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DU

CARACTÈRE HUGUENOT

ET DES

TRANSFORMATIONS

DE LA

PIÉTÉ PROTESTANTE

PAR Daniel BEIVOIT

PASTEUR

PARIS

LIBRAIRIE FISCHBACHER

3 3, RUE DE SEINE, 33

1892

DU CARACTÈRE HUGUENOT

DES TRANSFORMATIONS DE LA PIÉTÉ PROTESTANTE (D

Messieurs,

Je regrette infiniment, pour vous et pour moi, que M. le professeur Pédézert n'ait pu traiter, comme l'avait souhaité la Conférence, le sujet que nous abordons aujourd'hui. Il nous aurait donné sur nos pères une de ces études littéraires et morales, familières à sa plume toujours alerte, la finesse des aperçus est rehaussée par le charme accoutumé du style et qui sont un régal pour ses lecteurs. 11 y avait re- noncé, avant même qu'une grave et récente maladie eût mis sérieusement ses jours en danger. Nous bénissons Dieu tous ensemble de ce qu'il a répondu à nos prières et con- servé à nos Églises l'homme éminent qui leur a déjà rendu tant de services. Au milieu de nos difficultés et de nos tristesses, et lorsque tant de guides expérimentés nous

(1) Ce rapport a été présenté, le 28 octobre 1891, aux Conférences na- tionales écangéliques du Midi, réunies à Montpellier, qui en ont voté l'impression. On peut consulter sur le sujet, outre les nombreux écrits re- latifs à la Réforme, un article de M. J.-M. Gaufrés sur le Caractère pro- testant au XVI' siècle (Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestan- tisme, t. III, p. 681-695) et l'ouvrage de M. Ad. Schœffer, les Huguenots du XVI' siècle, qui renferme bien des faits, qu'on trouverait difficilement ailleurs, et auquel nous avons fait plus d'un emprunt.

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manquent à la fois, il nous est précieux de pouvoir compter encore sur les lumières de ce maître vénéré.

Le sujet, qu'à son défaut j'aborde devant vous, n'est pas de ceux qui passionnent un débat et prêtent à des juge- ments contradictoires. Aucune note discordante n'est à redouter dans le concert de louanges que provoque tou- jours, dans une assemblée comme la nôtre, la mention de nos glorieux ancêtres. Quoi de plus attrayant que d'étudier ces physionomies d'autrefois, si attachantes dans leur gravité, et de regarder, selon le conseil du prophète, « au rocher dans lequel nous avons été taillés », quand il est du marbre le plus pur de Carrare. Votre rapporteur regrette seulement d'être trop inférieur à la tâche, d'avoir à fournir, pour ses forces et pour votre attention, une trop longue carrière et de ne pouvoir peindre, avec des cou- leurs suffisantes, ce type du chrétien huguenot qui se détache, avec un relief saisissant, sur le fond tourmenté du XVIe siècle.

1

Une grande figure le domine, celle de Calvin. Si l'on nous demande se trouve le type le plus pur du carac- tère huguenot, nous répondrons sans hésiter : le voilà! Calvin! n'est-ce pas un triste signe des temps qu'il faille prononcer son nom en usant de précautions ora- toires et défendre sa renommée contre ceux-là mêmes qui portent son nom? C'est le grand méconnu de l'histoire. On se signerait presque, si l'on était catholique, en pro- nonçant son nom. On se le représente comme le sombre théologien qui prétend lire dans les décrets de Dieu et dont le regard plonge avec effroi dans les mystères de la prédestination, comme l'homme atrabilaire des lois somp- tuaires et du bûcher de Servet, comme un ambitieux qui, selon l'expression de l'apôtre Pierre, « veut dominer en

tyran sur les héritages du Seigneur », et « qui n'a pour délassement et pour plaisir c'est M. Guizot lui-même qui tient ce langage que la méditation solitaire ou ces jouissances de la considération et de la gloire, qui sont belles, mais ne procurent point à l'homme le repos » (1). La considération et la gloire! comme si elles avaient le moindre prestige aux yeux de celui qui offrait à Dieu son cœur comme immolé! C'est le Calvin de la légende; celui de l'histoire est, grâces à Dieu, différent. Des travaux de plus en plus nombreux, entrepris avec le soin pieux et la persévérance des bénédictins, finiront bien par nous le révéler tout entier. Sans doute, ils nous font connaître en lui l'homme d'une idée et l'homme d'un livre, un de ces « amateurs de piété », pour parler avec Coligny, qui, ja- loux de l'honneur de Dieu, pouvaient dire avec saint Paul : « Dieu à qui je suis et auquel je sers », le premier de ces craignants Dieu qui, dans un siècle à moitié barbare, firent éclater des vertus qui étonnèrent le monde, un homme d'un caractère timide et d'un tempérament délicat, assailli de plusieurs maladies dont une seule aurait eu raison des plus forts, mais qui possédait une àme « maî- tresse du corps qu'elle anime », et tendait, vers la réfor- mation de l'Église et le salut des âmes, toutes les res- sources d'une énergie surhumaine et tous les efforts de son génie. Oui, c'est bien la une partie de Calvin, mais ce n'est pas tout Calvin. Il était homme en même temps que réformateur; il était chrétien, c'est-à-dire homme par excellence, et rien de ce qui est humain ne lui était étranger. En même temps que les vertus fortes, il cultivait les vertus aimables, et l'on ne saurait dire de ce lutteur intrépide ce qu'on a dit du grand homme de guerre des temps modernes :

Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure. (I) Musée des protestants célèbres, t. II, p. 109.

6 Il apportait, dans la pratique du ministère, des tempé- raments à son système théologique. Le dogme redoutable de la prédestination se dépouille de sa rigueur, quand il nous montre que le pécheur doit chercher en lui-même la cause de sa perte et non dans le conseil inaccessible de Dieu (1). Celui dont on condamne « l'autoritarisme », à qui l'on reproche « une main de fer », était d'une largeur étonnante. Il a le droit d'écrire, à propos des réformes du culte : « On ne saurait alléguer un seul point en quoi j'aie voulu rien usurper ni attirer à moi » (2). Il dit encore : « J'ai taché, en tous mes écrits, de suivre en simplicité telle modération que toutes gens de sens rassis auront occasion de s'en contenter », et M. Guizot remarque, avec raison, que l'opinion de Calvin sur la cène, moyen terme entre celles de Luther et de Zwingle, était singulièrement propre à concilier les esprits. Celui qu'on appelle « un esprit sec et dur, logicien et intellectualiste à outrance », qu'on accuse de manquer de cette chaleur de cœur qui rend si attachante la personne du réformateur allemand, celui qu'on nous représente c'est un pasteur français qui a le courage d'écrire cela comme « le type du dogmatisme autoritaire, anti-libéral, anti-artistique, anti-humain, anti-chrétien » (3), était, il nous le déclare lui-même, « d'un naturel assez porté a la poésie »; il nous a laissé des vers qui ne manquent pas d'élan et même tout un poëme satirique, assaisonné du meilleur sel gaulois. Il appelle quelque part la musique « un don de Dieu propre pour récréer l'homme et lui donner volupté ». « Nous connaissons, par expérience, dit-il, qu'elle a grande force d'émouvoir et enflamber le cœur des hommes. » Il goûte, après le dur labeur de la

(1) Voir, comme exemple de la sagesse théologique de Calvin, qu'on n'a pas assez relevée, ce qu'il dit de la prédestination, Institution de la religion chrétienne, livre III, chapitre xxi, les quatre premières sections, et de la corruption de l'homme, livre II, chapitre II, section 15; etc.

(2) E. Doumergue, Essai sur l'histoire du culte réforme, p. 29.

(3) O. Douen, Clément Marot et le Psautier huguenot, t. I, p. 387.

journée, le charme des entretiens familiers, des libres épanchements du foyer domestique, et sa correspondance avec ses intimes nous fait lire dans son cœur aimant. « Tu connais la tendresse de mon cœur, pour ne pas dire sa faiblesse », écrit-il à Viret, en lui annonçant la mort de sa fidèle et pieuse compagne, ldelette de Bure. Volontiers il se déride à l'occasion et sait rire avec ses amis. Il écrit à l'un d'eux qui a la joie d'avoir un enfant : « 11 me fait mal que je ne puis être la, du moins un demi-jour, pour rire avec vous, en attendant qu'on fasse rire le petit enfant. » Il est modeste, charitable, désintéressé. 11 trouve le secret de distribuer en aumônes une partie de son traitement, qui ne s'élève qu'à la somme de 500 florins par an (1), plus quelques mesures de bois et un tonneau de vin. Il est d'une humilité profonde, que produisent en lui le vif sentiment du péché et une notion aus- tère de l'inviolabilité de la loi morale. 11 ne craint pas de se comparer à un chien qui aboie quand on insulte son maître. A peine s'il ose croire que Dieu accepte un minis- tère dont il s'acquitte avec une si rare fidélité. « J'espère, écrit-il, avoir lieu au nombre des serviteurs de Dieu, combien que j'en sois plus qu'indigne. » Il s'appelle invariablement à la fin de ses lettres : « Votre humble frère », en ajoutant, parfois : « Si vous le pouvez souffrir », et l'on connaît ses adieux touchants aux pasteurs de Genève : « J'ai beaucoup d'infirmités, lesquelles il a fallu qu'ayez supportées, et même tout ce que j'ai fait n'a rien valu. Les méchants prendront bien ce mot; mais je dis encore que tout ce que j'ai fait n'a rien valu et que je suis une misérable créature » (2). Bien loin de haïr ses adver- saires, il fait tous ses efforts pour les amener à Christ; il

(1) D'après M. Gaufrés, cette somme n'équivalait qu'à 250 francs de notre .monnaie (Bulletin, IV, 418). D'après M. Heyer, qui a fait des calculs qui

paraissent plus exacts, à 5,000 francs (Mémoires et documents de la Société d'histoire et d'archéologie de Genèce, 1872).

(2) ,T. Bonnet, Lettres de Jean Calain, t. II, p. 576.

est tout ému de leurs chutes, au lieu de s'en réjouir, et les regarde comme un sérieux avertissement pour lui-même. « Quand je le vois ainsi hors des gonds, dit-il de l'un d'eux, je tremble tout. » Il est homme de paix au milieu des discordes civiles. 11 a toujours voulu « qu'on se déportât des armes ». Il consentirait plutôt « à périr avec tous ses frères que de rentrer dans les confusions qu'on a vues ». D'ailleurs, s'intéressant aux membres les plus humbles de l'Église et redoublant pour eux de tendresse, comme une nourrice pour ses enfants, lors- qu'ils ont à souffrir pour la cause de l'Évangile.

Tels sont, trop faiblement reproduits, quelques-uns des traits de cette personnalité unique où, comme l'a dit M. Gaufrés, « se fondent, dans une combinaison suprême, le zèle austère d'un Élie, l'humble charité d'un saint Jean, l'indomptable énergie d'un fondateur d'empire » (1). Ah! lorsque, en plein XIXe siècle, malgré les pro- grès des sciences historiques et l'impartialité dont elles se glorifient, il se trouve encore des protestants eux- mêmes pour méconnaître leur grand ancêtre et pour en parler avec un sourire de dédain, le cœur huguenot se révolte, la conscience historique proteste, et l'on voudrait avoir une voix plus éloquente pour faire connaître à nos contemporains le Calvin de l'histoire, notre Calvin !

Il fallait s'arrêter quelque temps devant cette grande et sympathique figure, car notre illustre compatriote a imprimé son caractère à la Réforme française tout entière. Aucun de ses compagnons d'œuvre, non pas même Farel, le plus entraînant d'entre eux, comme s'exprime Mignet, n'a exercé une action aussi considérable sur les Églises naissantes. Elles regardaient à Calvin comme à leur père spirituel. C'est à ses pieds, au collège de Rive, dans la cathédrale de Saint-Pierre, dans les salles de l'Académie

(1) Bulletin, t. IV, p. 421. Voir ce remarquable article sur les Lettres françaises de Calvin, qui nous a fourni plusieurs des citations qui précèdent.

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que venaient se préparer leurs futurs conducteurs. Avec quelle avidité ils recueillaient ses leçons! Quelle affection profonde ils vouaient à celui qu'ils appellent du nom res- pectueux à la fois et familier de père! Ce fut grâce à Calvin que Genève devint cette Rome de l'esprit, à laquelle Michelet rend ce beau témoignage : « Genève a tenu haut sa lampe et elle a été la grande école des nations. 11 fallait qu'elle se fît la fabrique des saints et des martyrs, la sombre forge se forgeassent les élus de la mort... Missions terribles! Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés » (1). Deux traits toutefois déparent ce tableau : sombre forge, élus de la mort. Rien de sombre chez ces élus de la vie, mais plutôt le joyeux et saint enthousiasme d'un Polyeucte :

le conduisez-vous? A la mort. A la gloire!

Au plus fort de la persécution, Calvin écrivait a Bul- linger : « On sollicite le titre de pasteur avec autant d'avi- dité qu'on en met à obtenir des bénéfices dans l'Église romaine. On assiège ma porte comme celle d'un roi. On se dispute les places vacantes comme si le règne du Christ était paisiblement établi en France » (2).

Ces serviteurs de Dieu, qui travaillent d'un si viril cou- rage à retirer les âmes des abîmes de la superstition, voient bientôt le succès récompenser leurs efforts. Comme une terre longtemps altérée, que fécondent les pluies du ciel, produit une riche moisson, la Parole de Dieu, fidèle- ment annoncée, transforme les âmes. C'est l'âge d'or qui commence pour les Églises, radieuse et trop courte aurore que ne suivra pas un jour sans nuage. Au Nord comme au Midi, dans les villes aussi bien que dans les campagnes,

(1) Guerres de religion, p. 104 et 108.

(2) Lettre du 21 mai 1561, Bulletin, t. XIV, p. 319.

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les âmes, avides de lumière et de sainteté, se dérobent aux influences corruptrices du siècle et donnent l'exemple de toutes les vertus. Les écrivains protestants sont una- nimes sur ce point, mais leur témoignage est corroboré par celui des historiens catholiques. C'est Georges Bosquet, un ardent adversaire des réformés, qui écrit Les femmes, à Toulouse, quittaient avec les heures et chapelets qu'elles souloient porter à la ceinture, les robes enflées, basquins et habits dissolus, danses, chansons mondaines, comme si elles eussent été poussées du Saint-Esprit, ce que nos prédicateurs ne pouvaient obtenir des catholiques, malgré tant de saintes admonitions » (1). « Ils se déclaraient, dit encore Florimond de Rœrnond, ennemis du luxe, des débauches publiques et folâtreries du monde, trop en vogue parmi les catholiques... En leurs assemblées et festins, au lieu de danses, de hautbois, c'étaient lectures des Bibles qu'on mettait sur table et chants spirituels. Les femmes, à leur port et habits modestes, paraissaient en public comme des Èves dolentes ou Madeleines repen- ties » (2). Tout est vrai dans ce tableau, sauf pourtant ces « Èves dolentes » et ces « Madeleines repenties ». Non. Aux tristesses de la repentance a succédé la joie du salut, et c'est encore le vieux Bernard Palissy, l'inven- teur de génie des rustiques figulines, qui a trouvé le mot juste pour dépeindre les réformés de la première heure : « Vous eussiez vu, es dimanches', les compagnons de mestier se pourmener par les prairies, bocages ou autres lieux plaisants, chantant, par troupes, psaumes, cantiques et chansons spirituelles, lisant et s'instruisant les uns les autres » (3). Non, ce n'est pas une élégie, c'est une idylle; c'est la jeune et fraîche poésie des temps nouveaux qui prend son essor vers le ciel.

(1) Histoire sur les troubles advenus en la cille de Toulouse l'an 1502, p. 48:

(2) L'Histoire de la naissance de l'hérésie, 1623, livre VII, p. 864.

(3) Les Œuvres de Bernard Palissy, publiées d'après les textes origi- naux, p. 138-139.

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On n'a pas assez relevé ce caractère des premiers ré- formés. On se les représente encore le front sévère, les lèvres plissées, se refusant toute distraction légitime, n'ou- vrant la bouche que pour discuter, pour sermonner ou pour maudire. C'est toujours la légende au lieu de l'his- toire, la sombre physionomie du Calvin traditionnel revivant chez ses disciples. 11 faut mettre au rebut ce cliché d'un autre âge. Non, le ciel des premiers jours de la Réforme n'est pas un ciel orageux et sombre que traverseraient seulement quelques rayons furtifs de soleil ; rien n'en ternit le pur éclat.

Et quand l'orage, soulevé par la Sorbonne et favorisé par le pouvoir, fond sur les Églises naissantes, ce caractère saintement joyeux se retrouve encore chez les martyrs. Qu'on ouvre le livre d'or de la Réforme française et qu'on lise le récit de tant de morts triomphantes fidèlement ra- contées par Crespin. Le lecteur, prévenu, s'attend peut- être à des tableaux chargés de couleurs, à des récrimi- nations passionnées, à des invectives sanglantes. Non, les victimes et leur historien ne pensent aux bourreaux que pour leur pardonner. Ces derniers ne respectent personne. Gens d'église comme Guillaume d'Alençon, gens d'épée comme Louis de Berquin, gens de robe comme Caturce de Toulouse, gens de métier comme Leclerc, le tisserand deMeaux, maîtres de l'enfance comme Vindocin et Nicolas Clinet, femmes rayonnantes de jeunesse et de beauté, ado- lescents qui voient s'ouvrir devant eux un avenir rempli de promesses, tous les rangs, toutes les conditions, tous les âges sont confondus. Mais une même foi triomphante les anime, mais la même joie divine resplendit sur leur front, mais ils montent tous d'un même pas allègre sur ie bûcher. C'est Philippine de Luns, dame de Graveiron, qui, poussée d'une sainte allégresse, quitte ses habits de veuve et revêt pour mourir les atours qu'elle avait le jour de sa noce. C'est une autre héroïne de Blois qui, condamnée à être pendue, remercie Dieu pour l'honneur qu'elle reçoit,

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se fait apporter, dit Grespin, « des brassières de drap blanc et s'accoutre disant qu'elle va aux noces ». Ce sont les cinq étudiants de Lausanne qui, condamnés à mourir ensemble sur un bûcher, gravissent avec une sainte allégresse le monceau de bois qui doit les consumer. Martial Alba, le plus âgé de tous, s'y place le dernier. Il reste longtemps à genoux, absorbé dans une prière fervente. Quand le bour- reau, qui vient d'attacher ses amis, s'approche de lui, il demande une grâce : « Que veux-tu? » « Que je puisse baiser mes frères avant que de mourir. » Sa requête est exaucée. Aussitôt Martial embrasse tendrement ses condis- ciples en disant à chacun : « Adieu, mon frère! » « Alors, nous dit un historien, les autres quatre, bien qu'at- tachés, s'entre-baisèrent aussi, en retournant leur cou et se disant l'un à l'autre les mêmes paroles : « Adieu, mon frère ! » Cela fait, et après que Martial eut recommandé ses frères à Dieu, il voulut, avant que de se faire attacher, baiser aussi le bourreau, en lui disant : « Mon ami, n'oublie pas ce que je t'ai dit. » Alors le bourreau fit son office et on les entendit encore au milieu du feu s'exhorter les uns les autres par cette parole : « Courage ! mon frère, courage ! » Ce furent les dernières paroles que l'on put entendre » (1). Messieurs, ne savourez-vous pas le par- fum pénétrant et doux de cette flos martyrum? Ne tres- saillez-vous pas à cette ineffable poésie de l'amour et du renoncement chrétiens, et ces bûchers ne vous apparais- sent-ils pas comme des chars de triomphe qui transportent ces nouveaux Élies dans le ciel?

Mais pénétrons plus avant dans notre sujet et voyons les principaux éléments dont se compose le caractère hu- guenot. Ce qui frappe tout d'abord chez nos pères, c'est la crainte de l'Éternel. Les « craignants Dieu, » tel est le nom qu'ils se donnent volontiers et qui leur convient à merveille. Ils rendent à Dieu, comme s'exprime l'un

(1) Correspondance inédite des cinq étudiants martyrs, p. 64.

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d'eux, « grande révérence ». Ils éprouvent devant lui cette crainte salutaire qui n'est pas la crainte servile de l'esclave qui redoute le châtiment, mais la crainte respectueuse de l'enfant jaloux d'obéir à son père. Elle procède, comme dit Calvin, « de double sentiment : asçavoir quand nous honorons Dieu comme Père et le craignons comme Sei- gneur » (1). Or, cette crainte de Dieu était nouvelle en France. On n'y connaissait guère que la crainte de l'Église. On redoutait les pénitences qu'elle inflige et l'on se croyait en règle, pourvu qu'on eût accompli des pèlerinages, en- tendu des messes, acheté des indulgences à prix d'argent. On y mettait en pratique le vers connu :

Il est avec le ciel des accommodements.

Le réformé du XVIe siècle, lui, n'en connaît point. 11 ne transige pas avec sa conscience. 11 écoute cette voix de Dieu dont les arrêts sont inflexibles et y conforme sa con- duite. Il dirait volontiers avec l'ancien Israël, mais en tenant mieux que lui ses promesses : « Nous ferons tout ce que l'Éternel nous dira. » Mais s'il est fidèle a l'appel de Dieu, c'est pour résister d'autant mieux à la voix des hommes, quelque menaçante quelle soit. 11 craint Dieu, mais il n'a point d'autre crainte. Il est à genoux devant lui, mais il reste debout devant les tyrans. Il ne s'incline que devant une majesté : celle de la vérité.

Car c'est un second élément de ce caractère que nous essayons d'analyser, la véracité. Ici encore c'est le con- traire que nous trouvons dans le catholicisme contempo- rain. On y est passé maître dans l'art de dissimuler. Vous savez quelle désastreuse influence exercèrent à cet égard, dans notre pays, les mœurs italiennes; la parole trompeuse et le manque de foi florissaient à la cour des Valois. Us étaient habituels aux prélats eux-mêmes. « Pour n'être

(1) Institution de la religion chrétienne, édition de 1859, t. I, p. lxxvi.

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jamais trompé, disaient les familiers du cardinal de Lor- raine, il faut toujours croire le contraire de ce qu'il vous dit » (1). Eh bien, la maxime des jésuites : la fin justifie les moyens, est inconnue aux huguenots.

Ceux à qui tel surnom vulgairement on donne Détestent le mensonge, aiment la vérité,

dit Jean Passerai dans un beau sonnet (2). Ils sont, comme dit encore Jeanne d'Albret, « ennemis de toute faintise et cautèle ». Quand ils comparaissent devant les tribunaux, ils s'inspirent de cette déclaration des apôtres : « Nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu. » Ils déclarent qu'ils se sont réunis à leurs frères pour lire l'Évangile et prier en commun, qu'ils ne veulent avoir d'autre maître que le Christ, ni d'autre règle que sa Parole, qu'ils rejettent les traditions humaines et les fausses in- terprétations des conciles, et, prêts à tous les sacrifices pour obéir à leur conscience, ils s'écrieraient volontiers comme Luther : « Me voici, je ne puis autrement, que Dieu me soit en aide. »

Un autre trait du caractère huguenot, c'est Y endurance, cet héroïsme tranquille et maître de soi qui ne fait guère partie de notre tempérament national. Nos pères le dé- ployèrent sur les champs de bataille, et la devise des Condé fut celle de toute la noblesse protestante : « Doux le péril pour Christ et la patrie; » mais ils l'exercèrent aussi au foyer domestique et dans les luttes obscures du devoir. Us eurent l'héroïsme de la patience ; ils furent cette enclume, dont parle Théodore de Bèze, qui use tous les marteaux. Us connurent le secret de l'apôtre : « Affligés et cependant

(1) Quatre jours après le massacre de la Saint-Barthélémy, le président du Parlement, Christophe de Thou, le père du grand historien, recevant solen- nellement Charles IX, lui appliquait celte parole : « Qui nescit dissimulare, nescit regnare. »

(2) Bulletin, t. IV, p. 335.

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toujours joyeux, pauvres et cependant en enrichissant plu- sieurs, n'ayant rien et cependant possédant toutes choses. » Certes, ils sentent vivement les épreuves. Loin d'affaiblir chez eux les affections naturelles, la piété les a rendues plus vives et plus saintes. Ils pleurent, mais comme l'Andromaque d'Homère, ils sourient à travers leurs lar- mes, et, quand le devoir a parlé, ils sont prêts à tous les sacrifices, heureux d'achever, à l'exemple de l'apôtre, le reste des souffrances de Jésus-Christ pour son corps qui est l'Église. Ils estiment avec Du Moulin « que c'est un grand gain que de perdre sa vie ou ses biens pour le ser- vice de Dieu » (1). Les exemples sont innombrables; qu'il me suffise de vous rappeler l'entretien de Coligny avec sa compagne, pendant les veilles de la nuit, que d'Aubigné nous raconte dans une page il s'élève à la hauteur de l'épopée :

« Nos frères, disait la noble dame, chair de notre chair, et os de nos os, sont, les uns dans les cachots, les autres dans les champs, à la merci des chiens et des corbeaux. Dieu vous a donné la science de capitaine, pouvez-vous, en conscience, en refuser l'usage à ses enfants? Vous m'avez avoué qu'elle vous réveillait quelquefois. Elle est le truchement de Dieu. Vous serez meurtrier de ceux que vous n'empêcherez pas d'être meurtris.» Coligny répondait : « Sondez à bon escient votre constance, si elle pourra digérer les déroutes générales, les opprobres de vos ennemis et ceux de vos partisans, les reproches que font ordinai- rement les peuples, quand ils jugent les choses par les mauvais succès, la trahison des vôtres, la fuite, l'exil en pays étranger... votre honte, votre nudité, votre faim et, ce qui est plus dur, celle de vos enfants. » L'énumération se prolonge et le futur martyr termine par ces paroles pro-

(1) Du Langage inconnu; épître dédicatoire, folio ni. La devise du célèbre professeur de Sedan, que nous trouvons écrite de sa main sur un de ses livres, élait : Per angusta ad augusta. « Ils tachaient de s'établir, dit Florimond de Rœmond (loc. cit.), non en tuant, mais en mourant. »

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phétiques : « Examinez encore si, après avoir vu votre mari traîné et exposé à l'ignominie du vulgaire, vous pourrez supporter la mort de la main du bourreau et souffrir que vos enfants deshonorés soient les valets de vos ennemis. Je vous donne trois semaines pour vous éprouver, et quand vous serez bien affermie contre de pareils malheurs, je m'en irai périr avec vous et avec nos amis. » « Ces trois semaines sont achevées, répondit sur le champ la moderne Cornélie. Ne mettez point sur votre tête les morts de trois semaines. Vous ne serez jamais vaincu par la vertu de vos ennemis, exercez la vôtre » (1).

Dès ce jour, l'amiral ceignit son épée. Les deux époux, selon l'expression de Coligny lui-même, « savaient faire jonchée de la vie et des biens, et tout perdre pour Celui qui leur avait tout donné ». Mayenne avait raison : « Ces gens étaient de père en fils apprivoisés à la mort. »

Or, toutes ces vertus étaient rehaussées par une humilité profonde. L'humilité est, à bien des égards, une vertu hu-, guenote. Cette fleur si rare, aux parfums subtils et péné- trants, fleurit malaisément en terre romaine. Ici l'on est surtout frappé de la grandeur de Dieu et de la petitesse de l'homme, et des orateurs inspirés trouvent parfois des accents de la plus haute éloquence pour les décrire. Nos pères sont préoccupés, avant tout, de la sainteté de Dieu et de leur état de révolte contre lui. « Mon péché! mon péché! » ce cri fut celui de Farel, de Calvin, de tous les héros de la Réforme française, comme il le fut de Luther, comme il le fut de saint Augustin et de saint Paul. Le catholique romain ne le connaît guère; il n'a pas besoin du sang de la croix, l'eau du baptême lui suffit pour effacer la tache originelle, et quant à ses péchés journaliers, l'ab- solution du prêtre met sa conscience en repos. Nous l'avons dit : Calvin, cet homme qu'on traite d'orgueilleux, était l'humilité même. Vous vous rappelez le « Tout ce

(I) Histoire universelle, t. III, p. 2.

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que j'ai fait n'a rien valu » de son lit de mort, ajoutant toutefois « que Ja racine de la crainte de Dieu était en son cœur. » C'est le même cri d'humiliation et de repentance que Casaubon, le savant helléniste, fait entendre dans ses Éphémérides. « 0 Seigneur! ô Père plein de clémence, écrit-il le 18 avril 1599, je confesse mes péchés, je sais qu'ils te sont connus, ô Toi qui sondes les reins et les cœurs, et je ne saurais non plus les ignorer moi-même... La chair, la chair maudite entraîne l'esprit. De ces fréquents et coupables emportements, de cette infirmité de ma foi, ce manque d'assiduité dans le culte, cette négligence dans l'éducation de mes enfants... Mais je me repens, ô mon Dieu, et je viens suppliant à l'autel de ta miséricorde, afin de recouvrer par toi la vie que par moi j'ai perdue » (1). Ce sont les mêmes accents qu'on retrouve, au siècle sui- vant, sur les lèvres de Jean Bonafous, pasteur à Puylaurens, un saint du calendrier huguenot, si les huguenots avaient des saints, au sujet duquel Daillé disait, au synode de Loudun, « que sa vie et sa conduite étaient en exemple et en vénération dans toutes les Églises. » Écoutez ces paroles de son testament : « Je me confesse hautement un des plus grands pécheurs qui soient sjur la terre, mes péchés étant d'autant plus grands et plus énormes et mon ingratitude d'autant plus noire et plus prodigieuse que les bienfaits de Dieu sont signalés envers moi et qu'ayant beaucoup reçu, j'ai un d'autant plus grand compte à rendre. Aussi je ne me flatte point cruellement moi-même, je passe condam- nation devant le tribunal de Dieu et me confesse un pauvre et misérable pécheur qui aurais mérité la mort et la con- damnation éternelle, si Dieu n'avait pas pitié de ma pauvre âme » (2).

(1) Bulletin, t. IV, p. 515.

(2) Bulletin, t. XI, p. 475. Pierre du Moulin, sur son lit de mort, ne tient pas un autre langage : « Je n'ai rien fait, Seigneur, qui ne mérite pu- nition. Tu m'as honoré d'une sainte vocation; mais je ne me suis point em- ployé selon la dignité d'ieelle. J'ai mêlé de ma gloire avec la tienne. Combien

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Que nous sommes loin de renseignement de Pelage et de ses disciples ! C'est l'écho de celui de saint Paul, qui ne craint pas de s'appeler lui-même \q<l premier des pécheurs » .

Tels sont, Messieurs, les principaux éléments qui for- mèrent l'un des caractères les plus fermes et les plus ré- sistants qui furent jamais. Les Huguenots de France, comme leurs frères les Covenantaires écossais et les Puritains d'Angleterre, ont fait briller des vertus dignes de la pri- mitive Église. Est-ce à dire qu'ils furent sans reproches? Non, sans doute. Ils eurent les défauts de leurs qualités. Leur fermeté parfois confinait à la rudesse. Parfois ils furent graves jusqu'à la raideur. Trop souvent leur hor- reur de l'idolâtrie romaine se manifesta par le saccagement des Églises, malgré le sage avertissement de Calvin : « Il suffit que vous mettiez peine d'augmenter les troupeaux et recueillir les pauvres brebis éparses et cependant vous tenir cois, sans rien changer pour les temples, moyennant que vous soyez séparés de toutes les pollutions qui s'y commettent. » Ils ne surent pas toujours se pré- server de la croyance au merveilleux, et dans un siècle si fortement enclin à la superstition, ils virent parfois dans les phénomènes les plus ordinaires l'intervention de la divinité (1). Plus d'une fois ils se laissèrent emporter loin des bornes de la modération et ne craignirent pas d'accabler leurs adversaires de ces épithètes grossières et malsonnantes que les mœurs du temps expliquent sans les justifier. Après avoir enduré longtemps la persécution, ils ne comprimèrent pas toujours les terribles bouil- lonnements de la vengeance. A Montluc on nous oppose des Adrets, oubliant d'ailleurs que ce dernier cherche à se justifier de sa férocité et respecte la foi jurée, tandis que le premier tire gloire du sang versé et pense avec son

de l'ois ai-je contristé ton bon Esprit ! etc. » (Récit de ses dernières heures, p. 6). (1) Voir Ad. Schœtïer, ouv. cit., p. 310 et suiv. (

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Église qu'on n'est pas tenu de garder la foi aux hérétiques. Sans doute encore ce ne fut pas toujours la « querelle de l'Éternel », comme ils aimaient a s'exprimer, mais aussi les intérêts de leur ambition qui firent prendre les armes aux chefs huguenots. On pourrait relever chez eux d'autres dé- fauts, mais à quoi bon ? C'est par leurs beaux côtés qu'il faut leur ressembler, et si bon nombre d'entre eux, nous le reconnaissons, ne justifièrent pas, par leurs vertus, leur séparation de l'Église romaine, nous les répudions pour nos ancêtres. Les chaînes de montagnes ont des parties arides privées de végétation, des pentes ravinées par les eaux, des précipices profonds. Mais qu'on les contemple de loin, par quelque radieuse matinée de printemps, tous les détails se fondent dans un harmonieux ensemble. L'œil embrasse avec admiration les pentes gazonnées, les croupes couvertes de sapins, et, au-dessus, ces sommets vierges de pas humains, ces glaciers d'une pureté incom- parable qui transportent nos pensées jusqu'au ciel. Ainsi les vertus de nos pères, malgré leurs lacunes et leurs im- perfections, nous apparaissent, dans le lointain de l'his- toire, comme des Alpes morales resplendissantes d'une incomparable beauté.

Et maintenant sous quelles influences s'est formé ce ca- ractère huguenot dont nous venons d'analyser les princi- paux éléments? Vous le savez, ce sont les convictions qui forment les caractères ; c'est \e\ivpiété intime et vivante qui a fait celui des Réformés : leur piété qui ne consistait pas seulement à remplacer l'ancien credo par un nouveau, et à célébrer, en langue vulgaire, un culte débarrassé des supers- titions romaines, mais qui pénétrait dans les profondeurs' les plus intimes de leur être et les unissait à Christ par une foi vivante. On reproche quelquefois à la Réforme d'avoir saisi la religion plutôt par l'intelligence que par le cœur, de s'être attachée à proclamer certaines vérités plutôt qu'à satisfaire les besoins primordiaux de l'âme

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humaine. Certes, ce n'était pas ainsi qu'avait compris l'Évangile celui qui résumait en ces mots sa conversion : « Dieu dompta et rangea mon cœur à docilité » (1). Ce n'est pas ainsi que l'avait compris le plus entreprenant de ses collaborateurs, Guillaume Farel. Il faut suivre de près le drame de sa conversion, sur lequel il nous fournit, avec sa verve et son expansion méridionales, des renseignements détaillés que Calvin, avec sa réserve picarde, ne nous donne pas sur la sienne, pour voir que cette certitude de pardon, qu'il lui faut à tout prix et qu'il a cherchée en vain dans le mérite des œuvres, dans le culte des saints, dans l'intercession de la vierge, dans le mystère de l'eucha- ristie, il ne la trouve qu'au pied de la croix. Aussi vit-il dans une communion intime avec Celui de qui il a tout reçu; il fléchit, à tout moment, les genoux devant lui, et quand il exhorte le chevalier d'Esch « à ne penser à autre chose qu'à Jésus, à ne rien faire que pour Jésus, tellement qu'ici et après il soit toujours en Jésus », il nous fait part de sa propre expérience, et l'on croit entendre l'ancêtre de la Réforme française, le pieux Lefèvre d'Étaples s'écrier : « Allons à Jésus en toute fiance. Qu'il soit notre pensée, notre parler, notre vie et notre salut et notre tout, lequel le Père nous a donné pour vivre en Lui et par Lui et par sa Parole » (2). Non seulement ils saluent en Christ le seul médiateur possible entre Dieu et les hommes, mais ils trouvent parfois un langage d'un mysticisme pénétrant pour exprimer leur attachement pour lui et l'adoration qu'ils lui rendent.

Ce qui contribuait à alimenter leur piété, c'était, en même temps que la prière secrète du cabinet, la lecture assidue du saint volume. C'était leur livre de chevet. Ces bibles in-folio, aux pages fatiguées par un long usage, qu'une cachette dérobait aux regards indiscrets, se transmettaient

(1) Préface des Commentaires sur les Psaumes.

(2) Bulletin, t. XXV, p. 450.

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de père en fils, comme un héritage sacré. On en soulignait les versets, on les couvrait de notes marginales; elles de- venaient les confidentes et les conseillères de leurs heu- reux possesseurs, le mémorial de leurs joies comme de leurs épreuves, le code de leurs libertés et l'école de leur vaillance. On conserve précieusement à la bibliothèque du protestantisme à Paris celle de Duplessis-Mornay. C'est un gros volume de l'édition de La Rochelle (1606) relié en maroquin rouge et doré sur tranches. Elle porte le nom de celui qui fut « la vertu, la vaillance et l'honneur de son temps » avec ses armes et ces fortes paroles : « L'esprit et la force vient de Dieu ». Mme de la Tabarière, qui la reçut de son père, avait écrit sur le plat : « Je désire qu'après moi elle soit pour Philippe de Nouhes, mon fils aîné, et qu'il la lise soigneusement pour y apprendre à connaître et à servir Dieu, en la sainte Trinité » ; et quand une mort prématurée ravit à son affection ce fils de tant d'espérance, elle ajouta, dix ans plus tard, d'une main tremblante : « A François de Nouhes, maintenant, puisqu'ainsi a plu à Dieu, notre fils unique. Mon enfant, j'avais reçu ce présent de votre grand-père, et, pour la dignité du don et du donneur, je l'avais dédié à votre frère, notre fils aîné et bien-aimé. Depuis que Dieu l'a voulu combler de tous biens là-haut, nous navrant de douleur, ce qui nous peut consoler, c'est que vous succédiez à sa vertu et piété et en voici la droite règle que je vous mets en main » (1). Pour eux, le saint volume est divinement inspiré dans toutes ses parties. Ils ne connaissent ni les scrupules ni les incer- titudes de la critique moderne. Us mangent en paix, selon le conseil de Bengel, le pain savoureux des Écritures, sans s'inquiéter des grains de sable qui ont pu s'y glisser. Cette nourriture spirituelle, ce pain des forts explique leur énergie peu commune en présence des difficultés de la vie. Ils ont une si complète connaissance de l'Écriture qu'ils

(1) Bulletin, I. I, p. 202.

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pourraient la reconstituer de mémoire si, par impossible, les auto-da-fé en détruisaient le dernier exemplaire. Aussi, trouvent-ils, en toute circonstance, la parole de saison qui les réconforte. C'était après la bataille de Moncontour. L'amiral blessé, abandonné de tous, battait tristement en retraite. Comme on le portait en litière, l'Estrangè, vieux gentilhomme et l'un de ses principaux conseillers, blessé aussi et « cheminant en même équipage », fait avancer sa litière au front de l'autre et puis, mettant la tête à la portière, regarde affectueusement son maître en lui disant ces paroles qui commencent le psaume lxxiii : « Si est-ce que Dieu est très doux. » Là-dessus ils se dirent adieu, bien unis de pensées, sans pouvoir dire davantage. « Ce grand capitaine, ajoute d'Aubigné, a confessé à ses privés que ce petit mot d'ami l'avait relevé et remis au chemin des bonnes pensées et fermes résolutions pour l'avenir » (1). La Parole de Dieu avait accompli ce miracle et justifié ce mot de leurs ennemis : « Nous gagnions par les armes, mais ils gagnaient par ces diables d'Écritures. »

Et cette Parole, divinement inspirée, elle était lue et méditée au foyer domestique. Le culte de famille était pra- tiqué chez les capitaines comme chez les artisans et for- tifiait les impressions bénies de la prière solitaire. Un peintre distingué a essayé de le représenter dans une toile remarquable. C'est le soir. Sur une table, ornée de quel- ques fleurs, est ouverte la grosse Bible de famille. Le père lit avec sentiment le saint volume, pendant que son petit garçon, debout devant lui, les bras posés sur les genoux paternels, joint les mains et l'écoute avec recueillement. En face, l'aïeule est assise dans son vieux fauteuil en bois, cou- verte de sa coiffure de veuve. Les deux mains appuyées sur son bâton, elle écoute, elle aussi, les paroles de la vie éternelle. Elle a connu les traverses d'une longue existence. Les épreuves, plus encore que les années, ont blanchi ses

(1) Histoire universelle, t. I, p. 439.

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cheveux. Mais elle a trouvé dans la foi en Jésus des con- solations efficaces. Elle bénit la main qui Ta frappée et elle sait que le port n'est pas loin elle se reposera de ses travaux et retrouvera ceux qu'elle a perdus. A ses pieds, sa fille tient dans ses bras son dernier-né, et elle forme le vœu qu'à l'exemple du divin enfant de Beth- léem, il grandisse en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes. A moitié cachée par le fauteuil de sa grand'mère, une fillette d'une dizaine d'années arrête son regard interrogateur sur son père. Ce tableau a pour titre la Présence du Seigneur, et le peintre Ta rendue visible, en montrant Jésus étendant ses mains bénis- santes sur cette famille unie dans la prière et l'adoration. Ce qui contribua à former le caractère huguenot, ce fut encore le culte public, avec ses deux éléments essentiels : la prédication de l'Évangile et le chant des psaumes. Ce culte en esprit et en vérité était en tout l'opposé du culte catholi- que. Celui-ci, avec ses cérémonies compliquées, ses prières en latin, ses processions solennelles, ses châsses mys- térieuses remplies des ossements des martyrs, ses vastes cathédrales fumait l'encens, en frappant les sens et l'imagination, endormait les âmes. Le culte réformé, au contraire, avec son austérité et sa spiritualité, faisait sur- tout appel à la conscience. En plaçant l'auditeur de la Parole sainte en présence de la loi divine qu'il avait violée, mais aussi d'un pardon miséricordieux et gratuit, qu'il pouvait saisir par la repentance et la foi, il provoquait l'initiative individuelle et sollicitait toutes les énergies de la volonté. C'était une action, dans toute la force du terme, non pour le prédicateur seulement, mais aussi pour l'au- diteur. Celui qui montait en chaire pour édifier ses frères n'était pas un homme étranger à leurs préoccupations, appartenant à une caste privilégiée, membre d'un clergé autoritaire et mystérieux, intermédiaire obligé des grâces divines. Il était sorti de leurs rangs. Il connaissait leurs joies ou leurs épreuves de famille. Il n'avait d'autre pri-

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mau sur eux que celle de la science et de la vertu. Ce n'était pas d'ailleurs un nouveau converti. 11 avait fait l'expérience personnelle de la piété avant de la recommander à ses frères. Il avait fait aussi l'expérience de la vie. Il ne passait pas, sans transition, du collège à l'académie et de l'académie dans sa paroisse. Souvent fils de famille, il quittait la barre de l'avocat ou le bureau du commerçant pour gravir les degrés de la chaire. Il avait partagé la vie commune. Aussi ses discours n'étaient pas un vain cliquetis de mots qui frappait le vide; son exégèse ne se ressentait point des arguties de l'école. C'était le fruit savoureux de son expérience, mûri lentement au soleil de l'épreuve. Il don- nait à ses paroissiens un enseignement dont il avait éprouvé tout le premier l'efficace et sentait, à leur attention passionnée, que ses paroles étaient comprises.

D'ailleurs point d'apparat chez les prédicateurs de ce temps, aucune pompe oratoire. Le genre genevois n'est pas encore né, ni cette phraséologie sentimentale et décla- matoire du XVIIP siècle dont nous avons tant de peine à répudier le triste héritage. Leurs discours sont des homélies simples, vivantes, pratiques. Ils ont horreur de la péri- phrase. Ils ne craignent ni le mot propre ni la compa- raison familière. Ils estiment avec Du Moulin « que vou- loir, par un style fleuri, consoler un affligé, c'est présenter un bouquet de violettes à un qui meurt de faim » (1). Us suivent en cela l'exemple de Calvin. Us traitent, dans un langage compris de tous, les sujets qui s'imposent à l'attention de tous. Us cultivent l'actualité dans la prédi- cation avant les Spurgeon et les Talmage. Us l'avaient apprise des Pères de l'Église. En les écoutant, on croit entendre les Ambroise ou les Chrysostôme. Comme eux, ils font des excursions fréquentes dans la vie sociale et poli- tique. Us disent leur fait aux puissants du jour qu'ils s'ap- pellent la Ligue ou le Roi, quoique ce dernier n'ait pas

(1) De la Vocation des pasteurs, 1618, folio iv.

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de sujets plus soumis. Ils prêchent, en même temps que 1 obéissance à Dieu, la fidélité au prince, les droits impres- criptibles de la conscience restant d ailleurs sauvegardés. Martin Tachard était un avocat distingué de Montauban qui abandonna sa riche clientèle pour plaider, dans sa ville natale, la cnuse de Jésus-Christ. Les hommes les plus en vue de la cité, des gentilshommes, des avocats, des capi- taines, des consuls, prennent un vif intérêt à ses prédi- cations. Eux-mêmes nous racontent « qu'il prêchait la doctrine de Dieu, salutaire aux auditeurs, tirée du Vieil et du Nouveau Testament, qu'il exhortait le peuple à se contenir en toute humilité et modestie et à apporter toute obéissance au roi notre sire, et a tous officiers et magis- trats ». Il formait le vœu que Charles IX devînt un nou- veau Josias qui restaurât en France les autels du vrai Dieu. Il disait : « Quand Dieu, pour notre ingratitude, nous donnerait un roi qui fût païen et infidèle, nous serions tenus par la Parole de Dieu, de l'honorer et de lui obéir, en ce qui n'est contraire aux saints commandements de Dieu, et, à plus forte raison, quand Dieu, dans sa grâce il se trompait bien en cela nous a donné un roi chré- tien. » Une telle prédication était comprise. Elle poussait à l'amendement et à la réforme des mœurs. En six mois, la physionomie de Montauban fut changée. « Tout le peuple, disait au commissaire du roi un auditeur assidu de Tachard, a été séduit tellement que, depuis, l'on ne voit point que dans la ville, ni dans sa juridiction, il y ait renieurs ni blasphémateurs de Dieu, joueurs, larrons, ni batteurs de pavés. On peut aller la nuit, par la ville, sans faire mauvaise rencontre et sans entendre autre chose que le chant des psaumes. » Montauban, sous l'influence de la Parole de Dieu, était devenue une seconde Genève (1). Je viens de prononcer le mot de psaumes. Je n'aurai

(1) Voir notre étude pur Martin Tachard, Revue chrétienne, 1" sep- tembre 1889.

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garde d'oublier la part considérable qui leur revient dans la formation du caractère huguenot. Ni Clément Marot, ni Théodore de Bèze ne se doutaient de l'influence que devait exercer leur œuvre poétique, lorsqu'ils traduisaient en vers français les psaumes de David. Ces chants conti- nuèrent, en la complétant, l'œuvre commencée par la Bible. Désormais, les humiliations et les douleurs, les élans d'espérance et les actions de grâce des fidèles ont trouvé leur expression. Quelle différence avec ces hymnes latines, avec ces chants en langue inconnue qu'entonnaient, sans y rien comprendre, les partisans de l'Église romaine. Par les psaumes, les Réformés prirent une part directe au culte. Ils s'assimilèrent bien vite une poésie qui répondait si bien à leurs besoins spirituels. Bientôt ils surent parcœur un grand nombre de psaumes, avant même qu'ils fussent imprimés. On les reconnaissait à ce signe. Ils ne les chantaient pas au temple seulement, mais au foyer domes- tique, à l'atelier, à l'usine, dans les champs. Ils ne les chantaient pas d'une voix mourante qu'une strophe ou deux suffisent pour épuiser. Us en chantaient souvent toutes les pauses et les chantaient d'une voix forte, comme ce martyr dont parle Crespin « qui fut mené au supplice rendant à Dieu, par tout le chemin, ses actions de grâces , puis chanta un psaume et le continua jusqu'à ce que, sur- pris du feu, il rendit son âme au Seigneur ». Était-ce l'hymne des martyrs : La voici V heureuse journée ? Était- ce la Marseillaise huguenote : Que Dieu se montre seu- lement? Était-ce le cantique de l'humiliation et de la prière : Ne veuille pas, ô sire, Me reprendre en ton ire, Moi qui t'ai irrité f Était-ce enfin le grand psaume de la pénitence : Miséricorde et grâce, ô Dieu des deux?... Je l'ignore, mais ces chants et tant d'autres ont rapproché les cœurs, ont réchauffé les âmes, ont nourri de saintes espérances, ont consolé les prisonniers dans leurs cachots, ont soutenu les héros sur les champs de bataille et les martyrs à l'heure suprême, ont contribué, pour leur grande

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part, à donner au caractère huguenot la trempe solide de l'acier.

Il faut mentionner aussi, dans ce résumé rapide, une autre cause qui contribua puissamment a la formation du caractère huguenot, je veux parler de Y organisation syno- dale. Ces pasteurs et ces anciens, dont la tête est mise à prix, qui, en 1559, se rendent à Paris, par des chemins dé- tournés, malgré les bûchers prêts à se rallumer pour eux, qui fument encore sur la place de Grève, et qui se réunis- sent dans une rue solitaire, à l'ombre de Saint-Germain- des-Prés, ne se doutent pas de l'œuvre bénie qu'ils vont accomplir. Non seulement ils rédigent, sous le regard de Dieu et « au plus près de l'institution des apôtres », comme dit Théodore de Bèze, cette célèbre confession de foi dont le langage peut avoir vieilli, mais qui est un hommage éclatant rendu au Christ vivant et immortel, et qui vibre encore, après trois siècles, des convictions ardentes de tout un peuple; mais, après avoir affirmé leur foi et l'avoir réduite en corps de doctrine, ils s'entendent pour organiser les Églises et resserrer, par l'adoption de règles communes, les liens de lafoietde l'amour qui les unissent. L'Église pour eux est « la compagnie des fidèles qui s'accordent à suivre la Parole de Dieu et la pure religion qui en dépend ». Avant de se séparer ils rédigent une discipline qui doit cimenter cet accord et le rendre indes- tructible. Et quels seront, dans la pensée des pères du synode constituant de 1559, les liens et les appuis de cette union contre les schismes et les hérésies? Ce seront les synodes, ces assemblées suprêmes, la liberté et l'auto- rité, l'esprit de conservation et l'esprit de progrès se don- neront la main dans une sûre étreinte, les synodes qui conserveront, comme on l'a dit : « la doctrine qui régénère les âmes et la discipline qui les aide à s'y maintenir. » Tout en mettant en garde les fidèles contre les excès du sens individuel, ils affermiront les convictions, ils tremperont les caractères. Le catholicisme n'a rien connu de cela.

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Avec son système d'autorité, il comprime la libre expan- sion de la personnalité. Il humilie sous un même joug toutes les intelligences. 11 affaiblit les caractères bien loin de les fortifier. Les synodes, au contraire, maintiendront, par la libre discussion, les esprits, les consciences et les cœurs en face de l'idéal chrétien et feront de toutes les Églises un corps fortement organisé, de tous les Réformés, si divers par la fortune, l'éducation, le tempérament, la po- sition sociale, une famille de frères, capable de résister à tous les orages.

Enfin, Messieurs, un dernier facteur contribua à former le caractère des huguenots, je veux parler de Y éducation. Ils se sentaient, comme ils le disaient eux-mêmes, « comp- tables à Dieu de l'éducation de leurs enfants » (1). L'école est pour eux le complément obligé du temple. A côté des écoles, ils dressent, en aussi grand nombre que possible, des collèges et des académies. Ils demandent que l'édu- cation de leurs enfants soit conduite « par règles bien assurées, en sorte qu'ayant fondements solides aux rudi- ments, le bâtiment puisse s'élever sans encombre » (2). Les chefs-d'œuvre de Rome et de la Grèce y tiennent une grande place. Ils sont expliqués par de savants et pieux huma- nistes, qui se sont abreuvés aux sources vives de l'antiquité ouvertes par la Renaissance. Aucune branche du savoir humain ne leur est étrangère; mais ils restent les disciples soumis du Crucifié, comme ce Claude Baduel de Nîmes, dont on a pu dire que deux passions remplirent sa vie : celle du beau langage et celle du culte en esprit et en vérité (3). Mais s'ils désirent que les racines de la piété pénètrent tout d'abord dans le cœur des enfants, c'est pour les former à ce qu'ils appellent « la vraie religion », c'est-à-dire à la piété unie à la vérité et aux bonnes œuvres.

(1) Bulletin, t. XXXIV, p. 257.

(2) Ad. Schœffer, ouc. cit., p. 216.

(3) Bulletin, t. XXIII, p. 396.

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Éducation virile et forte, la lecture de Plutarque alterne avec celle des Évangiles, les exercices physiques, qui endurcissent le corps, marchent de pair avec les habi- tudes religieuses qui trempent les âmes, Ton met en garde les jeunes gens contre toutes les « blandices » et les séductions du monde, de peur que leur piété « ne se dé- trempe peu à peu dans les voluptés ». D'ailleurs nos pères ne veulent pas pour leurs enfants des filles pleureuses, ni des garçons rechignes. S'ils leur font sucer la crainte du Seigneur avec le lait, c'est afin qu'ils puissent, selon l'ex- pression de Mmc Duplessis-Mornay, « non seulement vivre, mais môme reluire » dans l'Église de Dieu, et que, débar- rassés de tout sentiment égoïste et saintement jaloux de la grandeur de leur pays, ils se laissent embraser par toutes les nobles causes.

II

C'estainsi que notre caractère national, généreux etche- valeresque, en même temps que frondeur et léger, capable d'élan et manquant de persévérance, s'éprenant volontiers d'un certain idéal religieux et se laissant plus volontiers encore absorber par les intérêts de la terre, mélange sin- gulier de superstition et de bon sens, de sympathie géné- reuse et de scepticisme railleur, de sens pratique et de fantaisie ailée, n'attendait que l'empreinte d'un christia- nisme vivant, que le contre-coup salutaire du grand mou- vement réformateur du XVIe siècle, pour se révéler dans toute sa beauté. Ce fut comme un fleuve qui se partage en deux courants et dont l'une des branches, grâce aux terrains nouveaux qu'elle traverse, voit ses eaux se puri- fier et refléter, avec un éclat nouveau, la physionomie chan- geante du rivage et l'azur du ciel.

Mais le caractère huguenot, tel qu'il brille d'un si pur éclat dans cette période de fondation et d'organisation

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qu'on peut appeler Page d'or de l'Église réformée, ne se maintint pas toujours dans son intégrité première. Il a subi des transformations : ce sont elles qu'il me reste à vous signaler.

La première se produisit durant cette période de luttes sanglantes qu'on appelle les guerres de religion et qui ac- cumulèrent tant de ruines dans les Eglises. Sans doute les prises d'armes des huguenots sont excusables. Ils com- battent pour l'honneur et la sécurité de leurs foyers, pour ce trésor d'un si grand prix qu'on ne saurait aliéner sans mourir : la conscience. Agrippa d'Aubigné justifie leur conduite avec une grande sûreté de jugement : « Tant qu'on a fait mourir les réformés sous la forme de la jus- tice, quelque inique et cruelle qu'elle fût, ils ont tendu les gorges et n'ont point eu des mains. Mais quand l'autorité publique, le magistrat, lassé de feux, a jeté le couteau aux mains des peuples et, par les tumultes et grands massa- cres de France, a ôté le visage vénérable de la justice et fait mourir, au son des trompettes et des tambours, le voi- sin par le voisin, qui a pu défendre aux misérables d'op- poser le bras au bras, le fer au fer et de prendre d'une fureur sans justice la contagion d'une juste fureur? » C'est bien cela. Au début de la Réforme les protestants mou- raient sans se plaindre. C'étaient des martyrs, ce n'étaient point des soldats. Contre le zèle persécuteur des rois et de la Sorbonne, ils n'avaient d'autres armes que la prière. « Auparavant, dit Crespin, on faisait mourir les fidèles sous ombre d'hérésie, maintenant on les accable sous prétexte de rébellion. » C'est alors qu'ils se lèvent, forts de leurs droits foulés aux pieds, et que commence cette seconde période de l'histoire de la Réforme les évangélistes et les martyrs cèdent le pas aux grands capitaines, les Coligny, les Dan- delot, les Mornay, les Lanoue, les Agrippa d'Aubigné.

Or la vie des camps ne favorise guère la piété. Sans doute, au début, les chefs huguenots y firent régner la plus sévère discipline; le culte s'y célébrait régulièrement, la

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maraude y était sévèrement punie. Mais un jour que Lanoue en félicitait Coligny : « C'est vraiment une belle chose, répondit l'amiral, moyennant qu'elle dure; mais je crains que ces gens-ci ne jettent toute leur bonté à la fois et que, d'ici à deux mois, il ne leur sera demeuré que la malice. J'ai commandé à l'infanterie longtemps et je la connais. Elle accomplit souvent le proverbe qui dit : De jeune ermite vieux diable. Si celle-ci y faut, nous ferons la croix à la cheminée. » « Nous nous prîmes à rire, ajoute Lanoue, sans y prendre garde davantage, jusqu'à ce que l'expérience nous fît connaître qu'il avait été prophète en ceci » (1). Alors se manifestent ces mœurs soldatesques qui firent, jusqu'à l'Édit de Nantes, de la France un vaste camp retranché. Assauts de forteresses, saccage- ments de villes, violences de toute nature, que de pages sanglantes dans notre histoire! C'est dans les Tragiques de d'Aubigné, le grand poète représente les deux partis aux prises comme deux frères jumeaux qui s'entre-déchi- rent sur le sein de leur mère et auxquels elle ne veut donner que du sang pour toute nourriture, qu'il faut cher- cher l'écho de ces massacres et le reflet de ces incendies. Alors les esprits s'exaltent, les cœurs s'aigrissent, les pas- sions violentes se donnent libre carrière, les pasteurs eux-mêmes poussent à la résistance, et la Réforme est détournée de sa voie.

Avec l'avènement au trône d'Henri IV et la promulga- tion de l'Édit de Nantes qui, selon le mot profond de Chateaubriand, établissait l'unité dans l'État, une ère nou- velle commence pour les Églises réformées. Leur lutte pour l'existence est terminée. Elles ont conquis droit de cité et retrouvé leur place légitime au sein de la patrie devenue plus clémente. Après les martyrs et les héros, les prédica- teurs et les docteurs. Aux guerres de religion qui ont répandu tant de sang succèdent les combats de plume qui

(1) Ad. SchcBlïer, oui', cité, p. 266.

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ne feront plus couler que des flots d'encre. L'Église réfor- mée, assurée désormais de son existence, peut se livrer sans crainte aux travaux féconds de la paix. Elle comprend que l'Évangile est la lumière des esprits, en même temps que des cœurs et des consciences. C'est alors que se fondent ces aca- démies florissantes, Saumur et Sedan, Nîmes et Montpellier, Orthez et Montauban, qui répandent, comme autant de foyers, la lumière de la vie, qui n'éclairent pas seulement les esprits, mais qui réchauffent les cœurs et qui dissipent, avec les ténèbres de l'ignorance, les ténèbres plus épaisses et plus dangereuses encore du péché. Les docteurs, qui ensei- gnent dans ces sanctuaires de la science, les Daneau et les Charnier, les Bérauld et les Amyrault, les Cappel et les Du Moulin, sont des humanistes dans toute la force du terme; mais ce sont, avant tout, des croyants. Ils brillent non seulement par l'étendue du savoir et la pénétration de la pensée, mais aussi par leur humilité et la candeur de leur foi. Ils s'inclinent devant le docteur de Nazareth comme devant leur Sauveur et leur Maître, et Ton pourrait écrire, sur la porte de leurs auditoires, la parole de Simon-Pierre à Jésus : « A qui irions-nous qu'à toi, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle. »

A l'école de ces pieux et savants docteurs se forment de fervents apôtres de Jésus-Christ qui se répandent dans les paroisses pour relever les ruines matérielles et morales accumulées par des années de tourmente. Alors la chaire protestante brille du plus vif éclat. Les Mestrezat, les Michel le Faucheur, les Claude, les Du Bosc exposent, devant des auditoires suspendus à leurs lèvres, les grandes vérités et les grands devoirs de l'Évangile. Ils sont avant tout des théologiens. L'élément didactique l'emporte dans leurs enseignements sur la partie parénétique et morale. Ils ne fouillent pas les derniers replis du cœur humain, comme le feront les prédicateurs catholiques. Ils ne tirent pas toujours toutes les conséquences du dogme; les teintes grises de leur style ne sont point comparables ù la vive

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éloquence d'un Bossuet. Ils semblent obéir au mot d'ordre d'Agrippa d'Aubigné : « Rendons vénérable notre ma- nière d'écrire », et pratiquer le style réfugié avant même qu'il y ait un Refuge. Mais quelle science des Écritures! quelle solidité dans l'exposition! Comme ils prêchent avec puissance les dogmes de la corruption naturelle de l'homme et de la justification par la foi et posent solidement les bases sur lesquelles doit s'élever l'édifice de notre salut! Et que penser de ces auditeurs qui peuvent supporter, disons mieux, apprécier, admirer, mettre en pratique ces prédica- tions substantielles qui se prolongent souvent plus d'une heure, qui ne donnent rien à la forme, et qui ne sont, le plus souvent, qu'une exégèse développée, qui pressure le texte comme un iruit mûr dont on exprimerait tout le suc.

Le caractère huguenot, qui avait souffert de l'influence des camps, se retrempa pour un temps à cette virile école. Les nobles et grandes âmes ne manquèrent pas à l'Église réformée du XVIIe siècle. Nous saluons un second Goligny dans la personne de Rohan. Reconnaissons-le toutefois : le courant de la Réforme ne retrouva plus sa limpidité pre- mière. Les protestants se plaisent alors à des discussions sans fin contre le catholicisme. C'est l'époque de ces tournois théologiques, d'où la vivacité bannit trop souvent l'urbanité, de ces controverses ardentes sur la vocation des pasteurs, la messe, la transsubstantiation, le célibat des prêtres, l'intercession des saints, le mérite des œuvres, qui ne font qu'affermir les adversaires dans leurs convictions respec- tives. Parfois ces joutes oratoires et religieuses sont pu- bliques et des auditeurs passionnés, que la gravité des intérêts en jeu ne saurait laisser indifférents, se font les juges du camp; le plus souvent ces discussions ne rem- plissent que les pages serrées des in-folio. Sans doute elles sont pleines de science et de conscience; sans doute il faut épousseter avec soin la poussière qui recouvre ces vieux livres, laisser revivre sous nos yeux leurs ca- ractères jaunis et nous parler ces convictions intraita-

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blés. Ceux qui les ont composés avec tant d'amour et de science ont entendu l'énergique appel de l'apôtre : « Christ tous a mis en liberté, demeurez fermes dans cette liberté et ne vous placez pas de nouveau sous le joug de la servi- tude. » Et cependant l'habitude de la discussion en détourna plus d'un de l'étude de la seule chose nécessaire, et la fumée du combat en fit oublier plus d'une fois l'enjeu. La tendance dialectique de la Réforme s'accentue; le goût des controverses devient très vif; les pamphlets succèdent aux pamphlets, sans grande édification pour personne. L'Es- toile, dans son Journal, enregistre, non sans tristesse, toutes ces publications : « On m'a donné les conférences nouvelles de Cospeau avec le ministre Montluel et autres chacun, sans fruit ni édification, veut, par belles injures et reproches, tirer la vérité de son côté. J'ai acheté une nouvelle baga- telle, imprimée à Saumur, qui est une réponse d'un mi- nistre de Thouars, nommé Rivet, à l'abjuration d'un ministre autrefois cordelier... Ce ne sont qu'injures et redites, lesquelles, tant d'une part que d'autre, je ne daignerais ramasser, tant s'en faut que je les voulusse acheter, n'estoit que je prétends m'en servir en meilleure chose » (1). Sans doute, il faut admirer la hardiesse de ces hommes dont le ministère n'est toléré qu'avec peine, qui, en attaquant directement les erreurs du catholicisme, af- frontent l'exil ou la prison; mais on voudrait, comme le re- marque Vinet, « que leur polémique fût aussi équitable et indulgente qu'elle est ardente, sincère et solide. Ils ne croient pas que l'erreur puisse être adoptée, encore moins prêchée de bonne foi » (2).

La prédication, d'ailleurs, perdait peu à peu de sa sim- plicité et de son austérité premières, et la rhétorique bril- lante qui, sous l'influence du père Senault, se donnait libre carrière dans la chaire catholique, envahissait à son tour

(1) Bulletin, 1. lit, p. 441.

(2) Histoire de la prédication parmi les réformés de France, p. 73.

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la protestante. Les sermons étaient des dissertations, les figures de rhétorique et les généralités oratoires n'al- ternaient que trop souvent avec les souvenirs profanes et les citations érudites.

Le calme relatif, dont les Réformés jouirent sous le régime réparateur de l'Édit, influa, à son tour, d'une ma- nière fâcheuse sur la piété des huguenots. La persécution les tenait en éveil; la tolérance relâcha leur vigilance; le? intérêts matériels les absorbèrent. Ils perdirent l'austérité des premiers temps et bientôt les divertissements profanes ne les distinguèrent plus des papistes. A mesure que l'on avance dans le siècle, l'état des Églises s'aggrave. La pensée fixe de Louis XIV et de ses conseillers de ramener les dissidents dans le giron de l'Église romaine semble trouver une excuse dans leur désarroi spirituel. Les histo- riens modernes de la Réforme attirent peu l'attention sur ce point. Il est signalé avec tristesse par les écrivains du temps. Brousson y revient souvent dans ses écrits. Claude le relève avec force dans son admirable discours d'adieu aux fidèles de Charenton. Dans tel volume rarissime (1), l'auteur passe en revue les Églises du Dauphiné, qu'il désigne par des initiales transparentes, les maux qui les affligent, le luxe, le jeu, l'avarice, la débauche y sont si- gnalés sans ménagement. Écoutez comment s'exprime le confesseur Du Puy, de Carmaing, en Languedoc. « L'orage avait grondé longtemps, avant que le tonnerre éclatât sur nos pauvres Églises réformées de France. C'étaient nos péchés qui avaient fait séparation entre nous et notre Dieu. Nous étions bien réformés quant à la doctrine, mais nos mœurs étaient entièrement corrompues et notre vie déré- glée. Nous courions à un même abandon de dissolution avec ceux de l'Église romaine, parmi lesquels nous vivions, à qui en ferait pis; et l'on peut dire, à notre confusion et à

(1) Entretiens de Paulin et d'Acante, commencez- le premier juillet 1681. Orange, 1681. (Bibliothèque de M. le pasteur Arnaud, de Crest.)

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notre honte, que nous les surpassions de beaucoup en indévotion, en débauche et en toutes sortes d'excès » (1). Citons encore la fin de ce sonnet sur la Perte de Vexer- cice qui se trouve dans la riche collection de manuscrits de notre ami M. Vielles, de Montauban. Après avoir rappelé les profanations par lesquelles les troupeaux du Seigneur Pavaient offensé, le poète inconnu ajoute avec force :

Aussi de l'Éternel, par vos crimes lassé,

Si le juste courroux vous chasse de vos temples,

C'est que, depuis longtemps, vous l'en aviez chasoé.

C'est ainsi que s'expliquent les succès de la caisse dorée de Polisson, et ce grand nombre d'apostasies, qu'on désigna sous le nom de « changement général », qu'Agrippa d'Au- bigné avait appelé par anticipation « la foire aux lâchetés » et que les dépêches triomphantes des intendants signalaient à la cour de Versailles. Le duc de Noailles parlait de qua- rante villes converties en quatre jours, et Mmc de Maintenon écrivait, dès le 26 septembre 1684, à son confesseur, « qu'il n'y avait point de courrier qui n'apportât au roi de grands sujets de joie, c'est-à-dire des nouvelles de conversions par milliers » (2). On en compta cent trente mille, en un mois, dans les généralités de Bordeaux, de Montauban, de Poi- tiers et de Limoges. Lèvent d'orage arrachait aisément des cœurs une foi qui n'y jetait plus de profondes racines.

Ah! sans doute, il y eut de glorieuses exceptions. A la question : Vos pères sont-ils? nous répondons : Nos pères authentiques, ceux qui ont conservé la doctrine et l'esprit des réformateurs, nous ne les cherchons pas dans les antichambres des intendants ou des évêques, nous les retrouvons dans les cachots qui retentissent des prières et des chants des confesseurs, dans cette prison circulaire de ' la tour de Constance, le froid et le vent, la neige et

(1) La Juste Reconnaissance que rend à Dieu le sieur Du Puy, p. 17-18.

(2) Bulletin, t. XXI, p. 206.

37 la pluie pénètrent à travers les sombres meurtrières, mais l'Esprit de Dieu réchauffe le cœur de ces pauvres fem- mes qui, encouragées par les Anne Soleyrol et les Marie Durand, adorent, espèrent et prient pour la paix de Jéru- salem. L'Église, nous la saluons sur les bancs des galères, sanctifiés par la présence de ces forçats que Jurieu appelle « des justes chargés de chaînes, mais environnés de gloire », simples artisans, comme ce Laborde du Mas-d'Azil, qui écrit simplement à sa femme cette phrase qui touche au sublime : « Envoyez-moi une paire de bas qui soient un peu grossiers, parce que les fers m'en déchirent beaucoup », ou membres de cette bourgeoisie huguenote, instruite et riche, comme les Isaac Lefèvre, les frères Serres, de Mon- tauban, les Louis de Marelles, dont les lettres, écrites dans les cachots humides et qui ravissaient Jurieu, sont dignes des Ignace et des Polycarpe, pour ne pas dire des saint Paul. L'Église enfin, nous la contemplons sous les châ- taigneraies des Cévennes, dans les granges du Poitou, dans les cavernes de la terre et dans les antres des rochers, ces liens de l'amour chrétien qu'on veut briser se refor- ment, où cette foi que l'on veut éteindre se rallume, cette Bible que l'on veut déchirer parle encore de salut et d'espérance, cette Église réformée, dont on a sonné le glas, brise les liens funèbres qui l'enserrent et ressort du tombeau, parée d'une jeunesse et d'une force nouvelles. Les beaux jours sont revenus des Nicolas Clinet, des Anne Dubourg, des Philippine de Luns. Le sol de la Réforme, labouré par tant d'orages, porte encore des fruits savou- reux, et le poète chrétien aurait toute raison de s'écrier encore :

Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise; Vous avez esjoui l'automne de l'Église.

Mais ce second âge d'or ne doit pas durer longtemps. La Réforme française a reçu un coup dont elle aura de la peine à se relever. Les meilleurs ont franchi la fron-

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tière ou gémissent dans les cachots et les galères. Ceux qui n'ont pas eu le courage de prendre le chemin du Refuge ou de confesser leur Sauveur ont renoncé, ostensiblement du moins, à leur titre de protestants. Ce sont les nouveaux réunis, les nouveaux convertis, qu'on appelle avec raison les mauvais convertis. Ils le sont cependant; ils font acte de catholicisme, ils assistent à la messe, ils écoutent les prônes des missionnaires chargés de les instruire, ils envoient leurs enfants au catéchisme. Ils font tout cela sans conviction, la rage au cœur et la honte au front; ils le font pour éviter les amendes ou la prison; mais ils le font. Comme ils doivent se mépriser eux-mêmes, quand le soir, lorsque les portes sont fermées et que la bise qui fait rage au dehors éloigne toute visite importune, ils sortent de leur cachette la vieille Bible de famille et relisent les menaces du livre inspiré! Alors les regrets les torturent. Ils s'accusent d'avoir été infidèles à la vérité et d'avoir pris sur leur front la marque de la Bête. Ils se croient rejetés pour toujours, et vont chercher, dans des réunions clan- destines, sur les masures fumantes de leurs temples ou dans les clairières des forêts, auprès de leurs frères bourrelés des mêmes remords, l'apaisement de leur conscience. L'un d'eux, plus courageux que les autres, prononce une prière à haute voix, lit, à la lueur de quel- que torche fumeuse, une page du saint volume ou quel- ques extraits des vieux sermonnaires. On chante, à la sourdine, pour ne pas donner l'éveil, les psaumes de David qui vibrent douloureusement dans les cœurs. Le culte du Désert a commencé.

Mais sont les pasteurs pour le présider? A leur défaut, des bergers, des femmes, des enfants, qui n'ont d'autre vocation que leur zèle et d'autre science que celle des Écritures, ouvrent la bouche pour exhorter. Mais à côté d'accents partis du cœur, que d'écarts d'imagination! que d'explications fantaisistes! Ces prédicateurs impro- visés, qui soupirent comme leurs frères après le relève-

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ment de Sion, scrutent avec impatience l'avenir et se nourrissent de rêves apocalyptiques. Et si quelques pas- teurs réfugiés, heureux de ces symptômes de réveil, leur donnent des conseils empreints de sagesse et les encou- ragent à la fidélité chrétienne, d'autres ne craignent pas d'entretenir, en l'égarant, leur ardente curiosité. Le célèbre Jurieu est du nombre. Il répète, sur tous les tons, que la ruine de Babylone est imminente. 11 ne craint pas d'en fixer la date (1). C'est alors que les imaginations s'exaltent et qu'on voit se produire ces étranges phénomènes de l'ins- piration, dont on n'a pu trouver encore d'explication suffi- sante et qui constituent un cas de pathologie spirituelle des plus troublants. C'est le sentiment religieux exaspéré qui se livre à des excès inconnus jusqu'alors et prépare la guerre des Camisards. Les enseignements évangôliques sont oubliés. On se croirait revenu aux temps lointains de la théocratie israélite. Vivens, Claris et leurs compa- gnons, postés sur la montagne comme Élie, ont fini par ne voir que le tremblement de terre, la tempête ou l'incendie qui dévastent; ils n'ont pas écouté le son doux et subtil de l'Évangile. Ce sont les hommes de l'ancienne alliance. Ils se croient envoyés pour détruire les idoles du nouveau paganisme romain et pour hâter la ruine de la grande prostituée, ivre du sang des saints. Us sont prêtres et héros tout ensemble. Ils distribuent la cène entre deux combats et ne craignent pas de verser le sang pour soutenir la que-

(1) On trouve l'écho de ces bruits dans ce fragment des Mémoires inédits d'un pasteur du Vivarais, contemporain des événements, Isaac Meissonnier, qui avait abjuré à la Révocation : « Ce qui a un peu contribué au remue- ment, à ce qu'on croit, c'est une prétendue prophétie de Du Moulin, en son livre de l'Accomplissement des prophéties, qu'en l'an 1689 la religion romaine serait affaiblie et diminuée, ce qui a donné lieu à des écrits de part et d'autre, car son petit-fils, M. Jurieu, a voulu enchérir par-dessus et prouver que le renversement de la religion protestante en ce royaume avait été prédit en l'Apocalypse et que la restauration arriverait cette année. A quoi M. l'évêque de Meaux a répondu, et l'événement a fait voir le contraire, puisque la religion catholique est toujours plus florissante. »

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relie de l'Éternel (1). Qu'est devenue la colombe mystique qui cherche un asile dans le creux des rochers, fidèle image de ces âmes pieuses et tendres qui se groupent au Désert, autour de Claude Brousson? Elle quittera la terre et cherchera un refuge dans le ciel avec Pâme du doux martyr. A sa place plane dans les airs un oiseau sombre, aux ailes fatidiques, aux ongles acérés, qui remplit les monts et les plaines de ses rauques gémisse- ments.

La Réforme française, si gravement compromise par la persécution, était entraînée, par ses propres excès, vers une ruine imminente. C'est alors que parut un homme providen- tiel, le Calvin du XVIIP siècle, qui, sans atteindre, même de loin, au génie puissant et à la science étendue de son illustre modèle, fit paraître le môme dévouement infatigable à la cause des Églises persécutées, la même foi virile et le même esprit d'organisation. Antoine Court accomplit ce miracle de rasseoir sur ses anciennes bases, en relevant ses murs écroulés, cette Sion spirituelle qui avait abrité dans le passé tant de vertus et d'héroïsmes et qui devait fournir encore, pendant de longues générations, un sûr asile aux âmes tra- vaillées et chargées. Beau, comme Saurin, d'une beauté classique, la physionomie ouverte, la parole abondante, unissant l'enjouement à l'austérité, imposant surtout par l'autorité du caractère et la fermeté de la piété, il inspirait une affection, mêlée de respect, à tous ceux qui l'appro- chaient. C'est lui qui conçoit à vingt ans le projet, vraiment héroïque et irréalisable à vues humaines, de rassembler en

(1) Le Bulletin du Protestantisme, t. XL, p. 689, a publié une lettre de Vivens, que M. N. Weiss appelle avec raison « le prototype des Camisards », et dont M. Jules Vielles, de Montauban, possède l'original. On y lit ces phrases caractéristiques : « Quant à l'infâme de Villeneuve, il faut qu'il achève de com- bler la mesure de ses péchés. Je ne crois pas qu'il triomphe davantage; car Dieu, qui a commencé de venger l'outrage que ses ennemis ont fait à sa gloire, ne manquera pas d'écraser cet abominable. » « Si Dieu me fait la grâce de voir la fin de l'hiver, je verrai Satan brisé sous mes pieds. »

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un corps les tronçons épars du protestantisme expirant et qui a la gloire d'y réussir. Voyez-le, dans cette carrière abandonnée près de La Salle, soumettant à cinq ou six prédicants, ignorants comme lui, mais comme lui dévorés du zèle de la maison de Dieu, son projet de restauration des Églises. Ils n'ont en partage ni les dons supérieurs de l'intelligence, ni le prestige d'une position élevée, ni le pouvoir mystérieux de l'éloquence; mais ils ont senti passer sur eux le souffle qui inspire les grandes résolu- tions, mais l'âme de l'Église réformée palpite dans leur poitrine. Antoine Court est à la fois le président et le secré- taire de cette modeste assemblée. Il propose quatre me- sures propres à réveiller les Églises : assurer la tenue régu- lière des assemblées religieuses, combattre le fanatisme et le prophétisme, c'est-à-dire les prétendues révélations des inspirés, rétablir la discipline ecclésiastique en dressant des consistoires et en convoquant des synodes, provoquer enfin des vocations pastorales. La pensée s'arrête avec admiration devant cette poignée d'hommes obscurs, d'une culture intellectuelle presque nulle, qui conçoivent le pro- jet audacieux de relever les ruines de leur patrie spirituelle et qui ont assez de foi et d'inébranlable fermeté pour y réussir. Après un demi-siècle d'interruption, cette simple entrevue de prédicants obscurs, à laquelle on ose à peine donner le nom de synode, renoue la chaîne brisée des assemblées délibérantes delà Réforme française et jette les bases de cette Église du Désert qui devait grandir au mi- lieu de tant de persécutions, et conserver jusqu'à nous le bon dépôt de la foi et des traditions réformées.

Or coïncidence bien digne de remarque nos pères se réunissaient en synode, pendant que Louis XIV agoni- sait tristement dans son palais de Versailles. Ce prince avait cru, dans un rêve insensé, extirper de ses états ce qu'il appelait l'hérésie de Calvin, ce que nous appelons la religion du Christ, et c'est à l'heure le grand roi, aban- donné de tous, allait rendre compte à Dieu de son intolé-

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rance et de ses débauches, que la religion proscrite re- prenait conscience d'elle-même au Désert. Les hommes passent, Messieurs, mais Dieu reste, et, comme le disait le ministre Claude à son troupeau de Charenton, en prenant le chemin de l'exil : « Fions-nous à l'Éternel, c'est une chose gronde que sa fidélité ! »

Telle fut l'œuvre admirable d'Antoine Court. 11 fit ren- trer la Réforme dans sa voie normale et lui rendit ces qualités de sobriété, de mesure, de dignité dans la ferveur, que l'insurrection comisarde et l'exaltation prophétique lui avaient l'ait perdre. Avouons-le, toutefois, cet homme éminent nous paraît avoir poussé trop loin la réaction et dépassé la mesure. Il a les qualités de sagesse et de pondé- ration nécessaires en ces temps de crise; mais sa doctrine, strictement orthodoxe, n'a pas toujours cette onction qui s'insinue dans les cœurs. Elle est raisonneuse et didactique plutôt que communicative et vivante. C'est la piété ecclésias- tique qui fait son apparition dans notre histoire religieuse. Pourvu que les synodes soient régulièrement convoqués, qu'on y prenne de sages mesures, que les pasteurs, les proposants, les anciens, signent la confession de foi et se conforment à la discipline, que les fidèles entendent la prédication de la parole de Dieu de bouches autorisées, évitent toute participation aux cérémonies de l'Église ca- tholique, il a tout l'air de se déclarer satisfait. Cette régularité dans la conduite lui suffit. Il ne paraît pas sain- tement préoccupé de la conversion des pécheurs. Telle est l'impression que produit une étude attentive de ce carac- tère si remarquable d'ailleurs. Si sa volumineuse corres- pondance, conservée à Genève et qui n'a pas encore révélé tous ses trésors, fournit une preuve toujours plus abon- dante de son dévouement aux Églises et de ses hautes apti- tudes d'organisateur, le chrétien proprement dit ayons le courage de le dire ne s'y montre pas sous un jour aussi favorable. On y surprend avec regret la préoccupation de soi, et le désir de la domination. On n'y entend que rare-

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ment la note de l'humilité ou tel mot d'un accent plus pé- nétrant, telle confession personnelle, tel récit d'expérience chrétienne qui nous révèlent un chrétien qui vit dans le commerce familier de son Maître. Dans ses lettres ou ses Mémoires, il est plus souvent question de rattachement à la religion que de l'amour pour Jésus-Christ.

Tout autre était Benjamin du Plan, gentilhomme d'Alais et député général des Églises, dont l'ancien secré- taire de nos Conférences, M. le pasteur Bonnefon, nous a donné, dans un volume compacte, une intéressante bio- graphie richement documentée. L'inspiration camisarde, dont il répudiait d'ailleurs les excès, avait réchauffé son âme, et sa piété, plus mystique et plus tendre que celle de Court, n'était pas d'une trempe moins solide. En même temps qu'un homme d'action et de renoncement, c'était un chrétien de vie intérieure et contemplative. Il connaissait, par une expérience personnelle, l'action de la grâce dans le cœur; sa vie intérieure déborde, dans ses écrits, comme une coupe trop pleine, et l'on trouve, dans de simples lettres d'affaires, des effusions comme celles-ci : « Occupons-nous, occupons-nous de Dieu, du ciel, de l'éternité bienheureuse et nous ne serons pas confus dans nos espérances » (1) ! « 11 me semble que j'entends résonner dans mon âme une voix qui médit : « Ma grâce te suffit... cherche premièrement le royaume des cieux... 11 faut être pauvre, il faut être méprisé, il faut souffrir afin que Dieu soit glorifié! » Glanons encore ces aveux touchants d'un cœur qui n'a point d'illusion sur sa faiblesse : « Je confesse le premier que je n'ai pas fait ce que j'aurais pu et faire en faveur de nos pauvres Églises; ma conscience m'en fait de sanglants reproches... J'ai aimé et j'aime encore tout ce qui flatte le corps et l'esprit; et lorsque je pense à ma fin et au compte exact qu'il faudra rendre à Dieu de toute ma conduite, je suis

(1) D. Bonnefon, Benjamin Du Plan, p. 23.

(2) Ibid., p. 132, 133.

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tout effrayé, je crains d'être traité comme ce mauvais ser- viteur qui enfouit son talent ou comme l'enfant prodigue qui dissipa sa légitime; alors je m'écrie, dans le fond de mon âme, à mon divin Sauveur, qu'il me délivre de ces funestes appâts qui nous environnent. Hélas!" misérable que je suis! qui est-ce qui me délivrera de ce corps de mort? Après avoir imploré le secours de mon Dieu, je sens couler dans mon entendement de nouvelles lumières et dans mon cœur de nouveaux feux pour former de nou- velles résolutions conformes à la volonté de Dieu. Heureux et mille fois heureux si j'étais fidèle et constant dans ces résolutions! On se laisse facilement éblouir par les char- mes du monde, et notre chair, comme une traîtresse Dalila, nous endort souvent pour nous livrer entre les mains de nos ennemis. Oh ! que le précepte de notre Seigneur est ex- cellent et nécessaire pour le salut de nos âmes : « Veillez, a dit notre bon Sauveur, veillez et priez » (1) !

Ces témoignages d'une humilité profonde et d'une foi vivante, ces paroles l'impuissance morale de la créature est nettement affirmée, en môme temps que la nécessité du recours à la grâce divine, je les cite à dessein, Messieurs, parce qu'ils sont rares à cette époque. Non que la piété de l'Eglise sous la Croix ne présente des côtés admirables. 11 y a chez elle l'austérité, le renoncement, la fidélité à toute épreuve, et l'héroïsme du martyre au XVIIIe siècle n'a rien à envier à celui des siècles précédents. Mais le côté intime et tendre de la vie chrétienne n'est pas saisi dans toute sa douceur, en môme temps que la nécessité de la conver- sion proclamée avec une force et une clarté suffisantes. La prédication du Désert affirme sans doute le Christ pour nous. Elle laisse trop dans l'ombre le Christ en nous. Elle s'inspire trop de l'ancienne alliance. La religion y est pré- sentée comme un contrat entre Dieu et l'homme. Si vous observez mes commandements, je répandrai sur vous mes

(1) D. Bonnefon, ouc. cité, p. 143.

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bénédictions; si vous êtes infidèles, vous serez en butte a mes châtiments. Voici comment s'exprime un élève d'Antoine Court, le pasteur François Roux, lorsqu'il entre en charge : « Je vous exhorte, par les compassions de Christ, que si, jusqu'à présent, vous n'avez pas rempli vos devoirs envers Dieu, comme vous désirez, ni mis en pratique les com- mandements qui vous ont été adressés de la part du Sei- gneur, vous preniez, dès à présent, une ferme résolution de le faire. Renoncez aux maximes de la chair et du monde pour ne suivre que les préceptes de l'Évangile... Alors vous pourrez vous assurer de l'amour et de la pro- tection de notre Dieu qui vous fera triompher de toutes les machinations de nos ennemis » (1). Les membres du trou- peau sont tous considérés comme chrétiens; chrétiens plus ou moins fidèles, chrétiens languissants, peut-être chrétiens en état de chute, chrétiens cependant. Aussi les appels à la conversion sont-ils rares. Sans doute, il y a d'heureuses exceptions. Paul Rabaut, qu'on a voulu faire passer, ces derniers temps, pour un ancêtre du libéralisme, s'écrie dans une péroraison touchante : « Que ne puis-je, mes chers frères, vous dévoiler vous-mêmes à vous-mê- mes! Que ne puis-je vous faire connaître toute la misère d'une âme qui s'est éloignée de Dieu, qui n'a aucune com- munion avec lui, et qui est par conséquent sujette à la condamnation! Oh! si vous le connaissiez bien cet état, si vous en sentiez tout le danger, vous n'auriez point de repos que le Seigneur ne vous eût parlé de paix! Mais sans doute que la parole sainte que je vous ai annoncée ne retournera pas à Dieu sans effet. Sans doute que, parmi ceux qui m'écoutent, il y a des pécheurs travaillés et char- gés, des âmes affamées et altérées de la justice de Jésus- Christ. Oh! allez avec confiance à ce divin Sauveur; c'est vous qu'il appelle, c'est vous qu'il veut désaltérer et ras- sasier; c'est pour vous qu'il a répandu son sang, c'est à

(1; Communication de M. le pasteur Charles Frossard.

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vous qu'il offre tous les trésors de sa grâce » (1)! L'onction qui pénètre ces lignes, cette onction que Vinet définit « une gravité accompagnée de tendresse, une sévérité trempée de douceur, la majesté unie à l'intimité » (2), se rencontre rarement chez les prédicateurs du XVIIIe siècle. La sécheresse de l'exposition coïncide chez eux, à mesure qu'il avance vers son déclin, avec le relâchement de la foi. « Dans la pureté et la solidité de leur doctrine, a dit Vinet, les prédicateurs du XVIIe siècle ont quelque chose de frais et de vert, tandis que les prédicateurs, venus un siècle plus tard, ne présentent dans leurs sermons que le feuillage flétri d'une doctrine abâtardie » (3). Le sel a perdu sa saveur. L'Église réformée, amoindrie par la persécution, est atteinte, par d'autres causes plus graves encore que l'intolérance, aux sources mêmes de la vie (4).

(1) Ch. Dardier, Paul Rabaut, ses lettres à Antoine Court, t. II, p. 405.

(2) Théologie pastorale, p. 246.

(3) Histoire de la prédication parmi les réformés de France, p. 7.

(4) Ce jugement sur Antoine Court et les prédicateurs du Désert a surpris quelques membres des Conférences. Appuyons-le de nouvelles citations qui montrent les graves lacunes d'un enseignement d'ailleurs plein de sève morale. Dans l'unique et rarissime sermon qu'il a publié, le Restaurateur du protestan- tisme semble considérer tous ses auditeurs comme des chrétiens et leur dit : « Venez, fidèles, à nos assemblées, avec des cœurs purifiés de mauvaise con- science; lavez vos mains dans l'innocence... Apportez dans nos saintes assemblées des âmes religieuses, attentives aux mystères de Dieu... Respectes le Seigneur Jésus qui daigne se trouver au milieu de vous. » (Sermon dans lequel on fait voir la nécessité de l'exercice public de la religion, prononcé par Antoine Court au Désert, 1718, p. 34 et 39. Bibliothèque de M. Vielles, à Montauban.) Voici, d'autre part, comment Pierre Durand, du Vivarais, termine un discours, prononcé au Désert le 5 septembre 1730 : « Nous finissons nos conseils par le conseil qui finit le livre de Jésus, fils de Sirach : « Faites votre devoir de « bonne heure, et le Seigneur vous récompensera en son temps. » (Voir Sermons sur divers textes de V Écriture-Sainte, p. 56.) Ce recueil manuscrit, que veut bien nous communiquer M. le professeur Doumergue, renferme six sermons, deux de Pierre Durand et quatre de Matthieu Morel. Citons une phrase, plus explicite encore, de ce dernier : « La pratique des bonnes œuvres n'est pas seu- lement utile pendant le cours de la vie, elle sert encore aux approches de la mort, car une vie innocente est le seul chemin qui soit capable de nous conduire à la félicité et à la béatitude. » Il dit ailleurs : « Ceux qui s'appliquent soigneu-

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Trois faits significatifs eurent sur les protestants du Dé- sert la plus fâcheuse influence. D'abord ils cessèrent, dans le désir de se concilier les faveurs du pouvoir, de convoquer leurs grandes assemblées synodales. Le dernier synode na- tional se réunit en 1763, et depuis on ne tint plus de ces assises solennelles qui contribuaient si efficacement au maintien de la foi et de la discipline. De plus, les derniers pas- teurs du Désert, s'ils conservaient l'austérité morale de leurs devanciers^ avaient perdu cette foi vivante qui se retrempait au feu des persécutions. Le semi-rationalisme des profes- seurs de Lausanne avait déteint sur eux, en môme temps que le pélagianisme de l'Église romaine gagnait leurs trou- peaux. Ils ne mettaient en doute aucun des grands faits chrétiens; mais ils laissaient dans l'ombre la divinité de Jésus-Christ et n'abordaient que très rarement les ques- tions vitales qui intéressent le salut. Il se contentaient de prêcher une morale sans grandeur et sans action sur les âmes et semblaient prendre à tâche de réaliser la défini- tion que donnera plus tard du pasteur Joseph de Maistre : un homme en habit noir qui dit des choses honnêtes. Les titres des sermons d'un recueil de cette époque sont signi- ficatifs : le Pardon des injures, la Providence, la Resti- tution, la Nécessité des aumônes, les Merveilles de la Création et de la Providence, la Force des mauvaises habitudes. De l'œuvre rédemptrice de Jésus-Christ et de la justification par la foi à peu près rien. En revanche, la claire affirmation du salut par les œuvres. Écoutez plutôt : « Le péché sépare l'homme de Dieu, la charité l'en rapproche. Il est donc charitable. Est-il tombé dans le péché de l'ava- rice? 11 fait du bien, il devient libéral envers les pauvres, il rachète son péché par l'aumône. A-t-il été sourd à la voix des misérables?... 11 multiplie ses dons; il rachète

sèment à l'étude des bonnes œuvres... n'auront rien à craindre au jour de la colère et de l'indignation de Dieu... En conséquence des promesses gratuites qui sont faites à la certu, ils seront absous par le jugement de Dieu. »

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son péché par l'aumône. L'envie a-t--elle pénétré dans son cœur? 11 tôche de l'étouffer; il rachète son péché par l'aumône. A-t-il terni la réputation de son pro- chain par des médisances ou des calomnies? 11 en est repentant; il n'oublie pas d'exercer la charité et de faire part de ses biens aux autres. Il rachète son péché par l'au- mône. Le temps sépare l'homme de Dieu pendant la vie, la charité l'en approche pour l'éternité; il est donc charitable. S'il y a, chrétiens, un état de rétribution après cette vie, si, enfin, la religion n'est pas une chimère, pour qui seront réservées les récompenses qu'elle nous promet, si l'homme charitable n'a point droit d'y prétendre? » Ailleurs, le même prédicateur, appliquant à l'esprit de l'homme ce que l'apô- tre dit de l'Esprit de Dieu, explique ainsi le célèbre pas- sage de saint Paul (Romains vu, 15-23) : « Ce raisonnement de saint Paul ne prouve pas que l'homme n'est pas libre de résister au mal. Si cela était, il n'aurait pas dit ailleurs : « Si, par l'esprit, vous ne mortifiez les œuvres de la chair, « vous mourrez; mais si par l'esprit vous mortifiez les œu- « vres de la chair, vous vivrez. » Il suppose donc que l'homme est capable de mortifier les œuvres de la chair, sans quoi ces paroles n'auraient aucun sens. L'apôtre veut donc parler, dans ce chapitre, d'un combat intérieur entre la rai- son et les passions, l'esprit et la chair; et comme l'homme suit facilement l'impulsion des sens, il s'y abandonne et résiste inconsidérément aux motifs que la raison lui four- nit pour en triompher. Ce n'est pas qu'il ne le puisse, mais c'est qu'il trouve une sorte de plaisir dans son esclavage, et qu'il faudrait des efforts pénibles et réitérés pour s'en affranchir » (1).

Ces discours, prêches à Anduze en 1771, furent répétés avec applaudissements à Bordeaux. Ils sont d'Olivier-' Desmont, le futur président du consistoire de Nîmes,

(1) Discours moraux ou serinons sur divers textes de l 'Ecriture-Sainte, p. 85 et 166.

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qui devait se montrer, dans l'affaire Gasc, de Montauban, l'un des plus fermes soutiens de l'orthodoxie, mais qui nageait alors en pleine eau pélagienne. Trois ans après, un de ses collègues, Rosseloty, du Mas-d'Azil, ne craignait pas de publier des sermons qu'un synode qualifiait d'in- dignes de la gravité de la chaire et de contraires à la pureté de la morale évangélique. Il décrivait, en ces termes d'un réalisme révoltant que n'eût pas désavoués Mahomet, les joies des élus dans le ciel : « Là, sur des lits de fleurs, l'on avalera, à longs traits, le nectar et l'ambroisie, et les grâces toujours naissantes nous présenteront, dans des coupes dorées, les saintes joies de l'amour » (1). Sans doute les pasteurs ne cultivaient pas tous cette rhétorique étrange. Mais la prédication était singulièrement négligée. « Vous êtes heureux, écrivait le pasteur Barre, d'Anduze, à l'un de ses collègues, de pouvoir vous passer de faire des ser- mons et d'employer votre temps à des occupations plus utiles. J'en fais le moins qu'il m'est possible, mais ce moins est trop pour moi. Ce travail à la longue vous en- nuie et vous empêche d'acquérir les connaissances qui sont nécessaires pour faire de bonnes compositions » (2). Que devaient être les troupeaux de tels conducteurs spiri- tuels? Un fait mettra en évidence leur langueur spirituelle. En 1770, un pasteur de Bordeaux fut destitué par son con- sistoire, avec l'approbation du synode de la province, non pour infractions graves à la discipline ou pour prêcher des nouveautés contraires à la confession de foi, mais uni- quement parce que, à l'exemple de saint Paul, il insistait fortement dans ses prédications sur l'impuissance de l'homme à se sauver par lui-même et la nécessité de la grâce et qu'il faisait de Jésus-Christ crucifié le thème de ses enseignements (3).

(1) Bulletin, t. XIX-XX, p. 70.

(2) Ibid., p. 34.

(3) Voir les pages que nous avons consacrées à cet épisode peu connu de notre histoire dans Le* frère* Gibert, p. 260-282.

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Enfin les pasteurs et les laïques influents du XVIIIe siè- cle eurent le tort de faire cause commune avec les encyclo- pédistes. Ils trouvèrent en eux des avocats généreux et des alliés compromettants. Au fond les grands écrivains du temps, les Voltaire et les Rousseau, les d'Alembert et les Helvétius, ne défendaient la Réforme que pour atteindre d'autant plus sûrement l'Église romaine. Ils ne se dou- taient pas de la gravité des intérêts en jeu. Ils préféraient la sagesse prudente d'un Érasme qui se dérobe à l'orage à l'héroïque folie des martyrs, au sujet desquels Voltaire, ce rieur incorrigible, ne craignait pas d'écrire : « C'est une façon fort ridicule d'aller au ciel par une échelle » (1). Les protestants, pour eux, étaient des hommes inconsé- quents qui, dans un siècle de lumière, avec plus de con- naissance et de sens pratique que les adeptes de l'Église romaine, restaient les partisans attardés des superstitions d'autrefois. Aussi les défendaient-ils non comme protes- tants, encore moins comme chrétiens évangéliques, mais uniquement comme les victimes intéressantes du despo- tisme royal et de Tintolérance du clergé. Les protestants ne comprirent pas les dangers de leurs avances. C'est en vain qu'ils leur délivraient des brevets de christianisme, que Gal-Pomaret, le pasteur de Ganges, écrivait à Voltaire : « Je bénis Dieu de ce qu'il vous fit naître... Vous verrez Jésus-Christ dans sa gloire et vous aurez part à son bonheur » (2). Au lieu de les gagner à la cause de l'Évangile, ils subirent peu à peu leur influence. Les idées philosophiques prennent chez eux la place des convictions chrétiennes. Leur christianisme déclamatoire n'est qu'une pâle imitation du déisme de Jean-Jacques Rousseau. Si la majesté de l'Évangile les frappe encore, ils trouvent, avec Bonifas-Laroque, de Castres, « que, pour que la raison

(1) bulletin) t. XXXI, p. 167.

(2) Il écrira plus lard à Robespierre : Citoyen, la nature m'a donné un petit-fils. Puisse t-il avoir les vertus! »

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puisse se prosterner devant lui, il ne faudrait pas qu'il fût défiguré par les gloses théologiques ». Il n'est donc pas exact de dire, avec M. Guizot que « les convictions chré- tiennes fondamentales sont restées et que le grand mou- vement libéral, qui signala les dernières années du siècle, avait rempli le peuple protestant de joie et de sympathie, mais sans le détacher de ses traditions et de ses habitudes religieuses » (1). Non, le sentiment populaire protestant n'est plus «profondément biblique et évangélique », comme le prétend le célèbre historien. Le déclin de la vie a suivi de près l'affaiblissement des convictions.

Aussi quand la Révolution, qu'ils avaient préparée par leurs souffrances, vint sonner pour eux l'heure de l'éman- cipation, avec quelle lièvre pasteurs et paroissiens se lancè- rent dans la politique! On eut malheureusement à signaler dans le corps pastoral de nombreuses défections. Pour confesser la foi, il faut la posséder encore, et la plupart l'avaient perdue. J'ai sous les yeux une liste de trente- quatre pasteurs qui renoncèrent alors aux fonctions pas- torales, et cette liste est loin d'être complète. Onze siégè- rent à la Convention. S'ils y soutinrent en politique les vrais principes libéraux, si plusieurs y abordèrent avec éclat la tribune française, ils achevèrent d'y perdre l'esprit du ministère évangélique. La lettre qu'Alba-Lasource écrivit à sa femme, quelques instants avant de monter sur l'échafaud, n'est pas même d'un Socrate affirmant la sur- vivance de l'âme. Dans les mêmes circonstances, une autre victime de la Terreur, le pasteur Pierre Ribe, d'Aigues- Vives, disait à la sienne : « J'ai vécu en honnête homme, en bon chrétien. J'ai fait quelque bien. J'aurai les regrets et l'estime des gens de bien. J'emporte le témoignage d'une bonne conscience. » C'est stoïque, sans doute, c'est fier et généreux. Mais comme on préférerait, à l'heure suprême, l'accent de la contrition et de l'espérance chrétienne!

(i) Méditations sur l'état actuel de la religion chrétienne, p. 128.

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Après la tourmente révolutionnaire, le premier consul releva les autels : voilà du moins le cliché de l'histoire, mais la vérité tient un autre langage. Elle nous apprend que le Concordat fut, avant tout, de sa part une mesure politique, destinée moins à servir la religion qu'à la faire servir à ses intérêts. Il fit participer à ses bienfaits l'an- cienne communion proscrite, et les pasteurs du Désert, étonnés et ravis de ces attentions si nouvelles pour eux, ne lui marchandèrent pas leurs hommages. A côté du culte catholique qui retrouvait son ancienne splendeur, il voulut organiser officiellement le culte protestant, mais la loi du 18 germinal an X ne fut pas la juste reconnaissance des droits d'une religion vraiment libérale, qu'on devait d'au- tant mieux honorer qu'elle avait plus longuement et plus injustement souffert, et qui, en proclamant le pur évan- gile, pouvait seule favoriser efficacement, dans le pays, les vrais principes de justice et de liberté. Le premier consul eut surtout le désir d'opposer au catholicisme une religion dont il pût se faire à l'occasion une arme pour sa politique. 11 assura son existence matérielle et lui refusa son autono- mie. L'organisation si libérale de la paroisse, qui avait son existence propre et se gouvernait elle-même, fut remplacée par un corps arbitraire et fictif, le consistoire, dontles mem- bres ne furent plus élus, comme autrefois, par tout le peuple réformé, mais seulement par les plus forts imposés, comme si la fortune était une garantie suffisante d'intelligence et de piété. Aucun lien sérieux ne rapprocha plus les consis- toires. Le congrégationalisme le plus pur avait remplacé l'ancien régime presbytérien synodal, car le synode natio- nal, cette tête à la fois et cette main de l'Église réformée, le synode, seule autorité vraiment capable de conserver dans leur intégrité la doctrine et la discipline, était volontairement passé sous silence. Tous les despotes se ressemblent. Napo- léon avait hérité des préventions de Louis XIV. 11 refusait, comme lui, de réunir ces assemblées délibérantes dans lesquelles il redoutait, avec raison, des écoles de liberté.

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Ici, Messieurs, comment ne pas faire un rapproche- ment? Quel constrate entre cette restauration des Églises après la Terreur et celle qu'Antoine Court et ses com- pagnons d'œuvre avaient accomplie, un siècle plus tôt, trente ans après la Révocation! D'un côté, de pauvres pré- dicants sans appui, sans instruction, sans éloquence, sans crédit, dont les moindres démarches sont épiées, dont la tête est mise à prix, qui ne peuvent s'assembler qu'en cachette, et qui sont toujours sous la menace d'une mort infamante, mais dont le cœur est embrasé d'une flamme sainte, dont le front rayonne d'une immortelle espérance, qui savent que le sol aride qu'ils arrosent de leurs larmes, de leurs sueurs, et de leur sang se couvrira bientôt d'une riche moisson, et de l'autre, un despote ombrageux, jaloux de toute supériorité intellectuelle et morale, qui, pour la. mieux tenir sous la main, veut enfermer la religion dans les cadres étroits de ses règlements administratifs, l'ennemi des idéologues qui, volontiers, imposerait pour mot d'ordre aux Églises qu'il daigne prendre sous sa protection le mot de Talleyrand : « Surtout pas de zèle. » 11 est servi à souhait par des hommes d'État à genoux aux pieds du maître, qui n'éprouvent qu'un dédain philosophique pour tout ce qui tient de près ou de loin à la religion. Les meilleurs ne la considèrent que comme un rouage indispensable de l'État et non comme le refuge des âmes, et remplacent par les procédés méticuleux de la jurisprudence, les affir- mations triomphantes de la foi. Mais la tiédeur religieuse était si grande que nos pères, oublieux de leur nom même, ne songèrent pas à protester. « Après la Révolution, dit Samuel Vincent, les protestants étaient arrivés à un repos profond qui ressemblait beaucoup à l'indifférence. La re- ligion n'occupait qu'une bien faible place dans leurs idées, comme dans celles du plus grand nombre des Français. Pour eux, comme pour beaucoup d'autres, le XVIIIe siè- cle demeurait encore. La loi du 18 germinal an X, en les dispensant, eux et leurs pasteurs, de toute sollicitude pour

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l'entretien de leur culte, était venue consolider ce repos, en écartant la cause la plus prochaine du trouble et, par conséquent, du réveil. Les prédicateurs prêchaient, le peuple les écoutait, les consistoires s'assemblaient, le culte conservait ses formes. Hors de là, personne ne s'en souciait, personne ne s'en occupait, et la religion était en dehors de la vie de tous. Cela dura longtemps » (1).

Malheureusement, l'enseignement que recevaient les futurs conducteurs de l'Église n'était guère propre à modifier cet état de choses. 11 s'était affadi encore depuis Lausanne. C'étaient au fond les doctrines ariennes qu'on enseignait à Genève. On pouvait passer quatre ans sur les bancs d'un auditoire de théologie sans entendre expliquer un verset de l'Écriture-Sainte, si ce n'est comme exercice de grammaire ou de langue. Que pouvaient être les prédi- cateurs de l'Évangile formés à pareille école? Le pasteur Marron, de Paris, célèbre par ses palinodies politiques, conseillait à ses collègues de Nîmes de ne plus baptiser qu'au nom du Père. Quand on ouvre les sermons de cette époque, on est frappé de la pauvreté du fond, en même temps que de l'emphase de la forme. Les mêmes dithyrambes que les prélats de cour prodiguaient à Louis XIV, le sont au nouveau despote qu'on salue des noms de Prince de la justice, Prince de la paix. Les creuses déclamations à la Jean-Jacques remplacent le langage austère et simple de la vérité chrétienne. La sensibilité et la vertu y tiennent lieu de repentance et de foi. Les angoisses et les déli- vrances de la conversion y sont inconnues. Dieu n'est plus le Père de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, mais simplement l'Être suprême. Les fortes croyances du calvi- nisme se sont affaiblies; la divinité du Christ est traitée de « dogme obscur » ; le christianisme n'est plus que « la religion des bonnes œuvres dictée par la conscience » et la Réforme qu'un catholicisme inconséquent et bâtard qui

(1) Samuel Vincent, Vues sur le Protestantisme en France, t. II, p. 265.

met uniquement l'accent sur l'effort humain et, par une voie détournée, ramène au salut par les œuvres. Voici d'ail- leurs un échantillon de ce que pouvait alors supporter la chaire chrétienne. Nous le devons à Daniel Encontre qui l'emprunte à un pasteur « lorsqu'il est de verve, dit-il, et se trouve dans ses bons jours » : « Les vierges, mes frères, al- lèrent au-devant de l'époux, et c'est ainsi, mes frères, que nous allons dans le monde, toujours dominé par le vice, mes frères, dont les dards enflammés et rongeurs nous entraînent bientôt sous la roue sanglante de son char meurtrier. Nous nous abandonnons à nos passions et à nos convoitises, mes frères; la réputation du prochain vole en éclats et nous allons au-devant de l'époux. Mais quel est cet époux, mes frères, vous le dirai-je? Cet époux c'est la mort! Ne voyez- vous pas l'enfant bondir du sein de sa mère dans le tombeau? etc., etc. » (1).

C'est ainsi que l'Église réformée qui, après avoir triom- phé des bûchers des Valois et des dragons de Louis XIV avait survécu aux saturnales de la Terreur, menaçait de s'abîmer dans le gouffre sans fond de l'indifférentisme doc- trinal et de la tiédeur spirituelle. Mais Dieu veillait encore sur elle pour la sauver, comme aux jours les plus tragi- ques de son histoire. En 1774, un théologien genevois, ami de Voltaire, le pasteur Jacob Vernes, avait publié un ca- téchisme, dans lequel, selon ses propres expressions, « il ne laissait voir qu'un christianisme très raisonnable » et dont Paul Rabaut, sévère gardien de la doctrine, empêcha l'in- troduction dans les Églises de France. L'auteur trouvait que les Réformateurs n'étaient pas allés assez loin dans la voie des revendications, qu'il fallait déblayer le chemin du progrès de ces dogmes vieillis qui ne faisaient qu'em- barrasser sa marche, et il ne craignait pas d'écrire : « Le

(1) La lettre inédite de Daniel Encontre, qui renferme cette citation, est '•'■rite à son ami Juillerat, pasteur à Nîmes, et se termine par ces mots : « Il convient de brûler ma lettre, car j'y dis du mal du prochain. »

- 56 protestantisme, purifié plus qu'il ne Ta été par les Calvin et les Luther, sera, dans cinquante ans, la religion de la France. » Or, Messieurs, ce fut justement un demi-siècle plus tard qu'éclatait ce magnifique Réveil religieux qui, ramenant l'Église réformée à ses origines, infusa un sang nouveau dans ses veines appauvries et produisit, au sein de notre protestantisme français, cette magnifique florai- son d'oeuvres d'évangélisation et de relèvement qui sont encore la gloire et la force de notre Église régénérée.

Divers éléments avaient contribué à le préparer. La foi du Désert n'était pas éteinte dans tous les cœurs. Il con- servait un reste de chaleur chez quelques âmes croyantes, quelques rares craignants Lieu qui, au milieu de l'indif- férence générale, se rappelaient avec émotion les jours anciens, lisaient leur vieille Bible sauvée de la destruction, s'humiliaient, espéraient, priaient.

Ils étaient visités par les frères moraves auxquels le comte de Zinzendorf avait communiqué, en même temps que son ardent amour pour Jésus, son zèle apostolique. « C'étaient en général des gens paisibles et inoffensifs, dit Samuel Vincent, qui dogmatisaient peu, qui plaçaient la religion dans l'amour, surtout dans l'amour pour Jésus, qui se réunissaient en petit nombre, sans éclat, sans prétention, avec un prosélytisme très doux et très modéré » (1). Six lignes seulement, et c'est tout ce que l'on a su jusqu'ici de cette activité qui, commencée dès 1731, par les relations de Frédéric de Watteville et du comte de Zinzendorf lui- même avec Antoine Court, se prolongea à travers tout le XVIIIe siècle pour devenir plus régulière et plus féconde encore aux premières années de l'Empire. Des ôvangélistes moraves, artisans pour la plupart comme saint Paul, et travaillant de leur métier, parcourent la France dans tous les sens. On a leurs noms et les relations de leurs tournées évangéliques. Elles renferment les révélations les plus cu-

(1) Vues sur le Protestantisme en France, t. II, p. 266.

- 57 - rieuses et confirment ce que nous avons dit du triste état des Églises réformées a cette époque (1).

Il existe aux archives de Montmirail une lettre tou- chante, datée du 11 juin 1806 et signée de cinq pasteurs réformés, Bonnard de Marsillargu.es, Marnais de Saint- Laurent-d'Àigouze, Dilly de Lunel, Gautier et Gachon de Saint-Hippolyte. Les victoires éclatantes de l'Empire et le tumulte des armes ne les ont pas distraits de la seule chose nécessaire. Ils disent aux conducteurs de l'Église morave, réunis en conférence à Hernnhut, qu'après avoir souffert longtemps de leur isolement, il leur est très agréable et très édifiant d'avoir fait leur connaissance. Ils veulent, comme eux, s'en tenir « au vrai, éternel et puissant Chef qui a racheté son Église par son propre sang et mettre leur honneur à le servir fidèlement ». Cette lettre est une date; elle marque la reprise des relations entre les Églises réformées et les Moraves, après les orages de la Révo- lution. C'est alors que des hommes de Dieu, les Forestier, les Mérillat, les Schafter, visitent de nouveau les Églises. De concert avec les rares pasteurs évangéliques du temps, ils mettent en garde les troupeaux contre les dangers de l'intellectualisme, en rappelant à ceux qui l'ignorent ou qui l'oublient que l'Évangile est avant tout une puissance spi- rituelle. Ils prêchent avec fidélité et douceur la grande doctrine de l'expiation par le sang de la croix, et ils pré- parent, dans la mesure de leurs forces, en évitant d'ail- leurs les discussions ecclésiastiques et sans aucune ar- rière-pensée de dissidence, le beau Réveil qui a visité nos Églises, aux premières années de la Restauration. Des hommes instruits et pieux tiennent alors, d'une main ferme, le drapeau de l'Évangile : les Gachon de Saint-Hip- polyte, les Vergé de Saverdun, les Soulier d'Anduze, les Lissignol de Montpellier, les Chabrand de Toulouse, les

(I) Voir notre article sur les Premiers missionnaires moraves en France, dans la Reçue chrétienne, novembre 1891.

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Màrzials de Montauban. De petites sociétés se forment sous leur direction qui deviennent les foyers d'une piété intime et vivante. Ce qui caractérise leurs membres, c'est une joie paisible et reconnaissante, qui provient de l'as- surance que leurs péchés sont effacés par le sang de Jésus, une simplicité touchante qui leur fait considérer comme frères et accueillir à bras ouverts tous ceux qui invoquent le Seigneur d'un cœur pur, une soumission filiale dans les épreuves en même temps qu'une grande pureté de con- duite et le soin de saisir toutes les occasion de rendre témoignage à leur Maître. Les angles du système théolo- gique de Calvin sont adoucis. La prédestination est laissée dans l'ombre. Le salut offert à tous les hommes est claire- ment annoncé. L'Église morave aurait fourni aux Églises réformées l'occasion de se réveiller sans secousses et sans déchirements intérieurs, si d'autres influences n'étaient venues agir sur elles.

Elles vinrent d'Angleterre. Les esprits y avaient se- coué le joug de la philosophie incrédule du dernier siècle. Ils y étaient revenus à la foi des apôtres, et des mission- naires intrépides s'efforçaient de la communiquer autour d'eux. Quelques-uns, se rattachant au Méthodisme, tra- versèrent la Manche. Ils insistaient avec force sur l'amour de Dieu manifesté aux créatures perdues par le don de son Fils, sur le salut offert gratuitement à tous ceux qui se repentent et qui croient, sur la vie chrétienne, conséquence nécessaire de cette foi, et l'activité sainte que les rachetés de Christ sont appelés à déployer en faveur du salut des âmes. D'autres, comme Robert Haldane, qui, après avoir réveillé les étudiants de Genève et donné â l'Église les Guers, les Charles Rieu, les Ami Bost, les Frédéric Monod, était venu passer un hiver à Montauban pour y seconder les efforts des professeurs évangéliques, mettaient plutôt l'ac- cent sur les dogmes caractéristiques du Calvinisme : la corruption totale de l'homme et la prédestination; mais tous insistaient avec force sur la divinité du Christ et sur

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l'œuvre expiatoire accomplie sur la croix; tous s'effor- çaient de conduire leurs auditeurs aux sources oubliées de la grâce, qui seules peuvent satisfaire les besoins infinis de l'àme humaine. Qu'il y eût parfois quelque in- tempérance dans leur zèle et quelque exagération dans l'exposition de leur doctrine; que, sur plus d'un point, leur dogmatique ait besoin d'être revisée, qui l'ignore? et quelle est l'œuvre de Dieu qui, s'accomplissant ici-bas, soit complètement pure d'éléments humains? Ce n'en fut pas moins un souffle béni de réveil et de rénovation spiri- tuelle qui passa sur nos Églises réformées. Ceux-là même qui étaient loin d'approuver les procédés de ce qu'on appelait le méthodisme étaient forcés d'y reconnaître le doigt de Dieu. « C'est à lui, écrivait Samuel Vincent en 1829, que nous devons d'être enfin réveillés de notre lé- thargie. » Après s'être élevé avec force contre la prédication rationaliste qui ne met en jeu que la raison et laisse dans l'ombre les besoins primordiaux de l'âme humaine, l'émi- nent pasteur de Nîmes ajoutait : « Quand je compare l'état religieux nous sommes à celui nous étions il y a douze ans, je ne puis m'empêcher de croire que l'appa- rition du méthodisme nous a fait du bien. 11 a excité l'at- tention, rendu de l'intérêt aux discussions religieuses... L'indifférence a disparu. » Comme ces arbres, en partie déracinés, découronnés par les orages, dont les branches sont restées stériles et mortes durant un long hiver, se parent de fleurs au printemps et produisent bientôt des fruits savoureux, ainsi, sous le souffle vivifiant qui passe sur les Églises, une vie nouvelle se manifeste dans leur sein. Pourquoi faut-il que le séparatisme fasse alors son apparition, avec ses Églises triées, avec son cortège inévi- table de préventions injustes et de jugements téméraires, avec ses ressources précieuses perdues pour l'évangélisa- tion? La vieille piété huguenote avait quelque chose de plus large et de plus humain. Elle se retrouve dans ces pasteurs modèles, dans ces laïques pieux, leurs fermes

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soutiens, qui continuent avec honneur les traditions du passé. Sans doute elles se sont modifiées sur certains points. S'ils ne posent pas d'autre fondement du salut que l'œuvre du Calvaire, ils insistent, avec une force nou- velle, sur la conversion comme condition indispensable pour entrer dans le royaume de Dieu. S'ils affirment avec les anciens symboles l'œuvre de Christ pour nous, ils in- sistent davantage sur l'œuvre de Christ en nous, sur la ré- génération par le Saint-Esprit et n'ayant pas seulement à lutter contre le catholicisme, mais contre l'incrédulité savante, ils manient d'une main plus ferme les armes de l'apologétique, et font appel à la fois à la divine autorité des Écritures et à la secrète affinité qui existe entre l'Évan- gile et le cœur humain.

Mais les mauvais jours ne sont pas définitivement pas- sés pour l'Église. Sans doute elle a retrouvé le Christ vivant et immortel, et ses membres se sont groupés avec amour autour de lui. Sans doute un progrès marqué des doctrines évangéliques se manifeste de 1830 à 1848, sous la monarchie de Juillet. Elles gagnent de plus en plus des adhérents dans les consistoires et dans les trou- peaux et cependant un danger, plus grand que tous ceux qu'elle a déjà courus, ne tarde pas à la menacer. De 1850 à 1870 une crise profonde s'accomplit dans les esprits qui doit avoir son contre-coup dans nos Églises. Jusqu'alors tous les enfants de la Réforme, les partisans du Réveil, comme ceux qui conservaient a son égard une attitude réservée ou même qui le combattaient ouvertement, tout en discutant parfois avec passion, se trouvaient d'accord pour conserver le fonds historique de la révélation chré- tienne. L'autorité des saintes Écritures était maintenue dans les deux camps et, avec leur autorité, les grands faits chrétiens de la naissance miraculeuse et de la résurrec- tion de Jésus-Christ. Bientôt cependant, sous l'influence de l'école critique qui devait, en quelques années, exercer une action si profonde et à bien des égards si funeste, bien

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des ruines s'accumulent dans le champ de la théologie. On mine sourdement l'autorité de l'Ancien Testament, de ces Écritures divinement inspirées, auxquelles Jésus s'en réfère constamment en disant : // est écrit. Les prophètes ne sont plus les organes inspirés du Tout- Puissant, chargés de reprendre à la fois et de consoler Israël en lui rappelant les saintes obligations de la loi divine et son accomplissement dans la venue du Messie, mais seulement des chantres d'Israël, dont la poésie vibrante palpite des espérances de tout un peuple et dont l'inspiration ne dif- fère guère de celle d'un Milton ou d'un Lamartine. Les documents du christianisme primitif passent à leur tour au crible de la critique. On refuse aux rédacteurs du Nou- veau Testament, relégués au rang d'écrivains ordinaires, les dons surnaturels du Saint-Esprit et l'infaillibilité en matière doctrinale que leur a promis le Maître. L'unité de l'enseignement apostolique est mise en question. On oppose les apôtres entre eux, en attendant qu'on les op- pose à Jésus lui-même. On substitue la raison indivi- duelle, qu'on élève au rang de juge infaillible, malgré ses lumières vacillantes et bornées, à l'autorité souveraine des Écritures. Quant aux miracles de Jésus, on déclare, au nom d'une certaine conception philosophique, qu'ils n'ont pu s'accomplir, que le surnaturel est impossible. On nie la résurrection corporelle de Jésus-Christ, ce fondement de l'Église qui tombe ou reste debout avec elle. Cet événement capital ne s'est produit que dans l'imagi- nation surexcitée d'une pauvre femme. Du moins si Jésus est réduit à la taille d'un simple homme, il reste un homme extraordinaire, un homme saint, dont l'appa- rition est unique dans l'histoire; mais on ne tarde pas à découvrir des taches dans ce soleil des esprits et Jésus doit à son tour descendre du trône glorieux l'ont placé l'amour de son Père et l'adoration des disciples.

11 était inévitable, Messieurs, que cette crise théolo- gique influât, d'une manière désastreuse, sur la vie chré-

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tienne et que la piété d'un grand nombre en subît des atteintes. On a vu des hommes, profondément respectables d'ailleurs, qui ont conservé jusqu'au bout l'austérité mo- rale, abandonner peu à peu toute croyance positive et dériver lentement vers la libre-pensée. De telles idées affai- blissent nécessairement la notion du péché et de la sain- teté de Dieu, rendent la prière et la lecture de la Bible moins nécessaires, pour ne pas dire inutiles, nous entre- tiennent dans l'illusion de nos forces naturelles et, favo- risant notre penchant inné à la propre justice, énervent notre piété. Sans doute la roue du potier tourne longtemps encore après qu'il a cessé de lui donner l'impulsion; mais elle finit par s'arrêter. Une vie chrétienne affaiblie est le fruit naturel de convictions indécises.

Pourquoi faut-il que nous ayons pu craindre, un mo- ment, d'autre excès en sens contraire, et que, par réaction contre un christianisme rationaliste, se soient produites, plus d'une fois, certaines manifestations morbides de la piété? Mais ce n'est pas à la fin de ce trop long rapport que j'essayerai de caractériser les tendances diverses qui se manisfestent autour de nous au point de vue religieux. Elles réclameraient une étude spéciale. Ce que j'ai dit jusqu'ici suffit à nous indiquer dans quelle voie nous devons marcher et conduire à notre suite nos troupeaux. Ayons la piété aus- tère et forte de nos pères, avec quelque chose, si nous le pouvons, de plus mystique, de plus pénétrant et de plus humain. Soyons, comme eux, les hommes du Livre, les hommes du temple, les hommes de la famille, les hommes de la patrie, les hommes du témoignage chrétien. Déli- vrons-nous de toute préoccupation égoïste qui nous désin- téresserait de tout ce qui vaut la peine de vivre. Ouvrons les yeux aux signes des temps. Étudions de près les questions sociales, sans nous mêler aux querelles des partis. Éprouvons l'ardente compassion de Jésus pour les foules errantes semblables à des troupeaux sans bergers. Offrons dans nos discours et, mieux encore, dans nos vies,

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l'Évangile éternel à nos compatriotes qui l'ignorent. Il a fait la force de nos pères, il fera celle de nos enfants. Qu'il soit la flamme s'éclairent nos intelligences, se ré- chauffent nos cœurs. C'est l'exemple que nous ont laissé nos chers et grands morts, dont le souvenir vivra long- temps dans nos cœurs : Eugène Bersier, l'honneur de la chaire protestante, le biographe de Coligny, en tous points digne de son héros; Edmond de Pressensé, le défenseur généreux de toutes les nobles causes, qui, lors même qu'il ne combattait pas dans nos rangs, nous appartenait à tant de titres; le doyen Charles Bois, si richement doué par le Seigneur, qui occupait une si grande place, dans nos conférences, dans notre Faculté, dans nos Églises, et cet autre doyen (1), que nous pleurons tous avec la cité hospitalière qui nous accueille, ce docteur éminent en qui revivait, d'une manière si remarquable, l'accord de la science et de la foi, glorieux héritage du passé. Envi- ronnés de ces témoins, comment désespérer de l'avenir? Quelles que soient les difficultés de l'heure présente, ayons bon courage! Un des traits du caractère huguenot, c'est la confiance clans l'avenir. Au lendemain de la Révoca- tion, un paysan du Poitou avait écrit sur la porte de sa grange cette parole du prophète Ésaïe : « Le désert fleu- rira comme une rose. » Antoine Court lui prouva qu'il avait raison. Oui, confiance! et puissions-nous, dans l'humilité et dans la fidélité, dans la défiance de nous- mêmes et dans un recours incessant à la grâce, réaliser, à notre tour, la fière devise : Nous maintiendrons.'

(1) M. Alfred Castan, doyen de la Faculté de médecine de Montpellier.

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