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Etudes de Théologie Historique
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION DES PROFESSEURS DE THEOLOGIE
A l'institut catholique de paris 5
Durand de Troarn
et les Origines de l'Hérésie bérengarienne
par
Raoul HEURTEVENT
DOCTEUR EN THEOLOGIE VICAIRE A NOTRE-DAME DE VIRE (CALVADOS]
PARIS Gabriel BEAUCHESNE & C'\ Éditeurs
ANCIENNE LIBRAIRIE OELHOMME & BXIGDKT
Rue de Rennes, 117 1912
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DURAND de TROARN
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Études de Théologie Historique
PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION' DES rRO"ESSEURS DE THÉOLOGIE A l'institut CATHOLIQUE DE PARIS
5
DURAND de TROARN
et les Origines de r Hérésie bérengari enne
PAR
Raoul HEURTEVENT
Docteur en Théologie, Vicaire à Notre-Dame de Vire (Calvados).
PARIS Gabriel BEAUCHESNE & Ci«, Editeurs
ANCIENNE LIBBAIRIB DELHOMMB & BRIGUET
Rue de Rennes, 117 1912
SEP 26 ic:3
6352-
Nihil obstat
Parisiis, die 28» Nov. 191 1.
A. CLERVAL.
IMPRIMATUR :
Parisiis, die 28= Nov. 1911.
Alfred BAUDRILLART, Vie. gen., Rector.
PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTES
I. Manuscrits.
Manuscrit latin 2720 de la Bibliothèque Nationale, (xi^-xii® siècles).
Manuscrit 891 (803) de la bibliothèque d'Angers (xvii* siècle). (Ces deux manuscrits contiennent le texte du De Corporeet sanguine Domini de Durand de Troarn; le premier a servi de source au second.)
Manuscrit 109 de la bibliothèque d'Avranches. (Fragment sur l'Eu- charistie tiré de Ratramne.)
Manuscrit 18 de la bibliothèque d'Alençon. 11 contient l'épitaphe de Mabille de Bellèrae, composée par Durand de Troarn.
II. Encyclopédies et Recueils de textes.
d'Achéry (Luc). Spicilegium — site Collectio veterum aliquot scrip-
torurn^. Besses". Concilia Rotomagensis Ecclesiœ. Bibliotheca sanctorum Patrum édita per Margarinum de laBigne,
Paris, 1575, Tom. I. — 2« édition 1589, Tom. III et YI. Bibliotheca (Magna) veterum Patrum. — Colonise Agrippinae, 1618,
Tom. XI. Bibliotheca (Magna) veterum Patrum. — Parisiis, 1644, Tom. IJI
et VI. Bibliotheca (Maxima)veterumPatrum. — Lugduni, 1677, Tom. XVIII. Bibliotheca veterum Patrum. (Gallandi). — Venetiis, 1763-1788. The Catholic Encyclopœdia. — New-York 2. C.\.VE. Scriptores ecclesiastici^.
Ceillier. Histoire des auteurs ecclésiastiques (Édition de 1863). Pierre Damien. B. Pétri Damiani Cardinalis Episcopi Ostiensis
epistolarmn libri octo multis ex bibliothecis collecti opéra ac
studio Constant. Caetani. — Parisiis, 1610. DiDOT. Nouvelle Biographie Générale (Article Durand, par G. Hii'-
TEAU), 1868.
DupiN. Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, 1699. Fabhicius. Bibliotheca latina mediœ œtatis. — Hamburgi, 1712. Floss (Henri-Joseph). Joannis Scoti opéra quœ supersunt omnia. (Dans MiGNE, Patrologia latina, Tom. 122.
I. Nous avons consulte l'édition de 1733.
3. La publication de cet ouvrage a commencé en 1907.
3. Nous n'avons eu à notre disposition que l'édition de Genève de 1706.
VI DURAND DE TROARN
Gerberon (Gabriel). S. Anselmi Cantuarensis archiepiscopi opéra.
— Paris, 1721.
GuÉRARD. Cartulaire de l'abbaye de Saint-Père de Chartres. — Paris,
1840 1. Hardoinus. Conciliorum collectio regia maxima, ad Philippi Labbei
et Gabrielis Cossartii labores facta studio Joanyiis Harduini,
Tom. YI. — Parisiis, 1714. Henschenius. Acta Sanctoriim Aprilis collecta, digesta illustrât a
a Godefr. Henschenio et Daniele Papebrochio, Tom. III, Ant-
verpiae 167o; et Acta Sanctorum Mail, Tom. VI, Antverpise
1688. Ueuzog. Realencyklopàdie fiir protestantische Théologie und Kirche,
begriindet vonJ.-J.Herzog... herausgegeben von D. Albert Hauck.
— Leipzig, 1881.
HuRTER. Nomenclator literarius theologiœ catholicœ. — CEniponte, 1903-1910.
KiRCHENLEXiKON, oder Evcyklopadie der Kath. Théologie und ihrer Hilswissenschaften. II Aufl., begonnen von Jos. Gard. Hergen- rôther, fortgesezt von Dr. F. Kaulen. — Freiburg-in-B., 188:2.
Labbeet Cos&Am. Sacrosancta Concilia ad regiam editionemexactn.
— Lutetiee Parisiorum, 1671. Lebreton. Biographie normande.
Mangenot. Dictionnaire de théologie catholique. — Paris.
Mansi. Joh. Dominici Mansi Sanctorum Conciliorumnova et amplis-
sima collectio. (Édition Welter.) Martè.ne. Thésaurus novus anecdotorum, Tom. IV. — Paris, 1717. MiGNE. Patrologia latina 2.
M0RERI. Le grand dictionnaire historique. (Édition de 1739.) De MoNSTiER. Neustria pia. Neander. Berengarii Turonensis quœ supersunt tam édita quam ine-
dita, typis cxpressa modérante Augusto Xeandro. Tom I — Bereng. Turonensis de Sacra Cœna adversus Lanfrancuni
liber posterior e codice Guelferbytano primum ediderunt A. F.
et F. Th. Vischer. — Berolini, 1834. Olleris. Œuvres de Gcrhert. — Clermont et Paris, 1867. OuDiN. Casimiri Oudini commentarius de scriptoribus ecclesiœ anti-
quis illorumque scriptis. — Leipzig, 1722. OuRSEL. Nouvelle biographie normande. Pertz. Monumenta Germaniœ historica. — Scriptorum, Tom. l\'
VIII. — Hannoverœ, 1841-1848. Recueil des Historiens des Gaules et de la France. (Édition Delisle.)
I . Tome I de la collection des Cartulaires de France dans la collection de» Documents inédiU sur l'Histoire de France, publiés par ordre du roi, el par les soins du Min's'.re de l'instruction publique.
i. Nous renvoyons aux notes pour lindicatiOQ des tome?.
PRi:<CIPAUX OUVRAGES CONSULTES VII
Rivet. Histoire littéraire de la France. — Paris, 1747. RoBERTUs. Gallia Christiana in qua regni Franciœ prœsules des-
cribuntur curaetlabore Claudii Roberti. — Lutetiœ Parisiorum,
1626. Sammarthaxus. Gallia Christiana in provincias ecclesiasticas
distributa opéra et studio Dionysii Sammarthani. — Lutetiée
Parisiorum. 1720. (Edition de dom Pioliii, Paris, Tom. XI
(1874.) SiRMOND Jacobus. S. PaschasH Radberti abbatis Corbeiensis opéra.
— Lutetia3 Parisiorum, 1618.
III. Ouvrages généraux.
Alzog. Histoire de l'Église, traduite en français par Goschler et
Andiey, 5« édition. — Paris, 1881. Ampère (J.-J.). Histoire littéraire de la France avant le XW siècle.
— Paris, 1840.
Ar.nauld. La Perpétuité de la foi catholique touchant l'Eucharistie.
— Paris (Edition de 1713). AuBERY. Histoire générale des cardinaux. — Paris, 1642. Raronius. Anïiales ecclesiastici, Tome XI. — Anlverpiae, 1642. Rellarmin. De Controversiis Christianœ pdei adversus hujus tem-
poris hœreticos. — Milan, 1721. RuL-EUS. Historia universitatis Pa^isiensis, 166o. Delisle (L.). Littérature latine et Histoire du Moyen-Age. — Paris,
1890. Ebert (A). Histoire générale de la Liltérature du Moyen-Age en
Occident, par A. Ebert, prof, à l'Université de Leipzig, traduite
de l'allemand par Joseph Aymeric, prof, à l'Université de Bonn
et James Condamin, prof à l'Université catholique de Lyon.
1889. Fleury. Histoire Ecclésiastique, Tom. XII, XIII. — Paris, 1706. Freemax. History of the Norman conquest of England, 3* Edit.
Oxford, 1877. FuxK. Histoire de l'Église (traduct. Hemmer). Giesebrbcht (Wiiiielm). Geschichte der deutschen Kaiserzeit. —
Rraunschweig, 1863. Guillaume de Jlmièges, Historia Northmannorum. Hauréau. Histoire de la philosophie scolastique. — Paris, 1872. HÉFÉLÉ. Histoire des Conciles (trad. H. Leclercq). L.wissE. Histoire de France, Tome II, 2 (987-1137). Les Premiers
Capétiens, par Achille Luchaire. — Paris, 1901. Mabillon. Acta Sanctorum Ordinis Sancti Benedicli, Sœculum
XIV, pars 2*. — Paris, 1680. — Annales Ordinis Sancti Benedicti, Tom. V, lib. LXIV. —
Paris, 1713.
VIII DURAND DE TROAR:*
Malmesbcry (Guillaume de). De gestis pontificum anglorum.
MoLiNiER. Les sources de l'histoire de France, des origines aux guerres d'Italie. — Paris, 1902.
Orderic Vital. Historia ecclesiastica^.
PiCAVET. L'enseignement de l'histoire générale et comparée des philosophies du Moyen-Age. — Paris, 1906.
PiCAVET. Esquisse d'une histoire générale et comparée des philo- sophies médiévales. — Paris, 1903.
SiGEBERT DE Gemblours. Liber de scriptoribus ecclesiasticis.
IV. Ouvrages spéciaux.
Alexander Xatalis. Dissertatio prima, in Historia Ecclesiastica
sœculi XL AxiXGER. Histoire du Pape Sylvestre II et de son siècle (traduction
du livre de Hock). — Paris, 1842. P. Batiffol. Études d'histoire et de théologie ^.positives, 2™* série,
3« édition. — Paris, 190-3. Beaugendre. Hildeberti Turonensis archiepiscopi o/)^ra.Parisiis.—
1708. Bertrami presbyteri. De Corpore et sanguine Domini liber. — Colo- nie, 1531. BrciNELLi. La Rinascenza degli Studi Eucaristici nel Medio Evo,
dans Compte Rendu du /F* Congrès international scientifique
des catholiques, tenu à Fribourg (Suisse). 1""^ Section : Sciences
religieuses. — Fribourg, 1898. BoEHMER (Heinrich). Kirche und Staat in England und in
der Normandie im il und 12 Jahrhundert. — Leipzig.
1899. Boileau (Jacques). Dissertatio in opusculum Ratramni : De corpore
et sanguine Domini, dans Migne, P. L., Tom. 121, Cellot. Historia Gotteschalciprœdestinatiani. — Paris, 16oo. Clerval. Les Écoles de Chartres au Moyen-Age (du v« au xvi* s.)
— Paris, 1893.
De Crozals. Bérenger de Tours. — Paris, 1877.
— Lanfranc : sa vie, son enseignement, sa politique.
— Paris, 1877. Delarc. Saint-Grégoire VII.
Delisle (L.) Canons du Concile tenu à Lisieux en 1064. (Extrait
du Journal des savants, août 1901). DoMET de Vorges. Saint Anselme. — Paris, 1901,
I. Nous citons l'édition Leprévost-Delisle (Paris, i838). Pour faciliter les recherches, nous indiquons entre parenthèses les références à .Migne, P. L., t. i88.
PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTES IX
Faivre (Emmanuel). La question de l'autorité au Moyen-Age : Béren-
ger de Tours. (Thèse de théologie protestante). — Toulouse, 1890. Gardner (Alice) Studies in John the Scot (Erigena). — London,
1900. Geoffroi de Vendôme. Traité sur le corps et le sang de J.-C. (Migne,
P. L., Tom. lo7). Gfrirer. PapstGregor VII undsein Zeitalter. — Schaffhausen, 1859. Gdilmeth (Auguste). Chroniques de l'Eure; Tom.V, Arrondissement
de Pont-Audemer. — Paris, 1832. Halphen (Louis). Le Comté d'Anjou au Ji« siècle. — Paris, 1906. HÉBERT-DuPERRON. De VenerabiUs Hildeberti primo Cenomanensis
episcopi, deinde Turonensis archiepiscopi vita et scriptis'
— Bajocis, 1855.
Heitz (Th.). Essai historique sur les rapports entre la philosophie et la foi, de Bérenger de Tours, à Saint-Thomas d'Aquin. — Paris, 1909.
HiRZEL (Oskar). Abt Heriger von Lobbes. — Leipzig, Berlin, 1910.
Imbart DE LA Tour. Les élections épiscopales dans l'Église de France, duX^au XIP siècle. — Paris, 1891.
KuRTH (Godefroid). Notger de Liège et la civilisation au X^ siècle.
— Paris, 1905.
LxvssEï{. Gerbert,Étudehistorique sur le X^ siècle. — Aurillac, 1866.
Leprévost (Auguste). Mémoires et notes pour servir à l'histoire du département de l'Eure, recueillis et publiés par Léopold Delisle et Louis Passy. — Evreux, 1866.
Longuemare (E.). L'Église et la conquête de l'Angleterre : Lanfranc, moine bénédictin, conseiller politique de Guillaume le Conqué- rant. — Caen, 1902.
LoRiQUET (Henri). Élude historique et liturgique sur le manuscrit 904 du fonds latin de la Bibliothèque nationale. — Dom Pothier : Remarques sur la liturgie, le chant, le drame. — Armand Collette. Brève officiorum. — Rouen, 1907.
Maître (Léonj. Les écoles épiscopales et monastiques de l'Occident depuis Charlemagne jusqu'à Philippe-Auguste (768-1180). — Paris, 1866.
Martin du Gard (Roger). L'abbaye de Jumièges, Étude archéologique des ruines. — Montdidier, 1910.
Milo Crispinus. Vita Lanfranci (Migne, P. L., Tom. 150).
Pfister. Études sur le règne de Robert le Pieux. — Paris, 1885.
PoRÉE. Histoire de l'abbaye du Bec.
Ragey. Histoire de saint Anselme.
De Rhmusat. Saint Anselme de Cantorbéry.
Renaudin. L'hérésie antieucharistique de Bérenger. (Rapport pré- senté au Congrès d'Angers les 4-9 septembre 1901.) — Paris, 1902.
X DURAND DE TROARN
Robert. Les écoles et l'enseignement de la théologie pendant la première moitié du XIl^ siècle. — Paris, 1909.
De Roye. Vita hœresis pœnitentia Berengarii. — Angers, 1636.
R. N. Sauvage. Uabbaye de Saint-Martin de Troarn. — Caen, 1911.
Schkitzer. Berengar von Tours, sein Leben undseine Lehre. — Stutt- gart, 1892.
SoLLERius. Acta Sanctorum Julii, Tom. IV. — Paris, 1868.
Sl'dendorf. Berengar von Tours, eine Sammlung ihn betreffender Briefe. — Hambiirg, 1830.
Werner. Gerbert von Aurillac, die Kirche iind Wissenschaft seiner Zeit. - Wien, 1878.
V. Articles de Revues.
Anjou historique. Bérenger de Tours a répandu ses erreurs à An- gers. (1901, Tom. II, p. 3-18).
P. Batiffol. Études documentaires sur VEucharistie (Revue du Clergé français, 1908, Tome 55, p. 513).
Le Messager des Fidèles (Revue Ltnédictine). Tradition catho- lique du dogme eucharistique, % II. Bérenger et Lanfranc, Tom. VI, p. 4ss.
BisHOP. Unedirte Briefe zur Geschichte Berengar von Tours dans i'Historisclies Jahrbuch du Gorres Gesellschaft, Tom. I, 1880, p. 272-280.
DoM Bourget. Histoire de l'abbaye du Bec, dans le Tome XII des Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie.
Charma. Mémoire sur Lanfranc, dans Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie 2^ série, vol. 7. — (Vol. 17 de la collection).
Ebersolt (Jean). Essai sur Bérenger de Tours et la Controverse sacramentaire au A7* sièc/?, dans la Bévue de l'Histoire des reli- gions, Tome XLVIII, Juillet — Août, Septembre — Octobre 1903.
Legris. Le Graduel de l'Église cathédrale de Rouen à la fin du Xll" siècle, dans Revue des Questions historiques, l*"" Juillet 1910.
Dom Pothier. Répons « Virgo flagellatur * de l'office de Sainte Ca- therine, dans Revue du Chant grégorien, 13 Novembre 1896.
Vac.vnd.vrd. Les origines de l'hérésie albigeoise, dans Revue des Questions historiques. Tome LV.
TS
PREFACE
L'histoire de l'hérésie hérengarienne n'est plus à faire. Les faits et les doctrines qui ont, au XI^ siècle, troublé la vie de l'Église catholique dans le Nord-Ouest de la France, ont été, particulière- ment en Allemagne, l'objet d'études approfondies.
Cependant les historiens de la Normandie, ceux surtout qui s'intéressent à l'essor de la théologie et des idées religieuses en cette province, peuvent encore trouver à glaner après les érudits d'Outre-Rhin. Ces savants étrangers n'ont point, en effet, conçu leurs travaux au point de vue normand; ils ont placé les person- nages historiques dans un milieu et dans un cadre peut-être trop vastes pour permettre une reconstitution parfaite des luttes intel- lectuelles et de l'agitation qui se répandit dans les provinces occidentales.
En particulier, les débuts de l'hérésie sont toujours plus ou moins laissés dans l'ombre. Aussi avons-nous cru qu'il ne serait pas inutile d'essayer de percer les mystères subsistants de ces ori- gines, et de montrer la part prise par les Normands à la querelle.
Trop souvent, dès l'abord, l'on met en vedette le nom de Lanfranc pour l'opposer à celui de Bérenger. Loin de nous la pensée de nier le rôle prépondérant de l'écolàtre du Bec en toute cette affaire, et dans l'histoire normande de la moitié du XI" siècle^ Mais Lanfranc ne fut pas un isolé. Avec lui, et avant lui, — du moins nous croyons pouvoir l'établir, — d'autres moines s'oppo- sèrent à l'hérésie naissante. Durand, moine de Sainte- Catherine- de-Rouen et de Fécamp, plus tard abbé de Saint-Martin-de-Troarn au diocèse de Bayeux, ne Jut pas parmi les moindres, et son nom mérite d'être tiré de l'oubli.
XII PREFACE
// était donc pour nous tout indiqué de diriger nos recherches de ce côté, et de rappeler ce que jut ce bénédictin.
Une raison de circonstance nous a d'ailleurs encouragé dans cette voie. L'un de nos amis, M. René-Norbert Sauvage Jait, en ce moment, paraître une Histoire de l'Abbaye de Saint-Martin-de- Troarn. N'était-ce pas compléter cette œuvre, et lui donner son couronnement, que de retracer la vie du premier abbé troarnien ?
Recherches et circonstances nous ont ainsi conduit vers l'étude de Durand et des origines de l'hérésie bérengarienne.
Pour exposer les résultats de cette étude, il nous a paru bon de séparer les Jaits des idées. Cette méthode nous permettait en effet de mieux suivre d'une part la trame des événements, et, de l'autre, de donner plus d'ampleur à l'étude des doctrines. D'où une partie purement historique, et une partie théologique.
Dans la partie qui concerne l'histoire, nous nous sommes efforcé de donner aux faits leur vraie signification, en prenant nettement parti dans les questions de chronologie si controversées parmi les savants.
La partie qui concerne la théologie ne s'offre pas comme la réédition pure et simple de ce qu'on lit couramment dans les auteurs. Si nous avons tenu à bien mettre en évidence la tradi- dition ecclésiastique du Moyen-Age, ferme, stable, témoin de la perpétuité du dogme à travers les siècles, nous avons en même temps souligné les nuances particulières à chaque théologien. De plus, nous avons cru devoir modifier certaines opinions communes sur l'authenticité de quelques traités tliéologiques. C'est ainsi que nous faisons d'Ilérigcr de Lobbes l'auteur du traité de l'Eucharistie attribué à Gerbert de Reims. Il nous a semblé également qu'il fallait maintenir , avecun certain nombre d'érudits, que le traité brûlé publiquement à Verceil, en plein concile, traité dont les doctrines furent continuellement invoquées au cours des discus- sions, est bien le traité de Ratramne.
Ces constatations suffisent à montrer un enchaînement d'idées, une dépendance mutuelle des auteurs que les historiens ne signalent pas ordinairement.
D'ailleurs, en France, depuis les études de Delarc sur Léon LX et Grégoire VII, à part quelques rares exceptions, les historiens et les théologiens ont laissé dans l'ombre la question bérenga-
PREFACE XIII
rienne. Ce serait pour nous un bonheur d'avoir apporté à en élucider les difficultés une légère mais utile contribution.
En offrant cet ouvrage au public, nous sommes heureux d'adres- ser l'hommage de notre profonde reconnaissance aux vénérés professeurs qui nous ont guidé et suivi dans nos travaux, tout particulièrement à M. l'abbé Clerval, professeur d'histoire ecclé- siastique à l'Institut catholique de Paris, dont l'obligeance et la sympathie ne nous furent jamais mesurées ; à M. l'abbé Lebreton qui nous conseilla cette étude ; à M. l'abbé Boudinhon, et à M. l'abbé Villien. Nous ne saurions non plus ne pas remercier bien cordialement notre ami, M. Bené-Norbert Sauvage qui, à maintes reprises, voulut bien nous donner l'indication de sources manuscrites ou même en prendre copie à notre intention.
R. H.
Notre-Dame de Vire, En la fête de sainte Thérèse, i5 octobre 191 1.
INTROlDUCTION
Le milieu de Durand et de Bérenger
ou le Nord-Ouest de la France
au XI' siècle.
HEURTEVENT. - DORAND DE TRO/RN"
INTRODUCTION
Le milieu de Durand et de Bérenger, ou le Nord-Ouest de la France au XP siècle.
La Renaissance religieuse au XI® siècle, Ses causes et ses effets.
I. Dans le milieu politique. — Le mouvement pacifiste du XI' siècle en France et en Normandie; — la politique du roi, et des ducs normands : l'expansion du pouvoir royal, et l'affaiblissement de son autorité à l'ouest de la Francia ; — le rôle du roi et des ducs normands dans lés affaires ecclésiastiques : promotion aux évèchés et aux abbayes , le roi et les questions doctrinales.
I. Dans le milieu intellectuel. — a) Les hommes illustres. — Leur nombre plus grand qu'au X" siècle.
b) Les écoles. — Le relèvement des écoles en France et en Normandie; — les écoles nouvelles fondées à la suite de la réforme clunisienne ; — étendue et nature de leur influence. — Les écoles épiscopales ; leur riva- lité avec les écoles monastiques.
c) Les idées. — La formation des quatre tendances relatives à l'application de la philosophie à la théologie; — l'influence de Scot Érigène; ses causes; — le mouvement néo-platonicien; — lutte entre platoniciens et aristotéliciens; — le cinflit entre la philosophie et la théologie; — l'aboutissement de ces querelles dans saint Pierre Damien, S. Anselme et Bérenger.
in. Dans le milieu moral et religieux. — a) La nécessité d'une renais- sance dans le clergé séculier et régulier.
b) L'œuvre de la renaissance accomplie par les Papes, les évoques et les moines.
c) Les en"ets de la renaissaii:e. — Le double courant de dépression morale aboutissant à l'hérésie, et de relèvement moral ramenant l'Église à une meilleure réalisation du son idéal.
L'i:;.p3rtant mouvemeni théologique qui, pendant le XI^ sièclG, vivifia el passionna l'Eglise occidentale, et spé- cialement les province î du nord-ouest de la France, ne prend toute sa sig r.rication qu'à la lueur des événements et de l'état social qui lui donnèrent naissance. Hommes et idé3s portent toujours l'empreinte de leur milieu.
4 DURAND DE TROARX
Aussi, bien qu'il n'entre pas dans notre dessein de faire une analyse complète et détaillée ^ des faits et mœurs de cette époque — si intéressante par plus d'un côté, — croyons- nous utile de mettre en évidence ce qui, dans la France du XI^ siècle, est susceptible de projeter une lumière plus vive sur les idées et les luttes que nous aurons à étudier. C'est pourquoi nous soulignerons, au début de ces études, ce qui, du point de vue politique, intellectuel ou moral, a pu favoriser un renouveau théologique, provoquer des écarts de doctrine, susciter des défenseurs intrépides de l'orthodoxie catholique, et, sinon justifier, du moins expli- quer les attitudes et les procédés des adversaires.
L'époque de Robert le Pieux, a-t-on dit, est une époque « de foi et de renaissance -. » Le mot est exact, et peut éga- lement s'appliquer à tout le XI« siècle. La foi se manifeste, durant cette période, sous de multiples aspects : dans la politique, dans la culture intellectuelle, dans les produc- tions théologiques. On sent une sève vigoureuse dans les générations chrétiennes. Il y a vraiment une recrudescence d'effort religieux. Toutefois, il ne faudrait pas, pour autant, conclure que le XP siècle fait suite à de longues années de réaction, d'ignorance et de barbarie : c'est le contraire plutôt qui semble être la réalité.
Comme l'a très justement fait remarquer de Crozals ',
1. On peut, povir cette analyse se reporter à une foule d'ou\Tages, notamment à Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, (996-1031), Paris, 1885. — Domet de Vorges, Saint Anselme, Paris, 1901. — De Crozals, Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, Paris, 1877. — Febd. Chb. Baxxr, Die Christlich. Kirche des Mittelalters, ïubingen, 1861. — Henrich Bôhmer, Kirche und Staat in England und in der Normandie im 11 und 12 Jahrhutidert, Leipzig, 1899. — Bbucker, U Alsace et V Eglise au temps du pape saint Léon, Strasbourg-Paris, 1889. — Gfrôreb, Papst Gregor VII und sein Zeitalter, Schafîhausen, 1859. — Godefroid Kurth, Notger de Liège et la civilisation au X^ siècle, Paris, 1905. — A. Lcchatre, Leê premiers Capétiens, dans l'Histoire de France de M. Lavisse (Paris, 1901). — Leox Maître, Les écoles épiscopales et monastiques de l'Occi- dent, depuis Charlemagne jusqu'à Philippe-Auguste, Paris, 1866. — Raoey, Histoire de saint Anselme, 1890. — Scknttzer, Bcrrngar von Tourf, sein Leben und seine Lehre, Stuttgart, 1892. — Werxer, Gerbert von Aurillac, die Kirche und Wissenschaft seiner Zeit, Wien, 1878.
9. Cf. Pfister, Etudes..., p. 300.
3. Cf. de Crozals, Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, p. 17.
INTRODUCTION y
« on est quelquefois trop porté à confondre dans un dédain commun les deux siècles qui précèdent Charlemagne, et les deux siècles qui le suivent » ^ Déjà, et surtout au X^ siècle, de réelles et importantes réformes ont été accomplies au sein de l'Eglise, et, quand vient l'aurore du XI^, Robert le Pieux, qui règne alors sur la « Francia », est homme à entrer dans le mouvement, et à mettre son pouvoir, de mieux en mieux affermi, au service de l'Eglise et de la civilisation, pour continuer à réformer la société.
Dans ce mouvement de foi et de renaissance auquel il appartient, leXI^ siècle n'est donc pas au point de départ. Il n'est pas non plus au point d'arrivée, car nous sommes loin encore du XIII^ siècle. Il est avant tout une période de transition.
Or les périodes de transition, époques de travail et de réformes, sont en même temps des périodes de luttes et de divisions : sur les chemins de la vérité et du progrès, tous ne marchent pas d'une al'.ure égale. Aussi peut-on voir se dessi- ner deux courants dans les pays occidentaux : une ten- dance réformatrice qui tend à corriger les abus, et une tendance conservatrice qui résiste plus ou moins au chan- gement, à l'innovation. Elles ne tardent pas à être aux prises l'une et l'autre, et c'est l'origine de discordes et de dissensions.
Dès lors, on comprend l'attention qu'il faut apporter à suivre, dans le mouvement de transition du XI^ siècle, le double courant qui anime la vie du pays. C'est au milieu de ces courants, et des nuances qu'y ajoutent le caractère et le tempérament des individus, que se déroulent la vie et l'action de Durand de Troarn, la vie et l'action de Béren- ger. Si l'on n'en a pas suffisamment saisi le sens, on risque de ne pas saisir davantage la portée de certains actes, ou de certaines démarches de ces personnages.
11 importe donc de voir quelles sont, au XI^ siècle, les
1. « Si l'on veut déterminer le moment du plus grand affaiblissement de l'esprit humain depuis la chute de Rome, c'est au VII'' siècle qu'il faut le placer. Hallam (Hist. de la litt. de V Europe, t. I, trad. chap. I) a appelé ce siècle le Nadir de l'esprit humain en Europe, i De ( rozals, Lanfranc..., p. 17.
b DURA>D DE TROARN
tendances politiques, intellectuelles et morales qui régnent en France.
Du côté politique, on remarque d'abord une tendance à la paix.
Il semble que la première chose qui frappe l'historien aux X^ et XI^ siècles, c'est l'état permanent de guerre qui règne sur tous les pays, mais spécialement sur la France. « C'est une coutume innée chez les Francs, dit un auteur contemporain, de se livrer bien plus que les autres nations aux fureurs de la guerre ^ »
Quelle que fût l'issue des conflits à main armée, il se trou- vait toujours deux victimes, qui, pour être souvent étran- gères à ces luttes, n'en portaient pas moins lourdement les frais : ces deux victimes étaient l'Eglise et les paysans, dont les biens étaient pillés et ravagés. Pour eux, il n'y avait plus ni sécurité, ni tranquillité. « Les châteaux-forts étaient devenus de véritables repaires d'où s'élançaient les cheva- liers pour piller les terres d'Eglise, détrousser les paysans et les voyageurs. On ne s'aventurait pas sur les grands che- mins, sinon en armes, se tenant prêt à repousser toute
1. «Talis quippe consuetudo naturaliterinnata est regno Gallorum, ut, prseter ceteras nationes, velint exercere rabiem bellorum. » (Miracula sancti Adalhardi, livre I, ch. iv. — Mabillon, Act. SS. ordinia S. Bened., Sœc. IV, I, p. 361). Cela s'explique, en partie du moins par la survivance de l'ancien droit germanique de se faire justice à soi-même. Même après Charlemagne, ce droit n'avait pas encore complètement disparu. Ainsi deux seigneurs, à la fin du X<^ siècle, peuvent poursuivre par les armes des vengeances privées, et tous les hommes libres qui, près d'eux, forment le a seniorat n, doivent épouser la querelle de leur suzerain.
De plus, chaque seigneur se considère comme un souverain dans ses terres, et regarde le droit de faire la guerre à ses voisins comme vm pri\-i- lège inhérent à sa souveraineté. De là ce recours perpétuel aux armes, ces guerres privées, et ces guerres entre deux Etats souverains. (Voir sur ce point : Pfister, op. cit., p. 1G3). — Voir aussi comme exemple les riva- htés des Talvas et des Géroie ou Géré à travers le XI^ siècle, dans Oederic Vital (édit. Leprévost), Histoire ecclésiastique, t. II, p. ôl, 22, etc.
Si l'on veut se faire luie idée de la fréquence des grandes guerres entre comtes, on peut consulter avec profit les deux premiers chapitres de l'excellent ouvrage de M. Louis Hali'Hex, Le comté d'Anjou au XI^ siècle, Paris, 1906. Tout l'ouvrage est à lire, car, en somme, ce qui se passait en Anjou se passait ailleurs, et les mœurs de cette province portent la marque de leur temps.
INTRODUCTION 7
attaque '. » Le mal était grand, il fallait un remède. De là prit naissance un grand mouvement en faveur de la paix. Ce mouvement, on le rencontre dans tous les rangs de la société. Le roi lui-même ne s'en désintéresse pas, et fait des efforts pour ramener la tranquillité. On le voit, dans cer- taines circonstances, offrir sa médiation aux comtes ^.
Cependant, cette intervention royale était, il faut le reconnciître, souvent impossible ou inefTicace ; inefficace, parce que les seigneurs en guerre n'étaient pas accommo- dants ; impossible, parce que le manque de ressources maté- rielles ne permettait pas au roi d'imposer sa volonté, soit pour faire venir à son tribunal les délinquants, soit pour leur faire admettre ses décisions.
Seul, le roi fût resté impuissant.
L'Eglise, de son côté, n'était pas restée inactive. Déjà, s'adaptant à ce mouvement, elle l'avait appuyé de son autorité. Au X« siècle, quelques conciles avaient lancé l'anathème contre ceux qui pillaient les pauvres et l'Eglise, maltraitaient les clercs, ou détroussaient les voyageurs ^.
.1 Cf. Pfister, Op. cit., p. 161. — 11 faut poiirtant prendre garde aux exagérations. A consulter les textes ecclésiastiques de l'époque, on serait tenté de surenchérir. Mais les moines et les évêques contemporains qui stigmatisaient les abus ont pu faire des -tableaux très saisissants de la misère pour mieux convaincre les fidèles de la nécessité de la paix.
2. Ainsi, en 1013, à propos d'un différend entre Eude, comte de Blois et de Chartres, et Richard II, comte de Normandie, au sujet de la possession du comté de Dreux, le roi Robert, par son intervention, put mettre fin à la guerre. (Cf. Gtjillatjme de Jumièges, V. 10. Recueil des Hist. de France, X, 187-188).
On pourrait objecter que Robert fit cette démarche par vue poHtique plus que par amour de la paix. Sans doute, il faut tenir compte de la crainte d'ime nouvelle invasion normande, crainte légitime, en somme, puisque Richard appelait les Normands à son secours. Mais, d'autre part, Richard était l'allié de Robert. Il avait combattu à ses côtés en 999, au siège de Melun ; en 1003, dans la Bourgogne, où il lui prêtait l'appui d'ime armée de trente mille hommes ; en 1006, en Flandre, où il ravagea atrocement les environs d'Arras, et prit part au siège de Valenciennes. De plus, le comte de Normandie, vainqueur, cessait brusquement la guerre, bien que l'intervention royale se fît à son détriment. Il semble donc bien que, plus que la politique, le désir de la paix ait été efficace en cette afîaire
3. Citons, parmi les derniers conciles du X^ siècle, celui de Charroux, tenu en 988 ou 989, dans le comté de Poitiers (Labbe et Cossart. Con- cilia, IX, col. 733), celui de Narbonne en 990 (Catel, Mémoires sur les comtes de Toulouse, 779), celui d'Anse, dans le Lyonnais, (Mansi, Concilia, XIX, 90). Voir aussi Héfélé, Hist. des conciles, trad. Leclercq, t. IV, deuxième partie, note 2 de la page 966.
8 DURAND DE TROARÎi
Mais ces anathèmes n'eurent pas l'effet qu'on en atten- dait, et on comprit que les sentences de l'Eglise resteraient lettre morte, tant que les seigneurs ne jureraient pas par eux-mêmes de déposer les armes.
Ce fut l'origine des célèbres associations pour la paix de Dieu ^ Ces associations ou ligues se composaient des évêques, souvent des seigneurs d'une région, et aussi, ce qui est digne de remarque, des paysans. Tous les conjurés prêtaient le serment de paix 2, et si l'un d'eux violait son engagement, le droit de le punir appartenait aux autres.
On voit que cette manière d'agir pouvait déterminer un mouvement dans toutes les classes de la société, mouve- ment profond et universel. Aussi l'Eglise, en s'appuyant sur le peuple et les seigneurs, avait fait plus que le roi ^
Cependant, ce fut l'adhésion du roi lui-même à ces ligues qui en assura le succès, ou, au moins qui leur donna une orientation plus nette et plus ferme. Cette adhésion, dont on trouve les premières traces vers 1010-1011 ^, devint définitive en 1023 '% lorsque le roi souscrivit à la ligue de Warin de Beauvais et de Bérold de Soissons *.
1. Le mouvement partit d'Aquitaine. Vers 990 l'évêque du Puy réunit une grande assemblée de fidèles, après avoir pris l'assentiment de plusieurs prélats, et Ton forma la première ligue de la trêve de Dieu, de la " treuga <>.
2. Le serment prêté n'était pas partout le même. Les moyens employés par chaque ligue pouvaient lui être spéciaux. Voir les quatre espèces de ligues dans Pfistee, Etudes..., p. 165-166. Dans le même auteur, voir des text«s de serments, p. 166-171.
3. En 997 ou 998 à Limoges, le duc d'Aquitaine et les autres seigneurs se jurent réciproquement le pacte de paix. Vers l'an 1000, à Poitiers, vm concile, où siègent cinq évêques et douze abbés, décide que toute querelle née au sujet de biens ursupés, doit se terminer en justice.
4. H s'agit de la ligue qui se forma à Orléans. Tout en ayant des regrets qu'on eût choisi Orléans, ville excommuniée, comme lieu de réunion, Fulbert de Chartres s'en réjouit beaucoup : il composa à la suite une hymne en faveur de la paix. — Cf. Recueil des Historiens de France, X, 454. — MiGXE, P. L., CXLII, col. 349.
5. Entre 1010 et 1023, vers 1016, se tint à Verdun-sur-le-Doubs, une nouvelle assemblée où Hugue, évêque d'Auxerre et comte de Chalon, fait jurer le pacte à des évêques et à une fovde considérable de nobles et de paysans. — Historia episcoporum Antisaiodorensium, c. XLIX. — Recueil des Hist. de France, X, 152.
6. Cette ligue s'étendait à tout l'archevêché de Reims.
INTRODUCTION 9
A partir de ce moment, Robert semble prendre vraiment la tête du mouvement pacifiste \ et il réunit, dans presque toutes les parties de son royaume, des synodes, ou au moins, en autorise la réunion ^.
Sa mort même ne ralentit en aucune façon l'enthou- siasme, et on a pu dire qu'il n'y a plus de réunion d'évêques sans qu'on y proclame la paix ^. C'est ainsi qu'en Normandie la trêve de Dieu est proclamée aux conciles de Caen de 1041 et de 1061 ^
Il y avait donc, au XI® siècle, un courant d'opinion très marqué en faveur de la paix, et d'énergiques efforts furent dépensés pour la ramener dans le pays. Ces efforts ont-ils abouti ? Pas complètement, sans doute. Plus d'une fois
1. C'est alors que Robert caressa le rêve d'une paix vmiverselle. Ce n'est pas sans admiration pour ce généreux monarque, qu'on lit les lignes suivantes de M. Pfister : « La ligue n'avait proclamé la paix que dans l'archevêché de Reims, Robert rêvait une paix générale s'étendant à la chrétienté entière, et lui permettant d'accomplir la réforme de l'Eglise, que son ambition ^■oulait mener à bonne fin... Plus tard... il eut une entre- vue svu- les bords de la Meuse avec l'emijereur Henri II, en août 1023, pour s'entendre avec lui sur cette paix imiverselle, et sur les moyens de ramener l'ordre et la discipline dans l'Eglise, et les deux souverains déci- dèrent de se trouver, l'année suivante, à Pavie, avec le pape Benoît VIII, pour exécuter leur double projet. « Etudes..., p. 172.
2. C'est d'abord à Héry, dans le diocèse d'Auxerre, qu'il préside en 1024, un grand concile. Puis, sur la fin de son règne, il y eut des synodes en Bourgogne, aux paj-s de Dijon et de Beaune {Gesta episcoporum Antis- siodorcnsium, Rec. des Hist. de Fr. X, 172), il y en eut dans l'Aquitaine, à Poitiers, en 1026 (Giallia Christiana, II, instr. 331) ; en Roussillon, dans le camp de Tuluges (Labbe et Cossart, Concilia, IX, col. 1249) ; à Amiens en 1030.
3. En 1031 a lieu un concile de Limoges à l'occasion de la question de saint Martial. On y fait promettre aux seigneurs et au peuple de rester pacifiques. {Acta concil. Lemovicensis, Migne, P. L., cxLii, 1378).
4. On dit généralement au concile de 1001. Mais la convocation d'un concile avant cette date, où la paix a été jurée, nous est attestée par le Cartulaire de Préaux : « Hoc notimi sit omnibus tam prsesentibus quam futuris quod illo anno quo prius incœptum est concilium de pace apud t adimiun (sic) cvun corporibus sanctorum. invasit Bajocensis episcopus nomine Hugo terras Sancti Pétri Pratellensis... Unde valde commotus domnus abbas Gradulfus Fontanellensis monasterii. » Hugue II de Bayeux est mort en 1049 ; Gradulfe de Saint-Wandrille le 6 mars 1047. Il ne peut donc être ici question que du concile de 1041.
Leprévost (Ordcric Vital, II, 316), à qui nou.s empruntons le texte du cartulaire, remarque que les canons du concile de 1061 qui nous sont parvenus ne parlent pas de la trêve. Sans doute, mais ils ont trait à la tranquillité publique, et d'autre part, nous n'avons pas tous les canons. Par ceux que nous connaissons, il est légitmie, croyons-nous, d'inférer que la paix fut jurée également en 1061. — Voir les canons de 1061 dans Mansi, Concilia, t. XIX, p. 597-598.
lO DLRA^iD DE TROAUN
encore, moines et paysans eurent à se plaindre des exac- tions dont ils furent victimes \ Mais nous n'avons pas à le discuter ici. Ce qui nous importe, c'est l'existence même de ces efforts. Ils nous démontrent l'intensité de ce courant d'idées : l'on constate qu'il atteint tous les degrés de l'échelle sociale : le roi, les ducs, les comtes, les évêques, les moines, les paysans ; tous sont convoqués, et tous travaillent à la pacification du royaume. Avec la paix et la sécurité, on voit refleurir le travail manuel et intellectuel. Le travail manuel ose entreprendre des œuvres considérables, desti- nées à durer - : la plupart des grandes abbayes et plusieurs écoles épiscopales datent de cette époque. Et dans ces abbayes et ces écoles, peu à peu le labeur intellectuel tend à reprendre sa place d'honneur.
Ainsi la paix eut sa répercussion sur la mentalité des peuples. Quand on crut que, pour une bagatelle, les épées ne sortiraient plus aussi vite des fourreaux, on sentit grandir la confiance en l'avenir, l'on entreprit des travaux durables et de longue haleine, tant dans le domaine intellectuel que dans le domaine temporel. Il n'est donc pas étonnant que le Xle siècle ait vu surgir, en quelque sorte à la fois, après quel- ques années de paix, un certain nombre d'hommes de valeur.
1 . Pour prenflre deiax exemples parmi les milieux qui nous intéressent, citons d'abord ce passage des actes du concile de Reims (1049) : « Xotavit et Gozfridum Andegavensem usque ad SjTiodum futuram ilogimtiae, ibi excommunicandum, nisi relaxaret quem captum tenebat, domnum Gervasium qui tune eratprœsul sedis Cenomaniœ. > (Hardoitcst, Concilia, t. VI. pars I, p. 1007).
Citons aussi ce passage d'Orderic Vital concernant Troam et Robert de Bellême : « Hoc Sagienses et Troarnenses, hoc etiam attestantur Cenomanenses, C|ui per ejus ssevitiam et injustas exactiones fréquenter ira tristitiaque expalluere lugentes. .' Orderic Vital, Hist. cccles. III. 8. (Ed. Leprévost) III, 421. — Migxe. P. L., t. CLXXXVIII, col. 630.
On peut voir aussi les démêlés de Geoffroi Martel et de Geoffroy le Barbu avec l'autorité ecclésiastique dans Lttdwig Schwabe, Studien zur Geschichte des zweiten Adendmahlstreits (Inaugural-di.ssertation) Gothen, 1886; — ou dans Beochixg, Die franzosische Politik Papst Leo8 IX, Stuttgart, 1891. — Die Lossagung des Bischofs Eusebius von Angers von Berengar von Tours dans Deutsche Zeitschrift fiir Geschichtes- wissenschaft, t. V, 1891, P^ partie, p. 361-365 ; — ou encore Bishof, Eusebius Bruno von Angers und Berengar von Tours, ibid., t. XII, 1894- 189.5, 2e partie, p. 344-350.
2. Par exemple l'église de Jumièges : commencée en 1040, elle fut achevée en 1066, et consacrée en 1067. Cf. Rocer ^Martin du Gîard, L' abbaye de Jumièges, Montdidier, 1909, p. 31-32.
INTRODUCTION 11
Ce mouvement en faveur de la paix apparaît plutôt comme le résultat d'une action commune de l'Eglise, du peuple et des seigneurs, que comme le but direct et pre- mier de la politique royale.
Mais la royauté du XI^ siècle a, de son côté, en politique, des tendances propres, qui ne seront pas sans influence sur la marche des événements. Sous Robert le Pieux, et sous son fils Henri, l'un des principaux soucis de l'autorité est d'étendre le pouvoir royal ^ sur « l'Aquitania » et la « Bur- gundia », même au prix de sacrifices, subis ou consentis, relativement à la diminution de la puissance ducale du roi sur la « Francia » 2.
Cette politique, assez heureuse dans ses résultats du dehors, sous Robert le Pieux ^, ne devait pas avoir de lende- main, il est vrai. Après la mort de Robert, Henri, tout en restant fidèle à la même orientation, devait perdre les avantages obtenus à l'extérieur, sans regagner les conces- sions arrachées à son père à l'intérieur. Mais, au point de
1. On sait qu'au X^ siècle, le territoire soumis à l'autoi'ité du roi des Francs comprenait trois parties : la Francia, la Biirgundia, l'Aquitania. Chacune de ces parties théoriquement a\ait à sa tète un duc soumis au roi. Lorsque Hugues C'apet, duc de la Francia, devint roi, il ne renonça pas pour cela à son titre de dur, et ses successeurs, s'ils n'en prirent pas le titre, n'en eurent pas moins l'intention d'en exercer l'autorité. — Cf. Recueil des histor. de France, X, 75, n° 9. — Pektz, Monumenta Germaniœ historica. Script., III, 402.
2. La Francia comprenait tous les pays situés entre l'Escaut et la Loire, et même dépassait ce fleuve vers le sud. Le roi exerçait sur la Francia à la fois le pouvoir ducal et le pouvoir royal, et sur l'Aquitania et la Burgxmdia l'autorité royale seulement.
3. Les résultats furent plus sérieux en Bourgogne qu'en Aquitaine. Ce dernier duché n'offrant pas d'intérêt spécial pour cette étude, conten- tons-nous de mentionner plusieurs interventions de Robert en faveur du duc Guillaume V, — interventions qui enchaînent le duc de plus en plus au roi, — et surtout le long pèlerinage accompli par le pieux monar- que, vers 1031, dans le midi, et an cours duquel il tint probablement un parlement à Toulouse. (Cf. Pfi.*;'tf.r. op. cit., p. 294, note).
En Bourgogne les circonstances étaient plus favorables. Le duché se trouvait à l'avènement de Robert entre les mains d'Henri, frère de Hugues Capet. Henri mourut sans enfants légitimes ; Robert réclama l'héritage, et lutta pendant quatorze ans pour le posséder. En 1016 il en finit la con- quête. N'osant encore le prendre pour lui-même, il le donna, pour sauver les apparences, à son fils Henri, mais en réalité il fut bel et bien le véri- table chef du duché. En 1027, il osa supprimer le titre de duc de Bour- gogne, et eut, dès lors jusqu'à la fin de son règne, des droits analogues sur la Francia et sur la Burgundia.
12 DURAND DE TROARN
vue du mouvement général des esprits, un double résultat, — et immense, — était dès maintenant acquis.
D'une part, au dehors, l'activité royale se porte au-delà des frontières du domaine propre du roi. Si, théoriquement, cette mainmise du pouvoir royal sur les duchés semble, de sa nature, indifférente au développement intellectuel, il n'en va pas de même dans la réalité. Maître de la Bour- gogne, Robert prenait Cluny sous sa protection, et, de ce fait, la grande réforme entreprise par les moines de cette abbaye, trouve un point d'appui dans l'autorité royale, en même temps qu'une plus grande facilité d'expansion.
D'autre part, à l'intérieur, on assiste à l'affaiblissement du roi en Francia. C'est de l'Ouest et du Nord-Ouest que lui sont venus les plus rudes coups ; et, comme cette contrée va être le centre des luttes intellectuelles, il convient d'ap- porter aux événements dont elle a été le théâtre une atten- tion spéciale.
Par suite de mariages et d'alliances, se sont formés de grands groupes féodaux ; et certains seigneurs réunissent entre leurs mains un assez grand nombre de comtés ^ Par exemple, la Normandie, depuis le traité de Saint-Clair- sur-Epte, jouissait déjà d'une grande indépendance. Le roi ne reconnaissait pas encore comme ducs les comtes de Normandie, mais nous voyons Richard II prendre lui- même ce titre ^
1. Les comtes de Rennes établissent leur souveraineté sur la Bretagne ; Geoffroi s'appelle le premier, duc de Bretagne, et en exerce toutes les prérogatives.
2. « Ad me, quiniincupor Richardus, felicissimi comitis Richardi filius, dicorque gratia summse individuseque Trinitatis Deificse Normannorum, licet indignus, dux et patricius. » {Gallia Christiana,'Kl. instrum, 284.) Cette charte est datée de 1015. Un an plus tard, le pape, dans un diplôme adressé à Richard II, daté « octavo calendas januarii, indictione XV », s'adressait ainsi au nouveau duc : « Benedictus, episcopus ser\'us servo- rum Dei, dilecto in Domino filio Richarde, gratia Dei illustrissimo comiti, quem apostolica auctoritas ducem Normannorum ex hoc jam appellari constituit, salutem carissimam cum benedictione apostolica. » (Diplôme publié dans les Bulles inédites de Benoît VIII par les Analecta juria pon- tificii (1868) n'' mai-juin, col. 321). (L'éditeiir ajoute en note : « On voit pax là que le titre de duc de Normandie fut conféré par le Pape. » Disons
« confirmé », car Richard II l'avait pris lui-même. )
Il est notable aussi que la puissance de Richard se fortifie par son ma- riage avec la sœur de Geofïroi comte de Bretagne, lequel en retoiir épouse la sœur du comte de Normandie.
INTRODUCTION l3
En Anjou \ dans le comté d'Amiens, et en Flandre, des faits analogues se produisent. La Francia se resserre ; il y a de ce côté grand affaiblissement du pouvoir ducal du roi de France.
Et ce qui est plus étrange, c'est que le roi lui-même se fait l'auxiliaire de ses seigneurs, et l'instrument de son propre affaiblissement, Henri P'" ^ et Philippe I^'" ^ augmentent encore la part des comtes normands. C'est ainsi qu'au nord- ouest de la France, la Normandie devient une puissance.
Qu'en résulte-t-il ? Il en résulte que bientôt elle ne tarde pas à attirer à elle tous ceux qui, pour quelque raison, sont mécontents du roi. On s'explique dès lors l'attitude de Bérenger, lorsqu'il sollicitera l'appui de Guillaume de pré- férence à l'appui du monarque.
Puis, comme peu à peu le renom du duc de Normandie s'étend au loin, cette province devient bientôt un centre d'attraction pour les étrangers, désireux de s'attacher à la fortune de ces vainqueurs, d'ailleurs pleins de munificence pour l'Eglise et les lettres. On cesse de les considérer comme des barbares ; on ne les craint plus, et l'on accourt leur demander protection pour la science, les arts et la civilisa- tion *. Sous cette poussée, les grandes écoles de Reims, la
1. Le comte Foiilque Narra s'annexe le comté de Vendôme (1016). (Voir Halphen, op. cit., p. 33-36). — Son fils Geoffroi Martel s'empare de Tours, (1044). (Ibid. p. 45-48). — Les comtes du Mans deviennent les alliés de l'Anjou.
2. Robert le Diable, ayant secouru le roi contre sa mère, reçut en retour « Pontoise, Chaumont et le Weulguesin français, dont Français eurent moult grant déplaisir. » {Rec. des Hist. de Fr., XI, 324. — Cf. Orderic Vitai>, dans le tome XI du même Recueil, p. 248.) Sans doute ces provinces n'étaient pas du domaine direct, et le roi ne donnait que la suzeraineté. Mais l'autorité ducale d'Henri n'en disparaissait pas moins, et, avec elle, une partie de son autorité morale.
3. Philippe I^r céda la suzeraineté de la seigneurie de Bell me. ( Rec. des Hist. de Fr., XI, 576).
4. On peut même dégager de quelques faits l'évolution de l'opinion sur la Normandie : A la première tentative de réforme des abbayes nor- mandes, quand Richard I'^'' et !Mayeul, abbé de Cluny, ne purent s'enten- dre, celui-ci se plaignit en Bourgogne de la barbarie des Normands. Mais peu à peu l'esprit de ces barbares s'assouplit et se dompte ; il devient apte à la culture. Dès le règne de Richard II, des savants grecs et armé- niens, attirés par les lil)éralités du prince, font plusieurs fois le voyage de Normandie. (Cf. jMabillon, Acta, t. VIII, p. 374. — De Crozals, Lcn- franc..., p. 26).
Peut-être ce renom se répandait-il grâce aux largesses magnifiques de
l4 DURAND DE TROAI\N
gloire de la Francia au X^ siècle, virent leur étoile pâlir, au XI®, devant les écoles de Normandie et d'Anjou. Le rôle prépondérant que prennent les ducs normands attire au Nord-Ouest les énergies physiques et intellectuelles de la nation. Ainsi la politique des rois et leur affaiblissement en Francia ont leur répercussion sur le mouvement d'idées du XI^ siècle. Ce mouvement se développe en Normandie, parce qu'il se trouve dans ce pays des princes puissants, aux largesses faciles, qui attirent les savants, leur rendent la tâche aisée, et leur procurent toute la sécurité désirable.
Au point de vue civil, les ducs et les comtes empiètent sur l'autorité du roi. Ils y empiètent également au point de vue de la politique ecclésiastique, si l'on peut ainsi dire, et cette incursion ne se fait pas sans des conséquences notables.
On sait que le roi intervenait en particulier dans l'élec- tion des évêques et des abbés. Quand un candidat était évêque désigné, c'est-à-dire élu par ce qui restait du suffrage des fidèles S l'élection devait être ratifiée ou confirmée par l'autorité royale. Tel était le principe, le droit. Mais déjà la pratique avait porté une atteinte profonde à la règle ^.
Richard II et de Richard III, soutenant de leurs dons un grand nombre de p lerinages en Terre-Sainte. (Raoul Olaber, I, 5). D'ailleurs, il ne faut perdre de vue ni le remarquable caractère d'expansion de cette race normande, ni les réelles qualités d'organisateurs de ces barbares. « Les nouveaux maîtres (de la Neustrie), dit M. Molinier, étaient gens actifs et pratiques, et, une fois devenus chrétiens, une fois fondus dans l'ancienne population, ils témoignent de réelles qualités d'organisateurs. Entre- prenants et aventureux, sans jamais perdre le sens de la réalité, les Nor- mands vont faire de l'ancienne Neustrie une des provinces les plus pros- pères de la France ; bien plus, ils essaiment partout, conquièrent l'Angle- terre saxonne, enlèvent le sud de l'Italie et la Sicile aux Grecs, a\ix Lom- bards et aux Sarrasins, enfin vont fonder en Orient la principauté d'An- tioche. » (Molinier, Les sources de V Histoire de France, t. I, p. 46-47.)
1. D'abord le peuple prenait part à l'élection, puis peu à peu, les grands seigneui'S seuls eurent un rôle dans le choix de l'évêque. De même le bas clergé fut éliminé et représenté par le collège des chanoines. L'élection seule semble cependant jusqu'à un certain point subsister en partie, et dans certaines contrées. Pour toutes ces questions, voir : Imbabt de la Tour, Les élections épiscopales dans V Eglise de France du IX^ au XII^ siè- cle, Paris, 1890. — Pfister, Etudes,... p. 182-186. — Luchaire, Histoire des institutions monarchiques de la France, t. II, p. 72-73.
2. Ce qui faisait dire à Bérenger : « Novi enim nostrorum temporum episcopos et abates, teque nosse incertus esse non possum, rem omnibus indissimLilabilem loquor, quam ullae urbes hoc tempore, ecclesiastica institutione episcopos accipiant. (De sacra cœna lib. posteri r, p. 63.)
INTRODUCTIO?( l5
De fait, à l'époque qui nous occupe, 1° le roi nommait direc- tement ou confirmait l'élu, et z» la juridiction royale sur les évêchés ne s'étendait pas à tout le territoire : le souve- rain avait donné le droit d'élection à quelques-uns de ses seigneurs, ou les comtes l'avaient usurpé eux-mêmes ^
En Normandie spécialement, le droit royal n'existait plus depuis la conquête. Le roi avait-il abandonné formel- lement son pouvoir religieux, ou cet abandon avait-il été tacitement compris dans le traité de Saint-Clair-sur-Epte ? On ne sait. Ce qui est certain, c'est que ce droit des comtes normands était fort ancien : il remontait à la première moitié du X^ siècle ^ Et au XP, nous voyons les comtes disposer à leur gré de l'archevêché de Rouen, et des évêchés qui en dépendent.
Entrons dans quelques détails : Guillaume Longue-Epée donna le siège archiépiscopal à un moine de Saint-Denys, Hugue II ^ Richard I^^ à son fds Robert. Plus tard, Mauger, fds de Richard II * obtint ce siège, et, lorsqu'il fut tombé en disgrâce, à cause de sa révolte contre Guillaume, celui-ci le fit déposer, et nomma à sa place Maurille ^ Après la mort de Maurille, Jean, évêque d'Avranches, fut également transféré par Guillaume (1067).
Ce dernier exemple nous montre déjà que le siège d'Avranches relevait aussi du duc de Normandie, et, en effet, nous savons que ce Jean, fils de Raoul, comte de Bayeux, avait été nommé évêque par Guillaume en 1061 ®.
1. D'après M. Pfister, dans la Francia, Reims, Laon, Beauvais, Sentis, Xoyon, Tournai, Paris, Orléans, Chartres, Meaux et le Mans (sous Robert le Pieux seulement) relevaient certainement du roi, mais il n'en était pas partout ainsi.
2. Cf. Imbart de la Toxjr, op. cit., p. 273.
3. Recueil des hist. de France, X, 470. — Mabillon, Vetera analecta. Acta archiepiacoporum Rothomagensium, p. 223.
4. Cf. Chronicon Fontanelleuse, apud d'Achery, Spicil, t. II, p. 288.
5. « Protervum quoque Prsesulem, qui nec Deo devotus, nec mihi fidus erat, de pontificali sede per decretum Papae deposui, et Maurilium vene- rabilem caenobitam, quem mihi Deus de Florentia civitato Italiœ transmi- serat, : lopo ejus subrogavi.» — Cf. Orderic Vital, Hiat. Eccl. Pars III, lib. vu, (Ed. Leprévost), t. III, p. 23 . — (Migne,P.L., t. CLXXXVI I, col. 545). — Bessin, Concil. Rotkom., p. 4G. — IVIansi, XIX, p. 840.
6. Cf. Orderic Vital, Ub. IV. Leprévost, II, 121, 170, 374. (Migne, t. CLXXXVIII, c. 308. — Ra ul, comte de Bayeux, était le frère utérin de Richard II. (Cf. O. Vital, ihid.)
10 DURAIVD DE TROARN
Il en était de même pour les autres évêchés. A Bayeux, en 1049-1050, Guillaume nomme son frère Eude de Gonteville, qui devait, par la suite, jouer un rôle politique considé- rable \ Et quand Eude est mort, Guillaume le Roux nomme Turold, qui ne peut prendre possession de son siège, et, après sept ans d'inutiles réclamations, devra donner sa démission *.
A Evreux, à la mort de l'évêque Guillaume, le duc de Normandie désigne son chapelain Baudoin ^ ; à Lisieux, Hugue, fils de Guillaume, comte d'Eu, obtient, dès sa jeu- nesse, l'évêché^; à Séez, nous verrons en 1103, Robert Gourte-Heuse donner l'évêché à Robert de Bellême, et sans doute avec lui le droit d'élection que le duc de Nor- mandie avait certainement au XI^ siècle '\ Pour Goutances, il en était vraisemblablement de même, mais nous n'avons pu trouver de preuve positive. Dans tous ces cas, le duc agit avec un pouvoir discrétionnaire ®, il nomme, et le clergé reconnaît le choix '. D'autres fois, le duc autorise l'élection et la confirme. A la mort de Maurille à Rouen (1067), l'Eglise choisit Lanfranc pour lui succéder ; le duc
1. Guillaume de JmiiÈGES, VII, 17, c Dux prscdictum episcopatum Odoni fratri suo commendavit. » — Op.deric Vital, VIII (Leprévost III, 263.) (Migne, CLXXXVIII, col. 559). « Inadolescentia, pro germanitate ducis datus ei Bajocensis praesulatiis. »
2. « Rex Guillelmus... Turoldo... episcopatum dédit.» OsD. Vital, t. IV, p. 18 {P. L., col. 724). Ce Turold était Turold d'Envermeu, frère de Hugue d'Envermeu, lequel avait donné au Bec le prieuré de Saint-Laurent d'Envermeu (arrondissement de Dieppe, Seine-Inférieure). Xous ne voyons pas pourquoi certains auteurs en ont fait un Anglais.
3. Orderic Vital, lib. IV, t. ii, 214 (P. L., col. 328).
4. Orderic Vital, lib. III, t. ii, 39, 71 (P. L., col. 244).
5. Orderic Vital, lib. XI, t. iv, 162-163. (P. L., col. 788).
6. Voir encore la proposition de l'évêché du Mans, faite à Sanson de Bayeux. O. Vital, lib. IV, t. ii, 249, (P. L., col. 346).
7. Orderic Vital nous a laissé un résumé des formalités employées, lorsqu'il nous raconte qu'à la mort d'un évèque, <t le prince, préoccupé de sa succession, envoyait des délégués à l'église vacante, faisait faire un inventaire de tous les biens de cette église, de peur que les profanes ne la pillassent, sous prétexte de les protéger. Ensuite, il réunissait les évêques, les abbés, et d'autres sages conseillers, et s'enquérait auprès d'eux de celui qu'ils jugeaient le plus digne, le plus capable de gouverner une église de Dieu, par sa science des affaires temporelles ou spirituelles. Puis le roi mettait à la tête de l'évêché ou de l'abbaye celui que l'assemblée de ces sages avait choisi pour les qualités de sa conduite, et la sagesse de son esprit, i
INTRODUCTION 1"]
approuve ^ De même à Avranches, lorsque l'évêque Jean fut transféré au siège de Rouen, son successeur Michel fut légalement élu ^
Et ce qui avait lieu pour l'élection des évêques, avait lieu également pour l'élection des abbés. Il y eut en France des abbayes royales, et des abbayes seigneuriales. En Nor- mandie, le duc nommait les abbés de sa province. L'exem- ple de Lanfranc, abbé de Saint-Etienne de Caen, nous est bien connu ^ ; ceux de Durand de Troarn, de Gerbert de Saint-Wandrille, de saint Anselme du Bec ne sont pas moins certains *, et l'on voit que Guillaume exerça son autorité de même façon sur les abbés et sur les évêques.
Or cette situation ne pouvait manquer d'avoir une influence sur la vie de l'Eglise. 11 suffit de l'envisager un instant pour se rendre compte de ses inconvénients et de ses avantages.
Ces nominations, en effet, attachaient à la personne des princes les prélats qu'ils appelaient aux honneurs ; et cela d'autant plus facilement qu'en politiques avisés, ils cher- chaient d'abord à installer sur les sièges épiscopaux les membres de leur famille '" ou leurs créatures.
1. « Post mortem antistitis sui, Rothomagensis Ecclesia Lanfrancum Cadomensem abbatem sibi prassulem elegit, et rex Guillelmus ciini opti- matibus suis, omnique populo libentissime concessit . > — Okd. Vital, lib. IV, t. II, p. 170 (P. L., col. 308).
2. « In loco ejus Michael, natione italiens..., ad culmen Abrineatensis episcopatus electione légitima est promotus. - (Ibid, t. II, p. 171). A Rouen, en 1079, à la mort de Jean, c'est encore par une élection que l'abbé de Saint-Etienne de Caen, Guillaume, est promu à l'archevêché : Defuncto lohan e metropolitano, Guillelmus, Cadomensis abbas, canonice electus est. — Ord. Vital, lib. V, t. ii, p. 313.
3. " Dux domnum Lanfrancum Beccensium priorem coram se adesse imperavit, eique abbatiam quam ipse dux in honore s. Stephani proto- martyris apud Cadomum honorabiliter fundaverat, commendavit. » O. Vital, 1. III, t. ii, p. 126. (P. L., col. 286-287.)
4. «...Quantum in me fuit, omnium dignissimo Ecclesiae regimon com- mendavi. Hoc nimirum probari potest veraciter in Lanfranco Cantuarien- sium archiprsesule, hoc in An.selmo Beccensium abbate, hoc in Gerberto Fontanelle se, et Durando Troarnense et in aliis multis regni mei docto- ribus..O. Vital, lib. VII, t. m, p. 240. (P. L., col. 548). Pour les abbés, l'investiture se faisait par la remise du « baculus ».
5. « Le duc Richard établit à Rouen en 989 son fils Robert. Ses deux neveux Hiigue et Jean, fîLs de son frère utérin Raoul d'Ivry, deviennent l'un, évoque de Bayeux, l'autre, évoque d'Avranclies ; son petit-fils Hugue, fils de son bâtard Guillaume, comte d'Eu, obtient dès sa jeunesse
HEURTEVENT. — DURAND OE TROAIl.S. 2
l8 DURAND DE TROAR?J
C'était un avantage politique incontestable. Mais pour l'Eglise c'était un grand danger, et, disons-le, ce fut un dommage. Les évêchés, devenus l'apanage des puissantes maisons, eurent parfois pour titulaires des prélats n'ayant aucun souci des intérêts religieux, ni de leur dignité per- sonnelle. Les sièges épiscopaux furent l'objet de nombreuses intrigues, et l'on vit régner une honteuse simonie ^
La liberté de l'Eglise elle-même se trouva mise enjeu ^. Les abus de l'organisation féodale de l'Eglise en France la jetèrent dans une misère morale tellement grande, qu'une réforme urgente s'imposa, et provoqua une renais- sance ^.
En Normandie, toutefois, il y eut, à côté d'inconvénients, de grands avantages. Les ducs, plus ardents, plus forts, plus brillants, d'allure plus conquérante que leurs voisins, et
l'évêché de Lisieux. Le fils de Richard II, Mauger, aura en 1037 l'arche- vêché de Rouen ; le demi-frère de Guillaume le Conquérant, Eude, l'évê- ché de Bayeux. » Imbaet de i^ Totte, Elections épiscopales..., p. 360.
1. Au concile de Rouen de 1048, tenu sous la présidence de l'archevêque ilauger assisté de ses deux suffragants Hugue d'Evreux et Robert de Coutanees, voici en quels termes on stigmatisait les évoques coupables : « Ut illa perniciosa consuetudo, et inexplebilis avaritiae corruptela funditus eradicetur, qua multos perniciosa munera undecumque coUegisse audi- vimus, quibus principem regni et familiares ejus corrimapere valeant, ut ad episcopatus honorem valeant pervenire. Quod nulla quidem humili- tat«, sed ambitiosa dominatione fieri non dubium est. Unde hanc pestem a finibus Ecclesise repeUendam judicamus ; ne gratiam sancti spiritus vàlis mercatuTîe compendiis appretiabilem facere videamur. (Canon H.) — Mansi, XIX, col. 752.
2. Voir dans Oed. Vital, t. Il, p. 82 (P. L., col. 266) comment Guil- laume impose de force Osbeme, prieur de CormeUles, comme abbé aux moines de Saint -Evroul.
3. Voici comment M. Vacandard dépeint les abus en Languedoc : a On ne saurait croire jusqu'où les comtes et les barons polissaient, au X^ et au XP siècle leurs prétentions sur les évêchés et les abbayes. Usant du droit absolu de propriété, ils transmettaient à leurs héritiers les revenus des églises rurales, et jusqu'aux droits épiscopaux. H n'est pas rare de voir un domaine ecclésiastique partagé ainsi entre deux, trois ou quatre mem- bres d'une même famille. Le droit aux élections cléricales, 1' kctio, fai- sait partie de ces biens estimables à prix d'argent. En 1037, par exemple, le comte Pons offre en douaire à sa femme Majore le c donum de episcopo Albiensi )-. L'année suivante, la survivance de l'évêché d'Alby est vendue à un certain Guillaume qui n'est même pas qualifié de clerc ; et les deniers payés par lui sont partagés entre le comte de Toulouse, suzerain médiat, et le vicomte d'Alby suzerain direct... Faut-il rappeler que l'archevêché de Xarbonne échut de la même façon au fils du comte de Cerdagne, alors âgé de dix ans ? « — Origines de l'hérésie albigeoise. — Re\'ue des ques- tions historiques, t. LV, p. 66.
INTRODUCTION I9
surtout que le roi de France S attirèrent près d'eux des caractères énergiques, et des intelligences vigou- reuses. Faibles dans leur choix par certains côtés peut-être, souvent ils surent mettre dans les postes éminents des hommes capables de diriger le clergé régulier et séculier. Dans l'ensemble il y eut nombre de choix heureux.
De plus, loin d'entraver l'action du clergé, les ducs la soutinrent. Il y eut union entre les princes temporels et les réformateurs religieux. D'où la réforme fut plus florissante que dans le reste du royaume -.
Avec un clergé renouvelé par la réforme clunisienne, avec l'accord complet du duc de Normandie et de ce clergé, la renaissance allait pouvoir fleurir.
Ne soyons pas injustes cependant. Le roi joue encore ua rôle appréciable, par son intervention dans certaines ques- tions d'ordre spirituel. Par son immixtion dans les questions d'ordre doctrinal, il assura le triomphe de la cause à laquelle il donna son appui. Si Cluny se montra d'abord réservé vis-à-vis de Robert, celui-ci ne s'en montra pas moins à son égard grandement favorable, et ainsi fut fortifiée l'au- torité papale.
D'autre part, quand sous son règne, une nouvelle hérésie manichéenne se montre à Orléans ; quand, de sa propre autorité — et non en vertu des commandements de
1. La guerre de Guillaume contre le roi Henri, Mauger, le comte de Talou et le comte de Ponthieu le prouve. Cf. O. Vital, lib. VII, t. m, p. 232, ss. (P. L., col. 545, ss.)
2. Le roi de France avait au contraire par sa politique contribué à arrêter un instant la renaissance intellectuelle et morale. Voulant s'agran- dir en Bourgogne, il avait dû s'emparer des monastères et en piller quel- ques-uns. La conquête laissa des traces d'inimitié entre les moines et l'au- torité royale. Sans doute, Robert répara les désastres, sans doute il put de nouveau se concilier Cluny, mais l'élan était paralysé pour un moment. Robert se vit forcé d'élever à l'épiscopat des hommes sans condition, ce qui, dans les mœurs du temps, et la féodalisation générale de l'époque, nuisit à leur crédit ! (Voir détails dans Pfister, Études... ch. IV). Pen dant ce temps, la Normandie progressait. — L'inter\ention du roi dans les élections épiscopales montra aussi souvent un pouvoir soucieux de politique, ménageant les camps ennemis, ou cherchant à s'imposer. En Normandie, cette lutte n'existe pas. Le duc est bien affermi dans son pou- voir, il est tout puissant, il fait agréer et révoquer au besoin ceux qui lui sont nécessaires ou nuisibles.
30 DURAND DE TROARN
l'Eglise, ou des canons des Conciles ' , — pour la première fois, il fait monter des hérétiques sur le bûcher, il frappe très vivement les esprits, et leur montre la nécessité d'une réforme. Son rôle aussi est considérable, lorsque pendant la controverse bérengarienne, il interviendra par la réunion d'un concile tenu à Paris, et emprisonnera l'archidiacre de Tours.
Quelque jugement que l'on porte sur l'opportunité et la valeur de ces actes, on ne saurait nier leur influence sur la formation d'une mentalité. Ils font naître l'ardeur des convictions, et entretiennent une féconde émulation.
L'analyse de l'état pohtique de la France nous permet de faire plusieurs constatations. Un mouvement général se produit en faveur de la paix, mouvement dans lequel les forces intellectuelles et morales tendent à prendre le pas sur la force brutale. Le roi, les seigneurs et l'Eglise favorisent ce mouvement. Mais il aura une vigueur d'autant plus grande que le prince temporel sera puissant et fort. Or les ducs de Normandie apparaissent puissants et libéraux. Ils ont dans la main tous les chefs du clergé, et, en échange d'une fidélité et d'une soumission absolues, ils leur accordent une protection efTicace, plus efficace même que celle du roi de France. D'où, en Normandie, et là où rayonne son influence, le mouvement intellectuel apparaît plus marqué qu'ailleurs. C'est ce mouvement intellectuel qu'il nous faut maintenant suivre à travers le XI^ siècle.
Pour le distinguer, le comprendre et l'approfondir, il faut voir quels furent les hommes, les écoles et les idées qui illustrèrent cette époque.
Les hommes marquants sont certes plus nombreux que ceux du siècle précédent : Gerbert vit encore après l'an
' . L'Eglise au contraire protesta, au jnoins sous Henri I^"", contre les persécutions des hérétiques, Wason, évêque de Liège écrivit au roi : « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa repentance et sa \'ie ; il ne se hùte pas de juger ; il attend avec patience ; les évêques doivent imiter l'exemple du Sauveur, qui a été doux et humble de cœiu-, et qui a supporté, sans se venger, les outrages de ses ennemis. » Cf. Anselme, Gesta episcoporum Leodiensium, c. 63 (Cité par Pfister, Etudes..., p. .336).
INTRODUCTION 21
mille ^ ; Fulbert, son disciple, occupe le siège de Chartres en 1006 '^, Abbon de Fleury est de la même époque ^ ; il a pour disciple Aimoin * et Helgaud. Herbert Bernelinus, Leutheric, archevêque de Sens, et le fastueux Adalbéron, futur évêque de Laon, sont la gloire de l'école de Reims. Sans prétendre donner une nomenclature complète, ni éta- blir un ordre de mérite entre les hommes remarquables dont les œuvres ne sont pas tombées dans l'oubli, on peut citer les noms du grammairien Vilgard '% de Baudry de Bourgueil, de Leuthard, l'iconoclaste de Châlons. Puis au milieu, et vers la fin du siècle viendront l'évêque Dreu de Paris, Adelmann, Hugue de Langres, Durand de Troarn, Lanfranc *, Guitmond, Deoduin de Liège, Ascelin de Chartres, Auger, tous connus par leur lutte contre
1. Sur Gerbert, consulter : Rol. Allen : Qerhert, Pope Silvester II dans The English historioal review, (1829, n'^ 28, p. 625-668). — HocK, Gerbert oder Papst Silvester II, Wien 1837 ; cet ou\Tage a été traduit en français par Axinger : Histoire du Pape Sylvestre II et son siècle, Paris 1842. (Le traducteur a ajouté des notes à l'ouvrage de Hock.) — Lausser, Oerbert, étude historique sur le X^ siècle, dans la Revue des questions his- toriques, t. I, p. 620 et à Aurillac, 1866. — Olleris, Œuvres de Gerbert, Clermont et Paris, 1867. — Werner, Gerbert von Aurillac, die Kirche und Wissenschaft seiner Zeit. Wien 1878. — F. Picavet, Gerbert, un pape phi- losophe. Paris 1898. — A un autre point de vue, voir aussi J. Lair, Etudes critiques sur divers textes du X^ et XI*^ siècle. T. I, Paris 1899. — Dom H. Leclercq dans son édition de V Histoire des conciles d'Héfélé donne p. 867 et ss. du tome IV, 2<' partie, une bibliographie très étendue sur Ger- bert.
2. Cf. Pfister, De vita et operibu-s Fulberti, (1880). — Clerval, Les écoles de Chartres, au moyen âge, (du V^ au XVI^ siècle). Paris, 1895.
3. Cf. Aimoin, Vita A bonis (Mahillon, Act. ^S ord. Bc? ., Sœc. VI, ». 1, p. 37, 58). — Pardiac, Histoire de saint Abbon, Paris 1872. — Dom U. Berlière, Article Abbon, dans Dictionn. d'hist. et de géogr. ecclésiastique de Mgr. Baudrillart.
4. C . Art. Aimoin, dans le même dictionnaire.
5. Raoul Giaber, Chronic, lib. Il, chap. xii.
6. Cf. MiLON Crispin, Vita Lanf ranci, (Jligne, P. L., t. CL, col. 19-58). — De Crozals, Lanfranc,... sa vie, son enseignement, sa politique, Paris 1877. — Charma, Lanfranc, Notice biographique, littéraire et philosophi- que, Paris 1849. — Ltebermann, Lanfranc and the antipope, dans Ana- lecta Bollandiana, t. XXI, p 107-108, Bruxelles, 1902. — Elie Longue- mare, L'Eglise et la conquête de r Angleterre, Lanfranc, moine bénédictin, conseiller politique de Guillaume le Conquérant, Caen 1902. — Boehmer, Die Fàlschungen Erzb. Lanfranks von Canter -t , Leipzig, 1902. — Endres, Lanfranks Verhaltniss zur Dialektik, dans le Katholik, 1902, t. I, p. 215-232. — Chanoine Porék, Histoire de l'abbaye du Bec. — Fr. Novati, La renaissance des lettres au X/*" siècle, (Mémoire lu le !«' avril 1910 à l'Académie des inscriptions et belles-lettres .
22 DURAND DE TROARN
Bérenger ^ Enfin, la liste est complétée par les noms de saint Anselme ^ et de Pierre Damien ^
L'élan, on le voit, est donné, et en Normandie spéciale- ment fleuriront de plus en plus des savants, des érudits, notamment les historiens normands du XII^ siècle que nous consultons aujourd'hui avec tant de profit.
Inutile d'insister sur ce point. Nous avons donné des hommes notables une liste incomplète, mais néanmoins suggestive. A tout prendre d'ailleurs, les hommes remar- quables ne sont jamais qu'une exception. Aussi, pour se rendre un compte exact de la vie intellectuelle d'un temps, faut-il pousser plus loin l'investigation et envisager les institutions qui forment les personnages éminents.
1. De Roye, VitU; hœresis, pœnitentia Berengarii, Angers 1656. — Lessing, Berengarius Turonensis, oder Ankundigung eines icichtigen Werkes desselben von Ootthold Ephraitn Lessing, Braimschvveig, 1770. — Neander-Vischer, Berengarii Turonensis guce supersunt tam édita quam inedita typis cxpressa, modérante Auguste Neandro, tom. I. Berengarii Turonensis de sacra cœna adveraus Lanfrancum liber posterior e codice Guelferhytano primum ediderunt A. F. et F. Th. Vischer, Berlin, 1834. — SuDENDORF, Berengar von Tours, eine Samrnlung ihn betreffender Briefe. Hambourg, 1850. — Camille ■Maffre, Histoi e r,opulai: e des réforma- ■ eu s : ré-enge'-, 1861. — Leh^iann. Berengarii Turonensis vitœ ex fon tibus haustœ pars prima. Ro.stochi, 1870. — Bishop, Unedirte Briefe zur Oeschichte Berengar von Tours, dans l'Historisches Jahrbuch du Gôrres Gesellsehaft, t. I, 1880, p. 272-280. — Faivre (Emmanuel), La question de l'autorité au Moyen Age : Bérenger de Tours (Thèse de théol. protes- tante), Toulouse, 1890. — Schnitzer, Berengar von Tours, sein Leben und seine Lehre. Stuttgart, 1892. — Brocking, Die Lossajung des Bis- chofs Eusebius von Angers von Berengar von Tours, dans Deutsche Zeits- chrift fur Geschichswissenschaft, t. V, 1891. P^ partie, p. 361-365. — Bourgain. Une légende : Vhérésiarque Bérenger et le tertre Saint-Laurent d'Angers, 1901. — Do3i Renavdin. L'hérésie anti-eucharistique de Béren- ger, rapport présenté au Congrès eucharistique d'Angers, le 4-9 septem- bre 1901. Paris 1902 et Université catholique, année 1902, t. XL. — Ebersolt, Essai sur Bérenger de Tours et la controverse sacramentaire au XI^ siècle. (Revue de l'Histoire des religions, tome XL\r[II, no 1, juillet- août), n° 2 (septembre-octobre) 1903. — Articles Bérenger dans le Dictionn. de théol. catliol. de Vacant-Maugeno , et dans la Catholic Encyclopedia de Xew-York. — Voir la bibUographie complète dans Héfélé-Leclercq, Histoire des Conciles, tome IV, deuxième partie, note 3 de la page 1.041.
2. Gabriel Gerberon, S. Anselmi Cant ariensis archiepiscopi opéra, Paris, 1721. — De Remusat, S. Anselme de Cantorbéry. P. Ragey, Histoire de S. Anselme, 1890. — Domet de Vorges, ^'^. Ansebne, Paris, 1901. — Heitz, La philosophie et la, foi chez les mystiques du XI^ siècle. (Revue des sciences philos, et théol. 1908, p. 523.)
3. Cf. Cajetan : B. Pétri Damiani opéra omnia, Paris, 1743. — Neu- kirch (Dr Franz) : Dos Leben des Petrus Damiani. Gôttingen, 1875. — Dom Reginald Biron, S. Pierre Damien, Paris, 1908.
INTRODUCTION sS
Sans contredit, ces institutions furent, au XI® siècle, les écoles. Depuis longtemps déjà, il y en avait en France de deux sortes : les écoles épiscopales, et les écoles monas- tiques ^
Mais, au début du X® siècle, le clergé oubliant ce qu'a- vaient fait pour la science les gens d'Eglise de l'âge précé- dent, avait laissé tomber ces institutions. Elles ne refleu- rirent qu'après la réforme de Cluny. Odon de Cluny com- mença par réformer son monastère, et y remit les études en honneur. Après Cluny, ce fut le tour d'Aurillac où se forma Gerbert. De là souffla un esprit nouveau qui vivifia toute la France : « Les écoles de Lyon, qui avaient autrefois em- prunté tant d'illustration à la présence du savant Leitrade, et où Mayolus avait étudié, reprirent leur ancien rang ;... l'église de Reims, le couvent de Fleury avaient eu leurs jours de gloire, ils les retrouvèrent ; et ce fut alors dans toute la France un mouvement d'esprit, une fièvre d'études, dont le spectacle repose l'historien au sortir de l'engourdis- sement de l'âge antérieur 2. »
1. Créées par Charlemagne (Voir Capitulaire de 789, dans INCgne, P. L., 97, 177) les écoles épiscopales étaient établies auprès des cathé- drales, et sous la direction exclusive des évêques. Sous Louis le Débon- naire, ces créations étaient d'un usage presque général. — Les écoles monastiques, au contraire, se trouvaient dans les monastères, et étaient dirigées par les religieux. Leiu* institution remonte bien avant le IX^ siè- cle. Nous ne mentionnons ni les écoles capitulaires, ou canoniales, ni les écoles presbytérales. Noiis n'avons point ici à entrer dans ces distinctions, et l'influence de ces dernières sur les idées a été nulle. — Voir le P. Ber- nard, De renseignement élémentaire en France aux XI^ et XII^ sièelea, Paris 1894. — Pour tout ce qui concerne les écoles au ^toyen Age, avec l'excellent ouvrage de M. Clervax sut Les Ecoles de Chartres, on peut consulter également G. Robert, Les écoles et l'enseignement de la théologie pendant la première moitié du XII^ siècle, Paris, 1909. — Léon Maître, Les écoles épiscopales et monastiques de l'Occident depuis Charlenmgne jusqu'à Philippe- Auguste, Paris, 1866. — / tjgusta Drane, Christian schools and scholars, or sketches of éducation from the Christian era to the Council of Trent. London, 1881.
2. « Parmi les écoles qui se distinguèrent dans ce mouvement, citons, au premier rang, Chartres, avec Fulbert, dont la célébrité fut sans égale, et où le nombre des étudiants fut si grand vers Fan mille, qu'il fit donner à cette école le nom d'Académie. — Au nord, Liège avec Notger et Wason (1007). Gembloux, Metz, Toul, Verdun, Cambrai, formaient des légions d'élèves. — Vers l'est et le sud, de Besançon à Saint-Victor de Marseille, en passant par Dijon, Langres et la Chaise-Dieu, les écoles se multipliaient, moins célèbres q\ie celles du nord, et condamnées à n'exercer sur la direc- tion du mouvement littéraire de ce temps qu'une médiocre influence. —
24 DLRA>'D DE TROARN
La renaissance se faisait sentir partout ; la Normandie ne resta pas à Técart. Sous le rapport de l'instruction, il faut l'avouer, cette province avait subi la déchéance générale : la période de conquête et de luttes n'avait pas été favorable à la culture intellectuelle, et les vieux monastères, comme ceux de Jumiéges et de Fécamp, étaient tombés dans un état d'infériorité excessive.
Le besoin d'une réforme se faisait rudement sentir, lors- qu'on apprit en Normandie l'œuvre accomplie par les moines de Cluny. Le comte Richard I^'" appela prés de lui saint Mayeul, pour entreprendre une œuvre analogue dans sa province. Il lui offrit l'abbaye de Fécamp. Mais Mayeul posa des conditions : il demanda pour l'abbaye les droits de panage de tout le comté, demande que Richard ne crut pas devoir exaucer : aussi la réforme n'aboutit-elle pas, et fallut-il attendre Richard II pour la voir menée à bonne fin.
Le duc s'adressa à Guillaume de Volpiano, abbé de Saint- Bénigne de Dijon, et lui renouvela l'offre faite à Mayeul. Après quelques hésitations, Guillaume accepta, et vint s'établir à Fécamp. Il y rétablit l'ordre, et le monastère devint florissant. Raoul Glaber nous dit expressément qu'il y créa des écoles ^ Fécamp devint dès lors le centre de la réforme.
Guillaume se rendit dans plusieurs monastères pour les renouveler dans la discipline et la science : on le sait posi- tivement pour Jumiéges -, Saint-Ouen de Rouen, et le Mont Saint-Michel ^ Mais son activité fut ralentie quelque
Le centre et l'ouest offraient Saint-Martial de Limoges, les écoles de Péri- gueux, de Poitiers, de Tours, de Xcirmoutiers, le collège de la Porte de Fer, fondé à Angers en 1031, l'école de l'Eglise du Mans, Fougères, Saint- GLldas, pour ne citer que les plus florissantes, a Cf. de Ceozals, op. cit., 22-23.
1. Cf. RAOtn. Gi-iBER, Vita Guillelmi, c. 14 (P. L., cxui, col. 709-710) et la Vita GuilUlmi de la chronique de S. Bénigne, et enfin les Excerpta ex libro de revelatione , œdificatione et auctoritate monasterii Fiscamnensis. (Migne, P. L., cxi.i, col. 847).
2. Guillaume était arrivé à Fécamp en 1002 ; il y demeura deux ans. En 1004, il fut appelé à Jumiéges (Bot.t.axd. SS. Jan. I, pp. 57 à 64), où. il ne séjourna qu'un an ou deux.
Cf. RoGEH ;^LiJlTL^- DU Gajid, L'abbaye de Jumiéges, Montdidier, 1909. ?. Vita Guillelmi (Ex Chron. S. Benigni), c. 23. (P. L., t. CLXII, coL 828).
INTRODUCTION 25
peu par les événements de Bourgogne. La guerre que fit le roi Robert dans ce duché, et qui, durant quatorze ans, mit à une rude épreuve les moines bourguignons, faillit compromettre l'œuvre commencée. Guillaume avait sous sa direction beaucoup de monastères ; il dut leur consacrer ses efforts pour les soutenir, en attendant qu'il terminât par Saint-Germain-des-Prés sa longue carrière de réfor- mateur.
La renaissance normande ne s'arrêta pas pour cela. Déjà, de son vivant, les disciples de Guillaume l'avaient secondé dans son œuvre S et partout où il y avait des monastères, on les avait réformés.
De plus, l'élan de la vie religieuse à cette époque a été tel que les anciens centres sont devenus insuffisants, et l'on a dû en créer de nouveaux - : « Grâce à la protection des
1. (1 Crescebat, nous dit la Chronique de S. Bénigne, quotidie multitudo nionachorum sub ejus magisterio degentiuni, ut (exceptis his [qui] per alia erant monasteria) in hac congregaticne quotidie fratres essent septua- ginta, aut octoginta ■. — Cf. Chronique, (P. L., CLXII, col. 819.) — Nous savons qu'en 1014, Guillaume avait confié l'abbatiat de Jumièges à Thierry. Ce Thierry était un membre de la famille de ^lontgomeri et avait été élevé à Dijon. — Cf. Roger Martin pu Gard, L'abbaye de Jumièges, p. 30.
D'autre part on lit encore dans la Chronicjue : ■' Per diverses mundi partes, per plura monasteria a regulari tramite dévia, tam per se quant per suos, quos abhates ordinaverat, monastico ordini subdidit. » (P. L., col. 823). Cette collaboration ne nous permet pas d'afïirmer d'une façon plus précise quelle fat la part personnelle et directe de Guillaume dans la réforme de chacune des abbayes normandes. Nous n'oserions croire, malgré la longue durée de sa préfecture sur Fécamp, ciu'il ait pu mener de front, à lui seul, la réforme de tant d'abbayes. Ainsi pour Jumièges, la réforme ne fut menée à terme que par Thierrj'.
2. Voici d'après Bôhmer, Kirche und Staat in England und in der Normandie, p. 7, note 2, la liste des abbaj-es normandes fondées au XI^ siè- cle :
Diocèse de Rouen. — Fécamp (1001), Sainte-Catherine-du-Mont (1030), Bumeville (1034), Le Bec (1037), Saint-Victor-en-Caux (1055), Le Tré- port (1059). — Abbayes de femmes : Montivilliers (1030-1035), Saint- Amand de Rouen (1040):
Diocèse de Bayeux. — Cerisy (vers 1030), Fontenay (1055), Troarn (1050-1059), Saint-Vigor de Bayeux (1049-1082), Saint-Etienne de Caen (106G). — Abbaye de femmes : Sainte-Trmité de Caen (1066).
Diocèse d'Evreux. — Saint-Taurin (1035), La Croix-Saint-Leufroi (vers 1035), Chatillon-les-Conches (1035), Lire (1046). — Abbaye de femmes : Saint-Sauveur d'Evreux (1060).
Diocèse de Séez. — Saint-Pierre-sur-Dive (1046), Saint-Martin-de- Séez (1060).
Diocèse de Llsieux. — Bernay (1025-1027). S. Pierre-de-Préaux (1040),
26 DURAND DE TROARN
ducs, dit M. Molinier, les églises cathédrales ont été res- taurées, les anciennes abbayes relevées de leurs ruines, de nouvelles maisons religieuses sont fondées un peu par- tout, et, à dater du XI^ siècle, l'activité intellectuelle est intense dans tout le bassin inférieur de la Seine ^. »
Tous les monastères deviennent les centres plus ou moins grands de cette vie intellectuelle.
Evidemment, nous n'avons pas la prétention d'attribuer à chacun d'eux une influence considérable. Les faits nous contrediraient avec trop de facilité : nous savons qu'il faut d'abord reconnaître deux choses : c'est que, d'une part, le mouvement des esprits ne fut pas uniformément intense : très accentué dans toute la Haute-Normandie, il semble plus faible dans toute la Basse-Normandie -.
D'autre part, beaucoup de couvents de rang secondaire n'ont jamais vu à l'ombre de leurs cloîtres un seul homme illustre au XI^ siècle ; et si quelques-uns cependant ont percé l'obscurité, grâce à un musicien célèbre, comme Saint- Pierre-sur-Dive avec l'abbé Ainard, ou grâce à l'action de quelqu'un des leurs dans la lutte bérengarienne, comme Saint-Martin-de-Troarn avec Durand, Saint-Pierre-de- Préaux avec Ansfroi, la Croix-Saint-Leufroi avec Guit- mond, l'exemple ne peut être généralisé.
Mais, par contre, il faut reconnaître que, dans l'ensemble,
Saint-Evroi.ll (1050), Grestain (1050), Cormeilles (lOGO), Beaumont-en- Auge (1060-10G6). — Abbayes de femmes : Saint-Désir de Lisieux (1050), Saint-Léger de Préaux (1066).
Diocèse de Coutances. — Lessai (1054-1064:), Montebourg (1084).
A cette liste, on peut encore ajouter les noms smvants : les \'ieilles abbaj'es de Jumièges, Saint-Wandrille, Mont-Saint-Michel, Saint-Ouen, restaurées et embellies au XI*" siècle. Puis les fondations de Saint-Sauveur- le-Vicomte, Saint-Sever, Saint-Georges-de-Bocherville, le Plessis-Gri- mould (?), Aimenèches (femmes). Auguste Lkprevost (0. Vital, III, 241) donne la liste des monastères construits spécialement par Guillaume le Conquérant.]
1. MoLixiER, Sources de V Histoire de France, II, 47. — A côté de l'école de Saint-Ouen de Rouen, on remarque l'école cathédrale, et ceUo de Sainte-Catherine ; Jumièges, Saint-Wandrille, Fécamp, Lisieux, Caen, Avranches aiu-ont leiirs écoles, le Mont-Saint-Michel avait la sienne ; mais la plus célèbre de toutes sera assurément celle du Bec.
2. Il ne faut pas oublier, par exemple, que si Troarn a eu l'honneur d'avoir Durand pour abbé, il n'a pas eu celui d'être le lieu des études de Durand, ni le lieu de la composition de son De Cor par"..
INTRODUCTION 27
sans pouvoir être comparés aux grandes écoles, ces couvents n'en exercèrent pas moins une heureuse action. Directement ou indirectement, peu importe, ils avaient reçu l'esprit et les règles de Guillaume de Dijon. Or, celui-ci tenait expressé- ment à ce que l'instruction fût en vigueur dans tous ses monastères. Dans tous, il ordonna qu'il y eût des écoles, tant pour les moines que pour les séculiers ^ D'ailleurs, en principe, il devait y avoir des écoles doubles ; l'une dans l'intérieur du cloître pour les oblats, l'autre au dehors. Dans celle-ci on devait recevoir tous ceux qui se présen- taient, riches ou pauvres, libres ou esclaves ^
C'est le principe qui fut appliqué au Bec avec Lanfranc ^ De fait, fut-il appliqué partout ?
La vérification est difficile ; et il est permis d'avoir des doutes. Mais il est absolument certain que les écoles inté- rieures, les écoles claustrales, fonctionnèrent de façon à pouvoir former des moines instruits. L'exemple des abbés dont la vie s'était écoulée depuis l'enfance dans la paix des monastères, et qui, par conséquent, avaient puisé leur science à ces écoles, nous montre qu'elles n'étaient pas sans utilité, et que, par elles, la culture de l'esprit se répandait avec efficacité.
La fondation et le développement des écoles monasti-
1. D'après la thèse de M. G. Robert, les écoles monastiques sout, en général des écoles intérieures, et il combat Dom U. Berlière qui, dans la Revue bénédictine (VI, 1889, p. 499-511) soutenait qu'elles étaient à la fois internes et externes, ouvertes aux clercs et aux laïcs. Nous croyons son appréciation plus probable. Mais il constate en même temps, que le Bec et les fondations de Saint-Bénigne de Dijon firent exception. Cela suffit pour justifier nos assertions. Encore pourrait-on émettre plus d'un doute pour certaines de ces fondations. D'ailleurs ni l'une ni l'autre des deux opinions ne vicie notre point de vue : Une renaissance intellectuelle uniquement à l'intérieur des couvents expliquerait très bien un renou- veau théologique.
2. Cf. Raoul Glaber, Vita Guillelmi, P. L., 142, col. 710.
3. Cf. Chanoine Poree, Histoire de Vàbhaye du Bec, t. I, p. 53. Toute- fois l'on pourrait se demander si, au Bec, l'instruction fut donnée gra- tuitement à tous, selon la règle de Guillaume de Dijon. Guillaume de Mal- mesbury semble insinuer le contraire, lorsqu'il dit de Lanfranc : ' Factus ergo ibi monachus homo qtii nesciret agresti opère victum quaerere, publi- eas scolas de dialectica professus est, ut egestatem monasterii scolarum liberalitate temperaret. » [De gestis pontif. angl. — Migne, P. L., t. CLXXIX, col. 1459). Tout au moins cette phrase indique que les écoles étaient une source de revenus pour le monastère.
28 DURAND DE TROAB>"
ques apporta donc un élément très important à la renais- sance de la théologie au XI^ siècle. Elles arrachèrent les esprits aux préoccupations terrestres pour les orienter vers les connaissances religieuses ^
Cette orientation est si nette et si forte qu'en bien des cas elle semble même îivoir été presque exclusive. C'est ainsi que tous les écrivains païens furent bannis des écoles, spé- cialement par Odon de Cluny et par saint Mayeul. Le pre- mier, en particulier, dans l'enseignement qu'il donna comme écolâtre au monastère de Sainte-Baume n'expliqua aucun poète à ses élèves. Il avait d'ailleurs eu soin de n'en mettre aucun dans la bibliothèque de cent volumes qu'il avait emportée avec lui ^
Les manuscrits qui nous restent de plusieurs bibliothè- ques monastiques du X^, XI^ et XII^ siècles sont très signifi- catifs à cet égard ; on n'y relève le nom d'aucun poète païen. Les seuls auteurs profanes admis à Fleury-sur-Loire, par exemple, sont des grammairiens ^.
1. La génération suivante ne semble pas avoir autant apprécié le bien- fait de la science. Le niouvenient en favetir des écoles sera bientôt sui^T d'une réaction. On reprochera aux écoles d'être destructrices de la disci- pline monastique, et même Ton ne craindra pas d'aller jusqu'à la suppres- sion des écoles d'oblats à l'intérieiu- des monastères. & Saint Pierre Da- mien félicite Désiré, abbé du Mont-Cassin, parce qu'à son passage, il n'a pas trouvé à l'abbaye ces écoles d'enfants qui énervent la discipline. (Opuscuïum, XXX\'i, ch. svi. Dans ^Hgne, P. L., CXLV, col. 621.) Guibert de Xogent critique ces écoles pour les mêmes motifs (De inta aua, ch. VIII. — P. L.. CLVI, col. G37.) et L'bric moine de Clunj-, dans ses Atitiquiores consuetudines Cliiniacenses, composées en 1085, et qui étaient lues partout au XII^ siècle, nous apprend qu'à Cluny, il n'y a^■ait plus que six oblats. C'est même encore trop à ses yeux, car il félicite Guillamne, abbé d'Hirschau.qui avait supprimé les oblats dans son nionas- tère, d'avoir ainsi extirpé la vraie cause, la cause unique de la décadence des monastères. {Udalricus Cluniaccn^is, P. L., CXLIX, col. 637). » RoBEET, Les écoles..., p. 18, 19. — Au milieu de cette dégénérescence la Normandie resta fidèle au programme de Guillaume de Volpiano.
2. JoHAXNES. Vita Odonis. (Acta SS. ord. S. Bened., Sœc. V. p. 154).
3. Il nous reste soixante-douze manuscrits de cette abbaye : « On y trouve principalement des Pères de l'Eglise ; saint Jérôme et saint Augus- tin sont ceux qu'on rencontre le plus fréquemment, le premier à cause de ses commentaires sur les différents h%Tes de l'Ecriture sainte, le second pour les sermons qu'il a composés sur les Psaumes. Après eux, \-iennent saint Grégoire le Grand, saint Ambroise. le vénérable Bède, Origène, saint Prosper d'Aquitaine, saint Isidore, saint Fulgence, saint Maxime. Outre ces ou\Tages, qui, avec l'Ecriture sainte, faisaient l'objet de la lec- ture pendant le Carême, et même pendant les repas, on lisait encore les vies des Pères, surtout la \ae de saint Benoit, l'histoire ecclésiastique
INTHODU :TIÛ>' 29
La même conclusion ressort des catalogues de bibliothè- ques de cette époque. Dans les catalogues du XII^ siècle de Saint-Evroul, de Fécamp, de Lire, ce ne sont que livres de théologie \ C'est à peine si on y trouve un livre de Virgile. Il semble donc clair que les auteurs profanes étaient frappés d'ostracisme.
Une abbaye cependant fit exception en Normandie ; ce fut celle du Bec. A la tête de l'école, au moment de la fondation, était Lanfranc. Celui-ci avait fréquenté les écoles épiscopales, il avait même enseigné à Avranches. Aussi le catalogue de l'abbaye du Bec mentionne-t-il un nombre plus considérable d'anciens auteurs païens : Cicéron, Quintilien, Senèque y côtoient Claudien, Ovide et Virgile, tandis que, parmi les historiens, César et P. Orose, Suétone et Eusèbe de Césarée, Velleius et Grégoire de Tours se trouvent sur le même rang ^
Et peut-être est-ce précisément cette conception de l'enseignement monastique, plus large que la conception ordinaire, qui aida en partie, avec le renom de Lanfranc, au succès de la grande école normande. Pourtant son exem- ple ne parait pas avoir entraîné les autres abbayes, où l'on se montra toujours sévère dans le choix des matières d'instruction. Cette sévérité d'ailleurs, n'était pas restreinte à l'enseignement ; elle s'étendait également aux méthodes
d'Eusèbe, de Rxifin, et de Cassiodore. Ceux qui voulaient s'instruire avaient entre les mains les livres de Donat, de Priscien, de Servilius et de Boèce. » (CxnssART-GAUCHERON, Uécole de Fleury-sur-Loire, dans les Mémoires de la société archéologique de l'Orléanais, t. XIV, p. 551. — Cité par Pfister, op. cit., p. 9.)
. Ces catalogues ont été publiés, dans la Notice sur Ordéric Vital que M. Léopold Delisle a insérée au cinquième volume de VHistoire ecclésias- t'.q le du moine de Saint-Evroul. (p. VII, et ss.) — Le « liber Eneidos » se trouvait à Fécamp. — La même conclusion ressort également du Cata- logue de l'abbaye de saint-Père de Chartres. Cf. CJuérabd, op. citatum
2. Cf. De Crozaxs, 'ani a ... p. 53. — Cet auteur, à qui nous emprun- tons tous ces derniers renseignements, ajoute que l'on trouvait encore au Bec « quelques ouvrages spéciaux et d'une utilité contestable pour de.^ moines, tels que le De re militari de Végèce. 1
Il convient de noter également que Saint-Evroul possédait une quantité appréciable d'ou^Tages écrits par des religieux du XI« et du XII" siècle. Cf. Delisle, Notice..., p. xviii, xix.
Sur tous ces catalogues, voir M. H. Omont, Manuscrits de la biblio- thèque d'Evreux, dans Catalogue général des manuscrits des bibliotliè- ques publiques de France. Départements, t. II, p. 370-400, 4G8 et ss.
3o DURAND DE TKOARN
d'éducation S et nous en verrons les conséquences se mani- fester dans les luttes intellectuelles.
De même, en effet, que l'idée dominante dans l'instruc- tion est de s'initier à la vérité religieuse, de même l'idée dominante, dans l'éducation, est de faire faire à l'enfant l'apprentissage de la vie religieuse. Et ce qui frappe surtout dans cet idéal, c'est que cette préoccupation maîtresse ne vise pas seulement les futurs religieux, mais même les enfants du dehors ^.
Cet apprentissage consistait en une surveillance étroite de tous les instants ; les châtiments corporels y occupaient une grande place, bien que les punitions exemplaires fussent réservées à l'abbé, au cantor et au prieur. Le corps et l'âme devaient être maîtrisés par une rude discipline, et les individus devaient être formés à pratiquer toujours une humble et entière obéissance.
Une telle éducation ne trouverait sans doute aujourd'hui que peu d'admirateurs, mais on ne doit pas oublier que nous sommes en pleine réforme monastique ; il faut se souvenir de l'état moral de cette société, des actes d'insubordination dont se rendaient sans cesse coupables les moines de l'époque, et cette sévérité n'étonne plus autant.
Néanmoins il est certain que ce sytèrae était loin d'être parfait, et qu'il ne pouvait durer longtemps sans incon- vénients. Le jour où des maîtres vulgaires abusèrent de l'autorité si grande que leur donnait la règle, ne durent-ils pas s'attirer des haines, disposer les cœurs à la révolte, et former des âmes sans énergie ^ ?
1. On peut s'en rendre compte, grâce aux instructions de Lanfranc, qui ont pour tirre : Décréta pro ordine S. Benedicti, P. L., t. CL, col. 443.
2. Il y avait, en effet, parmi les écoliers élevés au couvent, ceux qui devaient y passer leur vie (nutriti), et ceux qm simplement y venaient s'instruire (de sseculo venientes), et, poiu- les deux classes, le régime était le même.
3. C'est ce que l'on voit déjà dans la vie de saint Anselme : « Un jour, un abbé, qui paissait povir avoir beaucoup de religion, parlait avec Anselme des choses de la vie monastique, et entre autres des enfants élevés dans le cloître. — Qu'en ferons-nous ? dit l'abbé. Ils sont mauvais et incorri- gibles. Nuit et jour, nous ne cessons de les frapper, et ils devierment chaque jour pires. — Eh quoi ! reprit saint .\nselme tout svu-pris, vous ne cessez de les frapper ? Et une fois adultes, c^ue sont-ils ? — Ce sont des hébétés, de vraies brutes. — Beau résultat de l'éducation que vous leur
INTRODUCTION 3r
Aussi n'est-on pas surpris que les écoles épiscopales, aux mœurs plus douces, à l'inspiration plus large, aient fasciné des esprits plus hardis et plus indépendants.
Les écoles épiscopales, en effet, ne différaient pas seule- ment des écoles monastiques par le choix des hommes qui étaient à leur tête, mais aussi par leur organisation et par leurs méthodes d'enseignement. «A cette époque, les évêques et les moines étaient des adversaires qui s'observaient sans cesse ; leurs idées variaient sur beaucoup de questions, et entre autres, sur la question de l'instruction ^ » Dans leurs écoles, la vie semble plus intense. Sous la direction de l'évêque, du chancelier, des vice-chanceliers ou gram- mairiens -, on voit se presser une foule d'étudiants que l'on peut ranger facilement en trois classes distinctes: Les uns, pauvres, sans ressources, se destinant à l'état ecclésias- tique, envoyés et entretenus par quelque riche seigneur qui
donnez, si d'hommes qu'ils étaient, vous en faites des brutes. » {Vie de saint Anselme par Eadmer, Edition Gerberon, supplém., p. 8. Cité par de Crozals, Lanfranc, p. 49-50).
Et le chroniqueur ajoute à ce récit un intéressant commentaire où l'on peut à la fois juger des résultats du système et des remèdes à y apporter : « Dites-moi, je vous prie, si vous cultivez une plante dans votre jardin, et si vous l'enfermez de tous côtés, de telle façon qu'elle ne puisse projeter au loin ses rameaux dans aucune direction, quel arbre croyez-vous voir sor- tir de là ? .assurément un arbre inutile, aux rameaux recourbés et noueux. Et à qui faudra-t-il s'en prendre ? A vous-même C[ui l'avez resserré sans mesure. Vous ne faites pas autrement pom* vos enfants : quand on les oSre en quahté d'oblats, ils sont plantés dans le jardin de l'Eglise, pour grandir et porter des fruits divins. Mais vous, par la crainte, par les menaces, par les coups, vous les contraignez de toutes parts, vous les resserrez, et vous ne leur laissez l'usage d'aucune hberté. Aussi n'ont-ils pour vous dans le cœur aucim amour, aucxine tendresse, aucune bien- veillance, aucune douceur ; après la foi ciue vous levu" communiquez, ils ne reçoivent de vous rien qui vaille quelque chose ; et ils s'imaginent que vous n'agissez à leiu" égard que par haine et envie. Aussi qu'arrive-t-il ? (et c'est déplorable), à mesure qu'ils grandissent, cette haine, cette dé- fiance s'accroissent, ils se portent vers le vice, ils inclinent au mal. Tenez pour certain cjue, s'il y a pour les corps robustes et les corps frêles une nourriture différente, il faut savoir aussi distribuer une nourritiire pro- portionnée à la force ou à la faiblesse des âmes. Celui qui est encore faible et mal assuré dans le service de Dieu, a besoin d'un lait bien léger, c'est- à-dire de la douceur, de la bienveillance, de la miséricorde des autres, d'une exhortation donnée avec un sourire, d'une charité qui sache sup- porter bien des choses. » Ces conseils étaient sages sans doute, mais ils montrent que des réformes étaient nécessaires.
1. Cf. Pfistee, op. cit., p. 2, 3.
r. Cf. M. CLEnvAL, Les écolra de Chartres, p. 30.
32 DLRAND L'E TROAÎIN
avait remarqué leur intelligence. Près d'eux se tiennent les fils des grands seigneurs, foule nombreuse et bruyante, attirée par la réputation d'un maître illustre, à qui elle demande une éducation soignée, suivant les mœurs de l'époque. Cette classe d'étudiants paie ses professeurs, ce qui fait gémir les moines K Enfin, d'autres élèves plus avan- cés dans les sciences, vont de ville en ville entendre l'ersei- gnement des maîtres les plus renommés, pour apprendre de chacun d'eux ce qu'il enseigne de meilleur.
Ce milieu, renfermant des éléments divers, montre déjà que l'instruction portait sur des matières multiples. En général, il comprenait « les sept arts libéraux, la médecine, le droit et la théologie ^ »
Nous n'avons pas à insister sur la technique de cette méthode. Ce qu'il nous importe de remarquer, c'est que le succès des écoles épiscopales au XI^ siècle, suscita plus que de l'émulation de la part des écoles monastiques : il fit naître réellement de la jalousie. En même temps qu'elles furent un ferment de progrés, les écoles apportèrent aussi des germes de division. De là une rivalité, une animosité entre les représentants des monastères et des cathédrales ; c'est ainsi que Bérenger compta parmi les moines ses adversaires les plus redoutables et les plus acharnés, et si quelques anciens disciples d'écoles épiscopales se sont trouvés avoir eu part à la querelle, il est frappant qu'entre eux et Bérenger, le ton de polémique est beaucoup plus doux et plus charitable. Cela ne tient-il pas un peu au mode d'éducation qui a présidé à l'instruction et à la formation d?s uns et des autres ? On s'explique que les moines accu- sent Bérenger d'incompétence théologique, qu'ils le traitent
1. (1 A primitivse œtatis tironicio, écrivait Abbon de Fleury, jugiter indo i liberalium artium disciplinas quoninidam incuria ac negligentia labefactari, et vi ad pauoos redigi. qui avare pretiiim sua3 statuiint arti». — Abbon, Prœiatio commtntarii inCyclum P'tctom ,apud Martène, Th€8. Anecd. I, 118 ; Migne, P. L., CXXXIX, col. 571.
Cependant, eomnne nous l'avons signalé plus haut, à l'école du Bec tout n'était pas gratuit, puisque Lanfranc ou\-rait l'école « pour ob\'ier à l'indigence du monastère ). Peut-être le Bec s'était-il sur ce point aussi rapproché du système des écoles épiscopales, où Lanfranc avait professé.
2. Pfister, op. cit., p. 15. — ^I. Clerval, Les écoles de Chartres, pas- sim.
INTRODUCTION 33
de pur dialecticien, et ron conçoit que Bérenger, citant Horace et Térence, traite de haut et d'un ton dédaigneux des adversaires qui n'ont jamais, à l'entendre, lu d'autres auteurs que quelques Pères de l'Eglise.
Après ce court exposé sur les écoles au XI^ siècle, il ne vient sans doute à personne la pensée de nier qu'elles aient été les foyers intellectuels de la nation. De fait, au Moyen Age, plus encore que de nos jours, il est incontestable que c'est dans ces centres ou autour d'eux que s'agitent toutes les idées qui passionnent les intelligences humaines. Dans tout autre milieu, on se heurte généralement à une igno- rance profonde ^.
Aussi les luttes intellectuelles qui vont s'engager sont-elles des luttes d'école. C'est là, par conséquent, qu'il convient de chercher les idées qui sont aux prises, et les camps dans lesquels se rangent ceux qui les défendent.
1. Sans nous attarder à signaler les traces de cette ignorance dans le peuple, ou parmi les autorités séculières du monde féodal, nous la cons- tatons suffisamment, et trop facilement, hélas ! dans les rangs du clergé. Pour s'en convaincre, il n'est pas besoin de chercher ailleurs que dans les canons des conciles de l'époque. Dans l'épître synodale qui précède les canons du concile de Rouen de 1048, on lit cette déclaration significative : « Quia multi inter nos sunt, qui aut exiguam aut pane nullam rectae eruditionis notitiam contigerunt, neoessarium duximus ea quœ a sanctis patribus nobis tradita sunt, in médium recensere, (Mansi, Concilia, t. XIX, col. 752.) Il s'agit ici de la connaissance des saints Pères, et de leurs décisions relativement à la réforme de leurs contemporains. Mais quand on voit sur quels points portent les canons, et donc également les points sur lesquels porte l'ignorance du clergé, on ne se demande même plus si les études spéculatives, et d'intérêt purement théorique sont délaissées, on se demande si certains ecclésiastiques, évêques et abbés y compris, avaient réellement vme connaissance suffisante de leurs devoirs les plus élémentaires. Ne lit-on pas dans les canons d'un autre concile de Rouen, tenu en 1072, un décret qui défend de consacrer des hosties déjà une fois consacrées ? Alii vero non habentes hostias, consecratas iterum conse- crant : quod terribiliter interdictum est. (Mansi, Concilia, XX, col. 36.) Un autre décret rappelle l'obligation de communier à la messe pour le prêtre qui la célèbre : Item statutum est ut nuUus missam cclebret qui non communicet. (Mansi XX, col. 3«5, Concil. Rothomagense, canon IV.) Peut-être cependant pourrait-on se demander s'il ne faudrait pas ratta- cher ce canon à une coutume qui existait dès le XII'' siècle, et qui avait été condamnée au XII^ concile de Tolède (681). Les prêtres qui célébraient le même jour plusieurs messes ne communiaient cju'à la dernièi'e. Mais nous n'avons trouvé aucune confirmation de cette hypothèse. Cf. Bruns. Canones apoatolorum et conciliorum (Berlin, 1839), t. I, p. 326. — Many, Prœlectionea de Miaaa (Paris, 1903), p. 55.
HEURTEVENT. — DURAND DE TKOAKN. 3
DURAND DE TROARN
Au XI^ siècle, les partis ne semblent pas aussi catégori- quement tranchés qu'ils le seront plus tard. Cependant, on remarque en germe, toutes les tendances qui entreront en lice ouvertement au siècle suivant. C'est, comme on l'a dit, « avec une clarté douteuse encore, mais pourtant déjà vive » ^ que se posent des problèmes de la plus haute im- portance, dont la solution passionnera les nouvelles géné- rations ; problèmes, au début, multiples et complexes, enchevêtrés les uns dans les autres, puis qui peu à peu se dégageant des détails, aboutiront à ces deux questions : Quelle part doit-on accorder dans l'éducation aux études profanes ? Quelle place doit-on faire à la raison, à la spé- culation rationnelle, autrement dit, à la philosophie, en théologie ?
Tous les problèmes soulevés, même les plus importants, même les discussions eucharistiques sont des phases de cette lutte, ce sont des méthodes qui s'opposent, et il s'agit de savoir laquelle triomphera ^.
Au XP siècle comme au XI I^, un principe est univer- sellement admis, c'est que « la science des Ecritures est la reine des sciences, et que toutes les autres doivent y préparer ^. » Mais si tous les esprits s'accordent sur le principe, toutes les volontés ne s'accordent pas sur la pratique. Il y a des clercs qui s'adonnent très spéciale- ment ou exclusivement à l'étude des arts libéraux. Contre eux s'insurgent les réformateurs, et il se forme ainsi plusieurs tendances.
Au début du siècle, il serait délicat de vouloir les distin- guer. A son déclin cependant, il est moins malaisé de per- cevoir les arêtes vives qui permettent un classement plus net.
Aux approches de l'an 1100, pour répondre à la double question qui se pose, les dirigeants de la pensée chrétienne
1. Clerval, Ecoles de Chartres, p. 118.
2. Cette position du problème nous paraît d'autant plus juste que la question religieuse ne se pose pas pour Bérenger. Celui-ci n'entend pas sortir de l'Eglise, ni être hérétique ; il prétend que l'Eglise doit employer sa méthode, et, par elle, expliquer la théologie.
3. G. Robert. — Les écoles et l'enseignement de la théologie, p. 82.
INTRODUCTION 35
se divisent en quatre groupes, qui forment comme quatre courants d'idées ^
Le premier qu'on peut considérer comme un courant extrême, est un courant « ascétique ». « Non seulement il se tient à l'écart de l'étude de la philosophie, mais encore il déclare une guerre implacable aux études profanes et à ceux qui s'y livrent. Il voit surtout le côté négatif de l'œuvre des dialecticiens, c'est-à-dire le danger qu'ils font courir à la foi par leurs tentatives d'interprétation scienti- fique des vérités révélées. » Cette tendance se rencontre peu au début du siècle, puisque les dialecticiens n'ont pas encore accompli une œuvre vraiment appréciable. Mais elle s'accentue avec les réformateurs monastiques, et en parti- culier avec Pierre Damien.
Le second groupe est le groupe des théologiens mystiques. Cette école fait peu de philosophie; «son terrain ordinaire est l'Ecriture, la théologie et l'ascèse. Dès qu'elle entre dans le domaine de la philosophie, elle est, comme toutes les écoles mystiques, plus ou moins platonisante. Elle a la même antithèse historique, c'est-à-dire les mêmes adver- saires que le groupe précédent, les dialecticiens. » Comme représentants au XI^ siècle, on peut lui assigner Fulbert, Lanfranc, saint Anselme du Bec, Guillaume de Cham- peaux.
Le troisième groupe est « le parti serré et formidable des dialecticiens. Il se livre à l'étude passionnée de la logique aristotélicienne,... il tente résolument, quoique souvent d'une façon fâcheuse, une première application de l'ordre rationnel à l'ordre révélé » ^ Ce courant est constitué par les maîtres des grandes écoles épiscopales de Tours, de Chartres
1. Cette division, qui nous semble très exacte, a été donnée, par le P. Mandonnet, dans l'article : « Polémique averroïste de Si(jer de Brabant et de saint Thomas ». (Revne Thomiste, t. IV, 1896, p. 22, ss.). Si elle s'applique directement au XII*" siècle, on peut affirmer qu'elle a pris nais- sance au XP et qu'elle a été la conclusion logique du mouvement de renais- sance, et de la lutte bérengarienne. — M. G. Robert a reproduit le pas- sage du P. Mandonnet dans son livre : Les écoles..., p. 83, 85. Les passages mis entre guillemets dans les lignes qui suivent sont extraits de ces pages.
2. « C'est dans ce milieu qu'il faut, à proprement parler, chercher l'histoire de la philosophie et de la théologie scientifique au XP et au XIP siècle. » P. iLàJfDONNET, Revue Thomiste, loc. cit., p. 23.
36 DURAND DE TROAR>'
et de Paris; Bérenger de Tours, Jean le Ghartrain, médecin d'Henri I^^ S Roscelin, en seront les lumières.
Enfin vient un quatrième groupe : « celui des anciennes réformes bénédictines de Cluny et de Hirschau en Alle- magne », Ce groupe se livre à l'étude des arts libéraux, est sympathique aux dialecticiens, mais ne se jette point dans la mêlée philosophique. En Normandie, il ne semble pas avoir eu d'adhérents. Les moines réformés par Guillaume de Dijon semblent se rapprocher bien plus de Pierre Damien ou des théologiens mystiques '-.
Comment ces quatre groupes sont-ils parvenus à se constituer ? On peut maintenant le voir facilement. Il suffit d'indiquer à quelles sources s'alimentait la science, pour montrer les influences qu'elle subissait et les différentes directions qu'elle prenait sous leur action.
Comme ici nous intéresse uniquement la question de l'application des méthodes philosophiques à la théologie, nous laisserons dans l'ombre les divergences que fit naître la culture des lettres profanes.
Une influence moderne s'exerce sur tout le XI® siècle. C'est l'influence de Jean Scot Erigène. Non seulement on recopie les œuvres du familier de Charles le Chauve ', mais l'étude de ses traités est en vogue dans toutes les écoles.
1. Nous nous rallions à la thèse de M. Clerval qui, avec du Boulay contre Meiners, Oudin, Haxu-éau, identifie le Jean, médecin d'Henri I«', «qui eanr.deni arten\ sophisticam vocalem esse disseruit », avec Jean le Chartrain, maître en nominalisme de Roscelin. — Cf. Clerval, op. cit., p. 120-124.
2. Durand de Troam conclut ainsi la cinquième partie de son traité : « ...Nec humana in divinis est sectanda loquacitas, unde est illa beati Hilarii sententia : « Non est, inquit, humano aut sseculi sensu in Dei t rébus loquendum, nec per violentiam, atque imprudentem prsedica- i( tionem, cœlestium dictorum sanitati alienae, atque impise intelligentiae « extorquenda perversitas est. « Haec illos proprie sententia respicit qui hiunano sensu cœlestibus dictis violentiam inferunt extortae impie- tatis, dum divinum sacramentum nota dépravant turpitudinis. >■ (Migne, P. L., t. CXLIX. col. 1400).
3. Il nous reste encore aujourd'hui plasieurs maniL=crits des œu\'Tes de Jean Scot, datant du Xl^ siècle. Floss signale spécialement le manuscrit du Vatican 652, — 1 ruanuscrit de la bibliothèque royale de Munich, appelé Manuscrit d'Othlon (moine de Rastisbonne), — le manuscrit de gaint-Germain-des-Prés 309, olim 548, — le m.anuscrit de Saint-Germain- des-Prés 30, olim 549, — le codex de Vienne 157, — le codex de Vienne
INTRODUCTION
Même avant réclosion des controverses eucharistiques, où son nom et ses théories ^ se dressent devant les explica- tions de Paschase Radbert, on s'assimile ses travaux.
Comment expliquer ce succès ? Est-ce vraiment grâce à la profondeur et à la justesse de ses idées que Scot Erigène s'impose à l'attention et à l'admiration ?
Il ne le semble pas. Disciple zélé des Alexandrins, il professe de vieilles idées, qui ont été dans l'antiquité le fond des doctrines orientales, alexandrines, gnostiques; et, comme l'a fort justement remarqué J.-J. Ampère S il les a reçues de troisième ou quatrième main. Comme les autres théologiens ses contemporains, il se contente d'apporter des redites, et ne vise point à exprimer des vues nouvelles.
Ainsi, Scot professe que tous les êtres sont et vivent en Dieu. Rien de nouveau dans cette affirmation, et on peut l'entendre d'une façon orthodoxe ^ Mais ce qui lui appar- tient en propre dans son exposition de cette doctrine, c'est la façon de l'expliquer.
« A-t-on jugé sa philosophie suspecte de témérité, dit M. B. Hauréau, analysant un fragment des œuvres de Scot, il va prouver que le plus profond des théologiens, saint Jean, a dit avant lui ce qu'on s'est étonné de l'entendre dire comme philosophe. Il est vrai qu'on a coutume d'interpré- ter autrement le texte de saint Jean. Mais pourquoi ? Parce que la traduction infidèle de la Vulgate l'a fait mal comprendre. Retournons au grec, et nous verrons saint Jean d'accord avec Proclus.
754, — Un codex de Florence. — Le Cardinal Mai dans des Classicorum Auctorum e codicihxts Vaticania editorum, tom. V, p. 426 et sq. a publié les codices 1587 et 1709 du Vatican, également du Xl^ siècle. Cf. Floss, Proœniium aux œuvres de Scot. Migne P. L., 122, p. ii à six. — On trouve également un manuscrit à Avranches, n" 47, un autre à Alençon. ms n" 149. Ce dernier contient l'homélie publiée par M. Ravaisson, dans ses Rapports, etc., p. 334-355.
1. Ceci soit dit sans roi préjuger au sujet de la composition par Jean Scot d'un De corpore et sanguine Domini, et au sujet du livre qui, durant la controverse bérengarienne, fut brûlé à Verceil, comme étant de Scot Erigène. ■• ous traiterons plus loin cette difficulté.
2. J.-J. Ampère, Histoire littéraire de la France aidant le XII'^ siècle. Tome III, p. 145.
3. Act. XVII, 28. « Ipso enim viviraus, et movemur et sumus », a dit saint Paul
38 DUKAND DE TROARN
» Le Dieu principe, tirant de son sein le Dieu Verbe, donna l'être en même temps aux idées ou causes, desquelles devaient un jour procéder les genres, les espèces terrestres. La génération de ces idées et du Verbe fut simultanée. Voilà sans doute une façon de s'exprimer très particulière. Elle n'est peut-être pas, à proprement parler, hérétique ; mais nous croyons qu'elle dut sembler l'être à plus d'un théolo- gien de l'école latine ^ »
Ce n'est donc point dans les opinions du philosophe qu'il faut chercher les causes de son importance historique. Son succès nous semble plutôt tenir aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles ces théories firent leur réappa- rition.
Le Moyen Age, en effet, dans son ensemble, est avant tout au point de vue philosophique, péripatéticien ; et surtout dans les siècles qui ont suivi Scot Erigène. On est formé à la science et au raisonnement, durant le X^ et le XI^ siècle, par les méthodes d'Aristote. Les traités de logique sont « commentés et glosés avec concision, comme les traités de grammaire et de rhétorique... ils sont accompagnés de tableaux synoptiques très complets, portant les noms de Cicéron et de Thémistius, sans doute parce que ces tableaux résumaient les ouvrages de ces dialecticiens, tous disciples d'Aristote ^ Scot lui-même, selon une heureuse expression « par son emploi des catégories d'Aristote, forme un anneau de la chaîne jamais interrompue qui réunit le péri- patétisme de l'antiquité à la scolastique moderne » ^ Il n'y a pas de doute sur ce point.
Mais il n'en est pas moins vrai que le commentateur de
1. B. Hacreau, Notices de plusieurs manuscrits latins. — Le manus- crit 2950 de la Bibilothèque Natioruik, dans Notices et Extraits des inanus- crits de la bibliothèque Nationale. Tome XXX^^II, p. 411-414. — Notons au passage que ce memuscrit avait fait partie de la bibliothèque de Saint- EvTOul.
2. Cleeval, Ecoles de Chartres, p. 118. On peut lire, daas cet aiitevir, à partir de la page 117 le procrramme de dialectique suivi dans ces écoles au XI* siècle. M. Clerval conclut ainsi : « L'on n'était guère donc plus riche qu'aux siècles précédents pour la logique abstraite, et Aristote, traduit ou résumé par Boèce, faisait toujours le fond du cours de dialec- tique. »
3. J.-J. Ampère, op. cit., p. 144-145.
INTRODUCTION 89
Denys l'Aréopagite est un « dernier produit de la philo- sophie néo-platonicienne ; il est un néo-platonicien égaré dans le Christianisme et dans l'Occident ^. » Aristotélicien par sa méthode, il est platonicien dans ses idées.
Or cette manière de se rattacher à son temps par sa méthode, et d'en différer par ses concepts lui attira des lecteurs. A Chartres, Fulbert et ses principaux disciples lisent saint Denys l'Aréopagite et Scot Erigène ; ils lisent également saint Augustin ; ils lisent des Pères admirateurs de Platon. Cet ensemble fait une forte impression sur leur intelligence et détermine une poussée, une tendance plato- nicienne.
Aussi voit-on un groupe de penseurs qui, consciemment ou inconsciemment, se laissent aller aux systèmes spiritua- listes ou idéalistes de Platon. Ils aiment les intuitions élevées, les conceptions idéales ; leur piété, par ailleurs naïve et très vive en même temps que très délicate, les porte vers le mysticisme, vers les contemplations du monde supra-sensible. Au dire de M. Clerval, à Chartres, ce groupe formait la majorité des maîtres et des élèves 2. L'affirma- tion vaut pour Chartres, sans doute, et nous n'y contre- dirons point. Mais nous n'oserions porter la même conclu- sion, ni pour l'ensemble des écoles de la Francia, ni même pour les écoles de Normandie ^ Car à côté de ces disciples
1. Ihid.
2. Clervai-, op. cit., p. 118.
3. Voici, d'après JI. Clerval, quelques exemples de ces conceptions idéales : « Fulbert, dans sa lettre à Adéodat, Hugues et Adelnian, dans leurs lettres à Bérenger, distinguaient, au-dessus des sens, deux facultés, la raison et la foi, et au-dessus des objets visibles, deux sortes d'objets in- visibles, les essences relevant de la raison, et les substances spirituelles relevant de la foi. Dans leur pensée, ces deux catégories d'objets étaient également réelles. Fulbert souhaitait à Abbon {P. L., t. CXLI, lettre 2) en le qualifiant de grand philosophe, magne philosophe, la joiiissance de l'essence de Dieu d'abord, super essentiam Dei, et ensuite la possession des essences philosophiques (c'est le mot qu'U emploie), tant de celles que l'on dit être, que de celles que l'on dit n'être pas. A ses yeux donc, ces deux sortes d'essences, dont les unes existaient, et dont les autres ne jouissaient pas de l'existence, avaient une réalité objective égale ; car, non content de les souhaiter au même titre que l'essence de Dieu, il afifirruait des unes et des autres qu'elles avaient quelque chose d'étemel et conséquemment d'agréable aux sages. Ainsi dans ce passage, qui respire d'ailleurs le néoplatonisme, et paraît imité de saint Denys ou de
40 DURAND DE TKOARN
de Scot, qui partagent sa méthode et ses doctrines, il se trouve d'autres lecteurs qui ne semblent pas s'être laissés séduire par la magie des conceptions idéales.
Parmi eux, les uns aiment Platon et se réclament de son disciple du IX^ siècle S mais semblent vouloir impri- mer aux doctrines de l'un et de l'autre le cachet de leur personnalité. Fortement pétris de logique aristotélicienne, ils sont critiques, et paraissent désireux de passer tout au crible de leurs raisonnements. Il faut voir avec quel sérieux et quelle prolixité Bérenger relève une expression impropre de Lanfranc, et fait des règles de grammaire les règles inflexibles de la vérité. L'argument d'autorité les émeut difficilement, à moins cependant qu'il ne leur apporte une confirmation de leurs déductions logiques ; car alors, ils semblent heureux d'avoir trouvé eux-mêmes une vérité enseignée par un docteur de l'Eglise. Les horizons ouverts par l'idéalisme platonicien ne les attirent pas, si ce n'est dans la mesure où ils offrent un champ nouveau à leurs investigations. Mais dans ce cas ils éprouvent une diffi- culté ; comment appliquer les règles de logique à ces cons- tructions idéales, suprasensibles ? Ils vivent dans le précis, dans le déterminé ; ils raisonnent sur des êtres concrets, sur le monde réel. Tandis que les Platoniciens montent des sens à la raison, de la raison à la foi, en subordonnant les sens à la raison et la raison à la foi, les dialecticiens essaient de raisonner la foi ; et leur raison prend pour critérium l'expérience sensible. Les uns mettent la foi à la base de leur système, les autres les sens qui créent l'évidence
Scot Erigène, Fulbert prêtait une certaine réalité aux essences purement rationnelles qui sont l'objet des idées. Hugues de Langres complétait sa pensée lorsqu'il écrivait que l'esprit ne fait pas les essences, mais se contente de les juger : est enim intellrcius essentiortim discussor, non opifex ; judex, non inatitutor (P. L., t. CXLII. col. 1327) : comme s'il eût dit que les essences ont une réalité objr'cti\e indépendante de l'esprit lui-même. Or c'est la formule même du Réalisme dans la question des Universaux : c'est la pure théorie platonicienne. Clekval, Ecoles de Chartres, p. 118-119.
1. Bérenger appelle Platon « mundanse illius philosophiap gemma » (De sacra Cœna, p. 61), et le cite en exemple à côté de Saint Pierre et d'Aaron. {Ibid, p. 62).
iJNTRODUCTiON 4l
dans l'intelligence ^ Il semble qu'il y a entre ces deux écoles un renversement complet dans l'ordre logique des connais- sances intellectuelles. Cela n'arrête pas les dialecticiens, et, en s'appuyant sur l'expérience sensible, moyen sûr de la connaissance, ils font la critique des idées et du monde suprasensible platonicien.
De là à passer aux idées transcendantes de la théologie, il n'y a qu'un pas. Il est franchi rapidement, sans hésitation.
Et alors, qu'arrive-t-il ? En face du platonisme qui part de l'idée universelle, ils établissent leur théorie qui part de l'individu. « Toute réalité est individuelle, aucune n'est universelle : car le sens, juge suprême de toute existence ne perçoit que le particulier. L'universel donc, objet de l'idée, n'existe pas, n'a pas de réalité : ce n'est qu'un concept, ou, si l'on veut, un nom : ce qui est la formule même du nomi- nalisme -. » Le nominalisme, en face du réalisme des plato- niciens, voilà ouverte la querelle des universaux. C'est la première conséquence.
D'un autre côté, la théologie se voit soumise aux exi-
1 . Voici un passage significatif où Bérenger proclame sans ambages la supériorité de la raison sur l'autorité non seulement du témoignage humain, mais même des témoignages scripturaires : « Quod relinquere me, inquio ego, sacras auctoritates non dubitas, scribere, manifestimi fiet, divinitate propicia, illud de calumpnia scribere te, non de veritate : ubi deducendi sacras auctoritates in médium necessitate inde agendi locus I ecurrerit, quanquam ratione agere ùi perceptione vcritatis incompara- hiliter superius esse, quia in evidenti res est, sine vecordise cœcitate nullus negaverit. Unde ipse Dominus : « Adhuc modicvmn, inquit, in vobia lumen est, ambulate. » Et Apostolus : « Xon potui, inquit, loqui vobis quasi spiritualibus. ^ Et beatus Augustinus in libro de vera religione : « Rationi purgatioris animai , quse ad perspicuam veritatem pervenit, auctoritas nullo modo huniana prœponitur ; et alibi : « Pudet, inquit, imbecillitatis humanie, cum rationi rohoraiidœ auctoritas quœritur, cùni auctoritate veritatis, quse omni homine est melior, nihil possit esse prsestantius. > On ne sera pas sans remarquer le procédé de Bérenger qm pour justifier la supériorité de l'argument de raison siu- l'argument d'au- torité en appelle lui-même à l'autorité de Notre Seigneur, de saint Paul et de saint Augustin. Il n'y a pas là pétition de principe, car Bérenger, ainsi cjue nous l'avons fait remarquer, cite ces textes conime confirma- tion de son dire, plutôt que comme des preuves. Il tient à montrer qu'en affirmant cette vérité, il n'est pas d'un sentiment contraire aux senti- ments de l'Eglise. (Cf. De sacra Cœna, p. 100. — Voir sur ces questions Ueberweg-Heinze : Geachichte der Philos. II, p. 178. — Heitz, Les rap- ports entre la philosophie et la foi, p. 3 et ss., Paris, 1909 ■ ur les tendances ultra-dialecticiennes, consulter aussi Kaiser, Abél-ard critique, Fribourg en Suisse, 1901.
2. Clerval, op. cit., p. 120.
43 DURAND DE TROARX
gences de la raison pure, appuyée sur les constatations des sens. On ne peut voir, dit Bérenger, la couleur, si l'on ne voit l'objet coloré. En vertu de ce principe, il faut poser cette conclusion relativement à l'Eucharistie : On ne peut pas dire à la fois, ainsi que le disait Lanfranc, que d'une part sur l'autel, après la consécration, le corps du Christ est visible, tombe sous les sens, est sensualiter, et que d'autre part sa chair est cependant invisible. Dire que la chair du Christ est enveloppée, recouverte de la couleur du pain, c'est affirmer qu'elle est visible : si votre visage est recouvert d'une couleur noire, je ne puis voir cette peinture sans voir votre visage. Donc la couleur, l'accident est inséparable delà substance ^ Au point de vue de la connaissance sensible, c'est logique. Mais, en ce cas, il faut aller jusqu'aux der- nières déductions, et reconnaître que toute idée de trans- substantiation est incompatible avec cette connaissance. Et si l'on soumet toute la recherche de la vérité aux sens corporels, il est clair qu'on nie complètement et absolu- ment jusqu'à la possibilité de la transsubstantiation. C'est une chose incompréhensible, et contradictoire en ses termes.
Bérenger ne craint pas d'aller jusque-là, et, de ce fait, se trouve expliquée l'origine des disputes philosophiques sur les universaux, et des discussions théologiques sur l'Eucharistie.
A l'opposé des dialecticiens, qui aiment Platon et Scot, et pourtant ne les suivent pas, se trouve un autre groupe, qui, non seulement ne se met point à l'école de ces maîtres, mais même leur refuse toute sympathie. C'est un groupe mystique, dont saint Pierre Damien nous donne une vivante peinture d'âme. Dévoré d'un zèle ardent pour la réforme morale des moines, l'austère ascète proscrit des cloîtres toute étude de la philosophie. Le titre de deux de
1. Dicis : « Portiunculam carnis post consecrationem esse sensualiter in altari, eam esse in\-isibileni asseris, i quod tibi tamen niilla ratione licebat. Dicebas enini portiunculam illam f-arnis Christi panis esse colore adopertam. quod dicens, asserere eam invisibilem non poteras, quia, si supervestiatur faciès tua colore ' thiopis, necesse est faciem tuam %'ideri, si colorem illum constiterit videri. — De sacra Cœrta, p. 127. — Plus loin Bérenger écrit encore : >' Apud eruditos enim constat, et eis qui vecordes sint, omnino est perceptibile, nulla ratione colorem videri, nisi contingat etiam coloratum videri. » Ibid., p. 171. Voir aussi p. 190.
INTRODUCTION 43
ses ouvrages est le résumé de tout un programme à cet égard : De sancta simplicitate scientiœ inflanti anteponenda, et De monachis qui grammaticam discere gestiunt. « Il y déverse à longs flots, écrit M. Heitz ^, son aversion pour la science et la philosophie ; celle-ci, à l'en croire, est cette sagesse dont il est dit : « elle ne descend pas d'en haut, mais elle est terrestre, animale, diabolique ». Aussi le voyons- nous donner le conseil de se retirer plutôt dans un désert que de s'adonner, non point aux études, mais aux folies des arts libéraux... Platon, Aristote, Euclide, ne sont pas mieux traités que la philosophie ^ »
Pour cet homme aucune science n'existe, si ce n'est la science qui fait les saints : la religion chrétienne. Il ne se demande même point comment on l'acquiert, et quelle part la raison doit avoir dans la connaissance religieuse et dans l'acte de foi. Il établit comme un divorce absolu entre la science, la philosophie et la religion.
Cette conception détermine un courant ennemi de l'étude ; elle fait naître apparemment un mouvement de recul par rapport à la renaissance intellectuelle, tout en favorisant l'élan de renaissance morale. Par ailleurs, à cause de ses excès même, peut-être a-t-elle attiré davantage l'attention sur les inconvénients des méthodes nouvelles, et, en forçant les intelligences à de plus grandes précautions, a-t-elle contribué à former ceux qui, comme saint Anselme, firent heureusement une première et féconde application de la philosophie à la théologie.
Car telle semble être, en définitive, la position de saint Anselme. Le siècle qui avait vu, à son début, semer les pre- miers germes de renaissance, qui avait entendu les premiers échos de discussions qui durèrent jusqu'à saint Thomas, devait avoir aussi la gloire de donner, avec saint Anselme,
1. Les rapports entre la philosophie et la foi, p. 51-52. — M. Heitz avait déjà publié ce chapitre, sous forme d'article, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1908, p. 522, ss.
2. Opusc. Dominus vobiscum ad Lconem eremiturn, cap. I., P. L., t. 145, col. 232. — i( Platonem latentis naturse sécréta rimantem respuo... Pythagoram parvipendo... Euclidem perplexis geometricaliuin studiis incurvum aeque declino... quœrant peripatetici latentem in profundo puteo veritatem. » Apud Hbitz, op. cit., p. 52.
44 DLRA>"D DE TROARN
un commencement de réponse à ces grands problèmes. Lanfranc avec Bérenger, suivant l'exemple de ses devan- ciers, avait défendu sa foi par l'argument de tradition. Un siècle et demi plus tard, saint Thomas, traitant le mystère de l'Eucharistie, « emploiera toute sa science cos- mologique à appuyer et à justifier les conditions de la présence réelle ^ ». Entre les deux, saint Anselme a su trou- ver que de ce côté était une voie sûre, et, comme l'a remar- qué M. Heitz, « cela n'était pas d'un mince mérite à une époque où les hérésies de Bérenger et de Roscelin, aussi bien que les anathèmes de saint Pierre Damien, pesaient sur la méthode dialectique » ^
Mais avec lui, déjà nous dépassons l'époque qui doit nous intéresser dans cette étude.
En résumé, au XI^ siècle, nous assistons à un mouvement d'idées philosophiques très puissant qui domine les autres aspects de l'activité intellectuelle. Ce mouvement se des- sine dans les écoles, après l'introduction des œuvres de Denys l'Aréopagite commentées par Scot Erigène ; il déter- mine un renouveau de tendances platoniciennes, et suscite des discussions entre les tenants de Platon et ceux d'Aris- tote. Du domaine rationnel le conflit passe dans le domaine religieux, et le problème des rapports ou de l'antagonisme de la philosophie et de la théologie se pose avec ampleur devant les esprits, pour aboutir à des solutions diverses. Saint Pierre Damien conclut à l'inutilité et à la nocivité de la philosophie, aussi l'écarte-t-il radicalement de la théo-
1. DoMET DE VoRGES, Saint Anaelme, p. 327.
2. Heitz, Les rapports entre la philos, et la foi, p. 64. — Voici d'après le même auteur, le processus de la comiaissance théologique dans saint Anselme : <i D'abord croire, puis, aidé de l'illumination di^•ine, approfon- dir par la raison, autant que faire se peut, le contenu de la croyance, et arri\er ainsi, par le travail discursif, à cet état intermédiaire appelé « intelligence », dans un sens analogue à celui q\ie, plus tard, Abélard donnera au verbe « intelligere ». Pour juger saint Anselme voir en par- ticulier : P. Ragey : Histoire de saint Ansebne, et saint Anselme profes- seur, dans Annales de philosophie chrétienne. Nouvelle série, tome XXI, 1889-18!>0, 113-1.^7, 226-253. (Le P. Fxagey appelle le saint docteur < le Shakespeare de la métaphysique, p. 125.) Cf. également Bainvel, article Anselme dans Dictionnaire de théologie catholique Vacant-Mangenot (1901). — W. H. Kent article Anselm dans The catholic encyclopœdia (Xew- York, 1907.)
i:iTRODUCTION 45
logie. Bérenger au contraire met toute sa certitude dans l'application de la dialectique aux données que lui fournis- sent les sens, et prétend ramener les mystères à une inter- prétation rationnelle. Saint Anselme, entre les deux, sait établir une séparation entre la philosophie et la théo- logie, et faire de la philosophie un instrument destiné à approfondir, dans la mesure du possible, les concepts qu'il faut croire ^
Certes l'activité intellectuelle est intense, et surtout dans le nord-ouest de la Francia. C'est là en effet dans les écoles les plus florissantes de l'Occident, que vivent plusieurs des plus illustres représentants des diverses tendances ; c'est le centre du développement du néo-platonisme ; c'est le théâtre des discussions et des luttes philosophiques et théo- logiques. L'on voit maintenant au milieu de quelle efferves- cence intellectuelle vécut Durand de Troarn, et l'on com- prend comme toute naturelle, son intervention dans ces débats de la science pour apporter sa contribution à la découverte, à l'affirmation et au triomphe de la vérité.
La renaissance du XI® siècle, si nécessaire, si nette et si efficace dans le domaine intellectuel n'était pas moins nécessaire au point de vue moral. C'est une consolation pour l'historien de constater que, si cette renaissance morale était grandement désirable, elle fut entreprise délibérément, avec vigueur ; et que si elle n'a pas eu cependant une pleine efficacité, cela ne tient pas à l'inertie de l'Eglise. Une renais- sance morale était désirable : saint Anselme dans son traité De fide Trinitatis, donnait ce conseil à ses lecteurs : « Nemo ergo se temere immergat in condensa divinarum qusestio- num, nisi prius in soliditate fidei, conquisita morum et sapientiae gravitate, ne per multiplicia sophismatum diverticula incauta levitate discurrens, aliqua tenaci illa-
1. Nous laissons ici de côté les questions intellectuelles nées de l'inten- sité de la vie religieuse, comme, par exemple, le problème de saint Mar- tial : ce saint devait-il être rangé au nombre des Apôtres ? — Cf. Pfister, Etudes..., p. 300. — Voir aussi le canon Idu concile de Bourges de 1031, il porte comme titre : Ut sancti Martialis nomen et memoria inter apos- tolos proponatur. — M.4Nsi. Conc. XIX, col. 503.]
46 DUPvAND DE TROARN
queatur falsitate ^ » Nous aimerions à savoir que de nom- breux disciples répondirent aux exigences imposées par le maître, et que tous les clercs adonnés aux études brillèrent par la gravité de leurs mœurs. En tous cas, l'avis n'était certes pas une précaution oratoire. Que l'on considère en effet le clergé séculier ou le clergé régulier, on y trouve trop d'exemples de déchéance morale.
L'idéal de sainteté dont se glorifie l'Eglise semble obscurci, au moins dans l'opinion chrétienne ; et, grâce à la complicité de cette opinion qui semble excuser et par- donner, — en un mot qui tolère , — le clergé est déchu du trône de vertu qu'il devrait occuper.
N'oublions point à quelle période nous sommes. Pour Rome, c'est l'une des plus tristes de son histoire ^
A la tête de l'Eglise manquent des chefs véritables, et
1. Migne. P. L., t. CLVIII, col. 2 5.Ï.
2. A la mort de Sergias IV (1012) deux partis sont ea lutte ; ils pré- sentent deux candidats pour le siège papal : Grégoire et Théophylacte. Celui-ci, soutenu par Henri II est proclamé pape, et prend le nom de Benoît VIII. De caractère mondain, il s'applique surtout à défendre les intérêts politiques du Saint-Siège. Il prend encore soin d'accomplir ses fonctions spirituelles, de lutter contre les Sarrasins, de faire respecter les lois de la discipline ecclésiastique, mais il a également, surtout peut- être, le souci d'assurer le trône pontifical à son frère Romantis qui reçoit la tiare en 1024'. Ce Romanus n'était à la mort de son frère que simple laïc ; il dex-ient pape sous le nom de Jean XIX. Son ne%-eu lui succède, contrairement à tout droit, car ce nouveau pape avait douze ans. Quoique enfant, Benoît IX en \'int, dit Funk, peu à peu à surpasser les débauches de Jean XII, au point de provoquer un soulèvement général dans Rome (10-44). Quelques mois après, Silvestre III, qui avait été installé à sa place, est contraint de s'enfuir, et Benoît IX reprend la tiare. Au prin- temps suivant, ce dernier abdique. Il a pour successeur Grégoire \^. Celui-ci « avait dû acheter sa dignité, et néanmoins il faut %'oir là une preuve de l'abaissement des caractères à cette époque, plutôt qu'en faire reproche au pontife, qui était digne de sa mission. » (Fukk, Histoire de l'Eglise, trad. Hemmer, I, 381.)
Enfin, vers la fin de 1046, au concile de Sutri, Grégoire VI et Silvestre UI, toujours vivants, furent déposés ; Benoît IX le fut pareillement dans un s\Tiode romain.
Avec Clément II, en 1046, commence la réforme, que continuera éner- giquement Léon IX. — Cf. Hock, Histoire de Sylvestre II et de son sièele, traduit de l'allemand par Axinger, — Werner, Gerbert von Aiirillac, — Lacsser, Gerbert, Etude historique sur le X'^ siècle, — C. Will : Die Anfange der Restauration der Kirche im elften Jahrhundert, — Delarc, Un Pape alsacien, essai sur Léon IX et son temps, — Mgr. Duchesne, Les premiers temps de VEtat pontifical, — Ulysse Robert, Le pape Etienne X (Revue des questions historiques, 1876, II, t. xx, p. 49-76).
INTRODUCTION [\-j
ceux qui occupent la chaire pontificale contribuent à donner eux-mêmes parfois le scandale ^
Il faut une foi bien vive pour leur rester attaché et dévoué, et l'on ne peut avoir trop d'admiration pour ceux qui se consacrent, avec un dévouement jamais lassé, à la défense du Pape, et à la restauration de l'idéal chrétien ^ Ces fidèles serviteurs du Souverain Pontife et de la morale chrétienne, ce sont les Clunistes. Eux seuls ont acquis de
1. Pour Benoît IX, la chose est manifeste. Faut-il rapporter ici le cas signalé par Bérenger au sujet de Léon IX lui-même ? L'évêque de Ver- csil avait enlevé la fiancée de son oncle, gentilhomme de Pavie, et en avait abusé. L'oncle avait porté au pape ses plaintes bien légitimes, il n'en reçut aucune réponse. Sur ces entrefaites, on annonce la réunion d'un synode à Verceil. Le gentilhomme, espérant que ce sjmode forcerait le Pape à rompre le silence, vient dans la ville. Or que voit -il ? Le pape était descendu chez l'adultère. Le malheureux fait tout son possible « foris, intus, in ecclesia, in consessibus » ; il s'adresse à tous. Rienn'y fit, et l'affaire fut rigoureusement tenue à l'écart. (Békenger, De Sacra Cœna, p. 39-40.)
Xous n'ignorons pas que Bérenger parle en homme aigri ; nous n'igno- rons pas que l'année suivante, après la Pâque, cet évêque fût excom- miuiié en pianition de son crime (Cf. ^L\îtsi, Concilia, t. XIX, col. 795) ; nous n'ignorons pas que les dessous de cette histoire sont incoimus, que Mgr. Héfélé estime « que la conduite du Pape s'expUquerait, si l'on con- naissait les raisons qu'il a eues d'agir comme il l'a fait » (Héfélé, t. VT, 331), que des hj^othèses ont été émises pour expliquer cette manière de procéder (Gfrorer, Kirch. Gesch. apud Héiélé, ibid.) ; mais quand même des raisons très graves pourraient légitimer ou excuser l'acte de Léon IX, — ce qui restera toujours hypothétique, — pour que Bérenger, absent du Concile, ait eu connaissance de ce fait, il faut que les témoins en aient été frappés, scandalisés. D'autre part le fait était de notoriété publique ; et pour que le Pape ait été réduit à ménager à ce point un évêque adul- tère, si c'est là le véritable sens de sa démarche, il fallait que l'opinion de ce Pape, acceptant l'hospitalité d'un tel homme comme un moindre mal, eût subi elle aussi l'influence d'un milieu moral considérablement affaissé.
2. « En vérité, j'admire ces hommes de foi robuste, qui, en un pareil temps, ont déclaré comme saint Mayeul, le tendre amour qu'ils portaient à Rome, et, reconnaissant en dépit de tout la constitution de l'Eglise telle que l'a voulue Jésus-Christ, n'ont cessé de répéter avec un Abbon de Fleury que « L'Eglise de Rome est la source de toute autorité et la somme » de tout droit .que quiconque lui résiste se sépare de tous le^ membres » de la hiérarchie » ; ou encore avec un Pierre Damien, « qu'au miUeu » de tous ces écueils d'un monde qui finit, au milieu de tous ces gouffres » de perdition, la sainte Eglise romaine reste l'unique port, et que seul, » le filet du pauvre pêcheur peut recueillir ceux qui veulent échapper à » la tempère. » Oui, je salue ces hommes, leur sainte hardiesse et leur sublime fidélité. Grégoire VII disait qu'en rendant hommage à l'Eglise telle qu'ils l'avaient sous les yeux, « ils avaient imité les saintes femmes » de l'Evangile venant veiller et prier devant la pierre du tombeau de » Jésus-Christ. » (Mgr. Batjdrillart, Cluny et la Papauté. Revue prati- que d'Apologétique, 1" octobre 1910, p. 10.)
48 dura:«d de troarx
l'influence sur leur temps, eux seuls font accomplir quelque chose à l'autorité pontificale ; eux seuls font contraste à l'apathie qui a envahi le monde religieux. Sans eux le pontife suprême n'aurait plus été qu'une ombre.
Gomment aurait-il pu en être autrement ? Impuissants, par eux-mêmes, les Papes ne peuvent rien réaliser ; et d'autre part les Conciles sont devenus rares au X^ siècle. S'ils s'occupent de réformer la corruption du clergé, « ils prennent aussi une part plus ou moins grande aux troubles du pays, et parfois même ils interviennent dans des que- relles très peu religieuses et très politiques, élevées entre divers prétendants à un même siège épiscopal ^ » Ils se trou- vent ainsi détournés de la noble mission qu'ils rempliront dans le XI^ siècle.
Dans les hautes sphères de l'Eglise, la situation est lamentable. Dans l'épiscopat, bien des points laissent égale- ment à désirer.
Nous avons déjà indiqué comment la nomination des évêques, et le favoritisme qui présidait à leur choix, entraî- naient des conséquences regrettables pour l'Eglise. Il nous faut voir de plus près quels étaient ces hommes et quels exemples ils donnaient aux fidèles.
Si c'est un lieu commun, lorsqu'il s'agit du XP siècle, de parler de l'incontinence des clercs, il faut avouer que plus d'un, parmi les membres de l'épiscopat, laisse prise au même reproche. Il suffît de rappeler à ce propos l'accusation de rapt, d'adultère et de sodomie portée contre Hugue de Langres au concile de Reims - ; et la lettre qu'Yve de Ghar-
1 . J.-J. Ampère, Hist. litt. de la France avant le XI I^ siècle, t. III, p. 265.
2. «Memoratus diaconus (le diacre de l'Eglise romaine) in episcopuni Lingonensem invehitvir, eumque... alieni matrimonii jura \-iolasse... sodomitieo etiam flagitio poUutum esse, criminatur. Quibus verbis fîdem prœbebant plurimi delatores qui aderant : inter quos quidam clericus asseruit quod sibi adhiic laïco conjugem suam \aolenter abstu- lerat, et post perpetratum cum ea adulterium monacham focerat. »
Faut-il transcrire ce crime horrible relaté à la suite: « Adfuit et presbyter quidam, se ab eodem episcopo conquerens captura, et satellitum ejus fuisse potestati traditum : qui eum multis suppliciis excruciant«s, quod scelestius est, clavàs acutissimis genitalia ejus confixerant, talique vio- lentia ab eo decem libras denariorum extorserant.
Et Hugue, ajoutent les Actes du Concile, ne put se défendre. (Actes du Concile de Reims, Hardouin, tome VI, Pars i.. pag. 1004.)
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INTRODUCTION 49
très adressa à Hildebert du Mans, lors de son élection à cet évêché, pour l'exhorter à changer de conduite ^
Et cela s'explique d'autant mieux que l'évêque, loin d'avoir rompu avec le monde, semble plutôt en devenir un personnage influent. Les évêques, en effet, ne sont pas sim- plement chefs spirituels des peuples, mais ils détiennent une partie de l'autorité temporelle. Aussi les voit-on mêlés aux événements politiques de leur époque. Ils prennent part aux expéditions guerrières, comme on le constate non seulement pour l'évêque de Bayeux, Eude de Gonteville, mais aussi pour l'archevêque de Sens, les évêques de Belley et d'Amiens, qui, au moment du concile de Reims, partent avec une expédition royale, afin d'éviter une rencontre avec le Pape ^. Ils se mêlent de même aux factions, quand ils ne les dirigent pas, comme il arrive à l'archevêque de Rouen Mauger ^, Enfin leurs habitudes d'indépendance sont si invétérées et si puissantes, qu'elles ne se manifestent pas uniquement vis-à-vis des ducs et des comtes leurs suzerains, mais à l'égard du Pape lui-même. Le concile de Reims encore en fournit un triste exemple. En réponse à la convocation du souverain Pontife, un certain nombre d'évêques français s'abstint de venir, et même d'envoyer
1. « Audivi enim de te, quse mihi sunt dolori et horrori, quia si vera sunt, non poteris populo priebere regimen, sed augere discrimen. Dicunt enini quidam de majoribus Cenonianensis Ecclesia?, qui anteactani vitani tuam se nosse testantur, quod ultra modum laxaveris frsena pudicitiae, in tantum ut post acceptum archidiaconatuni. aocubante lateribus tuis plèbe mulieiculari.un, multam genueris plebem puerorum et puella- rum...» Citée dans Baronius, Annales eccles., t. XVII, Année 1088, p. 560.)
2. « Unde competentibus ad liaîc patruni, recitatis sentcntiis, psena damnati sunt excommunicationis, cum omnibus illis qui ipsius Pap • formidantes adventum, hao de re profecti erant in expeditio-neni régis : nominatim vero enonensis archiepiscopus, Bellovaconsis et Ambianensis episcopus. » (Hardouin, t. VI, pars i, pag. 1006.)
3. « Non multo post, alia mihi gravissima ad\CM"sitas oborta est. Patrui namque mei Malgerius Rotomagensis archiepiscopus, et Guillelmus frater ejus, eui Arcas et comitatum Calogii gratis dederam, me vehit nothum contempserunt : et Henricum regem, et Engelramnum comitf>ni Pontivi contra me accesserunt... bsidione gravi Castre ses coereui, et... protervu n cjuoque priesulem, qui nec Deo devotas, nec mihi fidus erat, de Pontificali sede per decretiim Papre deposui. Orderic Vital, P. L., t. CLXXXVIII. — Hiat. ceci. Pars I, lib. i, col. 07, et pars III, lib. vu, col. 545. — Cf. Bessix, Concil. Rotom., p. 46. — Mansi, XIX, 840.
HEURTEVE.NT. — DURAXD DE TROARX. 4
50 ^ DURA>D DE TROARN
le moindre semblant d'excuse ^ Aussi furent-Os excom- muniés.
De telles actions manifestent évidemment un esprit très peu surnaturel et peu désintéressé. C'est pourquoi l'on ne saurait s'étonner de la simonie honteuse, et des marchan- dages aussi indignes qu'innombrables auxquels donnait lieu la transmission des évêchés. C'était une plaie générale dans tout le royaume. Citer des textes serait facile ; car on n'a que l'embarras du choix. D'ailleurs la chose a été maintes fois affirmée et prouvée. Contentons-nous de rappeler ce qui se passa au concile de Lyon (1055). C'était en Italie et en Bourgogne que régnedt surtout la simonie : le cardinal Hildebrand, en qualité de légat du Pape, était venu en France, avait réuni un concile à Lyon, et là, par un miracle, avait fait avouer sa simonie à un évêque. Ce fait remplit les simoniaques d'une terreur telle que sur-le-champ qua- rante-cinq évêques, sans compter vingt-sept autres dignitaires ecclésiastiques, se reconnurent également cou- pables 2.
En Normandie régnaient les maux qui désolaient l'Eghse entière ; cependant avec la ferme administration des ducs, les compétiteurs sont moins nombreux, et la crainte fait peut- être cesser quelques abus et renaître un peu plus de docilité. Tout en tenant compte de ce fait que les historiens nor- mands ont parlé des mœurs surtout dans la mesure où l'explication des faits le demande, l'épiscopat de la Nor- mandie soutient, sur certains points, avantageusement la comparaison avec l'épiscopat bourguignon : par exemple, sous le rapport de la simonie. Au concile de 1049 cinq des évêques normands avaient répondu à l'appel de Léon IX
1. I Habitxis est senno de episcopis qvii, irixàtati ad synodum venire noluerunt, nec aliquod inde suse excusationis scriptxmi transmiserant illo ». — Haedouin, Concilia, t. VI, Pars i, page 1006.
-. K Quod factum simoniacos in tantum pertemiit, quod prseter alios praelatos ecclesiaruni \'iginti septem, episcopi quadraginta quinque simo- niacos se esse confessi sunt. » Haedottls", Concil., t. \\, Pars i'', col. 1039. H cite Baroniiis qui lui-même a tiré son récit des Antiquiora gesta Roma- norum pontificum a Nicolao Aragonio congesta. Cf. également le Concile de Rome de 1047. HARDorrs', t. VI, Pars i, col. 925, 926 — le Concile de Rouen de 104S : ^LiJS'Si, XIX, 752, où sont signalées les mesures prises contre les é\êques simoniaques.
INTRODUCTION 5l
et s'étaient rendus à Reims ^ ; quand le diacre de l'Eglise romaine se leva pour interroger un à un les évêques, et leur demander s'ils se reconnaissaient coupables de simonie, un seul répondit parmi les normands : l'évêque de Gou- tances. Il déclara qu'à son insu, son frère lui avait acheté son évêché. L'ayant appris, il avait voulu fuir, et ne pas recevoir une ordination illicitement, mais on avait usé de violence pour le retenir, et il avait été revêtu de la dignité épiscopale contre son gré. Sommé d'affirmer par serment qu'il disait l'exacte vérité, il prêta ce serment, et le concile le déclara, dans ces conditions, innocent du crime de simonie ^
L'archevêque de Rouen n'est pas mentionné parmi les Pères qui siégèrent à Reims. Fut-il de ceux qui refusèrent d'obtempérer aux ordres du Pape ? Les preuves positives nous font défaut pour l'affirmer, mais il est certain qu'il était au nombre de ceux qui se laissaient aller à pratiquer la simonie. En effet, parmi les griefs qu'on lui imputa lors de sa déposition au concile de Lisieux (1055), on lui reprocha, en même temps que l'incontinence, la rapacité et le mépris du siège apostolique, la dilapidation des biens de l'Eglise. Si le terme de simoniaque n'est pas employé, les
1 . a Ad meridianam autem plagam AjTielardus, archiepiscopus Lugdu- nensis, Hugo Lingonensis, Josfridus Constantiensis, Ivo Sagensis, Her- bertus Lisoiensis, Hugo Baiogarensis, Hugo A%Tmgensis... » Hardouin, Conc, t. VI, pars i, col. 1002.
2. » Surgens Constantiensis episcopus, confessus est se ignorante aquo- dam fratre suo emptum sibi episcopium fuisse : quod curn rescisset,ne con- tra fas ordinationem illam susciperet, voluisse aufugere, sed ab eodem violenter captum, episcopali contra voluntateni suam esse dignitate donatum. Quod sacramento comprobare jussus, nec renuens, sic judi- catus est simoniacaî hœresis non incurrisse facinus. » Actes du Concile de Reims (1049). Hardouin, C'oncil., t. VI, Pars i, col. 1006.
Au même concile Yve de Séez aurait explicjué aussi comment il avait été amené à brûler son église : « Desides episcopos et abbates acriter redarguit (papa) : inter quos, ut dicunt, propter combustionem ecclesiœ Ivoni dixit : « Quid fecisti, perfide ? Qua lege damnari debes, qui matrem » tuam ecclesiam cremare ausus es ? » Eloquens Ivo palam confessus est se malura equidem focisse, ne détériora fièrent a scelerosis super filios Ecclesiae. Denique pœnitentiam secundum sagacis papae jussiim accepit, ac de restituenda sancti Gervasii ecclesia operam adhibuit. » Guillaume de Jumièges, lib. VII, chap. 15. Note de Bini, dans Mansi, Concilia, t. XIX, col. 746. Ce fait n'a pas été l'elaté dans les Actes du Concile.
5a DURAND DE TROARN
motifs d'accusation ne laissent aucun doute sur la chose ^ Si la simonie n'est pas plus accentuée en Normandie que dans les autres duchés du royaume, il n'en va pas de même de l'incontinence : La Normandie, plus rapidement que beaucoup d'autres provinces, a été victime de la dissolu- tion des mœurs. « Dans cette société nouvelle, écrit M. Im- bart de la Tour, qui a toutes les passions de la jeunesse, toute la brutalité d'une barbarie qui se dégrossit à peine, le clergé s'est plus vite corrompu qu'ailleurs. C'est un fait que les historiens normands eux-mêmes ont remarqué. « En Neustrie, dit Ordéric Vital, après l'arrivée des Nor- mands, les mœurs du clergé étaient si dissolues que non seulement les prêtres, mais les évêques avaient des concu- bines, çt tiraient publiquement vanité du nombre de leurs fils et de leurs filles. » Ces paroles ne sont que trop vraies. L'archevêque de Rouen, Robert, est marié, et de sa femme Herlève, a trois fils ; Richard, Raoul Tête-d'Ane et Guil- laume. Aucun de ses fils ne lui succéda cependant comme archevêque. Son successeur, Mauger, a également un fils qui passa en Angleterre, à la suite de la conquête nor- mande. Guillaume, qui fut d'abord abbé de Saint-Etienne
1. « Quatuor praecipuas abdicationis ejus causas complectitur Guillel- mus Pictaviensis, gestorum Guillelmi conquaestoris nobilis scriptor : rerxim nempe ecclesiasticarum distractionem, rapacitatem, vitae incon- tinentiam, et sedis apostolicae contemptum.
Legitimis hisce causis accesserunt alise duae, quas commémorant Guillelmus Malmesburiensis et Ordericus Vitalis ; altéra rebellionis Mal- gerii, altéra vero, incestarum cum Mathilde nuptiarum reprehensio. « Bessin, Conc. Rothom. Ecclesiœ, p. 46. — Mansi, Conc., t. XIX, col. 838- 839.
Ces dernières lignes nous laissent entendre que la politique joua un rôle peut-être occulte, mais très réel à cette affaire. D'autre part, il est juste de noter, pour expliquer le silence de Guillaume de Poitiers sur les causes politiques de cette disgrâce, que cet auteur est favorable aux ducs da Normandie.
Et c'est aussi pour la même raison qu'il convient d'accueillir avec une certaine réserve les louanges, qu'à propos de cet incident Guillaïune de Poitiers décerne à Hugue, évêque de Lisieux. « Il fut, dit-il, la voix écla- tante de la justice, demeurant avec constance dans le camp de Dieu, et à cause de Dieu, prononçant la condamnation du fils de Richard II, son oncle. " (Bessin, Conc. Rothom., p. 46. — Mansi, Concil, XIX, col 839- 840). Sans doute, la sentence fut légale et équitable ; sans doute, il 3' avait du mérite à mettre la justice au-dessus des liens du sang, mais il y avait aussi le prince à favoriser pour la déposition de Mauger ; et sans refuser à Hugue les éloges que mérite sa conduite, il convient de ne p8is croii-e qu'il fit preuve, en la circonstance, d'un héroïsme remarquable.
INTRODUCTION 53
de Caen, puis archevêque de Rouen (1079-1110) a pour père l'évêque Radbod de Séez (1025-1032). Eude de Bayeux a également un fils, Jean, qui devint plus tard un des conseillers du duc Henri Beau-Clerc ^
Toutefois la politique des ducs ne permit pas à l'épisco- pat de former une aristocratie héréditaire. Ils prirent soin de ne pas laisser à ces fils d'Eglise l'évêché paternel ^
S'il est vrai que les reproches mérités, à une époque don- née, par l'épiscopat d'un peuple, sont plus entièrement mérités encore par le bas clergé, que dire des prêtres du XI® siècle ? On ne saurait être su pris de voir ici le tableau de la société religieuse se noircir des plus sombres cons- tatations.
C'est dans la première moitié du X^ siècle que le clergé tomba le plus bas. « L'impureté et la simonie étaient ses vices dominants. La loi du célibat n'était plus qu'une lettre morte ; c'était presque une vertu pour un ecclésiastique de vivre dans un honnête mariage ' ». Et cette mentalité devait se perpétuer à travers tout le XI^ siècle. Au temps de Burchard de Worms on peut citer de nombreux textes qui permettent de l'établir *. Le texte suivant, extrait d'un sermon synodal publié par M. Victor Krause d'après deux manuscrits de Munich '% est à cet égard très caracté-
1. De même encore Hugue II de Bayeux, le prédécesseur d'Eude de ConteviUe était le père d'Aubrée, femme d'Albert de Gravent.
2. Imbart de la Totjb, Elections épiscopales en France du IX^ au XII^ siècle, p. 363. — Il ne faudrait pas croire que seuls les ducs ont porté cette prohibition ; l'Eglise porta la même défense : Le canon VIII du concile de Bourges (1031) s'exprime ainsi : « Ut filii presbyterorum, sive diaconorum, sive subdiaconorum, in sacerdotio, vel diaconatu, vel subdiaconatu nati, nulle modo ulterius ad clericatum suscipiantur : quia taies, et omnes alii qui de non legitimo conjugio sunt nati, semen maledictum in Scripturis divinis appellantur, nec apud saeculares leges ha'reditari possunt, neque in testimonium suscipi. Et qui do talibus clerici nunc sunt, in eo tantum pennaneant, et ultra non promoveantur. » Mansi, XIX, 504. Ce canon devait devenir le droit commun. Cf. Tit. De fîliis presbyterorum, C. I. libr. XVII, des Décrétâtes de Grégoire IX.
3. Alzog, Histoire de l'Eglise, traduction Goschler, t. II, p. 192.
4. Cf Kœniger, Burchard I von Worms und die deutache Kirche seiner Zeit, (1000-1025). (Munich, 1905).
5. Les manuscrits de Munich 3851 et 3853, publiés dans le Neues Archiv. der Gesellschaft fur altère deutsche Qeschichte, t. XIX, p. 122. — Nous reproduisons ce texte d'après une citation qu'en fait M. Paul Four- nier dans la Revue d'Histoire Ecclésiastique de Louvain (juillet 1909) p. 573, à propos d'un compte rendu du Burchard de M Kœniger.
b\ DURAND DE TROARN
ristique : Unusquisgue procul dubio cum ordinatus fuerit presbyter, et indignus ad ecclesiam procurandam accesserit, studet maxime ut statim uxorem accipiat... et publiée eam sibi sociat. Il ressort de ce texte qu'insensiblement on serait passé de la pratique à la théorie ; en tous cas on semble admettre la chose comme un fait établi ^
Et le fait est si bien établi, qu'on le regarde comme légitime, et si la voix terrible et éloquente des princes et des conciles n'était pas venue se faire entendre aux membres du clergé, ils n'auraient trouvé aucune étrangeté à donner leurs filles en mariage à d'autres ecclésiastiques, ni à desti- ner leurs fils à être leurs successeurs. Quand le concile de Bourges (1031) porte cette règle : Ut filii presbyterorum, sive diaconorum, sive subdiaconorum in sacerdotio, vel diaconatu, vel subdiaconatu nati, nullo modo ultéritjs ad clericatum suscipiantur, il laisse bien entendre que cet abus s'est déjà produit. Le clergé, abandonné à lui-même, n'eût pas tardé à être une caste fermée.
Et encore, si les membres du clergé n'avaient fait qu'a- bandonner le célibat, chose déjà fort grave, pour vivre maritalement dans un honnête mariage, on pourrait invo- quer, à leur excuse, l'opinion publique égarée, un jugement faussé par le milieu ambiant. Mais on trouve des accusa- tions plus graves contre les clercs de l'époque. Le nombre de ceux qui motivèrent le livre de Pierre Damien intitulé Liber Gomorrhiamis ^ était grand, et, sur la demande de
1. M. Paul Fournier (loc. cit.) montre ainsi l'opinion de Bnrchard de AVorms, le canoniste : « L'évoque de Worms est certainement en théorie, favorable au célibat. Aussi ne manque-t-il pas de donner les principaux textes de l'antiquité qui le justifient. Mais il ne saïu-ait oublier qu'en fait, il y a, dans les campagnes surtout, do nombreux prêtres accomplissant leur ministère tout en vivant maritalement. H n'est pas de l'école, qui plus tard, soulèvera les fidèles contre ces prêtres : aussi trouve-il bon d'insérer à deux reprises dans son Décret le c. \ de Gangres où est Ismcé l'anathème sur le fidèle qui méprise la messe d'un prêtre marié. Visible- ment il est conservateur, peut-être dans un sens un peu étroit ; en tous cas, il n'aime pas les moyens révolutionnaires. » — Revue d'Hist. ecclés., juillet 1909, p. 573-574.
2. (( Vitium igitur contra naturam, écrit Pierre Damien, velut cancer ita serpit, ut sacrorutn homi um ordineîn attingat, et interdum ut cruenta bestia inter ovile Christi cum tantae Ubertatis sœvit audacia, ut quam- pluribus miilto salubrius fuerit in mundanae militiae jugo deprimi, quam sub religionis obtentu tam libère ferreo juri diabolicae tjTannidis manci- pari .. — Migne, P. L„ t. CÀLV, col. 161.
INTRODUCTION 55
l'austère ascète, Léon IX dut porter des peines sévères pour remédier au mal ^ Si, du terrain de l'impureté, on passe à celui de la simonie, il faut redire toujours qu'il y avait des abus innombrables, que l'on se trouve en face de clercs usurpateurs des biens ecclésiastiques, que l'on voit exiger de l'argent pour l'administration des sacrements, que l'on rencontre des clercs qui, en confession, allègent les péni- tences des pécheurs ou les aggravent, selon la valeur ou la modicité des présents qu'ils ont reçus. L'intrusion des laïques dans les ministères ecclésiastiques, ne facilite pas l'extirpation du mal : elle l'enracine au contraire, et le fortifie ; car elle ne peut contribuer qu'à introduire l'esprit mondain, terrestre, jusqu'au sein du sanctuaire, à tel point que l'esprit religieux est absent de partout, même des céré- monies essentielles du culte. On n'a plus d'abord de res- pect pour les églises ; souvent elles ne sont que le lieu où les ministres de Dieu laissent ostensiblement éclater une orgueilleuse vanité ^ Les saints mystères eux-mêmes n'échappent pas à la profanation ; ils deviennent pour les clercs une source de revenus, et un moyen de flatterie vis-à- vis des laïques puissants ^ Tout concourt à montrer dans le
1. Voir ces peines dans lettre de Léon IX, Hardouin, Concilia, t. VI Pars I, p. 976, et Migne, P. L., t. CXLV, col. 159-160.
2. Dom Ceillier raconte de Jean, archevêque de Rouen, l'anecdote sui- vante qui est instructive à cet égard : « Le 24 août, jour de la fête de l'abbaye de Saint-Oiien, l'archevêque devait y célébrer la messe suivant la coutiune : comme il tardait de venir, on commença la messe, et on avait déjà chanté le Gloria in excelsis, lorsqu'il arriva. Indigné contre les moines, il les excommunia, fit opsser l'office, chassa l'abbé de Séez qui avait com- mencé la messe, et la fit continuer par son clergé : les moines obéirent, quittèrent leurs ornements et sortirent de l'église. L^n d'entre eux alla sormer la grosse cloche, puis étant allé dans les rues, cria c^ue l'archevêque voulait emporter le corps de saint Ouen. Le peuple accovirut armé ; mais l'archevêque fut secouru par le vicomte de Rouen. Les moines envoyèrent au Mans, où était leur abbé avec le roi Guillaume. L'archevêque y envoya aussi et son courrier étant arrivé le premier, prévint le roi de façon qu'on donna tout le tort aux moines. « Ceillier, Hist. gén. des auteurs ecclés., t. XIII, p. 333.
3. Pre3b3'teri " pro pecuniis aut adulationibus Sfeculariura una die (praesumunt) plures facero missas », dit Alexandre II. 0. Sufficit, 53, dist. I, DE CONSECP.ATiONE. — Il ne faut pas oublier que la discipline relative à la célébration des messes était au XI^ siècle bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. On pouvait alors célébrer normalement plusieurs messes chaque jour (Cf. Concile de Tolède XII (681), can. 5 dans Butjnts, Ca 'oiip-i apoatolorum, t. I, p. 326. — RÉaiNON, (mort en 915) dans Migne, P. L., t. CXXXII. — Mgr. DucHESNE, Notes sur la topographie de Rome, dans
56 DURAND DE TROARN
clergé séculier des défauts saillants. Le clergé régulier valait-il mieux ?
La vérité est qu'au X^ siècle, les moines offraient un spectacle aussi lamentable que leurs confrères qui étaient restés hors du cloître. « Les abbés ne voyaient trop souvent dans leurs monastères qu'une source de revenus, leur per- mettant de vivre selon leurs caprices. Combien d'entre eux étaient semblables à ce Magénard, qui placé à la tête de Saint-Maur-des-Fossés, était entièrement « adonné au siècle, négligeant le bien des âmes et des corps. Son plaisir était la chasse des animaux sauvages, soit aux chiens, soit à l'oiseau, et, lorsqu'il sortait du monastère, il quittait ses vêtements de moine, se parait d'habits et de fourrures pré- cieuses et, au lieu de l'humble capuchon couvrait sa tête d'un riche camail. » Et naturellement les moines imitaient les abbés. Il ne faut pas s'étonner de la conduite de Magé- nard, dit le chroniqueur auquel nous empruntons ces détails, « car telle était alors la coutume des moines de ce royaume ^ »
Pourtant, quand Cluny aura fait sentir son influence, quelques abbés essaieront de réagir. Souvent ce sera peine perdue. Pierre Damien, parlant des misères des abbés nous montre la conséquence de cette attitude : les moines se révoltent, et en secret méditent la mort de leur supé-
Mélanges d'archéologie et d'histoire, 1887, p. 406 et ss. — Many. Prœl. de Miasa, p. 55 et ss. Mais depiiis le VIII*" siècle, l'introduction des honoraires de messes créa ixn danaer. L'amoiir du gain remplaça la dévotion, d"où des abus. Dès le X*" siècle une réaction se fait sentir avec les Canones editi 8ub Edgardo rege Angliœ, puis au XI <^, Alexandre II pose la règle définitive: « Sufficit sacerdoti unani in die una celebrare missam, quia Christus seinel pansus est, et totum munduna redemit. Non modica res est unam missam facere, et valde felix cjui unam digne celebrare potest. » Sur la question de l'origine et de l'évolution des honoraires de messes, cf. Mabpllon, Acta SS. saeculi HT, partis I* prsefatio, n. 62, p. XLiii. — Thomassin, Discipline de VEglise, Z^ partie, livre I, chap, lxxi, n" 8. — Thters, Des superstitions, cli. xni, t. II, p. 195, ss. — Van Espen, Jus eccles. univ, 2^ part., tit. V, chap. v, n» 3 et ss. — D. Guiard, O.-S.-B., D ertc - tion sur Vho, oraire des mess'^ , art. I, p. 9. — De Berlexdis, De obla- tionibus ad altare, pars II, § 2, p. 289-299. — Vicecomes, De antiquis miasœ ritibus, liv. III, ch. xxx, t. m, p. 280. — ^Maky, Prœlect. de Missa' p. 79, 89.
1 . Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. 301.
IlSTRODUCTION Ôj
rieur'. Il est vrai qu'il a eu le courage de nous révéler en vers ces monstruosités, ce qui nous porte à croire qu'il voyait le danger un peu loin. Mais quand on lit dans la chronique de saint Wandrille le récit de l'assassinat de l'abbé Gérard, par celui que le chroniqueur appelle « non monachus, sed potius dcemoniacus », il faut se rendre à l'inexorable réa- lité 2. C'est bien un moine qui d'un coup de hache fendit la tête de son supérieur. Nous aimons à croire que ces cas furent l'exception, ils sont cependant symptomatiques d'un état d'esprit.
Comme les séculiers, les réguliers s'attachèrent aux biens terrestres, et avec une rapacité telle que Léon IX devra intervenir par une lettre à tous les évêques d'Italie pour empêcher les moines d'arriver à briser, par leur avarice et leur cupidité, l'unité de l'Eglise ^
Faut-il s'étonner qu'eux aussi n'aient pas apporté dans le sanctuaire plus de décence que les autres prêtres, et qu'ils aient traité avec dérision les cérémonies sacrées du culte ? M. de Crozals a raconté le récit d'une procession, le jour de Noël. Nous le reproduirons après lui, le tableau
1. Nam si velît (l'abbé) de immixndo Quidquam loqui vitio, Monachoruni intestina
Oritur seditio, Et occulte statim ejus Tractatur perditio. P. Damien, Preces et carmina. Dans Cajetan, Pétri Damiani opéra* t. IV, chap. ccxxi, p. 24.
2. <> Nam quidem, non monachus sed potius dcemoniacus et antea in sseculo homicida cruentus, quiescentibus ceteris fratribus, atque gravi sopore sepultiii, latenter siurexit, et praedictiun Patrem post laborem diei, quem in jejunio et in orationibus ex more suo expenderat, tandem quies- centem invadere prsesumsit ; atque seciu"im, quam perendie propterea involverat, in dextrum illius tempus tota annisu libravit, sicque celerius fuga lapsus inter noctis tenebras, et ingentis pluvise quae solito densiores influebant delituit, spiritumque malignum quem in hujusmodi scelere habuit suasorem, in f ugiendo sec^uutus est detestandi itineris ductorem. » — Chronicon Fontanellense. Apud Dachery, Spicilegium, II, 289.
3. " Relatum est, dit Léon IX, auribus nostris esse quosdam perverse agentes, qui subvertere atque dividere conantur Ecclesiae unitatem : videlicet abbates et monachi, qui non studio caritatis, sed zelo rapaci- tatis invigilant, et docent atque seducere non cessant saeculares homines quos illaqueare possunt ut res suas atque possessiones, sive in vita, sive in morte, in monasteriis illoruni tradant. » — Epist Leonis IXad omnes Epiacopos per Italiam. Hardouin, Concil, t. VI, Pars i, p. 961.
58 dura>d'de troarn
est frappant. Herluin du Bec s'était rendu dans un monas- tère célèbre, et y assistait à une procession : « Le spectacle offert à ses yeux le frappa de surprise : moines et laïques riaient ensemble avec une familiarité choquante ; ceux qui portaient de riches vêtements s'en montraient tout fiers, et les faisaient admirer à tout venant ; à l'entrée du couvent, ce fut un tumulte sans nom, un vrai combat pour savoir qui passerait le premier : un moine trop pressé par un voisin impatient lui lança un coup de poing, et l'envoya rouler, les dents sur la terre. Telle était la pro- cession pour une fête solennelle ^ »
Après l'énum.ération trop longue de tous ces faits, il est superflu de répéter qu'une renaissance morale était néces- saire au XJe siècle, mais il fait bon se rendre compte main- tenant qu'elle se produisit, vigoureuse et délibérée, et qu'elle enraya en partie l'épouvantable crise qui tourmen- tait la société ecclésiastique.
Elle vint à la fois de la Papauté, du clergé séculier, et du clergé régulier.
C'est à Clément II que revient l'honneur d'avoir le premier porté remède aux maux qui désolaient l'Eglise. Un concile fut réuni à Rome en 1047 en vue de la Réforme -. Mais le règn3 de ce pape fut très court, et c'est Léon IX qui eut la charge et la gloire de continuer l'œuvre entreprise. Actif et vigoureux, il déploya une énergie soutenue, à laquelle on n'était plus accoutumé, et certes, lorsque, en 1049, Pierre le Diacre se leva en son nom au concile de Reims ' pour lire
1. De Ceozals, Lanfranc, p. 40.
2. On le sait d'après le témoignage de Pierre Damien, dans sa lettre à Henri, archevêque de Ravennes. Entre autres choses, on décréta... j ut qmciunque a simoniaco consecratus esset, in ipso ordinationis suae tem- pore non ignorans simoniacum esse, cui se obtulerit promovendum, qu draginta niuic dierum p nitentiam ageret, et sic in accepti ordinis officio ministraret. « ïLiedoues-, t. VI. Prima Pars, p 925-926.
3. Le prenùer jour du concile (Vo Xonas Octobris) devant vingt évê- ques, « surrexit Petrus sanctse Romante Ecclesiae diaconus, expedito ser- mone proponens de quibus in eadem synodo sermo esset habendus : de multis %'idelicet illicitis, qute contra canonum instituta in GaUicis finibus exercebantvir : id est de simoniaca hseresi, de ministeriis ecclesiasticis, et altaribus quse a laïcis t«nebantur ; de pra\-is consuetudinibus quie ab eis in atriis ecclesiarum accipiebantur ; de incestis conjiigiis et eis qui légitimas relinquentes uxores, adulterinis iterum nuptiis implicabantur ;
INTRODUCTION 69
le programme du concile, les auditeurs purent penser qu'un changement de direction s'était produit dans le gouverne- ment de l'Eglise. Léon IX en effet voulait sérieusement la réforme, et « il mit tout en œuvre pour atteindre son but : conciles nationaux, voyages faits en personne, en France, en Allemagne, en Hongrie, missions particulières, châtiments infligés aux membres du clergé, dont un grand nombre fut déposé, un plus grand nombre encore obligé de faire pénitence \ »
Tandis qu'au X^ siècle les conciles avaient été fort peu nombreux, au XI^ on peut dire qu'ils pullulent. Quatre vingts synodes environ entendirent des plaintes ou reçurent des accusations contre le clergé ; et dans tous on prit des mesures sévères à l'égard de la simonie et du concubinage. En Normandie, sans parler du concile de Rouen de 1026, sur lequel plane une certaine obscurité ^ il y eut un concile à Gaen, en 1041, à Rouen en 1050, à Lisieux et à Rouen en 1055, à Caen en 1061, à Lisieux en 1064 ^ à Rouen en 1063, en 1072, en 1073, en 1074, à Lillebonne en 1080, à Rouen en 1091 et en 1096.
Ces conciles marquent déjà toute la part prise par le clergé séculier au mouvement réformateur. Les canons qui servent à mettre en évidence les défauts de l'époque, contiennent également des indications relatives aux remèdes apportés. On y emploie tous les moyens d'émula-
de inonac?iis et clericis a sancto proposito et habitu recedentibus ; item de clericis rnundiali militise studentibus, de rapinis paupermnque injustis captionibus, de sodomitico vitio et quibusdam haeresibus, quse in eisdem piillulaverant partibus. » Hardouin, t. VI, p. i, col. 1002.
1. Alzog, Hist. de l'Eglise, (Traduction Goschler), t. II, p. 165.
2. Ce Concile n'est connu que par une charte du Cartulaire d'Aganon de S. Père de Chartres. L'on ignore la date et le lieu de sa session.
3. Ce concile n'est mentionné dans aucune collection conciliaire ; on le connaît, en effet, par la découverte récente de ses canons, qui se trou- vent dans le manuscrit R. 16. 34 de la bibliothèqiie du Collège de la Tri- nité de Cambridge (v" du fol. 26 et recto du fol. 27). Ce document est encadré entre des fragments du De Bene dis de Senèque, et le commence- ment du De officiis de Cicéron. Les canons de ce concile, sur l'authenti- cité duquel aucun doute n'est possible, ont été publiés par Lkopold Delisle. Journal des Sm^ants, août 1901. — Un tirage à part a été fait en septembre 1901. Dom Leclercq l'a reproduit dans son édition de V Histoire des Conciles d'Hé/élé, t. IV, 2« partie, p. 1420.
6o dura:«d de troar:*
tion, depuis la douceur ^ jusqu'à la plus grande sévérité 2.
Mais de plus les évêques se mêlent aux grandes questions qui s'agitent autour d'eux ; ils arrêtent les hérésies nais- santes ; et un certain nombre se met à l'œuvre pour faire revivre la discipline ecclésiastique.
Le clergé séculier fait quelque chose. Toutefois le grand auxiliaire de la papauté dans l'œuvre réformatrice, c'est le clergé régulier. « Quelle que soit l'opinion que l'on ait sur la réforme, dit M, Pfister, l'on est obligé de rendre justice à la persévérance, à l'énergie et au courage dont firent preuve les premiers abbés de Cluny. Ils employèrent une activité vraiment digne d'admiration, aussi firent-ils bientôt de grands progrès.
)) Déjà à la mort de Bernon (927), un certain nombre d'abbayes, Meinsac en Auvergne, Sauxillanges, Massay en Berry, Souvigny se trouvèrent dans la communauté la plus étroite avec Cluny. L'œuvre commencée fut continuée par saint Odon, dont la réputation se répandit bientôt dans toutes les contrées de l'Europe. Allant de lieu en lieu pour réformer les monastères et les soumettre à une rude disci- pline, il répandit en bien des endroits l'esprit de saint Benoit, à Fleury-sur-Loire, à Saint-Austremoine de Cler- mont, à Saint-Sauveur de Sarlat, à Saint-Pierre-le-Vif de Sens, à Saint-Julien de Tours ^ » « L'influence de ce saint
1. Ainsi au concile d'-îinham en Angleterre, on dit : « Sacerdotes itaque, sive presbytères, summopere obsecramiis ut caste et contiiienter domino jugiter servientes, a connubiis se fœmineis omnino abstineant, sicque domini iram devitent... Quod si hœc observare noluerint, onini honore penitus priventur. » (Canon 2. — Mansi, XIX, p. 305).
2. Le concile de Rome (1059) s'exprime ainsi : « Ut nullus missam audiat presb3-teri, quem s it concubinam indubitanter habere, aut subin- troductain mulierem. Unde ipsa prima sjTiodus hoc capitulum sub excom- municatione statuit, dicens : Quicumque sacerdotrun, Diaconus, vel Subdiaconus post constitutumB. iNIem praedecessoris nostri I.eonispapae de castitate clericorum concubinam duxerit, vel ductani non reUquerit ex parte omnipotentis Dei, auctoritate beatorum apostolormn principum Pétri et PauH praecipimus et omnino contradicimus.ut missam non cantet, nec epistolam, nec evangelium ad missam iegat, neque in presbyterio ad divina officia cum his, qui prœfatœ constitutioni obedientes fuerint, ma- nea" ; neque partem ab ecclesia suscipiat, qnousque a nobis sententia super hujusmodi Domino concedente procédât. » — Mansi, XIX. col. 907-908)
'■L PnsTEE, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. 302. — Cf. Mgr BAUDRII.I.AKT, Cluny et la Papauté : Revue prat. Apologétique, l^"" octo- bre 1910, p. 5-24.
lîiTRODUCTION 6l
asile ne fit qu'augmenter avec les successeurs d'Odon : Aymar, Mayeul, Odilon (994-1048) et surtout Hugon, si bien que vers la fin de cette époque, de nombreux monas- tères se trouvèrent, même en Espagne et en Pologne, suos la dépendance et sous la direction de l'abbé de Cluny ^ » Nous avons vu comment Guillaume de Dijon, disciple de saint Mayeul et bras droit de saint Odilon, vint en Nor- mandie. Il n'y fit point refleurir que les écoles, mais il s'ap- pliqua principalement à restaurer la vie et les mœurs monas- tiques.
L'effort de réaction contre la déchéance générale fut puis- sant. Mais le milieu à vaincre était lui aussi puissant ; il l'était même trop pour être réduit en peu d'années. Aussi l'historien, s'il doit constater d'heureux résultats, doit recon- naître également qu'au XI« siècle la renaissance n'atteignit pas encore sa pleine efficacité. A travers ce siècle, on remar- que au point de vue moral, comme au point de vue intel- lectuel, plusieurs courants, qui amènent après eux des con- séquences différentes.
Nous pouvons les ramener à deux. Un courant de stag- nation ou mieux de dépression et un courant de relève- ment.
Le courant de dépression rassemble ceux qui ne se laissent pas atteindre par la réforme. La simonie continue de faire des ravages parmi ces chrétiens ; on achète aux laïques à prix d'or les charges ecclésiastiques, ce qui nuit au bon recrutement des clercs. On constate toujours les maux qui ont rabaissé l'Eglise : les sacrements trafiqués à prix d'ar- gent, les messes célébrées en grand nombre par cupidité. Enfin, ce qui est bien plus grave peut-être, c'est que ce déchaînement de mauvaises mœurs aboutit à des théories malfaisantes. M. Vacandard a heureusement résumé cet enchaînement d'idées qui montre comment les hérésies ont pu se faire jour grâce au désordre social : « La simonie, tel était donc le dernier mot, le terme presque fatal des empiétements du pouvoir civil sur l'Eglise. Dans un pareil état social, il était presque impossible, malgré les efforts
1. Alzog, Hist. de V Eglise, t. II, p. 191-195 (Traduct. Goschler.)
62 DURAND DE TROARN
de quelques papes et de plusieurs évêques, que le clergé se recrutât partout honorablement. Par suite, la discipline ecclésiastique se relâcha, et avec elle périt bientôt la pureté des mœurs, la sincérité du culte, en un mot, tout ce qui fait du catholicisme une école de respect.
« A la faveur de ce désordre, il fut facile à l'hérésie de se glisser dans les paroisses rurales ou même dans les grands centres urbains. L'année même où le bras séculier frappait les hérétiques d'Orléans (1022) on signale la présence des Manichéens à Toulouse M) et à Arras, et bientôt l'hérésie bérengarienne pourra trouver de nombreux adhérents.
A côté de ce courant se trouve un courant de relèvement.
1. Vacandard, Les origines de l'hérésie Albigeoise. — Revue des quest. historiques, t. LV, p. 66-67.
Nous ne parlons ici que de l'origine psychologique des hérésies, en tant qu'elles furent la conséquence de la dépravation des mœurs. Quant à leur origine historique, on peut voir les différentes opinions émises par les savants dans ce résumé de M. Pfister : « On les a rattachées à toutes sortes d'anciennes sectes, à celle des priscillianistes, à celle des pauliniens, etc. ; (MuRATORi, Antiquitatea ital. medii œvi. V, 83). On a prétendu encore que le manichéisme s'était maintenu sans aucune interruption en Italie jasqu'au XI^ siècle, et que vers cette époque il fit invasion en France. (Gieseler, Lehrbuch der Kirchengeschichte II, i, 404). Enfin... l'on a dit que l'hérésie était d'origine gréco-slave : les moines slaves, forcés de renoncer à leurs relations avec l'Eglise grecque, et fuyant le joug de Rome, qu'on leur voulait imposer, auraient continué à se servir en secret de leiu- liturgie nationale ; aVjandonnés ainsi à eux-mêmes dans In solitude de leurs monastères, ils auraient enseigné des dogmes contraires à l'orthodoxie ; leiu^s erreurs aviraient été accueillies avec avidité par des populations qui ne comprenaient rien à la langue officielle du culte, de là elles se seraient propagées en Thrace (hérésie des Bogomiles) ; puis, dans la Dalmatie, l'Italie, le midi de la France, elles aiu-aient gagné le nord de notre pays. {ScmnoT, Histoire et doctrine de la secte des Cat ares eu Albi- geois, I, p. 1 et ss. — II, 252 et ss). — Pfi.ster, op. cit., p. 326. — L'émi- nent professeur ajoute ensuite son opinion sur l'apparition de l'hérésie en France : c Nous serions assez disposés à croire que l'hérésie, telle qu'elle apparut au temps de Robert, fut, avant de pénétrer dans le peuple, une doctrine enseignée dans les écoles. Bérenger, qui, un demi-siècle plus tard, devait bouleverser le monde chrétien, exposa d'abord son opinion sur l'Eucharistie devant ses élèves de l'Ecole de Tours ; les jeunes gens qui se pressaient autoiu* de sa chaire, charmés de la nouveauté et de la hardiesse de son enseignement, furent ses premiers partisans. De même, l'hérésie cathare, à son origine, fut prêchée sans doute par un professeur illustre, qui avait lu les doctrines des anciens hérésiarques manichéens, s'en était pénétré, les avait transformés, selon ses propres idées. Ce fut dans le pays où les écoles étaient florissantes, dans cette partie du roj^aume qu'on appelait la Francia, que l'hérésie fit son apparition ; puis, elle trouva un centre dans les écoles d'Orléans ; les chanoines de la collégiale Sainte-Croix l'adoptèrent, et l'un de ses chefs, Héribert, dirigeait l'écoie de Saint-Pierre-le-Puellier. » Pfister, op. cit., p. 327.
INTRODUCTION 63
Si les hérésies prouvent une dépression chez ceux qui se laissent prendre à leurs erreurs, l'impression qu'elles cau- sent et la répression qu'elles suscitent chez les autres, indi- quent aussi combien on se passionne pour tout ce qui a trait à la religion et à la conscience. Le XI^ siècle trouvera de vigilants défenseurs de la vérité catholique. On introduit de grandes réformes dans l'Eglise, par exemple par rapport à la célébration de la messe ; on rappelle sans cesse l'obliga- tion du célibat ecclésiastique ; on agite les questions reli- gieuses, comme celle de saint Martial ; enfin naît dans ce siècle un grand mouvement : celui des pèlerinages en Terre Sainte, qui apprennent aux gens de l'Occident le chemin de l'Orient, et de loin posent les causes des Croisades.
Puis ce mouvement dans le clergé régulier aboutit à donner naissance à des ordres nouveaux : les Chartreux fondés par saint Bruno en 1084 ; l'ordre de Citeaux fondé en 1098 sont le résultat de cette rénovation.
On ne peut donc pas dire que la réforme a échoué puis- qu'elle a eu des résultats si palpables et si précieux pour l'Eglise.
Tel est le mOieu où vécurent Durand de Troarn et Bérenger.
Nous avions raison de le dire au début de ce chapitre : c'est un milieu de renaissance et de transition, et nous avons pu nous en apercevoir à travers toutes ces pages. Au début du siècle un mouvement est commencé aussi bien dans l'ordre politique que dans l'ordre intellectuel et moral ; il n'est pas terminé quand le déclin du siècle arrive.
Durand et Bérenger sur des points divers de cette société en mouvement ont assisté au renouveau. Ils ont vu s'éta- blir la paix, et s'ouvrir pour l'Eglise l'ère des prospérités matérielles. Ils ont assisté aux grands événements politi- ques dont l'Occident fut le théâtre, ils furent témoins des conquêtes normandes. Leur science fut acquise dans les écoles, et garda l'empreinte du milieu intellectuel où chacun d'eux l'avait puisée. Tous deux, et c'est leur gloire, semblent avoir triomphé de la crise morale de ces temps anciens, et avoir gardé une dignité de mœurs qui les élève
64 DURAND DE TKOARN
au rang des hommes les plus respectables de leur époque.
Mais, à côté de ces ressemblances, il y a des différences : Durand est sujet du duc de Normandie, Bérenger du roi de France. Durand a reçu sa formation dans une école monas- tique ; Bérenger fréquente une école épiscopale. La dialec- tique a séduit le lecteur assidu des ouvrages classiques et de Scot Erigène ; le moine, disciple de Guillaume de Dijon, et, plus ou moins directement, sans doute de Lanfranc, se basait beaucoup plus sur l'autorité et la tradition que sur le raisonnement. Durand, réformateur, attribue plus d'impor- tance à la régénération des âmes et à la restauration du culte divin ; Bérenger, philosophe et écolâtre, vit davantage dans le monde des idées et des discussions d'écoles.
Il nous est plus intéressant maintenant de les considérer tous deux, avec ces ressemblances et ces différences, vivre et s'agiter au milieu de cette complexité d'hommes et d'idées, de tendances et de réalisations qui forme le cadre de leur •existence.
PREMIÈRE PARTIE
PARTIE HISTORIQUE
L'Hérésie bérengarienne au regard
de l'histoire.
Durand de Troarn et Bérenger.
HEURTEVENT. — DURA.ND DE TROARN.
CHAPITRE PREMIER
Durand de Troarn : sa vie. — Son milieu. — Premiers indices d'hérésies.
§ 1. L'adolescent (jusqu'en 1031).
La aaissaace de Durand. — Date et lieu. — Sa famille.
L'enfance 'le Durand : son entrée dans la vie monastique comme oblat.
Les opLnious diverses au sujet du monastère où il fut oblat. — La solution
du problème. Les hérésies d'Orléans et d'Arras.
C'est au début du XI^ siècle qu'il convient de placer la naissance de Durand. A vrai dire, aucun document, à notre connaissance, ne mentionne la date de ce fait. Mais comme il est certain que l'abbé de Troarn mourut le 11 février 1088S qu'il avait été promu à l'abbatiat en 1059 S alors que rai- sonnablement il pouvait avoir au plus cinquante-cinq ans, et au moins quarante, il est sage de s'en tenir à une affirma- tion générale et de le faire naître entre 1005 et 1020, sans qu'il soit possible de préciser davantage ^
1. Cf. Orderic Vital. Hist. eccles. Pars III, libr. vni, ch. 7. (Migne, P. L., t. CLXXXVIII, col. 577). Edit. Leprévost-Delisle, t. III, 303.
2. Oallia christiana, XI, p. 354. — Voir surtout M. R. N. Sauvage : L'abbaye de Saint-AIartin-de-Troarn, Caen, 1911, p. 13. L'auteur de ce très bon ouvrage cite, d'après le Cartulaire de l'abbaye de 1338, une note chronologique qui suit la première charte de dotation de Saint-Martin- de-Troarn. Et cette note, ajoutée à un texte diplomatique, confirme entiè- rement les témoignages historiques qui nous indiquent cette date. En voici le texte : « Hec carta prima est et pro firmo prima omnium carta rimi hujus abbatie nostre, nisi fallor, annus Incarnationis millesimus quinquagesimus nonus... Acta fuit abbatia quando Troarni abbas etiam Durandus primus accepit gubernationem et regimen ejusdem abbatie in die Ascensionis Domini. «
3. Un certain nombre d'auteurs, comme VHistoire littéraire (t. VITI, p. 239), MoRERi (t. VI, p. 29G), observent la même réserve que nous. D'au-
68 DURAND DE TROARX
Où est-il né ? Jusqu'au XVIII^ siècle, il semble que l'on ne soit pas plus renseigné sur le lieu que sur la date de sa naissance, et, somme toute, cela n'est pas surprenant. Mabillon est donc muet sur la patrie de Durand. Ce n'est qu'en 1722 que Le Brasseur, dans son Histoire civile et ecclésiastique du comté d'Evreux, rattachait à Neubourg ^ l'origine de l'écrivain bénédictin -. En 1747, cette indication passait dans VHistoire littéraire, en 1759, dans le Grand Dictionnaire de Moreri, pour, de là, faire fortune près d'un certain nombre d'auteurs '.
Sur quoi s'appuyait l'historien d'Evreux ? Sur une tra- dition, ou sur des textes diplomatiques ? Il ne le disait pas, et semblait énoncer un fait communément admis *. Après
très, au contraire, comme Hippeau, (Nouvelle biographie générale, t. XV, p. 415), Frèrk (Manuel du bibliographe normand, t. I, page 408), préten- dent fixer la date de sa naissance vers 1012. Il est incontestable que cette date est séduisante. Mais nous n'avons pu trouver aucune source qui per- mette de conclure avec autant de précision. Nous craignor^s même que ces auteursn'aient été conduits à une telle assertion que par conjecture. Pour être abbé, auront-ils dit, il fallait avoir de 45 à 50 ans. La moyenne est de 47-48 ans. D'où Durand est né n vers 1012 ». Nous croyons, jusqu'à plus ample informé, qu'il est du devoir de l'historien de conserver le point de départ de la conjectiu-e, mais d'étendre le laps de temps, où a pu se produire l'événement dont nous cherchons la date.
1. Chef-lieu de canton, arrondissement de Lou\àers (Eure). — On remarquera que l'on dit habituellement le Neubourg. a Mais les chroni- ques et les chartes écrivaient simplement : Neubourg, et même d'abord Noefbore et Neubort. » (Attg. Lepp.évost. Mémoires et notes pour servir à Vhistoire du département de l'Eure, publiés par Léopold Delisle et Ix>uis Passy, Evreux, 1866, t. II, 2^ partie, p. 449). Avec ce dernier, nous nous conformerons à l'antique usage.
2. « Nous ne devons pas omettre ici un célèbre écrivain, né à Neubourg dans le diocèse d'Evreux. C'est Durand, moine de Fécan, et ensuite abbé de Troart en Normandie. » (Op. cit., p. 108.)
3. Cf. HiPPEATJ, dans Nouvelk biographie générale Didot, article Durand, t. XV, p. 415 — Frère, Manuel du bibliogr. normand, I, 408. — Ceillier, Histoire des auteurs ecclésiastiques, (édition 1863), XIII, p. 458. — Hauck, Realencyklopâdie / r protestantische Théologie und Kir he, de Herzog, article Dixrand de Troarn, t. V, p. 104. — J.-F. Solleer, article Durandus of Troarn, dans The Catholic Encyclopedia de New-York (1909). — Fech- TRUP, article Durandus, Abt von Troarn, dans Kirchenlexikon de Hergen- rôther-Kaulen (1886).
Nous sommes sm^pris que Dom Heiu"tebize, dans les quelques lignes C[u'il a consacrées à Durand de Troarn (Dictionnaire de théologie catho- lique de Vacant-Mangenot, XXXII<^ fascicule, octobre 1910), déclare la naissance de ce moine « vers 1012, dans le diocèse de Bayeux ». C'est la première fois qu'est émise cette opinion, qui, — à moins de documents nouveaux la justifiant, — ne repose sur rien.
4. Peut-être tenait -il le renseignement d'ime tradition orale des moines de Troarn.
SA VIE, SO^ MILIEU, PREMIERS INDICES d'hÉRÉSIES 69
lui, M. Auguste Leprévost, dans ses Mémoires et Notes pour servir à Vhistoire du département de VEure, attribuait de nouveau à Neubourg la gloire d'avoir vu naître l'abbé de Troarn ^. Il allait même jusqu'à l'appeler Durand de Neubourg, en faisant remarquer toutefois que le moine avait pris le nom de son pays d'origine, sans pour cela appartenir à la famille des sires de Neubourg.
Ni l'un ni l'autre de ces auteurs ne nous fait connaître le point d'appui sur lequel se base cette opinion ; chose d'autant plus surprenante que M. Leprévost aime à citer, en général, les chartes qui justifient ses assertions. Pour notre part, nous ne pouvons nous défendre, à ce sujet, d'un fort scepticisme.
Aucun texte historique ne nous a conservé l'appellation de Durand de Neubourg. Les premiers historiens qui ont mentionné Durand le qualifient de Troarnensis, ou îe nomment simplement Durandus ou Durannus ^.
Les textes diplomatiques seraient-ils plus explicites ? Nous en doutons. D'abord, fait significatif, l'on n'en cite aucun. Serait-ce uniquement faute de recherches ? C'est peu probable. Dès son enfance, Durand fut placé dans une école claustrale, et ne quitta plus l'ombre des cloîtres. En admettant, dato non concesso, qu'il ait eu quelque legs pieux à faire, il aurait participé à l'acte en qualité de moine. Or que pouvait-il léguer ? Un héritage paternel. Et à qui vraisemblablement aurait-il pu faire ce legs ? A saint Pierre de Préaux ^ dont était bienfaiteur et second fonda- teur le premier seigneur de Neubourg, Roger de Beau- mont *■ ; ou bien, en bon moine, au monastère dont il faisait
1. Leprévost, op. cit., p. 462.
2. Cf. IMabillon, Annales, t. IV, L. 61, p. 595.
3. Arrondissement et canton de Pont-Audemer (Eure). La commune de Préaux a été formée en 1844 par la réunion de Notre-Dame-de-Préaux et de Saint-Michel-de-Préaux. C'est dans la première de ces paroisses que se trouvait l'abbaye de Saint-Pierre-de-Préaux.
4. L'abbaye de Saint-Pierre-de-Préaux avait été fondée par Onfroi de Vieilles. Cet Onfroi, petit-fils de Torf et fils de Turold, seigneur d'Har- court et premier sire de Pont-Audemer, avait en qualité de fils aîné, hérité de tons les domaines de son père ; il y ajouta entr'autres Préaux et Vieilles. Roger de Toëny, seigneur d'Epaignes, ayant pillé et dévasté ses terres, Onfroi voulut le châtier : il leva des troupes, en confia le com-
70 DURAND DE TROARN
partie. Or les cartulaires de Préaux, et des abbayes de Fécamp, du Mont Sainte-Catherine, de Saint-Wandrille et de Troarn ont été étudiés, tant par les bénédictins que par les érudits modernes. On n'a relevé nulle part de signa- ture de Durand de Neubourg. Quant à recevoir un legs, tout porte à croire que Durand ne le pouvait pas ; le destina- taire eût été l'abbaye, et non le moine.
N'est-ce pas d'ailleurs une chose invraisemblable ? Pourquoi dans les signatures que l'on connaît de notre per- sonnage, ne retrouve-t-on point cette dénomination de Durand de Neubourg ? ^
Nous croyons donc, jusqu'à preuve du contraire, que la naissance de Durand à Neubourg, ne peut être considérée que comme une tradition sans fondement ^
Il nous faut nous résoudre à ignorer, sans doute toujours, le pays natal du théologien de Troarn. Toutefois, si l'on veut re- cueillir quelqueindicationrelative à ce sujet, et basée sur des textes, il est possible d'en fournir au moins une, découlant des renseignements qui nous sont parvenus sur sa famille.
La Normannise nova Chronica ' nous apprend en effet
mandement à ses deux fils Robert et Roger (dits de Beaumont). Ceux-ci mirent en déroute les bandes de Roger de Toëny qui fut tué avec ses deux fils pendant le combat.
Onfroi s'enrichit de ses dépouilles et pour remercier le ciel de lui avoir été propice, fait constniire l'abbaj-e de Saint-Pierre-de-Préaux. Il devait y prendre l'habit religieux, puis y mourir le 28 septembre 1074. Roger succéda à son père quand celui-ci entra à Préaux.
Voir GuiLMETH : Arrondissement de Poni-Aiidemer, p. 34-38. — A. Leprévost, Notes et mémoires..., t. II, 2*^ part., p. 450, 495.
1. Cf. Gallia Christiana, XI, 416. Instrum., p. 66.
2. Comment expliquer la naissance de cette légende ? En l'absence de toute indication, il nous semble iniitile de nous livrer à «les conjec- tures qui reposeraient sur le néant. Toutefois il est loisible de suggérer que la commune de Duranville. qui n'est pas très éloignée, et dont le nom latin primitif était Durandi villa, a peut-être pu fournir prétexte à quelque erreur de lecteur mal renseigné, ou ponctuant mal un texte.
3. Sous ce titre Chéruel a publié dans Mém. de la Soc. des antiq. de la Normandie, 2^ série, VIII, puis à Caen en 18.50, des extraits du Chronicon triplex et unum,, ms. 1201 (Y, 124) de la bibliothèque de Rouen. Ce chro- nicon est une compilation faite au X\1e.x\T[I<? siècle, de trois manuscrits : Les Actes des ..^chevêques de Rouen, (et non les Annales de Rouen comme l'affirme CTiéruel ; cf. Leprévost-Delisle. Orderic Vital, t. V, p. LXix, note 3), la chronique de l'abbaye Sainte-Catherine-du-Mont, et celle du prieuré de Saint-Lô-de-Rouen. Chéruel date la chrouiquo de Sainte-Catherine du Xll*" siècle pour ce qui concerne le début : « verisi- niile est partira ante XITI™ sueculiun scriptum fuisse. (Proœmium, p. vn. )
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D HÉRÉSIES '] l
que Durand ^ était le neveu de Gérard, abbé de Saint- Wandrille -. Or la Chronique de Saint-Wandrille nous dit l'origine de cet oncle. Il était d'une famille d'hommes libres, origine carnis ingenuus ^, qui habitait aux environs de Mantes *. Son père s'appelait Fulbert, et sa mère Ailendis. Mais du fait qu'ils sont père et mère de l'oncle de Durand, ils sont également grand-père et grand'mère de celui-ci. Nous avons donc une souche de la famille à Mantes. Voilà une première constatation.
En second lieu la famille était d'un rang de fortune assez considérable. Gérard était allé faire ses études à la célèbre école de Chartres, où il avait été condisciple du futur évêque Fulbert. Au bout d'un certain temps, suivant l'exemple d'un de ses maîtres et amis, Herbert, il embrassa avec lui la vie monastique à Lagny ^. Herbert devint rapidement son abbé, et sans doute est-ce à l'influence de ce dernier, en même temps qu'à ses propres vertus, à ses talents et à son rang social, que Gérard dut d'être nommé abbé de Crépy-en- Valois, d'où il eut soin de venir à la cour du duc de Normandie. Celui-ci le reçut avec grands égards ^
1. Durandus, nepos abbatis Geraldi... CHÉRtnEL, Nova. Chron. anno MXXXI, p. 5. — Chronicon triplex, p. 42. — Cf. IIabillon, Annales, t. IV, p. 359, 529, 595.
2. Sur Gérard, cf. Chronicon Fontanellense, dans d'AcHERY, Spicile- gium, t. II, p. 287-289. — GalUa Christiana, t. XI, 159.
3. Voici la phrase complète : « Exstitit religiosus idem pater origine camis ingenuus ex pago Medantissi© et patrimonio Jolia oriundus, cujus pater Fulbertus, mater vero Ailendis dicti s\int. » — D'Achery, Spicil, II, 289. — Recueil des Historiens de France, X, 324.
4. Mantes, chef-lieu d'arrondissement (Seine-et-Oise). « Le territoire soumis au cornes, dit Longnon (Géographie de la Gaule au F/^ siècle, p. 29) n'est pas immédiatement désigné par le terme « comté », qui, à l'époque mérovingienne, est encore réservé à l'office du comte ; cette circonscription porte dès lors le nom de pagus, et les chartes n'indiquent jamais la situation d'une villa autrement que par le pagus dont elle dépen- dait. » Le vieil usage se constate encore dans la Chronique de Fontenelle pour le cas présent. En fait en 1074 le pagus de Mantes appartenait au comte de Vexin, Simon de Crépy. (Voir : Durand et Graves, Chronique de Mantes, p. 42. Mantes, 1883). Quant au « patrimonium Jelia », nous n'avons pu l'identifier.
5. Chef-lieu de canton, arrondissement de Meaux, Seine-et-Marne.
6. « Hic, taque, comperta tanti Principis bonitate, ad eumdem ut csBteri accedere curavit, qui eum satis honorifice suscepit. » Chronicon Fontanellense, cap. VII. d'Achery, Spicil. II, 287.
72 DURA!*D DE TROARN
et, après quelque temps, lui offrit l'abbatiat de Saint- Wandrille ^
Or, d'après ce que nous croyons devoir admettre, c'est à Saint- Wandrille, c'est dans le monastère dont son oncle est l'abbé que nous trouvons tout d'abord Durand. Il n'y a pas de doute que ce soit la présence de l'oncle qui ait occasionné celle du neveu dans les murs de cette abbaye. Cela suppose que les pérégrinations, et les changements de domicile n'avaient pas interrompu les relations fami- liales.
Pourquoi alors supposer l'émigration d'un enfant de Fulbert et d'Ailendis à Neubourg ? N'est-il pas aussi naturel de penser que la famille de Durand était demeurée dans le pagus des ancêtres ?
Si l'on objecte qu'une émigration reste possible, on peut également invoquer les mœurs de l'époque, et il ne nous paraît point téméraire de penser que les familles qui avaient un patrimoine, qui étaient libres, restaient attachées à leur terre et aux seigneurs.
De plus, les relations entre Mantes et Neubourg, au XI® siècle, ne laissent pas d'être énigmatiques ; tandis qu'on connaît l'existence de rapports réguliers et fréquents entre le pays Mantois et l'abbaye de Saint -Wandrille. Nous savons, en effet, que les moines faisaient venir d3 Meulan une partie de leur vin, et qu'en 1015, Hugue P"", prenant seulement le titre de comte de Meulan, accorda la franchise du droit de rivière aux bateaux de Saint-Wandrille qui passaient devant cette localité -.
Le peu que nous connaissons de l'enfance de Durand s'accommoderait donc aisément d'une origine mantoise; cette origine est même, selon nous, assez vraisemblable.
Un point sur lequel le doute n'est pas possible, c'est l'ad-
1. Ce « curriculiim vitse » laisse entrevoir que la Normandie fascinait Gérard, qu'il désira jouer un rôle sous la protection de Richard II, et qu'il fut agréé. C'est ainsi que ce personnage entre dans l'histoire nor- mande, à laquelle sa naissance ne semblait pas l'avoir destiné.
2. Et sans doute, l'influence personnelle de Gérard, en la circonstance, ne fat-elle pas de mince valeur. — Jumièges jouissait de la même fran- chise depuis 1006. — Cf. Dtjrand et Gea\t:.s, Chron-ique de Mantes, p. 82. Voir aussi p. 93-94.
SA VIE, SO?i MILIEU, PREMIERS INDICES d'hÉRÉSIES 78
mission de Durand, de bonne heure, à une école claustrale, en qualité d'oblat. Les sources les plus anciennes s'accor- dent sur ce détail. Elles affirment que l'abbé de Troarn avait été a pueritia ou ab injantia monachus ^. C'était là un usage dont on trouve des exemples fréquents à cette époque ^ Si l'on en juge par analogie avec les cas connus, c'est vers l'âge de huit ans qu'on admit au cloître le jeune Durand ^.
Il ne faudrait pas croire que cette oblation d'un enfant dénotât un abandon des parents pour raison de pauvreté ou de désaffection. A cette époque, il semble bien plutôt qu'on ait agi par piété en offrant à Dieu l'un de ses fils ; et aussi, — il faut bien le dire, — un peu par intérêt. Les exemples de neveux, qui ont pris en mains la crosse abbatiale à la mort de leurs oncles, sont assez nombreux pour autoriser une telle affirmation *. Il faut bien se souvenir, par ailleurs, qu'en vertu de la féodalisation générale, les fonctions d'abbé étaient l'apanage d'hommes d'un certain rang ; et que, par conséquent, les familles d'hommes libres, qui met- taient leurs fils dans un monastère, pouvaient espérer les voir un jour gravir les plus hauts degrés de la hiérarchie monastique.
Ces sentiments étaient-ils ceux qui guidaient les parents
1. Cf.^Chéruel, Normanmœ nova ckronica, p. 5. {Chronicon triplex, p. 42.) — Oederic Vital, Hist. ecclés., p. III, lib. viii. Ed. Leprévost, III, 303 (Migne, P. L., t. CLXXXVIII, col. 577).
2. Cf. dans Gtjérakd, Cartulaire de Saint-Père, l'exemple d'Emald, âgé de huit ans (p. 221), de Fui o (p. 222), d'Eustache (p. 229).— M. Cler- val a publié cet acte de l'abbé Eustache de Saint-Père : « Quedam mater familias, Gisla nomine, obnixe petens eum duobus filiis suis, Willelmo scilicet atque Richerio, ut filium ejus tune octennem, nomine Guiddonem, sub monachili habitu reciperemus, quod et fecimus, II idus maii, indic- tione... Philippe rege in Francia régnante, Gaufîrido quoque in Carno- tensi urbe episcopante». — Ex ms. 51 de la bibliot. de Chartres. (Clervai. Ecoles de Chartres, p. 92.)
3. L'oblation des enfants se faisait avec un cérémonial litui-gique dont on peut voir la description dans P. Raoey, Vie de saint Anselme, ch. VIII, p. 50 et ss. — Sur les oblats, voir dans la Revue bénédictine, 1SS6-1887, lone série d'articles sur les Oblats de l'ordre de saint Benoît au Moyen Age bien qu'on n'y envisage point spécialement la question des enfants. (Ces articles sont de Dom XTrsmer Berlière.)
4. Ainsi, au Mont-Saint-Miohel, Maynard II, second abbé, est le neveu du précédent ; Hildebert II (1023) est le ne\eu d'Hildebert I. — Cf. Du MoNSTiER, Neustria pia, p. 384.
74 DURAND DE TROAR.N
du jeune oblat que l'abbé Gérard avait admis à son cloître ? On ne peut ni l'affirmer, ni le nier. Un seul fait est certain, c'est que Durand ne devait point être le successeur de son oncle.
Nous avons assuré que ce fut à Saint-Wandrille que Durand revêtit l'habit des moines. Est-ce à juste titre ?
La question n'est pas sans obscurité. Les historiens l'ont résolue jusqu'ici en des sens très différents. Hurter S Ceillier 2, Hippeau ^ Sollier *, Fechtrup ^ Moreri ^ les auteurs de VHistoire littéraire ^ affirment que c'est à Sainte-Catherine-du-Mont que débuta le jeune oblat. Au contraire Cave ^ Le Brasseur », Oudin ^°, Dom Boudier ^S Fabricius ^-, Leyser ^^ et au dire de VHistoire littéraire grand nombre d'autres modernes, à la suite de la Neustria pia, le font débuter dans la vie monacale à Fécamp.
Mabillon n'avait trouvé aucun indice du passage de l'abbé de Troarn à Fécamp, mais il paraît bien avoir éprouvé quelque embarras à se former une opinion. Au livre LVI des Annales ordinis sancti Benedicti, Durand apparaît comme novice du Mont Sainte-Catherine ^S puis il est cité au livre LX comme ayant toujours appartenu à Saint-War.-
1. Hurter, Nomenclator literariua, t. I, col. 1052.
2. Ceullier, Histoire des auteurs ecclésiastiques (Edit. 1863), t. XIII, p. 458.
3. Hippeau, Art. Durand dans la Nouvelle Biographie générale, t. XV, p. 415.
4. J.-F. Sollier, Art. Durandus ot Troarn, dans The catholic enoyclo- pedia.
5. Fechtrup, Art. Durandus, dans Kirchenlexikon.
6. Moreri, Grand dictionnaire historique, article Durand. Toutefois, au supplément, t. X, p. 64, dom Boudier, dont on a inséré à cet endroit les notes manuscrites, déclare que c'est probablement à Fécamp qu'il em- brassa la vie religieuse.
7. Dom Rivet, Histoire littéraire de la France, t. Mil, p. 239.
8. Cave, Scriptorum ecclesiastic . historia litteraria. (Edit. de 1743), t. 11. •col. 149. (Edition de 1705, p. 533.)
9. Le Bra.sseur, Histoire du comté d'Evreux, p. 108.
10. Oudin, Scriptor., t. II, p. 705.
11. Dom Boudier. (Cf. Moreri, t. X, p. 64.)
12. Fabricius, Bibliotheca latina mediœ et infimœ œtatis (1754, Pata- vii),
13. PoLYCARPi Leyseri, Historia p etarum et p matum mcdii œvi.
14. « Sanctai Catharinfe a pueritia monachus, sub Isemberti disciplina. » :Mabillon, Annales, t. IV, Uv. lvi, p. 359.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'UÉRKSIES 75
drille ^ Enfin au livre LXI, en l'année 1059, Durand fait partie de Saint-Wandrille, et c'est là qu'on le prend pour lui donner la bénédiction abbatiale -.
Les auteurs de la Gaïlia Christiana retiennent de Mabillon les deux dernières affirmations. Pour eux Saint-Wandrille est le monastère unique où ait vécu Durand ^.
Toutes ces divergences, au premier abord, causent une vive déception. Comment les expliquer ?
En recherchant les sources utilisées par ces divers écri- vains, l'on se rend compte qu'elles se réduisent à deux. D'où l'on peut, d'après la source employée, sérier les auteurs en deux classes : ceux qui font de Durand un moine du Mont-Sainte-Catherine ou de Saint-Wandrille, ou de ces deux monastères ; et ceux qui en font un moine de Fécamp.
A propos des écrivains qui forment la première série, une remarque s'impose : c'est que tous se sont appuyés sur Mabillon ; en sorte que, s'il y a désaccord pour attribuer à Saint-Wandrille, ou au Mont-Sainte-Catherine, ou tour à tour à Sainte-Catherine et à Saint-Wandrille, l'honneur d'avoir formé l'abbé de Troarn à la vie monastique, le grand coupable, en définitive, est Mabillon *.
L'illustre bénédictin, nous l'avons remarqué, n'avait point fourni au problème une solution ferme. Après avoir déclaré que Durand avait été sanctse Catharinse a pueritia monachus sub Isemberti disciplina, il le faisait partir de
1. « Durandus, nepos venerabilis Cerardi Fontanellensis abbatis, ejusdem loci a pueritia monachus. >' Annales, p. 529. Nous ne devons pas taire cependant que cette phrase se trouve au milieu d'un passage con- cernant le mont Sainte-Catherine, et cju'à la rigueur on pourrait faire tomber l'expression « ejusdem loci » sur le lieu dont on parle. Cette ambi- guité n'est peut-être pas en dehors de toute volonté de la part de l'auteur.
2. « Durandus assumtus est ex Fontanellensi inonasterio. » Annales, t. IV, p. 595.
3. « Durandus I, Gerardi Fontanellensis abbatis nepos, ejusdem loci a pueritia monachus. » T. XI, col. 41 G. — On remarquera que les auteurs de la Galha Christiana emploient la formule de Mabillon citée ci-dessus, et appliquent cette fois nettement « ejusdem loci » à Samt-Wandrille.
4. Durand n'ayant pas encore eu l'homieur d'ime véritable biographie, les auteurs qui se sont occupés de ce personnage l'ont fait dans des articles d'ouvrages encyclopédiques ou de dictionnaires ; et pour des trav^aux de ce genre, ils ne se sont point donné la peine de remonter aux sources. MabiUon a été la mine qu'ils ont exploitée.
76 DURAND DE TROAKN
Saint-Wandrille pour Troarn, en afRrmant que cet abbé était nepos venerabilis Gerardi F ontanellensis abbatis, EJUSDEM Loci a puerîtia monachus.
Quelle pouvait donc être la cause de l'embarras et des contradictions de Mabillon ?
On ne peut douter qu'il ait eu entre les mains le Chronicon triplex et unum, ou, ce qui pratiquement revient au même, un manuscrit de la Chronique de Sainte-Catherine-du- Mont ^ Voici ce que disait cette Chronique, l'une des princi- pales sources de l'histoire de Durand : Diirandiis, nepos abbatis Geraldi, sancti Wandregisilli a pueritia monachus ejus (Isemberti) fuit discipulus et auditor,guem tant in philo- sophia quam in arte musica, cum divinse legis notitia peritis- simum reddidit. Or la teneur de ce texte n'offre-t-elle pas quelque difficulté ? Durand y est représenté comme neveu de Gérard, comme moine de Saint-Wandrille, et comme disciple et auditeur d'Isembert le Teutonique au Mont- Sainte-Catherine. Faut-il conclure, du fait que le moine était « disciple et auditeur » de l'abbé Isembert, qu'il était également soumis à sa juridiction ? Telle est sans doute la question qui préoccupa l'auteur des Annales bénédictines.
La présence de cet éloge de Durand dans les Annales de Sainte-Catherine, alors que la chronique de Saint-Wandrille ne cite pas même le nom de notre personnage quand elle parle d'Isembert, n'était-ce pas une raison de faire vivre le dsciple sous le même toit que le maître et de con- clure que Durand fut un des moines confiés à la pater- nelle autorité du Teutoi ique ?
Mabillon céda d'abord à la tentation : Gerardi porro nepos erat Durandus, écrivit-il, sanctœ Catharinas a pueritia monachus sub Isembert.i disciplina, gui eum in litteris sacris
1. Les rapprochements de textes sont très frappants. Prenons pour exemple la phrase où il est question de Durand : Les annales du Mont- Sainte-Catherine offrent ce texte : « Durandus, nepos abbatis Geraldi, sancti Wandregisilli a pueritia monachus, ejus fuit discipulus et auditor, quem tam in philosophia quam in arte musica, cmn di\'in£e legis notitia peritissimimi reddidit. » Mabillon s'exprime ainsi : « Durandus, nepos venerabilis Gerardi Fontanellensis abbatis, ejusdem loci a pueritia mona- chus, Isemberti discipulus et auditor, tam iii philosophia et in arte musica, quam in lege divina exoelluit. » Mabillon, Annales, t. IV, lib. lx, p. 529.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'HÉRÉSIES 77
et profanis erudwit.'^y> Le mot discipulus avait cédé la place au mot disciplina, et Durand devenait moine a pueritia de Sainte-Catherine.
Mais plus loin, ayant de nouveau à se servir du texte, il fut vaincu par l'évidence de l'affirmation, et il rendit le moine à Saint-Wandrille ^
Ce n'est donc pas, qu'on le remarque bien, d'une dualité de sources qu'est venue la dualité d'opinions de Mabillon, pas plus que ce n'est d'une pluralité de sources que sont nées les divergences des auteurs que nous avons signalés. Au contraire ces divergences viennent de ce que tous consultent Mabillon. Ils le trouvent en contradiction avec lui-même, et choisissent parmi ses assertions celle qui leur convient. C'est ainsi que les uns ont fait Durand moine du Mont-Sainte-Catherine, et que les autres l'ont fait passer de Sainte-Catherine à Saint-Wandrille pour concilier les diverses affirmations du bénédictin.
Que devons-nous conclure, relativement à la source, et à l'emploi qui en a été fait ?
Il n'y a pas à hésiter, croyons-nous, sur le sens obvie de l'affirmation apportée par l'extrait du Chronicon triplex ; Durand y est expressément mentionné comme moine de Saint-Wandrille depuis son enfance ^.
Cette source date du XII« siècle, et peut par conséquent être considérée comme bien renseignée *.
1. Mabillon, Annales, t. IV, p. 359.
2. Il convient aussi de tenir compte de la célérité avec laquelle fut com- posé le tome IV des Annales Ord. S. Ben. Le second volume était paru en 1704, le troisième en 1706. Le quatrième parut en 1707, et au début de sa préface Mabillon déclarait : <: Prodit in lucem citins quam speraveram... Annaliura nostrorum volumen quartum. « Il exprime ensuite son désir de mener lui-même toute son œuvre jusqu'au bout et semble avoir une certaine hâte d'en finir. Tout cela explique la légère imperfection de détail que nous signalons dans l'œuvre du grand bénédictin.
3. Vouloir, par hypothèse, rapprocher grammaticalement des mots qui précèdent le nom de Saint-Wandrille, et lire : « Durandus, nepos abbatis Gerardi sàncti Wandregisilli, a pueritia monachus », nous semble inad- missible : on aurait employé l'adjectif « Fontanellensis «, ou bien le mot « abbatis » aiu-ait été renvoyé après « Gerardi ».
4. Le silence de la Chronique de Saint-Wandrille sur Durand, qu'on pourrait in\oquer contre le témoicnage du Chronicon triplex, s'explique aisément. Pour Sainte-Catherine, il est important de noter que, sous le gouvernement abh>atial d'Isembert, le futur abbé do Troarn vint s'ins-
78 DUKA>D DE TROARN
Nous concluons donc que Durand fut, dès son enfance, élevé à l'abbaye de Saint-Wandrille.
Une seconde catégorie d'auteurs rattache Durand à l'abbaye de Fécamp. Ces historiens ne font aucune allusion au texte de l'actuelle Normannias nova chronica. Sur quel fondement basent-ils donc leur assertion ?
Vraisemblablement ils s'appuient sur le témoignage de Robert de Thorigni. Celui-ci, dans son traité De immutatione ordinis monachorun, avait déclaré que le premier abbé de Troarn fut Durand, moine de Fécamp ^ Ce témoignage est assurément de première valeur, si l'on considère la science et l'information de l'illustre abbé du Mont Saint-Michel. Pourtant, jetée au milieu d'une aride nomenclature, cette affirmation n'aurait peut-être pas échappé à toute suspicion. Elle avait besoin d'être confirmée par un autre document qui la rendît indiscutable.
Or, depuis que M. l'abbé Sauvage a publié le vieux manuscrit Des miracles advenus en V Eglise de Fécamp ^ il est certain qu'on a trouvé à la fois une confirmation du
truire à l'école du monastère. Pour Saint-Wandrille, le fait d'envoyer des novices à r«5icole de Sainte-Catherine n'est vraiment pas de grande impor tance, et n'a en soi, au surplus, nen de glorieux. La présence de Durand à cette école, entre 1031-1040 n'était donc pas un événement à signaler. La Chronique eût sans doute, au contraire, mentionné son élévation à l'abbatiat en 1059. ^lais elle s'arrête à l'année 1053.
Enfin le fait rapporté par le Chronicon triplex n'a rien que de très com- patible avec ce que nous savons de l'histoire des deux monastères à cette époque. A la tête de Saint-Wandrille se trouve l'abbé Gradulphe, ancien doyen de l'abbaye. C'est lui qui a présidé à l'édification de Sainte Cathe- rine-du-Mont ; c'est chez lui, dans son église, au jour où elle était consa- crée, qu'Isembert a reçu la bénédiction abbatiale. D'autre part, Isembert a une valeur personnelle remarquaVjle, une renommée considérable ; son abbaye et son école sont à leiu* début, et souffrent peut-être de leur jeu- nesse. (Voir les détails dans Chronicon Fontanellense, apud d'AcHERY, Spicil., p. 289.) Aussi est-il naturel que Gradulphe \'ienne à son secours en lui envoyant des élèves. Durand, vers 1031-1035 n'est encore que jeune homme, probablement même que novice. H fréquente l'école exté- rieure, il est disciple et auditeur d'Isembert. Rien ne nécessite, comme rien ne dit qu'il ait été quelque chose de plus, ni qu'il ait fait partie des moine de Sainte-Catherine.
1. « At monasterio Troarnensi primus praefuit Durandus, monachus Fiscamni. » — Cf. Léopold Delisle, La Chronique de Robert de Thorigni, t. II, p. 200. (Migne, P. L., t. CCII, col. 1317.)
2. Abbé Sauvage, Des miracles advenus en Véglise de Fécamp, dans les Mélanges pubUés par la Société d'Histoire de Normandie, 2* série, Rouen, 1893, p. 9-49.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'hÉrÉSIES 79
témoignage de Robert de Thorigni, et l'une des sources sur lesquelles s'appuyait Du Monstier pour faire de Durand, dans la Neiistria pia, un moine de Fécamp^ Que ce docu- ment fasse de Durand un moine de Fécamp, c'est ce qui résulte d'un récit de miracle dont Durand lui-même aurait été le témoin, alors qu'il était porte-crosse de Jean de Ravenne. Voici ce récit :
Aliiid miraculum ex visione Angelorum.
Alio tempore, D. Durandus, abhas postea, sed tune D. Ahha- tis Joannis bajulus, in ipsius abbatiae caméra ^ meridie jacebat et dormiebat ; eu jus aiires psallentis multitudinis- concentus maximus repente percussit, et a levi sopore quo premebatur excitavit et advocavit. Mox religiosus Frater, somnum evincens, suamque desidiam, quasi vesperarum officio minime interfuisset, valde inculpans, surrexit, et gloriosse Virginis Marias ecclesiam intravit, egredientisque sanctse processionis excelsas et concinnentes voces audivit et intellexit ; et usque ad sanctae Trinitatis ecclesiam progre- diens {se) introduxit. Ubi dum, sanctis evanescentibus angelis, custodes Ecclesiœ sopitos omnes inveniret, nullum- que Fratrum vigilantem vel psallentem reperiret, valde
1. Que du Monstier ait connu ce document, cela ressort d'une note insérée par lui en marge du manuscrit.
2. Dans une note M. l'abbé Sauvage se demandait s'il s'agissait ici du dortoir de l'abbaye. Xous ne le croyons pas ; autrement le récit serait invraisemblable. C'était le midi, tous les moines faisaient la méridienne. Or, si Durand prenait son repos dans un dortoir, il est à présumer que d'autres moines devaient également s'y trouver. Alors comment, à son réveil, aurait-il cru avoir laissé passer l'heure des vêpres, quand il aurait aperçu ses compagnons de sommeil ? — D'autre part faudrait-il suggérer la correction « Abhatis caméra ? » Nous ne le penson>s pas davantage. Outre la bizarrerie de la situation, on peut tenir compte de la topogra- phie. L'église (ou chapelle) de la sainte Vierge, faisait suite à l'abside de l'église principale dédiée à la sainte Trinité. Or l'abbé du monastère avait sa demeure du côté du portail de cette dernière église. Se croyant e;i retard. le moine eût donc, selon toute apparence, pris le plus court chemin, et se fût rendu dans la chapelle de la Vierge, en traversant l'église dans toute sa longueur. On voit c^u'il fît le contraire. Nous croyons que la meilleure solution est encore de traduire par « une chambre de l'abbaye » par oppo- sition aux chambres des hôtes. Les dortoirs et cellules des moines devaient d'ailleurs se trouver du côté de la chapelle de la sainte Vierge. — Voir deux vues topographiques de l'abbaye de Fécamp, dans Peigné-Dela- COUKT, Monasticon gallicanum, t. II, pi. 115-116. (Paris, 1871).
8o DUR.VXD DE TKOAKN
timuit ; segue longo post tempore cselestis militise concentum et prœsentiam,.. intellexit, atque Deo gr atlas reddidit ^
Avant d'apprécier le contenu de ce texte, il faut se sou- venir qu'il appartient à un document qui date d'avant 1087, et qui a été rédigé, selon l'éditeur, d'après des témoins oculaires ^ C'est dire toute l'attention qu'il mérite.
Or c'est bien proprement d'un moine de l'abbaye qu'il est ici parlé. Ce Durand, « bajulus » de Jean de Ravenne, est obligé à la récitation de l'office, et il est qualifié du titre de « Frater ». Cet ensemble de titres et de devoirs ne nous paraît pas convenir à un hôte de passage.
Reste à savoir si ce moine est bien celui qui, plus tard, du nom de son abbaye, sera appelé Durand de Troarn. Du Monstier l'a affirmé ^. Le texte cependant ne le dit point explicitement. On sait seulement que le porte-crosse devint plus tard abbé, ahhas postea. En réalité, il est certain qu'au point de vue chronologique, aucune objection ne peut être faite à l'identification de Durand de Fécamp, et de Durand de Troarn. Le texte de la Normannige nova Chronica ne vise que l'enfance de Durand, et son passage à^l'école de Sainte- Catherine ; et le texte des « Miracles de Fécamp » s'étend à la rigueur sur une assez longue durée de l'abbatiat de Jean de Ravenne. D'où les deux sources ne sont ni contra- dictoires, ni exclusives. Elles peuvent se concilier, et il est possible que Durand de Troarn ait été le moine à qui est attribuée l'audition du concert angélique.
Pour résoudre le problème, il faudrait que nous puissions encore conclure avec certitude qu'il n'y a pas d'autre Durand à qui puissent convenir les données du document. Une telle affirmation, lorsqu'on sait le peu de sources qui nous restent du XI^ siècle, serait téméraire. Pourtant nous devons déclarer n'avoir pu découvrir ni dans la Normandie, ni dans le Maine, ni dans la province ecclésiastique de Cam-
1. Abbé Sauvage, Des miracles advenus en l'église de Fécamp, p. 15- 16.
2. Ibid., p. 9.
3. En marge du manuscrit, on lit ces mots : « Fuit abbas Troarni • Ils sont de la main de Du Monstier.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'HÉRÉSIES 8i
brai, ni dans l'église de Paris aucun autre Durand dont on puisse mettre le nom en parallèle avec l'abbé de Troarn ^ Dans ces conditions, après cette constatation fort appré- ciable, il nous semble permis de dire qu'il y a tout lieu de croire que Durand fut moine de Fécamp, après avoir été moine de Saint- Wandrille ^.
Les difficultés que suscitent les origines de Durand ainsi aplanies, il ne nous resterait qu'à suivre maintenant le cours des années du jeune oblat. Mais il faut bien l'avouer, nous sommes arrêté par l'absence de toute indication. La personnalité de l'enfant et du jeune homme se perd dans le courant anonyme des existences, qui, dans les cloîtres, préparaient leur éternité, et non point leur histoire. Nous n'essaierons point ici de retracer, grâce à des approximations ce que purent être les journées passées dans les exercices
1. Dans la Normandie, on trouve un Durand, abbé de Cerisy. Mais cet abbé avait été moine de Saint -Ouen de Rouen, et d'autre part fut abbé en 1030, et donc ne put être bajulus de Jean de Ravenne. — Dans les autres provinces ou aucun abbé ne répond au nom de Durand, ou aucun n'a vécu à une époque qui lui ait permis d'être moine de Fécamp entre 1030 et lOGO. — Il y a une exception cependant dont il est juste de tenir compte. A la Qiaise-Dieu (diocèse de Clermont-Ferrand aujourd'hui diocèse du Puy) siège un abbé Durand de 1067 à 1078. Cet abbé fut eu relations avec Saint Anselme. Nous possédons encore une lettre de Durand au saint et la réponse de celui-cj. (Cf. Migne, P. L., 158, col. 1132-1 134). On voit dans la première que deux Bayeusains, Roger et Guillaïuiie, et plusieurs autres vantent les qiialités d'Anselme à la Chaise-Dieu. Les sentiments très vifsd'afÏ3ction qu'elle contient, comme la hardiesse que met son auteur à réclamer da moine du Bec un Commentaire sur les épîtres de saint Paul, laisseraient supposer des relations antécédentes. Où se seraient-elles créées ? Seule la biograpliio de ce Durand pourrait y répondre. La Gnllia Christiana, t. TI, p. 329, fait de Durand un moine de la Chaise-Dieu, " monachns ejusdem c nobii ». (Cf. Histoire littéraire, t. VIII, p. 424.) Ce terme n'exclut pas im séjour intérieur dans une école ou une abbaye normande. Quoi qu'il en soit, de présent, nous ne pouvons sortir du terrain de l'hypothèse, et bien que le séjoiu" de Durand de Troam à Fécamp demeure probable, il reste toujours qu'un doute plane sur ce fait.
2. En tous cas, il est certain que Durand n'a pas reçu d'ordination à Fécamp à partir de 1037. On sait que Jean de Raveiuie tenait à se sous- traire à la juridiction de l'ordinaire. Aussi fît-il donner les ordinations dans son abbaye par des évêques de différents diocèses ; et en même temps il eut soin de faire conserver par écrit les listes d'ordination, avec les noms des évêques et des ordinands. Ces listes ont été publiées par Mabillon (Annales, t. IV, p. 728) sous le titre : « Ordinationes factœ in monasterio Fiscamnensi. » Le point de départ est l'année 1037. A cette époque Durand pouvait avoir dix-sept à vingt-cinc} ans ; et il ne figure à aucune ordination. Il n'a don? pas été ordonné à Fécamp après 1037.
nEL'RTEVERT. — KURANO HE TROAU.N. 6
Sa DURAND DE TROARN
de l'école claustrale. Cette étude a été faite plus d'une fois, il nous parait inutile d'y revenir ^. Nous n'insisterons pas davantage sur la formation première que reçut l'intelli- gence de Durand. Elle fut conforme aux traditions de l'époque, que nous avons signalées dans le précédent chapitre. Libre à chacun d'apprécier le zèle, l'expérience et les méthodes des maîtres, en même temps que les goûts, les aptitudes et les préférences que put avoir l'élève. Nous ne tenterons point enfin d'établir des rapports entre les événements extérieurs et les esprits formés par la discipline monastique. Il nous suffira de jeter un regard rapide sur certains faits plus significatifs qui, au cours de l'adolescence de Durand, agitèrent l'Eglise, et furent la première mani- festation du grand mouvement dont l'éclosion devait jeter le trouble dans le monde ecclésiastique.
Nous voulons parler des hérésies qui commencèrent à se faire jour à Orléans, et à Arras.
C'est d'abord à Orléans, en 1022, que se manifesta, une première fois, l'existence d'une secte cachée de Mani- chéens. L'histoire de sa découverte nous a été rapportée en détail tout d'abord par le moine Paul, auteur du Cartulaire de Saint-Père-de-Chartres -. Le chevalier Aréfaste, appa- renté aux Comtes de Normandie ^, avait pour familier un clerc nommé Herbert. Celui-ci, sans doute pendant qu'Aré- faste remplissait quelque mission diplomatique, était venu à l'école d'Orléans, pour en suivre les cours. Il fit en cette ville la connaissance de deux compagnons qui, sous le couvert de la science et de la sagesse, l'initièrent, dans des
1. Cf. Lan^franc, Décréta pro ordine S. Benedicti. — De Ceozals, Lanfranc..., p. 45, ss. — P. Rage Y, Vie de saint Anselme, p. 55 et S3. — G. Robert, Les écoles et V enseignement de la théolonie, ch. III, p. 40 et ss.
2. Cf. GuÉRARD, Cartulaire de saint Père, p. 109-115. — Sur le moine Paul, vf)ir Histoire littéraire, t. VIII, 254 et ss. — Sur EvTard et son rôle vLs-à-vis d' Aréfaste, cf. Ci:erval, Les Ecoles de Chartres, p. 49.
Le passage da Cartulaire d'Aganon qui relate ces incidents a été repro- duit par Luc d'Achery, dans le Spicilegium, sous le titre de Gesta synodi Aurelianensis (t, I, p.604), d'où il est passé dans les collections conciliaires. Cf. Maxsi, t. XIX, col. .373 ss.
Il est mentionné à la date de 1017, mais une note du P. Pagi (col.^^SSO) rétablit la chronologie.
3. Erat enim de génère comitum Xormîiiinorum. — Mansi, XIX, 376, B.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'HÉRÉSIES 83
conciliabules clandestins, à de fausses doctrines. Naïve- ment séduit par l'attrait de choses qui lui étaient révélées pour la première fois, Herbert n'eut rien de plus à cœur que de faire du prosélytisme, et voulut gagner Aréfaste à ses idées. Celui-ci, aussi rusé que prudent, pressentit la réalité et laissa parler son jeune maître, mais quand il crut avoir la preuve qu'on enseignait à Orléans des doctrines perverses, il s'en ouvrit au comte Richard, et lui demanda de solliciter l'intervention du roi Robert pour enrayer la divulgation de ces erreurs. Pour lui, il s'y emploierait par tous les moyens, et ne demandait qu'un secours propice de l'autorité royale.
Aréfaste obtint gain de cause. Embarrassé sur les moyens qu'il pourrait mettre en œuvre pour pénétrer dans cette société secrète, le chevalier désirait prendre conseil de l'évêque Fulbert. A son passage à Chartres il ne le trouva point. Celui-ci faisait à Rome un pèlerinage. A défaut de Fulbert il consulta le gardien des reliques et des archives du Chapitre, le futur restaurateur et abbé de Breteuil, Evrard. Ce dernier lui recommanda d'aller chaque matin prier dévotement à l'église, d'y communier, et de se rendre avec confiance aux conciliabules des hérétiques, sous la sauvegarde du signe de la croix. Aréfaste obéit ponctuelle- ment. Il joua l'esprit borné ; et, acceptant toutes les erreurs sans y contredire, il réussit à se faire initier à tous les secrets de la nouvelle doctrine. C'est ainsi qu'il apprit que les nova- teurs niaient la naissance virginale du Christ, sa passion, sa sépulture et sa résurrection. Conséquemment ils niaient la purification de l'âme par le baptême, et se refusaient à donner la moindre valeur à la consécration eucharistique du prêtre. Les prières adressées aux saints martyrs et con- fesseurs étaient vaines à leurs yeux ^ C'était le côté négatif
1. Docuistis me nullam in baptismo promerori veniam peccatorum, neque Christum de virgine esse natum, neque pro hoininibus passum, neque vere sepultum, neque a mortuis resurrexisse, neque panem et vi- num, ( uo 1 super altare manibus sacerdotum sancti spiritus operatione effioi videtur sacramentum, converti posse in corpore et sanguine Domini. (Mansi, Concilia, XIX, col. 379, C . col. 377.)
On peut même se demander s'ils admettaient que le Christ ait réelle- ment existé.
DURAND DE TROARN
de leur religion. Pour remplacer le culte catholique, eux- mêmes avaient institué des rites nouveaux. Les profanes étaient initiés par l'imposition des mains qui purifiait de tout péché ; ils donnaient ainsi le Saint Esprit qui révélait le sens profond de toutes les Ecritures. Ensuite, s'il faut en croire le récit du moine Paul, il semble qu'ils usaient de quelque supercherie. L'initié, disaient-ils, pouvait se nourrir d'une nourriture céleste, avoir de fréquentes visions d'anges, se transporter grâce à ceux-ci, en tout lieu, instantanément et sans difficulté ; et enfin ne manquer de rien. Or en fait, les visions d'anges se seraient réduites, paraît-il, à la vue d'un petit animal, — du diable, dit le moine Paul, — la nuit, au milieu d'incantations et d'une demi-obscurité. Lorsque cet ange apparaissait, c'était le signal de prendre la nour- riture céleste, c'est-à-dire qu'il était alors non pas seulement loisible, mais même ordonné à chacun des assistants, comme pratique religieuse de sanctification, de se livrer, après extinction des lumières, aux plus affreuses orgies. De ces relations innommables, un enfant venait-il à naître, il passait à l'épreuve du feu, comme dans le paganisme anti- que. Sa cendre étsiit religieusement conservée, et on en faisait manger aux moribonds à leur dernière heure ^
1. Congregabantur siquidem certis noctibus in domo denonunata, singuli lucernas tenentes in manibus ; ad instar letanise daemonum no- mina declamabant, donee subito daemonem in similitudine cujuslibet bestiolîe inter eos \'iderent descendere. Qui statim ut \Tsibilis illa \ide- batur Visio, omnibus exstinotis luminaribus, quam primum quisque poterat mulierem quîe ad raanum sibi veniebat, ad abutendum arripie- bat ; sine peccati respectu, et utrum mater, aut soror, aut monacha haberetur, pro sanctitate et religione ejus concubitus ab illis aestima- batur. Ex quo spurcissimo concubitu infans generatus, octava die in me io eorum igue accenso probabatiu: per ignem more antiquonim paga- norura, et sic in igné creraabatur. Cujus cinis tanta veneratione colligeba- tur, atque custodiebatur, ut Christiana religiositeis corpus Christi custo- dire solet. aegris dandum de hoc saeculo exituris ad viaticum. — Mansi, XIX, 378.
On n'oubliera pas que cette description rappelle exactement les repro- ches adressés aux premiers chrétiens par les païens, et que si ;i alait TertulUen, lorsqu'il disait : « Dicimur sceleratissimi de sacramento iiifanticidii, et pabulo inde, et post convivium incesto, quod eversores luminum canes, lenones scUicet, tenebrarum et libidinum impiarum inverecundia procurent, d Tektxjlllex, Apologeticus, cap. Vil. (Migne, P. L., t. I, col. 306-307.) Sur ces pratiques du Moyen Age, voir HÉfÉLÉ- Leclekcq, Histoire des Conciles, t. IV, 2^ partie, p. 931, note 1.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'UÉrÉSIES 85
Dénoncés secrètement par Aréfaste, les membres de la secte furent traduits devant le roi et un tribunal d'évêques. Ils refusèrent par fanatisme, et peut-être un peu à cause des moqueries dont le chevalier les poursuivit pendant le juge- ment, de se rétracter. Ils provoquèrent même leurs juges : « Trêve à toute discussion, dirent-ils, faites de nous tout ce que vous voudrez. Nous voyons déjà notre roi qui règne dans les cieux, il nous gratifie des joies d'en haut, et de sa main nous emmène vers les immortels triomphes ^» Les évêques firent alors revêtir à ceux qui, parmi eux, étaient clercs, leurs habits sacrés, et les dégradèrent. Puis le roi Robert donna l'ordre de brûler hors de la ville, en même temps que la cendre des enfants immolés, ceux qui ne se rétracteraient pas. Il en fut ainsi, et tous périrent dans les flammes, à l'exception d'un clerc et d'une religieuse.
Cette hérésie, la première qu'on rencontre dans le XI® siècle, se conçoit aisément, quand on se souvient du désordre honteux qui, au point de vue des mœurs, régnait sur cette société. Quelle en était la source ? Nous n'avons aucune précision à ce sujet ^ Nous remarquerons simple- ment qu'elle eut pour instigateurs deux clercs, deux mem- bres d'une école, ce qui nous porte à croire à quelque influence intellectuelle. Elle fut d'ailleurs peu répandue: c'est par surprise qu'Aréfaste la découvrit. D'autre part, l'initiation se faisait d'après une méthode intellectuelle : on commentait des exemples de l'Ecriture, puis on usait de
1. Verbis finem impone, et de nobis quidquid velis facito. Jam regem nostrum in cœlestibus regnanteni videmus, qiii ad immortales triumphos dextera sua nos sublevat, dans superna gaudia. i — Mansi, XIX, 379.
2. « Voir Héfélé-Leclercq, Histoire des Conciles, t. IV, 2"= partie p. 924 et ss. Héfélé cherche à concilier le récit de Raoul Glaberet celui d » moine Paul. La valeiu- de cette dernière source nous paraît bien préfé- rable. De plus il s'efforce de rattacher chacun des points de cette doctrine aux hérésies antérieures. Plusieurs rapprochements sont factices, et nous doutons fort que les manichéens d'Orléans se soient inspirés consciem- ment d'anciennes doctrines erronées. Une foule de traits portent bien plus la trace de l'époque contemporaine qu'une trace du passé. Les visions d'Anges, vraies ou fausses, étaient fréquentes à cette époque, un désordre réglé dans les mœurs semblait une perfection à côté du débordement de la débauche. Ajoutons à cela l'orgueil d'une raison qui cède aux exigences de la chair, et la crédulité naïve des âmes de ce temps et toute la pauvre doctrine de cette secte sera en grande partie expliquée.
86 DURAND DE TROART>I
comparaisons pour aider aux conclusions : le néophyte était i'arbre de la forêt qu'il faut transplanter en bonne terre. En un mot c'était une méthode de gens cultivés s'adressant à des esprits non dénués de culture. Enfin quand on les juge, ils opposent aux évêques l'impossibilité d'adhérer à ce que la raison réprouve. Or leur raison n'a d'autre maître que le Saint Esprit, et n'admet que ce que les sens lui mani- festent. S'agit-il de faits historiques ? de Jésus né d'une Vierge, de sa mort, de sa sépulture, de sa résurrection ? « Nous n'y étions pas, disent-ils, et nous ne pouvons croire que ce soit vrai K » Et pourquoi ne le peuvent-ils pas ? Parce que ce qui est contraire à la nature n'est pas l'ordre voulu par le Créateur ^ Témoignage des sens, et conformité à la nature, ce sont les deux points d'appui dont se sert la raison sceptique, pour faire son apparition, au nom de la critique et de la dialectique, dans le domaine religieux.
Toutefois il apparaît bien que la mort de ces fanatiques leur donna plus de renom que leur doctrine, comme il apparaît qu'elle ne fut pas une semence de nouveaux prosé- lytes, et resta sans effet direct, au moins immédiat et appa- rent, sur la marche des idées.
L'on en peut dire autant d'une autre doctrine qui se répandit aux environs d'Arras. Quelques Italiens, venus en ce pays ^ répandaient une conception nouvelle de la justi- fication. On les dénonce à l'évêque de Cambrai. Celui-ci, de passage dans son second siège d'Arras, ordonne de rechercher les partisans de cette opinion, et de les faire paraître devant lui. On les arrête. Il les fait incarcérer, et après avoir prescrit un jeûne public, et convoqué à un synode les clercs et les fidèles du voisinage, il fait comparaître les accusés devant l'assemblée. Interrogés sur les maîtres qui les ont enseignés, les accusés répondent qu'ils sont les disciples d'un Italien, nommé Gundulphe ; que lui seul les a instruits des préceptes de l'Evangile et des Apôtres ;
1. » Nos neque interfuimus, neque haeo vera esse credere possumus. » Mansi, col. 379.
2. (I Quod natura denegat, semper a creatione discrepat. Ibid. » d. Mansi, Conc. XIX, 424.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'hi'RIÎSIES 87
ils observent ce qu'il dit, mais n'obsei'vent que cela ^ Ils ne reconnaissaient pas l'autorité de l'Eglise. Quant au fond, leur doctrine consistait en ceci : il faut abandonner le monde, refréner les instincts charnels, vivre du travail de ses mains, ne chercher à blesser personne, être charitable pour tous ceux qui s'efforcent de mettre en pratique toutes ces maximes. Cela c'est la justice. Si on la garde dans sa vie, l'on n'a point besoin d'être justifié ; d'où le baptême et les sacrements qui purifient sont inutiles. Si on la viole, le bap- tême ne peut nous la rendre, car il est faux de dire qu'il justifie. S'il est donné, en effet, par des ministres dont la vie est répréhensible, il ne peut être pour le baptisé un remède salutaire. De plus, si dans le baptistère, on renonce bien au péché, c'est un fait qu'on le commet à nouveau dans la vie. Enfin, le baptême, qui est donné aux petits enfants incapables de volonté, de foi, et d'un désir de régénération, ne peut les justifier, puisqu'ils n'ont point perdu l'état de justice telle qu'on la conçoit ^ Bref, si l'on déchoit de cet état de justice, on ne peut le recouvrer. D'où négation de tous les sacrements : de la Pénitence, du Mariage, de l'Eu- charistie, qui, selon eux, n'est qu'un peu de pain et de vin, une chose puérile ^
1. « Ut illi referunt se esse auditores Gxindulfî cujusdam ab Italiïepaj- tibus viri, et ab eo evangelicis mandatis et apostoliois informâtes, nul- lamque prseter hano scripturam se recipere, sed hanc verbo et opère tenere. » — Mansi, Concilia, XIX, 425.
2. « Haec hujusmodi est, mvmdum relinquere, carnem a concupiscentiis frsenare, de laboribus manuum suarum victum parare, nulli laesionem quaerere, charitatem cunctis quos zelus hujua nostri propositi teneat, exhibere. Servata igitur hac justitia, nullum opus esse baptismi ; praeva- ricata vero ista, baptismum ad nullam proficere salutem. Haec est nostrse justificationis summa, ad quam nihil est quod baptismi usus superaddere possit, cum omnis apostolica et evangelica institutio hujiismodi fine claudatur. Si quis autem in baptismate aliquod dicat latere sacramen- tum, hoc tribus ex causis ovacuatnr. Una, quia vita reproba ministro- rum, baptizandis nullum potest prsebere salutis reraedium. Altéra, quia quidquid vitiorum in fonte renunciatur, postmodum in vita repetitur. Tertia, quia ad par\'uluni non volentera neque currentem, fidei nescium, suaeque salutis atque utilitatis ignarum, in quem nulla regenerationis petitio, nulla fidei potest inesse confessio, aliéna voluntas, aliéna fides, aliéna confessio, nequaquam pertinere videtur. Mansi,» Conc, t. XIX, cl. 425.
3. '( Dominici corporis et sangiiinis sacramentum nihil esse aliud, nisi quod corporeis oculis intuetur, et hoc tanquam vile negotium respicit. » Ibid., col. 459.
88 Dui>,A>D DE tuoar:s
L'évêque Gérard, pris d'un zèle ardent pour leur conver- sion, leur exposa, avec une si chaude éloquence, la synthèse du dogme catholique que les fidèles en furent touchés jusqu'aux larmes ^ et que les hérétiques demeurèrent muets d'étonnement devant la clarté saisissante de cette vérité, comme s'ils n'avaient jamais appris la moindre objection contre l'enseignement de l'Eglise ^
Ils abjurèrent leurs erreurs, et firent sur-le-champ une profession de foi catholique.
Cette doctrine erronée, que les contemporains appelèrent une hérésie, bien qu'on ne puisse appliquer la note d'opi- niâtreté à ceux qui la soutenaient, ne suscita donc aucun conflit de nature à angoisser longuement l'autorité ecclé- siastique ^
Il n'en est pas moins vrai que ces deux faits, se produisant dans les régions du centre et du nord de la France, n'ont pas dû rester sans écho. Le supplice des hérétiques d'Or- léans, la soumission de ceux d'Arras, furent de ces nouvelles qu'on se transmit d'évêché en évêché, de monastère en monastère. L'on ne saurait croire qu'ils eussent été ignorés en Normandie ; et l'on peut penser qu'ils contribuèrent à fixer déjà sur ces questions les esprits qui scrutaient les sciences religieuses. La question sacramentaire s'ouvre pendant l'adolescence de Durand, pendant qu'aux côtés de son oncle il s'initie aux connaissances divines et profanes.
1. 0 Omnes qui circumstabant fidèles, lacrymis obortis, Dei virtutem et Dei misericordiam laudabant. j Ibid., col. 435.
?. " Hi qui paulo an te sibi \-idebantur insuperabiles verbo, nec ullo verbi génère posse constringi, verborum gra\'itate et manifesta Dei virtute ita obstupefacti steterunt, ac si nunquam ullum sennt>neni didi- cissent contradicendi, mutique ad onuiia hoc solum potuerunt respon- dere, ita sibi \-ideri, nec aliter Christianse salutis sununeim posse consis- tere quam in his quse in prsesentia episcopus enarrasset. < Ibid., col. 459.
3. L'évêque à qui Gérard envoyait une lettre de reproches pour son inertie (Cf. Mansi, XIX, 423). ne semblait pas se préoccuper beaucoup des hérétiques. — Sur ce qui concerne ce concile, voir Héfélé-Leclercq, t. IV, 2e partie, p. 940.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'hÉRÉSIES 8()
§ 2. le moine (1031-1059).
Sainte-Catherine-du-Mont, construit sous la direction des moines de S. VVan-
drille, ouvre ses portes. L'école de Sainte-Catherine : le maître Isembert ; les élèves renommés; la
culture qu'on y donne : renaissance musicale. Durand à Fécamp. Principaux événements qui se rattachent à l'histoire monastique de la
Haute-Normandie pendant cette période. Durand abbé de Troarn.
Vers cette époque, plus près de Saint-Wandrille, se pas- saient des événements qui devaient avoir leur répercussion sur la vie de Durand. De 1024 à 1030, se construisit à Rouen un nouveau monastère ^ Goscelin, vicomte de Rouen et d'Arqués, grand familier de Robert le Diable, voulait, comme le faisaient tant de seigneurs normands par piété et conformément à la mode du temps, édifier lui aussi son abbaye ^ Elle devait être dédiée à la Très Sainte Trinité. La construction en avait été confiée au doyen de Saint- Wandrille, Gradulphe, que l'abbé Gérard avait mis à la disposition de Goscelin, et envoyé à cet effet à Rouen ^. Pendant six ans, les travaux furent menés avec entrain et énergie, si bien qu'en 1030 l'abbaye fut sur le point d'être achevée ^
La dédicace en fut célébrée le 16 août 1030 ou 1031 ^ Peut-être la question de la nomination d'un abbé inquié- tait-elle depuis de longs mois les esprits, quand un grave événement se produisit. Dans la nuit du 29 novembre 1031 *, un moine, d'esprit pervers, entra furtivement dans la cellule
1. Normanniœ nova ckronica, p. 5.
2. Ibid, p. 5. — Cf. Gallia Christiana, XI, 124, 125.
3. Cf. Chronicon Fontanellense, dans D'Achery, Spicil. II, 289.
4. Cf. Normanniœ nova chronica, p. 5.
5. « Aimo MXXX, obiit Willelmus abbas Fiscampni. In hoc anno fun- data est abbatia S. Katarinœ Rotomagi, et dedicata in crastino Assump- tionis sanctse Marise Virginis, eodem anno aut sequente secundum Chro- nicon Ecclesiae Rotomagi. u Normanniœ nova chronica, p. 3. — Si la charte de fondation fut rédigée le jour de la dédicace, 1030 serait la date exacte. Cf. Neuatria pia, p. 412. Oallia Christiana, XI, instrum., 9-10.
6. Il convient de noter que cette date n'est pas très ferme : les diffé- rentes dormées : « nocte subsequentis sabbati «, « tertio Kalendaa Decem- bris » « anno... millesimo trigesimo primo « ne concordent pas.
go DURAND DE TROARN
de l'abbé de Saint-Wandrille, armé d'une hache ; il en asséna un coup formidable sur la tête de Gérard endormi, et lui donna ainsi la mort. La perte de Gérard, conseiller et ami du vicomte Goscelin, jeta la perturbation à la fois dans Saint-Wandrille et dans le nouveau monastère ; mais, plus que tout autre moine, Durand dut sentir l'amertume de voir disparaître son oncle. Les liens du sang, ceux de la vie religieuse, l'intérêt même, tout rattachait le jeune homme à l'abbé. Il allait devoir, avec sa belle intelligence, marcher seul dans la vie ; et cela lui doit être, près de l'historien qui se souvient des mœurs de l'époque, un titre de recommandation. Le népotisme ne jouera aucun rôle dans l'élévation du neveu de Gérard à l'abbatiat.
Quoi qu'il en soit, un nouvel abbé fut nommé, directe- ment par Robert le Diable, jussu RotherW^, pour prendre la crosse brusquement tombée des mains de Gérard : ce fut l'ancien doyen de l'abbaye, le constructeur de Sainte- Trinité-du-Mont : Gradulphe. Celui-ci bénéficiait de l'œuvre de son prédécesseur. La réforme fiscamnienne était intro- duite dans le monastère ; la nouvelle église était presque entièrement terminée. Aussi n'eut-il qu'à couronner l'œuvre entreprise depuis longtemps. Dès la seconde année de son abbatiat, le 12 septembre 1033, il pouvait faire, sous la présidence de l'archevêque de Rouen ^ et des évêques de Lisieux ^ et de Coutances S la dédicace de l'église du monastère.
Le même jour, il pouvait également mettre le sceau à l'œuvre accomplie à Sainte-Catherine '". On cherchait un abbé pour ce nouveau couvent. La renommée d'un Alle- mand, nouvellement venu dans le pays, et moine de Saint-
1. Chronicon Fontanellense, p. 289.
2. Robert de Normandie, frère de Richard II (f avant le mois d'avril 1037).
3. Herbert d'Eu, d'abord nommé évêque de Coutances (1025), puis évoque de Lieieux 1026-1050.
4. Robert, d'abord évêque de Lisieux (1025 , puis évêque de Coutemces, 1026-1048.
5. Le monastère de Sainte-Trinité fut bientôt uniquement désigné sous le nom de Sainte-Catherine, à cause des reliques de cette sainte qu'un moine y apporta d'Orient.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'hÉRÉSIES 9I
Ouen, se répandait alors dans la Haute-Normandie. Sa science des lettres humaines était fameuse ; son art de com- positeur musical ne l'était pas moins. Il devint rapidement l'un des religieux les plus en vue. Aussi Goscelin le demanda- t-il à l'abbé Henri de Saint-Ouen, pour prendre la direc- tion de son abbaye. Henri donna son consentement, et c'est ainsi qu'Isembert le Teutonique devint abbé de Sainte- Trinité-du-Mont. Par reconnaissance pour Gradulphe, à cause aussi sans doute des fêtes célébrées à Saint-Wandrille à l'occasion de la dédicace de l'église, et de la présence simul- tanée de trois évêques à cette cérémonie, le monastère de Durand fut le lieu où le nouvel abbé reçut la bénédiction abbatiale ^
Gradulphe allait enfin ajouter un nouveau titre de gloire à ceux qu'il possédait déjà, en acceptant l'offre que lui fit, à peu près à la même époque S Onfroi de Vieilles, de diriger la construction à Préaux, de l'abbaye de Saint-Pierre. Il y envoya bientôt quelques-uns de ses moines, et plus tard, il mit à leur tête Ansfroi qu'il fit revêtir de la dignité abbatiale ^
A quelque temps de là, Durand, qui semblait destiné plus particulièrement au labeur intellectuel, fut envoyé à l'école d'Isembert.
Il devait, à son contact, et au contact d'élèves de talent, se former à la science du temps.
Le maître était éminent. Déjà, pendant son séjour à Saint-Ouen, Isembert avait été sollicité par l'abbé Henri et par ses confrères, de composer l'ofTice de leur saint patron et l'œuvre avait eu un légitime succès. Il n'était
1. Chronicon Fontanellense, dans D'Achery, Spicil., t. II, p. 289.
2. Per idem fere tempus. — Chron. FontanelL, ibid.
3. Ansfroi est généralement considéré comme le premier abbé de Préaux, bien qu'il existe dans le cartulaire de l'abbaye une charte datée « tempore abbatis Ewrardi». Cf. Leprévost, Notes sur le départ, de VEure, t. II, p. 495.
Avant d'être à Saint-Wandrille, Ansfroi avait peut-être été moine au Mont-Saint-IMichel, comme le laisserait supposer la dédicace que Robert de Tombelaine, ami de saint Anselme, moine et ermite près du Mont- Saint-Michel, puis abbé de Saint-Vigor de Bayeux, lui adressa de son ouvrage « Commentariorum in cautica canticorum libri duo. » Dans Migne, P. L., t. CL, col. 13G1-I370. — Cf. Ceillier, Hist. gén. des auteurs ecclésiastiques, XIII, 465. — Rivet, Hist. litt. de la France, Xlll, p. 334 ss.
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inférieur à personne dans la culture des arts libéraux, dit le Chronicon triplex, et le chroniqueur n'hésite pas à appeler le premier abbé de Sainte-Catherine : Divinus Ysembertus \ Cet enthousiasme à l'égard du Teutonique s'explique par l'empressement et la joie que déployèrent les hôtes des cloîtres à apprendre et à chanter les nouvelles productions liturgiques qui furent nombreuses en ces années. Or juste- ment Isembert avait composé le plus populaire de tous les offices, celui qu'on chantait partout, qui rivalisait de succès avec l'office de la Sainte-Trinité, l'office de Saint- Nicolas. Cette œuvre, réalisée vraisemblablement avec le concours de ses élèves de Saint-Ouen, fut vulgarisée à Sainte-Catherine et rendit l'abbaye célèbre dans toute la Normandie ^
C'est ce qui explique qu'on ait vu à l'école de la Trinité- du-Mont nombre d'auditeurs de marque. Durand put y coudoyer des artistes, comme Ainard le Teutonique, futur abbé de Notre-Dame de Saint-Pierre-sur-Dive ^, auteur des offices de sainte Catherine et de saint Kilian ; comme Osberne, originaire du pays de Caux, chanoine de Lisieux, qui mourut abbé de Saint-Evroul, où devenu maître à son
1. « Divinns Ysembertus, hujus loci primus abbas et rector, Spiritus sancti gratia laudabiliter rexit monasterium, et quia in liberalibus disci- plinis nulli suo tempore inferior habebatur, cum jam esset adhuc apud S. Audoenum, ab abbate Henrico et fratribus obnixe rogatus, historiam B. Audoeni dulci modulamine composuit. » — Chronicon triplex, Bibliot de Rouen : Y, 124. p. 42. (nis. 1201). Normanniœ nova chronica, anno 1031.
2. « Beati Nicolai neodum apud nos auditam cantando populavit, unde pluros asseverant ab eo editam fuisse, .sed humilitatis gratia, id profiteri noluisse. » Ibid. On voit ici un exemple de l'enseignement pure- ment oral de la musique Ce qui laisse à penser que les élèves n'étaient pas sans mettre un peu de leur personnalité dans l'œuvre.
3. Cette abbaye fondée par la comtesse Lesceline, épouse de Guillaume d'Eu, avait d'abord servi d'asile à des religieuses. Mais à cause des exac- tions dont elles étaient victimes elles durent se réfugier à Lisieux. Alors Lesceline offrit à Gradulphe de Saint-Wandrille de fonder une abbaye de moines. Celui-ci accepta, mais bientôt, quand il sut que cette maison devait être indépendante de son monastère, il rappela ses moines. C'est à la suite de ce départ qu'Isembert sollicité à son tour envoya Ainard à S^int-Pierre-sur-Dive (1046). Cf. Prhnordia ahhatiœ sancti Pétri supra Divam, (1108), dans Gallia Christiana, XI, inst. p. 154. — Blin, Ordinal de l'abbaye de Saint-Pierre-sur-Dive, précédé d'une notice historique sur la bienheuseuse Lesceline, comtesse d'Exmes, et sur le Vénérable Ainard, premier abbé de Saint-Pierre. Bar-le-Duc, 1887, p. 11.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICîîS DHÉUÉSIES qS
tour s il forma Rainald le Chauve, Roger de Sappo - ; comme Guitmond ^, l'ami d'Osberne, dont Orderic Vital louait l'art musical, et qui rédigea la lettre par laquelle Osberne demandait au pape de lever l'excommunication dont il avait été frappé par l'abbé Robert *. Il y connut également des membres de familles seigneuriales comme Nicolas, neveu du duc Robert, fils de Richard III, futur abbé de Saint-Ouen de Rouen * ; comme Hugue, fils du vicomte Goscelin ; comme Lambert, fils d'Osberne d'Eu et un certain Thiébaud dont le savoir fut éclatant ^
Ce milieu intellectuel se livrait avec ardeur à l'étude de la théologie, et nous verrons plus loin, à propos des œuvres de Durand, quel genre de connaissances on pouvait acqué- rir par la méditation des Pères de l'Eglise. Il ne semble pas qu'à l'école Sainte-Catherine la dialectique ait été en grand honneur. Lanfranc n'a pas encore fait son apparition ; Bérenger n'a pas jeté le trouble dans les consciences catho- liques, on ne se préoccupe pas de controverses. Le but des études est plutôt de procurer un aliment à la foi, de montrer à l'intelligence une synthèse esthétique et captivante de la doctrine catholique, en même temps qu'on tient constam-
1. Cf. Dom PoTHTEK, Répons » Virgo flagellatur de l'office de sainte Catherine, dans la Revue du chant grégorien, (15 Novembre 1896), p. 51- 52. Ce répon.s dont la musique subsiste toujours, et a été adaptée à VHomo quidam qui se chante aux processions de la Fête-Dieu, eut vme popularité telle qu'au XII1« siècle, il avait droit de cité dans toutes les cathédrales. Nous le trouvons en parti cuUer à Bayeux. Voir Ulysse Chevalier, Ordinaire et Coutumier de l'Eglise de Bayeux, p. 267.
2. Cf. Neustria fia, p. 384.
3. Ne pas le confondre avec Guitmond de la Croix-Saint-Leufroi, évêque d'Aversa, comme l'a fait Hippeau, Art. Durand, Nouvelle biog. générale XV, 415.
4. Cf. Orderic Vital, Hist. Eccles. lib. III. — Ceillier, Histoire gén. des aut. ecclésiast., XIII, 261. — Fp.ère, Biogr. normande, II, 618. — Histoire littér. de la France, VII, 567-568.
5. C'est par erreur que les auteurs de la Gallia Christiana affirment qu'Isembert à fait à Saint-Ouen l'éducation de Nicolas, (t. XI, p. 126). La source est formelle : Nicolas vint directement à Sainte-Catherine : « Q.uuna jam Ecclesiae sanctae Trinitatis regimen assumpsisset (Isembertus) inclytus princeps Robertus... nepotulum suum... ei tradiditerudiendum.i' Cf. Chéruel, Normanniœ nova chronica, p. 5.
6. « Goscelynus vicecomes filium suimi Hugonem ejus magisterio com- mifiit, qui postea, relicto saeculo, nionachum induit, et in sancto propo- sito vitam finivit Lambertus, filius Osberni de Augo et Theobaldus Bame (?) ejus se disciplinatui subdiderunt, qui ambo probitatis et scientiae privilegio claruerunt. » Nonnanniœ nova chronica, p. 5.
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ment devant la volonté l'idée du devoir à accomplir ; et c'est ainsi que l'enseignement de l'école Sainte-Catherine apparaît comme le développement d'une tendance mys- tique, dont on trouvera trace dans le traité de Durand. Tout tend à la vie, à la pratique de la vertu. On n'est donc pas surpris de voir que Durand soit signalé pour avoir été brillant par sa legis divinœ notitia ; on ne s'étonne pas qu'il se livre avec ardeur aux efforts de rénovation liturgique qui relevaient par l'art le point essentiel de la vie d'un bénédictin : le chant de la louange divine. Son rôle n'ayant pas été, ce semble, inférieur ou de second rang dans la res- tauration du chant grégorien à cette époque, et cette restauration ayant aujourd'hui, moins que jamais, un caractère de désuétude, il n'est pas sans intérêt de se rendre compte de l'importance et du sens de ces efforts.
Leur importance se mesure au nombre et à la valeur des compositions qui datent de cette époque. Outre les offices déjà mentionnés de saint Ouen, de saint Nicolas, de sainte Catherine, nous connaissons encore l'office de saint Vulfran dont Angelran, moine de Saint-Riquier S est l'auteur ^. Ce même moine note également l'office de saint Valéry. Les offices propres de saint Wandrille et de saint Ansbert, comme aussi le célèbre office de saint Romain ^ sont du même temps.
Cette importance se mesure également à l'enthousiasme avec lequel on recevait les nouveaux chants, et à la rapidité avec laquelle ils trouvaient droit de cité dans les chapelles et basiliques des monastères. Chose remarquable, si l'histoire peut mentionner une légère hésitation à accepter ces nou- veautés, c'est dans les abbayes les plus attachées à Cluny qu'on la remarque. Chanter différemment que Cluny, n'était-ce point porter atteinte à l'esprit de la réforme
1. Près Abbeville (Somme). Angelran avait été formé à l'école de Fulbert de Chartres. Voir M. l'abbé Cleeval, La musique religieuse à N.-D. de Chartres, dans La Tribune de >'. Gervais, 1900, p. 352.
2. Cf. Dom PoTHiER, Mémoires sur la musique sacrée en Normandie. Ligugé, 1897, p. 13.
3. Ces trois offices se trouvent dans le manuscrit du Chronicon majus Fontanellense, à la bibliothèque du Havre. L'office de saint Romain a été publié dans Dom Pothie;, Mémoires sur la musique... à la fin du volume.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D HERESIES 00
monastique ? ^ Mais cette hésitation devait être de courte durée, et les chants normands firent leur entrée dans la liturgie en un très court espace de temps ^.
Comment se justifie ce succès ? Il se justifie par plusieurs innovations, qui, si elles ne furent pas toutes du meilleur goût, apportaient cependant une grande satisfaction à ces intelligences amies de la simplicité et de l'ingéniosité.
La première de ces innovations c'était l'introduction des tropes dans la musique. Cette introduction s'était faite par degrés. Il ne faut pas oublier que les plainchantistes avaient orné d'amples mélodies les textes liturgiques. Dans VAlle- luia qui précédait la lecture de l'Evangile, on avait accu- mulé sur la syllabe ia, qui représente le nom du Seigneur, de longs groupes de notes. Cela existait depuis longtemps. Dans les Kyrie, le Gloria, la musique au contraire était syllabique et uniforme à l'origine, puis on avait également orné le thème de façon variée. Cette conception, pour artis- tique qu'elle pût être, ne correspondait pas au tempéra- ment normand. Aussi à Jumièges, dès le IX^ siècle, ne
1. Nous ne pouvons résister au plaisir de transcrire une délicieuse légende rapportée à ce sujet par M. Legris dans un article sur Le graduel de l'Eglise cathédrale de Rouen au XII^ siècle : « Auciui office ne fut plus populaire au moyen âge que celui de saint Nicolas. Œuvre, à ce qu'il semble bien, d'un abbé de Sainte-Catherine de Rouen, Isembert, alors qu'il était encore moine à Saint-Ouen de Rouen, il fut rapideuient intro- duit partout. A Cluny cependant, on mit quelque lenteur à l'accepter. On le chantait en certains prieurés ; en d'autres, comme à Sainte-Croix en Brie, le prieur s'y refusait encore, et répondait à l'impatience de ses religieux : « Non, puisqu'on ne le chante pas à Cluny, chantez les chants de notre église, et rien de plus. » Si vif était cependant chez ces religieux le désir de chanter le bel office de saint Nicolas, qu'ils revinrent pliisieurs fois vers le prieur ; ils insistèrent tant que celui-ci leur fit donner la disci- pline. La nuit suivante, pendant que le prieur dormait, le saint lui appa- rut, une verge à la main, et d'un ton de reproche : « Ah ! tu as fait frap- per tes moines à cause de moi ! Eh bien ! vois. Chante. » Le saint com- mença lui-même l'antierme « O Chrisii pietas «, le prieur résistait encore. Mais les coups plvirent sur lui tant et si bien pendant que le saint achevait l'antienne et la reprenait, c^u'en peu d'instants il l'eut apprise, et fut en état de la redire à son tour. Au matin, il dit à ses religieux : « Dieu vous pardonne, mes frères ; chantez l'office comme vous le désirez. Je ne veux pas être flagellé ime seconde fois. » Revue des questions historiques, juillet 1910, p. 145.
'?. L'empressement fut même trop grand aux yeux de la postérité. On admit toutes les productions nouvelles et ce fut à qui les importerait dans les monastères. La première conséquence de cette facilité à tout ad- mettre, ce fut de faire oublier le nom des auteurs. Les compositions aussi- tôt comiues faisaient partie en quelque sorte du domaine public.
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trouva-t-on rien de mieux à faire que d'adapter aux notes d'ornementation, aux vocalises compliquées, des paroles nouvelles, formant un chant monosyllabique. Les séquences ou proses étaient nées. De Jumiéges, l'innovation passa à Saint-Gall S et se répandit rapidement. On ne s'en était pris d'abord qu'aux Alléluia, mais on ne tarda pas à faire subir le même sort aux Kyrie, et au Gloria in excelsis. Au X^ siècle c'est entré en usage.
En Normandie, c'est au XI^ siècle qu'on entreprend de « troper » ou de « farcir » toutes les pièces liturgiques. On eut les tropes de Vlntroït, du Gloria, du Kyrie, on eut les Kyrie, fons bonitatis... Kyrie, fons et origo... Kyrie conditor. Certaines pièces tropées comme les Introït n'eurent pas accès dans les cathédrales, mais les Kyrie, les répons et les séquences y furent admis -. Ce fut alors une nouvelle floraison de joyeuses mélodies, d'adaptations « plus théolo- giques et plus littéraires », et l'expansion du sentiment reli- gieux trouva une libre voie.
Une seconde innovation fut l'introduction, dans l'ar- chitecture des offices propres, de plusieurs règles de conven- tion plus intellectuelles qu'artistiques. Laissons parler un spécialiste :
« lo Presque toujours le texte est soit en vers hexa- mètres purs, heroico sermone, soit en distiques élégiaques, elegiaco sermone, (hexamètres et pentamètres). Les répons du roi Robert Solem justitise, Ad nutum Domini, Sti^ps Jesse, sont de ceux-ci, le répons Virgo flagellatur d'Ainard le Teutonique de ceux-là.
» 2^ Le ton des antiennes, soit à Vêpres, soit à Laudes, soit à Matines, est celui qu'amène l'ordre numérique des modes : Première antienne, premier ton; deuxième antienne, deuxième ton, et ainsi de suite. De même pour les répons. L'exemple de cette disposition plus scolastique qu'artis-
1. Cf. Léon Gautier, Œuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor, .3^ édit. (1894), p. 281-282. — Amédée Gastoué, La musique religieuse au Moyen Age (Etude historique), dans La Tribune de S.-Gervais, année 1900, p. 17. — On sait que c'est après l'adoption de l'innovation par Saint-Gall, que sont nées toute? les séquences notkériennes.
2. Legris, Graduel df l'Eglise cathédrale de Rouen, p. 145.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'HÉRÉSIES 97
tique a été donné au IX® siècle dans rofïïce de la Très Sainte Trinité.
» 3° En général les répons des Matines, le dernier surtout, sont agrémentés d'un trait mélodique plus ou moins pro- longé vers la fin de la phrase qui précède le verset, et se répète après lui ^ »
Toutes ces particularités dénotent l'effort d'une généra- tion pour donner à l'art liturgique une forme nouvelle.
Peut-on déterminer la part que prit Durand à cette œuvre de la collectivité monastique ? On sait positivement qu'il composa lui-même plusieurs offices propres ^ ; sa renommés se répandit à travers les autres monastères de la Normandie ^. Quant à déterminer quels offices il aurait composés, aucune certitude n'est, jusqu'à présent, établie. Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'office de saint Wandrille date de cette époque et que l'auteur en est inconnu. Faut-il l'attribuer à Durand ? C'est ce qu'aucun texte n'autorise à faire, bien qu'on puisse avoir une présomption en sa faveur.
Plus tard, à Fécamp, Durand resta fidèle à la méthode de Sainte-Catherine, et elle y fut en honneur pendant tout l'abbatiat de Jean de Ravenne. Mais avec Guillaume de Rots *, une nouvelle méthode devait lui être substituée. Guillaume de Rots avait été chantre, doyen et archidiacre de Bayeux, puis moine de Saint-Etîenne-de-Caen, où il exerça en faisant prévaloir ses méthodes une influence musicale considérable. Au nombre de ses élèves et confrères
1. Dom Jos. PoTHiER, Répons Virgo flagellatur de V office de sainte Catherine, dans Revue du chant grégorien, 15 novembre 1896, p 53-54. — Cet auteur ajoute ce jugement sur la musique normande : « D'ordinaire les mélodies normandes ou chartraines du XI^ siècle sont moins lourdes que celles de l'office de la Très Sainte Trinité ; elles sont plus grégoriennes d'allure et de style. IMalgré un peu de recherche et d'apprêt, il y a dans ces compositions nouvelles du bon goût, de la sobriété, de la douceiu: et de la grâce, beaucoup encore de la simplicité classique de l'art grégorien pri- mitif. »
2. Plures sanctorum histoi'ias composuit. — Chronicon triplex, p. 42. L'expression « historise sanctorum » désigne les offices de saints « dont les antiennes et les répons sont empruntés aux actes du saint, et par extension tout office propre ».
3. Ecclesiastici cantus... doctor peritissimus, dit Ordebic Vital, [P. L., CLXXXVIII, col. 577). Hist. Eccles, lib. VIII, cap. 7.
4. Abbé de Fécamp de 1082 à 1108.
HEURTEVE.NT. — DCRAXD DE TROARN. 3
gS DURAND DE TROAUN
se trouvait un moine nommé Turstin ^ Celui-ci, protégé d'Eude de Conteville, fut nommé abbé de Glastonbury *, et là, il montra du mépris pour le chant grégorien, et voulut instaurer de force les méthodes de Saint-Etienne de Caen. Mal lui en prit. Les moines se révoltèrent et le roi dut rappeler l'abbé en Normandie ^. Ce trait nous montre l'opposition qui existait entre les méthodes des réformateurs de Haute-Normandie, et les méthodes de Guillaume de Rots, entre l'école de Sainte-Catherine et de Fécamp, et l'école de Bayeux et de Caen. En quoi difïéraient-elles ? Dans l'état actuel de nos connaissances, les éléments d'ap- préciation font défaut. Nous ne connaissons qu'un point saillant des nouveautés introduites par le moine de Saint- Etienne de Caen. L'archevêque de Dol, Baudry, dans une visite qu'il fit à Fécamp sous l'abbatiat de Guillaume de Rots, fut précisément frappé par une innovation liturgique : « Dans cette église, dit-il, une chose me fit un plaisir non médiocre ; j'y vis un instrument de musique, composé de tuyaux, qui, sous l'action de soufflets de forge, rendait une agréable mélodie : cet instrument donnait en même temps des sons graves, moyens et aigus, en produisant d'une façon continue la note de l'octave, en sorte que l'on aurait cru entendre un chœur d'enfants, de vieillards et de jeunes gens, chantant simultanément, chacun dans sa voix. Cet instru- ment était appelé orgue, et se faisait entendre à des mo- ments déterminés ^ »
L'introduction de l'orgue, pour soutenir les voix, telle est la seule divergence que l'on nous signale entre les méthodes
1. Peut-être est-ce le même que Turstin le « cantor egregias Utieensis ».
2. Comté de Sommeràet (Angleterre).
3. <. Seditio nefanda inter Monachos et indigne nominandum Abbatem Turstinum Glastoni» facta est ; quem Rex WiUielmus de monasteri > Cadomi nulla prudentia instructum, eidem loco Abbatem praefecerat. Hic inter caetera stultitiœ suse opéra, Gregorianum cantima aspernabatur ; et Monachos cœpit compellere, ut illo relicto, cujusdam Willielmi Fis- kamnensis cantxma discerent, et cantarent. . . Rex emndem Abbatem summovit, et in sue Monasterio in Xormannia posuit. » — Ex Rogeri de Hove^.en annalibus, sub anno MLXXXIII, dans Bouquet, Recueil des historiens de France, t. XI, p. 315.
4. Ex relatione Baldrici, Dolensis archiepiscopi in Armorica.— Neusfria pia, p. 230. Cité par Dom Pothier, Mémoires sur la musique sacrée en Normandie, p. 14.
SA VIE, SON MILIEU, PUEMIEUS INDICES D'HÉRÉSIES 99
musicales de Fécamp, et celles de Bayeux et de Saint- Etienne. C'est relativement peu, et l'on peut croire que d'autres différences rendaient le conflit plus aigu. Quoi qu'il en soit, cette querelle d'école était bonne à signaler, car non seulement elle témoigne de tendances spéciales dans le chant bayeusain au XI® siècle, mais encore elle crée une situation particulière à Troarn, qui, tout près de Caen, garda avec Durand le chant de Sainte-Catherine et de Fécamp, tandis qu'à Fécamp fut transporté le chant de Saint-Etienne.
Ces détails techniques sur la musique, si arides qu'ils semblent, nous aident pour une part à comprendre le culte qu'à cette époque les moines ont voué aux vers latins ^ ; une production en vers était susceptible d'être mise en musique, et toute production musicale exigeait la connais- tance de la versification.
On voit maintenant que Durand, habile en musique, apte à composer des vers, versé dans l'interprétation de textes sacrés, était vraiment l'homme de son temps, et qu'il allait pouvoir y jouer un rôle appréciable. Il ne lui manquait qu'une chose à l'école de Sainte-Catherine pour jouer ce rôle : un âge plus avancé. Les années lui vinrent, au cours desquelles il put, en assistant aux événements mémorables d'une époque qui devait rendre glorieux le pays qu'il habi- tait, acquérir les connaissances et la maturité nécessaires, pour avoir de l'influence. 11 ne nous appartient pas de refaire l'histoire de ces années. Nous énumérerons simplement, et, si possible, dans leur ordre chronologique, quelques-uns des faits qui purent spécialement, autant qu'on en peut juger à distance, attirer l'attention de Durand.
Vers 1042, pendant que régnait sur la région une morta- lité extraordinaire S et que l'on commençait la fondation
1. Nous entendons bien dire que le chant fut l'une des raisons, et non l'unique raison qui porta à la versification. L'écolo de Fulbert de Chartres fut plus cultivée sous ce rapport que les monastères. Fulbert lui-même composa des poèmes rytlimiques et des strophes saphiques. Cf. Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. 24.
'2. <i Fuit magna hominurn mortalitas. » — Norm. nova chronica, p. 6. Les chroniqueurs du temps regardaient cette mortalité comme un châti- ment envoyé par la Providence pour punir les Normands de ne pas se hâter de jurer le serment de paix de la treuga.
DURAND DE TROARN
e de Gormeilles S Lanfranc fait son entrée au Bec et l'habit monastique. En 1046 a lieu la transfor- l'abbaye de Saint-Pierre-sur-Dive en abbaye de enédictins. Un moine de Sainte-Catherine, Ainard, en est nommé abbé, après le refus de Gradulphe de Saint-Wan- drille de contribuer à la fondation d'une abbaye indépen- dante 2. En 1047 Lanfranc est envoyé par Helluin du Bec pour restaurer l'abbaye de Saint-Evroul ^ et le monastère de Lyre ouvre ses portes *, malgré la guerre qui a éclaté entre le duc Guillaume et les comtes révoltés à la suite de Gui de Bourgogne °. C'est en cette année que commence le siège de Brionne ^ qui durera trois ans. L'année suivante (1048), Gradulphe, abbé de Saint-Wandrille ', expire soudain, au moment où l'archevêque de Rouen s'apprêtait à le consa- crer évêque auxiliaire de l'archidiocèse. Son frère Robert lui succède. Ces événements rapprochent peut-être Guil- laume de Durand, et peut-être est-ce pendant le blocus de Brionne, au moment où la mort de Gradulphe attire l'atten- tion du duc sur Saint-Wandrille, que ce prince remarque le moine pour la première fois. En tous cas, à la même épo- que, le duc de Normandie est pour les religieux un sujet de préoccupation ; l'on commence, en effet, à parler de son ma-
1. Ct. Norm. nova chronica, p. 6. — Cormeilles, chef-lieu de canton, arrondissemeat de Pont-Audemer (Eure).
2. Cf. GalUa Chiatiana, XI, Instr. col. 154. — Blin, L'ordinal de Vabhaye de Saint-Pierre-sur-Dive, p. 11. — Normanniœ nova Chronica, p. 6.
3. Cf. Ord. Vital, t. Il, p. 18. — Gallia Christiana, XI, col. 817. — PoRÉE, Histoire de Vabhaye du Bec, t. I, p. 52-53.
4. Sur la commune appelée aujourd'hui la Xeuve-Lyre, canton de Rugles, arrondissement d'Evreux (Eure). — Pour la date. Cf. Normannia nova chrenica, p. 6.
5. H s'agit principalement de Néel de Saint-Sauveur, de Grimould du Plessis, de Hamon aux Dents, de Raoul de Bayeus, et des autres seigneurs du Bessin et du Cot«ntin. — Cf. Leprévost, Mémoires et notes pour servir à l'histoire du département de l'Eure, t. I, p. 438. Au sujet de cette guerre, consulter : Orderic Vital, t. III, 232, 343 ; t. IV, 335. — Gtjil- LAUME DE IMALiiESBURY. Gesto rer.ançl. (P. L., t. CLXXIX, col. 1213.) — GcxLLATJME DE PoiTiERS, WHlelmi Conqucstoris gesta {P. L., t. CXLIX, col. 1220). — Ch. Porée, op. cit. t. I, p. 56-57.
6. Chef-lieu de canton, arrondissement de Bemay (Eure).
7. Cf. Chronicon Fontanellense , dans D'Achery, Spicil., t. Il, p. 289.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS I>îDICES D'IIERESIES IOI
riage avec Mathilde, fille de Baudoin S et l'on se demande dans le monde ecclésiastique quelle attitude il convient de prendre devant cette violation ouverte des lois matrimo- niales de l'Eglise. L'opinion des Ganonistes est de plus en plus surexcitée ^ surtout lorsqu'au concile de Reims, le pape Léon IX intervient dans la question, et défend de passer outre sous peine d'excommunication. Guillaume ne tient aucun compte des défenses papales. En même temps ^ commencent à circuler des bruits alarmants au sujet de doctrines perverses enseignées par l'archidiacre d'Angers, Bérenger, dans les écoles de Tours. On colporte sur l'Eucha- ristie des assertions qu'on n'avait point encore entendues. Les uns prennent fait et cause pour le nouveau docteur, dont on vante le savoir ; les autres, au contraire, démon- trent la vanité de ses connaissances et l'attaquent comme promoteur d'une nouvelle hérésie. Lanfranc, dont la gloire s'est affermie par son enseignement à l'école du Bec, entre en discussion avec Bérenger, et défend les théories de Pas- chase d'abord à Brionne, dans une assemblée contradictoire présidée par Guillaume lui-même, puis au concile de Verceil. Durand se range ostensiblement au parti de Lanfranc, et prend une part active à la lutte, en étudiant de près la ques- tion eucharistique. Il lit le premier écrit De sacra Cœna, de Bérenger; il suit la marche des événements, et en particulier s'intéresse à ce qui se passe à Brionne, à Préaux, à Chartres et au concile de Paris *. Sur ces entrefaites, il a la douleur de perdre son maître Isembert (1050-1051) ^ el d'assister au
1. Guillaume manifesta son désir après avoir achevé la pacification de la Normandie par la victoire de Donifront, remportée sur le comte d'Eu. — Sur les causes d'empêchement de mariage entre Guillaume et Mathilde, voir la note très documentée du Ch. Poeée, op. cit., t. I, p. 64-65.
2. Nous disons des canonistes, car autrement on ne voit pas trace de la moindre émotion en Normandie pendant toute cette affaire. Après l'excommunication de 1054, Guillaume réunit lui-même le concile de Lisieux qui dépose Mauger, s >> s la présideiice d'un légat du Pape.
3. Les premiers documents de la lutte Bérengarienne, c'est-à-dire la lettre d'Adelmann à Bérenger, celles de Bérenger à J (oscelin ?), et à Lanfranc datent de 1047-1050.
4. Cf. Durand de Troarn, De corpore et sanguine Domini, Pars nona
5. Cf. Normanniœ nova chrvnica, p. 6, qui porto cet événement en 1050, et Mabili.on, Annales O. S. Ben. T. TV, p. 529 qui le place en 1051.
I03 DURAND DE TROARN
désastre qui détruisit le monastère de Saint-Wandrille ^ Le duc de Normandie une fois encore se montra généreux envers le monastère, et on put le relever de ses ruines.
Durand était-il encore à Saint-Wandrille, ou était-il au nombre des moines de Fécamp au moment de la peste et de la famine qui désola la Normandie en 1053 ? Nous l'igno- rons. Toujours est-il qu'il fut témoin des grandes proces- sions que firent, cette année-là, les moines de la première de ces deux abbayes, pour faire cesser le fléau. Car ils se rendi- rent à Rouen S et aussi à Fécamp ^ avec les reliques de •saint Vulfran, de sorte que Durand dut y prendre part. Enfin les années qui suivirent furent marquées principale- ment par l'excommunication de Guillaume de Normandie, portée par l'archevêque de Rouen (vers 1054) *, excom- munication qui fut suivie d'un concile à Lisieux, où, sous la présidence d'un légat du pape, Hermenfroi, les évêques normands déposèrent Mauger ^, et élirent à sa place Mau- rille. Dans le même temps Lanfranc tombait en disgrâce, et les rapports de l'Eglise avec le duc de Normandie sem- blaient entrer dans une phase aiguë \ En 1059, vers la fin de l'année, l'interdit pontifical était lancé sur la province ".
Pourtant, c'est au milieu de toutes ces agitations poli- tiques que Durand avait fait l'œuvre qui lui vaut les hon- neurs de l'histoire. Pendant la période qui s'étend de 1050 à 1058, il écrivit d'abord en prose, puis en vers *, son traité De Corpore et sanguine Domini. Cette façon de le composer nous ferait admettre aisément que tout d'abord il voulut composer un traité destiné à mettre les esprits simples en
1. Chronicon Fontanellense, apud D'Achery, SpiciL, p. 280.
2. Ibid.
.3. Cf. Gallia Christiana, XI, p. 178.
4. Cf. Chronicon beccense, édit. d'Achery, p. 277. — Porée, Hiat. de rahhayc du Bec, I, 58-.59, note 1.
5. Cf. Bessin, Concilia Rot m. proinnciœ, p. 46-47.
P. Cela n'empêche pas Maurille de tenir en cette même année un concile provincial contre l'incontinence et la simonie des clercs, et Guillaume le soutient. Cf. Torée, op. cit. t. I, p. 62, note 2.
7. Il ne peut être antérieiu", puisqu'il fut lancé par Nicolas II. Celui-ci fut élu pape en décembre 1058. Cf. Jaffé, Regesta Pontificum Rom. T. I, p. 557.
8. Normanniœ nova chronica, p. 6. « Prius prosa deinde vcrsu digessit. >
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'hÉRÉSIES Io3
garde contre le venin des mauvaises doctrines S et qu'en- suite par amour de la littérature, peut-être aussi pour mieux atteindre les habitués des écoles, et ceux que pouvait séduire l'éloquence deBérenger, il voulut donner à son traité une forme plus littéraire. La composition en prose pourrait être datée 1053-1054 ^, et le traité en vers de 1055-1058. Cette œuvre contribua à lui gagner les faveurs du duc Guillaume. Aussi, malgré l'interdit qui en 1059 pesait sur la Normandie, ce prince le choisit-il pour en faire l'abbé de Saint-Martin-de-Troarn.
J . Voyez le Proœmium du De Corpore :
Sint iccirco satis hœc nostra minus studiosis De multis patrum libris sexcerpta priorum.
Cf. également le début de la « Pars nona n.
2. Nous croyons devoir adopter cette date poiir la composition du traité. En effet, Durand fait l'historique des événements qui se sont déroulés au cours des années 1050-1051. Il a connu tous les faits, il a 1» même des documents rédigés par des témoins. Si \Taimeut il avait écrit plus tard, comment admettre que volontairement, il ait cessé son récit après le concile de Paris, alors que Bérenger avait dû signer à Tours en 1054 une profession de foi, alors surtout Cjue tout près de lui, à Rouen, en 1055, il est vraisemblable que la question fut agitée au concile réuni par ilaurille, et que ces faits renforçaient sa thèse ? Au contraire, que Durand termine en disant qu'il a entendu dire c^ue les hérétiques sont revenus « ad apostasiam et ad priorem vomitiun », cela concorde parfaitement avec la sitviation telle qu'elle était vers 1053-1054.
Quan à l'objection qu'on peut tirer de la fameuse date de 1053 que Durand assigne à la venue de Bérenger à Préaux, elle ne nous paraît nullement décisive. Il y a là, de l'avis unanime de tous les auteurs, une erreur. Pent-on dire que cette date a été voulue par Durand ? Cela est un peu difficile à admettre. Coniment a-t-il pu se tromper pour tant de faits notoires et datés, comme le concile de Verceil et celui de Paris ? Ne serait-ce pas plutôt une simple distraction 't Durand, ou un copiste écrivant en 1053-1054, et habitués au millésime 1053, n'auront-ils pas pu par distraction écrire le nom de l'année où ils se trouvaient, au lieu de l'année qui datait l'événement? Au surplus, l'erreur étant certaine, on ne peut s'appuyer sur elle pour en faire ime base de discussion, et dire que, nécessairement, cette date demande, pour fixer le moment de la compo- sition du livre, un recul de plusieurs années.
I04 DURAND DE TROARÎJ
§ 3. L'abbé (1059-1088).
Sa nomination : i3 Mai loSg.
La vie de l'abbé à riniérieur de son monastère : administration, éducation.
La vie de l'abbé à l'extérieur de son monastère : 1° Faits attestés formel- lement par des documents : relations avec Roger II de Montgommeri, avec Guillaume le Conquérant; sa présence à plusieurs fêtes religieuses. — 2° Faits qui reposent sur des conjectures : la présence de Durand aux conciles de Caen (loCi), de Lisieux (io6i), de Lillebonne (1081).
Depuis 1050 en effet, sur la demande de Roger II de Montgomeri, ^ des moines de Guillaume de Conches S installés à Norrey ^, étaient venus prendre possession de l'église de Saint-Martin-de-Troarn *, et ils avaient, en cet endroit, travaillé à édifier un monastère ®. En 1059 l'œuvre était terminée.
Comme l'influence de Fécamp se faisait toujours sentir, comme d'autre part le talent et le caractère de Durand avaient sans doute favorablement impressionné Guillaume le Bâtard, celui-ci le désigna pour prendre le titre d'abbé le jour où le monastère serait définitivement constitué en abbaye **. Ce jour nous est bien connu ; le cartulaire de
1. A la suite de M. R X. SAtrvAGE dans son ou\Tage : L'abbaye de Saint-Martin-de-Troarn (Caen 1911), nous écrivons Montgomeri pour dis- tinguer ce personnage de la famille des Montgommerj' des XV^ et XVI« siècles.
2. Guillaume, premier abbé de l'abbaye sise à Châtillon-les-Conches (arrondissement d'Evreiix, Eure).
3. Canton de ilorteaux-Coulibœuf, arrondissement de Falaise (Calva- dos).
4. Troam est iin chef-lieu de canton, situé à l'est de l'arrondissement de Caen (Calvados).
5. Xous ne dirons rien des origines de ce monastère. Les questions relatives à ces origines viennent d'être traitées, avec une compétence incontestable, par M. R. X. Sauvage, archi\-iste-adjoint du Calvados : L'abbaye de Saint-Martin-de-Troarn, chapitre I*^"".
6. Xous croj'ous donc qu'au sens strict du mot, Durand fut bien le premier abbé de Troam. — Pendant la période 1050-1059, les auteurs se préoccupent de savoir s'il y eut à la tête de la communauté de Troam deux chefs : Gilbert de Conches, et un moine du nom de Gerbert, ou si ces deux personnages furent un seul et même individu. (Cf. if. R. X. Sauvage, op. cit.. Appendice I*^"", p. 287). Xous sommes portés à croire que Gilbert de Conches exerça une autorité suprême sur Troam, mais porta unique- ment le titre d'abbé de Conches. Sous ses ordres un moine Gerbert diri- geait le monastère. (C'était la façon dont procédaient souvent les fonda- teurs ou restaiurateurs : Lanfranc fut envoyé par Helluin à S.-Evroul ;
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS IKDICES D'IIÉRÉSIES Io5
Troarn nous en a conservé le souvenir ^ Ce fut à la fête de l'Ascension, le 13 mai 1059, qu'Eude de Conteville dédia l'église et l'abbaye à saint Martin -. A ce moment, Durand avait-il déjà reçu la bénédiction abbatiale ? Il y a tout lieu de le croire. Aucun texte ne fait mention de cette bénédic- tion au jour de la dédicace de l'église de Troarn. Par ailleurs quand plus tard Eude de Conteville voudra donner cette bénédiction à Arnoul, successeur de Durand à Troarn, ce sera l'occasion d'une difficulté. Eude émettra la prétention de recevoir du nouvel abbé un serment d'obédience, pré- tention que saint Anselme consulté par Arnoul, taxera de superflue et d'inutile. Qui monachicam semel scripsit et legit ^ professionem, nunquam eam abnegaçit, frustra aliquis ah eo aliam exigit ^. S'il y avait eu un antécédent, les deux parties n'auraient point manqué de le discuter ou de l'invoquer.
Dans ce poste nouveau, Durand s'appliquera à faire régner la discipline monastique. Ordéric Vital nous dit
Gradulphe par Gérard de S.-Wandrille, à la Trinité du Mont, Gradiilphe envoya Ewrard ou Eyniard à Préaux.) Il arriva qu'on donna plus tard le titre d'abbé à ces supérieurs, mais c'est à tort. En tous cas il nous semble qu'à Troarn, il faut distinguer Gilbert et Gerbert ,• ils sont distùigués par O. Vital (t. II, p. 21-22). Gilbert eut d'abord la haute main sur l'œuvre. S'il vécut, ce qu'il faudrait savoir, jusqu'après 1059, la question serait nette : Gerbert, sous ses ordres, serait supérieur de la communauté de Troarn ; nous aurions deux hommes dont l'action se confond. S'il mourut auparavant, Gerbert serait demeuré à Troarn, et le nouvel abbé de Cou- ches n'aiirait pas pris une part active à ses travaux.
1. Le rédacteur du Cartulaire de Vahbaye (1338) mentionne cette date au moins à deux endroits : « Acta fuit abbatia quando Troarni abbas etiara Durandus primus accepit gubernationem et regimen ejusdera abbatie in die Ascensionis Domini. » (Ms. latin de la Bibl. nationale 10086, fo 1 v°. Cf. R. N. Sauvage, op. cit., p. 13.) Et au i'^ XXX du même manuscrit il dit encore : « Unde coniicio quod ab anno INILIX", et tertia décima die mensis maii, quibus 1 ec abbatia dedicata fuit ab Odone, episcopo Baio- censi, et regimen ipsius abbatis traditum abbati primo Durando, fuimus sub gardia comitum predictorum. «
2. M. R. S. Sauvage a « recueilli à Troarn une tradition selon laquelle le patron primitif, sinon le premier fondateur de l'abbaye, aurait été S. Martin, abbé de Vertou, qui passe pour avoir établi au VI<= siècle dans le diocèse do Bayeux, le monastère de Deux-.Jumeaux. » (Cf. O. Vital, t. III, p. 53. — Gallia Chr. t. XI, p. 406-407.) Abbaye de Saint- Martin-de-Troarn, p. 105, note 1.
3. Cf. Epiât. LU de S. Anselme, dans aligne, P. L., CLVIII, col. 1207.
106 DURAND DE TROAR .
qu'on y suivait la règle de Fécamp\ Etait-elle suivie à la lettre, ou simplement en avait-on pris l'esprit ? C'est une question que le critique pourrait se poser ^. Quoi qu'il en soit, dans l'application de cette règle, Durand se montra très austère pour son propre compte, et plein de douceur pour la faire pratiquer aux autres ^. Convenons qu'à une époque où la mansuétude et la persuasion n'entraient guère dans les méthodes monastiques d'éducation, ce n'était point un mérite commun.
L'on peut même, d'après quelques faits qui nous sont parvenus, estimer que cette douceur ne fut pas sans produire d'heureux résultats. Malgré l'épreuve que Jean de Ravenne infligea à Osbern, moine de Troarn, avant de l'autoriser à recevoir de Guillaume le Conquérant la crosse abbatiale, ce religieux n'en fut pas moins jugé digne de diriger l'abbaye de Notre-Dame-de-Bernay *. Le premier abbé de Saint- Martin-de-Séez, dont le fondateur était également Roger II de Montgomeri, fit à Troarn le premier apprentissage de l'autorité. D'abord moine de Saint-Evroul, il fut envoyé par l'abbé Thierry près de Durand, pour apprendre à ensei-
1. Cf. Orderic Vital, Hist. ecclés., libr 8. (t. III, p. .305.) Cette règle était presque celle de Cliiny. Mais il convient de noter que cependant Troam n'a jamais relevé de Clunj% car à aucun moment de son histoire on ne trouve trace d'ime affiliation à ce monastère. — Cf. R. N. Sauvage, L'abbaye de Saint-Martin-de-Troarn, p. 105.
2. Voici, par exemple, un fait rapporté par la Gallia Chriatiana, t. XI, col. 831. Osbern, moine de Troam fut choisi par Guillaume le Conqué- rant pour être abbé de Bemay. Cette abbaye dépendait de Fécamp, qui avait sur elle des droits temporels et spirituels. Il fallut d'abord l'assentiment de l'abbé de Fécamp Jean de Raveime. C'est juste. Mais, ajoute la Gallia Christiana, il posa conime conditions : 1" qu'Osbern devînt moine de Fécamp :« accepta licentia ab abbate Troamensi Osbemus fieret monachus Fiscannensis. » 2" qu'il promît obédience à Jean de Ravenne et obedientiam seciindmn regulam sancti Benedicti... profîte- retur ; et S» qu'il fît profession selon la règle de s. Benoît : < et profes?Io- nem profiteretur. » — Ce fait n'est pas sans laisser l'impression que Jean de Ravenne tenait non seulement à ce que l'abbé de Bernay fût un moine de Fécamp, mais même à prendre certaines précautions, et certaines garan- ties que Troarn ne lui avait pas fournies. — Ceci, é\idemment, sous la réserve que la Gallia Christiana a exactement interprété les sources.
3. « Sibi durus camifex aliisque mitis opifex. ) Ord. Vitai., t. III, p. 303.
4. Cf. Gallia christiana, t. XI, col. 831. — Il ne faut point pourtant fermer les yeux, et oublier qu'il était le frère de l'abbé Vital, lequel venait, sur l'ordre de Guillaume le Conquérant, et avec la permission donnée très peu spontanément, semble-t-il, par Jean de Ravenne, de prendre la direction du monastère de ^^^estlninste^.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'iIÉRÉSIES IO7
gner la règle : il était sans doute maître des novices S quand le duc de Normandie le tira de Troarn pour le mettre à la tête du second monastère de son familier. Enfin en 1083 on constate que l'abbé de Cerisy est Hugue I^'", ancien moine de Troarn ^
Capable de former des hommes d'administration et d'autorité, nous aimerions à savoir que le monastère du Durand fut capable de former des hommes d'étude et de science.
Les auteurs de VHistoire littéraire rattachent à l'abbatiat d'Arnoul la présence à Troarn d'un moine auteur de com- mentaires sur la sainte Ecriture ^. Si le fait était certain, on pourrait dire à tout le moins que c'est un indice qu'un mouvement d'études avait pris naissance sous l'impulsion de Durand. Mais le fait est-il certain ? 11 est sûr qu'un ano- nyme a dédié à Arnoul un commentaire sur l'Ecclésiaste en huit livres *, mais est-il aussi sûr d'affirmer que ce même anonyme est auteur d'autres commentaires sur l'Ecriture dédiés à Arnoul et à Guillaume de Rots, et d'en conclure que l'auteur est moine de Troarn? Nous ne le croyons pas, d'autant plus qu'on ne peut se fonder que sur des raisons très précaires, comme l'anonymat et la dédicace à Arnoul, qui sont les caractéristiques communes des deux œuvres *.
1 . « Ex Uticensium cœtu Troarnnm missus ut sanctse regiilae normam verbis doceret et exemplis. » Gallia Christiana, XI, 717 et Robert dsTho- rigni. — Edit. Delislc, t. II, p. 199. — Robert hii aussi était frère d'un abbé : l'abbé Dreu du Tréport. — Nous ne concluons pas de cette parenté que les choix étaient mauvais, mais ces faits sont trop en conformité avec les mœurs de l'époque pour n'être point signalés.
2. Cf. Robert de Thorigni. De Inirmiiatione ord. monach., édit. Del., t. II, p. 198, P. L., t. CCll, col. 1315. — Gallia Christiana, t. XI, 409.
3. Dom Rivet, Histoire littér. de la France, t. VIII, p. 318-319.
4. Cet ouvrage existe en manuscrit à la bihliot. de Tours, ms. n° 98. Le cardinal ^Inï avait en sa possession cet ouvrage i a publié l'épitre dédicatoire et le début du premier livre. — Cf. Ceili.ier, Hist. gén. des auteurs ecclés. t. XIII, p. 117-118..
5. Si les raisons de VHistoire littéraire étaient valables, l'on pourrait aller plus loin, et peut-être conclure que ces œuvres anonymes sont de S. Anselme : En effet on sait q\ie S. Anselme a composé une homélie dédiée à Arnoul et à Guillaume de Rots. (Voir ms. 149 de la bibliothèque d'Alen- çon, fo 203 V et ss et Migne, P. L., t. CLVIII, col. 644.) Cette homélie état sur le texte de l'évangile : > Intravit Jésus in quoddam castellum. » Or Dom Rivet assure qu'à la bibliothèque de Savigmi au diocèse d'Avran- ches existaient des œu\Te8 anonymes également dédiées à Guillaïune de
I08 DURAND DE TR0AR:>J
L'on ne voit donc aucun indice qui nous permette de con- clure à un mouvement intellectuel au sein de Troarn.
L'administration de Durand ne nous est pas davantage connue. On sait uniquement qu'il fît reconstruire l'église de son monastère *, sans qu'on puisse en découvrir la raison. Son nom, qu'on retrouve au bas de quelques chartes, ne permet aucune conclusion ^
Les renseignements sur sa vie à l'extérieur de l'abbaye sont un peu moins rares. On sait qu'il entretint constam- ment des relations amicales avec le fondateur du monastère. Aussi, en 1073, on le trouve, dans une fête de saint Léonard, à Bellême, parmi les invités de Roger II de Montgomeri ^ Plus tard, le 5 décembre 1082, la première femme de Roger, Mabille de Bellême *, ayant été assassinée tout près de Troarn, à Bures ^, c'est à Durand qu'incomba la mission de célébrer les funérailles. Mabille fut ensevelie dans le chœur de l'église % et l'épitaphe de son tombeau fut versifiée par
Rots et à l'abbé Arnoul. Parmi elles était même un commentaire du texte « Intravit Jésus ». Xe serait-ce pas un indice que cette homélie pourrait être celle de S. Anselme? Et dans ce cas ne pourrait-on point se deman- der si les ouvrages annexés à ce sermon ne seraient point du même auteur ? Xous n'avons pu malheureusement retrouver ce ou ces manus- crits de l'abbaye de Savigni. — En tous cas, si ces suppositions devenaient des réalités, il resterait qu'elles no donneraient aucime gloire à Troarn, sinon d'avoir provoqué S. Anselme à écrire.
1. Normannie nova chronica, loc. cit : « Ecclesiam laudabili opère construxit. » Ord. Vital, t. III, p. 304. Ce fait eut lieu vers 1082. Cf. Sauvage, L'nbbaye de Saint-Martin-de-Troarn, p. 288.
2. Chartes non datées : M. R. N. Sauvage les indique p. 288-28C» note 12.
3. Hoc'l, évêque du Mans ; Hugue, évêque de Lisieux ; Robert, évêque de Séez ; Ainard, abbé de Saint-Pierre-sur-Dive ; Hugue, abbé de Lonlai (Orne) ; Emma, abbesse d'Almenèches ; Robert, abbé do Saint-Martin de Séez, Hervé, chapelain de l'évêque de Lisieux, et plusieurs laïques. L'abbé de Saint-E\-rou], Mainerius, avec son prieur Foulque, et Guil- lavune Pantoul en profitèrent pour venii- à la cour du comte faire conlir- mer les donations faites par ce dernier au monastère. — Cf. Orderic Vitai.. Hist. eccles., lib. II, Ed. Del. t. II, p. 430. Migne, t. CLXXXVIII, col. 429.
4. Sur ce personnage, voir L. Dtjval, La louve d'Aîençon. Mabille de Bellême dans le Roman et dans Vhiatoire, Alençon, 1881.
5. Hugo... noctu ad cameram comitissse ac essit, ipsamque in municipio super Divam, quod Buris dicitur, in lecto post balneum deliciantem, pro recompensatione patrimonii sui ense detruncavit. Okd. Vital, t. II, p. 411.
6. M. R. Sauvage a reproduit ce tombeau d'après une gravure de la Bibliothèque nationale.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES d'hÉRÉSIES I DQ
l'abbé de Troarn ^ Durand eut d'autant plus de mérite à conserver ses bonnes relations avec Mabille que celle-ci était d'un caractère cruel et vindicatif ^ bien qu'elle semble avoir partagé le penchant de son mari pour les moines.
L'abbé eut des relations également avec Guillaume le Conquérant. Sans parler de l'intérêt que Guillaume portait à tous les moines en général, et à l'abbaye de Troarn en par- ticulier, intérêt témoigné par sa signature mise aux chartes de fondation ^ et par les dons importants faits au monas- tère *, nous pouvons constater que le duc-roi ne dédaigna pas de séjourner à l'abbaye. Le fait nous est attesté en par- ticulier, par la charte de fondation du prieuré de Sainte- Barbe-en-Auge. Eude Stigand, fondateur du prieuré, voulant rendre stable sa fondation, la présenta à Guillaume ; et celui-ci la confirma pendant un séjour qu'il fit à Troarn entre 1066 et 1068, et la mit sous la protection de Roger de Montgomeri ^. En 1074, le duc Guillaume, pour châtier le
1. Cette épitaphe se trouve dans le ms. 18 de la bibliothèque d'Alençon, f° 259 (XP siècle). Elle est reproduite dans le Catalogue général des mas. des bibliothèques publiques de France. Départements, t. II, p 495. — et dans Migne, P. L., t. CLXXXVIII, çol. 421, et CXLIX, col. 1424.
2. « Rogerius de Monte-Gomerici et Mabilia iixor ejus... blandis adula- tionibus sibi ducem aUiciebant, et contra vicinos suos callidis factionibus comniotum acrius ad iram concitabant )> dit Ord. Vitax, et il traite Mabille de « nimiuin crudelis. » (Cf. t. II, p. 47, 411.) De même Durand dans l'épi - taphe de son tombeau la dépeint par ce vers vraunent assez osé : « Vici- nisque suis grata vel horribilis. »
3. On trouve la souscription de Guillaume dans les trois grandes chartes connues de 1059, de 1068 et de 1082-1083. Cf. Ms. latin 10086. — R. N. Sauvage, op. cit., p. 59.
4. a Maisons, terres, revenus à Caen, Falaise, Démouville. « Cf. R. X. Sauvage, ibid.
5. Ce document existe aux Archives du Calvados, D. Sainte-Barbe- en-Auge. Léchaudé d'Anisj', 1 et 2, chartes de 1127 et 1128. (Cf. Sau- vage, ibid, note 3). Nous n'en avons connu personnellement qu'une copie du XlVtï siècle de la bibliothèque Sainte-Geneviève ; ms. 1643, fol. 57. — Relativement à la date, M. R. N. Sauvage place le séjour en 106G avant la conquête. M. Etienne Deville est moins affirmatif : « Quoi- que cette charte ne désigne ce prince que sous le titre de duc, elle doit être cependant postérieure à la conquête, puisqu'elle est attestée par Jean, archevêque de Rouen, ainsi que par Michel, évoque d'Avranches, qui n'occupèrent leur siège qu'en 1067. D'un autre côté Hugue, évêque de Lisieux, autre témoin de cette charte était mort en 1077 ; il ne reste plus à rechercher la date précise de sa fondation qu'entre les dix années de 1067 à 1077, et non en 1062 comme le porte un vieux cartulaire de ce prieuré. (Et. Devxlle. Notices sur quelques frianuscrits normands con- servés à la bibliothèque Sainte-Genemève, I, Manuscrits provenant du prieuré de Sainte- Barbe-en- Auge, Ilvreux, 1904, p. 2.
no DURAND DE TROARN
traître Grimould du Plessis, confisqua ses biens et les donna à l'évêque de Bayeux et à ses successeurs. Durand est au nombre des signataires de cet acte ^ Plus tard en 1081, son nom figure parmi les membres de la cour de justice du duc 2. Enfin Orderic Vital nous a conservée l'expression de la haute estime en laquelle le roi d'Angleterre tenait l'abbé de Troarn. Dans le discours que l'historien prête au monar- que à ses derniers jours, et qui est comme un adieu suprême, Guillaume cite Durand parmi les personnages ecclésiasti- ques de son règne qui lui font le plus d'honneur, et qui sont une preuve vivante du soin désintéressé avec lequel il choi- sissaitles dignitaires de l'Eglise ^ Aussi c'est sans aucune sur- prise qu'on remarque la présence de l'abbé aux obsèques de Guillaume le Conquérant, en 1087, à Saint-Etienne de Caen *. On constate enfin sa présence à deux autres cérémonies religieuses. Le 14 janvier 1078, son ancien confrère de Sainte-Catherine, et en même temps son ami, Ainard, vint à mourir. Durand présida aux funérailles et composa aussi son épitaphe qu'Orderic Vital nous a conservée ^ Il se rendit enfin en 1080 à la consécration de l'église nouvellement érigée à Saint-Martin-du-Bois ^
1 . Cf. V. BouRRiEXXE. Antiquus cartularius ecclesiœ Baiocensis, t. I, p. 6. — Pour les détails de l'affaire de Grimould, on peut consulter utile- ment le ms. 1875 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève : « Histoire du Clérotrophe et Chanoinie Augustiniène de S. -Etienne du Plessis-Griinould, aiz entre Vire et Caën dans le dion. de Baieux, par Ange Le Bachelier, Prieur-C. du Plessis en 1703. » A la fin du ms. est une copie de l'acte de translation des biens de Grimould à Eude.
2. P. ^Iajrchegay, Chartes normandes de l'abbaye de Saint-Florent, près Saumur, publiées dans les Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 1880, t. XXX, p. 682.
3. « Simoniam detestatus semper refutavi. In eleetione personarum vitse meritum, et sapientise doctrinam investiga\à, et quantiun in me fuit, omnivmi dignissimo Ecclesiœ regimen commenda^i. Hoc nimirum probari potest veraciter in Lanfranco, Cantuariensium archipriesule, hoc in Anselmo Beccensium abbate, hoc in Gerberto Fontanellense et Durando Troarnense, et in aliis niultis regni mei doctoribus. » Ord. Vital, lib. VII, Migne, P. L., CLXXXVIII, col. 548.
4. Ord. Vital, t. VIÎI, p. 251.
5. Ord. Vital, Hist. Eccl. (t. II, p. 293). Dans Marillon, Annales ord. S. Bened. t. V, p. 69, dom Massuet fait mourir ime première fois Ainard en 1073, et il replace le récit de cette même mort en l'an 1077 (p. 121).
6. Cette église située à BonneviUe-sur-Touque dépendait de Fécamp. — Voir Cartulairc de Fécamp, bibl. de Rouen, ms. 1207, f \T;II, v^. (Nous empruntons ce détail à M. R.-X. Sauvage, op. cit. p. 288, note 9.)
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'HÉRÉSIES III
Tels sont les faits sur lesquels les documents nous appor- tent des renseignements formels.
Nous ne pensons pas cependant qu'il soit juste de borner à ces quelques événements la part prise par l'abbé de Troarn à la vie de son époque ; et, tout en tenant compte que les sources ne nous affirment rien, il y a des vraisemblances qu'on ne doit pas taire entièrement. L'importance de Durand, son crédit auprès de Guillaume le Conquérant n'ont pu le soustraire à certaines circonstances solennelles, où son rang lui donnait une place à remplir et un rôle à jouer. Nous voulons parler principalement des conciles provin- ciaux qui se tinrent à cete époque.
En 1061 ^ se tint à Caen, une assemblée d'évêques, d'abbés et de notables de la province. Au dire de presque tous les auteurs, ce concile avait pour but la trêve de Dieu. C'est possible, et même probable. Malheureusement il ne nous reste de ce concile que trois canons, et il faut bien reconnaître ^ que les deux premiers n'ont trait que de loin à la treuga. Le premier même ne s'y rapporte nullement, il décrète que les abbés et les prélats qui séjournent à la campagne se rendront dans les villes voisines des monas- tères pour ne pas paraître vagabonder çà et là, au grand scandale du public ^ Ce canon s'en prend donc aux abbés qui sous prétexte de vacances faisaient de longs voyages. Ils resteront désormais dans le voisinage d'une abbaye.
Le second canon porte que chaque soir la cloche sonnera
1. Mabillon, Annales ordinis Sancti-Benedicti, t. IV, p. 447, 450, 484. — Mansi, Concilia, t. XIX, p. 937, 938.
2. Quoi qu'en dise Ceillieb, mst. gén. des auteurs ecclésiastiques^ t. XIII, p. 267.
3. « Ut Abbates aliique Prselati ruri commorantes in urbes monasteriis vicinas se conferrent, ne cum publica offensione hue illucque vagari viderentur. » — Nous n'arrivons pas à voir comment Ceillier a pu traduire ains ce texte): «les abbés et les prélats qui ont leur demeure à la cam- pagne, se retireront dans les villes voisines de leurs monastères pour ne point être exposés aux insultes publiques » ! Un concile aurait décrété que les abbés se seraient mis à l'abri et auraient laissé leurs moines au péril, et Ceillier trouve que « tout cela a beaucoup de rapport à la trêve de Dieu. » Nous pensons que ce canon rentre dans le même ordre d'idées que le Canon 3 du cinquième Concile d'Arles (534) (Cf. Bruns, Canones Apostolorum, t.II, p. 218) : « Ut abbatibus longius a raonasterio vagari sine episcopi sui permissione non liceat ; quod si fecerint, juxta antiques canones ab episcopo suo regulariter corrigantur. »
DURA>'D DE TROAR\
pour inviter chacun à prier Dieu, et lui intimer l'ordre de fermer la porte de sa demeure et de n'en plus sortir ^, C'était le couvre-feu. Ce canon avait un but religieux et un but civil. Il invitait le chrétien au recueillement au soir delà journée, mais surtout il avait pour but de mettre un frein aux vols nocturnes. Personne ne devant sortir après le couvre-feu ; quiconque était rencontré dehors était répréhensible, et réputé coupable. Les voleurs n'avaient plus simplement à craindre d'être pris sur le fait, mais, à chaque instant, ils pouvaient être saisis.
Le troisième canon en venait précisément à des mesures à prendre vis-à-vis des bandits de grand chemin : « Doré- navant, dit-il, voleurs, assassins et mauvais sujets de ce genre, ou ceux qui sont sous le coup d'une accusation, seront punis conformément à la teneur des lois, et recevront après interrogatoire et preuves, le châtiment de leurs crimes déterminé par la loi-. «Ce canon se rapprochait évidemment plus que les autres de la treuga. Il décrétait fermement l'abo- lition du droit de se faire justice à soi-même contre les voleurs, les vauriens et les assassins. Il instituait le droit pour tout accusé de n'être réputé coupable qu'après la preuve établie de sa culpabilité. Il enlevait enfin à la libre appréciation d'un juge la détermination des châtiments, pour la donner à des lois égales pour tous. N'oublions pas à quelle époque nous sommes, et l'on comprendra qu'au concile de Gaen, un grand pas fut fait vers un ordre social nouveau.
La proximité du lieu de réunion ^ la nature des questions traitées rendent bien probables la présence de Durand à ce concile.
1. « Ut quotidie sero signi piilsu ad preces Deoïundeadas quisque invi- taretur, atque occkisis foribus domorum, iiltra vagari amplius vetitum adnioneretur. » — Mansi, XIX, 937.
2. 5 Ut deinceps adversiis fures, sicarios, aliosque id genus nebulones aut criminiun reos, juxta legum placita animadverteretar, ac statutas legibus pœnas luerent criminum postulati et convicti. > Ceillier a commenté ainsi ce décret : a il y a un troisième décret de cette assemblée qxii ordonne que l'on punisse suivant la rigueur des lois ceux qui, dans la suite, com- mettront des vols ou quelques autres crimes. »
3. Troarn est à environ trois lieues de Ca«n.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'HÉRÉSIES Ii3
Le concile de Lisieux de 1064 se présente lui aussi comme un concile où tous les évêques et abbés ont été convoqués. Il est présidé par Maurille, archevêque de Rouen, et l'on y traite des questions qui relèvent en partie des réguliers et en partie des séculiers. Durand n'a pu s'en dispenser, ou a du tout au moins s'y faire représenter ^ Que décida ce concile ?
Comme ses canons, découverts récemment par Léopold Delisle ^ ne figurent pas dans les collections conciliaires, nous les transcrivons ici : Anno ah incarnatione Domini MLXIIII^^, indictio II, factum est concilium Lexovio, suh Willelmo nohilissimo principe Normannorum, présidente ibidem domino Manrilio, Rotomagensiiim archipresule, cum ceteris suffraganeis episcopis atque abbatibus.
I. Ubi imprimis tractatum est de fide sanctse et individuœ Trinitatis, necnon de cor pore et sanguine Domini.
II. Postea sancitum est de villanis preshiteris atquediaconi- bus (sic), ut nullus abinde uxorem vel concubinam seu intro- ductam mulierem ^ duceret ; qui vero a tempore Rotomagensis concilii duxerat, perderet.
III. Est etiam decretum ibidem ut nullus canonicorum a clero in antea uxorem acciperet ; qui vero acceperat omnino amiteret, si quidem preshiter vel diaconus esset. Ceteris vero minorum ordinum non auferentur violenter, sed si posset fieri sermone et precibus exhibitis diligenter *.
IV. Et ut prébende et possessiones canonicorum non inva- derentur neque disturbarentur pro forisfacturis aliorum hominum.
V. Ut etiam clerici arma non jerant nec assaliant, vel
1. La suscription des Canons du Concile invite à croire qu'aucun des membres convoqués ne manqua.
2. Cf. Delisle, Journal des Savants, août 1901. — Tirage à part, 4 pages, — Voir introduction, p. 59, note 3.
3. Sur le sens à attacher aux « introductïe mulieres », cf. une note d',4nge Godin au Concile de Rouen (1072). Mansi, XX, col. 45, 46. Il est à noter de mênie que le canon XV de ce concile de 1072 se réfère au cîinon II du concile de Lisieux de 1064, ce qui confirme pleinement l'authenti- cité de ce dernier.
4. On remarquera que les sous-diacres ne sont pas compris parmi ceux dont on brise l'union de force. — De même au concile de Rouen de 1072, pour la déposition d'un clerc on ne prévoit que le cas des prêtres et des «liacres. Les sous-diacres n'étaient point encore considérés comme ayant un ordre majeur. Cf. Mansi, XX, col. 39.
HECRTEVENT. — ODRAXD DE TR0AI15. 8
Il4 DURAND DE TROAR>'
assaliantur, nisi ipsi promeriierint ; neque etiam tune, nisi facta proclamatione apud episcopum rationahiliter .
VI. Et ut omnes presbiteri III ampullas habeant, unam crismatis, alteram olei caticumenorum, tertiam olei infir- morum.
VIL Ut nulli laicorum assaliantur in comitatu mona- chorum vel clericorum.
VIII. Ut clerici non sint feneratores, vel laicorum officiorum prepositi, vel administratores.
IX. Et ut religiones quas dicunt, in quibus comeditur et bibitur, omnino deleantur ^
X. Ut etiam trevia Dei fréquenter recenseatur et firmiter teneatur.
Le concile traita donc d'abord des questions dogmatiques, et sans doute on fit faire à tous la profession de foi dont le concile de l'année précédente avait déterminé la teneur. Immédiatement c'est la fameuse question de l'incontinence des clercs qui occupe les prélats : Défense absolue est faite aux prêtres de campagne et aux diacres de vivre désormais avec une femme, aussi bien à titre de sœur adoptive qu'à titre d'épouse ou de concubine. Pour ceux qui sont dans cet état depuis longtemps, le canon ne semble pas leur deman- der de changer leur mode d'existence. Ce serait sans doute inutile. Il n'a d'effet rétroactif que pour ceux qui auraient contracté une alliance de ce genre depuis le concile de Rouen ^ Ceux-là, on les séparera, à cause du mépris qu'ils font des conciles, et pour montrer toute la force de l'auto- rité ecclésiastique. De même pour les chanoines, ceux qui vivent maritalement ne pourront régulariser leur situation par le mariage religieux. S'ils sont dans les ordres majeurs,
1. « Le neuvième canon prononce la suppression des prétendues a religions », c'est-à-dire des confréries où l'on se réunissait poiu" boire et pour manger. — C'est peut-être le plus ancien témoignage qui nous soit parvenu sur la répression des abus auxquels les confréries, et notamment les « charités » ont donné lieu en Normandie, au Moyen Age, et dans les temps modernes. « L. Delisle, Canons du Concile de Lisieux (1064), p. 4.
2. Il va sans dire que le concile n'autorise et ne légitime ni le mariage ni le concubinage des prêtres, mais devant l'usage général, il ne peut réagir totalement il se contente de prendre des mesures pour l'avenir.
SA VIE, SON MILIEU, PREMIERS INDICES D'HÉRÉSIES Ii5
qu'on brise l'union; s'ils sont dans les ordres mineurs, qu'on use à leur égard de moyens de persuasion.
La simonie eut sa part dans les discussions. Le canon VIII défend aux clercs de pratiquer l'usure, de se charger des ofTices civils, ou de l'administration de biens temporels. On n'y insista pas cependant outre mesure. Le respect dû aux choses saintes et au culte divin semble avoir retenu davantage l'attention de l'assemblée (canon VI et IX).
Mais c'est surtout la trêve de Dieu qui semble avoir été l'idée principale du concile. Il faut l'entretenir, et la faire observer avec une stricte fermeté (canon X). Les clercs ne devront point porter d'armes, ni attaquer personne. On ne devra pas non plus les attaquer ; et s'il y a quelque rai- son de s'en prendre à eux, on ne le fera qu'après en avoir référé à l'évêque. De même défense est faite d'assaillir tout laïque qui accompagne un moine ou un clerc. Et ce ne sont pas seulement les personnes ecclésiastiques que l'on pro- tège, ce sont aussi les biens d'église. Si l'on a à se plaindre des forfaitures de quelqu'un, on n'en prendra pas occasion d'envahir ou de dévaster les prébendes ou possessions canoniales.
On le voit, le concile de Lisieux contient en raccourci les divers aspects des maux qui désolaient l'Eglise, et à ce point de vue, il était intéressant de s'y arrêter.
Des conciles de Rouen de 1072 ^ et de 1074 S il serait loisible de souligner ce qui concernait les moines, et les ten- tatives déjà faites par certains d'entre eux pour adoucir la règle de saint Benoit, mais le moindre indice ne nous permet pas de conjecturer la présence des abbés à ces synodes.
La Gallia Christiana mentionne explicitement la présence de Durand au Concile de Lillebonne de 1080 ^ En réahté tous les abbés y étaient convoqués, mais le cas de Durand n'est pas spécifié. Le terme de concile couramment appliqué à cette réunion, serait avantageusement remplacé par celui d'Assemblée des Chefs Normands. On voit d'abord que
1. Mansi, Concilia, t. XX, col. 35-4S.
2. Ibid. col. 397-400.
3. Qallia Christiana, XI, p. 416. Elle l'appelle concile de Rouen.
llG DURAND DE TROARX
c'est Guillaume qui le réunit, qui le préside, qui y convoque ses Barons et ses Comtes, et si l'on y traite de l'Eglise, c'est avant tout pour régler ce qu'on appellerait aujourd'hui les rapports de l'Eglise et de l'Etat, pour distinguer ce qui était proprement religieux de ce qui rentrait dans le domaine civil. Ainsi les laïques sont exclus, par les canons de l'As- semblée, du partage des revenus ecclésiastiques (canon IV), ils sont dépouillés du droit direct de nommer aux cures, indépsndamment de l'évêque. Et par ailleurs on fixe déjà les cas où les laïques relèvent directement des évèques, en tant que ceux-ci sont leurs chefs spirituels. Mais comme les évêques sont aussi princes temporels, comtes ou barons, au nom du roi ils rendront certaines sentences. De même on précise les relations des moines et du clergé séculier. Cette Assemblée est en quelque sorte une assemblée législative S une cour de haute justice.
Tels sont les actes solennels où l'on peut croire, sans trop de témérité, que Durand a pris part. Ils ne sont pas parmi les moins marquants de ceux, qu'à cette époque, accomplit le clergé de tous les duchés, pour restaurer l'idéal chrétien dans son intégrité.
En 1087, Durand assistait, à Saint-Etienne de Caen, aux obsèques du duc de Normandie, roi d'Angleterre, son maître et son protecteur. Il ne devait pas tarder à le suivre dans la tombe. En quelques années, l'abbé de Troarn avait vu disparaître son roi, la reine Mathilde, ses maîtres, ses amis Ainard, Ansfroi de Préaux. A son tour il quitta cette terre le 11 février 1088 -. Ordéric Vital raconte qu'aus- sitôt après sa mort, sur toute la longueur de son corps, une blancheur de neige se répandit du côté gauche, tandis que le côté droit prenait une sinistre couleur de plomb. Les moines qui le veillaient furent saisis de frayeur,... terrorem intuentibus incussit, et allèrent demander la cause de ce
l. L'on possède plusieurs éditions des canons de ce concile. L'une d'elles confirme très bien la remarque que nous faisons ici, par son titre même : « Cbncilixim apud Lillebonam... in quo confirmatae consuetudines antiquae Normannorum, et justitiae. »
•. « m» I Jus Februarii, » dit Ord. Vital — « Luce sub undena februi, » porte son épitaphe.
SA VIE, SOX MILIEU, PREMIERS INDICES D HERESIES II7
phénomène extraordinaire à des érudits. lîide diversi diversa dixere. Les uns trouvèrent matière à plus d'une explication symbolique, les autres y virent un présage de prodiges à venir. Si l'événement n'a pas contredit au symbolisme de ceux-là, il n'a jamais vérifié les prévisions de ceux-ci.
On ensevelit l'abbé dans le chapitre, et l'on recouvrit ses dépouilles mortelles d'une grande pierre blanche, où fut gravée une banale inscription ^
i
jTgement sur la vie de Durand.
En résumé, Durand de Troarn apparaît comme un per- sonnage dont le rôle a dû être assez considérable, sans être très brillant. Rôle considérable, à cause du milieu où il vécut, de la science qu'il put cultiver, des postes qu'il occupa, et de la faveur ducale dont il fut gratifié. Rôle peu brillant, puisqu'en définitive les actions éclatantes de sa vie sont parcimonieusement recueillies par ses contemporains, qu'il n'a pas vraiment, et d'une façon continue, surpassés. Mais pourtant, par comparaison avec tous les abbés et les prélats de cette époque, il doit être apprécié à un rang honorable. Parmi les hommes instruits de la fin de ce siècle, — Lanfranc et saint Anselme mis à part, — il tient encore une des premières places. Peut-être eût-il pu acquérir plus de notoriété, s'il fût resté près de l'école du Bec, et eût continué à travailler.
Sa vie ne fut pas orientée vers l'étude. Il acquit la science pour s'en servir à restaurer la piété dans les monastères. On doit le considérer surtout comme un de ces réformateurs normands, dont l'esprit mystique et scrutateur des mys- tères célestes, n'en était pas moins pour cela toujours rempli des questions terrestres. Artiste, à un moment de sa vie,
1, Hac tegitur tumba bonus et venerabilis abba
Durandus, nostri nornia monasterii. Ad Domini laudem, praesentem condidit sedem,
Qua sibi propitium credimus esse Deuin. Luce sub undena februi, resohitus habena Garnis, ad angelicam dirigitur patriam. Ord. Vital, (t. III, 303) (P. L., t. CLXXXVIII, p. 577.)
Il8 DURAND DE TROARN
laissant son âme vibrer aux sons des mélodies religieuses, évocatrices de sentiments indécis, de visions angéliques, il consacre, à une autre période de son existence, ses énergies à supputer ses ressources, et à bâtir l'église de son monas- tère. C'est l'équilibre de toutes les facultés, c'est le bon sens traditionnel de la race normande qui l'emporte en lui. Les traits saillants, et l'histoire qui les remarque y perdent beau- coup, mais les âmes sur lesquelles s'exerce l'influence d'un homme de ce caractère ne peuvent qu'y gagner. Aussi les louanges qu'Orderic Vital laisse si facilement couler de sa plume à l'égard de Durand, reflètent-elles exactement l'impression ressentie par les contemporains : c'est-à-dire que Durand fut un homme plein de mesure, mais qui s'imposa par son caractère fermement trempé. Bien loin d'être, comme nous dirions maintenant, l'homme d'une idée, le représentant d'une tendance, il fut, au contraire, dénué de côté saillant, parce qu'il était doué de plus d'une aptitude, et qu'il les cultiva toutes au gré des circonstances. C'est donc pour l'historien une raison de plus de ne pas oublier le portrait qu'a tracé de Durand de Troarn le moine histo- rien de Saint-Evroul : Diirandus siquidem, Troarnensis ahhas grandœçus, ah infantia monachus, religione et sapientia prœcipuus, ecclesiastici cantus et divini dogmatis doctor p^.ri- tissimus, sibi durus carnijex, aliisque mitis opifex, post multos in Dei cultu labores, in lectiim deciibuit, et bene, ut prudens et fidelis servus, ire ad curiam Domini sui paratus, de sœculo migravit ^
1. Durand après sa mort fut recommandé selon l'usage aux prières des moines de différentes abbayes. Son nom figure sur le rouleau qui circula en France et en Angleterre à la mort du B. Vital, abbé de Savigny (1122). On lit en effet dans la table des titres : « 5. Titulus sancti Martini Troami. Anima ejus et anirnse omnium fidelium defunctorxini rcquiescant in pace. Amen. Orate pro nostris Durando et Arn Ifo abbatibus, etc.» — L. Delisie, Rouleaux des morts du XI^ au XV^ siècle, Paris, 1SC6.
CHAPITRE II
Bérenger; son action. — Les faits historiques jusqu'à l'intervention de Durand.
Premiers écrits de Bérenger avant la question eucharistique
La question eucharistique. — Son apparition; sa rapide diffusion.
La lutte eucharistique. — Lanfranc et les premières condamnations. — Le Concile de Reims. — Les événements de l'année io5o : ag Avril, synode de Rome. — Ressentiment de Bérenger. — Voyage en Normandie : PréauXj Brionne^ Retour par Préaux à Chartres, Voyage à Paris, Empri- sonnement, Concile de Verceil, Lettres à Ansfroi, à Ascelin. — Réponse d'Ascelin.
io5o. — Lettre aux Chartrains. — Les démarches près du roi. — Lettres de Bérenger à \V..,, à Richard. — Lettre de Déoduin. — Concile de Paris.
La première trêve. — Le traité de Durand.
C'est au moment où Durand atteignait la plénitude de ses forces physiques et intellectuelles, pendant son séjour à Sainte-Catherine-du-Mont, qu'il dut prendre contact avec les doctrines eucharistiques de Bérenger.
La renommée de cet archidiacre d'Angers, écolâtre de Tours, avait pris, en quelques années, — en quelques mois peut-être, — une extension considérable. Sa valeur avait attiré sur lui l'attention des lettrés. Sa présence à certaines réunions solennelles des membres du haut clergé S sa signa- ture apposée au bas de quelques actes importants 2, mon- trent qu'il occupait une situation en vue. Des solitaires lui avaient demandé d'éclairer et d'exciter leur dévotion ; Bérenger, pour exaucer leur désir, avait écrit une lettre
1. Hardouin. Concilia, t. VI, part i, p. 917. Conventue Epiacoporum ad dedicationem Vindocinenaia monaaterii anno Chriati MXL.
2. Cf. Mabillon, Acta SS. — Sœc. VI. — Prœfat., XI. (Ed. 1701.)
I20 DURAND DE TROARN
dont l'inspiration supérieure et l'excellente tenue litté- raire font certes à l'écrivain le plus légitime honneur ^ Dreu, le célèbre écolâtre de Paris, avait tenu à lui dire com- bien il l'appréciait, et il l'avait fait en termes extrêmement élogieux, après une visite qu'il lui rendit à Tours ^ Vers cette même époque Joscelin de Parthenay ^ lui demandait son avis pour résoudre un conflit qui s'était élevé entre des clercs et leur évêque, et, par la réponse de Bérenger, l'on peut déjà juger de ses tendances d'esprit. On lui proposait le cas suivant : Des clercs font opposition à leur évêque. Quelle conduite celui-ci doit-il tenir ? Bérenger distingue aussitôt les diverses hypothèses : Aut j'ustam causam habent clerici contra episcopum, aut injustam, aut partim justam partim injustam. Leur cause est-elle entièrement juste ? Que l'évêque, sous prétexte qu'il est évêque, ne craigne pas de faire cesser ses torts, et de repousser tout mouvement de haine et de colère. Un médecin, sous prétexte qu'il est méde-
1. Cf. Epistola Berengarii ad quosdam Heremitas. dans ilAKTiarE, Thésaurus nov. anecdot., t. I, p. 191-195. — Evidemment il faut tenir compte de l'époque, mais on peut juger du tout par ce passage : ' Non est in terra lociis tam subterraneus, tam supermontanus, tam abditus in nemore, tam septus pelago, ad quem vitium non accédât. Non est cella tam clausa, quin vitium accedere queat. Unde Seneca : licet vastum trans- mearis pelagus, licet urbes terrseque recédant, vitium pro foribus excubat blando alloquio quserens hospitium. Ego, inquit, sum dilectus tuus, quem fovebas in sseculo, qui tecum eram ad mensam, qui teciun dormiebam in lectulo, sine quo nihil faciebas...
» Sic adulatur vitium, et taie patrocinium adhibet causœ suse... Quid igitur faciet eremita, ne per aliquam rimulam possit vitium intrare ? Oportet ut habeat canem in ostio cella? qui semper latret contra vitium... Canis est invocatio gratiae... canis est fiducia in sola gratia. »
2. « Cui enim te similem dicam, non invenio. Te enim nec plurimae occupationes tuse in disponendis rébus tuis, in consiliis bis qui ad te con- fugiunt dandis, nec œtas, quae iam iuventutem excessit, nec corpus, quod multa abstinentia afficis, a perscrutacione, scriptarum (sic) retra- hunt nec impediunt, ut vel eas prorsus non intelligas, vel in eis crasf»e aliquid sapias. Ad hoc quis non miretur tuam in arte medendi, qua ipsis, qui se medicos profitentur, premines, excellentiam ? « Lettre de Dreu de Paris à Bérenger, publiée par Sudendorf, Berengarius Turonensis, Ham- burg, 1850, p. 200. — Son habileté de médecin l'aurait même fait passer pour sorcier. (Cf. Chronicon Alberici Trium-Fontium, dans Bouquet, Recueil des Historiens de France, t. XI, p. 354. — De Rove, Vita hœresis et pœnitentia Berengarii, p. 20, réfute gravement cette accusation.
3. Epistola Berengarii à J. publiée dans Martène, Thésaurus novus anecdotorum, t. I, p. 195-196. Martène dit en note qu'elle est peut-être adressée à Lanfranc. Sudendorf (Berengarius Turo ., p. 7 et 200) l'attri- bue à Joscelin de Parthenav, trésorier de Saint-Hilaire de Poitiers.
BERENGER : SON ACTION 121
cin, est-il dispensé de soigner ses propres maladies ? — Au contraire est-ce l'évêque qui est pleinement dans son droit ? Qu'il se souvienne qu'il n'est point là pour dominer, qu'il se montre très humain, et par ses exemples de patience et de mansuétude qu'il applique aux autres la parole divine : Convertimini et vivite. Le plus probable c'est qu'en l'espèce, il y a des torts de part et d'autre : de la part de l'évêque, qui a voulu ne tenir aucun compte des observations légitimes de ses chanoines S et de la part des chanoines qui ont quitté brusquement l'évêque au milieu d'une séance du chapitre. En ce cas, que le prélat sache garder une juste mesure, faire la part des justes revendications, et ensuite qu'il amène ses clercs à résipiscence par sa bonté. Il est du devoir d'un évêque « nihil facere nocendi cupiditate, omnia consulendi caritate. »
Quant au fait accompli par l'évêque, d'avoir excom- munié son diacre, parce qu'il s'est marié, Bérenger le déclare abusif : contra canones fecisse videtur mihi ^.
1. Nous concluons que ce sont des chanoines du fait qu'ils ont quitté le « chapitre ».
2. Martène ajoute « nisi forte cogente pertinacia ipsius. )i Mais il sem- ble que c'est une addition postérieure, ce qui d'ailleurs, à notre avis, est sans importance. Quelques auteurs (Cf. Delaec, Un Pape Alsacien... 8. Léon IX, p. 275) ont conclu de ce jugement que k Bérenger était en désaccord avec le sentiment général de l'EgUse au XI^ siècle en admet- tant le mariage des diacres et des sous-diacres. » Il y a là, croyons-nous, une mauvaise interprétation de texte. Bérenger ne se prononce pas sur la licéité ou l'illicéité du mariage des diacres et des prêtres, il dit que l'évêque a « agi contre les canons en excommuniant son diacre ». Il juge un fait, il apprécie la sentence portée, et la trouve défectueuse, non point parce cjue le diacre ne serait pas coupable, mais parce qu'elle est abusive, parce qu'elle porte un châtiment plus grand que celui prévii. par les canons. Et de fait au XI* siècle, les prêtres et les diacres incontinents ne sont pas frappés d'excommunication, mais de déposition par les conciles, et Béren- ger pouvait estimer que l'évêque n'avait pas agi conformément à la dis- cipline courante. Ainsi, au concile de Poitiers (999 environ) le canon VI porte pour titre : v Ut presbyter et diaconus, si feminas domi habent, gradum amittant. » Le concile d'^î^nham en 1009 dit simplement « pri- vetur dignitate sua « et « onuii honore penitus priventur » (Canon II), le concile de Pavie « secundum ecclosiasticam regulam deponatur » et s'il s'agit d'un évêque, « honore abjicietur » (Canons I et II). Le concile de Bourges en 1031 est très caractéristique • « Ut presbyteri, et diacones, et subdiaconi... neque ■ res, neque concubinas habeant ; et qui eas modo habent, ita eas... derelinquant, ut nunquam ulterius ad eas accédant (jiisqu'ici aucun châtiment) : qui ver(j derelinquere eas noluerint, a pro- prio gradu et ofïicio cessent, et inti-r Icctorcs et cantores permaneant. (On voit que l'addition de Martène ne changerait rien : Bérenger était en droit
laa DURAND DE TROARN
La consultation^ somme toute, n'est pas mauvaise; et, ce qui nous intéresse davantage, elle dénote déjà une concep- tion de l'autorité ecclésiastique toute personnelle et bien différente de ce qu'elle était au XI^ siècle : Bérenger veut l'autorité douce et persuasive. Aussi sera-t-il douloureuse- ment atteint, quand il sera frappé par la main d'un homme qui sent que l'Eglise ne peut être sauvée que par l'énergie et par la paix dans l'ordre. Il veut aussi l'application inté- grale des canons de l'Eglise : il est contemporain des Nor- mands et précurseur d'Yves de Chartres.
Cependant Bérenger ne jouissait que d'une célébrité restreinte ^ Plusieurs circonstances concoururent à le faire sortir de cette obscurité. Ses amis (Dreu de Paris, entr'au- tres) avaient déjà fait quelques efforts pour le mettre en vue S quand Eusèbe Brunon, qui peut-être avait été son disciple ^ devint évêque d'Angers en 1047. 11 prit l'archi- diacre sous sa proctection, et lui acquit l'appui du duc d'Anjou, Geoffroy Martel, Fort de cette protection *, il
de trouver abusive la sentence d'excommtuiication.) Les conciles de Lisieux (1064) et de Rouen (1072) ne seront pas plus terribles : « Nec ecclesias per se, neque per suffraganeos regant, nec aliquid de beneficiis habeant », dira ce dernier.
La lettre de Bérenger ayant im but canonique, étant une consultation jin-idique, nous croyons que telle est la véritable interprétation qu'il faut lui donner, et qu'il ne faut point en déduire que l'écolàtre admettait le mariage des diacres et des prêtres. — On n'en concliura pas non plus, évidemment que l'Eglise abdiquait sur le point du célibat ecclésiastique. A ce sujet voir M. Villif.n, Le célibat ecclésiastique au point de vue dogma- tique, moral et historique dans Revue pratique d'Apologétique, t. XI, p. 822-827.
1. « Unum est quod pro te lugeam ac deplorem, te scilicet amundo igno- rari. In quo ex parte me consolatur quod, ut a te discessi, quibus potui, et his non infîmis viris te admirabilem reddidi.» Epist. Drogonisad Ber., dans Sudendorf, Bereng. Turo ., p. 200.
2. Xous ferions volontiers entrer dans ce cadre, à cette époque, les démarches de Frollant, évêque de Senlis (non de Sens, comme dit Héféié, Histoire des Conciles, trad. Delarc, t. VI, p. 321.) Celui-ci déclare à Bérenger qu'il lui a obtenu la faveur du roi : « multum firmiter acquisivi tibi gratiam domini mei Régis. » Quoi qu'en dise Sudendorf {op. cit., p. 24), ce serait une confiance bien précaire qu'en 1053-1054 le roi avu-ait accordé à celui qu'il avait fait condamner au Concile de Paris. Nous pré- férons dater cette lettre du carême 1050.
3. Cf. Port, Dictionnaire historique, géographique H liog aohique du Maine-et-Loire, Paris, 1874, t. I, p. 318, 528. — INIabillon, Annales ord. S. Benedicti, t. TV, p. 486.
4. Eusèbe Brunon devait rester fidèle à Bérenger jusqu'après le concile de Latran de 1079. Cf. Brockixg, Die Lossagung des Bischofs Eusebius
BÉRENGER : SON ACTION 12.3
redoubla d'ardeur, et, s'étant mis à étudier Scot Erigène, il découvrit un traité sur l'Eucharistie, dont les aperçus lui semblèrent nouveaux et séduisants. C'était le traité de Ratramne ^ ; mais pour une raison qui ne nous est point connue, il crut qu'il était d'Erigène. A ce moment Bérenger connaissait-il déjà le traité de Paschase Radbert ? Savait-il que, dans le siècle précédent, les idées de Scot avaient été suspectées par Hinçmar de Reims et par Adrevald, moine de Fleury ? C'est ce qu'on aimerait à savoir. Il semble pour- tant que s'il a d'abord étudié celui qu'il croyait être Scot Erigène, il n'a pas tardé à connaître Paschase. La lettre qu'il écrira dès le début de 1050 à Lanfranc ^ en fait foi. Peut-être même l'a-t-il étudié pour pouvoir discuter avec le prieur du Bec. En tous cas, il prit hardiment le parti de Scot, défendit, enseigna ses idées sur l'Eucharistie, et ne tarda pas à acquérir la renommée qui, seule, au dire de Drea de Paris, lui faisait défaut.
Les idées de Scot étaient-elles le seul attrait qui guidait Bérenger en cette voie ? Guitmond d'Aversa, ancien moine de la Croix-Saint-Leufroy ^ a soutenu que Bérenger se serait engagé dans l'étude des sciences religieuses * par
von Angers von Berengar von Tours dans Deutsche Zeitschrift fur Ges- chicktsmissenschaft, t. V, 1891, V partie, p. 361-365. Voir t. VI, 1891, 2« partie, p. 232. — Cet article répond à Schwabe, Studien zur Geschichte des zweiten Ahendmahlsireits, p. 99-100. — Voir aussi Brocking, Bishof Eusebius von Angers und Berengar von Tours, même recueil, t. XII, 1894- 1895, 26 partie, 344-350, et Lettre de Bérenger à Eusèbe, dans Sudendoef, Berengarius Turonensis, p. 219. Enfin voir la lettre d' Eusèbe Brunon à Alexandre II, ibid, p. 222.
La vieille opinion de Noël Alexandre, Histor. ecclestasf., t. VI, p. 664 ne peut résister aux documents découverts après lui.
1. Voir tout l'appendice I où nous établissons les raisons qm nous engagent à attribuer à Ratramne le livre qui fut l'objet de tant de contro- verses au Xle siècle.
2. Publiée dans d'AcHÉny, Notœ et observationes ad vitam Lanfranci, insérée dans Migne, P. L., t. CL, p. 63.
3. De corporis et sanguinis Christi veritate in Eucharistia libri très. Migne. P. L., t. CXLIX, col. 1428.
4. On remarc^uera que le moine de la Croix-Saint-Leufroi insiste sur le point que Bérenger s'adonna très tard aux sciences religieuses, il s'était livré auparavant aux arts libéraux : « ad eructanda impudenter divina- Twm Scripturarum sacramenta, ubi ille adhuc adolescens, et aliis atenus detentus studiis, nondum adeo intenderat, sese convertit. » Lanfranc est au contraire imivorsel. Sans parler de la partialité qui consiste à faire de Bérenger un « adolescens » au moment de la lutte eucharistique, signa-
I 34 DURAND DE TUOAKN
dépit et par jalousie : dépit d'avoir été réduit au silence par Lanfranc dans une discussion de pure dialectique, jalousie de voir les foules se presser au Bec, et déserter sa chaire. L'événement fût-il prouvé, il faudrait encore se souvenir que la source est très tendancieuse, et ne mérite qu'un crédit mesuré \ En réalité, on ne trouve aucune allusion à cette humiliation dans la lettre de Bérenger à Lanfranc, qui paraît bien être le point de départ de leur controverse. Aucun des premiers écrivains qui ont pris part à la querelle ne mentionne ce fait. Affirmer que ces sentiments aient été une cause déterminante pour l'écolâtre de Tours nous apparaît donc comme une assertion non prouvée ; mais croire que Bérenger ait saisi avec empressement la première occasion qui lui ait été offerte de se mesurer avec Lanfranc, cela nous paraît par contre hors de doute. Quand Ingelran de Chartres lui eut donc appris que l'écolâtre du Bec avait refusé de se rendre à ses raisons, et accepté la défense de Radbert ^, on comprend que Bérenger ait attaché à son triomphe une importance extrême, qu'il ait mis toutes les
Ions cette conception des moines croyant avoir, à cette époque, le mono- pole de la science religieuse, et abandonnant aux écoles épiscopales les autres arts. Lanfranc, ancien grammairien devenu moine possédait tous les arts sans exception. Il était donc supérieur en tout à son adversaire.
1. Que l'on compare cette affirmation de Guitmond : « Postquam a D. Lanfranco in dialectica, de re aatia parva, turpiter est confusus... » avec cette affirmation de l'anonyme de la première moitié du XII« siècle qui a écrit la vie de s. Bruno de Segni : « Xec inveniebatur aliquis qui cum eodem magistro (Berengario) de tanti mysterio sacramenti disputare praesimaeret, tum quia magister ille in quaestionum conflictu nimis erat exercitatus, tum quia in hujasmodi fides non habet meritum, cui htimana ratio prœbet experimentum. » {Acta Sanctorum. Julii, t. IV, p. 479, D.) Cette comparaison démontre les impressions diverses produites par Béren- ger.
2. « Pervenit ad me, frater Lanfrance, quiddam auditum ab Ingel- ranno Camotensi... Id autem est displicere tibi, imo haereticas habuisse sententias Joajinis Scotti de sacramento altaris. in quibas dissentit a suscepto tuo Paschasio. « Lettre à Lanfranc. — On sait que le prieur du Bec avait des élèves de marque, dont le plus illustre devait être le futur pape Alexandre II. Celui-ci lui marqua toujours la plus vive sjTnpathie (cf. Ceillier, Histoire génér. des aut. ecclés., XIII, 441, et surtout la lettre d'Alexandre II à Guillaïune le Conquérant, dans Hardouin, Concilia, t. VI, pars I, p. 1086), en même temps qu'il fut bienveillant pour Béren- ger. (Cf. Lettres d' Alexandre II à Geoffroi, à Bérenger, à Barthélémy, archevêque de Tours et à Eusèbe Brunon d'Angers, dans Historischea Jahrbuch de la Gùrres Gesellschaft, tome I de 18S1 : Bishop, Unedirte Briefe zur Geschichte Berengar von Toum.)
UÉRENGER : SON ACTION 125
ressources de son intelligence en activité, et que la passion se soit accumulée au fond de son cœur. Car triompher de Lanfranc, c'était faire virer l'opinion, donner à l'école de Saint-Martin de Tours la prééminence que tenait celle du Bec ; c'était obtenir sans conteste la première place dans le domaine intellectuel ; c'était la gloire, dont jamais Bérenger n'a repoussé les caresses, qui consacrait l'archi- diacre d'Angers. Et l'on comprend aussi que la déception de l'écolâtre, après l'anéantissement de son rêve, lui ait arraché des cris de haine contre ceux qui l'avaient brisé ; l'on comprend qu'il se soit accroché à toutes les planches de salut, et que dans une lutte qu'il désirait avant tout intellectuelle, dont il faisait purement une joute dialecti- que, il ait supporté avec acrimonie le joug des autorités, gardiennes légitimes du dogme, dont l'intervention procla- mait une erreur qu'il ignorait peut-être, mais à laquelle ses écrits donnaient prise.
En attendant ces tribulations, Bérenger se mit à l'œuvre avec la passion concentrée qui caractérise tous ses écrits. Il divulgua sa doctrine avec éclat, et bientôt il vit sa chaire entourée d'un auditoire très divers : amis enthousiasmés par ce qu'ils croyaient être des vérités nouvelles, étrangers émus et surpris de propositions contraires à l'enseignement habituel qu'ils avaient jusqu'à ce jour entendu, qui demain se rallieraient au nouveau maître, ou porteraient à un autre écolâtre leurs doutes, leurs craintes et leurs objections.
Le résultat le plus net de cet enseignement fut d'amorcer la question eucharistique, et d'en faire dans les écoles l'objet de toutes les discussions. Les yeux pourtant se fixèrent bientôt sur celui qui exerçait le plus d'influence en Normandie : sur Lanfranc. Celui-ci était alors à ses débuts comme écolâtre du Bec ; mais son enseignement était si neuf, il dépassait tellement le cycle des études monastiques que les moines l'avaient considéré comme un profond génie. Ayant sans doute entendu parler de l'enseignement de Bérenger, il l'étudia et n'hésita pas à se déclarer partisan des théories de Radbert, et adversaire de celles de Scot Erigène.
120 DUUAND DE TROARN
L'opinion était saisie, et l'on ne tarda pas à opposer les deux champions. Chacun eut ses partisans et ses adversai- res ; et dans les deux camps on attendit l'instant où les deux maîtres en viendraient directement aux prises. Cet instant devait se faire encore attendre. Le retentissement des nouvelles doctrines avait en effet sa répercussion bien au-delà des frontières normandes. De loin, les étudiants venaient aux leçons de Bérenger. L'ancien écolier de Char- tres, Hugue, « fils de Gilduin, comte de Breteuil et vicomte de Chartres » S était revenu près de l'écolâtre de Tours ^. C'était un honneur, pour ce dernier, de recevoir ce cama- rade de jeunesse devenu évêque de Langres. Mais Hugue, après avoir pris connaissance de l'enseignement de Béren- ger, ne crut pas devoir l'adopter : il le discuta, et même, après être rentré dans son diocèse, il écrivit à ce sujet une lettre à l'archidiacre d'Angers pour le supplier de ne pas suivre son propre jugement, dans une question si grave et si mystérieuse, et de se rallier au sentiment commun de l'Eglise que sa doctrine scandalisait. Cette lettre fut sans doute le premier écrit destiné à réfuter celui qui dès lors devint pour beaucoup un hérésiarque ^.
1. Clerval, Les écoles de Chartres, p. 64.
2. « Sicut mecuTQ in tuo discubio contulisti. » (Hugo Lingoxensis, De corpore et sanguine Christi, dans Migne, P. L., t. CXLII, col. 1334.)
3. Il est juste de remarquer que Hugue de Langres dans sa Lettre à Bérenger se tient sur le terrain d'une lutte d'école : I-oin d'anathématiser l'écolâtre, tout en lui dévoilant ses erreurs et ses torts, il l'appelle « in quibusdam reverentissimus sacerdos, » « o in cunctis aliis reverentissime vir », ce qui indique Cju'il lui concerve encore son estime et sa confiance, sauf en ce qui concerne cette question. — Cette remarque nous sert égale- ment à justifier Bérenger d'un autre reproche qui lui a été adressé : Lan- franc (Migne, P. L., t. CL, p. 411, 430), Guitmond (Migne, P.L,. t. CXLIX, col. 1429), Guillaume de MalmesVjury {De gestis Angl. III, 113), Héfélé. (Hist. des Conciles, t. TV, 2^ partie, p. 1042, Ed. Leclercq) prétendent que Bérenger aurait acheté à prix d'argent ses partisans. Or aucvm des adver- saires de l'écolâtre, aux premiers temps de la divulgation des doctrines bérengariennes, ne lui reproche cette indélicatesse. D'autre part Alexan- dre II, dans une lettre à Geoffroy, comte d'Anjou (Bishop. Unedirte Brie/e zur Geschichte Berengar von Tours dans Historisches Jahrbuch redigirt von D^ Georg Huffer de la Gôrres Gesellschaft, tome I de 1880, p. 273) dit ceci : « Nulla (est) dubi tas quin vera in'eo (Berengario) regnet caritas, et manifestum est emn tanta assiduitate elemosinarum pollere, ut vix qui\'is episcopus equari sibi possit in hoc opère. » Le fait que Bérenger donnait beaucoup d'argent aux étudiants pauvres est donc exact ; l'interpréta- tion malveillante que les adversaires de l'écolâtre ont donnée de ce fait est
BÉRENGER : SON ACTION IJ7
Vers la même époque, un autre condisciple de Bérenger à Chartres, Adelmann de Liège, qui séjournait à Spire S s'inquiétait des bruits qui arrivaient à ses oreilles. Son jeune ami, l'écolâtre de Tours, enseignait, disait-on, que, dans l'Eucharistie n'étaient ni le vrai corps, ni le vrai sang du Christ, mais seulement une figure et une ressemblance de ce corps et de ce sang. N'ayant pas d'occasion propice pour faire prendre des renseignements à Tours ou à Chartres, Adelmann s'adressa par lettre au primicier de Metz Paulin, dont il connaissait les relations avec l'archidiacre d'Angers. Celui-ci ne répondit pas. Adelmann, jusqu'à ce moment, n'avait pas attaché une importance capitale à certains faits qu'il avait constatés. Mais alors il se souvint qu'à Spire étaient descendus des jeunes gens qui, plus d'une fois lui avaient raconté comment ils avaient été régulièrement mis au cloître par leurs prélats : Dans leurs cours de théo- logie, ils avaient soutenu les idées de Bérenger, et avaient par là choqué leurs confrères, habitués à d'autres explica- tions. On les avait écartés ^. Adelmann comprenait mainte-
certainement tendancieuse. Que les bienfaits de Bérenger aient disposé certains étudiants à une docilité sympathique à l'enseignement du maître, d'accord. Que Bérenger ait donné de l'argent ou des bénéfices en vue de se créer ainsi des disciples, ce n'est pas prouvé, et cette dernière conduite seule serait odieuse.
1. Voir la lettre d' Adelmann à Bérenger. Cette lettre a été publiée pour la première fois en entier par Schmid en Allemagne en 1770 sous le titre suivant : « Adelmanni Brixiœ episcopi de Verita e corporis et san- guinis Domini ad Berengarium epistola nunc primum e codice Oueljerhy- tano emendata et ultra tertiain partem suppleta, cum epistola Berengarii ad Adelmannum et variis scriptia ad Adelmannum pertinentibus edidit Conra- du8 Arnoldus Schmid. Bruno vici, MDCCLXX. » Cette édition est très rare, et encore aujourd'hui assez fréquemment ignorée ou délaissée par les auteurs qui écrivent sur Adelmann. Nous avons pu connaître le texte complet de la lettre par une copie, faite en Allemagne, que M. l'abbé Clerval a bien voulu nous communiquer. Nous lui en exprimons ici notre reconnaissance. Sur son conseil, nous reproduisons en appendice le texte de cette copie ; il permettra d'avoir sous la main un texte complet, sinon critique, de ce traité dont les Bibliothèques des Pères, et la Patrologie de Migne ne donnent que la première partie, avec cette finale : « Videntur multa déesse. »
2. « Proinde, cum audirem saepe juvenes quosdam, qui ad nos descende- rant, in claustris suis a praelatis eorum regulariter pulsatos esse, eo quod in lectionibus ecclesiasticis accentus tuos insolenter usurparent, auresque fratrum, aliter imbutas, inusitatis quorumdam verborum prolationibus ofîenderent, pro nihilo ducebara. » Lettre d' Adelma .n à Bérenger, cf.Appen- dice II.
128 DURAND DE TROARX
nant pourquoi on parlait tant des théories eucharistiques de l'école de Tours, quel danger elles faisaient courir à la foi d'un grand nombre. Aussi n'eut-il rien de plus à cœur que d'essayer d'arrêter Bérenger sur la pente où il glissait. Ce ne fut que deux ans après qu'il en trouva l'occasion, vers 1048. Un Français, de passage à Spire, vint le saluer au nom de l'archidiacre. Aussitôt Adelmann se mit en mesure d'écrire une lettre débordante d'affection, et qui devait être également un traité théologique. Malheureusement le messager était pressé, et Adelmann dut envoyer sa lettre sans la terminer \ Plus tard il la compléta et l'envoya avant d'avoir reçu de réponse à la première -. Bérenger cette fois y répondit ^, Déjà on voit que la querelle a perdu de sa sérénité. Si, dans la première partie de sa réponse, Béren- ger se cantonne dans les hauteurs des spéculations intel- lectuelles, dans le reste on constate son désir et son impa- tience d'attaquer celui qu'il sent son adversaire. Il le traite de haut, et avec dédain. Le mépris et l'ironie qu'il déploie également contre Adelmann, dont la lettre cependant était écrite si affectueusement, sont de nature à indisposer contre lui l'historien, et n'ont pas même d'excuse dans l'entraîne- ment d'une lutte plus ou moins ouverte avec l'école du Bec. La période des controverses acerbes semble inaugurée. On ne peut dire avec une certitude absolue si le pape Léon IX, au concile de Reims, visait spécialement Béren- ger, lorsqu'il porta condamnation des diverses hérésies qui désolaient la France *. Mais l'extension qu'a prise à cette
1. « Properante legato priore, propositam quaestionem de tripartita cor- poris Christi distinctione commode expedire copia non fuit. » Ihid. sub fine.
2. De ce fait il résiilte que nous avons les deux lettres d'Adelmann. Rivet, [Hist. iittér. de la Fr., t. VIII, p. 203) après Martène, disait que seule la seconde lettre nous était connue. Mais des déclarations d'Adelma m lui-même il faut conclure que la première lettre n'était autre que le com- mencement de la seconde ; et en réalité la lettre connue par Rivet, repro- duite par les Bibliothèques des Père«!. était la première.
3. Berengarius in purgatoria epistola contra Almannum, dans Martène Thés. nov. anecdoi. t. IV, p. 109-113. — Sudendorf la date de 1051. Rien ne nécessite un recul, et il est bien plus vraisemblable d'en faire une ré- ponse à la lettre d'Adelmann.
4. « Quia novi hœretici in Gallicanis partibus emerserant, eos excom- municavit, illis additis qui ab eis aliquod munus vel servitium acciperent.
BÉaENGER : SON ACTION 1 29
date la doctrine de l'écolâtre, la réprobation qu'elle a déjà rencontrée dans plus d'un milieu, la présence à Reims d'Hugue de Langres qui déjà l'avait réfutée, de Lanfranc, et de nombreux évêques de la région, sont des indices qui permettent d'affirmer qu'à tout le moins la nouvelle doc- trine eucharistique n'était pas étrangère aux préoccupa- tions du Pape et des évêques ^
En tous cas, il reste certain qu'après ce concile les atta- ques des partisans de Lanfranc ont redoublé d'acuité. C'est à cette époque surtout qu'on expose dans les écoles la théorie de Paschase sur l'Eucharistie pour faire échec à Bérenger. C'est à cette époque aussi, sans doute, qu'Ingel- ran, un clerc de Chartres, informe Bérenger que Lanfranc n'a pas craint de taxer d'hérésies les opinions de Scot, et de ceux qui les soutiennent. L'écolâtre de Tours comprend que l'instant est arrivé de se mesurer avec l'écolâtre du Bec. Il ne peut se laisser inculper d'hérésie et c'est sur la question précise de prouver qu'il n'est pas hérétique qu'il engagera la lutte : « Si, selon toi, Jean Scot est hérétique,
aut quodlibet defensionis patrocinimn illis impenderent. » Hardomn, Concilia, toini W pars i, p. 1007. — A:nselmi, Historia dedic.ecclesiœ S. Remigii, dans Migne, P. L.,t. CXLII, col. 1437.
J . On peut également se demander ici, si, au nombre des hérésies con- damnées et dont Bérenger aurait été le protagoniste, on doit mettre des erreurs sur le mariage, et sur le baptême des enfants. Hét'élé l'insinue {Histoire de.i conciles, t. IV, 2^^ partie, 1046). Mais il suffit d'examiner les sources sur lesquelles on tente d'appuyer cette assertion pour se convain- cre de leur peu de fondement. Ces sources sont au nombre de deux : le traité de Guitmond et la lettre de Déoduin de Liège au roi de France. Mais Guitmond (Migne, P. L., t. CXLIX, col. 1429) dépend do Déoduin de Liège : il dit expressément à ce sujet : « Lege epistolam Leodiensis episcopi contra Berengarium ad Henricmn regem Francorum, et eisdem pêne verbis eadem ipsa ibi scripta reperies «. D'où son témoignagne n'ajoute aucune valeur à celui de Déoduin. Celui-ci affirme catégorique- ment qu'Eusébe Brunon et Bérenger, à la négation de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, ajoutent la négation de la légitimité des mariages, et détoiu-nent les fidèles du baptême des petits enfants. (Cf. Migne, P. L., t. CXLVI, col. 1439, ou Hardouin, Concilia, t. VI, p. i, p. 1023.) Mais d'une part il s'appuie sur un bruit public : « Fama... omnium nostrum replevit aures ». D'autre part il insinue que les nou- neaux hérésiarques ne font cjue renouveler d'anciennes hérésies, et il se trouve qu'il signale exactement celles que le concile d'Arras avait con- damnées en 1025, et dont le diocèse de Liège avait été également, d'après une lettre de Gérard, infesté. Il .semble donc que, sans preuves, Déoduin a gratifié Bérenger des erreurs manichéennes d'Arras. j\lais aucune lettre de l'archidiacre, pas plus C|u'aucune lettre de ses adversaires à lui adres- sée, ne mentionne ces opinions.
UEU.\TEVE.NT. — DUBAND DE TROARN. 9
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ainsi que ceux qui le suivent, dit-il, sois logique et déclare hérétiques Ambroise, Jérôme et Augustin, sans parler des autres ^ » Mais avant de porter ce jugement si catégorique, que Lanfranc daigne l'écouter. Et il lui proposait une dis- cussion devant témoins, et même devant des juges compé- tents.
Malheureusement, semble-il, Ingelran était imparfaite- ment renseigné, ou il donnait des renseignements qui remon- taient à quelque temps en arrière. Quand la lettre parvint au Bec le destinataire n'y était plus. Où était-il donc ?
Les historiens, se basant sur un passage du De corpore de Lanfranc, affirment qu'il était parti à Rome et se deman- dent pour quel motif. Les uns, avec De Roye. pensent qu'il y allait pour des raisons diplomatiques : il fallait savoir quelle attitude prendre vis-à-vis du mariage du duc Guil- laume avec Mathilde, fille du comte Baudoin. D'autres affirment, au contraire, avec Milo Crispinus, qu'il s'y rendit directement pour accuser Bérenger, et attribuent son voyage au zèle ardent qui le portait à veiller à la pureté de la doctrine. Ces opinions sont, en somme, des conjectures qui reposent sur des rapprochements avec tel ou tel événe- ment contemporain.
Nous préférons, sur ce point, suivre l'opinion des auteurs
1. Voifi la teneur complète de cette lettre : « Ingelran de Chartres m'a appris un bruit qui court, dont j'ai cru devoir faire part à ton aSection. Il paraîtrait que tu vois avec déplaisir, bien plus que tu as qualifié d'héré- tiques les idées de Jean Scot sur le sacrement de l'autel, idées par les- quelles il s'écarte de la manière de voir de Paschase que tu as adoptée. S'il en est ainsi, tu as porté attemte au beau talent que Dieu t'a départi, par un jugement porté à la légère. Car tu ne t'es pas encore assez appliqué avec tes meilleurs élèves à l'Ecriture Sainte. Et moi-même, ô frère, quelque élémentaire que soit ma science de l'Ecriture, je voudrais seule- ment être entendu à ce sujet si j'en avais l'occasion, devant des juges ou des auditeurs compétents de ton choix. (Nous traduisons ainsi, car nous croyons que la rectitude de la phrase latine demande la lecture audiri et non audire.) Pendant qu'il n'en a pas été ainsi, examine sans mépris ce que je dis. Si Jean Scot, dont nous approuvons les idées eucharistiques te paraît hérétique, tu dois également faire des hérétiques d' Ambroise, de Jérôme, d'Augustin, sans parler de tous les autres. » Cf. D'Achéry, Notœ et observationes ad vitam Lanfrayxci, dans Migne, P. L., t. CL, p. 63.
L'hypothèse faite par plusieurs historiens allemands et par Mabillon, Acta. SS. Sœc. VI, t. II, Prœf. XII, de deux lettres écrites à Lanfranc avant le concile de Rome (1050) ne se soutient pas. Voir Hardouin, Con- cilia, t. VI, pars 1", p. 1006. — Héfélé, Histoire des conciles, t. IV, p. 323. — ScHxiTZEE, Berengar von Tours, p. 26, 27.
BERE^iGER : SON ACTION 101
de VHistoire littéraire, dont l'avantage est de reposer sur un document écrit ^ On sait, que, pendant l'hiver de 1049, le pape Léon IX, après le concile de Mayence, fit un séjour dans les Vosges et dans l'Alsace, séjour pendant lequel il consacra un certain nombre d'églises ^ Or uue lettre de Lanfranc ^ nous apprend qu3 le prieur du Bec était pré- sent à une de ces consécrations à Remiremont, maintenant au diocèse de Saint-Dié. Il est donc vraisemblable qu'il avait assisté au concile de Reims *, et que le Pape, déjà, lui avait demandé de le suivre, comme il le fit pour le moine Humbert, et comme il le fit une seconde fois pour le même Lanfranc, après le concile de Rome ^ Ce qui est certain, c'est sa présence aux côtés du Pape lors du grand synode qui s'ouvrit le 29 avril 1050. A ce moment, la lettre de Bérenger qu'on avait tenté de lui faire parvenir à Reims, lui fut apportée par un clerc de cette ville. On sut alors qu'elle avait été portée au Bec, d'où Lanfranc était parti. La missive alors avait été remise à quelques clercs ^, qui l'avaient envoyée à Reims, d'où elle était revenue à Rome.
1. Dom Rivet, Histoire littéraire de la France, t. VIII, p. 263.
2. Cf. Delarc, Un pape alsacien, p. 236, 237.
3. Lettre 13, dans Migne, P. L., t. CL, col. 520 : k Denique sanctus Léo Romanae sedis sumimis antistes, Roniericeiisem, me praeserite, ecclesiam dedica^-it. » — Lanfranc dans le De corpore {P. L., t. CL, col. 413) nous dit que son séjour près du pape finit au concile de Verceil. L'Eglise de Remiremont ne fut donc pas consacrée lors du second voyage de Léon IX en Lorraine après le concile de Verceil. Les sources diplomatiques pour- raient sans doute éclairer le témoignage de Lanfranc.
4. Ce qui rend plus probable la condamnation des doctrines bérenga- riennes par ce concile. — Le fait de la présence de Lanfranc à ce concile est d'autant plus vraisemblable que la lettre de Bérenger lui fut remise plus tard par un clerc de Reims.
5. Lantitranct, liber de Corpore... dans Migne, P. L., t. CL, col. 413. — Léon IX avait à s'occuper déjà des Normands qui occupaient le midi de l'Italie, et dès son retour à Rome, étant allé à Bénévent, il reçut de la part des envahisseurs des protestations de fidélité, auxquels tous n'ajoutèrent pas foi. Néanmoins le pape bénit ces Normands et leur permit de se retirer sans repasser la mer. Peut-être avait-il gardé près de lui Lanfranc, parce que celui-ci connaissait parfaitement les mœurs de ces étrangers, et faci- litait les relations pontificales avec eux.
6. La rédaction de Lanfranc ne manque pas d'obscurité dans le pas- sage qui relate ces incidents. {De corpore... P. L , t. CL, col. 413.) Au début, l'auteur décrit le synode de Rome, Puis vient un retour en arrière pour expliquer que la lettre fut donnée à quelques clercs, au Bec. Ces quel- ques clercs discutent sur les termes de la lettre. Il en résulte un soup- çon sur l'orthodoxie de Lanfranc, à Rome même, où la lettre a été appor-
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Le bruit se répandit aussitôt que Bérenger était en rela- tions avec Lanfranc, au grand émoi de tous les prélats qui ne surent que penser des témoignages d'aiïection et d'es- time donnés à l'écolâtre du Bec par l'hérésiarque. L'année précédente, Léon IX avait menacé d'excommunication ceux qui « recevraient quelque service ou quelque présent d'un hérétique, ou lui serviraient de patrons et de défen- seurs ^ ». Lanfranc n'était-il pas coupable ? Que voulait dire cette affection dont parlait Bérenger ? Ne partageait- il point les vues erronées de l'hérésiarque ? Cette lettre n'invitait-elle point un disciple indécis à se laisser de nou- veau convaincre par l'erreur - ?
tée par un clerc de Beims. — Une étude du texte nous a convaincu qu'il y a ici une interpolation : Les mots : « Portitor quippe earum legatus suus, me in Xortmannia non reperto, tradidit eas quibusdam clericis « sont une addition postérieure. En efïet, 1° on ne les trouve pas dans la reproduction de ce passage qui a été faite par Bérenger (De sacra cœna, p. 33): 2*^ cette addition s'explique facilement par ce fait qu'un second rédacteur vou- lant ajoviter un détail, a intercalé cette phrase à cet endroit sans remar- quer qu'il défigurait les événements ; 3° que des clercs aient pu en Nor- mandie s'illusionner au point de croire Lanfranc de connivence avec Bérenger, après que celui-ci avait été l'objet de toutes les attaques de l'écolâtre du Bec, c'est d'une entière invraisemblance. Cette supposition ne pouvait se faire c^u'au loin. — Quant à l'opinion d'après laquelle Lan- franc serait parti à Rome emportant la lettre de Bérenger, elle ne nous paraît reposer que sur l'animosité de certains historiens contre Lanfranc. Cf. à ce sujet les opinions rapportées par Schnitzer, Berengar von Tours, p. 25 et ss.
1. Anselmi, Historia dedicationis Ecclesiœ S. Bemigii, dans iligne, P. L., t. CXLII, toi. 1437. — On trouve la tra^iuction de cette histoire dans Delaec, Un pape alsacien..., p. 174 et ss.
2. «...Putantibus multos me fovere ac favere quse a te dicerentur, vel gratia qua te diligerem, vel fide qua rêvera ita esse non dubitanter tene- rem. » — Lanfra^tc. De corpore... (P. L., t. CL, col. 413).
Les soupçons s'expliquent très bien pour des personnages peu au cou- rant de ce qui s'était passé en Normandie. On pouvait logiquement con- clure de la première phrase de la lettre de Bérenger à des rapports affec- tueux entre les deux écolâtres : ( Dissimulare non debui admonere dilec- tionem tuam. « D'autre part, les divergences d'opinion expriniées par Bérenger pouvaient très bien se comprendre comme la monition d'un maître essayant de ramener à lui un disciple indécis. En fait, ces soupçons n'étaient pas fondés, mais par contre lexir naissance dans l'esprit des évê- ques du sjmode est très plausible et très naturelle. — On voit que sur ce point nous ne partageons nullement l'axis de Df»larc [Un pape alsacien, p. 292-293) lorsqu'il écrit : ■ Bérenger nous paraît avoir raison contre Lanfranc, lorsqu'il dit que Lanfranc ne pouvait en aucune façon être soupçonné d'hérésie à cause de la lettre que lui, Bérenger, lui avait écrite. » n suffisait d'ignorer en quelles circonstances la lettre avait été envoyée pour se demander ce qu'elle pouvait signifier. Par contre, il faut recon- naître que Lanfranc fait sonner bien haut un triomphe très facUe, et l'on
BÉRENGER ". SON ACTION l33
La question fut soumise à l'assemblée des évêques. On lut la lettre en public, et l'on demanda des explications au prieur du Bec. Celui-ci, on le pense bien, n'eut aucune peine à se laver de tout reproche, et le concile reconnut la par- faite orthodoxie de ses doctrines.
Mais cette lettre, par son long pèlerinage à travers la France et l'Italie, eut pour résultat de remettre en question devant le concile l'hérésie bérengarienne. La doctrine en avait été exposée au concile de Reims ; elle n'était donc pas inconnue. D'ailleurs, le synode ne spécifia rien au point de vue dogmatique et théorique. Sans rien définir pour l'ins- tant, considérant simplement le trouble causé dans l'Eglise par la nouveauté de la doctrine, le danger qu'elle faisait courir aux âmes simples, sachant qu'il était de son rôle de déployer une résistance énergique à toute perversion de la foi, en même temps qu'une vigoureuse initiative en faveur de la réforme de l'Eglise entière, le synode excommunia Bérenger ^ Celui-ci, d'autre part, recevrait l'ordre de com- paraître au mois de septembre suivant, à un concile que le pape devait tenir à Verceil, et là sa doctrine serait étudiée et jugée.
L'initiative, prise par Bérenger, de lancer un défi à Lan- franc, lui apportait donc un résultat désastreux, et il lui eût fallu, en l'occurrence, accepter, avec humilité et obéissance, la sentence qui le frappait. Il n'en fut rien. Lorsqu'il apprit son excommunication, — peut-être par Richer, abbé de Saint-Julien de Tours ^, et par quelques autres membres du synode ^ — il ne put se résigner à l'humiliation, et, sui- vant en cela son tempérament de dialecticien, il essaya de
peut croire qu'il ne manqua pas l'occasion de faire voir le beau talent dont Bérenger le félicitait. De même, il est juste de reconnaître qu'objec- tivement, in se, Bérenger avait raison dans sa réfutation lorsqu'il décla- rait que rien dans sa lettre n'attribuait ses idées personnelles à Lanfranc. Mais il eût fallu, comme cela souvent serait utile, distinguer la thèse et l'hypothèse. — Cf. Schnitzer, op. cit., p. 27.
1 . ■< Promulgata est in te damnationis sententia, privans te communione Banctœ Ecclesiic, quam tu privare sancta ejus communione satagebas. i, Lanfr.vnc, De corpore... ibid.
2. Lettre de Bérenger à Ansfroi de Préau.c, dans Sudendorf, Berenga- riu8 T rem' •/ , p. 209.
3. " Quantum mihi, per eos qui concilio interfuerunt, innotuit. > — Békengkr, De sacra Cœna, p. 39.
l34 DURAND DE TROAR?î
discuter son propre cas. Si encore il l'avait fait avec calme ! Mais dès ce moment, la sentence que le concile a portée contre lui, a fait naître en son cœur contre Léon IX et Lanfranc un inextinguible ressentiment qu'il gardera toute sa vie ; et c'est trop souvent à la lueur trompeuse de ce ressentiment qu'il appréciera les événements et les hommes, qu'il les envisagera sous un angle faux, rétréci, et se mon- trera définitivement injuste à leur égard, même quand, au point de vue rationnel, il pourrait n'avoir pas tout à fait tort.
Voici par exemple comment, plus tard, quand il en con- nut le détail, il appréciait ce qui s'était passé à Rome. D'abord, disait-il à Lanfranc, « il fallait être insensé, — Nec sani ergo capitis fuit, — pour tirer de ma lettre quelque soupçon contre toi, puisque je te reprochais précisément ce que tous les autres, — c'est toi-même qui l'écris, — te félicitaient d'avoir fait ^ » La remarque, — le ton mis de côté, — était juste, mais en partie seulement : la chose était claire pour tout homme au courant des circonstances dans lesquelles avait été écrite la lettre, mais pouvait être obscure pour des évêques d'Italie qui se demanderaient si Lanfranc n'était point un partisan indécis de Bérenger, un ami qui désertait la cause de l'hérésiarque, et que celui-ci voulait reconquérir.
Ensuite le second grief sérieux était que le saint de Lan- franc, le « sacrilège Léon IX » avait porté la sentence de condamnation avec une précipitation extraordinaire, sans même entendre l'accusé, sans même faire d'information ou d'enquête juridique, ce qui était contre tout droit.
Le reproche du canoniste tombait à faux : La sentence avait été portée par le concile, et sur un point de notoriété publique, donc la citation de l'accusé et une enquête n'étaient pas absolument nécessaires -. Cela ne veut pas dire que l'assemblée ait jugé à l'aveugle. Tant s'en faut. Le fait
1. Békenger, De sacra Cœna, p. 36.
2. n y avait d'ailleiars des précédents. L'année précédente, à Reims, on avait exconimiinié, sans les entendre, les é\"cques qui avaient refusé de venir au concile, et n'avaient foiuni aucune excuse. D'ailleurs est-on obligé de citer les personnes pour condamner les doctrines ?
BÉRENGER : SON ACTION l35
que Bérenger enseignait des théories troublantes était attesté par des témoins, il était avoué implicitement par la lettre de l'hérésiarque, et déjà à Reims Léon IX avait pu se rendre compte des bruits qui couraient et de leur valeur. Les éléments d'information ne faisaient pas défaut. D'autre part le concile ne prit qu'une mesure disciplinaire qui, en somme était assez douce, puisque, cinq mois après, Bérenger avait toute liberté de s'expliquer devant un nou- veau concile. On cherchait avant tout à pacifier l'opinion, en supprimant la cause des discussions. Le concile n'avait, en définitive, rien fait de blâmable, et Bérenger ne semble pas un instant faire entrer en ligne de compte quelque motif d'intérêt général, ce qui pourtant eût été une des premières raisons à considérer pour apprécier sainement les décisions portées contre lui.
L'I érôhiarque ne se borna point à discuter son cas. Il se considéra comme une victime, tenta de faire adopter cette idée par ses amis, et, tout en continuant à démontrer qu'il n'était pas hérétique, il essaya de discréditer ses juges.
Cette tactique ne devait pas lui être moins funeste que son défi à Lanfranc.
Livré à ses seules forces, Bérenger se rendait compte qu'il serait incapable de tenir contre l'unanimité qui se dresserait contre lui, dès que l'Eglise interviendrait de nouveau. Il essaya donc de se ménager des alliances et des appuis, tant dans le clergé que parmi les seigneurs. Depuis longtemps il était assuré des sympathies d'Eusèbe Brunon et du comte d'Anjou S mais il avait mieux à conquérir. Le
1 . Voir la lettre d'Eusèbe Brtmon à l'archevêque de Tours, dans SuDENDORF, Berengarius Turonensis, p. 202. 204. — Cette lettre montre en plus quels sentiments nourrissaient quelques évêques pour le Pape Léon IX, dont l'énergie se faisait sentir partout pour réprimer les abus : « Nune Domini Papa», disait Eusèbe Brvmon. posteriora prioribus priora expertus, quid vult faciam ? Quo pxitat me vertam ? Putat nescium me habere Pontifioem Magnum, Ihesum. justum. sub quo et in quo omnia, supra quem et extra quem nihil ei debeam ? Putat me latere non esse servum maiorem domino suo ? Unde nec inoertum habere quecunque mihi per Clu-istum licent, si Cliristi servus est, nulle pacto per ipsuni omnino non licere ? Putat me usque adeo cecum ut non vidoam obedien- tiam non esse in liis que Domini non siuit, etiam angelo de cœlis adquies- cere, indeque eum qui prophétie contra preceptum adquieverat divinum, Leonis morsus nihilominus incurrisse ? "
i36
DUHA.XD DE TROARN
jeune duc de Normandie, Guillaume était puissant ; il avait des difficultés avec Rome, ce serait un allié précieux et facile à gagner. Le roi de France, lui aussi était puissant, et l'année précédente, il s'était déjà laissé persuader, lors du concile de Reims, que Léon IX empiétait sur les droits royaux ^, De ce côté-là quelque espoir était aussi permis. De plus il désirait trouver dans le clergé des auxiliaires et des défenseurs pour agir prés du pouvoir temporel et sur l'opinion. C'est ce but que nous le verrons poursuivre, dans les mois qui séparent le synode de Rome du concile de Verceil. Pendant ce temps également, l'hérésiarque est en proie à l'indécision. A lire les distinctions qu'il apporte pour bien expliquer la portée de ses actes, on constate qu'il s'est indubitablement posé la question de savoir s'il se soumet- trait au Pape, ou s'il ne s'y soumettrait pas, s'il se rendrait à \'erceil, selon l'ordre reçu, ou s'il ne s'y rendrait point. Parmi ses amis, un certain nombre, — des ecclésiastiques même, — le dissuadaient d'obéir : Le pape avait commis un abus de pouvoir : Nullus extra yrovinciam ad iudicium cogendus est, disaient-ils. C'est un axiome juridique. Par conséquent, si Ton doit traduire Bérenger à un tribunal, que ce soit à Tours ^ Il eût été facile certes, avec ce prin- cipe poussé ainsi à l'extrême, d'aboutir à des conséquences dangereuses pour la suprématie du concile et de l'autorité pontificale ^. Mais à cette époque cette suprématie était, en fait, bien tombée aux yeux de plus d'un clerc, ou même d'un évêque. Aussi l'écolâtre admettait l'abus de pouvoir, et déniait à Léon IX le droit de le citer à Verceil. Pourtant, — et c'est là qu'on sent, malgré tout, dans cet ondoyant
1. Anselmi, T.istoria dedicationis Ecclesiœ S. Eemigii, dans Migne, P. L., t. CXLII, col. 1422-1423. (Traduction dans Delakc, op. cit., p. 179 et ss.)
2. (' Pervenerat enim ad me, prsecepisse Leonem illuni, ut ego Vercel- lensi illi conventui, in quo tamen nullam papse debebani obedientiam, non deessem. Dissuaserant secundum ecclesiastica iura secundum quae nullus extra provinciam ad iudiciiim ire cogendus est, personte ecclesiasticae, dissua-serant amici. ,• — Bébenger, De sacra cœna, p. 41.
3. Cette thèse de Bérenger n'était pas celle de l'Eglise, pour qui le Pape a toujours été le magistrat suprême. On peut voir à ce sujet tout par- ticulièrement les canons du concL'e de Sardique Bruits, Canones apoa- tolorum et conciliorum, t. I, p. 8S et ss. Consulter surtout canons III, IV, VII.
BÉRENGER ! SON ACTION 187
caractère, un fond de conscience chrétienne, — il n'ose être purement logique, et refuser l'obéissance. Il sait que, quoi qu'il en ait, le Pape est le chef de l'Eglise. Aussi il se rendra à Verçeil. Mais il ne peut s'avouer soumis à Léon IX, il ira donc, non point pour obéir à une tyrannie, mais par respect et déférence pour le Pontificat Romain — Bérenger ne dit pas : pour le pontife romain, — au concile de Ver- çeil \
Les tergiversations semblent avoir duré assez longtemps. Ce n'est en somme qu'au dernier moment, à l'instant où il lui fallait définitivement se soumettre ou passer à la révolte déclarée, qu'il se résolut à tenter de nouveau la fortune, et à mettre, en suivant la pente naturelle de son tempéra- ment, son plan à exécution.
C'est du côté de la Normandie qu'il dirigea ses efforts. Le premier personnage qu'il sollicita fut un ami de Durand de Troarn, un de ses anciens confrères de Saint-Wandrille, Ansfroi, devenu, par la protection de Gradulphe, abbé de Saint-Pierre de Préaux.
Durand lui-même, mis, peu de temps après, au courant de ces démarches par son ami -, nous a conservé le souvenir de cette entrevue. Bérenger reçut un bon accueil au monas- tère ^, ce qui tend à prouver qu'on ne le regardait point comme un hérétique invétéré, et qu'on usait de charité et de douceur à son égard. Mais bientôt, des conversations s'échangèrent entre l'écolâtre et l'abbé, sur les questions eucharistiques •*. Ansfroi, esprit pondéré et réfléchi, loin de se laisser convaincre, cribla de questions le dialecti- cien ^. Lui-même semble avoir connu l'art des distinctions.
1. « Ego ob reverentiam pontificatus Romani miilto Romani iterl abore susceperam. » — De sacra cœna, p. 41-42.
2. '( Quod ipse quoque, eodem abbate, Ansfredo nomine, referente, diun apud me super tanta impietate valde quereretur,non multo post agnovi. Durand de Troarn, De corpore et sanguine Christi, Pars IX.
3. Honeste satis exceptus fuerat.
4. Cf. Lettre de Bérenger à Ansfroi, dans Sudendorf, Berengarius Turonensis, p. 208.
5. Durand, op. cit. « In multis subtiliter ab eodem abbate pertenta- tus. » Bérenger dans sa lettre reconnaît aussi la subtilité « subtilitas tua » de son adversaire.
l38 DURAND DE TROARN
La discussion fut subtile, mais, ajoute Durand, la subtilité des réponses de Bérenger était perfide. Ansfroi garda une impression fâcheuse des opinions qu'il entendit exprimer, et elles lui semblèrent remplies d'impiété.
De Préaux, Bérenger se rendit près du duc de Norman- die. Comment s'opéra ce rapprochement ? Fut-il voulu par Bérenger, ou fut-il le fait des circonstances ? Il y a lieu de croire que cette entrevue était à l'état de désir, sinon de projet dans l'esprit du clerc angevin ; mais les circonstances le servirent à propos. Durand nous rapporte que l'écolâtre « se rendit en toute hâte » — festinus adiit, — près de Guil- laume. Puis il insiste sur ce point qu'il dut rester aux côtés du duc, jusqu'au retour de ce dernier au siège de sa cour à l'intérieur des terres, c'est-à-dire à Brionne \ Nous n'avons point vu d'historiens mettre en valeur ce détail ; il semble pourtant jeter un éclaircissement sur la façon dont s'opéra le rapprochement du duc et du scolastique : Guillaumedut sans doute passer aux environs de Préaux pendant le séjour qu'y fit Bérenger. A cette nouvelle, ce dernier se précipite à sa rencontre, et sa hâte s'explique. Il est bien probable, malgré les louanges que lui décerne Durand, que le duc se reconnut incapable de juger les doctrines que l'écolâtre lui exposa. Mais il fit preuve de sagesse en ajour- nant sa réponse. Il garda près de lui Bérenger, puis ensem- ble ils vinrent à Brionne, où Guillaume tenait sa cour depuis quelque temps. Aussitôt un ordre fut envoyé à tous les clercs, et à tous les moines qui étaient renommés pour leurs connaissances philosophiques, A une date fixée, tous de- vraient se rendre près du prince, et là Bérenger, dans une controverse, discuterait ses doctrines. Les monastères étaient nombreux dans les environs. Un grand nombre d'ecclésiastiques vint au rendez-vous, même au prix d'un
1. « Northmaimorum principem festinus adiit, quem sua quoque irretire perfidia subtiliter attentavit. Verum ille, licet aetate adolescentiae necdum excederet aiinos, tamen ilhrm quia catholicœ fidei merito praedi- tus erat et gratia, oallide susjjendit, secumqiie quoad regni sui mediter- raneam deveniret sedem, Briotnam vocabulo, detinuit, ubi luidique eoactis catholicis ac sapientibus viris, super cadem re disponebat con- flictum haberi. » Ibid.
BÉRENGER : SON ACTION ïSg
long voyage ^ Le jour de leur arrivée le point du débat fut fixé, et dès le lendemain la discussion aurait lieu.
Bérenger, pour se défendre contre toute cette foule de maîtres et d'écolâtres, était-il seul, ou simplement accom- pagné d'un clerc éloquent qu'il avait amené avec lui, ou bien pouvait-il compter sur des partisans, parmi les nou- veaux venus ? Durand nous dit que l'hérésie avait des adeptes en Normandie, mais il est probable que la présence du duc, et la tournure que prit l'événement les incitèrent à la prudence. Ils se turent.
Au nombre de ses adversaires, croyons-nous, se trouvait Lanfranc * qui, après le concile de Rome s'était hâté de faire
1. Cumque multi ex tota Northmannia sapientes, qui plurimi et clari habebantur convenissent...
2. Cette présence de Lanfranc n'est pas ordinairement admise par les historiens. Elle nous a cependant paru probable et voici pourquoi : Les historiens allemands, quand ils ont voulu déterminer l'ordre de succes- sion des événements, durant les armées 1050-1051, se sont heurtés à des textes plus ou moins contradictoires. D'où « diversi diversa dixere ». Schnitzer (Berengar von Tours, p. 33, 34) dans ime longue note dorme une liste de ces auteurs, qu'il classe en deux catégories. Les uns suivent l'ordre suivant : Concile de Rome, voyaqe de Bérenger à Préaux, discussion de Brionne, voyage à Chartres, concile de Verceil, concile de Paris. Autre- ment dit, ils suivent Durand de Troam. Les autres adoptent un ordre différent : Après le concile de Rome, Bérenger vient à Préaux, passe une première fois à Brioime, se rend à Chartres. Le concile de Verceil a lieu au mois de septembre. Puis Bérenger récrit aux Chartrains, revient ime seconde fois à Brionne, et c'est alors cju'a lieu la discussion devant Guil- latune. Le concile de Paris ne se réunit qu'à la fin de 1051.
La cause de ces divergences vient imiquement de la contradiction appa- rente de deux témoignages. Bérenger (De sacra coena, p. 38) mentionne la présence de Lanfranc à Brionne : • Sicut, apud Brionnum, ubi aderas tu, narrasti quibusdam ». — Lanfranc au contraire, dit-on, parlant du concile de Verceil, affirme cju'il est resté près du Pape depuis le concile de Rome jusqu'à celui de Verceil : « Ego vero, prascepto et precibus praefati pontificis (Leonis IX) usque ad ipsam svTiodum secLim remansi ». (De corpore, col 413). D'où il ne pouvait être à Brioime. Les deux témoins sont des témoins oculaires, et donc bien renseignés. Rien ne dit qu'ils aient voulu tromper. Conclusion nécessaire : Il faut essayer de concilier les textes, et l'on suppose des faits, et l'on change des dates.
Nous ne résumons point les arguments des uns et des autres. On les trouvera dans Schnitzer (loc. cit.) ou dans Sudendorf (Bereng. Turon. p. 29 et ss. ) Qu'il nous suffi.se de dire qu'ils ne nous ont nullement paru probants, et qu'un examen attentif des textes nous incline à une solution différente.
Nous avons deux sources : Durand de Troam, et Bérenger (dans la lettre à Ansfroi de Préaux) qui concordent dans cette succession d'évé- nements. Visite à Préaux, voyage à Chartres, lettre aux Chartrains. D'après Durand (rectifié quant à la date de 1053) et Bérenger, ces événe- ments se rapportent à 1050, et précèdent le concile de Verceil. Il nous
l4o DURAND DE TROABX
un voyage au Bec pour annoncer son triomphe, et la con- damnation de son antagoniste. Il vint, il raconta que le livre de Scot avait été condamné par Léon IX parce qu'il
semble qu'aucime critique n'apporte rien de sérieux contre cette succes- sion de faits, et qu'aucune critique n'établit que les faits visés ne sont pas exactement les mêmes dans les deux sources.
Pour Brionne. dont la lettre à Ascelin ne parle pas, reste une difficulté à cause de la contradiction que nous avons ci-dessus signalée.
Comme, d'après nous, Lanfranc avait accompagné le Pape, depuis le concile de Reims de 1049, et ne le quitta définitivement qu'après le concile de Verceil (septembre 1050) il peut considérer cette année presque com- plète comme « son séjour » auprès du pape, sans qu'une absence de quel- ques semaines nécessite qu'il déclare y avoir séjourné deux fois. Cette hj^othèse serait plus invraisem1)lable si Lanfranc n'était demeuré que cinq mois à la cour pontificale ; d'après nos positions, eUe ne l'est pas.
2"^ Lorsque Lanfranc dit à Bérenger : « Ad quani (sj-nodum Vercel- le sem) vocatus non venisti, ego vero prsecepto et precibus praefati pon- tificis usque ad ipsam sj-nodum secum remansi. )- cette phra.?e, écrite, il ne faut pas l'oublier, oratorio modo, signifie avant tout dans son contexte: Toi, Bérenger, tu n'es pas venu au concile, moi, j'y étais. Par conséquent je puis parler de ce qui s'y est passé, tu ne me contrediras point. — Les deux idées accessoires qui s'opposent : <■ Vocatus », et n ego vero prae- cepto et precibus prœfati pontificLs u, veulent marquer que Bérenger n'avait pas ohiéi, tandis que Lanfranc est resté au concile uniquement par obéissance. Voilà ce qu'a voulu dire Lanfranc. Il n'a pas voulu établir une relation de temps entre le concile de Rome et celui de Verceil. S'il emploie le terme : « remansi. je suis resté, demeuré près du pape ■, c'est par allu- sion à son séjour à la cour papale, séjour prolongé qui n'exclut peis une absence. C'est en quelque sorte conune s'il disait : je suLs resté membre de la cour pontificale jusqu'à ce moment-là, en insistant sur le terme final et non sur la présence continuelle. — Et en réalité, qu'on lise le récit des voyages incessants du Pape durant les mois d'été de l'année 1050 (Delarc, op. cit., p. 29.3 et ss.) on verra c^u'ils pouvaient permettre à Lanfranc de s'absenter de Rome, s'il ne fit pas lui aussi ces voyages, comme on remar- quera qu'il n'y a janaais fait aucune allusion, s'il y prit part.
3" A l'inverse de Lanfranc, Bérenger dans son style est, au point de vue historique, d'une précision remarquable. Il est l'homme pointilleux, pour qui chaque détail est prétexte à discussion. Il est donc urgent de bien voir ce qu'il affirme : Voici ce qu'il répond à Lanfranc : 'De lohanne autem, cur conscissus fuisset, te ipsuni quibusdam narrantem causam conscissionis audivi ; quia in quodam scripti sui loco posuisset, ea, quae in altari consecrantur, esse figuram, signum pignus corporis et sanguinis Domini Qua ex causa, si rêvera, sicut apud Brionnum ubi aderas tu, narrasii quibusdam. a Leone papa dampnatus est — loh. S., dampnan- dus rêvera fuit Augustinus, Ambrosius, Hier o minus... » Et plus loin il ajoute : » Tempore, quo teVercellis affuisse scripsisti... » Dans ce passage Bérenger discute les affirmations de Lanfranc sur le concile de Rome ; et pour le réfuter il s'appuie sur des paroles de son adversaire. L'ne pre- mière fois, il déclare qu'il l'a entendu, rnie seconde fois il tient à préciser le lieu : l'on ne peut croire qu'il s'agisse de deux conversations différentes, comme l'a compris Schnitzer. Mais l'insistance qu'il met à désigner le lieu, Brionne, à indiquer fortement que le prievu- du Bec y était bien, n'équivaudrait-elle pas à dire : « Comme tu l'as déclaré à Brionne, où tu étais bel et bien, quoi que tu en di.=es... »
BÉUENGEU : SON ACTION l4l
enseignait que ce qui est consacré sur l'autel était l'image, la ressemblance et le gage du corps et du sang de Notre- Seigneur. Ce à quoi sans doute Bérenger répondait ce qu'il a toujours répondu : « Si c'est là le motif de la condamnation de Scot, je ne vois pas pourquoi l'on ne condamne pas avec lui saint Augustin, saint Ambroise et saint Jérôme, qui dans leurs écrits emploient les mêmes expressions et les commentent. » Alors commençait un duel interminable sur le sens à donner aux expressions de ces Pères, et sur les commentaires qu'ils en avaient faits. Soit dans les conversa- tions, soit dans la réunion solennelle qui eut lieu, il apparut que les opinions de Bérenger étaient inadmissibles, et vaincu par les arguments adverses des Normands, l'archi- diacre d'Angers fut réduit au silence.
Peut-être, au sortir de cette controverse, fit-il un léger détour pour regagner Préaux. Là il cacha sa confusion prés de son ami Ansfroi qui, sans partager ses idées, le recevait avec bienveillance. Ils conversèrent encore, dans la chambre de l'abbé, dans l'intimité. Celui-ci lui conseilla de s'appli- quer davantage à l'étude des textes évangéliques et des écrits des apôtres, et, bien que Bérenger s'avouât surpris, stupéfait de s'entendre donner cet avis, il promit de le mettre en pratique. De plus, s'il faut l'en croire, à son dé- part de l'abbaye de Saint-Pierre-de-Préaux, il était résolu
Qu'on remarque que ces quelques mots de Lanfranc : « Ego praecepto ac precibus praefati pontificis usque ad ipsam sinodum secum remansi » sont les sexils de ce passage du De corpore sur lesquels Bérenger ne glose pas ; qu'on remarque la façon significative dont il dit : « tempore quo te Vercellia affuisse scripsisti,» alors qu'il aurait dû dire que Lanfranc était avec le pape, et il semble bien que Bérenger s'est donné le malin plaisir de rectifier Lanfranc, sm* un point que celui-ci ne signalait peut-être pas sans un grain de vanité.
Or les textes ainsi compris, toute contradiction a disparu, et l'on peut suivre l'ordre indiqué par Durand.
Quant au silence gardé par Ascelin sur le colloque de Brionne, il pour- rait s'expliquer ainsi. Après le colloque, Bérenger, sous le coup de son échec, serait repassé par Préaux (la distance de Brionne à Préaux pou- vait se franchir en quelques heures). C'est à ce nioment que Ansfroi lui aurait donné des conseils amicaux auxquels le scolastique fait allusion dans la lettre qu'il lui adressa de sa prison. Durand nen parle pas, mais comme son récit porte sur les manifestations et confusions de l'hérésie, il n'avait pas à parler de ce petit incident. — De Crozals, Lanfranc, p. 96, place la venue à Brionne après le premier concile de Tours. Nous n'en voyons pas les raisons.
1^2 dura:nd de troarn
à garder le silence, et à ne soulever aucune discussion, jus- qu'à ce que le concile de Verceil, auquel il était décidé à se rendre, eût prononcé une décision.
La réunion de Brionne et les démarches amicales d'Ans- froi n'avaient donc point été sans résultat près de l'écolâtre. A ce moment, ses convictions n'étaient pas encore telle- ment fortes qu'il n'eût été possible de l'amener à la réflexion et au calme. Mais les tentations allaient venir, et Bérenger n'allait pas avoir le courage de garder la promesse faite à Ansfroi.
De Préaux, le scolastique vint à Chartres ^ Le peu de temps qu'il s'était arrêté près de son ami, avait permis aux Chartrains d'être renseignés sur l'issue du débat, car la convocation du duc envoyée de toutes parts, et le grand nombre d'ecclésiastiques venus à son appel avaient excité l'opinion et la tenai?nt en suspens ^ L'arrivée de l'écolâtre fut donc un événement pour l'école de Chartres. Déjà plus d'une fois, entre eux, les Chartrains avaient discuté les théories bérengariennes, mais ils ne les avaient point dans l'ensemble adoptées, et la lettre de Bérenger à Ansfroi lais- serait bien entendre que l'enseignement de l'école de Chartres était entièrement opposé au sien ; pour elle l'éco- lâtre avait un rude et injustifié dédain ^ ; il faisait un grief à l'abbé de Préaux d'être allé à Chartres, pour exposer à « ces aveugles » les idées traditionnelles de cette école. A peine avait-il de l'estime pour quelques maîtres plus émi- nents. La situation était donc tendue ; et un conflit était à prévoir. De part et d'autre on ne sut pas l'éviter.
Le prévôt de l'église de Chartres, Guillaume S esprit
1. Ainsi se trouvent très naturellement expliqués les mots : « Inde veniens Carnotum », de la lettre de Bérenger à Ansfroi.
2. « Audita quippe jam longe lateque acta res fuerat, » dit Durand.
3. « Cum novissem homines, vix aliquem habebam inter illos, hoc non indignum auditu. » — Lettre de Bérenger à Ansfroi, Sxjdendorf, p. 209.
4. Sur ce personnage, voir IM. Clerval, Ecoles de Chartres, p. 65-66. A la suite de notre vénéré professeur, nous n'éprouvons aucune hésitation à faire de Guilla\.une, d'Ascelin, d'Arnoul, dont les noms figurent dans les lettres de Bérenger, des clercs chartrains, bien qu'un certain nombre d'auteurs anciens fassent d'.Ascelin un moine du Bec (Rtvet, Histoire littéraire de la Fr., t. VIII, p. 205,) ou de Saint-Evroul (Dctpin, Biblio-
BÉRENGER : SON ACTION l43
ardent et belliqueux, semble avoir voulu mettre le comble à l'échec de Bérenger. Accompagné d'Arnoul, d'Ascelin et d'un certain nombre d'écoliers, il provoqua le scolastique. Celui-ci ne répondit presque rien, il est vrai, mais excité par les attaques, il ne sut point garder le silence. Pressé par des citations de Jean Scot, il dut avouer qu'il ne l'avait pas lu en entier, et que les textes qu'on lui opposait étaient réellement d'une orthodoxie douteuse. Ascelin en particu- lier cita le commentaire que Scot avait fait de la prière de saint Grégoire : Perficiant in nohis... Specie, disait Scot, geruntiir ista, no7i veritate. Etait-ce assez net ? Scot ne niait- il pas la réalité de la présence du Christ dans le sacrement de l'autel ? Bérenger n'osa point le nier.
Arnoul, le chantre célèbre, soutint devant lui les thèses qu'auparavant Ansfroi était venu développer devant l'école ch- rtraine et termina par cette apostrophe à l'adresse du novateur : « Permets-nous au moins de conformer notre vie aux enseignements que nous avons reçus K »
Bérenger se rejeta sur ses résolutions, déclara qu'il vou- lait éviter toute discussion avant que le concile des évêques se fût prononcé. Sans doute le fit-il avec loyauté et sincé- rité 2. Mais ses adversaires, étrangers à ses entrevues avec Ansfroi, ne virent là qu'un faux-fuyant, interprétèrent son
thèque des auteurs ecclésiastiques ; Noël Alexandee, Histoir. ecclésiast. t. VI, p. 668.) et de Guillaume un moine dn Bec, ou l'abbé de Cormeilles. Si certains auteiirs récents (Httrter, Nomenclator literarius, t. I, col. 1050. — M. SLusTGEXOT, Dictionnaire de théol. cathol., article Ascelin) suivent encore ces historiens, c'est qu'ils font abstraction des nombreuses sources diplomatiques dont M. Clerval a pris et donné connaissance. Du reste l'hypothèse de moines normands venant à Chartres au lendemain d'une victoire qu'ils pouvaient croire définitive est bien moins plausible qu'une discussion soulevée dans cette ville par les Chartrains eux-mêmes, à l'occasion du passage de Bérenger.
D'autre part, on dit d'Ascelin, qu'il serait né à Poitiers. Pour l'affirmer on se base sur la lettre de Bérenger à Richard (Cf. D'Achéry, Spicile- gium, t. III, p. 400, éd. 1723) où on lit ces mots : « Propter Ascelinum dico... sicut quidam compatriota illius,qui apud Pictavum in ter discutien- tes eamdem... sententiam, hanc conjecturana non est confusus inferre. » L'expression apud Pictavum se rapporte à discutientes. De ce qu'un com- patriote d'Ascelin discute à Poitiers, il ne s'ensuit pas qu'il soit né à Poi- tiers.
1. Lettre d'Ascelin à Bérenger, Hardouin. Concilia, VI, I020-102I. — Lettre de Bérenger à Ascelin, ibid., col. 1019-1020.
2. Lettre de Bérenger à Ansfroi, Sudendorf, op. cit., p. 208-210. — Lettre de Bérenger à Ascelin.
l44 DURAND DE TROAUX
silence comme un aveu, et proclamèrent bruyamment le triomphe de leur cause.
Ce fut avec une aigreur encore plus vive et une tristesse plus intense que Bérenger quitta Chartres, et s'achemina vers Paris. 11 avait décidé de voir, avant son départ pour Verceil, le roi de France, abbé de l'Eglise dont il était le clerc S pour lui demander, disait-il, les moyens de voyager avec plus de sécurité -. Cette soumission exemplaire au roi Henri, opposée à l'indépendance qu'il témoigne vis-à-vis du Souverain Pontife, laisse bien supposer quelque vue intéressée. Etait-ce seulement un sauf-conduit que Béren- ger allait solliciter ? Ne serait-ce point aussi l'appui moral du monarque ? C'était ce sentiment qui avait guidé les démarches de l'écolâtre à la cour du duc de Normandie, dont l'autorité déjà était bien plus affermie, bien plus res- plendissante que celle des autres princes de France. Déçu de ce côté, il se rejetait vers le roi, près de qui il comptait des amis.
L'événement fut loin de répondre à ses espérances. Au lieu d'accueillir sa requête, Henri I^^ le livra à un de ses jeunes courtisans pour être incarcéré, dans le but de lui extorquer de l'argent ^. Une fois de plus les circonstances triomphaient de Bérenger, et l'entente pacificatrice qui eût pu mettre fin aux épreuves des consciences chrétiennes était reportée à un avenir plus lointain. A cette nouvelle la joie des uns augmenta l'affliction des autres. A Tours notam- ment le clergé s'indigna, et il délégua un des chanoines de cette église de Saint-Martin à laquelle appartenait le clerc prisonnier, pour protester près du Pape, et le faire inter- venir en faveur du détenu *. Ce jeune chanoine, ancien écolier de Liège et disciple de l'illustre évêque Gézon, allait
1. Sur les rois chanoines laïques, cf. Thouassix, Ano. et nouv. diacipl. de VEglise, 1. III, chap. 64, 4.
2. De sacra Cœna, p. 41, 42.
3. Ihid., p. 47. Les motifs de cette conduite nous échappent, mais pré- tendre avec Gfrôrer, Papst Gregorius VII und sein Zeitalter, Schaffouse 1861, t. VI, p. 55, que c'était une comédie inventée par le roi, de conni- vence avec l'hérésiarque pour le soustraire au concile, est une hjnpothèse démentie par les textes. Voir des raisons possibles dans Delabc, op. cit., p. 319.
4. De sacra Oœna, p. 47.
BÉRENGER : SON ACTION l45
arriver près du Souverain Pontife, au moment où Béren- ger aurait dû y parvenir, c'est-à-dire pour le concile de Verceil.
Les évêques italiens ^ étaient venus nombreux à Verceil. Après un anathème porté par le Pape contre Onfroi arche- vêque de Ravenne, on s'occupa de l'hérésie eucharistique. Le livre attribué à Jean Scot, dans lequel Bérenger puisait sa doctrine, avait été apporté. On en lut des passages S et chacun des assistants fut invité à donner son avis. Lanfranc ne fut pas un des moins sévères, et il déclara qu'on devait condamner la doctrine de Scot et brûler son livre après l'avoir mis en pièces. Un incident marqua les débats du concile. Le Pape venait d'interroger un évêque. Celui-ci déclara sans hésitation que Bérenger était hérétique. A ce mot, le chanoine de Saint-Martin-de-Tours qui avait été envoyé par le chapitre, ayant cru comprendre le mot, ne put retenir un cri d'indignation. Dans un mouvement de colère, oubliant qu'il s'adressait au Pape lui-même, il s'écria : « Par le Dieu tout-puissant, tu n'es qu'un men- teur ! )) Aussitôt le Pape le fit saisir, non pas toutefois pour le punir de son intervention, mais pour le soustraire aux représailles de la foule ^. Un autre chanoine de Pavie, Etienne, à la vue du livre que l'on déchirait en lambeaux déclara avec véhémence que si l'on n'y mettait ni plus de soin, ni plus de pondération, on pourrait sur-le-champ lacérer n'importe quel ouvrage de saint Augustin. Etienne eut le même sort que l'interrupteur précédent ^ Dans ces interventions, les adversaires de Bérenger trouvèrent pré-
1. « Quanquara falsissinie scripseris : de diversis mundi partibus, cum de ejusdem regionis et linguae ad Vercellicum tunmltum illum convene- rint. » Ibid. p. 44.
2. Bérenger assure même qu'un seul passage aurait été lu : o Audieram,.. nxilla librum illum alia diligentia dampnatum quam ut semel locus qui- dam illius audiretur et ita dampnaretur. » (p. 43.) Cela n'aurait rien d'im- possible. D'après ce que nous croyons être la vérité, la discassion portait sur le livre de Ratramne, et autant qii'on en peut juger, sur un passage très caractéristique ; celui qui fut critiqué à Chartres par .\scelin, et dont on trouve un manuscrit lacéré à Avranches. Il e.st vraisemblable qu'on aurait lu simplement ce passage, dautant plus que la lecture du De cor pore de Ratramne eût été trop longue.
3. Bérenger, De sacra cœna, p. 47.
4. Ibid.
IIEURTEVENT. — DURAND DETROARX. 10
l46 DURAND DE TROARîi
texte à affirmer que l'écolâtre avait envoyé deux clercs à Verceil, pour soutenir sa cause devant le concile \ Mais la netteté, la précision et l'abondance des détails fournis par l'accusé lui-même ne laissent pas de doute sur l'exactitude des faits qu'il rapporte, et, au point de vue historique, son témoignage l'emporte sur celui de Lanfranc.
Pendant qu'en Italie la doctrine bérengarienne se voyait une fois encore rejetée par l'Eglise, Bérenger, dans sa prison, assez douce, semble-t-il, s'efforçait, dans le calme, de l'approfondir et de la préciser. Eloigné des hommes et des luttes qui, chaque jour depuis quelques mois, avaient meurtri son âme, il se mit à songer aux événements qui venaient de s'écouler. Le souvenir d'Ansfroi le poursuivait, souvenir affectueux à cause des conseils qu'il en avait reçus, mais aussi souvenir aigri par quelque rancune à cause de la documentation que celui-ci avait fournie aux Chartrains. Il lui écrivit donc une lettre pour lui confier ses sentiments ^. Il invoquait leurs entretiens dans la chambre de Préaux, les résolutions qu'il avait prises à l'instigation de l'abbé, son arrivée à Chartres, ce qu'il y avait souffert, et combien le nom et l'autorité d'Ansfroi, dont se réclamait Arnoul, lui avaient été pénibles et cruels. Puis il racontait son em- prisonnement « voulu par la Pro\àdence », et son état d'âme dans sa capti\àté : « Je vivais au milieu de mes pen- sées ; et j'éprouvais un vif serrement de cœur au souve- nir de ce que tu m'avais dit, ou de ce que les Chartrains m'avaient dit de toi. Je savais également que tu avais mis devant cet aveugle, qui t'a rapporté, chose importante à publier, ce qui s'est passé au concile de Rome, — l'abbé de Saint-Julien, pour le nommer ', — une grande pierre d'achoppement. Devant lui, tu avais caché, tu n'avais pas
1. Lanfranc. De corpore et sanguine Domini, P. L., t. CL, col. 413. — Voir aussi Bernold de Constance, De Beringerii hœresiarchœ damna- tione multiplici, P. L., t. CXLVIII, col. 1453 ss. (ou Hardouin, Concilia, t. VI.l'' Pars, p. 1013.) Cet auteur dépend certainement de Lanfranc.
2. Cette lettre a été éditée par Sudendorf, Berengarius Turonensis. p. 208 et ss. Voir dans le même ouvrage les remarques sur cette lettre, p. 103-115.
3. Richer. — Sur ce personnage, cf. Gallia Chriatiana, XIV, 242-243.
UÉRENGER : SON ACTION lli'J
osé proclamer la vérité de l'Evangile. Aussi ai-je demandé un texte de saint Jean : Tout ce qui se rapportait à notre question, je l'ai cherché, je l'ai lu et relu à maintes reprises, avec toute l'application et l'attention dont j'étais capable. Le sens m'est apparu si net que j'ai pensé qu'il fallait être de la dernière inintelligence pour détourner d'une lumière si vive les yeux d'un esprit quelconque, ou pour ne pas voir clair avec un tel flambeau. M'était-il possible dès lors, m'était-il permis surtout, de ne pas te dire combien je crai- gnais pour toi, mon Père, cette condamnation de l'Evan- gile : « Malheur ! Malheur à vous, qui avez pris la clef de la » science, qui n'avez point pénétré dans son sanctuaire, et » qui n'y laissez point entrer les autres ! » Pour nous, en effet, à qui l'absence de dignités et d'une vie pleine de méri- tes ne donne aucune autorité, quand même nos affirmations seraient sublimes, divines, si notre doctrine n'est pas sou- tenue par votre autorité, à vous que l'on voit occuper les hautes situations, toutes nos paroles ne sont-elles pas que néant ?
» Et puis, qu'as-tu fait de cette menace du Seigneur : « Celui qui rougira de moi et de mes discours, je rougirai » de lui ? » Je le demande au Seigneur Jésus au nom de sa mansuétude, qu'il fasse que je ne dise pas cela pour ta réprobation. Car si, à propos des écrits évangéliques, ou des écrits apostoliques, rien autre ne peut être affirmé avec certitude que ce qui est d'une évidence invincible ; si, indu- bitablement, mon sentiment est partagé par tous ceux dont l'autorité a donné à l'Eglise universelle sa grande valeur et sa supériorité, par les plus illustres et les plus sûrs scruta- teurs et commentateurs des Ecritures canoniques, qui l'ont exprimé sans aucune ambiguité, — qui l'ont exposé plus clair que le jour, qui l'ont traité avec une longue persévé- rance, non pas à de rares endroits, mais pour ainsi dire à chaque pas dans la plupart de leurs pages, — quel avantage ton christianisme trouve-t-il à désavouer leur pensée, à poser une pierre d'achoppement devant des aveugles ? Quel avantage trouve-t-il à rougir, je ne dis pas seulement des assertions de l'Evangile et des Apôtres, mais aussi des
I 'l8 DURAND DE TROARN
affirmations bien authentiques des meilleurs auteurs scripturaires Ambroise, Augustin, Jérôme ? Voilà. »
Cette lettre nous révèle un Bérenger convaincu qu'il est dans le vrai, qui commence à suspecter la bonne foi de ses adversaires, mais ne nous dit rien de sa doctrine. Par contre elle montre toute l'amertume laissée au fond de son cœur par son aventure de Chartres. Cette amertume devait d'ailleurs éclater dans d'autres documents, et donner nais- sance à de nouveaux et graves conflits. Le prisonnier s'adressa à l'un de ceux pour qui il avait de l'estime, à Ascelin. Dans une lettre assez affectueuse \ il s'efîorça de détruire l'impression fâcheuse qu'avait dû causer sa discus- sion avec les écoliers chartrains. Il racontait sa détermina- tion d'aller expliquer son opinion devant le concile, et, en attendant, de ne discuter avec personne. Ainsi s'expliquait son silence. Puis il s'en prenait au prévôt Guillaume qui avait déclaré, que tout homme doit à la Pâque s'approcher de la table du Seigneur. « Mais j'ai appris, disait-il, que Guillaume colporte avec vanité que j'ai été obligé de décla- rer Jean Scot hérétique. C'est faux, tu m'en es témoin... J'ai dit que je n'avais pas vu tout ce qu'il a écrit, je puis le redire avec la même vérité aujourd'hui. Mais ce que j'avais vu ayant trait à l'Eucharistie, je pouvais le réciter d'après les écrits mêmes de ceux que, dans ma lettre à Lanfranc, JG désignais comme hérétiques, si ce fameux Jean l'était. D'ailleurs si je voyais un passage qui ne fût pas suffisam- ment au point, je ne ferais aucune difficulté de le réprou- ver. » Quant aux deux autres thèses que Guillaume prêtait à Bérenger, c'est-à-dire que la crosse épiscopale ne symbo- lisait pas le ministère des âmes, et que les paroles de la con- sécration ne faisaient point disparaître la matière du pain, il s'en expliquait ainsi : « J'ai dit et affirmé, et j'affirme encore, que la crosse de l'évêque symbolise le soin des âmes, comme pouvait s'en rendre compte tout homme qui voulait savoir mon opinion. » D'autre part, que les paroles de la consécration laissent subsister la matière du pain, c'est
1. Voir Haedottin, Concilia, tom. VI, 1* Pars, col. 1019, 1020.
BÉRENGER *. SON ACTION l49
ce qu'un petit écolier sachant faire un peu d'analyse gram- maticale peut comprendre et prouver tout seul.
Bérenger terminait en provoquant Ascelin et quelques amis à une discussion dès que le loisir lui en serait donné. La réponse d'Ascelin fut belle, ferme et touchante \ Il venait d'apprendre la nouvelle condamnation de Bérenger à Verceil. Loin d'en tirer parti pour écraser son adversaire, il s'efforce, tout en continuant la discussion, de ne pas l'humilier, et il apporte les preuves de son opinion avec le plus grand calme : « J'étais bien heureux, lui dit-il, de rece- voir tout dernièrement ta lettre. J'espérais qu'elle nous apportait bien vite la joie d'apprendre que tu étais revenu de tes opinions. Mais, après lecture, ma joie s'est changée en tristesse puisque tu continuais d'affirmer ton ancienne erreur. 0 mon Dieu, où est cette intelligence si vive, si subtile, si prudente qui était ton partage ? qu'est-elle devenue, puisque tu oublies, pour ne pas dire plus, que tu dissimules ce qui s'est dit à notre discussion ? » Et il rec- tifie les accusations de Bérenger contre Guillaume : celui-ci n'avait point donné à son expression le sens absolu que lui prêtait l'écolâtre de Tours. Il avait fait des réserves : Tout homme, avait-il dit, a le devoir, au moment de la Pâque de communier, à moins que quelque crime ne le rende indi- gne du festin sacré, ce que seul peut déterminer son con- fesseur. Puis Ascelin abordait le fond du débat. Il rappelait à nouveau le texte de l'oraison de saint Grégoire, et le com- mentaire qu'en avait donné Scot. Ce commentaire Béren- ger l'avait réprouvé. Cet aveu prouvait donc bien que Jean Scot était pernicieux. D'autre part, si Bérenger n'avait point lu cet auteur jusqu'au bout, ainsi qu'il le prétendait, pour- quoi s'acharner ainsi à défendre un auteur qu'il ne connais- sait pas ? Enfin Bérenger soutenait qu'il était contraire aux lois de la nature, et donc inadmissible, d'affirmer que sur l'autel, après la consécration, étaient le vrai corps et le vrai sang du Christ sous l'apparence de pain et de vin, et non concurremment avec la matière du pain et du vin. Ascelin lui répond : « Quelle philosophie a déclaré la nature
I. Hardouin, Concilia, t. VI, l'' Pars, p. 1020-1022.
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cause de tout ? Est-ce que plutôt toutes les natures, et tout ce qui découle des natures ne sont pas causées par la volonté de Dieu ? » Ce que Dieu a voulu, il l'a fait. Il a voulu donner à ses Apôtres la veille de sa mort son corps de chair, et le sang qui serait répandu pour les hommes. Donc il l'a fait. Il nous a indiqué quel corps et quel sang il nous donne : « Les disciples, avec les yeux de leur corps, voyaient du pain et du vin, et ils entendaient de la Vérité même ces paroles : Voilà mon corps qui sera livré pour vous ; voilà mon sang qui coulera pour beaucoup. Quoi de plus net, de plus clair, et de plus doux ? » La lettre se terminait par une prière d'ami exhortant Bérenger très familièrement à se remettre avec humilité sous les ailes de la poule, pour employer la comparaison évangélique, afin d'en recevoir la becquée. Ainsi son esprit si distingué ne s'attiédirait pas, ne serait pas exilé des foyers intellectuels du catholicisme, ni foulé aux pieds. Qu'il accepte courageusement la honte d'avoir patronné un livre condamné à Verceil, et d'avoir été déclaré coupable d'hérésie.
Des accents si fraternels n'ont pas dû, ce semble, déter- miner le prisonnier aux excès. Il est donc à croire que la condamnation de Verceil, et qu'un rapport tendancieux sur ce qui s'était passé au Concile furent apportés à Paris par quelques-uns de ses partisans : peut-être par le cha- noine de Saint-Martin-de-Tours envoyé en Italie par le chapitre. En tous cas la nouvelle de sa condamnation déchaîna en Bérenger un accès de violente colère. Il écri- vit donc à Chartres, vraisemblablement à Ascelin, et se répandit en invectives contre le Pape et l'église de Rome : Il traita le premier de sacrilège, et la seconde d'hérétique S
1. Cette lettre ne nous est pas parvenue, mais elle nous est connue par Dvirand de Troarn, qm déclare formellement l'avoir lue lui-même. — H se pourrait fort bien que cet auteur ait eu une coixnaissance au moins indirecte de la première lettre à Ascelin : Il dit en effet que Bérenger pro- mit de répondre « cum sibi oportuniteis daretur ». Or Bérenger termine effectivement sa lettre par ces mots : « opportunitatem a Domino collo- quendi tibi exspectans. » — Par ailleurs Durand se trompe certainement sur la date. Il dit que la seconde lettre aurait été écrite au moment du concile de Verceil, même, semble-t-il, un peu auparavant : « timc quippe instabat constituta dies concilii postmodum Vercellis habiti. » Sur ce qui concerne Chartres, on voit que l'abbé de Troam n'avait que des ren-
BÉRENGER : SON ACTION l5l
et peut-être déjà fit-il du concile une peinture analogue à celle que plus tard, dans le De sacra cœna il devait tracer d'une plume si acerbe. Cette lettre eut un retentissement extrême. Les idées de Bérenger s'étaient sans doute affer- mies par son étude au sein de sa prison. Il les exprimait désormais avec plus de netteté, et elles suscitèrent une émotion considérable. A son avis se rangèrent encore quel- ques partisans, comme Paulin de Metz, — s'il est vraiment l'auteur de la lettre qui lui est attribuée ^ — et l'abbé de Gorze, mais déjà ils déploraient les excès de langage de leur ami et maître. 11 ne fallait pas oublier la dignité du Souverain Pontife, et le traiter audacieusement de sacri- lège. Seulement il parait, d'après cette lettre de Paulin, que Bérenger aurait tenu Scot à l'écart de la discussion, et se serait borné à commenter des textes patristiques prou- vant qu'il y avait une figure dans l'Eucharistie. En effet l'abbé de Gorze et le primicier de Metz réclamaient des explications sur les théories de Scot, et sur la façon dont il les défendait. — A l'opposé les clercs chartrains en furent profondément scandalisés. Ils se prononcèrent plus forte- ment que jamais contre l'écolâtre, et à son sujet invoquè- rent l'autorité de Fulbert. Celui-ci sur le pied de son calice d'argent avait fait graver cette inscription : Vx autem Prophetis gui prophetant de corde siio, gui dicunt : Hsec dicit Dominus, cum Dominus non sit loguutus. Ils l'appliquèrent à Bérenger : C'est ce que fît un ami et compatriote d'Asce- lin à Poitiers ; c'est ce que fit Ascelin lui-même près du roi. L'accusé protesta contre cette allégation. Dans une lettre adressée à Richard ^ il le supplie de montrer au Roi la per-
seignements de deuxième ou troisième main, et il semble ignorer que Bérenger ait été mis en prison. Mais les lettres d'Ascelin et de Bérenger supposent le concile de Verceil réuni ou terminé ; et elles ne peuvent être qu'antérieures à celle que Durand déclare avoir lue. Durand savait sans doute que cette lettre se rattachait au concile de Verceil : il a voulu pré- ciser et s'est trompé.
1. Cette lettre lui est attribuée parce que le noni de l'auteur commence par un P... (Elle se trouve dans JIartène, Thésaurus novus Anecdoto- runi, t. I, p. 196.)
2. Sur la personnalité de ce Richard, voir Sudendorf, Berengariu^ Turonensis, p. 19. — L'opinion de Mabillon identifiant ce Richard à l'abbé Richard dont fait mention la lettre de Proliant, évoque de Senlis, nous
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fidie de cette interprétation. Le texte en effet n'était pas de Fulbert, comme le prétendaient les Chartrains, mais de saint Augustin lui-même, et par conséquent il ne pouvait viser Bérenger.
Dans le même temps l'écolâtre s'employait à faire inter- venir des personnages influents ^ près du roi, dans le but d'obtenir « réparation du dommage à lui causé par le prince ». Que faut-il entendre par cette expression ? S'agit-il ici de l'argent qu'on lui avait extorqué ? S'agit-il au con- traire de sa captivité ? Nous inclinons à croire qu'il s'agit d'une réparation pécuniaire, compensation d'un dom- mage causé à Bérenger dans ses biens. Par conséquent il faudrait conclure que l'hérésiarque était sorti de prison peu de temps après Verceil ^ peu après que la sentence de Verceil fut connue en France. La cause étant jugée, on con- sidéra comme suffisante la punition subie par l'hérétique, et Henri I^^, pour l'inciter au calme, se contenta de lui infli- ger une forte amende.
Quoi qu'il en soit, l'agitation ne s'était nullement calmée, et si les Chartrains harcelaient le roi pour qu'il y mit un terme, de son côté l'écolâtre cherchait par tous les moyens à gagner lui aussi sa confiance. En même temps qu'il priait Richard d'intervenir en sa faveur au point de vue de ses biens temporels, il le priait d'exposer au roi ' ses sentiments et sa doctrine : il se déclarait prêt à prouver au prince et à ceux qu'il désignerait, d'après la Sainte Ecriture, que c'était une injustice criante d'avoir condamné Jean Scot et d'avoir approuvé Radbert : « Que le roi sache, disait-il, que ce que Jean Scot a écrit, il l'a écrit sur l'ordre et la demande de Charles le Grand son prédécesseur. Celui-ci, aussi qualifié
semble inadmissible. Bérenger appelle < Frater » son correspondant. Ordinairement les abbés sont désignés, — et c'est le cas ici, — par le titre (' Domnus ■ . Pourquoi l'abbé R. de Proliant ne serait-il point l'abbé Réginald, placé à cette époque à la tète de l'abbaye de Saint-Pierre-de- Bourgueil, au diorè.se d'Angers ? — La lettre de Bérenger à Richard se trouve dans d'AcHÉRY, Spicilegium, t. III, p. 400 (édit. 1723^.
1. Richard et le trésorier Guillaume.
2. U Anjou historique, t. II, 1901, p. 6, déclare que la lettre à Richard fut écrite d'Angers. C'est une hj-pothèse possible, et probable. Nous en voudrions les preuves.
3. Lettre de Bérenger à Richard. D'Achêry, Spicilegium, t. III, p. 400.
BÉRENGER *. SON ACTIOIS l53
pour mener à bien ce qu'il entreprenait, qu'il était dévoué à la religion, voulut empêcher le triomphe des doctrines ineptes des ignorants et des charnels de son temps. Il imposa donc à Jean, homme fort érudit, de réunir des textes scripturaires pour détruire cette ineptie. D'où il faut de même que le roi régnant apporte à celui qui n'est plus son patronage contre les calomnies des hommes de notre temps, à moins qu'il ne préfère se montrer indigne de la succession et du trône de cet ancêtre illustre, qui, plein de sollicitude même pour l'enseignement et l'explication des Saintes Ecritures, voulut que ses désirs fussent exécutés par un homme versé en cette science, afin que la lumière de la vérité ne fût pas obscurcie. Le « sacrement » à la vérité est chose transitoire, la vertu qu'il produit et la grâce par laquelle on est uni à Dieu, gratia qua insinuatur, {?) sont éternelles : Beaucoup participent au sacrement, bien peu à la communion de charité. Qui a pour Dieu un amour pur, s'approche dignement du sacrement. Il y a un commande- ment nouveau : l'amour ; un testament nouveau : la pro- messe du royaume des Cieux ; un gage d'hérédité, c'est-à- dire le sacrement de la communion. »
Sollicité des deux côtés à la fois, troublé de voir que le concile de Verceil n'avait fait qu'aviver la querelle au lieu de l'éteindre S indécis sans doute devant les théories subtiles de ces dialecticiens qui ne se rendaient point à l'au- torité, sur l'avis des évêques qui ne voyaient plus à quels moyens recourir sinon à l'autorité temporelle, le roi émit l'avis de réunir un concile à Paris. De nombreux évêques appuyaient en ce sens, ainsi qu'un certain nombre de sei- gneurs. Ce fut donc avec un sentiment de joie et de soula- gement que l'épiscopat fidèle au Pape apprit cette décision.
1. On peut remarquer au cours de toute l'histoire do Bérenger que par- tout la doctrine crée des troubles et des divisions. A Chartres on était divisé : Cf. Clerval, Ecoles de Chartres, p. 132-1.35, et aussi Du Boulay, Histor. Universit. Paris. T. I, ad ann. 1064. — A Liège également : Cf. la lettre de Oozechin à Valchcr dans Bouquet, Recueil des Historiens, t. XI, p. 500-503. — Qu'on voie ce qui se passa à Saint-Père de Chartres, quand l'archevêque de Tours, Robert, voulut imposer aux moines un abbé entaché d'hérésie. (Guérard. Cartulaire de Saint Père de Chartres, p. 13.)
l54 DURAND DE TROARN
L'appui qu'on avait dans le pouvoir temporel, l'aigreur qu'avait pris la lutte laissaient entrevoir que les décisions ne seraient point platoniques, et qu'on ne se bornerait pas à une controverse ou à une discussion intellectuelle. Seul un évêque fit des observations au roi : Ce fut l'évêque de Liège, le successeur de l'illustre^ Gézon dont la voix avait protesté au temps de Robert le Pieux contre le supplice infligé aux hérétiques d'Orléans. Cet évêque, Déoduin, n'était pas animé de la mansuétude de son prédécesseur. Il voulait au contraire, avant tout, enrayer l'hérésie, et peut-être n'est-ce point dépasser sa pensée que de dire que le moyen consistait à supprimer les hérétiques. Voici d'ailleurs le passage essentiel de la lettre qu'à cette occa- sion il écrivit au roi ^ : « Tous, tant que nous sommes, fils de notre Mère l'Eglise, nous sommes plongés dans une vio- lente douleur. Car si à ces misérables, à ces hommes perdus, on accorde, comme ils le demandent eux-mêmes en connais- sance de cause S une audience du saint concile, nous crai- gnons qu'il n'en résulte un énorme scandale aux yeux de tous les fidèles, puisque tout en reconnaissant leur culpabi- lité nous n'avons pas le droit de les punir. Quand on verra leur impunité, quand on les verra toujours en possession de leurs titres, il n'y a pas de doute, on pensera qu'uncun con- cile n'a pu les vaincre, ou qu'ils se sont justifiés : Consé- quence : novissima pejora prioribus, pour s'exprimer comme l'Ecriture.
)) Donc nous voudrions que Votre Majesté, sur nos prières, daignât mépriser, pendant un temps, la doctrine impie, sacrilège et néfaste de ces gens-là, jusqu'au jour où, ayant reçu audience du Saint-Siège, elle aura le pouvoir de les condamner. Quoique les gens de cet acabit ne méritent
1. Hardouin, Concilia, t. VI, p. i, p. 1023-1024. — Nous ne nous arrêtons pas à discuter les vieilles opinions qui faisaient Durand de Liège auteiu- de cette lettre et la dataient de 1035. Cf. BAEONrus, Annales, T. XVI, p. 579 ss. (Edition Theiner, 1869.)
2. Un concile provincial ou national n'avait pas, en effet, le droit de condamner un évêque. Se\al le Pape avait ce pouvoir. Or pour Déoduin, l'évêque d'Angers Eusèbe Brunon était coupable au même degré que Bérenger. Le concile devrait les juger tous les deux à la fois. D'où l'im- possibilité de porter contre eux une condamnation, puisque Brunon serait atteint.
BÉRENGEa : SON ACTION 1 55
point en principe qu'on les écoute — un concile, pour eux, c'est superflu, il suffit de déterminer leur genre de supplice, — cependant en pratique on les a écoutés, quand les héré- sies elles-mêmes et les questions analogues, en tant qu'elles sont des doctrines n'ayant point été encore soumises à une discussion ad iinguem, pouvaient à un certain moment venir en doute : il fallait alors montrer par une réunion contra- dictoire de quel côté on défendait la vérité. Mais mainte- nant en est-il ainsi ? Les plus célèbres conciles des Saints Pères, comme les déclarations les plus claires des vénéra- bles docteurs n'ont-ils pas tellement mis tout au point qu'il ne reste pas même le moindre sujet de doute. Nous pen- sons donc que Brunon et Bérenger sont déjà frappés d'ana- thème. D'où il est juste de leur refuser l'audience d'un con- cile. Ce qu'il faut, c'est vous entendre avec vos évêques, avec les nôtres, si vous le jugez bon, avec l'Empereur votre ami, avec le Pape lui-même pour déterminer la peine qu'il faut leur appliquer. Car il est juste que lorsque quelques- uns portent les mains contre la collectivité, ils voient cette collectivité se dresser contre eux. « Cette lettre fut connue ; plus tard Guitmond la citera ^ ; mais eut-elle une grande influence sur le roi ?
Il semble qu'on en tint compte, comme on va le voir bien- tôt, mais d'autres raisons semblent avoir milité très fort à l'opposé. Henri I^r avait vu, sur la fin de 1050, Léon IX revenir dans ses Etats ^, et l'on sait qu'il n'éprouvait pas une grande satisfaction de ce voisinage. D'autre part l'opi- nion réclamait une assemblée conciliaire, aussi bien dans le camp de Bérenger que dans le camp de l'orthodoxie. Enfin, il serait loisible de porter une sentence contre l'éco- lâtre sans atteindre l'évêque d'Angers.
Le 16 octobre 1051 ^ le concile se réunit à Paris sur
1. Guitmond, De corporis et sanguinia Christi veritate, P. L., t. CIL, col. 1429.
2. Cf. Delakc, Un pape alsacien, p. 329 et ss.
3. Nous admettons que le concile de Paris se tint au mois d'octobre 1051, et non 1050, comme le veulent Mabillon, Acta SS., Saeculi VI, Praefat. xiii. (1701). — Natalis Alexander, Hist. ecdes., t. VI. p. G69.
Sur quoi s'appuie l'opinion ancienne qui fixait ce concile en 1050 ? Uniquement sur Durand de ïroam, ou plus exactement sur la succession
l56 DURAND DE TROARN
l'ordre du roi. Bérenger avait été convoqué : il devait prouver ses affirmations, et répondre aux objections de tous les membres du Concile ; s'il était vaincu, il se rallierait à l'opinion commune. Ainsi apparaît clairement qu'Henri I^"" avait voulu obvier aux difficultés qu'on lui avait signalées. Les Bérengariens ne pourraient invoquer la précipitation et l'ignorance de leur théorie ; les catholiques sauraient que Bérenger s'était justifié ou se soumettait. Mais par contre il n'obéissait point aux injonctions de Déoduin qui
des faits indiqués par cet aiiteiir.On les fait se succéder sans intermittence. Les faits précédents ayant eu lieu en 1050, on conclut que celui-ci égale- ment eut lieu en cette même année. Mais qu'on lise attentivement Durand, que dit-il ? Après avoir fixé la lettre aux Chartrains (que nous savons être la seconde) aux environs de la date du concile de Verceil (septembre 1050) — ce en quoi il la place im peu trop tôt, — il ajoute : « Cum autem tanti mali fama crebresceret, et omnium corda fidelium vehementius percelleret , perque multos hujusmodi \-irus latenter et aperte jam ser- peret, contigit ut ad aures etiara régis Francorum Henrici perveniret. » On conviendra qu'au point de vue chronologique, cette donnée est élas- tique, et peut aassi bien embrasser plusieurs mois que plusieurs jours. — D'où il est possible de fixer le concile en 1051 sans porter atteinte au té- moignage de Durand.
D'autre part, on a maintenu la date de 1050 aussi longtemps qu'on a ignoré les données fournies par le De sacra cœna ; données qui rendent in\Taisemblable la réunion d'un concile à Paris en octobre 1050. En efîet Bérenger avait été condamné en septembre à Verceil, pendant qu'il était en prison ; et un mois après, il serait rendu à la liberté et on réunirait encore un concile contre lui. On l'eût alors gardé en prison.
De plus à ce moment : le 22 septembre Léon IX était dans le Valais : le 27 à Romainmoutier ; le 3 octobre, à Besançon ; il était à Langres avant le 21 octobre où il re\ànt à Toul. Comment aurait-on tenu un con- cile, alors que le pape était si près, sans lui en offrir la présidence, ou sans lui faire injure si on ne la lui offrait pas ? — D'où la date de 1051 est fort in%Taisemblable.
Les autres sources qui parlent de l'hérésie datent de 1051 les troubles qu'elle produisit en France. Ainsi on lit dans la Normanniœ nova chronica (p. 6) : Anno MLI Francise tiu-batur Ecclesia per Berengarium. » (dans Pertz, Monnmenta Germaniœ historica. Scriptorum. T. VI, p. 359 et Bouquet, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, T. XI, p. 164). De même le Chronicon Beccense (P. L., t. CL, col. 643) qui reproduit la Normanniœ nova chronica. Il est plus légitime de croire que ces troubles ont précédé le concile, que d'affirmer que le concile de Paris en fut le point de départ, ce qui contredirait le témoignage de Durand.
Enfin les armales de Saint-Amand en Pevèle (diocèse de Tournai) : Annales Elnonenses minores, dans Pertz, Monumenta Germanice histo- rica, Scriptorum, Tom. V. p. 20 ou Chronicon Elnonen • . Sancti Amandi, dans Bouquet, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XI, p. 344, mentionnent ce concile en 1051. Leur témoignage n'est contredit par aucune autre source, il est confirmé par le milieu. Il convient de s'en tenir à leur affirmation. — C'est sans raison que de Roye, Vita, Hœresis etc., p. 41 proposa de lire XVII" Calendas Julii.
HÉRENGER : SON ACTION 167
prétendait qu'il fallait simplement porter une sentence, sans examiner les théories. Somme toute, la décision royale n'était pas sans sagesse, et il n'est peut-être pas sans intérêt de remarquer que jamais dans la suite Bérenger n'attaquera les décisions du concile de Paris, pas plus d'ailleurs qu'il n'évoquera le souvenir de Brionne.
De nombreux personnages ecclésiastiques, évêques et clercs, de nombreux seigneurs étaient présents. Seul Béren- ger fit défaut. Durand en donne pour raison qu'il était agité par la crainte que lui inspirait sa mauvaise conscience ; et qu'en restant prés de Brunon son évêque, qu'on savait partisan de ses erreurs, il se solidarisait avec lui, et empê- chait la condamnation. C'est fort vraisemblable. Au jour fixé, le roi lui-même présida l'assemblée. L'évêque d'Or- léans, Isembert, y provoqua un incident qui porta à Béren- ger un coup décisif. Cet évêque se leva, et devant l'assem- blée réunie en séance, adressa au roi ces paroles, en mon- trant une lettre qu'il tenait à la main : « Votre Sainteté voudrait-elle me donner l'ordre de lire cette lettre de Béren- ger ? Je n'en étais point le destinataire, mais je l'ai prise de force à un courrier qui la portait à un de ses amis nommé Paul. » Ces paroles produisirent sensation. On fit silence, et l'on écouta la doctrine que contenait cette lettre. Mais bientôt les interruptions éclatèrent. On se trouvait devant une hérésie. Aussi on prononça condamnation contre l'au- teur de cette lettre et ses complices, et en même temps on renouvela la condamnation contre le livre de Scot, qui sem- blait être la source inspiratrice de ces théories néfastes \
Ainsi le concile avait évité de condamner nommément l'évêque d'Angers. Il s'était contenté de porter l'anathème contre Scot Erigène, contre Bérenger et tous ceux qui seraient reconnus ses complices. L'Eglise de France avait parlé. Le roi aussitôt prit, de concert avec les évêques, les moyens d'assurer la bonne exécution des décisions. Il ne fallait point que ces condamnations fussent lettre morte. Aussi, après la séance conciliaire, en vue d'arrêter les divi- sions que créait l'hérésie, on décida que si Bérenger et ses
I. Durand. De corpore, Pars IX.
l58 DURAND DE TUOARN
partisans ne venaient point à résipiscence, toute troupe fran- çaise pourrait les rechercher en quelque lieu qu'ils soient. Précédée de clercs revêtus de leurs habits ecclésiastiques, cette troupe les assiégerait jusqu'à ce qu'ils aient confessé la foi catholique, ou jusqu'à ce qu'ils aient été pris pour subir la peine de mort ^ L'exemple d'Orléans, en 1022, avait porté ses fruits : le roi saurait désormais, par la force, conserver l'unité religieuse de son royaume ! Il n'en est pas moins vrai que ce verdict si sévère ne devait pas encore allumer de bûchers, et que la propagation de l'héré- sie, si elle se ralentit, ne devait point encore s'éteindre de sitôt. Néanmoins, il eut des résultats. Il effraya les héréti- ques, et, peu de temps après, Bérenger parut devant une assemblée pour déclarer qu'il croyait ce que croit et ensei- gne l'Eglise catholique. Plus tard, à Rome, Bérenger redou- tera l'application de cette sentence, et sous l'empire de la crainte, il signera tout ce qu'on lui présentera.
Pendant un temps très court mais appréciable encore, on parla moins de l'hérésie ; elle ne reprit quelque vigueur
1. Voici le texte de Diirand : « Damnato proinde communi sententia taliiun auctore, damnatis ejus complicibus cum codice lohannis Scoti, ex quo ea quae damnabantur simipta videbantur, concilio soluto, disces- Bum est ea ronditione ut, nisi resipisceret eiusmodi perversitatis auctor cum sequaciVjus suis, ab omni exercitu Francorum, preeuntibus clericis cuni ecclesiastico apparatu, instanter quDRsiti, ubicunque convenissent, eo usque obsiderentur, donec aut consentirent catholicte fidei, aut mor- tis psenas luituri caperentur, » — M. Haubéau, Histoire de la philosophie scolastique, t. I, p. 234, apprécie ainsi le concile de Paris et les conciles précédents : u Quelle doit être la conséquence la plus prochaine de cette condamnation ? Le discrédit général de la philosophie. T^e? évoques réu- nis au concile de Paris ont, avant de se séparer, fait un décret, (c'est nous qui soulignons), qui doit partovit répandre une salutaire terreur. C'est en effet, une sentence de mort contre tous les libres raisonneurs, contre tous les hérétiques. En voici les termes, qu'on ne lit pas sans frémir : « Si l'auteur et les fauteurs de cette hérésie perverse ne la désavouent pas, toute l'armée de France, le clergé marchant à sa tête, ira les rechercher et les assiéger partout ou sera signalée leur présence, et les forcera de pro- fesser la foi catholique, on les saisira pour leur infliger la mort comme juste châtiment. » Et comme référence, l'auteur donne le texte latin ci-dessus suivi do la mention : « Labbe, Concilia, t. X, col. 1060 », sans mentioimer Durand dont le texte est extrait.
Affirmer, comme le fait M. Haxiréau, cjue le concile «a fait un décret ", dont il « cite les termes », en renvoyant à une collection conciliaire, c'est assurément faire du texte de Durand, une décision de concile. On con- viendra cependant qu'un historien doit dormer une valeur différente à un témoignage privé et à xm texte officiel de concile, et que donner comme
BÉRENGER : SON ACTION ibç)
qu'avant le concile de Tours, et encore semble-t-il, d'après le De sacra cœna, que les évêques alors étaient préoccupés par des affaires autres que la question bérengarienne qu'ils renvoient, pour ainsi dire, à une simple commission. Au point de vue disciplinaire, au point de vue de l'action sur l'opinion, l'hérésie n'aura plus la même importance qu'elle eut en 1050-1051. Mais au point de vue intellectuel, en 1051, elle reste à l'état de question en suspens, ce sera une question débattue dans les écoles, les conciles envisageront la doctrine et feront signer à Bérenger des formules de foi qui préciseront le dogme.
Tels sont les faits qui amenèrent l'intervention de Durand dans la lutte bérengarienne. Il se trouvait en face d'une hérésie naissante, plus ou moins définie par son auteur même, mais cependant suffisamment développée pour légi- timer la composition d'un traité De Cor-pore et sanguine Domini.
Il se trouvait en face d'idées : il pouvait les trouver dans quelques lettres de l'hérésiarque, dans l'opinion publique,
texte officiel de l'Eglise ce qui n'est qu'un texte historique, c'est outre- passer le droit de l'historien impartial.
D'autre part, jamais la question ne s'est posée en termes tels, qu'on ait dit, ainsi que le veut M. Haiu"éau : « Soumettez-vous, sinon « toute l'armée de France », avec le clergé en tête se lèvera contre vous. » C'eût été à Ja fois cruel et stupide. — Durand rapporte que les évêques et les seigneiu-s demandèrent au roi, dont M. Hauréau tait la présence, de mettre fin aux troubles issus des divergences d'idées. Dans un concile, ils condamnèrent l'hérésie. Puis, après, d'accord avec le roi, on décida de faire rigoureusement appliquer les décisions du concile. L'Eglise ayant parlé, il était du devoir de chacun de se soimiettre. C'était simplement en cas d'opiniâtreté, nisi resipisceret, qu'on emploierait des moj"ens coercitifs. Le moj'en prévu n'était pas la mobilisation de toutes les troupes du roi de France, comme on le prétend : Durand ne dit pasn a toto exer- citu Francorum ». On disait qu'on pourrait recourir à toute armée de Français, autrement dit demander main forte à un seigneur. C'était lui donner le droit de guerre, déterminer un cas où la treuga ne s'appliquait point. Les clercs précéderaient les gens de guerre pour montrer que ceux- ci agissaient bien au nom de l'autorité doctrinale de l'Eglise, imanime- ment admise dans cette société, et, pour déterminer une impression reli- gieuse chez les hérétiques. L'Eglise voulait montrer sa volonté ferme d'arrêter la doctrine eucharistique de Bérenger. Elle se montra sévère, d'accord ; mais i! est injuste de la montrer odieuse et ridicule.
Pourquoi M. Hauréau ne parle-t-il pas en détail, ou même ne nomme-t- il pas les confies suivants où Bérenger se faisait condamner, il est vrai, mais où il pouvait encore exposer sa doctrine, ce qui montre qu'il n'avait pas, lui, exposé à tou.s les périls, « frémi » autant C|ue l'a fait au XIX« siè- cle l'auteur de « Vllistoire de la philosophie scolastique >> ?
l6o DURAND DE ThOABN
dans les conversations qu'il eut avec Ansfroi de Préaux, et peut-être dans la discussion de Brionne.
Il se trouvait en face des conséquences de ces doctrines. L'esprit de division animait, les uns contre les autres, par- tisans de Bérerger et partisans de Radbert. Le perfection- nement moral, avec cette agitation des esprits, était impos- sible. D'autre part, si la base de la religion était battue en brèche, si le sacrement de l'Eucharistie ne contenait pas le corps et le sang de Jésus, ainsi qu'il l'avait dit, quelle confiance faire à la religion ?
Il se trouvait enfin devant des faits : La conduite de Bérenger envers l'autorité ecclésiastique était significa- tive. Sans repousser ouvertement cette autorité, l'archi- diacre d'Angers aurait voulu qu'elle le suivit, qu'elle em- brassât sa manière de voir, et chaque fois que le résultat contraire se manifestait, il en exprimait, avec une violence de plus en plus accentuée, son mécontentement hautain. C'est avec un dédain très marqué de la pensée d'autrui que la nouvelle doctrine s'affirmait, tout en ayant recours à des faux-fuyants pour répondre aux objections qu'on lui faisait, et se soustraire aux décisions qu'on prenait contre elle.
La conduite de l'autorité ecclésiastique à l'égard de Bérenger était également significative. Tandis que l'éco- lâtre envisage la question eucharistique au seul point de vue de son intérêt particulier, tandis qu'il se fait lui-même avec ses idées le centre de cette affaire, et juge évêques, rois, Pape, conciles d'après la conduite qu'ils ont eue à son égard, l'Eglise, — et, d'un mot plus exact et plus large, — l'autorité, tant spirituelle que séculière, se place au point de vue de l'œuvre générale qui se poursuit : la réforme du monde chrétien. Si, sous le seul aspect des doctrines, du système intellectuel de Bérenger, il peut paraître que les conciles se prononcèrent rapidement, d'une façon qui, de nos jours, semblerait prématurée, il ne faut point oublier que cet aspect exclusif ne fut pas celui des conciles de Rome et de Verceil en 1050. C'étaient des conciles dont le but était la réforme. A ce point de vue, les théories de dissen-
BERENGER : SOX ACTION IDI
sion et de désunion étaient funestes. On les condamna. D'ailleurs leurs décisions furent uniquement disciplinaires ^ Mais elles n'en étaient pas moins une indication formelle que les théories bérengariennes n'étaient ni révélatrices de vérité ni bienfaisantes.
Tout cet ensemble invitait un théologien catholique à entrer en lice, et à tracer avec netteté la doctrine eucharis- tique, en tenant compte des faits nouveaux qui venaient de se produire. Hugue de Langres l'avait fait bien briève- ment ; Adelmann avait traité un point spécial de la ques- tion eucharistique, mais n'était pas suffisamment renseigné sur les discussions et les idées de Bérenger. Il avait, pour ainsi dire, suspendu sa thèse dans le vide, en ne répondant qu'aux bruits vagues parvenus à ses oreilles,
Durand fut le premier à donner aux catholiques le traité dont l'apparition se faisait désirer. Ce n'était point une tâche sans honneur ; elle n'était pas non plus sans péril.
1. La meilleure preuve qu'on en puisse donner, c'est qu'au concile de Tours, Hildebrand, le légat du Pape, admit de nouveau Bérenger à faire valoir sa défense et à justifier ses théories ; c'est que la question fut reprise et précisée cette fois au point de vue dogmatique, aux conciles subsé- quents : Rome (1059), etc.
HEURTEVENT. — DUUA.ND DE IRfAI.N. H
DEUXIÈME PARTIE
PARTIE THÉOLOGIQUE
L'Hérésie bérengarienne au regard de la théologie.
CHAPITRE PREMIER
Doctrine de l'Hérésie.
La question eacharlsliquî avant Bérenger : Élat de la question eucharistique du IXe au XI« siècle. — Les liturgistes. — Les auteurs qui parlent incidem- ment de l'Eucharistie. — Les traités sur le Sacrement de l'autel. — Pas- chase Radbert. — Ratramne. — Raban Maur. — Hériger de Lobbes.
La question eucharistique soulevée par Bérenger : Le caractère du De Sacra Ccena. — La méthode de Bérenger. — Raisons pour lesquelles il nie la trans- substantiation. — Sa conception du mystère de l'autel. — Il nie la présence réelle.
Les pages qui précèdent nous ont fait connaître les deux personnages dont la lutte fait l'objet de ces études. Nous avons vu ce qu'ils étaient ; nous les avons, dans la mesure du possible, fait revivre dans leur milieu ; nous nous som- mes attaché à montrer, et à relier entre eux, les divers événements au sein desquels se déroula leur vie et leur action.
Il nous reste maintenant à étudier ce qui fut la cause de leur antagonisme, et le centre de leur discussion ; ce qui fit monter le moine au rang des soutiens de l'Eglise, et descendre l'écolâtre parmi ceux que le magistère suprême réprouve et condamne : c'est-à-dire les idées de chacun d'eux sur l'Eucharistie.
Quelles étaient donc ces idées ? C'est ce qu'un exposé de la question eucharistique avant Bérenger, et des innova- tions introduites par l'hérésiarque permettra de déterminer.
Un regard rétrospectif s'impose, en effet, si l'on veut préciser quelles notions avaient reçues de leurs éducateurs les contemporains de l'écolâtre de Tours, et quelle tradi- tion leur avaient léguée leurs prédécesseurs. Ce regard doit même, avec utilité, se porter assez loin en arrière, car il
l66 DURAND DE TROARN
permet de voir, avec une lumière plus vive, certains aspects d'une question qui, par plus d'un côté, n'est point sans ombres. Pour les besoins de cette étude toutefois, il suffira d'envisager l'Eglise latine, tout en tenant compte que, durant la même période, l'Eglise d'Orient est attachée au même dogme et à la même doctrine eucharistique que l'Eglise occidentale \
Un fait important à noter avant tout, c'est le véritable état d'esprit des chrétiens occidentaux dans les siècles qui suivent Charlemagne. Aucune contestation ne s'est encore produite en Occident au sujet de l'Eucharistie. Les contro- verses qu'inaugurera Bérenger, et que les protestants renouvelleront plus tard, n'ont point encore agité le monde catholique. Le fait de la présence réelle de Jésus-Christ dans le Sacrement de l'autel est universellement admis à la suite de tous les Pères. On ne le discute donc pas. Mais à cause de cela précisément, les écrivains de cette époque n'en parlent pas avec toute la netteté que demanderont les difficultés postérieures. Les auteurs, commentant la doc- trine, ne font pas appel uniquement à une raison scrupu- leuse, amie de l'exactitude, en garde contre toute inter- prétation erronée. Ils laissent au contraire, dans une cer- taine mesure, libre cours à leur imagination, ils parlent selon les apparences sensibles. Tout ce qui peut exciter la dévotion, captiver le cœur, séduire par quelque beauté, devient utile à dire. D'où parfois des expressions impro- pres, des détails sujets à caution. Ces détails, évidemment, les théoriciens à venir n'auront pas le droit de les réclamer à l'appui de leurs thèses novatrices, car il est de bonne logique d'interpréter les détails par le milieu, tandis qu'il serait pour le moins téméraire de faire de quelques détails l'indice suffisamment révélateur de tout un milieu intel-
1. Voir Abnatjid, La Perpétuyté de la Foy de V Eglise catholique tou- chant V Eucharistie, livre VII. (Nous citons toujours la seconde édition 1713.) — Malgré deux siècles passés d'existence, cet ou\Tage, d'une documentation si abondante, est toujours une excellente soiu-ce d'infor- mation. Un peu d'attention suffit à montrer que les auteurs allemands qui ont fait preuve d'érudition, en ces derniers temps, sur la question eucharistique au Moyen Age, ont mis fortement à contribution cette mine inépuisable.
DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE 167
lectuel. Les textes qui attestent la doctrine séculaire de l'Eglise sont très nombreux, très formels. Ce sont eux qui nous font connaître l'état d'esprit général. Aucun détail ne saurait faire qu'ils affirment autre chose que la croyance universelle à la réelle présence du Christ dans l'Eucha- ristie.
D'autre part, le mystère eucharistique comprend, à pro- prement parler, deux parties : l'une d'ordre sensible, visi- ble ; l'autre d'ordre intellectuel, invisible ; autrement dit, il comprend un « voile extérieur qui est le sacrement, et le corps de Jésus-Christ couvert de ce voile. Ce voile n'est pas réellement le corps de Jésus-Christ, mais il le cache à nos sens ; et le corps de Jésus-Christ n'a pas réellement, en soy, ce que nous apercevons au-dehors dans le voile qui le couvre » \
Or si l'on considère surtout le sacrement, le voOe exté- rieur, on l'appellera le sacrement du corps de Jésus, le mystère du corps de Jésus ; on dira qu'il est la figure du corps du Christ. On voudra dire que c'est par là que nos yeux constatent la présence de Jésus.
Si l'on s'attache, au contraire, à considérer le corps du Seigneur dans l'Eucharistie, on dira : le corps du Christ est présent dans le sacrement de l'Eucharistie, dans la figure du pain et du vin. On voudra dire qu'il y a une présence réelle, invisible, du Christ sous ce que nos yeux croient être du pain et du vin.
Si l'on considère les deux éléments à la fois, l'on dira : l'Eucharistie c'est le corps de Jésus-Christ réellement pré- sent avec des apparences de pain et de vin.
Toutes ces expressions, dans un milieu croyant, con- vaincu de la présence réelle, peuvent être courantes. La dernière seule pourtant sera rigoureusement exacte. Mais, de ce qu'une phrase ne rend qu'une partie d'une vérité, rien n'autorise à déclarer que, de ce chef, elle indique l'in- tention de nier le reste de cette vérité. Ce serait vrai encore de nos jours. A fortiori doit-on l'affirmer d'une époque,
1. Arnatjld, Perpétuité de la joy touchant C Eucharistie, livre VIII, chap. II, p. 350, édition Palis, 1713.
l68 DURAND DE TIlOARN
OÙ l'on n'a pas encore posé à fond le problème de la manière d'être du Christ dans l'Eucharistie, où l'idée comme le terme de transsubstantiation n'a pas encore été explici- tement déterminée par la philosophie.
Depuis les grandes querelles entre protestants et catho- liques, au moment de la Réforme et au XVI I^ siècle, on peut dire que les témoignages de la tradition chrétienne relatifs à la présence réelle de Notre-Seigneur dans l'Eucha- ristie ont été tous signalés et étudiés avec le plus grand soin, et que, sur ce point, les publications récentes ne nous ont rien révélé de nouveau.
Ce qui, aujourd'hui, et pour notre travail en particulier, peut et doit retenir l'attention, ce n'est donc pas de prouver qu'on croyait à cette époque à la présence réelle ; ce qui nous intéresse est de savoir sous quel angle on envisageait le mystère eucharistique, quel but on se proposait en l'étu- diant, quelles conséquences on voulait tirer de cet enseigne- ment. Et pour le faire avec exactitude il nous semble que la méthode la plus rigoureuse est celle qui s'attache à suivre chronologiquement ce qu'ont dit les auteurs catho- liques, qui donne un exposé objectif des idées de chacun d'eux, sans viser à rattacher celui-ci à tel système, celui-là à tel autre, et qui ne cherche pas à construire des édifices avec des pierres qui n'ont point été taillées à cet effet ^
Il est d'usage, en cette matière, pour établir nettement la croyance de l'Eglise à cette époque, d'invoquer les liturgies alors en vigueur -. Leur témoignage est assuré-
1. Nous ne viserons donc pas à rattacher les auteurs à un double cou- rajit : l'un augustinien, l'autre ambrosien. Il est certain que saint Am- broise et saint Augustin ont été fort étudiés au point de vue eucharis- tique ; que chaque auteur cherche à concilier les textes de ces deixx Pères pour qu'ils justifient le point de vue envisagé. Mais la classification des auteurs en augustiniens et ambrosiens est factice et arbitraire. Ils ont écrit pour répondre aux difficultés du moment, se sont appuyés sur la tradition, et ont apporté comme preuve les textes qui leur semblaient les meilleurs pour appuyer leurs thèses. On ne songe pas à opposer saint Augustin à saint Ambroise, on opposera simplement saint Augustin ou saint Ambroise aux auteurs contemporains dont on ne croit pas devoir admettre les affirmations, et dans ce but on essaie plutôt de concilier les textes de ces deux docteurs, lorsqu'ils semblent être divergents.
2. Voir Abnatild, op. cit., p. 563 et ss. — Le Missale mixtum, dans Migne, P. L., t. LXXXV, — le Missale Gothicum, P. L., t. LXXII,
DOCTRINE DE L'HÉRÉSIE 1 69
ment de première valeur pour montrer quel développe- ment logique a atteint la doctrine eucharistique de l'Eglise ; pour établir la croyance à la présence réelle de Jésus sous des apparences sacramentelles ; pour déterminer enfin les effets moraux et surnaturels produits par l'union de Jésus-Christ, pain céleste, à l'âme dont il est la nourriture. Mais en quel sens les liturgies indiquent-elles un courant d'idées ? On remarquera d'abord que les formes employées dans les oraisons sont commandées principalement par l'esprit de la fête dans lesquelles on les prononce, ou par le but de la prière qu'elles expriment. Il y a corrélation entre les diverses parties dont se compose une formule liturgique, et l'expression eucharistique est déterminée, ou au moins influencée, par l'objet de la demande. En effet, comme ces oraisons ont pour but l'obtention d'une faveur spirituelle spéciale, on élève l'âme à la considéra- tion de cette faveur, grâce à la considération d'un aspect spécial de l'Eucharistie. Cet aspect est comme le point d'appui, le point de comparaison au moyen duquel l'esprit du fidèle s'élève à une plus vive perception du bienfait qu'il implore, ou de la nécessité qui lui incombe de s'unir à Dieu ^ Par conséquent, le liturgiste a choisi le point de
p. 224 et ss. — le Sacramentarium leonianum, P. L., t. LV, p. 21 et ss. — le Sacramentarium gelasianmn, P. L., t. LXXIV, col. 1055 et ss. — les Ordines Romani dans Migne, P. L., t. LXXVIII, p. 937 et ss., (en se repor- tant à Mgr. DucHESNE, Origines du culte chrétien, 2^ édit. p. 138 et ss.) et ceux qu'a publiés Mgr Duchesne, op. cit.. Appendice, p. 440, ss. — Mgr Batiffol, Etudes d^histoire et de théologie positive, deuxième série, troisième édit. p. 341 et ss. cite un certain nombre de textes extraits des Missalia et des Sacramentaria ci-dessus mentionnés. — Pour le X^ siècle, voir le Sacramentaire de Saint- Vaast, le Sacramentaire de Saint-Amand, le Sacramentaire de Drogon dans Xetzer, V Introduction de la Messe Romaine en France sous les Carolingiens, Paris, 1910.
1. Prenons par exemple dans le Missale Gothicum, P. L., LXXII, col. 314, l'oraiscn : Spiritalihus pasti epulis, oremus Patron et Filium, et Spiritum Sanctum, ut mortificatis desideriiscarnis, in omnibus sitconversa- tio nostra spiritalis ; il y a rapport entre la spiritualité de la nourriture et la spiritualité de notre « conversatio ». De même : Corpus tuum, Dom,ine, quod accepimus et calicem tuum quem potavimus, hœreat in visce- ribus nostris ; pr 1 sta, Deus omnipotens, ut non remaneat mxicula, ubi pura et sancia intraverunt sacramenta {P. L., LXXII, 315); il y a rapport entre l'idée du corps et du sang divin qui adhère à nous pour nous purifier, et l'idée de purification de notre être. L'idée de nourriture céleste, spiri- tuelle ne se comprendrait pas ici.
lyO DURAND DE TROARX
vue eucharistique le plus propre à servir de véhicule à sa pensée, le plus propre à montrer de façon concrète le rap- port qui existe entre la réception du corps et du sang de Notre-Seigneur, et la grâce divine sollicitée par la prière. S'agit-il de nous spiritualiser, c'est-à-dire de nous détacher de la terre pour nous attacher aux choses célestes, le litur- giste emploiera les termes de « nourriture spirituelle », de « table céleste ». Le langage sera figuré. S'agit-il de nous unir plus intimement à Dieu, on insistera au contraire sur ce fait que, dès maintenant, le corps et le sang du Christ sont unis à nous réellement. Le langage sera réaliste.
On ne peut donc voir dans les liturgies l'indice de cou- rants d'idées luttant les uns contre les autres. Les diverses données fournies par les textes liturgiques, sont des données acquises, communes, admises par tous, sur lesquelles l'E- glise s'est prononcée. De souveraine importance pour fixer les positions fermes de la doctrine chrétienne, le dogme, elles ne disent rien des tendances qui se dessinent, ni des questions nouvelles qui se posent.
C'est pourquoi nous abordons directement l'étude des idées des théologiens.
Au temps de Charlemagne, les Livres Carolins affirment, aussi nettement que possible, la réalité du corps de Jésus Christ dans l'Eucharistie. D'après eux, Grégoire de Néo- Césarée ^ aurait dit qu'au moment où Notre-Seigneur accepta de subir les tourments de la Passion, il donna à ses disciples son « image » in signum et in memoriam mani- estam. L'auteur des Livres Carolins proteste contre cette doctrine : « Ce n'est pas une représentation, ce n'est pas une image de lui-même, que Jésus offrit à Dieu son Père en sacrifice, sed sui sanguinis et corporis contulit sacra- mentum. » De même dans l'Eucharistie, ce n'est pas une image, une ombre, c'est son corps véritable que Jésus- Christ nous a laissé, car il n'a pas dit : Hœc est imago cor- poris et sanguinis mei, il a dit : Hoc est corpus meum quod
1. Sur l'erreur que commet ici l'auteur des Livres Carolins, cf. ARKAtTLD, op. cit., p. 577.
DOCTUIJiE DE L HERESIE I7I
pro vohis tradetur, et : Hic est sanguis meus, gui pro muliis effundetur in remissionem peccatorum \
Des lettres d'Alcuin et de Charlemagne nous révèlent, en passant, quelques idées eucharistiques. Le premier demande poétiquement au patriarche Paulin le secours de ses prières, au moment « où il consacrera le pain et le vin en la substance du corps et du sang du Christ ^. » Les ter- mes sont assez heureux, ils indiquent que le pain et le vin deviennent, par l'effet de la consécration, substance du ■corps et du sang de Jésus. Encore faudrait-il avoir la défi- nition du mot « substance » dans Alcuin. Mais il n'est pas douteux qu'il a en vue une théorie réaliste de l'Eucharistie, empreinte d'une croyance à un changement du pain et du vin au corps et au sang du Sauveur.
1. Voici le texte : « Non enim imaginem aut aliquam praefîgurationem, sed semetipsum Deo Patri pro nobis in sacrificium obtulit, et,... veraciter ea consummans quse de se vatum oracxilis prophetata sunt, Deo Patri est victima salutaris oblatus, nec nobis legis transeuntibus umbris imagi- narivun quoddam indicium, sed sui sanguinis et corporis contulit sacra- mentum.
» Non enim sanguinis et corporis Dominici mysterium imago jam nunc dicendum est, sed veritas, non umbra sed corpus, non exemplar futuro- mm, sed id quod exemplaribus prsefigurabatur. Jam... Christus... rex justus, rex pacis, non pecudum victimas, sed sui nobis corporis et sangui- nis contiilit sacramentum.
B Nec ait : Hœc est imago corporis et sangvdnis mei, sed : Hoc est corpus meum , quod pro vobis tradetur, etc. Cum ergo , ut prte- fati sumus, nec artificvun opus vera Christi possit imago dici, nec cor- poris et sanguinis ejus mysterium quod in veritate gestum esse constat non in figura, merito... Gregorius Neocœsareœ episcopus reprehenditur. » — Capitulare de imaginibus, lib. 4. Migne P. L., t. XCVIII, col. 1214.
On remarquera que ce que nous appelons aujourd'hui sacrement de l'Eucharistie est exprimé par le terme mysterium,, et que le mot latin sacramentum, qui s'oppose à figura et à imago, a le sens très vague de chose mystérieuse, chose sacrée. Il est, croyons-nous, incontestable que ce lan- gage est influencé par les définitions de saint Isidore (Etymologies, hvre VI, chap. xix, 38 et ss. IVIigne, P. L., t. LXXXII, col. 255-256). Cf. PoxTRRAT, La théologie sacramentaire, 4« édit., 1910, p. 32, 33. — Par conséquent , même au point de vue philologique, c'est bien à tort que les Protestants ont voulu conclure de ces termes que l'auteur n'admet point la présence réelle. A ce text« il est aussi intéressant de comparer Théodore de Mopsueste, Ad Evangelium Matthœi, XXVI, 26. — Migne, P. G., LXVI, 713.
2. «Ne, quaeso, obliviscaris in tuis sanctisorationibus nomen amici tui Albini ; sed in aliquo mémorise gazophylacio reconde illud, et profer eo tempore opportuno quo panem et vinum in substantiam corporis et sïin- guinis Christi consecraveris. » — Lettre à Paulin, édition Frobenius, t. I, p. 49. — Dans Migne, P. L., t. C, col. 203.
172 DURAND DE TnOARN
Le langage de Charlemagne se ressent d'une inspiration différente. Dans une lettre à Alcuin, voulant expliquer pourquoi l'on ne jeûne pas le jeudi et le dimanche depuis la Sexagésime jusqu'à Pâques, il s'exprime ainsi à propos de la Ferla qiiinta : Quintam vero arbitrati sumus, propter magna mysteria quee in ea continentur, ah eo solutam. In ipsa namqiie sanctum chrisma conficitur... In ipsa recon- ciliatio fit pœnitentium : in ipsa Redemptor omnium cœ- nando cum discipulis panem f régit, et calicem pariter dédit eis in figuram corporis et sanguinis sui, nobisque profu- tiirum magnum exhibuit sacramentum ^ Le Rédempteur donna à ses disciples son corps en figure, et à nous il nous a montré un grand sacrement. Rien dans ces expressions qui dénote une croyance différente de celle d'Alcuin. Ce serait un tort de conclure que Charlemagne n'admet que la figure, qu'une représentation dans l'Eucharistie. Il parle simplement comme certains Pères de l'Eglise, comime Ter- tullien S comme saint Augustin ^. 11 n'emploie pas une expression inusitée ou incorrecte ; après lui Amalaire *
1. Dans Opéra Alcuini, édit. Frobenius, t. I, p. 49, ep. 36, — ou IVIigne P. L., t. C, p. 265, — se trouve également dans les Œuvres de Charle- magne, Epistola XIII dans Migne, t. XCVIII, col. 913.
2. c( Acceptum panem et distributiim discipulis, corpus iJlum suiun fecit (Christus) Hoc est corpus meum dicendo, id est figvira corporis mei. Figura autem non fuisset, nisi veritatis esset corpus. » Tertuxlien, Adversus Marcion., IV, 40. Migne, P. L., t. II, col. 460.
a Sic enim Deus in Evangelio quoque vestro revela^-it panem corpus suum appellans ut et hinc jam eum intelligas corporis sui figuram pani dédisse, cujus rétro corpus in panem Prophètes figura\'it, ipso Domino hoc sacra- mentum postea interpretaturo. » Tektcxllex, Adv. Marr.,Yil, 19. iligne, P. L., t. II, col. 348. — Cf. d'ALÉs, La théologie de TertuUien, p. 355, et ss., surtout p. 360, 362.
3. «... Ad convi\-iimi in quo corporis et sanguinis sui figursmi discipulis commendavit et tradidit. n — S. Augustesti, Enarr. in Psalmum III, aligne, P. L., t. XXX\^, col. 73.
4. C'alix veteris Testamenti sanguine animalium irrationabilium redundabat. Ille sanguis figura fuit veri sanguinis Christi. Quem cali- cem, id est, in quo bibimus sanguinem Christi, initiav^t nobis ipse in memorata cœna post consummatum priorem calicem, ut idem Lucas memorat in sequentibus ; simiUter et calicem postquam cœna\'it, dicens : Hic est calix Novi Testamenti in sanguine meo, qui pro vobis fundetur. Hic calix est in figura corporis mei, in quo est sanguis qui manabit de latere meo ad complendam legem veterem. >' Amalabii, Epist. ad Rant- garium, Migne, P. L., t. CV, col. 1334. Sans entrer dans une discussion spéciale et approfondie sur chacun des auteurs que nous venons de citer, faisons iine simple remarque. Ces auteurs dans d'autres passages afifir-
DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE 178
s'exprimera en termes équivalents. Il ne fait, en somme qu'employer une formule courante. Le sens de cette expres- sion une fois fixé pour ces auteurs, il n'y a qu'à l'appliquer au passage de l'impérial théologien : Gharlemagne disait que le pain et le vin apparaissaient aux sens comme offerts par le Christ à ses apôtres et étaient ainsi d'une certaine façon, la figure de son corps et de son sang.
Peu de temps après la mort de Gharlemagne, Amalaire de Metz ^ écrivait le De ecclesiasticis officiis -. La description et la signification des cérémonies de la messe lui fournissent
ment on ne peut plus clairement la présence réelle, mais ils parlent aussi de figure, tout spécialement à propos de l'explication de la Cène. En réalité ils se trouvent devant une difficulté : Comment exprimer la diffé- rence qui existait à la Cène entre le corps du Christ que les disciples avaient toujours vu, et ce corps que Jésus leur présentait sous les voiles du pain et du vin ? Il ne leur donnait pas, à en juger par les sens, le corps qui resta à leurs côtés. Il le leur donna pourtant, car ce n'était pas un second corps, numériquement parlant, qu'il leur offrait, mais le même sous une forme mystérieuse. Et cette forme mystérieuse qui recouvrait le corps du Christ n'était-elle pas pour les sens une figure ? Il nous semble que saint Augustin seul a vu la difficulté et l'a résolue (ou éludée) quand il a écrit : « Quomodo ferehatur in manibus suis ? Quia cum commendaret ipsum corpus suum et sanguinem suum, accepit in manus suas... » Quoi î Une figiore de son corps ? Non... «quod norunt fidèles, et ipse se porta- bat quodam modo cum diceret : Hoc est corpus meum. » (Enarr. in Psalm. XXXIII, II, 2, P. L., t. XXXVT, col. 308.) De même dans VEnarratio in Psalmum XXXIII, i, 10. P. L., t. XXXVI, col. 306, il dit : « Fereha- tur Christus in manibus suis, quando commendans ipsum corpus suvun, ait : Hoc est corpus meum. Ferebat illud in manibus suis, ipsa est humi- litas Domini nostri Jesu Christi. » Il portait « cette chose » (illud et non enim illud corpus est la vraie leçon) dans ses mains, voilà l'humilité de N.-S. J.-C. Ainsi on voit clairement qu'une fois (cf. note précédente) saint Augustin a employé le terme « figura ». Puis quand il revient sur cette idée il évite ce mot, et met à la place un mot très vague : « illud », « quod norunt fidèles ». Il est clair qu'il n'a donc employé le mot « figure » que pour désigner le voile, les apparences qu'avait revêtues à la Cène le corps eucharistique de Jésus.
1. On peut mentionner aussi au temps de Charlemagne, l'archevêque de Lyon Leedrade, dont le Liber de sacramento Baptismi (Migne, P. L., t.XCIX.) contient un chapitre sur l'Eucharistie. (Chapitre IX, dans Migne, col. 866, 867.) Leidrade expose la doctrine du pain de vie : « Onanis ista sententia tenet, ut sine corpore et sanguine Filii hominis, vitam habere non possint. » Après saint Augustin, il emploie la distinction du « sacra- mentum » et de la « virtus sacramenti » pour expliquer comment tout honune qui communie reçoit le « sacramentum », et comment seuls les justes reçoivent la a virtus sacramenti », c'est-à-dire le salut et la vie étemelle.
2. Nous laissons de côté la discussion des deux Amalaire. Voir à ce sujet DoM G. MoRiN, article Amalaire du Dictionnaire de théologie catholique de Vacant-Mangenot. — Le De Ecclesiasticis officiis se trouve dans Migne, P. L., t. CV.
1^4 DURA^iD DE TROAJL>(
l'occasion d'émettre quelques considérations d'ordre dog- matique. Il rappelle que c'est par Jésus-Christ que tout sacrifice est offert à Dieu, qu'il est la seule victime expia- trice de nos péchés, et donc que le sacrifice de la messe continue de façon permanente celui du calvaire. Il est ainsi amené à exposer la façon dont s'offre ce sacrifice. Et il ajoute : Hic credimus naturam simplicem partis et vini mixti verti in naturam rationabilem, scilicet corporis et san- guinis Christi K Au point de vue du dogme de la trans- substantiation, la phrase mérite d'être retenue. Puis le symbolisme des rites liturgiques le porte à distinguer une triple forme du corps du Christ : Primum videlicet, sanc- tum et immaciilatum, quod assumptum est ex Maria Virgine ; alterum quod ambulat in terra ; tertium, quod jacet in sepul- cris. Cette triple forme du Christ est représentée par la parcelle de l'hostie déposée dans le calice, par l'hostie que reçoit le communiant, et par celle qui reste dans le tabernacle -.
L'imagination du pieux auteur, son amour du symbo- lisme lui avaient suggéré des expressions qui n'étaient pas très heureuses. A bien l'entendre, sa pensée n'est point théologiquement erronée. Le corps du Christ, en tant que semblable à nos corps mortels, envisagé à trois instants différents de son existence, avait eu réellement un triple aspect, une triple apparence. Mais il n'eût pas fallu en faire un corps « triforme ». L'expression était équivoque, elle devait froisser des susceptibilités et provoquer des polé- miques.
Ces polémiques n'éclatèrent pas immédiatement, et d'autres docteurs continuèrent à enseigner dans le calme la doctrine eucharistique. Théodulphe, évêque d'Orléans
1. aligne, P. L., t. CV, col. 1141.
2. «Triforme est corpus Christi, eorum scilicet qiii gustaverunt mortem et morituri sunt. Primum videlicet, sanct\im et immaculatum, quod assumptum est ex Maria Virgine, alterum quod ambulat in terra ; ter- tium, quod jacet in sepulcris. Par particulam oblatse immissae in calicem, ostenditur Christi corpus, quod jam resurrexit a mortuis ; per comestam a sacerdote vel a populo, ambulans adhuc super terraxn ; per rehctam in altari, jacens in sepulcris. Idem corpus oblatam ducit secum ad sepul- crum, et vocat ill m sancta Ecelesia \-iaticum morientis. » De ecclesias- ticia offîciiê, Ub. III, cap. xxxv. Migne, P. L., t. CV, col. 1154, 1155.
DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE I7S
(788-821), à la fin de son Liber de Ordine Baptismi indique pourquoi le nouveau baptisé doit recevoir la confirmation et la sainte Communion. Aucun doute, disons-le en passant, sur la présence réelle ^ ; aucun doute sur le changement du pain et du vin au corps ei au sang du Christ ^ L'Eu- charistie est le sacrifice chrétien ; elle donne la vie à qui la reçoit. Ce qui est plus intéressant, c'est une expression de Théodulphe. Il l'apporte pour justifier le fait de la com- munion après le baptême : « C'est pour acquérir la vie divine, dit-il, que nous sommes baptisés, que nous mangeons le corps du Christ, et que nous buvons son sang, parce que, sans ces sacrements, nous ne pouvons point « passer dans son corps ^ » Et qu'on ne croie pas qu'il s'agit ici de ce corps du Christ qu'est l'Eglise ! A quelques lignes de dis- tance, Théodulphe reprend son idée, et il est très affirmatif sur ce point : Morem, dit-il, accipiendae Eucharistise a Domino traditum Ecclesia tenet, ut eum et aqua et Spiritu sancto guis renascitur, corpore Domini pascatur, et san- guine ejus potetur, ut in corpore Christi traj'ecto, et ille in Christo maneat, et Christus in eo K De même que le pain et le vin « passent » à la dignité de corps et de sang du Christ,, de même le nouveau chrétien se nourrit du Christ qui « est passé », qui « a été jeté » là^ dans le sacrement. • Toutes ces expressions dénotent une pensée qui se cherche. Le milieu du IX^ siècle va la voir se développer et
1. d lu fine saeculonim camem, nostrse salutis causa, dignata est (sapien- tia) accipere ; quam camem fidelibus sxiis edendam tribuit. » Ldber de Ordine Baptismi, cap. XVII. Migne, P. L., t. CV, col. 239. — Dans Mar- guerin de la Bigne, t. XIV, p. 14.
2. ... « Ut per visibilem sacerdotum oblationem, et invisibilem Sancti Spiritus consecrationem, panis et vinum in corporis et sanguinis Domini tremseant dignitateni. » Opus citât., cap. XVIII, P. L., t. CV, col. 240.
3. « Propter hanc vitam adipiscendam et baptizamur, et ejus carne pascimur, et ejus sanguine potamur, quia nequaquam possumus in ejus corpus transire, nisi his sacramentis imbuamur.. » Ihid, col. 239.
4. Ibid., col. 240.
■". Les Capitula de Théodulphe nous révèlent un détail curieux. On y voit que les excommuniés n'étaient point privés, comme ils le seront plus tard, de la sainte communion : « Quia sicut periculosum est impurum quemque ad tantum sacramentum accedere, ita etiam periculosum est ab hoc prolixe tempore abstinere. Salva ratione eorum qui exconununi- cati, non quando eis libet, sed certis temporibus communicant, et reU- giosis quibusciuique sancte viventibus, qui pêne omni die id faciunt.» Theodulfi Capitula, n° XLIV, Migne, P. L., t. CV, col. 205.
176 DUBAND DE TROARN
se préciser. En 831 Paschase Radbert fit une première édition du De Corpore et sanguine Domini, qu'il adressa à son disciple Placide. Il lui annonçait qu'il l'avait composé de passages empruntés à saint Cyprien, à saint Ambroise, à saint Hilaire, à saint Augustin, à saint Jean, à saint Jérôme, à saint Grégoire, à saint Isidore, à Hésychius, et à Bède S et s'était borné à les commenter dans les endroits insuffisamment clairs.
Son but est d'instruire Placide, de l'amener à bien com- prendre le dogme eucharistique, et à résoudre les objec- tions qu'on peut lui opposer. Paschase pose d'abord en principe que l'Eucharistie est un miracle voulu par Dieu, et nullement une mise en œuvre des lois de la nature. La volonté divine ici entre seule en ligne de compte. Or Dieu a voulu que le corps et le sang du Christ contenus dans l'Eu- charistie fussent le vrai corps et le vrai sang de Jésus, et bien qu'ils demeurent sous la figure du pain et du vin, il faut croire qu'après la consécration, c'est bien réellement et uniquement le corps mis au monde par la Vierge Marie, crucifié et enfin sorti du tombeau, qui est présent et que nous recevons ^.
1. «Placuit, charissime, catholicos Ecclesiae doctores in principio adnotare, ex quibus pauca de pluribus quasi lac teneritudinis eliquaveri- raus, Cyprianum scilicet, Ambrosium, Hilarium, Augustinum, Joannem, Hieronymum, Gregorium, Isidorum, Isicium et Bedam, quorum doctrina et fide imbutus, melius possis ad altiora proficere. Nostro quidem stylo nunc sensum eorum commendans, nunc vero propriis eorum verbis utens, quse apta erant meo studio temperavi. Interdum autem quae manifesta nonduin videbantur (nous croyons devoir lire nondum avec le ma. de Saint-Ouen et pas non dubium, à cause du contexte), vera ratione firmavi, et contra quaeque in ejvisdem libri margine litteras doctorum quos prae- misi, ex initio nominis e regione figere curavi, propter quod lege securus, etc.» — Prologus ad Placidium, P. L., t. CXX, col. 1268. Radbert indique donc clairement sa méthode et ses sources. Cf. Batiffol, Etudes d'his- toire et de théol. posit., 2^ série, p. 359, qui dit : « Paschase n'est qu'un réca- pitulateur... : nous aurions grand besoin que quelqu'un éditât son traité, en s'appliquant à déterrainer tous ses emprunts ; mais aussi bien cette impersonnalité faisait-elle la force de son li^Te. » La remarque est juste, mais le texte de Paschase indique conunent il faut comprendre cette
« impersonnalité ».
2. « Nullus moveatur de hoc corpore Christi et sanguine, quod in mys- terio vera sit caro et venis sit sanguis dum sic volait qui creavit... et quia voluit, licet in figura panis et vini maneat, hœc sic esse omnino, nihUque aliud quam caro Christi et sanguis post consecrationem credenda sunt... et, ut mirabUius loquar, non alia plane quam quae nata est de
DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE I77
L'Eucharistie est donc un miracle et un miracle insigne.
Or ce miracle, on ne peut l'ignorer ; il faut savoir ce qu'on en peut comprendre, et ce qu'on en doit croire afin de recevoir dignement le corps et le sang du Sauveur. Nous devons nous rendre compte de la dignité, de la vertu suréminente de ce mysticum Christi corpus et sanguis ^ pour le distinguer de ce que le goût nous fait connaître. Cette connaissance est telle que celui qui en est dépourvu, n'a pas le droit de manger le mystère eucharistique. S'il le mange, il le reçoit, à la vérité, mais il n'en reçoit point la vertu -. Grave préjudice que l'étude de l'Eucharistie empêche de subir. D'où étudions l'Eucharistie.
D'abord, c'est un sacrement, et du sacrement Paschase donne la définition isidorienne. C'est le rite sacré, mysté- rieux dont l'action intérieure dépasse de beaucoup l'effet indiqué par le geste rituel ^ Ainsi l'Eucharistie a pour effet invisible de nous nourrir et de nous unir à Jésus-Christ. Et comme l'Esprit Saint a un rôle dans tout sacrement,
Maria et passa in cruce et resurrexit de sepiilcro. » Lib. de Corpore, P. L., t. CXX, col. 1269.
Ce passage n'est qu'vme réminiscence de saint Aîiibroise : « Et hoc quod conficimus corpus, ex Virgine est : qiiid hic quœris natiirse ordi- nem in Christi corpore, cum prseter naturam sit ipse Doniinus Jésus partus ex Virgine ? Vera utique caro Christi, quse crucifixa est, quœ se- pulta est : vere ergo camis illius sacramentum est. »
Il y aura cette différence entre saint Ambroise et Radbert que pour eux le mot « sacranientum >> n'aura pas le même sens. Chez saint Ambroise on sait que « la consécration divine » de l'Eucharistie « opérée par les paroles mêmes du Christ », change la nature du pain et du vin et en fait « le sacrement du corps et du sang du Sauveur n. (Pourrat, op. cit., p. 19.) Il affirme ici que c'est donc réellement de cette chair, née de la Vierge, crucifiée et ensevelie que l'Eucharistie est le sacrement, c'est-à- dire que l'Evicharistie est le signe, le symbole sous lequel le corps et le sang sont réellement présents. — Pour Radbert le mot «sacramentum» a nettement la signification isidorieiine de « mysterium » de rite sacré mys- térieux, dont l'effet intérieur est de beaucoup supérieur à l'effet qu'il pro- duit extérieurement aux yeux des sens. En appliquant cette signification au texte de saint Ambroise, il lui faisait dire que dans l'Eucharistie il n'y a rien autre que la chair du Christ. Formule équivoque ! Il n'y a aucune autre substance, mais les apparences du pain subsistent ! Les adversaires ne tarderont pas à le remarquer.
1. De corpore, col. 127.3.
2. On sait que saint Augustin (In Joann., tract XXVI, 11) est le pre- mier à avoir apporté cette distinction.
3. H Sacramentum est quidquid in aliqua celo1)ratione divina nobis quasi pignus salutis traditur, cimi res gesta visibilis longe aliud invisi- bile intus operatur, quod sancte accipiendum sit... » De corpore, col. 1275.
HEUHTEVEXT. — DCBAXD DE TROARX. 12
178 DURAîlD DE TROARN
c'est lui qui « avec la substance du pain et du vin, par sa puissance invisible, au moyen de la sanctification de son sacrement, fait le corps et le sang du Christ » \ Mais quel corps est ainsi fait ? Est-ce le vrai corps de Jésus ?
La réponse n'est pas douteuse. Elle est affirmative. Mais quia Christum vorari fas dentihus non est, voluit in mysterio hune panem et vinum vere carnem suam et san- guinem consecratione Spiritus Sancti potentialiter creari. C'est le vrai corps du Christ, mais le corps « mystique- ». Et par conséquent il est indéniable qu'il est une figure.
Comment alors concilier ces deux affirmations : Ce qui est sur l'autel après la consécration est le corps réel, véri- table du Christ, et c'est une figure ^ ?
La conciliation se peut faire : il ne faut pas sacrifier la réalité : le mystère de l'Eucharistie est le corps réel du Sau- veur.
Mais en même temps, il est figure : figure, en tant qu'il est soumis à une fraction ; figure, en tant que ce qui tombe sous les sens révèle à l'intelligence autre chose qu'un aspect et un goût de chair : figure enfin, en tant que le sang divin, dans le calice, est mélangé à quelques gouttes d'eau *.
D'ailleurs il est inexact de dire que réalité et figure sont des éléments incompatibles dans le même être. Le Christ est à la fois Dieu-Homme, et le Fils consubstantiel au Père. Le Dieu-Homme est la figure de la seconde personne de la Sainte Trinité ; et dans le Dieu-Homme, et dans le Fils
1. « Ipse (Spiritus) panis ac vini substantia camemChristi et sangvunem invisibili potentia quotidie per sacramenti siii sanctificationem operatur. » De corpore, col. 1277.
2. « Ubi profecto non aliam, quam veram camem dicit et veriun sangui- nem, licet mystice. » — De corpore, col. 1278.
?. «Quia mysticum est sacranientvim, nec figuram illud negare possu- inus ; sed si figura est, quserendum quomodo veritas esse possit. » — De Corpore, col. 1278.
4. « Quserendum hoc totum utrum veritas dici queat sine falsitatis umbra, quam\as mysterium hujuscemodi res appellari de beat, sed figuram videtur esse dum frangitiu", dum in specie visibili aliud intelU- gittir, quam quod Adsu camis et gustu sentitur, dumque sanguis in calice simul ciun aqua miscetur. Porro illud fidei sacramentiun jure veritas appellatur : veritas ergo dum corpvis Cliristi et sanguis, virtute spiritus, in verbo ipsius ex panis vinique substantia efficitur ; figura vero, dum sacerdote, quasi aliud exterius gerente, ob recordationem sacrae passionis ad aram quod semel gestum est quotidie agnus immolatur. Ihid. »
DOCTRINE DE L HERESIE lyg
consubstantiel, il n'y a qu'un seul et vrai Dieu. D'où le Christ, Dieu-Homme, n'est pas une « fausseté », une ombre sans réalité, et il n'est rien autre chose que Dieu, quoiqu'il soit la figure de la substance de la Divinité.
Et Paschase de conclure : Reliquit (Christus) nobis hoc sacramentum visihile in figuram et characterem carnis et sanguinis, ut per hœc mens nostra et caro nostra ad invisi- hilia et spiritalia capescenda per fidem uherius nutriatur. Est autem figura vel character hoc quod exterius sentitur, sed totum veritas et nulla adurnbratio, quod intrinsecus per- cipitur, ac per hoc nihil aliud hinc inde quam veritas et sacramentum ipsius carnis aperitur \
L'accent, dans la pensée de Radbert, porte sur la vérité du corps du Christ dans ce tout, dans ce « bloc » formé du corps de Jésus et d'apparences de pain, que le prêtre porte en ses mains. Le tout, l'être complet qui est sur l'autel n'est rien autre que le vrai Jésus de Nazareth, sans aucun voile, voilà ce que la foi doit admettre. Jamais encore, il faut le remarquer, la conversion du pain et du vin au corps et au sang de Jésus, et à son corps historique, n'avait été précisée avec autant de fermeté. Pourtant il faut reconnaî- tre que dans la démonstration paschasienne, se glissait un élé- ment que la postérité ne s'assimilerait pas. Dans l'Eucha- ristie, il y avait réalité et figure. La figure c'est ce qui est perçu par les sens : hoc quod exterius sentitur, elle n'existe que pour eux, semble-t-il. Aux yeux de la foi, il n'y a pas, il ne doit pas y avoir de figure : totum veritas et nulla adumbratio, quod intrinsecus percipitur. Les générations suivantes en concluront qu'en définitive Paschase n'admet pas l'exis- tence réelle d'un voile qui recouvre dans l'Eucharistie le corps du Christ. Elles auront des excuses, si elles n'ont pas raison. 11 reste vrai que, très ferme sur le fait de la conver- sion, la pensée de Paschase est encore flottante sur le mode d'être du Christ dans l'Eucharistie. Et cela tient préci- sément aux lacunes de sa théorie de la conversion.
Si le vrai corps de Notre Seigneur est sur l'autel, comment est-il en même temps au ciel ante conspectum divinœ
1. De cor pore, col. 1279.
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majestatis ? Le moine de Corbie est amené à se poser la question, et il la résoud en somme avec bonheur : Disce quia Deus spiritus illocaliter iibique est. Intellige quia spi- ritalia hœc sicut nec localiter, sic utique nec carnaliter ante conspectum divinœ majestatis in sublime feruntur. Cogita igitur si quippiam corporeum potest esse suhlimius, cum suhstantia partis et vini in Christi carnem et sanguinem efficaciter interius commutatur ; ita ut deinceps post conse- crationem jam vera Christi caro et sanguis veraciter credatur, et non aliud quam Christus, panis de aelo a credentihus œstimetur. Putasne aliud esse altare ubi Christus pontifex assistit quam corpus suum, per quod et in quo Dec Patri vota fidelium et fidem credentium offert ; quod si veraciter corpus Christi altare illud céleste creditur, jam non aliunde carnem et sanguinem quam de ipso Christi corpore sumere te putabis ^
Dieu est esprit, il est partout illocaliter. Dans l'Eucha- ristie, le Christ n'est non plus ni localiter ni carna- liter On ne peut pas le localiser dans le pain et le vin, il n'y en a plus. Et Paschase est le premier à conclure avec une vigueur remarquable d'expression que la subs- tantia panis et vini in Christi carnem et sanguinem effica- citer interius commutatur ; c'est-à-dire du Christ « panis de cœlo. » D'où il reste que le corps du Christ devenu l'autel du sacrifice dont il est le prêtre, est le corps céleste, et que la chair et le sang du Sauveur, chair et sang spiri- tuels, sont pris du corps même du Christ.
L'on voit bien maintenant l'idée de Paschase. Le corps du Christ dans l'Eucharistie est un corps spirituel, tout en étant le corps historique du Sauveur. S'il est spirituel, il est inétendu, il n'est dans l'Eucharistie nec localiter nec car- naliter. Il n'est donc point réduit aux proportions d'une hostie. Mais pour que le pain soit le corps du Christ, il faut que la substance du pain disparaisse. Radbert l'affirme réso- lument, et c'est son mérite d'avoir proclamé qu'elle est effi-
1. De corpore, col. 1287-1288. Il faut se souvenir de ce texte quand on lit que Radbert ïwimet qu'à la Cène, Notre -Seigneur créa un corps nou- veau et un sang nouveau. Voyez Expositum in Matt., col. 13G0.
UOCrhl?(E DE 1. HliUliSlE
caciter interiiis commutata, en même temps que sur l'autel reste ce que l'on voit, ce que l'on touche, ce que l'on goûte. Paschase ne peut supprimer le témoignage des sens ; d'autre part, on ne peut pas dire qu'il ait enseigné nettement, avec la précision philosophique du mot, la transsubstantiation. Nous croyons qu'il a pensé que rien ne subsistait du pain et du vin, qu'il ne restait absolument sur l'autel que le corps du Christ et quelque chose qui frappe les sens, à la façon du pain, mais quelque chose de nouveau. Ce quelque chose Paschase ne lui donne aucun nom. C'est ce qui est à l'extérieur. Il ignore la théorie de l'étendue et de la cou- leur, en tant qu'accidents, séparés de la substance. D'autre part il y a une nouvelle création à chaque consécration. Serait-il exagéré de croire que Paschase admet que ce qui est sur l'autel est une créature entièrement nouvelle : c'est le corps et le sang du Christ avec une apparence de pain et de vin, mais apparence qui n'est en aucune façon la survi- vance de la couleur, du goût, et de l'étendue du pain anté- rieurement posés sur l'autel. Ce point de vue d'ailleurs, n'est-il pas confirmé par l'insistance qu'il met à appeler « un tout » ce composé du corps du Christ, et de ce qui frappe les sens ; par l'insistance qu'il met à dire qu'il n'y a rien autre sur l'autel que Jésus-Christ ? Si recte sapimus, dit-il, vel recte percipimus, divinus spiritus qui in nohis est, etiam et per eamdem gratiam ampliatur, eosdemque sensus nostros ad ea percipienda instruit et componit : ita sane ut non solum gustum interius ad mystica, verum et visum atque auditum, necnon odoratum et tactum ita tenus illustrât quodammodo, ut nihil in eis riisi divina sentiantur, nihilque nisi cœlestia.
Et plus loin : Christo qui verus et sumfuus sacerdos est, catholice totum tribuere oportet, totumque ejus virtuti atque ipsius potentise designare \
En définitive Paschase était sur la vraie voie qui devait préciser la manière d'être du Christ dans l'Eucharistie, mais il n'a pu mener son œuvre jusqu'au bout, parce qu'il
1. Paschase admet une nouvelle création à chaque consécration. Voyez de Corpore XV, 1, col. 1321, et VExpoaitum in Matt. XXVI, col. 1360.
iSa DURAND DE TROA.RN
lui manquait une théorie métaphysique de la constitu- tion des corps. Il a eu le mérite de garder de justes limites \ Il ne tombe jamais dans les théories capharnaïtiques ; il maintient des apparences de pain et de vin qui offrent à nos sens corporels le moyen de percevoir le corps et le sang du Christ. A cause de ses lacunes cependant, malgré la rectitude de son orthodoxie, ses opinions devaient ren- contrer de rudes adversaires. Ces adversaires se déclarè- rent vraisemblablement quand, en 844, Paschase eut envoyé son traité à Charles le Chauve.
En tous cas, les attaques vinrent bientôt. On en trouve des traces dans les œuvres de Scot Erigène ^. Quid ergo ad hanc magni theologi Dionysii prœclarissimam tubam res- pondent, gui visibilem eucharistiam nil aliud significare prœter se ipsam volant asserere ^ C'étaient les Pascha- siens que visait cette apostrophe. Et que leur opposait-on ? Scot Erigène part des données des sens. Aussi parle-t-il de l'eucharistie visible. Cette eucharistie, les prêtres la font de la matière sensible du pain et du vin, ils la reçoivent
1. De Corpore, col. 1274. — Sur ce point Paschase semble être en pleine intelligence avec ses contemporains ; son jugement ne diffère pas du leur. Ainsi qu'on prenne le Capitulare d'Ahyton, évêque de Bâle (802-822, t 836) on lit : « V. Quinto, ut sciant (presbyteri) quid sit sacramentvun baptismatis, et confirmationis, et quale sit mysterium corporis et sangui- nis Domini ; quomodo in eisdem mysteriis visibilis creatura videtur, et tamen invisibilis salus ad aetemitatem animse subministratur, quse in solafide continetin*. » C'est toujours la définition isidorienne du sacrement, et on l'applique à l'Eucharistie. Qu'on demande à Paschase quelle est après la consécration la « visibihs creatiu-a. « Puisque d'après lui, dans l'Eucharistie il y a création, la créature %-isible est celle qui est formée du corps spirituel du Christ et de quelque chose qui lui donne l'apparence de pain. Aujourd'hui, en toute rigueur philosophique, on ne pourrait dire qu'on voit dans l'Eucharistie une créature visible. Il n'y a pas de création, ni de créature, mais le Créateur. Il n'y a de \'isible que des accidents.
Cf. Ahytonis capitulare dans aligne, t. CXV, col. 11 et ss. ou Hf.tto- Nis capitulare dans Aligne, P. i., t. CV, col. 763 ss. — Sur AhjixDn, cf. Friedrich Wiegand, article Haito von Basel, dans la Realencyklopàdie fur protestantische Théologie und Kirche d'Herzog-Hauck.
2. Super lerarchiam cœlestem S. Dionysii, dans Aligne, P. L., t. CXXII, col. 140.
3. On remarquera que l'attaque de Scot porte à faux, mais ce n'en est pas moins Paschase qu'elle \'ise. Dans sa lettre à Frudegarde, Radbert répondra précisément à l'accusation en disant : Mais, j'eidmets qu'il y a des figures, des significations attachées au mystère de l'Eucharistie : « in hbello meo... proprium capitulxim edidi, ut hoc mysterium et veriteis intelligatur, nec tamen figura esse negetur >. P. L., t. CXX, col. 1353.
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DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE i83
corporaliter. Elle est typicam similitudinem spiritualis participationis Jesii, quem fideliter solo intellectu gustamus, hoc est intelligimus, inque nostrœ naturse interiora viscera sumimus ad nostram salutem, et spiritiiale incrementum, et ineffabilem deificationem ^ Ne concluons pas que Scot nie la présence réelle, que pour lui l'Eucharistie ne soit qu'une memoria du corps du Christ. Du fait que l'Eucharistie pro- duit en l'âme du communiant une « ineffable déification » ; du fait que nous la « prenons pour notre salut, in nostrœ naturœ interiora viscera », il y a lieu de croire que Scot admet la présence du Christ. Mais l'expression « eucharistie visi- ble » dans son style signifie les éléments, la matière du sacri- fice. De même le mot « sacrement » reprend sa significa- tion de signe, de symbole, telle que saint Augustin l'avait comprise. Aussi afTirme-t-il que non illa sacramenta visi- hilia colenda, neqiie pro veritate amplexanda, quia signifi- cativa veritatis siint, neque propter se ipsa inventa, quoniam in ipsis intelligentiae finis non est, sed propter incomprehen- sibilem veritatis virtiitem, qua Christiis est in unitate humanœ divinseqiie siise siibstantiœ... Et il résulte de cette façon de parler des équivoques profondes. Les quelques passages eucharistiques de Scot qui nous restent ne nous autorisent pas à déterminer quel était dans son ensemble son système. Un esprit aussi souple et aussi subtil qu'Erigène ne doit pas être jugé sur quelques expressions. Mais il n'en est pas moins vrai que l'orientation de sa pensée est nettement tournée du côté des figures qu'il découvre dans l'Eucha- ristie, que son langage est capable d'induire ses contempo- rains en erreur, et de faire supposer qu'il nie la vérité de la présence réelle. Il reste enfin qu'il est un des principaux adversaires de Paschase Radbert ; ils furent contempo- rains, et la notoriété de Scot Erigène est suffisante pour autoriser cette induction que des preuves péremptoires, faute de documents, ne peuvent établir.
Si les théologiens étaient entrés en lice, les liturgistes n'avaient point, de leur côté, cessé le combat. Amalaire ne comptait pas que des admirateurs. L'Eglise de Lyon, en
1. Op. citât, col. 140.
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particulier, trouva dans ses œuvres matière à critique. Le successeur de Leidrade, Agobard prit lui-même la plume contre Amalaire. Entre autres choses, il revendiqua contre lui l'unité de sacrifice dans l'Eglise . Et comme il n'y a qu'un seul sacrifice, il n'y a aussi qu'un seul pain du corps du Christ, unus partis corporis Christi, celui que le Sau- veur lui-même donna à ses Apôtres ^ Le diacre Florus reprit le même raisonnement dans son De expositione Missœ. Il distinguait nettement les deux côtés de la ques- tion eucharistique. Ce que voient les sens, et ce que disent la raison et la foi ne concordent pas. Quant à l'explication, elle est simple : c'est un mystère -. Par ailleurs il affirmait nettement la présence réelle ^ le changement du pain et du vin au corps et au sang du Christ *, et évitait de tomber dans l'erreur stercoraniste qu'il reprochait à Amalaire
1. « Unde et Ecclesia ex traditione Apostolonim his verbis conaecrans mysterium sacri corporis et sanguinis Domini, designanter dicit Domi- num dixisse Apostolis : Accipite et manducate, hoc est enim corpus meum. Simili modo, et postea quam cœnatum est. accipiens et hiinc praeclarum calicem. Attendat fidelis quisque quid est quod dicit hune. Videlicet quia calLx quem sacerdos sacrificat, non est alius nisi ipse quem Dominus apostolis tradidit. Sicut ergo de sanguine, sic quoque de corpore sentiendum est , . Agobardi Liber contra libros quatuor Amalarii abbatis. iligne, P. L., t. CIV, col. 347. — On retrouve exactement ce même pas- sage dans Florus, De expositione Miss >:, Migne. P. L., t. CXIX, col. 53.
2. Totum ergo quod in hac o'olatione Dominici corporis et sanguinis agitur mysterium est : aUud enim videtur, aliud intelligitur ; quod vide- tur speciem habet corporalem, quod intelligitur, fructum habet spiritua- lem ". De expositione Miss v. ibid. col. 54. — Cf. au.ssi texte de la note 4.
Florus reprochait à Amalaire la théorie du corps triforme, mais il la comprenait à sa manière : Amalaire, dit-il, aflBrme que le Christ a trois corps : l'un qu'il a pris lui-même, l'autre en nous qui marchons sur la terre ; le troisième dans ceux qui sont morts. — Cf. Opuscula adversus Amalarium, P. L., t. CXIX, col. 74.
3. n Camem suam dicit a fîdelibus manducari et sanguinem suum potïiri ; vere illiim cibum camem suam esse, vere iUum potum sanguinem suum existere confirmât : seipsum asserit a fidelibus suis comedi, et sine hoc cibo neminero vere per hune mundum vivere testatur . — Ibid., col. 85.
4. « Simplex e frugibiis panis conficitur, simplex e botris vinum liqua- tur ; accedit ad hsec ofïerentis Ecclesiae fides, accedit mysticse précis con- secratio, accedit divdnœ %"irtutis infusio ; sicque miro et ineffabili modo, quod est naturaliter ex germine terreno panis et vinum, efficitur spiri- tualiter corpus Christi, id est vitae et salutis nostrœ mysterium, in quo aliud ocuhs corporis, aliud fidei videmus obtentu... Mentis ergo est cibus iste, non ventris ; non corrumpitur, sed in virtute spiritali nec inquinari potest faece corporea, quod et animarum et corponim vitia mundare conauevit ». — Ibid., col. 77, 78.
DOCTRINE DB l'hÉRÉSIE i8J>
Raban Maur dont le De Clericoriim institutione présente quelques analogies avec les livres des liturgistes, affirma les mêmes dogmes, mais il se tint à l'opposé de Paschase : Celui-ci disait : il n'y a dans l'Eucharistie que le corps du Christ. Raban distingue. Reprenant la distinction augus- tinienne du Sacramentum et de la Virtus sacramenti, il déclare hardiment : Sacramentum in alimentiim corporis redigitur, virtute autem sacramenti œternœ vitae dignitas adi- piscitur \ L'expression n'est pas loin de trahir sa pensée, quand il ajoute : Vere et salubriter corpus et sanguinem Christi percipimus, si non tantum volumus ut in sacramento carnem et sanguinem Christi edamus, sed usque ad Spiritus participationem manducemus et hibamus -. Si le « sacre- ment » est un aliment du corps, et si, dans le « sacre- ment » nous mangeons le corps et le sang du Christ, (indé- pendamment de la (c virtus sacramenti » reçue exclusi- vement par les bons), fatalement on est porté à une con- clusion stercoraniste.
Et pourtant ce n'est point l'idée de Raban Maur. Il a en effet une conception spéciale du corps du Christ. La Lettre à Egilon nous donne à ce sujet des éclaircissements. Dans cette lettre, il s'attaque explicitement, — bien que sans le nommer, — au traité de Radbert. Il reconnaît d'abord qu'on doit croire que l'Eucharistie nous donne le vrai corps et le vrai sang du Seigneur ; ce corps et ce sang sont créés potentialiter par la consécration de l'Esprit- Saint ^ Mais là s'arrête sa communauté d'idées avec Pas- chase.
A son avis le corps ainsi créé ne doit pas être appelé le corps qui est né de la Vierge Marie, qui a souffert, qui est
1. Raban Maur, De clericorum institutione, Migne, P. L., t. CVII, col. 318.
2. Ibid. — Ratramne déduira (De corpore et sanguine Domini, cap. XL- XLIV), P. L. t. CXXI, col 144-146) la même doctrine d'un texte de saint Isidore (texte d'ailleurs inauthentique).
3. Raban Mauk, Epistola III. — Ad Egilem Prumiensem abbatem, dans Migne, P. L., t. CXII, col. 1510, 1511. — Cf. col. 1517 où Raban affirme qu'à chaque consécration est im nouveau corps : « istud quod divinitus creatur et consecratur quotidie noviun ". Remarquer la concep- tion particulière à Raban des ■ corpora Christi specialiter ".
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ressuscité. Jamais, dit-il, je n'ai entendu attribuer à saint Ambroise pareille affirmation.
D'autre part, il y a plusieurs manières d'envisager le corps du Christ, et la manière de saint Augustin est bien difPérente de celle de saint Ambroise ^ Pour le docteur d'Hippone il y a une différence entre le corps né de la Vierge, le corps que nous recevons dans l'Eucharistie, et l'Eglise corps mystique dont Jésus est le chef. Cette différence est clairement exprimée par le saint docteur quand il affirme que « nous qui sommes son corps, nous prenons la chair et le sang (eucharistiques), qu'il tire de lui-même, et qu'il nous donne lui-même, illo manente integro » -. Elle ne porte pas à la vérité sur la nature, — non quidem natur aliter ; — le Christ n'a ni deux natures corporelles, ni deux corps essentiellement et numériquement distincts ; mais sur l'apparence, — specialiter, — sur la façon dont nous cons- tatons son corps. Raban s'efforce de faire saisir sa distinc- tion par des exemples : Le Christ, en tant qu'il est une per- sonne, n'est qu'un esprit : non duo, sed iinus est persona- liter spiritiis propter unitatem personse. Mais en tant qu'il a une double nature, natiiraliter, il est esprit divin ou esprit humain ^ De même dans l'Eucharistie ; le Christ n'ayant jamais eu deux corps de nature distincte {non siint duo corpora, sed unum) le corps eucharistique n'est pas distinct (naturaliter) du corps historique de Jésus, mais quand on le considère dans son existence terrestre et dans son exis- tence eucharistique, il se présente à nous sous deux aspects différents. D'où l'on peut dire que specialiter, le corps eucharistique est autre que le corps historique.
La philosophie de Raban était à l'inverse de celle de Paschase. Celui-ci prenait pour point de départ de son sys- tème le corps historique du Christ, et voulait expliquer comment il était présent dans l'Eucharistie ; Raban prend
1. < Disputât beatus Augustinus, quasi non ei placuerit illud quod sanctus dixit Ambrosius >•. — Ibid., col. 1513.
2. Il Ut ex ipso et ab ipso nos corpus ejus camem ipsius, illo manent© integro, sumamus >. — Ibid.
3. « Ipsius Domini Christi est alius, non (quod absit) personaliter, sed naturaliter spiritus juxta divinitatem, alius naturaliter spiritus juxta humanitatem ». — iit'd., col. 1518.
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pour point de départ le corps eucharistique et veut le rat- tacher au corps historique. Méthode discursive et méthode régressive sont en présence. Elles y seront longtemps. Avec la première fatalement on insistera sur le fait de la conversion ; avec la seconde on envisagera surtout la théo- rie de la présence réelle.
La première ^ trouvera encore des défenseurs dans Haymon d'Halberstadt, et dans Rémy d'Auxerre ^ Dans son commentaire de la l'^ Epître aux Corinthiens ^ celui-ci affirmera la thèse de Paschase, et il ira même jusqu'à dire que « quand le pain est brisé et mangé, le Christ est immolé et mangé, et cependant reste vivant dans son intégrité » •*. Haymon est plus précis : il rappelle avec une grande fermeté la thèse complète de Radbert : Credimus disait-il, et fideliter confitemur et tenemus, quod suhstantia illa partis scilicet et vint, per operationem divinse virtutis, ut jam dictum est, id est, natura partis et vini substantialiter convertantiir in aliam substantiam, id est, in carnem et sanguinem.
Et plus loin : In qiio quidem Christi cor pore et sanguine, propter sumentiiim horrorem, sapor panis et vini remanet et figura, substantiarum natura in corpus Christi et san- guinem omnino conversa. Le fait de la transsubstantiation
1. Nous ne tenons pas conipte ici de plusieurs écrivains du milieu du IXe siècle, comme Angelome, (cf. Migne, P. L., t. CXV. Enarr. in lib. Begum, col. 351), Prudence, évêque de Troyes. accusé peut-être à tort par Hincmar de Reims (cf. Rivet, Histoire littéraire de la France, t. V. p. 253, 254), Druthmar (Expositio in Matthrcum, P. L., t. CVI, col. 1476. Cf. Histoire littéraire de la France, t. V. p. 90 à propos des corruptions de son texte.
2. Avec Fabricius et Richard Simon, nous attribuons à Rémy d'Auxerre VExpositio in Epistolas sancti Pauli, publiées sous le nom d'Haymon d'Halberstadt. (Cf. P. L., t. CXVI, col, 186). D'autre part nous laissons à ce dernier le fragment de commentaire publié par tl Achery Spicilegium t. I, p. 42 sous le nom de Tractatu^ Aimonis de Corpore et sanguine Domini.
3. P. L., t. CXVI, col. 572.
4. « Sicut caro Christi quam assumpsit in utero virginali, verum corpus ejus est, et pro nostra salute occisum, ita panis quem Clmstus tradidit discipulis suis omnibusque praedestinatis ad vitam œtermam, et quem quotidie consecrant sacerdotes in Ecclesia eu n virtute divinitatis, quae illum replet panem verum, corpu . Cliristi est nec siuit duo corpora illa caro ciuam assumpsit, et iste panis, se 1 unum verum corpus faciunt Christi ; in tantum vit dum ille frangitur et comeditur, Christus immo- letur et comedatur, et tamen integer raaneat et vivus ». — Ibil. col. 572.
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est ici nettement affirmé. Mais son explication est à venir. La permanence du goût et de la « figure » du pain est un fait qui repose sur la constatation des sens. Haymon d'Hal- berstadt ne pousse pas plus loin son analyse.
D'autre part il envisage la question de l'Eucharistie considérée comme signe. Sans doute le pain et le vin con- sacrés sont des signes, mais uniquement par rapport à nous, et nullement par rapport au corps du Seigneur : Non autem hoc quantum ad carnem Christi et sanguinem accipiendum est. Quod tamen, ajoute-t-il, quidam errorc sensibns carnis oninino dediti, mente cœcati stolidissime putant ; jam enim corpus Christi et sanguis non essent ^
Le milieu du IX^ siècle voyai* donc les théologiens se diviser au sujet de l'Eucharistie. Sur la fin de sa vie Pas- chase Radbert l'avouait sans abandonner sa thèse. Quseris de re, écrivait-il à Frudegarde, ex qua multi duhitant ^. Et comme ses adversaires invoquaient l'autorité de .saint Augustin, il apportait des textes de ce saint en faveur de sa théorie % les conciliait avec ceux de saint Ambroise, et citait de nouveaux témoignages patristiques de saint Cyprien, d'Eusébe d'Emèse ^ de saint Grégoire et de saint Cyrille d'Alexandrie.
Ses efforts furent vains, et vers 860-865 il mourut sans avoir vu le triomphe de ses idées. Elles allaient même quelques années après être de nouveau battues en brèche, et attaquées plus vivement que jamais. Détail piquant, du monastère même où Paschase avait été abbé, du couvent
1. Tous cee textes se trouvent dans d Achery, Sp'cilcgi tm. t. T, p. 42.
2. Paschasii Epistola de Cor-pore et sanguine Domini ad Frudegardnm P. L., t. CXX, col. 1351. — Cf. V expositum in Matth um, col. 1357 : < Unde miror quid veliut nunc quidam dicere, non in re esse veritateni camis Christi vel sanguinis, sed in sacramento virtutem quanidam carnis et non camem, virtutem fore sanguinis, et non sanguinem ; figuram et non veritatem ; umbram et non corpus.
3. « Son choix ne fut pas toujovirs heureux, car il lui est arri%'é de citer comme texte de saint Augustin des extraits d'un auteur inconnu du VIII^ ou IX^ siècle qui avait utiUsé les formules de la liturgie mozarabe. » Cf. TuRMEL, Histoire de lu théologie positive depuis l'origine jusqu'au Concile de Trente, 2'? édition 1 904, p. 436. — Ce texte fut d'ailleurs égale- ment utilisé par Berenger. Cf. De sacra Cœna, p. 137, 175 et 190.
4. Texte inautheatique qui est de Fauste de Riez, cf. Turmel, op. cit. p. 436.
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de Corbie s'éleva une voix qui enseigna une théorie diffé- rente. Charles le Chauve devenu empereur, devant les divergences théologiques qui s'accentuaient de plus en plus S fit demander un exposé et une solution de la ques- tion à un moine de Corbie : Ratramne ^ Celui-ci se mit à l'œuvre, et composa un traité de Corpore et sanguine Domini dont les conclusions semblaient nettement contraires à celles de Paschase.
Des réserves s'imposent cependant. Nous ne croyons pas, quant à nous, que Ratramne ait voulu positivement contredire Paschase, et iniiner ses théories. Son traité est plutôt un essai de conciliation. Le moine écrit sur l'ordre de l'Empereur ; son rôle est celui d'un consulteur qui donne à un juge son avis motivé sur l'une et l'autre des causes en présence. Son livre n'est donc pas une œuvre de polémique. Il pose des définitions et trace des principes de solution.
D'autre part, l'exposition qu'il fait des erreurs de son temps ne convient pas adéquatement aux conceptions de Paschase Radbert ^ Peut-être les erreurs dont il est fait mention découlaient-elles du système paschasien, mais par déduction illogique, exagérée et illégitime.
Il reste néanmoins que les méthodes de Paschase et de Ratramne étaient entièrement différentes. Paschase s'ap- puie sur les paroles de l'Institution : Hoc est corpus meum,
1 . D'après Hincmar dej Reims, Scot serait allé jusqu'à dire de l'Eu- charistie qu'elle était un simple mémorial, à l'opposé on tombait dans le stercoranisme.
2. C'est à tort qu'un certain nombre d'auteurs font de Ratramne un contemporain de Paschase ; et de la lettre à Frudegarde une réponse au traité de Ratramne. Sans parler de l'invraisemblance de cette lutte théologique entre un moine et son propre abbé, il suffit de rappeler que Paschase avait un successeur à Corbie en 853. Etait-il déjà mort ? Avait-il simplement démissionné ? La question est à résoudre. En toute hypothèse la lettre à Frudegarde fut écrite avant cette époque, et Pas- chase mourut vers 860-865. Or le traité de Ratramne est dédié à l'Em- pereur Charles le Chauve. Ce prince ne ceignit la couronne impériale qu'en 875. Ratramne, en tant qu'auteur, est donc postérieur à Radbert, et il n'a combattu directement que les partisans de ce dernier. — Cf. BoiLEAU — Dissertatio in corp. et sang. Domini, Migne P. L., t. CXXT, col. 174. Mais cet auteur exagère quand il assure que Paschase et Ratramne n'étaient point en désaccord et combattaient des adversaires complète ment opposés. /6id, col. 131. ^^„»— ' ""
?. « Dum quidam... dicant quod nvilla sub figura, nulla sut^^^^yelft^io^AtP'^tV^/ fiât...» De corpore. P. L., t. CXXI, col. 128. •^oN^^,"-''"' ^"^^
igO DURAND DE TKOARN
sur les données de la révélation, et en déduit toute sa théo- logie par voie de conséquence logique. Ratramne, au con- traire, emploie une méthode plus philosophique que théo- logique et s'appuie davantage sur la raison. Il subit l'in- fluence de la dialectique : avant tout, il définit le sens des mots, et, ce sens établi, il procède en logicien pour concilier ses définitions avec les affirmations dogmatiques. Qu'on ne dise pas qu'il nie le principe d'autorité. Rien de moins exact. Il montre simplement que la raison et l'autorité sont en parfait accord.
Le problème était ainsi posé par Ratramne : l'Eglise est divisée en deux camps au sujet de l'Eucharistie : les uns disent que dans le sacrement de l'autel, il n'y a aucune figure, aucun voile, mais une manifestation directe de la vérité elle-même ; les autres déclarent que le corps et le sang du Christ sont contenus sous la figure d'un mystère, qu'autre chose est ce que les sens corporels constatent, autre chose ce que la foi considère ^ Il y a donc entre eux de grandes divergences. La question est de savoir : 1° si les fidèles reçoivent dans la communion le corps du Christ in mysterio, sous forme mystérieuse, ou in veritate, c'est-à- dire sans aucun voile qui le cache aux sens corporels ', et 2^ s'ils reçoivent le corps même qui est né de la Vierge Marie, le coi'ps de la vie mortelle monté après la résurrec- tion à la droite du Père.
Ratramne définit les termes de figura et de veritas : Figura est obumbratio qusedam quibusdam velaminibus quod intendit ostendens. Veritas vero est rei manifesta demonstratio, nullis umbrarum imaginibus obvelatœ, sed
1. « Dum qiiidam... fideliuiii corporis sangiiinisque Christi, quod in Ecclesia quotidie celebratur, dicant quod nulla sub figura, nulla sub obvelatione fiât, sed ipsius veritatis nuda manifestatione peragatur ; quidam vero testentur quod haec sub mysterii figura contineantur, et aliud sit quod corporeis sensibus appareat, aliud autem quod fides aspiciat : non parva diversitas inter eos dignoscitur.» De corpore, P. L., t. CXXI, ibid.
2. ( Quod in Ecclesia ore fidelium sumitur, corpus et sanguis Christi, quœrit vestrœ magnitudinis excellentia utrum in mysterio fiât, an in veritate, id est, utrum aliquid secreti contineat, quod oculis sohim- modo fidei pateat, an sine cujnscunque velatione mysterii hoc aspectus intueatur corporis exterius, quod mentis visus aspiciat interius. » De corpore... P. L., t. CXXI, col. 129.
DOCTRINE DE l'iIÉRÉSIE I9I
puris et apertis, utque planius eloquamur naturalihus signi- ficationibiis insinuatœ ^
Les termes de ces définitions, comme les exemples appor- tés pour les expliquer, nous montrent qu'elles portaient tout autant sur les mots que sur les choses ^. La figura est à la Veritas ce que, dans le langage, la métaphore est au terme propre.
Or, dit-il, lorsque nous désignons, sous le terme de corps et de sang du Seigneur, le corps et le sang eucharistiques, si ces termes indiquent un corps et un sang de tout point analogues à ceux que l'œil, le goût, le toucher nous font constater, quand nous appliquons ordinairement ces mots à un objet précis, il n'y aura donc pas de mystère dans l'Eucharistie, il n'y aura en elle rien de caché : les sens percevront tout ce qui est. C'est contraire à la foi. Nous savons bien, en effet, que nos sens nous font voir, sentir, goûter du pain et du vin sur l'autel. Nous savons également qu'il n'y a plus dans le sacrement ni pain ni vin, mais le corps et le sang du Christ. Par conséquent, — et c'est la conclusion qu'aurait dû logiquement tirer Ratramne — lorsque nous appelons ce qui est dans l'Eucharistie corps et sang du Seigneur, ces termes corps et sang n'ont plus leur signification totale, matérielle, la signification qu'ils auraient, s'ils étaient appliqués à un autre corps humain, ou au corps liistorique du Christ durant sa vie mortelle ; ils désignent d'une manière en un sens imparfaite, — en tant que l'expression n'est pas adéquate à toute la chose exprimée, — la réalité mystérieuse de l'autel que nous savons par la foi être le corps et le sang du Christ mira- culeusement présents, et que nos yeux se représentent comme du pain et du vin.
Telle est l'idée de Ratramne. Malheureusement, il ne l'exprime pas avec toute la netteté désirable. Il applique trop hardiment aux choses des définitions dont l'opposition radicale ne convient bien, en définitive, qu'aux seuls
1. Ibid. col. 130.
2. « Unde Dominicum corpus et sanguis Dominicus appellantur quo- niam ejiis siumint appel la tionem, cujus existvint sacramentum. » De Corpore. cap. XL, col. 144.
iga DUU.VND DE TUOAIIN
termes du langage. Aussi conclut-il sans aucune nuance : Claret quia panis ille vinumque figurate Ckristi corpus et sanguis exista. Sans doute le contexte atténuait le danger de cette expression. Ratramne ne niait pas la présence réelle. Mais vienne un dialecticien qui donne un sens absolu à ce passage, qui oppose « figure » à « vérité », qui com- prenne le mot figurate comme indiquant une négation de la réalité sur l'autel de la nature propre, de l'essence réelle du corps du Christ, et la voie est ouverte aux théories de l'impanation et de la présence purement figurative.
Quoi qu'il en soit, l'idée de figure dans Ratramne a revêtu une forme particulière. Il y a une figure dans l'Eu- charistie, parce qu'il y a du mystère dans l'Eucharistie, parce que lorsque nous appelons TEucharistie corps et sang du Seigneur, ces mots désignent aux yeux de notre corps ce qu'en toute autre circonstance nous appellerions pain et vin, et c'est à cause de cela qu'ils sont une « figure ». De même ce que nous voyons, l'apparence sensible du sacrement, est la figure de la substance invisible, secrète, qui échappe à nos sens et qui est cependant réelle et présente \
Alors une question se pose. Comment ce pain et ce vin apparents dans lesquels aucun changement sensible ne se produit, deviennent-ils le corps du Christ ?
Ratramne le prouve par une dialectique toute aristoté- licienne. Il emprunte une majeure à l'ouvrage de Pseudo- ^ Augustin : Catégorise decem ex Aristotele decerptœ - : Omnis
1. ]\Igr Batiffol, Etudes d'Histoire et de théologie positive, 2« série, p. 354, dit que « chez Ratramne, comme chez saint Augustin le terme de figiu-e ne peut s'entendre que du signe sensible ; donc quand il parle de figure, nous devons penser au pain et au \Tn ». Xous croyons que la conception de Ratramne se rattache bien moins à saint Augustin qu'à saint Isidore. Ratramne emploie la définition isidorieiuie du sacrement (cf. cap. XL, col. 146). C'est de cette définition qu'il tire l'idée que l'apparence visible du sacrement est une figure indiquant la substance inxnsible et mystérieuse.
2. L'emprunt a été établi par ^L Xaeglk, Ratramnus und die hl. Eucharistie, p. 2.37. — Voici le texte des Categoriœ : « Omnis immutatio quae [xîxaêo),f| grœce est, fit tribus modis : aut ex non subiecto in subiectum, ut est ortus vel nativitas, quam Grœci yhfjvt vocant : aut ex subiecto in non subiectvun, ut est interitus vel corruptio, quam l'jopàv Grseci dixeriint ; aut ex suVjiecto in subiectum ut est motus, qui craece x;vr,<j'.; dicitur. » Catégorie' decem ex Aristotele decerptr, cap. 21, dans Migne, P. L., XXXII, col. 1439.
DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE igS
enim permutatio, dit-il, aut ex eo quod {non) est in. id quod est efficitur, aut ex eo quod est in id quod non est, aut ex eo quod est in id quod est ^ ; et il en tire cette conclusion : D'abord il n'y a pas dans l'Eucharistie un changement ex eo quod non est in id quod est ; il n'y a pas davantage changement ex eo quod est in id quod non est. Reste donc un changement ex eo quod est in id quod est.
Mais là encore une distinction s'impose : Il y a des chan- gements ex eo quod est in id quod est où l'on voit une varia- tion dans les qualités de l'objet ainsi changé. Un morceau de bois blanc peut devenir noir. Mais dans l'Eucharistie, rien ne change pour les sens, rien ne change à l'extérieur. Et cependant le pain est devenu le corps, le vin est devenu le sang de Jésus-Christ ; c'est donc autre chose que ce que voient les sens qui ne subsiste plus ^
Dès lors, comment peuvent résoudre le problème ceux qui ne veulent voir rien de caché dans l'Eucharistie, rien de figuré, qui sont par conséquent forcés de s'en remettre au témoignage des sens ? Après la consécration qu'y a-t-il de changé ? Secundum speciem namque creaturœ formamque rerum visihilium, utrumque hoc, id est panis et vinum, nihil habent in se permutatum ^ A en juger par l'apparence,
1. De corpore... col. 132.
2. « Xihil enim hic vel tactu, vel colore, vel sapore permutatum esse deprehenditur. Si ergo nihil est hic permutatima, non est aliud quam ante fuit. Est autem aliud, quoniam panis corpus et vinum sanguis Christi facta sunt. » De corpore... col. 133. — Mgr. Batiffol {op. cit., note 4 de la page 352) prétend que « Ratramne nie la permutation dans les trois cas ». Ratramne prétend simplement que dans l'hypothèse de ses adver- saires, aucune de ces trois formes de permutation ne trouve sa réalisa- tion. « In isto autem sacramento, dit-il, si tantum in veritatis simplicitate consideretur, et non aliud credatur quam quod aspicitur, nulla permutatio facta cognoscitur. »
3. Mgr. Batiffol, op. cit. p. 352-353, écrit : «Pour lui, dès lors que les qualités du pain et du vin demeurent, le pain et le vin n'ont subi en eux- mêmes aucune conversion : « Panis et vinum nihil habent in se permuta- tum. 1) Sans doute Ratramne ignore la théorie métaphysique de la dis- tinction de la substance et des accidents. Mais on ne peut la déduire de ce texte. Ratramne se place ici sur le terrain des adversaires : ces adver- saires, à l'entendre, nient qu'il y ait quelque chose de caché dans l'Eucha- ristie. Ils doivent donc constater la conversion eucharistique, de la même façon qu'on constaterait un changemant dans la manière d'être de tout autre objet, c'est-à-dire à l'aide des sens. Les sens ne constatent-ils aucune mutation, nous concluons que rien n'est changé dans la subs- tance. Ratramne a raisonné ainsi.
HEURTEVENr. — DURAND DE TROARN. l8
IQ^ DURAND DE TROARN
par la forme des êtres visibles, le pain et le vin n'ont subi en eux-mêmes aucun changement. S'il n'y a aucun mystère dans l'Eucharistie, il faut affirmer à la fois qu'il y a eu con- version, qu'on est dans l'impossibilité absolue de constater cette conversion, et qu'on ne peut dire sur quoi elle a porté : dicant secundum quod permutata sunt^f Quel amas de contradictions !
Le problème ne se peut donc résoudre, si l'on n'admet quelque figure. Il y a dans l'Eucharistie une conversion ex eo quod est in id quod est, mais non par un changement des qualités sensibles. D'où ce que nous voyons sous la forme, sous la couleur et le goût du pain et du vin ne sont pas hoc quod in veritate videntur, sed aliud quod non esse secundum propriam essentiam cernuntur. C'est donc par une conversion facta in melius qui porte non sur ce qui frappe les sens, neque ista commutatio corporaliter, mais sur ce que l'intelligence saisit par delà les apparences sen- sibles ^, sed spiritualiter facta, qu'il faut expliquer la con- version du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ. D'où les apparences qui subsistent du pain et du vin, deve- nues pour nous révélatrices du corps et du sang du Christ sont la figure de ce corps et de ce sang. Et Ratramne déve- loppe ainsi son idée.
Necesse est jam ut figurate facta esse dicatur ; quoniam sub velamento corporei panis corporeique vint spirituale
Par ailleurs il déclare que les adversaires seront forcés d'avouer que le pain et le \Tn « non esse hoc quod in veritate (in veritate au sens ratramnien) \àdentur, sed aliud quod non esse secundum propriam essentiam cemuntur ». (Tbid. col. 134.) Il y a bien là, quoi qu'en dise Mgr. Batiffol (op. cit. Deuxième édition p. 362, note 3) à la suite de M. Naegle quelque chose qui se rapproche vraiment de la conversion substantielle.
(Il est juste de dire que cette note de la seconde édition n'était plus dans la troisième.)
1. Ratramne ajoute : « CorporaUter namque nihil in eis cemitur esse permutatum. » H ne faut point prendre ici le mot « corporaUter n au sens de « substantialiter ». Le contexte, les endroits parallèles, l'auto- rité du théologien Boileau nous déterminent à le traduire par l'expres- sion CI selon les sens du corps ». De même le mot « corpus » indique ce qui frappe les sens, et non ce que nous appellerions substance.
2. Il ne faut pas préciser, et conclure que ce qui est perçu par l 'intel- ligence est la substance. Ce serait aller au-delà de la pensée de Ratramne. D'ailleurs le mot « substantia » (cf. col. 148) a lui aussi un sens très spé- cial dans notre autexir.
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corpus spiritualisque sangiiis exista : non qiiod duarum sint existentise reriim inter se diversarum, corporis videlicet et spiritus, verum una eademqiie res, secundum aliud species panis et vint consistit, secundum aliud auteni corpus est et sanguis Christi. Secundum namque quod utrumque corpo- raliter contingitur, species sunt creaturœ corporeœ ; secundum potentiam vero quod spiritaliter factx sunt, mysteria sunt corporis et sanguinis Christi K
De la dialectique Ratramne passe aux comparaisons : le baptême, et la manne lui servent de points d'appui plus ou moins heureux pour étayer sa théorie. Puis il en appelle aux témoignages patristiques : il montre que saint Augus- tin, l'épître aux Hébreux, saint Isidore, saint Ambroise lui sont favorables et il en conclut que le corps et le sang eucharistiques du Christ sont des figures « selon leur appa- rence sensible - ».
Reste la seconde question : le corps eucharistique est-il différent du corps historique du Sauveur ?
Ratramne répond affirmativement : le corps historique du Christ est le corpus in specie, tandis que le corps eucha- ristique est le corpus in virtute ^ Mais on lui oppose le témoignage de saint Ambroise. Il montre que précisément c'est la théorie de ce docteur qu'il expose. Prenons le prin- cipal de ses arguments. Saint Ambroise, dit-il, affirme que les natures du pain et du vin sont changées par la toute-puissance divine : Nonne majus est novas res dure quam mutare naturas ? Il a raison. Mais dit-il qu'elles sont changées au corps et au sang visibles du Christ ? Il faudrait qu'il eût dit cela pour donner raison à ceux qui veulent totum quod apparet visihiliter œstimare. Or, saint Ambroise ne le dit pas. D'autre part, constatons-nous un changement visible dans le pain et le vin ? Non. Par conséquent la con- version dont parle saint Ambroise porte sur Vinterius et
1. De Cor pore... col. 134-135,]
2. De Gorpore... col. 147.
3. « Nunc autem quia fides totuni quidquid illud totum est aspicit, et oculus camis nihil apprehendit, intellige quod non in specie, sed in virtute corpus et sanguis Cliristi existant quae cernuntur. " De Corpore, col. 150.
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non sur les species, et, dans l'Eucharistie, après la conver- sion nous n'avons point le corpus Christi in specie S mais in virtute.
Saint Ambroise dit encore : Vera utique caro, guœ cru- cifixa est, quse sepulta est ; vere ergo carnis illius sacramen- tiim est ; ipse clamât Dominas Jésus : Hoc est corpus meum. Ne distingue-t-il pas avec soin le sacramentum, de la veritas carnis - ? Il faut donc distinguer la chair eucharistique de la chair historique du Sauveur.
Reste à déterminer la nature du corps eucharistique du Seigneur. Saint Ambroise dit que le corps du Christ est une nourriture spirituelle. C'est donc nous dire que le corps du Christ est une nourriture qui n'a rien à voir avec la chair qui tombe sous les sens. C'est un corps spirituel,
1. Voici le passage : « Dicit Ambrosius in illo mysterio sangtùnis et corporis Christi commutationem esse factam..., Dicant qui nihil hic volvmt secundum interius latentem virtutem accipere, sed totum quod apparet visibihter aestimare, secundum quid hic sit commutatio facta. Nam secundum creaturarum substantiam, quod fuerunt ante consecra- tionem hoc et postea consistunt. Panis et vinum prias exstitere ; in qua etiam specie jam consecrata permanere videntur. Est ergo interius com- mutatum Spiritus Sancti potenti virtute, quod fides aspicit, animam pascit ; aeternae vitae substantiam subniinistrat. — De corpore, col. 148, 149.
L'expression « Nam secundum creaturarum substantiam, quod fue- runt ante consecrationem, hoc et postea consistunt », font dire à certains auteurs (Cf. Mgr. Batiffol, op. cit., p. 356,) que Ratramne nie la conver- sion substantielle : « Cette conversion ne porte pas sur la substance du pain et du vin qui reste immobile. » A prendre isolément cette expression, la difficulté est réelle ; mais le contexte semble bien en avoir aisément rai- son.
1° Ratramne \'ient de citer le texte où saint Ambroise parle de con- version de natures. Ce texte il l'approuve.
2° Il a lui-même (cap. XV) admis que le pain et le vin visibles n'ont plus leur « propre essence ».
3° Il admet qu'après la consécration ne subsiste sur l'autel qu' « una eademque res » laquelle « secundum aUud species panis et Aini consistit, secundimi aliud autem corpus est et sangms Christi «.
Comment dès lors admettre une contradiction si flagrante ?
D'autre part, si Mgr. Batiffol avait raison, U en résulterait que dans un corps Ratramne distingue la substance, les qualités (ou accidents) et Vinterius. C'est beaucoup ! Dialecticien comme il l'est, Ratramne nous eût dit quelque chose de cette théorie constitutive des corps, plus avancée qu'aucune autre dans ses concepts analytiques.
Il nous paraît bien préférable de croire que par « substance » Ratramne a simplement voulu désigner le visible, ce que le pain et le vin « prae se ferunt ». Tout son système en effet repose sur l'opposition entre l'exté- rieur et l'intérieur, le \àsible et l'invisible.
2. De Corpore, col. 150.
DOCTRINE DE L'HÉRÉSIE 197
puisqu'il est, selon l'expression du célèbre docteur de Milan corpus divini Spiritus. Qu'est-ce à dire ? Comment peut-il être le corps d'un Esprit, puisque par définition l'Esprit est incorporel ? L'expression de saint Ambroise n'a donc de sens que si le corps eucharistique est chose spirituelle, invisible, impalpable, incorruptible. Elle ne peut s'appliquer au corps né de la Vierge Marie, lequel était visible et palpable ; pas plus qu'elle ne peut s'ap- pliquer aux apparences sensibles. Elle s'applique à l'Eu- charistie en tant qu'elle contient l'Esprit du Christ : Patenter ostendit seciindum quod habeatur corpus Christi, videlicet secundum id quod sit in eo Spiritus Christi, id est potentia Verbi quœ non solum animam pascit, verum etiam purgat ^
Après avoir montré que saint Jérôme soutient la même doctrine, Ratramne conclut en rejetant l'identification du corps historique du Christ avec son corps eucharistique, et il s'attache à montrer encore quelles différences les distinguent -.
Quel effet produisit le traité de Ratramne sur l'opinion? On ne sait. Faut-il croire qu'Hincmar de Reims vise le moine de Corbie en même temps que Scot quand il écrit ^ :
1. De Corpore, col. 153. — Mgr. Batiffol, Etudes..., p. 357, affirme que Ratramne « a vu la difficulté intime de cette formule : « Quomodo ergo di\'ini spiritus corpus esse dicitur. » Il nous semble que la difficulté entrevue par Ratramne est toute différente. Saint Ambroise a dit: Cor- pus Christi, corpus est divini spiritus, quia spiritus Christus. » OrRatramne se dit : L'Esprit divin est chose incorporelle. J\lais l'Eucharistie, « seciui- dum speciem visibilem », est corporelle, « corruptibile est et palpabile ». Comment donc peut-on l'appeler le corps d'iui esprit divin ? Et il répond : Elle est Esprit divin en tant qu'elle est spirituelle, qu'il y a en elle, de l'invisible, de l'impalpable et de l'incorruptible.
La question ne porte donc pas sur la nature d'un corps spirituel, pas plus que la réponse n'a pour but de « développer cette vue profonde ». Ratramne cite également un texte de saint Jérôme où cette même for- mule se rencontre. Il l'emploie lui-même fréquemment. Cela dénote qu'elle n'était pour lui ni extraordinaire, ni inconnue, ni obscure. D'ail- leurs depuis longtemps saint Augustin avait tenté une explication des corps spirituels : Cf. saint Augustin, Sermon CCXLII, Migne, P. L., t. XXXVIII, col. 1142.
2. Ratramne (cap. LXX) cite le texte de saint Jérôme, Comment, in Epiât, ad Ephesioa, I, 7 : « DupUciter vero sanguis Christi et caro intelli- gitur : vel spiritualis... vel quse crucifixa e.st. ' P. L., t. VII, col. 451.
3. De Pr I destinatione dissertatio poaterior, cap. XXXI, Migne, P. i.» t. CXXV, col. 296.
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Sunt et alia quœ vocum novitatihus délectantes, unde sibi inanes comparent rumusculos, contra fidei catholicas verita- tem dicunt. Videlicet quod trina sit Deitas ^ quod sacramenta altaris non verum corpus et verus sangnis sit Domini, sed tantum memoria veri corporis et sanguinis ejus ? C'est possible. Mais il semble que les esprits étaient surtout absor- bés par la grande question de la Prédestination. Ratramne tomba dans l'oubli pour longtemps. Le X® siècle allait délaisser tous ces grands problèmes. Si quelques auteurs, principalement Gézon de Tortone et Rathier de Vérone écrivirent sur l'Eucharistie, ils ne méritent, au point de vue théologique, rien de plus qu'une mention. Seule une excep- tion doit être faite pour Hériger de Lobbes -, qui vers l'an mille, écrivit un traité De Corpore. Ce traité, sur la valeur duquel les opinions les plus diverses ont été émises ^, est intéressant au point de vue historique. Il rapporte les diver- gences d'opinion qui se sont manifestées avec Raban Maur, Paschase et Ratramne, et il essaie d'excuser Radbert et de concilier ces trois auteurs : Une longue liste de textes favo- rables à Paschase est suivie d'une autre liste favorable à Ratramne. Les textes prouvent une chose, dit-il, c'est qu'il y a à la fois dans l'Eucharistie figure et vérité. Cest une erreur de dire que tout, dans ce mystère, doit être ou figure, ou vérité. Paschase lui-même n'a pas poussé si loin ses
1. Ratramne avait été attaqué directement par Hincmar au sujet de l'expression '< trina Deitas », dans le De una et non trina deitate. P. L., t. CXXV, col. 475.
2. Sur l'attribution à Hériger de Lobbes du traité De Corpore et san- guine Domini, ordinairement attribué à Gerbert, voir notre Appendice I, p. 266, note 1.
3. Mabillon qui tenait Hériger pour l'auteur du traité, disait de lui {Act. SS., Prœfatio Sœculi IV, parte altéra, § III, p. xxi : " Etsi anony- mus iste ingenio plane mediocri et \'vilgari eruditione praeditus fuerit, fatendiun est tamen ipsius testimonium non parum \-alere ad illustran- das sseculi noni et decimi controversias. »
Quand dom Pez eut lancé l'opinion qui faisait de Sylvestre II l'auteur de l'ouvrage, le ton devint immédiatement plus élogieux : Dans son Oerhert, Lausser écrivait (p. 249, 250) : « Ce traité, malgré sa brièveté est de tous les ouvrages théologiques du X^ siècle le plus remarquable, tant par l'élévation des pensées que par la forme qui les exprime. Joignant à une profonde connaissance de la tradition catholique des sentiments de piété... Gerbert nous a laissé dans cet opuscule une des plus éloquentes expositions du dogme de l'Eucharistie, »
DOCTRINE DE L HÉRÉSIE 1 99
prétentions. Avouons simplement quia figura est, dum partis et vinum extra videtur; veritas autem,dum corpus et sanguis Christi in veritate interius creditur. Il ne faut pas exagérer les affirmations de saint Ambroise : plus que tout autre, il a besoin d'être expliqué ^ Saint Cyrille ne donne-t-il pas la solution du problème agité entre partisans de Ratramne et partisans de Paschase, quand il écrit que le corps eucharis- tique naturaliter est identique au corps historique, mais que le corps du Christ est double, selon saint Jérôme, ou triple, selon saint Augustin, considéré specialiter? Et il s'empresse de montrer cette triplicité dans l'unité. C'était reprendre les termes de Raban Maur dans la lettre à Egilon.
Enfin il réfute la doctrine stercoraniste.
Vers le même temps ^Ifrik de Cantorbéry soutient la doctrine de Raban Maur et de Ratramne, il l'exprime en particulier dans une homélie paschale en langue vulgaire : Il reprend la distinction de corporaliter et de spiritualiter : Not so bodily, but spiritually ^
La question était encore pendante. Bérenger allait la reprendre, et provoquer une controverse bien plus reten- tissante que celle du IX^* siècle. Néanmoins aucune exagé- ration ne doit ici se produire. Si quelques auteurs dont le nom a échappé à l'oubli s'occupèrent de la question eucha- ristique, l'inertie intellectuelle qui régnait dans la généralité des écoles d'Occident, jusqu'à Fulbert de Chartres, ne per- mit pas à leurs œuvres d'avoir une vogue considérable. D'^Elfrik ou d'Hériger, de Gézon de Tortone, de Rathier de Vérone l'influence sera nulle, et le nom peut-être inconnu dans la controverse bérengarienne. Il était intéressant de voir cependant l'impression produite par le traité de Ra- tramne sur ceux qui le lisaient, et l'on ne sera pas surpris qu'à son tour Bérenger, après la lecture de ce traité, se soit nettement déclaré partisan de sa théorie, tout en l'attri- buant à Scot.
1. « Cujus prae ceteris libri indigent expositore, quia nullus Latinus ita Grœcos secutus videtur esse. De corpore, Migne, t. CXXXIX, col. 183.
2. Cf. Wright, Biographia hritanica literaria, (London 1842), t. I, p. 488. — Voir aussi de Crozals, Lanfranc, p. 108, 109, qui l'interprète à tort au sens protestant.
200 t)URA?JD DE TUOAR^
II
Malgré ses différences avec la théorie de Ratramne, la théorie de Bérenger en découle cependant. On retrouve dans le De Sacra Cœna les citations et les distinctions apportées par le moine de Corbie. Comme lui, Bérenger soutient la théorie de la figure dans l'Eucharistie ; comme lui, il nie l'identité du corps historique de Jésus, et du corps que nous recevons dans la sainte Communion. Malheureu- sement un point de vue erroné devait vicier la portée de la plupart de ses assertions, et leur donner un sens hétéro- doxe.
C'est ce qu'une analyse du De Sacra Cœna nous fera constater ^
Cette analyse ne va pas sans difficulté ; il n'est pas aisé de réduire en système des idées éparses au milieu d'une œuvre de polémique, idées que l'auteur lui-même ne s'est jamais donné la peine de synthétiser. Son livre est avant tout un livre de discussion dialectique : si parfois Bérenger raisonne sur des idées théologiques, souvent 'il jongle simplement avec des propositions, et sa prolixité n'a pour but que de mon- trer l'illogisme des positions, ou surtout des expressions verbales de ses adversaires. De là de longues digressions, de fastidieuses répétitions qui déroutent le lecteur, et entou- rent les idées du polémiste d'un réseau d'inutilités qui les
1. Il s'agit ici du De Sacra Cœna liber posterior. Ce De Sacra Cœna est paru après les années dont nous nous occupons, puisqu'il est une réponse à Lanfranc ; et l'on doit se souvenir que les idées de Bérenger se sont, comme il le déclare, précisées avec le temps. En 1050, l'hérésiarque n'avait pas formulé ses assertions catégoriquement : <; nullum eo tempore sentcntiam meam exposuisse, quia nec mihi eo tempore tanta perspi- cuitate constabat. » (De sacra Cana, p. 44). Néanmoins pour apprécier comme il convient la théorie bérengarienne à son apparition, le De Sacra Cœna liber posterior jette une lunaière utile sur les citations que Lanfranc a faites du De Sacra Cœna liber prior ; et il est plus juste d'éclairer un auteiu" par lui-même, que de l'interpréter à la lueur des réponses de ses adversaires. S'il y eut des équivoques entre Bérenger et les théologiens catholiques, elles seront ainsi plus facilement constatées, et l'histoire y gagnera, puisqu'ainsi on sera fixé sur le point de savoir si les premiers adversaires de Bérenger avaient saisi le véritable aspect de sa pensée.
DOCTRINE DE L'HERESIE 20I
dérobent à l'attention ^ L'on est donc réduit à recueillir au cours de son long exposé ses diverses affirmations, et à en faire une synthèse.
D'abord Bérenger se réclame de la dialectique : il est dialecticien, et veut l'être : Maximi plane cordis est, per omnia ad dialecticam confiigere, quia confugere ad eam ad rationem est confugere ; guo qui non confugit, cum secundum rationem est factus ad imaginem Dei, suum honorem reliquit, nec potest renovari de die in diem ad imaginem Dei ^. D'ac- cord, mais encore faut-il nuancer le per omnia. S'il est licite de raisonner sur les affirmations et les institutions divines, on ne peut pas cependant affirmer que nécessaire- ment elles doivent se ramener à n'être que des conceptions, ou des systèmes dont la raison doit donner l'explication complète. Or là se trouve, croyons-nous, l'erreur fondamen- tale de Bérenger. Il place son point d'appui sur la raison, et pour pouvoir raisonner il part d'une donnée purement naturelle sur laquelle la raison peut souverainement s'exercer. Tandis que Paschase Radbert prenait pour point de départ de ses déductions le corps historique du Christ glorieusement subsistant à la droite du Père ; tandis que Ratramne prend pour base de son système un fait admis : la présence sacramentelle du corps du Christ dans l'Eucha- ristie, Bérenger part de la substance naturelle du pain et du vin, et, par la raison seule, prétend expliquer le mode dont ce pain sera le corps du Christ. Malheureusement, appuyé sur la seule raison, il n'aboutira pas au fait dont il eût fallu donner l'explication. Ses conclusions seront la négation même de ce fait que les théologiens précédents avaient tenté d'analyser.
Les idées de Bérenger se présentent sous deux formes : les unes sont négatives, les autres sont positives. Envoyant
1. Aux difficultés qui viennent de la part de l'auteur, ajoutons celles qui viennent de la part de l'éditeur. Sans parler des innombrables « er- rata », signalons ce fait que, de la page 193 à la page 25G le texte se pour- suit uniformément sans un seul aliéna, et sans aucun signe qui permette de distinguer les citations des pères, et la pensée des adversaires des affirmations de Bérenger !
2. De Sacra Cœna, p. 101.
203 dura:«d de troarn
ce qu'il nie et ce qu'il affirme, on pourra se faire une idée de son système.
Un fait indubitable, c'est sa négation de la transsubs- tantiation ^ C'est même là, en réalité, le point culminant de son ouvrage. Et sur quelles raisons appuie-t-il sa néga- tion ?
D'abord sur une raison d'ordre métaphysique. La trans- substantiation, — (si le mot ne se trouve pas dans Béren- ger, l'idée s'y trouve très nettement), — la transsubstan- tiation suppose une séparation réelle de la matière et de la forme du pain et du vin. Or si une distinction de ces deux éléments constitutifs des choses : matière et forme, peut se faire dans l'esprit -, cette distinction intellectuelle ne per- met point de conclure à une « séparabilité )> réelle. En fait, tout ce qui est, nécessairement commence d'être par la forme : secundum formatn necessario incipit ^ ; et si un être vient à cesser d'exister, cela vient précisément de ce qu'il perd sa forme : Constat... omne, quod constet ex materia et forma, vel qiiarumcunque proprietatum confluentia, ipsum quod est, maxime dehere formx, et si esse per corruptionem subiecti desierit, maxime illud quoque amissioni formœ necessario imputari *. Or par la transsubstantiation on établit que le pain cesse d'exister, et que sa forme subsiste. C'est impossible : Non sihi retinet, ut scribis, caro Christi,... nonnullas qualitates panis absumpti per corruptionem subiecti, quia corrupto subiecto, quod in subiecto eo erat, superesse quacanque ratione non potuit ^
1. De Sacra Cœna, p. 45, 69, 70, etc.
2. Cette concession est affirmée à propos de la définition du sacrement en général : u Sacramenttmi est in%-isibilis gratiae visibilis forma, non formam a formato divisam quod solus facere potest inteDectus... » — De sacra Cœna, p. 193.
3. De sacra Cœna, p. 92.
4. Ihid, p. 92.
5. Ihid., p. 93, 94. — De même p. 211 : n Omne compactum ex materia et forma aliud esse in eo quod est, aliud in eo quod aliquid est ; nec posse aliquid esse, si contigerit ipsima non esse, id est, quod secundum subiectum non sit, minime posse secundum accidens esse : unde si... peuiem altaris contingat per subiecti corruptionem absimipttun post consecrationem iam non esse secundvun subiectimi individuxma panem, qui positus fuerat in altari, constat omnino, panem ipsum minime esse secundum aliquod accidentium suorum. »
DOCTRITiE DE l'hÉRÉSIE 203
A côté de cette raison d'ordre métaphysique, Bérenger en apporte une autre d'ordre théologique : Ce que tu affirmes, dit il à Lanfranc, est contraire à la religion : Contra reli- gionem, quia duas Christo attrihuis carnes, unam, quse nunc facta sit in altari, alteram quœ in cœlo sedeat ad dexteram patris, cum constet non nisi iinum corpus, quod propria, non tropica locutione dicatur corpus habere Christum^. Au sens propre, le Christ ne peut avoir eu qu'un corps, qu'une chair. Or, par la transsubstantiation, il en a deux, l'une au ciel, l'autre sur l'autel. C'est donc une théorie inadmissible. L'objection était grave, non pas au point de vue des théo- logiens catholiques et de leurs théories, mais au point de vue de Bérenger, car pour ne pas tomber lui-même sous le coup du reproche qu'il formulait, il va se trouver acculé à une terrible difficulté au point de vue de la présence réelle. Mais n'anticipons pas.
Non seulement la transsubstantiation, selon lui, aboutit à une dualité du corps divin, mais elle est une création, une generatio subiecti, d'où ceux qui admettent cette doctrine aboutissent à cette énormité : ils prétendent faire un corps du Christ ayant un commencement. Le corps du Christ n'est-il donc pas vivant depuis plus de mille ans, et n'est-il pas immortellement impassible ? Insanissinum dicta erat et christianœ religioni contumeliosissimum, corpus Christi de pane, vel de quocunque confici per generationem subiecti... quia nec pro parte, nec pro toto potest incipere nunc esse corpus Christi '-.
En un mot la théorie de la transsubstantiation établirait,
1 . De Sacra Cœna, p. 244.
2. Ibid., p. 91. Les mots « nec pro toto, nec pro parte » s'expliquent par ce fait que Bérenger se demandait si, dans la théorie de la trans- substantiation, l'on admettait qu'à la place du pain, il y eût une partie du corps du Christ ou le Christ tout entier : « Quando autem scripsisti corpus Christi vocari panem, quia conficeretur de pane, oportuit etiam te distinctius agere, ut manifestum haberet lector, utrum corpus Christi partem velles corporis accipi, an totum corpus Christi. » (p. 91) — Plus loin il semble admettre qu'il y a seulement ime portion du corps du Sau- veur : « Cum dicis camem, quœ nunc primimi in altari fit per genera- tionem subiecti fidèles accipere, portiimculam nimirmn corporis inducis, non totum corpus Christi, quia incredibile videtur te usque eo desipere, ut totum Christi corpus nunc posse incipere esse per generationem subiecti putaveris » (p. 130-131).
2o4 DURAND DE TROARN
selon lui, l'existence d'une seconde chair, qui serait, sinon génériquement, du moins spécifiquement distincte du corps céleste de Jésus-Christ. La réfutation, dès lors, était facile.
Enfin l'argumentation de Bérenger portait sur l'expres- sion verbale de cette théorie, qui aboutissait, à son avis, — et fatalement, selon lui, semble-t-il, — à une contradic- tion dans les termes de son énoncé. Pour affirmer leur thèse, les partisans de la transsubstantiation admettent cette formule, devenue unique pour l'unanimité des catholiques : Partis et vinum altaris post consecrationem sunt corpus Christi et sanguis. Or on ne peut admettre cette assertion sans se contredire. En effet la règle de dialectique est for- melle : Omne qiiod est, aliud esse in ei quod est, aliud in eo quod aliquid est, nec {potest) quippiam aliquid esse oui contingat ipsum non esse \ Appliquons-la au cas présent. Que font de cette règle ceux qui, en vertu de la transsubs- tantiation, déclarent que sur l'autel il n'y a plus ni pain ni vin, mais le corps et le sang du Christ ? Ils affirment que ce qui n'est plus, quod jam non est, est quelque chose, est ali- quid. Ils déterminent le néant, ce qui est absurde : Qui dicit nihil esse post consecrationem in altari, nisi carnem Christi et sanguinem, ita tamen sentiens dicit : « panis et vinum altaris post consecrationem sunt corpus Christi et sanguis », dixisse sibi videtur : « panis et vinum altaris post consecrationem sunt solummodo verum Christi corpus et sanguis », hoc excludit dicendi ratio, quia qui - dicit non esse in altari post consecrationem nisi carnem, nullo modo permittitur dicere : panis altaris post consecrationem est corpus Christi ^
Toute cette argumentation montre que Bérenger inter- prétait la théorie de Paschase d'une façon charnelle et grossière. Il prétend qu'Humbert et les évêques du concile de Rome n'ont voulu entendre parler ni de « spirituel »,
1. De sacra Cœna, p. 70. Exemple : on ne peut pas dire Socrate est juste, si l'on n"a d'abord établi que Socrate existe.
2. Probablement, il faut lire « cui ».
3. De sacra Cœna, p. 65-6G.
DOCTRINE DE l'hÉRÉSIE 305
ni de « réfection spirituelle» S et il en conclut à une man- ducation capharnaïtique du corps du Christ. Les doctrines de Humbert ne nous sont pas connues : il est possible qu'elles aient été erronées, Abbaudus a ensuite exagéré fortement en ce sens -. Mais il est également possible que le cardinal dans ses formules n'ait visé qu'à faire affir- mer à Bérenger la présence réelle qu'il n'affirmait pas avec netteté.
Les adversaires d'ailleurs réclamaient. On n'a pas le droit de discuter ainsi sur l'Eucharistie, comme s'il n'y avait rien en elle que de naturel ^ Il faut partir des affirmations du Christ, et traiter ce mystère, selon la forme où il a été institué, c'est-à-dire comme un miracle *. Bérenger se contentait de répondre ; « Un miracle ? Dis plutôt alors que ce serait une insulte et un mépris pour Dieu ! » Le sophisme était mani- feste : Au lieu de chercher l'œuvre de Dieu, l'effet divin, et d'appliquer sa raison à le scruter, il commence par envisager le système de ses adversaires, tel qu'il l'a conçu et il le déclare indigne de Dieu, sans même se demander si le sys- tème, tel qu'il se le représente, est bien l'expression de la vérité pour ses adversaires. Aussi rien de plus facile pour lui que d'ajouter triomphalement : Qu'on me montre dans les prophètes, dans les apôtres et les Evangiles cette théo- rie ; qu'on me montre ces paroles : non remanere panem et vinum in pristinis essentiis ; qu'on me montre qu'on doit
1. « Spiritualitatis nomen in réfections raensse dominicae nec audire potuisse. (p. 63). — Qui (episcopi) nec audire poterant spiritualem de corpore Christi refectionem, et ad vocem spiritualitatis aures potius opturabant » (p. 72).
2. Cf. Tractatus de jractione corporia Christi, dans Mabillon, Analecta, Paris, 1G75, t. III, p. 442-445, reproduit dans Migne, P. L., t. CLXVI, col. 1341-1348.
3. D'où tout l'effort portait sur l'interprétation des assertions du Sau- veur et des Pères. Les théologiens s'attaquaient donc parfaitement au point faible de la doctrine b rengarienne, au défaut de la cuirasse. Et c'est à tort qu'on oppose entièrement les théologiens, champions de l'au- torité, à Bérenger champion de la raison. Sur un autre terrain les théolo- giens auraient pu raisonner. Saint Thomas ne s'en privera pas. Mais le point capital était de poser nettement le problème, tel qu'il devait être posé, ot do remettre au centre l'institution div'ine de l'Eucharistie. Par sa position do la question, Bérenger, pour nous servir d'un mot emprunté aux sciences géométriques, l'avait « désaxée », et la raison seule était impuissante à lui redonner son équilibre.
4. « Per miraculum dicis ista fiori, admirationi deberi (p. 96). i
ao6 DURAND DE TUOARN
croire à un miracle ^ ! Lui apporter des citations de l'Ecri- ture et des Pères était vain. Imbu de sa théorie, il appli- quait son système aux textes, au lieu de le conformer aux affirmations qui découlaient du sens obvie de ces textes.
Bérenger niait donc, sans aucun doute, la transsubs- tantiation. Gomment alors reconstruisait-il la thèse eucha- ristique, et que mettait-il à la place de ce qu'il prétendait démolir ? Depuis Lanfranc et Guitmond jusqu'à nos jours, bien des réponses ont été données, et peut-être en donnera- t-on de nouvelles. Quoi qu'il en soit, essayons d'extraire du De Sacra Cœna les indices qui révèlent la conception bérengarienne du mystère de l'autel.
L'eucharistie d'abord est un sacrement. Qu'est-ce qu'un sacrement ? Bérenger en donne une définition nominale, et une définition réelle. Lanfranc lui attribuait cette théorie : Partis et viiium altaris solummodo sunt sacramenta. L'archi- diacre d'Angers proteste contre cette allégation : N'indi- que-t-elle pas qu'on n'a aucune idée de la notion de sacre- ment ? Est-ce que le mot sacrement ne rentre pas dans une catégorie de mots qui ne peuvent s'employer seuls, mais qui doivent être unis à un autre mot qui les détermine? Ainsi les mots aliment, élément, vêtement, ornement, ne désignent aucun être concret. Au contraire le mot : terre, le mot : pain, indiquent quelque chose de bien spécifié. Si le mot élément convient à la terre et à plusieurs autres êtres, le mot terre ne convient qu'à un seul être. De même le mot sacrement s'ap- plique à plusieurs choses, il faut donc le préciser grâce à un autre mot, qui exprime un être concret ayant quelque chose de commun avec tout ce qui est sacrement ^ Par consé-
1. « Vere dicitur angelum sathanae in angeliim se lucist ransfigurare qviia dixisti, quasi non contra veritatem per miraculum ista fieri ; da de propheta, de apostolo, de evangelista locum aliquem, unde mani- fes issimum sit, ita debere sentiri de sacrificio populi christiani, ut non in eo sibi constat subiectum panis, fac manifestum verba ista tua : non remanere panem et vinum in pristinis essentiis, et, si panem videat, qui communicat mensae dominicae, non tamen, quod panem sensualem videat sibi fidem debere habere miraciilo id attribuendum esse > (p. 97).
2. « Quis enim vel modicum eruditus onine, quod ita dicitur, sicut sacra- mentum, \àdes licet : alimentum, elementum, vestimentum, ornamentum et ejusmodi infinita nesciat solitarium esse non posse ? Xomiua enim rervim ad difïerentiam rerum ipsarum, quodammodo solitaria dici
DOCTRINE DE l'hérésie 207
quent celui qui prétendrait que le pain et le vin de l'autel solummodo sunt sacramenta, prononce un non-sens. On peut simplement s'exprimer ainsi : Partis et vinum sacra- menta sunt, parce qu'alors minime panis aufertur aut vinum, et nominihus rerum ita natarum significatif is, aptatur nomen, quod non nata sunt, ut est sacramentum. Gomme ces distinctions manquent d'intérêt ! Bérenger donne un sens absolu à l'expression : Le pain et le vin de l'autel ne sont que des sacrements, comme si l'on ajoutait : et ne sont pas du pain et du vin, alors que dans l'hypothèse, Lanfranc prêtait à Bérenger l'idée que le pain et le vin, n'étant pas convertis au corps et au sang de Jésus, il n'y avait sur l'autel que du pain et du vin figurant le corps et le sang du Christ, du pain et du vin sacramenta corporis Christi. Le mot solummodo dans la pensée de Lanfranc se rappor- tait à sacramenta et s'opposait à verum corpus, Bérenger le rapproche du verbe sunt. On peut dire le pain et le vin sont des sacrements, et non point : le pain et le vin ne sont que des sacrements !
Une seconde fois, Bérenger définit le sacrement, ou plu- tôt il emprunte à saint Augustin sa définition, et il la com- mente : Sacramentum est innsihilis gratiae visihilis forma, a dit le docteur d'Hippone. Il n'a donc pas dit que la forme était visible, alors que « l'objet informé » était invisible ; il a dit qu'une chose invisible était transformée en chose visible, et que la chose visible était la forme de l'invisible ^ Sans doute Bérenger avait raison de faire cette distinction, mais il ne pouvait dire que ses adversaires lui donnaient le sens qu'il repoussait. D'autre part la définition augustinienne était large, compréhensive. Bérenger la resserre à l'excès. II
possunt, verbi gratia : pronuntiato nomine quod est : terra, solius est terrae quod auditur ; item, audito eo quod est : panis ad plura non erit excurrendum. . .
Sicut ergo nomen istud : alimentum non statuit auditorem, sed movet ad cibos omnes et potus, de quo forte dicatiu", ita pronunciato eo quod est sacramentum, auditori eundum naente est ad rem aliquam, quae licet alio designata nomine, hoc tamen quod est sacramentum, cum aliis commune accipiat. (p. G6-G7). '
1. . Sacramentum est invisibilis gratiae visibilis forma, non formam a formato divisam... sed rem invisibilem transformatam in rem visibilem, et rem visibilem factara esse forraam invisibilis commendavit. » (p. 193).
208 DURAND DE TROAK>i
donne au mot forma l'acception scolastique. Est-ce à bon droit? A serrer, à restreindre pareillement les termes de gra- tise, invisihilis, on conclurait également que saint Augustin n'admettait dans l'Eucharistie que la présence d'une grâce, et non la présence de l'auteur de la grâce. Ce serait contraire à ce qu'on sait des idées eucharistiques de l'illustre génie. D'ailleurs cette précision imposée à l'axiome augustinien est d'autant moins légitime, qu'en aucun de ses ouvrages, le saint docteur n'a exposé ex professa sa conception philo- sophique de l'Eucharistie.
Quoi qu'n en soit, la méthode bérengarienne est ici prise sur le vif. L'hérésiarque donne aux mots d'une phrase leur sens absolu, complet, sans se demander s'ils n'ont pas uni- quement un sens relatif exigé par le contexte. De plus, il emploie la définition du sacrement proposée par saint Augustin, tandis que ses prédécesseurs Paschase et Ra- tramne appuyaient leurs déductions sur la définition de saint Isidore. C'était une première source de malentendus.
Cette conception mise à la base de son système, Béren- ger procède en dialecticien irréductible. Il expliquera quelle est la forme visible de l'invisible dans le sacrement de l'autel.
Qu'il y ait sur l'autel, après la consécration, quelque chose de visible, ceci est hors de doute. Mais quelle est la nature de ce qui frappe la vue ? Telle est la question. Videri in altari oculis corporis, post consecrationem, partis siibiectum sensuale et vini, non videri aiitem, quœ in cselo reposita sunt corpus et sanguinem Christi ; quia, si ante tempora restitu- tionis omnium, Christi carnem, non dicam oculis corporis videri, sed in terris alicubi esse constituis, contra prophe- tiam David, contra apostolum Petrum, contra coapostolum eius Paulum, contra Scripturas authenticas omnes facis^. Ce que l'on voit c'est donc du pain, et non seulement des appa- rences de pain ; car l'on ne doit pas oublier que substance et accidents sont inséparables ; ce que l'on ne voit pas c'est le corps du Christ qui est au ciel, et qui en aucune
1. Ibid. p. 157.
DOCTRINE DE L HÉRÉSIE aog
façon ne peut être sur la terre. Par conséquent la chose invisible, la chose signifiée n'est pas présente sur l'autel.
Bérenger nierait-il donc la présence réelle ? Il semble bien s'en défendre, et certaines expressions tendraient à prouver le contraire : Au concile de Tours, par exemple, il disait aux évêques d'Orléans, d'Auxerre et à l'arche- vêque de Tours : Certissimum hahete dicere me panem atque vinum altaris post consecrationem Christi esse rêvera corpus et sanguinem ^ Il admet les formules : Partis altaris est corpus Christi -, — Paras atque vinum post consecra- tionem sunt corpus Christi et sanguis ^. Mais qu'on ne s'y trompe pas : Le corps du Christ sur lequel il discute, qu'il attribue à ses adversaires n'est plus un corps spirituel qui ne doit être conçu ni localiter ni carnaliter. Il semble bien l'entendre d'un corps matériel, « carnem sensualiter et sanguinem Christiy>, et il nie sa présence sur l'autel *.
D'autres expressions seront plus fortes encore. Il admet- tra que le pain et le vin sont convertis. Ainsi il ne reproche pas ce terme au cardinal Humbert, il lui reproche de ne pas l'avoir déterminé. Dum dicis converti in veram Christi carnem et sanguinem, quam diceres conversionem {est enim multiplex et ver a conversio) minime assignasti ^. Lui-même admet une conversion du pain et du vin au corps et au sang de Jésus : Est ergo vera procul dubio panis et vini per consecrationem altaris conversio in corpus Christi et san- guinem, sed attendendum quod dicitur : per consecrationem, quia hic est huius conversionis modus ®. Mais la conversion dont il parle est une conversion d'une espèce très spéciale à son intelligence ; c'est la conversion qui résulte de toute
1. De sacra Cœna, p. 51.
2. Ibid.,p. 31.
3. / i , p. 52.
4. « Constituis autem non alicubi, sed ubicumque cœlo devocatam , ante tempora restitutionis omnium Christi carnem adesse, qui nichil accipere aliud confirmas ah altari, nisi carnem sensualiter et sanguinem Christi, quod ita est contra rationes fidei, ut nuUus fidelium cogitare debeat se ad refectionem animse suae accipere, nisi totam et integram Domini Dei sui carnem, non autem cœlo devocatam, sed in c lo manentem, quod ore corporis fieri ratio nulla parmittit (p. 157). •>
5. De sacra Cœna, p. 57.
6. Ibid., p. 161, cf. p. 163, p. 57.
HEORTEVENT. — DURAND DE TROARX. 14
aïO DURAND DE TROARN
consécration. La consécration du pain et du vin produit un effet très particulier sur la substance de ce pain et de ce vin, disaient les théologiens. Bérenger dit au contraire : le pain et le vin subissent le changement que subit tout objet qui reçoit une consécration. Qu'on étudie la nature de ce changement, de cette conversion, et nous croyons qu'on n'y trouvera rien qui postule la présence réelle.
Remarquons d'abord cette observation : L'écolâtre admet l'expression : panis sensualis consecratus in altari, rêvera post consecrationem superexistens est corpus Christi. Or si quelqu'un l'interprète en ce sens : Vere panis est in altari, quia corpus Christi quod est in altari est panis vivus qui de cœlo descendit ^ Bérenger rejette l'interprétation. Au point de vue logique, il a raison, les deux affirmations sont très différentes, mais il ne dit rien pour maintenir la présence réelle, et c'est à son adversaire qu'il prête l'expression corpus Christi quod est in altari.
Remarquons ensuite que Bérenger admet une conversion, et nie explicitement toute idée d'impanation. Il reproche en effet à la théorie de la transsubstantiation de « revêtir » le corps du Christ des qualités du pain, ce qu'il rejette véhé- mentement, car, dit-il non quantum ad indigentiam pleni novimus iam Christum secundum carnem -. Or s'il juge indi- gne du Christ ressuscité d'être recouvert des qualités du pain, tout aussi indigne juge-t-il de le revêtir de la subs- tance du pain et du vin.
C'est bien réellement d'une conversion qu'il s'agit dans le système bérengarien : Non enim sine competenti conver- sione panis in altari consecratus factus dicitur Christi cor- pus ^ Mais cette conversion n'a rien de commun avec la conversion de Radbert : Fit plane de pane corpus Christi, sed ipse panis non secundum corruptionem subiecti ; panis, inquam, qui potest incipere esse quod non erat, fit corpus Christi, sed non generatione ipsius corporis, quia corpus Christi semel ante tôt tempora generatum, generari ultra non
1. De sacra Cœna, p. 117.
2. Ibid., p. 95.
3. Ibid., p. 126.
DOCTRINE DE L HERSSIE 211
poterit ; fit, inqiiam, panis, quod nunquam ante consecra- tionem fuerat, de pane, id est de eo quod ante fuerat commune quiddam, beatificum corpus Christi ; sed non ut ipse panis per corruptionem esse desinat panis, sed non ut corpus Christi esse nunc incipiat per generationem sui ^ De cette conversion ne résulte la présence d'aucun corps du Christ : le pain commun se convertit en un pain nouveau formé de la même substance que le premier, et ce pain nouveau devient le corps béatifique du Christ. Sans doute l'expres- sion est conservée, mais en définitive elle est vidée de son contenu, et l'on ne voit guère autre chose dans ce pain nouveau qu'une figure, qu'un symbole du corps béatifique qui demeure au ciel.
C'est ce que confirmeront de nouvelles affirmations : L'effet de la consécration, nous dit-il, est d'élever à une dignité nouvelle l'objet consacré, mais sans en changer la nature : Omne quod sacretur, necessario in melius provehi, minime absumi per corruptionem subiecti ^ Il acquiert un privilège qu'il n'avait pas : Non déesse Christi sacrificio panis subiecta et vini, nec absumi per corruptionem panis, (^inique subiecta per consecrationem altaris, sed in aliud, quam haberent, privilegium assumi, id est non desinere esse quœ erant, sed incipere esse quod non erant. En un mot il est fait sacrement, il est la «similitude du corps du Christ^», il devient un « pain mystérieux » *, il est le corps du Christ quantum ad spiritualitatem ^ On lui objectait que sa con- version du pain au corps du Christ était l'équivalent de la conversion d'un homme violent en homme doux. Il le niait avec force car, disait-0, dans la conversion d'un homme violent en homme doux il s'agit d'un sujet unique, tandis que dans la conversion du pain au corps du Christ il y a
1. De sacra Cœna, p. 97.
2. Ibid, p. 116 — De même « constat... omne quod consecretur omne cui a Deo benedicatur non absumi, non auferri, non destrui, sed meinere et in melius quam erat necessario provehi. » (p. 248).
3. « Per hoc certum habeas quod dicit b. Anibrosius : in similitudinem accipis sacramentum... de pane qui propria locutione dicatur panis, qui consecrationem admittere potest, et fieri sacramentum, quoddum fit, etiam similitudo fit ipse panis corporis Christi (p. 253). »
4. Ibid., p. 246.
5. Ibid., p. 194.
DURAND DE TKOARN
deux sujets. Mais il concluait, après avoir montré les res- semblances qu'il y avait entre ces deux conversions : Quod dicitiir panis altaris corpus Christi, eo locutionis dicitur génère, qiio dicitur : Christus est summus angularis lapis ■ : Et ailleurs : Dicitir in scripturis panis altaris de pane fieri corpus Christi, sicut servus malus dicitur fieri de malo servo bonus filius, non quia amiserit animée propriœ natu- ram aut corporis -. Dire que le pain est le corps du Christ, c'est, au fond, une métaphore. La conversion eucharistique de Bérenger ne prouve qu'une chose, c'est que, par la con- sécration, le pain et le vin deviennent les symboles du corps céleste du Sauveur. C'est d'ailleurs le seul enseignement, dit-il, que la Sainte Ecriture donne à ce sujet: Dicens ergo Humhertus ille tuus panem qui ponitur in altari, post con- secrationem esse corpus Christi, panem propria locutione, corpus Christi tropica accipiendum esse constituit, et illud quidem recte, quia ex auctoritate Scripturarum ^
Où sont les affirmations qui montrent que dans sa théorie de la conversion, Bérenger témoigne qu'il croit à la pré- sence réelle ?
Les passages où il traite de la communion seront-ils plus favorables ?
Sans doute on retrouve partout l'expression : manger le corps du Seigneur, sans doute on trouve affirmé bien haut que c'est le corps et le sang du Christ qui nourrit l'âme : Interius rem sacramenti qui regeneratur accipiat, i. e. mor- tem Christi qui secundum corpus solum mortem expertus est, ceterum ab om?ii mansit morte immunis, ut veteri homini mortuus novat vivum quicunque baptizatus, interius qui reficitur, rem ipsam, i. e. corpus Christi et sanguinem sibi ingérât, sibi manducet et bibat, reficiendo se, acquiescendo sibi in incarnatione et passione Verbi ; moriatur, ut supersit
1. Tbid., p. 145.
2. Ibid., p. 90. On aurait pu lui objecter que cette fois, il n'y avait plus qu'un sujet.
3. Ibid., p. 86. — De même : « Non ex autenticis scripturis facile pro- ducturus locum ubi ponatur confici corpus Christi, nisi in quo accipien- dum sit id quod dicatur corpus Christi pro eo quod est sacramentum corporis Christi. i (p. 89.)
DOCTRI>E DE LUÉUÉSIE 21 3
i>ivus ^. Mais il mange ce corps et ce sang acquiescendo sibi in incarnatione et passione Verbi. Il sera plus formel encore dans un autre passage : Exigit (Christus) ut per comestio- nem et bibitionem corporalem, quœ fit per res exteriores, per panem et vinum, commonejacias te spiritualis comestionis et bibitionis, giise fit in mente de Christi carne et sanguine, dum te reficis in interiore tuo incarnatione Verbi et passione, ut secundum humilitatem, per quam Verbum factum est, et secundum patientiam, per quam sanguinem fudit, interioris tui vitam instituas, quanta debes humilitate, quanta debes emineas pacientia, ut in eis tibi adquiescas, in eis tibi adgau- deas, sicut in exteriore tuo in cibis tibi et potibus adquies- cis ^ Il y a là toutes les apparences d'une communion pure- ment intellectuelle, à l'occasion de la réception de ce pain mystique qui ne contient pas le corps du Christ, qui n'est pas substantiellement le corps du Christ, mais qui le sym- bolise. Et par cette communion, le fidèle reçoit verx naturae Christi virtutem ^ mais non pas le corps du Sauveur.
Nous conclurions donc qu'à la date où fut composé le second De sacra cœna, Bérenger s'il ne nie pas formelle- ment la présence réelle, aboutit cependant à donner l'im- pression qu'il la nie *. C'est une conséquence logique de son système, et de ses affirmations. Il maintient certaines façons de parler qui produiraient sans doute, prises isolé- ment une impression différente. Mais on doit les interpréter à la lueur du système philosophique de celui qui les pro- nonce, et cet examen conduit à penser que Bérenger garda les anciennes expressions du dogme, parce qu'il lui fallait bien les admettre, mais en les vidant de leur contenu ^ Ce
1. Ihid., p. 255.
2. Ibid., p. 223, Voir aussi pp. 71, 148.'^
3. " Oportuit a Domino institui, ut, quod de bibendo praecipit sanguine SUD, non ad proprietatem, quantum ad os et ventrem, accipias, sed ad simili tudinem, ut sacramentum, quod est similitude ; in quo quid jure horrefis non sit, ore accipias, ventre exoipias, sed tanien verœ naturœ corporis Cliristi virtutem... consequeris et gloriam. (p. 250.)
4. M. Vernet, article Bérenger de Tours dans le Dict. de théol. cathol. signale les diverses opinions qui ont été émises sur le problème de la néga- tion de la présence réelle par l'hérésiarque.
5. M. Vernet, op. cit., col. 733, dit que pour Bérenger, à certains en- droits du De Sacra Cœna, a après la consécration, le pain et le vin sont des
2l4 DURAND DE TROARN
fut pour lui et ses adversaires une source nouvelle de mésin- telligence, qui les empêcha mutuellement de se comprendre. Une question plus délicate surgit pour nous. Ce système exposé en pleine maturité a-t-il apporté des modifications aux idées professées par Bérenger vers 1050 ? Ou bien est-il loisible de le prendre pour la représentation exacte, au moins quant à la substance, des idées de l'archidiacre au début de sa célébrité ? D'une part Bérenger nous avertit lui-même que ses idées ont gagné en netteté. D'autre part, là réponse à Adelmann \ sans avoir la précision et le déve- loppement du De Sacra Cœna, est exactement dans la même tendance : la transsubstantiation est rejetée sans hésitation ; la présence réelle n'est pas aussi sûrement abandonnée, car Bérenger se sert de formules augusti- jiiennes qu'il ne commente pas. Mais, en l'espèce, est-il plus sage d'interpréter ces expressions d'après la tradition catholique, que d'après les idées subséquentes qu'expri- mera l'auteur à ce sujet ? Nous ne le croyons pas, et cela d'autant que la divulgation de l'hérésie se fit surtout ora- lement, par des leçons et des controverses. Or les commen- taires que les contemporains firent des écrits de Bérenger furent ceux-là mêmes qu'ils entendirent tomber de sa bouche. Ils furent plus ou moins catégoriques, plus ou moins avancés sans doute, mais en tout cas, très vraisem- blablement tendirent toujours vers ce système dont le De sacra Cœna serait l'expression définitive.
rrat-
signes, signes toutefois d'xme réalité non seulement existante, mais actuel- lement présente avec les signes, car la re» sacramenti accompagne nécessaire- ment le sacrement : < Hic ego inquio dit-il, p. 51, certissimum habete dicere me panem atque vinum altaris, post consecrationem Cliristi esse rêvera corpus et sanguinem. Et, p. 248: ■ Panis autem et \'inum...per consecra-" tionem, convertimtur in Christi camem et sanguinem, constatque omne quod consecratur... non absumi, non auferri, non destrui, sed manere.
Nous ne voyons nullement comment dans ces textes est affirmée la présence actuelle, avec les signes, de la réalité existante du corps du Christ. Elle serait affirmée si l'auteur admettait l'impanation ou la transsubs- tantiation. Mais en soi, prises isolément, ces phrases n'ont de sens que celui que peuvent leva donner une philosophie de la présence du Christ dans l'Eucharistie. De la théorie de la présence réelle dans Bérenger dépend le sens de ces phrases, ce ne sont pas ces phrases qui précisent la théorie de l'hérésiarc^ue sur la présence réelle.
'. Martène et Durand, Thésaurus novus anecdotorum., t. IV, col. 109- 113.
DOCTRINE DE l'hérésie 2i5
Par conséquent, ce n'est pas violer les lois de l'histoire que de juger Bérenger vers 1050-1055 à la lumière de son ouvrage capital. \'enu au XI« siècle, il se rattache à la tradition théologique du IX^ siècle. Comme Hériger, il veut prendre parti entre Paschasiens et Scotistes ; au nombre de ces derniers, se trouve Ratramne dont l'écolâtre prend l'ouvrage pour un traité de Scot Erigène. Dans cette dis- cussion il s'appuie sur les distinctions de Ratramne, mais il en vicie la portée principalement pour deux causes. D'abord Ratramne admet, comme un fait acquis, la pré- sence du corps du Christ sur l'autel, et il entreprend d'expli- quer cette présence toute mystérieuse. Il a pour but d.c montrer que c'est une folie de dire que tout dans l'Eucha- ristie est sans voile. Bérenger au contraire n'admet que la présence du seul pain sur l'autel, et veut faire prouver aux arguments de Ratramne que la transsubstantiation est impossible, parce que l'admettre serait admettre la néga- tion des voiles eucharistiques.
De plus Ratramne, exposant la thèse de la distinction qu'il convient de faire entre le corps terrestre de Jésus et son corps eucharistique, maintient la transsubstantiation par sa théorie du corps spirituel. Or Bérenger fait valoir les mêmes arguments pour nier la transsubstantiation, et voilà pourquoi, lorsqu'il parle de réfection spirituelle, on ne peut assigner à sa conception d'autre réalité que celle d'une réalité intellectuelle.
Ajoutons à cela que l'influence de Scot Erigène a donné à l'archidiacre d'Angers des tendances nettement augusti- niennes qu'on ne trouve pas dans Ratramne. Et ce mélange, dans le De sacra Cœna, de conceptions idéales, d'imagina- tions puissantes et sublimes, disséquées selon les lois de la méticuleuse logique aristotélicienne, n'est pas un des côtés les moins originaux du livre. Malheureusement de l'appli- cation de la logique aux images sensibles, devaient découler des conséquences terribles. L'application ne devait pas se faire aux mots, mais à leur contenu, à la substance de la vérité exprimée. C'est le péril que n'a pas su éviter Béren- ger, et qui l'a conduit à l'erreur.
2l6 DURAND DE TROARN
La dialectique et la raison n'avaient pas à forcer la porte, pour entrer dans le domaine de la théologie ; Ratramne avait introduit l'une et l'autre au sanctuaire. 11 leur fallait simplement des guides sûrs et des esprits éminents pour ne pas s'égarer, pour ne pas explorer les sommets de la foi en les rabaissant à leur taille. Bérenger ne sut pas être un guide sûr, parce qu'il ne gardait réellement pas les données de l'Ecriture et de la Tradition. Son esprit brisa la chaîne imposante des dix siècles qui avaient, jusqu'à son époque, considéré l'Eucharistie comme la conversion du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ par un miracle de la toute-puissance divine.
CHAPITRE II
La réponse de Durand.
Le traité De Corpore et sanguine Domini. — Son contenu : But, méthode, idées. — Sa valeur : Durand écrivain, polémiste, moraliste (ou théol. mystique), théologien (sa philosophie, son érudition).
Conclusion : Sa place parmi les œuvres théologiques du XI^ siècle.
Avec Durand de Troarn, nous quittons la dialectique pour retrouver la mystique, la théologie et l'ascèse. Gomme nous l'avons signalé au début de ces études, les moines nor- mands du Xl^ siècle se rapprochaient bien plus, au point de vue intellectuel, du groupe des théologiens mystiques que du groupe des dialecticiens. L'exemple de Durand est des plus significatifs à cet égard : Son traité De Corpore et San- guine Domini \ dont la valeur en somme n'est point négli- geable, appartient avant tout à l'œuvre de la réforme du clergé. Le juger autrement serait le voir sous un faux jour. L'on comprend dès lors avec quelle force l'auteur s'appuie sur l'autorité, fait appel aux conséquences morales des doc- trines, et n'admet à l'école de la vertu ni les méthodes de discussions ni les joutes de la dialectique. Si l'erreur de
1. Ce traité se trouve à la Bibliothèque nationale : latin 2.720. Ce manuscrit du XI^-XII* siècle appartenait au fameux rouennais Bigot, et il a servi à toutes les éditions du De corpore de Durand. Une copie du XVII* siècle en a été prise sur le désir de Cl. Ménard, et a été insérée dans un manuscrit de ce dernier consacré à l'histoire de Bérenger. Elle se trouve à la bibliothèque d'Angers : ms. latin 891 (803).
Toutes les citations du traité de Diu-and faites dans ce chapitre sont prises directement sur le manuscrit original. Pour plus de facilité, nous indiquons la référence à l'édition de Migne. P.L., t. CXLIX,col.I37ô. etss.
La première édition du De corpore a été faite par d'Achery à la suite des œuvres de Lanfranc (Paris, in folio, 1648). De là on l'a inséré dans la Bibliothèque des Pères (Marguerin de la Bigne), t. XVIII p. 419 et ss.
21 8 BUHAND DE TROARN
Bérenger lui fournit l'occasion de son livre, sa réfutation directe n'en est pas l'objet principal. Il enseigne plus qu'il ne réfute. Au point de vue de la réforme, c'est ce qui fait sa force, comme au point de vue de la controverse béren- garienne, c'est ce qui fait sa faiblesse. Durand est avant tout un réformateur, et ce fait sera rendu manifeste par une étude du contenu et de la valeur de son traité sur l'Eu- charistie.
Le but que s'est proposé Durand, dans le De corpore, est de venir en aide à ceux qui n'ont pas le loisir d'étudier les anciens Pères ^, pour apprécier la justesse et l'exactitude des opinions que Bérenger leur attribue. Ils trouveront dans son ouvrage tout ce qui est nécessaire pour se pré- munir contre le venin de l'hérésie. Ce n'est donc point à l'hérésiarque, ce n'est donc point à des partisans de ses idées erronées que le moine de Saint-Wandrille entend porter la lumière, c'est à des âmes fidèles, dont la foi a besoin d'être mise en garde contre des assertions téméraires et dangereuses. Ce sont ses frères, ce sont des moines, des novices que vise l'ardeur apostolique de Durand. Le bruit produit par l'hérésie a troublé la paix des monastères ; il faut leur rendre le calme et la quiétude, avant que les faus- ses doctrines n'aient exercé sur les esprits de funestes rava- ges. Cette seule considération met déjà l'œuvre de l'abbé de Troarn dans une atmosphère bien différente de l'atmos- phère batailleuse où seront écrits les traités de Lanfranc et de Guitmond ^. Écrite à propos de la bataille ^, elle n'est pas à proprement parler écrite pour la bataille. Elle s'a- dresse au contraire à ceux qui ne sont point de taille à
1. « Sint iccirco satis haec nostra minus studiosis
De multis Patrum libris œxcepta priorum. » {Prœmium).
2. On s'est demandé longtemps si la lettre à Erfast, dont la finale était inconnue, ne traitait pas aussi la question eucharistique. Depuis que Don IMorin a publié la finale de cette lettre, la question est résolue par la négative. Cf. G. Moein, La finale inédite de la lettre de Guitmond d'Aversa à Erfast sur la Trinité, Revue Bénédictine, 1911, t. XXVIII, p. 95-99.
3. « ... Nos multa improbitate coactos, Scismaticorum heresis per quos caepit nova nostris
Temporibus reverenda negans misteria Cliristi. {PrGœmium), P. L., t. CXLIX, col. 1.376.
LA RÉPONSE DE DURAND 2IQ
prendre les armes, ou qui ne disposent point d'éléments suffisants d'information \ C'est pourquoi l'on devine que le traité sera plutôt un exposé de doctrine qu'une dis- cussion, qu'il fera donc appel à l'autorité et à la tradition pour faire œuvre théologique, plutôt qu'à la raison et à la dialectique qui feraient naître une polémique et créeraient la division. Et ainsi s'explique que Durand, ayant pour but principal d'enseigner ses confrères, prend pour base de son enseignement les témoignages de l'Écriture et des saints Pères relatifs à l'Eucharistie.
Du but poursuivi par l'auteur découle sa méthode. C'est la méthode qu'on a appelée, par opposition avec la méthode dialectique, la méthode d'autorité. Et cela, d'ailleurs, ne doit en rien diminuer sa valeur. En matière de révélation, de dogme, en matière d'enseignement d'Église, la raison ne peut que se rendre compte du sens du dogme, de la révé- lation, de la tradition, et non point créer rationnellement, par des déductions logiques et rigoureuses, la vérité trans- cendante. Autrement, la foi disparaît, il ne reste que la science. La raison, dans la méthode d'autorité, travaille sur les données intégrales de la Révélation, dont elle prouve la réalité, elle en montre les conséquences raisonnables sans les altérer, et établit les relations du dogme avec les données rationnelles, ou les autres dogmes. Par rapport au choix de la méthode, le moine l'emporte sur Bérenger. Par l'emploi qu'il en fait, Durand donne à son enseignement deux nuances très caractéristiques, résultat de son tempé- rament et des circonstances : on remarque, en effet, dans son traité une tendance apologiste, et une forte tendance morale.
Une tendance apologiste. Profondément convaincu de la supériorité de sa doctrine sur celle de l'écolâtre de Tours, il montre cette supériorité comme une conséquence de sa conformité à l'Écriture : At nos, quibus non animositas, sed veritaiis placet sinceritas, auctoritati sanctse cedentes, ac non eam secundum nos, verum nostros magis sensus ad
1. « Simplicibus et quibus sensus profunditas vel librorum non sup- petit copia. » De corpore... Pars IX, col. 1.421.
220 DURAND DE TROAR^i
eam conformantes, nec in ejiis varietate dissonantiam, sed miiltiplicis intelligentiœ lineas amplectentes^. Il la montre par les résultats qu'elle a produits : abandonner l'Églis^, ce serait renoncer à la vie, pour se jeter dans la mort ; quitter la lumière pour les ténèbres : Hoc taie esset ac si vitœ renunciantes , mortem amplecteremur ; lucem abdicantes, tenebris implicaremur, abjurantes veritatem, fallaciœ manus prœberemus ^. A aucun endroit de son livre, il ne discutera ses idées ; il n'en fera pas la critique : il en montrera de préférence la synthèse, fera ressortir l'enchaînement harmonieux de ses affirmations et conclura à la supé- riorité de cette synthèse sur la synthèse des vues adverses.
On remarque aussi une tendance à la morale. Le pre- mier reproche qu'il fait à l'hérésie, c'est de n'avoir aucune utilité, d'être au contraire très perfide et très nuisible. Çz/ic? utilitatis afferat hujuscemodi eoriim professio, in qua nihil sanctum, nulliim prorsus reperitur sanctitatis imitandœ vestigium, sed omnia insana siint et turpia, perversœque moriim et actuum dissolutioni militantia^ ? Le reproche était sans doute exagéré, réfuté par l'exemple de Bérenger lui-même, mais il témoigne du souci de Durand pour la valeur morale des chrétiens, pour la réforme des monas- tères ; la spiritualisation outrancière apportée par l'éco- lâtre de Tours dans le mystère de l'Eucharistie rendait légitime les craintes de ceux qui prévoyaient qu'une pré- sence purement figurative dans les saintes espèces, et réelle seulement dans l'âme du communiant, ne toucherait que fort peu les âmes des simples et des ignorants. Aussi avant même de discuter la vérité des affirmations béren- gariennes, Durand, dont le tempérament réformateur voit avant tout le côté moral qu'elles renferment, les rejette comme contraires au développement de la vertu parmi les fidèles. Ce point de vue se maintient au cours de tout le traité.
1. De cor pore. Pars V., col. 1.392.
2. Jôicf., Pars2', col. 1.378.
3. Ihid., Pars 1\ col. 1.377.
LA REPONSE DE DURA>'D 221
Ces tendances nous aideront à mieux comprendre les idées et l'exposition de Durand de Troarn.
L'auteur a divisé son traité en neuf parties et l'a fait précéder d'un préambule en vers. Ce préambule nous fait connaître son dessein : il a recherché tous les livres des saints docteurs pour connaître leurs enseignements sur l'Eucharistie. Puis il a groupé ces extraits en choisissant les passages les plus concis et les plus caractéristiques, et il espère ainsi avoir rendu service à ceux qui manquent de livres, ou qui n'ont pas le loisir d'en lire.
Qu'en cette œuvre on ne l'accuse pas de témérité ; il a ainsi agi par devoir, forcé par les progrès de la nouvelle hérésie.
Durand débute par l'affirmation d'un principe : la néces- sité de la foi pour vaincre le démon et triompher de ses embûches. C'est au nom de la foi, non pas au nom de la raison qu'il va s'attaquer à l'erreur; il ne se confiera pas à la dialectique. Dès l'abord Durand se place parmi les partisans des conceptions idéales platoniciennes ; il voit la vérité dans les sphères supra-sensibles, il va se révéler à nous mystique et contemplateur. Rien en cela qui doive nous surprendre. Par son oncle Gérard, il appartient à la famille intellectuelle des Chartrains dont Fulbert était l'âme : le disciple a reçu et gardé l'empreinte de ses édu- cateurs.
La foi est le fléau des hérésies. A l'heure où Durand écrit, elle est plus nécessaire que jamais, car une nouvelle hérésie s'est fait jour. Des novateurs déclarent en effet que dans l'Eucharistie, il n'y a aucune vérité, il n'y a que des figures : nichil... in sacramentis dominicis ad veritatem fieri, sed omnia potius per figiiram et similitiidinem geri ^ Ils ne le déclarent point ouvertement toutefois, mais ils dissimulent cette affirmation sous cette autre qui, pour l'auteur du De corpore, lui est équivalent : ea quœ ad altare deferuntur panis et vint munera, post consecrationem etiam guod fuerant permanere, et sic quodam modo corpus Christi
1. Ibid., col. 1.377.
322 DURAND DE TROARN
et sanguinem verum non naturaliter sed figuraliter esse \ Pour eux le pain et le vin demeurent après la consécration substantiellement identiques à ce qu'ils étaient aupara- vant, de telle sorte qu'ils sont soumis aux lois ordinaires de la digestion. Mieux que cela, ils peuvent amplius œquo sumentes, in crapulam et ebrietatis furorem vertere ^
Ainsi Durand affirme que Bérenger n'admet qu'un pur symbolisme, et nie la présence réelle dans l'Eucharistie. De ce chef, la question qu'il traite est exactement l'inverse de la question soulevée par Ratramne, puisque celui-ci s'attaquait à ceux qui ne voulaient voir aucune figure dans le mystère de l'autel.
De plus l'on remarque dans cette position du problème l'assimiliation ou la confusion de deux théories distinctes : la théorie de la présence réelle et celle de la transsubstan- tiation. Pour notre auteur, nier la transsubstantiation n'est qu'un moyen déguisé de rejeter la présence réelle. Les deux questions à cette époque sont connexes, on peut s'en rendre compte par la lettre d'Adelmann. L'idée d'im- panation n'a pas encore pris naissance, et c'est, croyons- nous, une raison de plus d'affirmer que Bérenger n'a pas, du moins au début, enseigné la présence eucharistique du Christ sous cette forme. En tous cas pour Durand, le pro- blème porte sur la présence réelle, et ce problème lui semble d'une importance plus grande que la théorie du changement des substances. Ce qui le frappe ce sont les coups portés par l'archidiacre à la présence naturaliter du corps du Christ dans l'Eucharistie, et c'est à défendre cette pré- sence qu'il met toute son ardeur. Enfin, Bérenger, qui reprochait aux Paschasiens d'être capharnaïtes, parce qu'ils soumettaient le corps du Christ aux exigences des lois physiologiques, se voit lui-même accablé du même reproche, parce qu'il soutient que le pain et le vin subs- tantiellement subsistants sont corruptibles, restent avec toutes leurs propriétés naturelles, et subissent la loi com- mune des aliments.
1. Ihid.
2. Ibid.
LA RÉPONSE DE DURAND 323
Le reproche était inattendu, car cette ccnclusion est logique dans la théorie bérengarienne, mais Durand ne se place pas sur le terrain de l'hérésiarque. Sans souci des théories philosophiques adverses qu'il ne saurait appliquer à ses propres conceptions théologiques, il maintient que dans l'hypothèse d'une présence figurative, le pain et le vin restent cependant suhstantias diçinas ohlationis ^ et ne doivent donc subir aucune corruption.
Quoi qu'il en soit, l'auteur se demande quelle est l'utilité de cette nouvelle doctrine. En elle il n'y a rien de saint ni de sanctifiant, rien qui se présente pour aider la vertu ; au contraire elle ruine ce qui existe. L'Eucharistie donne à la foi toute sa vigueur, à l'âme humaine la somme de son salut en la rendant sainte. Si elle cesse d'être ce qu'elle est, n'est- ce pas la ruine de la sainteté et de la vertu ? S'il y a eu erreur sur ce point, où est la Vérité ? Si le mystère de l'Eu- charistie est faux, toute la religion croule, et la porte est ouverte à tous les désordres. Si Dieu n'est pas la vérité, il n'est pas; s'il n'est pas, à quoi servent la vertu et la religion ?
Mais Dieu est, et il est vérité. Donc c'est lui qui s'est donné à nous, c'est lui que nous recevons. Ecoutons donc ses enseignements d'après l'autorité de tous les illustres docteurs qui ont étudié les livres saints.
La seconde partie se présente comme la réfutation de la thèse bérengarienne. Elle débute par un argument ad hominem. Quelle est l'autorité de ces novateurs ? Ils n'ont pou:' eux ni l'auréole de la vertu, ni l'auréole de la science ; leur système n'apporte aucune gloire nouvelle à l'Eglise. Pour les suivre, combien il serait déraisonnable d'abandonner la trace des Pères et des Docteurs, dont le nombre, l'éclat et la sainteté font l'honneur de la religion catholique, qui nous les offre comme des modèles. Durand ne professera donc aucune autre opinion que ce qu'il saura être la croyance universelle de l'univers chrétien.
Puis vient une véritable dissertation scripturaire sur
• 1. Ihid.
334
DURAND DE TROARX
le texte de saint Jean : Panis quem ego dedero, caro mea est pro mundi vita ^ Ce texte, dit-il, contient une double affirmation : il dit que le pain dont le Christ est dispensateur est la propre chair de Jésus, et que cette chair est la vie du monde. De même que le Christ, Dieu et Homme, est passé de la mort à la ^^e, de la corruption du tombeau à l'incor- ruptibilité de la gloire, de même le sacrement de l'autel, est transformé, a specie visihili in id giiod solus ipse novit in quo sunt omnes thesauri ac scientiœ reconditi ^. Et c'est pour cela que Notre-Seigneur ajoute : celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. Par conséquent, ce qu'on mange est le corps du Christ en vérité, et ce qu'on mange demeure en nous, sans subir la loi de la digestion. Ce que les sens extérieurs nous montraient a donc nécessairem.ent été transformé ex toto in id quod jam ex parte erat ^ c'est-à-dire non en un nouveau corps du Christ, mais en ce corps du Christ qui est au ciel. Et le Christ est ainsi le pain de vie.
Cette doctrine est exactement celle que saint Augustin enseigne dans le troisième livre de Triiiitate *, dont Durand cite un long passage. Et notre auteur établit que le docteur africain a bien enseigné la transsubstantiation. Il semble même aller bien loin dans ses prétentions lorsqu'il affirme que même « la forme visible » du pain et du ^-in appartient à Vinvisihilis species qui est produite par la consécration. Elle aussi sanctifie les âmes, et les nourrit, et c'est pourquoi on doit croire que rien dans l'Eucharistie n'est soumis à la digestion ; tout y est vie de l'âme '\ N'est-ce pas le sens
1. Jn. VI, 52.
2. De corpore, col. 1.379.
3. lUd.
4. Cf. Saint Augustin, De Trinitate lib. III, cap. iv, n» 10.
5. « In qua sententia (celle de saint Augustin) illud diligenter et praeci- pue perpendendum proponimus, quod ex terrae fructibus accipi, ac prece mistica corpus Christi ac sanguinem consecrari dicitiir per quam- dam manum di\'inani, a forma visibUi invisibiliter opérante Spiritu sancto, hoc tam magnum sacramentum ad invisibilem speciem indu- bitEinter perduci pronunciatur. Rêvera enim ex visibilibus et terrenis substantiis, id est pane et xino aqua misto, incomprehensibili sancti Spiritus opificio, verbis quoque misticis sanctum Domini corpus ac verus sanguis efficitur, mutata non specie, sed natura ; vere nichilominus inter manus ministrorum ad invisibilem speciem cœlesti commercio
LA REPONSE DE DURAND 220
qu'il convient de donner aux paroles évangéliques. Si guis manducaverit ex hoc pane, vivet in seternum ^ ? Cette pro- messe en effet ne porte pas sur un pain ordinaire, le Christ a précisé le sens qu'il attachait à ce mot de pain : Partis quem ego dabo, caro mea est. D'où, dans l'Eucharistie, ce qui antérieurement était du pain, est maintenant pain et chair : pain, en tant qu'il est nourriture et conserve une similitude de pain ; chair, parce qu'il est la vie de nos âmes.
Enfin les derniers mots du texte de saint Jean : pro mundi vita, amènent Durand à montrer de quelle manière le monde est miséricordieusement racheté par le sang du Christ, et ainsi il arrive à parler, dans sa troisième partie, de l'Eucharistie envisagée comme sacrifice.
Le Christ, dit-il, s'est offert deux fois pour le salut du monde. Une première fois dans le sacrement, et une seconde sur la Croix. Mais remarquons bien que la première obla- tion fut une figure de la seconde, car le Christ en pronon- çant les paroles de l'institution : Accipite et comedite, hoc est corpus meum, ajoutait, pour éviter toute ambiguïté d'interprétation : qiiod pro vohis tradetur. Donc Bérenger est malvenu à proposer une explication différente de ce texte.
De plus, le Sauveur a donné à l'Église le pouvoir de réa- liser ce qu'il avait lui-même accompli : le texte : Hoc facite in meam commemorationem suffit à le démontrer.
Par conséquent, nous recevons vraiment le corps du Christ, comme le reçurent les apôtres, et il est outrageux pour l'Eucharistie de l'envisager à la façon des Stercora- nistes. De nouveau Durand explique l'union contractée entre l'âme et le Christ : il se sert d'un texte de saint Hilaire de Poitiers, extrait du De sancta Trinitate. Saint Hilaire avait écrit : Si enim vere Verhum caro factum est, et vere nos Verbum carnem cibo Dominico sumimus, qiio-
perducitur eiusdem sacramenti etiam visibilis forma, videlicet, ut tan- tum fiât sacramentum, id est, ex toto sanctitas ac vita animarum, nec ut pravi quique audent delirando confingere, in digestionis corruptionem resolvitur, sed magis in menti bus utentium vitam salutemque efficaciter operatur. - De corpore, col. 1.379-1.380. 1. Jn., VI, 52.
HEUKTEVENT. — DURAND DE TROAKN. 15
2 36 DUllANL) DE TROARN
raodo non naturaliter manere in nohis existimandus est qui et natiiram carnis nostrœ inseruit \ Durand en tire une conséquence ingénieuse et logique. Saint Hilaire s'ap- puyait sur le réalisme eucharistique et sur le réalisme de l'inca nation, pour établir que le Christ demeure en nous naturaliter après la communion. Il admettait donc identité du corps du Christ verhum factum et de la chair que nous recevons dans l'Eucharistie ; autrement sa conclusion n'eût pas été soutenable.
C'est d'ailleurs ce que Notre-Seigneur voulait nous apprendre en répétant que sa chair était \Taiment une nourriture et son sang un breuvage. C'est ce qu'après lui disait saint Hilaire quand il écrivait : la nature humaine s'est bien unie à la nature divine dans l'Incarnation. Le Christ n'a-t-il pas pu aussi bien donner l'éternité à sa chair pour nous la communiquer ? Durand appuie sur ces affir- mations, et il en tire cette réponse à une objection : puisque la nature humaine a bien été admise à participer au com- merce de la divinité dans l'Incarnation, elle peut bien y participer par un festin en mangeant la chair divine. Et il refait une fois encore une courte synthèse de sa concep- tion de l'Eucharistie. Nous recevons le xtbS. corps du Christ qui est la vraie cause de notre "vie : quia ipsa pro nohis occubuit Vita, ut nabis usualis fieret esca ^
Considérable par sa longueur, la quatrième partie l'est moins par son importance pour l'historien du dogme. Durand, après l'autorité de saint Hilaire, invoque celle de saint Ambroise cujus in Ecclesia catholica post apostolos auctoritas habetur prœcipua ^ Ce n'est pas qu'il n'apporte des textes bien choisis et probants, mais ils ont déjà, pour la plupart, paru si souvent sous la plume des théologiens précédents qu'il n'y a plus guère de mérite à les citer. Ce sont les textes du De Mysteriis* que déjà avait invoqués
1. De corpore, col. 1.382. Cf. S. Hilaire, De Trinitate ib. VIII, P. L., t. X, col. 246.
2. De corpore, col. 1.384.
3. Ihid.
4. AiiBROsius, De Myateriis, cap. ^111 et IX. — Migne, P. L., t. X.\1 col. 403 ss.
LA. REPONSE DE DURAND 227
Paschase Radbert et que Ratramne avait repris ; ils prou- vent, — et le commentaire de notre auteur n'a pas de peine à l'établir — la conversion du pain et du vin au corps naturel du Christ. Durand ajoute des textes du De Vir- ginitate, du De Viduitate, du De Sacramentis S dont il attribue' avec tous ses contemporains la paternité à saint Ambroise. Il n'est pas difficile de voir quel parti un polé- miste pouvait tirer des doctrines ambrosiennes ou des doctrines voisines du De Sacramentis, contre les partisans d'une présence figurative.
Mais, paraît-il, l'hérésie ne se présentait pas comme un bloc bien défini de doctrine homogène ; les luttes du IX® siècle avaient laissé des traces ; et quelques esprits que le De corpore de Durand qualifie de prudentiores atque religiosiores, admettaient la présence réelle, mais niaient l'identité du corps historique du Christ et de son corps sacramentel. Les textes de saint Ambroise permettaient à notre auteur de rompre des lances avec ces théologiens ; il n'y manque pas, et se rallie à la thèse de Paschase Rad- bert, dont il invoque l'autorité à côté, et presque sur le même rang, semble-t-il — de celle de saint Augustin. Il l'appelle divini sacramenti scriitator diligentissimus , dis- cussorque catholicus '^, et en même temps qu'il lui emprunte sa théorie de l'identité du corps historique et du corps sacramentel, il invoque son autorité contre le Stercora- nisme. En somme, au point de vue de la doctrine cette partie n'était ni la moins forte ni la moins documentée (Durand y cite même, d'après les Fausses Décrétales ^ un texte apocryphe montrant le respect avec lequel on traitait les restes des pains consacrés), mais elle a l'in- convénient d'être, dans l'ensemble, une pure redite.
La cinquième partie a l'avantage d'entrer au cœur même du débat. Dans les ouvrages des Pères les Béren- gariens trouvaient un fondement à leur doctrine : ils insis-
1. De Sacramentia, lib. IV, cap. iv, P. L., t. XVI, col. 442 ; caput v, col. 444. — Lib, VI, cap. 1, col. 453.
2. De corpore, col. 1.389.
3. S. Clementis I. Epiatola 11 ad Jacobum fratrem Domini, Migne, P. (?., t. I. col. 483.
228 DURAND DE TROARN
taient sur ce fait qu'on y rencontrait fréquemment les termes de figura et de similitudo corporis et sanguinis Christi. Ce fait, répond Durand, est bien certain, mais il ne cause aucun préjudice à la foi commune : quanquam id nullum rectas fidei afferat prœjudicium ^ En effet les figures n'excluent pas la réalité ; et il en va fournir des exemples. Saint Paul a dit : Quotiescumque panem hune manducabitis, et calicem Domini bibetis, mortem Domini annuntiabitis ^ et par ces paroles il a visé la célébration du mystère eucharistique. Or, puisque le Christ ressuscité ne meurt plus, c'est donc par figure que nous annonçons la mort du Fils de Dieu. Mais cette figure est en même temps pleine de vérité. Et Durand emprunte lui aussi, comme Paschase, comme Bérenger plus tard, le texte : Hoc acci- pite in pane, quod pependit in ligno ; hoc accipite in calice quod manavit de latere, il le cite comme extrait d'un Sermo ad Neophytos de saint Augustin, et en déduit la présence simultanée de la réalité et de la figure dans le même objet. L'Eucharistie est à la fois sacrifice réel et symbole.
De plus il faut voir de près la signification des mots similitude et figure. On peut les employer dans des accep- tions différentes. Or dans la sainte Écriture, souvent ces termes désignent et la nature réelle d'un objet et le point de comparaison auquel on le rapporte. Ainsi quand, dans la Genèse, Dieu a dit : Non est bonum esse hominem solum, faciamus ei adjutorium simile sui ^, il n'y a pas une diffé- rence de nature entre l'homme et la femme : Nihil est aliud mulier quam homo ^. De même il est dit du Christ : In similitudine hominum factus. Cela ne signifie point qu'il n'a été qu'une apparence d'homme, cela n'exclut pas la vérité de la nature humaine du Christ.
Prenons le terme figura : dans l'épître aux Hébreux, Paschase avait déjà noté le texte : Qui cum sit splendor glorix et figura substantiae ejus *. Si l'on oppose figure à
1. De corpore, col. 1.391.
2. I Cov. XI, 26.
3. Gen. II, 18.
4. De corpore, col. 1.393.
5. Héb. I, 3.
LA REPONSE DE DURAND 229
vérité, de telle sorte que les deux choses soient incompa- tibles dans le même être, si enim figura hic substantiœ est abnegatiça, non est Filius quod Pater \ C'est inadmissible.
Et cette distinction, ou cette précision du sens de figure et de similitude, Durand l'applique au texte bien connu du De sacramentis, sur lequel on luttait depuis le IX^ siècle : Sed forte dicis : Speciem sanguinis non video sed simili- tudinem habet. Sicut enim similitudinem mortis per baptis- mum suscepisti, ita etiam similitudinem pretiosi sanguinis bibis, ut nullus horror cruoris sit, et pretium tamen redemptio- nis operetur ^. L'on ne doute pas que Bérenger et ses par- tisans n'aient cherché à triompher, grâce à ces affirmations ; Durand leur répond: D'abord, en mettant ce texte en regard des paroles de Jésus : Ceci est mon corps qui sera livré pour vous, si saint Ambroise était de l'avis des Bérengariens, il ne serait pas de l'avis de Notre-Seigneur. Or le disciple n'est pas au-dessus du Maître. Mais saint Ambroise n'a pas commis l'erreur qu'on lui attribue. Ces paroles : simili- tudinem habet, il les met dans la bouche d'une personne d'esprit borné. Et il veut expliquer à cet esprit que la simi- litude n'exclut pas la réalité car : similitudo exterior non prœjudicat interiori ^. Il dit de plus qu'il faut boire la simi- litude du sang seulement pour n'avoir pas l'horreur qu'on éprouverait devant un breuvage de sang naturel, et non pour exclure l'idée qu'on ne boit pas un vrai sang.
Enfin, ajoute-t-il aussitôt après, saint Ambroise se remet à parler du sacrement, en termes réalistes, selon sa cou- tume. Puis, après avoir cité le texte : Vis scire quam verbis cœlestibus consecretur ? accipe quœ sunt verba. Dicit sacerdos : Fac nobis hanc oblationem ascriptam, ratam, rationabilem, quod est figura corporis et sanguinis Domini nostri Jesu Christi ^ Durand applique encore le même raisonnement au mot « figura » et il conclut : Idem igitur ille fusus et iste sacratus unus est unius Christi sanguis verus, licet figura
1. De corpore, col. 1.393.
2. Pseudo-Ambrosius, De Sacramentis, lib. IV, cap. iv. Migne, P. L., t. XVI, col. 443.
3. De corpore, col. 1.396.
4. De sacramentis, caput V.
23o DURAND DE TROARN
juxta aliquid dicatur, non tamen sicut manna quod corpus Christi non erat, sed signabat, propter quod et umbra vocatur, cum substantialiter manna tantum fuisse probatur \ Enfin au passage, notant un texte de saint Augustin où est blâ- mée la pratique de quelques Orientaux grecs de ne com- munier qu'une fois l'an, Durand s'en sert pour reprendre ceux qui ne voulaient communier qu'une fois tous les neuf ans. Il affirme la nécessité de la communion fréquente, indique les conditions et les règles qui doivent guider le fidèle dans la réception de ce sacrement ; et comme si le traité allait finir, il fait une profession de foi à la présence réelle et explique comment il a cru bon, par tous ces argu- ments, de mettre un frein au zèle intempestif et intempéré des novateurs.
La sixième partie est nettement distincte de tout ce qui précède. Elle se présente dans l'ouvrage comme un com- plément, non comme la suite logique des parties antérieures. Au début, une affirmation générale : il y a une foule de mystères qu'il vaut mieux croire que scruter, car, en ces matières, l'ignorance est préférable à l'erreur. L'Eucharistie est au nombre de ces mystères.
Après cette entrée en matière, par mode de transition, il ajoute : His itaque quœ dicta sunt pro modo exortœ qusestionis, et sufficere credo his quibus veritas placet, non prolixitas orationis, copiosa divinorum testimoniorum ex Patrum dictis excerpta adnectere exempla proposui, quibus fidèles quique plenius informati, suam tueantur credulitatem, et perfidorum securius subsannent impietatem et objecta acrius propellant quœstiofies ^ Cette déclaration est suivie d'une longue liste de textes empruntés à saint Augustin, à saint Cyrille, saint Ambroise, Eusébe d'Émèse, saint Grégoire, saint Léon, Bède le Vénérable, Paschase Radbert, Amalaire, Fulbert de Chartres ^ et saint Jean Chrysostome. Il ter- mine en disant : tous ces textes sont formels et en opposi- tion avec la théorie bérengarienne. Cependant il est regret-
1. De corpore, col. 1.398.
2. Ibid. col. 1.401.
3. C'est grâce à ces citations de Fulbert, que M. Clerval a pu prouver l'authenticité de la lettre à Adéodat. Cf. Ecoles de Chartres, p. 42.
LA RÉPONSE DE DURAND 23 1
regrettable que l'on soit obligé de les citer, alors que les paroles du Christ sont si claires.
Mais il est des esprits qui ne veulent point entendre les paroles du Christ comme il convient, et cela suffit à Durand pour ajouter, dans la septième partie, des citations d'Eusèbe d'Emèse, d'Hincmar de Reims S de saint Augustin et de Cassiodore. Après quoi, il se demande comment avec tant de lumières, on peut se créer des difficultés. Il sait pourtant qu'on en peut trouver dans un texte du docteur d'Hip- pone : par exemple, à propos du texte évangélique : Nisi manducaveritis carnem Filii hominis, et biberitis ejus sanguinem, non habebitis vitam in vobis. Saint Augustin commence ainsi son commentaire : Flagitium vel facinus videtur jubere -. D'où, disaient les Bérengariens, admettre qu'on mange dans la communion le corps du Christ né de la Vierge Marie, c'est, au dire de saint Augustin lui-même, admettre une horreur.
Durand répond : commençons d'abord par remarquer que l'auteur du De doctrina christiana, n'a pas dit jubet, mais videtur jubere. Jésus semble ordonner de boire et de manger le corps et le sang d'un homme vivant. Ce serait horrible. Mais il ordonne en réalité de manger ce corps et ce sang in sacramento.
Un autre exemple, et plus insidieux que le premier, se trouve dans ces paroles du même auteur. Figura ergo, prœcipiens passioni Domini esse communicandum, et suaviter atgue utiliter recolendum in misericordia quod caro Christi pro nobis crucifixa et vulnerata sit '. Les Bérenga- riens prétendaient que le saint avait dit qu'il suffisait pour communier de s'unir spirituellement à la passion du Christ figurée par l'ofîrande du pain et du vin. Durand le nie, et déclare que ce sens n'exclut pas la réalité substan- tielle du corps eucharistique du Christ. D'ailleurs, ajoute- t-il, saint Augustin a enseigné en termes formels la présence
1. C'est grâce à Durand que nous connaissons l'écrit d'Hincmar inti- tulé : « Ferculum Salomonis ».
2. Pecorpore, col. 1.410.
3. Ihid.,co\. 1.411.
332 DURAND DE TROAR^J
réelle ; donc chaque fois qu'on rencontre sous sa plume les expressions type, figure, signe, il faut les prendre avec circonspection, sous peine de mettre le saint en contradic- tion avec lui-même, ce qui est presque impossible après la correction qu'il s'est imposée de ses propres œuvres. Il a affirmé d'une façon catégorique la présence réelle en maints endroits, notamment dans le Commentaire du Psaume XGVIII où il explique le texte : Adorate scabel- lum pediim ejiis. En définitive, il arrive que parfois saint Augustin, fatigué par les labeurs de la composition, ne donne pas à sa pensée toutes les nuances désirables et, de ce fait, il peut paraître difficilement intelligible aux pro- fanes, à ceux qui ne connaissent que superficiellement l'Ecriture ; même il peut être une source d'erreur. Si on lui attribue une doctrine erronée, c'est le cas d'appliquer la parole de l'apôtre : « Quand ce serait un ange du ciel qui vous annoncerait autre chose que ce que vous avez appris, qu'il soit anathème. » En toute hypothèse, rien n'autorise la négation de la présence réelle.
Après quelques nouvelles citations Durand conclut en donnant des conseils moraux pour l'étude des Pères, et l'intelligence des mystères de la religion.
La huitième partie comprend cinq récits de miracles eucharistiques extraits de Paschase Radbert, de Grégoire de Tours, de Rufm et du diacre Jean : une femme, au moment de recevoir l'hostie consacrée, ayant fait preuve de scepticisme et d'incrédulité, le prêtre reposa sur l'autel l'hostie qu'elle allait recevoir. Il se mit en prière et toute l'assistance aperçut, à la place du pain, le Christ dans sa chair véritable. Un autre prêtre désirait ardemment voir Notre-Seigneur dans l'hostie, et il implorait ce miracle dans ses prières. Il fut exaucé, et vit un enfant à la place du pain consacré.
Un vieillard converti refusait de bonne foi de croire à la présence réelle. Deux de ses compagnons voulurent le per- suader. Ce fut en vain. Il voulait voir : Nisi rem videro, 11071 credo vohis. On fait un jeûne de trois jours, on se met en prière. Au jour dit, on vient à l'église où se célèbrent les
LA RÉPONSE DE DURAND a33
saints mystères : l'offrande du pain se fit comme à l'or- dinaire, mais bientôt, au lieu des apparences de pain, les assistants aperçurent un enfant sur l'autel.
Au temps de saint Basile, un juif s'étant mêlé aux fidèles, reçut la sainte communion, mais quand il voulut recevoir le calice, celui-ci était rempli de sang.
Enfin un dernier récit plus tragique nous rapporte que le fils d'un Juif, mêlé à des enfants chrétiens, les vit com- munier et les imita. A son retour à la maison paternelle il raconte ce qu'il a fait. Le père entre dans une colère ter- rible et jette son fils dans une fournaise ardente. La mère veut sauver son enfant, et ameute la ville. On écarte les charbons, et on retrouve le jeune juif sain et sauf. Aussitôt la foule précipite le père dans le foyer, où il est consumé sur le champ. L'enfant raconte alors que « la femme qui, dans l'église où il a communié, portait un enfant sur son sein, l'avait protégé en le couvrant de son manteau. » Et Durand de conclure que parfois la sainte Vierge est pré- sente elle aussi avec son Fils. Inter hsec diligenti studio perpendeîidiim guod, siciit huic piiero divinitus est revela- tum, iitrum corpus sit Filii Dei sacrosanctum guod de mensa percipitur altaris mysterium, sanctse quoque Genitricis ejus nonnunquam adesse prœsentiam, suumque percipientihus déferre patrocinium ^
La neuvième partie est un exposé historique des événe- ments qui se sont écoulés depuis la venue de Bérenger à Préaux jusqu'après le Concile de Paris. L'on a pu juger de son contenu dans la première partie de cet ouvrage, et il est inutile ici d'y revenir. Apprécions dès maintenant la valeur et la portée du traité de Durand : De corpore et sanguine Domini.
On ne peut dire d'abord que l'œuvre de Durand se pré- sente comme une œuvre remarquable au point de vue lit- téraire. Le moindre reproche qu'on puisse lui faire est de manquer d'ordre. Il est vrai que c'est un problème de savoir si les diverses parties du De corpore ont été composées à
1. De corpore, col. 1.421.
234 DURA>D DE TROARN
la fois. Les conclusions qu'on rencontre à la lecture, notam- ment celle qui termine la cinquième partie, laisseraient croire aisément que plusieurs additions successives ont été apportées par l'auteur lui-même à son œuvre, au fur et à mesure de ses recherches. D'où, pour la pensée, des retours en arrière.
D'autre part on ne peut non plus nier que le style ne soit lui-même inégal. Si parfois, surtout quand il s'agit d'idées morales, ascétiques, la phrase est nette, l'évocation des images bibliques assez heureuse, il y a plus d'une fois une obscurité assez voisine de l'imprécision, qui laisse le lecteur dans le doute. On sent l'absence d'idées philoso- phiques nettement déterminées, l'ignorance des nuances qui auraient donné à la pensée sa netteté et sa vigueur, l'embarras d'un esprit dont la puissance d'analyse n'est pas suffisamment investigatrice.
Ce n'est donc pas au point de vue littéraire qu'il faut chercher la valeur du traité de Durand. A tout prendre, c'est une consolation pour ceux qui déplorent la perte de son traité versifié : à en juger par le traité en prose, la lit- térature n'y gagnerait pas plus que la théologie ^ Aussi bien Durand n'a pas voulu faire œuvre de littérateur. Il a écrit par nécessité, sous l'empire des circonstances, pour faire face à des besoins urgents ; il s'excuse d'avoir pris la plume ^ Peut-être même la nécessité l'a-t-elle contraint d'écrire rapidement. On ne peut donc être surpris que sa valeur littéraire le fasse rejeter à l'arrière-plan des écrivains de marque.
Sa place est plus nettement indiquée parmi les polé- mistes. Cela ne veut pas dire — nous l'avons déjà fait remarquer — que la polémique soit le but de notre auteur. Rien de moins exact, puisqu'il s'adresse à ses confrères, et non aux hérétiques. Mais, parce que son écrit est une
1. Mabillon avait \ti le traité en vers dans un manuscrit appartenant à Pelhestre.
De cette longue pièce de neuf cents vers, il a publié les premiers dans ses Annales, liv. LXIV, n° 119 ; et par eux l'on sait que le traité était dédié à Ansfroi de Préaux.
2. Cf. Proœmium, et le début de la Para nona.
LA RÉPONSE DE DURAND 235
œuvre de circonstance, il entre nécessairement en contact avec les hommes et les opinions qui ont motivé son inter- vention, et il ne se peut soustraire à une polémique indi- recte.
Comme tous ses contemporains, Durand s'attaque aux personnes aussi bien qu'aux idées.
Nous le faisions remarquer dans notre introduction, moines et séculiers, formés à des écoles différentes, étaient des adversaires déclarés, et n'avaient pas accoutumé de se traiter sans cesse à tous égards charitablement. Les moines surtout ont des traités acerbes pour leurs adver- saires. Aussi ne serons-nous pas étonnés des termes violents dont le futur abbé de Troarn use à l'égard des Bérengariens. S'il écrit un traité, c'est parce qu'il y a été obligé multa improbitate \ L'hypocrisie serait, à son sentiment, un des caractères distinctifs de ses adversaires. Il leur reproche la divulgation occulte de leurs doctrines ; ce sont des hommes quorum vita despicabilis -, des abjecti, spurcique homines ^ S'ils mettent des nuances dans leurs pensées et leurs expressions, ils colorent frauduleusement leur dogme, ils agissent ainsi pour mieux tromper *.
Sans doute la doctrine de Bérenger, ses agissements et ses indécisions donnaient prise à ces critiques. Il y avait dans cet homme et sa doctrine quelque chose de fuyant. Au moment où l'on semblait d'accord avec lui, où l'on pré- tendait serrer les mailles du filet intellectuel qui devait étouffer son erreur, il glissait avec une adresse indéniable entre les mailles, et, loin d'être vaincu, prenait soudain l'offensive. Que cette tactique ait exaspéré les adversaires, rien de plus vrai ! Que ces procédés aient paru l'effet de la ruse plutôt que de la conviction, c'est infiniment pro- bable ! Aussi, malgré une exagération de termes, à laquelle l'historien ne peut impartialement souscrire en l'état actuel des preuves, on s'explique la véhémente indignation
1. Proœmium, col. 1.376.
2. De corpore, Pars 2, col. 1.378.
3. Ibid.
4. « Hac se calliditatis arte palliant, atque profanae novitatis dogma ita tenus tempérantes colorant, ut dicant... etc. Col. 1.377.
2 36 DURAND DE TKOAUN
d'un fervent fidèle, dont le bon sens, quelque robuste qu'il fût, ne pouvait venir à bout des subtilités de la dialectique bérengarienne. Durand est le premier à qualifier aussi durement l'écolâtre de Tours et ses partisans, mais les mêmes indignations s'empareront des autres adversaires qui lutteront dans la suite contre cette hérésie. Ils sentent que Bérenger possède une arme qui blesse mais qui ne tue pas. Ne sachant eux-mêmes se servir de cette arme et en retourner la pointe contre leur antagoniste, ils resteront maîtres du terrain, mais non sans que leur amour-propre ait eu à enregistrer des défaites partielles résultant de leur infériorité de dialecticiens.
La polémique, hâtons-nous de le dire, est loin de s'at- taquer uniquement aux personnes, elle aborde franche- ment le terrain des idées. Non pas des idées philosophiques cependant. A peine dans une phrase, trouve-t-on une allu- sion aux philosophes païens : apud mundi philosophas ^ Durand les traite avec dédain, et il ne se range pas parmi ceux qui tentent de faire l'application de la philosophie à la théologie. S'oppose-t-il toutefois à cette application? Rien ne le montre. La renommée que Lanfranc s'était acquise par l'enseignement de la dialectique suffisait peut- être à arrêter les jugements téméraires. Dialecticien, Lan- franc soutenait Paschase. Par conséquent l'on ne pouvait affirmer que la dialectique pervertit nécessairement les intelligences chrétiennes. Seulement en théologie, Lan- franc se ser\-ait très modérément de sa science, et demeu- rait sur le terrain traditionnel. En somme, Durand n'est pas encore de ceux qui se posent le problème, ou plutôt, en voyant les premières applications de la méthode nou- velle, il se récrie contre les conclusions sans mettre en cause la méthode.
Pour lui, il amène ses adversaires à discuter conformé- ment aux données usuelles. La Sainte Ecriture, sa con- naissance, son interprétation, son adaptation, voilà ce qui est la science. Et de la Sainte Ecriture, il faut rappro- cher la littérature des Pères de l'Eglise, qui sont la voix
1. Para aexta, col. 1.400.
LA RÉPONSE DE DURAND 287
de Dieu, et les interprètes de sa parole. Aussi sa polémique roule-t-elle surtout sur la façon dont est perverti le sens de la Bible et son interprétation traditionnelle, et sur la façon dont on abuse des textes pour les concilier avec des con- clusions philosophiques tenues a priori pour certaines. Sous ce rapport la question n'est point désuète. Que repro- che donc Durand à ses adversaires ?
Il leur reproche d'abord de ne pas chercher dans l'Ecri- ture tout ce qui est affirmé sur l'Eucharistie, mais de se borner aux textes dont l'apparence est favorable à leurs idées. Il leur reproche aussi, et surtout, de ne pas chercher une règle dans l'Ecriture : la règle de leurs pensées et de leurs actions, mais de la plier, au contraire, aux exigences de leur raison et de leurs systèmes. Et en réalité le reproche était fondé. Bérenger, dans ses discussions, commence par établir ses théories de façon purement rationnelle. Puis se tournant vers les textes scripturaires et patristiques, il se demande non pas si l'enseignement de la Bible et des Pères est conforme à ses idées, il se demande simplement si cet enseignement de l'autorité lui est contraire. Et il juge l'Ecriture en prenant pour point d'appui son propre système. De deux sens à donner à un texte, l'un voulu par le contexte, l'autre en rapport avec le système, le second seul sera reconnu comme l'expression de l'idée énoncée par l'auteur.
Et voilà pourquoi Durand insiste tant sur les textes, et sur la façon de les expliquer. Voilà pourquoi il réclame qu'on ne les interprète pas avec exagération, en faisant abstrac- tion du reste de l'ouvrage. Il est d'autant plus sur le bon terrain que Bérenger provoquait ses adversaires sur ce même terrain. Il mettait au défi les Chartrains, Ansfroi et les autres, de lui trouver des textes scripturaires favorables à Paschase, ou contraires à ses propres théories. Durand en cite et il a soin de les interpréter. Une de ses qualités est d'avoir le souci du sens objectif et du contexte, res quœ in quœstionem venit clarius eliicescet, si prioribiis poste- riora consequenter collata fuerint S de savoir préciser le sens
1. De corpore, col. 1.394.
238 DLRAND DE TROARN
grâce à l'analogie de la doctrine, pour ne point faire ensei- gner au même auteur des choses contradictoires.
Bref, le reproche de fond apporté par Durand contre ses adversaires, c'est d'avoir, en matière d'interprétation scripturaire, une méthode mauvaise, dont l'emploi fausse les données de l'autorité divine et de l'autorité ecclésiastique. Il semble avoir résumé la somme de ses critiques contre les idées bérengariennes dans ce passage de la cinquième partie où il oppose les deux méthodes : Non enim in Scrip- turis quid propensius oporteat sequi, sed quid validius inepto opituletur errori satagunt rimari ; dumque suam tortitudi- nem ad Scripturse normam dedignantur dirigere, sed ipsius rectitudinem potins violenter inflectendo nituntar depravare, et ad ipsum suse perversitatis intorquere, licet obtinere nequeant penitus qiiod ambiant, vehementius tamen per hoc in presumptionis suse vicia convalescunt, sibique viani pro- fiindioris scientise obstruant, aditumque salutis pertinaciter repagulis damnant et serio blasphemiarum.
At nos quibus non animositas, sed veritatis placet since- ritas, auctoritati sanctœ Scripturse cedentes, ac, non eam secundum nos, verum nostros magis sensus ad eam confor- mantes, nec in eias varietate dissonantiam, sed multiplicis intelli gentix lineas amplectentes, ita sacramentum domini- cum flguram iaxta aliquid, et similitadinem non negamus, at in veritate tamen corpus Christi et sanguinem naturaliter existere profiteamur ^ Si l'on considère que ces lignes se trouvent dans le premier ouvrage qui ait entrepris réelle- ment de répondre aux doctrines erronées du XI^ siècle, l'on conviendra que le trait était enfoncé d'une main sûre, et frappait au centre du système. Il eût fallu, pour compléter sa victoire, que Durand précisât le rôle de la dialectique en théologie. Mais à ce moment, les esprits sont avant tout préoccupés de garder la vraie notion du dogme. L'esprit conservateur domine — et c'est logique — dans tous les théologiens de l'époque. Il faudra attendre que des intel- ligences plus jeunes, élevées pendant la controverse, et
1. De corpore, Para V, col. 1.392.
LA RtPONSE DE DUUAND 2 3f)
par là moins intimidées par le danger, envisagent les deux aspects de la question, et fassent à la raison la place qui lui revient dans le domaine théologique. Ce sera le rôle glorieux de saint Anselme. Là était la solution du problème, le nœud de la lutte ; Durand ne s'en est pas aperçu, mais il a droit, de la part de l'historien, à d'autant plus d'indulgence que les écrivains qui lui succéderont dans la polémique ne feront pas faire de grands progrès à la question. Leur corps à corps avec l'hérésiarque leur donnera de l'éclat. La science y gagnera peu ; et, somme toute, les contingences mises à part, l'œuvre du futur abbé de Troarn était pour l'avenir, du point de vue de la polémique, d'une portée peut-être plus juste que d'autres plus vantées et plus viru- lentes.
En tous cas, il reste incontestable que sa valeur mora- lisatrice ou ascétique met cette œuvre en première ligne au-dessus des autres réfutations de Bérenger. Cette note ascétique et mystique est une des plus frappantes caracté- ristiques du De corpore. Que Durand parle de la science en général, de la controverse bérengarienne, ou de l'Eu- charistie, il revient sans cesse à des considérations d'ordre moral.
La science dont il est ici question est évidemment la science de l'Ecriture. Pour l'acquérir, le moine de Saint- Wandrille rappelle au passage que des qualités morales sont requises. En premier lieu, il faut chercher la vérité avec une profonde humilité : l'intelligence de l'Ecriture est un don qu'il faut demander à Dieu par la prière. Et précisément, fait remarquer Durand, c'est ce que n'observent pas les partisans de Bérenger, et c'est ce qui fait leur malheur. Dumque sihi volunt videri quasi spirituales, multo ipsis carnalihus inveniuntur, ut ita dicam, carnaliores ; et, quod est vertus, détériores, quoniam ubi debuerant altioris gratiam intelligentiœ pulsando fideliter, quœrendo humiliter inves- tigare, ibi decipulam perfidiœ abrumptumque perditionis prœcipitium per obstinatiam noscuntur incurrisse K
1. De corpore, Pars V, col. 1.391.
24o DURAND DE TROARN
Et de cette humilité l'auteur donne ailleurs quelques règles, quand il expose la manière dont un fidèle doit envi- sager les difficultés de l'Ecriture, et la façon dont il doit agir lorsqu'il croit y découvrir des affirmations qui ne lui semblent point en conformité avec des vérités certaines : Studiosius persuadendum monendumque videtur, ut gui- cumque codices divinorum tractatorum offenderit, ac legendos revolverit, cautius singula percurrat, et ubi aliqua sihi ohs- curae rei oborta fuerit difficultas, suse tarditati non doctoris imputet errori, ac proinde aut suo, si id processerit, studio quse dicuntur elaboret intelligere, sin minus catholici magis- terio doctoris maturet addiscere, aut carte si assequi unde agitur nequiverit, reverenter discat honorare, ut pro huiusmodi humilitate aut illud capiendi quod sibi arduum et difficile erat, aut aliam divinitus adipiscatur gratiam quam necdum habebat. Humilitas enini sicut virtutum emolumenta quae non erant adquirit, sic adepta ne amittantur agit ^.
Ce qui fait, d'après lui, semble-t-il, la gloire et la supério- rité doctrinale des saints, ce sont précisément leurs quali- tés morales, et ce que d'abord il met en lumière, c'est que se rallier aux doctrines de Bérenger ce serait abandonner les doctrines des saints pour suivre la doctrine de personnages qui n'ont point fait leurs preuves. Inconsultum nichilo- minus esse liquet, ut eos deseramus quorum doctrinis instrui- mur, sanctse vitae exemplis informamur, cotidianisque mira- culis illustramur ; eis vero inhereamus quorum vita despi- cabilis ^.
La même tendance morale se remarque dans les juge- ments portés sur la controverse et sur les bérengariens. Le premier mot qu'il dit de l'hérésie, c'est qu'elle tire son ori- gine du principe mauvais, de l'ennemi de Dieu : du démon. Par son origine même elle est immorale.
Elle ne l'est pas moins dans ses effets : et, remarquons-le, c'est le fait capital pour Durand, c'est le premier qu'il tient à affirmer. A quoi sert, dit-il, cette doctrine dans laquelle on ne trouve rien de saint, rien qui se propose à l'imitation
1. De corpore, col. 1.417.
2. Ibid, col. 1.378.
I
LA RÉPOXSE DE DURAND 24 I
pour acquérir la sainteté ? Le résultat pour lui est désas- treux, puisqu'il n'est rien moins que la ruine de la morale : Quod si aliqiiatenus admittitur tanta perversitas ut, in domi- nicis misteriis, niilla credatur veritas, sed umbratilis dum- taxat astriiatur falsitas, quodque consequitur eorumdem sacramentoriim turpis corruptela, qwid rogo restât nisi ut tota perierit professionis Christianee disciplina ^ ? Et plus loin : Hiccine est fructus uber, hœccine opima merces cui scismaticorum impudens insérait insolentia ? 0 perditum fundamentum quod tanta sequitur non structura, sed ruina ^ !
Aux Bérengariens, sans cesse il adresse des reproches moraux : C'est au nom de la morale qu'il critique leur mé- thode, qu'il leur reproche leur orgueil, qu'il leur fait un juste grief de ramener tout à la mesure de leur intelligence. C'est encore par parti-pris moral, en un sens, qu'il refuse leurs conclusions, parce que leur sainteté n'est pas établie, et qu'ils ne sont aucunement qualifiés pour expliquer les moyens de sanctification établis par le Christ.
Mais c'est surtout dans les passages doctrinaux relatifs à l'Eucharistie que la tendance morale et ascétique de Durand se remarque le plus.
L'analyse de De corpore nous a fait entrevoir que la doc- trine du « pain de vie » était chère à l'abbé de Troarn. L'Eucharistie est donc fréquemment envisagée en tant qu'agent de sanctification : In qua rêvera tam i^era Christi caro verusque sanguis existit quam verax esse ipse Christus probatur, qui ea prior sanctificavit suisque demum auctori- tatem formamque sanctificandi sua potestate concessit. Quse fideliter percepta, iustos clarificat, peccatores iustificat, impios condemnat, nec diversa in se pro meritorum tamen qualitate in omni professione sive persona, diversa cognoscitur operando peragere ^. A peine a-t-il énoncé ce qu'est en son essence le dogme eucharistique qu'il passe immédia- tement à ses effets. Plus que le grandiose, plus que le mys- térieux, plus que la stupéfiante conception du sacrement
1. De corpore, col. 1.377.
2. Ihid.. co\. 1.378.
3. Ibid., col. 1378.-1.379.
HEL'RTEVENT. — DURAND DE TROARN. 16
a42 DURA>D DE TROARN
eucharistique, l'action de la chair et du sang du Christ sur notre âme le passionne et le fascine. Il y revient sans cesse, et, sans s'aventurer plus que de raison, on peut dire qu'il y revient parce que précisément il fait mieux par cette con- ception éclater le rôle moral de l'Eucharistie.
Il insiste sur les effets de la communion, il les montre comme les causes qui déterminèrent l'institution de l'Eu- charistie ; il les fait intervenir dans l'explication du texte : Hoc facile in meam commemorationem : « In meam, ait, com- memorationem, id est ut mei memoriam per hoc firmius teneatis, meque pro vohis passum in mentem revocetis ; postremo ut me videre spiritu aliter, sentire presentialiter, habere valeatis induhitanter . Et quia semel moriturus sum, michique mors nullatenus est ultra dominatura, per hoc mortem meam frequenti usu recolite, ut et vohis sit salubre pietatis commonitorium, et ad patris mei propiciacionem specialius obtinendam singulare ac potens fiât emolumen- tum *. »
L'union de Jésus-Christ à notre âme est aussi l'un de ses thèmes favoris ; il la montre comme une union absolue et durable. A la suite de saint Augustin, il la représente comme un remède, et il en tire un argument en faveur de la com- munion fréquente. A ce sujet il insère dans son traité un résumé de la doctrine pénitentielle relative à l'Eucharistie. Certains Bérengariens ne communiaient qu'une fois tous les neuf ans. Cette coutume révolte Durand, et il montre qu'elle est pleinement contraire à la discipline de l'Eglise. Les coupables se retranchaient derrière des raisons d'indi- gnité et d'humilité. Le moine répond : Fausse humilité ! Si notre cœur est plein de bonne volonté, si nous n'avons pas commis d'action mauvaise, divinis fréquenter participe- mus misteriis ^ Si nous avons commis des capitalia crimina, nous devons nous abstenir, mais non pour rester dans l'état de péché, c'est au contraire pour faire pénitence : Sed pœnitentia ocius adhibenda ut cessando a malis dignaque satisfactione, vitam mutidando a peccatis, satagamus amissam
1. De corpore, col. 1.381-1.382.
2. De corpore, col. 1.399.
LA RÉPONSE DE DURAND 243
reparando gratiam sacramentorum communione digni quan- doque inveniri ^
Quant à celui qui n'a pas de faute grave, qu'il communie fréquemment et avec humilité pour devenir meilleur. C'est pour faciliter la fréquence de la communion que le Christ a institué un sacrifice quotidien.
Cette insistance dans un traité écrit à l'occasion de l'hérésie de Bérenger est plus que suffisante pour montrer le but moral et ascétique de son ouvrage. Il voulait confir- mer ses frères dans la foi et les pratiques traditionnelles, et leur servir de gardien en même temps que de défenseur.
Il ne faut point pourtant que toutes les considérations précédentes nous fassent oublier que Durand de Troarn écrivant son De corpore et sanguine Domini a dû néces- sairement faire œuvre théologique.
On peut définir la théologie de Durand une théologie mystique qui cherche son fondement dans l'Ecriture et les Pères.
C'est une théologie en effet, elle raisonne sur les vérités révélées, mais elle ne descend pas dans le pur domaine rationnel ; elle est mystique, elle aime les contemplations de la grande synthèse dogmatique, et ne s'abaisse jamais aux détails de la discussion. Cette théologie mystique apparentée aux tendances des groupes néo-platoniciens, porte la marque de son temps. Pour elle, point d'appel à la connaissance sensible. L'idée nous est donnée par la foi ; les sens sont soumis à la raison, et la raison à la foi. Durand exprime fortement, à plusieurs reprises, des idées qui révèlent cet état d'esprit, d'ailleurs très en rapport avec la connaissance théologique, telle que logiquement elle doit être comprise. Il y a des vérités, dit-il, qu'il vaut mieux croire que discuter : Hoc cœleste sacramentum cre- dendum est potius quant discutiendum 2. En cas de doute rationnel, la raison doit s'incliner devant la foi avec humilité, et se persuader qu'elle est dans l'erreur. D'ail- leurs tout ce qu'on dit en dehors de la révélation non
1. Ihid.
2. De corpore, col. 1.401.
2!i!\ dura:<d de troarn
excedit modum probabilis rationis ^ : la soumission de la raison ne peut donc qu'être facile.
Aussi est-il logique et naturel dans cette conception qu'on établisse le fondement de toute considération ration- nelle dans les autorités qui s'imposent au nom de la foi, dans l'Ecriture et les Pères. C'est ce que fait Durand.
Sa documentation nous mettra sur la voie de ses déduc- tions.
Aucun théologien, du IX^ au XI^ siècle, n'avait jusqu'à Durand relevé autant de textes patristiques et scripturaires en faveur de la thèse traditionnelle. Sans parler des textes classiques du sixième chapitre de saint Jean, des paroles de l'institution et de l'épitre aux Corinthiens, le moine de Saint-Wandrille, avait cherché avec beaucoup d'ardeur, — lui-même le déclare, — tous les textes qu'il avait pu trouver. Pères des premiers siècles de l'Eglise, auteurs post-caro- lingiens sont également utilisés. A côté de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Grégoire, de saint Cyrille d'Alexandrie, de saint Hilaire, de saint Basile, de saint Léon, de saint Jean Chrysostome figurent Hincmar, Ama- laire, Paschase Radbert, Fulbert de Chartres. Il emprunte aux Fausses Décrétales un passage de la lettre apocry- phe de Clément de Rome à Jacques, et demande des témoignages à Eusèbe d'Emèse, au vénérable Bède et à Cassiodore. Certes, pour le XI^ siècle, le De corpore offre une documentation abondante, avec le réel souci de ne négliger ni les auteurs anciens, ni les auteurs récents.
Cette documentation n'était cependant pas personnelle. Paschase avait déjà cité un certain nombre des textes empruntés au Sermo ad Neophytos du Pseudo-Augustin, à saint Ambroise, à saint Grégoire, à saint Cyrille d'Alexan- drie, à saint Hilaire et à Eusèbe d'Emèse. Durand qui con- naissait le traité de Radbert lui a vraisemblablement emprunté ses textes, d'autant qu'il attribue comme lui à saint Augustin le texte du Sermon aux Néophytes et à Eusèbe d'Emèse un texte qui est à la vérité de Fauste de Riez. Mais à côté de cela il citait saint Jean Chrysostome,
1. Ihid.
LA ULPOXSE DE DURAND aZiS
dont Paschase n'avait tiré nul parti. Dans les textes même qu'il tire des Pères sur lesquels s'appuyait Radbert, un bon nombre n'avaiei,t pas été utilisés avant lui. En particu- lier, il est le premier théologien à attirer l'attention sur le texte de l'Homélie de saint Augustin sur le Psaume XXXIII : Ferebatur in manibus suis ^ Gomment un homme peut-il se porter dans ses mains ? N'est-ce pas humaine- ment impossible ? N'est-ce pas un phénomène irréalisable en David qui n'était qu'un homme ? Par conséquent il faut entendre ce texte de Jésus-Christ portant lui-même son propre corps dans ses mains, quand il prononça durant la Cène les paroles sacramentelles. Jusqu'à nos jours, la théo- logie catholique a conservé cet argument. On trouve d'ail- leurs d'autres textes également bien choisis, et dont la force probante est indubitable, par exemple le texte de saint Hilaire : Quomodo non naturaliter in nobis manere existi- mandus est qui et naturam carnis nostrœ iam inseparabilem sibi homo natus assumpsit, et naturam carnis suse ad natu- ram œternitatis sub sacramento nobis communicandœ carnis admiscuit ? ^.
Mais citer des textes, même bien choisis, ne pouvait suffire. Notre auteur les commentait fort longuement, s'appliquant à rapprocher les différentes assertions du même Père. L'exemple des textes du De mysteriis de saint Am- broise, cités dans la quatrième partie, est suggestif à cet égard, et montre que Durand, fidèlement attaché à la méthode usuelle des écoles, ne manquait pas de sagacité.
De ces autorités, Durand déduit l'enseignement catho- lique. D'une part l'enseignement catholique répudie le stercoranisme, d'autre part il professe que le corps et le sang du Christ dans l'Eucharistie sont le vrai corps et le vrai sang, le corps et le sang historiques du Sauveur.
Se défendre de stercoranisme est un souci de Durand. Cela tient à son milieu, à son époque; cela tient aussi à ce qu'il adressait à ses adversaires le reproche de tomber dans
1. De corpore, col. 1.401.
2. De corpore, col. 1.383.
246 DURAND DE TROARN
cette erreur. L'Eucharistie n'est pas soumise aux lois physiologiques de la digestion, parce qu'elle n'est pas un aliment du corps, mais parce qu'elle est ex Mo sanctitas ac vita animarum \ On reconnaît à cette expression la doctrine du « pain de vie ». Et c'est de cette conception que Durand fait découler les conséquences d'ordre physio- logique. A ce trait se distingue le théologien mystique. Et son argument, avouons-le, ne devait produire qu'un bien médiocre effet sur Bérenger, qui, prenant la base de ses raisonnements dans les témoignages sensibles, objectait que si le pain et le vin étaient après la consécration, le vrai corps et le vrai sang du Christ, on constatait par les sens que ce corps et ce sang étaient soumis aux lois de la diges- tion. D'où réciproquement on se renvoyait l'accusation. Le véritable point de la discussion a échappé à Durand. Sans doute il est exact que le Christ est la nourriture de nos âmes, non point une nourriture commune, matérielle, mais spirituelle. Mais la vraie raison qui permette la réfutation du stercoranisme se tire du mode de présence du Christ dans l'Eucharistie ; le corps eucharistique du Christ n'est pas un corps soumis aux conditions matérielles des autres corps parce que c'est un corps spirituel. Engagé sur la voie qui pouvait conduire à la solution de la difficulté, le moine n'est cependant pas parvenu au terme.
Un autre argument invoqué par lui était la dignité du corps divin qu'il était impossible de soumettre à l'igno- minie. Res tant divina, tamque salutaris, tantœ denique virtutis plena et maiestatis, ut in digestione pereat cuilihet vel extrcTUO fidelium nullatenus débet persuaderi ^ A bien peser les termes, Durand n'est pas loin d'affirmer que non seulement le corps du Christ est incorruptible, mais aussi les espèces sacramentelles. D'ailleurs, dans son système, c'est logique. La conversion ex toto du pain et du vin, sem- ble ne pas se concilier dans la pensée avec la survivance des accidents du pain et du vin. Si donc, on n'a plus sur l'autel, au sens le plus absolu du mot, que le corps du Christ, sans
1. Ibid., col. 1.380.
:. De ccrpore, col. 1.382.
LA RÉPONSE DE DURAND 347
les accidents du pain, absolument rien de l'hostie consacrée ne doit être corrompu.
Que ces idées ne nous surprennent point. Quelques années plus tard un contemporain de l'abbé de Troarn, Guitmond d'Aversa voulait répondre à cette objection : si des souris mangeaient des hosties consacrées, mangeraient-elles le Christ ? Imbu de la théorie de Durand, la théorie Pascha- sienne, en définitive, Guitmond ne trouvait d'autre réponse à faire que de nier jusqu'à la possibilité du fait. Les anges, ou Notre-Seigneur lui-même par sa propre puissance ravi- raient aux audacieux rongeurs les saintes hosties : Mihi equidem sacramenta hœc nequaquam a murihus ç^el aliquihus brutis amimalibus videntur posse corrodi. Quod si aliquando velut corrosa videantur, quod tune de hortulano, de peregrino, vel leproso diximus, responderi potest, id est non esse corrosa, sed vel ad puniendam éeu corrigendam ministrorum negli- gentiam, vel ad probandam eorum qui hoc viderint fldem in tali specie posse videri. Mox invisibiliter angelorum sibi semper assistentium ministerio vel suapte virtute raptum iri in cœlisque constitui ^
Ces idées sont logiques dans la théorie de la non-survi- vance d'apparences sensibles ; Durand en a senti moins que Guitmond la difficulté, parce qu'il a raisonné en mystique, voyant les choses au regard de la foi. Guitmond s'est laissé entraîner sur le terrain de la connaissance sensible, et il ne sait quelle réponse apporter à l'objection. A comparer ainsi ces deux partisans d'une même cause, l'on comprend l'in- fluence que pouvait acquérir Bérenger donnant entre ces deux théories une solution qui, si elle renversait les données dogmatiques du problème, avait au moins l'avantag.^ d'être rationnelle.
Quoi qu'il en soit, les arguments de Durand, pour les âmes simples et droites à qui ils devaient porter la lumière, avaient l'avantage d'être, malgré leur inexactitude, appa- remment logiques. Ils montraient au moins la convenance de la théorie anti-stercoraniste, et préparaient les esprits aux hautes conceptions mystiques sur l'Eucharistie.
1. Migne, P. L., t. CIL. col. 1.448, 1.449.
248 DURAND DE TROARN
Au point de vue positif, Durand reprenait la thèse de Paschase, fait peu surprenant, puisque le traité da moine de Gorbie était le centre de la querelle. Il pose donc en prin- cipe que l'Eucharistie : Nil aliiid {est) quam caro ç>era, cruor quoque verus ^ Il insiste donc sur le fait de la présence réelle, sur les figures de l'Eucharistie ; il démontrera que réalité et figure ne s'excluent pas, et, sur ce point, il insis- tera plus fortement que Paschase. Il n'est pas pourtant sans parler de la transsubstantiation, mais il le fait avec moins de détails. Pour lui la présence réelle est le résultat bien acquis de la conversion du pain et du vin, et il ne semble pas soupçonner plusieurs modes de présence réelle. D'ailleurs sa répulsion pour la philosophie, peut-être aussi la capacité intellectuelle de ses lecteurs, le détournent d'approfondir ce mystère. Il manque de précision lorsqu'il en parle. C'est ainsi que pour lui le terme a quo de la trans- substantiation est une : species visihilis, et le terme ad qiiem : id qnod solus ipse novit iu quo siint omnes thesauri sapientise ^ D'où il conclut : Proinde divinuin mysterium fideliter atque competenter acceptum, et in id quod iam ex parte erat, ah eo quod adhuc visui subiacebat exteriori, divi- nitus ex toto transformatum, sumentium quoque animas men- tesque sanctificat^. Sur ce point Durand ne fait faire à l'explication du dogme aucun progrès. Il est même infé- rieur aux grands controversistes du IX^ siècle.
Ce qu'il met en valeur, c'est la théorie du pain de vie, la valeur sanctifiante de l'Eucharistie, son rôle dans l'éco- nomie du salut. Il n'apporte rien de nouveau dans les idées. Parfois la forme qu'elles revêtent est nouvelle. Voici par exemple une expression qui a pour but de montrer l'union du chrétien à Jésus par la communion : Christus illocalis est vitae locus in quo vivat christianus.
Mais en réalité l'intérêt du De corpore de Durand ne réside pas dans la doctrine dogmatique. Il enseigne la doc- trine traditionnelle, et ne lui apporte aucun éclaircisse-
1. Proœmium, col. 1.375.
2. De corpore, col. 1.379.
3. Ibid.
LA RÉPONSE DE DURAND 24^
ment. Son mérite est de l'avoir scrupuleusement recher- chée dans les Pères, et de ne l'avoir point sacrifiée aux théories, pleines de séduction et de déception, qu'on répan- dait en Normandie comme en Anjou et en Touraine.
Quelles conclusions tirer de ces remarques ? Quelle place mérite dans l'histoire et la théologie l'œuvre intellectuelle de Durand ?
Nous croyons d'abord qu'on doit lui en accorder une. Si le théologien de Saint- Wandrille ne dépasse point, par la portée de son inteUigence les écrivains contemporains, il ne leur est point inférieur. Sans doute on peut contre lui invoquer le peu d'influence apparente que son traité eut par la suite ; sans doute on ne le trouve point, comme les traités similaires de Guitmond et de Lanfranc, dans les bibliothèques monastiques du XII^ siècle que nous connais- sons ; sans doute enfin la postérité s'est montrée plus géné- reuse pour Guitmond et Lanfranc, et a déclaré leurs œuvres supérieures à celle de Durand. Mais il faut observer que ces deux auteurs ont trouvé leur importance dans le fait qu'ils écrivirent plus tard, à un moment où l'hérésie était connue partout, où des conciles l'avaient condamnée de nouveau, où l'on avait eu le loisir d'étudier à fond le pour et le contre. Lanfranc même tire le meilleur de sa gloire de l'ensemble de sa vie et de son rôle dans les affaires de l'Eglise nor- mande, et non de la valeur propre de son traité De corpore, car ce traité ne dénote aucun progrès notable sur les théologiens précédents, sinon par un éclat littéraire. Guit- mond s'adresse lui aussi à toute une génération qui se mêle à la lutte, tandis que Durand écrit plutôt pour ceux qui n'y prennent aucune part, qui, simplement, au bruit de ces polémiques, émus ou inquiets, avaient besoin d'entendre une voix suffisamment autorisée les affermir et les rassurer.
D'autre part, Durand est le premier auteur qui écrive contre Bérenger en connaissance de cause. Adelmann, malgré la longueur de sa lettre à l'écolâtre, demeure sur un terrain intellectuel imprécis et vague ; Hugue de Langres est trop concis et ne descend point dans l'arène. Il reste donc que le traité de l'abbé de Troarn est le premier mer-
35o DURAND DE TROARN
ceau de la littérature du XI^ siècle dont on puisse faire vraiment état contre l'hérésiarque de Tours.
Et à ce titre, il est doublement précieux : précieux au point de vue historique, car, écrit au milieu des premières discussions il nous donne des événements et des doctrines adverses un résumé plus précis que celui des auteurs sub- séquents, dont les œuvres ne paraîtront qu'à la fin de la controverse, quand l'hérésie se sera diversifiée en plusieurs opinions.
Précieux au point de vue théologique, parce qu'il permet de bien saisir, à l'aurore de ces troubles, l'état exact des questions posées, et les positions de chaque parti. La concordance des affirmations de Durand sur ce point avec celles des autres sources relatives au début de l'hérésie bérengarienne nous est un sûr garant de la réelle valeur de cette source.
En bref, dans l'édifice de la théologie catholique, même du IX® au XI« siècle, le traité de Durand apparaît non comme une de ces pierres magnifiquement sculptées qui ornent les portails des cathédrales, mais comme une de ces assises imposantes sur lesquelles repose l'édifice. Durand a quelques lignes architecturales, quelques vues nouvelles, quelques textes nouveaux ; il s'enchâsse au milieu des théologiens du XI^ siècle, gardiens de la tradition dogma- tique, et sert de fondement à l'histoire de l'hérésie béren- garienne.
De plus il ne faut pas oublier qu'il fut un précurseur. L'un des premiers il se jeta dans la lutte : il défendit \Tai- ment la vérité ; puis, quand, plus tard, il eut la joie d'ap- prendre le triomphe de sa cause dans les conciles, surtout à Rome en 1059, il put se ranger au nombre de ceux qui voyaient leur sentiment officiellement confirmé par l'E- glise.
L'Eglise, en effet, précisa alors sa doctrine et les années qui suivirent furent le point de départ du mouvement d'idées d'où devait sortir l'opinion de saint Thomas. A celui-ci était réservée la gloire de donner aux théories eucha- ristiques leur dernière précision, tout en conservant
LA RÉPONSE DE DURAND 25l
intactes les données de la Révélation. Mis en garde contre l'erreur, les docteurs catholiques apportèrent ainsi aux dogmes de la présence réelle et de la transsubstantiation des éclaircissements nouveaux, dont le résultat fut d'illu- miner les intelligences, d'apaiser les incertitudes et de fortifier la foi.
APPENDICE I
Scot Erigène a-t-il écrit un traité
De Corpore et Sanguine Domini?
L'histoire de l'hérésie bérengarienne se heurte, encore aujourd'hui, à une obscurité. L'influence de Scot Erigène fut très grande sur l'esprit de Bérenger : C'est au philosophe irlandais que l'écolâtre de Tours emprunte sa doctrine eucharistique ^ ; c'est de lui qu'il se réclame ; c'est lui qu'il venge de ses détracteurs ^. Au témoignage de Lanfranc, un livre De Eucharistia de Jean Scot fut lu, condamné, et mis en pièces, au concile de Verceil ^ et sans doute aussi
1. « Pervenit ad me, frater Lanfrance, quiddam auditum ab Ingel- ranno Carnotensi, in quo dissimulare non debui admonere dilectionem tuam. Id autem est displicere tibi, imo haereticas habuisse sententias Joannis Scotti de sacramento altaris, in quibus dissentit a susceptù tuo Paschasio... Si haereticum habes Joannem cuius sententias de Eucha- ristia probamus, habendus est tibi haereticus Ambrosius, Hieronymus Augustinus, ut de cseteris taceam. » — Lettre de Bérenger à Lanfranc, publiée par d'Achéry, Notœ et observât, ad vitam Ldnfranci. — Migne, P. L., t. CL, p. 63.
2. « Si autem non facit, me tamen prœsto nihilominus habet in eo uno servire Regiae Majestati, ut satisfaciam secundum scripturas illi, et quibus velit : injustissime damnatum Scotum Joannem, injustissime nihilominus assertum Paschasium in conciho Vercellensi >> — Lettre de Bérenger à Richard, dans d'Achéry, Spicileqium, III, p. 400 ; édit. 1723. Reproduite dans Hardouin Concilia, t. VI, pars i, col. 1024-1026.
3. « In qua (synodo Vercellensi), in audientia omnium qui de diversis hujus mundi partibus convenerant, Joannis Scoti liber De Eucharistia leotus est ac damnatus. » Lanfkanci liber de corpore et sanguine Domini, cap. IV. P. L., t. CL, p. 413. — Cf. Berengarii De sacra cœna, édit. Vischer, p. 36. — « Alter compatriota tuus, nomine Stephanus, ei, quem ab ecclesia beati Martini missum dico, non ignotus, cum vidisset libellum lohannis Scoti ex nutu et libitu tuo conscindi, nobili permotus zelo non tacuit similiter posse conscindi librum aliquem praeproperanter beati Augustini, non adhibita mora et lima, utrum conscindendus esset, sufficien - tis considerationis. » Berengarii De sacra cœna, p. 47. — Il est vrai que Bernold de Constance dans le De Bcringerii hœresiarchœ damnations multiplici, donne à ce li\'re le titre De corpore Domini, cf. Migne, P. L. t. CXLVIII, col. 1454. Mais cet auteur dépend de Lanfranc, et n'a sans doute pas voulu exprimer autre chose que le contenu du livre.
254 DURAND DE TROARN
était-il au nombre des ouvrages « de mauvaise doctrine » que, de sa propre main, Bérenger fut contraint de jeter au feu, lors du concile de Rome de 1059 ^
D'autre part, il n'est pas besoin d'attendre le XI® siècle pour constater l'influence de Jean Scot sur les idées eucha- ristiques. Déjà dans le IX® siècle, un moine de Fleury, Adrevald, donnait à une compilation de textes patris- tiques relatifs à l'Eucharistie, le titre un peu prétentieux en l'espèce, de De corpore et sanguine Christi, contra ineptias Joannis Scoti ^. Hincmar de Reims faisait aussi allusion à notre philosophe, quand, dans sa seconde dissertation De prœdestinatione, il désignait comme entachés d'erreur ceux qui affirmaient quod sacramenta altaris non verum corpus et verus sanguis sint Domini, sed tantum memoria veri corporis et sanguinis ejus ^
Or cette influence que l'on remarque au IX® et au XI® siè- cle, à quoi faut-il l'attribuer ? Evidemment à des écrits, où à un enseignement oral de Scot Erigène.
Que, de vive voix, Scot ait enseigné des erreurs relative- ment à l'Eucharistie, c'est possible, mais aucun document ne nous en rapporte l'écho.
A-t-il donc écrit sur ce sujet ? La chose est incontestable. Dans les œuvres de Scot qui nous ont été conservées, l'on trouve, disséminés au milieu de ses théories, des passages ayant trait au sacrement de l'autel *.
La difficulté n'est donc point là. Elle commence lorsqu'on
1. « Tu quoque, inclinato corpore, sed non humiliato corde, ignem accendisti, librosque perversi dogmatis, in medio sancti concilii, in eum conjecisti — Lanfranci De corpore et sanguine Domini. D'Achery, op. cit. III, p. 232 (P. L., t. CL, p. 409).
2. Cf. D'ACHEEY, Spicil, t. I, p. 150. — Migne, P, L., t. CXXIV, p. 947, ss.
3. HiNCMAK. De Prœdestinatione, CXXXI. Migne. P. L., t. CXXV, col. 296.
4. On trouve ces idées dans l'Exposition de la Hiérarchie Ecclésias- tique de Pseudo Denys l'Aréopagite, cap. I, P. L., t. CXXII, col. 1075- 1076 ; dans l'Exposition de la Hiérarchie céleste, col. 1"40.
Sans aucun doute le commentaire par Scot du chap. VI de l'Evangile selon saint Jean nous fournirait des indications précieuses, mais le ma- nuscrit finit à l'endroit où l'auteur commençait à parler de l'Eucharistie. — (Cf. à ce propos Floss, Pr œmium ad opéra Scoti, dans Migne, P. L., t. CXXII, p. XXI et xxii).
APPENDICE I 255
veut déterminer avec une rigoureuse exactitude, non plus que Scot ait écrit sur l'Eucharistie, mais ce qu'il a écrit. En d'autres termes, faut-il attribuer à Jean Scot Erigène un traité spécial De cor pore et sanguine Domini, ou bien faut-il croire qu'il a simplement exprimé des idées erronées sur l'Eucharistie, au cours de ses œuvres philosophiques, sans les condenser et en faire la synthèse dans un libelle ad hoc ? Tel est l'état de la question.
* * *
Pour la résoudre, les auteurs se divisent. S'appuyant principalement sur les témoignages du XI® siècle, dont nous venons de citer quelques exemples, les uns affirment que Lanfranc, Ascelin, Bérenger, Durand, Bernold de Constance et les autres, ont bien voulu parler d'un livre réel, d'un traité spécial De Eucharistia. Ce livre, ils l'ont possédé, ils l'ont lu. Nous devons nous en rapporter à leurs affir- mations.
Tous s'entendent sur ce point de départ ; mais l'unité de vues disparaît quand il faut préciser quel peut être ce livre. Quelques-uns tranchent rapidement la question. Ils s'en tiennent aux affirmations précédentes, qui, disent- ils, sont certaines, et déclarent ensuite que l'ouvrage est perdu. Aucun des traités contemporains ne peut, selon eux, éclaircir le mystère. Il faut donc laisser à Scot la pater- nité d'un livre qui ne nous est pas parvenu. Mabillon \ les auteurs de l'Histoire littéraire de la France -, Noël Alexandre ^ Funk *, et, au dire de M. Schnitzer % les auteurs allemands Schrôckh, Katerkamp, Môhler, Gfrôrer, Kahnis, Ritter ^ ont adopté cette opinion. Cette solution
1. Mabillon, Act. SS. Sœc. IV, P. ii, n» 131, p. lxiv.
2. Tome V, p. 424.
3. Saecul. IX, diss. xiv, p. 361-362. (Edition de 1714).
4. Histoire de l'Eglise, (trad. Hemmer), I, 399-400.
5. Schnitzer. Berengar von Tours, p. 182.
6. Il nous semble que M. Schnitzer se trompe, en ajoutant Alzog à la liste des auteurs qui partagent cette opinion : dans l'édition traduite par Goschler, et revue par l'abbé Sabatier (1874), on lit, (tome II, p. 242. note 1) : Scoti Erig. De Euchar. lih. (?). — Puis plus loin : Le prétendu traité d'Erigène. — Nous n'avons pu vérifier par nous-mêine les opinions des autres autours allemands dont M. Schnitzer cite les noms.
2 06 DURAND DE TR0AR:«
ne saurait plus satisfaire les historiens. Car, d'une part, elle s'appuie sur une base fragile ; elle donne une valeur intan- gible et absolue, jusque dans les moindres détails, à des témoignages qui datent de deux siècles environ après les événements. Est-ce à bon droit ? Quand un écrit a joui d'une très grande notoriété, quand il a attiré sur lui l'atten- tion et le blâme des conciles, est-il croyable qu'il puisse être inconnu dans la suite ? et, si l'on n'en peut trouver aucun exemplaire est-il croyable que les réfutations qui en ont été faites n'en citent aucun extrait ? A défaut de manuscrit, on doit, à tout le moins, pouvoir retrouver, dans les auteurs contemporains ou subséquents, quelque chose des idées ou du texte condamné, qui permette d'établir ses positions, et de les comparer aux positions des traités actuellement connus. Ce travail, qui aboutit à confirmer le témoignage des auteurs du XI^ siècle, ou à établir qu'au contraire il n'est pas confirmé, doit être fait. Si aucun argu- ment de critique ne vient appuyer ces témoins tardifs, ne peut-on pas se croire en droit de les rectifier dans les détails ?
D'autre part, des documents découverts et publiés depuis Mabillon, Noël Alexandre et l'Histoire littéraire ^ ont per- mis précisément de jeter quelque lumière à la fois sur les doctrines de Scot, sur les doctrines de Bérenger, et sur le livre brûlé. De ces indications il faut tenir compte, et comme nous le verrons plus loin, elles ne permettent plus d'accor- der à Bérenger, Ascelin et Lanfranc le crédit illimité que leur ont accordé les partisans de cette opinion.
D'autres auteurs, également attachés aux témoignages du XI^ siècle, ne tranchent pourtant pas la question aussi rapidement que les historiens dont nous venons de citer les noms, lis s'efforcent de résoudre le problème par l'attri- bution à Scot Erigène d'un des traités De corpore que nous connaissons.
1. Nous voulons parler des fragments de Scot découverts par le docteur Greith, et publiés par Hoefler ( 'apf-s aUrtnandf, P. II, p. 80), et Floss (Joanni Scoti opéra reproduit dans Aligne, P. L., t. CXXII), — ainsi que du de Sacra Cœna liber poster r publié seulement au siècle der- nier (1834), à Berlin.
APPENDICE I 207
Mais là encore, chacun suit sa voie : tandis que les uns tiennent pour certain que Scot a composé le De corpore et sanguine Domini attribué par Dom Pez à Gerbert, d'autres veulent enlever à Ratramne la paternité de son De corpore, et la revendiquent pour le philosophe irlandais.
Si nous ne nous trompons, personne, avant 1902, n'avait songé à faire du traité eucharistique édité, au XVII^ siècle, par le P. Cellot, une œuvre de Jean Scot Erigène. Cependant M. Astier, professeur au lycée de Toulouse, n'a pas hésité à présenter au Congrès des Sociétés savantes ^ un rapport, dans lequel il s'efforce de faire admettre ces deux confu- sions : « 1° Le traité De corpore et sanguine Domini (publié par le P. Cellot, et attribué par Dom Pez, sur la foi d'un manuscrit unique de l'abbaye autrichienne de Gottwich au Pape Sylvestre II) n'est pas l'œuvre de Gerbert : Gerbert a pu copier ce traité, il ne l'a pas composé.
» 2° Le traité De corpore et sanguine Domini est l'œuvre de Scot Erigène. Il est la clef de toute sa philosophie. »
Malheureusement, le Bulletin historique et philologique, à qui nous devons ces renseignements, n'a pas publié in- extenso l'intéressante communication du professeur toulou- sain ; il s'est contenté de signaler les points sur lesquels M. Astier appuyait son argumentation ^
1. Cf. Bulletin historique et philologique du Comité des travaux histo- riques et scientifiques. Année 1902, p. 154-155. — Revue d'Histoire ecclé- siastique de Louvain, 15 octobre 1902, p. 1.059.
2. Voici le texte du compte-rendu du Bulletin historique et philolo- gique : a L'auteur montre que le titre, le sujet et les circonstances de l'œuvre de Scot Erigène conviennent parfaitement au traité attribué à Gerbert. b
Le style de l'auteur, mélangé de citations grecques, ainsi que ses prin- cipes : critique, idéalisme tempéré, confiance aveugle dans les forces de la raison, sont tout à fait du philosophe irlandais.
La comparaison de plusieurs passages tirés des œuvres de Scot Erigène avec les citations et les gloses du traité, et jusqu'à un fragment emprunté textuellement au De divisione naturœ de J. Scot, prouvent l'unité d'ori- gine de ces textes. Enfin l'auteur a recherché et trouvé dans les œuvres de Scot Erigène, le système eucharistique développé dans le « De corpore et sanguine Domini », et, de ces divers rapprochements, il tire les con- clusions suivantes :
1" Le traité « De corpore et sanguine Domini » n'est pas l'œuvre de Grerbert ; Gerbert a pu copier ce traité ; il ne l'a pas composé ;
2'' Le traité « De corpore et sanguine Domini » est l'œuxTre de gène. Il est la clef de toute sa philosophie. » — Bull, histor. eyvfrt(ail^9' p. 154-155. /^<\^^ —
HEURTEVEST. — DURAND DE TR)ARS.
IBRAR^l
258 DURAND DE TROARN
Nous ne pouvons point par conséquent juger cette théo- rie dans les détails. Néanmoins les renseignements fournis par le Bulletin historique nous autorisent à faire quelques remarques.
D'une même argumentation, M. Astier tire deux conclu- sions, corrélatives il est vrai, mais il ne s'attache à en prou- ver qu'une seule : la parenté de Scot et du De corpore. Or à supposer qu'il soit prouvé que le texte, le sujet, les cir- constances de l'œuvre de Scot Erigène conviennent parfai- tement au traité attribué à Gerbert, a-t-on prouvé égale- ment que ces caractères ne peuvent pas convenir au temps de Gerbert ? S'il est établi que le caractère de l'écrivain, son style, ses idées se rapportent au caractère, au style et aux idées de Jean Scot, a-t-on prouvé qu'un autre auteur, à qui on attribuerait cet écrit, n'eut pas ce caractère, et n'a pu faire des emprunts de textes ou d'idées à Erigène ? Il reste donc une échappatoire à l'argumentation de M. Astier. Sa thèse peut faire impression, elle n'entraîne pas la convic- tion.
De plus, sur quoi s'appuient ses raisonnements ? Uni- quement sur la critique interne, sur le contenu des livres. Cependant plusieurs manuscrits du De corpore sont connus ^ et de leur autorité on ne tient aucun compte. Est-ce juste ?
1. Le P. Cellot a fait la première édition de ce traité dans son Historia Gotteschalci (Paris, 1655, infol. p. 541 ss). Il l'avait tiré d'un manuscrit de Sirmond, et l'ouvrage avait pour titre De Eucharistia, sans nom d'au- teur. — Ensuite Dom Pez l'a édité sous le nom de Gerbert, dans le Thés, anecd. nov. I, 2, p. 133 ss, d'après vm manuscrit de Gottwich. — Mabillon avait vu ce traité dans un manuscrit de G^mbloux (Cf. Act. SS. ord. Ben. sœc. IV, 2, p. 591, praef. p. xxn, xxiii, sous le titre : Dicta domni àbbatis Herigeri de corpore et sanguine Domini, et comme il dépouil- lait peu après un catalogue de la bibliothèque de l'abbaye de Lobbes, de 1049, il trouva mentionné cet ouvrage : Erigeri abbatis exaggerationem de corpore et sanguine Domini. — Oudix, dans son Commentarium de scriptoribus vel scriptis ecclesiasticis a Bellarmino omissis (Paris, 1686, p. 320) déclare qu'il a xu, dans la bibliothèque de l'abbaye cistercienne de Signy (diocèse de Reims) un manuscrit de notre traité ayant pour titre : Liber de corpore et sanguine Domini, et portant le nom de l'auteur : « Vidi manuscriptum sub nomine Harigeri. » Cf. Rodolphe Koepke, dans Pertz. Monum. Germ. histor.. Script., tom. VII, p. 134. — Se trouve éga- lement dans Migne, P. L., t. CXXXIX, col. 957 ss. ; voir surtout col. 977- 978. — Enfin Arnattu), dans son ouvrage De la perpétuité de la foy tou- chant V Eucharistie (t. I, li^Te xii, Diss. I, p. 6) signale deux manuscrits anonvmes de saint Victor.
APPEJfDICE I 20Ç)
Sans doute leur témoignage a besoin d'être contrôlé, ils ne sont pas d'accord. Est-ce une raison suffisante de ne faire aucun cas de leurs affirmations ?
D'autre part, l'argumentation de M. Astier se résume en ces quatre points : !« Les circonstances dans lesquelles se trouvait Scot Erigène conviennent parfaitement au traité désigné sous le nom de Gerbert ;
2» Le caractère de l'écrit convient entièrement au carac- tère du philosophe irlandais ;
3"^ Le style, comme le démontrent les rapprochements de textes, est semblable au style de Scot ;
40 Enfin les idées du De corpore, et les idées eucharis- tiques relevées dans les divers ouvrages de Scot sont iden- tiques.
On remarquera d'abord, dans cette argumentation, des constatations indubitables. Il est certain que le style du De corpore, au moins dans un passage, présente des ana- logies avec le style de Scot ; il est certain également qu'on trouve une définition de la dialectique empruntée à l'auteur du De divisione naturx ^
Mais d'autres constatations ne sont-elles point sujettes à caution ?
Les circonstances de l'œuvre de Scot Erigène, nous dit- on, conviennent parfaitement au traité attribué à Gerbert. Est-ce bien sûr ? Il est exact que l'auteur expose l'état de la question dont il s'agissait entre les contemporains de Jean Scot : Paschase Radbert, Raban Maur, et Ratramne 2. Mais précisément n'ajoute-t-il point aussitôt : « Verum, curn ad eos venerimus, qui moderno tempore his conten- tionihus non tiniuerunt inservire... » ^ ? Et n'indique-t-il point par là qu'un temps s'est écoulé entre l'époque où
1. « Non enim ars illa, quae dividit gênera in specics, et species in gênera resolvit, (Scot ajoute quae o'.als/.-i/r, dicitur) ab humanis machi- nationibus est facta ; sed in natura rerum, ab auctore omniuni artiura, quae vere artes sunt (Scot : condita), et a sapientibus inventa, et ad utilitatem solertis (Scot : solerti) rerum indaginis (Scot indagine), est usitata. De corpore, dans Migne, P. L., t. CXXXIX, col. 185. — Scot, De diviaione naturœ lib. 4, dans Migne, P. L., t. CXXII, col. 749.
2. jVIigne, P. L., t. CXXXIX, col. 179.
3. Ibid. col. 180.
200 DURAND DE TROARN
vivaient les théologiens précités, et les auteurs moderni temporis? Il y a longtemps que le P. Paris, critiquant « M. de Marca » qui avait voulu dater notre De cor pore du IX^ siècle — sans pourtant l'attribuer à Scot, — disait, après avoir constaté la nuance chronologique que nous ve- nons de relever : « Ce qui prouve évidemment que ce n'est pas un auteur du IX^ siècle » ^. L'on nous dit encore que l'auteur a une confiance aveugle daas les forces de la raison. Cependant il débute par des citations bibliques, qui tendent, au contraire, à montrer que la raison a des bornes, et doit s'incliner devant la foi : Animalis homo non percipit ea qu3R sunt Spiritus Dei ^ Nimius noli scrutator esse majes- tatis, ne a gloria opprimaris ^ Puis il revient plusieurs fois sur le texte de saint Hilaire * : Non est humano aiit sœculi sensu in Dei rébus loquendum ^. Comment concilier cette insistance avec une confiance aveugle dans les forces de la raison ?
Enfin le style du De corpore, afTirme-t-on, est semblable au style de Scot. Qu'il y ait quelques ressemblances, nous le concédons volontiers, d'autant plus facilement qu'on voit un emprunt manifeste au De divisione naturse. Mais il faut tenir compte dans cette appréciation de deux faits indubitables : C'est que d'abord, au moyen âge, les auteurs s'attribuent sans scrupule des passages entiers d'autres auteurs ; et qu'il est souvent assez malaisé de déterminer la part du rédacteur ^ D'où l'on peut conclure que les rappro- chements du style du De corpore, et du style de Scot prou-
1. Abnauld, La perpétuité de la foy de VEglise catholique touchant l'Eucharistie. (2« édition, 1.713). T. I, livre xn, 1« Dissert, p. 17.
2. I Cor., II, 14.
3. Prov., XXV, 27.
4. HiLAKius, De Trinitate, lib. VIII (P. L., t. X, col. 247).
5. Cf. P. L., t. CXXXIX, col. 180, 182, 187.
6. Aussi nous ne sommes pas surpris que dom Pez ait reconnu le style de Gerbert dans notre de Corpore, alors que M. Astier y reconnaît le style de Scot. — Une preuve manifeste de ce que nous affirmons se trouve dans Auger de Liège qvii cite lui-mênie notre traité sans le dire : a His igitur obscenis haereticis periculosum esset super hoc aliquid respondere magisque dignum aures nostras obturare, nisi periculosius esset eos in scandalxim Ecclesise talia proponere. » Et un peu plus loin : i Scimus enim hoc sacramentum omnimoda reverentia esse a communibus escis secemendum, etc. » Cf. Augek, De sacramento. — Lib. 2, cap. I. apud iOgne, P. L., t. CLXXX, col. 807, 808.
APPENDICE I 261
vent, non pas l'unité d'origine de ces textes, mais tout au plus des emprunts de l'un à l'autre.
D'autre part, dans le cas présent, on peut affirmer que justement notre auteur — ou rédacteur — s'est appro- prié un grand nombre de textes d'écrivains antérieurs ^. Nous avons pu nous en convaincre pour un nombre consi- dérable de passages étendus. Ainsi, en laissant de côté les emprunts faits aux Pères de l'Eglise, et donnés à titre de citations 2, le début du traité est emprunté à un auteur anonyme du IX^ siècle ^ dont on trouve le De cor pore dans le Spicilegium de Luc d'Achéry *. Et ce n'est pas le seul em- prunt qui soit fait à cet anonyme. Au paragraphe IV on en trouve un nouvel extrait \ Enfin les paragraphes IX et X
1. Lui-même d'ailleurs ne s'en cache pas : « Et quia totvun quod diximus non ex nostro sumpsimus... » dit-il. Et il ne faut pas prendre cette affirmation pour une simple expression de modestie. Au fur et à mesure de nos recherches, nous avons pu nous convaincre de la vérité de cette affirmation. Cf. P. L., t. CXXXIX, col. 188.
2. Ces citations forment en entier les paragraphes II, III, VI du traité, une grande partie des paragraphes IV et VIT, plus de la moitié du para- graphe V. Le traité comprend dix paragraphes et le dixième forme sim- plement onze lignes d'une colonne de la patrologie de Migne. C'est dire l'étendue de ces empnmts.
3. Baluze a voulu faire de cet anonjTne Amalaire, en vertu des res- semblances du style. Mais c'est une preuve insuffisante. — Cet anonyme a écrit vers 830. — On remarquera que déjà l'auteur de notre De corpore déclare ignorer le nom de son prédécesseur.
4. Spicil. (édition L723), t. I, p. 149. — Voici le texte de l'anonjone. On comparera avec le début du Dp corpore attribué à Gerbert : « Intuen- tes sententiam Apostoli, qua dicitur : « Quia animalis homo non per- cipit ea quse sunt spiritus Dei, » haesitavimus vehementer ne minus spiri- taUter viventes, cum de spiritalibus responsa paramus qualia forte necdum percepimus, rn lapidem ofïensionis et petram scandali incida- mus. Sed iterum cum aspectus internorum ad eum dirigimus qui ait : Aperi os tuimi et implebo illud, fîdei integritate manente provocamur respondere, de quo dignum est non tacere, videlicet de mysterio corporis et sanguinis Domini. »
5. 11 Sicut omnia in Christo vera credimus, veram videlicet divinitatem et veram himaanitatem, verum Verbum, et veram carnem, verum Deum et verum hominem : ita in mysterio corporis et sanguinis ejus, quod virtute c > lestis benedictionis et Verbi divini, in id quod non erat con- secratur, nihil falsum, nihil frivolum, nihil infidum Sentiamus. » Cf. P. L., t. CXXXIX, col. 182. — D'AcHERY, Spicileg, p. 149.
On pourrait objecter ici que notre auteur parlant de cet anonyme s'exprime ainsi « quidam sapiens moderno tempore dixit. « Donc, dira-t- on, si vous voulez vous servir de l'expression « moderno tempore ' du parag. I, pour établir que l'ouvrage est du X^ ou XI^ siècle, ne sommes- nous pas en droit d'invoquer cette fois la même expression, pour prouver la contemporanéité de l'auteur du de Corpore et de l'anonyme daté de
(62
DURAND DE TROARN
nous montrent avec quelle liberté est traitée la source, sans laisser aucun doute relatif à l'emprunt \
830 ? — A ceci nous répondons : 1° L'auteur du De corpore ignore qui est cet anonyme : « ejus... nomen ignoremus. » 2° Il le connaît par un manus- crit qui, certainement, n'est pas celui qu'avait sous les yeux d'Achery : les variantes en font foi. Si donc il a eu une copie plus tardive de l'ou- vrage dont le manuscrit de Gembloux, vu par d'Achéry, serait Torigintil, il a pu croire que cet auteur inconnu était récent.
1. Novis mettons ici en regard le texte de l'anonjTne, et celui du pseudo-Gerbert, on se rendra facilement compte de l'emprunt, et de la façon dont est utilisée la source. Nous soulignons tout ce qui est commun :
Anonyme
Spiritalis alimoniœ sacramen- tum, quia nonnisi spiritu sumitur, svunma ejus ad interiorem homi- nem refertur, qui nequaquam digerit quod sumit. Si autem de exteriori dicimus cibo et homine, liquet illa eententia qua dicitur : Quia oinne quod in os intrat, in ventrem vadit, et in secessum emit- titur . Ubi enim omne dicitur, nihil excipitur, si vero a nobis haec sacramenta non excipiuntur a commimibus escis, timenda est illa sententia Apostoli, qua dicit. Qui autem manducaverit panem et biberit calicem Domini indigne, judiciimi sibi manducat et bibit, non dijudicans corpus Domini : hoc est, non discernens a cœteris escis illam quœ tantœ exceUentiœ effecta est, ut corpus Domini dicatur. Sed cum utrumque humi- liter suscipimus, et venerabiliter tractare quœrimus, ad Domini nos benignam mansuetudinem con- vertimus, ut hœc, qualiter sint, cognoscere valeamus. Scimus enim hoc sacrameniun mysterio et reve- rentia omnimodis secerncndum a communibus escis, quœ naturali usu sumuntur : sed tamen, eodem modo, quantum ad comestionem et haustum pertinet, percipiuntur : videlicet trajiciendo per os, et in ventrem, mittendo, ubi quid Domi- nus de mysterio suo agere voluerit, suce scimus tantum cognoscere esse voluntati. Scimus enim consumi posse spiritali virtute, scimus et servari posse inconsumptibili peren- nitate, quia quœque ex his Christus elegerit de suo sacramento perficit,
Pseudo-Geebekt
Seimus hoc sacramentum mys- terio et reverentia omnimodis a communibus escis secernendum quœ naturali et necessario usu sumun- tur ; ita enim omnes exposuerunt quod Apostolus dixit : Non diju- dicans corpus Christi, id est, a cœteris escis non discernens vel cujus exccllentiœ sit inconsiderans quod unum idemque est. Non enim excellentiam ejus reveretur qui secessui dicit obnoxium, sicut caeteras escas. Sed tamen eodem modo, quantum ad comestionem et haustum pertinet, percipitur vide- licet trajiciendo per os et in ven- trem mittendo. Ubi quid Dominus de mysterio suo agere voluerit, suœ scimus tantum cognitum esse voluntati. Scimus enim consumi posse spiritali virtute ; scimus et reservari posse inconsumptibili pe- rennitate ; quia quœcunque ex his Christus elegerit, de suo sacra- mento perficit. Absit tamen ut tantum mysterium secessui fiai obnoxium, in que si forte ordo naturœ servatur mysterium, qux>d sola fide conspicitur, humilietur. Si corpus in corpore ordinem servat, non violatur mysterium quod divi- nitatis firmavit sacramentum ; nec spiritus amittit quod fide intégra in re corporali spiritaliter sumpsit.
Sed jam forti syllogismo quod prœmisimus concludamus. Dixe- ramus Dominum non de spiritua- libus escis, sed de camalibus dixisse Omne quod intrat in os, et reliqua, Est homo exterior qui corrvunpitur, est et interior qui renovatur. Est autem corpus Christi piritualia
APPENDICE I 263
Et ce n'est pas tout. Si vraiment l'auteur est de la fin du X« siècle, ou du commencement du XI^, — et nous croyons devoir maintenir cette opinion, — l'on constatera qu'il a inséré dans son œuvre toute la conclusion qu'on lit à la fin du traité de Gézon de Tortone ^ Cette conclusion est-elle
de quo si multa dicere quserimus, alimonia pertinens potiua ad inte
timendum est ne pro lacté buty- riorem hominem, de quo digestia
rtim aut sanguinem ab uberibus non prœdicatur. Quod si ad exte-
eliciamxis. Absit tame" ut tantum riorem pertineat hominem piuna
mysterium sec ssui fiât obnoxium, sit et salutare, difîundi per mem-
in quo si forte ordo naturœ serva- bra credere profuturum resusci-
tur, myiterium quod sola fide cons- tandis in generali resurrectione,
picitur, humilietur. Si corpus in Liquet igitur non obnoxium seces-
corpors ordinem servat, non viola- sui esse. iur mysterium , quod divinitatis firmavit sacramentum, nec spiritus amittit quod fide intégra in re cor- porali spiritaliter sumsit.
Pour être complet, ajoutons que le passage de la source : De quo si multa dicere quœrimus, timendum est ne pro lacté butyram aut sanguinem ab uberibus eliciamus, a été retranché ici, parce qu'il a déjà été utilisé au paragraphe I du Pseudo Gerbert. On lit en efïet à cet endroit : Super quibus periculosum esset aliquid respondere, sed magis aures obturarc, niei periculosius foret eos talia proposuisse ; quia hoc est pro lacté uberibus butyrum aut sanguinem elicere.
1. Voici l'emprunt : « Accepit itaque Christus carneni nostram non phantasticam, sed naturalem. Ergo et caro nostra nat\aralis imde simspta est illa. Sed et illa naturalis, quîe uniret utrasque, et faceret connatu- rales, et ipsa connatvu:alis. Sed, ut ait quidam sapiens, non ob hoc plures cames vel corpora, sicut nec multa sacrificia, sed uniun : licet a multis offeratur per loca diversa et tempora. Quia divinitas Verbi Dei, quae una est et omnia replet, et tota ubique est, ipsa facit, ut non plura sint sacrificia, sed unum, licet a multis offeratur, et sit ununi corpus Christi cima illo quod suscepit in utero virginali. » Et le Pseudo-Gerbert, ajoute ici cette exclamation : » Quam vigilanter, quam aperte fit, inquit, uniun corpus cum illo quod suscepit de utero virginali ! »
Puis il continue sa citation : Vere enim et incunctanter credendum, in ipsa immolationis hora, ad sacerdotis precem cœlos aperiri, et illud angelico ministerio in sublime deportari altare, quod est ipse Christus, qui et pontifex et hostia, contactuque illius unum fieri. « O quales », ut ait sanctus Basilius, oportet sacerdotis esse manus, tantarum rerum ministras, quae communem Dominum angelico iterum revectum officio subinde contigerint. » Cf. Mitratori, Anecdota (Naples, 1776, t. III, p. 211). Migne P. L., t. CXXXVII, Gezo. De corpore, col. 406. — Cf. t. CXXXIX, col. 187.
Il est intéressant de remarquer que la citation commence avant n ut ait quidam sapiens. » L'auteur ne cite donc pas ce « sapiens » de pre- mière main. Et comme la citation commence et finit aux endroits où conmaence et finit Gézon, on peut dire qu'il y a parenté entre les deux textes.
De plus l'exclamation interpolée : « Quam vigilanter, etc. » nous semble un argument qui milite en faveur de la fixation de notre texte au Xe-XI« siècle. En effet, si Gézon avait reproduit le Pseudo-Gerbert, puis-
264 DURAND DE TROARN
de Gézon, ou lui-même l'a-t-il copiée, de telle sorte qu'on puisse dire que notre auteur et Gézon ont tous deux puisé à une source commune plus ancienne ? Nous inclinons à penser qu'elle est bien de Gézon. Nous n'avons pu, à la vérité, déterminer le nom ou l'origine du sapiens, dont on invoque l'autorité. Mais cette finale vient logiquement à la fin du traité, et elle est entièrement conforme au but d'édification que se proposait l'abbé de Tortone. D'ailleurs personne n'en ayant contesté l'autliencité, jusqu'à preuve du contraire, il convient d'en laisser l'honneur et la pater- nité au pieux abbé.
Quoi qu'il en soit, cette citation s'ajoute aux citations extraites du traité anonyme du IX^ siècle, à celles des Pères de l'Eglise, et, avec elles, forme la plus grande partie du traité que nous possédons ^ Dès lors est-il sage de se fier au style pour déterminer l'auteur ? Où est le style de l'auteur ? A-t-il quelque chose de personnel ? Ne perd-il pas plutôt au contraire son originalité, sous le poids d'une documentation trop abondante ? Et puis, si les commen- taires de ces citations sont très courts, de quelle quantité de textes vraiment authentiques dispose-t-on pour fixer avec certitude les caractères de ce style ? Nous ne pouvons nous défendre à ce sujet d'un réel scepticisme.
Ce scepticisme s'étend également aux rapprochements d'idées qu'on veut découvrir entre Scot Erigène et le De corpore attribué à Gerbert. Nous ne connaissons pas les détails fournis par M. Astier. Mais il nous semble a priori hardi de soutenir que ce soit le même auteur qui ait à la fois écrit pour excuser Radbert, pour faire charitablement
qu'il a copié servilement tant d'auteurs (au point que Muratori s'est contenté de signaler les références sans éditer le texte ), il eût également copié servilement la citation et eût inséré l'exclamation. D'autre part on s'explique fort bien qu'elle ait été ajoutée à la source par le Pseudo- Gerbert, car elle rentre pleinement dans l'idée dominante du passage qui est d'excuser et d'expliquer Paschase Radbert.
1. On pourrait peut-être encore noter des emprunts à Raban Maur dans sa lettre à Egilon : par exemple le texte de saint Augustin du para- graphe V, et le passage où il est dit : « Quod autem iterum objicivmt eum dixisse toties Christum pati, quoties missas contingat quotidie ubique celebrari. — Cf. P. L., t. CXXXIX, col. 187, et Mabillon, Act. SS. ord. S. Ben, Ssec, IV, Pars 2 , p. 595, ou Migne P. L., t. CXII, col. 1.516- 1.157.
APPENDICE I 265
valoir tout ce qu'il trouvait de louable en son œuvre ^, et qui, dans un autre livre n'a rien de plus pressé que de sou- ligner, même avec quelque véhémence oratoire, l'opposi- tion que les partisans de Paschase trouvent dans Denys l'Aréopagite -.
D'ailleurs, à quoi bon insister ? Outre ces critiques d'ordre interne, nous en avons à formuler d'autres tirées du témoignage des auteurs du XI^ siècle : On sait que des fragments du livre qui fut condamné à Verceil, et qui ser- vit dans les discussions de Bérenger avec ses adversaires, se trouvent dans la lettre d'Ascelin à l'écolâtre de Tours ^ et dans le De sacra cœna publié en 1834 *.
Ascelin nous fait savoir que dans le livre de Scot était insérée une prière de saint Grégoire commençant par ces mots : Perficiant in nobis..., et que l'auteur commentait cette prière par cette phrase : Specie, inquit, geruntur ista, non veritate ^ De cette prière et de ce commentaire, nulle trace ne se trouve dans l'œuvre que M. Astier désigne comme le traité de Scot.
De même Bérenger, dans son De sacra cœna nous dit qu'on a déchiré le livre d'Erigène, parce qu'il déclarait que ce qui était consacré sur l'autel était figuram, signum, pignus corporis et sanguinis Domini ^. Cette expression ne se trouve pas davantage, même en termes équivalents,
1. a Sed jam Paschasiiim Radbertum suificiat excusatum librumque ejus plurimonim utilitati defensum, qui in hoc tantum peccavit, quia de sententia beati Ambrosii non verbuni de verbo, sed sensum de sensu expressit. P. L., 139, col. 187).
2. « Quid ergo ad hanc magni theologi Dionysii prseclarissimam tubam respondent qui visibilem eucharistiam nil aliud significare prseter seip- sam volunt asserere. Scot. P. L., 122, col. 140.
3. Haedothn, Concil. t. VI, 1» P., col. 1.020.
4. De sacra cœna, p. 37-38.
5. « Hoc autem adstruere nititur (Scotus) ex S. S. Patrum opusculis qua; prave exponit. Quorum illam sancti Gregorii orationem hic annotari sufficiat : Perficiant in nobis tua, Domine, qusesumus sacramenta quod continent, ut quae nunc specie gerimus, rerum veritate capiamus. s Quam exponendo prœdictus Joannes, inter cetera fidei nostrae contra- ria, « Specie, inquit, geruntur ista, non veritate. »
6. « De Johanne autem, cur conscissus fuisset, te ipsum quibusdam narrantem causam conscissionis audivi : quia in quodam scripti sui loco posuisset ea quae in altari consecrantur esse figuram, signum, pignus corporis et sanguinis Domini. »
236 DURAKD DE TROARN
dans le Pseudo-Gerbert. Elle ne correspond pas non plus au but du traité, qui est de combattre les stercoranistes, et d'excuser Paschase vis-à-vis des partisans de Ratramne Toutes ces raisons réunies nous empêchent de souscrire à la thèse de l'identification du Pseudo-Gerbert et de Scot Erigène ^ Serons-nous plus accueillants pour la théorie
1. Au début de cette .critique nous avons fait remarquer que M. Astier présentait deux conclusions. Il disait : 1° le De corpore n'est p£is de Gter- bert ; 2° il est de Scot. Xous avons également signalé que M. Astier enlevait le De corpore à (îerbert uniquement parce que, disait-il, il est de Scot. — Les deux questions sont très distinctes, et, à notre vis, ce De corpore ne serait ni d'Erigène, ni de Grerbert. Nous exposerons ici briève- ment les motifs poiu" lesquels nous souscrivons à la première conclusion de M. Astier, et pour lesquels nous avons désigné plusieurs fois l'auteur du De corpore sous le nom de Pseudo-Cîerbert.
Dans une note précédente, nous avons signalé déjà l'existence d'au moins six manuscrits de cet ouvrage. Deux remontaient au XI« siècle ; ceux de Gembloux et de Gottivich. Du manuscrit de Signy, nous ignorons la date, Oudin ne l'aj^ant pas mentionnée. Les trois autres : celui de Sirmond, et les deux manuscrits de saint Victor étant anonymes, n'ont que peu d'intérêt pour la question qui noiis occupe.
Sur ces trois manuscrits deux portent pour nom d'auteur Hériger, un le nom de Gerbert.
Sans doute le nombre des manuscrits est quelque chose, mais il ne saurait avoir à lui seul de la valeur. C'est à la critique de déterminer ce que vaut leur témoignage.
Donc d'après ces manuscrits, l'auteur est Hériger ou Gerbert.
Or 1" nous remarquons que personne, jusqu'à Dom Pez, n'avait entendu dire que Gerbert fut auteur d'un de Corpore. Tandis qu'au contraire les preuves les plus formelles de la composition d'un De corpore par Héri- ger de Lobbes ont été fournies par les historiens.
a) Le catalogue de la bibliothèque de Lobbes de 1049 cite une « Erigeri Abbatis Exaggerationem Auctoriim De corpore et sanguine Domini. i (Cf. ilABiLLON, Acta SS. ord. S. Ben., Sœc. IV, Pars altéra, praef., p.xxiii).
b) Le continuatetu- de la Chronique de Lobbes et Sigebert disent qu'Hériger « congessit contra Radbertum multa cathohcorum Patrum scripta de corpore et sanguine Domini. »
c) Enfin Gérard, abbé de la Grande-Sauve (dioc. de Bordeaux), dans le prologue de la vie de saint Adalard, abbé de Corbie, parle de Radbert en ces termes : « Hic autem quaUs fuerit et quantus, in quadam epistola testatur abbas Lobiensis Herigerus, qui eo tempore inter sapientes habe- batur celeberrimus. >. (Cf. Migne, P. L., t. CXXXXVII, col. 1.047).
2° L'attribution d'un ou\Tage d'Hériger à Gerbert, en mettant de côté toute erreur de copiste, s'explique plus facilement que l'attribution d'un ouvrage de Gerbert à Hériger.
On sait que des traités anonj-mes circulaient sur l'Eucharistie. L'ano- nyme d'Achéry, la lettre de Raban à Egilon retrouvée par Mabillon, le fragment de Ratramne, aujourd'hui à la bibhothèque d'A\Tanches, la lettre d'Adelmann publiée par Schmid en sont des preuves connues. Or qu'vm copiste ait attribué l'im de ces traités à Gerbert, parce que la renommée de ce savant mathématicien était miiverselle, c'est une hj-po- thèse beaucoup plus plausible que l'attribution à Hériger, connu unique- ment dans les environs de Liège, d'une œuvre anonyme composée par
APPENDICE I 367
émise par d'autres savants, et d'après laquelle Scot aurait écrit un livre sur l'Eucharistie, et ce livre ne serait autre que le traité de Ratramne ?
l'illustre chef de l'école de Reims. Car vraiment comment l'œuvre d'un chef d'école tel que Gerbert eût-elle pu résister à l'anonymat ?
3° Ce qui a déterminé Dom Pez à faire du De corpore une œuvre de celui qui devint Sylvestre II, c'est surtout une raison de critique interne. Il l'insinue lui-même : quand on connaît, dit-il, le style et le génie mathé- maticien de Gerbert, « etiamsi nullus codex sufïragaretur », on recon- naîtrait l'auteur du livre. >ous avons montré ce qu'est le style de ce traité. Réellement l'on comprendra que cet argument ne puisse nous ébranler.
4° De plus les raisons extrinsèques que dom Pez apporte contre l'attri- bution à Hériger de ce traité n'ont rien d'apodictique. Elles se résimaent à une. Il invoque le témoignage de l'abbé Gérard, qui affirme que le dis- ciple de Radbert a écrit une « lettre ». Or nous avons un « traité », et non mie lettre. Ce n'est donc pas là l'œuvre visée par Gérard. — Il faudrait d'abord prouver, pour donner de la valeur à cet argument, que l'abbé de la Grande-Sauve ne s'est pas trompé et que l'abbé de Lobbes a écrit une lettre et un traité. Et puis, l'auteur du De corpore nous dit qu'il écrit pour répondre : « provocamur respondere. » Cela ne serait-il pas suffisant potu" dire que ce traité était destiné à un correspondant inconnu. En tous cas, il était dû à des instances, à des sollicitations. Mabillon a trouvé un traité De eucharistia contre Paschase Radbert ; aucune indica- tion ne pouvait révéler que c'était une lettre. Cependant il a démontré que ce traité n'était autre que la lettre de Raban Maur à Egilon. Pourquoi accepter sa conclusion pour Raban, et la rejeter pour Hériger ?
5° Xous pouvons donner des raisons positives en faveur de l'attribution à Hériger : par ce qu'on connaît de lui, on sait qu'Hériger était modeste, et ne voulait pas signer ses ouvrages ; ses Oesta ont été publiés sous le nom de l'évêque Notger de Liège. A ce sujet, M. Rodolphe Kœpke n'a pas craint de déclarer : « Verum est libri auctor modestius latere voluit ; neque nomen, neque locum quo scriberet posteris prodidit, aut leviter tantum innuit, et, nisi testibus supra laudatis, constaret, librum a mona- cho Lobiensi conscriptum esse vix erueres. (P. L., t. CXXXIX, col. 967).
Ceci expliquerait le nombre de manuscrits anonymes de son œuvre, et même l'existence d'vm manuscrit sous le nom de Gerbert. On sait également que pour composer ses livres, Hériger prenait à droite et à gauche ce qui lui convenait et l'insérait tel quel : « alia ex aliorum libris et litteris prsesidia sibi paravit. » Et de ce fait, M. Kœpke donne vme preuve très ferme et très étendue. Or on a vu que c'est également le caractère dominant du traité De corpore.
De plus, Hériger vivait au temps de Gerbert, et était écolâtre. Il a entendu et imité le maître de Reims, et ainsi s'expliquent tout naturelle- ment les ressemblances qu'on a relevées entre le traité De corpore et les œuvres de Gerbert. Et ceci n'est pas simplement une hj'pothèse, c'est une certitude. Nous savons qu'Hériger a écrit des Rcgulœ numerorum super abacum Gerberti, par le témoignage de la Chronique d'Albéric, et ces Regulœ subsistent encore aujourd'hui. Elles ont été éditées en 1899 à Berlin avec les Gerberti... opéra mathematica, par M. N. Boubnov, pro- fesseur à l'Université de Kiev. De plus une copie manuscrite (XII"^ siècle) de cet ouvrage se trouve à la bibliothèque nationale (nlles acquis-latines, ms 886) où elle porte le titre de Régule numerorum abaci abbatis Heri- gerici. (Sur ce manuscrit, voir M. Omont : Notices et extraits des mss... t. XXXIX (1907), p. 1-30). On ne peut donc du fait que l'auteur du De
268 DURAND DE TllOARN
Cette théorie remonte au XVI I^ siècle. « Monsieur de Marca, dit le P. Paris, est le premier qui se soit apperceu que le livre du Corps et du Sang du Seigneur publié sous le nom de Bertram, n'est point différent de celuy que Jean Scot a composé sur le même sujet, et que Bérenger fut condamné de jetter au feu, dans une assemblée de près de six-vingts-évêques, il y a plus de six cents ans \ »
Cette théorie se fondait sur le raisonnement suivant. Il est certain que le traité sur lequel on discute au milieu du XI® siècle est le traité de Ratramne. Oi, ce traité, comme
corpore s'appuie sur des vérités d'ordre mathématique, conclure que cet ouvrage n'est pas d'Hériger. C'est au contraire un indice de plus en sa faveur.
D'ailleurs, n'eût-on pas cette preuve décisive on pourrait cependant refuser de reconnaître le génie mathématicien de Gerbert dans un pas sage traitant de mathématiques. Au XI^ siècle on sait que déjà cette branche des sciences était assez développée pour servir de sujet de cor- respondance à des écolâtres, ainsi que le prouve la correspondance de Ragimbold de Cologne, et de Rodolf de Liège publiée par M. Paul Taîsneky et M. l'abbé Clerval. ( Une correspondance d' écolâtres au XI^ siècle. Paris, imprimerie nationale, 1900). Il est vrai qu'alors l'ar- gument n'axirait qu'une simple force négative.
6° Une phrase du De corpore nous dit au sujet de l'œu\Te de Reuibert qu'elle avait centum fere capitula. Or, cette di\'ision en chapitres de l'œu- vre de Paschase ne se voit que dans le seul manuscrit de Lobbes. (Cf. Baxlerini. iPrce/. in edit. operum Radberii dans iligne, P. L., t. CXXXVI, col. 23). Ce qui prouve que l'auteur du De corpore a connu Radbert par ce manuscrit, et devait donc être de Lobbes.
7° S'il semble aujourd'hui admis dans un certain nombre d'auteurs, que Gerbert ait composé le « De corpore » : par exemple dans l'Histoire littéraire, dans Ceillier, dans Fabricius, dans Laiosser (Gerbert, Aurillac, 1866, p. 246), dans Axinger-Hoch, (Histoire du pape Sylvestre II, p. 423), dans Werner, (Gerbert von Aurillac, p. 164), dans Schnitzer, (Berengar von Tours, p. 145), cela tient surtout à ce qu'on s'est servi de l'édition du traité faite par dom Pez, et qui est passée dans Aligne. On a copié ou tra- duit servilement la dissertation du bénédictin, sans ajouter ni retrancher quoi que ce soit ; ou bien on a considéré la démon.stration conome défini- tive sans la reviser. Nous avons cru devoir revenir à l'opinion de Mabillon, et après avoir repris la question, restituer à Hériger, avec un certain nombre d'auteiu-s, le De corpore et sanguine Domini attribué à Gerbert. Ce traité doit être daté de la fin du X^ ou du début du XI« siècle, et il faut rejeter l'opinion du Père Paris (op. cit, t. I, li\Te xn, V^ Dissert., p. 17), déclarant < qu'il ne peut avoir (été) écrit tout au plutôt que sur la fin de l'onzième ; puisque, depuis le temps de Paschase jusqu'à celuy de Bérenger, l'on ne trouve point qu'U y ait eu aucune dispute dans l'Eglise sur le sujet de l'Eucharistie. »
1. Arxauld, De la perpétuité de la Foy, livre XII, 1''^ Dissert., p. 8. — Et il ajoute : ( C'est dans la lettre au Père Luc d'Achéry qu'il propose cette conjecture, i
APPENDICE I 269
l'établissent les témoignages de cette époque est l'œuvre de Scot. Donc le traité de Ratramne doit être restitué à Scot.
Prouver que les témoignages du XI^ siècle attribuaient à Scot le livre qui fut brûlé à Verceil était chose facile. Durand de Troarn ^, Lanfranc, Ascelin, Bérenger, Bernold, Paulin de Metz sont formels. Tout le débat se concentrait donc sur la première proposition : Le traité dont on s'occupe tant est le traité de Ratramne.
Comment en établissait-on la certitude ?
Voici le résumé des arguments de M. de Marca. Ascelin, dit-il, nous apprend sur le traité des choses considé- rables :
1° L'ouvrage de Scot « ne contenait qu'un seul livre et » assez petit 2. »
« 2° L'on ne pouvait y apercevoir tout d'un coup quelle » avait esté la pensée sur le mystère de l'Eucharistie ; » parce qu'à la façon de ceux qui veulent empoisonner, il » présentoit quelque chose de doux en apparence, pour » porter après plus seurement le coup mortel.
» 3° Nonobstant ces dissimulations, ... Jean Scot ne » visoit qu'à persuader à ses lecteurs que ce qui se consacre » sur nos autels, n'est pas vrayment le corps et le sang du » Seigneur.
» 4° Pour en venir à bout, il se servoit de passages tirez » des Saints Pères ; et à la fin de chaque passage, il y » ajoûtoit quelque glose pour en détourner le sens à son » but.
» 5° Entr'autres il rapportoit tout au long une oraison » de saint Grégoire qui commence par ces mots : Perfi- » ciant in nobis...
» Çp En la glosant, selon sa coutume, il en tirait cette » conséquence : Ces choses se passent en apparence, et » non point en vérité. » « Specie geruntur ista, non çeritate. »
1. a Damnatis Berengarii complicibus, cum codice Joannis Scoti, ex quo ea que damnabantur sumpta videbantur, concilio soluto, diseessum est... » Durand de Troarn, lib. De corpore et sanguine Domini. p. ix.
2. « Verum tune, quod et nunc objecisti nobis, te libellum illius non- dum ad finem usque perlegisse. » Hardouin, Concil., t. VI, P. I. p. 1.020.
270 DURAND DE TROARN
Or l'ouvrage de Ratramne répond parfaitement à ces données du livre d'Ascelin :
« 1° Il ne contient qu'un petit livre. »
« 2o Personne ne peut nier qu'il soit difficile d'y recon- » noistre quels ont esté les véritables sentiments de Ber- » tram sur le sujet de la présence réelle. » Les divergences des commentateurs en font foi.
3° A propos de l'expression : Specie geruntur ista, non veritate, Bérenger lui-même, au dire d'Ascelin, « estoit tombé d'accord que cette expression n'estoit point à rece- voir ^ Ce qui prouve qu'on était amené à croire que vrai- ment le corps de Jésus-Christ n'était pas sur l'autel.
» 4° La seconde partie du livre de Bertram est toute » tissuë de passages des saints Pères, qu'il s'efforce de tirer » à sa pensée contre toute sorte d'apparence. »
5° On lit en effet dans RatramnC; l'oraison : Perficiant in nobis, tirée du missel grégorien.
6° Enfin la glose signalée par Ascelin s'y trouve : Dicit quod in specie geruntur ista, non in veritate ; id est simi- litudinem, non per ipsius rei manifestationem -,
Bérenger à son tour, nous apporte de nouveaux rensei- gnements.
Le traité de Scot fut écrit, dit-il, precario Caroli Magni, et il supplie Richard d'intercéder près du roi Robert, et de faire que ce prince ne se montre pas indigne magnifici antecessoris sui ^.
Or « ces deux particularitez se rencontrent dans le li^Te du Corps et du Sang du Seigneur. » Il a pour titre dans les vieux manuscrits Bertrami presbiteri de corpore et san- guine Domini, ad Carolum Magnum imperatorem, et il commence par ces mots : Jussistis, gloriose princeps, ut quid de sanguinis et cor paris Christi mysterio sentiam vestrœ
1. 0 Venim de hoc testas sum veriis, quod supradictam loannis expo- sitionem in oratione gregoriana, ipsa veritate constrictus, nobiscum improbasti. » Ascelin, Lettre à Bérenger, dans Hardouin, Ibid.
2. RATRAiTN-E, Liber de corpore, cap. LXXXVIII, dans Migne, P. L. t. CXXI, col. 164.
3. Bérengek, Lettre à Richard, dans D'Achér%% Spicilegium, t. III, p. 400, édit, 1.723.
APPENDICE I 271
MAGNiFicENTi.E siguificem : imperium, quant magnifico vestro principatu dignum... etc ^
Il n'est pas jusqu'à Durand qui ne soit invoqué pour témoigner en faveur de la thèse.
Durand avait dit qu'on avait condamné à Paris les béren- gariens cum codice loannis Scoti, ex quo ea quae damnabantur sumpta videhantur. Il semble bien, dit-on, que « ce n'estoit pas une chose si évidente que le livre de Scot contint les erreurs de Bérenger » puisque Durand dit simplement que les erreurs paraissaient tirées du livre de Scot. Or ceci « s'accorde très bien avec ce que nous avons déjà remarqué du livre de Bertram », qui était rempli d'idées nébuleuses.
Donc, le livre dont parlent les auteurs du XI^ siècle est bien le livre de Ratramne. D'autre part à cette époque il n'y a point d'autre livre connu, qui soit contraire à Pas- chase, que le livre de Scot. Le livre de Ratramne est donc l'œuvre de Scot ^
La thèse n'était pas sans valeur, et plus d'un argument était irréfutable. On ne pouvait nier la parenté de Ratramne et du livre condamné à Verceil. Le témoignage unanime du XI® siècle ne semblait pas attaquable. Aussi n'est-il pas surprenant qu'elle ait conquis des partisans, et que le P. Hardouin n'ait pas hésité à la soutenir dans sa disserta- tion De sacramento altaris ^
1. On objectait que Ratramne n'avait pu écrire que sous Charles le Chauve, et que le titre de « Magnus » était réservé à Charlemagne. Le P. Paris remarque très justement qu'il ne tranche pas la question d'histoire. « Mais, dit-il, je tire de ce titre une conjecture très importante pour nostre sujet. Car Bérenger déclarant que le livre de Jean Scot avait esté fait par l'ordre de Charlemagne, et ne l'ayant pu apprendre que du livre même, il y a toute sorte d'apparence que l'inscription du Uvre de Jean Scot que Bérenger a vu, estait ainssy : ad Carolum Magnum, quoiqu'il soit certain que Jean Scot n'a écrit que sous Charles le Chauve. Cela supposé, je dis que de quelque manière qu'on prenne ce titre, il fournit une preuve très considérable pour montrer que le livre de Bertram, et celuy de Jean Scot, ne sont que le même ouvrage. » Cf. Arnauld, De la perpétuité de la foy, loc. cit. p. 11-12.
2. Nous laissons de côté les divergences qui existaient entre le P. Paris et Pierre de Marca. En particulier celui-ci déclarait que c'était Jean Scot lui-même qui avait donné au traité Ratramne pour nom d'auteur ; le P. Paris attribuait le fait à Bérenger et à ses sectateurs.
: . BoiLEAtJ, Ratramni de corpore et sanguine Domîni lihri prœfatio ; apud Migne, P. L., t. CXXI, p. 103 ss. — Cf. Dissertatio in librum de corpore et sanguine Domini, ibid. col. 171 sa.
272 DURA>D DE TROAR?i
Pourtant il faut avouer que des préoccupations apolo- gétiques gisaient au fond de toute cette thèse : entre les protestants, entre M. Claude particulièrement, et les catho- liques, de vieilles discussions duraient depuis longtemps au sujet de Ratramne : Etait-il ou n'était-il pas favorable à la thèse catholique sur l'Eucharistie ? Telle était la grande question. Et une fois prouvée la condamnation du livre par les conciles, sous le nom de Scot, c'était le triomphe définitif pour les catholiques : on ne pouvait l'invoquer comme témoin de la tradition, puisqu'il était hérétique. C'était la fin de la discussion. On conçoit donc qu'on ait été tenté de tirer à soi tous les indices, et qu'on se soit lancé avec enthousiasme dans une voie qui laissait entrevoir un succès assuré.
Mais on avait laissé dans l'ombre ce qui heurtait la thèse. L'on n'avait pas davantage étudié les sources. Aussi, bien- tôt, d'autres catholiques, perspicaces, entrevirent le danger de cette position apologétique, et voulurent occuper d'autres positions. A l'inverse de M. de Mairca, du P. Paris et du P. Hardouin, ils affirmèrent que le livre de Ratramne était bien authentiquement du moine de Corbie, qu'il était parfaitement orthodoxe, et qu'on ne l'avait ni déchiré, ni brûlé à Verceil et à Rome.
Cette nouvelle opinion fut mise en valeur par le théolo- gien Jacques Boileau (1712) ^
Celui-ci, dans sa préface au livre De corpore de Ratramne, après en avoir fait l'historique et signalé les %'icissitudes, arrive à l'opinion de Pierre de Marca et du P. Paris. Il l'expose pour la réfuter, et cette réfutation mérite de retenir l'attention.
D'abord il invoque les divergences du style de Ratramne, et du style de Scot, — ce qui est réel, mais n'entraîne pas la conviction ; — puis il insiste sur les manuscrits connus de l'ouvrage, et là, il faut convenir qu'il utilise des maté- riaux de première valeur.
Deux documents, dit-il, existent de ce traité, et ont attiré l'attention de Mabillon : un manuscrit de Lobbes du
1. Jbid.
APPENDICE I 278
IX^ siècle, et un manuscrit de l'abbaye cistercienne de Salmonschweiler ^ : Dans les deux manuscrits, le traité est uni à un livre De prœdestinatione ; dans les deux le nom de Ratramne est mis en titre de chaque ouvrage ^ Ce sont là des témoins du plus haut intérêt qui ne peuvent être passés sous silence, et si Pierre de Marca et le P. Paris avaient connu ces témoins, ils ne se fussent pas lancés dans leurs conjectures.
De plus à l'époque où vivaient encore Scot et Ratramne, et où, par conséquent, toute substitution d'auteur était impossible, nous voyons Hincmar de Reims s'attaquer nommément à Scot, ainsi que le moine de Fleury, Adre- vald. Ni l'un, ni l'autre ne mentionnent Ratramne. Si l'on avait attaqué les idées de Ratramne sous le nom de Scot, n'y aurait-il pas eu quelques réclamations tant de l'un que de l'autre? Et aurait-on pu, en tous cas, attaquer Ratramne sans que l'histoire en eût conservé quelque souvenir ?
Ces arguments étaient très forts. Sur les autres points la défense était faible. Boileau voulait établir que les carac- tères du livre brûlé à Verceil ne conviennent pas au livre de Ratramne. Les caractères attribués par Ascelin à l'en- semble du livre de Scot ne pouvaient pas, disait-il, s'appli- quer au livre de Ratramne, si on le lisait attentivement. — Peut-être, mais précisément Ascelin disait : « A mon avis, ce traité de Scot me semble vouloir m'amener à telle con- clusion. » Si on démontre qu 'Ascelin a eu tort, a-t-on par là même démontré que l'ouvrage dont il est question, n'était nullement susceptible de produire cette impression ? C'était pourtant là le nœud du problème.
De même, M. de Marca avait dit : La prière signalée par Ascelin et la glose qui l'accompagne sont identiquement les mêmes dans Ascelin et dans Ratramne. Donc Ascelin cite Ratramne. — Boileau cherche à répondre en distin- guant le sens donné à ces paroles par Scot (interprété par Ascelin), et le sens réel donné par Ratramne. Mais, encore une fois, comment peut-on affirmer que, si Ascelin avait lu
1. Ancien diocèse de Constance.
2. Op.cî<.— P. L., t. CXXI, col. 109- 110, et col. 171-172.
HEUKTEVEXT. — DURAND DE TROARN. 18
374 DURAND DE TROARN
Ratramne, il l'avait compris exactement comme le théo- logien du XVIIe siècle ^ ?
Enfin on avait argué de la dédicace à Charles le Chauve, contenu dans le livre condamné et dans le livre de Ratramne pour identifier ces deux ouvrages. Boileau veut détruire l'argument par la distinction suivante : Scot écrivit, dit Bérenger, monitu et precario Caroli, tandis que Ratramne écrivit simplement sur l'ordre de l'empereur : Jussistis, gloriose princeps. On jugera sans doute la distinction sub- tile, et l'on conviendra que c'est donner beaucoup de valeur aux mots d'une simple lettre, écrite dans le but d'obtenir quelques secours.
Après ces arguments, Boileau reprenait la position clas- sique avant lui : Scot avait écrit un traité qui fut brûlé à Verceil, et dont on n'a retrouvé aucune trace.
La question ne devait point en rester là. En 1828, un allemand, Laufs, la reprenait ^, et arrivait à des conclusions radicalement opposées aux conclusions admises jusqu'alors : Tandis que, selon Pierre de Marca, Ratramne n'avait rien écrit sur l'Eucharistie, et que Jean Scot était l'auteur du De corpore dédié à Charles le Chauve, Laufs soutenait que Scot n'avait pris aucune part à la querelle : Ratramne était le seul écrivain en jeu ; c'était son livre, pris par erreur
1. H suffit de se souvenir des -vicissitudes par lesquelles a psissé le livre de Ratramne pour admettre qu'il puisse être différemment interprété. Sigebert de Gembloux au XTI* siècle et Trithème au XV^ siècle citent Ratramne au nombre des défenseurs de la foi catholique. Pour eux il est parfaitement orthodoxe. De même le cardinal Jean Fischer sous Henri VIII cite Paschase et Ratramne sems les opposer (1526). Puis les protestants s'emparent de rou\Tage, et font de Ratramne un des leurs. D'où on le traite dans l'Eglise comme un hérétique, et de ce chef on le met à l'index sous Paul IV. — Sixte de Sienne le prend pour un ouvrage d'Œcolampade — JClaude d'Espence dit que Ratramne n'était pas l'auteur du '( De corpore » qu'on lui attribuait. Claude de Sainctes, évêque d'E- vreux (1575-1591) nie également l'authenticité du U\Te — Clément YITL répudie le li\Te, et à son jugement se rendent les cardinaux Bellarmin Quiroga, Sandoval et Alain. — Mais en 1571 quand les théologiens de Louvain ont réédité l'Index des li\Tes prohibés en Belgique, ils ont jugé qu'il fallait simplement amender le traité. Ces améUorations furent admi- ses par les protestants. Puis peu à peu l'on s'est aperçu que dans les manuscrits originaux, la doctrine était catholique. — Ces renseignements sont eux-mêmes foiuTiis par Boileau, Préf. du De corpore, (Jligne,.
t. CXXI, col. lOSetss).
2. Laufs, Theol. Stiid. und Kritiken, 1828, p. 755 ss.
APPEÎiDICE I 375
pour un livre d'Erigène, qui avait donné naissance à toute la discussion du XI^ siècle. Pour prouver sa thèse, Laufs se servait des arguments de Pierre de Marca, qui établissent l'identité du livre de Ratramne et du livre condamné à Verceil.
Comment alors expliquer l'erreur d'attribution commise au XI^ siècle ? L'auteur allemand avait recours à l'hypo- thèse suivante : Ratramne était timide, aussi fit-il paraître son livre sous le voile de l'anonymat; Charles le Chauve, mis au courant de l'affaire, promit et garda le secret, et c'est ainsi que, plus tard, on en vint à s'imaginer qu'on avait sous les yeux un traité de Scot ^
Cette thèse nouvelle avait un mérite très appréciable : elle conciliait à la fois les arguments de Pierre de Marca, et l'autorité des manuscrits attribuant à Ratramne le De corpore ; et, somme toute, elle ne manquait pas de vrai- semblance. Aussi a-t-elle trouvé un certain nombre d'adhé- rents 2. Mais elle renfermait malgré cela plusieurs points criticables. Notamment, Laufs prétendait que Scot n'avait rien écrit sur l'Eucharistie. C'était outrepasser de beaucoup les données que lui fournissaient les sources ; et c'est avec raison que M. Schnitzer l'a, depuis, réfuté sur ce point. D'abord, les renseignements fournis par Hériger sur le contenu de l'ouvrage de Ratramne contredisent formelle- ment les renseignements donnés par Hincmar sur l'ensei- gnement de Scot. On ne peut donc les assimiler, et faire porter le blâme de l'archevêque de Reims contre Ratramne. Puis, si l'on peut relever dans l'œuvre du moine de Corbie l'expression memoria mortis, on ne peut y trouver l'expres-
1. Nous résumons la théorie de Laufs d'après Schnitzer, Berengar von Tours, p. 181, ss.
2. M. Schnitzer, op. cit., p. 182, va même jusqu'à dire : « Die hypo- thèse Laufs' hat in der That viel Wahrscheinliches fiir sich, und fand die Zustimmumg der meisten neueren Gelehrten. » Et en note, il cite parmi ces auteurs récents : Neandek, Allgem. Geschichte der christl. Religion und Kirche, B. IV, p. 325 (Hamburg 1836) ; Gieseler, Lehrbuch der Kirchengesçkichte, II a (Bonn 1831), p. 103, ss ; Staudenmaier, Johan- nes Scotus Erigena und die Wiasenscha/t seiner eit, I Teil, (Frankfurt a M. 1834), p. 203 ; Dollinger, Lehrbuch der Kirchengeschichte, I Band (Regensburg und Landshut, 1836), p. 410 ; Ruckebt, Dos Ahendmahl, sein Wesen und seine Qeachichte in der Alten Zeit. (Leipzig 1856), p. 520.
2-6 DURAND DE TROAR>'
sion memoria ou signum corporis. Enfin, Adrevald, et Hinc- mar — celui-ci surtout, si instruit de ce qui se passait à la cour — n'ont pu porter une accusation contre Scot sans aucun motif. Scot a donc écrit sur l'Eucharistie.
D'autre part, que Ratramne ait édité son traité sous le voile de l'anonymat, c'est une conjecture contredite posi- tivement par le fait que nous possédons encore aujour- d'hui, à Gand, un manuscrit du IX^ siècle, portant en titre le nom de Ratramne. De plus, au X^ siècle, Hériger, puis plus tard, au XII^, Sigebert de Gembloux connaissent le livre et son véritable auteur ^ La partie originale du sys- tème de Laufs n'est donc pas viable.
De ces divergences, quelles conclusions tirerons-nous ? D'abord, on peut constater que, dans l'exposé de Pierre de Marca, ainsi que dans la réfutation de Boileau, il y a des vérités, on peut constater également que, de part et d'autre, il se trouve des erreurs. Le but apologétique poursuivi par chacun de ces auteurs leur a fait voir trop exclusive- ment un côté de la question. Sur un point de vue, ils ont poussé leurs recherches à fond, et sont sortis avec bonheur de la lutte. De Marca est supérieur à Boileau quand il démontre que le traité de Ratramne est bien le livre de Verceil ; Boileau l'emporte sur de Marca quand il revendi- que pour Ratramne la composition du De corpore. D'où il est arrivé qu'ils se sont lancés l'un et l'autre sur le ter- rain des conjectures, avant d'avoir épuisé le domaine des certitudes.
En l'état actuel de la question, le plus sage, à notre avis, est de viser à prendre position sur les points définitivement acquis, de distinguer ce qui est certain de ce qui n'est que conjectural, et de rechercher tout ce qui exclut le doute avant de nous livrer à quelque hypothèse.
Or, cette méthode nous conduit à considérer trois faits comme certains : Le premier, c'est qu'on a condamné, à
1. M. Schnitzer, après Mabillon, voudrait même reconnaître dans le traité De corpore de Guitmond, un emprunt plus ou moins déguisé à Ratramne. Rien ne nous paraît moins certain que cet emprunt. Schnitzer, p. 183. Cf. ^Mabillon, Act. SS., sœc. IV. p. ii, n^ 85, 86.
APPENDICE I 277
Verceil, un livre de Eucharistia que l'on croyait alors être de Jean Scot, Cela n'a jamais été l'objet du moindre doute ^
Le second, c'est que Ratramne est bien l'auteur du De corpore qui lui est attribué. Outre les deux manuscrits étudiés par Mabillon 2, on signale encore, au XI^ siècle, deux manuscrits de Gottwich, qui tous portent le même titre :
INCIPIT LIBER RATRANI DE CORP. ET SANG. DNI ^
L'autorité de ces témoins est décisive, et aucune conjec- ture ne saurait amoindrir leur valeur testimoniale.
Enfin, le troisième fait certain, c'est que le livre, con- damné à Verceil, est bien le livre de Ratramne. Parmi les preuves invoquées par de Marca, une surtout a résisté à toute critique : c'est celle qui se fonde sur l'identité des termes du livre dont il était question, et des termes qui sont employés par Ratramne. Sans doute — et cette remar-
1. Nous avouons ne pas comprendre la position prise par M. Sclinitzer dans cette question. Il rejette l'hj'pothèse de Laufs : « Kurz, ailes weist darauf hin, dass Laufs Hj^othese vuihaltbar ist, dass vielmehr Scotus in der Abendniahlsfrage etwas miisse geschrieben haben. « Puis il admet que Scot, ayant écrit sur l'Eucharistie, n'a pas cependant écrit un traité spécial sur ce sujet : « Es ergibt sich uns also als das Wahrscheinlichste, dass Erigena gar wohl seine Meinung ausgeprochen habe, aber nicht in einem eigenem Bûche de eucharistia, sondern in seinem sonstigen Werken, in welchen er gelegentlich dvirch eingestreute Bemerkimgen seine diesbeziigliche Ansicht unzweideutig zu erkennem gab. » Cepen- dant il admet que c'est bien un livre de Jean Scot qui fut brûlé à Verceil. Lequel? Il l'ignore. Même il pense (p. 42) qu'on ne brûla que des extraits. Alors pourquoi Lanfranc qui avait ce livre entre les mains et en parlait en connaissance de cause, a-t-il écrit : h Joamiis Scoti liber de Eucharistia lectus est ac damnatus ? » Bérenger lui-même parle de livre que l'on condamne avec précipitation. Cela suppose que tout le livre méritait d'être étudié. Si les passages eucharistiques avaient été des digressions, comment eût-il reproché aux conciles de n'avoir pas jugé toute la philo- sophie de Scot ? Bérenger était trop bon dialecticien pour le faire.
En résumé les textes disent qu'on brûla un livre sur l'Eucharistie avec d'autres livres de dogme pervers. C'est forcer les textes que de voir qu'on brûla simplement des extraits.
2. Le manuscrit de Lobbes se trouve aujourd'hui à la bibliothèque royale de l'Université de Gand, après avoir été, au dire de Floss, la pro- priété de M. Vergauwen. — Le second, celui de Salmonschweiler est à la bibliothèque d'Heidelberg.
3. Cf. Floss, Procemium ad opéra Scoti, dans Migne, P. L.,t. CXXII,
p. XXI.
378 DURAND DE TROARN
que est de Floss ^ — il peut très bien arriver que deux écrivains de tendances analogues, et traitant du même sujet, puissent par extraordinaire employer une expres- sion identique ; mais dans le cas présent, pour commenter le même texte, que les mêmes termes se trouvent exacte- ment aux mêmes endroits de deux ouvrages, voilà qui est tout au moins invraisemblable, si l'on n'admet pas l'in- fluence de l'un sur l'autre.
Et cet argument nous frappe d'autant plus qu'il est con- firmé et fortifié non seulement par les autres rapproche- ments de Pierre de Marca, mais aussi par les documents qu'on a découverts depuis le XVI I^ siècle. Nous avons vu que Bérenger, signalant dans le De sacra cœna ', la cause de la condamnation du livre, disait : Il a été condamné parce que l'auteur avait écrit que « ce qui est consacré sur l'autel est figuram, signum, pigniis corporis et sanguinis Domini. » Figura, signum, pignus, sont les mots dont précisément se sert Ratramne dans les passages qui précèdent la citation rapportée par Ascelin '. C'est donc toujours le même pas-
1. Loc. cit. — « Sane potuit fieri ut duo scrip tores, in ter quos magna intercederet ingeniorum similitudo, illis prsesertim temporibus, etiam in eadem vocabula et integrum enuntiatum casu inciderent fortuito ; at reapse id factura esse in his, de quibus agimus, verbis tam absiœile est veri ut ampliore demonstratione supersedeamus. »
2. « De sacra Cœna, p. 37-38, et p 43.
3. « De vero corpore Christi dicitur quod sit verus Deus et verus homo : Deus, qui ex Deo Pâtre ante sœcula natus ; homo, qui in fine saeculi ex Maria virgine genitiis. Hœc autem dum de corpore quod in Ecclesia per mysterivun geritur dici non possunt, secundum quemdam modum corpus Christi esse cognoscitiir : et modus iste in figura est et imagine, ut veritas res ipsa sentiatur.
In orationibus quse post mysterium corporis sanguinisque Christi dicimtur et a popvdo respondetur : Amen ; sic sacerdotis voce dicitiu" : Pignus aetemse vitae capientes, humiliter imploramus ut quod in imagine contingimus sacrainenti, manifesta participatione siunamus.
Et pignus enim et imago, alterius rei sunt, id est non ad se, sed ad aliud aspiciunt. Pignus enim illius rei est pro qua donatiu* ; imago illius cujus similitudinem ostendit. Significant enim ista rem cujus sunt, non manifeste ostendunt. Quod cum ita est, apparet quod hoc corpus et sanguis pignus et imago rei sunt futuras ; ut quod n\mc per similitudinem ostenditur, in futou-o autem patefacient, aUud est quod nunc geritur, aliud quod in futuro manifestabitur.
Qua de re et corpus Christi et sanguis est quod Ecclesia célébrât, sed tanquam pignus, tanquam imago. Veritas vero erit, cum jam nec pignus nec irtiago, sed ipsius rei veritas apparebit. (P. L., t. CXXI col. 162-1641. On avouera qu'on ne trouve aucun autre auteur qui en si peu de lignes accumule autant de fois les mots pignus et imago.
APPENDICE I 279
sage qui suscitait la réprobation des théologiens de Chartres et de Verceil.
En vain arguera-t-on que Ratramne emploie ces termes dans un sens orthodoxe, et que Scot leur donnait, suivant Ascelin, un sens hétérodoxe, car non seulement il est pos- sible de le comprendre autrement — et cela suffirait à notre thèse — mais c'est un fait que le moine de Corbie a été interprété de la façon hérétique. A la bibliothèque d'Avran- ches S en effet, se trouve un fragment du De corpore ^ remontant au XI® siècle. L'extrait qui se trouve dans ce manuscrit ne précède pas de beaucoup celui qui nous occupe. Or des trois pages qu'il forme, « la seconde et la troisième sont barrées, la troisième à demi grattée ^ » et la raison de cette lacération n'est pas douteuse. C'est parce que cet écrit avait paru dangereux, qu'on voulait le supprimer. La preuve nous en est fournie par une note marginale qui porte ces mots : Qui cancellavit, pro falsis vera notavit. L'annotateur partageait l'avis de Ratramne, et le lacéra- teur avait cru se trouver en face d'un écrit pernicieux.
De plus, si on tient compte que ce manuscrit est du XII® siècle, qu'il appartenait à l'abbaye du Mont Saint-
D'ailleurs s'il y a possibilité d'entendre le début du texte dans un sens orthodoxe, ainsi que l'entend Boileau dans son commentaire ; il y a aussi possibilité de l'entendre de façon hérétique, et d'en conclure que « corpus quod in Ecclesia per mysterium geritur est figura et imago corporis Domini. »
1. Voir Omont, Manuscrit de la bibliothèque d'Avranches, dans Cata- logue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Dépar- tements, tome X, (1889), ms. no 109, fol. 74.
2. Ce fragment a été publié en 1841 par Félix Ravaisson dans ses Rapports au ministre de V Instruction publique sur les bibliothèques des départements de l'Ouest (p. 372 et ss). Il a été réédité par Saint-René Taillandier en 1843 dans son ou\Tage : Sçot Erigène et la philosophie scoldstique, p. 325).
Seulement l'un et l'autre de ces éditeurs n'ont pas su le reconnaître pour un extrait de Ratramne. « C'est peut-être im fragment de Bérenger de Tours, peut-être de Scot Erigène dont le De corpore Domini est perdu », disait Ravaisson (p. 119).
Cet extrait n'est autre qu'un passage de Ratramne ; il comprend le niunéro ucxii du traité à partir des mots «... compacta, nulla mem- brorum varietate distincta... » et les numéros suivants, jusqu'après la citation de saint Paul : « Nolo vos ignorare, fratres... » du numéro lxxviii. — Cf. Migne, P. L., t. CXXI, col. 159-161. Ce passage précède d'une cinquantaine de lignes le passage cité ci-dessus.
3. Ravaisson, Op. cit. p. 119.
aSo DURAîiD DE TROARN
Michel ; que, dans cette abbaye, on fut au courant de la controverse, que même on y prit part ; que, dans la même bibliothèque, on trouve plusieurs textes de la profession de foi de Bérenger remontant à cette époque, ainsi que les œuvres authentiques de Scot Erigène du même temps S n'est-on pas en droit de se demander comment on doit expliquer ce rapprochement d'un manuscrit de Ratramne et des formules de serment bérengariennes ? X'est-on pas en droit aussi de se demander comment les moines du Mont Saint-Michel ont pu garder le silence sur Ratramne, alors que parmi eux, il s'en trouvait pour détruire son manus- crit, et d'autres pour soutenir sa théorie? Ne devient-il donc pas de ce fait très légitime de reprendre, en les modifiant légèrement, les questions posées jadis par Floss: si l'on attri- buait ce manuscrit à un autre qu'à Scot, soit à Ratramne, soit à un anonyme, comment se fait-il que Ratramne ou cet anonyme n'aient jamais été invoqués par les partisans de Bérenger, alors qu'il était connu, alors qu'il était de première nécessité dans la querelle ? Ce silence est incom- préhensible -. Au contraire s'il était considéré comme un fragmen t de Scot Erigène, tout s'explique : les ratures faites
1. Les œuxTes d'Erigène se trouvent dans le ms. 47. La Confes»io beren- gariri dans les Ms 16, 84, 107, 149. — Cf. Catalogue des Ms. de la biblio- thèque d'Avranches par M. Omoxt.
2. Lorsqu'on se met ainsi devant les documents qui se trouvaient conjointement dans la même bibliothèque, on reconnaît peu de force à l'argument apporté par Schnitzer pour réfuter les questions de Floss Schnitzer {op. cit. p. 183), en effet raisonne ainsi : t Si le savant maître de Tours cite seulement Scot, et non pas Ratramne, cela \-ient simple- ment de ce qu'il partageait l'opinion du premier, non du second. » Bien, mais précisément le manuscrit de Ratramne prouve qu'en fait amis et adversaires de l'hérésiarque se sont occupés du second. Comment son nom est-il alors resté dans le silence ?
Schnitzer ajoute : c Même en admettant que Bérenger fût d'accord sur le fond avec Ratramne, il ne s'ensuit pas qu'il ait dû le citer. Dans la lutte on se réfère aux principaux représentants des idées eucharistiques. Or Erigène était bien plus radicalement opposé à Radbert que ne pouvait l'être Ratramne. Pas plus qu'on ne s'appuyait sur Gerbert, Hincmar, Rémy ou Haymon, on n'avait pas à s'appuyer sur Ratramne. » On ne s'appuyait que sur des autorités importantes, d'accord. On ne s'appuyait pas sur Gerbert, parce qu'il n'avait rien dit sur la question. Hériger pouvait en effet être négligé ou inconnvi. Rémy et HajTnon également. Mais Hincmar, archevêque de Reims, Amalaire, Fulbert, bien moins importants que Ratramne, sont invoqués par Durand. Pourquoi sont -ils invoqués, et le moine de Corbie laissé de côté, surtout par Diirfind, qui en appelle aux auteurs récents ?
APPENDICE I 20I
par un antibérengarien, la note marginale mise par un par- tisan de l'hérésiarque, et le silence gardé sur Ratramne, dont l'œuvre passait pour être un traité du philosophe irlandais. Et la présence de ce document au milieu des au- tres documents relatifs à la controverse devient ainsi toute naturelle, tandis qu'autrement elle crée une difficulté inso- luble.
Enfin rappelons-nous cette phrase de Ratramne, (con- tenue dans la citation rapportée en note à la page précé- dente) : Qiiod ciim ita est, apparet quod hoc corpus et sanguis pignus et imago rei siint fiiturœ ; ut quod nunc per simi-
LITUDINEM OSTENDITUR, IN FUTURO PER MANIFESTATIO- NEM REVELETUR. Qliod SI NUNC SIGNIFICANT, IN FUTURO
AUTEM PATEFACiENT, aliud est quod nunc geritur, aliud quod in futuro manijestabitur. Si on la rapproche de l'inter- ruption poussée à Verceil par le diacre de l'Eglise romaine : Si adhuc in figura sumus, quando rem tenehimus ^ ? est-il téméraire d'établir entre les deux textes une relation de cause à effet ? Nous ne le pensons pas.
En tous cas, tant de vraisemblances confirment l'argu- ment certain d'une identité de texte entre Ascelin, Scot et Ratramne, que nous n'hésitons pas à admettre que le livre de Ratramne est bien le livre condamné à Verceil. Et notre hésitation est d'autant moindre qu'aucune des raisons invoquées contre cette thèse ne nous semble sus- ceptible de l'ébranler ^
L'on nous demandera sans doute quel compte nous tenons des témoignages du XI^ siècle, et peut-être aussi réclamera-
1. iJesocroccena, p. 43.
2. Nous avons réfuté au passage les arguments de Schnitzer. Relative- ment à l'argument principal, c'est-à-dire à la citation d'Ascelin retrouvée dans Ratramne, cet historien se contente de le juger ainsi : « Que les écri- vains de la controverse, traitant le même sujet, contieiment des idées pareilles ou analogues, cela ne peut, comme le repiarque Gfrorer, rien offrir de surprenant, pas plus que le fait que de part et d'autre on invoque le témoignage des mêmes Pères. » Il nous semble que l'on restreint ainsi de beaucoup la portée de la preuve adverse. En même temps qu'identité d'idées, il y a identité de termes et identité de caractères entre Ratramne et l'auteur dont s'occupent les controversistes. De plus l'œuvre de Ratramne est connue, critiquée, défendue, et son nom passé sous silence. Tout cela réuni ofïre bien quelque chose de surprenant, quoi qu'on en dise.
aSa DURAND DE TROARN
t-on les raisons qui nous font attacher plus d'importance à des rapprochements de textes qu'au témoignage unanime de ces auteurs ?
Notre réponse est facile. Si les témoins du XI^ siècle avaient sur la question qui nous occupe, une réelle valeur de témoins, nous n'hésiterions pas à les suivre. Mais quelle valeur doit-on leur donner ?
Déposent-ils, en premier lieu, sur le point précis qui fait l'objet de la discussion ? Non ; il faut qu'on le remarque bien, ce n'est pas sur le point de savoir si Jean Scot a écrit UQ De corpore que porte leur témoignage ; c'est sar un point tout différent : ils affirment simplement que, de leur temps, un traité que l'on disait être de Jean Scot, était discuté et condamné. Aucun témoin ne se pose le problème de l'authenticité du livre, et par conséquent ne témoigne ni pour ni contre. Tous témoignent de l'état d'esprit, de la conviction au XI^ siècle, rien de plus. Donc en affirmant que, vers 1050, l'opinion unanime était qu'on discutait un livre de Scot, on conserve le témoignage intégral de ces auteurs. Si d'autre part on établit comment s'est formée cette opinion erronée, les déclarations de Bérenger, Lan- franc, Durand et Ascelin ne peuvent rien contre notre thèse.
En second lieu, ces témoins sont des témoins tardifs.
Qu'une opinion erronée sur l'origine d'un livre du IX® siè- cle circule au temps du Concile de Verceil, on ne doit pas s'en étonner ; c'est un fait qui n'offre rien d'invraisem- blable. Nous sommes deux cents ans environ après l'événe- ment. C'est un temps suffisant pour que des témoins soient victimes d'une erreur, surtout lorsqu'il s'agit du XI« siècle.
De plus, il s'agit d'une question qui n'intéresse à aucun titre les contemporains. Le livre est- il ou n'est-il pas d'Eri- gène ? Le problème ne se pose pas. Nous savons que des manuscrits circulaient sans nom d'auteur S et que des auteurs étaient cités sous un nom différent du leur. L'au- thenticité importait peu.
1. Par exemple, le traité d'Hériger, la lettre de Raban Maur à'^Egilon, l'anonyme d'Achéry. — Cette coutume s'est étendue à une bonne partie du Moyen Age. Voir des exemples dans Boileatj, Dissert, in lib. de cor- pore et sanguine Domini, ap. Migne, P. L., t. CXXI, col. 173.
APPENDICE I 283
Dans ces conditions, nous n'avons donc pas un témoi- gnage de grande valeur. On n'affirme le fait qu'en se basant sur l'opinion commune de son époque ; et, en l'espèce, l'opinion commune est loin d'être compétente.
En effet, cette opinion, sur quoi repose-t-elle ? Elle ne repose pas sur la tradition. En effet, au IX^ siècle, Hincmar ne parle nullement d'un livre de Scot, il ne parle que de ses erreurs ; Adrevald écrit contre les « inepties » du philoso- phe, il ne parle pas davantage d'un traité De corpore. Hériger, un siècle plus tard, parle de Paschase, de Ra- tramne, de Raban, d'Héribald d'Auxerre, il ne dit rien de Scot. En aurait-il été de même si ce dernier avait écrit un ouvrage sur l'Eucharistie ?
La tradition ne fournissait qu'une donnée : c'était que Scot avait professé des erreurs. Or ces erreurs ne se trou- vent-elles pas dans les Commentaires sur l'Exposition de la Hiérarch'ie céleste de Denys l'Aréopagite, et sur l'Expo- sition de la Hiérarchie ecclésiastique ? Ne se trouveraient- elles pas aussi dans le Commentaire sur le chapitre VI de Saint Jean, si nous le possédions en entier ? Et tous ces passages ne suffisent-ils point à justifier la tradition ?
L'opinion qui attribuait, au XI^ siècle, à Scot un traité De corpore s'écartant de cette tradition, n'offre aucune garan- tie de certitude. C'est pourquoi il vaut mieux l'abandonner, et tenir pour certain ce qui est prouvé. Et cela d'autant plus que l'on peut expliquer facilement comment, du fait qu'on savait que le philosophe irlandais avait enseigné des erreurs sur l'Eucharistie, on en est arrivé à conclure qu'il avait écrit un traité sur ce sujet.
Il est possible, en effet, que, dans les écoles de Chartres, ou de Tours ^ un écolâtre, Bérenger lui-même peut-être, ait trouvé, vers 1047, un manuscrit anonyme de l'œuvre
1. On sait l'influence de Scot Erigène sur les Chartrains. Là il était donc assez naturel qu'on attribuât au philosophe un ouvrage qui pré- sentait des analogies avec ses propres œuvres.
D'autre part, dans la lutte bérengarienne, Ascelin est le seul qui ait cité, et de bonne heure, le fameux traité. Lanfranc en emporta un exem- plaire à Rome. Tout porte à croire que c'est dans les environs de Chartres qu'auront été retrouvés les exemplaires de Ratramne, qui circulèrent ensuite dans la Normandie.
284 DLR.VXD DE TROARN
de Ratramne. Voyant que l'œuvre était dédiée à Charles le Chauve, comme toutes les œuvres de Scot, ne se sera-t-il pas facilement persuadé qu'il avait devant lui un manus- crit d'Erigène, et, sans chercher davantage, ne l'aura-t-il pas attribué à Scot, comme dans le même temps, on attri- bue à Gerbert un manuscrit anonyme d'Hériger ^ ?
Cette conjecture ne pourra jamais être une certitude, mais elle est le seul moyen de rendre compte des faits, et de concilier entre elles toutes les données acquises que nous possédons ^.
Sans elle, comment expliquer le silence profond où gît le livre de Ratramne durant une controverse où il était de première nécessité ? Sans elle, comment expliquer que Bérenger et ses partisans n'aient pas apporté le témoi- gnage de ce traité si important pour appuyer et justifier leurs assertions? Si les deux livres avaient existé, comment l'un aurait-il été inconnu au moment de la lutte, et connu par la postérité, et l'autre connu, condamné et réfuté, puis perdu pour les autres siècles ?
Avec elle au contraire on explique aisément, par les
1. Un détail semble confirmer cette conjecture : dans les traités signés de Ratramne, le titre est ainsi conçu : < Liber Ratramni de corpore et sanguine Domini. >> Or, Lanfranc nous rapporte que le livre de Verceil avait pour titre : < De Evicharistia > . Pourquoi ? Sinon parce que le titre aurait été mis après coup par un copiste. — Et il est intéressant de remar- quer que ce fait que nous signalons ici pour appuyer notre conjecture, s'est passé également poiu- les mamiscrits du traité d'Hériger : ce traité se trouve sur des manuscrits anonymes. Il se trouve dans des manuscrits signés. Les plus anciens manuscrits portent la formule : <! Erigeri ou Harigeri de corpore et sanguine Domini i\ Le manuscrit de Sirmond plus récent et anomine porte < De Eucharistia >. Le titre fut mis après coup. Ce qui s'est passé dans im cas n'a-t-il pas pu se passer dans l'au- tre ?
2. Notre hj^othèse ne s'appuie sur aucune in\Taisemblance. Le fait de l'existence d'écrits anonjTnes sur l'Eucharistie est certain. Mieux que cela, l'existence du traité de Ratramne comme Xvrre anonjTiie nous est attestée par le manuscrit d'Avranches. D'autre part les fragments du commentaire de Scot sur saint Jean qui nous sont parvenus sont ano- n\Tnes. Si les œuvres des deux auteurs circulaient ainsi sous le voile de l'anonymat, qvioi d'étonnant à ce qu'on les ait confondus ? Si l'on nous objecte que ces manuscrits sont de simples fragments, nous répon- drons : Pourquoi Bérenger n'aurait-il pas mis la main sur un fragment? Xe dit-il pas lui-même à Ascelin qu'il n'a pas lu tout le livre de Scot ? Comprendre ainsi le passage de sa lettre à Ascelin expliquerait bien mieux que Bérenger ait commencé à discuter avant d'avoir pu trouver l'ouvrage complet.
APPENDICE I 285
mœurs du temps, l'erreur prolongée qui fit attribuer à Scot le livre de Ratramne ; on explique tous les incidents de la lutte ; le silence gardé sur Ratramne ; la concentration des controverses autour d'un seul livre ; et l'on conçoit pour- quoi le livre de Scot est demeuré introuvable.
Il nous semble donc sage de nous arrêter à ces conclu- sions :
1° Scot a écrit sur l'Eucharistie, de façon à donner prise à la critique ;
2° Il a écrit ces propos plus ou moins hétérodoxes dans ses divers ouvrages, mais n'a pas écrit de traité spécial du Corps et du Sang du Christ ;
3° Le livre qui circula sous son nom, au XI^ siècle, est certainement le traité de Ratramne De cor pore et sanguine Domini ; et c'est ce traité qui rend compte de la doctrine de Bérenger ^
1. Parmi les auteurs qui admettent au moins que Scot n'a pas écrit de De corpore, citons : Floss : dans Migne, P. L., t. CXXII. — Steitz, dans la Realencyklopàdie fur protestantische Théologie und Kirche de Herzog, article Ratramn - (1905), p. 467. — Joh:n' M' Cliktock and Strong, Cyclopœdia of bihlical, iheological, and ecclesiastical littérature. vol. VIII, Art. Ratramnus, p. 924. (New- York, 1894). — Laufs, Theol. Stud. und. Krit. I, Hamburg, 1828, p. 755 ss.
ScKNTTZER, Bercnçar von Tours. — ]\Irs Alice Gardner, Studies in John ihe Scot (Erigena), London 1900, après avoir exposé les diverses opinions conclut en disant : « Whether there vere two distincts works or not, we must regard as an open question. » — Gore, Dissertations on suhje ts connected 'cith the Incarnation. Londres, 1895, p. 240, note 2. Harnach, Lehrbuch der Dogtnengeschichte, 3^ édit. Fribourg-en-Bris- gau, 1897, t. III, p. 348, note 2.
APPENDICE II
Adelmanni
ex Scholastico Leodiensi episcopi Brixiensis
De Eucharistiae Sacramento
ad Berengariutn epistola ^
Dilecto in Christo fratri scholastico Berengario Adel- mannus salutem in Domino.
« CoUactaneum te meum vocavi propter dulcissimum illud contubernium quod cum te adolescentulo, ipse ego maiusculus, in academia Garnotensi sub nostro illo vene- rabili Socrate iucundissime duxi ; cuius de convictu gloriari nobis dignius licet quam gloriabatur Plato, gratias agens naturse eo quod in diebus Socratis sui hominem se ^ non pecudem peperisset. Nos enim sanctiorem vitam salubrioremque doctrinam catholici et christianissimi hominis experti sumus, et nunc eius apud Deum precibus adiuvari sperare debemus. Neque enim putandus est memoriam, in qua nos tanquam in sinu materno semper ferebat, amisisse, aut vero charitas Christi, qua sicut filios amplectebatur, in eo exstincta est. Sed absque dubio memor nostri, diligens plenius quam cum in corpore mortis hujus peregrinaretur, invitât ad se votis et tacitis precibus, obtestans per sécréta illa et vespertina colloquia quse nobiscum in hortulo iuxta capellam, de civitate illa quam Deo volente senator nunc possidet, sœpius habebat, et obsecrans per lacrymas, quas interdum in medio sermone
1. Bibliotheca Patrum, t. XVIII, p. 438 ss. Migne, P. L., t.CXXXXIII, col. 1.289, ss. — Nous reproduisons le début d'après le texte de Migne, en signalant les variantes qu'il présente avec le texte de Marguerin de la Bigne.
2. Bibl. Patrum : et non pecudem.
288 DURAND DE TROARN
prorumpens, exundante sancti ardoris impetu, emanabat, ut illuc omni studio properemus, viam regiam directim gradientes, sanctorum Patrum vestigiis observantissime inhserentes, ut nullum prorsus in diverticulum, nullam in novam et fallacem semitam desiliamus, ne forte in laqueos et scandala incidamus ; quia, sicut ait Psalmista : Juxta iter scandalum posuerunt mihi ^ Nam quod est juxta iter, hoc est extra iter. De via autem quid dicit ? Fax multa diligentihus legem tiiam, et non est illis scandalum ^. Et quid est lex Domini, nisi via Domini ? Sicut in alio psalmo cantatur : Yiam mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meiim ^. Ergo in via, pax ; extra viam, scan- dalum. Hoc scandalum incurrunt qui, per haereses et schismata déviantes, pacem catholicam impius conten- tionibus rescindunt. Quos nihilominus in psal. XIII ita adnotatos advertimus : Contritio et infelicitas in viis eorum, et viam pacis non cognoverunt *. Ecce scandalum vel potius scandala ; nempe contritio et infelicitas seterna ; quœ occurrunt in semitis haereticorum viam pacis catholicse nosse recusantium. Avertat Dominus a te, sancte frater, semitas taies, et convertat pedes tuos in testimonia sua ; et mendaces ostendat qui famam tuam tam fœda labe macu- lare nituntur, spargentes usquequaque, ut non solum Lati- nas, verum etiam Teutonicas aures, inter quas diu pere- grinor, repleverint, quasi te ab unitate sanctae matris Ecclesiœ divulseris, et de corpore et sanguine Domini, quod quotidie in universa terra super sanctum altare immo- latur, aliter quam fides catholica teneat, sentire videaris : hoc est, ut illorum de te dictis utar, non esse verum corpus Christi neque verum sanguinem, sed figuram quamdam et similitudinem * !
1. Psaume CXXXIX, v. 6.
2. Psaume CXVIII,v. 165.
3. Ibid, vers 32.
4. Ps. XIII, V. 3.
5. Pour Adelmann, comme pour Durand, comme pour les contempo- rains, la question se résumait à une mise en doute par Bérenger de la présence réelle, tellement on était étranger à toute idée de présence figurative, ou d'impanation. Une fois nié le fait de la transsubstantiation unanimement admis, quoique philosophiquement inexpliqué encore, on en concluait à la négation de la présence réelle.
APPENDICE II 289
Haec ante hoc biennium cum audissem, fraternitatem tuam per epistolam convenire, idque ex teipso cerlius sciscitandum esse decrevi. Sciens porro familiarem tuum dominum Paulinum, Metensem primicerium, tibi propio- rem tibique aliquanto viciniorem esse, et mea petitione et sua poUicitatione delegavi sibi huius negotii exsecutionem. At ille (non enim in hac re laudare eum possum) negligens sive alterutrum sive utrumque nostrum, usque adhuc reliquit me suspensum. Sed divina gratia nos nunquam negligens inopinato mihi obtulit melius quam optabam. Optabam autem invenire hominem peregrinandi usu exercitatum, regionis et linguœ Francorum non ignarum ; et ecce stetit mihi e latere f rater iste G., ex tuo nomine me salutans. Obstupui prae gaudio, et tamen non potui tam repentino eventui fidem integram habere, quia frater item nullum abs te signum litteratorium (uti mos est inter amicos tam longe remotos tamque diu non visos) afferebat : quod tamen ipsum multis de causis facile persuasibilibus excusabat. Sive ergo vere, sive aliter hoc agebat, ego eum a Domino prœparatum mihi esse non difTidens, nolui diu- tius dissimulare quin ipse mente ac spiritu meo (praesen- tibus litteris tanquam pennis induto) per tanta terrarum spatia transvolarem, obsecrans per misericordiam Dei, per suavissimam memoriam Fulberti, ut pacem catholicam diligas, neque conturbes rempublicam christianœ civitatis bene compositam a maioribus nostris : pro qua tôt millia martyrum contra idololatriam et regnum diaboli fortiter €ertantes triumphaverunt, subindeque sancti doctores bella civilia ab hsereticis commota salutaris eloquentiœ fluminibus restinxerunt, itaque eam circumquaque munie- runt, ut iam novus hostis nullus oboriri queat, qui, adver- sus eam aliquid nitens, non continuo mille iaculis desuper ruentibus obruatur. Ideo confusi sunt omnes et defecerunt. Ubi enim sunt Manichsei, ubi Ariani ? Quonam tota illa factio perditissimorum civium evasit ? Gomputruit etiam memoria eorum. At vero Ambrosius, Augustinus, Hiero- nymus, et alii plures bestiarum talium oppressores, cum laudibus vivunt, quotidieque splendidius efïlorescunt.
HEURTEVE.NT. — DURAXD DE TROARX. 19
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Bonum est, frater, nobis parvulis sub istorum ducum titulis delitescere, quorum tam valida tamque probabilis est apud ecclesiasticas aures auctoritas sanctarum vir- tutum fulgore cœlestis sapientiœ luce preepoUens, ut extre- mse iam sit dementise, vel de ratione fidei, vel de ordine recte vivendi, eis in aliquo refragari. Quare ? Nonne homi- nes erant, et falli ab aliis, atque ipsi fallere alios poterant ? Ita enim dicit Scriptura verax, quia omnis homo men- dax \ Unde ergo eo culminis pervenerunt, ut iam ^ ratum habendum sit quidquid de divinis mysteriis senserunt, memoriœque mandaverunt ? Nam et gentiles magni qui- dam et nobiles philosophi multa falsa, quae iure contem- nimus, non solum de creatore Deo, sed de hoc mundo, et his qu9e in eo sunt, sensisse inveniuntur. Quid enim absur- dius affirmari potest, quam cœlum astraque omnia stare, terram vero rapida vertigine in medio eircumferri ; falli vero eos qui putent cœlestia moveri quemadmodum fal- luntur navigantes quibus turres atque arbores cum ipsis littoribus videntur recedere ? solem prseterea non calere, nivem nigram esse, audire quis ferat ?
Sunt apud illos plura œque monstruosa, quae prosequi longum est et nugatorium. De quibus Doctor noster : Dicentes, inquit, se esse sapientes, stulti facti sunt ', Non hos elegit Dominus, qui superbiae inflati spiritu, evanue- runt in cogitationibus suis. At nostri illi Patres humiles corde ac pauperes spiritu, pro quibus Salvator Patrem glorificat hoc modo : Confiteor tibi, Pater, Domine cxli et terrœ, qui abscondisti hœc a sapientibus et prudentibus, et revelasti ea parvulis \ ideo veraces sunt, quia participa- verunt et cohseserunt illi qui ait : Ego sum via, veritas et vita ^ De quo etiam intus didicerunt, quod de sacramento hoc, de quo agimus, foris docuerunt ^ Audierunt enim
1. Ps. cxv,v. 11.
2. Bibl. Pat. : tam.
3. Rom. I, 22.
4. Matt. XI, 25.
5. Jean XIV, 6.
fi. Ici conimence à proprement parler la théorie eucharistique d'A- delmann. La chair et le sang du Christ sont dans le sacrement de l'autel, parce que J.-C. l'a ainsi voulu, comme nous le rapportent des témoins dignes de foi.
APPENDICE II 391
eum de seipso in Evangelio prœdicantem : Ego sum panis vivus qui de cœlo descendu Si quis manducaverit de hoc pane, vivet in œterniim : et panis quem ego dabo, caro mea est, pro mundi vita ^. Dabo, inqait, non ait dedi. Quando ergo cœpit dare ? Quando, pridie qiiam pateretur accepit panem, et eleçatis ociilis in cœlum, gratias agens henedixit, f régit, dédit discipiilis suis, dicens : Accipite et comedite, hoc est corpus meum. Similiter et calicem, postquam cœnavit, dicens : Accipite et hihite ex eo omnes. Hic est calix sanguinis mei, qui pro vobis et pro multis effundetur in remissionem peccatorum. Quis hoc ita esse non crédit nisi qui aut Christo non crédit, aut ipsum hoc dixisse non crédit ? Sed de incredulis nihil ad nos. Dixisse autem Christum, testes non duo tantum aut très, in quibus stat omne verbum, sed quatuor probatissimi certissimique existunt : duo sciUcet ex circumcisione, et duo ex prsepatio, ut uterque populus suis ac legitimis auctoritatibus, sive ad salutem, sive ad iudi- cium uteretur. Dixit utique, dixit ille qui dixit et facta sunt. Qui enim dixit in principio : Fiat lux, et facta est lux de nihilo "-, non potuit dicendo de pane, Hoc est corpus meum, ita fieri efTicere ? Et qui tacita virtute aquam vertit in vinum, non efficacius poterat (si quid tamen effîcacius de Deo dici débet) sonante vocaliter eadem vir- tute, vinum ipsum in sanguinem suum transferre ? Quod si quis apud se dicat potuisse hoc facere unum illum homi- nem, qui etiam Deus erat ; cœteris vero qui hoc non sint, impossibile esse : nos quoque cum eo sentimus, sic tamen ut per ministerium humanum, Christum ipsum operari fatea- mur.Dixerat enim cum adhuc essetcum hominibus mortalis: Sine me nihil potestis facere ^. Et immortaUs efîectus, cum c:elos ascensurus corporahter esset : Ecceego,m(\mi,vobis- cum sum omnibus diebus usque ad consummationem sœ- culi *. Quia enim ex duabus naturis diversis (altéra cir-
1. Joan VI, 51, 52.
2. Gren 1, 3. — Adelmam montre que le miracle de la conversion du pain et du vin est possible à Dieu ; et qu'il peut très bien le réaliser au moyen d'un ministère humain.
3. Joan XV, 5.
4. Matt XXVIII, 20.
292 DURAND DE TROARN
^^fc*^*" cumscripta, altéra incircumscripta) compersonatus, per circumscriptam de loco ad locum transmigrabat ; per incir-
, A cumscriptam vero, qua illocaliter ubique est totus, cum eis remanebat : nec tamen Filium Dei a Filio hominis separabat. Denique et priusquam Filius hominis actu ascenderet in cœlum, cum Filio Dei ibi erat,ipso attestante, ubi ait : Et nemo ascendit in cœlum, nisi qui descendit de cœlo, Filius hominis qui est in cœlo ^. Si ergo ibi erat per unitatem personse, quo nondum ascenderat per proprie- tatem naturœ, propter eamdem unitatem, cœlum ascen- dens, cum hominibus in terra remanebat. Quis enim alius dicebat : Saule, Saule, quid me persequeris ^ ? Neque putandus est ei angélus pro Christo apparuisse, cum ipse Saulus effectus Paulus postea dicat : Novissime omnium tanquam abortico, visus est et mihi '. Et alio loco : Nonne Dominum Jesum Christum ndi * ? Aut vero Saulus adhuc infidelis raptus est in cœlum, ut illic ei Christus loqueretur ; aut ipse Christus descendit e cœlo, quod semel tantum fieri oportet in voce archangeli et in tuba Dei, quando omnes qui in monumentis sunt audientes ^ vocem Filii Dei % procèdent ? Ipse igitur cum hominibus manens sem- per, et homines baptizat per homines, et consecrat quid- quid per homines consecratur. Utrumque enim in Evan- gelio habemus, et quod Jésus baptizaret, et quod ipse non baptizaret, sed discipuli ejus. Baptizat nimirum, quia quando corpus sub quibusdam verbis solemnibus in aqua mersatur, ipse animam mortuam, peccata remittendo, vivificat, sicut in Evangelio loquitur : Venit hora et nunc est, quando mortui audient vocem Filii Dei, et qui audierint, vivent ' ; quod non nisi de resurrectione animarum accipi
1. IJoan,III, 13.
2. Act., IX, 4. — Exemples où la présence du Christ sur la terre a été constatée.
3. / Cor., XV, 8.
4. / Cor., IX, 1.
5. Bibl. Patr. : audient.
6. I Jean., V., 28.
7. Ibid, 25. La présence de Jésus pour baptiser est plutôt étrange. De ce qu'il est cause efficiente principale de la régénération baptismale, il ne suit pas qu'il est réellement présent.
APPE^fDICE II 298
potest. Baptizat et homo, per cuius manus et linguam opus illud administratur ; sed maxime et principaliter ille baptizat, qui vim et efficientiam totam prsestat : Propter quod dictum est Joanni Baptistae : Super quem videris Spiritum descendentcm et manentem super eum, hic est qui baptizat ^ Alioquin baptismus unus non esset ; sed prout meritum se haberet baptizantis, alius dignior, alius indi- gnior fieret ; et quem homo sanctior baptizaret, ille melius baptizatus esset. Sed absit ! quia quicunque baptizat in nomine Patris et Fili et Spiritus Sancti, dignus an indi- gnus, sanctus aut peccator, catholicus aut hsereticus, nihil interest ; quoniam ministerium illorum tantummodo est, nec ab eis, sed per eos (si recte loqui volumus) baptizatur. Ghristus igitur per manum et os sacerdotis baptizat, Chris- tus per manum et os sacerdotis corpus et sanguinem suum créât. An experimentum quœritis eius qui in me loquitur Christus. Dicebat quidem hoc Apostolus non arroganter se efferendo, sed veraciter docendo, Christum in ministris suis et loqui quod ipsi loqui audiuntur, et operari quse ipsi facere videntur ; propter quod sacerdos est in aeternum, quia ipse est qui baptizat et qui immolât. Nam quod semel fecit passibiliter per semetipsum, id quotidie agit impas- sibiliter per eos quibus dédit potestatem filios Dei fieri. Nec aliter melius posse intelligi puto quod Apostolus de illo ait : Qui est ad dexteram Patris, qui etiam interpellât pro nohis S quam ut interpellatio ista fiat non verba pro- ferendo, sed obedientiam atque humanitatem suam per commemorationem passionis Deo Patri commendando. Hoc quoque in eiusdem sacramenti institutione, cum iam sub articulo ipsius passionis agonizaret, et ad dolores carnis mox futures prœscio spiritu pavitaret, hoc, inquam, cer- tissimum pignus sui, dilectis discipulis relinquens : Hoc facite, inquit, in meam commemorationem ^; commemo- rationem, inquam, charitatis erga vos, pro quibus animam meam pono, et obedientiae apud Patrem, quia sicut man-
1. Joan., 1, 33.
2. Rom., VIII, 34. .-^ Luc, XXII, 19.
ag^ DURAND DE TROARN
datum dédit mihi Pater, sic fado ^ Quod si quos movet cur hoc sacramentum non visibiliter transmutetur in speciem carnis et sanguinis, attendant quod Apostolus ait : Per fidem ambiilamus, et non per speciem. Est autem fides (ipse defmivit) sperandarum suhstantia rerum, argu- mentum non apparentium ^ Si enim id quod intus sunt, foris sacramenta ostenderent, fides, ex qua iiistus vivit, non solum otiosa, verum nulla omnino esset. Quod enim videt guis, qui sperat ? Ut ergo fides exerceatur credendo quod non apparet, vitale sacramentum sub specie corporea viriliter latet, uti anima in corpore. Denique et baptismi aqua quœlibet oculis intuentium videtur, et homo bapti- zatus, quid aliud quam quod antea erat, apparet ? Non enim ex nigro albus, aut ex illitterato grammaticus, per lavacrum régénéra tionis efficitur. O animalis homo, qui non percipit ea quee Dei sunt ! 0 caro carnalibus phantasiis magis quam vino ebria ! quousque ab his tam infeliciter ludificaberis ? Non enim similis est hic error denegationi salutis animarum, aut illusionibus somniorum, aut de aquis et speculis resultantium imaginationum, quia ibi sine periculo fallitur, hic cum detrimento irrecuperabili, nisi resipiscatur, erratur. Expergiscere ergo et clama : Injelix ego homo ! guis me liberabit de corpore mortis hujus ^ ? Et respondebit tibi apostolica consolatio : Gratia Dei per Jesum Christum Dominum nostrum ^ Quod et si credimus verum esse non liberari hominem non solum a molestia spiritualis pugnae (quam hoc in loco rnortem appellat), sed nec a miseria errorum, nisi gratia Dei per Jesum Christum Dominum nostrum, melius tamen id intelligimus si humanse naturœ concretionem et vim, quœ nimirum in sensu cor- poris et animi intellectu tota constat, diligenter inspiciamus, et quid per utrumque, quidve per alterutrum valeat, bre- viter perstringamus *. Sunt namque multa quœ solo sensu
l.Joan.,XIV,3l. — Pourquoi dans l'Eucharistie, la conversio n'apparaît- elle pas aux yeux? Parce que, dit-il, s'il en était ainsi, il n'y aurait plus de foi possible, nous verrions, nous saurions, nous n'aurions rien à croire.
2. Heb., XI, 1.
3. Rom., VII, 24.
4. Ibid., 25.
4. Bibl. Pat. : perstringcnius.
appe:«dige II 295
corporis agimus, sicut audire et videre ; pleraque, sicut légère et scribere, quae communiter sensus cum intellectu administrât ; plurima vero, ad quœ sensui nullus prorsiis accessus esse potest, sicut ad rationem numerorurn, ad proportiones sonorum, et omnino ad notiones rerum incor- porearum, quœ omnia quilibet intellectus, sed purus atque etiam usu limatus percipere meretur. Nec me fugit illa prima, quœ duas istas potentias praecedit, sed ad nostrum institutum nihil visa est attinere, et curandum est ne longiore quam oportet utamur digressione. Gonamnr enim adjuvante divina gratia, ostendere quod nulla humana facultas, quse plane et ipsa est divina largitas, nequaquam tamen suiïiciens sit (quamlibet se extendat) ad comprehen- dendam altitudinem sacramentorum quibus initiamur et perfîcimur ad aeternam salutem quœ est in Christo Jesu Domino nostro. Proponamus itaque baptismum ipsum, et quid ibi sensus, quid ratio deprehendat, videamus. Liquorem esse aliquem, interrogatus tactus pronuntiat ; visus, si forte in vase est, quisnam liquor sit addubitat ; sed gustus, tanquam tertius testis adhibitus, aquam esse incunctanter explorât. Ulterius, nisi fallor, bac in re oifi- cium suum sensus non pollicetur. At ratio longe lateque pénétrât interius, naturamque insensibilem perspicaciter intuetur, hoc est, mobilem atque obtusam esse, humidam substantialiter, frigidam naturaliter, in aerem sive in terram converti eam possibile esse : et si quid adhuc aliud quod novimus aut ignoramus, de natura aquarum indagari potest. Quomodo autem per aquam et spiritum anima regeneretur, peccatorumque remissio tribuatur : sicut sensus carnis paulo ante docebatur non posse ad rationis excellentiam ascendere, ita profecto et minus forsitan valet ratio ad hoc inscrutabile arcanum aspirare ; et tamen firmiter tenemus, verissime confitemur, aniinam incorpo- ream per aquam corpoream renasci, atque in eum statum quo fuerat Adam nondum praevaricans, reparari.
Deum quoque ipsum, cujus œnigma omnem superat intellectum, non solum novimus esse quod infidèles fatean- tur ; verum etiam unum eumdemque trium personarum
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incircumscriptum, ubique illocaliter totum ; neque lamen sensu aut ratione habemus hoc comprehensum \ Unde ergo id percipimus ? Et quid amplius quam animal ratio- nale sumus? Hic prorsus euigila, atque animaduerte, prae- ter sensum et rationem, tertium quoddam praestantius, quo Deum ipsum attingere possumus, nos habere, non innatum sed ex gratia Dei collatum, hoc vero esse fidem christianam. Quo bono, nihil meHus nihilque beatius in hac vita humano generi potuit prouenire quod ipse media- tor Dei et hominum, omnem naturam tam creatam quam creatricem in seipso gerens, quando voluit, et quibus voluit, non quibus debuit {alioquin gratia iam non esset) gratia prorogauit. Hac duce nocturna, ut ait Tulhus de cynosura, fidenter atque inerranter dirigimur per mare huius saeculi non portuosum et densissima errorum caligine undique circumfusum. Hic plane thésaurus ille est, quem a sapien- tihus et prudentihus abscondit et revelauit paruulis ; et hsec est illa gratia Dei, qua se apostolus liberandum esse confi- dit per lesum Christum Dominum nostrum 2. Cuius qui- dem fidei quantas laudes quantaque prseconia in epistola ad Hebraeos exsequatur, longum est, occupatissimo et properanti ad calcem epistolse, pertractare, Satis iam mihi videor, si forte et tibi videar, id quod tantopere molie- bar, exsecutus esse, siquidem : Vt sacramenta christiana non sint humana ratione, oui impossibile est ea compre- hendere, discutienda, sed Fide, hoc est diuino illo munere, immobiliter retinenda. Nam cum in baptismo nihil amplius quam aquam sensus et ratio deprehendat, fides intror-
1. Ici se termine la partie éditée par la Bibliothèque des Pères de Lyon, et Migne.
Les éditexirs avaient ajouté : « Videntur multa déesse ». — Nous reproduisons la fin de la lettre d'après une copie de Schmid, faite en Alle- magne, que M. l'abbé Clerval avait pu se procurer, et a eu l'amabilité de nous conununiquer.
2. Cette petite dissertation sur les trois modes de connaissance : les sens, la raison, la foi, et sur leur domaine respectif, est très significative. Elle nous montre qu'Adelmann n'était nullement du parti dialecticien, mais plutôt du groupe des théologiens mystiques. L'on peut penser que Bérenger ne fut guère touché par cette déclaration de principes qu'il n'admettait point. Mais il était bon de les lui rappeler.
L'auteur fait ensuite l'application de ces principes et dit que la con- naissance des sacrements est du domaine de la foi.
APPENDICE II 297
sum descendens, virtutem in eo uiuificam perspicit atque simpliciter intuetur. Ideo autem dixi : simpliciter ; quia nuUo modo melius, quam simpliciter fide, custoditur. Odit enim Dominus nimios scrutatores ; quod in pâtre loannis Baptistae declaratur, et in eo qui baptismi myste- rium curiosius inuestigans, graui repulsus eulogio audiuit : Tu es magister in Israël, et hase ignoras ^ ? Sed scatet sem- per humanus animus, et eorum maxime, qui per philoso- phiam et inanem quandam fallaciam magnum aliquid sibi esse videntur, gestiens rerum omnium causas et rationes enucleatim decerpere, quod tamen, sicut de creaturse statu atque habitu non est superfluum, ita prorsus de crea- toris sensu atque consilio, nimis est temerarium. Quis enim cognouit sensum Domini ^ ? Attamen iidem doctores pompatici auditores suos a sensibilibus ad intelligibilia magnopere auocare soient, voluntque eos, auctoritate sua contentos, multa quse necdum intellegunt, credere. Quanto igitur œquius est, nos terrigenas vermiculos, cœlesti magis- tro subiici, eique per omnia credulos esse, qui tam falli, quam fallere nescius, quia veritas est, omnia quœcumque vult, facit, quia omnipotens est ? Et rêvera, quid magnum est creatori, panem in corpus suum inuisibiliter conuertere, quem cottidie in corpus nostrum inuisibiliter facit transire ? Vnde enim caro, unde ossa et nerui, nisi ex cibis variis, quibus, vt scimus, in id molis ac roboris surrexerunt ? Vnde vero sanguis atque humores cseteri, quibus corpora nostra perluuntur, nisi ex his, quœ potando haurimus ? Quod cum nemo dubitet verum esse, nemo tamen, quo modo fiat, vllo sensu corporeo deprehendere valet. Ideo apostolus, propheticum testimonium sibi aduocans, lustus, inquit, ex Fide viuit '. Et ipse Dominus, titubanti discipulo visu et tactu satisfaciens, ait : Quia vidisti me, credidisti ; beati qui non nderunt, et crediderunt * / Si ergo beati qui credunt, miseri sine dubio, qui non credunt. Quod ne simus, creda- mus, frater, quicquid de salutaribus sacramentis, anima-
1. Joan., III, 10.
2. Rom., XI, 34.
3. Rom.,l,n.
4. Joan., XX, 29.
agS DURAND DE TROARN
rum nostrarum medicus nobis ordinauit, qui plagas illas, a latronibus impositas, quas sacerdos et leuita sibi prorsus incurabiles praeterierant, hic Samaritanus noster curare descendens, Sacramenta ista, velut antidota qusedam et cataplasmata, praeparauit ; sine quibus vitam et salutem eeternam impossibile est nobis conferri, vt beatus pater Augustinus, in libro baptismorum paruulorum ait : Optime, inquit, Piinici Christiani haptismum ipsiim nihil aliiid qiiam salutem, et sacramentum corporis Christi nihil aliud quam vitam vocant. Vnde ? nisi, quia ex antiqua, existimo, et apostolica traditione didicerunt, prœter baptis- mum et participationem mensœ dominicee, non solum ad regniim Dei, sed nec ad salutem seternam passe quemquam hominem periienire. Hoc doctor magnificentissimus. Quem nos pueri sequentes, licet non passibus œquis, eadem tamen via gradientes, credamus, corde et ore confiteamur, verum corpus Christi esse, quod inuisibih virtute Christi, per visibile ministerium sacerdotis, de pane materiali creatur. Credamus etiam, omnes renatos ex aqua et spiritu, hoc sumentes, ipsi Christo incorporari ^ Quahter autem incor- porentur, etsi impossibile est ralione probari, vsu tamen rerum domesticarum perfacile est credi. Si enim sal, piper, siue ahud fermentum, massam quamlibet corripiens, ita eam vi propria pénétrât, ut in suum saporem totam conuer- tat : cur incredibile videatur, tanto hoc tamque effîcaci sacramento, totum hominem in meHus permutari, nisi eum, qui iudicium sibi manducat et bibit, non diiudicans corpus et sanguinem Domini - ? Magnum vero, dicat apud se aliquis, si tamen multiplex est corpus Christi ! Magnum et mirifîcum est, quod credatur et in cœlo immortaliter regnare, et in terra, variis corruptionibus obnoxium, mor- taliter laborare ! hoc quippe est beatum et miserum simul esse ! Ita plane est. Habemus enim vtriusque rei firmissi- mum documentum. Nam cum Apostolus de membris Christi, hoc est fidelibus, loqueretur, Sicut, inquit, corpus
1. Ce passage indique" clairement qu'Adelmann n'était nullement au courant des idées professées par l'hérésiarque.
2. / Cor., XI, 29.
APPENDICE II 299
vnum est, et membra habet multa, omnia autem membra corporis cum sint multa, vnum est corpus, sic est Christus ^ Ecce quomodo corpus et caput vnum facit, vtrumque scilicet appellans. Qui forsitan est et ille vir, de quo alibi dicit : Donec omnes occurramus in cirum perfectum -. Non ait : in viros perfectos, sed in virum perfectum. Cuius viri caput est ipse, qui natus ex Maria Virgine, mortuus est et resurrexit ; membra vero omnes eiecti, ab initio usque ad consummationem sœculi. Et quemadmodum in capite corporis nostri sensus omnes ipsaque ratio versatur, in csetero tamen corpore solus tactus, membris singulis officia singula sortitis, inuenitur, ita nimirum de ipso capite nostro apostolus. In quo su?ït, ait, omnes thesauri sapienîiœ et scientiœ absconditi ^. Et item : In ipso, inquit, habitat omnis plenitudo divinitatis corporaliter *. Vtque hanc simi- litudinem comprobaret, paullo ante preemisit : Et ipse est caput corporis ecclesix '\ De membris porro sic loquitur : Vnicuique nostrum data est gratia secundum mensuram dona- tionis Christi ". Idem quoque ipse, verum profecto mem- brum illius capitis, de semet ipso dicit : Vt suppleam, inquit, ea, guœ desunt passionum Christi in carne mea ^ Passiones vtique Christi, ea, quœ Paulus ipse patiebatur, vocans. Christus igitur patiebatur in Paulo, crucifigebatur in Petro, Petrus et Paulus in Christo conuersabantur in cœlo. Nostra, inquit, conuersatio in cœlis est ^. Et alibi multo fiducialius : Qui conuiuificaçit nos, inquit, et consedere fecit in cœles- tibus in Christo ^ Mirum sane ! Adhuc colaphizabatur ab angelo Satanse in terra, et tamen gloriatur se conresus- citatum consedere in cœlestibus in Christo. Sed propter illam unionem atque compagem membrorum hoc dicit. Quam alibi euidentius commemorans. Si patitur, inquit,
1. / Cor., XII, 12.
2. Eph., IV. 3.
3. Col., II, 3.
4. Col., II, 9.
5. Col., I, 18.
6. Eph., IV, 7.
7. Col., I, 24.
>'. Phil., III, 20. 9. Eph., II, 5.
300 DURAND DE TROAUN
çnum membrum, conpatiuntur et omnia membra et si glo- rificatur vnum membrum congaudent omnia membra K Hoc quoque ipse Dominus in euangelio saepe facit. Gum enim dicit : Ego sum vitis, et vos palmites -, et nisi granum fru- menti, cadens in terram, mortuum fuerit, ipsum solum manet ; si autem mortuum fuerit, multum fructum affert ', quid per has similitudines, nisi eandem compagem insi- nuât ? quam ipse membris suis tanta benignitate dignatus est conferre, vt eis gloriam suam contulerit, et ipsorum vicissim iniurias in se transferre nuUo discrimine voluerit, excepto quod, sicut vitis et palmites, cum sint vnum lignum, non tamen vitis a palmitibus quicquam accipit, sed ipsa palmitibus, id unde fructificent, immittit : et multa grana frumenti, ex vno prodeuntia, quamquam id ipsum sint omnia, debent tamen vni illi, quod sunt, tamquam principis, nihil autem ipsum illis. Gratia, inquit, Dei sum id quod sum *, quidam fructuosus palmes et granum. fruc- tiferum. Ita ipse, nihil aliunde mutuatus, quicquid in quolibet sanctorum boni est, inspirando immittit, et adiuvando perficit. Pertinere etiam ad hoc videtur visio illa Nabuchodonosor régis, de lapide paruo, id est, de Christo, qui de monte sine manibus abscisus % idem absque semine humano generatus creuit in montem magnum, et totam terram implevit ^ De monte abscisus creuit in mon- tem, quia corpus quod de massa humani generis modicum assumsit, accedente undique fidelium numéro, in immen- sum sese dilatans, crescere vsque in fmem saeculi, donec totam terram impleat, non desistit. Hoc igitur, iam in ipso capite plene perfecteque glorificatum, deinde in quibusdam membris, de quibus scriptum est, multa cor- pora sanctorum, qui dormierant, surrexerunt ^ et bene beatique in cplo recumbunt. In aliis vero adhuc laborat,
1. / Cor, X, 26.
2. Joan.,XV, 5.
3. Joan., XII, 24.
4. / Cor., XV, 10.
5. Dan., II, 34.
6. Ihid.. II, 35.
7. Matt., XXVII, 52.
A.PPEJJDICE II 3oi
/
vitam quippe hanc mortalem agentibus, in corpore isto tamquam in carcere morantibus, gementibus dissolut et esse ciim Christo cupientibus \ Sunt prœterea et alia eius- dem maximi et vere gigantei corporis membra, (neque enim frustra de illo cantatur in psalmo : Exultauit ut gigas ^ quœ, tametsi exuta penitus omni labe corporea, féliciter gloriantur, adhuc tamen beatificata auctius, resuscitatis in fine, coaptatisque denuo corporibus immor- taliter victuris, spem firmissimam praestolantur. Et hanc forte diuersitatem partium, quibus corpus hoc mirabile est consertum, intuebatur psalmista, eructans in spiritu verbum ' ; Astitit, inquit, regina a dextris tuis, in vestitu deaurato, circumdata varietate *. Qaae est enim regina, nisi sponsa régis ilHus, de quo protinus subinfertur : Et con- cupiscet rex décorent tuum, quoniam ipse est Dominus Deus tuus? ' Etenim rex ipse est Deus, ipse sponsus, ipse caput eius : hœc porro est ecclesia ipsius, ancilla per naturam, sponsa vero et corpus efîecta per gratiam, impleto sacra- mento, quod a saeculo promissum erat : Erunt duo in carne vna. Quae nimirum circumdata est varietate membrorum, aliorum regnantium atque epulantium, aliorum segrotan- tium, in lacrumis seminantium, redemtionemque corporis sui expectantium. Sed hoc non semper ; aUoquin nihil vsquam miserabiHus esset. Quam diu ergo ? Et quousque ? Intérim dum rex in accubitu sua iacet ®, moram quidem faciens ', sed plane venturus. Qui cum apparuerit, ipsius vita, tune et illa apparebit cum ipso in gloria ^• tune denique varietas illa penitus aufferetur, cum absorpta morte in Victoria S totum hoc corpus beata immortalitate vestietur, membraque omnia, capite suo configurata, proprio mutuo- que décore vnanimiter congaudebunt. Dominus quoque
1. Phil., I, 23.
2. Ps., XIX, 6.
3. Pa., XLV, 1.
4. /&., V. 10.
5. Ib., V. 12.
6. Cantic., I, 12.
7. Petr., III, 9.
8. Col., III, 4.
'J. / Cor., XV, 54.
302 DURAND DE TROAR>
Jésus tradito regno Deo et Patri, euacuataque omni virtute et potestate S exhibebit sibi ecclesiam non habentem macu- lam, neque rugam, aut quicquam eiusmodi ^ et erit Deus omnia in omnibus ^. Poterat hoc latius atque limatius per- tractari, poterant exempla euangelica atque apostolica, in id ipsum consonantia, cumulatissime advoveri, sed et ex voluminibus orthodoxorum patrum multa testimonionim turba, multos' nimirum codices impletura, ad médium deduci. Et fecissem quidem, si talium insueto, ac tantum sœcularibus litteris armato, opusculum hoc condidissem. Sed audiui, iam pridem te ilhs valefecisse, atque sacris lectionibus sedulo insudare, vt mirum atque incredibile videatur taie quippiam abs te oriri potuisse, nisi, quod aiunt (vt pace tua dixerim) te, nouitatum captatorem, veteres accusare, atque probatissimos scriptores artium exauctorare, adeo vt Priscianum, Donatum, Boetium prorsus contemnas, multaque eorum dicta, quse erudi- torum omnium vsu comprobante, ad nos vsque demanarunt opposita auctoritate tua, euertere coneris. Quse res tametsi plena est audaciœ pervicacis, utcunque tamen ferri tole- rabiUus potest, quoniam ad salutem eeternam nullum forte aut certe minimum discrimen habet. Quicquid autem est, in quo fides pericUtatur, quse nos ducit ad vitam, id omni animœ volenti pie viuere in Christo lesu, cautissime est a se repellendum, in proximo, quamtumuis coniunctissirao, acerrime impugnandum, seuerissimeque vindicandum, iuxta illud cœlestis oracuh edictum : Si oculiis tuas, vel manus tua, vel pes tuus scandalizat te, crue, abscinde et proiice abs te *. Proinde cum audirem, saepe iuvenes quosdam, qui ad nos descenderant, in claustris suis a prœlatis eorum regulariter pulsatos esse, eo quod in lectionibus ecclesias- ticis accentus tuos insolenter vsurparent, auresque fra- trum aliter imbutas, inusitatis quorundam verborum prolationibus offenderent, pro nihilo ducebam. Hoc autem
1. Ihid., V. 22.
2. Eph., V, 27.
3. I Cor., XV, 28.
4. Matt., V., 30.
APPENDICE II 3o3
genus blasphemiae nuUo modo supersedendum putaui, primo vt deuiantem proximum corrigere tentarem, deinde ne (vt sunt homines ad detrahendum prœcipites) ego errori illi affinis esse, ipso silenlio existimarer. Hortor itaque fraternitatem tuam in Domino, si vitam diligis, quod indubitanter facis, si videre vis bonos dies, coerceas cor tiium et linguam tuam ab hoc malo, et agas pœniten- tiam, si nosti bac peste percussam esse conscientiam. Nec te deterreat piidor hominum, sed potius compellat illius terror qui ait ; Qui scandalizauerit vnum de pusillis istis qui credunt in me, expedit ei, ut suspendatur mola asinaria in.collo eius, et dimergatur in profundum maris ^ Si enim sic vindicatur, qui vnum scandalizat, quanto dignior est supplicio, qui ecclesiam totam conturbat ? Nec tamen ille desperet. Absit enim vt vlla moles, quamvis ingens, humanse prauitatis, obstruere posse putetur fontem divinae bonitatis, quoniam etsi peccatum abundat, sed desuper abundat. gratia -. Epistolam eandem, sed paulo largiorem, ecce iam secundo tibi mitto, quoniam properante legato priore, propositam qusestionem : de tripartita corporis Christi distinctione, commode expedire copia non fuit. Credo etiam in manus tuas nondum illam peruenisse. Nequaquam silentium tam diu tenuisses maxime obse- cratus a me, per viscera misecordiae Dei nostri ; quod et nunc itero, vt quantocyus rescriberes et refelleres ab animo meo scrupulum, diu anxieque insidentem. Et pax Dei, quae exsuperat omneni sensum, custodiat cor tuum et intelli- gentiam tuam ^ in pace catholica quiescentem ! quam quis- quis non amat, nec amet, nec ametur ab vllo, nisi resi- piscat.
1. Matt., XVIII, 6.
2. Rom., V, 20,
3. Phil, IV, 7.
TABLE ONOMASTIQUE
Abbaudus, 205.
Abbon, de Fleury, 21, 32, 39.
Adalbéron, 21.
AuELMANN, 21, 39, loi, 127, 128, 161,
214, 222. Adrevalp, de Fleury, 123, 254. iELFRiK, de Cantorbéry, 199. Agobaro, de Lj'on, 184. Ahyton, évêque de Bâle, 182. Aihoin, 21. Ainard le Teutonique, 26, 92, 100, 110,
116, 168. Alcuix, m, 172. Alexandre II, 126. Almenèches, 26.
Amalaire, de Met?., 173, 183, 18i, 261. Angelran, de Saint-Riquier, 94. Angers, 24. Anselme (S.), 17, 22. 30, 35, 43, 44, 45,
81, 91, 105, 107. AxsFRoi, de Préaux, 56, 91, 116, 137,
138, 141, 142, 143, 146, 160. Aquitania, 11. Aréfaste, 82, 83, 85. Arnoul, de Chartres, 143, 146. Arnoul, de Troarn, 105, 107. Arras, 86. AsCELiN, de Chartres, 21, 143, 145, 148,
149, 150, 151, 255, 256, 265. AuGEB, de Liège, 21. Avranches, 15, 17, 26, 29, 145, 266. Aynelard, de Lyon, 51.
Barbe-en-Auge (Sainte-), 109. Baudoin, évêque d'Evreux, 16. Baudoin, de Flandre, 130. Baudry, de Bourgueil, 21. Baudry, de Dol, 98. Bayeux, 16. 97, 98, 99.
— (Saint-Vigor-de-), 25. Beauniunt-en-Auge, 26. Bec (Le), 25, 26, 27, 29, 32, 124, 125, 128, 130.
HEURTEVENT. — DURAND DE TROARN.
Bellème, 13, 108.
Benoît VIII, 46.
Benoît IX, 46, 47.
Bernay, 25, 106.
Bernold, de Constance, 255.
BÉROLD, de Soissons, 8.
Brionne, 100, 101, 138, 142, 157, iM.
BuHCHABD, de Worins, 53, 54.
Bures, 108.
Burgundia, 11.
Burneville, 25.
Caen, 9, 26, 98, 99, 109, 111.
Caen (Saint-Étienne-de-), 17, 25, 97.
110, 116. Caen (Sainte-Trinité-de-), 25. Cambrai, 23. Catherine-du-Mont (Sainte-), 25, 26, 70,
74, 75, 77, 78, 94. 98, 99, 100. Cerisy, 25. Chaise-Dieu (La), 23. Cliant grégorien, 94.
Charlemagne, 106, 170, 171, 172, 173. Charles le Chauve, 182, 189. Chartres, 35, 39, 71, 101, 127, 142, 144. Chartres (Saint-Père-de-), 82. Chatillon-les-Conches, 25. Cléme.nt II, 46, 58.
Cluny, 12, 19, 23, 24, 28, 36, 69, 94, 106 Corbie, 189. Conneilles, 26, 100. Coutances, 16. Crépy-cn-Valois, 71. Croix-Saint-Leufroi (La), 25, 123.
Damien (Pierre). 22, 28, 35, 36, 42, 44,
.54, .56, 58. Déuiouville, 109. DÉoDiJiN, de Liè'je, 21, 154, 156. DesikÉ, abbé du Mont-Cassin, 28. Deu.\-Jumeaux (Les), 105. Dijon, 23,24.
30
3o6
TABLE ONOMASTIQUE
Donifront, loi.
Dbeu, de Paris, 21, 120. 122, 123. Durand, abbé do Cerisy, 81. DuHASD, de la Chaise-Dieu, 81. Duranville, 70.
Emma, abbc<;se d'Almeiièches, lOS.
Étiense, chanoine di Pavio, 145.
EoDE, de Bloi.*, 1.
EUDE, de Conteville, 16, 19, 5.S, 98, 105.
EuDE Stigand, 109.
EusÈBE Bnuxo.N, 122, 135, 155, 157.
EusTACHE, abbé de Saint-Père-de-
Chartres. 73. Evrard, de Breteuil, 83. Evreux, 16, 68.
Evreux (Saint-Sauveur-d'), 25. Evroul (Saint-), 26, 29, 100. EwRARD, de Préaux, 105.
Falaise, 109.
Fauste, de Bioz, 188.
Fétamp, 24, 25, 26, 29, 70. 71, 75, 78,
79, 80, 81, 97, 98, 99, 102, 104, 106. Fleury-sur-Loire, 23, ÎS. Florus, 184. Fontenay, 25. Fougères, 24. Foulque-Nerra, 13. Fulbert, de Chartres, 8, 21, 35, 33, 40,
71, 83, 99, 151, 199.
Genibloux, îii. Geoffroi, de Bretagne, 12. Geoffroi, de Cuutances, 51. Geoffroi Martel, 13, 122. Georges-de-Boclierville (Saint-), 26. GÉRARD, évêque de Cambrai et d'Arras,
88. GÉRARD, abbé de la Grande-Sauve, 266. GÉRARD, abbé de Saint-Wandrille, 57,
71, 72, 74, 89, 90, 105. Gerbert, de Beims, 20, 23, 198. 257,
258, 259, 261, 266. Gerbert, de Saint-Wandrille, 17.
GÉRÉ, 6.
Germain-des-Prés (Saint-), 25.
Gervais, évêque du Mans, 10
GÉzoN, de Tort.ine, 198, 199, 263, 264.
Gilbert, de Cnnches. 104.
Gildas (Saint-), 2i.
Glastonbury, 98.
GoscELiiN, vicomte de Rouen. 89, 90. 91.
GoRZE (abbé de). 151.
Gradulphe, abbé de Saint-Wandrille,
9, 78, 89, 90, 91, 92, 100, 105. Grégoire VI, 46.
Grégoire VII, 47, (Cf. Hildebrand). Grestain, 26.
Grimould, du Plessis, 100, 110. Gni, de Bourgogne, 100. Guillaume, de Champeaux, 35. Guillaume, ])révôt de Chartres, 142,
148, 149. Guillaume, de Conches, 104. Guillaume le Conquérant, 13, 15, 17,
100, 101, 102, 103, 104, 106, 109, 110,
116, 130, 136, i:ts. Guillaume, d'Hirschau, 28. Guillaume Longue-Epéc, 15. Guillaume, de Rots, 97, 98, 107. Guillaume, archevêque de Rouen, 52. Guillaume le Roux. 16. Guillaume, de Volpiano, S4, 25, S7,28,
36, 61. GuiTMoaD,d'Aversa,2l,26, 123, 1S6, 155,
206, 247. GuiTMOD, de Saint-Evroul, 93. Gundulphe, 88.
H
Hamos aux Dents, 100.
Haymosd, d'Halberstadt, 187, 188.
Helgaod, 21.
Henri, abbé de Saint-Ouen de Rouen, 91.
Henri Beau-Clerc. 53.
Henri I", 11, 13, 144, 152, 155, 156.
Herbert Berselisus, 21.
Herbert, de Lagny, 71.
Herbert, évêque de Lisieux, 51.
HÉaiGER, de Lobbes, 198, 199, 215. 266.
Herluin, du Bec, 58, 100, 10t.
Hermenfroi, 102.
Hervé, chapelain do l'évêque de Li- sieux, 108.
Héry, 9.
Hildebert, du Mans, 49.
Hildebert I", abbé du Mont Saint- Michel, 73.
Hildebert II, abbé du Mont-Saint- Michel, 73.
Hildebrand, 50, 161.
Hincmar, de Reims, 123, 1S9, 197, 19 , 254.
Hirschau, 36.
Hoel, évêque du Mans, 108.
HuGUE, évêque d'Auxerre, 8.
HcGCE, évêque d'Avranches. 51.
TABLE ONOMASTIQUE
807
HuGUE II, de Bayeux, 9, 51, 53. HoGUE I", abbé de Cerisy, 107. HuGUE, fils du vicomte Goscelin, 93. Hdgue, de Langres, 21, 39, 48, 51, 126,
129, 161. HuGDE, d'Eu, évêque deLisieux, 16, 52.
108, 109. HuGUF, abbé de Lonlai, 108. HuGUE !"■, comte de Meulan, 72. HuGUE II, de Rouen, 15. HuMBERT, 20*. 205, 209.
I
IsEMBERT le Teutonique, 74, 77, 78,91,
92, 93, 101. IsEMBERT, évêque d'Orléans, 157. IvE, de Séez, 51.
J
Jean XIX, 46.
.Jean, archevêque de Rouen, 55, 109.
.Tean, évêque d'Avrauches, 15, 17.
.Jean le Chartrain, 36.
.Jean, de Ravenne, abbé de Fécainp,
80, 81, 97, 106. JoscELiN, de Parlhenay, 120. Juinièges, 24, 25, 26, 72, 95, 96.
L Lagn3', 71.
Lambert, flls d'Osborne d'Eu, 93. Laniranc, 16, 17, 21, 27, 29, 30, 32, 35, 40, 42, 93, 100, 101, 102, lOt,
123, 124, 125, 126, 129, 130, 131, l.W.
134, 135, 139, 141, 145, 146, 148, 149,
200, 203, 206, 207, 253, 235, 256. Langres, 23. Leidrade, 23, 173, 184. LÉON IX, 46, 47, 50, 55, 57, 58, .59,
101, H8, 131. 134, 135. 136. 1.17, Lia. Lesceline, 92. Lassai, 26. Leutuard, 21.
r.EDTHÉRic, archevêque de Sens, 21. Liège, 23. Lillebunne, 115. Lire, 25, 29, 100. Lisieux, 26, 101, 102, 115. Lisieux (Saint-Désir-de-), 26. Livres Carolim, 180.
IVI
Mabille, de Bellême. 108, 109. Magéxard, 56. Mans (Le), 24. Mantes, 71.
Martial-de-Liinoges (Saint-), 24. Martin-du-Bois (Saint-), 110.
Mathilde, 101, 116, 130.
Mauger, archevêque de Rouen, 15, 49,
52, 102. Maur-des-Fos.sés (Saint-), 56. Maurille, archevê<|ue de Rouen, 15,
16, 10-2. Maveul, 13, 23, 24, 28, 61. May.vard II, du Munt-Saint-Michel, 73. Metz, 23.
Michel, évêque d'Avrancbes, 109. Moiitebourg, 26. Montivilliers, 25. Mont-Saint-Michel, 24, 26, 73.
N
NÉEL, de Saint-Sauveur, 100.
Neubourg, 68, 69, 70.
Nicolas, abbé deSaint-Ouen de Rouen,
93. Nicolas II, pape, 102. Noinnoutiers, 24. Norrey, 104. Nctger, de Liège, 23.
Odon, de Cluny, 23, 28.
O.XFRoi, de Ravenne, 145.
Onfkoi, de Vieilles, 69, 91.
Orléans, 82.
OsBERNE, i)rieur de Cornieilles, 18.
OsBER.se, abbé de Saint-Evroul, 92.
OsBERNE, de Troarn, 106.
Paris, 101, 144, 15?, 15.5, 1.56.
Paul (le inoine), de Saiut-Père-de-
C.hartres, 82, 84, 85. Paulin (le patriarche), 171. Paulix, de Metz, 127, 151. Périgueux, 24. Philippe l'', 13.
Pierre-sur-Dive (Saint-), 25, 26, 92, 100. Plessis-Grimould (Le), 26. Poitiers. 24. Préaux, 9, 101.
Préaux, (Saint-Léger-de-), 26. Préaux (Notre-Dame-de-), 69. Préaux (Saint-Michol-de-), 69. Préaux (Saint-Pierre-de-), 25, 26, 69, 70,
91
R
Raba.n- Maur, 185, 186, 198, 199,259,560.
Radbert (Paschase), 37, 123, 124, 125, 12'.», 152, 160, 176, 177, 179, 181». 181, 1M3, iHô 186, 187, 188, 189, 198, 199, 201, 204, 208, 245, 259, 264, 265. 266.
3o8
TABLE ONOMASTIQUE
Radbod, de Séez, 53.
Rai.nald le Chaus'e, 93.
Raoul, cdinte de Bayeux, 15, 100.
Rathier, de Vérone, 19î, 199.
Ratramne, 123, lis, 189, 190, 191. IM,
19:t, 19i, 195, 19C, 197, 198, 199. 200,
201, 208, 215, 216, 222, 257, 259, 266. ReiiiLS. 13. 23, 131. Reinireinont. 131. Rémy. d'Auxerre. 189. Richard P', de Normandie. 13, le, 2t. Richard II, de Normandie. 7, 12, 15, 2t,
72, 83. Richard III, de Normandie, 14. Richer, abbé de Saint-Julien de Tours,
133, 146. Robert, de Beaumont, 70. Robert, de Bellême, 16. Robert Courte-lieuse, 16. Robert le Diable, 13. 89. 90. Robert, de Normandie, archevêque de
Rouen, 15. Robert le Pieux, 4. 5, 7, 11, 19, 25, 85.
96. Robert, évêque de Séez, 108. Robert, abbé du Saint Martin-de-Séez.
108. Robert, de Thorigni, 78. 79. Robert, de Tombelaine. 91. Roger, de Beaumont. 69. 70. Roger II. de Montgoineri. 104. 106, 108.
109. Roger, de Sajipn, 93. Rogeh, de Toëny, 69. Roscelin, 36. Rouen, 16, 33. 102, 115. Rouen (Saint-Ainand-de-), 25. Rouen (Saint-Lô-de-). 70. Rouen (Saint-Ouen-de-), 2t, 26.
8
Saint-Sauveur-le-Vicointe, 26. Savigni. 107.
ScoT Erigène, 36,37, 38, 39, 40, 42, 44.
123, 125, 129. 140. 141. 143. 145, H>i.
151, 152, 157, 182, 183, 189. 197, 199.
215. 25i, 254. 256, 259, 264 Seéz, 16.
Séez (Saint-Martin-de-), 25, 106. Sergius IV, 46. Saint-Sever, 26. Silvestre III. 46. SiMox, de Crépy. 71.
Talvas, 6. Taurin (Saint-), 25. Théodulphe, d'Orléans, 174, 175. Thierry, de Montgomeri, abbé de Ju-
mièges, 25. Tou], 23. Tours, 24, 35, 120, 124. 125. 128, 133,
144. Tréport (Le), 25. Trêve de Dieu, 9. Troarn, 25. Troarn (Saint-Martin-de-), 26, 68, 76,
80, 81, 99, 103, 104, 105, 106, 107, 108,
109. TuROLD, d'Envermeu, évêq. de Bayeux,
16.
TURSTIN, 98.
VerL-eil, 47. 101, 136, 137, 139, 144, 145,
146, 150, 152, 253. 265. Verdun, 23,
Victor-en-Caux (Saint-), 25. ViLGARD, 21.
W
Wandrille (Saint-), 26, 70, 72, 74, 75,
77, 78, 81. 89, 91. 102. Warin, de Beauvais. 8. Wasos, de Liège, 23, 144.
TABLE DES MATIERES
Principaux ouvrages consultés p. v
Préface p. xi
INTRODUCTION
Le milieu de Durand et de Bérenger, ou le Nord-Ouest de la France au XP siècle.
La Renaissance religieuse au XI» siècle, Ses causes et ses effets.
I. Dans le milieu politique. — Le mouvement pacifiste du xie siècle en
France et en Normandie ; — la politique du roi et des ducs normands: l'expansion du pouvoir royal, et l'affaiblissement de son autorité à l'ouest de la Francia; — le rôle du roi et des ducs normands dans les affaires ecclésiastiques : promotion aux évèchés et aux abbayes, le roi et les questions doctrinales p. 6
II. Dans le milieu intellectuel. — «) Les hommes illustres. — Leur nombre plus grand qu'au xe siècle.
6) Les écoles. — Le relèvement dus écoles en France et en Normandie; — les écoles nouvelles fondées à la suite de la réforme clunisienne ; — étendue et nature de leur influence. — Les écoles épiscopales ; leur riva- lité avec les écoles monastiques.
c) Les idées. — La formation des quatre tendances relatives à l'application de la philosophie à la théologie ; — l'influence de Scot Erigène ; ses causes; — le mouvement néo-platonicien; — lutte entre platoniciens et aristotéliciens; — le conflit entre la i)hilosophie et la théologie; — l'aboutissement de ces querelles dans saint Pierre Damien, S. Anselme et Bérenger p. ao
III. Dans le milieu moral et religieux. — a) La nécessité d'une renais- sance dans le clergé séculier et régulier.
6) L'œuvre de la renaissance accomplie par les Papes, les évoques et les moines.
c) Les effets de la renaissance. — Le double courant de dépression morale aboutissant à l'hérésie, et de relèvement moral ramenant l'Église à une m 'illeure réalisation de son idéal p. 45
3lO TABLE DES MATiÈnES
PREMIÈRE PARTIE PARTIE HISTORIQUE
li'Hérésie béreiigarienne au regard
de l'hi^itoîre.
Durand de Troarn et Bérenger.
CHAPITRE PREMIER
Durand de Troarn : sa vie. — Son milieu. — Premiers indices d'hérésies.
Si. L'adolescent {jusqu'en 1031).
La naissance de Durand. — Date et lieu. — Sa famille.
L'enfance de Durand : son entrée dans la vie monastique comme oblat.
Les opinions diverses au sujet du monastère où il fut oblat. — La solution
du problème. Les hérésies d'Orléans et d'Arras . . p. 66
§2. Le moine (1031-1059).
Suinte-Catherinc-du-Mont, construit sous la direction des moines de S.-Wan.
drilk', ouvre ses portes. L'école de Sainte-Catherine : le maître Isomberl; les élèves renommés; la
culture qu'on y donne : renaissance musicale. Durand à Fécamp. Principaux événements qui se rattachent à l'histoire monastique de la
HautL-Normandie pendant cette période. Durand abbé de Troarn " p. 89
S 3. L'abbé (1059-1088).
Sa nomination : i3 mai 1059.
La vie de l'abbé à l'intérieur de son monastère : administration, éducation.
La vie de l'abbé à l'extérionr de son monastère : 1° Faits attestés formel- lement par des documents : relations avec Roger 11 de Montgomeri, avec Guillaume le Conquérant; sa présence à plusieurs fêtes religieuses. — a" Faits qui reposent sur des conjectures : la présence de Durand aux conciles de Caen (1061), de Lisienx (to6i), de Lillebonne (1081). p. io!t
TABLE DES MATIÈRES 3ll
CHAPITRE II
Bérenger : son action. — Les faits historiques jusqu'à l'intervention de Durand.
Premiers écrits de Béranger avant la question eucharistique.
La questions eucharistique. — Son apparition ; sa rapide diffusion.
La lutte eucharistique. — Lanfranc et les premières condamnations. — Le Concile de Reims. — Les événements de l'année io5o : 29 avril, synode de Rome. — Ressentiment de Bérenger. — Voyage en Normandie : Préaux, Brionnc, Retour par Préaux à Chartres, Voyage à Paris, Empri- sonnement, Concile de Verceil, Lettres à Anslroi, à Ascelin. — Réponse d'Ascelin.
lODo. — Lettre aux Chartrains. — Les démarches près du roi. — Lettres de Bérenger à W..., à Richard, — Lettre de Déoduin. — (Concile de Paris.
La première trêve. — Le traité de Durand p. 116
DEUXIÈME PARTIE PARTIE THÉOLOGIQUE
Lf'Hérésîe bérengarîenne au regard de la théologie.
CHAPITRE PREMIER Doctrine de l'Hérésie.
La question eucharistique avant Bérenger : État de la question eucharistique du ix« au xie siècle. — Los liturgistes. — Les auteurs qui parlent incidem- ment de l'Eucharistie. — Les traités sur le Sacrement de l'autel. — Pas- chasc Radbert. — Ratramne. — Raban Maur. — Hériger de Lobbes.
Lu question eucharistique soulevée par Bérenger : Le caractère du De Sacra Cœna. — La méthode de Bérenger. — Raisons pour lesquelles il nie la trans- substantiation. — Sa conception du mystère de l'autel. — 11 nie la pré- sence réelle P- ^^^
CHAPITRE II La réponse de Durand.
Le traité De Corpore et Sanguine Domini. — Son contenu : But, méthode, idées. — Sa valeur : Durand écrivain, polémiste, moraliste (ou théol. mystique), Ihéolofrien (sa phih)soi)hie, son érudition). Conchisiiin : Su i)lace parmi les (cuvres tliéologiques (i\i xie siècle. p. 317
3l3 TABLE DES MATIÈRES
APPENDICE I
Scot Erigène a-t-il écrit un traité
De Corpore et Sanguine Domini? a53
APPENDICE II
Âdelmanni ex Scholastico Leodiensi episcopi Brixiensis De Eucharistiae Sacramento ad Berengarium epistola 287
Table o^omastiqle 3o5
Paris'Lille, Typ. A, TafTin-Lelort. — 11-144.
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Manuel d'histoire des religions
PAR
JOSEPH HUBY
rnOFESSEUR AU SCOLASTICAT d'oHE PLACE, HASTINÛS
Avec la collaboration de Mgr A. Le Roy et de MM. L. de Grandmaison, L. WiEGEE, J. Dahlmann, A. Carnoy, L. de LA Vallée Poussin, C. Martindale, J. Mac Neill, E. Bominghaus, A. Mallon, A. Conda- MiN, E. Power, J. Nikel, A. Brou et P. Rousselot.
I. L'étude des religions par L. de Grandmaison, directeur des Etudes et des Recherches de Science Religieuses. — II. Les populations de culture inférieure, par Mgr A. Le Roy, évêque d'Aliiida, supérieur général des Pères du Saint-Esprit. — III. La religion des Chinois, par le P. L. Wieger, S. J., missionnaire au Tcheli. — IV. La religion des Japonais, par le P. J. Dahlman.n, S. J., missionnaire à Tokio. — V. La religion des Perses, avec une introduction sur la religion des indo européens, par A. Carnoy, profes- seur à l'Université de Louvain. — VI. Bouddhisme et religions de l'Inde, par L. de la Vallée Poussin, professeur à l'Université de Gand. — VII. La religion des Grecs, par J. Hdby, professeur au scolasticat d'Ore Place, Hastings. — VIII. La religion des Ro- mains, par C. Martindale, maître ès-arts de l'Uuiversité d'Ûxford. — IX. La religion des Celtes, par J. Mac Neill, professeur à University Collège, Dublin. — X. La religion des anciens Germains, par E. Bominghaus, professeur au collège de Felkirch (Autriche).
— XI. La religion des Égyptiens, par A. Mallon, professeur à l'Institut biblique, Rome.
— XII. La religion des Babyloniens et des Assyriens, par A. Condamin, professeur au scolasticat d'Ore Place. Hastings. — XIII. LIslam, par E. Power, docteur de l'Univer- sité de Beyrouth. — XIV. La religion d'Israël, par Johannes Nikel, professeur à l'Uni- versité de Breslau. — XV. La religion chrétienne : 1. Le Nouveau Testament, par P. Rousselot, professeur à l'Institut catholimie de Paris, et J. Hcbv; 2. Le Christianisme et l'âme antique, par P. Rousselot et J. IIuby; 3. Le Christianisme au moyen âge, par P. Rousselot et J. Huby; 4. Le Christianisme de la Renaissance à la Révolution, par A. Brou et P. Rousselot; 5. Le Christianisme au xix» siècle, par L. de Grandmaison et P. Rousselot.
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