Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa iittpV/www.archive.org/detaiis/ducaractreinteOObr lY DU CARACTERE INTELLECTUEL ET MORAL DK J.-J. ROUSSEAU SCEAUX. — IMPRIMERIE CHARAIRK. L. BREDIF Recteur d'Académie hoooraire. DU CARACTÈRE INTELLECTUEL ET MORAL DE J.-J. ROUSSEAU ÉTUDIÉ DANS SA VIE ET SES ÉCRITS AVEC UNE LETTRE REPRODUITE EN PHOTOTYPIR PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET C'» 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 190(5 •0-'~\it,lS'5' u PRÉFACE La liste serait longue des ouvrages publiés, à des points de vue et avec des mérites divers, sur la vie et les écrits de J,-J. Rousseau. Même après les riches moissons tirées d'un champ fécond, il nous a semblé possible de faire œuvre utile. Une étude établie sur la complexion intellectuelle et morale d'un auteur régenté par son tempérament ne sera pas sans doute une super- fluité. ni une redite dans son ensemble. A défaut de faits matériels nouveaux, elle peut conlirmer ou recti- fier les appréciations émises en substituant aux simples impressions des réalités tangibles et, à l'aide de mises au point successives, fixer les aspects divers d'une j)hysionomie dont les traits changeants jusqu'à la contra- diction ont été embellis ou enlaidis selon les affections de chacun. Il m'a fait trop ile bien pour en dire «lu mal, Il m'a fr'iil Irop de mal pour on MUiee doit être le conimencenieiit de re.\crcicc de ncs devoirs. « « S'il y a des lois pour ràf,'e inùr, il doit y en avoir pourTenranee qui enseignent à obi'ir aux autres. » (ill, i",)i.)Le pn'- eepleur d'I'lniile ouljlii' les maximes de l'/'ilucaleur judilie. EDUCATEUR 3 l'erreur. Sur cette terre dont la nature ciU fait le premier paradis de rhomuie, craignez d'exercer Teuiploi du Tentateur en voulant donner à l'innocence la connaissance du bien et du mal. Rous- seau féliciterait le maître dont l'eMève arriverait sain et robuste à l'ùge de douze ans sans savoir distinguer sa main droite de sa main gauche; il atteindrait ainsi l'âge propre à l'enseignement exempt de préjugés, et ce serait un grand bien. Car « l'ignorance n'a jamais fait de mal '^, l'erreur seule est funeste ». La maxime équivaut à celle-ci : de peur de tomber en marchant, n'apprenez pas à marcher. « Un sauvage ne tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine et tous les prodiges de l'élec- tricité... Il est de la dernière évidence que les compagnies savantes de l'Europe ne sont que des écoles publiques de men- songes et très sûrement il y a plus d'erreurs dans l'Académie des Sciences que dans tout un peuple de Ilurons. » « Le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche '^ ». Emile se corrigera de ce défaut avec le temps; vienne l'cige des amours, quand son cœur sera occupé, son palais ne l'occupera guère; l'auteur des Confessions en a fait l'expérience (VIH, 23). En attendant, la gourmandise sera un bon instrument d'éducation et d'instruction. Ainsi, en géométrie, Jean-Jacques lui donnera des gaufres isopérimètres pour lui apprendre que le cercle est la figure qui contient la plus grande surface. L'appât d'un gâteau va lui apprendre à courir, « Je ne vois pas pourquoi, toute l'enfance ne devant être que jeux et folâtres amusements, des exercices purement corporels n'auraient pas un prix matériel et sensible. » Ce que Rousseau dit de l'enfant, Helvétius (1758) l'a dit de l'homme fait; il demande que les plaisirs des sens soient érigés en motifs des bonnes actions et en deviennent le prix [i]. L'intérêt présent, tel est le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. « .1 quoi cela est-il bon i voilà désormais le a. « On a beau parlrr au désavaulago dos étudus et tàclior d'en auéanlir la nécessité et d'en grossir les mauvais effets, il sera toujours l»eau et utile de savoir. » (III, 40.) « J'ai osé les reprendre (les exercices littéraires) encore quelques moments pour charmer mes maux (1753). b. « Je ne connais qu'un sens aux atl'ections duquel rien de moral ne se mêle; aussi la gourmandise n'est-elle jamais le vice dominant que des gens ([ui ne sentent rien»: « sensualité i)asse. « (I. 401.) 4 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU mot déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie. » Méthode dangereuse. InofTensif est le positivisme mathéma- tiquedu géomètrequi, à lissue d'une représentation de la Phèdre de Racine, demande : « Qu'est-ce que cela prouve? » L'utilitarisme de l'auteur de Y Esprit ne l'est point : « Le vice utile n'est plus vice. » La morale pratique de Jean-Jacques est celle de l'intérêt. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si vous ne faites d'aborddes polissons «. C'étaitl'éducation des Spartiates. Au lieu de les coller sur des livres, on commençait par leur apprendre à voler leur dîner. Cette éducation de l'école polissonnière, sans être absolument nouvelle, puisqu'elle est renouvelée de Lacédé- mone [2], est peu conforme à la tradition, mais cette originalité même est une bonne marque : « Prenez le contre-pied de l'usage et vous ferez presque toujours bien. » Rousseau et l'usage ont rarement vécu en bonne intelligence. En toutes choses il aie goût de la singularité, mais connaît les remords du bon sens; édu- cateur ou politique, il sait s'amender à propos. Jusqu'à douze ans, Rousseau se borne à cultiver le corps dans Emile. Donnons-lui d'abord un tempérament robuste : plus le corps est faible, plus il commande; plus il est fort, plus il obéit. Emile saura un jour « penser en philosophe et travailler en paysan '^ » . L"auteur anal^-se les progrès de l'éducation des sens [3] avec une finesse que Condillac, Locke et Reid n'ont pas surpassée. Pourquoi ne s'arrête-t-il pas en deçà de l'exagéra- tion? « Pour apprendre à penser il faut exercer nos membres. » La maxime ferait bonne figure sur la bannière de la Fédération des sociétés de gymnastique. Emile aura les sens aiguisés du sau- vage, saura voir comme un chat dans l'obscurité (il a des yeux au bout des doigts) et tout observer dans un lieu avant de s'y aventurer. A défaut des singeries et des gambades de la danse mondaine, il aura le pied agile et sur du chevreuil dans les a. Contra.slc entre les enfants d'autrefois, vrais polissons qui ont fait des horauics. et « nos beaux petits messieurs requinqués », hommes à quinze ans et enfants à trente. ([, 2b4.) b. Emile n'aurait que faire des exercices académiques visés dans le Projet d'éducalion de M. tic Glienonceaux. Ses exercices sont ncaturels, comme ceux do Rousseau. Jean-Jac(|ues n'a pu apprendre la danse ni l'escrime ; à rérjuitation il substitue la marclic à pieil ; (]uand il veut se refaire cl suer pour bien dnnnii-, il coupe ilu bois. }';ducateur 5 sentiers escarpés, La bète sera bien exercée en lui, mais n'y a-t-il qu"un bon animal dans un enfant de douze ans? Ce scrupule de M. de Beaumont (HT, 71) n'était point déplacé. Emile est laissé trop longtemps dans une complète indifïérence à l'égard de ses semblables; il n"a ni père, ni mère, ni frères, ni amis : il vit tout onlifr dans son précepteur ou plutôt en lui- même, rapportant tout à sa personne. C'est par leur rapport sensible avec son utilité, son bien-être, qu'il doit apprécier tous les corps de la nature et tous les travaux des hommes. « Un pc\tissier est à ses yeux un homme très important et il donnerait toute l'Académie des Sciences pour le moindre confiseur de la rue des Lombards. « A quoi bon prolonger l'animalité dans le jeune animal ? Mieux vaut développer de bonne heure l'humanité dans le petit homme. Rousseau manie l'àme de l'enfant comme un instrument dont les notes restent muettes si on ne les touche, procédé désavoué par la nature. Les souffles de la vie ne font pas vibrer une à une les cordes de la harpe humaine. Après le cycle des sensations, le cycle des idées. Ici commence la période de l'instruction proprement dite. L'auteur la soumet à d'excellentes règles dont la pédagogie moderne ['',] a profité; l'éducateur systématique est souvent vulnérable, le directeur d'études ne l'est guèro. Emile n'a d'abord connu que son être physique et s'est étudié dans ses rapports avec les choses; parvenu à la puberté, il commence à sentir son être moral; « sauvage fait pour habiter les villes », il va s'étudier dans ses rapports avec les hommes. Rousseau change alors de méthode. « Au lieu de lui rétrécir l'âme en lui parlant toujours de son intérêt, c'est du mien seul queje lui parlerai désormais, « au nom du sentiment intérieur et de l'amitié. Dès lors le précepteur usera d'autorité auprès d'Emile, et comme il ne l'a jamais contrarié encore, il avise à se justifier auprès de lui de remplacer la complaisance du camarade par la sévérité du niailrc. Un bateleur officieux le réprimande de n'avoir pas, à la sr-ènc (l(> la foire, averti son élève avec autorité. A l'avenir, le gouverneur, (Ifiment admonesté, suivra les avis du joueur de gobelets. Rousseau cultive la conscience dans l'adolescent, révé- lation tardive. Jusqu'à quinze ans, « indiiférent à tout, horsàlui- nuMue )K Emile a été babilué à aimer seulement ce dont il jouit, 6 LA PSYCHOLOGIE DE J,-J. ROUSSEAU éducation sensuelle et égoïste. Les premières impressions, si puissantes, seront-elles faciles à efTacer? Son père adoptif a épargné les sermons à Emile enfant, sinon quand il voulait l'endormir : autant valait le prêcher que le bercer; «les sermons sont toujours bons à quelque chose » ; mais s'il usait de ce narcotique le soir, il se gardait de l'employer le jour. D'abord instruit par des faits se produisant d'eux-mêmes ou concertés entre le précepteur et des compères, l'adolescent reçoit de fort belles leçons didactiques, des morales abondantes et fort belles (II, 411), et il les « écoute attentivement», mieux appris que le jeune homme de Térence qui va chez sa mattresse oublier ces chansons. Longtemps exempté d'obéissance, Emile témoigne, dès qu'illefaut,d'unedocilitéadmirableàrâgeoùlesang bouillonne comme vin nouveau ; « il reconnaît la voix de l'amitié et sait obéir à la raison » . Exercé par son maître à la pratique des vertus sociales, il apprend l'art d'être bienfaiteur; il aide les malheureux de sa bourse et de ses soins; il les assiste et les con- sole. Le tableau de l'humanité souffrante a porté à son cœur le premier attendrissement qu'il ait jamais éprouvé [j] ; prompt à la douce pitié, il est inaccessible à l'envie amère. Le portrait d'Emile, au moment où il entre dans le monde, innocent, judicieux, sensible et bon, fait honneur au précepteur. Dans sa bibliothèque deux livres sont à une place d'honneur, Thucydide [6], « le vrai modèle des historiens » : au lieu de mora- liser et de juger en son nom, il vous fait réfléchir et juger vous- mêmes; — et Plutarque. « C'est mon homme que Plutarque », peintre naïf des passions et des caractères. Philopœmen coupant du bois dans la cuisine de son hùte rappelle Turenne et la mé- prise du valet de chambre : « Et quand c'eût été Georges, il ne fallait pas frapper si fort. » Ce même ïurenne cède le pas ti un enfant, son neveu, chef d'une maison souveraine. « Rapproche ces contrastes, méprise l'opinion et connais l'homme. » Il est difticile à un nuiitre de ne pas déteindre sur son élève; Jean-Jacques enseigne au sien à estimer l'homme de la nature, à mépriser « Thomme de l'homme ». Quand il verra, derrière le théâtre, les coides et les jioulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs, « à sa première surprise succéderont des jiioiivcmcnls dclioiilc cl (je dédain pour son espèce: il s'indignera i:duoateur . il(M'oir ainsi (oui le genre humain s'avilii' à ces jeux d'enfants... s'entre-déchirer pour des rêves et se clianger (mi bètes féroces pour n'avoir pas su se contenter d'être hommes ». Emile, qui voit les hommes asservis aux préjugés et par là malheureux, ne vou- drait être à la place d'aucun d'eux et a le sentiment de sa supé- riorité. Comment le préserver de l'orgueil où le porterait son dédain de la folie commune ? Car, s'il fallait opter, parole remar- quable dans la bouche de Rousseau, « je ne sais si je n"aimerais pis mieux encore l'illusion des préjugés que celle de l'orgueil ». Si des filous l'attaquent au jeu, son maître le laissera encenser, plumer, dévaliser par eux'^'; il l'exposera à tous les accidents capables de lui prouver qu'il n'est pas plus sage que ses semblables ; bonne leçon d'humilité [7]. Emile, resté pur même d'imagination jusqu'à vingt ans, est touché d'émotions nouvelles, objet d'une peinture vive et délicate (II, 181) ; il aime les hommes et cherche à leur plaire; « à plus forte raison, il veut plaire aux femmes ». Le moment est venu de lui chercher une compagne; la chasse ne suffira l)ient(jt plus à Ilippolyte. A bon droit Rousseau se félicite de s'être étendu sur une partie essentielle « omise par tous les autres », la crise qui sert de passage de l'enfance à l'état d'homme, mais il va trop loin. De concert avec la mère de Sophie, Mentor se fait le médiateur entre les deux jeunes gens [8], comme s'ils ne pouvaient s'aimer sans lui, et rien ne l'élève tant à ses propres yeux qu'un si beau rôle. Educateur infatigable, il suit son élève au delà de l'hymen et Emile, heureux d'être bientôt père, l'avertit qu'il ne lui imposera pas le soin d'élever encore son enfant : « 3Ies fonctions d'homme commencent... reposez-vous, il en est temps. » Saint-Preux, maître d'études de Julie, le sera aussi de ses enfants. Rousseau, en dehors des éducations particulières, effectives ou imaginées, s'est complu au rôle de précepteur du genre humain. L'instituteur d'Emile songe constamment à Rousseau. Con- duisez votre élève par la liouche : Jean-Jacques, avec des goûts simples, ne dédaigne pas la bonne chère et trouve mauvais que a. M. dM'lpinay n'aurait pas npprnuvi' cdlo iinHliodo. Son fils emploiera deux heures par jour à a})pi-eiKli'e les jeux de société : «Il faut qu'il sache défendre son argent ; » avec cela, deux heures de violon ; le précepteur arrangci-a le reste à sa guise. 8 LA. PSYCHOLOGIE DE .T.-J. ROUSSEAU Ton critique ce goût chez les gens d'Eglise. Au nombre des agréables souvenirs de la maîtrise d'Annecy, il n'oublie point les bons dîners qu'on y faisait. — Avant de faire des sages, faites des polissons : impression de sa première jeunesse. — Emile pro- fitera de son enfance; qui est assuré de l'avenir? Longs projets, leurres de dupe ; soyons heureux au jour la journée. Elevé non pour désirer et attendre, « mais pour jouir... Emile est toujours plus où il est qu'où il sera ». « Le moindre petit plaisir qui s'offre à ma portée (si la peine ne doit pas le suivre) me tente plus que les joies du paradis. » — Emile jusqu'à quinze ans a ignoré l'obéissance et Rousseau jusqu'à treize, date de l'apprentissage. — Pour apprendre à penser exerçons nos membres : Jean- Jacques travaillait en se promenant avec son petit livret blanc et son crayon. Il faut que son corps soit en branle pour y mettre son esprit; dès qu'il s'arrête, il ne pense plus. — 11 a toujours voulu se suffire à lui-même et, malgré son humeur contem- plative, il est actif [6] quand il le faut. Le livre par excellence d'Emile sera liobinson Crusoé, w le plus heureux traité de philo- sophie naturelle », l'homme aux prises avec la natur(^ et contraint de s'ingénier pour vivre. Son élève le prendra pour modèle « au parasol près, dont il n'aura pas besoin ». — Rousseau enseigne à Emile le dédain des cadres dorés [lo] et le pra- tique. L'auteur du Devin de village paraît devant la cour encadre d'un extérieur peu façonné; même apprivoisé, le roi des ours se complaît au genre rustique. — Afin de prévenirl'illusiondes objets réels (II, 302), il attache le cœur d'Emile à un objet imaginaire, Sophie, « nom de bon augure », et le rend passionné sans savoir de qui, comme lui-même l'a été de Julie avant de la loger en Mmed'Houdetot ". — Offrez à votre élève l'attrait du plaisir, il vous suivra où vous voudrez. R(uisseau a été l'i-sclave des impressions agréables; il fait le bien(|uaii(l il lui est doux, de le faire. — 11 a toute sa vie aimé les voyages et conservé l'impression de la féli- cité ambulante de sa jeunesse : ipu* de charnu's dans les voyages à pied! (Il, \\%S.) Emile, sans valet, sans ai'gent, sans équi- page, mais sans désirs et sans soins, part seul d à |)ied. pèlci'i- nages que le monde eût laxé>> de (( vie d'un \agal»oiid " parce a. « Elli' ii';i lit' iiifl i|ur le \i.-<,'i;ri' » (S;iiiil-Lamhrrl) ; cirur cxiclli'iil cl charmant csinit. l);jiis sun i'ril(iui;iL,'r mi l'iiiiiirlail la /Kw/'ni/e. ÉDUCATEUR 0 qu'il ne les faisait p;is avec Je faste d'un voyageur opulent «. « J'ai bu l'eau d'oubli; le passé s'efface do ma mémoire et l'univers « s'ouvre devant moi; » voilà ce que je me disais en quittant ma patrie dont j'avais à rougir et à la(iuclle je ne devais que le mépris et la haine, puisque, heureux et digne d'honneur par moi-même, je ne tenais d'elle et de ses vils habitants que les maux dont j'étais la proie et l'opprobre où j'étais plongé. En rompant les nœuds qui m'atta- chaient i\ mon pays, je retendais sur toute la terre et j'en devenais d'aulant plus homme en cessant d'être citoyen, o {Les Solitaire.'^.) Emile est ici l'interprète passionné du décrété de Genève. — <( Empècliez les vices de naître, vous aurez assez fait pour la vertu. » Rousseau s'abstient de mal faire plulO»t qu'il ne fait le bien, et il s'estime quitte à ce prix. — A quel rang Emile se mettra- t-il parmi ses semblables? il se préférera à tous. Rousseau ne veut pas que l'on propose aux jeunes gens comme modèles les grands liommes de l'iiistoire, de peur de les décourager quand ils rentrent dans eux mêmes. S'il arrive une seule fois, en ces parallèles, qu'Emile ainu' mieux être un autre que lui, cet autre fùt-il Sorrale. fût-il Caton, « tout est manqué... Celui qui com- mence à se rendre étranger à lui-nu'me ne tarde pas à s'oublier tout à fait. » Rousseau n'est jamais devenu étranger à lui-même, et quand il s'est oublié, c'est d'autre façon. — Rousseau cultive dans Emile la simplicité, la véritable politesse [i i], la sympatbie, la bienfaisance, l'amour de la paix et de l'humanité, toutes les alïeclions généreuses dont il a, sa vie entière, caressé l'idée et que le Rousseau de 1700 pouvait sentir elfectives dans son cœur. En façonnant l'élève à son image, le maître a eu la discrétion de ne le point faire en tout semblable k lui; il ne lui a pas donné, comme à Saint-Preux, les défauts qu'il se scnlait. Emile, fait pour l'action, ne laisserait pas toutes ses facultés se fondi'c en rêve- ries sentimentales ou romanesques et il n'a pas Vidée de la vie contemplative décrite dans les premier et deuxièuu.^ Did- tof/urs (IX, 108, :208). — Dans la conversation, ,lean-.lac(|ues se tait ou cric; h; parler d'Emile n'est ni froid ni véhément; tout en a. Qu'il rofi;r(.'tlL' les hcaiix joins de sa jeunesse où, sans ilcvoirs, sans baf,'age, il n'étail pas forcé, de iaii'e le Monsieur et de prondn! dos voi- tures! (VIII, 40.) Le Français vont voyayer enveloppé de son atmo- sphère. (III, 23.) 10 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU lui est so])rc et Iciiipéré. Aux C(jtés du maître, il serait ému de la poésie d'un lever de soleil et il sentirait battre son cœur à la vue d'une pervenche, si la pensée de Sophie y était associée. Il pourra dire comme lui : « Le vrai contentement n'est ni gai ni folâtre. Un homme vraiment heureux ne parle guère et ne rit guère; il resserre pour ainsi dire son bonheur autour de son cœur. » Mais il n'ira pas plus loin. L'auteur de VHéloïse aime à porter à ses lèvres « la coupe amère et douce de la sensibilité ». « La mélancolie est amie de la volupté; l'attendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances et l'excessivejoie elle- même arrache plutùt des pleurs que des ris. » « On ne sait pas quelle douceur c'est de s'attendrir sur ses propres maux et sur ceux des autres. » Emile s'attendrira sur les souffrances d'autrui plutôt que sur les siennes et connaîtra les larmes sans lacrymosité «; son âme est vigoureuse; il sait non toujours se contenir d'abord, mais se vaincre à la tîn. Il a la force, 01*1 Rousseau voit la vertu la plus nécessaire aux héros et dont il reconnaît avoir manqué. Emile a l'esprit de détachement dans la mesure où la philosophie morale l'enseigne, sans rechercher le huis-clos d'une vie inté- rieure dégénérant en égoïsme. « Le sauvage vit en lui-même. « Rousseau vivra un jour en sauvage, en impassible qui, pressé de tous côtés, demeure en équilibre parce qu'il ne s'attache à rien et ne s'appuie que sur lui-même; le gouverneur d"Emile ne pra- tique pas encore à ce degré la vertu de l'isolement. Sans doute, Emile eût vécu au fond d'un bois plus heureux et plus libre, mais, n'ayant pas à condjattre ses ])enchants, il eût été bon sans mérite (II. Mo) ; mêlé à ses semblables, il apprend à immoler son intérêt à l'intérêt commun, sacrifice ignoré de l'égoïste solitaire. Le feu roi de Prusse, mécontent du major d'un régiment, le frappe de sa canne; l'oiïîcier recule deux pas. décharge un de ses pistolets aux pieds du cheval du roi o\ de l'autre se casse la tête. Jamais Rousseau ne pense à ce ti'ait héroïque sans tres- saillir d'admiration. L'aurait-il imité? Croyant, il aurait eu le a. Sui' ](••. liorils ilii LiMiiaii, lis r.' « ;ï la |)liis douce mélancolie ». Rousseau s'arrèti.' sur uik^ grosse |)iei-re i)Our |)leurer à son aise et « s'amuse » à voir tomber ses larmes dans l'eau. « Cet étal a des doueeurs ; il fait verser dos ruisseaux de larmes, u SOPHIE 11 scrupule de dispo>;ei' de .sa propre vie; mais, en sujet vertueux, il eût été, comme l'otricier, clément envers son souverain (XII, 206). Et si l'insulteur avait été un particulier ? la clémence aurait été « inepte ». « Sur le chapitre de l'honneur, l'insuffisance des lois nous laisse dans l'état de nature. » La vertu même défend de laisser impuni son déshonneur; car le duel, qui expose l'innocenta périr, tandis que le coupable reste triomphant, est une « extrava- gance ». Emile vraisemblablement s'inspirera de ces sentiments : s'il est outragé par un brave coquin qui, pour avoir le plaisir de tuer son homme, commence parle déshonorer, il refusera de se bat- tre; il se doit et se fera justice lui-même (II, 221) «. Si les torts étaient de son côté, le mépris qu'il a du faux point d'honneur l'engagerait sans nul doute à la démarche magnanime de milord Edouard demandant pardon à Saint-Preux, à genoux et devant témoins, de paroles prononcées dans l'ivresse (IV, 110) [12]. Rousseau éducateur s'insi)ire des lois de la nature et de ses propres inclinations ; sa bonté, son esprit d'indépendance se refu- sent à tout ce qui contrarie sans nécessité le bien-être et l'ins- tinct de liberté. Point de lisières ni de maillot gênant pour les membres délicats ou pour l'àme expansive de l'enfant. Jean- Jacques élève Emile comme Julie nourrit les oiseaux dans le verger de l'Elysée. Au lieu de volière, frais bocage ombragé, avec un bassin d'eau limpide, Wolmar et Julie les ont attirés et les retiennent dans ce chai-mant asile en prévoyant leurs besoins; on y a semé du blé, du mil, du chènevis, toutes les graines aimées des oiseaux ; on les pourvoit au printemps de ce qui est nécessaire aux nids. En ce séjour où librement ils demeurent, ils sont des hôtes, non des prisonniers. Cette page d'une grâce riante rellète, avec l'imagination chimérique du théoricien, la sensibilité affectueuse du précepteur d'Emile ''. Le cinc{uième livre deVÉmUe : Sophi'' ou de la Fcniino, met en relief le vice de la théorie de la bonté originelle. Vous accusez la femme de tels défauts que nous n'avons pas ; « votre orgueil vous a. La loi de nature no lui prescrit pas de tondre l'autre joue. Plus sou- cieux de la justice absolue que du droit écrit, Emile t'ait, d'un coup de sabre, voler la tète du patron complice dos corsaires (III, 25). Ct Uéloïse, lettre ;i7, \'<' partie, l'honneur n'-vA, l'honneur apparent. 0. Même accent dans la lettre à Mme hov (7 mars 1770), où il lui confie 13 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU trompe; ce seraient des défauts pour vous, ce sont des qualités pour elle; tout irait moins bien si ello ne les avait pas ». La femme est- friande, rusée, coquette par état; Jean-Jacques ne s'émeut pas pour si peu ! « Tout ce qui est est bien »; cultivons ses dispositions naturelles, dans son intérêt et dans le nôtre ". « La femme est faite spécialement pour plaire à l'homme et doit le vouloir. » Quel effet cela fera-t-ilf doit être leur souci, comme A quoi cela est-il bon'? est la question de rigueur avec Emile. « La femme a tout contre elle... elle n'a pour elle que son art et sa beauté; n'est-il pas juste qu'elle cultive l'un et l'autre? » La petite fille presque en naissant aime la parure, et s'amuse à habiller sa poupée, en attendant le moment d'être sa poupée à elle-même. Suivez ce goût et réglez-le. Devenue grande, elle saura l'art de se faire regarder et trouver jolie. Est-ce la faute (les femmes si elles nous plaisent quand elles sont belles et si leurs minauderies nous séduisent? Le désir de plaire rend leur politesse caressante, leur finesse délicatement attentive à ne jamais blesser. Voyez la maîtresse de maison au milieu de ses convives : en sortant de table, chacun croit qu'elle a songé particulièrenuMit à lui. La femme excelle au manège d'amuser à la fois plusieui-s soupirants: placée entre deux amis, alors que dans la même situation un homme ferait sotte figure, elle les maniera si bien tous les deux que chacun rira de l'autre et, content de son partage, la croira uniquement occupée de lui, tandis qu'elle s'occupe d'elle seule en effet. La mécanique de la femme est plus forte que celle des savants; tous ses leviers vont à ébranler le cœur humain; ce qu'elle ne peut faire par elle- même, et qui lui est nécessaire ou agréable, elle trouve l'ai-t de nous le faire vouloir « sans même ])ar.ntrc y songer[i3|w. Agacoz la jeune lille pour la rendre vive à la réplique. « lui on (|uitlaiil Momiiiiii iinr iiclilc r.nnillc ilc scpl jnlics ])nnlcs cl il'iiii coii. « à condition qu'elles aiirnnl clu'/. muis I.i Mi(''lin' lilieil'' iiiTelies ont iri ". ]i vent étendre aux volatiles ilr l,i Icrnie In liheit • >i dduee 11 riiotllllie. I! aurait applaudi à la lui (ItMiuiiioiit et ri'prouvi'- la culture intensive inllifi;r'e l)ar la sensualili' el le Ineie i\ certains biitèdes enipluini's. a. Hors la l'riandise, penclianl " hop dan^cniiv |i(iiii- le sexe ». « ... l'ersuarlé (|ue tons les pcncli.inls niiiiiicls son! lions cl dniils ]iar eux-niènn'S, je .suis d"a\isipron ciilli\c ccliii-là (la ru.se) eoniiiie les autres; il ne s"aj,'it qu(! d'i'ii pi-iHiMiir l'alm <... On ne sait pas coniliicn ceth' adr(\sso des leninies nous c-l iilile H nous-tnènii's, cle... » (II, 31:2.) SOPHIE 13 délier l'esprit et la langue ». Ces conversations ", toujours tournées en gaîté, mais ménagées avec art et bien dirigées, pour- raient porter dans les cœurs innocents de ces jeunes personnes les premières et peut-être les plus utiles leçons de morale qu'elles prendront de leur vi(\ en leur apprenant « sous l'attrait du plaisir et de la vanité [i4] » à quelles qualités les hommes accordent leur estime et en quoi consistent la gloire et le bonheur d'une honnête femme. Délier la langue aux filles est-il bien nécessaire? Claire engage Julie mourante à interrompre leurs discours. « Ah! dit-elle, rien ne fait tant de mal aux femmes que le silence! » La femme est rusée en fait et en droit ; peut-on lui en vouloir d'être ce que la nature l'a faite? La dissi- mulation qui déguise les sentiments lui convient (II, 402); le don propre aux filles est l'adresse, non la fausseté; « dans les vrais penchants de leur sexe, même en mentant, elles ne sont point fausses » (II. 356). Ces traits, indices du caractère de Rousseau, nous jettent loin du Traité de l'Éducation des filles deFénélon. Le peintre du cœur féminin rachète les méprises de l'éducateur. Le portrait de Sophie (II, 365) est un chef-d'œuvre de vérité, de pénétration délicate. Le moraliste a le tort de ne pas vouloir corriger la nature, le psychologue a le mérite de la bien con- naître. Emile, type de l'homme, est quelqu'un; Sophie, t^'pe de la femme, est originale et vraie; son originalité est l'œuvre du naturel. — Vous avez fait le roman de la nature humaine. — Ce roman qui devrait être notre histoire, c'est vous qui le faites en dépravant notre espèce. (II, 387.) Une note du Discours de Dijon, visant V Emile, marque l'as- cendant des femmes dans la société : « Les hommes seront toujours ce qu'il plaira aux femmes; si vous voulez donc qu'ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes ce que c'est que grandeur d'âme et vertu [i5\ Les réflexions que ce sujet fournit, et que Platon a faites autrefois, mériteraient fort d'être mieux développées par une plume digne d'écrire d'après un tel maître et de défendre une si grande cause. » Les traits cités jus- qu'ici du cinquième livre n'ont rien de platonicien ; certaines imprudences de pensée ou de langage ont attiré àJean-Jacques le a. Mme ilKiiiiiay ,-i l'ciil, sflmi l'csinil de Ruu.s.sl'uu, les Canreisaliuns d'Emilie, publiée^ eu 177 i. 14 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU reproche de former une maîtresse plutôt qu'une épouse, grict exagéré. Il lui échappe de dire que ropaiion, « tombeau de la vertu parmi les hommes », est « son trône parmi les femmes »; mais à la règle mondaine de l'opinion il ajoute celle de la con- science; et pour que la femme sache les comparer, « devenue juge de ses juges » et des préjugés, il demande qu'elle cultive son esprit « comme sa figure « et sa raison. S'il allègue un motif impertinent de parler de religion de bonne heure aux filles (II, 348"). il rachète cette boutade en insistant sur l'enseignement des dogmes de morale. Car la femme a besoin d'une vertu éprouvée, en « ce siècle philosophe [16] ». Dans son intérêt, elle élèvera l'àme des hommes; dédaigneuse des galants musqués, elle aura l'ambition de régner sur des âmes grandes et fortes. « On ne sait servir sa maîtresse que comme on sait servir la vertu. » Une femme honnête et aimable, qui soutient l'amour par le respect, envoie les hommes « d'un signe au bout du monde, au combat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît. Cet empire est beau, ce me semble, et vaut ]»ien la peine d'être acheté. » Sophie aime la parure et s'y entend ; le gouverneur d'Emile n'a pas dédaigné la coquetterie sous l'habit arménien. Avec un soin minutieux, dans ses lettres à3Ime Boy, il en choisit la four- rure, l'étoffe, la garniture; il fait venir de Lyon lacets jaunes pour les brodequins, soies choisies sur échantillon, pour la ceinture et ses franges assorties à la houppe du bonnet fourré qui couronne l'ajustement. L'élégance du costume en fera passer l'originalité exotique au temple, où il attire les regards. Jean-Jacques est mécontent de la plupart de ses portraits : Ramsay lui a donné l'air farouche d'un cyclope, et Fiquet celui d'un petit crispin doucereux et grimacier. « Mais il y a un por- trait d<; moi très ressemblant dans rappartement de Mme la maréchale de- Luxembourg», un pastel de Latour [17 . Rousseau le signale à un admirateur nîmois, désireux de placer dans sa l)ibliolhèque le laisfe en marbre du pbilosoplie. .\ cet effet il lui envoie, non sans relouches, deux profils faits par une manière (Ir iicintic qui a passé à NeucbAtf'l (ITOo). « Je prends peu SOPHIE 15 rrintéivt à ma figure «, j'en prends peu même à mes livres (ITGi). » 11 n'aime pas les caractères « de parade » ; « si Alexandre eùl été en eO'et ce qu'il affectait de paraître, il n'eût point songé à son portrait ni à sa statue ». Jean-Jacc{ues est scAcre pour Alexandre. Il lui est indifîérent de voir ses traits répandus en Angleterre, Hollande, Italie; néanmoins il note avec dépit que le buste en marbre destiné à la bibliothèque de M. Laliaud («j'ignore s'il aune bibliothèque et si c'est un meuble à son usage ») s'est borné à uneinauvaise esquisse en terre, sur laquelle a été gravé « un portrait hideux, qui ne laisse pas de courir sous mon nom, comme s'il avait avec moi quelque ressemblance ». Mais qu'importent les linéaments du visage auprès de « l'effigie intérieure »? Rousseau envoie l'effigie inté- rieure, comme les profils, à M. Laliaud. « C'est dans le vif amour du juste et du vrai, c'est dans les penchants bons et hon- nêtes... que je voudrais vous faire aimer ce qui est véritable- ment moi. » Dans le cinquième livre, non le moins intéressant, Rousseau manque parfois de tact [19]. Sophie et Emile luttent de vitesse à la course en souvenir de Sparte''; la jeune fille est « plus curieuse d'étaler une jambe fine aux yeux » de son fiancé que de remporter le prix de la lutte, nn gâteau pourtant. Témoin de leurs innocentes amours, « tant d'images charmantes m'enivrent moi-même... Le délire qu'elles me causent m'empêche de les lier » et de les choisir. Le goût de Rousseau a des éclipses. « Entre Dieu et lui », il est capable de tous les héro'ismes; entre son imagination et lui, de toutes les délicatesses. Que de finesses de cœur dans ses analyses de sentiments, surtout de l'amitié et de l'amour! Emile est irrité contre une épouse infidèle : « Eh! malheureux, de qui veux-tu te venger?... fais-lui, s'il se peut, quelque mal que tu ne sentes pas! » AVolmar dit de Julie : « Un voile de a. Bon noiiiltrc dv ses Irttrcs sonL loin ilc ijuilagrr cet avis [ibj. Su cur- ic'spondaiicc avec les libraires témoigne des soins légitimes donnés à ses ouvrages. 6. « Les femmes ne sont pas faites pour courir; quand elles fuient, c-'esl pour être atteintes. La course... est la seule (chose) qu'elles fassent de mauvaise grâce : leurs coudes en ariièrc et collés contre leur corps... les hauts talons sur lesquels elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles iiui voudraient courir sans sauli'r' « 16 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU sagesse et d'honneur fait tant de replis autour de son cœur qu'il n'est plus possible à l'œil humain d'y pénétrer, pas même au sien propre. » La plupart des lettres de la quatrième et de la sixième partie de VHélo'ise sont empreintes d'une exquise déli- catesse "; quand la passion personnelle de Rousseau est enjeu, il n'en est pas toujoui's ainsi. En 1740. il s'éprend à Lyon de Mlle Serre; « amant passionné ». il s'engage à lui faire connaître « la véritable félicité »... « Je sais de source certaine que vous avez eu des liaisons, je sais même le nom de l'heureux mortel qui trouva l'art de se faire écouter... » Saint-Preux est un séduc- teur plus adroit et mieux appris. Avec son charme accoutumé, l'auteur à' Emile a décrit le plaisir des voyages à pied, en homme épris des beautés de la nature. Pour le lecteur compagnon de route de Jean-Jacques, ce plaisir est mêlé; le chemin suivi à ses côtés offre des perspec- tives admirables, des vues profondes, des recoins de paysages ravissants de pittoresque ou de fraîcheur; mais il est semé de rocailles, de fondrières qui obligent le voyageur à ramener son regard des beautés environnantes sur ses pieds menacés de faux pas blessants. Au moment où nous admirons le plus l'auteur et l'aimons pour le plaisir qu'il nous donne, il nous contraint tout à coup de nous détourner de lui; il chagrine notre affection comm(> une note fausse dans une mélodie blesse l'oreille. a. (' Gomment l"avocat des sau\ages a-t-il développi' taiil de didicatessos... que la société seule » a pu favoriser? (Duclos.) « 11 y a des secrets que trois amis doivent savoir et qu'ils ne peuvent se dire que deux à deux. » Délicatesse et grâce : « Emile rougit pn-sque de savoir quelque cliose que Sophie ne sait pas... Quand il peut obtenir de donner ses leçons à genoux devant elle, qu"Emile est content ! il eioit voir les cieux ouverts, dépendant, cette situation, ])lus gênante jiour l'écolière que pour le maître, n'est j)as la jtlus lavornlile ii rinsiruclion. On ne sait pas trop alors que l'aire de ses yeux ])oui' t'xilcr cciix (|ui les jxjursuivent, et (juand ils se l'encontrent, la leçon n'en va jias mieux. » Cf IV, l'IlT:. Julie et Saiid-I'reux se regardent tour à tour. BEAUTÉS CARACTÉRISTIQUES 17 11 IJEAUTÉS CARACTÉRISTIQUES En dépit des iiiéL;alil(''s, la leclure de V Emile est une des plus attachantes que l'on puisse faire; les beautés de tout genre abondent dans ce « magasin de diamants » (Dalembert). « C'est à toi que je m'adresse, tendre et prévoyante mère [20].» Cet appel auxmères parti de lûme de Rousseau ne laisse personne inditîérent. Les pages concernant les soins à donner aux enfants au berceau, les passions de l'enfant naissant, l'art de les réprimer ou de les prévenir, la nécessité de mettre en équilibre pour être heureux les appétits et les facultés, les inconvénients d'une prévoyance excessive, sont riches de réflexions pénétrantes, de peintures de maître. Quel charme dans celle de l'enfant fait, si pleine de vie, de grâce, de sensibilité! Les vingt-cinq premières pages du cinquième livre offrent le même intérêt [21]. Rousseau a pu être sollicité à écrire VEmile par ses instincts de précepteur et là-propos d'un traité d'éducation à une époque où médecins cl philosophes avaient mis ces questions en faveur; il y a été engagé aussi par sa sympathie pour l'enfant. Jamais l'enfant n"a fait souffrir même en imagination l'ombrageux Rousseau. L'homme qui a écrit les dernières pages du second livre ne pouvait pas ne point regretter d'avoir privé son foyer de ces douces impressions. « Lecteurs, vous pouvez m'en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes anu'n'es et lien sera jamais consolé «. » « Toujours raisonner est la manie des petits esprits. Les a. Soiin-c du fliarmc goùti' à cont('nip'.(M' uno bollo cnfanco, page l'xquisL' (le poésie ot do sentiment (II, 130). Cf II, 40: « Aimez l'enfance, », etc., • •t Xll, IGi : (. Hoiirenx qui peut élever se.s enfants sous ses yeux!... Pour le vrai Ijoiiheur de la vie, il en a la source auprès de lui. » « Je vois un l)elit enfant de cinq à six ans qui serrait mes genoux de toute sa force en me regardant d"un air si familier et si caressant que mes entrailles s"émurrni ; jr me disais : « Ces', ainsi que j'aurais été traité des miens. » [.\eiivii.'mc Promenade.) 2 18 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU ànies fortes ont bien un autre langage » : celui des signes, qui frappe l'imagination et dont l'éloquence antique a tiré de si puissants effets (II, 295). et surtout le langage du cœur. Tout ce qui doit aller au cœur doit en partir. Ainsi Rousseau prévient la sécheresse d'une éducation trop préoccupée de lintérèt. « Je mettrai dans mes yeux, dans mon accent, dans mon geste, l'enthousiasme que je lui veux inspirer... Je m'attendrirai et il sera ému;... je ne serai point long et diffus en froides maximes, mais abondant en sentiments qui débordent; ma raison sera grave,... mais mon cœur n'aura jamais assez dit. » Dans un siècle où règne, à côté de la sensibilité humanitaire, un esprit scien- tifique, froid et raisonneur. Rousseau plaide par l'exemple la cause de l'imagination et du sentiment : assez d'autres éclairent les esprits, lui réchauffe les âmes. Et c'est pour cela qu'il est écouté [22]. Que d'apprêts à cette éducation à grand appareil et à scènes publiques!... Le danger de ces fictions est qu'Emile s'en aperçoive. « Un seul mensonge avéré du maître à l'élève rui- nerait tout le fruit de l'éducation. » En retour, ces leçons de choses, tirées d'agencements appropriés, donnent à l'ouvrage l'attrait de la forme dramatique. Trop de paroles, pas assez d'action, est un des reproches de Rousseau à la scène française. Aux maximes il préfère les enseignements de l'expérience; peu touché de l'esprit didactique, il remplace les pavots du sermon par des exemples et des aventures où son imagination inventive se complaît. Veut-il apprendre à Emile à s'orienter, il l'égaré dans la foret de Montmorency et cette promenade mouvementée (|ui. sans la direction de l'ombre, aurait jtrolongé un jeune déjà inquiet, lui fait estimer Tastronomie. La fin tragique des fèves jdantécs indûment sur 1<' semis de melons du jardinier Robert lionne à l'Emile une leçon particulièrement intéressante dans la bouche (le ri'conomiste partageur de \'//n'';/(ilil('. QueUpiefois ce sont des dialogues ou des anecdotes personnelles : «. Pour bien faire ce livre il faut que je le fasse avec plaisir; » le lecteur lui accorde volontiers ce plaisir et en profite (II, 106, 79). Pourquoi Emile, riche et noble, doit-il api)rendre un métier"? K< A'ous vous fiez à l'oidre .letin'l de |;i société, sans songer que cet ordre est sujel à de> ri'\ ululions in('\ il.ibles... Tout ce qu'ont BEAUTÉS CARACTÉRISTIQUES 19 fait les hommes, les liummes peuvent le détruiie. 11 n'y a de caractères ineffaçables que ceux qu'imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs... » Eu ce développement, dont la vérité égale l'élévation, l'éducateur et le philosophe sont dignes l'un de l'autre (11. IGo"). Rousseau, invité à appliquer la méthode de \' Emile, s'y serait refusé. Il veut bien mettre la main à la plume, mais non à l'œuvre ; sa défiance prudente en fait la déclaration publique. On ne trouve pas trace, en etïet, des fantaisies systématiques et des procédés artificiels de VÉmile dans le Projet pour l'éducation de M. de Sainte-Marie, programme pratique d'un réel instituteur [a'i]. Les chimères sont également absentes de ses préceptes sur l'Education publique. « L'éducation doit donner aux âmes la forme natio- nale. » (Y, 249.) Elle sera confiée à des maîtres laïques, à des citoyens capables de former aux vertus civiques, sous la haute direction de magistrats du premier rang [24]. «On doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation des enfants qu'elle importe à l'Etat encore plus qu'aux pères; car, selon le cours de la nature, la mort du père lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets. » (III, 292.) « L'enfant en ouvrant les yeux doit voir la patrie, et jusqu'à la mort ne doit plus voir qu'elle. » «... le doux air de la patrie plus suave que les parfums de l'Orient. » Uhi bene, ibi patria, « exécrable proverbe». L'amour de la patrie identifié avec celui des lois nationales et de la liberté est une des idées maîtresses de Rousseau [aSj.Il insiste à ce titre sur l'utilité d'une religion natio- nale. L'éducation prime l'instruction : m A quoi sert à un homme le savoir de Yarron, si d'ailleurs il ne sait pas penser juste ? S'il a eu le malheur de laisser corrompre son cœur, les sciences sont dans sa tète comme autant d'armes entre les nuiins d'un furieux 26 . :» llelvétius est d'une autre école. « L'esprit est 1(.' premier des avantages » et supérieur à la probité pour le mérite et le bonheur. Rousseau ne veut pas que les riches et les pauvres soient élevés différemment et séparément. « Tous étant égaux par la constitution de l'Étal doivent être élevés ensemble et de la même 20 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU manière, et si l'on ne peut établir une éducation publique tout h fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer. » Dans chaque collège, il conviendrait de fonder des a bourses » accordées aux enfants des citoyens pauvres qui auraient bien mérité de la patrie, non comme une aumône, mais en récompensedes services des pères. Les boursiers seraient appelés « enfants de l'Etat » et distingués par une marque hono- rable qui leur donnerait la préséance sur les autres enfants de leur âge, sans excepter ceux des grands. L'instruction des enfants peut être domestique et particulière; mais les jeux doivent toujours être publics etcommuns à tous. « 11 s'agit de les accoutumer de bonne heure à la règle, à l'égalité, à la fraternité, aux concurrences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens et à désirer l'approbation publique [27]. » Beaucoup de jeux publics où « la bonne mère patrie se plaise à voir jouer ses enfants ». 11 n'y a de pure joie que la joie publique. Ne pas favoriser les changements de condition, mais contribuer H rendre heureux chacun dans la sienne, et surtout empêcher que la plus heureuse de toutes, celle de villageois dans un Etat libre, ne se dépeuple en faveur des autres [28]. Le paysan doit s'estimer au-dessus de ces petits parvenus qui viennent briller un moment dans leur village et « ternir leurs parents de leur éclat ». Laissez les campagnards à la campagne {Discours de Dijon) — l'Etat a plus besoin de laboureurs et de citoyens que de philoso- phes — et l'homme du peuple dans sa sphère. Rousseau n'est pas, comme on le lui a reproché, opposé à l'instruction du peuple [•29] ; juais il demande pour lui, avec la connaissance de ses droits, une instruction appropriée. 11 regrette de voir une foule d'au- teurs élémentaires, compilateurs encyclopédistes, introduire dans le sanctuaire des sciences « une populace indigne d'en appro- cher». Ce ton violent est en harmonie avec l'esprit d'un discours dont lapulugisle écrit: « 11 vaudrait encore mieux ressemJjler à une brebis (pi'à un mauvais ange » et « brouter l'herbe dans les champs que s'entre-dévorer dans les villes». Retenons ici la jus- tesse de la pensée de Rousseau sur l'éducation professionnelle. « Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificaleur, un géomètre subalterne, serai t peut-être devenu un gi'andfabricateurd'étolfes.» Encoiii'agt'ons au village les excrcircs niiiitair(>s. >< (linq sous BEAUTÉS CARACTÉRISTIQUES -21 de praye ot la peur des coups de canne » ne sauraient produire une émulation pareille à celle d'hommes libres sous les armes, en présence des voisins, des parents, des amis. Rousseau méprise le métier du soldat mercenaire, se louant à bon compte pour aller tuer des gens qui ne lui ont pas fait de mal. Il faut des défenseurs à l'Etat, mais « tous les citoyens doivent être soldats par devoir, aucun par métier » [3o]. C'est une inconséquence de ne récompenser dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d'eux. « L'homme de bien peut être lier de sa vertu, parce qu'elle est à lui ; mais de quoi l'homme d'esprit est-il fier? Qu'a fait Racine pour n'être pas Pradon? Qu'a fait Boileau pour n'être pas Cotin? » Les récom- penses données à des enfants applaudis dans un acte public, au collège, sont des amorces à l'intérêt et à la vanité (II, 2I(i). Apprenons aux hommes, dès l'enfance, à n'apercevoir leui- propre existence que comme une partie de celle de l'État; le moi humain, concentré dans le cœur, y acquiert « la méprisable acti- vité qui absorlte toute vertu et fait la vie des petites Ames ». Belle pensée puisée dans les souvenirs de la philosophie stoï- cienne et dans un vif sentiment de la solidarité sociale. Il con- damne ainsi lui-même ses théories de la vertu négative et de l'amour de soi. Le goût, au sentiment de l'auteur deVÉ/nile. n'est que « la faculté déjuger ce qui plaît ou déplaît au plus grand nombre » C'est l'application à l'esthétique du principe de la volonté géné- rale. Quelqu'un a plus d'esprit que M. de Voltaire, c'est tout le monde; le bon sens vaut mieux que l'esprit même le plus étin- celant. Mais le goût qui juge des chosesde l'art peut-il être assimilé au sens commun? De la définition de Rousseau il résulterait qu'il y a toujours et en tout pays plus de gens de goût que de personnes qui n'en ont pas. pro])Osition flatteuse pour la multitude. Sans être un aristoeralc Uousseau l'a n''futé<> d'avance dans une lettre au P. Lesage (l"'' juillet 175-i). Kn son l'ève de richesse. Itousseau apj)lir indiffiicineiil dans les inalhiMii's dt' la vie, c'est que ji' n'ni jamais fait le l'Oguc ni le fondant dans la |in)sp('rité » ; à Miiiode Warens, 3 mars 1739. Ilonon' parles plus hauts per- sonnages, il reste simple, « liant avec le peuple », serviablo pour tous (Vin, 378). .Malgn'' son étal, nelv('tius, fermier général, fut un bon riche, intègre, collè^^ue eompi'omettanl. M. JIelv('lius « a l'ail un livre dan^'ereux... ses actions valent mieux f|m' ses écrits. Mon chei' Delevre. tâchons d'en faire dire autant de nous » (I75S). llelvélius et ses vnssnux, Vf^s/iril. 4« dis- cours, cli.'i]iitre x\. I. I. p. .'i'!,?)!, '.11'. LE SYSTEME DE L " EMILE 3'» Que (le 2,pns se conlonteni de l'esprit de corps! « Quand un homme parle, c'est pour ainsi dire son habit et non pas lui qui aun sentiment... Donnez-lui tour à tourune longue perruque, un habit d'ordonnance et une croix pectorale, vous l'entendre/, successivement pn^'cher. avec le même zèle, les lois, le despo- tisme et rinquisition. » Croyez-vuus que les gens isolés, indé- pendants, ont au moins un esprit à eux ? autres machines qu'on fait penser par ressorts [IV. i.'iO). Rousseau, en toute con;li- lion. aurait eu son esprit à lui; Emile, façonné sur le maître. n'est pas un «automate m mû par les préjugés, ni un homme quel- conque asservi à la première maxime de la sagesse mondaine : faire commo les anti^es. Observateur désintéressé, il a comparé les divers états, examiné leur esprit sans en être imbu, leurs pas- sions sans partager les préventions ni les vices ; génie original comme on en rencontre dans les petites villes, il a su demeurer une personne, jaloux de son individualité ". Rousseau veut qu'on lise ses ouvrages de docti'ine dans l'ordre inverse de leur composition, en commençant par Y Emile où la pensée du maître est le mieux charpentée et mise au point. L'ajustage du système a pu y gagner, la vérité n'y gagne rien. La clé de voûte n'est pas solide. Si l'homme est bon de nature, comment des bontés individuelles réunies peuvent-elles devenir méchanceté? « Le vin ne donne pas de la méchanceté, il la révèle. )> La société n'est pas la cause efficiente, comme l'est le péché ori- ginel aux yeux du théologien, mais la cause occasionnelle d(> notre malice; loin d'être le poison de la vertu, elle en est plutôt le ferment: les vertus les plus belles naissent des rapports entre les homnu's. Robinson, en son île, est vertueux à bon marché ; la tempérance est facile à cpii n'a rien, et le dévouement, h qui vit seul. Ji'homme étant dépravé par les institutions civiles, « il faut opter entre faire un homme ou un citoyen; car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre «. OueseraEmile?un homme. Il neseradonc pas citoyen? il n'y a ])lus de citoyens; «ces deux mots, patrie et a. Rousseau uttiicln' un ^l'and pii.v au caractèro dans les indi- vidus ot les peuples : loiim r un génie national (V. ^44, M. 424, 426). Phy- siononiif^ h;iniilc des prnplc< nidilcriies : ils sr ressenihlciil lous. 2i LA PSYCHOLOGIE DE .T.-J. ROUSSEAU citoyen, doivent être effacés des langues modernes ^32^.» Celui qui prétend concilier les penchants de la nature et les devoirs sociaux aboutit seulement à être « un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois», c'est-à-dire» rien», car il n'est bon ni pour lui ni pour les autres. Cependant Rousseau nous donne l'assurance que son élève sera homme et tout ce qu'un homme doit être : docile à son prince, utile à ses conci- toyens, tout en demeurant l'homme de la nature. Comment s'ac- commoder de ces inconséquences et de promesses trop belles en l'espèce pour n'être pas des fictions ? (f ... Dès longtemps... j'avais formé un jilan (rédiic-ition bien dif- férente de celle qui est on usage... Une réflexion toute naturelle suffit pour me le rendre h moi-même extrêmement suspect. Une imagi- nation échauffée, à force de retourner un objet. i)eut trouver des choses nouvelles et singulières. Mais un jeune homme sans expé- rience aurait-il bonne grâce à se flatter d'avoir imaginé quelque chose de réellement meilleur que ce qu'une pratique de deux mille ans a fait recevoir unanimement aux hommes les plus savants et les plus expérimentés? » (1749, Mémoire à M. Dupin.) Ces scrupules judicieux ne devaient pas prévaloir. endTOO. sur legoût des nouveautés singulières. Le lauréat de Dijon y avait été encouragé; le génie de l'auteur à' Emile ne sut pas s'en défendre, mais était capable dévoiler les paradoxes de l'éclat de beautés supérieures. Si l'ouvrage, comme méthode d'éducation et traité de la bonté originelle, pèche par les assises, il est excellent dans les conceptions étrangères au système, dans les dévelop- pements extérieurs ou épisodiques. De la source mêlée de limon, mais jaillissant avec force et abondance, de nombreux ruisselets se détachent qui vont couler sur un terrain pur (u'i ils se clarifient en eau limpide et salutaire. (Jrûce à ces dérivations, V/ùni/<\ malgré ses « rêveries », est un trésor de vues favorables à l'édu- cation physique, intellectuelle, morale et mêuu^ politi(|nc de i'iiomme et du citoyen. Houssoau avait le droit d'y voir « le plus utile, le meilleur » de ses écrils cl » le plus important ». La caractf'risli(pir g('Mi(''rale en es! (renseigner à riumniu' à se former lui-même par le libre exeicice de ses faculli's. à redresser les perversions ou [jréveidions sociales selon la règle de la nature. ^ .-fÇ y/ / NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE I 95 NOTES COMPLEMENTAIRES 1. — « Les plaisirs de l'amour sont les plus propres à élever l'âme des peuples et la plus digne récompense des héros et des hommes vertueux. » {De l'Esprit, édition 1827, t. II, p. 137.) L'éducation publique doit s'inspirer de ces principes, p. 473. «La douleur et le plaisir physique est le principe ignoré de toutes les actions des hommes. Rousseau le nie en son Emile, parce qu'il n'a pas médité sérieusement cette question. » [U Homme, Londres, 1773, 2 vol.. t. I, p. 123.) — « Le remords n'est que la prévoyance des peines physiques auxquelles le crime nous expose. » (De l'Esprit.] Sans parler des élucubrations de La Mettrie {Histoire naturelle de l'homnie, l'Homme machine. l'Homme plante], cette pestilence explique le mépris de Rousseau pour la philosophie nouvelle. Helvétius, tout en raaUraitant la morale autant que la monarchie et la religion, garantit (Préface de VEsprit) « la pureté et la droiture des intentions ». 2. — Sparte et Athènes, antithèse dans Rousseau de la vie naturelle et dv la civilisation. Il avait ébauché une histoire de Lacédémone dont la pn''- lace est écrite dans l'esprit du Discours de Dijon. {Jean-Jacques Rousseau. fragments inédits, par Albert Jansen, 1882 ; p. 10.) 3. — Rousseau a la vue basse et pénétrante de près, l'oreille un peu bour- ilonnante depuis 173G, et moralement très sensible : « Encore aujourd'hui (176G), je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie voix de lille... voix argentée de la jeunesse » : l'odorat très éveillé : il se réjouit de ne s(^ntir que la rose et la fleur d'oranger auprès de ses écolières de Cham- béry. Mme de Maintenon aimait jusqu'à la poussière de ses filles de Saint- (lyr: Rousseau aime le menu peuple, mais non son odeur, entoui'é tie manants malpropres dans le bureau empuanti du cadastre (VIII, 133). L'odeur des cadavres l'a obligé de renoncer à ses ('tudes anatomiques à Montpellier. Il sentait toutes les plantes qu'il recueillait et aurait pu fain; une botanique de l'odorat, s'il y avait autant de noms d'odeurs dans li's langues que d'odeurs dans la nature. Il prétendait reconnaître en le flai- rant un livre de médecine : « Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je m'y trompais rarement. » « Les odeurs par elles-mêmes sont des sensations faibles : elles ébranlent plus l'imagination que les sens et n'affectent pas tant par ce qu'elles donnent que par ce{|u'elles font attendre,» etc. (II, 128.)Ladéli- catesscde l'odorat s'alliait bien chez Rousseau à la vivacité de l'imagination. 4.— Ne substituez le signe à la chose que quand il vous est iuqiossible de la montrer (c'est le principe des leçons de choses); évitez que l'autorité 90 NOTES COMPLKMENTAIRES paralyse la raison. — Conimo Montaigne, Rousseau veut donner h son élève un espi'it ouvert et instruisable ; il ne s'agit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût pour les aimer et des méthodes pour li's apprendre. Peu lire et beaucoup penser à ses lectures, pour bien digérer les choses et les mouler à sa tête. (Rousseau a beaucoup lu, sans bien digérer ; sa tète était d'un moule tout particutier ) L'enfant amassant des coquilles (II, 142|. — Le grand secret de l'éducation est de faire que les exercices du corps et ceux cïe l'esprit servent toujours de délassement les uns aux autres. — « Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant hommes, et non ce qu'ils doivent oublier » (I, i'6). Ce développement de Ylnégalitf' annonce VEmile: les langues mortes, la versification latine, l'instruction civique et morale y sont visées. — Vertu éducative du dessin (II, 114), des sciences naturelles (VI, 43). Passage piquant sur le savoir de pacotille (II, 134): souvenir d'un examen subi (lT.j.5), en présence d'amis, par le jeune d'Épinay, et avec succès, grâce à la petite sœur qui le souffle même sur une question de syntaxe latine. M. d'Epinay récompense son fils d'un vêtement de velours cerise, avec parements superbes; le jeune homme cherche aie faire admirer de Rousseau : « Monsieur, je ne me connais pas en clinquant, je ne me connais qu'en hommes. J'étais très disposé tout à l'heure à causer avec vous; mais je ne le suis plus. » A Genève (17o8), son beau costume de velours et ses dentelles lui attirent des railleries. Un jour, le véné- rable Abauzit, dont l'unique servante est sortie, le reconduit chez sa mère. « Lorsqu'il a vu ce vertueux citoyen recevoir les bénédictions du peuple en passant dans les rues, il ne lui a pas été difficile d'apprécier son bel habit à sa juste valeur. » {Mémoires rie Mme d'Epinay, P. Boiteau, 2 vol., 1865; 2" partie, p. 55 et 444.) 5. — Cf. Héloïse, 2« partie, lettre 2T« (IV, 210). Ces pages sont de celles qui font le mieux aimer Rousseau. La bonté compatissante d'Emile est celle de Jui e, 5" partie, lettre 2« (IV, 371). 6. — II, 210; Ci Le Parle feuille de Mr7}e Du pin , par de ViLLENEUVE-GriBEnT Paris, 1884; Mémoire à M. Dupin, p. 409; appréciation remarquable des historiens anciens. En général, Rousseau a bien parlé de l'histoire qu'il a en h ute estime. 7. — Deux pages plus haut, il en donne une toute dilTérente (II, 214). A Van'c d'un compromis original, Rousseau concilie l'humilité de l'homme, sujet aux faiblesses de l'espèce, avec l'orgueil de l'individu, fier de sa supériorité personnelle, due au méi)ris des préjugés. 8. — L'union sera bien assortie : Emile s'était épris par avance des perfections d'une Sophie imaginaire; Sophie, « i)oint formée pour un homme de son siècle », était amoureuse de Télémaque. « Est-ce ma faute si j'aime ce qui n'est pas? » Elle trouve dans l'élève de Jean-Jacques le Téli>maque rêvé. « Sophie sera chaste et honnête jusqu'à son dernier soupir; elle l'a uié dans le fond de son âme, et elle l'a juré dans un temps où elle sen- tait déjà tout ce qu'un tel serment coûte à tenir; elle l'a juré. . etc. » Rousseau a oublié; ce serment : le séjour corrupteur de Paris a tout perdu. Sophie coupable! esl-ce là le fruit de r('ducalion de la nature? A cette remarque de Bernardin de Saint-i'ieri'e Rousseau lait une ré'pons(> évasive. 11 a sacrifii' la v(,'i'tu de Sophie à sa nn-sesliiue des grandes villes : apostrophe à Paris, II, 3i'«. « J'ainieiais luieux lialiiler le trou iliin des lapins de cette nu CHAI'ITKK I 27 garonne que le plus bel appartoiDont de Ldiidies «; à iluiiie, ±d mars ITOG. — Le supph'iaent de VE/mle {Les Solitaires) est roiiiaiiesque et réaliste. Emile, séparé de Sophie qui l'a trompé, lui abandonne son enfant, va courir b; monde et tombe aux mains des pirates d'Alger (III, 2o}. Habitué à travailler et à céder à la nécessité, il déploie au bagne du Dey les qua- lités morales que lui a données son précepteur et une intrépidité digne de Cervantes. Le dénouement projeté- des Solitaires était de pur roman (III. 32). 9. — Il est débrouillard et habile à. se servir de ses mains. Éinilc est menuisier, luthier, facteur; il accommode et accorde le clavecin de Sophie. A Gènes, Rousseau a préféré faire ses 21 jours au Lazaret et s'y installe en Robinson ingénieux (VIII, 200). Il est d'ailleurs peu difficile : on le voit à son donjon « sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que celui de mon cœur », a\ant de l'avoir agencé, paré de verdure et de lleurs. 10. — Le vrai mérite n'en a pas besoin. Rousseau dédaigne le brillant comme l'opinion ; fi du clinquant et des faux-semblants de toute sorte. A Coindet qui lui a envoyé de beaux couverts, 29 juillet 1767 : « Je n'aime pas votre argent haché; je veux que les choses soient ce qu'elles paraissent : de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuilljers d'étain. » 1 1. — Telle que Duclos l'a définie (II, 311). Politesse de Saint-Preux (IV, 30 i). Rousseau se défie de certaine politesse frelatée. « Plus l'intérieur se corrompt et plus l'extérieur se compose. » Il évite les gens à façon avec qui l'on ne peut être librement badin sans paraître grossier (XII, 164). « ...toujours le grand cérémonial et toujours M. Don Japhet. » Il se serait entendu avec Mme Sans-Gène, tout en appréciant la politesse française, égale- ment éloignée de la rusticité tudesquc et de la pantomime ultramontaine. 12. — Mieux quele petit bonliomme qui, en prenant médecine, se souvient d'Alexandre (II, 79), Emile sentira la beauté du trait, et Rousseau l'imitera. Il a confiance en Sauttern,à Pontarlier, comme le roi de Macédoine au méde- cin Philippe; trait rappelé 2 fois (IX. 53, et XII, 130). Scévola, Coriolan Alexandre : Jean-.Jacques est l'élève des héros antiques. Martyr volontaire de la vérité, il n'a point songé à Curtius se jetant dans le goulfre. i3. — Les femmes sont de grands enfants, même après la crise qui d'un garçon commence à faire un homme ; elles ont d'ailleurs les mêmes facultés et ne diffèrent de l'autre sexe que du plus au moins (II, 181, 328). L'homme ne peut rendre la femme heureuse, ni l'être, qu'en la laissant égale à lui. Le meilleur moyen de la guérir de ses caprices est de ne pas les contrarier. L'ascendant des femmes est « un présent ciuc leur a fait la nature pour le bonheur du genre humain ». Que d'avantages en résulte- raient si elles recevaient une meilleure éducation! (I, 13.) « Sexe toujours esclave ou tyran, que l'homme opprime ou qu'il adore. » Serim padrona. L'art de Sophie sera de régler à son avantage la proportion de ces deux termes. Rousseau écrit à Mme Latour (21 novembre 1762) : « Oui, vous êtes femme; je le sens à votre ascendant sur moi, je le sensi à votre adresse. » — Exercez d'abord les filles à la contrainte : elles seront toute leur vie asservies à la gêne des bienséances. « La dépendance étant un état naturel aux femmes, les filles se senteni faites pour oln'ir. » La femme yS NOTES COMPLÉMENTAIRES gouverne l'homme en lui obéissant. « Le IVut Samson n'i-tait pas si fint que Dalila. »> 14. — « La vanité de l'homme est la source de ses plus grandes peines, » aussi Rousseau combat-il dans son élève cette « bêtise de l'amour-propre ». En serait-il autrement pour la femme? (II, 33o.i Mme de Wolmar, dans l'édu- cation de sa fille et celle de ses garçons, suit des principes diflerents (IV, 402). Grâce aux qualités morales et domestiques de Julie, plusieurs lettres de ïHéloïse sont indirectement un traité d'éducation féminine, IJ« partie, lettre 2', Julie et la mode. i5. — Même pensée dans Y Education publique (1763) de Diderot ou de Crevier. « En vain s'efforce-t-on de perfectionner l'éducation des garçons, si l'on ne songe etïîcacement à réformer celle des filles... De la façon dont on élève les femmes, il est absurde d'espérer que les jeunes gens deviennent jamais avec elles des hommes sages, appliqués, patriotes, encore moins de grands hommes dans aucun genre... » Elles sont aussi incapables de donner des citoyens et des défenseurs à la patrie 0 que leurs épagneuls de produire des lions, ou leurs serins des aigles »... « Alors nous aurons des femmes instruites et non d'agréables perroquets, des femmes honnêtes et non de jolies marionnettes, des femmes actives et capables d'inspirer aux hommes la noble émulation des vertus et non des pagodes parées qui ne veulent que leur encens. » 16. — Rousseau enseigne la morale de même manière à Emile et à Sophie, à l'aide d'un catéchisme rectifié (II, 349. 3.i3|. Cf Mémoire à M. Dupin. p. 370. — « Ici, on se ruine pour mettre sa lîlle en état d'entrer dans le sérail et puis on la blâme de répondre à la vocation qu'on lui a donnée. » (Mme de Créqui, 1762.) Vos mœurs, écrit-elle à Rousseau, diffèrent de celles « de nos philosophes » (1762); aussi estime-t-elle impossible qu'il ait écrit 6 volumes de VHeloïse « qui ne tiendraient qu'à l'érudition du coucher ». Sa dévotion lui a interdit de lire tout le roman, mais seulement les 3 der- niers volumes, a et la mort do votre héroïne qui fend le cœur et me paraît mourir en sainte » (16 février 1761). 17. — Ce pastel n'est pas du goât de Diderot. Il y cherchait le Caton. le Brutus de notre âge: il y trouve l'autt'ur du Devin de village, bien habilh-, bien peigné, bien poudré, avec perrui[ue à boudins et ne ré])ondant guèti- au vers de Marmontel : Sages, arrêtez-vous ; gens du monde, passez. Laloui-, sans avoir voulu peindre un Rousseau des dimanches, l'a pris dans un de ses nmments les plus gracieux. Jean-Jacques était satisfait du ciioix de l'artiste. Eu 1764 (XI, 162), « M. tb- La Tour » lui oITre un double de « cet admirable portrait qui me renil en quelque sorte l'ctriginal respec- table : il sera sous mes yeux tous les jours de ma vie : il i)arlera sans cesse à mon cœur ; il sera transmis ai)rès iiioi dans ma famille... » Le premier pastel avait été exposé au Salon. A Mutiers ( 176;i), il ferme sa porte aux visiteurs. Toutefois, M. Liolard. dont le voyage « se rapporte plus à moi qu'à lui », mi'-rite une exreplioii et il l'aura : il vient faire son portiait. De même, sur la recommandalion de d T.selierny (1764), il avait prêli' sa tète à un miniatuiisle, Valaiierta. qui en lépandra des copies en Italie. DU CHAPITRE I 29 i8. — Le costume arinénion lui va beaucoup mieux que l'habit à la fran- çaise (à Duchesne, 21 août 1703). Les deux portraits préparés en vue d'une édition générale de ses œuvres le repré'senteront en Arménien. Instructions détaillées au graveur sur son habillement : bonnet avec fourrure de martre, petit-gris, agneau de Tartarie, etc. Dolman, cafetan doublé et bordé en hiver (le renard de Sibérie, bonnet fourré do même. Il fait retoucher une fourrure du bonnet ébouriffée et en pointe, se félicite d'une épreuve « parfaitement belle ». 11 n'a pas la « fatuité » d'offrir son portrait, mais est flatté qu'on se le procure. Daniel Roguin (mars 1763) a jeté les yeux avec indifférence sur une gravure de l'Arménien. « Vous me permettrez de vous dire que cette discrétion était pour moi un peu hujniliantc. » Le 19 mars 1771, il renvoie à un admirateur « le singulier cadeau » fait à sa femme d'une figure odieuse, « monument de la méchanceté de mes ennemis ». (Str.-M., 1861, p. 17.) Liotard, comme Ramsay, étaitgagné à ses ennemis. Que Rey s'adresse il M. de La Tour (1770). Il ne lui sera pas difficile de trouver des exem- plaires des deux gravures faites par les soins de Duchesne, l'une en habit français, l'autre en Arménien. « Tout le royaume en fourmille. » {Lettres inédites de Jean-Jaeques Rousseau à Miche! Ri'y, par Bosscha, Amsterdam, Paris, 1758, p. 210, ±'X-\.) 11 demande à Rey qu'au-dessous de son portrait sa devise soit placée dans une couronne de chêne. « Ce sera une galanti'rie que vous ferez à l'original et dont il ne se croit pas indigne. » (26 mai 1764.) Cf à Coindet, 27 avril 176.5. — » A ce gracieux portrait (de Ramsay) on a mis pour pendant celui de David Hume, qui réellement a la tète d'un cyclope et à qui l'on donne un aii- charmant. » ( 1770.) En mar.s 1706, il était enchanté lie l'ouvrage du peintre anglais. « Le l'oi (d'Angleterre) a voulu le voir. » A Coignet lui montrant plusieurs de ses portraits gravés il dit que les gra- veurs ont cherché à le rendre hideux et qu'il n'aurait jamais fait son ami du porteur d'une telle figure. Rousseau se méconnaît dans des images pourtant fidèles. Le Rousseau du Devin et celui de Tryc ne pouvaient se ressembler: front ridé, joues creusées par la souffrance et les passions; air farouche déjà noté par Mme d'Épinay en 1747. Les « assez vilaines dents » de la vingtième année sont devenues des « dents horribles »; la vieillesse n'embellit personne. Rousseau est multiforme par les dehors comme au dedans ; ses divers portraits ne se ressemblent pas et lui ressemblent. A l'exception de M. de Buflon qui répond plus à l'idée d'un maréchal de France qu'àcelle d'un philosoj^lie, Rousseau « a les façons d'un homme du monde plus (pi'aucun des Icttrt'S d'ici ». (Hume à Blaii", 20 décembi'e 1705.) Un garçon du suisse, à la porte Maillot, lui parle avec une familiarité affectueuse : « Hé ! mon pauvre bonhomme... »: il le prenait depuis longtemps pour un homme de quelque état mécanique, comme l'hùtesso de sa jeunesse pour un garçoi' serrurier: Jean-Jacques ri'pond à cet accueil bonnement, avec la même simplicité. Le gentleman de Hume avait, selon Bei'nardin de Saint-Pierre, témoin de la petite scène, la tournure d'un paysan proprement vêtu (1770); le pastel de La Tour était d'un aulre air. 19. — Mme de Slaêl regrette que Julie nielle de la iin'thode dans sa pas- sion et prenne d'avance la résolution d'être coupable ; il fallait que l'excès de sa passion fût son excuse. « Ses sermons continuels à Saint-Preux sont déplacés: une femme coupable peut aimer la vertu, mais il ne lui est pas permis de la prêciier. C'est avec un sentiment de tristesse <'t de regret que ce mot doit sortir de sa bouche. » (Lettres sur les écrits et le caractère de Rousseau, 17SS.) Allusion uialiieureuse de Muie de Wolmar aux amours 30 NOTES COMPLÉMENTAIRES ancillaires qui peuvent tenter Saint-Pieux (V, 22, 30). — « Mon cœur trop tendre a besoin d'amour, mes sens n'ont aucun besoin d'amant. » (Julio à Saint-Preux, IV, 31.) Rousseau enfant avait de l'esprit: Adieu rùti! L'homme en a dans ses boutades, dans sa correspondance (XI, 91, 107, 171, 207) et l'auteur un peu partout, même dans le Contrat social (III, 308, 309). Il ne lui coûte rien d'en prêter à ses personnages. (Critique dos mœurs Françaises, les Parisiennes, le théâtre, l'Opéra, IV, 1G8, 182, 193, 198.) Il raille (IV, 2u7), ou persifle agréablement, jamais avec âcreté méchante. Str-M. 1861, p. 388, lettre « charmante » de Rousseau au maréchal de Luxem- bourg, 20 octobre 1761, en réponse à une feuille de papier blanc; p. 396, lettre à Bitaubé (ironie) ; P.-S. de la lettre à Coindet, p. 44o : X, 215, à Cartier, le bon patriote de Genève qui le tutoie (10 juillet 1759). « Sel attique » et plaisanterie fine de la Vision de Pierre de la Montagne (IX, 04). Le Frontin de Narcisse et le suisse Jacquard des Prisonniers de guerre ont quelques bons traits. Marton (V, 127) rappelle moins Molière que \ Inégalité. Au chevalier Valère : « Eh ! monsieur, vous êtes peut-être le seul de votre ordre qui la connaissiez » (la honte). Rousseau est mieux fait pour la passion que pour l'enjouement. Mme de Staël a cri- tiqué les plaisanteries de Claire, souvent médiocres ; l'auteur semble avoir pressenti le reproche à. « celte bonne Suissesse » gaie pour elle- même, non pour être applaudie (IV, 286). La manie de l'esprit a de la grâce chez les Français ; « de tous les peuples du monde, c'est à nous (Suisses) qu'elle sied le moins. » (IV, 163.) En dehors des plaisanteries, Claire est d'une gaieté charmante (IV, 283), dont la vivacité tranche sur la physionomie mélancolique de Mme de Wolmar. Grimm n'estime pas fort galant que le précepteur et la cousine, à l'Elysée, se lancent à la tête des noyaux de pèches : on leur passerait des noyaux de cerises, du cerisier du peintre Baudoin. lia le ton galant un peu lourd. A Mme Latour, 27 janvier 1763 ; allusions mythologiques. — « Bonjour la mère aux ours ; vous avez grand tort de n'être pas ici, car j'ai le museau tout frais tondu » ; à Mme d'Épinay, 16 août 1757 (sa barbe est d'une extrême rudesse qui gâte vite les rasoirs fins). Théocrite fait offrir de petits ours à la blanche Galathée par Polyphème le Cyclope, sans manquer aux Grâces. 20. — Mme de Chenonceaux. — « Cher Saint-Brisson, un fils brouillé avec sa mère a toujours tort, etc.. » (XI, 151, 194.) Si un enfant était assez déna- turé pour man({uer à sa mère, « on devrait se hâter d'étouffer ce misé- rable comme un monstre indigne do voir le jour. » « L'enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu'il le doit. » Rousseau aurait aimé tcmlnineut la sienne, à en juger par son alfeclion pour la tante Gonceru. 21. — Rousseau a finement maïqué la différence des caractères dans la petite fille et le ]>L'lit garçon ; l'âge laisse subsister ces différences. A la pre- mière entrevue d'Emile et de Sophie, « Emile, occupé de sa faim ou de ses réponses, la salue, parle et mange. » Rien ici du premier regard, coup de foudre décisif. Primitif encore â ti. ans et un ]jeu lourdaud, les finesses lui échappent. A cotte petite scène (II, 392), « Emile est le seul qui n'y a rien compris «. « Emile n'entend rien à cette délicatesse. » Il sera aisé à Sophie d'user sur lui de son art. 11. — Il est decoux qui à la locturedes anciens prennent» cet intérêt de l'àiiir que la iiii''lh(Hlc ri je (•uiM|i;i> on! oh.issi'' do nus l'orils iiindornes » DU CHAPITRE I 31 (X, 111)- Dans riiislûire, où « la critique d'érudition absorbe tout », il cher- che surtout rinstruction morale (II, 128, note). D'Alembert (Discours prélimi- naire de VEnrycfopédie) s'élève de même contre l'abus de l'esprit philoso- phique, abstrait et analyste, dans les choses de sentiment. 23. — Dans le second te.xte du Projet de 17 iO (HI, 33), remanié avant d'ètie communiqué à M. Dupin en 1749 {Jeaa-Jarques Rousseau; ses idées sur l'éducation avant l'Emile, par L. Fontaine, Paris, 1884), Rousseau dit qu'il avait « formé un plan d'éducation bien dilïérente ». Il n'en fera pas l'épreuve sur le fds de M. Dupin, mais sur Emile, dans un traité où l'en- thousiasme de Gœthe voit l'Evangile des instituteurs et dont le précepteur de M. de Chenonceaux avait d'avance condanmé la méthode. Auprès de Wh-lcmberg (10 octobre 17G3), Rousseau retombe dans ses « folies » péda- gogiques. Peu importe que la gouvernante soit ignorante à ne savoir pas lire; elle apprendra avec son élève (XI, 94). Rousseau, à Chambéry, ensei- gnait la musique avant de la savoir. 24. — Les maximes d'éducation publique sont tirées des divers écrits de Rousseau, — il ne regarde pas conmie une institution publique « ces risibles établissements qu'on appelle collèges » (I, 7). Les filles n'ont point de collèges: « Quel malheur ! eh ! plût à Dieu qu'il n'y en eût point pour les garçons ! » Ces traits contre les collèges des Jésuites, les seuls que la compagnie puisse lui reprocher, lui ont donni' (juelque appréhension en 1762. 2v — Avec des démentis accidentels, selon son habitude. « L'hoiiimea le droit de renoncer à sa patrie comme à la succession de son père. » Un des reproches adressés à Rousseau était de ne vouloir pas habiter la sienne. Une définition restrictive qu'il donne de la patrie justifie son inditférence à l'égard de Genève; à Pictet, le- mars 1764 (XI, 120). — « Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont ciu'hommes, ils ne sont rien à ses yeux. » « Le patriotisme et l'humanité sont deux vertus inconq^atibles dans leur énergie et surtout chez un peuple entier. » (III, 132, note, et 288.) Mieux inspiré est l'auteur de Y Economie politique H'i L'amour de la patrie est l'amour de l'humanité restreint. » « Les haines nationales s'éteindront, mais ce sera a\ec l'amour de la patrie. » Rousseau regrette que l'amour des hommes en général ait alfaibli l'amour de la patrie, sans méi'iter le reproche de d'Es- cherny d'avoir fait l'éloge du fanatisme national. Cf. V, 241, ±V.). « Les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l'amour de la patrie » et passent i)our clés fables depuis que « ce sentiment qui joint la force de l'amour-propre à toute la beauté de la vertu » est tourné en dérision... « L'amour de la patrie, plus vif et plus délicieux cent fois que celui d'une maîtresse. » (III, 288.) Rousseau s'enivre de son idée; la même sensibilité qui l'exalte ici pour la patrie l'animera contre la sienne. 26. — Gouvernement de Pologne, chapitre 4. Education : « C'est ici l'arti- cleimportant. » Les mœurs doivent passer avant les sciences (III, 37) ; celles-ci donnent « une force dont il est facile d'abuser dans le commerce de la vie, quand on a le cœur mauvais ». En effet, que de mal peut faire un homme armé de toutes les ressources de l'i'loquence, avec un esprit faux et des passions malsaines ! — Rousseau parle avec dédain, des belles-lettres j)ropremrnt dites (critique, po('sii', i'loi(uriii('. tlu'àtrc; il en fi'i'a » une 32 NOTES COMPLEMENTAIRES récréation amusante » pour M. de Sainte-Marie), tout en reconnaissant qu'on est heureux « de trouver des amis et des consolateurs dans son cabinet ». 11 ne s'agit pas de ces « badinages » dans l'éducation d'Emile. — Rousseau précepteur borne l'étude de la philosophie à la logique de Port-Royal (III, 43); précurseur du plan d'études de 1852. 27. — Dans les monarchies « tous les sujets doivent rester isolés et n'avoir rien de commun que l'obéissance ». La force publique y supplée à l'élo- (luence nécessaire aux cités antiques. « Comme on n'a plus rien à dire au peuple, sinon : Donnée de l'argent, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons. Il ne faut assembler personne pour cela: au contraire il faut tenir les sujets épars; c'est la pri'- mière maxime de la politique moderne. » {Essai sur les langues, cliapi- ti-e 20.) « Le bon zèle de ceux qui ont gardé la dévotion à la franchise en demeure sans etl'ect pour ne s'enlreconnaitre point:... ils demeurent tous singuliers en leurs fantaisies. » (La Boétie.) Divide et impera. 28. — Rousseau voudrait « vivifier la campagne et ranimer le zèle éteint du malheureux villageois » (II, 440). « C'est la camijagnequi fait le pays et c'est le peuple de la campagne qui fait la nation. » Comparaison de la vie cham- pêtre et de la vie citadine (IV, 10, 11). Le repas rustique et le repas mondain (II, 162, 163). Il aime à être témoin des scènes familières de la vie cham- pêtre (IX, 397). « Il y a ici (à l'Ermitage) un bon vieillard respectable qui a passé sa vie à travailler et qui, ne le pouvant plus, meurt de faim sur ses vieux jours » ; à Diderot, ITbT (X, l4o). Rousseau lui donne deux sous tous les lundis. « C'est à la campagne qu'on apprend à aimer et servir l'huma- nité: on n'apprend qu'à la mépriser dans les villes. » Rousseau élève Emile à la canq^agne, « loin de la canaille des valets, les derniers des hom- mes après leurs maîtres ». 29. — Reproche suggéré par certaines paroles indiscrètes d'un auteur ten- dre à l'ignorance et dont la pensée connue la conduite a été « sautillante ». Il réserve l'étude des sciences aux grands génies et la refuse aux hommes vulgaires (I, 19, 70). Le satyre se brûlera la barbe au feu de Pro- mèthée (I, 10). Le Père Castel se reprochait d'avoir travaillé trente ans, en ])ure perte, à faire la.guerre à la demi-science; cité par Saint-Marc Girardin. (.7.-7. Rousseau, sa vie et ses ouvrages, 2 vol., 1875, t. I, p. 64.) « Le pauvre n'a pas besoin d'éducation » (II, 20) : celle de son état est forcée: il « peut devenir honnut; de lui-même ». (Le jeune niar(iuis de la Jeannotière, ruiné et délaissé, en a plus appris en un jour qu'il n'avait l'ait auprès de tous ses maîtres.) « Tel homnu) est fait jKiur porter la con- naissance humaine juscju'à son dernier terme : à tel autre il est niênu' funeste de savoir lire. » Joseph de Maistre n'éprouvait pas le besoin d'avoir un valet di' chari'uc; qui sût lire. « N'instruisez point l'enfant du villageois, car il ne lui convient pas d'être instruit. » « Dans l'état civil » on a moins besoin de bras que de tètes, mais « dans la simplicité cham])être », on n'a pas besoin de développer ses facull(''S « pour être heureux » (IV, 396,397). Rappelons à .lean-.Iac([ues qu'il demande; des bourses pour les enfants pauvres et. en faveur des artisans de Genève, une éiliication propre à former la tête et le cœur du citoyen et non seulement les doigts de l'ou- vrier lli'ltn' à 'rromliiu, t~ iiovciiiliri' I7'>H). Il iiesl plus Je tagu^sc un ivgnu L. mUtTu <,Vl, lU.) DU CHAPITRE I c3 ï La voix inléricure dr la vvifu no se fait point entendre au pauvre qui ni' songe qu'à sa misère. » « Le peuple a peu d'idées de ce qui est beau et iionnêle » ; raison de plus pour l'instruire. « Les coutumes sont la morale du peuple. » Rousseau est dur quehjuefois pour son idole. L'auteur de la préface de la lettre projetée à Bordes dit ne pas écrire pour la multitude. « l'our cette fois... j'écris pour le peuple. » (Lettre sur les spectacles, L2i.5.) « Que le vil peui)le en pense ce qu'il voudra (de la fonction de précepteur), l'our moi. etc. » (XH, 174.) Ce ton méprisant messied à Jean-Jacques Voucrier. « Il faut raisonner avec les sages et jamais avec le public, etc. » (1753, X, 81.) L'indifférence du xvni" siècle pour l'instruction jKipulairc lieut s'expliquer : le peuple n'était pas électeur. 3o. — « On verrait la politique restreindre à une portion mercenaire du peuple l'honneur de défendre la cause commune; on verrait de là sortir la nécessité des impôts... la nuillitude opprimée au dedans par une suite des pré- cautions mêmes qu'elle avait prises contre ce qui la menaçait au dehors... les défenseurs de la patrie en devenir tôt ou tard les ennemis, tenir sans cesse le poignard levé sur leurs concitoyens », etc. (L 1-4- 12.5.) Les niênu's pensées sont développées avec autant de vigueur dans Y Économie poli- lii/ue (lU, 298). « Les troupes réglées, peste et dépopulation de l'Europe... » (V, 282.) 3i. — Comment Julie est épicurienne, Héloïse, ii" partie, L, 2. — Dans ses châteaux en Espagne, Rousseau s'est demandé souvent quel usage il aurait fait de l'anneau de Gygès. Sur un seul point il aurait mal résisté aux tentations. « Tout bien considéré, je crois (jue je ferai mieux de jeter mon anneau magique avant (pi'il ne m'ait fait faire quel- ([ue sottise. » (IX, 371.) Lafontaine rêvait tous les honneurs, toutes les femmes ; Jean-Jacques aurait conqjosé. — Il a rêvé la richesse, la loutc-puissancc humaine et divine; à ce titre il aurait fait des miracles de justice et de clémence meilleurs que ceux de la Légende dorée et de saint Médard (X. 371). A-t-il rêvé la noblesse? « S'il est un orgueil pardonnable après celui (pii se tire du mérite personnel, c'est celui qui se tire de la noblesse. » Quant à la noblesse achetée à prix d'argent, tout ce qu'il y voit de plus honorable est le privilège de n'être pas ])endu. Rousseau, si nous le connaissons bien, aurait été llatté de ses titres de noblesse, tout en l(>s dédaignant. Il dit volontiers : M. de Vol- taire ; il aurait souffert que l'on dit : M. Vaussorc de Villeneuve, comme l'ami Carrio était devenu le chevalier de Carrion, de Francueil lui décochait ce trait pardonnable à un ami : « Il s'est fait appeler Jean- Jacques parce qu'il ne peut pas s'intituler Monseigneur. » « Je signe exprès mon nom afin que vous n'y mettiez plus le t dont vous nous gratifiez à l'insu de nos ancêtres, et qui, s'il passait contre l'orthographe de nos titres, serait capable de plonger dans la roture l'ancienne et illustre mai- son des Renou » (17G7). Né de condition indépendante et non obligé au travail, Rousseau aurait vécu en meilleure intelligence avec la vérité et récpiité véritable. Il y aurait perdu l'avantage d'être le coryphée de l'école où l'individu a toujours i-aison et la société toujours tort. 32.— Disseitalinn sur W vieux mol de patrie, \yAV l'ubbé Cus^'V. {Année littéraire, 17o4. t. VU.) Le Discours de Dijon accuse les philosophes de sou- rii-e « dédaigneusement à ces vieux mots de patrie et de religion ». A consi- dérer'l'rsprit gén('r.i! des encyi-l(>p('distcs, on a pu ilire, sous une forme trop 34 NOTES COMPLÉMENTAIRES aljsoliK-, que k- xvui'' siècle n"a été ni iVaiieais ni ehrelien, l'ouriiuoi l'st-il peu française « Tout patriote est dur aux étrangers. » La philosophie du xvni« siècle est humanitaire ; la poésie du xix« l'a été de même quelque- fois avec indiscrétion. Lamartine, bon Français trop accessible à la sen- timentalité de la philosophie doutre-Rhin, chantait, en 1841, la fraternité universelle : Nations, mot pompeux pour dire : Barbarie!... Déchirez ces drapeaux ! Une autre voix vous crie : L'égoîsme et la liaine ont seuls une pairie, La fraternité n'en a pas. Les patiiotes allemands, en 1870, ont rappelé aux Français «piils ont une patrie. « L'amour de la patrie n'est point exclusif de l'amour universel » (Ilelvétiusl. D'Alembert proteste de son amour pour la patrie: « Je crois l'avoir prouvé aux dépens de ma fortune » (à Voltaire, 20 octobre 170:2). Il justifie les encyclopédistes à cet égard, auprès de Fré- déric, auteur de lettres sur l'amour de la patrie (correspondance avec le roi de Prusse, 19 novembre 1779). Quelle est la patrie d'Emile? Elle reste dans le vague. « Si jeté parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m'avoir confondu. Tu te tromperais, cher Emile ; car qui n'a pas une patrie a du moins un pays... » (II, 443). Ce pays d'Emile est indéterminé, conmie son éducation civique est faiblement esquissée par des maximes générales sur les obligations envers les conqiatriotes. Rousseau n'est pas à l'aise ici et ne peut insister. Emile, élevé pour être propre à tout, finalement se dégage de tout et, gentilhomme riche, va vivre à la cam- pagne en philosophe indépendant (II, 4:28, 446). « Tous les hommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce qu'ils s'en retirent, puisque tous ses vices lui viennent d'être trop nombreuse. » Rous- seau a été plus utile à sa patrie en ne l'habitant pas (à Malesherbes, 28 jan- vier 1762). [) CHAPITRE II I LK PHILOSOPHE L'acte de foi religieuse et morale du Vicaire sacoyard ne pouvait manquer d'avoir un grand retentissement dans un siècle où llobbes préconisait la force, llelvétius le plaisir et Voltaire l'incrédulité. En maints endroits de ses écrits, Rousseau flétrit l'athéisme comme fatal à la vertu et au bonheur. Dans V Emile il établit l'existence de Dieu par la nécessité d'un premier moteur et Tordre de l'univers, la survie de l'àmc par le triomphe du méchant et l'oppression du juste i]. Si. confiant en la Pro- vidence, il estime la prière inutile «, avec quelle chaleur communicative il rend hommage à la conscience morale, à la cause première intelligente et bonne, à la simplicité majes- tueuse des Écritures! « Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon, dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite, etc.. 2]. » Rousseau avait compté snvVENiile pour « établir solidement la paix universelle », en plaidant à la fois la cause de la liberté philosophique et celle de la piété religieuse (III, 199). Son plaidoyer agressif des deux parts ne contenta personne ; l'hu- meur combative du polémiste rendit vaines ses aspirations à la concorde générale et compromit son repos particulier. Con- damné, il se plaint de l'inégalité des conditions faites à A'oltairc et à lui. A'oltairea couvert de ridicule bien des choses saintes et il demeure impuni; Jean-Jacques discute respectueusement et prouve : on le persécute. Pourquoi tolérer la raillerie (jui bafoue et punir la raison? L'ironie de Noltaiie amuse ; j'ai ri, je a. Ili'loïse, (i" pailii', lettres 7 ot 8. 36 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU suis désarmé [3^ ; renthousiasine de Rousseau est pris au sérieux et proscrit. « Les Athéniens applaudissaient aux impiétés d'Aristophane et firent mourir Socrate. « Aussi Ijien Voltaire raillait sans péril auprès des imitateurs d'un Hégent qui avait affecté de choisir les jours de fêtes religieuses pour s'amuser. En 1739. fait inouï, le fils aîné de rp]glise avait refusé de com- munier et de toucher les écrouelles. Gentilhomme ordinaire du roi, pas si ordinaire, et historiographe de France, A'oltaire flatte la Cour, ménage les puissants, et les puissants le ménagent. Rousseau se fait le champion de la Divinité dont on a autour de lui médiocre souci et il sape les hases de l'ordre social : la société menacée le poursuit. L'athéisme lui-même était dans une situation meilleure : Dieu est attaqué, c'est affaire à lui, il saura bien se défendre [i]. Le révocateur de l'Edit de Nantes ne pré- férait-il pas un athée à un janséniste, manière de frondeur à ses yeux? Rousseau, déiste contre les athées, fait le procès aux reli- gions révélées ; équitable envers les juifs, « trop ri"hes pour n'avoir pas tort », et il aggrave son cas en déclarant le droit naturel seul droit vraiment divin. Ses hardiesses blessent les philosophes, les fidèles, les politiques; il se met tous les partis sur les bras. L'Encyclopédie, cabale infernale au sentiment des uns, le plus beau monument, au goût des autres, qu'on pût élever à riionneur des sciences, est la machine qui porle en elle l'esprit du xviiie siècle. Que de travail pour la mettre sur pied ; que de luîtes et d'adresses pour la faire entrer dans la place et l'y maintenir ! Rousseau s'y est chargé des articles sur la musique, y a inséré son élude sur VEconomie politique (1755), et un article sur le Génie '^'^ . 11 a contribué à la construire, et il tire avec passion sur les combattants qui la défendent. « Je coiisiillai les |iliiios()|ili(.'s. je les Irdiivai Ions licrs. allir- matifs, dogmali(|iies, nu'iiie d.uis lenr scepticisme prétenilu, n'igno- rant rien, ne prouvaal rien, se mo Rousseau s'y associe comme l'auteur de VExistence de Dieu, mais en condam- nant la philosophie à s'inspirer uniquement du dictamen du sentiment, il estphilosophemoins libéral que l'évèquede Cambrai. Rousseau, si méfiant à l'égard d(^ la philosophie spéculative, s'en est pourtant bien trouvé à l'occasion, au nu>ins par devers lui-même. Afin de résoudre la difficulté de l'origine du mal, il a toujours admis la coexistence éternelle de deux principes : l'un actif, Dieu; l'autre passif, la matière, que l'être actif combine et modifie avec une pleine puissance, mais pourtant sans l'avoir vYf'ée. et sans la pouvoir anéantir, sentiment dont certains Pères de l'Eglise n'étaient pas si effarouchés (III, 79). « Cette opinion m'a fait huer des philosophes à qui je l'ai dite; ils l'ont décidée absurde et contradictoire. Gela peut être, mais elle ne m'a pas paru telle et j'y ai trouvé l'avantage d'expliquer sans peine et clairement à mon gré tant de questions dans lesquelles ils s'em- bi'ouillent » (1769). Le plus sûrmoj'en de conserver, aveclasérénité de l'esprit, la paix de l'àme, est de mettre à sa raison le frein nécessaire. Rousseau a été « tranquille » du jour seulement où il s'est prescrit, pour le reste de sa vie, des règles de foi dont il ne se permet plus de sortir (1764). « Sans l'cligion, il ne peut y avoir ni vraie probité ni bonheur solide. >' Il n'est pas dévot, il se contenti^ de croire en Dieu, inais il aimerait « encore mieux être dévot (comme Thérèse) que philosophe ». Un de ses corres- a. Li'Hro à M. X, l.'i janvier 17(1!); Mhnoivesde Mme d'Epinnij, 1" pni'(i(\ )). 380. li s'appliiiiif Je vers d'Horace : Sum paulo infirmior, unus Mullo- rum (satires, I, 'J). Même rangé au parti de l'hoMune vulgaire, Rousseau trouve le moyen d'être original: ressemblant à tout le monde, il ne ressemble à personne : seul di' la gt-m'^ratioii |)ri''S(Nite, il croil en Dieu. "iO LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU pondants lui reproche de n'être pas philosophe : c'est comme si on l'accusait de n'être pas maître à danser. Il ne s'est jamais donné pour philosophe [9. « Je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l'être. » Il n'est permis qu'aux philosophes de « parler philosophie », mais il est permis à tout homme de «parler de la philosophie », et c'est ce qu'il a fait. De même, sans être dan- seur, il a parlé de la danse et avec plaisir. Car il aime la danse « et point du tout la philosophie (XI, 44). Rousseau, homme grave, se rencontre ici avec un professionnel ingénieux du Boiirgeo'm (jenlilhomme. « Où est le philosophe qui dans le secret de son cœur se pro- pose un autre ohjet que de se distinguer? Pourvu qu'il s'élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu'il efface l'éclat de ses concur- rents, que demande-t-il de plus? L'essentiel est de penser autre- ment que les autres. Chez les croyants, il est athée ; chez les athées, il serait croyant» [10]. Jean-Jacques ici n'est point charitahle ni logique. Ce soupçon de singularité cherchée ne saurait atteindre les Encyclopédistes, incrédules dans une société où la Palatine était scandalisée de voir l'incrédulité fréquente même chez les ecclésiastiques^. Rousseau se pique d'être « le seul homme en France qui croit en Dieu ». Les philosophes, dont il nie la honne foi, ne pourraient-ils lui rétorquer le reproche de viser ici à la sin- gularité? On critiquait l'athéisme du vertueux Wolmar, époux de la dévote Julie; Rousseau répond qu'il a voulu faire la leçon aux philosophes et aux dévots : « On peut croire en Dieu sans être hypocrite et incrédule sans être un coquin » [11]. Le désir de réconcilier les deux partis est un sentiment louahle qui compense des soupçons peu équitables à l'égard des philosophes. En dehors de ses sentiments déistes, liousseau philosophe laisse sa pensée flotter au gré des inqiressions du nioiiuMit. A dAlriiihcrl (|ui relève l'opposition entre Vlh'-lo'iso cl la Ldlre contre les spectacles où est hlAiiK'c la [M'inliirc des amours mêiiic fl. Sans avoir ivussi à rappn'ndn'. il a écrit an inaihc di' (laiisc tic la cour du duc fie SaxoGotha une lettre consaci'éc à cd arl, d ou son espi'it inventif a trouvé à s'exercer (l"'' mars 17(i:il. CI' Emile. 11. lïtli. Le père de Rousseau a été maître de danse. b. Wolmar iit-riend n'avoir trouvé que trois prêtres i|ui crussent en Dieu ot Rousseau est ohli^'i' de catéchiser un abbé incr.'ilule. Il le convertit au déisme, mais c'est tout (XI, 1:21,17:2}. PHILOSOPHE 41 innocentes, il répond : « La vérité, quoiqu'elle soit une, change de forme selon les temps et les lieux, et on peut dire à Paris ce que l'on ne doit pas dire à Genève ». et il croit se tirer d'affaire par cette défaite. « Vous êtes toujours vrai, selon votre con- science momentanée » (Mirabeau) [ra]; ses conceptions sont momentanées comme les affections de sa sensibilité. De là, des contradictions qui peuvent infirmer la constance logique de son esprit, non sa bonne foi. 11 est, avec la même sincérité, selon la disposition présente, aftirmatif ou défiant de lui-même. « Peut- être ceci n'est-il qu'un tas de chimères, mais voilà mes idées [\'i\. Ce n'est pas ma faute si elles ressemblent si peu à celles des autres honnues, et il n'a pas dépendu de moi d'organiser ma tête d'une autre façon » (177:2). 11 s'exprime avec la même réserve, dans la 3*^ Lettre de la montagne et dans la préface de V Emile: « Il dépend de moi non de changer de sentiment, mais de me défier du mien; voilà tout ce que je puis faire et ce que je fais. « 11 transmet, enregistreur fidèle, ce que lui dicte son esprit et ne garantit rien, « passionnément attaclK» à la véi'ité' ou à tout ce que j'ai pris pour elle ». Une des dispositions les moins variables de Rousseau est son aversion du matérialisme, dont les écarts en logique et en morale lui faisaient la partie belle. Il s'élève avec chaleur contre une doctrine où l'on est embarrassé des actions vertueuses, forcé d'avilir Socrate et de calomnier Régulus «. « Quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cada- véreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon... Les plus pervers ne sauraient perdre tout à fait ce penchant (de la pitié). Le voleur qui dépouille les passants couvre encore la nudité' du pauvre et le plus féroce assassin soutient un homme tombant en défaillance. » Si l'homme, né mauvais, est fait pour nuire à ses semblables, comme le loup pour égorger sa proie, « un homme humain serait un animal aussi dépravé qu'un loup f)iloyable, et la vertu seule nous lais- serait des remords ». Rousseau n'a jamais versé dans la lycanthropie de llobbes; il a penché parfois du coté de sa tbéoric p()liti la matière pensante est une véritable absurdité » (170;)). La S** Lettre sur la vertu et le bonheur infirme cet arrêt. L'irrégularité est le fond du caractère de Rousseau, et l'instabilité le fond de son entendement. L'adversaire de la morale intéressée d'Helvétius laisse à l'intérêt une trop grande place dans la sienne Ici encore le caractère expliquera les idées. a. Avec, ]'aif,'rl)i'c, il l'sl df moins l'acilc cuMiixisilion. Il a ic'SdIii jiar 11' calcul Mil iJiohlriiic : le vAVVi' d'un hinôiuo. «Je n'en voulus i-ion croire jus(|u';i ce que j'eusse l'ait la fif^Mire. » Rousseau précepteur substitui- l'oLjet au sif^'nc et le raisonncinenl à l'autorili''. Il iiH'rlit île la raison et. en inarf,'e de l'arrèl du Parlement de Paris, il l'cril : « Sans la raison, nul discernement entre la vérili' et l'erreui-. Attaipier la raison, c'est éloindre la lumière f|ui nous l'claire ; c'est attaipier la véracité tle Dieu et, par <'on- séquent, la révélation. « Jansen. p. l'i*. MORALISTE II LE MORALISTE — RELIGION DE ROUSSEAU « II faut être heui'oux, cher Emile; c'est la fin de tout être sensible. » Où trouver le bonheur? Sur la route de la nature; en la suivant, Rousseau a wendu son élève heureux '"i'',]. Libre et content, il est resté juste et bon; car « la peine et le vice sont inséparables et jamais l'homme ne devient méchant que lorsqu'il est malheureux"». Adolescent, Emile a été garanti de l'opi- nion, endurci à la loi de la nécessité, préservé de l'empire des passions. Toutefois son àme trempée dans le Styx n'a pu être rendue partout invulnérable. A l'âge où s'éveillent les appétits du cœur, il fait un apprentissage plus pénible que tous les autres. La loi morale lui dicte alors les préceptes qui l'empêcheront d'être méchant et malheureux. (c Sois liommc, retire ton cœur dans les bornes de ta condition. L'homme est très fort quand il se contente d'être ce qu'il est ; il est très faible quand il veut s'élever au-dessus de l'humanité »... « N'attache ton cœur qu'à la beauté qui ne périt point;... étends la loi de la nécessité aux choses morales; apprends à perdre ce qui peut être enlevé,... à tout quitter quand la vertu Tordonne. à te mettre au-dessus des événements, h détacher ton cœur sans qu'ils le déchirent, à être courageux dans ladversilé, afm de n'être jamais misérable; à être ferme dans ton devoir afin de n'être jamais criminel. Alors, tu seras heureux malgré la fortune et sage malgré les passions. » Ainsi le précepteur qui a voué ses jours au bonheur d'Emile le lui assure en le soumettant, selon la condition des divers Ages, aux prescriptions de la nature et du devoir. Rous- seau témoigne ici d'une élévation morale qui rappelle la 1'" et la 4e Lettre sur la vertu et le bonheur ; que n'y est-il resté fidèle! Retranché dans un moi personnel, malgré le désir maintes fois exprimé d'être utile aux hommes, il a poursuivi le bonheur, étoile polaire de la misère humaine, dans des voies désavouées de ses conceptions idéales. a. « L'homme ticureux est liuiiiain, ('est le lion rrpu. » (Ili'ht'tius.) 44 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.J. ROUSSEAU L'égoïsme est la tare de sa moi-ale pratique. V Emile déclare « l'amourdesoi... toujours bon et toujours conforme à l'ordre»; l'amour des hommes dérive de l'amour de soi. Cette préoccupa- tion de l'intérêt personnel, que le naïf Hésiode avait laissée paraître sans l'ériger en système, était déjà manifestée dans Vlnegalife. A la maxime « sublime » de justice raisonnéc : fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, Rousseau en substitue une « plus utile peut-être»: fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. Faire le bien par raison, par devoir, est une vertu qu'il laisse à Socrate et « aux esprits de sa trempe » (I, 100). Toutefois, comme la vertu fait supporter plus jiatiemment les maux et goûter les biens plus délicieusement, l'homme a un véritable intérêt à la cultiver (X, 268). Même l'amour de Dieu se confond avec l'amour de soi (H, 249.288) en vue du bonheur promis au juste par la contemplation de l'Etre suprême. Une morale pro- cédant des motifs intéressés de la sensibilité trahit, en face de la loi auguste du devoir, le vice de son origine et l'infériorité de sa nature (Joufîroy) i j\ La morale pratique de Rousseau est simple, à en juger par le précepte fondamental : éviter les occasions d'y manquer. La conduite envers lui d'un père dont il connaissait la tendresse et la veitu. lui a inspiré des réllexions qui n'ont pas peu contribué à lui a maintenir le cœur sain ». 11 en a tiré « cette grande maxiuie de morale. la seule peut-être d'usage dans la pratique », d'éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts et nous montrent notre l)ien dans le mal d'autrui [ i6J. ('e régime modeste n'est pas du goût de « la philosopliie ostenta- trice qui ne veut que des oeuvres d'éclat et n'apprend rien tantà ses sectateurs qu'à beaucoup se montrer », mais c'est « la bonne phi- losophie, la seule assortie au cœur humain ». Pénétré cbaque jour davaidage de sa profonde solidit(', il l'a retournée de dillérentes manières dans ses ouvrages, sans que le |»iiitlic. (( qui est fri- vole», ait su leremarquer.il s'en est souvenu dans \'IIi'loHe\\']], r/i?/c attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris : homme, ne désho- nore point riiommc. » La médisance chagi'ine de Rousseau dépasse celle de La Hoclicfoucauld. « livre triste et désolant, prineipalcmeuldans la jeunesse, où l'on n'aime pasàvoirl'bonime comme il esl^'». Rousseau l(Moil-il connue il est, quand il écrit 0. « Jamais son liisir livii' m- sera yoùlé 'les Ij(jinies yens. ■■ Mi le Wai'eiis lui itn'iV'ioit Laliiuvéïc. MORALISTE 4 / à Tronchin (!".")") : «Oui, je suis convaincu (ju'il n'est point d'homme, si lionntMe qu'il soit, s'il suivait toujours ce que son cœur lui dicte, qui ne devînt en peu de tenqis le d(M'nier des scélérats ". » La Rochefoucauld lixe dune pointe Une, pénétrante, les lihres du cœur humain; traits détachés, maximes ahstraitcs, impei- sonnelles. Lahruyère trace des caractères, types originaux, simples et distincts dans leur unité. Les moralistes de Port- Royal portent la lanterne dans le cœur humain en juges enquê- teurs d'une perspicacité redoutahle, mais ils peignent les hommes sans donner de vie à leurs peintures. Rousseau témoigne de la même finesse psychologique, avec plus de souplesse et de sensi- ])ilité. Il sent en lui-même et admet comme naturelles les complexités et les contradictions de la passion. (Lettres à Sara.) Voyez les états d'àme d'Emile après la confidence « barbare » de Sophie à son époux (IH, 7). (les pages nous transportent dans le vif des analyses sentimentales ou passionnelles de VHeloïse^'i de l'épisode, remarqualjle h cet égard, des amours de milord Bomston [21]. Un portrait reste immualde dans sa physionomie; les personnages de Rousseau sont des portraits vivants dont la physionomie mobile reflète tour à tour des affections diverses. L'auteur ne les déci'it i)as; ils se révèlent eux-mêmes à nous, avec le mouvement de la vie et les fluctuations de la nature. Si vous l'accusez de se contredire dans \a peinture des variabilités ondoyantes de la passion, gamme aussi riche f|ue les reflets prestigieux des Loïe Fuller, adressez le même reproche à l'iiis- torien de des Grieux et de Manon Lescaut. Rousseau philosophe, moraliste, est inégal et discutable : admirons sans réserve le psychologue, à qui rien n'échappe dans les jeux du cœur humain. Peut-on être vertueux sans religion? « J'eus longtemps cette opinion trompeuse dont je suis trop désabusé. » « J'ai de la reli- gion, mon ami, et bien m'en prend; je ne crois pas qu'homme au monde en ait autant Ijesoin que moi. » (1758.) En quoi consiste cette religion ? a. Mémoires de Mme (iÈi)inaii,\. H, p. U)(i. Ri'iiiond de SainL-Man; l'ail une sortie contre le genre luiiuain. Diderot l'interrompl : « Où prenez-vous tout le mal (jue vous dites des lionunes'? — En moi ». 48 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU c( Le vrai chrétien, c'est riiomme juste; les vrais incrédules sont les méchants. » « Toutes les formules en matière de foi ne me paraissent qu'autant de chaînes d'iniquité, de fausseté, d'hy- pocrisie et de tyrannie. » Faudra-t-il « s'entr'égoriicr pour des logogriphes », tourmenter les peuples afin de leur imposer une religion? « Dieu n'exige pas cela... et les missionnaires ne me paraissent pas plus sages que les conquérants. » Les dogmes de morale sont dignes seuls de considération; le prêtre, selon le mot de l'abhé de Saint-Pierre, est un « officier de morale »; la foi en la loi de la vertu et en la Providence importe seule et non la forme du culte rendu à Dieu. En PYance (17:28), Jean-Jacques se fait catholique « pour avoir du pain » ; en 1754, il redeviendra protestant à Genève dont il veut être de nouveau citoyen. 11 s'accommode aux milieux, semblable aux « Bohémiens qui, dans leurs excursions, épargnent toujours la maison qu'ils habi- tent ». « La foi des enfants et de beaucoup d'hommes est une affaire de géographie » et d'opinion variant selon les contrées, comme les habitudes et les préjugés. « C'est surtout en matière de religion que l'opinion triomphe. » La religion positive de Rousseau a varié selon les intérêts du moment. 11 assimile le théisme à la pure et simple religion de lEvan- gile, « religion de Thomme », diiférente du « christianisme romain », « religion du prêtre ». « Il vaudrait mieux n'avoir aucune idée de la Divinité que d'en avoir des idées basses, inju- rieuses, indignes d'elle : c'est un moindre mal de la méconnaître (comme le sauvage) que de l'outrager. » L'Evangile est « le plus sublime de tous les livres,., mais enfin c'est un livre... Non, mon digne ami. ce n'est point sur quelques feuilles ('parses qu'il faut aller chercher la loi de Dieu, mais dans le canir de l'homme où sa main daigna l'écrire. » (A Vernes, :25 mai>j 17."!)8.) Les cartésiens et les jansénistes rendent la volonté respon- sable de l'erreur; l'erreur, étant volontaire, est punissable. Selon Rousseau, « la foi... est un don de Dieu qui n'est pas accordé h tous les hommes »; l'incrédule peut être sauvé. La foi importe moins que la bonne foi. « Devant la justice éter- nelle, tout homme qui croirait, s'il avait les lumières nécessaires, est r<'puté croire. » S'il a cIicicIk' la v('*ril(' sincèrement et n'a pu rallcindrc, à quel litre nurilci ail il chàlimenr? C'était aussi le MOfiALISTK 49 S(Miliinent dcMiiic de Wanuis. Uousseau, luoralislo, (^sl si jaloux de la liberté de conscience qu'il la fait respecter même de Dieu. « Dieu s'est réservé sa piopre défense et le châtiment des fautes qui n'olïensent que lui •> (Hl, i;U). « J'ignore si cet être juste ne punira point un jour loute tyrannie exercée en son nom. » (1756.) l/orgueil téuK'raire qui se rend l'interprète de la Divinité devrait (Hi'c puni « comme sacrilège ». (Énii/e.) Un déiste si accommo- dant sur les détails [22], un croyant ouvrant le paradis aux incré- dules devait, h l'égal au moins de l'athéisme d'un d'Holbach, scandaliser les âmes pieuses, blessées de ce sans-façon dédai- gneux et d'un libéralisme si clément; et, comme elles le lui faisaient sentir, il s'élevait contre les intolérants tantôt avec violence, tantôt avec la verve railleuse de Voltaire. icMi \*^reç\ C* V^ Lt 50 NOTES compli':mextaires NOTES COMPLEMENTAIRES 1. — Rousseau n'admet pas les chàlinienfs éternels de l'enfer « que ni vous, ni moi, ni jamais homme pensant bien de Dieu ne croira jamais ». (Lettre à Voltaire, 1756.) « Qu'est-il besoin d'aller clierclier l'enfer dans l'autre vie ? il est dès celle-ci dans le cœur des méchants » ; souvenir de Lucrèce. Le système de Mme do 'Warens, en rejetant la doctrine du péché originel et la rédemption, ébranle» la base du christianisme vulgaire » (VIII, 103). 11 ne peut revenir de son étonnement de voir Fénelon parler de l'enfer dans le Télémaque : « Quelque véridique qu'on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évêquo. » Cfla Profession de foi (II, 2ob). « Je n'ai pas l'âme féroce, mais quand je vois qu'il n'y a pas de justice en ce monde pour ces monstres-là (les grands), je me plais à penser qu'il y a un enfer pour eux. » [Mémoires d'Épinay, I, p. 401.) Quand sa haine des castes privilégiées ne le fait pas sortir de lui-même, Rousseau revient à sa iionté naturelle. Que faire des âmes des méchants, également embarras- sants dans ce monde et dans l'autre? « ... Il se pourrait bien que les âmes (les méchants fussent anéanties à leur mort et qu'être et sentir fût le pre- mier prix d'une bonne vie. » Gf la note 20 de ce chapitre. 2. — Rousseau a préparé, avec la révolution politique de 1789, la réaction religieuse qui l'a "suivie. Il répond au poème sur le tremblement de terre de Lisbonne dans l'esprit de l'optimiste inqiitoyable des Soirées de Saint- Pétersbourg (1821), mais à l'aide d'arguments originaux. Si les victimes du désastre avaient vécu dispersées selon la loi naturelle, le mal aui'ait été moindre ou nul; les ruines de leurs cabanes ne les auraient pas écrasés COiiillle celles (le irUiisonS à six ou sept ('[Jlges (X, \i'i]. Iv — Le Petit Prophète de (irimin a\ ail (li\ crli aux tli'pens de la musiijne fi'ançaise ; la lettre sur la musi(pie de Rousseau mit le feu aux quatre coins de l'aris (Vill, 173). « lloriible fermenlalion digne de la phnne de Tacite. » (X, 90.) « Cette (pierelie l'Iail pai'venue à un tel excès d'animosilé que nos concitiiyeMs élaieiil sui' le imiid de s'égorger. » [Année littéraire, 1751, t. I. p.lt'.ÎT.) Le g()M\ iTneiiieiil iiileivinl el reii\uya \i'<. ISoii//'ons.]^i' !'. ('.,isle| av.iil pris ])arl au di'li.il. « .l'ai riiiiiineiii' de eoiiiiailre M. Rousseau, de le eDMtiaiIre homme d'es|)iil, lioiirie iiersoiirie iiii'iiie.» Cf d'Alembeit, Œuvres compii'lrs, 1821. De la lilieili'> di' In iiill.--ii|ile (I. I, \^. '.W'.'i). Les Vi'rih'S (pie Rouss(;au a eu le coui'age d'imprinier à ce siijel lui oui l'.iil plus d'emieniis (pie tous ses paradoxes. \. — Itousseau allii'e .lUiail eu moins à soull'rir (Il l,(il,8.")). Tel u'esl |ias clu/ticM ipii se rallie a\ ce /ele à la banniiMc (■allioli(pie : « .Je ne doule pouil DU CHAPITRE II 51 que k'S plus incrédules ne soulllcnl encore plus le l'eu que les dévots, » à Genève (170^). « Le natuialisle Bonnet... quoique niaté'rialiste, ne laisse pas d'être d'une orthodoxie très intolérante, sitôt qu'il s'agit de moi. » 5. — « L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination et l'activité de l'àme, voilà le génie. » Rousseau met en relief le rôle de l'imagination dans les diverses productions du génie. En pliilosophie, le génie « construit des édifices hardis que la raison n'oserait habiter et qui lui plaisent par leurs proportions et non par leur solidité. Il admire ses systèmes comme il admi- rerait le i)lan d'un poème et il les adopte comme beaux en croyant les aimer comme vrais. » — « Il y a bien peu d'erreurs dans Locke et trop peu de vérités dans milord Shaftesbury; le prenûer cependant n'est qu'un esprit l'tendu, pénétrant et juste, et le second est un génie de premier ordre... Nous devons à Shaftesbury des systèmes brillants, souvent peu fondés, pleins pourtant de vérités sublimes ; et dans ses moments d'erreur, il ])lait et persuade encore par les charmes de son éloquence. » — « Les systèmes sont plus dangereux en politique qu'en philosopliie : l'imagination qui égare le philosophe ne lui fait faire que des erreurs ; l'imagination qui égare l'homme d'Etat lui fait faire des fautes et le malheur des hommes. » Cette fois encore, le peintre a fourni l'original du portrait. [Encyclopédie, t. VII, p. 582.) Ne pas confondre cet article avec l'article Génie du Diction- ' naire de musique (Vil, 12.d), « que tout le monde prône » (IX, 113). 6. — Que dire des maris philosophes? Mme d'Houdetot, à Rousseau, 12 février 1758 : « Mon mari me connaît et m'estime; il peut penser que mon cœur est tendre et excuser en moi une faiblesse dont il se doute peut-être et qui ne le rend pas malheureux. » L'amitié visée dura un demi- siècle, de 1732 à 1803, date de la mort de Saint-Lambert. Il s'éteignit .sous le toit de Mme d'Houdetot, entouré des soins atTectucux des deux époux rapprochés depuis longtemps. 7. — Julie a succombé parce qu'elle n'avait pas la grâce (V, 40). Dieu « nous a donné la raison pour connaître ce qui est bien, la conscience pour l'aimer et la liberté pour le choisir » ; telle est la vraie grâce divine (V, 33). - 8. — Héloïse à cet égard n'avait pas mieux servi ses bonnes intentions. « Ennemi né de tout esprit de parti », il dessine les deux caractères de Wolmar et de Julie, dans l'espoir d'adoucir la haine réciproque en détrui- sant les préjugés. « Ce projet peu sensé, cjui supposait de la bonne foi dans les hommes... eut le succès qu'il devait avoir » (VIII, ol2). Cf lettre à Vernes, 24 juin 1701 ; à Mme de Créqui, 30 janvier 17G1. D'Holbach, Dide- rot, Saint-Lambert furent moins flattés du portrait d'un athé'C honnête' homme, que blessés du décri des philosophes et de la philosophie. « L'orgueil- leux despotisme de la philosophie moderne a porté l'égoïsme de l'amour- propre à son dernier terme » (1775). Qu'on lise, après la réponse au roi de Pologne (I, 39) ou la Préface de Narcisse, le Discours préliminaire de YEn- rijrlojiédie. Comme, auprès de ces penseurs, Rousseau n'est en ces pages (pi'un « petit garçon » ! Il se rendit justice en rompant avec les philosophes : qiii'lle figure pouvait faire au milieu d'eux un revenant du moyen âge. ardent croisé' contre la science sous la bannière de Saint-Justin (I, 38)? Dévot de l'ignorance, il la peint sous des traits à faire pleurer de tendresse : « Ignorance raisonnabh'... ignoi-nnce modeste... une douce et pré'cieuse 52 NOTES COMPLÉMENTAIRES ignorance, trésoi- d'une âme pure et contente de soi. » (I, 40, 44, 43.) On imagine la colère de Voltaire contre 1' « apostat ». En 17.58, Rousseau appelait encore les Encyclopédistes ses « collègues » : en 17G1 il est « absolu- ment détacliê de leur vertueuse troupe ; il ne fallait pas qu"un aussi méchant homme déshonorât tant d'honnêtes gens» (X, 2.51); « clique piiilosnphique... tourbe philosophesque ». g. — Il s'est plus d'une fois prévalu de ce litre (VI, 198). 11 l'invoque pour se justifier (III. 139) : « Un philosophe jette sur eux un coup d'œil rapide... » ( 1764.) « Po ir le philosophe, ce sont le fer et le ble qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain- » M. Gautier est érudit, mais non philosophe (1, 29). Le 28 mai 17bl, il salue avec respect, auprès de Moultou, « ces hommes si grands et si négligés qui ont posé les fondements inébran- lables du grand édifice philosophique sur lequel on élève aujourd'hui de si jolis châteaux de cartes ». II dédaigne dans Voltaire « l'arlequin » de la philosophie autant que le politique. — « Plus littérateur que philosophe, tantôt le complice, tantôt l'adversaire de la philosophie régnante, Rousseau épuisa son génie en protestations sentimentales qui n'appartiennent pas même à l'histoire de la philosophie. » (Cousin.) « Sa philosophie, s'il en a une, est de pièces et de morceaux. » (Diderot.) « La philosophie de l'auteur [cVÉrnile) est plus dans son âme que dans sa tète : quand il ne veut que raisonner, il est quelquefois commun, souvent sophiste, et de temps en temps obscur ; quand son objet l'écliaull'e, c'est alors qu'il est tout à la fois clair, précis, intéressant et sublime. » (D'Alembert.) « On lui suppose un système régulier. Mais Rousseau n'est rien moins qu'un Spinoza ; il ne construit pas à loisir et dans le silence une cath(''drale d'idées; c'est un piiilosophe de condjat... un semeur d'idées... » (Amiel.) lo. — « Non qu'au fond ils ha'issent ni la vertu ni nos dogmes; c'est de l'opinion publique qu'ils sont ennemis. » Pour les ramener aux pieds des autels, il suffirait de les obliger à vivre dans une société d'athées. « 0 fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point ! » (Discours de Dijon.) Serait-ce un aveu qui lui échappe ? « A cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes ». nous devons ce qu'il y a de meilleur et de pire parmi les hommes (1733). A cette date Rousseau est le prisonnier de sa réforme ; en 1741, il avait cherché à se tirer de pair comme joueur d'échecs: « pri- mons, n'importe en quoi; je serai recherché, les occasions se présenteront et mon mérite fera le reste ». II. — g J"ai passé ma vie parnd les incrédules, sans me laisser ébranlci' : les aimant, les estimant beaucoup sans })Ouvoir souffrir leur doctrine » (17."i8). Il s'accommodail mieux de leur ■(•oiiiiiincr que de cehii de la vénérable classe, peu malléable, des pa-^liurs Av (inirve. .lulif a m'm-u heureuse auprès deWnhiiar. hoiiiiin' ■< iiicoiiqiaralili' ». allu'e sincèrr cl xcrlueux. 12. — 27 octobre 17()(). Dans ses lettres à Rousseau (17(i()-17()8) (Str.-M) 18(J."), t. H), le marquis de Mirabeau unit à l'esprit pratique de l'éco- nondste une imagination exubérante qui. parfois, lui donne un air de Dubartas en jtrose. Sans façon cl original, il adresse à Rousseau, dans un « giiU'onnage dégingaridi'' comme panlin », di>s avis dont la sinci'rité ne diiil ])as loujoui's plaire. « Il m; faul jias vous prendre au mot vous- juêmi', car viuis seriez votre ])i-opro dupe. » M- Hume es! un sol « d'avoir DU CHAPITRE II 53 cru pouvoir manier un for dérougi sans prendre des pincettes ». « Vous êtes tout excès et tout feu. Vous pourriez bien dire coninie Despréaux : « C'est par là que je vaux, si je vaux quelque chose. » Le citoyen de Genève rampe parmi le serpolet et la guimauve et broute son foin (IX, 71), « ce qui le ferait croire frappé comme Xabuehodonosor » ; « Révérend père Nabuchodonosor » (17G7). I?. — Même langage dans la lettre au prince de Wiitemberg (17G3) sur l'éducation de son enfant : « Go ne sont peut-être ici que les délires d'un fiévreux... Ge sont mes idées que vous demandez, les voilà. Je vous tromperais si je vous donnais la raison des autres pour les folies qui sont à moi. » (XI, 100, 130, 114.) 14. — Il se justifie auprès du Icclcur d'interrompre le bonheur d'Emile en lui olfrunt des spectacles de douleur et de misère (II, 197). « L'objet de la vie humaine est la félicité de l'homme. » 2^ Lettre sur la vertu et le bonheur. « Quel est le vrai but de l'éducation d'un jeune homme ? C'est de le rendre heureux. Ge principe est incontestable... S'il est un bonheur réservé aux hommes, l'honneur et la délicatesse n'en sont-ils pas la base? » [Mémoire à M. Dupiii, p. 378.) i5. — Mélanges philosophiques. De [l'amour de soi. La lettre à d'Offrc- ville, 4 octobre 17(Jl, expose la morale de l'intérêt. Cf. Lettre à l'abbé de X., 4 mars 1704 : « L'amour de soi-même est le plus puissant et, selon moi, le seul motif qui fait agir les hommes. » « Chercher son bien et fuir son mal en ce qui n'offense point autrui, c'est le droit de la nature. . . Voilà la voix de la nature et la voix de Dieu. » Au nom de cette maxime, Saint-Preux autorise le suicide (IV, 2G3-2G7). Milord Edouard le réfute en marquant l'objet moral de la vie, qui est de faire le bien. La morale pratique de Rousseau est plutôt celle de Saint-Preux. Aux yeux d'Helvétius, morale et législation sont une « seule et même chose » ; il voudrait que le législateur composât un catéchisme de probité déterminant les actions dignes d'estime ou de mépris, selon leur rapport avec l'intérêt public (De l'Esprit, 2e dis- cours, chap. XXVII). Rousseau, au nom du devoir social, veut que tout citoyen soit utile à la communauté par son travail. « Prenons un métier honnête, mais souvenons-nous toujours qu'il n'y a point d'honnêteté sans l'utihté. ), (II, IG'J.) 16. — Rousseau n'aurait pas été chagrin de figurer sur le testament de Mme de Vercellis (VIII, 08); il aurait accepté un legs de Luxembourg pour lui rendre honneur (IX, Î).d) ; mais il a refusé d'insinuer à son ami Mussard des dispositions testamentaires en sa faveur. « J'espère n'être jamais dans le teslami'id de })ersonne et jamais du iiiuins dans celui d'aucun de mes amis. » 17. — Si .liijie ;n ail la douleur de perdre .M. de Woliiiar, elle n'('p()usei'ait jamais son ancien ami. Elle prévieni ainsi en lui des pensi-es coupables. « Oublions tout le resie, et soyez l'amant de uum ànie. » — iMoultou à Rous- seau, 7 mars 17G1 : « Comment coiiqn'endre (pie Julie ait pu rompre un lien sacré, contracter un mariage prescpn- adultère et trabii' deux hommes a la fois? » En iirenant la « l'i'solution si critiquée » d'épouseï' M. de Wolmar. elle a voulu se lier li's mains (IV, 200). « Le plus grand malheur 04 NOTES COMPLÉMENTAIRES d'une feinnio, c'est d'avoir connu l'amour: il faut se défier de soi le reste de sa vie; cela fatigue et humilie. » (Mme de Verdelin à Rousseau, 24 dé- cembre 1762. ) 18. — ...Amphora cœpit Institui ; currente rota, cur urceus exit ? La théorie de Rousseau conduit à excuser toute faute non préjudiciable au public, selon les maximes d'Helvétius, et n'atteint même pas au mérite relatif du Vitavi denique culpam du poète. Le « seul crime » de Jean- Jacques a été la calonmie contre Marion; sa « seule faute », l'abandon tle .ses enfants. « A cela près, et des vices qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi, je puis exposer à tous les yeux une vie irréprochable dans tout le secret de mon cœur. » (1770.) Un homme atteint d' « un vice odieux »,san3 consommer le mal d'autrui, serait-il irréprochable ? 19. — Il est heureux que l'homme soit né bon. La pitié adoucit « la féro- cité de son amour-propre » et corrige l'égoïsme cruel de la raison réflé- chie. Rousseau (XO, 192) rend à Diderot, dont la verve se mettait à la disposition des écrivains amis, un morceau (I, 100) peu honorable à la philosophie. La préface de Narcisse (V, 105) le réédite en termes moins virulents. Il n'a pas dû se faire grande violence en acceptant le prêt de Diderot . 20. — L'intérêt qu'a l'iiomme à cultiver la vertu est, en certains cas, « in- sufTisant par lui-même, sans l'attente d'une vie avenir » (X, 2C8).Le Jun'' anglais a été déterminé à ne pas condamner un innocent parla crainte de la justice divine. « Philosophe, tes lois morales sont fort belles; mais montre-m'en, de grâce, la sanction. Cesse un moment de battre la cam- pagne et dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Poul-Servho ». pont jeté sur le feu éternel {Emile). Gf Lettr(> à l'abbé de X.,4mars 17G't. 21. — Sentiments inspirés par lady Bomston à Wolmaret à Mme d'Orbe (IV. 439; V, 2). Rousseau a l'esprit d'observation qui est une des foi'ces du sexe timide et lui donne des lumières singulières en morale expérimentale (II, 3.59). il faut voir comment il déchiffre les énigmes du cœur de ses pei'sonnages (IV, 301, 3ab et passiin). Sans sortir de sa pauvreté, il a pu « observer et comparer toutes les conditions, depuis les paysans jusqu'aux grands... Je me suis pour ainsi dire incorporé dans tous les états pour les bien étudier » (XI, 130). « Je suis observateur, non moraliste. Je suis le botaniste qui décrit la plante; c'est au médecin (|u'il appartient d'en régler l'usage. » (J/on Porfra//.) L'éducateur d'Emile est moraliste; la Morale Sensitive lui offrait l'occasion d'être botaniste et médecin. — Il excelle à ]ieindre les âmes et les j)ersonnes, portraits de caractère et pittoresques : le manant commensal de Mme de Warens (VIII, 3(j), Mme Basile, le juge mage Simond, Vi-nture, Allnno, le père Cafon (VIII. 132), M. de Verdelin, eli-. Il est « ]irinlre de la natiiic et liislorien du eieui- humain ». 22. — X, 131. Le Dieu de Vnll.iire {Les Sj/slèi/ies), d'une tolé-rance sou- riante, ordonne (ju'on purge la cervelle de Spinosa ([ui lui a dit : Mol. Je crois, entro nous, que vous n'existez pas... Imitons 11' bon Diou qui n'en a fiiit que ilre.. DU CHAPITRE II 55 Rousseau ne rit pas quand il s'agit dathéisnie; il est débonnaire sur le reste. Indillérent à l'égard des religions positives, il ne se soucie pas de prendre en main la cause des protestants contrariés das la liberté du culte. Le culte extérieur n'est pas « de l'essence du christianisme. On peut s'en abstenir sans renoncer à sa foi. » — Le sage ne dispute point sur les matières religieuses Une preuve de sentiment ne peut devenir une démonstration pour les philosophes, et, de leur côté, il y a « de l'inhu- manité à troubler des âmes paisibles et à désoler les hommes à pure perte, quand ce qu'on veut leur apprendre n'est ni certain ni utile... Les rois de ce monde sont-ils donc en droit de tourmenter leurs sujets ici-bas pour les forcer d'aller en paradis? Non. . . Quoiqu'enaitpudire le sophiste lluhbes, quand un homme sert bien l'Etat, il ne doit compte à personne de la manière dont il sert Dieu. » (1736.) « La seule religion intolérable est une religion intolérante. » (Ilelvétius. ) 56 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU CHAPITRE III I LES TROIS FORMES DE fiOUVERXEMEXT. ÉCLECTIQUE ET SECTAIRE Le politique, en Rousseau, met en relief la variabilité du pen- seur et la constance des affections de l'homme. — « Sophie et mon champ, et je serai libre et heureux. » Le précepteur d'Emile, en homme d'expérience, l'arrête. Un coin de terre où l'on peut vivre à l'abri des vexations des grands ou des persécutions des fana- tiques, n'est point facile à trouver. Consacrons les deux années qui doivent s'écouler avant votre mariage à chercher cet heureux asile. S'ils le trouvent, ils n'auront pas perdu leur temps; s'ils échouent, Emile se consolera d'un malheur inévitable en se sou- mettant à la nécessité. L'intérêt pour nous de cette partie du V« livre est surtout dans la peinture du caractère de Rousseau identifié avec son élève. Emile fait, à vingt-trois ans, un voyaged'instruclionàlarecher- che du meilleur gouvernement, sans songer à en tirer des livres. Si jamais il en écrit, ce ne sera pas pour faire sa cour aux puis- sances, comme (Jrotius, mais pour « établir les droits de l'hu- manité ». Jean-Jacques, tlans cette pensée, a créé un édifice idéal, construit sur les vrais principes du di-oit politique. Les fondements posés, « examinez ce que les hommes ont bAti dessus, et vous verrez de belles choses ! » Le Trlnixiquc à la mam, iiiailic el disci[)le ont parconi'u le monde : ils y ont rciicoiiln'' des Adrastes, non la fortunée Salenlc. Emile l'appoi'le du luohis en son pays l'avaiilagc d'avoir k connu les gouvcrnenuMits par lous leurs vices et les peu|)les par toutes leurs vertus" ». Désai)usé dos f'himèi'cs, il saii (fuc « les lois ('Icrnelles de la nature^ et de a. •>. La juslici; dans le priiplc est imc vrilii d'iMal : la xiulciicc cl la tyrannie est do même dans 1rs cliels un vire d'élal. » (lll, l'03.) POLITIQUE 57 l'ordre tiennent lieu de loi positive au sage [i\ )^. La liberté n'est dans aucune forme de gouvernement; elle est « dans le cœur de l'homme libre ». — En dépit des iniquités, Emile aimera le lieu de sa naissance. a Tes compatriotes te protégèrent enfant, tu dois les aimer étant homme. Tu dois vivre au milieu d'eux, ou du moins en lieu où ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. H y a telle circonstance où un homme peut être plus utile à ses. concitoyens hors de sa patrie que s'il vivait dans son sein (II. -446 ; X. 308). Alors il ne doit écouter que son zèle et supporter son exil sans murmure; cet exil même est un de ses devoirs. Mais toi, bon Emile, à qui rien n"impose ces douloureux sacrifices, toi qui n'as pas pris le triste emploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d'eux, cultive leur amitié dans un doux commerce; sois leur bienfaiteur, leur modèle : ton exemple leur servira plus que tous nos livres, et le bien qu'ils te verront faire les louchera plus que tous nos vains discours. » De leur retraite champêtre où ils mènent une vie patriarcale. Emile et Sophie, usant de leur richesse sans en dépendre, répandent les bienfaits autour d'eux, et l'àme sensible de Rousseau se com- plaît au tableau de l'ûge d'or qui renaît autour du couple aimable. Que le prince ou l'État appelle Emile au service de la patrie, il quitlci-a tout pour obéir. Si la fonction est onéreuse, « il est un moyen honnête et sûr de t'en aflVanchir : c'est de la remplir avec assez d'intégrité pour qu'elle ne te soit pas long- temps laissée. (Jean-Jacques se souvient de l'ambassade de Venise et du contrôleur général Silhouette.) Au reste, crains peu l'em- barras d'une pareille charge; tant qu'il y aura des hommes de ce siècle «, ce n'est pas toi qu'on viendra chercher pour servir l'État. » La religion naturelle est la seule bonne; les religions parti- culières sont des formes indifférentes. La volonté générale est le principe essentiel; il est d'importance secondaire qu'elle d(''crè|(^ telle ou telle forme de gouvernement. Les religions particulières varient selon les races et les cli- mats : c'est alTaire de géographie. Les gouv('rn(Miients varient a. La lie des siècles, selon M. de Boaumont. « Viles et lâches dans leurs vices mêmes... ils n'ont pas môme assez de courage pour être d'illustres seéii'i'als. « (Etnilc.) 58 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. KOÛSSEAU selon le tempérament et les besoins des peuples. Le souverain délègue son autorité à qui lui plaît : ou il la garde pour lui et retend à tous les membres de l'association (gouvernement démocraticpie pur ou ochlocratie), ou il la confère à quelques-uns (oligarchie), ou il la confie à une élite (aristocratie). « Ces objets généraux de toute bonne institution doivent être modifiés, en chaque pays, par les rapports qui naissent tant de la situation locale que du caractère des habitants, et c'est sur ces rapports qu'il faut assigner à chaque peuple un système par- ticulier d'institutions qui soit le meilleur, non peut-être en lui- même, mais pour l'Etat auquel il est destiné. » (III, 335.) La liberté, n'étant pas un fruit de tous les climats, n'est pas h la portée de tous les peuples. Le gouvernement démocratique pur est impraticable dans une nation nombreuse, où les assemblées générales sont impos- sibles. Même dans une collectivité restreinte, il offre de graves dangers, car il concentre le pouvoir législatif et l'exécutif aux mains de la foule, qui n'est pas toujours vertueuse et sage. « S'il y avait un peuph^ de dieux, il se gouvernerait démocratique- ment; un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » L'omnipotence du peuple et le gouvernement de la nation par elle-même sont pourtant les idées qui émergent le plus du Contrat social. « A l'inslant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre, il n'est plus. » S'il convient de tenir la foule en suspicion dans une collectivité nombreuse, le Contrat ixwvA\i-\\ été écrit, comme Rousseau l'allègue après coup, à l'intention de la seigneurie de Genève qui, sur :2i,00û habi- tants, comptait au plus 1,600 citoyens et bourgeois réunis? En ce cas, la fortune du livre aurait dépassé de beaucoup les visées modestes de l'auteur [-2]. Les hommes de la Révolution, empi'untant à Rousseau le principe de la souveraineté nationale, avec la passion de la justice, ont constitué une république. Une nation de tempéra- ment aristocrali(|ue aui'ait i)u s'autoriser de ses écrits pour instituer, sous l'enseigne de souverainelé du peuple, un gouver- nement aristocratiijue. « A'ous avez pu voir... dans le Contrat social que je n'ai jamais approuvé le gouvernemenl démocra- tique. » (A d'Ivernois, 31 janviei" 17G7.) POLITIQUE 59 Dans une Icllrc de 17()2 h M. MaiTct. lloiisseau résume le Contrat en ces deux principes: 1° légitimement, la souveraineté appartient toujours au peuple; -2" le gouvernement aristocratique est le meilleur de tous. iMème affirmation dans la F/" Lettre de la Montar/ne (III, 204). La monarchie convient seulement aux nations opulentes, la démocratie aux Etats petits et pauvres, l'aristocratie aux Etats médiocres en richesse et en grandeur. Le gouvernement monarchique est « le plus dévorant »; le démocratique est celui où le peuple est le moins chargé; l'aris- tocratique tient le milieu. Ainsi l'Etat aristocratique est, d'une manière générale, intermédiaire et tempéré. De là la préférence que Rousseau lui accorde dans les passages susvisés. Dans le Jugement sur la Polysynodie, frappé de l'esprit de caste des nobles, il a déclaré l'aristocratie « la pire des souverai- netés ». Lui-même, dans une note, prévoit que le lecteur va crier à la contradiction... mais le Contrat a distingué la souve- raineté (volonté générale, pouvoir législatif) du gouvernement (corps intermédiaire entre le souverain et les sujets, pouvoir exécutif). Si la pire des souverainetés est l'aristocratique, le meilleur des gouvernements est l'aristocratique. Sa pensée est que les deux termes seraient conciliés par un régime populaire auquel présiderait un ministère aristocrate. Il recommande aux Corses de poursuivre ces deux grands avantages : « ne confier l'administration qu'au petit nombre, ce qui permet le choix des gens éclairés... et faire concourir tous les membres de l'Etat à l'autorité suprême ». Rousseau attaque tous les gouvernements à la base, en substituant au droit positif un droit naturel interprété abusive- ment sur certains points ^'. Il n'en veut pas convenir; il a, dit-il, pesé séparément les avantages et les inconvénients de chacun avec impartialit(', et, loin de détruire tous les gouvernements, il les a tous établis [^j . « Tout balancé, j'ai donné la préférence au gouvernement de mon pays; cela était naturel et raisonnable. » Le garçon horloger, comme l'appelle dédaigneusement Voltaire, « né citoyen d'un Etat libre et membre du souverain », est a. Vnltairi' voulait ('■clainM- la sociiHc plutôt (jue la clianf,'or. Uoussoau « a ai)])('l(' (lu ibnd des l'orrls la toiiiprto des passions pi'itiiitivcs, j)()Ui' ébranler lo fi:ouvornctiient sur ses anti(|ucs bases. » (Mnu! de Staël.) 60 LA PSYCHOLOGIE DE J.J. ROUSSEAU démocrate de tempérament comme de naissance, mais non déma- gogue. « J'aurais voulu naître sous un gouvernement démocra- tique sagement tempéré, » et tel est celui de Genève. (I, 72.) Rousseau est tolérant quant à la forme du gouvernement, sectaire au point de vue du rapport des classes entre elles. « Dans la balance entre le riche et le pauvre, je penche toujours pour le dernier. » (lomme il voit les gros poissons manger les petits, ce désordre le jette dans l'excès opposé, et il voudrait voir les petits vivre de la substance des gros. La balance est inégale, il la renverse dans le sens contraire. Dans V Emile, et fiurtouiVEconotn ic pol itique, il met en vive lumière (111, 300) rinégalité de protection accordée aux puissants et aux misé- rables. « Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches? etc.. » « Que le tableau du pauvre est différent! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse [4j. » L'équité sociale est violée ici; ne le serait-elle pas dans un Etat où le rentier serait contraint à restitution comme voleur, et les abeilles obligées de nourrir les frelons? A chacun selon ses besoins, dira-t-on plus tard; la maxime est alléchante; mais qui donnera la mesure de ces besoins? En i7r):2. Rousseau se con- tente pour son ménage de 40 sous par jour. Auraient-ils sufii aux Délices ou à Montl)ard? Rousseau déclare la forme des impôts en France u abomi- nable»; dans V Erononiie polit i(jiie et les Considr'raf ions sur /e f/ouverncnicnt de Pologne, il réclame l'impôt proporlionné [5] et il a raison. Mais V I ne f/a/ if e nie le droit de propriété siii' le sol comme contraire au di'oit naturel, et même sur la totalit('' des pro- duits tirés du sol par le travail, comme conti'aire à rinl(M'èt de la conimunaub'. L'iionime n'a aucun droit sin- le fonds qui (( appar- tient au genre liinuain )>. mais sculcnicnl sur une |>arlie des produits dus à la niain-d'(euvre. Ils n(> peuvenl (Mre ;ilian(lonn(''s entièrement à celui (pii les a obtenus et. sur la subsistance commune, le riclie a droit à la ])art nécessaire à sa subsistance pi'opre. à rien de plus. Son superflu est un vol fait à la commu- nauté'^'. (' l'ne multitude de vos fi-ères |i(''ril ou souHVe du besoin a. « Il csl cri-Luil i|llr le ihoil (Ir |)i(i])r-ii'l(' csl II' |ilu.s saric... cl plus iiiiprirlarit, i'i ccrlains c^.rarils, i|iir la liliri-|('> iii("'iiic. « (I7.')."i.) « La iirciiiicrc SECTAIRE 61 de cfi que vous avez de trop. » « L'Etat social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop. » Il est en eflet « contre la loi d(> nature... qu'une poignée de gens regorge de superfluités tandis que la multitude afîamée manque du nécessaire ». Est-ce une raison de dénoncer la propriété comme illégitime? (1733) [6'. Rousseau moraliste évitelcs situations où l'intérêt est en conflit avec le devoir; le politique supprime la propriété individuelle « qui coûte tant de crimes à nos honnêtes gens ». Il ne saurait y avoir d'injure où il n'y a point de propriété; c'est l'axiome du « sage )) Locke : plus de propriétaires, plus de larrons. Le ContiYit veut que nul ne soit assez opulent pour en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être forcé de se vendre. « Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun... c'est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique. » Youlez-vous donc donner à l'Etat de la consistance, rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible. U Inéf/al il éaUàii au delà de ce vœu raisonnable. «Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain » celui qui aurait arracb('' les pieux, comblé les fossés et crié à ses semblables : « Gardez- vous d'écouter cet imposteur; les fruits sont à tous, la terre n'est à personne [7] ». « Il se peut que ce ne soit pas un crime pour d'autres (d'avoir une terre), mais c'en serait un pour moi. » C'est le cas de rappeler le mot de .Jean-Jacques : « .Je suis trop aigri, trop violemment indigné, pour avoir de la raison [8^ ». Le stoïcisme tranche la passion d'un coup de serpe au lieu de l'émonder; Rousseau, pour déraciner l'abus, proscrit l'usage. Avec ce système, pourquoi ne pas condamner le soleil ])oui' tels de ses mauvais coups? Ses revendications peuvent être modérées au départ, mais il ne sait pas serrer le frein sur les pentes. « C'est par les impôts qui soulagent la pauvreté et chargent la richesse qu'il faut prévenir l'augmentation continuelle de l'iné- galité des fortunes, l'asservissement aux riches d'une multitude d'ouvriers et de serviteurs inutiles, la multiplication des gens oisifs dans les villes et la désertion des campagnes. » Soulager iiliT (|ii'il faut ildiinri' à un iMilaiil est moins collo -à-lerre, au principe de la médiocrité [9]- Voltaire est dur au j)auvre. S'il i-ev('ii(li(iu(' sa pari du sol. il fi. Ai-rrh'' ilf Jdsrpli Le Bon : « Au nom du |>ru|ili' IVanrais... en atb'ndant que les circonslancrs pornu'lk'ril ;ï la Convention nationale de l'aii-e disparaiti-e entièrement les maliieui'S de dessus la lei're... » {La Philo- iio/iUt> sfiria/e au wiu" siècle el hi Ib'-vohtlioi), A. Kspiiuis, l'aris, liS'.iS.) HON SENS ET BONTÉ 63 le renvoie aux llollciilols, aux Samoyèdes : « Arrange-toi avec eux à l'amiable [lo]. » Cette économie sociale de satisfait « cha- grine Rousseau : « Je me plains surtout du mépris que M. de Voltaire affecte en toute occasion pour les pauvres dans des écrits qui n'inspirent d'ailhnirs que le bien de l'humanité [i i]. Ce n'est pas que cet auleur ait tort dans tout ce dont il accuse cette déplorable partie du genre humain, mais peut-il croire que la trop grande facilité des gens aisés ait besoin d'être modérée et que la société en ira mieux, quand les hommes seront encore plus durs? » II y a un milieu entre l'insouciance inhumaine de Voltaire et l'excessive libéralité de Rousseau; la fraternité peut s'exercer à égale distance d'un exclusivisme inique et d'un égalitarisme injustifié. Rousseau garde cette juste mesure quand il demande à l'Etat d'aviser au bonheur du peuple dans l'intérêt de l'Etat même : « Il ne suiïil [las (juc lo [iciiple ail du pain cl vive dans sa condition; il faut qu'il vivo agréablement nfin qu'il on remplisse mieux les devoirs, qu'il se tourmente moins pour en sortir et que l'ordre public soit mieux établi. Les bonnes mœurs tiennent plus qu'on ne pense à ce que chacun se plaise dans son état... L'assiette de ri*]tat n'est bonne et solide que quand, tous se sentant à leur place, les forces particu- lières se réunissent et concourent au bien public, au lieu de s'user l'une contre l'autre... Tant pis, si le peuple n'a de temps que pour gagner son pain; il lui en faut encore pour le manger avec joie... (le Dieu juste et bienfaisant qui veut qu'il (le peuple) s'occupe, veut aussi qu'il se délasse; la nature lui impose également l'exercice et le repos, le plaisir et la peine, etc. » (I, 263.) Rousseau unit dans cette note remarquable le bon sens et la bonté [l'j.]. a.u... Ces f^çens si doux, si iihm1('I'('s, i|ui Iroiivoiil loujoui-s ipic loiil \ a. bien, parce (ju'ils ont inl(''rèl que ricu n'aille mieux: qui sont (oujouis con- lenls (le tout le monde, parce qu'ils no se soucient de personne; ([ui, nulour d'un(> bonne table, soutiennent (ju'il n'est pas vrai que le p(Mqd(^ ait l'aim; (|ui, le fi'oussct bien f<;arni, trouvent fort mauvais qu'on rb'clame en laveur des pauvres, etc. » (I, ii03.) Gi LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J, ROUSSEAU II KGALITK ET LIJiERTÉ. AUTORITAIRE ET LIBÉRAL L'amour de la paix et sa passion prédominante de l'égalité engagent parfois Rousseau à faire bon marché de la liberté [i3]. Le spectacle affreux des troubles civils de Genève en 1737 lui a fait jurer de ne jamais soutenir au dedans la liberté par les armes. Durant le conflit entre les magistrats et les bourgeois (1767), il n'ose souhaiter d'en être l'arbitre. « Je craindrais que l'amour de la paix ne fût plus fort dans mon cœur que celui de la liberté. » La liberté politique vous fait défaut? la liberté morale vous reste.. « Ceux qui aiment sincèrement la liberté n'ont pas licsoin pour la trouver de tant de machines... » (17GG.) L'homme libre porte la liberté partout aA'ec lui. » L'homme vil porte partout la servitude. L'un serait esclave à Genève et l'autre libre à Paris. » (Eniilp.) Le fier républicain, « frondeur en titre », avoue sa prédilec- tion secrète pour un gouvernement qu'il critiquait tout haut et s'accommodait assez bien du régime du bon plaisir français. Médiocrement touché des entraves apportées à la liberté poli- tique, il l'était surtout de la violation de l'équité, sentiment instinctif comme celui de la liberté et plus capable de soulever des passions violentes. L'égalité ennemie des privilèges irrite les intérêts égoïstes en les attaquant et provoque au nom du droit naturel des protestations ardentes, mêlées d'humaine convoitise. La lil)('rlé ])olitique est une arme dont le citoyen a Ijesoin pour réaliser la justice; si justice lui est assurée, la liberté passe au second plan. Ouc les peuples règlent leurs relations sur l'équité, armées et flottes deviennent inutiles. La liberté est le moyen, r(''(juité est la lin et le plus solide fondemeni de rhîlal. (le n'est pas tant l'amour de rindi-pendance (|ue la l'evendicalion de la justice sociale (jui a l'ait la |{(''volulion franeaise. Le tiers ('-tat se serait résign»'; à une dépendance partagée par les deux AUTORITAIRE ET LIBÉRAL 65 ordres rivaux; il refusait d"accepter indéliniuienl des charges aggravées par les innnuuités du clergé et de la noblesse. La France moderne a la liberté, sous l'autorité souveraine de la loi; encore liée à des juridictions spéciales et à plus d'une inégalité, elle n'a pas encore atteint toute l'équité désirable; la fraternité, s'inspirantdu devoir social, progressivement la lui donnera. Vol- taire, champion de la pensée libre, a cause pleinement gagnée aujourd'hui; Rousseau, patron des droits de l'homme etdu citoyen (nous avons désavoué l'utopiste sectaire), n'en est pas encore là. L'évolution générale dont Voltaire a favorisé l'accomplissement dans le domaine de l'esprit, n'est point parachevée dans les mœurs et dans les lois. Ainsi l'influence de Rousseau dépasse celle de Voltaire en profondeur et en durée. Les plaisanteries irréligieuses de Voltaire semblaient d(''jà un peu surannées à Mme de Staël ; les coups de bélier politic|ues de Rousseau ne le seront pas de sitôt [l'i]. L'autoritaire du Contrat punit de mort le violateur du pacte social ; de mort également est puni, comme séditieux, quiconque, ayant reconnu publiquement les dogmes de la religion d'État, se conduit comme s'il ne les croyait pas : c'est ici Tesprit de Calvin i5\ Bien qu'en d'autres articles Rousseau revendique les droits de l'homme en pur libéral, l'esprit dominant du Contrat est d'absorber l'individu dans l'Etat comme le congréganiste. unité anonyme, est dissous dans la congrégation. Au contraire, VHélo'ise estime l'homme un être trop noble pour servir d'instrument à d'autres (IV, 374); la société n'a pas le droit de tirer à son profit le meilleur parti possible des talents; loin de « détériorer une âme humaine » pour son avantage, clic doit assigner à chacun l'emploi le plus propre à le rendre bon et heureux. C'est au fond la pensée de V Emile : Mieux vaut faire un homme qu'un citoyen; le moraliste prime ici le politique et, comme lui, manque de mesure. Que devient la liberté indivi- duelle si la société invoque l'intérêt moral (h\ particulici- pour intervenir dans le choix des conditions? Que devient surtout la lil)erté de conscience dans un Etat imposant un crcdoi ()i> reprocherait à Rousseau d'être ici en retard sur \'oltaire, si la variabilité de ses pensées ne le d(''gageait à propos, o Si j'étais magistrat et que la loi portât peine de mort contre les albées. je 66 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU commencerais par faire brûler comme tel quiconque en viendrait dénoncer un autre. » {Héloïse.) Dans le feu delà polémique, l'apologiste de V Inégalité a des rigueurs plus que draconiennes. « Si j'étais chef de quelqu'un des peuples de la Nigritiê, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer et le premier citoyen qui tenterait d'en sortir. Il fait du mal aux autres par le mauvais Qxemple qu'il donne; il en fait à lui-môme par les vices qu'il va chercher. De toutes manières, c'est àlaloideleprévenir, et il vaut encore mieux qu'il soit pendu que méchant [i 6] . » Ne prenons pas à la lettre ces impétuosités ; elles tiennent surtout à la forme adoptée par l'écrivain dans la période violente de 1750 à 1756, et à ses habitudes d'esprit [17J. Ce septembriseur en surface est, au fond, bonhomme. Les fanatiques du salut public ont pu s'autoriser de ses arrêts de grand exécuteur, et cependant, à la maxime d'Hel- vétius : « Tout devient légitime et même vertueux pour le salut public », il a mis cette note : « Le salut public n'est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté. » « A mon avis, le sang d'un seul homme est d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. » (XL 39i; XII, 5.j.) Dans un État bien policé, la loi doit moins épouvanter le vice qu'encourager la vertu. Elle dit comme la prêtresse Théano : « Je ne suis point ministre des dieux pour détester et maudire, mais pour louer et bénir. » La sensibilité de l'homme intercède auprès de la rigueur du théori- cien : « Mais je sens que mon cœur murmure et retient ma plume. Laissons discuter ces questions (le droit de vie et de mort) à l'homme juste qui n'a point failli et qui jamais n'eut lui-même besoin de grâce. » Il ne croit pas nécessaire de prouver aux nobles polonais « ce qu'un peu de bon sens et d'entrailles suffisent pour faire sentir [18J ». La politique a des entrailles avec Rous- seau; il ne la sépare pas de la morale (II, 1:200), et la bonté est en son cieur. Ses id('es onl de la raideur plutôt que de la rermel('; nclle- ment arrêtées en apparenc(\ elles se nunivf^il indécises. Il laille ici le bloc en coups de haclic secs cl Ininclianls; là. il (|iiillc la rigidité tbci)ri(|ue et s'assouplit. Esl-cc le g(''omètre des aj)bo- risnies rcctiligiiesdu (^/o/ moins méchants, le plus heureux, et en plus grand nondii'e sur la teri'c. » (Pensées.) C"est peut-être là une impression de la Bible où postérité nombreuse est une bénédiction insi^'ne. Dans l'île Sainl-Picrrc, il l'ondr une colonie qui pouvait i là mul- liplicr en paix sans rii;i ( laimlrc. Ils ((immençaient à peupler avant nmn dé|)art ». II. «' {'.!• (|ui iiir])()ilr .iii\ ciliiycns, c'csl d'éii'e gouveriii's justement et pai- siblement. Au suiplii^. qiir ri'llat soit grand, puissant cl llorissanl, c'est laUaire |iarliculii'ic du prince et les sujets n'y oïd aucun inli-rèl. » Poly- synodie (V, SaC). PROPOSITIONS MALSONNANTES 69 communiquer. on s'en sert aisément pour acheter tout le reste ». Rousseau s'attaque donc avec le plus de passion à la plus redou- table ennemie de l'égalité. Il ne tarit pas contre les riches : « Tout n'est-il pas au riche quand il veut jouir?... Ses lares sont les lieux où l'argent peut tout; son pays est partout ovi son colTre-fort peut passer. » « Choisissons un riche pour élève; nous serons sûrs au moins d'avoir fait un homme de plus, au lieu qu'un pauvre peut devenir homme de lui-même ". » A tout moment il aboie contre les privilégiés de la fortune, sans prendre soin de dissimuler le motif de son envie, a Ce qu'il y avait en moi de plus difficile à détruire était une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s'ils l'eussent été à mes dépens et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien ''. » La nature veut qu'on ait des enfants ; si l'on ne peut pas les nourrir, « c'est l'état des riches, c'est votre état qui vole aux miens le pain de mes enfants » (à M'^e de Francueil, 1751) ''. La loi de vSparte faisait mourir les enfants mal constitués, « différente en cela de nos sociétés, où l'État, en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue indistinctement avant leur naissance » (I, 85). « La feinte charité du riche n'est en lui qu'un luxe de plus; il nourrit les pauvres comme des chiens et des chevaux. Le mal est que les chiens et les chevaux servent à ses plaisirs, et qu'à la fin les pauvres l'ennuient » (à Moultou, :29 janvier 1760) ''. a Ce n'est pas lui qui le fait (le bien), c'est sa richesse. Elle le ferait sans lui mieux encore, répartie entre plus de mains, ou plutôt anéantie par ce partage, et tout le bien qu'il croit faire par elle équivaut rarement au mal qu'il faut faire pour l'acquérir » (1775). a. (I .I(^ no serais pas fàchc qu'liinilo ait, de la naissance : ce sera tou- jours une victiuie de plus arrarhi'e au préjugé. » b. En retour, unepente nyturelii* l'alLire vers les malheureux (VIII, 2.^.j). — « Ceux qui dominent les auties ne sont ni plus sages ni plus heureux qu'eux. Si chaque homme pouvait lire dans le cœur de tous les autres, il y aurait plus de g(>ns qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. » A ce titre, contentons-nous de plaindre les grands. c. « Adoptez les enfants des citoyens sans propriété, et il n'y a ]>lus peureux d'indigence » [Projet de Le Peletier). d. La 9° Promenade met en contraste les i)laisirs de mi'piis auxcpiels s'amuse la nohle compagnie de la Chevrette, à une façon de foire aux pains d'épico, avec la joie pure qu'il goùle en donnant des pommes aux petits Savovards . 70 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU Pourquoi faire l'aumùne ? « Mon ami, c'est que, quand les pau- vres ont bien voulu qu'il y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n'auraient de quoi vivre ni par leur bien, ni par leur travail. » (Emile.) a J'ai lu quehpie part que les mendiants sont une vermine qui s'attache aux riches. Il est naturel que les enfants s'attachent aux pères; mais ces pères opulents et durs les méconnaissent et laissent aux pauvres le soin de les nourrir [21]. » A ne regarder la condition de mendiant que comme un métier, « si le grand nombre des mendiants est onéreux à l'Etat, de combien d'autres professions qu'on encourage et qu'on tolère n'en peut-on pas dire autant? » (IV, 377.) « Monseigneur, il faut que je vive. — Je n'en vois pas la nécessité. » Le pauvre hère osera-t-il répondre avec Jean-Jacques : u Puisque, de toutes les aversions que nous donne la nature, la plus forte est celle de mourir, il s'ensuit que tout est permis par elle à quiconque n'a nul autre moyen possible pour vivre... Ce n'est pas le malfaiteur qu"il faut pendre, c'est celui qui le force à le devenir [22 j. » [Emile.) Du pain ou du plomb; soismon frèreoujete tue. «D'ail- leurs, les fi'iponneries ne sont jamais permises que quand la nécessité les rend pardonnables. Elles coûtent l'honneur et la vie à l'indigent et sont la gloire et la fortune du riche. » (Fragments des Institutions politiques.) Dans l'état civil « La force publique, ajoutée au plus Tort pour opprimer le faible, rompt rospèce d'équilibre que la nature avait mis entre eux... Toujours, la multiliide sera sacrifiée au petit nombre et l'intérêt public à l'intérêt particulier. Toujours les noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instrument à la violence et d'armes à l'iniquité. D'où il suit que les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres, ne sont en etfot utiles qu'à eux-mêmes aux dépens dos autres: i)ar où l'on doit jiii.'('rde la r-onsidêration qui leuresldueselon la justice et la raison. « (Emile.) « Les fripons publics établissent toujours lein-s monopoles snr les cboses nécossaires à la vie. afin d'affamer doucement le peuple sans que le ridic en Miin-niui-p. Si le moindre objet de luxe ou de faste était attaqiK". loid serait perdu; mais, poiu-vu que les irrands soient contents, (jii'iuqiorle que \f pouplo vive? »(!. S.-w.) « L'esiu-jl universel des lois de tous Ifs paysesl de l'avoi-isor toujours le loi-j contre le faible et celui (|iu a conirc rclid qin n'a rien. » {Émili>.) bos ricbos et les puissants « n'csliuicnl li's clioscs doul ilsjouissenl (|M';mlaul (pie les autres en sont privés, cl, sans cban^^cr d'clal, ils ccssci'aicul li'cli'c PROPOSITIONS MALSONNAXTES /l heureux, si le peuple cessait d'èlre misérable. » (I, 123.) « Il y a tant d'antipathie entre les riches et les pauvres que le premier aime encore mieux être incommodi- lui-même (de l'éternelle importunité d'un gueux) que de contribuer au soulagement de l'autre. ^) (Pe/isées.) L'homme a voulu vivre en société, disgi-Ace originelle dont l'une des conséquences a été le travail «. L'homme sauvage « ne veut que vivre et rester oisif». L'homme policé « travaille jusqu'à la mort ». Quand il a hien hu et hien mangé, l'homme aux fagots de Molière veut que tout le monde soit saoul dans la maison. Peu ami personnellement du travail non accompagné de plaisir et ohligé de travailler pour vivre, Rousseau refuse au citoyen le droit au loisir. « Tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. » (f, il.) « Riche ou pauvre, puis- sant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » (Emile.) L'oisi- veté est un de ses griefs contre la noblesse. « Plus on pouvait compter de fainéants dans une famille, plus elle devenait illustre. » (L123.) « Celui qui mange dans l'oisiveté ce qu'il n'a pas gagné lui-même, le vole, et un rentier que l'Etat paie pour ne rien faire ne ditfère guère à mes yeux d'un brigand qui vit aux dépens des passants. » [Emile.) Noble et riche, Emile travaille chez le menui- sier, son patron, à 20 sous par jour, avec la nourriture ^ ;|et son précepteur s'est mis en règle avec la société en exerçant la profes- sion de copiste de musique. Tous doivent contribuera l'entretien de la richesse de la collectivité. Thémis a formulé quelque part cet avis, signe des temps : Au lieu de donner un conseil judi- a. Les lois, « pour le profit do qurlques aiuLitiL'ux, assujeltiront dé.sor- luais tout le genre tiuniain au travail, à la servitude et à la misère. » (I. 11.Î).) « Hors de la société,, rhonime isolé, ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société où il vit nécessaire- ment aux dépens des autres, il lui doit en travail le prix de son entretien; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l'homme social. » (IL 107.) La serviabilité de Rousseau procède d'un fond de bonté naturelle et de sa conception du devoir social. Éraile, citadin, api)rend un métier jioui' payer sa dette, puis se retire à la campagne où il fait le bien autour de lui. b. Sophie va surprendre J'^mile cliez son puiron. «Ce spectacle ne l'ait point rire Sophie... — Feiiime, honore ton ebet; c'est lui ipn travaiMe pour toi... qui te nouiiit : voilà l'honune. «Un riche doit son travail à la société : que faites-vous \»n\v elle? Le précepteur répond à ciUle question « scal)reuse » de son élève, 11,17 4. — Cf à Malesherbes, 28 janvier 170:2, \, :508. /2 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU claire au prodigue dissipateur, ne pourrait-on en donner un à l'avare accapareur qui thésaurise *? On avait reproché aune note deVEmile relative au duel (^11, 221) d'enseigner l'assassinat ; Rousseau se défend d'une pareille pensée. II est « sujet, en se passionnant, à des fougues qui l'entraînent au delà du hut et à des écarts où ne tomhent jamais ces écrivains subtils et méthodistes )i, attentifs à ne s"animer sur rien au monde et à ne pas se commettre. Qui demeure froid devant la vérité, ne l'a pas vue. Ces « imprudences » d'une « Ame géné- reuse )) expliquent, sans parler des attaques contre la religion révélée, pourquoi « jamais ouvrage n'eut de si grands éloges particuliers, ni si peu d'approbation publique w. Dans le 'à'^ Dialoyue, Rousseau cite les passages de ses ouvrages où tous les états sont maltraités. « Les grands, les vizirs, les robins, les financiers, les médecins, les prêtres, les philosophes et tous les gens de parti qui font de la société un vrai brigandage, ne lui pardonneront jamais de les avoir vus et montrés tels qu'ils sont. » L'auteur n'a pas cité, dans ses extraits, les propositions à nos yeux les plus compromettantes ; quelques-unes ne dépareraient pas un manuel de l'anarchie. Avant Rousseau, les écrivains traitant les questions sociales avaient donné une forme philosophique aux traditions de l'enseignement chrétien commentant le mot du psalmiste : « Il a rempli de bien les pauvres qui avaient faim et renvoyé vides les riches. » .Iulie s'en inspire quand elle développe l'idée que les greniers de Dieu sur la terre sont les magasins des riches (IV, 377). Le sage Montesquieu écrit (1748) dans Y Esprit des lois (XXIII, 29), à propos des hôpitaux : « Quelques aumônes que l'on fait à un li(jmme nu dans les rues ne remplissent point les obligations de rÉtat. qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie (|ui ne soit point conti'aire à la santé. » Tel est le « nécessaire physi(iue » requis au nom des principes. Ces considérations théoriques a. On doit compte au public de l'usag-e du bien Et qui l'ensevelit est mauvais citoyen. VciiTAim:, /." Feiiiine qui it raison. Virf^'iii' plorif?!' an Tarlarc l:2, et s'y résifi;ne « en paix » (X, 335). Son élonnement fut moindre qu'il ne dit (IX, 23, 24); il témoignait, avant l'impression, d'un « scrupule » qui n'avait rien d'extraordinaire (VIII, 384). Il exagère, en 1768-69, une sécu- rili' dont les motifs, complaisamment amplifiés, favorisent sa prévention d'un complot ourdi dès 1760. « Mes livres ont servi de prétexte... c'était à ma personne qu'on en voulait. » (YIII, 290.) Helvétius a été épargné (I.X, 34), mais après rétractation publique. — « L'on devrait l'iuqjrimer au Louvre {VEmile} par l'ordre du roi. » L'autorit('' royale eslaiiq)iilcrait les bombes ([u'il lance, sans s'en rendi-e bien compte, à la base de l'ordre social. Rous- seau respecte les lois comme l'incréduleveutrespecter Dieu, en le niant plutôt que d'avoir à blaspbémer contre lui. Les Lettres delà Montagne a.uia.'wni pus'inqirimer à Paris avec privilège du roi « et le gouvernement aurait dû en être bien aise ». Les rieurs y sont toujours pour le clergé catholique « conti'e nos ministres « (XI, 174). .M. dr Sartine fut plus clairvoyant. 76 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU cette audace était une habileté. Pouvait-on exiger d'un citoyen genevois- qu'il pensât comme le Français monarchique"? En raison même de leur hardiesse, Rousseau avait peu de confiance dans la réalisation de ses idées. Les intérêts, les préjugés, sont si forts qu'il faut avoir la simplicité de l'abbé de Saint-Pierre pour proposer la moindre innovation dans un gouvernement, <( à moins d'avoir la force en main)). Il ne prévoyait pas que ses théories politiques, abstractions impuissantes en apparence, donneraient bientôt des armes tranchantes à la Révolution, maîtresse de la force et du droit. Les institutions sont renouvelées par ceux qui en souffrent, non par ceux qui en jouissent. Le pauvre défaillant au seuil du palais où s'étalent l'opulence et le plaisir, le faible qui pâtit de l'injustice du fort, le juste qui s'indigne à la vue d'un mal étranger dont son équité est blessée, alors que la loi ne sait le prévenir ou le châtier, les témoins, par exemple, de la scène des chiquenaudes à l'Opéra ou des fantaisies meurtrières d'un Charolais '^ condamnent en leur cœur une société complice ou impuissante. Si, au lieu d'être tempérante et résignée, l'âme du cliétif est aigrie de passions envieuses, quel sera l'effet de ces ferments divers, sinon la révolte de la convoitise et de l'huma- nité, de la vertu et du vice coalisés pour détruire? Le sensé et l'insensé, le bon et le méchant'" s'uniront contre le désordre établi, l'un pour protéger le misérable, l'autre pour jouir des mêmes biens que s'il les ux'i'ilait. Tel était l'état d'âme de Rous- seau : ses idées aspiraient à l'équité, et ses appétits à un bien- être peu favorisé par l'indiscipline de sa jeunesse et les vicis- situdes d'un âge mùr assez mal réglé. Comme le vrai et le faux dans son entendement, la sensibilité généreuse et le (iel se mêlaient dans son cœur. .Mieux que personne, un tel homme était fait pour aider de sa plinne C()ri-()sive à une li(|iii(lation a. 1,27:2; à Moulloii, 7 juin 1702: à Rcy, 23 mars IT.'io (Bo.s.sclia). b. Un prince deConti enlève une petite fille à sa mère et, la maîtrisant d'un bras, lui a|)plique soufflets et ehi(|uenaudes (pii lui Ibid sortir le sarif? du nez et de la hctuche. — Charolais s'amuse à voir tond)er du haut d'un toit im eouvreur. sur lequel il vient de liiir. { Mi-moives do In Pnln- tine.) Il n'y a point de justiei' eonlrr les piinres. c. L'e.vallé devenu criminel prole>le pur une violence illustie; Damiens donne à Ltjuis XV ïavfr/issemrnl d'un coup de canif ( I7.">7) : le flognia- tifiuc, désespéré silencieu.ï, allume i>our lui cl sa fandlle un réchaud. CONSERVATEUR 77 sociale. Et celte transformation « inévitable )^ il l'annonce; elle était dans l'air. « Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions «. « h Je pensais comme beaucoup d'autres que la constitution déclinante menaçait la France d'un prochain délabrement. » 11 n'y avait aucun mérite, en 1762, àètre leprophète de 89; mais Rousseau, le premier et le plus éloquent des institu- teurs de l'Assemblée nationale (Guinguené), a eu celui d'en être en partie, et avant la lettre, le législateur. IV LE CONSERVATEUR. — LE PROGRÈS Quand Rousseau légifère en théoricien, il s'abandonne à sa fantaisie. Appelé à donner une consultation politique dans des circonstances déterminées, il est obligé de compter avec la raison pratique. II prépare dans cet esprit un projet de consti- tution pour la Corse [aS" qui lui offrait un asile (1764); huit ans plus tard, il emploie le « reste de chaleur » que les Polonais ont ranimée (V, 244) à les seconder dans leur tentative de réforme politique et d'indépendance. L'année même du premier démem- brement de ce malheureux pays (1772), traité en « vrai gâteau des rois », selon l'expression badine de Voltaire, Rousseau, ami des peuples libres et patriotes, donne aux Polonais des conseils appropriés à leur histoire. Avec la prudence d'un Montesquieu, il leur recommande de toucher à leur constitution k avec une circonspection extrême », d'en appliquer les modiiications pro- gressivement, de peur d'ébranler brusquement la machine, et de remplir la République de mécontents ''. Rousseau rejette l'autorité des législateurs du beau au profit de la loi des majorités ou de l'impression personnelle et. par là, a. « Tout ce que je vois jette les semences d'uae révolution qui ari'i- vera immanquablement, et alors ce sera un beau tapage. » Voltaire, 17(i4. b. Avant d'affranchir les serfs, rendez-les dignes de la liberté et capa- bles de la suj)porter (V, 254). Si vous devez être « engloutis », faites au moins que l'on ne puisse vous « digérer ». Après cent trente-quatre ans d'absorption, cette digestion ne laisse pas de donner de temps en temps cer- t(»ins malaises. 78 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEA.U il s'éloigne des classiques. Philosophe, il préfère le sentiment qui persuade à la raison incapable de convaincre. A la toute- puissance de la royauté il substitue celle de l'État; au nom du droit naturel, il décrie le droit positif; il aspire, ce semble, à tout mettre au mortier. En réalité, le révolutionnaire à grand fracas est de tempérament plutôt conservateur.- En l'état où sont les sociétés, une tentative de volte-face vers la nature serait un palliatif pire que le mal. Mieux vaut la cor- ruption que le brigandage (IX, 287). Rousseau proteste qu'il a touj ours insisté sur la conservation des institutions existantes [26J . Les innovations peuvent ébranler la Constitution : « C'est sur- tout la grande antiquité des lois qui les rend saintes et véné- rables. )) Quand les peuples accoutumés à un maître essayent de secouer le joug, « leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'aggraver leurs chaînes». « Tous les moyens de réclamer contre l'injustice sont permis, quand ils sont paisibles. » Le libertaire du Contrat n'a jamais songé à ins crire parmi les droits du peuple l'insurrection et Mercier (1791) ne manque pas de le lui reprocher. Un correspondant (24 octo- bre 1761) le prie d'intervenir en faveur de coreligionnaires privés de la consolation d'entendre en paix la parole de Dieu. « Cette même parole de Dieu est formelle sur le devoir d'obéir aux loisdes princes [27]. » a Qui désobéit aux lois, désobéit à Dieu.» Révolutionnaireparsesthéoriesetconservateur par ses maximes (Saint-Marc Girardin), il est l'homme du monde qui a le plus d'aver- sion pour « les ligueurs de toute espèce ». En 1761, un président ù mortier lui propose de rédiger pour son parlement des remon- trances contre la cour; P.-L. Courier aurait accepté; Rousseau se refuse à cette œuvre « contraire à ses principes ». 11 prononce volontiers des mercuriales contre la société, mais il sait qu'il faut compter avec les bureaux des ministres [28]. A un jeune Cassius qui brûle, nouveau Pélopidas, d'affranchir sa patrie, l'ennemi des tyrans fait répondre en réprouvant les conspirations : elles sont presque toujours des actes punissables, et pour rien au monde il ne voudrait tremper dans la conjuration « la plus légi- time » (1766).' Selon d'Alembert, Rousseau « n'a d'espi'il que (]uand il a la fièvie »; son esprit est meilleur quand il ne l'a pas. Il lance le minisli'c Romilly de juger trop sévèrement les CONSERVATEUR 79 riches : « 11 faut être juste envers tout le monde, même envers ceux qui ne le sont pas pour nous » (1758). De sens rassis, il n'est plus l'Apre censeur dont la bile aisément s'échauffe, mais le philosophe résigné à voir sans colère les singes malfaisants et les loups pleins de rage. Le sage courbe la tête sous la néces- sité, « la plus assouplissante des disciplines [-kj] ». \J Emile, la Réponsp au Mandement, les Lettres de la Mon- ta f/ne, traitent cavalièrement les dogmes et les miracles. Rousseau a humanisé Jésus au point de le peindre en homme aimable qui « allait aux noces, voyait les femmes, aimait les parfums, man- geait chez les financiers ». Grave et de ton respectueux dans ses irrévérences, il condamne les railleries de Voltaire. L'air de ridi- cule et de mépris jetés « sur des sentiments respectés des hommes rejaillissant sur les hommes mêmes, » lui paraît « un outrage fait à la société ». « Les hommes ne doivent point être instruits à demi. » Néanmoins, il écrit à Chamfort (1764) qu'il y a plus de vraie philosophie à combattre les préjugés philosophiques nuisi- bles qu'à «combattre les préjugés populaires qui sont utiles rSo] ». Un jeune officier, Séguier de Saint-Brisson, apprend le métier de menuisier pour faire le petit Emile, et se plaint de difficultés rencontrées dans sa famille parce qu'il n'est pas dévot. Rousseau, lui parlant « avec effusion de cœur et comme un père parlerait à son enfant », le blâme de vouloir changer d'état pour échapper à des tracasseries de prêtres et d'avoir secoué hautement le joug de la religion où il est né. « Je vous déclare que, si j'étaisné catholique, je demeurerais catlio- lique, sachant bien que votre Eglise met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine qui ne trouve ni fond ni rive quand elle veut sonder l'abîme des choses « . » « Votre brouillerie avec madame votre mère me navre. J'avais dans mes malheurs la consolation de croire que mes écrits ne pouvaient faire que du bien ; voulez-vous nrùter encore cette consolation ? Je sais que, s'ils font du mal, ce n'est a. Une dame a des doutes sur certains points de la religion. « Vous avez une religion qui dispense de tout examen; suivezda en simplicité de cieur, c'est le meilleur conseil que je puisse vous donner. » Cl' XI, loi, 323, avantages de la soumission catholique. Notre clergé, « couqiosé de petits iiarhouillons àqui l'arrogance a tourné la tète, ne sait ni ce qu'il veut, ni ce qu'il dit, et n'ôte riniaillibilité à l'Église qu'afin de l'usurper chacun pour soi ». 80 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU que faute dVtre entendus; mais j'aurai toujours le regret de n'avoir pu me faire entendre » (22 juillet 1764}. Plus compromettant et plus désavoué encore est 1' « enthou- siaste » de VHélo'ise qui, déshonorant la fille d'un liomme dont il mangeait le pain, imagine une façon particulière de concilier l'amour et la vertu (XI, 10). Rousseau redresse les disciples qui, sur sa foi, ont épousé ses paradoxes. Pourquoi donc les a-t-il fait valoir avec tant de chaleur? Le plaisir de faire parler de soi, dont le temple d'Éphèse et le chien d'Alcibiade ont pàti, a influé sur les attitudes de l'homme et de l'écrivain ; néanmoins, sans haïr les enseignes voyantes, Rousseau n'est pas un de ces tam- bourineurs qu'il a bafoués (I, 17), mais plutôt l'écho complai- sant des ardeurs ou des chimères de son esprit. S'il ne fait pas amende honorable en déclarant tout haut que le publiciste s'est trompé, il provoque dans le tête-cà-tète de la correspondance un triage discret de la fantaisie et de la vérité ; il en appelle de César ivre à César à jeun. Après le raid du paradoxe, retraite prudente dans la direction de la vérité |^3i]. Rousseau* devenu sage l'est à l'excès; sa destinée est de dépasser la verticale. Conservateur à outrance, il pousse le res- pect de la tradition jusqu'à dire que « le moindre changement dans les coutumes, fùt-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs; car les coutumes sont la morale du peuple. >i (V. 108.) De semblables maximes rendent le progrès diflicile; Rousseau ne croit pas fermement au progrès. Il estime peu enviable le privilège de la perfectibilité, caractère dis- linctif de l'homme (I. 90) et faux le principe de la raison perfection- née ( VIII, 30i), base des établissements proposés par l'abbé de Saint- Pierre [3^]. Les gains de l'entendement sont toujours compensés par des pertes (H. .'MO) et l'homme ne fait que changer de pré- jugés (XU, :2V). Rousseau est logique quand il nie le progrès; dans son système, où l'état social est une déchéance, il consisterait à revenir à « ce période du développement des facultés humaines » qui a suivi la sauvageiie pur(> et précédé la propriété, le travail, l'agriculture. « Plus on y lélléchil, |.lns on ti'ouve que cet état était le moins sujet aux i-évolulions. le mcilhnir à riiomme, et qu'il n'en a di^i sortir (|iie par (|U('l(|ue l'uneste lia-aid (pii. pour LE PROGRÈS 81 l'utilité commune, eût dû ne jamais arriver. » (I, 110.) Rousseau n'a pas eu le sens de l'évolution (J. Ilornung) et ne pouvait l'avoir. « Les jeunes gens sont heureux; ils verront de belles choses w (Voltaire). Rousseau en prévoit de lamentables, frappé des u calamités « réservées à l'Europe par « cette commode philo- sophie des heureux et des riches qui font leur paradis en ce monde " ». Il ne soupçonne pas que l'affaiblissement de la foi reli- gieuse puisse être compensé par un progrès social favorable en tout point à la dignité humaine et, à défaut du paradis en ce monde, restreignant les maux du purgatoire terrestre. Fourier a rêvé le règne de l'Harmonie '\ Rousseau exclut des futurs contingents l'état de vie naturelle qu'il préconise. « En vain même vous ramèneriez les hommes à cette première égalité conserva- trice de l'innocence et source de toute vertu, il n'y a plus de remède » ; et ce remède même, Jean-Jacques le souhaiterait-il, s'il devait être acheté au prix de « quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu'elle pourrait guérir et qu'il est blâmable de désirer et impossible de prévoir »? opti- miste vis-à-vis de la Providence, il est pessimiste à l'égard de l'avenir des sociétés; il rend justice à son système en le qualifiant de « triste » et « affligeant ». Théoricien incrédule au progrès, il est un ouvrier du progrès. L'humeur de l'homme le détourne de démolir, les conceptions du penseur al)outisscnt à réédifier. Tel a fait, sans être malin, ses plus grandes malices; le novateur de V Emile et du Con- trat répudie Tesprit de révolution et il sape le troue et l'autel. U jette au vent ses « rêveries », semence de moissons fl. 3« Dialogue. L"£'w//('t'faif drjà aussi noir: « Les sciences, les ai'ls, la pliilosopliie et les mci'urs ([u'elle engendre, ne tarderont pas d'en faire un dései't. Elle sera peuplée de bètes féroces, elle n'aura pas beaucoup changé d'habitants. » Iloiuiue, tu voudrais pouvoir rétrograder ; «ce sentiment doit faire .. l'eifroide ceux qui auront le malheur de venir après toi ». (Inéga- lité.) — Helvétius [L'Homme, préface) a écrit de la France : « Nulle crise salutaire ne lui rendra sa liberté; c'est par la consomption qu'elle périra, la conquête est le seul remède à ses malheurs. » Cette France consoniptive, grâce à une médication énergique, s'est régénérée. Ces prédictions de désespérance glorifient la Révolution. b. Dieu, iniininient bon et puissant, n'a pu l'aire li^ mal: nos penchants sont bons et utiles: il faut savoir organiser un milieu social qui s'/iar- monise a\C'i! leur d('veloppement régulier; quand l'humanilé aura alleint la période f\' harmonie, h' mal ilisparailra. 6 oi LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU futures, sans arrêter sa pensée sur ce qu'elles feront lever. « 11 n'est pas l'arbre des fruits qu'il porte » (Mme de Staël). S'il revenait parmi nous, il serait surpris autant qu'heureux de la riche frondaison de l'arbre de la liberté [33_j et ce spectacle le con- firmerait sans doute dans la pensée d'une autre évolution que la Profession de foi lui semblait capable de produire un jour. Qui sait si Rousseau ne sera pas un chrétien aussi orthodoxe pour l'Église de l'avenir que les apôtres Matthieu et Paul le sont pour l'Église du passé ? (G. Sand) «. V AVOCAT DU PEUPLE Les vrais sentiments de la nature ne régnent que sur le peuple [34]. « Si vous voulez être homme en effet, apprenez à redescendre, etc.. ))(n', 210.)Jean-Jacques a voulu être a ouvrier» comme son père; et même, il y amis une certaine coquetterie [35]. « La joie est plus amie des liards que des louis. » Il va aux guinguettes pour y voir danser le menu peuple. Dans sa jeunesse, il l'a souvent pratiqué; il a connu la misère, la bonté des petites gens; auprès d'eux il se sent à l'aise. Après avoir le matin dîné au château de Montmorency « non sans gêne », avec quel empres- sement il revient le soir souper avec le bonhomme Pilleu et sa famille, tantôt chez lui, tantôt chez ce brave maçon! 11 a souffert dans son orgueil et sa sensibilité humaine du faste et de la dureté des grands : il se fait l'avocat du peuple, l'accusateur passionné des nobles et des puissants. 11 hait les états qui oppriment les autres; dès son enfance, indigné de la violence injuste, il se niellait on nage à poursuivre un coq, un chien qu'il voyait en louiiiiruter un autre. uniquement parce qu'ilsesentartlcplusforl. (( Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noir- ceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. »l)ans un de ses voyages pédestres en France (173:2), il va demander le gîte et le souper à un paysan qui, d'abord défiant, feignit (rêlrc a. Rnrue des Deux-Moiiffcx, l'"" juin 18il. AVOCAT DU PEUPLE 83 misérable. Voyant qu'il avait affaire à a un bon jeune homme » qui ne le vendrait pas, il lui avoue qu'il eache son vin de peur des aides, son pain de peur de la taille, et serait un homme perdu si l'on se doutait qu'il ne meurt pas de faim ". Ce fut le germe de sa « haine inextinguil)le » contre les oppresseurs du pauvre peuple et « les barbares publicains ». Témoin à l'Ermitage, à Montmorency, de « la dureté barbare » du comte de Gharolais envers les paysans (IX, 23) et des maux infligés à ces pauvres gens par les chasses nobles, l'auteur à" Emile écrira : « Quoi qu'on fasse, on ne tourmente point sans fin les hommes qu'on n'en reçoive aussi quelque malaise, et les longues malédictions du peuple rendent tôt ou tard le gibier amer. » Rousseau s'est donné des démentis sur le principe de la sou- veraineté nationale; il est inébranlable dans sa prédilection pour le peuple, son « idole ». « La vertu du peuple est plus forte que le fer et le feu et Je n'ai jamais vu succomber celui qui s appuie sur elle. » La constance de cette affection a déterminé le rôle propre de Rousseau dans le concours des énergies intellectuelles du xvm« siècle. Il y a peu de grandes vérités '^ dans ses ouvrages; ils ont ébranlé la France parce qu'il a « tout enflammé » (Mme de Staël). Il a quelque chose de l'inspiré; il secoue et enlève. Il faut exalter une nation pour Tarmer du tiiple airain nécessaire aux luttes héroïques. Il est faux que la raison n'ait a jamais rien fait d'illustre » ; il est vrai que les plus profondes secousses ont été données au monde par des enthousiastes. Un François d'Assise, illuminé à demi fou, a remué la chrétienté (Michelet). L'Emile prétendait à des lionneurs publics. Le livre fut brûlé delà main du bourreau et l'auteur décrété (9 juin ITGâ). On ne pouvait moins sévir contre le démolisseur qui dans l'Eglise, l'Etat, la propriété, les droits et les préjugés consacrés, donnait partout le coup de pioche, et il fallait « fermer la bouche aux dévots ». amis des Jésuites pourchassés (à Moultou, 7 et lo juin XliVl). Deux mois après, jour pour jour, le parlement, qui en juillet 17(ii a. Henri IV est le bon roi, le roi qu'il aime en souvenir de la ponli' au pof, (lu l'rojel de paix perpétuelle et d(' la révocalion de l'Edil de Nantes. b. L'idée mère est le respect des lois de la nature; d'où les tlioits natu- rels, la souveraincti'' nnlionalr cl rt'qnili' sociale. o4 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU avait condamné au feu plusieurs ouvrages des Jésuites, allait chasser la compagnie coupable de troubler les consciences et de déshonorer le christianisme. Tout en proclamant sa foi en la Providence, Rousseau éljranlait les ])ases de la religion : les bons Pères n'auraient pas manqué d'en confondre la cause avec la leur. Etienne Dolet avait été brûlé pour moins que cela (154G); deux libertins avaient subi le même sort à Paris, en 17:20. Quatre ans aprèsVEmile, le chevalier de La Barre était, après décapitation, adoucissement dû h l'indulgence du parlement de Paris, livré aux flammes comme impie [36]. Le décrété fugitif en fut quitte pour être brûlé par la populace rue aux Ours, en Suisse de paille. Dans l'ordre politique, on n'en était pas encore à la nuit du 4 août [3^]. Ce magnifique élandes ordres privilégiés, triomphe de la philosophie du xvni^ siècle, fut d'abord une fête du sacrifice sans lendemain. L'enthousiasme jette sa flamme et tombe; l'in- térêt égoïste, un moment étouffé, se redresse. Le vote du clergé et de la noblesse serait demeuré stérile, à l'état de belle déclara- tion de principe, si la nation résolue à aboutir n'en avait fait sortir des réalités légales. L'évolution de 89 dure encore. A l'exemple de l'àgo où elle fut inaugurée, le siècle présent qui la continue se souvient des précurseurs : Jean-Jacques a reçu les lujnneurs dont il se déclarait digne. Genève (1835) lui a consacré sur le Léman un îlot de calme et de verdure [38], image de l'île des peupliers où il exprimait le souhait que ses cendres fussent recueillies; asile offert [lar la nature à riiomme qui ainur le genre humain en détestant la foule. Uien autour de lui qui puisse blesseï" sa défiance inquiète; il y est entouré de feuillage et de candeur, auprès de cygnes et, dans les beaux jours, de petits enfants. Paris, dont il médisait [39]. a réalisé le votede l'Assemblée nationale de 1791 enluiébnantunestatue prèsdu Panthéon(1881)). Le l'aiiIlK'oii même, où N'ollaire l'attendait depuis juillet 91, l'avait accueilli en 9 4. De la porte enir "ou verte de son tond)eausort, comme de ses écrits, la torche qui a éclairé les tonqts nouveaux. NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE III 85 NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. — En Franco, « où l'on enseigne avec tant d'importance tant d'inuti- lités, il n'y a pas une seule chaire de droit naturel ». « Le peuple ne donne ni chaires, ni pensions, ni places d'Académie : qu'on juge comment ses droits doivent être établis par ces gens-là. » Rousseau y a pourvu. La place était libre même après Montesquieu (IF, 430). 2. — Dans la dédicace de V Inégalité, Rousseau ne conçoit pas une situa- tion politiiiue et civile meilleure que celle de Genève (I, 7G, 77). La l'= Lettre de la Montagne déclare la constitution de la République bonne et saine dans son ensemble (III, 265): il l'a proposée « en exemple à l'Europe »: Genève n'avait donc pas besoin que Rousseau s'imposât pour elle le grand etrort du Contrat. Il ne l'a pas écrit pour Genève mais il a songé quelquefois à Genève en l'écrivant. Il faut une cité très petite : « Grandeur des nations, étendue des Etats... preniièrcet principale source des calamités qui ndnent et détruisent les peuples policés. » Il conseille aux Polonais (V, 232), s'ils veulent réformer leur gouvernement, de com- mencer par réformer leurs limites, « service que leurs voisins songent peut-être à leur rendre ». L'Emile suppose un État composé de 10,000 ci- toyens (II, 43;)). (La cité de Platon en compte 5.040.) Rousseau a voulu, en publiant le Contrat. « établir les droits de l'humanité ». Faudra-t-il, pour rendre ce bienfait effectif, la découper d'abord en unités minuscules? 3. — (III, 200). Les divers partis politiques s'autorisent de ses ouvrages. Un passage de Y Économie politique (III, 294) sur la disposition des biens de la famille offre un argument aux partisans du droit d'aincsse. En 1790, Fr. Lenormand publie une brochure sous ce titre : Jean-Jacques Rousseau aristocrate. Le conventionnel Du hem l'envoyait connue tel à la guillotine (Jean-Jacques Rousseau, par A. Chuquet. Hachette, 2» édition, 1901). Selon Rousseau, la monarchie convient aux grands États : il faut que l'activité répressive du gouvernement augmente à mesure que le peuple devient plus nombreux (Jean-Jacques Rousseau, du Contrat sociol. Dreyfus Brisac, 1890 ; Iniroduction). En fait, la constitution de la répu- blique lie Gi'nève était moins démocrati(pie qu'aristocratique (III, 270). Les colli>clivistes voient en Rousseau un ancêtre, les individualistes le louent d'avoir préconisé l'indépendance du moi. 11 y a ici déviation plutôt fiue contradiction : le res]iect des droits de l'individu conduit à l'égalité, et r(''galité dégénêi-e en collectivisme. Parfois une étiquette bien choisie sullil yviuv ddniiri' Ir {/l)id., chap. 14.) L'in- digent d'Ilelvi'lius, n'ayant jien à [M'rdre, raisonnera coiiiine l'àue de Lafontaine {Fables, VI, 8). G. — Qu'il se conlente de la r(''gler. « Je ncux que la propriété de l'Ktat soit aussi grande, aussi forte, et celle du cildyeii aussi pefile, aussi faible DU CHAPITRE III 87 qu'il est possible ». Rousseau évite de mettre en propriété, dans ses pro- jets de constitution, les choses dont le particulier est trop maitre, telles que l'argent « que l'on cache aisément à l'inspecteur public ». (Voir Lich- tcnberger, Le Socialisme au x\\\\^ siècle, Paris, 189a, chap. o.) Lycurgue, après le partage des terres, s'était attaché à rendre la richesse impossible et d'ailleurs inutile La République de Platon proseiit la j)ropriété comme source des passions antisociales. Le gouvernement idéal est celui où l'on pra- tique le plus à la lettre, dans toutes les parties de l'Etat, l'ancien proverbe que tout est véritablement commun entre amis. Les Zo?'s admettent la propriété en la restreignant 1(> plus possible. « Posséder en commun serait trop demander aux hommes d'aujourd'hui ; qu'ils aient donc des propriétés, mais que chacun d'eux se persuade que sa propriété n'est pas moins à l'État qu'à lui. » Platon permet au citoyen de quadrupler le fonds inalié- nable à lui attribué dans la répartition connnune, mais non de l'accroître au delà. (Livre a.) Le connnunisme platonicien oblige le citoyen à se con- tenter du nécessaire pour ne pas faire tort à la communauté ; il édifie la solidarité sociale sur la tempérance. — Le souverain n'a nul droit de tou- cher au bien d'un particulier, ni de plusieurs ; mais il peut légitimement s'emparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte (Emile, H. 433), et dans l'Egypte de la Bible. A la faveur du blé amassé durant les années d'abondance, Joseph, en le vendant aux Égyptiens affamés, fit entrer successivement dans la maison du pharaon leur argent, leur bétail, leurs terres et leurs personnes. De propriétaires ils devinrent, à l'exception des prêtres, fermiers et serviteurs du pharaon. En bon prince le maître et unique propriétaire du pays abandonna les quatre cinquièmes des biens récoltés à ses sujets et garda un cinquième pour lui. (Genèse.) Rou.s- seau blâme cette politique de Joseph (lU, 297). Le législateur du Contrat, n'ayant pas de pharaon à pourvoir, aurait tiré meilleur parti du trust colossal de Joseph dans l'intérêt de la communauté. 7. — « Une terre à moi ! la terre de Jean-Jacques Rousseau ! En vérité, je lui conseille de me calomnier plus adroitement. » (L 08). — Les communi.stes pratiquants pourraient invoquer l'exemple de Rousseau précepteur et som- melier chez M. de Mably. Il di'robe du vin à la cave et va le boire dans sa chambre : un riche qui a du vin au delà de ses besoins et garde le surplus (surtout du vin d'Arbois, le préféré de Henri IV) le dérobe à la collecti- vité. Dans la comédie de Palissot, Les Philosophes, Frontin, valet d'un maître (jui enseigne la communauté des biens, s'inspire de ces leçons en lui fouillant les poches. Le Jean d'Alba de la 6° Provinciale s'autorise des maximes des casuistes, pour dérober aux bons Pères des plats d'étain. Sans connaître V Inégalité ni les opinions probables, le jardinier de l'Ermi- tage vide la cave en une nuit. Ce même serviteur était le « grand loir » qui faisait disparaître les fruits du verger. Pour écarter les maraudeurs, l'hôte de Mme d'Epinay dut armer le nouveau jardinier d'un fusil. « Les fruits sont à tous » dans les livres. Rousseau est piqué des railleries de Deleyre sur des précautions inconséquentes à ses principes (VIII, 311). 8. — « Le génie, l'esprit sont les effets de la force ou de la vivacité des passions ; le bon sens est l'effet de leur moilération. » (Helvétius.) Voici par où Jean-Jacques se relève. Saint-Preux, honteux d'être propriétaire, a vendu une petite maison, reste de son chétif patrimoine. .Mieux pourvu d'argent que jamais, il veut cependant tirer des ressources de ses talents. « Il le regarile (le superflu) comme le trésor sacré de la veuve et de l'oriihelin 88 NOTES COMPLÉMENTAIRES dont rhumanité ne me permet pas de rien aliéner. » (IV, li'T.i Ci' :2SS, butin réservé aux malheureux. g. — Faut-il encourager les talents?L"examende cette question, débattue par Sainl-Preux et Julie (IV, 374), est mêlé d'idées justes et d'idées fausses. « 11 y a des plantes qui nous empoisonnent, des animaux qui nous dévo- rent, des talents qui nous sont pernicieux... Les peuples bons et simples n'ont pas besoin de tant de talents ». L'envie, souffrance dont Emile a été soigneusement préservé (II, 220), est un sentiment mis en nous non parla nature, mais par les préjugés et les mensonges de l'homme. La distinctic^n des talents due au progrès des lumières provoque l'envie jalouse (VI, 78) dont le vicaire savoyard fait l'aveu. Rousseau rend la société responsable d'un vice « factice » dont le théoricien de la bonté naturelle ne voulait ]ias voir la source dans le cceur humain : posl hoc, ergo propter hoc. La vraie égalité, selon d'Alembert (Lettre au roi de Prusse, 8 juin 1770). Platon écrit dans les Lois: « La justice veut l'égalité, mais il y a deux sortes d'égalité : l'une matérielle, qui consiste dans le poids, la mesure et le nom- bre et que le premier législateur venu peut introduire dans ses lois; l'au- tre morale et vraie qui exige souvent l'inégalité entre des choses inégales, entre la vertu et le vice, entre le mérite et l'ignorance, entre la capacité et l'incapacité. » Platon appli(iue cette règle à son système de suffrages. 10. — « Tu viens, quand les lots sont faits, nous dire : « Je suis homme comme vous; j'ai deux mains et deux pieds, autant d'orgueil et plus que vous... Donnez-moi ma part de la terre... faites-moi justice : donnez-moi mes cinquante arpents. » On lui répond : « Va-t'en les prendre chez les Cafres... ici toutes les parts sont faites. Si tu veux avoir parmi nous le manger, le vêtir, le loger et le chauffer, travaille pour nous comme faisait ton père; sers-nous ou amuse-nous et tu seras payé. Sinon, tu seras obligé de demander l'aumône, ce qui dégraderait ti'op la sublimité de ta nature et t'empêcherait réellement d'être égal aux rois et même aux vicaires de village, selon les prétentions de ta noble fierté'. » {Dict. phiL, Egalité.) Cf A. Kspinas. La '.^^ phase et la dissolution du mercantilisme, Paris, 1902. 11. — Str-M., 1801, p. 262. Rousseau rend hommage aux « grandes âmes cosmopolites qui franchissent les barrières imaginaires qui séparent les peu- ples et (|ui, à l'exenq^le de l'Etre souverain qui les a créées, embrassent tout le genre humain dans leur bienveillance ». (1, 115.) II criti(iue néanmoins l'humanitarisme transcendant qui embrasse la terre d'un pôle à l'autre et néglige les proches. Ces philanthropes ressemblent aux dévots à qui « l'amour de Dieu sert d'excuse pour n'aimei' ])ersonne ». Il marque implicitement (I, M) la gradation des devoirs envers la patrie, les malheu- reux, les amis. 12. — « Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La i)lu))art sont nés dans cet état et le travail continuel les euipêcjie épouvantables suites >> de la révolu- tion, il entrevoit dans l'avenir les hommes rendus à la vie sauvage regrettée du rêveur de Y Inégalité. Qu'il se rassuie! i5. — Mably se contcnfe d'infliger aux athées une pi'ison perpétuelle. Rousseau condamne le droit mixte et insociable résultant de la coexistence dans l'État d'un pouvoir civil et d'un pouvoir religieux. Ilobbes a indiqué le remède (m proposant de réunir les deux têtes de l'aigle (III, 384, 38.t). Dans l'État de Genève, la seigneurie et le gouvernement spirituel sont choses conjointes et inséparables (III, 177, 180). Rousseau, sans le dire 90 NOTES COMPLEMENTAIRES neltcmcnf, inclinu à préférer ce système sans en iiu'connailre lesdélauts. La paix y gagnera, sinon la liberté. L'esprit dominateur du christianisme romain rendant le condominium intolérable, Rousseau enlève au prêtre tout crédit légal, sans afï'ranchir le citoyen de la maîtrise du dogme religieux. La religion nationale, formulée par le pouvoir civil, demeure autoritaire. Ce n'est pas ainsi que la France contemporaine entend la liberté de cons- cience et la séparation des Eglises et de l'Etat. « La Providence ne se mêle en aucune façon des opinions humaines. » Pourquoi l'État érigé en sou- verain pontife s'en soucierait-il? « La loi... ne peut ordonner de croire. » (III, 188.) Le souverain n'a donc pas le droit que les Confessions lui con- fèrent (VIII, 279) et que la lettre à Voltaire lui refuse (X, 131), de fixer le dogme et le culte. A'oltaire n'a pas répondu à l'invitation de Rousseau de rédiger « le catéchisme du citoyen ». Il s'en est tenu au poème de la religion naturelle, peu soucieux sans doute de travailler à « une espèce de théo- cratie », que Rousseau voit d'un œil bienveillant [Contrat social, livre IV, chap. 18). Ailleurs il voudrait que le despote pût être 0ieu (XII, 25). Disciple des libres penseurs du xvni'' siècle, la France révolutionnaire avait fêté la déesse Raison; élève de Rousseau, Robespierre fait décréter l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme. On sait l'usage qu'il fit de la religion d'Etat contre ses adversaires. (Barni. Histoire des idées morales et politi- ques en France au xvm« siècle, Paris, 1867, t. II, p. 290.) Dans Platon [Lois, livre Xe), l'impie qui nie Dieu ou la Providence divine est puni, selon l'esprit du coupable, de la peine de mort ou de la prison, sophronistère, maison pénitentiaire où il deviendra sage. On offense les dieux en croyant li's gagner par des sacrifices et des cérémonies. Le superstitieux naïf sera puni du sophronistère; s'il y a mauvaise foi, spéculation sur la crédulité, la mort : que penserait de cet arrêt le saint de Padoue ? i6. — I, 61. Lycurgue interdit les voyages au citoyen, et à l'étranger l'admission dans la cité. — L'Eglise brûlait les héréticpiespour leur bien, Gf III, 107. Don Carlos et le bourreau étriingleur. « La charité n'est point meurtrière; l'amour du procliaiii ne porte point à le massacrer, etc., etc. » (III, 89.) 17. — Rousseau, peu ami des bains-mnrie, recherche les j)eHsées violentes, les mots au picrate. L'indifférence philosophique est plus destructive (|ue la guerre (II, 285). Il compare César à Cartouche, deux brigands; les civilisés des villes aux anthropophages; les riches « à ces loups affamés qui, ayant une foisgoûté de lachair humaine, rebutent toute autre nourriture » (I, 113). Une femme, dont Thérèse se plaint, est un bandit en cotillon. 18. — « .. Celte barbarie féodale (jui fait retrancher du corps del'KInt sa partie la plus nombreuse et quel(|uefois la plus saine» (V, 254). «J'espère que quelque âme honnête partagera l'émotion délicieuse avec laquelle je ])rends la plume sur un sujet si intéressant pour l'humanité (le projet de ])aix=perpétuelle). » (V, 310.) Cf Str-M., 1861, p. 230, et XI, 389. La Voix dit à l'ieri-e de la Montagne : « Dans le fond, ton frère .lean-Jacques est un «bonhomme (pji ne fnit de tort à jiersonne, qui craint Dieu et qui aime la ? {Jléloïse.) 92 NOTES COMPLÉMENTAIRES — M. de Sallo, consoillor au Parlement, fut arrêté, une nuit d'Iiivcr, par u:i voleur qui lui demanda la bourse en tremblant. M. de Sallo le lit suivre et découvrit que le voleur était un honnête ouvrier que la misère de sa famille, dans une saison rigoureuse, avait porté à ce coup de déses- poir. Il le sauva du supplice et lui procura les moyens de subsister par son travail. (Grimm, Cot^respondance. Paris 1877, t. IV, p. 398.) — « L'héritier du trùne n'a pas le droit de dîner lorsque vous manciuoz de pain... Présentez-vous à l'Assemblée nationale et demandez qu'à l'instant on vous assigne de quoi subsister sur les biens nationaux... Si l'on vous refuse... partagez -vous les terres et les richesses des scélérats qui ont enfoui leur oi' pour vous réduire par la faim à rentrer sous le joug. » i Journal de Maml. Taine. Psychologie du Jacobin; Revue des Deux-Mondes. 1er avril 1881.) Et la multitude, sur la foi de L'Ami du peuple, pille les magasins. (Wallon, Histoire du tribunal révolulion- naire, 1793.) 23. — « Les disciples de Rousseau, en exagérant ses principes, ne seront que des fous » (Diderot). — «... Le roman de cette législation (qui rendra les hommes le plus heureux possible) n'est pas encore fait et il s'écoulera bien des siècles avant qu'on en réalise la fiction ; mais enfin, en s'armant de la patience de l'abbé de Saint-Pierre, on peut prédire d'après lui que tout l' imaginable existera. » [De l'Esprit, dise. II. chap. xxv.) 24. — « J'ai joui durant deux ou trois ans du plaisir de les voir sans cesse arroser les feuilles de l'arbre dont j'avais en secret coupé la racine. » (Fragment biographique.) Il recommande à Rey le plus grand secret afindeprévenirlestracasseries.(Bosscha, 17 novembre 1754; 31 mai 1738. etc.) Le Contj'at, dans son texte définitif, adoucit quelquefois la forme des Institutions, par exemple au chapitre de la religion civile. Rousseau veut donner au Contrat la gravité d'une œuvre qui repose uniquement sur « toute la force du raisonn<>ment, sans aucun vestige d'humeur et de par- tialité ... 25. — L'éloge dans le Contrat (IIL 334) de ce brave peuple, digne qu'un homme sage lui apprit à conserver sa liberté, avait pu suggérer aux Corses une démarche qui avait, selon Mmede Verdelin, piqué « la vanité de la secte ». Les Kncyclopédistes prétendaient qu'ils avaient écrit aussi à Helvétius, à Diderot. (Letties à Rousseau des G novembre 17G4. 8 jan- vier 17Go.) La proposition de Catherine à d'Alembert d'élever son fils avait dû les flatter (170:2) (X, 384). Une lettre apocryphe des Corses circulait où ils priaient Rousseau de mettre leurs lois en bon français et d'.\lembert repro- che à Voltaire de lui avoir joué ce tour. « Jean-Jacques a des torts avec vous... mais je ne puis croire tjue vous cherchiez à le tourmenter dans 9.9. solitude où il est déjà assez uiaiheureux par sa santé, par sa pauvreté et surtout par son caractère. » (3 janvier I7(i."i.) 26. — Non opposé en principe aux réformes, il félicite labbe di' Saint- Pierre d'avoir « évité cette grande prise que la sottise routinée a pres(|ue toujours sur les nouvelles vues de la i-aison avec ces mois tranchants de projets en l'air et de rêveries ». Les ignorants « ne savent mesurer le possible (|ue sur l'existant »; mais il faut tenir compte des circonstances, savoir d(''nu!'ler les moyens ellicaces et user île grandi' |)rudence. « Nul n'ignore combien est dangereux dans un grand Ktal le moment d'anar- DU CHAPITRE III 93 chic et de crise qui précède nécessairement un établissement nouveau... Qui pourra retenir l'ébranlement donné ou prévoir tous les eflets qu'il peut produire? » (V, 348.) « Admirons un si beau plan {la Paix perpé- tuelle), mais consolons-nous do ne pas le voir exécuter; car cela ne peut se l'aire fjue par des moyens violents et redoutables à l'humanité. » Les lif,nies fédératives s'établissent nécessairement par des révolutions. Sur ce principe, une ligue européenne « ferait peut-être plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en préviendrait pour dos siècles » (V, 335). — Dans quelles circonstances une monarchie héréditaire peut-elle, « sans révolution », être t(!mpérée par des formes qui la rapprochent de l'aristocratie ? (V. 349.) — Voir Saint-Marc-Girardin, /?OMSseaï/, sa Vie et ses Ouvrages, \- I- Le droit à Y insurrection semblerait la conclusion naturelle de ses attaques passionnées et jamais il ne l'a formulé. Toutefois, si le despo- tisme, élevant sa tête hideuse, ramène tout dans la Ré'publique à la loi du plus fort et par conséquent à un état do nature pire que le premier, « l'émeute qui finit par étrangler ou détrôner un sultan est un acte aussi juridique fjuc ceux par lesquels il disposait la veille des vies et des biens do ses sujets ». (I, 124, 12o.) En un seul cas, un peuple a le droit de prendre les armes : « quand il ne lui reste plus de choix que dans la manière de périr », par exemple les camisards. — Les bourgeois de Genève, pour vaincre la résistance des négatifs, ont eu recours à une grève électorale ; pendant deux ans, les magistrats n'ont pu être nommés. Rousseau détourne les représentants de tout mouvement tumultueux : n Emigrez, s'il le faut (XII, oo), plutôt que de vous insurger! » La média- tion de la Franco ndt fin à une situation devenue intolérable pour les deux partis. La Boëtie ne juge pas l'insurrection nécessaire : il suffit de ne pas soutenir le colosse pour le voir fondre en bas et se rompre. Il fait l'éloge des Brute, Cassie et autres sauveurs do la libei'té, mais les autres onti"C- prises contre les empereurs romains n'étaient que des conspirations d'am- bitieux « prétendant cliasser le tyran et retenir la tyrannie ». Li's souve- nirs de la Servitude volontaire ne sont pas rares dans Rousseau. 27. — « ...Les commandements de Dieu sont obligatoires, ainsi que les lois du prince, pour les hommes, indépendamment de la foi. » (Jansen, p. 21, cf ï/négalité, I, 138.) Les Encyclopédistes, fidèles à un mot d'ordre, réservaient leurs coups les plus vigoureux à un autre adversaire que le pou- voir civil. « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les réforme, et en attendant, nous nous y soumettrons. » Conclusion du Supplé- ment au voyage de Bougainville . Ua.vi\c\(^ Autorité, de Diderot, dans l'Ency- clopédie, fait l'éloge de Louis XV « le bien aimé. . . chef également sage et glorieux » ([ui gouverne selon les lois de la justice. — (Do même, le Dis- cours de Dijon (I, 17) célèbre Louis XIV et « son augu.ste successeur », ministres et imitateurs de la sagesse éternelle. Les Prisonniers de guerre (1743), scène 10«, relèvent les triomphes et les vertus de Louis XV, « mailre dont la bonté égale le courage .. Conquérant redoutable, etc. « (V. 13'.t). — « Tant que la famille régnante subsislora. . . rien ne dispen- sera jamais les sujets... d'honorer et de craindre leur maître, comme celui par lequel ils ont voulu que l'image de Dieu leur fût présente et visibli> sur la terre; si jamais il leur arrivait d'avoir un roi injuste, ambitieux et violent, de n'opposer au malheur qu'un seul remède, celui do l'apaiser par leur soumission et ^t' Ih'chir Dieu par leurs jirières, 94 NOTES COMPLÉMENTAIRES parce que ce remède est le seul léyitiiiie, en conséquence du contrat do soumission juré au prince régnant anciennement et à ses descendants... quels qu'ils puissent être. » Deleyre était scandalisé de cet article. Cl" Lettre de Rousseau à Mirabeau, i6 juillet 17G7 : « Mais les Caligula... » (XII, 2o.) Jean-Jacques n'est pas toujours si soumis à l'autorité, ni d'humeur « pusillanime ». 28. — Lettre à Mme de Créqui, 8 septembre il'60. Dans la Réponse au roi de Pologne, il écarte des discussions « délicates » où pourrait l'engager une pensée de d'Alembert, visant l'économie du gouvernement. (I, 36.) « Ce n'a jamais été par des voies légitimes qu'on a pu persécuter celui de tous les hommes cjui a toujours le plus respecté les lois. » La censure avait exigé des retranchements à la Paix perpétuelle. « Qu'eût-ce été si j'y avais joint mon jugement sur cet ouvrage! » Après la Polysynodie, il abandonne les écrits de l'abbé de Saint-Pierre qui «contenaient des obser- vations critiques sur quelques parties du gouvernement de France » (VIII, 303). « Je m'en tins là... ne voulant pas m'exposer, en répétant les cen- sures de l'abbé de Saint-l^ierre, à me faire demander de quoi je me mê- lais. » Les Jugements ont été publiés après sa mort. (Lettre de Deleyre, 13 mars 1761.) « J'aurais craint de tomber bien plutôt dans l'incurie et le quiétismc que de devenir factieux, turbulent et brouillon, comme on pré- tendait qu'était l'auteur et qu'il voulait rendre ses disciples. »(3«Z)/rt/o^2;e.) 29. — XI, 323. « Le pouvoir et l'impunité rendent les forts audacieux ; le bon droit seul est l'arme des faibles, et cette arme leur crève ordinaire- ment dans les mains. J'ai éprouvé tout cela comme vous. Monsieur, et ma vie est un tissu de preuves en faits que la justice a toujours tort con- tre la puissance... Tel est l'ordre pas moral, mais naturel des choses... J'en soutïre sans doute, mais je ne m'en fâche pas plus que de voirdétacher un rocher sur ma tête, au moment que je passe au-dessous de lui. » La suite, peu favorable à la théorie de la bonté originelle, nous ramène au moraliste misanthi'ope. « Les vices des hommes sont en grande partie l'ouvrage de leur situation ; l'injustice marche avec le pouvoir. Nous qui sommes victimes et persécutés, si nous étions à la place de ceux (jui nous poursuivent, nous serions peut-être tyrans et persécuteurs comme eux. (Ce peut-être est supprimé dans une note des Lettres de la Montagne, III, 263.) Cette réflexion, si humiliante pour l'humanité, n'ôte pas le poids des disgrâces, mais elle en ôte l'indignation qui les rend accablantes. On sup- jiorte son sort avec plus de patience quand on le sent attaché à notre constitution. Au chevalier d'Eon, 31 mars 176t) (IX, 268.) — Analyse piquante des lettres qu'il reçoit... « Sottes déclamations contre les grands et les riches... amers sarcasmes sur tous les états, aigres reproches à la fortune, etc., >> sans parler des demamles d'argent el de « menaçants sui- cides ». Sois mon frère ou je me lue. 30. — « Esl-il iV^A i)réjugés respectables (ju'un bon citoyen doive se faire un sci'iqmle (h; combattre publiquement? » Rousseau se déclare « avec Platon pour l'aflirmative ». A MM. de la Société économique de Berne, 2!) avril 1762. Kaut-il tromper le peuple ? {h'Wcittbril au roi de Prusse, 7 mars, 1770, I. V, i). 2',)0.) Selon Helvétius on doit « lesjjecter les préju- gés on les détruisant », « envoyer comme les colombes de l'arche quel- ques vérités à la découverte, etc. » V(tyait-il dans VEsprit (t. I", p. 299), un >iiiiiilr li.'illoii d'essni ? D'Aleinbeit s'excuse de ses ménagements : ce sont DU CHAPITRE III 95 « plirases do notaire. ». Dans la Lettre susdite (X, 321), Rousseau vise les préjugés religieux; quant aux préventions fondées sur les vices, l'homme n'en sera jamais corrigé. Jean-Jacques n'a pu y réussir, d'autres n'auront pas meilleur succès : pessimisme inspiré d un découragement personnel. « Les livres ne sont bons à rien. » 3i. — Plus d'une luis une grande modération iM'atique a compensé les audaces de la pensée. « Il ne l'ut jamais un meilleur citoyen, un plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et nou- velletés de son temps. » Montaigne caractérise en ces termes son ami, le tribun de la Servitude volontaire. Malgré sa fière protestation à Raynal qu'il suivra « sans scrupule toutes les conséciuences de ses principes » {!, 22), Rousseau, assagi par la controverse, se rogne les ailes. Il répond à Bonnet (Philopolis) : Retardons, au lieu de l'accélérer, la décrépitude des sociétés (I, 134). « Quand les hommes sont corrompus, il vaut mieux qu'ils soient savants qu'ignorants ; quand ils sont bons, il est à craindre que les sciences ne les corrompent » (X, 120). « Je ne propose point non plus de réduire les hommes à se contenter du simple nécessaire » (I, Go). Rapprocher ces rétractations de I, 18, G.d. 32. — La première Lettre sur la vertu et le bonheur admet les progrès de la raison, niés il est vrai un peu plus loin (Str-M., 1861, p. 138, 311, 3CI). 33. — La France de 1789 l'aurait encore plus étonné. Si un inspiré, qua- rante ans avant la Révolution, avait dit : « La France, sans parlements et sans bastilles, verra les biens de l'Église rendus à la nation, les prêtres rendus à la nature, les moines affranchis rendus au monde et tous ensemble, et tous les ordres confondus, devenus citoyens, rendus à la patrie », on aurait ri du prophète. (D'Escherny, Eloge de Rousseau, p. 16.) 34. — Rue Saint-Honoré, il a fait sous un carrosse une chute périlleuse. « Il serait resté seul dans cet état si un pauvre mercier ne l'eût fait asseoir sur son petit banc et si une servante... ne lui eût apporté un verre d'eau. » (Deuxième Dialogue.) « Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne. C'est la canaille, ce sont les femmes des halles qui séparent les combattants et qui empêchent les honnêtes gens de s'entre-égorger. » (I. 100). Ces dernières lignes sont un prêt de Diderot (XII, 11)2; VIII, 277). Au nom du devoir « il semblerait que la vie est un bien (ju'on ne reçoit qu'à la charge de le transmettre et que quiconque eut un père est obligé de le devenir ». Néanmoins, pour le peuple, l'artisan, le villageois, les hommes vraiment utiles, le célibat est illicite ; pour les ordres qui dominent les autres et ne sont toujours que trop remplis, il est permis et même convenable. « Les honmies auront toujours assez de maîtres. » Wolmar trouve cette distinction sur le célibat toute nouvelle, subtile et même judicieuse pour le politique qui balance les forces respectives de l'État afin d'en maintenir l'équilibre. « Le peuple se montre tel qu'il est et il n'est pas aimable ; mais il faut bien que les gens du monde se déguisent; s'ils se montraient tels qu'ils sont, ils feraient horreur. » «C'est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de le compter. » Et c'est à cette quantité négligeable que les institutions civiles sacrifient tout (III, 300). Lanation polonaise est composée de trois ordres, les nobles ijui sont tout, les boui'geois qui ne sont rien et les paysans 96 NOTES COMPLÉMENTAIRES qui sont moins que rien. » Dans la société française le peuple ne compte yiour rien, pas même sur la scène. (Héloïse, IV, 172.) « Les spectateurs sont devenus si délicats qu'ils craindraient de se compromettre à la comé- die comme en visite et ne daigneraient pas aller voir en représentation des gens de moindre condition qu'eux... Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et de chevaliers... » Le tiers état, pour les auteurs dramatiques, n'est rien ; Rousseau voudrait qu'il fût quelque chose. La scène moderne y gagnerait de perdre « son ennuyeuse dignité ». On lui a communiqué un opéra-comique dont les personnages sont de grands seigneurs (ITTîi). « Je vous demande pardon, monsieur le prince: mais ces gens-là n'ont pas d'accent et ce sont de bons paysans qu'il faut. » (XH, 230.) A l'Ermitage, il avait commencé un roman pastoral. Les Atnoursde Claire et de Marcelin, paysannerie que Delcyrc aurait voulu lui voir achever. En 1747, il n'a pas eu pour sa part, au milieu des fêtes du mariage du Dauphin, le spectacle le moins agréable. 11 n'a pas assisté au bal ruisselant d'or de la cour, mais il a vu danser et sauter toute la canaille de Paris. « Jamais ils ne s'étaient trouvés à pareille fête ; ils ont tant secoué leurs guenilles, ils ont tellement bu et se sont si pleinement pifTrés cjuc la plu- part ont été malades. Adieu, maman. » (X, 54.) 35. — « Mon père n'était point distingué parmi ses concitoyens », mais l'un de « ces hommes instruits et sensés dont, sous le nom d'ouvriers et de peuple, on a chez les autres nations des idées si basses et si fausses. » (Dédicace de ï Inégalité.) « Un ouvrier et un malade ne disposent pas de leur temps comme ils aimeraient le mieux. » (A Vernes, 1755.) « Cet état des artisans est le mien, celui dans lequel je suis né, dans lequel j'aurais dû vivre et que je n'ai quitté que pour mon malheur. » (ATronchin, 1758.) En 1771, il dit à Bernardin de Saint-Pierre : « Je ne suis (copiste) ni au-dessus ni au-dessous de l'état où la fortune m'a fait naître ; lils d'ou- vrier et ouvrier moi-même, je fais ce que j'ai fait dès l'âge de quatorze ans. » Dieu est « le suprême ouvrier ». Même à Montmorency, il accepte du tra- vail de son métier (1731), mais avise à « prévenir la pratique » des condi- tions. Il écrit à la maréchale de Luxembourg : « Vous êtes une boimc prali(jue. » 3(). — Des jeunes » èeervelés » d'Abbeville, le premier esl bi-ûlé, avec le Dictionnaire philosophique de Voltaire, le second décapité (d'Alembert à Vollaire, 16 juillet, 11 et 29 août 17(i6); rigueur dont Hume s'indigne (à la maniuisede Barbantane, 2'.t août 1766). — « Il n'y a pas plus d'inconvénienl ;i brûler un innocent au parlement de Paris (ju'à en rouer un au parlement de Toulouse. » Calas avait été supplicié trois mois avant les poursuites contre VEtnile. La Rome i)roteslante était encore plus animée que l'Eghse de France contre le Vicaire savoyard. Les pasteurs y auraient excommunié jusqu'à son cordonnier. Une Genevoise lui écrit : « Vous êtes une peste pour le genre humain » ; et Buffon : « Vos prêtres sont encore plus intoléraids et i)lus féroces que les nôtres ». Tronchin, son ami jadis, déclare ((u'il a « fait bien du mal et poignardé l'humanité en l'embrassant ». La protestation du P,ir>i de Sfii'ate (lil, !t6), souvenir du plaidoyer de la Juive dans .Montes- i|Mnii, ii'elait pas faite pour y adoucir les esprits, bien que favorable aux ri'lormes. Les protestants furent plus irrités (pu; li's calholi(pies contre l'auteur de la Lettre à M. de lieauniont. « Je ne voudrais pas plus vivre à Genève (ju'u Goa... Je ne suis pas curieux d'aller chercher le sort de Servel. DU CHAPITRE III 97 Ailiou donc, messieurs 1rs brûleurs. Rousseau n'est point votre honûine. » (17 février 17G3, à Moullou.) 37. — Un correspondant anonyme avait blànié l'auteur de la Lettre à d'Âlem- bert de dévoiler au public les tantes de la léfjislation (I. 212). Rousseau a beau jeu contre ce conservateur susceptible. La censure était cbatouilleuse; la lettre de Rousseau à Voltaire sur la providence (1756) put être publiée en France en 1764 seulement. La Sorbonne y aurait approuve l'optimiste, non le panégyriste de la religion naturelle. En retour, le censeur de YEsprit le laissa passer (1738) et dut s'excuser sur son « inadvertance ». La censure est rigoureuse même pour les discours académiques. D'Alembert se coupe lui-même les ongles de bien près et ne veut pas qu'un censeur vienne • encore les lui coujier jusqu'au sang. Il songe à ne plus rien imprimer en France plutôt que de se « soumettre à l'inquisition de nos Midas ». (D'Alem- bert, t. V, p. 201), 135; Correspondance avec Voltaire, 7 octobre 1771, 17 jan- vier 1765.) Selon Rousseau, l'Académie française, plus avisée que celle de Dijon, se garde de mettre en problème les questions sur lesquelles elle a peur qu'on ne dise la vérité ; elle prescrit le parti que l'on doit prendre. 38. — La statue de Jean-Jacques, dans l'ile Rousseau, due au ciseau de Pradier, fait revivre le citoyen, penseur soucieux, drapé à l'antique. Le Rousseau de Paris est plutùt l'auteur dt' l'Iféloise, à la promenade. Tandis que nous observions la tète trajane du Rousseau genevois, un petit oiseau est venu se désaltérer dans les plis de la draperie jetée sur ses genoux comme en souvenir de l'animalier bon enfant. — Rousseau aime l'eau passionnément et l'isolement; sa patrie l'a entouré de ce qu'il aime. Il se sentait attiré par les îles : les Borromées (VIII, 308), la Corse (IX, 78), l'Archipel, les îles désertes de Saint-Preux, l'ile Tinian (IV, 287, 30G), l'ilot de l'Elysée, l'ile Saint-Pierre, l'île des Peupliers. La terre est « l'île » de l'homme. 3q. _ Les traits de Rousseau contre Paris (II, 328; VI, 21) rappellent la première satire de Boileau, avec un autre accent que celui d'un exercice de déclamation poétique. Le médisant se rachète : Paris développe « une tête pensante ». « Si vous avez une étincelle de génie, allez passer une année à Paris; bientôt vous serez tout ce que vous pouvez être, ou vous ne serez jamais rien. » (II, 315.) Rousseau se plaît en France, où « tout le monde est aimable », mieux que partout ailleurs. Les Français sont i légers et volages », mais plus « vrais » qu'aucune autre nation. C'est le seul peuple qui aiujc véritablement les hommes et soit bienfaisant par caractère. L'excellent goût de leur littérature leur soumet tous les esprits qui en ont. Cf V, 138, 13'.), les Français jugés par un oflicier hongrois ; VIII, 2i4; IV, 178 (Câlinât, Fénelon, Henri IV); I, 15G. — Le grand Genevois n'eût pas (■( lil : « Cette nation avilie est aujourd'hui le mépris de l'Europe. » (Helvélius, Préface de YHomme. Eloge des petites villes, I, 217; des Provinciaux, IV, H), 12.) %.. CHAPITRE IV ^ CONTRADICTIONS Un auteur se contredit quand il formule des fjï'opositions absolues contraires à ses propositions antérieures. Si, promenant ses regards sur les choses, il en montre tour à tour les divers aspects, il n'y a pas là contradiction, mais représentation suc- cessive de la réalité. La même pièce d'or est ronde aux yeux du prodigue et faite pour rouler; aux yeux de l'avare, elle est plate et faite pour être empilée. Quelle est la meilleure des choses? la langue. Et la pire? encore la langue. Parfois Rousseau met en lumière les faces diverses des objets et se fait sciemment l'avocat de la thèse et de l'antithèse; souvent il plaide contre lui même à son insu [i ^ L'auteur d'L'itiile a distingué la raison, inspiratrice du bien personnel, de la conscience ou sentiment intérieur, inspi- rateur du bien d'autrui; comme, en théorie, il estime Tamour de nos semblables à plus haut prix que ramour de soi, il place la conscience au-dessus de la raison, et en quels termes il la salue! u Conscience, conscience, instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d'un être ignorant et borné mais intelligent et libre... sans toi, je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs h l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. » Comment le moraliste qui a si fortement mar- qué l'autorité de la conscience a-t-il pu. aussitôt après, donner pour base à la vertu, avec « l'illuslic Chirkc^ ». la foi vn la vie future, sans bujuelle la veilu n'est plus qu'un leuire? « Si la CONTRADICTIONS 99 Divinité n'est pas, il n'y a que le méchant qui raisonne; le bon n'est qu'un insensé. » Et la conscience, qu'en fait Fauteur? Il s'y est d'abord attaché, puis, par un rebroussement de pensée inat- tendu, il la quitte pour affirmer la nécessité d'établir la vertu sur la foi à un Dieu rémunérateur. Si la conscience est un instinct divin, pourquoi ne pas en faire l'arbitre de nos actions, tout en adorant celui qui nous l'a donnée? La foi morale dit à l'homme : Fais le bien, ta conscience te le commande ; la foi religieuse : Fais le bien, Dieu te l'ordonne et t'en récompensera. L'inconséquence de .Jean-Jacques aboutit à substituer un intérêt d'outre-tombe au devoir, à subordonner la morale à la théodicée. Rousseau prétend à s'inspirer de la conscience plutôt que de la raison, et il la déserte à son tour. Que dire des inconséquences où le contraint la fausseté de son principe : tout dégénère entre les mains de l'homme. Demande-t-il que l'homme naturel soit laissé en l'état où le Créateur l'a mis? Nullement. Le législateur doit être capable « d'altérer la constitution de l'homme ». « Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme... transporter le moi dans l'unité commune, en sorte que chaj^ue particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. » L'homme de la nature naît donc égo'iste et bon tout ensemble [2]? et le principe de suivre la nature se heurte contre la nécessité de se dénaturer pour revêtir le caractère social? Entre l'éducation de la nature qui élève l'homme pour lui-même et l'éducation civile qui l'élève pour les autres, le concert est impossible; on ne peut faire à la fois un homme et un citoyen. Ces propositions étranges ouvrent le I" livre de V Emile, pages curieuses où toutes les séductions du style déguisent mal la fausseté ou l'inconsistance des idées, là même où le discours affecte la rigueur de la déduction géomé- trique. Penseur fantasque, Rousseau déroute le lecteur. 11 gémit sur l'abandon de l'état sauvage; tournez le feuillet, il chante les douceurs de la vie familiale : « Sur ce foyer rustique brûle le feu sacré qui porte au fond des cœurs le premier sentiment de l'humanité. » Ici, l'agriculture est « le premier et le plus respec- table de tous les arts » ; là, ce « legs de Ca'in... amène la propriété, le gouvernement, les lois... la misère elles crimes ». Et pourtant, ^ 100 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU grâce à ce fléau, « le premier gâteau qui fut mangé, fut la com- munion du genre humain ». L'état social a fait éclorela conscience, et il déplore l'état social [3'^,. Vlnéf/ali té peint l'homme mauvais et malheureux parce que la société s'est emparée de lui; le Con- trat, resserrant ces liens, le garrotte en captif. L'objet de son « grand système [^4] » était d'arrêter, s'il était possible, la marche des Etats « vers la perfection de la société et vers la détério- ration de l'espèce ». On ne voit pas bien ce que le genre humain pour- rait gagner à une doctrine contraire au perfectionnement de la société. Rousseau le redoute comme évolution mauvaise, alors qu'il a déclaré impossible et d'ailleurs peu souhaitable le retour ù la nature : cruelle impasse. « Son système peut être faux, mais en le développant il s'est peint lui-même au vrai [5]. » Nous n'y contredirons pas ; il y témoigne « d'affections d'âme » généreuses et d'imaginations peu conciliables avec la justesse et l'étendue de l'esprit [6]. Rousseau s'attache à remonter aux principes. « Il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est », règle bonne en soi, mais d'application dangereuse à qui a l'esprit chimérique et vont être original à tout prix. A la « raison des autres » Jean- Jac(jues préfère les c< folies » qui sont à lui. H a établi une bonne échelle, les droits naturels, pour mesurer les lois poli- tiques; moins heureux en morale, il a échoué sur la fiction de la bonté originelle. « La comparaison de ce qui est à ce qui doit être... m'a toujoursjeté loin de tout ce qui se fait » (1703). A la poursuite d'un idéal identifié volontiers à ce qui n'est pas, il s"exposait à s'égarer. De ce qu'une idée est généralement admise, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'elle soit fausse. Ne pouvait- il chercher des voies nouvelles et remonter aux principes sans se perdre dans la brousse [7^? 11 aime mieux être homme à paradoxes qu'à préjugés, et il abuse de ce mérite relatif. Les sophistes de l'antiquité faisaient l'éloge de la fièvre, de la peste, jeux d'esprit où ils étalaient leur ingéniosité et amusaient les auditeurs. Jean-Jacques, sans être humoriste, dit sérieusement des choses non sérieuses dont il est persuadé au moment où il les dit. Un père sage, fùt-il monarque, doit sans balancer donner à son fils une femme lui convenant, «< fùl-elle fille du bourreau ». Si (ji'égoirc le Grand, CONTRADICTIONS 1(31 supposé à la place du calife Omar, avait brûlé la Itibliothèque d'Alexandrie, « ce serait peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre pontife [8] «. Il fait de son ûge d'or primitif une peinture d'une candeur enfantine (I, 392) et lui seul ne sourit pas devant ces boutades : contre la société : 11 ne tient qu'au gouvernement que les archers, les espions, les bourreaux ne soient pas des gens utiles (II, 169); contre la science : « Une génisse n'a pas besoin d'étudier la botanique pour apprendre à trier son foin » et le loup dévore sa proie sans se soucier de con- naître les lois de la digestion; contre le luxe : « Il faut des liqueurs sur nos tables, voilà pourquoi le paysan ne boit que de l'eau. Il faut de la poudre à nos perruques, voilà poui'quoi tant de pauvres n'ont pas de pain. » « Il y a cent à parier contre un que le premier qui porta des sabots était un homme punissable à moins qu'il n'eût mal aux pieds [9]. » Ces excentricités persuadent aux adversaires de Rousseau qu'il se joue et ne croit pas à ses théories [10]; il y croit pourtant. Il n'a jamais su contraindre son cœur; il ne s'astreint pas à régler son esprit; il s'en reconnaît « peu maître » et dit ce qui lui « passe par la tète )i, sans choisir. La brebis sait trier son foin ; lui ne distingue pas l'ivraie du froment, le persil de la ciguë. Rousseau modèle ses théories sur lui-même, comme on adapte un vêtement à sa taille. Le principe de la bonté originelle était, nous dit-il, un témoignage rendu à sa conscience; le procès fait à la société corruptrice est l'apologie du plaideur. De même, son inclination à la contre-vérité lui a inspiré la théorie de la quatrième Promenade, feindre n'est pas mentir. « Nos systèmes ne sont peut-êti-e que l'inconsciente apologie de nos torts, que le gigantesque échafaudage destiné à masquer notre péché favori » (Amiel). 11 y a plus d'une manière d'être orfèvre : Rousseau n'aurait point parlé avec mépris de la raison s'il avait senti la sienne plus solide. « L'effort de corriger le désordre de nos désii's est presque toujours vain, et rarement il est vrai. Ce qu'il faut changer, c'est moins nos di'sirs (jue les situations qui les produisent. » S'il n'y a pas d'autre moyen d'être bon que de se mettre dans l'impossibilité d'être mauvais, cette vertu ne ressemble pas mal à la probité dont la crainte du gendarme fait le plus grand uK-ritc. Rousseau ne se croyait donc capable que 102 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU d'une vertu forcée? Obligé de gagner son pain auprès d'oisifs à qui leurs ancêtres ont légué de la brioche, il édicté le travail obligatoire pour tous et demande au banquet de la vie des parts égales, comme dans les festins d'Homère ou les repas communs de Lycurgue. Aurait-il supprimé la propriété, sil était né pro- priétaire? Prototype de ses théories, il y porte les contradictions de sa nature. Le Rousseau idéal flétrit l'amour de soi qui rétrécit l'àme; le Rousseau réel exagère le mérite de la bonté inerte, contente de ne pas nuire. L'homme ne vaut que par son identifia cation au tout...; « de notre infirmité même naît notre frêle bon- heur, etc. » (II, 191); et à coté de ces belles pensées la contre- partie : Le solitaire est meilleur que l'homme social (II, 73). L'édifice de la pensée de Rousseau, mélange de stuc et de granit, est, en plus d'un endroit, cimenté avec du plâtre. Si l'on détachait de son œuvre pour les mettre en vis-à-vis ses idées contradictoires, on y ferait une large brèche et sur bien des points la thèse et l'antithèse se balanceraient à peu près. Le philosophe, le politique offrent un vaste champ à la controverse, quand on veut mettre Jean-Jacques d'accord avec Rousseau, essai tenté par Fauteur en personne sans grand succès. « Pour ne pas me trouver en contradiction avec moi-même, il faut me laisser le temps de m'expliquer. )i « Lecteurs attentifs, ne vous pressez pas, je vous prie, de m'accuser ici de contradiction. Je n'ai pu l'éviter dans les termes, vu la pauvreté de la langue; mais atten- dez [il , « Saint-Preux, « galant philosophe après avoir imité la conduite d'Abélard, semble en vouloir prendre aussi la doctrine sur la prière. » Il n'y a pas là de contradiction. « mais il faut laisser quelque chose à faire au lecteur y (X. 'M). Le concilia- teur de notre semeur d'idées aurait beaucoup à faire. Rousseau s'est contredit souvent, pas assez souvent à notre gré: sa logique, défaillante mal à propos, redevient quelquefois inflexible dans les dédiiclinns d'un principe faux. Le sauvage, homme-type, ne peut êli-e irraisonnable; or, il ne connaît d'auti'e loi que l'intérêt, donc la raison conseille l'inté'rêt personnel; voilà la raison confondue avecrinslinil du bien êlic. L'animal ne réflé- chit pas; en consi'ijuence «j'ose presipie assurer (pie l'état de réflexion est un état contre nature et (pic l'homme qui médite est ROMANS ET SYSTÈMES 103 un animal dépravé » (I. 87). Oui, comme l'acier est un minerai dépravé. Le sauvage ne prévoit pas [12]; il ne se souvient pas; borné à l'impression présente et sans préjugés, il est heu- reux. Donc, si l'homme est malheureux, lui seul en est cause. « Le mal particulier n'est que dans le sentiment de l'être qui souffre et ce sentiment l'homme ne l'a pas reçu de la nature; il se l'est donné [i31. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n'a ni souvenir ni prévoyance. » Ainsi, l'homme se punit lui-même de ne pas vivre en mouton; devra-t-il donc abdiquer son caractère d'homme et la vie sociale pour n'être pas malheureux? Ces fantaisies appelées à défendre l'optimisme seraient plutôt faites pour le combattre, si ce n'étaient des fan- taisies [14]. Les déviations de la logique de Rousseau et les incartades de son imagination ne laissent guère à sa philosophie de valeur scientifique; elles n'excluent pas des inspirations morales dont profite l'éloquence. « Plus je rentre en moi. plus je lis ces mots écrits dans mon l\me : <( Sois juste et tu sei"as heureux... » Voyez aussi quelle indignation s'al- lume en nous quand cette attente est frustrée ! La conscience s'élève et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant : a Tu m'as trompe ! — Je t'ai trompé, téméraire ! et qui te l'a dit ? Ton ùme est- cUe anéantie, ô Brutus ! 0 mon fds. ne souille point ta noble vie en la finissant : ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de l*hilippes. Pourquoi dis-tu : La vertu n'est rien quand tu vas jouir du prix de la tienne ! tu vas mourir, penses-tu : non, tu vas vivre et c'est alors que je tiendrai tout ce que je t'ai promis «. » Ecaiions ces roman.s qu'on appelle systèmes. Le romancier agence ses fictions selon le dénouement arrêté d'avance; l'auteur d'un système subordonne tout à son système; hors de sa conception propre, tout est faux incontestablement; il juge, prononce, argumente en toute sécurité, à la lumière de cet axiome. — Il n'y a que deux substances au monde : la matière étendue et l'âme pensante ; l'animal n'a point la pensée, essence de l'âme, donc l'animal est une machine, une montre, un tourne- a. II, 233. Cf fin de la lettre eoiili-o le suicide. IV.x'To. La prosnpnpée de Fabricius est un morceau de rhétori(iue pimenté de Savonaroli- (I, !») et Ta- postrophe au « grand et divin Caton » ti'atiit une éloquence chaufi'ée (IV, 26.'i|. 104 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU broche perfectionné, quoi c|iren puisse dire un jour le poète Lafontaine. Que d'imaginations a suscitées la question de l'àme des bètes. épineuse en effet pour la philosophie du parti pris '^! L'esprit de sj-stème, qui souvent ferme les yeux à la vérité, les ouvre sur des conceptions accueillies comme arguments favorables à la thèse de l'auteur, alors que sans cette recom- mandation il les aurait négligées, ou peut-être niées catégori- quement. Lharmonie préétablie et l'optimisme s'accordent mal avec la misère humaine; Leibnitz en conclut, rompant avec une a maxime assez décriée «, que l'iiomme n'est pas le but de la création. Rousseau lève la difficulté en disant que la Providence « seulement universelle » veille au maintien et au bonheur de l'espèce; il lui suffit de présider au tout. « Un roi sage, qui veut que chacun vive heureux dans ses Etats, a-t-il besoin de s'in- former si les cabarets y sont bons [i 5]? Le passant murmure une nuit quand ils sont mauvais et vit tout le reste de ses jours d'une impatience aussi déplacée » (1756). La vie est une hùtel- lerie et une mauvaise nuit est bientôt passée. Tous les philosophes cherchent la vérité, les plus sages sont ceux qui. la cherchant, n'ont pas peur de la rencontrer. Le Vicaire savoyard l'a demandée non à la inélaphysique ou à la théologie, mais à son cœur. (Jue de fois, en réponse à ses propres questions, il dit : « Je n'en sais rien. » Ce qu"il sent sup- plée à ce qu'il ignore '\ 11 se refuse à répudier la dignité morale de l'homme et la notion de justice qui, unie à la contemplation d(^ l'univers, l'engage à s'en tenir à la conscience du genre liiimain. toile qu(> la formulera le congrès des nations dans la Lctlrr à M. th' /{caumonf (111. 92), sage concile s'il en fui. rete- nant ee qui rapproche les hommes, non ce qui les divise. Le sentiment de la justice, invoqué' pour le bien de Ihumanilé, est a. <> Qui sait si ce (lui (listiii^nic riKiiiiiur de l;i brtc ii'i'sl point i|ni' l'iimo (Ir celle-ci n'a jias plus tle facultés (jue son corps di" sciisatious, lui lieu (|uc rallie liuiiiaiiie, coiiipriiiiée dans un corps qui f^èiic la pluitait de ses Incuilés. veut ;ï clia(iue instant forcer sa prison <•! Joint une audace presijue (li\iiie à la faiblessi' de riiunianité ■? » Ç.i' Lellre sur lu rciiu et le bonheur. ) b. «Je ne me lie |,i-dessii> ni à ni.i r.iison ni ii celii' d'autrui: mais je .sens, il la jiaix de mon àini' et au plai.-ir i|ue je sens à \ i\ re et penser sous les youx du (jif^nd Ktre, (juc je ne in'aliuso jujint dans le jn;,'eiiienl (juf je fuis (le lui, ni dans lespoir ijue ji.' fonde sur sa justice, » (à Vernes, 2rj mars 1758). SOPHISTE 105 le roc inamovible de la doctrine de Rousseau; ses lêveries para- doxales avaient déjà cessé de vivre de son vivant. Hume a recueilli de lui cet aveu : « Je crains toujours de pécher par le fond et que tous mes systèmes ne soient des extravagances [iG]. » II SOPIIISTIOUE Rousseau a le sophisme dans le sang. Battu pour ses larcins, il y voit une compensation; les coups reçus du patron acquittent l'apprenti, k Sur cette idée, je me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant [i-]. » 11 moralise sur son infirmité. Un sophisme familier aux hommes, « ils se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user )>, lui fait commettre une action de bandit, lorsqu'il abjure. Il a des scrupules de convoiter Mme d'IIoudetot. a Eh ! pauvre Jean-Jacques, aime à ton aise » ; tes remords sont présomptueux ; es-tu donc assez aimable pour que tes soupirs nuisent à Saint-Lambert ? « Grande leçon pour les âmes honnêtes que le vice n'attaque jamais à découvert, mais qu'il trouve le moyen de surprendre en se mas- quant toujours de quelque sophisme et souvent de quelque vertu. » Il use des sophismes de passion pour justifier ses fai- blesses; les sophismes d'esprit lui échappent comme mouve- ments naturels. « Mes adversaires n'auront garde de demeurer sans réponse, eux qui possèdent l'art merveilleux de disputer pour et contre sur loules sortes de sujets. Ils commenceront, selon leur coutume, par établir une autre question à leur fantaisie; pour m'attaquer plus commodé- ment, ils me feront raisonner non à ma manière, mais à la leur; ils détourneront habilement les yeux du lecleiu' de l'objet essentiel pour les fixer à droite et à gaucbe; ils combatironi un fantôme et préten- dront m'avoir vaincu. » (Préface de Ta.r/.s^v^ ) Rousseau croit év(Miter \o secret de ses adversaii'cs; il livre le sien. Familier avec les diversions, il relève les torts tie M. de Pontvei-re alin de détourner l'attention des siens, il déplace la question. On lui rcprodie d'avoir ('b'- jtère dénaliir(''. « (le serait assurément la cbose ilu monde la,]>lus incroyable que VlIéloUc 106 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU et VEmile fussent l'oinTage d'un lionime qui n'aimait pas les enfants. » Il coud ensemble l'abandon des siens et la vie en com- mun avec Thérèse, comme on forme une couple d'objets de valeur inégale destinés à passer à la faveur l'un de l'autre. « Trop sincère avec moi. trop fier en dedans ponr vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, etc. » (VIII, 253). c Sceptres de fer, lois insensées, c'est ii vous que nous reprochons de n'avoir pu remplir nos devoirs sur la terre et c'est par nous que le cri de la nature s'élève contre votre barbarie, etc. » (IH. 89). Il condamne les beaux-arts au nom de sentiments attribués gratuitement à leurs défenseurs. « Je suis bien sur qu'il n'v a aucun poète tragique qui ne fût très fj\ché qu'il ne se lut jamais commis de grands crimes, et qui ne dît au fond de son cœur, en lisant l'histoire de Néron, de Sémi- ramis, d'OEdipe, de Phèdre, de Mahomet, etc. : o La belle scène que je n'aurais pas faite, si tous ces brigands n'eussent pas fait parler d'eux! 1) Eb ! messieurs nos amis des beaux-arts, vous voulez me faire aimer une chose qui conduit les hommes à sentir ainsi o ! » Habitué à jouer avec les idées ù l'aide des mots, avec la vérité h l'aide des idées, Rousseau s'amuse à des fantaisies peu dignes de lui. A un siècle philosophe dont les préoccupations sociales et humanitaires sont un des meilleurs titres, le docteur de Genève révèle que : « Le goût de la philosophie relâche tous les liens d'estime et de bienveillance qui attachent les hommes à la société; » le mépris du philosophe pour les autres « tourne au profit de son orgueil ; son amour-propre augmente en même pro- portion que son indifférence pour le rest(> de l'univers ''. « Presti- fi. A Franciicil, janvier lTu3, X,7i. Mrnio (our de raisonnoiiiont (VIII, 22) pour établir qu'fii tout état lo fort ooupaliie se sauve aux dépens du faible innorenl. — Monsieur de Voltaire, répondez, dit le docteur à son bonnet. Le bonnet ne répond rien, M. de Voltaire est confondu. b. V, 10."), II, l'H."j. Sainl-Lauihert définissait la pliilosopiiie « la raison appliquée au bonheur des liouimcs ». — « Les Tables de l'iniuianifé » sont aussi anciennes que l'Iutunue et ont ](r(''c('d(' les Lois, (pii ont bâti sur elles ; l'une de ces maximes essentielles est « roidipalion |)our les hommes de s'aider les uns les autres ». (biderol, Encijcloiiédii', article Juste.) SCEPTIQUE 107 digitatour de la plume, il excelle à tous les artifices : arguments à coté, raisonnements tortueux, subtilités captieuses ou embrouil- lantes, sans réussir à dissimuler ses tours de passe-passe au lec- teur attentif 'i8\ Diderot disait des « fanatiques de leurs idées » : « Dans le paradoxe accumulant images sur images, appelant à leur secours toutes les puissances de l'éloquence, les expressions figurées, les comparaisons hardies, les tours, les mouvements; s'adressant au sentiment, à l'imagination; attaquant l'âme et la sensibilité par toutes sortes d'endroits... >i, « quand par hasard ils ont ren- contré la vérité, ils l'exposent avec une énergie qui bi-ise et ren- verse tout. Tel est Jean-Jacques Rousseau [19]. » A tous les moyens de la rhétorique il joint une éloquence mâle ou touchante, inconnue des simples rhéteurs. Il s'en faut que le beau soit toujours en lui la splendeur du vrai, mais, sur un terrain solide, il est irrésistible. Avec Voltaire, « la pointe française pique comme l'aiguille pour faire passer le fil ». (J. de Maistre.) La manière de Rousseau estl'emporte-pièce ouïe coup de massue qui assomme. Notamment dans la controverse religieuse, il est armé d"une dialectique solide- ment chevillée et ardente où toute la vigueur de la passion s'accroît de tout le poids de la vérité. — Rousseau le sophiste, par k force^d'une idée^ féconde et la flamme de l'éloquence, a remué les esprits par delà son siècle et donné un coup do barre décisif, vers des rives nouvelles. HT • - SCEPTrèrSjIE PHILOSOPIUQUE / / Il paraît» plaisant » à Rousseau d'imagintr les jugements erronés que ses écrits peuvent inspirer relativement à ses goûts et à son caractère (I, 267). Oublieux du reproche qu'il adresse aux gens en place de ne pas avoir le même langage dans le désha- liillé et sous le costume officiel, le moniteur public tient parfois des discours diflércnts de ceux de l'homme privé. Précepteur, il revendique, en 1740, la beauté du savoir, futilité et le charme des belles-lettres; en 1749, les bienfaits de la vie mondaine {Mé- moire Diipiii). De tout cela, le concurrent de Dijon fera litière l'année suivante [20]. Accusateur en litre de la société de par son lus LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU système, il en fait l'apologio auprès deMmecrJIoudolot [21] avec une force dont l'auteur des deux Dhcoiu^s ne semble pas inquiet. 11 garde, il est vrai, en portefeuille un chef-d'œuvre d'autant plus compromettant pour le théorien. Novateur devant le public, il est conservateur auprès des individus. Que penser de ces diver- sités d'attitude? Helvétius a de la peine à expliquer « le phénomène moral « des variations de Rousseau. D'Escherny, qui Ta pratiqué quinze ans<^', voit en lui le « philosophe du doute universel ». l.a fui'mule scandalise, appliquée au spiritualiste inspirateur du Vicaire saroijard. Rousseau n'est point sceptique, mais seulement judi- cieux quand il doute de la vérité de ses pensées. On attaquera la partie systématique de V Emile « et peut-être n'aura-t-on pas tort ». Une dame Roguin le consulte sur l'éducation d'un enfant encore à naître (31 mars 17(i4). 11 lui répond à tout risque, sans être bien sûr que sa lettre n'est pas « un persiflage )> de ses « chimériques idées ». « Vous voyez, monsieur, un homme qui a élevé son fils suivant les principes qu'il a eu le bonheur de puiser dans votre Emile. » — « Tant pis, monsieur, pour vous et pour votre fils, tant pis [22\ » M. Angar ne se serait pas attiré cette réponse s'il avait connu l'esprit de Rousseau ; il faut s'arrêter peu aux idées systématiques de Jean-Jacques et faire son profit des beautés qui se présentent àl'entour; lisons-le dans les dispo- sitions où lui-même écrit. 11 x\o laisse pas d'entrevoir que ses théories tiennent de rimagination ; il a du moins le plaisir d'exposer des conceptions neuves et de satisfaire son humeur''. Le même écrivain a le ton de l'oracle sur le trépied et le di'ta- cliement de l'incrédule en lui-même. Delà, l'accusation chez les uns de scepticisme, chez les autres d'hypoci-isie. Dans un moment d'abandon, il 1 aillera la bonté originelle du César priM'oce devenu sitôt Laridon. Il badinera avec ses croyances. Après Ic'croule- a. « G'e.sl ilaiis liL l'aiiiiliaiili' d'un coniiiicrcf^ inlinic... (|u'iin homme ù la Ionf,ni(' so laisse voii' Ici (|u"il csl. (|iian(l le rcssoil «le 1 allcnlioii sur Sdi S(^ i-('làclii' l'I (|iritiihliaiit le icslc ilii iiiniiilc, (Hi se livre à riiii|iiilsi()ii ilii iiiniNciil. Crilr i iitM liode ost sfire, mais lonj^'iie et ii:'iiilile. ^ (l.\, 188.) D'Il-ilii iiiy a en \r leiii|is (le la i)ralii|iii'r. II. " .le (lis liiiil iiaix riiiiMil Kies siMil iiiieiils. mes ()|iirii(iiis, i|(icli|iie hi/arres, (|iiel(iiie paradoxales (lu'elles |iuisseiil ("'Ire. .le n'ar^;iimeiile ni m> |)roiJ\i', parce (|ue je ne clierclie a [lersuader pei'somie el (jile je ii'(''cris i|ue pour moi. » {Pensées.} SCEPTIQUE 109 ment de ses espérances musicales (1741), au lieu de se livrer au désespoir, il se livre h sa paresse et aux soins de la Providence. « Pour lui donner le temps de faire son œuvre, je me mis à manger, sans me presser, quelques louis qui me restaient encore. )) Dans la troisième Lettre de la Montagne, il invoque en sa faveur les réserves discrètes de la préface à' Emile. « Un auteur qui parle ainsi à la tète de son livre... veut-il donner des décisions? et par cette déclaration préliminaire ne met-il pas au nombre des doutes ses plus fortes asseilions? » Il y a là autre chose qu'un argumentdc controverse. Les savants du siècle donnent gravement pour de la philosophie « les rêves de quelques mauvaises nuits... Je rêve aussi, j'en conviens, mais ce que les autres n'ont garde de faire, je donne mes rêves pour des rêves, laissant cherclier au lecteur s'ils ont quelque chose d'utile aux gens éveillés. » (II, 81.) Le scepticisme philosophique dans Rousseau n'est pas une fantaisie passagère ; on en trouve la trace dans tous ses écrits. « Tant, lors même qu'on renconti'e la vérité, l'on est sujet à se fonder sur des principes trompeurs. » [Confessions.) « Avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sûrde la reconnaître? » (Discours de Dijon.) « Il y a des gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique et qui, dans leur basse et vile raison, ne con- naîtront jamais ce que peut sur les passions humaines la folie même de la vertu. » {Emile.) « De toutes les folies des hom- mes, il n'y a que celles du j uste qui le rendent heureux. » (Heloïse.) L'abbé de Saint-Pierre aurait été « un homme très sage s'il n'eût eu la folie de la raison [23] », « Je vous avouerai naïvement que ni le pour ni le contre ne me paraissent démontrés sur ce point (l'existence de Dieu) par les seules lumières de la raison, et que si le théiste ne fonde son sentiment que sur des probal)ilités, ratlK'C, moins pr<'cis encore, ne me paraît fondei' le sien que sur des possibilités contraires » (1 756) [24]. A propos dusocinianisme : « Je crois voir un principe qui, bien démontré connue il pourrait l'être, arracherait à l'instant les armes des mains à l'intolérant et au superstitieux... C'est que la raison humaine n'a pas de mesure commune bien déterminée et qu'il est injuste à tout homme de donner la sienne pour règle à celle des autres... Ce sentiment ne mène point au scepticisme, mais... voilà tout d'un coup le fier dogmatique ai'i'êlé. » (I, 183.) Nul n'ayant inspection 110 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU légitime sur la raison d'autrui, chacun suivra ses propres lumières, au nom d'un probabilisme tolérant qui renvoie dos à dos prêtres et philosophes. Rousseau ne pouvait faire plus large part au doute dans un écrit où il arbore pour la première fois la devise : V'itam impendere vero [aS] ; mais à la même époque, la 3e Lettre sur la vertu et le bonheur, où il s'épanche librement, franchit le Rubicon d'un scepticisme décidé. « Kous ne savons rien, ma chère Sophie, nous ne voyons rien; nous sommes une troupe d'aveugles jetés à l'aventure dans ce vaste univers. » L'homme ne peut connaître le monde extérieur; les sens, instruments de toutes nos connaissances, se jouent de nous. Il n'y a rien d'absolu : « Chacun prend sur soi-même la mesure de toutes choses f'. « La géométrie est fondée sur la vue et le toucher : ces deux sens ont besoin peut-être d'être rectifiés par d'autres qui nous man- quent... Nous ne pouvons savoir si les Eléments d'Euclide ne sont pas un tissu d'erreurs. » La distinction cartésienne entre l'étendue et la pensée n'implique pas absolument qu'elles ne se puissent « unir et pénétrer en une même substance ». La physique n'est pas moins obscure que la métaphysique et la morale ; « nous n'avons nulle notion certaine de rien » en dehors de ce sentiment intime : je pense, donc je suis. L'homme ne peut voir l'âme d'autrui : 'x elle se cache •», ni son àme propre, u nous n'avons point de miroir intellectuel », ni la nature de l'âme en soi. a Qui de nous aperçut jamais une âme sans corps et peut avoir la moindre idée d'une substance spiri- tuelle? » Qui sait si les animaux n'ont pas des sens inconnus à l'homme? si l'âme humaine n'est pas susceptible d'une « infinité d'autres facultés qui n'attendent pour se développer qu'une organisation convenable ou le retour de sa liberté »? Dans l'incertitude universelle, laissons a ces enfants qu'on appelle philosophes le puéril travail de sonder l'abîme de la nature. « Tout ce qui passe la géométrie nous surpasse » (Pascal). Rousseau, nouveau Protagoras, n'a pas même épargné la géo- métrie. Après un tel abatis des connaissances humaines, s'il se mêle de spéculer, pourra-t-il être autre chose que u le fonda- «. C'est la formule des scoptitiues cl sophistes de l'antiquité, àTtâvxwv IxÉxfov dvOpwito;. (Protagoras.) SCEPTIQUE 111 leur d'une espèce de philosophie négative »? (D'Escherny.) Rousseau est tout sentiment; c'est là sa force et sa fai- hlesse"; dédaigneux de la raison, il rejette l'instrument le plus propre à démêler la vérité de ce qui n'est pas elle. De là chez lui une inclination au doute assez forte pour lui inspirer la modestie, a Quoique je pense autrement que les autres hommes, je ne me flatte pas d'être plus sage qu'eux. » S'il ne croit pas fermement à lui-même, à quoi Jean-Jacques croira-t-il? A ce qui est imaginé, à l'idéal, moins décevant que le réel et seul vraiment digne d'affec- tion. Le scepticisme de Rousseau a deux sources principales : le mépris de la raison, « ce grand véhicule de toutes nos sottises ^ », et un idéalisme non plus métaphysique comme celui de Berkley, mais sentimental. « ...Ces visions ont plus de réalité peut-être que tous les biens apparents dont les hommes font tant de cas. » Rousseau est sceptique dans le domaine profane, croyant dans l'ordre des choses étrangères ou supérieures à la raison. La sagesse humaine est un guide trompeur, recourons à celle qui ne trompe point, etc. (V, 2G, Héloïse.) « Être des êtres... le plus digne usage de ma raison est de s'anéantir devant toi. » (Emile.) Pascal n'est pas embarrassé du ménage en commun du pyrrhonisme qui « est le vrai » et de la foi aux miracles. Le scepticisme philoso- phique par là se dédommage et rétablit une sorte d'équilibre ''. A un ecclésiastique incrédule dont il ne veut être ni le prosé- lyte ni le missionnaire, Rousseau écrit : « Je ne condamne pas vos façons de penser, mais daignez me laisser les miennes... Les mêmes raisons ont rarement la même prise en diverses têtes et... il ne faut jamais disputer de rien, » « Je ne dispute jamais [aG]. » La Rochefoucauld, encore moins disputeur, répondait doucement à un contradicteur : .Alonsieur, vous êtes de cet avis, et moi je suis d'un autre. Nicole n'eût pas désavoué cette façon de controverse, favorable à l'Art d'entretenir la paix parmi les hommes. Croyant et tolérant (le sceptique doit l'être). Jean-Jacques, sans être en a. Qu'est-ce que la vertu'? « Cette affectation de doctrine ne siérait ni k l'auteur ni à l'ouvrage, dans une matière où il est plus question de sentir que d'apercevoir... La nature nous a donné des sentiments et non des lumières. » (Str-M., ISGl, p. 134.) b. « Pour répondre à cela, osera-t-on prendre le parti de liiislinct conlrc la raison? C'est précisément ce que je demande. » (1, 63.) c. ivjiiililirc iiist;il)li', il' cliap. 8, sed. Il|, 3« Promenade. 112 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU tout du sentiment de ses frères, communie avec eux (XI, 122). « La vérité pour nous est couverte d'un voile, mais la paix et l'union sont des biens certains » (1764). Il est des cas où la contradiction dans les idées ; elle eët le salut préserve la spéculation de conséquences absurdes ou pernicieuses. Le plus souvent il est regrettable que l'action ne soit pas conforme à l'idée; parfois il y a profit à retourner la pensée d'Ovide : Video détériora, meliora sequor; je pense de travers, j'agis droitement. Kant, le pbilosophe des antinomies, infidèle au subjectivisme sceptique, affirme l'impératif catégorique du devoir, changement de front dont la morale s'applaudit. La sin- cérité qui se contredit est préférable à la vanité fidèle quand même à l'erreur préconçue; l'une fait honneur à l'homme, l'autre achève de discréditer l'auteur. Les rectifications de vues outrées ou fausses ne sont pas rares chez Rousseau. Dans le Contrat, l'aliénation totale devient partielle et même moins que cela. Ses conceptions sur le salut public et la propriété n'ont pas toujours eu la mine menaceuse, fantùme à effrayer les gens. Certaines doctrines sociales modernes, fières d'être issues de Rousseau, seraient plus modestes si elles tenaient compte des restrictions de leur père putatif. Au pied du mur, on connaît le maçon : dans ses projets de constitu- tion pour la Corse et la Pologne, Jean-Jacques a dû rabattre de ses prétentions théoriques. Invité à présenter une réforme de la Constitution française, qui sait ce qu'aurait proposé l'auteur du Contrat social confronté avec le correspondant de Mirabeau, du 26 juillet 1767 f'? Les sophistes, habiles à faire mii'oiter les facettes d'un même objet et <à argumenter sur les apparences, méritaient les raillei'ies de Socrate immuable sur le principe et dans les applications de sa méthode psychologique. Sans être sophiste ou scepticpie agile aux métamorphoses, il est malaisé de s'immobiliser dans l'inva- riabilité de ses idées, et de voir les choses toujours sous le même a. La Polysynodii' « n'est l'ien moins qu'une révolution » dont l'essai serait impiudenl ul la réalisation impossible dans un pays frivole « où les mœurs sont on dérision ». « Que doit-on espérer des affiiires publiques rnppi'ufliées d'un tel piupir il transpoitées do la cour à la ville ? etc. » (V, :548, 3i'J.) CONTRARIÉTÉS NATURELLES 113 angle, avec un esprit sagace à considérer l'àme liuniaino ou la nature sous ses aspects divers. Avant Micromégas, Pascal a marqué avec vigueur la grandeur et la petitesse de Thonane et les deux infinis qui se rencontrent, parfois se heurtent en lui. La nature elle-même, dont la prévoyance maternelle en faveur des êtres vivants ou inanimés est le triomphe de la philosophie des causes finales, n'esl-elle pas exposée au reproche diiiconséquencc quand elle livre ses enfants (en dehors de la loi d'extinction normale des organismes à bout de vie) aux forces destructives résultant des lois physiques ou de la lutte pour l'existence? Protectrice impartiale (h; la vipère et de l'homme, pourquoi a-t-elle créé la vipère? Dieu a fait rhomme, parce que l'être est meilleur que le non-être pour une créature capable de pensée et de vertu (Platon); mais la brute, la nature ne semble pas favoir produite à d'autre fin que la destruction ay"". hivoquer ici l'utilité de l'homme provoquerait de fortes objections. Quelle est donc la raison d'être de l'insecte dévoré par le passereau, du passereau détruit par l'épervier, de l'épervier que l'aigle donne en pâture à ses petits, de l'aigle détruit par l'homme comme destructeur? Si la nature a ses harmonies, elle a aussi des désaccords. Aussi bien, ces contrariétés dans les conceptions et dans les choses n'empêchent pas l'universd'être une merveille delicmli'. l'Iioimnc le digne roi de sa planète (II, 248 1. d X i'. utile un des hhhiu- menls de l;i pensée bumiiinc 28 . 114 NOTES COMPLÉMENTAIRES NOTES COMPLÉMENTAIRES 1 . — Il est difficile à qui peusc beaucoup de penser toujours conséquein- ment. Il y a quelque chose dautoiuatique dans récrivain de génie; son cerveau produit des idées comme Tarbre fruitier des fruits et le fablier Lafontaine des fables. Je chantais mes amis... Comme l'eau murmure en coulant. (Lamartine.) De là parfois les défaillances du goût. Corneille n'est pas éloigné de mettre sur la même ligne Potyeucte et Othon. Il semble appré- cier ses tragédies en raison de relTort d'invention qu'elles lui ont coûté, alors que les plus belles ont coulé de source. — « Je voudrais travailler, mais on ne commande pas au génie et il ne vient point. » (A Mme d'Hou- detot, novembre 1757.) — Cf à M. de Scheyb, l.o juillet 1756. 2. — XI, 1:21 ; III, 'à±~: II, G. Rousseau est bon et égoïste. « Ce serait, à ce qui est moi, préférer ce qui m'est étranger. Ce sentiment n'est pas dans la nature. » (1764.) Pourvoir convenablement à la subsistance de ses enfants, « ce doit être le principal soin de l'homme sociable » (Héloïse): l'homme naturel peut-il donc s'y soustraire? A cet égard l'institution civile n"a pas dénaturé Rousseau. 3. — La société humaine « porte nécessairement les hommes à s'entre-hah", à se dévorer mutuellement ». Le civilisé ne peut se passer « de manger des hommes » (I, 133, 389). « Cet état ('sauvage) est la véritable jeunesse du monde et tous les progrés ullérieurs ont été, en apparence, autant de pas vers la perfection de l'individu, el, en effet, vers la décrépitude de l'espèce. » (I, 110.) « Selon moi, la société est naturelle à l'espèce humaine comme la décrépitude à l'individu, et il faut des arts, des lois, des gouvernements aux pi.'Uples comme il faut des béquilles aux vieillards. » (I, loi.) Si les dates l'avaient permis, le bon sens d'Usbeck (11» Lettre persane) aurait pu s'amuser de ces fantaisies logiciennes réfutées d'ailleurs par le Contrat, livre 1. chap. vjii. 4. — Le Vicaire savoyard prie le lecteur de se souvenir qu'il n'est ni un savant, ni un philosoplie, mais un « homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système ». L'auteur d'Emile en a un et il le reconnaît dans la préface. P'ormulons de notre mieux le « grand svstème » auquel Rousseau rêvait en 17ol-:.:î (VIII. 201) : L'tiomiiir a clé I ri'c buii, liiji e l'I lieureu.\ ; la sociéti!' l'a fait mauvais, 7~*TVfrA. mais il ne se hàla pas de « développer ces vues nouvelles ». (Fragment hiographique.) Il ne les devait donc pas à l'illumination de l'avenue de Vincennes. D'après le deuxième Dialogue, il aurait dès sa jeunesse tuitrevu une secrète opposition entre la constitution de l'homme et celle de nos sociétés, mais c'était « un sentiment sourd, une notion confuse plutôt qu'un jugement clair l't développé ». Nous croyons .-n effet qu'il lut dès son apprentissage mèeouteni des liomuies et de la liiéi-archie sociale; de 116 NOTES COMPLÉMEXTAIRES là plus tard ses campagnes contre les institutions civiles. Avec le temps, il a coordonné en système des conceptions d'abord diffuses ; « remontant de principes en principes », il n'a « atteint les premiers que dans ses derniers écrits » (IX, 283), c'est-à-dire V Emile el la. Lettre à l'archevêque de Paris où la bonté native est fortement opposée au péché originel. Entre temps Y Economie politique {Vi^io) et les Lettressur la vertu et le bonheur (i~'6~-lJS) avaient rompu sur divers points « la chaîne » de sa doctrine. La philosophie de Rousseau est un tissu versicolore d'idées stoïciennes, platoniciennes, épicuriennes et sceptiques, mélange d'éléments hétérogènes, avec une légère déviation du spiritualisme prédicant de 1760 vers le matérialisme implicite de la Morale sensitive. Dans sa pensée religieuse, il y a eu nettement évolution. Les deux Discours, la Lettre à d'Alembert se rattachent au christianisme « vulgaire » et sont plutôt catholi(jues. L'Hèloïse est chrétienne protestante. L'Emile, la liéponse au Mandement, 11' Contrat, les Lettres de la Montagne professent le théisme, où Rousseau voit le christianisme véritable. « Chrétien réformé ». ne croyant pas du tout au péché originel ni fermement à la divinité de Jésus, il aspire à restaurer la religion chrétienne sur ses bases évangéliques. Le chrétien orthodoxe est pessimiste; préoccupé de la corruption de la chair et de mystères terribles, il voit surtout dans l'Evangile pénitences à faire et tourments mérités, Rousseau, effrayé d'abord par les oratoriens et les jansénistes, se rassure, sans parler de Mme de Warens et des jésuites qui le tranquillisent, dans le commerce de la philosophie ancienne. Le chris- tianisme se délie de la nature, ennemie permanente ; la philosophie grecque la déilîe. Zenon prescrit de vivre conformément à la nature, le meilleur des guides; Platon ne croit pas à l'injustice volontaire. « Tous les méchants sans exception sont tels involontairement dans tout le mal qu'ils font. » [Lois, livre 9.) L'un et l'autre affermissent Rousseau dans la doctrine de la bonté native, antipodes de l'idée chrétienne. (Noter \, Sa, l'homme « devrait travailler à la contenir (sa curiosité d'apprendre) comme tous ses penchants naturels ».) 5. — « J'ai toujours séparé l'auteur de 1 homme : on peut ne pas aimer uns livres et je ne trouve point cela mauvais; mais quiconque ne m'aime pas à cause de mes livres est un fripon : jamais on ne m'otera cela de l'esprit. » (X, 371.) 11 fait bon marché des idées de l'écrivain, non des quali- tés morales di' l'hommf!. Dans le troisième Dialogue, Rousseau rapproche J'Iioiiiiiir et rautcni- (IX, :280) . h. — S(jn génie, ami dis Iiorizons iinivens. a jilus dr vigueur que d'élendue. (1 Rousseau a\ail i'e.>prit des détails cl nni: relui îles ensendjles. Toutes ses vues isolées sont les éclairs du génie. » (D'Lscherny.) Il se défie des idées générales, « .source des plus grandes erreurs des iiounnes », sans avoir pour cela la fermeté pondérée des esprits positifs. « Dans toute la vigueur (h- ma léte.je n'aurais pu saisir l'ensendjle de ces grands rapports. Aujourd'hui .. » 1772, V, 240. — En politique, il n'a pas le sentiment di's conditions propres aux grands États et voit les sociétés en bourgeois de Genève. Les nmrs de la cité suisse bornent sa vue, bien (pi'il écrive moins pour elle que pour l'humanité. 11 l'ail cauq)agne contre le luxe, l'industrie; notes de Ylnégalité (I, 13G, 137). Rousseau elle progrès, p. 80. y. — (je.>l une nieiiri.M' de cliereher a priori les prineilie.- dans ee qui fut d.illS je Jirineilie, il l'uli^'ine i|e> elin>es, eulilllie si Hle> UvaiCIll l'té DU CHAl'ITRK IV 117 pi-im'os parlai Il's. Rousseau voit riiouime vrai dans riioainio primiUr; c'est condanmer la rose au nom de l'églantier. D'autre part, il écrit dans le Discours de l'inégalité (I, 83) : « Il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme ayant reçu imnjédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n'était point lui-même dans cet état... (le pur état de nature), à moins que, etc.» Il s'égare dans ce dédale. L'orang-ou- tang, ébauchepossible de l'homme primitif, intervient dans des recherches dont la curiosité se concilie mal avec le respect de la Genèse. Le singe n'est pas une variété de l'homme, mais il n'est pas démontré, fan le d'ex- périences à faire sur plusieurs générations de suite, que Id niainlrill n'est pas un homme sauvage (I, 139, 136). 8. — I, IS. 11 se garde de s'embarquer dans l'examen des avantages et des inconvénients de l'institution des langues: on crierait encore au para- doxe. Il préfère laisser la parole à Vossius, affirmant en latin que les bêtes, dont le langage n'a pas besoin d'interprètes, sont à cet égard mieux partagées que les hommes (I, 148). « 11 est clair... que le premier qui se fit des habits ou un logement se donna en cela des choses peu nécessaii'es puisqu'il s'en était passé jusqu'alors, et qu'on ne voit pas pourquoi il n'eût pu supporter, homme fait, un genre de vie qu'il supportait dés son enfance, x (I, 89.) J. de Maistre (Onsiéme Entretien) examine ce passage de la Genèse : Dieu fit à Adam et à Eve des habits de peaux. g. — Ces sabots, signe de décadence, en furent un de n'^novation en 179:2, dans le retour du luxe muscadin à la simplicité populaire. Cliaumettc complète le costume des sans-culottes, image de celui de l'habitant des campagnes et de l'ouvi'ier des villes, en remplaçant les souliers par les sabots et inqwse cette amélioration à ses collègues du Conseil général de la Commune ; Jean-Jacques n'était pas allé si loin dans sa réforme exté- rieure de 1731. Le citoyen Chalier, dans un traité de la véritable civi- lité républicaine (1791), disait que le superflu des vêtements est « un vol fait à l'Etat ». Etait-ce au nom de ce principe ou pour se rapproclier de. la nature que certaines femmes usaient de costumes très sinqjlifiés ? Retour à la nature, imitation des républiques antiques, les souvenii'S ile Rousseau se retrouvent, sous la Révolution, dans les petites choses comme dans les grandes. Tel à qui Lycurgue ne suffit plus, demande que l'on recherche la Constitution de Minos. Les savants, en cette circonstance, auraient pu témoigner de leur utilité médiocrement appréciée du lauréat de Di.jon. A quoi bon les Académies et les Ecoles? « Les véritables écoles, les plus belles, les plus utiles, les plus simples, sont les séances des Comi- tés, » selo:i Bouquier. (A. Espinas, Philosophie sociale, chap. o.) lo. — I, 100. rt Le troui)eau ciicycldpiMliiiiic a icniui'' seul (à, rnccasinii do^LelIres de la Montagne) vtima en mouvcnirnl hs magistrats (ln:it plu- sieurs pensent comme eux. .. Mais comment csl-cr (|ui' ces fiij)ons échauf- fent les têtes? En assurant que vous ne ci'oyez pas tout <-(î (|ue vous dites. 1) (Mme de Yerdelin, 9 février 17.").').) L'incrédulité aux idées evcen- triques de Rousseau est èlendue à sa foi de déiste. Les fantaisies exlra- vaganles sont visées dans le Persifleur avec V/cosaèdre i\l' IJergerae iXil, 298). Rousseau croit à ses théories en original épris de ses idées singu- lières, mais autorisé par sa fragilité propre à ne pas accorder grand .cré- dit aux conceptions humaines. Sceptique, inciiMlule à lui-même (chap. l. 118 NOTES COMPLÉMENTAIRES sect. IIIi ot posséilL' d'idùci obsédantes ichap. 1:2, srct. U\. Paifio/otjie de Ilousseau), obstiné et faible icliap. X, sect. II). 11. — «... Je ne puis disconvenir que je ne me contredise souvent dans mes expressions. » (II, 76.) Dans une promenade avec Rousseau, d'Escherny (t. III, p. 84) lui rappelle en riant ses contradictions. Lui, tout en riant aussi : « Eh ! vous avez oublié celle-ci... et celle-là. » D"lvscherny s'était, il est vrai, par provision, expliciué sur les contradictions : « On se contredit aux deux extrémités de la sottise et du génie. » 12. — Le Caraïbe vend le matin son lit de coton et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d'avoir prévu qu'il en aurait besoin pour la nuit prochaine (I, 91). L'homme et le lièvre après une nuit dorage. Corres- ponclnnce de Grimm. t. III, p. 321, page à lire. i3. — ïlième favori de Rousseau : «Le senliuient de la mort et celui de la douleur est presque nul dans l'ordre de la nature ; ce sont les hommes qui l'ont aiguisé ; sans leurs raffinements insensés, sans leurs institutions barbares (allusion à l'appareil effrayant dont l'Eglise entourait le lit des mourants, V, o8), les maux physiques... ne nous affecteraient guère et nous ne sentirions pas la mort. » (XII, 146.) Rousseau, sensible et gémis- sant, n'a pas été sur ce point l'honime de la nature. 14. — '. Il serait affreux d'élre olilii^é di> louer comme un être bienfaisant (•liai ([ui, h' premier, suggéra à l'habitant des rives de l'Orénoque l'usage de ces ais qu'il applique sur les tempes de ses enfants et qui leur assurent du moins une partie de leur imbécillité et de leur boniieur originel. » — Rousseau oppose paradoxes à préjugés : à la vie conventionnelle de la mode, il répond par la singularité d'une vie artificielle à rebours et des tiiéori(>s antédiluviennes. Entre la caverne de l'homme préliistorique et le boudoir Pompadour, il y a des intermédiaires ; Jean-Jacipies les franchit dans ses rêves de songeur, quitte à s'amender au réveil. La Providence a-t-elle présidé à la formation des sociétés humaines ? Le langage, la Loi sont d'institution divine : la volonté divine a fait repo- ser l'ordre social sur le fondement des droits naturels (I, 82). Une Provi- dence très sage a réglé l'usage des facultés de l'homme sauvage (I, 97). Comment concilier ces pensées avec la considération des « différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine »? (I, 104.) Rousseau parle (I. 79) des changements successifs de la constitution de l'homme. « par quelque moyen qu'ils soient arrivés », hasards ou « prodiges ». Il expli([uc l'univers par l'homme, et le rôle de l'homme aurait été d'y vivn; dans une éternelle enfance ? De son aveu, Rousseau a moins de raisonne- ment que d'esprit, et qui relira Ylnégalité après l'addilinn des notes battra une seconde fois les buissons (I, 71). i3. — La péril' d'uni' valisr (mal non irn'parabli' aujourd'lini ciniime au temps ^W Senèque), un mal de dents seront-ils des arguments valables contre la Providence ? (X, 130.) « Le tout est bien. » Les planètes sont pro- bablement habitées. [Lettre sur la Profideuce, à Voltaire, 18 août iTiid.) iG. — Life and correspondence of D. Hume, Edimbouig, 1846, -1 vol., t. II, p.316. lluini- ajoute : x Vous voyez qu'il se juge lui-même avec la der- nière sévérité et censure ses ouvrages du c6té où ils sont If ]>lus exposés DU CHAPITRE IV 119 à la critique. Aucune aiodestie feinte n'est jamais capahle de ce cuui-ayc.» — « Pour un homme à systèmes, un rêve de plus n'est pas une aliau-c. » Wolmar à Saint-Preux (IV, 436). « Ce roman (Héloïse) fut dévoré avec une extrême avidité. C'est, de tous ceux de l'auteur, celui qui eut le plus de vooue. » (Laharpe.) L'auteur du Contrat social a établi VEmile sur une idée antisociale : « Tout consiste à ne pas gàtn- l'iH.miue en l'appropriant à la société. ). [Héloïse, IV. 429.) Voir Bcrsot. t. II. p. 111 ; Musset-Patliay, t I p. 132; E. Faguet, xvin« siècle. Etudes littéraires, Jean-Jacques Rousseau. — « Mes pauvres Corses ont bien maintenant d'autres affaires ,[ur d'aller établir l'utopie au milieu d'eux. » (1764.) 17. — « Je ne prétends pas faire plus de grâce aux autres qu'à moi. Car ne pouvant me peindre au naturel sans les peindre eux-mêmes, je ferai, si l'on veut, comme les dévotes catholiques : je me confesserai pour eux et pour moi. » (Str-M.. 1861. p. 28.5.)— L'argent n'est bon à rien par lui- même ; il faut le transformer pour en jouir (VIII. 24). — « Nous sommes justement punis des attachements exclusifs qui nous rendent aveugles, injustes, et bornent l'univers pour nous aux personnes que nous aimons. Toutes les préférences de l'amitié sont des vols faits au genre humain, à la patrie Les hommes sont tous nos frères; ils doivent tous être nos amis. » (A Mme de Créqui, 13 octobre IT08.) A la fin de la lettre : « dans mon système actuel. . . « Demain il peut en avoir un autre : souhaitons-le. Artiste et lettré di primo cartello, Rousseau condamne arts et lettres. La préface de Narcisse s'ingénie à répondre à l'objection. Il y aiu'ait de la dureté à lui reprocher .des vers, i\('A comédies, amusements de sa jeunesse, et l'oubli de principes qui n'étaient pas encore les siens. « Je m' pense plus comme l'auteur dont ils sont l'ouvrage. » Il traite ces écrits fn « enfants illégitimes que l'on caresse encore avec plaisir, en rougissant d'en être le père, et qu'on envoie chercher fortune sans beaucoup s'embarras- ser de ce qu'ils deviendront». Il désavouera \(i Reine fantasque et la choie à l'occasion. (Lettre à M'"^ Latour. 24 juin 1772.) A côté de la cause person- nelle, la thèse générale : « Tout peuple qui a des mœurs. . . doit se garan- tir avec soin des sciences. » (V. 108.) Qu'avait-il besoin de donner \>n>i- nouvelle au regret de l'un de ses contemporains : « Il est fâcheux que l'homme le plus'éloquent de son siècle n'ait pas le sens commun. » (XI, 212.) — « Né pour le sophisme ». Rousseau cherche « à étonner l'esprit, à émou- voir le cœur, à soulever le flot des passions... Il se soucie bien plus d'êtn; éloquent que vrai. » (Diderot, t. II. p. 292.) « Rousseau m'a toujours paru moins occupé d'instruire que de séduire ses lecteurs. » (Helvétius,Z'//^om»!e.) 18. — Il va l'éiuter un « ouvrage rempli de sophismes agréables qui. séduisant par un certain coloris de style et par les ruses d'une logique adroite, sont doublement dangereux pour la multitude. » S'agit-d de Bordes ou de Rousseau? — Le sophisme inquité à Tertullien (III. 78, notel ne lui est pas étranger. — Selon M. Gautier, je ne crois pas à ce que je dis : « Moi, je le soupçonne avec plus de fondement d'être en secret de mon avis. etc. . . » (Lettre à Grimm, I, 28. 29.) Ce badinage d'ironie maniée d'un ton sérieux a quelque chose du tour comique de certaines provm- ciales : « Je ne répliquerai donc pas à M. Gautier » et, dans la réponse à Bordes, il allègue qu'il ne lui a pas répliqué et a exposé ses raisons de n'en rien faire (I, 6.ï, note). D'Esehernv a bien caractérisé Rousseau polémiste : « On le voit perpétuellement voltiger, se replier, tourner autour de la question et l'os- 120 NOTES COMPLKMEXTAIRES quiviT sans la irsouilio. Il iio répond aux objocliuns liiiepardrs plaisan- teries, des sarcasmes, des équivoques et des sophismes. » — « Vous dites qu'on nie reproche des paradoxes. Eli ! madame, tant mieux ! Soyez sûie qu'on me reprocherait moins de paradoxes, si l'on pouvait me reproclu-r des erreurs. Quand on a prouvé que je pense autrement que le peuple, ne me voilù-t-il pas bien réfuté! » (A M™» de Boufïlers, o avril 17GG.) La sou- plesse de son talent imimé d'une verve piquante, rend quelquefois ses répliques divertissantes : citations entrelardées de réllexions personnelles (III, 114; I, 2'ô, 47, GC, 133, :27l). Il se dédommage ainsi de n'avoir pas rai- son. Rousseau écrivain et polémiste, Correspondance de Gvimm, t. II, 319; IV, o4, 00, 343 ; XI, 284 et sq. rg. — Diderot, t. X, p. i[~ . Possédés scr.iil iri plus juste que fanatiques. « Dans ses moments d'abandon et ([uand lien ne l'offusquait, il débordait comme un torrent impétueux à qui rien ne résiste. » Si sa timidité lui avait permis d'aborder une tribune nationale, « cjui sait jusqu'où cette âme de feu, pourvue de tant de moyens dans tous les genres, aurait porté l'éloquence française ». (Dusaulx, De ?nes rapports avec Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1798.) 2o. — >"ous sommes reconnaissant à M. Roy, professeur ù l'L'niversité de Dijon, d'avoir bien voulu nous communiquer la note suivante : « Selon toute vraisendjlance, l'académicien de Dijon Claude Gelot, qui a proposé le fameux sujet, attendait un éloge des lettres ou un lieu com- mun quelconque. Il ne j)arait i)as s'être douté qu'on pouvait soutenir la négative ou le paradoxe, lecjuel n'avait rien de bien neuf : le farceur Bruscambille, dans ses Prologues {Xil scientia pejus), le bon Racan et bien d'autres l'avaient déjà soutenu avant Rousseau, et un de ses concur- rents, Chasselat de Troyes, écrivit dans le même sens que lui. L'.\cadé- mie de Dijon fut obligée de récompenser le talent de Rousseau sans approuver sa doctrine et elle essaya tant bien que mal de retirer son épingle du jeu. Parmi les réfutations de Rousseau, il s'en trouve deux imprimées sans nom d'auteur, mais attribuées à Gelot qui aurait voulu réparer sa maladresse en cotubattant après coup le lauréat. Cette diatribe fut désavouée par l'Académie et Rousseau ré])liqua lui-même à ses con- tradicteurs de Dijon, mais sans les nommer, de sorte qu'on en est réduit ù. des conjectures plus ou moins probables. « Les principaux documents sur cette querelle ont été l'éunis et cités : 1° Dans Ir Mercure de novembre 17b0, p. 8iM)7 {Appréciation du concours) et le Mercu)'e île 17;il, p. (i3; "2' dans les Xoles et documenls pour servir n l'histoire de l'Académie des sciences, arti et belles-lettres de Dijon, pai- Pb. Milsand, biblioth'''Caire arljoint de la ville de Dijon, meudiie de l'Aca- di-mie. Paris, Aubiy, 1871, 2= l'ditiim, p. ;il-o2; 3» Les avantages et les désavantages des sciences et des ai-ts, considérés par rapjjori au.r ina'ui-s, où le pour et le contre sur cette importante matière est di^baltu à fond. Londres, aux dépens de la Compagnie, 17o6, in-S", i vol. (19 pièces, le Discours de Rousseau en tète et les diverses réplicpies de Dijon et d'ail- li'urs); 4» la thèse récente : La Vie littéraire à Dijon au XV///' siècle, \K\f M. l'abbé K. Deberre, Paris, Picard, 1992, se Ixirni' à résumer Milsand. p. 243. » 21. — Rousseau, devenu homme civil, a senti ipie nos biens et nos maux d'tp'ndenl dos rehtions so;'iil'^ el iju'il a contr:\"lé ai isi « une dette im- DU CHAPITRE IV l'^l nu'Msc )) i|iic lûiilcs SCS raciiltt's iloivriil rire cniisaciM'cs il acquitU'P. « Les individus à qui j(! dois la vir cl rf\i\ i[\\\ inOnl l'ourni le ncccssairo, cl ceux qui ont cultive mon àiuc, et ceux (jui iiruiit eommuniqué leurs talents peuvent n'être plus ; mais les lois iiui protégèrent mon enfance ne meurent point; les bonnes mœurs dont j'ai reçu l'heureuse habitude, les secours que j'ai trouves prêts au besoin, la liberté civile dont j'ai joui... tous les plaisirs que j'ai goûtés, je les dois à cette police universelle qui dirige les soins publics à l'avantage de tous les hommes, qui prévoyait mes besoins avant ma naissance et qui fera respecter mes cendres après ma mort. Ainsi mes bienfaiteurs peuvent mourir, mais tant qu'il y a des hommes, je suis obligé de rendre à l'iiumanité les bienfaits ([ue j'ai reçus d'elle. » ;i"= Lettre sur la vertu et le bonheur, excellente réfutation de la diatribe contre l'état social^ I, 133.) Pourquoi ne l'avoir pas donnée à la presse? « Ce qui ne fait que s'écrire est bien dilférent de ce qui s'im- prime. » (.\ J. Vernef^ 18 septembre 17o8, IX, 103, à propos du socinia- nisme, « dangereuse tracasserie ».) 22. — J^a l(Mtrc à Wirtcmijcrg, du il janvier 1704,conlirmant la fin de celle du 10 novembre ITii'l, est la paraphrase anticipée et adoucie du mot à M. Angai'. 2?. — " La raison csl !a faciilli'' d'ordmincr loulcs les facullTs de luili-i' âme convenablement à la nature dr-, choses cl à leurs raj)ports a\'e<' nous. » — « L'homme n'est ipiun être sensilde (|ui consulle nniquenienl ses passions pour agir, et à (jui la raison ne sert (pi'à pallier les sollises ([u'elles lui font faire. » (Sti'.-M., 18G1, p. 145. ;i:;8.) — « La i-aison humaine est... si faible et si misérable que je ne la crois pas même en état de démontrer sa propre faibless(>. Si ceux qui tentent cette démonstration pouvaient réussir, ils prouveraient contre eux-mêmes et le sceptique dog- matique me paraît le plus fou des hommes. » Pensée dans le goût de Pascal. (De là la formule dubitative tî [xà).).ov; (juid potius ?). — Le scepticisme de Rousseau est favorisé par une disposition sophistique à plaider le pour et le contre (le sophiste peut être dogmatique, le plus sou- vent le scepticisme est son arsenal), et par les suggestions abusives d(^ la foi; de même Pascal bafoue la raison pour mieux établir la révélation. 24. — « Ces objections pcu\'enl être mau\aises; mais, si on m(^ les fai- sait, je ne vois pas trop ce que j'a\irais à. répliquer. » ïronchin lui a l'ail « plusieurs objections très judicieuses sur lesquelles, pourtant, je ne suis pas de son avis ». « Je ne prétends pas te donner mes raisons pour invin- cibles, mais te monti'cr seulement qu'il y en a qui combattent les tiennes; et cela siiflit jjour autoriser mon avis. » (IV. 35:2.) Le sc(^ptique, logi(iue avec lui-même, n'i'^t ni ri^diireiix ni exij^-eaiit. 25. — « Je coidiriue à me sei.ii' de ii:(i:i c icliet sans honte (sa devise, Vilam impendere vero, y était graveei, ])arce ([u'il est enq)reint dans mon cœur, t (17C1.) L'honune a ])lusieurs fois altéré la vérili'' et le scep1i(|ue n'y croit guère. La vérit:', œi ce (|ui m'a paru l'être, est une foiiiiule familière h Il(jusseau ; vciv... s deux n'eût voulu ([ue I'i2 NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE IV l'autre fût autrement. » Wolniar et milord Edouanl passrnl un liiver en- tier à clierchor ù se convertir; » cliacun est resté dans son sentiment ». « Si cet exemple ne guérit pas à jamais un homme de la dispute, l'amour do la vérité ne le touche guère: il cherche à briller. » Rousseau décline au début toute controverse avec l'incrédule abbé de X.... 4 mars 1TG4. Il s'engage à ne pas blesser les sentiments de M. de Saint-Germain, chrétien orthodoxe, durant une promenade proposée (9 et 13 novembre 1768). Il se fait volontiers l'apôtre du déisme, mais en prédicateur plutôt qu'en con- troversiste. {Lefh'e à Altuna, X, o7.) 27. — Il règne « une espèce de rage prescrite » qui arme tous les êtres les uns contre les autres. Il y a « des plantes tuées », « des insectes de proie », des reptiles, des oiseaux, des poissons, des quadrupèdes de proie. « C'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme... La guerre est divine, puisque c'est une loi du monde ». J. de Maistre, 7^ Entretien. lIô)£i/o; àïràvTwv Tcxr/ip (Erapédocle). — L'Essai sur l'origine des langues, 9^ cliap. I, 389-91, exprime, sur l'équilibre dans la nature (guerre entre les élé- ments, entre les hommes; espèces dévorantes ou dévorées), des idées qui ont pu ouvrir la voie à J. de Maistre. Cataclysmes providentiels pour l'orcer les premiers hommes à se rapprocher (I, 389). « La Providence a toujours raison chez les dévots et toujours tort chez les philosophes. » (X. 130.) 28. — L'Emile n'eut pas un succès mondain égal à celui de ïfféloïse, mais fit une impression plus profonde. Le prince de Wirtemberg écrit à Rousseau : « Je m'estime heureux d'être devenu père dans le siècle où vous vivez... » (19 novembre 1763; voir la réponse de Rousseau du la dé- cembre). « Je vous dois mon retour à la vertu et à la simplicité des mœurs » (septembre 1763). L'auteur d'Emile fait des conversions; selon Mme de Créqui, il ferait « des miracles » s'il était catholique. « Plût à Dieu que je vous visse dire votre chapelet, dussé-je vous en donner un de dia- mants!» (6 juin 1764.) Wirtemberg réclame contre le mot du barbouillages, qu'il prend au sérieux (31 janvier 1764). « Notre cœur vous a élevé des autels. Pourquoi donc les profaneriez-vous par ce langage? » Le prince Henri de Prusse, frère du Grand Frédéric, fait, selon Wii'temberg, peu de cas des nouveautés. Mais il aime Rousseau passionnément : " La candeur, le génie, le feu, sont répandus dans ses ouvrages. » Wirtemberg est tou- ché de la magnanimité de Jean-Jacques et de sa « devise sublime » ; il s'opposera avec chaleur à ceux qui prétendent qu'un « ressentiment indi- gne » de sa grande âme lui a mis la plume à la main pour écrire les Lettres de la Montagne (31 décembre 1764). Ce trait faillit mettre fin à leur correspondance. — Une marquise de Frestoudam, enthousiasmée de l'Emile et « femme sans préjugés », offre à Jean-Jacques un ermitage dans un canton de h Suisse à son choix : « Là, je jouirai du plaisir de posséder un homme d'un mérite rare, plaisir qui m'indcnmiserait de tous mes malheurs. » (Nancy, 23 septembre 1763.) CHAPITRE V I ÉDUCATION DE ROUSSEAU Rousseau s'est félicité de réducation reçue de son père, de Mme de "NVarens et de lui-même; pourtant, de son aveu, elle a peu modifié son naturel : une éducation sérieuse lui a manqué. 11 n'a pas connu sa mère, morte quelques jours après sa nais- sance, et fut séparé de son père à dix ans. Choyé de tous en ses premières années parmi les siens, il passe quelques mois au vil- lage de Bossey auprès du pasteur Lambercier, puis demeure abandonné à lui-même chez 'son oncle Bernard. « Dieu veuille lui pardonner le peu de soin qu'il a eu de ses pupilles! » Sa tante dévote, un peu piétiste, aimait mieux chanter les psaumes que veiller à son éducation «. Mis en apprentissage, que n'a- t-il été jusqu'au bout confié, comme Emile, à ses penchants naturels sans être jamais châtié! Mais à treize ans il est <( asservi » à un maître qui le maltraite. Précisément à cet Age commence la seconde période de l'éducation d'Emile, qui va sentir son être moral et les rapports avec les hommes. L'être moral de l'ap- pienti laissait-il trop à désirer? les rapports avec le patron dont il dérobait le temps et les pommes furent-ils trop douloureux? M. Ducommun, qui ne pouvait soupçonner la théorie deVÉmile, ne sut pas ménager la transition. Ce défaut de tact, cette rudesse de main gâtèrent tout, et, au lieu de continuer à être bon etheu- a. Ces regrets ne l'empêchent pas d'écrire : « J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être une chose dont je suis tous les jours plus pénétré: c'est que, si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, c'a été moi. » 124 I..\ PSYCHOLOGIE DE .T.-J. ROUSSEAU reux coninie Emile, lloiisscm devint mauvais et commença de souffrir par la faute d'autrui ". N'en déplaise à Jean-Jacques, convient-il d'imputer ces vices d"éclosion suinte, mensonge, larcin, paresse, h la rigueur d'un maître ipii avait d\\ les réprimer? La bonté native n'avait pas en lui de fortes racines. « 11 faut que. malgré r(''ducation la plus honnête, j'eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine, et jamais César si précoce ne devint si promptementLaridon. « On ne saurait avec plus d"à- propos soufller sur le château de cartes des heureuses inclina- tions naturelles [i]. Isaac Rousseau, chef de famille singulier, a négligé l'éducation de son fils aîné à qui il préférait Jean-Jacques, plus jeune de sept ans, et a si rudement chAtié ses escapades que le jeun-e homme s'est enfui de la maison paternelle pour n'y plus revenir. Il n'a jamais donné de ses nouvelles; sa famille n'étant pas plus curieuse d'en l'ecevoir, on n'a plus entendu parler de lui, « et voil.à comment je suis devenu lils unique >^. Isaac. « liomme de plaisir « et « homme d'Inuincni- >k avait une pro])iti' sùr(^ et beaucoup de religion. « C'était une de ces Ames fortes qui font les grandes vertus. » .Alaître à danser avant son mariage, il avait exercé ensuite la profession paternelle d'horloger, puis l'avait quittée pour revenir quelque temps à la danse ''. Il ('tait « bon père » pour Jean-Jacques, mais d'une bontt' peu iiKjuiète. Ni lui ni l'oncle lîernard no mai'(|uèrent d"(Mnpi'(>ssement à le ramener auprès d'eux après sa fugue de Genève. Son père s(^ contenta de pleurer avec Mme de Warens sur le sort de son lils |)arti pour Turin, au lieu de cbercber à l'atteindi-e. coninie il l'aurait pu l'irilement. lr rori rrl inll lri-||i' llV.lil l'ilil liriillr llllX deux coîisins le liiniliclir ri l'ililMu-i'lirr. h. |{oiissr,iii ,1 (iinis ces di'l.iils. « .le le \(iis riiriire \i\;iiil (lu li;i\;iil de ses iiiriiiis cl iKiiiifissMiil son ànic (1rs nitiIiVs les plus siihlinics. .je vois 'i'.icilc, l'liil:iii|iic cl (iriilins nir'li's i|r\;inl lui -.wn- Ir- in>lninirnN de sen uii'tii'r. » ISAAC ROUSSEAU 125 avaient un peu alliédi raflection paternelle depuis que je vivais loin de lui. » 11 ne lui a pas encore écrit en 1730-31, et lui a donné la triste assurance qu'il ne le regarde plus comme son fils (X, 1). A'ieillissant et sans ressources personnelles, il était l»ien aise de jouir du revenu laissé par la mère aux deux enfants, et qui devait appartenir au père durant leur éloignemcnt. Cette idée ne s'offrait pas à lui directement, mais elle « agissait sourdement» à son insu et ralentissait son zèle. « Dans de telles situations, quelque sincère amour qu'on y porte, on faiblit tùt ou tard, sans s'en apercevoir, et l'on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d'être juste et bon dans l'iune. » A sa majorité (1733), Jean-Jacques réclame sa part de l'héritage maternel; Isaac répond par « une lettre de vrai Gascon » et attend jusqu'en 1737 pour s'exécuter ". Ce bon p>re, objet d'appréciations qui nous préparent aux jugements de Rousseau sur Mme de Warens, « canir cliaste » [a], et sur lui-même, est passionné pour les romans ; lui et son fils se les lisent tour à tour, la nuit, jusqu'au vol avertisseur des hiron- delles. A sept ans. Rousseau avait épuisé avec son père la provision de romans de la bibliothèque maternelle. Après la naissance de son premier enfant, Isaac quitte sa femme (1705) et va passer six années à Constantinoplc [3]. Irritable, querelleur, il provoque en duel (17:2ij à Genève un citoyen jadis au service de la Pologne; sur le mot de l'officier qu'il se sert du bâton avec les gens de sa sorte (Isaac était alors maître de danse), il le blesse de son épée au visage en criant : « Je suis Rousseau! Je suis Rous- seau! » et il s'cnfnit pour échapper à la prison. Censuré par le Consistoire et sommé par le Conseil de venir faire amende hono- rable, le coupable [persiste dans sa contumace. Rousseau loue dans son père, condamné' à trois mois de chand)re close, le vif sen- timent de la liberté et (l(> l'honneur qui l'engage à s'expatrier de (ienèvc pour le reste de ses jours, « lui dont l'amour de la patrie était la passion dominante d. Le caractère d'Isaac Rousseau et sa a. Mon bien « se trouva, je ne sais coniiiieiil, lédiiiL à i'ort \w\\ de ciiose )) : la part du frère disparu l'ut laissée à Isaae, ])our l'aider à vivre. Rousseau parle de son père avec une discrétion respectueuse; il attribue le mol vrai r/nscon au Révérend Père chez qui il se laclitie, à Cluses. Isaac meurt en 1747: «Que n'a-t-il vécu quatre ansde plus pourvoirle nom de son fils voler dans l'Europe! Hélas! il en serait mort du joie... » Janscn, p. ii>. 126 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU faiblesse, avant l'abjuration , pour un fils « idolâtré », ne témoi- gnent pas des qualités qui eussent été nécessaires à la direction d'une nature « efféminée et indomptable ». Un soir, le jeune apprenti rentre après la fermeture des portes de la ville. La crainte de la correction reçue d(^à deux fois pour s'être présenté chez son patron le lendemain matin, le décide à le quitter (1728). Au lieu d'aller rejoindre son père à Nyon, il erre quelque temps à l'aventure, puis a lidée inattendue d'aller frapper à la porte du presbytère de Confignon. en terri- toire savoyard. Rousseau, parlant des neuf années écouléesde son installation à Chambéry à son départ pour Paris et passées auprès de Mme de Warens [4], dit que, durant ce précieux intervalle, son éducation jusqu'alors mêlée et sans suite prit de la consistance et le fit ce qu"il ne cessa plus d'être le reste de sa vie. Ce fut en effet une période féconde pour son développement intellectuel. Trop long- temps imbu par les romans, « méthode dangereuse » d'impressions chimériques, son esprit puisa dans l'étude une nourriture saine et s'étendit, sans toutefois se guérir des affections natives, fan- taisie passionnée, exagération paradoxale. Que gagna l'éducation de son âme et de sa raison dans le commerce de Mme de "Warens '? ... Vil cnl'anl du sort abandonm'', I*('ul-i>Uc dans la fange à périr deslinO, il lui fut redevable d'un bienfait de plus haut prix que la subsi- stance. Viiurien exposé par un vagabondage de plusieurs années à la tentation de mendier ou de voler « comme un autre », il dut régler des mœurs jusqu'alors « indécises ». Quant aux travers d'esprit ou de caractère dont il dit s'être alors corrigé, il ne semble pas que l'heureuse métamorphose attribuée aux leçons de sa bienfaitrice ait été profonde ni durable ". Quand Mme de "Warens lui offrit l'hospitalité de (",hanil)éry. le jeune homme de vingt ans, qui à six ans sentait <'n homme avait pris son pli. Il a. Orguedleux avorton dont la fierlu burlesque Mêlait comi((uement l'enlance au romanesquo... Irai-je l'aire ici, dans ma vainc marotte, Le grand déclaniati'ur, lu nouveau Don fiuieliotle?... La iiiudeslic alors dcvinl clicre à mon cu;ur. MADAME DE WARENS 127 resta ce que la nature l'avait fait : peu enclin à la modestie, plus esclave des sensations que docile à la raison, épris des subli- mités des régions éthérées et faible contre les réalités de ce bas monde. Faute d'une discipline morale imposée à temps, la meil- leure même des éducatrices aurait eu de la peine à le réformer, à plus forte raison Mme de Warens, trop semblable à son jeune ami pour agir sur lui efficacement. Une partie de leur existence et leur cartacère offrent plus d'une analogie. Tous les deux en recevant la vie l'ont enlevée à leur mère. A seize ans, Rousseau quitte sa famille et sa patrie, coup de tète d'indocile que n'effrayent pas les aventures. A vingt-sept ans* Mme de Warens abandonne le pays de Vaud, son mari et les siens, et vient à Evian se jeter aux pieds de Mclor-Amédée. Ce prince, zélé catholique, lui accorde une pension de 1,500 livres du Piémont et la confie à l'évèque M. de Berncx, qui reroit son abjuration à la ^'isitation d'Annecy, devant la relique de Saint Fran- çois de Sales. Jean-Jacques abjure de même, à seize ans et demi, sans plus de façon ni de conviction; des deux parts ce fut mol abandon à l'intérètdes nouveaux convertis. Du reste, ennemie de la feinte et du mensonge, Mme deWarens avait une « piété trop solide w pour affecter en public les simagrées de la dévotion. Elle soumet à l'Eglise non sa foi dont elle n'est pas maîtresse, mais sa volonté : qu'exiger déplus? M. Ducommun, son patron, a perverti Rous- seau ; M. de Tavel, son premier amant, a perdu 3Ime de Warens, âme droite, cœur pur, dont les principes faux lui ont été insinués par un « philosophe ». « Malheureusement, Mme de Warens se piquait de philosophie. » « Au lieu d'écouter son cœur qui la menait l)ien, elle écouta sa raison qui la menait mal » et « la « morale qu'elle s'était faite gâta celle que son cnuir lui dictait ». Mme dcWarens aimait à moraliser et, en moralisant, se perdait quelquefois unpeu dans les espaces; mais, en lui baisant de teinps en temps la l)oucli(' ou les mains, l'affectueux élève prenait patience, et ces longueurs ne l'ennuyaient pas ^'. Elle médite sans cesse de grandes entreprises au-dessus de ses moyens, elle inspire à Rousseau des châteaux en Espagne et tombe souvent dans la rêverie pour lui comme pour elle. Esprit « systéma- a. Roii.ssoau avait une bouche « iiiiyuoiinc », faite « à la mesure do celle (Je Mi le Warens ». 128 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU tique », elle suit une voie droite «quand ses sophismes nel'égarent pas )). A un moment où l'imagination de Rousseau avait subi une première crise, la piété douce de la chère maman avait calmé ses terreurs religieuses «. En tout temps son expérience de la vie. capable d'habiletés pratiques, lui permettait de combat lie les idées fausses que son romanesque ami en avait; à tous autres égards, quelle action salutaire cette femme aux « idées disparates )), in- conséquente et bizarre, pouvait-elle exercer sur lui? Douée selon Jean-Jacques des vertus qui. au goût de A'ol taire, suffisent à la femme comme à l'honnête homme, elle manque de la sûreté du jugement et de la délicatesse de l'àme. « Les entretiens d'une femmede mérite sont plus propres à former un jeune homme que toute la pédantesque philosophie des livres. )> Mme de Warens était-elle une femme de mérite capable de faire de lui, au vrai sens du mot, «un homme »? A la place d'une si extraordinaire institu- trice ^, Rousseau aurait eu besoin de vivre, sinon neuf années, du moins longtemps dans le commerce de l'abbé Gaime dont il rappelle avec émotion les saines et trop courtes leçons [5]. Quel tableau que celui de sa jeunesse depuis la sortie de (Jenève, jusqu'au jour où il s'établit chez Mme de Warens, à (Ihambéry! (i728-1732j. De seize à vingt ans environ, en dehors des intervalles de séjour à Annecy, il vit en « vrai vagabond ». trouljadour sentimental allant chanter sous les fenêtres des châteaux afin de toucher de sa voix « admirable » les belles dames et demoiselles; vaurien effronté, digne des manches à balai qui le poursuivent : bon jeune homme, capable des indigna- tions généreuses du discours de ïlniujdh'tc: ici, cherchant à gagner quelques sols dans les auberges, à montrer une fontaine tic llii'ron, bydrauli(jue intermittente, ou maître de chant sans savdir d('cliifl"i'('j' un air; là. truchement d'un arcliimandrilc grec (|iii i|i' <•(•> (Inix qua!il(''s ;i sculcmcnl la (Imiirrc. csci-oc sous l(^ o. Elle « ili. binf.'ulai-ili'S de sa \'u! et des iii/arrrrics de son Iuimh'ui' (N'IM. -'I-). l'orgueil 131 au souverain juge : « Je fus meilleur que cet homme-là! « » L'orgueil est dans Rousseau le virus originel. L'orgueil sans mérite se suffit à lui-même et se nourrit de son contentement. Le talent ne s'interdit pas l'orgueil, le gcni(> n'est pas modeste nécessairement; [6^ il lui est malaisé parfois d(> l'être. Un grand homnu^ témoin de son apothéose adhère simple- ment k l'enthousiasme de ses adorateurs. Jean-Jacques n'a pas eu l'excuse du culte unanime de ses contemporains; il s'en est passé et corrige leur ingratitude en se décernant de son propre suffrage des statues dans ses écrits et dans ses couver sations des autels. Ne demandons pas à ces natures extraordi- naires les sentiments exigés du commun des mortels. Aussi hien leurs jouissances d'orgueil sont la faihle rançon d'une transcen- dance souvent payée cher; la nature a fait plus d'une fois dure- ment expier à l'homme son génie. La vue de ces glorieuses misères console la médiocrité; heureuses les natures moyennes, bon ordinaire ! « Les gens d'esprit se mettent toujours à leur place, et chez eux la modestie est toujours fausseté. )> Rousseau n'a pas été souvent soupçonnable de cette fausseté [7]. « Quand je sortis de France, je voulus honorer de ma retraite l'État de l'Europe pour lequel j'avais le plus d'estime... » (^1702). « Mes visites sont un honneur que je ne dois plus à qui que ce soit désormais » (177:2). Il parle de son orgueil sanscirconlocutions ni détours. Sa comédie de Narcisse, qui avait attendu plus de sept ans les honneurs de la représentation, les avait enfin reçus du succès du Devin de village {il^2). L'auteur de la pièce jouée deux fois n'avait pas d'abord été nommé; Jean-Jacques y pourvut par bravade. « Cet aveu public de l'auteur d'une mauvaise pièce qui tombe fut fort admiré et me parut très peu pénible. Il y eut en cette occasion plus d'orgueil à parler qu'il n'y aurait eu de sotte honte à se taire, w Le même esprit de bravade lui fait débiter, à six sous la pièce, des copies d'une chanson faite contre lui ''. Rousseau a. U nous en .suyyùn' ;ui iiiuiiis un: suiuL Vinccnl de l'aul, l'ondaleur des hospices pour les (Mitants abandonnés. « Je suis un nn-idiant, moi!. .. Qu'on nie montre un lioninir meilleur que moi... et je me tais! » (A Mme d'IIouiletot, i novembre HoT) (Buft'enoir). b. A une comrdieoù un couplet était chant'' à son adresse, « il se \)laca de l'aron à èlie vu de loul 1.' iiiundc; il applaudi! lui même à son eoupb'l 132 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU est au-dessus des mauvais propos, d"où qu'ils viennent, de lui- même ou des autres [8] ; un cygne est-il humilié dêtre liué par des oies? Il se confesse au public sans plus d'embarras que de contrition; il est de ceux qui aiment mieux dire du mal de leur personne que n'en rien dire du tout. L'orgueil le préserve des petitesses de l'amour-propre : « Le plus noble orgueil régna dans mon cœur sur les débris de la vanité déracinée » 1751. « L'amour-propre devient orgueil dans les grandes Ames et vanité dans les petites » [9]. Rousseau a ignoré la jalousie littéraire, même à l'égard de l'auteur le plus propre à l'inspirer. Il peut envier à A'oltaire son lionhcur; il rend hommage, sans autre envie que celle de l'égaler, au « maître dans l'art d'écrire de tous les hommes vivants » [10]. Tous les ouvrages de Voltaire attestent son « beau génie », et dans la lettre même où Rousseau lui déclare la néces- sité où il est de le haïr, il proteste de l'admiration qu'il conserve pour ses écrits. Moins sensible à la critique qu'à tout ce qui, dans les beaux-arts, offre un caractère de force, de grâce ou de vérité, Jean-Jacques rend justice aux productions de ses ennemis, à celles même qui déposent contre ses idées ; il s'indigne des cabales faites pour leur enlever, avec les suffrages du public, le prix qui leur est dû. Je n'ai rencontré ces sentiments, dit l'interlocuteur du 2c Dialogue, « qu'en lui seul au monde ». Sauf ce dernier trait, le paraphe de Rousseau, cet éloge en son ensemble est confirmé par les contemporains [11]. Un écrivain si peu jaloux avait le droit de n'être pas un Zoïle pour ses ouvrages. La 4*' et la 6*^ partie de Yljélo'he sont des « chefs-d'œuvre de diction ». 11 aurait pu y reconnaître sans forfanterie d'autres qualités supérieures à la diction. 11 est « l'auteur des seuls écrits de ce siècle qui portent dans l'âme des lecteurs la persuasion qui les u dictés et dont on sent, en les lisant, que l'amour de la verlu et le zèle de la vérité font l'inimitable éloquence. » U a « étonné TLiirope par des productions dans lesquelles les âmes vulgaires ne virent qiU2 de l'éloquence et de l'esprit, mais où celles qui cl parut enchanlte du Ju f.'tntltj bruyante du parterre qui ne pouvait se rassasier du |)iaisir de le rc^'ardi'r. de rire et de l)atlre des mains. .Je suis persuadé que, dans ce beau nionieiit, il se ecmijiar'a niodesicnienl à Soerate, qui assista à la (Iniiii'dii^ ilrs Xiires. ■' Aniire litli-roirc, :2S mars 175i. l'orgueil 133 habitent nos régions éthérécs reconnurent avec joie une des leurs ». A un signe caractéristique inimitable, les initiés se reconnaissent (IX, HO). Quelquefois, au lieu de l'éloge solennel, c'est la mention failo. d'un air distrait, de morceaux éclatants inutiles à rappeler : on les trouve cités partout. Une lettre à Mlle d'Ivernois, envoi d'un lacet, « a couru le monde » ; sa réponse au roi de Pologne « court tranquillementlaFrance ctl'Europe... » [12] Souvent l'amour-pro- pre de l'auteur revêt la forme du dédain. Il dira delà réplique à M. de Beaumont où il a suivi « avec assez de succès » sa maxime d'ho- norer l'auteur et de « foudroyer l'ouvrage » : « J'avais barbouillé une espèce de réponse à l'archevêque de Paris. » h'Héloïse enlève tous les suffrages et va être traduite en Angleterre. « Le misé- rable et plat roman dont vous parlez... » (1760); « misérables herbailles » ses collections botaniques. Tel de ses écrits sera qualifié de « radotage », de « chiffon », sinon d'un terme cru. appliqué au papier de la banque de Law. « Vous n'avez point lu ces rabàcheries, et moi je les ai oubliées; nous avons très bien fait tous deux. » Qu'il fasse l'éloge ou parle avec un déta- chement dédaigneux des productions de son esprit, le sentiment, sous des formes dilterentes, est le même [i3]. Qui fait si bon marché de soi, ne s'inquiète guère des détracteurs; avec mépris Rousseau laisse « bourdonner à leur aise les insectes venimeux qui vont le picotant aux jambes » ; leurs blessures sont si \)vu dangereuses qu'il ne daigne même pas « les écraser dessus » ". c( Ce sage de cœur ainsi que de tête (Altuna) se connaissait en hommes et fut mon ami; c'est toute ma réponse à qui ne l'est pas.» « Hors moi, je n"ai vu que lui seul de tolérant, depuis que j'existe. » Proscrit et fugitif, il se console en composant le Li-rifc d'Ephra'im, « son ouvrage le plus chéri ». « ,Ie délie tous ces grands philosophes si supérieurs à l'adversité dans leurs livres • reii jamais faire autant. » « .Je commence (avec Sopliic d'ilou- a. Avoc autant tle mépiis, Vi)itairo ne dédaigne pas d'écraser ses folli- culaires. L'inditï'érencc su])(M-lje de Rousseau est intermittente : « Quand des (fuidains... (critiques de VEmile) se sont aussi bêlement qu'insolemment arrojL,'é le droit de me censurer, après avoir rapidement parcouru leur sol écrit, je l'ai jeté \yàv terre et j'ai ci'aclié dessus pour toute réponse » (1703). Une lettre de Diderot l'irrite, il la déchire des dents [Mémoires de Mme d'Epinay). 134 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU detot) une correspondance qui n'a point d'exemple et ne sera guère imitée. )i Les Confessions sont une « œuvre unique parmi les hommes ■>k une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et naura point d'imitateur. Unique en son siècle, il vise à l'être dans les siècles à venir et déjoue l'imitation d'avance par des brevets imprescriptibles. Son amitié pour le cousin Bernard a (Hé un « exemple peut-être unique tlepuis qu'il existe des enfants ». Lui-même est un être d'une espèce « si particulière que la nature n'en a jamais produit et, j'espère, n'en reproduira plus un semblalde ». Sa destinée ofïVe des « bizarrei'ies qui n'ont été que pour lui » et des concours de circonstances dont il est « le seul exemple » ; pour en bien parler, il faudrait « un vocabu- laire tout nouveau », composé exclusivement pour lui. Un critique genevois a reproché à Chateaubriand d'avoir toujours voulu être seul comme le soleil ; le trait peut être détourné du disciple sur le maître [14]. Rousseau n'est pas homme à se défendre d'impressions per- sonnelles quand il retrace le portrait du Juste de Platon, « accablé des outrages de la fortune et des injustices des hommes, diffamé, persécuté, tourmenté, en proie à tout l'opprobre du crime et méritant tous les prix de la vertu, voyant déjà la mort qui s'ap- proche et sûr que la haine des méchants n'épargnera pas sa mémoire quand ils ne pourront plus rien sur sa personne » (1769). En réponse au parallèle fait par son correspondant du 15 jan- vier 1769 du sage grec et du sage hébreu, Rousseau dit de Jésus : (c Son noble projet était de relever son peuple, den faire dere- chef un peuple libre et digne de l'être; mais ses vils et lâches compatriotes, au lieu de l'écouter, le prirent en haine précisément à cause de son génie et de sa vertu qui leur reprochaient leur indignité. » Voyant l'impossibilité d'exécuter son projet, « il retendit dans sa tête, et ne pouvant faire par lui-même une révo- liition chez son peuple, il voulut en faire une par ses disciples dans l'univers » (1769). « C'est une des choses qui m'ont le plus découragé durant ma courte carrière littéraire de sentir que j'attaquais sans tVuit des erreurs funestes. » S'il a peu agi sur ses contemporains, lavenir peut l'en tlédonunager. La /*/'o- fcssion (II' foi, « ouvrage indignement prostitué et profané dans la génération piV'scnlc. peut faire un jour révolution parmi les l'orgueil 135 lioiiuncs. si jauuiis il y ronalt du ]jon sens ol d(> la bonne foi » (1777). « J'ai rempli ma mission... Il ne me rcsle plus qu'à souffrir et à mourir » (1762). Il voile à peine sa pensée : si la Profession de foi mérite des autels, c'est qu'elle est l'œuvre d'un apôtre méconnu comme jadis le Messie ". L'enthousiasme de ses dévots l'encourageait à ces pensers superbes. Deleyre compare sa fuite en Suisse à celles de Mahomet à Médine et de Jésus en Egypte (16 juin 1763). Un ami de Bernardin de Saint-Pierre lui « fait peur » en le mettant dans une lettre au-dessus de Jésus-Cbrist. En même temps (pi'il s'élcve lui-même au-dessus do la terre, Rousseau humanise Jésus. « Quand il n'eût pas été le plus sage des mortels, il en eût été le plus aimable. » Il abaisse le ciel en quelque façon comme pour se rencontrer dans une région intermé- diaire avec le sage hébeu ^■ « Je n'eus jamais beaucoup de pente à l 'amour-propre » ; il avoue toutefois que cette passion « factice )> s'était exaltée en lui dans le monde, surtout quand il était auteur; il en avait peut- être moins cfu'un autre, mais il en avait « prodigieusement » Instruit par de terribles leçons, son amour-propre s'est guéri en coupant les relations extérieures qui le rendaient exigeant. Rous- seau se contente, loin des hommes et de leur injustice, du témoi- gnage de son estime; l'amour-propre redevenu « amour de moi-même est rentré dans l'ordre de la nature » ; dès lors, il a « retrouvé la paix de l'àme et presque la félicité ». Avant de mettre son amour-propre sous la protection de la solitude, que de blessures il avait reçu des duretés de la vie! Deux fois elles firent un valet de celui qui, à seize ans, sentait les fumées de l'ambition lui monter à la tête. Eh qiioii foif Jours Ui- a. Les rél'oniiatéurs cvangéliques se disait'iil envoyés de Dieu. Qui vous a donné mission de réformer l'Eglise?» Notre conscience, la raison... la voix de Dieu. » Devant le Conseil épiscopal, à Genève, Farci déclara (\u'\\ était envoyé de Dieu. Il n'était pas obligé do prouver sa mission par i\c<, miracles que Jésus n'avait pas faits devant Caïphe pour le convaincre illl, 144, 145). Nouvel apôtre comme Farel, Rousseau prophétise comme Jurieu. Le milieu a aidé ici aux inclinations naturelles [lîi]. b. Ses ouvrages .sont critiqués avec une mauvaise foi à laquelle l'hlvan- gile ne résisterait pas (III, 13:5). « Lue sans notes et sans explication, l'Ecriture sainte est un poison. » (.1. de Maistre, 42" Entretien.) Housseau, fjetant le péché originel, compremet la mission divine du Ré-dcmpteur. 136 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -.T. ROUSSEAU quais l se disait-il avec un dépit amer. Le sentiment qn"il a de sa valeur envenime ses disgrâces. Tout dans la société l'humilie, l'irrite [16], et, un jour, le persécutera. Ses amis le trahiront, les pauvres lui rejetteront au nez ses aumônes. Choiseul a acheté la Corse à seule fin de lui ravir Thonneur d'arroser les palmes de cette nation naissante; s'il eût employé à gouverner l'Etat la moitié du temps, des talents, de l'argent qu'il a mis à satisfair(^ sa haine contre Rousseau, il aurait été un des plus grands ministres qu'ait eus la France. A Texemple de Choiseul, TEurope « liguée contre le fils d'un horloger ». conspire à le tourmenter. A'ictime innocente enlacée dans des rets forgés au fond des enfers, haï des complices innomhrahles du grand complot dont la fine trame lui échappe, il sait que la racine de ses maux court sous terre et sera tranchée seulement avec le fil de ses j ours. En 1770, il se compare aux martyrs. « Si je n'ai pas en tout la même foi qu'eux, j'ai la même innocence et le même zèle, et mon cœur se sent digne du même prix. » La vanité du Bourgeois gentilhomme s'était exaltée jusqu'à une sorte de folie; Forgueil de Housseau. combiné avec l'idée fixe de la persécution, fera de lui \\n délirant intermittent [17 . Rousseau se complaît dans la singularité qui le met en vedette [18]. Ce Genevois aux idées nouvelles, d(''tracteur de la musique française, hérésie digne de la Bastille ou de l'exil; le laui'éat de Dijon qui préfère un Iluron à un académicien et estime la nuit plus favorable que le jour à la vertu et au bonheur: qui pense et agit au rebours de tout le monde, curieux à voir comme un original dont l'habit serait porté à l'envers; le mora- lisle (jui, avant d'amendt^r son siècle, a voulu s'amender lui- même de la tête aux pieds : plus d'épée, plus de montre, plus d(> dorure ni de bas blancs (il avait empoité à N'eiiise une veste brodée en or et six paires de bas de soie blancs); (|uanl au linge fin, le frère de Thérèse, en prévision de la réfornu', avait pris soin de l'en débarrasser; il conserve la perrucpie peu conforme cependant à la nalun-. mais il la porte ronde; pins lard, il s ba- billera en .Vrménien k au J-iscpu' du qu'en dira l-on » dont il ne se préoccupe guère; plus de souci du jugenn'id drs lionimcs; briser les fers de l'opinion et vivre à sa guise; le ])ersonnage multiple costumé en Romain, en sauvage, en cynique; l'homme de lettres FIERTÉS GÉNÉREUSES 137 drjù célMire, Iraiisforiné on copiste de musique, le niisanlhrope bourru qui en fuyant la société l'attire, a été la grande attraction de Paris en 1751. « L'on voulait connaître cet homme bizarre qui ne recherchait personne et ne se souciait de rien que de vivre libre et heureux à sa manière : c'en était assez pour qu'il ne le pût point. » Sa chambre ne désemplit pas dhommes et de femmes, qui veulent à tout prix satisfaire leur curiosité; « bienlùt il aurait fallu me inonlicr comme rolichinelle. à tant par per- sonne ». Ce type non soiipronné de ].al)riiyère ni de Molière, car il y a plus en lui (priin fantasque et un misanthrope, et d'une puéri- lité voisine parfois du ridicule, se relève à nos yeux par certains côtés. La singularité n'est pas toujours mauvaise conseillère et à quelque chose orgueil peut être bon. Iluet. jouant aux échecs avec le duc de Longucville, avait som de perdre: dès lors, dit naïvement l'aimalile prélat, je pus compter sur son amitié. ,Tean-,Jacques dit au prince de Conti : « Monseigneur, j'honoi-e ti'op ^'otre Altesse pour ne pas la gagner toujours aux échecs " ». Il « abhorre » la flatterie et aime mieux donner dans l'excès contraire que d'affaiblir la rigueur de la sin- cérité [19J. 11 n'est pas à l'abri de fautes graves; il l'est des plati- tudes ; sa fierté ne lui permet pas de s'avilir par intérêt. A Venise, an milieu de fripons attentifs à écarter le scandale du Ittui exemple, il servit bien la France sans être Français, en agent intègre et capable pour la justice d'initiative hardie ''• Encouragé par le prix de Dijon, il sent fermenter en son cœur le « levain d'héroïsme et de vertu » que sa patrie et Plu- tarque y avaient mis dans son enfance. Résolu à dépouiller le vieil homme, il quitte son emploi de caissier de finances chez le fermier généi-al Dupin; « Je gagnerai ma vie et je serai homme. » Il écrit au roi de Piusse : « J'ai dit beaucoup de mal de vous, j'en dirai peut-être encore; cependant, chassé de Fram-e. de a. Trait, l'appoié deux l'ois; il lui Ragne deux ou trois parties de suite « tandis que tout son cortège rno faisait des grimaces de possédé ». b. « Je ne connais rien d(^ si ])uissant sur mon cieur qu'un acte; de courage l'ail à propos, en faveur du failde injustemeid opprimé. » 11 rap- pelle « rintrépidit(' généreuse » qui dans le post(! de secrétaire d'ani- liassadc avait souvent fait houilloiuier son cœur (IX, 80). Les vices de la société ont du moins l'avantoge fie mettre en lumière les vertus. 138 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -T. ROUSSEAU Genève, du canton de Borne, je viens chercher un asile dans vos Etats. » Le roi offre une pension au nouveau Coriolan; il la refuse et témoigne sa reconnaissance au monarque en lui parlant de ses devoirs. « Otez de devant mes yeux cette épée qui m'éblouit et me blesse... » (X, 380). En 1752, à la fin de la représentation du Devin de village, on lui annonce que Louis XV lui accorde l'honneur d'une audience pour le lendemain et a l'intention de lui faire une pension. Rousseau n'hésite pas. « Si je vois le roi et accepte sa pension, adieu la vérité, la liberté, le courage », et il quitte Paris. Selon Jean-.Tacques, Diderot lui pardonnait d'avoir refusé l'audience, mais non la pension. La fierté d'indé- pendance et de désintéressement de Rousseau, point banale, doit lui être comptée. Il avait pu accepter, sans se lier, 400 louis du roi et 50 de Mme de Pompadour après une représentation du Derin oii elle avait joué le rôle de Colin, et plus tard une pension de 600 francs sur les 1,200 que lui offrait Milord Maréchal. En 1768, il renonce finalement à la pension du roi d'Angleterre, au risque d'en sentir bientôt le défaut. Il aurait voulu avoir un revenu fixe et suffisant à ses goûts modestes, sans avoir à s'intriguer pour tenir sa bourse garnie. « L'argent qu'on possède est l'instrument de la liberté; celui qu'on pourchasse est l'instrument de la servi- tude" ». Dans le cours d'une vie mémorable par ses vicissi- tudes, il a toujours vu du même œil la misère et l'opulence. « Souvent sans asile et sans pain », jamais il n'appartint à l'in- térêt ni à l'indigence d'épanouir ou de serrer son cœur. Malesherbes voulait lui assurer le profit d'une seconde édition française de la Julie. Rousseau s'y refuse. « Si je recevais d'un libraire de Paris le bénéfice que j'ai déjà reçu de celui d'Amster- dam, j'aurais vendu mon manuscrit deux fois. » Il n'écrit pas pour les libraires et s'inquiète médiocrement du gain. Ducliesne lui envoie 1 .200 francs avec l'assurance qu'ils lui nppai'lienncnt : « Je ne suis pus assez riche poui- avoir des biens ((iii nx" sont inciinmis !>. cl il renvoie la letlre de cliange jns((u'à a. K Sans p.iin, ijuinl «Ir lilM'itr >'. « Voilà |KJiir(|U(pi Ji' scire ijifii cl ne convoite rien ». Il n'a jamais été jjrodisiK' que « par boiuTasquos ». H (laie son penchant à l'avarirn du temps où il a dû se l'aire l'inspeeteui' de la maison de Mme de Warons. DIPLOMATE 139 plus ample infonné (1765). Mino de Luxembourg intorvienl dans les traités pour limpression de VE/nife. afin d'empêcher l'auteur d'être raneonm^. Sans avidité ni abandon, il prie Dupeyrou de l'aider de ses conseils à établir ses sùielés en vue d'une édition générale et il stipule des conditions équitables en galant homme fao]. Il est dificiledc penser noblement quand on pense pour vivre. Ce sentiment l'avait engagé à refuser de M. de Malesherbes une ])larr ,ni Jonninl dos savanls (1759); la même année il décline rhuimeur d'(Mitrer à l'Académie française, comme il avait fait pour lAcadémie de Nancy. En 1761. A'ollaire se dépite auprès de d'Alembert de le voir « faii-e bande à jiart >■). Itousseau veut rester libre. La hardiesse de l'athéisme de Wolmar inspirait des inquié- tudes à ses amis; lui ne s'en effraie point... « Il reste là-dessus d'importantes vérités à dire et qui doivent être dites par un croyant; je serai ce croyant-là, et si je n'ai pas le talent néces- saire, j'aurai du moins l'intrépidité. » « A Dieu ne plaise que je veuille ébranler cet arbre sacré que je voudrais cimenter de mon sang; mais j'en voudrais bien ôter les branches qu'on y a greffées et qui portent de si mauvais fruits » (1760). Si la devise qu'il a prise en 1758 n'est pas un bavardage, il s'en montrera digne en ne souffrant pas qu'on touche à la Profession de foi; elle restera telle qu'elle est ou elle sera supprimée. « J'ai rendu gloire à Dieu, j'ai parlé pour le bien des hommes; ô ami, pour une si grande cause, ni toi ni moi ne refuserons jamais de souffrir. » (A Moultou, 7 juin 1762.) Qui connaît Rousseau sourira de la démarche du chevalier de Lorenzi lui proposant de faire quelque chose à la louange de la Pompadour et de la candeur de ce secrétaire des Etats de la Basse-Autriche, qui le prie de louer publiquement ses souve- rains (X, 120), sans doute aussi de la méprise du personnage qui l'a laissé s'immiscer dans des affaires d'ambassade : Alceste diplomate! « Il n'y eut jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien. " » En tels de ses conflits avec M. de Montaigu, Rous- seau pouvait avoii- raison d'aboid. mais de telle manière qu'avec a. « J'ai toujours été tout ou rien ». Sa rigueur à l'égard d'un gentil- homme de l'ambassade dont il se croit ofTensé ne donne pas une idée favorable de son aptitude à la diplomatie iVIU, :218). 140 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU sa raideur indocile et son orgueil, c'est lui qui, en lin de compte, avait tort... administrativement. Rebuté par ces démêlés, le secrétaire d'ambassade laissa là son amljassadeur et eut le tort, lui « plébéien », de réclamer contre un gentilhomme : « L'équité sans parchemin est-elle l'équité? » L'inutilité de ses plaintes au ministère, qui d'ailleurs ne l'avait investi d'aucun mandat, rindigna contre « nos sottes institutions civiles où le vrai bien public est toujours sacrifié à je ne sais quel ordre apparent, des- tructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du fort. « La chaleur de Rousseau en faveur du faible contre le fort atteste en lui un sentiment exact du code des chancelleries. « Toute vérité n'est pas bonne à dire.. Il xa des préjugés qu'il faut respecter... » Rousseau combat cette doctrine au nom d'Augustin « auprès de l'archevêque de Paris. Quiconque s'ap- proprie à lui seul le bien de la vérité dont Dieu veut que tous jouissent, commet une usurpation sur le public (III, 87). Aux yeux de Jean-Jacques, l'instruction publiquea deux défauts essen- tiels : la mauvaise foi de ceux qui la donnent, et l'aveuglement de ceux qui la reçoivent. « Les gens à qui l'on permet de parler en public n'osent ou ne veulent dire que ce cpii convient à ceux qui commandent ; payés par le foit pour prêcher le faible, ils ne savent p:irler au dernier que de ses devoirs et à l'autre que de ses droits... Pourquoi serais-je le complice de ces gens-là?» [ai]. Les hommes changent de langage comme d'habit; ils ne disent la vérité qu' « en robe de chambre » et la trahissent en costume de ])arade. Jean-Jacques, quand il écrit, est toujours en robe de chambre et sans manchettes, bien qu'il les aime. " Apprenez à louvoyer, mon jeune ami. ei no beurlezjamais (le front les passions des hommes (|uan(l vous voulez les ramener à la raison. » Uousseau a doiinf' le ronscil cl ne l'a pas suivi. Tout d'une pièce, il va droil (h'vaiil lui. Duclos était « droit ol ;iflntil 11 ; l'.oiisscau. les yeux ou\ eiis sur robstacle. s'y heurte de propos dclibéri'. N'ollaire Ircnible loujcuirs (|u"on ne brûle (|ucl- ques pliiloso|)lies K sur un malcnlendu » ; il est circons|vxi et souple; à d'autres l'assaut de Iront là où l'adresse tournante est r/. Aillriir-- : " Lr ilii'lnir Aii^Misliii •<. " saiiil Anyuslin » sclou l'iiii iif du muincnl. QUALITÉS OUTRÉES 141 plus assurée d'aboulir. Après V Emile, les Lettres de la Montagne avivent l'exaspération; à Genève, cet écrit infernal est déclaré indigne même du feu. A Neuchâtel, l'auteur est prêché en chaire comme l'Antéchrist, les journaux sonnent contre lui le tocsin. Au val de Travers où il s'est réfugié, l'Arménien, avec son cafetan et son bonnet fourré, est [)0ursuivi dans la campagne comme loup- garou, entouré des huées de la canaille et C|uelquefois de ses cailloux. Le spectacle de la haine du peuple lui causait un déchi- rement de cœur qu'il ne pouvait supporter (1765), et il ne fait l'ien pour prévenir ou amortir ces éclats. Ce « concours d'aboie- ments » llatte sa haine do la société. Alccste, dùt-il payer chei' le droit de pester, voudrait avoir le plaisir de perdre son procès. Il .le suis presque obligé à mes contemporains de la peine (pi'ils prennent à justifier mon mépris pour eux. « <( Ces gens-là feront lant qu'ils me rendront grand et illustre, au lieu que naturelle- ment je ne devais être qu'un petit garçon. » Il manifeste à Conti l'intention de se «.livrer sans mystère à la discrétion des hommes » ; le prince le conjure de se garder de hardiesses inutiles; elles seront données « comme une manie vaine de faire parler de vous; votre réputation en déchoira )). (ÎJ novembre JTdT.) \'ri] « Non, je ne trouve rien de si grand, de si beau que île souffrir pour la vérité. J'envie la gloire des martyrs... » (1770). Voltaire est peu jaloux de la gloire des martyrs; l'auteur de la Mort de Césa?' a eu d'autres maîtres encore que Brutus; il se souvient de leur esprit et, s'il ne hurle pas avec les loups, il ruse avec les renards. 11 se couvre de lanonymat passé dans les mœurs et commode pour tous; ce il('lour ('pargne à rhonime de lettres le df'plaisir d'aller à la iJaslilIc et aux magisti'ats celui de l'y envoyer. Le livre est \n-[\\i] et l'auteur peut assister à la brûlerie, comnu^ jadis de Pomenars à sa pendaison en effigie [^3]. Rousseau signe ses ouvrages, et comme on l'engage à ne le point faire, il répond iju'il est malhonnête de se cacher en parlant au public. « ^'otro aini Jean-Jacques n'a point appris à se cacher [a/,]. «Loin de jamais subir les « rétractations humiliantes » de l'auteur de V Esprit, il demeure inébranlable dans la profession publique des convictions morales et religieuses auxquelles il attribue ses malheurs. «Vingt ans de méditation })rofonde à part moi m'auraient moins 142 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU coûté que six mois d'une vie active au milieu des hommes et de> affaires, et certain d'y mal réussir. » Il pourrait y réussir; il a l'esprit délié, fécond en ressources, on le voit à sa correspon- dance ; mais des défauts de caractère compi'omettent le suc- cès [20]. Apre et susceptible, le frottement avec les hommes l'expose à des froissements réciproques. Son intransigeance ignore le biais des accommodements. Dans les démêlés avec Genève, il s"obstine et encourt le reproche d'un ami de faire le Socrate. Une main habile serait venue à bout de son « cheval d'ambassadeur «, il l'a obligé à se cabrer. Des autres il exige Iteaucoup, et de lui-même, rien. Moultou a laissé paraître « un certain ton redressé cent fois pire que les injures... Ne vous redressez pas, je vous en conjure, car cela finirait mal... Il faut vous accommoder de moi tel que je suis, ou me laisser là. » « Si je me mets en colère mal à propos, je ne veux point qu'il (l'ami) s'y mette à son tour. Je veux qu'il me caresse bien, qu'il me baise bien; entendez-vous, madame? » (à Mme d'Epinay, ce jeudi, 1757). Passionné, acerbe, il fait des blessures profondes; il use de l'huile pour la jeter sur le feu. Il aurait pu répondre aux Lettres de la campagne sur un autre ton; « mais je n'en ai qu'un. Ceux qui ne l'aiment pas ne devaient pas me forcer à le prendre ». Rousseau séduit l'esprit; le sien a tant de charme! il ne captive pas les volontés, faute d'assouplir la sienne, impé- rieux vis-à-vis des autres, peu tenté d'un empire incommode sur lui-même. Rousseau a tenu l'engagement pris dans le Persi/lear de s'abstenir de personnalités, et en critiquant l'ouvrage, de respec- ter l'auteur «. Nous l'avons loué d'ignorer la jalousie littéraire; iciidons-lui la justice de n'avoir guère été médisant de son vivant TaG]. 11 aurait été capable de manier la satire et, s'il avait en " riiunieur batailleuse «, ses agresseurs n'auraient pas eu souvent lus rieuiv de leur eùté [27]. Même pour complaire à une grauib- d;uiic de Clunnbéry (VIIÏ, 137), il n'aurait pas voulu se a. Il iaiil roIrviT les dt'l'auls dos écrivains « d'un Ion ciiron.siK'cl, iiiodcsle et convenable au respect que nous devons aux grands lioninies ,jus([uedan8 lexanien do leurs fautes » (J/<'/«o/'re Dupin). a S'il ni'esl airi\o (l'allaquer et do nommer «juchpies livres, je n'ai jamais parlr t\vs auteurs vivanis qu'avec toutes sortes de Ijienséaiire et il'éyards (III, iOti, note): à uni' exception pirs: la Déclai'ation relative au pasleur Vernes (IX, Ï^S, ili'). ROUSSEAU ET PALISSOT 143 prévaloir (runpan^il laleiil. k Je n'attaque point un homme, mais les hommes; ni une action, mais un vice. » La satire amère, comme la raillerie insultante (ceci à l'adresse de Voltaire), est un des caractères du méchant. Confiant jadis et crédule comme un enfant envers ses amis, il passait sa vie à jeter son cœur dans ceux qu'il croyait s'ouvrir pour le recevoir. Devenu méfiant à leur égard, il interprète en mal leurs actions sans être lui-même vicié de méchanceté. Les préventions de son esprit à l'égard des hommes sont malveillantes, son cœur ne l'est pas; il voit tout en jaune et n'as pas la jaunisse. Saint-Lamhert, mécontent de Rousseau, s'était endormi jusqu'à ronfler pendant la lecture de l'un de ses meilleurs écrits. Cette vengeance à la Henri IV aurait pu être sensihle à un auteur; Jean-Jacques, qui d'ailleurs avait des torts plus graves envers l'ami de Mme d'iioudetot. ne s'en offensa pas. Palissot, dans la 8^ scène de sa comédie du Cercle ou les Orhjinaux, jouée à Nancy en 17o5, Tavait hafoué devant Stanislas, roi de Pologne, pour faire sa cour au prince. Les amis de Rousseau, surtout d'Alemhert, cherchaient à faire exclure Palissot de l'Académie de Nancy. Jean-Jacques intercéda : il ne voulait pas que l'on chagri- nât un homme, de mérite « pour cette hagatelle ». « Si tout son crime est d'avoir exposé mes ridicules, c'est le droit du théâtre; je ne vois rien en cela de repréhensihle pour l'honnête homme, et j'y vois pour l'auteur le mérite d'avoir su choisir un sujet très riche. » Bien que les railleries du Cercle n'eussent fait aucune peine à Rousseau, Stanislas, « indigné de l'attentat du sieur Palis- sot », selon les termes de M. deTressan, souscrivit à la grâce que seul l'original bafoué pouvait prononcer, Palissot reconnut la générosité de Rousseau en lui donnant dans les Philosophes (17(30) un rùle honoral)le en di'pit du ridi- cule. Crispin entre en scène à (pialre p.ittes. Sur ces quali-o piliers mon corps se soulienl mieiiv, Et je vois moins de sols qui me blessent les yeux. 11 tire une laitue de sa poche : Vous \'oyez ma cuisine, elle est siniple el IVugale... L'homme s'est t'ait esclave en se donnant des lois, El tout n'irait que mieux. s"il vivait dans les liois (oele III, 7). Je lui dois l;i justice 144 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU Qu'il (Jtait singulier, mais exempt d'artifice. Inquiet, ombrageux, plein d'inégalités, Assemblage étonnant de contrariétés. Incrédule, dévot, misanthrope, cynique ; C'était peut-être un fou, mais d'une espèce unique (acte II, G) Rey engagea vainement Rousseau à la réplique : « Si Ton m'y donne quelques ridicules dont je ne me soucie guère, on y joint d(>s louanges dont je ne me soucie pas davantage, mais que je voudrais mériter... Je garderai A'is-à-vis de mes agresseurs un éternel silence. Si ma conduite me condamne, ma plume ne me justinera pas; si ma conduite me justifie, je suis assez justifié » (8 juin 1760). Jean-Jacques fut touché surtout des « vertus » que le poète comique lui accordait. Grispin, le quadrupède, est im lirave homme qui livre à Cidalise la lettre où sont démasquées la fausseté et les intrigues des philosophes de la pièce. En somme, plusieurs encyclopédistes y sont plus maltraités que lui et les vivacités dePalissot étaient faites pour s'entendre avec les siennes. « Si. pour être philosophe il faut noircir la réputation de mes sendilahles. publier aux yeux de l'univers des choses qui «hnraicnt rester ensevelies dans un éternel silence... renoncer à l'humanité, à la justice, à la l)onne foi. je renonce à la philoso- phie et à la d(''iioinination de philosophe et j'en laisse le titre à tant de fourbes dignes de le porter « )i. « Tout compl(\ tout rahattu, écrivait Rousseau à d'Alemhert au sujet du Cercle, il se trouve que je gagne à tous égards dans cette alïaire. Pourquoi rendrons-nous du mal .à ce pauvi^e homme pour du hicn r(M'l qu'il m'a fait'? » (17oo) ^. Le coup de pied doiuK' à la philosophie en 1760 par les P/u'losop/ics au lendc- Mi:iin de la suspension di' l'iMicyclopédie, loin de l'animer de scntiiiicnls vindicatifs, lui en inspira de généreux. Duchesne lui avait en\(iy(' la comédie iniprinu'e: il la retourna avec la lellr(^ suivante : <' Kn |)areourard. monsieur, la pièce (|ue vous m'a\('z (Mi\ (lyé'c. j'ai friMui de m'y voir loué', ,1e n'accepte point cet horrible a. Palissol, Œucres coni/tlc/cs, 180'.». l'aris. (i vol. 1"' volume, pages 324. 3f)5, 370. 3!)4. /). Il s'excuse (\'III, ^85) i\r )iri|M'lurr le sdiiM'iiii' d'un r.iil dnni il \nu- lait effacer la trace. Voir corre.>poud;inci' de d'Alfud)! ri a\rc N'oilaire, t. \', p;igc.s(;:; et suiv. : Palissol et les Philnsophos v\\ 1T8i> et 17!i;i, dé-iails intéres- siirils; lîi'au(loin,/L«8j? le premier qui crachera sur sa tondje... parole sortie « d'une bouche philosophe». Les philosophes n'ont pas toujours j)rati(pié le pardon des injures au temps de N'oltaire : « ,J"ai donné (juelques petits coups de patte à mes ennenus pour leur faire sentir (pie malgré mes soixante et sept ans, je ne suis pas paralytique, v « J'ai l'crit à M. de Voltaire que je le baïssais; il n'en a pas fait autant, nu^is il me l'a fait sentii'. ') A l'occasion, dans « l'ardeur de la haine, )> ilousseau tient « au c. et aux chausses » les gens qui lui ont fait du mal. « La bile me domie des forces et même de l'esprit et de la science : La colùix' suffit vl xaul un Aimllon. Je bou(pune. j'apprends le grec. Chacun a ses armes; au lieu de faire des chansons à mes ennemis, je leur fais des articles do dictionnaire ; luii vaudra bien l'autre et durera plus longtemps. » 31algré ces représailles exercées (1741)) avant sa réforme géné- rale, Rousseau peut être considéré comme clément, comparé à la plupart des gens de lettres qui l'entourent. A l'exemple de A'ol- taire. ils pardoiment à leurs ennemis en lions chrétiens, dans le fond de bnir ci'ur. mais non pas au bout de leur plume. Le ministre Vernes a publié un dialogue pour établir que l'aulruir cVEmile n'est pas chrétien, publication dont le conseil de Genève le félicite (1763). Rousseau a en mains un(^ lettre du mèmeA'(M'nes où le pasteur prend la (h'fense d(> VEspril d'Jlelvétius. Moidlou cDuseillait à Jean-Jacques d'user de cette lelli'e ; il s'y refusa ". Il .iNail (Hé nuiins bien inspiré le jour où il ins(''rait dans la pré- face de la Lcllre à (l'Aleniherl (1, 181 ) une n()te injurieuse visant sa rupture avec Diderot ^. 11 est empoi-t(''. capable de fui-eui- a. Vollaire et Jean-Jncqiu's Rousseau, \>àv G. .Maugias, IS^ni, p. :v.ïo. 1 b. Saint-Lanibort (VIII, 3iJT) releva vig(jureuscm(_Mit cMn note (-lans une 1 lettre teriiiini'e par ces mots : » Je vous promets, monsieur, d"oubliei' votre personne et do ne me souvenir (|ue de vos talents. » (1738.) En 17(10, Rousseau par rieoeiiet à Voilaiic : « Si je ne puis lionorer en vous (jue vos lali'nis, ce u"esl ])as ma l'iiiili'. » 10 146 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROL'SSEAU dans les premiers mouvements, non de rancune obstinée. Que M. de Voltairer evienne sincèrement. . . « J'ai déjà les bras ouverts » (17G3). 11 n'a pas de rancœur contre le Parlement, « étourdis » qui, croyant faire leur devoir, n'ont fait que leur métier. « Je me suis trouvé sur leur passage comme un caillou qu'on pousse avec le pied sans y regarder » et sans lui vouloir du mal. Le décret du Conseil de Genève lui a été plus sensible. 11 s'était autorisé de sa qualité de Genevois pour dire la vérité à la France °-, et Genève l'a condamné. Il est moins dur d'être maltraité des étrangers que des siens. A tout prendre, Rousseau ne se flattait pas en disant que des vertus chrétiennes le pardon des injures était celle qui lui coûtait le moins; comme son ami le fier Altuna, il estimait (ju'un mortel ne pouvait offenser son âme. Bien qu'il ait écrit (1-754) la lettre au comte deLastic [29] et adressé à i\[me de Beuzenval une lettre cinglante comme le fouet d'Archiloque (1744), Rous- seau aie droit de rappeler que l'intérêt privé « ne saurait tirer de son cœur les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus ])ui' amour du juste et du beau d'y produire '' ». Le mot de haine se rencontre assez souvent sous la plume de Rousseau, en dehors même des circonstances où il s'en déclare incapable. 11 hait les riches, les [)uissants; il a méprisé jusqu'à la haine tous les ministres avant Choiseul. On peut voir là une haine philoso])hi(ju(', analogue à celle d'Alceste. La haine person- nelle. d('rivée de l'amour-propre. lui a ét(' étrangère le plus sou- vent, commele ressentiment vin(hcat if et pour la même raison [3oJ. Il ;i (lit à Voltaire : Jevoushais, mais^'oltaire justifiait une excep- tion ; il en a fait une seconde pour Grimm. facile à expliquer. « Le tourment de baïi' » venge dans le crmir de celui qui l'éprouve le mal fait à son enncMui. <' O cber Moultou ;;, garantissez-en votre àme! (8 septembre I7()i(.) Rousseau n'était pas w vindicalif; eonniienl a-l-il (lu l'èlre dans ses 6'oy .le voulais user plciiiciM'ai ilii dinil ilc |ii'iiscr (nic j';i\ ais |>,ir nui naissance. «. b. 2« Dialogue. Même iiensûe, I, :2(i7. « Si mes (''crils in'insiiircnl ([uchiui- fierli'"... » Dans la lif'jjonse au Mniulcment cl les Let/res de la Montagne, il conrnni! la cause pn-sonnrilc avec cillr ili' la \('rili' cl de la juslicc. CARACTÈRE DE SA BONTÉ 147 furieux. Sensi])le de nature aux alïeelions douces, Rousseau Test devenu aux Ijlessures de mains hostiles, et comme si les poin- tures des inimitiés réelles n'avaieni sufli. li' taon dune persé- cution imaginaire Ta exaspéré à la lin. On peut suivre à ce point de vue la détérioration progressive de sonàme d'ahord exempte (rinlciilion malveillante, puis touchée à la fois de tentations et de scrupules, enfin dévoyée par la souffrance d un \ ('ritalilc éirarement 3i\ III LA BijM'É DE RULSSEAL' La honlé compatissante de Rousseau ranime en plus d'un endroit l'affection du lecteur. C'est un effet de la sympathie à laquelle lui-même se livrait sans partage avant les aigreurs qui ont fait éteindre sa lanterne au Diogène désespérant de trouver parmi ses semhlahles un homme. Dans tous les pays où il ;i vécu, il a été aimé du peuple (sauf un moment à 3Iotiers) versant les aumônes à pleines mains, ne laissant sans assistance aucun indi- gent autour de lui. ne refusant à personne un service qui fût dans la justice Jyx . La honte de son àme, plus encore que son génie, lui a gagné et conservé inaltérable l'affection de quelques amis. La campagne le ravit et le chagrine; elle lui rappelle les charmes de l'âge d'or et l'heureuse simplicité de la vie patriar- cale. « (j llachel... ù douce élève de Noémi ! heureux le l)on . vieillard dont tu réchauffais les pieds et le cieur... « (IV, -423); mais que de misères s'étalent parmi les champs ! « Des chevaux étiques près d'expirer sous les coups, de malheureux paysans exténués de jeûnes, excédés de fatigues et couverts de haillons, des hameaux de masures offrent un triste spectacle à la vue ; on a presque regret d'rlre homme quand on songe aux mallicurcux dont il faut manger le sang ». Au nom de la pitié ualuielle, Rousseau rejette les sèches maximes des détracteurs de l'aumùne : <' on se doit à soi-même de rendre honneur à l'humanité souf- frante et de ne point s'endurcir le cœur à l'aspect de ses misères ». « Les heureux doivent avoir pour malheur les malheureux » (V. Hugo). Rousseau n'a pas voulu épargner Iv Emile la suufTi'ance 148 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-.J. ROUSSEAU cnnoblissantedepàtirdes maux d'autrui; Julie engage son ami à s'instruire des réalités de la vie en allant visiter à Paris les mal- heureux. (( Que de choses vous apprendrez dans les greniers d'un cinquième étage ! » Avec quelle satisfaction la digne châtelaine soigne les paysans ou accueille un bon vieillard de rencontre, le retient à dîner, réchaufTe son sang à demi glacé d'un vin bu à la santé de la jeune dame, lui fait olTrir par ses enfants quelques nippes convenables à la femme ou aux filles du vieux l)onbomnie!... « Ainsi se forme l'étroite et douce bienveillance (pii fait la liaison des états divers. » (IV. 210. :^88.) Rousseau s'afllnnc bon parce qu'il se seul un C(eur aimant. S'il a commis des actes mauvais, c'est dans des moments où « le délire de la douleur lui a fait perdre la raison >>. Les jours où il est maître de lui-mènu'. il coniîe au maréchal de Luxembourg (1761) ou à MmeB... (ITTOj des remords qui réfutentles sophismes de sa lettre à Mme de Francueil (l~ol) et de la neuvième Prome- nade. Pourquoi ses yeux ne se sont-ils pas dessillés à temps? Rousseau partage nos regrets à cet égard et reconnaît ses torts ; l'aveu de la faute lui coûte moins que l'énergie morale qui l'eût évitée. Il répugne à Jean-Jacques d'accuser son cœur, et il s'en prend à son esprit"; il aurait pu, sans se calomnier, faire une part de responsabilité à son cœur dans une œuvre commune. Il est bon justpi'à l'effort exclusivement. Il gémit d'être })rivé des caresses enfantines, et cette sensibilité attendrie lui est la preuve d'un bon naturel digne du bonheur. Il ne s'avise pas que la douceur de ces caresses n'a point pi'évalu dans son choix sur les difiicultés attachées <à l'éducation de ses enfants. La tendresse témoignée par J.-J. Saint-Preux à ceux de M.de AVolniar engage à penser qu'il eût été heureux d'élever les siens s'il avait éb' ricbe... mais les riches lui ont volé le pain tie ses enfants, l/liitinnie smial de Rousseau est braxc boiiiine. à la roiidilioii d'être pr()|iii(''laii"e. (I. a (^n loiii' son ('(J'ur cl jamais .-îOii ('sjtiil » {Emile]. C'est la ((inlrr- jiailii' (le la iiia.xiiuo de La Hoclicroiicauld. Les l'rvciics de llousscau sont (les licrhorisations d'IiiwM'. « .riicfboriso dans ma Irlc cl mallunifcuscmcnl je n'y Irouvo (juo do mauvaise tiei-he. Tout ce (iiie j'ai de l)on s'est rélugio dans mon cœur. » (ITOT.i AVEU MÉRITOIRE 149 Une lettre h l'ahbé de X... (G janvier 17G4) distingue la vertu qui est « la force de faire son devoir dans les occasions difficiles » de la sagesse, qui est, au contraire, « d'écarter la difficulté des devoirs ». Emile établit une distinction plus légitime entre la vertu et la bonté. « ("chu (jui n"est que bon ne demeure tel qu'autant qu"il a ilu plaisir à l'èlre : la l)onté se brise et périt sous le choc des passions luimaines; l'homme qui n'est que bon n'est l)on que pour lui. » Incapable de coml)attre ses instincts qui le flattent, alors qu'une lutte vertueuse le gênerait, Rousseau a aimé le bien comme Sophie ïéh'maque. « Agir contre mon pen- chant me futtoujours impossibl(\.. 11 n'yapoint de vertu h suivre ses penchants et à se donner, quand ils vous y portent, le plaisir de bien faire; mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le commande, et voilà ce quej 'ai su moins faire qu'homme du monde » (1775). Cet aveu, dans sa fi'ancbisc. vaut une bonne action. 150 NOTES COMPLÉMEXTAIRKS NOTES COMPLÉMENTAIRES 1 . — Pourquoi Rousseau, qui n"a guère la pruderie des réticences, n'avoue- l.-il pas de mauvais instincts ? Cet aveu ruinerait VEmile, « traité de la bonté originelle de l'homme ». La vérité lui échappe quand il oublie son système. « Si les égarements d'une folle jeunesse me firent oublier durant un temps de si sages leçons (de son père), j'ai le bonheur d'éprouver enfin (1754) (jue, que/que penchant qu'on ait wers le vice, il est difficile qu'une éducation dont Ir (-(l'Ui" se mêle rest(^ jii'rdui' y)Oui' toujours. » 2, — « Vous r-."il('S lies erreurs et non pas des vices; votre conduile l'ut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur. » L'auteur des Confessions a salue de ce dernier hommage : « Allez, àmedouceetbienfaisante, auprès des Fénelon, des Bernex, des Catinat et de ceux cjui, dans un état plus humble, ont ouvert comme eux leurs cœurs à la charité véritable: allez goûter le fruit de la vôtre et préparer à votre élève la place qu'ilespère un jour occuper auprès de vous. » Rapprocher de cette béatification les confi- dences de Rousseau (VIII, 1:27, 164), et ces jugements : « Toute femme sans pudeur est coupable et dépravée parce- qu'elle foule aux pieds un sentiment naturel à son sexe » (I, 235). « Une femme qui n'a pas le sentiment des devoirs de son sexe, ne peut guère en respecter d'autres » (11,332, 357). ?. — Les Gene\(iis ne sont casaniers ni soufïle-cendre : « Quand tu voya- gerais autant (]ue Ion ])ère.), luidit Isaac. Rousseau fait faire à Saint-Preux le loui' du monde, et n'est pas lui-même sorti de l'Europe, malgré des vel- (■•it(''s de demander un refuge à la bai'bar'ie tui(|ne et à l'Anu'i'ique. .\ di'fnut dt sa |)i'rsiiniie, ses ou\r,ii^-es ont parediiru le iiiomle. 4. — Dès le premier rei^nrd el le iiiemirr iiinl.il l'a aimi'-e d'une alfeclion que les vicissitudes de l,i \ic <. n'niil j,iii!,iis ^ilhric .>. t'xenqile fi'api>anl de « la synqiathie des ùmrs ». u ,]f l'ainiai- jiaice que j'étais n('' pour l'aimer. » «' Le coup d'util de Hdlre ])reinièic eiihcNlle fut le seul moment vraiment passionné qu'elle mail jamais fait senlir....Ie n'avais ni transports iii dé'sirs au|)rès d'elle ; j't'-lais dm-, un cabne raA'issanl, jouissant sans savoir de quoi. « !.,'atlaclieuient de .Iulie poui- son maitri^ d'études, « né de la premièri,' vue ", est fondi'' sur des « confoi'nMl(''s indéfinissables ». .Malgré sa (ir'fiance des enq)ress(''s, Jean-Jacqui's reeoit S.iidlerslieim à bi'asouxci'ls, d'emblée, et se lie avec lui, dès les iiiemiers jours, d'amiti('' inlinu\ Il s'est engoué puis dr-goùli'' de n.wle. de Vi'nlure. Sa synqiatliie pour b^ jeune DU CHAPITRE V 151 Hongrois a surv.'cu à la dOcouvorte des nicnsonyos de l'aventurier. Carac- tère doux, goût sain, « rien de la prctintaille française », Grand, bien fait, d'une figure agréable, Sauttersheim, venu à IN'euchàtel « à cause de moi et pour former sa jeunesse à la vertu par mon commerce », était « bien né » et le désordre de sa conduite fut l'efl'et des situations où il s'est trouvé. « C'était mon homme, la Providence me l'a ùté » (1768). Rousseau est un hérisson encore facile à prendre, manié habilement, si des dehors agréables ilatloiit sa sensibilité. 5. — Confessions, Livre 3, belle page à lire. « Il me donna les pn'- miéres vraies idées de l'honnéle que mon génie ampoulé n'avait saisi que dans ses excès. Il me fit sentir... qu'il valait inlîniment mieux (pour l'honneur et le bonheur) avoir toujours l'estime des hommes que quelquefois leur admiration. » (YIII, G3; cf 11,234.) 6. — « Calvin avait fout l'orgueil du génie qui sent sa supériorité et qui s'indigne qu'on la lui dispute » (111,137). Byron a tracé de Rousseau, dans le 3« chant de ChUde-Harotd, un portrait tldéle. sauf en un point dont l'omission peint Byron lui-même : pas la moindre allusion à l'orgueil. « Les grands hommes ne s'abusent point sur leur supériorité : ils la voient, la sentent et n'en sont pas moins modestes, etc. " (II, 216.1 — Statues, III, 113; IX, 22 (mot de Mme de Boufllers). Rousseau songeait peut-être en par- lant d'autels que Platon et Aristote avaient failli y être placés au moyen âge à côté de Jésus-Christ (I, 39). « Je me condamne à être nourri le reste de mes jours dans le Prytanée, aux dépens de laRépublique. » Socrateà sesjuges. 7. — « Mais voilà ce qui nous arrive à nous autres petits auteurs, etc. » " Je me sens déchu et l'on ne tombe pas au-dessous de rien » (1758), 1,197, 180. Cf X, 190, 191. .leu des dépréciations. 8. — La bonne opinion qu'il a de lui-même le met au-dessus de l'opinion • On lui propose de retirer des letlres à Ducliesne peu favorables à sa rai- son (IX, 22) : s'il fallait supprimer tous les témoignages de mes sottises, il y aurait trop à faire... Larive, au nom des comédiens, va lui demander la permission de jouer Pygmalion : « Faites comme il vous plaira. Au sur- plus, il y a une sottise dms l'ouvrage, je ne la corrigerai pas. » Le parterre- avait murmuré à cet endroit : « Je vois un défaut : ce vêtement couvre li-iip 11' nu: il faut l'i'clinncrer davantage. » (Y,, 233.) La statue est vivante. (). — En 1744, à Venise, l'ànu' de Rousseau était encore petite. Pi([ué contre Olivet, outré d'un procédé de Vitali, qu'il oblige à. des excuses publiques (VIII, 218, 22.3). « La vanité n'est qu'une bêtise de Tamour-propre. » Un maire de village désire le connaître : « On dit que ce Rousseau a tant d'es- prit ; amenez-le-moi, que je voie si cela est vrai. » Ne serait-ce pas « trop lionorer de pareilles espèces que de faire attention à leurs procédés » ? 10. — Il n'est pas encore cependant le « rival d'Homère », allusion à un éidge de la Henriade ; Fréron. Lettres, t. I, p. 268. « Rien de (out ce qu'écri- vait Voltaire ne nous échai)pait (auprès de Mme de Warens). Le goût que je pris àccs lectures (1732) m'inspira le désir d'apprendre à écrire avec élégance et de tâcher à imiter le beau coloris de cet auteur, dont j'étais enchanté. » H loue Nanine « où l'honneur, la vertu, les purs sentiments de la nature sont préférés à l'impertinent préjugé des conditions » et dont les (jualités mêmes firent murmurer l'assemblée. L'Enfant prodigue est un « chef- .' 1/ /^ C^^^\j^ 1^3 KOTES COMPLÉMENTAIRES (rœiivrc » bii'ii l'ail pour IouoIkt le criMir (le Rousseau; Zaïre, une pièce « enchanteresse ». « Que M. de Voltaire daigne nous composer des tragé- dies sur le modèle àç Va Mort de Ccsar, du premier acte de Brii(u<... qu'il s'engage à remplir toujours de son génie le théâtre de Genève et à vivre autant que ses pièces » (1738). Il lèlicite l'héritier de Corneille et de Racine qui, avec tout leur génie, n'étaient que des « parleui-s », d'avoir osé quelquefois mettre la scène en représentation et conqiris que l'art drama- tique doit être une imitation de la nature (IV, 173). Bien que rélutateur du Discours de Dijon, Voltaire est un « philosophe illustre dont l'ouvrage, fou- jours profond et quel({uefois sublime, respire partout l'amour de l'huma- nité ». Mention sympathique dans les Confessions de Voltaire, que le mal- heur semblait poursuivre et auteur des Lettres philosophiques (VIII, \a±). 1 1. — Le portrait est un peu embelli (IX. lO.'i). comiiie le passage aniiioguc de la p. 200. — Rare est la sinqjlieité unie dans Rousseau. Selon Corneille, //('/•«- cl lus est « un heureux original « compris à la seconde représentation. Il y a des auteurs en qui l'on pénètre de plain-pied ; pour bien entendre Jean- Jacques, il faut déjà le connaître. « Toute la justice » qu'il rend à M. Gau- tier est d'une politesse légèrement inqxntinenle (I, 29, 30). Ses élogi>s de Tronchin et de Bordes auraient eu plusdepi'ix s'il n'était demeuré persuadé de la fausseté de leur l'é'futation: l'éloge de Voltaire, le Dieu du théâtre français, est restrictif. Un familier de Rousseau lit entre les lignes. Que de choses mêlées dans la lettre à Jacob Vernet, 31 août 1762! flatterie délicate, air de sécurité dédaigneuse, inquiétude secrète, conseil insinuant de prudence, désir d'être ménagé. Cf la lettre louche, du 22 mars 1760, à IIuuu'. 12. — '.t|. " Toute riMirope (|ui a les yeux sui' vous... » (Mme de l!()Mlllers,2i juin 1762). Une dame de la Propagation di^ la foi. à Lyon, li' |iiie (iiiiiiiie u i)i'o|)hèle » de lui (>xpli(pn'r un songe H76-)|: nue ^mlre (l7(;iM : " .le eunliriuerai d'en- censer vos autels. » Inutile de lapjjeler les dilliyrandies de Moultou : « votre pairie vous devra des autels », du prince de Wirtemberg, de I)e- leyre : « Non, ni la vi'riti'' ni vous n'êtes ])oint faits pour habiter la feire. » Il a des dévols qui croient en lui ,i\,iiil les Confessions et niêine a|>rès. .V leurs yeux il personnilie la veilu et Jean-Jacques se laisse faire. « Il ne sau- rait y avoir t\o jiaix entre Jean-Jac(pn\s Rousseau et les mi'chaids. » — c( Il n'y aura jamais ni ti'aité ni commerce entre Jean-Jac(iues Rousseau l'I les DU CHAPITRE V 153 méchants. » — « Gel rcril {Lctlre à d'Alembert) rst làclif et faible: les mi'cliants n'y sont pins ffinirniandés; vous ne m'y reconnaîtioz plus. » — « C"cst un devoir de di'innsquer et ])oursuivie les méchants en tout et p ir- (out. » Son l'ùle est d'rire leur IIimii. 1 5. — L'outrecuidanco est atténuée par la circonstance cjue Genève comp- tait^ même parmi ses ministres, des sociniens (lil, 139) rejetant la divinité- du Christ. Les fondateurs de culte (jui se disent envoyés de Dieu ne doi- vent pas être traitées si h'^éicnient d'imposteurs. « Qui sait jus(|u'où li's méditations continuelles sur la divinité, jusqu'où l'enthousiasme de la vertu ont pu, dans leurs sublinu'S âmes, troubler l'ordre didactique et rampant des idées vulgaires? Dans une trop i;rande ('lé'vation la léle tourne... » (III, 1)4.) Kn ITfi!), la tète lui a\'ait toui'n<''. Jé.sus « étendit son j^rojet dans sa tête, etc.. » (XII, Jo'J).Ge i»assa^'ee.>t d'une bizarrerie inintellij^il)le, si l'on ne songe que Rousseau pense à lui- même en l'écrivant. Le Coitti-at socm/ expose de « grandes vérités utiles au bonlieur du genre humain, mais surtout à celui de ma patrie » (VIIL-SIM. Dans le Troisième Dialogue (IX, :287) il dit avoir travaillé pour sa patrie et les petits Etats constitués comme elle, argument malaisément conciliable avec le sentiment qu'il a de ses hardiesses et ses calculs pour les faire pas- ser en franchise. En tout cas, il a, lui aussi^ étendu son projet dans sa tête nu delà des limites de la cité genevoise. — La lettre à Moultou du 14 février t76'J renouvelle la comparaison avec le Messie. « Jésus_, que ce siècle a méconnu parce (|uil est indigne de le connaître, Jésus qui mourut après avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux de ses vils compa- triotes, le sublime Jésus ne mourut point tout entier sur la croix. Et moi qui ne suis qu'un chétif homme plein de faiblesses, mais qui me sens un cœur dont un sentiment coupable n'approche jamais", c'en est assez pour qu'en sentant approcher la dissolution de mon corps, je sente en même temps la certitude de vivi-e. » Les « vils compatriotes » sont les (ienevois dont le décret a navré son cœur: il a fait le serment solennel de ne jamais rentrer à Genève, dont il a abdiqué le droit de bourgeoisie en 1763: déci- sion de ressentiment généralement blâmée. Milord Maréchal (février 1703) l'avait dissuadé de faire « un pas méprisant » pour les bourgeois qui l'aiment, et lui rappelait son propre exemple. Cf lettre de Duelos (23 juillet 17(i3), « votre libelle de ré|)udiafion... « i6. — « Les bas domesti([ues » de Mme île Vercellisont avisé' à ce (pi'elle ne songeât pas à le mettre sur son testanu'nt après trois mois de ser\ ice. « J'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a trii\ers(' toute ma vie et qui m'a donne' une aversion bien naturelle ikhii' l'ordi-e apparent qui les produit. » Les intérêts d'autrui blessent le sien; est-; e une raison d'accuser de désordre la société qui n'en peut mais? Il borne parfois son ambition morale à être bon à lui-même et inolfensif aux auti-es; mais il voudrait que dans le monde tout fût inolfensif et bon pour lui. — L'ftuiour de soi, irrité par les obstacles, devient irascible et haineux (IX, l(t7l. « Les haiiitants du mond(! idéal » du ['<■ Dialogue échapiierd à eelti' modilieation de leurs « passions ])rimitives... toutes aimantes et douces jtai- leur essence ». Il devieid un des leurs, en s'isolanl comme le sage. 17.— A Laliaud, 1' novendire l'OS. « Vous serez étonné, etc. " (XII, n. Depuis 1734, jamais « in sentiment ba.s et malhonnéto » n'est entré dans son cœur Cf cl.ap. 12, sect. I, la conscience dans Rcusseau. loi NOTES COMPLÉMENTAIRES ll.ii); au môme, i'i octobre 1708 iXII. lliî): « Si ce n'élail que pour m"es- pionner, à la bonne lieure et très peu m'importe, mais c'est pour autre chosr, comme je vous l'ai prouvé; et pourquoi ? je l'ignore et je m'y perds... >> i8. — « ... Je passe pour un homme si singuliiM-, que chacun se plaisant à amplifier, je nai qu'à m'en remettre à la voix publique; elh_^ me servira miiMix que mes propres louanges... Mais peut-être que par un autre retour d'amour-propi-e, j'aime mieux qu'on en dise moins de bien et qu'on en dise davantage. Or, si je laissais faire le public, qui en a tant parlé, il serait tout à craindre qu'en peu de temps il n'en parlât plus. « {^{nn pnr- traif.) 10. — Le jour, par exemple, où chez d'Holbach il fait une sortie contre le cui'é de Montchauvet berné par une compagnie complimenteuse. Il dit au ]irince de Wirtemberg que ses vers sont « bien mauvais» ; il en fait bon marché romme des siens (XI, 162, 173). « Votre tète n'est pas mûre, votre plume n'est pas faite », à Séguier de Saint-Brisson, à propos de ses Idylles fran- çaises (13 novembre 17G3). Il ne se défend pas auprès de Mme de Luxembourg d'aimer mieux son mari (VIIL 381). Elle est moins bonne enfant, plus liénétrante et ménage moins sa susceptibilité (VIII, oNii. Il fait remonter la « secrète haine » de la maréchale au décret de \~V>i (XII, 2:2o). Rousseau supporte la flatterie : Tu m'aduli, ma tu mi piaci ; il ne la pratique pas et dit la vérit('' sans quartici". 20. — A la mai'i'cliale de Luxcudiourg, 1:2 di'ci'iubrc 1760, il parle de plusieurs occasions de disposer de son traité de l'éducation « et même avec avantage » (X, 24o). Il ne pousse pas le désintéressement au point de se laisser dépouiller par l'Opéra des honoraires dus au Devin de village. « Du faible au fort ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'appro- prier le bien d'autrui. » (VIII, 274; X. 209; lettre à Lenieps, 23 avril 173'.».) lin 1774, grâce à l'entremise de Gluck, l'Opéra lui versa 2,000 écus à titre de dédommagement Pour le di'sintéressement de Rousseau, voir VIII, 213, et les Mémoires de Mme d' Èpinay ,'1' \\^\\\q , p. 117,133,430,434. « Le roi de Prusse me dit : ce grand désintéressement est sans contredit le fond essentiel de la vertu »; Milord Maréchal à la comtesse de Boufîlers,28 novembre 1762. Ilumey voit « une sorte de phénomène dans la république des lettres » ; à la condcsse de Boufllers, 22 janvier 1763. Un seul de ses écrits, l'O/'aeso?* funèbre du duc d'Orléans (1, 167i, a été « fait de commande » : « morceau très faible » (X, 289). Voltaire a (•(•rit p.w complaisance h'^ Annales de l'Empire, son hqx\\ ouvrage ennuyeux. 21. — III, 87. (If IV, \'i : <( Vos lâches auteurs ne )>rèriient jauiais ipie ceux qu'on opprime, et la morale des livres sera toujours vaine pai-ce qu'elle n'est que l'ai-t e 16 di'cembie 1 703, il l'crit as l)('Si)iii d'y ('-liv, je nr nie suis jamais (■a<'li('' cl je iir \('U.\ pas cuiiinicMcer » (à d'heriiois). L(^ hnicloinain de son arrivée, an témoignagi- de Grimm {(Correspondance littéraire, 1°'' janvier 1700), il s'est montré en Arménien au Luxembourg. Choisoul dut engager Ilunie à intervenir auprès de l'intéressé, qui d'ailleurs ne demandait (pi'à quitter Paris, fatigué de vivre « sur ce théâtre pulilic v et d(''sir(Uix de ne pas affronter jikis longtemps les fatigues aeeaijlaides de Strasbourg. Aussi bien l'elfcl était ])roduit. L'auteur di^s Lettres de la Montagne proscrites en France avail donné audienc(Mlans la capitale à des admirateurs de tous les élals: le décret de JTOi. suspendu par le pouvoir, était annui('par l'ojiinion pubiitpie. Le nouveau Marins était revenu de Minturnes à Paris Iriompiiant, satisfac- tion agréable à l'esprit de bravade de « cet homme audacieux qui, malgré tant de résistances et d'effrayantes menaces, est venu tiéreincul à i'aris (1770) provoquer par sa présence l'inique tribunal qui ra\ait d('iré(é connaissant ])arfaitement son innocence ». (fi^'' Dialogua.) Il ainjc à se faire r ih' Rousseau au théâtre et de sa brouillerie avec Mme de Genlis. 23. — Le magistrat informe contre l'anonyme, sauf à rire le soir avec lui des informations ordonnées le matin (III, 192). L'anonymat avec ses avan- tages offre un fâcheux inconvénient. Rousseau attribue à d'Alembert la lettre de Frédéric, fabriquée par \Va]|iole, et se brouille avec un philosoi)hejus([ue- là bienveillant. Le Sentiment des citoyens anime Rousseau contre Yernes. Dans un des libelles anonymes du Patriarche, Rousseau descend en droite ligne du barbet de Diogéne accouplé avec une des couleuvres delà Discorde. Voltaire attise la discorde entre Rousseau et ses amis et rit sous cape. — « Quand je verrais devant moi l'appareil des supplices, je n'ôteraispas un mot de ce discours » de Julie mourante (1700). Ce serait de sa part une « indignité », une « abjection » de justifier la Profession de foi (III, t2.j|. Dans une page vigoureuse et piquante de la i)'= Lettre de la montagne (III, 191-19S), Rousseau dit pourquoi il n'a pas voulu lâcher son livre dans le public et faire le plongeon. — Le Conseil de Genève relève la circonstance aggravante que ces livres impies sont écrits « en français, du style le plus séducteur ». Un in-folio en laliu, moins séducfeui'. aurait sans doul('|)assé en franchise. 24. — Rousseau est prudcul à l'(\:j.ird drs gouvernants, inq)rudenl dans l'exposition de théories (|ui niincnt le principe gouvernemental. « Li's pliilosoi)lH's (pii ouvrenl la main liup brusquement sont des fous; ou leur cou|)e le poing et xoil.i loni ce cpi'ils y gagnent. » Rous- seau ignore celle prudence de d'Alendiert ; il esl un de (-es inqu'lueux dont on disait : Il nous mène si grand train qu'il nous versera. .V Voltnii'e. qui de Ferney reproche aux encyclopédisles de la tiédeur, d'Aleudiert ré|)ond : «La craiide des fagots est très rafraîchissanle. ■> ilTiiiM. Les philosoiihes doivent imiter les petits enfants : quarui ils (uil lail (pielque malice, ce n'est jamais eux, c'(\st le chat. Ainsi, pour d'AliMnbi'rl. Vlngmu n'existe pas (1707) et la Pnccllc pas davatdage. « Dans le mamiil pays o '1 nous vivons », il faut user de ])hrases style de notaire qui ne li'ouqienl personne; le fanatisme,» avec toutes^les révérences que je fais si'mblant de 155 XOTES COMPLÉMENTAIRES Jiii faire, no s"on trouvera pas iiiicux ». « Les lionnèles gens ne jinivent jilus eonibattrc qu'en se cachant derrière les haies; mais ils peuvent appliquer de là de bons coups do fusil contr(> les bètes fi'rocos qui infectent le pays. » (1707) (Correspondance avec Voltaire). Rousseau n'était pas de cette humoiii'. 25. — « Moi vrai. nialadiuJf , lu'r, enqjorté... » « Juf-ez si ces dispositions le rendent propre a faire son clieniin dans le monde où l'on ne marche que ])ar zigzags. » « Mme de Warens savait supérieurement l'art de traiter avec <'ux (les hommes) sans mensonge et sans inqjrudence. sans les tromper et sans li\s fâcher... J"étais Thomme du monde le moins propre à l'apprendre. » Ce n'est pas lui qui eût apprivoisé Grossi (VIII. 145). Cependant, il sait être agréable et souple au besoin. Le ton de telles de ses lettres à ses amis contraste a^ec ses ménagements à l'égard de J. Vernet, adversaire gene- vois redouté (lettres des 18 septembre 17a8 et 31 aoJt 1762). « Je ne fein- drai point, monsieur, de vous demander quelques exemplaires do votre ouvrage (réfutation de Rousseau) pour en distribuer dans ce pays-ci, » etc. (X. 3(i7). Il a donné à Vm-net « des prouves d'attachement et de confiance (jui l'auraient dû toucher, si un théologien pouvait éti-c touché de quel- que chose » (VIII. 281). 26. — Rarement il a manqué à la moib'ralinn (■([uilalilc dont il se ])ré^aut. Alin d'éviter, dit-il. le scandale d'une rui)turo retentissante avec Diderot, il use de traits à peine voilés qui seront bientôt le secret de tout le monrle. Ses écrits publics sont réservés à l'égard dos personnes, sa corros- ixindanco l'est moins. On lui écrit de Pétersbourg (X, 3S4) que l'iuipératrice ])ropose il d'Alembort d'aller élever son fils. Rousseau répond que M. d'Alembeit ferait de ce petit garçon un arlequin. Il ne peut écrire quatre lignes sans qu'elles fassent sensation; il semble l'ignorer. Il s'excuse dans une note du livre IX des Confessions d'ayo'iv donné le surnom do jongleur ;i Tronchin traité ailleurs do saKimbanque. Los termes vifs dont il ciualifie N'oltaire ne se trouvent pas dans ses éci'its publics, mais dans la Gorres- |)()ndance. X, 222, 3^)1. XI. 'du. Il n'a montré à âme vivante (VIII. 389) sa Irllri' à Voltaire du 17 juin 1700, ni les deux lettres à Ilume, « jusqu'à ce qu'il l'n ait fait le vacarme que chacun sait. Le mal que j'ai à ilire (le mes l'niH'iiiis. je 11' li'ui- ili< ru sccri'l à eux-ménio»; ]iour Ir bii'U. quand il yen a. ji' II' dis ru |iul]lic cl dr lion cii^ur. » 27. — llpiliT à (Jddaid. VIII. 1 14. — INmrnc liasse niclhc en colère contre un « hutiii- si lii"'|c ». il le ))laisante; la Vision de l'icrre Buy est écrite dans le go'd ilii l'iiit l'rojtlii'tf de Griuim (l.\, (il). La lollre d'un symphonislo à ses camarades de l'urclieslre est de bonne satii'c, auiusanfo. sans fiel (VL 198). Il sait l'art de i)ei-siller rospecluousement. A\'ei'lissemenl de la leltre sur la musii[ue (VI. KiSl. En 174.'i (X. îiO). il Irailail les chimistes de Mine lie \Vai-e;i- d'à iclii-i'ine,-., cruelles, biiliirs. i(liiil> : riiniiiiiio de goàt s'est luriiji'. l'iHirqiKii il se lidicile de n'aviiir pas secniidi' res|iiit satirique de Mme de Menthon (Vll!.i;i7). Il a \ ii ,1 l'niixii' d.in- le ninnile « ces petits faiseurs do salii'cs el (ri'-])i;,'rammes el celle rmile de l'iiiies doiii les lan- gues cl les |(liimes (laii;^ereiises. a|ircs a\nir l'Ii' à la mode lieiidaiil un le|li|is, de\ieniielil ciilill ri;(illenr el le llc.iii de la siicii'-lé » (t7i'.l). 2N. — Rousseau. " i|iie i''rr'niii a laiil Imn' de|iiii> i|ii'il s'e>l lii-ouilb'' a\ec les piriliis(i|ilies „ q,;ili,ir|ic|. ax.lil l'Ii' ir.iliiilil |iell IM ^:i iTl I !■ de ces eliiges: DU CHAPITRE V 157 « Vos louanges déslionoi'ont un liouinio do lettres. » Joan-Jacques rcli'nc SCS invectives coninic charitablement « on met du loin à la corne d'un UK'chant bœuf ». flardez-vous de prendre, connno vous dites, leparti de vous rnvidopper dans voire propre estime, « vous auriez là un méchant nian- leau. » ('21 juillet 1753.) A cette date, Rousseau ne s'est pas encore séparé des Encyclopédistes. Gt lettre à d'Alembert, 27 décembre 1755. 2g. — « Le pardon tles oU'enses... Iml Ijellcî vertu... n'est pas à mon usage «: il n'en a pas besoin (IX. 31). Mme de Chenonceaux blâmait deu.v notes de VHéloïse, l'une visant les directeurs de l'Opéra... « criailleries... récriminations personnelles » déplacées dans un ouvrage adressé au public; et d'un intérêt général; l'autre relative à r/io/?«ffie au beurre. Lcressentimeid, de Rousseau, provenant d'un malentendu, ne doit pas i^révaloir sur les excuses et les honnêtetés qu'elle a été chargée de lui faire pour ne pas ihiprimcr « un reproche insultant ». « Il n'est pas besoin, mon and, d'a\oir vos iirincipes et votre caractère: il suffit de ne pas être un mons- Iri'. » (17.')'.»- 1760.) Mme d'Epinay était iidorvcnueaussi à l'origine (1754). La lelli-c ne fut pas en\'oyée (X, 'JS), mais fui maiidcnue, comme la nol(^ (IV, 42Si. 3o. — (' Je ne sais point iiaïr; je jjaye en nn'pris la haine des autres et cela ne me tourmente point. » (1702.) « Ils jjeuvent m'intéresser tout au plus jusqu'au nrépris, mais jamaisjusqu'àlahaine... Ce serait resserrer, com- primer mon existence et je voudrais plutôt l'étendre sur tout l'Univers. » (1777.) « De Grimm nous n'en parlerons pas, dit-il à d'Escherny... Ce que je dirais serait suspect, parce que c'est le seul honuin^ que j'aie \m haïr. » « Je n'aime point à parler des gens que je dois haïr. » (IX, 11.) Grinun est le personnage le plus maltraité des Confessions, après l'auteur. Grimm et Ti'onclun sont devenus ses « deux plus inqdacables ennemis ». Il le « pré- sunu- » le premier auteur de toute la trame avec Diderot. — « Je me moquais souvent de lui: je me plaisais à le condjattre. quelquefois avec ses propres armes. » (Grinun.) « Il (Grimm) me lâchait cent propos goguenards. » « Faites-vous limonadier sur la place du Palais-Royal, vous ferez bient(jt fortune » (1751). Rousseau réformé avait inaugure'' un rôle dont un fin cri- tique ne pouvait manquer de relever le côté ridicule. Rousseau avait été le cordidenl de Mme d'Epinay liée à Francueil; il n'en fut pas de même avec le Tyran le Blanc. D'humeur personnelle et peu accommodante, Grimm ouvrait les yi'ux de son amie sur les déplaisirs que le caractère de Rousseau ne manquerait pas de lui aiïivQV [Mémoires de Mme d'Epinay, \\. 258, 282, 305. 310, 38y). Sans parler de sa mauvaise foi malveillante, Vours musqué n'a pas su se faii'c pardonner de l'avoir deviné, comme y a réussi d'Escherny. « Quoiepi'il mv craignit un peu parce qu'il voyait ((ue je le ijénélrais, il ne m'en aimait jias moins. » — ALausanne^ « un petit serpent de lille » jjrcnd jilaisir à nudlre en lumière son ignorance connue maître de musique (Vili. lO(i). — Le d(''cret de G(Miève lui a fait une blessure inoubtiéc : « Les lâches! je leur i)ardomie les injustices... » (1775.) La date est uiu^ excuse. 3r. — L(; 29 janvier 17G3, décrit à Monltou : «L'iiisloire d'un iiomincqui aura le cour'agi^ de se montrer intus et in rufe peut ('tre de ipielque i\'^- tr'uclion il, ses seudilables. (i-lfre sans pareil, il les instruit dans la mesure seulement où l'exception éclaire; la règle.) Mais cette entreprise a des dilliiulli's picsipic insiuinoidables : car, maliieureusement. n'ayant pas 158 NOTES COMPLÉMENTAIRES luujours vécu seul, je ne saurais inc peindre sans peindre beaueoup d'auliM's gens; et je n'ai pas le droit d'être aussi sincère pour eux que pour jnoi, du moins avec le public et de leur vivant, etc. » En 17C4, il trace les lignes de son Portrait. Le 13 janvier ITCj, à Duclos : « Ils travaillent beau- coup à lae faciliter l'entreprise d'écrire ma vie, que vous m'exliortez dis reprendre. Il vient de pnraitz'c à Genève un libelle effroyable, pour lequel la dame d'Epinay a fourni des mémoires à sa manière. Elle ne me croit ])as si bien instruit... Cher ami, j'ai le cœur oppressé, j'ai les yeux gonflés de larmes: jamais être humain n'éprouva tant de maux à la fois. Je me tais, je soull're et j'étouffe. » Il soulagera son cœur l'année suivante. A la lin du livre VIII des Confessions, il invoque un « indispensable devoir » dans l'état où on Ta mis (VIII, 28o). Le 21 août 1768, à Servan : « Mes derniers moments me sont dus et je veux payer ma dette. Mes persécuteurs m'ont jugé par eux; ils ont pris ma douceur pour de la faiblesse, ils auront le temps peut-être de connaître qu'ils se sont trompi's. » Les Mémoires d'instruction pour ses semblables, auxquels il songeait même avant Montmorency (VIII, 371), sont devenus une œuvre de représailles légitimes aux yeux du persécuté. Mais Mme de Warens ne l'a point persécuté? Il lui a fait expier sa faiblesse pour Yintzenried. Jansen (chap. 7, Histoire critique de la rédaction des Confessions), a étudié l'évolution des sentiments de Rousseau au sujet de « la plus grande entrepi'ise » de sa vie: à trois époques distinctes correspondent trois j-édactions particulières : 1» Mon portrait (17(ii), « livre précieux pour les [)hilosoplies... iiièce de comparaison pour l'étude du cœur lunnain, et c'est la seule qui existe », pensée philosopiiique. — 2" Lapublication du Sentiment (les Citoyens le fait rentrer en lui-même. « L'adversiti' ne m'a ni abattu ni aigri, c'est une leçon dont j'avais besoin peut-être. J'en suia détenu plus doux, mais je n'en suis pas devenu plus faible. » (Déclaration relative au pasteur Yernes, IX, 87.) Comme l'aveu des fautes les efface, il prend la l'ésolution de faire de l'histoire de sa vie l'expiation de cette même vie. « Il est juste que ma réputation expie le mal que le désir de la conserver m'a fait faire », pensée morale. Jansen a noté dans la ])remière version de 1764 telle parole que Rousseau n'eût pas risquée dans les rédactions ultérieures. <• De la manière dont je suis connu dans le monde, j'ai moins à gagner qu'à perdre à nie montrer tel que je suis, etc.. » De même, à la seconde époque, l'accusateur de Marion exprime ses i-emords avec plus de vigueur sentie que dans la rédaction définitive, moins expialrice qu'apolo- gi'tique. — 30 A partir de 1766, le persécuté songe surtout à repousser les calomnies de ses ennemis : « Ce n'est pas moi qui fais du noir, mais c'est moi iju'on en barbouille. Patience; ils ont beau vouloir écarter le vivier d'eau claire, il se trouvera, fpuiiid je ne serai |)!us en leur pouvoir et au moMU-nt (ju'ils y pcnsei'ont le iiinins. .rallends sans alarnu's rexi)l(tsion i|ii'ils comptrTil faii'c après mii inuil sur ma mémoire, semblables aux vils ciirlMMiix (pii s'acharMenl mii' les cadavres. C'est alors qu'ils croiront u'a\(iii' |)liis il d'aindre le Irait de lumière qui, de mon vivant, ne cesse d(! les faire licmbler... » à Laliaud, l février 176'.). A Paris, il donne lecture de ses Confessions pour « découvrir cl déconcerter la grande consi)iralion » de ses ennemis. , Le Sentiment desciloijens, Vnltaiic, (•dilidnCarniei-, l,S7'.). vol. X W, p. 3 10. En l'éponsc aux Lettres de la Montagne. « Voici les sentiments de la ville... » Rousseau a reconmi Vernes à un « style pastoral » adroitement liiili'. |{oil>se,iii publie je piimiililel elle/ I )llcbe-;iic (|X, S;'i) a\'ec 6 notes DU CHAPITRE V 159 ('Xj)licalivos nu ilr simple (l(''iK'j,'atioii. k Je n'ai jamais exi)us('' ni fait exposer aiuiiii eiilanl i\ hi porte d'aucun hôpital, ni ailleurs » p. SKJ. 32. — « La j^raudi' l'ioipience desa plume ella grande bonté de son eunir... c'est l'ordinaire relVain de ces personnages sincères. » {"2'^ Dialogue.) 11 intercède auprès d'un père? qui a obtenu une lettre de caciiet contre son lils (XI, 8(i). « 11 n'y a pas longtemps que Rey m'a refusé un excellent ma- nuscrit au profit d'une pauvre veuve. » (XI, 34.) 11 est tout prêt, si la situation de l'infortunée Louison est trop dure, à « payer le tribut dû par quiconque a son nécessaire aux indigents honnêtes qui ne l'ont ])as. » (X, 2oo.) Il prie milord de Ilarcourt de distribuer aux pauvres cinqguinées, prélevées sur le produit de ses estampes (2 avril 1707). Sa réputation de bonté est si bien établie qu'on lui envoie des factures imaginaires. M. Rous- seau est si bon! il paiera sans y regarder (XII, 216 et lettre de Saint-Ger- main, 6 juin 1770). Il est h; bureau général d'adresse des souffreteux: les gueux fondent sur lui comme une troupe d'étourneaux (IX, 57, 307). Les témoignages des contemporains sont unanimes sur la bonté charitable de Rousseau: on en lemil un \-oliime, le Livre d'or de Jean-Jacipies. CHAPITRE VI l LA IlEi'.O.NXAISSANCE IloLisseau, chevalier de la A'eiiu, porte en tuul lieu récliar])e et les louanges de sa dame; moins volontiers il célèbre le Devoir. « 11 est distrait de ses devoirs, sans les mépriser » ; il les connaît, les estime, mais évite de les fréquenter; s'ils se présen- tent, il les congédie comme fàclieux en les assurant de son res- pect; ainsi le Don Juan de Molière sacquitte envers M. Dimanche, en le paj'ant de belles paroles. « Sitôt que je sens le joug, je deviens rétif. » Son chien « bien-aimé », le fidèle Acliate de ses promenades, est sans doute de la même humeur; « jamais il ne m"a ol)éi » ; les deux amis avaient toujours la même volon1('' [ i]. Une bonne (euvre plait à Jean-Jacques, assaisonnée du plaisir de la spontanéité libre; dès qu'elle a l'apparence d'une ol)ligation. il y voit un assujétissement et s"en aifranehit. Vcvu de la lib('rl('' jusqu'à la jalousie farouche, il la v(Hit toute à lui et sans condi- tions (à Mme dM']pinay. 175.j). Il ne su[ip(irle pas de rien devoii- à personne, pas même l'indication d imk^ vur : ^ Je (b'pends en cf'la de celui qui va me répondre. " Il préfère clicrcbcr' son clu'- min lui-mêiiic deux li cures durant. Avec une carte de Paris cl une lorgncllc (il est myopej. il si' retrouve à la lin : ^ J'arrive crdlli''. rincé, souvent trop tard, mais Idul consoh' de ne rien devoir (pi'à moi-même, w (^est l'applicalion d'une maxime fondamcnlale de \E'mil(': 'I Le seul (|ui fait sa volonté otcelui qui n'a pas Itesoin pour la faire de mellre les bras d'un autre au bout des si(Mis. » Rousseau « s'intéresse vivement au bonbeur des auti'cs sans av(»ir besoin d'eux [»nur faire le sien ><. Pour être beureux, il RECONNAISSANCE 161 faul vive U\)vc, et paiiant se suffire à soi-même. « C'est le cas de l'homme vivant dans l'état de nature », tandis que l'état civil contraint sans cesse notre liberté '^. L'indépendance avant tout, fùt-ci^ celle du cœur. Rousseau a toujours redouté les bienfaits. « (lai- tout bienfait exige recon- naissance, et je me sens le cœur ingi-at par cela seul que la recon- naissance est un devoir ''. » (170:2.) « L'amitié intime m'est si chère parce qu'il n'y a plus de devoirs pour elle; on suit son cœur et tout est fait'". » A ce compte, il pouvait aussi aisément cultiver la reconnaissance, et en se délectant du sentiment de la gratitude s'acquitter sans peine ni effort envers son bienfaiteur. Mais ici l'orgueil le gu(^tte : un bienfait reconnu est une infériorité avouée qui humilie; qui l'oblige sans parité, l'avilit. Épargnez à Jean-Jacques l'humiliation, il sera reconnaissant. 11 a rendu bon office pour bon of(ic(^ au colonel de Pury en le faisant nommer conseiller d'État. Touchi'^ de la générositf' de Rey assurant à Thérèse une pension viagère de ;J00 francs, il s'est attaché à lui d'une amitié véritable. « Il fit cela de lui à moi, sans ostentation, sans bruit. » Quelle dilférence avec « les bruyants empressements de tant de gens haut huppés qui remplissent pompeusement l'univers du bien qu'ils disent » lui avoir voulu faire, et dont il n'a jamaisrien senti ! « Ne sont-ilsquevains?nesuis-jequ'ingrat? » En rupture d'apprentissage, il a été sensible à la bonté des paysans qui le logeaient, le nourrissaient « trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumùne; ils n'y mettaient pas assez l'air de supériorité [i\ » Voilà le point sensible. Rousseau veut demeurer l'égal de a. « ... Il (létcslc la ^rnc... A-l-il une all'ain', iiiic visite... à l'aire? il ira sur-le-cliaiiip, si l'ieii ne le pi'esse ; s'il l'iiul aliei' ;i rinslaiit, il regimbera. Le nioiiient ùù. l'ésolu île vivre Jibie de (oui lien, il se défil fie .sa iiionlre, l'ut un (les plus doux de sa vie. « Grâces au ciel, s'écria-t-il dans un Iraiis- port de joie, je n'aurai plus besoin do savoir l'heure qu'il est! » {2' Dialof,nie.) b. 11 essaie de justifier celle parole en la modifiant (à M. de Chauvel, .') janvier J767). « ,Je me suis bien étudié et j'ai toujours senti que la recon- naissance et l'amitié ne sauraient compatir dans mon cœur » (à Mme de Ciéqui. 17;):2). « La reconnaissance sulfira-t-elle pour un cœur qui ne con- naît pas deux manières de se donniM-, et ne se sent capable (pie d'amitié? » (à Mme de Luxembourg, octobre 17G0). c. L'amitié n'est qu'un « partage » de l'amour de soi-même. « On l'ait tout pour son ami comme comme ]m>\\v soi, non par devoir, mais par délice. )) (I7.'i7.) 11 162 LA PSYCHOLOGIE DE .J.-J. ROUSSEAU son bienfaiteur par la réciprocité du bienfait ou du don ; sinon, il les rejette même offerts par des amis ^. Auprès des grands, la familiarité modeste le traitant en égal peut seule amadouer sa contumace; ils devront renoncer à leur supériorité sociale pour mériter sa reconnaissance. Dès la première entrevue, G. Keith, gouverneur de Xeuchàtel, le met à son aise et accueille son sans- façon qui contrastait avec le maintien empesé du châtelain du Val de Travers. La simplicité du maréchal de Luxembourg « était telb' qu'elle m'avait fait oublier tout à fait son rang pour m'attachor à lui comme à mon égal ». Malesherbcs en a usé de même; aussi ne lui en coùte-t-ilrien d'être obligé au fils du chan- celier de France, malgré son « ingratitude naturelle » et sa haine des Grands. Jean-Jacques rappelle la bonté des hùtes de Montmorency avec une gratitude émue. « Ah ! vous méritiez d'être nés obscurs et libres! » A milord maréchal : « Je vous l'ai dit et je vous le répète ; loin de me défendre de vos dons, je m'en tiens honoré. Je vous dois les biens les plus précieux de la vie; marchander sur les autres serait de ma part une ingratitude... Je n'oublierai pas non plus de remercier le roi de ses grâces. » (6 avril 4765.) * L'émotion qu'il éprouvait à l'aller voir à Colombier (1762) était, dans sa différence, aussi douce que celle de ses courses de l'IIermitage à Eaubonne. Milord a envoyé à Dupeyrou les trois cents louis. « Ils viennent d'un bon père qui, non plus que celui dont il est l'image, n'attend pas que ses enfants lui demandent leur pain quotidien » (20 juillet 1766). (r. Keith est malade. « Mon protecteur, mon bienfaiteur, mon ami, mon père, aucun de ces titres ne pourra-t-il vous émouvoir? Je me prosterne à vos pieds pour vous demander un seul mot » qui le rassure (8 f('vrier 1767). A Moultou. le 30 mai 1762 : « J'ai paj'é les soins officieux d'un honnête honiuic (Duchesne) des soupçons les plus (jdiciix. .le ne me (■(insolcrai jamais (Tune ingratitude aussi noire, cl je poilc au fond de luou cœur le poids diin remords (|ui ne me (piiUera plus, n i^a passion de la justice a. A IJcriiunliii ilc S.iiiil-I'ici ic : « C'est rorulre noire soc'k'Ii' Ii(i|) iiic- pale... Clioi.sis.sez de rej)reiire, la tante Suzon; « Ma ])onne, ma chère, ma respec- table tante... je vous pardonne de m'avoir fait vivre «... » En 1767, Rousseau lui fit sur son modique revenu une rente de cent livres payée avec une exactitude affectueuse dont témoigne sa correspondance. De même il reconnut toujours ce qu'il devait à celle qui fut durant trente-cinq années sa compagne, et « la seule consolation réelle » que le ciel lui ait fait goûter dans sa misère [3~ . Laissons-le s'expliquer sur la nature de son atïection recon- naissante envers Mme de Warens. Il a toujours considéré la maison de maman comme sa maison paternelle, et trouvé durant neuf années, auprès d'une femme besogneuse « les secours dont il avait besoin ?> ». En 1736, à force de soins et d'incroyables peines, elle lui a sauvé la vie en vraie mère. 11 s'en a. XII, ITG. II regrette de même que sa mie Jac(jurlinr uil pris laiit de peine pour le conserver (X, 261). b. Je désirais « de la retrouver, non seulement pour le besoin de ma subsistance, mais bien plus pour le besoin de mon cœur. » (VIII, 106.) « Je ne mange pas un morceau de pain que je ne reçoive d'elle. « (1732.) Les lettres qu"il lui écrit de Montpellier (1737) au temps où il est occupé de Mme de Larnage, laissent une impression pénible. Il se prévaut auprès d'elle d'avoir fait don au portier d'un écu de 6 francs accepté de M. do l'Orme par timidité : « Il faudia que mon âme change de moule avant que de me résoudre à faire autrement: » et il avise à ce qu'elle lui envoie les 200 livres « que vous avez eu la bonté de me promettre ». Il répond à l'envoi par d' « humbles actions de grâces ». Il entretient son père (1736) de (' la charité » d'une amie qui l'a « tiré plusieurs fois de la misère ». attentive depuis liuit ans à poiirvoii- à Ions ses hrsoins, « même bien au •lelà du nécessaire ». Cela lui parait tout naturel comme aussi, dans le ))illag(' de Mme de Warens par des « fripons », d'enq)orter son lopin ilu mor- ceau qu'il n'a pu sauver, à l'exemple du chien de Lafontaine (VIII, lo3). .Iulic écrit à Saint-Preux : « Entre trois cœurs unis, la communauté des biens est une justice et un devoir » et le précepteur accepte de son écolière une bourse de voyage dans le Valais. M. d'Hervant dit à Lafon- taine : « Venez loger chez moi. — J'y allais. » — Rousseau aiiuse auprès de sa bienfaitrice des droits d(^ l'amitié. 164 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU souvint le jour où il put lui remettre (1"37) une partie de son modeste héritage maternel [',^ ; mais la gratitude envers sa bien- faitrice était au second plan dans son cœur. « Je sais bien que je lui devais de la reconnaissance, mais en vérité je n'y songeais pas. Quoi qu'elle eût fait ou n'eût pas fait pour moi, c"cùt été toujours la même chose. Je ne l'aimais ni par devoir, ni par intérêt, ni par convenance, mais d'une affection instinctive, pro- fonde et sincère, comme on aime les êtres sans lesquels on sent ne pouvoir être véritablement heureux. » xV parler net, il s'est réservé une bonne part dans le don de son afrection à Mme de Warens. Malade et entouré de ses soins, il lui dit : « A'ous voilà dépositaire de tout mon être; faites en sorte qu'il soit heureux. » Son père l'a exhorté (1736) à chercher un état : il pré- fère s'en tenir à celui où il est; il témoignera sa reconnaissance « sans l)ornes » à sa luenfaitricc en demeurant auprès d'elle. « Voyez jusqu'où s'étend mon bonheur: je n'ai de moyen pour la manifester que le seul qui peut me rendre parfaitement heureux. » Quand il lui fut « prouvé « que sa maman ne pouvait plus être heureuse ici-bas, il chercha auprès de Thérèse Levasseur (1744) un bonheur « qui lui fût propre, ayant perdu tout espoir de jamais partager le sien » . Mme de Warens lui écritle lOfévrier 1754 : « Vous vérifiez bien en moi le chapitre que je viens de lire dans V Imitation de Jésus-Christ, où il est dit que, là où nous mettons nos plus fermes espérances, c'est ce qui nous manquera totale- ment. Ce n'est point le coup que vous m'avez porté qui m'afflige, mais c'est la main dont il part. Si vous êtes capable de faire un moment de réflexion, vous vous direz à vous-même tout ce que je pourrais répondre à votre lettre. Malgré tout cela, je suis et serai toute ma vie votre véritable bonne mère. Adieu [^\ » La même année. Mme de Warens, viMiue à sa rçMicontre dans le Chablais. met au doigt de Thérèse uni' ])rtite bagu(>, son dernier bijou : f< -Vh! c'était alors le moment d'acquitter ma dette. Il fallait tout quittei- pour la suivre, m'attaeher à elle jusqu'à sa dernièi-e jieure... De tous les remords r|ue j'ai sentis en ma vie, voilà le plus vif et le plus pernuiiienl... Klle (linuratitude) fut dans ma conduite, niai^ elle a trop d<'>rhin' mnn i eur pour que jamais ce cœur ait été celui d'un ingrat. )> l']n juin 1754, Rousseau a revu .Mnu" de A\',irens. .i dans quel RECONNAISSANCE 105 état, quel avilissement ! que lui restait-il de sa vertu première? « Ce mot d'avilissement est choquant dans la bouche de Rousseau; et qu'entend-il par sa vertu première? Mme de Warens avait con- servé la facilité d'un cœur à la dérive, l'esprit cliimérique et les rêves de fortune industrielle qui aggravaient une détresse tous les jours plus pressante. Aux prises avec les infirmités, la misère et l'abandon, comme elle ressemblait peu à la beauté éblouis- sante qui l'avait frappé en 17:28, entoun'e des hommages des plus qualifiés! Rousseau aime un peu ses amis comme on aime un frais paysage, un chant harmonieux; lasensation se glisse dans ses affections morales ; la vieillesse, l'indigence ont flétri la fleur brillante et dissipé le charme [G] ; Mme de "NVarens a perdu sa vertu première. En 1777, le promeneur solitaire évoquera l'image de l'aimable femme dont il avait partagé la prospérité relative sans compter. Ni ces souvenirs, empreints d'une mélan- colie personnelle, ni les paroles de compassion touchante don- nées à l'infortune de ses dernières années fIX, 53) n'effacent l'impression qu'un cœur autre que celui de Rousseau aurait aimé Mme de Warens autrement dans ses vieux jours. Quoi qu'il ait présumé de la fidélité de sa tendresse (VIII, lOB). il a manqué à« cette délicatesse qui survit toujours au véritable amour ». Rousseau est original jusque dans la forme de sa reconnais- sance. En retour de « leçons utiles » rer-u(>s du Juge-mage d'An- necy et dignes d'un « petit souvenii- )>. il divertit le lecteur aux dépens du nain galant, liant de deux [)i('(ls (une variante lui en accoi'de trois); belle tète que Ton dirait postiche, plantée sur un moignon, etc. (VIII, 99). M. Simond. grotesque échappé du roman comique de Scarron. aurait su gré à son obligé d'être ingrat. « Savez-vous comment je rachèterai mes fautes dui'ant le peu de temps qui me reste à passer près de vous ? en vous disant franche- ment... les brèches que vous avez à réparer à votre réputation », ce que ne ferait aucun de ses prétendus amis. 31me d'Epinay, amie dévouée depuis dix ans, lui écrivait l'année même : « ,Je veux être toujours coiiiiiif une omlii-e heureuse autour de vous. qui vous entraîne au Itonheur malgré vous... » (17.^)7). Péti'i de qualités contraires, il a un esprit sophistique (|iii le dispense lui-inèine de la gratitude ou la (l(''|)i'('cie dans aulnii et nue IkuiIi'' liieni'ais;mle propre à l'('\(Mller h son (''gard. A 166 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.f. ROUSSEAU d'autres la « morale luereenaire (|ui imiUiplie les dcvoii's d'une reconnaissance intéressée pour s'attirer de nouveaux bienfaits... multitude d'ingrats qui prêchent par un vil intih-èt la reconnais- sance de l'avare i». « 0 mon ami. qui ijue lu sois, s'il est au monde un cœur fait pour l'être et sentir tout ce qu'il peut minspirer, laisse là tout cet api)areil de bienfaits et m'aime!... On viendrait m'encliaîncr avec des millions (pic mon cœur serait aussi libre qu'auparavant. Pourquoi devrais-je du retour à ce qui ne me fait pas le moindre plaisir?... » « Voilà le cas où je fus, il y a qiielijue temps, vis-à-vis de M. d'Holbacli. On me força de recevoir de lui le produit d'un livre dont sa fortune ne lui permettait pas de se prévaloir et dont son libraire aurait seul profité. Le don ne fut point d'un ami à un ami, mais d'un honnête homme aisé à un lionnête homme indigent. Il en a fait de pareils à des gens qu'il connaissait à peine; ce fut un prêt fait à l'humanité, c'est à l'humanité qu'il le faut rendre. A quoi pensez-vous donc que m'engage un pareil bienfait? Ce n'est point à faire bassement ma cour à M. d'Holbach, c'est à imiter sa conduite et à rendre à d'autres, aux dépens de mon nécessaire, ce qu'il a fait pour moi aux dépens de son superflu... Je ne fais pas ma cour au riche, mais je n'éconduis point les pauvres. Ma porte ne fut jamais fermée aux malheureux; il en est venu de toutes les espèces implorer mon crédit, mes soins, ma bourse ou mes conseils; aucun ne m'a quitté mécontent. C'est ainsi que je m'efforce d'entretenir, selon mon pouvoir, cette circulation de bien- faits qui fait le lien de la société ". » Fils adoptif de la France et en partie son œuvre, il a reçu d'elle des bienfaits dont il ne pouvait se croire avili, et il lui a témoigné sa reconnaissance en l'aimant. II l'amitiI': « Si j'avais a(is>i hicii xmoik' le joug de l'amitié que celui de l'opinion, je venais à Ixuit de mon dessein, le |)lus grand peul- èlre, on du moins le [)lus ulilc à la vertu (juc mortel ait jamais eitneii ''. » Rousseau peut du moins se rendre le témoignage o. La Cnmtf'sse d'Houflrtot, sn famille, spx amis, par II. 15iniViiiiu-. Paris. 19J;), p. 207 ol suiv. — Dix-luiit IcUrcs im-dilcs de Uousseiui. b. « Qu'ils sont, cruels, ces amis!... ils semblent avoir pris à ITiclie dr fair'Ç du plus dou v -;enliuienl de imui eieiu- l'en'rni'l lli'.iu île ma \ ie. i> ( IT'iT.) AMITIK 167 d'avoir clv nuMliocrcinenl cmprcssi' h attirer raïuitié à lui. Sans parler des amis de Genève et de Suisse, les Diderot, Duclos, Ueleyre, le boa Laroche qui pleure de tendresse en parlant de lui, M. de Malesherbcs, le marquis de Mirabeau, milord Keith, le maréchal de Luxeml)ourg, le prince de Conli : parmi les femmes, les d'Epinay, de Chenonceaux, de Boufflers, de Créqui, de Luxembourg, Latour de Franqueville, Boy de la Tour, de A'er- delin, d'IIoudetot. lui ont été attachés avec des nuances de sen- timents différentes, sans qu'il y ait, à une exception près ", beau- coup mis du sien. Son humeur ombrageuse offense ou chagrine les plus sincères affections. Que de précautions il faut prendre de peur de le blesser [^7], que de détours souvent inutiles ! Milord Keith a plus de mille bouteilles de vin d'Espagne ; sa cave regorge de racines, de légumes; Jean-Jacques ne peut-il en accepter un peu? Durant l'hiver de 1762, Frédéric lui offre du vin, du blé, du bois; milord Maréchal doit négocier pour vaincre les scru- pules de Jean-Jacques; ces dons légers en Suisse n'influeront pas sur les affaires du roi en Silésie. Impitoyable envers ses meil- a. Dans sa lettre du 17 décembre 17b7 à M""= d'IIoudetot, Rousseau a fardé Tingratitudc d'un vernis de désintéressement et ti'ansformé le débiteur en créancier. La Parfaite n'a pu approuver celte théorie (.30 dé- cembre 17o7). De là ofTense. « Ne filez point une rupture insensible, n>ais faites-la sans détour... Ma puérile franchise à moi... est d'interpréter tout cela dans mon langage rusticjue... Puis donc cju'au lieu de vous honorer de mon amitié, vous en avez honte, je la retire pour ne vous en pas laisser rougir plus longtemps... Je vous déclare que, dès cet instant, je ne vois plus en vous que madame la comtesse, ni en lui (Saint-Lambert), avec tout son génie, que M. le Marquis, et c'est être plus descendu que vous ne pensez... s ('6 janvier 17.58.) Mme d'IIoudetot, peu amie des querelles, voulut relâcher un lien devenu blessant : « Ne me croyez point en colère : nons évitons peut-être de nous brouiller tout à fait en prenant le parti que nous prenons » (9 janvier). — Le lendemain : « Il n'est jamais permis d'être malhonnête, lui écrit Rousseau ; ma lettre l'était, j'en suis justement puni. Je la désavouais même en l'écrivant. » Cette fois, c'est lui qui revient. Touchée de ses excuses, l'amie pardonna (Butïenoir, p. 222 et suiv.); mais « l'agitation » habituelle de Rousseau rendit sa correspondance « orageuse au point de l'en dégoûter tout à fait ». iVIII, Soi.) — « Je lui ai écrit des injures (à Diderot), mais nous sommes accoutumés à nous en dire et à nous aimer », à Mme d'IIoudetot, 4 novembre 17o7. « Ah! Sophie! Sophie! Si je pouvais perdre votre amitié sans douleur, je vous dirais moins d'in- jures et vous outiMgerais davantage » (10 janvier 17.^8). « Peut-être un jour, sachant mon aversion pour votre état et pour votre fortune, ne dira-t-on point sans (juclque élogr : « Elle était riche et de qualité, et pourtant il l'nima jus(|u'au tombeau » (20 octobre l'iil, Buffenoir). 168 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -.T. ROUSSEAU loui's amis, il leur ùtc, en refusant leurs soins, la plus douce jouissance de l'amitié. « Pour vous servir à votre mode, je m'en tiens à vous être inutile. » (Mme de Verdelin.) Mme de Boufflers lui reproche un excès de délicatesse que d'autres pourraient taxer «d'affectation «susceptible d'obscurcir l'éclat de sa vertu. « Fabius etRégulus les eussent acceptées (ces marques d'estime), sans avoir blessé par là leur désintéressement et leur frugalité. « Conti lui rap- pelle « ses engagements « de lui permettre de l'aider de ses deniers. (( Ne me faites pas Tinjure d'imaginer qu'en cela je veux faire le noble. )) (( Faites-moi savoir vos volontés. » « Lundi, je satisferai à rimpatience que vous paraissez avoir d'être quitte de ma visite » (1767). « J'ai encore un fils chéri, c'est mon bon sau- vage. S'il était un peu traitable, il ferait un grand plaisir à son ami et serviteur » milord Maréchal, en acceptant un legs pour Thérèse (1764). L'année suivante, Keith le presse de ne pas refuser pour lui une rente viagère de 50 livres sterling : il est riche et n'a plus de parents. « Soyez bon, indulgent, généreux, rendez votre ami heureux. » Les rôles sont renversés. « Vous avez raison, c'est à moi à vous remercier d'avoir i-eçu le vin ; j'en conviens de bonne foi. » (G. Keith, 1762 f.) « La Doyenne (chatte de Rousseau) a repris son domicile sous mon lit, mais elle ne m'aime pas mieux; elle ne s'est atta- chée à personne, elle souffre l'amitié et c'est tout » (M™" de Ver- delin. 1763). Rousseau ne l'a pas toujours soufferte; avide d'amitié et de bonheur, il ne permet pas au bonheur de venir à lui sous les traits de l'amitié. Il se défie d'elle comme d'un piège, surtout auprès des grands. Il écrit à Mme de Luxembourg : « Il est boau h vous, à M. le Marr'dial. iromploA'pr ce lormo. mais je suis inspiisé de vous prendre au mot. Vous vous jouez, moi jo m'attaclio et la fin du joii mo prrpare de nouveaux regrets. Que jo liais Ions vos tilfos e( que je vous plains de les porter !... (Jue ii'liahiloz- v(Mis (llarcns ! J'irais y chercher le bonheur dénia vie ; mais le château de Montmorency, mais l'hôtel de Luxembourg! est-ce lii qu'on doit cliei'clii'i' Jeaii-Jacijiies ? est-ce là (ju'iiii ami de l'égalitc doit portée les a. « De quelque prix (|U(! soit un présont et quoi qu"il coule ;i cilui qui l'otl're, couiine il ine coTilc encoiM! ])lus à recevoir, c'est celui doiil il \irnl ipii lu'est i'edcvai)li': (■"esl i\ lui (\f n'tMi'c jins un iiii^r.il. » (Sh-.M. ISHI, AMITIK 169 affeclions d'un cœur sousible iiiii. ii.iyani ainsi l'osliino qu"on lui témoigne, croil rondi-i^ aillant qu'il reçoit? Vous êtes bonne et sensible aussi ; je le sais, je l'ai vu... mais dans le rang où vous êtes... rien ne peut faire une impression durable... Vous m'oublierez, madame, après m'avoir mis hors d'état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre malheureux et pour èlre inexcusable. i> (VllI. 383.) Avant d'accepter rilermitago, il a énuincré avec rudesse à >rme d'Epinay les ménagements auxquels il a droit comme soli- taire, sensible, malade et pauvre; il a en quelque façon prévenu sa bienfaitrice qu'il serait ingrat. Il écrit à Grimm (19 octobre 1757) : L'amitié est un « beau nom qui sert souvent de salaire à la servitude ». « Pour Dieu, monsieur, ne me croyez pas tyran et croyez-moi seulement et franchement votre ami » (Conti), amitié touchante dans son indulgence inépuisaliie. « Je pleure, m'afflige et vous embrasse » (2 septembre 17G9). Le baron d'Holbach lui offre son amitié : (( Vous êtes trop riche «. » « J'ai- merai toujours h servir mon ami, pourvu qu'il soit aussi pauvre que moi [8]. S'il est plus riche, soyons libres tous deux ou qu'il me serve lui-même; car son pain est tout gagné et il a plus de temps à donner à ses plaisirs. » Diderot n'avait pas en 1758 le vice rédhibitoire de la richesse. Cependant, Rousseau l'a quitté. « Oh! Rousseau, vous devenez méchant, injuste, cruel, féroce et j'en pleure de douleur » (jan- vier 1757). « Il est certain qu'il ne vous reste plus d'amis que moi; mais il est certain que je vous reste » (1757). II lui est attaché comme à une maîtresse dont on connaît les torts, mais dont le cœur ne peut se détacher, Rousseau, indigné d'indiscré- tions réelles ou prétendues, rompt avec lui publiquement; Deleyre lui-même ne peut s'empêcher de l'en blâmer. « Quel passage de l'Écriture vous allez citer! (I, 181.) Vous ne voulez donc plus d'amis, puisque vous renoncez au meilleur que vous eussiez de votre propre aveu. Cela m'attriste, m'afflige et me fait penser à vous avec une sorte de chagrin; et cependant, a. « .l'ai a])pris à douter qu'un liomnic jouissant d'une jurande forhine, quL'l qu'il ])uis.s(' être (fùt-il Dupcyrou), jjuissc aimer sincèreiucnt mes principes et leur auteur » (IX, 4;i). Il aiuie à rajipeler qu'il est oliUj^'é de « gagner son pain » (I, 273, X, 308). « .le ne iiuirii,n' >\u pain (|u"aulanl (|iie ''en L'aine. » lîO LA PSYCHOLOGIE DE T.-.I. ROUSSEAU je ne puis m'empêcher de penser à vous » (29 octolire 1758). En son enfance, Rousseau avait trouvé un ami selon son cœur dans le cousin Bernard. La prédilection témoignée à Bossey au fils de son tuteur et, à Genève, parla famille Bernard à l'héri- tier du haut était remarquée de l'orphelin, mais le bon naturel de son cousin empêchait que l'enfant de Saint-Gercais en fût blessé. Si aux yeux de la mère de Bernard il n'y avait point d"é2alité entre eux, la supériorité intellectuelle et physique du fils d'Isaac sur un camarade mou d'esprit et faible de corps réta- blissait l'équilibre. Quand Barda Bredanna était harcelé des quolibets des écoliers ou. dans ime bataille, renversé d'un coup de poing, Jean-Jacques furieux bravait les horions pour le défendre, « déjà redresseur des torts ». L'apprentissage chez M. Ducommun avait à demi séparé déjà les deux amis; après la sortie de Genève, ils ne se sont plus revus ni écrit ". Rousseau ne devait plus goûter de sa vie une amitié pareille, favorisée par des circonstances difficiles à rencontrer dans le monde. « Tendre et fier », l'auteur et l'homme devait être trop sensible aux bles- sures littéraires, aux inégalités sociales. Heureuse la jeunesse d'ignorer les passions de l'Age mûr! Le cousin Bernard avait distrait Jean-Jacques enfant des sentiments imaginaires en lui ouvrant le cœur à l'amitié; le commerce de la société, où il ne sut pas trouver un ami à son gré, livra l'homme fait aux chimères qui le dédommageaient de la réalité, et aux susceptibi- lités intraitables de l'amour de soi. Et pourtant, combien il est capable de senlii' l'atlection quand il est attendri, non ulcéré par la souffrance! ft C.Imm- fiiiii. si. avoc un cœiii- iii.ilin'iiroiiseiiKMU Iroii seiisilih^ cl si cniolJiMiient et si continuollemont navri". il reste dans ma tête oncore ilMoIqiios libres saines, il faut que naturellement le tout ne lut pas trop mal conformé. Le seul remède efficace encore et dont j'ose espérer tout, est le cœur d'un ami pressé sur le mien. Venez donc je n'ai que vous seul, vous le savez, c'est bien assez, .le non regrette (pi'im (Vernes, sans doute), je n'en veux plus d'antre; vous serez désor- mais tout le genre liniiiMin pour moi. Vf^iez verser sur mes blessures (I. t!ri(ri' anlri's menus présents (lcsliMi''s à jeter (jii(l(|iir aj^réiiicnt dans sa Cuite, .lean-Jacques avait l'eeu île lui une ))etite l'pée que Je besoin l'oljHpea do se « passer au travers du ciiriis » à 'l'iuin. AMITIK 171 enflamiiiros le baimii' do i'aiiiilié cl de la raison » (à Uupoyrou. 27 septembre 1767). a Oui, mon cher Vernes, j'aime à croire que nous sommes tous deux bien aimes l'un de l'autre et dignes de l'être. Voilà ce qui fait plus au soulagement de mes i)cines que tous les trésors du monde. Ah! mou ami! mon concitoyen!... eu me donnant ton cœur, ne m'as-tu pas enrichi?... Ce dont j'ai faim, c'est d'un ami... » (25 mars 1758). ^ L'admiration me tue... Ah! madame, un peu d'amitié » (à la générale Sandoz). Sa passion pour Mme d'Iluiulelol s'adoucit en amitié pro- fonde et touchante ; ses lettres et les Confessions en ont con- sacré le souvenir. Comment les ourseries de Rousseau et son humeur ingrate n'ont-elies pas détourné de lui rafTectionTDans le Persifleur, où il trace son portrait en se jouant, il marque la moljilité capri- cieuse de ses « âmes hebdomadaires «, dur misanthrope touché des charmes de la société [9], grave et badin, ténébreux Hera- clite avec Tun. d'une gaîté folle avec l'autre; il aurait pu ajouter bourru incivil, aimable et séduisant à ses heures, (((le n'est pas le tout que d'être grognon [10], il faut encore être poli. » (Marquis de Mirabeau.) A l'issue d'une représentation du Derin à l'Opéra : « Me permettez-vous, monsieur, lui dit le duc d(^s Deux-Ponts, devons faire mon compliment? — A la lionne heure, pourvu qu'il soit court. » Sur des traits pareils, on s'attend à un rustre; on trouve un homme d'une politesse du meilleur aloi. Dans la conversation, son langage a la précision élégante, la l'apidité harmonieuse de ses écrits; son humeur est docile et son commerce si aisé qu'on ne peut s'empi'cher de s'attacher à lui. ]l rit avec ceux qui l'ient, cause avec les enfants, badine avec la gouvernante. Au repos, il semblerait plut(jt laid, si la laideui' était compatible avec une physionomie la plus fine du monde cl reflétant une sensibilité exquise. D'ordinaire il se tient le dos voûté, la tête penchée sui- la poiti-ine dans l'attitude de la médi- tation et de l'abattemeni. (( Tceil terne et la physionomie effacée ». Parh'-t-il? il relève la tête et fait voir une paire d'yeux indéiinis- sable [II]; son regard, très doux quand l'Ame est calme, devient de feu, pénétrant comme l'éclair dès (pfclle s'anime. En Angle- terre. Hume écrit de son pupille : (( ... Il est très aimabhs toujours poli, souvent gai... » (( Il est doux, modeste, aimant' Iri L\ PSYCHOLOGIE DE .T.-J. ROUSSEAU désintéressé et, par-dessus tout, dou*'- d'une sensibilité de cœur à un suprême degré [12]. » « Chacun admire la simplicité de ses manières, sa politesse naturelle et non afïectée, la gaîté et la finesse de sa conversation. Pour ma part je n'ai jamais vu un homme et j'ai vu très peu de femmes d'un plus agréable com- merce. » (1760.) A Paris, en 1770, il enchante de sa bonne grâce tous ceux qui rapprochent; il est recherché, à n'y pouvoir tenir [i3]. Mme de Genlis et Bernardin de Saint-Pierre, ont senti le charme de l'aimable vieillard. Que devait-il être jadis quand l'amour ranimait! Un jour, dans un mouvement de transport, au bosquet d'Eaubonne (1757), il retrouve auprès d'une femme oii il lui semblait voir toutes les perfections de sa Julie les accents passionnés de Saint-Preux. Il recueille du moins ces paroles de la bouche d'une amie restée maîtresse d'elle-même : « Non, jamais homme ne fut si aimable et jamais amant n'aima comme vous. » Mme de Luxembourg termine par ces mots une de ses lettres à l'auteur de la Julie : a Adieu, tout ce qu'il y a de plus parfait et de plus aimable. Je vous aime du plus tendre de mon cœur » (février 4761). En aovit 4762, elle est toujours sous le charme : « Adieu, le plus cher de mes amis, le plus digne d'être aimé et le plus aimable de tous les hommes ". » Une femme pénétrée de l'affection la plus tendre qu'on ait pour « le père le plus chéri « (Mme de Yerdelin), lui écrit: « Tout ce qui vous connaît a le désir de vous servir et de vous être utile *: peu y trouveraient autant de plaisir que moi; je voudrais donc que vous me fournissiez quelque occasion d'avoir du plaisir » (1763). « J'ose croire que je ne suis pas inutile h votre bonheur : le premier, le seul pour un cœur tel que le votre, c'est de savoir qu'il en existe un l»ien vrai, bien sensible, sur lequel vous pouvez compter à la vie, m la moil. cl vous savez en moi ce cœur » (1771). Rousseau avait épanrlK' ses chagrins dans cette âme tendre et avait reçu en retour de a. « Votre Julie est le plus Iwaii livic (|iril y ait au iiiondi'. Il n'y a (|u'unc àmc coiiinio la vùfrc qui puisse Tavctir l'ait. Tout ce qui se |)eut iniaf,'iner de Ix'au, de i.'raiid de toutrs les niatiirics du monde. s"y trouve » (lévrier 1701). ù. .Mme de Boul'llers (^4 juin 17s, «c'est le di'sir qu'on seid. aiiii's, » ])as toulcs. (XII, 217, '218.) Beaudoin, loMie II, ]K i'Jo- h. lien use de mémo avec Mme de Créqui : la mari[uisc qualifie de '1 prodige d'extravagance » sa lettre du mardi 7 (1771) et l'attribue à son mécontentement de ne l'avoir pas vue accueillir une lecture des Confes- sions avec les sentiments nu'il aurait désii'é'S. 174 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. KOUSSEAU constantes que les liommes en amour; elles l'ont été plus que Jean-Jacques en amitié, n J'étais fait pour être le meilleur ami qui fût jamais; mais celui qui devait me répondre est encore à venir. » C'est une belle chose de se connaître [16] ! 3Ime Boy de la Tour fut plus heureuse avec Rousseau. A ^lotiers. il s'étal)lit dans une maison appartenant à son fds. à titre de locataire (il s'intitule son concierge), le mois même de la mort de Mme de Warens (juillet 1702); il l'appelle à son tour chère maman, la meilleure des mamans. Mme Boy, avec les qua- lités et le cœur d'une mère de famille, est une amie moins sentimentale que dévouée; quelles bontés n'a-t-elle pas pour l'illustre fugitif! Jean-Jacques lui témoigne un rare attachement en profitant du sien sans rechigner. Il se plaint à l'amie de Lyon de la stérilité des ressources du val et aux produits d'un pays qui n'a rien que de mauvaises langues (« celles de Neu- chatel, surtout les salées, sont moins mauvaises ») il préfère les provisions meilleures reçues d'une correspondante exem- plaire ". Pleine d'attentions délicates et d'une complaisance infatigable, elle lui fait tenir tout ce dont il lui donne com- mission pour le nécessaire ou l'agrément, en sus de présents bien accueillis : huile d'Aix, truffes, excellents marrons qui font des jaloux; avec elle. Rousseau ne craint pas de s'obliger. « Je serai le même pour vous jusqu'à mon dernier soupir )> (13 octo- bre 1765); celte fois il tiendra parole. L'auteur des Confessions s'est attaché « de l'amitié la plus tendre » à une amie non exigeante et constamment utile. 111 ROUSSEAU AUl'RÈS DES FEMMES Les femmes, « celle moiti(' du genre lunnain qui gouverne l'aulrc », devaient beaucoup à Rousseau. .\b*me sa verve spiri- tuelle ou véhémente à noter chez elles la IVivolib' de la vie ou la licenre des moMirs <''lail un boniuiage : les aurait-il lancées fi. Lf'Itrcs inédites de .J('aii-.Jaciiui's Uousscau. (lorrcspoiiiiaiuc avec .Mnic lî(iy lie la Tour, Caïman Lrvy, 1892. PivJ'ace do Léo Clarctie, d'un iiayoïi ^i)iritu(l rt iiillDirsqui'. AUPRÈS DES FEMMES 170 avec celle rudesse s'il les avait moins aiiné(>s '^ el la vivacité de ses critiques ne répondait-elle pas à celle du sentiment de leur dignité? Noblesse oblige. — Nul de son temps n'avait parlé avec autant de délicatesse de la pudeur, aussi noblement de la chasteté, de la sainteté du mariage [17^, avec autant de gravité touchante des devoirs si doux de la maternité. La femme, elle aussi, connaît de glorieuses victoires. Plus profondément encore que la princesse de Clèves et la Pauline de Corneille, Mme de Wolmar a senti les combats et les joies amères d'un cœur dont les tendresses en conflit avec le devoir rehaussent l'énergie morale, d'autant plus admirable qu'elle a plus coûté. Que d'attraits les femmes trouvaient en Rousseau ! sentiment exquis de l'ànie féminine, imagination poétique ou attendrie, suavité mystique... (( Nous nous consumons sans cesse et nos ûmes épuisées d'amour et de peines se fondent et coulent comme l'eau » ; « mon cœur ignore ce qui lui manque, il désire sans savoir quoi »; mélancolie touchante comme les mélodies du Devin de village; révélation réconfortante du génie donnant enfin, au milieu d'une société sceptique et blasée, une peinture de l'amour vrai, combien différent de la galanterie papillonne des libertins et de la brutalité des naturalistes [18]! L'amour est le frein des penchants naturels : « C'est par lui qu'excepté l'oljjet aimé, un sexe n'est plus rien pour l'autre. » Passion généreuse par-dessus toutes : tandis que « la froide raison » suggère l'égoïsme (défiez-vous du premier mouvement, il est le meilleur), l'amour nous détache de « la bassesse du moi humain » ; maître d'héroïsme, il purifie et réhabilite; il a rendu Lauretta Pisana digne de l'affection respectueuse de niilord Edward. — « Je me souviendrai toute ma vie, mon clier citoyen, d'avoir entendu de voli'c bouc1i<' sortir ces mots d'un air p(Mi('li'é. que mon amour pour lui (Sainl- a. Il cil l'sl « idiili'il rc ». « .l'ai toujours Iroiuo dans le sexe uiic pramlc vi'ilii consolatrice et rien iradoucil ])lns mes al'Iliclions... (juc de senlir qifune personne ainiaiile y prend intérêt. » « L'empire de la femme est un empire de douceur, d'adresse, de complaisance; ses ordres sont des caresses, ses menaces sont des pleurs, etc. » (II, 379, 341: T, :237.) Ami lecteur, puissiez-vous éprouver le ehai'ine de celle douce image laite ])our embellir l'aurore et le crépuscule du l'oyer! — Dans ses œuvres, les l'emnics sont supéiicures aux hommes. Emile subit l'ascendant de Sopliie; .liilie est récolière el la dii'ccfrice morale de Saint-Preux. Mme de Warens a été la iroiiverneuse de lUiUSseail el le iïOU\ei'unil « bien » [iQJ. 176 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU Lambert) était désormais une de mes vertus » (Mme diloudelot, :26 octobre 17o7). L'amant de Julie voit pour la première fois Mme de Wolmar : « Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés... tendres prémices d'une amitié pure et sainte que nous emporterons dans le ciel ». Ainsi glorifié l'amour devenait le subtil séducteur de cnnirs jouissant parfois avec une secrète confusion de trop cbères faiblesses et le mirage de la vertu mêlé à l'ivresse de l'amour achevait le charme. Rous- seau a subi la loi de la fragilité humaine, mais i< il croit à l'amour, sa grâce est obtenue » (Mme de Staël). Plusieurs se sont éprises de lui à la lecture de ses ouvrages ; .Aime Latour lui a été unie par un affectueux commerce plus de quatre ans avant de le voir. Telles lettres de Jean-Jacques offrent de l'auteur un portrait qui suffit à le faire aimer, et sans parler des beautés pures de VHélo'ise, il n'est pas nécessaire d'être femme pour se sentir gagné, quand il découvre à >Ime B., 17 janvier 1770, les sources du vrai bonheur, félicité permanente qui entre en dissolution dans le cœur et peut seule en remplir la capacité vorace de joies durables. (XII, 170.) Amis et amies sont engagés à l'alfection par des sentiments délicats ou généreux. Sa jeunesse précaire et romanesque, l'originalité de son âge mûr, l'accent plaintif de ses souffrances le rendent intéressant, Téclat de son génie ravit l'admiration ; moraliste et politique, il a osé dire tout haut ce que bien d'autres pensent tout bas; il souffre pour la vérité. Il est doux, ami des hommes et persécuté, alors qu'on voudrait le voir lieureux « pour l'honneur de l'hu- manité » (Mme de Yerdelin, 176 i) ['^oj. n DANS LK MONDE AII'IU:S DES CHANDS La vie mondaine est anli|):ilbi([U(' à Uousseau. comme l'éliquetlc cl le cérémonial. Avec un ih'pil dédaigneux il en raille les objets frivob^s, les divertissements insi[)ides. Aux falbalas, au rouge, à rand)re des salons, combien il préfère, les lorgnant du coin de l'œil, un pauvre buisson d'épines, une grange, un pré! 11 est touché surtout des plaisirs simples qui peuvent se passer de l'opulence, conclusion morale de son rêve de richesse dans AUPRÈS DES GRANDS 177 VÉniiU'. A rEniiilage. à Montinorency, il épie le moment de s'échapper « comme un voleur » pour une promenade cham- piHre; au retour, si le sable de Tavenue est pur de traces de roues de carrosses, il va s'entretenir avec l'iKMesse, sans tiers ; comme Alceste, il veut (ju'on le distingue; seule à seul, elle peut s'occuper uniquement de lui [21]. Dans le commerce avec les grands, il croit donnor plus qu'il ne reçoit; il leur sacrifie son repos studieux ou lèveur. sa prédilection pour les plaisirs rustiques. Leur bonté lui est « onéreuse » ; le moyen de leur en savoir gré? Assujetti sans relâche, servi par vingt domestiques dont il n'obtient les services qu'à la pointe de son argent et nettoyant tous les matins ses souliers, « surchargé de tristes indigestions «, » la chère fastueuse des châteaux lui fait regretter l'omelette au cerfeuil de la ménagère et le vin du cru; sous les yeux envieux des laquais, il soupire après sa gamelle... Néanmoins il n'y retourne pas. Rousseau auprès des Grands a connu la douceur des revan- ches du mérite. Chez le comte de Gouvon, où il sert à table, il explique une devise où se méprend la noble compagnie. Ce mo- ment coui't, mais « délicieux à tous égards » avait replacé les choses « dans leur ordre naturel » et vengé le mérite avili des outrages de la fortune. En 174:2, .Mme de Beuzenval avait d'abord songé à le faire et qu'il n'est pas « à vendre » (X, 105) [24]. Rousseau, confident de deux rivales et de l'époux- amant, s'était tiré en galant homme d'une situation embarras- sante (VIII, -l\o). Il n'aurait pas éprouvé plus d'embarras auprès des grands soigneurs avec une suscoptibliité moins irritable dans SCS prétentions à l'égalité. Aussi bien les exigences do la fierté do Rousseau étaient favorisées par l'esprit du temps; tous les grands seigneurs ne partageaient pas rétonnciuont dépité du duc de Castries de voir des gens sans maison et logés au troisième étage, occuper une place si importante dans l'Etat. Séduite aux idées nouvelles et plus généreuse que clairvoyante, une bonne partie de la noblesse applaudissait à la pbilosophie dont Tesprit tendait à la faire décboir [aS;. V l/' NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE VI 179 NOTES COMPLÉMENTAIRES I. — Rousseau a pour lui des altcnlions^qui Lumyx'iil le_ imsaiiU uuye. Au lac do Bionne, il aborde à regret pour complaire à son pauvre chien qui n'aimait pas autant que lui de longues stations sur l'eau et préférait la chasse aux taupes. Il entretient avec intérêt Laliaud et Dupeyrou d'une mésaventure et des prouesses de son « camarade » Sultan. Sa chatte, son chien, en compagnie de Thérèse, ce seul cortège lui eût suffi pour toute sa vie, au petit château. Si le chien est l'ami do l'homme, rafTectuosité de Jean-Jacques le lui a bien rendu. Tare, ci-devant Duc, est mort à Mont- morency... « Mon pauvre Turc n'était qu'un chien, mais il était sensible et désintéressé. Hélas! combien d'amis ne le valaient pas... Les portes de cette espèce ne se remplacent point. J'ai juré que mes attachements de toutes les sortes seraient désormais les derniers. » Engagement téméraire : Sultan remplaça Turc et fit le voyage d'Angleterre. A Londres, Hume (à la marquise de Barbantane, IG février 17G6) eut toutes les peines imagina- bles à séparer Rousseau dr- son chien pour aller au théâtre dans la loge de l'acteur Garrick, où il devait être vu du roi et de la reine. Jean-Jacques excu- sait le chien danois qui l'avait renversé à Ménilmontant, ce qu'il n'eût pas fait peut-être s'il se fût agi d'un homme. Turc est un personnage, sa mort provoque les condoléances de marquises, de maréchales, de duchesses (de Montmorency) : « J'ai eu bien du regret de ne lui avoir pas donné à man- ger davantage à Montmorency. » La Doyenne est choyée comme si elle n'était pas ingrate. <( Elle boit volontiers du bouillon qu'on a soin de lui garder avant de saler le pot. » (Mme de Verdelin.) L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux. Duc était hargneux, petit, point beau. Rousseau lui enleva son litre quand lui-même se mit à frayer avec la noblesse. En Angleterre, il perd son chien et le réclame par la voie des journaux, (A milord X. 7 avril 17G6.) Selon le Genevois Mouchon, le caractère social et servile du chien engageait Rousseau à lui préférer le chat. 2. — « Un don fait par force ou par ruse et non accepté est un vol... » Cette trahison tourne n on ingratitude l'indignation de l'honneur outragé ». (IX, 404.) « Je trouvais toutes ces charités biondures, j'avais le cœur serré, je ne disais rien. » « Il n'y a qu'une façon de pi-endre cet homme pour le rendre heureux : c'est de feindre de ne pas prendre garde à lui et de s'en occuper sans cesse. » (Mme d'Epinay.) Rousseau voit s'envoler des moineaux auxquels il a jeté du pain sur sa fenêtre ; il dit avec ti-istesse à M. do Francueil : « Les voilà repus, savez-vous ce qu'ils vont faire? Ils s'en vont au plus haut des toits pour dire du mal de moi et que mon pain ne 180 NOTES COMPLÉMENTAIRES vaut lien. » G. Sand, Histoire de ma vie, \. l"^. p. -Jj. (Selon Dii.saulx, Rous- seau dit ce mot à Rulhière.i Dans le Ménioii-o au gouverneur de Savoie, Jean-Jacquos se plaint déjà de lingratitude humaine. « Au mot d'humanité, qu"ont appris à bourdonner autour de lui des essaims de guêpes, elles ])rétendent le cribler de leurs aiguillons... » Il s'en (hdivre « avec de l'argent dont ils le remercient ensuite par des injures ». (IX, i6'J.) Comment Rousseau remercie ses hôtes, (Davenport à Wootlon, 30 avril 1767, et de Césargcs à Monquin, fin avril 1770, XII, 14, 213.} Harpagon ne pouvait rien donner, pas même le bonjour. Jean-Jacques, en dehors de circonstances exceptionnelles, ne témoigne de l'eeonnaissance qu'à contre- cœur. A Mirabeau, 3, 9 et 19 juin 17G7 : « Je ne vous remercie point... je veux vous aimer autant que je vous respecte : c'est beaucoup, mais voilà tout; n'attendez jamais de moi rien de jilus. » Que les grands le laissent pour ce qu'il est : il ne veut être ni fêté ni avili. « Tous ces gens-là veulent que je sois un ours de parade, un petit jiara- site. un vil complaisant. » (I7b7.) Les hommes de lettres qu'il a quittés pour les grands seigneurs étaient « des amis protecteurs qui cherchaient moins à me servir qu'à ni'avilir ». — « Les bonnes manières peuvent tout sur moi. » Facile à apaiser, « il n'y a point d'incendie au fond de mon cœur qu'une larme ne puisse éteindre ». Luxembourg a ifçu à sa table un ami de Jean-Jacques, Coindet. «M. le maréchal dit après le dîner à la comjîagnie : « Allons-nous promener sur le chemin de Saint-Denis, nous accompagnerons M. Coindet... » J'avais le ca;nir si ému que je ne pus pas dire un seul mot. Je suivais par derrière, pleurant comme un enfant et mourant d'envie de baiser les pas de ce bon maréchal. » (VIII, 378.) 3. — « Je ne connais pour les deux sexes que deux classes réellement distinguées: l'une des gens qui pensent, l'autre des gens qui ne pensent point, et cette différence vient presque uniquement de l'éducation. Un homme de la première de ces deux classes ne doit point s'allier dans l'autre ; car le plus grand cliarme de la société manque à la sienne, lors- (jue, ayant une femme, il est réduit à penser seul. » « C'est surtout dans la .solitude cju'on sent l'avantage de vivre avec quelqu'un qui sait penser. » .\ussi i-egreltait-il de n'avoir pas orné sa conqjagne de talents et de con- naissances. ISéanmoins le conjoint de Tiiérèse Levasseur s'est acconnnodé de la nécessité de penser seul et de la société d'un lypc naturel, non altéré par la culture. Thérèse n'a jamais bien su lire, elle écrivait passa- blement les sons parlés, non les mots eux-mêmes. Le 9 mai 17Gi*, Rousseau écrit à Rcy, généreux donateur, (|ue ce don oblige Thérèse, dont la plume a été fort négligé-e, à commencer d'apjirendie à signer .son nom. Il amusait la maréchale de Luxendjourg tle ses quiproquos; espi'it borni', mais dévouée et honnête fille au sentiment de Rousseau. « Le droit des mères est le plus sacré que je connaisse ; en aucun cas, on ne peut le violer sans crime »( I7(j il. Cei)endant, Jean-Jac([ui's le viola, malgré les larmes de Théièse : Jjiiih' et Julie n'étaient pas pour la consolei- tie la peiie de ses enfants à elle. « Ma gouvernaide et mon amie et ma sœur if mon tout est enfin devenue ma femme... Vingt-(in(| ans d'union des cœurs ont produit enfin celle des personnes » (I7G8). En 1703, à un moment où il rruil sa fin |iro(haine, il recommande Mlle Levasseur à Mme de Luxend)ourg, au curé d'.\mbérier, à ses amis de Fram I de (Icnève, à Moulluu (voir sa ré])onse, août 1703, Slr.-.M. ISGii, t. I, ]>. l'i'.ii, i\ Duclos : « J'espên' (pie DU CHAPITRE VI 181 tous ceux qui m'ont aimé lui transpoi'tcront les sentiments qu'ils ont eus pour moi. Elle en est digne : (■'est un eœur tout semblable au mien. » Ailleurs, elle a « un cœur d'anye ». Thérèse a eu le mérite incontestable de conserver durant un ménage de trente-cinq années la confiance d'un fantasque ombrageux. Jean-Jacques était content d'elle; pourquoi serions-nous plus exigeants ? Elle n'avait rien de la femme distinguée, mais Jean-Jacques avait-il un goût prononcé de la distinction, bien qu'il appréciât la délicatesse extérieure et l'élégance chez les femmes? Il est peuple au demeurant; il ne peut « souffrir la gène de la bonne compagnie »; il aime les gens avec qui l'on peut parler et vivre à discn'tion; il était non à sa place, mais à son aise à l'hôtel de Saint-Quentin. Le cœur se passe aisément de l'esprit. Rousseau avécu avec sa Thérèse « aussi agréablement qu'avec le plus beau génie de l'univers ». Une femme de mérite, fût-ce une Mme de Staël, aurait-elle reçu de Rousseau le même témoignage ? LUI et ELLE se seraient bientôt brouillés. Editeurs et critiques chargent volontiers Thérèse pour disculper Jean- Jacques; ses déplacements continuels sont imputés à sa compagne comme s'il n'avait pas eu de tout temps l'humeur voyageuse. « Ma sœur, le seul véritable ami qu'avec vous j'aie dans le monde... me disait sans cesse : « Attendez... prenez patience. Voulez-vous donner à vos ennemis l'avan- tage de crier que vous ne pouvez durer nulle part? » (à Dupeyrou, 8 septembre 1707.) Elle ne fomentait pas en lui la manie de la pers('Cution mais croyait à cette persécution, erreur concevable dans une femme qui prenait Klupfel pour le pape. Pi-imitive, elle a pu suivre la nature auprès de gens de sa classe ; voulait-on qu'elle recherchât les bonnes grâces des amis des grandes dames que Rousseau fréquentait? « Je suis sûr d'être le seul homme qu'elle ait véritablement aimé, et ses tranquilles sens ne lui en ont guère demandé d'autres, même quand j'ai cessé d'en être un pour elle à cet égard. » Le soir, il lui lit de menus ouvrages, des traductions dui Tasse. « Cette pauvre Sophronie! reprit Mme Rousseau, j'ai bien pleuré quand nmn mari m'a lu cet endroit-là ! » (Bernardin de Saint-Pierre.) Parfois aussi Rousseau a regretté d'en être réduit à « la ressource des caillettes, médire et dire des quolibets ». Il aurait souhaité qu'elle eût de l'éducation, sans être savante. « Une femme bel esprit est le fléau de son mai'i. » — « Rien ne montre mieux le vrai penchant d'un homme que l'espèce de ses attachements; » et en note ; « à moins qu'il ne se soit d'abord trompé dans son choix... Au n'slc, qu'on écarte ici tnutc application injurieuse à ma femme, l'Ic. » iVIlI, 1U8.) Au sentinicnt de son époux, Thérèse a des défauts, non des vices; elle s'est altin' « l'esfime univei- se!le »; son éloge est dans la bouche des plus liauts personnages (Vltl, 23a). Les caresses dont Mme de Luxendjourg la comblait (elle l'embrassait très souvent devant tout h- momie) n'auraient-elles été qu'à l'intention de Rousseau, cduune les honnêtetés faites à Turc et à la Doyenne ? Si Thérèse a été une méchante femme, n'est-ce pas une ironie de voir Jean-Jacques quitter successivement ses meilleurs amis et rester attaché jusipi'à la fin à une compagne indigne? S'il l'a vue avec des yeux prévenus, aloi's (pi'il ne se méprenait pas sur le compte (l(> sa fandlle, cet aveuglement ([ue ni l'amour jjassionné (VIll, i".»f>| ni li' minite du sujet n'expliiiuent, conlirme- rait le penchant de Rmisseau à l'illusion. « Cette folie supposée, toutes les autres sont vi'aisiMuhlables » (Mme de Saël). Nous croyons plutôt que son attachement à Tliérèse a ('té non d'un insensé, mais d'un homme pra- liiiue. Le cas esl-il si rare? t^ 182 NOTES COMPLÉMENTAIRES Il n'a pas étô égoïste avec Tliéroso : « Tant que mes plaisirs étaient les siens, je les goûtais avec elle; quand cela n'était pas, je préférais son con- tentement au mien. » Cependant, peu lait pour la ponctualité des devoirs, il aurait été « mauvais Turc ». « En nous unissant, j'ai fait mes conditions; vous y avez consenti, je les ai remplies. Il n'y avait qu"un tendre attache- ment do votre part qui ])ùt nr'engager à les passer et à n'écouter que notre amour, au péril de ma vie et de ma santé. » (1:2 août 1769.) Tliérése, point querelleuse, est capable de répondre à une inlidi'lité par « des repro- ches touchants et tendres », sans la moindre trace de dépit (VIII, 2.j2). amie indulgente et bonne servante. Sans l'admettre en tiers à sa table, il lui sait gré d'aviser à ce que les convives soient contents : elle le soigne dans ses incommodités et lui donne de bons bouillons quand il est malade. Selon de Luze, elle exerçait sur lui l'empire d'une nourrice sur son enfant : la conqiaraison peut être tournée à l'avantage de Thérèse. Il fait probablement allusion à la brouille de 1769, en ce passage du 9« livre des Co«/"m/o«5 ;« On connaîtra la force de cet attachement dans la suite quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cœur dans le fort de mes misères. » Il a omis de le faire, revenu sans doute d'impressions atrabilaires et de déplaisirs exagérés. A Rey, 23 février 1762 : Il voudrait pouvoir récompenser sa gouvernante « de ses bons et fidèles sei'vices et des soins qu'elle m'a rendus dans mes longues infirmités ». Néanmoins, il ajoutait : « J'ai vécu et mourrai garçon. » Le 31 août 1768, il annonce à Laliaud son mariage (XII, 91). Depuis treize ans, Thérèse est pour lui une sœur; le nœud conjugal ne changera rien à cette « tendre et pure fraternité »: les Confessions (IX, 37) en donnent les raisons. En l'épousant, il lui a donné sa foi, un anneau et son nom, qui se trouvait être à cette date celui de Renou. Il a voulu quelle pût partager les misères de sa vie « avec honneur ». « Mme Renou ne sera point l'ornement d'un cercle et les belles .dames riront d'elle sans que cela la fâche ; mais elle sera jusqu'à la fin de mes jours la plus douce consolation, peut-être l'unique d'un liouimc ipii en a le plus grand besoin » (à Moultou, 10 octo- bre 17681. 4. — L'aigenf fui du reste employé presque tout entier à son usage. En 1747, à la mort disaac, Rousseau lui envoie un faible secours. « Toutes se« lettres se sentaient de sa détresse; elle m'envoyait des tas de recettes et de secrets dont elle prétendait que je fisse ma fortune et la sienne. Déjà le sentiuienl de sa misère lui resserrait le cœur et lui rétrécissait l'esprit. » (VIII, 241.) Envoi de 240 livres le 13 février 17u3. (Mugnier, Mme de Varens et Jean-Jacques liousseau, 1891, p. 278, 288). « Vos peri»étuelles dt'fiances envei's moi... » Li'tti-e aigre-douce du 17 di-cembre 1747. « liaste! un peu (l'etfusion de cieur dans l'occasion ne nuit jamais à l'amitié »,3mars 1739, effusion d'emprunt. De Venise (1743) il lui écrit une lettre alïectueuse (X, 41): mais à son retour, passant par Genève, il ne va pas la voir. En 1768, allant de Grenoble à Chandjéry (à Thérèse, 2.") juillet), il se propose « d'aller sur la lombe de cette fendre mère... pleurri' sur le malheur que jai eu de lui sui-vivi-e « (XII, 89). 5, — Rousseau a l'i'pondu sans ddute à une demande de secours pécu- niaire avec une tlui'eté dépassant celle des traits sèchement consolateurs des lettres dos 2:3 février l74o et 13 février 17:)3; peut-être y faisait-il allu- sion à Wintzcnried. Li' Hi novembre 17;)3, le cui'é de Grulfv l'exhorle à DU CHAPITRE VI 183 continuer les lêmoij,'nages de sa reconnaissance à sa chère maman « qui compte toujours sur votre bon cœur ». 6. —Même désenchantement à l'égard tic Venlurc, revu à peu près dans le même temps (1756), « ...tout son premier éclat tenait à celui de la jeu- nesse qu'il n'avait plus... » et Rousseau jiense avec mélancolie aux douces années i)assées auprès ili' « cette femme angélique qui maintenant n'était guèi'C moins changée que lui ». (VIII, 284.) Portrait expressif du caractère de Venturr (VIII. SSi. y. — A un second envoi de gibier du jjrince de Conti, il avertit Mme de Boutîlers (7 octobre 1760) qu'il n'en acceptera plus à l'avenir, « rusticiue mal appi'is ». Il ne peut relire celte lettre « sans en rougir ». Il eut de la peine à pardonner à Dusaulx ({ui, au lieu d'une bouteille de vin d'Espagne demandée (XII, 22'.)), lui l'U a\ ait a])porté douze. Même déplaisir avec M. de X. (Musset-Pathay, t. I"', p. 198). Bernardin de Saint-PierKe envoie au botaniste un paquet de café sous l'étiquette de graines étrangères. 'Avisé de la sujiercherie, Rousseau, qui l'a d'ahord remercié affectueuse- ment, lui adresse une lettre de rupture, puis se réconcilie à la con- dition de compenser le présent de l'indiscret. « La reconnaissance est un grand lien. » Il retourne à la duchesse de Portland (11 juillet 1776) une caisse contenant un « superbe cadeau » précieux à un botaniste, sans même l'ouvrir, bien qu'elle renferme une lettre de la duchesse: le procédé lui a jiaru « plus convenable ». Il remercie Mme de Créqui (13 janvier 17-59) de quatre poulardes. Un présent « ne trouvera jamais en moi c[u'un cœur ingi-at », et à côté de ces rudes paroles, sentiments délicats : « 0 madame, si vous m'aviez fait donner de vos nouvelles sans rien m'envoyer de plus, que vous m'auriez fait riche et reconnaissant ! » Rousseau refuse pour lui les avantages et les souhaite pour les siens. Il prie Mme d'Épinay (X, 143) de faii'e nommer à un emploi dans les fermes un jeune homme qui « don- nerait une pension à Mme Levasseur », comme épingle, s'il l'obtenait (1737). Son affection reconnaissante lui inspire le dessein de profiter d'un emprunt en France pour placer, s'il n'y a point de risque, 3,400 livres en l'ente viagèri' sur la tête de Thérèse (à d'Ivernois, 23 février, 31 mai 1766). 8. — Mme d'I'^pinay (Mémoires, t. Il, j). 184) corrige le code de l'andtié de Rousseau. Voir Lettre à Grimm, YIII, 34.3; X, 168, et à Mme d'Houdetot, 17 décembre 1737, Saint-Lambert (21 novembre 1737) l'engage à réparer ses torts. « Songez combien de gens opulents sont avares et Mme d'Epinay n'est pas riche. » « ... Ce cjue vous dites de l'argent qu'il n'est ([ue de la boue est fort beau... mais celui qui vient des autres est un métal précieux dont ils se sont privés pour nous. » Rousseau est dévoué à ses .amis, ou se sou- vient d'eux avec sensibilité affectueuse, quand, même riches, ils sont exempts de prétention d'aucune sorte et d'une simplicité qui prévient les froissements; entre autres Mussard (VIII, 263), Moultou, Du])eyrou, Gauffe- court (VIII, loi). Ce passage du Cinquième Livre des (Jonfes.sioiis r&chèU^ ces mots de la lettre de janvier 17.37 à, M"'« d'Epinay ; « De i)lus de deux cents amis qu'avait M. Gaulïecourt à Paris, il est étrange (ju'un pauvre infirme, accablé de ses propres maux, soit le seul dont il ait besoin. » (X, 143.) « .l'avais fait le premier (voyage) pour courir au pauvre GauiTe- court... » (VIII, 330.) 11 note auprès de Mme d'E])inay l'égoïsme impi- toyable des vieillards: allusion à la mère de Tiu'rèse (\, 1391. 184 NOTES COMPLKMENTATRES g. — Retirù dans les bois, Rousseau a l'orniéla Imètrc de rErmitagclournée du côté de Paris, mais sa pensée en fait souvent le voyage (Diderot). Il y est d'autant plus en vue qu'on ne le voit pas. « Il ne se connaît pas lui- même quand il se croit fait pour la solitude » (Hume). Vous fuyez la société comme « bête noire » ; « vous êtes plus attaché à la société que tout autre », etc. (Mirabeau, Str.-M. 18Co, t. II, p. 32:2.1 10. — « Ces petits intervalles où j'avais le plaisir de grogner étaient char- mants » (VIII, 77). « Mon ton dur quelquefois vaut bien dans le sentiment qui l'inspire un langage plus cajoleur, » (à Mme Boy, 28 décembre 1770). « Tout en grondant fort maussadement, j'ai le cœur plein des sentiments les plus tendres pour ceux qui s'intéressent si généreusement à mon repos » (à Dupeyrou, 1765). « Je ne fais pas des compliments, mais je prouve. » « jS'allez pas vous fâcher de mes douceurs, je vous prie, je ne les pro- digue pas à toutes les femmes » (à Mlle Bondeli. XI, 117). Il y réussit médiocrement. 11 fera une herborisation abondante et brillante avec la présidente de Verna, « si je juge par les fleurs que répand votre plume de celles qui doivent naître autour de vous » (2 décembre 17G8). En réponse à l'envoi d'une couverture faite par Mme de Luxembourg et la belle-fille du maréchal, il adresse à la duchesse de Montmorency (qui signe, elle aussi : votre très humble et très obéissante servante), une; lettre « remplie de galanterie » (1762). Celles de l'herboriste de la duchesse de Portland ont parfois une saveur qui relève le prix de la grâce aimable : « Je connais un animal un peu sauvage qui vivrait avec grand plaisir dans votre ménagerie, etc.. » (1766.) Civil et bourru ; la première partie de la lettre au lieutenant-colonel (XI, 87) est polie, la seconde rustique. 11. — « Deux astres » (Prince de Ligne). Il a les yeux petits et même enfoncés, mais qui lancent avec force le feu dont il est embrasé. Esquisse de son portrait à seize et à soixante-trois ans (VIII, 32; IX, 178, 208); tête grosse qui rebut(> certain bonnet fourré envoyé par Mme Boy de la Tour: il lui en donne la mesure à l'aide d'un 111, entre les deux meuds. Isaac lui disait qu'enfant il ressemblait beaucoup à sa mère. Rousseau trace son portrait en marquant la physionomie et l'attitude de Saint- Preux au dessinateur des estampes (V, 92). « Il est complimenteur sans être poli, ou du moins sans en avoir l'air. Il paraît ignorer les usages du monde, mais il est aisé de voir qu'il a infi- niment d'esprit. Il a le teint brun et des yeux pleins de feu animent sa physionomie. Lorsqu'il a parlé et qu'on le regarde, il paraît joli; mais lorsqu'on se le rap])elle, c'est toujours en laid. On dit qu'il est d'une mau- vaise santé... c'est apparemment ce ([ni lui diinne de temps en tenqis l'air farouche. M. de Bellegarde, avec cpii il a causé longtenqjs ce matin, en est enchanté... Je me promets de profiler beaucoup de sa conversation. » (Mme d'Ki)inay.| « Erancut'il a présenti- le pauvre diable d'auteur (île VEngagement téméraire) qui vous est pauvre edinme Job, mais (jui a de l'esprit et de la vanité comme quatre... Hh dil toute son histoire aussi bizarre que sa pei-sonne et ce n'est pas peu: j'espère que nous la saurons un jour... Francueil vint nous apprendre que c'était un iionime de grand mérite... Il est certain que sa pièee. sans èli-e liomii'. n'est ])as d'un homme ordinaire. » (.Mlli' d'Klli'.) (.Mme d'K|)iii,iy dil qu'elle e>l d'un homme peut-ètri' singulier.) «c Une convei-s.ilinn qui' j'ai eue a\ fe M. Rousseau à DU CHAPITRE VI 185 cot(o pi-onionado m"a enchantoo; j"ai encore rame attendrie de la manière simple et originale en même temps dont il raconte ses malheurs. » (Mme d'Épinav.) Vers 1770, M. de Francueil présente par surprise à sa seconde femme « l'ours sulilime «. « 11 y était entré (au salon) d'un air demi-niais, demi-bourru, et s'était assis dans un coin, sans marquer d'autre impatience que celle de dîner, afin de s'en aller vite... J'aperçois un petit homme assez mal vêtu et comme renfrogné, qui se levait lourdement, qui mâchonnait des nmts confus. Je le regarde et je devine; je crie, je veux parler, je fonds en larmes. Jean-Jacques étourdi de cet accueil veut me remercier et fond en larmes. Nous ne pûmes nous rien dire. Rousseau me serra la main et ne m'adressa pas une parole. » (Mémoires de Mme d'Kpi- nay, II, ji. 45, noie.) 12. — Lettres de Hume à Mme de Boufilers, 19 janvier, 3 avril 17CG: à la marquise de Barbantane, 16 février 176C. Quelques mois après, ce cœur « excellent », « l'homme le plus aimable » et le plus « vertueux » sera un « scélérat ». Plus pronq)ts encore étaient les revirements de Rousseau. Le 29 mars 17GG, lettre gaie, aimable : « Bonjour, mon cher patron, je vous embrasse de tout mon cœur. » Le 31 mars, à d'Ivernois, : » Hume... très lié à Paris avec mes plus dangereux ennemis, et auquel, s'il n'est pas un fourbe, j'aurai intérieurement bien des réparations à faire... » (XI. 323.) Dans la /'r/ra^e Cor?-espo«rfe«ce, Hume oppose les deux lettres de Rousseau des 22 mars et 23 juin 1706 (XI, 318, 3o0). Est-ce fausseté, ou inconséquence, ou mobilité d'impression? Voir chap. XL sect. L i3. — La copie en souffre. « J'ai pi'ur qu'à force de diner en ville je me finisse par mourir de faim chez moi. » « L'importunité des désœuvrés de tous les coins du monde » le force à « chercher la solitude dans des pèlerinages continuels. » (XII, 220.) A son arrivée à Paris, Jean-Jacques avait eu un vif succès de sympathie et de curiosité; il répondit à l'accueil du monde en mondain. « 11 va beaucoup chez les belles dames; il a déposé sa peau d'ours avec l'habit arménien et il est redevenu galant et doucereux (comme avant le succès de Dijon). Il va souper aussi chez Sophie Arnould avec l'élite des petits-maîtres et des talons rouges. » (Grimm, t. IX, p. 91.) « Mon âme navrée avait besoin de quelque dissipa- tion. » Au bout d'un an il se remit à une vie plus conforme à ses goûts et, comme il ne publiait plus rien, l'attention se détourna de lui. Le tableau de sa séquestration est d'un malade; en dehors des crises, ni son imagina- tion ni son encre n'étaient si noires. 14.— (VllI, 379, 380.1 Les « deux dames » accusées de l'avoir li\ ré à Hume sont la comtesse de Boufilers et Mme de Verdelin (IX, 81). « Ma d(>rnière espérance n'est pas éteinte tant que Mme de Verdelin veut bien s'intéresser à moi. J'ai la conviction la plus intime que, si je puis encore attendre quelque liberté et (juelque tranquillité sur la terre, c'est à elle que je les devrai. » (A Goindet. 25 août 1707.) Seule, il va la voir à Paris en 1705. Billet à ilc Luze, 22 décendire 17C5 : Mme de Verdelin esl dans les larmes : Rousseau ajourne un concert. \b. — Correapondance orifjinale et inédite de Jean- Jacques Pousseau avec Mme Latour et Dupeijrou, 1803. 2 vol. in-8». Séduite par Saint-Preux, Mme Latour a toujours vu Rousseau en lui. « Mon cœur ne vous connaît que sous ce nom cl v'i'<\ ici lui ipii pailc » (d(''ccmbre 17011. — A l'occasion 180 NOTES COMPLEMENTAIRES do l'Emile ot de ses paradoxes : « Vous écrivez si bien qu"il n'y a point d'illusion que vous ne puissiez faire. » (Septembre 1762,) — « Jugez si je veux vous flatter ; je vous cite Voltaire. » — Elle dépoint sa pei'sonne à Rousseau, 13 janvier 1765 ; elle lui a envoyé son portrait et s'étonne que Rousseau ne lui ait pas lait part do l'impression reçue. Amie sincère, elle le blâme d'avoir imité le crime do Cham, on écrivant les Lettres de la Montagne, iii février 1765. — Ses lettres sont pleines dune affection profonde et d'effusions de cœur méritées toujours de Saint-Preux (27 septembre 1763, l" novembre 1763, 19 mars 1763). Par moments, elle semble douter de Rousseau: serait-elle prévenue en sa faveur? (3 juillet 1765.) Lo 19 juin 176'J, Rousseau lui a écrit : « ... dussé-jo ne vous plus voir et ne vous plus écrire. » Cotte « effrayante phrase » l'a bouleversée (23 juin 1769). « J'ai regret aux inquiétudes c{uo je vous ai données. J'ai voulu mettre à l'épreuve votre sensibilité; le succès a passé mon attente. » Ces « essais » sont cruels : « Vous vous jouez de mes inquiétudes, mon ami, » lui écrit Marianne dans une lettre d'affectueux reproches (30 décembre 1769) — Depuis lo 4 juillet 1769, il n'a pas donné dont les faussetés soni mis(>s on opposition avec l'impression de vertu donnée par les écrits do Jean-Jacques. « Lo tour, si c'est un (■•logo (par contraste), est neuf e! bizarre». » Cf Pelilain. 8« vol., p. 358. i6. — « Celui qui de\ iiil iir.iiiiier roiiiiiie je sais aimer est ericnre il naiire DU CHAPITRE VI 187 cl moi jo suis prêt à finir » (à Mme trUoudclot, 1" oclobre 17o7). Rousseau parle avec ravissement de l'amifié et en fait une peinture idéale. « 0 amitié, sont-ce là tes vrais témoignages... » (Bulïenoir. p. 207.) Que nel'a-t-il pratiquée comme sa sensibilité et son imagination la lui représentaient! Il reporte sur l'amitié ce qu'il retire aux amis : « L'amitié est une chose si sainle que le nom n'en doit pas même être employé dans l'usage ordinaire. Aussi nous serons amis et nous ne nous dirons pas trion attii » (à Dupeyi'ou, XI, 246). — Mme Latour lui écrit : « Vous récompenserez une iiersi'vérance capable de fléchir le caractère le plus féroce... » « Qui pourrait se représenter le plus aimant des hommes, Jean-Jacques Rousseau, enfonçant d'une main sûre un fer empoisonné dans le sein do l'amitié, qui. sous les traits d'une femme qu'il craignit de trop aimer, ne cesse de lui tendre les bras... » Rousseau s'empare de ce fer empoisonné et répond par une lettre injurieuse, si elle n'était d'un malade (XII, 239). Rupture fantasque avec Mme de Genlis en 1771- (Musset-Pathay, Histoire de la Vie et des Ouvrages de Jean-Jacques Bous' seau, t. I", p. 200.) 17. — La fidélité conjugale est « presque toujours l'entêtement » et le « supplice » de l'honnête homme et de l'honnéte^femme dans nos contrées ; « chi- jnéreàOtaïti », Diderot. Supplément au voyage de Bougainville. Helvétius: « Je veux que les di'sirs ambulatoireset \aiiablesde l'iiomme et de la femme leur fassent quelquefois changer l'objet de leur tendresse ». (L'Homme, t. II, p. 277.) Le mariageest « lapremière et la plus sainte institution de la nature», « une institution divine ». Il est soumis à la seule autorité du père com- mun (IV, 131) et pour les gens de bien, le paradis sur la terre (X, 200). « Quoi ! disent-ils de leur air bêtement triomphant, des célibataires prêchent le nœud conjugal ! » Un état si saint et si doux est devenu un état « mal- heureux et ridicule » par la faute de vos sottes institutions (III. 89). Rous- seau vise l'indissolubilité du mariage. Dans la Mêlante de Laharpe le curé s'élève contre les vœux éternels : Peut-être qu'il faudrait que l'iiomme, le chrétien Demandât tout au ciel et ne lui promît rien. Deux fois, dans les livres sacrés, la céleste vengeance a puni « ce sou- hait orgueilleux d'enchaîner l'avenir » (Acte I, scène 4). Rousseau a tardé de contracter ce lien sacré, mais non obligatoire. fV, 13.) Son union avec Thérèse, ni civile, ni religieuse, a été consacrée « dans toute la vérité de la nature » (XII, 91) par un consentement mutuel, en i^résence de deux personnes amies. « Durant cet acte si court et si simple... » Saint-Just sim- plifiera encore : « L'homme et la femme qui s'aiment sont époux. » 18. — Peinture ardente de l'amour (I, 248), passion «terrible et tragique » 1)0111- l'àme anglaise: Rousseau note le goût des Anglais pour la solitude et les lectures contemplatives. « L'esprit général de la galanterie étoulTe à la fois le génie et l'amour. » « Transports sublimes (jui font le délire des amants et le charme de leur passion... Nous nous moquons des jialadins ! c'est qu'ils connaissaient l'amour et que nous ne connaissons plus que la débauche. » (II, 363). [N'exagérons pas la parenté entre Rousseau et Lafon- taine.Lafontaine n'a jamais aimé en paladin. Rousseau n'a de goût que pour « les demoiselles », bien qu'il ait vécu avec Thérèse; le bonhomme n'est pas exclusif. Lafontaine est naïvement naïf, il esl modeste, il se croit infi'-- rieur aux anciens, par bêlise, dit l'^ouleiielle; il n'est pas inquiet et il ne 188 NOTES COMPLÉMENTAIRES ménage pas les ingrats. Fables 111.8: VI. 1:5: X, i>.] « Où sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent les transports de l'amour c[ue pour une fièvre des sens, etc.. » (Saint-Preux à Julie, 2' partie. L. 13.) Rousseau aurait-il peint aussi vivement l'amour vrai, s'il n'avait été tempérant? (IX, 119.) _ Saint-Preux a sans cesse le mot de veilu à la bouche ; il attaque Julie à l'aide des sophismes que Rousseau lui-même a démasqués (VIII, 317). L amour se pare de l'enthousiasme de la vertu pour la surprendre (I, 2.58). L'amour platonique, Béloise. 2« partie. L. Ils l'amour à. la française. Prisonniers de guerre, scène 7. iQ- — Tou'' il tour il malmène les femmes et les flatte. « Il n'est pas moins essentiel à la galanterie française de mépriser les femmes que de les ser- vir... La première qualité de l'homme à bonnes fortunes est d'être souve- rainement inqjertinent. » Traits contre les femmes (I, bO, 210; II, 341, 300). Leurs écrits « sont tous froids et jolis comme elles ». « Elles ne savent ni décrire ni sentir l'amour même. » « Les femmes sont un peu furieuses (contre l'auteur de la Lettre à D'Alembert); laissez dire tous ces oisons. » (Mme de Créqui, janvier 17o9.) Elle n'était pas un oison la correspondante anonyme (17G2) qui depuis dix ans aime Rousseau et l'admire, mais vou- drai déchirer quelques feuilles de VHéloïse contre les Parisiennes. (Str.-M, 186o, t. II, p. 294, 464.) Eloge des femmes : « Malheur au siècle où les femmes perdent leur ascendant et où leurs jugements ne font plus rien aux hommes! » (II, 331, 302, 303.) «Femmes! femmes! objets chers et funestes... » (V, 28.) « Etre ou chimère inconcevable », dit Jean-Jacques de la femme. « Les femmes pour la plupart ressemblent à des énigmes » (Pensées). A plus d'un titre il y a en lui du féminin. « Personne ne connut mieux que lui les fennnes (pie la nature a faites des êtres à sensations; c est qu il n'eut qu'à se replier sur liii-m(''me j)Our les connaître. » (D'Escherny.) 20- — Au milieu de ces adorations, nulle femme n'a éti' Jii'e d'amour avec Rousseau. Mme d'IIoudelot a vu l'écueil de près sans y toucher et bien lui en a pris. Cœur très intlammable, Rousseau croit aisément les femmes amou- reuses de sa personne. Glaire est éprise de Saint-Preux. « Je suis fâché de laire tant de filles amoureuses de moi. » Le troisième grief contre lui de Mme (le BouffliMs. amie de Conti, est de s'être retiré devant un prince du sang (XII. 183). Une abstinence vertueuse altère i'iiifeetion de Mme de Warens asonegard(VIII, 190). Les jolies femmes le Iraiteid « comme un i)onhomme sans consé(pience ». Rousseau badine avec giàce à la lin de celle lellie a M. I). (4 novembre 1704). 2 1. — Lettre à Mm,. ,|,. Ci-, ■■qui, 9 octobre 17;;i et ce vendredi 17."i2. Fureurs comi(jues de Rousseau et sesyeux de possédé quand des liei's viennent lioii- hler ses tête-à-tête avec Mme de Warens. Pouvait-il rester maussade (piaiid d voy.iit le supérieur des Lazai'ist(!s aller deçà delà dans la cliambre, le i.ici't (le Mme de Warc-ns à la main? « Sujet assez pitlores(pH'. » — o Non, madame, ce n'est point fie ros amis (|iie je dois êli'c, m.iis roirc a mi » (à Mme d'IIoudelot. 17 décendire 17;i7). Le 20 octobre elle lui aviiil écrit : « .Vprès un amant tel (|iie lui cl un ,imi jd qui' vous, il |mon cieur) n'a plus rien à chercber. » 22. — L'.iijJcMr ii'.i j,im,ii> r.iil loi! ;i l'homme. Ilsi'diiil les grandes diimes en leur lis.iiit |i. mami-ciil de la Julie: il la copie pour deux privilt'gièes. DU CHAriTllE VI 189 Mme de Luxembourg' et Mme d'IIuudetut. Celle copie élait eonuiie un appât vivement recherché de l'amie de Saint-Lambert : « Vous savez com- bien je suis pressée d'en jouir. » Rousseau la poursuit ou l'interrompt selon les variations sentimentales de leur commerce d'amitié (o janxiei'. 'IW mars, 1758, cf VIH, 358). Il feint d'avoir « tout à fait changé d'idée » et de ne plus songer à faire imprimer l'ouvrage, sans doute pour augmenter le prix du don. « Mon dessein est d'achever cet ouvrage et de l'achever pour vous seule. » (28 janvier et 18 février 1758. Buffenoir.) Jean-Jac(iues a des adresses féminines. Il laisse entrevoir à Mme Latour qu'il ne lui écrira plus, idée qui la désespère. Il avait voulu seulement la mettre « à l'épreuve » — Un critique l'avait pitpié en le comparant à une coquette. La lettre à Fréron, 21 juillet ]7.')3, est une apologie de Y Avertissement du Devin. 23. — Celui (ju'une noble dame avait failli traiter comme les gens de maison, recevra dans sa modeste chambre de Mont-Louis les plus hauts per- sonnages du Royaume; le bafoué du concert de Treytorens devait savourer le triomphe du Devin au milieu des chuchotements émus de la cour. — Autre temps, autres mœurs. (Cf chap. 11, section III.) Rousseau pouvait supprimer en 1749 quelques lignes de modestie défiante et soumise du Pi-ojet de 1740 (111,37) visant l'abbé de Condillac. Le 10 avril 1743, après la déclaration amoureuse, il écrit à .M. Dupin une lettre de repentir exprimé avec une siuqjlicité craintive qu'il n'aurait pas eue dix ans plus tard. « Le dégoût visible » de Mme Dupin lui fait appréhender d'être éloigné d'une société d'élile (VIII, 20(1) précieuse à un débutant. Comparer li'S let- tres à Mme de Cré(iui en 1751 et 1752 (X, 08-72) à celle du mardi 7, 1771. 24. — « Je leur fej'ai voir (ju'ils ont mal évalué la liberté d'un homme, et que la mienne n'est point à vendre. » « Je me fais honneur d'avoir un cœur qui n'est point à vendre » (à Mme d'Houdetot. 29 octobre, 17 dé- cembre 1757 ) « Je suis toujours dans le doute de manquer à vous ou à moi » (au maréchal de Luxembourg, 1759). Rousseau est quelquefois malheureux dans le choix de ses expressions (VIII, 375, 376, 380): Mmes de Luxem- bourg et de Verdelin lui en font la remarque. L'àme héroïque de milord Edouard ignore la délicatesse (V, 82| ou peut-être la dédaigne. 25. — Eu 1707, le ilécret encoïc en \jgueur oblige Rousseau à se dissimuler en France sous des noms d'emprund:M. Barthélémy Midy, ni'gociaid, M. Jacques, M. Renou; et qui aide le pi'oscrit de la société à se dérober à ses atteintes? les plus qualifiés de la noblesse et un prince du sang. En 1700, Malesherbes, directeur de la librairie, avait revu les manuscrits de Jean-Jacques en ami. A l'insu de l'auteur (VIII, 307) il fait faire un caiton ])our l'exemplaire de r//e/o?'se destiné à Mme de Ponqiadour. Au moment de l'interdiction de V Encyclopédie, il avise Diderot que le lendemain il fei'a enlever ses papiers et il en fait transporter une partie dans son hôtel. — .\u publiciste accusé d'ébranler tous les gouvernements, des rois olïreid une j)ension et leur appui. Les grands, même un comte russe (XI. 314), se le disputent.» Ne peut-on faire taire cet homme? » Sur ce mot prêté à Louis .XV, Voltaire s'esquive, mais aux Délices il demeure le roi Voltaire. « L'iiupii- sileur est l'homme le i)lus actif que la terre ait produit; il gouverne en quelque façon toute l'Europe. » (7 février 17C5. XI, 212.) Ilelvélius, donl l'Esprit subversif a iMé brûlé à Paris (1759), fait une tournée de visites princières en Angleterre (170-4), en Prusse, en Allemagne. Rousseau, à Paris où il passe quinze jours dans l'enceinte jirivih'giée du Temple, 190 XOTES COMPLKMENTAIRES DU CHAPITRE VI a ses petits levers comme un prince. « Dans mon hôtel de Saint-Simon... j'ai du monde de tous les états... je suis forcé de m'habiller en public. » En 1762, les huissiers chargés de Tarrêter rencontrent le fugitif, le saluent en souriant et passent... Est-ce une comédie? C'est l'anarchie morale d'un état politique et social en mal de transformation ; au milieu des tiraille- ments et des inconséquences, des rigueurs oflîciellcs et des complicités secrètes, le temps présent est le champ de bataille de l'avenir et du passé. L'abbé de Condillac. précepteur de l'infant de Parme, « ne se fait pas un scandale » (Mme de Chenonceaux) de lui expliquer le Confinât social (1763). Et pourtant cette amie écrit à Rousseau, la même année, que s'il avait été à Paris au moment de la publication de l'ouvrage, il aurait été « lapidé ». En encourageant les novateurs, les grands voyaient-ils où ils les condui- saient ? On ne fait point sa part à l'examen critique des préjugés; une maille rongée emporte tout l'ouvrage. J. de Maistre pourrait bien être clairvoyant quand il veut que l'on respecte la superstition, contrefort delà citadelle. De grands seigneurs accueillaient le démocrate dont les théories ont porté à l'ordre social du temps n les coups les plus rudes qui en aient préparé la ruine » (Villemain). Cf Taine, Origines de la Finance Contem- poraine, l'Ancien régime, p. 289 et suiv. — Ils étaient flattés à leurs pro- pres yeux de n'être pas dupes des préjugés sociaux dont ils profitaient, nouvelle supériorité que l'esprit philosophique leur donnait sur le peuple. Songeaient-ils que bientôt le peuple cesserait d'être dupe à son tour? Le carrosse d'Helvétius est arrêté dans une rue par une charrette. Impatienté, il traite le conducteur de coquin. « Vous avez raison, je suis un coquin, et vous un honnête homme, car je suis à pied et vous en carrosse. — Mon ami, vous venez de me donner une leçon que je dois payer... » Il donne six francs au charretier et le fait aidez' par ses gens à ranger la charrette. CHAPITRE VII Rousseau reproche à Molière d'avoir fait gauchir le misan- thrope dans la scène du sonnet : « Je ne dis pas cela » est un mensonge dont le poète flétrit à plaisir cet honnête homme. L'althé de Boufflers avait fait un pastel « horrihle « de la maréchale de Luxemhourg; il demande à Jean-Jacques si le portrait rcs- semhle. Oui, répond-il, « pour flatter l'ahhé ». L'hôte de M. de Pontverrc se laisse allécher au catholicisme par de hons repas : un raisonneur qui termine ses arguments par des rasades de vin (le Frangy mérite de n'être pas contredit rudement"; « des curés chez qui l'on dînait si hien valaient tout au moins nos mi- nistres... La flatterie, ou plutôt la condescendance n'est pas tou- jours un vice; elle est plus souvent une vertu, surtout ch(>z les jeunes gens. « Ce pouvait être l'avis de Philinte qui, aux yeux du critique de Molière, n'est pas l'honnête homme de la pièce. Rousseau n'a pas hlàmé Alceste d'aimei', et une coquette, « coup du génie «. Il n'a garde; n'avait-on pas raillé l'adversaire des spectacles, censeur austère des passions de l'amour, d'aimer fort à soupirer? La même année (1758), il puhlie la Lettre à D'Alemhert et achève VHéloïse; le roi des ours se uK'tamorphose en Céladon. Jean-Jacques s'en dépite, mais avoue ne pouvoir triompher de sa faihlesse. « L'amour rend enfants les philosophes ». (( L'antidespote » mis à la mode par le Devin de village, a. « .le sentais nia supériorih'. » 11 dit on avoir usé aui)i(''s (I,:2.'j7.) Il aime mieux paraître se (contredire que manquer de sincérité, u Homme de lettres, j'ai dit de mou état tout le mal que j'en pens(> ; j(^ n'ai fait fpie de la musique française et n'aime que l'italienne; j'ai montre; toutes les misères de la socitHi- (puiud j'étais heureux HÉROS DE SES OUVRAGES l'J3 par clic. Mauvais copiste, j'expose ici ce que font les bons. 0 vérité ! mon intérêt ne fut jamais rien devant loi ; (ju"il ne souille en rien le culte que je t'ai voué. » (VII, .j4.) Si \os explications de Rousseau ne justifient pas toujours l'inconséquent dissemblable à lui-même, elles mettent en relief l'original dilIV'rent des autres liommes, distinction qui le (latte ; il serait malcontent de lui s'il ressemblait à ses contemporains. Extraordinaire en son tempérament, il est di'jà de naissance une sorte de prodige ; il en profite pour accentuer en lui une singu- larité prodigieuse qui, à ses yeux, le place en debors de l'iiuma nité. « Ah ! ÏMoultou. la Piovidence s'est trompée. Pourquoi m'a- t-elle fait naître parmi les hommes en me faisant d'une autre espèce qu'eux ! « (17(5:2.) 11 a manqué d'énergie pour corriger en lui le naturel ; sur certains points il l'exagère, au risque de mériter de piquantes railleries [i] qui d'ailleurs ne le touchent guère. (( Le ridicule n'est que la raison des sots » ; pour le vaincre il suffil de le Itravcr. Jean-Jacques ne paraît bizarre que parce qu'il est » naturel et simple ». II llÉltUS DE SES OUVliAGES (( J"ai un c'cni" très aimant, mais qui jtcul se suffire h lui- mèn)c. J'aime tr(.)p b^s hommes pour avoir l)esoin de choix parmi eux... Cet intérêt pour l'espèce suffit pour nouirir mon cœur; je n'ai pas besoin d'amis particuliers » '^<. Rousseau a fait un choix parmi \vs hommes; il a un ami particulier dont la pensée le suit pai'tont; c'est lui-même. Son //loi, comme le grand Ich de Fichte, se place au centre de l'Univers. « Quant h l'amour de l'ordre dont je fais partie, il ordonne tout par rap- port à moi, et comme alors je suis seul le centre de cet ordre, il serait aljsurdc et contradictoire qu'il ne me fît pas rapporter a. A Malo.sticrfjos, 28 janvier t762. A Mirabeau, 31 janvier 17C7. — « Là (dans la l'orèl do Montmorency) j(! renouvelle connaissance avec un ancien ami (|iie les autres m'avaieni, l'ait négliger, et (\u\ sûrement vaut mieux il"'<'ux tous. » A M""" d"IIoudetot, 28 mars, ITIiS. « l)i; (|iioi scra-t-on cdulent dans la vie, si on ne l'est i:>as du srul lninnnr i[u'(pn m' i|uillc point? » A Goindct, 20 mars 17Gfi, ef XI, Ki'J, 170. 13 X rji LA PSYCHOLOGIE DE J.-.J. ROUSSEAU toutes choses à mon ])ien particulier (ù M. l'abbé de X., i mars 17G4)''. Rien d'étonnant que Jean-Jacques, centre de l'œuvre divine, s'assigne la première place dans ses ouvrages; le char- bonnier est maître chez lui. Le Rousseau des Diuloyiies est le juge de Jean-Jacques; en , tous ses écrits, Jean-Jacques est le peintre de Rousseau et son constant héros. Saint-Preux, épris de vertu et d'amour; Emile, né bon, sauvage citadin; le vicaire savoyard, détracteur des phi- losophes et raisonneur, croyant et incrédule; Julie, prêcheuse touchée de piété attendrie; Pygnialion, exalté de l'art, de la beauté et du sentiment religieux [5] sont un même personnage. A la galerie il manque un portrait, celui du démocrate avocat des liumbles; les traits en sont disséminés un peu partout. Dans le Li'vite d'Ephvaïm [6], de fraîches couleurs, simplicité et félicité des premiers âges, se détachent sur un fond sanglant. Ainsi, chez Rousseau, les riantes chimères du rêveur s'allient à l'hu- meur noire de l'hypocondre, marqué dès sa naissance par le Destin : « Benjamin, triste enfant de douleur, cpii donnas la mort à ta mère...)) L'auteur des Confessiotis s'est toute sa vie confessé au lecteur. Les quatre Lettres à Malesherbes donnent « la peinture exacte )) de son caractère et « la clef )) de toute sa conduite autant qu'il a pu lire en son propi'e cœur 1^7]. Dans les Protnc- nadoH. écrites à une période de sa vie (1777) oii il est presque son unique société, loin d'avoir la répugnance à parler de lui témoignée en 1752 (préface de lYa?'cisse), il s'entretient constam- ment de lui-même, il « applique le baromètre » à son àme et icvit sa vie comme on retrouve un plus jeune ami. Il s'en faut <|ue Rousseau soit de tout point l'homme de ses livres (IX, 177). X(''anmoins, ils sont tous des manifestations voulues de sa per- s la vérité, même aux rois, dût la franchise de son zèle passer pour « la i'usticit(^ d'un pédant ». 11 se croit « appelé à l'hono- l'ahlc cl pi'rillcux (Muploi » de ddiincr aux gens en place iW<. leçons don! ils nul besoin. Lue >enle lois (1759) il a pu en IV'li- cilci' un, -M. de Silhouelle. i|ui appesantissait sa main sur les financiers « gagneurs d'argeid ^ et fut hienlùt déplacé, w Les malédictions des fripons fiuil la glniic de riionime juste. » Il a ])rêclié l'humanité, la douceur, la loléiance, la paix. Xj'Nélo'ise. VEinile sont pleins d'homélies sur tous les sujets. Quand il n'a a. l'uldiralioii (le 1,1 Suciilr des ]»rièr<'s ''. clfusions de cdMir graves et a. E. Ritlor, La jeunesse et la famille de Jean-Jac(jiies liousseau, chap. 12 cl 13. 6, Xlt, 3b9)Cf. Mugnicr, p. 193,198, » ,,■ soncxemploétlifliint », 1730,X,12i SENTIMENT RELIGIEUX 199 toucliantcs. Auprès irellp et des RR. Pères ([iii dii-igent et sur- veillent la nohlc convertie, lu religiosité de Rousseau s'accentue; une maladie (IT.'U)) dont il bénit le ciel chaque jour, produit sur son ànie un effet salutaire. Inquiet, il se préoccupe de l'enfer; l'effrayante doctrine des Jansénistes a fait impression sur lui. Il a besoin des maximes réconfortantes de Mme de Warens sur la bonté divine et de la douce morale de leur confesseur commun, bon et sage vieillard, simple comme un enfant, « quoique jésuite », pour échapper aux terreurs de la mort. Sera-t-il sauvé ou damné? Il vise un arbre; la pierre lancée d'une main tremblante va toucher le tronc choisi : « Depuis, je n'ai plus douté de mon salut. » Tous les matins, en se promenant, il fait sa prière, non par vain balbutiement des lèvres, mais sincère élévation de cœur à l'auteur de l'admirable nature qu'il a sous les yeux; car il aime à prier à ciel découvert. Là où les ouvrages des hommes ne s'in- terposent pas entre Dieu et lui. Sensible aux inspirations du c( bon ange » de Mme de Warens et du sien, enveloppé d'une atmosphère de tendresse, de bien-être matériel et moral, de rêverie paisible, il se livre « avec un plaisir d'ange » à ces tran- quilles jouissances, « avant-goût du paradis ». En IT.ji, la lecture de la Rible et de l'Evangile à laquelle il s'appliquait depuis quelques années, favorise son retour à la i-eligion de ses pères. En 4762, il sollicite du pasteur de 31otiers" la faveur d'être admis h la Cène, sans avoir aucune explication particulière avec lui sur le dogme. « Au milieu de tant de pros- criptions et de persécutions, je trouvais une douceur extrême à pouvoir me dire : « Au moins je suis parmi mes frères », et j'allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d'attendris- sement qui étaient peut-être la pr('[viration la plus agr(''abl(' à Dieu qu'on y pût portei'. » La reconnaissance touine son cœur vers la Providence le jour où il reçoit de M'»e de Wai-ens (178:2) l'argent nécessaire à son retour de Lyon à Chambéry; il ne sentira plus désormais la misère et la faim. En 1768, il écrit à un ami : k l'aiblc inlirme, découragé, je reste à peu près sans pain sur lues vieux jcuirs; a. Au grand drplaisir de M'"« do Boufflors; IcUrcs dos 2i uotobro ot 10 novembre 176:2. Réponse do Rou^fseau, 30 octobre 1702, L'abbé de X. en parait Olonnô (XF, 1:22), 200 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU mais qu'à cela ne tienne, la Providence y pourvoira de nianirre ou d'autre [12]. » En 1776, il a l'idée enfantine de déposer le manuscrit des Dialogues sur le grand autel de Notre-Dame, avec cette suscription : « Dépôt remis à la Providence [i3]. » Contre son attente, il trouve les portes du chœur fermées; dans sa douleur, il lui seniMe que la F'rovidence même est l'alliée de ses ennemis et le réprouve. « Je sortis rapidement de l'église, résolu de ny rentrer de mes jours. » Bientôt, à un premier mouvement d'indignation succède une pensée reconnaissante; son mauvais succès a été a un bienfait du ciel ». Plutôt que de renoncer à l'ordre moral où la Providence doit tout ramener un jour, il admet une matière incréée qui la dis- culpe du mal ; mais surtout il laisse la raison pour consulter la nature, « c'est-à-dire le sentiment intérieur » qui lui fait rejeter l'athéisme, alors même qu'il ne sait pas le combattre (à Vernes, 18 février 1758). La foi religieuse est pour lui un sentiment inné qui ramène toujours l'homme à ses dispositions primitives (( comme la semence d'un arbre greffé redonne toujours le sau- vageon » ; a l'insensibilité morale est tout aussi peu naturelle que la folie ». La sortie déiste de Rousseau chez Mlle Quinault lui est partie du cœur ; sa timidité ordinaire auprès des « bril- lants péroi'eurs « a été vaincue; il souffrait trop pour se conte- nir. De 1732 à 1740, des abbés (de Gouvon. Gai me, Gatier) l'ont instruit; les religieux séculiers de Port-Royal, des dominicains, bénédictins, cordeliers, oratoriens. lazaristes ont été ses nuiîtres ou sa société habituelle. Le jour de la promenade de la Saint- Louis, un carme vient à l'aube dire la messe aux C'harnu'ttes; la demeure de 3Ime de Warens est la vraie maison du bon Dieu pour les religieux. L'établissement des jésuites de Chamljéry lui est familier et leur bibliothèque (^st à son service. Il a pratiqué leurs livres et leurs personnes; un jésuite dirige sa conscience et celle de Mme de Warens. A la recommandation de l'abbé de Mably, le Père Castel est son introducteur dans la société parisienne. Jusqu'alors les ouvrages mêlant la (h'-volion aux sciences lui avaient été a les plus convenables » [l'ij- Dans ce monde nouveau, que rfMicontrc-l-il ? des sceptiques, des rail- leurs, des athées. Ce licnrt a l»lcss('' toutes ses idées de chevet et ses inclinali(uis intimes. SENTIMENT RELIGIEUX 201 Jamais il n'a dépouillé le sciitiiiK'nt religieux, sous quelque foi'uie qu'il >e préseute. Catholique en Savoie, il est touché de l'appareil extérieur d'un culte qui émeut sa sensiJjilité ijj. Plus tard, catéchumène du vicaire savoyard, protestant tonsuré qui l'exhorte à revenir à la religion de ses pères, il la saluera comme c( très simple et très sainte ». A Lausanne, en pays protestant, il fait le dimanche, quand le temps est heau. quatre lieues pour aller entendre la messe à l'église d'Assens, en compagnie d'autres catholiques: il répond aux « sages avis » de .Aille de Giatrcmicd (1732) que sa religion est profondément gravée dans son àme; « rien n'est capahle de l'en elfacer ». Néanmoins, en 1754, il fré- quente les assemblées de dévotion a l'hôtel de l'ambassadeur de Hollande à Paris, comme jadis son père, à Constantinople, avait suivi, mêlé à la petite colonie genevoise, les prêches d'un mi- nistre, chapelain de l'ambassade de Hollande à la Sublime Porte. En 1770, au couvent du 31oîit-Valérien, Bernardin de Saint- Pierre sera frappé de son attention à suivre une lecture sur l'in- justice des plaintes de Thonnue. et de l'émotion avec laquelle il lui dit : « Ah! qu'on est heureux de croire! » 11 avait annoté un exemplaire de V Imitation et. sur ses vieux jours, s'était fait un petit bréviaire de poche fornu^ de feuillets de l'Ancien Testament et (.lu nouveau; il le portait toujours avec lui. Rousseau, à Lau- sanne, est catholique sans mystère et « sans scrupule »; Mme de Warens, durant près de deux ans. ne peut se mettre au lit, en songeant à son abjuration. « sans prendre la peau de ])0ule ». Jean-Jacques n'a pas été hourvcaudé de ces perplexité's; sa jeu- nesse fut indifférente au culte par légèreté insouciante et son âge mùr, par réflexion (\'H1.27!)). Sa philosophie l'eligieuse dédaigne les symboles extéi'ieurs de la foi roiiiuii' les controverses de la théologie [16]. C'est à cette religion sans épithète (ju'il fait allusion en écri- vant : « J'ai cru dans mon enfance par autoiifi'. dans majcum^sse par sentiment, dans mon âge mùi" par i-aison; maintenant, je crois, parce f|ue j'ai toujours cru » (1769). Sa tèle ne saceom- modait pas au nml oreiller de Montaigne; autant que la raison i'(''ll('i-liie tloiil il a une ni('diocre estime, une sentimentalité atten- iliie. (|ui e^l l'iniaginalion du cœui\ inclinait Rousseau aux im- pressions religieuses; elles relièr(Mit son enfance à sa vieillesse, 202 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.I. ROUSSEAU soutenues dans l'intervalle par son antipathie contre les philo- sophes et la souffrance. « 0 destinée! ù mon ami! priez pour moi; il me semhle que je n'ai pas mérité les malheurs qui m'ac- cablent » (1767). Tous les ouvrages de Rousseau sont imprégnés du sentiment religieux. Le Discours de Dijon, les Réponses au roi de Pologne et à Bordes préconisent l'ignorance au profit de la foi; l'Evangile, « ce divin livre », est. dans sa beauté ravissante, n le seul néces- saire à un chrétien ». « Il n'y a de livres nécessaires que ceux de la religion, les seuls que je n'ai jamais condamnés ». L'Essai sur l'origine des lanrjues 17 , Y Inégalité, « le plus audacieux de ses écrits », irréprochal)le au point de vue religieux, sont marqués du même cachet. D'accord avec le bénédictin Dom Lami, Rous- seau est convaincu de « l'impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s'établir par des moyens purement humains ». Avant d'exposer ses conjectures sur l'état primitif de l'homme, il proteste de la foi due par tout philosophe chrétien aux écrits de .Aloïse; il respecte les « dogmes sacrés qui donnent à l'autorité souveraine la sanction du droit divin » (1. 83, 126). A considérer les relations extérieures et factices de la société humaine, puissance ou faiblesse, richesse ou pauvreté, « les établissements humains paraissent au premier coup d'œil fondés sur des monceaux de sable mouvant ». Mais si l'on écarte la poussière et le sable (pii environnent l^MJiiiee. on aperçoit « la base inébranlable sur laquelle il est élevé » il. 8:2) (les droits naturels) et l'on apprend à en respecter les fonden>ents posés l)ar « la volonté divine ». {Inégalité.) Quels seront les interpi-ètes de cette volunti"? vi'r ni la Idrce ni le raisonnonicnt. c'est une nécessilT' (|uil reeeure à une aiitorili'... (lui puisse entraînei- sans violence el pei-siiader sans eonvaiuere... N'oilà ce cpii forea de tout temps les pères des nations (le recourir à iinlerventinn du ciel et d'iionoror les ilienx de leiu- propre sagesse... .Mais il n'appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux... La grande àme du législateur est le vrai miracle uni doit prouver so. missioni.: La loi \u<\W\(\\\o. toujours subsistante» SENTIMENT RELIGIEUX "^Oo coUo (le l'onfanl cl'Ismaol, qui dopiiis dix siècles n'git la moitié du mondo, annoncenl encore les grands hommes qui les ont dictées, et tandis que l'orgueilleuse philosophie ou laveugle esprit de parti ne voit en eux que d'heureux imposteurs (allusion au Mahomet de Vol- taire), le vrai politique admii-e dans leurs institutions ce grand et puissant gi'>nie qui pr('^si(|e aux étahlissemenfs durahles n (III, 329). L'liu'(jalUé ANAvi développé par avance ces considérations du Contrat. Les riches ont assuré la stabilité du contrat imposé aux pauvres en représentant les chefs comme dépositaires de l'auto- rité divine. Ainsi le pacte entre les magistrats et les citoyens cimenté par Dieu repose sur une base solide, à l'abri des révohi- tions. « Quand la religion n'aurait fait que ce bien aux hommes, c'en serait assez pour qu'ils dussent tous la chérir et l'adopter, même avec ses abus, puisqu'elle épargne encore plus de sang que le fanatisme n'en fait couler ". » « On ne saurait attaquer trop fortement la superstition qui trouille la société, ni ti'op respecter la religion qui la soutient » (1756). Le Contrat marque les abus visés plus haut : l'alliance du pouvoir religieux et du pouvoir civil peut être funeste à la liberté comme leur antagonisme à la paix publi(pie (,. Ces considérations sur les dangers attachés au pouvoir religieux et à son esprit dominateur, notamment en ce qui concerne le mariage, n'intéressent en rien la foi en un Dieu providentet rémunérateur. Rousseau ne consentirajamais, malgré « les difficultés inhérentes à toutes les connaissances humaines », à abjurer une doctrine « consolatrice ». « Toute justice vient de Dieu; lui seul en est la source » (Contrat): comment pourrait- il se violer lui-même? liéloïse, née d'un rêveur u entouré d'un sérail dhouris », s'est ressentie d'abord de son origine ; la pensée morale et l'eligieuse fi. I, 1:21. Il a en Iku'imhu' les guerres civiles (le|Hiis qu'à Genè\e {I7;$7) il a vu le prie cl le lils Barillot sortir armés de la mèiiie maison ])oui' all(M' coiuhattre dans dos partis difierents. L'Etnile (II, 285) estime le iauatismo jjrérérable à l'atlK'isuie, et pourtant avec quelle vigucui- la l'éponse à M. de Beauiuont le flétrit! (III, 96.) Puissance du vrai fanatique (Mahomet) : ■< ?fos fanatirpies... ne sont ([ue des fripons ou des fous. » (I, 39o.) 6. Dieu ])r(''vient ou l'i'pai'e le mal fait ]iar ses i)i(Mr'es. « Si le ciel ii'eùl parlé lui-même... on ne sait just(u'où des prêtres idolâtres et anibitieu.x... n'eussent point porté leurs attentats et les misères du genre humain i » (Str.-M. 1861, p. 316,) 204 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.J. ROUSSEAU lui est venue en grandissant 18 . Destinée par le baron d'Etange <à M. de Wolniar, Taniante de Saint-Preux, n'a pu se défendre un moment de pensées d'adultère; elle sort de l'église où le pasteur les a unis, l'àme purifiée du passé et affermie contre Favenir par la grâce (3'' partie. L. 18. IV, 244.) Elle va consacrer en elle la dignité conjugale, fondement de la société civile et les vertus de la mère chrétienne. Elle est sœur du vicaire savoj'ard [19]. Ces deux âmes tendres ont failli et trouvé l'apaisement avec la force dans la foi. Bien que Tathée de Wolmar soit froid et honnête, sa compagne espère à la finie ramener à Dieu«* : il pense en impie, mais vit en chrétien. Il est appelé à imposer aux croyants l'estime des incré- dules, comme Julie à réconcilier les philosophes avec la piété. Cette préoccupation religieuse, « objet secret » du roman, se représente sous une autre forme dans V Emile, adversaire vigou- reux de l'intolérance fanatique et de la négation de l'Être suprême. La réplique à M. de Beaumont et les trois premières Lettres de la Montagne sont à ce point de vue des épilogues de la Prof('ss.ion de foi. ]}on noudjre de ses lettres en i-enouveilent le credo et presque dans les mêmes termes [20"". « .Fai trop soulfert en cette vie pour n"en pas attendre une autre... Je la sens, je la crois, 7V' la veux, je l'espère, je la défendi'ai jusqu'à mon dernier soupir » (175()). C'est bien riKnnuie (jui ])arle ici. non l'auteur. L'œuvre entière de Rousseau porte la marque d'un génie l'cligieux et c'est à ce caractère, élément principal de l'unité morale de sa vie. que l'éci-ivain doit plusieurs de ses ])lus lielles inspirations. L'idée de la Providence est familière à Rousseau, et volontiers il se croit suivi de ses regards. En même temps, il pai-le de sa destinée qui était de souffrir. « Tout concourt à r(euvi'e de la di'stiii{''i' (|ii;iiiil clic ,i|i[icllc lin litMiiiiic au iiiallicur. >■ Le >iirl i|iii ratleiidail iialui'elleiiienl était IV't.il nliseiir el (raii(|uille d'un bon artisan et Jean-Jacques s'allendiil au l.ibleaii ilii IkiiiIiciii' d(uit il ,iiii;iil joui. Il bon chrétien, bon citoyen, bon p'''i(' de famille, biiii ami. bon oiin lici'. bon homme en toule chose ». Son pali'on a. « Oml l.ihliMii iiiiiis |)(iii\((ns dllVii- à son cn'iii-... (juaiid il \itim luillrr l'iiiiilf^e (lu ciel ihin> sa iiiâisnii 1... i|ikiiiiI rciil lui- ]<■ \in\r il mim torci' itr se fliiT' : « Xoii, riiniiiini' n'es! i>.is ainsi par liii-iiiriiic: i|iir|i|ui' cIidsc de plus ipi'IlUMiaill lri,'lir iri ! )) \', il). PROVIDENCE — FATALITÉ 205 le graveur a rendu impossible la réalisation de ce beau rêve. A leur tour, ses parents, négligents à l'atteindre sur la route de Turin, ont conspii'é avec son étoile. Son bon ange lui inspirait le dessein de se retirer à la campagne avec Mme de Warens; mais « on dirait <[uo la Providence, qui m'appelait à ces grandes épreuves, écartait de sa main tout ce qui m'eût empêché d'y arriver" )i. Il devait être un exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien |)ubli(^ (>t de la justice, ose dire ouvertement la véi'ité. l^'innocent persécuté a-t-il le droit d'accuser la Providence? Qu'il se garde de ce blasphème! L'infortuné, ne sachant à qui s'en prendre de ses malheurs, personnifie la Destinée, lui pi'ète des yeux et une intelligence. « L'homme sage » n'y voit que les coups de «' l'aveugle nécessité ^. Rousseau regardera donc tous les détails de son existence comme « autant d'actes d'une pure fatalité » où il ne doit supposer ni direction, ni inten- tion, ni cause morale (IX. ;{86). 11 préfère l'abandon du fataliste à une révolte impie. Si. malgré cette diversion, son cieur murmure encore, il en coupe les mouvements indiscrets à la racine, en refoulant « l'orgueil de son petit individu ». comme si la croyance à une l'rovidence individuelle était un(^ forme raffinée de la vanité humaine [-n]. Qui a engagé sa tête dans le sac de la prédestination, va tâtonnant dans les ténèbres et se heurte à des contradictions. Apôtre de justice et de vérité, Rousseau est d'abord conduit par la main de la Providence à une destinée exemplaire, et à la fin (1777) il subit le joug de l'aveugle Nécessité [22]. a. Ccpondanl cilo lui a olTurl on (livorsoïi circonstancc'.-j ce iiu'il lui fallait pour coulor des jours heureux (VIII, 102, 103). b. 8" Pronienacl(\ Dans la lellre à Voltaire (1756), il aduieltail une l*r( - vldence « seulement universelle ». .Iulie raille ce sentiment aveeespiil (V, 2;;, 2G). 206 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU X IV CUlîliESPOND.ANCE AVEC VOLTAIliK La correspondance de Rousseau avec Voltaire jette sur son caractère un jour avantageux. Dans une lettre d'une « grande politesse ■» (VIII. 237, 238), A'oltaire l'a prié, puisqu'il réunit deux talents toujours séparés jusqu'ici, de revoir les vers et la nuisique des Félcs (Je Ramire. La réponse de Rousseau, « très respectueuse )>,,est celle d'un humble disciple, désireux d'obtenir les conseils du maître. « 11 y a quinze ans que je travaille pour me rendre digne de vos regards... J'espère que vous voudrez bien... m'indiquer les endroits où je me serais écarté du •beau et du vrai, c'est-à-dire de votre pensée... Ces faibles essais me seront toujours glorieux, s'ils me procurent l'honneur d'ètn; connu de vous... )> (H décembre 1745.) « Vous avez peint l'amitié et toutes les vertus en homme qui les connaît et les aime... Ces écrits m'élèvent l'Ame et m'enflamment le courage. » Cette lettre (30 janvier 1750) est antérieure dequelques mois au succès du Dis- coursde Dijon .-Rousseau envie encore à cette date l'honneur d'être connu de Voltaire, « protecteur des talents naissants qui en ont besoin w. — « J'ai reçu, monsieur, votre nouveau livre contre le genre hnunùn {L'Inéf/alitr)... On n'a jamais employé tantd'esprit à vouloir nous j-endrc bètes; il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage, etc. » (X. 100. ) La réponse de Rousseau (1755)estrespectueuse.flatt(>use; il lui rendiiiibomniage t( que nous vous devons tous comme à notre chet», mais il n"a ]»lus l'accent soumis du « disciple elilhonsiasle ». On y sent l"ap}»r(M, la gène, l'eu ;i [xui Itousseau gi'andit; bienliM piiMiiii lui aussi à la gloire, il va traiter Voltaire d'égal à ('-gai. Dans sa réponse à l'iMivoi du poème de Lisbonne (175()), il l'appelle son « frère», son « maître » et « gi-and lioninie ». mais il a le l(tn l'erine du pbilo- sdplie soucieux avani lou! de la \(''rili'. Le 17 juin 17(10. il lui CORRESPONDANCE AVEC VOLTAIRE 307 adresse une lettre de reproches (jiii, sauf un billet laconi(jue de démenti (31 mai 1765), clôt leur correspondance. « De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie... Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute... Adieu, monsieui*. « Les deux l'ivaux ont un trait commun, le génie, véritaitles antipodes pour la nature de l'esprit et le caractère. A aucnn égard, ils ne boivent dans le même verre ". Rousseau a l'ànie religieuse; A'oltaire est un « fanfaron d"inqjiété ». « En parais- sant toujours croire en Dieu, il n'a réellement jamais cru qu'au diable, puisque son Dieu prétendu n'est qu'un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu'à nuire. » Rousseau, plus autorisé que son contradicteur à compter, à peser les maux de la vie humaine, est optimiste; Voltaire, «ce pauvre homme » accablé de prospérités et de gloire, déclame amèrement contre les misères de la vie et crie que tout est mal. « A'ous jouissez, moi j'espère, et l'espérance adoucit tout ''. » Rousseau, qui veut toujours être auteur sérieux, reproche au « célèbre Arouet » de sacrifier au goût frivole de son temps (17o0). « Je voulais philosopher avec lui, il m'a persiflé c. » R dédaigne Voltaire « le poète » [aS], homme léger, « polichinelle », « bala- din » dont le nom ne doit pas souiller les lettres de ses cori'cs- pondants. Il le dédaigne et le redoute : il est si habile h mettre les rieurs de son coté! [24] Au Discours dp Dijon a, répliqué l'historiette de Timon dépouillé par des voleurs qui ne savent pas lire et recueilli par des hommes de lettres qui lui donnent a. « J'iiai iircudi'c vuloulifis du cal'C' chez vous, mais ce ne sera ]ias, s'il vous plait, ilans la tasse dorée de M. de Voltaire, car je ne bois point dans la coupe de cet liomme-là. » (1761.) Il ne veut pas 1(> voir, même en drcouiiuic fU' liuber (XII, 4). Il se détourne de sa patrie à cause de lui (X.ïJli). b. Vollaii'e réi)ondil à la lettre de Rousseau par une teinte cl )icu .iprcs (XI, 124) par Candide « dont je ne puis parler parce que je ne lai i)as hi » (?), dégoûté sans doute de « l'absurdité révoltanli' » de cette docirine. c. A l'occasion il lui reniira la jiareille en lui confiant le soin {Cin- (/iiiénie Lettre de la Montagne) de j)laiiler devant le conseil de Genèvo la cause de l'auteur de VEmile (lll, 197). Jamais Voltaire no lui a pardonné ce uiorceau anodin en comparaison de ses libelles. Cf X, 379, Conversation de Voltaire avec un ouviii'i' ueucliàtelois (1702). '208 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU un Iton souper, une plume et de Tencre pour achever sa diatribe contre les lettres et les lettrés. 11 est animé contre le philosophe des Délices de griefs qu'il affaiblit en les exagérant. « Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu... vous y avez aliéné de moi mes concitoyens /^j]--- c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable... Je vous hais puisque vous l'avez voulu » (1760). Si l'auteur d'Emile et du Contrat a été con- damné par ses compatriotes, « c'est à l'instigation de M. de Voltaire qu'on y a vengé contre moi la cause de Dieu « (170:2). A'oltaire est le grand prêtre de « l'inquisition philosophique » qui veut brider comme « hypocrite etscélérat » celui qui. « rebelle aux nouveaux oracles, ose continuer de croire en Dieu ». « Ce grand comédien, dolis instructus et arte pelasi/o, » cherche une réconciliation. Rousseau, qui ne croit pas à sa sincérité, s'y refuse. « M. de Bulfon veut-il que je fléchisse ce tigre altéré de mon sang? » (176o). « 11 a tous les torts, il faut qu'il fasse toutes les avances, et voilà ce qu'il ne fera jamais » (176G). En 1770, Rousseau souscrit pour deux louis à la statue de A'oltaire. <( C'est moins une générosité qu'une vengeance, mais c'est une ven- geance à la Jean-Jacques que A'oltaire ne lui rendra pas. » Voltaire voulait du moins lui rendre l'argent, comme aux La Reaumelle, Fréron et Palissot; d'AkMnbert l'en détoui'na. Maître et disciple ('taient devenus rivaux et de rivaux, ennemis «; ils s'étaient contredits, ils s'outragent. L'année 1758, date de la lettre à d'Alembcrt ''. semble marquer le point culminant d'une illustiv confraterniti' Iitt('raire répudiée troj) tùt et corrompue de torts graves de la part de A'oltaire. L'adversaire le plus fort aurait dîi être généreux, tout au moins équitable, k Je ne lui trdUNc aucun génie »; à quoi bon alors se soucier de lui et doimer prise à des inqmtalions fâcheuses? A'oltaii'e avait le droit de p(M"siner Rousseau, non de l'insulter grossièrement en pi'ose <'l en vers dans des libelles anonymes {■■>■(>]. n. Sîuis nr';^riiM.(.i. toulL'l'ois de s'inléi-cssi'i- à la sanh rnn île raulrc. Voitairo veut donner à Uousseau « de bons bouillons avec des potions rafraiehis- .santos ». Rousseau écrit à d'Ivernois : « Les amis de ce |iau\re lioinine l'eraient bien de le faire baif,'nei' et saignei' de temps en temps. » (I76X.) I). Rousseau y l'ait à plnsiems ir|)i-ises Tido^c de Voltaire eoinmi" s'il voulait par avance le désaimei il, l'.iT, 211, 260). CORRESPONDANCE AVEC VOLTAIRE 200 Voltaire et Rousseau se sont vus une seule fois [-27] ; ils se sont rencontrés souvent, contre le gré de Jean-Jacques, clans un champ clos ouvert aux regards de TEurope. querelle de philo- sophes piquante au goût des étrangers, mais qui chagrinait en France les amis de la philosophie ". Qui des deux champions en a le plus souffert dans sa honne renommée? Tel flert qui ne tue jms, et au contraire, en frappant se blesse. Dans ces démêlés, le bcVtard du barbet de Diogène et de la chienne d'Érostrate a gardé une dignité dont M. de Voltaire a manqué ^. Quand Vol- taire est choisi pour arbitre dans les troubles de Genève, Jean- Jacques écrit à d'Ivernois : « Je suis très fâché que vous n'ayez pas été voir M. de Voltaire. Avez-vous pu penser que cette démarche me ferait de la peine? Que vous connaissez mal mon cœur!... » Jean-Jacques souhaite de le voir opérer une réconciliation qui lui permettrait de se livrer sans mélange à son admiration pour lui. « Si M. de Voltaire vous sert comme il le doit, s'il entend sa gloire, comblez-le d'honneurs et consacrez à Apollon pacificateur, Phœbo pacalori. la médaille que vous m'avez destinée » (30 dé- cembre ITG.j). Cette lettre fait honneur à Rousseau et est habile : Voltaire n"a pas accoutumé de traiter ainsi ses advei-saires. « Je vouilrais qu'on cill dans cluKjue t^tal un code moral ou une espèce de profession de foi civile qui contint positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d'admettre et négativement les maximes intolérantes qu'on serait tenu de rejeter non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourrait s'accorder avec le code serait admise ; toute religion qui ne s'y accordei-ait pas serait proscrite et chacun serait libre de n'en avoir point d'autre que le code même c... Je souhaiterais passionnément que vous voulussiez a. « Que deviendra le petit troupeau, s'il est désuni ot dispersé? » D'Alenibert à Voltaire, 9 aviil 1761, 17 janvier 1763. Une lutte entre Darès et Entclle (Hume à Mme de Bouftlers, 16 mai 1766) aurait été eneore plus attractive qu'un combat de coqs pour le public anglais. b. Xir. 78. « Je ne sais me battre qu'avec dignité » (IX. 4."ii. n'Alenibeil à Voltaire : « Si vous lui répondez... répondez-lui avec le sang-froid et la dignité qui vous convienneiÔ|. » (176.3.) « Rousseau oubliait les injures de Voltaire pour ne se souvenir que de son génie: il ne prononçait son nom qu'avec respect. » (D'Eselierny.) Il lui sait gré de ne pas professer l'atbi'isme. Au reste, il le dit son « ennemi le plus implacable » (à Rey, 10 novem- bre 1764), et regarde connue certain « le triumvirat » de Voltaire, do d'Alendjert el de lluiue (XI, :U.")I. Tronehiu est « son premier ministre ». c. Cf Leilre à M. de 15eauin(itit ilil. 88 et suiv.) 14 210 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU entreprendre cet ouvrage et l'embellir de votre poésie, afln que chacun pouvant l'apprendre aisément, il portât dès l'enfance dans tous les cœurs les sentiments de douceur et d'humanité... Ce projet doit plaire à l'auteur cVAlzire. Vous nous avez donné dans votre poème sur la religion naturelle le catéchisme de l'homme; donnez-nous mainte- nant... le catéchisme du citoyen » (18 août 1756), Rousseau lui-ménio méditait de faire cette profession de foi civile, code social et moral visé de nouveau dans le Contrat. Ni Jean-Jacques ni Voltaire ne l'ont rédigé. h<\. Déchirât iondes droits de l'homme et du citoyen l'a réalisé en partie. On en retrouve l'idée dans plusieurs cahiers de 89 réclamant un Catécliisme de morale et de politique, un Bréviaire catéchisme national. Rousseau se plaint d'avoir prêché dans le désert... m J'ai quelquefois charmé mes maux et satisfait mon cœur, mais sans m'en imposer sur l'effet de mes soins. Plusieurs m'ont lu, quelques-uns m'ont approuvé même et, comme je l'avais prévu, tous sont restés ce qu'ils étaient auparavant. » S'il avait vécu onze ans de plus (1778-1789), il aurait vu qu'il n'avait point perdu son temps. Le génie avait alors agi dans toute sa force, secondé par un art merveilleux. L ECIUVAIN. LE UOMAXCIEll Rehut de tous les états dans sa jeunesse, Rousseau avait été déclaré bon seulement à manier la lime ; il l'a maniée avec un soin dont Despréaux aurait été content. Il ambitionne la gloire littéraire, et comme au début il n'est pas, non plus (ju'à tout Age son homonyme Jean-Baptiste, l'un de ces esprits faciles l'uni' (jiii les doctes sirurs caressantes, doclK-s, Ouvrent tous leurs trésors, il les veut enleverde force. A cjuaranle-deux ans. a[)i'ès les deux Discours, il se façonne encore au style par un m travail d'écolier ». « Avec queUiue talent (ju"(>ii [tuisse (Mrc tK'. l'arl d^'crire ne RESPECT DE l'ART 211 s'apprend pas lout d'un coup f. » Il traduit, mêlant le plai- sant au sévèi'e, le Premier Livre des Histoires de Tacite et L'xipocolokijnlose de Sénèque. 3Iédiocre traducteur de Tacite, Rousseau n'en était pas moins capable d' « aller seul » (XII, 310), et il est allé loin dans la carrière. Rousseau I^"", le poète des Odes que Jean- Jacques cherche à se remémorer dans ses promenades matinales au Luxembourg, ne devait pas rester longtemps le (jrand Rousseau. « Ennemi du petit scrupule » auprès de M. de L'Etang (AI, 24) et des puristes ['^8], le scrupule littéraire ne l'a jamais abandonné. La préface de la Lettre à d'Aletnbert ale^ coqueiie- ries de l'auteur mécontent de soi et friand de l'admiration du public. Si ce papier est encore au-dessous des autres essais sortis de sa plume, il faut l'en excuser : il n'a plus l'Aristarque de ses premiers ouvrages ; il est triste, malade ; soyez indul- gents (I, 180). Dans la première partie des Confessions, il pouvait « tourner ses descriptions sans gène » jusqu'à ce qu'il en fût content; sa situation actuelle (1769) lui permet-elle de « faire des tableaux agréables .et de leur donner un coloris bien attrayant »? Si vous commencez cette lecture, rien ne pourra vous y garantir de l'ennui. (VIII, 190.) Rousseau sait in petto qu'il est ici faux prophète; il a le di'oit de toujours compter sur un talent dont la puissance est celle de la passion et dont l'originalité défie la singerie des imitateurs [agj. Rousseau a parfois la plume voluptueuse comme le Tasse, son poète favori '', jamais licencieuse; son « humeur pudique » laissait les livres obscènes à la boutique de La Tribu, prêteuse engageante. « Mes tableaux voluptueux auraient perdu toutes leurs grâces, si le doux coloris de l'innocence y eût man- qué. » Il ne peut voir un débauché «. sans dédain, sans elfi'oi même », disposition attachée au naturel. Car s'il a reçu de sa famille, quittée à treize ans, une «éducation modeste et chaste », (i. On le voit il SCS piciiiiri'cs letti'os. « Le IVùrc Montant dit connue ça ((u'il vous prié de croire... » (17153.) « Je puis pratiquer... un jx'u (le (aient pour l'écriture, je parle du style » (1736). Le Projet |iour l'cdu- catioa de M. de Sainte-Marie est d'un style nukliocre (17-40). b. Héloïne, IV, 'ô't, il, 'Ji). & Lo foin du château do Lavagnac, une épi- nette et mon Tasse, voilà celui (le château en Espagne) qui m'occupe aujourdliui malyré' moi. » (17(iy.) 212 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.J. ROUSSEAU telle n'a pas été celle que lui ont donnée les accidents des grandes routes et des nuits dans la rue. « 11 est sensuel plus qu'il ne faudrait peut-être, mais pas assez pour n'être que cela [Sol. » Des traits grossiers lui échappent, imputables au défaut de goût ou de délicatesse morale, non à l:i polissonnerie. Quand il offre aux filles un spectacle plus risihle que séducteur (VIII, G2), il n'a pas d'intention obscène. « Je n'y songeais même pas. » Son « plus grand défaut fut toujours d'être timide et honteux comme une vierge «. Il se donne au terrilile Piémontais pour un jeune étranger « dont le cerveau s'était dérang(> ». Le cas, en effet, est moins immoral que pathologique; « le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne peut se décrire )>. Il avait parié qu'on pouvait faire un conte gai, sans intrigue d"amour et sans liber- tinage ; s'il a vraiment fait le pari, avec la Reine fantasque, il Ta gagné. Rousseau n'eût jamais écrit les contes de Lafontaine ni les romans de Diderot. Du reste, il n'a rien de la pruderie des délicats dont la pudeur hj-pocrite est toute dans les oreilles; le franc-parler de Molière ne le scandalise pas. Il ne manque pas une de ses représenta- tions, sans doute parce qu'il trouve en lui le goût de la franche nature. Ses paysanneries naïves doivent lui plaire, comme la chanson peu madrigalesque du roi Henri ; il est sensible au charme des vieilles romances chantées aux veillées champêtres (iy,427). « Jernigué non, » dit Pierrot à Charlotte ; «j'aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre. » La nature parle ici en rustique, ignorante de l'héroïsme cornélien, mais aussi de la grimace menteuse. La vérité humaine lui agrée avant tout, sans fard ni frivolité. Il a le respect de l'art. Pourquoi faut-il que le goût corrompu de leur siècle rabaisse le pinceau d"un Vanloo à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-vis et le ciseau d'un Pigalle à ravaler le ventre (Tun magot '.' Qu'aurait dit Rousseau de r('coIe qui cherche le beau dans If laid ri s"a[)- jiliipie à vernisser, sinon à parfumer l'ordure? " .rcus toujours le co'ur un juni rouianesqu*' i> (1770). A Trye. l'ituvi'age f[ui lintéresserait le plus serait le roninicncrnK'nt dv>. Solitaires : il le (Iciiiaiidc à l)ii|)ryr(»ii (iM) juin IT(iS). à rintcn- (i(in de le cunlinuer. \.' Ili'lo'isc est le seul de ses écrits qu'il LE ROMANCIER 213 relirait avec plaisir (à Roy, 177,')); V Astréc le cliarinait seule en ses vieux jours. Un roman d'éducalion est son œuvre principale; Rousseau est le plus penseur des romanciers et le plus roman- cier des penseurs [ii]. Les grands sentiments des romans dévorés dans son enfance ont fait sur lui une impression indestructible; devenu roman- cier à son tour, il se retrouve imprégné des inspirations idéales qui ont ravi ses premières années. Il a écrit VHélo'ise'^'- pour les lecteurs « d'un bon naturel » à qui agréent les lictions douces et sans mélange de peine. Il plaint ces auteurs de tragédies pleines de noirceurs et de crimes, dont les héros sont des gens qu'on ne saurait écouter ni voir sans souffrir. Quel plaisir peut-on trouver à se mettre à la place d'un scélérat dont on représente le person- nage, alors qu'on devrait gémir d'être « condamné à un travail si cruel » ? L'Ame aimante de Rousseau ne veut ni éprouver ni infliger au lecteur le « tourment de haïr ». Les passions de ses personnages peuvent être mêlées de mal (telle est celle de la marquise dans les Amours de Milord Edouard), jamais de bassesse odieuse; d'ordinaire elles s'ennoblissent de sentiments généreux. La faiblesse humaine y paie son tribut et associe par là Racine à Corneille, mais elle se purifie, même dans une cour- tisane (Y, 83), en goûtant, comme prix de la lutte, la volupté de la vertu. Milord Edouard est aimé de deux maîtresses sans en posséder aucune. « Plus heureux des plaisirs qu'il se refusait que le voluptueux n'est de ceux qu'il goûte, il aima plus long- temps, resta libre et jouit mieux de la vie que ceux qui l'usent. » Rousseau se complaît dans les fictions qui colorent la réalité des reflets de l'idéal. a. Loin d'otre « un roman pliiloso])hir[uo, c'est au contraire un com- merce do bonnes eons «. 2/i iAltiAAfU '^^ i/llt^ f ^L :, 1 .-r- t --I h ^ ^ M - ■'■ ■ • ■ j (ISx,^ ^, 1 IL^ > 214 NOTES COMPLÉMENTAIRES NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. — Six et dix sous la page, ou davantage pour les pièces de clavecin français, « si hideusement hérissées de notes qu'elles ne font pas moins de mal aux yeux qu'aux oreilles ». Il en voulait tirer l.oOO francs par an. En 1753, décrit à Mme de Warens : « Avec toute cette gloire, je continue à vivre de mon métier de copiste qui me rend indépendant. » « Sans pain, point de liberté « (176i). « La copie ferait la soupe fort maigre dans une aussi petite ville que celle-ci (Genève), » à Mme Dujjin, 20 juillet 1734. Il exerça son métier toute sa vie, même à Montmorency. Les copies sont un prétcxle pour les curieux; Jean-Jacques n'est pas dupe du manège (lettre à la comtesse de Saint***, 23 mai 1776), et il en profde. En taxant si haut son ouvrage, 1' « usurier » Jean-Jacques, s'est fait « traiter de juif par le phi- losophe Diderot » (2" Dialogue). Il a préféré ce travail manuel « ignoble » aux intrigues et manœuvres financières qui procurent à « vos messieurs » des rafles de 50,000 francs d'un coup (IX, 240, 220). Le métier de copiste lui permet de se passer du produit de ses livres et c'est ce qui les fait vendre. Le goût du travail manuel est inalliable avec les fougueuses passions des méchants (IX. 246). — Mme d'Houdetot lui reproche de trop copier; qu'il s'occupe plutôt « de produire ». En travaillant « je me délasse de mon métier de copiste » et réciproquement (janvier 17.38). Il ne copie pas seule- ment de la musique. Il va commencer la copie de Julie, « quoicjue je n'aie pas achevé le livre de M. Buchelet qui avait date avant vous » (nov. 17.'i7). Buffenoir. p. 193, 238. 2. — (( Timon... ne nuM-itait pas ce nom (de misanthrope). Il y avait dans son fait plus de d('pit et d'enfantillage que de véritable méchanceté : c'était un fou mécontent qui boudait contre le genre humain ». {2<' Dialogue.) «Le caractère du misanthrope... est déterminé par la nature de sa passion dominante... violente haine du vice, née d'un amour ardent pour la vertu et aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. 11 n'y a donc qu'une âme grande et noble qui en soit susceptible. » « Le vrai misan- thrope (ennemi du genre humain) est un monstre ». I. 203, 201. 1^. — Descartes écrit à Balzac (1631) qu'il jouit à Amsterdam d'une soli- tude paisible à l'égal d'une retraite cluuupèlre. « Je me vais pi-oniener tous les jours parmi la confusion d'im grand peuple avec autant de liberté et de repos que vous saui-iez faire dans vos allées, et je n'y consi- dère pas autrement les hommes que j'y vois que je fei'ais les ai'bres qui se i-encontrent en vos forêts ou les animaux qui y paissent. Le bruit île leur tracas n'inlerrom])t pas ]dus mes rêveries que ferait celui de (pichpie ruis- seau, etc. » Ci's méditations isolantes, d'un Descaries ou d'un Archimède, n'ont ririi de eomunin nvn- la iiiisrinlhropii'. 4. — Voici les i)rincipaux traits de la lettre de Walpole : « Vous avez renoncé à Genève, votre patrie... la France vous a décrété, venez donc chez DU CHAPITRE VIT 215 mi)i... Vous avez foi! assez pai'lcr de vous par vos singularitrs peu conve- nables à un véritable ^rand lioiunie. Démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens coniniun ; cela les fâchera, sans vous faire tort... Si vous vous obstinez à rejeter nu^s secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez toujours à vous creuser l'esprit pour trouver de nouveaux nuxlheurs, choisissez-les tels que vous voudrez. Je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits... Je cesserai d(! vous ])ersécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à l'être. 1) Sif/né .•Frédéric. — Rousseau a d'heureuses répliques à des reproches fondés ce]}endant ; on le blàuie d'avoir trop laissé paraître lo moi dans les Lettres de la Montaqne : « Quand on fit expirer le malheureux Calas sur la roue, il lui était difticile d'oublier qu'il était là. » Il est avide de célébrité à tout prix :« Si Érostrate se fût senti capable de faire Y Emile, il n'eût point brûlé le temple d'Ephèse. » — Voir note 24. 5. — Dans Pygmalinn, un (h'S portraits de Rousseau, Laharpe voit « un délire continuel qui finit par un miracle ». Grimm et Gœthc ont mieux apprécié cette scène dans le goût allemand. « Le goût est inné au génie » (?) Gœthe. Certainement, il n'est pas le même chez tous les peuples. « Un poète français devrait porter dans ses armes, sous quelque symbole, la Semaine de Dubartas, comme l'archevêque de Mayance porte la roue. » Du fjoùl. tia- duction Porchat, (t. X, p. 381.) Dubartas gagne peut-être à être traduit, ontrairement à l'adage traduttnre, traditore. 6. — Rousseau cite la Bible plus souvent que l'Evangile ; elle r(''pond à plusieurs de ses instincts intellectuels et moraux : simplicitd des mœurs patriarcales: poésie naïve et gracieuse, vigoureuse et sublime: images grandioses (ainsi dans Rousseau : « Celui qui voulut que l'homme fût sociable toucha du doigt l'axe du globe... » (I, 388): sentiment profond des tristesses humaines : détachement sceptique de l'Ecclésiaste. Au goût de Rousseau, le langage de la Bible est modeste, mais non dans la traduction de M. de Voltaire. Toutefois, s'il était une autorité ecclésias- tique, il interdirait aux jeunes lévites la lecture du Cantique des Cantiques. Familier de la Bible, Rousseau vit au milieu des prophètes ; il se lamente avec Jérémie et se souvient de ses malédictions même dans l'Allée de Sylvie: « Malheur... malheur... » Peut-être a-t-il conservé l'impression de la partie fantastique de la Bible : visions, prédictions, esprits. (Cf chap. 9, 3"! section). — La veille du (h'cret, Jean-Jacques lit le Lévite d'Epki'atm et en rêve (IX, 27). Cet épisode aurait-il, par son entremise, inspiré le con- ventionnel Legendre, proposant tic dépecer le corps de Louis XVI en quatre-vingt-quatre morceaux pour en envoyer un à charpie dt'partemenl? Legendre ('tait boucher, excuse insuffisante. 7. — Le 25 décembre 1761, Malesherbes lui avait adressé, au sujet de ses « procédés » et de son humeur, une lettre dont la franchise l'avait engagé' à s'expliquer. Le grand chancelier y fait un portrait fidèle de Jean-Jacques. « La sensibilité de l'amour-propre n'est étrangère à aucun auteur... La sensibilité du cœur est imprimée dans vos ouvrages avec trop de force et de vérité pour qu'on soit étonné de la retrouver dans votre conduite. Cette mélancolie sombre, qui fait le malheui- de votre \ie, est ])r()digieusement augmentée par la maladie et par la soli(u(l(\ mais je crois ([u'elle vous est naturelle et que la cause en est physique : je ci'ois même (|ue vous ne devez pas être fâché qu'on le sache. Le genre de vie que vous avez embrassé est '-^16 NOTES COMPLÉMENTAIRES trop singulier, et \ oiis êtes trop célèbre pour que le publie ne s'en occupe pas... Vous ne pouvez pas douter que bien des gens n'imputent les partis extrêmes que vous avez pris à cette vanité qu'on a tant reprochée» aux anciens philosophes. Pour moi, il me semble c^ue je vous en estime davan- tage depuis cjue j'en ai vu le principe dans la constitution de vos organes et dans cette bile noire qui vous consume. Étant assez malheureux pour voir souvent des horreurs où Démocrite n'apurait vu que du ridicule, il est tout simple que vous ayez fui dans les déserts pour n'en plus être témoin... J'aime la vérité, je compatis à toutes les passions vraies, je crois même que je m'y intéresse plus à proportion de ce qu'elles sont plus vives. Je n'ai d'aversion que pour l'injustice et la fausseté, et encore ne sais-je pas si cette aversion n'a pas cédé quelquefois au sentiment qui me ramène toujours vers les gens de lettres... » Ce mercredi, février 1762... « Je crois avoir vu votre âme tout entière dans les différentes lettres que vous m'avez écrites... J'y ai vu cette suc- cession d'inquiétudes, de soup(;ons, et ensuite do remords d'avoir soup- çonné injustement. J'ai cru voir ces sentiments peints avec une vérit" que l'art no pourrait pas atteindre, et j'ai conclu de la moitié de vos lettres que vous étiez le plus honnête de tous les hommes, et de l'autre fnoitis que vous étiez le plus malheureux. » (Str-M. 1865, p. 420, 427). 8. — Plusieurs de ses lettres sont comme des monologues où le corres- pondant semble jouer le rôle du confident dans la tragédie. A Coindtt, 29 mars 1766 : « ...Je vous parle de moi; cela n'est pas fort poli, sans doute, mais cela est tout naturel. » Le lecteur ne s'en plaint pas. Quelque- fois il n'envoie pas à leurs destinataires des lettres adressées en réalité à lui-même ou au public : à Fréron, 21 juillet 1753 *; à M. de I.astic, 20 décembre 1754; à Moultou et à Roustan, 23 décembre 1761. Altuna (voir note 14) nous paraît être un destinataire fictif de la lettre du 30 juin 174S. La lettre à Saint-Germain (26 février 1770) est comme une confession générale apologétique. Le Persifleur intéresse aux « détails que je fais ici de .uioi et de mon caractère ». Rousseau dit qu'il a dépeint. « sans s'en aperci oir », * Fréron n'a pas ménagé Jean-Jacijues a^■ant sa rupture avec les philo- sophes. Ses critiques sont parfois malveillantes, mais animées d'un lion sens aiguisé et de fine raillerie. Lettres sur quelques écrits du temps. 174!!- 175i, 13 vol. in-12, en sus d'un vol. publié en 174(1, sous un jiseudonyme. L'auteur des Lettres était un adversaire dangereux: Rousseau, en 1753, le traite en ennemi qui peut un jour devenir un ami. Citons dans \q$ Lettres la critique de la préface de Narcisse, t. IX, p. 64; l'analyse de la Lettre d'un Ilermite (M. de Bonneval), celle des deux Discours de Bordes, t. XL p. i'.!8. Comment la Nuit a contribué à épurer les mn'urs, t. XII, p. 1^5. La modestie de Rousseau, t. IX, p. 325; t. XI, p. l',)l. Latour (1753) avait assis Jean-Jacques sur une chaise de paille, trait de sinq)licité fait pour lui plaire. Cette chaise est estimée ridicule par Diderot, et fastueuse par Fréron. « ...On m'a assuré que l'austère Genevois avait fait une ([uerelie à M. de Latour... Un banc, une pierre, ou iih'iiic la Icrre, voilà le siège que notre philosophe demandait. «Le Rousseau du ]ia>lcl n'est pas le frondeur l'ébarbatif des deux Discours, mais le poète-musicien délicat du Dei'in de riUfifje. — T. V, p. '.tS, Fréron mi'nlionne un Discours académi(jue en latin, d'un Genevois, A. Turretin, où l'auteur (1751), à l'aïqnii du lauit-al de Dijon, relèv(! les mauvais effets produits par' li'S sciences notaiiiineiit sur la religion. DU CHAPITRE VII 217 dans la lettre à d'Aloiiibert, Gniimi, Mines d'Épinay, d'IIoudetot, Saint-Lam- bert et lui-nièiiie : on y ehercheiait en vain ces portraits ; il s'est imaginé qu'il les avait tracés, illusion non surprenante en Rousseau. Saint-Preux est, au physique et au moral, l'image où il aime le mieux à se reconnaître; il lui a donné, jusque dans les moindres détails, les défauts et les qualités qu'il se sentait. 11 pousse l'exactitude jusqu'à lui prêter un mensonge (IV, 434). « Quiconque n'est pas l'ami de Saint-Preux ne saurait être le mien. » L'Héloïse est le critérium sur lequel il juge du rapport des autres cœurs avec le sien. Hume avait toujours sur sa table un tonn' de l'^e/oi.sp.. Jean-Jacques en aurait été touché, s'il n'y avait vu une « flagornerie » (XI, 357). Rous- seau s'est peint dans sa musique (IX, 243), dans son système. Mme d'Hou- detot lui demande de l'éclairer sur la nature de la vertu ; Rousseau va-t-il philosopher ? « Ma méthode sera plus simple et plus sûre. En sondant mes inclinations naturelles, j'ose penser qu'elles sont droites, je crois trouver dans mes désirs l'image de l'homme de bien. »(1" Lettre sur la vertu et le bonheur.) Dans la quatrième (Str.-M. p. 160) il fait indirectement son portrait idéal. L'éducateur d'Emile préfère les exemples aux préceptes. Prose ou vers, ses écrits sont des rééditions de sa personne ; il se des- sine en pied dans le Verger des Charî/ieltes, et l'Épitre à Parisot est comme un fragment anticipé des Confessions de Rousseau à vingt-neuf ans. Sans y songer, il y marque l'indécision habituelle de ses idées, la complexité contradictoire de ses sentiments. Né hbre, « hélas! » qu'y a-t-il gagné? ... Tous ces beaux sentiments. Loin d'adoucir mon sort, Irritaient mes tourments... Il tlotte entre Zenon et Epicure, le mépris et le respect des gi-ands, l'admiration et le désaveu des maximes républicaines, la passion et le dédain de la gloire. Il a l'impatience d'assurer sa fortune par ses talents, le regret de ne pas sentir encore la « divine flamme » du génie, le souci inquiet de l'avenir : « la ndsère est horrible » surtout à qui a goûté, auprès des Parisot et des Mably, « les attraits d'une vie opulente ». En cette épître déjà, il se loue et se lamente, il se fait admirer et plaindre. Telle est de mes malheurs la peinture naïve, et cette peinture, récitée avec chaleur, tire des larmes à ses auditeurs (VIII, 204). Le Mémoire présenté à M. Dupin (1749), développement du Projet de 1740, dissipe les préventions inspirées contre le caractère du précepteur. Il a trois obstacles à sunnonter dans le commerce du monde, mélancolie, timidité, profonde indifférence pour l'opinion et « tout ce cju'on appelle brillant ». Néanmoins, homme de bonne compagnie, «je n'en ai jamais vu d'autre », il est capable de former un enfant et d'en faire un « cavalier poli ». — Le précepteur de M. de Chenonceau loue la vie mondaine, élément de bonheur; le réformateur de l'Inégalité, la vie sauvage; l'ami de Mme d'IIou- detot, la vie sociale. La même année (1749), le Mémoire Dupin vante le savoir et le Discours de Dijon met en honneur l'ignorance. Cf chapiti'e ^■^ p. 3, Rousseau se dépeint souvent « sans «'en apercevoir ». g. — Dernier! : « Veuille le ciel... si jamais votre cœur affligé, etc..» A de jeunes époux (XI, 48); aune femme mal mariée (XI, 236). Détachement et vie intérieure (XI,13o, lOD), lettre du quiproquo; à un jeune homme qui veut se retirer du monde (X, 00), à un désespéré de vingt ans (XII, 227, 1770|. Vno dame Roguin (31 mars 17C4) le consulte sur l'éducation ])hysique d'un enfant encore à naître (XI, 120. 130). Il n'est pas bien sûr que sa lettre n'est pas 218 NOTES COMPLÉMENTAIRES un persiflage do ses « chimériques idées ». Cependant, il l'engage à braver les clabauderies des sots et les ricaneries encore plus sottes des beaux esprits. Dès le jour de sa naissance, « baptisez votre enfant par immersion deux l'ois le jour (dans l'eau froide) et n'ayez pas peur des rliumes ». Kneip était moins rigoureux, 10. — Il aime à moraliser. « Quoique malade et triste, ma vie n'est pas ici sans plaisir. J'y suis à l'abri des importuns, je fais de la morale et je pense à vous. » (A Mme d'Houdetot, 31 octobre 1757.) Sophie n'a auprès d'elle ni époux, ni amant, ni ami; l'affectueux directeur intervient. « Songez que les fautes que l'amour fait commettre laissent encore du ressort à l'âme, mais qu'un pas de plus l'avilit, etc.. » (9 novembre 1757, Buffenoir.) — Il y a eu, avant Jean-Jacques, un prédicant dans la famille, non pas, comme il le dit, son grand-père maternel, qui n'avait rien des vertus pas- torales, mais son grand-oncle, Samuel Bernard. Enfant, il aurait voulu être ministre : « Je trouvais bien beau de prêcher. » Lamennais de pre- mière main, il y aurait mieux réussi que dans le préceptorat. Il faut être maître de soi. « presque impassible », pour l'être de son élève; prêcher n'oblige à rien d'effectif. Claire et Julie « la sœur prêcheuse » se prêchent tour à tour. — « Leurs discours sont des harangues, et ils jasent (les Gene- vois) comme s'ils prêchaient. » — Jansen, p. 7 : Conseils à un curé ; sermon amical dans l'esprit de la Profession de foi, et ]il)re de langage « ... les balivernes du catéchisme, etc. ». 11. — « Alors sincèrement catholique (1729), j'étais de bonne foi... L'amour du merveilleux si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l'orgueil secret d'avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire. » En 1742^ Rousseau remet au P. Boudet (XII, 293), qui préparait une Vie de Mgr de Bernex, imprimée à Paris en 1751, un mémoire certifiant le miracle. Après les Lettres de la Montagne,, Fréron usa de ce certificat donné « par un des plus grands philosophes de ce siècle, par le célèbre J.-J. Rousseau de Genève. Assurément son témoi- gnage n'est pas suspect ». Année littéraire, 17Go. t. II, p. 260. Plus pré- cieuse encore aurait été pour les adversaires de Jean-Jacques la décou- verte du testament dicté par le fervent catliolique de 1737, un jour qu'il se croyait à l'extrémité (Mugnier, p. 149). Rousseau parle de l'accident de l'encre sympathique dont il a « failli mourir » (VIII, 155); il a oublié le testament. 12. — Il se propose (décembre 17()8) d'aller habiter une maison isolée. « Voilà une belle occasion ])our ceux qui disposent de moi de se délivrer du soin de ma garde, et de me délivr(^r, moi, des misères de cette vie. Celte idée ne nu; détourne ni ne me détermine. Je compte aller là, à la merci des honmies et à la garde de la Pi'ovidence. » Cf à Vernes, 18 février et 25 mars 1758. I 3. — Il craigniiil de voii' loiiiber aux mains des hommes ses Dialogues des- tinés à réfuter leurs calomnies auprès de la postérité. De mêuu', il a pris dr's précautions pour sauver les Confessions. « On les guette avec une grande vigilance... » (à Dupeyrou, 2 et 4 avril 17()7). Dans la crainte (pie ses ennemis ne réussissent à les détruire, il en do?ine des lectures à Paris, en 1771 ; il permet aux auditeurs d'en envoyer des extraits aux feuilles publiques. DU CHAPITRE VII "219 14. — Aux Cliairni'llcs, Rousseau a lu et relu ccnl luis les Entretiens sur les sciences du P. Lainy, oratoiicn attentif à édifier en instruisant. Il les relit encore avec plaisir en 1766. Il lit Murait, « notre Murait », dont VHéloïse note l'esprit dévot et 1' « instinct divin ». — Après l'insuccès de sa méthode de notation musicale, le P. Castel lui avait dit : « Puisque les musiciens et les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes... On ne fait rien dans Paris ciuo par h'S femmes : ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes : ils s'en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent, jamais. » Le spirituel jésuite prêchait un converti. Chez le comte de Gouvon, « ma folle ambition ne cherchait la fortune qu'à travers les aventures; et ne voyant pas de femmes à tout cela, cette manière de parvenir me paraissait lente, pénible et triste ». En 1742, le P. Castel l'a présenté à la famille Dupin de Francueil. En souvenir des heureuses années passées auprès de Mme de Warens et des Pères Hemet et Coppier (« leurs visites me faisaient grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes »), Rous- seau n'a jamais pu haïr les jésuites « sincèrement », cjuoique leur doctrine lui ait toujours paru dangereuse (YIII, 173 et 231). Il ne s'est jamais attaqué à eux, sauf en critiquant leurs collèges, dans l'espoir de se mettre à couvert de leurs manœuvres. (Lettre du 18 novembre 1761, à Malesherbes.) Il désavoue sa prétondue lettre à l'archevêque d'Auch (XI, 141). « Quelqu'un me connaît-il assez lâche... pour insulter aux malheureux? » (28 mai 1764.) En 1761, il s'était alarmé d'un complot jésuitique dont il a bientôt reconnu le peu de réalité. Les jansénistes sont les artisans de ses malheurs : ils ne lui pardonnent point de n'avoir pas voulu attaquer la Compagnie, ni la « note fatale » de VHéloïse (V, 35) où il a prédit qu'une fois les maîtres, ils seraient ])lus durs que leurs ennemis. En lançant son mandemi'nt, rarchevêque de Paris a été leur instrument « sans s'en douter » (III, 62, 63). Les médecins pourront s'apaiser ; les oratoriens, « gens d'Église et demi- moines, seront à jamais implacables ». (l''« Promenade.) Une parodie contre les jansénistes a fait saisir son bagage à la douane des Rousses. Il les assimile « à peu près » aux piétistes, « sorte de fous ». Le 29 mai 176'2, il sollicite des oratoriens avec déférence respectueuse la faveur d'une place pour V Emile dans leur bibliothèque (X, 57). Comment la lettre à Altuna (39 juin 1748), jointe au billet, a-t-elle été trouvée en leurs mains à Montmorency? Est-ce la copie à eux communiquée par Rousseau d'une lettre à Altuna ou une lettre adressée aux Pères sous le nom d'Al- tuna? Epître expressive comme profession de foi religieuse, intéressante pour les mœurs oratoires du début, mais sèche à l'égard d'un ami, et en contradiction manifeste avec le portrait du personnage (VIII, 232). « Dévot comme un Espagnol », il a « la piété d'un ange » et tous les jours dit son rosaire. D'ailleurs « que son ami fût juif, protestant, turc, bigot, athée, peu lui importait. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu'il s'agis- sait de religion, même de morale..., il disait simplement : Je ne suis chargé que de inoi. » Au contraire, la lettre laisse croire qu'Altuna veut engager une discussion religieuse avec Rousseau, à dessein de le convertir à ses idées. Quelh^s sont ces idées?... « Vous cherchez par zèle à me tirer de mon état » ; le vôtre est « également bon pour votre félicité future, si vous y êtes de bonne foi ». Votre ami « a réfléchi plus d'une fois sur les lieux communs que vous lui alléguez ». L'Espagnol du rosaire serait-il athée? « Vous pouvez parler et je ne le puis pas... » Qui l'en empêche dans une lettre privée? Rousseau parle librement à l'abbé de X... (4 mars 1764). 220 NOTES COMPLÉMENTAIRES L'Altiiiica (Ida Icllre ot celui dos Confessions sont loiil dillV'irnts ; les Pères de rOratoire n"en pouvaient juger, mais ont dû être touchés de la lernieté de la « foi » de Rousseau et de « sa morale de principes ». Le but était atteint. i5. — A ces impressions juvéniles se rattache le fragment d'une épître à M. Bordes (1741), à l'occasion des fêtes de Pâques. On y retrouve la sensi- bilité, non la foi naïve des premières années : Après un carême ennuyeux, Grâce à Dieu, voici la semaine Des divertissements pieux... Dans ce temple délicieux Où ma dévotion m'entraîne... (b'votion sensuelle, mêlée à des impressions d'amour profane, et touchée surtout du culte extérieur : illumination brillante, peintures, parfums, musique ravissante. Rousseau a franchement vers 1741 l'imagination catholique et, quoi qu'il fasse, il aura de la peine à la dépouiller. A la messe, avec Mme de Larnage, il avait donné à cette dame par son attitude dévote « la plus mauvaise opinion du monde ». Note à(i\Héloïse[\N, 41.S) sur les vertus sensibles du culte catholique. Helvétius consacre un cha- pitre de l'/^owme aux cérémonies religieuses considérées comme un remède à l'ennui. — Rousseau a parlé une seule fois de François de Sales, à propos de Mme do Warons (VIII, SS). Le Genevois pouvait accueillir le Jésus aimable consolant Madeleine, non le directeur précieux de la bou([uelièro Glycéra. i6. — A la demande du comte Duprat (1778), il est tout disposé à aller à la messe dans la résidence projetée : il ne veut pas scandaliser ses frères; mais il sera entendu dans le pays qu'il n'est pas catholique : il ne veut pas les tromper (XII, 254). — Il est curieux do voir comment Rousseau est apprécié comme croyant par les philosophes qui, à ses cotés, font l'écono- mie de l'Iiypothèso de Dieu. Helvétius : « J'ai vu des prêtres se flatter dosa ])rochaine conversion. Pourquoi, disaient-ils, désespérer de son salut? il ])rotège l'ignorance, il hait les philosophes. » U Homme ; cï Formcy, l'Jw/î- Ernile {l[, i\ et l'Esprit de Julie. Rousseau écrit à Roustan (septembre 1706) : 0 Le clergé catholique, qui seul avait à se plaindre do moi, no m'a jamais fait ni voulu aucun mal. » (XI, 388.) — Diderot : « Je n'ai point lu son dernier ouvrage ; on m'a dit qu'il s'y montrait religieux. Si cela est. je l'attends au dernier moment » (à M. N. à Genève). « Je vois Rousseau tourner tout fiutour d'une capucinière où il se fourrera quelqu'un de ces matins » (à Mlle Volland, 2;) juillet 17G2). « Il me protestait un jour qu'il cl.iil chrétien: je le croirais \()lontiers, lui répondis-jo, vous êtes chrétien, (■ojiiiiii' Jc'sus-Christ était juif. Que pou s'en fallait (ju'il ne crût à la résur- rcclion : \(iiis y ci'oyez comme Pilatc; lors([u'il demandait si Jt'sus-Christ clair morl. » {Œuvres complètes, Paris 187U, t. XIX, p. 82; I. III, p. 98.) La résurri'clion des corps est un dos ])oints contestés entre Julio mourante et le ministre (V, 65). — Grimm : au xvi" siècle, Rousseau, « venu doux cents ans trop tard », ain-ail èlo un r(^formatour aussi doux que Calvin (t. YIl, |i. HO). Pour d'Alend)crl, la profession (\i' foi est « une momorie », comme pour Diderot « une espèce' de galimatias »: il n'est « guèi'o que rhéteur » dans la pi'omière i)aitie; dans la seconde, « il est orateur ol presque pliilo- sophi,'. » D'Alembert, (Euvres complètes, I. IV, p. 464; I. V, p. H8. DU CHAPITRE VII 221 17. — 11 y invoque les livres saints en faveur de son paradoxe contre l'agriculture. « L'auteur de la Genèse avait vu plus loin qu'Hérodote. » (I, 388.) Dans Ylnégalité, il driilorc la condition des maîtres de la peinture et de la sculpture contraints de ne plus « augmenter la majesté de nos temples par des images sublimes et saintes. » (I, 13.) Pourquoi le panégy- riste du sauvage ne va-t-il ]ias vivre dans les forêts avec les ours ? Les passions ont détruit en lui rojiginelle simplicité ; les leçons surnaturelles reçues par notre premier père, la voix divine qui appela tout le genre humain aux lumières et au bonlienr des célestes intelligences, ordonnent de pratiquer les vertus sociales (I, 138 et 388). La quatrième Lettre sur la vertu et le bonheur est une élévation morale et religieuse. Son âme, « exaltée par les contemplations sublimes » de Ylnégalité, « s'élevait auprès de la divinité », et voyant de là ses semblables dans l'aveugb,' route des préjugés et des crimes, il leur criait : « Insensés qui vous ])laignez sans cesse de la nature, apiireiuz (jue tous vos maux viennent de vous ! » (Confessions, YIII, :2TT.) 1 8. — L'acte de naissance authentique d'IIéloïss est aux pages 306, 308 du neuvième livre des Confessions. Les deux premières parties ont été écrites presque entièrement sous forme de lettres éparses, « sans que j'eusse aucun plan bien formé, et même sans prévoir qu'un jour je serais tenté d'en faire un ouvrage en règle ». Il éjjanchait son ivresse amoureuse et employait « des facultés excjuises ». Aux pasteurs genevois qui ont fait grise mine à YHéloïse, il rappelle « le vi'ai but du livre », le rapproche- ment des croyants et des philosophes (à Vernes, 2t juin 17G1). « Outre cet objet de mœurs et d'honnêteté conjugah' qui tient radicalement à tout l'ordre social, ji' m'en fis un plus secret de concorde et de paix publique » (VIII, 312). ig. — Sunir calviniste. Jean-Jacques cath(ili(jui' a Annecy, en 17:29, avait l'âme prot(>stante d'éducation. Élevé dans le mépris de l'Église romaine, il discute, dit-il, avec les ecclésiastiques chargés de l'instruire, docteur subtil de seize ans, et ses objections les embarrassent (VIII, 44). Rousseau agrée aux catholiques en dénigrant la raison, aux réformi'S en attaquant le catholi- cisme. La dévote Julie, agressive jusqu'à l'injure, rend grâce au ciel de n'être pas née « dans ces religions vénales qui, vendant le paradis aux riches, portent jusqu'en l'autre monde l'injuste inégalité qui règne en celui-ci ». Une héroïne de roman au ivui"^ siècle, couronnée à la lin d un limbe de dévotion, était une nouveauté sensationnelle. Dans le dénouemeiit prd- jeté des Solitaires (III, 32), Emile retrouve Sophie prêtresse d'un leiii|ilc dans une île déserte. 20. — « Dieu est juste... Tout dcjil à la fin rentrer dans l'ordre el iiiun tour viendra tôt ou tard. » (IX, 337.) La vie future est un des Droits de l'homme... juste; ses malheurs sont immérités (VIII, 304). « Je sens (pi'il doit me revenir quelque chose. » — Ilraffernut la foi chancelante de MduI- tou (li f(''vrier 1769), combat les doutes de M. X. (l-'i janvier 1769). Au dîner d'adieu chez Mlle Quinault (l7ol), il inlerronqtt une conversation liiiertiue : « Si c'est une lâcheté de soullVir qu'on dise du mal de son ami absent, c'est un crime de soutl'rir qu'on dise du mal de son Dieu qui est pi'i'senl, e| 1111)1, messieurs, je crois en Dieu. » « Je n'ai connu personne l)lus ciin\aiiiiu que lui (h; l'existence de Dieu. » (l$ernardiM de Saint- 222 NOTES COMPLÉMEKTAIRES l'icrre.) « Ce que les créatures peuvent occuper du cœur humain est si jjcu de chose que, quand on croit l'avoir renqili d'elles, il est encore vide. Il faut un ohjet inlini pour le renq^lir. » (IV, 413.) 2 1. — « Hélas ! il (Griuim) est l'honnête honinie cl moi l'ingrat 1 » ... « Mais il faut se taire et se laisser mépriser! Providence! Providence! Et l'âme ne serait pas immortelle! » ... « Ah! si je suis un méchant, que tout le genre hunuiin est vil! » à Mme d'Houdelot, 2 novembre 1757 (Buflenoir). L'orgueil de Rousseau n'a pas nui à' sa foi. 22. — Les disputes sur la prédestination, au xvi' siècle, auraient dû faire l'amusement des écoliers (1765); on en fit une grande affaire d'État (III, 178). Vers 1776, Rousseau dit à Corancez que le Tasse a prédit ses malheurs (77" octave du 12'= eh. de la Jch^usaletn). Dans une lettre de consolation à Mme G..., née d'Ivernois (1705) : « Il est des destinées dont une dure fatalité dispose, que la prudence ni la vertu ne peuvent faire éviter. » Cf VIII, 379; XI, 316. Physionomie touchante de l'abbé Galier qui se sentait « né pour être malheureux » (VIII, 83). « Maman, lui dis-je avec passion, ce jour m'a été promis depuis longtemps... » (VIII, 17o.) Allusion au rêve éveillé d'Annecy. 2'i. — « Le nom de poète, nom jadis vénérable et sacré, est une injure de notre temps. » Beau comme de la prose était un mot usité depuis Lamotte (cf Quarante-huilième Lettre persane). Voltaire a protesté vivement contre le dédain de la rime et des poètes. — « Jean-Jaccjues Rousseau n'est point d'iiumeur à aller augmenter le nombre des sujets du poète Voltaire et, qui pis est, du jongleur Tronchin » (176'2). Le lendemain du couron- nement de Voltaire au Théâtre-Français, Rousseau justifie les honneurs rendus au poète dans le temple dont il était le dieu depuis cinquante ans. L'intention est restrictive. Une de ses correspondantes répond à ce senli- inent en lui disant : Comment ne pas préférer à tous un auteur qui a fait douze tragédies? (Il en a composé plus du double: sans parler des siennes, il avait la malice de refaire celles de Crébillon.) « Il ne suflit pas (pi'un ])()èle ait 100,000 livres de rentes (même davantage à la hn de sa vie) pour (|ue son siècle soit le meilleur de tous. » (III, 3ob.) Voltaire est « l'arlequin de la philosophie » et n'entend rien à la politique. « On y verra (dans le Jur/ement de la Pai,r perpétuelle) combien les plaisanteries et le Ion suflisant (le Voltaire à ce sujet m'ont dû faire rire, moi qui voyais si bien la portée de ce pauvre hounne dans les matières politiques dont il se mêlait. » (IX, -4.) — Rousseau se pique de politique. Vers 1742 il a eu la première idée de ses Inslilutions politiques; des ouvrages sur le chantier (VUI, 288), c'est celui doid il s'occupait « avec le plus de goût »; il st' jiropdsc de (ravailler toute sa vie à une œuvi-e qui devra « mcllic le sceau k sa répu- (alion ». Cinq ou si.v ans avant l'Ermitage, il commence à en tirei' le (Jon- Irat. non sans ])énibles efforts. « .l'ignoj'ais encore s'il serait l'ail à tenqis et de iiiMuière à pouvoir paraître de mon vivanl. » {Confessions, liv. IX.) Rous- seau avait un goût |)iou()ncé ])our la musiipie et n'a pas l'i'ussi à être un grand musicien. D'ailleurs, ni le Devin, ni le Contrat, ni VEmile ne le consacrei'onlgi'aiid homme : « Quand je serai mort, le i>oèle Rousseau sei'a un grand poète, mais il ne sera i)lus le grand Rousseau. Il n'est pas im|)os- silile (|u'un aideur soit un gi'aud homme; ce n'est pas en faisaid des li\ res, ni en vers, ni en |iro>e, i|iril ili\leiiilra tel. » [Mon Portrait.) DU CHAPITRE VII 223 24. — Rousseau, malgré ses allures de cynique, n'est pas insensible à la raillerie. « Qut; l'eriez-vous (à Genève) de ma bizarre ligure et de mes maximes golhigues? Que deviendrais-je au milieu de vous, à présent ([ue vous avez un maître en plaisantei'ies (Voltaire) qui vous instruit si bien? Vous me trouveriez fort ridieule,.. » A \'ernes, 14 juin IToO. 25. — « C'est vous qui me ierez mourir en terre étrangère, piivè de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous acconq^a- gneront dans mon pays. » (X, 228; et à Moultou, 23 avril 1762.) « Si Jean- Jacques n'était pas de Genève, Voltaire y eût été moins fêté. » Accueil chaleureux fait à Rousseau en i7o4 (VIII, 280). « Ce qu'il peut faire de mieux pour sa gloire est de se raccommoder avec |moi » (à Moultou, 21 mars 1763; à d'Ivernois, 23 février 1766); attitude digne et prudente. « Son apologie est pitoyable, etc., il veut pardonner et iirotéger; nous sommes fort loin île compte. »' 26. — « Voltaire, que j'enqiéche de dormir, parodiera ces lignes (XII, 93). Ses grossières injures sont un hommage qu'il est forcé de me rendre malgré lui. » (1768.) « Il croit faire le prince et ne fait en effet que le crocheteur. Il est si bètc qu'il ne fait qu'apprendre à tout le monde com- bien il se tourmente de moi. » (A d'Ivernois, 31 mai 1766.) Jean-Jacques est plus équitable et plus avisé. « L'extrême passion est souvent maladroite et avertit de s'en dii'fier. » En 1770, Voltaire écrit au duc de Richelieu : « Il est plaisant qu'un garçon horloger avec un décret de prise de corps soit à Paris et que moi je n'y sois pas. » — « M. de Voltaire, me voyant opprimé par le Parlement de Paris, avec la générosité naturelle à lui et à son j)arti, saisit ce moment de me faire opprimer de même à Genève. » (1762.) Rousseau en a usé autrement à l'égard d'Helvétius ; informé (juc l'auteur de YEsprit était poursuivi, il a renoncé à une réfutation publique de son livre (III, 122). Le Sentiment des citoyens appelle la peine capitale sur (( un vil séditieux » (1765). Auprès de la Lettre au Docteur J.-J. Pansophe (1766) dont Voltaire cherche à faire endosser la paternité d'abord à l'abbé Coyer, ensuite à Bordes, le Sentiment des citoyens n'était que « du miel ». Voltaire s'y applique, « avec une noirceur infernale », à lui attirer la haine de la nation anglaise (XI, 337, 347). Ci Année littéraire, 1766, t. VII, p. 175. La Guerre de Genève est aussi peu honorable au pjunpiilélaire (1767). Rousseau s'est perinis une fois de persifler Voltaire... Cet animal est fort méchant. Quand on l'attaque, 11 se détend. Le « renégat » a osé lui attribuer le Sermon des Cinquante ; sus au « délateur » qui le calonmie indignement. Rousseau a eu souvent l'espi-it hanté de persécutions fantastiques : celle de Voltaire ne l'était pas. Meurtri de coups portés dans l'ombre, il donne la réplique à son adversaire le visage découvert. D'Alembert, que la passion de Voltaire afllige, essaie de le calmer. « Sa vessie le fait soulfi'ir et il s'en prend à qui il peut. Prions Dieu qu'il conserve la nôtre. » (1761.) L'année suivante, ému des vilains propos répandus contre le maître, à l'occasion du décret de Genève : « Il ne faut pas que la philosophie, tout insultée qu'elle est par lui, puisse êtrt! accusée d'avoir coidfibué ou même d'insulter à son malheur. » Il a « jeté des pierres, et d'jissc.'z bonnes pierres, à cetjnfàmc fanatisme » et ravaillé sans le vouloir |)our la vigne du Seigneur. En 1765 : « Il soutire, 22'l notes COMPLKMliXTAinES il est malliourcux : il lui faut bien passer quelque chose. » Voltaire a lâlé Frédéric sur ce qu'il pensait des folies de Rousseau dans sa querelle avec Hume : « ...Je pense qu'il est malheureux et à plaindre... Il faut respecter les infortunés; il n'y a que des âmes perverses qui les accablent. » Les par- tisans de A'oltairc vantent « ce qu'il a fait pour la veuve Calas, et toujours quelqu'un répond : Oui, mais il persécute le citoyen. » Mme de Verdelin, 24 décembre 1762 (voir Vollairp et Jean-Jacques Rousseau, par G. Maugras et d'.\lembert, t. V, p. 85, 96, 98, 134). — D'.\leml)ert veut que Rousseau soit ménagé à plus d'un titie. « Voilà encore ce qu'il ne faudrait pas dire trop haut, surtout à Paris, car Jean-Jacques y est un peu le roi des halles. » (A Voltaire, juillet 1762.) « Cependant je veux éviter, si je puis, et les noir- ceurs de Rousseau et le mal que ses partisans me pourraient faire... Cela n'est peut-être jamais arrivé qu'à lui d'aller tête levée dans Paris, avec un décret de prise de corps; et cela seul prouve à quel point il est protégé. » (Août 1770.) — La crainte des Mémoires a pu ne pas être étrangère au désir de réconciliation de Diderot avec un ancien ami demeuré « inexorable » comme s'il en avait eu le droit. — « Le silence a ses dangers. Il compose maintenant un livre dans lequel il me déshonorera par ses mensonges atroces. » (Hume à Mme de Boufders, lu juillet 1766.) Hume « s'est enrôlé dans la confrérie des ferrailleurs de peur d'attraper un legs dans le testa- ment de mort de Jean-Jacques. » (Grimm.) Il faut compter avec ceux qui écrivent à toujours. Mme de Boufïlers, Moultou, Mme de La Tour se trouve- ront bien d'avoir été ses défenseurs. « Un jour, le nom de ma chère Marianne recevra les honneurs qui lui seront dus. » (20 janvier 1768, XII, 65, 213, 51). — Voltaire, fécond en injures peu attiques contre Rousseau, ne laisse pas de l'appeler « polisson insolent ». Il s'indigne qu'il pousse « le sacrilège » jusqu'à s'élever contre la comédie, respectable comme un sacer- doce. Le théâtre est la chaire la plus suivie au xvni" siècle: Y Enfant Prodigue, comme YÉmile, a fait des conversions. — Traits de mauvaise humeur contre les Parisiens. « M. de Voltaii'C a-t-il voulu se moquer d'eux? Je ris toujours de vos Parisiens, de ces esprits subtils, de ces jolis faiseurs d'épigrammes que leur Voltaire mène incessamment avec des contes de vieilles qu'on ne ferait pas croire aux enfants. » Avec des chiffons « on amuse ces pauvres Parisiens à un point inconcevable pour qui ne sait combien tous ces gens d'esprit sont bêtes », à M. Lenieps. 8 février, 3 mars 1705. 2y. _ Probablement dans la famille Uui)in ( VIII, 200). Rousseau s'excuse de n'avoir pas osé s'offrir à ses yeux (X, 61). Le timide (lui se dêroberaà l'au- dience de Louis XV déclinait-il une entrevue avec le roi Voltaire? « Ce ne fut point le zèle qui me manqua, mais l'orgueil. » Quelcpies lignes plus loin, Rousseau dédaigne de parvenir à la réputation par manège, « comme les hommes vulgaires » (30 janvier 1750). 28. — Le scrupule grammatical le louciie peu. il a " ron'iiie Irop délicale pour .s'asservir toujours aux règles ». Il recvdc deviiiil l'iiinlus : il écrit sérail iVhouris; Julie dira (/u'horsvl non (/ue hors. « Ou peut employer un style plus pur. mais non plus doux ni ])lus harmonieux (pu' le sien. » (V, 4t.) « Je la mets (l'harmonie) inuMédiiitrment après la clailé, même avant la correction » (à Rcy, 8 juillet 1758). Il est iimsicien. La dureté rau(iue des vers français les l'ail resseudiler au bruit « d'un corps dui' et anguli'ux (|ni roule sur le pavé ». .Vu coutiaiic. (luclle douceur C(uilanlc dans la poésie DU CHAPITRE VII 225 italienne, sans préjudice do la sonorité éneigique ! deux stroplies du Tasse, Lettre sur la musique, VI, ITo. — M. Lecnt lui leprochc des solécismes, « hargnorie d'auteur ». « Ma première l'égle à moi qui ne me soucie nullement de ce qu'on pensera de mon style, est de me faire entendre. Toutes les fois (ju'à l'aide de dix solécismes, je pourrai m'exprimer plus fortement ou plus clairement, je ne balancerai jamais. Pourvu que je sois bien compris des philosoplies, je laisse volontiers les puristes courir après les mots » (1750). En quoi consiste le véritable art d'écrire (à du Pcyrou, 12 avril 1765), mêmes idées qu'en 1750, mais exprimées sur un autre ton. Il révère la langue mieux qu'en grammairien: « Le plus digne hommage que je croie pouvoir rendre à cette belle et sage langue dont j'ai le bonheur de fain; usage, est de tâcher de ne la point avilir » (1153). Des ivrognes ont souillé, à Sparte, le tribunal des éphores. Rousseau en fait des Samiens, bien qu'ils fussent « d'une autre île que la délicatesse de notre langue défend de nonuuer dans cette occasion », Chio (III, 382). Ce scru- pule tait songer, par contraste, aux faits et gestes du Maure de l'hospice de Turin. — « ... La coupable délicatesse de notre langue... » (I, 53, note.) 2g. — « Tout ce qui est sorti de la plume de Jean-Jacques durant son effer- vescence porte une enqireinte inq:)ossible à méconnaître et plus impossible à imiter. Sa musique, sa prose, ses vers, tout, dans ces dix ans, est d'un coloris, d'une teinte qu'un autre ne trouvera jamais. » Ses sots ou malins imitateurs dont on sent d'abord « la singerie » croient dire comme lui ; il est facile, en effet, ode contrefaire le tour de ses phrases »,mais il est diffi- cile à lout autre « d'exprimer ses sentiments. Rien n'est si contraire à l'es- prit philosophique de ce siècle, dans lequel ses faux imitateurs retombent toujours. » La « préface singeresse » (IX, 305), mise en tète d'une traduction du Tasse prétendue de lui, est une parodie de la préface de YHéloïse. Si le style est l'homme, le moyen d'imiter un homme si original ? Rousseau signale volontiers la personnalité caractéristique de ses écrits (Dialogues. IX, 110 186, 2i3, 280, 305). 3o. — Sensuel intellectuel, il tire de ses premières études « des jouis- sances » ; il considère les objets champêtres « avec volupté » : il appelle « délicieux » le temple où sa dé\otion l'entraîne. « Il se jienl avec une délicieuse ivresse dans l'imnu'nsité » du système de l'Univei's. Il goûte les plaisirs de la table seulement en conqiagnie d'un ami. Parfois l'ami est un livre ; il mange un morceau, en lit un auti-e (,'t partage ainsi son repas avec un convive agréable, bien que muet. Quand il s'agit du bien-être, il ne lâche pas la proie pour l'ombre. Il se loge à un cinc[uiènie. mais « en grand et bon air, ce qui n'est pas trop facile dans le cœur de Paris » (XIJ, 2i0) ; sensuel intelligent. ;■! r . — « La nature en vous formant crut faiic un poêle, et vous avez vdulu ('lie... théologien ». Année lillèraire, 1765, I. IV, p. 31 i. Tels (•(iiiliudieleins pounaienl subslifuer une aulie iiualitéà celle île tlié'oliigien. 15 CHAPITRE \ III I TYPE COMPOSITE ET PEUSÙ.NNEL La nature complexe de Rousseau où se mêlent Timon, Ljcurgue, Platon, Gorgias, Diogène, Gracchus, otïre des traits qui à ces physionomies diverses en ajoutent une caractéristique, celle de Rousseau, type de sensilulité. Le grandiose le trans- porte; à la vue du pont du Gard, « je sentais je ne sais quoi qui m'élevait l'àme et je me disais en soupirant : que ne suis-je Romain ! «La grandeur morale Fentlamme; commentCorneille, le poète de l'héroïsme, une des sources où le Romain Jean-Jacques puise sa fière éloquence, n'a-t-il pas trouvé grâce devant l'au- teur de la lettre à d'Alembert? [i]. « Cette ivresse de la vertu avait commencé dans ma tête, mais elle avait passé dans mon cœur... Voilà d'où se répandit dans mes premiers livres ce feu vraiment céleste qui m'embrasait. » Sous des formes variées, l'impressionnabilité alî'ective est le fond de sa complexion. La première fois qu'il revoit Genève, il est près de se trouver mal sur les ponts; jamais il n'y est entré sans une certaine défaillance de cœur. Son ami d'Escherny l)irouette sur le bec du Chasseron, au bord d'un précipice. « Je 1 ai vu se jeter à genoux et me supplier en grâce de ne pas réci- diver: que je lui faisais un mal affreux. » 11 ne peut « sans fré- mir » entendre prononcer le nom de Vernes, auteur sup])osé du Se/if it/if'iiff/rsriloj/f'ns, ni lire le nom de Hume « sans un mnu- vement convulsif » ; l'évocation de l'Ame de Fabricius loblige à s'asseoii' hors de lui sur la roule de Vincennes. A une représen- tation i\\\/:i/-r {\~'M ), mal jdué-e pourtant à (irenolile, il est l'nin « jus(|u"à penire la l'espiralion ». tant ses |ial[iilali(ins sont SENSIBILITK 227 fortes et précipitées. A Venise, il s'endort à ropéra. (Jnelie sen- sation délicieuse quand il rouvrit au même instant les oreilles et les yeux! Jamais il n'oubliera de sa vie le chant divin (jui d'abord lui donna l'idée qu'il était en paradis. « J'aimais encore, il y a quelques années, à traverser les villages et <à voir an matin les laboureurs raccommoder leurs tléaux, ou les femmes sur leurs portes avec leurs enfants. Cette vue avait je ne sais quoi qui toucliait moii cœur. Je m'arrêtais quelquefois, sans y prendre garde, à regarder les petits manèges de ces bonnes gens et je me sentais soupirer sans savoir pourquoi [s''. » La veille de son départ pour Wootton, il vient de reprocher à Hume d'avoir trempé dans une supercherie en vue d'atténuer les dépenses de son voyage. « Jugez de ma surprise quand, sou- dain, il s'assit sur mes genoux, jeta ses bras autour de mon cou, m'embrassa avec la plus grande ardeur et baigna tout mon visage de larmes! «Ah! mon ami, s'écria-t-il, est-il possible que « vous puissiez jamais oublier ma folie? Cette mauvaise humeur « est le retour de toutes les preuves de votre bonté pour moi, mais, « malgré toutes mes fautes et folies, j'ai un cœur digne de votre « amitié, parce qu'il sait à la fois vous aimer et vous estimer «. » Quand une forte passion l'agite, «cynique, effronté, intrépide », il ne connaît plus rien. Le moment qui suit, la crainte, la honte le subjuguent. « Si Ton me regarde, je suis décontenancé. » 11 est susceptible de fureurs erotiques convulsives ; mais, malgré le tempérament le plus combustible que la nature ait jamais formé ^, safaculté dejouirdélicieusementparl'imaginationlepré- a. Private corresp., p. loi, et Exposé succinct, p. 110. Rousseau raconte la scène avec des détails circonstanciés (XI, ooi), 341. 329). La première des trois versions (9 avril 17G6, à la Csse de Boui'llers) est la plus simple. Les 10 mai et 10 juillet, son imagination est plus éume. b. Il tombe amoureux de toutes les femmes, brasero toujours ardent. Sainl-Preux rassure Mme de Wolmar qui craint de le voir s'enllammer pour les jeunes personnes quila servent( V, ±^1, 30). « Sa fille (de Mme de Larnage), à laquelle malgré moi je pensais plus qu'il n"eùt fallu, m'in([uiétait encore. Je tremblais d'en devenir amoureux et cette peur faisait déjà la moitié de l'ouvrage, etc.. » (VIII. 185.) Une fois, il a résisté, auprès de Mme de Che- nonceaux, à des attraits de 20 ans, beaux cheveux d'un blond cendré, teint d'une blancheur éblouissante... « J'ai passé, durant tout un été, trois ou (jualre heures par jour tête à tète avec elle, à lui montrer gravement l'arithmétique... sans lui dire un seul mot galant ni lui jeter une œillade. Cin([Ou six ans plus tard, je n'aurais pas été si sage ou si fou. » (VIII, 2bo.) 11 était ri'solu à suivre à tout prix des « princii)es sévères « (IToO), et sans doute se souvenait de la leçon reçue de ^Inie l)u})in. •228 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU serve des voluptés brutales ; elles lui iuspirent aversion et dégoût. Le fils de l'iioiioger de Genève se représente comme un homme dont la nature a brisé le moule, et en effet, médaille unique d'un type non réédité, il n^pas eu jusqu'ici son pareil. Avec un sang brûlant de sensualité presque dès sa naissance, enfant prodige, à six. ans il est déjà homme par limagination et la sensibilité; les romans qui ont été son abécédaire le font pleurer à chaudes larmes; à huit ans. il sait Plutarque par cœur; à douze ans, il est Romain ; émule de Scévola, il tient sa main au- dessus d'un réchaud à table. Son adolescence est déjà familia- risée avec les élmllitions du cerveau et de l'àme ; il s'enivre en face de la nature de sentiments délicieux. Avec quelle vigueur de pinceau et fraîcheur.de coloris il se les exprimait à lui-même! Que d'ouvrages composés ainsi (|ui le ravissaient et qu'il n'a jamais écrits! (VIII, Ho.') C'était reffusion fl'un génie naissant qui déborde à son insu, comme à son insu couleront de ses yeux, sous l'arbre de Vincennes, les larmes dont il verra son habit trempé. Del'eirervescence qu'une « malheureuse» question d'Aca- démie avait allumée, a sortirent les étincelles de génie qu'on a vu briller dans mes écrits durant dix années de délire et de fièvre » (IT.oO-lTfiO). Après cette poussée éruptive de fécondité extraor- dinaire, sa flamme tombe; il n'est plus, dit-il, que l'ombre de lui-même. Sans parler du talent de l'écrivain, des qualités sin- gulières, quelques-unes même avivées, continuent de briller en lui : la faculté de transfigurer les objets par l'imagination, d'évo- quer dans la rêverie les impressions passées, et une acuité d'anal^'se psychologique dont il pénètre son être en tout sens. A la période militante terminée par les Lettres de la Mon- tfKjne succède une période d'apaisement relatif, où Rousseau pouna goûter le repos dont il a grand besoin; il irait le cher- cber jus(|u'en Amérique ou auprès de la barbarie turque, moins cruelle i)Our lui que la cliai'ité chrétienne. Fatigué de lutt(M% de penseï-, il n'a plus de forces que pour se distraire, se décrire et j'êver. Il n'est pas « moderniste » ; ses vieilles idées, racornies dans son cerveau, ne permettent pas aux idées nouvelles d'y faire impression (ilÇTi). Que Guy ne lui envoie plus d'ouvrages de scirner ou d'é'i-udil ion : il lui est iinpossiblr d'en sonirnir la lec- ÉCRIVAIN 529 turc, mais des romans, des voyages nouveaux, de petits écrits amusants [3]. S'il reprend la plume, devenue aussi lourde à sa main que la massue d'Hercule, ce ne sera plus pour l'instruction des hommes, mais pour la satisfaction d'une àme réconfortée de sa propre estime. Souvent, dans sa jeunesse, il a intéressé ses hùtes, nobles ou vilains, du récit quelquefois écrit de ses aven- tures. Il a désormais le loisir de justifier aux yeux de tous une vie innocente et pure. Car, s'il dédaigne la célébrité, fumée qui a pu lui porter à la tète, mais lui a plus souvent fait mal au cœur, il est très sensible au mépris, « pire cent fois que la mort », et aux flétrissures de la calomnie. Il reprend donc, à cinquante- quatre ans, avec une ardeur nouvelle, les matériaux depuis long- temps préparés en vue de son « grand projet», \qs Confessions. Ils'y peindra de profil ou de face, soutenu dans ces dévoilements par la sécurité de sa conscience et le mépris de ses persécuteurs. Les Dialo• prédicant, novateur et tribun; fière, exaltée, tendue parfois jusqu'au ton de l'oracle «, elle a communic^ué son accent aux hommes de 89. La seconde, imprégnée de psychologie autosco- pique, de sentiment, de poésie, est simple, souple, variée, péné- trante de charme. Elle n'a point de sonorités éloquentes ni de grands mouvements à l'intention de l'humanité ou de la postérité, et cependant elle est la plus humaine et est parvenue aussi heureu- sement à son adresse. La manière révolutionnaire, caractérisée surtout par le Discours de Dijon et Vlnégalité, et celle qui domine dans Vf/éloïse, les Confessions, les Rêveries, sans échapper aux anticipations et aux retours, font revivre : l'une, l'homme et l'auteur; l'autre, surtout l'homme, non plus guindé ni foirant la voix, mais au naturel, pourvue de tous les attraits que le génie sait donner à la peinture du camr humain, — langue n(uivelle ollrrlc en hunimage aux lettres françaises par un étran- a. « C'est îivrc iloiilciir ([lie ]<• vais prononciM- uin' j,M'.indo et falalo vr-rilr... ., « (» lioriiiiir, di' (nirlquc coiitiM'c (jui' tu sois... i'c(iiit(\ voici ton histoiiT. .1 230 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU ger et digne de susciter en France mieux que des pastiches, si les dons naturels et les tempéraments originaux pouvaient s'imiter. Les deux manières ici notées sont loin de caractériser l'écri- vain tout entier. Les hommes changent de langage selon l'hahit; Rousseau change de stjie selon le personnage et le moment. Le raême auteur est noir et rêche de 1750 à 1756, adouci et serein en 1758; Timon a la bouche amère et Saint-Preux les lèvres emmiellées. Ici énergique « et sublime, là fondant d'attendrisse- ment mystique ; fougueux ou délicatement nuancé; plébéien réa- liste [4] et poète idéal. En lui, autant de stylesque d'hommes. L'artiste ne se dément jamais ; dans les teintes adoucies du sen- timent ou les tons chauds de la passion, toujours admirable coloriste ; sa plume est tour à tour un burin, un crayon au nitrate, un frais pinceau. II nOTANIQUE. MUSIQUE Rousseau tantôt parle avec mélancolie de l'accalmie qui suivit la crise féconde de son génie, tantôt il s'en félicite : cette effer- vescence n'aurait pu durer sans le mettre au tombeau ^. Avec l'a- paisement de ses grandes émotions d'homme et d'auteur coïncide a. « Si jamais un \ il un spectacle, indcceiit, udiciix, l'isible, c'est un corps de magistrats, le chef à la tête, en habit de ci-rémonie, prosternés devant un enfant au maillot cju'ils haranguent en termes pompeux, et qui crie' et bave pour toute réponse. » {Emile.) — Ironie mordante (conti'at passé d'office entre le riche et le pauvre) : « Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre. Faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à condition c[ut! vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai ih' vous commander. « (111, HOl.) Gf la lettre à M. de Laslic b. A Mme d'Epinay. qu'une migraine rend imbécile : « Poui' Dieu, gardez bien cette chère imbécillité, trésor inattendu... Si c'est un rhuma- tisme pour l'esprit, c'est au corps un très bon emplâtre pour la santé. » (1756.) Qu'il est heureux à Bienne ! chambre pleine de lleurs et de foin et « point d'écritoire ». — « S'il m'était donné de me choisir une vie égale et douce, j« voudrais, tous les jours de la mienne, passer la matinée au ti'a- vail, soit à ma copie, soit sur mon lii>rbier; dîner avec vous et Mélanie ; nourrir ensuite une heure ou deux mon oirille et mon cœur des sons de sa voix et de vtnw de sa haipe : i)uis me promener tète à tète avec vous le reste de la jourm-e, en lierbuiisant et philosophant selon notre fantaisie. >> (.\ M. de l.'i' Tnmvtlr, 1771), VI, Xit.) BOTANISTE 231 son goût pour la botanique qui n'est pas une passion de violent. Ce goût a été pour lui « une afTaire de raison » ; il avait besoin de distractions calmantes pour tenir au loin ces passions haineuses qu'il n'a « guère connues que dans les autres» et ne veut pas lais- ser approcher de lui (à la duchesse de Portland, 12 février 1767) [5]. « Je dois certainement la vie aux plantes », à la flore merveil- leuse « semée avec profusion sur la terre comme les étoiles dans le ciel ». L'étude anatomique des plantes est un amusement dont il se récréerait du matin au soir, si on le laissait faire; il se promet bien d'en jouir «jusqu'à la mort et au delà », aux champs Élysées (1769). « Je raffole de la botanique, cela ne fait qu'empi- rer tous les jours... Je vais devenir plante moi-même un de ces matins et je prends déjà racine à ^loliers. » Cette occupation oiseuse convient à une machine ambulante à laquelle il est interdit de penser. « Ne pouvant laisser ma tète vide, je la veux empailler ; c'est de foin qu'il faut l'avoir pleine pour être libre et vrai sans crainte d'être décrété » (1764). Avec un microscope, une pince délicate, des ciseaux Ans, un Linnaeus dans sa poche, il a des journées délicieuses, errant sans souci, sans affaires, de bois en bois et de rochers en rochers. Et quelle fête qu'une herbori- sation, seul ou avec des compagnons de bonne humeur! Il est le boute-en-train, il dit des canons, il improvise une chanson et, tout en marchant, il la note en chiffres. On criaille, on folâtre toute la journée, comme à Brot ; on nargue la pluie et le gîte, comme au mont Pila : pour lit, du foin resuant et un seul matelas rem- bourré de puces; et le plaisir des excursions est renouvelé par la relation plaisante que Jean-Jacques en fait... Quel uK'dccin que le grand air! Heureuse diversion ! Par moments, en 1768, une de ses pires années pour l'état mental, sa correspondanre semble se paiiager entre sa folie et son berbier. Nulle des deux milh^ plantes qui le composentnesauraitle guérir de sesincommodités, mais ce trésor le distrait, alors que d' « attristants souvenirs, à force d'affecter son cœur, altéraient sa tête ». A Trye, les gens du Prince le regardent de travers, comme « espion » ; il demande au « patron de la case » de ne pas laisser un co((uin de son espèce parmi ces honnêtes gens. Mais voici que dans une vigne il trouve l'aristo- loche ; snns l'avoir jamais vue. il l'a reconnue « avec transport ». 23-? LA PSYCHOLOGIE DE .T.-J. ROUSSEAU « L'esprit de vertige » des comploteurs du château lui est incon- cevable... Entre temps, il a fait semer et soigner sur couche et sous cloche sa graine cVapocyn. « Je n'aurais jamais cru cette plante si difficile à cultiver. » — « Ceux qui disposent de moi règlent ma marche comme Dieu celle de la mer... » et il passe à la distinction des plantes marines ou fucus et des plantes mari- times; le présent des unes ou des autres lui sera toujours très précieux. Les satellites des philosophes continuent de ballotter sa pauvre machine; il les dépiste en allant deçà, delà, fatigué des cabarets, l'esprit hanté d'idées de misère : u Quand mes dernières ressources seront épuisées, j'irai mendiant mon pain, et mourrai sans regret, quand je n'en trouverai plus. » Toutefois, accompagné de sa belle caisse de plantes, la seule « biblio- thèque )) dont il se soucie maintenant, « il défie les hommes de le rendi'e malheureux désormais ». La botanique, amusement au début, était devenue une pas- sion ; l'homme passionné se livre. Jean-Jacques se retrouve tout entier dans ses Lettres sur cette « étude charmante ». L'éducateur lui sait gré d'exercer l'intelligence en accoutumant à bien voir». Au moraliste elle fait admirer « le suprême ouvrier » qui semble avoir redoublé d'attention pour garantir la fructification des plantes destinées à nourrir les hommes et les animaux. Le rêveur épris de l'état primitif reporte sur les sauvageons son affection pour le sauvage. Obstiné à défigurer les œuvres de la nature, le civilisé renouvelle dans les potagers les erreurs de la société ; il croit cultiver, il détériore. Les arbres fruitiers greff(''s sont des (( monstres dépourvus de la faculté de produire leur semblable ». La poire, la pomme de la nature, restées libres dans les forêts, n"(»nt pas une chair si grosse et si succulente, mais les semences en mûrissent mieux, en multiplient davantage (la l)onne marque par excellence, pour les végétaux comme pour les Ktats) et les arbres en sont iiilliiininit plus grands et plus vigoureux. Au a. t Getto science oubliée dans totUes les ('■diicalions doil l'aire la partie la plus importante de la leur (les enfants) Je ne le redirai jamais assez : apprenez-leur les plaisirs qui s'offrent et sont à sa porti'c. De même, si une aurore le ravit, la ui;ijest(> de la mer, les hautes cimes des Alpes vont moins direo tement à son cœur que les rives romantiques des lacs suisses et les riantes campagnes de Vaud. Le grand, le sublime séduisent son imagination; néanmoins son goût des choses simples et sans faste l'attire de préférence, dans le tête-à-tête avec la nature, vers les beautés ingénues et familières [6]. Rousseau botaniste est fidèle à son inclination servial)le [7] ; il \(ui(lr;iil ficililcr cette étude à V;\\i\o (Vnuo miMliode plus gra- (I. Liiitir iiirritail iinr cxcTjjlioii. « Seul avec la iialiire et vous... » (XII, 2i\.] Sa PhilosopJuo hntaniqiie lui csl |)liis inolitahlc (juc tous les livres de nioi-alc (1771). Cf. XI, '. 1 i. -i'jï LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU duelle et moins abstraite (VI, 84). Sil ivcst plus assez agile pour fureter monts et ^'allées, à la recherche des matériaux d'un grand herbier, il se tient en haleine en préparant, pour les naturalistes amateurs, de petits herbiers en miniature uniquement composés de plantes des environs de Paris (1773), chefs-d'œuvre de soin et d'élégance artistique. « La musique m'est aussi nécessaire que le pain; » elle a été la seule passion qu'il ait eue constamment toute sa vie [8]. Dès l'âge le plus tendre, il en a senti le charme, grâce aux romances que sa tante Gonceru lui chantait. Après les aventures roma- nesques oi!i sa folle jeunesse avait cherché la fortune, c'est à la musique (VIII, 201 j qu'il l'avait demandée sans plus de succès : la fontaine de Hiéron s'était une seconde fois brisée. A défaut de la richesse, elle lui a donné LcsConsoIntions des ?nisè/'es de ma lue, titre du recueil de ses œuvres musicales. Les jours où les échecs le fatiguent et où son herbier ne l'amuse plus, il éprouve un charme infini à chanter, même sans épinette, l'histoire d'Olinde et de Sophronie (17G8). Troublé de sentiments doulou- reux, il en cherche l'oubli sur son clavier ; d'une voix cassée et tremblotante, mais encore animée et douce, il chante des romances de sa composition (nulle musique n'est mieux appro- priée à lui que la sienne), airs tristes, tendres et languissants. Grâce à ces mélodies, sa douleur perd sa sécheresse et lui fournit à la fois des chants et des pleurs (1775). Rousseau, musicien, n'était pas toujours mélancolique. Il rappelle, sans en tirer vanité, qu'il a fait de jolies chansons (V, 110); à vingt ans, à Chambéry, il en faisait chanter d'agréables à ses écolières. On aimerait à connaître les deux couplets de sa façon dont il égaya son repas de noce, à l'auberge de la Fontaine d'Or, et ceux qui atten- drirent son dernier st)uper à l'ib^ de Saint-Pierre (o<-t(»hre 1765). « Langu(,' dc'licieuse qui sait tout dire «, la musi(|ue pinit et doit exprimer la nature dans l'énergie de tous les sentinuMits et dans la vivacité' de tous les tableaux. CiMunie la pot'sie et la peinture, elle concourt à l'imitation; elle peint menu» les objets seulement visibles et (pi'on ne peut entendi-e. « Elle seml)le mettre l'œil dans l'oreille, et la plus grande» mei-v(>ille d'un art qui n'agit que par le niouxeiiient, est iTcn jiouvoir fijfnier iiièn)e l'image MUSICIEN 285 du l'cpos. La nuit, le sommeil, la solitude et le silence entrentdans le nombre des grands tableaux de la musique, etc. » (VII, 141.) C'est ce que d'Alembert appelle des « tableaux d'harmonie ». Rousseau, musicien novateur, est le père de la notation en chiffres, perfectionnée depuis et favorable à la musique vocale. Persuadé à tort que la langue française, destituée d'accent, n'est pas propre à la musique «, il avait imaginé un genre de drame où les paroles et la musique, au lieu de marcher ensemble, se font entendre successivement ; la phrase musicale y interprète la phrase parlée. La scène de Pygmalion est un exemple de ce genre de composition « qui n'a pas eu d'imitateur ». Malgré des imperfections avouées de l'inventeur, l'idée en est heureuse. Le Songe d'une nuit f/>Ye deMendelssohn, XeStiniensée&Q Meyerber, le Dései't de Félicien David en sont des applications à satisfaire les plus délicats. Rousseau traite les questions musicales en artiste, en psycho- logue, en écrivain de verve et d'esprit. Le spiritualiste y reven- dique la supériorité des effets moraux sur les impressions pure- ment sensuelles [9]; au nom de l'art il s'élève contre la nouvelle philosophie, également funeste à la vertu et au bon goût, dans son obstination à ôter toute moralité aux sentiments humains. Toutes ses compositions musicales portent l'empreinte de son goût pour la vie champêtre. On croit y entendre l'accent pas- toral des pipeaux, comme dans le Devin de village. Animée d'une musique sans trilles, ni <( fleurtis d'aucune espèce », cette pièce « remue, attendrit jusqu'aux larmes » ; on y sent l'àme de \n, Nouvelle Héloïse; même naturel, même sensibilité. Julie et Colette sont « sœurs ». — « De toutes les harmonies, il n'y en a point d'aussi agréable que le chant à l'unisson; s'il nous faut des accords, c'est parce que nous avons le goût dépravé. » Maudit respect des droits du paradoxe! a. Lulli cl Gluck s'en accommodaient. « En revanche, la langue fran- çaise me paraît celle des philosophes et des sages; elle semble faite pour •Mrs l'organe de la vérité et de la raison. » 23() LA PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU in AMOUR DE LA NATURE. LES RÊVERIES Rousseau a toujours aimé la nature, mais ce n'est qu'après s'être « détaché des passions sociales et de leur triste cortège » qu'il l'a retrouvée avec tous ses charmes «. Depuis 1772, il demande plus que jamais à la mère commune ce que la société humaine lui refuse, le repos, l'accueil amical et sûr. « Je ne vois qu'animosité sur les visages des hommes et la nature me rit toujours. )) Le philosophe a pu la flatter dans la conception d'un homme créé bon ; le promeneur solitaire ne la voit pas avec des yeux prévenus : elle est toute bonté pour lui; elle l'a charmé toujours et ne le trahira jamais. Jadis elle a favorisé la produc- tion de ses chefs-d'a?uvre; les forêts, les parcs ombreux, Saint- Germain, Fontainebleau, Montmorenc}-, étaient son cabinet de travail préféré. « Mon imagination, qui s'anime à la campagne et sous les arbres, languit et meurt dans la chambre et sous les solives d'un plancher. » « Je mourrai de tristesse lorsque je cesserai de voir des prés, des buissons, des arbres devant ma fenêtre. )^ « Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à l'ombi'e d'un chêne; je vous promets que j'en reviendrai. » Dès qu'il tourbe à la nature, « le trésor du pauvre », son Ame se dilate, son esprit s'épure, délivré de sombres chimères; « J'errais nonchalamment dans les Ijois et dans les montagnes, n'osant penser de peur d'attiser mes douleurs. Mon imagination laissait mes sens se livrer aux impressions légères mais douces des objets ciiviroimants. » L'Ame religieuse de Rousseau ne si'pare pas l;i nature de son auteur; il a peine à eouq'treiKlre que a. « Loin d'y trmivci' le calme liciirciix (|ii(' j'y f^oûlc aujôuril'liui, j'y porlais l'agitation des vainos idées qui m'avaient occii])é. I:ans la solitude, les vapeurs de l'amour-pi'opi'e et le tumulte du monde ternissaient à mes yeux la fraîclieur des liosijucls... .l'avais beau luir au fond îles bois, une I'duI"' impoituni' m'y suivait partout cl voilait i)oui' moi toute la naluie. » [Huit il' me l'roiiiriiade.) AMOUR DE LA NATURE 237 les habitants des campagnes et surtout les solitaires puissent n'avoir pas la foi. Comment ne pas être touché du sentiment divin (levant le spectacle ravissant de la nature? A ces impres- sions il doit une des plus belles pages que la sensibilité humaine puisse dicter [lo]. Jadis, fidèle à ses goûts romanesques, il avait une prédilec- tion marquée pour les paysages violents. 11 lui fallait des tor- rents, des rochers, des sapins, des bois noirs « qui lui fassent bien peur «. des précipices à ses cotés. S'il rencontre, au pas de l'Echelle, une petite rivière qui court et bouillonne dans des gouffres affreux, qu'elle a dû mettre des milliers de siècles à creuser, il aime, du parapet du chemin, à contempler ce fond vertigineux. « Je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des éperviers qui volaient de roche en roche et de jjroussaille en broussaille, à cent toises au-dessous de moi. » Plus tard, il saura goûter le charme des sites tempérés dont les impressions douces répondent à la langueur mélancolique d'une âme apaisée. Rousseau philo- sophe et politique peut blesser nos affections personnelles ; l'ami de la nature est le nôtre. Là, il est simplement homme avec nos sentiments à nous et son talent à lui. Sa plume est un pinceau trempé dans les pures et fraîches couleurs d"une nature sentie comme la sentent les âmes poétiques et délicates. Solitaire « obligé de chercher parmi les animaux le regard de la bienveillance », il s'entoure de leur compagnie ; « fait pour être aimé, il satisfait du moins cette fantaisie » avec eux. 11 herborise savamment sur la cage de ses oiseaux ; il a des tour- terelles dont il a , « on se suffît à soi-même connue Dieu ». La malice des hommes l'a plongé au fond de l'abîme, 'x pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même. » On peut appli(]u<'r à plus d'un écrit de Uousseau le mot de Tronchin sur la Lettre à M. de Beauinont : u C'est un(^ belle élolTe sur laquelle la buupe de l'orgueil adégoulté... cestgrand domuiage. » Tout à riieuie Rousseau avait des envolées de piété mystique vers le séjour des ('lus; en (•«' momeul. csl-il cbrc-licn? [i4j La Troisir/ne PronioKtdc di'pcinl les agitations nu)rales de Uousseau avant de s"êlre atlaclié aux règles de sa pliilosopliie LES RÊVERIES 241 religieuse. Dès la jeunesse, son ardente imagination sautait déjà par-dessus l'espace d'une vie à peine commencée, comme sur un terrain étranger, et cherchait au delà une assiette solide où il pût se fixer. Bientôt il médita en philosophe sur sa véritahle fin et se consola de son peu d'aptitude à se conduire hahilement en ce monde, en pensant qu'il n'y fallait pas chercher cette fin. A qua- rante ans, terme depuis longtemps marqué à ses efforts pour parvenir, il accomplit sur lui et en lui une réforme qui dévoilait un nouveau monde moral à ses regards. Jadis inquiété des rai- sonnements captieux des missionnaires de l'athéisme et comme égaré dans un laljyrinthe de tortuosités et de ténèhres, il avait été tenté souvent de tout ahandonner. Pour la première fois de sa vie il eut du courage; résolu de se décider enfin, entouré de toutes parts de mystères impénétrahles et d'objections insolubles, il adopta le parti le plus sûr (comme Pascal). Fallait-il exposer le sort éternel de son àme pour la jouissance des biens du monde d'un si faible prix? se priver d'un soutien contre la soufl"rance? Aidée des préjugés de son enfance et des vœux secrets de son cœur, sa raison fit pencher la balance du côté le plus consolant, délibération dictée pai' le ciel même au malheureux armé désor- mais contre la destinée qui l'attendait : innocent et persécuté, il en sera dédomnuigé un jour... Mais ne seraient-ce pas là des chimères?... Naguère il cherchait à pénétrer le mystère de la vie « avec une douce inquiétude a »; plus tard il se dit avec des serrements de cœur prêts à l'étouffer : « Ah! qui me garan- tira du désespoir! » Pour se relever de ces chutes, il a besoin de songer qu'il ne doit pas donner plus de confiance à la raison déclinante d'un vieillard qu'aux décisions prises au temps oi!i ses facultés avaient tout leur ressort, et il recouvre le repos avec la foi du Vicaire savoyard. La troisième Promenade '^ offre l'intérêt d'un drame de l'àme et éveille le souvenir d'une page mémorable de Jouffroy. {Nouveaux Mélanges.) a. « Ce doute nie donne de l'inquiétude... Si mes sentiments étaient démontrés, je m'inquiéterais peu des vôtres; mais à parler sincèrement, ...je crois, mais je ne sais pas. .Je ne sais pas même si la science qui me manque me sera bonne quand je l'aurai et si peut-être alors il ne faudra pas (jue je dise : Alto quœsivit cœlo lucem, ingemultque repevta », à M. X, 7 décembre 1763. b. Il y a loin de cette méditation aux sopliismes de la (luatiiéme Prui/ie- nade. Ces grands écarts peignent Rousseau. 16 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU IV LE POÈTE Ce génie, en qui la poésie devait occuper une si grande place, s'y est adonné au début avec un médiocre succès. Familiarisé avec les à-rebours, il lui faut écrire en prose pour être poète; absente des œuvres rimées, sa vraie poésie est semée un peu partout dans ses ouvrages [i5j. A l'égal au moins du poème des Benjamites, VHéloUe, en plus d'un endroit, est un poème en prose où respirent un goût exquis de la nature extérieure et l'impres- sion profonde des sensibilités de la nature humaine. « 0 tristesse enchanteresse ! ô langueur d'une àme attendrie ! combien vous surpassez les turbulents plaisirs et la gaîté folâtre et la joie emportée et tous les transports des amants! Paisible et pure jouissance qui n'as rien d'égal dans la volupté des sens, jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s'effacera de mon cœur... Quelle extase de voir deux beautés si touchantes (Claire et Julie) s'embrasser tendre- ment, le visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre et baigner ce sein charmant comme la rosée du ciel humecte un lis fraîchement éclos. » La description du verger de l'Elysée, la promenade de Saint- Preux et de Julie sur le Léman, aux rochers de Meillerie, la troisième lettre à M. de Malesherbes, la septième et surtout la cinquième Promenade sont empreintes d'une poésie que bien des poètes en vers n'ont pas égalée, lyrisme intime associé par- fois à celui d'une communion mystique avec l'univers {\\. 37-i; X, 305). Rousseau prend ici sa revanche sur Saint-Lambert. « Quiconque, en lisant ces deux lettres (l'Elysée et le Lac) ". ne rt. Parlii; 4«, L. 11 ci 17. — « Le bulcvui u rlaiit jia.s t.'inurr prêt, ni l'eau Iranquiile.uous soupàuics tristement, les yeux baissés, lair rêveur, mangeant peu et parlant encore moins... Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer liaiis le bateau, el en m'as.seyani à côté d'elle, je ne f;niif,'eai plu.s à quitter ;ifii>ii- iTun autre àg''- au Tnu ib' iM'i\i,Myci' ni'allristail. Peu à peu, je POÈTE 243 sent pas mollir el fondre son cœur dans rattendrissenienl qui nie les dicta, doit formel' le livre : il n'est pas fait pour juger des choses de sentiment, n Le sentiment est Tàme de la poésie de Rousseau, comme en cet hj-mne au bonheui" passé : (( Paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu... Moments précieux et si regrettés! Ah! recommencez pour moi votre aimable cours ; coulez plus lentement dans mon souve- nir, s'il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugilive succession... Comment dire ce qui n'était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même? Je me levais avec le soleil et j'étais heureux; je me promenais et j'étais heureux; je voyais maman et j'étais heureux; je la quittais et j'étais heureux; je par- courais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout... Il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant. » La poésie descriptive dans Rousseau offre un relief pittoresque et une vivacité de coloris qui se refléteront sui' la palette de Chateaubriand. Où trouver une peinture mieux stéréotypée des beautés originales des paysages suisses? /^""^X / sentis augiuenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l'air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses... « C'en est fait, disais-je en moi-même; ces «temps, ces heureux temps ne sont plus; ils ont disparu pour jamais. « Hélas ! ils ne reviendront plus, et nous vivons, et nous sommes ensemble, et « nos canirs sont toujours unis ! » Il me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence... mais la voir, la toucher, lui parler... l'adorer, et presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi, voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir... Dans un transport dont je, frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les Ilots et d'y liiiir dans ses bras ma vie et mes tourmcnis. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligf' de ipiiller brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau. « Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un autre coui-s; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon âme ; l'attendrissement surmonta le désespoir... .Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le sentis fort mouillé. « Ah! lui " dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre! « — il est vrai, dit-elle d'une \o\\ alté'n'e: mais que ce soit la deiniéie " fois i]u'ils auront parli' sur te Ion. » t'^lc. IIV :'>(i3.) 24't LA PSYCHOLOGIE DE J.-.I. ROUSSEAU <( Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes... Je voulais rêver et j'en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête; tantôt de hautes et bruyantes cascades m'inondaient de leur épais brouillard; tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abùîie dont les yeux n'osaient sonder la profondeur; quelquefois je me perdais dans l'obscurité d'un bois toullu ; quelquefois, en sortant d'un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards, l'n mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes où l'on eût cru qu'ils n'avaient jamais pénétré. A côté d'une caverne, on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs où l'on n'eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d'excellents fruits sur des rochers et des champs dans des précipices... La nature semblait prendre plaisir à s'y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait difîéi'ente en un même lieu sous divers aspects. Au levant, les fleurs du prin- temps; au midi, les fruits de l'automne; au nord, lesglaces de l'hiver; elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les cli- mats dans le même lieu... Ajoutez à tout cela les illusions de l'optique, les pointes des monts ditîéremment éclairées, le clair-obscur du soleil et dos ombres et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir, vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessaient d'attirer mon admiration et qui semblaient ni'être offertes en un vrai théâtre... » Dans l'océan de l'inlini, « L'ile du genre humain, c'est la terre. L'objet le plus frappant pour nos yeux, c'est le soleil... On le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-devant de lui. L'incendie augmente, rt)rient paraît tout en flammes : à leur éclat, on attend l'astre long- temps avant (ju'il se montre; à cluKjue instant, on croit le voir j)araître, on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et i-emplit aussitôt tout l'espace, le voile des ténèbres s'elface et tombe. L'iiomme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdiu'e a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant qui l'éclairé, les l)remiei's rayons rpii la dorent, la montrent couverte d'un brillant réseau de rosée qui réfléchit à l'œil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chœur se réunissent et saluent de concert le père de la vie; en ce moment, pas un ne se tait; leur gazouillement faible encore est |ilus Icnl et |tlus doux que le reste de la journée : il se sent de la lan- gueur d'un paisible réveil. Le C(»ncours de tous ces objets porte aux sens une inii»rcssion de fraîcheur ijui seiiiblc pénclrcr jus(pt'c'i rdmc. 11 y a poète: â'iô lîï une domi-houre (rcnchanlonienl auquel nul homme ne résiste : un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n'en laisse aucun de sang-froid. » Rousseau, « le seul grand poète descriptif du xviii*' siècle ^> (Saint-Marc-Girardin), s'arrête moins volontiers aux objets qu'aux impressions auxquelles son imagination ou son cœur les associe [16]. Telle est la peinture d'une aurore admirée h Annecy, revue en idée trente-six ans après en Angleterre (1767). « L'aurore un malin me parut si belle que, m'étant habillé préeipi- tannnent, je me hiUai de gagner la campagne pour voir lever le soleil, .le goûtai ce plaisir dans tout son charme ; c'était la semaine apx'ès la Sainl-,loan. La terre, dans sa plus grande parure, était couverte d'herbes et de fleurs ; les rossignols, presque h la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le renforcer; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la naissance d'un beau jour d'été, d'un de ces beaux jours qu'on ne voit plus à mon âge et qu'on n'a jamais vus dans le triste sol que j'habite aujourd'hui ". » « 0 lac sur les boi'ds duquel j'ai passé les douces heures de mon enfance! Charmant paysage où j'ai vu pour la première fois le majes- tueux et touchant lever du soleil, où j'ai senti les premières émotions du cœur, les premiers élans du génie devenu trop impérieux et trop célèbre; hélas! je ne vous verrai plus ! Ces clochei's qui s'élèvent au milieu des chênes et des sapins, ces troupeaux bêlants, ces ateliers, ces fabriques bizarrement épars sur des torrents, dans des précipices, au haut des rochers; ces arbres vénérables, ces sources, ces prairies, ces montagnes qui m'ont vu naître, elles ne me reverront plus. » (1775.) Le pays de Vaud. le lac autour duquel son cœur « n'a jamais cessé d'errer», oii l'attirent tant de souvenirs et, «ce me semble, quelque autre cause encore plus secrète et plus forte que tout cela », lui donnent une impression indérinissal)le qu'il nous fait partager (VIII, i07). « Solitude chérie, où je viens encore passer avec plaisir les restes d'une vie livrée aux souffrances, forêts sans bois, marais sans eau, gcnéls. roseaux, tristes bruyères, objets inanimés qui ne pouvez ni me parl(M' ni m'entendre, quel charme secret me ramène sans cesse au niilicu de vous? I']lres insensibles cl morts, ce charme n'est point en vous, il n'y saiifail être, il est dans mou propre cœur... .le fuis le a. A Wodttoii, l.'i xiolrllc c-^l liiailixc cl « j.imois on n'y rnli'iid de rossignols >.. •24G L.\ PSYCHOLOGIE DE .T. -.T. ROUSSEAU (Oniniorco dos hommes.,, ol co n'est que dans vos asiles que je puis (Hre en paix avee moi. » Plus d'un peintre ou d'un poète envierait à Rousseau cette aquarelle pâle et pénétrante. Ainsi le poète s'épanche en rêveries qui vont de son àme à la notre par impression esthétique et sympathie humaine. Le lecteur lui pardonne de ne pas se déta- cher de lui-même : si hien paré, le moi peut-il être haïssahle? Cette poésie du cœur nous enchante, et nous aimons l'auteur de nous y associer ; c'est de l'égoïsme à deux. Les impressions morales sont la note dominante des tableaux de Rousseau ; celui des Vendanges à Clarens (IV, 425) est le miroir de helles parties de son àme. Ces pages, pénétrées de sensibilité sociale et judicieuses, font oublier les exagérations passionnées du politique. Rousseau a jeté un regard trop complaisant sur les cités de Lycurgue et de Platon, dont l'asservissement se colore des belles idées, ici de patrie, là de justice. Le peintre des Ven- danges enseigne la fraternité et l'égalité telles que les sages les entendent, sous la garantie du respect mutuel des humbles et des grands. Vivifié d'émotions généreuses, familières à Rous- seau, cet épisode est un témoignage de l'excellence de la civili- sation moderne, donné, ù ironie, par un génie enclin à médire de la perf('ctil)ilité humaine f. - a. Souvent la tyiannii' de l'esprit de système a lait violence en Rousseau à la raison rélléchie. Dans le même paragraphe, le théoricien de {'Inéga- lité estime la perfectibilité une « qualité très spécifique » de l'homme et il la déprise (I, 90). L'homme « devrait bénir » l'état civil qui lui donne la iiiui-alité (III, 3i:i); alors, pourquoi vanter l'étal de nature? — Il voit dans la perfectibilité une faculté « presque illimitée ». Une distinction ici nous semble nécessaire. L'homme ne sera jamais un ange, ni sa raison un arbitre infaillible. Les bornes du perfectionnement social sont plus faciles à reculer. Depuis l'antiquité l'homme en soi n'a pas changé ; la société s'est transformée. La civilisation laisse intact le fond des passions et modifie les idées; à l'aide du temps, les idées finissent dans l'ordre social par vaincre les passions qui leur sont hostiles. — Le poète revêt tour à tour l'ànie de Burrhus et de Narcissi', comme le musicien fait chanter au même instru- ment la joie et la douleur. Rousseau penseur est multiple et se fait l'inter- l)rète de sentiments discordants. NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE VIII 247 NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. — La Lucrèce dr R(m»raii (V, 'Tiii sr .suuvirnt de PaiiliiK' ri Julie di; Polyi'uclo quand elle engage Saint-Pieux à épouser Mme d"Orbe. Rousseau a moins parlé de Corneille que de Racine (I, 267). Corneille, le maître du devoir, l'attirait moins que Raeine dont les personnages suivent surtout leur cœur. Il préfère la Gabrielle de de Belloy à son Bayard. « L'héroïsme de la valeur m'a toujours moins touché que le charme du sentiment dans les âmes bien nées. » (19 février 1770.) « L'héroïsme nous accable encore jilus qu'il ne nous touche, parce qu'après tout nous n'y avons que faire. » (L 198.) Proposer comme exemples aux jeunes gens les héros de l'histoire, c'est les « décourager » (II, 214). Emile sera son propre émule. Traits de caractère. — En condamnant sans distinction les poètes dramatiques, Rousseau s'inspire de Platon dont les chimères le séduisent. « La République de Platon est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait. » Voir Vlmitation théâtrale, extraits de Platon, I, 358; X, 201. En livrant ses enfants à l'éducation publique, il a rempli les obligations familiales « en citoyen de la république de Platon ». 2. — Sa sensibilité, parfois entachée d'amour-propre, est blessée au vif de la désapprobation de ses sentiments : lettre « malhonnête » à Mme d'Hou- detot (.5 janvier 1738), extravagante à Mme de Créqui (le mardi 7, 1771). — Un reproche de Mme d'Epinay l'attendrit aux larmes... « Vous ne m'aimez plus. » Il voit une preuve de désaffection dans le blâme de sa conduite, comme un témoignage de ressentiment vaniteux dans la réfutation de ses théories par Bordes (VIII, 198). Les critiques de l'Ermite l'étonnent : il n'a jamais eu « aucun démêlé » avec M. de Bonneval (X, 76). Le simple goût du vrai et du bien ne peut-il agir sans l'appoint d'affections personnelles? 3. — Il ne peut achever la lecture de \?l Philosophie rurale de Mirabeau. « Il m'a toujours été pénible de penser, fatigant de suivre les pensées des autres, et à présent je ne le puis plus du tout. » « Hors \'Astrée,\G ne veux plus que des livres... qui ne parlent que de mon foin. ■» (1767, XII, 22, 29.) Des romans lus avec son père, c'est celui qui lui revenait le plus fréquem- ment (VIII, 116) : « mort à toute littérature », il ne peut ni ne veut se tirer de son « anéantissement mental » allégué à Mirabeau pour échapper à des demandes indiscrètes (XII, 21; 1707). 4. — Il voudrait «paumer la gueule» à M. le chef, et à M. le maître (irhôtel) qui le fait dîner à l'heure où il soupe et souper à l'heure où il dort. Il ne chargerait pas sa table de «charognes » lointaines. Les violons de l'Opéra sont des « racleurs de boyau » qui miaulent. Grimm éconduit par Mlle Fel fait la « carpe [jàmée »; il laisse Hume « hurler tout son saoul ». « Il faut aussi traîner ma paillasse à Montmorency, au milieu des crottes, dans le trou que j'ai pris pour y passer l'hiver »,àMmed'Houdetot. 4 novembre 1757. — « Au- jourd'hui que je suis malade, paresseux et libre, aujourd'hui que je me ious de tous vous autres, gens de cour, aujourd'hui que tous les rois de 248 NOTES COMPLKMENTAIRES 'a Icirc, avec Imilc leur morgue, tous leurs litros ot lout leur or, ne mo IVraiont pas l'aire un pas... etc. », à M. de ValnialeKe, inaitre il'liùlel du roi (ITol). Jansen, p. 5. — Rousseau écrit « comme un charretier » (Vernes). « Cela peut être... mais avouez qu'il fouette diablement tort » (IX, 'J3). — Il n"a plus à l'Ermitage, à Montmorency, l'àpreté rogue qu'on lui reprochait, mais qui le faisait lire. « Je consens d'être moins lu, pourvu que je vivo en paix » (1, 181). La richesse de ses ressources retiendra les lecteurs. — Les qualités du style de Rousseau s'accordent mal avec l'éloge de celui de BufTon, « la plus belle plume de son siècle » ; ce sera « le jugement de la pos- térité ». Il oublie Voltaire en faveur d'un écrivain bienveillant au « pauvre proscrit », à M. D**, 4 novembre 1764. —Parfois son abondance est luxuriante à l'excès. Diderot lui disait de ïfféloïse : c'est U'o\> feuille (tige bien reuilléc; le feuille d'un paysage). Rousseau s'est mépris en écrivant feuillet. 5. — « ... Me livrer aux amusements qui me flattent est une grande sagesse et même une grande vertu : c'est le moyen de ne laisser germer dans mon cœur aucun levain de vengeance ou de haine. » (7= Promenade. cf VI, 68.) L'hiver il reste terré comme une marmotte: il monte sa machine ambulante pour herboriser quand paraît le superbe tapis de la terre. La botanique amuse sa « vieille enfance ». Dans une herborisation avec le maire de Bourgoin, à la vue d'une plante qu'il n'avait pas vue depuis trè.s longtemps, il se met à genoux, la cueille, la porte à ses lèvres et lui fait les mêmes caresses qu'à une maîtresse adorable. L'explosion du fruit de la balsamine, mille petits jeux de la fructitication frappent de plaisir la curiosité de Rousseau. Avez-vous lu Baruch ? demandait Lafontaine. Avez- vous vu les cornes de la brunelle? (."i' Promenade.) A Ermenonville, il a herborisé jusqu'à ses derniers jours. « 11 cultiva la nmsique, la botani(|ue, l'éloquence, etc. » Epitaphe de Rousseau par Bernardin de Saint-Pierre. 6. — Il n'a pas décrit la beauté majestueuse de la mer ni celle des hautes cimes des Alpes entrevues une fois seub'ment au fond du paysage qui encadre \a. Profession de foi. Le Vésuve le laisserait froi cdnqiloirs (II, i;ii). H s'étonne que la police n'intervienne pas. « 11 est vrai (jue les gens aisés, ne buvant guère de ces vins-là, sont peu sujets à être empoisonm's. « L'un des griefs conti-e les fermiers génér.iux (171)4) fut l'introdurljun d.insle tabac d'ingn''- dients nuisibles à la santé dupeuitle. — Roussein av.iil elieiTlié une r< riliire abrégée pour la nomenclature botanii|ue. « Le règne végétal, le plus riant des trois et i)eut-èlre le plus riche, est très néglig(' et presipie oublié dans les cabinets d'histoire n.iturelle où il devrait briller par pn'tV'renee. » La DU CHAPITRE VIIT 249 pi'éparatiun de pclils lioibJL'i's favoriserait le goût de la botanique (VI, 77|. Il en avait l'ait deux pour Malesherbes (VI, 59). Il en offre un à la tille de Mme Boy pour la seconder dans ses soins ruaternels. A soixante-cinij ans passés, il est repris de sa « Iblie » botanique. « C'est la eliaine des idées accessoires » qui l'y attache (IX, 382, 38i, 37'^). Herborisation faite avec Malesherbes, Il novembre 177. (XII, 24!\ ) 8. — A la maîtrise d'.Vnnecy, il s'établit dans l'orchestre avec sa petite n.'ite à bec pour un ])elit bout di^ récit que le Maître avait fait exprès pour lui. Aux concerts de Chand>éry dont il a pris l'initiative, il a l'honneur de conduire la musique « sans oublier le bâton du bûcheron » (allusion à un Irail saliiique du Pelit Prophète de Grimm). 11 n'était alors qu'un « bar- bouillon »: un vrai musicien rendit les concerts brillants, le P. Caton, bon ehanteur et galant homme à qui les honnêtes gens ne trouvaient d'autre défaut que d'être moine. A Clienonceaux, il avait fait des trios qu'il regrette d'avoir laissés à Wootton. « Mlle Davenport en a peut-être déjà fait des papillotes, mais ils mé-ritaient d'être conservés. » Pour la Chevrette il eouqjose un motet donné \>ar M. d'Epinay à un concert spirituel et « fort applaudi » (Mme de Verdelin). Rousseau ne pouvait manquer de cultiver la musique religieuse: Petitain, YP vol. a mentionné ses quatre princi- paux morceaux religieux, écrits de 17.j2 à 1772. Au Temple (i76.j), la musique n'était pas oubliée (XI, 300). 11 emporte en Angleterre une vieille guitare qui lui a co'ité six francs en France et une livre stei'ling de droits dédouane (à Rey, 17G(i). A Moncjuin les instruments ne lui manqueront pas : il a demandé à Mme Boy (il) septembre 1709) une épinette qui ne soit pas une patraque, une tlùte à bec, un sistre, en rem- placement de celui qu'il a l'ceu, « un vrai chaudron ». C'est l'inspiration qui fait défaut: il s'est efforcé vainement de jeter quelques idées musicales sur le papier. « Rien n'est venu, et je sens qu'il faut renoncer désormais à la composition comme à. tout le reste » (à Laliaud, 30 noveiiibre 17G9). Cependant en 1770 il s'engage à faire pour Mme de Créqui l'air d'une chan- son dont il critique certains vers tout à fait louches. « S'il faut être clair quand on parle, il faut être lumineux quand on chante » (XII, 220). En 1772, il compose le morceau Quomodo sedet. De Copenhague, on lui a demandé pour l'éducation du prince royal une cantate qui conliennc des leçons utiles surtout pour les rois (lettre de Moultou, 19 mai 17(i2. Str. M. ISCa, t. I", p. 31). — Il a mis en musique des vers de Deleyre, imitation malheureuse de VOthello de Shakspearc, Au pied d'un saute... Corancey (Journal de Pains, an VI, 1798, p. 27), regrette que Ducis n'ait pas embelli son Othello de cette romance (on la trouvera dans Crand-Carteret, Jean- Jacques Rous.'ieau jugé par les Français d'aujourd'hui, 18!;0, p. 3.j1. Cr l'elitain). Rousseau souliaile (jue le recueil de ses ceuvres musicales, comprenant plus de cent morceaux, tombe en des mains fidèles (IX, 243, 215). Quel- ({ues-uns lui semblent dignes de Buononcini, sans parler de duos et de chceurs di prima intensione composés dans le transport de la lièvre, mais non écrits (VIII, 207). Il a refait la musique du Devin « dont il n'était pas content précisément ])arce (jue tuul le monde l'était ». (Laharpe.) 11 voulait sans doute jn-ouver qu'il était iiien l'auteur de cette musique en la relai- sant plus savante. D'Kscdierny l'estime supérieure à l'ancienne, mais le \on en était moins approprié au sujet et le parterre réclamait les airs de li;)2 en les chanlaiil lui-même. — Sauf un andanle de l'ouverture et la ritouinelie >50 NOTES COMPLÉMENTAIRES des coups de marteau, la musique de Pygmallon est d'un amateur de Lyon, H. Coignet. Dans le Devin et les Muses fjalantes, Rousseau a été son libret- tiste, condition favorable à la concordance du langage de l'acteur avec celui de l'orchestre. Parfois l'homogénéité des sentiments et de leur traduction musicale est violée par des disparates choquants, notamment dans la musique italienne: au lieu d'être un texte commenté, les paroles sont un prétexte à idées musicales indépendantes de la situation. Critique du monologue û'Armide de Gluck (VI. l'J3). « si cruellement déchiré par le Genevois », selon Rameau. Année littéraire, lTo4. Rousseau est sans pitié pour la musique française: aboiement insuppor- table, ou fredons et pretintaille... « cet ennuyeux et lamentable chant français rjui ressemble aux cris de la colique mieux qu'aux transports des passions » {Héloïse, 1" partie, lettre 48«}. Si Jean-Jacques, « né pour cet art », avait été piqué de « l'œstre musical » aussi heureusement qu'il le pense, il aurait mieux parlé de Rameau : « Rameau n'y vint pas (à la repré- sentation des Fêtes de Ramire) ou se cacha » (VIII, 239). Il compte sur la publication de l'Emile pour répondre à Rameau, un de sesenvieux « qui continue à me tarabuster vUainement » (à Malesherbes. 25 septembre 17G1). Sept lettres inédites de Jean-Jacques Rousseau, article de John Viénot, dans le Teinps, n" du 27 décembre 1903. Une réplique plus pertinente aurait été un opéra redoublant le succès du Devin. Un des cachets de Rousseau porte la devise : Vitam impendere rero, et l'autre une lyre. g. — De belles couleurs bien nuancées plaisent à la vue, plaisir de sen- sation: l'intérêt et le sei timent ne tiennent pas aux couleurs (un tableau touchant touche encore dans une estampe), mais au dessin. La mélodie est dans la musique ce qu'est le dessin dans la peinture; l'harmoni^y produit l'elfet des couleurs ; au chant et non aux accords les sons doivent les effets moraux qui font l'énergie de la musique. Le chant même qui n^est qu'agréable peut amuser un moment, mais lasse à la fin, « car ce n'est pas tant l'oreille qui porte le plaisir au cœur que le cœur qui le porte à l'oreilb' ». Essai sur l'origine des langues, chap. li-19; d'abord intitulé Essai sur le principe de la mélodie. 10. — A Malesherbes, 26 janvier 1762. — « Quelquefois, dit-il à Mme d'Épinay, au fond de mon cabinet, mes deux poings dans les yeux ou au milieu des ténèbres de la nuit, je suis de l'avis de Saint-Lambert. Mais voyez cela, ajoute-t-il en montrant le ciel et avec le regard d'un inspiré : le lever du soleil, en dissipant la vapeur qui couvre la terre et en m'exposant la scène de la brillante et merveilleuse nature, dissipe en même temps les brouil- lards de mon esprit. Je retrouve ma foi... » Rousseau et d'Escherny admi- j'cnt un orage en montagne au-dessous de leurs pieds : « Rousseau était en extase... Je ne l'ai jamais entendu parler avec autant de véhémence... Il y rntrait quelque chose de solennel et de pathétique... Tout ce qu'il nous dit aurait fait la matière de la plus touchante homélie » (d'Escherny, t. III, p. 91). « Dans la conversation il s'enflamme souvent jusqu'à un degré de chaleur qui ressemble à l'inspiration. » (Hume.l Héloïse. 5' partie, L. 5; IV, 414. : sentiments difTérenls de Julie et de son époux en présence di.' la nature. II. —(IX, 245.) Le bon Jean-Jacques était facile à contenter. De même (Il ses prières, il demande pour lui et sa bienfaitrice l'innocence et le bonheui- i-n ce monde et le « sort Jd justes » dans l'autre iVIlI, 169), rien DU CHAPITRE Vllt • 951 au delà. Liv-^ (rails <\o naïvetc- ne sont pas rares chez lui. Ji- no suis pas capable de vertu, mais quel homme sait mieux la louer? « Je ne vous déguiserai point que, malgré le sentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute estime » (à Malesherbes, 1762). « Je ne puis oublier mes fautes et j'oublie encore moins mes bons sentiments. » « Si vingt-cinq ans d'atta- chement et d'estime précédaient tous les mariages, il est à croire qu'ils en seraient généralement plus heureux. J'esjjère que le mien le sera » (à Mme Doy.O septembre 1708). Au bosquet d'Kaubonne, auprès de Mme d'Hou- detot; « je fus sublime ». Le succès de VHiiloïsc lui aui'ait assuiM'' maintes conquêtes, « même dans les hauts rangs », s'il l'avait voulu. « J'ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire » (1769). Cette fois il est discret. On a beau être misanthrope, cela fait toujours plaisir. — Jean-Jacques donne- rait, pour M. et Mme de Luxembourg, non sa vie (le don serait faible dans l'état où il est, 1762), non sa réputation parmi ses contemporains, dont il ne se soucie guère, mais l'honneur qu'il attend de l'équitable postérité (X, 309). Cet effoi't de renoncement a quelque chose de la probité cons- ciencieuse d'un emprunteur souscrivant un billet payable dans l'autre monde. 12. — (IX, 33'f.)L'hyperesthésie etl'anesthésie ne .sont pas incompatibles. La Cinquième Promenade donne la théorie de la rêverie : conditions où il faut être placé pour la goûter (IX, 363). 1 3. — « Mon âme ne s'élance jjIus qu'avec peine hors de sa caduque enve- loppe et, sans l'espérance de l'état auquel j'aspire pai'ce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. » (IX, 331, Deuxième Promenade.) Déjà, en 1758 (I, 181), dans un accès d'hypocondrie, il avait écrit : « Un instant de fermentation passagère produisit en moi quelque lueur de talent ; il s'est montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n'eus qu'un moment, il est passé ; j'ai la honte de me survivre. » 14. — Amie\(Fragments d'un journal intime, Genève 1901, t. I«f, p.38) dit des monologues de Schleiermacher : « C'est grand, c'est puissant, profond, mais c'est encore orgueilleux et même égoïste. Car le centre de l'univers, c'est encore le moi... type imposant de caractère, Zenon et Fichte combi- nés... L'homme devient presque un dieu... Ce triomphe superbe de la vie n'est pas loin d'une sorte d'impiété... etc. » La morale pratique de Rous- seau s'inspire de la maxime cynique et stoïcienne î^-fiv 6|jio).oyou(j.£vwç Tri çûcrei et sa morale théorique de rô[Ao(w(7i; tw Oew. L'homme peut, par la raison et le raisonnement, se rapprocher des intelligences célestes et, par la victoire sur les passions. « imiter la Divinité même »; c'est Hercule i|ui, sur son bûcher, se sent devenir Dieu {Première et Quatrième Lettre sur la vertu et le bonheur), i?. — « J'ai fait de temps en temps de médiocres vers : c'est un exercice assez bon pour se rompre aux inversions élégantes et apprendre à mieux écrire en prose. » De là le choix de Y Apokolokyntose (VIII, lit ; XI, 222, 175). « ... Je n'ai jamais aimé la poésie française... J'ai absolument oublié cette petite mécanique... » (à Moultou, 30 mai 1762). Vers composés en 1770-1771 à l'occasion d'un suicide romanesque (VI, 27). Images poétiques. « L'élévation et l'abaissement journaliers des eaux de l'Océan n'ont pas été plus régulièrement assujétis au cours de l'astre '■i-yl NOTES COMPLEMEXTAIRE^; qui nous éclaire durant la nuit quL' li' .soif des mœuis rt de la piobiti; au progrès des sciences ci des arts. « t ... Les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit pour ainsi dire soutenus, à l'entrée des palais des grands, sur des colonnes de marbre et gravés sur des chapiteaux corinthiens. » « ... L'égalité disparut, la propriété s'introduisit... et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes cju'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'escla- vage et la misère germer et croître avec les moissons. » « L'humanité coule comme une eau pure et salutaire et va fertiliser les lieux bas ; elle cherche toujours le niveau ; elle laisse à sec ces roches arides qui menacent la campagne et ne donnent qu'une ombre nuisible ou des éclats pour écraser les voisins. » Autant de pierres fausses serties d'or. — « Les dehors spécieux de probité, d'amitié et d'attachement ressemblent à ces légères vapeurs qui paraissent sur les collines immédiatement avant le lever du soleil, et que les premiers rayons de la lumière dissipent entièrement. On ne trouve plus qu'un roc sec et stérile que des vapeurs couvraient. » (Pensées.) « Je ramperai toujours sur la terre et vous verrai toujours briller dans les cieux. » (IV, 33.)... Ver de terre amoureux d'une étoile (Victor Hugo). Images et tableaux pittoresques. Les Suisses le pourchassent d'Etat en État « avec une puérilité ridicule, comme un enfant s'obstine à poursuivre un oiseau, s'imaginanl follement que je ne trouverai pas un . Etat en Europe d'où je puisse leur faire la moue ». « Partout où l'on veut vexer l'artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s'en va. » — Le Sabbat chez M. Loiret, VIII. 17:2. i6. — Tableau de l'automne 1:2'^ Promenade, IX, 332): description de l'e-planade de la Meillerie. monuments des anciennes amours (IV, 302); i'romenade île la Saint-Louis, en face des Charmettes (VIII, 168|; Canton de Vaud et Chablais, deux gouvernements, deux natures (IV, 360): le Travail de la canqjagne tlV, i-22). — Les objets valent surtout à cet égard par les imiiressions ([u'ils éveillent. La vue d'une pervenche a porté dans le cœur de Roussi^au le trouble de sentiments profonds. Le Bans des vaches, air sans valeur nmsicale, émeut les Suisses au point qu'il était défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes à l'étranger (VII, 185). — Le subjectivisme habituel des descriptions de Rousseau peut expliquer pourquoi il n'a pas même esquissé le lac d'.\nnecy et ce fond de montagnes dont les divers plans, étages en anqîhitheùtre et entre-croisés, forment un merveilleux décor. Ce spectacle, souvent olfert à ses yeux, n'aura pas fait empreinte sur son imagination, pai-cc que des sentiments ou des souvenirs l)ersonnels ne s'y sont pas trouvés mêlés: la maîtrise et la maison de maman auront fait tort à ce panorama splendide. comme le pont du Gard aux attraits de Mme de Larnage. 11 n'a rien décrit de Venise, si riche en tableaux. Le souvenir de l'andjassadeur les a-t-il ternis à ses yeux? Dans la nature qui l'entoure, Rousseau ne s'oublie pas lui-même. « ... Ces mon- tagnes... ne me reMiionl plus. » DU CHAPITRE VIII 253 ANNALES DE LA " SOCIETE J.-J. ROUSSEAU " Huit cliapili'os tk' ce livre éliiiuiit iiii[)iiia 's quaml a paru (novoiubrc lOOo) le tome I" des Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, source abon- dante de documents inédits et d'indications précieuses. La présente note réunit, en les reliant à leurs points d'attache, celles que nous n'avons pu utiliser à temps. Annales, p. 89, 93, 20G. Eloge de Rousseau par Mme de Charriére, avec cette épigraphe en anglais : « Ses paroles étaient une musique et ses pensées des rêves célestes. » Mélodieux et idéal, il n'en a pas moins eu do bonne heui-e le goût de la verdeur expressive. « Go n'est pas un si grand défaut... d'employer des paroles... triviales... et plus libres que la modestie ne le permet, que de se servir d'un style trop fleuri et trop doux... » (Vers 1735.) Cf chap. VIII, p. 2i7, note 4. — p. 142, 173. Pi/gmalion. Andantino et andante de l'ouverture, Cf chap. VIII, p. 2.oO, note 8. — p. 260. Thérèse détend la porte de Rousseau avec une dureté vigilante peu favorable à la bonne renommée du cerbère. — Plainte et défense de Thérèse Levasseur, petit panq^hlet de Mme de Gharrière, p. 71, 73. Cf chap. VI, p. 180, note 3. — p. 62, 53. Tronchin (maltraité par les Confessions et la 6'or- respondance) écrit à son fils : « Tous mes torts se réduisent pourtant à lui avoir reproché qu'il a exposé ses cinq enfants. » « Il a protesté à ce même M. Moultou, sur tout ce qu'il y a déplus sacré, qu'il n'a jamais eu d'enfants et que tout ce qu'on en a dit est une calomnie. » « Pour moi qui ai vécu avec Rousseau et qui le connais, je ne suis ni ne serai jamais sa dupe. . . » « Il me craint comme la colère de Dieu : c'est qu'il sait que je le connais, oui, il le sait. » — Le plus grand tort de Diderot envers Jean-Jacques est de l'avoir convaincu, à l'occasion des lettres de Mme d'Houdetot. Diderot, Œuvres, t. XIX, p. 449. Cf chap. V, p. 137, note 30. — Dans une lettre à Deluc (7 juillet 1703), Rousseau traite la famille de Tronchin de « gens à deux envers » ; parole inqjrudente. — p. 272 et suivantes. Notes inédites de Voltaire sur la l'rofes- sionde foi. « Faux... piluyablc... iiiqierlinent... Jacques, pourcpmi insultes- tu tes frères et loi-mème?... Tu fais l'hypocrite... misérable (jui le contredis sans cesse... quelle i)late indécence! tu n'as d'esprit que contre le chris- tianisme... » « Bon... très bon... excellent. » — « Il y a cin(iuante pages que je veux faire relier en maroquin », à d'Alembert, 1702. « 0 comme nous aurions chéri ce fou, s'il n'avait pas été faux frère! et qu'il a été un grand sot d'injurier les seuls hommes qui pouvaient lui pardonner! » à Damilaville, 1702. — Gf chap. VII, p. 220, note 16. CHAPITRE IX I IMPORTANCE DES DATES. — LES SCIENCES NATURELLES DANS LES Promenades (1777). Un historien, et non des moindres, a partagé le règne de Louis XIV en deux époques, avant la fistule, après la fistule. 11 convient de distinguer dans la vie intellectuelle et morale de Rousseau deux périodes malaisées à dater avec précision : une évolution progressive les fait se fondre l'une dans l'autre insensiblement. Déjà, à l'Ermitage, il est travaillé d'un malaise moral qui toujours ira s'aggravant jusqu'au premier grand éclat de 1761. Les retards apportés à l'impression de V Emile et qu'il attribue à un complot des Jésuites soupçonnés de substituer une œuvre falsifiée à la sienne, lui ont troublé l'esprit. Désespéré d'une erreur qui lui a fait calomnier des amis sûrs, il s'excuse auprès de Moultou (23 décembre 1761) du « dérangement « où est sa tète : « je délirais» ». Cette première atteinte marquée, coïncidant avec la lin de ses grands travaux, est comme le contre-coup d'une ébullition cérébrale extraordinaire. Du jour où la société lui rend guerre pour guerre, et surtout pendant son séjour de seize mois en Angletoirc. patrie du spleen [i], son humeur ombrageuse empire. Il donne un sens hostile à un mot afTeclueux et flatteur qu'il attribue à Hume : Je tiens Jean- Jarques Housseau; il en épiouve « un tressaillement d'effroi » (loiil il n'est pas le maîlre; toutes les nuits ce mot sonne à ses a. " Si un tel accès dv lolic in'cul pris à l'aris, il n'est point sur que nut propre volonté n'cùl pas rparKui' le reste de fouvraye à la nature « (à Malestierbes, i janvier ITCii'i. Paris l'en auroil pn'servé. IMPORTANCE DES DATES 255 oreilles. Un soir, après souper, gardant tous deux le silence au coin du feu, un regard de Hume lui cause un frémissement inexprimable; il ne peut soutenir ce regard de « traître w; puis, aussitôt, un violent remords le gagne; suffoqué de sanglots, il embrasse son hôte dans un transport plein de délices». Quelques instants après, nouveau resserrement de cœur. Le lendemain, il part pour la province : il a vu s'exécuter à Londres la conspira- tion dont Paris est le foyer. Le 16 août 1766, il parle de r « épouvantable révolution qui a gagné toute l'Europe « ani- mée contre lui. En 1767, il supplie dun ton violent le général Gonway : « Je veux sortir de l'Angleterre ou de la vie ». II se croit menacé d'une « fin tragique » par les Anglais effrayés de son dessein de publier ses Mémoires (XII, 16). Le malheureux a conscience, par moments, de son état et subit de pénibles alternatives '\ « Mon jeune ami, plaignez-moi, plaignez cette pauvre tête grisonnante qui, ne sachant où se poser, va nageant dans les espaces et sent, pour son malheur, que les bruits ([u'on a répandus d'elle ne sont encore vrais qu'à demi » (25 août 1767). Le 5 juillet, il riait de ces bruits : « Ma folie a cela de bon qu'elle n'amuse personne autant que moi qui en sais la source et qui trouve plaisant de voir comme elle s'étend. » Il ne peut s'empêcher de trouver sa situation « comique )>. « A cinquante-six ans, voir Jean-Joseph Renou devenu l'espion d'un prince auprès de deux ou trois de ses valets » (l*"' septembre 1767). « Certaines découvertes amplifiées peut-être par mon imagination m'ont jeté, durant plusieurs jours, dans une agitation fiévreuse qui m'a fait beaucoup de mal. » L'accès passé, « tout est calmé, je suis content de moi » (novembre 1768). Le jour est proche où il sera la proie du mal au point de ne pouvoir s'en rendre compte. La progression en est accusée par la dilVérence des six i)remi(Ts livres des «. A Hume, 10 juillet lTG(i. (XI, 301 et suiv.) b. « ... J'aime à me llatler que je ne suis plus dans mon buii sejis. .K; vois des complots si noirs, des gens si aijonùnables, que, pour l'honneur d(> l'humanité, j'aime mieux croire que j'cxtravaguc »; à d'Ivernois, 24 mars 1708 (alinéa supprimé par Dupeyrou dans l'édition de 1782; Annales, p. 24i). Quatre jours après, au même d'Ivernois : v. ... Voyant que rien de tout ce que j'avais imaginé n'est arrivé, je connnence à craindre, après tant de malheurs réels, d'en voir quelquefois d'imaginaires, qui peuvent agir sur mon cerveau. « (XII, 7'.).) Cl Str-M. 1801. p. ti7, M!» [2J. 256 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU Confessions et des six derniers (VIII, 196). La première version du début des Confessions, sans être modeste, était simple et non dramatiquement fastueuse. En faisant son Portrait (1764). Rousseau conçoit « un nouveau genre de service à rendre aux hommes; c'est de leur offrir Timage fidèle de l'un d'entre eux afin qu'ils apprennent à se connaître » par la comparaison. Rien n'y laisse pressentir le moi seul et la mise en scène du souve- rain juge. En 1770, son état est incurablement troublé : « Pardonnez tout ce radotage à ma pauvre tète qui diverge, bat la campagne et se perd à la suite de la moindre idée. « En même temps que la tète s'est prise, le cœur s'est décidément aigri. Aveuglé par sa manie de soupçons contre ses meilleurs amis, il s'accuse après coup de « stupidité », de n'avoir pas vu clair jadis dans les manœuvres de ces « messieurs )>. Une lettre de Deleyre (13 octobre 1756) accueillie jadis comme agréable badinage, lui révèle, plus de dix ans après, un complot pour le ramener à Paris. Reprises sous leur forme définitive à "NVootton en 1766-67, les Confessions, continuées en 1768-69, sont terminées à Paris en 1770, à une époque où il disait qu'à certains moments il aimf>- rait mieux vivre sous les flèches des Parthes que sous les yeux des hommes. Les Dialogues (1775-76) sont encore plus malades. « Qui que vous soyez que le ciel a fait l'arbitre de cet écrit... cet auteur infortuné vous conjure, par vos entrailles humaines et par les angoisses qu'il a souffertes en l'écrivant, de n'en dis- poser qu'après l'avoir lu tout entier... devoir d'équité que le ciel vous impose. » (IX, 10:2.) Si l'on cberchc à lui assurer le nécessaire et même les douceurs de la vie, « on veut qu'il soit rassasié du pain de l'ignominie et de la coupe de l'opprobre... on lui fait boire les affronts comme l'eau ». A Amiens, on lui olfrait le vin d'iionneur; au Tenqjle. le prince de Conti lui envoyait sa musique, au lever; à Londres, les tambours des gardes devaient venir battre à sa porte : « Attentions moqueuses et dérisoires », respects comme ceux qu'on prodiguait à Sancho dans son île et destinés à le rendre « encore plus ridicule aux yeux de la populace ». Depuis quinze ans et plus qu'il est dans « cette étrange position )', enteiré vif 5J par l'exécration des hommes (l''*= Promenade), il est oppressé comme u d'un mauvais IMPORTANCE DES DATES 257 sommeil ». Toutefois ce cauchemar, w chaos incompréhensible », ne lui est plus aussi douloureux en 1777 que le délire oii « cette étrange révolution » l'a jeté durant dix années. — La métamor- phose partielle de \\\me de Rousseau, l'altération dans un rayon déterminé de sa faculté judiciaire, obligent le critique à mai-quer les dates, l'équité le lui commande : souvent la date est une excuse, et par là il évite de confondre deux hommes différents. Le solitaire de la 7'' Promenade aime la botanique (( tout à rebours des autres hommes .>. Il en veut à l'homme de la gâter en y mêlant sa pharmacie [i]. (Il n'est pas sur ce point l'élève de Mme de Warens qui faisait de la botanique de dro- guiste.) Toutes ces structures charmantes intéressent fort peu le frater qui ne veut que piler tout cela dans un mortier et « l'on n'ira pas chercher des guirlandes pour les bergères parmi les herbes pour les lavements. » « Brillantes fleurs, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. » Entre temps, Rousseau exhale sa mauvaise humeur contre les hommes, qui sont menteurs alors que la nature ne ment pas, contre les médecins qui le haïssent «, et en dépit des guirlandes des bergères, ses aigreurs, non moins déplaisantes que la pharmacie du frater, dessèchent à nos yeux ses plus frais tableaux. La nature avait enfoui ses richesses minérales loin des regards des humains pour ne pas tenter leur cupidité; vaine précaution : l'homme fouille, pour les ravir, les entrailles de la terre. « Les visages hAves de ces malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que les mines substituent au sein de la terre à celui de la verdure et des fleurs, du ciel azuré, des ber- gers amoureux et des laboureurs robustes sur sa surface. » Pour s'assurer des biens imaginaires à la place des biens réels que la nature lui offrait, « l'homme fuit le soleil qu'il n'est plus digne de voir; il s'enterre tout vivant et fait bien, ne méritant plus de a. Prouve vivante de la vanité de leur art, il les a laissés quinze ans gou- verner sa carcasse et n'a recouvré la santé qu'en rentrant sous les seules luis de la nature (IX, 376). 11 s'est réconcilié avec eux dans s(!S dernières années (11. 2i', note). 17 358 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU vivre à la lumière du jour ». Rousseau poursuit l'homme civilisé de son antipathie jusque sous terre [5j. Le règne minéral a sa beauté, comme l'industrie et les machines, délicates ouvrières ou puissantes créatrices, ont leur poésie. Le rêveur qui a dénigré l'agriculture, legs de Caïn, devait détester la vie minière. Est-ce l'idée des efforts nécessaires à un travail cyclopéen qui l'engage à mépriser le sous-sol? Assuré- ment le monde souterrain, si suggestif en sa grandeur sombre, n'a rien de commun avec les riantes imaginations de VÂstrée et les plaisirs faciles des bergers amoureux. Le dilettante indolent fait tort ici au penseur ; il esquisse une idylle enfantine là où un sociologue moderne évoquerait les fatalités naturelles et la des- tinée perfectible des associations humaines ". Son imagination « se refuse aux objets de peine », au lieu que les odeurs suaves, les vives couleurs, les formes élégantes se disputent à l'envi le droit de le flatter. « Il ne faut qu'aimer le plaisir pour se livrer à des sensations si douces. » Il se détourne du règne minéral qui « n'a rien en soi d'aimable et d'attrayant >^ ; du règne animal à cause de ses difficultés et de ses dégoûts. Lui faudra-t-il se mettre hors d'haleine pour courir après des papillons, empaler de pauvres insectes, désosser des souris?... « Ce n'est pas là, sur ma parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusements. » Dans les sciences naturelles oi!i le précepteur d'Emile et l'herbo- riste en titre de la duchesse de Portland (1764) trouvaient la source de plus d'un bienfait, l'insouciant vieillard de 1777 ne considère plus que le divertissement. « Dans la situation où me voilà, je n'ai plus d'autre règle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte, » En toute situation et à tout âge, la sensibilité de Rousseau l'a éloigné de l'impression désa- gréable et attiré au plaisir; c'est un des traits permanents de sa nature, accentué par les dégoûts du persécuté. fl. ici la ildlf ost une oxcuso (1777). Lo labloau dus vriuluuyi's ii Cki- jxTi.s est une a.-uvre où l'on retrouve Rousseau (IV, i'2i). O^n^ l'illusion 259 11 LILLUSIOX Le psychologue des Confessions et des Dialogues décrit en détail les phénomènes de son être intellectuel et moral; sans se prononcer lui-même, il nous laisse le soin de juger du principe qui les produit. Tel un malade dirait au médecin : Voici les symptômes que j'éprouve, à vous de diagnostiquer la maladie. Quelquefois Rousseau voit clair dans son for intérieur; trop souvent il s'aveugle sur son véritable caractère et les mobiles de sa conduite. Exact dans les indications données au physiologiste, il l'est moins dans l'examen de conscience dû au confesseur. « Ne connaîtrons-nous jamais l'homme? » Les photographies d'une même personne, le même jour, diffèrent. La peinture la plus habile n'est pas mieux assurée d'une parfaite ressemblance, tant la physionomie est d'une mobilité difficile à saisir. Que dire des portraits de l'àme, s'il s'agit d'une nature tachetée, mou- chetée comme la peau du léopard de Lafontaine? De tous les jugements portés sur lui par des gens de beaucoup d'esprit, Rousseau a la conscience qu'il n'y en a pas un d'exactement juste et conforme à la vérité. Les personnes qui vivent le plus intimement avec lui ne le connaissent pas et attribuent la plu- part de ses actions soit en bien soit en mal, à de tout autres motifs qu'à ceux qui les ont produites ^6]. Ténébreux clairvoyant, Rousseau se flatte d'échapper à ces méprises. Ses jugements inté- rieurs peuvent en effet contredire les impressions données au public par ses manières d'être ostensibles ; en est-il pour cela un juge irrécusable de lui-même? Il est le roi de l'illusion; il prend ses idées pour des réalités, ses impressions pour des qualités effectives. Aux outrages de ses ennemis il répond : Comment pourrais-je être le vicieux que vous dites? voyez mes écrits; et il spécifie les morceaux ver- tueux attestant sa vertu; si l'autt^ir de ces pages cache un 2C0 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU monstre, il le cache fort bien [7'. Comme l'apothéose de la vertu devient la vertu, la répercussion sur lui des sentiments héroïques devient l'héroïsme. Ne peut-on s'exalter à l'idée de Caton sans être un Caton? Une représentation d'Alriî^e a ému son àme « sensible au grand, au sublime », il en conclut que s'il n'a pas la grandeur de la condition, il a la grandeur du cœur; K la fortune rétablit ainsi l'équilibre en élevant les plus humbles au niveau des plus illustres en dignités. )> Son ingratitude envers Mme de Warens lui a donné des remords, donc il n'a pas été ingrat. Qui abhorre le mensonge ne saurait être menteur. Il ne peut entendre sans tressaillements les chefs-d'œuvre de la musique italienne : il a « le génie » de la musique (VII, 12o). Transporté dans le monde enchanté où il s'entoure de figures idéales, « oubliant tout à fait la race humaine », s'il voit arriver de malheureux mortels, il leur fait un accueil brutal [8]; sa réputation de misanthropie en est augmentée : il en aurait « une bien contraire » si l'on avait mieux lu dans son cœur. Ah ! si Ton savait combien il est sociable dans les bois et accueillant pour leurs dryades ! La tendresse de Jean-Jacques pour les créa- tures « surlunaires » aimées de son imagination lui est un cer- tificat probant d'atï'ection philanthropique. Appréciateur de ses ouvrages, Rousseau laisse paraître sa disposition à se donner le change sur les réalités. Il déclare le Discours de Dijon « absolument dépourvu de logique et d'ordre », « le plus faible de raisonnement » des écrits sortis de sa plume, et il le dit « plein de chaleur et de force ». La vraie force réside- t-elle donc dans la chaleur de l'expression, en dehors de la solidité logique des pensées? Rousseau se méprend sur la vraie nature des choses, il confond le reflet du métal avec le métal même. Le critique distingue dans Rousseau la vie intéi'ieure idéale et la vie vécue; l'illusion de l'amour-propre épargne à Jean- Jacques cette diitinctiùn. En 17-iO, il a écrit à Mlle Serre une kittrc malséante. Vingt-huit ans après (17G8), il a oublié la ten- tative de l'amoureux cconduit et se souvient seulement des beaux sentiments dont sa pensée aime à se nourrir. Selon la règle formulée au début des Confessions et dans la quatrième l*ioinenade (IX, 355) : w J'ai pu supposer vrai ce que je savais l'illusion , î>C)l avoir pu l'fHre, « il se félicite de n'avoir pas troublé par un séjour prolongé à Lyon les amours innocents de cette jeune per- sonne avec un fiancé, a Je sentis et j'ai souvent senti depuis loi :> que, si les sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coiitent 'i faire; on en est bien payé par les souvenirs qu'ils laissent au fond du cœur. » Rousseau est magnanime d'éducation, délicat de nature, malgré le trio de Chambéry et l'arrangement avec Carrio à Venise (VIII, 228); il a dû être tel auprès de l'aimable jeune fille et, à la faveur du lointain des impressions, il s'en flatte hardi- ment. Même illusion d'optique morale dans l'appréciation de son « premier acte de vertu ». Quand il se loue d'avoir immolé la volupté au devoir (1737), il oublie la détresse pécuniaire qui na pas été étrangère à son retour : il emprunte pour payer sa pen- sion, il songe à faire argent de menus meubles et à hasarder un coup au jeu. Il aurait pu dire à cette date comme en 1732, qu'il désirait retrouver Mme de ^\ arens pour le besoin de sa subsis- tance et le besoin de son cœur. Il n'ose non plus se rappeler le dépit que lui ont donné le peu d'empressement de Mme de AVarens à répondre à ses lettres (il est obligé d'user d'un tiers pour avoir de ses nouvelles) et la recommandation de rester à Montpellier jusqu'à la Saint-Jean. L'habitude de l'illusion greffe sur l'être véritable une seconde nature imaginaire, et l'amour- propre aidant, le transfigure à ses propres yeux. — De même façon, la légende flatteuse à l'esprit des hommes, peu k peu s'y établit aux dépens de la vérité. Rousseau s'est forgé à lui-même, au profit du lecteur, une légende des Charmettes. — Sensible aux harmonies de la nature, il fait deux lieues par jour, durant presque tout un printemps, pour aller à Rercy écouter le rossignol dans un cadre à son gré. Il lui faut l'eau f', la verdure, la solitude et les bois, pour rendre le chant de cet oiseau touchant à son oreille. Artiste consomiiK', il avise à ce que le vicaire savoyard prononce son Sermon sur la Montagne au sommet du Monte don^ des rayons d'un soleil levant, en face du plus beui tiibieau dont I'umI bumain puisse être frapp(' ''.paysage splendide.couruiiné dans l'éloignement par a. " J'iii toujours .liiiH' ICiii iiassioiiiu'nirnl " d.ins les paysages. h. Lr \iiaiii' soMiyanl se soUNiciil de l;i iih'IIidiIc du piiTi'jitfui'd'Iùiiili' : 263 LA. PSYCHOLOGIE DE .T. -.T. KOUSSEAU l'immense chaîne des Alpes. « On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. » h'Héloïse méritait de se dérouler dans un milieu harmonieux. Aux îles Borromées, dont l'aspect délicieux l'avait transporté, il préfère les hords du lac Léman, la majesté simple d'un site « qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l'âme », et il établit à Vevay ses jeunes pupilles. En quel lieu placera-t-il à son tour le tableau des années fortunées où une liberté entière et l'amitié, des loisirs sans souci, bon souper, bon gîte et le reste lui ont donné toutes les satisfactions qu'enlui les sens et le cœur pouvaient souhaiter? Sera-ce au logis d'Annecy? Il a souvent mouillé de ses larmes et couvert de ses baisers l'endroit oi!i il vit MmedeWarenspour la première fois. « Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place 1 que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! » C'était un passage derrière la mai- son, entre un ruisseau et un mur. De sa chambre, il avait du vert sous les yeux, mais c'était une vieille maison de ville, cadre peu enchanteur; il n'y fallait point songer. A Chambéry, la maison de maman est un cachot: un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu de jour, peu d'espace. Le besoin d'en sortir, pour vivre sur la terre, a fait louer d'abord, à l'extrémité de la ville, tout en con- servant la prison de Chambéry, une sorte de jardin à guinguette dont il s'est engoué (VIII, 129), puis (septembre 1737) une mé- tairie sur la colline opposée aux Charmettes, enfin (juillet 1738) les Charmettes. Là, dans un site champêtre, car il ne conçoit pas le bonheur en dehors du spectacle de la nature, il placera l'idylle de son bonheur éteint pourtant à la date où Mme de Warens, Wintzenried et Jean-Jacques se rencontraient aux Charmettes [gj. Les Charmettes ont séduit l'imagination du poète des Confes- sions et la remplissent abusivement. Il y place des faits qui se / sont produits ;ï Ciiambéry ; à l'en croire, c'est aux Charmettes, au printempsdc 1737, qu'il ressuscite en paradis, avec les premiers bourgeons et les prémisses du rossignol, au moment où les neiges commençant à fondre laissent poindre la violette et la pervenche. A plus d'un passage relatif aux Charmettes s'ap- plique l'aveu : « J'nimais h m'étendiT sur les moments heureux l'rappfip l'iiriagination par la mise vn scùiic, aliii de pi'oduii'L- iiiu' iinprcs- siun piolonde (II, 2'J6). l'imagination :263 de ma vie et je les embellissais quelquefois des uinemenls quede tendres regrets venaient me fournir... Je prêtais quelquefois à la vérité des charmes étrangers w «.Etroits sont les confins del'art et de l'altération de la vérité : brève ron/inium ortis et falsi. Avant 1738, Rousseau a été heureux de l'affection intime de Mme de Wnrens; aux Charmettes. il a joui des plaisirs rustiques et de la conversation de ses livres '' au sein d'un repos insouciant. Il rap- proche et confond ces bonheurs différents en faisant de l'asile champêtre et studieux un nid. Ainsi il y a une part de réalité dans le rêve des Charmettes; là encore, la pensée de Jean- Jacques est mêlée de fiction et de vérité. Les Charmettes ont rayonné en idée sur toute sa vie et occupé les dernières pensées de l'écrivain. A plus de soixante-cinq ans, le jour de pâques fleuries, anniversaire de sa première entrevue avec Mme deWa- rens (21 mars 1728), il évoque l'image de la maison isolée, au penchant d'un vallon, oii il a goûté un bonheur dont le charme couvre tout ce que son sort présent a d'afïreux (10« Promenade). Voilà comment l'écrivain de génie, épris avant le lecteur de l'illusion d'une légende poétisée, a su attirer aux Charmettes les hommages de toute la terre. « L'empire de l'art est peut-être le plus puissant de tous » «". Rousseau en est la preuve. Il doit à l'art une bonne partie de son prestige. III l'imagination Rousseau est doué d'une imagination qu'il est « impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même » de passer en richesse. Exagérant par-dessus les exagérations des hommes, a. L'épisode du cerisier reproduit une gouache de Baudoin {Les Cerises et tes Amoureuses), exposée au Salon en ITliU. b. « Le plaisir d'apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur». Son « cher cabinet « est devenu sa « seule distraction » (VIII, 195). En 1738, à vingt-six ans, il va faire enfin de sérieuses études (VI, 5, 6), c. Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. Sans beauté, la vérité a un triste lot. Le Discours de Dijon a été criblé de réfutations. Combien les lisent aujourd'hui? Avoir raison sans éclat contre un écrivain de ifénie ne vaut guère. ■-S4 LA PSYCHOLOGIE DE .T.-J. ROUSSEAU elle va l)ien au delà des magnificences qu"on a pu lui déciirc; seul le pont du Gard a dépassé son attente. Paris, qu'il s'était figuré comme une Babylone imposante toute en palais de marbre et d'or, inconnus au faubourg Saint-Marceau par où il y est entré, l'a complètement déçu. L'imagination le réjouit de riantes perspectives au moment du vo3-age de Turin (VIII, 39); les jeunes désirs, l'espoir enchanteur, les brillants projets rem- plissent son ûme d'une félicité sensuelle et sentimentale. A la pensée du régiment des Cadets, il se voit déjà en habit d'officier avec un beau plumet blanc. Intrépide au milieu du feu et de la fumée, il donne tranquillement ses ordres, la lorgnette à la main [lo], La vue du Léman le berce de son rêve favori : s'établir au pays de Vaud, avec un verger au bord du lac, un ami sûr, une femme aimable et un petit bateau. Le cœur et l'imagination sont liés en lui d'union étroite. A onze ans, il aimait Mlle de Vulson « de tout son cœur ou plutôt de toute sa tète n ; à cinquante ans, il écrit dans les mêmes dispositions les Lettres à Sara, sorte de compromis entre Mme d'Houdetot et une Iris en l'air. L'imagi- nation l'identifie aux personnages de ses lectures ; les malheurs du Clereland de l'abbé Prévost lui font faire, ce semble, plus de mauvais sang que les siens. Quelle nuit le Tasse àçîi Muses galantes a passée avec la princesse de Ferrare dans les délices de la verve musicale! (VIII, 20S.) Prompte aux métamorphoses, son imagination le met, dès qu'il lui plaît, dans un « état fictif >^ qui le rend heureux. Maître de. la nature entière, il en choisit, arrange à son gré les éléments et s'enivre de sentiments délicieux. Le bien réel ou de fantaisie, pour lui, c'est tout un, écrit-il à Mirabeau (XII, 21). A vrai dire, le bonheur rêvé le touche plus vivement que le bonheur effectif. Son imagination est moins riante lorsque- tout i-it autour de lui. A son retour de Lyon à Chambéry, oui il doit revoir enfin Mme di-Warens. il avilit le cmmii- serein, mais c'était tout. « Mes id(''es étaient paisibles et douces, non célestes et ravissantes », r-omni('((ans les \-ovag('s où il^cares- sait l'idée de l'inconnu [i i . L'illusion féconde; habite dans son sein, charnicusc re'para- Irice de la réalité. Avec une àme « pour (|ui vi\ rc (-(Hait aimer », il n'a pas trouvé d'ami tout à lui, un ami véiitable. u lui (jui se sentait si bien fait pour l'être ». Avec un cœur tout pétri d'amour, L'iMAGrXATIOX 265 il n";i pas encore, on 175(1, l)riilé de sa llaniuie pour un oltjel déterminé (oublie-t-il Mlle Serre dont les beaux yeux lui ont appris à soupirer? VI, 13) ; il se voit aux portes de la vieillesse sans avoir vécu. L'impossibilité d'atteindre au bonheur auprès des êtres réels le jette dans le pays des chimères; son sang s'al- lume, la tète lui tourne, malgré ses cheveux grisonnants, et voilà le « citoyen », émule des doyens de Cythère, redevenu tout à coup « le Berger extravagant » (VIfT, 300). Il peuple les bosquets de l'Ermitage des créatures idéales de VHéloïse; épris des amours célestes et du charme de la nature champêtre, il regrette qu'il n'existe pas de Dryades; il aurait, sans aucun doute, fixé son attachement parmi elles. — « Par PoUux, mes amis, vous m'avez assassiné; vous m'avez ravi de force les si douces illusions de mes pensées » (Horace). Il rêve, ne le troublez pas : le rêve éveillé est plus doux que celui des songes... Rousseau concentre sa vie de l'imagination en lui-même par la rêverie muette, ou la transporte dans ses ouvrages. Il n'a pas seulement composé VHéloUo, il l'a vécue : « Allez, bonnes gens avec qui j'aimais tant à vivre et qui m'avez si souvent consolé des outrages des méchants». » Chez lui l'imagination aiguise la sensibilité, et la sensibilité, par un effet réflexe, échauffe l'imagination. Ces imaginations senties impri- ment à ses créations un tel caractère de vérité que le lecteur ne peut croire à une fiction. « ... Ce n'est pas ainsi qu'on imagine » (Duclos) ; « .Je doute qu'on se puisse contrefaire à ce point » (2" préface d'iféloïse); on demande à Saint-Preux de montrer le portrait de Julie. Et, en fait, ces amours idéales ne sont pas une fiction; l'objet en est imaginaire, non le sentiment. De là « cette vive chaleur que les gens qui ne sentent rien prennent poui* de l'art, mais que l'art ne peut contrefaire ». Aux Scuole de Venise, Rousseau entend s'élever de tribunes grilléesles jeunes voix fraîches, angéliques, déjeunes filles belles certainement comme des anges. Epargnez-lui la soufi'rance d'un désenchantement. Ces vierges ravissantes sont d'affreux laide- rons. L'une est borgne, l'autre défigurée de la petite vérole, la a. « Il nous dit qu'il écrivait toutes les lettres de Julie sur du joli petit papier à letti-es et à vignettes, 'qu'ensuite il les ployait en billets et qu'il les relisait en se promenant, avec autant de di'iiees que s'il les eût icrues d'une maîtresse adorée. » Mme do Genlis, Souvenirs de Félicie. 563 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU troisième est horrible. Qivà cela ne tienne; après c premier mouvement d'une pénible surprise, l'imagination de Rousseau, toujours sous le charme de la mélodie céleste, les transfigure ; leurs voix fardaient si bien leurs visages que tant qu'elles chan- taient, il s'obstinait à les trouver belles [12I. L'imagination a beau se jouer, le cerf-volant élancé vers l'azur peut être brusquement ramené à terre par le fil de la réalité. Les souvenirs de YAstrée inspirent à Jean-Jacques le désir d'aller visiter le Forez, patrie des Dianes et des Sylvandres. Son hôtesse, à qui il en demande la route, lui en fait l'éloge comme d'un bon pays de forgerons : elle avait pris pour un ouvrier serrurier le j eune homme qu'une curiosité romanesque attirait vers les bords poétiques du Lignon. Dans une herborisation sur la Robaila(IX, 380), il s'enfonce dans les anfractuosités de la montagne, gravit de bois en bois, de roc en roc, à un réduit si caché qu'il n'a vu de ses jours un aspect si sauvage : « De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux, dont plusieurs tombés de vieillesse et entre- lacés les uns dans les autres, fermaient ce réduit de barrières impénétrables; quelques intervalles que laissait cette sombre enceinte n'offraient au delà que des roches coupées à pic et d'horribles précipices... » Certainement, il avait le premier péné- tré dans ce refuge ignoré des mortels, et avec orgueil il se regar- dait presque comme un autre Colomb. Tandis qu'il se pavane en cette idée, il entend un certain cliquetis, se lève et perce à travers un fourré de broussailles du côté du bruit : à vingt pas, il aperçoit une manufacture de bas dans un précipice. Chagrin et confus, il finit par rire de sa vanité puérile et de la manière comique dont il en était puni. Parfois, sans le mériter, nous souffrons de voir Jean-Jacques troubler notre enchantement; son imagination de misanthrope, comme le berger des Églogues, déchaîne l'auster sur des fleurs, lance des sangliers dans le cristal des fontaines. Parfois aussi, elle purifie ses plaisirs en les troublant de retours singuliers. Mis en présence d'une Zulietta enchanteresse, il lui semble être dans lo sanctuaire de l'amour et de la beauté : « J'en crus voir la divinité dans sa personne. » Tout h. coup, au lieu des impressions données d'abord par les regards de ce chef-d'œuvre de la nature, il sent lin froid nioricl courir dans ses veines et. « spectacle tout l'imagination 267 nouveau dans la circonstance », troul>lé presque jusqu^à défaillir, il s'assied et pleure comme un enfant. Cette jeune Vénitienne, aussi bonne et généreuse qu'aimable et belle, digne de voir les sceptres à ses pieds, est une courtisane... Le maigre Rolla ne pourra un jour se défendre d'impressions analogues. C'est l'éter- nelle vérité de l'aveu du poète : medio de fonte leporu.m,.. Tantôt je ne sais quelle amertume de remords ou de satiété, tantùt l'imagination jamais satisfaite émousse les délices, les tue comme à plaisir. « Non, la nature ne m'a pas fait pour jouir ; elle a mis dans ma mauvaise tête le poison de ce bonheur ineffable dont elle a mis l'appétit dans mon cœur. » Une fois, sa surexcitation Imaginative est allée jusqu'à une sorte de vision. A Annecy (17^9), tandis que Mme de Warens était à vêpres, il va se promener hors de la ville, le cœur plein de son image et du désir ardent de passer ses jours auprès d'elle. Le son des cloches qui l'a toujours singulièrement affecté, léchant des oiseaux, la beauté du jour, la douceur du paysage, les mai- sons champêtres où il plaçait en idée leur commune demeure, tout cela le frappa tellement dune impression vive et tendre, qu'il se vit comme en extase, transporté dans l'heureux séjour où son cœur, possédant toute la félicité rêvée, la goûtait dans des ravissements inexprimables, sans songer même à la volupté des sens. « Je ne me souviens pas de m'être élancé jamais dans l'avenir avec plus de force et d'illusion, et, ce qui m'a frappé le plus dans le souvenir de cette rêverie quand elle s'est réalisée, c'est d'avoir retrouvé les objets tels exactement que je les avais imaginés. Si jamais rêve d'un homme éveillé eut l'air d'une vision prophétique, ce fut assurément celui-là. » Sept ou huit ans après, il rappelait ce rêve clairvoyant à Mme de Warens avec des larmes attendries (VIU, 45, 173) [i3]. A Venise, Rousseau a été sorcier consultant; il aurait pu y être prophète, s'il n'avait été modeste'^. En 1762, il ne dissimule pas à l'archevêque de Paris qu'il se mêle de prédire. Dès 1730, il a pressenti qu'il serait persécuté comme Socrate. En 1760, époque de la plus grande prospérité de l'Angleterre, il a prévu a. « Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montaf/ne (III, 15i) ma magie de Venise, trouveront, je m'assure, que j'avais de longue main une grande vocation pour être sorcier. » (VIII, 172.) ' ; 268 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -T. ROUSSEAU qu'avec toute sa gloire elle sera ruinée dans vingt ans et dépouil- lée du reste de sa liberté (V, 317). Il a lu la Bible six fois de suite et a conservé certaines impressions du judaïsme qui avait ses écoles de prophètes '14'. Jurieu commentant les prophéties n'hési- tait pas à prophétiser lui-même (1686). a Je suis très assuré, écrivait Hume à Blair (20 décembre 1765), qu'à certains moments M, Rousseau croit avoir des inspirations par suite d'une com- munication immédiate avec la Divinité. Il tombe dans dés extases qui le retiennent dans la même posture des heures de suite. En beaucoup de points, il ressemble à Socrate. » 11 a cer- tainement quelque chose de son ironie quand il parle des faits ajustés à leur prédiction et raille les prédictions à coup siir du Devin de i-Uluye (V, 72, 224), — « Tu n'es pas encore, mais je te vois, tu t'appelleras Cyrus ». Sans prétendre aux oracles d'Isaïe, le génie de l'homme peut pénétrer dans l'avenir; d'un regard profond, il suit les causes présentes dans leurs effets futurs; sur la foi des lois de la nature, il afîirme l'invisible. Rousseau menace de ruine les Etats de l'Europe épuisés tôt ou tard par leurs armements (III, 298). Leverrier pouvait dire à sa planète : Aux j-eux des hommes, tu n'es pas encore, mais je te vois et tu t'appelleras de mon nom. Tous les hommes supérieurs sont atteints de mélancolie (Aristote, 30« Problème) ; point de génie, selon l'adage, sans un grain de folie. Les prodiges du génie et les monstres de diffor- mité physique doivent leur anomalie, ceux-ci le plus souvent à un défaut de répartition normale de la matière entre les organes, ceux-là au défaut d'équilibre entre les facultés. T.'n déve- loppement partiel excessif dans la conformation du corps ou de l'iVme provoque des monstruosités qui, dans l'ordre moral, peuvent être hideuses ou admirables. L'orgueil, la sensibilité, l'imagination sont lc>s protubérances de la nature psycho- logique de Uousseau( L'imagination a ses sains et ses malades, ses heureux et ses malheureux^Si les moments de la plus vive félicité de Rousseau ont été l'œuvre de ses rêveries, il a di'i ses tourments les plus sensibli^s à ridée-fanlùme (|ui b» poursuit par intermittences au fond des fonMs. au sonniicl de pics escarpés des Alpes, antres sauvages où 1rs (rilolliacbiciis « lie 11' (l('l<'ii('i'oiil pas ». Il y échappe aux alli'iiilcs des l'imagination 269 méchants, non à la manie lamentable qui, par moments, fait de ce pauvre grand homme le bourreau de lui-même. L'excès du mal parfois en donne le remède; à mesure que les fantaisies noires de Rousseau l'ont envahi, son indifférence à la souffrance morale a augmenté ". Longtemps il lui a été diffi- cile de réprimer « le bouillonnement d'un cœur fier qui s'indigne ». En dépit des maximes très stoïques et très belles de Dupeyrou, il lui est impossible, étant homme, de compter pour rien « la voix de la nature pâtissante et le cri de l'innocence avilie » (1768). Il a sur ce point beaucoup gagné et espère gagner davantage. « Le ris moqueur » sera sa seule réponse à des impostures comiques et il se fera « un amusement de suivre dans leurs manœuvres souterraines ces troupes de noires taupes qui se fatiguent à mejeterdelaterre sur les pieds » (1770). 11 a pris sur lui de voir les méchants qui le persécutent comme il verrait dans une « impassibilité sublime » un rocher se détacher de la mon- tagne et venir l'écraser. Les hommes sont devenus nuls à ses yeux. (( Ce sont pour moi des habitants de la lune » (1772). Il les sou- lagerait cependant par humanité, comme il soulagerait, « et de meilleur cœur même, un chien qui souffre. Car n'étant ni traître ni fourbe et ne caressant jamais par fausseté, un chien m'est beaucoup plus proche qu'un homme de cette génération ». Montesquieu, brouillé avec Tournemine, disait à tout le monde : « N'écoutez ni le P. de Tournemine ni moi parlant l'un de l'autre; nous avons cessé d'être amis. » Quand Rousseau décrie les hommes, il ne faut pas lui en tenir rigueur : il est brouillé avec les hommes et la raison. La lettre à Malesherbes du 23 décembre I7G1 distingue \r Rousseau estimable et bon depuis cinquante ans d'un Rousseau de fraîche date qui vient d'usurper et de déshonorer son nom. Cet usurpateur est le délirant d'une imagination malade. « Mes passions m'ont fait vivre et mes passions m'ont tué... Quelles passions? dira-t-on; des riens, les choses du monde les plus puériles. » Une promenade, un concert, un roman à lire l'affectaient comme s'il se fût agi de la possession d'Hélène ou du trùne de l'univers. La neurasthénie connaît ces exagérations a. L'orgueil amliilieux et rcrt'ervesccnce d'anlan sont mis en vif con- l.raslo avec « cetti' liriitr iuseiisibiliti' » (IX, l.'iT). 270 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU grossissantes de la seiisibililL' qui transforment les taupinières en Caucases et des bagatelles en tourments [i 5]. Mirabeau lui écrit : « Vous n'avez imaginé la sensibilité que comme un frisson et un spasme. » — « Non, garde tes baisers... ils sont trop acres, trop pénétrants; ils percent, ils brûlent jusqu'à la moelle (IV, 41) [i6!. » « Il est comme un homme dépouillé non seulement de ses habits, mais de sa peau, et forcé de combattre en cet état les rudes et furieux éléments qui troublent perpétuellement ce bas monde. » (Hume.) Jean-Jacques a mal à l'imagination comme d'autres ont mal au caractère. Tandis que sa mémoire lui rappelle seulement les impressions agréables et lui permet de ruminer le bonheur passé, son imagination effarouchée ne sait que prévoir de sombres avenirs. Elle lui est cruelle en le rendant ombrageux. 11 s'est « fourré dans la tête » que Mme d'IIoudetot et Saint-Lambert s'entendent pour le persifler. La même idée auprès de Mme de Larnage et du marquis de Torignan (Tauli- gnan) lui avait renversé la tète. Atteinte d'une sorte de dalto- nisme, son imagination s'obstinait à voir belles les laiderons des Scuole. Elle voit tous les hommes laids. Cette prévention lui persuade qu'il n'est pas un seul homme oii l'on ne puisse découvrir un « vice odieux ». 11 ne cherche pas la petite bête dans rame humaine, mais de grosses difformités. En Zulietta. chef-d'œuvre de beauté, il relève un léger vice de forme, et il se détourne d'elle comme c( d'une espèce de monstre » . — L'ima- gination de Rousseau, tour à tour Alcine et Mégère, a fait les délices et le supplice de l'hôte en qui elle s'est logée. De bonne heure elle lui a dépeint les hommes méchants ; bientôt elle armera leur méchanceté contre lui. — Louis XV est mort (1774), Rousseau déplore ce malheur : les Français avaient deux haines; ils vont les concentrer en une seule à ses dépens. Celle imagination, à force d'être frappée, lui donne les sens pervertis de l'halluciné; il voit partout des épies, « mouches veni- meuses [17] », comme Pascal voyait à ses côtés un abîme, depuis l'accident du pont de Saint-Cloud. Du coin de son feu il entend à cent lieues à la ronde tout (('(lui se dit et se trame contre lui «. a. C'est ainsi, sans ilouli', tju'iinc iinil. il a cru cntcndri' Je liens Jean- Jacques Rousseau! «Je sentis un Itrssaillcnifnl (rt'IlVoi dont je n'étais pas ]l' maître. » Malgré sa « terreur », « i\i-:i le lendemain tout lut si parfaitement oublié » qu'il n'y a niéme jtensé duiunl tout son séjour à Lonures. XI, 367. l'imagixatiûk 271 L'imagination n'est pas chez lui la fuUc du logis, écervelée parfois aimable dans Cyrano de Bergerac, d'ordinaire inotïen- sive comme chez Scarron ; c'est une aliénée dangereuse. Aigrie par la souffrance, amalgamée avec le sophisme, elle fait pûtir le bon sens et Rousseau, et ne ménage pas davantage ceux qui l'approchent. Il ne fait pas bon de naître son enfant, on court des risques à être son ami j8\ Hume n"a pas été seul à en faire lex- périence. A la veille de la rupture de .Jean-Jacques avec un ami de quinze années. Diderot écrit à Grimm : « Que je ne voie plus cet homme-là, il me ferait croire au diable et à l'enfer. Si je suis jamais forcé de retourner chez lui, je suis sur que je frémi- rai tout le long du chemin : j'avais la fièvre en revenant » (fin 17o7). D'Alembert, dans un mouvement de colère (Rousseau lui imputait la lettre de Walpole) : « Jean-Jacques est une bète féroce qu'il ne faut voir qu'au travers des barreaux et toucher qu'avec un bâton. » (il août 1766.) Que de modifications l'imagination a opérées dans la personne de Rousseau! « Lascif », il a joui par -dessus toutdel'amour des sylphides : sa vraie et unique maîtresse a été Julie ; « né le plus confiant des hommes )>, il se blottit défiant loin de leurs atteintes; 1 disait ne pouvoir être heureux que de la félicité publique, et il recherche le bonheur égoïste du solitaire; sage conseiller d'au- trui, il perd le nord quand il s'agit de lui-même ; il ne veut tromper personne et ses illusions le trompent tout le premier. Les vapeurs noires qui par bouffées obscurcissent son cerveau sont un des éléments de son génie; il connut le délire, mais ce délire était inspiré {Childe Harold) ". Nature enchevêtrée, il s'étonne d'être incompris; on le serait à moins et il n'y a pas lieu d'ad- mirer les jugements contradictoires du public sur le bon Rous- seau authentique etle sosie faussaire qui, touten lui ressemldant, le diffame. «Je ne puis soufTrir les tièdes» (à Mme Latour,176i); il a été servi à souhait, avec des dévots enthousiastes et des ennemis méprisants, salué comme martyr et honni comme scé,- lérat. Le Rousseau dénaturé parle «délire de l'imagination [19^ » aveuglait la malveillance; que plutôt il éclaire l'équité '' ! a. « 0 si l'on pouvait tenir registre dos rèvesd'un liévroux, quelles grau:)urli;it il écrivait : « Ma chère et digne amie, je cherchais le repentir et vous m'avez fait trouver le bonheur. » Il date ses souffrauLCS de sa célébrité; d'autres, à cùté de lui. Font connue sans en soulTrir. Rousseau ne pouvait échapper au choc en retour de son humeur militante; qui veut se heurter à tout et à tous, la lance au poing, s'expose à être froissé à son tour. Il se plaint de n'avoir plus une pierre où repo- ser sa tête (1768), et il rejette les résidences entre lesquelles il a le choix ; il impute à sa destinée, à la méchanceté humaine, à ses vertus, des disgrâces dont sa passion est le plus souvent l'origine. S'il avait pu, de sang-froid, noter ses jours à la façon antique, les cailloux blancs auraient été mêlés, plus nombreux qu'il ne pense, aux cailloux noirs. Jusqu'à treize ans, tout lui a souri; après les trois années d'apprentissage, il mène une vie de félicité ambulante en dépit de la misère. Puis viennent neuf années de souvenir ineffaçable. Il a été bienheureux à Annecy, où il goûtait desjoies u d'ange », à (Muinibi'ry auprès Ahnc de >\'arens, aux ( Ihai- mettes, parmi ses livres et les distractions champêtres. De 17 il à 1750, sa vie est celle de l'homme de lettres qui n'a pas encore percé, période non toujours douillette, mais préférable, au goût de Jean-Jacques, au temps où sa personne était affichée par ses écrits. Lyon, Chenonceaux, La Chevrette n'ont pas laissé d'em- bellir ces années de demi-teinte,, regrettées plus tard. De 1749 à 1756, il a joui dn « plus parfait bonheur domestique que la faiblesse humaine puisse comporter ». .V l'Ermitage, délivré de son armure roide et lourde de chevalier stoïque, il respire et revient à son natui'el. Montmorency a été pour lui « le paradis terrestre ». « Que de paieils jours remplissent pour moi l'éter- 18 274 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU nité. je n'en demande pas d'autres. » Du 9 juin 4762 au voyage en Angleterre (3 janvier 1766), le décrété traverse une période agitée, avec des alternatives d'orages et d'éclaircies, à Motiers où il aurait volontiers fini ses jours [-23], à l'île chérie de Saint- Pierre qu'il enviait comme prison perpétuelle. En son hôtel de Saint-Simon au Temple (1763), il a ses petits levers comme un prince, comblé d'égards et de magnificence. Il écrit de Wootton : « Je ne suis pas parfaitement heureux, parce qu'il n'y a rien de parfait ici-bas, surtout le bonheur ; mais j'en suis aussi près que je puisse l'être dans cet exil «. » A Trye, Conti l'entoure de respect et de soins. En Dauphiné : « Tant que j'aurai la force de m'y promener (dans les prés et les bois), je trouverai du plaisir à vivre. C'est un plaisir que les hommes ne m'ôteront pas, parce qu'il a sa source au dedans de moi. » (1769). En 1770, reçu avec honneur à Paris, il y vivra sept années jusqu'à sa retraite à Ermenonville, aussi heureux qu'il pouvait être. 11 s'y promet la douceur de relire les Rêveries dans ses plus vieux jours, « si je reste, comme je l'espère, dans la même position où je suis ». (lie Promeiiafle.) En ses huit dernières années, la santé de Rousseau s'est améliorée, les sens s'étaient calmés. « Presque sexagénaire, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs. » L'imagination les grossit, l'imagination l'en con- sole. Elle ne se monte jamais plus agréablement que quand son état est le moins agréable, et le moment où il souffre est celui où elle le transporte dans l'empyrée [2',]. La rêverie mélancolique l'a toujours pénétré d'une « tristesse attirante » . Surtout à partir de 1772, il rumine le bonheur du passé et pourrait dire, en 4777 comme en 1762 : «Oh ! que le sort dont j'ai joui n'est-i! connu de tout l'univers! chacun voudrait s'en faire un semblable. » En se nourrissant de lui-même, il a perdu leseutiment etpresquele sou- a. « Rôver ou plutôt extravaguor à mon aise; quand ma ccrvfllc s'échauffe trop, la calmer en analysant quelque mousse ou quelque fou- gère ; enfin me livrer sans gène âmes fantaisies qui, grâce au ciel, sont toutes en mon pouvoir, voilà, monsieur, pour moi la suprême jouissance à laquelle je n'imagincrien «le supèricurdansce monde pourunhommeà mon âgeet dans mon état. » AMirabcau. 31 janvier 17GT. A I)upeyrou,21 juinlTGC: c Je n'ai jamais vécu plus à mon aise ni mieux suivi mon humeur du malin au soir. » Plus tard, il songera à, retourner à Wootton. Hume avait l'-li- jilus aU'ecli; que lui de la ([uitcIIi'. SA PAUVRETE '-'•-' venir de de bolaiiicpu' (XI, 25:2) [28]. A MOTIERS 277 l'opinion, désintéressé, content de peu, il est heureux de ce qui ferait le malheur de moins sages, « Ne me plaignez pas tant, dit-il à Dusaulx, si je copie de la musique pour vivre; j'en fais aussi pour mon plaisir (en la copiant, il jouit « d'un concert parfait »). A tout prendre, je ne changerais pas mon sort contre celui de vos Plutus«. » Il n'a pu toujours se donner à ses deux repas le vin pur qu'il aime ; à l'un il boira de l'eau, à l'autre du vin, sans mélange : économie et plaisir sont conciliés. Horace se contentait d'un plat de mauves quand il n'invitait pas Lydie; auprès de Thérèse, à l'hùtel du Languedoc, Jean-Jacques se régale de repas dignes du véritable Epicure (VIII, 251), et ce pauvre volontaire, d'une frugalité quelquefois fabricienne, abonde en fraternité humaine : « Que de fois, écrit un de ses familiers, je l'ai vu malade du mal d'autrui et se privant du nécessaire pour soulager les malheureux ! » V ROUSSEAU A MOriERS « Non, milord, je ne suis ni en santé ni content » (novembre 1762); il ne veut pas Tèlre ''. Cependant, dès son entrée sur le sol hospitalier de la Suisse, il a « savouré le plaisir d'être ». A Yverdun, il est reçu dans une famille qui « l'accable d'amitiés et de caresses »; le bailli s'attendrit sur son état jusqu'aux larmes. A Motiers, il est « bien voulu » de tous; ses amis de Genève viennent passer quelques jours auprès de lui. S'il n'a pas à se féliciter des parlementaires de Neuchâtel, oii il ne veut pas mettre les pieds, il a trouvé à Motiers un pasteur assez gai, non sans esprit, « qui fait quelquefois d'assez bons sermons et sou- vent de fort bons contes ». Et quelles promenades dans un pays d'une beauté si variée et originale! On herborise sur la mon- tagne du Chasseron, d'où l'on découvre sept lacs, en compagnie a. Qiio fait-on clicz Mme àc Wolniar pour (Mre lirurciix? On ij sait vivre. Rousseau di'daiftne ropulcncc au ntun ilu poùl ol do la coMiinodilô (IV, 369, 382); pages plus persuasives ipie les nioralilés de Sénèipie sur les l'icliesses. I). « Si M. Leiiii'|is Milis dil (pie je iiir pniir liien. il est duUe Mlieux instruit di; uion T'Iat ipic moi iM(''Mie, clc. v (IT(î;>. XI, 81.) 278 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -J, ROUSSEAU point maussade ; on se divertit à l'excursion de Brot avec un entrain folâtre qui fait évanouir les chagrins réservés pour le lecteur. Sans abonder en ressources, le pays fournit à de bons repas : truites délicates, cailles savoureuses, fraises parfumées et vins du cru rappelant le bourgogne. Grâce à Mme Boy de la Tour, Lyon et ses succulences complètent Motiers [29] . D'Escherny et le colonel de Pury ont conservé le souvenir de ces dîners de deux heures, comme des duos chantés par Jean-Jacques à de beaux clairs de lune, sur les bords de la Reuss où les jeunes filles du village viennent l'écouter. Ces impressions agréables ont laissé dans les écrits de Rousseau des traces fort légères. Il se livre de préférence, vis-à-vis de ses correspondants, aux sentiments que lui donnent « l'ignominie » de sa condamnation, a l'opprobre [3o] » de l'exil (il méritait des statues et on l'a chassé), la sottise et la malice des pasteurs et des philosophes devenus de concert les « recors » des papistes, les lettres anonymes, injurieuses ou d'élogieux persiflage, les libelles, les sermons « et quels ser- mons, grand Dieu! ». l'inimitié de Voltaire qui le persécute sans l'abattre, alors qu'avec le crédit et les cent mille livres de rente du personnage, Rousseau, les situations interver- ties, l'aurait ^c bientôt terrassé » «. « Et ces imbéciles bourgeois qui regardent tout cela du haut de leur gloire... et, au lieu de réclamer hautement contre la violation des lois, s'amusent à vouloir me faire dire mon catéchisme!... Je croyais que les Genevois étaient des hommes et ce ne sont que des caillettes. » (1763.) Il s'abandonne à la Providence et se jette tète baissée dans son destin, indigné de l'ingratitude de Genève. Elle n'aura jamais deux citoyens plus patriotes que lui et son «bon père, qui certainement valait mieux (ju'eux tous ». « De ces deux, l'un est mort expatrié pour une vétille et l'autre mourra de même pour avoir fait son devoir. » « Que je suis heureux qu'on ne se soit pas avisé de me prendi'e par des caresses! J'étais perdu, je sens que je n'auraisjauiais résisté. Grâce au ciel, on ne m'a pas gâté de a. XI, 216. « Las(''quclle voltairionnc... s'osl lullt'iuiîiit.i'inpari'L' de tous les journaux, do toutes les gazettes, Mereuics et autres jjapiei's yjublies, qu'il- n'y a de place que pour leurs insultes el ealomnii^s et que la voix de l'op- |)riiiié ne saurait y pénéti'er. » Rey ne peut-il essayei' (fy porter remède? 8 janvier 171)3. A MOTIERS 379 ce cùté-Ià. cl je me sens inébranlable par celui qu'on a choisi «. » En 1764, G. Keith va rejoindre le roi son maître à Berlin; la perte du maréchal de Luxembourg lui « porte le dernier coup ». Ses maux physiques empirent, mais lui rendent ses malheurs moins sensibles ; le remède est cruel, mais enfin c'en est un, « J'aimerais mieux être Scarron malade que Timon en santé, y) — Malgré tout, les accès d'abattement sont courts; lecœui- est entier, avecle courage, même après la recrudescence d'animosité provoquée par les Lettres de la Montagne. M. de Sartine en a défendu l'entrée.. Rousseau menace la France de sa plume, comme il en a menacé Genève : « France, France, vous dédaignez trop dans votre gloire les hommes qui vous aiment et qui savent écrire! Quelque méprisables qu'ils vous paraissent, ce serait toujours plus sagement fait de ne pas les pousser à bout. » Les colères que ces lettres d'une « stoïque modération » ont soule- vées, vont le forcer à quitter son asile. Le voilà « entraîné dans un torrent de malheurs » ; il passe ses jours « au milieu des tem- pêtes )). « Je ne vois que griffes pour me déchirer, et que gueules ouvertes pour m'engloutir. » Ses expressions sont violentes et lui est « tranquille et même assez gai ». Sa verve s'amuse des adver- saires. M. de Montmolin « a voulu me faire chanter ma gamme et s'est fait un peu chanter la sienne. » On lui envoie un livre sur les miracles, « Comme mes plantes et mon bilboquet me laissent peu de temps à perdre, je n'ai lu, ni ne lirai ce livre que je crois fort beau. » Cependant son mal le tourmente; « mon sang est calciné, la fièvre me consume » ; cette fièvre est sa vie et l'épuisera. Il avait quitté le territoire de Berne avant le dernier délai de l'expulsion : il ne voulait pas avoir l'air de fuir. De même il a décidé de quitter Motiers au moment de son choix. « Dans le zèle qui les dévore, ils pourront me faire assassiner, mais très sûrement ils ne me feront pas fuir. » Plus forte que sa fierté, « l'émeute », excitée par un pasteur devenu ouvertement « capitaine de coupe-jarrets », l'oblige à céder. La nuit dr> la foire a. « Trop petits pour vous comparer à rien... vous t^tcs des marchands, des artisans... toujours occupés de leurs intérêts privés, de leur trafic, de leur gain; des gens pour qui la liberté même n'est qu'un moyen d'acquérir sans obstacles et de posséder en sûreté » III, 2.oo. Le Sentiment des citoyens a usé de ces lignes plus que discourtoises. 280 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU de Motiers des « assassins » ont cassé ses vitres h coups de pierres; il s'attend h une attaque; il sera bien escorté, bien armé; « les brigands (sommes-nous en Calabre?) trouveront à qui parler »; que Guy suspende les envois d'épreuves... « En atten- dant, ne soyez point en peine de moi : tout va bien, à la santé près. » (7 septembre 1763) et il part pour l'île Saint-Pierre. Le lecteur, dont l'imagination est moins impressionnable, conclut : beaucoup de bruit pour peu de chose, et il partage la tranquillité de Rousseau herborisant dans le pays en costume araiénien, impassible aux « clameurs de toute cette canaille )i, ou offrant l'hospitalité à 3[me de A'erdelin et h sa fille au milieu de la fer- mentation (fin août). En 1762, avant le décret, l'auteur (VEiiii/r est résolu à écarter de lui, de toutes ses forces, « Fimportunité du l)ruit public » ; il croira vraiment recommencer à vivre quand il sera tout à fait oublié. Jîanni de France, il aspire <à une reli'aite . de l'Europe peut me consoler de ce qu'on ne les permet pas à Paris. » « Que de feux de joie brillent à mon honneur dans l'Europe! » Que n'a-t-il d'autres écrits à faire brûler encore! Mais « il faut savoir mettre des bornes à son orgueil » et il autorise Lenieps à faire courir sa leltre. « Il me vient du mondi? des quatre coins de l'Europe »; s'il voulait réporulrc à toutes les lettres, il lui faudrait dix tètes, vingt mains, quatre s(^rr(''laires et des journées de quarante-huit heuie>. La pcrsi'cution con- sacre la vei'tu. « Il ne m mque plus la'en à ma gloiic. » Si Socrate. à (|ui il en a coûté la vie p;)ur avoir dit les mèmi>s choses que lui. é'Iait niorl dans sou lil. h ou doulcrail pcul Tire aujourd'hui s'il fui ricu de plus (pi'uu ailroit sojtiiislc n. Au uiouicul du d<''parL il a dit à Tlu-rèse : « Mon cidaul. il i'iul laruicr de courage... N'allcuils plus (iiralIVouls cl caianiih's à ma suilc. Le sort que ce triste .jour connucucc pour uH)i. nie poursuivra jusqu'à ma dernicre lieure. n C(dte j)erspeclivc n'elfraie pas A MOTIERS :2^>l ]{.;):i-^-o i;i. Li veille du décret .illeiidii. il a fait un goùler piquant avec deux oratoiàens; il n"a u de sa vie été si gai », « trop houreux, quelque persécution qui dût m atteindre, d'être appelé à l'honneur de souffrir pour la vérité ». Il conseille à M. de Saint-Brisson (janvier 1765) de ne pas faire de livres : le meilleur fait très peu de bien aux honmies et beaucoup de mal à l'auteur. Lui-même s'est imposé la loi de se taire : vétéran émérite — sat patviœ Priamoque datum, — il est résolu à déposer les armes. Pour cioi'e ses démcMésavec Genève, il demande à être garrotté par un engagement formel, si bien qu'il ne puisse plus remuer ni pied ni patte (XI, :238). 11 n'écrira donc plus ^'ir... à moins qu'on ne l'y force, « et si ce n'est ce que vous savez (les Confessions)... » Il envoie les Lettres de la Mon- tajne au pasteur Montmolin. « Plaignez-moi, monsieur, d'aimer tant la paix et d'avoir toujours la guerre. » « Repos, repos, chère idole de mon CTur ! » Quiétiste agité ['îa]. « La passion de cette heureuse tranquillité m'agite et me travaille chaque jour davan- tage » (3 février). Un mois après (7 mars 1765), il en donne la preuve : il a pris l'offensive contre le Conseil de Genève, il la prendra contre « vos ministres qui. vu leurs mœurs, leur crasse ignorance, devraient trembler qu'on s'aperçût qu'ils existent". » Sous prétexte de ne pas se laisser battre à terre, il attaque; puis, las de se « défendre ». il se dit résolu à imiter les ivrognes, qui se laissent tomber tout Ijonnement quand on les pousse et ne se font aucun mal, au lieu qu'un homme qui veut se raidir n'en tombe pas moins et se casse un bras ou une jambe par-dessus le marché. Mais « on ne quitte pas sa tête comme son bonnet » : qui a bu boira. Rousseau imite réellement les ivrognes en retombant sans cesse dans les dispositions combatives qu'il désavoue. Il souffle son intransigeance à Moultou. « Il faut être tout à a. Ce cuistre de Mn:iliiiuliii et la canaille sa séquelle « n'ont du senti- ment qu'aux épaules, et l'un ne j)eut leur r.qjondre qu'à coups de bâton ». I Pour ces manants de Bicnne. ils méritent en vérité d'être traînés par les boucs » (à Dupeyrou. 27 janvier, 15 février 1760). Le roi de Prusse l'avait accueilli à condition qu'il n'écrirait plus « sur des matières scabreuses q;ii pourraient occasionner des clameurs » des prêtres neuchà- telois, disputeurs et ianati([ues (lettre de G. Keitli, 16 ao'it 1762). Il y a loin des ardeur; de Rousseau en 176.')-1706 |X1. 240 269) au.x réserves respectueuses de V Inégalité (I. 8:5, 126). Les « l'Iiilippiques » de ses adver- saires l'ont monté à un nutic ton. 98-? LA PSYCHOLOGIE DE J.-I. ROUSSEAU fait comme les autres ou tout à fait comme soi. » La robe que vous portez « ne peut plus que vous déshonorer » ; ne soyez plus ministre ni citoyen de Genève, Comme il a manqué à son engagement de ne plus rien écrire sur la religion, le Consistoire songe à l'excommunier. Un accommodement lui est proposé ; il refuse net. Point d'état intermédiaire ; il sera loup ou brebis, il jettera dans la rivière l'épée ou le fourreau. C'est l'épée qu'il garde en main. ^Montmolin, a en homme d'Église )\ a trempé sa plume dans « ce miel empoisonné qui tue ». « Vous savez à quel usage ils jugent à propos d'employer la l'eli- gion : ils en font un gros torchon de paille enduit de boue qu'ils me ioiirrent dans la bouche à toute force pour me mettre en pièces tout à leur aise, sans que je puisse crier. » Rousseau, indigné de cette « pro- fanation », la châtiera. « J'espère ne pas me livrer à la vengeance ; mais, si je les touche, comptez qu'ils sont morts. » « Ces vieilles armes, fortes contre qui les craint, faibles contre qui les brave, se sont brisées. » « Parce qu'ils m'avaient trouvé doux, ils ont cru me trouver faible : ils se sont trompés. Tous leurs efforts pour me nuire ou ni'èpouvanter... leur ont attiré les mortifications les plus cruelles. J'ai fait jibis que des souverains n'osent faire en triomphant d'eux. » Dans les premiers temps de son admission à la cène, il s'attendrissait au temple jusqu'aux larmes. « N'ayant jamais vécu chez les protestants, je m'étais fait d'eux et de leur clergé des images angéliques : ce culte si simple et si pur était pré- cisément ce qu'il fallait à mon cœur... Qu'ils m'ont bien guéri d'une erreur si douce ! » Rousseau les accuse d'être les artisans du scandale, dignes émules du pharmacien de l'encognure (XT. 269) ; il ne voit pas, alors que ses amis ne s'y trompent point, que son intempérance belliqueuse en est l'origine. — Le lendemain d'une herborisation, il se plaignait tout haut de n'avoir pas dormi. « Pardon, se récrie un voisin de couchette, vous avez ronflé. » Peut-être Jean-Jacques avait-il rêvéd'insomnie pendant son sommeil «. Illusion, contradiction, passion, Rous- seau a été à Motiers ce qu'il fut toute sa vie. Les épreuves ont mis en relief son caractère et excité son génie [33]. Les Lettres de la Montagne sont d'une beauté à compenser bien des disgrâces. a. Lns nourastlii'niqiios ont une insomnie parliculit'-iv ; ils no savent au juste s'ils dorment on vcillint et peuvent s'imaginer n'avoir pas fermé d'il (le la nuit, NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE .IX 283 NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. — « Me voilà coninir régriirn'' par un nouveau baptême, ayapt été bien mouillé en passant la mer... Je me repose de mes longues courses, je prends haleine, je jouis de moi » (à Goindet, 29 mars 1760}. Le 10 mai, à Malesherbes : « L'air du pays joint à tout cela sa sombre influence et je commence à sentir fréquemment t|ue j'ai trop vécu. » 2. — « J'ai tout(;s mes facultés dans un bouleversement qui ne me permet pas de vous parler d'autre chose » (à Mme de Boufflers, 9 avril 1766). Il a entretenu Corancez une fois de ses extravagances en Angleterre. — « Je vou- drais savoir s"il passe quelquefois dans les cœurs des autres hommes des puéiilités pareilles... » Il vise le tronc d'arbre, un de ces expédients risibles pour lesquels « je ferais volontiers enfermer un homme, si je lui en voyais faire autant ». Il a «des moments de délire inconcevable » où la tête lui tourne (VIII, 104). comme chez M. de Treytorens. Il embrasse la terre bernoise : « Mon postillon me crut fou » ; de même Mmes de Larnage et du Colombier, après sa réponse : « Je n'en sais rien. » Il parle ici de folie sans se supposer menacé. — A Trye, un Deschamps, employé du châ- teau, meurt subitement ; Rousseau supplie Conti de le faire « ouvrir » pour prévenir les soupçons à son adresse. (Gf Annales, p. 237, note détaillée de Rousseau sur l'ouverture du corps.) Il s'imagine qu'on l'accuse d'avoir voulu empoisonner son ami Dupeyi-ou, tombé malade chez lui. Si la situation douloureuse de Rousseau comportait un coté plaisant, ne serait- ce pas de le voir peu éloigné de traiter Dupeyrou de fou? (29 avril 1768.) Il mettra la cervelle de son hôte au régime frugivore (27 septembre 1767). Voir dans les Dialogues comment il interprète le soin de ses amis de lui procurer des denrées moins chères (IX, 140); une reprise de Pi/gmalion (IX, 307); l'enthousiasme du public à la reprise du Devin de ri/lage (IX, 11.5). Gluck abandonne la langue italienne pour la française à seule fin de lui donner un démenti (Gorancez). En 177.3, il se reproche d'avoir répondu en 1770 à une lettre prétendue insidieuse d'un abbé, relativement à une note de l'Emile sur le duel. A partir du 11 décembre 1709 (1" lettre à La Tourette), il date d'une façon singulière ses lettres précédées du qua- train ou de la devise : post tenebras lux. 3. — ... « Plus seul au milieu de Paris que Robinson dans son île, et séquestré du commerce des hommes par la foule même empressée à l'en- tourer pour empêcher qu'il ne se lie avec personne... » Ils ont élevé autour de lui des murs de ténèbres impénétrables à ses regards ; ils l'ont « enfoncé tout vivant dans un cercueil ». Quelle joie pour lui d'en renconter un « qui 28i NOTES COMPLÉMEXTATRES a éi'happr aux insliuctions communes » et de « converser quelques moments avec un homme! » (9" Promenade.) L'autour des Dialogues esi celui d'Emile : ô miseras hominum mérites!... 4. — « Le premier malheur de la botanique est d'avoir été regardée dès sa naissance comme une partie delà médecine, etc. » (VL 135); «préjuge dégoûtant ». En i76i, il écrivait à Malesherbes : « Je suis tenté d'essayer de la botanique... tout au plus en garçon apothicaire pour savoir faire ma tisane et mes bouillons ». En dédaignant la botanique médicinale, il fait tort à la Nature, que cependant il aime d'une passion partiale. Le lait de la mère Nature peut-il jamais être malfaisant? (XH, 103; IX, 381, le terrible Hippophœ). Le venin est commun aux végétaux, aux reptiles et aux hommes. En t768, il songe à obtenir « c[uelque assistance » de la cour de France ou d'Angleterre, comme botaniste à Chypre ou dans l'Archipel. Il se livrerait à ces études « jusqu'à sa mort », non « par tâche » mais « uniquement par plaisir » et avec succès (XII, 109). Il se propose d'entre- mêler la préparation d'herbiers à ses copies; agrément et ressource (à Malesherbes, XII. 248). 5. — En ce passage (IX, 377). comme en divers autres, l'éclat des images, la chaleur du discours dissimulent mal la faiblesse du raisonnement. Les richesses minières « sont là comme en réserve pour servir un jour de sup- plé-ment aux véritables richesses qui sont plus à la portée de l'honmie ». La nature ne veut donc pas l'en frustrer absolument, et qui marquera, le jour où il aura le droit de toucher à cette réserve providentielle? « Leurs talents enfouis (des villageois) sont comme les mines d'or du Valais, que le bien public ne permet pas cju'on exploite » (IV, 396). Les mines n'ont pas porté bonheur à l'imagination de Rousseau. 6. — Str.-M. 1861, p. 162, 28o, 3.o2, à Malesherbes, 4 janvier 1762. « Per- sonne au monde ne me connaît que moi seul. » Mme de Warens n'est pas exceptée. « Permettez-moi de vous répondre ce que vous m'avez dit si souvent : vous ne me connaîtrez que quand il ne sera plus temps » (à Mme de Warens. 26 août 1748) ; c'est que sans doute il n'était pas bien ouvert. « L'âme de Jean-.Jacques c(ue mes contenqiorains ont voulu si peu con- naître » (IX, 60). Il dit à Hume : « Actuellement, nul ne me connaît, mais je me décrirai moi-même si naïvement que désormais chacun pourra se van- ter de connaîti'c Jean-Jacques Rousseau. » « Je crois qu'il a sérieusement l'intention de faire son portrait avec de vraies couleurs, mais ji' crois en même temps que nul ne se connaît moins » (Hume à la comtesse de Bouf- flers, 19 janvier 1760). Il entretient Rey de l'histoire de sa vie (27 avril 1763, Bosscha). Il veut que le cours des ans lui permette de dire la vi'riti-, telle qu'elle est, sur lui et les autres, sans déguisement. Sinon, » je ne ferai iju'une vie ordinaire, masquée et plâtrée, au lieu ((iie dans mim pinjet, je fel'ai une clinse iililipii' et, j'ose dire, une clinsr \ r,i i iiieiil belle ». 7. — 1'" el 3'' Dialof/iies. — « On ])eut èli-c un malhonnête homme et faire u:i II m li\i-e, mais jamais le> di.in-; l'Liii^ du j^'-nie n'honorèrent I âme d'un iiiair.iileiir. » « Je d'ilcldiil liniiiiiii' sens '■ ipii lira celle lettl'c (~iir le- -|j(.rlacle ,| de piiivoir ridi re i| iii' laiilcur Miil uii ni piiri. ))|.\II, 18 ).) — 0 'l'i'l e^l eii II m - reiiipir,' île rillia '^i lia I li i I... que d'elle naissent. . les vertus el les \iees... (;'e>l |ir. iiri |ia !iiiiiiil la iiiaiiiilf diilll ou s'y livre (|ul rend le< liimiiiies liiiiis un nerlianl-. «\\\. li'll, 2'' /)i/iln//iie.) Si\u iidei'lueu- DU CHAPITRE IX 285 tour lui objecte : « Vous voilà le plaçant dans les astres, parce qu'il a fait des romans. » La Lettre à d'Alembert décoche ces traits à l'admirateur des belles actions au théâtre : « Ne s'applaudit-il pas de sa belle âme? Ne s'est-il pas ac(|uitf(!' de tout C(> cpril doit à la vertu par l'hominage qu'il vient de lui rendre? Que voudrait-on qu'il fît de plus?... » (I, 1[)4.} 8. — Loup-garou inabordable, il ne réser\e pas (oujours meilleur accueil aux missives. Aux louanges d'un chirurgien il répond : Quand vous allez voir un malade, au lieu de le panser, lui faites-vous des compliments? (1707). A un militaire désireux de faire sa connaissance : « Vous êtes lieutenant- colonel, monsieur, j'ensuis fort aise ; mais fussiez-vous prince, et, qui plus est, laboureur, comme je n'ai qu'un ton avec tout le monde, je n'en pren- drai pas un autre avec vous. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur. » (1763.) Une comtesse lui envoie de la musique à copier (1776), prétexte avoué pour le voir. « Quiconque ne veut voir cfue le rhinocéros, doit aller, s'il veut, à la foire, et non pas chez moi. » M. di^ Sainf-Fargeau, dont le chien l'a renversé, envoie prendre de ses nouvelles : 7. 18."i). Il reeijininnnde la couli. 288 NOTES COMPLÉMENTAIRES ncnce à Dupeyrou (19 juillet 1766); elle laisse au sang tout son baume et permet de sentir « avec délices le ])laisir d'exister ». « Tel curieux analyse avec plus de plaisir une jolie fleur qu'une jolie lillc. » « L'habitation des femmes empirait sensiblement mon état. » (IX, 37.) i6. — «Je révais en marchant à celle que j'allais voir (Mme d'Houdetol); ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m'embrasait le sany à tel point que mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir : j'étais prés de m'évanouir, etc. » (VIII, 319.) — « Ses émotions sont naturelles et sim- ples comme son caractère » : elles n'ont rien de la sensiblerie ni des mala- dies de nerfs (IX, 199). Rousseau touche à la sensiblerie dans la traduc- tion d'un morceau de Plutarque coloré du fard de la sophistique (II, 123), et la scène de l'arrivée de Claire chez Mme de Wolmar aboutit à deux évanouissements et à « un mouvement convulsif » dont Saint-Preux n'est pas le maître (IV, 419, 420). — Une imagination capable de sensibilité cris- pée n'exclut pas en lui le goût des sciences exactes ; il a des aptitudes marquées pour l'arithmétique et un grand goût pour l'algèbre. Les femmes » n'ont pas assez de justesse et d'attention pour réussir aux sciences exactes » (II, 3.58). L'expérience infirme ce jugement, réfuté par une note de la Letti'e à d'Alembert (I, 24.7). 17. — L'idée d'espionnage se rencontre de bonne heure chez Rousseau : à Lausanne, il risque d'être regardé « comme un espion» (1732). Mme de Wa- rens semble avoir joué ce rôle en faveur de la Sardaigne, au détriment de sa première patrie (Mugnier, ch. IV). A Trye. on l'accuse d'être l'espion de Conti. On avait accusé auprès de lui Sauttersheim d'être un espion. Les Genevois qui viennent le voir à Montmorency sont des espions (X, 321, 308). — Il voit partout des « souterrains », des manœuvres hostiles con- duites dans l'ombre (Lettres de Conti, 1767, Str.-M. 186.j, t. II, p. 10). « Rien ne m'épouvanta jamais au grand jour, mais tout m'effarouche dans les ténèbres qui m'environnent, et je ne vois que du noir dans l'obscurité » (1770). Cf II, 106. Leçon donnée, non sans mérite, au grand cousin Bernard, poltron surtout la nuit. — Le mystère extérieur l'effare et il se plaît au mys- tère personnel. Cachottier, même avant la persécution, il dépense en secret; en secret il travaille à ses Institutions politiques; il s'amuse des philosophe arrosant les feuilles d'un arbre dont il a secrètement coupé les racines: V/Iéloïse a un objet secret. Telles de ses letti'es à Mme Boy ont un aii' de mystère enfantin. — « Pré'parons toutes choses dans le plus profond silence et sans que lUMsonne au monde pénètre nos vues » (à Dupeyrou, 31 mai 1766). Il songe à se retirer en Savoie, mais c'est un secret. « l'onr mieux le couvrir, je voudrais laisser transpirer mysli licusrnicnt cehii di' Venise > (à Wirlcinhci'^-, Il mars I76;'>). Cf Annales, ]>. lii-'l. note de police. — Il est v bieni'.iisani fi\ secrcl ». La discrélion de ses iiienfaits en double le prix et le mérite. — Il s'mloure contre ses ennemis de pré- cautions et do secrets ; double chilfre dont l'un est faux par surcroit de prudence (ii niipcynni, 2 avril 1767). Lti dehors de la persécution, Rous- seau est timide rt a riiisliucl t\r l,i Iriiilc 18. — Il Vous me faites pilie; si vous êtes de sang-froid, votre conduile ni'effi-aie ])our vous, car je ne la trouve pas nette : il n'est pas naturel de passer s.i \ ir h soii|ivoiiiii'i- cl ii injui-icr ses aini>. " i.Miiic li'i'lpinay, 12 nfiVeinlii'c i7.')7.) « (jMoii|iie vous m'ayez l'ail aidant de mal (pi'un mécliaiit eu peut l'aile, je ne crois pas encui-e que vous soyez mi''cliaid. DU CHAPITRE IX 289 Vous avL'Z votre manie, Pascal avait la .sienne; mais il y a cette dillérenco entre vous, monsieur, et l'auteur des Provinciales, que la vue du précipice imaginaire qui sans cesse effrayait ce grand homme, ne nuisait qu'à lui seul, au lieu que votre défiance trop active et trop réelle blesse etdiflame tous ceux qui vous approchent. » (Dusauls, 18 lévrier 1771.) « Pour le coup, Jean-Jacques s'est bien fait voir ce qu'il est, un fou... dangereux et méchant. « (D'Alembert à Voltaire, 11 août ilW.} Méchant est de trop. 19. — Si le retour fréquent d'une même expression trahit le caractère, les mots délices, bisarrerie, extase, délire, rêveries, sont des indices du sien. 20. — Diderot s'est échauffé sur « les sept scélératesses » de Rousseau. — Sortie violente contre lui. Essai (1778) sur les règnes de Claude et de Néron, t. III, p. 9l)etsuiv. (Gf t. XVIII, p. 269, lettre à Falconet, 1768.) —On a fait de Jean-Jacques un nouveau Lazarille de Tormes (IX, 173). « Voilà l'éton- nante énigme. » (XII. 182.) C'est lui qui est l'énigme. Ses contemporains ne le comprennent point : « La nature primitive de l'homme est trop loin de toutes leurs idées. » (IX, 228.) Il reconnaît pourtant (I, 138) que « les passions ont détruit (en lui) pour toujours l'originelle simplicité ». « Les hommes (primitifs) trouvaient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, et cet avantage leur épargnait bien des vices. » (1,4.) Les civilisés doivent-ils renoncer à pénétrer Rousseau? « Momus ne se mocqua par trop quand il ti'ouva cela à redire en l'homme que Vulcan avait l'ail, dequoy il ne luy avait mis une petite fenestre au ca^ur, afin que par là l'on pust voir ses pens'ées. » (La Boétie.) — « J'ai appris qu'on vous accusait de noirceur... Il y a trop loin de vous au plus méchant de la terre, tel que vous seriez, si vous n'étiez pas vertueux ; car. pour les âmes de votre trempe, il n'est point de milieu. » (Deleyre, 17 mars 17o8.) Durant trente ans, « mon naturel... me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, .soit en mal. Quel tableau différent j'aurai bientôt à développer! » (VIII, 19o.) Il s'accuse fortement sans préciser, 21. — Rousseau paraît satisfait de sa constitution physique: assez bonne carrure, poitrine large, bien conformé par le coffre : il n'a jamais rien fait pour détruire sa santé. (VIII, 136.) Il lui en fallait une robuste pour iw pas être exténué de voyages perpétuels, souvent pénibles, et d'un fra\ail immodéré. Avec d'Escherny, au Chasseron, il saute et cabriole après cinq bonnes lieues de marche. « Quelque malade que je puisse être, l'appéfit ne me manque jamais. » « Il est l'un des hommes les plus robustes que j'aie connus. Il a passé dix heures la nuit sur le pont^ avec le tenqis le plus rigoureux, quand tous les matelots étaient presque glacés à mort, et il n'a attrapé aucun mal. » (Hume.) « Je fus moins malade que M. Hume, mais je fus mouillé et gelé et j'ai plutôt senti la mer que je ne l'ai vue. » (XI, 32b.) A Paris (1771), il supporte, sans que sa voix fléchisse, une séance de lecture de dix-sept heures, coupée de deux repas fort courts. « Piéton presque sexagénaire », il se propose de faire quinze lieues pour aller. « jjauvre garçon herboriste », demander l'hospitalité à milord Straff^rd (XI, 32o). .V plus de soixante ans, il va de la rue Platrière aux prés Saint- Gervais, ou fait le foui- du bois de Boulogne, sans fatigue en dépit de la chaleur. Sa neuiaslhénic élail surloul |)syclii(pic d n'allérait pas sa lU 290 NOTES COMPLÉMENTAIRES vigueur corporelle. La surexeilalion qui produit le désorilrc maladif dans le névrosé peut lui donner aussi l'énergie résistante et le ressort. — « Je fus frappé de l'extrême vivacité des petits yeux noirs du personnage. Ceux de Voltaire... ne m'ont pas autant frappé. Le teint de Rousseau était bilieux et fort brun. Sa taille était médiocre. Il était maigre et sec. » [Sou- venirs de P. Picot, 1771. Annales, p. 2G1.) (( Je reconnus là cette faiblesse ordinaire de mon ami qui veut toujours être un objet d'intérêt en passant pour un homme opprimé par l'infortune, la maladie, les persécutions, lors même qu'il est le plus tranquille et le plus heureux. « (Hume.) Souvent aussi le fantasque justifie le mot de son patron : « He is not insuicere, but fanctful. » Dans la lettre à la comtesse de Boufllers (26 août 1764), il parle de son « dégoût de toutes choses » et de ses « journées délicieuses ». Il y aurait de l'ingénuité à prendre au sérieux ses hyperboles. « Seul, malade et délaissé dans mon lit, j'y pense mourir d'indigence, de froid et de faim, sans que personne s'en mette en peine. Mais qu'importe si je ne m'en mets pas en peine moi-même? » (8= Promenade.) « Que je n'aie plus d'autre soin que de ni'armer contre les maux que l'on me destine encore, et que de chercher à mourir en paix, si je puis. Amen. » (1768). Ce ton tranquillise. 22. — « Son régime l'a maintenu frais, vigoureux et gai jusqu'à la (in de sa vie. » (Bernardin de Saint-Pierre.) (Cf Beaudouin, t. II, p. 202, 271, 448, 49.').) ha. Reine fantasque est d'une gaieté compromettante qu'il désavoue : « Je ne suis pas si gai dans mes maux que Scarron l'était dans les siens. Je dépéris tous les jours (1764) ; j'ai des .ccimptes à rendre et point de contes à faire. » (XI, 123.) 23. — « ... Cette époque chérie de 17G2 » où il faisait « ces pèlerinages de Colombier qui furent les jours les plusjnirs de ma vie. Que ne peuvent- ils recommencer encore et recommencer sans cesse ! Je ne demanderais point d'autre éternité » (à milord Maréchal, 20 juillet 1766). Il fait du Val de Travers (1763) une description qui explique les derniers mots de la lettre à Luxembourg : « Je passerais ici sans regret le reste de ma vie. » (XI, 25 et suiv.) Il y a été aimable, gai, plein d'entrain et heureux. (Fritz Berthoud. Jean-Jacques Rousseau au Val de Travers. 1881.) 24. — VIII. 122. — « Dans toutes les situations, je me suis toujours senti allecté de deux manières différentes et quelquefois contraires : l'une venant di' l'état de ma fortune et l'autre de celui de mon âme, en sorte que lan- t("it un sentiment de bonheur et de paix me consolait dans mes disgrâces, et tantôt un malaise importun me troublait dans la prospérité. » (Str.-M. 1S61. |). 161.) « J'allais me consoler de mes peines dans la solitude où je jiicurais quand j'étais heureux. » [ï^ Lettre sur la vertu et le bonheur.) S'il a tout ])Our être heureux, il ne l'est pas ; au comble de l'infortune, il préfère son .sort à celui des plus fortunés (8<= Promenade, IX, 383) ; il joue à qui pei' devient la boule qui prend l'angle de réllexion. 11 a le courage de vouloir, non toujours la force de réaliser sa volonté. En public, une âpreté d'emprunt le fait se raidir, mais dans le particulier, comme il soutient mal son per- sonnage! Cet ours farouche se laisse mener comme un agneau. Dans son ménage, auprès de ses gouverneuses, il sait crier, non agir; elles le laissent dire et vont leur train. Une mollesse per- méable le livre aux interventions d'amis parfois indiscrets «, et son esprit d'indépendance non entamé leur en veut de lui faire sentir des ingérences encouragées par l'abandon apparent d'un homme emporté et irrésolu &, faible et volontaire. Certains enfants ont « l'àpreté d'un caractère indomptable et fier qui ne veut céder qu'à lui-même... dureté propre aux seuls naturels qui ont beaucoup d'étoffe », «... esprits raides qui résistent toujours à la force... ; il faut les apprivoiser comme les lions par les caresses » ; avec eux, fer sur fer ne vaut. .Maltraité par Genève, Rousseau s'est endurci inébranlable c. « Quoique né homme à certains égards, j'ai été longtemps enfant et je le suis encore à beaucoup d'autres. » {Confessions.) A Motiers, les visiteurs le trouvent devant son coussin, occupé à faire des lacets aux fuseaux. Il se flatte de faire bientôt des fi. U marque dans iinr Irllro à Mme d'Épinay, octobre HoT, « les indiscrétions de Diderot, son ton impérieux et pédagogue avec un homme plus âgé que lui » (d'un an). Il a secoué le joug de ses tyrans : « C'était aussi trop me traiter en enfant. » Quelquefois il se dégage de leurd entraves par des décisions brusques qui, sous l'apparence de coups de tète, sont des résolutions raisonnées. b. Il veut et ne veut pas rester à l'IIermitage ; il se reproclie sa « bas- sesse )' d'y demeurer et subit « la honte d'être ciiassé », atïront qu'il aurait évilié Gû suivant les sages conseils de Mme d'Houdetot. 11 la consulte sur uuG Ict-ti-'G de Grimm : « Mon âme troublée n'est plus en état de juger de lien, M 20 octobre. Il la prie de faire une démarche auprès de Diderot : « Jo ne suis à présent en état do juger de rien «; puis il se ravive, « api-è-s y avoir bien réfléchi ». 4 novembre 1757. c. Selon Rousseau, Diderot « est un homme qu'il faut enlever de force, ou bien aller à lui comme au rivage, en tournant le dos » (1757). Jean- JurqUCb ne s'enlève pas de force, il faut le tourner pour l'aborder. 304 LA PSYCHOLOGIE DE .I.-J. ROUSSEAU blondes, puis des dentelles; y réussira-t-il ? Un jour, on le voit assis entre deux petites filles qui le gourmandent sur sa mala- dresse à l'ouvrage qu'elles lui enseignent, en retour de ses leçons de clavecin. Avec d'Escherny, il joue à l'oie. « C'est un véritable enfant dans le commerce ordinaire » (Hume.) Pour sa Julie recopiée, il emploie papier doré, poudre d'azur et d'argent, nonpareille bleue pour coudre les cahiers [loj. A Paris, quand son imagination fatiguée a besoin de repos, une parade de foire, le jeu d'une grue, la rivière qui coule, l'oiseau qui vole, des colifichets en étalage, des bouquins sur les quais dont i ne lit que les titres, des images contre les murs qu'il parcourt « d'un œil stupide v, tout cela l'amuse; il goûte ce badaudage avec une sensualité d'enfant « dont nos sages ne se doutent guère ». L'n loisir éternel est la vie des bienheureux dans l'autre monde, comme celle des habitants de l'ile de Papimanie chez La Fontaine (IX, 70). Rousseau aime a perdre son temps à sa fantaisie, non à celle des visiteurs ou des correspondants indiscrets. Couché sur l'herbe, il examine un rameau, une fleurette ; au logis, il la découpe, l'encadre de miniatures; il enlumine des estampes. Sans cesse en mouvement pour ne rienfaire, ilvaetvientcomme la tète lui chante ; il suit une mouche dans ses allures, il muse toute la journée, sans ordre et sans suite, selon le caprice du moment. Telle est l'oisiveté qu'il aime ; celle des cercles avec leur babil forcé est « tuante ». C'est un « travail de forçat ». Ce musard, en six ans, a composé des ouvrages à occuper une vie entière. Si. dans cet intervalle, il a perdu son temps, « ce n'a pas été du moins dans l'oisiveté ». Sans souci de l'avenir, il se laisse aller au sort sur les pentes de la vie, comme les enfants se laissent glisser du haut de la montagne, sans choc blessant. « Quand il était lui, il était d'une simplicité rare, qui tenait encore du carac- tère de l'enfance ; il en avait l'ingénuité, la gaieté, la bonté et surtout la timidité. » (Corancez.) Cette àme enfantine a des réveils surprenaul:}. h Le plus modeste de tous les hommes» (d'Escherny ") a. Il reçoit la flatterie avec une sorte de malaise né d'un conflit entre la vanité chatouillée, la pudeur confuse, l'orgueil dédaigneux. « Soit qu'on le cajole par di s flatteries, soit qu'on cherche à l'outrager à mots couverts, je lui ai toujours trouvé un air nonchalant et dédaigneux, qui ne montrait pas qu'il lit un graml cas de tous ces discours, ni de ceux (|ui les lui li'uairMl, ni de Imirs opinimis sur sun ((iiiqite. » [i" Dialogue ) TEMPÉRAMENT 305 se redresse cavec emportement quand il se croit blessé et a des explosions d'orgueil où il ne parle que de statues et d'autels. Sa complexion nerveuse a fait de Rousseau un timide [i i]. « Mille fois, durant mon apprentissage et depuis, je suis sorti dans le dessein d'acheter quelque friandise. J'approche de la boutique d'un pâtissier, j'aperçois des femmes au comptoir, je crois déjà les voir rire et se moquer entre elles du petit gourmand. Je passe devant une fruitière, je lorgne du coin de l'œil de belles poires ; leur parfum me tente; deux ou trois jeunes gens tout près de là me regardent;"un homme qui me connaît est devant sa boutique ; je vois de loin venir une fdle : n'est-ce point la servante de la maison? Ma vue courte me fait mille illusions. Je prends tous ceux qui passent pour des gens de ma connaissance ; partout je suis intimidé, retenu par quelque obs- tacle; mon désir croît avec mahonte et je rentre enfin comme un sot, dévoré de convoitise, ayant dans ma poche de quoi la satisfaire et n'ayant osé rien acheter. » Chez M. de Mably, il s'est afîriandé d'un petit vin blanc d'Arbois « très joli », dont il se régale en son petit particulier. Il ne sait boire sans manger. Un beau monsieur, l'épée au cùté, ira-t-il acheter chez un boulanger un morceau de pain? Ache- tons de la brioche. Sorti à ce dessein, il parcourt quelquefois toute la ville et passe devant trente pâtissiers sans oser entrer chez aucun. Il faut qu'il n'y ait qu'une personne dans la boutique et d'une physionomie attirante pour l'enhardir à franchir le pas. (Vin, 192.) Un rien le déconcerte. Que de fois j' aurait pu dire avec Cinna : « Je demeure stupide ». comme s'il était pris d'une paralysie mentale instantanée. L'incapacité où il se sent réduit le rendmécontentde lui-même etdesautres. Son défaut d'impromptu dans l'esprit, ses « lourdises » (VIII, 204, 382, 384) ajoutent à son embarras. Alors il est boudeur et, s'il n'a affaire à une amie indulgente, cette maussaderie ne l'avance guère. Mme de Larnage a dû prendre le parti charitable de l'aider à se sur- monter. Il a besoin d'être encouragé. Il a surpris ce mot de Mme du Colombier : « Il manque de monde, mais il est aimable. » Cette bonne parole le réconforte et le rend aimable en eflet. 11 redoute le ris moqueur, mais au dedans de lui-même la 20 306 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU vanité prend sa revanche sur la gaucherie confuse. Mme de Boze (1~41) lui présente une assiette; il avance sa fourchette pour piquer « modestement » un petit morceau de ce qu'elle lui offre. La dame rend au laquais l'assiette et se détourne pour que Jean-Jacques ne la voie pas rire. « Elle ne se doutait guère que dans la tête de ce campagnard il ne laissait pas d'y avoir quelque esprit. » Ne croyons pas toujours à la modestie des timides, ni à leur pusillanimité. La même émotivité qui les amollit peut les armer de ferme courage ; rien de brave comme un poltron échauffé. Rousseau, à qui une mouche en volant fait peur, soutient impas- sible les huées des gens de Moticrs ; il se promène dans le pays en Arménien : quitter ce costume eût été « une lâcheté ». Au milieu du soulèvement provoqué par la Lettre sur la musique, on l'avertit de menaces meurtrières : « Je n'en fus que plus assidu à l'opéra. » « Je suis d'un naturel hardi et d'un caractère timide ». Il a eu la modestie superbe et la « timidité audacieuse ». L'inaptitude à la politesse du monde l'a J£té dans le cynisme «par honte » ; le dépit d'y paraître à son désavantage le décide à l'isolement. « Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais. » Pour se faire connaître, il disparaît. Un lièvre en son gîte songeait... et l'animal timide songe à lui-même. Jean- Jacques en sa retraite s'étudie, s'analyse; en écrivant il se recom- mande au lecteur et se complaît, séduit aux avantages d'une réclu- sion expansive vis-à-vis de lui, trop exclusive de ce qui n'est pas le 7noi. — Ainsi l'a voulu un tempérament « mixte », formé d'éléments qui paraissent opposés (IX, 195); de là ses qualités, ses défauts et les contradictions apparentes dont quelques-unes font <( scandale » auprès de ses vertueux contemporains. Rous- seau a secoué le servage des préjugés,noii celui de sa complexion. La nature, régulière en ses progressions, ne fait pas de sauts. Le génie de l'homme est capable de soudaineté, quand il procède non d'une incubation patiente (Newton a découvert la gravi- tation en y pensant toujours), mais d'un instinctde verve créatrice ou du déclanrhemont d'une évolution interne. Le génie de Rousseau, tout instinctif et soudé à sa complexion physique, a éclaté subitement tout entier; de l'obscurité inactive il a passe TEMPÉRAMENT 307 à une fécondité éblouissante d'un bond» . L'adolescent avait senti confusément la mélancolie rêveuse, les effluves lyriques qui s'épan- chent dans VIIéloïse,\es Lettres hUsdesherbes, les Pro?nenades, comme il avait déjà les sourds malaises dont s'inspirera le poli- tique. Ces germes de passions et de pensées, en activité latente durant de longues années, attendaient l'étincelle électrisantequi, en 1750, devait tout embraser. Il est le type de ces habitants du monde enchanté du premier Dialogue qui, écrivains de passion, non de métier ^, commencent ou cessent de produire de bonne heure ou tard, selon qu'ils sentent l'aiguillon d'un stimulant plus fort que l'intérêt et même la gloire : le désir d'être utile aux hommes en les éclairant (IX, HO). « Il eut assez de courage... de fierté, de force pour résister à la démangeaison d'écrire, si naturelle aux jeunes gens qui se sentent quelque talent, pour laisser mûrir vingt ans sa tête dans le silence, afin de donner plus de profondeur et de poids à ses productions longtemps méditées. » Rousseau attribue ici à des causes morales un phé- nomène lié à des éléments physiologiques. Platon parle d'inspirés que la Muse a touchés une seule fois (tel Rouget de l'Isle) ; elle a excité au plus haut point, durant huit ans, le génie de Rousseau. Celui de Voltaire a eu non l'éclat d'un météore qui traverse la nue, mais la splendeur durable d'un beau ciel d'été ^. Jean-Jacques a noté la ressemblance morale de sa jeunesse et de sa vieillesse. De même, ses premiers ouvrages et les der- niers, malgré la diversité des manières et le relief plus ou moins marqué de certains traits particuliers, ont dans leur ensemble une physionomie consanguine : ils découlent de la même âme. En dehors des progrès d'une influence pathologique spéciale, la fixité du tempérament a fait la permanence du caractère et a. Dès la première k'i;on d'échecs, il rond la tour à son maître. « Je n'ai jamais avancé d'un cran depuis celte première séance ». VIII, 137. Il a heureusement progressé dans l'art d'écrire. 6. Ecrire par profession eût « tué le talent qui était moins dans sa plume que dans son cœur » et naissait « d'une façon de penser élevée et fiùrc», seule capable de le nourrir. Il a composé sous la pression d'un génie « trop impérieux » et travaillé d'ardeurs intérieures qu'il avait besoin d'exhaler. c. La période de grande ellervescence a duré de 1T5G à 1701, et celle du « travail excessif » de 17r)2 à 1764. Voir le fac-similé. 308 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU runité familiale des œuvres. Des contradictions font s'entre-cho- quer souvent ses idées, comme sa conduite connaît les soubre- sauts de la fantaisie ; mais ces caprices même, semblables aux tics nerveux qui dérèglent instantanément le visage ou la démarche sans modifier au fond l'attitude ou la physionomie, sont un des traits de sa nature et ne la changent pas dans les j grandes lignes. Un et multiple, Rousseau peut, sans se mécon- ! naître, parler de sa constance (III, 59) et de sa versatilité. « J'ai toujours regardé le jour qui m'unit à ma Thérèse comme celui qui fixa mon être moral. » Il dit en d'autres termes la même chose de 3Ime de Warens (IX, 400). En réalité, l'être moral de l'adolescent et de l'homme fait n'a été ni fixé ni modifié ^ sensiblement par des influences étrangères; sa disposition perma- nente a été l'instabilité. Toute sa vie, il a été avide et incapable de « cette douce quiétude d'esprit et de corps » à laquelle il aurait borné sa félicité suprême; un mouvement continu était la con- dition habituelle de sa personne et de son âme. « Quand Boileau a dit de Thomme en général qu'il changeait du blanc au noir, il a croqué mon portrait en deux mots... Un Protée, un caméléon, une femme sont des êtres moins changeants que moi. » Le Dictionnaire de botanique (VI, 148) a marqué la difficulté d'une définition de la fleur ; plus malaisée est celle de Rousseau. Amphibies, hybrides, zoophytes sont simples auprès de lui. Nature multiforme et polytrope, il allie la candeur enfan- tine et la bonhomie à une ruse capable de calculs avisés et à des manèges d'ailleurs innocents. Insouciant de l'avenir, il n'en est touché que comme du présent prolongé, sans manquer de pré- voyances à longue portée. Il est paresseux et laborieux, sobre et ami de la bonne chère, rêveur et positif; il associe les hautes spéculations aux qualités minutieuses d'un homme de ménage accompli. Il aime la simplicité et donne dans l'emphase, contraste marqué même dans sa musique, où un récitatif naturel et la naïveté des pipeaux n'excluent pas des airs d'une « élévation gigantesque ». A l'activité dévorante des passions s'unit l'apa- thie du contemplatif; son ardeur même, comprimée par le désenchantement, le tient dans l'inaction ". a. Voii- la note [12] pouf le di'lail île ces conliaslcs. TEMPKRAMENT 309 Son Amo, compatissante, parfois s'endurcit; il souffre des infortunes imaginaires de Cleveland et il écrit à M'"'' de Warens : « La sagesse de Dieu n'aime point à faire des présents inutiles... Puisque vos peines tournent toutes à votre gloire ou au soula- gement d'autrui, elles entrent dans le bien général et nous n'en devons pas murmurer. » (1745.) « Au milieu de toutes vos infor- tunes, votre raison ot votre vertu sont des biens... dont le prin- cipal usage se trouve dans les afflictions « (1753), moralité dont la sécheresse a pu être adoucie par l'envoi de 240 livres destinées « aux besoins les plus pressants » . Un coreligionnaire cherche a l'intéresser à des frères victimes de « traitements affreux )>. « Qui veut être chrétien doit apprendre à souffrir, et tout hommedoitavoiruncconduite conséquente àsadoctrine.)>(1761)«. — Rousseau ne console pas du même ton Mme de Warens et la maréchale de Luxembourg, affligée d'une perte dont il sent le contre-coup (5 juin 17G4). La douleur de Priam tire des larmes au cruel ami de Patrocle, à la pensée de son vieux père et de son propre destin. — « Aimez-moi, plaignez-moi... « A son tour, Jean-Jacques a su plaindre ceux qu'il aimait pour eux- mêmes avec l'accent de la pure affection [i3]. Rousseau est possédé d'un tel besoin d'aimer que la plus étroite union des corps ne peut encore y suffire. « II m'aurait fallu deux âmes dans le même corps ; sans cela, je sentais tou- jours du vide » (VIH, 297). « Quelquefois je suis un dur et féroce misanthrope » (XH, 296). Un cœur vif à aimer peut l'être aussi pour haïr. Le tendre Racine (pas si tendre, dans la préface de Britannicus , à l'égard d'un « vieux poète malveillant») n'est-il pas railleur cruel en sa réplique aux Lettres riaion- naires? Boileau disait au poète &e Bérénice : « Si vous aviez écrit des satires, vous auriez été plus méchant que moi [l'i] ». Dans un de ses transports d'attendrissement, Rousseau dit à M. de Luxem- bourg : « Ah ! monsieur le maréchal, je haïssais les grands avant de vous connaître, etje les hais davantage encore, depuis que vous me faites si bien sentir combien il leur serait aisé de se faire a. Une foi austère arfermit le chrétien contre les faiblesses même inno- centes. Josabelh, émue du péril de Joas, se reproche des larmes où la chair et le sang ont trop de part. La misanthropie, peu tendre à l'ordinaire, a des charités à elle : Timon donne avis aux Athéniens qu'il va couper son figuier. 310 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU adorer », attendrissement amer. Dans Xa.^^ Pro7nenade, auprès des petites pensionnaires de La Muette, ou du bambin du village de Clignancourt, puis en compagnie de lui-même, Jean- Jacques met en lumière cette disposition d'un cœur tendre et ulcéré, dont la sensibilité exquise a des retours d'aigreurs misanthropiques et plébéiennes. Son ûme est comme une plaie vive; un rien, un souffle l'irrite, d'autant plus acerbe qu'elle est plus aimante [i5]. III LE MATÉRIALISME DU SAGE Les hommes au cours de leur vie sont souvent dissemblables à eux-mêmes, au point de paraître se transformer en des per- sonnes toutes différentes (VIII, 292). Frappé de ces variations, Rousseau en trouvait la cause dans les modifications apportées à nos idées et à nos sentiments par les impressions extérieures. Surpris de son nouvel état d'âme depuis qu'il voyage dans le Haut-Valais, Saint-Preux admire l'empire qu'ont sur. nos passions les plus vives les êtres les plus insensibles, et il méprise la phi- losophie de ne pouvoir pas même autant sur l'àme que des objets inanimés. « 0 Julie! que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible! Celui qui l'a reçue doit s'attendre h n'avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des sai- sons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert ou serein régleront sa destinée et il sera content ou triste au gré des vents. » (IV, 58.) L'auteur des Confessions est d'accord avec Saint-Preux. « Les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l'obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mou- vement, le repos, tout agit sur notre machine et sur notre âme par conséquent» [i6j. Tout nous olïrc donc « mille prises presque assurées pour gouverner dans leur origine les sentiments dont nous nous laissons dominer ». Jean- Jacques, désireux d'être utile aux gens bien nés qui se défient de leur faiblesse, avait songé à composerun ouvrage où de nombreuses et frappantes observations, établies sur des principes physiques, auraient permis d'ensei- gner l'art de maintenir l'âme, à l'aide d'un régime extérieur, dans l'état le plus favorable à la vertu. L'objet de ce livre, inti- LA MORALE SENSITIVE 311 lulé La Morale seiisitive ou le Maferialismc fia saf/e, aurait été de forcer « l'économie animale à favoriser l'ordre moral qu'elle trouble si souvent». Des distractions l'obligèrent à s'en tenir à une esquisse (VIII, 29^). Il y a lieu de le regretter ; sans prétendre que la vertu dépend d'une bonne digestion, ou que la morale peut se prendre en infusion comme du thé (iMme de Genlis), Rousseau aurait tiré d'une idée vraie d'utiles considéra- tions d'hygiène morale et de philosophie pratique. Son compatriote Tronchin y aurait applaudi : « Qui sait mieux que moi qu'il (l'esprit) dépend de l'état du corps? » Dans sa réponse à une lettre où Rousseau l'avait consulté sur ses infir- mités, «... Comment se peut-il faire, lui demande Tronchin, que l'ami de l'humanité ne le soit presque plus des hommes?... Je soupçonne, mon cher monsieur, que votre indifférence, je me sers du nom le plus doux, tient à deux causes : au point du globe oîi vous habitez » (Montmorency, où il vit solitaire, éloigné de ses concitoyens) « et à votre mauvaise santé ». « Si vous vous portiez aussi bien que moi, mon bon ami, l'encre dont vous vous servez serait moins noire, les malveillants que vous supposez disparaîtraient, vous ne vous reprocheriez point les éloges que vous avez donnés à votre patrie >»... « Une fièvre tierce mal guérie, le plus petit dérangement de l'organe qui sert à la sécrétion de la bile, la plus légère altération de notre cer- veau, ne peut-elle pas ébranler l'édifice de notre sagesse et nous rendre dans un instant plus petits et plus faibles que ceux dont nous plaignons la faiblesse et la petitesse? La plus profonde humilité est le seul état qui convient à l'homme... » (1759) «. «... La liberté avec laquelle je vous parle vaut mieux que les com- pliments que d'autres vous font. » (1758.) Le langage de Tron- chin est d'un ami qui connaît Rousseau et d'un médecin qui connaît la machine humaine. — « Je ne sais... quelle sombre humeur inspirée... dans la solitude par un mal affreux m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs dont le soupçon, changé dans mon esprit prévenu presque en certitude, n'a pas mieux été déguisé h d'autres qu'à vous. » (A Moultou, 23 décembre 1761.) La pathologie établit un rapport entre le mal dont il avait le germe en naissant et a. Sti-.-M. 186.J, t. I, p. 327, 331, ot Annales, p. 39. 41. 312 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -T. ROUSSEAU l'affection mentale qui lui faisait voir des ennemis même dans les invalides rencontrés en ses promenades. Cette manie laissa d'ailleurs jusqu'au bout à l'écrivain la beauté de ses facultés. Ainsi le liéros de Cervantes divaguait sur la cbevalerie, liomme de sens sur tout le reste. Il est heureux que l'extravagance humaine puisse se localiser dans des compartiments étanches sans contaminer par infiltration les cloisons voisines [17]. Si les idées sont des sensations transformées (et c'est un peu le [y- cas pour Jean-Jacques), le milieu a dû agir du même coup sur l'homme et l'écrivain. Dans l'agreste Savoie, il avait une certaine rudesse de mœurs que Lyon a corrigée. Les attraits d'une vie opulente, Des amis plus polis, un climat moins sauvage, ont amolli la dureté de ses maximes stoïques; de « grossier », il est devenu « Iraitable ». (Epître à Parisot.) A Paris, durant quinze ans (1741-1756), la vue des méchants a entretenu en lui « le mépris et la haine ». De là, le sans-gêne cynique [18], l'air noir de ses premiers écrits, les acres et mordants sarcasmes dont il écrase les petits bons mots de ses détracteurs, comme on écraserait un insecte entre les doigts. Enfin, éloigné de Paris, il dépouille la tunique de Nessus endossée en 1751; il retrouve à l'Ermitage, surtout au petit château, les impressions de ses « chères Charmettes ». Dès lors, l'indignation n'est plus son Apollon, mais la douceur d'âme et la tendresse. Deleyre (1759) le félicite de com- mencer à voir l'espèce humaine a d'un œil plus attendri que cour- roucé ». Cet état plus doux, mais « bien moins sublime », explique jJq ton singulier » qui règne dans la. Lettre à (V Alembert (1758), et qui tranche « si prodigieusement » sur celui de l'ouvrage pré- cédent, V Inégalité [19]. De même il a écrit le cinquième livre de y Emile « dans une continuelle extase » à Montmorency, au parfum de la fleur d'oranger, et il en attribue le « coloris assez frais » aux impressions d'une retraite charmante. — Ce coloris frais se retrouve dans le Lévite tVÉphraïm malgré l'horreur d'un sujet abominable (I, 371) : l'atmosphère ambiante agit quelquefois sur lui par contraste. Obligé de fuir en poste, des souvenirs de la Bible et de Gessner lui inspirent, en trois jours, les trois pre- miers chants du poème en prose achevé plus tard à Motiers. Au milieu des alarmes de sa situation, il est surpris de l'aménité de INFLUENCE DU MILIEU 313 ses idées et charmé de la fraîcheur naïve de cette idylle. Comme l'imagination de Rousseau, le cœur humain a le goût des anti- thèses. La poésie hucolique fleurissait au xYii*^ siècle auprès d'une société éprise de luxe pompeux et déplaisirs raffinés. La Terreur ne s'est-elle pas amusée à des pastorales au temps de Florian? Rousseau est l'homme des révolutions. Dans le monde pari- sien, l'instinct de la singularité, aiguillonné de circonstances favorables, jette hors de son « élément » le nouveau Fabri- cius (1751), a révolution » puritaine « qui d'abord me rendit ridicule et qui m'eût enfin rendu respectable, s'il m'eût été pos- sible d'y persévérer ». Dans la solitude (1756), le besoin d'aimer et l'imagination, sa suzeraine, opèrent en lui une seconde « révo- lution » ; Caton devient galant et Brutus dameret, révolution amoureuse ; « époque terrible et fatale » [20]. Au début, l'hôte de Montmorency a senti la vertu calmante de la retraite et peu après ses effets irritants [21]. La vie mondaine apaise les passions en leur donnant libre cours ; la vie solitaire les avive ; « paradoxe étonnant », non en la personne de Rousseau, dissemblable à lui- même, selon les secousses données à son extrême sensibilité par les accidents des situations ou sa mobilité propre. A la fin de 1756, ses amis s'étaient concertés pour le ramener à Paris ; s'il passe l'hiver à l'Ermitage, « il deviendra fou » (Grimm). Il aurait eu besoin d'une solitude distrayante avec « des spectacles où je pusse être seul dans un coin et pleurer à mon aise (Spectacles dans son fauteuil); de la musique qui pût ranimer un peu mon cœur afi'aissé » (1768) «. Ame inquiète et contemplative, il a souffert de la solitude et en a joui ; elle a nourri en lui les rêveries délicieuses et les idées noires : riante à la gra- cieuse apparition de Claire et de .Julie, à l'évocation des amours d'Emile; mélancolique en face de la nature ou de lui-même, sombre effarée devant l'ombre du .Jésuite. A tout prendre, il a gagné à l'isolement. I^e génie, un peu sauvage de sa nature, n'a que faire du frottement du monde; il suffisait h Rousseau de le a. Où trouver un milieu répondant aux diversités do sa nature? au cœur de Paris, la forêt de Saint-Germain, les symphonistes italiens au donjon de Mont-Louis, quelque chose comme les prés fleuris de la Seine l'ondus avec la cime des Alpes ou les flots agités de la mer. 314 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. EOUSSEAU connaître; il en a retiré sa personne pour mieux le remplir de son esprit. « C'est un hibou, » disait Mme de Pompadour à Mme de Mirepoix; « le hibou de Minerve, )) reprend la maréchale. Fidèle à sa théorie de la bonté impeccable de la nature, Rousseau la justifie en disant que les vices imputés au naturel sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reçues, et dès lors amendables. « Il n'y a point de scélérat dont les penchants mieux dirigés n'eussent produit de grandes vertus. Il n'y a point d'esprit faux dont on n'eût tiré des talents utiles en le prenant d'un certain biais, comme ces figures difformes et monstrueuses qu'on rend belles et bien proportionnées en les mettant à leur point de vue » (IV, 394). «Cette doctrine si vraie » est préférable en effet à celle du système (La Mettrie) déclarant qu'il est des hommes assez malheureusement nés pour ne pouvoir être heu- reux que par des actions qui mènent à la Grève [22]. Le tempéra- ment exerce sur la volonté une action non irrésistible au début. Alors même que l'on n'est pas bon de naissance, ne peut-on, mis en bonne forme à temps, et par l'énergie de la volonté, le devenir comme on devient orateur? « Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants... »; il dépen- dait d'eux de ne pas contracter l'habitude du vice. (II, 264, 298.) Rousseau aurait-il pu s'amender? En fait, nous n'en savons rien: il ne l'a pas essayé; l'éducation de la volonté a effrayé sa mollesse. « Il dépendait de moi non de me faire un autre tempérament ni un autre caractère, mais de tirer parti du mien pour me rendre bon à moi-même et nullement méchant aux autres. » Il est capable d'opiniâtreté quand l'objet poursuivi l'y engage. Il s'est instruit lui-même « avec une peine incroyable », faute de méthode [^3] ; il a fait preuve d'énergie en s'imposant, à quarante ans, une réforme générale qui le mettait dans a l'état du monde le plus contraire à son naturel », et il en a sou- tenu durant six années la gageure honorablement, au prix de quelles luttes intérieures, lui seul le sait (X, 302). Volenti nihil difficile est une de ses maximes. Mme de Wolmar n'a-t-elle pas vaincu Julie d'Etange? Il a loué les Épictète et les Caton d'Utique et leur âme tendue vers le devoir contre les appétits; que n'a-t-il conçu le dessein de ne pas démenlii- ses éloges avec trop d'éclat? LE PLAISIR D ÊTRE 315 C'est que, même avec le sentiment de ses faiblesses, il se com- plaît tel qu'elles l'ont fait. La seconde partie de sa vie depuis 1741 a vu naître, avec « des fautes énormes », « toutes les vertus, excepté la force, qui peuvent honorer l'adversité ». La jument de Roland avait toutes les qualités, mais elle était morte. Incapable dès sa jeunesse de secouer le joug de l'habitude, « le joug pro- pre des âmes faibles et des vieillards », doux et indocile, mou et inflexible comme un ressort sans souplesse, il est resté immua- blement raidi en une personnalité satisfaite d'elle-même et super- bement consciente de ses infirmités. « J'ai de grands vices, sans doute, mais qui n'ont jamais fait de mal qu'à moi, et tous mes malheurs ne me viennent que de mes vertus » [2',]. IV LE PLAISIR d'exister Sauf à une époque où la dure théologie de Port-Royal l'a bouleversé, l'idée de la mort qu'il ne désire ni ne redoute, lui inspire « une langueur paisible ». Dans sa jeunesse, maladies inflammatoires, pleurésies, esquinancies la lui ont fait voir d'assez près pour le familiariser avec son image (VIII, 207). Quand les maux ou les ans auront mûri ce fruit éphémère, il le laissera tomber sans murmure ni trouble (1764). Né « presque mourant » et prompt à se frapper, dès le Mémoire au gouver- neur de Savoie et le Verger des Charmettes, il est « au tom- beau ». Non content d'un mal réel, il se gratifie des maladies dont il lit la description dans les livres de médecine, asthme, phtisie, polype au cœur. Le spécialiste consulté à Montpellier avait confirmé la cure commencée par Mme de Larnage en lui prescrivant ce régime : « Mon ami, buvez-moi de temps en temps un bon verre de vin. » Néanmoins il continua de s'affubler atout propos du drap mortuaire dont il raille Dupeyrou [25], imagina- tions funèbres nées d'une répulsion instinctive pour « le roi des Epouvantements » (Bossuet). A deux reprises Rousseau a parlé de suicide. Le 23 décem- bre 1761, désespéré d'avoir calomnié deux honnêtes libraires^, a. Guérin et Duchesne. — « Ah! monsieur, j"ai fait nne abomination. J'en tremble ou plutôt je l'espère. Car il vaut cent fois mieux que je sois fou, un étourdi digne de vos disgrâces, et qu'il reste un homme de bien de plus sur la terre. » A Malesherbes, 20 novembre 1701. 316 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU il écrit à Moultou : « Quand il sera temps, je pourrai sans scrupule prendre chez milord Edouard (personnage de VHéloïse absolvant le suicide en certains cas) les conseils de la vertu même. )i Et il met ordre à plusieurs affaires avec une possession de lui-même qui rassure [26]. En 1763, à Motiers, pressé de douleurs extrêmes, il adresse à Duclos une lettre testament où il fait de nouveau allusion à l'exception marquée par le contradicteur de Saint- Preux. En dehors de ces deux moments (le trait de la lettre au général Conway, i767, est un argument comminatoire), il n'a jamais exprimé l'idée de se défaire de la vie. La vie est bonne, même « automate » et « végétative ». Souffre-t-il moralement? il se réfugie dans la rêverie qui nourrit en lui l'incurie, « la plus douce des voluptés », et « le plaisir d'exister », ce a doux senti- ment de l'existence indépendant de toute autre sensation », jouissance si réelle « qu'il se pourrait bien qu'être et sentir fût le premier prix d'une bonne vie » accordé aux justes, refusé aux méchants. (X, 180.) Le 12 août 1769, il écrit à Mme Rousseau : « Vous connaissez trop mes vrais sentiments pour craindre qu'à quelque degré que mes malheurs puissent aller, je sois homme à disposer jamais de ma vie avant le temps que la nature ou les hommes auront marqué. Si quelque accident doit terminer ma carrière, soyez bien sûre, quoi qu'on puisse dire, que ma volonté n'y aura pas eu la moindre part. » Aimer ou supporter la vie est un sentiment naturel auquel Jean-Jacques ne manque pas. Jamais sauvage en liberté n'a même eu la pensée de se donner la mort. (I, 97.) « Sois patient », ne cherche pas, à l'aide de la médecine, à vivre malgré la nature. « M. de Luxembourg périt par sa faute, pour avoir voulu s'obstiner à guérir. » La crainte de voir finir tes jours t'en ôte la jouissance; « souffre, meurs ou guéris, mais vis surtout jusqu'à ta dernière heure », affranchi des importunités des médecins de l'àme et du corps. Rousseau a vécu jusqu'à sa dernière heure. En 1768, prêt à voyager muni de bons passeports, mais non « du sauf-conduit des philosophes », il semblait désireux de voir ses ennemis jouer enfin de leur reste (XII, 89). En 1775-76, il les nargue. Ils lui portent les coups qu'ils lui savent le plus sensibles et, ne croyant lui laisser qu'un moyen de s'y dérober, ils veulent le forcer à le prendre. Rousseau déjoue leurs calculs en vivant. Malgré l'àge LE PLAISIR d'Être 317 et l'adversité, sa santé s'est affermie ; le calme de son âme semble le rajeunir et, bien qu'il ne lui reste plus d'espérance parmi les hommes, jamais il ne fut plus loin du désespoir {Dialogues). « Consumé d'un mal incurable qui m'entraîne à pas lents au tombeau [27^ je tourne souvent un œil d'intérêt vers la carrière que je quitte et, sans gémir de la terminer, je la recommencerais volontiers... Ah! sans doute vivre est une belle chose, puisqu'une vie aussi peu fortunée me laisse pour- tant des regrets « ». A défaut même de témoignages positifs, la connaissance de la complexion morale de Rousseau écarterait à nos yeux de ses derniers moments toute supposition de suicide. « L'épée use le fourreau » ; Rousseau a succombé à la congestion d'un cerveau fiévreux longtemps surmené ^. a. Str.-M., 18GI, p. 354. — Julie est l'interprète de Rousseau quand elle dit : « Que j'ai gémi ! que j'ai versé de larmes ! Hé bien, s'il fallait renaître aux mêmes conditions, le mal que j'ai commis serait le seul que je voudrais retrancher; celui que j'ai souffert me serait agréable encore. » (V-. 63.) b. Mme de Cré(iui, 2 juin 1762 : « J'ai lu votre roman de l'Education... il m'a donné des maux de nerfs insupportables ; c'est le meilleur signe du monde pour votre ouvrage. Lorsque mes lectures ne me font point cris- per le nez, c'est une preuve que tout est froid; mais lorsque... mes yeux clignotent et surtout que le bout de mon nez tire, alors c'est une preuve de style supérieur... Je pense que le travail vous est mauvais, car, si mes nerfs souffrent tant à vous lire, la composition doit déchirer les vôtres. » — a La fièvre lente survint (1736) et je n'en ai jamais été bien quitte. » Confessions (VIII, loG). 318 NOTÉS COMPLÉMENTAIRES NOTES COMPLÉMENTAIRES -/ 1. — VIII, 80. Il s'excuse auprès de Mme Latour de ses billets « fort mal digérés et tort raturés » (1763). Son « invincible paresse » à écrire lui a souvent donné Tair d'être ingrat. 11 aime mieux répondre par des actes que par des lettres. Au musicien David il a fait « un présent à peu prés équivalent » au bonnet et aux bas reçus de lui « dans sa détresse », à l'un de ses voyages à Lyon antérieurs à 1740. (VIII, 197, 198.) 2. _ Str.-M. 1861, p. 286. Le style, c'est \ ordre et le moiivemenl mis dans nos pensées. (Buffon.) Rousseau leur fait mesure inégale. U Essai sur L'origine des langues manque d'unité; malgré l'esquisse d'un plan (1, 186), la Lettre à d'Alembert, où il a laissé sa plume « aller sans contrainte », ne s'interdit pas les digressions (I, 180). « Ce recueil de réllexions et d'observations sans ordre et presque sans suite... » (Préface d'Emile.) En 1739, il a composé l'opuscule: Idée de la méthode dans la composition d'un livre. On y retrouve l'artiste et quelques traits du carac- tère de l'homme. (Portefeuille de Mme Dupin.) Diderot « a écrit de belles pages et il n'a jamais su faire un livre ». (Marmontel.) Uniis et alter Hplendidiis assuitur paiums. . . Infellx operis summa, quia ponere totum Nesciet. Rousseau crée des mots ou les rajeunit : platise, bienvoulu, le uiieux faisant des hommes, dépriser, bénéficence, hargneries. péchés de commis- sion, botaniste « bien oculé », un grand « parolier », inquiétudes rengre- gées, je recorderai ce chant. Investigation, mot « hasardé » pour « rendre un service à la langue », le caractérise comme hyperbolique (XII. 231). Toutefois, investigation se trouve dans Christine de Pisan et Montaigne. De même, l'abbé de Saint-Pierre était digne de remettre en honneur bien- faisance. — Il songe à une écriture abrégée pour la botanique ; à un point vocatif, plus utile, selon lui, que le point interrogant (I, 380). Il estime que la prononciation devrait toujours régler l'orthographe; Thérèse n'y man- quait pas. — La construction de l'aqueduc faisait honneur au neveu de l'in- génieur Bernard. Stratégie savante contre le fruitier de M. Ducommun. L'une des pages de première jeunesse de Rousseau publiées par M. Théo- phile Dufour dans les Annales (p. 209), est un Essai sur les événements importants dont les femnu s ont été la cause secrèle, « sujet tout neuf ». « Je n'ai justement de génie que ce qu'il en faut pour sentir parfaitement tous les agi-émcnts que ma matière fournirait entre les mains d'un homme d'esprit. » « Je ferai naître l'idée. « La Lettre à d'Alembert a donné à Fabrc d'Éclantinc l'idée d'un nouveau Misanthrope (I, 205). DU CHAPITRE X 819 3. — Les personnages à'Héloïse ne sont pas toujours d'accord avec eux-mêmes; en note, l'auteur relève quelques-unes de leurs contradictions, nouvelle présomption qu'il est simple éditeur (V, 32, 34, 41). — « J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu posément et que je ne sais pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif » (III, 337). « Ce qui est difficile à tout autre est de saisir ses idées » (IX, 286), et pourtant la clarté est la première règle de l'art d'écrire (à Dupeyrou, 12 avril 17G5). Conte allégorique à Mme d'Epinay; Parabole sur la Révélation; Annales, p. 183. Les êtres fantastiques du 1" Dialogue, « fictions peu claires » (IX, 110). 4. — « Si elle (la nature) nous a destinés à être sains, j'ose presque assurer que l'état de réfiexion est un état contre nature et que l'homme qui médite est un animal dépravé. » (I, 87; cf XI, 133.) Les lettrés sont, « de tous les ordres d'hommes, le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant et par conséquent le plus malheureux » (à Voltaire, 1756). « Penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. » Cependant il ne peut s'y soustraire (XI, 133); il pense par force (IX, 373). « Il m'a toujours été pénible de penser, fatigant de suivre les pensées des autres, etàprésent je ne le puis plus du tout. » (1767, XII, 22.) « Je doute qu'aucun philosophe ait médité plus profondément, plus utilement peut-être y> (IX, 186). Rousseau médite en contemplatif rêveur plutôt qu'il ne réfléchit (XI, 4H); méditation ou réflexion, l'on voit où peuvent aboutir les conceptions d'un esprit dont des causes diverses rendent la justesse intermittente. « Ma défiance.,, est toujours sans bornes, parce que tout ce qui est hors de la nature n'en connaît plus... Né avec un caractère bouillant dont rien n'a pu calmer l'effervescence, mes pre- miei's mouvements sont toujours marqués par une étourderie audacieuse que je prends alors pour de l'intrépidité et que j'ai tout le temps de pleu- rer dans la suite « (1770). — La réflexion est paralysée en lui par l'imagina' tion, l'émotivité impulsive, la constitution même de son cerveau. Il a été imprudent, immoral par passion intéressée et par irréflexion. « Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif » (I, 383; cf 1'^'' Dialogue, IX, 109). Le méchant a la volonté expresse de nuire, Rousseau ne l'a jamais eue. Cependant, même à ses yeux, l'irréflexion ne l'absout ni des vilenies, ni des sottises « J'eus l'indignité de partir sans aller remercier M. l'abbé de ses bontés. » (VIII, 70.) Il a renoncé à « une fortune presque assurée » pour « l'ineffable félicité » d'un voyage à pied avec Bâcle. Cfnote 9. 5. — « ... Ce genre de travail me plait si peu et j'y suis si peu propre... travail au-dessus de mes forces... » (à l'abbé de La Porte, 22 janvier 1764; cf à Mme de Créqui, ce dimanche 17b2). Faible sur le métier d'autrui, Arachné inimitable quand il tisse sa propre substance. (Cf à Bastide, 5 décembre 1759, Extraits de l'abbé de Saint-Pierre.) 6. — A Yverdun, il essaie de répondre à une harangue. « Je me fis moquer de moi. » Trahi par sa mémoire devant la commission du Consis- toire de Genève (1754) et le Consistoire présidé par Montmolin (VIII, 200; IX, 60). Il est probable qu'il donna lecture de la petite harangue adressée aux auditeurs de ses Confessions (Str-M. 1861, p. 327). 7. — IX, 196. Sans doute Harlley : Explication physique des idées ^ 320 NOTES COMPLÉMENTAIRES et des mouvements tant volontaires qu'involontaires », traduit de l'anglais de M. Hartley par l'abbé Jurain, Reims, 1775. 8. — Thersite aime à outrager les chefs [Iliade, II, vers 214, 217). — « Ame tour à tour si noble, si basse ». Il a la fierté républicaine du bour- geois de Genève et les sentiments d'un homme « du bas peuple ». (E. Ritter, Nouvelles Recherches sur les Confessions, 1880, p. 343; La Famille et la Jeunesse de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1896, p. 169.) D'Escherny reproclie à Rousseau de manquer de caractère, d'être fier et rampant : Rousseau rampant? Disons plutôt qu'il concihe l'expression ^. de sentiments fiers avec des actes humbles, favorables à ses intérêts. Le 18 mars 1739, sans chicaner sur ses torts, il fait des excuses très humbles à Mme de Warens et en fait aussi « de bon cœur » à son « frère » et rival heureux, le perruquier de Courtilles. Il i-este à l'Ermitage jusqu'au renvoi. Peut-être s'inspire-t-il ici de sa commodité et d'un esprit de bra- vade contredisante. Dans les Mémoires visant à obtenir des avantages pécuniaires, peu respectueux de la vérité, il met un emplâtre à ce maudit voyage de Besançon (X, 29, 53) et supprime, sur l'avis de Mme de Warens, des circonstances controuvées qu'il s'était fait « une violente peine d'avancer » (1747). Sans fausse délicatesse, il tend la main, mais il s'applique à ne le faire ni en rodomont, ni avec bassesse (à Mme de Warens, 3 mars 1739) : « Pour quatre misérables jours de vie, vaut-il la peine de faire le faquin? » Solliciteur au nom de Mme de Warens ou au sien, il espère bien ne jamais souiller ses mains de cet argent. Le Mémoire au gouverneur de Savoie (1739) l'a durement fait accuser de mensonge hypocrite pour avoir de l'argent. Peu sûr de lui-même, il exprime au maréchal de Luxembourg la crainte d'être « familier ou rampant » ; mais il n'a pas rampé. Une fière estime de lui-même l'a pré- servé de la bassesse humiliante qu'il reproche à Vitali (VIII, 218). — Mme de Warens avise à l'éloigner de S'enture en lui ordonnant d'accompagner Lemaître à Lyon. De retour à Annecy, en l'absence de Mme de Warens, il renoue une liaison dangereuse pour ses mœurs et sa tète (VIII, 89). A Lausanne, il se venturise et se rapproche le plus possible de son « grand modèle ». Vingt-cinq ans plus tard, à Paris, au lieu de ses anciennes grâces, « je ne lui trouvai plus qu'un air crapuleux ». g. — Sans être incapable de délibération habilement calculée, Rous- seau a plus d'une fois agi en éccrvelé. A dix-neuf ans, il établit sa subsis- tance et celle de son compagnon de voyage sur la fragilité d'un petit jet d'eau portatif, « une fiole »; à trente ans, à Paris, il songe, pour se prému- nir contre la misère, à réciter des vers, à primer aux échecs, et lui-même sourit avec confusion de ces enfantillages, sophisnies de sa paresse (VIII, 203). Le récit de son départ de chez le comte de Gouvon est une étude fine et sincère de psychologie introspeclive (VIII, 69). 10. — Idylle enfantine de la 7" Promenade (IX, 377); inventions cl manèges du gouverneur, mentor galant, pour « trcmi)cr les traits de l'amour » d'Emile. Le père caressera plus ou moins son enfant selon que le précepteur touchera le premier ou le deuxième bouton de son habit (III, 42, 1740). Rousseau relève des puérilités dans son élève épris de Sophie (II. 397). « Ce livre (VE?nile) m'a paru plein... de chaleur et do détails iiui'rils... en mille endroits l'ouvrage d'un écrivain de premier ordre et en quelques-uns celui d'un enfant. » (D'.Memberl.) Déjà vieux par imj>r,riw!!\ -'; , . v't;^''' ■'. '^ ■' *'.-!^'V«r ^<»!frt«''^'-rAiiitX31i* ■^ ^ 'il «s '^lf< TT^ ^lavij^ Wim'll^li luii.lim I liMUl^ V -^ »i I ç5 i « rC -:> ^oi^l.Vlf '^tv ^ 'l'I ^^'^^ v^^^x ^ ^ ^ " r^ I ^^ S H Su V j.'^^i i r^ ■< r * I . ^ ^- ^ ^ Ail.,. DU CHAPITRE X 321 Je cœur, Saint-Preux est « encore enfant par la tète j (V, 30, 38). Puérilité et commérage : Correspondance avec Mme Boy de la Tour et la Préface. — Rousseau a eu l'enfantillage de regretter que le genre humain ait dépassé la période de l'enfance. — Lafontaine a été traité en enfant par Mme d(^ la Sablière. Il y a quelques puérilités dans ses Fables : plaintes de l'arbre contre l'ingratitude des hommes (livre X, 2); La Souris métamorphosée en fille ; La Femme noyée ; Le Satyre et le Passant. C'est le seul côté faible du fabuliste. ïï. — Sa timidité paraissait même auprès d'enfants qui, timides eux- mêmes, se tenaient devant lui dans une attitude réservée. « Comment se peut-il qu'un enfant même intimide un homme que le pouvoir des rois n'a pas effrayé? » « Je serais bien plus à mon aise devant un monarque d'Asie que devant un bambin qu'il faut faire babiller. » Dans toutes les situations de sa vie, le tempérament le subjugue. « Mon trouble est tou- jours le même et le courage que je sens au fond de mon cœur refuse de se montrer sur ma contenance » (XII, l!»7). Adynamic psychique. 12. — Il cherche à piquer Mme de Warens de jalousie (1737). 11 se fait attendre pour être désiré et plus affectueusement reçu; la « précaution » lui a toujours réussi, sauf à son retour de Montpellier. Il se garde, dans les Préfaces de la Julie, de dissiper une erreur qui lui est avantageuse; en note, il corrige les sentiments, même la prononciation des personnages. Dans les Muses galantes (act(> d'Hésiode), il « trouve le secret de faire passer une partie de l'histoire de ses talents et de la jalousie dont Rameau voulait bien l'honorer ». Dans la Vision de Pierre de la montagne, « je trouvai le moyeu de tirer assez plaisamment sur les miracles qui faisaient alors le grand prétexte do ma persécution ». Le succès de Dijon lui fait comprendre tout l'avantage qu'il en peut tirer pour s'achalander: « Un copiste de quelque célébrité dans les lettres ne manquerait vraisemblable- ment pas de travail... ; ma résolution (de se réformer) fit du bruit aussi et m'attira des pratiques. » Il craint d'être persiflé comme barbon amoureux {triste senex miles), si Mme d'Houdetot montre ses lettres (VIII, 333) ; il y met bon ordre en la tutoyant : « Viens, Sophie... » (X, l.'iT). « La candeur et la confiance font les délices de mon cœur » (à Coindet, 21 septembre 1767). Ses lettres à Mme de Warens (174î> et février 1747, X, 52 et suiv.), à Dupeyrou (27 janvier, 15 février 1766), à Rey (Bosscha), ne sont pas d'un homme dénué de sens pratique. Comment rédiger le Mémoire aux Évéques en faveur des Protestants, à M***, 1765 (XI, 11(2, 163). — Il n'entend rien aux affaires et ne veut pas en entendre parler, à quelque prix que ce soit (à Mme d'Épinay, 1757), sans manquer à les traiter activement et habile- ment quand elles l'intéressent. Son indolence in.souciante ne l'empêche pas de ménager l'avenir. Il se propose d'en.seigner la musique à Cham- béry deux années seulement; passer pour un simple musicien lui ferait quelque jour un tort considérable (1735). En 1737, il demande à Mme do Warens des lettres de recommandation : « Premièrement pour la noblesse et les gens en place. Il me serait très avantageux d'être présenté à quel- ques-uns de cette classe pour tâcher à me faire connaitre et à faire quelque usage du peu de talents que j'ai, ou du moins à me donner quelque ouvei- ture qui pût m'être utile dans la suite, en temps et lieu. » (X, 21.) Dans les Confessions, il n'omet pas de noter les personnages qui l'ont gratifié d(> flatteuses paroles et ceux qui l'ont servi en effet (VIII, 150, li)7). Il est aigri 21 332 NOTES COMPLEMENTAIRES ii»nlrc' les serviteurs de Mme de Vercellis, « gens trop avides pour èlre .justes », qui l'ont tenu éloigné de leur maîtresse malade. « Enfin, l'on fil si bien que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je n'étais entré dans sa chambre, y « Je n'eus rien. » (VIII, 58.) — Il esl 6 laborieux en manœuvre, mais paresseux comme auteur », quand un aiguillon intime ne le pique pas. Il se rappelle avec plaisir les repas à six sous de sa jeunesse, au temps où il couchait à Turin à un sou la nuit, ou à la belle étoile, par économie; repas meilleurs que ceux de six francs des années abondantes. Dans son logement de la rue de Grenelle, quand il ne va pas à la campagne dépenser magnifiquement huit ou dix sous aune guinguette avec Thérèse, quels soupers il la fenêtre de son quatrième étage, assis en vis-à-vis sur deux petites chaises posées sur une large malle! Un quartier de gros pain, quelques cerises, un jietit morceau de fromage et un demi-setier de vin; « Amitié, confiance, intimité, douceur d'àmCj que vos assaisonnements sont délicieux! » Il apprécie néanmoins la bonne chère (VIII, 24), et la compagnie du marquis de Torignan, bon pourvoyeur, qui n'aimait pas trop manger son pain à la fumée du rôti. Lui-môme, grâce à une bourse bien garnie par Mme do Warcns, s'arrête un jour au pont de Lunel, à un cabaret le plus estimé de l'Europe et dont sa «. sensualité éveillée » sut apprécier la réputation méritée. Il se félicite d'avoir sa place au souper très long et très bon du maréchal de Luxembourg, alors qu'on y dînait presque en l'air, sur le bout du banc. Riche, il aurait banni de sa table les primeurs toujours insipides, l'appareil « de magnifiques ordures », « tempérant par sensualité ». La simplicité qu'il aime recherche toutefois les saveurs du goût, « le choix du bon dans les choses communes ». Tels les repas offerts à ses convives de Motiers et celui de Toune (Thônes) : dans la cuisine de la grangère, Mlles Galley et de Graffenried assises sur des bancs aux bouts de la table et leur hôte, entre elles deux, sur une escabelle à trois pieds, quel dîner! c[uel souvenir plein de charmes non seulement pour la douce joie, « mais je dis pour la sensualité, » bien que le vin manquât « malheureusement ». — Saint-Preux avoue qu'ail aime à s'égayer de bon vin, pourvu qu'on ne l'y force pas. Convive des Montagnons, il s'enivre « par reconnaissance ». « Les gens faux sont sobres » et redoutent les épanchcments qui précè- dent l'ivresse. L'auteur de la Lettre à it'Aleinbert est indulgent pour les excès de boisson des Cercles de Genève. L'ivresse, en Suisse^ est presque en estime ; à Naples, elle est en horreur; laquelle est la plus à craindre, de l'intempérance du Suisse ou de la réserve de l'Italien? (I, 2o2.) Le Contrat social d'Ed. Dreyfus-Brisac (1890) donne une feuille du manuscrit de Neuchâtel où des fragments de l'ouvrage sont entremêlés de compt*;s de blanchisseuse, nettement détaillés (1758-59). « L'état céleste ...qui fait leur premier besoin... leur fait... tendre sans cesse toutes les puissances de leur âme pour y parvenir... De là ce mortel dégoût pour tout le reste et cette inaction totale quand ils désespèrent d'atteindre an seul objet de tous leurs vo;ux. i (IX, 108, 208.) Les contrastes .sont dans la nature. Rousseau relève celui de la folie et de l'intérêt chez M. Descreux (X, 57). L'auteur fï Horace et de Cinna a écrit l'Epître à M. île Montoron. 1 3. — Mme de Gréqui craint pour la vie de son fils. « Eh ! madame, est-ce un si grand mal de mourir? Hélas I c'en est souvent un bien plus grand < (CoUot d'Herbois.) Taine, La /{évolution (t. II, p. 31). Wallon, Histoire du tribunal révolu- tionnaire (t. I", p. Soi). Sensibilité du tyran de Phères et de Messaline, Lettre à d'Alembert (I, 193). 16. — « Les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes... La barbarie anglaise est connue » (imputation réfutée par Hume ; à la comtesse de Boufïlers, Edimbourg, 22 janvier 1763; et rétractée par Rousseau, IX, 133). A Motiers, dans une situation où « il faut s'égayer ou s'égorger » : « Je tire bien moins de courage de ma phi- losophie que de votre vin d'Espagne » (à milord Keith, 1702). Les sensations calmantes de la canqmgne valent pour lui les potions rafraîchissantes auxquelles Voltaire le renvoie. 0 Je suis surpris que des bains de l'air des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale. » Le feuillage des bois abrite son imagination contre l'idée de ses ennemis. Du vert devant ses fenêtres lui fait voir tout en rose; le gris des rues, tout en noir. Sa vieillesse devait être particulièrement touchée de l'action du corps sur lame. « Mes idées ne sont presque plus que des sensations. » « Mon âme^ dont mes organes n'avaient point développé les plus précieuses qualités, n'avait encore (en 1732) aucune forme déter- minée » (1777). Les deux chiens de M. de Wolmar (IV, 39;)). — Rousseau nourrit son imagination d'idéal et n'est pas idéaliste. « Tout animal a des idées, puisqu'il a des sens. » « Dieu lui-même est sensible, puisqu'il agit.» (IX, 196.) 321 NOTES COMPLÉMENTAIRES ., Il y a do tels climats où le physique a une telle force que la morale ny peut presque rien, s (Esprit des Lois.) — La Médecine de l'esprit, par M^ Le Camus, docteur régent de la Faculté de médecine, en l'Université de Paris. L'auteur examine ce que peuvent sur lame le boire, le manger, le régime, la santé, la maladie, les saisons, etc. — Comment il faut s'y prendre pour avoir de l'esprit. — Cas d'une folle à qui la chute du haut d'un balcon a rendu la raison. Un médecin qui ferait profession de guérir les maladies mentales en jetant le sujet par la fenêtre, aurait peu de clients. Lettres de Fréron (1752), t. VII, p. 339; t. VIII, p. 121. Rousseau ne semble pas avoir connu l'ouvrage de Le Camus. De cet objet « neuf » et « important » il lui paraissait aisé (1756) de faire un livre aussi agréable à lire qu'à composer. Voir Bulletin de l'institut général psychologique, mai-juin 1905 ; Étiergie et pensée, par le docteur Sollier. ,y. _ « 11 n'avait de confiance qu'en elle (Thérèse). Sans elle, seul dans l'univers, il se serait cru au milieu de ses nombreux ennemis toujours occupés de sa perte. » (Corancez.) Son cerveau, atteint sur un point, conserve « des fibres saines ». « Submergé dans des mers d'indignités et d'iniquités », le correspondant de Dupeyrou demeure entier pour le jugement, l'enjouement et l'esprit (XII, 38, 62). Il se plaint de sa tête qui « bat la campagne », dans la lettre du 9 février 1770 à l'abbé M., l'une de ses meilleures. Le 9 février 1768, il examine auprès de d'Ivernois la situation iwlitique de Genève avec une sagacité remarquable; le lendemain,» Manoury, plus noir de cœur que de barbe, ne cesse de me tourmenter et veut absolument m'expulser d'ici ». Hume qualifie Rousseau de real and complète madman. Complète n'est pas juste. Dans ces démêlés entre le «Suisse «et le « Breton », le délirant de la persécution est resté plus maître de lui avec sa folie que l'historien anglais avec sa raison. « Je le trouve bien insultant pour un bonhomme et bien bruyant pour un philosophe. » — Dans la Private Correspondfuce, Hume oppose à la lettre du 22 mars 1766 celle du 23 juin, d'hostilité déclarée. Le contraste l'aurait moins frappé s'il avait pu lire dans le cœur de son correspondant. Le 10 juillet, Rousseau fait de sa lettre du 22 mars un commentaire psychologique qui en révèle l'esprit, lettre à double fond, d'abord reconnaissante et affectueuse, puis aigrie, sourdement irritée contre le « cher patron ». (Ces insinuations enveloppées rappellent le billet remis à Tronchin par Mme d'Épinay, à Genève.) Si Hume a été « très con- tent » de la lettre de mars, c'est qu'il ne connaissait pas encore bien son pupille. Innocent, il aurait dû, selon Rousseau, la trouver « fort extraor- dinaire ». L'auteur de cette stratégie subtile avait bien sa tête et parle à la lin de sa « simplicité ï. ,8_ _ „ Malgré la politesse de mon siècle, je suis grossier comme les Macédoniens de Philippe. » (1753.) « Je suis grossier, maussade, impoli par principes et ne veux point de proneurs ; aussi je vais dire la vérité tout il mon aise. » (1751 . ) Il publie le Devin sans changements. « Son vrai succès est de me plaire; or personne ne sait mieux que moi comment il doit être pour me plaire le plus » (1752). L'auteur de la Lettj-e sur la musique n'attend rien du public et se « soucie tout aussi peu de ses satires que de ses éloges »( 1753). Rousseau rudoieles lecteurs et lesménage (I, 180), injurie les femmes et les flatte ; des deux côfés la tacliiiue réussit. Il s'est mis à l'aise av<;c le public de tous les rangs, et cette liardiesse du cynique qui brave tiiiil pour tout dire à sa guise, a donné un vif,'()ureux essor à son esixi-it. DU CHAPITRE X OÏO (D'AIombert, t. IV, p. 4Gi.) — « Le pays n'o.st pas inditifëront a la culture des hommes, etc. » (II, 19.) — Confiné à Genève, Rousseau s'y serait affaibli; à Paris, il prend contact avec le grand accumulateur et le quittera muni de toute sa force. A l'Ermitage, il a la vie facile, pense à loisir, loin de a l'urbaine cohue ». Toutefois il n'est pas fâché que Paris le regarde. La présence réelle le blesserait, la célébrité le contente. Il reproche à des correspondants de ne pas le tenir au courant de ce qui l'intéresse. Donnez-moi « de vos noii- velles, et même des miennes ». (XI, 233.) Cf chap. VI, note 9. 19. — Cette lettre, comme la botanique, lui a sauvé la vie; elle est le premier de ses écrits où il ait trouvé des charmes dans le travail; au donjon de Mont-Louis sa tristesse est « sans fiel ». — En dehors du préambule, tète rapportée, les quatre premiers livres des Confessions respirent une certaine allégresse d'esprit qui manque aux livres écrits en Angleterre. — Badinage enjoué, VllI. 69, 70. 20. — Plus lard, ce sera l'épouvantable révolution de l'Europe conjurée contre lui. Révolution opérée par la grâce dans le cœur de Julie (IV, 240). Il compte sur la révolution qui démasquera ses persécuteurs. 21. — Mémoii'e Diipin, p. 382; Héloïse, IV, 6, 10. « Toutes les grandes passions se forment dans la solitude, etc. » (IV, 70.) Cf la Mêlante, de Laharpe, acte I", scène i. Rousseau a besoin de société pour le détourner de rêver et d'écrire. « Tant que je vivrai seul, ma tète ira malgré moi » (l'6o). — « La solitude calme l'âme et apaise les passions que le désordre du monde a fait naître " (I, 181). 22. — « 11 était écrit que bientôt l'invincible naturel reprendrait son empire. » En se liant avec Wintzenried, Mme de Warens y céda plutôt qu'à « sa volonté ». — « La possibilité de l'effort est, en dernière analyse, un don naturel. » (Ribot, Les Maladies de la volonté, p. 70, 149.) La volonté serait donc rivée invinciblement à la chaîne du corps? a Notre illusion du libre arbitre n'est que l'ignorance des motifs qui nous font agir » (Spi- nosa.) Le déterminisme outré qui fait de l'âme un automate spirituel devient l'allié du pur naturalisme. Tout système aboutissant au fatalisme nous semble inacceptable, fùt-il décoré du nom de prédestination. Les jésuites avaient publié un libelle intitulé : Cartouche justifié par les prin- cipes de Jansénius . Remarque de Rousseau sur saint Augustin (I, 337). — a La personnalité a ses racines dans l'organisme, varie et se transforme comme lui. «(Ribot, Maladies de la personnalité, i'i9,l(î9.) La psychologie d métaphysique » est loin d'accepter cet axiome d'emblée et sans réserves. Ne confondons pas l'homme normal avec l'homme dénaturé par a maladie, la psychologie avec la tératologie. (Payot, Education de la volonté.) Rousseau « adore » la vertu ; c'est une jouissance pour lui de la con- templer, comme on admire une toile de Raphaël. Il est heureux de s'unir à cet idéal ravissant, par une sorte de sensualité intellectuelle et morale qui charme son impressionnabilité affective. A tout cela, l'effort, le désir même de l'effort, est étranger. L'idée par elle-même n'a point de force, fût-elle échauffée d'un sentiment, si ce sentiment ne détermine la volonté agissante. Jean-Jacques est un a possédé de la vertu » (E. Mouton), possédé inerte. La vertu est gratuite, dit le sage; tel est de cet avis et souhaite qu'elle ne lui coûte rien. — Il pourrait citer vingt traits de sa vie 'S26 NOTES COMPLÉMENTAIRES oi'i il a eu le plaisir de se vaincre, comme le jour où fiéronieal il refoule l'impatience d'ouvrir une lettre de change (VIII, 241). Par fierté, Saint-Preux résiste à la faiblesse d'entrer dans la maison de Julie : il est au-dessus d'un songe. (IV, 4.33.) - Résolu de se donner la mémoire des mots, Jean-Jacques porte toujours avec lui un livre qu'il repasse avec une obstination d'efforts à l'hébéter, sans cesse occupé de marmotter quelque chose entre ses dents. Il scande presque tout Virgile et y marque la quantité pour apprendre la prosodie. Au sujet de l'Emile travaillé avec acdarneraent, il dit à Dusaulx : « L'homme vient à bout de tout, il ne s'agit que de vouloir. » 23. — Les fragments inédits de Rousseau donnés par les Annales, pages 202 et suivantes, sont les ébauches rudimentaires d'une pensée qui fait effort pour se dégager de la bourre qui l'enveloppe. L'écolier de 1735 s'enfonce avec le Père Pétau dans les ténèbres de la chronologie ; il se plaît à l'histoire avec « monsieur Rollin n et « le savant Père Lami » et fait des extraits de l'un et de l'autre. Il écrit sur les femmes, féministe déclaré, sur un ménage de la rue Saint-Denis, sur Yéloquence, sur Dieu; Prières pour le soir, pour le matin. « Jimplore les mêmes grâces, ô mon Dieu, sur ma chère maman, sur ma chère bienfaitrice et sur mon cher père. » — Le 3« livre des Confessions (VIII, "8) nous parle de ses lectures, dont « l'esprit orné » d'une répétitrice aimable augmentait le goût et le fruit. — Pour les études de Rousseau, voir Mugnier, Mme de Warens et Jean Jacques Rousseau. Paris, 1891 ; La Famille et la Jeunesse de Jean-Jacques Rousseau, par E. Ritter. Paris, 1896. — La « précieuse crise » de 1736 (VIII, 159), sans parler d'un effet moral salutaire, lui a donné, à vingt- quatre ans, une secousse physiologique qui a pu l'aider à se débrouiller. 24- — XII, 208. « Combien de fois, entrant dans une assemblée, je me suis ap laudi do voir étinceler la fureur dans les yeux des fripons, et l'œil de la bienveillance m'accueillir dans les gens de bien!... Il n'y en a pas un qui ne m'aime à cause de mes livres. Voilà ma couronne, ciier Beau- Chateau; qu'elle me paraît bell ! Elle est posée sur ma tête par les mains de la vertu. » (XI. 42.) 25. — VIII, 207, 174. En 1736, « heureuse époque où il fut plus près que jamais de la sagesse », il s'était écrit à lui-même une sorte d'exhortation où il se félicitait de mourir avant d'avoir beaucoup souffert de corps et d'esprit, « sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l'ave- nir ». En 1752, il a voulu être libre « avant que de mourir ». En 1758, « j'avais regret de quitter mes semblables sans qu'ils sentissent tout ce que je valais, sans qu'ils sussent combien j'aurais mérité d'être aimé d'eux, s'ils m'avaient connu davantage. » Cf Lettre à Duclos, l*' août 1763. — En Rousseau, moribond perpétuel, l'imagination prédomine sur l'affec- tation; chez Voltaire, il semble qu'il y ait calcul. Cacochyme vacillant, ilfait patienter ses ennemis. Sa vie tient à un fil, mais le fil est solide et le soutient jusqu'à quatre-vingt-quatre ans. limite presque atteinte par un autre génie frêle en son berceau : Un enfant saus couleur, sans regard et sans voix, de (jui la voix devait retentir à tous les points de l'horizon, portée sur les Quatre Vents de l'esprit. 26. —Cette lettre et la suivante à Hu-islan (X. 2;)3) ont été gardées DU CHAPITRE X O^/ en porloloullk'. Le jour inêino où il ('■oiit à Duclos pour la dernière lois « probablement », il entretient Moultou (i" août) de démêlés philoso- phiques et de détails familiers. « Mlle Lcvasseur persiste à vous prier de lui envoyer sa robe, si vous ne l'avez pas vendue. Bonjour. « (XI, 80.) Il y a loin d'une superficielle idée de suicide aune résolution sérieuse. « J'ignorr encore quel parti je prendrai. Si j'en prends un, ce sera le plus tard qu'il me sera possible et ce sera sans impatience et sans désespoir, comme sans scrupule et sans crainte. » La fin du billet à M. Martinet, en lui remettani un testament « qui peut n'avoir pas toutes les formalités requises », a un ton railleur et dégagé qui trahit la simple démonstration. On pourrait lui appliquer le mot à son correspondant du 24 novembre 1770: « Je vous trouve fort disert pour un désespéré. » Le sage peut quelquefois « délogor volontairement, sans murmure et sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l'ordre de mourir ». (1756.) L'ordrr pour Jean-Jacques, n'a pas été distinct. •< Le désir d'exister » est la sourci' primitive de toutes nos passions. {Pensées.) — Les maladies des voies uri- naires sont une cause fréquente de suicide; le D' Châtelain ne croit pas à celui de Rousseau. Magellan l'a entretenu quelques semaines avant sa, mort : « La tranquillité de son âme, le contentement de son cœur se pro- duisaient sur son visage et dans ses discours. » Quatrain sur le suicidf de deux amants (1770, VI, 27). — Allusions à un trépas désespéré : à Mme d'Houdetot, janvier 1738 (X, 178), et 2 novembre 1757 (BufTcnoir): à Diderotj 2 mars 1738, effets oratoires de plaidoyer (X, 184). 27. — Mal « inconnu »; incurable sans être mortel (X, 270; IX, 21). L'au- topsie con.sta'a l'état normal des organes. La rétention dont il souffrait provenait peut-être d'un gonflement nerveux de la prostate, analogue à la boule hystérique? Son tempérament le prédisposait à la congestion cérébrale: vertiges neurasthéniques (VIII, 166, 176), symptômes apoplecliformcs (IX, 389). « Au moment que j'aperçus cette grille (fermée, à Notre- Dame, en 1776), je fus saisi d'un vertige comme un homme qui tombe cti apoplexie. » (IX, 318.) CHAPITRE XI THEORIE DE LA FICTION. — FORMES DIVERSES DU MENSONGE Menacé de prise de corps, Rousseau est obligé à Dijon de donner son nom. II songe d'abord à se couvrir de celui de sa mère; il lui fut impossible d'en venir à bout. « Le nom de Rousseau fut le seul que je pus écrire » et toute la falsification consista à supprimer un des deux jf du prénom. Cet homme, qui dans une circonstance critique se révolte contre l'idée d'une dissimulation mensongère, n'a-t-il jamais menti? Nous avons parlé de sa sincérité; de quelle manière est-il sincère et dans quelle mesure? Lui-même s'est expliqué sur le mensonge dans la 4^ Promenade. — L'abbé Royou lui a envoyé un de ses journaux avec cette suscription : Vero vitam imjiendenti. Le sarcasme était-il mérité? La première idée de Jean-Jacques commençant à se recueillir est celle du mensonge « criminel » qui attriste encore sa vieillesse. Les regrets inextinguibles de ce malheureux acte lui ont inspiré pour le mensonge « une horreur qui a dû » le préserver de ce vice pour toujours. Cependant, en s'épluchant, il est surpris du nombre de choses de son invention qu'il a dites comme vraies dans le temps même où il sacrifiait tout à son amour de la vérité, et il est encore plus surpris de n'éprouver aucun vrai repentir de ces choses controuvées, lui qui braverait « les supplices s'il les fallait éviter par un mensonge », D'où pro- vient cette « bizarre inconséquence »? Il s'en donne la raison : « Mentir sans profit ni préjudice (le soi ni d'autrui, ce n'est pas mensonge, c'est fiction [i] ». L'homme vrai de Jean-Jacques, sans manquer à la sainte vérité SINCERITK ^^^ que son cœur adore, pourra donc altérer la venté quelque- fois en choses indifférentes ; mais au nom de la justice, autant que de la vérité, il s'interdira le mensonge nuisible et même le mensonge officieux; car en imposer à l'avantage d'autrui ou de soi-même « n'est pas moins injuste que d'en imposer à son détri ment ». La marche rapide de la conversation, plus alerte que ses idées, l'oblige presque toujours de parler avant de penser, et la honte du timide, dans des moments imprévus, lui arrache des mensonges auxquels sa volonté n'a point de part. Une dame lui demande à brûle-pourpoint s'il a eu des enfants. « Je n'ai pas eu ce bonheur», répond-il en rougissant jusqu'au blanc des yeux«. Ses Confessions sont véridiques. « Sentant que le bien surpassait le mal, j'avais mon intérêt à tout dire, et j ai tout dit. » S'il a parfois ajouté aux circonstances, afin de combler les lacunes de sa mémoire ou pour le plaisir d'écrire, « cette espèce de mensonge fut plutôt l'effet du délire de l'imagination qu'un acte de volonté ». Il a quelquefois caché le côté dittorme en se peignant de profil : ces réticences ont été bien compen- sées par d'autres plus bizarres qui lui ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal, et il cite deux traits à l'hon- neur de son enfance omis à dessein dans les Confessions, tant il y cherchait peu l'art de se faire valoir. En somme, il a plus suivi dans la pratique, les directions morales de sa conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. En observant ces principes, il a donné prise sur lui, mais « n'a jamais fait tort a qui que ce fût » et ne s'est pas attribué plus d'avantage qu il ne lui en était dû. En dépit de ses distinctions, Rousseau ne s'estime pas tout à fait irréprochable. Traiter la vérité en être métaphysique indifférent (Jean-Jacques a toujours dédaigné la métaphysique), en dehors de la stricte justice envers les autres et envers soi, est un relâchement rendu inexcusable par sa fiére devise. « Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges ; ils sont tous venus de faiblesse; mais cela m'excuse très mal. » U est rede- vable à l'abbé Royou de ces réflexions qui redressent son erreur a. Il dit au lecteur la réponse qu'il aurait dû faire. « Je suis bête sans aucune présence d'esprit » ; mais non Voltaire, c Je viens saluer la lumieit r monde, lui dit in visiteur. - Madame Denis, apportez les mou- cheltcs. .. Rouleau n'a d'esprit qu'une demi-heure après les autres. 330 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU passée. « Il n'est jamais trop tard, selon la maxime de Solon. pour apprendre même de ses ennemis à être sage... » La ques- tion, particulièrement délicate, lui a fait sentir que le Connais-toi toi-même n'est pas une maxime aussi facile à suivre qu'il l'avait cru dans les Confessions. Sept ans se sont écoulés depuis la fin de ce dernier ouvrage; Jean-Jacques porte dans le « labyrinthe obscur » un œil plus exercé et plus sévère. Il a appris à être modeste et « vrai ». — Papistes, huguenots; grands, petits; hommes, femmes ; soldats, moines, dévots, médecins, « Tros Rutulusve fuat », il a dit à tous la vérité ; qu'il permette à un juge impartial de ne pas la voiler à son égard. En pénétrant dans la nature intime de Rousseau, intus et subter cutem, nous éprouvons une sorte de confusion. Qui sommes-nous pour toiser un tel homme ? N'est-ce pas Gulliver aux mains des Lilliputiens, et qu'importe la verrue sous la dra- perie de la statue imposante?... Ce n'est pas dépriser le bronze de Corinthe que d'en noter les substances communes fondues avec deprécieux métaux «. Aussi bien l'écrivain de génie console bientôt de l'homme et fait pencher la balance à l'avantage du grand charmeur : Roussoau plus éloquent que sage,... Tu Jus ingrat, mon cœur en a saigné... .Je te vois, je te lis, et tout est pardonné. Mme d'Épinay. Le pénitent des Confessions a faitYsiXcn da son inclination au mensonge dans sa jeunesse et, en effet, il le pratique avec un naturel inquiétant auprès du curé de Seyssel (VIII, 90). Il donne à Emile, à l'occasion de la mesure des distances, une leçon détournée de tricherie (II, 143), comme lui-même a rusé avec le sort en choisissant gros et proche l'arbre arbitre de son salut. Il écrit à M. l'abbé de X... (6 janvier 1764) : « Vous avez sur l'état ecclésiastique une délicatesse « sublime ». si vous êtes un saint, « puérile », si vous ressemblez aux autres hommes ; vos doutes sur tel point de la doctrine catholique vous empêcheront-ils d'être un bon officier de morale? Quittez un scrupule que l'abbé a. Un critique, applaudi tous les lundis et consciencieux tous les jours, avait gravé le mot Truth sur son cachet. Les plus obligés à la modestie peuvent, sans y manquer, se réclatncr d'une sincérité exemple il la fois de dureté partiale et de complaisance inopportune. L'indulgence a -tout son i)rix, exercée en connaissance de cause. 'ONTKE- VÉRITÉS '331 (le Saint-Pierre et Fénclon n'ont pas eu. « U faut être hypocrite soi-même pour taxer d'hypocrisie détestable » la condescen- dance « aux préjugés de nos frères » et à un « formulaire indiffé- rent « ». Qui de nous « ne s'écarte de la vérité cent fois le jour » en des choses plus importantes ? Rousseau a connu l'altération de la vérité sous les trois formes distinguées par les casuistes : il a imaginé des fictions favora- bles à sa famille '', enfilé des mensonges joyeux au confiant M. Reydelet et perdu la servante Marion par un mensonge dia- bolique. Il n'a pas eu à s'expliquer sur les inventions honorables à ses parents; il les supposait destinées à passer inaperçues; mis en demeure de les juger, il les aurait condamnées au nom des principes résipiscents delà 4«P/'omenaf/e ou absoutes comme indifférentes. Dans les mensonges visant à duper le bon curé de Seyssel, qui les a « bien régalés, bien couchés », il voit un exemple des transfigurations qui par moments lui donnent un caractère tout opposé au sien. Ce n'est pas le vrai Rousseau qui les a faits, c'est l'autre, le sosie falsificateur. Cependant des éclats de rire le reprennent encore (1764-65) en pensant à une « espièglerie » si bien soutenue et si heureuse. U s'applaudit de même de l'histoire du prince « si plaisante » débitée à l'homme au sabre, tout en lui sachant gré de ne l'avoir pas déshonoré en la racontant (VIII, 90, 62). a. Dans une seconde lellre du 11 novembre 17G4 : « Voilà des inconvé- nients bien terribles pour n'avoir pas voulu prendre en cérémonie un morceau de pain. » Rousseau est ici plus accommodant que Philinte n'oserait l'être. Ailleurs, il flétrit l'hypocrisie avec une vigueur qu'Alceste aurait pu lui envier. « On a vu de grands scélérats achever saintement leur carrière et mourir en prédestinés; mais ce que personne n'a jamais vu, c'est un hypocrite devenir homme de bien. On aurait pu raisonnablement tenter la conversion de Cartouche; jamais un homme sage n'eût entrepris celle de Cromwell. » (I, 43.) « Il n'y a plus rien à espérer de ceux qui se foni un caractère de parade... De la franchise, ô Sophie!... » (X, 102.) b. Selon Rousseau, Gabriel Bernard, frère de sa mère (Suzanne), devint amoureux d'une sœur de son père Isaac, Mlle Théodore Rousseau. Mais celle-ci ne consentit au mariage qu'à la condition que son frère (Isaac) épouserait la sœur de son fianci'î. « L'amour arrangea tout et les deux mariages se firent le même jour »... Un enfant naquit des deux part.'^. « au boutd'une année ». Voilà un joli couplet... Ce gracieux quadrille, où l'amour arrangea tout, est dérangé par les registres civils. Mlle Théodore Rousseau épousa Gabriel Bernard cinq ans avant le mariage d'Isaac, el mit au monde son premier-né huit jours après l'hymen. Le consistoire censura les époux et les suspendit de la Cène. 332 LA PSYCHOLOGIE DE J -f. ROUSSEAU Rousseau a connu une quatrième sorte de contre-vérité non encore dénommée : il invente contre lui-même. «Loin d'avoir rien tu, rien dissimulé qui fût à macharge, par untourd'espritquej'ai peine à m'expliquer, et qui vient peut-être d'éloignement pour toute imitation, je me sentais plutôt porté à mentir dans le sens contraire, w (4^ Promenade.) Les autres se blanchissent, lui se noircit pour ne pas être imitateur [%]. Selon George Sand, petite- fille de Francueil {Histoire de ma vie, t. I«^ p. 9), celui-ci n'avait conservé aucun souvenir de l'aventure du billet d'Opéra (VIII, 26); Rousseau l'aurait inventée pour montrer les suscep- tibilités de sa conscience et empêcher qu'on ne crût aux fautes dont il ne se confesse pas. — Si riche qu'on le suppose, serait-ce pousser trop loin envers lui la générosité de prêteur? Lui- même s'avoue capable d'une fraude bien subtile : « Si j'étais un auteur connu, j'affecterais peut-être de débiter des contre-vérités à mon désavantage pour tâcher, à leur faveur, d'amener adroitement dans la même classe les défauts que je serais contraint d'avouer; mais acAuellement (vers 1747) le stratagème serait trop dangereux; le lecteur, par provision, me jouerait infailliblement le tour de tout prendre au pied de la lettre. » (XII, 294.) Plus tard, il semble n'avoir pas reculé devant des fictions non plus d'amour-propre, mais de contrition. « J'ai rempli la tâche d'expier mes fautes et mes faiblesses cachées en me chargeant du blâme de fautes plus graves dont j'étais incapable et que je ne commis jamais [3]. » Jean-Jacques aurait-il, dans sa contri- tion, imité Sancho qui sedonnaitles étrivières en frappant à côté? La timidité de Rousseau a été l'ennemie de sa sincérité; il raille les Français de leurs défaites, alors que le cœur lui en saigne plus qu'à eux ; un républicain en titre a-t-il le droit d'aimer une nation monarchique? « Je suis sûrement le seul qui, vivant chez une nation qui le traitait bien et qu'il adorait, se soit fait chez elle un faux air de la dédaigner », peccadille rachetée et au delà par son amour de la France, « patrie commune du genre hu- main « ». Le même sentiment de honte l'empêche de montrer ni d'avouer la comédie des Prisonniers de guerre (il A3), où le roi a. VIII. 130; I, 156, Lettre k Gh. Bonnet (l'hilopolis). 1755. La France est la fille chérie et la bienfaitrice de V Europe, (l'rolnpue de La Découverte du nouveau monde, Annales, [•. 229.) RÊVES ET RÉALITÉS 333 et la France sont mieux loués « et de meilleur cœur » qu'ils ne furent jamais (VIII, 243, note). Pour vaincre la « sotte et maus- sade timidité » née chez lui de la crainte de manquer aux bien- séances, il s'enhardit à les fouler aux pieds; cette âpreté s'enno- blissait dans son âme en y revêtant l'intrépidité de la vertu et, « sur cette auguste base », elle s'est soutenue plus longtemps qu'on n'aurait dû l'attendre d'un effort si contraire à son naturel . Ainsi la timidité incline à dissimuler le naturel, sinon à s'abuser sur la source véritable de la dissimulation [4]. « C'est par les œuvres qu'on connaît le caractère. » (Pen- sées.) Le Rousseau des Confessions et des Dialogues veut être jugé, non d'après ses œuvres, mais d'après son caractère : ce caractère est un hiéroglyphe digne d'exercer un Champollion. A dessein de nous le révéler, il invoque les sentiments qu'il exprime. Ces sentiments éclairent en effet une partie de son être, sans être pour cela un critérium suffisant du naturel. Au souverain Juge il dira : « J'ai fait le mal sur la terre, mais j'ai publié cet écrit. » La Profession de foi pèsera autant que ses faiblesses dans la balance de la justice éternelle. De l'idée à l'acte il y a encore plus loin pour nous que de la coupe aux lèvres; à Jean-Jacques il semble que l'idée implique l'acte ou y supplée. Quand il analyse son esprit, il dit exactement ce qui s'y passe. Juge de ses affections morales, il ne réussit pas toujours à démas- quer les sophismes de passion qui se jouent de lui. Il n'est plus exact ici, mais il demeure moralement vrai ; il est sa propre dupe. Il a publié les Lettres de la Montagne à son corps défendant (XI, 200, 243) et il compte sur la postérité pour reconnaître que l'intérêt et la passion furent toujours étrangers à ses démêlés avec Genève (XI, 208). « Mon cœur est bon... il n'a besoin, j'en suis très sûr, que d'être connu pour être aimé. » Il se peint à nos yeux tel qu'il se voit [5]. Il dévie et croit tenir le bon chemin, comme le vaisseau dont la boussole pervertie par un aimant caché se détourne à son insu de la polaire. Parfois un rêveur dit en se palpant : Mon impression est bien réelle, je ne rêve pas. Jean-Jacques a des absences singulières; des dames lui font demander comment il a passé la nuit. — « Je ne sais pas. » La rêverie a occupé une grande place dans, sa vie; par moments , le rêve semble y trouver accès. Dans un transport de fièvre, Julie a déi LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. liOUSSEAU VU, entendu son ami auprès d'elle, el ee rêve la plus vivement impressionnée que tous les autres. Ce rêve n'en était pas un; Saint-Preux averti était accouru à son chevet. Comme Julie enfiévrée «. Rousseau bien portant confond les rêves et la réalité. Il DISPOSITIONS PEU FAVOHABLES A LA VÉUITÉ Plusieurs dispositions racinées dans sa nature intime le sol- licitent à n'être pas vrai. Il n'a pas la sûreté dun esprit fonciè- rement judicieux. L'imagination, dont il est l'homme lige, agit en lui comme un centre de gravité instable qui, en se déplaçant, change la position et l'aspect de l'objet, va jusqu'à le faire cha- virer et fait voir en bas ce qui doit être en haut. Ce renverse- ment des idées est favorisé par le goût du paradoxe, friandise à laquelle résistentmal les auteurs, quand ils n'ont pas l'esprit juste et consciencieux (Amiel). Rousseau en fait son régal [6]. — Le paradoxe s'avive en lui de l'instinct de contradiction. A l'hôtel de Saint-Quentin il prend la défense de Thérèse, malgré les lardons, par compassion et parce que « la contradiction » l'y engageait. Décidé à rompre en visière aux maximes du siècle, il ne tarde à exécuter sa résolution « qu'autant de temps qu'il en fallait aux contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante ». Milord Maréchal le félicite d'être content à Motiers : il se récrie. M. de Malesherbes le plaint d'être malheureux : cette méprise bienveil- lante le touche, mais il la réfute (1762). La vanité d'artiste, nouvel écueil. Les poètes italiens, émules du (( cavalier Marin » [7J, visaient à émerveiller le lecteur. Notre philosophe n'appréhende pas de les frapper de sur- prise. <( J'oserai vous proposer ce paradoxe étonnant... » « De toutes les vérités que j'ai proposées à la considération des sages, voici la plus étonnante... » Il est si agréable d'avoir déraison avec esprit contre tout le niottde et « (Tabasourdir le bon sens banal » (Amiel). Rousseau ne doute de lien, il a conscience de sa force. Après trois mois de leçons d'un maître d'armes non vulgaire, il tirait a. /Iéloïse,> partie, Lettre 13«. Conception originale el dun f^'rand effet. — « Rousseau rovait plutôt qu'il n'i-sistait...» «C'était un lionune (ju'il fallait laisser penser, sans en rien ' Simple à force de finesse » (IVj 17). « Je me flatte cju'on a vu jusqu'ici dans ma conduite une simplicité sincère, et autant d'aversion jiour la dispute que d'amour ])our la paix. » (A M. Meuron, 9 avril 176.").) Hume qualifie VlJéloïse « sa maitresse pièce », « bien que lui-même m'ait dit ({u'il eslimait surtout son Contrat social, jugement déplacé (prœposlerous). » Tel critique anglais use du même ai'tifico en mettant les comédies tle Shakespeare au-dessus de ses tragédies. b. Si « misérable :> que soit sa réponse au Mandement, il ne néglige pas d'en envoyer des exemplaires à des correspondants, « non comme une lecture à faire », mais pour s'acquitter envers eux d'un « devoir » (XI, 47). c. (' Je n'étais pas si distrait que tu penses; je vis tout cela, Julie, i (IV, 71.) « Recueillez... des pièces, des anecdotes, des faits, sans faire semblant de rien, etc. » A D'Ivernois, 23 février 1766. MOBILITÉS ONDULANTES 339 transparence qui désarme «. A Venise, le vaisseau marchand n'a pas tiré le canon; le secrétaire d'ambassade en est mortifié « à cause de Carrio », le secrétaire d'Espagne. Le même paragraphe exhale le dépit de Jean-Jacques (VIII, 225) et tend à nous le voiler. Vis-à-vis du capitaine Olivet, il ne dissimule pas sa mau- vaise humeur. « Je ne pus me déguiser, parce que cela m'est tou- jours impossible. » Malgré l'abandon d'une nature « expansive », il a su de bonne heure s'observer et observer autour de lui, sans se livrer. Au dîner avec Venture chez le juge mage (1731) : k Je faisais mon rôle, j'écoutais et me taisais... 31. Simond parut content de mon maintien; c'est à peu près tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. » Il ne pénétra pas mieux son convive qU€ le curé de Seyssel, quand, au cours de hardis mensonges, il le trouvait « joli garçon » et le comblait de caresses. Il se dépeint candide « en vrai Suisse». Saint-Preux est « le bon Suisse ». Soyons prudents : a Les Suisses sont adroits et rusés... » [i5]. Il se débat comme il peut dans l'explication de l'abandon de ses enfants (VIII, 2o3) ; il n'en veut pas donner toutes les raisons : elles pourraient séduire les jeunes gens à la même erreur, mais il en donne quelques-unes et bénit le ciel de les avoir garantis du sort de leur père. Il pose un principe et en élude les consé- quences, il avance et recule. L'institution naturelle est la bonnfi, — En ce cas, revenons-y. — Non, il n'est plus temps; il faut des béquilles aux vieillards. Les spectacles sont corrupteurs. — Fermons-les. — Gardez-vous-en; ils sont utiles aux peuples corrompus. Une fille peut-elle lire VHéloïse sans danger? — Si, malgré le titre, elle y a jeté les yeux, elle est perdue; mais elle peut continuer la lecture; le mal était fait d'avance, elle n'a plus rien à risquer. Il use d'échappatoires. Le développement des lumières et des vices se fait toujours en même raison, «non dans les individus, mais dans les peuples, distinction que j'ai toujours soigneusement faite et qu'aucun de ceux qui m'ont attaqué n'a jamais pu concevoir », et nous non plus. Les mobilités ondulantes de l'esprit de Rousseau ne donnent pas grande sécurité au lecteur. L'étoffe soyeuse a, sous les jeux de la lumière, des a. « Je suis di'jà l'oit eudcltû ot je n'ai qu'une seule écoliéie... Gardez- vous de rien dire de ceci à Mme de Warens... Vous-même tâchez de l'ou- blier, car je me repens de vous l'avoir dit; v à Mlle de Graffenried, 1732. 3'tO LA PSYCHOLOGIE DE J .-J ROUSSEAU reflets indécis comme le col miroitant de la colombe. On pourrait comparer le caractère de l'homme et la contexture de son esprit à ces enseignes dont les lettres figurent des mots différents selon l'angle d'observation. Il est habile à tisser des prétextes spécieux. Le 28 novembre 1754, il écrit à M. Perdriau, au sujet de la Dédicace de V Inéga- lité, une lettre explicative : dédain de la « circonspection pusil- lanime fort goûtée en ce siècle )), « hardiesse généreuse qui, pour bien faire, secoue quelquefois le puéril joug de la bien- séance », désintéressement, dévouement patriotique. Il omet l'espoir de faire passer le Discours à la faveur de la Dédicace et le désir de cimenter sa réconciliation avec sa patrie [i6]. En 1764, les Représentants lui ont imposé k le devoir » d'écrire les Lettres de la Montagne; il s'en acquitte avec abnégation (IX, 48, 38). Oublie-t-il qu'il a voulu exhaler ses griefs contre les durs procédés des magistrats et dégonfler son cœur? (III, 118.) Il excite la bourgeoisie contre la tyrannie du Conseil, sans prendre la responsabilité de propositions fermes ; il veut remplir son « der- nier devoir envers la patrie », et il la met en combustion : impru- dence passionnée dont les effets ne tarderont pas à l'affliger». a. La complexité de Rousseau est déjà assez embrouillante; la dupli- cité s'y joindrait-elle? « On a de Rousseau deux lettres écrites le môme jour, l'une à Moultou, où il prêche la paix et la concorde, l'autre à Marc Chappuis, où il encourage à l'émeute... » (Tronchin.) Annales, p. 54. Hume blâme l'intention séditieuse {seditious purpose) des dernières Lettres de la Montagne: « Les magistrats de cette cité que l'auteur avait autrefois célébrée avec raison comme l'une des mieux gouvernées du monde, sont dans une crainte mortelle à toute heure d'être massacrés par la populace. » Rousseau n'a pas, dans ces trois lettres, obéi aux sentiments qu'il dicte à Rouslan, à la fin de sa lettre du 7 septembre 1766. Mœurs oratoires, conscience oratoire, que n'êtes-vous toujours des réalités! La 8» Lettre conseille la modération : « Eh ! dans la misère des choses humaines, quel bien vaut la peine d'être acheté du sang de nos frères'? La liberté même est trop chère à ce prix. « Mais il s'y prend de si malheureuse façon que son intervention aboutit à des troubles déplorés de lui-même. La misère du peuple, réduit à l'extrémité par sa lutte contre les magis- trats, déchire ses « entrailles patriotiques » ; que d'Ivernois (7 février 1767) détourne d'une plus longue lésistance ces malheureux « à qui le pain est encore plus nécessaiie que la liberté ». Il prendra part à une cotisation en li'ur faveur; « afin t|u'é>taMt une des causes innocentes des misères de ce pauvre peuple, je contribur aussi en quelque ehosr à son soulagement ». Cf lin de la lellre à Gaullecourt, lijanv. 176o. il a fait jouer les pompes pour éteindre l'incendie allumé par un ressentiment aveugle plutôt que par TRONC ET RAMEAUX 3^*1 La préface d'une deuxième lettre projetée h Bordes, réfuta- leur du Discours de Dijon, ofl're ici l'intérêt d'une peinture de caractère. En voici des extraits afférents à notre sujet: « Je crois avoir découvert de grandes choses et je les ai dites avec une franchise assez dangereuse... Ayant tant d'intérêts à combattre, tant de préjugés à vaincre et tant de choses dures à annoncer, j'ai cru devoir, pour l'intérêt même de mes lecteurs, ménager en quelque sorte leur pusillanimité et no leur laisser apercevoir que successivement ce que j'avais à leur dire. Si le seul Discours de Dijon a tant excité de murmures et tant causé de scandale, qu'eût-ce été si j'avais développé dupremierinstanttoutel'étendued'un système vrai, mais alïligeant [17] dont la question traitée dans ce discours n'est qu'un corollaire ? Ennemi déclaré de la violence des méchants, j'aurais passé tout au moins pour celui de la tranquillité publique... "Quelques précautions m'ont donc été d'abord nécessaires et c'est pour pouvoir tout faire entendre que je n'ai pas voulu tout dire. Ce n'est que successivement et toujours pour une manœuvre perfidement séditieuse. Il écrit à d'Ivernois, 9 février 1768, « navré de douleur, dans la crainte d'une catastrophe » ; et le ^-t mars : « Enfin, je respire, vous aurez la paix. » - « S'il arrivait malheureusement pour vous que l'ouvrage que vous venez de publier produisît cet effet, nu'il Y eût un seul coup de poignard donné. .. Rousseau, je vous connais. vous verriez sans cesse le sang de ce citoyen couler, et vous péririez de chagrin ». (Diderot, t. XIX, p. 4C6.) - Il élude les conséquences de ses théories (I. 138) et ne réfléchit pas à celles de ses actes. L accusateur de Marion proteste qu'il n'a pas eu la pensée de nuire a cette honnête fille Le condamné de Genève fustige ses juges pour les châtier, sans vouloir faire du mal à sa patrie; à telle enseigne qu'en 176o il revendique hautement le titre de citoyen dont il a répudié la qualité en 1^63. et il se décerne une couronne civique. Avec plus d'équité, il souhaite une médaille à Voltaire, Apollon pacificateur. La 1« Lettre de la Montagne (III, 121) semble pressentir le mal que lera l'ouvrage et s'en excuse d'avance. « Un homme n'est pas coupable pour nuire en voulant servir; et si l'on poursuivait criminellement un auteur... pour de mauvaises maximes qu'on pourrait tirer de ses écrits très conséquemment, mais contre son gré, quel écrivain pourrait se mettre à l'abri des poursuites? » (III. 121.) La lettre a MM. Deluc (24 février ITGo) constate le mal. « Puisque avec des intentions aussi pures, puisque avec tant d'amour pour la justice et pour la vente, je n ai fait que du mal sur la terre, je n'en veux plus faire et je me retire au dedans de moi. Je ne veux plus entendre parler de Genève, m de ce qui s'y passe « - Voir lettre à M-' Latour. 10 mars 1765, et à Dupeyi>ou, 14 mars, second |. - a Cet homme est un grand malheureux. Ce masque de vertu sous lequel il avait caché sa face catilinaire est arraché. » (Tron- chin, 10 mars. 17Gj.) Annales, p. 08. ...On ne s'attendait guèr?, De voir Catilina en cette affaire. 342 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU peu de lecteurs que j'ai développé mes idées. Ce n'est point moi que j'ai ménagé, mais la vérité, afin de la faire passer plus sûrement et de la rendi'e utile. Souvent je me suis donné beaucoup de peine pour tâcher de renfermer dans une phrase, dans une ligne, dans un mot jeté comme au hasard «, le résultat d'une longue suite de réflexions. Souvent la plupart de mes lecteurs auront dû trouver mes discours mal liés et presque entièrement décousus, faute d'apercevoir le tronc dont je ne leur montrais que les rameaux. Mais c'en était assez pour ceux qui savent entendre et je n'ai pas voulu parler aux autres. Cette méthode m'a mis dans le cas d'avoir souvent à répliquer à mes adver- saires... Voyant au second Discours de l'académicien de Lyon (M. Bordes) qu'il ne m'a point encore entendu... je vais... tâcher de m'expliquer mieux et, puisqu'il est temps de parler à découvert, je vais vaincre enfin mon dégoût et écrire une fois pour le peuple [i8]. Que penser de ce morceau? Ses adversaires réfutent sans peine des idées fausses. — Vous n'avez pas su lire entre les lignes ; je vais mettre l'ensemble de mon système à découvert, sans précautions enveloppantes, et parler cette fois pour le peuple. — Cette explication révélatrice, absente de la lettre sur une nouvelle réfutation du Discours de Dijon par M, Le Cat, et de la Préface de /\'«/Tme (1753) résumant le débat, Rousseau ne l'a donnée ni aux habiles familiers avec les sous-entendus, ni à la multitude. Et quand même elle aurait levé le voile tendu sur l'organisme complet du système, la thèse corollaire de Dijon en aurait-elle été plus soutenable? Le détracteur des sciences et des arts a-t-il vraiment usé des ménagements allégués et voulu distiller goutte à goutte la vérité, comme on administre à doses graduées un remède poison? Toute vérité est bonne à dire'. « Les hommes ne doivent pas être instruits à demi )i (111,87). «Mon indé- pendance a fait tout mon courage y^; il a toujours écrit «comme un être isolé qui ne désire, ni ne craint rien de personne '' )>. Serait- il ici, malgré ces déclarations, l'homme des à demi-mot pré- médités? Rousseau n'a pas vu nettement d'abord, ni constitué dans sa pensée à l'oiigine le tronc dont le lauréat de Dijon se a. « C'est «l'Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui ser- viront de modèles dans tous les âges... corrompus. » b. Str.-M. 18til, p. 318, 319. « Je vais dire la vérité et je la dirai du Ion qui lui convient. Lecteurs pusillanimes que sa simplicité dégoûte et que sa lianchise révolte, fermez mon livre, ce n'est point pour vous qu'il est écrit. » Préface des Institutions politiques. LE RÊFORML-: DE 1751 343 bornait à montrer discrètement une branche. Lui-même nous avertit de lire ses ouvrages systématiques dans l'ordre rétro- grade de leur publication : « L'auteur, remontant de principes en principes, n'avait atteint les premiers que dans ses derniers écrits » (IX, 285). Il est ici dans le vrai. Son système, comme chao- tique au début et en membres épars, s'est organisé par la suite, avec l'apparence vague, dans VÉmile, d'un tronc muni de ses rameaux. — Concluons; si la préface étaitvraie, elle témoignerait d'une circonspection cauteleuse peu conforme aux principes délibérés du publiciste et d'ailleurs superflue dans l'espèce. L'exposition complète de ses idées en 1751 n'aurait pas été plus compromettante que Vlnégalité, « le plus audacieux « de ses écrits, publiée sans encombre en 1753. Si elle tend à dissimuler la fragilité de théories qui, isolées ou systématisées, n'en sont pas plus solides, elle est l'indice d'une sincérité médiocre. Malgré le défaut de discernement qui, plus d'une fois, l'a fait agir contre ses intérêts, nous comprenons que Rousseau n'ait pas donné suite à un préambule où il prenait un engagement difficile à tenir, et d'autre part, la connaissance de son caractère nous explique com- ment il a pu l'écrire [19]. En 1751, il aspire cà « dissiper les prestiges » de l'ordre social. Réformateur bien ordonné, s'il veut être écouté, commence par soi-même. Rousseau prend l'allure singulière qui a duré près de six ans. durant lesquels, devenu « un autre )i, il a cessé d'être lui : a Mes amis ne me reconnaissaient plus; » et la transfigura- tion durerait k peut-être encore » (1768), sans l'Ermitage qui l'obligea de redevenir 1% même Jean-Jacques qu'il avait été auparavant. Dans sa retraite, -il recouvre « une sérénité d'âme qui ne se joue point >^. La Lettre à d'Alemliert (1758) respire ce une douceur d'âme qu'on sentit n'être point jouée t. Mme de Vercellis, sur la fin de sa maladie, a prit une gaieté trop égale pour être jouée y. Cette idée fréquente de sentiments non joués déplaît chez Rousseau, sans nous surprendre. Faut-il en conclure que le métamorphosé de 1751 fut un comédien? « Je ne jouai rien, je devins en effet tel que je parus. » Serrons de près notre homme, il n'y perdra rien. Une crise de son mal, où Morand déclare que dans six mois il ne sera pas en vie, lui 344 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU frappe l'imagination déjà surexcitée par le succès de Dijon. Les idées de réforme ont fermenté dans sa tète « avec la lièvre » ; convalescent, il reste attaché aux résolutions prises dans son « délire ». Il a cédé au « sol orgueil » (quelques lignes plus loin il dit : « le plus noble orgueil ») de s'élever au-dessus de l'espèce humaine en déclarant la guerre à la doctrine de nos sages et aux grimaces de la société. Pour soutenir ce personnage, il est sorti de sa manière d'être antérieure, par impulsion de névrosé, sans feinte hypocrite ; ce renouvellement voulu, mais non contrefait, a été un des effets de sa complexion générale. 11 est sincère dans ce travestissement comme la femme demeure vraie quand elle dissimule (II, 356). Ici, Jean-Jacques est Protée d'instinct, sous l'empire d'idées fiévreuses, non menteur. III l'intérêt présent Rousseau suit la nature en suivant son intérêt. Élevé dans le mépris du catholicisme, « affreuse idolâtrie », il n'a pas laissé de remarquer l'affabilité des curés de la campagne de Genève auprès des enfants. Il va demander asile à M. de Pontverre et a plaisir à être son commensal : le meilleur pasteur est celui où Ton dîne ". 1! est parti avec allégresse pour Thospice des caté- chumènes : l'envoyer à Turin, c'était s'engager à l'y établir con- venablement. On le renvoie de l'hospice avec un peu plus de vingt francs en monnaie, produit de la quête faite au profit du converti, « apostat et dupe » ; dénouement cruel et imprévu. Auprès de Mme de Warens, il dépouille l'esprit de Genève et de son père : J'abjurai poui' toujours les maximes féroces, Du préjugé natal fruits amers et précoces, Qui, dès les jeunes ans, par leurs acres levains, JSourrissent la fierté des cajurs républicains. A Chenonceaux, à la Chevrette, il est dépeint galant, recher- o. « Il n'y avait point de motif hypocrite à cette conduite... Je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue... Ma faute en cela l'cssemblait à la coquetterie des honnêtes femmes qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien pronifttre, faire espérer plus qu'elles ne veulent tenir, v Sa coquetterie aboutit à une chute. KN TUTELLE OÏO ché, complimenteur. D'Alembeit l'a connu « presque flatteur » alors qu'il n'avait écrit que des compositions médiocres. A cette époque, il est en tutelle, il cherche sa voie [20] et a besoin des grands. Dès 1737, il avisait cà se pourvoir de recommandations auprès d'eux (X, 21). Leur orgueil fastueux le blesse; aussi, qu'il lui en coûta : Quand je me vis enfin sans appui, sans secours, A ces mêmes grandeurs contraint d'avoir recours ! Je souffris leurs hauteurs... Désireux de leur complaire, il a perdu le goût de l'égalité : 11 ne serait pas bon dans la société Qu'il fût entre les rangs moins d'inégalité. Il attend avec impatience la célébrité qui lui permettra d'agir, de parler à sa fantaisie. Dijon la lui donne : le voici âpre frondeur des préjugés sociaux, émancipé cynique. Durant les années de formation, auxiliaire des Encyclopé- distes, dont les lumières et le crédit lui sont utiles, ami de Dide- rot, son Aristarque, il rompt publiquement avec lui en 1758. L'aiglon a d'abord voleté auprès des philosophes; le jour oîi il se sent les ailes de l'aigle, il prend son essor vers les cimes solitaires, heureux néanmoins de s'abriter sous les ombrages de l'Ermitage, de Montmorency, loin « du tripot littéraire » et des petites que- relles jalouses d'anciens confrères " remplacés par les grands sei- gneurs. Il a commencé de vivre le 9 avril 1756, grâce à Mme d'Epinay. Contraint de la quitter, il reçoit de M. de Luxem- bourg une « délicieuse solitude ». Les grands lui rendent la vie facile, l'honorent, le protègent. Il accepte leur hospitalité, sans leur savoir toujours assez de gré des bontés où d'ordinaire il voit des bienfaits à usure [21]. Le Persifleur est d'humeur variable selon les personnes; c( autant de têtes, autant d'avis » sur son compte. Dans une épître lue chez Mme de Beuzenval : a. Il recommande sur toute chose à Mme de Verdelin de fermer sa porte aus lettrés de profession : c Jamais aucun auteur, quel qu'il soit. » Lui- mûnie congédie une dame à ce titre par un billet de deux lignes (IX, 336). Serviable aux auteurs qu'il estime, il fait sortir Morellet de la Bastille. 11 écrit à Mme de Pompadour en faveur de Diderot, enfermé au donjon de Vincennes pour la Lettre sur les aveugles. 346 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.J. ROUSSEAU J'appris à respecter une noblesse illustre, Qui même à la vertu sait ajouter du lustre. Auprès du vicaire de Marcoussis, la note changera : Point surtout de cette racaille Que l'on appelle grands seigneurs. Fripons «, sans probité, sans mœurs. Se raillant du pauvre vulgaire Dont la vertu fait la chimère. Le sage de La Fontaine crie, selon l'occurrence : Vive le roi! vive la ligue ! — Vive le luxe et la soie ! Epître au Lyonnais Bordes (VI, 40). Peste du luxe, destructeur des États (VL 43). VÉniile décoche plus d'un trait contre les académies et les académiciens, « ces tas de désœuvrés payés de la gi^aisse du peuple pour aller, six fois la semaine, bavai^der dans une académie. » Le Discours de Dijon, la réponse au roi de Pologne faisaient l'éloge de « ces sociétés célèbres chargées... du dangereux dépôt des connaissances humaines et du dépôt sacré des mœurs », « sages institutions » appelées à servir de frein aux gens de lettres, aspirant « tous » à l'honneur d'y être admis. Gloire au Conseil de Genève et aux pasteurs (Dédicace de VJnéf/nlife): fi du Conseil de Genève et des pasteurs (Lettres de /a Monta r/ ne) [^2]. Les variations des senti- ments de Rousseau, l'adaptation de sa conduite aux circonstances lui donnent un air de fausseté, a La folie de Rousseau me fait pitié et sa fausseté m'inspire un pi^ofond mépris. » (Mme d'Epi- nay.) Il y a en lui inconsistance mentale et morale plutôt que faus- seté consciente, digne de mépris. l\ MÉMOIRES DE M™'' d'ÉPINAV. — ÉT.\TS d'aME TROUBLES. En plusieurs occasions, Mme d'Epinay a pu douter de la sincérité de Rousseau. Il lui fait touchant Diderot, k d'un air pénétré >\ une déclaration tendre dont elle est u pétiiliée », tant elle lui semble peu opportune. Il proteste à son amie qu'il n'aura pas assez de toute sa vie pour réparer ses torts envers elle, et une a. « On voit beaucoup de malhonnêtes gens paiini h's roturiers; mais il y a toujours vingt à parier contre un iju'un gentilhomme descend d'un fripon. » [Héloïse.) La page suivante (IV, 115) fait l'éloge de la noblesse anglaise. Mine d'ÉPINAY. — DIDEROT 347 lettre de Diderot, qu'il lui montre « dans un moment de dépit et d'inadvertance », l'autorise h penser qu'il continue de lui man- quer. A propos d'une feinte relative à un voyage à Paris pour voir Diderot : « Je lui dis qu'à force de vouloir soutenir le rôle d'homme singulier qui ne lui était jamais dicté par son cœur, mais seulement par je ne sais quel système de vanité et d'amour- propre, il deviendrait faux par habitude. Il s'est mis à pleurer comme un enfant, en me disant qu'il voyait bien que je ne l'aimais plus. » — Mon ami, vos torts ne sont qu'une erreur de votre esprit et votre cœur n'y a point de part. — « Où diable avez-vous pris cela? reprit-il avec la plus grande violence; sachez, madame, une fois pour toutes, que je suis vicieux, que je suis né tel... Vous riez?... Apprenez que je ne saurais m'empêcher de haïr les gens qui me font du bien [2 3] », et comme son amie est aussi incrédule que s'il lui disait qu'il ne peut s'empêcher d'aimer ceux qui lui font du mal, Jean-Jacques ne peut se défendre de rire de la réponse, puis il la prie « avec une bonne foi d'enfant «touchante de le ménager et d'avoir pitié de lui. On l'accuse d'avoir essayé de donner à Mme d'IIoudetot des scrupules de conscience, avec l'espoir secret de supplanter Saint- Lambert («60/^r^ Sichœuni incipit). a Non, non, Saint-Lambert, ia poitrine de Jean-Jacques Rousseau n'enferma jamais le cœur d'un traître, etc.. » (X, 167.) Et Saint-Lambert voit dans cette lettre, où sont rappelées les « avances « faites à Rousseau, un (( chef-d'œuvre d'artifice pour rejeter sur Mme d'Houdetot le tort dont il veut se laver )>. Diderot, mêlé à ce débat, va trouver Rousseau. « Que venez-vous faire ici? — Je viens savoir si vous êtes fou ou méchant. — H y a quinze ans que vous me connaissez ; vous savez que je ne suis pas méchant et je vais vous prouver que je ne suis pas fou. » Et il lui met aux mains une vingtaine de lettres de la comtesse. La première sur laquelle tombe Diderot renfermait d'amers reproches de l'alarmer sur ses liaisons avec le marquis, tandis qu'il emploie les sophismes les plus adroits pour la séduire ". Au moment où Diderot a signalé à son interlocuteur la lettre a. Ce flagiant délit, oi'i Rousseau est convaincu, nous a toujours paru son grief le plus vit' contre Diderot et la cause principale, niais non avouée, de la rupture. Ci' Mémoires, t. II, p. 238, 319. 320, 3!)G. 348 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU accusatrice de Mme d'Houdetot, Jean-Jacques a pâli, balbutié, puis a fait une sortie avec « une fureur inconcevable » contre les amis indiscrets. « Je ne sais pas s'il ne m'aurait pas tué. » Mais il n'a jamais convenu qu'il eût tort. Il est « endurci », selon le mot du philosophe : il ne se reproche rien«. Diderot parle encore de méchant « bourrelé » ; l'ami de Saint-Lambert et de la comtesse n'est pas plus bourrelé de ses agissements contradictoires qu'il ne l'a été, lors de sa conversion, d'avoir « menti au Saint-Esprit ». Cette placidité est « impudence » pour Grimm; Mme d'Epinay une fois a vu juste. « Cet homme a une confiance qui serait trop absurde et trop impertinente si elle ne partait pas d'une conscience sans reproche. » Ailleurs, elle le renvoie à sa conscience (4 décembre 1737)... « Il ne me reste qu'à vous plaindre ; vous êtes bien malheureux. Je désire que votre conscience soit aussi tranquille que la mienne; cela pourrait être nécessaire au repos de votre vie. » Il faut chercher ailleurs que dans la conscience de Rousseau la source des inquiétudes de sa vie. «La réserve que je suis obligée d'avoir avec lui me gêne... Cet homme n'est pas vrai. Lorsqu'il ouvre la bouche et qu'il en sort un propos dont je ne puis me dissimuler la fausseté, il se répand en moi un certain froid que je ne saurais bien rendre... [24]. Il y a sûrement quelque cause étrangère à sa conduite que je ne connais pas (la pathologie la connaît) et qui lui donne à mes yeux cet air faux, tandis qu'il ne l'est peut-être pas. S'il l'était et que j'en fusse sûre, alors l'indignation s'emparerait de moi et je serais plus à mon aise. » (Mme d'Epinay.) Cette indignation est celle de plusieurs lettres de Grimm; Diderot l'éprouve, mêlée d'effroi : « Cet homme est un forcené... Je tâche en vain de faire de la poésie, mais cet homme me revient tout à travers de mon travail; il me troubleet je suis comme si j'avais à côté de moi un damné''... En vérité, la main me tremble. » Les manifestations a. « J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. » (VIII, 253.) En cette page même, il s'endurcit à se justifier de l'abandon de ses enfants. — « Est- ce à un homme oonmie vous à, s'endurcir sur ses torts par des sophismes? » Mme d'Epinay, M'-'û. Auprès du comte de Favria, » Je m'endurcis, je fis le fier ». (VIII. 70.) b. — A Tronchinqui traite Jean-Jacques de scélérat, Voltaire écrit : « Je ne le crois pas au fond un scélérat : je peux me tromper, mais il me semble MALADROIT. — IRRÉFLÉCHI 349 du caractère de ce monstre de liousseau nous émeuvent médio- crement : on n'est vraiment méchant qu'en possession complète de soi-même ^. Un coquin serait habile (X, 184); Rousseau est maladroit. (( Il ne faut pas avoir de distraction quand on veut en imposer )> (Mme d'Épinay). Jean-Jacques communique à Mme d'Epinay, à Diderot des lettres qui le compromettent; d'instinct, il joue; par complexion naturelle, il est incapable de bien cacher son jeu. Quand il réussit une feinte auprès des Représentants, à l'occa- sion des Lettres de la Montagne, il nous fait part de son habi- leté avec une satisfaction enfantine. Il s'applaudit des fictions qui ont dupé l'homme au sabre et le curé de Seyssel. Il sent toutefois ses imperfections à cet égard, « Dans sa naïveté plutôt étourdie que franche, il dit également ce qui lui sert et ce qui lui nuit, sans même en sentir la différence. » A dessein de venger sa mémoire auprès des contemporains et de la postérité, il donne lecture de ses Confessions; ne voit-il pas que cette apologie est un réquisitoire? Il a remarqué les notes prises aux endroits où il se charge, et il continue d'initier le public à ses fautes. Quel démon le pousse à se commettre ainsi? C'est parfois la manie de l'exhibitionnisme ; en d'autres circonstances, ses démarches inconsidérées peuvent être imputées à une diathèse cérébrale entraînant le défaut de discernement. La réflexion est infirme en lui; de là ses imprudences [aSj. « Le discernement leur manque (aux hommes de génie), mais ils ont l'inspiration » (Taine). Tel il a été dans ses dilïérends avec Mme d'Epinay, Grimm, Saint-Lambert, Diderot'', tel on le voit toute sa vie, inconséquent que les vices de son àiiie, ainsi que de ses écrits, ne sont venus (jue d'un fond d'orgueil ridicule... » « Il est très physiquement Mentis non rom- pos... » (Septembre 1766, Annales, p. 63.) a. « Son orgueil et sa défiance le tourmentent. Ce sont deux démons qui le poursuiventjet le poursuivront partout » (Tronchin). Annales, p. 61. — Les expressions violentes de Diderot, qui ne croit guère aux danmés, témoignent de l'impression faite sur lui par l'attitude et, sans doute aussi, la physionomie d'un homme « cynique, effronté, » de son aveu, quand la passion le jette hors de ses gonds. Diderot, Œuvres, t. XIX, p. 446, 447, cf Mémoires de Mme d'Epinay, t. II, p. 398, 414. ^. Voir Sainl-Marc Girardin, l" volume, chapitre VIII, étude de critique morale, fine et impartiale. Nous n'insistons pas sur le conflit avec Hume, né d'une aberration caractérisée. 350 LA PSYCHOLOGIE DE J,-J. ROUSSEAU et aveuglé sur la portée ou la valeur morale de ses actes. Pour n'avoir pas à en rougir et par discrétion charitable, il veut que les Confessions soient publiées après la mort des personnes mises en cause, et il en « profane » la lecture à Paris, en la « pro- diguant )) aux oreilles les moins faites pour l'entendre. Il désho- nore Mme de Warens et la canonise. Dans une lettre à Lenieps (25 avril 1739), il fait allusion à la note injurieuse sur Diderot, Des « ennemis cachés » en ont tiré parti ; « On cache doucement le poignard \-iQ>] sous le manteau de l'amitié, et l'on sait égorger en feignant de plaindre. Ce pauvre citoyen! dans le fond il n'est pas méchant, mais il a une mauvaise tète qui le conduit aussi mal que ferait un mauvais cœur (X, 210) «. » Rousseau incri- mine comme perfide un trait où nous voyons une excuse bien- veillante. « Le sophisme était parfois chez Rousseau la conscience même. » (G. Sand.) « La conscience n'a pas deux voix )^ à moins d'être capricieuse et momentanée comme celle de Rousseau. La même complexion physiologique le fait penser faux avec des facultés de génie, agir méchamment malgré un fonds de bonté, manquer de droiture quand il croit en avoir. Il est imperturbable dans ses illusions morales. Faute avouée esta demi pardonnée; Jean-Jacques, plus libéral, l'estime effacée. Après l'aveu public de V Emile, il trouve « surprenant qu'on ait le courage » de lui reprocher l'abandon de ses enfants. Il énumère (VIII, 183) les motifs, quelques-uns assez singuliers, qui le décident à ne pas aller rejoindre Mme de Larnage, et, sans songer que tels traits compromettent le mérite de ce triomphe du devoir, il s'en glorifie en se rengorgeant avec une candeur de conviction curieuse. — La vivacité de son désir d' « expier sa faute )) le rendait digne d'une autre destinée. Mme de Warens raccuoille avec calme et. peu après, lui offre d'être l'associé du substitut Wintzenried. « Un a dû connaîlre mon cœur, ses senti- ments les plus constants, les plus vrais, ceux surtout qui me rame- naient en ce moment auprès d'elle (en effet, la correspondance nous éclaire à ce sujet). Quel bouleversement dans tout mon être !.. . Ce moment fut affreux. » Si l'homme a été bouleversé, l'au- a. « Pour Dieu, mon ami, pcniiettoz à votro ccÉur de conduire votre lùte et vous ferez le mieux fju'il est possible de l'aire. » (Diderot, 1757.) ILLUSIONS TROUBLANTES 351 teur reste maître de lui. « Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentimentspourelle; jamais la sincérité, l'honnêteté de mon âme ne se firent mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. « Non, maman, lui dis-je avec transport, je vous aime trop pour vous avilir... vous aurez toujours mes adorations, soyez-en toujours digne... ))(V1II, 188.) Il faut lire en entier ce morceau émouvant, moins par l'effet pathétique cherché que par le trouble donné au critique. Rousseau voit-il clair ici dans son àme? Le ressentiment de n'être plus rien là oùjadis il était tout (il prononce le mot de l'age) l'incite à faire du beau Léandre un portrait que le dépit explique; mais 1' « ombre chère et respectable », croit-il vraiment l'avoir respectée? ne sent-il pas qu'il cède à un orgueil mordu de jalousie [27]? « En amour, une faveur qui n'est pas exclusive est une injure. » Cette maison dont il était « l'àme » et où la vie lui est devenue « tout à fait insupportable » (il ne peut y demeurer désormais qu'à titre de surnuméraire), il y revient après sa sortie de chez 31. de Mably ; il y vit à l'écart, enfermé avec ses livres, « hors les heures de repas ». Sûrement, Rousseau n'a point pressenti l'effet sur nous de ces pages déconcertantes, et le fait seul qu'il les a écrites établit à nos yeux la force de ses illusions. Car il nous répugne- rait de supposer qu'il ait, de sens rassis, escompté l'ingénuité du lecteur. Il est aveugle ici plutôt que faux ". Rousseau proteste à tout moment de sa sincérité, comme s'il a. En certains cas, « Le mensonge est l'expression d'une tendance cons- titutionnelle qui se dépense par elle-même, en vertu d'une activilc patho- logique de l'iniaginalion créatrice » (tendance baptisée du nom de iiiylhn- manie par le D'' Du|)ré.) « Le fabulaipur, en mentant aux autres, finit par se mentir à lui-uirme en vertu d'une aulo-suggeslion progressive, et, l'ùt-il au début le libre possesseur de son mensonge, il est à son tour pos- sédé par lui au point ; il ne marchande pas les termes davantage : les Confessions sont « un labyrinthe fan- geux » ; « quelque aliéné qu'il puisse être » ; il a commis une action de « bandit ». D'une sincérité entière en idée, il est sincère en réalité comme la statue d'un centaure est équestre... à demi. Si la clémence divine agrée comme croyant celui qui a désiré l'être, tenons compte à Rousseau d'avoir protesté de ses dénégations et de sa bonne volonté contre le reproche de fausseté. a. « Cette observation m'en a rappelé successivement des multitudes d'autres qui m'ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l'étais longtemps figuré. » (6° Promenade, IX, 366) ; aveu honorable à sa sincérité. Que n'a-t-il eu le courage, même après les lectures de 1770, de retoucher les Confessions dans ces dispositions de clairvoyance morale! Cette version amendée eût réjoui ses amis en lui faisant honneur. 23 354 NOTES COMPLÉMENTAIRES NOTES COMPLEMENTAIRES i. — «J'ai souvent dcbitù bien des fables, mais j'ai très rarement menti. » Au retour de Venise, est-il bien sur d'avoir été dédommagé des mauvais procédés de M. de Monlaigû par l'estime accueillante à Genève du résident français, M. de la Closure, qui avait quitté cette ville en 1739? Il dit n"être pas allé à Chambéry en se rendant à Venise, et le voyage de Chaiiibéry figurait sur la note de ses frais de voyage présentée à Mon- taigû. Comment concilier la lettre à du Theil (Venise, 8 août 1744) avec le récit des Confessions (VIII, 220)? Y a-t-il rélicence dans la lettre ou fiction dans les Confessions? — Voir Mugnier : Mme de \Va7'ens et Jean-Jacques Rousseau, 1891 ; E. Ritter, La Famille et la Jeunesse de Jean-Jacques Rous- seau, p. 203, 2(i6. — L'amour de Rousseau pour la vérité « ne veut jamais être faux, quoiqu'il soit souvent fabuleux » (IX, 353). Mme de Wolmar n'aurait pas accueilli la théorie de la fiction. Elle substitue des historiettes de la Bible aux fables de La Fontaine. L'apologue a quelque chose du men- songe. « Il faut toujours dire la vérité nue aux enfants »; les animaux ne pai'lent pas (IV, 407). Le désir de ne pas l'altérer auprès des hommes lui inspire une délicate circonspection. « Je dirai là-dessus ce que j'ai su... je me tairai sur ce cjue j'ai conjecturé. » (IX, 48.) — « Je n'ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le mensonge qu'en écrivant mes Confessions. » « Je dirai tout... Je me sens une âme qui se peut montrer. » sul)til, l'oxliaunlinaiic sunt do mise; vérité simple osl du peu d'ollet. « Coinnie ses ennemis ont objecté qu'à cette force dominatrice de génie est toujours entremêlé quelque degré d'extravagance, il est impossible k ses amis de repousser l'accusa- tion, et n'étaient ses fréquentes et ardentes protestations du contraire, on peut être disposé à soupçonner qu'il choisit ses thèses (topics) moins par persuasion que pour le plaisir de montrer son invention et de surprendre le lecteur par ses paradoxes. » Hume, à la comtesse de Boufllers, 22 jan- vier 1763. 8. — Dans la tragédie de Lucrèce, dont quelques fragments nous tracent l'esquisse, il se proposait d'« atterrer les rieurs », mauvais plaisants dans le goût sans doute de l'agréable M. Sarazin badinant sur Lucrèce qui s'est tuée après coup. Rousseau dit avoir écrit par « une espèce de défi » les Lettres à Sara et prouvé qu'un barbon peut écrire jusqu'à quatre lettres d'amour, mais non six, sans se déshonorer : démonstration superflue après l'Héloïse, où les lettres « brûlantes » de Saint-Preux sont celles d'un amoureux « sur le déclin de l'âge ». La Reine fantasque est présentée comme le résultat d'une gageure (XII, 262), feinte des- tinée à disculper « le citoyen »> dont le front est ceint de la couronne civique, de s'être permis un cont(j badin. « Qui? moi, des contes? à mon âge et dans mon état? Non, prince... » (1764, XI, 123.) « Je vous renvoie le conte que j'ai lu avec plaisir; mais je ne crois pas qu'il puisse paraître ici sans vous commettre. » (Lettre de Dudos, 1761.) La Heine fantasqtie peut encore, faire des tracasseries désagréables (à Rey, août 1766). Elle est libre en effet, non conti'e les mœurs, mais contre les moines et les religions révélées. Il avait destiné ce conte à une publication périodique de Vernes: mais il l'a trouvé « si gai et si fou » qu'il n'y a nul moyen de l'enqiloyt'r (28 mars 1736). Il le désavoue comme un enfant illégitime, tout en le choyant en secret à l'occasion (à Mine Latour, 24 juin 1772). En 1762, à Motiers, il en régale trois Genevois. Ce conte aurait pu trouver place dans le Recueil de ces Messieurs, les familiers île Mlle Quinaut. 9. — Rey parlait d'omettre dans une édition générale la Réponse au roi de Pologne et la Préface de Narcisse, « précisément ceux (de ses ouvrages) qui ont eu le plus de succès ». A Rey, 13 septembre 1738. Plus il lit la première préface de Julie, plus elle lui plaît (X, 233). — Fausseté d'esprit et fausseté de caractère ne sont pas toujours sœurs ; elles sont au moins cousines. « La droiture du cœur, quand elle est affermie par le raisonnement, est la source de la ju.stesse de l'esprit : un honnête homme pense presque toujours juste... Le bon sens dépend encore plus du sentiment du cœur que des lumières de l'esprit » (III, 39). Les tortillages de la sophistique allèchent aux rubriques de la mauvaise foi. « Le ton que j'ai pris n'est pas celui qu'on emploie dans les jeux (l'esprit » ; sans doute, mais « l'é'nergie » du discours n'en prouve pas toujours la sincérité. « On cheiche à donner à ce qu'on dit un tour persuasif qui supplée à la persuasion intérieure » (IV, 6). Dans les cas douteux, la droiture : cela élait fort naturel » (VIII, 1:26). Que sera-ce quand l'heureux « perruquier » lui aura « soufflé « une amie intime? « Ah ! si j'avais sufTi à son cccur, coinnic elle sullisait au niien! quels paisibles et délicieux jours nous eussions coulés ensemble! » (lO» Promenade.) Dans son ardent désir de la voir heureuse, malgré son infidélité, Rous- seau parvint « presque » à s'oublier lui-même, et le premier l'ruit de cette disposition héroïque fut d'écarter de son cœur tout sentiment de haine et d'envie. «' Je voulus sincèrement m'attacher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, et faire en un mot pour lui tout ce qu'Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille » : et il lui témoigne son attachement sincère en faisant de lui un portrait (VIII, 189, 190) qui rappelle le souvenir reconnaissant laissé à M. Simond. — « Si quelquefois l'amour peut porter au crime, c'est dans l'erreur d'un mauvais choix qui vous égare, ou dans les transports de la jalousie ; » mais aucun de ces deux états « n'a jamais été le mien... » A Saint-Ger- main, 26 février 1770. 28. — De même, parfois il soutient ses paradoxes avec véhémence, comme s'il voulait s'étourdir sur le faux qu'il y aperçoit; il s'échauffe pour se convaincie. Pourquoi, avec toute son éloquence et son art, ne donnc- t-il pas le change à tous comme à lui-même? Le polémiste use d'arguments frelatés, en sophiste retors. Il énonce des faits qu'il « suppose » exacts et des sentiments moins réels qu'imaginés. En 1763, il a « perdu » le titre de citoyen « pour l'avoir trop bien mérité ». Il s'estime le meilleur des hommes tout en parlantde ses vices; depuis les larmes de Mme de Warens (1734), nul sentiment malhonnête n'est entré dans son cœur. Il se félicite de sa délicatesse auprès de Mlle Serre, et de sa vertu en brûlant l'étape de Saint-Andéol. Diderot « manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits »; suit la note outrageante (I, 181). En protégeant Anzoletta, il a voulu participer à une t bonne œuvre » et se loue dans cette affaire « du penchant de son cœur ». Rousseau met volontiers la main sur son cœur. Il adjure ses amis de dii'c s'il a jamais varié dans ses croyances reli- gieuses (III, 84), et ses mobilités ont permis à Diderot dédire de lui: « Rien ne tient dans ses idées... homme excessif, ballotté de l'athéisme au baptême des cloches. » «... Quand il ne croit pas, il s'agenouille; quand il croit, il relève la tête avec la fierté du génie... Le plus souvent, c'est un comédien qui veut cacher son jeu, mais qui joue trop mal pour cela. » Le Persifleur est tour à tour dévot et franc libertin. « Je m'abstiens constamment d'écrire dansées moments-là. »(XII, 2'J6.) Philosophe indifférent, il amnistie le prêtre sans foi; il rejette la religion révélée et il communie. L'abbé deX... en est surpris. « Je ne puis disconvenir que vos imputations d'hypocrisie ne portent un peu sur moi. » (XI, 122.) La sensibilité le fait parler « avec transport » ou d'un « ton pénétré » qui accentue la fausseté auprès des témoins méfiants. De cet air pénètre il érige en vertu l'amour de Mme d'Houdetot, et il écrit à Saint-Lambert : " Je blâme vos liens... Tant que vous me sere^ chers l'un et l'autre, je ne vous laisserai jamais la sécurité de l'iimocence dans votre état » ; quelcjucs lignes plus loin : « Si vous pouviez jamais abandonner une pareille amante, je ne saurais m'empêcher de vous mépriser. » (X, 167.) — L'imagination de Rousseau le porte à l'exagération. Par la faute de Voltaire, il sera « jeté pour tout honneur à la voirie ». Ses hyperboles font douter de sa bonne 366 NOTES COMPLÉMENTAIRES DU CHAPITRE XI ioi. L'affection de Thérèse lui a fait « bénir » ses malheurs; il voyait u avec joie » approcher la mort. « Mon père, je l'avoue avec joie, n'était point distingué parmi ses concitoyens. » « Quenepuis-je étabhr les motifs dénia persuasion (que J. Vernes, auteur du Sentiment des citoyens, est un infâme) sans entraîner celle des lecteurs! Je le ferais avec joie » (IX, 87). L'hypocrisie était une des imputations les plus fréquentes de ses adver- saires (voir les Dialogues). Jean-Jacques est un « détestable hypocrite »; ses écrits sont « des productions d'une tète exaltée conduite par un cœur hypocrite et fourbe »... « déclamations d'un Tartufe qui ne cherchait qu'à tromper le public. » & Ce grand prêcheur de vertu... masquait l'àme d'un scélérat sous les dehors d'un honnête homme. » Un caractère polytrope et louche a provoqué ces imputations. Protestation éloquente : « Pourquoi serais-je un hypocrite? » (111,85.) Epié par ses ennemis, il est obligé de se cacher, de ruser, de s'avilir aux choses « pour lesquelles j'étais le moins né » (VIH, 196). « En m'étoulïant le cœur, je leur rends caresses pour caresses. Ils dissimulent pour me perdre, et je dissimule pour me sauver » ; à Dupeyrou, 8 septembre 1767. Auprès de M. Simond, il a joué son rôle (VIII, 99) par instinct de simulation, sans que rien l'y obligeât. 29. — Avec Rousseau il faut toujours être sur ses gardes, en défiance de lui et de soi, et user de fines balances. — « Ses aversions, ses assertions, ses panégyriques et ses satires, tout était simulé. » (Eloge de Jean-Jacques Rousseau par le comte d'Escherny.) « Je l'ai vu trop longtemps et de trop près (« hors du tréteau »)pour partager l'innocence des juges croyant à sa bonne foi dans la plupart de ses prétentions et de ses plaintes. » « Chaque état a son charlatanisme et l'état de grand homme n'affranchit point île cette obligation... » [Mémoire sur J.-J. Rousseau et les philosophes du xvni« siècle). « Je ne crois pas qu'on puisse m'accuser d'être un fade panégyriste. » En elfet. Le même d'Escherny attribue les brusques incar- tades et les inconséquences de Rousseau à « la franchise de son carac- tère ». — Il est malaisé à un critique de Jean-Jacques d'éviter l'apparence de la contradiction. Dans Rousseau tout est simulé ; Rousseau est franc. D'Escherny voit l'une après l'autre les faces diverses d'un type changeant. Si l'inégal Eutichrate de La Bruyère, qui n'est pas un seul homme mais plusieurs, est noir le matin cl blanc le soir, un témoin se dément-il quand il lui donne successivement ces deux couleurs? Il y a contrariété dans l'objet observé, non contradiction dans l'observateur. Rousseau est en mouvement perpétuel devant l'objectif; rien de fixe ni de constant dans les attitudes : cint'malographie forcée. — Les grammairiens pourraient voir en lui un "Aita^ slpYiiJLî'vov et les naturalistes un Métabolien. 30. — Dans sa communication impruderile au directeur du cadastre, il use d'une « demi-réserve dont j'aurais peine à rendre raison » (VIII, loo). « ... C'est une bizarrerie que je voudrais m'expliqucr. » (IX, 373.) « Deux choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse concevoir la manière... » (VIII, 79.) Il fouille son être inlellecluel et moral avec une curiosité pressante. CHAPITRE XI! I LA CONSCIENCE. — TROIS CRISES Au sentiment de l'éducateur d'Emile, la raison, conseillère de l'intérêt personnel, précède en nous la conscience, sœur cadette qui naît du contact avec la société et s'exerce en préférant le bien général au bien particulier. Cette conscience sociale, dépour- vue d'un sentiment vif du bien absolu [i], est indulgente aux vices qui ne nuisent pas à autrui. « J'ai négligé mes devoirs (à l'égard de ses enfants), mais le désir de nuire n'est pas entré dansmoncœur. «Ilsontétéélevéset nourris mieuxquelui ; safaute est donc « bien pardonnable ». Mme de Warens perdra moins que l'auteur à la véracité des Confessions; cette pensée lève ses scrupules. — Le Vicaire savoyard donne une définition plus géné- rale et meilleure de la conscience, « principe inné de justice et de vertu... juge du bien et du mal... le meilleur des casuistes ». C'est la définition classique; il l'a tirée, dirait Grimm, de ses cahiers de philosophie, et de bons cahiers. Cette conscience conserve-t-elle dans Rousseau la pureté de son caractère? Elle déroge par un compromis avec le sentiment dont tous les autres en lui sont contaminés : les joies de la conscience deviennent « cet amour-propre exquis qui sait payer toutes les vertus pénibles ». En flattant l'amour-propre, la bonne action donne une impres- sion de plaisir qui engage à la renouveler. A ce plaisir intéressé et moral se joint chez Rousseau une sensation agréable, transmise par la vue de visages contents; ainsi la bonne action satisfait l'être moral et l'être sensible. En recherchant ce double plaisir, Rousseau suit son cœur; il l'a c( toujours pour guide, 36s LA. t>SYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU jamais son devoir ni sa raison » (IX, 209) ; c'est la morale du l)on plaisir. Il n'y voit pas d'inconvénient: la nature l'a fait bon. Tout est sain aux sains ; mais le cœur l'est-il toujours ? Les instincts naturels sont bons en eux-mêmes : « La conscience s'obstine à suivre l'ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche tou- jours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce qu'elle nous prescrit. » Voilà la passion humaine sur une pente glissante; on voudrait savoir ce que l'au- teur du 5e livre de VÉmile et de VHéloïse entend par nature bien ordonnée. « Il n'y a point d'erreurs dans la nature y) ; il peut y en avoir dans son interprète [i\. Rousseau n'a jamais eu « sur rien la vivacité du premier coup d'œil « », pas plus en morale que devant une partition à déchiffrer. A l'exemple de sa raison lente à découvrir la vérité, sa conscience non prime-sautière demeure obtuse [il même en présence de ce que d'Alembert appelle l'évidence du cœur. « Rien n'est plus étonnant que la sécurité d'àme » avec laquelle il s'est prononcé sur la destination de ses enfants (VIII, 253) ; elle durerait peut-être encore si le secret avait pu être gardé. Le prosélyte raconte en « étourdi » sa folle jeunesse au Vicaire savoyard qui se garde d'en interrompre le récit de censures indis- crètes. Avec l'aisance d'un ingénu, le jeune infortuné lui fait sa confession générale, sans avoir songé à rien confesser (II, 234). La conscience de Jean-Jacques sommeille placide si on ne la réveille. Sans penser à mal (en 1761, c'est encore à ses yeux « une bagatelle »), il sollicite de l'abbé Gaime une part des aumônes destinées aux pauvres; le digne prêtre lui donne de son propre argent. « Des leçons de cette espèce sont rarement perdues dans le cœur des jeunes gens qui ne sont pas tout à fait corrompus. » A la mort de Claude Anet, une parole dont il n'a pas senti l'odieux tire des larmes à Mme de Warens (VIII, 14G): « Chères a. VIII, 150. 11 a « un cerveau compact et lourd » qui ne peut (.''tie ébranlé que par « une af^'ilation du sang vive et prolongée » (p. 30li). Il lui l'aut coninie un levain d't'd'ervescencn pour animer cette masse et lui per- mettre de voir distinctement les objets. Si, d'autre part, la chaleur de la passion est trop forte, il ne voit clair qu'au moment où le trouble affectit' s'apaise (p. 296). La mise au point de son thermomètre intellectuel est délicate. CONSCIENCE 36& et précieuses larmes ! elles furent entendues et coulèrent toutes dans mon cœur; elles y lavèrent jusqu'aux dernières traces d'un sentiment bas et malhonnête. Il n'y en est jamais entré depuis ce temps-là. » (1734.) Heureuse la conscience de l'aventurier adolescent d'avoir été cultivée ! L'opprobre où l'avait réduit la fortune étouffait en lui tout vrai sentiment de l'honneur. «Il est un degré d'abrutissement qui ôte la vie à l'àme, et la voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu'à se nourrir. » Obscurci par la détresse dans ses jeunes années, le sens moral de l'homme fait, aveuglé par le sophisme et la passion, a été intermittent et inégal comme son jugement. Conseiller judicieux d'autrui, Rousseau distingue clairement le biendumal, sauf en deux lettres à l'abbé de X. (XI, m ,172), quand il n'est pas personnellement en cause. 11 se reproche avec amertume le mensonge contre Marion, non d'une façon constante l'abandon de ses enfants ; il se traite gail- lardement d'apostat, sans témoigner un vrai remords d'avoir (' vendu » sa religion; il éprouve encore moins de regret d'avoir flétri celle qui l'avait recueilli. En révélant ses vices comme les siens propres, il ne lui a pas manqué plus qu'à Thérèse en ne déguisant pas ses torts « (IX, 36). La foi de Rousseau en son excellence morale n'étonne pas, si l'on songe à la prépondérance qu'il donne à l'intention sur l'acte. Serait-ce une impression reçue des confesseurs jésuites? Julie dit à Saint-Preux : «Je connais votre droiture et ce n'est pas de vos intentions que je me défie. Si votre cœur est capable d'une faute imprévue, très sûrement le mal prémédité n'en approcha jamais; c'est ce qui distingue l'homme fragile du méchant. » « Jamais mal prémédité n'approcha de mon cœur. » Cette pensée console le Promeneur solitaire des fautes échappées à sa fragilité. Il fait le mal sans le vouloir, sans le savoir, comme il est dans le faux, sans s'en douter. 11 a la conscience non mûrie de l'enfant, sans pitié parce qu'il ne réfléchit pas, ou celle de l'homme primitif non cultivé. Convaincu de sa bonté parce a. « Quelle autre feinuio, si sa vie secrète était manifestée ainsi (|ui' l;i vùlre, soscrait jamais comparer à vous? » Pour bien sentir les beauté.-, de ÏHéloïse, il faut avoir « ce sixième sens, ce sens moral, dont si peu deen-urs siint diiui's, et sans lequel nul nr sauiail entendre le mion ». (IX, Ij.) 24 370 LA PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU qu'il n'est pas méchant à la façon du personnage de La Fontaine cherchant son bien premièrement et puis le mal d'autrui [4], il est content de lui là où nous ne le sommes guère, a Ne souffrez pas, lui écrit Diderot, que votre tête fasse des sophismes à votre cœur. Toutes les fois que cela vous arrivera, vous aurez une conduite plus étrange que juste et vous ne contenterez ni les autres ni vous-même. » Si le jugement et la délicatesse morale défaillent en même temps, que restera-t-il et quel remède? Affligé des pilleries qui appauvrissent Mme de Warens, Rousseau se distrait de cette vue en voyageant aux frais de la pauvre femme; il sauve sa part du gâteau (VIll, 153). « J'accélérais sa ruine pour me mettre en état d'y remédier : quelque folle que fût cette conduite, l'illusion était entière de ma part. « Une autre illusion lui a fait voir dans le premier des péchés capitaux un frère de la vertu. Quand il a faussé compagnie h Mme de Larnage, « L'orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu ; mais si cet orgueil n'est pas la vertu même, il a des effets si semblables qu'il est pardonnable de s'y tromper. » L'abbé Gaime, pour le garantir de la mort morale dont il était si près, commence par réveiller en lui l'amour- propre et l'estime de soi-même, « le plus grand mobile des âmes fières ». Jean-Jacques a plus perdu que gagné à ce qu'il appelle l'estime de lui-même. Comme il s'est fait auteur avec le désir d'accomplir une mission bienfaisante, il regrette dans sa conscience sociale d'y avoir peu réussi. M J'approche du terme de la vie (1764) et je n'ai fait aucun bien sur la terre «... » Quand il considère ses devoirs en général, le souvenir de ses actions bonnes ou mauvaises lui donne un bien-être ou un mal-être réel; il les approuve ouïes blâme au rebours des appréciations des hommes. Car ils le connaissent mal, mais lui, qui se connaît, peut« faire une juste estimation de sa conduite w (;17o7). 11 sent en son ;hiie « un germe de bonté et de grandeur » dont son amour-propre abuse pour compro- mettre l'impartialité du h jugement secret ^^ porté sur ses erreurs a. « Qu'ai-je lait ici-bas?... Ce n'a pas été ma iaute et je porterai à l'auteur de mon être, sinon l'offrande des bonnes œuvres qu'on ne m'a pas laissé l'aire, du moins un tribut de bonnes intentions IVustrées, de sontiinonls sains, mais rendus sans effet... » (1776). CONSCIENCE 371 et ses passions. Les Dialogues, les Rêveries respirent ce sen- timent : Le retour sur eux-mêmes dans l'adversité est insup- portable à la plupart des hommes; Jean-Jacques y trouve une jouissance profonde. « L'enfer du méchant est d'être réduit à vivre seul avec lui-même; mais c'est le paradis de l'homme de bien et il n'y a point pour lui de spectacle plus agréable que celui de sa propre conscience » {Mon Portrait) «. Bon à plus d'un égard, Rousseau eût été meilleur sans la trahison d'une idéalisation complaisante. La myopie de la cons- cience a entretenu l'orgueil et l'orgueil a émoussé la vue de la conscience '^ « Il y a des moments d'une espèce de délire où il ne fau point juger les hommes par leurs actions. » M. de Francueil conduit Rousseau à l'Opéra; à peine entré, il échange furtive- ment son billet d'amphithéâtre contre le prix, sept livres dix sous, et s'en va. Il aurait peine à croire à cette aventure « impayable d'effronterie et de bêtise », si elle concernait un autre que lui. — Il a contracté chez son patron l'habitude de dérober; le désir de jouir de ce qu'ils n'ont pas rend fripons les laquais et les apprentis. Il n'a jamais pu entièrement se guérir de la fantaisie du larcin; toutefois, petit ou grand, il n'a de sa vie pris un liard à personne. II ne dérobait ni l'argent, ni ce qui en produit, à l'exception unique du billet d'Opéra, vire- ment plutôt que larcin véritable. Sans goût pour les plaisirs que l'argent achète : « Il me faut des plaisirs purs, l'argent les empoisonne tous. » Cette horreur du vol de l'argent lui venait en grande partie des idées secrètes d'infamie et de potence qui l'auraient fait frémir s'il avait été tenté ; mais il ne l'était pas : « Je ne sentais rien à combattre, » Grâce à cette « bizarrerie » opportune, qui l'a préservé de devenir un « voleur en forme », il aurait pu sans encombre tenir au delà de six semaines la c( maudite caisse » de M. Dupin. a. Str.-.M. 1861. p. 161, 286. 289. Le plus doux aliment de la béatitude éternelle « doit être le contentement de soi-même ». 6. « Le sentiment intérieur est un motif très puissant sans doute, mais les passions et l'orgueil l'altèrent et rélouiïont de bonne heure dans presque tous les eœurs » (XI. 121). 872 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU Chez 31me de Vercellis, un ruban est dérobé ; on le trouve eu ses mains. Il dit que c'est la jeune Maurienne 3Iarion qui le lui a donné, et il soutient le mensonge, jusqu'au bout, « avec une impudence infernale ». La pauvre fille est renvoyée, malgré ses protestations d'une « angélique douceur », faibles contre 1' « au- dace diabolique » de son accusateur. Il n'a pas agi par méchan- ceté, mais par la « honte invincible » d'être reconnu, lui présent, voleur, menteur, calomniateur. Venons ici au secours de Rousseau. La honte a dû le maîtriser bien fortement, puisque la seule pensée de la possibilité de cet atïront infligé à autrui le trouble, dans la scène du hâbleur, au café du Grand-Commun (VIII, 268), au point de lui donner des sueurs et l'attitude d'un coupable, « par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme aurait à souffrir, si son mensonge était reconnu ». Chargé d'accompagner à Lyon le musicien rsicoloz(Lemaître). il l'abandonne dans la rue, atteint d'épilepsie, « délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter ». Ala vue de cette attaque plus violente que de coutume, Rousseau s'est esquivé « saisi d'effroi ». « Le plus féroce assassin soutient un homme tombant en défaillance. » Comment Rousseau a-t-il pu manquer à cette pitié instinctive? Un soir, dans la même ville de Lyon, à Belle- cour, témoin d'un acte repoussant qui cependant ne lui est pas inconnu, il s'enfuit à toutes jambes, si troublé qu'au lieu de gagner son logis, il court sur le quai et ne s'arrête « qu'au delà du pont de bois ». aussi tremblant que s'il venait de commettre un crime (VllI, 117). Dans les deux cas, il a cédé à une sorte de trac, secousse mécanique, irrésistible comme la panique, trac contagieux et collectif. Rousseau est à la merci de sa sensil)ilit(''. <« Un signe, un geste, un coup d'œil d'un inconnu, suffit [tour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines. » « Je me laisse entraîner par ces impressions extérieures, sans pouvoir jamais m'y dérober autrement que par la fuite [5]. » — L'abandon de Lemaître est le troisième aveu pénible fait « rondement » par le moraliste des Confessions pour alléger sa conscience. Com- ment le juger dans ces trois crises? Une impulsion irréfiécliie, la honte, l'effroi l'ont jeté hors de lui; une force supérieure à sa faiblesse a paralysé ses facultés d'(Mitendement et de volonté. Certaines natures ont des éclampsies de conscience, coninie CONSCIENCE 373 lo l'iiunialisant est par intervalles perclus d'un menil)re «. La calomnie contre .Marion est le seul crime que Rousseau se reproche; il ne dit rien de celui qu'il a commis envers Mme de Warens. Le sophisme vient ici à la rescousse pour le justifier, aidé des aigreurs enfielées qui parfois l'exaspèrent jusqu'à le rendre « féroce». Pourquoi garderait-il des ménagements à l'égard de qui que ce soit, « en l'état où l'on m'a mis » ? (VIII, 285.) « Oh ! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l'éternelle lumière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes qu'aux miennes... Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi. )i (VIII, 187.) Ce témoin ici trop vrai n'osait à Lausanne s'informer d'elle ni prononcer son nom (1732). « Il me semblait qu'en la nommant, ma bouche révélait le secret de mon cœur et que je la compromettais en quelque sorte. Je crois même qu'il se mêlait à cela quelque frayeur qu'on ne me dît du mal d'elle... » Rousseau qualifie de bizarrerie une délicatesse qu'il aurait dû ne jamais démentir. Où est le temps (1762) où il pouvait déclarer que sa plume hardie à dire la vérité, mais respectueuse de l'honneur d'autrui. n'avait « jamais compromis personne '^ »? II RAYONS ET OMBRES Sans voir clair dans la conscience de Rousseau, plusieurs de ses correspondants ne se méprennent pas sur son état moral et leur amitié essaie de réagir contre un désordre qui, en le faisant a. « ... Mandez-moi conimont vont les organes penseurs de Rous- seau, et s'il a toujours mal à la glande pinéale... On a une fluxion sur l'âme comme sur les dents. » Voltaire à d'Alembert, 29 août 1757. La fluxion n'atteignait pas les organes penseurs de l'auteur de la Julie et iVÉmile. b. La considération dont Mme de Warens jouissait à la cour de Turin et dans la haute société savoyarde témoigne du secret de sa vie intime. Elle a fait à AI. de Gonzié l'aveu confident des motifs qu'elle avait de ne vouloir point partager son cœur avec d'autres qu'avec Jean-Jacques. « Cet aveu de son sexe, peu porté à ce genre de naïvetés réfléchies, lui a mérité les hommages constants que je rendrai à ses vertus jusqu'à mon dernier soupir. « (1762.) 7 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -.T. ROUSSEAU souffrir, les afflige. Il a l'àme « éeorchée » (Mirabeau), « ulcé- rée et noircie par l'amertume » de sa situation. « Votre imagina- tion se dévore elle-même et vous tourmente » ; « ne vous livrez pas à la mélancolie qui vous obsède ». « Je veux être à vos côtés pour tenir la balance entre votre naturel et l'bumeur que votre état vous donne. » (Mme d'Epinay.) a Adieu, mon cher citoyen... ayez soin de votre raison et de votre santé. » (Mme d'Houdetot, 1758) «. Malesherbes n'impute pas ses « par- tis extrêmes « à la vanité tant reprochée aux anciens philo- sophes. « Il me semble que je vous en estime davantage depuis que j'en ai vu le principe dans... cette bile noire qui vous con- sume. » (^5 décembre 1761) '\ Mme de Boufflers reproche à Hume l'éclat donné à sa querelle avec Rousseau, « un malheureux que les passions et son humeur atrabilaire égarent ». (22 juillet 1766.) (( Votre méprise aura achevé de l'aigrir et de lui renverser la raison. » La vue de l'état pitoyable de Jean-Jacques explique l'indulgence de ses amis; nous, qui n'avons pas à pâtir de ses malaises, ne lui soyons pas plus rigoureux '^. Nul ne se refuse au plaisir d'admirer Rousseau dan^s telles_cle ses parties, et qui voudrait en somme lui ressembler? Quel- ques-unes de ses actions révoltent, la crudité de certaines confi- dences dégoûte, et pourtant il s'empare de nous. Il doit cette main-mise non à sa personne morale, inégalement sympathique, ni même à son talent d'écrivain, mais surtout au sentiment humain qui nous attache à la manifestation d'une âme. Le levier de l'art n'est pas le bien, mais le beau, et le beau a des racines dans la représentation de la vie. Quelle âme plus vivante que celle de Rousseau! Tout y est vibration, intensité, passion; il inspire l'affection souvent, l'intérêt toujours. L'analyse psycho- logique le dissèque, l'art devrait le faire revivre. Il faudrait un (}œthe, un Schiller pour le mettre en œuvre. A nous la tâche a. Réplique au mol de Rousseau : « Croyez-inoi, veille/ sur votre estomac et sur votre cœur ; ils ne sont pas en bon état... » 14 octobre 1757. /j. Les quatre lettres de Rousseau à Malesherbes (janvier 1761) sont muettes sur la « cause physique » de sa « mélancolie sombre ». Il en a touché l'origine dans le Mémoire à M. Dupin. Portefeuille, p. .i94. c. « Rousseau est, avani tout, un grand artiste malheureux; or, on ne regarde pas les grands artistes à travers le microscope. »(John Braillard.) RAYONS ET OMBRES 375 modeste d'une simple esquisse, fidèle du moins dans la distribu- tion de la lumière et des ombres. Le vase a une belle forme ; le contour, les couleurs en sont admirables. Regardez-le de plus près : une ligne imperceptible paraît sous ces dessins artistiques. Éprouvez-le du doigt en le frappant; au lieu du son franc de la vérité, vous entendez par moments le tintement du sophisme. Ce n'est point l'accent d'un génie vraiment sublime, mais la sonorité d'un « génie ampoulé ». La vraie grandeur n'use pas d'échasses ; elle répudie l'emphase déclamatoire [6] et Rousseau déclame même dans ses lettres. «... Hors Dieu, ma patrie et le genre humain », il ne reste d'atta- chement que pour vous en mon cœur. (A Vernes, 25 mai 1758.) « Mon séjour ici (au Petit Château) est pour moi d'une extrême conséquence... Quand je n'y aurais couché qu'une nuit, le public, la postérité peut-être me demanderaient compte de cette seule nuit... » (1759). « Si les coups portés aux tyrans doivent passer par ma poitrine, qu'on la perce sans scrupule, je la livrerai volon- tiers. » Se laisserait-il prendre au mot? « Pendant les quatre années au moins que dura cette effervescence dans toute sa force, rien de grand et de beau ne peut entrer dans un cœur d'homme dont je ne fusse capable entre le ciel et moi. » Il a « toujours cru que le bon n'était que le beau mis en action » et il s'en tient de pré- férence au beau imaginé, quand la passion le maîtrise ». Avide d'équité, il l'est avec excès d'égalité f^], passion dont il connaît les grandeurs et les misères, tour à tour animé de généreuses révoltes et d'aversions jalouses. Il a soufflé l'entljdtf^^^ siasme de 1791 et, à son insu, les violences de 93, qu'il aurait ' amèrement détestées dans son cœur. Peut-être même eùt-il crié tout haut Garni f ex t au cas où il n'aurait pas quitté la France dès les premières menaces de l'orage ^. De rancœurs malsaines, unies chez lui àlapassion de la justice, « un des ressorts les plus vigoureux «de son âme, procèdent les affections qui l'animent a. « C'est merveille de voir l'assortiiuent de beaux sentiments qu'on va nous entassant dans les livres: il ne faut pour cela que des mots, et les vertus en papier ne coûtent guère. » b. A Montmorency, il a songé plusieurs l'ois à chercher un asile loin du royaume, et dans la crainte que la grande machine ne vînt à s'écrou- ler, il regrettait que M. de Luxembourg ne se ménageât pas une retraite à tout événement. (IX, 15, 16.) 876 LA PSYCHOLOGIE DE .I.-,T. ROLSSEAU contre les hautes classes et le « prétendu » ordre social. Il hait les grands Mangeant fièrement notre bien, Exigeant tout, n'accordant rien... et croit à l'enfer à leur intention; il les haïrait hien davantage s'il les méprisait moins. Il estime les riches au même degré que les voleurs. « Les lois et l'exercice de la justice ne sont parmi nous que l'art de mettre le grand et le riche à l'abri des justes représailles du pauvre. » Ce même homme est doux, compatis- sant. La vue des derniers abois d'un cerf et « ses larmes atten- drissantes )) lui serrent le cœur; il se promet bien qu'on ne le reverra jamais à pareille fête «. Incapable de malice, il ne vou- drait pas offenser une fourmi (Deleyre), fairedu malàunemouche, sans aller toutefois jusqu'à lui adresser l'apostrophe senti- mentale de Sterne. Avec douleur il désavoue le mal où peuvent engager ses ouvrages mal entendus. Sympathisant avec les opprimés, tendre aux miséreux, il demande que la bonne mère Patrie convie tous ses enfants à la fraternité, au bonheur. Les passions bonnes et les mauvaises, le sophisme et la droite raison, mêlés dans sa complexion psychologique, se retrouvent dans ses vues politiques et sociales de novateur bienfaisant et d'utopiste dangereux. Durant une période où la pathologie de la Révolution f* pouvait expliquer, sans les justifier, de déplorables excès, une fièvre maligne exaltée jusqu'à la frénésie a mis en activité les ferments pernicieux de ses écrits. Grâce au levain de vérité et d'équité qui les vivifie, nos pères ont pu s'aider de Rousseau dans l'accomplissement de leur œuvre et honorer en lui un bienfaiteur. La compassion domine dans les sentiments qu'il nous inspire et nous lui accordons volontiers, avec Malesherbes, « pour dos écarts causés par une extrême sensibilité », l'indulgence solli- citée de ses correspondants à l'occasion de ses « inégalités » ou de ses lettres «déraisonnables» "^81. Lorsqu'il dévie, ayons pré- a. « La pèche lut bonne; mais, ù l'exception dune truite qui avait reçu un coup d'aviron, Julie lit tout rejeter à l'eau. « Ce sont, dit-elle, des ani- maux qui souffrent; jouissons du plaisir qu'ils auront d'être échappés au péril. > (IV, IJo'J.) Le pécheur dos Faùlps du La Fontaine est moins seusible. b. La Pathologie de la Itérolution, par le Dr Quercy. Médecine interna- tionale illustrée, Paris, 190:?, w' 7 et suivants. DKiXE DE COMPASSION 377 sent à l'esprit |p mal intime qui dérobait à elle-même cette âme désemparée. « Quand je soulïre, je suis sujet à l'humeur. « «Je suis trop aigri pour avoir de la raison. » « L'homme le plus juste, quand il est ulcéré, voit rarement les choses comme elles sont. )i Ferme à tracer une écriture cjui rappelle le burin de l'ouvrier graveur", la main lui tremble à la pensée de ses persécuteurs. Du jour où il a touché l'arbre fatidique visé, il n'a plus douté de son salut. « Je ne sais, en me rappelant ce trait, si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres, grands hommes, qui riez sûrement, félicitez-vous; mais n'insultez pas à ma misère, car je vous jure que je la sens bien. » Au milieu de souvenirs éveillés par son vo^-age d'Italie, il voudrait avoir le loisir de décrire les îles Borromées. « Mais le temps me gagne, les espions m'obsèdent... » Un éclair de folie traverse son cerveau, flèche aiguë dont le contre-coup donne un choc pénible au lecteur. « 3Ion cher liùte, je suis de tous cotés sous le piège... 0 destinée! ô mon ami ! priez pour moi. Il me semble que je n'ai pas mérité les malheurs qui m'accablent. » (1767.) La vie de Rousseau est un drame passionnel auquel le spleen volontiers théâtral de l'auteur ^ donne parfois une apparence tragique. Enfant de douleur qui donna la mort à sa mère, pré- dicant marqué par le Destin du signe des martyrs, il a vu dans sa naissance le premier de ses malheurs... Il a eu, avant de naître, celui d'être formé d'un tempérament qui l'engage à être le contraire de ce qu'il voudrait. Adorateur de la vertu, il se dérobe à la peine de la pratiquer ; il déteste le mensonge et ne sait pas s'en défendre ; il se flatte d'être sincère et n'y réussit qu'à demi. « Notre plus douce existence est relative et collective et notre vrai moi n'est pas tout entier en nous ; » et quand des ressentiments farouches lui ont fait renier ses con- fl. Cette écriture flegmatique, inattendue chez un névrosé, doit dérouter les graphologues : encore une singularité. Voir l'autographe que nous a gracieusement communiqué l'éminent professeur d'histoire d'éco- nomie sociale à l'Université de Paris. Que M. A. Espinas reçoive ici l'expression de notre gratitude. La lettre, du 28 juillet 1770, est adressée à Monsieur Marteau, chez M. Marteau, avocat du Roy, à Boulogne-sur-Mer. b. « Ici commence l'œuvre de ténèbres dans lequel, depuis huit ans, je me trouve enseveli, sans qu'il m'ait été possible d'en percer l'effrayante obscurité. Dans l'abîme de maux où je suis submergé, » etc.. Début du 12' livre des Confessions. 378 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU temporains, il est tout entier aux délices de la contemplation de lui-même. Il a soif d'aimer, et il exprime trop bien « le tour- ment de haïr » pour y avoir échappé. Il a le génie altier et l'énergie morale déprimée. Timide, toujours prêt à la confusion, il étale aux yeux du public des confessions peu rougissantes. Fanatique de la nature. le penseur et l'homme en sortent à tout moment pour se jeter dans la singularité et le paradoxe. Il a des aspirations opposées à ses impulsions; l'instinct moral et rinstin£t-^thulu^t^«Ê le tiraillent en sens contraires «. Il est -.i^Kîithèse incarnée, l'antinomie en personne. Il y a désaccord ici entre les idées, là entre l'intention et l'acte, entre l'homme authentique et le personnage, presque partout dissonances et fluctuations : son esprit et son âme sont comme un terrain sablonneux mal affermi. Il se sauve en jetant dans ce fond mou- vant des pilotis stables :1a foi en rau-delà,la passion de la justice, la sj-mpathie pour les déshérités. m PATHOLOGIE Rousseau attribue d'une manière générale les caractères de son être intellectuel et moral au tempérament, sans préciser. Il voit les effets, non distinctement les causes ; observateur, non pathologiste, bien qu'il ait fait entrer un peu de physiologie dans ses lectures, il laisse au « physicien » le soin de mettre sur la chose le terme technique ; le physicien n'y a pas manqué [9]. La complexité de sa diathèse pathologique justifie la multipli- cité des diagnostics. Névrose congénitale, neurasthénie poussée à sa dernière limite, hystérie, lypémanie, hypocondrie dégénérant en monomanie déterminée, sont signalées en lui. Les éléments divers de sa nêvropathie expliquent sa « fureur des voyages '' », sa « manie ambulante »; sa tète ne va qu'avec ses pieds: — la a. Rousseau persécuté se reproche des artifices pour lesquels il n'était pas né, ms^is nécessaires à son salut. Le naturel l'y avait porté avant sa monomanie. Ces désaveux témoignent d'une discordance entre le sentiment moral et l'inclination native. b. « Puisqu'ils veulent que je sois tourmenté, autant que je me tour- mente à courir le monde que de leur laisser tendre leuis embûches à leur aise, dans les lieux où ils verraient que je veux me fixi.'i'. » (1768.) Rous- seau est un persécuté rnigraleu?' ; le « voyageur perpétuel » de Thévenin, PATHOLOGIE 379 sensibilité qui le fait pleurer presque à son insu, verser des « seaux » de larmes ; « passer rapidement de laplus profonde afflic- tion à la plus pure joie « ; esclave des sens, il est brûlé de passions consumantes, difficile à ébranler et à retenir,de feu ou de glace, enthousiaste ou nul; —l'instinct artificieux du simula- teur et son goût des travestissements : à Lausamie, il est le Parisien Vaussore de Villeneuve ; à Montpellier, l'AnglaisDudding,jacobite (secte chrétienne n'admettant qu'une nature en Jésus-Christ), masque de fantaisie destiné à voiler le nouveau converti qui l'aurait « tué )> auprès de ces dames. Le caméléon du Persifleur se costume en sauvage, en cynique, en quaker, en arménien, en martyr ; ses ennemis disent : en honnête homme ; — ^ certaines défec- tuosités de sa mémoire, oubli du voyage à Lyon (VIH, 92) ; — sa manie du larcin, ses folies erotiques [lo], ses accès de mélanco- lie [i i]. Neurasthénique quéréleux, il se plaintde sasanté, comme il se plaint des hommes ; sans vraiment souffrir, il se lamente ; — la crise d'éblouissement lucide de l'avenue de Vincennes, l'ivresse de ses extases, sa peur des ténèbres au propre et au figuré : « Le mystère m'inquiète toujours, » " ses effrois soudains, irrésis- tibles, poussés jusqu'à la terreur, — sa tendance à s'accuser à faux ; — les effets caractéristiques de sa timidité [ 1 2] ; — sa passion de la singularité : on dirait qu'il abandonne ses idées dès que, passées dans la tète d'autrui, elles cessent d'être l'article exclusif dont il se réserve la spécialité; son instinct d'exhibitionnisme ; — les modifications de sa personnalité qui le rendent méconnaissable à lui-même, comme s'il était devenu un autre. — D'humeur inquiète : « J'avais sans cesse besoin de changer de place et je n'étais bien nulle part » {mutât locum, non mores): instabilité physique et morale : il change d'état sans motif, sans prétexte ; une de ses « différences caractéristiques » est de se jeter brus- quement d'une passion à une autre : a Tout entier à mon nou- veau goût, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. » — Il a des lubies (son père, d'horloger s'est fait maître de danse). A-t-il l'esprit d'aplomb, l'adolescent qui brandit sa nudité aux yeux des filles, le maestro effronté du concert charivari de Lausanne? a. « Dans mon enfance... uno figure cachée sous un drap blanc m.- donnait des convulsions : sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, je resterai enfant jusqu'à la mort. » (A M. de Belloy, 12 mars ITTO.) o80 LA. PSYCHOLOGIE DE J.-.T. ROUSSEAU Sa tète est ), excite une vivo lumière qui éclaire à fond les replis de son (\me. Les grandes passions sont muettes, dit-on ; celle de Rousseau lui suggère une richesse de perceptions étonnante. La finesse de cette dissec- tion psychologique procède d'une hypéresthésie du sens intiiuc où les aliénistes voient un des symptômes de la folie ". Le malade a. La folio di- .Jt-an-Jacques Roussuaii. ailicli- dr F. liriiinliiir, Jleriie lies Deux-Mondes, \" févriir 1890, p. «98. Bulletin de CInstituI général psychologique, i' année, n" 1, Sur le moi des mourants, par le D' Soliier. PATHOLOGIE ' 381 de corps a la sensation de certains phénomènes viscéraux inaperçus à l'état de santé; le malade d'esprit voit clair dans les profondeurs de son être psychique. Le désordre du système nerveux, dans la crise suprême, explique de même la lucidité extraordinaire de certains mourants et la régression des souve- nirs, ou vue panoramique du passé. Une des pratiques sophistiques de Rousseau est d'apporter à une pensée fausse Tappui de pensées vraies, qui n'ont pas avec elle de lien logique nécessaire. Un discours tissé uniquement d'idées chimériques ne se soutiendrait pas un moment; Rousseau greffe des observations justes sur des pi'incipes qui ne le sont pas ; il sert au lecteur une grosse erreur avec de petites vérités autour. Corancez a observé que son interlocuteur accommodait ainsi les fantômes dont il était obsédé. « Il partait toujours d'un principe, fruit de son imagination blessée, principe qu'il ne pouvait examiner sensément; mais les conséquences qu'il en tirait étaient toutes dans les règles de la plus saine logique, de façon qu'on ne pouvait qu'être infiniment étonné de le voir sur le même fait si sage ensemble et si fou « >>. Les conceptions délirantes du délire systématisé n'ont rien du décousu de la divagation et s'enchaînent logiquement, mais le premier anneau est une idée fausse. Le rêveur paradoxal a suivi parfois la mé- thode du persécuté : majeures déraisonnables et déductions bien raisonnées. Le délirant persécuté souffre d'autant plus qu'il cherche en vain la cause d'une persécution imaginaire. « Chargé depuis quinze ans... d'indignités inouïes jusqu'ici parmi les humains >>, Rousseau demande des juges et n'en peut obtenir; toute expli- cation lui est refusée ; il recevra Mme la comtesse de Saint X, si elle s'engage à lui expliquer le mystère (XII, 2.50). 11 n'attend plus des hommes « aigris parleur propre injustice » qu'affronts, mensonges et trahisons. Néanmoins, son devoir est de tout faire a. Exemple : la lettre à Hume du 10 juillet 1TG6, où il interprète les paroles et le silence, les démarches et les intentions du traître. Le Persi- fleur est tour à tour « follement sage » et « sagement l'on ». S'il traite une matière dont le fond est raisonnable, il l'habille d'extravagances ; si le texte sur lequel il argumente est fou, il met tant d'art, d'ordre et de force dans ses raisonnements, qu'une « folie ainsi déguisée » ressemble à la sagesse. iXII, 2'J7.) 382 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU pour dissiper dans l'avenir « le délire public ». Il a écrit les Confessioîis pour se justifier; les Dialogues sont un plaidoyer par provision, car sa cause ne peut manquer d'être entendue un jour. « Le cri de la vérité percera le ciel tôt ou tard "-. » Le persécuté est quelquefois persécuteur et se venge même par l'assassinat. Rousseau est un persécuté mélancolique. « Quand on aurait formé le projet d'achever de me rendre tout à fait frénétique, on n'aurait pas pu mieux s'y prendre, et si la plus noire fureur ne s'empara pas alors de mon âme, c'est que les mou- vements de cette espèce ne sont pas dans sa nature » 1770 [14]. Ses troubles passionnels, d'abord violents à lui faire perdre « la tramontane », se sont amortis comme un mal aigu devenu chronique ; détaché de tout, même de l'espérance vis-à-vis des hommes, il se repose, résigné, en la justice divine. Les pathologistes attribuent le délire de la persécution de Rousseau à des causes diverses, orgueil, influence héréditaire fortifiée d'un tempérament névropathique, infirmité phj-sique spé- ciale (dysurie spasmodique), névropathie artério-scléreuse, etc. Incompétent dans le débat, bornons-nous à noter que les symptômes de sa manie datent de loin. En 1756-57, Mme d'Epinay lui écrit: « Mon ami... votre état me pénètre de douleur; car si vous m'eussiez dit de sang- froid tout ce qui se trouve dans vos trois lettres... non, vous êtes malade »; àGrimm: « Sa tête fer- mente, il est malheureux... il accuse jusqu'à ses amis... Il voit partout des chagrins, des dangers, des complots comme don Quichotte voyait des enchanteurs. » {Mémoires, t. II, p. 177, 320.) Né tout entier pour le tempérament, il en a subi l'influence dès que lo milieu a pu agir comme réactif. Ilypéresthésié sensuel et hypocondre de complexion, il se manifeste tel aux mains de Mlle Lambercier et de M. du Commun ; la tête de l'apprenti commençait à <( s'altérer ». Depuis l'enfance, son cœur a été consumé du « feu dévorant, mai? stérile ^^ dont brûlera l'amant a. Dans la crainte de la suppreision de=- Dialogues, il distribue des billets circulaires « A tout Français aimant t^ncore la justice et la vérité y. En lévrier 1777, il répand un Mémoire où il prie « ceux qui disposent de nos destinées de vouloir bien disposer aussi do nos personnes », et pro- pose un arrangement favorable aux intéressés et à ses persécuteurs. (XI, 102 noie, :32l, 401.) LE FANTASTIQUE 383 idéal de Julie. 11 atteint sa seizième année inquiet, mécontent de tout et de lui, « dévoré de désirs « dont il ignore l'objet, pleurant sans sujet de larmes, soupirant sans savoir de quoi; caressant tendrement ses chimères, faute de rien voir autour de lui qui les valût (VIII, 28). Aux environs de vingt-huit ans, il adresse ces vers à Mme de Fleurieu : Mes maux se comptent par mes jours, Imprudent quelquefois, persécuté toujours. Les circonstances n'ont pas changé comme il le croit, mais développé en acte ses inclinations virtuelles ; il est venu au monde avec le germe de la manie de la persécution, comme avec celui de la misanthropie. Bien plutôt que M. de Choiseul (VIII, 152), Rousseau est un « grand magicien ». Illusionniste capable de faire croire à l'existence de personnages inventés, il a exercé sa magie à ses dépens et réussi par l'imagination à se persuader qu'il était réellement l'homme de ses rêves. Pascal donne rà l'incrédule un conseil profond : Fais comme ceux qui croient et tu croiras à la fin. A force de se croire l'original vivant d'un type supposé, Rousseau s'est inoculé en idée les qualités du Rousseau imagi- naire; il est le Socrate bafoué, le Juste opprimé, le Messie méconnu. Le sujet suggestionné croit agir spontanément, alors qu'il suit une impulsion étrangère; sa personnalité est momen- tanément transformée et sa conscience à lui remplacée par une conscience d'emprunt, meilleure ou pire : le vicieux prend son vice en aversion, l'honnête homme se réveille voleur. Rousseau s'est suggestionné lui-même et ces autosuggestions, au lieu de modifier son naturel, l'ont fortifié comme double essence concen- trée. Un sujet capable de subir habituellement l'influence d'illu- sions qui mêlent à sa vie morale une sorte de fantasmagorie, est-il assuré de distinguer toujours le vrai du faux, le bien du mal? Illusions sophistiques ou morales, rêveries .< surlunaires )>, troubles névrosés, que de portes ouvertes dans le cerveau de Rousseau au fantastique} Gœthe pouvait penser à lui quand il parlait de ces « somnambules de génie » absorbés dans leur vie intérieure, « enfants favorisés ou, si l'on veut, maltraités de la nature » [i5]. 384 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU En se déclarant contre les sciences, le vainqueur de Dijon a-t-il parlé contre son sentiment? La théorie a paru si extrava- gante qu'on n'y a vu qu'un jeu soutenu « par caprice ou vanité ». La réplique de Rousseau est faible dans son ironie et sa sulitilité (V, 100). De bonnes raisons peuvent dégager la sincérité de l'auteur, mais il ne pouvait les donner. A la poursuite de nouveautés, son esprit faux l'attache à des chimères (cf chap. IV, p. 100). Pour ne ressembler à personne, il s'affuble de théories bizarres, prélude du costume arménien, et il les rumine en de longues méditations qui, loin de dissoudre l'erreur, la pétrifient. Le paradoxe pénètre jusqu'à la moelle et voilà l'excentricité du début transformée en persuasion. Une fois le rêveur coiffé de son imagination, la tète et la toque ont contracté une adhérence tenace; il ne quittera pas plus son idée qu'il n'ôte devant personne son bonnet fourré. Dites à un homme qui se croit le Grand Turc qu'il n'estpas le Grand Turc ; s'il estd'humeur placide, il sourira, vous prenant doucement en pitié. Bordes a combattu la thèse de Dijon en deux discours <( pleins d'esprit et très agréables à lire, mais il est certain qu'il ne fit en cela qu'enter son génie sur ses préjugés et donner un beau coloris aux erreurs vulgaires. » Et le détracteur des sciences et des arts ira déplorant « les erreurs vulgaires " )>, comme le délirant persécuté « le délire public ». — Le réformé hirsute de 17ol s'est travesti sans arrière-pensée ni calcul, et le patron de l'ignorance a été déraisonnable de bonne foi. Dans l'appréciation du caractère de Rousseau, le physiologiste éclaire le critique, comme en certaines causes passionnelles le rapport médical appuie l'avocat })laidant la responsabilité limitée. On peut, sans mériter pour cela d'être étouffe (IX, 82), se figurer Rousseau malhonnête homme; un exemen attentif a. — Str.-M. 1801, page 337. Endurci dans quelques-unes de ses idées systématiques, vérités démontrées à ses yeux, il n'en est pas moins sceptique à l'égard de la vérité philosophique en général. Il est attaché ii ses conceptions sans se priver de la fantaisie de les démentir. — L'idée obsédante est compatible, avec la croyance flottanto, indécise, spéciale au névrosé (chap. IV, p. 117, note 10). La stéréotypie mentale. Institut général psycliolofiique: bulletins de septembre, octobre, novembre et décembre 1901. PASSION MAUVAIS JUGE 385 détournera de cet arrêt. « Ce qui peut m'être le plus défavorable est d'être connu à demi. » — Son état pathologique Ta condamné à un. sens moral nébuleux et intermittent : absent du logis, peut- il savoir ce qui s'y passe? Tronchin relevait la charlatanerie de vertu de Jean-Jacques avec la satisfaction avouée de voir le mépris de la personne rejaillir sur les principes. La partialité est mauvaise critique. Sachons-lui gré de la beauté de ses maximes, sans méconnaître qu'en certaines complexions le sentiment intérieur qui les a dictées est susceptible d'atonie ou d'obscur- cissements. Artiste prestigieux, maître sophiste, sectaire, personne morale à éclipses, on peut donner ces qualifications à Rousseau, non celles d'homme méprisable ou de méchant, injures bénévoles d'adversaires dont l'inimitié parfois jalouse voyait dans ses écrits « une immense compilation de préceptes de vertu rédigés par un coquin ». Que ne voyaient-ils plutôt les élans sublimes de son génie, les qualités aimables ou généreuses qui. en dehors des crises maladives, le rendaient à lui-mémel En envoyant à Mme de Luxembourg la lettre du :23 décembre 1761, Malesherbes lui écrit : « A'ous y verrez le fond de son âme et ce mélange d'honnêteté, d'élévation et en même temps, de mélan- colie et quelquefois de désespoir qui fait le tourment de sa vie. mais qui a produit ses ouvrages. » « (Juand mes ennemis voudront souiller ma mémoire de leurs calomnies, on leur dira : « Comment cela pourrait-il être? Le plus honnête homme de « France (M. de Luxembourg) fut son ami (1764) ». Et au maré- chal s'uniront d'autres témoins autorisés dont il n'a point surpris l'estime et l'affection. — D'une fidélité inviolable à sa parole, discret et sûr dans le commerce ordinaire, probe et intègre jusqu'au scrupule, capable de « rompre impétueusement en visière au puissant oppresseur » en faveur du faible qu'il ne connaît même pas, d'une bonté bienfaisante dont il a partout laissé le souvenir touchant '=', Rousseau peut opposer de belle^ parties de son caractère à l'état libre aux infirmités de son naturel défléchi par l'influence pathologique [i 6]. Les médecins, a. « Seul peut-être de tous les étrangers qui jamais vécurent en Angle- terre, il a vu le peuple de Wootton pleurer à son départ. » Cf Lettres de Maie Latour, 1" novembre 1763 et 25 mars 1770. « Non ignara mali miseris succurrere disco. Je ne connais rien de si beau, de si piolond. de si tou- cbarif... que ce vers-là. » (II, 194.) 386 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J, ROUSSEAU qu'il a dénigrés dans la période de sa vie où son corps était le plus incommodé, n'ont pas eu besoin de la rétractation des dernières années pour user de clémence envers « un être essen- tiellement doux et bon, dont les défectuosités morales relevaient de la morbidité plutôt que du vice ». (D"" Régis.) « En faisant des actions de méchant, je n'étais qu'un insensé. » (X, 292.) Supposons les Confessions publiées en 1778 et connues des personnes qui y figurent; quels amis lui demeurent attachés après sa mort? Le groupe en est aminci. Ony remarque Condillac, Raynal, Buffon, Malesherbes, G. Keith, le maréchal de Luxem- bourg, Conti, de Saint-Germain, Parisot, Moultou, Dupeyrou, de Gauffecourt [17]; Mlles Galley, de Graffenried; Mmes Boy de la Tour, de Gréqui, de Chenonceaux, Latour de Franqueville et d'Houdetot. Mme de Boufflers l'a trop bien connu pour ne pas lui pardonner; Mme de Verdelin en trouverait encore la force dans son cœur. Les braves gens du peuple dont il a senti la bonté roturière «, tous les humbles qu'il a assistés, entourent sa dépouille mortelle et l'accompagnent au champ de repos par lui-même choisi. Duclos, songeant avec tristesse aux égare- - ments soupçonneux d'un ami (IX, 316), conduit le cortège. Tandis que le solitaire d'Ermenonville gagne l'Ile des Peupliers, le rossignol de Bercy le salue de ses notes mélancoliques; avec la pervenche des Charmettes, la nature champêtre qu'il a aimée, une dernière fois lui sourit. IV UUIGlNALrrÉ. LE Jc, LA NATURE, l'iDÉAL Rousseau n'a jamais bien su que ce qu'il a appiis tout seul (VllI, 83, 84). « Il n'a point fallu de maîtres à ceux que la nature destinait à faire des disciples. » (I, 19.) Il ne change pas en or, mais il singularise tout ce qu'il touche. D'autres ont pu avoir avant lui, en éducation, en politique, les mêmes idées que lui; il les a eues comme eux, il les aurait eues sans eux; et le cachet a. A Paris, on ITCiJ ol 1770, \c \n'u\>\i' avait accueilli Jean-Jacques coiiHiio l'un des siens. (Corresp. de Griiuni, l. IX, p. 1)1.) A Strasbourj:;. loiis lui lénioigiienl bienveillance et respect, » jusqu'aux derniers du peuiilc ». (XI, 2113.) GÉNIE ORIGINAT> 387 dont il les a marquées vaut un brevet d'invention. Il a des pré- décesseurs et n'a point d'ancêtres. En vain tel bénédictin (XI, 326) l'accusait de plagiats : jamais écrivain ne fut plus copieur et moins copiste». Il a propagé des vérités que Voltaire, esprit juste et mesuré sauf en un point '^j mais initiateur moins puissant, n'aurait pas conçues ou osé répandre. Rousseau affecte de ne point penser comme les hommes de son siècle : passons ce travers à qui a puisé avec succès à des sources négligées ou inconnues avant lui, mérite peu commun [i8]. Le goût de la singularité, fortifié de l'esprit de contradiction, le fait se mettre en travers du siècle en toutes ses voies. Barbare {Bnrbarus hic ego 5w/n...) jetant aune civilisation raffinée le défi de son éloquence rude, il se pose seul en face de tous. « Je ne crains point de combattre seul dans mon siècle ces maximes odieuses » (I, 65); et le génie a favorisé, sinon toujours absous, son audace altière. ... Victor cœstus artemque repono (1762). Victrix causa Diis plaçait, sed victa Catoni {ll6o). Parfois qualités et défauts se compensent. Otcz à Rousseau l'orgueil, le Titan provocateur disparaît, le lutteur est à demi désarmé'^. Pondéré comme un Bufîon, rangé comme un Despréaux, l'homme y aurait gagné, non les lettres françaises f' : elles ont a. Sans parler de ses copies professionnelles, il en a fait plusieurs dos Confessions et de VHéloïse. Il met « au net » toutes les lettres, mémoires, brouillons, etc., de 1738 à juin 1762. « de peur d'en perdre la trace ». (XI, 303.) En Dauphiné, il copie presque toute l'histoire de France de Mézeray. Il a copié pour tout le monde et n'a copié personne. b. Rousseau. — Quel dommage que l'homme ne soit plus sauvage ! — Voltaire. — Quel dommage que l'Europe soit chrétienne ! L'un voudrait marcher à quatre pattes, l'autre à reculons; le génie, lui aussi, a ses taches.- c. « Vous y chercherez en vain les restes d'un talent... ([ui ne se nourrissait peut-être que de mon mépris pour mes adversaires. » (X, 190 ) — « L'envie de jouer un rôle a corrompu son cœur ». (Voltaire à Tronchin, Annales, p. 63.) « Avec plus de vigueur et de santé, je consentirais à faire face âmes persécuteurs pour !»• bien public; mais, accablé d'infirmités et de malheurs sans exemple, je suis peu propre à jouer un rôle. » (A M. Meuron, 23 mars 1765.) Il a prouvé le contraire. d. « Il y aurait eu au xvm« siècle un bravo homme de plus, mais un grand homme de moins. » (E. Mouton.) Le bien parfois naît du mal. Dans une société tolérante établie sur les principes de l'écjuité, qu'auraient été Voltaire et Rousseau ? SS3 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU reçu de l'enfant perdu de Genève une sève et verdeur nouvelle. En retour, l'inspirateur étranger a manqué des qualités caracté- ristiques de l'esprit français. Ecarts d'imagination, ardeurs fiévreuses de sensibilité qui « extravague », je ne sais quoi « de malsain, de mal sur » (Amiel) dans les bigarrures d'un esprit juste et faux, tranchant et indécis; d'une nature brusque et enveloppée où le sans-gêne de la franchise s'amalgame avec les souplesses madrées : autant de traits qui parfois rompent le charme d'un talent incomparable. Le génie gaulois n'a pas le teint brouillé, ce qui n'est pas franc n'est pas français. Après tels morceaux de Rousseau, lisez une page de Montesquieu ou de Voltaire; ici, tout est homogène, net. limpide et donne l'impres- siond'un bain rafraîchissant. Les beautés aiguës d'une œuvre wagnérienne fatiguent; Beethoven et Bach reposent. Leur passion intense et sereine allie la profondeur germanique à la bonne santé française; eux aussi font rêver, mais de rêves exempts du malaise d'une atmosphère imprégnée d'orage. Philosophe-orateur, moraliste du sentiment naturel plutôtque du devoir, politique éclectique et violent, auteur capable d'obsti- nation systématique et de capricieuses contradictions, Rousseau est luiii d'être l'un des plus solides penseurs du xvni« siècle. Tne originalité saisissante rachète cette infériorité relative. — <( Ia\s pièces de Racine et de Molière exceptées, le/? est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que riiumilité chrétienne, n'y parlent que par on. » Rousseau n'a rien de cet esprit de Port-Royal. 11 étudie l'homme surtout dans son humeur à lui, et l'accent avec lequel il d'ûJe a séduit. les suc- cesseurs ù préférer à l'homme anonyme leur portrait. Ainsi le jnoide Rousseau scrutateur de sa nature personnelle a fait école, surtout dans les pays où l'esprit de la réforme favorisait l'indi- vidualisme. On connaît ces vers de Herder : « C'est moi-même que je veux chercher pour me trouver enfin et ne plus me perdre. Viens, Rousseau, et sois mon guide. « "19 . Le poète de Childe Harold, du Corsaire, de Manfred n'a jamais fait que l'épopée de son pro[)ro creur iTaine). Rousseau est d l'apolonisle de la iialuii' anjounriiui si défi- MINISTRE DE LA NATURE 380 gurée et si calomniée «, La nature, sous ses aspects divers, a été l'axe de sa pensée et de ses affections. Boulingrins de fin gazon, ronds, ovales, échancrés, ifs taillés en dragons, en pagodes, fruits de pierre, ornements de jardins où l'ennui a été préparé à grands frais, ferez-vou s jamais oublier la prairie émaillée au penchant du coteau et le bois sans apprêt qui la couronne? La peinture, la musique, tous les arts s'anoblissent en imitant la nature. Le théâtre sera le miroir de la vie et peindra non plus seulement les passions ou les travers des grands, mais les mou- vements du cœur des hommes de tous les ordres. « Tous les vrais modèles du goût sont dans la nature. » — La nature répudie les raffinements d'une société où tout est mode, convention, grimace. L'homme de la nature est vrai, l'homme du monde est tout entier dans son masque. Affabilité mondaine, prodigue de manières qui ne trompent personne, politesse élégante, vernis de la corruption, vertu réduite au savoir-vivre, Jean-Jacques veut partout substituer la simplicité naïve à l'artifice, la vérité à la menteuse apparence. — L'homme ne veut rien tel que le veut la nature, pas même l'homme ; il le dresse comme un cheval de manège, il le contourne à sa fantaisie, comme un arbre de son jardin. Le vrai éducateur, « ministre de la nature », consulte les aptitudes, respecte l'originalité de l'individu, s'établit tout entier sur la direction des inclinations innées ; à aucun égard il n'attache de prix aux cadres dorés. — Respectueux de la dignité du foyer domestique, il rappelle à la famille ses devoirs si doux à remplir, au citoyen ses devoirs et ses droits. La nature rejette les privilèges iniques et la dureté de cœur des grands; mère équitable, elle commande d'atténuer les inégalités en abaissant les barrières de la richesse. Prêtre de la nature, Rousseau (mora- liste et politique) s'est parfois égaré en des conceptions outrées ; ses exagérations ne lui enlèvent pas le méiite d'avoir donné une impulsion bienfaisante en France et au dehors. L'amphore de Jean-Jacques veut être maniée avec précaution, de peur de la lie; mais la liqueur en est généreuse : elle rajeunit les sens et ravigore le cœur. — « 0 nature ! ô ma mère ! me voici sous ta seule garde... » Ce cri d'attendrissement sur le lac de Bienne est celui d'une sensibilité douloureuse que la nature et son auteur ont adoucie et réconfortée. 390 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU Le Platonicien dédaignait le monde extérieur : il est ce qui n'est pas et ne réalise point la beauté parfaite ; à ses biens appa- rents, le Stoïcien préférait le seul bien véritable, la vertu; le Chrétien s'en défie comme d'un obstacle au salut; Rousseau s'en détache pour tirer de ses pensées la volupté de l'idéal : « Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité. » [20J. Mêlé aux vanités de l'étourdissement parisien, Saint-Preux revient le soir, humilié de se voir ravalé de cette K grandeur intérieure », pénétré d'une secrète tristesse, « le cœur vide et gonflé comme un ballon rempli d'air ». L'imagina- tion de Rousseau, « pleine de types de vertus, de beautés, de per- fections de toute espèce, chercherait longtemps dans le monde des sujets où il trouvât tout cela ». Il le trouve dans ses œuvres romanesques et dans des rêveries qui idéalisent la nature en poétisant la vie primitive vue à travers le prisme de la bonté originelle. Hors le seul être existant par soi, « // n'y a rien de beau que ce qui n'est pas » est un des mots qu'il a le plus répétés dans sa vie. « Qu'est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n'est... illusion? Mais ce qui est réel, ce sont les sentiments dont il nous anime pour le vrai beau qu'il nous fait aimer. » Vainement Rousseau rêve le bonheur ; tous ses rêves tournés en réalités ne le contenteraient pas ; il désirerait encore. Il sent en lui « un certain élancement de cœur vers une autre sorte de jouissance » dont il n'a pas l'idée, et pourtant il en est avide. 0 Ne cherchons point de vrais plaisirs sur la terre, car ils n'y sont pas: n'y cherchons point ces délices de l'âme dont elle a le désir et le besoin, car ils n'y sont point. Nous n'avons un sourd instinct de la plénitude du bonheur que pour sentir le vide du nôtre. » {Pensées.) « — Tout ce qui tient à l'homme se sent de la caducité; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine, et, quand l'état qui nous rend heureux durerait sans cesse, l'habitude d'en jouir nous en ôterait le goût. Si rien ne change au dehors, le cœur change ; le bonheur nous quitte, ou nous le quittons. » (Emile) «. a. '< Le tumulte du monde m'étourdissait, la solitude m'ennuyait... J'étais fêlé pourtant, bien reçu, caressé partout ; je n'avais pas un ennemi, pas un malveillant, pas un envieux... Je ne voyais personne, dans aucun état, dont le sort me parût préférable au mien. Que me manquait-il donc, pour être h(!ureux ? Je l'ignore, mais je sais que je ne l'étais pas. » (.S« Promenade.) « Mon ami, je suis trop heureux ; le bonheur m'ennuie. » (Lettre chant du Cygne; V, 41.) L'iDKAL — NATURALISME RELIGIEUX 391 Ces aspirations auxquelles l'idi'al liuuiain ne saurait suffire ont acheminé Rousseau à l'émotion divine; elles inspireront un jour un Enfant du siècle et Victor Hugo. Le pupille de Hume soupçonnait son système d'extravagance ; cherchons ailleurs le véritable esprit de Rousseau. — La nature extérieure lui révèle le Suprême ouvrier, la nature humaine lui donne la règle de la conscience et la loi d'en haut : la voix de la nature est la voix de Dieu (IV, 263). La synthèse de sa pensée philosophique et morale est un naturalisme terrestre par le respect des inclinations humaines, divin par le sentiment reli- gieux f' : pacte d'alliance entre le ciel et la terre réconciliés, « doc- trine aussi saine que simple, qui sans épicnréisme et sans cafar-^ dage ne tendait qu'au bonheur du genre humain «. Les Jésuites voulaient commander au nom de Dieu, les philosophes au nom de la nature (IX, 309). Le naturalisme religieux de Rousseau supprimait l'antagonisme en faisant respecter la nature et Dieu : haute pensée, digne des intentions bienfaisantes qu'il regrettait de n'avoir pu réaliser. V RÉPERCUSSION DE SON OEUVRE. PORTRAIT MOUVANT. IMPRESSION FINALE Admirable privilège du génie! Il frappe sa médaille d'inalté- rable métal avec un tel relief que l'effigie n'en sera plus effacée. Les générations se la passent de main en main, toujours aussi fraîche et expressive, foyer réflecteur d'idées et d'impressions nouvelles ajoutées au patrimoine commun des vérités et des pas- sions éternelles. De même la poésie, créatrice, tire des mer- veilles d'un détail, d'un rien, Trois marches de marbre rose... Elle attache pour toujours à l'imagination des hommes la ter- rasse d'Elseneur, où l'ombre du père d'Hamlet apparut une fois; a. Les romans de la philosophie passeront : « Ils sont l'ouvrage des hommes » ; la nature et lidéal, « divin modèle », ne passeront point. La science, la vérité n'ont de valeur ou de réalité qu'à la condition de pro- céder de la notion du grand Être ou d'y aboutir. — La nature et Dieu sont les guidons de ralliement de ses sentiments et de ses idées. La loi religieuse est pour lui une disposition innée. 392 LA PSYCHOLOGIE DE .T. -.T. ROUSSEAU elle entoure Thumble toit des Charmettes, qui ne s'y attendait guère, et les rochers de Meillerie d'un rayonnement envié des sites les plus magnifiques de la terre, Rousseau a exprimé le regret d'avoir peu agi sur ses contem- porains ; le déiste n'était guère écouté dans une société atteinte de « théophobie )> (J. de Maistre); le penseur a souvent étonné plutôt que converti. Mais toutes les unies sensibles ont été de son vivant touchées d'œuvres si originalement humaines et, avec le temps, Blaise-Gilles-Antoine le Cosmopolite de Palissot est devenu, par l'admiration universelle, l'homme de toutes les nations. Si l'intensité de la répercussion est le dynamomètre du génie, bien rares sont les génies comparables à celui de Rous- seau. Même viciée partiellement, la vérité reçoit de la chaleur de l'àme une vertu qui survit à la gourme, peu à peu rejetée, dos exagérations paradoxales. Après sa royauté littéraire et artistique en Europe au xvii^ siècle, la France, amoindrie politiquement depuis Ros- bach (1757), continue de régner par les idées». A son école, la philosophie devenue humanitaire accepte la qualification de cosmopolite dont Socrate ne s'était pas ému. Une communion intellectuelle s'établit entre les nations capables d'aspirations supérieures; Paris donne la main à Londres et à Berlin ''. A la fin du xvm^ siècle, la Révolution française, vulgarisatrice des droits de l'homme et du citoyen, assure à la France une hégé- monie nouvelle. Précepteur dos hommes de 89 et initiateur à des inspirations jusqu'alors pou familières à la race latine, Rousseau a contribué tout ensemble à la confraternité des littératures européennes et à la suprématie de la France dans le domaine de la pensée politique et sociale. — Comme écrivain, il a rajeuni les Lettres françaises, et beaucoup de ses contemporains auraient pu lui dire, avec le mathématicien Clairaut, que sa lecture avait réchauffé leur vieille ûme. Poursuivi de son vivant par les puis- a. « Dans la gucne si malheureuse donl ils soi'tent (Rosbach), j'ai vu leurs auteurs et leurs philosophes soutenir la gloire du nom Iraneais ternie par leurs guerriers » (VIII, i:iO). b. Jean-Jacques Rousseau et les Origines du cosmopolitisme littéraire. par J. Texte, 189j. Le croyant de la philosophie au xviii'-' siècle l'ait le pèle- rinage oljligatoire de Londres. CONCLUSION '^93 sances établies, il continue d'être discuté dans notre pays. Vénéré ailleurs comme un martyr, il a presque reçu d'adeptes étrangers le culte dont la Profession de foi lui semblait digne [21]. Dans l'éducateur, le pbilosopbe, le politique, nous avons considéré Ihomme, puis examiné les manifestations variées de son tempérament intellectuel et moral ». La psychologie de Rousseau a été notre 111 conducteur dans le cours d'une étude sinueuse et entre-croisée comme sa nature, image de ces jardins (IV, 334) dont les tours et les détours obligent à se promener en zigzag. Toutefois, de ces contours étroits, se détachent des allées faciles à suivre ; il y a des points saillants dans la phrénologie de Rousseau. Quand ces forces, éléments de qualités et de défauts selon leur degré d'intensité, ne sont pas en excès, elles laissent en équilibre une haute raison, trop sensible le plus souvent aux chocs extérieurs. « J'aimerais mieux être ignoré de tout le genre humain que d'être regardé comme un homme ordinaire. » Quittez ce souci, Jean-Jacques. Singulier dans son costume, ses idées, sa vie, le citoyen de Genève a une saveur que les fruits des jardins ni les baies des forêts n'ont pas encore renouvelée. Les couleurs du prisme réunies donnent une couleur unique et franche ; les qua- lités de Rousseau, nature non limpide comme la lumière du jour, forment un faisceau bariolé dont l'aspect d'ensemble est celui d'une grisaille indécise, demi-obscure. Il a eu l'extérieur d'un gentilhomme, d'un campagnard, d'un artisan ^, certains dédains d'aristocrate et les goûts plébéiens «, le langage de Platon et l'accent de Diogène. Poète ému et sophiste insidieux, philo- sophe à système, se défiant de ses « chimériques idées », il raille la raison, son arme la plus puissante après la passion. Il laisse a. Un biographe vigilant, H. Beaudoin, s'est attaché aux pas de Rousseau dans toutes les périodes de sa vie; nous avons essayé de le suivre dans ses sentiments et ses pensées. b. Peintres et sculpteurs lui donnent des expressions différentes. Le Promeneur solitaire, dont l'image adoptée par la Société Jean-Jacques Rousseau, a été délicatement interprétée par M. Eugène Rilter {Annales, p, 22), a une physionomie qui peut rallier les dissidents, c. Il sent comme le peuple et il pense en original: rarement de l'avis des autres, non constamment du sien. 394 LA PSYCHOLOGIE DE J.-J. ROUSSEAU des fantaisies excentriques, feux follets éphémères, voltiger autour d'un monument de marbre impérissable. Il s'exhibe sans se dévoiler. Simple et « primitif «, nul, dans un siècle perdu de civilisation, n'a pu le bien connaître. Les Confessions, « labyrinthe obscur )\ mais œuvre « véridique », lèveront l'incognito. Positif et extatique, impulsif capable de calculs avisés, sauvage séduisant, âme de cire molle aux impres- sions du dehors ou d'un bronze sur lequel tout glisse, il est le rendez-vous favori des contraires. Il a connu l'amour séraphique ou enflammé de convoitise, l'amitié impérieuse et fantasque ou attendrie d'effusions exquises». Ses ressentiments maladifs répu- diaient l'espèce humaine, et sa bonté naturelle, la « douceur très méritoire » des heureux du monde « à supporter les malheurs d'autrui ». 11 pardonnait les bienfaits moins facilement que les injures; il a prêché la paix et semé la tempête. En haine des riches, il tend à les dépouiller, et, sans être riche, il se dépouille en faveur des nécessiteux. Respectueux des lois établies, il édicté la loi de nature qui les ruine toutes ; avec tous les égards dus aux locataires, il a mis le feu à la maison. Pros- terné devant l'Être suprême, il se relève invectivant ses minis- tres ; pour en faire tomber les chenilles, il secoue l'arbre de la religion jusqu'à l'ébranler. — Ainsi se meut sous des aspects différents un homme qui fut extraordinaire sans en être plus grand, ni plus heureux. La transcendance des facultés n'est pas la marque la plus insigne de l'excellence humaine ; et, sans le contrepoids d'une volonté énergique, le tempérament fait peser sa tyrannie sur notre destinée ''. Névrosé sensitif, d'une complexion unique jusqu'ici, âme nettement cassée en deux par l'idée et l'acte, V Achille et le Ther- site; esprit assujetti au mécanisme d'un cerveau étrange; organe également éclatant d'erreur et de vérité ''•, dans ses œuvres éton a. « J'espère qu'à ma dernière heure, le scrutateur des cœurs ne trouvera dans le mien que la justice et l'amitié. » (1765.) b. « Milord, les malheureux sont malheureux partout. En France, on les décrète; en Suisse, on les lapide; en Angleterre, on les déshonore. » Malheureux surtout, ceux chez qui le sentiment du vrai et du bien est mal sûr. c. Une idée fausse (la bonté originelle) est la génératrice de son système ; une idée vraie (le rappel à la nature) est celle de sa doctrine. CONCLUSION 395 nantes digne d'admiration, dans sa vie orageuse et parfois amorale digne de compassion, Rousseau, justiciable de la psychologie pathologique autant que de la critique littéraire, a plus d'un titre à l'indulgence dont il donnait l'exemple à l'égard des écri- vains «. Entraînant par l'éloquence, profond par la sensibilité, il a remué mieux que nul autre plusieurs bonnes fibres de Tâme humaine. La poésie de ses rêveries nous ravit avec lui aux sphères célestes ; moraliste et politique, il puise sa plus grande énergie communicative dans la revendication des droits de la nature. La cognée de l'auteur d'Emile a ébranlé des supersti- tions, abattu des préjugés; ses aspirations profanes et religieuses peuvent se ramener à une seule, la justice : au nom de la justice, Rousseau réclame de Dieu la vie future et des hommes l'égalité. Puisqu'il n'a pas la bonne fortune de compter parmi les rares élus devant qui tous s'inclinent, sacrifions la sympathie ou l'an- tipathie à l'équité. Juge de son être moral, il se frappe la poitrine la tête haute ; en s'accusant, il se glorifie. Soyons pour lui plus modestes : respectons le. Sans défense contre ses passions, il fut courageux vis-à-vis des hommes dans la pensée de leur être utile, et il a chèrement payé l'auréole de génie qui le protège. a. « Il faut, » disait-il, « leur savoir gré des pages où l'on a trouvé plaisir ou instruction et passer sur le reste. » Que ne peut-on passer sur les con- séquences tirées par certains disciples ! 396 NOTES COMPLÉMENTAIRES NOTES COMPLÉMENTAIRES 1. — « La voix du peuple est la voix de Dieu. » (III, 281, 282.) « La volonté générale est... la règle du juste et de l'injuste. » (Ne traitons pas de vol la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone pour gagner leur frugal repas : proposition dans le goût d'Helvétius identifiant la législation et la morale.) « Ce grand et lumineux principe » a» été développé par Dide- rot à \'a.riic\e Droit de V Encyclopédie, Sinquel Rousseau a dû contribuer. En voici l'essence : Personne ne m'est plus cher que je me le suis à moi- même; je veux être heureux, même au prix du malheur d'autrui; c'est la voix de la nature. — Que répondre à ce raisonneur violent avant de l'étouffer? L'individu n'a pas le droit de décider de la nature du juste et de l'injuste ; au seul genre humain appartient cette décision, parce que le bien de tous est la seule passion qu'il ait. La volonté générale est tou- jours bonne; elle n'a jamais trompé et ne trompera jamais. Pour enseigner à son élève « les principes du bien et du mal », Rous- seau s'adresse à Puffendorff. 11 rapproche la morale du droit naturel (III, 44), s'il ne les identifie. Le Supplément au Voyage de Bougainville renferme plusieurs idées communes à Diderot et à Rousseau. Vanité dos institutions des civilisés : l'homme, le citoyen, le religieux, « trois codes qui n'ont jamais été d'accord » : barbarie de nos lois sur le mariage indissoluble. « Il existait un homme naturel; on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel, et il s'est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tan- tôt l'homme naturel est le plus fort, tantôt il est terrassé par l'homme moral et artificiel, et dans l'un et l'autre cas le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue... etc. » -- Faut-il civiliser l'homme? Oui, si vous vous proposez d'en être le tyran. 2. — « La terre absorbe également le vice et la vertu; il faut être heu- reux par la pente de sa nature : voilà toute ma morale. » (Diderot.) Rous- seau, à qui cette morale intérieure avait donné « terriblement h penser », n'en a point pratiqué d'autre. Il a foi dans ses penchants. « Le principe fondamental de toute morale est que l'homme est un être naturellement bon. aimant la justice et l'ordre... » (III, 64.) Comme Helvétius, Diderot valait mieux que telles de ses pensées: l'article Juste, dans V Encyclopédie, cor- rige le trait ci-dessus de ses Tablettes. Mme de Vercellis faisait du bien aux malheureux pour faii'c le bien en soi, plutôt que par une véritable comniiséi'ation (VIII, l(i) ; « âme élevée et forte », mais peu sensible, défaut qui chagrinait Rousseau, — Le précep- eur d'Emile s'engage avec lui dans un pas scabreux. Livre IV. c ... Quoi t>V CHAPITRE xii 397 qu'il arrive, je l'arracherai plus aisément aux femmes qu'à toi. » (II, 307.) Saint-Preux à Julie : « ... N'as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature?... La chaîne qui nous lie est légitime. » Julie à Saint-Preux : X C'est en vain qu'une voix mensongère murmure au fond de mon âme... Nature, ô douce nature, reprends tous tes droits ! » 3. — Sa pénétration est naturellement « très mousse » ; de même son sens moral. 11 a besoin d'être dirigé. Il n'a pas fait de sottises tant qu'il a été « sous les yeux de maman ». « Elle me conduisait et me conduisait tou- jours bien. » Il faut que Mlles Galley et de GraCfenried l'éclairent sur Vcnture pour qu'il voie un moment le personnage avec moins de plaisir. II a appris de lui « les paroles infâmes » à l'aide desquelles il se rappelle l'air du menuet, triomphe du concert de Treytorens. Le précepteur d'Emile a bronché sur la conscience: il attend la douzième année pour l'éveiller en lui. Emile à quinze ans n'est pas mûr pour recevoir la notion de Dieu, ni à dix-huit pour savoir qu'il a une âme. — Jean-Jacques fait l'homme plus bète qu'il n'est, à dessein de le rapprocher de son type, le sauvage. « L'une des acquisitions de l'homme, et même des plus lentes, est la raison, etc. » (III, 75.) « Les hommes dis- persés parmi eux (les animaux) observent, imitent leur industrie et s'élèvent ainsi jusqu'à l'instinct dos bêtes » (I, 85). pour le dépasser bien- tôt, il est vrai (I, 89). Rousseau donnerait plus de lumières naturelles au sens moral, si le sien n'en avait manqué assez souvent. « L'absence d'édu- cation morale avait prolongé l'enfance de son esprit au delà du terme ordinaire. » George Sand explique ainsi l'abandon de ses enfants, dont il a cru être le bienfaiteur. (X, 64, 65.) — Rousseau veut que les enfants restent enfants sans usurper^ à leur détriment, les qualités de l'âge mûr. Polisson dans ses jeunes années, selon la nature, à quel âge a-t-il eu la sagesse d'un homme solidement équilibré? L'enfant prodige, chose rare, est devenu un homme de génie, mais la complexion qui lui a donné le génie a produit des lacunes : hypertrophie d'un côté, atrophie de l'autre. 4. — « On peut nuire innocemment. » Si la faute est involontaire, on ne la doit point punir. L'auteur des Lettres de la montagne, animé d'in- tentions « pures », a voulu défendre la religion, la liberté, la justice (III, 117, 121). — En se disculpant aux dépens de Marion, Rousseau ne songeait pas à lui nuire. — Le chasseur abat la pièce de gibier sans s'inspirer de l'intention de lui faire du mal. « La longue inhabitude de résister peut même amollir leurs âmes au point de faire le mal par faiblesse... Lccrime même neleurcstpas étranger... mais l'expresse volonté de nuire, la haine envenimée... y sont inconnue.-^. Trop souvent on y voit des coupables, jamais on n'y voit un méchant. 0 (IX, 109.) Quoi qu'en pense Dupeyrou, il n'a pas mis de « méchanceté « dans sa lettre du 10 juillet à Hume : quel mal pouvait-elle luifaire, « n'étant vue que de lui seul »? « Elle est, j'ose le dire, un prodige de force d'âme et de modération, a (A Dupeyrou, 8 janvier 1767.) c Pour du mal, il n'en est entré dans ma volonté de ma vie et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. »(&'' Promenade. \ Il peut donc s'estimer le meilleur des hommes. — Les Promenades reprennent « l'examen sévère et sincère » des Confessions; il s'y dépoint ' sans adresse, sans art, sans dissimulation, sans prudence, franc, ouvert, impatient, emporté », qualités parmi lesquelles la critique doit faire un choix (IX, 372, 329, 3i'7). 398 NOTES COMPLÉMENTAIRES 5. — IX, 397. « Étant un jour abordé par deux personnes à la fois, avec l'une desquelles j'avais accoutumé d'être yai jusqu'à la folio, ci plus téné- breux qu'Heraclite avec l'autre, je lue sentis si puissamment agité que je fus contraint de les quitter brusquement, de peur que le contraste des passions opposées ne me fit tomber en syncope. » (XII, 297.) « Un malveillant que je rencontre sulfit pour me bouleverser : tout ce que je puis faire en pareil cas est d'oublier bien vite et de fuir. « — L'effroi agit fortement sur sa machine, i Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles... Le moment où l'effroi me suggéra le projet de fuir... » (VIII, 28^ 30.) « Je sortis rapide- ment de l'église. .. et me livrant à mon agitation, je courus tout le reste du jour, errant de toutes parts, sans savoir ni où j'étais, ni où j'allais, etc. » (IX, 318.) Il fuit de même les devoirs cruels. — Rousseau n'a pu se maîtriser au moment du mensonge; mais le lendemain, alors que l'état violent ne subsistait plus, le sens moral réveillé aurait dû corriger l'aber- ration de l'instinct. La faute, d'abord à demi involontaire, est devenue inexcusable. A Bossey, l'amour-propre lui avait donné du courage contre les ténèbres de la nuit (U, 106) ; il lui a fait commettre ici une lâcheté. 6. — Ton solennel et th'àtral: «époque terrible et fatale, etc.. ». (VI II, 299.) « Qui que vous soyez qui voulez connaître un homme, osez lire, etc. » (VIII, 227.) L'auteur de V Inégalité se suppose dans le Lycée d'Athènes, « ayant le genre humain pour auditeur ». « En entrant sur le territoire de Berne... je me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre et m'écriai dans mon transport : « Ciel, protecteur de la vertu, je le loue, je touche une « terre de liberté! » En 17Gu, il qualifiera les Suisses de « peuple inhospita- lier » : on lui aurait volontiers mesuré l'air à la pinte, à la condition de la payer bien cher,* « pays d'iniquité », « terre homicide ». — Boursoullure déclamatoire : « Nous ne pouvons plus nous passer de manger des hommes... C'est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. « (Emile.) — Cf chap. III, p. 90, note 17. y. — Le sentiment de l'égalité « produit bien plus d'orages que l'amour de la liberté et fait naître... des événements d'une plus terrible nature ». « ... Dans sa grandeur comme dans sa petitesse, (ce sentiment) se peint à chaque ligne des écrits de Rousseau et s'empare de l'homme tout entier par les vertus comme par les vices de sa nature. » Mme de Staël, De la littéj'ature considérée dans ses rapports avec lès institutions sociales. Charpentier, 1887, p. 256. 8. _ „ Puisqu'elles sont faites (les sottises), il ne me reste qu'à les expier et à lâcher d'en obtenir le pardon, que je vous demande par la commisération due à mon état. » (XII, 203.) Auprès de Conway (XII, 16), il rejetlc les plaintes indiscrètes qui lui sont écliappiM's. sur son « humeur aigrie, portée à la déliance et aux ombrages par des malheurs conlinuels ». La lettre à Duchesne (22 décembre 1761) expiime un repentir sincère, mais discuteur; il bat en retraite en escarmouchant. Hume, bienveillant jusqu'à la lettre outrageante du 23 juin 1766. écrivait le 2 mai que ses « accès de spleen donnent parfois à sa conduite un air de bizarrerie et deviolencc qui ne lui sont pas naturels ». — « Ses inconséquences, ses aspérités, ses méprises involontaires et la plupart des reproches qu'on lui a faits, tom- beront dans l'oubli ou n'inspireront que de la pitié : ce qu'il eut de bon, de grand et de sublime (dans ses œuvres immortelles) vivra dans la mémoire des hommes. » (Dusaulx.) DU CHAPITRE XII ^OiJ 9. — Entre autres, D' Mercier, Explication de la maladie de Rous- seau et de l'influence qu'elle a eue sur son caractère et ses écrits, 1859. in-S"; — A. Espiuas, Le Système de Jean-Jacques Rousseau, Revue Interna- tionale de l'enseignement, 189G; — Cabanes, Le Cabinet secret de l'histoire, 3' série, Paris, 1898 : — D"^ Ciiatelain, La Folie de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1890; — Chronique médicale, 1900, Étude médicale sur Jean- Jacques Rousseau, par le D'' Régis. 10. — VIII, 61. — Pessimiste et misanthrope de tempérament, sauvage et farouche dès la treizième année, il n'en est pas moins dévoré du « besoin » d'aimer et d'être aimé ; il voudrait avoir « deux âmes » pour aimer double : sorte de philiomanie ; sensualité de l'àme. aussi impérieuse que l'autre en lui et plus difficile à satisfaire, si l'imagination n'offrait le supplément. — Erotomanie : crudité naïve de ses moralités; Hélo'ise, 2" par- tie, 1. 13; souvenirs de YEmile, II, 307. Le jour du mariage, en écoutant le précepteur, « Sophie, honteuse, tient son éventail sur ses yeux » . Le sur- lendemain, nouvelle homélie. «J'insiste impitoyablement»; il y trouve du plaisir. Une influence pathologique aphrodisiaqi^b explique ici le défaut de délicatesse. Rousseau, jamais graveleux, s'élève contre les indécences grossières ou finement voilées de la comédie (I, 207, 208). Ses gravités malséantes lui font pei'dre une paitie de son avantage (II, 449). — L'ad- versaire des spectacles rappelle, à l'appui de sa thèse, que le patricien Manilius fut chassé du sénat « pour avoir donné un baiser à sa femme en présence de sa fille ». 11. — « Soit tempérament, soit habitude d'être malheureux, je porte en moi une source de tristesse dont je ne saurais bien démêler l'origine. J'ai presque toujours vécu dans la solitude, longtemps infirme et languis- sant, considérant la fin de ma courte vie comme l'objet le plus voisin; un vif degré de sensibilité dans une âme qui n'a jamais été ouverte qu'à la douleur, portant continuellement dans mon sein et mes propres peines et celles de tout ce qui m'était ciier. » (Mémoire Dupin, 1749.) — Sa « grande maladie » de 1736 (VIIL 1^)^. 1<^2) et les effets de sa chute à Ménilmontant sont à noter (IX. 332). Indications sur ses maladies, XII, 133, 134, 130; Lettres inédites de Jean-Jacques Rousseau, correspondance avec Mme Boy de La Tour, 1892, passim. — « Depuis que j'ai perdu le sommeil (1730), je l'ai peu regretté ; l'oisiveté me suffit et, pouivu que je ne fasse rien, j'aime encore mieux rêver éveillé qu'en songe. » Il dit à Hume qu'il ne veut plus écrire et « n'aurait jamais écrit du tout, s'il avait pu dormir la nuit ». Hume, à Blair, 2.^ mars 1760. 12. — La timiditi'" est une des formes de l'émotivili'- iiihibitice. En public, il reste court, phobie verbale. Au bosquet de la Cascade, le mot du charretier provoque un éclat de rire qui achève de paralyser l'amoureux. Il ne savait pas trouver le mot juste au moment voulu. En présence de Zulietta, « le dégoût n'avait point de part à ce rapt ». L'obsession peut être impulsive; fugues, droziiomanie, cleptomanie, exhibitionnisme (D^ Régis). i3. — V Inégalité [\, 110, 130) préconise une période intermédiaire entre le pur état de nature et la civilisation, où l'homme, grand enfant à peine effleuré de la culture sociale, était heureux par son enfance même. Jean- Jacques se représente comme un spécimen de ce premier âge, assimila- tion fondée à quelques égards. La réflexion, la conscience sont débiles en lui comme dans l'enfant : il est le fils d'une civilisation dont l'intensité 400 NOTES COMPLÉMENTAIRES peut produire, en certains individus, les mêmes effets que le défaut de culture. Les lacunes du jugement et du sens moral caractérisent les incomplets, dégénérés par névropathie : c'est l'homme revenu par régres- sion à l'état primitif (D'' Châtelain). Rousseau se qualifie de primitif, dans une tout autre pensée. Il y a des dégénérés supérieurs que les décadents déliquescents se garderont de traiter en confrères. Père dénaturé, ou trop naturel, le chat tue les petits dont il est l'au- teur, pour affranchir la chatte des soins maternels qui la détournent de lui. — Bulletin de l'Institut général psychologique, mars-avril 1905, p. 16b. Psychologie zoologique; une voleuse d'enfants chez les rats. « Historien de la nature », Rousseau voit l'homme vrai dans le demi- sauvage, alors qu'il faut le définir dans l'épanouissement normal de ses facultés. Politique, il voudrait pouvoir rétrograder à une phase transi- toire de la jeune humanité ; il s'égare en divers sens (I, 52, 62, 94, 148), par suite d'un faux départ. Les Platon et les Xénocrate, ses « maîtres » (L 8i), n'auraient pas plus couronné V Inégalité que les juges de Dijon. 14. — Dans les premiers temps, c'étaient des explosions de fureur: plus tard, « occupé de fleurs, d'étamines, d'enfantillages », livré à ses douces rêveries, ou rendu au paradis terrestre de la campagne, « au milieu de la verdure... je goûte un plaisir intense aussi vif que si j'étais le plus heureux des mortels » (8° Promenade). « Moi, le plus sensible des êtres,... sans combats, sans efforts sur moi-même, je me vois presque avec indiffé- rence dans un état dont nul autre homme peut-être ne supporterait l'aspect sans effroi », au milieu d'une génération « frénétique ». « Je n'ai pas mérité mon sort, cela me suffit. » 11 compte sur le temps, « défenseur dont les opérations sont lentes, mais sûres; je les attends ». « Je me fie à la Provi- dence... et je me tais » (1766) (XI, 388). A cette date, il poursuit la rédaction des Confessions ; elles seront ses Châtiments. Ses ennemis les l'edoulent : « Leur conscience agitée alarme leur tête et leur persuade toujours que j'écris. » (1767.) Ces mémoires, appelés à faire la lumière sur ses persécu- teurs et source nouvelle de persécution, l'ont fait chasser de Suisse (IX, .^7) et retenir prisonnier d'État en Angleterre. — Que n'a-t-il un Bayard pour le défendre ! (A de Belloy, 19 février et 12 mars 1770.) i5. — « Rousseau était trop régi par ses sens et son imagination pour que le jeu et la liberté de ses facultés intellectuelles ne se ressentissent pas de cette domination. » (D'Escherny.) La proximité d'un puissant foyer d'électricité fausse le chronomètre. — Rousseau névrosé croit à ce qu'il dit comme il croit à une insomnie après un profond sommeil, comme il a une conscience incertaine de la manière dont il a passé la nuit. Souvent il croit qu'il croit, sans donner à l'objet de sa croyance l'adhésion solide d'une réflexion maîtresse d'elle-même. — 11 se métamorphose à ses yeux par l'ima gination et aux nôtres par l'imagination etla feinte. L'état fictif (Y 111,21) ou il 3e place en ses rêveries le rend heureux ; la physionomie fictive qu'il offre parfois au lecteur le flatte sans nous faire illusion. Le romancier de l'Héloise « doute qu'on se puisse contrefaite à ce point ». (IV. 16.) La plume et la natuie de Rousseau sont capables des contrefaçons les plus fortes, grâce à une imagination qui transforme, transpose complètement son être. Il a des mouvements de jalousie aussi violents auprès de Julie que jiour Mlle de Iheil. Voir 2« préface A'Iléloïse (IV, 6, 7). iG. — Grimm voit un « horrible système »(lanssalellre du 11) octobre 17o7. « Comme si un homme loiijnur-: livri' ;i remiior'ieiiieril de ses passions, t)U CHAPITRE XIl 401 cfui heureusement ne sont pas d'un méchant, pouvait jamais avoir de système »! * (A Mme d'Houdetot, 4 novembre 17b7, BufTcnoir.) « Rousseau n'est pas méchant par système ; c'est un orateur éloquent, la première dupe de ses sophismes. » (Diderot, t. II, p. 412.) « Vous n'êtes pas cruel... vous ôtes malade. » (Dusaulx.) Jamais, en douze ans, Corancez ne l'a entendu dire du mal de per- sonne, ni rien d'injurieux contre ses ennemis. Auprès de Corancez, d'Alerabert, qui peut-être croyait au suicide, parlait de Rousseau avec larmes et regret de lui avoir suscité des tracasseries. — Bernardin de Saint- Pierre, Essai sur Jean-Jacques Rousseau, cite des traits de sa délicatesse et de sa probité « supérieure » à son génie. Cf à d'Ivernois (7 janvier 1765, XI, 195). Il se refuse à profiter de la franchise postale des fermiers géné- raux (X, 1S5), et veut préserver d'une « duperie » les acheteurs de livres à lui, achetés « magnifiquement sur les quais r> (XI, 423). Il désapprouvait les nouvelles éditions. Si l'on ajoute ou retranche à un ouvrage, on trompe le libraire et les acheteurs de la première édition par ce changement. L'exagération des scrupules est un des traits de la névropathic. — Le D"" Châ- telain, aliéniste, fait le portrait du névropathe et du même coup celui de Rousseau : « Au moral, émotivité excessive, impressionnabilité maladive, exagération de tous les sentiments qui, très versatiles, oscillent constam- ment entre les extrêmes; sympathies ou antipathies non suffisamment motivées; bizarreries, inconséquences, puérilités; entêtement et faiblesse de volonté; imagination parfois très vive et lacunes de jugement; dispro- portion entre les aspirations et les actes; phases d'excitation et de dépres- sion ; défectuosité du sens moral. » 17. — Mémoire bonne à conserver « pour l'honneur do l'espèce humaine » ; « mort sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme! » (VIII, loi, 152.) Ces éloges témoignent qu'il lui a pardonné l'incident du voyage de Lyon, en 1754 ; son imagination l'a peut-être exagéré en 1766. — Les abbés Gaime et Gatier suivent le cortège d'un regard sympathique, non blessés de la franchise du Vicaire savoyard. — Didon, aux champs Élysées, répond aux excuses d'Énée par des regards et un silence courroucés (Enéide, VI, 466). Quel accueil Mme de Warens fera-t-elle au fils d'Isaac prenant place à ses côtés? 18. — « Que d'écrivains et que d'ouvrages dérivent de notre Rous- * Rousseau abuse ici du mot système qui, dans la pensée de Grimm, signifie arguments de justification (X, 168). — Il use des contrastes de sa nature pour se justifier des imputations du « sot public » et de ses adversaires. Ils se réfutent eux-mêmes on formulant sur lui des jugemonfs contradictoires. Ses qualités réelles excluent colles qu'on lui prête. A Diderot, 2 mars 1758 : « Je suis emporté dans la colère et souvent étourdi de sang-froid » ; « Un fourbe a de l'adresse et du sang-froid ». (X, 184.) — Moi! un hypocrite? «J'ai suscité contre moi tous les partis » en soutenant ouvertement « la cause de Dieu et de l'humanité ». Lettre à M. de Beaumont, III, 85. — Il allègue volontiers en sa faveur la simplicité naïve de ses goûts, la douceur de ses penchants. Est-il vraisemblable, en effet, qu'un grand enfant qui joue à l'oie et s'amuse à des herbes sur la cage de ses oiseaux, ait l'étotle d'un esprit aigu ou d'un passionné violent? Le botaniste est bon enfant Avec sa boîte de fer -blanc. 26 402 NOTES COMPLÉMENTAIRES seau! Je retrouvais les points d'attache de Chateaubriand, Lamennais, Proudhon... Il est un ancêtre en tout : il a créé le voyage à pied avant Toptfer, la rêverie avant René, la botanique littéraire avant George Sand, le culte de la nature avant Bernardin de Saint-Pierre, la théorie démocra- tique avant la Révolution de 1789, la discussion politique et la discussion théologique avant Mirabeau et Renan, la pédagogie avant Pestalozzi, la peinture des Alpes (?) avant de Saussure : il a mis la musique à la mode et éveillé le goût des confessions au public : il a fait un nouveau style fran- çais, le style serré, châtié, dense, passionné... Rien de Rousseau ne s'est perdu et personne n'a intlué plus que lui sur la Révolution française, puis- qu'il en fut le demi-dieu de Necker à Bonaparte, et personne plus que lui sur le xix» siècle, puisque Byron, Chateaubriand, Mme de Staël, George Sand dérivent de lui. » (H. Amiel, Journal intime.) Avec « fort peu de capacité pour l'étude », il a voulu d'abord, en lisant les auteurs, se faire un magasin d'idées vraies ou fausses, en attendant que sa tête lut assez bien fournie pour pouvoir comparer et choisir. Il a com- mencé tard à mettre en exercice sa faculté judiciaire, et quand il a publié ses propres idées, on ne l'a pas accusé d'être un disciple servile jurant in verba magist7'i iXlll.iGÎ)). Rousseau a exagéré son autodidactie auprès de Hume : « Il a lu très peu... vu très peu... il a réfléchi. Il a étudié très peu et il n'a pas beaucoup de savoir. Il a seulement senti. » (Hume à Blair, 1766.) ig. — Schiller, Ode à Rousseau, œuvre de jeunesse. — « ... Socrate a péri par des sophistes; Rousseau souffre, Rousseau meurt par des chré- tiens, Rousseau qui des chrétiens veut faire des honmies. » — « Tu n'étais pas fait pour cette terre... Tu fus trop honnête pour elle, trop grand... trop humble peut-être... Rousseau, retourne chez toi, chez les anges tes frères, d'entre lesquels tu t'es échappé. » (Traduction Régnier.) — Encensé par les uns, poursuivi par les autres dune lapidation plus passionnée que celle de Motiers... il ne suffît pas, pour se défaire de Rousseau, de lui jeter la pierre, il faut compter avec lui. 20. — Deux courants contraires se heurtent dans V Emile. Le Vicaire savoyard parle de la chasteté en homme plutôt qu'en prêtre : combattre la nature, c'est l'ofTenser (II, 237). Rousseau, poète idéal, la célèbre avec ivresse. « La chasteté doit être surtout une vertu délicieuse pour une belle femme qui a quelque élévation dans l'àme. Tandis qu'elle voit toute la terre à ses pieds, elle triomphe de tout et d'-elle-même... Les sentiments tendres et jaloux, mais toujours respectueux des deux sexes, l'estime universelle et la sienne propre, lui payent sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques instants... Quelle jouissance pour une âme noble que l'orgueil de la vertu jointe à la beauté ! Réalisez une héroïne de roman, elle goûtera des voluptés plus exquises que les Laïs et les Gléopàtre, et quand sa beauté ne sera plus, sa gloire et ses plaisirs resteront encore ; elle seule saura jouir du passé. » (II, 363.) Rousseau détruit l'effet de son hymne à la chasteté par ce retour indiscret à la nature : « Il sera toujours grand et beau de régner sur soi, fût-ce pour obéir à des opinions fantas- tiques. » Moins fâcheuse est la chute du sonnet d'Orontc. — Toute sa vie, il a oscillé d'un pôle a l'autre, entre Mlle de Vulson et Mlle Goton, sa hardie petite maîtresse d'école ; il a même éprouvé à la fois ces deux amours si différents (VIII, 17). — Mieux fait pour s'accommoder des Dryades que des Zulietta, il passe volontiers des transports ('lotique? aux ravissements ('thérés. " Hommes sensuels, corps >ans âmes, ih (Emile el Sophie) connai- DU CHAPITRE XII 403 tront un jour vos plaisirs et regretteront toute leur vie l'heureux temps où ils se les sont refusés. » Cf 1" Dialogue (IX, 119), peinture vive de l'amour libertin opposé aux tendresses de VHéloïse dont la lecture le « jette dans les plus angéliques extases ». Gœthe était blessé du conflit de l'idéal et de la sensualité dans Pygma- lion. « Petit ouvrage qui fit une grande sensation... production étrange... Nous voyons un artiste qui a produit une œuvre parfaite et qui ne se trouve pas satisfait d'avoir présenté, selon les règles de l'art, son idée et de lui avoir donné une vie supérieure : non, il faut qu'elle descende jusqu'à lui dans la vie terrestre ; ce que l'esprit et la main ont produit de plus sublime, il veut le détruire par l'acte le plus vulgaire de la sensualité. » (Mémoires, t. VIII, p. 424.) 2 1. — Rousseau a exercé une séduction immédiate sur les Allemands. Lessing fait son éloge, dés 1751, à l'occasion du Discours de Dijon; Kant éprouve pour lui une admiration qu'il fait partager à Herder, et Herder communique son enthousiasme à Gœthe. Tous les rénovateurs de la poésie allemande, en 1768, les plus grands comme plus tard les plus médiocres, ne jurent que par Rousseau. La réaction contre les classiques français prédisposait la nouvelle Allemagne en faveur de l'auteur genevois, mais surtout, Rousseau oft'rait aux aspirations allemandes, dans la réforme de la philosophie et des croyances religieuses, de l'histoire, de l'éducation, de l'état social, une formule attirante : le retour à la nature, l'affranchisse- ment de toute convention ou tradition de préjugé. De là son prestige extraordinaire en Allemagne. Les uns ont appliqué ses idées à la réforme de la poésie, des sciences religieuses et historiques (Herder); d'autres à celle du droit, de l'éducation (Bascdow); d'autres, comme Schiller, ont écrit des drames à thèse tendant à la transformation de la société: tous ont pour mot d'ordre la Nature. — Par beaucoup de côtés il y a des affinités marquées entre les Allemands et Rousseau. Sa religiosité, son caractère prononcé de sentimentalité, de rêverie parfois mystique, son apparente naïveté, .son ton de gravité si diffèrent de la légèreté et du persitlage vol- tairien, par-dessus tout son admiration des beautés de la nature, devaient le rendre populaire en Allemagne. L'homme qui parlait avec une si vraie émotion des sites agrestes, de la vie champêtre, du charme des voyages à pied, avait quelque chose d'allemand. Hettner, l'historien de la littérature allemande au xviri« siècle, a marqué fortement l'influence de Rousseau en Allemagne et en particulier sur Herder. Cf Herder et la Renaissance littéraire en Allemagne au XVI II" siècle, par .Joret ; 6« Conférence du cen- tenaire de Rousseau, par Marc Monnier, p. 271. Quand un caractère original est mis en relief par le génie, l'apparition dans notre espèce d'un individu nouveau séduit au désir de multiplier un type inédit de la vieille humanité. En dépit dos émules, Rousseau est resté une édition princeps et dernière. — Importance de l'individuel, Gœthe, Œuvres, traduction Porchat, t. X, p. 370. Influence de Rousseau sur le romantisme, Brunetière, Manuel de l'histoire de la littérature fran- çaise, p. 341, 421. INDEX Na, Nb, signifient note a, note b (paginales). Le chiffre qui suit la lettre n e?t celui d'une note compli'-nientaire. Abstinence, 286 n. ii, 287 n. i5, 227 n. >>. Abstraites (idées), générales, 295, 18. Académie de Dijon (1751), 120 n. 20. Accalmie (période d'). 228. Achille et Tliersite, 300. Affaires, pourquoi R. n'y réussit pas, 142, 156 n. 25. Alembert (d), 91 n. 22,92 n. 23. 155 n. 24, 223 n. 26, 363 n. 26. 271. Alexandre. 15, 27 n. 12, 303. Alpes, 233, 248 n. 6. Altuna, 121 n. 26, 133, 146. 219 n. 14. Amender (s'), le pouvait-il? 3U (opiniâtre), 325 n. 22. Amiel (H.), 251 n. 14. 353 n. 3. Amitié, 167 et suiv., 183 n. 8; ami d'enfance, 170; 186 n. 16; amis douteux ou maladroits, 186 n. 1 5 fin. Amour de soi. amour-propre, 44, 135. Amour, 175, 187 n. 18, 188 n. 20, 287 n. i5. Ancêtre en tout, 402 n. 18. Animaux (ami des), 237, 179 n. i. Annales de la Société J.-J. Rous- seau, Préface, 253. Anonymat, 155 n. 23. Argent (1), 183 n. 8,371, 138 n.o. Armées permanentes, 33 n. 3o. Art (respect de 1'), 212. Athéisme et athées, 36, 50 n. 4. 40, 52 n. I I, 5i n. 22, 89 n. i5. Aumône. 70. Autodidactie, 386, 402 n. 18. Autorités (trois), 90 n. 19, 93 n. 27. Autosuggestions, 383. Aveux (trois) pénibles, 372. Beaumont (Lettre à M. de). 338, 358 n. 14. Belles-lettres dans l'éducation, 31 n. 26. Bernardin de Saint-Pierre, 183 n. 7. 201, 290 n. 22. Bible. 194, 21 S n. 6. Bonheur, Lut de la vie. 43, 53 n. 14. Bonté (caractère de sa). 147. Cha- ritable, 159 n. 32. 385. Bonté originelle. 1, 115 n. 4. Bordes. 115 n. 4, 119 n. 18, 301 n. 19. Lettre projetée à B.. 341. Botanique. 230 et suiv.. 248 n. 5, 257. 284 n. 4. 401. fin. Bourru, 285 n. 8; incivil par système, 324 n. 18. Boy (M"'") de la Tour. 174. Boze (M"" de), 300. 332. 355 n. 2. Bravade, 131. 306. Brûleries de ses ouvrages, 280. Brutus (apostrophe à), 103. Cadres dorés, 8, 27 n. 10. Calas. 96 n. 36. Calvin. 151 n. 6. Campagnards, 20, ii n. 28. Catéchisme du citoyen, 209; de morale, 53 n. i3, 91 n. 22. Caton d'Utique (apostrophe à). 103 n. a. Célibat, 95 n. 34. Cène (admis à la), 199, 28-2. Censure (la), 97 n. 37. Charmettes (légende des), 261 et suiv., 285 n. 9. Chimériques (idées). 41, 53 n. i3. Choiseul (M. de). 136. 358 n. 1 1. Cinématographie, 366; portrait mouvant. 393. 394. Clarté médiocre, 319 n. 3, 225 n. 28. Colette et Julie. 235. Comédien, l'est-il ? 343, 365 n. 28. Complexion intellectuelle, 293 et suiv, DI — 406 — EP Confessions, 147, 157 n. 3i, 224 n. 26 (un legs); 255, 256, 400 n. 14, 325 n. 19, 349, 353 n. a, 386. Conscience, 5, 33, 41, 46, 54, 98, 348, 350, 386 et suiv., 397 n. 3. Conservateur, 77 et suiv., 94 n. ?o. Constitution physique, 272, 289 n. 21 ; cf Santé. Contentement et bonheur, 301. Conti (prince de), 137, 141, 169, 183 n. 7. Contradiction (esprit de), 334. Il en a usé envers lui-même. Contradictions, 98 et suiv., 107, 108. Contrariétés naturelles, 112, 1 13. Contrastes de sa nature, 393,394. Contrat social, 08, 85n. 2, 92n. 24, 222 n. 23; chap. III, passim. Contre-vérités, 330 et suiv., 354; contre lui-même, 332, 355 n. 2 et 3. Copiste, 188 n. 22, 192, 214 n. i, 3S7 n. f(. Coquetterie arménienne, 14. Corancez, 272. Corneille. 114 n. i. 226, 247 n. t. Corse, 77, 92 n. 23. Cosmopolitisme littéraire, 392. Courage, 139, 306. Critérium du meilleur gouver- nement, 68. v^^Danse et philosophie, 40 n. a. uates (importance des), 234. Déclamatoire (emphase), 229, 375, 398 n. 6. Délicatesse, 15, 29n. 19, 30n. 21, 399 n. 10. Délire systématisé, 381. Descartes, 103: dans la solitude, 192, 214 n. 3. Descriptions. 2io, 252 n. iG. l'ittorescjue, 243. Désintéressement. 138, lS4n. 20. Devoir (h), 160; invoqué abusi- Miiieiit. 360 n. 16. Dévotion. Épître à Bordes. 220 n. i3. Dévots (les) de R , 135, 152 n. 14. DictionnairedeR.,337, 358n. 12; cf Inventif. Diderot. 93 n. 27 (article Auto- rité). Juge R., 107. 120 n. 19, 271; 347, 348 (à l'Ermitage); 144 (le Cercle); 169; morale intérieure, 396 n. 2 ; 396 n. i (article Droit). Diplomate (R.). 137 n. b, 139; cf Souplesse. Directeur moral, 195. Discernement, 349. Dissonances, 191 et suiv. Drame passionnel, 377. Droit naturel. 56, 57, 80 n. i. Duel (le), 11, 72. -^ Dupin (M°"^). 189 n. 23. i/_ <^ _ Dusaulx. 183 n. 7, 186 n. i5, fin; 272. Écriture de R., 377 n. a. Écrivain (R.). 210, 224 n. 28, 225 n. 29, 229. 318 n. 2. Éducation A' Emile, 2 et suiv. ; il apprend un métier, 18, 19; cf à. M-»» G... née d'Ivernois (1763), XI, 237. En quoi l'élève et le maître se ressemblent et diffèrent, 6-1 1 . Éduca- tion de Sophie, H-13, 26 n. 8. Éducation de R., 123 et suiv. Éducation rehgieuse. 198. 200. Éducation (F) publique, 19-21. Ç_ Bourses, 20. Égalitarisme, 62. Égalité. 375, 398 n. 7 ; et Liberté. Éloquence, 103, 107, 120 n. 19; cf Oratoire. Emile (1'). 1-24. Beautés de YÈmile expressives du caractère de R., 17 et suiv., système philoso- phique de l'Emile. 23. 24. Condanmé et brûlé. 75. 83. 84; impression pro- duite par l'ouvrage. 122 n. 28. Encyclopédie (!'), 36. Encyclo- pédistes, 345. Énergie de R.. en quoi elle con- siste. 302. Enfance, R. peintre et ami de l'enfance, 17. Enfantin (caractère). 303. 304, 320 n. 10. Enfer, 50 n. i. 54 n. 20. Énigme (R. est une), 259, 284 n. 6. 289 n. 20; hiéroglyphe. 333. Épinay (M"" d'). 165. Mémoires. 346 et suiv.. Épistolaire (emploi de la forme), xK ^vih ^.'' FR 407 IL 216 n. 8; difficulté d'écrire des lettres, 2\ii. Érotomanie. 399 n. lo. Escherny (d'), 272, 320. 366 n. 29. Espions, 270, 288 n. 17. Esprit d') dans R., 30 n. 19; les esprits, 286 n. i3. État, l'homme est ce que son état le fait, 22, 23. 94 n. 29. État fictif, 264, 400 n. i5. Étonner le lecteur, 334 (Marini), 356 n. 7. Étourderies. 363; étourdie fran- chise, 338, cf Lourdises. Études (les) de R., 314, 326 n. 23. Évangile, 48, 215 n. 6. Excentricités humoristiques, 100, 101. Y croit-il? 117 n. 10. Aveu à Hume, 105, 118 n. 16. Excuses touchantes, 398 n. 8. Exhibitionnisme, 131 n. b, 136, 154 n. 18 et 22; ci Singularité. Expansif et secret, 359 n. i5. Explications après coup. 361 n. 19. Extatique et positif. 308, 322 n. 12 fin, 380, 394. Fabricius, prosopopée, 103 n. a. Fanatisme, 203. Fantaisies. « folies » pédago- giques. 31 n. 23, 53 n. i3, 217 n. 9. Fantasque, capricieux, 300, 379. Fantastique (le), 383. Fausseté d'esprit, de caractère, leur rapport. 357 n. 9. Feintes, 335. Féminin (le) dans R.. 188 n. 19; féministe, 318 n. 2. Femmes (éducation des), 12, 27 n. i3, 28 n. i5. R. auprès des f., 175. 188 n. 19, 227 n. b, 287 n. i5. Fibres saines, 324 n. 17; cloisons étanches. 312. Fiction (théorie de la), 328, 329, 354 n. i, 262, 263 n. a (le ceri- sier) ; 356 n. 6. Fiertés généreuses, 137: fier et rampant? 320 n. 8. Foi. 39, 197. 240. 241, 250 n. 10. France (la) de 1789. 95 n. 33; R. aime la F., 166, 332; les Français, 07 n. 19. Franchise de R. critique, 137, 154 n. 19. Fréron, 150 n. 28, 21G n. 8. Fruits sont à tous, 61. 87 n. 17. Gageures. 335. Gaime (InbLé), 128. 151 n. 5. Galanterie. 184 n. 10. Gauffecourt (de). 183 n. 8, 386, 401 n. I 7. Gautier (réponse à M.), 119 n. 18. Genève, sa Constitution. 85 n. 2. Goa, 96 n. 36. Génie (article sur le) (Encyclo- pédie), 51 n. 5. Génie de R.. 107, 116 n. 6, 306, 307 n. b, 387. 388. 391. 392, 401 n, 18; le règne de R.. 65, 80 n. 14. Gœthe, 383, 403 n. 20 et 21. Goût (le), 21. 114 n. i. Grands (R. auprès des), 177. , 11 ■. . I Grimm. 156 n. 27 (petit prophète), - " w 157 n. 3o. 348. Haine (la) dans R.. 146, 157 n. 3o, 309; cï Sensibilité. • iÇ Héloïse [\\ 172 n. a, 203, 213; '^ 204. 221 n. 18 (objet secret). 337, 296, 357 n. 10. Helvétius. 22 n. a, 25 n. i. 53 n. i5, 81 n. a, 86 n. 5, 88 n. 12 (journée de 7 à 8 lieures), 91 n. 21, 92 n. 23. Héros (R.) de ses ouvrages. 193 et suiv. Heureux (devoir des). 147. 148. Hobbes. il. 67. 89 n. i5. 01 n. 19 Holbach (d'). 166, 169. Honneur (1). 292 n. 3o; aï Duel. Houdetot (M'« d"). 166 n. f<. 167 n. a, 172, n.i. 347, 348. Humanitarisme. 9, 88 n. 11. Hume. 105. 118 n. 16. 171, 185 n. 12. 224 n. 26. 254, 290 n. 21. Humilité. 7. 26 n. 7. 238. 240, Hypocrisie. 365 n. 28. Idéal d'). 390. Idée (1') et l'acte, 239. 375. Ignorance. 3, 51 n. 8. Ignorantin de bonne foi, 384. Ile Rousseau (Genève). 97 n. 38; Ile des Peupliers, 386. Illusion (1) dans R., 259 et suiv. Illusions morales, 350. o.tp/^'"^ LE — 408 — MO 0 Imagination, 263 et suiv. : rôvé éveillé d'Annecy, 267; altérée jus- qu'au délire, 268, 271, délire inspiré (Byron) ; Alcine et Mégère, 270 ; som- bre et riante à lebours, 274, 290 n. 24, 297. Imitateurs (singerie des), 225 n. 29. Impassibilité, 240, 269. Impulsif, 299, 379. Indulgence due à R., 374, 376. 398 n. 8. Ingratitude, 161, 167 n. o, 179 n. 2. Institutions, comment elles finis- sent, 76. Instruction primée par éduca- tion. 19, 31 n. 26. Insurrection (droit à 1'). 93 n. 26. Intention (!'), motif d'excuse, 369, 397 n. 4. Intentions pures. 74 n. a, 341 fin de la note «. 370 n. a. Intérêt présent (1). 3. 344 et suiv. Introspectives (analyses). 380. Inventif. 318 n. 2, 321 ; 27 n. 9. Ironie douce ou mordante. 30 n. 19; 119 n. 18, 146, 230 n. o. Jalousie littéraire, R. l'ignore, 132; d'amitié, 188 n. 21; d'amour, 3S1, 364 n. 27. Jésus, 79, 134. 13n, 153 n. i5. Jeu des dépréciations, 133, 337. Jeunesse (tableau de sa). 128. Jouffroy (Th.), 241. 323 n. 14. Kant. 45. 112. La Boëtie, 93 n. 26, 95 n. 3i. Laborieux, 311 (paresse, 124). Labruyère, 47. Lac (promenade sur le), 242 n. o. Lafontaine, 107 n. 18, 163 n. f-, 321 n. 10, 352. Lapidation de Motiers, 279. Larcin. 371. Larochefoucault. 46. 47. Latour (M'""). 173, 185 n. i5. 187 n. iG. Latour. pastel de R., 28 n. 17. 216 n. 8. Leibnitz, 104, 287. Lettres de la Montagne, 75 n. o. «79 et suiv., 340. Leverrier. 268. Liberté comparée à Égalité, 64, 67, 89 n. i3. Linné, 2.33 n. ft. Lisbonne (le désastre de), 50 n. 2, 248 n. 6. Locke et Shallesbury, 51 n. 5." Logicien mal à propos, 102. Moins de raisonnement que d'esprit, 294, 318 n. 2, 118 n. 14. Louis XV, 138 ; éloge de L. XV. 93 n. 27. Loup-garou inabordable, 285 n. 8. Lourdises, 305; maladroit. 349. Lutte (esprit de), 292 n. 32, 387. Maistre (J. de), 50 n. 2, 122 n. 27. 271 n. h- Maladie de R., 327 n. 27; 326 n. 25. Maladies de la Volonté, de la Personnnlili^, 325 n. 22. Malesherbes (de), 189 n. 25. Lettre à R., 215 n. 7. Malheureux. 272-74 : dans quelle mesure. Son vrai malheur, 377. Mariage. 187 n. 17. Célibat. 95 n. 34. Le mariage de R., 182 n. 3, 187 n. 17. Martyr. 133, 136, 141, 271. Matérialisme antipathique à R., 41. Matérialisme du sage, 42, 310. La médecine de l'esprit, 324 n. 16. Matinée anglaise, 298. Médisance, 142, 156 n. 26. Mélancolie, 245, 251 n. i3, 399 n. II. Mémoire, 296, 298. Mères (Us) et R., 30 n. 20. Milieu (inlluence du), 310, 323 n. 16. Minéral (le règne), 257, 258. Mirabeau (marquis de), 52 n. 12. Miracle d'Annecy. 198, 218 n. i i . Misanthropie, 21 i n. 2, 301. Timon, 214 n. 2. Mobilités. 339. Modifications de sa personne, 271. 379, Moi (le) de R.. 193, 194, 388. Moi seul, 134, 162 n. 14, 256. IJ .^ PA 409 PO Molière, lai. 192, 212. Monarchie, 32 n. 27; convient aux grands États, 85 n. 3, 91 n. 21. Petits Étals, 85 n. 2. Monde (R. dans le), 176, Monomane persécuté, 382, 383, 234-257. Montesquieu, le nécessaire physique, 72, 209. Montmolin (de), 279, 281. Morale négative, 2, 44; égoïste, 45. Moraliste, 43-47; moralité in- time, 45. Moralités, C, 43, 218 n. 10. Motiers (R. à), 277 et suiv. Musicien, 234 et suiv. Libret- tiste. 250 n. 8. Sa voix. 128, 278. Musique (Lettres sur la), 50. Mystère (le), cachottier, 288 n. 17. Mysticisme, 239, 240, 390. Naïvetés, 238, 250 n. 11. Narcisse, comédie, 131. Préface de N., 119. Nature (amour de la), 176, 236, 389. Elle fait sentir Dieu, 236, 237. 250 n. 10. Naturalisme religieux, 391, 40. Nature et conscience, 368. Névropathie, effets divers, 378 et suiv.. 401 n. 16. Noblesse et novateurs, 189 n. 25 ; 33 n. 3 I . Obsédante (l'idée), 384 ;cf Vérité. Observateur, 54 n. 21. Opéra (à 1') avec Francueil, 371. Critique de l'O., 30 n. 19. Optimisme, 13, 103, 118 n. i3, n. i5, 104. 248 n. 6. Orateur (philosophe), 103. Oratoire (tempérament), inca- pable de discours public, 298, 319 n. 6. Orgueil, 130 et suiv., 153 n. i5, 240, 251 n. 14, 280; encouragé par ses dévots, 152 n. 14; orgueil déli- rant, 126; endurci, 348, 301 n. 19, 395 (xMilord Edouard et Saint-Preux, 11); orgueil vertu, 370. Comment il se rachète, 137 et suiv. Outrance, 46, 270. Ouvrier (R.), 82, 96 n. 33. Paix perpétuelle. 94 n. 28. Palissot, 143. 144. Pamphlets de Voltaire, 223 n. 2G, 158 n. 3i. Paradoxes, 100, 334; en action, 73. Paris (R. à), 274, 183 n. 1 3. Paris et Parisiens, 97 n. 39. Pascal, 289 n. 18. Passion mauvais juge, 383. Passions de R., 269, 287 n. i5. Pathologie, 237 et suiv. Patrie, 19, 31 n. 25, 33 n. 32, 86 n. 5. R. patriote, 9, 57, 279. Pauvre, faut-il l'instruire? 20, 32 n. 29; 60. Voltaire dur au pau- vre, 63. Pauvreté de- R.. 275, 291 n. 2b et 28. Pédagogiques (maximes), 25 n. 4. Perfectibilité. 80, 246. Persécution consacre vertu, 280 ; persécuté mélancolique, 382, 400 n. 14. Persiflage mutuel. Voltaire et R., 207. Personnalités, R. s'en abstient, 142. Pessimisme, 81. Peuple (avocat du), 82, 93 n. 34, 63. 386. Philinte résigné, 94 n. 29. Philosophie, sentiments de R. à l'égard des philosophes et de la philosophie, 35-40, 52 n. 11. Dans quelle mesure elle est utile, 38, 39. Philosophie et foi, 38, 42, 51 n. 8, 106. Philosophe (R.) flottant, 42, 52 n. 9, 116n. 4; sceptique, 107 etsuiv. ; explique l'univers par l'homme, 195 n. a. R. jugé comme philosophe, 52 n. 9, 220 n. 16; ci Annales, 25^: 365 n. 28. R. vit en philosophe, 276, 277. Pitié, 6, 26 n. 5. Platon, 13, 90 n. i5, 116 n. 4. Plutarque. 6. Poète, 242 et suiv. Images poé- tiques, 251 n. i5. Polémiste, 119 n. 18. Politique, compare les formes de gouvernement, démocratique, aristocratique, 58, 59, 80 n. 3 ; des- PR — 410 — RO potisme, 67. Eclectique tolérant et sectaire, 60; autoritaire et libéral, 65. Pensée politique instable, en dehors du sentiment égalitaire, 67; invoqué par les divers partis, 85 n. 3: le droit divin, 202. V Esprit des lois et l'esprit de R., 72; révolté de l'ordre naturel contre l'ordre social, 74. Polysynodie, 94 n. 28, 112 n. a. Portraits de R. littéraires, 184 n. 1 1 (M"'« d'Épinay, M"« d'Ette), 215 n. 7 (Malesherbes), 363 n. 26 (d'Alcmbert), 171, 375, 393. Portraits par Ramsay. Piquet, Latour, 14, 28 n. 17: physionomies différentes, 29 n. 18, 259, 393 n. b. Deux statues, 97 n. 38. Pratique (esprit), 27 n. 9, 321 n. 12, 142. Précepteur, 7, 195. Prédestination, 222 n. 22. Prédicant. 195, 218 n. 10. Prédiseur, 267, 287 n. 14 (Angle- terre). Préfaces de la^ Julie, 335; d'une lettre projetée à Bordes, 341. Préjugés, i'aut-il les respecter? 94 n. 3o. Présents, 167, 179 n. 2, 183 n. 7, 291 n. 29. Prévoyant de l'avenir, 318, 321 n. 12. Primitif, de quelle manière, 360 n. i3, 289 n. 20; primitif par ses appétits et ses sentiments réels, affiné singulièrement par l'imagina- tion; primitif névrosé en qui les extrêmes se rejoignent. Probité, 269, 404 n. 16. Profession de foi du vicaire .savoyard, 3.*). Progrès. 80. 81 ; 246 n. o. Propriété. 18, 61, 86 n. 6. Qucs. tion brûlant.', 91 n. 22. R. proprié- taire, 87 n. 7 et 8. Protée, 308. 335. Le Persifleur, XII, 296. 297. Prototype de ses théurii's, lOi. 102. Protubérances phiiMKjlogiques, 268, 393. Providence, 118 n. 14, 199, 221 n. 20, 320; aveugle nécessité, 205. Prudent. 94 n. 28, 155 n. 24. Public (le) rudoyé. 324 n. 18. Pygmalion, 151 n. 8, 215 n. 5, 235. 403 n. 20 (Gœthe). Quadrature du cercle, 67. Qualités contraires; en tire argu- ment, 401 n. 18. Qualités outrées. 140, 141. Quiétiste agité, 281, 292 n. 32; passionné inerte, 322 n. 12 fin, VIII, 27, 28. Quinaut (M"^), 221 n. 20. Racine préféré à Corneille, 247 n. I ; le tendre Racine, 309. Raison. 98, 109, 111, 121 n. 23. Réaliste, 230, 247 n. 4, 253; « terrible avaloire » de la mère de Thérèse pour manger de l'argent, XI, 13. Reconnaissance , 160 ; dans quelles circonstances il l'éprouve ou y manque, 161-163; envers M"" de Warens, 163; Thérèse, 180 n. 3; originale. 165. Sophistique ingrate et bienfaisance. 166. Réflexion, 295, 319 n. 4, 349. 363 n. 25 ; cf Etourderie, Discerne- ment. Réforme (1751), 136, 343. Reine fantasque, 357 n. 8. Religieux (sentiment), 197 et suiv. : dans ses ouvrages, 202; mi- lieu religieux, 200, 219 n. 14; an- goisse du doute. 241. Religion de R., 47-49. Remords. 291 n. 25. Rétractations, adoucissements, 95 n. 21. 112, 141. Revanches du mérite, 177, 189 n. 23. Rêve do richesse d'un homme de gofd. 21. Rêveries. 237. 239. 240 ; rêves et réalités, 109. 333. 352. Révolution ( la Pathologie de la), 376. Riches (les), 69 et suiv. Régler la richi'sse, 86 n. 5. Robespierre. 90 n. i5. Robinson. s. 27 n. 9. w i> n V .<^^ >' SE 411 - TR Romancier. 118n. i6, 213. Rousseau (Isaac), 96 n. 25, 124, 125. 278. Rousseau (Jean-Baptiste), 210, 211. Rousseauisme en Allemagne, 403 n. 21. Ruse et bonhomie, 308,321 n. 12. Sabots, 117 n. 9. Saint-Lambert. 106 n. b, 145 n. b. Saint- Pierre (abbé de), 359 n. 14. Sallo (M. de), 92 n. 22. Santé. 289 n. 21. 290 n. 22; des dernières années, 317. « Il faut que je sois de fer pour avoir soutenu toutes les agitations que je viens d'essuyer » (1765). Ce mot réhabi- lite une santé décriée. Cf Constitu- tion physique. Satirique (esprit), R. l'ignore et le blâme. 142. 156 n. 27. Sauttersheim, 27 n. 12, 150 n. 4. R. se compare à lui, XII, 130. Sceptique, 107; systématique et scept.. 384 n. a. Schiller. 402 n. ig. Sciences exactes, 288 n. 16; algèbre, 42 n. a; occultes, cf Télé- pathie. Scrupules, 404 n. 16: gramma- tical, 224 n. 28: Chio. 225 n. 28. Scrutateur de son être, 366 n. 3o. Scuole (les) de Venise, 265. Sens chez R., vue, ouïe, odorat, 25 n. 3. Sensibilité, 10, manifestations di- verses, 226. 227, 376 ; crispée, 270, 288 n. 16: physique. 310; les deux sensibilités. 309, 310. 120 n. 2 fm; 323 n. 14 et i5. Sensualité du bien. 300. Sensuel idéal, 402 n. 20; sensuel intellectuel, 223 n. 3o. Sentiment dans l'éducateur, 17, 18; le philosophe, 111 (morale théo- rique) ; le croyant, 104 n. «^ ; le poète, 243; le sentiment adjuvant de la mémoire, 290. Sentiment des citoyens, 158 n. 3 1. 223 n. 26. Septembriseur bonhomme, 66, 90 n. 18; les bénins, 7i n. b, 401 fin. Serre (M"«), 260. Simond, le juge-mage, 165, 339. Simplicité de R., 338 n. a. Sincérité. 328 et suiv.; du fabu- lateur, 331; R. proteste de sa sin- cérité, 352, 353 n. a. Singularité, 39 n. a, 40. 52 n. 10, 136, 379, 393 ; homme unique, 134, 228; s'excuse de ses singularités, 102. Sobriété, 308, 322 n. 12; 278. Société, ses maux, 114 n. 3, 99, 100, 153 n. 16; ses bienfaits, 120 n. 21 ; comment R. s'en retire, 184 n. 9, 328 n. 18. Soleil (lever de). 244. Solitaires (les), 27 n. 8. Solitude, effets opposés, 313, 325 n. 21 . Sophismes, 105 et suiv., 119 n. 17 et 18, 350. Souplesse, tout ou rien, 139, 140, 141, 156 n. 25; intransigeant, 281. 282. SufiBre (se) à soi-même. 160. Suicide prétendu, 315. Suisse (la), tableaux descriptifs, 244. La Robaila (Robellaz, près iVeu- châtel). 266. Sympathie des âmes. 150 n. 4. Systèmes et romans, 103. Système de V Emile, 23, 24; syn- thèse du '< grand systéjne » de R., 114 n. 4; sa genèse, 341, 361 n. 19; triste et affligeant, 360 n. 17; aveu à Hume, 105, 118 n. 16. Talents, faut-il les encourager? 88 n. 9. Télépathie, 286 n. i3. Tempérament, 299 et suiv. Théocratie. 90 n. i5. Thérèse. 180 n. 3. Thucydide, 6, 26 n. 6. Timide, 305, 306; timidité enne- mie de sincérité. 332; inhibitive, 399 n. 12. Tolérance, 49, 54 n. 22, 65, 133. Tonneaux (les deux), 73,394n.(.-. Traducteur. 297, 319 n. 5. Travail, mal obligatoire dans la société. 71. Travestissements, 379. t i.-t. y] VI 412 zu Tronchin (Th.), 96 n. 36. 253, 290 n. 25, 311, 383. Trust de Joseph, 87 n. 6. Tutelle (R. en), 345. Un et multiple, 307. 308. Caracté- ristique permanente de sa vie, air de famille de ses œuvres, 223 n. 29: et' Sentiment. Utilité, 3, 4. R. veut être utile aux hommes, 7, 248 n. 7, 310. Variations de ses pensées, 2, 3 (notes); 40, 41, 80, 99. 107, 108, 246 n. a ; selon l'utilité du moment, 362 n. 22; pilotis stables, 378. Vendanges à Clarens, 246. Venture. 183 n. 6, 297 n. o. Verdelin (M"'» de), 172, 185 n. 14. Verger des Charmettes. 217 n. 8. Vérité, 121 n. 25, 196 (vocation de R.); sa devise, 110, 41, 328; la dire sans détour, 140, 154 n. 21, 342; idée obsédante, 380. Vernet (J.), 152 n. 11 (lettre caractéristique) ; 156 n. 25, 362 n. 22. Versatile, 299. Vertu, 44, 45, 53 n. 17. 54 n. 18; vertu et devoir. 160, 226, 302. 325 n. 22. Aveu sincère, 149. Verve et pensée laborieuse, 295. Vie idéale et vie vécue, 260. Vindicatif, l'est-il ? 145, 146, 157 n. 29. 340 n. a. Violences de pensée et de lan- gage, 90 n. 17. Vision de Pierre de la Montagne. 156 n. 27, 380. Voie (R. cherche sa), 361 n. 20. Voix du peuple, voix de Dieu. 396 n. I. Volière de l'Elysée, 11. Volonté, 302 ; volontaire et faible, 303. Voltaire et R., 35; les pauvres. 63, 88 n. 10, 77, 79; ses œuvres louées par R., 151 n. 10, 209 n. b: correspondance avec V., 206 et suiv. ; Voltaire le poète, 222 n. 23: Maho- met, 202, 203, :^73 n. «, 387 n. '-: cf Pamphlets. Voluptueux, non licencieux, 21 1. Voyages à pied, 9, 16, 403. Voyageur perpétuel, 129, 378,379, Walpole, lettre apocryphe à Fré- déric, 214 n. 4. Warens (M"'" de) éducatrice, 126; pieuse. 198; jugée par R., 150 n. 2, 358 n. 11; reconnaissance de R., 163 ; correspondance aigre-douce, 182 n.4; 262, 263 (Charmettes): 350, considérée. 373 n. b. Wintzenried 262, 285 n. ç. 320 n. 8, 350, 363 n. 27. Yeux (les) de R., 184 n. 11, 290 n. 21. Zulietta. 266. TABLE Préface. Avis au lecteur Chapitre 1er. _ L'Emile. — I. L'éducateur, p. 2. — II. Beautés Pages. I-IV 17 caractéristiques ^„ Notes complémentaires du chap. 1er , .^^ -o ■\ Chap. II. - I- Le philosophe, p. 35. — dL^Le. moraliste. —J> 7«— . Religion de Rousseau *^ [X jNotescomplemenlairesduchap.il Chap III. —Le politique. — I. Les trois foriïies-d^^miTçrftemeiit^ >. — Éclectique et sectaire, p. 56. ^^iL_EgalM^t_liberte. ^ . — Autoritaire et libéral, p. 64. — IIL Propositions maison- A nantes. - Paradoxes en action, p. 68. — IV. Le conser- / vateur. — Le progrès, p. 77. — V. Avocat du peuple. ... 82 Notes complémentaires du chap. III ^'^ Chap. IV. — I. Contradictions, p. 98. - IL Sophistique, p. 105. m. Scepticisme philosophique J0| Notes complémentaires du chap. IV 11* Chap V — I. Éducation de Rousseau, p. 123. — IL L'orgueil. — f< . Comment il se rachète, p. 130. - IIL La bonté de Rous- Ml seau .^ç. Notes complémentaires du r\\i\\u W ^^" Chap. VI. — I. La reconnaissance, p. 160. — IL L'amitié, p. 166. — IIL Rousseau auprès des femmes, p. 174. — IV. Dans le monde. — Auprès des grands J^Jj Notes complémentaires du chap. VI l '^ Chap. VIL — I. Dissonances, p. 191. - IL Héros de ses ouvrages, p 193 _ m. Prédicant et religieux, p. 195. — IV. Cor* rèspondance avec Voltaire, p. 206. - V. L'écrivain. - Le romancier Notes complémentaires du chap. VU ^^* 414 TABLE DES MATIERES Chap. VIII. — I, Type composite et personnel, p. 220. — II. Bota- ^' nique. — Musique, p. 230. — III. Amour de la nature. — 4^'' ^— ^es Rêveries, p. 236. — IV. Le poète Notes complémentaires du chap. VIII 247 Chap. IX. — I. Importance des dates. — Les sciences naturelles dans les ~Prômë?Taïïës '(iTlîj, p. 254. — IL L'illusion, p. 2b9. — III. ^imagination^. 263. — IV. Ses malheurs. — Sa pauvreté, p7272. ^^TTHousseau à Motiers 277 Notes complémentaires du chap. IX , 283 Chap. X. — I. Complexion intellectuelle, p. 293. — IL Tempéra- "/" ment, p. 299. — III. Le matëriolisme du sage, p. 310. ' — IV. Le plaisir d'exister 315 Notes complémentaires du chap. X 318 Chap. XL — La sincérité. — I. Théorie de la fiction. — Formes \ diverses du mensonge, p. 328. — IL Dispositions peu favorables à la vérité, p. 334. — IIL L'intérêt présent, p. 344. — IV. Mémoires deMmed'Épinay. — États d'àme troubles 346 Notes complémentaires du chap. XI 3.54 Chap. XII. — L La conscience. — Trois crises, p. 367. — IL Rayons et ombres, p. 373. — III. Pathologie, p. 378. IV. Originalité. — Le Je, la nature, l'idéal, p. 386. — — V. Répercussion de l'œuvre. — Portrait mouvant. Impression finale 391 Notes complémentaires du chap. XII 396 Lettre inédite autographiée 321 Index ^0^ KCEAL'.K IMP. CHARAIRB ijf,,VC.'*lw«f r^.iRi.toir • La Blbtlotk^quz Université d'Ottawa Echéance Tkt LÀ^bKoAy Uni vers ity of Ottawa Date Due DECO? I98f 0^*38 01988 UCo cl ;y23ie3 21 FEV.19Î6 J "■ I / m 0 9 A^ •<<^ Pu E0M3 .Bb=^ ITG t, 339003 002 1157 55b