parmi eux qui n'eût un intérêt très naturel à savoir ce qu'il portait, quand ce n'eût été que pour se garantir de la mort dont ils étaient punis sans rémission, lorsqu'ils manquaient à de certaines observances.

Mais ce qui prouve invinciblement la fausseté de cette supposition, c'est qu'il y a en quelque sorte deux histoires de Moïse : l'une qui est écrite dans le livre qui porte son nom, l'autre qui est comme gravée dans les cérémonies et dans les lois observées par les Juifs, dont la pratique est une preuve vivante du Livre qui les ordonnait, et même de ce qu'il contient de plus merveilleux. Car la plupart de ces prodiges les plus étonnants étaient marqués par les céré- monies, et par les autres choses qui servaient au cuite de la religion judaïque. L'urne de manne, que l'on conservait dans l'Arche, était un monu-

DES LIVRES DE MOÏSE 127

ment de la nourriture miraculeuse dont Dieu avait soutenu ce peuple dans le désert. La verge d'Aaron qui avait fleuri, en était un de la manière dont Dieu lui confirma la souveraine sacrifi- cature, et les tables d'alliance, de ce qui est rapporté dans l'Exode touchant l'établissement de la loi. Le sacrifice de l'Agneau pascal, la céré- monie des Azymes, et la destination de la tribu de Lévi au service du temple, marquaient le passage de l'Ange, ia mort des premiers-nés des Égyptiens, et la délivrance de ceux des Israé- lites. Les lames d'or qui furent attachées à l'autel étaient un mémorial de la mort de ces lévites téméraires qui avaient voulu disputer le sacerdoce à la race d'Aaron. Enfin l'arche, le tabernacle, tous les divers ministères des prêtres et des lévites, toutes les cérémonies des sacrifices et des purifications, toutes les lois, l'assignation des provinces qui étaient au delà du Jourdain, aux deux tribus de Ruben et de Gad, et à la moitié de celle de Manassé, les villes de refuge pour les homicides involontaires ; toutes ces choses, dis-je, qu'il ne serait pas moins ridicules de nier, que de prétendre qu'il n'y eût jamais de Juifs, ont un rapport néces- saire avec le Livre de Moïse, et prouvent in- vinciblement qu'il ne peut avoir été écrit de- puis lui.

128 DISCOURS SUR LES PREUVES

Car pour cela, il faudrait ou que tout ce que nous venons de dire n'eût aussi été établi que depuis Moïse, et après la publication des Livres qu'on lui attribue ; ou qu'ayant été établi par Moïse de vive voix, et sans aucun livre, on ait ajusté ces livres aux cérémonies et aux lois qui se trouvaient en usage, en y ajoutant ces prodiges pour attacher davantage ce peuple à l'observation de cette loi. Mais tout cela est tellement hors d'apparence, qu'il ne s'est jamais trouvé personne qui l'ait osé avancer sérieuse- ment.

Comment pourrait-on dire, par exemple, que le Pentateuque ait été fait, et publié longtemps après la mort de Moïse, et qu'il ait donné lieu à l'établissement de la loi et du culte de la reli- gion judaïque qu'il contient? Il faudrait donc dire aussi qu'on n'aurait fait l'arche et le taber- nacle, qui sont les fondements de cette religion, que longtemps après Moïse, et ensuite de la publication de ce livre. Or c'est ce qui est abso- lument impossible ; car tous les Juifs étaient persuadés que leur arche et leur tabernacle avaient été faits par Moïse, comme ce livre le porte, et l'on ne voit pas par quelle bizarrerie ils auraient pu entrer dans cette opinion, s'ils les avaient eux-mêmes faits après avoir vu et reçu ce livre, qui n'aurait paru que longtemps

DES LIVRES DE MOÏSE 120,

après Moïse. Ce serait sans doute une des plus plaisantes choses du monde, et la plus sans exemple, ou que ce livre ayant été fait tout d'un coup et par avance avec ce nombre pro- digieux de cérémonies et de lois, comme déjà en usage, elles se fussent ensuite établies ; ou que s'étant fait peu à peu, et à mesure que tout cela s'établissait, il eût toujours eu, comme on dit au Palais, un effet rétroactif pour faire attribuer chacun de ces établissements à Moïse.

Comment aussi ce peuple, qui en commençant d'embrasser cette loi aurait au moins su qu'il était faux qu'elle fût en pratique depuis Moïse, et qu'il y eût une succession continuée de prêtres depuis Aaron, aurait-il pu se persuader universel- lement que ce qu'ordonnait ce livre avait toujours été fait, et que ces prêtres qu'il établissait, avaient reçu leur ministère d 'Aaron par une succession non interrompue ?

Et comment enfin, sur ce même fondement, toutes les autres tribus et toutes les autres familles auraient-elles souffert que la tribu de Lévi et la race d 'Aaron s'attribuassent toutes les préroga- tives attachées au sacerdoce, et à la charge de grand-prêtre !

Il n'y a pas moins d'absurdité dans l'autre supposition, qui est que la loi ayant été donnée par Moïse de vive voix, ait été conservée quelque

130 DISCOURS SUR LES PREUVES

temps parmi les Juifs par une simple tradition, et qu'ensuite ceux qui l'ont rédigée par écrit, y aient ajouté tous ces prodiges. Car, outre que ce serait déjà une espèce de miracle, et bien diffi- cile à sauver, que ce peuple eût reçu une loi aussi gênante et aussi sévère que celle-là, d'un homme qui n'eût rien fait d'extraordinaire, comment se pourrait-il que Moïse, qui avait sans doute l'usage de l'écriture, eût omis une chose si essentielle, et n'eût pas laissé par écrit une Loi qui contenait tant d'observations, tant de cérémonies, tant de règlements, qu'il était nécessaire de l'avoir toujours présente à l'esprit pour n'y pas manquer en quelque point ?

Aussi apprenons-nous de ce livre même que Moïse n'y a pas manqué. Moïse, est-il dit, écrivit cette loi, et la donna aux prêtres enfants de Lévi, et il ordonna qu'elle serait lue tous les sept ans, à la fête des Tabernacles. Et il y est même dit, en je ne sais combien d'endroits, que Dieu ordonnait à Moïse de mettre par écrit ce qu'il lui prescrivait sur la montagne. Si les Juifs avaient donc reçu cette loi de lui seulement de vive voix, comment auraient-ils pu recevoir un livre qui aurait contenu un mensonge si grossier et si évident, et qui aurait porté un ordre de Dieu exprès, à quoi leur législateur aurait man- qué?

DES LIVRES DE MOÏSE 131

Cette même ordonnance de lire la Loi tous les sept ans dans la fête des Tabernacles, comme ayant été donnée par Moïse, fait encore voir qu'il ne se peut qu'elle ait été changée ni altérée : car il aurait été impossible que ces changements ne fussent découverts, ou que l'étant, ils fussent soufferts par un peuple attaché à cette loi, et dont l'attachement était fondé sur ce qu'il la croyait divine, et écrite par Moïse. Outre que ces pro- diges étant assez de nature à sauter aux yeux, étant répandus par tous les livres, répétés en di- vers endroits, liés avec les principaux événements, il aurait fallu faire un nouveau livre pour les ajouter, et non pas simplement en altérer un qui fût déjà reçu.

Il faut donc encore revenir à cette prétendue gloire de la nation, et soutenir que les Juifs ont souffert sans peine cette falsification, et qu'ils ont même été bien aises qu'on ajoutât tous ces miracles à leur loi, et qu'on en composât leur histoire.

Cela pourrait avoir quelque couleur s'il ne s'agissait que d'une chose politique. On a bien pu dire aux Romains, par exemple, qu'ils des- cendaient d'Énée, et peut-être que les Français souffriraient qu'on les fît venir des Troyens. Ce sont des choses qui donnent dans la vue de certaines gens, sans que personne ait intérêt

LA. CHAISE 9

132 DISCOURS SUR LES PREUVES

de s'y opposer, et qui n'en choquent point d'autres établies de tout temps, et qui soient regardées comme les seules importantes. Mais à l'égard des Juifs, ces gens si attachés à leur religion, si fidèles dans leurs moindres tradi- tions, et à qui le mensonge était si sévèrement dé- fendu, cette supposition est entièrement sans apparence.

Car je ne crois pas que la hardiesse de nier puisse aller jusqu'à combattre tout ce qu'on a de preuves du zèle des Juifs pour leur reli- gion, puisque aujourd'hui même ils ont encore tant de vénération pour cette loi, qu'après plus de seize cents ans qu'il y a qu'ils sont dis- persés, et qu'ils ne voient nul effet de ce qui leur était promis, ils l'observent encore avec la même exactitude que dans les premiers temps à peu près, et attendent toujours l'effet de ces promesses. Quelle apparence donc qu'ils eussent laissé confondre ce qu'ils regardaient comme la propre parole de Dieu, avec cette effroyable quantité de mensonges, en se rendant par indignes de sa protection, et s 'exposant à être convaincus d'imposture par leurs voisins ? N'était- ce pas hasarder de tout perdre pour ne rien gagner ?

Il n'en faudrait pas davantage pour convaincre tout homme de bon sens et de bonne foi. Mais si

DES LIVRES DE MOÏSE 133

Ton voulait encore insister sur l'amour des Juifs pour leur nation, et prétendre que l'envie de se faire admirer les a pu porter à cette fourbe, voyons si ce n'était point tout le contraire, et s'il y a la moindre apparence qu'ils crussent se pouvoir rendre recommandables par les choses qui sont rapportées dans ce livre, qui paraissent si honteuses à la nation en général ; et quand tout aurait été à l'avantage du public, voyons s'il est croyable que des particuliers et des races entières s'y fussent volontairement sacrifiées : vu surtout que rien ne les gênait, et que n'ayant qu'à inventer, il était à leur choix de prendre quelle voie ils auraient voulu, et de sauver les intérêts de tout le monde, sans exciter tant de gens à découvrir leur imposture.

Quand ils n'auraient dit que ce qui leur pou- vait faire honneur, comme ces grands miracles qui marquent une protection de Dieu si par- ticulière, n'était-ce point plus qu'il ne leur en fallait, sans inventer des choses tant de gens avaient intérêt de s'opposer, et d'autres qui font encore paraître cette nation si digne de mépris ?

Qu'y a-t-il de plus misérable, par exemple, que la crainte et les murmures de ce peuple pour les eaux amères, pour le défaut de vivres, et pour la soif qu'ils souffrirent en Raphidim ?

134 DISCOURS SUR LES PREUVES

A peine sont-ils sortis d'Egypte qu'ils perdent la mémoire de tout ce qu'ils veulent persuader que leur Dieu y avait fait pour eux. Ils se croient abandonnés et trahis ; et, criant qu'on les a méchamment tirés d'un pays ils étaient à leur aise, quoiqu'ils y fussent captifs, pour les faire périr dans les déserts, ils doutent du pou- voir ou de la protection de ce Dieu qui s'était si hautement déclaré pour eux, et sont sur le point de se révolter contre cet homme qu'ils croyaient choisi de Dieu pour leur délivrance. N'est-ce pas la plus honteuse et la plus grande faiblesse qu'on se puisse imaginer ! N'est-ce pas le comble de l'ingratitude, et pour leur Dieu et pour leur conducteur? Qu'auraient pu in- venter de plus déshonorant pour eux leurs plus cruels ennemis? Et qui pourrait s'imaginer que pour se rendre considérables à tout l'univers et se faire croire le peuple bien-aimé de Dieu, ils se fussent avisés de se peindre si légers, si infidèles, si grossiers, que pendant quarante ans qu'ils ne vivaient, disaient-ils, que d'une nourri- ture descendue du Ciel, à peine se passait-il un jour qu'on ne les entendît crier comme des en- fants, et qu'ils ne souhaitassent ave.c larmes d'être encore esclaves en Egypte pour se remplir d'oi- gnons et de poireaux.

Il faudrait copier tous les livres de Moïse

DES LIVRES DE MOÏSE 135

pour rapporter toutes les infidélités et tous les égarements de ce peuple ; car on n'y voit presque autre chose. Il semble qu'ils eussent pris à tâche de faire aller leurs crimes de pair avec les grâces de leur Dieu. Il n'y avait presque pas une occa- sion où ils ne se révoltassent contre leur conduc- teur ; et à peine étaient-ils sortis d'un châti- ment qu'ils s'en attiraient un autre, sans que rien pût empêcher ce peuple indisciplinable de tomber sans cesse dans les mêmes crimes, ni l'exemple de ces vingt-cinq mille hommes que les enfants de Lévi tuèrent par l'ordre de Moïse pour les punir de leur idolâtrie, ni ce feu qui dévora près de quinze mille séditieux, ni cette plaie effroyable des serpents ardents, ni cette terrible punition que Moïse fit du commerce qu'ils eurent avec les filles des Madianites, qui coûta la vie à tous les chefs et à vingt-quatre mille du peuple.

Mais, pour tout dire en un mot, que peut-on voir de plus étrange, et de plus honteux à leur mémoire, que cette révolte générale qui arriva lorsque Moïse était sur la montagne de Sinaï, et que ces forcenés contraignirent Aaron de leur faire un Veau d'or, et d'y sacrifier comme à leur Dieu? Qu'on pèse bien toutes les circonstances de cette action, et l'on verra sans doute, qu'un peuple qui s'est dit capable d'y tomber, s'est

I3^> DISCOURS SUR LES PREUVES

en même temps convaincu de tous les vices à la fois, et surtout de sottise et d'extravagance. Ils se disent tirés d'une terre ennemie par les plus grandes et les plus inconcevables merveilles qu'on se puisse imaginer ; en sorte qu'il n'y a pas un moment dans toute leur histoire, qui ne porte une marque visible du bras tout-puissant de leur Dieu. Ce Dieu leur pardonne tous leurs murmures et toutes leurs infidélités, et au lieu de punir leurs défiances, il leur fait trouver des vivres et de l'eau jamais il n'y en avait eu, et satisfait jusqu'aux plus bas et aux plus grossiers de leurs désirs.

Cependant, dans le temps qu'ils savent que leur libérateur et leur guide est sur la montagne avec ce même Dieu, pour en recevoir des ordres pour leur conduite, une terreur panique et ridicule les saisit. Ils s'impatientent du retar- dement de Moïse, et sans savoir pourquoi, demandent un Dieu à Aaron. Ils le forcent de fondre un Veau d'or qu'ils dressent sur un autel ; ils l'appellent le dieu qui les a tirés de l'Egypte, et rendent à cette plaisante divinité, faite de boucles d'oreilles et de bracelets, les mêmes honneurs et les mêmes actions de grâces qu'ils devaient, et qu'ils avaient déjà si souvent rendues au vrai Dieu créateur du ciel et de la terre, qui les avait choisis seuls entre les hommes pour ses favoris.

DES LIVRES DE MOÏSE 137

En vérité, il faut avoir perdu le sens pour s'ima- giner que ce peuple ait souffert qu'on ajoutât cet événement à son histoire, et qu'il l'ait fait pour attirer l'admiration des autres peuples. Ont-ils pu s'imaginer que leur gloire était im- parfaite sans cela? N'est-ce pas au contraire une infamie que rien n'est capable de laver, et dont la postérité leur fera des reproches éter- nels ? Et n'est-ce pas plutôt un des plus grands miracles du monde que cette action ait pu passer jusqu'à nous, et que cette nation entière n'ait pas fait toute sorte d'efforts pour en abolir la mémoire, bien loin de l'inventer contre soi- même, et de souffrir qu'on ajoutât à tant de choses qui les auraient assez fait admirer, un événement qui les couvre d'ignominie pour l'éternité ?

Aussi voyons-nous que Josèphe, qui ménageait tout autrement les intérêts de sa nation, a mieux aimé s'exposer au reproche d'avoir violé les lois de l'histoire, en supprimant ce crime public commis par les Juifs dans le désert, que de les exposer au mépris de tout le monde en le rappor- tant.

Comment se pourrait-il encore qu'on eût ajouté à cette histoire la révolte de Coré, si in- jurieuse à toute sa postérité? N'y avait-il point quelque sujet de craindre que quelqu'un de sa

138 DISCOURS SUR LES PREUVES

famille, pour la laver de cette tache, n'en dé- couvrît la fausseté ! Pourquoi fallait-il que ce fût ceux-là plutôt que d'autres, qui se char- geassent de cette infamie ? Avait-on tiré au sort pour cela ? Était-ce une chose dont on ne pût se passer ? Et n'est-il pas visible que si c'avait été une fiction, toute la race en corps s'y serait opposée, et aurait prié les auteurs de cette fable de chercher d'autres embellissements à leur histoire ?

Mais si l'on considère les dernières paroles de Moïse qui charge ce peuple de tant de ma- lédictions, qui les menace de tant de calamités, et qui, après leur avoir reproché toutes leurs infidélités, leur déclare encore qu'ils en com- mettront de nouvelles, et que pour punition ils tomberont dans des malheurs sans ressource ; qu'ils se verront accablés d'ennemis, et réduits à la dernière extrémité, jusqu'à manger leurs propres enfants ; qu'ils verront leurs villes dé- truites, leurs femmes et leurs filles violées, et leurs sacrifices abolis, et qu'enfin ils seront emmenés captifs et dispersés par toute la terre, pour être en mépris et en abomination aux autres peuples ; si l'on considère, dis-je, tout cela, je ne sais ce qu'il faut être, pour s'ima- giner que ce peuple ait pu conspirer avec qui que ce fût qui les aurait si cruellement offensés.

Mais il est surtout à remarquer, que ce ne

DES LIVRES DE MOÏSE 139

sont pas seulement des discours d'un homme qui veut intimider ses sectateurs, et de simples menaces de malheurs qui ne dussent arriver aux Juifs qu'au cas qu'ils manquassent à leur loi. Si elles paraissent conditionnelles en quelques endroits, ce sont en d'autres des prophéties positives, qui portent qu'ils manqueront effec- tivement à cette loi, comme ils l'ont fait, et que tous ces malheurs fondront sur eux, comme il est en effet arrivé. Quelle apparence donc que les Juifs aient été assez simples, ou plutôt assez insensés, pour souffrir qu'on ajoutât à leur his- toire des prophéties de cette nature ; et qu'en vue de la gloire de leur nation, ils aient pu con- sentir à une chose qui ne pouvait jamais leur tourner qu'à honte et infamie ? Car pouvaient-ils ne point voir que, si ces prédictions se trouvaient fausses, leur religion passait pour une impos- ture, et ils perdaient infailliblement la réputa- tion qu'ils auraient pu acquérir par tout le reste ? ou que s'ils tombaient effectivement dans ces malheurs, ils passaient pour les plus méchants des hommes, et ne devaient attendre, au lieu de consolation, que les reproches de toute la terre, d'être tombés dans des calamités, dont ils avaient été avertis, et de n'y être tombés que pour avoir attiré sur eux l'indignation de leur Dieu, en vio- lant sa loi ?

140 DISCOURS SUR LES PREUVES

Ainsi donc, quelque licence que l'on donne à l'imagination, elle ne saurait produire que des chimères. Moïse n'a point abusé les Juifs, il n'en a pu avoir le dessein, et quand il l'aurait eu, il n'était pas possible qu'il y réussît par les voies qu'il a prises. Les Juifs n'ont point été non plus de concert avec lui, pour imposer à leur postérité, et à toutes les autres nations. Ce n'a point été un nouveau venu qui se soit servi, pour leur en faire accroire, de ce qu'il a trouvé établi parmi eux ou par tradition ou par écrit : et il est aussi peu possible que les Juifs aient trempé dans cette imposture avec un autre qu'avec Moïse.

Voilà une petite partie de ce que l'on peut dire sur ce grand sujet ; car il ne faut pas s'ima- giner qu'on puisse épuiser les preuves que ce livre nous fournit de sa vérité : plus on le médite, plus on en trouve ; c'est une source inépuisable de lumière, et sans même que l'on se mette en peine de les développer, on ne laisse pas de sentir que le langage de ce livre n'est point celui des hommes, ni une production de leur esprit ; que rien n'est plus éloigné des voies, non seulement des imposteurs et des fourbes, mais aussi de celles des prudents et des sages du monde ; que c'est un caractère tout particu- lier, et tout différent de celui des hommes qui

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agissent par leur propre esprit ; et que l'on n'y voit ni les passions communes, ni les intérêts ordinaires, ni les vues de prudence et de pré- voyance qu'on remarque dans les autres ; et enfin qu'il est impossible de se dépouiller de l'homme, au point qu'il le faudrait, pour pro- duire un tel ouvrage, l'homme paraît si peu.

Cependant ce livre est, nous l'avons, et ce n'est point le hasard qui l'a fait. Il a été, et il est encore le plus grand objet qu'il y ait jamais . eu dans le monde. Pendant plus de deux mille ans le peuple de la terre le plus singulier y a été tellement attaché, qu'il ne l'a pas perdu de vue. Des mains de ce peuple il passe en celles des chrétiens, c'est-à-dire, qu'il se répand par tout l'univers. Et au bout de seize cents ans ces deux peuples irréconciliablement ennemis, le regar- dent encore avec la même vénération, s'en dis- putent l'intelligence l'un à l'autre, et y trouvent également le titre original du droit qu'ils pré- tendent à l'héritage du Ciel, et chacun d'eux croit que le reste des hommes n'a point de part.

Qui osera donc dire qu'il lui soit permis de ne pas prendre parti dans une rencontre de cette importance ? et qui peut même s'en empêcher, et laisser ce livre pour ce qu'il est, sans se mettre en peine s'il est vrai ou faux, comme une chose dont la vérité fût impénétrable et indif-

142 DISCOURS SUR LES PREUVES

férente ? ou qui sera assez hardi pour aller tête baissée contre cette abondance de vérités et de lumières ? et sans autre appui que son caprice et sa misérable raison, décider, du fond de ce ca- chot où la nature l'a relégué, qu'il n'y a point d'Être dans le reste de l'univers qui puisse opérer tant de merveilles, et que ce sont autant de fables et de visions ?

Mais ce qui fait que quelques gens ne sont pas touchés de ces preuves qui sont si sensibles à d'autres, c'est que leur intérêt et leurs passions les occupent si fort, qu'ils ne voient qu'à demi tout le reste. Voilà la véritable source des doutes que l'on forme contre la religion, parce qu'il n'y a rien en effet de si contraire aux passions que la vie qu'elle nous commande. Et ainsi il n'est pas difficile de comprendre qu'elles s'op- posent à une chose qui les attaque directement, et qui ne peut s'établir que par leur ruine.

Cela peut bien arriver à cet égard, puisqu'on le voit même dans les choses naturelles : et si quelquefois la simple imagination d'un événe- ment qu'on n'aimerait pas, quoiqu'il y ait im- possibilité qu'il arrive, fait agir comme si l'on doutait en effet, lorsqu'en effet on ne saurait douter, combien l'abandonnement nécessaire de ce qu'on a au monde de plus cher et de plus sensible est-il plus capable d'aveugler, et de

DES LIVRES DE MOÏSE 143

faire douter d'une chose à la créance de laquelle le cœur ne doit pas moins contribuer que l'es- prit?

On connaît, par exemple, une personne de grand esprit et de grand sens, mais tellement frappée de l'horreur de la mort, que quelqu'un lui ayant un jour demandé si elle ne parierait pas bien sa vie qu'il y a une ville qu'on appelle Rome, pour peu qu'il y eût à gagner, elle répondit franchement que non. Ce doute ne lui était assurément jrmais venu, et quelque autre pro- position qu'en lui eût pu faire là-dessus, il ne lui eût pas été possible d'hésiter tant soit peu : mais du moment que cette idée de la mort se présenta à son esprit, elle l'occupa tout entier. Tout ce qu'il y avait d'évidence, qu'il était impossible que Rome ne fût pas, s'évanouit : et s'il ne lui vint un doute formé que tout ce qu'on en a dit peut être faux, il se passa du moins quelque chose dans sa tête, ou plutôt dans son cœur, qui la fit agir comme si elle en eût effective- ment douté.

Je sais bien que personne ne veut avouer que l'attache aux plaisirs ni l'amour de la vie le puisse aveugler à ce point-là ; et que chacun prétend que ses doutes sont très sincères, et que la ré- pugnance qu'il a à croire les choses de la reli- gion ne vient que de son esprit. Il n'est pas même

144 DISCOURS SUR LES PREUVES

bon de presser les gens sur ce point, puisque aussi bien ne saurait-on leur faire voir dans leur cœur ce qu'ils n'y voient pas d'eux-mêmes : car il n'en est pas des mouvements du cœur comme de ceux de f'esprit. Ceux-ci se font, ou par progrès, ou par une certaine lumière vive qui nous fait prendre nos résolutions, et qui nous porte à agir ; et il n'est pas possible que cela nous soit inconnu, et que nous ne le sentions. Mais pour ce que l'on fait par la pente du cœur, il s'en faut bien qu'il n'en aille ainsi. Ce sont de certains ressorts cachés et nés avec nous, qui nous portent aux choses sans progrès de raisonnement, et presque sans connaissance. Et de vient qu'à moins que d'y avoir bien fait des réflexions, et de s'y être accoutumé de bonne heure, il est comme impossible de ne s'y pas tromper, le cœur, si l'on peut parler ainsi, se confondant tellement avec la raison, ou plutôt se rendant si tort le maître, qu'il est le principe de toutes les actions, sans qu'on s'en aperçoive presque qu'il y ait de part.

Mais que ceux qui doutent, reconnaissent au moins qu'ils ne font pas tout ce qu'ils pourraient pour s'éclaircir : ce qui ne peut venir que de la volonté. Ils en tomberont aisément d'accord, pour peu qu'ils soient sincères, puisqu'ils ne sauraient nier que toute la vie ne doive être em-

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ployée à la recherche d'une vérité si importante, au lieu qu'ils y ont à peine songé quelques mo- ments, et que de toutes les choses du monde, c'est peut-être celle à quoi ils ont le moins fait de réflexion.

Quand on aura obtenu d'eux cette volonté sincère de s'appliquer sérieusement aux preuves de la religion, il ne sera pas difficile d'en pousser l'évidence encore plus loin, en prenant la voie que nous avons marquée. Car outre celle de fait, dont nous avons donné un essai dans ce Discours, il y en a encore une infinité qui dépendent du sentiment, et qui se présentent en foule lorsqu'on lit l'Écriture avec application. Ce sont même celles-là qui méritent principalement qu'on s'y attache, parce qu'elles ont cet avan- tage, qu'en persuadant la vérité, elles la font en- core aimer, sans quoi tout est inutile. Il est vrai qu'il n'y a que peu de gens qui aient ce qu'il faut pour en être touchés, c'est-à-dire, un certain goût de vérité, et une droiture de cœur qui ne se rencontrent que rarement. Mais il faut au moins essayer de le donner aux autres, et de réveiller en eux ce sentiment qui doit revivre tôt ou tard, s'ils ont à croire d'une manière qui leur serve.

AVERTISSEMENT

Le petit Discours qui suit, quoiqu'il soit très imparfait, n'a pas été jugé indigne d'être ajouté aux Pensées de M. Pascal, tant parce qu'il est dans ses vues, que par la grandeur de celles qu'il peut donner. Quelque vérité qu'il contienne, ce n'est, à dire vrai, qu'une idée et un souhait, dont l'exé- cution est bien éloignée et bien difficile. Mais elle n'est certainement pas impossible, et cela, dans une matière comme celle dont il s'agit, suffit pour porter et pour obliger peut-être à l'entreprendre, ceux qui se sentiraient une partie de ce qu'il faut pour cela. Quand les uns ne feraient que commencer, d'autres pourraient poursuivre ; chacun y ajoute- rait quelque chose selon sa capacité, et peut-être y en aurait-il bientôt assez, sinon pour démontrer la vérité de la religion, d'une manière aussi géo- métrique que l'on démontre par exemple qu'une certaine ligne courbe peut toujours s'approcher d'une certaine droite sans la toucher jamais, l'une et l'autre étant même continuées à l'infini, au moins pour la prouver avec autant de conviction, et pour laisser plus de satisfaction et de lumière dans l'esprit.

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TRAITÉ

VON FAIT VOIR QU'IL Y A DES DÉMONSTRATIONS ~ D'UNE AUTRE ESPÈCE ET AUSSI CERTAINES QUE CELLES DE LA GÉOMÉTRIE.

LA plupart des plus grandes certitudes que nous ayons ne sont fondées que sur un fort petit nombre de preuves qui ne sont pas infaillibles étant séparées, et qui pourtant, dans certaines circonstances, se fortifient tellement par l'addition de l'une à l'autre, qu'il y en a plus qu'il n'en faut pour condamner d'extravagance quiconque y résisterait, et qu'il n'y a point de démonstration dont il ne fût plus aisé de se faire naître le doute dans l'esprit.

Que la ville de Londres, par exemple, ait été brûlée il y a quelques années, il est certain que cela n'est pas plus vrai en soi, qu'il est vrai que les trois angles de tout triangle sont égaux à deux droits ; mais il est plus vrai, pour ainsi dire, par rapport aux hommes en général. Que chacun s'exa- mine là-dessus, s'il lui serait possible de se por-

LA CHAISE l'-*

148 TRAITÉ SUR LES ESPÈCES

ter à en douter, et qu'il voie par quels degrés il a acquis cette certitude, que l'on sent bien être d'une autre nature et plus intime que celle qui vient des démonstrations, et tout aussi pleine que si l'on avait vu cet incendie de ses propres yeux.

Cependant, combien y a-t-il de gens qui n'ont pas ouï parler vingt fois de cet embrasement? La première ils auraient peut-être parié égal que la chose était ; peut-être double contre simple à la seconde ; mais après cela, qu'ils y songent, ils auraient mis cent contre un à la troisième, à la quatrième peut-être mille, et enfin leur vie à la dixième. Car cette multiplication est encore tout autre que celle des nombres, dont l'addition de l'unité augmente si terrible- ment les combinaisons, comme si aux vingt- quatre lettres, par exemple, on en ajoutait une, cela ferait une multiplication effroyable des mots qu'on en pourrait composer. Et la raison en est bien claire ; car à quelque point que l'ad- dition d'un nombre puisse porter la multipli- cation, il y a toujours bien loin de à l'infini : au lieu que de l'autre côté, dès la troisième ou seconde preuve, selon qu'elles sont circonstan- ciées, on peut arriver à l'infini, c'est-à-dire à la certitude que la chose est.

Ainsi comme un homme passerait pour fou

DE DEMONSTRATIONS 149

s'il hésitait tant soit peu à prendre le parti de se laisser donner la mort en cas qu'avec trois dés on fît vingt fois de suite trois six, ou d'être em- pereur si l'on y manquait, il y aurait infiniment plus d'extravagance à douter que la ville de Londres ait été brûlée. Car enfin il est aisé d'assigner au juste quel est le parti, et en combien de coups on peut entreprendre de faire vingt fois de suite trois six. Mais il n'en va pas ainsi des preuves qui nous font croire cet embrasement. Ce n'est pas une chose assignable, et tout infi- nis que sont les nombres, il n'y en a point qui la puisse déterminer. Nous sentons fort bien que cela est d'une autre nature, et que nous n'en sommes pas moins persuadés que des premiers principes.

Car à quelque degré qu'on puisse pousser la difficulté d'un certain hasard, comme par exemple, de faire retrouver du premier coup à un aveugle une oraison de Cicéron, après avoir brouillé les caractères qui la composent, et qu'il prendrait l'un après l'autre au hasard, il est certain que quoique cela paraisse extravagant à proposer, un homme profond dans la connaissance des nombres, déterminera au juste ce qu'il y a à parier en cette occasion, n'y ayant point d'im- possibilité réelle que cela ne puisse arriver. Mais pour les choses de fait, elles sont sûrement, ou

150 TRAITÉ SUR LES ESPECES

ne sont pas. Il y a une ville qu'on appelle Rome, ou il n'y en a point. La ville de Londres a été brûlée, ou elle ne l'a pas été : il n'y a point de pari sur cela.

Mais, dira quelqu'un, supposons qu'un homme ait effectivement arrangé ces caractères, et qu'on me veuille faire parier oui ou non s'il a rencontré cette oraison de Cicéron : voilà une chose de fait, et d'un fait de même espèce que celui de Rome ; cependant on ne peut déterminer ce qui se doit parier. Cela est vrai, mais c'est que vous n'avez pas vu ce qu'il a trouvé, car alors il n'y aurait plus de pari. Vous sauriez sûrement si l'oraison y est ou n'y est pas. Il en est ainsi de Rome. Les choses qui nous prouvent qu'il y a une ville de ce nom-là, nous l'ont fait voir comme si nous y avions passé toute notre vie. Il n'y a plus à parier.

Ainsi la certitude qu'on a de Rome est une démonstration en son espèce. Car il y en a de plusieurs sortes, et l'on arrive par d'autres voies que par celles de la géométrie, et même plus convaincantes, quoiqu'on n'en voie pas le progrès. Tout ce qui ne dépend point du hasard est de cette nature, et il est certain qu'il y a des choses, où, malgré la multiplicité des combi- naisons, il est impossible d'arriver. Qu'on prenne, par exemple, un homme sans esprit ; qu'on le

DE DEMONSTRATIONS 151

mette à la place de M. le premier Président, et qu'on lui dise de faire une harangue : sera-t-il possible d'assigner ce qu'il y a à parier qu'il ne rencontrera point, mot pour mot, la der- nière harangue de M. le Président? Non, certai- nement ; et cela vient de ce que les choses d'es- prit et de pensée ne sont point de la nature des corps.

Que l'on rencontre une oraison de Cicéron en assemblant au hasard des caractères d'impri- merie, il est visible que cela se peut. Ce ne sont que des assemblages de corps qui sont possibles dans l'infini. Mais de rencontrer une harangue par la pensée, c'est tout autre chose. Car un homme ne dit jamais rien que parce qu'il le veut dire, et il ne peut rien vouloir dire que ce que la lumière de son esprit lui peut découvrir. Ainsi il ne voit que selon qu'il en a plus ou moins. Et il y a une infinité de choses il est impos- sible que cette lumière particulière de chaque esprit puisse aller, comme il y en a une infinité tout ce que les hommes ensemble ont de lumière ne saurait atteindre. Il est donc visible que si cet homme agissait comme une machine, il ne serait pas impossible que le hasard le me- nât à cette harangue, et le parti s'en pourrait assigner. Mais de ce qu'il pense, il est certain que jamais il ne le rencontrera, et que jamais

152 TRAITÉ SUR LES ESPÈCES

la lumière de son esprit, selon laquelle il faut qu'il marche, ne le saurait mener de ce côté-là.

On dira peut-être que cet homme peut vou- loir agir comme une machine, et prononcer seulement des mots qui, ne signifiant rien dans son intention, peuvent exprimer les pensées de M. le premier Président. Mais c'est ce qui ne saurait être, parce qu'il est impossible qu'un homme se défasse à ce point-là de son esprit. Il faudrait qu'il n'en gardât que le vouloir de remuer la langue ; et alors il ne prononcerait pas un mot seulement. Que s'il remuait pour en prononcer, ce ne saurait être que des mots qu'il aurait auparavant formés dans sa tête et qui, ne signifiant rien étant assemblés, parce qu'il les voudrait assembler, quoiqu'ils ne signi- fiassent rien, ne feraient pas la harangue qui a du sens. Ou s'il voulait que leur assemblage signifiât quelque chose, ce ne serait pas non plus la harangue dont il ne saurait avoir les idées.

Voilà donc une chose qui ne consiste qu'en combinaisons, et à laquelle il est néanmoins impossible que le hasard puisse aller. Et ce qu'il y a d'admirable, c'est que ces divers assemblages de caractères qui composent une oraison de Cicéron, s'étendant à toutes les langues, sont incomparablement en plus grand nombre que

DE DEMONSTRATIONS 153

les mots de la langue française que M. le pre- mier Président a parlée ; et que cependant il n'est pas impossible qu'on rencontre cette orai- son, et qu'il l'est visiblement que cet homme arrive à cette harangue. Mais c'est comme il a déjà été dit, que la main qui arrange ces ca- ractères au hasard est elle-même entre les mains du hasard ; et que cet homme qui parle est gouverné par une volonté et un esprit qui n'y sont nullement soumis : le hasard ne pouvant jamais faire qu'un homme agisse contre sa volonté, ni l'élever au-dessus de son intelli- gence.

On pourrait bien montrer que le pari, que Rome soit, est de cette nature, et que le hasard n'y a nulle part. Car enfin de tous ceux qui ont dit qu'il y avait une ville de ce nom-là, il n'y en a pas un qui ne l'ait voulu dire ; qui n'ait su ce qu'il faisait en le disant, et qui n'ait même eu en cela quelque but : toutes choses qui ne sont point du domaine du hasard. Et comme il ne se peut qu'entre ceux-là il n'y en ait un nombre presque infini qui auraient su que cette ville n'était point, si elle n'était point en effet, il faut avoir perdu le sens pour s'imaginer que le hasard a pu faire qu'ils aient tous eu des raisons pour aimer mieux dire ce mensonge que la vérité, ou que tous aient mieux aimé le dire sans raison.

I £Ç4 TRAITE SUR LES ESPECES

II n'est pas nécessaire de pousser cela plus loin ; on l'affaiblirait plutôt par le détail, qu'on ne le ferait comprendre à qui ne le sent pas d'abord. Mais on peut soutenir hardiment, qu'il est im- possible de ne le pas sentir, non plus qu'un premier principe, et que si l'existence de la ville de Rome n'est pas démontrée pour ceux qui n'y ont pas été, il s'ensuit qu'il y a des choses non démontrées plus certaines, pour ainsi diie, que des démonstrations.

La religion chrétienne est assurément de ce genre ; et qui aurait assez d'esprit, d'application et de lecture, on viendrait à bout de le faire voir. Car que l'on pense profondément à tant de grandes et d'inconcevables choses qui se sont passées depuis six mille ans, aux yeux des hommes, et dont on trouve des restes et des traces par tout le monde, et à l'antiquité de cette histoire qui comprend ce qu'on connaît de plus éloigné dans la durée de l'univers, sans qu'il se soit jamais rien trouvé qui l'ait démentie ; que l'on pense aux réflexions de toute nature, qu'il y a à faire sur les événements et sur les mystères qui nous sont enseignés par la religion chrétienne ; sur la manière dont ils sont passés jusqu'à nous ; sur le style, l'uniformité et l'élévation de ceux qui nous ont donné les livres saints, sur la profondeur des vérités, que seuls entre les hommes, ils nous

DE DEMONSTRATIONS 155

ont découvertes, et dans la nature de l'homme, et dans celle de la divinité, et dans celle des vertus et des vices ; que l'on considère la dis- tance infinie qu'il y a de leurs idées, et de leur manière de perser, de s'exprimer et d'agir, à celle de tout le reste des hommes ; en sorte qu'il semble qu'ils aient été d'une espèce diffé- rente ; la qualité d'originaux qu'ils possèdent avec tant d'avantage, que non seulement tout ce qui a été dit avec quelque sens par les hommes n'en est qu'une faible copie, mais qu'on y trouve même la source de leurs erreurs et de leuis égare- ments, qui n'en sont qu'une grossière déprava- tion ; et les voies par tout ce que nous croyons s'est établi, a subsisté jusqu'ici, subsiste encore, et doit visiblement subsister autant que le monde.

Enfin, que l'on rassemble tout ce qui a été remarqué à ce sujet par tant de grands person- nages qui en ont écrit, et qu'on y joigne même ce qui leur est échappé ; car cela doit encore entrer en compte, puisque la faiblesse de l'esprit humain ne lui permettant jamais de voir dans les choses qu'une partie de ce qu'elles renferment, l'abondance de ce qu'il découvre marque infail- liblement celle de ce qui lui resterait à découvrir. Que l'on envisage, dis-je, tout cela, et qu'on le pèse de bonne foi, il sera visible qu'on pourrait

156 TRAITÉ SUR LES DEMONSTRATIONS

faire voir une si grande accumulation de preuves pour notre religion, qu'il n'y a point de démons- tration plus convaincante, et qu'il serait aussi difficile d'en douter que d'une proposition de géométrie, quand même on n'aurait que le seul secours de la raison.

Car, quoiqu'on ne pût peut-être démontrer dans la rigueur de la géométrie, qu'aucune de ces preuves en particulier soit indubitable, elles ont néanmoins une telle force étant assemblées, qu'elles convainquent tout autrement que ce que les géomètres appellent démonstration. Ce qui vient de ce que les preuves de géométrie ne font le plus souvent qu'ôter la réplique, sans répandre aucune lumière dans l'esprit, ni mon- trer la chose à découvert ; ?u lieu que celles-ci la mettent, pour ainsi dire, devant les yeux ; et la raison en est qu'elles sont dans nos véri- tables voies, et que nous avons plus de facilité à nous en servir sûrement, que des principes de géométrie dont peu de têtes sont capables, jusque-là que tout infaillibles qu'ils sont, les géomètres eux-mêmes se trompent et se brouillent souvent.

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PRÉFACE

CONTENANT DE QUELLE MANIÈRE CES PENSÉES ONT ÉTÉ ÉCRITES ET RECUEILLIES ; CE OUI EN A FAIT RETARDER L'IMPRESSION ; QUEL ÉTAIT LE DESSEIN DE M. PASCAL DANS CET OUVRAGE; ET DE QUELLE SORTE IL A PASSÉ LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE.

M PASCAL, ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, de la physique, et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avait fait un si grand progrès, qu'il y a eu assurément peu de personnes qui aient pénétré plus avant que lui dans les matières particulières qu'il en a traitées, il commença vers la trentième année de son âge à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le pût permettre, à l'étude de l'Écriture, des Pères, et de la Morale chrétienne.

Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ces

158 PRÉFACE

sortes de sciences qu'il avait fait dans les autres, comme il l'a bien fait paraître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que si Dieu eût permis qu'il eût travaillé quelque temps à celui qu'il avait dessein de faire sur la Religion, et auquel il voulait employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vus de lui, parce qu'en effet les vues qu'il avait sur ce sujet étaient infiniment au- dessus de celles qu'il avait sur toutes les autres choses.

Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l'on en donne à présent, quelque imparfait qu'il paraisse ; et principalement sachant la manière dont il y a travaillé, et toute l'histoire du recueil qu'on en a fait. Voici comment tout cela s'est passé :

M. Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort : mais il ne faut pas néanmoins s'étonner s'il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit : car il avait toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examinei avec soin celles qu'il fallait mettre les premières ou les dernières, et l'ordre qu'il

DE PORT -ROYAL 159

leur devait donner à toutes, afin qu'elles pussent faire l'effet qu'il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente et qu'on peut dire même prodigieuse, en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien imprimé dans son esprit, lorsqu'il s'était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper ; et c'est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu'il n'en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante et imparfaite, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C'est ce qui a été cause que l'on a perdu à sa mort, la plus grande partie de ce qu'il avait déjà conçu touchant son dessein. Car il n'a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il préten- dait appuyer son ouvrage, et de l'ordre qu'il voulait y garder : ce qui était assurément très considérable. Tout cela était tellement gravé dans son esprit et dans sa mémoire, qu'ayant négligé ds l'écrire lorsqu'il l'aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu'il l'aurait bien voulu, hors d'état d'y pouvoir du tout travailler.

Il se rencontra néanmoins une occasion il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on

IÔO PRÉFACE

l'obligea, non pas d'écrire ce qu'il avait dans l'esprit sur ce sujet-là, mais d'en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très consi- dérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage : il leur re- présenta ce qui en devait faire le sujet et la ma- tière ; il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes ; et il leur expliqua l'ordre et la suite des choses qu'il y voulait traiter. Et ces personnes qui sont aussi capables qu'on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu'elles n'ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convain- cant, qu'elles en furent charmées, et que ce qu'elles virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures, fait ainsi sur-le-champ et sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être un jour, s'il était jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont ils con- naissaient la force et la capacité, qui avait ac- coutumé de tant travailler tous ses ouvrages, qu'il ne se contentait presque jamais de ses premières pensées, quelque bonnes qu'elles parussent aux autres, et qui a refait souvent jusqu'à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première.

DE PORT-ROYAL l6l

-*

Après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne avait autant de marques de certitude et d'évidence, que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubi- tables.

Pour entrer dans ce dessein, il commença d'abord par une peinture de l'homme, il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même, jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. Il supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l'in- différence à l'égard de toutes choses, et surtout à l'égard de soi-même, vient enfin à se considé- rer dans ce tableau, et à examiner ce qu'il est. Il est surpris d'y découvrir une infinité de choses auxquelles il n'a jamais pensé, et il ne saurait remarquer sans étonnement et sans admiration, tout ce que M. Pascal lui fait sentir de sa gran- deur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses faiblesses, du peu de lumière qui lui reste, et des ténèbres qui l'environnent presque de toutes parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l'indif-

IÔ2 PRÉFACE

férence, s'il a tant soit peu de raison ; et quelque insensible qu'il ait été jusqu'alors, il doit sou- haiter, après avoir ainsi connu ce qu'il est, de connaître aussi d'où il vient, et ce qu'il doit devenir.

M. Pascal l'ayant mis dans cette disposition de chercher à s'instruire sur un doute si impor- tant, il l'adresse premièrement aux philosophes ; et c'est qu'après lui avoir développé tout ce que les plus grands philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l'homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de faiblesses, tant de contradictions, et tant de faussetés dans tout ce qu'ils en ont avancé, qu'il n'est pas difficile à cet homme de juger que ce n'est pas il s'en doit tenir.

Il lui fait ensuite parcourir tout l'univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infi- nité de religions qui s'y rencontrent ; mais il lui fait voir en même temps, par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, que de folies, que d'erreurs, que d'égarements et d'extrava- gances, qu'il n'y trouve rien encore qui le puisse satisfaire.

Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif, et il lui en fait observer des circonstances si extraordinaires, qu'il attire facilement son

DE PORT-ROYAL 163

attention. Après lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de singulier, il s'arrête parti- culièrement à lui faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi, et sa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu'il y apprend que le monde est l'ouvrage d'un Dieu, et que c'est ce même Dieu qui a créé l'homme à son image, et qui l'a doué de tous les avantages du corps et de l'esprit qui convenaient à cet état. Quoiqu'il n'ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire ; et la raison seule suffit pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans cette supposition qu'un Dieu est l'auteur des hommes et de tout ce qu'il y a dans l'Univers, que dans tout ce que ces mêmes hommes se sont imaginé par leurs propres lumières. Ce qui l'arrête en cet endroit est de voir par la peinture qu'on lui a faite de l'homme, qu'il est bien éloigné de posséder tous ces avantages qu'il a avoir lorsqu'il est sorti des mains de son auteur ; mais il ne demeure pas longtemps dans ce doute ; car dès qu'il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve, qu'après que l'homme eut été créé de Dieu dans l'état d'innocence, et avec toute sorte de perfections, la première action qu'il fit fut de se révolter contre son Créateur, et d'employer

LA CHAISE

164 PRÉFACE

tous les avantages qu'il en avait reçus pour l'offenser.

M. Pascal lui fait alors comprendre, que ce crime ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes ses circonstances, il avait été puni non seulement dans ce premier homme qui, étant déchu par de son état, tomba tout d'un coup dans la misère, dans la faiblesse, dans l'er- reur, et dans l'aveuglement ; mais encore dans tous ses descendants, à qui ce même homme a communiqué et communiquera encore sa corrup- tion dans toute la suite des temps.

Il lui fait ensuite parcourir divers endroits de ce livre il a découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde qu'il n'y est plus parlé de l'homme que par rapport à cet état de fai- blesse et de désordre ; qu'il y est dit souvent que toute chair est corrompue, que les hommes sont abandonnés à leurs sens, et qu'ils ont une pente au mal dès leur naissance. Il lui fait voir encore que cette première chute est la source, non seulement de tout ce qu'il y a de plus in- compréhensible dans la nature de l'homme, mais aussi d'une infinité d'effets qui sont hors de lui, et dont la cause lui est inconnue. Enfin il lui représente l'homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu'il ne lui paraît plus différent de la pre- mière image qu'il lui en a tracée.

DE PORT-ROYAL 165

Ce n'est pas assez d'avoir fait connaître à cet homme son état plein de misère ; M. Pascal lui apprend encore qu'il trouvera dans ce même livre de quoi se consoler. Et en effet, il lui fait remarquer qu'il y est dit, que le remède est entre les mains de Dieu ; que c'est à lui que nous devons recourir pour avoir les forces qui nous manquent ; qu'il se laissera fléchir, et qu'il enverra même un libérateur aux hommes, qui satisfera pour eux, et qui réparera leur impuis- sance.

Après qu'il lui a expliqué un grand nombre de remarques très particulières sur le livre de ce peuple, il lui fait encore considérer que c'est le seul qui ait parlé dignement de l'Être souve- rain, et qui ait donné l'idée d'une véritable Religion. Il lui en fait concevoir les marques les plus sensibles, qu'il applique à celles que ce livre a enseignées ; et il lui fait faire une atten- tion particulière sur ce qu'elle fait consister l'essence de son culte dans l'amour du Dieu qu'elle adore : ce qui est un caractère tout singu- lier, et qui la distingue visiblement de toutes les autres religions, dont la fausseté paraît par le défaut de cette marque si essentielle.

Quoique M. Pascal, après avoir conduit si avant cet homme qu'il s'était proposé de persua- der insensiblement, ne lui ait encore rien dit qui

l66 PRÉFACE

le puisse convaincre des vérités qu'il lui a fait découvrir, il l'a mis néanmoins dans la dispo- sition de les recevoir avec plaisir, pourvu qu'on puisse lui faire voir qu'il doit s'y rendre, et de souhaiter même de tout son cœur qu'elles soient solides et bien fondées, puisqu'il y trouve de si grands avantages pour son repos et pour l'éclaircissement de ses doutes. C'est aussi l'état devrait être tout homme raisonnable, s'il était une fois bien entré dans la suite de toutes les choses que M. Pascal vient de représenter ; et il y a sujet de croire qu'après cela il se ren- drait facilement à toutes les preuves qu'il ?p- porta ensuite pour confirmer la certitude et l'évidence de toutes ces vérités importantes dont il avait parlé, et qui font le fondement de la religion chrétienne qu'il avait dessein de per- suader.

Pour dire en peu de mots quelque chose de ces preuves, après qu'il eut montré en général que les vérités dont il s'agissait étaient contenues dans un livre, de la certitude duquel tout homme de bon sens ne pouvait douter, il s'arrêta prin- cipalement au livre de Moïse, ces vérités sont particulièrement répandues ; et il fit voir par un très grand nombre de circonstances indu- bitables, qu'il était également impossible que Moïse eût laissé par écrit des choses fausses,

DE PORT-ROYAL 167

ou que le peuple à qui il les avait laissées s'y fût laissé tromper, quand même Moïse aurait été capable d'être fourbe.

Il parla aussi de tous les grands miracles qui sont rapportés dans ce livre, et comme ils sont d'une grande conséquence pour la religion qui y est enseignée, il prouva qu'il n'était pas possible qu'ils ne fussent vrais, non seulement par l'autorité du livre ils sont contenus, mais encore par toutes les circonstances qui les accompagnent et qui les rendent indubitables.

Il fit voir encore de quelle manière toute la loi de Moïse était figurative ; que tout ce qui était arrivé aux Juifs n'avait été que la figure des vérités accomplies à la venue du Messie, et que le voile qui couvrait ces figures ayant été levé, il était aisé d'en voir l'accomplissement et la consomma- tion parfaite en faveur de ceux qui ont reçu Jésus-Christ.

M. Pascal entreprit ensuite de prouver la vérité de la Religion par les prophéties ; et ce fut sur ce sujet qu'il s'étendit beaucoup plus que sur les autres. Comme il avait beaucoup travaillé là- dessus, et qu'il y avait des vues qui lui étaient toutes particulières, il les expliqua d'une manière fort intelligible, il en fit voir le sens et la suite avec une facilité merveilleuse, et il les mit dans tout leur jour et dans toute leur force.

l68 PRÉFACE

Enfin, après avoir parcouru les livres de l'An- cien Testament, et fait encore plusieurs obser- vations convaincantes pour servir de fondements et de preuves à la vérité de la Religion, il entre- prit encore de parler du Nouveau Testament, et de tirer ses preuves de la vérité même de l'Évan- gile.

Il commença par Jésus-Christ ; et quoiqu'il l'eût déjà prouvé invinciblement par les prophé- ties, et par toutes les figures de la loi, dont on voyait en lui l'accomplissement parfait, il apporta encore beaucoup de preuves tirées de sa per- sonne même, de ses miracles, de sa doctrine, et des circonstances de sa vie.

Il s'arrêta ensuite sur les Apôtres : et pour faire voir la vérité de la foi qu'ils ont publiée hautement partout, après avoir établi qu'on ne pouvait les accuser de fausseté, qu'en supposant, ou qu'ils avaient été des fourbes, ou qu'ils avaient été trompés eux-mêmes, il fit voir clairement que l'une et l'autre de ces suppositions était également impossible.

Enfin il n'oublia rien de tout ce qui pouvait servir à la vérité de l'Histoire évangélique, fai- sant de très belles remarques sur l'Évangile même, sur le style des Évangélistes, et sur leurs personnes ; sur les Apôtres en particulier, et sur leurs écrits ; sur le nombre prodigieux de

DE PORT -ROYAL 169

miracles ; sur les martyrs ; sur les saints ; en un mot, sur toutes les voies par lesquelles la religion chrétienne s'est entièrement établie. Et quoiqu'il n'eût pas le loisir, dans un simple discours, de traiter au long une si vaste matière, comme il avait dessein de faire dans son ouvrage, il en dit néanmoins assez pour convaincre que tout cela ne pouvait être l'ouvrage des hommes, et qu'il n'y avait que Dieu seul qui eût pu con- duire l'événement de tant d'effets différents qui concourent tous également à prouver d'une ma- nière invincible la Religion qu'il est venu lui- même établir parmi les hommes.

Voilà en substance les principales choses dont il entreprit de parler dans tout ce discours, qu'il ne proposa à ceux qui l'entendirent que comme l'abrégé du grand ouvrage qu'il médi- tait ; et c'est par le moyen d'un de ceux qui y furent présents, qu'on a su depuis le peu que je viens d'en rapporter.

On verra parmi les fragments que l'on donne au public, quelque chose de ce grand dessein de M. Pascal : mais on y en verra bien peu ; et les choses mêmes que l'on y trouvera, sont si imparfaites, si peu étendues, et si peu digérées, qu'elles ne peuvent donner qu'une idée très grossière de la manière dont il avait envie de les traiter.

170 PREFACE

Au reste il ne faut pas s'étonner si dans le peu qu'on en donne, on n'a pas gardé son ordre et sa suite pour la distribution des matières. Comme on n'avait presque rien qui se suivît, il eût été inutile de s'attacher à cet ordre ; et l'on s'est contenté de les disposer à peu près en la manière qu'on a jugé être plus propre et plus convenable à ce que l'on en avait. On espère même qu'il y aura peu de personnes qui, après avoir bien conçu le dessein de M. Pascal, ne suppléent d'eux-mêmes au défaut de cet ordre ; et qui, en considérant avec attention les diverses matières répandues dans ces fragments, ne jugent facilement elles doivent être rapportées sui- vant l'idée de celui qui les avait écrites.

Si l'on avait seulement ce discours-là par écrit tout au long et en la manière qu'il fut pro- noncé, l'on aurait quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, et l'on pourrait dire qu'on en aurait au moins un petit échantillon, quoique fort imparfait. Mais Dieu n'a pas per- mis qu'il nous ait laissé ni l'un ni l'autre. Car peu de temps après, il tomba malade d'une maladie de langueur et de faiblesse qui dura les quatre dernières années de sa vie, et qui, quoiqu'elle parût fort peu au dehors, et qu'elle ne l'obligeât pas de garder le lit ni la chambre, ne laissait pas de l'incommoder beaucoup, et de le rendre

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presque incapable de s'appliquer à quoi que ce fût : de sorte que le plus grand soin et la princi- pale occupation de ceux qui étaient auprès de lui était de le détourner d'écrire, et même de parler de tout ce qui demandait quelque application et quelque contention d'esprit, et de ne l'entretenir que de choses indifférentes, et incapables de le fatiguer.

C'est néanmoins pendant ces quatre années de langueur et de maladie, qu'il a fait et écrit tout ce que l'on a de lui de cet ouvrage qu'il méditait, et tout ce que l'on en donne au public. Car, quoiqu'il attendît que sa santé fût entière- ment rétablie pour y travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu'il avait déjà digérées et disposées dans son esprit, cependant, lorsqu'il lui survenait quelques nouvelles pensées, quel- ques vues, quelques idées, ou même quelque tour et quelques expressions qu'il prévoyait lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n'était pas alors en état de s'y appli- quer aussi fortement qu'il faisait quand il se portait bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimait mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne le pas oublier ; et pour cela il prenait le premier morceau de papier qu'il trouvait sous sa main, sur lequel il mettait sa pensée en peu de mots, et fort sou-

172 PRÉFACE

vent même seulement à demi-mot : car il ne l'écrivait que pour lui ; et c'est pourquoi il se contentait de le faire fort légèrement pour ne se pas fatiguer l'esprit, et d'y mettre seule- ment les choses qui étaient nécessaires pouf le faire ressouvenir des vues et des idées qu'il avait.

C'est ainsi qu'il a fait la plupart des fragments qu'on trouvera dans ce recueil : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner s'il y en a quelques-uns qui semblent assez imparfaits, trop courts, et trop peu expliqués, et dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivait néan- moins quelquefois, qu'ayant la plume à la main, il ne pouvait s'empêcher, en suivant son incli- nation, de pousser ses pensées, et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fût jamais avec la force et l'application d'esprit qu'il aurait pu faire en parfaite santé. Et c'est pourquoi l'on en trouvera aussi quelques-unes plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres.

Voilà de quelle manière ont été écrites ces Pensées. Et je crois qu'il n'y aura personne qui ne juge facilement par ces légers commence- ments, et par ces faibles essais d'une personne malade, qu'il n'avait écrits que pour lui seul, et pour se remettre dans l'esprit des pensées

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qu'il craignait de perdre, et qu'il n'a jamais revus ni retouchés, quel eût été l'ouvrage entier, si M. Pascal eût pu recouvrer sa parfaite santé et y mettre la dernière main, lui qui savait dis- poser les choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui donnait un tour si particulier, si noble et si relevé à tout ce qu'il voulait dire, qui avait dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu'il avait jamais faits, qui y voulait employer toute la force d'esprit et tous les talents que Dieu lui avait donnés, et duquel il a dit souvent qu'il lui fallait dix ans de santé pour l'achever.

Comme l'on savait le dessein qu'avait M.Pascal de travailler sur la Religion, l'on eut un très grand soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu'il avait faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre, sans aucune suite, parce que, comme je l'ai déjà remarqué, ce n'était que les premières expressions de ses pensées, qu'il écri- vait sur de petits morceaux de papier à mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit. Et tout cela était si imparfait et si mal écrit, qu'on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.

La première chose que l'on fit, fut de les faire copier tels qu'ils étaient et dans la même confu- sion qu'on les avait trouvés. Mais lorsqu'on les

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P R F. F A C F

vit en cet état, et qu'on eut plus de facilité de les lire et de les examiner que dans les originaux, ils parurent d'abord si informes, si peu suivis, et la plupart si peu expliqués, qu'on fut fort longtemps sans penser du tout à les faire impri- mer, quoique plusieurs personnes de très grande considération le dîmandassent souvent, avec des instances et des sollicitations fort pressantes, parce que l'on jugeait bien que l'on ne pouvait pas remplir l'attente et l'idée que tout le monde avait de cet ouvrage, dont l'on avait déjà entendu parler, en donnant ces écrits en l'état qu'ils étaient.

Mais enfin on fut obligé de céder à l'impatience et au grand désir que tout le monde témoignait de les voir imprimés. Et l'on s'y porta d'autant plus aisément, que l'on crut que ceux qui les liraient seraient assez équitables pour faire le discernement d'un dessein ébauché, d'avec une pièce achevée, et pour juger de l'ouvrage par l'échantillon, quelque imparfait qu'il fût. Et ainsi l'on se résolut de le donner au public. Mais comme il y avait plusieurs manières de l'exécuter, l'on a été quelque temps à se déterminer sur celle que l'on devait prendre.

La première qui vint dans l'esprit, et celle qui était sans doute la plus facile, était de les faire imprimer tout de suite dans le même état qu'on

DE PORT-ROYAL 175

les avait trouvés. Mais l'on jugea bientôt que de le faire de cette sorte, c'eût été perdre presque tout le fruit qu'on en pouvait espérer ; parce que les pensées plus parfaites, plus suivies, plus claires et plus étendues, étant mêlées et comme absorbées parmi tant d'autres imparfaites, obscures, à demi digérées, et quelques-unes même presque inin- telligibles à tout autre qu'à celui qui les avait écrites, il y avait tout sujet de croire que les unes feraient rebuter les autres, et que l'on ne considé- rerait ce volume grossi inutilement de tant de pensées imparfaites, que comme un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvait servir à rien.

Il y avait une autre manière de donner ces écrits au public, qui était d'y travailler aupara- vant, d'éclaircir les pensées obscures, d'achever celles qui étaient imparfaites, et en prenant dans tous ces fragments le dessein de M. Pascal, de suppléer en quelque sorte l'ouvrage qu'il voulait faire. Cette voie eût été assurément la plus parfaite ; mais il était aussi très difficile de la bien exécuter. L'on s'y est néanmoins arrêté assez longtemps, et l'on avait en effet commencé à y travailler. Mais enfin l'on s'est résolu de la rejeter aussi bien que la première, parce que l'on a considéré qu'il était presque impossible de bien entrer dans la pensée et

176 PRÉFACE

dans le dessein d'un Auteur, et surtout d'un auteur mort, et que ce n'eût pas été donner l'ouvrage de M. Pascal, mais un ouvrage tout différent.

Ainsi, pour éviter les inconvénients qui se trouvaient dans l'une et l'autre de ces manières de faire paraître ces écrits, l'on en a choisi une entre deux, qui est celle que l'on a suivie dans ce recueil. L'on a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées, celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées ; et on les donne telles qu'on les a trouvées, sans y rien ajouter ni changer, si ce n'est qu'au lieu qu'elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées confusé- ment de côté et d'autre, on les a mises dans quelque sorte d'ordre, et îéduit sous les mêmes titres celles qui étaient sur les mêmes sujets, et l'on a supprimé toutes les autres qui étaient ou trop obscures, ou trop imparfaites.

Ce n'est pas qu'elles ne continssent aussi de très belles choses, et qu'elles ne fussent capables de donner de grandes vues à ceux qui les enten- draient bien. Mais comme l'on ne voulait pas travailler à les éclaircir et à les achever, elles eussent été entièrement inutiles en l'état qu'elles sont. Et afin que l'on en ait quelque idée, j'en rapporterai ici seulement une pour servir d'exem- ple, et par laquelle on pourra juger de toutes

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les autres que l'on a retranchées. Voici donc quelle est cette pensée, et en quel état on l'a trouvée parmi ces fragments : Un artisan qui parle des richesses, un procureur qui parle de la guerre, de la royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses, le Roi parle froidement d'un grand don qu'il vient de faire, et Dieu parle bien de Dieu.

Il y a dans ce fragment une fort belle pensée : mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parce qu'elle y est expliquée très imparfaitement et d'une manière fort obscure, fort courte, et fort abrégée ; en sorte que si on ne lui avait souvent ouï dire de bouche la même pensée, il serait difficile de la reconnaître dans une expres- sion si confuse et si embrouillée. Voici à peu près en quoi elle consiste.

Il avait fait plusieurs remarques très particu- lières sur le style de l'Ecriture et principalement de l'Évangile, et il y trouvait des beautés que peut-être personne n'avait remarquées avant lui. Il admirait, entre autres choses, la naïveté, la simplicité, et pour le dire ainsi, la froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et les plus relevées, comme sont, par exemple, le royaume de Dieu, la gloire que posséderont les saints dans le ciel, les peines de l'enfer, sans s'y étendre, comme

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ont fait les Pères, et tous ceux qui ont écrit sur ces matières. Et il disait que U véritable cause de cela était que ces choses, qui, à la vérité, sont infiniment grandes et relevées à notre égard, ne le sont pas de même à l'égard de Jésus- Christ ; et qu'ainsi il ne faut pas trouver étrange qu'il en parle de cette sorte sans étonnement et sans admiration ; comme l'on voit sans com- paraison, qu'un général d'armée parle tout simplement et sans s'émouvoir du siège d'une place importante, et du gain d'une grande ba- taille, et qu'un roi parle froidement d'une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleraient qu'avec de grandes exagérations.

Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui com- posent ce fragment ; et cette considération, jointe à quantité d'autres semblables, pouvait servir assurément, dans l'esprit des personnes raisonnables et qui agissent de bonne foi, de quelque preuve de la divinité de Jésus-Christ.

Je crois que ce seul exemple peut suffire, non seulement pour faire juger quels sont à peu près les autres fragments qu'on a retranchés, mais aussi pour faire voir le peu d'application et la négligence, pour ainsi dire, avec laquelle ils ont presque tous été écrits, ce qui doit bien con-

DE PORT-ROYAL 179

vaincre de ce que j'ai dit, que M. Pascal ne les avait écrits en effet que pour lui seul, et sans au- cune pensée qu'ils dussent jamais paraître en cet état. Et c'est aussi ce qui fait espérer que l'on sera assez porté à excuser les défauts qui s'y pourront rencontrer.

Que s'il se trouve encore dans ce recueil quelques pensées un peu obscures, je pense que, pour peu qu'on s'y veuille appliquer, on les comprendra néanmoins très facilement, et qu'on demeurera d'accord que ce ne sont pas les moins belles, et qu'on a mieux fait de les donner telles qu'elles sont, que de les éclaircir par un grand nombre de paroles qui n'auraient servi qu'à les rendre traînantes et languissantes, et qui en auraient ôté une des principales beautés, qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.

L'on en peut voir un exemple dans un des fragments du chapitre des Preuves de Jésus- Christ par les Prophéties, qui est conçu en ces termes : Les Prophètes sont mêlés de pro- phéties particulières, et de celles du Messie, afin que les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuves, et que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit. Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle les Prophètes, qui n'avaient en vue que le Messie, et qui semblaient ne devoir

iSo PRÉFACE

prophétiser que de lui et de ce qui le regardait, ont néanmoins souvent prédit des choses parti- culières qui paraissaient assez indifférentes et inutiles à leur dessein. Il dit que c'était afin que ces événements particuliers s 'accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde en la manière qu'ils les avaient prédits, ils fussent incontestablement reconnus pour Prophètes, et qu'ainsi l'on ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes les choses qu'ils prophéti- saient du Messie. De sorte que par ce moyen les prophéties du Messie tiraient en quelque façon leurs preuves et leur autorité de ces pro- phéties particulières vérifiées et accomplies ; et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver et à autoriser celles du Messie, elles n'étaient pas inutiles et infructueuses. Voilà le sens de ce fragment étendu et développé. Mais il n'y a sans doute personne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir soi-même dans ces paroles obscures, que de le voir ainsi éclairci et expliqué.

Il est encore, ce me semble, assez à propos pour détromper quelques personnes qui pourraient peut-être s'attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l'exis- tence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, et de plusieurs autres articles de la foi chrétienne,

DE PORT-ROYAL l8l

de les avertir que ce n'était pas le dessein de M. Pascal. Il ne prétendait point prouver toutes ces vérités de la Religion par de telles démons- trations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination des plus endurcis, ni par des raisonnements métaphy- siques qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature, mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'es- prit. C'est-à-dire qu'il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu'à convaincre et à persuader l'esprit, parce qu'il savait que les passions et les attachements vicieux qui cor- rompent le cœur et la volonté, sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que, pourvu que l'on pût lever ces obstacles, il n'était pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre.

L'on sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais M, Pascal s'en est encore expliqué lui-même dans un de ses fragments, qui a été trouvé parmi les autres, et que Ton n'a point mis dans ce recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment : Je n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'âme,

l82 PRÉFACE

ni aucune des choses de cette nature, non seulement parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette con- naissance sans Jésus-Christ est inutile et stérile m Quand un homme serait persuadé que les propor- tions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.

L'on s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que M. Pascal avait entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein était bien plus ample et plus étendu que l'on ne se l'imagine, et qu'il ne se bornait pas seulement à réfuter les raisonnements des athées, et de ceux qui combattent quelques- unes des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et l'estime singulière qu'il avait pour la Religion, faisait que non seulement il ne pouvait souffrir qu'on la voulût détruire et anéantir tout à fait, mais même qu'on la blessât et qu'on la corrompît en la moindre chose. De sorte qu'il voulait déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté ; c'est-à-dire

DE PORT-ROYAL 183

non seulement aux athées, aux infidèles, et aux hérétiques, qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnaître les vérités qu'elle nous enseigne, mais même aux chrétiens et aux catholiques qui, étant dans le corps de la véritable Eglise, ne vivent pas néan- moins selon la pureté des maximes de l'Evangile, qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devons régler et conformer toutes nos actions.

Voilà quel était son dessein ; et ce dessein était assez vaste et assez grand pour pouvoir com- prendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques-unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y étaient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de M. Pascal, et que l'on a jugé à propos de joindre aux autres, parce que l'on ne donne pas ce livre-ci simple- ment comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de Pensées de M. Pascal sur la Religion, et sur quelques autres sujets.

Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette Préface, que de dire quelque chose de l'auteur, après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que

■I I III

184 PRÉFACE

non seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai dessein d'en écrire pourra même être très utile pour faire connaître comment M. Pascal est entré dans l'estime et dans les sentiments qu'il avait pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d'entreprendre cet ouvrage.

L'on a rapporté déjà en abrégé dans la Pré- face des Traités de l'équilibre des liqueurs, et de la pesanteur de l'air, de quelle manière il a passé sa jeunesse, et le grand progrès qu'il y fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines et profanes auxquelles il voulut s'appliquer, et particulièrement en la géométrie et aux mathé- matiques ; la manière étrange et surprenante dont il les apprit à l'âge d'onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu'il faisait quelquefois et qui surpassaient toujours beaucoup la force et la portée d'une personne de son âge ; l'effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine arithmé- tique qu'il inventa âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu'il fit en présence des personnes les plus consi- dérables de la ville de Rouen, il demeura quelque temps, pendant que M. le président Pascal, son père, y était employé pour le service du Roi dans la fonction d'intendant de Justice.

I

DE PORT-ROYAL 185

Ainsi je ne répéterai rien ici de tout cela, et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières an- nées de sa vie, en quoi il n'a pas moins fait paraître la grandeur et la solidité de sa vertu et de sa piété, qu'il avait montré auparavant la force, l'étendue et la pénétration admirable de son esprit.

Il avait été préservé pendant sa jeunesse, par une protection particulière de Dieu, des vices tombent la plupart des jeunes gens ; et ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que le sien, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la Religion, ayant toujours borné s? curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à M. son père qui, ayant lui-même un très grand respect pour la Religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maxime, que tout ce qui est l'objet de la foi, ne saurait l'être de la raison, et beaucoup moins y être soumis.

Ces instructions qui lui étaient souvent réité- rées par un père pour qui il avait une très grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort et puis- sant, faisaient tant d'impression sur son esprit,

l86 PRÉFACE

que quelque discours qu'il entendit faire aux libertins, il n'en était nullement ému ; et quoi- qu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi.

Mais enfin, après avoir ainsi passé sa jeunesse dans des occupations et des divertissements qui paraissaient assez innocents aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte, qu'il lui fit com- prendre parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour lui, et à n'avoir point d'autre objet que lui. Et cette vérité lui parut si évidente, si utile et si nécessaire, qu'elle le fit résoudre de se retirer, et de se dégager peu à peu de tous les attachements qu'il avait au monde pour pouvoir s'y appliquer uniquement.

Ce désir de la -retraite et de mener une vie plus chrétienne et plus réglée, lui vint lorsqu'il était encore fort jeune ; et il le porta dès lors à quitter entièrement l'étude des sciences profanes, pour ne s'appliquer plus qu'à celles qui pouvaient contri- buer à son salut et à celui des autres. Mais de continuelles maladies qui lui survinrent, le détour- nèrent quelque temps de son dessein, et l'em- pêchèrent de le pouvoir exécuter plus tôt qu'à l'âge de trente ans.

Ce fut alors qu'il commença à y travailler tout

DE PORT-ROYAL 187

de bon ; et pour y parvenir plus facilement, et rompre tout d'un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier, et ensuite se retira à la cam- pagne, où il demeura quelque temps ; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta. Il établit le règlement de sa vie dans sa retraite, sur deux maximes principales, qui sont, de renoncer à tout plaisir, et à toute superfluité. Il les avait sans cesse devant les yeux, et il tâchait de s'y avancer et de s'y perfectionner toujours de plus en plus.

C'est l'application continuelle qu'il avait à ces deux grandes maximes, qui lui faisait témoi- gner une si grande patience dans ses maux et dans ses maladies qui ne l'ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie ; qui lui faisait pratiquer des mortifications très rudes et très sévères envers lui-même ; qui faisait que non seulement il refusait à ses sens tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore qu'il prenait sans peine, sans dégoût, et même avec joie, lorsqu'il le fallait, tout ce qui leur pouvait déplaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes ; qui le portait à se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu'il ne jugeait pas lui être absolument nécessaire, soit pour le vêtement, soit pour la nourriture, pour les

J 88 PRÉFACE

meubles, et pour toutes les autres choses ; qui lui donnait un amour si grand et si ardent pour la pauvreté, qu'elle lui était toujours présente, et que lorsqu'il voulait entreprendre quelque chose, la première pensée qui lui venait en l'es- prit était de voir si la pauvreté pouvait être pra- tiquée ; et qui lui faisait avoir en même temps tant de tendresse et tant d'affection pour les pauvres, qu'il ne leur a jamais pu refuser l'au- mône, et qu'il en a fait même fort souvent d'assez considérables, quoiqu'il n'en fît que de son né- cessaire ; qui faisait qu'il ne pouvait souffrir qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités ; et qu'il blâmait tant cette recherche curieuse et cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ou- vriers, d'avoir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille autres choses semblables qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait de mal, mais dont il ne jugeait pas de même ; et enfin qui lui a fait faire plusieurs actions très remarquables et très chrétiennes, que je ne rapporte pas ici, de peur d'être trop long, et parce que mon dessein n'est pas de faire une vie, mais seulement de donner quelque idée de la piété et de la vertu de M. Pascal à ceux qui ne l'ont pas connu ; car pour ceux qui l'ont vu, et qui l'ont un peu fréquenté pendant les

DE PORT-ROYAL

189

dernières années de sa vie, je ne prétends pas leur rien apprendre par ; et je crois qu'ils juge- ront bien au contraire, que j'aurais pu dire encore beaucoup d'autres choses que je passe sous silence.

VIE DE PASCAL

PAR MADAME PÉRIER

Fragment conservé par l'abbé Besoigne (a)

S'IL y a des miracles, il y a donc quelque chose au-dessus de ce que nous appelons la nature. La conséquence est de bon sens ; il n'y a qu'à s'assurer de la certitude et la vérité des miracles. Or, il y a des règles pour cela, qui sont encore dans le bon sens, et ces règles se trouvent justes pour les miracles qui sont dans l'Ancien Testament. Ces miracles sont donc vrais. Il y a donc quelque chose au-dessus de la nature.

Mais ces miracles ont encore des marques que leur principe est Dieu ; et ceux du Nouveau

(a) « Voici, écrivait l'abbé Besoigne (Histoire de l'Abbaye de Port-Royal, t. IV, p. 'iG9), voici le plan rie l'ouvrage, tel que Mme Péiier, sa sœur, le rapporte dans sa Vie. Je copierai sans rien ebanger ses propres paroles, qu'elle assure à son tour être les propres paâ'oles de son frère. »

192 FRAGMENT

Testament en particulier, que celui qui les opérait était le Messie que les hommes devaient attendre. Donc, comme les miracles tant de l'Ancien que du Nouveau Testament prouvent qu'il y a un Dieu, ceux du Nouveau en particu- lier prouvent que Jésus-Christ était le véritable Messie.

Il démêlaittout cela avec une lumière admirable, et quand nous l'entendions parler, et qu'il déve- loppait toutes les circonstances de l'Ancien et du Nouveau Testament étaient rapportés ces miracles, ils nous paraissaient clairs. On ne pou- vait nier la vérité de ces miracles, ni les consé- quences qu'il en tirait pour la preuve de Dieu et du Messie, sans choquer les principes les plus communs, sur lesquels on assure toutes les choses qui passent pour indubitables. On a recueilli quelque chose de ses pensées là-dessus, mais c'est peu, et je croirais être obligée de m'étendre davantage pour y donner plus de jour, selon tout ce que nous lui en avons ouï dire, si un de ses amis ne nous en avait donné une dissertation, sur les œuvres de Moïse, tout cela est admira- blement bien démêlé, et d'une manière qui ne serait pas indigne de mon frère.

Je vous renvoie donc à cet ouvrage, et j'ajoute seulement ce qu'il est important de rapporter ici, que toutes les différentes réflexions que mon

DE LA VIE DE PASCAL 193

frère fit sur les miracles lui donnèrent beaucoup de nouvelles lumières sur la religion. Comme toutes les vérités sont tirées les unes des autres, c'était assez qu'il fût appliqué à une, et les autres lui venaient comme en foule, et se démêlaient à son esprit d'une manière qui l'enlevait lui- même, à ce qu'il nous a dit souvent ; et ce fut à cette occasion qu'il se sentit tellement animé contre les athées, que, voyant dans les lumières que Dieu lui avait données de quoi les convaincre et les confondre sans ressources, il s'appliqua à cet ouvrage, dont les parties qu'on a ramassées nous font avoir tant de regrets qu'il n'ait pas pu les rassembler lui-même, et, avec tout ce qu'il aurait pu ajouter encore, en faire un composé d'une beauté achevée. Il en était assurément très capable ; mais Dieu, qui lui avait donné tout l'esprit nécessaire pour un si grand dessein, ne lui donna pas assez de santé pour le mettre ainsi dans sa perfection.

Il prétendait faire voir que la religion chré- tienne avait autant de marques de certitude que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables. Il ne se servait point pour cela de preuves métaphysiques : ce n'est pas qu'il crût qu'elles fussent méprisables quand elles étaient bien mises dans leur jour ; mais il disait qu'elles étaient trop éloignées du raisonnement

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FRAGMENT

ordinaire des hommes ; que tout le monde n'en était pas capable, et qu'à ceux qui l'étaient elles ne serviraient qu'un moment, car une heure après, ils ne savaient qu'en dire et ils craignaient d'être trompés. Il disait aussi que ces sortes de preuves ne nous peuvent conduire qu'à une connaissance spéculative de Dieu, et que con- naître Dieu de cette sorte, était ne le connaître pas. Il ne devait pas non plus se servir des rai- sonnements ordinaires que l'on prend des ou- vrages de la nature ; il les respectait pourtant, parce qu'ils étaient consacrés par l'Écriture sainte et conformes à la raison, mais il croyait qu'ils n'étaient pas assez en proportion à l'es- prit et à la disposition du cœur de ceux qu'il avait dessein de convaincre. Il avait remarqué par expérience que, bien loin qu'on les emportât par ce moyen, rien n'était plus capable au contraire de les rebuter et de leur ôter l'espérance de trouver la vérité, que de prétendre les convaincre ainsi seulement par ces sortes de raisonnements contre lesquels ils se sont si souvent raidis, que l'endurcissement de leur cœur les a rendus sourds à cette voix de la nature ; et qu'enfin ils étaient dans un aveuglement dont ils ne pou- vaient sortir que par Jésus-Christ, hors duquel toute communication avec Dieu nous est ôtée, parce qu'il est écrit que personne ne connaît le

DE LA VIE DE PASCAL 195

Père que le Fils et celui à qui il plaît au Fils de le révéler.

La Divinité des chrétiens ne consiste pas seule- ment en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments : c'est la part des païens. Elle ne consiste pas en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'années : c'est la part des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham et de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation : c'est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qui le possèdent. C'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fond de leur âme ; qui les remplit d'humilité, de foi, de confiance et d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que de lui- même. Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme qu'il est son unique bien ; que tout son repos est en lui, qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles qui la retiennent, et l'em- pêchent de l'aimer de toutes ses forces. L'amour- propre et la concupiscence qui l'arrêtent lui sont insupportables, et Dieu lui fait sentir qu'elle a ce fond d'amour-propre et que lui seul l'en peut guérir.

Voilà ce que c'est que de connaître Dieu en

LA CHAISE ,J

196 FRAGMENT

chrétien. Mais pour le connaître en cette manière, il faut connaître en même temps sa misère et son indignité et le besoin qu'on a d'un média- teur pour s'approcher de Dieu et pour s'unir à lui. Il ne faut point séparer ces connaissances, parce qu'étant séparées, elles sont non seulement inutiles, mais nuisibles. La connaissance de Dieu sans celle de notre misère fait l'orgueil. Celle de notre misère sans celle de Jésus-Christ fait notre désespoir ; mais la connaissance de Jésus-Christ nous exempte de l'orgueil et du désespoir, parce que nous y trouvons Dieu seul, consolateur de notre misère, et la voie unique de la réparer.

Nous pouvons connaître Dieu sans connaître notre misère, et notre misère sans connaître Dieu ; ou même Dieu et notre misère, sans con- naître les moyens de nous délivrer des misères qui nous accablent. Mais nous ne pouvons con- naître Jésus-Christ, sans connaître tout ensemble et Dieu et notre misère, parce qu'il n'est pas simplement Dieu, mais un Dieu réparateur de nos misères.

Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans Jésus-Christ, ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou qui leur soit véritablement utile ; car ou ils n'arrivent pas jusqu'à connaître qu'il y a un Dieu, ou s'ils y arrivent, c'est inu-

DE LA VIE DE PASCAL I97

tilement pour eux, parce qu'il se forme un moyen de communiquer sans médiateur avec ce Dieu qu'ils ont connu sans médiateur ; de sorte qu'ils tombent dans l'athéisme et le déisme qui sont les deux choses que la religion abhorre presque également.

Il faut donc tendre uniquement à connaître Jésus-Christ, puisque c'est par lui seul que nous pouvons prétendre de connaître Dieu d'une manière qui nous soit utile. C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes, des misérables et des pécheurs. Il est le centre de tout et l'objet de tout ; et qui ne le connaît point ne connaît rien dans l'ordre de la nature du monde, ni dans soi- même ; car non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne con- naissons nous-mêmes que par Jésus-Christ.

Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère ; avec Jésus- Christ l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est tout notre bonheur, notre vertu, notre vie, notre lumière, notre espérance ; et hors de lui il n'y a que vices, que misère, que désespoir, et nous ne voyons qu'obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la nôtre.

Dans les preuves que mon frère devait donner de Dieu et de la religion chrétienne, il ne voulait rien dire qui ne fût à la portée de tous ceux pour

198 FRAGMENT

qui elles étaient destinées, et l'homme ne se trouvât intéressé de prendre part, ou en sentant lui-même toutes les choses qu'on lui faisait re- marquer, bonnes ou mauvaises, ou en voyant clairement qu'il ne pouvait prendre un meilleur parti, ni plus raisonnable, que de croire qu'il y a un Dieu dont nous pouvons jouir, et un médiateur qui, étant venu pour nous en mériter la grâce, commence à nous en rendre heureux, dès cette vie, par les vertus qu'il nous inspire, beaucoup plus qu'on ne le peut être par tout ce que le monde nous promet, et nous donne assurance que nous le serons parfaitement dans le Ciel, si nous le méritons par les voies qu'il nous a présentées et dont il nous a donné lui- même l'exemple.

Mais quoiqu'il fût persuadé que tout ce qu'il avait ainsi à dire sur la religion aurait été très clair et très convaincant, il ne croyait pas cepen- dant qu'il dût l'être à ceux qui étaient dans l'in- différence, et qui ne trouvant pas en eux-mêmes des lumières qui les persuadassent, négligeaient d'en chercher ailleurs, et surtout dans l'Église elles éclatent avec plus d'abondance ; car il établissait ces deux vérités comme certaines : que Dieu a mis des marques sensibles, parti- culièrement dans l'Église, pour se faire connaître à ceux qui le cherchent sincèrement, et qu'il les

DE LA VIE DE PASCAL 199

a couvertes néanmoins de telle sorte, qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur. C'est pourquoi, quand il avait à confé- rer avec quelques athées, il ne commençait jamais par la dispute, ni par établir les principes qu'il avait à dire ; mais il voulait auparavant connaître s'ils cherchaient la vérité de tout leur cœur ; et il agissait suivant cela avec eux, ou pour les aider à trouver la lumière qu'ils n'avaient pas, s'ils la cherchaient sincèrement, ou pour les disposer à la chercher et à en faire leur plus sérieuse occupation, avant que de les instruire, s'ils voulaient que son instruction leur fût utile... Ce furent ses infirmités qui l'empêchèrent de travailler davantage à son dessein. Il avait environ trente- quatre ans quand il commença de s'y appliquer. Il employa un an entier à s'y préparer en la manière que ses autres occupations lui permettaient, qui était de recueillir les différentes pensées qui lui venaient là-dessus ; et à la fin de l'année qui était la trente-cinquième année de son âge et la cin- quième de sa retraite, il retomba dans ses incommodités d'une manière si accablante qu'il ne pouvait plus rien faire les quatre années qu'il vécut encore, si on peut appeler vivre la langueur si pitoyable dans laquelle il les passa...

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NOTES

Page 13. (x) Cette lettre, découverte par Sainte-

Beuve dans les manuscrits de la Bibliothèque du Roi (Rés. S. Germ., paq. 3, 7) et publiée par lui dans son Port-Royal (éd. actuelles, t. III, p. 385- 387), était adressée par Madame Périer à Vallant, médecin de Madame de Sablé. La voici :

Ce 1er avril 1670.

« ... Je vois que Madame la marquise témoigne de désirer de savoir qui a fait la Préface de noire livre. Vous savez, Monsieur, que je ne dois rien avoir de secret pour elle ; c'est pourquoi je vous supplie de lui dire que c'est mon fils qui l'a faite. Mais je la supplie très humblement de n'en rien témoigner à personne. Je n'excepte rien, et je vous demande la même grâce ; et, afin que vous en sachiez la raison, je vous dirai toute l'histoire. Vous savez que M. de La Chaise en avait fait une, qui était assurément fort belle ; mais comme il ne nous en a rien communiqué, nous fûmes bien surpris, lorsque nous la vîmes, de ce qu'elle ae contenait rien de toutes les choses que nous voulions dire, et qu'elle en contenait plusieurs que nous ne voulions pas dire. Cela obligea M. Périer de lui écrire pour le prier de trouver bon qu'on y changeât, ou qu'on en fît une autre : el M. Périer se résolut en effet d'en faire une ; mais, comme il n'a jamais un moment de loisir, après avoir bien attendu, comme il vit que le temps pressait, il manda sis intentions à mou fils, et lui ordonna de la faire. Cependant, comme mon Ois voyait que ce procédé faisait de la peine à M. de H. [Roannez], à M. de La Chaise e1 aux autres, il ne se vanta point de cela, et fit comme si cette Préface

202 NOTES

était venue d'ici [de Clormont] toute faite. Ainsi, Monsieur, vous voyez Lien qu'outre toutes les autres raisons qu'ils prétendent avoir de se plaindre, cette finesse dont mon fils a usé les choquerait assurément. »

Page 15. (2) Etienne Périer, dans la Préface de Port-Royal, dit même précisément le contraire : « Si l'on avait seulement ce discours-là par écrit tout au long et en la manière qu'il fut prononcé, l'on aurait quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, et l'on pourrait dire qu'on en aurait au moins un échantillon, quoique fort imparfait. Mais Dieu n'a pas permis qu'il nous ait laissé ni l'un ni l'autre. »

Page 15. (3) La parole de Pascal, tous les témoignages contemporains sont d'accord là- dessus, avait pour caractère de s'imprimer fortement et impérieusement dans la mémoire. Et c'est ainsi qu'on a pu nous conserver les Trois discours sur la condition des Grands et surtout le célèbre Entretien avec M. de Saci sur Êpictète et Montaigne, qui nous renvoient directement l'écho de sa pensée, et même de sa forme verbale. Les Discours sur la condition des Grands ont été rédigés neuf ou dix ans après qu'ils ont été prononcés. « Or, écrit Nicole, quoique après un si long temps, il (le rédacteur) ne puisse pas dire que ce soient les propres paroles dont M. Pas- cal se servit alors, néanmoins tout ce qu'il disait faisait une impression si vive sur l'esprit, qu'il n'était pas possible de l'oublier. »

Page 17. (4) Sur Philippe Goibaud-Dubois, on

NOTES 203

pourra consulter la notice que lui a consacrée l'abbé d'Olivet dans son Histoire de V Académie française (édition Livet, Paris, Didier, 1858, in-8°, p. 284-289). La notice de Niceron, au tome XVI de ses Mémoires, n'est guère que la répétition de celle de l'abbé d'Olivet. Cf. aussi le Discours de réception de Monsieur du Bois (12 novembre 1693), (Paris, veuve Jean-Baptiste Coignard, 1693). Sainte-Beuve (Port-Royal, t. V, p. 469-470), sans d'ailleurs citer ses sources, est assez peu favorable à Dubois ; je le soupçonne de s'être fait l'écho de certaines récriminations jansénistes.

l'âge 19. (5) Les œuvres de Dubois sont les sui- vantes : Réponse à fauteur de la Lettre contre les hérésies imaginaires et les visionnaires, 1666 ; Discours sur les Pensées de M. Pascal (?) in-12, 1672 ; Discours sur les preuves des livres de Moïse (?) in-12, 1672 ; Traductions : de saint Augustin : Les deux livres de la prédestina- tion des Saints, et du don de la Persévérance, Paris, in-12, 1676 ; les livres de la Manière d'enseigner les principes de la religion chrétienne, etc., avec les traités de la Continence, de la Tem- pérance, de la Patience et Contre le mensonge, Paris, in-12, 1678 ; les Lettres, 2 vol. in-f°. 1684 ; les Confessions, in-8°, 1686 ; les deux livres de la Véritable Religion et des mœurs de l'Eglise catholique, Paris, in-8°, 1690 ; les

Sermons sur le Nouveau Testament. Paris. in-8°, 1694, 1700 ; le Livre de C Esprit et de la Lettre,

204

NOTES

Paris, in-1'2, 1700. - de Cicéron : Les Offices, in-8°, 1691 ; - les livres de la Vieillesse et de V Amitié, avec les Paradoxes, in-8°, 1691.

l'âge 20. (6) Sur Filleau de la Chaise, on pourra consulter Y Éloge de M. des Billettes. par Fonte- nelle ; la Bibliothèque historique de la France du P. Lelong (n° 16.879) ; la Vie de M. de Tille- mont, du chanoine Tronchai ; et la notice du Dictionnaire de Moréri, article Chaise (Jean Fil- leau de la). (L'article ne se trouve pas dans toutes les éditions ; il figure dans la « nouvelle édition, dans laquelle on a refondu les suppléments de M. l'abbé Goujet, le tout revu, corrigé et aug- menté par M. Drouet », in-f°, Paris, 1769). Contrairement à ce que dit Sainte-Beuve, dans une note de son Port-Royal, Filleau de la Chaise n'était pas de l'Académie française.

Page 21. (?) V Histoire de saint Louis, divisée en 15 livres (le premier volume comprend aussi l'histoire de Philippe-Auguste), a paru en 2 vo- lumes in-4°, en 1688, chez la veuve Jean-Baptiste Coignard, et, la même année, à Bruxelles, en 2 volumes in-12. L'ouvrage est devenu assez rare.

Page 23. (8) Il est assez curieux d'observer que, dans ce passage, il est question uniquement du Discours sur les preuves des livres de Moïse, et non pas du Discours sur les Pensées. Serait-ce une nouvelle preuve que le Discours sur les Pensées n'est pas uniquement l'œuvre de Filleau de

NOTES 205

la Chaise, et que Dubois y a mis la main ? Page 24. (9) L'édition originale du Discours est ainsi intitulée : Discours I sur les Pensées | de j M. Pascal, I Von essaye de faire voir | quel estoit son dessein. I Avec un autre | Discours | sur /es Preuves \ des livres \ de j Moyse. ! A Paris, chez Guillaume Desprez,M.DC.LXXII,in-12, 214p.

Page 25. - (10) L'édition des Pensées de 1683 est ainsi intitulée : Pensées de M. Pascal sur la Reli- gion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers. Nouvelle édition, augmentée de plusieurs pensées du même Autheur. Paris, Guillaume Desprez, M.DC.LXXXIII. A la suite du volume sont reliées cent cinquante-cinq pages ayant pour titre : Discours | sur les Pensées \ de | M. Pascal, \ Von essaye de faire voir | quel étoit son dessein, j Avec un autre I Discours | sur les Preuves j des Livres I de Moyse I et un traité Von montre j qu il y a des I Démonstrations j d'une autre es- pèce, j et aussi I certaines que celles | de la Géo- métrie, I et quon I en peut donner de telles | pour la I Religion chrestienne. Les deux Discours sont paginés à part (1-143) ; le traité : Qu il y a des démonstrations... est aussi paginé à part (p. 1-12). L' Avertissement commun aux trois Distours que nous avons donné en tête de notre édition, et qui présente quelques variantes par rapport à l'édition originale des deux Discours de 1672, a été publié d'après cette édition de 1683.

TABLE DES MATIÈRES

I. Introduction * *

jl Discours sur les Pensées de M. Pascal 29

III. Discours sur les Preuves des Livres de

Moïse 103

IV. Qu'il y a des Démonstrations d'une autre espèce, et aussi certaines que celles de la Géométrie, et qu'on en peut donner de telles pour la Religion chrétienne. . 146 y. Préface de Port-Royal (Etienne Périerl . . 157 VI. Vie de Pascal, par Mme Périer, fragment. 191 VII. Notes 201

LA COLLECTION DES

chefs-d'œuvre MÉCONNUS

EST IMPRIMÉE PAR FRÉDÉRIC PAILLART IMPRIMEUR A ABBEVILLE (SOMME), SUR VÉLIN PUR CHIFFON DES PAPETERIES d'annonay ET DE RENAGE

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B Filleau de La Chaise, Jean 1901 Discours sur les Pensées P44F5 de m, Pascal

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