Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/dudedhistoirerOOrous HISTOIRE DR L'ÉVANGILE ÉTERNEL ÉTUDE D'HISTOIRE RELIGIEUSE AUX XIP ET XIII' SIÈCLES. JOACHIM DE FLORE JEAN DE PARME ET LA DOCTRINE DE L'ÉVANGILE ÉTERNEL PAR XAVIER ROUSSELOT. DEUXIÈME ÉDITIOiN. PARIS ERNEST THORIN , LIRRAIRE-ÉDITEUR BOULEVARD SAINT-MICHEL, 58 1867 Tous droits réservés. W 1 7 i^j3 DU MÊME AUTEUR : ÉTUDES SUR LA PHILOSOPHIE AU MOYEN AGE. 3 vol in-8°. — Librairie Joubert. TOULOUSE, IMP. DE A. CHAUVIN. AVERTISSEMENT Cette notice a paru ea 1861 sous ce titre : Histoire de l'Evangile éternel. Depuis , M. Renan a publié , dans la Revue des Deux-Mondes du l^"" juillet 1866 , un travail inti- tulé Joachim de Flore et l'Evangile éternel, et dont il fait remonter la composition à 1852. Comme il est le seul, à notre connaissance , qui ait de nos jours , avant ou après nous, consacré une étude spéciale de quelque étendue à l'abbé de Flore , il était de notre devoir , au moment de présenter de nouveau la nôtre au public, de consulter soi- gneusement une monographie signée d'un nom aussi auto- risé. Malgré cette autorité, nous n'y avons rien trouvé qui altérât, en ses traits principaux, la physionomie originale et quelque peu légendaire de Joachim tel que ses œuvres nous l'ont montré, et la lecture la plus attentive n'a rien changé à nos convictions sur l'Evangile éternel ni sur la part légitime qui lui en revient. En ce qui concerne l'authenticité des écrits de Joachim , elle est admise pour les plus importants, tels que la Con- corde de l'Ancien et du Nouveau Testament ; le Commentaire sur VApocalypse , ou Exposition de l'Apocalypse; le Psalte- rion à dix cordes. Or, ces trois ouvrages contiennent tout l'essentiel de cette doctrine fameuse, et Joachim n'en eût pas laissé d'autres , qu'elle n'en devrait pas moins lui être attribuée. Il suffit de les lire pour s'en convaincre, et, par suite, pour concevoir quelques doutes sur l'exactitude des conclusions posées par M. Renan. En voici quelques ar- ticles : « 1o L'Evangile éternel désigna, dans l'opinion du trei- zième siècle, une doctrine censée de l'abbé Joachim... — IV — » 2o Cette doctrine n'est que vaguement exprimée dans les écrits authentiques de l'abbé Joachim... » 50 Néanmoins, dans un sens plus précis, on donnait le nom d'Evangile éternel à la réunion des principaux ouvrages de Joachim. « Bornons-nous à une simple question : Joachim est-il, oui ou non , l'auteur de la doctrine de l'Evangile éternel ? Si M. Renan dit oui, pourquoi le mot « censée, » qui implique plus qu'un doute? Si M. Renan dit non, pourquoi ajoule-l-il qu'on désignait sous ce nom « la réunion des principaux ouvrages de Joachim? » C'est qu'apparemment on y retrou- vait cette doctrine, non pas exprimée « vaguement, » mais tout entière et sous une forme explicite. 11 est vrai qu'il y a contradiction entre les articles 1 et 2 d'une part et l'arti- cle 5 de l'autre , dans ces conclusions ; mais ce n'est pas à nous à les mettre d'accord. Nous ne pouvons qu'inviter l'auteur à relire ceux des écrits de Joachimdont il reconnaît lui-même l'authenticité. D'autres observations resteraient à faire, mais nous n'avons aucun désir d'entrer dans un examen critique de la manière dont M. Renan a compris l'œuvre de Joachim et Joachim lui-même. Si nous avons cru nécessaire de signaler quel- ques-unes de ses assertions, c'est bien moins parce qu'elles sont opposées aux nôtres que parce quelles s'éloignent, se- lon nous, de la vérité fournie par les textes. Longwy (Moselle), le 15 octobre 1867. INTRODUCTION. Parmi les siècles que l'hisloire désigne sous le nom de moyen âge, le douzième offre à l'esprit un attrait particulier. Epoque d'initiative, il est pour ainsi dire novateur dans toutes les branches du dé- veloppement de l'intelligence humaine. Avec lui la la langue française s'essaie à sortir de ses premiers langes, la poésie italienne fait entendre ses premiers chants, la peinture et l'architecture subissent une révolution; l'art avait conçu un nouvel idéal. Cet âge crée chez les peuples les plus avancés de la so- ciété nouvelle la langue et un commencement de littérature et de philosophie. Non content d'essayer les formes de la poésie, il cherche à retrouver les voies de la libre pensée; car si la scoîastique remonte à une date antérieure, c'est au douzième siècle qu'elle prend une position plus dessinée. Par un synchro- misme assez frappant, c'est quand la philosophie est éloulTée chez les Musulmans par le fanatisme, qu'elle commence à renaître chez les Chrétiens d'Oc- — 6 — cident et à ressaisir Tavenir. Comme pour rendre ce premier réveil complet, le même siècle voit aussi revivre le droit romain : déjà, il est vrai, cette ten- dance s'était manifestée dans le cours du précédent, mais c'est dans le douzième que vécut Irnérius et que le droit romain devint l'objet d'une attention par- ticulière pour les villes municipales de la Lombardie et de la Romagne, et surtout de la part des empereurs d'Allemagne. Ainsi, on vit Henri V invoquer l'autorité d'Irnérius pour constater l'irrégularité de l'élection de Gélase, et pour établir les droits des empereurs à celle des papes. Ainsi encore, on vit Barbe- rousse, après la reddition de Milan (1158), consul- ter les quatre jurisconsultes de l'école de Bologne, appelés ordinairement les quatre docteurs, pour ré- gler les droits de souveraineté du roi des Lombards, titre qu'il aimait à prendre. Mais l'importance du xii® siècle repose sur d'au- tres titres encore. Si la religion d'un peuple est la partie de son histoire la plus propre à le faire con- naître, l'époque où l'élément religieux tient le pre- mier rang dans les faits comme dans la pensée, doit se présenter avec une physionomie qui devient le cachet de sa personnalité. Il en est ainsi pour celle qui nous occupe. C'est alors que se préparent les luttes sanglantes de l'âge suivant, que se produisent et se dessinent des doctrines qui doivent conduire à la réforme et au seizième siècle. C'est alors que se montrent saint Bernard et Abailard, Arnauld de Brescia et Joachim de Flore. Partout dominait l'idée religieuse : dans l'orthodoxie elle faisait plier sous son autorité les puissants de la terre; hétérodoxe, elle troublait les âmes, elle agitait les peuples, elle faisait naître au Vatican la colère et la crainte. Le catholicisme était à son plus haut point de grandeur, mais déjà se manifestaient certaines agitations qui faisaient pressentir la révolte, comme ces vapeurs qui s'élèvent au soleil du matin pour former dans les airs l'orage qui éclatera le soir. Le xii® siècle an- nonçait le xiii®, et les intéressés ne s*y trompèrent pas. Presque simultanément surgirent les Pétrobu- | siens, du nom de leur maître Pierre de Brueys ou Bruix (Peyre de Brouich), homme rude et impé- tueux; les Henriciens, de leur chef Henri ou Arrigo, moine défroqué, dont le regard, dit un chroniqueur, ressemblait à une mer orageuse. Il se réunit à Pierre de Brueys, dont il passe pour avoir été le disciple. Leur doctrine, selon Pierre le Vénérable, attaquait le catholicisme sur les points suivants : le baptême, l'eucharistie, les prières pour les morts, les cérémo- nies du culte et le sacerdoce. A côté de ces deux hé- résiarques et de leurs adhérents, on vit les héréti- ques de Périgueux, qui affectaient de mener la vie des apôtres avec plus d'austérité encore; et dans le même temps ceux de Cologne, dont le chef était un certain Tanchelm qui se faisait passer pour le fils de Dieu. Ses sectateurs se donnaient pour les seuls re- présentants de la véritable Eglise; pour les faire connaître à son évêque, Hugues Metellus, chanoine du diocèse de Toul, les compare à des bêtes, vivant — 8 — de la vie des animaux et repoussant avec horreur le nom de chrétiens. Les écrivains du temps signalent encore les Passagiens qui ne voulaient se conformer qu'à la loi de Moïse; l'hérésie de Terric^ qui se ré- pandit sur les bords de la Loire, et qui parvint même jusqu'à Troyes; celle des Bons-Hommes, con- damnée au concile de Lombez, et qui est comme un résumé des précédentes. A ces causes de trouble, les Arnaldistes^ disciples d'Arnauld de Brescia, ajou- taient un élément de plus. Toutes ces sectes se ratta- chaient de prés ou de loin au Manichéisme 5 ou pré- ludaient à l'apparition des Vaudois, des Albigeois, à la religion du Saint-Esprit et à VEvangile éternel; comme les bûchers allumés à Arras, à Cologne, à Paris étaient les précurseurs de l'incendie de Béziers et de la destinée lamentable des habitants de Car- cassonne. Cet exposé rapide montre assez quel rang le douzième siècle occupe dans l'histoire; il est comme le point de départ d'une ère nouvelle, réglant et af- fermissant d'un côté des positions jusqu'alors incer- taines, et de l'autre donnant à l'esprit humain une impulsion d'où sortiront, comme de toutes choses, du bien et du mal. Les faits les plus graves, et qui doivent seuls nous occuper ici, sont ceux qui tenaient à l'idée religieuse. C'est à eux que cet âge dut son ca- ractère; ce sont eux qui en firent une époque à la fois religieuse et agitée, mélange d'illuminisme mys- tique et d'esprit de révolte, d'audace philosophique et d'humilité chrétienne, de soumission pleine de foi — \) — et d'attaques contre le dogme et ceux qui en étaient les organes; attaques tantôt cachées sous l'enveloppe d'un catholicisme orthodoxe, tantôt hardiment hé- rétiques et rebelles. Ce flux et ce reflux de la pensée s'expliquent par l'état des esprits dans plusieurs parties de l'Europe, par une fermentation religieuse et sociale qui allait enfanter des événements dont la guerre des Albigeois ne devait pas être le terme. Pour comprendre les hommes de ce temps qui, sans être au sommet de la société, ont exercé cepen- dant, comme Joachim de Flore, une action incon- testable de leur vivant et longtemps après leur mort, il faut les voir au milieu des événements, soit pré- sents, soit antérieurs qui les ont suscités. L'histoire en est trop connue pour que nous croyions devoir en tracer un tableau même sommaire. Il nous suffira de rappeler la longue querelle des investitures ; les embarras que put causer dés cette époque à la pa- pauté Tépée du pouvoir temporel jointe aux clefs de saint Pierre ; les funestes effets de l'intervention des empereurs dans les affaires ecclésiastiques; la haute baronie féodale pesant sur l'Eglise de tout le poids de son armure, surtout en Italie et en Allemagne; les empereurs introduisant de force leurs ci éatures dans le sanctuaire, et les imposant à l'Eglise forcée d'en subir le scandale; enfin, comme conséquence, le népotisme et un désordre sans frein dans les rangs les plus élevés du clergé; dans les degrés inférieurs, des mœurs et des sentiments tels que devait les ins- pirer un exemple qui partait de plus haut. — 10 — Pour quiconque a ces faits présents à ia mémoire, est-il étonnant que dans le cours de cette tourmente, qui frappait sur toutes les classes de la société, se soient trouvés quelques esprits aigris par le mal, ou excités par un levain caché d'hérésie? D'un bout de la France à l'autre, en Italie et jusque sur les bords du Rhin, des hérésiarques se firent entendre, comme des révoltés au milieu d'une tempête, alors que tout salut est impossible. En même temps, gé- missaient comme eux, mais avec des sentiments bien différents, des âmes profondément religieuses, plus près du ciel que de la terre, qui sentaient le mal et le comprenaient, qui en déploraient les causes et qui en cherchaient le remède, remède plus doux en ap- parence, quoique plus radical, et qui était inspiré par l'amour et non par la haine. Ce fut alors qu'on vit paraître des hommes comme Joachim de Flore et Jean de Parme. Ils ne furent pas les seuls, le pro- phétisme et VEvangile éternel eurent de nombreux adeptes et un long retentissement. Ces réformateurs utopistes, et qui voulaient rester catholiques, ne pouvaient avoir leur raison d'être que dans une so- ciété comme celle dont le xii^ siècle nous offre l'image. Si elle les explique et les rend en quelque sorte nécessaires par l'état des esprits, par les faits sociaux et par les discordes religieuses, à leur tour ils la complètent, ils en sont comme les résultats derniers et les conséquences les plus extrêmes. En se rendant compte de l'empire du sentiment reli- gieux sur les esprits même les plus rebelles, à cette — 11 — époque, on ne s'étonne pas que Joachim ait voulu conduire la société au-delà des limites de l'huma- nité, et dans un monde qui était à ses yeux la der- nière marche à gravir pour entrer dans le ciel. De tous les penseurs de son temps, nous dirons si l'on veut de tous les rêveurs, il fut celui qui conçut le système le plus complet d'organisation en vue de la destinée de l'homme dans le présent et après cette vie, celui qui agit le plus fortement sur les âmes, et de tous il est le moins connu. On a beaucoup parlé de l'abbé de Flore, il est mêlé à l'histoire de son temps, mais on ne le cite que comme un de ces êtres qui appartiennent au seul domaine de la tradition, et qui n'ont laissé qu'un souvenir et un nom. L'his- toire le présente comme un personnage mystérieux qui ne peut vivre sérieusement que dans la légende. M. Ernest Renan, en parlant du livre de V Imitation^ écrivait il y a quelques années : « 11 appartient de plus près encore à la famille spirituelle des Jean de Parme, des Ubertin de Casale, qui, partant du mys- térieux abbé de Calabre, Joachim de Flore, s'en vont, sous la bannière de V Evangile éternel^ faire leur jonction avec l'ordre de Saint-François, et conti- nuent en Italie, durant tout le moyen âge, le culte du libre esprit (1). » En réalité, rien n'est moins mystérieux que ce moine de Calabre, rien de plus facile à dissiper que le nuage dont il est enveloppé; ce nuage n'est autre (1) Etudes d'histoire religieuse, p. 329-330. — 12 — chose que la poussière qui couvre ses écrits au fond des bibliothèques. Faut-il croire que si personne ne l'a secouée c'est que l'auteur lui-même n'offrait pas assez d'attraits à la curiosité? A une époque oii les études historiques prennent une si belle part dans les travaux de l'esprit, où d'ailleurs on a essayé de faire revivre tant de morts qui occupent dans l'his- toire une place bien étroite, comparée à celle du Grand-Prophète, il y aurait mauvaise grâce à donner une telle raison. On a assez parlé, depuis le douzième siècle jusqu'à nos jours, de V Evangile éternel et du règne du Saint-Esprit, pour éprouver un légitime désir de connaître le promoteur de cette curieuse doctrine. C'est du moins ce qui nous a porté à Tétu- dier dans ses écrits. Il est naturel de s'attacher à un auteur en raison de la peine qu'il exige pour être bien compris; on peut, tout en voulant rester sin- cère, exagérer un peu son mérite. Pour éviter ce pe- tit travers, d'ailleurs bien pardonnable, nous nous abstiendrons de tout jugement anticipé; le lecteur jugera par lui-même si Joachim,abbé de Flore, mé- ritait d'être connu personnellement. JOACHIM, ABBÉ DE FLORE. Joachim naquit en 1130. Cette date, adoptée par Papeprock (1), es! préférable à celle de 1145, don- née par Dom Cellier, évidemment par erreur, puis- qu'il dit lui-même que Joachim mourut en 1202, âgé d'environ 72 ans (2). Le lieu de sa naissance fut Célio, petit bourg près de Cosenza, ville de la Ca- labre citérieure, assise au bord du Busento, où furent cachés les restes d'Alaric. Sa mère se nom- mait Gemma et son père Mauro. Du litre de tabellio, que lui donne la chronique, on a conclu que celui- ci exerçait la charge de notaire, mais il paraît avoir été un des officiers chargés de faciliter les rapports entre les baillis et les autres employés établis par Roger dans le royaume de Naples. L'abbé Joachim, par la sainteté de sa vie, l'éclat de ses vertus, sa re- nommée de Grand-Prophète et l'étrangeté de sa (1) Aeta sanct. m. mail, t. VI. ad diem 29. (2) H\st. ijén. des auteurs sacrés et ecclésiasliq., t. 25, p. 338. — 14 — doctrine, occupa fortement l'esprit de ses contem- porains et des âges suivants. Comme il arrive tou- jours pour les personnages qui frappent vivement l'imagination, il fut diversement jugé. Les uns virent en lui un saint prophète, d'autres un hypocrite et un imposteur, d'autres encore, un visionnaire se trompant lui-même tout le premier. Il serait inutile de discuter ces opinions si diverses (1), et le plus souvent émises par des esprits prévenus ou qui ne connaissaient que par oui-dire le moine de Calabre. Nous ne dirons pas non plus avec Bernard Guido- nis, que Joachim, né idiot, reçut tout-à-coup du ciel des lumières surnaturelles. Pour le juger, ce n'est pas à d'autres qu'il faut s'adresser, c'est à lui- même. Quant à sa biographie, nous suivrons de préférence celle si naïvement donnée par Gabriel Barius; elle a un air de légende qui convient au personnage, mais à travers lequel on peut trouver la vérité. La mère de Joachim, suivant le bon moine, fut avertie en songe de la destinée de son fils. Un jeune homme, vêtu de blanc, lui apparut et lui dit : « Si tu veux que l'enfant que tu portes dans ton sein vive, ne le fais pas baptiser avant l'âge de sept ans.» Le père eut aussi une vision mystérieuse. Confor- mément à l'avertissement reçu, on attendit la sep- tième année; enfin, le jour était fixé quand la mère (1) On peut en trouver un exposé dans les Memorxe degli scrit- tori cosentini, p. 15, m. 2. — 15 — tomba malade et mourut. Par suite d'autres circons- tances, celui qui devait être un saint, avait dix ans lorsqu'il fut baptisé, et encore le fut-il en secret, ajoute Barius. Dés ce moment, il se livra à l'étude jusqu'à l'âge de quatorze ans, époque où il entra à la cour; l'historien ne dit pas à quel titre. Ce fut sans doute à la suite de son père qu'il vécut pen- dant quelque temps au milieu d'un monde dont les mœurs étaient si peu en harmonie avec ses ten- dances religieuses. Le roi Roger, homme supérieur, administrateur habile mais peu scrupuleux, cher- chait à s'agrandir aux dépens du pape et de l'empe- reur Conrad. Son grand-chancelier Majo et l'arche- vêque Hugo partageaient la cour, et l'agitaient par leurs intrigues. Un tel séjour ne pouvait pas con- venir au jeune Joachim, aussi pour échapper aux séductions qui l'entouraient, il le quitta subitement et renonça entièrement au monde. Une âme tendre et religieuse, une imagination ar- dente et tournée de bonne heure vers l'ascétisme, le portèrent dès sa première jeunesse à embrasser la vie monastique. Son esprit, naturellement exalté, devait recevoir les plus vives impressions du spec- tacle que les lieux où il était né offraient à ses re- gards : des montagnes arides ou chargées de forêts, des vallées profondes, sillonnées par les eaux des torrents ; un sol âpre en certains endroits, ailleurs couvert d'une végétation brillante ; un ciel de feu, la solitude, si facile à trouver dans la Calabre, et si chère aux âmes entraînées vers le mvsticisme, tout — 16 — concourait à exalter, dans Joachim, le sentiment religieux. Il y a des lieux où la vie est naturellement poétique, et quand l'àme ainsi nourrie par le dehors se plonge dans le monde divin, elle produit des hommes comme saint François d'Assise et Joachim de Flore, En quittant Naples, il avait pris la résolu- tion d'embrasser la vie monastique, mais il ne vou- lut le faire qu'après avoir visité les lieux saints. Il se mit en route aussitôt, suivi de plusieurs pélerms qu'il entretint à ses frais pendant tout le voyage ; quant à lui, couvert d'un vêtement blanc d'étoffe grossière, il fit, les pieds nus, une grande partie du chemin. 11 laissa ses compagnons prendre les de- vants pour s'arrêter dans la Thébaide, premier foyer de l'ascétisme chrétien; là, Joachim faillit mourir de soif. Succombant à la chaleur dans un lieu désert, où il ne put trouver une goutte d'eau, il se creusa une fosse dans le sable et s'y étendit pour mourir, espérant que son corps, bientôt enseveli sous le sable amassé parole vent, ne deviendrait pas la proie des bêtes féroces. Barius lui prête un songe pen- dant lequel il crut boire abondamment; toujours est-il qu'après avoir dormi quelques heures, il se réveilla en état de continuer sa route. Après avoir visité Jérusalem, il se dirigea vers le mont Thabor où il resta pendant quarante jours. Il y fit sa de- meure d'une ancienne citerne, et ce fut au milieu des veilles et des prières sur le théâtre de la transfigura- tion, qu'il conçut l'idée de ses principaux écrits : La Concorde de l'Ancien el du Nouveau Testament ; — 17 — r Exposition de V Apocalypse, et le Psalténon à dix cordes (1). Pour revenir en Europe, il traversa la Syrie, où sa chasteté fut mise à une forte épreuve. Il s'était arrêté dans la demeure d'une femme sy- rienne, qui se prit de passion pour le jeune Joachim, et qui chercha à la lui faire partager. Il était remar- quable par sa beauté; sa taille était haute et bien prise; ses yeux noirs brillaient de l'éclat le plus doux, et l'exaltation religieuse qui l'animait ajoutait encore à la noblesse et à la distinction de ses traits. Pour éviter les pièges tendus à sa vertu, il s'enfuit, comme Joseph de la maison de Putiphar. Rentré dans sa patrie, il embrassa la vie monas- tique, et après un court séjour dans le couvent de Sambuccine, il prit l'habit blanc des moines de Gî- teaux, dans le monastère de Gorazo. Joachim n'am- bitionnait pas les honneurs, mais son mérite l'avait fait distinguer; on voulut le nommer abbé de Go- razo. A celte nouvelle il se cacha, espérant qu'un autre serait nommé à sa place; il n^en fut rien, et il se vit contraint de céder. Mais déjà il avait commencé à écrire ses Commentaires sur l'Ecriture; son ardeur pour l'étude et la méditation ne s'accordant pas avec les soins que demandait l'administration de son monastère, il obtint la permission de se démettre de sa charge. Le pape Glément lïl la lui accorda d'autant plus volontiers, que lui-même déjà l'avait (1) Joachimi abbatis vita, per Gabrielum Barium Franciscanum édita. (Venise, 1639.) — 18 — fortement engagé à poursuivre les travaux qu'il avait entrepris. Ce fut alors que Joachim se retira avec un religieux du nom de Rainier, au milieu des montagnes, dans un lieu nommé Flore et situé dans les environs de Cosence. C'était là, au sein d'une nature âpre et sauvage, qu'il voulait passer le reste de ses jours, seul et uniquement livré à ses médita- tions; mais comme Abailard sur les bords de l'Ar- dusson, il se vit bientôt entouré d'un si grand nombre de religieux, attirés par sa réputation de sainteté, et voués comme lui à la vie ascétique, qu'il fut en quelque sorte obligé de fonder un monastère : il le soumit à l'observance de Cîteaux, mais plus étroite et plus sévère. Guillaume II était alors roi de Naples ; il protégea la fondation naissante tant qu'il vécut, mais après lui, Tancrède inquiéta pendant quelque temps l'abbé Joachim, touchant la posses- sion du terrain. Il lui offrit même, pour l'humble monastère de Flore, celui de Mâtine, près de la ville de Saint-Marc; Joachim refusa, ne voulant pas, di- sait-il, profiter du travail des autres. Tancrède céda, plein de respect pour le Grand-Prophète, dont la ré- putation augmentait de jour en jour. Mais c'était bien moins ce titre que sa vie exemplaire qui lui atti- rait le respect de tous. On l'avait vu, étant abbé de Corazo, faire lui-même les lits des malades, veiller à ce que rien ne leur manquât, et aller jusqu'à net- toyer l'infirmerie. S'il voyageai! à cheval, il faisait souvent monter à sa place le frère qui l'accompa- gnait. Couvert des vêtements les plus humbles, usés — 19 — jusqu'à la corde, et parfois brûlés par les bords, dit son secrétaire Lucas, qui écrivit aussi une Vie de Joachim, il se livrait en toute saison aux travaux les plus rudes. Bien fait et robuste, ses traits, ordi- nairement pâles, avaient quelque chose d'inspiré. 11 portait en effet sur son visage, toujours beau, mais amaigri par l'abstinence, les traces de sa piété exal- tée. « 11 ne se mettait point en peine de la quantité ou de la qualité de la nourriture, dit encore son se- crétaire Lucas, et il ajoute : je l'ai vu quelquefois à genoux, les mains et les yeux levés au ciel, parlant à Jésus-Christ, comme s'il l'eût vu face à face. J'ai passé avec lui un carême, pendant lequel, hors les dimanches et les fêtes, il ne prenait tous les jours qu'un peu de pain et d'eau, et plus il faisait ab- stinence, plus il paraissait plein de force et de grâce (1). » Joachim se croyait réellement inspiré; son imagination ardente, son ascétisme rigide, les faits qui agitaient alors la chrétienté et qui le con- duisaient à des inductions hardies, quelquefois justi- fiées par les événements, toutes ces causes l'avaient amené à se croire doué du don de prophétie. Tri- thème mentionne de lui des prédictions sur quinze papes, dont quelques-unes ont été imprimées plu- sieurs fois. Richard d'Angleterre, se trouvant en Sicile en 1190, fît venir l'abbé Joachim, qui lui pré- dit que Saladin perdrait Jérusalem sept ans après s'en être emparé. Cette fausse prédiction fut beau- (1) Bolland, tom. 6, p. 446 et suiv. — 20 — coup reprochée à l'abbé de Flore ; on oubliait que saint Bernard n'avait pas été plus heureux, en an- nonçant le succès de la seconde croisade. Joachim avait en même temps promis à Richard une gloire que la captivité du roi ne put guère lui donner. Les ennemis de Joachim ne manquèrent pas de le faire remarquer, mais son plus grand crime était d'avoir dit que l'Antéchrist était né, qu'il était à Rome, et qu'il monterait sur le trône pontifical. Quand on étudie le développement de l'idée reli- .^ gieuse au douzième siècle, on est frappé de la ten- 1 dance à prophétiser qui se manifeste à cette époque. L'abbé de Flore n'est pas le seul qui se donne alors comme le continuateur de ces poètes sacrés prédi- sant à Jérusalem les calamités qui devaient fondre sur elle; s'il fut surnommé le Grand-Prophète, c'est qu'il n'était pas le seul. On trouve dans la même pé- riode, Théolosphore de Cosence, de l'ordre des Er- mites de saint Augustin, qui réunit plusieurs pro- phéties de l'Ancien et du Nouveau Testament, pu- bliées avec les écrits de Joachim à Venise, en 1519; un Jean de Paris, de l'ordre des Prédicateurs, qui fit un traité sur l'Antéchrist; Albertinus de Çasale, de l'ordre des Frères-Mineurs, auteur d'un écrit sur les sept états de l'Eglise; un Anselme, évêque de Marsico ; un moine nommé Raban, auquel on attri- bue un petit traité de la vertu des nombres; le frère Rusticanus qui abrégea et mit en ordre une foule de prophéties, entre autres l'exposition attribuée à Joa- chim sur le livre de Cyrille ; enfin un grand nombre — 21 — d'anonymes dont les écrits existent. On remonta jusqu'aux prophéties de Merlin, sur lesquelles on attribue à Joachim des commentaires qu'il n'a sans doute pas composés. Quelques-uns allèrent jusqu'à rechercher une prétendue prophétie de la sibylle Hérithée, prophétie que cette sibylle babylonienne aurait chantée à la demande des Grecs, s'embar- quant pour le siège de Troie, et dans laquelle les faits politiques et religieux de ces temps reculés sont mentionnés en style de l'Apocalypse (1). Ne faut-il voir dans cette tendance si marquée à l'é- poque dont nous parlons, qu'une sorte de maladie de l'esprit, qu'un produit de l'exaltation de quel- ques cerveaux nourris uniquement de la lecture de l'Ancien Testament ? Il y avait quelque chose de plus : le prophétisme tenait alors une grande place dans l'idée religieuse, non-seulement au sein du ca- tholicisme, mais dans le mahométisme et chez les juifs. On trouve dans plusieurs des principaux phi- losophes arabes de très-curieuses théories du pro- (1) Voici le titre de cette pièce cuiieuse : Prophetia sibyllx Heritheœ extrada de lihro qui dicitiir Basilographi, id est imperia- lis scriptura, quam Herithea Bahylonïca ad Grxcorum petitio- nem régis Priami ed'tdit ; quam de Chaldœo sermone pater peritis- simus in Grœcum transtulit. Tandem de œrario Emanuelis impe- ratoris educlamEugenius, rex Siciliœ, admiratuSy e Grœco in lati- num ver lit. A cette sibylle on en ajoute d'autres : Sibylla Tiburtina, sibylla Elespontina (de prœsagiis futur orum). — Cf. Préface des grandes tribulations. 99 phétisme, considéré comme un fait psychologique, et résultant d'une faculté de l'entendement (1). Les philosophes les plus remarquables parmi les juifs, Saadia Gaon Maimonide, Levi Ben-Gerson don- nèrent au prophétisme une attention particulière, en appliquant à ce fait la plus subtile analyse. Les scolastiques ne l'ont pas tous négligé, car on en trouve une théorie psychologique dans les écrits d'Albert-le-Grand (2). 11 ne pouvait donc pas être méconnu en Italie, mais ce qui ailleurs n'était qu'une théorie, ou tout au plus, comme chez les Arabes, qu'une manière d'expliquer l'accord de la religion et de la philosophie, trouvait dans la patrie de Joa- chim, et à cette époque, une explication plus con- cluante et plus rationnelle. Sans doute ces prétendus prophètes s'inspiraient des livres saints, mais ils avaient été portés à le faire par des causes qui nais- saient des lieux et des temps où ils vivaient. Ce n'é- tait pas de leur part un jeu poétique, une sorte d'i- mitation classique de cette antiquité qu'ils étudiaient exclusivement; les faits qui leur faisaient élever la voix n'étaient pas sans analogie avec ceux qui avaient arraché à Isaïe et à Jérémie des plaintes et des menaces si éloquentes. 11 est à remarquer que Joachim, et le plus grand nombre de ceux qui l'ont précédé ou suivi, (1) Averroës, Destruction de la destruction, pars ii, disput. i ; Avicenne, aphor. de anima ^ 525; Ibn-Tofaïl, philos, autodid. sub fin. (2) De apprehensione, p. 6,opp. t. XXI. — 23 — ne figuraient pas dans les rangs du clergé qui habi- tait les villes, qui prenait part aux joies du monde, et quelquefois aussi à ses égarements. Ces hommes, au contraire, s'en éloignaient le plus possible, ils "^ cherchaient la solitude autant pour se soustraire au spectacle qui les scandalisait que pour y trouver le calme et le repos dont leur àrae était altérée. Mais parfois on les en voyait sortir, comme le prophète Elie de sa retraite, pour lancer le blâme et la me- nace. La tristesse douloureuse que leur inspirait la vue des plaies qu'ils ne pouvaient guérir jetait leur esprit dans l'épouvante ; ils croyaient voir le catho- licisme menacé dans son existence, et s'ils prenaient la forme prophétique pour exprimer leurs senti- ments, c'est qu'elle leur donnait une liberté de lan- gage qui, manifestée autrement, n'eût pas été sans danger pour eux. Leurs paroles et leurs écrits étaient une protestation, et c'est à ce point de vue que ce mouvement dans le catholicisme mérite d'être re- marqué. Leurs écrits, et notamment ceux du Grand- Prophète, étaient une sorte de polémique à la fois religieuse et politique, la seule possible alors, pré- sentant sous le voile de l'inspiration et du prophé- tisme ce qu'alors on n^aurait pas osé, ce qu'aujour-J d'hui peut-être on n'oserait pas dire. C'est une lit-'' térature à part dans le xii** siècle. Cette interpréta- tion d'un fait qui tient sa place dans l'histoire reli- gieuse à cette époque n'a rien d'arbitraire de notre part j on la trouve formulée en termes précis en plusieurs endroits des écrits dont nous parlons. Ainsi dans la préface qui précède l'exposition attri- buée à Tabbé Joachim sur le livre de Cyrille, de Ma- gnis Iribulationibus, on lit, après un tableau tracé avec énergie de la corruption du temps, les paroles sui- vantes : « Je regarde comme évident que Dieu veut frapper d'une punition terrible les méchants (sur- tout les ecclésiastiques), et confier son Eglise à d'autres mains (1). » Cette exposition, dans son en- semble, n'est qu'un développement de cette pensée, qu'on retrouve en tête de tous les chapitres. Le schisme était, pour ainsi dire, en permanence dans l'Eglise, et ces hommes sincèrement attachés au ca- tholicisme en connaissaient les causes, en pré- voyaient les effets ; on peut affirmer qu'ils ont pré- dit la Réforme. Ce n'est donc pas au ton qu'il faut les juger, mais à l'esprit qui les anime; ils sont sincères en se donnant comme éclairés par la lumière di- vine. L'auteur de la préface que je viens de citer, s'adressent à un moine de son. ordre, lui donne les titres d'illuminé, d'extatique, de familier de Dieu. C'était avec ce caractère qu'ils annonçaient « des choses vraies, mais non agréables, o disaient-ils en- encore. Autant que personne alors, ils s'expliquaient les troubles religieux et les hérésies qui surgissaient de tous côtés, les accusations et les reproches que faisaient entendre les ennemis de l'orthodoxie, re- (1) Procul dubio leneo perinaxirnuin et acerbissinium flagellum Deum velle malos maie perdere (praesertini ecclesiasticos), eteccle- siam siiam locare aliis cultoribus. (Venise, 1519). — 25 — proches si offensants pour l'Eglise, si injurieux pour ses membres, et si funestes dans leurs conséquences. Ils comprenaient aussi que la force et l'oppression n'étaient qu'un remède momentané, et que ce re- mède n'avait d'efficacité que pour comprimer, sans atteindre le mal dans sa racine. Eux aussi, ils com- battaient dans les rangs du catholicisme, en don- nant leur vie pour modèle et leur abnégation pour exemple. C'était trop peu contre le mal, et comme les prophètes de Jérusalem, ils élevaient la voix pour annoncer ce qu'une induction un peu suivie pouvait suggérer à quiconque voulait réfléchir sur le spectacle offert à ses regards. Ils le firent avec ce sentiment de tristesse et d'amertume qui alors était le propre de l'esprit religieux en Italie. Ne vit-on pas, au treizième siècle, les Franciscains, plus mystiques que les religieux de l'ordre de Saint- Benoît, suivre les traces de ceux-ci, mais avec un caractère poétique qui leur fut particulier? Dans cette voie, ils avaient pour modèle saint François d'Assise; le cantique du soleil fut comme la pre- mière mélodie d'un chœur qui eut de longs et par- fois d'harmonieux échos. Souvent ils font entendre des accents de reproche qui rappellent ceux du Grand-Prophète (1). C'était ainsi que le même sen- timent se faisait jour en Italie, sous des formes un peu différentes, mais avec la même ferveur, et avec une intelligence parfaite des causes, tandis qu'ail- (1 ) V. Les poètes franciscains au XIII^ siècle, par A. F. Ozanain . — 26 — leurs on s'attachait surtout à réprimer les effets. Dans le midi de la France et en Espagne, on vit les plus ardents résister aux attaques contre la foi, comme les descendants des Goths résistaient aux Arabes. L'Italie produisit Joachim et saint François d'Assise, l'Espagne donna au monde saint Domi- nique et l'inquisition. Joachim, animé par l'amour plutôt que par la haine, voulait prévenir le mal; il crut en avoir trouvé le moyen. Il fut, ou du moins il voulut être un réformateur, et c'est comme tel qu'il mérite 1; d'être étudié. Quant au don de prophétie dont il se croyait doué, il n'y attachait pas une croyance illimitée (1); d'ailleurs il n'en fut pas moins ho- noré, pour ses vertus et sa profonde connaissance de l'Ecriture, par les personnages les plus recomman- dables de son temps. Sans parler des papes, le roi de Sicile et l'Empereur Henri VI lui accordèrent une protection toute spéciale, et firent de grands (1) Voici un passage qui le prouve : « Un historien anglais, Raoul de Coggesale, rapporte, sous l'année 1195, que notre abbé (l'abbé de Perseigne), ayant fait un voyage à Rome, eut une conférence avec le fameux Joachim, abbé de Flore dans laCalabre, dont les révélations faisaient alors grand bruit. « Il fut interrogé, dit l'historien, par un homme éloquent et » également religieux, abbé de Perseigne, lequel lui demanda par 1 quelle autorité il publiait ses visions, si c'était par esprit de » prophétie, ou par simple conjecture, ou par révélation. A quoi 0 Joachim répondit qu'il n'avait rien de tout cela; que Dieu, ce- » pendant, qui donnait autrefois l'esprit de prophétie, lui avait — 27 — dons à son monastère; l'impératrice vint le chercher jusque dans ses montagnes, et lui demander de l'é- couter en confession. Sa renommée était grande, et ses devoirs nombreux; cependant ses fonctions d'abbé du monastère qu'il avait fondé ne l'empê- chèrent pas de se livrer à la composition des écrits quMl méditait depuis longtemps. C'était le but qu'il s'était proposé, c'était pour l'atteindre qu'il avait voulu vivre dans la solitude : si son désir ne fut pas entièrement réalisé, il le fut en grande partie; et Joa- chim parvint à poser les bases de l'Evangile éternel. Il passait les jours et les nuits à écrire et à dicter. « J'écrivais, dit son secrétaire Lucas, jour et nuit sur des cahiers ce qu'il dictait et corrigeait sur des brouillons, avec deux autres moines qu'il employait à la même besogne. » Ce fut au milieu de ces tra- vaux que la mort le surprit. Se trouvant à Pietra- Fitta, petite ville voisine de Cosence, il y tomba malade. Au premier bruit du danger, ses moines » donné le don d'intelligence, au moyen duquel il découvrait très- » clairement les mystères cachés dans la Sainte-Ecriture. L'abbé » de Perseigne lui ayant encore demandé ce qu'il pensait de l'An- » techrist, celui de Flore répondit qu'il était alors dans Rome, » mais encore fort jeune, adolescestem. Sur quoi Adam ayant ob- » serve que, selon le témoignage des Pères de l'Eglise, l'Ante- » christ devait naître à Babylone, Joachim ne demeura pas court ; » il fit voir que saint Pierre, à la fin de sa première épître, don- » nait le nom de Babylone à la ville de Rome : Salutat vos ecclesia » quœ est in Babylone electa. » (Histoire littéraire de la France, tom. XVI. Cf. Martenne, t. 5, col. 839. — 28 — accoururent; ils arrivèrent pour recevoir son der- nier soupir. Il mourut le 30^ jour de mars 1202, à l'âge de 72 ans. Ses restes furent transportés à l'ab- baye de Flore. Nous ajouterons ces mots de Dom Cellier : « Les Bollandistes ont rapporté quantité de miracles qu'on dit avoir été faits par l'abbé Joachim pendant sa vie et après sa mort. Il est honoré comme un saint, en Calabre (1). » Les écrits de l'abbé Joachim sont très-nombreux, surtout si l'on y comprend ceux qu'on lui attri- bue sans que leur authenticité soit suffisamment établie. Joachim cite lui-même les principaux dans la recommandation qu'il adressa à ses amis de sou- mettre ses ouvrages au pape, s'il mourait avant d'a- voir eu le temps de le faire. Cette recommandation précède la préface de son Traité de la Concorde de l'Ancien et du Nouveau Testament (2). Nous donnerons ici une liste complète de ces écrits, en suivant ce document et les principaux auteurs qui ont parlé de l'abbé de Flore : L L'Exposition de l'Apocalypse, en 8 livres. (Ve- nise, 1527.) IL Le Psaltérion à dix cordes, en 3 livres. (Ve- nise, 1527.) (1) Hist. gén. des auteurs sacrés et ecclésiastiques, tom. 23, p. 358. (2) Cf. Epistola pvologalis, en tête de l'exposition de l'Apoca- lypse. — so- in. Le Traité de la Concorde de l'Ancien et du Nouveau Testament, en 5 livres. (Venise, 1519.) IV. « Des Commentaires sur Isaïe et sur quelques chapitres de Nahum, Habacuc, Zacharie et Malachic, et dans lesquels il donne le sens caché et mystique de ces prophéties, en y mêlant plusieurs prédictions sur les calamités dont la plus grande partie des villes du monde devaient être accablées. (Venise, 1517.) V. » Des Commentaires sur Jérémie, ouvrage adressé à l'empereur Henri VI. Il y prédit que l'Eglise charnelle, appelée la Nouvelle Babylone, sera frappée de trois fléaux; savoir : dans ses biens temporels, par la perte de l'Empire d'Allemagne; dans sa doc- trine, qui sera infectée par les hérétiques, surtout par les Patariens, et, en troisième lieu, par le glaive des infidèles, principalement des Mahomélans. Il ajoute qu^après que cette Eglise charnelle aura été presqu'entièrement détruite, Jésus-Christ la renou- vellera (1). » VI. Commentaire sur Ezéchias, mentionné dans la bibliothèque de Cîteaux (2). VII. (( On attribue à l'abbé Joachim un Commen- taire sur les révélations du bienheureux Cyrille, er- mite du Mont-Carmel, mort en 1225, et une lettre (1) Dom Cellier, op. cit., t. XXIII, p. 340. Ces Commentaires furent imprimés à Venise en 1519 et 1^25; et à Cologne en 1577. (2) Page 172, Cf. Dom Cellier, id., ibid. — ,so — adressée au même Cyrille. On trouve dans la biblio- thèque du Vatican deux exemplaires manuscrits de ces révélations, avec la traduction de l'abbé Joa- chim. On les a imprimées à Venise en 1517, avec la lettre de cet abbé. Elles ont pour objet les grandes tribulations de l'Eglise jusqu'à la fin des siècles, et surtout ce qu'elle aura à souffrir dans le schisme de l'Antéchrist mystique, précurseur du véritable An- téchrist. Jean de Lezana, carmélite espagnol, a fait des notes sur ces révélations, mais elles n'ont pas encore été mises sous presse. Les révélations furent imprimées en italien, avec les notes d'Anselme, évê- que de Morsi, à Venise en 1589 et en 16/»6. Le 'moine de Flore* qui a écrit la vie de l'abbé Joachim, dit que l'ermite Cyrille lui envoya lui-même ses révéla- tions, afin qu'il en donnât le sens d'une manière plus claire, et qu'elles fussent entendues de tout le monde (1). » Vin. Un écrit sur la Trinité, ayant pour titre : de r Unité ou essence de la sainte Trinile\ dirigé contre Pierre Lombard. Cette question si brûlante de la Trinité, qui avait déjà été si fatale à tant d'autres, porta malheur à l'abbé de Flore. Blâmant l'opinion du Maître des sentences, qu'il traite d'hérétique et d'insensé, il fut lui-même condamné par le quatrième (i) Dom Cellier, op. cit., t. XXIII, p. 341. Cf. Bolland, t. VI. p. 453, etDupin, qui regarde cet écrit comme une pièce supposée. [Histoire des controverses et des matières ecclésiastiques au XIII' siècle, p. 202.) >- 31 — concile de Latran. Mais comme Joachim avait sou- mis son sentiment au jugement du Saint-Siège, sa mémoire fut épargnée, et le monastère de Flore ne fut nullement inquiété par suite de la sentence. IX. Trithème (1) cite encore, comme étant de l'abbé de Flore : un Traité des sept sceaux ; des pro- phéties sur quinze papes, et d'autres qui n'ont pas été publiées; une prédiction sur les temps à venir; des lettres; quelques traités contre les juifs. On doit regarder ces derniers écrits comme apocryphes, à l'exception de ceux contre les Juifs, puisque Joachim lui-même nous apprend qu'il en est l'auteur (2). Les titres de ces divers écrits suffiraient seuls pour montrer de quelles pensées l'abbé Joachim nour- rissait constamment son esprit. Il ne faut pas cher- cher dans l'abbé de Flore un docteur du moyen-àge, un scolaslique, ni même un théologien à la ma- nière de Pierre Lombard ou de saint Thomas; mal- gré son respect pour le dogme, il n'est pas toujours orthodoxe, et sa façon d'interpréter l'Ecriture le conduit à diriger d'amères critiques contre les som- mités les plus élevées de la hiérarchie catholique. Cependant, le plus grand nombre de ses ouvrages furent composés à la sollicitation des papes de son (1) Traité des illustres écrivains ecclésiastiques. (2) Praeter alia quae in parvis libellis, seu contra Judaeos, seu contra calholicae tldei adversarios comprehendi.... {Avertissement, en tête du Traité de la Concorde de l'Ancien et du Nouveau Testa- ment.) — 32 — temps, comme on le voit par une lettre de Clé- ment III5 imprimée en tête du Traité de la Concorde, A la suite de cette lettre, Joachim rapporte que les Papes Lucius III et Urbain III l'avaient également encouragé dans la même voie (i). Je n'insisterais pas sur ce fait, s'il ne montrait un homme poussé à écrire par des papes, et dont les écrits produisirent plus tard Jean de Parme, Pierre-Jean d'Olive, liber- tin de Casai, et qui devinrent le texte où puisèrent les réformateurs allemands. Je ne dis rien mainte- nant des Vaudois et des Albigeois, dont Joachim semble être l'organe, tout en les maudissant; mais, je ferai remarquer que, dans la suite, presque tous ses écrits, et notamment les prophéties, furent im- primées dans la première moitié du xvi^ siècle, épo- que de la Réforme et de troubles religieux : Thomas Muncer les avait lues, il s'était inspiré de Vlntroduc- tion à l'Evangile éternel, et le langage de Luther, en parlant de Rome, n'est pas autre que celui de Y Ex- position de l'Apocalypse, De son temps, on ne voyait dans le Grand-Prophète qu'un homme animé d'une ardente ferveur, commentant avec une piété exem- plaire les textes bibliques qui étaient comme les an- tiques archives du christianisme, et donnant en style d'inspiré une explication des énigmes de l'Apoca- lypse. Ce qu'il faut chercher en lui, c'est l'homme reli- (1) Ex mandate Liicii et domini papae jussus sum aliqua scrip- titasse. [Dans l'avertissement cité plus haut.) — 33 — gieux, mais qui sait mêler la pensée à la vie du cloî- tre; qui, au lieu de se renfermer dans le cercle étroit du moine, se propose un but qui intéresse Thuma- I nité tout entière. C'est un esprit que l'ascétisme du cénobite inspire sans le subjuguer entièrement, et qui pense à ses semblables encore plus qu'à lui- même. En sa qualité de religieux et de mystique, il fait peu de cas des choses de la science; cependant, il était loin d'être ignorant; la méthode qu'il avait adoptée exigeait une sorte de savoir qu'il porta plus loin que les doctes de son temps : inférieur à tous, en ce qui faisait les délices des scolastiques, il les surpassait tous par ses connaissances en histoire. C'était pour lui une nécessité. Il comprenait que celui qui répand son âme dans le monde par ses écrits, qui prend forcément part au commerce des idées, qui reçoit et qui donne les fruits de la pensée, et qui ne se propose rien moins que d'assigner à l'humanité le but auquel elle doit tendre, ne peut être étranger aux matières et aux faits qui se rat- tachent de près oii de loin à l'objet spécial de ses méditations. Joachim n'est donc pas un philosophe de l'école, mais par la pente de son esprit, par la nature de ses travaux, il se rattache nécessairement à une doctrine métaphysique, il tient de près à un mouvement religieux et social qui est le grand épi- sode du XII' et du XIII® siècle. Avant donc d'étudier dans Joachim le caractère qui fait de lui une figure à part, demandons-lui ce qu'il tient du monde, et de la science de son temps. — 34 — II Cette science humaine, comme il la nomme, il avait pour elle le plus profond dédain, mais ce n'é- tait pas le dédain de l'ignorance. En plusieurs en- droits, il montre qu'il a lu, surtout les poètes; il cite Virgile à l'occasion de la naissance du Christ, en rappelant ce vers de la IV* Eglogue : Jam nova progenies Mais c'est directement par l'histoire qu'il connaît l'antiquité. Son traité de la Concorde de r Ancien et du Nouveau Testament le mettait dans la nécessité de consulter les historiens profanes aussi- bien que l'histoire sacrée; bien plus, la connaissance de l'histoire était une condition pour réaliser le plan qu'il s'était tracé. Il est vrai qu'il ne s'attache ordi- nairement qu'à l'histoire religieuse, mais celle-ci est tellement liée à l'histoire tout entière de l'humanité, surtout depuis la venue du Christ, qu'elle en est in- séparable. Joachim se soumet à cette nécessité; il craint même, tant il est scrupuleux, d'être induit en erreur par les écrits qu'il a entre les mains, et il de- mande au lecteur de n'être pas trop exigeant : que l'intelligence, dit-il, profite de ce qui peut lui être donné, et, que pour ce qui lui manque, la foi com- .% — 35 — mande (1). Ne croirait-on pas entendre Pascal dans sa préface sur le Traité du vide? C'est dans cet es- prit qu'il met en regard des faits de l'Ancien Testa- ment ceux qui se sont accomplis sous la nouvelle loi, et qu'il esquisse à grands traits le tableau de l'enjpire romain depuis la naissance du Christ jus- qu'à l'invasion des barbares; ensuite jusqu'à la chute de l'empire d'Occident et l'établissement de Théo- doric, sans oublier Symmaque et Boëce. Plus il avance vers son époque, plus les faits se pressent; après Narsès, les Lombards, Mahomet et Charlemagne, viennent les événements et les hommes qui touchent à son siècle : la guerre des investitures, Grégoire, les empereurs de la maison salique, saint Bernard et les hérésies qui se montrent ou qui s'annoncent. Nous verrons ailleurs ce qu'il dit de celle des Cathares. Il ne pouvait pas ne pas mentionner celles qu'on vit se répandre dans les premiers siècles de l'Eglise ; aussi parle t-il d'Arius, de Sabellius et d'autres hérésiar- ques, en leur opposant leurs principaux adversaires, parmi les docteurs grecs et latins : saint Hilaire, saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme. Ces héré- sies, il a soin de les mettre en regard des sectes dis- sidentes chez les Juifs, tels que les Saducéens et les Pharisiens. Dans l'accord qu'il veut trouver entre les deux Testaments, il cherche avec un soin minu- tieux ces oppositions des hommes et des faits, qui (1) Concordiarum veteris et Novi Testamenti lib. IV, f" 4"). (Venise, 1519.) — 36 — supposent une symétrie que l'histoire ne donne pas. C'est là le procédé matériel de sa méthode, procédé qu'il pousse quelquefois jusqu'à la puérilité, mais qui sort chez lui d'un principe plus sérieux, et dont tous ses écrits sont le développement, à savoir : que les âges de l'humanité se reproduisent en se perfec- tionnant jusqu'au règne de V Evangile éternel. N'est- ce pas un spectacle frappant qu'un moine obscur du xii^ siècle se traçant la marche de l'humanité, la con- duisant comme par la main dans le cercle où elle re- passe en suivant la loi du progrès, et supérieure à ce qu'elle était à son précédent passage? Telle est, en effet, sa pensée fondamentale, celle qui l'inspire sans cesse, et qui lui donne sa vraie méthode. D'ailleurs, quoique les rapports qu'il établit soient parfois ima- ginaires, il n'est cependant pas dominé par cette ma- nie au point de s'en tenir à une vaine apparence ; il s'en défend au contraire avec un bon sens qui n'est pas le moindre trait de cet esprit à la fois chiméri- que et profond. De même, dit-il, que dans une forêt un grand nombre d'arbres se ressernblent par le tronc et diffèrent par les rameaux et les feuilles ; de même, semblables dans leur ensemble, les deux Tes- taments sont différents par les détails; vouloir tout ramener à une seule loi de concordance serait une folie; il ne faut pas exiger la ressemblance et l'ac- cord là où ils ne sont pas, mais où ils sont (1). S'il n'a pas toujours fait son profit de cette sage réflexion, (1) Non enim exigenda est similitudo et concordia ubi non est, — 37 — , il n'en est pas moins le seul, dans tout le moyen âge, qui ait vu dans l'histoire autre chose que des faits racontés à la suite les uns des autres. C'est un point essentiel et sur lequel nous insisterons ailleurs; il ne s'agit maintenant que de constater jusqu'où allait le savoir de Joachim. La nature de ses recherches le conduisait néces- sairement à une foule de questions sur lesquelles il s'arrêtait avec soin , quand la foi y paraissait inté- ressée ; l'astrologie était une de ces questions. '^ .Amené à en parler dans la première partie de V Exposition de V Apocalypse^ à propos de ces paroles de l'ange : a Ainsi parla celui qui tient les sept étoi- les dans sa droite, » il entre en matière en repous- sant toute solidarité avec les philosophes, qu'il ap- pelle les poètes des gentils, poè'tœ genlilium. Les gen- tils abusés, dit-il, crurent que les planètes auxquel- les on donnait les noms de Jupiter, de Saturne, de Vénus, de Mercure, de Mars, de Lune et de Soleil étaient des dieux. Peut-être confondait-il ici l'astro- nomie et la mythologie; mais, que lui importe! il ne s'agit pas des mots, mais des choses (1). Il ne re- pousse pas moins les philosophes proprement dits : ils ont débité tant d'horreurs sur les astres, que les cathohques se demandent s'il est permis d'en parler, sed ubi est. {Conc. Vet. etNov. Test,, lib. IV, p. 42 v°. Venise, 1519.) (1) Non enim de vocabulis sermo est, sed de rébus. [Expos. Apoc, part. I, f° 54.) — 38 — dans la crainte de paraître dire comme eux que les astres sont des dieux ou des corps vivants. Il ne se prononce pas avec moins d'énergie contre l'astrolo- gie judiciaire : il la repousse au nom de la religion, il bfâme l'usage qu'en font les philosophes de ce monde charnel, malgré leurs déceptions; par elle ils trompent les insensés qui s'imaginent que la puis- sance et la volonté de Dieu, sa miséricorde et sa justice varient suivant les heures (1). Il y avait quel- que mérite à l'abbé de Flore à penser ainsi au xii® siècle. Cependant, puisqu'il est question des sept planètes dans l'Apocalypse, il fallait que Joachim leur trouvât un sens mystique, ce qui ne dut pas l'embarrasser beaucoup, grâce au procédé que nous lui connaissons. Il assimile les sept corps planétai- res aux sept personnages qui se partagent dans l'E- criture la durée des temps, depuis la création jus- qu'à saint Jean-Baptiste. Ainsi, Adam est assimilé à Saturne, Vénus à Noé, Jupiter à Abraham, Mercure à Moïse, Mars à David, le Soleil à Elisée et la Lune à saint Jean-Baptiste. Tels sont aussi les personnages qu'il oppose aux philosophes de ce monde, puis- (1) Carnales hujus mundi philosophi quam longé sint a vero perpende! quis enim nesciat illos comparationibus uli, et specialia régna mundi singulis planetis subjicere, praeter alias deceptiones suas, quibus decipiunt insanatos arbitrantes potestatem et volun- tatem Dei, misericordiam quoque et judicium pro horarum vicis- situdine variari, quasi hora bona possit ab ira judicis tueri super- bum, aut hora mala impedire aut subjicere casui opus justi. {Id. î6id.,f°54.) — 39 — qu*au moyen de leurs rapports avec les planètes, ils nous font lire dans le grand livre du ciel. Us forment une suite de précepteurs divins qui renouvellent, pour ainsi dire, le cours des siècles, qui se succè- dent comme les planètes, et suivent leur marche dans la durée indéfinie. Cet exemple montre l'esprit des rapprochements que Joachim aimait à faire. Nous ne le suivrons pas dans toutes les applications qu'il tente au même point de vue, mais il est curieux de s'arrêter sur l'idée qu'il avait de certains nom- bres. Il était impossible qu'en cherchant à tous un sens mystique, il n'en trouvât pas à ceux qui jouent un grand rôle dans le Vieux Testament et dans l'Apo- calypse ; tels sont les nombres cinq et sept, et par suite douze. Les raisons qu'il donne sont d'abord historiques et tirées de l'Ecriture, mais il ne s'en contente pas et il ajoute : « On sait qu'il faut cinq sens pour rendre parfait le corps de l'homme, et que sept vertus sont nécessaires pour la perfection de l'âme ; ôtez un sens, et l'homme extérieur est im- parfait; une vertu de moins, l'homme intérieur sera au-dessous de ce qu'il doit être (1). » Dans sa ma- nière de considérer la vertu des nombres, on ne voit rien de commun avec la philosophie ancienne, rien de mathématique ni de métaphysique; Pythagore est, pour lui, comme non avenu, et la propriété mystique des nombres ressort d'un ordre d'idées tout différent. Ils ne sont que des emblèmes, des si- (1) Liber introductorius in Expos. Apoc, cap. 13, f° 16 v^. — 40 — gnes employés pour exprimer, d'une manière parti- culière, ce qui est bon ou divin; et loin de commu- niquer leur essence aux choses et de les rendre plus ou moins parfaites, selon que les nombres se rap- prochent ou s'éloignent de l'unité, ce sont les nom- bres qui reçoivent des choses leur caractère symbo- lique. Dans la théorie pythagoricienne, les choses na- turelles semblent formées à l'imitation des nombres ; selon Joachim et les m.ystiques de son école, les vertus des nombres relèvent de la perfection des objets qu'ils servent à énumérer. A tout prendre, il nous semble que les rapports qu'établit Joachim en- tre les nombres cinq et sept, dans le dualisme hu- main, en mettant d'un% part l'homme extérieur, ou le corps, et de l'autre l'homme intérieur, ou l'àme, valent bien ce qu'en disait la théorie pythagoricienne, si en réalité elle ramenait au nombre cinq le solide à propriétés sensibles, et au nombre sept l'intelligence, l'organisme et la lumière. Que l'abbé de Flore n'ait eu aucune connaissance de la doctrine des nom- bres chez les anciens, c'est un fait bien facile à com- prendre; mais, il faut le remarquer, le sentiment religieux qui lui faisait repousser l'astrologie l'arrête à l'entrée d'une voie que le moyen âge s'est plu à parcourir. On sait que les nombres entraient pour beaucoup dans les combinaisons de l'alchimie, et il ne fallait à Joachim pas moins de raison que de fer- veur religieuse pour ne pas se laisser emporter sur une pente si glissante, avec une imagination comme la sienne. — 41 — On peut déjà s'assurer, par ce qui précède, que Joachim n'était pas un ignorant, mais on voit en même temps quel soin il apporte à éviter tout con- tact avec la science profane. Elle n'est à ses yeux que la fumée qui sort du puits de l'abîme ouvert par l'ange; a car, de même que la lumière vient du ciel, du puits de l'abîme monte la fumée des ténè- bres. » La philosophie, plus que toute autre partie de la science humaine, était sous le coup de cette réprobation. Mais s'il la repoussait, ce n'était pas im- puissance de sa part, et l'on trouve çà et là, dans ses divers écrits, des indices que nous devons au moins indiquer, afin de le faire connaître entièrement. Ainsi, loin d'en appeler sans cesse à la contempla- tion et à l'extase pour arriver à Pidée de Dieu ; loin de repousser tout secours corporel, il avoue, comme le philosophe le plus calme, qu'il faut avoir recours aux choses visibles pour contempler V invisibilité di- vine (1). On pourrait même le taxer de témérité quand il dit que c'est en vain que certaines person- nes voudraient s'excuser sur la faiblesse de leur in- telligence de ne pas comprendre la création, s'il ne s'autorisait pas de l'Ecriture qui dit que « l'esprit scrute toute chose, même les profondeurs de Dieu (1). » Mais, ce qu'il dit plus loin est d'un vrai (1) Invisibilia Dei quae exsuperant omnem sensum non potest infirmitas captivitatis nostrae nisi per res vislbiles contemplari. [Psalt. decem Cord., lib. 1, f« 229.) (2) Id.ibid., f«228. — . 42 — philosophe : « De même que dans le monde visihie c'est la lumière qui nous éclaire, ainsi dans l'invisi- ble c'est l'àme qui s'attache aux choses qui sont de sa nature; si donc l'homme veut se comprendre, il trouvera en lui-même l'image de Dieu. S'il ne peut pas se comprendre qu'il s'en rapporte à ceux qui ont le don de l'esprit. Il est absurde de comparer l'âme ou un ange aux choses corporelles, et celui-là est assez infidèle et impudent, qui ne sachant pas s'examiner lui-même, prétend pouvoir par la raison comprendre Dieu qui est au-dessus de lui (1), » Ce n'est plus ici le mystique qui aborde a priori l'invi- sible et l'infini, c'est le philosophe qui en appelle à l'observation, au procédé psychologique. Ce ne sont que de rares points lumineux, obscurcis bientôt et couverts par les ombres souvent épaisses du mysti- cisme; néanmoins, ils suffisent pour montrer qu'il avait un esprit qui aurait pu s'élever jusqu'à la vé- ritable méthode. Ce qu'il dit ailleurs prouve qu'il n'ignorait pas la marche de la philosophie à son épo- que. « On sait, dit-il, que certains philosophes se sont efforcés de tout comprendre par la raison, et de Hvrer à la postérité quelques-unes de leurs opi- nions. » Certains écrits d'Aristote commençaient alors à se répandre dans les écoles, et Joachim fait ici allusion à ceux qui les prenaient pour texte de (1) Et salis est infidelis et improbus qui se ipsum discutera nesciens, Deum qui supra se est (sicut vere est), comprehendere se posse confidit. {Id. ihid., f° 229.) — 43 — leurs leçons; mais il rattachait cette tendance vers l'antiquité philosophique à une hérésie bien autre- ment grave à ses yeux. Ce n'est pas à Arislote ni à ses sectateurs qu'il pouvait adresser le reproche sui- vant : en parlant de certains philosophes ignorant l'omnipotence de Dieu, qui a tout fait de rien, il ajoute : « L'un des leurs, en disputant sur le corps et l'esprit, s'avança jusqu'à dire qu'il faut repousser tout ce qui est corps. » Nous aurons à revenir sur cette matière; il nous faut maintenant voir si réelle- ment Joachim est aussi étranger à toute doctrine philosophique qu'il le croit et qu'il le désire. L'abbé de Flore est un mystique qui tient du théosophe, et, par ce caractère, il touche à l'école de Saint- Victor, surtout à ceux qui en furent les plus cé- lèbres représentants, Hugues et Richard. Quoi qu'on n'ait rien de précis sur les études de Joachim, sur les lieux où il a pu étudier, il était instruit, donc il avait eu des maîtres. Où enseignaient-ils? d'où ve- naient-ils ? On sait que c'était en France que les es- prits curieux allaient chercher la science, ou que c'était principalement de là qu'ils la faisaient venir dans la personne de quelques docteurs. Or, l'Uni- versité de Naples ne fut fondée qu'en 1226, et anté- rieurement le pays offrait peu de ressources pour les études. D'après cela, pourquoi Hugues et Richard de Saint -Victor n'auraient-ils pas été connus, au moins indirectement , de Joachim leur contempo- — u — rain ^ mais plus jeune qu'eux (1) ? L'analogie des doctrines permet de le croire. Des deux parts, même éloignement pour l'école, même recours à la foi, même retour à la raj^on qu'ils ne méconnaissent pas et qu'ils renferment dans les mêmes limites; enfin, même base pour leur mysticisme, l'amour. Richard surtout se rapproche de Joachim par son goût pour l'allégorie. On en voit un exemple dans son écrit : De exterminatione mali et promolione honi^ ouvrage où l'on voit que, pour ce religieux de Saint-Victor, la morale est impossible sans piété, la piété sans mys- ticisme, et le mysticisme sans allégories. C'est le pro- cédé de Joachim. Cependant, on ne serait pas en droit de tirer de ce rapprochement une conséquence sans réserve. La même idée peut frapper en même temps des esprits tout-à-fait indépendants l'un de l'autre. Leibnitz ne doit rien à Newton, et tous deux faisaient simultanément une admirable découverte; avant Joachim, Abailard ne paraît-il pas avoir ap- pelé le régne du Saint-Esprit en élevant leParaclet? Peut-être donc n'y eut-il qu'une rencontre fortuite entre Técole de Saint-Victor et l'abbé de Flore, mais peut-on en dire autant d'une autre école qu'on dirait être la sienne pour la partie la plus originale de sa doctrine ? En hsant ses écrits avec attention, on le voit si évidemment en contact et en communauté d'idées (1) Hugues, né en 1097, mourut en 1141; Richard mourut en 1173. — 45 — avec un hardi penseur de son temps, qu'on se de- mande si l'un n'a pas inspiré l'autre. Ce n'est pas, il est vrai, par une théorie bien explicite qu'il le rap- pelle ou qu'il l'annonce; et si l'on avait dit à l'abbé de Flore qu'il marchait sous la même bannière qu'Amaury de Bène et David de Dinant, le pieux cé- nobite n'aurait sans doute pas compris l'accusation. Et cependant, il y a une telle parenté entre une par- tie de sa doctrine et celle d'Amaury, une telle iden- tité entre eux au sujet de V Evangile élernel, qu'on a peine à ne voir là qu'un effet du hasard. Si, de plus, on considère que l'Evangile éternel et la secte des frères du Libre-Esprit sont donnés par Amaury comme une conséquence de ses principes en philo- sophie, il faudra bien en conclure que Joachim, de gré ou de force, se rattachait à cette école du xif et du XIII® siècle, qui provoqua des bûchers précur- seurs de ceux de l'inquisition. Etablissons d'abord cette parenté, qui nous en dévoilera une autre également évidente, et que Joa- chim n'aurait pas repoussée avec moins d'indigna- tion que la première. Amaury de Bène est un panthéiste reproduisant les idées de Jean Scot Erigène; de plus, il annonce VEvangile éternel, et il explique la suite des âges, comme Joachim lui-même. Nous nous contenterons, pour ce qui le concerne, de citer les principales au- torités. On lit dans l'histoire littéraire de la France (I) (1) Tom. XVI, art. Amaury de Chartres, et ses disciples, par Daunou. — 46 — le passage suivant : « Amaury, né à Bène, village 0 du pays Chartrain, vint étudier à Paris, vers la » fin du xii^ siècle, et fit des progrès si rapides qu'il » était, au commencement du xiii^, l'un des pro- » fesseurs les plus renommés... Pour son malheur, » il s'avisa d'expliquer les livres de la métaphysique » d'Aristote, qui venaient d'être traduits en latin, » sur de nouvelles copies du texte, ou sur des ver- » sions arabes récemment rapportées de l'Orient. » C'est dans ces livres qu'Aristote, recherchant l'o- » rigine de l'univers, après avoir réfuté les systèmes » de Pythagore, de Démocrite, de Thaïes et d'Anaxi- » mandre, fait sortir tous les êtres d'une matière » première qui n'a par elle-même ni forme ni » figure, mais en qui le mouvement est continuel » et nécessaire. Il y avait longtemps que les Arabes » avaient commencé d'introduire cette philosophie >) en Occident; car dès le ix® siècle, Jean ScotEri- » gène enseignait que la matière première était tout » et qu'elle était Dieu. Quoiqu'on se fût plaint, en » général, de la témérité de ce docteur, la doctrine » dont il s'agit n'avait subi aucune condamnation » particulière. Amaury ne craignit donc pas de la » renouveler : un être simple, disait-il, est celui qui » n'a ni quantité, ni qualité; tel est Dieu, telle est » aussi la matière première. Mais y a-t-il deux êtres » simples ? Non, car ils ne seraient distincts que » par des qualités ou des parties que l'un aurait de » plus ou de moins que l'autre. Or, ces parties, ces » qualités, ce plus ou ce moins, répugnent à la na- A — 47 — » ture de l'être simple. Par conséquent, il faut que » Dieu et la matière première ne soient qu'un. Loin » de sentir les dangers de ce système, Amaury pré- » tendait le concilier avec le récit de Moïse et avec » toute la théologie. Du mouvement continuel et f) nécessaire de la matière première, il concluait que » tous les êtres particuliers devaient finir par ren- » trer au sein de l'être des êtres, seul indestructible, » et qu'avant cette consommation dernière, les vi- » cissitudes de la nature auraient divisé l'histoire du » monde et de la religion en trois époques corres- « pondantes aux trois personnes de la sainte Trinité. » La loi mosaïque avait été l'époque de Dieu le » père; la loi évangélique était celle de Dieu le fils, » et allait être bientôt remplacée par le règne du » Saint-Esprit. Sous la seconde époque, chacun de- « vait se regarder comme un membre de Jésus-Christ, » dont le corps était en toute chose, disait Amaury, » autant qu^au pain eucharistique. On rapporte » aussi qu'il disait que Dieu avait parlé par Ovide » aussi bien que par saint Augustin. Mais Amaury se » donnait surtout pour le prophète de la troisième » époque, sous laquelle bientôt les sacrements al- » laient cesser, et la seule infusion de la grâce du » Saint-Esprit suffire au salut des hommes, sans au- » cun acte extérieur. L'une des conséquences de ce » système était de nier la résurrection des corps, » ou du moins de n'en admettre d'autre que la » rentrée de tous les êtres dans la matière première, » à la fin de la troisième époque. » — 48 — ^' Telle est en substance la doctrine philosophique d'Amaury de Bène, et son application à la religion et à la société. Cet exposé est justifié par des écri- vains contemporains, et plusieurs docteurs célèbres du moyen âge. Martin Polonius, moine dominicain, et pénitencier du pape Nicolas III, dans ses chro- niques qui vont depuis la naissance de Jésus-Christ jusqu'au pape Jean XXI, donne quelques détails sur Amaury et sa doctrine ; c'est à lui que Daunou a emprunté une partie de ce qu'on vient de lire (1). Ce qui ressort le plus clairement de ces détails don- (1) Hic (Honorius III) damnavit etlam Almaricum quenidam car- notensem cum sua doctrina ; sicut habetur in decretali damnatus. Qui Almaricus asserit ideas quae sunt in mente divina creare et creari. Quum secundum Augustum nihil nisi aeternum atque in- comniutabile in mente divina. Dixit etiam quod ideo finis omnium dicitur Deus, quia omnia reversura sunt in eum, ut in Deo im- mutabiliter quiescant, et unum individuum atque incommutabile in eo permanebunt. Et sicut alterius naturae non est Abraham, alterius Isaac, sed unius atque ejusdem, sic dixit omnia esse unum et omnia esseDeum. Dixit enim Deum esse essentiam omnium crea- turarum et esse omnium. Item dixit quod sicut lux non videtur in se, sed in aère ; sic Deus nec ab angelo, nec ab homine videbitur in se, sed tantum in creaturis. Item asseruit quod, si homo non peccasset, in duplicem sexum partitus non fuisset.nec gravasset ; sed eo modo quo sancti angeli multiplicati sunt, multiplicati essent et homines; et quod post resurrectionem utriusque scxus adunabitur, sicut (ut asserit), fuit prius in creatione. Ettalem dixitChrisluuj fuisse post resurrectionem. Qui omnes errores inveniuntur in libre qui inti- tulatur Periphyseon. Et hic liber inter alios libres condemnatos Pa- risiis ponitur, et is liber cum Almarico et suis sequacibus fuit Pa- risiis combustus. Dixerat etiam quod in charitate constitutis nul- -^. — 49 — nés par Polonus, c'est la filiation entre Amaury et les frères du Libre-Esprit. Dachery (1) cite, sous la date de 1215 et du pontificat de Innocent III, un extrait de la chronique de Nicolas Trivet qui est, pour ainsi dire, identique au passage de Polonius; Gerson expose cette doctrine d'Amaury presque dans les mêmes termes (2), et on la trouve égale- ment indiquée dans saint Thomas, parlant d'Amaury et de David de Dinant, son principal disciple (3); en sorte que, malgré l'opinion de Brucker, on ne peut pas se refuser à croire que telle était la doc- trine d'Amaury. Est-ce bien celle de Joachim ? Au point de vue métaphysique on pourrait dire non; rien, à n'y pas regarder de près, ne semble toucher au panthéisme. Joachim se contente de dire, en parlant de Dieu, que son nom est l'Eternel, que seul il est l'être en soi, et que tout ce qui a reçu l'existence la tient de lui. Il n'y a rien là qui indique le panthéisme, et rien ne ressemble moins à une discussion scienti- fique que la forme qu'il donne à sa pensée sur Dieu. Il en parle comme la Bible, de même qu'il traite la lum peccatum iraputahatur. Unde sub tali specie pietatis ejus sequaces omnem tiirpitudinem committebant . (Ex Martini Poloni archiepiscopi Consentini, ac pontificis pœnitentiarii chron. Lib. IV, p. 393). (1) Spicilegium, t. III, p. 184, édit. 1723. (2) De Conc. Metaph. ciim log. pars 6. (3) In May. Sent. Summ. theol. art. 8, q. 3. — 50 — question de la Trinité comme un théologien qui ne s'inspire que des auteurs du symbole de Nicée. S'il est taxé d^erreur, comme dans ses accusations contre le Maître des sentences, ce n'est point en qualité de néo-platonicien ou d'hérétique, c'est qu'il s'énonce mal, ou qu'il n'a pas compris son texte; loin d'être un philosophe rebelle, il est constamment sur ce point de doctrine un catholique soumis. Ce n'est donc pas dans une communauté de principes avoués qu'il faut chercher ce point de contact entre Amaury et lui; il existe cependant, et la pensée qui a dicté VEvangile éternel est le lien qui les unit. On sait qu'en fait de doctrine il y a deux manières de pro- céder : partir du principe pour aboutir aux consé- quences, ou de celles-ci pour entrer dans le prin- cipe, volontairement ou non. Laissons donc le phi- losophe de côté, Joachim ne veut pas qu'on s'y trompe, mais cherchons le mystique; si nous le trouvons, ses rapports avec Amaury sont incon- testables. Joachim est un esprit mystique par toutes ses ten- dances, par sa nature, par son amour pour la vie con- templative; il le prouve par son mépris pour toute science humaine, et plus explicitement par la pen- sée qui anime tous ses écrits. Mais avec lui le mysti- cisme change de forme, il sort de ses habitudes pour devenir une doctrine sociale, et c'est ce qu'il importe de ne pas oublier. A cela près, mais chez lui c'est le point capital, il est comme tous ceux qui méconnaissent la volonté ou qui en désespèrent. En — 51 — voici un exemple : Dans la préface de son Psaltérion à dix cordes, il parle de ceux qui, en grand nombre, aspirant à la sagesse, se livrèrent à la lecture et à l'étude ; cependant il ne leur fut pas donné d'y at- teindre, parce qu'ils n'avaient pas cru que la grâce seule pouvait les y conduire, et non la volonté. De là vint l'inutilité de leurs efforts , travaillant sans relâche et ne parvenant jamais à la science de la vé- rité. Lui aussi brûlait d'y arriver ; absorbé dans la mé- ditation, il se recueillait en lui-même, comme l'aigle qui replie ses ailes; cependant plus il la poursui- vait, plus elle s'éloignait de lui (1). Mais quand, ani- mé d'une ferveur nouvelle, il commença à aimer le chant religieux, l'Ecriture lui ouvrit ses secrets dans le silence du recueillement. Ce silence du recueille- ment, produit par l'harmonie, c'est l'extase du mys- tique. Toujours Joachim se montre avec ce carac- tère, l'important est d'en bien saisir la nature. Or, l'abbé de Flore ne sort pas du néo-platonisme, ni de Scot Erigéne, ni même du faux Denis ; son mys- ticisme est celui du cloître, du cénobite chrétien nourri des pages de l'Ecriture, et pour qui l'Apoca- lypse est le livre par excellence; mysticisme dominé par une pensée qui fait l'originalité de Joachim. De (1) Eratn aliquando ego ipse anxius ad verba Dei, quaerebam per exercitium lectionis ad veritatis notitiam pervenire. Gùmquc ad eam per legendi studium properare flagrarem, assumens sibi pennas veliit aquila, longius quam erat recedebat a me. Prœfat. in Psalt. (lec. chord.) • 52 là sa manière d'interpréter les choses en leur ap- pliquant des sens différents : historique, moral, tro- pologique, contemplatif et anagogique (1). C'est ainsi qu'il explique la création et le sabbat : « Ob- server le sabbat dans le sens contemplatif, c'est passer de la perfection de la vie active à la vie con- templative (2). » C'est parce qu'on n'avait pas cette intelligence mystique de l'Ecriture, ajoute-t-il, qu'on vit tant d'hérésies; et cette intelligence, aucun homme ne peut l'avoir par lui-même, ni le légiste, ni le poète, ni le philosophe. D'où vient-elle? Le mysticisme a sa réponse toute prête, bornons-nous maintenant à le constater dans Joachim. Or, tout mysticisme annulant la volonté et par suite la per- sonnalité humaine, finit par anéantir l'homme et par l'absorber en Dieu, il conduit donc fatalement au panthéisme. Qu'un tel résultat ait échappé à l'abbé de Flore, il ne faut pas s'en étonner, mais il n'en tient pas moins à Amaury par ce côté. Cependant, ce lien ne mériterait pas qu'on s'y arrêtât, s'il ne provenait lui-même d'un autre plus évident et plus sérieux, parce qu'il conduisait à la pratique ; c'est VEvangile éternel. Ici ce n'est plus la logique seule qui parle, ce sont les faits, et si haut, qu'on pour- (1) Liber introductorius in Apoc. exposit., cap. 14, f°14, Psal. dec, cord. lib. 111, f°271. (2) Contemplative sabbatura servare, est de pcrfectione vitae la- boriosae et activas transire ad vilam contemplativam. \Psalt. dec. chord. lib. I. — Cf. Lïb. introduct. in Apocal. expos,, c. 14.) — 53 — rait dire que d'Amaury et de Joachim, l'un n'a fait que répéter les paroles de l'autre. Ainsi, à la fin du xii*' siècle, se montrent deux hommes partis chacun d'une extrémité opposée d'un même système, et qui arrivent au même but, à un troi- sième âge religieux et social, qu'ils regardent comme la fin suprême de l'homme ici-bas. Pour l'un, cette conséquence n'était pas inévitable, Amaury pouvait être panthéiste, sans être au nombre de ceux qu'on appela depuis Joachimites; chez l'autre, cette consé- quence devient le principe, c'est elle seule qui l'oc- cupe. Cette rencontre est-elle fortuite, ou Amaury de Bène et Joachim de Flore se sont-ils connus ? Au- quel des deux faudrait-il attribuer la première idée de V Evangile éternel? Lequel aurait été le maître et lequel le disciple? Ils étaient contemporains, cepen- dant on peut affirmer qu'ils ne se sont jamais vus. Amaury n'a pas voyagé en Italie, rien du moins ne permet de le croire, et jamais Joachim n'est venu en France. Amaury mourut en 1205, mais tout porte à croire qu'il était encore jeune, car les écri- vains du temps disent qu'il naquit vers la fin du xii^ siècle, et qu'il mourut de chagrin d'avoir été obligé de se rétracter. Il faudrait en conclure qu'au jour de sa mort, il était loin d'avoir vécu aussi long- temps que Joachim. Il en résulterait que si les écrits de l'un ont inspiré l'autre, ce sont ceux de l'abbé de Flore, et qu^Amaury ne fut que son disciple. Ce fait est probable, quoique rien ne le prouve direc- tement. Les écrivains du temps qui parlent d'A- o4 maury n'établissent pas celte filiation. Gerson, qui a cherché une solution à cette difficulté, semble se prononcer dans ce sens. Dans un de ses traités, il cite les frères du Libre-Esprit et Amaury, comme s'il eût voulu en conclure que cette secte lui devait son origine (1) ; ailleurs il la montre dans un rapport bien plus étroit avec Joachim : « Cette erreur, dit- il, vient de Joachim qui divise l'humanité en trois époques; la première, celle du père, sous Moïse; la seconde, celle du fils, sous le Christ; la troisième, celle du Saint-Esprit, sous VEvangile éternel, qui ne doit pas finir (2). » Ce qui le faisait pencher d'a- bord pour Amaury, c'était la parfaite conformité de son panthéisme mystique à celui des frères du Libre-Esprit ; mais il y a une liaison bien plus étroite entre ces derniers et VEvangile éternel, tel qu'on le voit exposé et développé dans les nombreux ou- vrages de l'abbé de Flore. Ce dernier, disons-le tout de suite, n'a pas assez de malédictions pour les Ca- thares d'Italie, et personne n'a mieux et plus haute- ment parlé que lui dans leur sens. Cette contradic- tion n'est pas le fait le moins curieux de cette époque si tourmentée. Les Cathares d'Italie doivent beaucoup à l'abbé de Flore, et s'ils ont influé sur les disciples d'Amaury et sur Amaury lui-même, Joachim ne fut pas sans action sur ce dernier (3). (1) De canticoruin originali ratione, op. tom. 3, p. 622. (2) De susceptione humaniiatis Christi, t. 1, p. 455, 456. (3) C'est encore l'opinion de Du Boullay qui dit ; Hœc hœresis — 55 — Cette conjecture n'est pas dénuée de fondement, mais il ne faudrait pas en conclure que le disciple de Jean Scot eût des relations personnelles avec le moine de Calabre. Il a pu connaître ses écrits et les consulter; les Cathares venus d'Italie en France ont dû lui en communiquer l'esprit, et c'est là qu'il aura bu à la source de V Evangile éternel; mais c'est un autre souffle qui lui donna la soif de nouveautés qui le tourmentait. Il avait, comme tant d'autres, res- piré l'esprit de révolte sociale et d'exaltation reli- gieuse qui agitait alors une partie de l'Europe. Joa- chim aurait pu lui-même s'enivrer de cette vapeur qui troublait tant de cerveaux, mais il faut se hâter de dire qu'il n'en fut pas ainsi. C'est d'ailleurs que lui vint pour la première fois l'idée qui fut la pré- occupation et le but de toute sa vie. S'il l'avait due aux Pathares, comme il les nomme, il l'aurait étouf- fée dans l'indignation de sa foi, jamais elle n'eût mûri dans son âme si sincèrement catholique. Le présent ne fit que lui donner de la force, et nous l'a- vons déjà fait remarquer; mais Joachim est un per- sonnage si complexe, à la fois si loin et si près des hérétiques de son siècle, que pour s'en faire une idée exacte il faut le suivre jusqu'aux premiers temps du christianisme, et jusqu'au sein du groupe choisi de la religion nouvelle, qui tendait à se distinguer de quse erat ahhatis Joachimi circa initium hujus seculi, prodierat in lucem, et ah Almarko carnotensi suscepta et propugnata fuerat. Tom. 3, p. 299. — 56 — la foule. C'est par là surtout qu'on pourra com- prendre comment l'idée sociale et l'idée religieuse se rencontrant dans son esprit, il s'inspira de la der- nière seulement pour organiser l'humanité. Il remonta jusqu'aux débuts du christianisme pour y puiser les premiers germes de cette doc- trine du troisième âge, qui remua si fortement la so- ciété au xif et au xiii® siècle. Son voyage en Orient, le séjour qu'il fit en Palestine, plongé dans la mé- ditation des Ecritures, cherchant à pénétrer les mys- tères du passé et de l'avenir, furent des causes qui influèrent de plusieurs manières sur la direction de son esprit. L'un de ceux qui s'amusèrent à com- menter ses prédictions (1), prétend qu'il savait le grec, et que par ce moyen il avait appris en Orient bien des choses touchant les prophéties. Qu'il sût le grec ou non, il est certain qu'il trouva en Orient autre chose que l'art divinatoire; il trouva dans l'Ecriture un sens que d'autres avant lui avaient déjà exposé; selon toute apparence l'esprit du gnos- ticisme ne lui fut pas étranger. On sait que, dans les premiers temps de l'Eglise chrétienne, un certain nombre de ses membres, et même quelques apôtres, avaient formé ce qu'on pourrait appeler le gnosticisme chrétien. Un des plus connus fut Clément d'Alexandrie, qui s'efforça de prouver que les chrétiens seuls pouvaient aspi- rer au titre de gnostiques. « La gnose, dit-il, est (1) Paschalinus Regiselmus, Vaticinium XV. — 57 — une connaissance ferme et stable des choses qui ne se présentent qu'obscurément aux yeux des autres hommes. Disciple du Verbe, le gnostique instruit à l'école du Maître à qui rien n'est caché, pénétre tous les secrets du passé, du présent et de l'avenir, qui lui sont révélés par une tradition venue des apôtres, indépendamment des Ecritures, et qui n'est com- muniqué qu'à bien peu de personnes (1). » En ces temps, on parlait d'une doctrine secrète enseignée par !e Christ à ses disciples, doctrine qu'on oppo- sait à l'enseignement qui devait rester celui des hommes charnels; cette doctrine était la gnose chré- tienne. C est ainsi que l'expliquait Eusèbe, qui voyait en elle la science pure et divine, la révéla- tion céleste communiquée par Jésus-Christ à ses apô- tres (2). Au surplus, le mot gnose se rencontre sou- vent dans le Nouveau Testament, et Joachim l'avait trop bien lu et relu pour n'avoir pas été frappé de ce fait. « Malheur à vous, dit saint Luc aux docteurs de la loi ancienne, malheur à vous qui vous êtes saisis de la clef de la science^ et qui n'ayant pas pénétré dans ses sanctuaires, les avez fermés aux autres. » A ce premier sens attaché au mot gnose, il faut en ajouter un autre employé surtout par saint Paul. Outre cette connaissance approfondie des vérités chrétiennes, cette science réservée aux parfaits, cet apôtre expliquait encore la gnose dans le sens de (1) Strom., liv. 6. (2) Euseb., Hist. eccL, lib. 11, c. 1. Cf. Valesii annot. — o8 — la pratique parfaite de la vie chrétienne; le gnos- tique alors était celui qui menait une vie parfaite et conforme aux lumières supérieures qu'il avait re- çues (1). Cette seconde acception est à remarquer, parce que c'est par elle principalement que les Ca- thares se rattachent au gnosticisme, et que l'abbé Joa- chim se trouve allié aux Cathares. Il nous présente un phénomène semblable à celui des apôtres et des docteurs qui s'attachaient à la gnose chrétienne. Ils avaient le plus grand soin de distinguer cette der- nière de toute doctrine du même nom. Cependant ils n'en paraissaient pas moins, dans certains cas, faire partie de ces gnostiques dont ils tenaient tant à se séparer. Il en fut de même de l'abbé de Flore qui fut un véritable gnostique de l'école de saint Paul, et qui ne voulait pas être confondu avec ses hérétiques qui se rapprochaient de son modèle. Comme eux, il s'appuie avec coqnplaisance sur ce principe : « Là où est l'esprit de Dieu, là est la li- berté (2). » Saint Paul en appelait à la foi pour (1) Bossuet admet le même sens : « Le gnostique est ce chré- tien parfait qui est infailliblement contemplatif au sens que saint Paul a dit de tout véritable chrétien : qu'il ne contemple pas ce qui se voit, mais ce qui ne se voit point (11 cor. IV, 18). Je ne vois point qu'il y faille entendre d'autre finesse, ni sous le nom de gnose, un autre mystère que le grand mystère du christianisme bien connu par la foi, bien entendu par les parfaits, à cause du don d'intelligence, sincèrement pratiqué et tourné en habitude. » {Trad, des nouv. myst. chap. 111, sect. 1, pag. 3, tom. 11). (2) Saint Paul, ép. aux Corint. — 59 — l'opposer à la gnose ambitieuse, qui par ses spécu- lations étouffait dans les âmes la croyance à l'inter- vention directe de Dieu dans la vie et dans la desti- née de l'homme. A son exemple, Joachim invoque la foi contre l'hérésie des Cathares, qui attaquaient les bases de la religion catholique. Il est une troi- sième autorité, qu'il ne nomme pas, mais qu'il re- produit souvent, presque dans les mêmes termes, c'est Origène, qui a laissé un grand nombre d'éclair- cissements sur le gnosticisme, notamment dans ses écrits contre Celse. C'est dans Origéne qu'il a pu voir ce nom d'Evangile éternel qui devint l'objet de toutes ses pensées. Origène avait dit : « Il faut lais- ser aux croyants le Christ historique et l'Evangile, l'Evangile de la lettre, mais aux gnostiques seuls appartient le Verbe divin, l'Evangile éternel, l'E- vangile de l'esprit (1). » Tel est le véritable point de départ de Joachim^ la pensée-mère de toutes ses pensées; aussi le voit-on reproduire avec affectation les termes significatifs dont se sert Origène : il dit comme lui, hommes charnels, philosophes charnels, par opposition à la vie spirituelle des parfaits. Ainsi, Origène avait dit encore : « Là où il est besoin d'an- noncer l'Evangile de la chair, les hommes charnels «e voulant rien savoir que de Jésus le crucifié, il faut le faire. » Toutes ces pensées, toutes ces ex- pressions se retrouvent dans Joachim, et le sens (1) In Math., édition Huet, t'° 213. Cf. in Joh. 1, 22. — 60 — qu'il leur donne est constamnaent celui des écrits dont il s'inspire. Pour achever de faire connaître les antécédents de Joachim, non dans la pratique, mais dans la spéculation^ nous aurions dû peut-être nommer avant tous les autres celui de ses guides auquel il ressemble le plus; c'est l'apôtre saint Jean. Le moine de Calabre avait avec lui un rapport de na- ture, s'il est permis de parler ainsi, et qui devait le porter à lui donner la préférence. C'est le même en- thousiasme religieux et mystique, la même exalta- tion, la même tendance à la contemplation; si Joa- chim n'a pas vécu en Orient, il y est allé; par l'in- fluence des lieux et des souvenirs, il avait pu y nourrir d'un sentiment plus vif, d'un feu plus ar- dent, cet entraînement de l'esprit, qui ne fut jamais plus grand que dans les contrées où prirent nais- sance la gnose, la kabbale, et pour ainsi dire toutes les religions. Il trouvait dans saint Jean une direc- tion pleinement en harmonie avec ses propres senti- ments. L'Evangile qui porte le nom de l'apôtre avait pour but d'opposer la gnose chrétienne aux doctrines gnostiques qui surgissaient de toutes parts, et qui étaient autant d'hérésies gagnant chaque jour du terrain. Dans ses Epîtres il combat les au- teurs de ces doctrines, il leur applique la dénomi- nation d'Antéchrist, que Joachim prodigue à son exemple. Mais le lien le plus fort qui rattache saint Jean au moine de Calabre, c'est l'Apocalypse. Cette œuvre extraordinaire, qu'on ne sait trop comment - 61 — désigner, fut le texte favori de ses méditations; en la commentant il cherche à l'imiter, moins dans la forme que dans le but. L'Apocalypse est un tableau des dernières luttes que le christianisme devait sou- tenir contre le judaïsme et le paganisme; c'est aussi un chant de triomphe célébrant les victoires de la religion nouvelle sur la puissance des hommes et des démons conjurés. Dans ses ouvrages, mais prin- cipalement dans son Exposition de V Apocalypse, Joa- chim peint à son tour la lutte du catholicisme, comme il le comprend, c'est-à-dire de la gnose chrétienne contre ses ennemis ; à chaque page on trouve une allusion ou une accusation directe contre les doctrines, ou contre les hommes qu'il regarde comme étant hors de la droite voie. Partout il cherche les ennemis de la religion véritable, et il les poursuit sans relâche, qu'ils soient dans les rangs du catholicisme ou dans ceux de ses ennemis. Ceux qu'il veut honorer ou frapper d^anathême sont tou- jours comparés aux personnages ou aux symboles mystérieux du drame étrange de l'exilé de Pathmos. Il explique le sens des paroles de son Maître dans un langage qui n'est pas toujours assez clair, mais qui donne souvent une singulière force à sa pensée, et qui montre dans toute son énergie la ferveur de son âme. C'est par là que, mêlant ses tendances mystiques à son idée chrétienne, il arrive à son Evangile éternel^ c'est-à-dire au régne du Saint-Esprit, à la vie contemplative. Il croyait de bonne foi peindre, comme saint Jean, les derniers efforts de la lutte de — 62 — celte religion qu'il annonçait, et dont il traçait l'his- toire dans le passé et dans l'avenir. H me reste un dernier personnage à nommer parmi ceux qui ont le plus influé sur Joachim, ce personnage est saint Benoît. Ce grand promoteur de la \ie monastique en Occident fut celui qui agit le plus fortement sur le fondateur du couvent de Flore, mais son action diffère entièrement de celle des pré- cédents. Les premiers furent les guides de l'abbé Joachim dans la spéculation, dans la pensée mysti- que; quelques-uns l'initièrent à la gnose et l'enflam- mèrent du désir d'être un parfait dans le sens du christianisme et de l'orthodoxie. Saint Benoît fut vé- ritablement son maître et son modèle, son précur- seur dans la mise en œuvre du plan de vie exposé dans VEvangile éternel. Il nous suffît de mentionner ce fait, sur lequel nous reviendrons plus loin. 11 résulte de ce qui précède que Joachim n'a pas eu besoin de recourir à Amaury, et que ce n'est pas de lui qu'il s'est inspiré. Ils ont pu tous deux puiser aux mêmes sources; mais si au xii® siècle l'un est sorti de l'autre, c'est le moine qui est l'antécédent du philosophe. Tandis que celui-ci entrait dans le panthéisme d'Erigène, l'autre entrait dans le mysti- cisme pratique qu'il se proposait d'organiser, et dont il prétendait faire la loi suprême et parfaite de l'humanité. — 63 — III Si l'abbé de Flore marche dans la voie de la gnose pour découvrir et pour mettre au jour cette doctrine enseignée à quelques-uns seulement, cette lumière qui ne doit éclairer que les parfaits, et qu'il voudrait donner à tous ; s'il prend pour modèle dans son lan- gage, et pour revêtir sa pensée d'une forme plus frappante, le génie le plus oriental que le christia- nisme ait jamais compté dans ses rangs, il ne faut pas en conclure qu'il est sans cesse le jouet d'une ima- gination sans règle, et qu'on ne doit s'attendre à trouver en lui qu'un illuminé, qu'entre lui et la rai- son il n'y a rien de commun. Après l'avoir montré sous un premier aspect, il faut également le faire connaître sous un jour nouveau, et qui n'est pas moins réel. Esprit souple et en quelque sorte formé de deux natures opposées, il sait allier les contraires avec une facilité qui étonne. Il n'est pas de rêveries, de rapprochements bizarres et forcés que son ima- gination ne puisse enfanter; il n'est pas de vues droi- tes, de pensées justes et profondes que son intelli- gence ne sache entrevoir et souvent même exprimer avec bonheur. Autant il est obscur en certains en- — 64 — droits, autant ailleurs on le trouve plein de sens et de lucidité. Il sait parfaitement ce qu'il veut, et rien n'est plus facile à suivre que la pensée-mère qui est l'âme de tous ses écrits, et en particulier de ses trois principaux ouvrages : La Concorde de V Ancien et du Nouveau Testament^ le Psallérion à dix cordes et VEx- position de V Apocalypse. Prévoir l'avenir et l'annoncer au moyen de la connaissance du passé; étudier l'his- toire et surtout celle du peuple Juif; rapprocher les faits de l'Ancien et du Nouveau Testament, pour montrer que le premier n'était que l'an- nonce du second ; expliquer ainsi toute l'histoire, tels sont à la fois son plan, son but et sa mé- thode. Une telle conception n'est pas le fait d'un cerveau creux qui ne sait que rêver; on chercherait en vain, dans tout le moyen âge, un écrivain que l'on pût comparer à Joachim, sous ce rapport. Ce n'est pas Vincent de Beauvais dans son Miroir histo- rique^ et encore bien moins Isidore de Séville. Mal- gré le vide de plusieurs rapprochements, malgré le cercle étroit dans lequel il se renferme, l'abbé de Flore a une idée riche et féconde; il la développe, non en philosophe, et cependant d'une manière su- périeure, si l'on veut ne voir en lui qu'un moine du XII* siècle, songeant à l'avenir de l'humanité. Certes, il n'embrasse pas l'histoire comme Bossuet, il ne la retrace pas, comme lui, dans ses grandeurs, ni avec sa parole de génie; mais sans vouloir faire un rap- prochement impossible, on peut dire que l'idée de Bossuet est dans Joachim, comme l'ébauche déjvi — 65 — imposante d'un grand tableau; entre ces deux hom- mes il y a quelque chose de commun. C'est surtout dans la seconde partie du Discours sur l'histoire uni- verselle de Bossuet qu'on croit retrouver Joachim. I.a Suite de la Religion peut être rapprochée de la Concorde de f Ancien el du Nouveau Testament. Comme l'évoque de Meaux, l'abbé de Flore s'attache moins aux faits qu'à leur enchaînement et à leur significa- tion, mais il ne s'arrête pas sur le seuil de l'avenir, il entre hardiment dans cette nuit de l'inconnu qu'il prétend éclairer de son flambeau mystique. A part cette différence, c'est la même marche, le môme usage de l'Ecriture, souvent les mêmes citations des prophètes. Joachim n'est pas un écrivain, sa langue est un latin barbare ; mais comme il est anigié du même esprit que Bossuet, on trouve aussi chez ce moine obscur le souffle poétique des prophètes, qui le soutient dans le désordre apparent des pensées, dans la hardiesse des figures et dans la facilité avec laquelle il sait fondre dans son style les passages de l'Ecriture. Bossuet, comme Joachim, s'attache à montrer la concordance de l'Ancien et du Nouveau Testament (1), et s'il n'entre pas comme lui dans l'explication mystique de l'Apocalypse, toutefois il ne laisse pas de tenir compte de cet œuvre de l'apô- tre (2). Ce n'était pas l'adversaire du quiélisme et de Fénelon qui se serait laissé emporter dans ces vagues (1) Voir particulièrement les chap. 28, 29, 30 de la 2« partie. (2) Voir 3« partie, chap. 1. 5 — - 66 — régions où Joachim aimait à s'égarer, mais il savait, au besoin, y trouver une autorité nécessaire. Ainsi, l'abbé de Flore se rencontre avec le grand orateur chrétien du xvii* siècle; celui-ci avait lu Orose et la Cité de Dieu, avait-il ouvert un seul écrit du Grand- Prophète? Cela est douteux. De même, il n'est pas probable que Joachim ait profité de ses deux de- vanciers; à lui seul donc revient la gloire d'avoir conçu l'idée qui est celle du Discours sur l'histoire universelle. Cette idée n'est pas d'un esprit unique- ment dominé par les rêveries d'un mysticisme chi- mérique. Aussi, quand l'abbé de Flore se donne comme un inspiré, il ne faut pas trop le prendre à la lettre; il est sincère, mais il se connaît mal. En tête de la préface de la Concorde^ on lit : « Moi, Joa- chim, au milieu du silence de la nuit, à l'heure, je crois, où le lion de Juda ressuscita d'entre les morts, plongé dans la méditation, une lumière subite éclaira tout-à-coup mon intelligence, et à moi se révéla la plénitude de la science de ce livre, et l'esprit de l'Ancien et du Nouveau Testament. » Si l'on s'en te- nait à ce passage, on pourrait ne voir dans l'auteur qu'un illuminé; mais l'imagination n'était pas la source unique de cette lumière qui venait tout-à- coup l'éclairer. Cette faculté n'était bien souvent que l'auxiliaire de la réflexion et de Tétude chez cet homme dominé par une idée qui avait un côté vrai, et sans cesse tourmenté par un ardent amour de ses semblables. Ce qui l'exalte et ce qui l'éclairé en même temps, c'est le spectacle des faits dont il est — . 67 — le témoin, c'est son siècle tel qu'il le voit, c'est l'his- toire du présent, telle que la font ses contemporains. 11 la voit avec les yeux du matelot dont les regards devinent l'orage qui se forme, et la tempête qui s'ap- prête à se déchaîner. En lisant les écrits de l'abbé de Flore, on est frappé de cette préoccupation incessante que lui cause la société à son époque; nourri des livres saints, frappé des grandes images de la poésie biblique, il se tourne involontairement d'un passé qu'il connaît si bien vers le spectacle qu'il a sous les yeux, et il trouve aisément matière aux comparaisons qu'il aime tant à faire. Ce qu'Ezéchiel et Jérémie disaient à leurs contemporains, Joachim est prêt à le dire aux siens; de là ces airs de prophète qu'on lui attribuait et qu'il ne repoussait pas. Cependant ce n'était chez lui qu'un accessoire, si Ton peut dire ainsi, et lui- même se jugeait autrement. Le feu qui l'embrasait avait son foyer dans le cœur et non dans la tête; c'était son àme aimante et dévouée qui exaltait son imagination. De même qu'il avait conduit des pèle- rins dans la Terre-Sainte en subvenant à tous leurs besoins, il voulait guider tous les chrétiens vers la félicité qu'il rêvait pour eux. Il s'était créé un idéal de vie qui le remplissait de trouble quand il le com- paraît à la réalité; et croyant avoir trouvé la route qui mène à cet idéal, il veut la faire suivre à tous les hommes. Quand donc il prend la plume, ce n'est qu'après avoir longtemps réqéchi,et s'être dit qu'en le faisant il remplissait un devoir, a Mon devoir, dit- — 68 — il, est de prédire la guerre, le vôtre est de courir aux armes ; c'est à moi de monter sur le rocher de la col- line, et de vous annonce:^ l'approche de l'ennemi, afin que vous songiez à vous mettre en lieu sûr (1). Mais, dit-il encore, quand je vois qui je suis, j'ai honte d'élever la voix, et quand je considère ce que je dois, j'ai honte de me taire (2). » Dans le prologue de son Exposition de V Apocalypse on retrouve le même langage : « Ce n'est pas une faible tâche que celle qui m'échoit en de pareils jours. Qui donc y est propre ? Celui, peut-être, qui pourrait la remplir la dédaigne, et celui qui le voudrait ne le peut pas; ou bien en- core, l'un a le talent de la parole et pas la science, tandis que la science se trouve où manque le talent. Je parlerai selon mes forces : loquar ut potero. « Ce langage n'est pas celui d'un homme qui ne cède qu'à un mouvement irréfléchi, et qui subit une idée plu- tôt qu'il ne la maîtrise en la développant. Il parle, au contraire, du besoin de savoir et de la nécessité d'une parole persuasive, d'une manière qui ne s'ac- corde pas avec le dédain qu'il nous a moptré ailleurs pour toute science humaine. C'est que Joachim n'est pas toujours le mystique exclusif, le moine ascéti- que et contemplatif, uniquement nourri des paroles de l'Apocalypse; il est aussi l'homme qui pense, l'esprit sérieux qui mesure la tâche qu'il se propose de remplir, et qui s'en effraye en l'acceptant, a Où (1) Concordia vet. et Nov. Test., praf. (2) ïd., ibid. — 69 — me cacher, dil-il, où me réfugier pour me dérober à mon devoir! H y a des périls à prévenir, des malheu- reux qui ont besoin de secours : — les petits enfants demandaient du pain et personne n'était là pour leur en donner (1). » — Ces paroles du prophète Jérémie, il les applique à lui-même et aux chrétiens de son temps; il ne doit pas leur refuser ce pain dont ils ont tant besoin. Non seulement on trouve dans les écrits de l'abbé Joachim des marques de réflexion et des traces d'un esprit qui sait penser avec calme; mais il s'élève quelquefois à des vues et à des considérations qui sont d'un philosophe plus que d'un moine rêvant au fond d'une cellule. Il a un but qu'il ne perd ja- mais de vue, et la suite qu'il met dans ses idées nous le montre s'appuyant toujours sur le sentiment religieux, s'inspirant du texte des Ecritures, mais sans être dominé par cette mysticité biblique pour laquelle il annonce d'abord un si grand faible. L'idée historique le domine constamment et le force à re- connaître les droits de la raison, même dans ses plus grands écarts d'imagination. C'est ainsi que le Traité de la Concorde de V Ancien et du Nouveau Testament est dicté par une sorte d'induction qui dévoile et qui explique le règne du Saint-Esprit et de VEvangile éternel. Les premiers mots de ce traité nous révèlent cette méthode historique: «Ceux qui cherchent leur héritage non en ce monde, mais dans l'autre, n'ont (1) Conc. vel. et Nov. l'est., prijel". — 70 — rien de plus utile et de plus salutaire à faire qu'à se rappeler les jugements de Dieu dans le cours des siè- cles, pour que les faits leur montrent la fin des cho- ses. Mais comment pleurer, comme les Juifs, sur les rives du fleuve, si nous ne connaissons pas le cours des temps, les causes et les principes de nos misè- res (1) ? » A la place de l'histoire sainte, à laquelle il se borne trop souvent, mettez l'histoire universelle, et vous aurez Bossuet, moins le génie. L'histoire sainte prête sa forme et son langage à Joachim, mais elle n'étouffe pas sa pensée, elle ne l'empêche pas de s'élever à l'idée du progrès qu'il exprime, en di- sant :« Quand nous étions comme les petits enfants, nous pensions comme ils pensent; aujourd'hui que nous sommes des hommes, rejetons ce qui ne con- vient qu'aux petits enfants. » Dans le langage figuré que lui donne son modèle, il représente les trois âges qui se partagent la vie de l'humanité, par trois ar- bres qui s'élèvent en étendant leurs rameaux cou- verts de feuillage : l'un représente l'humanité que Joachim résume dans la nation juive, c'est le passé; l'autre le christianisme, c'est le présent; le troisième, le règne du Saint-Esprit, c'est l'avenir. Ce Traité de la Concorde est une sorte d'écrit polémique qui doit prouver par les faits la venue de V Evangile éternel^ et servir de justification à V Exposition de V Apocalypse. C'est surtout dans le premier traité qu'il met en pra- tique sa méthode d'annoncer l'avenir, en s'appuyant il) Op.cit , lib. 1, cap. \, ï" 1. — 71 — sur la connaissance du passé, a II me faut chercher, dit-il au cinquième livre, le sens spirituel de certains faits solennels, pour montrer par de nombreux exem- ples et des témoignages certains les fins laborieuses des choses (1). » C'est ainsi qu'il justifie ce qu'il nomme son audace dans l'histoire. Il avoue encore qu'il ne se contente pas de l'inspiration mystique, et qu'il sent le besoin d'un raisonnement fondé sur une connaissance réelle; tant il est vrai que l'imagination a beau s'élancer dans les régions les plus nuageuses de la fantaisie, un esprit naturellement droit n'é- chappe jamais entièrement aux salutaires contraintes de la logique et de la raison. S'il annonce VEvangile élernel^ c'est qu'il a tiré ses inductions de l'histoire; s'il prédit le règne du Saint-Esprit, c'est que le monde a passé sous le règne du Père, et qu'il est maintenant sous celui du Fils. Mais telle est la force du principe sur lequel il s'appuie, que Joachim est entraîné au- delà des limites qu'il s'est tracées ; il franchit le cer- cle sacré des Ecritures pour en expliquer le sens avec un esprit généralisateur qui embrasse tout le savoir humain. Daniel avait dit : Beaucoup passeront et la science sera diverse. «S'il en est ainsi, s'écrie Joa- chim, il est évident qu'il n'est pas donné à un seul de tout savoir, mais que la science est donnée aux uns et aux autres dans la mesure de leur esprit, jus- qu'à ce que, selon l'apôtre, nous arrivions tous à (1) Ut ex multis testimoniis ostendamus laboriosos rerum fines. [Cou. vet. et Nov. Test., lib. V, cap. 1, f°60 v°.) — 72 — l'homme parfait, dans la mesure de l'âge de la plé- nitude du Christ. C'est pourquoi, ni ceux qui vien- dront après nous, non plus que nous-mêmes, appe- lés à vivre après nos pères, nous ne devons rien nous attribuer en propre. Ceux-là ont fait la mois- son, et nous sommes venus pour recueillir les restes, ou plutôt et avec plus de vérité, pour réunir les ger- bes éparses. De ce qu'il est écrit : ceci appartient aux enfants, cela aux pères, ce ne sont pas les pre- miers cependant qui montrent les gerbes amoncelées, mais les derniers, parce que les uns ont préparé la moisson et que les autres l'ont recueillie (1). » Ce langage ne faii-il pas pressentir la parole éloquente de cet homme du xvii^ siècle, qui croyait au progrès et qui traitait avec tant de dédain la raison humaine? L'abbé Joachim fait songer à Pascal et à Bossuet , mais comme un faible enfant à l'homme plein de force et de mâle beauté. On peut déjà comprendre qu'il n'est pas un mys- (1) Constat quod non uni lotum scire, sed divisin^i pro inensurâ spiritûs aliis et aliis datum est : qiioùsque. ut ait apostolus, occur- ramus omnes in virum pertectum, in inensuram setatis plenitudi- nls Chrisii. Quod circa, nec qui futuri sunt post nos, nec ipsi qui post patres sorte serotinâ vocati sunt, aliquid nobis arrogare va- leraus. Illi enini messuerunt et nos ad reliquias ingressi sumus ; quinimo, ut competentius dicam, ad sparsos dudum manipulos colligendos. Denique puerisistud, illud magisviris adscribitur. Et tamen acervuni segetum non ostendunt illi, sed isli, quia illis me- tere curœ fuit, istis in acervum colligere. (Conc. vet. ac Nov. Test. Prœf. sub tinem.) — 73 — tique ordinaire, et qu'il n'oublie pas entièrement les droits de l'intelligence; ajoutons qu'il recommandait le travail des mains comme l'activité de l'esprit. Il n'y a en lui de mystique que ce que la gnose peut en admettre; Joachim cherche à pénétrer dans cet en- seignement ésotérique dont le Christ, disait-on, avait favorisé quelques-uns de ses disciples; il veut soule- ver le voile qui couvre les mystères, mais les mystè- res ne le dominent pas au point de lui ôter le libre usage de sa raison, et c'est en cela surtout que con siste son originalité. Cet homme qui cherche avec tant d'ardeur le sens mystique de l'Ecriture ne s'en rapporte pas aux mystères, il lui faut des faits, et ce n'est pas sans étonnement qu'on l'entend nous dire: (( Je ne crois pas qu'il y a un Dieu en trois personnes sur la foi des mystères, mais parce que le fils de Dieu qui vint en ce monde nous l'enseigne très-ouverte- ment, et après lui ceux qui portèrent témoignage en son nom. Je ne crois pas à une autre vie, à une au- tre lumière, à une autre patrie pour les justes et pour les méchants, parce que les mystères nous l'ensei- gnent, mais parce que le Christ nous l'enseigne lui- même (1). » Il termine son Liber introduclorius par ces mois remarquables : a La vérité n'est pas sou- mise aux mystères, mais les mystères à la vérité (2). « (1) Prœf. seu liber introduclorius in expositionem ApocaL, cap. 16, f°26. (2) Nequaquam veritas rnysteriis, sed veritati mysteria subjecta snnl. (/d.,ca|). 27, f« 26 v°.) 74 — . IV. Nous avons vu que Joachim se proposait de mon- trer par l'histoire sacrée la nécessité et la venue du troisième âge, époque qui devait être supérieure aux deux premières, et qui n'est autre que le règne du Saint-Esprit et de l'Evangile éternel. Quoique ce but se montre dans tous ses écrits, V Exposition de V Apo- calypse est particulièrement destinée au développe- ment de cette idée. Le Liber introductorius qui la pré- cède en est à la fois le résumé et l'introduction ; l'auteur prend soin de nous en avertir (1). Voyons donc ce qu'était cette utopie qui fit tant de bruit dans ces temps, et que de nos jours, si féconds en utopistes, on n'a pas été tenté d'imiter. Dès le début de son Exposition, Joachim reproduit l'idée fondamentale de son système, à savoir, la di- vision du gouvernement du monde en trois règnes. Le premier, celui du père, va depuis le commence- (1) Quinimo (ut jam dixi) non tam praefatione quam libro per quem reseratâ januâ pateant, quae in domo sunt, ut priùs videlicet quô pergat videatque, ut postea videat per incognita pergat. [Op. cit., ad finem.) — 75 — ment du monde jusqu'à l'avènement du fils; le se- cond, celui du fils, commence à Zacharie, père de Jean, et va jusqu'à saint Benoît, avec lequel s'an- nonce le troisième. A ces trois régnes correspondent trois états de l'humanité : au premier âge appartient l'ordre des conjoints par le mariage, et qui n'ont d'autre fin que la propagation de l'espèce ; l'or- dre des clercs n'est pas né pour créer selon la chair, mais pour propager la parole de Dieu, il est le type du second âge; enfin l'ordre monastique procède de l'un et de l'autre : à l'un il doit l'existence, et par l'autre les hommes se préparent à la vie qu'ils doi- vent embrasser, il est le couronnement de la des- tinée de l'homme (1). Le point de départ que Joa- chim assigne au troisième âge révèle sa pensée tout entière : ce n'est pas sur le cours ordinaire des choses qu'il se règle, ce n'est pas non plus sur les faits les plus caractéristiques du catholicisme au moyen-âge, comme, par exemple, la puissance tem- porelle des papes, ou la réforme tentée par Gré- goire Vil. Ces faits n'en disaient pas assez pour lui, ils contenaient d'ailleurs un mélange de sacré et de profane qui ne répondait pas à l'idéal qu'il se propo- sait ; idéal chimérique et qui range l'abbé de Flore au nombre de ceux qui ont voulu le bien de l'hu- manité sans la comprendre. Oubliant quelle est la nature de l'homme, et ne tenant pas compte de la réalité, il ne concevait pas la perfection sans un com- (1) Liber introductorius. — 76 — plet renoncement à ce qui fait des hommes les mem- bres d'une société civile; aussi allait-il disant sans cesse : « Si vous voulez êtr^ parfaits, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et me suivez. >) Cependant, il fallait un chef pour conduire les hommes du troisième âge à la perfection et l'huma- nité à sa fin; il fallait au moins un premier guide, et ce guide avait paru, c'était saint Benoît. L'action de ce dernier sur Joachim fut toute différente de celle des antécédents que nous avons signalés. Saint Benoît fut réellement son maître et son modèle dans la pratique, dans la mise en œuvre du plan de vie qu'il avait conçu, parce qu'il était à ses yeux le vrai fondateur de la vie monastique en Occident, envoyé pour établir la règle de l'unité et de l'amour, et pour donner aux frères une loi commune. Ainsi, Joachim avait fondé un monastère, mais il n'ambitionnait pas le titre de chef; il ne cherchait pas à créer un ordre qui pût donner plus de relief à son idée; il se range lui-môme et tout d'abord sous la bannière d'un prédécesseur, ce qui prouve la sin- cérité de son zèle, la bonne foi de sa parole, et ce qui le sépare des hérétiques de son temps avec les- quels d'évidents rapports de doctrine pouvaient le faire confondre. Saint Benoît est le chef qu'il choisit et qu'il associe pour ainsi dire à son œuvre. Est-ce uniquement parce qu'il était le régulateur de la vie monastique en Occident? Il aurait pu choisir saint Basile qui, avant le fondateur de l'ordre des Béné- — 77 — dictins, avait donné aux monastères d'Orienl une règle qui était bien connue partout; il aurait pu sui- vre les inspirations de saint Jérôme, dont l'esprit religieux, le zèle ardent s'accordaient si bien avec le caractère du moine de Calabre ; mais saint Benoît avait été plus loin dans la voie qui conduisait à l'Evangile éternel. Saint Benoît avait établi les heu- res canoniques selon sa volonté, et non d'après le mode romain, et en cela il avait été l'organe du Saint- Esprit, qui l'inspirait (1). C'est pourquoi, si Joachim croit à l'avenir prochain de VEvangile éternel, c'est que les monastères de l'ordre se sont multipliés. Saint Benoît, en organisant, comme il le fît, la vie monastique, n'avait pas seulement donné aux reli- gieux le moyen d'échapper à la paresse et à tous les vices qu'elle enfante, en rendant obligatoire le tra- vail des mains et de l'esprit, obligation qui fit des Bénédictins les défricheurs de l'Europe; il voulait conduire au but vers lequel tendait Joachim, rendre l'homme parfait et l'amener à trouver déjà en ce monde un avant-goût de la patrie céleste (2). Le nouveau saint Benoît vit donc dans la règle introduite par son prédécesseur un petit commence- ment de la vie chrétienne et régulière, telle qu'il la (1) .... Aquoqueordinarehorascanonicasadarbitriumsuum,alio modo quam romana consuevit ecclesia. Si autem non a seipso lo- cutus est, sed a spiritu sanclo qui loquebatur in ipso (Prim. pars. exp. Apoc, cap. 3, tex. 4, f° 80.) (2) Prima pars exp. Apoc, cap. 3, tex. 2, f<*71. — 78 — comprenait. Cette règle posée en Occident par le solitaire de Subiaco, Joachim voulut lui donner une extension qu'elle ne comportait pas, et c'est en cela qu'il se sépare de celui qu'il avait d'abord pris pour guide. Dans son organisation nouvelle il comprend tous les hommes; de la grande famille humaine il veut faire une cité monacale. La loi qui doit la régir est le Saint-Esprit lui-même, son principe d'action, l'amour. Après avoir donné la grande division que nous avons indiquée plus haut, il ajoute : « De même que la lettre de l'Ancien Testament semble apparte- nir au Père, par une certaine propriété de ressem- blance, et au Fils la lettre du Nouveau Testament; de môme l'intelligence spirituelle, qui procède de tous les deux, appartient au Saint-Esprit. D'après cela, l'âge où l'on s'unissait par le mariage fut le ré- gne du Père; celui des prédicateurs est le règne du Fils 5 et l'âge des religieux, ordo monachorum^ le der- nier, doit être celui du Saint-Esprit. Le premier avant la loi, le second sous la loi, le troisième avec la grâce (1). » Ce dernier âge lui-même a trois pério- des : celle de la lettre de l'Evangile, celle de l'intelli- gence spirituelle, celle enfin de la pleine manifesta- tion de Dieu. 11 faut donc que les élus de Dieu aillent dé la vertu à la vertu, de la lumière à la lumière, jusqu'à ce qu'ils voient le Dieu des dieux. L'âge qui est soumis au fils est le règne de la loi, parce que le (1) Lib. introd. in expos. Apoc. , cap. 5, f° 5, 6. Cf. id., cap. 7. — 79 — fils est le maître et le législateur qui illumine tout , homme venant en ce monde; mais l'âge de la grâce appartient au Saint-Esprit, parce que là où est la grâce la loi est abolie; où est l'esprit de Dieu, là est la liberté (1). Plus Joachim entre dans sa doctrine, plus il prend une teinte de mysticisme, mais toujours en lui don- nant l'enveloppe religieuse du christianisme, car il ne marche que l'Ecriture à la main, et c'est elle qui va lui montrer les deux sortes de vies qui résultent nécessairement des différents âges; la vie active et la vie contemplative. La première est représentée par saint Pierre, et la seconde par saint Jean. Parmi les raisons qu'il en donne, je citerai celle-ci, qu'il ne tire pas de l'Ecriture. Comme le corps est doué de cinq sens pour agir, et l'âme de sept vertus pour la contemplation, il fallait que Pierre, le plus vieux, présidât aux cinq églises : celles de Jérusalem, d'An- tioche, de Rome, d'Alexandrie, où il envoya son disciple; enfin, celle de Constanlinople, comme fille de Rome; de même il fallait que Jean présidât aux sept vertus. Pierre, dans le service du Christ^ était destiné à une vie laborieuse; cependant, pour lui être supérieur, Jean ne lui est pas étranger, de même que le troisième âge tient au précédent. S'il le sur- i passe en grandeur et en beauté, c'est que la vie spi- rituelle ne vient qu'après la vie animale; celle-ci se (1) Quia ubi gratia est aboletur lex; ubi spiritus Dei, ibi liber- tas. (Lib. introd., cap. 5, f° 6.) — 80 — borne à l'action, tandis que la vie spirituelle est toute de contemplation, sans contrainte d'aucune sorte, car où est l'esprit de Dieu là est la liberté. La vie conteniplative, qui est la perfection, ne peut pas être réalisée entièrement en ce monde, et le troi- sième âge a besoin de la mort pour arriver à son entière plénitude. Aussi Joachim , en vrai mys- tique, conclut que non-seulement il ne faut pas fuir la mort, mais qu'il faut en bâter le moment par tous les moyens possibles (1). On peut s'étonner qu'un chrétien aussi convaincu et quelquefois aussi timoré aille jusque-là, mais il n'est pas le seul exemple d'un esprit sincèrement religieux entraîné par la logique d'un système; de plus, il était poussé à cette exagé- ration par le sentiment qu'il regardait comme le grand mobile de toutes nos actions, l'amour. La mort volontaire n'est donc plus qu'un sacrifice pour obtenir plus tôt ce qu'on aime, puisque les esprits libres et purs peuvent seuls jouir des biens que donne la contemplation. On a souvent dit que le règne du Saint-Esprit était le règne de l'amour, voyons com- ment Joachim parle de cette vertu. On pourrait résumer sa pensée en deux mots : l'amour est toute sa religion et toute sa morale. La vie contemplative donne le bien pur, l'esprit pénè- tre, par elle, jusque dans les profondeurs de Dieu, (1) Non solura mors fugienda non est, verum etiam ad eam modis omnibus accelerandnm est. (Prim. pars Exp. in Apoc. rap. 2. tex. 10.) — ?^i — et nous nous sentons embrasés de plus en plus de l'amour des choses que nous contemplons. Sans cet amour, toute religion n'est qu'ostentation ; il vient de la sagesse, non de celle du siècle, mais de la sa- gesse divine ; il cherche à égaler les bons dans le bien, non les méchants dans le mal ; il est en un mot la plus haute de toutes les vertus. La sagesse et l'a- mour sont deux vertus excellentes, mais l'amour est supérieur parce qu'il est le propre du Saint-Esprit. La crainte, dit- il dans son Psaltérion à dix cordes, est le commencement de la sagesse, mais l'amour en est la fin. Ainsi, le Père est compris sous l'idée de crainte et de puissance, le Fils dans celle de la science, le Saint-Esprit se révèle par l'amour. Le peuple primitif, le peuple juif, ne connaissait Dieu que par la puissance, la peur était le sentiment qui dominait dans son adoration ; le peuple chrétien en a une idée plus exacte, parce qu'il connaît le Fils ; mais ceux-là seuls peuvent en avoir une idée com- plète qui connaissent le Saint-Esprit. Les chrétiens en ont déjà quelque notion, mais cette lumière ne brillera de tout son éclat que dans le troisième âge. En Occident, il n'est pas encore dans toute sa splen- deur, mais il brillera en son temps; ce sera le temps de la grâce et du peuple spirituel, popw/ws spiritualis. Joachim met tellement le règne du Saint-Esprit au- dessus de celui du Christ, que les Juifs, à ses yeux, sont bien moins coupables pour avoir crucifié Jésus- Christ que pour avoir méconnu l'Esprit-Saint. C'est, en effet, ce qu'il ne craint pas d'avancer dans son — 82 — Exposition de l'Apocalypse^ où il dit que dans le premier cas ils ne péchaient qu'envers le Fils de l'Homme. Leur grand crime est de s'en être tenus à la lettre de la loi, car ce n'est que par l'intelligence de l'es- prit qu'on peut arriver à l'amour. Il y a trois sortes d'écritures divines (1) : la première était pour le premier âge du monde, c'est l'Ancien Testament; la seconde est la nôtre, c'est le Nouveau Testament; la troisième résulte des deux autres, elle consiste dans rintelligence de l'Esprit. L'une est pour les en- fants, l'autre pour les adolescents, la dernière doit enivrer les cœurs d'amour. Nous savons d'où viennent les deux premières, mais la troisième, cette Ecriture sainte du der- nier âge, qui doit enivrer les cœurs d'amour (2), quelle est-elle ? qui l'a écrite ? Joachim répond textuellement à la première question : c'est VEvan- gile éternel. Quant à la seconde, à quoi bon? Est-il besoin que l'auteur se nomme? C'est lui, Joachim, qui le livre au monde. Si d'autres avant lui ont laissé entrevoir quelques idées semblables, ce n'é- tait que de faibles rayons du splendide soleil qu'il dévoile. C'est au troisième âge qu'il rapporte tout, c'est par lui qu'il explique tout, même le mys- tère de la Trinité (3). Quoique les trois personnes soient comprises en une seule, dit-il, on peut leur (1) Très sunt cœli sacrae scripturae. (Tert. pars Exp. Apoc, c. 10, tex. 2. (2) In tertio inebriantur amici. {Id., ihid.) (3) Priiîi pars Expos, in Apoc, 1, tex. 4; cf. ibid., tex. 2. — 83 — assigner à chacune un lien spécial , comme si l'on disait du Père qu'il agissait dans le premier âge (le passé) ; du Fils, qu'il coopère dans le second (le pré- sent); du Saint-Esprit, qu'il viendra dans le troi- sième (l'avenir) pour la consommation universelle. Que cette manière d'envisager un tel sujet ait scan- dalisé l'orthodoxie, on le comprend ; dans les pour- suites dirigées plus tard contre Jean de Parme et ses adhérents, l'explication qu'ils donnaient de la Tri- nité, d'après leur maître, était toujours un des prin- cipaux chefs d'accusation. Ce mystère est comme le foyer de toute la doctrine : trois personnes en Dieu, trois Ecritures divines, trois âges pour l'humanité. Aujourd'hui encore, on peut s'étonner de la har- diesse de cette théorie non moins que de son origi- nalité; elle méritait de trouver une place dans l'his- toire du catholicisme. On sait comment les Alexan- drins avaient conçu la Trinité, et surtout le but qu'ils s'étaient proposé. Cherchant à conciHer les exigences de la dialectique et celle de la production du monde, sans porter atteinte à la théorie des émanations, ils avaient admis un Dieu renfermant trois hypostases inégales. La première était l'unité, étrangère aux deux autres, ne les connaissant pas, n'aimant rien, isolée et solitaire dans sa grandeur incompréhensi- ble; la seconde, ne connaissant et n'aimant que la première; enfin la troisième, qui se trouvait dans le même rapport avec la précédente que celle ci avec la première. Dans le christianisme, la Trinité a pour but d'expHquer le mystère de la rédemption, et non — 84 — de rendre compte de la production du monde. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit se connaissent tous trois également, ils s'aiment, ce qui assurément est plus vrai au point de vue ontologique et au point de vue religieux. Joachim, à son tour, part de l'idée chrétienne, il la poursuit dans le fait de la rédemp- tion; mais en appliquant le mystère de la Trinité à la destinée ultérieure de l'homme, il renverse les termes, il place le Père et le Fils dans une sorte d'infériorité, quant au résultat. Il détruit l'égalité, non dans la substance, mais dans les actes de la Tri- nité divine : oubliant la puissance et l'intelligence, il les absorbe en quelque sorte dans l'amour; ainsi, le troisième terme, ou le Saint-Esprit, couvre de ses ailes enflammées la face éternelle du Père et la croix libératrice du Fils. Par là, il sort évidemment du christianisme pour retourner au-delà de Plotin jus- qu'à Platon, qui nous montre, dans le Banquet^ les âmes amoureuses pénétrant jusqu'à l'idée suprême où resplendit l'ineffable majesté de Dieu. Si le livre de V Evangile éternel, tel qu'on l'attribue à Jean de Parme, n'est pas de nom dans les écrits de Joachim, il y est clairement de fait, car cet évan- gile n'est autre chose que celui de l'amour. Cet amour qui doit enivrer les cœurs, bien qu'il ait un caractère mystique, garde cependant quelque chose d'humain et de pratique, qui laisse voir dans l'abbé de Flore ce fond de haute raison que rien ne peut étouffer en lui. Nous le trouvons ici dans un de ses moments de calme, où l'homme s'exprime avec — 85 — force mais sans exagération, où l'on voit que l'amour est en lui, et qu'il en parle parce qu'il le ressent. C*est en montrant ce qu'est la haine qu'il fait sentir ce que doit être cet amour, racine et couronnement à la fois de toutes les vertus, comme la haine lui pa- raît le plus odieux et le plus irrémissible de tous les vices. Il ne s'étonne pas que la haine soit exécrable aux yeux de Dieu, quand chez les hommes il n'y a rien de plus criminel, rien de plus odieux. Que ton frère se montre à ton égard injuste et insupportable, si tu ne doutes pas de son amour, tu supporteras tout avec indulgence; si, au contraire, il a pour toi de la haine, tu pourras à peine le supporter, même s'il t'entoure de caresses. La haine, qu'il faut appeler l'iniquité, doit être évitée à l'égal du gouffre de Cha- rybde; comme lui, elle enveloppe, elle étouffe, elle tue. On s'étonnait de le voir insister si particuliè- rement sur ce sujet, pensant qu'il y a d'autres pé- chés plus graves : qu'ils écoutent la vérité, répond-il avec hauteur, ceux qui veulent être les disciples de la vérité. Il ne sera rien remis à celui qui pèche contre le Saint-Esprit, ni dans le présent, ni dans l'avenir, parce que le Saint-Esprit c'est l'amour de Dieu; celui qui n'a pas l'amour n'a pas l'esprit. L'amour cherche l'amour, et comme.il ne peut être où est la haine, l'Esprit n'est pas où n'est pas l'amour. La haine en- racinée dans un cœur c'est la mort, c'est elle qui fit de Gain l'assassin de son frère (1). (1) Exp. Apoc, pars 5, tex. 1. — 86 — Cet amour qui a Dieu pour objet, et qui, en même temps, répand sur tous les hommes ses plus doux parfums, sépare la doctrine de Joachim de tant de doctrines analogues, qui conduisaient facilement aux désordres les plus honteux. En effet, pour que l'amour divin embrase tous les hommes, pour qu'ils brûlent de son feu, il est une vertu essentielle et in- dispensable, la pureté, la chasteté du cœur en même temps que celle du corps. Ici se montre le côté po- lémique de l'œuvre de Joachim, principalement dans V Exposition de VApocalypse. Le troisième âge est l'âge religieux par excellence, c'est le triomphe du religieux et du moine sur les hommes des règnes précédents; il faut que ce troi- sième homme, pour ainsi dire, soit pur et chaste, qu'il ne garde rien de charnel dans ses pensées ni dans ses désirs. Or, au xti^ siècle, ceux qui avaient embrassé la vie monastique, non plus que les autres membres de la hiérarchie ecclésiastique, ne remplis- saient pas tous cette condition ; Joachim ne pouvait pas voir sans amertume une manière de vivre si éloi- gnée de celle qu'il concevait, et dont chaque jour il donnait lui-même de si touchants exemples. Aussi à ses plaintes se mêlent des reproches pleins d'indi- gnation. Ceux-là seuls sont de vrais moines qui sui- vent la règle ; quant à ceux qui s'aiment et qui cher- chent leur bien-être, ceux-là ne sont que de faux moines. Il semble d'abord que, par dignité person- nelle et par respect pour l'Eglise, il veuille s'en te- nir à une critique générale, mais il cède peu à peu à — 87 — sa douleur, il ne peut plus se contenir en parlant de ceux qui violent les règles de la vie monastique. On en voit qui se plongent dans le siècle, se refusant au travail des mains, oubliant la mortification dans le boire et dans le manger. Comment mener une vie pauvre au milieu des richesses, comment garder la chasteté au milieu des festins, dans le voisinage des villes et des bourgs? Se laissant aller à sa douleur, il adresse aux moines les reproches les plus véhé- ments sur leur mollesse et leur hypocrisie. En ter- mes que nous ne pourrions pas reproduire, il les accuse d'oublier la chasteté pour se rendre coupa- bles d'infamies dont l'infection monte jusqu'au ciel (1). C'était en pensant à eux qu'il disait que ce monde était l'enfer d'en haut ; c'était pour les arrê- ter par la crainte qu'il plaçait principalement en Sicile l'entrée de l'enfer qui attend les coupables (2). D'où vient ce mal ? de l'oisiveté qui est l'ennemie de l'âme. Les vrais moines doivent vivre du travail de leurs mains, s'abstenir de manger de la chair, excepté dans la maladie ou la vieillesse. Les mauvais religieux sont plus funestes que les laïques, car s'il n'est pas d'hommes meilleurs que ceux qui se sont perfection- nés dans le cloître, il n'en est pas de pires que ceux qui (1) Cujiîsfœtor et clamor pervenit usque ad cœlum. {Prim.pars Exp. Apoc, cap. 3, tex. 4.) (*2) Infernus superior est iste mundus praesens ; infernus vero in- ferior illeest cujus ora per diversas mundi partes, maxime in Siciliae insiilâ, effervescentibus incendiis patuerunt, ut qui auditu forte non credant,saltem vel visu terreantur, (Pars Exp. Apocc. 5, tex. 11.) — 88 — s'y pervertissent; de tels hommes sont ambitieux outre mesure, ils joignent l'orgueil à l'hypocrisie. Cette critique de la vie que menait un nombre trop grand de religieux^ n'est pas une déclamation ba- nale, c'est une plainte, un gémissement sorti du coeur, et ce n'était pas seulement les hommes du cloître qu'il avait en vue. Si ce troisième âge qu'il annonçait avait été promis seulement à ceux qui prenaient le froc, renonçant ostensiblement à la vie du siècle, on aurait pu laisser Joachim au nombre de ces réformateurs du cloître, autrefois si nom- breux et aujourd'hui presque tous oubliés ; mais le régne du Saint-Esprit ne devait pas s'arrêter aux portes du couvent, il en sortait pour embrasser toute la chrétienté. Aussi, de la critique qu'il vient de faire des désordres du cloître, Joachim passe à celle de la société catholique, et surtout de ses chefs spirituels. Il n'est pas inutile de s'arrêter un moment sur cette partie de son œuvre, et d'insister sur un fait que nous avons déjà indiqué. Un des caractères du prophétisme chez les Hébreux était une hostilité ouverte contre les rois et contre les prêtres; ils sem- blaient avoir reçu de Dieu une mission particulière et ne relever que de lui seul ; ce caractère on le re- trouve chez Joachim. Indirectement, le Grand-Pro- phète prend parti pour les petits contre les grands, pour les faibles contre les forts. Quand il lance Ta- nalhême sur ceux qui oublient leur devoir et le ca- ractère dont ils sont revêtus, pour se plonger dans les choses du monde, pour oublier ce qu'ils doivent -- 89 — aux autres, à eux-mêmes et à Dieu, il plaide pour les victimes de ces infidèles, de ces apostats déguisés, comme il les nomme ; il plaide contre eux la cause du ciel . Un autre trait de ressemblance avec les prophètes de l'Ancien Testament, c'est qu'il n'avait pas plus qu'eux l'intelligence des affaires et des intérêts ter- restres ; les besoins des temps, les exigences de la poli- tique lui échappaient entièrement. Joachim prenait trop volontiers les murs de son couvent pour les bor- nes du monde. Aussi, de môme que les prophètes, rom- pant pour ainsi dire avec la terre, se jettent avec foi dans l'idéal du royaume spirituel, de même Joachim se forme un idéal qui n'est pas dans cette vie. Arrivé là, il se sépare de ses prédécesseurs. Ils ne sont plus pour lui que les hommes du premier âge ; ils ont ac compli leur mission , c'est à lui de remplir la sienne ; et il ne peut le faire qu'en nettoyant la voie, qu'en poussant dehors les vendeurs du temple. Il était conduit à cette nécessité non-seulement par le texte qu'il commentait et qui lui fournissait de faciles allusions, mais encore par le but qu'il s'é- tait proposé. Celui qui se nommait lui-même le Grand -Prophète devait se regarder comme obligé de reprendre et de condamner, puisqu'il annonçait des châtiments pour le présent et un âge meilleur pour l'avenir. A la vue de ces faits qui révoltent en lui l'homme et le chrétien, il élève la voix comme avait fait Arnauld de Brescia, il demande bien des choses que demandait le tribun de Rome, et s'il n'entre pas comme lui dans l'ordre des faits politi- — 90 — ques, il n'en réclame que plus hautement les droits de la religion et de la morale. Ils ont tous deux une même pensée, mais quelle différence entre eux ! C'est qu'autant ils se rapprochent par le souffle du dehors, par les causes extérieures, autant ils se sé- parent par le but qu'ils se proposent, et par les moyens d'exécution. L'un, joignant l'action à la pa- role, prêche la révolte contre l'autorité catholique, enveloppant dans ses anathêmes le bien et le mal, les innocents et les coupables. De la critique il passe à la rébellion, et de la rébellion à l'hérésie; comme conséquence, sa révolte contre l'autorité spirituelle en fait un ennemi de l'autorité temporelle du pape, et l'hérétique devient un tribun. Le langage de Joa- chim est plus violent en apparence, et comme s'il se sentait plus à Taise devant le texte qu'il commente, il a l'éloquence de la colère et la hardiesse du pro- phète. Lui aussi il s'élève contre le luxe et l'ambi- tion, contre les convoitises de ceux à qui il demande les vertus qu'ils n'ont pas et qu'ils devraient avoir, mais il tire d^autres conséquences : s'il attaque les hommes, il ne touche pas à la foi, il respecte les ins- titutions; il ne cherche pas à briser le faisceau de l'Eglise^ parce qu'elle renferme des abus qui l'affai- blissent et qui la déshonorent. Si Joachim, plus vivement affecté du mal qu'il dé- plorait, restait cependant fidèle à son passé, c'est qu'il avait encore une autre pensée, et que chez lui le chrétien oubliait volontiers la terre. L'âge meil- leur qu'il annonçait n'était qu'un rêve, l'utopie d'un — 91 — fervent et pieux solitaire qui voulait faire du monde un couvent, et des hommes les habitants de cette étrange cité, où ils n'avaient plus qu'à chanter et à mourir. Mais l'erreur de l'abbé Joachim est dans son cœur, c'est lui qui l'inspire; c'est l'amour qui le fait parler, sa religion est celle de l'amour, parce qu'il comprend que l'amour peut faire le bonheur des hommes. Ce n'est pas d'ailleurs un amour exclusif pour Dieu, né d'un aveugle mysticisme, une ardeur qui éteint la pensée et qui finit par dessécher le cœur au lieu de le vivifier par l'affection de l'homme pour ses semblables. Ce qu'il demande, c'est la cha- rité, qu'il ne sépare pas de l'amour de Dieu. Ce qu'il veut étouffer à jamais dans les cœurs, c'est la haine, le péché le plus abominable, le plus odieux des vi- ces; il veut la paix sur la terre en attendant la pleine contemplation de Dieu dans le ciel. Voilà pourquoi il se montre encore plus affligé qu'irrité, pourquoi il pleure sur ceux qu'il condamne, pourquoi il n^est pas aveugle dans sa colère, toujours prêt à séparer le bon grain de l'ivraie, et restant toujours soumis à l'Eglise. Cependant, malgré son respect pour elle et sa déférence sans bornes pour son chef, il parle sou- vent comme ses ennemis, il prépare des armes pour la frapper. Trois siècles plus tard, la Réforme, dans sa violence et dans sa haine contre Rome, lui em- pruntera son langage. Le catholique fervent semble ouvrir à dessein la voie à de plus hardis que lui. Est- ce de sa part contradiction, défaut de logique, courte vue, ou faiblesse d'esprit? Rien au contraire ne mon- — 92 — Ire mieux la raison ferme du chrétien qui comprend toute la sublimité de sa religion; l'intelligence de l'homme qui prévoit toutes les conséquences du mal qu'il déplore, la droiture parfaite du sentiment auquel il obéit. Ce qui le sépare de ceux avec les-, quels il semble marcher, c'est qu'il n'a pas l'instinct de destruction des novateurs de son temps, ou de ceux qui vinrent après lui. Il a cette logique qui ne permet pas de confondre Tabus avec la chose, il re- pousse la passion qui arme ceux qui veulent détruire, et qui jettent bas l'édifice parce qu'il pèche en quel- que partie. Cédant à l'amour qui était la source de toutes ses pensées, il avait le droit de parler comme il l'a fait, il le pouvait sans inconséquence. Voyons- le donc rester fidèle à l'orthodoxie catholique, et parler comme un parfait d'entre les Cathares, ou comme Luther et Mélanchton. Si l'on veut se rappeler l'état d'anarchie qui dé- chirait presque continuellement Rome et l'Eglise en ces temps, alors que la première n'était le plus sou- vent qu'un champ de bataille, et la seconde une proie qu'on se disputait à prix d'or ou les armes à la main, on comprendra que Joachim, nourri de la lecture des prophètes et de l'Apocalypse, ait pu te- nir le langage que nous trouvons dans son Exposi- tion de la vision de saint Jean. Il ne le fit d'ailleurs qu'en séparant avec soin la véritable Eglise, qu'il désigne sous le nom de Jérusalem, de celle des méchants, qu'il flétrit du nom consacré de Baby- - 93 — lone (1). Celte Babylone, c'est la Rome anarchique, l'église charnelle, la grande marâtre qui nage sur les eaux(2). C'est ainsi que l'ont nommée les pères catho- liques, patres catholici, non en ce qui concerne l'E- glise des justes, mais bien la multitude des réprouvés qui blasphèment, et qui combattent contre elles par leurs œuvres. D'ailleurs, quoique Rome soit l'image la plus frappante de cette marâtre, ce n'est pas en elle seulement qu'il faut en voir la figure, mais dans toute l'étendue de la chrétienté. Quels sont ces rois avec lesquels les rois de la terre se livrent à la forni- cation ? Ce sont les prélats auxquels est confiée la conduite des peuples, et qui pour plaire aux hom- mes méprisent les ordres de Dieu. A leur suite, marchent les marchands de la terre, qui s'enrichis- sent en trafiquant du royaume de Dieu. Ce sont les faux prêtres et les hypocrites, qui convoitent les avantages temporels, pour qui toute vertu est dans les joies de la chair, et qui veulent la richesse pour vivre dans les délices (3). Il emploie à leur égard une dureté de langage que n'ont pas surpassé les plus violents déclamateurs du xv® et du xvi® siè- cle. Ce sont des brutes, des animaux qui mangent les (1) Ecclesia malignantium, quae vocatur Babylon. {Quinta pars Exp. Apoc, cap. 16, tex. 16.) (2) Id. prim. pars, cap. 3, tex. 5. (3) Ad falsos sacerdotes et hypocritas référendum est qui nego- tiantes regnum Del inhiant lemporalibus lucris quorum virtus est in deliciis carnis. (/d., cap. 18, tex. 2.) — 94 — péchés du peuple, qui vendent des prières, faisant de la maison d'oraison un antre de négoce, un mar- ché public (1). Mais ce qui distingue encore Joachim des hommes de la réforme, c'est que la haine con- tre les coupables n'entre pas dans son cœur; ceux dont il parle en termes si amers, il ne s'empresse pas de les condamner. Animé de cet amour qui le porte vers tous, il ajoute que ceux qui s'égarent ainsi dans des plaisirs mortels peuvent renaître à la vie, en quittant Babylone pour rentrer dans Jérusa- lem. Malheureusement, ce ne sont pas seulement quelques évêques, quelques prêtres qui sont impli- qués dans le négoce de Babylone; il y a aussi des abbés, des moines, des religieux, c'est-à-dire des hommes qui en prennent le nom. Le mal vient de plus loin et de plus haut, il faut donc monter jusqu'au faîte de l'édifice social et re- ligieux; c'est là que régnent sur le monde le pape et l'empereur, car le pape aussi est roi, et même plus que l'empereur, parce qu'il est roi des âmes, et que le Christ est tout ensemble homme et Dieu. Au spectacle des luttes et des schismes qui depuis longtemps désolaient et scandalisaient le monde chrétien, le Grand -Prophète ne craignait pas de dire : « De même que la bête qui s'élève du bord de (1) Negotiatores terrae sunt sacerdotes : Bruti animales qui manducant peccata populi, qui vendunt orationes et missas pro de- nariis, facientes domum orationis apothecam negotiationis et focnm publicum. {Id., quint. Pars, cap. 18, tex. 10.) — 95 — . la mer annonce un roi puissant et impie, qui sera semblable à Néron, et pour ainsi dire empereur de toute la terre; de môme celle qui montera de la terre figurera quelque grand prélat, semblable à Si- mon le magicien ; il sera comme un pontife sur la terre^il sera l'Antéchrist. » Il ne laisse subsister aucun doute sur ce dernier personnage, c'est l'antipape, quels que soient son nom et son époque. Quant au premier, on pourrait croire qu'il veut parler d'un roi Sarrazin, peut-être par simple comparaison, ou plutôt pour formuler sa pensée, car ailleurs il indi- que assez clairement l'empereur Henri IV. «Le cin- quième roi désigné, dit-il, est celui qui en Occident commença le premier à tourmenter l'Eglise au sujet des investitures; ce qui produisit, sous ses succes- seurs un grand nombre de schismes et de tribula-i' tions dans l'Eglise de Dieu (1). C'est pourquoi ces tribulations ne tomberont pas seulement sur ceux qui sont dans Rome, mais sur toutes les parties de l'Empire, et principalement les pays de langue la- tine (2). » Mais quels que soient les personnages qu'il dési- gne, les fautes qu'il déplore, ou les événements qu'il annonce, il le fait sans fiel, et à regret ; il parle avec (1) Quintus rex est ille qui primus in partibus occiduis cœpit fatigare ecclesiam per investituram ecclesiarum , ob quam causam multa schismata et tribulationes orîa sunt ex eo tempore in eccle- sia Dei cum successoribus suis. (Jd., c. 17, tex. 8.) (2) Imperium latinge linguae principaliter. (id., c. 18, tex. 1.) — 96 - la candeur d'une àme pure et persuadée qu'elle remplit un devoir sacré. Parfois il s'arrête au milieu du vaste champ qu'il explore, il s'interroge, il re- vient sur ce qu'il a dit, il craint qu'on ne le com- prenne pas et qu'on ne lui fasse dire ce qui est loin de sa pensée, a Je ne veux pas, dit-il, paraître ce que je ne suis pas, et ne parlant que par conjectures. Que personne ne songe à exiger de moi, qui n'habite que les champs depuis ma jeunesse, ce qu'avant le temps on ne pouvait demander aux prophètes eux- mêmes. Voir beaucoup est une chose, tout voir en est une autre. Autre chose est de voir la ville à dis- tance, ou quand on est aux portes, ou quand on a pénétré dans ses rues. Moi, qui suis arrivé aux por- tes, je peux dire ce qui auparavant était caché en tout ou en partie, mais non comme ceux qui entre- ront dans l'mtérieur et qui verront d'œil à (cil, oculo ad oculum, « Nous avons déjà eu occasion de signaler la rete- nue et la raison de l'abbé de Flore; c'est un fait d'autant plus remarquable qu'on devait moins s'y attendre, à ne considérer que la tournure de son es- prit. 11 est convaincu, il croit à ce qu'il dit, il le sait « par révélation (1); » mais cette conviction pleine et entière, il ne l'exige de personne, il ne demande à ses lecteurs d'autre soumission que celle qu'ils doi- vent à Dieu. Hors de là, il se soumet à leurs juge- (1) De tota Yet. ac Nov. Test. Concordia revelatio facta est. [Op. cit., ibid.) — 97 — lïients, il leur demande de lui tendre la main s'ils voient qu'il s'égare (1). Ce langage n'est pas celui d'un mystique intraitable. Qu'importe qu'il ait com- menté saint Jean dans un langage parfois aussi obs- cur que le texte; s'il n'y avait que cela à voir en lui, il faudrait le laisser dormir dans la poussière des siècles ; mais il nous montre une de ces âmes éle- vées, telles que le catholicisme en possédait quelques- unes alors, et qu'une morale toute baignée de tris- tesse et de douleur religieuse entraînait à protester contre ceux qui violaient à la fois la morale et la re- ligion. Si l'on oubliait un moment que Joachim est un moine, un pieux cénobite de la grande famille de saint Benoît ; si, d'une autre part, nous faisions abstraction du temps où il vivait , du caractère du plus grand nombre de ceux à qui il parlait^ et qui étaient l'objet de ses plaintes et de ses menaces pro- phétiques, comment nous apparaîtrait-il ? Nous ver- rions en lui un moraliste plein d'amour, ardent pour le bien et contre le mai, une protestation vivante contre les excès d'un sensualisme égoïste et faisant invasion jusque dans le sanctuaire. Certes, il ne se donnait pas pour philosophe, il était loin d'y son- ger, mais l'idée morale revêt plus d'une forme. Joa- chim, fervent catholique, chrétien pénétré de la su- blimité de la morale évangélique, était aussi près de Platon, qu'il ne connaissait probablement pas, que (1) lia vos mihi manum yorrigatis, quatenus si in hoc autaliis opusculis meis erravi sicut honio. [Exp. Apoc. pars sexta.) 7 — 98 — de saint Jean, objet de ses longues et solitaires mé- ditations. Il condamne par le sentiment religieux, comme au nom du devoir, ceux qui dans le catho- licisme oubliaient, comme hommes, le côté divin de leur nature, et comme membres de l'Eglise, leur ca- ractère et les obligations qu'il leur imposait. Il re- poussait de même ceux qui, sortant de l'Eglise pour fonder une secte ou répandre une hérésie, en appe- laient à je ne sais quel Dieu, qui devenait bientôt le dieu des sens. Il est rare, en effet, que l'esprit qui se méconnaît, même pour exagérer les privilèges de sa nature, ne tombe pas tôt ou tard sous la domi- nation de son rival; pour le malheur de l'homme, le corps profite toujours des fautes de l'âme. Peut- on se refuser à voir le sensualisme désigné par cette expression dliommes charnels, que Joachim emploie si souvent? Sans doute c'était une expression consa- crée, mais elle n'en représente que plus énergique- raent ce qu'on appelle épicurisme en morale; et Joa- chim nous le dit sans s'en douter, quand il répète que les hommes charnels n'ont en vue que la gloire de la chair (1). De même son expression favorite &liommes spirituels, n'est que la marque d'un spiri- tualisme qu'il formule selon sa pensée, et en chré- tien qui ne songe guère à un système. Mais s'il est plus religieux que philosophe, il prouve qu'en réa- lité on ne peut pas être l'un sans l'autre. Joachim (1) Carnales homines nesciunt cogitare, nisi gloriam carnis. [M. ibid., cap. 18, tex. 14.) — 99 — s'élevait donc à sa manière contre le sensualisme, au nom du devoir. Le devoir était pour lui une inspi- ration de l'amour, et sa morale la morale du senti- ment, sans cesse vivifiée par la ferveur religieuse, par les croyances et les espérances du chrétien. C'est de là que sort sa doctrine propre et qu'on a désignée sous le nom de Joachimisme . C'est par là aussi qu'il est poussé à se distinguer des philosophes, et de l'or- thodoxie catholique. Entraîné par ce spiritualisme qui devint bientôt de l'ascétisme en religion, il ne sut concevoir pour l'humanité qu'un seul principe d'action, l'amour; qu'une seule organisation sociale, un ordre de moines parfaits, qui devait ne faire du monde qu'une immense cellule ; enfin, qu'un dernier âge pour l'humanité, le régne du Saint-Esprit. Telle fut, en substance, la doctrine à laquelle Joa- chim attacha son nom, et qui fut comme la formule religieuse d'un courant d'idées qui agita l'esprit hu- main aux XII® et xiïi® siècles, et même longtemps après. Combien se montre d'une manière frappante la différence entre ces temps et le nôtre ! Des deux parts on s'occupe de l'homme, mais là on oublie le corps et le monde pour ne penser qu'à l'âme et au ciel ; ici, on oublie l'âme et sa patrie céleste pour s'enfermer sur la terre et y chercher le but unique de la vie, la félicité terrestre comme l'entendent les grands-prêtres de la matière : deux excès également à repousser. Pour compléter ce qu'il y aurait à dire sur V Evangile éternel, nous aurions à rechercher si le livre publié sous ce titre, postérieurement àJoachim, — 100 — n*est rien autre chose que son Eœposition de V Apo- calypse^ et surtout le Liber introductorius qui en est la préface, ou s'il fut l'œuvre de Jean de Parme, qui fut accusé de l'avoir écrit. L'examen de cette question viendra lorsque nous parlerons de Jean de Parme. Il nous suffit de faire connaître en ce mo- ment cette doctrine telle qu'elle fut en réalité. L'au- torité ecclésiastique ne pouvait rester indifférente à une manifestation de cette nature; car en dirigeant ses attaques, non contre l'Eglise elle-même, mais contre un état de choses qu'on pouvait, en effet, trouver mauvais, Joachim attaquait la société, il de- venait chef de secte sans le vouloir. L'Eglise épar- gna sa mémoire, mais elle condamna ses écrits, et avec d'autant plus de raison qu'ils tenaient par des liens étroits aux hérésies répandues dans une partie de l'Europe. C'est sous ce dernier point de vue qu'il nous reste à étudier l'abbé Joachim. — 101 — V. Parmi les autorités et les documents que les his- toriens ont cités en parlant des hérésies, et en par- ticuher de celle des Cathares, aux douzième et trei- zième siècles, on ne trouve pas une seule fois le nom de l'abbé de Flore; il est pour eux comme non avenu. C'est une preuve nouvelle de l'interdiction qui avait frappé ses écrits. Cependant Joachim fut de tous les contemporains des Cathares, qu'on appe- lait en Italie Pathares, un de ceux qui les connut le mieux. Quoiqu'il n'en parle que d'une manière ac- cidentelle, et pour signaler quelques rapports entre cette hérésie et certains faits de l'Apocalypse, il s'at- tache à la faire connaître avec d'autant plus de soins, qu'elle s'étend sous ses yeux, et qu'elle menace d'un péril plus imminent les fidèles exposés à ses embûches. Le voir en une foule de cas démasquer ces hérétiques et parler comme eux, les charger d'anathèmes et partager leurs sentiments est un spec- tacle étrange. Exemple qui montre que dans les plus grandes erreurs il y a cependant un fond de vérité, et que dans les esprits les plus sincères une ardeur mal contenue conduit à des résultats ana- — 102 — logues à ceux que l'erreur produit elle-même. Quoiqu'il ne dise rien d'absolument neuf sur les Palhares, il est curieux de voir comment il en parle et comment il les juge. Joachim ne cherche pas à remonter à la source de l'hérésie des Pathares, il ne fait jamais d'érudition ; il la prend au moment où elle se montre à lui, et amenée par son texte. En effet, quand il en vient, dans son Exposition de VApocalypsej à parler du cin- quième ange, qui a reçu la clef du puits de l'abîme, il cherche dans l'histoire, selon sa coutume, la so- lution de ce nouveau problème mystique. Quel fut, se demande-t-il, le malheureux qui ouvrit le puits de l'abîme? D'où sort-il? Dieu le sait, il paraît ce- pendant que ce fut un clerc, imbu de la science des lettres. Quel qu'il fût, il reçut la clef de la science d'un dogme impie; et, sans nul doute, du père du mensonge, le pouvoir de sonder les profondeurs de la sagesse, non de Dieu, mais de ce monde. Il ou- vrit donc le puits de l'abîme, et il s'en éleva une épaisse fumée; qu'est-ce autre chose, en effet, que cette sagesse humaine? si toutefois il faut l'appeler sagesse et non ignorance. Il comprend sous la dé- nomination générale de philosophes ceux qui par- tagent l'hérésie des Pathares, et ceux qui veulent tout soumettre à la raison. Faut-il voir là une accu- sation dirigée contre Amaury de Bène ou contre ses disciples? Ils avaient en effet quelque chose de commun avec l'hérésie dont parle Joachim, mais le fait qu'il va énoncer remonte bien au-delà du — 103 — siècle d'Araaury. Il y a des philosophes, dit-il, qui se sont efforcés de tout comprendre par la raison, et qui ont transmis leurs opinions à la postérité ; l'un d'eux alla si loin en disputant du corps et de l'âme, qu'il osa dire que tout corps devait être re- jeté (1). Cette opinion se rattache évidemment à quelques sectes du gnosticisme, et notamment à celle dont Cerdon (2) était le chef, et qui prétendait que Jésus-Christ ne s^était point revêtu d'un corps matériel, qu'il n'était pas né d'une femme, et qu'il n'avait point souffert comme souffrent les autres hommes. Joachim témoigne ici que celte erreur s'é- tait reproduite chez les Pathares, avec une autre qui en est la suite naturelle : a A cette ancienne et abominable erreur touchant le Christ, semble se rattacher, je ne sais à quelle instigation, une nou- velle espèce d'hérétiques, qui prétendent que le diable est le créateur des corps, et que par consé- quent le Christ ne s'était pas revêtu de chair. Ces hérétiques sont les Pathares, quoiqu'on leur donne différents noms. Pour montrer ce qu'ils sont, à sa- voir, des enfants de ténèbres, ils s'assemblent de nuit, dit-on, à des jours fixés, et s'offrant aux re- gards les uns des autres, ils accomplissent les œuvres (1) In tantum quidam eorum processit disputando de corpore et spiritu, ut diceret omne corpus esse fugiendum. Tert. pars Exp. Apoc, cap. 9, tex. 1. (2) Il vivait à Rome sous le règne d'Antonin, environ 140 ans après J.-C. — 104 — de leur père. Les hommes de cette secte, si toute- fois ce sont des hommes et non des reptiles, sont les sauterelles qui sortent du fond de l'abîme (\). » D'où venait aux Pathares cette doctrine si bien confirmée par l'abbé Joachim, et qui rappelle non- seulement les disciples de Cerdon, mais encore ceux de Cérinthe et surtout ceux de Basilide ? Cette ques- tion, longtemps controversée, n'a jamais été résolue d'une manière pleinement satisfaisante (2). Joachim ne songe même pas à se le demander, il n'y a chez lui aucune espèce de critique historique; cependant il lui arrive, sans le vouloir, de jeter quelque lu- mière sur ce problème. Quand il veut faire allusion aux événements arri- vés dans l'Eglise, ou annoncer les nouvelles épreuves (1) a Huic errori nefandissimo quondam evacuato in Ghristo, r> novum quoddam genus hereticorum, nescio quo docente adhœ- » sisse videmus, dicentium omnia corpora esse creata a diabolo ; » acper hoc, nec venisse Christiim in carne confitentur... Hi sunt » illi heretici qui vulgo dicuntur Pathareni, licet apud alios et alios » diversis vocalibus nominentur. Qui ut se esse demonstrent quod » sunt, filios scilicet tenebrarum, nocturno, ut fertur, tempore, et » hoc diebus statutis conveniunt pef provincias in synagogis » suis, quatenus congregati in unum; et mutuos sibi aspectus » exhibentes, faciunt tandem opéra palris sui ; hujuscemodi ergo » homines, si tamen homines et non reptilia, locustae sunt de » summa putei. (Cf. Id. ïbid., tex. 117.) (2) Cf. Muratori, Antiq. medii oUfi. T. V, p. 83, sq. — Mos- heiin, Instit. îiist. eccles., p. 46o. — Gibbon, Décline and fait, etc., chap. 54. — Matter., Hiat. du Gnosticisme, t. 3, p. 252., sq. — 105 — qu'elle doit subir, il met volontiers les Sarrazins en scène; d'un autre côté, les Grecs sont pour lui l'objet d'une préoccupation constante; s'il en dit beaucoup de bien, il en dit aussi du mal. Les Sarrazins et les Grecs avaient eu de longs et fréquents rapports, les Grecs avec l'Italie, les Sarrazins avec l'Italie et le midi de la Gaule. Dans ces mêmes temps, une nou- velle secte, celle des Pauliciens, était sortie du gnos- ticisme, et particulièrement des disciples de Mar- cion. Poursuivis par les empereurs de Constanti- nople, les Pauliciens de Kynoschora (1), après avoir assassiné les missionnaires envoyés pour les conver- tir par Léon l'Arménien, se retirèrent en Arménie chez les Sarrazins, avec lesquels ils firent alliance. Ils devinrent puissants ; un de leurs chefs, nommé Corbéas, battit l'empereur Michel, et Chrysocheir, son successeur, réduisit Basile le Macédonien à lui offrir des présents et à lui demander la paix. Vain- cus plus tard, traqués comme des bétes fauves, ils se dispersèrent dans la Thrace et dans la Bulgarie au IX® siècle. Ils s'étendirent au point qu'ils purent fournir à l'empereur Alexis jusqu'à vingt-cinq mille hommes dans la guerre des Normands. Rien ne put les amener à renoncer à leurs opinions , et au xiii® siècle, on en voyait encore vivant sous un chef spécial sur les frontières de la Bulgarie, de la Croatie et de la Dalmatie. Ils étaient animés d'une ardeur de (1) Laodicée, en style de la secte. (Matter, op. cit., t. 3, p. 224.) — 106 — prosélytisme qui explique leur grand nombre sans cesse renaissant. Ce zèle religieux avait été organisé au ix^ siècle par un de leurs chefs, Sergius, qui avait institué des voyageurs^ dont la mission était de pénétrer partout où ils pourraient, afin de répandre leur doctrine. Il esta supposer qu'un grand nombre de Pauliciens, surtout des voyageurs, servirent dans les rangs des Sarrazins, avec lesquels ils étaient alliés, et dans ceux des Grecs, puisqu'ils étaient su- jets de la cour de Constantinople. Par là, ils péné- trèrent avec eux dans les parties de l'Occident où l'on vit se répandre leurs doctrines. De là encore certains rapports politiques entre les Sarrazins et les Pathares, rapports qui ne durent pas échapper en- tièrement aux puissances catholiques de l'Occident, et qui purent ajouter à l'antipathie religieuse un motif de plus. Un fait rapporté par Joachim semble confirmer cette opinion. Voici ce qu'il rapporte : « L'an dernier, il vint d'Alexandrie, où il avait été retenu dans les prisons, un homme qui ne manquait pas de sagesse (selon l'apparence), et craignant Dieu. Cet homme rapporta qu'il avait entendu, d'un Sar- razin haut placé, que les Pathares avaient envoyé aux infidèles des députés pour leur demander paix et union, et que ceux-ci y ayant consenti, les députés revinrent rapportant aux leurs la promesse de cette union et de cette paix. J'ai appris cela de cet homme lui-même, ajoute Joachim, dans la ville de Messine, l'an 1195 de l'incarnation de N.-S. Je rapporte ce fait, parce que j'y vois un mystère d'erreur à venir, — 107 — et le fondement d'une œuvie inique (1). » En effet, les Pathares d'Italie, ou les Cathares du midi de la France, n'avaient pas à demander la paix aux Sar- razins qui occupaient l'Egypte ; ils ne s'offraient pas non plus à partager leurs croyances, on ne peut pas leur supposer une telle intention; ce qu'ils vou- laient c'était une alliance, le mot communionem ne veut pas dire autre chose, et Joachim ne s'y est pas trompé. Ils promettaient sans doute de favoriser les incursions que les infidèles pourraient vouloir faire en Occident. Pourquoi donc les Pathares s'adres- saient-ils aux Sarrazins d'Afrique plutôt qu'aux Arabes d'Espagne? Sans doute parce que l'ancienne alliance entre les Pauliciens et les Sarrazins avait laissé des souvenirs et peut-être des liens parmi les Pathares; et parla s'explique la transmission occulte d'abord, ensuite graduellement ostensible et avouée de la doctrine de ces derniers, doctrine qui tient au gnosticisme, et qui variait d'une secte à l'autre en (1) Mirum quod praeterito anno, veniens quidam vlr salis (ut apparebat), providus et timens Deum a partibus Alexandriae, in qui- bus detentus fuerat in vinculis ; dixit se audîsse a quodara magno Sarraceno, misisse Patharenos legatos suos ad illos, postulantes ab eis communionem et pacem. Quodque illis concedentibus, re- vers! sunt ad suos , reportaturi cum tempus esset ad eos certum verbum unitatis et pacis. Hoc audivi ipse, ab eodem viro, in civi- tate Messana, anno millésime centesimo nonagesimo quinte in- carnationis dominicae, tertiae decimae indictionis. Haec idcirco dico, quia videtur in hoc ipso erroris mysterium parturiri, et operis iniqui quasi fundamentum jactari. (Tert. pars Exp. Apoc, cap. 9, tex. 13, f° 134.) — 108 — Occident, comme cela était arrivé en Orient, et parmi les Pauliciens eux-mêmes. 11 est à remarquer que Joachim n'assimile pas les Pathares aux Manichéens, comme tant d'autres ont eu le tort de le faire, ce qui prouve qu'il les connais- sait bien. On peut donc ajouter foi aux accusations qu'il formule contre eux. Or, il les accuse d'un fait grave et qui les rapprocherait des Nicolaites, qui re- jetaient les lois du mariage; reproche que les Pauli- I ciens paraissent aussi avoir mérité. « Ils condamnent, dit Joachim, en parlant des Pathares, ils condamnent les mariages licites, et la nourriture que Dieu a don- née à recevoir aux fidèles en action de grâce (1). » De là devait résulter chez les Pathares, comme chez les Nicolaites, le principe de la communauté des femmes et tous les dérèglements dont ils furent ac- cusés. Cependant l'abbé de Flore, qui ne cherche pas à les ménager, n'articule contre eux aucun fait de cette nature, d'accord en cela avec Bonacursus, qui écrivit sur la secte des Cathares après en avoir fait partie. Cela ferait supposer qu'ils avaient peut- être rejeté les cérémonies du culte catholique pour le mariage, comme pour le reste, et qu'ils les avaient remplacées par d'autres qui ne pouvaient avoir de valeur que pour eux. Quant à la nourriture qu'ils rejetaient, ce passage trop peu explicite se rapporte (1) Damnant utique niatrimonia licita, et cibos quos Deus crea- vit ad percipiendum cum graliarunfi actione fidelibus. (Tert. pars Exp.Apoc, cap. 9, tex. 11.) — 109 — en générale à l'origine de la chair, qui n'était, selon eux, que l'œuvre du démon (1). Ce qui précède prouve que Joachim est un écri- vain à consulter pour connaître l'histoire religieuse de son époque; ce qui suit, quoique plus connu, n'est pas non plus sans valeur. A défaut d'autres matériaux, les détails qu'il donne sur les points es- sentiels de la doctrine des Pathares fourniraient un véritable document historique; nous nous borne- rons à quelques indications. Les Pathares, dit-il, se montrent aux yeux du peuple purs et justes, mais en secret ils lancent les aiguillons de leurs erreurs ; ils ne se promettent pas de frapper les serviteurs de Dieu, mais les hommes qui recherchent les plaisirs mondains. Ils est su de tous et bien connu qne parmi eux il y a les parfaits et les croyants. Ils nomment parfaits ceux qui restent en tout fidèles à la doctrine, croyants ceux qui ne l'observent pas, mais qui ont foi dans les premiers. Joachim compare ceux- ci aux sauterelles dont parle l'Apocalypse, et les autres aux hommes qu'elles tourmentent, parce que les croyants sont tourmentés par leur conscience, sa- chant qu'ils n'adhèrent qu'en vue des biens de ce monde. Les Pathares, nous pouvons dire main- tenant les Albigeois, nous apparaissent sous un nou- veau jour; la ferveur religieuse n'est plus le seul mobile qui les pousse, c'est l'amour des biens tem- porels^ pro subsidiis temporalihus ; c'est le commu- (1) Omnem carnem creatam a diabolo. (Id. ibid.) — 110 — nisme. Ils se réunissent et font une collecte de leurs biens, et s'ils voient quelques pauvres aspirer aux richesses de ce monde, ils leur montrent d'abord les effets de la pitié et de la commisération, et en- suite ils accusent les chrétiens riches et surtout les clercs qui devraient, disent-ils, vivre de la vie apos- tolique, soulager la misère du pauvre et de l'indi- gent, afin que personne ne manque de rien dans la religion du Christ, comme cela était dans la religion primitive(l). Ils ajoutent qu'ils connaissent des hom- mes qui gardent dans toute sa pureté la foi aposto- lique, en sorte que personne n'est pauvre parmi eux : qui vient à eux pauvre, est riche aussitôt (2). On sait que parmi les gnostiques, quelques sectes, les Caïnites et* les Carpocratiens entre autres, prêchaient la com- munauté des biens, et Joachim nous montre les Albi- geois usant des mêmes ressources pour en venir à leur fin. « Au moyen de ces pratiques, dictées en appa- rence par la raison, ils prennent les dehors de la pure- té (3), jusqu'à ce qu'ils frappent à l'improviste en di- sant : et toi aussi, si tu veux être au nombre des (1) Gonvenientes in unum faciunt collectas bonorum siiorum, et si quos vident inopes anhelare ad divïtias mundi, primo ostendunt iis affectum misericordiae et mlserationis; deinde culpant Ghristia- nos divites, et maxime sacerdotes et clenim, qui deberent (aiunt) servare apostolicam vitam, et sublevare miserias pauperis et egeni, ut nemo esset egens in religione christianâ, sicut non erat aliquis egens in ecclesiâ primitivâ. (Tert. Pars Exp. Apoc, c. 9, tex. 3.) (2) Id. ihid. (3) Munda animalia esse fingunt. (Id. ibid.) — m — croyants, avoir foi en ceux qui observent la doctrine, ou la défendre et résister à ses ennemis, tu pourras être riche en ce monde, et dans l'autre jouir de la vie éternelle. L'homme cupide se laisse ainsi entraîner par l'amour de l'argent; trompé par ces discours et par des présents, il devient un des leurs, ou il feint d'en être; cependant il tremble et s'accuse dans sa pensée, sachant que le bien ne peut pas sortir de cette manière d'acquérir des richesses (1). » On peut croire que dans cette dernière accusation Joachim se laissait aller aux préventions que lui ins- pirait l'hérésie, car parmi ceux dont il parle ainsi, le plus grand nombre se faisait remarquer par une conduite et des sentiments opposés à la cupidité et à l'amour des richesses. Qu'il y ait eu parmi eux des abus, des hypocrisies, de lâches calculs, c'est ce que l'on croira sans peine, il y en a partout et tou- jours ; mais en général ils avaient pour maxime qu'une vie d'expiation pouvait seule rendre à l'âme sa pureté primitive, aussi les voyait-on se livrera des actes d'ascétisme qui leur donnaient une pâleur extra- ordinaire; c'était même un signe qui les trahissait aux yeux de leurs ennemis. L'erreur de Joachim eût été plus grande encore s'il avait confondu les Vaudois avec les Palhares, mais on ne voit pas qu'il ait rien fait de pareil. L'erreur que nous venons de signaler est peut-être la seule que l'on puisse repro- cher à l'abbé de Flore sur tout ce qu'il dit des Pa- (1) Id. ihid. — 112 — thares : nous savons ce qu'il en pense et comment il les juge, voyons ce qu'il a de commun avec eux. Si Joachim fut, comme nous l'avons dit, inspiré par la gnose chrétienne, on n'en doit pas conclure qu'il emprunta sa doctrine aux gnostiques ; toutefois on ne peut pas nier qu'il se soit rencontré avec plu- sieurs de leurs sectes qui parlaient d'un Evangile de V enfance. Quel en était l'esprit? Était-il conforme ou opposé à l'Ecriture ? C'est ce qu'on ne peut pas dire, mais son titre indique suffisamment qu'il de- vait être remplacé par un autre, de même que le Nouveau Testament devait faire place à V Evangile éternel. Ce fut ainsi qu'on vit au xii® siècle les Ca- thares de Toulouse se composer, comme les Mar- cionites, un évangile à leur usage, et qu'ils appe- laient le Consolamentum. Joachim alla plus loin, l'âge du Saint-Esprit était l'époque dont VEvangile éternel devait être le code. Le but général des Ca- thares était la vie ascétique et l'apostolat; cette ten- dance est celle de l'abbé de Flore; il n'a pas d'autre désir, les hommes du troisième âge n'ont pas d'autre but que de porter en tous lieux la lumière C'est ce rapport général qui nous conduira à des ressem- blances particulières, comme les moyens conduisent à la réalisation de la fin. Les Cathares niaient l'efficacité du baptême de l'eau, qu'ils remplaçaient par le baptême du feu ou de rimpositîon des mains; baptême de l'esprit, qui était à leurs yeux le seul véritable. Joachim ne se ^ 113 — permet pas de mettre en question la valeur du bap- tême administré par le catholicisme, auquel il pré- tend rester fidèle, mais il divise ceux qui ont reçu le baptême en trois classes : la première comprend les sages, la seconde ceux qui croient savoir, et la troisième les simples (1). S'il y a trois sortes de bap- tisés, il faut bien qu'il y ait quelque différence dans le baptême lui-même ; pourquoi par le fait du sacre- ment les uns reçoivent-ils de Dieu le don de sagesse, tandis que les autres en sont privés ? Si le sacrement n'est pour rien dans cette différence, pourquoi le choisir pour élablir entre les catholiques une divi- sion présentée ailleurs, et tant de fois, par Joachim lui-même sous d'autres formes? Le mariage est un autre point de contact entre lui et les Cathares; non que l'abbé de Flore partageât la pensée de ceux qui repoussaient le sacrement de mariage pour aboutir, de parti pris ou non, aux dérèglements les plus con- damnables; l'accord entre lui et ceux qu'il censu- rait, sans se douter qu'il s'agissait aussi de lui-même, consistait à repousser l'union, même légitime, de l'homme et de la femme, par excès d'ascétisme et en vue d'une vie plus spirituelle. Le troisième âge est su- périeur aux deux autres parce que c'est celui des hommes spirituels, et d'un ordre de contemplatifs qui mèneront la vie des anges (2). Ces contemplatifs (1) Tert. pars Expos. Apoc, cap. 8, tex. 8. (2) Est alius ordo futurus contemplativus divini amoris..., qui erit ordo Eremitarum emulantiiim vitam angelorum. {Quart, pars Exp. Apoc.^c. 14, tex. 9.) — 114 — gardent le célibat, qui est une de leurs perfections, et en cela ils pensent et ils agissent comme les plus fer- vents des Cathares, ceux qu'on nommait les Mani- chéens d'Arras. Ces derniers n'étaient pas les seuls à manifester une antipathie décidée pour le mariage et la propagation de l'espèce humaine; mais per- sonne ne mettait plus d'ardeur à répandre cette doctrine : « Les vrais disciples du Christ, disaient-ils, pour s'affranchir du despotisme de Satan, doivent con- trarier ses vues en s'abstenant, et en vivant, hommes et femmes, dans une communauté spirituelle. » Ils citent un texte de saint Luc pour montrer que les enfants de ce monde sont les seuls qui se marient, et que ceux qui participent au royaume de Dieu et qui sont destinés à la résurrection doivent s'interdire- cet acte de la chair, et tenir une conduite pure comme celle des anges (1). Ne croirait-on pas entendre Joa- chim? Ne croirait-on pas qu'il est lui-même de la secte des Apolactites, quand il nous annonce la dureté inflexible des Ermites pour les pécheurs? « Sous l'inspiration du Saint-Esprit, ils châtiront les pécheurs plus sévèrement ; ils seront plus inflexibles et plus ardents que les moines (2). » Or, les Apolac- tites prétendaient à une telle pureté de mœurs, qu'ils bannissaient du milieu d'eux quiconque avait com- mis une faute; de là leur vint le nom de Purs {Ca- (1) Moneta. adv. Cath., lib. 6. cap. 7, f° 319. (2) Ordo Eremitarum erit ferocior et ardentior quam ordo mona- chorum. {Id.ibid., f° 176.) — 115 — thares) qu'ils se donnèrent et qui devint en France celui des Albigeois. Les Cathares et Joachim se ren- contrent encore dans leur manière de considérer le martyre : les premiers ne le tenaient pas pour obli- gatoire, et nous avons vu que c'est aussi un principe de V Evangile éternel; ce n'était d'aucun côté la crainte de la mort. Joachim nous a déjà dit que non-seulement il ne faut pas la craindre, mais qu'il faut la désirer et la rechercher par tous les moyens ; 1 de leur côté les Cathares poussaient si loin le re- \ noncement à toutes choses de ce monde, qu'on en voyait qui se laissaient mourir de faim, d'autres qui avalaient du poison pour hâter le moment de la dé- livrance. Si l'abbé Joachim se rencontre avec les Cathares dans une foule de détails, il s'accorde avec eux en- core bien davantage par l'esprit qui l'inspire. Il nous a dit qu'ils accusaient les catholiques, surtout les prêtres et les clercs; que fait-il donc, lui? Ne l'a- vons-nous pas entendu parler des marchands de Ba- bylone? Rien ne montre mieux le zèle avec lequel il travaillait à l'avènement du Saint-Esprit, que celle voix qu'il élève comme de concert avec ceux qu'il regardait, avec raison, pour les plus dangereux en- nemis du catholicisme. Mais il est loin de soupçon- ner une telle complicité ; il n'a pas l'air de se douter de l'analogie, pour ne rien dire de plus, qui existait entre l'état des parfaits et celui qu'il voulait donner aux hommes du troisième âge. On vit naître au xii® siècle une secte qu'il ne faut pas confondre avec les — 116 — Albigeois, ce fut celle des Vaudois, (( auxquels, dans les commencements, dit l'abbé Racine, on ne pou- vait reprocher d'autre erreur que l'estime d'une pauvreté oisive, et le mépris de l'autorité du clergé. » Joachim les a-t-il connus? Il serait difficile qu'il en fût autrement, quoiqu'il n'en dise rien. Ce fut, en effet, vers Tan 1180 que Valdo commença à dogma- tiser, et primitivement sa doctrine n'était que le Joa- chimisme. Qu'était-ce que cette pauvreté oisive des Vaudois, sinon la vie contemplative des spirituels du règne du Saint-Esprit? A son tour, Valdo avait-il eu connaissance des écrits de Joachim ? Autre ques- tion qu'on ne peut pas plus résoudre que la pre- mière, avec certitude; mais il est permis de croire que les idées du moine de Calabre ne furent pas sans influence sur le chef des Vaudois. S'il ne fallait voir entre son hérésie et la doctrine de Joachim qu'une analogie de pur hasard, ce qui est peu pro- bable, cette ressemblance n'en serait que plus frap- pante, et nous en dirons autant des Cathares. Ce fait serait une preuve de plus de ce mysticisme à la fois religieux et social qui traversait le xii' siècle, comme un courant qui en rencontre un autre dans le ciel, et qui apprête l'orage. Pourquoi donc cette antipa- thie pour ceux qui marchaient si bien dans la voie de ses rêves? C'est d'abord qu'il voulait rester ca- tholique, et que ceux qu'il jugeait ne voulaient plus l'être. Ils attaquaient le dogme et les hommes, Joa- chim ne prétendait qu'à une réforme dans les mœurs pour arriver à une organisation nouvelle ; il ne — 117 — croyait peut-être pas aller plus loin, et d'ailleurs il s'était soumis d'avance aux arrêts de Rome. Une au- tre cause d'opposition entre eux était l'idée cénobi- tique que les hérétiques avaient en horreur, et qui était la base de V Evangile éternel; enfin, ils n'ad- mettaient qu'un christianisme laïque, Joachim vou- lait le catholicisme. Que les parfaits eussent été comme lui soumis au Saint-Siège, ils n'étaient plus les sauterelles du puits de l'abîme, mais les hommes du troisième âge, les glorieux descendants de saint Benoît. Une autre raison, et ce n'est pas la moindre, c'est qu'il y avait entre eux et lui toute la distance de l'idée au fait. Un moine plein de ferveur, d'une vie sainte et pure, pouvait bien, dans l'innocence de son àme, et du fond des solitudes de la Calabre, se tracer le plan d'une religion idéale, et d'une so- ciété à fonder sur le même modèle; mais il y avait loin d'un cloître à la société humaine, telle que Dieu veut qu'elle se développe. Entre eux et Joachim il n'y a donc aucun accord volontaire, mais à son insu et malgré lui, il y a une parfaite analogie dans les doctrines, et l'abbé de Flore fut avec raison compté parmi les adversaires les plus redoutés de la religion romaine. Il fut un des insti- gateurs du mouvement religieux qui part du xii" siè- 1 cle pour aboutir à la réforme. Il serait exagéré de dire que c'est à lui qu'on en doit l'idée, mais il ne serait pas moins faux de prétendre qu'il n'eut sur elle aucune influence. A ce premier caractère se joint le mysticisme, mais ce dernier ne lui appartient pas — 118 — non plus sans partage. Cette forme de la pensée chrétienne, et qui dans Joachim cherchait pour ainsi dire la philosophie de l'Ecriture, était une forme de la pensée à cette époque. Elle était jusque dans le roman, si l'on peut donner ce nom à des récits de chevalerie. Les Parcival, les Titurel et leurs sembla- bles, qui vont à la recherche du Saint-Graal, ne pour- suivent-ils pas une œuvre mystique ? La foi est le sentiment le plus ardent qui les anime; le Dante est l'expression dernière et subHme de ce mysticisme. Ce qui distingue Joachim, c'est qu'il tient compte du fait social ; on sent qu'en lui s'élève une lutte entre l'idée religieuse qui veut conduire l'âme à la contemplation, et la réalité de la vie active. De là une obligation inévitable de partager l'existence de l'humanité en plusieurs âges, de faire la part de ce monde, et d'ajourner à une autre vie la complète réalisation de son utopie. Cette tendance d'un es- prit religieux et exalté, cherchant à s'allier à la vie politique et sociale, est un fait qui distingue parti- culièrement l'époque dont nous parlons; Joachim l'avait compris. Il savait que les temps où le mysti- cisme sort de la retraite du penseur pour entrer dans les faits, sont ceux où les esprits sont inquiets ou malades, où les classes inférieures ne trouvant pas dans les institutions sociales un refuge contre des misères sans nombre, ne gardent de la religion qu'un sentiment étroit, prêtes à tomber dans tous les excès de la violence, tandis que d'autres cher- chent un refuge au-delà des horizons des choses de — 119 — la terre. En effet, ce n'est pas seulement la tristesse ou le désespoir du philosophe qui donne naissance au mysticisme, c'est aussi le désespoir de l'homme. A plus forte raison chez ceux qui cèdent plutôt à la spontanéité du sentiment religieux qu'à la réflexion, et c'est toujours le plus grand nombre à une époque de foi. L'homme ne cherche à se perdre dans l'ab- solu et en Dieu, que pour échapper au contingent et à lui-même; il ne veut secouer loin de lui toute pensée, que parce que toute pensée lui est doulou- reuse; si l'activité lui est antipathique, c'est qu'il ne se remue que pour changer de manière de souffrir. Celui qui est heureux dans la vie ne s'empresse pas d'en sortir, et l'homme à qui le présent sourit, ou qui du moins n'est pas trop froissé dans ses senti- ments, est rarement disposé à s'en séparer, ou à l'at- taquer les armes à la main. Dans les temps passés, cette dernière alternative était plus rare, de nos jours elle est presque devenue une habitude; mais les bras qui se lèvent n'obéissent pas au même mobile que dans le passé. Toutefois, il est vrai de dire qu'on ne voyait pas non plus cette tolérance qui serait un des plus beaux fruits du grand arbre de la civilisation moderne, si elle ne provenait pas le plus souvent d'une indifférence qui a aussi ses dangers pour la société. Mais quoi! religion et tolérance sont-elles donc inconciliables? Quoiqu'il en soit, aux temps de Joachim le sentiment religieux régnait dans tous les cœurs, personne n'y était indifférent ni insensi- ble, pas même ceux dont la vie paraissait être un — 120 — démenti donné à leurs croyances. Ce n'était pas la philosophie qui alors pouvait élever les âmes vers cet inconnu qu'elles désiraient, auquel elles aspi- raient pour échapper au présent : ce présent était une fatigue pour les uns, et une douleur continuelle pour le plus grand nombre. A de fortes croyances, se joignait une condition malheureuse dont on cher- chait la cause, mais les âmes se tournaient naturel- lement du côté d'où le secours leur paraissait devoir venir ; ce n'était pas la terre, il fallait donc que ce fût le ciel. Chacun, séparément, ou en commun, don- nait un libre cours à ses plaintes et à ses espéran- ces, mais toujours c'était l'idée religieuse qui domi- nait. Chaque époque a son langage, parce qu'elle a sa vie propre, ses passions et ses croyances. Alors, ce n'était pas le temps où les enfants du siècle ne savent que railler en confessant leur impuissance, ou maudire, parce que les joies de la terre ne répondent pas à leur exigence. Aux siècles de foi, même les plus agités, on pense et on agit autrement; on de- mande un refuge à Dieu au lieu de le chercher dans le néant. Les esprits peuvent s'égarer et tomber dans d'étranges aveuglements, mais ils ne sont ni dégradés, ni avilis par un but indigne de l'homme. Il y a de la poésie et de la grandeur dans l'idée qui les inspire, et jusque dans leurs excès les plus con- damnables ; mais toute poésie se perd ou se défigure quand elle n'est plus que le souffle de la matière se débattant sous les tristes mécomptes de ses appétits, ou dans les joies impures des orgies du corps. Les — 121 - plaintes étranges poussées de nos jours par des honnmes qui auraient pu dignement glorifier la vie, n'étaient pas possibles dans ces siècles où la vie était dure pour tous, mais où elle n'était pas regardée comme n'ayant d'autre but qu'elle-même. Il y avait pour les âmes d'autres aspirations et d'autres espé- rances, et par suite ceux qui cherchaient le remède le voulaient selon la nature du mal ; remède quel- quefois si différent de tout autre, qu'il ne semblait pas destiné à des êtres d'une même espèce. De nos jours, on l'a cherché à la suite de Saint- Simon et de Fourier; dans le siècle dernier, J.-J. Rousseau, mécontent de son temps, en appelait à la vie du sauvage, à ce qu'il prétendait être l'état de nature. Au contraire, longtemps auparavant, saint François d'Assise, pour ne citer que lui, fuyait le monde pour entrer dans les régions plus calmes de la vie monastique ; il fondait l'ordre des Mendiants, voulant préserver des périls d'une vie agitée ceux qu'il attirait à lui, heureux s'il n'eût pas préparé d'autres abus à la fragilité humaine. Mais avant que le fondateur de l'ordre des Franciscains eût formulé et organisé dans le monde sa phalange monastique, un autre religieux, frappé plus que lui des anomalies et des désordres dont la chrétienté était le théâtre, surtout en Italie; un homme qui avait longtemps médité dans la solitude, et qui embrassait l'ensem- ble de l'humanité avec une logique bien autrement puissante que celle de saint François d'Assise, Joa- chim s'était donné la tâche de chercher la loi du — 122 — progrès, en expliquant l'humanité dans son passé et dans son avenir. Comme tant d'autres il se trompa, mais il n'en reste pas moins le seul, au moyen âge, qui conçut la philosophie de l'histoire au point de vue religieux. Philosophe sans s'en douter, il rap- pelle La Cité de Dieu de saint Augustin, et il donne au monde une ébauche imparfaite du Discours sur r Histoire universelle. Dans l'ordre des faits, il pré- pare, en les entrevoyant au fond de leur source, les événements qui donnèrent, au xvi® siècle, une nou- velle direction à l'esprit humain. Le Dante avait été frappé de cette grande et touchante figure ; il plaça I l'abbé de Flore dans son paradis^ à côté de Raban- ! Maur et de saint Bonaventure : « Auprès de moi, dit celui-ci, brille Joachim, abbé de Calabre, doué de Tesprit prophétique (1). » (1) Paradiso, xu, 47. JEAN DE PARME Joachim était mort, mais l'idée à laquelle il avait voué sa vie et attaché son nom lui avait survécu. Cependant, quoiqu'il eût laissé au couvent de Flore des admirateurs et des disciples dévoués, entre au- tres un recteur de Tordre de Cîteaux, François Ri- varius, on ne voit pas qu'il s'y soit montré des pro- pagateurs avoués et connus de sa doctrine. C'était par d'autres que la religion du Saint-Esprit devait être embrassée et propagée. L'ordre des Francis- cains, encore animé du souffle brûlant de son fon- dateur, semblait avoir été créé tout exprés pour re- cueillir la succession du moine deCalabre, et cultiver le champ qu'il avait si activement préparé. En effet, ceux qui se glorifiaient de n'avoir pas de patrie sur la terre étaient les vrais moines du troisième âge ; aussi, sept ans après la mort de Joachim, naissait | Jean de Parme, qui devait être regardé et traité I comme l'éditeur responsable de VEvangile éternel. Mais il ne fut pas le seul à être séduit par une utopie religieuse et sociale qui, aujourd'hui surtout, doit — 124 -~ paraître si étrange. C'était alors le propre des âmes religieuses de se faire ou d'adopter, même pour la vie de ce monde, un idéal plus ou moins impratica- ble. La question du possible ne se présentait même pas à ces intelligences où la pensée n'était qu'une poésie mystérieuse, où la raison laissait le cœur as- pirer continuellement à l'infini. Jean de Parme fut, comme tant d'autres, victime d'une erreur, mais victime respectée, aimable encore dans sa chute, et prête, comme Fénélon, à se soumettre en pardon- nant. Il reste peu de détails sur la vie de cet homme qui fit tant parler de lui dans son siècle. On sait qu'avant d'entrer dans l'ordre des frères Mineurs, il donna des leçons de logique dans le monde, et qu'a- prés avoir revêtu l'habit de l'ordre de saint François, il professa la théologie à Naples, à Bologne, et même à Paris ; Parisiis scliolœ theologiœ prœfuit, dit Wad- ding. Il y était encore, expliquant le Maître des sen- tences,quand il fut nommé, à l'unanimité, général de Tordre, dans un chapitre tenu à Avignon, en 1267. Les vrais disciples de saint François sentaient le be- soin d'un cœur zélé et d'une main ferme pour réta- blir la règle; aussi le vieux Gilles de Parme, qui avait connu le fondateur, dit en saluant le nouveau gé- néral : « Vous êtes le bienvenu, mais vous avez bien tardé. » Imbu déjà, et peut-être en secret, des prin- cipes de la religion du Saint-Esprit; aspirant, comme Joachim, à la vie du troisième âge, Jean de Parme était l'homme qu'il fallait pour opérer les réformes nécessaires. Cette circonstance est à remarquer, parce — 125 — qu'elle monlre le côté de morale pratique dans V Evan- gile éternel. Pour aller jusqu'à l'impossible, il fallait passer par le réel et le purifier, comme le génie qui tend à réaliser la perfection idéale, produit une œu- vre admirable quoiqu'en restant dans la région in- férieure de la réalité. Dans sa nouvelle position, Jean de Parme imita Joachim par son humilité, la pureté de ses mœurs et par l'ardeur de son zélé. Comme lui il s'égare, non dans un désert de l'Orient, mais dans une foret d'où il ne sort, au milieu de la nuit, qu'après avoir longtemps béni le Seigneur, et au son miraculeux d'une cloche lointaine. Il allait à pied, vêtu comme un simple frère, visitant ainsi les maisons de son ordre, y entrant sans se faire con- naître, pour mieux voir ce qui s'y passait, rétablis- sant dans toute sa rigueur la règle qu'il trouvait vio- lée partout, et se faisant par là de nombreux enne- mis qui n'oublièrent pas de se venger. Il occupait ce poste quand le pape Innocent ÏV l'envoya, en qualité de légat, à la cour de Constan- tinople, pour travailler à la réunion des deux égli- ses; il en revint en 1251 sans avoir réussi. Ce séjour au milieu des Grecs est à remarquer, et on admet sans peine ce que disent Wadding et d'autres, qu'il gagna l'estime de l'empereur Jean Vatace et du pa- triarche Manuel, L'apôtre de V Evangile éternel avait nécessairement pour les Grecs une sympathie qui dût lui gagner la leur. Les écrits de Joachim avaient déjà été de la part de Jean de Parme l'objet d'une étude toute particulière, et son séjour à la cour — 126 — d'Orient lui permit d'étudier la religion grecque avec les idées de son maître. Il était Joachimite depuis longtemps, Jorsqu'en 1254 on entendit parler dans Paris d'un livre intitulé V Evangile éternel; on le li- sait, disait-on, on l'expliquait publiquement, on l'at- tribuait à Jean de Parme. Ce cri d'alarme était poussé par les docteurs de l'Université, excités par leur ani- mosité contre les Franciscains et les Dominicains, autrement les Cordeliers et les Jacobins. Ces deux ordres prétendaient à l'enseignement et à la direc- tion de l'esprit comme à la conduite des âmes; de là des troubles et une rivalité violente entre eux et les docteurs de l'Université. Ceux-ci ne se voyant pas soutenus par la cour de Rome lancèrent contre leurs rivaux une accusation d'hérésie ; à eux s'étaient joints les prêtres séculiers qui avaient aussi leurs griefs con- tre les moines. Dés 1253, l'évêque de Paris avait en- voyé au pape un petit livre intitulé Introduction à l'Evangile éternel^ et Jean de Parme était encore ac- cusé d'en être l'auteur. Examiné par trois cardinaux que le pape avait désignés à cet effet, le livre fut condamné et supprimé sous peine d'excommunica- tion, mais avec toutes sortes de ménagements pour l'auteur supposé. Rien ne paraissait prouvé sur ce dernier point, et d'ailleurs on voulait ménager l'or- dre des Franciscains dans la personne de leur gé- néral. Cependant celui-ci, outre ceux du dehors, avait de nombreux ennemis parmi les Mendiants, grâce aux rigueurs nécessaires qu'il avait déployées. Aussi, dans — 127 — un chapitre général de l'ordre tenu en 1256 à Rome, en présence d'un nouveau pape, Alexandre IV, dans la maison d'Ara-Cœli, Jean de Parme eut à répondre à plusieurs accusations. Les unes concernaient les règles de l'ordre : on lui reprochait d'avoir rejeté les interprétations données par des docteurs en re- nom et sanctionnées par des papes, et d'ajouter aux règles fondamentales les prescriptions d'un testa- ment dicté, disait-il, par saint François stigmatisé(l); enfin, d'avoir émis une opinion peu honorable pour l'avenir de l'ordre. Aux yeux des siens, ces griefs étaient les principaux, mais il y en avait d'autres, plus graves et qu'on n'eut garde d'omettre en cette occasion. On l'accusa d'avoir trop déféré aux opi- nions de l'abbé Joachim, et même de soutenir ses écrits contre Pierre Lombard. Il s'agissait, en parti- culier, du traité de la Trinité pour lequel Joachim avait été condamné; et nous avons montré quel rôle il fait jouer à ce grand mystère dans sa doctrine, et principalement dans V Exposition de V Apocalypse. Le reproche de joachimisme était donc fondé, et de plus aggravé par un dernier fait. Jean de Parme avait pour fidèles compagnons et confidents de ses pensées deux religieux, partisans déclarés du joachimisme. Ils avaient accompagné leur général chez les Grecs, et l'un d'eux nommé Gérard ou Ghérardin deBorgo- saii-Donnino, passait pour avoir l'esprit de prophé- tie. Nous ferons remarquer que parmi ces accusa- (i; Hist. litt. de la France, t. XX, p. 30. — 128 — tions il n'y en a pas une seule qui désigne Jean de Parme comme l'auteur de V Evangile éternel. Il en fut de même lors de sa condamnation et de celle de ses deux compagnons. Saint Bonaventure, sur la pré- sentation de Jean de Parme, qui s'était démis vo- lontairement ou non, l'avait remplacé dans la di- gnité de général de l'ordre. Comme tel il se vit dans la nécessité de procéder contre son prédécesseur, mais on peut se demander s'il ne céda pas volontiers à sa propre inclination. Il est certain que saint Bo- naventure était poussé par les ennemis de Jean de Parme à presser son jugement et à le faire condam- ner, mais il paraîtrait, d'après Wadding, qu'il ne se fit pas trop prier. L'annaliste rapporte avec com- plaisance le songe d'un saint personnage nommé Jacob Massa, dans lequel celui-ci avait vu au som- met d'un arbre représentant l'ordre des frères Mi- neurs, Jean de Parme, buvant au calice de vie que présentait saint François aux plus dignes de ses en- fants. Tout-à-coup renversé par un ouragan, Jean de Parme se trouve exposé aux attaques de son succes- seur Bonaventure, armé d'ongles de fer. II fallut l'in- tervention divine pour délivrer le patient des griffes de son agresseur (1). Quelle que fut la croyance de Wadding sur le songe en lui-même, il est évident qu'il ne le rapporte pas sans intention ; car en don- nant les motifs qui engagèrent saint Bonaventure à (1) Op. cit., t. II, p. 126. — 129 — agir, il avoue qu'il le fit avec dureté (1). Soit donc qu'il obéit à une antipathie personnelle, soit à la pression des ennemis de son prédécesseur, le nou- veau chef poursuivit avec vigueur le procès com- mencé, en s'altaquant d'abord à Gérard et à Léo- nard, le second des deux religieux. Interrogés sur ce qu'ils pensaient de Joachim, ils déclarèrent avec un zèle plus enthousiaste que prudent, qu'ils tenaient sa doctrine pour bonne et sainte, qu'il n'avait rien enseigné de contraire à l'orthodoxie touchant le dogme delà Trinité, et qu'on l'avait condamné in- justement. Gérard, plus ardent et plus instruit (2), il avait professé la théologie, embarrassait grande- ment ses juges. Que croyez-vous donc vous-mêmes^ leur disait-il? — Nous sommes d'accord avec Pierre Lombard, répondaient ses juges. — Et moi je suis d'accord avec Pierre l'apôtre et avec l'Eglise, répli- quait Gérard, On voit que le mystère de la Trinité était toujours le nœud de la difficulté. Voyant leur obstination à défendre Joachim et à réfuter Pierre Lombard, les juges les condamnèrent à la prison perpétuelle. Ils s'y rendirent avec joie, {6an(î7/î^aM- dentes^ dit encore Wadding. Léonard y mourut, Gé- rard, dix-huit ans après, fut mis en liberté par saint (1) Quod vero in Parrnensem, hominem adeô pium et sanctum, Bonaventura invectus fuerit, et duniis cum eo egerit (Id.,ihid.) (2) Durior in his rébus Gerardus, et promptior ad objiciendnm adversariis, etc. (Wadding, Ann. min., t. II, p. 121.) — 130 — Bonaventure. S'ils s'étaient contentés, dit Wadding, avec un air de doute, de défendre la personne de Joachim, on aurait eu aucun reproche à leur adres- ser, mais en défendant sa doctrine ils se rendaient coupables. Il ajoute, pour atténuer leur faute, que peut-être ils s'attachèrent à des textes plus purs, puriores codices, où l'erreur ne s'était pas encore glissée. Au moins Gérard eût dû revenir à l'opinidn de Pierre Lombard, mais telle est la misère de no- tre petit savoir, at illa est nostrœ scientiolœ miseria, et notre attachement à nos opinions personnelles, qu'il nous est plus facile d'agir et de souffrir, que de céder à nos adversaires et de nous avouer vain- cus (1). Restait à prononcer sur Jean de Parme. Il avait été conduit dans un petit monastère de la province de Tuscia pour y être jugé par une commission que présidaient trois envoyés du pape. On ne trouva rien à lui reprocher qu'un trop grand attachement à la doctrine de l'abbé de Flore, mais ce fut assez pour que ses juges se crussent en droit de le traiter sans ménagement. On l'accusa d'hérésie, et un des membres du tribunal proposa de l'enfermer pour le reste de ses jours. Indigné, Jean de Parme se lève et fait sa profession de foi en récitant le symbole de Nicée. Cette justification déplut aux juges; il fut condamné. Grâce au cardinal Ottoboni, depuis pape sous le nom d'Adrien V, l'arrêt ne fut pas exécuté. (1) Wadding, op. cit., t. II, p. 125. — 131 -— On laissa à Jean de Parme le choix de sa prison, car on ne lui rendait pas la liberté ; il se retira dans le petit couvent de Grecchia, où il resta pendant trente-deux ans. Au bout de ce temps et déjà âgé de quatre-vingts ans, il demanda à quitter sa soli- tude pour retourner en Orient travailler à la récon- ciliation des deux Eglises. Le pape accéda à la de- mande du vieillard en l'admirant. Arrivé à Camérino, ses forces le trahirent, et il mourut au bout de quel- ques jours. Avait-il montré le fond de sa pensée en demandant à retourner chez les Grecs? Le pape y avait consenti parce qu'il connaissait sur eux, dit encore Wadding, l'autorité de sa parole, et qu'ils avaient fait l'expérience de sa piété et de sa doc- trine. Ce dernier point aurait dû peut-être éveiller l'attention de la cour de Rome. Être en si bonne en- tente avec les Grecs sur des points de dogme ne de- vait pas être une grande recommandation à ses yeux, et Jean de Parme avait sans doute quelques titres particuliers à l'amitié des Grecs. Il ne faut pas ou- blier qu'un des obstacles qui faisaient échouer le projet de réunion des deux Eglises était la question de la Trinité. Les Grecs se montraient intraitables sur la procession du Saint-Esprit : dura eorum reni- tentia circa processionem spiritûs sancli; or, sur cette partie importante du débat, les joachimites étaient plus près des Grecs que des Latins. Il est donc per- mis de croire qu'il existait un motif personnel et ca- ché pour ce joachimite, pour cet homme qui pou- vait déjà se compter au nombre des contemplatifs — 132 — du troisième âge, qui dans sa petite cellule, in illo tuguriolo^ se livrait avec joie au calme de la retraite et de la solitude, et qui menait plutôt la vie des an- ges que celle des hommes (1). Il ne pouvait guère s'attendre à réussir dans la nouvelle mission qu'il voulait entreprendre, mais il pouvait aspirer à mou- rir au milieu de ceux qu'il regardait, avec son maî- tre, comme plus près du troisième âge que ceux qui l'avaient condamné. Tel fut Jean de Parme. 11 est bien avéré qu'il adhéra complètement à la doctrine de Joachim et qu'il s'en fit le propagateur, mais l'est-il autant qu'il écrivit les ouvrages qu'on lui imputa pendant sa vie et longtemps après sa mort ? C'est ce qu'il nous reste à examiner. Constatons d'abord qu'il ne faut pas le confondre avec d'autres personnages aussi nommés Jean et qui avaient le surnonâ de Parmensis. Celui dont nous nous occupons fut Jean Borellus ou Burallus (2), ordinairement appelé Jean de Parme. Les ouvrages qu'on lui attribue sans contestation, et tous restés manuscrits, sont les suivants : I. Commentaires des quatre livres des sen- tences ; II. Tableau des bienfaits du Créateur; III. Un office de la passion; IV. Un traité de Conversations religiosorum ; (1) Id.ibid., p. 27. (2) V. Hist. lin. de la France, t. XX, p. 29. — 133 — V. Sacrum commercium, vel de Sacro commer- cio sancli Francisci cum domina pauperlate. Reste V Evangile éternel^ livre qu'on lui a attribué et qui fut le sujet de longs débats restés sans con- clusion définitive. La question que nous avons à examiner est double; elle présente les deux points suivants : 1° Le livre attribué à Jean de Parme a-t-il existé réellement? 2° S'il a existé, Jean de Parme en est-il l'auteur? Du jour où il fut question de ce livre, cause de tant de bruit, deux partis se formèrent, qui le désa- vouèrent chacun en l'attribuant au parti opposé. En secret, ceux qui ne voulaient pas en assumer la res- ponsabilité étaient assez portés à en aimer la doc- trine, mais en voyant la réprobation qu'elle avait soulevée ils n'osèrent pas tenir bon. L'Université, et en tête Guillaume de Saint-Amour, l'attribua aux Mendiants, Prêcheurs et Mineurs. Les Franciscains, les plus soupçonnés, s'empressèrent de mettre le prétendu livre sur le compte des Dominicains. Mais on ne pouvait articuler aucun nom propre, et les frères Prêcheurs repoussèrent victorieusement l'ac- cusation, quoiqu'en aient pu dire Mathieu Paris, Ri- cher,et le Roman de la Rose. Il n'en fut pas de même des Franciscains, dont les tendances au mysticisme se rapprochaient beaucoup plus de la religion du Saint-Esprit. On accusa naturellement les plus ar- dents joachimites, et parmi eux Gérard de Borgo- san-Donnino, que nous avons vu condamné à la pri- son perpétuelle. Cette opinion était même appuyée — 134 — par quelques Franciscains, qui, désespérant de laver entièrement l'ordre de l'accusation, voulaient au moins sauver le général; mais l'opinion se fixa défi- nitivement sur ce dernier, et à peu d'exceptions prés, ceux qui ont cru à l'existence d'un livre inti- tulé V Evangile éternel l'ont attribué à Jean de Parme. Les Franciscains n'ont rien épargné pour le dis- culper, mais on est contraint d'avouer que leur plaidoyer est de peu de valeur. En appeler à l'es- time qu'avaient pour leur général de saints et doctes personnages est facile, mais peu concluant. On esti- mait aussi Joachim, des papes mêmes l'encoura- geaient à écrire, en a-t-il moins fait VExposition de r Apocalypse et ses autres écrits? Parmi les preuves que donne Wadding, il en est une qu'on s'étonne de trouver dans ses Annales, et qui montre qu'il connaissait mal Joachim, ou qu'il était bien à court • de bonnes raisons. De ce que Jean de Parme était allé chez les Grecs avant son généralat et qu'il vou- lut y retourner sur la fin de sa vie, il en conclut qu'il n'est pas l'auteur de lEvangile éternel. « Ne savait- il pas, dit-il, que les Grecs marchent plus dans la voie du Saint-Esprit que les Latins? » Gomment n'a-t-il pas vu que c'était affaiblir sa cause que de la soutenir par un pareil moyen? Oui, certes, Jean de Parme le savait, il connaissait aussi la prédilec- tion que son maître avait montrée pour eux dans ses écrits. Il n'ignorait pas qu'après avoir annoncé et expliqué la brièveté du second âge, comparé au premier, Joachim ajoute : « Il ne faut pas cepen- — 135 — dant omettre de dire que les Latins furent choisis par la propriété du mystère, pour l'honneur du Christ, et les Grecs pour l'honneur du Saint-Es- prit (1). )) Ailleurs il avait déjà dit que les Juifs et les Grecs seraient sauvés (2). Jean de Parme pensait de même, et loin de ressentir de l'antipathie pour les Grecs il devait désirer de se rapprocher d'eux; c'est ce qu'il voulut faire en effet. Wadding, dans tout ce qu'il dit, semble vouloir prouver, sans l'avouer, que Jean de Parme n'était pas joachimite ; thèse insou- tenable et qui affaiblit l'ensemble de son argumen- tation. Si à cet égard le doute n'est pas possible, il n'en est pas de même du reste. Comme pour augmenter la difficulté, on parla de deux écrits distincts : V Evangile éternel^ et une Introduction, Liber introduc- torius in Evangelium œternum, seu in quosdam libros ahbatis Joachimi; tous deux mis sur le compte de Jean de Parme. Puisqu'on avait nommé aussi Gé- rard, l'un avait peut-être fait le livre et l'autre l'in- troduclion (3). En fait d'hypothèses le champ est large, surtout (Juand il s'agit d'écrits qu'on n'a plus ou qui peut-être n'ont jamais existé. (1) Exp. Ap. Pars sext., caj). 19, t. 5. (2) Id. Pars tert. cap. 11, texte 1. (3). On lit dans YHist. litt. de la France, t. XVI, p. 25 : « C'est {YEvangile éternel), selon Tiraboschi, une production de Gherar- dino, moine franciscain; mais, en tout cas, on a lieu de croire que Jean de Parme y joignit une introduction qui en renouvelait et ag- gravait les erreurs. » — 136 — Pour commencer par le premier, parmi tant de personnages qui attaquent ce livre et qui accusent Jean de Parme d'en être Tauteur, pas un n'affirme l'avoir eu entre les mains. Tout le monde en parle, personne ne l'a vu. Mais, dira-t-on, on ne peut guère mettre en doute l'existence d'un livre qui, en 1256, fut brûlé, en secret, dit Mathieu Paris, par ordre du pape Alexandre IV. Il est certain que le concile d'Arles dut avoir en main les pièces niu procès, et que ces pièces étaient au moins un cahier contenant la doctrine à condamner. Il n'en était pas de celle- ci comme du livre attribué au général des Francis- cains; elle existait réellement, elle remuait les es- prits; elle inquiétait les prêtres réguliers autant que les laïques, qui voyaient le cénobitisme cherchant sous toutes les formes à envahir le monde. Et comme Jean de Parme se montrait le plus fervent adepte de cette doctrine, il était naturel qu'on lui attribuât le livre supposé. Mais était-il aussi naturel que le chef d'un ordre religieux s'exposât à reproduire par écrit une doctrine déjà poursuivie et « contenue en des livres cachés dans des coins et dans des ca- vernes? » dit le concile d'Arles (1). Ajoutons une dernière observation. Ce fut en 1254 que l'orage éclata contre V Evangile éternel et son auteur préten- du; à cette époque celui-ci avait quitté Paris depuis plusieurs années, puisqu'il avait été nommé général de l'Ordre en 1247. Pourquoi donc avoir attendu près (1) Fleuri, op. cit. t. 18, liv. 85, p. 6. — 137 — de sept ans pour l'accuser? Il professait, l'occasion était bonne, le moment opportun; on pouvait lui enlever sa chaire, et peut-être frapper un grand coup contre les Franciscains. Si l'on ne dit rien alors, c'est qu'il n'y avait rien à dire, c'est qu'on n'avait aucune preuve à faire valoir, et que le livre de VEvangile éternel était encore à faire. Alors qui donc l'a fait? Les accusateurs eux-mêmes, et loin de le leur re- procher, il faut ajouter qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. S'ils avaient eu en main les écrits de Joa- chim il leur eut suffi de les montrer, mais à leur défaut ils ont dû forcément rédiger un résumé de ce qu'ils entendaient, de ce qui se propageait et dire : voilà la doctrine de Jean de Parme. C'est ce qu'ont fait les historiens qui ont depuis parlé de V Evangile éternel. Eux non plus n'avaient pas lu ces écrits de Joachim, pas davantage le livre condamné, puisqu'on l'avait brûlé. Eymeric, Dupin, l'abbé Fleuri, et d'autres, avant ou après eux ont suivi les traces du procès, saisi les dires des contemporains, et repro- duit tant bien que mal ce qu'on avait rapporté de Joachim et de Jean de Parme. Qui ne sait qu'une histoire est souvent une redite continuelle dont la dernière ne jette pas un rayon de plus sur l'obscu- rité qui enveloppait la première? Toutefois, en rap- portant le livre imputé à Jean de Parme aux idées émises et développées par Joachim on était dans lé vrai, et Henri Estienne a eu raison de dire qu'il fut basti de sa doctrine. Comme preuve , et au risque de nous répéter, nous reproduirons, d'après Du- — 138 — pin (1), les principaux points de V Evangile éterneL Tout l'ouvrage, dit l'historien que nous citons, roulait sur ce principe que la loi de l'Evangile de J.-C. était imparfaite en comparaison de la loi du Saint-Esprit, qui allait lui succéder; car selon ce livre, la loi de l'Evangile ne devait durer que douze cent soixante ans, et par conséquent était sur sa fin. Il n'y avait que les spirituels qui eussent la vraie intelligence de l'Ecriture; il n'y avait que ceux qui allaient pieds nus qui fussent capables de prêcher la doctrine spi- rituelle; les Juifs, quoiqu'obstinés dans leur religion seraient comblés de biens et délivrés de leurs enne- mis. Les Grecs étaient plus spirituels que les Latins, et Dieu le père les sauverait. Les moines n'étaient pas obligés de souffrir le martyre pour la défense du culte de Jésus-Christ; et le Saint-Esprit recevait quelque chose de l'Eglise, comme Jésus-Christ, en tant qu'homme, avait reçu du Saint-Esprit. La vie active avait duré jusqu'à l'abbé Joachim, mais de- puis son temps elle devenait inutile, et la vie con- templative commençait pour être plus parfaite sous ses successeurs. En effet, il devait y avoir un ordre de moines beaucoup plus parfait, qui fleurirait quand l'ordre des Clercs ne serait plus, et dans ce troisième état du monde le gouvernement de l'Eglise serait entièrement confié à ces moines, qui auraient plus d'autorité que n'en avaient jamais eu les apô- (1) Hist. des controverses et matières ecdésiast., xiii^ siècle, p. 554. — 139 — 1res. Voilà, ajoute Dupin, une parlie des extrava- gances que les auteurs rapportent, comme étant tirées du livre de Y Evangile éternel. Qui ne reconnaîtrait en cela Joachim ? Crévier et Tillemont allèrent jusqu'à lui attribuer ce livre lui- même. La rédaction, non; mais l'esprit et la doc- trine, oui. Qu'importe maintenant que Jean de Parme ait écrit ce livre? Il ne s'agit pas du fait matériel. Les preuves manquent pour le lui imputer avec cer- titude, elles abondent pour affirmer qu'il en adopta les principes, et qu'il les répandit assez ouvertement pour attirer sur lui les conséquences que nous avons vues. On peut donc admettre que le livre intitulé l'iE'van- gile e'^crn^/ n'a jamais existé que sous forme d'un ca- hier rédigé par ceux qui accusaient les Dominicains et les Franciscains, obligés naturellement de préci- ser leur accusation; cahier qui fut mis sous le nom de Jean de Parme, parce qu'il était le plus en relief par sa position, et sans doute un des plus zélés joa- chimites. Reste l'écrit qui fut appelé Introduction à VEvan- gile éternel, dont l'existence offre plus de probalité ; voyons à quel titre. « S'il était permis de hasarder une conjecture, dit Daunou (i), nous dirions que VEvangile éternel n'était pas un livre, mais une doctrine, celle de Joa- chim, et que pour la mieux répandre, pour initier (1) Hist. litt. de la France, t. XX, p. 34. — 140 — plus de personnes à ces nouvelles croyances, on s'avisa, vers la fin du xiii^ siècle, d'en publier un exposé en quelque sorte élémentaire, Liber introduc- torius. » Cette opinion est assurément trés-soute- nable, mais pourquoi attribuer cet exposé élémen- taire à Jean de Parme, ou même à Gérard, puisqu'il se trouve tout fait dans Joachim? Nous avons parlé de son Introduction à l'Exposition de l'Apocalypse, elle est un Compendium complet de la doctrine, Joachim prend soin de le dire. Ceux qui la connaissaient ont pu la publier en taisant le nom de l'auteur, et en faisant disparaître au besoin ce qui aurait pu le dé- celer. Le titre même autorise celte explication puis- qu'il annonce que cet écrit est une Introduction à cer- tains livres de Joachim. Ne sachant à qui l'attribuer, les adversaires de la doctrine, et surtout des Fran- ciscains, nommèrent un des religienx de cet ordre, en donnant la préférence au général. Cette explica- tion nous semble assez naturelle pour être admise. Elle jette du jour sur l'ensemble d'un procès où personne ne pafle ouvertement et preuve en main; où l'on procède à huis-clos, où l'on brûle en secret un écrit qui aurait dû être brûlé en public^comme les livres de David de Dinant à Paris, et le traité de la Trinité d'Abailard à Soissons. Ce n'était pas ainsi qu'on avait agi envers Guillaume de Saint-Amour, dont le livre des Périls des derniers temps fut brûlé Parisiis, coram Universitatis multitudine copiosâ (i). (1) Wadd., op. cit., ibid. — 141 — II Toute celle longue polémique sur l'existence el l'authenticité de ces deux livres est la preuve d'un fait bien plus important, à savoir, l'empire des idées de l'abbé Joachim sur un grand nombre d'esprits distingués. Leur condamnation n'éteignit pas une flamme qui devait brûler encore longtemps. Saint Bonaventure chercha à la resserrer dans son foyer naturel, à la concentrer dans les murs du cloître, pour l'empêcher d'atteindre l'édifice de l'Eglise et de la société tout entière. Aux rêves d'une pratique impossible, il voulut substituer les pensées plus calmes de la spéculation 5 obéissant en cela à sa propre nature, aux inquiétudes de ces âmes sans cesse tourmentées d'un besoin du ciel, et aux ten- dances que saint François venait d'imprimer aux religieux de l'ordre qu'il avait fondé. Pour le suc- cesseur de Jean de Parme, l'état contemplatif du troisième âge était devenu le mysticisme avec sa théorie, ses règles, son chemin tout tracé. Ce n'est pas à l'humanité qu'il s'adresse, ce n'est pas à un ordre choisi entre tous, c'est à l'âme individuelle- ment, c'est à ceux, toujours en petit nombre, qui — 442 — aspirent au royaume céleste dans l'oubli de la na- ture humaine. De là plusieurs traités tels que Le chemin de Vàme vers Dieu, Le Carquois, V Arbre de vie, et plusieurs autres sur le même sujet. Après avoir fait, ou plutôt cru faire la part du sentiment, il se tourna vers le côté pratique, cher- chant à répondre à ceux qui attaquaient les Men- diants, et à ceux de son ordre, oublieux trop sou- vent de l'esprit qui avait animé leur fondateur. Tel fut le but de deux écrits remarquables : le premier. Apologie des Pauvres^ avait pour objet la défense des religieux Mendiants, appelés ordinairement les pau- vres; le second, De la pauvreté du Christ, était dirigé particulièrement contre Guillaume de Saint-Amour. Ces deux écrits, conformes à l'esprit de l'ordre, tour- nèrent plus tard, le dernier surtout, contre les in- tentions de leur auteur. Les questions qu'il y traite dérivaient inévitablement de V Evangile éternel ; saint Bonaventure cherchait sans doute à les retirer de la circulation pour les laisser aux méditations inoffen- sives des solitaires du cloître ; c'était encore trop tôt. Jean de Parme était encore dans sa retraite de Grecchia qu'un diutve spirituel commeniait de nouveau l'Apocalypse en marchant sur les traces du moine de Calabre. Ce nouvel apôtre était le franciscain Pierre Jean d'Olive. Se proposant la mise en pra- tique de la doctrine, et voulant réaliser le désinté- ressement et la pureté des parfaits, il attaqua, comme ses maîtres Joachim et Jean de Parme, le relâche- ment de la discipline, l'attachement aux biens tem- — 143 — porels pour en venir, dit Fleuri, « à reproduire le système fanatique de l'abbé Joachim et de Jean de Parme. » Il eut plusieurs fois à répondre aux accusa- tions lancées contre lui; ses écrits furent examinés à Paris par quatre docteurs et trois bacheliers de l'ordre, qui en condamnèrent une partie. La mort du général de l'ordre suspendit les poursuites, et il mourut lui-même avant qu'on eût songé à les re- prendre. Peut-être même eût-on laissé en paix sa mémoire, mais il avait des disciples qui attirè- rent l'attention du pape Nicolas IV. lis furent con- damnés, et Pierre Jean d'Olive avec eux; on brisa son tombeau, on exhuma ses restes, on dispersa ses os (1). Plusieurs frères soupçonnés d'être attachés à sa doctrine furent emprisonnés pour avoir refusé de livrer quelques-uns de ses écrits qu'on voulait brûler. On formula contre Pierre Jean d'Olive vingt chefs d'accusation d'hérésie, parmi lesquels figurait cette opinion de Joachim sur la Trinité, que l'es- sence divine engendre et est engendrée; opinion condamnée en 1215. En outre il avait soutenu, du moins on l'en accusait, que l'âme raisonnable n'é- tait pas la forme substantielle du corps humain, d'où il devait résulter que ce n^était pas l'homme, mais l'âme seule qui était vertueuse ou criminelle. Pierre Jean d'Olive n'était pas resté étranger aux questions abstraites de la scolastique, surtout à (1) Ossa jam arida semel atque iterum exhumari (Wadd.), op. cit., p. 685. - 144 — celles qui se rattachaient directement à la théologie* cependant, malgré sa manière de les interpréter, il aurait pu trouver grâce devant ses ennemis. Mais ce qui excita le plus vivement l'animosité contre lui fut son commentaire de l'Apocalypse. Par là il entre en plein dans le joachimisme, il lève ouvertement l'é- tendard de la révolte. Il avance que saint François avait été envoyé de Dieu pour relever l'Eglise tom- bée en ruines; que l'Eglise romaine était la Baby- lone de l'Apocalypse, et que cette Eglise charnelle devait être bientôt détruite pour faire place au régne du Saint-Esprit. 11 ajoutait que selon les uns, ce régne avait commencé avec l'ordre de saint Fran- çois, et selon d'autres à partir du moment où le troisième âge avait été révélée Joachim. « Ceci suffît, dit l'abbé Fleuri, pour montrer quel était ce système chimérique des Fratricelles, commencé par l'abbé Joachim, amplifié par Jean de Parme dans son Evan- gile éternel^ et soutenu pendant plus d'un siècle (1). » Fleuri cite en cet endroit les Fratricelles parce que Pierre Jean d'Olive peut être regardé comme un de leurs premiers chefs, et celui pour lequel ils témoi- gnèrent le plus de vénération. Parmi les Francis- cains il eut d'ardents défenseurs au nombre desquels se distingue libertin de Casai, qui écrivit son apo- logie. libertin de Casai avait été en relation avec Jean de Parme. Celui-ci, dans sa retraite de Grecchia, habitait (1) Op. cit., t. 19, ch. 93, p. 355. — 145 — une étroite cellule taillée dans le rocher, et qu'on ap- pelait pour cette raison LaRoclie. Ce fut là que le futur défenseur de Pierre Jean d'Olive le vit, qu'il recueillit ses paroles et son enseignement. En le quittant il se sentit fortifié et instruit, confortatum et instructum; on comprend ce que veut dire par là Wadding ; aussi quelque temps après, Ubertin de Casai sentit en lui de divins changements, divinas sensisse mutationes. Il fut plus tard l'héritier de Pierre Jean d'Olive. Depuis Jean de Parme, le parti des spirituels^ comme on désignait les joachimites, ne cessait de s'accroître, et une scission avait lieu entre les frères Mineurs ; Ubertin de Casai la réalisa de fait. A l'oc- casion d'une réforme tentée par Clément V, il se mit à genoux devant le pape, demandant qu'il fût ac- cordé à lui et aux siens de vivre à part, pour obser- ver la règle dans toute sa rigueur, et hors de la dé- pendance de leurs supérieurs. C'était demander au pape de reconnaître les spirituels, de leur permettre de former un ordre à part, et d'approuver les prin- cipes de V Evangile éternel. Une telle demande prou- vait la force et l'audace du parti. Sur le refus du pape, un certain nombre de frères se retirèrent à Narbonne et à Béziers, et à la mort du général ils se séparèrent de l'ordre au nombre de cent vingt mem- bres, chassèrent ceux du parti contraire, se consti- tuèrent régulièrement, et furent rejoints par d'au- tres qui s'échappaient de leurs couvents, malgré les précautions de leurs supérieurs. Une circonstance qui prouve les rapports de ressemblance qu'il y avait 10 m/ - 146 - ? entre ia doctrine de Joachim et celle des Albigeois, c'est que les disciples du premier vont s'établir à Nar- bonne et à Béziers, et qu'ils trouvent dans les bour- geois de ces deux villes, surtout de la dernière à peine sortie de ses ruines, un secours efficace, en considé- ration de Pierre Jean d'Olive, enterré à Narbonne, et que les Fratricelles appelaient Saint-Pierre non cano- nisé, libertin de Casai, sur le point d'être arrêté à Avi- gnon^ s'était enfui à Pise chez Louis de Bavière. Les spirituels ne s'en étaient pas tenus à ce premier établissement dans la province de Narbonne; ils avaient fixé le siège de leur ordre en Sicile ; là ils se donnèrent un général nommé Henri de Céva, et sous lui des ministres provinciaux,, des custodes et des gardiens. Ils avaieni des confesseurs, des prédica- teurs, qui allaient au dehors faire des prosélytes. Leurs vêtements consistaient en de petits capuces, des habits étroits, courts, sales et ridicules, ajoute la bulle qui les condamne. C'était la religion du Saint- Esprit, qui cherchait à s'établir ostensiblement, et à mettre en pratique les principes de V Evangile éternel. lis distinguaient deux Eglises : l'une charnelle, com- blée de richesses, plongée dans les délices et noircie de crimes; une autre, spirituelle, ornée de vertus, frugale et pauvre (1). Il va sans dire que cette der- nière était la leur. Ce qui se passait à la cour d'Avi- gnon donnait quelque poids à ces exagérations, et empêchait qu'elles ne fussent jugées par tous comme (1) Fleuri, id. ibid., [j. 75. — 147 — elles auraient dû l'être. L'histoire a dit ce qu'était Jean XXII. 11 avait pour adversaire Louis de Bavière, prés de qui se réfugiaient tous ceux qui avaient à se plaindre du pape. Peu de temps après Uberlin de Casai, on vit arriver à sa cour Michel de Césène et le grand docteur franciscain Guillaume Ockam. Le premier est ordinairement regardé comme ayant embrassé et soutenu sans réserve la doctrine des spirituels; c'est une erreur. A peine nommé géné- ral, il demanda à Jean XXII d'écrire au roi de Si- cile Frédéric, pour obliger ceux qui s'étaient établis dans ses états à rentrer dans le sein de l'ordre, et au besoin les y contraindre par la force. Il agit de même à l'égard de ceux qui étaient dans la province de Narbonne. Ce fut à la suite de cette démarche que l'inquisition fit brûler à Marseille quatre frères Mi- neurs qui n'avaient pas voulu se soumettre. On ne voit pas que le nouveau général soit intervenu en leur faveur. Michel de Césène ne se rattachait aux spirituels que par un point que saint Bonavenlure avait lui-même défendu, en soutenant, dans son Apo- logie des pauvres, que Jésus-Christ et ses apôtres n'a- vaient rien possédé en propre, et que la perfection exige un renoncement complet aux biens temporels, tant en particulier qu'en commun. De tels principes ouvertement soutenus et poussés à l'extrême avaient quelque chose de dangereux, mais ils étaient surtout la critique la plus vive et la plus opportune de la cour d'Avignon et d'un pape qui laissait en mourant le scandale d'un trésor de vingt cinq millions de — 148 — florins d'or, amassés par des moyens que la morale ni la religion ne pouvaient approuver. D'instinct, JeanjXXII comprenait cette critique, qui cependant n'était pas pour lui seul. Ce fut donc au sujet de cette|question de la pauvreté évangélique que Mi- chel de Céséne se sépara de lui. Dans un chapitre de l'ordre, tenu à Pérouse, il avait fait admettre les principes de désintéressement et de renoncement qui constituaient en effet la pauvreté évangélique. Il avait fait rendre par l'assemblée un décret en ce sens signé de lui et de neuf provinciaux, à la tête desquels était Guillaume Ockam; un frère de l'or- dre, Boncorlèse de Bergame, surnommé Bonegràce, fut chargé de soutenir le décret. Le pape ayant fait comparaître Michel de Céséne pour le forcer à le re- tirer, il s'y refusa avec hauteur, et pour n'être pas incarcéré comme tant d'autres, il se sauva sur le soir, avec Guillaume Ockam et Boncortèse de Ber- game. La galère sur laquelle ils étaient montés n'é- tait pas encore partie lorsqu'arrivaTévêque de Porto, suivi de quelques hommes, pour le ramener de gré ou de force ; « mais le patron amusa si bien l'évêque qu'il ne put voir Michel ni ses compagnons. » Ils arrivèrent sains et saufs à Pise, prés de l'empereur Louis de Bavière et de l'antipape Nicolas V. Il fut con- damné comme hérétique et comme schismatique, et déposé de sa charge de général des Franciscains. Michel de Céséne, qui mourut à Munich, était de l'é- cole de saint Bonavenlure plutôt que de celle de Joachim et de Jean de Parme. Il ne parlait pas d'un — 149 — troisième âge ni du régne de l'Esprit, mais il exigeait, comme les hommes de V Evangile éternel, une pureté dans les mœurs et un désintéressement qu'il deve- nait de plus en plus difficile d'obtenir. V Evangile éternel avait trouvé pour se répandre une première issue dans un ordre monastique qui semblait avoir été institué pour le pratiquer, mais ce n'était pas assez pour lui. Il prit au dehors un cours plus large, moins contenu, plus profond, plus déré- glé et plus propre en même temps à en montrer les erreurs et les dangers. Ainsi, tandis qu'il trouvait chez les Franciscains des partisans qui ne reculaient devant aucune conséquence, on vit dans différentes parties de l'Europe s'élever plusieurs sectes reli- gieuses, qui en réalité n'avaient entre elles d'autre différence que les noms qu'on leur donnait. Saint François avait en quelque sorte préparé le terrain en ajoutant à son ordre une branche nouvelle com- posée d'hommes et de femmes mariées. En Allema- gne, Michel de Césène, Boncortèse de Bergame et surtout libertin de Casai, n'eurent aucune peine à répandre le grain de leur doctrine, de là les Beg- gards (1), qui relevaient particulièrement de P.-J. d'Olive, vénéré chez eux comme un saint. Dans le midi de la France, en Italie et en Sicile, ce furent les Fratricelles,ou Frérots, ou encore 5ûoc/iî(besaciers). (1) Du vieux mot allemand heggen, prier avec ferveur; en Bo- hême on les nommait Btgards ou Picards, en France Béguins, et par dérision Turlwpins. - 150 — Leur nom indique assez leur origine, Fratres mino- res; et nous avons vu des dissidents de l'ordre s'é- tablir dans la province de Narbonne et en Sicile. Gerson qui les fait tous remonter à Araaury de Béne, comme je Tai déjà montré, les met ailleurs dans un rapport bien plus étroit avec Joachim. On a pré- tendu, mais à tort, que les Fratricelles d'Italie dififé- raient des frères du Libre-Esprit de France et d'Al- lemagne; ils ont tous une origine commune ; ils sont tous des fruits du même arbre, malgré quelques traits propres à chaque branche, différence inévita- ble dans les positions diverses où ils se trouvèrent. L'instinct métaphysique de l'Allemagne saisit le côté panthéiste de la doctrine, voilé par le catholicisme de Joachim, pour en tirer chez un grand nombre les plus tristes excès (1), mais que peut-être on exagéra pour s'autoriser à frapper plus fort. Leurs torts à tous étaient ceux de leurs principes, et plus ou moins blâmables, tous eurent le même sort. Tous furent poursuivis, traqués et en partie exterminés, mais l'esprit qui les avait fait surgir ne fut pas étouffe avec eux. La doctrine du Saint-Esprit et de l'amour, telle que l'avait établie Joachim, contenait une partie cri- tique qui lui donnait une grande force de vérité et d'autorité, mais ce fut la voix du prophète dans le désert. Cette critique portait sur les causes du mal, elle fut impuissante à les détruire, et avec elle resta l'esprit de révolte que ces causes avaient suscité. Un (1) V. Gerson, De examinatione dodrinarum, t. I, p. 19, et jiassim. — 151 — moyen plus efficace que la violence pour le réprimer, pour mettre un terme à ces excentricités mystiques, à ces débordements d'un sentiment louable en soi, mais qui devenait, par excès, une erreur et quelque- fois un fléau, était de faire droit aux justes plaintes qui sortaient de tant de bouches, et depuis si long- temps. Les esprits les plus élevés et les plus dignes de respect dans l'Eglise l'avaient bien compris. Les Nicolas de Clémangis, les Pierre d'Ailly, les Gerson, poussaient des cris de douleur et de détresse. Aux conciles de Pise et de Constance, ils demandaient une réforme sérieuse et radicale, ce fut en vain. Par le désordre et l'oubli de la morale chrétienne, on avait rétrogradé jusqu'à Grégoire VII; mais il n'y avait plus de Grégoire VII, et il y eut bientôt un Luther. Déjà, en elïet, les noms de Joachim, de Jean de Parme et de leurs disciples avaient fait place à d'au- tres plus significatifs et plus menaçants. Ce n'était plus V Evangile éternel qui préoccupait le monde chrétien, c'étaient les doctrines de WiclefF, de Jean Huss et de Jérôme de Prague, et enfin de Luther. Ces derniers venus semblaient envoyés pour justi- fier les plaintes du Grand-Prophète et réaliser ses menaces. Après avoir souvent parlé de ses prophé- ties, nous citerons, en terminant l'exposé de sa doc- trine, quelques passages de l'une d'elles, celle dont des esprits prévenus crurent voir la réalisation à l'é- poque de la Réforme. On aura ainsi une idée com- plète de sa manière, et dans ce peu de lignes un échantillon de ces menaces prophétiques qu'il est tou- — 152 -. jours possible d'appliquer à toutes les époques. A la suite du Psaltérion à dix cordes, on lit une prophétie qu' un frère MineurjGérardOdonis^avait trouvée parmi les écrits de Joachim. « Avant le jugement, dit le Grand-Prophète, il y aura cinq guerres : la première entre les paysans et les clercs, et les paysans seront vainqueurs, et les clercs n'oseront plus même porter la tonsure, ni se nommer clercs; la seconde entre les laïques et l'Eglise, et le Pape et les Cardinaux n'ose- ront pas se montrer; la troisième entre les paysans et les nobles, et les paysans vaincront les nobles, et en ce temps tous seront égaux (1); la quatrième entre les chrétiens et les infidèles, et les chrétiens vaincus paie- ront tribut pendant longtemps ; ensuite naîtront deux rois chrétiens, l'un en Grèce, l'autre en Italie, et les infidèles vaincus à leur tour paieront tribut aux chré- tiens. )) Joachim termine en annonçant une paix uni- verselle et le règne de l'amour (2), jusqu'à la naissance de l'Antéchrist. Dans ces grands événements qu'il prédit, le Grand-Prophète devait nécessairement faire intervenir les Grecs^ qui lui étaient chers à plus d'un titre, et terminer en laissant entrevoir le troisième âge, le règne du Saint-Esprit et de l'amour. (1) Tertium belliim erit inter rusticos et nobiles, et nistici de- vincent nobiles, et illo tune omnes erunt aequales. (2) Et sic totus mundus erit in pace. Et omnia erunt unum, et unus diliget alterum, sicut pater filium, et hoc durabit per lon- gum tempus; postea nascetur Antichristus. CONCLUSION. Après avoir montré ce qu'était cette doctrine qui occupa si longtemps les esprits sous le nom d'Evan- gile élernely faut-il s'arrêter à rechercher quelle en était la valeur, et demander ce que pouvait pour le bien de l'humanité une utopie rangée depuis long- temps parmi les chimères les plus irréalisables ? Si Ton ne doit voir en elle qu'une idée fausse de tous points, sans racines dans notre nature et ne répon- dant à rien de beau, à rien de vrai, à rien de bon. la question est inutile, et la réponse est déjà faite dans ce qui précède. En effet, la manière dont Joachim conçut l'humanité, ses devoirs, sa marche, ses pro- grès et sa fin, n'est-elle pas un immense contre-sens ? Nous ne nous arrêterons pas à constater l'oubli com- plet de la plupart des éléments de notre nature, et par suite de leur légitime satisfaction; le sentiment religieux seul est reconnu, à lui seul il devient l'homme tout entier, et la vie du cloître toute la vie humaine. De là l'erreur fondamentale de la doc- trine, erreur qui consistait à conduire l'humanité à son propre suicide. Le troisième âge est celui des contemplatifs, les liens que la nature et la société ont établis entre l'homme et la femme sont à jamais — 154 — brisés. Cette parole de l'ancienne loi, croissez et multipliez, n'est pas faite pour ceux qui doivent vi- vre sous le règne du Saint-Esprit, elle ne s'adressait d'ailleurs qu'aux humains vivant sous le régne du Père. Ainsi, en poussant le principe à ses dernières conséquences, et en supposant que la doctrine fût parvenue à captiver tous les cœurs, un moment se- rait arrivé où la famille humaine n'aurait plus été qu'une réunion d'hommes attendant au milieu de la contemplation et bercés par le chant des psaumes, leur dernière heure et celle de l'humanité, pour lais- ser vide et méconnue la magnifique demeure que Dieu leur avait donnée. Mais heureusement pour les hommes, que dans un système, quelque faux soit- il, se trouvent toujours de précieuses vérités, et qu'au revers de la page où s'étale un principe fécond en résultats désastreux, on voit la pratique et le bon sens y découvrir quelques germes de bien, comme ces sources cachées sous le sable du désert, et qu'il suffît de faire jaillir pour réjouir et féconder le sol. Ainsi, à prendre la doctrine de Joachim sans exa- men, et dans sa synthèse primitive, toute critique est inutile ; elle se condamne elle-même. Mais à y re- garder de plus près, c'est dans l'exagération de son principe que V Evangile éternel trouve son explica- tion, et jusqu'à un certain point sa justification. Quand un élément social, déjà puissant par lui- même, domine à une époque, il ne partage guère ; il n'accorde aux autres tendances, également légiti- mes, que la moindre satisfaction possible, ou plutôt — 155 — il ne leur laisse que ce qu'il ne peut pas leur enlever. C'est ce que nous montre l'histoire au xii^ siècle et aux deux suivants. Joachim n'est que la personnifi- cation, peut-être la plus haute, du sentiment reli- gieux à son époque. Les circonstances contribuè- rent à l'exalter. Outre la force d'expansion qui lui* est propre, ce sentiment rencontrait autour de lui des obstacles qui augmentaient sa violence. Nous avons signalé le prophétisme, qui eût été inutile et impossible, si la plainte et le reproche n'eussent pas été trop bien motivés. Mais à ses côtés, comme pour lui donner raison et justifier les craintes et les aver- tissements de ses plus fervents organes, s'étalaient des scandales propres à faire rougir les moins scru- puleux, et se déroulait cette longue série d'oppo- sants qui passèrent si facilement de la critique à l'hé- résie. Puisque saint Bernard avait tremblé devant Abailard et Arnauld de Brescia, ce n'était pas sans motifs que les âmes vraiment religieuses et sincère- ment attachées au catholicisme s'effrayaient aux noms de Pierre de Brueys, d'Arrigo et de tant d'au- tres. Dans l'appréhension d'un péril qui de jour en jpur devenait plus imminent, on conçoit l'irritation d'un zèle justement alarmé. Joachim avait compris que, pour conjurer une explosion, il fallait autre chose que la force du bras séculier. Partout, dans 'son camp comme dans celui de l'ennemi, il trouvait une excitation irritante pour le sentiment qui l'ani- mait, mais ce sentiment ne lui était pas propre. Cet amour, car c'est ainsi qu'il faut le nommer, était l'a- — 156 — mour du divin, l'amour du beau en Dieu, il inspi- rait de grandes choses, et l'on peut rappeler avec respect les noms de ceux qui contribuèrent à l'en- tretenir, à faire pénétrer dans les âmes sa chaleur vi- vifiante et créatrice. Ils furent pour beaucoup dans la manifestation de ce sentiment au moyen de l'art, et notamment dans l'art religieux par excellence. Ce fut aux xii^ et xiii^ siècles qu'on vit éclore les gran- des merveilles de l'architecture chrétienne, qu'on vit s'élever ces majestueuses cathédrales qui n'ont d'égales ni de modèles dans aucune religion, dans aucun temps de l'antiquité. Productions les plus su- blimes du sentiment religieux, œuvres du cœur plus encore que de l'intelligence, et qui ressemblent plus au jet spontané d'une exaltation mystique et ins- pirée qu'à l'idée calme de la pensée qui ordonne l'harmonieux ensemble du Parthénon ou du temple de Jupiter Olympien. Comme la prière, elles s'élan- çaient vers le ciel. Joachim ne contribua à ce mouvement de l'art qu'indirectement, comme le feu qui fait bouillon- ner le métal précieux, mais il n'en fut pas de même pour la musique. On croit assez généralement que ce fut au XIII® siècle qu'elle rentra dans la forme qui lui est propre, que le chant se revêtit d'harmonie, et que l'usage des parties fut définitivement adopté. Alors, pour la première fois, on entendit le Stahal Mater (i), et peut-être le Dies irœ, Joachim fut un des (1) Cette œuvre si touchante est due à un franciscain, Fra Ja- — 157 — premiers à provoquer ce mouvement artistique , parce qu'il répondait à sa pensée; il y prit une part directe et qui mérite d'être remarquée. 11 ne touche pas, il est vrai , comme Guido d'Arezzo, au côté technique de l'art, mais il le comprend avec un sen- timent plus exquis, il l'aime et il le fait aimer; c'est un nom oublié dans l'histoire de la musique à cette époque, et d'autant plus intéressant à noter qu'il a été plus complètement méconnu. Nous nous arrê- terons donc un moment sur ce résultat dû à Joachim, en le justifiant par quelques indications prises dans le Psalterion à dix cordes^ l'un de ses principaux écrits. C'est là surtout qu'il montre son goût pour la musique et qu'il en dit la raison; cette raison, on peut facilement la deviner. Le sentiment, ou l'amour, remplace quelquefois l'intelligence chez l'abbé de Flore; et de même que la Trinité est la base de sa doctrine, l'amour en est pour ainsi dire la cause et le but. C'est par lui qu'il en trace le plan et l'ordonnance, c'est par lui qu'il en fait un corps en lui donnant le souffle de vie. Il dédie au Père la Concorde de V Ancien et du Nouveau Testament^ au Fils V Exposition de F Apocalypse ^ et le Psalterion à dix cordes au Saint-Esprit. Ce dernier traité a pour objet spécial la Trinité, mystère inson- copone, âme ardente, et animé, comme l'abbé de Flore, des plus poétiques tristesses. Joachimite à sa façon, il chanta la pauvreté évangélique dans un langage qu'on peut encore admirer aujour- d'hui. Il fut un des poètes franciscains les plus remarquables. — 158 — dahle pour l'inlelligence, mais l'Esprit peut tout scruter, même les profondeurs de Dieu (1). Pour- quoi ? parce que l'Esprit c'est l'amour, et que lui seul peut donner une notion de la Trinité tout en- tière, totius Trinitatîs. L'Esprit est une chaleur vivi- fiante dont le Fils est la flamme et dont le Père est le feu (2). Il faut donc célébrer ses louanges comme celles des deux autres personnes du grand mystère, mais plus particulièrement encore, et pour y parve- nir il faut le chant; aussi le Psaltérion à dix cordes est pour ainsi dire une explication de la Trinité par le chant du psaltérion et de la cithare. Dans les deux premiers livres, il mêle à ce qu'il dit de la musique des idées mystiques, rapprochements souvent bi- zarres et à peine intelligibles. C'est ainsi qu'il s'oc- cupe d'abord de l'instrument, vas musicum, de sa forme, du nombre des cordes, de sa vertu, de son invention presque divine, divinùùs adinventum. Dans le second, il s'attache aux psaumes, à leur nombre, et toujours dans le même sens. Cependant, s'il ra- mène la musique, comme tout le reste, à son mys- ticisme, il en parle en homme qui la sent, qui l'aime. Non seulement il décrit l'instrument, le psaltérion, qui est, avec la cithare, le plus beau des instru- ments (3); mais il en constate les effets en homme (1) Spiritus scrutatur omnia, et etiam profunda Del. (Psal. dec. cord., Lib. 1. (2) Id, ibid. (3) Est enim vas ipsum quod vocatur psalteiium, egregium et — 159 — qui est sensible aux charmes de l'harmonie. « Le psaltérion est un instrument régulier, à dix cordes, beau de forme, d'un son délicat, et d'une suave douceur. Tant est grande la suavité de sa mélodie, que le son, en même temps qu'il chatouille l'oreille à l'extérieur, transporte les âmes des auditeurs hors d'elles-mêmes, et les émeut jusqu'à faire répandre des larmes (1). » Joachim aimait trop le chant pour n'avoir pas cherché à le propager, et s'il ne donne pas précisément de règles, il en reconnaît la néces- sité. C'est dans le troisième livre du Psaltérion qu'il paraît disposé à traiter cette matière. « Nous avons à nous occuper brièvement, dit-il, du mode de la psalmodie, et de l'instruction des chanteurs (2), car la première chose à faire est d'apprendre les paroles des psaumes, afin de pouvoir les chanter. » Mieux vaut, ajoute-t-il, en dire un petit nombre avec or- dre, qu'un grand nombre sans ordre et sans souci de la règle. On pourrait demander s'il entend par custodia disciplinœ^ la règle du chant, ou un règle- ment monastique; cependant, comme il parle de la musique et de ses effets, on peut croire que c'est praeclarum inter omnia, aut super omnia musica instrumenta ; cui tainen suppar est cythara in divinis mysteriis. (Psal. dec. cord., Lib. 1.) (1) Tanta est in eo modulationis suavitas, ut dum ipse quoque spnus exterior aures tinniendo percutit, pkirimumque animas audi- torum rapit ad mentis excessum, et usque ad effundendaslacrymas demulcendo cumpungat. {Id. ihid.) (2) De modo psalmodiae et institutione psallentium, [Id., L\h. 3.) — 160 — elle quMl a en vue. Ailleurs, et notamment dans le premier livre, il s'exprime plus clairement. En disant que le plaisir corporel, dulcedo corporalis, qu'on éprouve à entendre le chant n'est rien, comparé aux jouissances de l'àme, il se sert d'un mot qui indi- que clairement le chant musical : cum interna conci- pitur cantilena. On pourrait croire encore que le mot pro ferre qu'il emploie souvent, ne veut dire que ré- citer les psaumes, et que par suite il ne veut parler que d'un exercice de piété et non de musique; mais outre qu'il se sert aussi du mot psallere, dont le sens ne laisse aucun doute, il dit au troisième livre du Psallérion : « Ce n'est pas aux moines seuls qu'il ap- partient de chanter et de louer Dieu, mais à tous les chrétiens, et tous les chrétiens doivent aimer la psal- modie (1). » Enfin, il ne peut plus rester de doute quand on le voit faire une différence entre psalmo- dier dans son cœur, psallere m cordibus nostris, et chanter d'une voix soutenue en faisant entendre le bruit des lèvres : dans ce dernier cas il y a l'action, clamare actionis est; dans le premier, il y a ce que Joachim préfère, le silence de la contemplation, cum silentio contemplationis (2). Il est donc évident que Joachim s'est occupé de la musique, telle qu'en son temps elle pouvait être; (1) Non ad solos monachos perimei psallere et laudare, sed ad oranes christianos; et omnes christiani debent diligere psalmodiam. (Op. cit., i'ib.Z.) (2) Id. ibid. — 161 — non à la vérité pour en chercher les régies^ et pour l'art en lui-même, mais dans un but de piété. Il a désiré la voir se répandre et devenir en quelque sorte le langage religieux du moine et du chrétien. Elle était pour lui un moyen dont il devait sentir tout le prix, car la musique est par excellence la voix du sentiment, le langage du cœur, de l'amour divin, tel que le ressentait Joachim. Il n'aurait pas man- qué de la repousser et de la maudire s'il y avait soupçonné une tendance profane , et un moyen d'exciter et de répandre d'autres sentiments que l'amour divin; mais absorbé comme il l'était dans son unique pensée, il ne soupçonnait rien de sem- blable. Il ne voyait que la lyre de David, il n'enten- dait que la mélodie d'une àme plongée dans la con- templation. Si tu trouves du charme dans la contem- plation de Dieu, dit-il, prends à l'écart le psaltérion à dix cordes, et tu pourras pénétrer jusque dans les mystères cachés; tu atteindras par la pensée ce quo l'œil ne voit pas, ce que l'oreille n'entend pas, ce qui ne monte pas dans le cœur de Thomme. Et ne sois pas surpris de cette prérogative du psaltérion, c'est lui qui prépare le chemin à l'Esprit (1). Joachim, en favorisant l'expansion du sentiment dont il était embrasé, répondait à un besoin général, et par là on s'explique l'ascendant de son nom et de sa doctrine; pour sa mémoire, l'attachement d'un (1) PsaL dec. cord., lib. 1. 11 — 162 — grand nombre parmi ceux qui adoptèrent ses prin- cipes et le respect qu'il excita, même dans l'Eglise, quand il fallut condamner ses erreurs. Mais un sen- timent, quelque fort qu'il soit, ne domine pas exclu- sivement tout un peuple, et encore moins une grande portion de l'humanité ; il laisse toujours une place à d'heureuses protestations en faveur d'autres be- soins également légitimes. Il n'en est pas de même chez un individu, surtout quand cet homme vit au fond d'un cloître et presque dans un désert; il n'en- tend que sa propre voix, et quand cette voix est celle du cœur, quand c'est l'amour divin qui la fait parler, l'amour seul est compris, il devient l'inspira- teur et le juge unique de la pensée. Tel fut Joachim; de là le caractère exclusif de sa doctrine. Cependant, nous venons déjà de montrer qu'il ne fut pas sans influence sur l'esprit de son temps, et qu'il agit di- rectement sur l'art qui répondait le plus directement à ses tendances. Ce résultat, que nous n'avons pas cru devoir consigner plus tôt, et que nous avons ap- puyé de quelques preuves, n'est pas le seul. Il y en a un autre qui pourra paraître moins évident au premier abord, mais qui, selon nous, est incontes- table. Ce n'est plus un art, c'est un livre, c'est Vlmi- talion de Jésus- Christ. Nous croyons, en effet, qu'à l'œuvre de Joachim, à ces encouragements à la sainteté, à ces aspirations vers le ciel, à ce parti pris de compter pour rien les choses de la terre, on doit « le livre le plus beau qui — 163 — soit sorti de la main des hommes, puisque PEvan- gile n'en vient pas (1). » Ce n'est pas l'esprit de pa- radoxe qui nous fait juger ainsi, mais l'esprit seul de la doctrine ; l'enchaînement des faits comme celui des idées. Qu'est-il sorti de l'utopie platonicienne, de ses sublimes tendances vers l'absolu ? au point de vue pratique, le stoïcisme avec son mépris des sens et de la vie commune, avec sa lutte contre les pas- sions, et son idéal du sage qui produisit Epictète et Marc-Aurèle. De même l'utopie de Joachim, res- serrée dans des bornes plus étroites et ramenée à des proportions moins exagérées, produisit le code le plus pur et le plus parfait de la vie monastique. Il n'y a de différences que du plus au moins : même esprit, même but, mêmes moyens, sauf l'exagéra- tion dans l'idée première, et la forme qui lui est propre. Le régne du troisième âge, tel que l'avait tracé le moine de Calabre, était la vie monastique par excellence; vie de détachement et de renonce- ment, qui laisse l'homme avec un désir unique et brûlant, celui de marcher avec Dieu seul. L'àme n'entend plus que sa voix, elle n'a plus de sœurs ici-bas, tous les bruits de la terre se taisent. La science n'est rien pour elle, qui ne veut savoir de la vie terrestre que ce qu'elle ne peut pas en igno- rer, et qui ne veut faire que ce que le vivant ne peut absolument se dispenser de faire, h' Imitation conduit l'homme dans la même voie, c'est le livre du moine, (1) Fontenelle, Vie de Corneille. — 164 — du mystique, de rexilé(l); c'est le Manuel du céno bitisme, de l'âme qui se retire du grand jour, qui ne veut plus de la sagesse humaine pour la conseiller et la consoler, de l'àme qui aspire au divin. Qui pou- vait être mieux préparé pour écrire les pages d'un tel livre qu'un de ces esprits nourris des pensées de ÏEvangile éternel; renonçant par réflexion ou par impuissance aux exagérations du Maître, et recueil- lant comme un parfum précieux le fruit dont il reje- tait l'écorce? A part la sobriété dans la forme, la douceur et la pureté dans le sentiment, c'est le même caractère des deux côtés, on pourrait dire la même ignorance dédaigneuse. L'esprit de Vlmitalion n'est pas le mysticisme de l'école, ce n'est pas celui de Gerson ni de saint Bonaventure, ce n'est pas même celui des moines de Saint-Victor. Point de théories, point de recherches qui sentent l'étude, rien qui rap- pelle un scolastique, tout est pratique et en action, comme dans Joachim. L'auteur en est inconnu et on l'attribua aux plus dignes, comme jadis ces chants incomparables du temps de la captivité, et qu'on mit sous le nom d'Isaïe. Il est assez évident que Gerson n'est pas l'auteur de V Imitation de Jésus-Christ, et il est permis d'en dire autant de Thomas a-Rempis. C'est peut-être avec plus de raison qu'on l'attribua à un religieux du nom de Jean Gesen, ou Gessen, ou même Gersen (1) Tene te tanquam exsulem et peregrinum super terram. (De ImH.Ch., lib. 1, cap. 17, 1.) — 165 — de Cabaliaca. Ce religieux, dont on trouve quelques traces entre 1220 et 1260, paraît avoir été abbé des Bénédictins de Saint-Etienne de la citadelle de Vercelli. Il ne serait pas étonnant qu'il eût connu et goûté les écrits de celui qui avait choisi saint Be- noît pour son précurseur et son maître. Ces écrits étaient alors avidement recherchés, et en supposant que Gersen ne les eût pas connus plus tôt, il eût pu en apprendre quelque chose par saint François d'Assise qui passa à Vercelli vers 1215. Si le cin- quantième chapitre du livre troisième de V Imitation appartient à l'original, l'auteur fait allusion à cette circonstance; quoiqu'il en soit, le fait du passage de saint François n'est pas douteux. Or, le fondateur de l'ordre des Mendiants est l'héritier des idées de Joachim, l'homme aux reins ceints d'une corde, le chef de la grande phalange annoncée par l'auteur de V Exposition de l'Apocalypse. Il a pu en conséquence confirmer Gersen dans ces mêmes idées, ou les lui donner s'il ne les avait pas. Nous n'avons pas la prétention de recommencer un débat inutile, l'im- portant pour nous n'est pas de proclamer un nom propre, mais de montrer d'où provient V Imitation; le fruit est assez beau pour qu'on désire connaître l'arbre qui l'a porté. Nous pensons être dans le vrai en disant qu'il vient directement de l'esprit qui a inspiré VExposition de l'Apocalypse. C'est cette doc- trine rappelée à la raison et à une mise en pratique possible. Il fallait à la fois l'expérience personnelle et les obstacles du dehors pour calmer l'effervescence — 166 — primitive; Gessen profita de tous les deux. On trouve encore dans V Imitation V amour divin, mais exprimé d'un ton plus calme. La soif de l'infini égare, parce que l'infini n'a pas de limites; et ce qui caractérise Vlmitation, ce qui en fait un livre merveilleux et unique, c'est qu'en étant, pour ainsi dire, la théorie de Tinfini en Dieu et pour les âmes religieuses, il a de la mesure et de la retenue; il sent jusqu'où l'homme peut aller sur cette route sans fin ; c'est le cœur qui parle, et sans choquer la raison. Gessen ne tient pas moins que Joachim à la vie intérieure; autant que lui il se retranche derrière les murs du cloître, il y appelle ses semblables, il leur prépare un petit livre avec lequel ils trouveront quelque re- pos dans un petit coin, selon l'expression de Tho- mas a-Kempis : in angello cum libello; ces simples mots du chanoine de Mont-Saint-Agnès suffiraient pour montrer qu'il n'est pas l'auteur de V Imitation, Cependant l'origine que nous attribuons à ce livre aurait besoin d'être prouvée au moins par quelques rapports de ressemblance, tels que ceux qui existent entre les membres d'une même famille, et l'on n'y trouve pas ce qui fait le caractère et l'originalité des écrits de Joachim. En effet, on n'y voit rien des trois âges qui doivent comprendre la vie entière de l'humanité, rien d'un ordre de moines supérieurs à tous les autres, rien du règne du Saint-Esprit, rien qui rappelle le souffle brûlant de l'Apocalypse. J'en conviens, mais on y voit ce qui fait le charme et le prix de ces mêmes écrits ; on y trouve les mêmes — 167 — désirs, le môme mobile et le même but : l'esprit de charilé évangélique, l'amour divin, le renon- cement complet, un profond mépris des choses de ce monde, et un même dédain pour la science humaine. Ne croirait-on pas entendre Joachim quand l'auteur de V Imitation nous dit : « Appli- quez-vous à détacher votre cœur des choses visibles, pour le tourner vers les invisibles (i). » On peut ob- jecter que de tels sentiments n'étaient pas exclusi- vement propres à Joachim et à ses disciples, et qu'on les rencontre encore ailleurs que dans leurs écrits. Rien de plus vrai, et cette conformité ne serait pas une preuve suffisante ; mais il est d'autres signes que nous croyons plus concluants. Il s'en trouve deux au début du livre qui sont très-propres à fixer, avec la probabilité la plus haute, l'époque où il fut écrit. Dans le chapitre V' du P'^ livre de V Imitation^ on lit : « A quoi vous servirait de discuter sur la Trinité, si vous lui déplaisez par un défaut d'humi- lité? » Or, personne n'ignore les débats auxquels donna lieu la question de la Trinité pendant les xii^ et xiu® siècles. Ce fut une des causes de la condam- nation d'Abailard; Joachim fut également frappé pour avoir choqué l'orthodoxie sur le même sujet; il en fuH: de même de Jean de Parme et de son com- pagnon Gérard. Plus on s'éloigne de cette époque, plus le calme se fait autour de ce grand mystère; (1) Stude ergo cor tuum ab amore visibilium abstrahere, et ad invisibilia transferre. {De Imit., lib. 1, c. 1.) — 168 — l'autorité l'emporte sur l'esprit d'examen. Ainsi plus tard il eût été inutile de faire allusion à une polé- mique depuis longtemps apaisée. Il en est de même d'un autre passage qui se trouve au chapitre troi- sième du même livre, a Qu'avons-nous à nous oc- cuper des genres et des espèces ? » Ce fut encore dans le même temps qu'eut lieu la grande querelle du réalisme et du nominalisme. Après Abailard qui voulut y mettre fin, le bruit s'apaise pendant quel- que temps. Le nominalisme vaincu momentanément ne reprend des forces que dans le quatorzième siècle, à l'époque d'Ockam et de Gerson. Le fond du débat est le même, les formes ont varié, on s'occupe plus des personnes que des choses, on dit les for- malisants pour désigner les Réalistes, les lerministes en parlant des Nominaux (i); expressions que l'au- teur de Vlmiialion n'aurait pas manqué d'employer si elles avaient été alors en usage. Pourquoi Gerson, s'il l'était en effet, aurait-il renoncé à son langage pour prendre celui du temps d' Abailard ? Que con- clure de là, sinon que l'auteur a voulu repousser loin de lui les faits et les doctrines qui dans la théo- logie et la philosophie occupaient le plus les théolo- giens et les philosophes de son temps ? La question de la Trinité avait été fatale à Joachim et aux siens, il était sage d'y renoncer; d'ailleurs l'abnégation professée dans V Imitation conduisait une âme fidèle et soumise à abandonner toute étude qui donnait (1) Voir Gerson, De concordiâ metaphysicx curn logicâ. — 169 — au détriment du cœur un certain rang à l'intelli- gence. Le second point, celui des genres et des es- pèces, appartenait à une science profane ; autre mo- tif, non moins puissant que le premier, pour lui re- fuser l'entrée du cloître et de la cellule. D'après ce qui précède, on peut conclure que l'auteur, tant de fois cherché, vivait au xiii^ siècle. Ceci posé, il reste à rechercher ce qu'il pouvait être. On tombe d'ac- cord qu'il n'appartenait pas à l'ordre des Domini- cains; ceux-ci n'ont jamais réclamé l'honneur d'a- voir produit le livre de V Imitation; ils étaient des hommes d'action plus que des contemplatifs, les re- ligieux du règne du Fils. 11 eût été naturel qu'il sortît des Cisterciens du monastère de Flore, mais aucune prétention ne s'élève de ce côté. Thomas a-Kempis, chanoine régulier de Saint- Augustin, nous mènerait jusqu'au xv*' siècle, puisqu'il naquit en 1380 et qu'il mourut en 1471. Jl faut donc se reporter au temps de Gessen, et lui laisser le mérite de ce beau livre, jusqu'à ce qu'on ait constaté qu'il revient à un autre, et qu'un nom plus en lumière puisse être substitué au sien. Au surplus, pour le dire encore, ce n'est pas la main qui a écrit le livre que nous cherchons, c'est l'esprit qui l'a dicté ; et plus on y regardera de près, plus on sera porté à dire que c'est le Joachim.isme. Ce qui doit faire pen- cher pour cette conclusion, ce ne sont pas seule- ment les faits que nous avons fait valoir plus haut, mais encore une certaine rencontre dans les détails et dans l'expression, dans les idées et dans la forme, — 170 — qui nous présente les chapitres de V Imitation comme les flots calmes d'une onde qui s'est épurée en cou- rant sur le sable. On y trouve en effet certaines ex- pressions caractéristiques qui sont celles de Joachim. Lui aussi, l'auteur inconnu, se plaint du scandale et du dérèglement dans les monastères et parmi le peuple(l). Qu'on lise les chapitres 17et I8du livre I", on verra comme il parle de la vie monastique, et comme il regrette les anciens religieux, modèles écla- tants de la véritable perfection (2) : ce sont les mêmes plaintes, quoique bien adoucies Comme Joachim, il considère moins ce qu'il reçoit que l'amour de celui qui le lui donne (3). Celui qui veut devenir in- térieur et spirituel, dit-il encore à l'imitation de son modèle, doit se retirer de la foule. Aussi comme il se plaît dans sa cellule, comme il aime à dire qu'elle devient douce à qui se fait une habitude d'y de- meurer ! Ce n'est que là qu'on peut se livrer, « comme les moines de Cîteaux et tant d'autres religieux et religieuses à la psalmodie, ad psallendum (U). » C'est là qu'on sent toute l'importunité des misères de la vie, du boire, du manger, du dormir, et qu'on goû- terait un vrai bonheur si l'on n'avait qu'à se livrer (1) Non fièrent tanta mala et scandala in populo, nectanta dis- solutio in cœnobiis. (De Imit., lib. 1, c. 5, 5.) (2) In quibus vera perfectio refulsit etreligio. (Id., lib. 1, c. 18.) (3) Prudens amator non tam donura amantis considérai, quam dantis amorem. (Id., c. 5.) (4) /d.,c. 25. — 171 — aux exercices spirituels, solummodo spiritualibus studiis vacare (1). Pourquoi as-tu quitté le siècle, si ce n'est pour devenir un spirituel (2)? Quel zèle et quelle ar- deur les saints avaient pour le progrès spirituel! ad profectum spiritualem ! Us oubliaient de nourrir leur corps pour se livrer à la douceur de la contempla- tion (3). Pourquoi quelques-uns furent-ils des saints si parfaits et si contemplatifs? c'est qu'ils s'étudièrent à mortifier en eux tous désirs terrestres (4). Ce n'est pas d'eux que l'auteur aurait dit : « Qu'ils cessent ces hommes charnels, ces brutes, de discourir sur l'état des saints (5). « De toutes les exagérations de la doctrine de Joachim, V Imitation n'en a gardé qu'une, celle qui concerne la vie monastique. Cela devait être, car ce livre est fait pour les hommes retirés du monde, et non pour ceux qui doivent soutenir les luttes de la vie. Si Gessen laisse de côté le troisième âge c'est qu'il n'en a pas besoin, ou plu- tôt c'est qu'il est de tous les temps pour le religieux tel qu'il le conçoit, ne donnant à la vie humaine (1) Id. ibîd. (2) Gur saeculum reliquisti? Nonne ut spiritualis homo fieres? {Id. ibid.) (3) Et prge magnâ dulcedine contemplationis, etiam oblivioni tradebant nécessitâtes corporalis refectionis. (Id., c. 18.) (4) Quare quidam sanctorum tam perfecti et contemplativi fue- runt? quia omnino seipsos mortificare ab omnibus terrenis desi- deriis studuerunt. {Id., c. 9.) (5) Desinant igitur carnalesei animales homines de sanctorum statu disserere. [Id,, lib. 3, c. 44.) — 172 — que ce que l'être humain ne peut lui refuser. La vie religieuse, selon V Imitation, n'est que la pratique du renoncement évangélique. libertin de Casai avait de- mandé à vivre de cette vie où il faut devenir comme insensé pour l'amour de Jésus-Christ (1). Or qu'é- tait-ce que ce moine du troisième âge dont Joachim avait conçu ce type, que Pierre Jean d'Olive, liber- tin et tant d'autres voulaient réaliser, sinon un su- blime insensé ? Ne croirait-on pas entendre un spiri- tuel quand on lit dans V Imitation : « L'habit et la tonsure ne servent de guère, c'est le changement des mœurs et la vraie mortification qui fait le vrai religieux (2). » Il serait facile de pousser plus loin ces rapproche- ments, mais nous croyons inutile d'en augmenter le nombre; ceux que nous venons de présenter doivent suffire pour établir une filiation évidente entre Joachim et Gessen, entre VEvangile éternel et V Imitation de Jésus-Christ. Ce nouveau résultat n'est pas un des moindres titres à l'attention que mérite la doctrine du moine de Calabre. Il prouve qu'elle n'était pas entièrement privée du souffle de vie; il montre ce qu'il y avait en elle de vrai et d'utile, sinon pour tous, au moins pour certaines âmes aimantes et pieuses, qui ont souffert peut-être, et qui se réfu- gient dans V Imitation, comme l'abeille fatiguée dans (1) Oportet te stultum fieri propter Ghristum, si vis religiosam ducere vitam. (Id., lib. 1, c. 17.) (2) Id. ibid. '•■^- — 173 — la ruche où elle trouve un doux miel pour rétablir ses forces. Cette parole plus calme, cette voix si pleine de charmes et de caresses est un écho adouci de la voix de Joachim ; le sentiment qui l'échauffé, un reflet de cet amour brûlant qui anime V Exposi- tion de V Apocalypse et le Psaltérion à dix cordes. Il se montre encore ailleurs que dans V Imitation» Ce n'est plus le ton du prophétisme, mais si la forme dispa> raît, la poésie qui était au fond du joachimisme pri- mitif, qui éclate tantôt en cris violents, tantôt en paroles d'enthousiasme et de foi, cette poésie n'est pas éteinte. On l'entend non-seulement dans les chants des poètes franciscains de l'époque, mais aussi et pendant longtemps, dans ceux des diseurs en rimes et des fidèles d'amour. Pourquoi mêlaient-ils ainsi le sacré et le profane? c'est que le sentiment religieux occupait encore une grande place dans les cœurs au xiii® et au xiv^ siècle. Ce n'est certes pas à Joachim qu'il faut en attribuer la cause, il n'en était pas la source, il n'en fut que l'expression la plus exagérée si Ton veut, mais par cela même il contri- bua à le répandre et à l'entretenir. Il faut en réalité le compter parmi les poètes de ce temps, car son œuvre tout entière n'est qu'un long poëme allant de la terre au ciel dont il finit, lui aussi, par chanter les splen- deurs. Qu'il fût connu ou ignoré des poètes italiens du xiii^ siècle, qu'on l'imitât ou non, on faisait comme lui résonner la corde religieuse de la poésie, mais avec un mélange de profane dont il n'avait pas donné l'exemple. Qu'on lise Guido Cavalcanti, Dante, — 174 — Pétrarque, pour ne citer qu'eux, on y retrouvera l'amour divin qui brûle dans Joachim. Pour expli- quer ce dualisme poétique, on a pensé à Platon, on a presque fait des platoniciens de ces hommes qui au xiii** siècle ne pouvaient connaître que de nom Tauteur du Banquet; on a confondu l'amour plato- nique avec ce mélange de sacré et de profane qui en est bien différent. Ce ne fut pas à Platon que les premiers poètes italiens durent ce mysticisme reli- gieux qui distingue leurs écrits. Lorsque Dante veut faire appel aux fidèles d'amour, est ce lui qui lui dicte ces paroles : 0 vos qui transitts per viam, attendite et videte si est dolor quasi dolor meus ? Est-ce à lui que Dante, dans sa lettre sur la mort de Béatrice, em- prunte ces paroles : Quomodo sedet sola civilas plena populo? Quiconque a lu la Vita Nuova sait ce que Dante dit du nombre neuf, pour montrer que Béa- trice était une créature privilégiée, un miracle, le carré de trois, nombre de la sainte Trinité : Dante nous paraît, en procédant ainsi, plus près de Joa- chim que de Platon. Nous citerons un dernier fait qui est tout-à-fait personnel au Grand-Prophète. 11 était poète à sa ma- nière, nous l'avons dit, et il composa deux hymnes, l'un Sur la patrie céleste (1); l'autre, suite naturelle du premier, est une Vision sur la gloire du paradis (2). (1) Hymnus ejusdem abbatis Joachim de patriâ cœlesli. (2) Visio ejusdem praeclara ac plurimum admiranda de gloriâ paradisi. — 175 — Ces deux morceaux sont imprimés à la suite du Psaltérion à dix cordes. Nous ne voulons pas joindre un nom de plus à la liste déjà trop longue des ori- gines de la Divine Comédie, mais il est permis d'ob- server que si Dante avait beaucoup de modèles de descente aux Enfers, il avait peu de guides pour le conduire au Paradis; Virgile lui-même ne put pas lui en ouvrir l'entrée. Dante sans doute n'eut pas besoin de s'inspirer de ces chants du Grand-Pro- phète, qui d'ailleurs sont de peu d'étendue; mais au moins faut-il reconnaître qu'ils ont bu tous les deux à la même source. Plus ou moins abondante, cette source a coulé dans tous les siècles, elle ne tarira pas tant qu'il y aura sur la terre des intelli- gences capables de s'élever à la pensée de la desti- née de l'homme. De nos jours même où l'industria- lisme est pour notre époque un reproche chez les uns, un titre de gloire dans la bouche des autres, le sentiment religieux n'a pas perdu tout son empire. Certes notre siècle est loin de V Evangile éternel et du troisième âge; ce n'est plus de nos jours qu'on cherche à faire du ciel une Thébaïde céleste et bien- heureuse, pour la peupler d'hommes semblables à ceux qui enfonçaient dans les sables brûlants du dé- sert un bâton qu'ils arrosaient d'un peu d'eau, pour montrer le vide et l'inanité des choses du monde. Erreur naïve et bien loin de nous, mais qui a fait place à d'autres. Cependant malgré la prédominance d'éléments divers qui répondent avec une tyrannie tout aussi exclusive à d'autres besoins, le sentiment — ne — religieux a trouvé de nos jours des âmes d'élite qui ont su lui faire parler un langage digne de lui. Ils ont protesté au nom de ce tourment sublime dont un philosophe de notre temps a dit : « La vraie poésie n'exprime qu'une chose, les tourments de l'âme humaine dev-ant la question de sa destinée. C'est là de quoi parle la véritable lyre, la lyre des grands poètes, celle qui vibre avec une monotonie si mélancolique dans les poésies de Byron, dans les vers de Lamartine. » Il est vrai de le dire, une âme ainsi tourmentée est une âme religieuse, et les blas- phèmes de Manfred et de Child-Harold ne sont que des cris de douleur. Ainsi notre époque, si positive, n'est pas entièrement privée du souffle qui dominait si fortement au moyen-âge. Le problème de la desti- née de l'homme se pose de nos jours comme par le passé, il cherche une solution que la science seule ne lui donnera pas, mais qu'elle peut aider à trouver. Notre siècle ne peut pas admettre la réponse de Joa- chim, mais il doit le compter parmi ceux qui en ont donné une, et le considérer avec respect parmi les grandes figures poétiques et religieuses du moyen-âge. FIN. TABLE DES MATIÈRES Pages. Introduction 5 Joachim, abbé de Flore 43 Jean de Parme -123 Conclusion ^153 TROYES, TYP. DllFOUR-BOUQUOT. TOE INSTITUre OF MEDIAEVAL STUDIES es QUEEN'S PARK CRESCENT .TOfiOAITO-6, CANADA lU/1 .