'V -if"**' ^ v\-^-

^»C*

.0;^0'a^

f^^-^^v-s,:

\/f:-^h^

Ji0 H' y, ;

WÔfc.

:^¥^jf^

^3M

^V*,^;^';5fVV

■H^'»-» ri r )y

7 fi

-jm^

.CJ

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

Iittp://www.archive.org/details/e1762emileoudel02rous

■rUrti'iiiMimrtî

Consacre an Tems^

.r.^.s.-A.',.

EMILE,

p u

DE L'ÉDUCATION.

PAR

JEAN JACQUES ROUSSEAU,

C IT or EN DE G K NE V E.

Sanabilibus segrotamus malis : ipfaque nos in reftum genitos natura, fi emendari veliraus, juvat.

Senec, de ira. L. II. c. 13.

TOME PREMIER première Partie.

Selon la Copie de PARIS.

Avec Permiffion tacite pour îe Libraire. M D C C L X n

AVIS

SUR CETTE

EDITION.

E Public peut être afïïiré qu'el- le efl: parfaitement conforme au Manu -Script de l'Auteur, & tel- le qu'il a défiré de la voir paroître.

* 2 II

A V I S.

II en a donné les aflùrances les plus fortes au Libraire , en le muniflant de fbn aveu & de fôn approbation.

PREFACE

PREFACE.

fSE Recueil de réflexions & d'ob- fervations , fans ordre , & pref- que fans fuite , fut commencé pour complaire à une bonne mère qui fait penfer. Je n'avois d'abord projette qu'un Mémoire de quelques pages : mon fujet m'entraînant malgré moi, ce Mémoi- re devint infenfiblement une efpece d'Ou- vrage , trop gros , fans doute , pour ce qu'il contient, mais trop petit pour la ma- tière qu'il traite. J'ai balancé longtems à le publier ; & fouvent il m'a fait fentir , en y travaillant, qu'il ne fuffit pas d'avoir écrit quelques Brochures pour favoir compofer un Livre. Après de vains efforts pour mieux faire , je crois devoir le donner tel qu'il ell , jugeant qu'il importe de tourner l'at- tention publique de ce côté -là; & que, quand mes idées feroient mauvaifes, fi j'en fais naître de bonnes à d'autres , je n'aurai pas tout-à-fait perdu mon tems. Un hom- me , qui de fa retraite, jette fes Feuilles dans le Public , fans prôneurs , fans parti

qui

-ft*

41 PREFACE.

qui les défende , fans favoir môme ce qu'on en penfe ou ce qu'on en dit> ne doit pas craindre que , s'il fe trompe , on admette fes erreurs fans examen.

Je parlerai peu de l'importance d'une bonne éducation ; je ne m'arrêterai pas non plus à prouver que celle qui efl en ufage ell mauvaife ; mille autres l'ont fait avant moi , Se je n'aime point à remplir un Livre de chofes que tout le monde fait. Je remar- querai feulement, que depuis des tems in- finis il n'y a qu'un cri contre la pratique établie, fans que perfonne s'avife d'en pro- pofer une meilleure. La Littérature & le lavoir de notre fiécle tendent beaucoup plus à détruire qu'à édifier. On cenfure d'un ton de maître; pour propofer, il en faut prendre un autre , auquel la hauteur Çhilofophique fe complaît moins.. Malgré tant d'Ecrits, qui n'ont, dit-on, pour but que l'utilité publique, la première de tou- tes les utilités , qui ell l'art de former des hommes , efl: encore oubliée. Mon fujet ctoit tout neuf après le Livre de Locke, & je crains fort qu'il ne le foit encore après le mien.

On ne connoit point l'enfance; fur les fauffcs idées qu'on en a , plus on va, plus on s'égare. Les plus fages s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de favoir, fans eonfidérer ce que les enfans font en état d'apprendre. Ils cherchent toujours l'hom- me

PREFACE. iii

me dans l'enfant, fans penfer à ce qu'il efl avant que d'être homme. Voilà l'étude à laquelle je me fuis le plus appliqué , afin que ) quand toute ma méthode feroit chi- mérique & fliuffe, on put toujours profiter de mes obfervations. je puis avoir très-mal vu ce qu'il faut faire , mais je crois avoir bien vu le fujet fur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élevés ; car très- affurément, vous ne les connoiiTez point. Or fi vous lifez ce Livre dans cette vue, je ne le crois pas fans utili- té pour vous.

A l'égard de ce qu on appellera la partie fiftématTque, qui n'ell autre chofe ici que la marche de la Nature, c'e(l-là ce qui dé- routera le plus le Leaeur ; c'ell aulu par- qu'on m'attaquera fans doute ; & peut- être n'aura-t-on pas tort. On croh'a moms lire un Traité d'éducation , que les rêve- ries d'un vifionnaire fur l'éducation. Qu'y faire ? - Ce n eft pas fur les idées d'autrui que j'écris ; c'eil fur les miennes. Je ne vois point commç les autres hommes ; il y a longtems qu'on me l'a reproché. ^ Mais dépend -il de moi de me donner d'autres yeux, & de m'afléder d'autres idées? Non. Il dépend de moi de ne point abonder dans mon fens, de ne point croire être feul plus fage que tout le monde ; il dépend de moi, non de changer de fentiment, mais de me déher du mien : voilà tout ce que je puis

^ * 2, taire >

IV PREFACE.

fliire , 8c ce que je fais. Que fi je prends quelquefois le ton affirmatif , ce n'eft point pour en impofer au Leéleur ; c'eft pour lui parler comme je penfe. Pourquoi pro- poferois-je par forme de doute ce dont, quant à moi , je ne doute point ? Je dis exa<^cment ce qui le pallè dans mon efprit.

En expofant avec liberté mon fentiment, 'l'entends fi peu qu'il flilîe autorité , que j'y joins toujours mes raifons , afin qu'on les péie & qu'on me juge: mais quoique je ne veuille point m'oblliner à défendre mes idées, je ne me crois pas moins obligé de les propofer; car les maximes fur lefquelles je fuis d'un avis contraire à celui des au- tres, ne font point indifférentes. Ce font de celles dont la vérité ou la faufleté im- porte à connoître , & qui font le bonheur ou le malheur du genre- humain.

Propofez ce qui elt faillible , ne ceffe-t- on de me répéter. C'ell comme fi l'on me difoit; propofez de faire ce qu'on fait; ou du moins, propofez quelque bien qui s'al- lie avec le mal exillant. On tel projet, fur certaines matières, ell beaucoup plus chi- mérique que les miens: car dans cet alliage le bien fe gâte, & le mal ne fe guérit pas. 3'aimcrois mieux fuivre en tout la pratique établie que d'en prendre une bonne à de- mi : il y auroit moins de contradiélion dans l'homme ; il ne peut tendre à la fois à deux buts oppofés. Pères & Mères, ce qui elt ^ faifable

PREFACE, i

faifable eft ce que vous voulez faire. Dois- je répondre de votre volonté ?

En toute efpece de projet , il y a deux chofes à confidérer : premièrement , la bonté abfolue du projet ; en fécond lieu , la facilité de l'exécution.

Au premier égard, il fuffit, pour que le projet foit admiffible & praticable en lui- même , que ce qu'il a de bon foit dans la nature de la chofe ; ici, par exemple, que l'éducation propofée foit convenable à l'homme , & bien adaptée au cœur hu- main.

La féconde confidération dépend de rapports donnés dans certaines fituations: rapports accidentels à la chofe , lefquels, par conféquent, ne font point néceilàires, & peuvent varier à l'intini. Ainfi telle éducation peut être praticable en SuiiTe & ne l'être pas en France ; telle autre peut l'être chez les Bourgeois , & telle autre parmi les Grands. La facilité plus ou moins grande de l'exécution dépend de mille circonilances , qu'il eil impoiîible de déterminer autrement que dans une appli- cation particulière de la méthode à tel ou à tel pays, à telle ou à telle condition. Or toutes ces applications particuUeres n'étant pas eiîéncielles à mon fujet , n'entrent point dans mon plan. D'autres pourront s'en occuper, s'ils veulent, chacun pour le Pays ou l'Etat qu'il aura en vue. Il me

** 3 fuffit

n

PREFACE.

fuffit que par -tout naîtront des hortl-i mes, on puiiTe en faire ce que je propofe;. & qu'ayant fait d'eux ce que je propofe, on ait fait ce qu'il y a de meilleur & pour eux- mêmes & pour autrui. Si je ne rem- plis pas cet engagement, j'ai tort fans dou- te ; mais fi je le remplis , on auroit tort auffi d'exiger de moi davantage ; car je ne promets que cela.

EXPLI-

EXPLICATIONS

DES

FIGURES.

'Estampe , qui porte le titre de Traite' d'Edu- / CATION , confacré au TtMs , repréfente des Génies qui le lui offrent, & fert de frontifpice à cet Ouvrage. Elle efl de l'invention du Libraire , qui avoue de bonne -foi , l'avoir mife à l'infçû de

l'AuTEUR.

I. La Figure , qui fe trouve à la tête du Livre Pre» mier , repréfente Thetis plongeant fon Fils dans le Stix , pour le rendre invulnérable. Fo^'ez Tome 1. Partie I. & fe rapporte à la page 19.

II. La Figure , qui efl à la tête du Livre Second , repréfente Chiron exerçant le petit Achille à la Courfe. Foyez Tome 1. Partie I. & fe rapporte à la page i^S*

III. La Figure, qui efl placée à la tête du Livre

troifiéme, repréfente Herme's gravant fur des co- lonnes les Elemens des Sciences. Foycz Tome I. Partie II. & fe rapporte à iàpage 36.

IV. La

vin EXPLICATION des FIGURES.

IV. La Figure , qui appartient au Livre quatre, re- préfente Orphe'e enfeignant aux hommes le culte des Dieux. Voyez Tome II. Partie I. & fe rap- porte à la pge 6i.

V. La Figure, qui efl: à la tête du Livre cinquiè- me , repréfente Circe' fe donnant â Ulysse , qu'elle n'a pu transformer. Foyez Tome II. Par- tie II. & fe rapporte à la page 152.

AVIS AU LECTEUR.

Les fautes d'imprejjîon, qui forment des contre 'fens, ^ quon pourrait ne pas corriger à la lecture , fe troiu vent à la fin de TOuvrage. Il fera facile de les re* garder d avance.

mmm

EMILE

:^m^Z7>u,. I. Taa, j_

THlï^TJS,I,ivr.

EMILE

o u

Dl L'EDUCATION.

è^^-i^è^^-^^^^^-é^^^J^^^ï^-s^if***^

LIVRE PREMIER.

^^^"•^OuT eflbien, fortant des mains de l'Au- *^i i^Â teur des chofes: tout dégénère entre les mains de l'homme. 11 force cme terre à _ rourrir]esprodu6lions d'une autre, un ar- bre a porter les fruits d'un autre: il mêle & confond les climats , les élémens , les (àifons : il mutile fou chien, fon cheval , fon efclave : il bouleverfe tour , il défigure tout : il aime la difformité, les montres: il ne veut rien , tel que l'a fait la nature , pas même l'homme : il le faut drell':r pour lui , comme un che- val de manège ; il le faut conioai-ner à fa mode, comme un arbre de fon jardin.

Suns cela , tout iroit plus mal encore, & notre cfpcce ne veut pas être façonnée à demi. Dans fê- tât où font délormais les choies , un homme aban- donné dès fa nailTance à lui-même parmi Us autres, fcrôit le plus defieure de tous. Les préjugés, l'au- torité , la nécelîite , l'exemple, toutes ks inditutions

2'ome L A f<J*

ô E M X L E,

fociales dans lefquelles nous nous trouvons fîimergés , étoufferoient en lui la nature , & ne mettroient rien à la place. Elle y feroit comme un arbriflèau que le hafard fait naître au milieu d'un chemin, & que les paÏTans font bientôt périr en le heurtant de toutes parts & le pliant dans tous les fens.

C'ell à toi que je m'adrefle, tendre & pre' voyante mère (i) , qui fus t'écarter de la grande route , & ga- rantir farbrifleau naifîant du choc des opinions hu*

mai*

(i) La première éducation eu. celle qui importe le plus ; & cette première éducation appartient incontellablement aux fem- mes : fi l'Auteur de la nature eût voulu qu'elle appartînt aux hommes, il leur eût donné du lait pour nourrir les enfans. Parlez donc toujours aux femmes , par préférence, dans vos. "ïraités d'éducation; car, outre qu'elles font à portée d'y veil- ler de plus prés que les hommes & qu'elles y influent toujours davantage , le fuccès les intérefle auflî beaucoup plus , puifque la plupart des veuves fe trouvent prefque à la merci de leurs enfans, & qu'alors ils leur font vivement fentir, en bien ou en mal, l'effet de la manière dont elles les ont élevés. Les loix, toujours fi occupées des biens & fi peu des perfonnes, parce qu'elles ont pour objet la paix & non la vertu, ne don- lient pas aflez d'autorité aux mères. Cependant leur état elt plus fur que celui des pères; leurs devoirs font plus pénibles; leurs foins importent plus au bon ordre de la famille; généra- lement elles ont plus d'attachement pour les enfans. Il y a, des occafions un fils qui manque de refpeél à fon père , peut, en quelque forte, être excufé : mais fi, dans quelque occafion que ce fût , un enfant étoit aficz dénaturé pour en manquer à fa mère, à celle qui l'a porté dans fon fein , qui l'a nourri de fon lait, qui, durant des années, s'efi oubliée el- le-même pour ne s'occuper que de lui, on devroit fe hâter d'é- touffer ce miférable, comme un monfire indigne de voir le jour. Les nieres, dit-on, gâtent leurs enfans. En cela, fans doute, elles ont tort; mais moins de tort que vous, peut-être» cul les dépravez. La mère veut que fon enfant foit heureux, qu'il le foit dès à préfenf. En cela elle a raifon ; quand ell*. fe trompe fur les moyens , il faut l'éclairer. L'ambition , l'a. varice, la tyrannie, la fauffe prévoyance des pères, leur né^ ' gligence , leur dure infenfibilité, font cent fois plus funefies aux enfans, que l'aveugle tendrefi'e des mères. Au relie, il faut expliquer le fens que je donne à ce nom de mère , & c'elt ce qui fêta fait ci-aprè».

ou DE L'EDUCATION. 3

tnaines! Cultive, arrofe la jeune plante avant qu'el- le meure ; Tes fruits feront un jour tes délices. For- me de bonne heure une enceinte autour de l'ame de ton enfant : un autre en peut marquer le circuit 5 mais toi feule y dois pofer la barrière.

On façonne les plantes par la culture, & les hom- mes par l'éducation. Si l'homme naifîbit grand & fort, fa taille & fa force lui feroient inutiles, jufqu'à ce qu'il eût appris à s'en fervir: elles lui feroient pré- judiciables , en empêchant les autres de fonger à l'af- fifter (2); & abandonné à lui-même, il mourroitde mifere avant d'avoir connu fes befoins. On fe plaint de l'état de l'enfance; on ne voit pas que la race hu- maine eût péri fi l'homme n'eut commencé par être enfant.

Nous naiflbns foibles, nous avons befoin de for- ces: nous naiflbns dépourvus de tout, nous avons befoin d'affiftance : nous naiflbns ftupides , nous avons befoin de jugement. 1 out ce que nous n'avons pas à notre nailîknce & dont nous avons befoin étant grands , nous efl: donné par l'éducation.

Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes , ou des chofes. Le développement interne de nos facultés & de nos organes efl: l'éducation de la nature : l'ufage qu'on nous apprend à faire de ce dé- veloppement efl l'éducation des hommes ; & l'acquis de notre propre expérience fur les objets qui nous af- fetlent, ell l'éducation des chofes.

Chacun de nous eft donc formé par trois fortes de Maîtres. Le Difciple dans lequel leurs diverfes leçons Ce contrarient efi: mal élevé , & ne fera jamais d'ac- cord avec lui-même: celui dans lequel elles tombent

toutes

(4) Semblableà eux à l'extéritur, & privé de la parole, ainfi que des idées qu'elle exprime , il feroit hors d'état de leur faire entendre le befoin qu'il auroit de leurs ftcours, àrrenenluC ne: leur manifetierbit. ce- befoin.

A A

^ EMILE,

toutes fur les mêmes points, & tendent aux mêmes fins , va feul à Ton bue , ëi, vit coniequemmvnt. Ce- lui - feul eft bien élevé.

Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous; celle des chofesn'en dépend qu'à certains égards; celle des hommes ed: la feule donc nous foyons vraiment les maîtres : encore rie le fommes-nous que par ruppoficion ; car qui eft- ce qui peutefpérer de diriger entièrement les difcours Ck les a6lions de tous ceux qui environnent un enfant? Si - tôt donc que l'éducation eft un art-, il eft pref- que impoflîble qu'elle réulfifTe, puifque le concours néceflaire à fon fuccès ne dépend de perfonne. fout ce qu'on peut faire à force de foins eft d'approcher plus ou moins du but , mais il faut du bonheur pour l'atteindre.

Quel eft ce but? c'eft celui -même de la nature; cela vient d'être prouvé. Puifque le concours des trois éducations eft néceflaire à leur perfection , c'eft fur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu'il faut di- riger les deux autres. Mais peut - être ce mot de na- ture a-t-il un fens trop vague: il faut tâcher ici de je fixer.

La nature, nous dit- on , n'eft.que.l'habitude. Que fignifie cela ? N'y a-t-il pas des habitudes qu'on ne contraftc que par force Oyc qui n'étouffent jamais la nature ? Telle eft , par exemple , l'habitude des plan-^ tes dont on gêne la dirc6lion verticale. La plante mi-* fe en liberté garde l'inclinaifon qu'on l'a forcée à pren- dre : mais la fève n'a point changé pour cela fa di- reélion primitive , & fi la plante continue à végé- ter , fon prolongement redevient vertical. Il en eft de même des inclinations des hommes. Tant qu'on refte dans le même état , on peut garder celles qui réfultent de l'habitude & qui nous font le moins na- "turelles ; mais fi-tôtque la fituation change , l'habitude ceffe & le naturel revient. L'éducation n'eft certai- nement

o u D E L'E D U C A T I O N. ,5

neirent qu'une habitude. Or n'y a - 1 - il pas , des gens qui oublient & perdent leur éducation? d'autres qui la gardent? d'où vient cette différence V S'ilfauc borner le nom de nature aux habitudes conformes à la nature, on peut s'épargner ce gaiimathias.

Nous nailTons renribles,& dès notre naiflance nous fommes afFecles ae diverfes manières par les objets qui nous environnent. Si -tôt que nous avons, pour amfl dire , la confcience de nos fenfations , nous fommes difpofés à rechercher ou à fuir les objets qui les produifent, d'abord feion qu'elles nous font agréa- bles ou déplaifàntes , puis félon la convenance eu difconvenance que nous trouvons entre nous ai. ces objets, & enfin félon les jugemensque nous en por- tons fur l'idée de bonheur ou de perft6tion que laral- fon nous donne. Ces difpofitions s'étendent & s'af- ferraiffent à mefure que nous devenons plus fenflblts ôi, plus éclairés: mais 5 contraintes par nos habitudes, elles s'altèrent plus ou moins par nos opinions. i\vanc cette altération , elles font ce que j'appelle en nous la nature.

C'eft donc à ces dilpofitions primitives qu'il fati- droit tout rapporter j Si. cela fe pourroit, fi nos trois éducations n'étoient que différentes : mais que faire quand elles font oppofées? quand au lieu d'élever un homme pour lui - même on veut l'élever pour les au- tres , alors le concert eft impofllble. Forcé de com- battre la nature ou lesinllitutions fociales, il faut op- ter entre faire; un homme ou un citoyen j car on ne peut faire à h fois l'un & fautre.

loute fociété partielle , quand elle eft étroite & bien unie, s'aliène de la grande. Tout patriote efh dur aux étrangers : ils ne fout qu'hommes, iJs ne ionC-, rien à fcs yeux (3). Cet inconvénient ell inévitable,

mais

(•3) Aufîî les guerres des Réjnihîiquex font elles plus ciucl- les que ctllcs des Monarchies. Mais Ci la guerre de5 Roi^ eft

A 3 mo-.

t EMILE,

mais il efl foible. L'efTentiel efl: d'être bons aut gens avec qui l'on vit. Au-dehors le Spartiate étoit ambitieux, avare, inique: mais le défintérelTement, l'équité, la concorde, regnoient dans fes murs. Dé- fiez ■ vous de ces cofmopoîites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel Philofophe aime les Tar- tares pour être difpenfé d'aimer fes voifins.

L'homme naturel eft tout pour lui : il efl: l'unité numérique , l'entier abfolu , qui n'a de rapport qu'à lui - même ou à Ton femblable. L'homme civil n'efl qu'une unité fraétionnaire qui tient au dénominateur , & dont la valeur efl dans Ion rapport avec l'entier , qui eft le corps focial. Les bonnes inftitutions focia- |es font celles qui favent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter fon exigence abfolue pour lui en donner une relative, & tranfporter \tmoi dans l'unité commune; en forte que chaaue particulier ne fe croye plus un , mais partie de 1 unité , & ne foit plus fenfible que dans le tout. Un Citoyen de Rome n'étoit ni Caïos ni Liicius; c'étoit un Romain: même il aimoit la pa- trie exciufivement à lai. Ilegulua fe prétendoit Car* thiiginois , comme étant devenu le bien de fes maî- tres. En fa quijlité d'étranger il refufoit de fiéger au Sénat de Rome ; il fallut qu'un Carthaginois le lui. ordonnât. Il s'indignoit qu'on voulût lui (au ver la vie. Il vainquit , & s'en retourna triomphant mou- rir dans les fupplices. Cela n'a pas grand rapport, ce me femble, aux hommes que nous connoifîbns.

Le Lacédemonien Pédarete fe préfente pour être admis au confeil des trois cens; il eil rejette. Il s'en retourne tout joyeux de ce qu'il s'efl: trouvé dans Spar- ce trois cens hommes valons mieux que lui. Je fup-

pofe

modérée , c'efl: leur paix qui eft teriible ; Il vaut mieux être kur ennani que leur fujet.

ou DE L'EDUCATION. ^

pofe cette démonftration fincere , & il y a lieu de croire qu'elle reçoit: voilà le citoyen.

Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée , & attendoit des nouvelles de la bataille. Un Ilote arri- ve * elle lui en demande en tremblant. Vos cinq fils ont été tués. Vil Efclave, t'ai -je demandé cela? Nous avons gagné la victoire. La mère court au Temple & rend grâce aux Dieux. Voilà la ci- toyenne.

Celui qui dans l'ordre civil veut conferver la pn* mauté des fentimens de la nature , ne fait ce qu'il veut. Toujours en contradiftion avec lui-même, toujours flottant entre fes penchans & Tes devoirs , il m fera jamais ni homme ni citoyen ; il ne fera bon ni^pour lui ni pour les autres. Ce fera un de ces hom- mes de nos jours ; un François , un Anglois , uu Bourgeois ; ce ne fera rien. ^ . . o

Pour être quelque chofe , pour être foi-merae^ oc toujours un , il faut agir comme on parle ; il faut être toujours décidé fur le parti qu'on doit prendre , le prendre hautement & le fuivre toujours, j'aitens qu'on me montre ce prodige pour lavoir s'il eft hom- me ou citoyen, ou comment il s'y prend pour être a la fois l'un & l'autre.

De ces objets néceffairement oppofes viennent deux formes d'inftitution contraires ; l'une publique & commune, l'autre particulière & domeftique.

Voulez- vous prendre une idée de l'éducation pu- blique? Lifez la république de Platon. Ce n'efl: poinC un ouvrage de politique, comme le penfent ceux qui îie jugent des livres que par leurs titres. C'efl: le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait.

Quand on veut renvoyer au pays des chimères, on nomme l'inftitution de Platon. Si Lycurgue n'eût mis la fienneque par écrit, je la trouverois bien plus chimérique. Platon n'a fait qu'épurer le cœur de l'homme 5 Lycurgue l'a dénaturé.

A 4 ^^^'

t EMILE,

L'inflitution publique n'exifte plus, & ne petit plu^ exilter ; parcequ'où il n'y a plus de patrie , il ne peuç plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie & citoyen , doivent être effacés des langues modernes^, J'en fais bien la raifon , mais je ne veux pas la dire 5 elle ne fait rien à mon fujet.

Je n'envifage pas conime une inftitution publique ces rifibles établjHemcns qu'on appelle Collèges *. Je ne compte pas non plus i'éducation»du monde, par- ceque cette éducation tendant à deux fins contraires, les manque toutes deux : elle n'efl: propre qu'à faire des hommes doubles , paroiflant toujours rapporter tout aux autres , & ne rapportant jamais rien qu'à eux feuls. Or ces démonftrations étant communes à tout le monde n'abufcnt perfonne. Ce font autant de foins perdus. ,

De ces contradi6lions naît celle que nous éprou- vons fans ceiTe en nous - mêmes. Entraînés par la nature & par les hommes dans des routes contraires j forcés de nous partager entre ces diverfes impulfions , nous en fuivons une compofée qui ne nous mène ni à l'un ni à l'autre but. Ainfi combattus & floitans du- rant tout le cours de notre vie , nous la terminons fans avoir pu nous accorder avec nous , & fans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres.

Relie enfin l'éducation domeflique ou celle de la niture. Mais que deviendra pour les autres un hom- me uniquement élevé pour lui? Si peut-être le dou- ble objet qu'on fe propofe pouvoit fe réunir en un

feul,

* Il y a dan? l'Acndémie de Genève & dans l'Univerfité de Paris des Profefleurs que j'aime, que j'eltiine beaucoup., & que je crois très capables de bitn inllruire la Jeuntfle , s'ils r'ctoient forcés de ùiivrc l'ufage établi. J'exhorte l'un d'cn- tr'eux à publier le projet de réforme qu'il a conçu. L'on fera peuc-êt.re çnfii\ tenté, de guérir le mal, en, voyant qu'il n'til yas fans remède.

OIT DE L'EDUCA TION. 0

feul , en ôtant les contradi6tions de l'homme , on ôteroit un grand obftacle à fon bonheur. 11 faudroit , pour en juger, le voir tout formé ; jl faudroit avoiç pbfervé les penchans , vu Tes progrès , fuivi fa mar-« çlie: il faudroit, en un mot, connoître l'homme na- turel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir lu cet écrit.

Pour former cet homme rare , qu'avons nous ^ faire? Beaucoup, fans doute; c'efl d'empêcher que rien ne foit fait. Quand il ne s'agit que d'aller con- tre le vent , on louvoie ; mais fi la mer eit forte ^ qu'on veuille relier en place , il faut jetter l'ancre. Prens garde, jeune pilote, que ton cable ne file on que ton ancre ne laboure, <^ que le vaiiîéau ne dér rive avant que tu t'en lois apperçu.

Dans l'ordre focial , toutes les places font mar? quées, chacun doit être élevé pour la iienne. Si un Particulier formé pour fa place, en fort, il n'ell plus propre à rien. - L'éducation n'eft utile qu'autant que la fortune s'accorde avec la vocation des parens; eu tout autre cas elle eft nuifible à l'élevé , ne fut- c^ que par les préjugés qu'elle lui adonnés, l^^n £gypte , le fils étoit obligé d'embrallèr l'état de ion père, l'éducation du moins avoit un butalTuré; mais par- mi nous les rangs feuls demeurent , & les hommes en changent fans celle , nul ne fait fi en élevant fon fils pour le fien , il ne travaille pas con- tre lui.

Dans l'ordre naturelles hommes étant tous égaux, leur vocation commune efl; l'état d'homme , 6: qui- conque eil bien élevé pour celui-là, ne peut mal rem- plir^ ceux qui s'y rapportent. Qu'on detline mon éle- vé à l'épée, à l'églife , au barreau , peu m'importe. Avant la vocation des parens la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre eit le métier que je lui veux apprendre. ' En fortant de mts mair-s il ne fera , j'en conviens, ni magiibac, ni foldat, ni prêtre: ilfera

A 5 pre-

10 Emile,

premièrement homme ; tout ce qu'un homme âok être , il faura l'être au befoin tout aulîi bien que qui que ce foit , & la fortune aura beau le faire changer de place , il fera toujours à la Tienne. Occupavi te, fortuna, atque cepi, omnefque adiîus îuos interclufi ^ ut ad me ajpirare non pnjjes (4).

Notre véritable étude eft celle de la condition hu- maine. Celui d'entre nous qui fait le mieux fuppor- ter les biens & les maux de cett'e vie efl: à mon gré le mieux eievé: d'où il fuit que la véritable éducation confie moins en préceptes qu'en exercices. Nous commençons à nous inftruire en commençant à vivre ; notre éducation commence avec nous ; notre pre-. inier précepteur eft notre nourrice. Aufll ce mot éducation avoit-il chez les anciens un autre fens que nous ne lui donnons plus: il fîgnifioit nourriture. Educit objîetrix , dit Varron; ediicat nutrîx , inJUtuit Tfdagogus, docet magijier (5). AMi l'éducation, Jmilitution, l'inftruftion font trois chofes aufli diffé- rentes dans leur objet , que la gouvernante , le pré- cepteur & le maître. Mais ces diflinélions font mal entendues; ôl pour être bien conduit, l'enfant ne doit fuivre qu'un feul guide.

Il faut donc généralifer nos vues , & confidérer dans notre élevé l'homme abftrait , i'I^omm.e expofé à tous les accidens de la vie humaine. Si les hommes naifloient attachés au fol d'un pays, fi la même fai^ fon duroit toute l'année , fi chacun tenoit à fa fortu- ne de manière à n'en pouvoir jamais changer , la pratique établie feroit bonne à certains égards; l'en- fant élevé pour fon état , n'en fortant jamais , ne pourroit être expofé aux inconvéniens d'un autre. Mais vu la mobilité des chofes humaines ; vu l'efprit inquiet & remuant de ce fiecle qui bouleverfe tout ^

çha-

<4) Tufcul. V. (5) î{on. Ma:celL

otT DE L'EDUCATION. iz

chaque génération , peut- on concevoir une méthode plus infenfée que d'élever un enfant comme n'ayanc jamais à fortir de fa chambre , comme devant être fins ceffe entouré de fcs gens? Si Je malheureux fait un feul pas fur la terre, s'il defcend d'un fcul degré, il eil perdu. Ce n'eft pas lui apprendre à fupporter la peine; c'eft l'exercer à la fentir.

On ne fonge qu'à conferver Ton enfant,* ce n'efl pas affez: on doit lui apprendre à fe conferver ctanc homme , à fupporter les coups du fort , à braver

I opulence & la mifere , à vivre s'il le faut dans les glaces d'Iflande ou fur le brûlant rocher de Maîthe, Vous avez beau prendre des précautions pour qu'il ne meure pas ; il faudra pourtant qu'il meure : & quand fa mort nefercit pas l'ouvrage de vos foins, encore feroient-ils mal entendus. Il s'agit moins de l'empêcher de mourir, que de le faire vivre. Vi- vre ce n'efl pas refpirer , c'efl; agir ; c'eft faire ufa- ge de nos organes, de nos fens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le fentiment de notre cxiflence. L'homme qui a le plus vécu n'eft pas celui qui a compté le plus d'an- nées ; mais celui qui a le plus fenti la vie. 'l'el s'eft fait enterrer à cent ans, qui mourut dès fa naifTance,

II eut gagné de mourir jeune; au moins eut -il vécu jufqu'à ce tems-là.

loute notre fagefie confifte en préjugés ferviles; tous nos ufages ne font qu'allujettillement, gène & contrainte. L'homme civil naît , vit , CSc meurt dans l'efclavage: à fa najifance ou le coud dans un mail- lot; à fi mort on le cloue dans une bière; tant qu'il garde la figure humaine , il eil enchaîné par nos in- nitutions.

On dit que plufieurs Sages -Femmes prétendent, en pétriffant la tête des enhns nouveaux - nés , lui donner une fo'rrac plus convenable: & on le foufFrel Nos rétes feroicnt mal de h façon de l'auteur de no-

Tome L A 0 tre

I& EMILE; '

tre être: il nous les faut façonnées au -dehors par les Sages - Femmes , & au -dedans parles Philofo- phes. Les Caraïbes font de la moitié plus heureux que nous.

A peine l'enfant efl- il forti du fein de la mère, & à peine jouit -il de la liberté de mouvoir & d'étendre fes membres , qu'on lui donne de nou- veaux liens. On l'emmaillote , on le couche la tête fixée & les jambes allongées, les bras pen- dans à côté du corps ; il eft entouré de linges & de bandages de toute efpece , qui ne lui permet- , tent pas de changer de fituation. Heureux û on 5, ne l'a pas ferré au point de l'empêcher de refpi- rer , & li on a eu la précaution de le coucher fur le côté , afin que les eaux qu'il doit rendre par la bouche , puifltnt tomber d'elles - mêmes ; car il n'auroit pas la liberté de tourner la tête fur le cô- pour en faciliter l'écoulement (6)".

L'enfant nouveau -né a befoin d'étendre & de mouvoir fes membres, pour les tirer de l'engourdis- fement , rafifemblés en un peloton , ils ont refi:é û long-tems. On les étend, il eft vrai, mais on les empêche de fe mouvoir ; on afilijettit la tête-mê- me par des têtières : il femble qu'on a peur qu'il n'aie l'air d'être en vie.

Ainfi l'impulfion des parties internes d'un corps qui tend à l'accroifiTement , trouve un obftacle infur- montable aux mouvemens qu'elle lui demande. L'en- fant fait continuellement des efibrts inutiles qui épui- fent fes forces ou retardent leur progrés. Il étoic moins à l'étroit, moins gêné, moins comprimé dans l'amnios , qu'il n'eft dans fes langes : je ne vois pas ce qu'il a gïigné de naître.

L'inaftion , la contrainte l'on retient les mem- bres d'un enfant, ne peuvent que gêner la circula- tion

(6) Hitt. Nac. T. IV. p, 190. iiM2.

ô u & E L*E D U C A T I O N. ift

tion du fang ,. des humeurs , empêcher l'enfant de fe fortifier , de croître , & altérer Ta conftitutioil. Dans les lieux Ton n'a point ces précautions ex- •travagantes , les hommes font tous grands , forts, 'bien proportionnés (7). Les pays, l'on emmail- lote les enians,.font ceux qui fourmillent de boîTus , de boiteux, de cagneux, dénoués", de rachitiques, de gens contrefaits de toute efpece. De peur que le$ <X)rps ne fe déforment par des mouvemens libres , oii fe hâte de les déformer en les mettant en preile. On les rendroit volontiers perclus , pour les empêchof de s'eflropier. ^ '

Une contrainte fi cruelle pourroit -elle ne pas iri-' fluer fur leur humeur, ainii que fur leur tempéra- ment ? Leur premier fentiment eft un ftntiment de douleur & de peine : ils ne- trouvent qu'obftacl'es k tous les mouvemens dont i^s ont befoin •. plus rnal^ heureux qu'xm criminel aux fers, ils font de vains ef- forts, ils s'irritent, ils crient. Leurs pre-tiieres voix,- dites- vous , font des pleurs ? je le crois bien: vous les contrariez dès leur nailTance ; les premiers dons qu'ils reçoivent de vous font des chaînes ; le;? pre- miers traitemens qu'ils éprouvent font des tourmen?. N'ayant rien de libre que la voix , comment ne s'en ferviroient-ils pas pour fe plaindre? Ils crient du maf que vous leur faites : ainfi garotiés , vous crieriez plus fort qu'eux.

D'où vient cet ufage déraifonnable "? d'un ufage dénaturé. Depuis que les mères, méprifant leur pre- mier devoir , n'ont plus voulu nourrir leurs enfans; il a fallu les confier à des femmes mercenaires , qui, fe trouvant ainfi mères d'enfans étrangers pour qui' la nature ne leur difoit rien , n'ont cherché qu'à s'é- pargner de la peine. Il eut fallu veiller fans ceflè îlirun enfant en liberté: mais quand il cft bien lié.

On

(7) \'o)\z la note 14.

Xi, EMILE,

on le jette dans un coin fans s'embarraflèr de fes cris. Pourvu qu'il n'y ait pas des preuves de la négligence de la nourrice ; pourvu que le nourriçon ne fe caflè ni bras ni jambe, qu'importe au furplus qu'il périflè, ou qu'il demeure infirme le refle de fes jours ? On conferve fes membres aux dépens de fon corps ; & ^ quoi qu'il arrive , la nourrice eft difculpée.

Ces douces mères , qui débarralTées de leurs en- fans , fe livrent gaiment aux amufemens de la ville , favent - elles cependant quel traitement l'enfant dans fon maillot reçoit au village? Au moindre tracas qui furvient , on le fufpend à un clou comme un paquet de hardes ; & tandis que , fans fe prelfer , la nourrice vaque à fes affaires , le malheureux refle ainfi cruci- fié. Tous ceux qu'on a trouvés dans cette fituation , avoient le vifage violet : la poitrine fortement com- primée ne lailfant pas circuler le fang > il remontoit à la tête ; & l'on croyoit le patient fort tranquille ^ parcequ'il n'avoit pas la force de crier. J'jgnorô combien d'heures un enfant peut refier en cet état fans perdre la vie, mais je doute que cela puiffe aller fort loin. Voilà , je penfe , une des plus grandes commodités du maillot.

On prétend que les enfarls en liberté pourroient prendre de mauvaifes fituations , & fe donner des mouvemens capables de nuire à la bonne conforma- tion de leurs membres. C'e(l-là un de ces vains raifonnemens de notre fauffe fageffe, & que jamais aucune expérience n'a confirmés. De cette multitude d'enfans qui chez des peuples plus fenfés que nous^ font nourris dans toute la liberté de leurs membres, on n'en voit pas un feul qui fe blefle, ni s'efîropie : ils ne fauroient donner à leurs mouvemens la force qui peut les rendre dangereux , & quand ils prennent une fituation violente , la douleur les avertit bientôt d'en changer.

Islous ne nous fommes pas encore avifés de mettre

au

eu PE L'EDUCATION. 15

aum^llot les petits des chiens, ni des chats; voit- on qu'il réfulte pour eux quelque inconvénient de cette négligence? Les enfans font plus lourds; d'ao» cord : mais à proportion ils font auffi plus foibles. A-peine peuvent-ils fe mouvoir ; comment s'eftropie- roient-ils? fi on les étendoit fur le dos, ilsmour- roient dans cette fituation , comme la tortue, làns pou voit jamais fe retourner.

Non contentes d'avoir cefle d'alaiter leurs enfans , les femmes ceflènt d'en vouloir faire ; la conféquence eijt naturelle. Dès que l'état de mère efl onéreux , on trouve bientôt le moyen de s'en délivrer tout-à- feit: on veut faire un ouvrage inutile, afin de le re- commencer toujours, & l'on tourne au préjudice de l'elpece , l'attrait donné pour la multiplier. Cet ufâ* ge , ajouté aux autres caufes de dépopulation , nous annonce le fort prochain de l'Europe. Les fciences^ les arts, la philofophie & les mœurs qu'elle engen- dre, ne tarderont pas d'en faire un défert. Elle fera peuplée de bêtes féroces ; elle n'aura pas beaucoup changé d'habitans.

]'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes qui feignent de vouloir nourrir leurs enfans. On fait fe faire prefler de renoncer à cette fantaifie: on fait adroitement intervenir les époux, les Mede* cins , fur-tout les mères. Un mari qui oferoit con- fentir que fa femme nourrît fon enfant, feroit un homme perdu. L'on en feroit un afialïin qui veut fe défaire d'elle. Maris prudens , il faut immoler à la paix l'amour paternel ; heureux qu'on trouve à la campagne des femmes plus continentes que les vô- tres! Plus heureux fi le tems que celles -ci gagnent, n'efl: pas defiiné pour d'autres que vous !

Le devoir des femmes n'efl: pas douteux : mais on difpute Cl, dans le mépris qu'elles en font, il efl: égal pour les enfans d'être nourris de leur lait ou d'un au- iTje? Je tiens cette queftion, dont ks Médecins font

ks

n Ê M f L E ,-

îés Juges, pour décidée au fouhait des femmes; ^ pour moi , je penferois bien auiîl qu'il vaut mieux que ^'enfant iuce le laitd'une nourrice enfanté, que d'une mère gâtéé^ s'il avoit quelque nouveau mal à crain- dre du même fing dont il eft formé.

Mais la queftion doit -elle s'envifager feulement pàtJet côté phyllque, & l'enfant a-t-il moins befoiii- des foins d'une niere que de fa mamelle? D'autrea femmes , des bêtes mêmes , pourront lui donner le lait qu'ellq luirefufè: la follicitude maternelle nefe fup- plée point. Celle qui nourrit l'enfant d'une autre, m lieu du fien",cft unemauvaife mère; comment fera-t- elle une bonne nourrice? Elle pourra le devenir , mais lentement, il faudra que l'habitude change la nature; & l'enfafit m^al foigné aura le tems dépérir cent fois, avant que fa nourrice ait pris pour lui une tendreffe de mère.

De cet avantage - même réfulte un inconvénient , qui feul devroit ôter à toute femme fenfible le coura- ge de faire nourrir fon enfant par line autre : c'eil celui de partager le droit de mère, ou plutôt de l'a- liéner; de voir fon enfant aimer une autre femme , autant & plus qu'elle; de fentir que la tendreffe qu'il conferve pour fi propre mère eft une grâce , & que eelle qu'il a pour fa mère adoptive eft un devoir: car j'ai trouvé les foins d'une mère , ne dois -je pas l'attachement d'un fils?

La manière dont on remédie à cet inconvénient , ell d'infpirer aux enfans du mépris pour leur nourri- ce, en les traitant en véritables fervantes. QLiand leur fervice eft achevé, on retire fenfant , ou l'on con- gédie la nourrice; à force de la mal recevoir, on la rebute de venir voir fon nourriçon. Au bout de quel- ques années , il ne la voit plus , il ne la connoît plus. La mère qui croit fe fubftituer à elle , & réparer fa négligence par fa cruauté , fe trompe. Au lieu de faire un tendre fils d' un nourriçon dénaturé, ellel'cxer-

ou DE L'EDUCATION. 17

ce à l'ingratitude ; elle lui apprend à méprifer un jour celle qui lui donna la vie, comme celle qui la nour- ri de fon lait.

Combien j'ihOfterois fur ce point, s'il étoit moins décourageant de rébattre en vain des fujets utiles? Ceci tient à plus de chofes qu'on ne penfc.^ Voji- lez- vous rendre chacun à Tes premiers devoirs, com- mencez par les mères; vous ferez étonnés des chan- gemens que vous produirez. Tout vient fucceflîve- ment de cette première dépravation : tout l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur des maifons prend un air moins vivant; le fpeftacle touchant d'une famille naiffante n'attache plus les maris , n'impofe plus d'égards aux étrangers 5 on refpeéle moins la mère dont on ne voit pas les enfans; il n'y a point de réfidence dans les familles; l'habitude ne renforce plus les liens du fang ; il n'y à plus ni pères, ni m-eres , ni enfans, ni frères,^ ni fœurs; tous fe connoiflent à peine, comment s'ai- meroient-ils ? Chacun ne fonge plus qu'à foi. Quand la maifon n'efl: qu'une tride folitude , il faut bien al- ler s'égayer ailleurs.

Mais que les mères daignent nourrir leurs enfans» les mœurs vont fe réformer d'elles-mêmes, les fen- timens de la nature fe réveiller dans tous les cœurs ; l'Etat va fe repeupler; ce premier point , ce point feul va tout réunir. L'attrait de la vie domellique efl: le meilleur contre- poifon des mauvaifes mœurs. Le tracas des enfans qu'on croit importun devient agréable ; il rend, le père & la mère plus néceflaires , plus chers l'un à Tauti-e, il refferre entre eux le lien conjugal. Qi.iand la famille eft vivante & animée, les foins domelliques font la plus chère occupation de la femme & le plus doux amufement du mari. Ainfi de ce fcul abus cor- rigé réfulteroit bientôt une reforme générale ; bien- lot la nature auroit repris tous fss droits. Qu'une Tme l » foi»

ii EMILE,

fois les femmes redeviennent mères , bientôt les hom- mes redeviendront pères & maris.

Difcours fuperflus ! l'ennui même des plaifirs dil inonde ne ramené jamais à ceux-là. Les femmes ont celTé d'être mercs; elles ne le feront plus; elles r\€ veulent plus l'être. Quand elles le voudroicnt, à peine le pourroient- elles : aujourd'hui que Tufage contraire eft établi, chacune auroit à combattre l'op- pofition de toutes ce! les qui l'approchent, liguées con- tre un exemple que les unes n'ont pas donné & que les autres ne veulent pas fuivre.

Il fe trouve pourtant quelquefois encore de jeunes pcrfonnes d'un bon naturel, qui, fur ce point ofanc braver l'empire de la mode & les clameurs de leur fexe, remplilTent avec une vertueufe intrépidité ce devoir fi doux que la nature leur impufe. Puiffe leur nombre augmenter par l'attrait des biens deftinés à celles qui s'y livrent! Fondé furd^-^s conféquenccsque donne le plus (impie raifonnement , & fur des obfer- vations que je n'ai jamais vu démenties , j'ufc pro- mettre à ces dignes mères un attachement folide & conftant de la part de leurs maris , une tendreflc vraiment filiale de la part de leurs enfans , l'eftime & le refpe6l du public, d'heureufes couches fans acci- dent & fans fuite , une fanté ferme & vigoureufe , enfin le plaifir de le voir un jour imiter par leurs fil- les, & citer en exemple à celles d'autrui.

Point de mère, point d'enfant. Entre eux les de- voirs font réciproques, & s'ils font mal remplis d'un côté , ils feront négligés de l'autre. L'enfant doit ai- mer fa mère avant de favoir qu'il le doit. Si la voix du fang n'efl: fortifiée par fhabitude & les foins , elle s'éteint dans les premières années, & le cœur meurt, pour ainfi dire, avant que de naître. Nous voilà dès les premiers pas hors de la nature.

Oa en fore encore par une route oppofée, lorfquau

Iku

/

bv iJÊ L'EDUCATION. tf

Heu de négliger les Ibins de mère , une femme les porte à l'excès ; lorfqu'elle fait de fon enfant fon ido- le ; qu'elle augmente & nourrit fa foiblelTe pour l'em- pêcher de la fentir , & qu'elpérant le fouftraire aux loix de la nature, elle écarte de lui des atteintes pé- nibles , fans fonger combien , pour quelques incom- modités donc elle le préferve un moment , elle accu- mule au loin d'accidens & de périls far fa tête , & combien c'efl: une précaution barbare de prolonger la foiblefle de l'enfance fous les fatigues des hommes faits. Thétis, pour rendre fon fils invulnérable , le plongea , dit la fable , dans l'eau du flyx. Cette al- légorie eft belle 6c claire. Les mères cruelles, dont je parle, font autrement: à force de plonger leurs en- fans dans la moliefie, elles les préparent à la fouf- france , elles ouvrent leurs pores aux maux de toute efpece, dont ils ne manqueront pas d'être la proie étant grands.

Obfervez la nature , & fuivez la route qu'elle vousf trace. Elle exerce continuellement les enfans ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de tou- te efpece ; elle leur apprend de bonne heure ce que c'efl: que peine & douleur. Les dents qui percenc leur donnent la fièvre : des coliques aigties leur don- nent des convulfions ; de longues toux les fuffoquent ; les vers les tourmentent ; la pléthore corrompt leur fang; des levains divers y fermentent, & caufenc des éruptions périlleufes. Prefque tout le premier âge efl: maladie & danger : la moitié des enfans qui nais- fent, périt avant la huitième année. Les épreuves fai- tes, l'enfant a gagné des forces, & fitôt qu'il peuc Ufer de la vie , le principe en devient plus aflliré.

Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contra- riez-vous? Ne voyez-vous pas qu'en penfant la cor- riger , vous détruilez fon ouvrage , vous empêchez l'effet de fes foins ? Faire au dthors ce qu elle faic au - dedans , c'eft , fdon vous , redoubler le danger 5

B 2 ^

Id EMILE,

& au contraire c'eCl y faire diverfion , c'efl: Textê- nuer. L'expérience apprend qu'il meurt encore plus d'enfans élevés délicatement que d'autres. Pourvu qu'on ne paffe pas la mefure de leurs forces , on rif- que moins à les employer qu'à les ménager. Exer- cez ' les donc aux atteintes qu'ils auront à fupporter un jour. EndurcifTez leur corps au intempéries des faifons , des climats , des élémens ; à la faim , à la foif, à la fatigue ; trempez- les dans l'eau du flyx. Avant que l'habitude du corps foit acquife , on lui donne celle qu'on veut flins danger : mais quand une fois il efl dans fa confiftance , toute altération lui de- vient périlleufe. Un enfant fupportera des change- mens que ne fupporteroit pas un homme: les fibres du premier, molles & flexibles, prennent fans effort le pli qu'on leur donne ; celles de l'homme , plus en- durcies , ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles ont reçu. On peut donc rendre un enfant ro- bufte fans expofer fa vie & fa fanté ; & quand il y auroit quelque rifque, encore ne faudroit-il pas ba- lancer. Puifque ce font des rifques inféparables de la vie humaine, peut -on mieux faire que de les rejet- ter fur le tems de fa durée ils font le moins défa- vantageux?

Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de fa perfonne fe joint celui des foins qu'il a coûtés ; à la perte de fa vie fe joint en lui le fôntiment de la mort. C'ell donc furtout à l'avenir qu'il faut fonger en veillant à fa confervation; c'efl: contre les maux de la jeuneile qu'il faut f armer , avant qu'il y foit parvenu : car û le prix de la vie augmente jufquà l'âge de la rendre utile , quelle folie n'eft-ce point d'épargner quelques maux à l'enfance, en les multipliant fur l'âge de raifon? Sont -ce les leçons du maître?

Le fort de l'homme efl: de foufî'rirdans tous les tems. Le foin même de fa confervation efl: attaché à la pei- ne.

ou D E L'EDUCATION. ti

ne. Heureux de ne connoître dans Ton enfance qui les maux phyfiques ! maux bien moins cruels , bien moins douloureux que les autres , & qui bien plus ra- rement qu'eux nous font renoncer à la vie. On ne fe tue point pour les douleurs de la goûte ; il n'y a gue- r-es que celles de l'ame qui produifent le dérefpoir. Nous plaignons le fort de l'enfance, & c'eft le nôtre qu'il faudroit plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

En nailïimt , un enfant crie; fa première enfnnce fe paiTe à pleurer. '1 antôt on l'agite , on le flatte pour l'appaifer; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faifons ce qui lui plaît , ou nous en exigeons ce qui nous plaît : ou nous nous foumettons à fcs fantaifies, ou nous le fou mettons aux nôtres: point de milieu, il fâut qu'il donne des ordres, ou qu'il en reçoive, Ainfi fcs premières idées font celles d'empire Ck de fervitude. Avant de favoir parler , il commande ; avant de pouvoir agir , il obéit; & quelquefois on le châtie avant qu'il puiffe connoître fes fautes ou plutôt en commettre. C eft ainfi qu'on verfede bonne heure dans fon jeune cœur les paiïions qu'on impute enfuite à la nature , & qu'a- près avoir pris peine à le rendre méchant, on fe plaine de le trouver tel.

Un enfant piffe fix ou fept ans de cette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice & du fien : & après lui avoir fait apprendre ceci & cela ; c'eft - à - dire , après avoir chargé fa mémoire ou de mots qu'il ne peut entendre , ou de chofes qui ne lui font bonnes à rien ; après avoir étouffé le na- turel par les paftions qu'on a fait naître, on remet ccc étrefa6lice entre les mains d'un précepteur, lequel achevé de développer les germes artificiels qu'il trou- ve déjà tout formés , & lui apprend tout , hors à fe connoître, hors à tirer parti de lui -même, hors à favoir vivr€ (Si fe rendre heureux. Enfin quand cet

B 3 CH"

%^ EMILE,

enfant efclave & tyran , plein de fcience & dépour- vu de fens , également débile de corps & dame , eft jette dans le monde; en y montrant fon ineptie, fon orgueil & tous f<^s vices, il fait déplorer la mifere ôc la perverlité humaines. Onfe trompe; c'efl l'hom- me de nos fantaifies ; celui de la nature tft fait au- irement.

Voulez -vous donc qu'il garde fa forme originel- le? Confervez-Ia des l'inllant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il naît, emparez- vous de lui , & ne le quit- tez plus qu'il ne foit homme: vous ne réuflirez jamais fans cela. Comme la véritable nourrice ell la mère , le véritable précepteur eft le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fondions rjnfi que dans leur fys- lême: que des mains de l'un l'enfant pafle dans cel- les de l'autre. Il fera mieux élevé par un père judi- cieux & borné , que par le plus habile maître du mon- de ; car le zèle fuppléera mieux au talent , que le ta- lent au zèle.

Mais les affaires , les fondions , les devoirs

Ah les devoirs ! fans doute le dernier eft celui de pè- re (9)? Ne nous étonnons pas qu'un homme, donc la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union , dédaigne de l'élever. 11 n'y a point de tableau plus charmant que celui de la famille , mais un feul traiç

man-

(9) Quand on lit dans Plutarque que Caton le Cenfeur , qui gouverna Rome avec tant de gloire, éleva lui-même fon fils dès le berceau, & avec un tel foin, qu'il quittoit tout pour être prêtent quand la Nourrice , c'eft-à-dire, la Mère le re- muoit & le lavoit ; quand on lit dans Suétone qu'A ugufte , maître du monde , qu'il avoit conquis & qu'il régiiToit lui- înême, enfeignoit lui-même à fes petits- iils à écrire, à na- ger, les élémens des Sciences , & qu'il les avoit fans ceffc autour de lui ,* on ne peut s'empêcher de rire des petites bonnes -gens de ce tems-!à, qui s'amufoient à de pareilles niaiferies; trop bornés, fans doute, pour favoir vaquer aux frondes aiTûires des grands hommes de nos joiirs.

ou DE L'EDUCATION. 25

manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de fanté pour être nourrice, le père aura urop d'affaires pour être précepteur. Les enfans, éloignes, difperfés , dans des penfions , dans des couvens , dans des collèges , porteront ailleurs l'amour de la maifon paternelle, ou pour mieux dire, ils y rapporteront l'hiibitude de n'être attachés à rien. Les frères 6l les fœurs fe connoîtront à peine. Quand tous feront ras- femblés en cérémonie , ils pourront être fort polis entre eux; ils fe traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parens, fitot que Ih fo- ciété de la famille ne fait plus la douceur de la vie, il faut bien recourir aux mauvaifes mœurs pour y fjp- pléer. eft l'homme alTcz Ilupidc pour ne pas voir la chaîne de tout cela ?

Un père, quand il engendre & nourrit des enfans, ne fait en cela que le tiers de ù tâche. Il doic des hommes à fon efpece , il doit à la focieté des hom- mes fociables , il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette , & ne le fait pas, efl coupable, & plus coupable, ptiiL-eLre, quand .il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n'a point droit de le devenir. 11 n'y a ni pauvreté , ni travaux , ni refpe6t humain qui le difpenfent de nourrir fes enfans , & de les éle- ver lui-même. Lecteurs, vous pouvez m'en croire. ]e prédis à quiconque a des entrailles & néglige de Ci faints devoirs , qu'il verfera long-tems fur fa faute des larmes ameres , & n'en fera jamais confolc.

Mais que fait cet homme riche, ce père de famil- le fi affairé , & forcé félon lui de laifTcr Ç^^s enfans à l'abandon? Il paye un autre homme pour remplir fes foins qui lui font à charge. Ame vénale ! crois - tu donner à ton fils un autre père avec de l'argent ? Ne t'y trompe point; ce n'ell pas même un nuitre que tu lui donnes , c^ell un valet. Il en formera bientôc un fécond.

B 4 Oa

54 EMILE,

On raifonne beaucoup fur les qualités d'un bon gouverneur. La première que j'en exigerois , & cel- le-là feule en fuppofe beaucoup d'autres, c'eft de n'être point un homme à vendre. Il y a des métiers fi nobles qu'on ne peut les faire pour de l'argent fans fe montrer indigne de les faire: tel efl: celui de l'hom- me de guerre ; tel ell celui de l'inftituteur. Qui donc élèvera mon enfant ? Je te fai déjà dit , toi-même. Je ne le peux. Tu ne le peux ! .^ Fais-toi donc un ami. Je ne vois point d'autre relTource.

Un gouverneur! ô quelle ame fublime.... en vé- fité , pour faire un homme , il faut être ou père, ou -plus qu'homme foi - même. Voilà la fon6lion que vous confiez tranquillement à des mercenaires.

Plus on y penfe , plus on apperçoit de nouvelles difficultés. Il faudroit que le gouverneur eût été élevé pour fon élevé , que fes domelliques euffent été élevés pour leur maître , que tous ceux qui l'appro- chent euffent reçu les impreflions qu'ils doivent lui communiquer ; il fiiudroic d'éducation en éducation remonter jufqu'on ne fait où. Comment fe peut - il qu'un enfant foit bien élevé par qui n'a pas été bien .élevé lui-même?

Ce rare mortel efl:- il introuvable? Je l'ignore. En ces tems d'avililTement , qui fait à quel point de ver- tu peut atteindre encore une ame humaine ? Mais fuppofons ce prodige trouvé. C*eft en confidérant ce qu'il doit faire , que nous verrons ce qu'il doit être. Ce que je crois voir d'avance efl qu'un père qui fentiroit tout le prix d'un bon gouverneur , pren- droit le parti de s'en paflèr; car il mettroit plus de. peine à facquerir qu'à le devenir lui-même. Veut- il donc fe faire un ami ? Qti'il élevé fon fils pour l'ê- tre ; le voilà difpenfé de le chercher ailleurs , & la . Iiature a déjà fait la moitié de fouvrage. ^'^^'' Quelqu'un" dont je ne connois que le rang , m'a fait pyopofer d'élever fon fils, j^i m'a fait beaucoup d'hoH-

ou DE L'EDUCATION. ij

neur fans doute; mais loin de fe plaindre de mon re- fus, il doit fe louer de ma difcrédon. Si j'avois ac- cepté fon offre & que j'eulTe erré dans ma méthode , c'étoit une éducation manquée : fi j'avois réuffi, c'eût été bien pis. Son fils auroit renié fon titre; il n'eût plus voulu être Prince.

Je fuis trop pénétré de la grandeur des devoirs d'un Précepteur , je fens trop mon incapacité pour accepter jamais un pareil emploi de quelque parc qu'il me foie offert; & l'intérêt de l'amitié même, ne feroit pour moi qu'un nouveau motif de refus. Je crois qu'après avoir lu ce livre , peu de gens feront tentés de mie faire cetce offre , & je prie ceux qui pourroiencrétre^de n'en plus prendre l'inutile peine. J'ai fait autrefois un fuffifant effai de ce métier pour être affuré que je n'y fuis pas propre , & mon étac m'en difpen feroit quand mes taltns m'en rendroienC capable, j'ai cru devoir cette déclaration publique à ceux qui paroiflènt ne pas m'accorder affez d'elti- me pour me croire fincere & fondé dans meg réfo- lutions.

Hors d'état de remplir la tâche la plus utile , j'o- ferai du moins eflayer de la plus aifée; à l'exemple de tant d'auires je ne mettrai point la main à l'œu- vre , mais à la plume , & au lieu de faire ce qu'il faut, je m'efforcerai de le dire.

Je fais que dans les entreprifes pareilles à celle-ci, l'auteur , toujours à fon aife dans des fyftemes qu'il çftdifpenfé de mettre en pratique, donne fans peine beaucoup de beaux préceptes impoffibies à fuivre, & que faute de détails & d'exemples , ce qu'il dit même de pratiquable refte fans ufage , quand il n'en a pas montré l'application.

J'ai donc pris le parti de me donner un élevé ima- ginaire, de me fuppofer l'âge, la fanté, les connoif- fences , & tous les talens convenables pour travailler à fon éducation , de la conduire depuis le moment ôc

^ 5 ft

^6 EMILE;

fa naiffance jufqu'à celui devenu homme fait, il n'aura plus befoln d'autre guide que de lui-même. Cet- te méthode me paroît utile pour empêcher un auteur ^ui fe défie de lui , de s'égarer dans des vifions ; car àès qu'il s'écarte de !a pratique ordinaire , il n'a qu'à fai- re l'épreuve de la Tienne fur fon éîeve; il fentira bien- tôt, ou lelefteur fentira pour lui, s'il fuit le progrès de J'enfance , & la marche naturelle au cœur humain.

Voilà ce que j'ai tâclîé de faire dans toutes les dif- ficultés qui fe font préfentées. Pour ne pas groffir inutilement le livre, je me fuis contenté de pofer les principes dont chacun devoit fentir la vérité. Mais quant aux règles qui pouvolent avoir befbin de preu- ves , je les ai toutes appliquées à mon Emile ou à d'autres exemples , & j'ai fait voir dans des détails très-étendus, commentée quej'établiffoispouvoit être pratiqué : tel ert du moins le plan que je me fuis pro- pofé de fuivre. C'eft au lecteur a juger fi j'ai réuffi.

Il efl arrivé de-Ià que j'ai d'abord peu parlé d'Emi- le , parceque mes premières maximes d'éducation , bien que contraires à celles qui font établies , font d'une évidence à laquelle il eft difficile à tout homme raifonnable de refufer fon confentement. Mais à me- fure que j'avance , mon élevé , autrem.ent conduit que les vôtres , n'eft plus un enfant ordinaire; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors il paroît plus fréquemment fur la fcene , & vers les derniers tems je ne le perds plus un moment de vue jufqu'à ce que, quoi qu'il en dife , il n'ait plus le moindre befoia de moi.

Je ne parle point ici des qualités d'un bon Gouver- neur , je les fuppofe, & je me fuppofe moi-même doué de toutes ces qualités. En lifant cet ouvrage , on verra de quelle libéralité j'ufe envers moi.

Je remarquerai feulement, contre l'opinion com- mune , que le Gouverneur d'un enfant doit être jeu- ne, & naême aufli jeune que peut l'être un homme

fage.

bu DE UEDUCATiON. 'Zf

fage, Je voudrois qu'il fût lui-même enfant s'il étoit poflîble , qu'il pût devenir le compagnon de fon Ele- vé , & s'attirer fa confiance en partageant fes amufe- mens. 11 n'y a pas allez de chofes communes entre l'enfance & l'âge mûr , pour qu'il fe forme jamais un attachement bien folide à cette diflance, ' Les enfans flattent quelquefois les vieillards , mais ils ne les ai- ment jamais.

On voudroit que le Gouverneur eût déjà fait une éducation. C'eft trop; un même homme n'en peut faire qu'une : s'il en falloit deux pour réuffir , de que! droit entreprendroit-on la première?

Avec plus d'expérience on fauroit mieux faire , mais on ne le pourroit plus. Quiconque a rempli cet état une fois affez bien pour en fentir toutes les pei- nes , ne tente point de s'y rengager , & s'il l'a mal rempli la première fois , c'eft un mauvais préjugé pour la féconde.

Il eft fort différent , j'en conviens , de fuivre un jeune homme durant quatre ans , ou de le conduire durant vingt- cinq. Vous donnez un Gouverneur h votre fils déjà tout formé ; moi je veux qu'il en ait un avant que de naître. Votre homme à chaque luflre peut changer d'élevé ; le mien n'en aura jamais qu'un. Vous diflinguez le Précepteur, du Gouverneur: au- tre folie ! Diftinguez - vous le Difciple, de l'Elevé? Il n'y a qu'une fcience à enfeigner aux enfans ; c'tft celle des devoirs de l'homme. Cette fcience eft une , & , quoi qu'ait dit Xenophon de l'Education des Per- fes, elle ne fe partage pas. Au refle, j'appelle plu- tôt Gouverneur que Précepteur le Maître de cette fcience ; parcequ'il s'agit moins pour lui d'inflruire que de conduire. Il ne doit point donner de précep- tes , il doit les faire trouver.

, S'il faut choifir avec tant de foin le Gouverneur, \\ lui eft bien permis de choifir aufti fon Elevé, fur- !tout quacd il s'agit d'un modèle k propoiér. Ce

choix

jS EMILE,

choix ne peut tomber ni fur le génie ni fur le carac- tère de l'enfant, qu'on ne connoîc qu'à la fin de l'ou- vrage , & que j'adopte avant qu'il foit né. Quand je pourrois choifir, je ne prendrois qu'un efprit com- mun tel que je fuppofe mon Elevé. On n'a befoin d'élever que les hommes vulgaires ; leur éducation doit feule fervir d'exemple à celle de leurs femblables. Les autres s'élèvent malgré qu'on en ait.

Le pays n'efl pas indifférent à la culture des hom- mes; ils ne font tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats tempérés. Dans les climats extrêmes le défavantage eft vifible. Un homme n'eft pas planté comme un arbre dans un pays pour y demeurer tou- jours, & celui qui part d'un des extrêmes pour arri- ver à l'autre , ell forcé de faire le double du chemin que fait pour arriver au même terme celui qui part du terme moyen.

Que l'habitant d'un pays tempéré parcoure fuccef- fivement les deux extrêmes, fon avantage eft encore évident : car bien qu'il foit autant modifié que celui qui va d'un extrême à l'autre , il s'éloigne pourtant de la moitié moins de fa conftitution naturelle. Un François vit en Guinée & en Laponie ; mais un Nè- gre ne vivra pas de même à Tornea , ni un Samoyé- de au Bénin. Il paroît encore que l'organifation du cerveau eft moins parfaite aux deux extrêmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le fens des Euro- péens. Si je veux donc que mon élevé puifle être habitant de la terre, je le prendrai dans une zon^s tempérée , en France , par exemple , plutôt qu'ail- leurs.

Dans le Nord les hommes confomment beaucoup fur un fol ingrat ; dans le Midi ils confomment peu fur un fol fertile. De-là naît une nouvelle différence qui rend les uns laborieux & les autres contemplatifs. La fociété nous offre en un même lieu l'image de ces fyprences entre les pauvres & les riches. Les pre-

î;nier%

ou tïR I^'EDUCATION. a^

tniers habitent le fol ingrat , & les autres le pays fertile.

Le pauvre n'a pas befoin d'éducation ; celle de fon état efl forcée, il n'en fauroit avoir d'autre: au contraire, l'éducation que le riche reçoit de fon état, cft celle qui lui convient le moins & pour lui même <& pour la fociété. D'ailleurs l'éducation naturelle doit rendre un homme propre à toutes les conditions humaines : or il eft moins raifonnable d'élever un pauvre pour être riche qu'un riche pour être pau- vre ; car à proportion du nombre des deux états , il y a plus de ruinés que de parvenus. Choififlbns donc un riche: nous ferons fûrs au moins d'avoir fait un homme de plus , au lieu qu'uh pauvre peut deve- nir homme de lui-même.

Par la même raifon , je ne ferai pas fâche qu'Êmî- le ait de la naiffance. Ce fera toujours une vi6lime arrachée au préjuge.

Emile efl: orphelin. Il n'importe qu'il ait fon père & fa mère. Chargé de leurs devoirs , je fuccede à tous leurs droits. 1) doit honorer ks parens , mais il ne doit obéir qu'à moi. C'eft ma première ou plu- tôt ma feule condition.

j'y dois ajouter celle-ci, qui n'en efl: qu'une fui- te , qu'on ne nous ôtera jamais l'un à l'autre que de notre confentement. Cette claufeefl:eflèncielle, & je voudrois même que l'Elevé & le Gouverneur regardafl^ent tellement comme inféparables , que le fort de leurs jours fût toujours entre eux un objet commun. Sitôt qu'ils tnvilligeuc dans l'cloignement leur féparation , fuôt qu'ils prévoient le moment qui doit les rendre étrangers l'un à l'autre , ils le font dé- jà: chacun fait fon petit fyflême à part, & tous deux, occupés du tcms ils ne feront plus enftm- ble, n'y relient qu'à contre -cœur. Le Difciple ne regarde le Maître que comme l'enfeigne & le fléau de l'enfance j le Maître ne regarde le Difciple que

corn*

§« É M I L

comme un lourd fardeau dont il brûle d'être de'char^ gé: ils afpirent de concert au moment de fe voir de'- livrés l'un de l'autre , & comme il n'y a jamais entre eux de véritable attachement , l'un doit avoir peu de vigilance , l'autre peu de docilité.

Mais quand ils fe regardent comme devant paflèr leurs jours enfemblej il leur importe de le faire aimer Yuù de l'auire , & par cela même ils fe deviennent chers. L'Elevé ne rougit point de fuivre dans fôn enfance l'ami qu'il doit avoir étant grand ; le Gou- verneur prend intérêt à des foins dont il doit recueil- lir le fruit , ôi. tout le mérite qu'il donne à foïi Elevé eft un fond qu'il place au profit de fes vieux jours.

Ce traité, fait d'avance, fuppofe unaccoiichemene heureux p un enfant bien formé , vigoureux & fain. Un père n'a point de choix & ne doit point avoir de préférence dans la famille que Dieu lui donne : tous fes enfans font également fes enfans ; il leur doit à tous les mêmes foins & la même tendrelîè. Qu'ils foient eflropiés ou non , qu'ils foient languiflans ou robuftes , chacun d'eux e[\ un dépôt dont il doit compte à la main dont il le tient, Ck le mariage eft un contrat fait avec la nature aufli bien qu'entre les conjoints.

Mais quiconque s'impofe un devoir que la nature tie lui a point impofé, doit s'aiTurer auparavant des moyens de le remplir ; autrement il fe rend compta- ble, même de ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui fe charge d'un Elevé infirme & valétudinaire, change fonftion de Gouverneur en celle de Garde-malade ; jl perd , à foigner une vie inutile , le tems qu'il deftinoit à en augmenter le prix ; il s'expofe à voir une mère ëplorée lui reprocher un jour la mort d'un fils qu'il lui aura long-tems confervé.

Je ne me chargerois pas d'un enfant maladif & ca- cochime , dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d'un élevé toujours inutile à lui-même & aux

au-

Otj CE L'EDUCATIOÎT. ^%

autres , qui s'occupe uniquement à fe conferver , & dont le corps nuife à l'éducation de l'ame. Qiie fe- rois'je en lui prodigant vainement mes foins, finon doubler la perte de la fociété & lui ôter deux hom- mes pour un ? Qu'un autre à mon défaut fe charge de cet infirme , j'y confens, & j'approuve fa chari- té; mais mon talent à moi n'efl; pas celui-là : je ne fais point apprendre à vivre à qui ne fonge qu'à s'empêcher de mourir.

Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir k l'ame : un bon ferviteur doit être robufte. Je fais que l'intempérance excite les paŒons ; elle exténus aufli le corps à la longue; les macérations, les jeû- nes produifent fouvent le même effet par une cauie oppofée. Plus le corps eft foible, plus il comman- de ; plus il eft fort , plus il obéit. Toutes les paf- fions fenfuelles logent dans des corps efféminés; ils s'en irritent d'autant plus qu'ils peuvent moins les fa- tisfaire.

Un corps débile aftoiblit l'ame. De- l'empire de la Médecine , art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne fais , pour moi , de quelle maladie nous guérifTent les Méde- cins, mais je fais qu'ils nous en donnent de bien fu- neftes; la lâcheté, la pufillanimicé , la crédulité, la- terreur de la mort: s'ils guérifTent le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fafîent marcher des cadavres ? Ce font des hommes qu'il nous faut j & l'on n'en voit point fortir de leurs mains.

La Médecine eft à la mode parmi nous ; elle doit Fêtre. C'eft l'amufcment des gens oififs 6i défœu- vrés , qui ne fâchant que faire de leur tems le pafîènt à fe conferver. S'ils avoient eu le malheur de naître immortels , ils feroient les plus miférables des êtres* Une vie qu'ils n'auroicnt jamais peur de perdre, ne fe- roit pour eux d'aucun prjx. Il faut à ces gens-là des Médecins qui les menacent pour les flatter, & qui

kur

^ E M i L E,

leur donnent chaque jour le feul plaifir dont ils foieni fufceptibles ; celui de n'être pas morts,

Je n'ai nul delTdn de m'étendre ici fur la vanité la Médecine. Mon objet n'efl: que de la confidérer par le côté moral. Je ne puis pourtant m'empêcher aobferver que les hommes font, fur fon ufage, les mêmes fophifmesque fur la recherche delà vérité. Ils fuppofent toujours qu'en traitant un malade on le guérit , & qu'en cherchant une vérité on la trouve : ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une guérifon que le Médecin opère, par la mort de cent malades qu'il a tués , & l'utilité d'une vérité décou- verte , par le tort que font les erreurs qui paffent en même-tems. La Science qui inflruit & la Médecine qui guérit font fort bonnes, fans doute; mais la Scien- ce qui trompe & la Médecine qui tue font mauvai- fes. Apprenez - nous donc à les diflinguer. Voilà nœud de la queftion : fi nous favions ignorer la véri- té, nous ne ferions jamais les dupes du menfonge ; (1 nous favions ne vouloir pas guérir malgré la natu- re, nous ne mourrions jamais par la main du Méde* cin. Ces deux abflinences feroient fages ; on gagne- roit évidemment à s'y foumettre. Je ne difpute donc pas que la Médecine ne foit utile à quelques hommes > mais je dis qu'elle eO: funefte au genre-humain.

On me dira , comme on fait fans ceffe , que les fautes font du Médecin , mais que la Médecine en elle-même efl: infaillible. A la bonne heure; mais qu'elle vienne donc fans le Médecin : car tant qu'ils viendront enfemble, il y aura cent fois plus à crain- dre des erreurs de l'artifle, qu'à efperer du fecours de l'art.

Cet art menfonger , plus fait pour les maux Vefprit que pour ceux du corps, n'eH; pas plus utile aux uns qu'aux autres : il nous guérit moins de nos maladies qu'il ne nous eij imprime Teffroi. Il recule moins la mort qu'il ne la fait fentir d'avance; il ufe

U

ou DE L'EDUCATION. j^

k vie au lieu de la prolonger : & quand il la prolon- geroit , ce feroit encore au préjudice de refpece ; puifqu il nous ôce à la fociété par les foins qu'il nous impofe, & à nos dev^oirs par les frayeurs qu'il nous donne. C'eft la connoifîance des dangers qui nous les fait craindre : celui qui fe croiroic invulnérable n'auroic peur de rien. A force d'armer Achille con- tre le péril, le Poète lui Ôte le mérite de la valeur: tout autre à fa place eût été un Achille au même prix.

Voulez - vous trouver des hommes d'un vrai cou- rage? cherchez -les dans les lieux il n'y a point de Médecins , l'on ignore les conféquences des maladies , & l'on ne fonge guère à la mort. Na- turellement l'homme fiiit fouffrir conftamment , & meurt en paix. Ce font les Médecins avec leurs or- donnances , les Phiiofophes avec leurs préceptes , les Prêtres avec leurs exhortations , qui l'avililTent de cœur, &. lui font défapprendre à mourir.

Qu'on me donne donc un élevé qui n'ait pas be- foin de tous ces gens-là , ou je le refufe. Je ne veux point que d'autres gikent mon ouvrage ; je veux l'é- lever feul , ou ne m'en pas mêler. Le fage Locke , qui avoit pafTé une partie de fa vie à l'étude de la Médecine, recommande fortement de ne jamais dro- guer les enfans , ni par précaution , ni pour de légè- res incommodités. J'irai plus loin , & je déclare que n'appellant jamais de Médecin pour moi, je n'en ap- pellerai jamais pour mon Emile, à moins que fa vie ne foitdans un danger évident; car alors il ne peut pas lui faire pis que de le tuer.

Je fais bien que le Médecin ne manquera pas de tirer avantage de ce délai. Si l'enfant meurt, on l'au- ra appelle trop tard; s'il réchappe, ce fera lui qui i'aura fauve. Soit: que le Médecin triomphe; nuis fur - tout qu'il ne foit appelle qu'à Textrêmité.

Faute de favoii* le guérir , que l'enfant fâche être malade; cet art fupplee à l'autre , & fouvent réulfic

2\mii L C beau-

'f4 EMILE,

beaucoup mieux; c efl l'art de la nature. Qtiand ra- nimai efl: malade, il foufFre en filence àfe tient coi: or on ne voit pas plus d'animaux languiflans que d'hommes. Combien l'impatience, la crainte, l'in- quiétude , & fur - tout les remèdes ont tué de gens que leur maladie auroit épargnés , & que le tems feul a'jroit guéris? On me dira que les animaux vivant d'une manière plus conforme à la nature , doivent être fujets à moins de maux que nous. Hé! bien, cette manière de vivre efl précifément celle que je veux donner à mon élevé j il en doit donc tirer le même profit.

La feule partie utile de la Médecine efl l'hygiène. Encore l'hygiène efl- elle moins une fcience qu'une vertu. La tempérance & le travail font les deux vrais Médecins de l'homme: le travail aiguife fbn appétit, & la tempérance l'empêche d'en abufer.

Pour fa\joir quel régime efl le plus utile à la vie& à la fanté , il ne faut que fàvoir quel régime obfervent les Peuples qui fe portent le mieux, font les plus ro- bufles, & vivent le plus long -tems. Si par les ob- fervations générales on ne trouve pas que l'uflige de la Médecine donne aux hommes une fanté plus famé ou une plus longue vie ; par cela même que cet arc n'eft pas utile il efl nuilible, puifqu'il emploie le tems, les hommes & les chofes à pure perte. Non feule- ment le tems qu'on pafTe à confcrver la vie étant per- du pour en ufer , il l'en faut déduire; mais quand ce tems efl employé à nous tormenter , il efl pis que nul, il efl négatif; & pour calculer équitablement, il en faut ôter autant de celui qui nous rcfle. Un hom- me qui vit dix ans fans Médecins , vit plus pour lui- même & pour autrui , que celui qui vit trente ans leur vi6lime. Ayant fait Tune & l'autre épreuve, je me crois plus en droit que perfonne d'en tirer la eon- cluflon.

Voilà mes raifons pour ne vouloir qu'un Elevé ro-

ou DE L'EDUCATION. 55

bufle &. fain , & mes principes pour le maintenir tel. Je ne m'arrêterai pas à prouver au long l'utilité des travaux manuels 6c des exercices du corps pour ren- forcer le tempéramment & la fantcj c'tftce que per- fonne ne difpute: les exemples des plus longues vie« fe tirent prefque tous d'hommes qui ont faii: le plus d'exercice, qui ont fupporté le plus de fatigue Ùc de travail *. Je n'entrerai pas , non plus , dans de longs détails fur les foins que je prendrai pour ce fcul ob- jet. On verra qu'ils entrent fi néceflairement dans ma pratique , qu'il fuffit d'en prendre l'efprit pour n'avoit pas befoin d'autre explication.

Avec la vie commencent les befoins. Au nouveau'- île i! faut une nourrice. Si la mère confent à remplir fon devoir , à la bonne heure; on lui donnera fes di- reftions par écrit : car cet avantage a fon contre- poids & tient le Gouverneur un peu plus éloigné de fon élevé. Mais il efl à croireque l'intérêt de Tenfant, & l'eftime pour celui à qui elle veut bien confier un dépôt fi cher, rendront la mère attentive aux aviî

du

* En voici un exemple tiré des papiers anglois, lequel Je De puis m'empêcher de rapporter . tant il offre de léfleiionsà faire relatives à mon fujet.

Un Particulier nommé Patrice Otieil y en 1647. vient de fe remarier en 1760 pour la feptieuie fois. Il fervitdans les Dragons la dix-feptieme année du règne de Charles II , j. & dans différens corps jul'qu'en 1740 qu'il obtint Ton congé. 11 a fait toutes les Campagnes du Roi Guillaume & du Duc de Marlborough. Cet homme n'a jan:ais bu que de la bicrrc 5, ordinaiie; il s'eU toujours nourri de végétaux, & na man- ,, de la viande qae dans quelques icpas qu'il donnoit à fa famille. Son uf ge a toujours été de fc lever &. de fe cou- cher avec le Soleil, à moins que les devoiis ne l'en aient i, empêché. Il eft à préfent dans la cent treizième année, en- ,, tendant bien , fc ponant bien. 6c marchant fans canne. Malgré fon grand âge , il ne refte pas un feul moment oifif, & tous les Dimanelies il va à fa Paroiife accompagné de le» enfaus , petits-enfens, & arrière petits -CEtaDS.

e a

^5 EMILE,

du maître; & tout ce quelle voudra faire , on efl' fur qu'elle le fera mieux qu'une autre. S'il nous faut une nourrice étrangère , commençons par la bien choifir.

Une des miferes des gens riches efl d'être trompe's en tout. S'ils jugent mal des hommes , faut il s'en étonner? Ce font les richeffes qui les corrompent ; & par un jufte recour , ils fentent les premiers le dé- faut du feul inftrument qui leur foit connu. Tout eft mal fait chez eux , excepté ce qu'ils y font eux-mê- mes, & ils n'y font prefque jamais rien. S'agit-il de chercher une nourrice , on la fait choifir par I Ac- coucheur. Qu'arrive- t-il de-là? que la meilleure efl toujours celle qui l'a le mieux payé. Je n'irai donc pas confulter un Accoucheur pour celle d'Emile; j'au- rai foin de la choifir moi-même. Je ne raifonnerai peut-être pas là- delTus fi difercement qu'un Chirur- gien ; mais à coup fur je ferai de meilleure foi , & mon zèle me trompera moins que fan avarice.

Ce choix n'eft point un fi grand mifi:ere ; les règles en font connues: mais je ne fais fi l'on ne devroitpas faire un peu plus d'attention à l'âge du lait auffi bien qu'à fa qualité. Le nouveau lait efl tout à- fait fereux ; il doit prefqu'être apéritif pour purger les reftes du meconium épaiffi dans les inteflins de l'enfant qui vient de naître. Peu-à-peu le lait prend de la confiflance& fournit une nourriture plus folide à l'enfant devenu plus fort pour la digérer. Ce n'efl furement pas pour rien que dans les femelles de toute efpece la nature change la confiflance du lait félon l'âge du nourrifîbn.

Il faudroit donc une nourrice nouvellement accou- chée à un enfant nouvellement né. Ceci a fon em- barras , je le fais : mais fitôt qu'on fort de l'ordre naturel, tout a Çqs embarras pour bien fiiire. Le feul expédient commode eft de faire mal ; c'efl aufîi celui qu'on choifit.

Il faudroit une nourrice aufTi faine de cœur que de

corps ;

ou PE L'EDUCATION. 37

corps : l'intempérie des paOions peut comme celle des humeurs altérer fon lait ,• de plus , s'en tenir uni- quement au phyfique , c eft ne voir que la moitié de l'objet. Le lait peut être bon , & la nourrice mau- vaife ; un bon caraftere efl auffi elTentiel qu'un boa tempéramment. Si l'on prend une femme vicieufe , je ne dis pas que fon nourriflbn contradlera fes vices , mais je dis qu'il en pâtira. Ne lui doit-elîe pas, avec fon lait, des foins qui demandent du zèle, de la pa- tience , de la douceur , de la propreté ? fi elle eft gourmande, intempérante, elle aura bien-tôt gâté fon lait ; fi elle eft négligente ou emportée , que va devenir , à fa merci , un pauvre malheureux qui ne peut ni fe défendre , ni fe plaindre ? Jamais en quoi que ce puiffe être les médians ne font bons à rien de bon. Le choix de la nourrice importe d'autant plus, qre fon nourriiîon ne doit point avoir d'autre gouvernante qu'elle, comme il ne doit point avoir d'autre Précep- teur que fon Gouverneur. Cet ufage étoit celui des Anciens, moins raifonneurs & plus fages que nous. Après avoir nourri des enfans de leur léxe les nour- rices ne les quittoientplus. Voilà pourquoi dans leurs pièces de théâtre la plupart des confidences font des nourrices. Il eft impoiuble qu'un enfant qui paiïc fuc- ceffivement par tant de mains différentes , foit jamais bien élevé. A chaque changement il fait de fecrettes comparaifons qui tendent toujours à diminuer fon eftime pour ceux qui le gouvernent , & conféquem- ment leur autorité fur lui. S'il vient une fois, à pen- fer qu'il y a de grandes perfonnes qui n'ont pas plus de raifon que des enfans, toute fautorité de fàge eft perdue, Cfe l'éducation manquée. Un enfant ne doit connoître d'autres fupérieurs que fon père (Se fa mère , ou à leur défaut fa Nourrice & fon Gouverneur : en- core eft-ce déjà trop d'un des dcuxi mais ce partage eft inévitable, & tout ceq4'on peut faire pour yre- ïïiédier, eft que les perfonnes des deux fexes qui le

Ç 3, go'^

1$ EMILE,

gouvernent, foienc fi bien d'accord fiy: fon compte qutf les deux ne foient qu'un pour lui.

li faut que la nourrice vive un peu plus commodé- ment , qu'elle prenne des alimens un peu plus fub- ftanciels, mais non qu'elle change tout- à-fait de ma- nière de vivre; car Lin changement prompt & total , même de mal en mieux , eft toujours dangereux pour la fanté; & puifque fon régime ordinaire l'a laifieeou yendue faine & bien conftituée , à quoi bon lui en faire changer?

Les Payfanes mangent moins de viande & plus de légumes que les femmes de la ville ; ce régime végé- tal paroît plus favorable que contraire à elles & à leurs enfans. Quand elles ont des nourriflbns Bour- geois, on leur donne des pot-au- feux, perfuadé que le potage & le bouillon de viande leur font un meilleur çhile & foumiflcnt plus de lait. Je ne fuis point du tout de ce fentiment, & j'ai pour moi l'expérience, qui nous apprend que les enfans ainfi nourris font plus fujets à la colique (k aux vers que les autres.

Cela n'ell guère étonnant, puifque la fubftanceani- jnale en putréfaftion founniile devers, ce qui n'ar- rive pas de même à la fubltance végétale. Le lait , bien qu'élaboré dans le corps de l'animal eft une fub- flance végétale (lo) ; fon analyfe le démontre ; il tour- ne facilement à l'acide, & , loin de donner aucun yeflige d'alcali volatile , comme font les fubftances animales, il donne comme les plantes, un fel neutre effenciel.

Le

(lo) Les femmes mangent du pain, des légumes, du laita- ge: les femelles des chiens & des chats en mangent aufli; les louves mêmes pailTont. Voilà Hes fucs végétaux pour leur lait; refte à examiner celui des efpeces qui ne peuvent abrolunicnc (e nourrir que de chair , s'il y en a de telles ; de quoi je ioiite.

ou DE UED UC A Tl ON. 3^

Le lait des femelles herbivores eft p!us doux ai plus falutaire que celui des carnivores. Formé d'une fubftance homogène à la fienne , il en conferve mieux fa nature, & devient moins fujet à la putrefaélion. Si l'on regarde à la quantité, chacun fait que les fa- rineux font plus de fang que la viande; ils doivent donc faire auiîi plus de lait. Je ne puis croire qu'un enfant qu'on ne févreroit point trop tôt , ou qu'on ne févreroit qu'avec des nourritures végétales , & dont la nourrice ne vivroit auffi que de végétaux, fûc ja- mais fujet aux vers.

Il fe peut que les nourritures végétales donnent un lait plus prompt à s'aigrir; mais je fuis fort éloigné de regarder le lait aigri comme une nourriture mal faine : des Peuples entiers qui n'en ont point d'autre , s'en trouvent fort bien , & tout cet appareil d'abfor- bans me paroît une pure charlatan erie. Il y a des tempéramens auxquels le lait ne convient point, & alors nul abfurbaMc ne le leur rend fupportable ; les autres le fupportcnc fans abforbans. On craint le laie trié ou caillé ; c'efl une folie , puifqu'on fait que le lait fe caille toujours dans feflomac. C'efl ainli qu'il devient un aliment afîèz folide pour nourrir les en- fans, & les petits des animaux: s'il ne fecaiîloit point, il ne feroit que paiTer, il ne les nourriroit pas (*), On a beau couper le lait de mille manières , ufer de mille abforbans , quiconque mange du lait digère du fromage ; cela ell fans exception. L'eftomac efl Ci .bien fait pour cailler le lait , que c'efl avec i'efloraac de veau que fe fait la préfure.

Je penfe donc qu'au lieu de changer la nourriture

or-

(*) Bien que les Aies qui nous nourrifTent foient en liqueur, ils doivent être ixpriniés d'aliniens folides. Un homme au tra- vail qui ne vivroirque de bouillon, dépériroit très-prompte- ment. Il fe foutiçndroic beaucoup micu;^ avec du lait, parce qu'il fe caillç,

C4

EMILE,

ordinaire des nourrices, il fuffit de la leur donner plus abondante, & mieux choifie dans fon efpece. Ce n'ed pas parla nature des alimens que le maigre é- thauffe. C'eQ: leur airiifûnnement feul qui les rend mal-fains. Réformez les règles de votre cuifine ; n'ayez ni roux ni friture; que le beurre, nilefcl, ni le laitage ne pafTent point fur le feu; que vos lé- gumes cuits h Teau ne foient aflaifonnés qu'arrivant tout chauds fur la table ; le maigre j loin d'échauffer la nourrice , lui fournira du lait en abondance & de la meilleure qualité (ii). Se pourroit-il que, le régime végétal étantreconnu le meilleur pour l'enfant, le régime animal fût le meilleur pour la nourrice ? il y a de la contradiftion à cela.

Ceft fûr-tout dans les premières années de la vie, que l'air agit fur la conîlitution des enfans. Dans une peau délicate & molle il pénètre par tous les pores , il affeél:e puifTamment ces corps naiflans , il leur lais- des impreffions qui ne s'effacent point. Je ne fe- rois donc pas d'avis qu'on tirât une piiyfane de fon village pour l'enfermer en ville dans une chambre, & faire nourrir l'enfant chez foi. J'aime mieux qu'il aille refpirer le bon air de la campagne, qu'elle le ip,auvais air de la ville. Il prendra l'état de fa nouvel- le merê , il habitera fa maifon ruftique, & fon Gou- verneur j'y fuivra. Le leéleur fe fouviendra bien que ce gouverneur n'eft pas un homme à gage ; c'efl l'ami du père. Mais quand cet ami ne fe trouve pas; quand ce tranfport n'eft pas facile ; quand rien de ce que vous confeillez n'eft faillible , que faire à la place , sue dira- 1- on ? . . . . Je vous fai déjà dit; ce que

vous

(lï) Ceux qui voudront difcuter plus au long les avantages & les inconvéniens du régime Pithagoricien , pourront conful-' ter les Traités que les Dodeurs Cocchi, &Biancl:;i foii 3cj\'er- ^;iitc ont faits fur cet important fujet, .'* - - v: i-j^

eu BE L'EDUCATION. 41

vous faites : on n'a pas befoin de confeil pour cela. Les hommes ne font point faits pour être entailés en fourmilières , mais épars fur la terre qu'ils doi- vent cultiver. Plus ils fe raffemblent, plus ils fe cor- rompent. Les infirmités du corps , ainfi que les vi- ces de l'ame, font l'infaillible effet de ce concours trop nombreux. L'homme el1: de tous les animaux ce- lui qui peut le moins vivre en troupeaux. Des hom- mes entafles comme des moutons périroient tous en très-peu de tems. L'haleine de l'homme e(t mortelle à fes femblables : cela n'ell pas moins vrai , au pro- pre , qu'au figuré.

Les villes font le gouffre de Teipece humaine. Au bout de quelques générations , les races périffent ou dégénèrent; il faut les renouveller, & c'efl: toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. En- voyez donc vos enfans fe renouveller, pour ainfi di- re , eux mêmes , &. reprendre au milieu des champs , la vigueur qu'on perd dans l'air mal-{Iiin des lieux trop peuplés. Les femmes greffes qui font à la campagne fe hâtent de revenir accoucher à la ville; elles de- vroient faire tout le contraire; celles fur-tout qui veu- lent nourrir leurs enfans. Elles auroient moins à re- gretter quelles ne penfc^nt; & dans un féjour plus na- turel à l'efpece , les plaifirs , attachés aux devoirs de la nature, leur ôteroient bientôt le goût de ceux qui ne s'y rapportent pas.

D'abord après l'accouchement on lave l'enfant avec quelque eau ticde l'on mêle ordinairement du vin. Cette addition du vin meparoît peu néceffaire. Com- me la nature ne produit rien de fermenté , il n'eft pas à croire que l'ufage d'une liqueur artificielle im- porte à la vie de lès créatures.

Par la même raifon , cette précaution de faire tié- dir l'eau n'efl: pas«non plus indifpenfuble , & en effet des multitudes de peuples lavent les enfans nouveau- Bés dans les rivières ou à la mer f^s autre fe$:on :

C 5 mais

458 EMILE,

mais les nôtres , amolis avant que de naître par h molefle des pères & des mères , apportent en venant ^u monde un tempérament déjà gâté , qu'il ne faut pas expofer d'abord à toutes les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'eft que par degrés qu'on peut les ra- mener à leur vigueur primitive. Commencez donc d'abord par fuivre l'ufage , & ne vous en écartez que peu-à-peu. Lavez fouvent les enfans ; leur mal-pro- preté en montre le befoin : quand on ne fait que les cfTuyer, on les déchire. Mais à niefure qu'ils fe ren- forcent, diminuez par degré la tiédeur de l'eau, juf- qu à ce qu'enfin vous les laviez été & hiver à l'eau froide & même glacée. Comme pour ne pas les ex- pofer, il importe que cette diminution fbit lente, fucceflive & infenfible , on peut fe fervir du thermo- mètre pour la mefurer exaftement.

Cet ufage du bain une fois établi ne doit plus être interrompu , & il importe de le garder toute fa vie. Je le confidere, non-feulement du côté de la propre- té & de la fanté afcuelle, mais aufli comme une pré- caution falutaire pour rendre plus flexible la texture des fibres , & les faire céder fans effort & fans rif- que aux divers dégrés de chaleur & de froid. Pour cela je voudrois qu'en grandlifant on s'accoutumât peu-à-peu à fe baigner , quelquefois dans des eaux chaudes à tous les dégrés liipportables , & fouvent dans des eaux froides à tous les dégrés poflibles. Ainfi après s'être habitué à fupporter lesdiverfes tem- pératures de l'eau, qui étant un fluide plus denfe , nous touche par plus de points & nous affeéle da- vantage, on deviendroit prefque infenfible à celles

de l'air.

Au moment que l'enfant refpire en fortant de ^ fes envelopes, ne fouifrez pas qu'on lui en donne d'au- tres qui le tiennent plus à l'étroit. Point de têtières , point de bandes, point de maillot; des langes flot- tans & larges , ^ui laiffent tous fes membres en liber-

e y © E L'E D U C A T I O N. 43

, & ne foient , ni affez pefans pour gêner fes mou- vemens , ni alîèz chauds pour «mpécher qu'il ne fen- te les impreflions de l'air (12). Placez-le dans un grand berceau (13) bien rembourré il puifle fe mouvoir à Taife & fans danger. Quand il commence à fe fortifier , laiiTez - le ramper par la chambre , lais- fez -lui développer, étendre fes petits membres , vous ies verrez fe renforcer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant bien emmailloté du même âge, vous ferez étonné de la différence de leur progrés (14).

On

(12) On étoufFe les enfans dans les Villes i. force de les te- nir renfermés & vêtus. Ctuxqui les gouvernent en fonc encore à favoir que l'air froid loin de leur faire du mal les renforce, & que Tair chaud les alîoiblii , leur donne la fièvre & les tue,

(13) Je dis un berceau pour eu)ployer un raoc ufité, faute d'autre : car d'ailleurs je fuis pcrfuadé qu'il n'cft jamais néces- faire de bercer les enfans, & que cet ufage leur cit fouvenc pernicieux.

(14) ,, Les anciens Péruviens laifToient les bras libres aux enfans dans un maillot fort large; lorfqu'ils les en tiroienc ils les mettoient en liberté dans un trou fait en terre & garni de linges, dans lequel ils les dcfçendoient jufqu'à la moitié du corps; de cette façon ils avoient les bras libres, & ils pouvoient mouvoir leur tête &. fléchir leur corps à leur gré fans tomber & fans fe blelTer: dès qu'ils pouvoient faire un pas , on leur préfentolt la mammelle d'un peu loin, comme un appas pour les obliger à marcher. Les petits Nègres lonc j, quelquefois dans une Gtuationbien plus fatigante pour téter; ,, ils embrafient l'une des hanches de la mère avec leurs genoux ,, & leurs pieds, & ils la ferrent fi bien qu'ils peuvent s'yfou- tenir fans le fccours des bras de la mère; ils s'attachent à j, la mammelle avec leurs mains, & ils la fucent conllamment fans fe déranger & fans tomber, malgré les difFérens mou- vemens de la mère, qui pendant ce tems travaille à fon or- dinaire. Ces enfans commencent à marcher dès le fécond mois, ou plutôt à fe traîner fur les genoux & fur lesmain»-» cet exercice leur donne pour la fuite la facilité de courir dans cette firuatiqn prefque auffi vite que s'ils (itoient fur «) leurs pieds, /fi/î. Naù. T. JV. in- 12. page 192.

A ces exemples M. de Buflbn auroit pu ajouter celui do i'Anglçtcrre, l'extravagante & barbare pratique du mailloc

U EMILE,

On doit s'attendre à de grandes oppofitions de la part des Nourrices à qui l'enfant bien garroté donne moins de peine que celui qu'il faut veiller incefTam- ment. D'ailleurs fa mal- propreté devient plus fenfi- ble dans un habit ouvert ; il faut le nettoyer plus fou- vent. Enfin , la coutume efl: un argument qu'on ne réfutera jamais en certains pays au gré du peuple de tous les états.

Ne raifonnez point avec les Nourrices. Ordon- nez, voyez faire, & n'épargnez rien pour rendre ai- fés dans la pratique les foins que vous aurez prefcrits. Pourquoi ne les partageriez- vous pas? Dans les nour- ritures ordinaires l'on ne regarde qu'au phyfique , pourvu que l'enfant vive & qu'il ne déperiffe point, le refte n'importe gueres : mais ici l'éducation commence avec la vie , en naiflant l'enfant eft déjii difciple , non du Gouverneur , mais de la nature. Le Gouverneur ne fait qu'étudier fous ce premier Maître & empêcher que fes foins ne foienc contrariés. Il veille le nourrillbn , il l'obferve , il le fuit ; il épie avec vigilance la première lueur de fon foible enten- dement , comme aux approches du premier quartier les Mufulmans épient i'inîtant du lever de la lune.

Nous oaifTons capables d'apprendre , mais ne fa- chant rien , ne connoiflant rien. L'ame , enchaînée dans des organes imparfaits & demi- formés , n'a pas même le fentiment de fa propre exiilence. Les mou- vemens, les cris de l'enfant qui vient de naître font des effets purement mécaniques , dépourvus de con- CoilTance & de volonté.

Suppofons qu'un enfant eût à fa nailTance la (latt;-

re

s'abolit de jour en jour. Voyez auflî la Loubere , Voyage de Siam , le Sieur le Beau, Voyage du Canada , &c. Je remplt- lois vingt pages de citations, fi j'avois bçfoin de coufirmeî çççi par des fiait?.

btr L'EDUCATION. 45

re & la force d'un homme fait , qu'il fortit , pour ainfi dire , tout armé du fein de fa mère, comme Pallas du cerveau de Jupiter; cet homme -enfant fe- ro'it un parfait imbecille , un automate , une ftatue immobile & prefque infenfible. Il ne verroit rien , il n'entendroit rien, il ne connoîtroit perfonne, il ne fauroit pas tourner les yeux vers ce qu'il auroit befoin de voir. Non-feulement il n'appercevroit aucun ob- jet hors de lui , il n'en rapporteroit même aucun dans l'organe du fens qui le lui feroit appercevoir ; les cou- leurs ne feroient point dans fes yeux , les fons ne fe- roient pojnt dans fes oreilles , les corps qu'il touche- roit ne feroient point fur le fien , il ne fauroit pas mê- me qu'il en a un : le contaft de fes mains feroit dans fon cerveau ; toutes fes fenfations fe réunirôient dans un feu] point; il n'exifteroit que dans le commun y^K- forium ; il n'auroit qu'une feule idée, favoir celle du moi à laquelle il rapporteroit toutes fes fenfations , & cette idée ou plutôt ce fentiment feroit la feule cho- fe qu'il auroit de plus qu'un enfant ordinaire.

Cet homme formé tout-à-coup ne fauroit pas non plus fe redreffer fur fes pieds, il lui faudroit beaucoup de tems pour apprendre à s'y foutenir en équilibre; peut-être n'en feroit-il pas même feflài, & vous ver- riez ce grand corps fort & robufte relier en place comme une pierre , ou ramper & fe traîner comme un jeune chien.

Il fentiroit le maUaife des befoins fans les connoî- tre, & fans imaginer aucun moyen d'y pouvoir. Il n'y a nulle immédiate communication entre les muf- cles de l'eltomac & ceux des bras & des jambes , qui , même entouré d'alimens , lui fît faire un pas pour en approcher, ou étendre la main pour les faifir; & comme fon corps auroit pris fon accroiflement, que fes membres feroient tout développés , qu'il n'auroit par conféquent , ni les inquiétudes ni les mouvemens continuels des cnfans , il pourroit mourir de faim

âv^mt

^6 EMILE,

avant de s'être pour chercher fa fubfiflance. Pour peu qu*on ait refléchi fur fordre & le progrès de nos connoifTanccs , on ne peut nier que tel ne fut à peu près l'état primitif d'ignorance &de ftupidité , naturel à l'homme, avant qu'il eût rien appris de l'expérien- ce ou de fes femblables.

On connoît donc, ou l'on peut connoître, le pre- mier point d'où part chacun de nous pour arriver au degré commun de l'entendement ; mais qui efl-ce qui connoît l'autre extrémité ? chacun avance plus ou moins félon fon génie , fon goût , fes befoins , fes talens , fon zèle, & les occafions qu'il a de s'y livrer. Je ne fâche pas qu'aucun Philofophe ait encore été alTez hardi pour dire: voilà le terme l'homme peut parvenir & qu'il ne fauroit palfer. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être ; nul de nous n'a mefuré la diftance qui peut fe trouver entre un hom- me & un autre homme. Quelle efl l'âme baffe que cette idée n'échauffa jamais , & qui ne fe dit pas quelquefois dans fon orgueil : combien j'en ai déjà paffésl combien j'en puis encore atteindre! pourquoi mon égal iroit-il plus loin que moi ?

Je le répète : l'éducation de fhomme commence à fa naiflance ; avant de parler , avant que d'entendre il s'inlbruit déjà. L'expérience prévient les leçons; au moment qu'il connoît fa Nourrice il a déjà beau- coup acquis. On feroit furpris des connoilTances de l'homme le plus groffier , ù l'on fuîvoit fon progrès depuis le moment il ell: jufqu'à celui il efl parvenu. Si l'on partageoit toute la fcienee humaine en deux parties , l'une commune à tous les hommes , l'autre particulière aux favans , celle-ci feroit très-pe- tite en comparaifon de l'autre ; mais nous ne fon- geons guère aux acquifitions générales , parcequ'elles ie font fans qu'on y penfe & même avant l'age de raifon , que d'ailleurs le favoir ne fe fait remarquer que par fes différences , & que , comme dans les

équa-:

otr DE L'EDUCATION. 47

équations d'algèbre, les quantités communes fccomp- tenc pour rien.

Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Us ont des fens , il faut qu'ils apprennent à en faire ufàge; ils ont des befoins , il faut qu'ils apprennent à y pourvoir: il faut qu'ils apprennent à manger, à mar- cher, à voler. Les quadrupèdes qui fe tiennent fur leurs pieds dès leur naiOance ne favent pas marcher pour cela ; on voit à leurs premiers pas que ce (ont des eflàis mal afTurés : les Serins échappés de leurs cages ne favent point voler, parcequ'ils n'ont jamais volé. Tout eft inflruélion pour les êtres animés & fenfibles. Si les plantes avoient un mouvement pro* greflif , il faudroit qu'elles euflènc des fens & qu'elles acquilTent des connoiHances , autrement ks efpeces périroient bientôt.

Les premières fenfations des enfans font purement affc6lives, ils n'apperçoivent que le plaiiîr & la dou- leur. Ne pouvant -ni marcher ni fàifir , ils ont bc- foin de beaucoup de tems pour fe former peu -à- peu les fenfations repréfentatives qui leur montrent ks objets hors d'eux-mêmes ; mais en attendant que ces objets s'étendent , s'éloignent , pour ainfi dire, de leurs yeux, & prennent pour eux dea dimenficns & des 6gures , le retour des fenfations afFeflives com- mence à les foumettre à l'empire de l'habitude ; on voit leurs yeux fe tourner fans ceffe vers la lumière & fi elle leur vient de côté, prendre in fenfiblement cette direction; enforte qu'on doit avoir foin de leur oppofer le vifage au jour , de peur qu'ils ne devien- nent louches ou ne s'accoutument à regarder de tra- vers. ^ Il faut auffi qu'ils s'habituent de bonne-heure aux ténèbres ; autrement ils pleurent & crient fi tôt qu'ils fe trouvent à l'obfcurité. La nourriture & le fommeil trop exa6lement mefurés , leur deviennent nécefTaires au bout des mêmes intervalles, & bien- lot le defir ne vient plus du befoin, mais de l'habitu- de.

4S E M I L E>

de, ou plutôt, l'habitude ajoute un nouveau befoîn à celui de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir. . feule habitude qu'on doit laifTer prendre à l'en- fant eil de n'en contraéter aucune j qu'on ne le porte pas plus fur un bras que fur l'autre , qu'on ne l'accou- tume pas à préfenter ihne main plutôt que l'autre, à s'en fervir plus fouvent , à vouloir manger , dormir , agir aux mêmes heures , à ne pouvoir relier feul ni nuit ni jour. Préparez de loin le règne de fa liberté & l'uf^ge de fes forces , en laiflant à fpn corps l'ha- bitude naturelle , en le mettant en état d'être toujours maître de lui - même , & de faire en toute chofe fa volonté, fi- tôt qu'il en aura une.

Dès que l'enfant commence à diflinguer les objets ^ il importe de mettre du choix dans ceux qu'on lui montre. Naturellement tous les nouveaux objets in- téreflent l'homme. 11 fe fent fi foible qu'il craint tout ce qu'il ne connoît pas : fhabitude de voir des objets nouveaux fans en être affeélé détruit cette crainte. Les enfans élevés dans des maifons propres l'on ne foufFre point d'araignées ont peur des arai- gnées , & cette peur leur demeure fouvent étant grands. Je n'ai jamais vu de payfans, ni homme, ni femme , ni entant , avoir peur des araignées.

Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne com- menceroit-elle pas avant qu'il parle & qu'il entende j puifque le feul choix des objets qu'on lui préfente ell propre à le rendre timide ou courageux ? Je veux qu'on l'habitue à voir des objets nouveaux , des ani- maux laids , dégoûtans , bifarres ; mais peu à peu , de loin , jufqu'à ce qu'il y foit accoutumé, & qu'à force de les voir manier à d'autres il les manie enfin lui-même. Si durant fon enfance il a vu fans effroi des crapauds , des ferpens , des écreviiTes , il verra fans horreur , étant grand , quelque animal que ce foit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voiç tous les jours.

Tous

©u DE L'EDUCATION. 4^

Tous les enfans ont peur des mafques. Je corn- tnence par montrer à Emile un mafque d'une figure agréable. Enfuite , quelqu'un s'applique devant lui ce mafque fur le vifage ; je me mets à rire, tout le monde rit , & l'enfant rit comme les autres. Peu- à-peu je l'accoutume à des mafques moins agréables, & enfin à des figures hideufes. Si j'ai bien mtnagé ma gradation , loin de s'efFrayer au dernier mafque^ il en rira comme du premier. Après cela je ne crains plus qu'on l'effraie avec des mafques.

Quand , dans les adieux d'Andromaque & d'Hec- tor, le petit AHyanax, effrayé du panache qui flotte fur le cafque de fon père , le méconnoît , fe jette en criant fur le fein de fa nourrice, & arrache à fa mè- re un fouris mêlé de larmes , que faut- il faire pour guérir cet effroi ? précifément ce que fait Heélor ; pofer le cafque à terre , & puis careffer l'enfant. Dans Un moment plus tranquille on ne s'en tiendroit pas là: on s'approcheroit du cafque , on joueroit avec les plumes , on les feroit manier à l'enfant , enfin la nourrice prendroit le cafque & le poferoit en riant fur fu propre tête ; fi toutefois la main d'une femme ofoit toucher aux armes d'Hector.

S'agit -il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu ? je brûle d'abord une amorce dans un piftolet. Cette fiame brufque & paffagere , cette efpece d'é- clair le réjouit ; je répète la même chofe avec plus de poudre peu-à-peu j'ajoute au piftolet une petite charge fans bourre, puis une plus grande: enfin, je l'accoutume aux coups de fufilj auxboêtes, aux ca- nons, aux détonations ks plus terribles.

]'ai remarqué que les enfans ont rarement peur du tonnerre , à moins que les éclats ne foient affreux à ne bleffent réellement l'organe de î'ouie. Autrement cette peur ne leur vieftt que quand ils ont appris que le tonnerre blefie ou tue quelquefois. Quand la rai- fon commence à les effrayer , faites que l'habitude les Tomg L D ' rai-

30 EMILE,

railure. Avec une gradation lente <& ménagée on rend l'homme & l'enfant intrépide à tout.

Dans le commencement de la vie la mémoire & rim::gination font encore inaftives ■, l'enfant n' ell attentif qu'à ce qui afftcte aétuellement fes fens. Ses ftnfations étant les premiers matériaux de fes con- nojffances , les lui offrir dans un ordre convenable, c'tfl: préparer fa mémoire à les fournir un jour dans le même ordre à f()n entendement : mais comme il n'eft attentif qu'à fes fenfations , il fufîit d'abord de lui montrer bien difbinclemcnt la liaifon de ces mêmes fenfations avec les objets qui les caufcnt. 11 veut tout toucher , tout manier ; ne vous oppofez point à cette inquiétude : elle lui fuggere un appren- tiffage très - néceiiaire. C'cft ainfi qu'il apprend à fcntir la chaleur , le froid, la dureté, la molkiie, la pcfantcur , la légèreté des corps ; à juger de leur grandeur , de leur figure &. dt toutes leurs qualités ft^nfibles , en regardant, palpant (15) > écoutant, fur -tout en comparant la vue au toucher , en efli- mant à fœil la fenfation qu'ils feroient fous fes doigts.

Ce n'efl que par le mouvement , que nous appre- nons qu'il y a des chofes qui ne font pas nous ; 6: ce n ell que par notre propre rnouvement , que nous acquérons l'idée de l'étendue. C'efl parceque l'en- fant n'a point cette idée , qu'il tend indifféremment la main pour faifir fobjet qui le touche , ou l'objet qui efl: à cent pas de lui. Cet effort qu'il fait vous paroît un (Igne d'empire , un ordre qu'il donne à l'objet de s'approcher ou à vous de le lui apporter ;

&

(15) L'odorat eft de tous les fens celui qui fe développe le plus tard dans les enfans ; jurqu'à l'âge de deux ou trois ans il ne paroît pas qu'ils foient fenfibles ni aux bonnes ni aux mau- vaifcs odeurs; ils ont â cet égard l'indifFércnce , ou plutôt l'in" fcnfibilité qu'on xefiiarque dans.pluûeurs animaux.

ou OE L*EDUCATION. ^t

•& point du tout , c'efl: feulement que les mêmes ob- jets qu'il voyoit d'abord dans fon cerveau , puis fur ies yeux, il les voit maintenant au bout de fes bras; & n'imagine d'étendue que celle il peut atteindre. Ayez donc foin de le promener fouvent, de le tran- fporter d'une place à l'autre , de lui faire fentir le changement de lieu , afin de iui apprendre à juger des diftances. Quand il commencera de les connoî- tre, alors iJ faut changer de méthode , & ne le por- ter que comme il vous plaît & non comme il lui plaît ; car fitôt qu'il n'efl: plus abufé par le fens , fon effort change de caufe: ce changement efl: remarqua- ble , & demande explication.

Le mal - aife des befbins s'exprime par des fignes , quand le fecours d'autrui eil nécefTaire pour y pour- voir. De - ks cris des enfans. lis pleurent beau- coup : cela doit être. Puifque toutes leurs fenfations font affcftives , quand elles font agréables ils en jouif- fent en filence , quand elles font pénibles ils le difenc dans leur langage & demandent du foulagement. Or tant qu'ils font éveillés , ils ne peuvent prefque refier dans un état d'indifférence j ils dorment ou font af- ftdlés.

Toutes nos Langues font des ouvrages de l'art. On a long-tems cherché s'il y avoit une Langue na- turelle & commune à tous les hommes : fans doute , il y en a une ; & c'efl celle que les enfans parlent avant de favoir parler. Cette Langue n'efl pas arti- culée , mais elle ell accentuée , fonore , intelligible. L'ufige des nôtres nous l'a fait négliger au point de l'oublier tout- à -fait. Etudions les enfans, & bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices font nos maîtres dans cette Langue, elles entendent tout ce quedilént leurs nourriffons, elles leur répon- dent , elles ont avec eux des dialogues très-bien fui- vis, Ôi quoiqu'elles prononcent des mots , ces mots font parfaitement inutiles , ce n'efl point le fens du

D 2 mot

52 EMILE,

mot qu'ils entendent , mais l'accent dont il efl: ac- compagné.

Au langage de la voix fe joint celui du gefle non moins énergique. Ce gefte n'efl pas dans Tes foibles mains des enfans , il efl: fur leurs vifages. Il efl: éton- nant combien ces phyfionomies mal formées ont déjà d'exprefl[ion : leurs traits changent d'un inflant à l'au- tre avec une inconcevable rapidité. Vous y voyez le fourire , le defir, l'effroi naître & paflTer comme autant d'éclairs ; à chaque fois vous croyez voir un autre vifage. Ils ont certainement les mufcles de la face plus mobiles que nous. En revanche leurs yeux ternes ne difent prefque rien. Tel doit être le genre de leurs fignes dans un âge l'on n'a que des be- foins corporels ; l'expreflion des fenfations eft dans les grimaces , l'exprefl[îon des fentimens eft dans les regards.

Comme le premier état de l'homme eft la mifere & la foibleife , Tes premières voix font la plainte & les pleurs. L'enfant fent fes befoins & ne les peut fa- tis faire , il implore le fecours d'autrui par des cris; s'il a faim ou foif, il pleure; s'il a trop froid ou trop chaud , il pleure ; s'il a befoin de mouvement & qu'on le tienne en repos , il pleure ; s'il veut dormir & qu'on l'agite, il pleure. Moins fa manière d'être eft à fa diipofition , plus il demande fréquemment qu'on la change. 11 n'a qu'un langage, parcequ'il n'a , pour ainfi dire, qu'une forte de mal être: dans rimperfeftion de fes organes , il ne di (lingue point leurs impreffions diverfes ; tous les maux ne forment pour lui qu'une fenfation de douleur.

De ces pleurs qu'on croiroit fi peu dignes d'atten- tion , naît le premier rapport de l'homme à tout ce qui l'environne : ici fe forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l'ordre focial eft formé.

Quand l'enfant pleure , il eft mal à fon aife , il a quelque befoin qu'il ne fauroit fatisfaire j on examine,

on

ou DE L'EDUCATION.

53

on cherche ce befoin, on le trouve , on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n'y peut pourvoir , les pleurs continuent, on en efl importu- né; on flatte l'enfant pour le faire taire, on le ber- ce, on lui chante pour l'endormir: s'il s'opiniâtre, on s'impatiente, on le menace; des nourrices bruta* les le frappent quelquefois. Voilà d'étranges leçons pour Ton entrée à la vie.

Je n'oublierai jamais d'avoir vu un de ces incom- modes pleureurs ainfi frappé par nourrice. 11 fetut fur - le champ , je le crus intimidé. Je me difois , ce fera une ame (ervile dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompois ; le malheureux fuffoquoit de colère, il avoit perdu la refpiration, je le vis de- venir violet. Un moment après vinrent les cris aigus, tous les fignes du relTentiment, de la fureur, du déC- eft:)oir de cet âge, étoient dans fes accens. Je crai- gnis qu'il n'expirât dans cette agitation. Quand j'au- rois douté que le fentiment du juile & de l'injufte fiit inné dans le cœur de l'homme , cet exemple fcul m'au roit convaincu. Je Hiis fur qu'un tifon ardent tombé par hafard fur la main de cet enfant, lui eût été moins fenfible que ce coup afTez léger, mais donné dans l'intention maniftfte de l'offcnfer.

Cette difpofjtion des enfans à l'emporterrient , au dépit, à la colère, demande des ménageniens ex-» ceiîifs. Boerhave penfe que leurs maladies font pour la plupart de la claffe des convulfiyes, parce que la tête étant proportionnellement plus grolTe & le fys- tême des nerfs plus étendu que dans les adultes , le genre nerveux eil plus fulceptible d'irritation. Eloi- gnez d'eux avec le plus grand foin les Domeftiques qui les agacent , les irritent , les impatientent ; ils leur font cent fois plus dangereux , plus funefles que les injures de i'air & des faifons. Tant que les en- fans ne trouveront de réfillance que dans les chofes & jamais dans les volontés , ils ne deviendront ni

P 3 ciu-.

54 EMILE,

mutins ni colères , & fe conferveront mieux en îaa- té. Cefl ici une des raifons pourquoi les enfbins du Peuple plus libres , plus indépendans, font générale- ment moins infirmes , moins délicats , plus robuftes que ceux qu'on prétend mieux élever en les contra- riant fans celle : mais il faut fonger toujours qu'il y a bien de la différence entre leur obéir & ne les pai contrarier.

Les premières pleurs des enfans font des prières : fi on n'y prend garde , elles deviennent bientôt des ordres; ils commencent par fe faire alTifter, ils finis- fent par fe faire fervir. Ainfide leur propre foibleffe, d'où vient d'abord lefentiment de leur dépendance, naît enfuite l'idée de l'empire & de la domination ; mais cette idée étant moins excitée par leurs befoins que par nos fervices , ici commencent à fe faire ap- percevoir les effets moraux dont la caufe immédiate n'eft pas dans la nature, & l'on voit déjà pourquoi dès ce premier âge , il importe de démêler l'intention fecrette que ditle le gefte ou le cri.

Quand l'enfant tend la main avec effort fans rien dire , il croit atteindre à l'objet , parcequ'il n'en es- time pas la diltance ; il eft dans l'erreur : mais quand il fe plaint & crie en tendant la main , alors il ne s'a- bufe plus fur la diftance, il commande à l'objet de s'approcher , ou à vous de le lui apporter. ' Dans le premier cas portez-le à l'objet lentement & à petits pas: dans le ft^cond , ne faites pas feulement ftmblanc de l'entendre ; plus il criera , moins vous devez l'é- couter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne commander , ni aux hommes , car il n'efl: pas leur maître, ni aux chofes, car elles ne l'entendent point. AinQ quand un enfant defire quelque chofe qu'il voit & qu'on veut lui donner, il vaut mieux por- ter l'enfant â l'objet que d'apporter fobjet à l'enfant : il lire de cette pratique une conclufion qui eft de fon âge , Ck il n'y a point d'autre moyen de la lui fug^ gérer. L'Ab-

ou B E L'E D U C A T I O N. ^^

L'Abbé de Saint Pierre appelloit les hommes de grands enfans; on pourroit appeller réciproquemcnr les enfans de petits hommes. Ces propolitions ont leur vérité comme fentences; comme principes elles ont befoin d'éclairciiremens : mais quand Hobbes ap- pelloic le méchant un enfant robullc, il difoic une chofe abfoluraent contradictoire. Toute méchanceté vient de foi blelTe; l'enfant n'efl: méchant que pajce- qu'il efl foible; rendez-le fort , il fera bon: celui qui pourroit tout ne feroit jamais de mal. De tous les attributs de la divinité toute- puifOmte, la bonté eli: ceiui fans lequel on la peut le moins concevoir. Tous les Peuples qui ont reconnu deL'X principes ont tou- jours regarde le mauvais comme inférieur au bon , fans quoi iis auroient fait une fuppoiltion abfurde. Voyez ci-après la profefllon de foi du Vicaire Savoyard.

La raifon feule nous apprend à connoître le bien & le mal. La confcience qui nous fait aimer l'un <Sc haïr l'autre , quoiqu'independante de la raifon , ne peut donc fe devclopptr fans elle. Avant l'âge de raifon nous faifons le bien & le mal fans le connoî- tre; & il n'y a point de moralité dans nos aéiions , quoiqu'il y en ait quelquefois dans le fentiment des aélions d'autrui qui ont rapport à nous. Un enfant veut déranger tout ce qu'il voit, il cafle , il brife tout ce qu'il peut atteindre, il empoigne un oifcau comme il empoigneroit une pierre, 6c l'étouffé fans fa voir ce qu'il fait.

Pourquoi cela? D'abord la Philofophie en va ren- dre raifon par des vices naturels; l'orgueil , l'efprit dedominatioai, l'amour- propre , la méchanceté de l'homme; le fentiment de la foiblefle, pourra r-elje ajouter, rend fenfant avide de faire des a6l(-s de for- ce , & de fe prouver à lui-même fon propre poL>- voir. Mais voyez, ce Vieillard infirme & caife, ra- mené par le cercle de la vie humaine à la foiblefle <le l'enfance; non- feulement il relie immobile & paiti-

D 4 blc.

55 EMILE,

ble, il veut encore que tout y refte autour de lui; îe moindre changement le trouble & Tinquiette, il vou- droit voir régner un calme univerfel. Comment la même impuiilànce jointe aux mêmes paflions produi- roic-elle des effets 11 différens dans les deux âges , fi la caufe primitive n'étoit changée? & peut- on chercher cette diverfité de caufes, fi ce n'eft dans i'état phyfique des deux individus? Le principe a6lif commun à colis deux fe développe dans l'un & s'éteint dans l'autre; l'un fe forme & l'autre fe détruit, l'un tend à la vie, & Tautre à la mort. L'aclivité défail- lante fe concentre dans le cœur du vieillard ; dans celui de l'enfant elle efl; furabondante & s'étend au- dehors ; il fe fent , pour ainfi dire , aflez de vie pour animer tout ce qui l'environtie. Qti'il falTe ou qu'il défalTe, il n'importe, il fuffit qu'il change l'état des choRs, & tout changerr.tjRC tft une aéiion. Que s'il iêmWe avoir plus de penchant à détruire , ce n'efl; pomt par méchanceté; c'efl que i'aélion qui forme èd toujours lente, &. que celle qui détruit , étanç plus rapiae, convient mieux à fa vivacité.

iin même-tems que l'Auteur de la nature donne aux enfans ce principe adlif , il prend foin qu'il foit peu nuifible , en leur laiiTant peu de force pour s'y livrer. JNÎais Otôt qu'ils peuvent confidérer les gens qui les environnent comme des inltrumens qu'il dé- pend d'eux de faire agir, ils s'en fervent pour fuivre leu!; penchant & fuppléer à leur propre foiblefle. Voilà comment ils deviennent incommodes, tirans, impérieux, raéchans, indomptables; progrés qui ne vient pas d'un efprit naturel de domination , mais qui le leur donne; car il ne faut pas une longue expérien^ ce pour fentir combien il eft agréable d'agir par les mains d'autrui , & de n'avoir beibin que de remuer la langue pour faire mouvoir l'Univers.

En grandiflànt on acquiert des forces, on devient moins inquiet, moins remuant, on fe renferme da-

van-

bu PE L'EDUCATION. st

vantage en foi- même. L'ame & le corps fe mettent, pour ainQ dire, en équilibre, & la nature ne lous demande plus que le mouvement néceflkire à notre confervation. Mais le defir de commander ne s'éteinc pas avec le befoin qui l'a fait naître ; l'empire éveille ^ flatte l'amour-propre , & Thabitude le fortifie : amfi fuccede la fantaifie au befoin ; ainfi prennent leurs premières racines les préjugés & l'opinion.

Le principe une fois connu , nous voyons claire- ment le point Ton quitte la route de la nature : voyons ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.

Loin d'avoir des forces fuperflues , les enfans n'en ont pas même de fiiffifantes pour tout ce que leur de- mande la nature: il faut donc leur lailTer l'ufage de coûtes celles qu'elle leur donne & dont ils ne fauroienç abufer. Première maxime.

Il faut les aider , & fuppléer à ce qui leur manque, foit en intelligence , foit en force , dans tout ce qui eft du befoin phyfique. Deuxième maxime.

11 faut dans les fecours qu'on leur donne fe borner uniquement à l'utile réel , fans rien accorder à la fan- taifie ou au defir fins raifon ; car la fantaifie ne les tourmentera point quand on ne l'aura pas fait naître, attendu qu'elle n cfî pas de la nature. 1 roifieme paaxime.

Il faut étudier avec foin leur langage & leurs fi- gnes , afin que dans un âge ils ne favent point ^iflimuler , on diflingue dans leurs delirs ce qui vient immédiatement de la nature, «Si ce qui vient de l'o- pinion. Quatrième maxime.

L'efprit de ces règles eft d'accorder aux enfans plus de liberté véritable CSc moins d'empire, de leur laiflèr plus faire par eux-mêmes & moins exiger d'autrui. Ainfi s'accoutumant de bonne heure à borner leurs defirs à leurs forces, ils fentiront peu la privation de ce qui ne fera pas en leur pouvoir.

D 5 -** Voili

Î5 E M I L E>

Voilà donc une raifon nouvelle & très-importante pour laifier les corps & les membres des enfans abfu- lument libres, avec la feule précaution de les éloi- gner du danger des chûtes , 6c d'écarter de leurs mains tout ce qui peut les bleffer.

Infailliblement un enfant dont le corps & les bras font libres pleurera moins qu'un enfant embandé dans un maillot. Celui qui ne connoît que les befoins phy- (jques ne pleure que quand il fouffre, ôl c'eft un très- grand avantage ; car alors on fait à point nommé quand il a befoin de fecours , & l'on ne doit pas tar- der un moment à le lui donner s*il eft poffible. Mais fi vous ne pouvez le foulager, reftez tranquille, fans le flatter pour l'appaifer ; vos carefles ne guériront pas fa colique : cependant il fe fouviendra de ce qu'il faut faire pour être flatté, & s'il fait une fois vous occuper de lui à fa volonté, le voilà devenu votre maître; tout eft perdu.

Moins contrariés dans leurs mouvemens , les en- fans pleureront moins ; moins importuné de leurs pleurs on fe tourmentera moins pour les faire taire; menacés ou flattés moins fouvent , ils feront moins craintifs ou moins opiniâtres, & refieront mieux dans leur état naturel. C'efl: moins en laiflant pleurer les enfans qu'en s'empreiTant pour les appaifer, qu'on leur fait gagner des defcentes, & ma preuve eft que Iw enfans les plus négligés y font bien moins fujets que les autres. Je fuis fort éloigné de vouloir pour cela qu'on les néglige; au contraire il importe qu'on les prévienne, & qu'on ne fe laifle pas avertir de leurs befoins par leurs cris. Mais je ne veux pas , non plus , que les foins qu'on leur rend foient mal- entendus. Pourquoi fe feroient-ils faute de pleurer dès qu'ils voient que leurs pleurs font bonnes à tant de chofes? Inftruits du prix qu'on met à leur filencc, jl§ fe gardcncbien de le prodiguer, lis le font à la i fin

ou DE L'EDUCATION. s>

fin tellement valoir qu'on ne peut plus le payer , & c'efl: alors qu'à force de pleurer fans fuccès , ils s'ef- forcent, s'épuifent & fe tuent.

Les longues pleurs d'un enfant qui n'efl: ni lié malade & qu'on ne laifle manquer de rien ne font que des pleurs d'habitude & d'obftination. Elles ne font point l'ouvrage de la nature, mais de la Nour- rice, qui, pour n'en fdvoir endurer l'importunité la multiplie, fans fonger qu'en faifant taire l'enfant au- jourd'hui, on l'excite à pleurer demain davantage.

Le feul moyen de guérir ou prévenir cette habitu- de , efl: de n'y faire aucune attention. Perfonne n'ai- me à prendre une peine inutile, pas même ks en- fans. Ils font obftinés dans leurs tentatives; mais vous avez plus de confiance, qu'eux d'opiniâtreté, ils fe rebutent , & n'y reviennent plus. C'eft ainQ qu'on leur épargne des pleurs , & qu'on les accoutu- me à n'en verfcr que quand la douleur les y force.

Au relie , quand ils pleurent par fantaifie ou par obftination , un moyen fur pour les empêcher de continuer eft de les diflraire par quelque objet agréa- ble & frappant , qui leur fafle oublier qu'ils vouloienc pleurer. La plupart des Nourrices excellent dans cet art , & bien ménagé il efl très-utile; mais il eft de la dernière importance que l'enfant n'apperçoive pas l'intention de le diftraire, & qu'il s'amufe fans croire qu'on fonge à lui : or voilà fur quoi toutes les Nourrices font mal-adroites.

On fevre trop tôt tous les enfans. Le tems Yon doit les fevrer eft indiqué par l'éruption des dents , & cette éruption eft. communément pénible & doulou- reufe. Par un inftinél machinal l'enfant porte alors fréquemment à fa bouche tout ce qu'il tient, pour le mâcher. On penfe faciliter foperation en lui donnant pour hochet quelques corps durs , comme l'ivoire ou la dent de loup. Je crois qu'on fe trompe. Ces corps durs appliqués fur les gencives loin de ks ramollir les

ren-

êa EMILE,

rendent calleu fes , les endurcifTent, préparent un dé- chirement plus pénible & plus douloureux. Prenons toujours i'inftincl pour exemple. On ne voit point les jeunes chiens exercer leurs dents naifïkntes fur des cailloux, fur du fer, fur des os, mais fur du bois, du cuir , des chiffons , des matières molles qui cè- dent & la dent s'imprime.

On ne fait plus être fimple en rien ; pas même au- tour des enfans. Des grelots d'argent , d or , du corail , des criftaux à facettes, des hochets de tout prix & de toute efpece. Que d'apprêts inutiles & pernicieux 1 Rien de tout cela. Point de grelots , point de hochets ; de petites branches d'arbre avec leurs fruits & leurs feuilles , une tête de pavot dans laquelle on entend fonner les graines, uu bâton de réglilfe qu'il peut fucer & mâcher , famufcront au- tant que ces magnifiques colifichets , & n'auront pas l'inconvénient 4^ l'accoutumer au luxe dçs fa naiP* fance.

11 a été reconnu que la bouillie n'ell pas une nour- riture fort faine. Le lait cuit & la farine crue font l)eaucoup defaburre& conviennent mal à notre efto- mac. Dans la bouillie la farine eft moins cuite que dans le pain , & de plus elle n'a pas fermenté ; la panade , la crème de riz me paroifTent préférables. Si l'on veut ï^biblument faire de la bouillie , il convient de griller uu peu la farine auparavant. On fait dans mon pays , de la farine ainG torréfiée, une foupe fort agréable & fort faine. Le bouillon de viande & le potage font encore un médiocre aliment dont il ne faut ufer que le moins qu'il efl pojTible. Il importe que les enfans s'accoutument d'abord à mâcher ; c'eft le vrai moyen de faciliter l'éruption des dents : & quand ils commencent d'ayaler , les fucs falivaires, mêlés avec les alimens en facilitent la digeftion.

Je leur ferois donc mâcher d'abord des fruits fecs, te croûtes. Je leur doonerois pour jouer de petits.

bà-

ou DE L'EDUCATION. 6i

bâtons de pain dur ou de bifcuit femblable au pain de Piémont qu'on appelle dans le pays des Griffes. A force de ramollir ce pain dans leur bouche ils en ava- leroient enfin quelque peu, leurs dents fe irouveroient forties, îk ils fe trouveroient fevrés prefque avant qu'on s'en fût apperçu. Les Payfans ont pour l'ordi- naire l'eftomac fort bon , & l'on ne les févre pas avec plus de façon que cela.

Les enfans entendent parler dès leur naifrance;on leur parle non feulement avant qu'ils comprennent ce qu'on leur dit , mais avant qu'ils puiflent rendre les voix qu'ils entendent. Leur organe encore en- gourdi ne fe prête que peu-à-peu aux imitations dts îons qu'on leur difte , & il n'eft pas même afiuré que ces fons fe portent d'abord à leur oreille aufli d'i- llin6lement qu'à la notre. Je ne défapprouve pas que la Nourrice amufe l'enfant par des chants & par des accens très - gais & très - varies ; mais je défap- prouve qu'elle l'ctourdifTe inceflammcnt d'une multi- tude de paroles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le ton qu'elle y met. Je voudrois que les premières articulations qu'on lui fait entendre fulTcnt rares, faciles, diltinftes, fouvent répétées , & que les mots qu'elles expriment ne fe rapportaffcnt qu'à des objets fenfibles qu'on pût d'abord montrer à l'en- fant. La malheureufe facilité que nous avons à nous payer de mots que nous n'entendons point, commen- ce plutôt qu'on ne penfe. L'Ecolier écoute en cblle le verbiage de fon Régent , comme il écoutoit au maillot le babil de fa Nourrice. 11 me femble que ce feroit finftruire fort utilement que de l'élever à n'y rien comprendre.

Les réflexions nailfenten foule quand on veut s'oc^ cuper de la formation du langage & des premiers dif- cours des enfiqs. Quoi qu'on faife, ils apprendront toujours à parler de la même mnniere, & toutes les fpeculations philofophiques font ici de la plus grande inutilité.

Tome I. D -^ D'à-

6z EMILE,

D'abord ils ont , pour ainfi dire , une grammaire de leur âge, dont h fyntaxe a des règles plus géné- rales que la nôtre ; ôl fi l'on y fuifoit bien attencion , Ton feroit étonné de l'exiclitude avec laquelle ils fui- venc certaines analogies, très-vicieules, fi l'on veut, mais très-régulieres , & qui ne font choquantes que par leur dureté ou parce que l'ufage ne les admet pas. Je viens d'entendre un pauvre enfant bien grondé par fon père pour lui avoir dit ; mon père , irai- je -t-y? Or, on voit que cet enfant fui voit mieux l'analogie que nos Grammairiens; car puifqu'on lui difoit, vaS" y, pourquoi n'auroit-il pas dit, irai je-î'y'^. Remar- quez de plus, avec quelle adrefle il é^'itoit l'hiatus de irai' je -y ^ ou, }' irai-jel E(l-ce la faute du pauvre enfant fi nous avons mal- à- propos ôcé de la phrafe cet adverbe déterminant, y , parce que nous n'en fa- vions que faire? C'efl une pédunterie infupportable 6: un foin des plus fuperflus de s'atiacher à corrigtr dans les enfans toutes ces petites fautes contre l'ufa- ge, defquelles ils ne manquent jamais de fe corriger d'eux-mêmes avec le tems. Parlez toujours correéle- ment devant eux , faites qu'ils ne fe plaifent avec perfonne autant qu'avec vous, 6c foyez fûrs qu'infen- fiblement leur langage s'épurera fur le vôtre , fans que vous les ayez jamais repris.

Mais un abus d'une toute autre importance & qu'il D'eft pas moins aifé de prévenir , eft qu'on fe prcife trop de les faire parler , comme fi l'on avoit peur qu'ils n'apprilTent pas à parler d'eux-mêmes. Cet em- preilement indifcret produit un effet direélement con- traire à celui qu'on cherche. Ils en parlent plus tard, plus confufément: l'extrême attention qu'oa donne à tout ce qu'ils difent les difpenfe de bien ar- ticuler ; & comme ils daignent à peine ouvrir la bou- che, plufieurs d'entre eux en confervent toute leur vie un vice de prononciation , & un parler confus qui les rend pref-jue inintelligibles.

ou pt l*î:ducation. cj

J'ai beaucoup vécu parmi les Payfans , & n'en ouis jamais graffeyer aucun , ni homme ni femme, ni fille ni garçon. D'où vient cela ? les organes des Payfans fonc-ils autrement conftruits que les nôtres? Non , mais ils font autrement exercés. Vis-à-vis de ma. fenêtre eft un tertre fur lequel fe raffemblent y pour jouer , les enfans du lieu. Quoiqu'ils foienc aiTez éloignés de moi, je diftingue parfaitement tout ce qu'ils difent , & j'en tire fou vent de bons mémoi- res pour cet Ecrit. Tous les jours mon ôrcjlie trompe fur leur âge ; j'entends des voix d'enfans de dix ans , je regarde , je vois la ftature & les traits d'enfans de trois à quatre. ]e ne borne pas à moi feul cette expérience ; les Urbains qui me viennent voir & que je confuite ià-defllis, tombent tous dané la même erreur.

Ce qui la produit eft que jufqu'à cinq ou (Ix ans les en fans des Villes élevés dans la chambre & fous Taîle d'une Gouvernante., n'ont befoin que de marmoter pour fe faire entendre ; fjtôt qu'ils remuent les lèvres on prend peine à les écouter ; on leur dicle des mots qu'ils rendent m.al , & à force d'y faire attention , les mêmes gens étant fans celfe autour d'eux ^ devinent ce. qu'ils ont voulu dire plutôt que ce qu'ils ont die.

A la campagne c'ell toute autre chofe. Unfi Payfaoe n'cft pas fans ceffe autour de fon enfant, il eil forcé d'apprendre à dire très-nettement & très- haut ce qu'il a befoin de lui faire entendre. Aux champs les enfans épars , éloignés du père , de la mè- re & des autres enfans , s'exercent à fe faire enten- dre à dillance , & à mefurer la force de la voix fur l'intervalle qui Icsfépare de ceux dont ils veulent être entendus. Voila comment on apprend véritablement à prononcer , & non pas en bégayant quelques voyel- les à l'oreille d'une Gouvernante attentive. Aulîi quand on interroge l'enfant d'un Payfan , la honte peut l'empêcher de répondre , mais ce qu'il dit il le

die

i^4. E M I L Ei

dit nettement ; au lieu qu'il faut que la Bonne ferve d'interprète à l'enfant de la Ville , (ans quoi l'on n'entend rien à ce qu'il grommelle entre fès dents (16).

En grandiflant , les garçons devroient fe corriger de ce défaut dans les Collèges, & les filles dans les Couvens ; en effet , les uns & les autres parlent en général plus dillinftement que ceux qui ont été tou- jours élevés dans la maifon paternelle. Mais ce qui les empêche d'acquérir jamais une prononciation aus- fi nette que celle des Payfans , c'eft la néceflité d'ap* prendre par cœur beaucoup de chofes , & de réci- ter tout haut ce qu'ils ont appris : car en étudiant , ilà s'habituent à barbouiller, à prononcer négligemment & mal : en récitant c'eft pis encore ; ils Recherchent leurs mots avec effort , ils traînent & allongent leurs fyllabes : il n'eft pas poffible que quand la mémoire vacille , la langue ne balbutie aulîi. Ainfi fe con- traélent ou fe confervent les vices de la prononciation; On verra ci-après que mon Emile n'aura pas ceux-là 4 ou du moins qu'il ne les aura pas contra6lés par leâ mêmes caufes.

Je conviens que le Peuple & les Villageois tom- bent dans une autre extrémité , qu'ils parlent prefque toujours plus haut qu'il ne faut , qu'en prononçant trop exaftement ils ont les articulations fortes & ru- des , qu'ils ont trop d'accent , qu'ils choififTent mal leurs termes, &c.

Mais premièrement ^ cette extrémité me paroît

beau-

Ci 6) Ceci n'efl: pas fans exception ; fouvent les en fans qui fe font d'abord le moins entendre deviennent eofuite les plus étourdiflans quand ils ont commencé d'élever la voix. Mais s'il falloit entrer dans toutes ces minuties je ne finirois pas; tout Ledeur fenfé doit voir que l'excès & le défaut dérivé* du même abus font également corrigés par ma méthode. Je -regarde ces deux maximes comme inféparabies ; toujvurt ajpezi & jamais trop. De la première bien établie , l'autre s'enfuit néceflairemtnt.

ot; DE L'EDUCATION. 6s

.beaucoup moins vicieufe que l'autre , attendu que la première loi du difcours étant de fe faire entendre, Ja plus grande faute qu'on puiflè faire efl: de parler fans être entendu. Se piquer de n'avoir point d'ac- cent , c'efl: fe piquer d'ôter aux phrafes leur grâce & leur énergie. L'accent efl l'ame du difcours; il lui donne le fentiment & la vérité. L'accent ment moins que la parole ; c'efl: peut-être pour cela que les gens * bien élevés le craignent tant, C'efl de Tufage de tout dire fur le même ton qu'efl: venu celui de per- fifïler les gens fans qu'ils le fentent. A l'accent pro- JTcrit fuccedtnt des manières de prononcer ridicules j afïeélées, & fujettes à la mode , telles qu'on les re- marque iur-tout dans les jeunes gens de la Cour. Cette affeclation de parole & de maintien efl ce qui rend généralement l'abord du François repoulîant 6c défagréable aux autres Nations. Au lieu de mettre de l'accent dans fon parler, il y met de l'air. Ce n'efl pas le moyen de prévenir en fa faveur.

Tous ces petits défauts de langage qu'on craint tant de lailler contracter aux enfans ne font rien , ori les prévient ou fon les corrige avec la plus grande facilité : mais ceux qu'on leur fait contracter en ren- dant leur parier fourd, confus, timide, en critiquant inceflàmmentieur ton ,en épluchant tous leurs mots, ne fe corrigent jamais. Un homme qui n'apprit à parler que dans les ruelles, fe fera mal entendre à la tête d'un Bataillon , & n'en impofera gueres au Peu- ple dans une émeute. Enfeignez premièrement aux enfans à parler aux hommes ; ils (auront bien parler aux femmes quand il faudra.

Nourris à la campagne dans toute la ruflicité champêtre, vos enfans y prendront une voix plus fonore , ils n'y contracieronc point le confus bcgaye- ment des enfans de la Vaille; ils n'y contra6lcront pas non plus les exprellîons ni le ton du Village, ou du moins ils les perdront aifément , lorfque ie Maître Tynie L JE vi*

66 EMILE,

vivant avec eux dès leur naiflance, & y vivant ât jour en jour plus exclufivement, préviendra ou effa- cera par Ja correftion de fon langage rimprelîion da ]an,o;age des Payfans. Emile parlera un François tout aufli pur que je peux le favoir , mais il le parlera plus difl:in6lement , ôi l'articulera beaucoup mieux que moi.

L'enflmt qui veut parier ne doit écouter que les mots qu'il peut entendre, ni dire que ceux qu'il peut articuler. Les efforts qu'il fait pour cela le portent à redoubler la même fyllabe, comme pour s'exercer à ]a prononcer plus difl:in6lement. Qtiand il commen- ce à balbutier, ne vous tourmentez pas fi fort à de- viner ce qu'il dit. Prétendre être toujours écouté ell encore une forte d'empire, & l'enfant n'en doit exer- cer aucun. Qu'il vous fuffife de pourvoir très-atten- tivement au nèceffaire; c'ell à lui de tâcher de vous •faire entendre ce qui ne l'efl; pas. Bien moins enco- re faut -il fc hâter d'exiger qu'il parle: il faura bien parler de lui-même à mefure qu'il en fentira futilité.

On remarque , il eft vrai , que ceux qui commen- cent à parler fort tard ne parlent jamais fi diftindle- ment que les autres ; mais ce n'efl: pas parce qu'ils ont parlé tard que l'organe rette embarraflé , c'ell au contraire parce qu'ils font nés avec un organe embar- raffé qu'ils commencent tard à parler; car fans cela pourquoi parleroicDt-iis plus tard que les autres? ont ils moins l'occafion de parler, <& les y excite- t-on moins? au contraire l'inquiétude que donne ce retard, auffi-tôt qu'on s'en apperçoit, fait qu'on fe tourmen- te beaucoup plus à les faire balbutier que ceux qui ont articule de meilleure heure ; & cet empreffemenc mal-entendu peut contribuer beaucoup à rendre con- fus leur parler , qu'avec moins de précipitation ils au- roient eu le tems de perfeftionner davantage.

Les enfans qu'on preffe trop de parler n'ont Je tems ni d'apprendre à bien prononcer ni de bien con- cevoir

0iy DE L'EDUCATION. tf

irevoir ce qu'on leur fait dire. Au lieu que quand on les lailB aller d'eux-mêmes , ils s'exercent d'abord auii fyllabes les plus faciles à prononcer, & y. joignant peu- à-peu quelque figniBcarion qu'on entend par leurs ^eftes, ils vous donnent leurs mots avant de recevoir Oes vôtres ;; cela fait qu'ils ne reçoivent ceux-ci qu'a- près les avoir entendus. N'étant point prefles de s'ea lervir, ils ,Commencent par bien obferver quel fens vous leur donnez , & quand ils s'en font airurés ils les adoptent.

Le plus grand mal de la précipitstion -avec laquel- le on fait parler lesenfans avant l'âge, n'eCk pas que les premiers difcours qu'on leur tient & les premiers mors qu'ils difent , n'aient aucun fens pour eus , mais qu'ils aient un autre frns que le nôtre fans que nous fâchions nous en appercevoir , en forte que paroiiTanr nous répondre fort exaftement, ils nous parlent fans nous entendre & fans que nous les entendions. C'elT: pour l'ordinairte à de pareilles équivoques qu'efl; due la furprife nous jettent quelquefois fleurs propos auxquels nous prêtons des idées qu'ils n'y ont point jointes. , Cette inattention de notre part au véritable fens que 'les mots ont pour les enfans, me paroît être la caufe de leurs premières erreurs ; (& ces erreurs , même après qu'ils en font guéris, influent fur leur tour d'efpnt pour le relie de leur vie. J'aurai plus d'une occafion dans la fuite d'eclaircir ceci par des exemples.

RelllTrez donc le plus qu'il efl polîible le vocabu- laire de l'entant. C'efl: un très grand inconvénient qu'il ait plus de mots que d'idées , qu'il fâche dire plus de choies qu'il n'en peut penftr. Je crois qu'u- ne des raifons pourquoi les Payfins ont généralement Tefprit plus jufte que les gens de la Ville , eft que leur Di6lionn.iirQ eit moins étendu. Ils ont peu d'i- dées, mais ils les comparent très-bien.

Les premiers développemens de l'enfance fe font Es ptcf-

68

E M ILE,

prefque tous à la fois. L'enfant apprend à parler^ à manger, à marcher , à- peu- près dans le même tems. C'eft ici proprement la première époque de fa vie. Auparavant il n'efl: rien de plus que ce qu'il étoit dans le fein de fa mère, il n'a nul fentiment , nulle idée, à peine a- 1- il des fenfations ; il ne fenc pas même fa propre exiftence.

yivîtf 6? e/i vitcs ne/dus ipfefiice (17),

(17) Ovid Trift. I. 3,

Fin du premier Livre.

EMIr

vne^.TtXK ^,^a<^. ^.

CHIE.OH ^ ACHIJLJE.iivi-e Mo

EMILE,

o u DE L'ÉDUCATION.

LIVRE SECOND,

*E s T ici le fécond terme de la vie , & celui auquel proprement finit l'enfance ; car les mots irfansCk pucrnQ font pas fynony- ^ mes. Le premier efl: compris dans l'autre, & fignifie q:ù ne peut perler ^ d'où vient que dans Va- kre iVJaxime on trouve pnerum infant cv:. Mais je con* tinue à me fervir de ce mot félon Tufage de notre Langue , jufqu'à l'âge pour lequel elle a d'autres noms. Qiiand les enfans commencent à parler , ils pleurent moins. Ce progrès ell naturel ; un langage efl fubflitué à l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils foufFrent avec des paroles, pourquoi le diroient- ils avec des cris , fi ce n'eit quand la douleur efl trop vive pour que la parole puilTe l'exprimer ? s'ils con- tinuent alors à pleurer , c'eft la taute des gens qui font autour d'eux. Dès qu'une fois Emile aura dit, fai mal , il faudra des douleuleurs bien vives poux le forcer de pleurer.

E c; Si

70 E M ILE,

Si l'enFant eft délicat, fenfible, que naturellement il fe mette à crier pour rien , en rendant Tes cris inu* tiles & fans effet, j'en taris bientôt la fource. Tant qu'il pleure je ne vais point à lui; j'y cours fitôt qu'il s'eft tu. Bientôt fa manière de m'appeller fera de fe taire, ou tout au plus de jetter un feul cri, Ceft par l'effet fenfible des fignes, que les enfans jugent de leur fcns ; il n'y a point d'autre convention pour eux: quelque mal qu'un enfant fe faffe, il ell très-ra- re qu'il pleure quand il elt feul , à moins qu'il n'ait i'efpoir d'être entendu.

S'il tombe, s'il fe fait une boffe à la tête, s*il fâî- gne du nez , s'il fe coupe les doigts ; au lieu de m'em- preffer autour de lui d'un«air allarmé , je refterai tran- quille , au moins pour un peu de tems. Le mal ell fait, c'eft une néceffité qu'il l'endure; tout mon em- preffement ne ferviroit qu'à l'effrayer davantage & augmenter fa fenfibilité. Au fond , c'eft moins le coup , que la crainte qui tourmente , quand on s*e{l bleffé. Je lui épargnerai du moins cette dernier re angoiffe ; car très-fùrement il jugera de fon mal comme il verra que j'en juge : s'il me voit accourir avec inquiétude , le conibler, le plaindre, il s'elli- mera perdu : s'il me voit garder mon fang froid , ï\ reprendra bientôt le fien , & croira le mal guéri , quand il ne lefentira plus. C'eft à cet âge qu'on prend les premières leçons de courage, & que, fouffrant fans effroi de légères douleurs , on apprend par dé- grés à fupporter ks grandes.

Loin d'être attentif à éviter qu*Emile ne fe blelîè , je ferois fort fâché qu'il ne fe bleffât jamais & qu'il grandît fans connoître la douleur. Souffrir eft la pre- mière chofe qu'il doit apprendre, & celle qu'il aura 3e plus grand befoin de iavoir. Il femble que les en- fans ne foient petits & foibles que pour prendre ces importantes leçons fans danger. Si l'enfant tombe de ^on haut il ne fe caffera pas la jambe ; s'il fe frapp/£

^VCQ

ou DE L'EDUCATION. ^r

avec un bâton il ne fe cafTi^ra pas le bras ; s'il ^faiiic un fer tranchant, il ne ferrera gueres, & ne fe cou- pera pas bien avant. Je ne fâche pas qu'on aie ja- mais vu d'enfant en liberté fe tuer , s'eilropier ni fe faire un mal conOdérable , à moins qu'on ne l'ai: in- difcrettement expofé fur des lieux élevés , ou feul autour du feu, ou qu'on n'ait laiflé des inflrumens dangereux à fa portée. Que dire de ces magafins de machines, qu'on raflemble autour d'un enfant pour l'armer de toutes pièces contre la douleur, jufqu'si ce que devenu grand , il refte à fa merci , fans cou- rage & làns expérience, qu'il fe croie mort à la pre- mière piquure , & s'évanouiflè , en voyant la pre- mière goûte de fon fang?

Notre manie enfeignante & pédantefque efl: tou- jours d'apprendre aux enfans ce qu'ils apprendroienc beaucoup mieux d'eux-mêmes , & d'oublier ce que nous aurions pu feu] s leur enfeigner. Y a-t-il rien de plus fot que la peine qu'on prend pour leur ap- prendre à marcher, comme fi l'on en avoit vu quel- qu'un , qui par la négligence de fa nourrice ne hic pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie , parce qu'on leur a mal appris à marcher?

Emile n'aura ni bouriets , ni paniers rouhns , charriots, ni lifieres, ou du moins dès qu'il commen- cera de favoir mettre un pied devant l'autre, on ne ]e foutiendra que fur les lieux pavés, & l'on ne fera qu'y pafler en hâte (i). Au lieu de le laiiler croupir dans l'air ufé d'une chambre, qu'on le mené joiirnel- kment au milieu d'un pré. qu'il coure, qu'il s'é- batte.

(i) Il n'y a rien de p!ns ridicule 6c de plus mal afTuré que h dL^marche des gens qu'on a trop menés pnr la lificre étant petits; ceft encore ici une de ces obfervations triviales à for- ce d'êu'e jultes, & qui font jijftes en plus d'un kns.

E 4

73 EMILE,

batte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux: il en apprendra plutôt à fe relever. Le bien-être de I4 liberté rachette beaucoup de blefïïires. Mon Elevé aura fouvent des contufions ; en revanche il fera tou- jours gai : fi les vôtres en ont moins , ils font toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours trifles. Je doute que le profit foit de leur côté.

Un autre progrès rend aux enfans la plainte moins ncceffaire, c'eil celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-mêmes, ils ont un befoin moins fréquent de recourir à autrui. Avec leur force fe dévelope la connoifTance qui les met en état de la diriger. Cefl 2 ce fécond degré que commence proprement la vie de l'individu : c'eft alors qu'il prend la confcience de lui-même. La mémoire étend le fentiment de l'iden- tité fur tous les momens de fon exiftence ; il devient véritablement un, le même, & par conféquent déjà capable de bonheur ou de mifere. Il importe donc de commencer à le confidérer ici comme un être ^oral,

Quoiqu'on afllgne a - peu ^ près le plus long terme de la vie humaine & les probabilités qu'on a d'appro- cher de ce terme à chaque âge , rien n'efl plus incer- tain que la durée de la vie de chaque hgmme en par- ticulier; très-peu parviennent à ce plus long terme. Les plus grands riiques de la vie font dans fon com- mencement ; moins on a vécu , moins on doit efpe- rer de vivre. Des enfans qui naiflènt , la moitié , çout au plus, parvient à j'adolefcence, & il efl: pro- bable que votre Elevé n'atteindra pas l'âge d'homme. Que faut-il donc penfer de cette éducation barbare qui lacrifie le préient à un avenir incertain , qui char- ge un enfant de chaînes de toute efpece, & com- jnence par le rendre miférabîe pour lui préparer au loin je ne fais quel prétendu bonheur dent il eft ^ exoire qu'il ne jouira jamais ? Qtiand je fuppofèrois cette éducation raifonnable dans fon objet , commenç

voir

ou DE L'EDUCATION. 73

voir iàns indignation de pauvres infortunés fournis â un joug infupportable , & condamnés à des travaux pontinuels comme des galériens , fans être afluré que tant de foins leur feront jarnais utiles? L'âge de la gaité fe pafle au milieu des pleurs , des chàtimens , des menaces, de Tefclavage. On tourmente le mal- heureux pour fon bien , & l'on ne voit pas la mort qu'on appelle, & qui va le faifir au milieu de ce tris- te appareil. Qui lait combien d'enfans périllènt vic- times de l'extravagante fageffe d'un père ou d'ur maî- tre? Heureux d'échapper à fa cruauté, le fiiul avan- tage qu'ils tirent des maux qu'il leur a fait fouffrir , eft de mourir fans regretter la vie , dont ils n'ont connu que les tourmens.

Hommes , foyez humains , ç'eft votre premier de- voir: foyez-le pour tous les états , pour tous les âges, pour tout ce qui n'eft pas étranger à l'homme. Quel- le fageffe y a-t-il pour vous hors de l'humanité ? Ai- mez l'enfance ; favorifez fes jeux, fes plailirs , fon aimable inilinéfc. Qui de vous n'a pas regretté queU quefois cet âge le rire efl: toujours fur les lèvres , à l'ame efl: toujours en paix "? Pourquoi voulez- vous ôter à ces petits înnocens la jouiffance d'un tems i^i court qui leur échappe, & d'un bien fi pré- cieux dont ils ne fauroient abufer? Pourquoi voulez^ vous remplir d'amertume & de douleurs ces premiers ans fi rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenir pour vous? Pères, favez- vous le moment la mort attend vos enfans ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d'inllans que la nature leur donne: auffi-tôt qu'ils peuvent fentir le plaifir d'être, faites qu'ils en jouis- fent; faites qu'à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point fans avoir goûté la vie.

Qtie de voix vont s'élever contre moi ! J'entends de loin les clameurs de cette fauffe fageffe qui nous jette inceffamment hors de nous , qui compte tou-

E 5 ^our«

5-1 E M I L E;

jours le préfent pour rien , & pourfuivant fsns re*-' Jàche un avenir qui fuie à mefure qu'on avance , à force de nous tranfporter nous ne fommes pas , nous tranfporte nous ne ferons jamais.

C'eft , me pondez- vous, le tems de corriger ]es mauvaifes inclinations de l'homme ; c'eft dans l'âge de l'enfance, les peines font le moins fenfibles , qu'il faut les multiplier pour les épargner dans l'âge de raifon. Mais qui vous die que tout cet arrange- ment eO: à votre difpofition , &. que toutes ces belles inftruftions dont vous accablez le foible efprit d'un enfant, ne lui feront pas un jour plus pernicieufes qu'utiles? Qui vous aiîure que vous épargnez quel- que chofe par les chagrins que vous kii prodiguez ? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que fon état n'en comporte , fans être Çàr que ces maux préfens font à la décharge de l'avenir ? & comment me prouvèrez-vous que ces mauvais penchans dont vous prétendez le guérir , ne lui viennent pas de vos foins mal entendus , bien plus que de la nature ? Malheu- reufe prévoyance, qui rend un être aftuellement mi- férable fur l'efpoit bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour ! Qiie ces raifonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté , & l'enfant: qu'on rend heureux avec l'enfant qu'on gâte, appre-» nons-leur à les diftinguer.

Pour ne point courir après des chimères , n'ou^ blions pas ce qui convient à notre condition. L'hu- manité a fa place dans l'ordre des chofes ; l'enfance a la fienne dans l'ordre de la vie humaine ; il fauc confidérer l'homme dans l'homme , & l'enfant dans l'enfant. Afligner à chacun fa place & l'y fixer , ordonner les pafllons humaines fclon la con- flitution de l'homme , efl: tout ce que nous pou-, vons faire pour fon bien-être. Le refte dépend de caufes étrangères qui ne font point en notie pouvoir.

Nous

o u D E VE D U C A T I O N. 7^

Nous ne favons ce que c'efl que bonheur ou mal- heur abfolu. Tout eft mêlé dans cette vie , on n'y goûte aucun fentiment pur , on n'y relie pas deux momens dans le même état. Les afFeftions de nos âmes , ainfi que les modifications de nos corps , font dans un flux continuel. Le bien & le mal nous fonE communs à tous, mais en différentes mefures. Le plus heureux eft celui qui foufFre le moins de peines ; le plus miférable eft celui qui fent le moins de plai- firs. Toujours plus de fouffrances que dejouillan- ces ; voilà la différence commune à tous. La félici« de l'homme ici-bas n'eft donc qu'un état négatif, on doit la mefurer par la moindre quantité des maux qu'il fouffre.

Tout fentiment de peine eft inféparable du defir de s'en délivrer : toute idée de plaifir eft inféparable du defir d'en jouir: tout defir fuppofe privation , & toutes les privations qu'on fent font pénibles ; c'efl: donc dans la difproportion de nos defirs & de nos facultés, que confifte notre mifere. Un être fenfible dont les facultés égaleroient les defirs feroit-un être abfolumcnt heureux.

En quoi donc confifte la fagefl'e humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n'eft pas précifément à diminuer nos defirs; car s'i's étoient au-delTous de notre puiflance , une partie de nos facultés refteroic oifive, & nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n'eft pas non plus à étendre nos facultés, car li nos defirs s'étendoient à la fois en plus grand rap- port, nous n'en deviendrions que plus miférables : mais c'eft à diminuer l'excès des defirs fur les facul- tés, & à mettre en égalité parfaite la puifl^ance & la volonté. C'eft alors feulement que toutes les forces étant en aélion , famé cependant reftera pailible, Ôi que l'homme fe trouvera bien ordonné.

C'eft ainfi que la nature , qui fait tout pour le mieux, l'a d'abord inftitué. Elle ne lui donne im-

raé-

76 EMILE,

médiatement que les defirs néceffaires à fa conferva- tion , & les facultés fuffifantes pour les fatisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réferve au fond de fon ame , pour s'y développer au befoin. Ce n'eft que dans cet état primitif que l'équilibre du pouvoir & du defir fe rencontre , & que l'homme n'eft pas malheureux. Sitôt que fes facultés virtuel- les fe mettent en aélion y l'imagination , la plus ac- tive de toutes, s'éveille & les devance. C'eft l'ima- gination qui étend pour nous la mefure des poffibles foit en bien foit en mal, & qui par conféquent excir te & nourrit les defirs par l'efpoir de les fatisfaire. Mais l'objet qui paroiiîoit d'abord fous la main fuit plus vite qu'on ne peut le pourfuivre ; quand on croit l'attemdre, il fe transforme & fe montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays dçja parcou- ru , nous le comptons pour rien ; celui qui refte à parcourir s*aggrandit , s'étend fans ceflè; ainfi l'on s'épuife fans arriver au terme ; & plus nous gagnons fur la jouilTance, plus le bonheur s'éloigne de nous.

Au contraire , plus l'homme eft relié près de condition naturelle , plus la différence de fcs facultés à fes defirs eft petite > & moins par conféquent il eft éloigné d'être heureux. Il n'eft jamais moins miféra- ble que quand il parole dépourvu de tout : car la mi- fere ne confifte pas dans la privation des chofes , mais, dans le befoin qui s'en fait fentir.

Le monde réel a les bornes , le monde imaginaire eft infini; ne pouvant élargir l'un , retrécifiTons l'au- tre; car c'eft de leur feule différence que naifi^ent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheu- reux. Otez la force, la fanté, le bon témoignage de foi , tous ks biens de cette vie font dans l'opi- nion ; ôtez les douleurs du corps & les remords de la confcience , tous nos maux font imaginaires. Ce principe eft commun , dirait-on: j'en conviens.

Mais l'application pratique n'en eft pas commune; ... . . ^

ou Dfe L'EDUCATION. 7^

' & c'efl: uniquement de la pratique qu'il s*agit ici. Quand on dit que l'homme efbfoible, que veui-on dire? Ce mot de tbiblelTe indique un rapport; un rapport de l'être auquel on l'applique. Celui dont la force pafTe les befoins, fût-il un infeiSle, un ver, efh un être fort: celui dont les befoins pafTent la force, fût- il un éléphant, un lion; fût- il un Conquérant, un Héros ; fût-il un Dieu , c'efl: un être foible. L'An- ge rebelle qui méconnut fa nature étoit plus foible que l'heureux mortel qui vit en paix félon la lienne. L'homme efl: très-fort quand il fe contente d être ce qu'il efl: il eft trèf - foible quand il veut s'élever au- deflus de l'humanité. N'allez donc pas vous, figuret qu'en étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez , au contraire , fi votre orgueil s'é- tend plus qu'elles. Mefurons le rayon de notre fphe- re, (i reftons au centre, comme l'infedleau milieu de fa toile : nous nous fuffirons toujours à nous-mê- mes , ôi, nous n'aurons point à nous plaindre de no- tre foiblefTe; car nous ne la fentirons jamais.

Tous les animaux ont exa6lement les facultés né- ceffaires pour fe conferver. L'homme feul en a de fuperflues. N'efl: il pas bien étrange que ce fuperfla foit l'inflrument de fa mifere f Dans tout pays les bras d'un homme valent plus que fa fubfiftance. S'il étoit allez fage pour compter ce fuperflu pour rien , il auroit toujours le néceffaire , parce qu'il n'auroit ja- niais rien de trop. Les grands befoins, difoit i-avo- rin (2), naiflènt des grands biens, & fouvent le meilleur moyen de fe donner leschofes dont on man- que eft de s'ôter celles qu'on a : c'elf à force de nous travailler pour augmenter notre bonheur que nous le changeons en mifere. Tout homme qui ne voudroic que vivre , vivroit heureux ; pur conféquent il vivroic

bon,

(2)No(5l. AtticL. IX. C. 8. " Tome L £ 7

78 EMILE;

bon , car feroic pour lui l'avantage d'être me'- chant?

Si nous étions immortels , nous ferions des êtres très miférables. 11 efl: dur de mourir, fans doute; mais il ed doux d'efpérer qu'on ne vivra pas tou- jours , & qu'une meilleure vie finera les peines de celle-ci. Si l'on nous offroit l'immortalité fur la ter- re , qui ell - ce qui voudroii accepter ce trifte pré- fcnt? Quelle refiburce , quel efpoir , quelle confb- lation nous refleroit-il contre les rigueurs du fort & contre les injuftices des hommes? L'ignorant qui ne prévoit rien , fent peu le prix de la vie & craint peu de la perdre ; l'homme éclairé voit des biens d'un plus grand prix qu'il préfère à celui-là. Il n'y a que le demi - favoir & la faulfe fagefle qui prolongeant nos vues jufqu'à la mort, & pas au -delà, en font pour nous le pire des maux. La néceffité de mourir n'efl: à l'homme fage qu'une raifon pour fupportcr les peines de la vie. Si l'on n'étoit pas fur de la per- dre une fois , elle coûteroit trop à conferver.

Nos maux moraux font tous dans l'opinion, hors un feul qui eft le crime , & celui dépend de nous : nos maux phyfiques fe détruifent ou nous dé- truifent. Le tems ou la mort font nos remèdes : mais nous fouiîfons d'autant plus que nous favons moins fouiirir^ (S:nous nous donnons plus de tourrcent pour guérir nos iTialadiu';, que nous n'en aurions à lesfup- porter. Vis félon la Nature, fois patient, & chalfe les Médecins : tu n'éviteras pas la mort , mais tu ne la fenùrus qu'une fois, tandis qu'ils la portent chaque jour dans ton imagination troublée, & que leur art men longer, au lieu de prolonger tes jours, t'en ôte la jouilTance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux hommes? Quelques-uns de ceux qu'il guérie mourroient , il eft vrai ; miis des millions qu'il tue reiteroient en vie. Homme fenfé, ne mets point à cette lotterie trop de chances font contre

toi.

ôu UEDUCAT ION.

79

îoL Souffre, meurs ou guéris j mais fur- tout vis juf- qu'à ta dernière heure. v

Tout n'eil que foiie & contradiélion dans les in- ilitutions humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie , à mefure qu elle perd de Ton prix. Les Vieillards la regrettent plus que les jeunes gens ; ils jie veulent pas perdre les apprêts qu'ils ont faits pour en jouir ; à foixante ans il eft bitn cruel de mourir avant d'avoir commencé de vivre. On croit que l'homme a un vif amour pour fa confervation , & ce- la eft vrai ; mais on ne voit pas que cet amour, tel que nous le Tentons , efl en grande partie l'ouvrage des hommes. Naturellement l'homme ne s'inquietç pour fe ccnferver qu'autant que ks moyens en font en Ton pouvoir ; fitôt que ces moyens lui échappent , il fe tranquiliife & meurt fans fe tourmenter inutile- ment. La première loi de la réfignation nous vienc de la nature. Les Sauvages , ainli que les beies , fe débattent fort peu contre la mort, & lendurcnt pref- que fans fe plaindre. Cette loi détruite , il s'en for- me une autre qui vient de lu raifun; mais peu favenc l'en tirer , & cette réfjgnation faclice n'eil jamais auflj pleine & entière que la première.

La prévoyance ! la prévoyance , qui nous porte làns ceile au -delà de nous Ôc Ibuvent nous place nous n'arriverons point ; voilà la véritable fource de toutes nos miferes. (Quelle manie à un être aulîi paf- fager que l'homme de regarder toujours au loin dan» un avenir qui vient fi rarement , & de négliger le préfent dont il e'à lur ! manie d'autant plus funefte qu'elle augmente inc^lldmment avec l'âge , & que le* Vieillards , toujours défians , prévoyans , avares , aiment mieux fe refufer aujourd'hui le nécellaire, que d'en manquer dans cent ans. Ainfi nous tenons à tout , nous nous accrochons à tout; les tems, les lieux, les hommes, lesc'.iofts, tout ce qui eft, tout ce quifura, importe à chacun Je nous: notre indivi- du

^f> EMILE,

du n*efi plus que la moindre partie de nous - mêmes; Chacun s'étend , pour ainfi dire, fur la terre entier re , & devient fenfible fur toute cette grande furface. Eft-il étonnant que nos maux fe multiplient dans touj les points par l'on peut nous blefîer? Que de Prin- ces fe défolent pour la perte d'un pays qu'ils n'ont ja- mais vu ? Que de Marchands il fuffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris?

Eil-ce la nature qui porte ainfi les hommes fi loin d*eux- mêmes ? Eil-ce elle qui veut que chacun ap- prenne fon deflin des autres, & quelquefois l'appren- ïie le dernier ; en forte que tel eft mort heureux ou miférable, fans en avoir jamais rien fu? Je vois un homme frais , gai , vigoureux, bien portant; fa pré- fence inlpire la joie ; fes yeux annoncent le conten* tement , le bien-être ; il porte avec lui l'image du bonheur. Vient une lettre de la pofte ; l'homme heureux la regarde; elle eft à fon adrtlfe, il l'ouvre^ il la lit. A l'inftant fon air change ; il pâlit , il tom- be en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il s'agi» te , il gémit , il s'arrache les cheveux, il fait reten- tit l'air de fès cris ^ il femble attaqué d'affreufes con- vulfions. Infenfé, quel mal t'a donc fait ce papier? quel membre t'a-t-il ôté? quel crime c'a-t-il fait com- m-ettre? enfin, qu'a-t-il changé dans toi-même pour te mettre dans l'état je te vois ?

Que la lettre fe fût égarée , qu'une main charitable Veut jettée au feu , le fort de ce mortel heureux & inalheureux à la fois , eût été, ce me femble, un étrange problême. Son malheur, direz- vous , étoic réel. Fort bien , mais il ne le fentoit pas : étoit- il donc ? Son bonheur étoit imaginaire: j'entends; la fanté , la gaité , le bien-être , le contentemenc d'efprit ne font plus que des vifions. Nous n'exi- flons plus nous fommes , nous n'exiflons qu'où nous ne fommes pas. Eftce la peine d'avoir une 11 grande peur de la mort, pourvu que ce en q^uoinous vivons refte? O

ou DE L'EDUCATION. Si

O homme ! reflerre ton exiflence au - dedans de loi , & tu ne feras plus miférable. Refte à Ja place que la nature t'affigne dans la chaîne des êtres j rien ne t'en pourra faire fortir : ne regimbe point contre Jadure loi de la nécefiité , & n'épuife pas, à vou- loir lui réfider, des forces que le Ciel ne t'a poinc données pour étendre ou prolonger ton exiltence j mais feulement pour Ja conferver comme il lui plaît, ôc autant qu'il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir ne s'étendent qu'aulli loin que tes iorces naturelles > & pas au-delà ,* tout Je refte n'efl: qu'efclavage, illu- lion , prertige. La domination même efl fervile , quand elle tient à fopinion : car tu dépends des pré- jugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Four les conduire comme il te plaît , il faut te con<- duire comme il leur plaît. Ils n'ont qu'à changer de manière de penfer, il faudra bien par force que tu changes de manière d'agir. Ceux qui t'approchenc n'ont qu'à favoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner , ou des favoris qui te gou- vernent, ou celles de ta famille, ou les tiennes pro- pres; cesVifirs» ces Courtifans, ces Prêtres, ces Soldats , ces Valets , ces Caillettes , d jufcju'à des enfans , quand tu ferois un Thémiftocie en gé- ^i'^ (p) » vont te mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire ; jamais ton autorité réelle n'ira plus loin que tes facultés réel- les. Sitôt qu'il faut voir par les yeux des autres , il faut vouloir par leurs voJontés. JVles Peuples font

mes

(3) Ce petit garçon que vous voyez- 1.-^, difoit Thémifto- Cie à fcs amis, clh l'arbitre de la Grèce; car il gouverne fa inere, ù mère nie gouverne , je gouverne les Athéniens. & les Athéniens gouvernent les Grecs. Oh: quels petits con. duéleurs on trouveroit fouvcnt aux plus grands Empires , fi dii Prince on defcendoît par dégrés jufqu'à la prsmlere iriairi qui donne le .braoie en Iccrct! Tome L F

8'i EMILE,

mes Sujets, dis- tu fièrement. Soit; mais toi, qu'es- tu? le fujet de tes Miniftres: & tes Miniflres à leur tour que font'ils? les fujets de leurs Commis , de leurs Maitreflès, les Valets de leurs Valets. Prenez tout, ufurpez tout, & puis verfez l'argent à pleines mains, dreflcz des batteries de canon , élevez des gibets , des roues , donnez des Loix , des Edits , multipliez les Efpions , les Soldats , les Bourreaux, les Prifons , les Chaînes ; pauvres petits hommes , de quoi vous fert tout cela ? vous n'en ferez ni mieux fervis, ni moins vole's, ni moins trompés, ni plus abfolus. Vous direz toujours , nous voulons , & vous ferez toujours ce que voudront les autres.

Le lèul qui fait fa volonté eft celui qui n'a pas be- foio , pour la faire , de mettre les bras d'un autre au bout des fiens: d'où il fuit, que le premier de tous les biens n'tft pas l'autorité, mais la liberté. L'hom- me vraiment libre ne veut que ce qu'il peut, & fait ce qu'il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s'agit que de l'appliquer à l'enfonce, & toutes les règles de l'éducation vont en découler.

Lafociété a fait l'homme plus foible, non -feule- ment en lui ôtant le droit qu'il avoit fur fers propres forces, mais fur -tout en les lui rendant infuffifantes. Voilà pourquoi iès defirs fe multiplient avec fa foi- blelTe , & voilà ce qui fait celle- de l'enfance compa- rée à l'âge d'homme. Si l'homme eft un être fort & fi l'enfant eft un être foible , ce n'eft pas parce- que le premier a plus de force abfolue que le fécond , mais c'eft parceque le premier peut naturellement fe fuffire à lui-même & que l'autre ne le peut. L'hom- me doit donc avoir plus de volontés & l'enfant plus de fantaifies ; mot par lequel j'entends tous les defirs qui ne font pas de vrais befoins , & qu'on ne peut contenter qu'avec le fecours d'autrui.

J'ai dit la raifon de cet état de foiblefTe. La na- ture y pourvoit par l'attachement des pères & des

Eflâ-

ou DE L'EDUCATION. gj

mères: mais cet attachement peut avoir fon excès , fon défaut, fes abus. Des parens qui vivent dans l'état civil y tranfporcent leur enfant avant l'âge. En lui donnant plus de befoins qu'ils n'en a, ils ne fou- lagent pas Hifoiblefle, ils l'augmentenL Ils l'augmen- tent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exi» geoit pas; en foumettani; à leurs voloncés le peu de force qu'il a pour fervir les liennes; en changeant de part ou d'autre en efclavage ^ la dépendance récipro- que où le tient fa foibleire, 6i les tient leur atta» chement.

L'hom.me fage fait reder à fa place ; mais l'enfant qui ne connoît pas la fienne ne fauroit s'y maintenir. Il a parmi nous mille iflijes pour en fortir; c'eil à ceux qui le gouvernent à l'y retenir, & cette tâche n'eftpas facile. 11 ne doit être ni bête ni homme j mais enfant; il faut qu'il fente fa foibleffe ôc non qu'il en fouifre ; il faut qu'il dépende & non qu'il obéifle ; il faut qu'il demande & non qu'il comman- de. Il n'efl: foumis aux autres qu'à caufe de fes be- foins, ôi. p.ircequ'iis voient mieux que lui ce qui lui ell utile , ce qui peut contribuer ou nuire à fa con- fervation. Nul n'a droit , pas même le pcre , de commander â l'enfant ce qui ne lui eft bon à rien.

Avant que les préjugés & les inftitutions humaines aient altéré nos penchans naturels, le bonheur des enfans ainfi que des hommes confiée dans l'ufage de leur liberté ; mais cette liberté dans les premiers effc bornée par leur folbielle. Q^iiconque fut ce qu'il veut efl: heureux, s'il le fuffic à lui- même ^ c'eft le cas de l'homme vivant dans fetut de nature. Qui- conque fliit ce qu'il veut n'eft pas heureux , fi fes bcibins palTent les forces ; c'eft le cas de l'enfant dans le même état. Les enfans ne jouiflent, même dans l'état de nature , ^le d'une liberté imparfaite, femblable à celle dont jouiffent les hommes dans l'é- sat civil. Chacun de nous ne pouvant plus paifer

F a des

54 EMILE,

des autres redevient à cet égard foîble & mifërable. Nous étions faits pour être hommes ; les loix & la fociété nous ont replongés dans l'enfance. Les Ri- ches , les Grands , les Rois font tous des enfans qui , voyant qu'on s'emprefTe à foulager leur mifere , tirent de cela même une vanité puérile , & font tout fiers des foins qu'on ne leur rendroit pas s'ils étoient hom- mes - faits.

Ces confidérations font importantes , & fervent à réfoudre toutes les contradiftions du fyfteme focial. Il y a deux fortes de dépendances. Celle des chofes qui efl: de la nature ; celle des hommes qui eft de la fociété. La dépendance des chofes n'ayant aucune moralité , ne nuit point à la liberté , & n'engendre point de vices : la dépendance des hommes étant défordonnée (4) les engendre tous , & c'efl: par elle que le Maître & l'Efclave fe dépravent mutuelle- ment. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la fociété, c'eft de fubftiuier la loi à l'homme, & d'armer les volontés générales d'une force réelle fupérieure à l'aftion de toute volonté particulière. Si les Loix des Nations pouvoient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre , la dépendance des hommes redeviendroit alors celle des chofes; on réuniroic dans la République tous les avantages de l'état natu- rel à ceux de l'état civil ; on joindroit à la liberté qui maintient Ihomme exempt de vices, la moralité qui l'élevé à la vertu.

Maintenez l'enfant dans la feule dépendance des chofes; vous aurez fuivi l'ordre de la nature dans le progrès de fon éducation. N'offrez jamais à fes vo-

lon*

(4") Dans mes principes du droit politique il ell démon- tré que nulle volonté particulière ne peut être ordonnée dan« le fyllcrac focial.

bu DE L'EDUCATION. t^

>lontés indifcretes que des obflacles phyfiques ou des punitions qui nailTent des aftions mêmes , & qu'il fe rappelle dans l'occafion: (lîns lui défendre de mal fai- re, il fuffit de l'en empêcher. L'expe'rience ou l'im- puifTance doivent feules lui tenir lieu de loi. N'ac- cordez rien à fes dcflrs parcequ'il le demande, mais parcequ'il en a befoin. Qu'il ne fâche ce que c'eft qu'obtiflance quand il agit , ni ce que c'efl qu'empire quand on agit pour lui. Qu'il fente égalemenr fa li- berté dans fes adlions & dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précifémcnt qu'il en a befoin pour être libre & non pas impérieux ; qu'en recevant vos fervices avec une forte d'humiliation , il afpire au moment il pourra s'en pafTer , & il aura l'honneur de fe fervir lui-même.

La nature a , pour fortifier le corps & le faire croître, des moyens qu'on ne doit jam.ais contrarier. Il ne faut point contraindre un enfant de refter quand il veut aller, ni d'aller quand il veut reder en place. Quand la volonté des en fans n'efl point gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inutiîem.ent. 11 faut qu'ils fautent , qu'ils courent , qu'ils crient qu-uid ils en ont envie. Tous leurs mouvemens font des be- foins de leur conftitution qui cherche à fe fortifier: mais on doit fe défier de ce qu'ils défirent fans le pouvoir faire eux-mêmes, & que d'autres font obli- gés de faire pour eux. Alors il faut diftinguer avec foin le vrai befoin, le befoin naturel, du befoin de fantaifie qui commence à naître, ou de celui qui ne vient que de la furabondance de vie dont j'ai parlé.

J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfanc pleure pour avoir ceci ou cela. J'ajouterai féulemenc que dès qu'il peut demander en parlant ce qu'il déli- re , & que pour l'obtenir plus vite ou pour vaincre un refus il appuie de pleurs fa demande , elle lui doit être irrévocablement réfufée. Si le befoin l'a fait par- ler , vous devez le favoir & faire aufTi tôt ce qu'il

1^^ 3 ^^*

g6 EMILE,

demande: mais céder quelque chofe à fes larmes, c efl: l'exciter à en verfer , c'cft lui apprendre à dou- ter de votre bonne volonté, & à croire que l'impor- tunité peut plus fur vous que la bienveillance. S'il ne vous croit pas bon , bientôt il fera méchant ; s'il vous croit fûible, il fera bientôt opiniâtre: il impor- te d'accorder toujours au premier figne ce qu'on ne veut pas réfufer Ne foyez point prodigue en refus . mais ne les révoquez jamais.

Gardez- vous fur- tout de donner à l'enfant de vai- nes formules de politelfe qui lui fervent au bcfoin de paroles magiques, pour foumettre à ks volontés tout ce qui l'entoure , & obtenir à l'inftant ce qu'il lui plaît. Dans l'éducation façonniere des riches, on ne manque jamais de les rendre poliment impérieux , en leur prefcrivant les termes dont ils doivent fe fervir pour que perfonne n'ofe leur réfifler : leurs enfans n'ont ni tons ni tours fupplians , ils font aulîi arro- gans, méiTie plus, quand ils prient, que quand ils commandent , comme étant bien plus fûrs d'être obéis. On voit d'abord que sll vous plaît fignifie dans leur bouche il vie plaît , & que je "mus prie figni- fie je vous crdmne. Admirable politeflc , qui n'abou- tit pour eux qu'à changer le fens des mots, & à ne pouvoir jamais parler autrement qu'avec empire 1 <^uant-à-raoi qui crains moins qu'Emile ne foit gros- fier qu'arrogant, j'aime beaucoup mieux qu'il dife en 1 priant faites cela , qu'en commandant , je vous prie.

Ce n'efl pas le terme dont il fe fert qui m'importe, mais bien l'acception qu'il y joint.

Il y a un excès de rigueur Ck. un excès d'indulgen-' ce tous deux également à éviter. Si vous laiiTez pâ- tir les enfans , vous expofcz leur fanté , leur vie , vous les rendez aftuellement miférahles ; fi vous leur épargnez avec trop de foin toute efpece de mal-étre, vous leur préparez de grandes miferes, vous les ren- dez délicats, fenfibles, vous les fortez de leur état

d'hom-

ou DE L'EDUCATION. 87

d'hommes dans lequel ils rentreront un jour malgré vous. Pour ne les pas expofer à quelques maux de la nature, vous êtes Tartifan de ceux qu'elle ne leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères, auxquels je reprochois de ilicrifîer le bonheur des enfans , à la conQdération d'un tems éloigné qui peut ne jamais être.

Non pas: car la liberté que je donne à mon Ele- vé , le dédomage amplement des légères incommo- dités auxquelles je Je lailTe expofé. Je vois de petits poliiTonsjouerlur la neige, violets, tranfjs, & pou- vant à peine remuer les doiçs. Il ne tient qu'à eux de s'aller chauffer, ils n'en font rien; Il on les y for- çoit, ils femiroient cent fois plus les rigueurs de la contrainte , qu'ils ne Tentent celles du froid. Dequoi donc vous plaignez- vous ? Rendrai -je votre enfant miferable Cii ne i'expofant qu'aux incommodités qu'il veut bien fouffrir? Je fois Ton bien dans le moment préfent en le lailTant libre; je fais fon bien dans l'a- venir en l'arman: conire les maux qu'il doit fappor- ter. S'il avoit Je choix d'être mon Elevé ou Je vôtre, penffcz-vous qu'il balançât un inilant?

Concevez- vous quelque vrai bonheur polîibîe pour aucun être hors de fa conllitution ? & n'cil:- ce pas fortir l'homme de fa conllitution , que de vouloir l'exempter également de tous les maux de fon efpe-. ce? Oui, je le ibutiens; pour fentir les grands biens, il faut qu'il connojuè les petits maux; telle eft la na- ture. Si le phyflque va trop bien, le moral fe cor- rompt. L'homme qui ne connoîtroit pas la douleur, ne connoîtroit ni i'attendriflement de l'humanité ni la douceur de la commileration; fon cœur ne feroit ému de ri^, il ne feroit pas fociable, il lèroit un monllre parmi ks femblabîes.

; Savez- vous quel efl: le plus fur moyen de rendre votre enfant miferable ? c'eft de l'accoutumer à tout obtenir; car fes dtfirs croiffant inctilammeû; par I3

r 4- iu-

88 EMILE,

facilité de les fatisfaire , tôt ou tard l'impuiflânce vous forcera malgré vous d'en venir au refus , & ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment quç ia privation même de ce qu'il defire. D'abord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre ; enfuite il voudra i'oifeau qui vole; il voudra l'étoile qu'il voit briller , il voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être Dieu comment le con- tenterez-vous?

C'tft une dilpoficion naturelle h l'homme de regar- der comme fien tout ce qui efl en fon pouvoir. En ce fens le principe de 1 jobbcs cft vrai jufqu'à certain •point; multipliez avec nos delirs les moyens de les fatisfaire , chacun fe fera le maître de tout. L'en- fant donc qui n'a qu'à vouloir pour obtenir, fe croit Je propriétaire de l'Univers ; il regarde tous le» hom- mes comme fes efclaves: 6l quand enfin l'on efl for-r ce de lui rcfulcr quelque choie; lui , croyant tout poiiible quand il commande, prend ce refus pour un aéte de rébellion ; toutes les raifbns qu'on' lui donne dan^ un ilge incapable de raifonuement, ne font à fon gré que des prétextes; iJ voitpar-touc de la mau- vaife volonté: le fentiment d'une injudice prétendue aigriiiant fon naturel, ii prend tout le monde en hai- ne , & Iàn5 jamais favoir gré de la complaifknce , il d'indigne de toute oppofjtion.

Cuniment concevrois-je qu'un enfant ainfi dominé par ia coiere , & dévoré des pallions les plus irafci- bles , puilTe jamais être heureux î' I^eureux , lui i c'ell un Dcfpote; c'efl ù k fois le plus vil des efcla- ves & la plus miférable des créatures. J'ai vCi des en- fans élevés de cette manière , qui vouloient qu'on Tenversât la maifon d'un coup d'épaule ; qu'oj leuu donnât Je cocq qu'ils voyoient fur un clocher; qu'on arrêtât un Régiment en marche pour entendre les tambours plus long - tems , & qui perçoient l'air de kurs cris, faas vo.uloir écouter, perfonae, aulîitoc

qu'on

ou DE UEDUCATÏON. g^

qu'on tardoit à leur obéir. Tout s'emprefToit vaine- inent à leur complaire; leurs defirs s'irritant par la fa- cilité d'obtenir, ils s'obftinoient aux chofes impoflî- bies , & ne trouvoient par-tout que contradiftions , qu'obftacles, que peines, que douleurs. Toujours grondans , toujours mutins , toujours furieux , ils paflbient les jours à crier, à le plaindre: étoient-çe des êtres bien fortunés? La foiblefle & la domina- tion réunis n'engendrent que folie & mifere. De deux enfans gâtés, l'un bat la table, ^ l'auire fait fouet- ter la mer; ils auront bien à fouetter & à battre avant de vivre contens.

Si ces idées d'empire & de tyrannie les rendent jniferables dès leur enfance, que fera- ce quand ils grandiront , & que leurs relations avec les autres hommes commenceront à s'étendre & fe multiplier ? Acoutumés à voir tout fléchir devant eux , quelle furprife en entrant dans le monde de fcntir que touc leur rcfille, &. de fe trouver écrafés du poids de cet Univers qu'ils penfoient m.ouvoir à leur gré! Leurs airs infolens , leur puérile vanité ne leur attirent que mortifications, dédains, railleries; ilt: boivent les af- fronts comme l'eau ; de cruelies épreuves leur ap- prennent bientôt qu'ils ne connoiifent ni leur état ni leurs forces ; ne pouvant tout , ils croient ne rien pouvoir: tant d'obftacles inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les aviliffent; ils deviennent lâches, craintifs, rampans, & retombent autant au-delTous d'eux-mêmes qu'ils s'étoient élevés au-delfus.

Revenons à la régie primitive. La nature a fait les enfans pour être aimés & fecourus, mais les a-t- elle faits pour être obéis & craints? Leur a-t-elle don- né un air impofant, un œil févere, une voix rude & menaçante pour fe faire redouter ? Je comprends que le rugiflèment d'un lion épouvante les animaux , ai qu'ils tremblent en voyant fa terrible hure; mais fi jamais on vit un ipeétaçle indécent, odieux, rifible,

F 5 c'eft

pç> EMILE, :r;

c'ell un Corps de Magiflrats , le Chef à la tête , en habit de cérémonie , profternés devant un enflmt au jnaillot, qu'ils haranguent en termes pompeux , & qui crie à bave pour touce réponfe.

A confidérer l'enfance en elle-même, y a-t-il au inonde un écrc plus foible, plus miftTable, plus à la merci de tout ce qui l'environne , qui ait fi grand be- foin de pitié , de foins , de proteélion qu'un enfant ? Ne femble-t-il pas qu'il ne montre une figure fi douce & un air fi touchant qu'aBn que tout ce qui l'approche a'intérefic à fa foibleire, <3l s'empreffe à le jecourir ? QLi'y a- t-ii donc de plus choquant , de plus contraire à l'ordre, que de voir un enfant impé- rieux & mutin commander à tout ce qui l'entoure , & prendre impudemment le ton de Maître avec ceux qui n'ont qu'à l'abandonner pour le faire périr':?

D'autre part, qui ne voit que la foiblefle du pre- mier âge enchaîne les enfans de tant de manières , qu'il eil barbare d'ajouter à cet affuiettifTement celui de nos caprices, en leur ôtant une liberté Ci bornée , de laquelle ils peuvent Ci peu abufcr , & donc il efl: Ci peu utile à eux 6i, à nous qu'on les prive? S'il n'y a point d'objet fi digne de rilee qu'un enfant haucam, il n'y a point d'objet fi digne de pitié qu'un enfant craintif. Puifqu*avec l'âge de raifon commence la fervitude civile, pourquoi la prévenir par la fervitude privée ? Souffrons qu'un moment de la vie foi: exempt de ce joug que la nature ne nous a pas im- pofé, & laifibns à l'enfance l'exercice de la liberté naturelle, qui l'éloigné, au moins pour un tems , des vices que l'on contradle dans l'efclavage. Qiie ces Inftituteurs féveres , que ces pères alT-rvis à leurs en-5 fans , viennent donc les uns & les autres avec leurs frivoles objeftions, & qu'avant de vanter leurs mé- thodes, ils apprennent une fois celle de la nature. ' Je reviens à la pratique. J'ai déjà dit que votre çnfant ne doit rien obtenir parcequ'il le demande,

ir^is

ou DE L'EDUCATION. '91

mais parcequ'il en a befoin (5) , ni rien faire par pbéiflànce , mais feulement par néceffité ; ainfi les mots d'obéir & de commander feront profcrits de fon Diftionnaire , encore plus ceux de devoir & d'obli- gation; mais ceux de force , de néceffité, d'impiiif- fance & de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant fâge de rai fon Ton ne fauroit avoir au- cune idée des êtres moraux ni des relations fociales; il faut donc éviter autant qu'il fe peut d'employer des mots qui les expriment, de ptur que l'enfant n'atta- che d'abord à ces mots defauffes idées qu'on ne fau- ra point, ou qu'on ne pourra plus détruire. La pre- mière fauflè idée qui encre dans fa téce eft en lui le germe de l'erreur & du vice ; c'efl: à ce premier pas qu'il faut fur-tout faire attention. Faites que tant qu'il n'ell: frappé que des chofes fenfibles , toutes Tes idées s'arrêtent aux fenfations ; faites que de toutes part^ il n'apper(;oive autour de lui que le monde phyfique: iàns quoi ioyez fur qu'il ne vous écoutera point du tout , ou qu'il fe fera du monde moral , dont vous lui parlez, des notions fantafnques que vous n'effa- cerez de la vie.

Raifonner avec les enfans étoit la grande maxime de Locke ; c'efl: la plus en vogue aujourd'hui : fon fuccés ne me paroît pourtant pas fort propre à la picttre en crédit ; & -pour moi je ne vois rien déplus fot que ces enfans avec qui l'on a tant raifonné. De

tou-

<s) On doit Rôtir <]uc comme la peine eft fouvent une né- ceffité , le pinifir ell: quelquefois im befoin. 11 n'y a donc qu'un feu! dclir des enfans auquel on ne doive jamais complai- re ; c'efl celui de fe faire obéir. D'où il fuit, que dans tout ce qu'ils demandent, c'eÙ fur- tout au motif qui les porte à Je demander qu'il faut faire attention, accordez -kur, wnt qu'il elt pofl'.ble, tout ce qui peut kur faite un pinifir réel : refufez-kur toujours ce qu'ils ne demandent quepar fantaille, m pour faire un afte d'autorité.

^^ EMILE,

toutes les facultés de l'homme la raifon , qui n'eft , pour ainfi dire, qu'un compofé de toutes les autres, efl celle qui fe développe le plus difficilement & le plus tard : & c'eft de celle-là qu'on veut fe fervir pour développer les premières! Le chef-d'œuvre d'une bonne éducation efl: de faire un homme raifon- nable: & l'on prétend élever un enfant par la raifon! C'eft commencer par la fin , c efl: vouloir faire l'in- (Irument de l'ouvrage. Si les enfans encendoienc raifon , Ils n'auroient pas befoin d'être élevés ; mais çn leur parlant dès leur bas âge uut langue qu'ils n'en- tendent point, on les accoutume à fe payer de mots, à contrôler tout ce qu'on leur dit , à fe croire aulfi fages que leurs Maîtres, à devenir difputeurs 6l mu- tins ; & tout ce qu'on penfe obtenir d'eux par des imotiis raifonnables , on ne l'obtient jamais que par ceux de convoitife ou de crainte ou de vanité , qu'on efl: toujours forcé d'y joindre.

Voici h formule à laquelle peuvent fe réduire à- peu près toutes les leçons de morale qu'on fait ^ qu'on peut faire aux enfans.

Le Maure. Il ne faut pas faire cela.

L Enfant, Et pourquoi ne faut il pas faire cela ?

Maùrç, Parceque ç'efl: mal fait.

L'Enfant. Mal fait ! Qu'efl:-ce qui dl mal fait f

Le Maître. Ce qu'on vous défend.

L'Enfant. Quel mal y a-t-il à fairt ce qu'on me défend?

Le Maître. On vous punit pour avoir défobéi. V Enfant. * Je ferai en forte qu'on u'en fa.chç w%

©u DE L'EDUCATION. ^

Le Maître-, On vous épiera*

L Enfant. Je me cacherai.

Le Maître, On vous queflionnera.

L'Enfant, Je mentirai.

Le Maître. Il ne faut pas mentir.

LEnfant. Pourquoi ne faut- il pas mentir?

Le Maître. Pareeque c'e/t mal fait , &c.

Voilà le cercle inévitable. Sortez en ; l'enfant ne vous entend plus. Ne font-ce pas des inflruftions fort utiles? Je ferois bien curieux de favoir ce qu'on pourroit mettre à la place de ce dialogue? Locke lui- même y eût, à coup fur, été fort embarrafle. Con- noître le bien & le mal , fentir la railbn d^s devoirs de l'homme, n'efl pas l'affaire d'un enfant.

La nature veut que les enfans foient enfans avant que d être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre , nous produirons des fruits précoces qui n'au- ront ni maturité ni faveur , & ne tarderont pas à fe corrompre : nous aurons de jeunes dofteurs & de vieux enfans. L'enfance a des manières de voir, de penfer , de fentir , qui lui font propres; rien n'eil moins fenfé que d'y vouloir fubftituer les nôtres; & j'aimerois autant exiger qu'un enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement , à dix ans- En effet, à quoi lui ferviroit la raifon à cet âge? Elle eft le frein de la force, & l'enfant n'a pas belbin de ce frein.

En effayant de perfiiader à vos Elevés le devoir de l'obéiffance , vous joignez à cette prétendue per- ruafion la force & les menaces, ou, qui pis eft, la

ilat-

94 EMILE,'

flatterie & les promefTes. Ainfi donc, amorces par l'intérêt , ou contraints par la force, ils font fcm- blant d être convaincus par la raifon. Ils voient très- bien que l'obéiflance leur efl: avantageufe & la rébel- lion nuifible , auITi-tôt que vous vous appercevcz de Tune ou de l'autre. Mais comme vous n'exigez rien d'eux qui ne leur foit défagréable , & qu'il cft tou- jours pénible de faire les volontés d'autrui , ils fe ca- chent pour faire les leurs , perfuadés qu'ils font bien fi l'on ignore leur défobéilTance, mais prêts à conve- nir qu'ils font mal , s'ils font découverts , de crainte d'un plus grand mal. La raifbn du devoir n'étant pas de leur âge , il n'y a homme au monde qui vînt à bout de la leur rendre vraiment fenfible : mais la crainte du châtiment , l'efpoir du pardon , Timpor- tunitc , l'embarras de répondre , leur arrachent tous les aveux qu'on exige , & Ton croit les avoir con- vaincus quand on ne les a qu'eunuycs ou intimidés.

Qii'arrive-t-il de là? i-remiertmdnt , qu'en leur jmpofant un devoir qu'ils ne fentent pas , vous les indifpofez contre votre tyrannie, & les détournez de vous aimer ; que vous leur apprenez à devenir diffi- mulés, faux, menteurs, pour extorquer des récom- penfes ou fe dérober aux châtimens ; qu'enfin , les accoutumant à couvrir toujours d'un motif apparent un motif fecrct, vous leur donnez vous-mêmes le moyen de vous abuler fans cefle, de vous ôter la con- noifîance de leur vrai carailere, ^ de payer vous & les autres de vaines paroles dans l'occaQon. Les loix, direz- vous , quoîqu'obligatoires pour la confcience, ufent de même de contrainte avec les hommes faits. J'en conviens : mais que font ces hommes , finon des enfans gâtés par l'éducation ? Voilà précifément ce qu'il faut prévenir. Employez la force avec les en- fans , & la raifon avec les hommes : tel efi: l'ordre na- turel : le fage n'a pas befoin de loix. j Traitez votre Elevé félon fon âge. Mettez-le d'a- bord

ou TOE I^ri^bUCATION. 95"

bord à fa place, & tenez J'y fi bien , qu*il ne tente plus d'en fortir. Alors, avant de favoir ce que c'dt que fàgefle, il en pratiquera Japlus importante leçon. Ne lui commandez jamais rien , quoi que ce Ibit au monde , abfolument rien. Ne lui laiflèz pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité fur lui. C^u'il fâche feulement qu'il eft foible & que vous êtes fort, que par fon état & le vôtre il eft né- ceiFairement à votre merci; qu'il lei^che, qu'il l'ap- prenne, qu'il le fente: qu'il fente de bonne heure fur fa tête altiere le dur joug que la nature impofe à l'hom- me, le pefant joug de ja nécefTué, fous lequel il faut que tout être fini ployé: qu'il voie cette néceffité dans les chofes , jamais dans Je caprice (6) des hommes; que le frein qui le retient foit la force & non l'autori- té. Ce dont il doit s'abllenir , ne le Jui défendez pas, empêchez-le de le faire , fans explications, fans raifonnemens : ce que vous lui accordez, accordez - le à fon premier mot , fans follicitations , fans priè- res, fur-tout fans condition. Accordez avec plaifir, ne refufcz qu'avec répugnance ; mais que tous vos refus foient irrévocables , qu'aucune importunité ne vous ébranle , que Je non prononcé foit un mur d'ai- rain , contre lequel l'enfant n'aura pas épuifé cinq ou fix fois &s forces , qu'il ne tentera plus de le ren- verfer.

C'eft ainfi que vous le rendrez patient , égal , ré- figné, paifible, même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ; car il efl; dans la nature de l'homme d'endiirer patiemment lanéçeffité des chofes, mais non la mau- vaife volonté d'autrui. Ce mot, il n'y en a plus ^ eu. uneréponfe contre laquelle jamais enfant ne s'eft mu- tiné

(6) On doit être ffir que l'enfant traitera de caprice toute volonté contraire à la flenne, & dont il ne fentira pas la rai- Ton. Or , un enfant ne fcnt la raifon de rien, dans tout ce qui choque fes faniailies.

9(5 EMILE;

tiné , à moins qu'il ne crût que c'étoit un menfonge. Au refte , il n'y a point ici de milieu ; il faut n'en rien exiger du tout , ou le plier d'abord à la plus parfaite obéiffance. La pire éducation efl de le laiffer flot- tant entre fes volontés & les vôtres , & de difputer fans cefle entre vous & lui à qui des deux fera le maître ; j'aimerois cent fois mieux qu'il le fût tou- jours.

Il efl: bien étrange que depuis qu'on fe mêle d'éle- ver des enfans on n'ait imaginé d'autre inflrumcnc pour les conduire que l'émulation , lajalouOe, l'en- vie , la vanité , l'avidité , la vile crainte , toutes les paflions les plus dangereufes, les plus promptes à fer- menter, & les plus propres à corrompre l'ame, mê- me avant que le corps foit formé. A chaque inflruc- tion précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur; d'infenfés inflituteurs penfent faire des merveilles en les rendant méchans pour leur apprendre ce que c'eft que bonté 5 & puis ils nous difent gravement , tel efl: l'homme. Oui , tel efl l'homme que vous avez fait.

On a eflayé tous les inftrumens , hors un : le feul précifémient qui peut réuflir ; la liberté bien réglée. Il ne faut point fe mêler d'élever un enfant quand on ne fait pas le conduire l'on veut par les feules loix du poffible & de rimpoflible. La fphcre de l'un & de l'autre lui étant également inconnue , on l'étend, on la reflerre autour de lui comme on veut. On l'en- chaîne , on le pouffe , on le retient avec le feul lien de la néceffité , fans qu'il en murmure : on le rend fouple & docile par la feule force des chofes , làns qu'aucun vice ait l'occafion de germer en lui : car ja- mais les pallions ne s'animent , tant qu'elles font de nul effet.

Ne donnez à vôtre Elevé aucune efpece de leçon verbale , il n'en doit recevoir que de l'expérience; Êe lui infligez aucune efpece de châtiment, car il ne

fait

i

ou DE L'EDUCATION. 97

iàit ce que c'efl qu'être en faute ; ne lui faites jamais demander pardon , car il ne fjuroic vous oiFenfer. Dépourvu de toute moralité dans Tes aéiions , il ne peut rien faire qui foit moralement mal , & qui méri- te ni châtiment ni réprimande.

Je vois déjà le Lefteur effrayé juger de cet enfanc par les nôtres: il fe trompe. La gène perpétuelle vous tenez vos Elevés irrite leur vivacité ; plus ils font contraints fous vos yeux , plus ils font turbulens au moment qu'ils s'échappent ; il faut bien qu'ils fe dédomagent, quand ils peuvent, de la dure contrain- te où vous les tenez. Deux écoliers de la ville feront plus de dégât dans un pays que la JeuneiTe de touc un village. Enfermez un petit JMonQeur & un pe- tit payfan dans une chambre ; le premier aura tout: renverfé, tout brifë, avant que le fécond foit for de fa place. Pourquoi cela ? û ce n'eft que fun hâte d'abufer d'un moment de licence , tandis que l'autre , toujours fur de fa liberté , ne fe preffe jamais d'en ufcr. Et cependant ks enfans des villageois fouvent flattés ou contrariés font encore bien loin de l'état je veux qu'on les tienne.

Pofons pour maxime inconteflable que les premiers mouvemens de la nature font toujours droits : il n'y a point de perverfité originelle dans le cœur humain. Il ne s'y trouve pas un feul vice dont on ne puilîè dire comment & par il y efl: entré. La feule pas- fion naturelle à l'homme , efl l'amour de foi -même, ou l'amour - propre pris dans un fens étendu. Cec amour - propre en foi ou relativement à nous efl bon & utile, & comme if n'a point de rapport néceflùire à autrui, il ell à cet égard naturellement indifférent 5 il ne devient bon ou mauvais que par l'application qu'on en fait & les relations qu'on lui donne. Jufqu'à ce que le guide de i'amour-propre, qui efi la raifon ^ puillé naître, il importe donc qu'un enfant ne faflè rien parcequ'il lH vu ou entendu, rien en un mot pair

2 me L G raj-.

'^î E M ILE,

rapport aux autres , mais feulement ce que la nature lui demande , & alors il ne fera rien que de bien.

Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dégât , qu'il ne fe bleliera point , qu'il ne brifera pas peut- être un meuble de prix s'il le trouve à fa portée. Il pourroit faire beaucoup de mal fans mal faire , par- ceque la mauvaife a6îion dépend de l'intention de nuire , & qu'il n'aura jamais cette intention. S'il l'avoir une feule fois tout feroit déjà perdu; il feroic méchant prefque fans relfource.

Telle chofe efl: mal aux yeux de l'avarice , qui ne Teft pas aux yeux de la raifon. En laiflant les enfans en pleine liberté d'exercer leur étourderie , 11 con- vient d'écarter d'eux tout ce qui pourroit la rendre coûteufe , & de ne laifler à leur portée rien de fragi- le & de précieux. Que leur appartement foit garni de meubles grofliers &. folides : point de miroirs , point de porcelaines , point d'objets de luxe. Qiiant à mon Emile que j'élève à la campagne , fa cham- bre n'aura rien qui la diftingue de celle d'un Payfan. A quoi bon la parer avec tant de foin, puifqu'il y doit refter û peu? Mais je me trompe; il la parera ki-méme, &. nous verrgns bientôt de quoi.

Que fi malgré vos précautions l'enfant vient à fai- re quelque défordre, à calTer quelque pièce utile, ne le puniffez point de votre n'-gligence, ne le grondez {)oint; qu'il n'entende pas un feul mot de reproche, ne lui laiflez pas même entrevoir qu'il vous ait donné du chagrin , agiffez exaftement comme û le meuble fe fût caffé de lui-même ; enfin croyez avoir beau- coup fait fi vous pouvez ne rien dire.

Oferai-je expofer ici la plus grande, la plus im- portante, la plus utile règle de toute l'éducation ? ce n'eft pas de gagner du tems , c'eft d'en perdre. Le£leurs vulgaires 5 pardonnez- moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit ; & quoi que vous puilTiez dire , j'aime mieux être homme à paradoxes

qu'hora-

ou DE UEDUC ATION.

99

qu homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine, eft celui de la naiilance à l'âge de douze ans. C eft le tems germent les erreurs & les vices, fans qu'on ait encore aucun inftrumenc pour les détruire; & quand l'indrument vient , les racines font (i profondes, qu'il n'elt plus tems de les arracher. Si les enfans fautoient tout d'un coup de la mammelle à J'âge de raifon , l'éducation qu'on leur donne pourroit leur convenir ; mais félon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il fau- droit qu'ils ne fiiTent rien de leur ame jufqu'à ce qu'el- le eût toutes les facultés; car il eft impoltlble qu'elle apperçoive le flambeau que vous lui préfentez tandis qu'elle eft aveugle, & qu'elle fuive dans l'immenfe plaine des idées une route que la raifon trace encore fi légèrement pour les meilleurs yeux.

La première éducation doit donc être purement négative. Elle confifte , non point à enfeigner la vertu ni Ja venté; mais à garantir le cœur du vice <k l'efprit de l'erreur. Si vous pouviez ne rien faire & ne rien lailTer faire : Ci vous pouviez amener votre Elevé fdjn & robufte à l'âge de douze ans, fans qu'il fût diftinguer fa main droite de fa main gauche, dès vos premières leçons , les yeux de fon entendemenc s'ouvriroient à la raifon; iàns préjugé , fans habitu- de, il n'auroit rien en lui qui pût contrarier fcffec de vos foins. Bientôt il deviendroit entre vos mains le plus fage des hommes, & en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d'éducation.

Prenez le contre -pied de l'ufage, & vous ferez prefque toujours bien. Comme on ne veut pas faire d'un enfant un enfant, mais un Doéleur, les Pères & les iVIaîtres n'ont jamais aflez-tôt tancé, corrigé, réprimandé, flatté, menacé, promis, inftruit, par- lé raifon. Faites- mieux, foyez raifonnable, Ck ne raifonnez point avec votre Elevé, fur -tout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît i car ameoer ainfi

G 2 KO»

ICO

É MI L E,

toujours la raifon dans les chofes défagréables , ce n'efl que )a lui rendre ennuyeufe, & la décréditer de bon- ne heure dans un efprit qui n'eft pas encore en état de Tentendre. Exercez fon corps, fes organes, fes fens , Tes forces, mais tenez fon ame oifive auffi long-tems qu'il fe pourra. Redoutez tous les fenti- mens antérieurs au jugement qui les apprécie. Re. tenez, arrêtez les imprefiions étrangères: & pour empêcher le mal de naître, ne vous preflez point de Faire le bien; car il n'efl jamais tel, que quand la raifon réclaire. Regardez tous les délais comme des avantages ; c'eft gagner beaucoup que d'avancer vers le terme fans rien perdre ; lailTcz meurir l'enfance dans les enfans. Enfin quelque leçon leur devient- elle néceflaire? gardez -vous de la donner aujour- d'hui , i^i vous pouvez différer jufqu'à demain fans

danger.

Une autre confidération qui confirme l'utilité de cette méthode, eft celle du génie particulier de l'en- fant, qu'il faut bien connoître pour favoir quel régi- me moral lui convient. Chaque efprit a la forme propre, febn laquelle il a befoin d'être gouverné; & il importe au fucccs des foins qu'on prend , qu'il foit gouverné par cette forme &. non par une autre. Homme prudent, épiez long-tems la nature, obfer- vcz bien votre Elevé avant de lui dire le premier mot ; laiiTcz d'abord le germe de fon cara6lere en pleine liberté de fe montrer , ne le contraignez en quoi que ce puiffe être , afin de le mieux voir tout Entier. Penfez-vous que ce tems de liberté foit per- du pour lui? tout au contraire, il fera le mieux em- ployé ; car c'eft ainfi que vous apprendrez à ne pas perdte tm feul moment dans un tems plus précieux : au lieu que fi vous commencez d'agir avant de favoir ce qu'il faut faire , vous agirez au hafard ; fujet à vous tromper , il faudra revenir fur vos pas ; vous ferez plus éloigné du but que fi vous culïïcz été

moins

ou D8 L'EDUCATION. loi

moins prefle de l'atteindre. Ne faites donc pas com- me l'avare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier âge. un tems que vous regagnerez avec ufure dans un âge plus avance. Le fage Médecin ne donne pas étourdimenc des or- donnances à la première vue, mais il étudie premiè- rement le tempérament du malade avant de lui rien prefcrire: il commence tard à le traiter , mais il k guérit; tandis que le Médecin trop prelTé le tue.

Mais placerons-nous cet çnfant pour l'élever comme un êire inienfible, comme un automate? Le tiendrons -nous dans le globe de la Lune, dans une îQe déferte? L'écarterons-nous de tous les humams? N'aura-t-il pas continueliem.ent, dans le m.onde, le fpeclacle &. l'exemple des pallions d'autrui ? Ne ver- ra-1- il jamais d'autres enfans de Ton âge? Ne verra- t-il pas lés parens, fesvoifms, fa Nourrice , fa Gou- vernante, Ton Laquais, fon Gouverneur m.ême, qui après tout ne fera pas un Ange?

Cette objeaion ed forte & folide. Mais^ vous ai- je dit que ce fût une entreprife aifé^^ qu'une éducation naturelle? O hom.mes, eil ce ma faute fi vous avez rendu difficile tout ce qui eft bien? Je fens ces diffi- cultés, j'en conviens: peut-être font -elles ^ in fur- montables. Mais toujours efl: - il fur qu'en s'appîi- quant à les prévenir, on les prévient jufqu'à certaia point. Je montre le but qu'il faut qu'on fe propo- fe : je ne dis pas qu'on y puilTe arriver ; mais je dis que celui qui en approchera davantage aura le mieux réulîi.

Souvenez - vous qu'avant d'ofer entreprendre de former un homme, il faut s'être fait homme foi- mê- me; il faut trouver en foi l'exemple qu'il fe doit pro- ppfer. Tandis que l'enfant efl: encore fmsconnois- fance , on a le tems de préparer tout ce qui rappro- che , à ne frapper fes premiers regards que des oî?- iets qu'il lui convient de voir. Rendez-vous relpeç- ^ G '^ ïs^-S

102 Ê M] I L E,

table à toiitjle monde; commencez par vous faire aï- mer , afin (jue chacun cherche à vous complaire. Vousnfefwrez point maître de l'enfant, fi vous ne l'êtes de tout ce qui l'entoure , & cette autorité ne fera jamais fuffifante, fi elle n'eft fondée fur l'ellime de la vertu. Il ne s'agit point d'épuifer fa bourfe & de verf^r l'argent à pleines mains ; je n'ai jamais vu que fargent fît aimer perfonne. Il ne ftiut point être avare & dur, ni plaindre la mifere qu'on peut foula- ger; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres, fi vous n'ouvrez auîTi votre cœur, celui des autres vous relie- ra toujours fermé. C'efl: votre tems, ce font vos foins, vos affeftions , c'efl: vous-même qu'il faut don- ner; car quoi que vous puilTiez faire, on fcnt tou- jours que votre argent n'ell point vous. Il y a des témoignages d'intérêt & de bienveuillance qui font plus d'effet , & font réellement plus utiles que tous les dons : combien de malheureux , de malades ont plus bcfoin de confolations que d'aumônes ! combien d'opprimés à qui la prote6lion fert plus que l'argent! llacommodez les gens quife brouillent, prévenez les "procès , portez les enfans au devoir , les pères à l'in- dulgence , favorifez d'heureux mariages , empêchez les vexations, employez, prodiguez le crédit des pa- ïens de votre Elevé en faveur du foible à qui on re- fufe juflice , & que le puiffant accable. Déclarez- vous hautement le protefteur des malheuteux. Soyez jufte, humain, bien- faifant. Ne faites pas feulement i'aumône, faites la charité; les œuvres de miféricor- de foulagent plus de maux que l'argent : aimez les au- tres, & ils vous aimeront; fervez-les, & ils vous ferviront; foycz leur frère, & ils feront vos enfans. C'eft encore ici une des raifons pourquoi je veux élever Emile à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres, loin des noires mœurs des villes que le vernis dont on ks couvre rend feduifantes & contagieufes pour les

en-

ou DE L'EDUCATION. 103

en fans; au lieu que les vices des paylkns, fans ap- prêt <& dans toute leur grofiiereté , font plus propres à rebuter qu'à féJuire, quand on n'a nul intérêt à les imiter.

Au village un Gouverneur fera beaucoup plus maî- tre des objets qu'il voudra préfenter à l'enfant; fa ré- putation, fes difcours, fon exemple, auront une au- torité qu'ils ne fauroient avoir à la ville : étant utile à tout le monde , chacun s'empreffera de l'obliger, d'être edimé de lui, de fe montrer au difciple tel que k Maître voudrait qu'on fût en effet; & fi l'on ne Te corrige pas du vice, on s'abfliendra du fcandale ; c'eft tout ce dont nous avons befoin pour notre objet. Cellcz de vous en prendre aux autres de vos pro- pres fautes: le mal que lesenfans voient les corrompt moins que celui que vous leur apprenez. Toujours fcrmoneurs , toujours moralises, toujours pédans , pour une idée que vous leur donnez ia croyant bon- ne, vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent rien; plein de ce qui fe pafTe dans \'otre tête, vous ne voyez pas l'effet que vous produifez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez inceffamment, penfez-vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils faififfent à faux? Penfez-voys qu'ils ne commentent pas à leur manière vos explications dif- fufes, & qu'ils n'y trouvent pas de quoi fe faire un fyflême à leur portée qu'ils (auront vous oppofer dans foccafion ?

Ecoutez un petit bon- homme qu'on vient d'endoc- triner; laiffez-le jazer, quediocner, extravaguer à fon aife, & vous allez être furpris du tour étrange qu'ont pris vos raifonneniens dans fon cfprit: il con- fond tout, il renverlè tout, il vous impatience , il vous défoie quelquefois par des objc6lions imprévues. Il vou^réduic à vous taire, ou à le Taire taire: & que peut il pcnfer de ce filence de la part d'un homme qui aime tant à parler ? Si jamais il remporte ce

G 4 avaa

104. EMILE

avantage , & qu'il s'en apperçoive , adieu Téducn- tion ; tout eîl fini dès ce moment, il ne cherche plus à s'indruire, il cherche à vous réfuter.

Maîtres zèles, foyez fimples , difcrets, retenus, ne TOUS hâtez jamais d'agir que pour empêcher d'agir ies autres; je le répéterai fans cefTe , renvoyez , s'il peut , une bonne inllruftion, de peur d'en donner une mauvaife. Sur cette terre dont la nature eût fait .le premier paradis de l'homme , craignez d'exercer J'emploi du tentateur en voulant donner à l'innocen- ce la connoiHance du bien & du mal: ne pouvant empêcher que l'enfant ne s'inftruife au dehors par des exemples, bornez toute votre vigilance à impr?- nier ces exemples dans fon efprit fous l'image qui lui convient.

Les pallions impétueufes produifent un grand etTet fur l'enfant qui en ell témoin, parcequ'elles ont des fignes très- fenfi blés qui le frappent Ck le forcent d'y faire attention. La colère fur -tout efl: fi bruyante dans fes emportemens, qu'il cft impoffible de ne pas s'en appcrcevoir étant à portée. 11 ne faut pas de- mander fi c'eft pour un Pédagogue l'occafion d'en- tamer un beau difcours. Eh ! point de beaux dif- cours : riéh du tout , pas un feul mot. Laiflez venir l'enfant : étonné du (peftacle, il ne manquera pas vous queflionner. La réponfe efi; fimple ; elle fe tiré des objets mêmes qui frappent fes fens. 11 voit un vifage enflammé, des yeux étincelans, un gefte me- naçant, il entend des cris; tous fignes que le corps îî'eil pas dans fonafiiete. Dites -lui pofcment, fans liffcilation , fans miftere ;^ ce pauvre homrhe efl ma- lade, il efl; dans un accès de fièvre. Vous pouvez de-là tirer occafion de lui donner, mais en peu de mors, une idée des maladies & de leurs cfrcjis : car cela auiTi efl de la nature, & c'eft un des liens de la jt^cceffité auxquels il fe doit fentit alTujetti. 3e peut- il que fur cette idée, qui n'efi; pas fiuifTe,

il

OIT nt L'EDUCATION. ^^45

il ne contradle pas de bonne heure une certaine ré- pugnance à fe livrer aux excès des paflîons , qu'il re- gardera comme des maladies; & croyez- vous qu'une pareille notion donnée à propos ne produira pas un effet auffi falutaire que le plus ennuyeux Sermon de morale ? Mais voyez dans l'avenir les conféquences de cette notion ! vous voilà autorifé, fi jamais vous y êtes contraint, à traiter un enfant mutin comme un enfant malade 5 à l'enfermer dans fa chambre , dans foQ lit s'il le faut, à le tenir au régime , à Fef- frayer lui-même de fes vices naiffîns , à les lui ren- dre odieux & redoutables, fans que jamais il puiile regarder comme un châtiment la févérité dont vous ferez peut-être forcé d'ufër pour l'en guérir. Que s'il vous arrive à vous-même, dans quelque moment de vivacité , de fortir du fang froid &. de la modéra^ tion dont vous devez faire votre étude , ne cherchez point à lui déguifer votre faute: mais dites -lui fran- chement avec un tendre reproche : mon ami, vous m'avez fait mal.

Au refte , il importe que toutes les naïvetés qiîè peut produire dans un enfant la fimplicité des idées dont il eft nourri , ne foient jamais relevées en fa préfence, ni citées de manière qu'il puifle l'appren- dre. Un éclat de rire indilcret peut gâter le travail de fix mois , & faire un tort irréparable pour toute la vie. Je ne puis afllz redire que pour être le maître de l'enfant , il faut être Ton propre maître. Je me re- préfènte mon petit Emile , au fort d'une rixe entre deux voifines , s'avançant vers la plus furieufe, 61 lui difant d'un ton de commifération : Ma bonne , vous êtes malade , fen fuis bien fâché. A coup fur cette faillie ne reliera pas fans effet fur les Spectateurs ni peut-être fur les Aftrices. Sans rire , fans le gron- der, fans le louer, je l'emmené de gré ou de forcç 3vant qu'il puiffe appercevoir cet effet , ou du moins avant qu'il y penfe, <Sc je me hâie de le didraire fu.i^

G 5 d'au-

ïo5 EMILE ,

d'autres objets qui le lui fafTent bien vite oublier.

Mon deiT^in n'eft point d'entrer dans tous les âé- tails, mais feulement d'expofer les maximes gencra- les, & de donner des exemples dans les occalions difficiles. Je tiens pour impolTible qu'au fein de la fociété, Ton puilTe amener un entant à fàgede dou- ze ans , fans lui donner quelque idée des rapports d'homme à homme , & de la moralité des aclions humaines. Il fufTit qu'on s'applique à lui rendre ces notions nécefiàircs le plus tard qu'il fe pourra, ôc que quand elles deviendront inévitables on les borne à l'u- tilité préfente, feulement pour qu'il ne fe croie pas le maître de tout, & qu'il ne falfe pas du mal à au- trui fans fcrupule & fans le favoir. 11 y a des carac- tères doux & tranquilles qu'on peut mener loin flms danger dans leur première innocence ; mais il y a aufli des naturels violens dont la férocité fe dévelop- pe de bonne heure, & qu'il faut fe hâter de faire hommes pour n'c tre pas obligé de les enchaîner.

Nos premiers devoirs font envers nous ; nos fen- timens primitifs fe concentrent en nous-même5; tous nos mouvemens naturels fe rapportent d'abord à no- tre confervation & à notre bien-être. Ainfi le pre- mier fentiment de la juflice ne nous vient pas de cel- le que nous devons , mais de celle qui nous efb due , & c'eft encore un des contre- fens des éducations communes , que parlant d'abord aux enfans de leurs de\^oirs, jamais de leurs droits , on commence par leur dire ie contraire de ce qu'il faut , ce qu'ils ne Ikuroient entendre , & ce qui ne peut les inLereffer.

Si j'avois donc à conduire un de ceux que je viens

de fuppofer , je me dirois ; un enfant ne s'attaque

pas aux peribnnes (7), mais aux chofes j & bientôt

.... ... -il

(7) On ne doit jamais fouffrir qu'un enfant fe joue aux îtandes pcrfonnes comaie tvcc fcs inrérieur?, ni même com

nie

ov DE L'EDUCATION. io>

il apprend par l'expérience à refpefter quiconque le paiTe en âge & en force , mais les chofes ne fe dé- fendent pas elles-mêmes. La première idée qu'il faut lui donner eO: donc moins celle de la liberté , que de la propriété ; & pour qu'il puifîè avoir cette idée,, il faut qu'il ait quelque chofe en propre. Lui citer fes hardes, Tes meubles, fes jouets, c'ed ne lui nen dire , puifque bien qu'il difpofe de ces chofes , il ne fait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu'il les a parcequ'on les lui a données , c'eft ne faire gue- res mieux, car pour donner il faut avoir: voi'à donc une propriété antérieure à la fienne, & c'tfl le prin-^ cipe de la propriété qu'on lui veut expliquer; fans compter que le don eft une convention ; & que 1 en- fant ne peut lavoir encore ce que c'efl: que conven- tion (8). Lefteurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple & dans cent mille autres , comment , fourrant dans la tête des enfans des mots qui n'onc aucun fens à leur portée , on croit pourtant les avoir fort bien inftruits.

Il s'agit donc de remonter à l'origine de la proprié- té ; car c'eft de-là que la première idée en doit naître. L'enfant , vivant à la campagne , aura pris quelque notion des travaux champêtres ; il ne faut pour cela

que

me avec fes égaux. S'il ofoit frapper férieufemert quelqu'un, fût-ce fon Laquais, fût-ce le Bourreau , faites qu'on lui ren- de toujours fes coups avec ufure , & de manière à lui ôter l'envie d'y revenir. J'ai vu d'imprudentes Gouvernantes ani- mer la mutinerie d'un enfant , l'exciter à battre, s'en laifler battre elles-mêmes , & rire de fes foibles coups , fans fongcr qu'ils étoient autant de meurtres dans l'intention du petit fu- rieux. & que celui qui veut battre étant jeune, voudra tuer étant grand.

(8) Voilà pourquoi la plupart des enfans veulent ravoir ce qu'ils ont donné, & pleurent quand on ne le leur veut pas rendre. Cela ne leur arrive plus quand ils ont bien conçu ce que c'eft que don ; fçukffiçnt ils ÏQUl iioii plus ciiconfpcils i donner.

i(ô8 ; - ,E M^ ï L V E,

: a

^ue des yeux , du ioifir ; il aura l'un & l'autre. 1 e(t de tout âge, fur-tout du flen, de vouloir créer, imiter, produire, donner des fignes de puiiTaiice & d'a6livité. Il n'aura pas vu deux fois labourer un jardin, femer, lever, croître des légumes, qu'il voudra jardiner à Ibn tour.

Par les principes ci-devant établis , je ne m'oppofc point à Ion envie; au contraire je la favorife, je par-. tage (on goûc , je travaille avec lui , non pour Ton plaiOr , mais pour le mien ; du moins il le croit ain- fi: je deviens Ton garçon jardinier; en attendant qu'il ait des bras je laboure pour lui la terre ; il en prend pofïèfîion en y plantant une fève, & fûrement cette poiîèiTion efl plus fiicrée & plus refpeftable que celle .que prenoit Nunès Balb.oa de l'Amérique méridionale au nom du iloi d'Efpagne, en plantant fon étendard fur les Côtes de la mer du Sud. . On vient tous ks jours arrofer le^ fèves, on les voit •lever dans des transports de joie. . J'augmente cette joie en lui difant , cela vous appartient; ôc lui expli- .quant alors ce terme d'appartenir , je lui fais fentir qu'il a mis fon tems , fon travail , fa peine , fa per- "fonne enfin ; qu'il y a dans cette terre quelque cliofe de lui, -même qu'il peut reclamer contre qui qye ce ' foit , comme il pourroit retirer fon bras de la main d'un autre homme qui voudioit le retenir malgré lui.

Un beau jour il arrive emprefle & l'arrofoir à la ' main. Ofpe6lacle! ô douleur! toutes les fèves font aiTachées , tout le terrein cfl bouleverfé , la place . même ne fe reConnoît plus. Ah ! qu'eft devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes foins ^ de mes fueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui m'a pris - mes fèves? Ce jeune cœur fe fouleve ; le premier fen- timent de Tinjullice y vient verfer fa trifte amertume. Les larmes coulent en ruilTeaux ; l'enfant défolé rem- plit l'air de gémifiemens & de cris. On prend part fa peine, à fon indignation ; on cherche , on s'in-

for-

I

ou DE L'ÈDÙCATÎON. tdf)

forme , on fait des perqiiifitions. Enfin , Von dé- couvre que le Jardinier a fait le coup : on le faic venir.

Mais nous voici bien loin de compte. Le Jardi- nier apprenant de quoi l'on fe plaint , commence à fe plaindre plus haut que nous. Quoi , Mefltî^urs ! c'ell vous qui m'avez ainfi gâté mon ouvrage ? J'a- vois femé des melons de Malthe dont la graine m'avoit été donnée comme un tréfor , & defquels j'efperois vous régaler quand ils feroient mûrs : mais voilà que pour y planter vos miférables féVes, vous m'avez détruit mes melons déjà tout levés , ëi que je ne remplacerai jamais. Vous m'avez fait un tort ir*- réparable , & vous vous êtes privés vous-mêmes du plaiiir de manger des melons exquis. ^ean Jacques.

Excufez-nous , mon pauvre Robert. Vous aviez mis votre travail , votre peine. Je vois biea que nous avons eu tort de gâter votre ouvrage ; mais ,, nous vous ferons venir d'autre graine de Malthe, & nous ne travaillerons plus la terre avant de fa- ,, voir il quelqu'un n'y a poiht mis la main avant ;, nous.

Robert,

Oh! bien, Meffieurs! vous pouvez donc vous repofer ; car il n'y a plus gLieres de terre en fri- che. Moi , je travaille celle que mon père a bo- nifiée ; chacun en fait autant de fon côté , & tou- ,, tes les terres que vous voyez font occupées de- puis longtems.

Emile.

Monfieur Robert, il y a donc fouvent de la 5, graine de melon perdue? Robert.

Pardonnez moi , mon jeune cadet ; car il ne nous vient pas fouvent de petits JMeffieurs aulîî <,, étourdis que vous. Perfonne ne touche au jardin

de

tto

E M î L E,

9i

39

de fon voifin ; chacun refpeéle le trav ail des au- tres , iifin que le Qen foit en fureté.

Emile. 5, Mais moi, je n'ai point de jardin.

Robert. Que m'importe ? fi vous gâtez le mien , je ne vous y laiderai plus promentr; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine.

^ean Jacques. Ne pourroit-on pas propofcr un arrangement au bon Robert? qu'il nous accorde, à mon petit ami & à moi, un coin de fon jardin pour le cultiver, à condition qu'il aura la moitié du produit.

Robert. Je vous l'accorde fans condirion. Mais fouve- nez- vous que j'irai labourer vos fèves , fi vous touchez à mes melons.

Dans cet eflai de la manière d'inculquer aux en fans les notions primitives , on voit comment l'idée de la propriété remonte naturellement au droit de premier occupant par le travail. Cela tfl: clair, net , fimple, & toujours à la portée de l'enfant. De jufqu'au droit de propriété & aux échanges il n'y a plus qu'un pas, après lequel il faut s'arrêter tout court.

On voit encore qu'une explication que je renferme ici dans deux pages d'écriture fera peut - être l'affaire d'un an pour la pratique : car dans la carrière des idées morales on ne peut avancer trop lentement , ni trop bien s'affermir à chaque pas. Jeunes Maîtres , penfez , je vous prie, à cet exemple, & fouvenez- vous qu'en toute chofe vos leçons doivent être plus en allions qu'en difcours; car les enfans oublient ai- fément ce qu'ils ont dit & ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait & ce qu'on leur a fait.

De pareilles inftruftions fe doivent donner, com- me je l'ai dit , plutôc ou plus îard , félon que le na- turel

or DE L'EDUCATION, m

turel paifible ou turbulent de l'Eleye en accélère ou retarde le befoin ; leur ufage ell d'une évidence qui faute aux yeux : mais pour ne rien omettre d'impor- tant dans les chofes (ufficiles , donnons encore ua exemple.

Votre enfant difcole gâte tout ce qu'il touche. Ne vous fâchez point ; mettez hors de fa portée ce qu'il peut gâter. Il brife les meubles dont il fe fert ; ne vous hâtez point de lui en donner d'autres; laiiTez-lui fentir le préjudice de la privation. Il cafle ks fenê- tres de fa chambre : laifîèz le vent fouffler fur lui nuit & jour fans vous foucier des rhumes; car il vaut mieux qu'il foit enrhumé que fou. Ne vous plaignez jamais des incommodités qu'il vous caufe, mais faites qu'il les fente le premier. A la fin vous faites rac- commoder les vitres , toujours fans rien dire : il les caffe encore ; changez alors de méthode ; dites- lui féchement , mais fans colère ; les fenêtres font à moi , elles ont été mifes par mes foins, je veux les ga- rantir ; puis vous l'enfermerez à l'obfcurité dans un lieu fans fenêtre. A ce procédé Ci nouveau il com- mence par crier , tempêter ; perfonne ne l'écoute? Bien-tôt il fe laflè & change de ton. Il fe plaint, il gémit: un domeflique fe préfente, le mutin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétextes pour n'en rien faire , le domeftique répond : fai aujjl des vitres à conferver, & s'en va. Enfin après que l'enfant au- ra demeuré plulieurs heures , allez long-tems pour s'y ennuyer & s'en fouvenir, quelqu'un lui fuggérera de vous propofer un accord au moyen duquel vous lui rendriez la liberté , & il ne caflèroit plus de vi- tres : il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir, vous viendrez; il vous fera pro« pofition , & vous l'accepterez à l'inflant en lui dilknt : c'elt très -bien penfé , nous y gagnerons tous deux; que n'avez- vous eu plutôt cette bonne idée? Et puis, Uns lui demander jçi proteitatiou ni cocfirm^tion de

f4

ÎH É M ï LE,

fa promefTe, vous l'embraiTerez avec joie& l'emme- nerez fur-le -champ dans fa chambre, regardant cet accord comme faCré & inviolable autant que fi le fer- ment y a voit palTé. QLielle idée penfez-vous qu'il prendra , fur ce procédé , de la foi des engagemens & de leur utilité ? Je fuis trompé s*il y a fur la terre lin feul enfant , non déjà gâté , à l'épreuve de cette conduite , &. qui s'avife après cela de caffer une fe- nêtre à deffein (9). Suivez la chaîne de tout cela. Le petit méchant ne fongeoic guercs, en faifant un trou pour planter fa fève , qu'il fe creufoit un ca- chot où fa Icience ne tardefoit pas à le faire enfer^ mer.

Nous voilà dans le monde moral ; voilà la porte ouverte au vice. Avec les conventions & les devoirs naiflent la tromperie & le menfonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on rie doit pas , on veut cacher ce qu'on n'a pas faire. Dès qu'un intérêt fait promettre , un intérêt plus grand peut faire violer la proraeflè ; il ne s'agit plus que de la violer impunément. La rèffourcé cft naturelle j on fe cache & l'on ment.

N'ayant

(9) Au refte, quand ce devoir de tenir fes ejigagemens ne feroit pas aficrmi dans l'efprit de l'enfant par le poids de Ton '.itilité, bientôt le fentiment intérieur commençant à poindre, le lui impoferoit comme une loi delà confciencc,- comme un principe inné qui n'attend pour fe développer , que les cnn- uoiflances auxquelles il s'appliq'.ie. Ce premier trait n'eft point marqué par la main des hommes , mais gravé dans nos cœurs par l'Auteur de toute juftice. Otez Id Loi primitive des con- ventions & l'obligation qu'elle impofe ; tout elt illufoire, & vain dans la Ibciété humaine : qui ne tient que par fon prolit à fa promeiTe, n'ett guercs plus lié que s'il n'eût rien promis,* ou tout au plus il en fera du pouvoir de la violer comme de la bifque des Joueurs, qui ne tardent à s''en prévaloir , que pour attendre le moment de s'en prévaloir avec plus d'avaiuage. Ce principe eft de la dernière importance & mérite d'être apprn- Ibndi; car c'ell: ici que l'homme commence à fe mettre en con» tradidion avec lui-même.

I

^

ou DE L'EDUCATION. 113

N'ayant pu prévenir le vice, nous voici déjà dans le cas de le punir : voilà les miferes de la vie humaine, qui commencent avec Tes erreurs.

J'en ai dit aiTez pour faire entendre qu'il ne faut jamais infliger aux enfans le châtiment comme châti- ment , mais qu'il doit toujours leur arriver comme une fuite naturelle de leur mauvaife aftion. Ainfi vous ne déclamerez point contre le menfonge , vous ne les punirez point précifément pour avoir menti; mais vous ferez que tous les mauvais effets du men- fonge , comme de n'être point cru quand on dit la vérité , d'être accufé du mal qu'on n'a point fait , quoiqu'on s'en défende , fe raiTemblent fur leur tête quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c'efl que mentir pour les enfans.

11 y a deux fortes de menfonges; celui de fait qui regarde le pafle , celui de droit qui regarde l'avenir. Le premier a lieu quand on nie d'avoir fait ce qu'on a fait , ou quand on affirme avoir fait ce qu'on n'a pas fait , & en général quand on parle fciemmenc contre la vérité des chofes. L'autre a lieu quand on promet ce qn'on n'a pas deffein de tenir , & en géné- ral quand on montre une intention contraire à celle qu'on a. Ces deux menfonges peuvent quelquefois fe raiTembler dans le même (10); mais je les confi- dere ici par ce qu'ils ont de différent.

Celui qui fent le befoin qu'il a du fecours des au- tres , & qui ne ceffe d'éprouver leur bienveuillance , n'a nul intérêt de les tromper; au contraire, il a un intérêt fenlible qu'ils voient les chofes comme elles font , de peur qu'ils ne fe trompent à fon préjudice. Il cft donc clair que le menfonge de fait n'eft pas

na-

(10) Comme lorfqu'accufé d'une miuvaife aftion , le cou- pable.s'en défend en fe difant honnête-homme. 11 meot alors dans le fait & dans le droit.

Tome L li

114 EMILE,

naturel aux enfans ; mais c'cft la loi de lobéilTance qui produit la néceffité de mentir, parceque l'obéis- fance étant pénible , on s'en dirpenfe en fecret le plus qu'on peut , & que l'intérêt préfent d'éviter le châtiment ou le reproche, l'emporte fur l'intérêt éloi- gné d'expo fer la vérité. Dans l'éducation naturelle <& libre, pourquoi donc votre enfant vous mentiroit- il? qu'a-t-il à vous cacher? Vous ne le reprenez point , vous ne le punilTcz de rien , vous n'exigez rien de lui. Pourquoi ne vous diroit-il pas tout ce qu'il a fait, aulïï naïvement qu'à fon petit camarade? 11 ne peut voir à cet aveu plus de danger d'un côté que de l'autre.

Le menfonge de droit efl moins naturel encore , puifque les promefîi s de faire ou de s'abflenir font des aftes conventionnels, qui fortent de l'état de na- ture & dérogent à la liberté. Il y a plus; tous les engagemens des enfans font nuls par eux-mêmes , at- tendu qne leur vue bornée ne pouvant s'étendre au- delà du préfent, en s'engageant ils ne favent ce qu'ils font. A-peme l'enfant peut-il mentir quand il s'en- gage; car ne fongeant qu'à fe tirer d'affaire dans Je moment préfent, tout .moyen qui n'a pas un effet préfent lui devient égal: en promettant pour un tems futur il ne promet rien, àc f^n imagination encore endormie ne fait point étendre fon être fur deux tems différens. S'il pouvoit éviter le fouet , ou obtenir un cornet de dragées en promettant de fejeiter de- main par la fenêtre , il le promettroit à l'inftant. Voilà pourquoi les loix n'ont aucun égard aux enga- gemens des enfans; & quand les pères & les maîtres plus féveres exigent qu'ils les rempliffent, c'efl feule- ment dans ce que fenfiint devroit faire, quand même il ne l'auroit pas promis.

L'enfant ne fâchant ce qu'il fiit quand il s'engage,

ne peut donc mentir en s'engageant, 11 n'en eft pas

de même quand il manque à fa promelTe , ce qui eft

L en-

©u DE L'EDUCATION. 115-

encore une efpece de menfonge rétroaftif ; car il fc ibiivient très - bien d'avoir fait cette promefle ; mais ce qu'il ne voit pas , c'efl l'importance de la tenir. Hors d'état de lire dans l'avenir, il ne peut prévoir ]es confequences des chofes , & quand il viole Tes en- gagemens , il ne fait rien contre la raifon de fon âge. Il fuit de que les menfonges des enfans font tous 3'ouvrage des iVIaîtres , & que vouloir leur appren- dre à dire la vérité , n'eft autre chofe que leur ap- prendre à mentir. Dans l'empreflement qu'on a de les régler , de les gouverner , de les inilruire , on ne fe trouve jamais af&z d'inftrumens pour en venir à bout. On veut fe donner de nouvelles prifes- dans leur efprit par des maximes fans fondement , par des préceptes îkns raifon , & l'on aime mieux qu'ils ia- chent leurs le^rons & qu'ils mentent , que s'ils demeu- roient ignorans & vrais.

Pour nous qui ne donnons à nos Elevés que des leçons de pratique , & qui aimons mieux qu'ils foienc bons que favans, nous n'exigeons point d'eux la vé- rité, de peur qu'ils ne la déguifènx, & nous ne leur faifons rien promettre qu'ils fuient tentés de ne pas tenir. S'il s'eft fait en mon abfence quelque mal , dont j'ignore l'auteur , je me garderai d'accufer Emi- le, & de lui dire: ejl ce vous (11)? Car en cela que ferois-je autre chofe finon lui apprendre à le nier ? Que fi fon naturel difficile me force à faire avec lui quelque convention , je prendrai fi bien mes mefu- res que la propofition en vienne toujours de lui , ja- mais

(11) Rien n'cft plus indiTcret qu'une pareille queftion, fur- tout quand rcnfanc eft coupable: alors s"il croit que vous fa- vez ce qu'il a fait, il verra que vous lui tendez un piégc , & cette opinion ne peut nianciuer de l'indifpofer contre vous. S'il ne le croit pas , il fe dira, pourquoi découvrirois-je ma faute? & voilà la première tentation du menfonge devenue l'cftet de votre imprudente quertion.

Il %

ti6 EMILE,

mais de mol ; que quand il s'efl: engagé il ait toujours un intérêt préftnt & fenlible à remplir fon engige- ment; 6l que (j jamais il y manque , ce menlbnge attire fur lui des maux qu'il voye fortir de Tordre mê- me des chufcs, & non pas de la vengeance de Ton Gouverneur. Mais loin d'avoir befoin de recourir à dt- Çi cruels expédiens , je fuis prefque fur qu'Emile apprendra fort tard ce que c'cii que mentir, & qu'en l'apprenant iJ fera fort étonné, ne pouvant conce- voir à quoi peut être bon le menfonge. Il efl: très- clair que plus je rends fon bien-être indépendant , foie dcs volontés, foit des jugemens des autres, plus je Cou ne en lui tout intérêt de mentir.

(^uand on n'ell point prelTé d'inftruire, on n*efl: point prellé d'exiger, & l'on prend fon tems pour ne rien exiger qu'à propos. Alors l'enfant fe forme, en ce qu'il ne fe gâte point. JNlais quand un étourdi de Precepreur , ne fâchant comment s'y prendre , lui fait à c^iaque inflant promettre ceci ou cela , fans ai' llinclion , fans choix, fans mefure, l'enfant ennuyé, fur- chargé de toutes ces promefTes, les néglige,' les Oublie , les dédaigne enfin ; & les regardant comme autant de vaines formules , fe fait un jeu de les faire & de les violer. Voulea-vous donc qu'il foit fidèle à tenir fa parole? foyez difcret à l'exiger.

Le détail dans lequel je viens d'entrer fur le men- fonge, peut à bien des égards s'appliquer à tous les autres devoirs, qu'on ne prefcrit aux enfans qu'en les leur rendant non- feulement haïiTables, mais imprati- cables. Pour paroître leur prêcher la vertu, on leur fait aimer tous les vices: on les leur donne en leur défendant de les avoir. Veut -on les rendre pieux? on les mené s'ennuyer à fEglif»; en leur faifant in- cefTamment marmoter des prières, on les force d'a- fpirer au bonheur de ne plus prier Dieu. Pour leur infmrer la charité , on leur fait donner l'aumône, com- me fî l'on dédaignoit de la donner foi-même. Eh !

ce

I

ou DE L'EDUCATION. 117

ce n*cft pas l'enfant qui doit donner, c'eft îe Tvlaî- tre: quelque attachement qu'il ait pour Ton Ele\e, il doit; lui dlfputer cet honneur , il doit lui faire juger qu'à fon âge on n'en efl: point encore digne. L'au- mône eft Uipe a6lion d'iiomnie qui connoît la valeur de ce qu'il donne, & le befoin que fon femblable en a. L'enfant qui ne connoît ritn de cela, ne peut avoir aucun mérite à donner; il donne fans chanté, fans bienfaifance ; il efl prefque honteux de donner, quand fondé fur fon exemple & le vôtre, il croie qu'il n'y a que ks enfans qui donnent , Ôc qu'on ne fait plus l'aumône étant grand.

Remarquez qu'on ne tait jamais donner par l'en- fant que à\^s chofès dont il ignore la valeur; des pie- ces de métal qu'il a dans h. poche, & qui ne lui fer- vent qu'à cela. Un enfant donneroit plutôt cent louis qu'un gâteau. Mais engagez ce prodigue diitributeur à donner les chofcs qui lui font chères , des jouets, des bonbons, fon goûté, & nous faurons bien-tôt (i vous l'avez rendu vraiment libéral.

On trou\'e encore un expédient à cela ; c'eft de rendre bien vite à l'enfant ce qu'il a donné , de forte qu'il s'accoutume à donner tout ce qu'il fait bien qui lui va revenir. Je n'ai guères vu dans les enfans que ces deux efpecesde générofité; donner ce qui ne leur eft bon à rien, ou donner ce qu'ils font fùrs qu'on va leur rendre. Faites en forte, dit Locke, qu'ils foienc convaincus par expérience que le plus libéral ell: tou- jours le mieux partagé. C'eft- rendre un enfinc li- béral en apparence, & avare en effet. Il ajoure que ks enfans contrafteront ainfi l'habitude de la libérali- té; oui, d'une libéralité ufuriere, qui donne un œuf pour avoir un bœuf Mais quand il s'agira de don- ner tout de bon , adieu l'habitude ; lorfqu'on celTcra de leur rendre , ils cefleront bientôt de donner. 11 faut regarder à l'habitude de l'âme plutôt qu'à celle des mains. Toutes les autres vertus qu'on apprend

11 3 aux

Xi8 E M 1 L E,-

aux enfans refTembleNt à celle-là , & c^efl ù leur prê- cher ces fojides vertus qu'on ufe leurs jeunes ans dans la triflefle. Ne voilà-t-il pas une favante éducation !

Maîtres, laiflez les fimagrées , foyez vertueux & bons ; que vos exemples fe gravent dans la mémoire de vos Elevés , en attendant qu'ils puifTent entrer dans leurs cœurs. Au-lieu de me hâter d'exiger du mien des aftes de charité , j'aime mieux les faire en fa préfence, & lui ôter même le moyen de m'imiter en cela, comme un honneur qui n'eft pas de fon âge; c-ar il importe qu'il ne s'accoutume pas à regarder les devoirs des hommes feulement comme des devoirs d'enfans. QLie fi me voyant aflifler les pauvres , il me queftionne là-defllis , & qu'il foit tems de lui ré- pondre (12) , je lui dirai: mon ami, c'eft que j, quand les pauvres ont bien voulu qu'il y eût des 5, riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux 5, qui n'auroient de quoi vivre ni par leur bien ni 5, par leur travail. Vous avez donc auffi promis ce- la?" reprendra -t- il. Sans doute: Je ne fuis maître du bien qui pafTe par mes mains qu'avec la condition qui eft attachée à fa propriété.

Après avoir entendu ce difcours , (& l'on a vu comment on peut mettre un enfant en état de l'enten- dre) un autre qu'Emile feroit tenté de m'imiter & de fe conduire en homme riche; en pareil cas, j'empê- cherois au moins que ce ne fût avec oftentation ; j'ai- raerois mieux qu'il m.e dérobât mon droit & fe cachât pour donner. C'eft une fraude de fon âge, & la feule que je lui pardonnerois.

Je fais que toutes ces vertus par imitation font des

ver-

(tî) On doit concevoir que je ne réfous pas fes queftion? quand il lui plaît, mais quand il nie plaît; autrement ce feroit m'affervir à fes volontés, & me mettre dans la plus dangereu- fe dépendance c.ù un Gouverneur puilfc être de fan Elevé,

ou DE L'EDUCATION. 119

vertus de fmge , & que nulle bonne aftion n'efl mo* ralement bonne que quand on la fait comme telle, & non parceque d'autres la font. Mais dans un âge , le cœur ne fent rien encore , il faut bien faire imiter aux enfans les a61es dont on veut leur donner l'habi- tude, en attendant qu'ils les puiflènt faire par difcer- nement & par amour du bien. L'homme efl: imita- teur , l'animal même l'eft; le goût de l'imitation ell de la nature bien ordonnée, mais il dégénère en vice dans la fociété. Le finge imite l'homme qu'il craint, & n'imite pas les animaux qu'il méprife ; il juge bon ce que fait un être meilleur que lui. Parmi nous , au contraire , nos Arlequins de toute efpece imitent le beau pour le dégrader , pour le rendre ridicule ; ils cherchent dans le fentiment de leur bafTeile à s'égaler ce qui vaut mieux qu'eux , ou s'ils s'efforcent d'imiter ce qu'ils admirent , on voit dans le choix des objets le faux goût des imitateurs ; ils veulent bien plus en impofer aux autres ou faire applaudir leur talent, que fe rendre meilleurs ou plus fages. Le fondemient de l'imitation parmi nous, vient du defir de fe tranfpor- ter toujours hors de foi. Si je réuffis dans mon en- treprife, Emile n'aura furement pas ce defir. Il faut donc nous paffer du bien apparent qu'il peu: produire.

ApprofondilTez toutes les règles de votre éduca- tion, vous les trouverez ainfi toutes à contre -fens, fur - tout en ce qui concerne les vertus & les mœurs. La feule leçon de morale qui convienne à l'enfance & la plus importante à tout âge , eft de ne jamais faire de mal à perfonne. Le précepte même de faire du bien, s'il n'eft fubordonné à celui-là, eft dangereux , faux, contradiéloire. Qui eft -ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait , le méchant comme les autres ; il fait un heureux aux dépens de cent mifé- rables , & delà viennent toutes nos calamités. Les plus fublimes vertus font négatives : elles font aufli

Il 4 le?

120

EMILE,

les plus difEciles, parce qu'elles font fans oftentation,

& au-deiTus^mérae de ce plaifir fi doux au cœur de

l^homme , d'en renvoyer un autre content de nous.

O quel bien fait nécefîairement à fes femblables celui

d'entre eux, s'il en eft un , qui ne leur fait jamais de

mal! De quelle intrépidité d'ame, de quelle vigueur

de caraélere il a befoin pour cela ! ce n'e^ pas en

raifonnant fur cette maxime , c'eft en tâchant de la

pratiquer , qu'on fent combien il eft grand & pénible

d'y réuffir (13}.

Voilà quelques foibles idées des précautions avec lefquelles je voudrois qu'on donnât aux enfans les in- fcruélions qu'on ne peut quelquefois leur refuftr fans Jes cxpofer à nuire à eux-mêmes & aux autres, & fur-tout à contrafter de mauvaifes habitudes dont on auroit peine enfuite à les corriger: mais foyons fOrs que cette néceffité fe préfentera rarement pour les enfans élevés comme ils doivent l'être ; parcequ'il eft irapoflîble qu'ils deviennent indociles, méchans, menteurs , avides , quand on n'aura pas femé dans leurs^ cœurs les vices qui les rendent tels. Ainfi ce que j'ai dit fur ce point fert pîus aux exceptions qu'aux règles ; mais ces exceptions font plus fréquentes à rae- fure que ies enfans ont plus d'occafions de forLir de

leur

(13) Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui de tenir a la fociété humaine le moins qu'il eft pollible car dans 1 ctat focal le bien de l'un fait nécellairemem le mal de ] autre Ce rapport e't dans reOence de la chofe & rien ne fauro.t le changer; qu'on cherche fur ce pjincipe lequel eft le nieilleur de Phomme focial ou du folitaire! Un Auteur illullre nvfn, "i^K "^"^ ^.^ /.lâchant qui foit feul ,• moi je dis qu'il n y a que le bon qui foit feul ; fi cette propofition eft moins fententieufe elle eft plus vraie & mieux rai fonnée que la pré.

aÎI ^ r ^li^ '"î^"''/"^ ^^°'"^ ^^"' que! mal feroit-il? c'eft dans la foc.été qu'il drefle fes machines pour nuire aux autres

f.A .T'^'^'^P''^"^'' '^^t a'-^ument pour l'homme de bien* je réponds par i'atticle auquel appartient cette note. '

m

ou DE L'EDUCATION. i2r

Jeur état & de contrafler les vices des hommes. Il faut néceflàirement à ceux qu'on élevé au milieu du monde des inftrudlions plus précoces qu'à ceux qu'on élevé dans la retraite. Cette éducation folitaire fe- roit donc préférable, quand elle ne feroit que donner à l'enfance le tems de meurir.

11 eft un autre genre d'exceptions contraires pour ceux quun heureux naturel élevé au - deflus de leur âge. Comme il y a des hommes qui ne fortent ja- mais de^l'enfance , il y en a d'autres qui, pour ainfi dire, n'y palîent point, & font hommes prefque en naifhînt. Le mal eft que cette dernière exception eft irès-rare , trés-difficile à connoître , & que chaque mère, imaginant qu'un enfant peut être un prodige, ne doute point que le fien n'en foit un. Elles font plus , elles prennent pour des indices extraordinai- res , ceux même qui marquent l'ordre accoutumé : la vivacité , les faillies , l'étourderie , la piquante naïveté; tous fignes car.itlériftiques de l'âge, & qui montrent le mieux qu'un enfant n'eft qu'un enfant. Efl-il étonnant que celui qu'on fait beaucoup parler. & à qui l'on permet de tout dire , qui n'efl: gêné par aucun égard , par aucune bienféance , falfe par ba- fard quelque heureufe rencontre? Il le feioit bien plus qu'il n'en fît jamais , comme il le feroit qu'avec mille menfonges un Aftrologue ne prédît jamais au- cune vérité, ils mentiront tant, difoit Henri IV , qu'à la fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots, n'a qu'à dire beaucoup de foti- fes. Dieu garde de mal les gens à la mode qui n'onc pas d'autre mérite pour être fêtés.

Les penfées les plus brillantes peuvent tomber dans Je cerveau des enfans, ou plutôt les meilleurs mots dans leur bouche, comme les diamans du plus grand pnx fous leurs mains , fans que pour cela ni les pen- iées , ni les diamans leur appartiennent ; il n'y a point de véritable propriété pour cet âge en aucun

H j genre.

ta ^' EMILE,

genre. Les chofes que dit un enfant ne font pas pour lui ce qu'elks font pour nous, il n'y joint pas Jes mêmes idées. Ces idées, û tant efl qu'il en ait, n'ont dans fa tête ni fuite ni liaifon ,• rien de fixe , rien d'affuré dans tout ce qu'il penfe. Examinez votre prétendu prodige. En de certains moraens vous lui trouverez un refTort d'une extrême ^élivité , une clarté d'efprit à percer les nues. Le plus fou- vent ce même efprit vous paroît lâche , moite , & comme environné d'un épais brouillard. Tantôt il vous devance & tantôt il refte immobile. Un initant vous diriez, c'efl: un génie, & Tinftant d'après, c'efl: un fot: vous vous tromperiez toujours ; c'eft un en- fant. C'efl: un aiglon qui fend l'air un inftant, & re- tombe l'infliant d'après dans fon aire.

Traitez - le donc fclon fon âge malgré les apparen- ces , & craignez d'épuifer fes forces pour les avoir voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau s!échauffe, fi vous voyez qu'il commence à bouillonner, lailTez- le d'abord fermenter en liberté, mais ne Texcitez ja- mais , de peur que tout ne s'exhale; & quand les pre- miers efprits fe feront évaporés, retenez, comprimez les autres, jufqu'à ce qu'avec les années tout fe tour- ne en chaleur & en véritable force. Autrement vous perdrez votre tems & vos foins ; vous détruirez vo- tre propre ouvrage , & après vous être indifcrette- ment enivrés de toutes ces vapeurs inflammables , i} ne vous refl:era qu'un marc fans vigueur.

Des enfans étourdis viennent les hommes vulgai- res; je ne fâche point d'obfervation plus générale & plus certaine que celle-là. Rien n'eft plus difficile que de diflinguer dans l'enfance la fl:upidité réelle, de cette apparente & trompeufe flupidité qui eO: l'annonce des âmes fortes. Il paroît d'abord étran- ge que les deux extrêmes aient des fignes fi fembla- fcles, & cela doit pourtant être; car dans un âge oùThoram.e n'a encore nulles véritables idées, toute

k

ou DE L'EDUCATION. 123

la différence qui fe trouve entre celui qui a du génie & celui qui n'en a pas, efl: que le dernier n'admet que de fauflès idées, & que le premier n'en trouvanc que de telles n'en admet aucune; il refTcmble donc au flupide en ce que l'un n'ell capable de rien,& que rien ne convient à l'autre. Le feul figne qui peut les diftinguer dépend du hafard qui peut offrir au dernier quelque idée à fa portée, au lieu que le premier eft toujours le même par -tout. Le jeune Caton, du- rant fon enfance , fembloit un imbccille dans la mai- fon. 11 étoit taciturne & opiniâtre : voilà tout le ju- gement qu'on portoit de lui. Ce ne fut que dans l'antichambre de Sylla que fon oncle apprit à le con- noître. S'il ne fût point entré dans cette anticham- bre, peut-être eût-il paffé pour une brute jufqu'à l'â- ge de raifon: fi Céfar n'eût point vécu , peut-être eût -on toujours traité de vifionnaire ce même Caton, qui pénétra fon funefte génie & prévit tous ces pro- jets de fi loin. O que ceux qui jugent fi précipitam- ment les enfans font fujets à tromper ! Ils font fouvent plus enfans qu'eux. J'ai vu dans un âge as- fez avancé un homme qui m'honoroit de fon amitié paffer, dans famille & chez fes Amis, pour un efprit borné ; cette excellente tête fe meuriffoit en fi- jence. Tout - à-coup il s'efl: montré Philofophe, & je ne doute pas que la poftérité ne lui marque une place honorable & diftinguée parmi les meilleurs rai- fonneurs & les plus profonds métaphyficiens de fon fiécle.

Refpe6lez l'enfance, & ne vous preffez point de la juger foit en bien, foit en mal. Laiffez les excep- tions s'indiquer, fe prouver, fe confirmer long-tems avant d'adopter pour elles des méthodes particulières. Laiffez long-tems agir la nature avant de vous mêler d'agir à fa place , de peur de contrarier Cins opéra- tions ! Vous connoiffcz , dites- vous , le prix du lems , & n'en voulez point perdre ! Vous ne voyez

pas

124 EMILE,

pas que c'efl: bien plus le perdre d'en mal ufcr que de n'en rien faire; & qu'un enfant mal inltruit , efl plus loin de la fageffe, que celui qu'on n'a point in- llruit du tout. Vous êtes allarmé de le voir confumer fès premières années à ne rien faire ! Comment! n'eft-ce rien que d'être heureux ? N'efl: ce rien que de fauter, jouer, courir toute la journée? De fa vie il ne fera fi occupé. Platon , dans fa République qu'on croit fi auftere, n'élevé les enfins qu'en fèces, jeux, chanfons, palle-iems; on diroit qu'il a tout fait quand il leur a bien appris à fe réjouir; & Scnc- que parlant de l'ancienne JeunefTe Romaine, elle étoit, dit-il, toujours debout, on ne lui enfeignoic rien qu'elle dût apprendre aflife. En valoit-elle moins parvenue à l'âge viril? tfFrayez-vous donc peu de cette oifiveté prétendue. Qiie diriez-vous d'un hom- me qui pour mettre toute la vie à profit ne voudroit jamais dormir? Vous diriez ; cet homme efl infen- fë; il ne jouit pas du tems, il fe l'ôte: pour fuir Je fommeil il court à la mort. Songez donc que c'eft ici la même chofe , & que l'enfance efl le fommeil de la raifon.

L'apparente facilité d'apprendre efl ca.ufe de la perte des enfans. On ne voit pas que cette facilité même efl la preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau lice & poli, rend comme un miroir les objets qu'on lui préfente; mais rien ne refle, rien ne pé- nètre. L'enfant retient les mots , les idées fe réflé- chifTent; ceux qui l'écoutenc les entendent , lui feul ne les entend point.

Quoique la mémoire & le raifonnement foient deux facultés effentiellement différentes ; cependant l'une ne fe développe véritablement qu'avec l'autre. Avant rage de raifon fenfant ne reçoit pas des idées , mais des images ; & il y a cette différence entre les unes & les autrts, que les images ne font que des peintu- res abfolues des objets fenfibles , & que les idées font

de«

ou DE L'EDUCATION. 125

des notions des objets , déterminées par des rapports. Une image peut être feule dans l'cfprit qui fe ia re- prefente ; mais toute idée en fuppoll d'autrts. Quand on imagine, on ne fait que voir; quand on conçoit, on compare. Nos fenfations font purement paflives» au lieu que toutes nos perceptions ou idées nailTcnc d'un principe a6lif qui juge. Cela fera démontré ci- après.

Je dis donc que les enfans n'étant pas capables de jugement n'ont point de véritable mémoire. Ils re- tiennent des fons, des figures, des fenfations , rare- ment des idées , plus rarement leurs liaifons. En in'obje6lanc qu'ils apprennent quelques élemens de Géométrie, on croit bien prouver contre moi, & tout au contraire, c'eft pour moi qu'on prouve: on montre que loin de favoir raifonner d'eux-mêmes, ils ne fivent pas même retenir les raifonnemens d'au- trui ; car fuivez ces petits Géomètres dans leur mé- thode, vous voyez auffi - tôt qu'ils n'ont retenu que l'txaéle imprefîion de la figure Ck les termes de la dé- nionllration. A la moindre objeélion nouvelle , ils n'y font plus ; rtnverfez la figure , ils n'y font plus. Tout leur favoir eit dans la fenfation , rien n'a pafle jufqu'à l'entendement. Leur mémoire elle-même n'cll guères plus parfaite que leurs autres facultés ; puifqu'il fautprefque toujours qu'ils rapprennent étant grands les chofes dont ils ont appris les mots dans l'enfance.

Je fuis cependant bien éloigné de penfer que les enfuns n'aient aucune efpece de raifonnement (14).

Au

(14.) J'ai fait cent fois réflexion en écrivant , qu'il efl im- poflible dans un long ouvrage, de donner toujours le? méine-i fens aux mêmes mots. 11 n'y a point de langue aflez riche pour fournir autant de termes, de tours & de phrafes, que nos idées peuvent avoir nioditications, La méthode de délinir tous les teiines, & «ie fubUituer fitns celle U détini-

tiOQ

126 EMILE

Au contraire, je vois qu'ils raifonnent très-bien dans lout ce qu'ils connoilTent , & qui fe rapporte à leur intérêt préfent & fenfible. Mais c'eft fur leurs con- noillances que l'on fe trompe , en leur prêtant celles qu'jls n'ont pas , & les failànt raifonner fur ce qu'ils ne fauroient comprendre. On fe trompe encore en voulant les rendre attentifs à des confidérations qui ne les touchent en aucune manière, comme celle de leur intérêt à venir , de leur bonheur étant hommes , de l'eftime qu'on aura pour eux quand ils feront grands ; difcours .qui , tenus à des êtres dépourvus de toute prévoyance , ne fignifient abfolument rien pour eux. Or, toutes les études forcées de ces pau- vres infortunés tendent à ces objets entièrement étran- gers à leurs cfprits. Qu'on juge de fattention qu'ils y peuvent donner!

Les Pédagogues qui nous étalent en grand appa- reil les inftruétions qu'ils donnent à leurs difciples , font payés pour tenir un autre langage: cependant on voit , par leur propre conduite , qu'ils penfent exaélement comme moi ; car que leur apprennent-ils enfin? Des mots, encore des mots , & toujours des mots. Parmi les diverfes Sciences qu'ils fe vantent

de

tion à la place du défini eft belle, mais impratiquable ; car comment éviter le cercle? les définitions pourroient être bon- nes fi l'on ii'employoit pas des mots pour les faire. Malgré cela, je fuis perfuadé qu'on peut être clair, même dans la pauvreté de notre Langue; non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faifant en forte, autant de fois qu'on emploie chaque mot , que l'acception qu'on lui donne foit fiiffifaininent déterminée par les idées qui s'y rapportent, &: que chaque période ce niot fe trouve lui ferve, pour ainfi dire, de définition. Tantôt je dis que les enf;ms font incapables de raifonnement, & tantôt je les fais raifonner avec aiTez de fincife: je ne crois pas en cela me con- tredire dans mes idées, mais je ne puis difconvenir que je ae me coRUedifc fouvent dans mes eipreliions.

ou DE L'EDUCATION. 127

de leur enfeigner , ils fe gardent bien de choifir celles qui leur feroienc véritablement utiles , parceque ce feroient des fciences de chofes , & qu'ils n'y réuffi- roient pas ; mais celles qu'on paroît fa voir quand on en fait les termes : le Blafon , la Géographie , la Chronologie , les Langues , &c. Toutes études fi loin de l'homme , & fur - tout de l'enfant , que c'efl une merveille 0 rien de tout cela lui peut être utile une feule fois en fa vie.

On fera furpris que je compte l'étude des Langues au nombre des inutilités de l'éducation ; mais on fe fouviendra que je ne parle ici que des études du pre- mier âge, & quoi qu'on puiflè djre , je ne crois pas quejufqu'à l'âge de douze ou quinze ans nul enfant, les prodiges à part , ait jamais vraiment appris deux Langues.

Je conviens que fi l'étude des Langues n'étoit que celle des mots , c'eft-à-dire , des figures ou des fons qui les expriment, cette étude pourroit convenir aux enfans ; mais les Langues en changeant les fignes modifient auiîi les idées qu ils repréfentent. Les têtes fe forment fur les langages , les penfées prennent la teinte des idiomes. La raifon feule elt commune ; l'efprit en chaque Langue a fa forme particulière: différence qui pourroit bien être en partie la caufe ou l'eiîet des caraélures nationaux ; & ce qui paroît con- firmer cette conjeiSture , eft que chez toutes les Na- tions du monde la Langue fuit les viciflitudes des mœurs , & fe conferve ou s'altère comme elles.

De ces formes diverfes l'ufage en donne une à l'en- fant, & c'eft la feule qu'il garde jufqu'à l'âge de rai- fon. Pour en avoir deux , il faudroit qu'il fût com- parer des idées; & comment les compareroit - il , quand il efl: à-peine en état de les concevoir? Chaque chofe peut avoir pour lui mille fignes différens ; mais chaque idée ne peut avoir qu'une forme , il ne peut donc apprendre à parler qu'une, Langue. Il en ap- prend

128 EMILE,

prend cependant plufieiirs, me dit- on: je le nie. J'ai vu de ces petits prodiges qui croyoient parler cinq ou fix Langues. Je les ai entendus fucceflivemenn parler allemand , en termes latins , en termes fran- çois , en termes italiens ; ils fe fervoient à la vérité de cinq ou fix Di6lionnaires ; mais ils ne parloienc toujours qu'allemand. En un mot , donnez aux en- fans tant de fynonymes qu'il vous plaira ; vous chan- gerez les mots , non la langue ; ils n'en fauront ja« mais qu'une.

C'eft pour cacher en ceci leur inaptitude qu'on les exerce par préférence fur les Langues mortes, dont il n'y a plus de juges qu on ne puiile recufer. L'u- fage familier de ces Langues étant perdu depuis long- tems , on fe contente d'imiter ce qu'on en trouve écrit dans les livres , & l'on appelle cela les parler. Si tel efl: le grec & le latin des Maîtres, qu'on juge de celui des enfans! A peine ont -ils appris par cœur leur Rudiment , auquel ils n'entendent abiolument rien , qu'on leur apprend d'abord à rendre un dif- cours françois en mots latins ; puis , quand ils font plus avancés , à coudre en profe des phrafes de Ci- ceron , & en vers des centons de Virgile. Alors ils croyent parler latin : qui elt - ce qui viendra les con- tredire ?

En quelqu'étude que ce puifle être, fans l'idée des chofes repréfentées ks fignes repréfentans ne font rien. On borne pourtant toujours l'^fant à ces fi- gnes, fans jamais pouvoir lui faire comprendre aucu- ne des chofes qu'ils repréfentent. En penfant lui ap- prendre la defcription de la terre, on ne lui apprend qu'à connoître des cartes : on lui apprend des noms de Villes , de Pays , de Rivières , qu'il ne conçoit pas exiller ailleurs que fur le papier l'on les lui montre. Je me fou viens d'iavoir vu quelque part une Géographie qui commençoit ainfi. Qiieji-ce que k monde ? Cefi m glok de carton, Telk eit préciféraent

la

ou DE L'EDUCATION. 12^

U Géographie des enfans. Je pofe en fait qu'après deux ans de fphére & de cofmographie , il n'y a pas un feul enfant de dix ans, qui, fur les régies quoa lui a données , fût fe conduire de Paris à Saint- De- nis : Je pofe en fait qu'il n'y en a pas un, qui, fur Hn plan du jardin de fon père, fût en état d'en fui- vre les détours fans s'égarer. Voilà ces do6leurs qui favent à point nommé font Pékin , Jfpahan, le Mexique , & tous les Pays de la terre.

J'entcns dire qu'il convient d'occuper les enfans à des études il ne faille que des yeux ; cela pourroic être s'il y avoit quelque étude il ne fallût que des yeux; mais je n'en connois point de telle.

Par une erreur encore plus ridicule , on leur faic étudier l'Hidoire : on s'imagine que l'Hidoire efl: à leur portée parcequ'elle n'ett qu'un recueil de faits ; mais qu'entend-on par ce mot de faits? Croit-on que les rapports qui déterminent les faits hiftoriques, fuient il faciles à fiifir , que les idées s'en for mène fans peine dans l'efprit des enfans.? Croit -on que la véritable connoifTance des évenemens foit féparabJe de celle de leurs caufes , de celle de leurs effets, & que l'hiChorique tienne fi peu au moral , qu'on puifTe connoître l'un fans l'autre ? Si vous ne voyez dans les aftions des hommes que les mouvemens extérieurs & purement phyfiques, qu'apprenez-vous dans l'Hiftoi- re? abfûlument rien ; & cette étude dénuée de tout intérêt ne vous donne pas plus de plaifir que d'in- llru6lion. Si vous voulez apprécier ces a6bons par leurs rapports moraux , ellayez de faire entendre ces Rapports à vos Elevés , & vous verrez alors 11 l'Hif«* toire eft de leur âge.

Lcfteurs , fouvenez-vous toujours que celui qui Vous parle , n'eft ni un Savant ni un Pliilofoplie ; mais un homme fimple, ami de la vérité, fans par- ti, fans fyftême; un foiitaire, qui vivant peu avec les hommes , a moins d'occafions de s'imboire de

Tgme L l leurl

I30

M I L E,

leurs préjugés, & plus de tems pour réfléchir far ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes raifonnemens font moins fondés fur des principes que fur des faits; & je crois ne pouvoir mieux vous met- tre à portée d'en juger , que de vous rapporter fou- vent quelque exemple des obfervations qui m.e les fuggerent.

J'étois allé paffer quelques jours à la campagne chez une bonne mère de famille qui prenoit grand foin de fes enfans & de leur éducation. Un matin que j'étois préfent aux leçons de l'aîné, fon Gouver- neur , qui l'avoit très-bien inflruit de l'Hidoire an- cienne, reprenant celle d'Alexandre , tomba fur le trait connu du Médecin Philippe qu'on a mis en ta- bleau , & qui fûrement en valoit bien la peine. Le Gouverneur , homme de mérite , fit fur l'intrépidité d'Alexandre plufleurs reflexions qui ne me plurent point, mais que j'évitai de combattre, pour ne pas le décréditer dans l'cfprit de fon Elevé. A table, on ne manqua pas, félon la méthode Françoife,de faire beaucoup babiller le petit bon-homme. La vivacité ratiu"clle à (on âge , & l'attente d'un applaudifle- ment fur, lui firent débiter mille fottifes, tout-à-tra- vtT3 Icfquelles partoient de tems -en -tems quelques mois heureux qui faifoient oublier le refle. Enfin vint i'hiiloire du Médecin Philippe : il la raconta fort nettement & avec beaucoup de grâce. Après l'or- dinaire tribut d'éloges qu'exigeoic la mère & qu'ut- tendoit le fils, on raifonna fur ce qu'il avoit dit. Le plus grand nombre blâma la témérité d'Alexandre ; quelques - uns , à l'exemple du Gouverneur , adrai- roient fa fermeté , fon courage : ce qui me fit com- prendre qu'aucun de ceux qui étoient préfens ne voyoit en quoi confifloit la véritable beauté de ce trait. Pour moi , leur dis je, i! me paroît que s'il y a le moindre courage , li moindre fermeté dans l'ac- tion d'Alexandre , elle n'eil qu'une extravagafice.

Alors

à

otr DE L'EDUCATION. i^r

Alors tout le monde fe réunît , & convint que c'é- toit une extravagance. J'aliois répondre ôl m*é- chaufFer , quand une femme qui étoit à côté de moi » & qui n'avoit pas ouvert la bouche , fe pencha vers mon oreille, & me dit tout bas : tai-toi, Jean-Jac« ques ; ils ne t'entendront pas. Je la regardai , je fus frappé , & je me tus.

Après le dîné , foupçonnant fiir plufieurs indices que mon jeune Docteur n'avoit rien compris du tout à rfiiftoire qu'il avoit bien racontée, je le pris par la main , je fis avec lui un tour de parc, & l'ayant queftionné tout à mon aifc , je trouvai qu'il admiroic plus que perfonne le courage Ci vanté d'Alexandre : mais favez-vous il voyoït ce courage? unique- ment dans celui d'avaler d'un feul trait un breuvage de mauvais goCit , fans héfiter , fans marquer la moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui Ton avoit fait prendre médecine il n'y avoit pas quinze jours , & qui ne l'avoit prife qu'avec une peine in- finie , en avoit encore le déboire à la bouche. La mort, l'empoifonnement ne palToient dans fon efpric que pour des fenfations défagréables , & il ne conce- voitpas, pour lui, d'autre poifon quedufené. Ce- pendant il faut avouer que la fermeté du Héros avoit fait une grande imprciïion fur fon jeune cœur , & qu'à la première médecine qu'il faudroit avaler , il avoit bien réfolu d'être un Alexandre. Sans entrer dans des éclairciiîèmens qui palloient évidemment fa portée 5 je le confirmai dans ces difpolitions loua- bles , & je m'en retournai riant en moi - même de la haute fagelle des Pères & des Maîtres , qui penfent apprendre l'ililloire aux cnfans.

Il elt aifé de mettre dans leurs bouches les mots de Rois, d'Empires, de Guerres, de Conquêtes, de Révolutions , de Loix ; mais quand i! fera queftion d'attacher à ces mots des idées nettes , il y aura loin

I 2 d^

i^z EMILE,

de l'entretien du Jardinier Robert à toutes ces expli- cations.

Quelques Le6leurs mécontens du taî-toi Jean- Jacques , demanderont , je le prévois , ce que je trouve enfîti de fi beau dansTa^lion d'Alexandre? In- fortunés ! s*il faut vous le dire , comment le com- prendrez-vous? c'efl qu'Alexandre croyoit à la ver- tu ; c'eft qu'il y croyoit fur fa tête , fur fa propre vie; c'eft que fa grande ame étoit faite pour y croi- re. O que cette médecine avalée étoit une belle pro- feffion de foi! Non jamais mortel n'en fit une fi fu- blime : s'il eft quelque moderne Alexandre , qu'on me le montre à de pareils traits.

S'il n'y a point de fcience de mots, il n'y a point d'étude propre aux enfans. S'ils n'ont pas de vraies idées, ils n'ont point de véritable mémoire; car je n'appelle pas ainfi celle qui ne retient que des fenfa- tions. Que fert d'infcrire dans leur tête un catalo- gue de fignes qui ne repréfentent rien pour eux? En apprenant les chofes n'apprendront-ils pas les fignes? Pourquoi leur donner la peine inutile de les appren- dre deux fois? & cependant quels dangereux préju- gés ne commence- 1- on pas> à leur infpirer , en leur faifant prendre pour de la fcience des mots qui n'ont aucun fens pour eux. C'eft du premier mot dont l'enfant fe paye, c'eft de la première chofe qu'il ap- prend fur la parole d'autrui , fans en voir l'utilité lui- même , que fon jugement eft perdu: il aura long- tems à briller aux yeux des fots, avant qu'il répare une telle perte {15^'

Non,

(15) La plupart desSavans le font à la manière des enfans. La vaftc érudition réfulte moins d'une multitude d'idées que (l'une multitude d'images. Les dates, les noms propres, les lieux , tous les objets ifolés ou dénués d'idées fc retiennent uniquement par la mémoire des firmes, & rarement fe rappel- le-s-on quelqu'une de ces chofes fans voir t n même tems le

rtQt

ou DE L'EDUCATION. 153

Non , fi la nature donne au cerveau d'un enfant cette fouplefTe qui le rend propre à recevoir toutes fortes d'impreffions , ce n'eft pas pour qu'on y grave des noms de Rois, des dates, des termes deblazon, de fphère , de géographie , & tous ces mors fans au- cun fens pour fon âge, & fans aucune utilité pour quelque âge que ce foie, dont on accable fa trille & Itérile enfance; mais c'efl: pour que toutes les idées qu'il peut concevoir 6c qui lui font utiles , toutes cel- les qui fe rapportent à fon bonheur , & doivent l'é- clairer un jour fur fcs devoirs, s'y tracent de bonne heure en caractères ineffaçables , & lui fervent à fe conduire pendant fa vie d'une manière convenable à fon être & à fes faculiés.

Sans étudier dans les livres , l'efpece de mémoire que peut avoir un enfant ne refte pas pour cela oifi- ve ; tout ce qu'il voit , tout ce qu'il entend le frappe & il s'en fouvient; il tient regiftre en lui-même des ac- tions, des difcours des hommes, & tout ce qui l'envi- ronne eft le livre dans lequel , fans y fonger , il enri- chit continuellement fa mémoire , en attendant que fon jugement puiffe en profiter» C'efl: dans le choix de ces objets , c'efl dans le foin de lui préfenter fans ceiTe ceux qu'il peut connoître & de lui cacher ceux qu'il doit ignorer , que confifte le véritable art de cultiver en lui cette première faculté; & c'efl par -là qu'il faut tâcher de lui former un magafin de connois-

fançes ,

te£lo ou le terfo de la page on l'a lue, ou la figure fous la- quelle on U vie la puiiiieie fois. Telle écoit à peu près la fcience à la mode les ficclcs derniers i celle de notre fiécle cil autre chofe. On n'étudie plus, on n'obfcrvc plus, on rêve„ & l'on nous donne };raveuîtni; pour de la rbilofophie les rêves de quelques raauvaifcs nuits. On nie dira que je rêve aufli ; j'en conviens; mais, ce que ks autres n'ont garde de faire» je donne mes rêves pour des lèves , laiflant cherchçj ai; LcQ- leur s'ils ont quelque chofc d'utile aux yens tîvcillés,

13

ï34 EMILE,

fances, qui ferve à fon éducation durant fa jeunefîê, & à fa condiiite dans tous les tems. Cette méthode, il eft vrai, ne forme point de petits prodiges, & ne fait pas briller les Gouvernantes & les Précepteurs; mais elle forme des hommes judicieux , robuftes , fains de corps & d'entendement, qui fans s'être faits adrinrer étant jeunes , fe font honorer étant grands.

Emile n'apprendra jamais rien par cœur , pas mê- me des fables , pas même celles de Lafontaine , tou- te naïves , toute charmantes qu'elles font ; car les mots des fables ne font pas plus les fables , que les mots de i'Hilloire ne font l'Hiftoire. Comment peut- on s'aveugler allez pour appeller les fables la morale des enfans ? fans fonger que l'apologue en les amu- lant les abufe , que féduits par le menfonge ils laif- fent échapper la vérité, & que ce qu'on fiiit pour leur rendre i'inftruétion agréable les empêche d'en profiter. Les fables peuvent inftruire les hommes, mais il faut dire la vérité nue aux enfans ; fîtôt qu'on la couvre d'un voile , ils ne fe donnent plus la peine de le lever.

On fait apprendre les fables de Lafontaine à tous les enfans , Si il n'y en a pas un feul qui les enten- de. Quand ils les entendroient, ce feroit encore pis; car la morale en eft tellement mêlée & li difpropor- tionnée à leur âge , qu'elle les porteroit plus au vice qu'à la vertu. Ce font encore , direz -vous, des paradoxes; ftiit: mais voyons n ce font des vérités.

Je dis qu'un enfant n'entend point les fables qu'on lui fait apprendre ; parceque quelque effort qu'on fas- pour les rendre fimples, l'inftruftion qu'on en veut tirer force d'y faire entrer des idées qu'il ne peut fai- fir, & que le tour même de la poèTie en ks lui ren- dant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir ; en forte qu'on achette l'agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cetfe multitude de fables qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour ks

en-

©u DE L'EDUCATION. 135

cnfans, & qu'on leur fait indifcretement apprendre avec les autres parceqa'elles s'y trouvent mêlées , bor- nons-nous à celles que l'Auteur femble avoir faites ipécialemenc pour eux

Je ne connois dans tout le Recueil de Lafontaine, que cinq ou fix fables brille éminemment la naï- veté puérile : de ces cinq ou fjx , je prens pour exemple la première de toutes , parceque c'eft celle dont la morale efl le plus de tout âge , celle que les enfans faififTent le mieux , celle qu'ils apprennent avec le plus de plaifir, enfin celle que pour cela même l'Auteur a mife par préférence à la tête de fon livre. En lui fuppofant réellement l'objet d'être entendu des enfans , de leur plaire & de les inftruire , cette fable efl: alTurément fon chef-d'œuvre : qu'on me permette donc de la fuivre & de l'examiner en peu de mots.

LE CORBEAU ET LE RENARD,

Fable.

Maître Corbeau y fur un arlns perché.

Maître [ que fignifie ce mot en lui-même? que Ci» gnifie-t -il au-devant d'un nom propre? quel fens a^ t-il dans cette occafion?

Qu'efl:-ce qu'un Corbeau?

Qu'eft-ce qu'y 72 arbre perché'? l'on ne dit pas; fttr un arbre perche : l'on dit , perché fur un arbre. Par conféquent il faut parler des inverOoris de Ja Poëfie j il faut dire ce que c'efb que Profe & que Vers.

Tenoït dans/on bec un fromage. .

Quel fromage? étoit-ce un fromage de Sulife, de Brie , ou de Hollande ? fi l'enfant n'a point vu de Corbeaux , que gagnez -vous à lui en parler? s'il t-n a vu, comment concevra - 1 - il qu'ils tiennent un

1 4 fro-

t^e EMILE,

fromage à leur bec? Faifons toujours des images d^a^ près nature.

Maître Renard, par V odeur alléché ,

Encore un Maître] mais pour celui-ci , c'efl: à bon titre : il eft maître paiîe dans les tours de fon métier. Il faut dire ce que c'eft qu'un Renard , & diflinguer fon vrai naturel , du caradlere de convention qu'il a dans les fables.

Alléchée. Ce mot n'efl pas ufité. Il le faut expli- quer : il faut dire qu'on ne s'en fert plus qu'en Vers. L'enfant demandera pourquoi Ton parle autrement en Vers qu'en Profe. Que lui répondrez vous ?

Alléché par rôdeur d'un fromage ! Ce fromage tenu par un Corbeau perché fur un arbre , devoit avoir beaucoup d'odeur pour être fenti par le Renard dans un taillis ou dans fon terrier ! Eli - ce ainfi que vous exercez votre Elevé à cet efprit de critique judicieu- fe, qui ne s'en lailîe impofer qu'à bonnes enfeignes^ & foit difcerner la vérité, du menfonge, dans les nar- yations d'autrui?

Lin tint à-peu-près ce langage :

Ce langage! les Renards parlent donc, ils parlent idonc la même langue que les Corbeaux? Sage Pré- cepteur , prens garde à toi : pefe bien ta réponfç avant de Ja faire. EHe importe plus que tu n'aii

Eh! bonjour 9 Monfieur k Corbeau!

Monfieur! titre que l'enfant voit tourner çn dérv- lîon, même avant qu'il fâche que c'ell un titre d'hon- neur. Ceux qui difent Monfieur du Corbeau auront biei^ d'autres affaires avant que d'avoir expliqué ce du.

Qus vous êtes chaiviant ! que vous me fcmblez beau !

Cheville, redondance inutile. L'enfant, voyant

ou PE L'EDUCATION. 137

répéter la même chofe en d'autres termes , apprend à parler lâchement. Si vous dites que cette redondan- ce eft un art de l'Auteur , & entre dans le deflein du Renard, qui veut paroître multiplier les éloges avec les paroles; cette excufe fera bonne pour moi, mais non pas pour mon Elevé.

Sans mentir , Ji votre ramage

Sans mentir ! on ment donc quelquefois? en fera l'enfant, {'i vous lui apprenez que le Renard ne dit, fans î?icntir , que parcequ'il ment ?

Répondoit à votre plumage.

Rcpondûit ! Qiie fignifie ce mot y Apprenez à l'en- fant à comparer des qualités auffi différentes que h voix & le plumage; vous verrez comme il vous en- tendra !

Fous feriez h Phénix des botes de ces bois.

Le Phénix t Qu'eflrce qu'un Phénix? Nous voi- ci tout - à - coup jettes dans la menteufe antiquité ; prefque dans la mythologie.

Des hôtes de ces bois ! Quel difcours figuré ! Le fiatteur ennoblit fon langage & lui donne plus de di- gnité pour le rendre plus fcduifant. Un enfant enten- dra-t-il cette fineffe ? fait -il feulement, peut -il fa- voir , ce que c'eft qu'un flile noble & un flile ba? ?

yl ces mots y Je corbeau nefefent pas de joie.

11 faut avoir éprouvé déjà des pafïlons bien vivts pour fentir cette exprelîion proverbiale.

Et pour montrer fa belle voix.

N'oubliez pas que pour entendre ce vers & toute la fable , l'enfant doit lavoir ce que c'eft que la belle Toix du Corbeau.

is

I3S E M I L E,

// ouvre un largs bec, îaijje tomber fa proie.

Ce vers efl admirable ; l'harmonie feule en fait image. Je vois un grand vilain b^c ouvert ; j'entens tomber le fromage à travers les branches : mais ces fortes de beautés font perdues pour les enfans.

Le Renard s'en fui fa ; t^ dîi, mon bon Monfieur,

Voilà donc déjà la bonté transformée en bétife: affarément on ne perd pas de tenjs pour inltruire les enfans.

Jpprcnez qiie tout ftateur\

Maxime gc'nérale ; nous n'y ibmmes plus.

Vit aux dépens de celui qui t écoute.

Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers-là.

Cette leçon vaiiî bien un fromage , fans doute.

Ceci s'entend , & la penfée efl très bonne. Cepen- dant il y aura encore bien peu d'cnfans qui fâchent comparer une leçon à un fromage, &. qui ne préfé- railent le fromage à la leçon. 11 faut donc leur faire entendre que ce propos n'eft qu'une raillerie. Que de ^neffe pour des enfans î

Le Corbeau , honteux ^ confus.

Autre pléonafmë ; mais celui - ci eft inexcufable.

'Jura , mais un peu 'tard , qùon ne Py prendrait plus.

Jura ! Quel efl le fot de Maître qui olè expliquer à l'enfant ce que c'eft qu'un ferment?

Voilà bien des détails ; bien moins cependant qu'il n'en faudroit pour analyfer toutes les idées de cette fable, & les réduire aux idées- (impies & élémentai- res dont chacune d'elles eft compoféc. Mais qui efl- qui croit avoir befoin de cette analyfe pour fe fai- re

ou DE L'EDUCATION. 139

re entendre à la jeuneffe ? Nul de nous n'eft aflèz philofophe pour lavoir fe mettre à la place d'un en- fant. Paflbns maintenant à la morale.

Je demande fi c'eft à des enfans de ûx ans qu'il faut apprendre qu'il y a des hommes qui flattent & mentent pour leur profit? On pourroit tout au plus leur apprendre qu'il y a des railleurs qui perfilient les petits garçons, Ôc fe raocquent en fecret de leur fot- re vanité: mais le fromage gâte tout; on leur apprend moins à ne pas le laifler tomber de leur bec , qu'à le faire tomber du bec d'un autre. C'eft ici mon fécond paradoxe, & ce n'eft pas le moins important.

Suivez les enfans apprenant leurs fables . & vous verrez que quand ils font en état d'en faire l'applica- tion , ils en font prefque toujours une contraire à l'intention de l'Auteur, & qu'au lieu de s'obferver fur le défaut dont on les veut guérir ou préferver , ils panchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente , les en- fans fe mocquent du corbeau , mais ils s'affcélionnent tous au renard. Dans la fable qui fuit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple, & point du tout, c'elt la fourrai qu'ils choifiront. On n'aime point à s'humilier,- ils prendront toujours le beau rôle; c'ell le choix de l'amour ■■ propre , c'efl un choix très- na- turel. Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monilres feroit un enfant ^va- re & dur , qui fauroit ce qu'on lui demande ëc ce qu'il refufe. La fourmi fait plus encore, elle lui ap- prend à railler dans fes refus.

Dans toutes les fables le lion efl: un des perfon- nages, comme c'eft d'ordinaire le plus brillant, l'en- * Tant ne manque point de fe faire lion ; & quand il préfide à quelque partage , bien inftruit par fon mo- dèle , il a grand foin de s'emparer de tout. Mais quand le moucheron terralTe le lion , c'cft une autre affaire; alors l'enfant n'iil plus lion, il efl: mouche-

ron«

I40 E M I L E ,

ron. Il apprend à tuer un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oferoic attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup maigre & du chien gras^ au lieu d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner , il en prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu'on avoit défolée avec cette fable, tout en lui prê- chant toujours la docilité. On eut peine à favoir la caufe de fes pleurs , on la fut enfin. La pauvre en^ fant s'ennuyoit d'être à la chaîne : elle fe fentoit le cou pelé ; elle pleuroit de n'être pas loup»

Ainfi donc la morale de la première fable citée efl: pour l'enfant une leçon de la plus bafle flatterie; cel- le de la féconde une leçon d'inhumanité ; celle de la troifieme une leçon d'injudice; celle de la quatrième une leçon de fàtyrej; celle de la cinquième une leçon , d'indépendance. Cette dernière leçon , pour être fuperfîue à mon Elevé , n'en efl pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui fe contredirent , quel fruit efperez-vous de vos foins? Mais peut-être, à cela prés, toute cette mo-^ raie qui me fert d'objeélion contre les fables, fournit- elle autant de raifons de les confcrver. Il faut une morale en paroles & une en aftions dans la fociété , & ces deux morales ne fe reffemblent point. La première efl dans le Catéchifme , on la laifTe ; l'autre efl dans les Fables de Lafontaine pour les en- fans , & dans fes Contes pour les mères. Le même Auteur fufîit à tout.

Compofons , Monfieur de Lafontaine. Je pro,- îTiets , quant à moi , de vous lire avec choix , de vous aimer , de m'inftruire dans vos Fables ; car j'ef- pere ne pas me tromper fur leur objet. Mais pour mon Elevé , permettez que je ne lui en laifTe pas étudier une feule, jufqu'à ce que vous m'ayez prouvé qu'il e(l bon pour lui d'apprendre des chofes dont il îie coîîiçïendra pa§ le quart j que dan§ çellç q^'il

ou r>t L'EDUCATION. 141

ponrra comprendre il ne prendra jamais le change, & qu'au lieu de fe corriger fur la dupe , il ne fe for- mera pas fur le fripon.

En ôtant ainfi tous les devoirs des enfans, j'ôte les inftrumens de leur plus grande mifere , favoir le» livres. La ledure efl: le fléau de l'enfance , & pref- que la feule occupation qu'on lui fait donner. A peine à douze ans Emile faura- 1 -il ce que c'efl qu'un livre. Mais il faut bien , au moins, dira-t-on, qu'il fâche lire. J'en conviens : il faut qu'il fâche lire quand la le6lure lui efl utile ; jufqu'alors elle n'eft bonne qu'à l'ennuyer.

Si l'on ne doit rien exiger des enfans par obéiflan- ce , il s'en fuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne fentent l'avantage adluel & préfenc , foit d'a- grément foit d'utilité ; autrement quel motif les por- teroit à l'apprendre ? L'art de parler aux abfens & de les entendre , l'art de leur communiquer au loin fans médiateur nos fentimens, nos volontés, nos de- firs , efl: un art dont l'utilité peut être rendue fenfible à tous les âges. Par quel prodige cet art fi utile & fi agréable efl-il devenu un tourmtnt pour l'enfance? parcequ'on la contraint de s'y appliquer malgré elle, & qu'on le met à des ufages auxquels elle ne com- prend rien. Un enfmt n'efl: pas fort curieux de per- feélionner l'inflrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet inflrument ferve à fesplaifirs, & bien-tôt il s'y appliquera malgré vous.

On fe fait une grande affaire de cliercher les meil- leures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes; on fait de la chambre d'un en- fant un attelier d'Imprimerie : Locke veut qu'il ap- prenne à lire avec des dez. Ne voiià-t-il pas une in- vention bien trouvée? Quelle pitié! Un moyen plus fur que tous ceux-là, & celui quon oublie toujours, efl le defir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce defir , puis laiflèz-!à vos bureaux (Je vçs dez ; toute métho- de lui fera bonne. V'm*

Emile,

Uintérêt préfent ; voilà le grand mobile , le feul qai mené IQrement & loin. Emile reçoit quelquefois de fon père , de fa mère , de fes p;ircns > de Tes amisi des billets d'invitaïion pour un dîné, pour une promenade , pour une partie fur l'eau , pour voir quelque fête publique. Ces billets font courts , clairs, iieis, bien écrits. 11 faut trouver quelqu'un qui les lui life ; ce quelqu'un , ou ne fe trouve pas toujours à point nommé , ou rend à l'enfant le peu de com- plaifance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainfî l'occafion , le moment le paflè. On lui lit enfin le billet , mais il n'eft plus tems. Ah ! fi l'on eût fu lire foi -même! On en reçoit d'autres ; ils font fi courts ! le fujet en efi: fi intéreffant ! on voudroit ef- fayer demies déchiffrer , on trouve tantôt de l'aide & tantôt des refus. On s'évertue ; on déchiffre enfin la moitié d'un billet ; il s'agit d'aller demain manger

de la crème.... on ne fait ni avec qui combien

on fait d'efforts pour lire le refte ! je ne crois pas qu'Emile ait befoin du bureau. Parlerai-je à-préfent de l'écriture ? Non , j'ai honte de m'amufer à ces niaiferies dans un traité de l'éducation.

J'ajouterai ce feul mot qOi fait une importante ma- xime ; c'efi; que d'ordinaire on obtient trés-fOrement & très -Vite ce qu'on n'efl: point préfixe d'obtenir. Je fuis prefque fur qu'Emile faura parfaitement lire & écrire avant fâge de dix ans , précifémieut parcequ'il m'importe fort peu qu'il le fâche avant quinze ; mais j'aimerois mieux qu'il ne fiit jamais lire que d'achetter cette fdence au prix de tout ce qui peut la rendre uti* le : dequoi lui fervira la lefture quand on l'en aura rebuté pour jamais ? Li inpnnds cavsre npportcbity ns Jiudïa , qui mnare mndum poîerit , Oikrit, ^ ama» rhudtncm femcl perceptam étiam iilîrà rudes aimos reformidct (*).

Plus

(*) Quintil. L. î. c. I.

ou DE L' E D U C A T I O N. Ï43

Plus j'infifle fur ma méthode ina6live, plus je fens ks objeftions fe renforcer. Si votre Elevé n'apprend rien de vous , il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité , il apprendra des menfonges ; les préjugés que vous craignez de lui donner , il les recevra de tout ce qui l'environne; ils entreront par tous Tes fens ; ou ils corrompront fa raifon , même avant qu'elle foit formée ; ou Ton ef- prit engourdi par une longue inaèt Ion s'abforbera dans la madère. L'inhabitude de penfèr dans l'enfance en ôte la faculté durant le refte de la vie.

11 me femble que je pourrois aifément répondre a cela ; mais pourquoi toujours des réponfes ? fi ma méthode répond d'elle-même aux objeèlions , elle efl bonne ; fi elle n'y répond pas , elle ne vaut rien : je pourfuis.

Si fur le plan que j'ai commencé de tracer , vous fuivez des règles direclement contraires à celles qui font établies , û au lieu de porter au loin l'efprit de votre Elevé , Ci au lieu de l'égarer fans celle en d'au- tres lieux , en d'autres climats , en d'autres fiécles, aux extrémités de la terre Ôc jufques dans les cieux , vous vous appliquez à le tenir toujours en lui même & attentif à ce qui le touche immédiatement ; alors vous ie trouverez capable de perception , de mémoi- re, & même de raifonnement ; c'eft l'ordre de la na- ture. A mefure que l'être fenfitif devient a6lif , il acquiert un difcernement proportionne! à ks forces ; Ck ce n'tfb qu'avec la force furabondante à celle dont il a befom pour le conferver , que fe développe en lui la faculté (pécularivc propre à employer cet excès de force à d'autres ufage^'. Voulez- vous donc culti- ver l'intelligence de votre Elevé, cultivez les forces qu'elle doit gouverner. Exercez continuellement fon corps, rendez- le robufleOi fam pour le rendre fage & raifunnable; qu'il travaille, qu'il agilTe, qu'il cou- re, qu'il crie, qu'il luit toujours en mouvement;

qu'il

144 E M I L E;

qu'il foit homme par la vigueur , & bientôt il le ferU par la raifon.

Vous l'abrutiriez, il efl vrai, par cette méthode^ fi vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui di- fant, va, vien, refle , fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit toiijours fes bras , la fienne lui devient inutile. Mais fouvenez-vous de nos conven» lions ; il vous n'êtes qu'un pédant , ce n'eit pas peine de me lire.

C'efl: une erreur bien pitoyable d'imaginer que l'e- xercice du corps nuife aux opérations de refprit; comme fi ces deux a6tions ne dévoient pas marcher de concert , & que Tune ne dût pas toujours diriger l'autre !

Il y a deux fortes d'hommes dont les corps fone dans un exercice continuel , & qui fûrement fongent aufli peu les uns que les autres à cultiver leur ame , favoir , les Payfans & les Sauvages. Les premiers fontrullres, grofliers , mal-adroits ; les autres, con- nus par leur grand fens , le font encore par la fubtili- de leur efprit : généralement il n'y a rien de plus lourd qu'un Payfan , ni rien de plus fin qu'un Sauvage, D'où vient cette différence? c'efl: que le premier fai- fant toujours ce qu'on lui commande, ou ce qu'il a va faire à fon père, ou ce qu'il a fait lui-même dés fa jeu- neffe, ne va jamais que par routine ; & dans fa vie prefque automate , occupé fans cefle des mêmes travaux , l'habitude & i'obéilfance lui tiennent lieu de raifon.

Pour le Sauvage , c'efl autre chofe ; n'étant atta- ché à aucun lieu , n'ayant point de tâche prefcrite , n'obéiffant à perfonne , fans autre loi que fa volonté , il efl forcé de raifonner à chaque adlion de fa vie ; il ne fait pas un mouvement, pas un pas, fans en avoir d'avance envifagé les fuites. Ainfi , plus fon corps s'exerce , plus fon efprit s'éclaire; fa force & fa rai- fon croiffent à la fois , & s'étendent f une par l'autre.

Savant

oxr DE L'EDUCATION. t4.s

Savant Précepteur , voyons lequel de nos deux Elevés teflèmble au Sauvage , & lequel reflemble aii .Paylàn? Soumis en tout à une autorité toujours en- feignante , le vôtre ne fait rien que fur parole ; il n'ofe manger quand il a faim , ni rire quand il eft gai , ni pleurer quand il efl: trifte, ni préfenter une main pour l'autre, ni remuer le pied que comme on le lui prefcrit , bientôt il n'ofera refpirer que fur vos rè- gles. A quoi voulez -vous qu'il penfe, quand vous penfez à tout pour lui? Affuré de votre prévoyance, qu'a- t-il befoin d'en avoir? Voyant que vous vous chargez de fa confervation , de fon bien - être , il fe fent délivré de ce foin; fon jugement fe repofe fur le TÔti-e; tout ce que vous ne lui défendez pas, il le fait fans réflexion , faclwnt bien qu'il le fait fans rif. que. Qii'a-t-il befoin d'apprendre à prévoir la pluie? Il fait que vous regardez au ciel pour lui. QLi'a-t-il befoin de régler fa promenade ? Il ne craint pas que vous lui laidîez pnifcr l'heure du dîné. Tant que vous ne lui défendez pas de manger , il mange ; quand vous le lui défendez , il ne mange plus; il n'écoute plus les avis de fon eflomac, ^mais les vôtres. Vous avez beau ramollir fon corps dans l'ins6lion , vous n'en rendez pas fon entendement plus flexible. Touc au contraire , vous achevez de décrediter la raifon dans fun efprit , en lui faifant ufer le peu qu'il en a fur les choies qui lui paroilfent le plus inutiles* Ne voyant jamais à quoi elle eft bonne , il juge enfin qu'elle n'tll bonne à rien. Le pis qui pourra lui ar- river de mal rai fonner fera d'être repris, & il l'cft fi fouvent qu'il n'y fonge gueres; un danger il commun ne l'effraye plus.

Vous lui trouvez pourtant de l'efprit , & il en a pour babiller avec les femmes , fur le ton dont j'ai déjà parié ; mais qu'il foit dans le cas d'avoir à payer de fa perfonne , à prendre un parti dans quelque; oc- cafion difficile , vous le verrez cent fois plus llupide Tomt /, K «5(

146 EMILE,

& plus bête que le fils du plus gros manan.

Pour mon Elevé, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à le fuffireà lui-même, au- tant qu'il eft poffible, il ne s'accoutume point à re- courir fans cefîe aux autres , encore moins à leur éta- ler fon grand favoir. En revanche il juge, il pré- voit, il raifonne en tout ce qui fe rapporte immédia- tement à lui. Il ne jafe pas, il agit; il ne fait pas un mot de ce qui fe fait dans le monde, mais il fait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il eft fans ceiTe en mouvement , il efl forcé d'obferver beau- coup de chofes , de connoître beaucoup d'effets; il acquiert de bonne heure une grande expérience, il prend fes leçons de la nature & non pas des hommes ; il s'inrtruit d'autant mieux qu'il ne voit nulle parc 3'jntentiûn de l'inftruire. Ainfi fon corps & fon ef- prit s'exercent à la fois. Agifïànt toujours d'après fa pcnfée , & non d'après celle d'un autre, il unie continuellement deux opérations ; plus il fe rend fort & robufle , plus il devient fenfé & judicieux. C'eft le moyen d'avoir un jour ce qu'on croit incompati- ble , & ce que prefque tous les grands Hommes ont réuni : la force du corps & celle de l'ame ; la raifon d'un fage & la vigueur d'en athlète.

Jeune Inftituteur , je vous prêche un art difficile ; c efl de gouverner fans préceptes , & de tout faire en ne faifant rien. Cet art, j'en conviens, n'eft pas de votre âge; il n'efl: pas propre à faire briller d'a- bord vos talens , ni à vous faire valoir auprès des pè- res ; mais c'eft le feul propre à réuffir. Vous ne parviendrez jamais à faire des fages, fi vous ne faites d'abord des policons : c'étoit l'éducation des Spartia- tes; au lieu de les coller fur des livres, on commen* çoit par leur apprendre à voler leur dîné. Les Spar- tiates étoient-ils pour cela groHiers étant grands? Qui ne connoît la force & le fel de leurs réparties ? Uoujours faits pour vaincre , ils écrafoient leurs en*

ne-

OU DE L'EDUCATION. 147

nemis en toute efpece de guerre , & les babillards Athéniens craignoient autant kurs mots que leurs coups.

Dans les éducations les plus foignées , le Maître commande & croit gouverner; c'elt en effet Tenfant qui gouverne. 11 le ftrt de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu'il lui plaie , & il faic toujours vous faire payer une heure d'allMuité par huit jours de complaifance. A chaque inftant il faut paftifer avec lui. Ces traités , que vous propofez à votre mode, & qu'il exécute à la fienne, tournent toujours au profit de fes fantailies ; fur-tout quand on a la mal-adreiîe de mettre en condition pour fon pro- fit ce qu'il ell bien fur d'obtenir, foit qu'il rempliffe ou non la condition qu'on lui impofe en échange. L'enfant, pour l'ordinaire, lit beaucoup mieux dans fcTprit du Maître , que le Maîcre dans le cœur de l'enfant , & cela doit être ; car toute la fagacité qu'eût employé l'enfant livré à lui-même à pourvoir à la confervation de fa perfonne, il l'emploie à fau- ver fa liberté naturelle des chaînes de fon tyran. Au lieu que celui-ci, n'ayant nul intérêt fl preilant à pé- nétrer l'autre, trouve quelquefois mieux fon compte à kii lailfer fa parefle ou fa vanité.

Prenez une route oppofée avec votre Elevé ; qu'il croye toujours être le Maître , & que ce foit tou- jours vous qui le foyez. 11 n'y a point d'aflujettiife- ment fl parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté; on captive ainli la volonté même. Le pau- vre enfant qui ne fait rien, qui ne peut rien, qui ne connoît rien , n'efl- il pas à votre merci? Ne difpo- fez vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'en- vironne ? N'êtes - vous pas le maître de riifFcdler comme il vous plaît? Ses travaux, fes jeux, fes plailirs, fes peines, tout n'efl -il pas dans vos mains îans qu'il le lâche ? Sans doute , il ne doit faire que ce qu'il veut j mais il ne doit vouloir que ce que

K % voué

J48 E M I L E,

vous voulez qu'il fafTe ; il ne doit pas faire un pas que vous ne 1 ayer. prévu » il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne fâchiez ce qu'il va dire.

C'eft alors qu'il pourra fe livrer aux exercices du corps , que lui demande fon âge , fans abrutir fon efprit ; c'efl: alors qu'au lieu d'aiguifer fa rufe à élu- der un incomode empire , vous le verrez s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui l'environne le par- ti le plus avantageux pour fon bien-être aftuel; c'efl: alors que vous ferez étonné de la fubtilité de fes in- ventions , pour s'approprier tous les objets auxquels il peut atteindre , & pour jouir vraiment des cho- ; {es, fans le fecours de l'opinion. !

En le laiflant ainfi maître de fes volontés , vous ne fomenterez point fts caprices. En ne faifant ja- mais que ce qui lui convient , il ne fera bientôt que ce qu'il doit faire; \k bien que fon corps foit dans un mouvement continuel , tant qu'il s'agira de fon inté- rêt préfent & fenfible , vous verrez toute la raifoii dont il eft capable fe développer beaucoup mieux, & d'une manière beaucoup plus appropriée à lui, que dans des études de pure Ipéculation.

Ainfi , ne vous voyant point attentif à le contra- rier , ne fe défiant point de vous , n'ayant rien à vous cacher , il ne vous trompera point , il ne vous mentira point , il fe montrera tel qu'il efl fans crain- te ,• vous pourrez l'étudier tout à votre aife , & difpo- fer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner , fans qu'il penfe jamais en recevoir aucune.

Il n'épiera point , non plus , vos mœurs avec une m curieufe jaloufie , & ne fe fera point un plaifir (ècrec f de vous prendre en faute. Cet inconvénient que nous prévenons efl très-grand. Un des premiers foins des enfans eft, comme je l'ai dit, de découvrir le foible de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte à la méchanceté , mais il n'en vient pas : il vient du befgin d'éluder une autorité qui les importune. Sur- char-

ou DE L'EDUCATION. 149

chargés du joug qu'on leur impofe, ils cherchent à le fecouer , & les défauts qu'ils trouvent dans les Maîtres , leur fournifTtnt de bons moyens pour cela. Cependant l'habitude H prend d'obflrvcr les gens par leurs défauts , & de Te plaire à leur en trouver. II eft clair que voilà encore une fource de vices bou- chée dans le cœur d'Emile ; n'ayant nul intérêt à me trouver des défauts , il ne m'en cherchera pas , ôc fera peu tenr.é d'en chercher à d'autres.

Toutes ces pratiques femblent difficiles parcequ'on ne s'en avife pas, mais dans le fond eîics ne doivent point l'être. On eft 'en droit de vous fuppofer les lu- mières néceffaires pour exercer le niécicr que vous avez choifi ; on doit prcfumer que vols connoiflez la marche naturelle du cœur humain , que vous favez étudier l'hornme & i'indiviJu , que vous favez d'avance à quoi fe pliera la volonté de votre Elevé, à roccafion de tous les objets iiitéreflans pour fon âge que vous ferez pafler fous f.s yt.ux. Or , avoir les inftrumens & bien favoir leur ufage , n'ell-ce pas être maître de l'opération?

Vous objectez les caprices de l'enfant : & vous avez tort. Le caprice des enfans n'eft jam.ais l'ou- vrage de la nature, mais d'une mauvaife difcipline : c'eft qu'ils ont obéi ou commandé ; & j'ai dit cent fois qu'il ne falloit ni l'un ni l'autre. Votre Elevé n'aura donc de caprices que ceux que vous lui aurez donnés; il eft jufte que vous portiez la peine de vos fautes. Mais , direz - vous , comment y remédier ? Cela fe peut encore, avec une meilleure conduite ôç beaucoup de patience.

Je m'étois chargé , durant quelques femaines, d'un enfant accoutumé non- feulement à faire fes vo- lontés , mais encore à les faire faire à tout le mon- de, par conféquent plein de fantaifies. Des le pre- mier jour , pour mettre à l'eflai ma complaifance, îl voulut fe lever à minuit. Au plus fore de mon

K 3 fera*

XS^ EMILE,

fommeil il faute à-bas de Ton lit, prend fa robe- de- chambre , & m'appelle. Je me levé , j'allame h chandelle ; il n'en vouloit pas davantage : au bout d'un quart -d'iieure le fommeil le gagne, èc il fe re- couche content de fon épreuve. Deux jours apo-és il la rqtere avec le même fuccés , (Se de ma part fans le moindre figne d'impatience. Comme' il m'embraflbit en fe recouchant', je lui dis très-pofé- ment: mon petit ami, cela va fort bien, mais n'y revenez plus. Ce mot excita fa curiofitd, & dés le lendemain , voulant voir un peu comment j oferois luidéfobéir, il ne manqua pas de fe relever à la mê= me heure , & de m'appeller. Je lui demandai ce qu'il vouloit ? 11 me dit qu'il ne pouvoit dormir. Tant -pis, repris- je , & je me tins coi. II me pria d'allumer la chandelle : pourquoi f dire 7 & je me tins coi. Ce ton laconique commençoit â rembarraffer. Il s'en fut à tâtons chercher le fufil , qu'il fit fem- blant de battre, & je ne pou vois m'empêcher de rire €n l'entendant fe donner des coups fur les doigts. Enfin, bien convaincu qu'il n'en viendroit pas à bout , il^ m'apporta le briquet à mon lit : je lui dis que je n'en avois que faire, & me tournai de l'autre côté. Alors il fe mit à courir étourdiment par la chambre , criant , chantant , faifant beaucoup de bruit, fe donnant à la table & aux chaifes des coups , qu'il avoit grand foin de modérer , Ck dont il ne laif- l(3it pas de crier bien fort , elpérant me caufer de hnquietude. Tout cela ne prenoit point, & je vis que comptant ^fur de belles exhortations ou fur de la çolere, il ne s'étoit nullement arrangé pour ce fang-

Cependant, réfolu de vaincre ma patience à force d opiniâtreté , il continua fon tintamarre avec un tel ïuccés qu'à la fin je m'échauôai , & preilentant que j a.lois tout gâter par un emportement hors de pro- |>os, je pris mon parti d'une autre manière. Je me

levai

or DE UEDUCATtON. 151

kvai fans rien dire, j'allai au fufil qiie je ne trouvai point; je le lui demande, il me le donne petilanc Se joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je bats le fufil i^allume la chandelle , je prens par la main mon petit bon-homme, je le mené tranquillement dans un cabinet voifin, dont les volets étoient bien fermes. & il n'y avoit rien à caffer; je 1 y laifTe fans lu- miere , puis fermant fur lui la porte à la clef , je re- tourne nîe coucher fans lui avoir dit un feul mot. Il re faut pas demander fi d'abord il y eut du vacar- me; je m'v étois attendu, je ne m'en émus point. Enfin le bruit s'appaife ; j'écoute je lemens saf. ranger , je me tranquillife. Le lendemain j entre au jour dans le cabinet, je trouve mon Pf ^^,^""" ^^°"- ché fur un lit de repos, & dormant d un profond fommeil , dont ,^ après tant de fatigue , il devoïC

avoir grand befoin, . ,,

L'affaire ne finit pas là. La mère apprit que 1 en- fant avoit palTé les deux tiers de la nmt hors de fon lit. Auffi - tôt tout fut perdu , c éior. un enfant au- tant que mort. Voyant foccafion bonne pour fe venger, il fit le malade fans prévoir qu il n y gagne- roit rien. Le Médecin fut appelle. _ Malhcureufe- ment pour la mère , ce Médtcin étoit un p.nifant, nui, pour s'amufer de fes frayeurs, s app liquoit a les augmenter. Cependant il me dit a l'oreille : laiffez- moi faire ; je vous promets que l'enfant fera gueri pour quelque tems de la fantaihe dette malade : ea tffet la diète & la chambre furent prefcntes, oc i\ fut recommandé à i'Apoticaire. Je foupirois de voir cette pauvre mère ainfi la dupe de tout ce qui len- vironnoit, excepté moi feul , qu'elle prit en haine , précifémcnt parceque je ne la trompois pas.

Après des reproches alFez durs, elle me dit que fon fils étoit délicat, qu'il ctoit l'unique héritier de fa famille , qu'il falloit le conferver a que.que pris que ce fût, (Se qu elle ne vouloit pas qu il fût çontra-

K 4. ^^"-

Î5a EMILE,

cié. En cela j'étois bien d'accord avec elle ; mais elle entendoic par le contrarier ne lui pas obéir en tout. Je vis qu'il falloÎL prendre avec la mère le mo- ine ton qu'avec l'enfant. Madame , lui dis - je aflcz froidement , je ne fais point comment on élevé un liéritier, &, qui pluseft, je ne veux pas l'appren- dre; vous pouvez vous arranger là-defîus. On avoic befuin de moi pour quelque tems encore : le père appaifa tout , la mère écrivit au Précepteur de hâter fon retour; & l'enfant, voyant qu'il ne gagnoit rien à troubler mon fommeil ni à être malade, prit enfin le parti de dormir lui-même & de fe bien porter.

On ne Tiuroic imaginer à combien de pareils ca- prices le petit tyran avoit aflervi fon malheureux Gouverneur ; car l'éducation fe faifoit fous les yeux de la mère , qui ne fouffroit pas que fhéritier fûç ^éfobéi en rien. A quelque heure qu'il voulût for- tir , il falloit être prêt pour le mener , ou plutc\t pour le fuivre , & il avoit toujours grand foin de çhoifir le moment il voyoit fon Gouverneur plus occupé. Il voulut tifer fur moi du même empi- re, & fe venger, le jour, du repos qu'il étoit forcç de me laifTer la nuit. Je me prêtai de bon cœur j^ tout, & je commençai par bien conflater à fcs pro* près yeux le plaifir que j'avois à lui complaire. Aprè^ cela, quand il fut queftion de le guérir de fl\ fantai- fîe, je m'y pris autrement.

Il falloit d'abord le mettre dans fon tort , ôc cela ne fut pas difficile. Sachant que les enfans. ne fon.- gent jamais qu'au préfent , je pris fur lui le facile avantage de la prévoyance ; j''eus foin de lui procu- rer au logis un amufeme^it que je favois être extrê- mement de fon goût ; & dans le moment je l'en vis le plus engoué , j'allai lui prppofer un tour de promenade; il me renvoya bien loin; j'infillai, il ne în'écout^ pas ; il fallut me rendre , ^ il nota pré- çiçufement en lui-même ce^ fjgne d'afîujettifTement.

ou DE L'EDUCATION. 155

Le lendemain ce fut mon tour. Il s'ennuya, j'y avois pourvu: moi, au contraire, je paroiiîbis pro- fondément occupé. 11 n'en falloit pas tant pour le déterminer. _ Il ne manqua pas de venir m'arracher à mon travail pour le mener promener au plus vite. Je refufai, il s'obllina; non, lui dis- je , en faifant votre volonté vous m'avtz appris à faire la mienne ; je ne veux pas fortir. bien, reprit-il vivement, je fortirai tout feul. Gomme vous voudrez ; & je repi*e]|js mon travail.

Il sTiabille , un peu inquiet de voir que je le laif- fois faire, & que je ne l'imicois pas. Prêt à fortir il vient me faluer , je le falue : il tâche de m'ailarmer par le récit des courfes qu'il va faire ; à l'entendre, on eût cru qu'il alloit au bout du monde. Sans m'é- mouvoir , je lui fouhaite un bon voyage. Son em- barras redouble. Cependant il fût bonne contenan- ce, & prêt a fortir , il dit à fon Laquais de le fui- vre. Le Laquais , déjà prévenu , répond qu'il n'^ pas le tems , & qu'occupé par mes ordres il doit m' obéir plutôt qu'à lui. Four le coup, l'enfant n'y eft plus. Comment concevoir qu'on le laifTe fortir feul , lui qui fe croit l'être important à tous les au- très , & penfe que le ciel & la terre font intérefles à fa confervation ? Cependant il commence à fentir fojbleire; il comprend qu'il fe va trouver feul au mi- lieu de gens qui ne le connoifTent pas; il voit d'a- vance les rifques qu'il va courir: l'obltination feule le foutient encore ,• il defçend l'efcalier lentement & fort interdit. Il entre enfin dans la rue, fe confo- lant un peu du mal qui lui peut arriver , par l'efpolr qu'on m'en rendra refponfable.

^ C'étoit- que je l'attendois. Tout étoit préparé d'avance; & comme il s'agifToit d'une efpece de fcé- ne publique , je m'étois muni du confentement àa pere._ A-peiné avoit-il fait quelques pas qu'il entend adroite & à gauche différens propos fur fon comp-

K 5 W.

X54 EMILE,

te. Voifin , le joli MonGeur ! va-til aînfi tont feul ? Il va fe perdre : je veux le prier d'entrer chtz nous. Voifine , gardez» vous en bien. Ne voyez vous pas que c'efl un petit libertin qu'on a chafTé de la maifon de fon père, parcequ'il ne vouloit rien va- loir? Il ne faut pas retirer les libertins ; laiflez-le al- ler où il voudra. bien donc! que Dieu le con- duife; je ferois fâchée qu'il lui arrivât malheur. Un peu plus loin il rencontre des poliçons à-peu-près de îbn âge, qui l'agacent & fe mocquent de lui^ Plus il avance , plus il trouve d'embarras. Seul tc fans prote6lion , il fe voit le jouet de tout le monde , ôç il éprouve avec beaucoup de furprife que fon nœud d'épaule & fon parement d'or ne le font pas plus refpefter.

Cependant un de mes Amis qu'il ne connoiflbiç point , & que j'avois chargé de veiller fur lui , le fuivoic pas à pas fans qu'il y prît garde , & l'accofta quand il en fut tems. Ce rôle , qui relTembloit à ce- lui de Sbrigani dans Pourceaugnàc , demandoit uq homme d'efpric , & fut parfaitement rempli. Sans rendre l'enfant timide & craintif en le frappant d'un trop grand effroi, il lui fit fi bien fentir l'imprudcn- ce de fon équipée , qu'au bouc d'une demi -heure il me le ramena fouple , confus , n'ofant lever les yeux.

Pour achever le défaire de Con expédition , préci- lement au moment qu'il rentroit, Ion père dcfcen- doit pour fortir & le rencontra fur l'efcalier. Il fal- lut dire d'où il venoit , & pourquoi je n'étois pas îivec lui (i6)? Le paiivre enfant eue voulu être cent

pieds

<ï6) En cas pareil on peut fans rifque exiger d'un enfant la Térité, car il fait bien alors qu'il ne fauroit la dé^uifer, ci que s'il ofoit dire un inenfonge , il en feroit à l'inltant coîî' vaincu.

©TT DE L'EDUCATION. iss

pieds fous terre. Sans s*amufer à lui faire une lon- gue réprimande , le père lui dit plus féchement que je ne m'y ferois attendu ; quand vous voudrez fortir îeul , vous en êtes le maître ; mais comme je ne yeux point d'un bandit dans ma maifon , quand cela vous arrivera ayez foin de n'y plus rentrer.

Pour moi, je le reçus fans reproche & fans raille» rie , mais avec un peu de gravité ; & de peur qu'iJ ne foupçonnât que tout ce qui s'ctoit paiTé n'étoic qu'un jeu, je ne voulus point le mener promener le même jour. Le lendemain je vis avec grand plaifir qu'il palToit avec moi d'un air de triomphe devant les mêmes gens qui s'étoient mccqués de Jui la veille pour l'avoir rencontré tout feul. On conçoit bien qu'il ne me menaça plus de fortir fans moi.

C'ett par ces moyens & d'autres femblables, que , durant le peu de tcms que je fus avec lui , je vins à bout lui faire faire tout ce queje voulois fans lui rien prefcrire, fans lui rien défendre , fans fermons, fans exhortations , fans l'ennuyer de leçons inutiles. Aufli, tant qoe je parlois il étoit content, mais mon filence le tenoit en crainte; il comprenoit que quel- que chofe n'alloit pas bien , & toujours la leçon lui venoit de la chofe même; mais revenons.

Non-feulement ces exercices continuels ain fi laifTés à la feule dire6tion de la nature en fortifiant le corps n'abrutillènt point l'efprit, mais au contraire ils for- ment en nous la feule elpece de raifon dont le pre- mier dge foit fufceptible, 6c la plus néceffaire à quel- que âge que ce foit. Ils nous apprennent à bien con- noître l'ulî^ge de nos forces , les rapports de nos corps aux corps environnans , Tuf jge des inflrumcns naturels qui font à notre porcçe , Ck qui conviennent à nos organes. Y a - 1- il quelque llupidité paseille à celle d'un enfant élevé toujours dans la chambre & fous les yeux de fa mère , lequel ignorant ce que-, ç'ett que poids & que réfiftance veut arracher un

îirand

I5(î EMILE,

grand arbre , oa foulever un rocher ? La première fois que je fortis de Genève , je voulois fuivre un ciieval au g^lop , je jettois des pierres contre la mon- tagne de Saleve , qui ëtoic à deux lieues de moi ; jouet de tous les enfans du village , j'étois un vérita- ble idiot pour eux. A dix - huit ans on apprend en Philofophie ce que c'en qu'un levier: il n'y a point de petit Payfan à douze qui ne fâche fe fervir d'un levier mieux que le premier Mécanicien de l'Acadé- mie. Les leçons que les Ecoliers prennent entr'eux dans la cour du Collège leur font cent fois plus utiles que tout ce qu'on leur dira jam'îis dans la Cl iiTe.

Voyez un chat entrer pour la première fois dans une chambre; il vifite, il regarde, il flaire , il ne reile pas un moment en repos , il ne fe fie à rien qu'après avoir tout examiné , tout connu. iVinli fait un enfant commençant à marcher , <Sc entrant , pour ainfi dire, dans l'cfpace du monde. Toute la différence ell, qu'à la vue commune à l'enfant & au chat, le premier joint , pour ohfcrver , les mains que lui donna la nature , & l'autre l'odorat fubtil dont elle l'a doué. Cette difpoOtion bien ou mal cultivée eft ce qui rend les enfans adroits ou lourds , pefans ou difpos, étourdis ou prudens.

Les premiers mouvemens naturels de l'homme étant donc de fe mcfurer avec tout ce qui fenviron-f ne , & d'éprouver dans chaque objet qu'il apperçoit toutes les qualités fenfibles qui peuvent fe rapporter à lui , fa première étude eft une forte de Phyfique ■expérimentale relative à fa propre confervation , & dont on le détourne par des études fpéculatives avant qu'il ait reconnu fa place ici- bas. Tandis que fes organes délicats & flexibles peuvent s'ajufter aux corps fur lefquels ils doivent agir, tandis que fes fens encore purs font exempts d'illufions , c'eft le tems d'exercer les uns & les autres aux fondions qui leur font propres , c'ell tems d'cipprendre à copnoitre

ou DE L'EDUCATION. 157

les rapports fenfibles que les chofes ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les fens , la première raifon de l'homme efl: une raifon fenfitivc ; c'eft elle qui fert de bafe à la raifon inte]le(5tuelle : nos premiers Maîtres de Philolbphie font nos pieds , nos mains , nos yeux. ; Subflituer des livres à tout cela , ce n'efl: pas nous apprendre à raifonner , c'eft nous apprendre à nous fervir de la railbn d'autrui ; c'eft nous apprendre à beaucoup croire, & à ne jamais rien fa voir.

Pour exercer un art, il faut commencer par s'en procurer les inftrumens ; & pour pouvoir employer utilement ces inftrum.ens , il faut les faire aflèz foii- des pour réfifter à leur ufage. Pour apprendre à penfer, il faut donc exercer nos membres, nos fens, nos organes, qui font les inftrumens de notre intelli- gence ; & pour tirer tout le parti poffible de ces inftrumens , il faut que le corps , qui les fournit, foit robulle <& fain. Ainfi, loin que la véritable rai- fon de l'homme fe forme indépendamment du corps, c'eil la bonne conflitution du corps qui rend les opé- rations de l'efprit faciles & fûres.

En montrant à quoi l'on doit employer la longue oifiveté de l'enfance, j'entre dans un détail qui pa- roîtra ridicule. Plaifantes levons, me dira- 1- on, qui , retombant fous votre critique , fe bornent à enfeigner ce que nul n'a befoin d'apprendre ! Pour- quoi confumer le tcms à des inftruélions qui vien- nent toujours d'elles-mêmes, & ne coûtent ni peines ni foins y Quel enfant de douze ans ne fait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre , & de plus ce que fcs Maîtres lui ont appris?

Meffieurs , vous vous trompez; j'enfeigne â mon Elevé un art très-long, très-pénible, & que n'ont afllirément pas les vôtres ; c'clt celui d'être igno- rant ; car la fcience de quiconque ne croit favoir que ce qu'il fait , fe réduit à bien peu de chofe. Vous

don-

SSB EMILE,

donnez la fcience , à la bonne heure ; moi je m'oc- cupe de l'inihumenc propre à Tacquérir. On die qu'un jour les Vénitiens montrant en grande pompe leur tréfor de Saint Marc à un Ambaffadeur d'Efpa- gne , celui - ci pour tout compliment , ayant regardé fous les tables , leur dit : Qui non ce la radice. Je ne vois jamais un Précepteur étaler le lavoir de fon difciple, fans être tenté de lui en dire autant.

Tous ceux qui ont réfléchi fur la manière de vivre des Anciens, attribuent aux exercices de la gymnas- tique cette vigueur de corps & d'ame qui les difliin- gue le plus fenfiblement des Modernes. La manière dont Montagne appuyé ce fentiment , tnontre qu'il en étoit fortement pénétré ; il y revient fans ceflTe & de mille façons. En parlant de l'éducation d'un en- fant; pour lui roidir lame, il faut, dit- il, lui dur- cir les mufcles ; en l'accoutumant au travail , on l'accoutume à la douleur ; il le faut rompre à l'âprecé des exercices , pour le drelfer à l'âpreté de la diOo- cation , de la colique & de tous les maux. Le fage Locke , le bon Rollin , le favant Fleuri , le pédant de Croufaz , li dififérens entr'eux dans tout le refle , s'accordent tous en ce feul point d'exerCer beaucoup les corps des en fans. C'efl: le plus judicieux de leurs préceptes; c'eft celui qui e(t & fera toujours le plus négligé. J'ai déjà fafnfamment parlé de fon impor- tance ; & comme on ne peut - deflus donner de meilleures raifons ni des régies plus fenfées que celles. qu'on trouve dans le livre de Locke , je me conten» terai d'y renvoyer , après avoir pris la liberté d'ajou- ter quelques obfervations aux flennes.

Les membres d'un corps qui croît , doivent être tous au large dans leur vêlement ; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accroifîèraent ; rien de trop Julie , rien qui colle au corps , point de ligature. L'habillement François , gênant & mal-fain pour les hommes, elt pernieiçuxïgi' tout aux enians. Les

hiu

ou DE L'EDUCATION. 159

humeurs ftagnantes, arrêtées dans leur circulation, croupiflent dans un repos qu'augmente la vie inacli- ve & fédentaire , fe corrompent & caufent le fcor- but , maladie tous les jours plus commune parmî nous , & prefque ignorée des Anciens, que leur ma- jîiere de fe vêtir & de vivre en préfervoit. L'habil- lement de Houflard, loin de remédier à cet inconvé- nient , l'augmente , & pour fauver aux enfans quel- ques ligatures, les prelTe par tout le corps. Ce qu'il y a de mieux à faire , efl: de les laifTer en jacquette auffi long-tems qu'il eft poflTible, puis 'de leur donner un vêtement fort large, & de ne fe point piquer de marquer leur taille ^ ce qui ne fert qu'à la déformer. Leurs défauts du corps & de l'efprit viennent prefque tous de la même caufe -, on les veut faire hommes avant le tems.

11 y a des couleurs gaies & des couleurs trides; les premières font plus du goût des enfans; elles leur lléent mieux auffi , & je ne vois pas pourquoi l'on ne confulteroit pas en ceci dts convenances fi natu- relles ; mais du moment qu'ils préfèrent une étoffe parcequ'elle efl riche , leurs cœurs font déjà livrés au luxe , à toutes les fantaiOes de l'opinion , & ce goût ne leur elt fûrement pas venu d'eux-mêmes. On ne fauroit dire combien le choix des vétemens 6c les motifs de ce choix influent fur l'éducation. Non- feulement d'aveugles mères promettent à leurs enfans des parures pour rccompenle; on voit même d'mfen- fés Gouverneurs menacer leurs Elèves d'un habit plus groffier & plus fimple , comme d'un châtiment. Si vous n'étudiez mieux , fi vous ne confervez mieux vos hardes , on vous habillera comme ce petit Pay- fan. C'efl: comme s'ils leur difoient : Sachez que l'homme n'efl rien que par fes habits , que votre prix eft tout dans les vôires. Faut- il s'étonner que de fi fii^ts levons profitent à la JeuiiCfie, qu'elle n'cfiime

(]ue

i6ô EMILE,

que la parure, <& qu'elle ne juge du me'rite que fur le feul extérieur ?

Si j'avois à remettre la tête d'un enfant ainfi gâté, j*aurois foin que fes habits les plus riches fuflênt les plus incomodes ; qu'il y fût toujours gêné, toujours contraint , toujours aiîujetti de mille manières : je ferois fuir la liberté , la gaité devant fa magnificen- ce: s'il vouloit fe mêler aux jeux d'autres enfans plus fimplement mis , tout cefîèroit, tout difparoîtroit à Tinflant. Enfin , je i'ennuyerois, je le rafTafierois tellement de fon fade , je le rendrois tellement Tef- clave de fon habit doré , que j'en ferois le fléau de fa vie , & qu'il verroit avec moins d'effroi le plus noir cachot que les apprêts de fa parure. Tant qu'on n'a pas afièrvi l'enfant à nos préjugés , être à fon aife & libre eft toujours fon premier defir ; le vêtement le plus fimple, le plus comode , celui qui l'aflujettit le moins, efl: toujours le plus précieux pour lui.

Il y a une habitude du corps convenable aux exer- cices , & une autre plus convenable à l'inaétion. Celle-ci , laififant aux humeurs un cours égal & uni- forme, doit garantir le corps des altérations de l'air; l'autre , le faifant paflTer fans ceffe de l'agitation au repos , & de la chaleur aii froid , doit l'accoutumer aux mêmes altérations. Il fuit de -là que les gens cafaniers & fédentaires doivent s'habiller chaudement en tout tems, afin de fe conferver le corps dans une température uniforme , la même à-peu-près dans tou- tes les faifons & à toutes les heures du jour. Ceux, au contraire , qui vont & viennent , au vent , au foleil , à la pluie, qui agiflent beaucoup, & paffent la plupart de km tems fub dio t doivent être toujours vêtus lé- gèrement , afin de s'habituer à toutes les viciiîitudes de l'air, & à tous les dégrés de température, fans en être incomodes. ]e confeillerois aux uns & aux autres de ne point changer d'habits félon les faifons ,

bu DE L'EDUCATION. ï^i

& ce fera la pratique confiante de mon Emile , en quoi je n'entends pas qu'il porte l'été fes habits d'hi- ver, comme les gens fédentaires > mais qu'il porte J'hiver Tes habits d'été ^ comme les gens laborieux. Ce dernier ufage a été celui da Chevalier Newton pendant toute fa vie, & il a vécu quatre-vingts ans. Peu ou point de coêfFure en toute faifon. Les an- ciens Egyptiens avoient toujours la tête nue; les Per- fes la couvroient de groITes tiares , & la couvrent encore de gros turbans , dont , félon Chardin j l'air du pays leur rend l'ufage nécelTaire. J'ai remarqué dans un autre endroit (17) la diftinclion que fit Hé- rodote fur un champ de bataille entre les crânes des Perfcs & ceux des Egyptiens. Comme donc il impor- te que les os de la tête deviennent plus durs ^ plus compactes ,. moins fragiles & moins poreux pour mieux armer le cerveau non - feulement contre les bleffures , mais contre les rhumes , les fluxions , Ôc toutes les impreffions de l'air , accoutumez vos enfans à demeurer été & hiver, jour & nuit, toujours tête nue. Que (1 pour la propreté & pour tenir leurs che- veux en ordre, vous leur voulez donner une coefFure durant la nuit , que ce foit un bonnet mince à claire voie , & femblable au rezeau dans lequel les Bafques enveloppent leurs cheveux. Je fais bien que la plu- part des mères ^ plus frappées de l'obfervation de Chardin que de mes raifons , croiront trouver par* tout l'air de Perfc; mais moi je n'ai pas choiO mon Elevé Européen pour en faire un Afiatique. . En général, on habille trop les enfans & fur- tout durant le premier âge. Jl faudroit plutôt les endurcir au froid qu'au chaud ; le grand froid ne les incomodc jamais quand on les y lailfe expofés de bonne heure .'

mais

.C17) Lettre à M, d'Alcrabert fur les Spe<fbclcs. page joo, première Edition,

Toms /; h

i6t EMILE,

mais le tifTu de leur peau, trop tendre & trop lâche encore , laiffanc un trop libre paflage à la tranfpira- tion , les livre par l'extrême chaleur à un épuifement inévitable. Auiîi remarque-t-on qu'il en meurt plus dans le mois d'Août que dans aucun autre mois. D'ailleurs , il paroît confiant , par la comparaifon des Peuples du Nord & de ceux du Midi , qu'on fe rend plus robude en fupportant l'excès du froid que l'excès de la chaleur ; mais à mefure que l'enfant grandit, & que fes fibres fe fortifient, accoutumez- le peu -peu à braver les rayons du foleil ; en allant par dégrés vous l'endurciriez fans danger aux ardeurs de la Zone torride.

Locke , au milieu des préceptes mâles & fenfes qu'il nous donne , retombe dans des contradictions qu'on n'attendroit pas d'un raifonneur aulîi exa6l. Ce même homme qui veut que les enfans fe baignent l'é- té dans l'eau glacée , ne veut pas , quand ils font échauffés , qu'ils boivent frais ni qu'ils fe couchent par terre dans des endroits humides (i8). Mais puifqu'il veut que les fouliers des enfans prennent l'eau dans tous les tems , la prendront -ils moins quand l'enfant aura chaud , & ne peut-on pas lui fai- re du corps par rapport aux pieds les mêmes induc- tions qu'il fait des pieds par rapport aux mains , & du corps par rapport au vifage ? Si vous voulez, lui dirois-je, que l'homme foit tout vifage, pourquoi me blâmez -vous de vouloir qu'il foit tout pieds?

Pour empêcher les enfans de boire quand ils ont chaud , il prefcrit de les accoutumer à manger préa-

lable-

(i8) Comme fi les petits Payfans choififToient la terre bien féchc pour s'y tilTéoir ou pour s'y coucher , 6i qu'on eût ja- mais oui dire que l'humidité de la terre eût fait du mal à pas un d'eux? A écouter là-deffiis les Médecins, on croiroit les Sau- vages tout perclus de ihumatirmes.

ou DE L'E.DU CATION. 163

iab'/ement un morceau de pain avant que de boire. Cela efl: bien étrange , que quand l'enfant a foif , il faille lui donner à manger ; j aimerois mieux , quand il a faim , lui donner à boire. Jamais on ne me per- fuadera que nos premiers appétits foient fi déréglés, qu'on ne puifTe les fatisfaire fans nous expofer à pé- rir. Si cela étoit , le genre humain fe fût cent fois détruit avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour le conferver.

Toutes les fois qu'Emile aura fbif , je veux qu'on lui donne à boire. Je veux qu'on lui donne de l'eau pure & fans aucune préparation , pas même de la faire dégourdir, fût-il tout en nage , & fut- on dans le cœur de l'hiver. Le feul foin que je recommande, eft de dillingucr la qualité des eaux. Si c'efl: de l'eau de rivière, donnez -la lui fur -le -champ telle qu'elle fort de la rivière. Si c'efl: de l'eau de fource, il la faut laiiTer quelque- tems à l'air avant qu'il la boive. Dans les faifons chaudes , les rivières font chaudes ; il n'en eft pas de même des fources , qui n'ont pas reçu le contaft de l'air. Il faut attendre qu'elles foient à la température de l'athmorphere. L'hiver , au contraire , l'eau de fource ell à cet égard moins dangereufe que l'eau de rivière. Mais il n'eft ni na- turel ni fréquent qu'on fe mette l'hiver en fucur, fur- tout en plein air. Car l'air froid, frappant inceuam- ment fur la peau , répercute en dedans la fucur , & empêche les pores de s'ouvrir allez pour lui donner un palfage libre. Or , je ne prétens pas qu'Emile s'exerce S'hiver au coin d'un bon feu , mais dehors en pleine campagne au milieu des glaces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à faire 6l lancer des balles de nei- ge, laifîuns-le boire quand il aura foif, qu'il continue de s'exercer après avoir , & n'en craignons aucun accident. Qi-ie fi par quelqu'autre exercice il fe met en fueur, & qu'il ait foif; qu'il boive froid, même en ce tems-là. Eaites feulement en forte de k mener

L i au

164 EMILE,

au loin & à petits pas chercher fon eau. Par le froid qu'on fuppofe , il fera fiffifamment rafraîchi en arri- vant, pour la boire fans aucun danger. Sur -tout prenez ces précautions fans qu'il s'en apperçoive. j'aimerois mieux qu'il fût quelquefois malade que fans celfe attentif à fa fanté.

Il faut un long fommeil aux enfans, parcequMls font un extrême exercice. L'un fert de corre6lif à l'autre; auffi voit- on qu'ils ont befoin de tous deux. Le tems du repos efl: celui de la nuit, il eft marqué par la na- ture. C'efl: une obfervation conftante que le fom- meil eft plus tranquille & plus doux tandis que le fo- leil eft fous l'horizon ; & que l'air échauffé de fes rayons ne maintient pas nos fens dans un fi grand ealme. Ainfi l'habitude la plus falutaire eft certaine- ment de fe lever & de fe coucher avec le foleil. D'où il fuit que dans nos climats l'homme & tous les ani- maux ont en général befoin de dormir plus longtems l'hiver que Tété. Mais la vie civile n'eftpas afTez fim- ple , affez naturelle , allez exempte de révolutions , d'accidens , pour qu'on doive accoutumer l'homme à cette uniformité, au point delà lui rendre néceffaire. Sans doute il faut s'aflujettir aux règles ; mais la pre- mière eft de pouvoir les enfreindre fans rifque, quand îanéceftité le veut. N'allez donc pas amollir indifcré- tement votre Elevé dans la continuité d'un paifible fommeil, qui ne foit jamais interrompu. Livrez- le d'abord fans gêne à la loi de la nature , mais n'ou- bliez pas que parmi nous il doit être au-defllis de cet- te loi ; qa'il doit pouvoir fe coucher tard, fe lever rnatin , être éveillé brufquement, paffer les nuits de- bout ftins en être incomodé. En s'y prenant aflez tôt en allant toujours doucement & par dégrés , on forme le tempérament aux mêmes chofes qui le dé* truifent , quand on l'y foumet déjà tout formé.

Il importe de s'accoutumer d'abord à être malcou- dîé 5 c'eft le moyen de ne plus trouver de mauvais .

otf DE L'EDUCATION. î6:

Ht. En général , la vie dure , une fois tournée en habitude , multiplie les fenfations agréables : la vie molle en prépare une infinité de deplaifantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le fommeil que fur le duvet ; les gens accoutumés à dormir fur des planches le trouvent par - tout : il n'y a point de lit dur pour qui s'endort en fe couchant.

Un lit mollet, l'on s'enfevelit dans la plume ou dans l'édredon , fond & diflbut le corps , pour ainfi dire. Les reins enveloppés trop chaudement s'é- chauffent. De- réfultent fouvent la pierre ou d'au- tres incomodités , & infailliblement une complexioa délicate qui les nourrit toutes.

Le meilleur lit eft celui qui procure un meilleur fommeil. Voilà celui que nous nous préparons Emi- le & moi pendant la journée. Nous n'avons pas be- foin qu'on nous amené des efclaves de Perfe pour faire nos lits; en labourant la terre nous remuons nos matelats.

Je fais par expérience que quand un enfant eft en fanté l'on eft maître de le faire dormir & veiller pref- qu'à volonté. Quand l'enfant eft couché , & que de fon babil il ennuie fa bonne, elle lui dit, durmez; c'eft comme (i elle lui difoit , portez-vous bien , quand il eft malade. Le vrai moyen de le faire dormir eft de l'ennuyer lui-même. Parlez tant, qu'il foit for- cé de fe taire, & bientôt il dormira : les fermons font toujours bons à quelque chofe ; autant vaut le prêcher que le bercer : mais fi vous employez le jbir ce narcotique , gardez- vous de l'employer le jour.

J'éveillerai quelquefois Emile , moins de peur qu'il ne prenne l'habitude de dormir trop long-tems, que pour l'accoutumer à tout , même à être éveillé, mê- me à être éveillé brufquement. Au furplus j'aurois bien peu de talent pour mon emploi , li je ne favois pas le forcera iéveilk; de lui-même, vS; à ic lever,

L 3 pouï

m EMILE,

pour ainfi dire , à ma volonté , fans que je lui difè un feu! mot.

S'il ne dort pas aflez, je lui laifle entrevoir pour le lendemain une matinée ennuyeufe , & lui - même regardera comme autant de gagné tout ce qu'il pour-? ra lailTer au fommeil : s'il dort trop , je lui montre à fon réveil un amufement de Ton goût. Veux-je qu'il s'éveille à point nommé , je lui dis ; demain à fix heures on part pour la pêche, on fe va promener à tel endroit, voulez-vous en être ? il confent, il me prie de l'éveiller ; je promets , ou je ne promets point, félon le befoin: s'il s'éveille trop tard , il me trouve parti. Il y aura du malheur fi bientôt il n'ap- prend à s'éveiller de lui-même.

Aurefte, s'il arrivoit , ce qui eftrare, que quel- qu'enfant indolent eût du penchant à croupir dans la pareflè , il ne faut point le livrer à ce penchant , dans lequel il s'engourdiroit tout-à-fait , mais lui ad- miniftrer quelque flimulant qui féveille. On conçoit bien qu'il n'efl pas quelbon de le faire agir par force , mais de l'émouvoir par quelque appétit , qui l'y por- Xt, & cet appétit , pris avec choix dans Tordre de ia nature, nous mené à la fois à deux tins.

Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adrefle, on îie pût infpirer le goût, même la fureur aux enfans , fans vanité , fans émulation , fans jaloufie. Leur vi- vacité , leur efprit imitateur fuffifent ; fur - tout leur gaité naturelle, inftrument dont la prife eft fûre, & dont jamais précepteur ne fut s'avifer. ]3ans tous les. jeux ils font bien perfuadés que ce n'eil que jeu , ils fouffrent fans fe plaindre , & même en riant , ce qu'ils ne fouffriroient jamais autrement , fans verfer 4es torrens de larmes. Les longs jeûnes , les coups , la brûlure, les fatigues de toute efpece font les amu-. femens des jeunes fauvages ; preuve que la douleur même a fon allai fonnement , qui peut en ôter l'amer- tume ; mais il n'appartient pas à tous les maîtres de

fayoji'

ou DE L'EDUCATION. 167

favoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les dis- ciples de le favourer fans grimace. Me voilà de nou- veau , fi je n'y prends garde , égaré dans les excep- tions.

Ce qui n'en fouffre point efî: cependant l'aflbjettif- fement de l'homme à la douleur , aux maux de Ton ef- pece, aux accidens, aux périls de la vie, enfin à I3 mort ; plus on le familiarifera avec toutes ces idées , plus on le guérira de l'importune fenfibilité qui ajoute au mal l'impatience de l'endurer ; plus on l'apprivoi- fera avec les fouffrances qui peuvent l'atteindre, plus on leur ôtera , comme eût dit Montagne , la poin- ture de l'étrangeté , & plus aufli l'on rendra fon ame invulnérable & dure ; fon corps fera la cuiraffe qui rebouchera tous les traits dont il ponrroit être atteint au vif. Les approches mêmes de la mort n'étant point la mort, à peine la fentira-t-il comme telle; il ne mourra pas , poLW* ainfi dire : il fera vivant ou mort; rien de plus. C'eftde lui que le même Mon- tagne eût pu dire comme il a dit d'un Roi de Maroc, que nul homme n'a vécu fi avant dans la mort. La confiance & la fermeté font, ainfi que les autres ver- tus , des apprentifîages de l'enfance : mais ce n'efi: pas en apprenant leurs noms aux enfans qu'on les leur enfeigne , c'eft en les leur faifànt goûter fans qu'ils fâchent ce que c'eft.

Mais à-propos de mourir, comment nous condui- rons-^nous avec notre Elevé, relativement au danger de la petite vérole ? la lui ferons -nous inoculer en bas âge , ou li nous attendrons qu'il la prenne natu- rellement ? le premier parti , plus conforme à notre pratique , garantit du péril l'âge la vie eft la plus précieufe, au rifque de celui elle feft le moins; fi toutefois on peut donner le nom de rifque à l'inocula- tion bien adminiftrée.

Mais le fécond eft plus dans nos principes géné- raux , de laiiler faire en tout la nature , dans les

L 4 foins

îM EMILE,

foins qu'elle aime à prendre Foule , & qu'elle aban-v donne auffi tôt que l'homme veut s'en méler^ L'Homme de la nature eft toujours préparé: laifTons^ le inoculer par le maître : il choifira, mieux le mo-, ment que nous.

N'allez pas de -là conclure que je blâme l'inocula- tion : cai- le raifonnement fur lequel j'en exemptq ^lon Elevé iroit très-mal aux vôtres. Votre éduca- tion les prépare à ne point échapper à la petite véro-^ le au moment qu'ils en feront attaqués : fi vous la lailTez venir au hafard, il et!: probable qu'ils en péri- ront. Je vois que dans les difFérens pays on réfiiîe d'autant plus à l'inoculation qu'elle y devient plus né-^ ceflaire , & la raifon de cela fe fent aifément. A peine auffi daignerai -je traiter cette queilion pour mon Emile. 11 fera inoculé, ou il ne le fera pas, félon les tems , les lieux , les circonll:ance.s : cela eft; prefque indifférent pour lui. Si*on lui donne la petite vérole , on aura l'avantage de prévoir (k connoître fon mal d'avance ; c'efl quelque chofe ; mais s'il la prend naturellement, nous l'aurons préfervé du Mé- decin ; c'eft encore plus.

Une éducation exclufive , qui tend feulement à didinguer du peuple ceux qui l'ont reçue , préfère iLOujoufs le4 inilru^lions les plus çoûteulès aux plus communes , & par cela même aux plus utiles. Ainl|. ks jeunes gens élevés avec foin apprennent tous à monter à cheval , parcequ'il en coûte beaucoup pour; cela ; mais prefqu'aucun d'eux n'apprend à nager, parcequ'il n'en coûte ïien , & qu'un Arti(àn peut fa- voir nager auffi bien que qui que ce fait, Cepen- dant , iàns avoir fait fon académie , un voyageur monte à cheval , s'y tient & s'en fert aflèz pour le befoin ; mais dans l'eau fi l'on ne nage on fe noyé, & l'on ne nage point fans l'avoir appris. Enfin , l'oi) n'eu, pas obligé de monter à cheval fous peine de la *ie, au lieu que nul n'ell fur d'éviter un danger au*

quel

otr DE L'EDUCATION. lô^

quel on eft fi fouvent expofé. Emile fera dans l'eau comme fur la terre ,• que ne peut- il vivre dans tous les élémens ! Si Ton pouvoit apprendre à voler dans les airs, j'en ferois un aigle; j'en ferois une falaman- dre, fi l'on pouvoit s'endurcir au feu.

On craint qu'un enfant ne fe noyé en apprenant à nager j qu'il fe noyé en apprenant ou pour n'avoir pas appris , ce fera toujours votre faute. C'eft la feule vanité qui nous rend téméraires ; on ne l'efl: point quand on n'efl: vu de perfonne : Emile ne le feroic pas quand il feroit vu de tout l'Univers. Comme l'exercice ne dépend pas du nfque , dans un canal du parc de fon père il apprendroit à traverfer l'Hellef- pont ; mais il faut s'apprivoifer au rifque même, pour apprendre à ne s'en pas troubler ; c'eft une partie eflcnciellc de l'apprentifTage dont je parlois tout-à-l'heure. Au relie, attentif à mefurer le dan- ger à fes forces , & de le partager toujours avec lui , je n'aurai guère d'imprudence à craindre , quand je réglerai le foin de fa confervation fur celui que je doi^ à la mienne.. .

Un enfant efi: moins grand qu'un homme ; il n'a ni fa force ni fa raifon ; mais il voit & entend aufli- bien que lui, ou à très -peu prés; il a le goût aulli fenfible quoiqu'il l'ait moins délicat , & diftingue aulfi-bicn les odeurs quoiqu'il n'y mette pas la même iènfualité. Les premières facultés qui fe forment âc fe perfectionnent en nous font les fens. Ce font donc Us premières qu'il faudroit cultiver; ce font les feu- les qu'on oublie , ou celles qu'on néglige le plus.

Exercer les fcns n'ell pas f^julemcnt en faire ufage, ç'eft apprendre à bien juger par eux , c'eft: appren- dre , pour ainfi dire , à iéntir; car nous ne favons ni toucher, ni voir, ni entendre que comme nous Hvons appris.

11 y a un exercice purement naturel & mécani- que, qui ferc à rendre le corps robullc , fans donneu.

L 5 aucune

170 EMILE,

aucune prlfe au jugement: nager, courir, fauter, fouetter un fabot , lancer des pierres ; tout cela eft fort bien : mais n'avons - nous que des bras & des jambes? N'avons-nous pas auffi des yeux, des oreil- les , ôi ces organes font -ils fuperflus à l'ufage des premiers ? N'exercez donc pas feulement les forces , exercez tous les fens qui les dirigent , tirez de cha- cun d'eux tout le parti poflible , puis vérifiez l'im- preflfion de l'un par l'autre. Mcfurez , comptez , pefez , comparez. N'employez la force qu'après avoir eftimé la réfiflance : faites toujours en forte que l'eftimation de l'effet précède l'ulage des moyens. Intéreffez l'enfant à ne jamais faire d'efforts infuffî- fàns ou fuperflus. Si vous faccoucumez à prévoir ainfi l'effet de tous fes mouvemens , & à redrcfTer fes erreurs par l'expérience, n'eft-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux?

S'agit'il d'ébranler une maffe? s'il prend un levier trop long il dépenfera trop de mouvement , s'il le prend trop court il n'aura pas affez de force: l'expé- rience lui peut apprendre à choifir précifément le bâ- ton qu'il lui faut. Cette fageife n'eft donc pas au- deflus de fon âge. S'agit -il déporter un fardeau? s'il veut le prendre aulTi pefant qu'il peut le porter , & n'en point eflàyer qu'il ne foule ve, ne fera-t-il pas forcé d'en ellimer le poids à la vue? Sait -il compa- rer des maffes de même matière & de différentes groffeurs? Qu'il choililTe entre des maffes de même groffeur & de différentes matières ; il faudra bien qu'il s'applique à comparer leurs poids fpécifiques. ]'ai vu un jeune homme , très - bien élevé , qui ne voulut croire qu'après l'épreuve, qu'un feau plein de gros coupeaux de bois de chêne fût moins pefant que k même feau rempli d'eau.

Nous ne fommes pas également maîtres de l'uPage de tous nos fens. Il y en a un , favoir le touclaer , dont faétion n'eft jamais fufpcndue durant la veille;

il

ou DE L'EDUCATION. 171

il a été répandu fur la furface entière de notre corps , comme une garde continuelle , pour nous avertir de tout ce qui peut l'ofFenfcr, Cefl: auffi celui dont, bon gré malgré , nous acquérons le plutôt l'expérien- ce par cet exercice continuel , & auquel par confé- quent nous avons moins befoin de donner une culture particulière. Cependant nous obfervons que les aveu- gles ont le laft plus fur & plus fin que nous ; parce- que j n'étant pas guidés par la vue , ils font forcés d'apprendre à tirer uniquement du premier fens les jugemens que nous fournit l'autre. Pourquoi donc ne nous exerce- 1- on pas à marcher comme eux dans i'obfcurité, à connoître les corps que nous pouvons atteindre , à juger des objets qui nous environnent , à faire , en un mot, de nuit & fans lumière, tout ce qu'ils font de jour & fans yeux ? Tant que le fo- leil luit , nous avons fur eux l'avantage ; dans les té- nèbres ils font nos guides à leur tour. Nous fommes aveugles b moitié de la vie ; avec la différence que les vrais aveugles favent toujours fe conduire , & que nous n'ofons faire un pas au cœur de la nuit. On a de la lumière, me dira -t- on: Eh quoi! toujours des machines ! Qui vous repond qu'elles vous fui- vront par -tout au befoin? Pour moi, j'aime mieux qu'Emile ait dt^s yeux au bout de fes doigts , que dans la boutique d'un Chandelier.

Etes -vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, frappez des mains; vous appercevrez au ré- fonnemenc du lieu, fl l'efpace ed grand ou petit , fi vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi - pied d'un mur , l'air moins ambiant & plus rélîéchi vous porte une autre fcnfation au vifage. Reliez en pla- ce, & tournez-vous fucctffivement de tous les côtes; s'il y a une perte ouverte , un Icgcr courant d'air vous l'indiquera. Etes- vous dans un bateau, vous connoîtrez , à la manière dont l'air vous frappera le vifage, non - feulement en quel fens vous allez, mais

a

%f% B M I L E,

fi le fil de la rivière vous entraîne lentemenr ou vîte. Ces obfervations & mille autres femblables , ne peu- vent bien fe faire que de nuit; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour , nous ferons aidés ou diftraits pair la vue, elles nous échapperont. Cependant il n'y a encore ici ni mains , ni bâton ; que de connoifTances oculaires on peut acquérir paç le toucher , même fans rien toucher du tout l

Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis ell plus im- portant qu'il ne fen^ble. \a nuit effraye naturelle- ment les hommes, & quelquefois les animaux (19 j. La raifon , les connoiiTances , l'efprit , le courage dé- livrent peu de gens de ce tribut. J'ai vu des raifon- neurs, des efprits- forts, des Philofophes , des Mili- taires intrépides en plein jour , trembler la nuit , comme des femmes , au bruit d'une feuille d'arbre. On attribue cet eÇroi aux contes des nourrices, on fe trompe ; il y a une caufe naturelle. Quelle efk cette caufe? La même qui rend les fourds defians (S; le peuple fuperllitieux , l'ignorance des choies qui nous environnent & de ce qui fe paffe autour de nous (20). Accoutumé d'apperceyoir de loin le$

çbjets.

(19) Cet effroi devient très - manifefle dans les grandes éclipfes de foleil.

(20) En voici encore une autre caufe bien expliquée par un Philofophe dont je cite fouvent le Livre , & dont les grandt^ vues m'inflruifent encore plus Touvent.

Lorfque par des circôntlancés particulières nous nepou- vons avoir une idée jufte de la dillance, & que nous ne pou- vons juger des objets que par la grandeur de l'angle , oj plutôt de l'image qu'ils forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécelTairement fur la grandeur de ces objets; tout le monde a éprouvé qu'en voyageant la nuit, on prend un buiflbn dont on elt près pour un grand arbre donc On eH loin , ou bien on prend un grand ;irbre éloigné pour un buiifon qui elt voifin ; de même fi on ne connoît pas les objets par leur forme , & qu'on ne puiffe avoir par ce j, moyçn aucune idée de didance, on fe troDipeia encote né- ' ' VI cef-

otT DE L'EDUCATION. 173

objets , & de prévoir leurs impreflions d'avance, comment, ne voyant plus rien de ce qui m'entoure,

n'y

cefTairement ; une mouche qui paflera avec rapidité à quel- j, ques pouces de diflartce de nos yeux, nous paroîtra dans Ce cas être un oifeau qui en fcroit à une très -grande diftan- ,, ce; un cheval qui feroit fans mouvement dans le milieu d'une campagne & qui feroit dans une attitude femblable, par exemple, à celle d'un mouton , ne nous paroîtra plus 3i qu'un gros mouton , tant que nous ne reconnoîtrons pas 5, que c'ell un cheval ; mais dès que nous l'aurons reconnu , il nous paroîtra dans linltant gros comme un cheval , & nous reftifierons fur-le-champ notre premier jugement.

Toutes les fois qu'on fe trouvera dans la nuit dans deâ;

lieux inconnus l'on ne pourra juger de la diftance, &

l'on ne pourra reconnoître la forme des chofes à caufe

de l'obfcurité , on fera en danger de tomber à tout inflane.

dans l'errtur au fujet des jugemens que l'on fera fur les ob-

jets qui fe préfenteront ; c'ell delà que vient la frayeur &'

l'efpece de crainte intérieure que l'obfcurité de la nuit fuie

fentir à prefque tous les hommes; c'eft fur cela qu'eit fon-.

M dée l'apparence des fpeftres & des fi^iures gigantefques &

épouvantables que tant de gens difent avoir vues; on leur'

,) répond communément que ces figures étoierit dans leur imà-

t, gînation ; cependant elles pouvoient être réellement dans

♦V leurs yeux , & il eïï très-poflible qu'ils aient en effet vu ce

ï, qu'ils difent avoir vu : car il doit arriver néccilairement

u toutes les fois qu'on ne pourra juger dun objet que par

l'angle qu'il forme dans l'œil, que cet objet inconnu groflîra

», & grandira, à mefure qu'on en fera plus voifin , & que s'il

t, a d'abord paru uu fpedateur qui ne peut connoitre ce qu'il

), voit, ni juger à quelle dillance il le voit, que s'il a paru,

», dis-jc, d'abord de la hauteur de quelques pieds lorfqu'il

5, étoit à la ilillance de vingt ou trente pas , il doitparoître

., haut de pluficurs toifcs lorfqu'il n'en fera plus éloigné que

,, de quelques pieds , ce qui doit en effet l'étonner & l'ef-

I, frayer, jufqu'à ce qu'enfin il vienne à toucher l'objet ou à le

», reconnoître ; car dans l'inftant même qu'il reconnoîtra ce

j, que c'efl, cet objet qui lui paroiflbit gigantefque, diminue-

», ra tout-à-coup, cNc ne lui paroîtja plus avoir que fa grandeur

réelle; mais fi l'on fuit ou qu'on n'ofe approcher, il

», certain qu'on n'aura d'autre idée de cet objet que celle de

l'image qu'il formoit dans l'œil, & qu'on aura réellement vu

Une ti^ure giginicfquc ou épouvantable par la grandeur &

par la forme. Le préjugé des fpedres elt doncTondé dans

», la

174 E MI L E>

n*y fuppoferois - je pas mille êtres , mille mouveméris qui peuvent me nuire , & dont il m'eft impoiîible de me garantir ? J'ai beau favoir que je fuis en fureté dans le lieu je me trouve ; je ne le fais jamais auf- ii bien que fi je le voyois aftuellement: j'ai donc tou- jours un fujet de crainte que je n'avois pas en plein jour. Je fais , il eft vrai , qu'un corps étranger ne peut guère agir fur le mien , fans s'annoncer par quel- que bruit j auffi, combien j'ai fans ceflè l'oreille aler- te ! Au moindre bruit dont je ne puis difcerner la caufe , l'intérêt de ma confervation me fait d'abord fuppofer tout ce qui doit le plus m'engager à me te- nir fur mes gardes , & par conféquent tout ce qui effc le plus propre à m'effrayer.

N'entends-je abfolument rien ? Je ne fais pas pour cela tranquille ; car enfin fans bruit on peut encore me furprendre. Il faut que je fuppofe les chofes tel- les qu'elles étoient auparavant, telles qu'elles doivent encore être , que je voye ce que je ne vois pas. Ainfi force de mettre en jeu mon imagination , bien- tôt je n'en fuis plus maître , & ce que j'ai fait pour

me

la nature , & ces apparences ne dépendent pas , comme le ,, croient les Philofophes. uniquement de l'imagination. Hiji, Nat. T. VI. pag. 22. m-12.

J'ai tâché de montrer dans le texte comment il en dépend toujours en partie, & quant à la caufe expliquée dans ce paf- fage , on voit que l'habitude de marcher la nuit, doit nous apprendre à diftinguer les apparences que la relTmblance des formes & la divcrfité des diilances font prendre aux objets à nos yeux dans l'obfcurité : car lorfque l'air e(t encore aflez éclairé jxîur nous laifTer appercevoir les contours des objets, comme il y a plus d'air interpofé dans un plus grand éloigne- ment, nous devons toujours voir ces contours moins marqués quand l'objet eft plus loin de nous, ce qui fuffit à force d'ha- bitude pour nous garantir de Terreur qu'explique ici M. de Buffon. Quelque explication qu'on préfère, ma méthode eft donc toujours efficace , ôc c'eft ce que l'expérience confii'rœe parfaitemeot.

ou rE r^'EDUCATION. 175

fne raflurer , ne fert qu'à m'allarmer davantage. Si j'entends du bruit, j'entends des voleurs ; fi je n'en- tends rien , je vois des phantômes : la vigilance que m'infpire le foin de me conferver ne me donne que fujets de crainte. Tout ce qui doit me raflurer n'efl que dans ma raifon : i'inflinèi plus fort me parle tout autrement qu'elle. A quoi bon penfer qu'on n'a rien à craindre, puifqu'alors on n'a rien à faire?

La caufe du mal trouvée indique le remède. En toute chofe l'habitude tue l'imagination , il n'y a que Jes objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que l'on voit tous les jours , ce n'efl plus l'imagination qui agit, c'eft la mémoire, & voilà la raifon de l'a- xiome ab ajjuetis non fit pajjio ; car ce n'efl qu'au feu de l'imagination que ks paffions s'allument. Ne rai- fonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir de l'horreur des ténèbres ; menez -l'y fouvent , & foyez fur que tous les argumens de la Philofophie ne vaudront pas cet ufage. La tête ne tourne point aux couvreurs fur les toits, & l'on ne voit plus avoir peur dans l'obfcurité quiconque eft accoutumé d'y être.

Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avan- tage ajouté au premier : mais pour que ces jeux réuflîflent , je n'y puis trop recommander la gaité. Rien n'eft fi trifte que les ténèbres: n'allez pas enfer- mer votre enfant dans un cachot. Qu'il rie en en- trant dans l'obfcurité ; que le rire le reprenne avant qu'il en forte ; que , tandis qu'il y eft , l'idée des amufemens qu'il quitte, & de ceux qu'il va retrou- ver , le défende des imaginations phantailiques qui pourroient l'y venir chercber.

Il efl un terme de la vie au - delà duquel on rétro- grade en avançant. Je fens que j'ai pallé ce terme. Je recommence, pour ainfi dire , une autre carrière. Le vuide de fâge mûr , qui s'efl fait fentir à moi , me retrace Je deux ttras du pitmier lige. Ln vieil-

liflan-

17(5 E M r L E; ^

lifTant je redeviens enfant , & je me rappelle plus volontiers ce que j'ai fait à dix ans , qu'à trente. Leéleurs , pardonnez - moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi -même; car pour bien faire ce livre , il faut que je le falTe avec plaifir.

J'étois à la campagne en penfion , chez un Minif- tre appelle M. Lambercier. J'avois pour camarade un Coufin plus riche que moi , & qu'on traitoit en héritier , tandis qu'éloigné de mon père, je n'étois qu'un pauvre orphelin. Mon grand Goufin Bernard étoit fingulieremcnt poltron, fur-tout la nuit. Je me moquai tant de fa frayeur , que M. Lambercier , en- nuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l'épreuve. Un foir d'automne, qu'il faifoit très- obfcur , il me donna la clef du Temple, & me dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avoit laiOee. 11 ajouta , pour me piquer d'honneur , quel- ques mots qui me mirent dans l'impuiffance de re- culer.

Je partis fans lumière ; fi j'en avois eu , ç'auroiE peut-être été pis encore. Il falloit palier par le cime- tière ; je le traverfai gaillardement ; car tant que je me fentois en plein air , je n'eus jamais de frayeurs nofturnes.

En ouvrant la porte , j'entendis à la voûte un cer- tain retentiflement que je crus refTembler à des voix, & qui commença d'ébranler ma fermeté romaine. La porte ouverte , je voulus entrer : mais à peine eus -je fait quelques pas , que je m'arrêtai. En ap- percevant l'obfcurité profonde qui régnoit dans ce vafte lieu , je fus faifi d'une terreur qui me fit drelTer les cheveux ; je rétrograde , je fors , je me mets à fuir tout tremblant, je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan , dont les careflTes me rafllire- rent. Honteux de ma frayeur, je revins fur mes pas, tâchant pourtant d'emmener avec moi Sultan^ ^ui ne voulut pas me fuivre. Je franchis brufque-

ment

o tj D E L'E D U C A T I O N. 17^

ment la porte, j'entre dans l'Eglife. A peine y fus- je rentré , que Ja frayeur me reprit , mais Ci forte- ment, que je perdis la tête ; ck quoique la chaire fût il droite, & que je le fufle très -bien, ayant tourné fans m'en appercevoir , je la cherchai longtems à gauche , je m'embarrafTài dans les bancs , je ne fa- vois plus j'étois ; & ne pouvant trou\'er ni la chaire , ni la porte , je tombai dans un bouleverfe- inent inexprimable. Enfin j'apperçois la porte , je viens à bout de fortir du Temple , & je m'en éloi- gne comme la première fois , bien réfolu de n'y ja- mais rentrer feul qu'en plein jour.

Je reviens jufqu'à la mailbn. Prêt à entrer , je didingue la voix de M. Lambercier à de grands é- clats de rire. Je les prends pour moi d'avance , & confus de m'y voir expofé , j'héfite à ouvrir la por- te. Dans cet intervalle , j'entends Mademoifelle Lambercier s'inquiéter de moi , dire à la Servante prendre la lanterne, & M. Lambercier fe difpofer k me venir chercher, efcorté de mon intrépide coufin^ auquel enfuite on n'auroit pas manqué de faire tout l'honneur de l'expédition. A l'inllant toutes mes frayeurs cefTent , Ck. ne me laifîent que celle d'être furpris dans ma fuite: je cours, je vole au Temple, ians m' égarer, fans tâtonner, j'arrive à la chaire, j'y monte , je prends la Bible, je m'élance en bas j dans trois faucs je fuis hors du Temple , dont j'ou- bliai même de fermer la porte, j'entre dans la cham- bre hors d'haleine, je jette la Bible fur la table, effa- ré , mais palpitant d'aife d'avoir prévenu le fecours qui m'étoit delliné.

On me demandera fi je donne ce trait pour un mo- dèle à fuivre, (S: pour un exemple de la gaité que j'e- xige dans ces fortes d'exercices i Non ; mais je le donne pour preuve que rien n'eft plus capable de rafl furer quiconque cft effraye des ombres de la nuit , que d'entendre dans une chambre voifine une compa- Tome L kL gnit

I7S EMILE,

gnie afTemblée rire & caufer tranquillement. Je vou- drois qu'au lieu de s'amufer ainfi feul avec fbn Elevé, on rairembUt les foirs beaucoup d'enfans de bonne humeur ; qu'on ne les envoyât pas d'abord féparé- ment , mais plulleurs enfemble, & qu'on n'en hafar- dâc aucun parfaitement feul , qu'on ne fe fût bien af- furé d'avance qu'il n'en feroit pas trop effrayé.

Je n'imagine rien de fi plaifant & de fi utile que de pareils jeux , pour peu qu'on voulût ufer d'adrefle à îes ordonner. Je ferois dans une grande falle une ef- pece de labyrinthe, avec des tables, des fauteuils , des chaifes , des paravents. Dans les inextricables tortuofités de ce labyrinthe , j'arrangerois au milieu de huit ou dix boëces d'attrapes une autre boëce pres- que femblable , bien garnie de bonbons; je défigne- rois en termes clairs , mais fuccinfts , le lieu précis fe trouve la bonne boëce ; je donnerois le renfei- gnement fiiffifant pour la diflinguer à des gens plus attentifs & moins étourdis que des enfans (21); puis, après avoir flût tirer au fort les petits concurrens, je les enverrois tous l'un après l'autre ,. jufqu'à ce que la bonne boëce fût trouvée; ceque j'auroisfoin de ren- dre difficile, à proportion de leur habileté.

Figur.z-vous un petit Hercule arrivant une boëte à la main , tout fier de Ton expédition. La boëce fe raec fur la table , on l'ouvre en cérémonie. J'en- tends d'ici les éclats de rire, les huées de la bande joyeufe , quand , au lieu dss confitures qu'on atten- doit , on trouve bien proprement arrangés fiir de la moiiffe ou fur du coton , un hanneton , un efcargot ,

du

(21) Pour les exercer à l'attention ne leur dites jamais que des chofes qu'il? aient un intérêt ftnfible & préfent à bien en- tendre; ftir- tout point de longueurs, jamais un mot ruporflu. Mais aufli ne laiQcz dans vos difcours ni obicurité ni équivo- aque. .

otr DE L'EDUCATION. i;^

éi charbon , du gland , un navet , ou quelque autre pareille denrée. D'autres fois, dans une pièce nou- vellement blanchie on fufpendra , près du mur , quelque jouet, quelque petit meub'e qu'il s'agira d'al- îer chercher ; fans toucher au mur. A peine celui qui l'apportera fera- 1 -il rentré, que, pour peu qu'il ait manqué à la condition , le bout de Ton chapeau blanchi, le bout de Tes Ibuliers, la bafque de fon ha- bit , fa manche trahiront û\ mal - adrelie. En voilà bien affez, trop peut-être, pour fùre entendre l'ef- prit de ces fortes de jeux. S'il faut tout vous dire , ne me lifèz point.

QLiels avantages un homme aînfi élevé n'aura*t-il pas la nuit fur les autres hommes? S .s pieds accou- tumés à s'affermir dans les ténèbres, fes mains exer- cées à s'appliquer aifément à tous ks corps environ- nans , le conduiront fans peine dans la plus épaiffe obfcurité. Son imagination pleine des jeux nofturnes de fa jeunefie , fe tournera difficilement fur des objets effrayans. S'il croit entendre des éclats de rire, au lieu de ceux des efprits follets , ce feront ceux de fes anciens camarades : s'il fe peint une affemblée , ce ne fera point pour lui le fabat, mais la chambre de fon Gouverneur. La nuit ne lui rappellant que des idées gaies, ne lui fera jamais affreufe; au lieu delà craindre, il l'aimera. S'sgit-il d'une expédition mi- litaire , il fera prêt à toute heure , auffi - bien feul , qu'avec fa troupe. II entrera dans le camp de Saul , il le parcourra fans s'égarer , il ira jufqu'à la tente du Roi fans éveiller perfonne, il s'en retournera fans être appcrçu. Faut- il enlever les chevaux de Rhe- fus , adrefléz-vous à lui fans crainte. Parmi les gens autrement élevés , vous trouverez difficilement un Ulyffe.'

J'ai vu des gens vouloir, {)ar des furprifes, accou- tumer les enfans à ne s'effrayer de rien la nuit. Cette méthode elt très-mauvaife ; elle produit un effet tout-

M a con-

i8o EMILE,

contraire à celui qu'on cherche , & ne fert qu'à les , rendre toujours plus craintifs. Ni la raifon , ni l'ha- bitude ne peuvent ralFurer fur l'idée d'un danger pré- fent , dont on ne peut connoître le degré , ni refpe- ce , ni fur la crainte des furprifes qu'on a fou vent éprouvées. Cependant , comment s'aflurer de tenir toujours votre Elevé exempt de pareils accidens? Voici le meilleur avis , ce me femble , dont on puilTe le prévenir là-deiTus. Vous êtes alors, dirois- je à mon Emile , dans le cas d'une jufte défenfe ; car l'aggreflcur ne vous laifle pas juger s'il veut vous fai- re mal ou peur, & comme il a pris fes avantages, la fuite même n'eft pas un refuge pour vous. SaiQf- fez donc liardiment celui qui vous furprend de nuit , homme ou bête, il n'importe; ferrez -le, empoignez- le de toute votre force ; s'il fe débat , frappez , ne marchandez point les coups, & quoi qu'il puifle dire ou faire, ne lâchez jamais prife, que vous ne fâchiez bitn ce que c'elt : réclaircifTement vous apprendra probablement qu'il n'y avoit pas beaucoup à crain- dre, 6c cette manière de traiter les plaifans doit na- turellement les rebuter d'y revenir.

Quoique le toucher foit de tous nos fens celui dont nous avons le plus continuel exercice , iès jugemens reftent pourtant, comme je l'ai dit, imparfaits & groifiers , plus que ceux d'aucun autre; parceque iious mêlons continudlement à fon ufage celui de la yue , & que l'œil atteignant à l'objet plutôt que la main , l'elprit juge prefque toujours fans elle. En revanche , les jugemens du ta6l font les plus fûrs , précifément , parcequ'ils font les plus bornés : car ne s'étendant qu'auffi loin que nos mains peuvent attein- dre , ils reftifient l'étourderie des autres fens, qui s'élancent au loin fur des objets qu'ils apperçoivent à peine , au lieu que tout ce qu'apperçoit le toucher , il l'apperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand ii nous plaît, la force des mufcles à l'aftion des nerfs, r- .■ nous

•oit DE UE DUCAT ION. iSr

nous iiniffons, par une fenfation fimultanée, au ju- gement de la lempérature, des grandeurs , des fi^^^u- res , le jugement du poids & de la folidité. AirAi le toucher étant de tous les fens celui qui nous inflruic le mieux de l'impreilion que les corps étrangers peu- vent faire fur le nôtre , cfl; celui dont l'ufage e(l Je plus fréquent , & nous donne le plus immédiatement la connoillance nécelTaire à notre confervation.

Comme le toucher exercé fupplée à la vue , pour- quoi ne poLirroit-il pas aulVi fuppléer à Fouie jufrju'à certain point , puifque les fons excitent dans les corps fonores des ébranlemens fenfibles au ta61? En pofant une miin fur le corps d'un violoncelle , on peut , fans le fecours des yeux ni des oreilles diflin- guer à la feule manière dont le bois vibre Ck frémit, li le fon qu'il rend eft grave ou aigu , s'il eft tiré de la chanterelle ou du bourdon. Qu'on exerce le fens à ces différences, je ne doute pas qu'avec le tems , on n'y pût devenir fenOble au point d'entendre un air entier par les doigts. Or ceci fuppofé , il eft clair qu'on pourroit aifément parler aux fourds en mufjque; car ks fons & les œms, n'étant pas moins fufceptibles de combinaifons régulières que les articu- lations & les voix, peuvent être pris de même pour les élémens du difcours.

11 y a des exercices qui émouflènt le fens du tou- cher , & le rendent plus obtus : d'autres au contrai- re l'aigiiifent & le rendent plus délicat & plus fin. Les premiers , joignant beaucoup de mouvement & de force à la continuelle imprefljon des corps durs, rendent la peau rude, calleufe, & lui ôtent le fenti- ment naturel ; les féconds font ceux qui varient ce même fentiment par un taft léger & fréquent , en forte que l'efprit attentif à des imprellions inccfTIun- ment repétées , acquiert la facilité de juger toutes leurs modifications. Cette différence eft fenfible dans l'ufage do» inlbumens de muliqae : le louclier dur &

JNI '^ mcur-

îSa EMILE,

meurtriiTant du violoncelle , de la contrebafîe , du violon même , en rendant les doigts plus flexibles , raccoruit leurs extrémités. Le toucher lice & poli du clavecin les rend auiTi flexibles & plus fenfibles en même tems. Kn ceci donc le clavecin eft à pré- férer.

Il importe que la pc^ s^endurcifle aux impreffions de Tair , & puifle braver Tes altérations ; car c'eil elle qui défend tout le refle. A cela près , je ne voudrois pas que la main trop fervilement appliquée aux mêmes travaux , vînt à s*endurcir , ni que fa peau devenue prefque oiléufe perdît ce fentiment ex- quis , qui donne à connoître quels font les corps fur lefquels on la palïe, &, félon l'efpece de conta6l , nous fait quelquefois , dans l'obfcurité , friffonner en diverfes manières.

Pourquoi faut- il que mon Elevé foit forcé d'avoir toujours fous fes pieds une peau de bœuf? Quel mal y auroit-il que la fienne propre pûc au befoin lui fer- vir de femelle? Il eft clair qu'en cette partie, la dé- licatefle de la peau ne peut jamais être utile à rien , & peut fouvent beaucoup nuire. Eveillés à minuit au cœur de l'hiver par l'ennemi dans *leur ville, les Genevois trouvèrent plutôt leurs fufils que leurs fou- liers. Si nul d'eux n'avoic fu marcher nuds pieds , qui fait fi Genève n'tût point été prife?

Armons toujours l'homme contre les accidens im- prévus. Q_u'£mile coure les matins à pieds nuds, en toute faifon , par la chambre, par i'efcalier, par le jcirdin; loin de l'en gronder, je l'imiterai; feulement j'aurai foin d'écarter le verre. Je parlerai bientôt des travaux ôi des jeux manuels; du relie y qu'il appren- ne à faire tous les pas qui favorifent les évolutions du corps , à prendre dans toutes les attitudes une pofi- tion aifée & folide ; qu'il fâche fauter en éloigne- mcnt, en hauteur, grimper fur un arbre, franchir un mur ; qu'il trouve toujours fon équilibre ; que

tous

ou DE L'EDUCATION. i2$

tous Tes mouvenaens, fes geftes foient ordonnés fclon Jes loix de la pondération, longtcms avant que la Sta- tique fe mêle de les lui expliquer. A la manière dont fon pied pofe à terre, & dont fon corps porte fur fa jambe , il doit fentir s'il efl bien ou mal. Une alTiec- te afTurée a toujours de la grâce, & les poftures les plus fermes font aufTi les plus éiégintes. Si j'étois Maître à dan fer , je ne ferois pas toutes les fingeries de Marcel (22), bonnes pour le pays il les fait-: mais au lieu d'occuper éternellement mon Elevé à des gambades , je le mencrois au pied d'un rocher : , je lui montrerois quelle attitude il faut prendre , comment il faut porter le corps & la tête , quel mou- vement il faut faire, de quelle manière il faut pofer , tantôt le pied , tantôt la main , pour fuivre légère- ment les fentiers efcarpés, raboteux & rudes, & së- lancer de pointe en pointe, tant en montant qu'en defcendant. J'en ferois l'émule d'un chevreuil , plu- tôt qu'un Danfcur de fOpera.

Autant le toucher concentre fes opérations autour de l'homme, autant la vue étend les fiennes au- delà de lui. C'ell ce qui rend celles-ci trompeufesj d'un coup d'œil un homme embralTe la moitié de fon horizon. Dans cette multitude de fenfations fimuîta- nées & de jugemens qu'elles excitent, comment ne fe tromper fur aucun ? Ainfi la vue eft de tous no» fcns le plus fautif, précifément parcequ'il eft le plus

éten-

(2î) Célèbre Mnître à danfer de Paris, lequel, connoifTanc bien fon monde, faifoit l'ertravapant par nife, & domioit à. fon art une importance qu'on feiynoit de trouver ridicule, mais pour laquelle on lui portoit au fond le plus grand lefpeû. Dans un autre ait. non moins frivoic, on voit ertcore aujour- d'hui un ArciUc Comédien faire ainfi l'important & le fou, & ne réulTir pas moins bien. Cette mt^thode eft tcuiouis fîire en France. Le vrai talent, plus fimpic c^ moins charlatan, n'y fait point fortune. La modellie y el\ la venu des fois.

M 4

1S4 EMILE,

çtendu , & que , précédant de bien loin tous les au- tres , fes opérations font trop promptes & trop vaf- tes , pour pouvoir être reftifiées par eux. Il y a plus; les illufions mêmes de la perfpeftive nous font néceflaires pour parvenir à çonnoître l'étendue , & à comparer fes parties. Sans les fauffes apparences , nous ne verrions rien dans Téloignement ; fans les gradations de grandeur & de lumière, nous ne pour- rions eilimer aucune diflance , ou plutôt il n'y en au- roit point pour nous. Si de deux arbres égaux , ce- lui qui eft à cent pas de nous , nous paroiiîbit auffi grand & auffi diftinft que celui qui efl: à dix , nous les placerions à côté l'un de l'autre. Si nous apper- cevions. toutes les dimenfions des objets fous leur vé- ritable mefure , nous ne verrions aucun eipace , & tout nous paroîtroit fur notre œil.

Le fens de la vue n'a , pour juger la grandeur des objets & leur dillance , qu'une même mefure , fa- voir l'ouverture de l'angle qu'ils font dans notre œil ; ^ comme cette ouverture eft un efFt;t fimple d'une caufe compofée , le jugement qu'il excite en nous iaiffe chaque caufe particulière indéterminée, ou de- vient néceilairement fautif. Car comment diftinguer à la fimple vue fi l'angle par lequel je vois un objet plus petit qu'un aucre , eil tel parceque ce premier objet efl çn effet plus petit, ou parcequ'il eft plus çloigné ?

11 faut donc fuivre ici une méthode contraire à la précédente ; au lieu de fimplifier la fenfation , la doubler , la vérifier toujours par une autre; afixijtttir l'organe vifuel à l'oi'gane tactile, & réprimer , pour ainfi dire, l'i mpétuolité du premier fens par la mar- che pêfante & réglée du fécond. Faute de nous af- fervir à cette pratique , nos mefures par efl;imation :ibnt très -inexactes. Nous n'avons nulle précifion dans le coup- d'œil pour juger .les hauteurs, les lon- gueurs, les profondeurs, les dillances; ôc la preuve

que

ov DE L'EDUCATION. iSj

que ce n'efl: pas tant la faute du fens que de Ton ufa- ge , c'eft que les Ingénieurs , les Arpenteurs , les Architeftes , les Mallbns , les Peintres , ont en gé- néral le coup - d'œil beaucoup plus fur que nous , & apprécient les mefures de l'étendue avec plus de juf- lellé; parccque leur métier leur donnant en ceci l'ex- périence que nous négligeons d'acquérir , ils ôr.enc i'équivoque de l'angle , par les apparences qui l'ac- compagnent , & qui déterminent plus exactement à leurs yeux , le rapport des deux caufes de cet angle. Tout ce qui donne du mouvement au corps fans le contraindre , eft toujours facile à obtenir des enfant;. 11 y a mille moyens de les intéreller à mefurer , à connoître, à eftimer les diftances. Voilà un ceriiiep fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des ce- rifes ? l'échelle de la grange eft-elle bonne pour ce- la? Voilà unruilTeau fort large, comment le traver- ferons-nous ? une des planches de la cour pofera-t- elle fur les deux bords ? Nous voudrions de nos fe- nêtres pêcher dans les folTés du Château ; combien de braflés doit avoir notre ligne? Je voudrois faire une balançoire entre ces deux arbres, une corde de deux toifes nous fuffira-t-elle ? On me dit que dans l'autre maifon notre chambre aura vingt -cinq pieds quarrés,- croyez -vous qu'elle nous convienne? iéra- t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand faim , voilà deux villages , auquel des deux ferons- nous plutôt pour dîner? &c.

Il s'agilToit d'exercer à la courfe un enfant indo- lent & parefleux, qui ne fe portoit pas de lui-même à cet exercice ni à aucun autre, quoiqu'on le deflinat à fétat militaire : il s'étoit perfuadé , je ne fais com- ment, qu'un homme de fon rang ne devoit rien faire ni rien favoir, & que fa nobleilè devoit lui tenir lieu de bras , de jambes , ainfi que de toute efpece de mé- lite. A faire d'un tel Gentilhomme un Achille au pied-leger, l'adreile de Chiron même tût eu peine à

M 5 fuliii-e.

iB6 EMILE,

fii'fiîre. La difficulté étoit d'autant plus grande que je ne voulois lui prefcrire ablblument rien. J'avois banni de mes droits les exhorcations , les promefTes , Jes menaces , l'émulation , le defir de briller: com- ment lui donner celui de courir fans lui rien dire ? courir moi-même eût été un moyen peu fur & fujec à inconvénient. D'ailleurs , il s'agilîbit encore de tirer de cet exercice quelque objet d'mftruftion pour lui , afin d'accoutumer les opérations de la machine vk celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je m'y pris: raoi, c'eil-à dire, celui qui parle dans cet exemple.

En m'allant promener avec lui les après-midi, je mettois quelquefois dans ma poclie deux gâteaux d'u- ne efpece qu'il ai moi c beaucoup ; nous en mangions^ chacun un à la promenade (23) , & nous revenions fort contens. Un jour il s'apperçut que j'avois trois gâteaux ; il en auroit pu manger fix fans s'incommo- der : il dépêche promptement le fien pour me de- mander le troifieme. Non , lui dis-je , je le mange- rois fort bien moi - même , ou nous le partagerions , mais j'aime mieux le voir difputer à la courfe par ces deux petits garçons que voilà. Je les appellai, je leur montrai le gâteau & leur propofai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut pofé fur une grande pierre qui fervit de but. La carrière fut marquée , nous allâmes nous aflèoir , au fignal donné les petits garçons partirent : le victorieux

faifit

(23) Promenade champêtre , comme on verra dans l'inf- tnnt. Les promenades publiques des villes font pernicieufès aux enfans de l'un & de l'aune fexe. C'efi: qu'ils commen- cent à fe rendre vains & à vouloir être regardés; c'cfl au Lu- xembourg , aux Tuilleries, fur- tout au Palais -royal, que la belle Jeunefle de Paris va prendre cet air impertinent & fat qui la rend fi ridicule, 6c la fait huer & détefter dans toute J'Europe.

ov BE L'EDUCATION. iS?

laifit du gâteau , & le mangea fans miféricorde aux yeux des fpeftateurs & du vaincu.

Cet amufement valoit mieux que le gâteau , mais il ne prit pas d'abord & ne produiiit rien. Je ne me rebutai ni ne me preflai ; l'inftitution des enfans ell un métier il faut ftvoir perdre du tems pour en gagner. Nous continuâmes nos promenades; fou- vent on prenoit trois gâteaux , quelquefois quatre, & de tems à autre il y en avoit un , même deux pour les coureurs. Si le prix n'étoit pas grand , ceux qui ledifputoient n'étoient pas ambitieux ; celui qui le remportoit étoit loué, fêté, tout fe faifoit avec appareil. Pour donner lieu aux révolutions Ôz au- gmenter l'intérêt , je marquois la carrière plus lon- gue , j'y fouiFrois plufieurs concurrens. A peine étoient-ils dans la lice que tous les paflans s'arrétoienc pour les voir ; les acclamations , les cris , les batte- mens de mains les animoient; je voyois quelquefois mon petit bon -homme treffaillir, fe lever , s'écrier quand l'un étoit prêt d'atteindre ou de pailer l'autre: c'étoient pour lui les Jeux Olympiques.

Cependant les concurrens ufoient quelquefois de fupercherie ; ils fe retenoient mutuellement ou fe fai- foient tomber , ou poufToient des cailloux au paflage l'un de fautre. Cela me fournit un fujet de les fé- parer , & de les faire partir de différons termes, quoiqu'également éloignés du but ; on verra bien-tôt la raifon de cette prévoyance; car je dois traiter cet- te importante aff.ûre dans un grand détail.

Ennuyé de voir toujours manger fous fes yeux des gâteaux qui lui faifoient grande envie, Moniteur le Chevalier s'avi fa de foupçonner enfin que bien courir pouvoit être bon à quelque chofe , & voyant qu'il avoit auili deux jambes il commença de s'elîayer en fecret. Je me gardai d'en rien voir; miis je com- pris que mon iîratagéme avoit réulii. Quand il fe crut afiez fort , (& je lus avant lui dons la penfée,)

il

i8S EMILE,

:il affeclâ de m'importuner pour avoir le gâteau reA tant. Je le refufe ; il s'obftine , & d'un air dépité il médita !a fin: bien , mettez^le fur la pierre, marquez le champ, & nous verrons. Bon! lui dis- je en riant, efl-ce qu'un Chevalier fait courir? Vous gignerez plus d'appétit , & non de quoi le (a* tisfaire. Piqué de ma raillerie , il s'évertue 6l rem- porte le prix d'autant plus ailement que j'avois fais la lice très - courte , & pris foin d'écarter le meilleur coureur. On conçoit comment ce premier pas étant fait, il me fut aife de le tenir en haleine. Bientôt il prit un tel goût à cet exercice , que , fans faveur , il étoit prefque fiir de vaincre mes polirons à la cour- fe , quelque longue que fût la carrière.

Cet avantagea obtenu en produifit un autre auquel je n'avois pas longé. QLiand il remportoit rarement le prix , il le mangeoit prefque toujours feul , ainfl que faifoient fes concurrens ; mais en s'accoutumant à viôloire , il devint généreux , & partageoit fou- vent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même, une obfervation morale, & j'appris par-là quel étoit le vrai principe de la générolité.

En continuant avec- lui de marquer en differens lieux les termes d'où chacun devoit partir à-la-fois ^ je fis , fans qu'il s'en apperçût, les dillances inéga- les, de forte que l'un , ayant à faire plus de chemin que l'autre pour arriver au même but, avoit un dé- favantage vilible : mais quoique je laifTalTe le choix à mon Difciple, il ne favoit pas s'en prévaloir. Sans s'embarralfer de la diftance -, il préféroit toujours le beau chemin ; de forte que , prévoyant aiféraent fon choix, j'étois à-peu-près le maître de lui faire perdre ou gagner le gâteau à ma voloacé , & cette adreile avoit auffi fon' ufage à plus d'une fin. Cependant, comme mon defiein étoit qu'il s'apperçût de la diffé- rence , je tâchois de la lui rendre Icnfible ; mais quoiqu'indolent dans le calme , il étoit fi vif dans fe»

jeux,

o tj DE L'E D U C A T I O N. j^p

jeux , & (e déficit û peu de moi , que j'eus toutes Jes peines du monde à lui faire appercevoir que je le trichois. Enfin, j'en vins à bout malgré fon étour- derie; il m'en fit des reproches. Je lui dis, dequoi vous plaignez - vous ? Dans un don que je veux bien faire, ne fuis -je pas maître de mes conditions y Qiii vous force à courir? Vous ai- je promis de faire les lices égales ? N'avez - vous pus le choix ? Prenez la plus courte , on ne vous en empêche point : com- ment ne voyez - vous pas que c'efl vous que je favov rifc , & que l'inégalité dont vous murmurez eft tou-" te à votre avantage (i vous favtz vous en prévaloir? Cela étoit clair, il le comprit, & pour choifir, il fallut y regarder de plus prés. D'abord on voulut compter les pas ; mais la mefure des pas d'un enfanc efl lente & fautive ; de plus , je m'avifai de multi- plier les courfes dans un même jour, & alors l'amu- fement devenant une efpece de paiîion , l'on avoit regret de perdre à mefurer les lices le tems defliné à les parcourir. La vivacité de l'enfance s'accomode' mal de ces lenteurs; on s'exerça donc à mieux voir, à mieux eflimer une diftance à la vue. Alors j'eus peu de peine à étendre & nourrir ce goût. Enfin , quelques mois d'épreuves & d'erreurs corrigées , lui, formèrent tellement le compas vifuel, que quand je> lui mettois par la penfée un gâteau fur quelque objet éloigné , il avoit le coup-d'œil prefque auili fur que la chaîne d'un Arpenteur.

Comme la vue ed de tous les fens celui dont on peut le moins féparer les jngemens de l'clprit , il faut beaucoup de tems pour apprendre à voir ; il faut a- voir long -tems comparé la vue au toucher pour ac- coutumer le premier de ces deux fens à nous f;'.ire un rapport fidèle des figures & des dillancts : fans le loucher, fans le mouvement progreiîif, les yeux du monde les plus perçans ne fauroicnt nous donner au- cune idée de i'cicnduc. L'Univtis entier ne doit être

qu'un

ï9'5 EMILE,

qu'an point poar une huître; il ne lui paroîtroit rien de plus quand même une ame humaine informeroic cette haitre. Ce n'eft qu'à force de marcher , de palper , de nombrer , de mefurer les dimerrfions qu'on apprend à les eftimer: mais auffi Ci l'on mefu- roit toujours , le fens fe repofanc fur l'indrument n'acquerroic aucune jufteffe. Il ne faut pas non plus que l'enfant pafTe tout-d'un-coup de la mefure à l'efti- mation; il faut d'abord que, continuant à comparer par parties ce qu'il ne fauroic comparer tout-d'un- coup, à des aliquotes précifes, il fubflitue des aii* quotes par appréciation , & qu'au lieu d'appliquer toujours avec la main la mefure , il s'accoutume à l'appliquer feulement avec les yeux. Je voudrois pourtant qu'on vérifiât fes premières opérations par des mefures réelles afin qu'il corrigeât fes erreurs, ôc que s'il refte dans le fens quelque fauffe apparence , il apprît à la re6lifîer par un meilleur jugement. On a des mefures naturelles qui font à- peu-près les mê- mes en tous lieux; les pas d'un homme, l'étendue de fes bras , fa flature. (^uand l'enfant eftime la hau- teur d'un étage , fon Gouverneur peut lui fervir de toife ; s'il eftime la hauteur d'un clocher , qu'il le toife avec les maifons. S'il veut favoir les lieues de chemin , qu'il compte les heures de marche ; & fur- tout qu'on ne fafle rien de tout cela pour lui , mais qu'il le fafîe lui-même.

On ne fauroit apprendre à bien juger de l'étendue & de la grandeur des corps , qu'on n'apprenne à connoître aulTi leurs figures & même à les imiter; car au fond cette imitation ne tient abfoluraent qu'aux loix de la perfpe6live, & l'on ne peut eftimer l'éten- due fur fes apparences , qu'on n'ait quelque fentimenc de ces loix. Les enfans , grands imitateurs , ef- fayent tous de deffiner; je voudrois que le mien cul- tivât cet art , non précifément pour l'art même, mais pour fe rendre l'œil jufl:e Ôi la main flexible ; &

en

ou DE L'EDUCATION. ipr

en général il importe fort peu qu'il fâche tel ou tel exercice , pourvu qu'il acquière la perfpicacité du fens & la bonne habitude du corps qu'on gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un Maître à deffiner , qui ne lui donneroit à imiter que des imitations, & ne le feroit deffiner que fur des dtllèins: je veux qu'il n'ait d'autre maître que la na- ture, ni d'autre modèle que les objets. Je veux qu'il ait fous les yeux l'original même &. non pas le papier qui le repréfente, qu'il crayonne une maifon fur une maifon , un arbre llir un arbre, un homme fur i\n homme , afin qu'il s'accoutume à bien obfc-rver les corps & leurs apparences, & non pns à prendre des imitations faufiès de conventionnelles pour de vérita- bles imitations Je le détournerai m.ême de rien tracer de mémoire en l'abfence des objets, jufqu'à ce que, par des obfervations fréquentes , leurs figures cxaéles s'impriment bien dans fon imagination; de peur que^ fubuituant à la vérité des chofes , des figures bizar- res & fantadiques , il ne perde la connoiirance à^s proportions , & le goût des beautés de la nature.

Je fais bien que de cette manière, il barbouillera long - tems fans rien faire de reconnoiiTablé , qu'il prendra tard l'élégance des contours & le trait léger des Deîiinateurs , peut -erre jamais le difcernement des effets pittortfques & le bon goût du dclTein ; en revanche il contrariera certainement un coup - d'œil plus jude , une main plus fûre, la connoillance des vrais rapports de grandeur & de figure qui font entre les animaux, les plantes, les corps naturels , & une plus prompte expérience du jeu de la perfpeétive: voilà précifément ce que j'ai voulu faire, &: mon in- tention n'cft pas tant qu'il fâche imiter les objets que les connoître ; j'aime mieux qu'il me montre une plante d'acanthe, & qu'il trace moins bien le feuilla- ge d'un chapiteau.

Au refte, dans cet exercice, ainfi q^ue dans tons

les

V^ 15 M r L É,

ks autres, je ne prétends pas que mon Elevé en ait-, feul ramufement. Je veux le lui rendre plus agréa- ble encore en le partageant fans celle avec lui. Je ne veux point qu'il ait d'autre émule que moi , mais je ferai Ton émule fans relâche & fans rifque ; cela mettra de l'intérêt dans fes occupations fans caufcr de jaloulle entre nous. Je prendrai le crayon à fon exemple, je femployerai d'abord aulTi mal -adroite- ment que lui. Je ferois un Apelles que je ne me trouverai qu'un barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme , comme les laquais les tracent con- tre les murs ; une barre pour chaque bras , une barre pour chaque jambe , & les doigts plus gros que le bras, ijicn long:tems après nous nous appercevrons l'un ou l'autre de cette difproportion ; nous remar- querons qu'une jambe a de l'épailleur, que cette ëpaifleur n'eft pas par -tout la même, que le bras a fa longueur déterminée par rapport au corps, &c. Dans ce progrès je marcherai tout au plus à côté de lui , ou je le devancerai de fi peu , qu'il lui fera tou- jours aife de m atteindre , & fouvent de me furpaf- fer. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous tâcherons d'imiter le coloris des objets & toute leur apparence auffi bien que leur figure. Nous enlumi- nerons, nous peindrons, nous barbouillerons; mais dans tous nos barbouillages nous ne céderons d'épier la nature ; nous ne ferons jamais rien que fous les yeux du Maître.

Nous étions en peine d'ornemens pour notre chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dfcfleins ; je les fais couvrir de beaux verres, afin qu'on n'y touche plus, &què, les voyant rtf- ter dans l'état nous les avons mis , chacun ait in- térêt de ne pas négliger les fiens. Je les arrange par ordre autour de la chambre , chaque delTein ré- pété vingt , trente fois , & montrant à chaque exemplaire Je progrès de l'Auteur, depuis le mo^

ftienç

ou DE L'EDUCATION. ipg

ment la maifon n'eft qu'un quarré prefqu'informe, jufqu'à celui fa façade, fon profil, fes propor- tions , fes ombres , font dans la plus exa6le vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous ofîrir fans cefTe des tableaux intereflans pour nous, curieux pour d'autres, & d'exciter toujours plus notre ému- lation. Aux premiers , aux plus grofliers de ces def^- ièins je mets des cadres bien brillans , bien dorés, qui les rehaufîènt ; mais quand l'imitation devient plusexa6le, & que le defTein eft véritablement bon, alors je ne lui donne plus qu'un Cadre noir très-fim- ple ; il n'a plus befoin d'autre ornement que lui - mê- me , & ce feroit dommage que bordure partageât l'attention que mérite l'objet. Ainfi , chacun de nous afpire à l'honneur du cadre uni j & quand l'un veut dédaigner un defTein de l'autre , il le condamne au cadre doré. Quelque jour, peut-être, ces cadres dorés pafleront entre nous en proverbes, & nous ad- mirerons combien d'hommes fe rendent juftice, ea fe faifant encadrer ainfi.

J'ai dit que la Géométrie n'étoit pas à la portée des enfans; mais c'ell notre faute. Nous ne fentonj pas que leur méthode n'eft point la nôtre , & que ce qui devient pour nous l'art de raifonner, ne doit être pour eux que l'art de voir. Au lieu de leur donner notre méthode , nous ferions mieux de prendre la leur. Car notre manière d'apprendre la Géométrie efl bien autant une affaire d'imagination que de rai- fonnement. Quand la propoHtion eft énoncée , il faut en imaginer la démonllration , c^efl-à-dire, trouver de quelle propofition déjà fue celle-là doit être une conféquence , (Si de toutes les confëquences qu'on peut tirer de cette même propofition , choifir précifément celle dont il s'agit.

De cette manière le raifonneur le plus exa6l, s'il ti'eft inventif, doit rerter court. Auifi qu'arrive- t-j! de ? Qu'au Ueu de nous faire trouver les démon-

'^\ EMILE,

{Iratîons , on nons les difte ; qu'au lieu de nous ap- prendre à raifonner , Je Maître raifonne pour nous, -ôc n'exerce que notre mémoire.

Faites des figures eitaftes , combinez-les , pofez- les l'une far l'autre, examinez leurs rapports, vous trouverez toute la Géométrie élémentaire en mar- chant d'obfervation en obfervation , fans qu'il foit quellion ni de définitions ni de problêmes, ni d'aucu- ne' autre forme démonflrative que la fimple fuperpo- fîtion. Pour moi je ne prétens point apprendre la Géométrie à Emile, c'efl: lui qui me l'apprendra ; je chercherai les rapports & il les trouvera ; car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par exemple , au lieu de me fervir d'un compas pour tra- cer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout d'un' fil tournant fur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entr'eux , Emile fe mocquera de moi , & il me fera comprendre que le même fil toujours tendu ne peut avoir tracé des dif- tances inégales.

Si je veux mefurer un angle de fbixante dégrés, je décris du fommet de cet angle, non pas un arc , mais un cercle entier; car avec les enfans il ne faut jamais rien fous-entendre.- Je trouve que la portion du cercle , comprife entre les deux côtés de l'angle , ell la fixiemiC partie du cercle. Après cela je décris du même fommet un autre plus grand cercle , & je trouve que ce fécond arc efl encore la fixieme partie de fon cercle , je décris un troilieme cercle concen- tïique fur lequel je fais la môme épreuve, <k je la continue fur de nouveaux cercles , jufqu'à ce qu E- miie, choqué de ma fiupidité , m'avertifle que cha- que arc grand ou petit compris par le même angle ftra toujours la fixieme partie de fon cercle, <&c. Nous voilà tout-à-l'heure à Tuf^ge du rapporteur.

Pour prouver que ics angles de fuite font égaux à deux droits, on décrit un cercle j moi, tout au con- traire ,

OIT DE L'EDUCATION. i^

traire, je fais en forte qu'Emile remarque cela, pre- mièrement dans le cercle , & puis je îui dis ; fj l'on ôtoit le cercle , & qu'on laifîàc les lignes droites , les angles auroient-ils changé de grandeur ? &c.

On néglige la juftefle des figures , on la fuppofè, & Ton s'attache à la démonftradon. Entre nous , au contraire , il ne fera jamais queflion de démon- flration. Notre plus importante affaire fera de tirer des lignes bien droites, bien julles, bien égales; de faire un quarré bien parfait , de tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la julteffe de la figure , nous l'examinerons par toutes fes propriétés lènfibles , & cela nous donnera occafion d'en découvrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux demi-cercles , par la diagonale les deux moitiés du quarré : nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont les bords conviennent le plus exaéle- ment, & par conféquent la mieux faite; nous difpu- terons fi cette égalité de partage doit avoir toujours lieu dans les parallelograivjes, dans les trapèzes, &c. On efi^ayera quelquefois de prévoir le fuccès de l'ex- périence avant de la faire, on tâchera de trouver des raifons, &c.

La Géométrie n'eft pour mon Elevé que l'arc do fe bien fervir de la régie ôc du compas; il ne doic point la confondre avec le dellein , il n'employé- ra ni l'un ni l'autre de ces inftrumens. La régie & le compas feront renfermés fous la clef , & l'on ne lui en accordera que rarement l'ufage Ôc pour peu de tems , afin qu'il ne s'accoutume pas à"* barbouiller ; mais nous pourrons quelquefois porter nos figures à la promenade ék. caiilér de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire.

Je n'oublierai jamais d'avoir vu. à Turin un jeune homme, à qui, cmis fon enfance, cnavoit appris les rapports des contours cNc dés furiaccs, i^n lui don- nant chaque jour à choifir dans toutes les figures N 3 géo-

19(5 EMILE,

géométriques des gaufFres ifopéritnetres. Le petit gourmand avoit épuifé l'art d'Archimede pour trou- ver dans laquelle il y avoit le plus à manger.

Quand un enfant joue au volant , il s'exerce l'œil & le bras à la juftefle ; quand il fouette un fabot, il a:croît fa force en s'en fervant , mais fans rien ap- prendre. J'ai demandé quelquefois pourquoi l'on n'ofFroit pas aux enfans les mêmes jeux d'adreflè qu'ont les hommes: la paume, le mail, le billard, l'arc, lebalon, les inftrumens de mufique. On m'a répondu que quelques-uns de ces jeux étoient au-def- fus de leurs forces , & que leurs membres & leurs organes n'écoient pas allez formés pour les autres. Je trouve ces raifons mauvaifts : un enfant n'a pas la taille d'un homme, & ne laiiTe pas de porter un ha- bit fait comme Je fien. Je n'entens pas qu'il jouo avec nos maffjs fur un billard haut de trois pieds ; je n'entens pas qu'il aille peloter dans nos tripots, ni qu'on charge fa petite main d'une raquette de Paul- mier , mais qu'il joue dans une falie dont on aura ga- ranti les fenêtres ; qu'il ne feferve que de balles mol- les, que fes premières raquettes foient de bois, puis de parchemin , & enfin -de corde à boyau bandée à proportion de fon progrès. Vous préférez le volant, parcequ'il fatigue moins & qu'il efl fans danger. Vous avez tort par ces deux raifons. Le volant elt un jeu de femmes ; mais il n'y en a pas une que ne fit fuir une balle en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas s'endurcir aux meurtriilures , ik ce ne font pas des contuGons qu'attendent leurs vifages. Mais nous , faits pour être vigoureux , croyons-nous le devenir fans peine ; & de quelle dé- fcnfc ferons -nous capables, fi nous ne femmes ja- mais attaqués? On joue toujours lâchement ks jeux l'on peut être mal-adroit fans rifque ; un volant qui tombe ne fait de mal à perfonne; mais rien ne dégourdit les bras comme d'avoir â couvrir la tête,

rien

ou DE L'EDUCATION. 197

rien ne rend le coup d'œil fi jufte que d'avoir à ga- rantir les yeux. S'élancer du bout d'une falls à l'au- tre , juger le bond d'une balle encore en l'air , la renvoyer d'une main forte & fûre, de tels jeux con- viennent moins à l'homme qu'ils ne fervent à le former.

Les fibres d'un enfant, dit^on, font trop molles ; elles ont moins de refTort , mais elles en font plus flexibles ; fon bras eft foible , mais enfin c'eft un bras; on en doit faire, proportion gardée, tout ce qu'on fait d'une autre machine femblable. Les en- fans n'ont dans les mains nulle adrefTe; c'eft pour ce- la -que je veux qu'on leur en donne : un homme aufli peu exercé qu'eux n'en auroit pas davantage; nous ne pouvons connoître fufage de nos organes qu'a- prés les avoir employés. 11 n'y a qu'une longue ex- périence qui nous apprenne à tirer parti de nous- mêmes , & cette expérience eft la véritable étude à laquelle on ne peut trop -tôt nous appliquer.

Tout ce qui fe fait eft faifable. Or rien n'eft plus commun que de voir des enfans adroits & découplés, avoir dans les membres la même agilité que peuE avoir un homme. Dans prefque toutes les Foires on en voit faire des équilibres, marcher fur les mains, fauter, danfer fur la corde. Durant combien d'an- nées des troupes d'enfans n'ont -elles pas attiré par leurs ballets des Speftateurs à la Comédie Italienne? Qui eft-ce qui n'a pas oui parler en Allemaiine & en. Italie de la 'i>oupe pantomime du célèbre Nicolini? Quelqu'un a-t-il jamais remarqué dans ces enfans des inouvemens moins développés , des attitudes moins gracieufes , une oreille moins jufte, une danfe moins légère que dans les Danfeurs tout formés? Qu'on aie d'abord les doigts épais , courts , peu mobiles , les mains potelées & peu capables de rien empoigner , cela empêche - 1 - il que plufieurs enfans ne fâchent; ^çrirç ou d^ifincr à l'âge d'autres ne favenc pas

N 3 €tV^

Ï9S EMILE,

encore tenir le crayon ni la plume? Tout Paris fe fouvient encore de la petite Angloife qui faifoit à dix ans des prodiges fur le clavecin. J'ai vu chez un Magiftrat , fon fils , petit bon-homme de huit ans , qu'on mettoit fur la table au delîèrt comme une fla- tue au milieu des plateaux, jouer d'un violon pref- qu'aufli grand que lui , & furprendre par fon exécu- tion les Artides mêmes.

Tous ces exemples & cent mille autres prouvent , ce me femble , que l'inaptitude qu'on fuppofe aux enfans pour nos exercices efl: imaginaire, <^ que, fi on ne les voit point réuffir dans quelques-uns, c'eft qu'on ne les y a jamais exercés.

On me dira que je tombe ici par rapport au corps dans le défaut de la culture prématurée que je blâme dans les enfans par rapport à l'efprit. La différence efl: très-grande; car l'un de ces progrès n'eft qu'ap- parent, mais l'autre efl réel. ]'ai prouvé que l'efprit qu'ils paroiffent avoir ils ne l'ont pas , au lieu que tout ce qu'ils paroiffent faire ils le font. D'ailleurs on doit toujours fonger que tout ceci n'efl ou ne doit être que jeu, direftjon facile & volontaire des mou- vemens que la nature leur demande , art de varier leurs araufemens pour ks leur rendre plus agréables , fans que jamais la moindre contrainte les tourne en travail: car enfin de quois'amuferont-ils, dont je ne puiffe faire un objet d'inflruction pour eux? & quand je ne le pourrois pas , pourvu qu'ils s'amufent fans inconvénient & que le tems fe palTe, leur progrès en toute chofe n'importe pas quant à-préfent ; au lieu que lorfqu'il faut néceflairement leur apprendre ceci pu cela , comme qu'on s'y prenne , il efl toujours ^mpoffibk qu'on en vienne à bout fans contrainte , fans fâcherie & fans ennui.

Ce que j'ai dit fur les deux fens dont Tufage efl le, plus continu Ck le plus important , peut fervir d'e- temple de la manière d'exercer les autres. La vue

ov DE L'EDUCATION. 199

& le toucher s'appliquent également fur les corps en" repos & fur les corps qui fe meuvent ; mais comme il n'y a que l'ébranlement de l'air qui puiffe ém.ouvoir le fens de l'ouie , il n'y a qu'un corps en mouvement qui faiTe du bruit ou du fon, & Q tout étoit en re- pos , nous n'entendrions jamais rien. nuit donc où, ne nous mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il nous plaît, nous n'avons à craindre que les corps qui fe m.euvent , il nou.s importe d'avoir l'oreille alerte , de pouvoir juger par la fenfation qui nous frappe, le corps qui la caufe eft grand ou petit , éloigné ou proche , fi fon ébranlement efc violent ou foibîe. L'air ébranlé ell: fujet à des répercudicns qui le relié- chifTent , qui produifant des échos répètent la iènfa- tion , & font entendre le corps bruyant ou fonors en un autre lieu que celui il efl:. Si dans une plaine ou dans une vallée on met l'oreille à terre , on entend la voix des hommes & le pas des chevaux de beau- coup plus loin qu'en refiant debout.

Comme nous avons comparé la vue au toucher, il eft bon de la comparer de même à l'ouie , & de fa- voir laquelle des deux impreiîîons partant à la fois du même corps arrivera le plutôt à fon organe, QLiand on voit le feu d'un canon on peut encore le mettre à l'abri du coup ; mais fuôt qu'on entend le bruit, il n'effc plus tems , le boulet efl- là. On peuc juger de la dillance fe fait le tonnerre, par l'in- tervalle de tems qui fe pafTe de l'éclair au coup. Fai- tes en forte que l'enfant connoifTe toutes ces expé- riences ; qu'il fafîè celles qui font à fa portée , & qu'il trouve les autres par induction ; mais j'aime cent fois mieux qu'il les ignore , que s'il faut que vous les lui difiez.

Nous avons un organe qui répond à l'ouie, favoir celui de la voix ; nous n'en avons pas de même qui réponde à la vQe , tî^: nous ne rendons pas les cou- Içurs comme les fons. C'efl un moyen de plus pour

N 4. cultiver

a©o

EMILE,

cultiver le premier fens, en exerçant l'organe aftif & l'organe paffif l'un par l'autre.

L'homme a trois fortes de voix, favoir, la voix parlante ou articulée, la voix chantante ou mélodieu- le, &la voix pathétique ou accentuée, qui fert de langage aux pallions, & qui anime le chant & la pa- role. L'enfant a ces trois fortes de voix ainfi que l'homme, fins les favoir allier de même: il a comme nous le rire , les cris , les plaintes , l'exclamation , les gémiiTemens, mais il ne fait pas en mêler les in- flexions aux deux autres voix. Une muGque parfaite eft celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les en- fans font incapables de cette mufique-làj & leur chant n'a jamais d'ame. De même dans la voix par- lante leur langage n'a point d'accent ; ils crient , mais ils n'accentuent pas; & comme il y a peu d'é- nergie dans leur difcours , il y a peu d'accent dans leur voix. Notre Elevé aura le parler plus uni , plus fimple encore , parceque fes paiïions n'étant pas éveillées ne mêleront point leur langage au fien. N'allez donc pas lui donner à réciter des rôles de Tragédie & de Comédie, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, à dédamer. Il aura trop de fens pouï favoir donner un ton à des chofes qu'il ne peut en- tendre , & de l'eîipreffion à des fentimens qu'il n'é? prouva jamais.

Apprenez -lui à parler uniment , clairement, 4 bien articuler, à prononcer exaftement 6i fans affec- tation , à connoître & à fuivre l'accent grammatical & la profodie , à donner toujours affez de voix pour être entendu , mais à n'en donner, jamais plus qu'il ne faut; défaut ordinaire aux enfans élevés dans les Collèges: en toute chofe rien de fuperflu.

De même dans le chant rendez fa voix jiille, éga- ie, flexible, fonore, fon oreille fenfible à la mefure éi. à l'harmonie , mais rien de plus. La mufique imîiaûve & thqatraie n'eH pas de fon âge. Je ue

VOl^r

eu DE L'EDUCATION. 201

voudrois pas même qu'il chantât des paroles ; s'il en vouloit chanter, je tâcherois de lui faire des chan- fons exprès, intérelTantes pour fon âge, & aufli fim* pies que Tes idées.

On penfe bien qu'étant fi peu prefTé de lui appren^ dre à lire l'écriture, je ne le ferai pas, non plus, de lui apprendre à lire la mufique. Ecartons de fon cer- veau toute attention trop pénible, & ne nous hâtons point de fixer fon efprit fur des fignes de conven- tion. Ceci , je l'avoue , femble avoir fa difficulté ; car fi la connoilTance des notes ne paroît pas d'abord plus néceiîaire pour favoir chanter qae celle des let- tres pour favoir parler, il y a pourtant cette diffé- rence, qu'en parlant nous rendons nos propres idées, & qu'en chantant nous ne rendons gucres que celles d'autrui. Or pour les rendre, il faut les lire.

Mais premièrement , au lieu de les lire on les peut ouir, & un chant fe rend à l'oreille encore plus fidèlement qu'à l'œil. De plus , pour bien favoir la jnufique il ne fuffit pas de la rendre , il la faut com- pofer , & l'un doit s'apprendre avec l'autre , fans quoi l'on ne la fait jamais bien. Exercez votre petit Muficien d'abord à faire des phrafes bien régulières , bien cadencées ; enfuite à les lier entre elles par une modulation trcs-fimple; enfin à marquer leurs diifé- rens rapports par une ponôtuation correéte, ce qui fe fait par le bon choix des cadences <k des repos. Sur-tout jamais de chant bizarre , jamais de pathéti- que ni d expreillon. Une mélodie toujours chantan- te & fimple, toujours dérivante des cordes efilnciel- ks du ton , & toujours indiquant tellement la bafl'e qu'il la fente & l'accompagne fins peine; car pour fe former la voix & l'oreille , il ne doit jamais chao.» ter qu'au clavecin.

Pour mieux marquer les ions on les articule en les prononçant; de -là fufage de folfier avec certaines fyllabes. Pour diUinguer les degrés, il faut donner

N N des

202 EMILE,

des noms & à ces degrés & à leurs difFérens termes fixes ; de-là les noms des intervalles, & auln les let- tres de l'alphabet dont on marque les touches du clavier & les notes de la gimme. C & A défignent des fons fixes, invariables, toujours rendus par les mêmes touches. Ut & la font autre chofe. Ut efl: conftamment la tonique d'un mode majeur , ou la médiante d'un mode mineur. La efl: conflamment la tonique d'un mode mineur , ou la fixieme note d'un mode majeur. Ainfi les lettres marquent les termes immuables des rapports de noire fyftême mu- fical, & les fyllabes marquent les termes homologues des rapports femblables en divers tons. Les lettres indiquent les touches du clavier, oc les fyllabes les degrés du mode. Les Muiiciens François ont écran» gement brouillé ces difl;in(St:ions ; ils ont confondu le iens des fyllabes avec le fens des lettres , & doublant inutilement les fignes des touches , ils n'en ont point lailTé pour exprimer les cordes des tons ; en forte que pour eux m 6i C font toujours la même chofe , ce qui n'eit pas , & ne doit pas être , car alors dequoi ferviroit C ? Aulli leur manière de folfier elt-elle d'une difficultë txceffive fans être d'sucune utilité , fans porter aucune idée nette à l'cfprit , puifque par cette méthode ces deux fyllabes iit & »», par exemple , peuvent également fignifier une tierce majeure , mineure , fuperiiue , ou diminuée. Par quelle étrange fatalité le pays du monde oi^ l'on écrit les plus beaux livres fur la mufique, eft- il précifément celui on l'apprend le plus difficile- ment?

Suivons avec notre Eleva une pratique plus fimple & plus claire ; qu'il n'y ait pour lui que deux modes dont les rapports foient toujours les mêmes & tou- jours indiqués par les mêmes fyllabes. Soit qu'il chante ou qu'il joue d'un infl:riiment, qu'il fâche éta- blir fon mode fur chacun des dou^e tons qui peuvent

ou DE L'EDUCATION. 203

lui fervir de bafe , & que, foit qu'on module en D , en C 5, en G , &c. la finale foit toujours ut ou la fé- lon le mode. De cette manière il vous concevra toujours , les rapports eilenciels du mode pour chan- ter & jouer jufle feront toujours préfens à fon efprit, fon exécution fera plus nette \k fon progrès plus ra- pide. 11 n'y a rien de plus bizarre que ce que les François appellent folfîer au naturel ; c'efl: éloigner les idées de la chofe pour en fubftituer d'étrangères qui ne font qu'égarer. Rien n'eft plus naturel que de foltier par tranfpofition, lorfque le mode ell: tranf- pofé. Mais c'en eft trop fur la mufique ; enfeignez- Ja comme vousvoudrez , pourvu qu'elle ne foie ja- mais qu'un amufement.

Nous voilà bien avertis de l'état des corps étran- gers par rapport au nôtre, de leur poids, de leur fi- gure , de leur couleur , de leur folidité , de leur grandeur, de leur diftance, de leur température, de leur repos , de Itur mouvement. Nous fommes in- ftruits de ceux qu'il nous convient d'approcher ou d'éloigner de nous , de la manière dont il faut nous y prendre pour vaincre leur réfiftance, ou pour leur en oppofer une qui nous prdferve d'en être oftenfés ; mais ce n'efl: pas allez; noire propre corps s'épuife fans -celle , il a befoin d'être fans-ctfle renouvelle. Qiioique nous ayons la faculté d'en chan2;er d'autres en notre propre fubftance , le choix n'eit pas indif- férent: tout n'eft pas aliment pour l'homme; & des fubllances qui peuvent l'être, il y en a de plus ou de moins convenables, félon laconlb'tution de fon tfpe- ce, fdon le climat qu'il habite, félon fon tempéram- ment particulier , Ck félon la manière de vivre que lui prefcrit fon état.

Nous mourrions affamés ou empoifonnés, s'il fal- loit attendre , pour choifir les nourricures qui nous conviennent, que l'expérience nous etît appris à les connoitre Ci: à les choifir: mais la fupréme bonté qui

a

204 EMILE,

a fait , du plaifir des êtres fenfibles , rinftrument de leur confervation , nous avertit, par ce qui plaît à notre paiais , de ce qui convient à notre eftomac. Il n'y a point naturellement pour l'homme de Médecin plus fur que fon propre appétit ; & à le prendre dans ion état primitif, je ne doute point qu'alors les ali- mens qu'il trouvoit les plus agréables ne lui fufîent auiïi les plus fains.

Il y a plus. L'Auteur des chofes ne pourvoit pas feulement aux befoins qu'il nous donne , mais encore à ceux que nous nous donnons nou^-mémes ; & c'efb pour mettre toujours le defir à côté du befoin , qu'il fait que nos goûts cliangent 6l s'altèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de l'é- tat de nature , plus nous perdons de nos goûts natu- rels; ou plutôt l'habitude nous fait une féconde na- ture que nous fubllituons tellement à la première, que nul d'entre nous ne connoît plus celle-ci.

11 fuit de-là, que les goûts Its plus naturels doivent être aufli les plus fimples ; car ce font ceux qui fe tranfforment le plus aifément; au lieu qu*en s'aii^ui- lànt, en s'irritanc par nos fantaifies, ils prennent une forme qui ne change plus. L'homme qui n'efl: enco- re d'aucun pays fe fera fans peine aux ufages quel- que pays que ce foit , mais l'iiomme d'un pays ne devient plus celui d'un autre.

Ceci me paroît vïai dans tous les fens , & bien plus, appliqué au goût proprement dit. Notre pre- mier aliment efl: le lait , nous ne nous accoutumons que par degrés aux faveurs fortes, d'abord elles nous répugnent. Des fruits , des légumes , des herbes , (&; enfin quelques viandes grillées , fans ailaifonnement 6i. fans fel, firent les feflins des premiers hommes (24).

La

(24) Voyez l'Arcadie de Paufanias; voyez suffi le moiceau èe Pl^tar(jue tranfcrit ci-après.

ou DE L'EDUCATION. 205

La première fois qu'un Sauvage boit du vin , il fait la grimace & le rejette, (k même parmi nous, qui- conque a vécu jufqu'à vingt ans fans goûter de li- queurs fermentées , ne peut plus s'y accoutumer; nous ferions tous abftêmes fi l'on ne nous eut donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin , plus nos goûts ibntfimples, plus ils font univerfels ; les répugnances les plus communes tombent fur des mets compofés. Vit- on jamais perfonne avoir en dégoût l'eau ni le pain ? voilà la trace de la nature, voilà donc auffi notre règle. Confervons à l'enfant fon goût primitif le plus qu'il efl: polTible; que fa nourriture foit com- mune & fimple, que fon palais ne fe familiarife qu'à des faveurs peu relevées , & ne fe forme point un goût exclufif.

Je n'examine p2s ici fi cette manière de vivre efl plus faine ou non , ce n'eft pas ainfi que je l'envifa- ge. Il me fuffit de favoir , pour la préférer, que c'ell la plus conforme à la nature , & celle qui peut le plus aifément fe plier à toute autre. Ceux qui difent qu'il faut accoutumer ks enfans aux alimens dont ils uferont étant grands, ne raifonnent pas bien, ce me femble. Pourquoi leur nourriture doit -elle être la même tandis que leur manière de vivre eft fi différen- te? Un homme épuifé de travail , de foucis, de pei- nes, a befoin d'alimens fucculens qui lui portent de nouveaux efprits au cerveau; un enfant qui vient de s'ébattre , &. donc le corps croît , a befoin d'une nourriture abondante qui lui fallé beaucoup de chile. D'ailleurs, l'homme-fait a déjà fon état, fon emploi. Ion domicile; mais qui eft-cc qui peut être fur de ce que la fortune réferve à l'enfant? En toute chofe ne lui donnons point une forme fi déterminée , qu'il lui en coûte trop d'en changer au befoin. Ne faifons pas qu'il meure de faim dans d'autres pays s'il ne traî- ne par- tout à fa fuite un cuifinier François, ni qu'il dife un jour qu'on ne fait manger qu'en France.

Voilà.

toô Eut L E,^

Voila , par parenthefe , un plaifant éloge ! Pou? moi, je dirois au contraire, qu'il n'y a que les Fran^ | çois qui ne favenc pas manger , puifqu'il faut un art fi particulier pour leur rendre les mets mangeables. 'De nos fenfations diverfes , le goût donne celles qui généralement nous affeftent le plus. Auffi fom" mes -nous plus intérelTés à bien juger des fubftances qui doivent faire partie de la nôtre, que de celles qui ne font que l'environner. Mille chofes font indiffé- rentes au toucher , à Touie, a la vue; mais il n'y a prefque rien d'indifférent au goût. Déplus, Taéli- vité de ce fens eft tonte phyfique & matérielle , il eft le feul qui ne dit rien à l'imagination , du moins celui dans les fenfations duquel elle entre le moins ^ au lieu que l'imitation & l'imagination mêlent fou^^ vent du moral à l'impreffion de tous les autres. Aufïï généralement les cœurs tendres & voluptueux, les cara6leres paflionnés & vraiment fenfibles, faciles à émouvoir par les autres fens , font-ils affez tiédes fur celui-ci. De cela même qui femble mettre le goûc au deffous d'eux , & rendre plus méprifâble le pen- chant qui nous y livre , je conclurois au contraire , que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfans eft de les mener par" leur bouche. Le mobile delà gourmandife eft fur-tout préférable à celui de la- vanité, en ce que la première eft un appétit de la na- ture , tenant immédiatement au lens, & que la fé- conde eft un ouvrage de l'opinion , Ci-'jet au caprice des hommes & à toutes fortes d'abus. La gourman- dife ell la paffion de l'enfance ; cette paftion ne tient devant aucune autre; à la moindre concurrence elle difparoît. Eh croyez -moi! l'enfant ne ceffera que trop tôt de fonger à ce qu'il mange , & quand fou cœur fera trop occupé, fon palais ne l'occupera gue- res. Quand il fera grand , mille fentitriens impé- tueux donneront le change à la gourmandife , & ne feront qu'irriter la vanité ; car cette dernière pallion

feule

ou DE L'EDUCATION. 207

feule fait fon profit des autres , & à la fin les englou- tit toutes. J'ai quelquefois exaininé ces gens qui donnoient de l'importance aux bons morceaux, qui fongeoient en s'é veillant à ce qu'ils mangeroient dans la journée, & décrivoienc un repas avec plus d'exac- titude que n'en met Polybe à décrire un combat. J'ai trouvé que tous ces prétendus hommes n'étoient que des enfans de quarante ans , fans vigueur & fans confiftance, fruges confumere nati, La gourmandife eft le vice des cœurs qui n'ont point d'étoffe. L'a- me d'un gourmand eft toute dans fon palais, il n ell fait que pour manger ; dans fa ftupide incapacité il n'eft qu'à table à fa place , il ne fait juger que des plats: laiiTons- lui fans regret cet emploi: mieux lui vaut celui-là qu'un autre , autant pour nous que pour lui.

Craindre que la gourmandife ne s'enracine dans un enfant capable de quelque chofe , eft une précaution de petit efprit. Dans l'enfance on ne fonge qu'à ce ce qu'on mange ; dans i'adolefcence en n'y fonge plus , tout nous efl bon , & l'on a bien d'autres af- faires. Je ne voudrois pourtant pas qu'on allât faire un ufage indifcret d'un reffort fi bas , ni étayer d'un bon morceau l'honneur de faire une belle a6lion. Mais je ne vois pas pourquoi , toute l'enfance n'étant ou ne devant écre que jeux & folâtres amufemens , des exercices purement corporels n'auroient pas un prix matériel & fenfible. Qii'un petit Majorquain , voyant un panier fur le haut d'un arbre, i'abbatte à coups de fronde, n'tll-il pas bien jufte qu'il en pro- fite , & qu'un bon déjeuner réparc la force qu'il ufe à le gagner (25) V Qu'un jeune Spartiate à travers les riiques de cent coups de fouet fe glilîe habilement

dans

(25") il y a bien des lîccles que les JM^jorqiiains ont pord« an ulage; il cil ûa tcms iL la cd^ibiité de leurs Fiond*.ui<.

îo8 EMILE,

dans une cuifine, qu'il y vole un renardeau tout vi*' vant, qu'en l'emportant dans fa robe il en foit égra- tigné , mordu , mis en fang , & que pour n'avoir pas la honte d'être furpris , l'enfant fe laifle déchirer les entrailles fans fourGilicr, fans poufler un feul cri^ n'eft-il pas jufte qu'il profite enfin de fa proie, & qu'il la mange après en avoir été mangé ? Jamais un bon repas ne doit être une réeompenfe, mais pour- quoi ne feroit-il pas l'effet des foins qu'on a pris pour fe le procurer? Emile ne regarde point le gâteau que j'ai mis fur la pierre comme le prix d'avoir bien cou- ru; il fait feulement que le feul moyen d'avoir ce gâ- teau efb d'y arriver plutôt qu'un autre.

Ceci ne contredit point les maximes que j'avançois tout-à-l'heure fur la fimplicité des mecs ; car pour flatter l'appétit des enfans , il ne s'agit pas d'exciter leur fenfualité , mais feulement de la fatisfaire ; & cela s'obtiendra par les chofes du monde les plus communes , fi l'on ne travaille pas à leur rafiner h goût. Leur appétit continuel qu'excite le befoin de croître, elt un aflaifonnement lûr qui leur tient lieu de beaucoup d'autres. Des fruits , du laitage , quel* que pièce de four un peu plus délicate que le pain ordinaire , fur- tout l'art de difpenfer fobrement tout cela , voilà de quoi mener des armées d'enfans au bout du monde , fans leur donner du goût pour les favturs vives , ni rifquer de leur blazer le palais.

Une des preuves que le goût de la viande n'efl: pas naturel à l'homme , efl l'indifférence que les enfans ont pour ce mets-là , & la préférence qu'ils donnent tous à des nourritures végétales , telles que le laita- ge , la pâtifferie , les fruits, &c. Il importe fur- tout de ne pas dénaturer ce goût primitif , & de ne point rendre les enfans carnafllers : û ce n'eft pour leur fanté, c'eft pour leur caraftere ; car de quelque manière qu'on explique l'expérience , il efl: certain que les grands mangeurs de viande font en général

cruels

ou DE L'EDUCATION. ao^

cruels & féroces plus que les autres hommes ; cette pbfervation eft de tous les lieux & de tous les tems: Ja barbarie anglôife efl connue (26); les Gaures , au contraire, font les plus doux des hommes (27)» Tous les Sauvages font cruels, & leurs mœurs ne ks portent point à l'être , cette cruauté vient de leurs alimens. Ils vont à la guerre comme à la chaflè, & traitent les hommes comme les ours. En Angleterre même les Bouchers ne font pas reçus en témoignage , non plus que les Chirurgiens ; les grands fcélerats s*en- iiurciflènt au meurtre en buvant du fang. Homère f^it des Cyclopes, mangeurs de chair, des homnies aflFreux , & des Lotophages un peuple , ù aimable , qu'auflitôt qu'on ayoit effeyé de leur commerce, on oublioit jufqu'à fon pays pour vivre avec eux.

Tu me demandes ," difoit Plutarque , pour- quoi Pithagore s'abftenoit de manger de la chair des bêtes; mais moi je te demande , au contraire, quel courage d'homme eut le premier qui appro- cha de fa bouche une chair meurtrie , qui brifa fa dent les os d'une bête expirante , qui fit fervir devant lui des corps morts , des cadavres, &en- gloutit dîins fon eftomac des membres , qui le mo- ment d'auparavant bêloient , mugiffoient , mar- choient & voyoient ? Comment fa main put- elle enfoncer un fer dans le cœur d'un être fenjQble ? „, Comment fes yeux purent- ils .fupporter un meur- j, tre? Comment put-il voir faigner , écorcher,. dé- membrer un pauvre animal fans défenfe ? Com- meut put-il fupporter fafpedt des chairs pantelan- _^ . >, tes?

(26) Je fais qileJes Anglols vantent beaucoup leur humani- té & le bon naturel de leur Nation , qu ils appellent Good natu- tel people ; mais ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent, petfonne ne le répète après eux.

, (27) Les Banians, qui s'abiliennent de toute chair ptiis fi- verement que les Gaures, font prefque aufTi doux qu'eux; hiais comme leur morale e(t moins pure & leur culte moins tai . fonnable , ils font pas fi honnêtes-gens.

Tmt L O

9)

tels? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas foulé* ver le cœur ? Comment ne fut-il pas dégoûté , re* pouffé , faifi d'horreur , quand il vint à manier l'ordure de ces bleflures , à nécoyer le fang noir & figé qui les couvroit ?

Les peaux rampoient fur la terre écorchées;- ' '

Les chairs au feu mugiflbicnt embrochées ; , L'homme ne put les manger fans frémir, ,y Et dans fon fein les entendit gémir.

i, Voilà ce qu'il dut imaginer & fentir la premiè- re fois qu'il furmonta la nature pour faire cet hor- rible repas , la première fois qu'il eut faim d'une bête en vie , qu'il voulut fe nourrir d'un animal 5, qui paiffuit encore, & qu'il dit comment il falloit égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchoit yy les mains. C'eft de ceux qui commencèrent ces ^, cruels feftins , ôc non de ceux qui les quittent, qu'on a lieu de s'étonner ; efiCore ces premiers-là pourroient-ils juflifier leur barbarie par des exciifes qui manquent à la nôtre , & dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu'eux.

Mortels bien- aimés des Dieux , nous diroient ces 'premiers hommes , comparez les tems ; voyez combien vous êtes heureux À combien nous étions miférables! La terre nouvellemeilt formée & l'air chargé de vapeurs étoient encore indociles à l'or- dre des faifons ; le cours incertain des rivières dé* j, gradoit leurs rives de toutes parts: des étangs, des 3, lacs , de profonds marécages inondoient les trois ,, quarts de la furface du monde , l'autre quart étoit ,, couvert de bois (Scde forêts flériles. La terre ne j, produifoit nuls bons fruits ; nous n'avions nuls in- ,,- flrumens de labourage, nous ignorions l'art de nous 5, en fervir , & le tems de la moiiTon ne venoit ja- mais pour qui n'avoit rien fèmé. Ainfi la faim ne nous quittoit point. L'hiver , la moufle & l'écorce j, cits arbres ctoienc nos mets ordinaires^ Quelques

' raci-

nv DE L'EDUCATION an

y, racines vertes de chieh-dent & de bruyère étoient ^, pour nous un régal ; & quand les hommes avoient ,i pu trouver des feines , des noix & du gland ^ ils ,j en danfoient de joie autour d'un chêne ou d un hê- yy tre au fon de quelque chanTon ruftique , appellant j, la terre leur nourrice & leur mère; c^étoit-là leur >, unique fête , c'étoient leurs uniques jeux: tout le 5^ relie de la vie humaine n'étoic que douleur, peine j> & mifere.

Enfin, quand la terre dépouillée & nue ne nous ^, offroitplus rien, forcés d'outrager la nature pour y, nous conferver , nous mangeâmes les compagnons ,, de notre mifere plutôt que de périr avec eux. Mais 5, vous, hommes cruels, qui vous force à verfer du yy fang ? Voyez quelle affluence de biens vous envi- j, ronne ! Combien de fruits vous produit la terre! Que de richefles vous donnent les champs & les ,-, vignes ! Que d'animaux vous offrent leur lait pour ■„ vous nourrir , & leur toifon pour vous habiller 1 j, Que leur demandez - vous de plus , & quelle rage 5, vous porte à commettre tant de meurtres , raflâT- j, fiés de biens & regorgeant de vivres? Pourquoi ,i mentez - vous contre notre mère en l'accufanc de ,, ne pouvoir vous nourrir ? Pourquoi péchez -vous ,', contre Cerés , inventrice des faintes loix , & con^ y^ tre le gracieux Bacchus, conlblateur des hommes, j, comme fi leurs dons prodigués ne fuffifoient pas à yy h confervation du genre humain? Comment avez- vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des j, oflemens fur vos tables , & de manger avec le lait le fang des bêtes qui vous le donnent ? Les panthé- ;, res & les lions , que vous appeliez bêtes féroces , ^y fuivenc leur inftinél par force & tuent les autres yy animaux pour vivre. Mais vous , cent fois plus ^9 féroces qu'elles , vous combattez l'inftinél fans né- ceffité pour vous livrer à vos cruelles délices ; les j, animaux que vous mangez ne font pas ceux qui mangent les autres ; vous ne les mangez pas ces

O â ani-

tiz

E M ILE

animaux carnaffiers , vous les imitez. Vous n*ave:^ faim que des bêtes innocentes & douces , qui ne font de mal à perfonne , qui s'attachent à vous , 5, qui vous fervent , & que vous dévorez pour prix ^, de leurs fervices.

jj, G meurtrier contre nature , tu t*obfl:ines à

yy foutenir qu'elle t'a fait pour dévorer tes femblables,

j, des êtres de chair & d os, fenfibles & vivans com-

5, me toi 9 étouffe donc l'horreur qu'elle t'infpire

j, pour ces affreux repaâ; tue les animaux toi-même,

j, je dis de tes propres mains, fans ferremens , fans

i, coutelas ; déchire-les avec tes ongles , comme fonc

les lions & les- ours ; mords ce bœuf & le mets en

pièces , enfonce tes griffes dans fa peau ; mange

cet agneau tout vif, dévore fes chairs toutes chau-

,, des, bois fon ame avec fon fang. Tu frémis, tu

n ofes fentir palpiter fous ta dent une chair vivan-

5, te ? Homme pitoyable l tu commences par tuer

,, l'animal , & puis tu le manges , comme pour le

,, faire mourir deux fois. Ce n'eft pas allez, la chair

,, morte te répugne encore , tes entrailles ne peuvent

la fupporter , il la faut transformer par le feu , la

j, bouillir , la rôtir , raifaifonner de drogues qui la

5, déguifent ; il te faut des Chaircuitiers, des Cuili-

fmiers, des RotifTeurs , ^es gens pour t'ôter fhor-

reur du meurtre & t'habiller des corps morts, afin

que le fens du goût trompé par ces déguifemens

ne rejette point ce qui lui efl étrange, & favçure

avec plaifir des cadavres dont fœil même eût pei*

j, ne à fouffrir l'alpeft".

, Quoique ce morceau foit étranger à mon fujet , je n'ai pu réfifter à ia tentation de le tranfcrire, & je crois que peu de Lecteurs m'en fauront mauvais gré. Au refle , quelque forte de régime que vous don- siez aux enfans, pourvu que vous ne les accoutumiez qu'à des mets communs Se fimples , lailFez - les man- ger , courir &. jouer tant qu'il leur plaît , & foyez lurs qu'ils ne mangeroac jamais trop &. n'auront point

d'iu«

ou ©£ UEDUCATION. tlî^

d'indigeflions : mais fi vous les affamez la moitié du tems, & qu'ils trouvent le moyen d'échapper à votre vigilance , ils fe dédomageront de toute leur force , ils mangeront jufqu'à regorger, jufqu'à crever. Notre appétit n'eft démefuré que parce que nous voulons lui donner d'autres régies que celles de la Nature. Tou- jours réglant, prefcrivant , ajoutant, retranchant, nous ne faifons rien que la balance à la main ; mais cette balance eft à la mefure de nosfantaifies, & non pas à celle de notre ellomac. J'en reviens toujours z mes exemples. Chez les Payfans,la huche & Je frui- tier font toujours ouverts , & les en fans , non plus que ies hommes , n'y favent ce que c'eft qu'indigeftions.- S'il arrivoit pourtant qu'un enfant mangeât trop , ce que je ne crois pas poiTible par ma méthode , avec des amufemens de fon goût, il efl: iiaifé delediftraî- re , qu'on parviendroit à l'épuifer d'inanition fans qu'il y fongcàt. Comment des moyens fi fûrs & li faciles échappent- ils à tous les Inflituteurs? Hérodote racon- te que les Lydiens , prefics d'une extrême difette , s'a- viferent d'inventer les jeux ôl d'autres divertiffemens aveclefquels ils donnoient le change à leur faim, 6i pailbient des jours entiers fans fonger à manger (28). Vos favans Inllituteurs ont peut-être lu cent fois ce palfage, fans voir l'application qu'on en peut faire aux enfans. Quelqu'un d'eux me dira peut-être qu'ua enfant ne quitte pas volontiers fon dîner pour aller étudier fa leçon. Maître, vous avez raifonj je ne penfois pas à cet amufement-là.

Le fens de l'odorac cil au goût ce que celui de la

vue

(28) Les anciens lliltoriens font remplis de vue-, donc on poiinoit faire ur.gc, quand même les fiiits qui les prélVucer.ç feroient faux: mais non? ne favons tirer aucun vrai parti de l'Hilloire; la crititiuc d'érmlitinn abforbc tout, comme s'il impoKoit beaucoup qu'un fait fût vrai, pourvu qu'on en put tirer une indruiftion utile. Les bomi"cs fenfés doivent repar- der l'Hilloire comme un tilTu de fables dont la u.ut*ic çi\ ucs- iippropricie au cceui humain.

2 orne L O 3

£14 E M r LE,

vue efl au toucher: il le prévient, iU'avertit de la ma* niere dont telle ou telle fubftance doit l'afFtfter , & difpofc à la rechercher ou à la fuir, félon l'impreffion qu'on en reçoit d'avance. J'ai oui dire que les Sauva- ges avoient l'udorat tout autrement affe6lé que le nô- tre, & ju2;eoient tout différemment des bonnes & des mauvaifes odeurs. Pour moi , je le croirois bien* Les odeurs par elles-mêmes font des fenfations foi- blçs; elles ébranlent plus l'imagination que lefens,(S$ n'affc61ent pas tant par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles font attendre. Cela fuppofé , les goûts des uns devenus, par leurs manières de vivre, fi differens des goûts des autres , doivent leur faire porter des ju- Femens bien oppofés des faveurs, & par conféquent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de plaifir un quartier puant de cheval mort, qu'un de nos chaflèurs une perdrix à moitié pourrie.

Nos fenfations oiftufes, comme d'être embaumé des fleurs d'un parterre, doivent être infeiifibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à fe prome- ner , & qui ne travaillent pas allez pour fe faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés ne fau- roient prendre un grand plaifir à des parfums qui n'annoncent rien à manger.

L'odorat e(l le fens de l'imagination. Donnant aux nerfs un ton plus fort , il doit beaucoup agiter le cer- veau ;c'e{t pour cela qu'il ranime un moment le tem- pérament & l'épuife à la longue. Il a dans l'amour des effets affez connus ; le doux parfum d'un cabinet de toilette n'ell pas un piège auffi foible qu'on pen- fe; &je ne fais s'il fiiut féliciter ou plaindre l'hom- me fage & peu fenfible, que l'odeur des fleurs que fa Maîirefle a fur le fein ne fit jamais palpiter.

L'odorat ne doit pas être fort aétif dans le premief âge, l'imagination que peu de paflions ont encore anitiîéen'eftgueresfufceptible d'émotion, & l'on n'a pas encore affez d'expérience pour prévoir avec

un

etr DE L'EDUCATION. 215

un fens ce que nous en promet un autre. Aufîi cette conféquence eft-elle parfaitement confirmée par l'ob- fervation ; & il eft certain que ce fens tft encore ob- tus & prefque hébété chez la plupart des enfans.Non que la fenfation ne foit en eux auiîi fine & peut-être plus que dans les hommes; mais parceque, n'y joi- gnant aucune autre idée , ils ne s'en affeélent pas aifé- ment d'un fentiment de plaifir ou de peine , & qu'ils n'en font ni flattés ni bleflcis comme nous. Je crois que fans fortir du même fyfl.ême , & fans recourir à l'anatomie comparée des deux fexes, on trouveroit aifément la raifon pourquoi les femmes en général s'afFeftent plus vivement des odeurs que les hommes. On dit que les Sauvages du Canada fe rendent dès leur jeunefle l'odorat fi fubtil, que, quoiqu'ils aient des chiens, ils ne daignent pas s'en fervir à la chafle, & fe fervent de chiens à eux-mêmes. Je conçois en effet que fi l'on élevoit les enfans à éventer leur di- ner , comme le chien évente le gibier , on parvien- droit peut être à leur perfe6lionner l'odorat au même point; mais je ne vois pas au fond qu'on puifleeneux tirer de ce fens un ufage fort utile, (i ce n'eft pour leur faire connoitre fes rapports avec celui du goût» La Nature a pris foin de nous forcer à nous mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu l'aftion de ce der- nier fens prefque infcparable de celle de l'autre en rendant leurs organes voifins, & plaçant dans labou* che une communication immédiate entre les deux, en forte que nous ne goûtons rien fans le flairer. Je vou- drois feulement qu'on n'alteràt pas ces rapports natu- rels pour tromper un enfant en couvrant , par exem- ple, d'un aromate agréable le déboire d'une médeci* ne; car la difcorde des deux fens eft trop grande alors pour pouvoir l'abufer; le fens le plus aftif abforbanc l'effet de l'autre , il n'en prend pas la médecine avec moins de dégoût ; ce dégoût s'étend à toutes les fen- fations qui le frappent en même-tems ; à la préfence de la plus foible fon imagination lui rappelle auffi

O 4 l'uu-

2i6 EMILE,

l'autre ; un parfum très-fuave n'efl: plus pour lui qu'u- ne odeur dégoûtante, & c'efl ainfi que nosindifcre- tes précautions augmentent la fomme des fenfations déplaifantes aux dépens des agréables.

11 me refte à parler dans les livres fuivansde la cul- ture d'une efpece de fixieme fens appelle fens-com- mun , moins parce qu'il eft commun à tous les hom- mes , que parce qu'il refulte de l'ufage bien réglé des autres fens ,& qu'il nous inllruit de la nature des cho- fes par le concours de toutes leurs apparences. Ce fixieme fens n'a point par conféquent d'organe parti- culier ; il ne réfide que dans le cerveau , & fes fenfa- tions purement internes s'appellent perceptions ou idées. C'efl: par le nombre de ces idées que fe mefure l'étendue de nos connoiflances ; c'eft leur netteté, leur clarté qui fait la juflefle de Tefprit ; c'efl: l'art de les comparer entre elles qu'on appelle raifon humai- ne. Ainfi ce que j'appellois raifon fenfitive ou puéri- le, confifle à former des idées fimples par le concours de plufieurs fenfations, & ce que j'appelle raifon in- telleduelle ou humaine, confille à former des idées complexes par le concours de plufieurs idées fimples. Suppofant donc que ma méthode foit celle de la î^Jature & que je ne me fois pas trompé dans l'appli- cation , nous avons amené notre Elevé à travers les pays des fenfations jufqu'aux confins de la raifon puérile : le premier pas que nous allons faire au de- là doit être un pas d'homme. Mais avant d'entrer dans cette nouvelle carrière, jettons un moment les yeux fur celle que nous venons de parcourir. Cha- que âge , chaque état de la vie a fa perfeftion con- venable , fa forte de maturité qui lui eft propre. Nous avons fouvent oui parler d'un homme-fait, mais con- fiderons un enfant-fait: ce fpeftacle fera plus nouveau pour nous, & ne fera peut-être pas moins agréable.

L'exifl:ence des êtres finis eft li pauvre & fi bor- née, que quand nous ne voyons que ce qui efl:, nous ne fommes jamais émus. Ce font kschioieres qui ornent

les

ou DE L'EDUCATION. ai^

<cs objets réels , & û l'imagination n'ajoute un char- me à ce qui nous frappe , le flérile plaifir qu'on y prend fe borne à l'organe, & laifTe toujours le cœur froid. La terre parée des tréfors de l'automne étale une richefle que l'œil admire.', mais cette admiration n'eft point touchante; elle vient plus de la réflexion que du fentiment. Au printems la campagne preique nue n'efl encore couverte de rien ; les bois n'offrent point d'ombre, la verdure ne fait que de poindre, & le cœur eft touché à fon afpeél. En voyarit renaître ainfl la nature on fent ranimer foi-méme ; l'image du plaifir nous environne : Ces compagnes de la vo- lupté, ces douces larmes toujours prêtes à fe joindre à tout fentiment délicieux , font déjà fur le bord de nos paupières ; mais l'afpeél des vendanges a beau être animé, vivant, agréable; on le voit toujours d'un œil fec.

Pourquoi cette différence ? c'eft qu'au fpe6lacle du printems l'imagination joint celui des faiibns qui le doivent fuivre; à ces tendres bourgeons que l'œil ap^ perçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombra- ges, quelquefois les m^fleres qu'ils peuvent couvrir. Elle réunit en lui point des tems qui fe doivent fuccé- der, & voit moins les objets comme ils feront que comme elle les defire, parcequ'il dépend d'elle de les choifir, En automne -au contraire, on n'a plus à voir que ce qui efl:. Si l'on veut arriver au printems, l'hi- ver nous arrête, & l'imagination glacée expire fur la neige & fur les frimats.

Telle eft la fource du charme qu'on trouve à con- templer une belle enfance, préfcrablement à la per- fe6lion de l'âge mùr. Quand eft-ce que nous goûtons un vrai plaifii- à voir un homme? c'efb quand la mé- moire de fes allions nous fait rétrograder fur fa vie & le rajeunit, pour ainfi dire, à nos yeux. Si nous fom- mes réduits à le conliderer tel qu'ilell:, ou à le fup- pofer tel qu'il fera dans fa vieilleiTe, l'idée de la na- ^uve déclinante efface tout notre plaifir. Jl n'y en a

P 5 point

2i8 E M I L E,

point à voir avancer un homme à grands pas vers 1^ tombe , (S: l'image de la mort enlaidie tout.

Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans, vigoureux, bien formé pour fon âge , il ne me fait pas naître une idée qui ne foie agréable , foit pour le préfent, Ibit pour l'avenir: je le vois bouillant, vif, animé, fans fouci rongeant, fans longue & pénible prévoyance; tout entier à fon être aftuel, & jouif* lant d'une plénitude de vie qui femble vouloir s'éten- dre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge exer- çant le fens, l'efprit, les forces qui fe développent en lui de jour en jour, & dont il donne à chuque inftant de nouveaux indices : je le contemple enfant , & il me plaît: je l'imagine homme, & il me plaît davan- tage; fon fang ardent femble réchauffer le mien; je crois vivre de la vie & fa vivacité me rajeunit.

L'heure fbnne , quel changement ! A l'inUant fon csil fe ternit, fa gaité s'efface, adieu la joie, adieu les folâtres jeux. Un homme févere ôi. fâché le prend parla main, lui dit gravement, allons Monfieur^ ôç l'emmené. Dans la chambre ils entrent j'entrevois des livres. Des livres! quel trille ameublement pour fon âge! le pauvre enfant fe laifle entraîner, tourne un œil de regret fur tout ce qui l'environne, fe taît, & part les yeux gonflés de pleurs qu'il n'ofe répan- dre, & le coeur gros de foupirs<qu'il n'ofe exhciler.

O toi qui n'as rien de pareil à craindre, toi pour- qui nul tems de la vie nVH: un tems de gêne & d'en- nui, toi qui vois venir le jour fans inquiétude, la nuit fans impatience, & ne comptes les heures que par tes plaifirs , viens mon heureux , mon aimable Elevé , nous confoler par ta préfence du départ de cet infortuné, viens.... il arrive, & je fens à fon ap- proche un mouvement de joie que je lui vois parta- ger. C'efl: fon ami, fon camarade, c'efl: le compa- gnon de fes jeux qu'il aborde ; il eft bien fur en me voyant qu'il ne reftera pas long-tems fans amufe- çn^t ; nous ne dépendoîis jamais fun de l'autre ,

OTT DE L'EDUCATION. aip

mais nous nous accordons toujours , & nous ne femmes avec perfonne auffi bien qu'enfemble.

Sa figure, fon port, fa contenance annoncent l'af- furance & le contentement ; la fanté brille fur fon vi- fage; fes pas affermis lui donnent un air de vigueur; fon teint délicat encore làns être fade n'a rien d'une mollefle efféminée, l'air & le foleil y ont déjà mis l'empreinte honorable de fon fexe ; Ces mufcles enco- re arrondis commencent à marquer quelques traits d'une phyfionomie naiflànte ; fes yeux que le feu du fentiment n'anime point encore, ont au moins toute leur férénité native (29); de longs chagrins ne les on; point obfcurcis , des pleurs fans fin n'ont point filloné (es joues. Voyez dans fes mouvemens prompts, mais fûrs, la vivacité de fon âge, la fermeté de l'in- dépendance, l'expérience des exercicesmultiplies.il a fair ouvert & libre , mais non pas infolent ni vain ; fon vifage qu'on n'a pas collé fur des livres ne tombe point fur Ion eftomacron n'a pas befoin de lui dirCy levez la tête; lahontenilacfainte ne la lui firent jamais baiifer.

Faifons-lui place au milieu de l'alTemblée ; Mef- fieurs , examinez-le, interrogez - le en toute toute confiance; ne craignez ni fes importiinités , ni fon babil , ni fes queflions indifcretes. N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous, qu'il prétende vous occuper de lui feul , 6c que vous ne puiliiez plus vous en défaire.

N'attendtz pas, non plus, de lui des propos agréa- bles, ni qu'il vous dife ce que je lui aurai difte ;n'en aitendez que la vérité naïve <& fimple, fins orne- ment, fans apprêt, fans vanité, il vous dira le mal qu'il a fait ou celui qu'il penfe, tout aulfi librement que le bien, f:\ns s'embarrafTer en aucune forte de l'effet que fera fur vous ce qu'il aura dit ; il uferade la parole dans toute la ûmplicjtede fa première inllitution. Von

(29) Natta. J'emploie ce mot dans une accepiion ita'ienue, faute de lui trouver un fynonyme en fiançois. Si J'iti tOi[i, ^cu iaiportc, pourvu qu'on m'entendç. . '

220 EMILE,

L'on aime à bien augurer des enfans , & Ton a toujours regret kjce flux d'inepties qui vient prefquc toujours renverfer les efpérances qu'on voudroit tirer de quelque heureufe rencontre, qui par hafard leur tombe fur la langue. Si le mien donne rarement de telles efpérances , il ne donnera jamais ce regret; car il ne dit jamais un mot inutile, & ne s'épuile pas fur un babil qu'il fait qu'on n'écoute point. Ses idées font bornées, mais nettes; s'il ne fait rien par cœur, il fait beaucoup par expérience. S'il lit moins bien qu'un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature; fon efprit n'eft pas dans fa langue, mais dans fa tête ; il a moins de mémoire que de ju- gement; il ne fait parler qu'un langage, mais il en- tend ce qu'il dit, & s'il ne dit pas li bien que les au- tres difent, en revanche il fait mieux qu'ils ne font.

11 ne fait ce que c'eft que routine , ufage , habitu- de; ce qu'il fit hier n'influe ppint fur ce qu'il fait au- jourd'hui (30); il ne fuit jamais de formule, ne cède point à fautorité ni à l'exemple, ,& n'agit ni ne par-; le que comme il lui convient. Ainfi n'attendez pas de lui des difcours diiSlés ni des manières étudiées, mais, toujours rexprelTion fidèle de fes idées, & h conduite qui naît de fes penchans.

Vous lui trouvez un petit nombre de notions mo- rales qui fe rapportent à fon état actuel , aucune Cux l'état relatif des hommes ; & dequoi lui ferviroient-

(30) L'attrait de l'habitude vient de In parefle naturelle à l'homme, cette parefle augmente eq s'y livrant: on fait plus aifément ce qu'on a déjà fait, la route étant frayée en devient

F lus facile à fuivre. AulTi peut-on remarquer que l'empire de habitude efl: très-grand fur les Vieillards & fur les gens indo- Icns, très-petit % la Jeunelfe & fur les gens vifs. Ce régimç n'eft bon qu'aux âmes fotbte;, & les afFoiblit davantage de jour en jour. La feule habitude utile aux enfans e^de s'aflcc- vir fans peine à la néceflité des chofes , & la feule habitude Utile aux hommes . eft de s'affervir fa^ns peine è la raifpn. Toute àutie habitudf çft \m vice.

ou DE L'EDUCATION. 221

cites, puifqu'un enfant n'efl pas encore un membre aélif de la fociété? Parlez- lui de liberté, de propriété, de convention même: il peut en favoir jufques-là; il fait pourquoi ce qui efl: à lui efl à lui , & pourquoi ce qui n'eft pas à lui n'eit pas à lui. PaiTé cela, il ne fait plus rien. Parlez-lui de devoir , d'obéifTance, il ne fait ce que vous voulez dire ; commandez-lui quelque chofe, il ne vous entendra pas; mais dite» -lui; (i vous me faiflez tel plaifir , je vous le rendrois dans foccafion: à l'inftant il s'emprelTera de vous com- plaire ; car il ne demande pas mieux que d'étendre ion domaine , & d'acquérir fur vous des droits qu'il fait être inviolables. Peut- être même n'efl-il pas fâ- che de tenir une place , de faire nombre , d'être compté pour quelque chofe ; mais s'il a ce dernier motif, le voilà déjà forti de la nature, (S: vous n'avez pas bien bouché d'avance toutes les portes de la vanité. De Ton côté, s'il a befoin de quelque affiflance, il la demandera indifféremment au premier qu'il ren- contre, il la demanderoit au Roi comme à fon la- quais: tous les hommes font encore égaux à fes yeux. Vous voyez à l'air dont il prie , qu'il fent qu'on ne lui doit rien. Il fait que ce qu'il demande efl: une grâ- ce, il fait aufli que l'humanité porte à en accorder. Ses exprelîjons font fimples & laconiques. Sa voix , fon regard, fon gefl:e, font d'un être également ac* coutume à la complaifance & au refus. Ce n'efl ni larempante & fervile foumilTion d'un erclave,ni l'im- périeux accent d'un Maître ; c'efl: une modefte con- fiance en fon femblable , c'efl; la noble & touchante douceur d'un être libre, mais fenfible <Si foible, qui implore l'affillance d'un être libre , mais fort & bien- faifànt. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande , il ne vous remerciera pas , mais il fcntira qu'il a con- trafté une dette. Si vous le lui refufcz, il ne fe plain- dra point, il n'infiftcra point, il fait que cela feroit inutile: il ne le dira point; on m'a refufé: mais il fe dirai ^^^^ ne pouvoit pas être; «1, comme je l'ai

déjà

t2t È M î L E j c

déjà dit, on ne fe mutine guère contre la néceflîté bien reconnue.

. Laiflez-le Teul en liberté, voyez-le agir fans lui r1éh dire ; confîderez ce qu'il fera & comme il s'y prea- lira. N'ayant pa's befoin de fe prouver qu'il eft libre, îl ne fait jartiais rien par étourderie, & feulem'ettt pour faire un aâ;e de pouvoir fur lui-même ; ne fait- il pas qu'il eft toujours maître de lui? Il eft alerte, léger, difpos; fes mouveraens ont toute la vivacité de fon âge^ mais vous n'en voyez pas un qui n'ait iine fin. Quoi qu'il veuille faire, il n'entreprendra Jamais ridn qui foit au-deïTus de fe<; forces, car il les a bien éprouvées & les connoîc ; fes moyens font toujours appropriés à fes defleins, & rarement il agi- ra lans être affuré du fuccès. Il aura l'œil attentif 65 judicieux; il n'ira pas niaifement interrogeant les au- tres fur tout ce qu'il voit, mais il l'examinera lui- même, & fe fatiguera pour trouver ce qu'il veut ap- prendre, avant de le demander. S'il tombe dans des embarras imprévus, il fe troublera moins qu'un au- tre ; s'il y a du rifque il s'effrayera moins auiTi. Comme fon imagination refte encore inad:ive & qu'on n'a rien fait pour l'animer, il ne voit que ce qui eft, n'cftime les dangers que ce qu'ils valent, <Sc garde toujours foh.fang-froid. La ncceffité s'appéfafl- tit trop fouvent fur lui pour qu'il regimbe encore contre elle; il en porte le joug dès nailTanee, l'y voilà bien accoutumé; il eft toujours prêt à tout.

Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe , l'un & l'autre eft égal pour lui, fes jeux font fes occupations, il n'y fent point de différence. 11 met à tout ce qu'il fait un intérêt qui fait rire & une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour de fon efprit & la fphère de fes cotinoiflances. N'eft-ce pas le fpeftacle cet âge , un fpedacle charmant & doux de voir un joli enfant, l'œil vif «Si gai, l'air content «Se ferein^ la phifionomie ouverte & riante, faire en fe jouant les chofes les plus férieufes, ou profondément oc- cupé des plus frivoles amufcmens?

Voulez-vous à préfent le juger par comparaifon? A'îêlez-Ie avec d'autres enfans, «Se laiflez-le faire. Vous verrez bientôt lequel eft le plus vraiment for- mé, lequel approche le mieux de la perfedlion de leur âge. Parmi les enfans de la ville nul n'efi: plus

adroit

I

ot? DE L'EDUCATION. 6s|

adroit que lai, mais il efl plus fort qu'aucun autre. Parmi de jeunes payfans, il les égale en force & les pafle en adrelTe. Dans tout ce qui eft à portée de l'en* fance, il juge, il raifonne, il prévoit mieux qu'eux tous. Eft-il queftion d'agir, de courir, de fauter, d'ébranler des corps, d'enlever des mafles, d'eftimer des diftances, d'inventer des jeux, d'emporter des prix? on diroit que la nature cft à fes ordres, tant il feit aifément plier toute chofe à fes volontés. 11 eft fait pour guider, pour gouverner fes égaux; le ta- lent, l'expérience lui tiennent lieu de droit & d'au* Éorité. Donnez-Iui l'habit & le nom qu'il voUs plaira, peu importe; il primera par-tout, il deviendra par- tout le chef des autres; ils fentirOnt toujours fa lu* f)ériorité fur eux* Sans vouloir commander ii fera le maître , fans croire obéir ils obéiront.

11 eft parvenu à la maturké de l'enfance, il a véca de la vie d'un enfant, il n'a point acheté la perfec- tion aux dépens de fon bonheur: au contraire, ils ont concouru l'un à l'autre. En acquérant toute la raiibn de fon âge , il a été heureux & libre autnnt que fa conftitution lui permet de l'être. Si la fatale faux vient moiflbnner en lui la fleur de nos efperances, nous n auroTis point à pleurer h la fois fa vie & fa ftiort , nous n'aigrirons point nos douleurs du fouve- ftir de celles que nous lui auront caufées; nous noui dirons; au moins il a joui de fon enfance; nous lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui a* Voie donné»

Le grand inconvénient de cette première éduca- catlon,eft qu'elle n'elt fenfiblc qu'aux hommes clair- voyans, & que dans un enfant élevé avec tant de foin , des yeux vulgaires ne voyent qu'un poliçon. Vu. Précepteur fonge à Ion intérêt plus qu'à celui de fon Difciple, il s'attache à prouver qu'il ne perd pas foh lems & qu'il gagne bien l'argent qu'on lui donne; il le pourvoit d'un acquis de facile étalagea qu'on puif- fe montrer quand on veut; il n'importe que ce qu'il lui apprend loit utile pourvu qu'il fc voye nifémcnt. Il r.ccumule fans choix, fans difcernement, cent fa- tras dans fa mémoire. Quand il s'agit d'cxaininer l'enfant, on lui fiit déployer fa marchandifc, il l'é- talé, on eft content, puis il replie (on balot & s'en va. Mon élève n'eft pas fi riche, il n'a point de ba-

loc

^24 E M I L B,

lot à déployer, il n'a rien à montrer que lui-mêra&i Or un enfant, non plus qu'un homme, ne fe voie pas en un moment. Oh font les Obfervateurs qui fâ- chent failir au premier coup d'oeil les traits qui le ca- raftérifent? Il en eft, mais il en eft peu, & fur cenc mille pères, il ne s'en trouvera pas un de ce nombre.

Les quellions trop multipliées ennuyent & rebu- tent tout le monde, à plus forte raifon les enfans» Au bout de quelques minutes leur attention le laffe^ ils n'écoutent plus ce qu'un obftiné queftionneur leur demande , & ne répondent plus qu'au hafard. Cette manière de les examiner eft vaine & pédantefque; îbuvent, un mot pris à la volée peint mieux leur fens & leur efprit que ne feroient de longs difcours : mais il faut prendre garde que ce mot ne foit ni difté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de , jugement foi-mê-^ me pour apprécier celui d'un enfant.

j'ai oui raconter à feu Milord Hyde, qu'un de fes amis revenu d'Italie après trois ans d'ablencei vou- lut examiner les progrès de fon fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un foir fe promener, avec fon Gouver- neur & lui, dans une plaine des Ecoliers s'amu- foient à guider des cerf-volans. Le perc en palTanc dit à fon fils, ejl le cerf -volant dont 'milà l'ombre^ fans héfiter, fans lever la tête, l'enfant dit,/Mr û grand chemin. Et en effet, ajoùtoit Milord Hyde, grand chemin étqit entre le fol eil & nous. Le père â ce mot embrafle fon fils, & finiflant-lA fon examen i s'en va fans rien dire. Le lendemain il envoya au Gouverneur l'afte d'une peniion viagère outre fes appointemens.

Quel homme que ce pere-là , & quel fils lui étoit promis? La queftion eft précifement de l'âge; la ré- ponie eft bien fimple ; mais voyez quelle netteté de Judiciaire enfantine elle fuppofe! C'eft ainfique \'E» ieved'Ariftote apprivoifoit ce Courfier célèbre qu'au- cun Ecuycr n'avoit pu dompter.

FIN

du Livre deuxième 6f du Tome premier. Partie Fre» miere»

b

EMILE,

o u

DE L'ÉDUCATION.

TOME PREMIER

Seconde Partie.

I

EMILE,

o u

DE L'ÉDUCATION.

PAR

JEAN JACQUES ROUSSEAU,

C I T 0 T E N DE GENÈVE.

Sanabilibus aegrotamus malis : ipfaque nos in reélum genitos natura, fi emendari vellmus , juvat.

Senec. de ira. L. Il, c. 13.

TOME PREMIER Seconde Partie.

Selon la Copie de PARIS.

Avec Permiflion tacite pour le Libraire.

JNI D C C L X I I.

jr^mr Z.Jkrt. JZ. Jkû. I.

PIEItMES,I.iTreIJ

n.sM^vj^

EMILE,

o u DE L'ÉDUCATION.

LIVRE TROISIEME.

'■^^•UoiQ.UE jufqu'à l'adolefcence tout le cours de la vie foit un tems de foibleffe , il eft un point dans la durée de ce premier âge , le progrés des forces ayant pafle ce- lui des befoins , l'animal croiflànt , encore abfolu- ment foible , devient fort par relation. Ses befoins n'étant pas tous développés, fes forces adluelles font plus que fuffifantes pour pourvoir à ceux qu'il a. Comme homme il feroit très foible j comme enfant il eft très -fort.

D'où vient la foiblefTe de l'homme? De l'inégalité qui fe trouve entre ù force & fes defirs. Ce font nos palTions qui nous rendent foibles , parce qu'il faudroit pour les contenter plus de forces que ne nous en donna la Nature. Diminuez donc les defirs» c'cd comme fi vous augmentiez les forces ; celui qui peut plus qu'il ne defire , en a de refte : il eft certai- nemtiK un être très -fort. Voilà le troiOéme état Tome I, Partie IL A l'en-

s EMILE,

Tenfance & celui dont j'ai maintenant à parler. Je continue à l'appcller enfance, faute de terme propre à l'exprimer; car cet âge approche de i'adolefcence , fans être encore celui de la puberté.

A douze ou treize ans les forces de l'enfant fe dé- veloppent bien plus rapidement que Tes befoins. Le plus violent , le plus terrible ne s'eft pas encore fait fentir à lui ; l'organe même en relie dans l'imperfec- tion , Ck lemble pour en fortir attendre que fa volonté l'y force. Peu fenfible aux injures de l'air & des fai- fons , fa chaleur naiifante lui tient lieu d'habit, fon appétit lui tient lieu d'aiîaifbnnement ,* tout ce qui peut nourrir eil bon à fon âge; s'il a forameil , il s'é- tend fur la terre & dort ; il fe voit par-tout entouré de tout ce qui lui eft néceffaire ; aucun belbin imagi- naire ne le tourmente; l'opinion ne peut rien fur lui; fes delirs ne vont pas plus loin que fes bras: non-feu- kment il peut fe fuffire à lui-même, il a de la force au - delà de ce qu'il lui en faut ; c'efl; le feul tems de îh vie il fera dans ce cas.

Je preilens l'objeftion. L'on ne dira pas que f en- fant a plus de befoins que je ne lui en donne, mais on niera qu'il ait la force que je lui attribue : on ne fongera pas que je parle de mon élevé , non de ces poupées ambulantes qui voyagent d'une chambre à l'autre, qui Jubourcnt dans une caiffe, & portent des fardeaux de carton. L'on me dira que la force vi- rile ne femanifefte qu'avec la virilité, que les efprits vitaux élaborés dans les vaiffeaux convenables & ré- pandus dans tout le corps , peuvent feuls donner aux mufcles la confiftance , l'aélivité , le ton , le reffort d'où refaite une véritable force. Voilà la philofo- phie du cabinet , mais moi j'en appelle à l'expérien- ce. ]e vois dans vos campagnes de grands garçons labourer, biner, tenir la charrue, charger un ton- neau de vin , mener la voiture tout comme leur pè- re i on les prçndroi: pgur des hommes j il le Ibn de

leur

ou i3e UEDUCATION. 5

leur voix ne les trahiiïbit pas. Dans nos villes mê- mes de jeunes ouvriers , forgerons, taillandiers, ma- réchaux , font prefque auffi robuftes que les maîtres, & ne feroient gueres moins adroits fi on les eût exer- cés à tems. S'il y a de la différence , & je conviens qu'il y en a , elle eft beaucoup moindre , je le répè- te , que celle des defirs fougueux d'un homme aux defirs bornés d'un enfant. D'ailleurs il n'efl: pas ici queftion feulement de forces phyfiques , mais fur-tout de la force & capacité de l'efprit qui les fupplée ou qui les dirige.

Cet intervalle l'individu peut plus qu'il nedefire bien qu'il ne foit pas je tems de fa plus grande force abfolue , efl , comme je l'ai dit , celui de fa plus grande force relative. Il eft le tems le plus précieux delà vie; tems qui ne vient qu'une feule fois; tems très-court , & d'autant plus court , comme on verra dans la fuite, qu'il lui importe plus de le bien em- ployer.

Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés & de torces qu'il a de trop à préfent , & qui lui man- quera dans un autre âge "? 11 tâchera de l'employer à •des foins qui lui puiflent profiter au befoin. Il jette- ra, pour ainfi dire, dans l'avenir le fuperflu de fon être aéluel : l'enfant robufte fera des provifions pour l'homme foible: mais il n'établira fes magafins ni dans des coffres qu'on peut lui voler , ni dans des granges qui lui font étrangères ; pour s'approprier véritable- ment fon acquis , c'eft dans fes bras , dans fa tête, c'tft dans lui qu'il le logera. Voici donc le tems des travaux , des inftruftions , des études ; & remar- quez que ce n'eft pus moi qui fais arbitrairement ce choix, c'eft la Nature elle-même qui findique.

L'intelligence humaine a fes bornes , & non-(euIe- .ment un homme ne peut pas tout favoir , il ne peut pas même favoir en entier le peu que favent les autres hommes. Puifque la contradidoire de chaque pro-

A 2, po-

4 EMILE,

poficion faufTe efl: une vérité , le nombre des verite'â ed inépuifable comme celui des erreurs. Il y a donc un choix dans les chofes qu'on doit enfeigner , ainfi que dans le tems propre à les apprendre. Des con- noilTances qui font à notre portée , les unes font fauf- fcs, les autres font inuiiics, les autres fervent à nour- rir l'orgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellement à notre bien-é^e efl: feul digne des recherches d'un homme fage , & par conféquent d'un enfant qu'on veut rendre tel. Il ne s'agit point de favoir ce qui eft, mais feulement ce qui e(t utile.

De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vé- rités qui demandent pour être comprifes un entende- ment déjà tout formé ; celles qui fuppofent la con- lîoilTance des rapports de l'homme , qu'un enfant ne peut acquérir ; celles qui, bien que vraies en elles- mêmes , difpofent une ame inexpérimentée à penfer faux fur d'autres ftijcts.

Nous voilà réduits à un bien petit cercle relative- ment à l'txKtence des chofes; mais que ce cercle for- me encore une fphere immenfe pour la mefure de l'efprit d'un enfant ! Ténèbres de l'entendement hu- main , quelle main téméraire ofa toucher à votre voi- le ? Que d'abymes je vois creufer par nos vaines fciences autour de ce jeune infortuné! O toi qui vas le conduire dans ces périlleux fentiers , & tirer de- vant fès yeux le rideau facré de la Nature , tremble. AiTûre-toi bien premièrement de fa tête & de la tien- ne ; crains qu'elle ne tourne à l'un ou à l'autre , & peut-être à tous les deux. Crains l'attrait fpécieux du menfonge , & les vapeurs enivrantes de l'orgueil. Souviens- toi , fouviens-toi fans cefle que l'ignorance n'a jamais fait de mal , .que l'erreur feule efl: funefte, & qu'on ne s'égare point par ce qu'on ne fait pas, mais par ce qu'on croit favoir.

Ses progrès dans la géométrie vous pourroieni

fervir

ou DE L' EDUCATION. s

fèrvîr d'épreuve &. de mefure certaine pour le déve- loppement de Ton intelligence; mais fi -toc qu'il peut difcerner ce qui efl: utile & ce qui ne l'eft pas, il im- porte d'ufcr de beaucoup de ménagement ik d'art pour l'amener aux études fpéculatives. Voulez- vous, par exemple, qu'il cherche une moyenne proportion- nelle entre deux lignes? commencez par faire enfor- te qu'il ait befoin de trouver un quarré égal à un rtftang'e donné : s'il s'agilloit de deux moyennes proportionnelles , il faudroit d'abord lui rendre le problème de la duplication du cube interefTmt, &c. Voyez comment nous approchons par degrés des no- tions morales qui diftinguent le bien & le mal ! Jus- qu'ici nous n'avons connu de loi que celle de la né- celîité ; maintenant nous avons égard à ce qui eft utile ; nous arriverons bientôt à ce qui eft convena- ble & bon.

Le même inflinft anime les diverfes facultés de l'homme. A l'aftivité du corps qui cherche à fe développer, fuccéde l'aflivité de l'eiprit qui cherche à s'inftruire. D'abord ks enfans ne fi^nt que re- muans; enfuite ils font curieux , & cette curiofité bien dirigée eft le mobile de l'âge nous voilà par- venus. Diftingons toujours les penchans qui vien- nent de la nature de ceux qui viennent de l'o- pinion. Il efb une ardeur de favoir qui n'efl: fon- dée que fur le defir d'être eftimé favant ; il en eft une autre qui naît d'une curiofité naturelle à l'hom- me , pour tout ce qui peut l'interefler de près ou de loin. Le defir inné du bien-être Ck l'impolllbi- hté de contenter pleinement ce defir, lui fait recher- cher fans celle de nouveaux moyens d'y contribuer. Tel eft le premier principe de la curiofité ; principe naturel au cœur iiumain , mais dont le développe- ment ne fe fait qu'en proportion de nos pallions & de nos lumières. Suppofez un Philofophe relégué dans une llle déferte avec des inilrumens 6i, des livres, fOi

A 'J, d'v

Ç EMILE,

d'y paffer feul le rede de Tes jours ; il ne s'embarras- fera plus gueres du fyftême du monde, des loix de l'attraftion , du calcul difFerenciel ; il n'ouvrira peut- être de fa vie un feul livre ; mais jamais il ne s'ab- fliendra de vifiter fon Ifle jufqu'au dernier recoin , quelque grande qu'elle puilîe être. Rejetions donc en- core de no> premières études les connoiifances dont le goût n'efl: point naturel à l'homme , & bornons- nous à celles que l'inftinél: nous porte à chercher. L'ille du genre humain c'eil la terre; l'objet le plus frappant pour nos yeux c'efl: le foleil. Si -tôt que nous commençons à nous éloigner de nous , nos pre- mières obfervations doivent tomber fur l'une & fur l'autre. AufTi la phiiofophie de prefque tous les peu- ples fauvages roule-t-elle uniquement fur d'imaginai- res divifions de la terre & fur la divinité du folcil.

Quel écart! dira-ton, peut-être. Tout-à-l'heu- re nous n'étions occupés que de ce qui nous touche, de ce qui nous entoure immédiatement: tout-à-coup nous voilà parcourant le globe, Ôc fautant aux extré- mités de l'univers ! Cet écart eft l'eiiet du progrès de nos forces Ck de la pente de notre efprit. Dans l'état de foiblefle &. d'infuffifance , le foin de nous conferver nous concentre au dedans de nous: dans l'état de puiiTance & de force , le defir d'étendre no- tre être nous porte au - de , & nous fait élancer aulîi loin qu'il nous eft poffible: mais comme le mon- de intellectuel nous eft encore inconnu , notre pen- fée ne va pas plus loin que nos yeux, & notre en- tendement ne s'étend qu'avec l'efpace qu'il mefure.

Transformons nos fenfations en idées , mais ne fautons pas tout d'un coup des objets fenfibles aux objets intelleftuels. C'ell par les premiers que nous devons arriver aux autres. Dans les premières ope- rations de l'efprit, que les fens foient toujours fes gui- des. Point d'autre livre que le monde, point d'autre inltruftion que ks faits. L'enfant qui lie tie penfe

pas.

ou DE L'EDUCATION. 7

pas, il ne fait que lire; il ne s'inftruit pas , il ap- prend des mots.

Rendez votre élevé attentif aux phénome'nes de h Nature, bientôt vous le rendrez curieux; mais pour nourrir fa curiofjté , ne vous preflcz jamais de la fa- tisfaire. Mettez les queftions à fa portée , & laif- fez -les lui réfoudre. Qu'il ne fâche rien , parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l'a compris lui- même: qu'il n'apprenne pas la fcience; qu'il l'inven- te. Si jamais voiis fubfhituez dans fon efprit l'auto- rité à la raifon , il ne raifonnera plus ; il ne fera plus que le jouet de l'opinion dts autres.

Vous voulez apprendre la géographie à cet en- fant , Ôc vous lui allez chercher des globes , des fphe- res, des cartes : que de machines ! Pourquoi toutes ces reprclèntations ? Qiie ne commencez - vous par Jui montrer l'objet même, afin qu'il fâche au moins de quoi vous lui parlez.

Une belle foirée, on va fe promener dans un lieu favorable , l'horizon bien découvert laifTe voir à plein le foleil couchant, & l'on obferve les objets qui rendent reconnoiffable le lieu de fon couchcT. Le lendemain , pour refpirer le frais , on retourne au même lieu avant que le foleil fe levé. On le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au- devant de lui. L'incendie augmente, l'orient paroît tout en fiâmes : à leur éclat on attend l'allre long- tems avant qu'il fe montre: à chaque inltant on croie le voir paroître, on le voit enfin. Un point brillant part comme un échir 6l remplit auffi- tôt tout l'efpa- ce: le voile des ténèbres s'efface & tombe : L'hom- me reconnoît fun fejour & le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naiflant qui l'éclairé, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d'un brillant rezeau de rofée , qui relléchit à l'œil la lumière & les couleurs. Les oifeaux en chœur fe réunifient On: faluent de con-

A 4. ccrt

B EMILE,

cert îe père de la vîe ; en ce moment pas un feiil ne fe tait. Leur gazouillement foible encore , eft plus lent & plus doux que dans le refte de la journée, il fe fent de la langueur d'un paifible réveil. Le con- cours de tous ces objets porte aux fens une impref- fion de fraîcheur qui femble pénétrer jufqu'à l'ame. Il y a une demi heure d'enchantement auquel nul homme ne réfille : un fpeélacle ù grand , û beau , fi délicieux n'en laifle aucun de fang-froid.

Plein de renthoufiafme qu'il éprouve , le maître veut le communiquer à l'entant; il croit l'émouvoir, en le rendant attentif aux feniations dont il eft ému lui-même. Pure bétife! C'eft dans le cœur de l'hom- nie qu'eft la vie du fpeétacle de la Nature; pour le voir il faut le fentir. L'enfant apperçoit les objets; mais il ne peut appercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur con- cert. 11 faut une expérience qu'il n'a point acquife, il faut des fentimens qu'il n'a point éprouvés , pour fentir l'impretTion compofée qui réfulce à la fois de toutes ces fenfations. S'il n'a long tems parcouru des plaines arides , fi des fables ardens n'ont brûlé fes pieds , Cl la réverbération fuffoquante des rochers frappés du foleil ne ropprefîà' jamais, comment goû- tera-1 il l'air frais d'une belle matinée? Comment le parfum des fleurs , le charme de la verdure , l'humi- de vapeur de la rofée , le marcher mol & doux fur la peloufe , enchanteront - ils ks fens ? Comment le chant des oifeaux lui caufera-t-il une émotion volup- t jeufe , fi les accens de l'amour & du plaifir lui font' encore inconnus ? Avec quels tranfports verra- 1- il naître une fi belle journée , fi fon imagination ne fait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir ? Enfin comment s'attendrira-t-il fur la beauté du fpeélacle de la Nature , s'il ignore quelle main prit foin de l'or- ner ?

Ne tenez point à l'enfant des difcours qu'il ne peut

en-

ou DE L'EDUCATION. 9

entendre. Point de defcriptions , point d'éloquence, point de figures , point de poèTie. Il n'efl: pas main- tenant queftion de fentiment ni de goût. Conrinue-z d'être clair , fimple 6i froid : le tems ne viendra que trop -tôt de prendre un autre langage.

Elevé dans TePprit de nos maximes , accoutumé à tirer tous >fes inflrumens de lui-même, Ck à ne re- courir jamais à autrui qu'après avoir reconnu l(jn in- fuffifance, à chaque nouvel objet qu'il voit il l'exami- ne long- tems fans rien dire. Il efl: pcnfif & non quedionneur. Contentez - vous donc de lui préfcn- ter à propos les -objets; puis quand vous verrez fa curiofité luffifamment occupée, faites- lui quelque queflion laconique qui le mette fur la voye de la ré- foudrCi

Dans cette occafion après avoir bien contemplé avec lui le foleil levant, après lui avoir fait remar- quer du même côté les montagnes & les autres objets voifins , après l'avoir laifTé caufer là-deiTus tout à fou aife, girdez quelques moraens le filence comme un homme qui rêve, & puis vous lui direz; je fonga qu'hier au foir le foleil s'eft couché-là, & qu'il s'èfl levé ce matin. Comment cela fe peut- il faire ? N'ajoutez rien de plus ; s'il vous fait des quefiions n'y répondez point; parlez d'autre chofe. Lalifez-le à lui-même , & foyez fur qu'il y penfera.

Pour qu'un enfant s'accoutume à être attentif, & qu'il foit bien frappé de quelque vérité lenfible , il faut qu'elle lui donne quelques jours d'inquiétude avant de la découvrir. S'il ne conçoit pas afllz celle- ci de cette manière , il y a moyen de la lui rendre plus fenfible encore, & ce moyen c'cft de retourner la queftion. S'il ne fait pas comnitnt le foleil par- vient de fon coucher à fon lever , il fait au moins comment il parvient de fon lever à fon coucher ; fes yeux feuls le lui apprennent. Eclaircillez donc la première queftion par l'autre: ou votre élevé efl: ab-

A 5 fo-

EMILE,

folument flupide , ou l'analogie efl: trop claire pour lui pouvoir échapper. Voilà fa première leçon de cofmographie.

Comme nous procédons toujours lentement , d'idée fenfible en idée fenlible , que nous nous familiari- fons long- tems avec la même avant de paiTer à une autre , & qu'enfin nous ne forçons jamais notre élevé d'être attentif , il y a loin de cette première leçon à la connoiilance du cours du foleil & de la figure de la terre : mais comme tous les mouvemens apparens des corps céleftes tiennent au même prin- cipe, Ck. que la première obfervation mené à toutes les autres , il faut moins d'effort, quoiqu'il faille plus de tems , pour arriver d'une révolution diurne au calcul des éclipfes , que pour bien comprendre le jour & la nuit.

Puifque le foleil tourne autour du monde il décrit un cercle, & tout cercle doit avoir un centre, nous favons déjà cela. Ce centre ne fauroit fe voir , car il eft au cœur de la terre , mais on peut fur la furfa- ce marquer deux points qui lui correfpondent. Une broche palTant par les trois points &. prolongée juf- qu'au ciel de part & d'antre, fera l'axe du monde & du mouvement journalier du foleil. Un toton rond tournant fur fa pointe répréfente le ciel tournant fur fon axe, les deux pointes du toton font les deux pô- les, l'enfant fera fort aife d'en connoître un; je le lui montre à la queue de la petite ourfe. Voilà de l'amufement pour la nuit; peu-à-peu l'on le familiari- fe avec les étoiles, & de-là naît le premier goût de connoître les planètes , & d'obferver les conftella- tions.

Nous avons vu lever le foleil à la faint Jean ; nous Talions voir aufiî lever à Noël ou quelque autre beaa jour d'hiver : car on fiit que nous ne fommes pas pareffeux & que nous nous faifons un jeu de braver le froid. J'ai foin de faire cette féconde obfervation

dans

ou DE L'EDUCATION. n

dans le même lieu nous avons fait la première, & moyennant quelque adrefle pour préparer la remar- que , l'un ou l'autre ne manquera pas de s'écrier. Oh , oh ! voilà qui efl: plaifant ! le foleil ne fe levé plus à la même place! Ici font nos anciens renfeigne- mens , & à préfent il s'efl levé- , &c. Il y a donc

un orient d'été & un orient d'hiver, &c Jeune

maître , vous voilà fur la voie. Ces exemples vous doivent fuffire pour enfeigner très-clairem.cnt la fphe- re, en prenant le monde pour le monde , & le fo- leil pour le foleil.

En général ne fubftituez jamais le Cgne à la cho» fe, que quand il vous efl: impoiFible de la montrer. Car le figne abforbe l'attention de l'enfant, & lui fait oublier la chofe repréfentée.

La fphere armillaire me paroît une machine mal compofée , & exécutée dans de mauvaifes propor<* lions. Cette confufion de cercles &. les bizarres figu- res qu'on y marque , lui donnent un air de grimoire qui eflFarouche l'efprit des enfans. La terre efl trop petite , les cercles font trop grands, trop nombreux; quelques-uns, comme les colures, font parfaitement inutiles ; chaque cercle eft plus large que la terre ; i'épaifleur du carton leur donne un air de folidité qui les fait prendre pour des maffes circulaires réellement exiftantes , & quand vous dites à l'enfant que ces cercles font imaginaires, il ne fait ce qu'il voit , il n'entend plus rien.

Nous ne favons jamais nous mettre à la place des enfans , nous n'entrons pas dans leurs idées , nous leurs prétons les nôtres, & fuivant toujours nos pro- pres raifonnemens , avec des chaînes de vérités , nous n'entaflbns qu'extravagances & qu'erreurs dans leur tête.

On difpute fur le choix de fana^yfe ou de la fyn- thèfe pour étudier les fciences. Il n'cft pas toujours bLfoia de choifir ? Qiielquefois on peut réfoudre &

corn-

a EMILE,

compofer dans les mêmes recherches, & guider l'en^ fant par la m^ithode eafeignante , lorfqu'il croit ne faire qu'analyfer. Alors en employant en même tems l'un & l'autre, elles fe ferviroient mutuellement de preuves. Partant à la fois des deux points oppofés, fans penfer faire la même route, il feroit tout furpris de fe rencontrer , & cette furprife ne pourroit qu'ê- tre fort agréable. Je voudrois, par exemple, pren- dre la géographie par Tes deux termes, & joindre à l'îîtude des révolutions du globe la mefure de fes par- ties , à commencer du lieu qu'on habite. Tandis que l'enfant étudie la fphere & fe tranfporte ain(i dans lescieux, ramenez- le à la divifion de la terre ^ montrez- lui d'abord fon propre féiour.

Ses deux premiers points de géographie feront la ville il demeure & la maifon de campagne de fon père ; enfuite les lieux intermédiaires , enfuite les rivières du voifinage j enfin l'afped du foleil & la manière de s'orienter. C'efl: ici le point de réu- nion. Qu'il faflc lui-même la carte de tout cela; car- te très - fimple & d'abord formée de deux feuls ob- jets auxquels il ajoute peu- à peu les autres, à me- fure qu'il fait , ou qu'i-1 eflime , leur diflance & leur pofiiion. Vous voyez déjà quel avantage nous lui avons procuré d'avance , tn lui mettant un compas dans les yeux.

Malgré cela , fans doute, il faudra le guider un peu, mais très- peu, fans qu'il y paroilfe. S'il fe trompe, laiflcz-le faire, ne corrigez point fes erreurs. Attendez en filence qu'il foit tn état de les voir & de les corriger lui même, ou tout au plus , dans une oçcafion favorable , amenez quelque opération qui les lui fafTc fentir. S'il ne fe trompoit jamais , il n'apprendroit pas ^\ bien. Au relie, il ne s'agit pas qu'il fachc exactement la topographie du pays, mais le moyen de s'en inilruire; peu importe qu'il ait des cartes dans la tête pourvu .^u'il conçoive bien qe

qu'elles

0 TT D È L'Ë D U C A T î O N. t^

qu*elles réprefentent & qu'il ait une idée nette de l'art qui fert à les drefler. Voyez déjà la différence qu'il y a du favoir de vos élevés à l'jgnorance du mien ! Ils fa vent -les cartes, & lui les fait. Voici de nou- veaux ornemens pour fa chambre.

Souvenez- vous toujours que l'efprit de mon inili- tutlon n eft pas d'enfeigner à l'enfant beaucoup de chofes, mais de ne laiffer jamais entrer dans (on cer- veau que des idées juftes & claires. Q.iand il ne fauroit rien , peu m'importe , pourvu qu'il ne fe trompe pas , & je ne mets des vérités dans fa tête que pour le garantir des erreurs qu'il appr endroit à leur place. La raifon , le jugement viennent lente- ment , les préjugés accourent en foule , c'eft d'eux qu'il le faut préfcrver. Mais vous regardez la fcience en elle-même vous entrez dans une mer fans fond , fans rives , toute pleine d'écueils ; vous ne vous en tirerez jamais. Qiiand je vois un homme épris de l'amour des connoiliances, fe laiikr feduire à leur charme, & courir de l'une à l'autre fans favoir s'arrêter, je crois voir un enfant fur le rivage am.as- fant des coquilles, & commentant par s'en charger; puis, tenté par celles qu'il voit encore, en rejctter, en reprendre, jufqu'à ce qu'accablé de leur multitu- de & ne fâchant plus que choifir, il finille par tout jetter & retourne à vuide.

Durant le premier âge le tems étoit long ; nous ne cherchions qu à le perdre, de peur de le mal em- ployer. Ici c'efl tout le contraire , & nous n'en avonvS pas affez pour faire tout ce qui feroit utile. Songez que les pallions approchent , & que Ci - tôt qu'eilt's frapperont à la porte, votre élevé n'aura plus d'attention que pour elLs. L'âge paifible d'intelli- gence ell fi court , il palfe fi rapidement, il a tant d'autres ufagts néceffaires , que c'tft une folie de vouloir qu'il fullife à rendre un enfant lavant. Il ne s'agit pomt de lui enitigner les fciences, mais de lui

doa-

jr4 É M I L É,

donner du goûc pour les aimer , & des méthodes pour les apprendre, quand ce goûc fera mieux déve- loppé. C'efl: ' très - certainement un principe fon- damental de toute bonne éducation.

Voici letemsauffi de l'accoutumer peu -à- peu à donner une attention fuivie au même objet ; mais ce h'eft jamais la contrainte, c'efl: toujours le plaifir ou le delir qui doit produire cette attention ; il faut avoir grand foin qu'elle ne l'accable point & n'aille pas julqu'à l'ennui. Tenez donc toujours l'œil au guet, &, quoiqu'il arrive, quittez tout avant qu'il s'ennuie; car il n'importe jamais autant qu'il appren- ne , qu'il importe qu'il ne fafle rien malgré lui.

S'il vous queflionne lui-même, répondez autant qu'il faut pour nourrir fa curiofité j non pour la ras- fatier: fur tout quand vous voyez qu'au lieu de ques- tionner pour s'inllruire , il fe met à battre la campa- gne &c à vous accabler de fottes quefl.ions , arrêtez- vous à l'inftant ; fur qu'alors il ne fe foucie plus de la chofe , mais feulement de vous afl'ervir à lés interro- gations. Il faut avoir moins d'égard aux mots qu'il prononce, qu'au motif qui le fait parler. Cet avertis- fement, jufqu'ici moins néceifaire, devient de la der- nière importance auffi-tôt que l'enfant commence à raifonner.

Il y a une chaîne de vérités générales , par laquel- le toutes les fciences tiennent à des principes com- muns & fe développent fucceiîivement. Cette chaîne efl: la méthode des Philofophes ; ce n'efl point de celle - qu'il s'agit ici. 11 y en a une toute différen- te par laquelle chaque objet particulier en attire un autre, & montre toujours celui qui le fuit. Cet ordre qui nourrit par une curioQté continuelle l'attention qu'ils exigent tous, efl: celui que fuivent la plupart des hommes, & fur -tout celui qu'il faut aux enfans. En nous orit^ntant pour lever nos cartes , il a fallu tra- cer des méridiennes. Deux points d'interfeCtion en- tre

©u DE L'EDUCATION. 15

tre les ombres égales du matin & dufoir, donnene une méridienne excellente pour un Aftronome de treize ans. Mais ces méridiennes s'tffacent ;, il faut du tems pour les tracer; elles aflujettiflent à travailler toujours dans le même lieu,- tant de foins, tant de gêne lennuyeroient à la fin. Nous l'avons prévu; nous y pourvoyons d'avance. ^ Me voici de nouveau dans mes longs & minu- cieux détails. ^ Lefteurs, j'entends vos murmures & je les brave: je ne veux point facrifier à votre im- patience la partie la plus utile de ce livre. Prenez votre parti fur mes longueurs -, car pour moi j'ai pris le mïtn fur vos plaintes.

Depuis long, tems nous nous étions apperçus mon élevé & moi , que l'ambre, le verre, la cire, di- vers corps frottés attiroitnt ks pailles, & que d'au- tres ne les attiroient pas. Par hazard nous en trou- vons un qui a une vertu plus fiiiguliere encore : c'tft d'attirer à quelque diflance, & fans être froué , la limaille &. d'autres brins de fer. Combien de tems cette qualité nous amufe fans que nous puifl;ons y rien voir de plus? Enfin, nous trouvons qu'elle fe communique au fer même, aimanté dans un certain fens. Un jour nous allons à la foire ; un Joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant fur un baflin d'eau. Fort furpris , nous ne difons pourtant pas, c'tll: un Sorcier , car nous ne fayons ce que c'tft qu'un Sorcier. Sans cefîc: frappés d'effets dont nous ignorons les cau- fes , nous ne nous prelfons de juger de rien , & nous rcilons en repos dans notre ignorance, jufqu'à ce que nous trouvions l'occafion d'en fortir.

De retour au logis, à force de parler du canard de la foire, nous allons nous mettre en tête de l'imiter: nous prenons une bonne a-guille bien aimantée, nous l'entourons de cire blanche , que nous façonnons de notre mieux en forme de canard , de forte que l'ai- guille

i6 É M I L É,

guille traverfe le corps & que la tête fafle le bec. JN'Ous pofons fur l'eau Je canard , nous approchons du bec un anneau de clef , & nous voyons avec une joie f'acîle à comprendre que notre canatd fuit la citf , précifëment comme celui de la foire fuivoit le morceau de pain. Obferver dans quelle direélion le canard s'arrête fur l'eau quand on l'y laifîè en repos; c'ell ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à préfcnt tout occupés de notre objet, nous n'en voulons pas davanrage.

Dès le même foir nous retournons à la foire avec du pain préparé dans nos poches , & fi-tôt que le Joutur de gobelets a fait fon tour , mon petit doc- teur , qui le contenoit à peihe , lui dit que ce tour n'tft pas difficile , & que lui-même en fera bien au- tant: il efl: pris au mot. A l'inftant il tire de fa po^ che le pain tfl caché le morceau de fer : en ap- prochant de la table le cœur lui bat ; il préfente le pain prcfque en tremblant ; le canard vient & le fuit; l'enfant s'écrie. & trelîàiliit d'aife. Aux batte- mens de mains , aux acclamations de l'affemblée la têie lui tourne , il eft hors de lui. Le Bateleur in- terdit, vient pour tant. l'embrafTtr, le féliciter, & le prie de fhonorer encore le -lendemain de fa préfence, ajoutant qu'il aura foin d'affembler plus de monde en- core pour applaudir à fon habileté. Mon petit natu- raiifte enorgueilli veut babiller ; mais fur le champ je lui ferme la bouche ùi l'emmené comblé d'éloges.

L'enfant jufqu'au lendemain compte les minutes avec une rifib!e inquiétude. Il invite tout ce qu'il rencontre , il voudroit que tout le genre humain fût témoin de fa gloire : il attend l'heure avec peine , il la devance: on vole au rendez- vous ; la falle eftdéjà pleine. En entrant fon jeune cœur s'épanouit. D'au- tres jeux doivent précéder; le Joueur de gobelets fe furpaile , & fait des chofes furprenantes. L'enfant ne voit rien de tout cela: il s'agite, il fue, il rcfpire

à

L'EDUCATION. if

h peine ; il pafTe Ton tems à manier dans fa poché Ion morceau de pain d'une main ireniblanté d'impa- tience. Enfin Ton tour vient ; le maître l'annonça au Public avec pompe. 11 s'approche un peu hon- teux, il tire Ton pain.... nouvelle vieilli rude des cho-» lès humaines! le canard, fi privé la veille, eft deve- nu làuvage aujourd'hui; au lieu de préfi^nttr le bec, il tourne Ja queue & s'enfuit : il évite le pain & le main qui le préfente , avec autant de foin qu'il lej fuivoit auparavant. Après mille tflais inutiles & toujours hués , l'enfant fe plaint , dit qu'on le trom- pe , que c'eft un autre canard qu'on a fubllitué au premier , & défie le Joueur de gobelets d'attirer ce- lui-ci.

Le Joueur de gobelets fans répondre prend un morceau de pain, le préfente au canard : à J'inftant le canard fuit le pain & vient à la main qui le reti- re : l'enfant prend le même morceau de pain, mais loin de réûflir mieux qu'auparavant , il voit le ca* nard fe moquer de lui & faire des pirouettes tout au- tour du balïin; il s'éloigne enfin tout confus & n'oie plus s'expofer aux huées.

Alors le Joueur de gobelets prend le ihorceau de pain que l'enfant avoit apporté & s'en fert avec au- tant de fuccès que du fien ; il en tire le fer devant tout le monde ; autre rifée à nos dépens ; puis de ce pain, ainli vuidé , il attire le canard comme aupara- vant. Il fait la même chofe avec un autre morceau coupé devant tout le monde par une main tierce; il en fait autant avec fon gant, avec le bout de font doigt. Enfin il S'éloigne au milieu delà chambre, ôi du ton d'emphafe propre à ces gens-là , déclarant que fon canard n'obéira pas moins à voix qu'à fort gelle, il lui parle & le canard obéit ^ il lui dit d'aller à droite & il va à droite , de revenir & il revient» de tourner & il tourne ; le mouvement eft aulïï, prompt que l'ordre. Les applaudiflemens redoublés Têmi I. Paru IL B foiût

i5 . E M I L E^

font autant d'affronts pour nous ; nous nous évàdoni fans êtfe apperçus , & nous nous renfermons dans notre chambre (ans aller raconter nos fuccès à tout le monde, comme nous l'avions projette.

Le lendemain matin l'on frappe à notre porte, j'ouvre ;. c'eft L'homme aux gobelets. Il fe plaint piodeftement de notre conduite ; que nous avoit - il fait pour nous engager à vouloir décréditer fes jeux ëc lui ôter fon gagne -pain? Qu'y a-t-il donc de merveilleux dans l'art d'attirer un canard de cire , pour acheter cet honneur aux dépens de la fubfiftan- ee d'un honnête-homme ? Ma foi , Meffieurs , fi j'a- vois quelque autre talent pour vivre, je ne me glo- rifierois gaeres de celui-ci. Vous deviez croire qu'un homme qui n pafle fa vie à s'exercer à cette chétive jnduftrie , en faii: là-deffus plus que vous qui ne vous en occupez que quelques momens. Si je ne vous ai pas d'abord montré mes coups de maître, c'eft qu'il ne faut pas fe prefler d'étaler étourdiment ce qu'on fait ; j'ai toujours foin de conferver mes meilleurs tours pour foccafion , & après celui - ci j'en ai d'au- tres encore pour arrêter de jeunes indifcrets. Au relie, Meffieurs, je viensde bon cœur vous appren- dre ce fecret qui vous ^ tant embarralTés , vous priant de n'en pas abufer pour me nuire , & d'être plus retenus une autre fois.

Alors il nous montre fa machine , & nous voyons avec la dernière furprife qu'elle ne confille qu'en un aimant fort & bien armé , qu'un enfant caché fous la table faifoit mouvoir fans qu'on s'en apperçûr.

L'homme replie fa machine , & après lui avoir fait nos remercimens & nos excufes , nous voulon» lui faire un préfent ; il le refufe. Non , Mef- fleurs , je n'ai pas afTcz à me louer de vous pour ,, accepter vos dons ; je vous laifle obligés à moi ,\ ' malgré vous ; c'eft ma feule vengeance, . Appre- j^nez qu'il y a de la générofité dans tous les états 5

ou i)E L'EDUCATION. ifi

fy je fais payer mes tours & non mes Jeçons.

En fbrtant , il m'adrciïè à moi nommément & tout haut une réprimande. J'excufe volontiers , me dit- il, cet enfant; il n'a pédié que par ignorance. Mais vous, Monfieur, qui deviez connoître fa fau- te , pourquoi la lui avoir laifTé faire ? ruifque vous vivez enfemble , comme le plus âgé vous lui devez vos foms, vos confeils : votre expérience efl: Tauto- rité qui doit le conduire. En fe reprochant , ttanC grand , les torts de la jeunefTe , il vous reprochera (ans doute ceux dont vous ne l'aurez pas averti.

Il part & nous laifTe tous dtux très-confus. Je me blâme de ma molle facilité ; je promets à l'enfant de la facrifier une autre fois à fon intérêt , & de l'aver- tir de ks fautes avant qu'il en faflè ; car le temi approche nos rapports vont changer, & Ist féverité du maître doit fuccédtr à la complajfance du camarade ; ce changement doit s'amener par dé- grés; il faut tout prévoir, & tout prévoir de fort loin.

Le lendemain nous retournons à la foire pour re- voir le tour dont nous avons appris le fecret. Nous abordons avec un profond refptél notre Bateleur- Socrate ; à peine ofons-nous lever les yeux fur lui: Il nous comble d'honnêtetés , & nous place avec une diftindlion qui nous humilie encore. II fait fes tours comme à l'ordinaire ; mais il s'amufe & fe complaît longtems à celui du canard, en nous regardant fou- vent d'un air aflèz fier. Nous favons tout & nous ne foufflons pas. Si mon eleve ofoit feulement ou- vrir la bouche , ce feroit un enfant à écrafer.

Tout le détail de cet exemple importe plus qu'il ne femble. Que de leçons dans une léule ! Que Je fuites mortifiantes attire le premier mouvement de Vanité! Jeune maître, épiez ce premier mouvement avec foin. Si vous lavez en faire fortir aiml rhurai- fiatron , les diljgracei , foyez fur qu iJ n'en reviendra

JB s de

^^ EMILE,

de long-tems un fécond. Que d'apprêts, direz -vous-î j'en conviens ; & le tout pour nous faire une boulTa- le qui nous tienne lieu de méridienne.

Ayant appris que l'aimant agit à travers les autres corps , nous n'avons rien de plus preffé que de faire une machine femblable à celle que nous avons vue. Une table évuidée , un baflîn très -plat ajutlé fur cette table , & rempli de quelques lignes d'eau, un canard fait avec un peu plus de foin , &c. Souvent attentifs autour du baffin , nous remarquons enfin que le canard en repos affeéle toujours à-peu- près la mê- me dire6lion. Nous fuivons cette expérience, nous examinons cette direftion , nous trouvons qu'elle eft du midi au nord ; il n'en faut pas davantage, notre bouflble efl trouvée, ou autant vaut j nous voilà dans la phyfique.

11 y a divers climats fur la terre, & diverfes tem- pératures à ces climats. Les faifons varient plus fen- fibkment à mefure qu'on approche du pôle; tous les corps fe rellerrent au froid & fe dilatent à la cha- leur ; cet effet eft plus mefurable dans les liqueurs & pKîs ft^nfible dans les liqueurs fpiritueufes : de -là le thermomètre. Le vent frappe le vifage; l'air efl donc un corps , un fkide , on le fenc , quoiqu'on n'ait au- cun moyen de le voir* Renverfez un verre dans l'eau, Teau ne le remplira pas, à moins que vous nelailTiez à l'air une iffue ; l'air eft donc capable de réOftance: enfoncez le verre davantage, l'eau gagnera dans l'ef- pace d'air , fans pouvoir remplir tout-à-fait cet efpa- ce; l'air eft donc capable de compreflion jufqu'à cer- tain point. Un ballon rempli d'air comprimé, bondis mieux que rempli de toute autre matière ; l'air eft donc un corps élaftique. Etant étendu duns le bain, 1 foulevez horizontalement le bras hors de feau , vous le fentirez chargé d'un poids terrible; l'air eft donc un corps pefanc. En mettant l'air en équilibre avec d'au- tres fluides, on peut mefurer fon poids: de-là lebaro- ■ju mctre ,.

ou DE L'EDUCATION.

snetre , le Typhon , la canne à vent , la machine pneumatique. Toutes les loix de la ftatique & de l'hydroftatique fe trouvent par des expériences tout aulîi groiïieres. Je ne veux pas qu'on entre pour rien de tout cela dans un cabinet de phyfique expéri- mentale. Tout cet appareil d'inftrumens & de ma- chines me déplaît. L'air fcientifique tue la fcience. Ou toutes ces machines effrayent un enfant , ou leurs figures partagent & dérobent l'attention qu il devroit à leurs effets.

Je veux que nous faffions nous-mêmes toutes nos machines , & je ne veux pas commencer par faire l'inftrument avant l'expcrience ; mais je veux qu'a- prés avoir entrevu l'expérience , comme par ha- zard, nous inventions peu - à - peu i'inftrument qui doit la vérifier. J'aime mieux que nos inftrumens ne ibient point fi parfaits & û jolies; & que nous ayons des idées plus nettes de ce qu'ils doivent être , & des opérations qui doivent en refuker. Pour ma premie-, le leçon de ftatique, au lieu d'aller chercher des ba- lances, je mets un bâton en travers fur le dos d'une chaife , je mefure la longueur des deux parties du bâton en équilibre, j'ajoute, de part Ck d'autre, des poids tantôt égaux , tantôt inégaux ; & le tirant ou le pouffant autant qu'il etl nécellaire, je trouve en- fin que l'équilibre réfulte d'une proportion réciproque entre la quantité des poids & la longueur des leviers. Voilà déjà mon petit phyficien capable de rectifier des balances avant que d'en avoir vu.

Sans contredit , on prend des notions bien plus claires & bien plus fûres des chofes qu'on apprend ainfi de foi- même, que de celles qu'on tient des en- ièignemens d'autrui ; & outre qu'on n'accoutume point fa raifon à fe foumettre fervilement à l'autori- té , l'on fe rend plus ingénieux à trouver des rap- ports, à lier des idées^ à inventer des inllrumens»

fi EMILE,

que quand , adoptant tout cela tel qu'on nous le don- ne , nous lailTons aiFailIer notre efprit dans la non- chalance, comme le corps d'un homme , qui, tou- jours habillé , chauiTé , fervi par fes gens , &, traîné par fes chevaux , perd à la fin la force Ôc fufage de fes membres. Boileau fe vantoit d'avoir appris à Racine à rimer difficilement : parmi tant d'admira- bles méthodes pour abrégc^r l'étude des fciences , nous aurions grand befoin que quelqu'un nous en donnât une ppur les apprendre avec effort.

L'avantage le plus fennble de ces lentes &labo' rieufes recherches, cft de maintenir, ^u milieu des études fpéculacives , le qorps dans fon aclivité , les membres dans leur fouplefTe, & de former fans cef- fe les mains au travail &. aux ufages utiles à l'homme. Tant d'inftrumens inventés pour nous guider dans nos expériences 6i. fupplcer à la jullelTe des fens, en font négliger l'exercice. Le graphometre difpenfe d*ellimer la grandeur des angk? ; l'œil qui mefuroi; avec précifion les dillances, s'en fîc à la chaîne qui les mefure pour lui ; la romaine m'exempte de juger à la main le poids que je ccnnois par elle. Fias nos outils font ingénieux , plus nos organes deviennent groiilers & mal - adroits : à force ralfembler des ma- chines autour de nous, nous n'en trouvons plus en ^ous-mêmes.

Mais quand nous mettons à fabriquer ces machines l'adreiTe qui nous en tenoit lieu , quand nous em- ployons à ks faire la fagacité qu'il falloit pour nous en paÛér , nous gagnons fans rien perdre , nous ajoutons l'art à la Nature , & nous devenons plus ingénieux fans devenir moins adroits. Au lieu de coller un enfant fur des livres , û je l'occupe dans un attelier , fes mains travaillent au profit de fon ef- prit , il devient piiiiofophe 6c croit n'être qu'un ou- vrier. Enfin cet exercice a d'autres ufages dont je

par-

ou DE L'EDUCATION. 5$

parlerai ci-après, 6i l'on verra comment des jeux de la philofophie on peut s'élever aux véritables fonc- tions de l'homme.

J'ai déjà dit que les connoifTances purement fpé- culatives ne convenoient guéris auxenfans, même approchans de l'adolefcence ; mais (ans les faire en- trer bien avant dans la phyOque fyllématique , faites pourtant que toutes leurs expériences fe lient l'une à l'autre par quelque forte de déduction ; afin qu'à l'aide de cette chaîne ils puifîènt les placer par ordre dans leur efiorit , & fe les rappeller au befbin ; car il ell bien difficile que des faits , & même des rai- fonnemens ifolés , tiennent long tems dans la mé- moire , quand on manque de prife pour les y ra- jnener.

Dans la recherche des loix de Ja Nature , com- mencez tuujoun; par les phénomènes les plus com- muns Ck les plus fcnilbles ; & accoutumez votre éle- vé à ne pas preiidre ces phénomènes pour à^s rai- fons , mais pour des faits. Je prends une pierre , je feins de la pofer en l'air ; j'ouvre la main , ia pier- re tombe. Je regarde Emile attentif à ce qu;^ je fais , Ck je \uï dis : pourquoi cette pierre eO: elle tombée?

Qiiel enfant reftera court à cette queftion ? Au- çim, pas même Emile, fl je n'ai pris grand foin de le préparer à n'y lavoir pas répondre. Tous diront que la pierre tombe parce qu'elle eft pefante ; de qu'cft-ce qui elt pefant ? c 'eft ce qui tombe. La pierre tombe donc parce qu'elle tombe? Ici mon pev tit philofophe eft arrêté tout de bon. Voilà fa pre- mière leçon de phyfique fyftématique, &, foie qu'el- le lui profite ou non dans ce genre , ce fera toujours- une leçon de bon-fens.

A mefure que l'enfant nvance en intelligence , d'autres confiderations importantes nous obligent à plys de choix dans Us occupations. Si tôt qu'il par-

B ^ \m\

J4 E M I L ÎL,

yient à fe connoître aflez lui-même pour concevoÎF en quoi confide fon bien - être , fi tôt qu'il peut faifir des rapports afltz étendus pour juger de ce qui Ju^ convient & de ce qui ne lui convient pas , dès- lors \\ eft en état de fcntir la différence du travail à l'amu- lement, & de ne regarder celui-ci que comme le dé- Jallement de l'autre. Alors des objets d'utilité réelle peuvent entrer dans fts études, 6i. l'engager à y don- ner une application plus confiante qu'il n'en donnoi^ à de fimples amulç^mens. loi de la néctlTité tou- jours rcnaiflànte, apprend de bo^me- heure ^ l'hom- me à faire ce qui ne lui plaît pas , pour prévenir un, mal qui lui déplairoit davantage. Tel eft l'ufage de la prévoyance ; & de cette prévoyance bien ou mal réglée, naîc toute la fageiîe ou toute la mifere hu- main^.

'J'out homme veut être heureux ; mais pour parve» nir à l'être, il faudroit commencer par layoir ce que c'tfl; que bonheur. Le bonheur de l'homme naturel tftaulii limple que U vie; il confiile à ne pas fouf- £rir: la fanté, la liberté, le nécyllaire le çonftituent. Le bonheur de l'homme moral efl: autre chofe; mais ce n'eft pas de celui-là qu'il eft ici quèflâom je ne" faurois trop répeter qu'il n'y a que des objets purC'» ment pijyfiques qui puiljcnt intereiTer lesenfans, fur- tout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité, & qu'or; n'a poinç corrompus d'avance par le poifon de l'o- pinion.

. Lorfqu'avant de fentir leurs befoîns ils l^s pré- voyent , leur intelligence eft déjà fort avancée, ils commencent à concoure le prix du tems. Il im- porte alors de les, accoutumer à en diriger l'emploi fur des objets utiles, mais d'une utilité ftnfible à leuc âge & à la portée de leurs lumières. Tout ce qu[ t^ent à l'ordre moral & à l'ufage de la fociété rie doit ^oint fi-tôt letir être préftnté, parce qu'ils ne fonq p^§ eu état (Je l'entendre. C'eft une ineptie d'exiger

d'eux

ov PE UEDUCATION. 55

d'eux qu'ils s'appliquent à des chofes qu'on leur die yaguement être pour Jeur bien , fans qu'ils fâchent quel efl: ce bien , ^ dont on les allure qu'ils tireront du profit étant grands , fans qu'ils prennent mainte- nant aucun intérêt à ce prétendu profjt qu'ils ne fau- roient comprendre.

Que l'enfant ne fafTe rien fur parole ; rien n'eft bien pour lui, que ce qu'il fcnt être tel. En le jet- tan t toujours en avant de fes lumières , vous croyez ufer de prévoyance & vous en manquez. Pour j'ar- jner de quelques vains inflrumens dont il ne fera peut-être jamais d'ufage, vous lui oiez l'inflrument 1^ plus univerfel de l'homme, qui eiVje bon fens; vous l'accoutumez à fe laifler toujours conduire , à n'être jamais qu'une macl^ine encre les mains d'autrui. Vous youle^ qu'il Toit docile étant petit ; c'eft vouloir qu'il foit crédule & dupe étant grand. Vous lui dites iàns ccfle : tout ce que je vous demande eft pour votre avan- tage ; mais vous n'êtes pas en état de le connoîne. Que m importe à moi ^ que vousfajjlez ou non ce quefc.%!ge? Ccft pour vous fei^l que vous travaillez. Avec tousceç beaux difcours que vous lui tenez maintenant pour le rendre fage , vous préparez le fuccès de ceux que. lui tiendra quelque jour un vil^onnaire , un fouiîleur, iiç charlatan , un fourbe ou un fou dj toute efpece pour le prendre à fon piège , ou pour lui faire adop.. ter fa foiie.

Il importe qu'un homme fâche bien des chofes donc un enfant ne lauroit comprendre futilité; mais faut- il, d fe peut -il qu'un enfant apprenne tout ce qu'il importe à un homme de fuvoir ? Tâchez d'appren- dre à l'enfant tout ce qui eft ytilç à fon âge, (^c vous verrez que tout fon tems fera plus que rempli. Pour- quoi voulez- vous , au préjudice des études qui lui conviennent aujourd'hui , l'appliquer à celles d'un âge auquel il eîl fi peu fur qu'il parvienne? Mais, dirçz-vous, fera-t-ii <ems d'apprendre ce qu'on doit

B 5 lùvoir.

s5 E MILE,

favoir quand le moment fera venu d'en faire ufàge? Je rignore ; mais ce que je fais, c'efl: qu'il eft im- poiUbie de l'apprendre plutôt; car nos vrais maîtres fonL l'expérience & le fentiment, & jamais l'homme ne fenc bien ce qui convient à l'homme que dans les rapports il s'efl trouvé. Un enfant fait qu'il efl fait pour devenir homme ; toutes les idées qu'il peut avoir de l'état d'homme , font des occafions d'in- ftruftion pour lui ; mais fur les idées de cet état qui ne font pas à fa portée, il doit refier dans une igno- rance ablblue. Tout mon livre n'eft qu'une preuve continuelle de ce principe d'éducation.

Si-tôt que nous femmes parvenus à donner à notre élevé une idée du mot utile ^ nous avons une grande priie de plus pour le gouverner; car ce mot le frap- pe beaucoup , attendu qu'il n'a pour lui qu'un fens relatif à fon âge, & qu'il en voit ckiirement le rap- port à (on bien -être aiSlucl. Vos enfans ne font point frappés de ce mot , parce que vous n'avtz pas eu foin de leur en donner une idée qui foit à leur por» tée , & que d'autres fe chargeant toujours de pour- voir à ce qui l^ur eft utile , ils n'ont jamais befoin d'y longer eux-mêmes (S: ne favent ce que c'tft qu'utilité.

^ quoi cela ejï-iï bon ? Voilà déformais le mot ià- cré, le mot déterminant entre lui& moi dans tou-? tes les atlions de notre vie: voilà la queftion qui de ma part fuit infailliblement toutes Ç<is quertions , 6c qui fert de frein à ces multitudes d'interrogations fot- tes & faflidieufes , dont les enfans fatiguent fans re- lâche & fans fruit tous ceux qui les environnent, plus pour exercer fur eux quelque efpece d'empire que pour en tirer quelque profit. Celui à qui , pour fa plus importante leçon , Ton apprend à ne vouloir rien favoir que d'utile, interroge comme Socrate; il ne fair pas une queftion fans s'en rendre à lui-même ïa raifon qu'il fait qu'on lui en va demander avant que ^e la réfoudre. Yoyts

op DE L'ÉDUCATION. 27

Voyez quel puifTant inftrument je vous mets entre ks mains pour agir fur votre élevé. Ne fachanc les railbns de rien , le voilà prefque réduit au filence quand il vous plaît ; &. vous , au contraire , quel avantage vos connoiflances & votre expérience ne vous donnent-elles point pour lui montrer riuijité de tout ce que vous lui propofez ? car , ne vous y trompez pas , lui faire cette qutftion , c'eft lui ap- prendre à vous la faire à fon tour, & vous devez compter fur tout ce que vous lui propcferez dans la fuite , qu*à votre exemple il ne manquera pas de di- re; à quoi cela efi-il bon?

C'eft ici peut-être le piège le plus difficile à éviter pour un gouverneur. Si fur la queflion de l'enfant, ne cherchant qu'à vous tirer d'affaire , vous lui don» nez une feule railbn qu'il ne foit pas en état d'en- tendre , voyant que vous raifonncz fur vos idées & non fur Its Tiennes , il croira ce que vous lui dites bon pour votre âge & non pour le lien ; il ne ic fie- ra plus à vous , & tout eft perdu : mais ell le maître qui veuille bien relier court , & convenir de fes torts avec fon élevc? Tous fe font une loi de ne pas convenir même de ceux qu'ils ont , & moi je m'en fcrois une de convenir même de ceux qiie je n'aurois pas , quand je ne pourrois mettre mes rai- fons à f i portée: ainfi ma conduite, toujours nette dans fon efprit, ne lui fcroit jamais fufpccte, & je me conferverois plus de crédit en me fuppciànt des fautes, qu'ils ne font en cachant les leurs.

Frcmiercmtr.c, fongcz bien que c'cft rarement à vous de lui propofer ce qu'il doit apprendre; c'efl: à lui de le defircr, de le clierchtr, de le trouver; k vous de le mettre à fa portée , de faire naître adroi- tement ce defir , & de lui fournir ks moyens de le fatisfaire. Il fuit de-là que vos qui-flions doivent être pu fréquentes , mais bien choilics , & que , comme il en aura beaucoup plus à vous faire que vous à lui,

voui

^8 EMILE,

vous ferez toujours moins à découvert & plus (bu- vent dans le cas de lui dire ; en quoi ce que vous me demandez efi-il utile à /avoir ?

De plus, comme il importe peu qu'il apprenne ce- ci ou cela , pourvu qu'il conçoive bien ce qu'il ap- prend & l'ufage de ce qu'il apprend , fi- tôt que vous n'avez pas à lui donner fur ce que vous lui dite^ un éclairciflèment qui foit bon pour lui , ne lui en don- nez point du tout. Dites -lui fans îcrupule : je n'ai pas de bonne réponfe à vous faire ; j 'a vois tort , laiflTons cela. Si votre inflru61:ion étoit réellement déplacée , il n'y a pas de mal à fabandonner tout-à- fait ; fi elle ne l'étoit pas , avec un peu de foin vous trouverez bien -tôt i'occafion de lui en rendre l'utilité fenfible.

Je n'aime point les explications en difcours; les jeunes gens y font peu d'attention & ne les retien- nent gueres. Les chofes, les chofesl Je ne répéte- rai jamais alTez que nous donnons trop de pouvoir aux mots: avec notre éducation babillarde, nous ne faifons que des babillards.

Suppofons que, tandis que j'étudie avec mon éle- vé le cours du foîeil & la manière de s'orienter, tout- à -coup il m'interrompe pour me demander à quoi fert tout cela. Qi.iel beau difcours je vais lui faire ! De combien de chofes je faifis I'occafion de l'inflruire en répondant à fa quellion , fur-tout fi nous avons des témoins de notre entretien l * Je lui par- lerai de l'utilité des voyages , des avantages du con\- i^e^ce , des produ6lions particulières à chaque cli- mat.

J'ai fouvent remarqué que dans les doftes innru(!lion^ qu'on donne aux enfans , on fonge moins à fe faire écouter d'eux que des grandes perfonnes qui font préfentes. Je fui» uès-fûr de ce que je dis-là, car j'en ai fait Vo^Xeivation fu? pioi-mêiue.

otJ BE L^EDUCATION, è^

mat, des moeurs des differens peuples, de l'ufage du calendrier , de la fupputation du retour des faifons pour l'agriculture , de l'art de ]a navigation , de la manière de fe conduire fur mer & de luivre exafte- ment fa route fans fa voir l'on eft. La politique, rhifloire naturelle , l'allronomie, la morale même & îe droit des gens , entreront dans mon explication de manière à donner à mon élevé une grande idée de toutes ces fciences, & un grand defir de les appren- dre. Quand j'aurai tout dit , j'aurai fait l'étalage d'un vrai pédant , auquel il n'aura pas compris une feule idée. II auroit grande envie de me demander comme auparavant à quoi fert de s'orienter ; mais il n'ofe, de peur que je ne me fâche. Il trouve mieux fon compte à feindre d'entendre ce qu'on l'a forcé d'écouter. Ainfi fe pratiquent les belles éducations.

Mais notre Emile plus ruftiquement élevé , & à qui nous donnons avec tant de peine une conception dure, n'écoutera rien de tout cela. Du premier mot qu'il n'entendra pas, il va s'enfuir, il va folâtrer par la chambre & me laiffer pérorer tout feul. Cher- chons une folution plus groflierej mon appareil fcien- tifique ne vaut rien pour lui.

Nous obfervions la pofition de la' forêt au nord de Montmorenci , quand il m'a interrompu par fon importune qucftion , à quoi fert cela ? Vous avez rai- fon, lui dis -je, il y iirut penfer à loifir, & Ci fious trouvons que ce travail n'efl: bon à rien , nous ne le reprendrons plu? , car nous ne manquons pas d'a- mufemens utiles. On s'occupe d'autre chofe, à il n'efl: plus queftion de géographie du refle de la journée.

Le lendemain matin je lui propofe un tour de pro- menade avant le déjeuner : il ne demande pas mieux; pour courir les enfans Jbnt toujours prêts, & celui-ci a de bonnes jambes. Nous monions dans la' foret , cous parcourons les champeaux, nous nous égarons,

nous

.^ È M I î^ fi,

jious ne favons plus nous femmes , 6c quand H $Vi^ic de revenir , nous ne pouvons plus retrouver noire chemin. Le tems fe palTe, la chaleur' vient; inous avons faim , nous nous preuons , nous errons vainement de côté & d'autre , nous ne trouvons par- tout que des bois , des carrières , des plaines , nul renfeignement pour nous reconnoître. Bien échauf- fés, bien recrus, bien affamés, nous ne faifons avec pos courfes que nous égarer davantage. Nous nous alTeyons enfin pour nous repofer , pour délibérer. Emile, que je fuppofe élevé comme au autre enfant, ne délibère point, il pleure ; il ne fait pas que nous fomnies à la porte de Montmorenci , & qu'un fira. pie taillis nous le cache ; mais ce taillis efl: une forée pour lui, un homme de fa ftature efl: enterré dans des buiflbns.

Après quelques momens de filence, je lui dis d'uri air inquiet; mon cher Emile, comment ferons- nous pour fortir d'ici?

Emile , en nage , ^ pleurant à chaudes larmes,

"Je n'en fais rien: je fuis las; j'ai faim: J'ai foifj je n'en puis plus.

^ean - jaques. Me croyez -vous en meilleur état que vous, & penfez - vous que je me fifle faute de pleurer fi je pouvois 4éjeûner de mes larmes? il ne s'agit pas de pleurer , il s'agit de fe reconnoître. Voyons votre montre ,• quelle heure eft-il ? Emile. ' Il efl: midi , & je fuis à jeun.

jfean - Jaques, ...^ ,-,;.>, Cela efl vrai ; il efl: midi , & je fuis à jeun.'

Emile, Oh 1 que vous devez avoir faim !

ou DF. L'EDUCATION. ^4

Jean ' Jaques. Le malheur efl que mon dîné ne viendra pas me chercher icL Jl eft midi? c'efl juftemenc Thture nous obfervions hier, de Montmorenci , la pofition de la forêt ; fi nous pouvions de même obferver de h forêc la pofition de Montmorenci ?. . . Einile, Oui ; mais hier nous voyions la forêt , & d'ki nous ne voyons pas la ville.

Jean - Jaques,

Voilà le mal Si nous pouvions nous pafîèr de

la voir pour trouver fa pofition

Emile, Oh! mon bon ami!

Jean Jaques, Ne difions-nous pas que la forêt étoit. ....

Evïile. Au nord de Montmorenci^

Jean - Jaques,

Par confe'quent Montmorenci doit être

. Efnile, ..Au fud de la forêt.

■.-■.. . Jean- Jaques. '

^ous ayons un moyen de trouver le nord à midù

Emile, Oui, par la direélion de l'ombre.

Jean 'Jaques, Mais le fud?

Emile, Comment faire?

Jean- Jacques» Le fud efl: l'oppofé du nord.

EmiJi. Cela eft vrai ; il n'y a qu'à chercher l'oppoPé lombre. Oh ! voilà le fud , voilà le fud ! fûrement Montmorenci eft de ce côtéj cherchons de ce coté.

Jem'

Jean- Jacques. Vous pouvez avoir raifon ; prenons ce fèntief à travers le bois.

Emile frappant des mains y ^ poujjant un cri de joie.

Ah ! je vois Montmorenci ! le voilà tout devant hous , tout à découvert. Allons déjeûner ^ allons dîner; courons vite: raftronômie éft bonne à quel- gué chofe.

Prenez garde que s'il ne dit pas cette dernière phrafe , il la penfera ; peu importe, pourvu que ce! ne foit pas moi qui la.dife. Or foyez fur qu'il n'ou- bliera de fa vie la leçon de cette journée ; au lieu que fi je n'avois fait que lui fuppofer tout cela dans (a chambre ,• -mon difcours eût été oublié dés le lende- main. 11 faut parler tant qu'on peut par les aftions; & ne dire que ce qu'on ne fauroit faife.

Le Leôleur ne s'attend pas que je le méprife aflez , pour lui donner un exemple fur chaque efpece d'é- tude : mais de quoi qu'il (bit queflion , je ne puis trop exhorter le gouverneur à bien mefurer fa preuve fur la capacité de l'élevé ; car encore une fois , le mal n'eil pas dans ce qu*il n'entend point , mais dans ce qu'il croit entendre.

Je me fouviens que voulant donner à un enfant du goût pour la chymie, après lui avoir montré plu- fieurs précipitations métalliques , je lui expliqiyois comment fe faifoit l'encre, je lui difois que fa noir- ceur ne venoit que d'un fer très-divifé, détaché du vitriol , & précipité par une liqueur alcaline. Au milieu de ma do6le explication, le petit traître m'ar- rêta tout court avec ma queftion que je lui avois ap- prife : me voilà fort embarraffé.

Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti". J'en- voyai cherclier du vin dans la cave du maître de la maifon , ôi d'autre vin à huit fols chez un marchand'

ou DE L'EDUCATION. 33

de viïl. Je pris dans un petit flacon de la diflblutioit d'alcali fixe : puis ayant devant moi dans deux ver- res de ces deux differens vins *, je lui parlai ainfi.

On falfifie plufieurs denrées pour ks faire paroître meilleures qu'elles ne font. Ces falfifications trom- pent l'œil & le goût ; mais elles font nuifibles , àc rendent la choie falfifiée pire, avec fa belle apparen- ce, qu'elle n'étoit auparavant.

On falfifie fur-touc les boiflbns & fur-tout les vins, parce que la tromperie eit plus difficile à connoître, & donne plus de profit au trompeur. .

La falfification des vins verds ou aigres fe faic avec de la litarge : la litarge eft une préparation de plomb. Le plomb uni aux acides fait un fel fort doux qui corrige au goût la verdeur du vin , mais qui efl: un poifon pour ceux qui le boivent. Il importe donc, avant de boire du vin fufpeft, de favoir s'il eft litargiré s'il ne l'eft pas. Or voici comment je raifonne pour découvrir cela.

La liqueur du vin ne contient pas feulement de l'efprit inflammable , comme vous l'avez vu par l'eau -de -vie qu'on en tirej elle contient encore de l'acide , comme vous pouvez le connoître par le vinaigre & le tartre qu'on en tire aufli.

L'acide a du rapport aux fubftances métalliques Ôc s'unit avec elles par diflbluLion pour former un fel compofé , tel par exemple que la rouille qui n'effc qu'un fer diffout par l'acide contenu dans l'air ou dans l'eau , & tel auffi que le verd-de-gris qui n'eft qu'un cuivre dilTout par le vinaigre.

Mais ce même acide a plus de rapport encore aux fubilances alcalines qu'aux fubftances métalliques, en forte que par l'intervention des premières , dans les

fels

A chaque explication qu'on veut donneï à l'enfant, un petit appareil qui la précède fert beaucoup aie' rendre attentif,' Tome I. Partie IL G

3(4^ E M I L E,

fds compofés dont je viens de vous parler , l'acide eft forcé de lâcher le métal auquel il ell uni, pour s'attacher à l'alcali.

Alors la fubflance métallique dégagée de l'acide qui la tenoit diffoute , fe précipite CSc rend la liqueur opaque.

- Si donc un de ces deux vins eft litargiré , fon aci- de tient la litarge en diflblution. Que j'y verfe de la liqueur alcaline, elle forcera l'acide de quitter prife pour s'unir à elle; le plomb n'étant plus tenu en dif- folution reparoîtra , troublera la liqueur & fe précipi- tera enfin dans le fond du verre.

S'il n'y a point de plomb * ni d'aucun métal dans le vin , l'alcali s'unira paifiblcment ** avec l'acide , le tout reliera diflbut, & il ne fe fera aucune préci- pitation.

Enfuite je verfai de ma liqueur alcaline fucceffive- ment dans les deux verres : celui du vin de la maifon refta clair & diaphane , l'autre en un moment fut trouble , & au bout d'une heure on vit clairement le plomb précipité dans le fond du verre.

Voilà , repris- je , le vin naturel & pur dont on peut boire , & voici le vin falfifié qui empoifonne. Cela fe découvre par les mêmes connoiffances dont vous me demandiez l'utilité. Celui qui fait bien com- ment

* Les vins qu'on vend en dét?.il chez les marchands de vin de Paris , quoiqu'ils ne foient pas tous iitargirés, font rare- irent exempt de plomb ; parce que les comptoirs de ces mar- chands font garnis de ce métal , & que le vin qui fe répand dans la mefure en paiTant & féjournant fur ce plomb en diiTowfC toujours quelque partie. II eil étrange qu'un abus fi manifefle & fi dangereux foit foufFert par la police. Mais il ell vrai que les gens aifés ne buvant gueres de ces vins-là font peu fujets i en ctre empoifûnnés.

** L'2cide végétal eft fort doux. Si c'ëtoit un acide mine- rnl & qu'il fût moins «étendu ^ l'union feioit pas fans d- fervefcence.

ou DE L'EDUCATION. 3^

jnent fait l'encre, fait connoître auffi les vins fre- latés.

J'étois fort content de mon exemple, & cepen- dant je m'apperçus que l'enfant n'en étoit point frap- pé. J'eus befoin d'un peu de tems pour fentir que je n'avois fait qu'une fotife. Car fans parler de l'im- pcffibilité qu'à douze ans un enfant pût fuivre mon explication , l'utilité de cette expérience n'entroit pas dans fon efprit , parce qu'ayant goûté des deux vins & les trouvant bons tous deux , il ne joignoit aucune idée à ce mot de fallification que je penfoîs lui avoir fi bien expliquée ; ces autres mots mal-Jain, poiforiy ti'avoient même aucun fens pour lui ^ il étoit là-defTus dans le cas de l'hiftorien du Médecin Philippe ; c'efl Je cas de tous les enfans.

Les rapports des effets aux caufes dont nous n'ap- percevons pas la liaifon , les biens & les maux dont hous n'avons aucune idée, les befbins que nous n'a- vons jamais fentis font nuls pour nous : il eft impof- fible de nous intereflèr par eux à rien faire qui s'y Rapporte. On voit à quinze ans le bonheur d'un homme fage , comme à trente la gloire du paradis. Si l'on ne conçoit bien l'un & Tautre , on fera peu de chofe pour les acquérir , & quand même on les concevroit , on fera peu de choie encore fi on les défire, i] on ne les fent convenables à foi. 11 ell aifé de convaincre un enfant que ce qu'on veut lui enfeigner eft utile ; mais ce n'eft rien de le convain- cre fi l'on ne fait le perfuader. En vain la tranquille raifon nous fait approuver ou blâmer, il n'y a que la paffion qui nous falfe agir , & comment fe paflionner pour des intérêts qu'on n'a point encore ?

Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puiflè voir. Tandis que l'humanité lui efl: prefque étrangè- re, ne pouvant l'éievtT à l'état d'homme, rabailîèz pour lui l'homme à l'état d'enfant. En fongeant à ce qui lui peut être utile dans un autre àgc, ne lui C 2 parles

^6 E M I L E^

parlez que de ce dont il voit dès-à-preTent Tutilité. Du. refte jamais de comparaifons avec d'autres en- fans, point de rivaux , point de concurrens, même il la courfe , aufli-tôt qu'il commence à raifonner : î'aîme cent fois mieux qu'il n'apprenne point ce qu'il n'apprendroit que par jaloufie ou par vanité. Seule- ment je marquerai tous les ans les progrés qu'il aura faits , je les comparerai à ceux qu'il fera l'année fui- vante ; je lui dirai , vous êtes grandi de tant de li- gnes, voilà le fofTé que vous fautiez, le fardeau que vous portiez ; voici la diilance vous lanciez un caillou , la carrière que vous parcouriez d'une halei- ne, &c. voyons maintenant ce que vous ferez. Je l'excite ainfi fans le rendre jaloux de perfonne ; il voudra fe furpalTer , il le doit; je ne vois nul incon- vénient qu'il {bit émule de lui-même.

Je hais les livres; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne fait pas. On dit qu'Hermès grava fur des colonnes les éiemens des fciences , pour mettre fes découvertes à l'abri d'un déluge. S'il les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles s'y feroient confervées par tradition. Des cerveaux bien prépa- rés font les monumens fe gravent le plus fCirement les connoilTances humaines.

N'y auroit - il point moyen de rapprocher tant de leçons éparfes dans tant de livres? de les réunir fous un objet commun qui pût être facile à voir , interef- fant à fuivre, & qui pût fervir de flimulant, même à cet âge? Si l'on peut inventer une fituation tous les befoins naturels de l'homme fe montrent d'une manière fenfible à f efprit d'un enfant , & les moyens de pourvoir à ces mêmes befoins fe dévelop- pent fucceflivement avec la même facilité , c'eft par la peinture vive & naïve de cet état qu'il faut don- ner le premier exercice à fon imagination.

Philofophe ardent, je vois déjà s'allumer la vôtre. Ne vous mettez pas en frais ; c^tte fituatign efl trou- vée.

ou Df L'EDUCATION. 57

véQ y elle eft décrite, & fans vous faire tort , beau- coup mieux que vous ne la décririez vous-même; du moins avec plus de vérité & de fimplicité. Puis qu'il nous faut abfolument des livres, il en exifte un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d'éduca- tion naturelle. Ce livre fera le premier que lira mon Emile : feul il compofera durant long-tems toute fa bibliothèque , & il y tiendra toujours une place dif- tinguée. Il fera le texte auquel tous nos entretiens fur ks fciences naturelles ne Serviront que de com- mentaire. Il fervira d'épreuve durant nos progrès à l'état de notre jugement , & tant que notre goût ne fera pas gâté, 1^ letlure nous plaira toujours. Quel efl donc ce merveilleux livre.? Efl:-ce Aridote , efl- ce Pline, ell-ce Buffon ? Non; ç'eft Robinfon Crufbé.

Robinfon Crufoé dans fon ifle, feul, dépourvu de l'aflTiflance de fes femblables & des inftrumens de tous les arts , pourvoyant cependant à fa fubfiftance , à fa confer^ation , & le procurant même une forte de bien-être; voilà un objet intereffant pour touc uge, & qu'on a mille moyens de rendre agréable aux. enfans. Voilà comment nous réalifons l'ille déferte qui me fervoit d'abord de comparaifon. Cet étac n'eft pas , j'en conviens , celui de l'homme focial ; vraifemblablement il ne doit pas être celui d'Emile ; mais c'eft fur ce même état qu'il doit apprécier tous les autres. Le plus fur moyen de s'élever au deifus des préjugés ,& d'ordonner fes jugemens fur les vrais rapports des chofes , efl; de fe mettre à la place d'un homme ifolé , & de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à fa propre utilité.

Ce roman , débarralle de tout fon fatras , com- mençant au naufrage de Robinfon près de (on illea & finilTant à l'arrivée du vaifleau qui vient fen tirer, fera tout à la fois l'amufement & rinfl:ru6tioa d'Emi» durant l'époque dont il eft ici queftion, Je veux

C 3 (^uç.

3f EMILE,

que la tête lui en tourne , qu'il s'occupe fans ceflê de fon château , de fes chèvres , de ks plantations 5 qu'il apprenne en détail , non dans des livres , mais fur les chofes , tout ce qu'il faut favoir en pareil cas ; qu'il penfe être Robinfon lui-même ; qu'il fe voye habillé de peaux , portant un grand bonnet , un grand fabre , tout le grotefque équipage de h figure ,^ au parafol près dont il n'aura pas btfoin. Je veux qu'il s'inquiette des mefures à prendre , fi ceci ou ce- la venoit à lui manquer , qu'il examine la conduite de fon héros ; qu'il cherche s'il n'a rien omis , s'il n'y avoit rien de mieux à faire; qu'il marque attentive- ment Tes fautes , & qu'il en profite pour n'y pas tomber lui-mênie en pareil cas : car ne doutez point qu'il ne projette d'aller faire un éiablifîùment fem- blable ; c'eft le vrai château en Efpagne de cet heu- reux âge , l'on ne connoîc d'autre bonheur que le jiécefîaire & la liberté.

V Quelle relîburce que cette folie pour un homme habile, qui n'a fu la faire naître qu'afin de la mettre à profit. L'enfant prtflë de fe faire un magafin pour fon ifle , fera plus ardent pour apprendre, que le rnaîtré pour enfeigner. 11 voudra favoir tout ce qui eil utile , & ne voudra favoir que cela ; vous n'aurez plus befoin de le guider, vous n'aurez qu'à le retenir. Au refi:e , dépéchons -nous de l'établir dans cette ÏÏle , tandis qu'il y borne félicité; car le jour ap- proche où, s'il y veut vivre encore, il n'y voudra plus vivre feul ; & Fenckedî, qui maintenant ne fe touche guère, ne lui fuffira pas long-tems.

La pratique des arts naturels > auxquels peut fuffirç un feul homme , mené à la recherche des arts d'in- dufi:rie , & qui ont befoin du concours de plufieurs mains. Les premiers peuvent s'exercer par des ibli- taires, par des fauvages; mais les autres ne peuvent siaîcre que dans la fociété, & la rendent néceffaire. iant qu'on ne connoît que le befoin phyfi']ue, cha- que

ou DE L'EDUCATION. 39

que homme fe fuffit à lai -même; l'introduélion du fuperflu rend indilpenfable le partage & la diflribu- tion du travail ; car bien qu'un homme travaillant feul ne gagne que la fubfiftance d'un homme, cent hommes travaillant de concert , gagneront de quoi en faire fubfifter deux cens. Si-tôt donc qu'une par- tie des hommes fe repofe , il faut que le concours des bras de cetix qui travaillent fupplée au travail de ceux qui ne font rien.

Votre plus grand foin doit être d'écarter de Tefprit de votre éîeve toiires les notions des relations fociales qui ne font pas* à fa portée ; mais quand l'enchaîne- ment des conîïoilTances vous force à lui montrer la mutuelle dépendance des hommes , au lieu de la lui montrer par le côté moral , tournez d'abord toute fon attention vers l'induflrie & les arts méchaniques, qui les rendent utiles les uns aux autres. En le pro- menant d'atttlier en attelier, ne fouffrez jamais qu'il voye aucun travail fans mettre lui même la main à l'œuvre; ni qu'il en forte fans favoir parfaitement la raifon de tout ce qui «'y fait, ou du moins de tout ce qu'il a obfervé. Pour cela travaillez vous-même, donnez -lui par -tout l'exemple; pour le rendre mai' tre , foyez par -tout apprenti f; & comptez qu'une heure de travail lui apprendra plus de chofcs, qu'il n'en retiendroit d'un jour d'explications.

Il y a une eftime publique attachée aux difFerens arts , en raifon inverfe de leur utilité réelle. Cette cftime fe mtfure direélem.ent fur leur inutilité même, & cela doit ecrc. Les arts les plus utiles font ceux qui gagnent le moins , parce que le nombre des ou- vriers fe proportionne au befoin des hommes , & que le travail nécelTaire à tout le monde refle forcément à un prix que le pauvre peut payer. Au contraire , ces importans qu'on n'appelle pas artifans, mais ar- tiftes, travaillant uniquement pour les oififs & les ri- çlies, mettent un pris arbitraire à leurs babioles ; &

C 4 çommç

'0 ^ EMILE,

comme le mérite de ces vains travaux n'efl; que darwi l'opinion , leur prix même fait partie de ce mérite , & on les eflime à proportion de ce qu'ils coûtent. Le cas qu'en fait le riche ne vient pas de leur ufage ; mais de ce que le pauvre ne les peut payer. Noio habere hona nffi quitus popuJus invidcrit *.

Que deviendront vos élevés , fi vous leur laiflez adopter ce fot préjugé , fi vous le fayorirtz vous- même, s'ils vous voient, par exemple, entrer avec plus d'égards dans la boutique d'un orfèvre que dans celle d'un ferrurier? Qiiel jugement porteront- ils du vrai mérite des arts & de la véritable valeur des chofes , quand ils verront par-tout le prix de fantaifi^ en contradi6lion avec le prix tiré de l'utilité réelle , & que plus la chofe coûte , moins elle vaut ? Au premier moment que vous laifîèrez entrer ces idées dans leur tête , abandonnez le refte de leur éduca- tion ; malgré vous ils ftront élevés comme tout monde; vous avez perdu quatorze ans de foins.

Emile fongeant à meubler fon ifle , aura d'autres îîianieres de voir, liobinfon eût fait beaucoup plus de cas de la boutique d'un taillandier , que de tous les colifichets de Saïde. Le premier lui eût paru un homme très - rerpe(^able , & l'autre un petiç char- latan.

Mon fils eft fait pour vivre dans le monde ; ij 3, îie vivra pas avec des fages, mais avec des foux; il faut donc qu'il connoifie leurs folies , puifqu^ c'éft par eljes qu'ils veulent être conduits. La çonnoiflance réelle des chofes peut être bonne , 3, mais celle des hommes & de leurs jugemens vaut 3, encore mieux ; car dans la fociété humaine le plus grand inftrument de l'homme eft l'homme, & le plus fage eft celui qui fe ferç le mieux de cet in-

ftrument,

■^ Petron.

ou DE L'EDUCATION. 41

fîrument. A quoi bon donner aux enfans l'idée d'un ordre imaginaire tout contraire à celui qu'ils trouveront établi , & fur lequel il faudra qu'ils fe règlent ? Donnez - leur premièrement des leçons ,, pour étrefages, & puis vous leur en donnerez 5, pour juger en quoi les autres font foux.

Voilà les fpécieufès maximes fur lefquelleslafaufîe prudence des pères travaille à rendre leurs enfans efclaves des préjugés dont ils les nourriffent, & jouets eux-mêmes de la tourbe infenfée dont ils pen- fent faire l'inftrument de leurs paffions. Pour parve-; nir à connoître l'homme, que de chofes il faut con- noître avant lui! J'homme efl; la dernière étude du fage ik vous prétendez en faire Ja première d'un en- fant! Avant de l'inflruire de nos fentimens, com- mencez par lui apprendre à les apprécier : efl: - ce connoître une folie que de la prendre pour la raifon? pour être fage, 'il faut difcerner ce qui ne l'efl: pas: comment votre enfant connoîtra t-il les hommes , s'il ne fait ni juger leurs jugemens ni démêler leurs erreurs? C'efl: un mal de favoir ce qu'ils penfent, quand on ignore fi ce qu'ils penfent efl: vrai ou faux. Apprenez lui donc premièrement ce que font les chofes en elles-mêmes; & vous lui apprendrez après ce qu'elles font à nos yeux : c'efk ainO qu'il faura comparer l'opinion à la vérité , & s'élever au deflus du vulgaire ; car on ne connoît point les préjugés quand on les adopte, Ck l'on ne mené point le peu- ple quand on lui relftmble. Mais fi vous commen- cez par l'inflruire de l'opinion publique avant de lui apprendre à l'apprécier , aflLrez-vous que, quoique vous puifficz faire , elle deviendra la fienne , Ck que vous ne la détruirez plus. Je conclus que pour ren- dre un jeune homme judicieux, il faut bien former fes jugemtns, au lieu de lui di6ler les nôtres.

Vous voyez que jufqu'ici je n'ai point parlé des hommes à mon élevé, il auroit eu trop de bon-fens

'l orne L Partie IL Cj pour

4a EMILE,

pour m'entendre ; ks relations avec fon efpecé ne !ui font pas encore afiez fenfibles pour qu'il puiffe ju- ger des autre? par lui. Il ne connoît d'Etre humain que lui feul , & même il eft bien éloigné de fe con- noître: mais s'il porte peu de jugemens fur fa per- fonne , au moins il n'en porte que de jufles. Il igno- re quelle efl la place des autres; mais il fent la fienne & s'y tient. Au lieu des loix fociales qu'il ne peut connoître, nous l'avons lié des chaînes de la néceflî- té. Il n'efl prefque encore qu'un être phyflque j con- tinuons de le traiter comme tel.

C'eft par leur rapport fenfible avec fon utilité , fa fureté, fa confervation^ fon bien-être qu'il doit ap- précier tous les corps de la Nature & tous les travaux des hommes. Ainfi le fer doit être à iks yeux d'un beaucoup plus grand prix que l'or , & le verre que le diamant. De même il honore beaucoup plus un cordonnier , un maçon , qu'un l'Empereur , un le Blanc & tous les jouailliers de l'Europe; un pâtilîîer eft fur- tout, à fes yeux, un homme très-important, & il donneroit toute l'Académie des Sciences pour k moindre confifeur de la rue des Lombards. Les orfèvres, les graveurs, les doreurs ne font, à fon avis, que des fainéans qui s'amufent à des jeux par- faitement inutiles; il ne fait pas même un grand cas de l'horlogerie. L'heureux enfant jouit du tems fans en être efclave; il en profite & n'en connoît pas le prix. Le calme des palfions qui rend pour lui fa fuc- ceffion toujours égale , lui tient lieu d'inftrumenc pour le mefurer au befbin *. En lui fuppofant une montre, auffi-bien qu'en le failànt pleurer , je me

don-

* Le tems perd pour nous fa mefure , quand nos palans veulent régler fon cours à leur gré. La montre du fage tlt l'égalité d'humeur & la paix de l'ame ; il efî toujours à fon heure , & il la coanoît toujours.

ou DE L'EDUCATION. 45

hois un Emile vulgaire , pour être utile & me faire (Entendre ; car quant au véritable , un enfant fi dif- férent des autres ne ferviroit d'exemple à rien.

11 y a un ordre non moins naturel , & plus judi- cieux encore , par lequel on confidere les arts félon les rapports de néceflité qui les lient, mettant au pre- mier rang les plus indépendans , & au dernier ceux qui dépendent d'un plus grand nombre d'autres. Cet ordre qui fournit d'importantes confiderations fur ce- lui de la fociété générale, efl fcmblable au précédent ëi fournis au même renverfjment dans l'eftime des hommes ; en forte que l'emploi des matières premiè- res fe fait dans des métiers fans honneur , prefque fans profit, & que plus elles changent de mains, plus la main d'œuvre augmente de prix & devient honorable. Je n'examine pas s'il efl: vrai que l'in- clufl:rie foit p'us grande & mérite plus de récompenfe dans les arts miuucieux qui donnent la dernière for- me à ces matières , que dans le premier travail qui les convertit à l'ufage des hommes ; mais je dis qu'en chaque çhofe l'art dont l'ufage efl: le plus général & ie plus indifpenfable , eft inconteflabicment celui qui mérite le plus d efl:ime , & que celui à qui moiris d'autres arts font néçelîaires la mérite encore par- deifus les plus fuborJonnés, parce qu'il eft plus libre & plus prés de l'indépendance. Voilà les véritables règles de l'appréciation des arts ôc de rindufl:rie; tout le relie efl: arbitraire & dépend de l'opinion.

Le premier & le plus refpeàbble de tous les arts efl; l'agriculture: je mettrois la forge au ftcond rang, la charpente au ircifiéme , & ainfi de fuite. L'en- fant qui n'aura point été féduit par les préjugés vul- gaires en jugera précifément ainfl. Que de réflexions importantes notre Emile ne tirera- t-jl point là-deflus defon Robinfon? Que penfera t-il en voyant que k^ arts ne fe perfeflionnent qu'en fe fubdivifànt , ei^ multipliant à l'infini les inflrumcns des uns Cic des au- tres?

très? II fedira; tous ces gens-là font fottement in- génieux: on croiroit qu'ils ont peur que leurs bras & leurs doigts ne leur fervent à quelque chofe , tant ils inventent d'inftrumens pour s'en paffer. Pour exer- cer un feul art ils font affervis à mille autres , il faut une ville à chaque ouvrier. Pour mon camarade & ^loi nous mettons notre génie dans notre adrelTe; nous nous faifons des outils que nous puilTions porter partout avec nous. Tous ces gens fi fiers de leurs talens dans Paris ne fauroient rien dans notre ifle, & feroif^nc nos apprentifs à leur tour.

Leclcar , ne vous arrêtez pas à voir ici Texercice du corps & l'adrefTe des mains de notre élevé ; mais confiderez quelle direction nous donnons à fes curio- fjtés enfantines j conilderez le fens, fefprit inventif, la prévoyance , confiderez quelle tête nous allons lui former. Dans tout ce qu'il verra, dans tout ce qu'il fera, il voudra tout connoître, i! voudra favoir la rai fonde tout: d'inflrument en inftrument il vou- dra toujours remonter au premier ; il n'admettra rien par fuppofition ; il refuferoit d'apprendre ce qui de- manderoit une connoiffince antérieure qu'il n'auroit pas : s'il voit fiire un relP)rt , il voudra favoir com- ment l'acier a été tiré de la mine; s'il voit allemble^ les pièces d'un coffre, il voudra favoir comment l'ar- bre a été coupé. S'il travail lui-même, à chaque ou- til dont il fe fert il ne manquera pas de fe dire ; fi je n*avois pas cet outil, comment m'y prendrois-je pour en faire un femblabîe ou pour m'en paffer ?

Au refte une erreur difficile à éviter dans les occu- pations pour lefquelles le maître fe palîlonne , efi; de fuppofer toujours le même goût à l'enfant ; gardez, quand l'amufement du travail vous emporte, que lui, cependant , ne s'ennuye fans vous l'ofer témoigner. L'enfant doit être tout à la chofe ; mais vous deve:^ être tout à l'enfant , l'obferver , l'épier fans relâche & fans qu'il y parciiTe , preflèntir tous fes fentin^ng

d'à-

ou L'EDUCATÎON. ^5

d'avance, & prévenir ceux qu'il ne doit pas avoir; l'occuper enfin de manière que non-feulement il fe fente utile à la chofe , mais qu'il s'y plaife à force de bien comprendre à quoi fert ce qu'il fait.

La fociété des arts confifle en échanges d'induf- trie , celle du commerce en échanges de chofes, celle des banques en échanges de fignes & d'argent ; toutes ces idées fe tiennent , & les notions élémentai- res font déjà prifes ; nous avons jette les fondemens de tout cela dès le premier âge, à l'aide du jardinier Robert. Il ne nous refte maintenant qu'à géneralifer ces mêmes idées , & les étendre à plus d'exemples pour lui faire comprendre le jeu du trafic pris en lui- même , & rendu fenfible par les détails d'hifloire na- turelle qui regardent les produftions particulières à chaque pays , par les détails d'arts & de fciences qui regardent la navigation , enfin par le plus grand ou moindre embarras du tranfport félon l'éloignemenc des lieux , félon la fituation des terres , des mers, des rivières, &c.

Nulle fociété ne peut exifter fans échange , nul échange fans mefure commune , & nulle mefure commune fans égalité. Ainfi toute fociété a pour première loi quelque égalité conventionnelle, foit dans les hommes , foit dans les chofès.

_ L'égalité conventionnelle entre les hommes , bien différente de l'égalité naturelle , rend nécefTaire le droit pofitif , c'eit-à-dire le gouvernement & les loix. Les connoilfances poliiiques d'un enfant doivent être nettes & bornées : il ne doit connoître du gouverne- ment en général que ce qui fe rapporte au droit de propriété dont il a déjà quelque idée.

L'égalité conventionnelle entre les chofes , a fait inventer la monnoie; car lamonnoie n'eft qu'un ter- me de comparaifon pour la valeur des chofts de dif- férentes efpeces, ^ en ce fens la monnoie eft le vrai lien de la fociété j mais tout peut être monnoie; au- trefois

4^ EMILE,

trefois le bétail l'étoit , des coquillages le font encore chez plufieurs peuples , le fer fut monnoie à Sparte , le cuir l'a été en Suéde , l'or & l'argent le font par- mi nous.

Les métaux , comme plus faciles à tranfporter, ont été généralement choills pour termes moyens de tous les échanges , & l'on a converti ces métaux en monnoie , pour épargner la mefure ou le poids a chaque échange : car la marque de la monnoie n'eft qu'une atteftation que la pièce aind marquée eft d'un tel poids , & le Prince feul a droit de battre mon- noie , attendu que lui feul a droit d'exiger que ion témoignage faffe autorité parmi tout un peuple.

L'ufage de cette invention ainfî expliquée fe fait fentir au plus ftupide. Il eft difficile de comparer immédiatement des chofes de différentes natures , du drap, par exemple, avec du bled; m?;is quand on a trouvé une mefure commune , favoir la monnoie , il eft aifé au fabricant &. au laboureur de rapporter la valeur des chofes qu'ils veulent échanger à cette me- fure commune. Si telle quantité de drap vaut une telle fomme d'argent , <Sc que telle quantité de bled vaille auffi la même fomme d'argent, il s'enfuit que le marchand recevant ce bled pour fon drap fait un échange équitable. Ainfi c'eft par la monnoie que les biens d'efpeces diverfes deviennent commenfurables , & peuvent fc comparer.

N'allez pas plus loin que cela , & n'entrez point dans l'explication des effets moraux de cette inftitu- tion. En toute chofe il importe de bien expofer les ufages avant de montrer les abus. Si vous prétendiez expliquer aux enfans comment les fignes font négli- ger les chofes , comment de la monnoie font nées toutes les chimères de l'opinion , comment les pays riches d'argent doivent être pauvres de tout , vous traiteriez ces enfans non - feulement en philofophes,' mais en hommes fages, ôc vous prétendriez leur fai- re

ou DE L'EDUCATION. 47

re entendre ce que peu de philofophes mêmes ont bien conçu.

Sur quelle abondance d'objets intérefTans ne peut- on point tourner ainfi la curioCté d'un élevé, fans jamais quitter les rapports réels & matériels qui font à fa portée , ni fouffrir qu'il s'élève dans fon efpric une feule idée qu'il ne puifle pas concevoir? L'arc du maître eft de ne laifler jamais appefantir fes oblcr- vations fur des minuties qui ne tiennent à rien , mais de le rapprocher fans cefîe des grandes relations qu'il doit connoître un jour pour bien juger du bon & du mauvais ordre de la fociété civile. Il faut favoir af- fortir les entretiens dont on l'amufe au tour d'efpric qu'on lui a donné. Telle queflion qui ne pourroic pas même effleurer l'attention d'un autre, va tour- menter Emile durant iix mois.

Nous allons dîner dans une maifon opulente ; nous trouvons les apprêts d'un feftin , beaucoup de mon- de , beaucoup de laquais , beaucoup de plats , un fervice élégant & fin. Tout cet appareil de plaifir & de fête a quelque chofe d'enivrant, qui porte à la tête quand on n'y eft pas accoutumé. Je preflèns l'effet de tout cela fur mon jeune élevé. Tandis que le repas fe prolonge , tandis que les fervices le fuc- cédent , tandis qu'autour de la table régnent mille propos bruyans, je m'approche de fon oreille, & je lui dis: par combien de mains eftimeriez-vous bien qu'ait paffé tout ce que vous voyez fur cette table, avant que d'y arriver ? QLielle foule d'idées j'éveille dans fon cerveau par ce peu de mots ! A i'inftanc voilà toutes les vapeurs du délire abatues. Il rêve , il réfléchit, il calcule, il s'inquiète. Tandis que les philofophes égayés par le vin , peut être par leurs voifmes , radotent Ck font les enfans , le voilà lui philofophant tout feul dans fon coin; il m'interroge, je refufe de répondre , je le renvoie à un autre tems ; il s'impatieiue , il oublie de manger & de

boire.

48 Ë M î LÉ,

boire , îJ Brûle d'être hors de table pour m'entrétenîf à fon aife. Qtiel objet pour fa curiofité ! quel texte pour fon inftrucHon ! Avec un jugement fain que rien n'a pu corrompre, quej)enfera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mifes à contribution , que vingt millions de mains , peut - être , ont long- tems travaillé, qu'il en a coûté la vie, peut-être, à des milliers d'hommes, & tout cela pour lui préfenter en pompe à midi ce qu'il va H dépofer le foir dans fa garde-robe? ^

Epiez avec foin les conclufions fecrectes qu'il tire? en fon cœur de toutes fes obfervations. Si vous l'a- vez moins bien gardé que je ne le fuppofe, il peuc être tenté de tourner fes réflexions dans un autre fens , & de fe regarder comme un perfonnage importanc au monde , en voyant tant de foins concourir poai apprêter fon dîner. Si vous preflentez ce raifonne- nient , vous pouvez aifément le prévenir avant qu'il le faile, ou du moins en effacer auiîi-tôt Timpreffion. Ne fâchant encore s'approprier les chofes que par one jouiffance matérielle , il ne peut juger de leur convenance ou difconvenance avec lui que par des rapports fenfibles. La comparaifon d'un dîner fim- ple & ruftique préparé par fexercice , aflliifonné par fa faim , par la liberté , par la joie , avec Ion feftin j fi magnifique & 11 compafTé , fuffira pour lui faire | fentir que tout l'appareil du feflin, ne lui ayant don- né aucun profit réel, & fon eftomac fortant tout aufilî content de la table du puyfan que de celle du finan- cier , il n'y avoit rien à l'un de plus qu'à l'autre qu'il [ pût appeller véritablement fien.

Imaginons ce qu'en pareil cas un gouverneur pour- ra lui dire. Rappeliez- vous bien ces deux repas, & décidez en vous-même lequel vous avez fait avec le j plus de plaifir ; auquel avez -vous remarqué le plus | de joie ? auquel a-t-on mangé de plus grand appé- ! tit, bu plus gaiement, ri de meilleur çc3ur? lequel a

duré^

ou DE UEDUCATION. 49

duré le plus long- tems fans ennui , & uns avoir be« foin d'être renouvelle par d'autres fervices ? Cepen- dant voyez la différence : ce pain bis que vous trou- vez fi bon , . vient du bled recueilli par ce payfan ; Ibn vin noir.& groffier, mais délalterant & fain , efl: du crû de fa vigne ; le linge vient de fon chanvre , 61é l'hiver par fafenuncj par fes filles, par fa fer- vante : nulles autres mains que celles de fa famille n'ont fait les apprêts de fa table ; le moulin le plus proche & le marché voifin font les bornes de l'Uni- vers pour lui. En quoi donc avez- vous réellement joui de tout ce qu'ont fourni de plus la terre éloignée & la main des hommes fur l'autre table? Si tout cela ne vous a pas fait faire un meilleur repas, qu'avez- vous gagné à cette abondance ? qu'y avoit-il-là qui fût fait pour vous ? Si vous euffiez été le maitre de la maifon , pourra- 1- il ajouter , tout cela vous fût reflé plus étranger encore ; car le foin d'étaler aux yeux des autres votre jouiffancq eût achevé de vous l'ôter : vous auriez eu la peine & eux le plaifir.

Ce difcoiirs peut être fort beau , mais il ne vaut rien pour Emile dont il pafTe la portée , & à qui l'on ne di6le point fes réflexions. Parlez -lui donc plus fimplement. Après ces deux épreuves , dites- lui quelque matin; dînerons - nous aujourd'hui!!? autour de cette montagne d*argent qui couvre les trois quarts de la table , & de ces parterres de fleurs de papier qu'on fert au deflèrt fur des miroirs ? par- mi ces femmes en grand panier qui vous traitent en marionnette , & veulent que _ vous ayez dit ce que vous ne favez pas ? ou bien dans ce village à deux lieues d'ici, chez ces bonnes gens qui nous reçoivent fi joieufement, & nous donnent de fi bonne crème? Le choix d'Emile n'efl: pas douteux ; car il n'clt ni babillard ni vain; il ne peut fouffrir la gêne, & tous nos ragoûts fins ne lui plaifent point ; mais il eft toujours prêt à courir en campagne , <3v il aime fort

2 me L Partie IL D les

50 E M--t|aL- E,

]e<î bons fruits, les bons légumes , la bonne crème , & les bonnes gens *. Chemin faifant, la réflexion vient d'elle-même. Je vois que ces foules d'hommes qui travaillent à ces grands repas perdent bien leurs peines , ou qu'ils ne fongent guère à nos plaifirs.

Mes exemples, bons peut-être pour un fujet, fe- ront mauvais pour mille autres. Si l'on en prend Fefprit , on faura bien les varier au befoin , le choix tient à l'étude du génie propre à chacun , & cette étude tient aux occafions qu'on leur offre de fe mon- trer. On n'imaginera pas que dans l'efpace de trois ou quatre ans que nous avons à remplir ici , nous puiffions donner à l'enfant le plus heureufement , une idée de tous les arts & de toutes les fciences na- turelles, fuffifante pour les apprendre un jour de lui- même ; mais en faifant ainQ paffer devant lui tous les objets qu'il lui importe de connoître, nous le mettons dans le cas de développer fon goût , fon ta- lent , de faire les premiers pas vers l'objet le por- te fon génie , & de nous indiquer la route qu'il lui faut ouvrir pour féconder la Nature.

Un autre avantage de cet enchaînement de con- noilRnces bornées, mais jades, efl: de les lui mon- trer par leurs liaifbns , par leurs rapports, de les mettre toutes à. leur place dans fon ellime , & de

* Le goût que je fuppofe à mon éleva pour la campagne elfc un fruit naturel de fon éducation. D'ailleurs n'ayant rien de cet air fat & requinqué qui plaît tant aux femmes , il en efl moins fêté que d'autres enfans ; par conféquent il fe plaît moins avec elles & le gâte moins dans leur focieté dont il n'eil pas encore en état de fentir le charme. Je me fuis gardé de lui apprendre à leur baifer la main , à leur dire dés fadeurs, pas même à leur marquer préferablemeut aux hommes les égards qui leur font dûs: je me fuis fait une inviolable loi de n'exiger rien de lui dont la raifon ne fût à (ri portée, ik il n'y' a point de bonne raifon pour un enfant de traiter un fexe au- treuient que l'autre.

i

ou DE L'EDUCATION. Jf

prévenir en lui les préjuges qu'ont la plupart des hommes pour les talens qu'ils cukivent, contre ceux qu'ils ont négligés. Celui qui voit bien l'ordre du tout, voit la place doit être chaque partie; celui qui voit bien une partie, & qui la connoîc à fond , peut être un favant homme ; l'autre ell un homme judicieux , & vous vous fouvenez que ce que nous nous propofons d'acquérir , eit moins la fcience que le jugement.

Quoiqu'il en foit , ma méthode efl: indépeiidante de mes exemples ; elle eft fondée fur la mefure des facultés de l'homme à fes difîerens âges , & fur le choix des occupations qui conviennent à ces facultés. Je crois qu'on trouveroit aifémcnt une autre méthode avec laquelle on paroîtroit faire mieux; mais fi elle étoit moins appropriée à i'efpece, à l'âge, au lexe, je doute qu elle eût le même fuccés.

En commençant cette féconde période , nous a- vons profité de la furabondance de nos forces fur nos befoins , pour nous porter hors de nous : nous nous fommes élancés dans les cieux ; nous avons mefuré la terre; nous avons recueilli les loix de la Nature; en un mot , nous avons parcouru l'iile entière ; mainte- nant nous revenons à nous ; nous nous rapprochons infcnfiblement de notre habitation. Trop heureux , en y rentrant, de n'en pas trouver encore en poilci'- fion l'ennemi qui nous menace , Ck qui s'apprête à s'en emparer!

Qiie nous relle-t-il à faire après avoir obfervé tout ce qui nous environne? D'en convertir à notre ufage tout ce que nous pouvons nous approprier , (5c de ti- rer parti de notre curiofité pour l'avantage de notre bien-être. Jufqu'ici nous avons fait provifion d'mf- trumtns de toute cfpece , lans lavoir defqucls noua aurions befoin. Peut - être, inutiles à nous - mêmes , les noires pourront- ils fervir à d'autres ; 6i peut- êire , à noire tour , aurons - nous btfoin des leurs.

D 2 Ainfi

^a EMILE,

Ainfi **ous trouverions tous notre compte à ees échanges ; mais pour les faire il faut connoître noi befoins mutuels , il faut que chacun facile ce que d'autres ont a fon uûge, & ce qu'il peut leur offrir en retour. Suppofons dix hommes , dont chacun a dix fortes de befoins. Il faut que chacun , pour fon néceflaire , s'applique à dix fortes de travaux; mais vu la différence de génie & de talent , l'un réuffira moins à quelqu'un de ces travaux, l'autre à un autre. Tous , propres à diverfes chofes , feront les mêmes & feront mal fervis. Formons une fociété de ces dix hommes , & que chacun s'applique pour lui feul & pour les neuf autres , au genre d'occupation qui lui convient le mieux ; chacun profitera des talens des autres comme Ci lui feul les avoit tous ; chacun perfe6tionnera le fien par un continuel exercice , & il arrivera que tous les dix , parfaitement bien pour- vus , auront encore du furabondant pour d'autres. Voilà le principe apparent de toutes nos inllitu- tions. Il n'efl pas de mon fujet d'en examiner ici les conféquences ; c'eft ce que j'ai fait dans un au- tre écrit.

' ' Sur ce principe, un homme qui voudroît fe regar- der comme un être ifolé , ne tenant du tout à rien & fe fuffifant à lui-même , ne pourroit être que mifera- ble. 11 lui feroit même impofliblede fubfifter; car trouvant la terre entière couverte du tien & du mien , & n'ayant rien à lui que fon corps _, d'où tî- rfcroit- il fon nécefïàire? En fortant de l'état de Na- ture , nous forçons nos lemblables d'en fortir auflî ; nul n'y peut demeurer malgré les autres, & ce lèroit réellement en fortir , que d'y vouloir^ refler dans rimpoiîibilité d'y vivre. Car la première loi de la Nature eft le foin de fe conferver.

Ainfi fe forment peu-à-peu dans l'elprit d'un en- fant , les idées des relations fociales , même avant qu'il puiiïe être réellement membre adtif delà fociété.

SLmiid

eu DE L'EDUCATION.

5J

Emile voit que pour avoir des indrumcns à fon ufa- ge , il lui en faut encore à i'ufage des autres, par Jefquels il puiiTe obtenir en échange les chofes qui lui font nécefïàires , & qui font en leur pouvoir. Je l'amené aifément à fentir le befoin de ces e'ch anges , & à fe mettre en état d'en profiter.

Monfeigneur y il faut que je vive; difoit un malheu- reux auteur fatyrique au Miniflre qui lui reprochoic l'infamie de ce métier. Je n'en vois pas la nccejjltéy lui répartit froidement l'homme en place. Cette ré* ponfe, excellente pour un Minillre, eût été barbare & fauffe en tome autre bouche. Il faut que tout: homme vive. Cet argument auquel chacun donne plus ou moins de force , à proportion qu*jl a plus ou moins d'humanité, me paroîtfans réplique pour ce- lui qui le fait, relativement à lui-ménie. Puifque de toutes les averfions que nous donne la Nature , la plus forte eft celle de mourir , il s'enfuit que tout efl permis par elle à quiconque n'a nul autre moyen pof- fible pour vivre. Les principes fur jefquels fliomme vertueux apprend à méprifer fa vie & à l'immoler à Ion devoir, font bien loin de cette fimplicité primiti- ve. Heureux les peuples chez lefquels on peut être bon fans effort & jufte fans vertu 1 S'il ell quelque miferable état au monde , chacun ne puilfe pas vivre fans mal faire, & les citoyens foient fripons par néceffité , ce n'tft pas le malfaiteur qu'il faut pendre , c'eft celui qui le force à le devenir.

Si-tôt qu'Emile faura ce que c'ell que la vie, mon premier foin lèra de lui apprendre à la conferver. jufqu'ici je n'ai point dillingué les états, les rangs, les fortunes , «i je ne les diftinguerai gueres plit:» dans la fuite , parce que l'homme eft le même dans tous les états ; que le riche n'a pas l'eftomac plus grand que le pauvre , & ne digère pas mieux que lui ; que le maître n'a pas les bras plus longs ni plus forts que ceux de fon efclave; qu'un Grand" n'efl pas

D 3 plus

54 EMILE,

plus grand qu'un homme du peuple ; & qu'enfin les befoins naturels étant par . tout les mêmes , les moyens d'y pourvoir doivent être par -tout égaux, appropriez l'éducation de l'homme à l'homme, & non pas à ce qui n'ell: point lui. Ne voyez-vous pas qu'en travaillant à le former exclufiveraent pour un état , vous le rendez inutile à tout autre ; & que s'il plaît à la fortune , vous n'aurez travaillé qu'à le ren- dre malheureux ? Qu'y a-t-il de plus ridicule qu'un grand Seigneur devenu gueux , qui porte dans fa mifere les préjugés de fa nailTance ? Qu'y a-t-il de plus vil qu'un riche appauvri, qui, fe fouvenant du mépris qu'on doit à la pauvreté , fe fent devenu le dernier des hommes ? L'un a pour toute relTource le métier de fripon public , l'autre celui de valet ram- pant , avec ce beau mot : il faut que je vive.

Vous vous fitz à l'ordre aftuel de la fociété, fans fonger que cet ordre cil fujet à des ré\'0!Utions inévi- tables , 6c qu'il vous ell impolfibie de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfin?. Le Grand devient petit , le lliche devient pauvre , le Monarque devient fujet: les coups du fort font -ils fi rares que vous puiiliez compter d'en être exempt? Nous approchons de fétat de crife & du fiécle des révolutions *. (^ui peut vous répondre de ce que vous deviendrez ailors? Tout ce qu'ont fait les hom- mes , les hommes peuvent le détruire : 11 n'y a de caraôleres inéfaçables que ceux qu'imprime la Natu- re, & la Nature ne fait ni Princes, ni Pviches, ni grands Seigneurs. Que fera donc , dans la baflefie ,

C2

^ Je tiens pour împodîble, que les grandes Monarchies de l'Europe aient encore long-tems à durer; toutes ont brillé, & tout Etat qui brille efl; fur fon déclin. J'ai de mon opinion des raifons plus particulières que cette maxime; mais il n^eft pas à propos de les dire, & chacun ne ïçs voit que trpp.

ou DE L'EDUCATION. 5S

fze Satrape que vous n'avez élevé que pour la gran- deur? Que fera, dans la pauvreté , ce publicain qui ne fait vivre que d'or ? Qiie fera , dépoun^i de tout , ce faftueux imbécille qui ne fait point ufer de lui- même , & ne met Ton être que dans ce qui efl: étran- ger à lui ? Heureux celui qui fait quitter alors l'état qui le quitte, & refter homme en dépit du fortt Qçi'on loue tant qu'on voudra ce Roi vaincu, qui veut s'enterrer en furieux fous les débris de fon trô- ne ; moi je le méprilè ; je vois qu'il n'e5:'Ic que par fa couronne, & qu'il n'cft rien du tout s il n'eft Roi: mais celui qui la perd & s'en pafTe , eft alors au- deffiis d'elle. Du rang de Roi , qu'un lâche, un méchant , un fou peut remplir com.me un autre, il monte à l'état d'homme que 11 peu d'hommes favenc remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la bra- ve , il ne doit rien qu'à lui feul ; & quand il ne lui rcfle à montrer que lui , il n'eft point nul , il eft quelque chofe. Oui, j'aime mieux cent fois le Roi de Syracufe, maître d'école à Corinthe, & le Roi de Macédoine, greffier à Rome, qu'un malheureux Tarquin , ne fachmt que devenir s'il ne régne pas ; que l'héritier du pofiefTeur de trois Royaumes , jouet de quiconque ofe infuker à fa mifcre, errant de Cour en Cour , cherchart rar-rrut des fecours , & trou- vant par -tout des aÔronts , faute de favoir faire au- tre chofe qu'un métier qui n'eft plus en fon pou- voir.

L'homme & le citoyen , quel qu'il foit , n'a d au- tre bien à mettre dans la fociété que lui-même, tous fes autres biens y font malgré lui ; & quand un hom- me eft riche, ou il ne jouit pas de fa richeffe , ou le Public en jouit aufii. Dans le premier cas , il vole aux autres ce dont il fe prive ; <5i dans le fécond , il ne leur donne rien. Amfi la dette fociale lui refte toute entière , tant qu'il ne paye que de fon bien. Mais mon pçre, en le gagnant, a fervi la fociété!

D A Soit;

55 E M I iL E,

Soit ; il a payé fa dette , mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres que 11 vous fuffiez fans bien , puifque vous êtes fâvorifé. Il n'efl point, jufte que ce qu'un liomme a fait pour la fociété, en décharge un autre de ce qu'il lui doit : car chacun fe devant tout entier ne peut payer que pour lui , & nul père ne peut tranfraettre à fon fils le droit d'être inu- tile à fes femblables ; or c'cft pourtant ce qu'il fait , félon vous, en lui tranfmetcant fes richeffes, qui font h preuve & le prix du travail. Celui qui mange dans roiûveté ce qu'il n'a^ pas gagné lui-même , le vole ; & un rentier que TEtat paye pour ne rien faire , ne difftre guère, à mes yeux, d'un brigand qui vit aux dépens des paflans. Hors de la fociété , l'homme ifolé ne devant rien à perfonne , a droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la fociété , il vit néceflkirement aux dépens des autres , il leur doit en travail le prix de fon entretien ; cela eft fans excep- tion. Travailler eft donc un devoir indjfpenfable à l'homme focial. Riche ou pauvre, puiflknt ou foi- ble , tout citoyen oilif ell un fripon.

Or de toutes les occupations qui peuvent fournir la fubfiftance à l'homme , celle qui le rapprodie le plus de l'état de Nature eft le travail des mains: de toutes les conditions, la plus indépendante de la for- tune & des hommes efl: celle de l'artifan. L'artifan ne dépend que de fon travail; il eft aulTi libre que le laboureur eft efclave: car celui-ci tient à fon champ dont la récoke eft à la difcrétion d'autrui. L'enne- mi , le prince , un voiiin puillànt , un procès lui peut enlever ce champ ; par ce diamp on peut le ve? xer en mille manières : mais par - tout ou l'on veut vexer l'artifan , fon bagage eft bientôt fait ; il em* porte fes bras & s'en va. 1 outefois fagriculture eft le premier métier de l'homme; c'eft le plus honnête, le plus utile , & par conféquent le plus noble qu'il puilfe exercer. Je ne dis pas à Ein^e, apprends l'ar

gri=

ov DE L*EDUCATION. 57

gricultore ; il la fait. Tous les travaux rudiques lui font familiers; c'eft par eux qu'il a commencé ; c'eft à eux qu'il revient fans ceflè. ]e lui dis donc, cul- tive l'héritage de tes pères ; mais fi tu perds cet hé- ritage , ou fi tu n'en as point, que faire ? i^pprends un métier.

Un métier à mon fils 1 mon fils artifan ! Monfieur, y penfez - vous ? J'y penfe mieux que vous , Mada- me , qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un Lord , un Marquis , un Prince , &. peut-être un jour moins que rien ; moi , je lui veux donner un rang qu'il ne puifl'e perdre , un rang qui l'honore dans tous les tems , ci quoique vous en puiifiez dire , il aura moins d'égaux à ce titre qu'à tous ceux qu'il tiendra de vous.

La lettre tue & l'efprit vivifie. 11 s'agit moins d'apprendre un métier pour favoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprifenL Vous ne îtrez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh! tant- pis, tant- pis pour vous ! Mais n'importe, ne tra- vaillez point par néceflite, travaillez par gloire. Ab* baiflez-vous à l'état d'artifàn pour être au-delTus du vôtre. Pour vous foumettre la fortune & les cho- fes , commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par l'opinion , commencez par régner fur elle.

Souvenez-vous que ce n'efl: point un talent que je vous demande; c'elt un métier, un vrai métier, un arc purement méchanique , les mains travaillent plus que la tête , & qui ne mené point à la fortune , mais avec lequel on peut s'en palfcr. Dans des mai- fons fort au - dcfllis du danger de manquer de pain , j'ai vu des pères poufiTer la prévoyance jufqu'à join- dre au foin d'inftruire leurs enfins celui de les pour- voir de connoiiTances , dont, à tout événement, ils pûlTent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyans croyent beaucoup faire : ils ne tout rien ; parce qup D5 le^

5S EMILE,

les refTources qu'ils penfent ménager à leurs enfans , dépendent de c;;tte même fortune au-deiïïis de laquel- le ils les veulent mettre. En forte qu'avec tous ces beaux talens, fi celui qui les a, ne fe trouve dans des circonftances favorables pour en faire ufage, il péri- ra de mifere comme s'il n'en avoit aucun. , Dès qu'il eft queflion de manège & d'intrigues, autant vaut les employer à fe maintenir dans l'abon- dance, qu'à regagner , du iein de la mifere , de quoi remonter à fon premier é:at. Si vous cultivez des arts dont le fuccés tient à la réputation de l'artifle; fi vous vous rendez propre à des emplois qu'on n'ob- tient que par la faveur, que vous fervira tout cela, quand juftement dégoûté du monde vous dédaignerez les moyens, fans leîquels on n'y peut réulïir? Vous avez étudié la politique & les intérêts des Princes : voilà qui va fort bien; mais que ferez- vous de ces connoiilances , fi vous ne favtz parvenir aux minif- tres , aux femrres de la cour , aux chefs des bu- reaux , fi vous n'avez le fecret de leur plaire ; fi tous ne trouvent en vous le fripon qui leur convient? Vous êtes arciiitefte eu peintre : foit , mais il faut faire connoître votre talent. Fenfcz-vous aller de but en blanc expofer un ouvrage au fallon ? Oh ! qu'il n'en va pas ainfi ! Il faut être de l'Académie ; il y faut même être protégé pour obtenir au coin d'un mur quelque place obfcure. Quittez -moi la règle & le pinceau , prenez un fiacre , & courez de porte en porte ; c'efl: ainfi qu'on acquiert la célébrité. Or vous devez favoir que toutes ces illuftres portes ont des fuifles ou des portiers qui n'entendent que par gefte , & dont les oreilles font dans leurs mains. Voulez -vous enfeigner ce que vous avez appris, & devenir maître de géographie, ou de mathématique, ou de langue, ou de mufique, ou de deffein? Pour cela même il faut trouver des écoliers , par confé- ^uent des preneurs. Comptez qu'il importa plus d'ê-

ou DE L'EDUC A TION. 59

tre charlatan qu'habile , & que fi vous ne favez de inétier que le vôtre , jamais vous ne ferez qu'un ignorant.

Voyez donc combien toutes ces brillantes reflbur- ces font peu folides , & combien d'autres reflburces vous font néceilàires pour tirer parti de celles-là. Et puis , que deviendrez - vous dans ce lâche abbaifle- ment ? Les revers , fans vous inflruire ^ vous avilif- fent ; jouet plus que jamais de l'opinion publique, comment vous éleverez-vous au-deffus des préjugés , arbitres de votre fort ? Comment mépriferez vous la bafTefle & les vices dont vous avez befoin pour fubQ- iter? Vous ne dépendiez que des richefles, & main- tenant vous dépendez des riches ; vous n'avez faiç qu'empirer votre efclavage , & le iljrcharger de votre mifere. Vous voilà pauvre fans être libre; c'eft le pire état l'homme puifle tomber.

Mais au lieu de recourir pour vivre à ces hautes çonnoiflances qui font faites pour nourrir l'ame Ck. non le corps , fi vous recourez au befoin , à vos mains & à i'ufige que vous en favez faire, toutes les difficultés difparoillent , tous les manèges devien- nent inutiles; la reilource eft toujours prête au mo- ment d'en ufcr ; la probité , l'honneur ne font plus un obftacle à la vie ; vous n'avez plus befoin d'être lâche & menteur devant Jes grands, fouple & ram- pant devant les fripons , vil complaifant de tout le monde , emprunteur ou voleur , ce qui eft à peu près la même chofe quand on n'a rien : 1 opinion des au- tres ne vous touche point; vous n'avez à faire votre cour à perfonne, point de fut à fîater, point de fuif- feà fléchir , point de counifanne à payer, &, qui pis eft , à encenfer. Que dts coquins mènent les grandes affaires ; peu vous imporce : cela ne V(xis empêchera pas, vous, dans votre vie obfcure, d'ê- tre honnête-homme & d'avoir du pain. Vous entrtzr flans la première boutique du métier que vous avez

ap-

ۈ EMILE,

appris. Maître, j'ai befoin d'ouvrage; compagnon, mettez- vous-là, travaillez. Avant que l'heure du dî- ner foit venue, vous avez gagné votre dîné: fi vous êtes diligent & Ibbre , avant que huit jours fe paf- fent , vous aurez de quoi vivre huit autres jours: vous aurez vécu libre , fain , vrai , laborieux , juf- te : ce n'ell pas perdre fon tems que d'en gagner ainfi.

Je veux abfolument qu'Emile apprenne un métier. Un métier honnête, au moins, direz- vous. Quefi- gnifie ce mat ? Tout métier utile au public n'eft - il pas honnête? je ne veux point qu'il foit bro-Jeur, ni doreur , ni vernifTeur comme le gentilhomme de Locke ; je ne v-ux qu'il foit ni muficien, ni comé- dien > ni fciifeur de livres. A ces piofelîîons près, & Celles qui leur reflemblent , qu'il prenne celle qu'il voudra ; je ne prétends le gêner en rien. J'aime mieux qu'il foit cordonnier que poëte; j'aime mieux qu'il pave les grands chemins que de fciire des fleurs de porcelaine. Mais , direz -vous , les archers , les elpions , les bourreaux font des gens utiles. Il ne tient qu'au gouvernement qu'ils ne le foient point : mais paiFons , j'avois tort ; il ne fuffit pas de choifir un métier uule , il faut encore qu'il n'exige pas des gens qui l'exercent , des qualités d'ame odieufts, (Sç incompatibles avec l'humanité. Ainfi revenant au premier mot , prenons un métier honnête ; mais fou- venons -nous toujours qu'il n'y a point d'honnêteté fans l'utilité.

Un célèbre Auteur de ce fiécle , dont les livres font pleins de grands projets & de petites vues, avoit fait vœu , comme tous les prêtres de fa com- munion , de n avoir point de femme en propre; mais fe trouvant plus fcrupuleux que les autres fur l'adultè- re, on dit qu'il prit le parti d'avoir de jolies fervan- tes , avec lefquelles il réparoit de fon mieux l'outra- ge qu'il avoit fait à fun efpecç, par ce téméraire en^

ou DE L'EDUCATION. ^i

gagement. Il regardoit comme un devoir du citoyen d'en donner d'autres à la patrie , & du tribut qu'il lui payoit, en ce genre, il peuploit la claffe des arti- fans. Si-tôt que ces enfans étoient en âge , il leur faifoit apprendre à tous un mitier de leur goût, n'excluant que les profeffions oifeufes , futiles ou fu- jettes à la mode, telles, p?!r exemple, que celle de perruquier , qui n eft jam^ais néceffeire, & qui peut devenir inutile d'un jour à l'auti-e , tant que la Na- ture ne fe rebutera pas de nous donner des che« veux.

Voilà l'erprit qui doit nous guider dans le choix du métier d'Emile ; ou plutôt ce n'efl: pas à nous de fai- re ce choix , c'efl à lui; car les maximes dont il eft imbu , confervant en lui le mépris naturel des chofes inutiles , jamais il ne voudra confumer Ion tems en travaux de nulle valeur , & il ne connoît de valeur aux chofes , que ccIIk de leur utilité réelle ; il lui faut un métier qui pût fervir à Robinfbn dans fon ii]e.

En failànt pafTer en revue devant un enfant les productions de la Nature & de l'art ; en irritant fa curiofité, en le fuivant elle le porte, on a favan- lage d'étudier fes goûts, fes inclinations, les pen- chans, & de voir briller la première étincelle de fon génie, s'il en a quelqu'un qui foie bien décidé. Mais une erreur commune & dont il faut vous préferver, ç'efl d'attribuer à l'ardeur du talent lefifet de l'occa- fion , & de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art, fefprit imitatif commun à l'hom- me & au finge , & qui porte machinalement l'un & l'autre à vouloir faire tout ce qu'il voit faire , fans trop fivoir à quoi cela efl bon. Le monde eft plein d'artifans & fur-tout d'artiftes, qui n'ont point le ta- lent naturel de l'art qu'ils exercent, & dans lequel on les a poufîés des leur bas -âge, foi i détermine par d'autres convenances , foie trompé par un zélé ap- parent

^2 E M I L Ê,

parent qui les eût portés de même vêts tout autre art, s'ils Tavoienc vu pratiquer aufficôt. Tel entend un tambour 6c. fe croit Général ; tel voit bâtir & veut être architefte. Chacun eft tenté du métier qu'il voit faire, quand il le croit eftimé.

J'ai connu un laquais , qui , voyant peindre & deffiner fon maître, fe mit dans la tête d'être peintre & deflfinateur. Dès l'inllant qu'il eut formé cette ré- folution , il prit le crayon , qu'il n'a plus quitté que pour prendre le pinceau , qu'il ne quittera de fa vie. Sans leçons & fans régies il fe mit à deffiner tout ce qui lui tomboit fous la main. Il pafîà trois ans en- tiers collé fur fes barbouillages , fans que jamais rien pût l'en arracher que fon fervice , & fans jamais fe rebuter du peu de progrès que de médiocres difpofi- tions lui lailfoient faire. Je l'ai vu durant fix mois d'un été très-ardent , dans une petite antichambre au midi , l'on fufFoquoit au paiTage , affis, ou plutôt cloué tout le jour fur fa chaifè, devant un glo- be, deffiner ce globe , le redeffiner , commencer & recommencer fans celle avec une invincible obftina- tion, jufqu'à ce qu'il en eût rendu la ronde-boffie af- fez bien pour être content de fon travail. Enfin , favorifé de fon maître & guidé par un artiûe , il eft parvenu au point de quitter la livrée, & de vivre de fon pinceau. Jufqu'à certain terme la perféverance fupplée au talent; il a atteint ce terme, & ne le paf- fera jamais. La confiance &. l'émulation de cet hon- nête-garçon font louables. Il fe fera toujours efli- mer par fon affiduité, par fa fidélité , par fes mœurs i mais il ne peindra jamais que des delTus de porte. Qui eft-ce qui n'eût pas été trompé par Ion zde, & ne l'eût pas pris pour un vrai talent? Il y a bien de la différence entre fe plaire à un travail , & y être propre. Il faut des obtèrvations plus fines qu'on ne penfe , pour s'afFurer du vrai génie 6l du vrai goût d'un enfant , qui montre bien plus fes defirs que fes

dif»

ou de' L'EDUCATION. 63

difpofitions; & qu'on juge toujours par lés premiers, faute de favoir étudier Jes autres. Je voudrois qu'un homme judicieux nous donnât un traité de l'arc d'ob- ferver les enfans. Cet art feroit très - important à connoître: les pères &. les maîtres n'en ont pas enco- re les élémens.

Mais peut-être donnons-nous ici trop d'importan- ce au choix d'un métier. Puifqu'il ne s'agit que d'un travail des mains , ce choix n'eft rien pour Emile; & fon apprentiflage eft déjà plus d'à moitié fait , par les exercices dont nous l'avons occupé jufqu'à pré- fent. Que voulez- vous qu'il faflè? Il eft; prêt à tout : il fait déjà manier la bêche & la houe; il fait fe fer- vir du tour, du marteau, du rabot, delà lime; les outils de tous les métiers lui font déjà familiers. II ne s'agit plus que d'acquérir de quelqu'un de ces ou- tils un ufage alTez prompt , aflèz facile pour égaler en diligence les bons ouvriers qui s'en fervent , & il a fur ce point un grand avantage par-deflus tous, c'eft d'avoir le corps agi!e, les membres flexibles, pour prendre, làns peine, toutes fortes d'attitudes, & prolonger , fans effort , toutes fortes de mouve- mens. De plus , il a les organes jufles & bien exer- cés; toute la méchanique des arts lui eft déjà con- nue. Pour fwoir travailler en maître, il ne lui man- que que de l'habitude; & l'habitude ne fe gagne qu'avec letems. Auquel des métiers, dont le choix nous refte à faire , donnera-t-il donc aflez de ten.s pour s'y rendre diligent ? Ce n'eft plus que de cela qu'il s'agit.

Donnez à l'homme un métier qui convienne à fbn fexe, & au jeune homme un métier qui convienne à fon âge. Toute profeflion fédentaire (5c cafaniere, qui efféminé & ramollit le corps , ne lui plaît ni ne lui convient. Jamais jeune garçon n'alpira de lui- même à être tailleur ; il faut de l'art pour porter à ce métier de ftmrae« , le fexe pour lequel û n'eft pas

fait.

ei. E M I L E>

fait *. L'aiguille & l'épée ne fauroient être maniéeè par les mêmes mains. Si j'étois Souverain ^ je ne permettrois la couture , & les métiers à Taiguille, qu'aux femmes , & aux boiteux réduits à s*occuper comme elles. En fuppofant les eunuaues nécefliii- res , je trouve les Orientaux bien foux d'en faire ex- près. Que ne fe contentent -ils de ceux qu*afaic la Nature , de ces foules d'hommes lâches dont elle a mutilé le cœur , ils en auroient de refte pour le bcr foin. Tout homme foible , délicat , craintif , eft condamné par elle à la vie fédentaire; il eft fait pour vivre avec les femmes , ou à leur manière. Qu'il exerce quelqu'un des métiers qui leur font propres, à la bonne heure ; & s'il faut abfolument ck vrais eu- nuques , qu'on réduife à cet état les hommes qui dés- honorent leur fexe en prenant des emplois qui ne lui conviennent pas. Leur choix annonce l'erreur de la Nature: corrigez cette erreur de manière ou d'autre, vous n'aurez fait que du bien.

J'interdis à mon élevé les métiers mal-fains, mais non pns les métiers pénibles, ni même les métiers pé- rilleux. Ils exercent à la fois la force & le courage ; ils font propres aux hommes feuls, les femmes n'y prétendent point: comment n'ont-ils pas honte d'em- piéter fur ceux qu'elles font?

DiUantur paucœ , comedunt collîpbia pauca. Fus lanam trabitiSt calatbifque pera£ta refertîs reliera j-

En Italie , on ne voit point de femmes dans les boutiques ; & l'on ne peut rien imaginer de plus trif-

* Il n'y avoit point de tailleurs parmi les anciens : les ha?- bits des hommes fe faifoient dans la maifon par les femmes. , t Juven. Sac. II.

i

ou DE L'ÉDUCATION. ^^5

que le coup -d'oeil des rues de ce pays-là, pour ceux qui font accouiumcs à celles de France & d'An- gleterre. En voyant des marchands de modes ven- dre aux Dames des rubans , des pompons , du re- zeau , de la cheniiJe , je trou vois ces pâtures délica- tes bien ridicules dans de grofles tnains , faites pour foufBer la forge & frapper fur l'enclume. Je me di- fois; dans ce pays les femmes devroient , par repré- fai}les , Jever des boutiques de fourbifieurs & d'ar- muriers. Eh ! que chacun fafle & vende les armes de fon feie. Pour les connoître , il les faut em- ployer.

Jeune homme , imprime à tes travaux la main de l'homme. Apprends à manier d'un bras vigoureux ]a hache & la fcie, à équarrir une poutre, à monter fur un comble, à pcfer le faire, à l'affermir de jam- bes-de force & d'entraits; puis crie à ta fo3ur de ve- liir t'kider à ton ouvrage , comme elle te difoit travailler à fon point- croifé.

J'en dis trop pour mes agréables contemporains, je le fens ; mais je me laifle quelquefois entraîner à la force des conféquences. Si quelque homme que ce foit a honte de travailler en public , armé d'une do- loire & ceint d'un tablier de peau , je ne vois plusr en lui qu'un efclave de l'opinion , prêt à rougir de bien faire, fi -tôt qu'on fe rira des honnêces-gens. Toutefois cédons au préjugé des pères tout ce qui ne peut nuire au jugement des enfans. Il n'td pas né- céflaire d'exerctr toutes les profeflions utiles pour les honorer toutes ; il fuffit de n'en eftimer aucune au- deflbus de foi. Quand on a le choix, d: que rien d'ailleurs ne nous détermine , pourquoi ne confultc- rôiton pas l'agrément , l'inclination , la convenance entre les profeiîions de même rang? Les travaux des métaux font utiles , & même les plus utiles de tous. Cependant , à moins qu'une raifon patiiculitre ne Totm L Partie IL. E m'v

66 EMILE,

m*y porte , je ne ferai point de votre fils un marc- ch'il , un ferrurier , un forgeron ; je n'aimerois pas à lui voir , dans fa forge , la figure d'un cyclope. De même , je n'en ferai pas un maçon , encore moins un cordonnier. 11 faut que tous les métiers fe failcint ; mais qui peut choifir , doit avoir égard à la propreté ; car il n'y a point - d'opinion ; fur ce point les fens nous décident. Enfin je n'aimerois pas ces ftupides profeffions, dont les ouvriers, fans in- dallrie & prefque automates, n'exercent jamais leurs mains qu'au même travail. Les tiflerands, les fai- feurs de bas , les fcieurs de pierre ,* à quoi fert d'em- ployer à ces métiers des hommes de fens? c'efl une machine qui en mené une autre.

l'out bien confideré, le métier que j'aimerois le mieux qui fût du goût de mon élevé , efl: celui de ménuifier. 11 efl propre, il eft utile, il peut s'exer- cer dans la maifon; il tient fulFifamment le corps en haleine ; il exige , dans l'ouvrier de l'adreflc Ci: de findadrie , 6l dans la forme des ouvrages que l'uti- licé détermine , l'élégance & le goût ne font pas exc'us.

Que fi par hazard le génie de votre élevé étoit dé- cidément tourné vers les fciences fpéculatives , alors je. ne blâmerois pas qu'on lui donnât un métier con- forme à fes inclinations ; qu'U apprît , par exemple , à faire des infl:rumens de mathématiques, des lunet- tes, des télelcopes, de.

Qijand Emile apprendra fon métier , je veux l'ap* prendre avec lui ; car je fuis convaincu qu'il n'ap- prendra jamais bien que ce que nous apprendrons en- jcmble. Nous nous mettrons donc tous deux en ap- prentilTige , & ne us ne prétendrons point être trai- tés en Meilleurs, mais en vrais apprentifs, qui ne le font pas pour rire: pourquoi ne Ic.ferions-nous pris tout de bon ? Le Czar Pierre éioit charpentitr au

chan-

ou DE L'EDUCATION. i^f

chantier , & tambour dans fes propres troupes : pen- fez-voLis que ce l^rince ne vous valût pas par la naif- fance ou par le mérite ? Vous comprentz que ce n'ell point à Kmile que je dis cela ; c'eft à vous , qui que vous puiffiez être.

Malheureuf^mtnt nous ne pouvons paiTer tout no- tre tems à l'établi. Nous ne femmes pas leulemcnc apprentifs ouvriers . nous Pommes appreniifs hom- mes ; (k l'apprentifîage de ce dernier métier cfl plus pénible & plus long que l'autre Coœment ferons- nous donc ? PrLndrons-nous un maîtrt; de rabot une heure par jour comme on prend un maître à danfer? Non , nous ne ferions pas des apprentifs , mais des difciples ', & notre ambition n'eft pas tant d'appren* dre la menuiferie , que de nous élever à l'état de m^- huifier. Je fuis donc d'avis que nous allions toutes les feraaines une ou deux fois , au moins, paflèr U journée entière chez le maître , que nous nous le- vions à fon heure, que nous foyonsà l'ouvrage avant lui, que nous mangions à fa table, que nous iravarl- lions fous fes ordres ; &. qu'après avoir eu l'honneur de fouper avec ù famille, nous retournions, fi nous voulons , coucher dans nos lits durs. Voilà com- ment on apprend plufieurs métiers à la fois, & com- ment on s'exerce au travail des mains , fans négliger l'autre apprentiiliige.

Soyons fimples en faifant bien. N'a'lons pas re- produire la vanité par nos lùins pour la combattre. vS'tnorgutillir d'avoir vaincu ks préjugés , c eft s'y foumcttre. On dit que par un ancien ufage de la Maifon Ottomane, le Grand- Seigneur eft obligé de travailler de les mains, & chacun fait que Its ouvra- ges d'une m.ain royale nt peuvent être que des chef- d'ocuvres. Jl didrib jc donc miignifiquement ces chef- d'œuvres aux Grands de la Torte; & l'ouvrage efl: payé ftlon la qualité de l'ouvrier. Ce que je vois de

1^ 2 mtii

d8 EMILE,

mal à cela n'efl pas cette prétendue vexation ; car ^ , au contraire, elle efl: un bien. En forçant les Grands de partager avec lui les dépouilles du peuple , le Prince eft d'autant moins obligé de piller le peuple direélement. C'ell un foulageraent nécelîkire au def- potiûne , & fans lequel cet horrible Gouvernement ne fauroit fubfifterè

Le vrai mal d'un pareil ufage, efl: l'idée qu'il don- ne à ce pauvre homme de fon mérite. Comme le Roi Midas , il voit changer en or tout ce qu'il tou- che ; mais il n'apperçoit pas quelles oreilles cela fait pouffer. Pour en conferver de courtes à notre Emi- le , préfcrvons Tes mains de ce riche talent ; que ce qu'il fait ne tire pas fon prix de l'ouvrier, mais de l'ouvrage. Ne fouflFrons jamais qu'on juge du fien qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Qiie fon travail foit prifé par le travail même , & non par- ce qu'il eft de lui. Dites de ce qui efl: bien fait, voilà qui eft bienfait; mais n'ajoutez point, qui eft-ce qui a fait cela ? S'il dit lui-même d'un air fier & con- tent de lui , c'cft moi qui l'ai fait ; ajoutez froide- meni; von s ou un autre ^ Un importe; c eft toujours im travail bienfait.

Bonne mère, préferve-toi fur-tout des raenfonges qu'on te prépare. Si ton fils fait beaucoup de cho- fes, défie- toi de tout ce qu'il fait: s'il a le malheur d'être élevé dans Paris & d'être riche, il eft perdu. Tant qu'il s'y trouvera d'habiles artiftes , il aura tous leurs talens ; mais loin d'eux , il n'en aura plus. A Paris le riche fait tout ; il n'y a d'ignorant que le pau- vre. Cette capitale efl: pleine d'amateurs & fur-tout d'amatrices qui font leurs ouvrages comme M. Guil- laume inventoit fes couleurs. Je connois à ceci trois exceptions honorables parmi les hommes, il y en peut avoir davantage ; mais je n'en connois aucune parmi les femmes , <ii je doute qu'il y en ait. En

gé'

ou DE L'EDUCATION. 6^

général on acquiert un nom dans les arts comme dans ]:i robej on devient artille & juge des artiPies com- me on devient Dofteur en droit & Magiftrat.

Si donc il étoit une fois établi qu'il eil beau de fa- voir un métier , vos enfans le fauroient bientôt fans l'apprendre : ils pafferoient maîtres comme les Con- feiliers de Zurich. Point de tout ce cérémonial pour Emile ; point d'apparence & toujours de la réalité, (^u'on ne dife pas qu'il fait ; mais qu'il apprenne en filence. Qu'il fafle toujours fon chef-d'œuvre, & que jamais il ne paffe maître ; qu'il ne fe montre pas ouvrier par fon titre, mais par fon travail.

Si jufqu'ici je me fuis fait entendre, on doit con- cevoir comment avec l'habitude de fexercice du corps & du travail des mains , je donne infenfible- ment à mon élevé le goût de la réflexion & de la mé^ ditation , pour balancer en lui la parellè qui réfulte- roit de fon indifférence pour les jiigemens des hom- mes, <Sc du calme de fes pallions. Il faut qu'il tra^ vaille en payfan , & qu'il penfe en philofophe , pour n'être pas auffi fainéant qu'un fauvage. Le grand fecret de l'éducation efl: de faire que les exercices du corps & ceux de l'efprit fervent toujours de délaffe- ment les uns aux autres.

Mais gardons -nous d'anticiper fur les inftruflions qui demandent un efpric plus mûr. Emile ne fera pas long-tems ouvrier, fans reflèntir par lui-même l'inégalité des conditions, qu'il n'avoit d'abord qu'ap- perçue. Sur les maximes que je lui donne &qui font à fa portée il voudra m'exammer à mon tour. En recevant tout de moi feul , en fe voyant fi prés de l'état des pauvres, il voudra favoir pourquoi j'en fuis û loin. 11 me fera peut-être , au dépourvu , des queftions fcabreufes. Fous êtes riche , vous me lavez diî^ S je k vois. Un riche doit aujjifon travail à la J.9çiété i pui/quil efi homme. Maïs tcw, que faite s-

E 3 vQiii

yd EMILE,

S}OUSihnc pour ellel Quediroit à cela un beau gouver- neur? je l'ignore. Il feroit peut-être aflèz lot pour parler à l'enfant des foins qu'il lui rend. Quant à moi , l'attelier me tire d'affaire. Foïlà , cher Emile , une excellente qnefl'/m, Je vous promets d'y répondre pour jnoU qiicind vous y ferez pour vous- vie mes une ré- ponfe dont vous foyez cnntenî. En atte^idcmt f aurai foin de rendre à vous (y aux pauvres ce que fat de trop , £5* de faire wie table ou un bi'ic par fcmahie ^ nfin de nêue pas tout fait inutile à tout.

Nous voici revenus à nous-raênîes. Voilà notre enfant prêt à cefTcr de Téfre, rentré dr,ns Ton indivi- du. Le voilà Tentant plus que jamais la néceflité qui l'attache aux chon?s. Après avoir commencé par exercer Ton corps ôl Tes fens , nous avons exercé fon efprit 6i fon jugement, linfia nous avons réuni l'ufage de fes membres à celui de frs fjcukés. Nous avons fait un être agiiLnt & pc-nfant ; il ne nous refle plus, pour aclievcr l'homme , que de faire un être aimant & fenfible; c'ell-à-dire de perfectionner la raifon par le fentiment Mais avant d'entrer dans ce nouvel ordre de choies , jettons les ^^eux fur ce- lui d'où nous fortons , & voyons le plus exaflemeut qu'il ell poPJble jufquoù nous fom.nus parvenus.

Notre élevé n'avoit d'abord que des fenfations , maintenant il a des idées ; il ne faifoit que fentir, maintenant il juge. Car de la comparaifon de plu- fieurs fenfations fuccellîves ou limultanées , &. du jugement qu'on en porte , naît une forte de fcnfation, nuxie ou complexe , que j'appelle idée.

La manière de former les idées eil ce qui donne un caraftere à fefprit humain, L'efprit qui ne fof- me fes idées que fur des rapport? réels, eO: un efprit folide ; celui qui fe contente des rapports apparens , dl un efprit fuperficiel : celui qui voit les rapports tels qu'ils font, efl un efprit jufte, celui qui les ap-

v^4'

ou DE L'EDUCATION. 71

précie mal , efl un efprit faux : cekiî qui controuve des rappons im^iginaires qui n'ont ni réalité ni appa- rence 5 eft un fou ; celui qui ne compare point , efl un imbécille. L'aptitude plus ou moins grande à comparer des idées & à trouver des rapports, efl ce qui foit dans Jes hommes le plus ou le moins d ef- prit, &C.

Les idées fimples ne font que des fenfations com- parées. Il y a des jugemens dans les fimples fenfa* lions aulTi bien que dans les fenfations complexes que j'appelle idées limples. Dans la fenfation , le juge- ment efl purement pafïîf » il aflirme qu'on fent ce qu'on fent. Dans la perception ou idée , le juge- ment efl a6lif ; il rapproche , il compare, il déter- mine des rapports que le fens ne détermine pas. Voilà toute la différence , mais elle efl grande. Ja- mais la Nature ne nous trompe ; c'ell toujours nous qui nous trompons.

Je vois fervir à un enfant de huit ans d'un froma- ge glacé, il porte la cuillier à fa bouche, fans fa- voir ce que c'ell , ôc faifi du froid , s'écrie: M ! ce- la me hïûle ! Il éprouve une fenfation très -vive ; il n'en connoît point de plus vive que la chaleur du feu, Ck il croit fentir celle -là. Cependant il s'ubu- fe; le faiiiiTement du froid le bLffe, mais il ne le brûle pas , & ces deux fenfations ne font pas fembla- bles , puifque ceux qui ont éprouvé l'une & l'autre ne les coniundent point. Ce n'cfl donc pas la fenfa- tion qui le trompe, mais le jugement qu'il en porte.

Jl en efl de même de celui qui voit , pour la pre- mière fois , un miroir ou une machine d'optique , ou qui entre dans une cave profonde, au cœur de Thiver ou de l'été, ou qui trempe dans l'eau tiède une main très - chaude ou très -froide, ou qui fait rouler entre deux doigts croifés une petite boule, &c. s'il fe con- ^nte de dire ce qu'il apperçoit , ce qu'il fent , fon

E 4 juge^

?2 EMILE,

jugement étant purement paffif , il eft impoflîble qu'il je trompe; mais quand il juge de la chofe par Tappa- rence, il tfl: a6lif , il compare, il établit par induc- tion des rapports qu'il n'apperçoit pas , alors il fe trompe ou peut fe tromper. Pour corriger ou pré- venir l'erreur , il a befojn de l'expérience.

Montrez de nuit à votre élevt des nuages paflant entre la lune & lui , il croira que c'efl la lune qui paiTe en fens contraire, & que les nuages font arrê- tes. Il le croira par une induôlion précipitée, parce qu'il voit ordinairement les petits objets fe mouvoir préferablement aux grands , & que les nuages lui femblent plus grands que la lune dont il ne peut efl.i- iiier l'eloignement. Lorfque dans un bateau qui vo- gue , il regarde d'un peu loin le nv;3ge , il tombe dans l'erreur contraire , ^ croit voir courir la terre , parce que ne fe Tentant point en mouvement il re- jrarde le bateau , la mer ou la rivière, Ck. tout foa horizon , comme un tout immobile dont le rivage qu'il voit courir ne lui ftmble qu'une partie.

La prerniere fois qu'un cnlant voit un bâton à înoiiié plongé dans l'eau , il voit un bâton brifé , la fenfation eft vraie; ëc elle ne laifTeroit pas de l'être, quand niéme nous ne Hiurions point la raifon de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce qu'il voit , il dit : un bâton brifé , d il dit vrai ; car il eO: très- fur qu'il a la fenfation d'un bâton brifé. Mais quand prompé par fon jugement, il va plus loin, & qu'a- près avoir affirmé qu'il voit un bâton brifé, il affirms encore que ce qu'il voit eft en effet un bâton brifé, alors il dit faux: pourquoi cela? Parce qu'alors il de- vient aftif, & qu'il ne juge plus par infpe6tion, mais par indu^lion, en affirmant ce qu'il ne fent pas, favoir que le jugement qu'il reçoit par un fèns feroit confirmé par un autre.

Puifque toutes nç>s erreuî:s viennent de nos juge-

' mensg

or DE L'EDUCATION. 73

mens , il efl clair que fi nous n'avions jamais befoin de juger, nous n'aurions nul befoin d'apprendre; nous ne ferions jamais dans le cas de nous tromper ; pous ferions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons l'être de notre favoir. Qui efl . ce qui nie que les favans ne fâchent mille choies vraies que les ignorans ne fauront jamais ? Les favans font- ils pour cela plus prés de la vérité ? Tout au con- traire ; ils s'en éloignent en avançant , parce que la vanité de juger faifant encore plus de progrés que les lumières , chaque vérité qu'ils apprtnntnt ne vient qu'avec cent jugemens faux. Il efb de la dernière évidence que ks compagnies favantes de l'Europe ne font que des écoles publiques de menfcnges; & tré§- fûrement il y a plus d'erreurs dans l'Académie des Sciences que dans tout un peuple de Hurons.

Fuifque plus les homnr.ts favent , plus ils fe trom- pent; le feu! miOyen d'éviter l'erreur ell l'ignorance. Ne jugez point, vous ne vous abuferez jamais? C'tfl la Itçon de la Nature auffi-bien que de la railbn. IJors les rapports immédiats en très-petit nomibre & iiés-fenfibles que ks chofes ont avec nous, nous n'a- vons naturellement qu'une profonde indiffc^tnce pour tout le refle. Un Sauvage ne tourneroit pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine , ôç tous les prodiges de fcltiSlriciLé. Que m importe? efl: le miOt le plus familier à l'ignorant, 6i, le plus conve- nable au fage.

Mais mailieureufement ce mot ne noiis va plus. Tout nous importe depuis que nous fommes dépeu- dans de tout ; & notre curiofué s'étend néceflàire- nient avec nos bcfoins. Voilà pourquoi j'en donne une très -grande au Philofophe oc n'en donne point au Sauvage. Celui-ci n'a btiuin de perfonne; l'au- tre a befoin de tout le monde, yi Iui-louc d'aumir^- ieurs.

?5 Oft

[^4 EMILE,

On me dira q^e je fors de la Nature ; je n'en crois rien. Elle choifii Tes inftrumens & les régie , non lur l'opinion , mais fur le befoin. Or les befoins chan- gent félon la fituation des hommes. 11 y a bien de la différence entre l'homme naturel vivant dans l'état de Nature , & l'homme naturel vivant dans l'état âc Ibciété. Emile n'ell pas un fauvage à reléguer dans les dcferts ; c'efl: un fauvage fait pour habiter les vii- les. Il faut qu'il fâche y trouver fon nécefîliire, ti- rer parti de lears habitans ; & vivre , finon comme eux , du moins avec eux.

Puifqu'au milieu de tant de rapports nouveaux,^ dont il va dépendre, il faudra malgré lui qu'il jug^ ,. apprenons-lui donc à bien juger.

La meilleure manitre d'apprendre à bien juger, eft celle qui tend le plus à fimplint^r nos expériences , (k à pouvoir même nous en pafTir fans tomber dans l'erreur. D'où il fuit qu'après avoir long-tems vérifié ]es rapports des fens fur) par l'autre , il faut encore apprendre à x'eriGer les rapports de chaque fens par lui-même , fans avoir befoin de recourir à un autre fens ; alors chaque fenfation deviendra pour nous une idée, & cette idée fera toujours conforme à la véri- té. Telle eft la forte d'acquis dont j'ai tâché de rem- plir ce troifiéme âge de la vie humaine.

Cette manière de procéder exige une patience ôi une circonfpe6tion dont peu de maîtres font capables, & fans laquelle jamais le difciple n'apprendra à juger. Si, par exemple , lorfque cclui-ci s'abufe fir l'appa- rence du bâton brifé , pour lui montrer fon erreur vous vous preifez de tirer le bacon hors de l'eau , vous le détromperez peut-être ; mais que lui appren- drez-vous? Rien que ce qu'il auroit bientôt appris de lui-même. Oh que ce n'eft pas-là ce qu'il faut faire! 11 s'agit moins de lui apprendre une vérité , que de lui montrer comment il faut s y prendre pour décou- vris

0 TJ D E UE D U C A T I O N. 75

vrir toujours la vérité. Pour mieux l'inftruire , il ne faut pas le détromper C-tôc. Prenons Emile & moi pour exemple.

Premièrement , à la féconde des deux queftions fuppofées, tout enfant élevé à l'ordinaire ne manque- ra pas de répondre iiffirmativement. C'efi: fûrement, dira-t-il, un bâton brifé. Je doute fort qu'Emile me failè la même réponle. Ne voyant point la néceffité d'être favant ni de le paroître, il n c(t jamais prefle de juger; il ne juge que fur l'évidence, & il ell bien éîo'gné de la trouver dans cette occafion , lui qui fait combien nos jngemens fur les apparences font fujets à l'illufion, ne fût-ce que dans la perfpcclive.

D'ailleurs , comme il fait par expérience que mes queftions les plus frivoles ont toujours quelque objec qu'il n'apperçoit pas d'abord , il n'a point pris l'habi- tude d'y répondre étourdinicnt. Au contraire , il s'tn défie, il s'y rend attentif, il les examine avec grand fuin avant ci'y répondre. Jamais il ne me fut Uc ré- ponfe qu'il n'en foit content lui -même; ai. il effc diffi- cile à con'Ltnter. Enfin nous ne nous piquors ni iui ni moi de favoir la vérité des chofes ; mais fculemcnc de ne pas donner dans Terreur. Nous ferions bien plus confus de nous payer d'une raifon qui n'eft pas bonne , que de n'en point trouver du tout, ^c ne Jais^ ell un mut qui nous va li bien à tous deux , & que nous répett^ns fi fouvent , qu'il ne coûte plus rien à l'un ni à l'autre. JVlais foit que cette étourde- rie lui échappe , ou qu il l'évite par notre commode^ je ne Jais , ma réplique ell la même 5 voyons , exa- minons.

Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau, eft fixé dans une liiuation perdendicuîuire. Pour favoir s'il efl: brifé, comme il le paroit, cjuc de chofes n'avons- rous pas à faire avant de le tirer de l'eau, ou avanç d'y porter la main?

1°. D';^

76 E M t ï. E ,

1°. D'abord nous tournons tout autour du bâton y & nous voyons que la brifuie tourne comme nou.% C'ell donc notre œil feu! qui la change, & les rc-ï gards ne remuent pas les corps.

2°. Nous regardons bien à plomb fur le bout du bâton qui efl: hors de l'eau , alors le bâton n'eft pljs courbe, le bout voilln de notre œil nous cache exac- tement l'autre bout. Notre œil a-t-il redreile le bacon ?

3°. Nous agitons la furface de l'eau, nous voyors le bâton fe plier en plufieurs pièces, fe mouvoii' en zjgzag, & fuivre les onduiaciQus de l'eau. Le mou- vement que nous donnons à cette eau fufîit-il pour bâfvr, amollir & fondre ainfi le bâton?

4"^. Nous fàilbns écouler l'eau , & nous voyons le bâton fe redrclljr peu-à-peu à mcfure que Teau baif- fe. N'en voilà -t-ii pas plus qu'il ne faut pour éclair- cir le fait & trouver la réfi-::clion ? Il n'efb donc pas vrai que la vÇie nous tromp';;, puifque nous n'avons befoin que d'elle feule pour recliiier les erreurs que nous lui attribuons.

Suppofons l'enfant affcz (lupide pour ne pas fentir le réfultat de ces expériences; c'efl: alors qu'il faut appel'er le toucher au fecuurs de la vue Au lieu de tirer le bâton hors de l'eau, lailTcz-le dans fa fitu^* lion ; & que l'enfant y paflè la main d'un bout à l'autre , il ne fentira point d'angle : le bâton n'eil: donc pas brifé.

Vous me direz qu'il n'y a pas feulement ici des ju- gemens ; mais des raifonnemens en forme. Il ell vrai; mais ne voyez -vous pas que fi-tôr que l'tfprit ç(l parvenu jufqu'aux idées , tout jugement eft un raifonnement. La confcience de toute fenfation ell une propoiition , un jugement. Donc fi -tôt que l'on compare une fenfation à une autre , on raifonne. L'art de juger & l'art de raifonncr , font exactement le même. Eml-

ou DE L'EDUCATION. 77

Emile ne faura jamais la dioptrique , ou je veux qu'il l'apprenne autour de ce bâton. Jl n'aura point difféque d'inleftes ; il n'aura point compté les taches du foleil i il ne faura ce que c'eft qu'un raicroTcope & un télefcope. Vos doftes élevés fe moqueront de fon it^norance. Ils n'auront pas tort ; car avant de îè fervir de ces inftrumens, j'entends qu'il les inven- te , & vous vous doutez bien que cela ne viendra pas fi-tôt.

Voilà l'efprit de toute ma méthode dans cette par- tie. Si l'enfant fait rouler une petite boule entre deux doigts croifés , & qu'il croye fentir deux boules , js ne lui permettrai point d'y regarder, qu'auparavant il ne foit convaincu qu'il n'y en a qu'une.

Ces éclairciflemens fuffiront, je penfe , pour mar- quer nettement le progrés qu'a fait jufqu'ici l'efprit de mon élevé, & la rouce par laquelle il a fuivi ce pra-" grès. Mais vous êtes effrayés, peut-être, de la quantité de chofes que j'ai fait paiTer devant lai. Vous craignez que je n'accable fon efprit fous ces multitudes de connoiflànces. C'eft tout le contraire; je lui apprends bien plus à les ignorer qu'à les favoir. Je lui montre la route de la fcience aifee , à la véri- té; mais longue, immenfe, lente à parcourir. Je lui fais faire les premiers pas pour qu'il reconnoifie l'entrée; mais je ne lui permets jamais d'ulltr loin.

Forcé d'apprendre de lui-même, il ufe de fa rai-' fon & non de celie d'autrui ; car pour ne rien donner à l'opinion , il ne faut rien donner à l'autorité , & la plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de nous que des autres. De cet exercice continuel il doit réfuker une vigueur d'efpr.t, femblable à celle qu'on donne au corps par le travail Ck par la fatigue. Un autre avantage, eil qu'on n'avance qu'à propor- tion de fcs forces. L'efprit , non plus que le C(irps , ne porte que ce qu'il peut porter. Quand l'entende- ment

Jg EMILE,

ment s'approprie le^ chofes avant de les dëpofer dans la mémoire , ce qu'il en tire enfuice efl: à lui. Au lieu qu'en furchargeant la mémoire à foninfçu, en s'expofe à n'en jamais rien tirer qui lui foit propre.

Emile a peu de connoiflances , mais celle qu'il a font véritablement fiennes j il ne fait rien à demi. Dans le petit nombre des chofes qu'il lait, & qu'il fait bien , la plus importante efl, qu'il y en a beau- coup qu'il ignore & qu'il peut favoir un jour, beau- coup plus que d'autres hommes favent & qu'il ne fau- ra de fa vie, (Scune infinité d'autres, qu'aucun hom- me ne faura jamais. Il a un efprit univerfel , non par les lumières, mais par la faculté d'en acquérir; un efprit ouvert, intelligent, prêta tout, &, com- me dit Montagne , fi non inllruit, du moins inllrui- fable. II me fuffic qu'il fâche trouver 1'^ quoi bon^ fur tout ce qu'il fait , & le pourquoi , for couc ce qu'il croit. Encore une fois, mon objet n'eft point de lui donner la fcience, mais de lui apprendre à l'acquérir au befoin, de la lui faire efl:imer exaftement ce qu'elle vaut, & de lui faire aimer la vtrité par-defllis tout. Avec cette méthode on avance peu , mais ori ne fait jamais un pas inutile, ôl l'on n'eft point for- cé de rétrograder.

Emile n'a que des connoifiTances naturelles Si pu- rement phyUques. Il ne fait pas même le nom de l'hiiloire, ni ce que c'efi: que métaphyficjue ik mora- le. 11 connoîc les rapports efi^ntiels de Thomme aux choftrs, mais nu! des rapports moraux de l'homme à l'homme. 11 fait peu gcnéralifer d'idées, peu faire d'abftra^tions. Il voit des qualités communes à cer- tains corps fans raifonner fur ces qualités en elles- mêmes. 11 connoît l'étendue abftraite à faîde des figures de la géométrie, il connoît ia quantité abftrai- te à l'aide des lignes de l'algèbre. Ces figures & ces fignes fjnt les fupports de ces abrifa^tioas , far l'cf-

quels

ou DE L'ÉDUCATION. 7^

quels fes Tens fe repofcnt. Il ne cherche point -i çonnoître les chofes par leur nature , mais feulement par les relations qui rintércfTent. Il n'efliiiie ce qui lui eft étranger que par rapport à lui; mais cette ef- timation eft exaifte & fûre. La fantaifie, la con-» vention n'y entrent pour rien. 11 fait plus de cas de ce qui lui eft plus utile , & ne fe départant jamais de cette manière d'apprécier , il ne donne rien à l'opi- nion.

Emile eft laborieux, tempérant, patient, ferme ^ plein de courage. Son imagination nullement allu- mée ne lui grolfit jamais les dangers; il eft fenfiblc à peu de maux , & il fait fouffrir avec conftance , parce qu'il n'a point appris à difputer contre la def- tinée. A l'égard de la mort , il ne fait pas encore bien ce que c'eft ; mais accoutumé à fubir fans réfi- ftance la loi de la nckrtlTité, quand il faudra mourir, il mourra fans gémir & fans fe débattre; c'eft tout ce que la Nature permet dans ce moment abhorré de tous. Vivre libre & peu tenir aux cliofes humaines, eft le meilleur moyen d'apprendre à mourir»

En un mot , Emile a de la vertu tout ce qui fc rapporte à lui-même. Pour avoir aulîi les vertus fo- ciales, il lui manque uniquement de connoître les re- lations qui les exigent, il lui manque uniquement des lumières que fon efprit eft tout prêt à recevoir.

11 fe confidere fans égard aux autres , & trouve bon que les autres ne penlént point à lui. Il n'exige rien de perforne , 6: ne croit rien devoir à perfon- ne. 11 eft feul dans Ki fociété humaine, il ne comp- te que fur lui feul. Il a droit aufli plus qu'un autre de compter fur lui - même , car il eft tout ce qu'on peut être à fon ûge. Il n'a point d'erreurs ou n'a que celles qui nous fmt inéviiabks ; il n'a point de vices ou n'a que ceux dont nul homme ne peut fe garantir. 11 a le corps jhin , ks mcn^bres agilts,

iVf

«6

M

E.

refprit jude & fans préjugés , le cœur libre & fans pafTions. L'amour - propre , la première cS: la plus naturelle de toutes, y efl encore à peine exalté. Sans troubler le repos de perfonne , il a vécu content , heureux & libre autant que la Nature l'a permis. Trouvez-vous qu'un enfant ainfi parvenu à fa quin- zième année ait perdu les précédentes ?

Fm du tmfiéme Livre.

EMI-

EMILE*

o u DE L'ÉDUCATIOR

LIVRE QUATRIEME.

[Ue nous paflbns rapidement fur cette ter- re ! le premier quart de la vie eft écoulé j avant qu'on en connoifle l'ufage ; le der- nier quart s'écoule encore , après qu'on a celle d'en jouir. D'abord nous ne favons point vivre; bientôt nous ne le pouvons plus; &, dans l'intervalle qui fépare ces deux extrémités inutiles , les trois quarts du tems qui nous refte, font confumés par le fommeil , par le travail, par la douleur, par la contrainte , par les peines de toute efpece. La vie ell courte , moins par le peu de tems qu'elle du- re, que parce que , de ce peu de tems, nous n'en avons prefque point pour la goûter. L'inllant de la mort a beau être éloigné de celui de la naiflance, lat vie ell toujours trop courte , quand cet elpace clt mal rempli.

Nous naiflbns , pour ainfi dire j en deux fois: Tu- ne pour exifter, t\; l'autre pour vivrez l'une pour Tome I. Partie IL F fef-

U EMILE,

refpece, & l'autre pour le fexe. Ceux qui regar- dent la femme comme un homme imparfait ont tort^ fans doute; mais l'analogie extérieure eft pour eux. Jufqu'à l'âge nubile, les enfansdes deux fexes n'ont rien d'apparent qui les diflingue ; même vifage, mê- me figure, même teint, même voix, tout eft égal} les filles font des enfans, les garçons font des enfansj le même nom fuffit à des êtres Ci femblables. Les mâles en qui l'on empêche le développement ulté- rieur du fexe gardent cette conformité toute leur vie; ils font toujours de grands enfans : & les femmes ne perdant pomt cette même conformité , femblent , à bien des égards, ne jamais être autre chofè.

Mais l'homme en général n'eft pas fait pour refter toujours dans l'enfance. Il en fort au tems prefcrit par la Nature , & ce moment de crife bien qu'aifez court , a de longues influences.

Comme le mugilTement de la mer précède de loin la tempête , cette orageufe révolution s'annonce par le murmure des paiTions naiffantes: une fermenta- tion fourde avertit de l'approche du danger. Un changement dans l'humeur, des emportemens fré- quens, une continuelle agitation d'efprit, rendent l'enfant prefque indifciplinable. Il devient fourd à la voix qui le rendoit docile : c'eft un lion dans fa fièvre; il méconnoit fon guide, il ne veut plus être gouverné.

Aux fignes moraux d'une humeur qui s'altère, fe joignent des changemens fenfibles dans la figure. ?Sa phyfionomie fe développe & s'empreint d'un carac- tère; le coton rare & doux qui croît au bas de fes joues brunit & prend de la confiftance. Sa voix mue, ou plutôt il la perd : il n'efl: ni enfant ni homme & ne peut prendre le ton d'aucun des dtux.^ Ses yeux, ces organes de l'ame, qui n'ont rien dit jufqu'ici , trouvent un langage & de l'exprefilon ; un feu naif- fant les anime , Içurs regards plus vifs ont encore une

fain-

©u DE L'EDUCATION. 83

fainte innocence, mais ils n'ont plus leur première imbécillité: il fenc déjà qu'ils peuvent trop dire, il commence à favoir les baiffer & rougir : il devient fenfible, avant de favoir ce qu'il fent; il efl inquiet fans raifon de l'être. Tout cela peut venir lentement & vous laifTer du tems encore ; mais fi fa vivacité fe rend trop impatiente, fi fon emportement fe change en fureur , s'il s'irnte & s'attendrit d'un infi:ant à l'autre, s'il verfe des pleurs fans fujet, fi, près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui, fon pouls s'élève & fon œil s'enflamme, fi la main d'une femme fe pofant fur la fienne le fait fiif- fonner, s'il fe rroubie ou s'intimide auprès d'elle; U- lyfle, 6 fage Ulyfle! prends garde à toi; les outres que tu fermois avec tant de foin (ont ouvertes ; les vents font déjà déchaînés; ne quitte plus un mo- ment le gouvernail, ou tout eft perdu.

C'eft ici la féconde naiffance dont j'ai parlé; c'efl: ici que l'homme naît véritablement à la vie, & que rien d'humain n'efi: étranger à lui. Jufqu'ici nos foins n'ont été que des jeux d'enfant, ils ne prennent qu'à préfent une véritable importance. Cette époque, finiifent les éducations ordinaires , eft proprement celle la nôtre doit commencer: mais pour bieii expofer ce nouveau plan, reprenons de plus haut l'état des chofes qui s'y rapportent.

Nos paffions font les principaux infirumens de no- tre confervation ; c'eft donc une entreprife auili vai- ne que ridicule de vouloir les détruire; c'eft control- 1er la Natwre , c'efl: réformer l'ouvrage de Dieu. Si Dieu difoit à l'homme d'anéantir les pufiions qu'il lui donne, Dieu voudroit & ne voudroit pas, il fe contrediroit lui-même. Jamais il n'a dorrné cet or- dre infenfé , rien de pareil n'eft écrit dans le cœur humain ; & ce que Dieu veut qu'un homme fjlTe , il ne lui fait pas dire par un autre homme, il le lui die lui-même, il l'écrit au fond de fon cœur.

F 2 Or

U EMILE,

Or je trouverois celui qui voudroit empêcher ]èi paffions de naître , prefqu'auffi fou que celui qui vou- droit les anéantir ; & ceux qui croiroient que tel a été mon projet jufqu'ici , m'auroient fùrement fore mal entendu.

Mais raifonneroit-on bien, fi, de ce qu'il eftdans la nature de l'homme d'avoir des paffions , on alloit conclurre que toutes les paffions que nous (entons en nous, & que nous voyons dans les autres, font na- turelles? Leur fource efl: naturelle, il eft vrai; mais mille ruiffeaux étrangers l'ont groffie ; c'eft un grand fleuve qui s'accroît fans ceflè , & dans lequel on re- trouveroit à peine quelques gouttes de fes premières eaux. Nos paffions naturelles font très-bornées ; el- les font les inftrumens de notre liberté , elles tendent à nous conferver. Toutes celles qui nous fubjuguent & nous détruifent, nous viennent d'ailleurs; la Na- ture ne nous les donne pas , nous nous les appro- prions à fon préjudice.

La fource de nos paffions, l'origine & le principe de toutes les autres , la feule qui naît avec l'homme & ne le quitte jamais tant qu'il vit, eft l'amour de foi: paffion primitive, innée, antérieure à toute au- tre, & dont toutes les autres ne font, en un fens, que des modifications. En ce fens toutes, fi l'on veut , font naturelles. Mais la plupart de ces mo- difications ont des caufes étrangères, fans lefquelles elles n'auroient jamais lieu; & ces mêmes modifica* tions, loin de nous être avantageu fes, nous fontnui- fibles; elles changent le premier objet, & vont con- tre leur principe: c'eft alors que l'homme fe trouve hors de la Nature , & fe met en contradiétion avec

foi.

L'amour de foi-même efl toujours bon & toujours conforme à l'ordre. Chacun étant chargé fpéciale- tnent de fa propre confcrvation , le premier & le plus important de fes foins, efl, & doit être, d'y

veii-

ou DE L'EDUCATION. 35

veiller fans ceiTe ; & comment y veilleroic-il ainfi , s'il n'y prenoic le plus grand intérêt V

Il faut donc que nous nous aimions pour nous con- ferver ; & par une fuite immédiate du même fenti- ment , nous aimons ce qui nous conferve. Tout en- fant s'attaclie à fa nourrice :Romulus devoit s'attacher à la Louve qui l'avoit allaité. D'abord cet attachement: eft purement machinal. Ce qui favorife le bien-être d'un individu l'attire , ce qui lui nuit le repoulTe; ce n'eft-Ià qu'un inftinft aveugle. Ce qui transforme cet inflinél en femiment, l'attachement en amour, l'a- verfion en haine , c'efl l'intention manifeflée de nous nuire ou de nous être utile. On ne fe paffionne pas pour les êtres infenfibles qui ne fuivent que fimpul- fion qu'on leur donne ; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur difpofition intérieure, par leur volonté , ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous infpirent des fentimens fembla^ blés à ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous fert, on le cherche; mais ce qui nous veut fervir, on l'ai- me : ce qui nous nuit , on le fuit ; mais ce qui nous, veut nuire , on le hait.

Le premier fentiment d'un enfant eft de s'aimer lui-même; & le fécond, qui dérive du premier, ell d'aimer ceux qui l'approchent; car dans l'état d^ foiblelfe il eft , il ne connoît perfonne que par l'af-- fillance & les foins qu'il reçoit. D'abord l'attaciie- ment qu'il a pour fa nourrice & fa gouvernante n'eil: qu'habitude. Il les cherche parce qu'il a befoin d'el- les, & qu'il fe trouve bien de les avoir; c'eft plutôt connoiflance que bienveuillance. Il lui faut beaucoup de tems pour comprendre que non-feulement elles lui font utiles, mais qu'elles veulent l'être; & c'ell alors qu'il commence à les aimer.

Un enfant efl donc naturellement enclin à la bien- veuillance , parce qu'il voit que tout ce qui l'appro- che eft porté à l'aflifter , & qu'il pren^ de cette ob-,

r 3 iêr-f

t6 EMILE,

fervation l'habitude d'un fentiment favorable à fbn efpece; mais à mefure qu'il étend fes relations, fes befoins, fes dépendances aétives ou paffives, le fen- timent de fes rapports à autrui s'éveille, & produit celui des devoirs de des préférences. Alors l'enfant devient impérieux, jaloux, trompeur , vindicatif. Si on le plie à robéiifance; ne voyant point l'utilité de ce qu'on lui commande, il l'attribue au caprice, à l'intention de le tourmenter, <& il fe mutine. Si on lui obéit à lui-même; auffi-tôt que quelque chofe lui réfifte, il y voit une rébellion , une intention de lui réfifter , il bat la chaife ou la table pour avoir défo- béi. L'amour de foi , qui ne regarde qu'à nous , eft content quand nos vrais befoins lont fatisfaits ; mais l'amour- propre, qui fe compare, n'ell jamais con- tent & ne fauroit l'être; parce que ce fentiment, en nous préférant aux autres , exige aufll que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui eft impofiible. Voilà conmient les palTions douces &. affeftueufes naiffent de l'amour de foi , & comment les pallions haineufes ^ irafcibles naiffent de l'amour-propre. Ainfi ce qui rend fhomme eill-ntiellement bon,cft d'avoir peu de befoins & de peu fe comparer aux autres; ce qui le rend effentielicment méchant , eft d'avoir beaucoup de befoins & de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe, il efl aifé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les paflions des enfans & des hommes. Il ell vrai que ne pouvant vivre toujours ieuls, ils vivront difficilement toujours bons: cette difficulté m.ême augmentera nécefl'airement avec leurs relations ; & c'cft en ceci , fur - tout , que les dangers de la fociété nous rendent l'art éf les foins plus indifpenfables , pour prévenir , dans le cœur humain , la dépravation qui naît de fes nouveaux bct foins.

L'étude convenable à l'homme eft celle de fes rap- port^. Tant qu'il ne fe conno;t que par fon être phy- ' ^ fi4ue,

ou DE L'EDUCATION. ^f

(jque, il doit s'étudier par fes rapports avec les cho- fes; c'efl: l'emploi de fon enfance: quand il commen- ce à fentir fon être moral, il doit s'étudier par Ces rapports avec les hommes ; c'eft l'emploi de fa vie entière, à commencer au point nous voilà par- venus.

Si-tôt que l'homme a befoin d'une compagne , il n'eft plus un être ifolé, fon cœur n'eft plus feul. Toutes fes relations avec fon efpece, toutes les af- fections de fon ame naiflènt avec celle-là. Sa premiè- re paiîion fait bien-tôt fermenter les autres.

Le penchant de l'inflinél efl indéterminé. Un fexe efl: attiré vers l'autre, voilà le mouvement de la Na- ture. Le choix, les préférences, l'attachem-ent per- fonnel font l'ouvrage des lamieres , des préjugés, de l'habitude: il faut du tems & des connoifïànces pour nous rendre capables d'amour ; on n'aime qu'après avoir jugé, on ne préfère qu'après avoir comparé. Ces jugemens fe font fans qu'on s'en apperçoive,mais ils n'en font pas moins réels. Le véritable amour , quoi qu'on en dife, fera toujours honoré des hom- mes; car, bien que fes emportemens nous égarent, bien qu'il n'exclue pas du cœur qui le fenc des quali- tés odieufes & même qu'il en prodaife, il en fuppofe pourtant toujours d'eftimables fans Icfquelies on fe- roit hors d'état de le fentir. Ce choix qu'on met en oppofition avec la raifon nous vient d'elle ; on a fait l'Amour aveugle , parce qu'il a de meilleurs yeux que nous , & qu'il voit des rapports que nous ne pouvons appercevoir. Pour qui n'auroit nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme feroit égale- ment bonne, & la première venue feroit toujours la plus aimable. Loin que l'amour vienne de la Nature, il eft la régie & le frein de fes penchans : c'efl par lui , qu'excepté l'objet aimé , un fexe n'eft plus rien pour l'autre.

La préférence qu'on accorde, on veut Tobtenir;

F 4 Va*

a^ EMILE,

ramour doit être réciproque. Pour être aimé " , il £iuc fe rendre aimable; pour être préféré, il faut fe :^'endre plus aimable qu'un autre, plus aimable que tout autre , au moins , aux yeux de l'objet aimé. De- là les premiers regards fur Tes femblables ; de-là les premières comparaifons avec eux; de-là l'émulation , les rivalités, la jaloufie. Un cœur plein d'un fenti- ipent qui déborde, aime à s'épancher ; du befoin d'une maîtrelTc naît bientôt celui d'un ^mi ; celui qui fent combien il eft doux d'être aimé , voudroit l'être de tout le monde , & tous ne fauroient vouloir de préférence, qu'il n'y ait beaucoup de mécontens. A- yec l'amour & l'amitié naiffent les diflenfions, l'ini- mitié, la haine. Du fein de tant de paflions diver- fes je vois l'opinion s'élever un trône inébranla- ble, & les (lupides mortels alTervis à fon empire, ne fonder leur propre exiltence que fur les jugement çl'autrui.

Ktendez ces idées, & vous verrez d'où vient à poire amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle; & comment l'amour de foi , ceflant d'être \m fenîiment abfolu , devient orgueil dans les gran- des âmes, vanité dans les petites; &, dans toutes, fe nourrit fans ce fie aux dépens du prochain. L'ef- pgce de ces pafliQns , n'ayant point fon germe dans ]e çoçur des enf^ns, n'y peut naître d'elle-même; ç^ft nous feuls qui l'y portons, & jamais elles n'y ' prennent racine que par notre faute; mi.is il n'en eil: plus ainfi du cœur du jeune homme; quoi que nous puitTions faire, elles y naîtront malgré nous. Il eft donc tems de changer de méthode.

Commençons par quelques réflexions importantes fur l'état critique donc il s'agit ici. Le palTage de fenfance à la puberté n'efl pas tellement déterminé par la Nature qu'il ne varie dans les individus fé- lon les temperamens , & dans les peuples félon le? climats, l'eut le monde fait les diftinclions ob-

fer-

bv DE 1,'EDUCATION. 89

fervées fur ce point entre les pays chauds & les pays froids , & chacun voit que les temperamens ardens font formés plutôt que les autres ; mais on peut tromper fur les caufes , & fouvent attribuer au phy- fique ce qu'il faut imputer au moral ; c'ell un des abus les plus fréquens de la Philofophie de notre fié- cle. Les inftru6tions de la Nature font tardives & lentes, celle des hommes font prefque toujours pré- maturées. Dans le premier cas, les fens éveillent l'imagination; dans le fécond, l'imagination éveille ]es fens ; elle leur donne une aftivité précoce qui ne peut manquer d'énerver, d'alfoiblir d'abord les indi- vidus, puis l'elpece même à la longue. Une obfer- vation plus générale & plus fure que celle de l'effet des climats, efl: que la puberté & la puiflance du fexe efl: toujours plus hâtive chez les peuples inftruits & policés , que chez les peuples ignorans & barba- res *. Les enfans ont une fagacué finguliere pour

dé-

* Dans les Filles, dit M. de BufFoîi, ^ chez les gens aijés ^ \es enfans accoutumes à des nourriiur es abondantes ^ jnccuieii' tes arrivent plutôt à cet état ; à la campas;ne (y dans ic pauvre peuple , les enfans Jont plus taidifs, parce c(ti ils font mal (j* trop peu nourris; il leur faut deux ou trois années de plus. HiîL Nat. T. IV. p. 238. J'admets robfervation, mais non lex- plication , puifque dans les pays le villageois fe nourrie tiès-bien & mange beaucoup, comme dans le Val:us,t^ même en certains cantons montueux de l'Iralie comme le Fiioul, l'âge de puberté dans les deux fcxes eft également plus tardif qu'au fein des Villes, pour iatisfaire la vanité, l'on met fouvent dans le manger une extrême parcimonie, & la plupart font, comme dit Je proverbe, babit de velours çj' ven- tre de fon. On eft étonné dans ces montagnes de voir de grands garçons forts comme des hommes avoir encore la voirf aijîue & le menton fans barbé, & de grandes filles, d'ailleurs ^rès-formées , navoir aucun lij;ne périodique de leur fcxe. Dif^ fercnce qui me paro|t venir uniqueiiu nt de ce que dans la Hai- plicité de li-urs mœurs, leur imngin:uion pins long-tem.': paill. ble & calme fait plus tard fermenter leur fang, é. renJ leur teu)p(;r^.ncnt moins orécoçe. * ,

ço EMILE,

démêler à travers tontes les fingeries de la décence, les mauvaifes mœurs qu'elle couvre. Le langage épuré qu'on leur di6te , les leçons d'honnêteté qu'on leur donne , le voile du miilere qu'on affede de ten- dre devant leurs yeux , font autant d'aiguillons à leur curiofité. A la manière dont on s'y prend, il eft clair que ce qu'on feint de leur cacher n'eil que pour le leur apprendre, & c'efl, de toutes les inllru6lions qu'on leur donne, celle qui leur profite le mieux.

Confultez Texperience , vous comprendrez à quel point cette méthode infenfée accélère l'ouvrage de la Nature & ruine le tempérament. Cefl ici l'une des principales caufes qui font dégénérer les races dans les Villes. Les jeunes gens, épuifés de bonne heu- re , relient petits , foibles , mal-faits , vieilliflènt au lieu de grandir ; comme la vigne à qui l'on fait por- tes du fruit au printems , languit & meurt avant l'automne.

11 faut avoir vécu chez des peuples grolTiers &, fimples pour connoître jufqu'à quel âge, une heureur fe ignorance y peut prolongt^r l'innocence des enfans. Ceft un fpeétacle a la fois touchant & rifible d'y voir les deux fexes livrés à la fécurité de leurs cœurs , prolonger dans la fleur de l'âge & de la beauté les jeux naïfs de l'enfance , & montrer par leur familia- rité même la pureté de leurs plaifirs. Quand enfin cette aimable Jeunefîe vient à fe marier , les deux époux fe donnant mutuellement les prémices de leur perfonne , en font plus chers l'un à l'autre ; des mul- titudes d'enfans fains & robuftes deviennent le gage d'une union que rien n'altère , ôc le fruit de la fagelfe de leurs premiers ans.

Si l'âge l'homme acquiert la confcience de fon fexe, diffère autant par l'effet de féducation que par l'avion de la Nature , il fuit de-là qu'on peut accélé- rer & retarder cet âge félon la manière dont on élè- vera les enfans ', ôcûk corps gagnç oy perd de I4

ÇQn-

ou DE L'EDUCATION. ^t

qonfiftance à mefure qu'on retarde ou qu'on accélère ce progrès , il fuit encore que, plus on s'applique k le retarder , plus un jeune homme acquière de vi- gueur & de force. Je ne parle encore que des effets purement phyfiques ; on verra bientôt qu'ils ne fe tornent pas là.

De ces réflexions je tire la folution de cette quef- lion fi fouvent agitée , s'il convient d'éclairer les en- fans de bonne heure fur les objets de leur curiofité , ou s'il vaut mieux leur donner le change par de mo- deftes erreurs? Je penfe qu'il ne faut faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, cette curiofité ne leur vient point fans qu'on y ait donné lieu. Il faut donc faire en forte qu'ils ne l'aient pas. En fécond lieu, des queftions qu'on n'efl pas forcé de réfoudre , n'exigent point qu'on trompe celui qui les fait : il vaut mieux lui impofer filence que de lui répondre en mentant. Il fera peu furpris de cette loi , fi l'on a pris foin de l'y alfervir dans les chofes indifférentes. Enfin Ci l'on prend le parti de répondre , que ce foit avec la plus grande fimpliciié , fans mifi;ere , fans embarras , fans fourire. Il y a beaucoup moins de danger à fatisfaire la curiofité de l'enfant qu'à l'exciter.

Que vos réponfes foient toujours graves , courtes , décidées , & fans jamais paroître héfiter. Je n'ai pas befoin d'ajouter qu'elles doivent être vraies. On ne peut apprendre aux enfans le danger de mentir aux hommes , fans fentir , de la part des hommes , le danger plus grand de mentir aux enfans. Un feul menfonge avéré du maître à l'élevé, rûineroit à ja- mais tout le fruit de l'éducation.

Une ignorance abfolue fur certaines matières, eft, peut-être , ce qui conviendroit le mieux aux enfans; mais qu'ils apprennent de bonne heure ce qu'il efl: impoflible de leur cacher toujours. II faut , ou que leur curiofité ne s'éveille en aucune manière , ou qu'elle foit fatisfaite avant l'âge elle n'eil plus fans

dangeç.

pa . E M ILE,

danger. Votre conduite a\^c votre élevé de'pend beaucoup , en ceci , de la fituation particulière , des fociétés qui l'environnent , des circonitances l'on prévoit qu'il pourra fe trouver , &ç. Il importe ici de ne rien donner au hazard , & fi vous n'êtes pas fur de lui faire ignorer jufqu'à feize ans la différence des fexes, ayez foin qu'il l'apprenne avant dix.

Je n'aime point qu'on affefte avec les en fans un langage trop épuré, ni qu'on faffe de longs détours, donc ils s'apperçoivent , pour éviter de donner aux chofes leur véritable nom. J^es bonnes mœurs , en ces matières , ont toujours beaucoup de fimplicité; mais des imaginations fouillées par le vice rendent l'oreille délicate, & forcent de rafiner fans cefîe fur les expreffions. Les termes groffiers font fans con- féquence ; ce font les idées lafçives qu'il faut é- carter.

Quoique la pudeur foit naturelle à l'efpece humai- ne , naturellement les enfans n'en ont point. La pudeur ne naît qu'avec la connoiffiince du mal: & comment les enfans qui n'ont ni ne doivent avoir cette connoiffance , auroient-ils le fentiment qui en efl: l'effet ? Leur donner des leçons de pudeur & d'honnêteté , c'eft leur apprendre qu'il y a des cho- fes honteufes & désTionnêtes ; c'ell leur donner* un defir lècret de connoitre ces chofeslà. Tôt ou tard ils en viennent à bout , & la première étincelle qui touche à l'imagination , accélère à coup fur l'embra- fement des fens. Quiconque rougit efl: déjà coupa- ble: la vraie innocence n'a honte de rien.

Les enfans n'ont pas ks mêmes defirs que les hommes; mais fujets, comme eux, à la. malpropre- té qui bleffe les fens , ils peuvent de ce feul affujet-,- tiffement recevoir les mêmes leçons de bienféance. Suivez l'efprit de la Nature , qui , plaçant dans les. mêmes lieux les organes des plaifirs feçrets , & ceuj^ ^es befoins dégoûtans , nous infpire les mêmes foins ' à

ou DE UEDUCATÏON.

93

à difFerens âges , tantôt par une idée & tantôt par une autre ; à l'homme par la modeftie , à l'enfant par la propreté.

Je ne vois qu'un bon moyen de conferver aux en- fans leur innocence ; c'eft que tous ceux qui les en- tourent la refpeétent & l'aiment. Sans cela , toute ]a retenue dont on tâche d'ufer avec eux fe dément tôt ou tard ,• un fourire , un clin d'œil , un gefte échappé , leur difent tout ce qu'on cherche à leur taire : il leur fuffit pour l'apprendre , de voir qu'on le leur a voulu cacher. La délicateile de tours & d'expreffions dont fe fervent entre eux les gens polis, fuppofant des lumières que les enfans ne doivent point avoir, e(t tout-à-fait déplacée avec eux; mais quand on honore vraiment leur fimplicité , l'on prend aifément, en leur parlant, celle des termes qui leur conviennent. Il y a une certaine naïveté de langa- ge qui fied & qui plaît à l'innocence : voilà le vrai ton qui détourne un enfant d'une dangereufe curiofi- té. En lui parlant fimplement de tout , on ne lui laifle pas foupçonner qu'il refte rien de plus à lui dire. En joignant aux mots groffiers les idées dé- plaifantes qui leur conviennent , on étouffe le pre- mier feu de l'imagination : on ne lui défend pas de prononcer ces mots & d'avoir ces idées ; mais on lui donne , fans qu'il y fonge, de la répugnance à les rappeller; & combien d'embarras cette liberté naïve ne fauve-t-elle point à ceux qui, la tirant de leur pro- pre cœur, difent toujours ce qu'il faut dire, oc le di- fent toujours comme ils l'ont fenti?

Comment Je font les enfans ! Quefl:ion embarrafîan- te qui vient alîez naturellement aux enfans , & dont h réponfe indifcrette ou prudente décide quelquefois de leurs mœurs & de leur fanté pour toute leur vie. La manière la plus courte qu'une mère imagine pour s'en débarrallèr fans tromper fon fils, eft de lui im- pofer filence : cch feroit bon , ù on l'y eût accoutu-

5;4 EMILE,

de longue main dans des queftions indifférentes ^^ & qu'il ne foupçonnât pas du miftere à ce nouveau ton. Mais rarement elle s'en tient-là. Cejl kfecret des gens mariés , lui dira-t-elle ; de petits garçons ne doivent point être fi curieux. Voilà qui eft fort bien pour tirer d'embarras la mère ; mais qu'elle fâche que , piqué de cet air de mépris , le petit garçon n'aura pas un moment de repos qu'il n'ait appris le fecret des gens mariés , & qu'il ne tardera pas de l'apprendre.

Qu'on me permette de rapporter une réponfe bien différente que j'ai entendu faire à la même queftion ^ & qui me frappa d'autant plus , qu'elle partoit d'une femme aufli modefte dans fes difcours que dans fes manières, mais qui favoit au befoin fouler aux pieds ^ pour le bien de fon fils & pour la vertu , la faufle crainte du blâme & les vains propos des plaifans. Il n'y avoit pas long - tems que l'enfant avoit jette par les urines une petite pierre qui lui avoit déchiré l'urè- tre; mais le mal pafTéétoit oublié. Maman ^ dit le petit étourdi , comment fe font les enf ans 1 Mon fils i répond la mère fans héfiter , les femmes les pijjhnt avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. Que les foux rient , que les fots foient fcandalifésj mais que les fages cherchent fi jamais ils trouveront une réponfe plus judicieufe , & qui aille mieux à iss fins.

D'abord l'idée d'un befoin naturel , & connu de Fenfant , détourne celle d'une opération mifterieufe. Les idées acceflbires de la douleur & de la mort couvrent celle-là d'un voile de trifltile , qui amortit l'imagination & réprime la curiofité : tout porte l'ef- pritfur les fuites de l'accouchement, & non pas fur fes caufes. Les infirmités de la nature humaine, des objets dégoûtans , des images defouffranee, voilà les éclaircifîemens mené cette réponfe, fi la ré- pugnance qu'elle infpire permet à l'enfant de les de- mander.

ou DE L'EDUCATION.

95

tnander. Par l'inqniétude des defirs aura-t-elle occafion de naître dans des entretiens ainfi dirigés ? & cependant vous voyez que la vérité n'a point été altérée, & qu'on n'a point eu befoio d'abufer fon éle- vé au lieu de l'inilruire.

Vos enfans lifent ; ils prennent dans leurs leélures des connoifTances qu'ils n'auroient pas s'ils n'avoient point lu. S'ils étudient , l'imagination s'allume 6c s'aiguife dans le filence du cabinet. S'ils vivent dans le monde, ils entendent un jargon bizarre, ils voyent des exemples dont ils font frappés ; on leur a fi bien perfuadé qu'ils étoient hommes , que dans tout ce que font les hommes en leur préfence , ils cherchent auffi-tôt comment cela peut leur convenir; il faut bien que les a6tions d'autrui leur fervent de modèle, quand les jugemens d'autrui leur fervent de loi. Des domeftiques qu'on fait dépendre d'eux, par confé- quent intereffés à leur plaire, leur font leur cour aux dépens des bonnes mœurs ; des gouvernantes rieufes leur tiennent à quatre ans des propos , que la plus effrontée n'oferoit leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce qu'elles ont dit; mais ils n'oublient pas ce qu'ils ont entendu. Les entretiens poliiTons prépa- rent les mœurs libertines; le laq'iais fripon rend l'en- fant débauché, & le fccret de l'un fertde garant à celui de l'autre.

L'enfant élevé félon fon âge efl feul. Il ne con- noît d'attachemens que ceux de l'habitude; il aime fa fœur comme fa montre , & fon ami comme fon chien. Il ne fe fent d'aucun ftxe, d'aucune efpece; l'homme & lu femme lui font également étrangers ; il ne rapporte à lui rien de ce qu'ils font ni de ce qu'ils difent ; il ne le voit ni ne l'tntend , ou n'y fait nulle attention ; leurs difccurs ne l'interellènt pas plus que leurs exemples : tout cela n'efl point fait pour lui. Ce n'efl pas une erreur ariificieufe qu'on lui donne par cette méihode, c'wll Tigncrance de la

Nature.

06 EMILE;

Nature. Le tems vient la même Nature prend foin d éclairer fon élevé ; & c'efl alors feulement qu'elle l'a mis en état de profiter fans rifque des le- çons qu'elle lui donne. Voilà le principe : le détail des règles n'efl: pas de mon fujet ; & les moyens que je propofe en vue d'autres objets, fervent encore d'e- xemple pour celui-ci.

Voulez - vous mettre l'ordre & la règle dans les paffions naiifantes ? étendez l'efpace durant lequel el- les fe développent, afin qu'elles aient le tems de s'ar- ranger à mefure qu'elles naifi^ent. Alors ce n'eft pas l'homme qui les ordonne, c'efl la Nature elle-même; votre foin n'eft que de la laifler arranger fon travail. Si votre élevé étoit feul , vous n'auriez rien à faire; mais tout ce qui l'environne enflamme fon imagina- tion. Le torrent des préjugés l'entraîne; pour le re- tenir il faut le pouffer en fens contraire. 11 faut que le fentiment enchaîne l'imagination , & que la raifon faflfe taire Topinion des hommes. La fource de tou- tes les pafljons eftla fenfibilité, l'imagination déter- mine leur pente. Tout être qui fent fes rapports, doit être aifefté quand ces rapports s'altèrent , & qu'il en imagine , ou qu'il en croit imaginer de plus convenables à fa nature. Ce font les erreurs de l'i- magination qui transforment en vices les pallions de tous les êtres bornés , même des Anges , s'il y en a : car il faudroit qu'ils connulTent la nature de tous les êtres , pour favoir quels rapports conviennent le mieux à la leur.

Voici donc le fommaire de toute la fagefl^ hu- maine dans l'ufage des paffions. i°. Sentir les vrais rapports de l'homme , tant dans refpece que dans l'individu. 2°. Ordonner toutes les affcétions de l'â- me félon ces rapports.

Mais l'homme eft-il maître d'ordonner fes aflFec- tions félon tels ou tels rapports ? fans doute , s'il eft maître de diriger fon imagination fur tel ou tel objet j

ou-

0* u DE UE D U e A T I O N. 97

ou de lui donner telle ou telle habitude. D'ailleurs il s'agit moins ici de ce qu'un homme peut faire fur jui-méme que de ce que nous pouvons faire fur notre élevé par le choix des circonftances nous le pla- çons. Expofcr les moyens propres à le maintenir (dans l'ordre de. la Nature , c'eft dire aflèz comment il en peut fortir.

Tant que fa fenfibilité refle bornée à fon indiyidu'j^ il n'y a rien de moral dans fes allions ; ce n'efl que quand elle commence à s'étendre hors de lui , qu'il prend d'abord les fentimens , àc enfuite les notions du bien & du mal , qui le conflituent véritablement homme & partie intégrante de fon efpece. C'eft donc à ce premier point qu'il faut d'abord fixer nos bbfervations.

Elles font difficiles , en ce que pour les faire , il faut rejetter les exemples qui font fous nos yeux , & chercher ceux les developpemens fuccelTifs fe fonc feloii l'ordre de la Nature.

Un enfant façonné , poli , civilifé, qui n'attend que la puilTance de mettre en œuvre les inftruftions prématurées qu'il a reçues , ne fe trompe jamais fur le moment cette puiflance lui furvient. Loin de l'attendre, il l'accélère; il donne à fon fang une fer- mentation précoce ; il fait quel doit être l'objet de (es defirs iong-tems même avant qu'il les éprouve. Ce n'efl: pas la Nature qui l'excite , c'eft lui qui lu for- ce : elle n'a plus rien à lui apprendre en le faifanc homme. Il l'étoit par la penfée Iong-tems avant de l'être en effet.

La véritable marche de la Nature efl plus graduel- le & plus lente. Peu à-peu le fang s'eniiamme j les efpnts s'élaborent, le tempérament fe forme. Le (à« ge ouvrier qui dirige la fabrique , a foin de perfec- tionner tous fes inllrumens avant de les mettre en içuvre ; une longue inquiétude précède les premiers defirs, une longue ignurance leur aorjne le ch4nge^ Tms I. partis IL G or^

$8 E M I L E,

on defire fans favoir quoi : le fang fermente & s'agi- te ; une furabondance de vie cherche à s'étendre au- dehors. L'œil s'anime & parcourt les autres êtres ; on commence à prendre intérêt à ceux qui nous en- vironnent ; on commence à fentir qu'on n'eft pas fait pour vivre feul ; c'eft ainfi que le cœur s'ouvre aux affc6tions humaines , ôl devient capable d'attache- ment.

Le premier fentiment dont un jeune homme éle- vé foigneufement efl: fufceptible n'efl: pas l'amour, c'eft l'amitié. Le premier a6le de fon imagination naiffantè efl de lui apprendre qu'il a des femblables , & l'efpece l'affecte avant le fexe. Voilà donc un autre avantage de l'innocence prolongée ; c'eft de profiter de la fenfibilité naiflante, pour jetter dans le cœur du jeune adolefcent les premières femences de l'humanité. Avantage d'autant plus précieux, que c'eft le feul tems de la vie les mêmes foins puif- fent avoir un vrai fuccès.

J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, & livrés aux femmes & à la débauche, étoient inhumains & cruels ; la fougue du tempéra- ment les rendoit impatiens , vindicatifs , furieux : leur imagination pleine d'un feul objet , fe refufoit à tout le refte ; ils ne connoifToient ni pitié ni mifericorde ; ils auroient facrifié père mère & l'univers entier , au moindre de leurs plaifirs. Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureufe fimplicité , eft por- té par les premiers mouvemens de la Nature vers les palVions tendres & affc6tueufes : fon cœur compatif- fant s'émeut fur les peines de fes femblables ; il tref- faillit d'aife quand il revoit fon camarade , fes bras favent trouver des étreintes careflàntes , fes yeux favent verf^r des iarmes d'attendriffement ; il eft fenfible à la honte de déplaire, au regret d'avoir of- fenfé. Si l'ardeur d'un fang qui s*enflamme le rend vif, emporté, colère, on voit le moment d'après

toute

ou DE L'EDUCATION.

99

toute la bonté de Ton cœur dans l'effufion de Ton re- pentir; il pleure, il gémit fur Ja bleflure qu'il a fai- te , il voudroit au prix de fon fang racheter celui qu'il a verfé ; tout fon emportement s'éteint , toute la fierté s'humilie devant le fentiment de fa faute. Eft-il ofFenfé lui-même? au fort de fa fureur une ex- cufe, un mot le défarme ; il pardonne les torts d'au- trui d'audi bon cœu-r qu'il répare les fiens. L'adolef- cence n'eil l'âge ni de la vengeance ni de la haine j elle efl celui de la commiferation , delà clémence, de la génerofité. Oui je le foutiens, & je ne crains point d'être démenti par l'ej^perience , un enfant qui fi'efl: pas mal né, & qui a confervé jufqu'à vingt ans fon innocence, eft, à cet âge, le plus généreux , le meilleur , le plus aimant & le plus aimable des hom- mes. On ne vous a jamais rien dit de femblable; je le crois bien : vos Philofophes élevés dans toute la corruption des Collèges, n'ont garde de favoir cela.

C'ell la foiblelTe de l'homme qui le rend fociable ; ce font nos miferes communes qui portent nos cœurs à l'humanité : nous ne lui devrions rien fi nous n'é- tions pas hommes. Tout attachement efi: un fignc d'infuilifance : chacun de nous n'avoit nul befoin des autres , il ne fongeroit guère à s'unir à eux. i\infi de notre infirmité même naît notre frêle bon- heur. Un être vraiment heureux eft un être folitai- re : Dieu feul jouit d'un bonheur abfolu , mais qui de nous en a l'idée? Si quelque être imparfait pouvoitfe fuffire à lui-même , de quoi jouiroit-il félon nous ? II fcroit feul , il feroit miferable. Je ne conçois pas que celui qui n'a befoin de rien , puifle aimer quel- que chofe : je ne conçois pas que celui qui n'aime rien , puiflTe être heureux.

Il fuit de -là que nous nous attachons à nos fem- blables , moins par le fentiment de leurs plaifirs, que par celui de leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l'idenûcé de notre Nature, tl ks garants

G 2 de

tob M t L E,

de leur attachement pour nous. Si nos befoîns côm* muns nous unifient par intérêt , nos miferes commu- nes nous unifTent par afFeftion. L'afpeft d'un hom- me heureux infpire aux autres moins d'amour que d'envie ; on l'accuferoit volontiers d'ufurper un droit qu'il n'a pas , en fe feifant un bonheur exclufif; & l'amour-propre fouffre encore, en nous faifant fentir que cet homme n'a nul befoin de nous. Mais qui eft-ce qui ne plaint pas le malheureux qu'il voit fouf- frir? Qui eft-ce qui ne voudroit pas le délivrer de fes maux , s'il n'en coûtoit qu'un fouhait pour cela? L'imagination nous met à la place du miferable, plu- tôt qu'a celle de l'homme heureux ; on fent que l'un de ces états nous touche de plus près que l'autre. La pitié efl: douce , parce qu'en fe mettant à la place de celai qui fouffre , on fent pourtant le plaifir de ne pas fouffrir comme lui. L'envie eft amere , en ce que l'afpefl d'un homme heureux , loin de mettre l'envieux à fa place , lui donne le regret de n'y pas être. 11 femble que l'un nous exempte des maux qu'il fouffre, & que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.

Voulez- vous donc exciter & nourrir dans le cœur à' un jeune homme les premiers mouvemens de la fen- fibilité naiffante , & tourner fon cara61:ere vers la bienfaifance & vers la bonté ? N'allez point faire germer en lui l'orgueil , la vanité , l'envie par la trompeufe image du bonheur des hommes ; n'expo- fez point d'abord à fes yeux la pompe des cours , le farte des palais, l'attrait des fpeftacles: ne le prome- nez point dans les cercles , dans les brillantes alTem- biées. Ne lui montrez l'extérieur de la grande Ibcié- qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en elle- même. Lui montrer le monde avant qu'il connoiffe les hommes , ce n'efh pas le former ; c'eft le cor* rompre: cen'eft pas l'irirtruire; c'eft le tromper.

Les hommes ne font naturellement ni Rois , ni

Grands,

ou DE L'EDUCATION. loi

Grands , ni Courtifans , ni riches. Tous font nés lîuds & pauvres , tous fujets aux miferes de la vie, aux chagrins , aux maux , aux befoins , aux douleurs de toute efpece ; enfin tous font condamnés à la mort. Voilà ce qui efl vraiment de l'homme ; voilà de quoi nul mortel n'efl: exempt. Commencez donc par étudier , de la nature humaine , ce qui en eft le plus inféparable , ce qui conllitue le mieux l'huma- nité.

A feize ans l'adolefcent fait ce que c'eft que fouP» frir, car il a fouffert lui-même : mais à peine fait-il que d'autres êtres fouffrent aufii : le voir fans le ihn- tir , n'efl pas le favoir , & comme je l'ai dit cent fois , l'enfant n'imaginant point ce que fentent les autres , ne connoît de maux que les fiens ; mais quand le premier développement des fens allume en lui le feu de l'imagination » il commence à fe fentir dans fes femblables , à s'émouvoir de leurs plaintes , & à fouffrir de leurs douleurs. C'efl alors que le trif- le tableau de l'humanité fouffrante doit porter à fon cœur le premier attendriifemenç qu'il ait jamais éprouvé.

Si ce moment n'efl pas facile à remarquer dans vos enfans, à qui vous en prenez -vous? Vous les iullruifez de fi bonne heure à jouer le fentiment, vous leur en apprenez fi-tôt le langage , que parlant toujours fur le même ton , ils tournent vos leçons contre vous-même , & ne vous laiffent nul moyen diftinguer quand , ceflant de mentir , ils commen- cent à fentir ce qu'ils difent. Mais voyez mon Emi- le ; à l'âge je l'ai conduit , il n'a ni fenti ni men*» ti. Avant de favoir ce que c'eft qu aimer , il n'a dit à perfonne : je vous aime bien ; on ne lui a point prefl crit la contenance qu'il devoit prendre en entrant dans la chambre de fon pcre, de fa mère ou de fon gouverneur malade ; on ne lui a point montré l'art JaÇeder la triflefle qu'il n'avoit p^s, U o'a feint;

G 3 as

102 EMILE,

de pleurer fur la mort de perfonne ; car il ne fait cd que c'eft que mourir. La même infenfibilité qu'il a dans le cœur, efl auffi dans Tes manières. Indiffèrent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres en- fans, il ne prend intérêt à perfonne; tout ce qui le diftingue , eft qu'il ne veut point paroître en pren- <ire , & qu'il n'eil pas faux comme eux.

Emile ayant peu réfléchi fur les êtres fenfibles, faura tard ce que c'eft que fouffrir & mourir. Les plaintes & les cris commenceront d'agiter fes entrail- les , fafpeft du fang qui coule lui fera détourner les yeux, les convulflons d'un animal expirant lui donne- ront je ne fais quelle angoiffe, avant qu'il fâche d'où lui viennent ces nouveaux mouvemens. S'il étoit refté ftupide & barbare , il ne les auroit pas; s'il étoit plus inftruit , il en connoîtroit la fource : il a déjà trop comparé d'idées pour ne rien fentir , & pas affez pour concevoir ce qu'il fent.

Ainfi naît la pitié , premier fentiment relatif qui touche le cœur humain, félon l'ordre de la Nature. Pour devenir fenfible & pitoyable , il faut que l'en- fant fâche qu'il y a des êtres femblables à lui , qui fouffrent ce qu'il a fouffert , qui fentent les douleurs qu'il a fenties , & d'autres dont il doit avoir l'idée, comme pouvant les fentir auffi. En effet , comment nous laiiîbns-nous émouvoir à la pitié , fi ce n'efl: en nous tranfportant hors de nous, & nous identifiant avec l'animal fouffrant ? en quittant, pour ainfi di'« , notre être pour prendre le fien ? nous ne fouf- frons qu'autant que nous jugeons qu'il fouffre ; ce n'efl: pas dans nous ., c'eft dans lui que nous fbuf- frons. Ainfi niil ne devient fenfible que quand fon imagination s'anime & commence à le ' trànfporter hors de lui.

Pour exciter & nourrir cette fenfibilité naiftante, pour la guider ou la fuivre dans fa pente Naturelle, qu'avons - nous donc à faire , 'fi ce n'efl d'offrir aa

ou DE L'EDUCATION 103

jeune homme des objets fur lefquels puifTe agir la force expanfive de fon cœur , qui le dilatent , qui rétendent fur les autres êtres , qui le fafTent par - tout retrouver hors de lui; d'écarter avec foin ceux qui le refferrent , le concentrent, & tendent le reflbrjt du moi humain? c'eft-à-dire en d'autres termes, d'exci- ter en lui la bonté, l'humanité, la commifération , la bienfaifance, toutes les paflions attirantes & dou- ces qui plaifent naturellement aux hommes , & d'em- pêcher de naître l'envie, la convoitife , la haine, toutes les paflions repouflantes & cruelles , qui ren- dent , pour ainfi dire , la fenfibilité non - feulement nulle , mais négative , & font le tourment de celui qui les éprou\^.

Je crois pouvoir réfumer toutes les réflexions pré- cédentes en deux ou trois maximes précifes , claires & faciles à faifir.

PREMIERE MAXIME.

// nejl -pas dans le cœur humain de fs mettre à h place des gens qui font -plus heureux que nous , mais feule- ment de ceux qui font plus à plaindre.

Si l'on trouve des exceptions à cette maxime, el- les font plus apparentes que réelles. Ainfi l'on ne fe met pas à la place du riche ou du Grand auquel on s'attache ; même en s'attachant fincerement on ne fait que s'approprier une partie de fon bien - être. Quelquefois on l'aime dans fes malheurs : mais tant qu'il profpere , il n'a de véritable ami que celui qui n'efl: pas la dupe des apparences , & qui le plaint plus qu'il ne l'envie , malgré fa profperité.

On efl: touché du bonheur de certains états , par exemple , de la vie champêtre & pafl:orale. Le charme de voir ces bonnes gens heureux , n'eit point

G 4 cm-

104 EMILE,

empoifonné par l'envie: on s*intereffe à eux verka^^ blcment: pqurquoi cela? parce qu'on fe (ènt maître, de defcendre à cet état de paix & d'innocence , & de jouir de lu même félicité: c'efl un pis-aller qui ne donne que des idtes agréables » attendu qu'il fuffiu d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du pldiiir à voir rev*- rellources, à contempler fon pro- pre oien , même quand on n'en veut pas ufer.

Il fuit dv-la que pour porter un jeune homme à l'humanité , loin de lui faire admirer le fort brillant des autres, il faut le lui montrer , par les côtés trif* tes , il faut le lui faire craindre. Alors , par une conféquence évidente , il doit fe frayer une route au bonheur, qui ne foit fur les traces de perfonne.

DEUXIEME MAXIME.

On ne plaint jamais dans autrui quç les maux dont on ne. fe croit pas exempt foi-même.

Non ignara mali , miferis fucciirrere difco,

fe ne connois rien de fi beau , de G profond , de Ci touchant, de fi vrai que ce vers-là.

Pourquoi les Rois font ils fans pitié pour leurs fu jets? c'efb qu'ils comptent de n'être jamais hommes. Pourquoi les riches font- ils fi durs envers les pau-, vres ? c'efl qu'ils n'ont pas peur de le devenir. Pour- quoi la Nobleflîe a-t elle un fi grand mépris pour le peuple ? c'eft qu'un noble ne fera jamais roturier. Pourquoi les Turcs font -ils généralement plus hu- mains , plus hofpitaliers que nous ?- c'ell que dans leur gouvernement , tout-à-fait arbitraire, la gran,^ deur, & la fortune des particuliers étant toujours pré- caires & chancellantes , ils ne regardent point l'ab- baiflèment & la mifere comme un état étranger à

eux

ou DE L'EDUCATION. 105

eux * ; chacun peut être demain ce qu'eft aujour- d'hui celui qu'il alfifte. Cette réflexion , qui revient fans ceiTe dans les romans orientaux , donne à leur k6ture je ne fais quoi d'attendrifTant que n'a point tout l'apprêt de notre feche morale.

N'accoutumez donc pas votre élevé à regarder du haut de fa gloire les peines des infortunés , les tra- vaux des miferables , & n'efperez pas lui apprendre à les plaindre , s'il les confidere comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le fort de ces malheureux peut être le fitn , que tous leurs maux font fous fes pieds, que mille évenemens im- prévus & inévitables peuvent l'y plonger d'un mo- ment à l'autre. Apprenez- lui à ne compter ni fur la naiflance, ni fur la fanté, ni fur les richeflès, mon» trez-lui toutes les vicilîitudes de la fortune, cher- chez-lui les exemples toujours trop fréquens de gens qui d'un état p'ns élevé que le fien font tombés au- deflbus de ces malheureux ; que ce foit par leur faute ou non, ce n'eft pas maintenant de quoi il efl quef- tion; fait-il feulement ce que c'eft que faute ? n'em- piétez jamais fur l'ordre fes connoiflances, & ne Peclairez que par les lumières qui funt à fa portée; il n'a pas befoin d'être fort fa van t pour fentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre fi dans une heure il fera vivant ou mourant ; fi les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit , fi dans un mois il fera riche ou pau- vre, fi dans un an, peut-être, il ne ramera point- fous le nerf- de -bœuf dans les galères d'Alger. Sur- tout n'allez pas lui dire tout cela froidement comme fon catéchifrae : qu'il voye , qu'il fente les calamités humaines : Ebranlez , effrayez fon imagination des

périls.

* Cela paroîc changer un peu mniotcnant: les états fcmbicnt t^vcni; plus fixes, e^ les hommes deviennent auffi plus duiï.

?od E: M I L E,

périls dont tout homme efl: fans cefle environné ; qu'il voye autour de lui tous ces abymes , & qu'à vous les entendre décrire il fe prefle contre vous de peur d'y tomber. Nous le rendrons timide & pol- tron, direz- vous. Nous verrons dans la fui te , mais quant-à-préfent commençons par le rendre humain j voilà fur-tout ce qui nous importe.

TROISIEME MAXIME.

La pitié qu'on a du mal d' autrui nefe mefure pas fur la , quantité de ce mal , mais fur kfenîiment qu'on prête à ceux qui le fcuffrent.

On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il fe trouve à plaindre. Le fentiment phyQque de nos maux efl: plus borné qu'il ne femble ; mais c'eft par la mémoire qui nous en fait fentir la continuité , c'efl: par. l'imagination qui les étend fur l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà je penfe une des caufes qui nous endurciffent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique ]a fenfibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de chartier dans fon écurie , parce qu'on ne préfume pas qu'en mangeant fon foin il fonge aux coups qu'il a reçus & aux fatigues qui fattendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu'on voit paître , quoiqu'on fâ- che qu'il fera bientôt égorgé,* parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas fon fort. Par extenfion l'on s'endur- cit ainfi fur le fort des hommes , & les riches fe con^ folent du mal qu'ils font aux pauvres en les fuppofanc allez fliupides pour n'en rien feptir. En général, je juge du prix que chacun met au bonheur de fes fem- blables par le cas qu'il paroît faire d'eux. Il eft natu- rel qu'on faffe bon marché du bonheur des gens qu'on jnéprife. Ne vous étonnez donc plus fi les politi^

ques

ov DE L'EDUCATION. 107

ques parlent du peuple avec tant de dédain , ni fi la- plupart des Philofophes afFeftent de faire l'homme (i méchant.

C'eft le peuple qui compofe le genre humain ; ce qui n'efl: pas peuple eft fi peu de chofe que ce n'eft pas la peine de le compter. L'homme efl: le même dans tous les états; fi cela efl, les états les plus nom- breux méritent le plus de refpef]:. Devant celui qui penfe toutes les diflinftions civiles difparoifTent : il voit les mêmes paffions , les mêmes fentimens dans le goujat & dans l'homme illuHre ; il n'y difcerne que leur langage , qu'un coloris plus ou moins apprêté , & il quelque différence efi^entielie les diflingue , elle eft au préjudice des plus dilîîmulés. Le peuple fe montre tel qu'il efl:, & n'efl pas aimable; mais il faut bien que les gens du monde fe déguifent; s'ils fe montroient tels qu'ils font , ils feroient horreur.

Il y a , difent encore nos fages , même dofe de bonheur & de peine dans tous les états : maxime auffi funefte qu'infoutenable ; car fi tous font également heureux , qu'ai-je befoin de m'incommoder pour per- fonne ? Que chacun refle comme il efl: : que l'efcla- ve foit maltraité , que l'infirme foufire , que le gueux perifle ; il n'y a rien à gagner pour eux à changer d'état. Ils font l'énumeratiôn des peines du riche & montrent l'inanité de fès vains p lai firs: quel greffier fophifme 1 les peines du riche ne lui viennent point de fon état, mais de lui feul , qui en abufe. Fût -il plus malheureux que le pauvre même, il n'efl: point à plaindre , parce que fes maux font tous fon ouvra- ge, & qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du miferable lui vient des chofes, de la ri- gueur du fort qui s'appefantit fur lui. Il n'y a point d'habitude qui lui puifle ôter le fentiment phyfique de la fatigue , de fépuifement , de la faim : le boa efpric ni la fageflïe ne fervent de rien pour l'exempter •des maux de fon état. Que gagne Epidete de pr>

voir

ioS E M I I. E,

voir que fon maître va lui cafTèr la jambe ? h hl caiTe-t-il moins pour cela? il a par-defllis fon mal, le mal de la prévoyance. Qiiand le peuple feroit auffi lènfé que nous le fuppofons flupide , que pourroit - il être autre que ce qu'il eft, que pourroit-il faire autre que ce qu'il fait? étudiez les gens de cet ordre, vous verrez que fous un autre langage ils ont autant d'ef- prit & plus de bon fens que vous. Refpe6lez donc votre efpece ; fongez qu'elle eft compofée effencieU leraent de la collection des peuples , que quand tous les Rois & tous les Philosophes en feroient ôtés , il n'y paroîtroit gueres , & que les chofes n'en iroienc pas plus mal. En un mot , apprenez à votre élevé à aimer tous les hommes & même ceux qui lesdépri- fent ; faites en ibrte qu'il ne fe place dans aucune clafle , mais qu'il fe retrouve dans toutes : parlez de- vant lui du genre humain avec attendriffement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l'homme.

C'efl: par ces routes & d'autres Semblables , bien contraires à celles qui font frayées, qu'il convient de pénétrer dans le cœur d'un jeune adolefcent pour y exciter les premiers mouvemens de la Nature, le dé-i veloppçr & l'étendre fur fes femblables ; à quoi j'a- joute qu'il importe de mêler à ces mouvemens le moins d'intérêt perfonnel qu'il eft poflible ; fur -tout point de vanité , point d'émulation, point de gloire, point de ces fentimens qui nous forcent de nous comparer aux autres ; car ces comparaifons ne fe font jamais fans quelque imprefîion de haine contre ceux qui nous difputent la préférence, ne fut-ce que dans notre propre eftime. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter, être un méchant ou un fot; tâchons d'é- viter cette alternative. Ces paflipns (i dangereufe? naîtront tôt ou tard, medit-og, malgré nous. lie le nie pas ; chaque chofe a fon tems & fon lieu; je (lis feulement qu'on ne doit p.^s ^e^r aider à naître.

ou DE L'EDUCATION. lop

Voilà refprit de la méthode qu'il faut fe prefcrire. îci les exemples & les détails font inutiles , parce qu'ici commence la divifion prefque infinie des ca- rafteres , & que chaque exemple que je donnerois, ne conviendroit pas peut-être à un fur cent mille. C'eft à cet âge auffi que commence , dans l'habile maître , la véritable fonction de l'oblervateur & du Philofophe qui fait l'art de fonder les cœurs en tra- vaillant à les former. Tandis que Je jeune homme ne fonge point encore à fe contrefaire , & ne l'a point encore appris , à chaque objet qu'on lui pré- fente, on voit dans fon air, dans ks yeux, dans fon gefte , l'impreflion qu'il en reçoit ; on lit fur fon vi- iage tous les mouvemens de fon ame; à force de les épier on parvient à les prévoir, & enfin à les di- riger.

On remarque en général que le fang, les bleflîi- res, les cris, les gémifTemens, l'appareil des opéra- tions doulour eufes , & tout ce qui porte aux fens des objets de fbuffrance , faifit plutôt <Sc plus générale- ment tous les hommes. L'idée de delîruftion étant plus compofée, ne frappe pas de même; l'image de la mort touche plus tard & plus foiblement, parce- que nul n'a par devers foi l'expérience de mourir ; il faut avoir vu des cadavres pour fentir les angoiffes des agonifans. Mais quand une fois cette image s'eft bien formée dans notre efprit , il n'y a point de fpeftacle plus horrible à nos yeux ; foit à caufe de l'idée de deitruâlion totale qu'elle donne alors par les fens, foit parceque fâchant que ce moment ell iné- vitable pour tous les hommes, on fe fent plus vive- ment affeété d'une fituation à la quelle on eft fur de ne pouvoir échapper.

Ces imprellions diverfes ont leurs modifications ^ leurs degrt's qui dépendent du caraâkre particulier de chaque individu & de fcs habitudes antérieures ; mais elles font univerfelles , & nul n'en ell tout -fait

exempt.

iio EMILE,

exempt. Il en efl: de plus tardives & de moins ge'- nérales, qui font plus propres aux âmes fenflbles. Ce -font celles qu'on reçoit des peines morales , des dou- leurs internes , des affligions , des langueurs , de la triftefle. Il y a des gens qui ne fa vent être émus que par des cris & des pleurs ; les longs & fourds gémif- femens d'un cœur ferré de détreflè ne leur ont jamais arraché des foupirs; jamais rafpe6l d'une ûontienan- ce abattue , d'un vifage hâve & plombé , d'un œil éteint & qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes; les maux de l'ame ne font rien pour eux; ils font jugés, la leur ne fent rien: n'attendez d'eux que rigueur inflexible , endurcilfement , cruau- té. Ils pourront être intègres & juftes , jamais dé- mens, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pourront être juflies , fi toutefois un homme peut l'être quand il n'efl: pas mifericordieux.

Mais ne vous preffcz pas de juger les jeunes gens par cette régie, fur -tout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent l'être, n'ont aucune idée des pei- nes morales qu'on ne leur a jamais fait éprouver: car encore une fois , ils ne peuvent plaindre que les maux qu'ils connoiflent ; <& cette apparente infenfibi- lité, qui ne vient que d'ignorance, fe change bien- tôt en attendriffement , quand ils commencent à fen- tir qu'il y a dans la vie humaine mille douleurs qu'ils ne connoifîbient pas. Pour mon Emile, s'il a eu de la fimplicité & du bon fens dans fon enfance , je fuis bien fur qu'il aura de l'ame & de la fenfibilité dans fa jeunefle; car la vérité des fentimens tient beaucoup à la jufteffe des idées.

Mais pourquoi le rappeller ici? Plus d'un Lefteur me reprochera , fans doute , l'oubli de mes premiè- res réfolutions , & du bonheur conftant que j'avois promis à mon élevé. Des malheureux , des mou- rans , des fpeftacles de douleur 6c de mifere ! Quel bonheur ! quelle jouiflance pour un jeune cœur qui

naît

mi

ou DE L'EDUCATION. ttî

naît à la vie ! Ton tride inftituteur qui lui deflinoit une éducation fi douce, ne le fait naître que pour foufFrir. Voilà ce qu'on dira: Que m'importe ? j'ai promis de le rendre heureux , non de faire qu'il pa- rût l'être. Eft - ce ma faute fi , toujours dupes de l'apparence, vous la prenez pour la réalité ?

Prenons deux jeunes gens fortant de la première éducation , & entrant dans le monde par deux por- tes dire6lement oppofées. L'un monte tout-à-coup fur l'Olympe , & fe répand dans la plus brillante fo,- ciété. On le mené à la Cour , chez les Grands , chez les riches , chez les jolies femmes. Je le fup- pofe fêté par-tout, & je n'examine pas l'effet de cet accueil fur fa raifon ; je fuppofè qu'elle y réfifte. Les plaifirs volent au-devant de lui , tous les jours de nouveaux objets l'amufent, il fe livre à tout avec un intérêt qui vous féduit. Vous le voyez attentif, empreffé , curieux ; fa première admiration vous frappe; vous l'eftimez content , mais voyez l'état de foname: vous croyez qu'il jouit ; moi je crois qu'il fûuffre.

Qi-i'apperçoit-il d'abord en ouvrant les yeux ? Des multitudes de prétendus biens qu'il ne connoiflbit pas , de dont la plupart n'étant qu'un moment à fa portée , ne femblent fe montrer à lui que pour lui donner le regret d'en être privé. Se promené - 1 - il dans un Palais ? Vous voyez à fon inquiète curiofité qu'il fe demande pourquoi fa maifon paternelle n'eft pas ainfi. Toutes fes queftions vous difent qu'il fe compare fans ceffe au maître de cette maifon; & tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans ce pa- rallèle, aiguife fa vanité en la révoltant. S'il ren- contre un jeune homme mieux rais que lui , je le vois murmurer en fecret contre l'avarice de fes pa- rens. Efi:-il plus paré qu'un autre? lia la douleur de voir cet autre l'effacer ou par fa naiffance ou par fon efprit , & toute fa dorure humiliée devant un

fimpla

II21 EMILE,

fimple habit de drap. Brille-t-il feul dans une aflèm* blée ? s'élève t-i' fur la pointe du pied pour être mieux vu? Qi-ii eftce qui n'a pas une difpofition fe- crette à rabaiiier l'air fuperbe & vain d'un jeune fat? Tout s'unit bientôt comme de concert; les regards inquiétans d'un homme grave, les mots railleurs d'un çaullique ne tardent pas d'arriver jufqu'à lui; & ne fût -il dédaigné que d'un feul homme, le mépris de cet homme empoifonne à i'inftant les applaudiflè- mens des autres.

Donnons-lui tout; prodigons-lui les agrémens, le mérite; qu'il foit bien fait, plein d'efprit, aimable; il fera recherché des femmes ; mais en le recherchant avant qu'il les aime, elles le rendront plutôt fou qu'a- moureux; il aura des bonnes -fortunes, mais il n'au- ra ni tranfports ni palTion pour les goûter. Ses de- firs, toujours prévenus, n'ayant jamais le tems de naître , au fein des plaifirs il rie fent que l'ennui de la gêne; le fexe fait pour le bonheur du fien le dégoûte & le raflafie même avant qu'il le connoiife ; s'il con- tinue à le voir , ce n'efl plus que par vanité ; & quand il s'y attacheroit par un goût véritable , il ne fera pas feul jeune, feul brillant , feul aimable, & ne trouvera pas toujours dans fes maîtreffes des pro- diges de fidélité.

Je ne dis rien des tracafleries , des trahifons, des noirceurs , des repentirs de toute efpece inféparables d'une pareille vie. L'expérience du monde en dé- goûte , on le fait ; je ne parle que des ennuis atta- chés à la première illufion,

Qiiel contrade pour celui qui , renfermé jufqu'ici dans le fein de fu tamille & de fcs amis, s'eil vu l'unique objet de toutes leurs attentions , d'entrer tout-à coup dans un ordre des chofes il eft comp- té pour fi peu , de fe trouver comme nuyé dans une fphere étrangère , lui qui fit fi long-tems le centre de la fienne ! Que d'aftVonts î que d'humiliations ne

fauE*

QV DE L'EDUCATION. iig

faut -il pas qu'il elTuye, avant de perdre, parmi les inconnus , les préjugés de Ton importance pris ôc nourris parmi les fiL-ns ! Enfant, tout lui cédoic, tout s'eraprciloit autour de lui ; jeune homme, il faut qu'il cède à tout le monde ; ou , pour peu qu'il s'oublie 6l conferve Tes anciens airs , que de dures leçons vont le faire rentrer en lui-même! L'habitude d'obtenir aifément les objets de Tes defirs, le porte à beaucoup defirer , & lui fait fcntir des privations continuelles. Tout ce qui le flotte, le tente; tout ce que d'autres ont, il voudroit l'avoir; il convoite tout, il porte envie à tout le monde , il \'oudroit do- miner par- tout; la vanité le ronge, l'ardeur des de- firs effrénés eniiamme fon jeune cœur , la jaloufie & la haine y naiflent avec eux ; toutes les paffions dé- vorantes y prennent à la fois leur eflbr: il en porte l'agitation dans le tumulte du monde ; il la rapporte avec lui tous les foirs; il rentre mécontent de lui Oi des autres : il s'endort plein de mille vains projets, ti^oublé de mille fantaifies ; & fon orgueil lui peine jufques dans [es fonges les chimériques biens dont le defir le tourmente , Ck qu'il ne pofledera de fa vie. Voilà votre ékve ; voyons le mien.

Si le premier fpeélacle qui le frappe eÙ: un objec de triftefîe , le premier retour fur lui-même eft un fentiment de plailir. En voyant de combien de maux il eft exempt, il fe ftnt plus heureux qu'il ne penfoic l'être. 11 partage les peines de fes ftmblables; mai« ce partage eft volontaire & doux. 11 jouit à la fois de la pitié qu'il a pour leurs maux, Ck du bonheur qui l'en exempte; il fe fent dans cet état de force qui nous étend au-de-là de nous, 6l nous fait porter ail- leurs l'aélivité fupertlue à notre bien-être. Pouf plaindre le mal d'autrui, fins doute il faut le connoî- ire, mais il ne faut pas le lentir. QLiand on a fjuf-* ftrc, ou qu'on craint de fouffrir, on plaint ceux qui fouffrent ; m.iis tandis qu'on fouftre , on ne plaine

Tome L Farîis IL H <ia«

114 EMILE,

que foi. Or fi , tous étant aîTujettis aux mift^res de la vie , nul n'accorde aux aucres que la fenfibilité dont il n'a pas a6luei!ement befoin pour kii-même^ il s'enfuit que la commiferation doit être un fentiment très -doux, puifqa'clle dépofe en notre faveur, & qu'au contraire un homme dur efk toujours malheu- reux, puifque l'état de fon cœur ne lui laifle aucune fenfibilité fjrabondunte , qu'il puiffe accorder aux peines d'auirui.

Nous jugeons trop du bonheur fur les apparences ; nous le iuppof ms il efl: le moins ; nous le cher- chons où il ne fauroit être: la gaité n'en eft qu'un fi- gne très -équivoque Un homme gai n'eft fouvent qu'un infjrruné, qui cherche à donner le change aux autres, & à s'érourdir lui-même. Ces gens fi dans, fi ouverts , [\ fereins dans un cercle , font prefque tous triftes 'Si grondeurs chez eux , & leurs domelli- ques portent la peine de ramufcment qu'ils donnent à leurs fociétés. Le vrai con Lentement n'efl: ni gai , ni folâtre; jaloux d'un fentiment fi doux, en le goû- tant on y penfe, on le favoure, on craint de l'éva- porer. Un homme vraiment heureux ne parle gue- res, & ne rit gueres ; ilreficrre, pourainfi dire, le bonheur autour de fon cœur. Les jeux bruyans, la turbulente joie voilent les dégoûts & l'ennui. Mais la mélancolie efl; amie de la voiupté : fattendrillè- ment & les larmes accompagnent les plus douces jouiflances, & l'exceirive joie elle-même arrache plu- tôt des pleurs que des ris.

Si d'abord la multitude & la variété des amufe- mens paroît contribuer au bonheur , fi funiformité d'une vie égale paroît d'abord ennuyeufe ; en y re- gardant mieux , on trouve , au contraire , que la plus douce habitude de famé confifi:e dans une mode- ration de jouiilance , qui lailTe peu de prife au defir & au' dégoût. L'inquiétude des defirs produit la cu- liofité , i'inconftance ; le vuide des turbuleas plaillrs

pro-

1

ou DE L'EDUCATION. ir^

produit Tennui. On ne s'ennuye jamais de Ton état, quand on n'en connoît point de plus agréable. De tous les hommes du monde , les Sauvages font les moins curieux &. les moins ennuyés; tout leur efl: in« différent: ils ne jouifTent pas des chofes, mais d'eux; ils pùfTent leur vie à ne rien faire , Ôi ne s'ennuyenC jamais.

L'homme du monde efl tout entier dans Con maf- que. N'étant prefque jamais en lui-même, il y efl toujours étranger S<. mai à fon aife, quand il ell for* ce d'y rentrer. Ce qu'il ett n'eft rien , ce qu'il pa- roîc eft tout pour lui.

Je ne puis m'empêcher de me repréfenter fur le vifîîge du jeune homme dont j'ai parlé ci-devant , je ne fuis q.ioi d'impertinent, de doucereux, d'affecté, qui déplaît , qui rebute les gens unis ; Ôc fur celui du mien, une phyfionomie intértffante (!i fimple qui montre le contentement , la véritable férénité de l'â- me, qui infpire feflime, la confiance , & qui fem- ble n'attendre que rép;mchement de l'amitié , pour donner la tienne à ceux qui l'approchent. On croie que la phyfionomie n'efl qu'un fimple développeratnc de traits déjà marqués par la Nature. Pour moi je penfcrois qu'outre ce développement , les traits du vifage d'un homme viennent infcnfiblement à fe for- mer & prendre de h phyfionomie par l'imprefîion fréquente 6c habituelle de certaines affecuons de l'a- me. Ces affcélions fe marquent fur le vifage , riea n'efl plus certi'.in; & quand elles tournent en habitu- des , elles y doivent lailfcr des impreilîons durables. Voilà comment je conçois que la phylionomie an- nonce le carattere, de qu'on peut quelquefois juger de l'un par l'autre, fans aller chercher des explica- tions raifterieufes , qui fuppofeut des connoilTanccS que nous n'avons pas.

Un enfant n'a que deux affi-ftions bien marquées, la joie (Si la douleur j il nt ou il pleure , les intermé-

H 2 diair^:!

ii6 EMILE,

diaires ne font rien pour lai : fans cefTe il pafTe de Tun de ces moaveraens à l'autre. Cette alternative continuelle empêche qu'ils ne faflent fur fon vifage aucune imprelfion conftante, & qu'il ne prenne de la phyfionomie ; mais dans l'âge oîi , devenu plus fenfibie, il eil: plus vivement, ou plus conflammenc afFefté , les impreffions plus profondes laiflfent des traces plus difficiles à détruire, & de l'état habituel de l'ame refaite un arrangement de traits que le tems rend inéfaçable. Cependant il n'eft pas rare de voir des hommL-s changer de phyfionomie à differens âges. J'en ai vu plufieurs dans ce cas , & j'ai toujours trouvé que ceux que j'avois pu bien obferver & fui- vre , avoient aulfi changé de paffions habituelles. Cette feule obfervation bien confirmée me paroîtroît décifive , & n'eft pas déplacée dans un traité d'édu- cation , il importe d'apprendre à juger des mou- veraens de l'ame par les fignes extérieurs.

Je ne fais fi, pour n'avoir pas appris à imiter des manières de convention , & à feindre des fentimens qu'il n'a pas , mon jeune homme fera moins aima- ble; ce n'eft pas de cela qu'il s'agit ici; je fais feule- ment qu'il fera plus aimant, & j'ai bien de la peine à croire que celui qui n'aime que lui , puilfe allez bien fe déguifer pour plaire autant que celui qui tire de fon attachement pour les autres , un nouveau fenti- ment de bonheur. Mais quant à ce fentimenc mê- me , je crois en avoir aflïtz dit pour guider fur ce point un Le6teur raifonnable , & montrer que je ne me fuis pas contredit.

Je reviens donc à ma méthode , & je dis; quand l'âge critique approche , . offrez aux jeunes gens des fpeclacles qui les retiennent , & non des fpeftacles qui les excitent: donnez le change à leur imagination naiffante par des objets, qui, loin d'enflammer leurs fens, en répriment ra6livité. Eloignez-les des gran- des villes , la parure ôi. l'immodellie des femmes

hâte

ou DE L'EDUCATION. 117

hâte & prévient les leçons de la Nature , tout préftnte à leurs yeux des plaiflrs qu'ils ne doivent connoître que quand ils fauront les choifir. Rame- nez-les dans leurs premières habitations, la fim- plicité champêtre laiflc les paffions de leur âge fe dé- velopper moins rapidement ; ou fi leur goût pour les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce goût même , une dangereufe oifiveté. Choi- fiffez avec foin leurs fociétés , leurs occupations, leurs plaifirs ; ne leur montrez que des tableaux tou- chans , mais modeftes , qui les remuent fans les ré- duire , & qui nourrirent leur fenlibilité fauï émou- voir leurs fens. Songez auffi qu'il y a par tout quel- ques excès à craindre , & que les pallions immodé- rées font toujours plus de mal qu'on n'en veut éviter. Il ne s'agit pas de faire de votre élevé un garde -ma- lade , un frère de la charité , d'affliger les regards par des objets continuels de douleurs 6: de fouffran- ces , de le promener d'infirme en infirme, d'hôpital en hôpital , & de la grève aux priions. 11 faut le toucher Oîc non l'endurcir à l'afped des miferes hu- maines. Long-tems frappé des mêmes fpeftacles, on n'en ftnt plus les impreffions , l'habitude accoutu- me à tout ; ce qu'on voit trop on ne l'imagine plus , & ce n'ell que l'imagination qui nous fait léntir les. maux d'autrui ; c'eft ainli qu'à force de voir mourir & fouffrir , les Prêtres & les Médecins deviennent impitoyables. Que votre élevé connuille donc le fort de l'homme & & les miferes de fes fcmblables ; mais qu'il n'en foit pas trop fouvent le témoin. Un feul objet bien choifi , & montré dans un jour convena- ble , lui donnera pour un mois d'atti.ndrilTc-ment & de réflexion. Ce n'ell pas tant ce qu'il voit, que fon retour fur ce qu'il a vu , qui détermine le juge- ment qu'il en porte; & rimprellîon durabl:^ qu'il re- çoit d'un objet, lui vient moins de l'ul^jct même, que du point de vue fuus lequel ou le porte à le le

11 3 rap-

n8 EMILE,

rappeller. Ccfl: ainfi qu'en ménageant les exemples, les leçons, les images, vous emoufiercz long-tems l'aiguillon des fens , & donnerez le clnnge à la Na- ture, en iuivant Tes propres direftions.

A mcfure qu'il acquiert des lumières , choififTez des idées qui s'y rapportent; à mcfure que les defirs s'allument , choiilflez des tableaux propres à les ré- primer. Un vieux militaire qui s'ell dillingué par les mœurs , autant que par Ton courage , m'a raconté que , dans fa première jeunefle , fon père , homme de rcns\ mais très -dévot, voyant Ton tempérament riaiff-uit le livrer aux femmes, n'épargna rien pour le contenir ; mais enfin malgré tous fes foins , le fcn- tant prêt ?* lui échapper, li s'avifa de le mener dans un hôpital de vcrolés, & fans le prévenir de rien , k fit entrer dans une faile, une troupe de ces malheureux expioient par un traitement tffi-cyabîe le dtf ^rdre qui les y avoir expofés. A ce h;ùeux af- pe6l , qui révoltoit à la fois tous les fens , le jeune homme faillit à fe trouver mal. /^^ï, mïférabk débau- ché , lui dit alors le père d'un ton véhément , fuis h ^ilpenchar.t qui f entraîne; bientôt tu feras trop heureux '(Têtre admis dans cette faUe ^ où, "oiàime des plus infâ- vies douleurs , tu forceras ton père à remercier Dieu de ta mort.

Ce peu de mots , joints à l'énergique tableau qui frappoit ie jeune homme , lui firent une impreflion qui ne s'effaça jamais. Condamné , par fon état , à pafier fa jeonellé dans des garnifons , il aima mieux tfluyer toutes les railkries de fes camarades , que d'imiter leur libertin-cige. J'ai été homme, me dit- il, j'ai eu des foibljjls ; mais parvenu jufquà mon âge ^ je n'ai JLiiiiais pu voir une fille publique fans horreur^ Alaîire ! peu de dilcours ; mais apprenez à choifir les lieux, ie? tenis, les perfonnes^ puis donnez tou- tes vos leçons ta exemples, d foyez fur de leur

L'era-

ou DE L'EDUCATION. 119

L'emploi de l'enfance eft peu de chofe. Le mal qui s'y giilTe n'efl; point fans remède, & le bien qui s'y fait peut venir plus tard ; mais il n'en efl pas ainfl du premier âge rhomm.e commence véritable- ment à vivre. Cet âge ne dure jamais afltz pour l'ulage qu'on en doit faire, & fon importance exige une attention fans relâche; voilà pourquoi j'infifte /ur l'art de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de la bonne culture eft, de tout retarder tant qu'il efl poiTible. Rendez les progrès lents <k fûrs; empê- chez que l'adolefcent ne devienne homme au moment rien ne lui rtfiie à faire pour le devenir. Tandis que le corps croit , les efprits deflinés à donner du baume au fang & de la force aux fibres , fe forment & s'élaborent. Si vous leur faites prendre un cours différent , & que ce qui eft delliné à perfeclionntr un individu ferve à la formation d'un autre , tous deux reftent dans un état de foiblefTe, & l'ouvrage de la Nature demeure imparfait. Les opérations de l'efpric fe fentent à leur tour de cette altération , & l'ame auffi débile que le corps n'a que des forcl:ions foibles & languilTantes. Des membres gros Ck ro- bufles ne font ni le courage ni le génie, <S: je con- çois que la f(3rce de l'ame n'accompagne pas celle du corps, quand d'ailleurs les organes de ia communi- cation des deux fubflances font mal difpofés. JNIais quelque bien difpofés qu'ils puiiTent être, ils agiront toujours foiblement , s'ils n'ont pour principe qu'ua .fang épuifé , appauvri , & dépourvu de cette fub- llance qui donne de la force & du jeu à tous les ref- forts de la machine. Généralemert en appercoit plus de vigueur d'ame dans les hommes dont les jeu- nes ans ont été préfervés d'une corruption prématu- rée , que dans ceux dort le défordre a commencé avec le pouvoir de s'y livrer ; (S: c'ell; , fans doute , une des raifons pourquoi les p.upl'js qui ont des mccuri fuipafTcnc ordinairement en bon f^.ns & en

11 4 cou-

I20 EMILE,

courage les peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci bril- lent uniquement par je ne fais quelles petites qualités déliées , qu'ils appellent efprit , Higacité , finefle ; niais ces grandes & nobles fonélions de fagefle & de raifbn qui diflinguent & honorent l'homme par de belles actions , par des vertus , par des foins vérita- blement utiles , ne fe trouvent gueres que dans les premiers.

Les maîtres fe plaignent que le feu de cet âge Tend la jeuneile indifciplinabie , & je le vois; mais n'eft -ce pas leur faute? Si- tôt qu'ils ont laifle pren- dre à ce feu fon cours par les fcns , ignorent-ils qu'on ne peut plus lui en donner un autre? Les longs <Sc tVoîds fermons d'un pédant effaceront -ils dans Icfpric de fon élevé l'image des plaifirs qu'il a conçus? Ban- niront-ils de fon cœur les defirs qui le tourmentent? Amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament dont il faic l'ufage? Ne s'irritera-t-il pas contre les obftaclcs qui ^'oppofent au feul bonheur dont il ait l'idée ; & dans 5a dure loi qu'on lui prefcrit fans pouvoir la lui faire entendre, que verra til, Cnon le caprice & la haine d'un homme qui cherche à le tourmenter ? lîft-il ctrantge qu'il fe mutine & le haïlTe à fon tour ?

Je conçois bien qu'en fe rendant facile , on peut fe rendre plus fupportable , & conferver une appa- rente autorité. ÀJais je ne vois pas trop à quoi fcrt l'autorité qu'on ne garde fur fon élevé qu'en fomen- tant les vices qu'elle devroic réprimer ; c'eil comme fi pour calmer un cheval fougueux, l'ecuyer le faifoit fauter dans un précipice.

'Loin que ce fcu de fadolefcence foit un obllacle à S'éducation , c'tft par lui qu'elle fe confomme & s'a- chève; c'tfl; lui qui vous donne une prife fur le cœur d'un jeune homme , quand il celle d'être moins fore que vous. Ses premières affeétions font les rênes avec lefqaelles vous dirigez tous fes mouvemens ; il êCQÎt libre, ^ je k vois iîervi. Tant qu'il n'aimoic

rien ,

ou DE UE DUCAT ION. lar

rien , il ne dependoit que de lui-même & de fes be- foins ; fi-tôc qu'il aime, il dépend de fes attache- mens. Ainfi fe forment les premiers liens qui l'unif- fent à fon efpece. En dirigeant fur elle fa fenfibilité naiffante , ne croyez pas qu'elle embrailera d'abord tous les hommes , & que ce mot de genre humain fignifiera pour lui quelque chofe. Non , cette fenfi- bilité fe bornera premièrement à fes femblables , ôc fes femblables ne feront point pour lui des inconnus; mais ceux avec lefquels il a des liaifons , ceux que l'habitude ]ui a rendus chers ou néceffaires , ceux qu'il voit évidemment avoir avec lui des manières de penftr & de fentir communes , ceux qu'jl voit ex- pofés aux peints qu'il a fouffcries, & fenfibles aux plaifirs qu'il a goûtés; ceux, en un mot , en qui l'i- d.ntJté de Nature plus manifeftée lui donne une plus grande difpoOtion à s'aimer. Ce ne fera qu'apiès avoir cultivé fon naturel en mille manières, après bien des reflexions fur fes propres fentimens, & fur ceux qu'il obfcrvera dans les autres , qu'il pourra parvenir à géneralifer fes notions individue'ks, fous l'idée abftraite d'humanité , & joindre à fcs affec- tions particulières celles qui peuvent l'identifier avec fon efpece.

Kn devenant capable d'attachement , il devient fcnfible à celui des autres *, Ck par mémiC., atten- tif aux figues de cet attachement. Voyez- vous quel nouvel empire vous allez acquérir fur lui ? Que de chaînes vous avez mifes autour de fon cœur avant qu'il s'en apper^ûi! Qiie ne fentira t-il point, quand,

ou-

L'attachement peut fe pafRr de retour , jamais l'amitié. Elle ert un échange , un contrat comme les autres; mais elte ell le phis faint de tous. i. e mot d'ami na point d'autre cor- rtMatjfque lui même. Tout homme qui n'tfi pas l'ami de fon ami ell très-CûrLmtnt un fourbe; car ce n'ill qu'en rendant ou fciiguant de lendie i'auiitié, qu'on peut l'obtenir.

Us

122 EMILE,

ouvrant les yeux fur lui-même , il verra ce que vous avez fait pour lui; quand il pourra fe comparer aux autres jeunes gens de fon âge , & vous comp irer aux autres gouverneurs ? Je dis quand il le verra , mais gardez-vous de le lui dire ; Il vous le lui dites , il ne le verra plus Si vous exigez de lui de Tobéif- lance en retour des foins que vous lui avez rendus, il croira que vous l'avez furpris : il fe dira , qu'en fei- .gnant de l'obliger gratuitement, vous avez prétendu le charger d'une dette, Ck le lier p:ir un contrat au- quel il n'a point confenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n'elt que pour lui-mê- me ; vous exigez , enfin ; & vous exigez en vertu •de ce que vous avez fait fans fon aveu. Quand un malheureux prend l'argent qu'on feint de lui donner , & fe trouve enrollé malgré lui, vous criez à fin] ut- tice ; n'êtes -vous pas plus injufte encore de deman- der à votre élevé le prix des foins qu'il n'a point ac- ceptés ?

L'ingratitude feroit plus rare , fi les bienfaits à ufure étoient moins communs. On aime ce qui nous fait du bien ; c'eft un fentiment fi naturel ! L'ingrati- tude n'efl: pas dans le cœur de l'homme; mais l'inté- rêt y efl : il y a moins d'obligés ingrats , que de bienfaiteurs intéreffés. Si vous me vendez vos dons , je marchanderai fur le prix ; mais fi vous feignez de donner, pour vendre enfuite à votre mot , vous ufez de fraude. C'eft d'être gratuits qui les rend inefti- mables. Le cœur ne reçoit de loix que de lui-mê- me ; en voulant l'enchaîner on le dégage , on l'en- chaîne en le laiffant libre.

Quand le pêcheur amorce l'eau, le poifTon vient, & refte autour de lui fans défiance ,• mais quand , pris ■à l'hameçon caché fous l'appât , il fent retirer la li- gne , il tâche de fuir. Le pêcheur eft - il le bienfai- teur, le poifioneft-il l'ingrat? Voit on jamais qu'un "homme oublié par fon bienfaiteur, l'oublie ? An con-

, -. traire.

ou DE L'EDUCATION. 123

traire , il en parle toujours avec plaifir , i! n'y fonge point fans attcndriffcment : s'il trouve occafion de lui montrer par quelque fervice inattendu qu'il fe ref- fouvient des Tiens , avec quel contentement intérieur il fatisrait alors fa gratitude ! avec quelle douce joie il fe fait reconnoîcre! avec quel tranfport ii lui dit: mon tour ell: venu ! Voilà vraiment la voix de la Nature; jamais un vrai bienfait ne fit d'ingrat.

Si donc la reconnoilTance eft un fentimenc natu- rel , & que vous n'en déiruifiez pas l'effet par votre faute , alTurez-vous que votre élevé , commençant à voir le prix de vos foins , y fera fenfible , pourvu que vous ne les ayez point mis vous-même à prix; & qu'ils vous donneront dans fon cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais avant de vous être bien afïïiré de cet avantage, gardez de vous l'ôter, en vous faifint valoir auprès de lui. Lui vanter vos fervices , c'ed les lui rendre infupportabks ; les ou- blier , c eft l'en faire fouvenir. Jufqu'à ce qu'il foit tems de le traiitr en homme , qu'il ne foit jamais quefhon de ce qu'il vous doit , mais de ce qu'il fe doit. Pour le rendre docile , laiiTez lui toute fa li- berté, derobez-vous pour qu'il vous cherche, élevez Çun ame au noble fentiment de la reconnoiffance , en ne lui parlant jamais que de fon intérêt. Je n'ai point voulu qu'on lui dît que ce qu'on faifoit étoit pour fon bien , avant qu'il tût en état de l'entendre; dans ce difcours il n'eût vu que votre dépendance, Ck. il ne vous eût pris que pour fon valet. Mais main- tenant qu'il commence à fentir ce que c'tft qu'aimer , il ftnt auiïi qutl doux lien peut unir un homme à ce qu'il aime ; Ck dans le zélé qui vous fait occuper de lui fans celle, ii ne voit plus l'attachtmcnt d'un en- clave, mais l'affcdion d'un ami. Or rien n'a tant de poids fur le cœur humain , que la voix de l'amitié bien reconnue ; car on fait qu'elle ne nous parle ja- mais que pour jioue intérêt. On peut croire qu'un

ami

Ï24 EMILE,

ami fe trompe ; mais non qu'il veuille nous tromper. Quelquefois on réfifte à fes confeils ; mais jamais on ne les raéprife.

Nous entrons enfin dans l'ordre moral : nous ve- nons de faire un fécond pas d'homme. Si c'en étoit ici le lieu , j'eilayerois de montrer comment des pre- miers mouvemens du cœur s'élèvent les premières voix de la confcience ; & comment des fentimens d'amour & de haine naiflent les premières notions du bien de du mal. Je ferois voir que jufticc Ôi. bonté ne font point feulement des mots abflraits, de purs êtres moraux formés par l'entendement; mais de véritables affeélions de l'ame éclairée par la raifon , & qui ne font qu'un progrès ordonné de nos afiFeétions primiti- ves ; que par la raifon feule, indépendamment de la confcience, on ne peut établir aucune loi naturel- le ; & que tout le droit de la Nature n'efl qu'une chimère , s'il n'efl: fondé fur un befoin naturel au cœur humain *. Mais je fonge que je n'ai point à

faire

* Le précepte même d'agir avec autrui comme nous voulons qu'on agiffe avec nous, n'a de vrai fondement que la confcien- ce & le fentiment ; car eft la raifon précife d'agir étant moî comme fi j'étois un autre , fur- tout quand je fuis moralement fur de ne jamais me trouver dans le même cas; & qui me xé- pondra qu'en fuivant bien fidèlement cette maxime j'obtiendrai qu'on la fuive de même avec moi ? Le méchant tire avantage de la probité du jufte & de fa propre injuOice ; il ell bien aife que tout le monde foit jufte excepté lui. Cet accord-là, quoi qu'on en dife , n'cft pas fort avantageux aux gens de bien. Wais quand la force d'une ame expanfive m'identifie avec mon femblable & que je me fens pour ainfi dire en lui , c'efi: pour ne pas fouffrir que je ne veux pas qu'il fouffrej je m'interelTe à lui pour 1 amour de moi, cSi la raifon du précepte eft dans la Nature elle-même , qui m'infpire le defir de mon bien-être en quelque lieu que je me fente exifter. D'où je conclus qu'il n'efl pas vrai que les préceptes de la loi naturelle foient fon- dés fur la raifon feule; ils ont une bafe plus folide & plus fu- ie. L'amour des hommes dérivé de l'amour de foi elt le prin- cipe de la Jullice humaine. Le fommaire de toute la morale efl donné dans l'évangile par celui de la loi.

ou Dfe L'EDUCATION. 125

faire ici des Traités de Métaphyfique & de Morale , ni des cours d'études d'aucune efpece ; il me fuffit de marquer l'ordre & le progrès de nos fentimens & de nos connoifTances , relativement à notre conftitu- tion. D'autres démontreront peut-être ce que je ne fais qu'indiquer ici.

Mon Emile n'ayant jufqu'à préfent regardé que lui-même, le premier regard qu'il jette fur Tes fem- blables le porte à fe comparer avec eux; & le pre- mier fentiment qu'excite en lui cette comparailon , eft de dcfirer la première place. Voilà le point l'amour de foi fe change en amour -propre, & commencent à naître toutes les pallions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider Ci celles de ces pallions qui domineront dans fon caraftere , feront humaines &, douces, ou cruelles & mal-faifantes, fi ce feronc des palfions de bienfaifmce & de commiferatiou, ou d'envie 6l de convoitife, il faut favoir à quelle place il fe fcntira parmi les hommes, & quels genres d'ob- ftacles il pourra croire avoir à vaincre, pour parve- nir à celle qu'il veut occuper.

Pour le guider dans cette recherche , après lui avoir montré les hommes par les accidens communs à l'efpece , il* faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici vient la mefure de l'inégalité natu- relle & civile , & le tableau de tout l'ordre focial.

11 faut étudier la fociété par les hommes , & les hommes par la fociété : ceux qui voudront traiter fé- parément la politique &, la morale, n'entendront ja- mais rien à aucune des deux. En s'attachant d'abord aux relations primitives, on voit comment les hom- mes en doivent être afte6lés , & Quelles pallions en doivent naître. On voit que c'elt réciproquement par le progrès des pallions que ces relations fe multi- plient 6i fe reffcrrent. C'eft moins la force des bras que la modération des cœurs, qui rend les hommes indépenduns ^ libres. Quiconque deûre peu de

chofes

126 EMILE,

çhofes tient à peu de gens *, mais confondant toujours nos vains deflrs avec nos befoins phyfiques , ceux qui onc fait de ces derniers les fondemens de h fo- cieté humaine , ont toujours pris les effets pour les cauffcs , & n'ont fait que s'égarer dans tous leurs railbnnemens.

Il y a dans l'état de Nature une égalité de fait réelle & indeftru6lible , parce qu'il eft impofTible dans cet é":at que la feule différence d'homme à hom- me fuit affez grande, pour rendre l'un dépendant de l'autre. 11 y a dans l'état civil une égalité de droit chimérique & vaine , parce que les moyens deftinés à la mamtenir fervent eux-mêmes à la détruire; & que la force publique ajoutée au plus fort pour op- primer le foible , rompt l'efpece d'équilibre que la Nature avoit mis entr'eux *. De cette première contradidlion découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre civil , entre l'apparence & la réalité. Toujours la multitude fera facritiée au petit nombre, & l'jntererêt public à l'intérêt particulier. Toujours ces noms fpécieux de juftice & de fubordination fcT- viront d'inftrumens à la violence & d'armes à l'iniqui- té : d'où il fuit que les ordres diilingués qui le pré- tendent utiles aux autres , ne Ibnt , en effet , utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres; par l'on doit juger de la confideration qui leur eft due fci(3ii la jullice & félon la raifon. Refte à voir ù le rang qu'ils fe font donné eft plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent , pour favoir quel jugement cha- cun de nous doit porter de fon propre fort. Voilà maintenant i'etude qui nous importe; mais pour la

bien

* L'eiprit univerfel des Loix de tous les pays eft de favo- rifer toujours le fcut contre le foible, & celui qui a, contre celui qui n'a rien ; cet iiiconvéïiienC eft inévicabie , & il eft fans exception.

ou DE L*EDÙCA1:'Î0N. Ùf

bien faire, il faut commencer par connoître le cœur humain.

S'il ne s'agifToit que de montrer aux jeunes gens l'homme par fon mafque , on n'auroit pas befoin de le leur montrer, ils le verroient toujours de refle; mais puifque le mafque n'efl: pas l'homme, & qu'il ne faut pas que fon vernis les féduife , en leur pei- gnant les hommes peignez-les leur tels qu'ils font; non pas afin qu'ils les haïllènt, mais afin qu'ils les plaignent, & ne leur veuillent pas reffembler. C'efl:, à mon gré , le fentiment le mieux entendu que l'homme puiffe avoir fur fon efpece.

Dans cette vue , il importe ici de prendre une route oppofée à celle que nous avons fuivie jufqu'à préfent , & d'inflrtiire plutôt le jeune homme par l'expérience d'autrui, que par la fienne. Si les hom- mes le trompent , il les prendra en haine ; mais refpefté d'eux il les voit fe tromper mutuellement, il en aura pitié. Le fpeclacle du monde , difoit Pi* tagore, reffemble à celui des jeux Olympiques. Les uns y tiennent boutique , & ne fongent qu'à leur profit ; les autres y payent de leur perfonne , & cherchent la gloire; d'autres fe contentent de voi? les jeux, & ceux-ci ne font pas les pires.

Je voudrois qu'on choisît tellement les fociétés d'un jeune homme, qu'il penfàt bien de ceux qui vi« vent avec lui; & qu'on lui apprît à fi bien connoître le monde, qu'il peniïit mal de tout ce qui s'y fait. Qu'il fâche que l'homme cft naturellement bon, qu'il le fente, qu'il juge de fon prochain par lui- même, mais qu'il voye comment la fociété déprave & per» vtrtit les hommes, qu'il trouve dans leurs préjugés la fource de tous leurs vices : qu'il foit porté à elli- mer chaque individu, mais qu'il méprife la multitu- de: qu'il voye que tous les hommes portent à peu près le même mafque; mais qu'il fâche aufli qu'il y a dds viHjgcs plus beaux que le mafque qui les couvre. Jome J. Partie IL il $ Cens

'uSr E MI L E;

Cette méthode, il faut l'avouer, a fes inconve'- niens, & n'efb pas facile dans la pratique; car s'il devient obfervateurde trop bonne heure, fi vous l'e- xercez à épier de trop près les aétions d'autrui, vous le rendrez médifant & fatyrique, décifif (& prompt à juger; il fe fera un odieux plaifir de chercher à touc de finidres interprétations, & à ne voir en bien, rien même de ce qui eft bien. Il s'accoutumera du moins au fpeftacle du vice , & à voir les méchans fans horreur , comme on s'accoutume à voir les mal- heureux fans pitié. Bientôt la perverfité générale lui fer vira moins de leçon que d'exemple; il fe dira, que fi l'homme eft ainii, il ne doit pas vouloir être autrenient.

Que fi vous voulez l'inflruire par principes, & lui faire connoître avec la nature du cœur humain l'ap* plication des caulx-s externes qui tournent nos pen- chans en vices, & le tranfportant ainfi tout d'ua coup des objets fenfibles aux objets intelleéluels , vous employez une métaphyfique qu'il n'efl point en état de comprendre; vous retombez dans l'inconvé- nient , évité fi foigneufement jufqu ici , de lui don- ner des leçons qui reffemblent à des leçons , de fub- ftituer dans fon efprit l'expérience & l'autorité du maître à fa propre expérience, ôi, au progrès de fa rai fon.

Pour lever à la fois ces deux obflacles, & pour mettre le cœur humain à fa portée fans rifquer de gâter lefien,jè voudrois lui montrer les hommes au loin , les lui montrer dans d'autres tems ou dans d'au- tres lieux, & de forte qu'il pût voir la fcene fans ja- mais y pouvoir agir. Voilà le moment de l'Hiftoire; c'efl: par elle qu'il lira dans les cœurs fans les leçons de la philofophie; c'efl: par elle qu'il les verra, fim- ple fpeélateur , fans intérêt & fanspaffion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur

accufateur.

Pour

I

ou DE UEDUCATÏON. 129

Pour connoître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler , ils montrent leurs difcours & cachent leurs actions ; mais dans l'Hiftoire elles font dévoilées , & on les juge fur les faits. Leurs propos mêmes aident à les appré- cier. Car comparant ce qu'ils font à ce qu'ils di- fent , on voit à la fois ce qu'ils font & ce qu'ils veulent paroître; plus ils fedeguifent", mieux on les connoît.

Malheureufement cette étude a fes dangers , fes inconvéniens de plus d'une efpece. 11 eft difficile de fe mettre dans un point de vue, d'où l'on puifle juger ks femblables avec équité. Un des grands vi- ces de l'Hiftoire eft , qu'elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons : comme elle n'eft intereflante que par les révolutions , les cataftrophes , tant qu'un peuple croît & profpere dans le calme d'un paifible gouvernement , elle n'en dit rien ; elle ne commence à en parler que quand , ne pouvant plus fe fuffire à lui-même , il prend parc aux affaires de fès voifins , ou les laille prendre parc aux Hennés; elle ne l'illudre que quand il eft déjà fur fon déclin : toutes nos Hiftoires commencent elles devroient finir. Nous avons fort exactement celle des peuples qui fe détruifent , ce qui nous manque eft celle des peuples qui fe multiplient ; ils font aifez heureux & affez fages pour qu'elle n'ait rien à dire d'eux : (S: en elTct , nous voyons , même de nos jours , que les gouvernemens qui fe conduifent le mieux , font ceux dont on parle le moins. Nous ne favons donc que le mal , à peine le bien fait - il épo- que. Il n'y a que les médians de célèbres, les bons font oubliés ou tournés en ridicule ; & voilà com- ment l'Hiftoire , ainfi que la Philofophie , calomnie fans ceffe le genre humain.

De plus , ïî s'en faut bien que les faits décrits dans niiltou-e , ne foient la peinture exacte des mêmes

'rome 1. Partie IL I faits

130 EMILE,

faits tels qu'ils font arrivés. Ils changent de forme dans la téce de l'Hiflorien, ils fc moulent flir fes in- térêts , ils prennent la teinte de Tes préjuges. Qliî eft ce qui fait mettre exa6î:ement le Leàeur au licu de la fcéne , pour voir un événement tel (ju il s'tft paffé ? L'ignorance ou la partialité déguifent tout. Sans altérer même un trait luRori'^ue , en étendant ou refierrant des circonilances qui s'y rapportent , que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine pa- roîtra-t-ii le même, & pourtant rien n'aura changé, que l'œil du ipettatenr. Suffit il , pour l'honneur de la vérité , de me dire un fait véritable , en me le faifant voir tout autrement qu'il n'eft arrivé ? Com- bien de fois un arbre de plus ou de moins , un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poulTiere éle- vé par le vent, ont décidé de l'événement d'un com- bat , fans que perfonne s'en fuit apperçu? Cela em- pêche-t-il que riljftoritn ne vous dile la caufè de la défaite ou de la victoire avec autant d'aflarance que s'il eût été par- tout ■? Or, que m'importent les faits en eux-mêmes, quand la raifon m'en refle inconnue; & quelles leçons puis -je tirer d'un événement donc j'ignore la vraie caufe? L'i^idorien m'en donne une, mais il la controuve; & la critique elle-même, donc on fait tant de bruit, n'efl: qu'un art de conjefturer; l'art de choifir entre plufieurs menfonges , celui qui . reflêmble le mieux à la vérité.

N'avez -vous jamais lu Ciéopatre ou Caffandre, ou d'autres livres de cette efpece? L'Auteur choific un événement connu ; puis l'accommodant à fes vues, l'ornant de détails de fon invention, de per- fonnages qui n'ont jamais exiflé , & de portraits imaginaires , cntalîè fiêlions fur fictions pour rendre fa ieètare agréable. Je vois peu de différence entra ces Romans & vos Miflo'res, fi ce n'efl que le Ro- mancier fe livre davantage à fa propre imagination ,

&

ou DE L'EDUCATION. ï^t

& que l'Hiftorien s'aflèrvit plus à celle d'autrui ; à quoi j'ajouterai , fi l'on veut, que le premier fe pro- pofe un objet moral, bon ou mauvais, dont l'autre ne fe foucie guère.

On me dira que la fidélité de l'Hifloire intereffe moins que la vérité des mœurs & des caractères, pourvu que le cœur humain foit bien peint, il impor- te peu que les événemens foient fidèlement rappor- téii; car après tout , ajoute-t-on, que nous font des faits arrivés il y a deux mille ans? On a raifon, fi les / portraits font bien rendus d'après Nature; mais fi la plupart n'ont leur modèle que dans l'imagination de i'HiOiorien , n'efi:-ce pas retomber dans l'inconvé- nient qu'on vouloit fuir , & rendre à l'autorité des écrirains, ce qu'on veut ôter à celle du maître? Si mon élevé ne doit voir que des tableaux de fanraifie, j'aime mieux qu'ils foient tracés de ma main que d'u- ne autre ; ils lui feront , du moins , mieux appro- priés.

Les pires Hifl:oriens pour un jeune homme, font ceux qui jugent. Les faits, & qu'il juge lui-même; c'efl: ainfi qu'il apprend à connoître les hommes. Si le jugement de l'Auteur le guide fans cefle, il ne fiin que voir par l'œil d'un autre ; & quand cet œil Jui manque , il ne voit plus rien.

Je laifi^e à part l'Hilloire moderne ; non-feulement parce qu'elle n'a plus de phyfionomie , & que nos hommes fe refifemblent tous ; mais parce que nos Hifioriens , uniquement attentifs à briller, ne fon- gent qu'à faire des portraits fortement coloriés, & qui fouvcnt ne repréfentent rien *. Généralement ks anciens font moins de portraits, mettent moins

d'ef.

* Voyez Davila, Giiicciardin , Strada, Solis, Machiavel, et quelquefois do Thou lui-même. Vcitgt tll prcfijuc k leul qui lavait peindre f.ius faire de portraits.

1 2

V

Ï3S EMILE,

d'efprit & plus de fcns dans leurs jugemens, encore y a-t-il entr'eux un grand choix à taire j & il ne faut pas d'abord prendre les plus judicieux , mais les plus fimples. Je ne voudrois mettre dans la main d'un jeune homme ni Polybe , ni Sallufte ; Tacite eft ie livre des vieillards , les jeunes gens ne font pas faits pour l'entendre: il faut apprendre avoir dans les ac- tions humaines les premiers traits du cœur de l'hom- me , avant d'en vouloir fonder les profondeurs ; il faut favoir bien lire dans les faits avant de lire dans les maximes. La Philofophie en maximes ne con- vient qu'à l'expérience. La jeunelTe ne doit rien gé- néralifer ; toute fon inflruction doit être en régies particulières.

Thucydide eft , à mon gré , le vrai modèle des Hiftoriens. Il rapporte les faits fans les juger; mais il n'omet aucune des circonftances propres à nous en faire juger nous mêmes. Il met tout ce qu'il raconte fous les yeux du Lefteur; loin de s'interpofer entre les événemens & les Lecteurs, il fe dérobe; on ne croit plus lire , on croit voir. Malheureufement il parle toujours de guerre , & l'on ne voit prefque dans fes récits que la chofe du monde la moins in- ftruftive , favoir des combats. La retraite des dix mille, & les commentaires de Céfar, ont à peu prés la même fageffe 6c le même défaut. Le bon liéro- dote , fans portraits , fans maximes , mais coulant , naïf, plein de détails les plus capables d'intereiler & déplaire, feroit , peut-être, le meilleur des lliflo- riens , fi ces mêmes détails ne dégéneroient fou vent en fimplicités puériles , plus propres à gâter le goût de la jeunefle qu'à le former : il faut déjà du difcer- nement pour le lire. Je ne dis rien de Tite- Live, fon tour viendra ; mais il efl: politique , il efl rhé- teur, il eft tout ce qui ne convient pas à cet âge.

L'Hiftoire en général eft défe6tueufe, en ce qu'el- le ne tient regiftre que de faits fenûbles (k marqués ,

qu'on

or DE L'EDUCATION. 133

qu'on peut fixer par des noms , des lieux , des dates ; mais les caufes lentes & progreffivts de ces faits , kf- quelies ne peuvent s'afilgner de même , rtflent tou- jours inconnues. On trouve fouvent dans une ba- taille gagnée ou perdue , la raifon d'une révolution qui , même avant cette bataille , étoit déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifefter des événemens déjà déterminés par dts caufes mora- les que les Hifloriens fa vent rarement voir.

L'efprit philofophique a tourné de ce côté les ré- flexions de plufieurs écrivains de ce fiécle; mais je doute que la vérité gagne à leur travail. La fureur des fyflèmes s'étant emparée d'eux tous, nul ne cher- che à voir les chofes comme elles font, mais comme elles s'accordent avec fon fyflême.

Ajoutez à toutes ces réflexions , que l'Hiftoire montre bien plus les aélions que les hommes , parce qu'elle ne faifit ceux-ci que dans certains momens choiOs, dans leurs vétemens de parade ; elle n'cxpo- fe que l'homme public qui s'eft arrangé pour être vu. Elle ne le fuit point dans fa maifon, dans fon cabi- net, dans fa famille, au milieu de fcs amis , elle ne le peint que quand il repréfente; c'elt bien plus fon habit que fa perfonne qu'elle peint.

J'aimerois mieux la leélure des vies particulières pour commencer l'étude du cœur humain ; car alors l'homme a beau fe dérober , Tl^iftorien le pourfuit par -tout ; il ne lui lailîè aucun moment de relâche , aucun recoin pour éviter l'œil perçant du fpeiflateur, & c'eft quand l'un croit mit ux fe cacher , que l'autre le fait le mieux connoître. Ceux , dit Montagne , qui écrivent les vies , à'aïaant quils s'ainujenî plus aux covjcils qiiaitx événemens , -plus à ce qui Je pnjè au de- dans , quà ce q'ii arrive au-dehors; ceux we font plus propres ; voilà pourquoi c'ejt mon homme que Plutarque.

Il efl: vrai que le génie des hommes aflemblés ou des peuples efl fort difrerent du caratlere de fhom.me

I 3 ea

134 EMILE,

en particulier , & que ce feroic connoitre trés-impar- faitement le cœur humain que de ne pas l'eximiner aulfi dans la multitude ; mais il n'efl: pas moins vrai qu'il faut commencer par étudier l'homme pour juger les hommes , ôc que qui connoîtroit parfaitement les penchans de chaque individu , pourroit prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple.

Il faut encore ici recourir aux Anciens , par les raifons que j'ai déjà dites , & de plus , parce que tous les détails familiers & bas, mais vrais. <5^ carac- térifliques étant bannis du flyle moderne , les hom- mes font auffi parés par nos auteurs dans leurs vies privées que fur la fcène du monde. La décence , non moins févere dans les écrits que dans les a6lions, ne permet plus de dire en public que ce qu'elle pcr- inet d'y faire ; & comme on ne peut montrer les hommes que repréfentans toujours , on les con^ noît pas plus dans nos livres que fur nos théâtres-. On aura beau faire ôi refaire cent fois la vie des Rois , nous n'aurons plus de Suétones *.

Plutarque excelle par ces mêmes détails dans Icf- quels nous n'ofons plus entrer. Il a une grâce ini- mitable à peindre les grands hommes dans les petites chofes, & il efl fi lieureux dans le choix de fes traits , que fouvent un mot, un fourire , un gcfte lui fuffic pour cara6lerifer fon héros. Avec un mot plaifant Annibal raffure fon armée effrayée, &. la fait mar^ cher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie: Agefi-. las à cheval fur un bâton , me fait ainàer le vain- queur du grand Pvoi; Céfar traverfant un pauvre vil- lage & caufant avec fes amis , décelé fans y penfer

le

* Un fcul de nos HîP.oriens qui a imité Tacite dans les grands traits , a ofé imiter Suétone & quelquefois tranfcrire Coannes dans les petits , & cela même qui ajoute au prii d^ ;on Livre, Ta fait critiquer parmi nous.

ou DE L'EDUCATION. 135

le fourbe qui difoic ne vouloir qu'être l'égal de Pom- pée : /Alexandre avale une médecine , & ne dit pas un feul mot ; c'eft le plus beau moment de fa vie: Ariftide écrit Ton propre nom fur une coquille , & jullifie ain(i fon furnom : Pliilopemen , le manteau bas , coupe du bois dans la cuifine de Ion hôte. Voilà le véritable arc de peindre. La phyfionomie ne fe montre pas dans (es grands traits, ni ie caraéle- re dans les grandes allions : c'eil dans les bagatelles que le naturel fe découvre. Les chofes publiques font ou trop communes ou trop apprêtées, Ck c'eit prefque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.

Ln des plus grands hommes du fiécle dernier fut inconteltablement M. de l'urenne. On a eu le courage de rendre fa vie interelFante par de paifs détails qui le font connoître & aimer ; mais combien s'eft - on vu forcé d'en fupprimer qui l'auroleiit fait connoître Ck aimer davantage ! Je n'en citerai qu'un, que je tiens de bon lieu, & que Plutarqiie n'eût eu garde d'omettre , mais que Ramfai n'eût eu gardt; d'écrire quand il l'auroit fu. ^

Un jour a'été qu'il faifoit fort chaud, le Vicomte de Turenne en petite veile blanche & en bonnet étoit à la fenêtre dans fon antichambre. Un de fes gens furvient, Ôc trompé par l'habillement, le prend pour un aide de cuiline , avec lequel ce domeÎHque étoit familier. -Il s'approche doucement par derriè- re, ai. d'une main qui n'ctoic pas légère lui appli- que un grand coup fur les feffes. L'homme frap- pé fe retourne à l'inftant. Le valet voit en frémif- fant le vifage de fon maître. Il fe jette à gerîoiiy tout éperdu. Movfeigmur , fai ou que c'étoit Ceor' {le.... Et quand c eût été Gcurti^e ^ Vécrie 'l'urenne en fe frottant le derrière; il ne falloir pas frapper Jïjort^ Voilà donc ce que vous n'oftz dire V miferables ! foyez donc à jamais fans naturel, fans entrailles:

1 4 trem-

136 EMILE,

trempez, durciffez vos cœurs de fer dans votre vî!e décence : rendez- vous méprifables à force de digni- té. Mais toi, bon jeune homme, qui lis ce trait, & qui fens avec attendriflèment toute la douceur d'a- me qu'il montre , même dans le premier mouvement; lis aufii les petiteiles de ce grand homme , dès qu'il étoit queftion de fa nailTance & de fon nom. Songe que c'efl: le même Turenne qui affeèloic de céder par- tout le pas à fon neveu , afin qu'on vît bien que cet enfant étoit le chef d'une Maifon Souveraine, llapproche ces contraftes , aime la Nature , méprife l'opinion , 6c connois l'homme.

11 y a bien peu de gens en état de concevoir les eflFets que des leélures , ainfi dirigées , peuvent opé- rer fur l'efprit tout neuf d'un jeune homme. Appe- fantis fur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire fans penfer, ce que nous lifons nous frappe d'au- tant moins , que , portant déjà dans nous-mêmes les pallions & les préjugés qui rempliffent l'hiftoire & les vies des hommes, tout ce qu'ils funt nous paroît na- turel , parce que nous fommes hors de la Nature, & que nous jugeons des autres par nous. Mais qu'on fe repréfente un jeune homme élevé feion mes maxi- mes : qu'on fe figure mon Emile, auquel dix - huit ans de foins afiidus n'ont eu pour objet que de con- ferver un jugement intègre Ôc un cœur fain ; qu'on fe le figure au lever de la toile , jettant , pour la pre- mière fois , |es yeux fur la fcène du monde ; ou , plutôt, placé derrière le théâtre, voyant lesa61:eurs prendre & pofer leurs habits , & comptant les cor- des & les poulies dont le grollier preitige abufe les yeux des fpeélateurs. Bientôt à fa première furprife iuccéderont des mouvemens de honte & de dédain pour fon efpece ; il s'indignera de voir ainfi tout le genre humain dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux d'cufans ; il s'affligera de voir ks frères s'entredéchi- irer pour des rêves , & fe changer en bêtes féroces

pour

o u D E L'E D U C A T I O N. 137

pour n'avoir pas fu fe contenter d'être hommes.

Certainement avec les difpofitions naturelles de l'é- levé, pour peu que le maître apporte de prudence Ck de choix dans fes leftares , pour peu qu'il le mette fur la voie des réflexions qu'il en doit tirer , cet exer- cice fera pour lui un cours de philofophie- pratique , meilleur fûrement , & mieux entendu, que toutes les vaines fpéculations dont on brouille refprit des jeu- nes gens dans nos écoles. Qu'après avoir fuivi les romanefques projets de Pyrrhus, Cynéas lui deman- de quel bien réel lui procurera la conquête du mon- de, dont il ne puilïè jouir dès-à-préfent fans tant de tourment; nous ne voyons-là qu'un bon mot qui paf- fe ; mais Emile y verra une réflexion très - fage qu'il eût faite le premier , & qui ne s'effacera jamais de fon efprit , parce qu'elle n'y trouve aucun préjugé contraire qui puifle en empêcher l'imprcffion. Quand enfuite en lifant la vie de cet infenfé , il trouvera qae tous fes grands deflèins ont abouti à s'aller faire tuer par la main d'une femme ; au lieu d'admirer cet he- roïfme prétendu , que verra-t-il dans tous les exploits d'un fl grand capitaine, dans toutes les intrigues d'un fi grand politique, fi ce n'eft autant de pas pour al- ler chercher cette malheureufe tuile, qui dtvoit ter- miner fa vie & fes projets par une mort déshono- lante?

Tous les conquerans n'ont pas été tués ; tous les ufurpateurs n'ont pas échoué dans leuri entreprifes ; plufjeurs paroîtront heureux aux efprits prévenus des opinions vulgaires ; mais celui qui , fans s'arrêter aux apparences , ne juge du bonheur des hommes que par l'état de leurs cœurs , verra leurs mifcres dans leurs fuccès mêmes , il verra leurs defirs & leurs foucis rongeans s'étendre & s'accroître avec leur for- tune ; il les verra perdre haleine en avançant, fans jamais parvenir à leurs termes. Il les verra fembla- bks à ces voyageurs inexpérimentés , qui , s'enga-

] 5 gcanc

i^S EMILE,

géant pour la première fois dans les Alpes, penfènt les franchir à chaque montagne, & quand ils font au fommet , trouvent avec découragement de plus hau- tes montagnes au-devant d'eux.

Augufle après avoir fournis fcs concitoyens , & détruit fes rivaux , régit durant quarante ans le plus grand empire qui ait txillé ; mais tout cet immenfe pouvoir ferapechoit-il de frapper les murs de fa tète, Ôc de remplir fon vafte palais de fes- cris , en rede- mandant à Varus Ces légions exterminées ? Quand i! 2uroit vaincu tous, fes ennemis , de quoi lui auroitnc fervi fts vains triomphes , tandis que les peines de toute tfpece nailluient fans ctlfe autour de lui, tan- dis que fes plus chers amis attentoient à fa vie , (5i qu'il etoit réduit à pleurer la honte ou la mort de tous fcs proches ? L'infortuné voulut gouverner le mon- de, & ne fut pas gouverner fa muifon ! Qu'arriva-., t-il de cette négligence? Il vit périra la fleur de l'âge fon neveu, fon fils adopnf , fon gendre; fon petit- fils fut réduit à manger la bourre de fon lit pour pro- longer de quelques heures fa miferable vie; fa fille ÔC fa petite- fille, après l'avoir couvert de leur infamie , . moururent, l'une de mifere & du faim dans une ifle. déferte , l'autre en prifon par la main d'un archer. Lui-même enfin , dernier relie de fa malheureufe fa- mille , fut réduit par fa propre femme à ne laiilèr après lui qu'un monttre pour lui fuccéder. Tel fut le fort de ce maître du monde, tant célébré pour fa gloire & pour fon bonheur : croirai-je qu'un feul de ceux qui les admirent les voulût acquérir au même prix ?

J'ai pris l'ambition pour exemple ; mais le jeu de toutes les paflions humaines offre de femblables le- çons à qui veut étudier l'Hifiioire pour fe connoître , . <k fe rendre fage aux dépens des morts. Le tems approche la vie d'Antoine aura , pour le jeune homme , une iniirutlion plus prochaine que celle

d'Au-

ô tJ D E rE D U C A T I 0 N. 139

d'Augufle. Emile ne fe reconnoîtra guère dans les e'tranges objets qui frapperont fes regards durant ces nouvelles études ; mais il faura d'avance écarter l'ii- lufion des paffions avant qu'elles naiflènt , & voyant que de tous les tems elles ont aveuglé les hommes , il fera prévenu de Ja manière dont elles pourront l'a- veugler à fon tour , fi jamais il s'y livre. Ces le- çons, je le fais, lui font mal appropriées ; peut-être an befoin feront - elles tardives , infuffifantes ; mais fouvenez-vous que ce ne font point celles que j'ai voulu tirer de cette étude. En la commençant je me propofois un autre objet; & fûremcnt fi cet ob- jet efl mal rempli , ce fera la faute du maître.

Songez qu'aufli - tôt que l'amour - propre efl: déve- loppé , le moi relatif fe met en jeu fans ccffe, & que jamais le jeune homme n'obferve les autres fans reve- nir fur lui-même & fe comparer avec eux. Il s'agit donc de favoir à quel rang il fe mettra parmi fes fem* blables , après les avoir examinés. Je vois à la ma- nière dont on fait lire l'Hifloire aux jeunes gens , qu'on les transforme, pour ainfi dire , dans tous les perfonnages qu'ils voyent ; qu'on s'efforce de les fai- re devenir, tantôt Ciceron , tantôt Trajan , tantôt Alexandre, de les décourager lorfqu'ils rentrent dans eux-mêmes, de donner à chacun le regret de n'être que foi. Cette méthode a certains avantages dont je ne difconviens pas ; mais quant à mon Emile , s'il ar- rive une feule fois dans ces parallèles qu'il aime mieux être un autre que lui , cet autre fût- il Socrate, fût -il Caton, tout eit manqué; celui qui commence à fe rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s'ou- blier tout -à-fait.

Ce ne font point les Philofophes qui connoiflent le mieux les hommes; ils ne les voient qu'à travers les préjugés de la phiiofophie , & je ne fâche au- cun état l'on en ait tant. Un Sauvage nous ju- ge plus faincmcnt que ne fait un Phiiofophe. Cclui-

Toiiiç J, Buïtic IL 1 C5 ci

140 E M I LE,

ci fent Ces vices , s'indigne des nôtres , & dit en lui- même: nous fommes tous méchans; l'autre nous re- garde fans s'émouvoir , & dit: vous êtes des foux. Il a raifon , car nui ne fait le mal pour le mal. Mon élevé eft ce fauvage, avec cette différence qu'Kmile ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos erreurs de plus près , fc rient pius en garde contre lui-même & ne juge que de ce qu'il connoît.

Ce font nos pallions qui nous irritent contre celles des autres ; c^eft notre intérêt qui nous fait haïr les méchans; s'ils ne nous faifoient aucun mal, nous au- rions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchans , nous fait oublier celui qu'ils fe font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aifément leurs vices , fi nous pouvions connoî- tre combien leur propre cœur les en punit. Nous fcntons l'ofFenfe & nous ne voyons pas le châtiment; les avantages font apparens , la peme eft intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de fes vices n'efl; pas moins tourmenté que s'il n'eût point réuffi ; l'objet eft cliangé , l'inquiétude eft la même : ils ont beau montrer leur fortune & cacher leur cœur , leur con- duite le montre en dépit d'eux mais pour le voir il n'en faut pas avoir un fcmblable.

Les paiTions que nous partageons nous féduifent ; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent , & par une inconfëquence qui nous vient d'elles , nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imi- ter. L'averfion & l'illufion font inévitables , quand on eft forcé de fouffrir de la part d'autrui le mal qu'on feroit fi l'on étoit à fa place.

Que faudroit-il donc pour bien obferver les hom- mes? Un grand intérêt à les connoître, une grande impartialité à les juger ; un cœur aflez fenfible pour concevoir toutes les paffions humaines , & aflez cal- me pour ne les pas éprouver. S'il eft dans la vie un moment favorable à cette étude , c'eft celui que

j'ai

ou DE L'EDUCATION. 14^

f choifi pour Emile ; plus tôt ils lui euflent été étrangers, plus tard il leur eût été femblable. L'o* pinion dont il voit le jeu n'a point encore acquis fur Jui d'empire. Les paliions dont il fent Ti^ffet , n'ont point agité Ton cœur, il eil; homme, il s'interellè à fes frères; il équitable, il juge ks pairs Or fûre- ment s'il les juge bien , il ne voudra être à la place d'aucun d'eux ; car le but de tous les tourmens qu'ils fe donnent étant fondé fur des préjugés qu'il n'a pas, lui paroît un but en l'air. Pour lui , tout ce qu'il de- fire eft à fa portée. De qui dépendroit - il , fe fufB- faut à lui-même, & libre de préjugés? Il a des bras, de la fanté *, de la modération", peu de befoin, <!k de quoi les fatisfaire. Nourri dans la plus ablbJue li- berté , le plus grand des maux qu'il conçoit tlt la fervitude. il plaint ces miferables ilois elclaves de tout ce qui leur obéit; il plaint ces faux fages enchaî- nés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches fots, martyrs de leur faite; il plaint ces voluptueux de pa- rade, qui livrent leur vie entière à l'ennui, pour pa- roître avoir du plaifir. Il plaindroit l'ennemi qui lui feroit du mal à lui-même, car dans {hs méchancetés il verroit fa mifere. 11 fe diroit; en fe donnant le befoin de me nuire, cet homme a fait dépendre fon fort du mien.

Encore un pas , & nous touchons au but. L'a- mour-propre eft un inflrument utile, mais dange- reux ; fouvent il blefle la main qui s'en fcrt , & tait rarement du bien /ans mal. Emile en confidcranc fon rang dans l'efpece humaine & s'y voyant ù htu- reufement placé, fera tenté de faire honneur à fa rai-

fon

* Je croîs pouvoir compter hardiment h fnnté & la bonne conffitiition au nombre des avantages acquis par fon éducation; ou plutôt au nombre des dons de la Nature que fon éducation lui a confervés.

EMILE,

fon de l'ouvrage de la vôtre , & d'attribuer à Tort mérite l'effet de fon bonheur. Il fe dira, je fuis fa- ge & les hommes ibnt foux. En les plaignant il les meprifera , en le félicitant il s'eftimera davantage , & fe fentant plus heureux qu'eux , il fe croira plus digne de l'être. Voilà l'erreur la plus à craindre, parce qu'elle eft la plus difficile à détruire. S'il ref- toit dans cet état , il auroit peu gagné à tous nos foins , 6c s'il falloic opter , je ne fais fi je n'aimerois pas mieux encore l'illulion des préjugés que celle de l'orgueil.

Les grands hommes ne s'abufent point fur leur fuperiorité ; ils la voient, la fentent, & n'en font pas moins modeftes. Plus ils ont, plus ils connoif- lent tout ce qui leur manque. Ils font moins vains de leur élévation fur nous, qu'humiliés du fentiment de leur miftre , & dans les biens exclufifs qu'ils pof- fédent , ils font trop fenfés pour tirer vanité d'un don qu'ils ne fe font pas fait. L'homme de bien peut être fier de fa vertu , parce qu'elle cft à lui ; mais de quoi fhomme d'efprit efl-il fier ? Qu'a fait Racine, pour n'être pas Pradon? qu'a fait Boileau, pourn'é* tre pas Cotin?

Ici c'eft toute autre chofe encore. Reflons tou- jours dans l'ordre commun. Je n'ai fuppofé dans mon élevé ni un génie tranfcendant , ni un entende- ment bouché. Je l'ai choifi parmi les efprits vulgai- res , pour montrer ce que peut l'éducation fur l'hom- me. Tous les cas rares font hors de régies. Quand donc en conféquence de mes foins, Emile préfère fa manière d'être , de voir , de fcntir à celle des autres hommes, Emile a raifon. Mais quand il fe croie pour cela d'une nature plus excellente , & plus heu- reufement qu'eux , Emile a tort. 11 fe trompe , il faut le détromper, ou plutôt prévenir l'erreur, de peur qu'il ne foit trop tard enfuite pour la détruire.

Il n'y a point de folie dont on ne puifTe défibufer

un

o!T DE L'EDUCATION. ui

un homme qui n'eil pas fou , hors la vanité ; pour celle-ci, rien n'en guérit que l'expérience, {] toutes* fois quelque chofe en peut guérir ; à fa nailTance au moins on peut l'empêcher de croître. N'allez donc pas vous perdre en beaux raifonnemens , pour prou- ver à l'adoltfcent qu'il efl; homme comme le? autres &. fujet aux mêmes foibleffes. Faites-le lui ftntir ou jamais il ne le faura. C'eft encore ici un cas d'excep- tion à mes propres régies ; c'eft !e cas d'expofer vo- lontairement mon élevé à tous les accidens qui peu- vent lui prouver qu'il n'eft. pas plus fage que nous. L'aventure du Bateleur feroit répétée en mille maniè- res ; je laiflerois aux flatteurs prendre tout leur avan- tage avec lui ; fi des étourdis l'entraînoient dans quelque extrava3,ance , je lui en laiflerois courir le danger; fi des filoux l'attaquoient au jeu , je le leur livrerois pour en faire leur dupe *; je le laiiîerois en- ctnfcr , plumer , dévalifcr par eux ; Ck quand , l'ayant mis à fec , ils finiroient par fe moquer de lui , je les remtrcierois encore , en fa préfence , des le- çons qu'ils ont bien voulu lui donner. Les feuls piè- ges dont je le garantirois avec foin, feroient ceux

des

* Au refîe, notre élevé donnera peu dans ce p'ége, lui que tant d'ainuieiuens environnent, lui qui ne s'ennuya de fa vie^ & qui fait à peine à quoi fert l'ar^f.ent. Les deux mobiles avec lefquels on conduit les enfans ei^.nt Tinterêr (ii la vanité, ces deux mêmes raobiics fervent aux c^urtifanes & aux cfcrocs pour s'e:i)parer d'eux dan? la fuite. Quand vous voyez exciter kur avidité par des prix , par des récoinpenfes . quand vous les voyez applaudir à dix nn> dans un afte public au Collège, vous voyez comment on leur fera laiiler à vingt leur bourfc dans un brelan fi leur fanté dans un mauvais lieu. 11 y a tou- jours à parier que le plus fr.vr.nt de fa clalîe deviendra le plus joueur & k plus débauché. Or les moyens dont on n'ufa point dans l'enfance n'ont point dans la jeunefie le même abus. Mais on doit fe fouvenir qu'ici ma conllante maxime eft de mettre partout la chofe au pi». Je cherche d'abord à prévenir Je vice, & puis je le fuppofe, afin d'y rcniéditr.

T44 EMILE;

des Courtifiines. Les feuls ménagemens que j'aurois pour lui , feroient de partager tous les dangers que je lui laiâèrois courir , & tous les affronts que je lui iaifTerois recevoir. J'endurerois tout en filence, fans plainte , fans reproche , fans jamais lui en dire un feul mot ; & fo^'ez fur qu'avec cette difcrétion bien foutenue , tout ce qu'il m'aura vu fouffrir pour lui , fera plus d'impreffion fur Ton cœur , que ce qu'il aura fouffert lui-même.

Je ne puis m'empêcher de relever ici la faufTe di- gnité des gouverneurs qui , pour jouer fotement les fages, rabaiiîent leurs élevés, affectent de les traiter toujours en enfans , (Se de fe diftinguer toujours d'eux dans tout ce qu'ils leur font faire. Loin de ravaler ainfi leurs jeunes courages , n'épargnez rien pour leur élever l'ame ; faites -en vos égaux afin qu'ils le deviennent , & s'ils ne peuvent encore s'élever à vous , dcfcendez à eux fans honte, fans fcrupule. Songtz que votre honneur n'efl; plus dans vous , mais dans votre élevé ; partagez fes fautes pour l'en cor- riger; chargez- vous de honte pour l'effacer: imi- tez ce brave Romain qui , voyant fuir fon armée & ne pouvant la rallier , fe mit à fuir à la tête de fes foldats , en criant : ils ne fiyem pas ^ ils fuhent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour cela ? tant s'en faut : en facrifiant ainfi fa gloire il l'augmenta. La force du devoir , la beauté de la vertu entraînent malgré nous nos fuffrages & renverfent nos infenfés préju- gés. Si je recevois un foufBet en rempliffant mes fondions auprès d'Emile, loin de me venger de ce fouffiet , j'irois par -tout m'en vanter, <Sc je doute qu'il y eût dans le monde un homme affez vil pour ne pas m'en refpefter davantage.

Ce n'eft pas que l'élevé doive fuppofer dans le maître des lumières auffi bornées que les fieni)es , & la même facilité à fe laiiFer féduire. Cette opinion cd bonne pour un enfant qui ne fâchant rien voir ,

ritn

ou DE L'EDUCATION. H5

lien comparer , met tout le monde à fa portée , & ne donne fa confiance qu'à ceux qui favent s'y met* tre en effet. I^Jais un jeune homme de l'âge d'Emi" le, & auflî fenfé que lui , n'ed plus ailcz lot pouf prendre ainfi le change , & il ne feroit pas bon qu'il le prît. La confiance qu'il doit avoir en Ton gouvef ^ neur efl d'une autre efpece; elle doit porter fur l'au- torité de la raifon, fur la fuperiorité des lumières , fur les avantages que le jeune homrr.e efl: en état d2 connoître , & dont il fent l'utilité pour lui. Une longue expérience l'a convaincu qu'il e(t aimé de fon conduéteur; que ce condu61:eur efl un homme fage, éclairé, qui, voulant fon bonheur, fait ce qui peut le lui procurer. 11 doit fivoir que, pour fon propre intérêt, il lui convient d'écouter fts avis. Or û le maître le lailfoit tromper comme le difciple , il per- droic le droit d'en exiger de la déférence & de lui donner des leçons. Encore moins l'élevé doit-il fup- •pofcrque le maître le laiffe, àdtflein, tomber dans des pièges , & tend des embûches à (h (Implicite» (^ue faut-il donc faire pour éviter à la fois ces deux kconvéniens ? Ce qu'il y a de meilleur 6c de plus naturel , être (Impie 6: vrai comme lui , l'avertir des périls auxquels il s'expofe , les lui montrer claire- ment , fenfiblement , mais fans exagération , fans humeur, fans pédantefque étalage; fir- tout fans lui donner vos avis pour des ordres , jufqu'à ce qu'ils le foient devenus, & que ce ton impérieux foit abfolu- ment néceilaire. S'obUine-t-il après cela , comme il fera très-fouvent? Alors ne lui dites plus rien ; laifilz-le en liberté, fuivez-le, imitez -le, <Sc celj gaiment, franchement; livrez - vous , amufez-vou^ autant que lui, s'il ell: polTible. Si les conféquences deviennent trop fortes , vous êtes toujours - pour les arrêter; & cependant combien le jeune homme^ témoin de votre prévoyance (^ de votre complaifan- ce , ne doit -il pas être îi h fois ftappé de l'une (S: 'Ji'mc L Pmic U, K. ton-»

ï4<5 EMILE;

touché de l'autre ? Toutes ft^s fautes font autant de liens qu'il vous fournit pour le retenir au befoin. Or ce qui fait ici le plus grand art du maître , c'eft d'a- mener les occafions & de diriger les exhortations, de manière qu'il fâche d'avance quand le jeune hom- me cédera & quand il s'obftinera, afin de l'environ- ner par- tout des leçons de l'expérience, fans jamais fexpofer à de trop grands dangers.

AvertifTez-le de Tes fautes avant qu'il y tombe; quand il y eft tombé ne les lui reprochez point, vous ne feriez qu'enOammer & mutiner fon amour- propre. Une kçon qui révolte ne profite pas. Je ne connois rien de plus inepte que ce mot : ^e vous Pavois bien dit. Le meilleur moyen de faire qu'il fe fûuvienne de ce qu'on lui a dit , elt de paroître l'a- voir oublié. Tout au contraire, quand vous le ver- rez honteux de ne vous avoir pas cru , effacez dou- cement cette iiumiliation par de bonnes paroles. Il s'affcdlioncra fûrement à vous , en voyant que vous vous oubliez pour lui , & qu'au lieu d'achever de l'écrafer , vous le conlolez. JNiais fi à fon chagrin vous ajoutez des reproches , il vous prendra en hai- ne , & fe fera une loi de ne vous plus écouter, comme pour vous prouver qu'il ne penfe pas comme vous fur rimpor tance de vos avis.

Le tour de vos confolations peut encore être pour lui une indf uftion d'autant plus utile , qu'il ne s'en déliera pas. En lui difant, je fuppofe, que mille aurres font les mêmes fautes, vous le mettez loin de fon compte , vous le corrigez en ne paroilTanc que le plaindre: car pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes , c'eft une excufe bien morti- liante que de fe consoler par leur exemple; c'eO: con- cevoir que le plus qu'il p^ut prétendre , eft qu'ils ne valent pas mieux que lui.

Le tems des fautes ell celui des fables. En cen- furant le coupable fous un maique étranger, on fin-

flruit

exj DE L'EDUCATION. 147

ftruit fans rofFenftr; & il comprend alors que l'apo- logue n'efl: pas un menfonge, par la vérité dont il fe faic l'application. L'enfant qu'on n'a jamais trompé par des louanges , n'entend rien à la fable que j'ai ci-devant examinée; mais l'étourdi qui vient d'être la dupe d'un fxatteur , conçoit à merveille que le cor- beau n'étoit qu'un fot. Ainfi d'un fait il tire une maxime ; & l'expérience , qu'il eût bientôt oubliée, fe grave, au moyen de la fable, dans fon jugement. Il n'y a point de connoifTance morale qu'on ne puilîe acquérir par l'expérience d'autrui ou par la fienne. -Dans les cas cette expérience eft dangereufe , au lieu de Ja faire foi - même, on tire fa leçon de l'Hif- toire. Qtiand l'épreuve efl fans conféquence, il eft bon que ie jeune homme y reQe expofé ; puis , au moyen de l'apologue , on rédige en maximes les cas particuliers qui lui font connus.

Je n'entends pas pourtant que ces maximes doi- vent être développées ni même énoncées. Rien n'eft Cl vain, Ci mal entendu, que la morale par la- quelle on termine la plupart des fables ; comme fi cette morale n'étoit pas ou ne devoit pas être éten- due dans la fable même, de manière à la rendre Ctn^ Cible au Le61eur. Pourquoi donc, en ajoutant cette morale à la fin, lui ôter le plaifir de la trouver de fon chef Le talent d'inftruire eft de faire que le difci- pie fe plaile à l'inftrudlion. Or , pour qu'il s'y plai- fe , il ne faut pas que fon efprit refle tellement paffif à tout ce que vous lui dites , qu'il n'ait abfolument rien à faire pour vous entendre. 11 faut que l'amour- propre du maître laiffe toujours quelque pnfe au fien; il faut qu'il fe puilTe dire ; je conçois, je pé-, netre, j'agis, je m'inftruis. Une des chofes qui ren- dent ennuyeux le pantalon de la Comédie italienne,' efl: le foin qu'il prend toujours d'interpréter au parter- re des platifes qu'on n'entend déjà que trop. Je ne veux point qu'un Gouverneur foie pantalon , encore-

K 3 moins

vi48 E M I L E, ,

moins un Auteur. Il faut toujours fe faire entendre; mais il ne faut pas toujours tout dire: celui qui dit tout dit peu de chofes , car à la fin on ne l'écoute plus. Qlic fignifient ces quatre vers que la Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui s'enfle ? A-t-il peur qu'on ne l'ait pas compris? A-t-il befoin , ce grand peintre, d'écrire les noms au-deflbus des objets qu'il peint ? Loin de géneralifer par - fa morale , il la particularife , il la reltreint , en quelque forte, aux exemples cités , & empêche qu'on ne l'applique à d'autres. Je voudrois qu'avant de mettre les fables de cet Auteur inimitable entre les mains d'un jeune homme , on en retranchât toutes ces conclufions, par lefquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il vient de dire auiii clairement qu'agi-éablement. Si votre élevé n'eniend la fable qu'à l'aide de l'explica- tion , foyez fur qu'il ne l'entendra pas même ainfi.

11 importeroit encore de donner à ces fables un ordre plus didactique & plus conforme au progrés des fcniimens & des lumières du jeune adolefccut. Con- çoit - on rien de moins raifonnable que d'aller fuivre exactement l'ordre numérique du livre , fans égard au bell)in ni à l'occaiion ? D'abord le corbeau , puis h cigale , puis la grenouille , puis les deux mulets, Ôic, J'ai fur le cœur ces deux mulets , parce que je me fouviens d'avoir vu un enfant élevé pour la iiimnce , & qu'on étourdiiîbit de l'emploi (ju il alloit 'remplir , lire cette fable , l'apprendre , la dire , la redire cent & cent fois , fans en tirer jamais la moin- dre objeClion contre ie métier auquel il étoit deftiné. Non-tèuiement je n'ai jamais vu d'enfans faire au- cune application folide des fables qu'ils apprenoient ; mais je n'ai jamais vu que perfonne fe fouciât de leur flaire faire cecte application. Le prétexte de cette étude eft l'mftruClion m:)rale ; mais le véritable objet de la mère ôi, de l'enfmt , n'eH: que d'occuper de lui toute une compagnie tandis qu'il récite fes fables:

auiii

otJ DE UE DUC ATI ON. 14^

àufli les oublie- 1- il toutes en grandiflant, lorrqu'il n'efl: plus queftion de les réciter , mais d'en profiter. Encore une fois , il n'appartient qu'aux hommes de s'mftruire dans les fables , & voici pour Emile le tems de commencer.

Je montre de loin , car je ne veux pas non plus tout dire , les routes qui détournent de la bonne , afin qu'on apprenne à les éviter. Je crois qu'en fui- vant ctlle que j'ai marquée, votre élevé achètera la connoifUiuce dis hommes & de foi-même au meilleur marché qu'il efl: polTible , que vous le mettrez au point de contempler les jeux de la fortune fans en- vier le fort de fè's favoris, & d'être content de lui fans fe croire plus fage que les autres. Vous avez aufiî commencé à le rendre a6leur pour le rendre fpe6lateur, il faut achever; car du parterre on voit les objets tels ou'ils paroifTent; mais de la fcène on ]es voit tels qu ils font. Pour embraflcr le tout il faut fe mettre dans le point de vue; il faut appro- cher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeu- ne homme entrera- 1- il dans les affaires du monde? Quel droit a-t-il d'être initié dans ces miHeres téné- breux ? Des intrigues de plaifir bornent les intérêts de fon âge; il ne difpofe encore que de lui-même, c'eft comme s'il ne difpolbit de rien. L'homme efl: la plus vile des marchandifes ; & parmi nos impor- tans droits de propriété , celui de la perfonne cil toujours le moindre de tous.

Quand je vois que dans l'âge de la p!us grande ac- tivité l'on borne les jeunes gens à des études pure- ment fpeculatives, & qu'après, fins la moindre ex- périence, ils font tout d'un coup jettes dans le mon- de & dans les affaires, je trouve qu'on ne choqne pas moins la raifon que la Nature, & je ne fuis plus fur- pris que fi peu de gens fâchent fe conduire. Par quel bizarre tour d'efprit nous apprend - on tant de

K 3 cho-

J50 EMILE,

chofes inutiles , tandis que l'art d'agir efl compta pour rien ? On prétend nous former pour la fociétc , & l'on nous inflruit comme fi chacun de nous devoit pallv-r fa vie à penfer feul dans fa cellule, ou à- trai- ter des fujets en l'air avec des indiîerens. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfans , en leur en« ftignar.t certaines contorfions du corps & certaines formules de paroles qui ne fignificnt rien. Moi auffi , j'ai appris à vivre à mon Emile , car je lui ai appris à vivre avec lui-même, ôl de plus à fa voir ga- gner Ton pain : mais ce n'eit pas afTez. Pour vivre clans le monde il faut favoir traiter avec les hommes, il faut connoître les inflrumens qui donnent prife fur eux ; il faut calculer l'aftion & réaftion de l'intérêt particulier dans la fociété civile, & prévoir fi jufie les événemens, qu'on foit rarement trompé dans fus cntreprifes , ou qu'on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réuflir. Les loix ne permet- tent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affai- res & de difpofer de leur propre bien ; mais que leur ferviroient ces précautions , fi , jufqu'à l'âge pref- crit , ils ne pouvoient acquérir aucune expérience? Ils n'auroient rien gagné d'attendre, <3c feroient tout aufii neufs à vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans doute, il faut empêcher qu'un jeune homme , aveuglé par ion ignorance ou trompé par fes pallions , ne fe faffe du mal à lui-même ; mais à tout âge il eft permis d'être bienfaifant , à tout âge on peut protéger, fous îa dirtftion d'un homme lâge , les malheureux qui n'ont befoin que d'appui.

Les nourrices , les mères s'attachent aux enfans par les foins qu'elles leur rendent ; l'exercice des vertus fociales porte au fond des cœurs l'amour de l'humanité ; c'ell en faifant le bien qu'on devient bon, je ne connois point de pratique plus fûre. Oc- cupez votre ékve à toutes les bonnes a6lions qui font

k

ou DE L'EDUCATION. 151

à fa portée ; que l'intérêt des indigens fok toujours le fien ; qu'il ne les affifte pas feulement de fa bour- fe, mais de fes foins; qu'il les fcrve, qu'il les pro- tège , qu'il leur confacre fa perfonne & fon tems ; qu'il fe fdfre leur homme d'affaires, il ne remplira de fa vie un fi noble emploi. Combien d'opprimés, qu'on n'eût jamais écoutés , obtiendront juftice , quand il la demandera pour eux avec cette intrépide fermeté que donne l'exercice de la vertu ; quand il forcera les portes des Grands & des riches; quand il ira, s'il le faut, jufqu'aux pieds du Trône frire entendre la voix des infortunés , à qui tous les abords font fermés par leur mifere, & que la crainte d'être punis des maux qu'on leur fait, empêche même d'o- fer s'en plaindre.

Mais ferons-nous d'Emile un chevalier errant, unredrelTeur des torts , un paladin ? Ira-t-il s'jnge- rer dans les affaires publiques , faire le fage 6c le défenfeur des loix chez les Grands , chez les Magi- llrats , chez le Prince , faire le fulliciteur chez ks Juges & l'Avocat dans les Tribunaux ? Je ne fais rien de tout cela. Les noms badins (k ridicules ne changent rien à la nature des chofes. 11 fera tout ce qu'il fait être utile & bon. Il ne fera rien de plus , & il fait que rien n'eft utile & bon pour lui, de ce qui ne convient pas à fon âge. il fait que fon premier devoir efi: envers lui-même, que les jeunes gens doivent fe défier d'eux , être circonfpefts dans leur conduite, refpedtueux devant les gens plus âgés, retenus & difcrets à parler fans fujec , modcftes dans les chofes indifférentes, mais hardis à bien fidre 6c courageux à dire la vérité. Tels étoient ces iiluflres Komains, qui , avant d'être admis dans les charges, paifoient leur jeunefiè à pourfuivre le crime iS: à dé- fendre l'innocence , fans autre intérêt que celui de s'inftruire , en fervant la juflice 0:^; protégeant les bonnes mœurs.

K 4. Erailc

sst EMILE,

Emile n'aime ni le bruit, ni les querelles, non- fttilcmtnt entre les hommes * , pas même entre les animaux. 11 n'excita jamais deux chiens à fe battre; jamais il ne fit pourfuivre un chat par un chien. Cet efprit de paix eft un effet de Ton éducation , qui , n'ayant point fomenté l'amour -propre & la haute opinion de lui-même , la détourné de chercher fes piaifirs dans la domination , & dans le malheur d'au- irui. 11 fouffre quand il voit fouffrir,- c'efl: un fenti* ment naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'en- durçii <Si, fe complaît à voir tourmenter un être fcnfi-

ble.

* Mais fi on lui cherche querelle à lui-mêaie , comment fe Conduira-t-il ? je réponds qu'il n'aura jamais de querelle , qu'il jpe s'y prêtera jamais afllz pour en avoir- Mais enlin pourfui- vra-t-on , qui ell ce qui eft à l'abri d'un fouiïïet ou d'un dé- menti de la part d'un brutal , d'un ivroi^ne ou d'un brave coquin , qui pour avoir le plaifir de tuer fon homme, coui- jiicnce par le déshonorer? C'elt autre chofe ; il ne faut point que l'honneur des citoyens ni leur vie foit à la merci d'un brutal , d'un ivrogne ou d'un brave coquin , & l'on ne peut pas plus fe préferver d'un pareil accident que de la chute d'u- re tuile. Un fouffiet & un démenti reçu & enduré ont des ef- fets civils que nulle fagede ne peut prévenir &. dont nul Tri- bunal ne peut venger l'offenfé. L'infufîifance des Loix lui rend donc en cela Ton indépendance ; il eft alors feul Magi- strat , feul Juge entre l'ofiemeuï & lui : il eft feul interpréts ti. Miniftre de la Loi Naturelle, il fe doit juftice & peut feul fe la rendre, & il n'y a fur la terre nul gouvernement allez in- fcnfé pour le punir de fe l'être faite en pareil cas. Je ne dis pas qu'il doive s'aller battre, c'eft une extravagance; je dis -t;u"il fe doit judiçe & qu'il en eft le feul difpenfateur. Sans tant de vains Eoits contre les duels, fi j'étois Souverain je ïéronds qu'il n'y auroit jamais ni foiifïïet, ni démenti donné cinV.s mes Etats , & cela par un moyen fortfimple doiU les Tribunaux ne fe mêleroient point. Quoiqu'il en foit , Emile f:iit t«i pareil cas la juftice qu'il fe doit à lui-Diême , & l'exem- V'ie qu'il doit à la fureté des gens d'honneur. Il ne dépend Vins de l'homme le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'infulte , tr!?.!- il dépend de lui d'empêclier qu'on ne fe vante long-temi 4fc; rsvoir in fuite.

ftxj DE L'EDUCATION. 15-3

ble , c'efl quand un retour de vanité le fait fe regar- der comme exempt des mêmes peines par fa fagefiè ou par fa fuperiorité. Celui qu'on a garanti de ce tour d'efprit , ne fauroit tomber dans le vice qui en efl l'ouvrage. Emile aime donc la paix. L'image du bonheur le flatte ; & quand il peut contribuer à le produire, c'eft un moyen de plus de le partager. Je n'ai pas fuppofé , qu'en voyant des malheureux , il n'auroit pour eux que cette pitié fterile & cruelle , qui fe contente de plaindre les maux qu'elle peut gué- rir. Sa bienfiiifance aftive lui donne bientôt des lu- mières, qu'avec un cœur plus dur il n'eût point ac- quifes , ou qu'il eût acquifes beaucoup plus tard. §'il voit régner la difcorde entre fes camarades, il cherche à les réconcilier : s'il voit des affligés , ii s'informe du fujet de leurs peines : s'il voit deux hommes fe haïr , il veut connoître la caufe de leur inimitié : s'il voit un opprimé gémir des vexations du puifTant & du riche, il cherche de quelles manœu- vres fe couvrent ces vexations ; & dans l'interêc qu'il prend à tous les miferables , les moyens de finir leurs maux ne font jamais indifferens pour lui. Qu'a- vons - nous donc à faire pour tirer parti de ces dilpo- fitions d'une manière convenable à fon âge ? De ré- gler fes foins & fes connoiffances , & d'employer fon zèle à les augmenter.

Je ne me lafle point de le redire: mettez toutes les leçons des jeunes gens en a(Slions plutôt qu'en dif- cours. Qu'ils n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enfeigner. Quel ex- travagant projtt de les exercer à parler fans fujet de rien dire ; de croire leur faire ftntir , fur les bancs d'un Collège , l'énergie du langage des pallions , & toute la force de l'art de ptrfuader, fjns intérêt de rien perfuadcr à perfonne ! Tous les préceptes de la Khétorique ne fcmblent qu'un pur vcrbi;ige à quicon- que n'en fcnt pas l'ulage pc ur fon profit. Qu'impor-

K 5 te

154 EMILE,

te à un écolier de favoir comment s'y prit Annîbaf pour déterminer fes foldats à pailèr les Alpes ? Si au lieu de ces magnifiques harangues vous lui difiez .comment il doit s'y prendre pour porter fon Préfet à lui donner congé , foyez fur qu'il feroit plus attentif à vos régies.

Si je voulois enfeigner la Rhétorique à un jeiine .homme , dont toutes les psffions fufîent déjà déve- joppées, je lui pr^fenterois fans ceile des objets pro- pres à flatter ces paffions , & j'examineroîs avec lui quel langage il doit tenir aux autres hommes, pour les engager à favorifer fes defirs. Mais mon Emile n'eft pas dans une licuation 11 avanrageufe à Tart ora- toire. Borné prefque au leul néceflaire phyfique , îl 2 moins befoin des autres '.que les autres n'ont befoin de lui ; ôi. n'ayant rien à leur demander pour lui-mê- me , ce qu'il veut leur perfuader ne le touche pas d'alTez près pour l'émouvoir exceflTivement. Il fuit de-là qu'en général il doit avoir un langage fimple & peu figuré. Il parle ordinairement au propre , 6c feulement pour être entendu. 11 efl peu fentencieux, parce qu'il n'a pas appris à géneralifer fes idées ; il a peu d'images parce qu'il ell: rarement paflTionné.

Ce n'efl pas pourtant qu'il foit tout- à- fait fl«igmati- que & froid.. Ni (on âge , ni fes mœurs , ni fes goûts ne le permettent. Dans le feu de l'adolefccn- ce , ies efprits vivifians retenus & cohobés dans fon fang portent à fon jeune cœur une chaleur qui brille dans fes regards, qu'on fent dans fes difcours, qu'on voit dans fes aftions. Son langage a pris de l'accenE & quelquefois de la véhémence. Le noble fèntiment qui l'infpire lui donne de la force & de l'élévation ; pénétré du tendre amour de l'humanité , il tranfmet en parlant les mouvemens de fon ame ; fa génereufë franchife a je ne fais quoi de plus enchanteur que l'ar- lificieufe éloquence des autres, ou plutôt lui feul efl véritablement éloquent , puisqu'il n'a qu'à montrer

ce

ôtT DE L'EDUCATION. 15$

ce qu'il fent pour le communiquer à ceux qui l'é- coutent.

Plus j'y penfe, plus je trouve qu'en mettant ainfi la bienfaifance en aélion & tirant de nos bons ou mauvais fuccès des réflexions fur leurs caufes , il y a peu de connoilTances utiles qu'on ne puiflè cultiver dans l'efprit d'un jeune homme , & qu'avec tout le vrai fa voir qu'on peut acquérir dans les Collèges , il acquerra de plus une fcience plus importante encore, qui eft l'application de cet acquis aux ufages de la vie. Il n'eil pas poflible que, prenant tant d'intérêt à fes femblables , il n'apprenne de bonne heure à pe- fer & apprécier leurs aftions , leurs goûts , leurs plaifirs , & à donner en général une plus jufle valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes , que ceux qui , ne s'intéreflant à perfonne» ne font jamais rien pour autrui. Ceux qui ne trai- tent jamais que leurs propres affaires, fe paflionoent trop pour juger fainement des chofcs. Rapportant tout à eux feuls & réglant fur leur feul intérêt les idées du bien & du mal, ils fe rempliflent l'efprit de mille préjugés ridicules , & dans tout ce qui porte atteinte à leur moindre avantage , ils voycnt auiîi-i6c le boule ver fement de tout fUniv^ers.

Etendons l'amour-propre fur les autres êtres, nous le transformerons en vertu , & il n'y a point de cœur d'homme dans lequel cette vertu n'ait fi racine. Moins l'objet de nos foins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l'illufion de l'intérêt particulier eft à craindre , plus on généralife cet intérêt, plus il devient équitable , & l'amour du genre humain n'eft autre chofe en nous que l'amour de la juftice. Voulons -nous donc qu'Kmile aime la vérité, vou- lons-nous qu'il la connoille ? Dans les affaires te- nons-le toujours loin de lui. Plus les foins feront confacrés au bonheur d'auirui , plus ils feront éclaires & fages , & moins il fe trompera fur ce qui eft bien

on

«5^ E M I L E,

ou mal: mais ne fouffrons jamais en lui de préfèrent ce aveugle , fondée uniquement fur des acceptions de perfonnes ou fur d'injuftes préventions. Et pour- quoi nuiroit-il à l'un pour fervir i'autre? Peu lui im- porte à qui tombe un plus grand bonheur en parta- ge, pourvu qu'il concourre au plus grand bonheur de tous: c'eft-là le premier intérêt du fage, après l'inté- rêt privé ; car chacun eil partie defon efpece, âc jîon d'un autre individu.

Four empêcher la pitié de dégénérer en foiblelîe, il faut donc la généralifer , & l'étendre fur tout le genre humain. Alors on ne s'y livre qu'autant qu'el le cft d'accord avec la juftice, parce que de toutes !es vertus , la juftice efl celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raifon , par amour pour nous , avoir pitié de notre efpece encore plus que de notre prochain , & c'efl une très- grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchans.

Au relie il faut fe fouvenir que tous ces moyens par lelquels je jette ainll mon élevé hors de lui-même ont cependant toujours un rapport direél à lui ; puif- que non -feulement il en réfulcc une jouiflknce inte- Tieure , mais qu'en le rendant bienfaifant au profit des autres , je travaille à fa propre inI1:ru6lion.

J'ai d'abord donné les moyens, Ck maintenant j'en montre l'effet. Quelles grandes vues ie vois s'arran- ger peu-à-peu dans fa tête! Qtiels (èntimens fublimes étouffent dans fon cœur le germe des petites pallions î (Quelle netteté de judiciaire ! Quelle judeffe de raifon je vois fe former en lui de fes penchans cultivés , de l'expérience qui concentre les vœux d'une ame gran- de dans l'étroite borne des polTibles & fait qu'un homme fuperieur aux autres , ne pouvant les élever à fa mefure , fait s'abbaiffer à la leur ! Les vrais prin cipes du jufle , les vrais modèles du beau, tous les rapports moraux des êtres , toutes les idées de f ordre

fe

ou DE L'EDUCATION. 15?

fe gravent dans fon entendement; il voit la place de chaque chofe & la caufe qui l'en écarte; il voit ce qui peut faire le bien & ce qui Tempéche. Sans avoir éprouvé les paffions humaines iJ connoît leurs illufions & leur jeu.

J'avance attiré par la force des chofes , mais fans m'en impofer fur les jugemens des Leéleurs. De- puis long-tems ils me voyent dans le pays des chimè- res; moi je les vois toujours dans le pays des préju- gés. En m'écartant fi fort des opinions vulgaires^ je ne cefle de les avoir préfentes à mon efprit; je les examine, je les médite, non pour les fuivre ni pour les fuir, mais pour les pefer à la balance du raifonne- ment. Toutes Jes fois qu'il me force à mecarter d'elles , indruit par l'expérience , je me tiens déji pour dit qu'ils ne m'imiteront pas ; je fais que s'ob- flinant à n'imaginer que ce qu'ils voyent, ils pren- dront le jeune homme que je figure pour un être ima- ginaire 6c fantaftique , parce qu'il diffère de ceux auxquels ils le comparent ; fans longer qu'il faut biea qu'il en diffère , puifqu élevé tout diireremment, af- ft;61:é de fentimens tout contraires, inftruit tout au- trement qu'eux , il feroit beaucoup plus furprenanc qu'il leur reffembldt que d'ecre tel que je le fuppofe. Ce n'ell pas fhomme de l'homme, c'eil l'homme de la Nature. Afiarcmeut il doit être fort étranger 4 leurs yeux.

_ En commençant cet ouvrage , je ne fuppofois rien que tout le monde ne pût obferver ainli que moi, parce qu'il elt un point, lavoir la naiiTance de l'homme, duquel nous partons tous également ; mais plus nous avançons , moi pour cultiver la Nature , & vous pour la dépraver , plus nous nous éloignons les uns des autres. Mon élevé à lix ans differoïc pe« des vôtres que vous n'avitz pas eu le tems de dtfigu- rtr; maintenant ils n'ont plus rien de femblablej'o;: lage de l'horonie-fait dont il iipprcche, doit le mon-

irer

iS^ EMILE,

trer fous une forme abrolument différente , fi je n'aî pas perdu tous mes foins. La quantité d'acquis eil peut-être aflez égale de part & d'autre; mais les cho- ies acquifes ne fe reffemblent point. Vous êtes étonnez de trouver à l'un des fentimens fublimes donc les autres n'ont pas le moindre germe ; mais confide- rez auiTi que ceux-ci font déjà tous Philofophes & Théologiens , avant qu'Emile lâche ce que c'eft que philofopiiie & qu'il ait même entendu parler de Dieu.

Si donc on venoit me dire : rien de ce que vous fuppofez n'exide ; les jeunes gens ne font point faits ainii ; ils ont telle ou telle patîion ; ils font ceci ou cela ; c'clt comme fi l'on nioit que jamais poirier fût un grand arbre , parce qu'on n'en voit que de nains dans nos jardins.

Je prie ces juges fi prompts à la cenfure de confi- derer que ce qu'ils difent-là je le fais tout aulîi bien qu'eux , que j*}' ai probablement réfléchi plus long- tems , & que n'ayant nul intérêt à leur en impofer , j'ai droit d'exiger qu'ils fe donnent au moins le tems de chercher en quoi je me trompe : qu'ils examinent bien la confl:itution de f homme, qu'ils fuivent les premiers développemens du cœur dans telle ou telle C!rconfl:ance , afin de voir combien un individu peut différer d'un autre par la force de l'éducation, qu'en- fuite ils comparent la mienne aux effets que je lut donne , (k qu'ils difent en quoi j'ai mal raiionné; je n'aurai rien à répondre.

Ce qui me rend plus affirmatif , & je crois plus excufable de l'être , c'efl qu'au lieu de me livrer à l'efprit de fyfiéme, je donne le moins qu'il efl: pofii- ble au raifonnement, & ne me fie qu'à robfervation. Je ne me fonde point fur ce que j'ai imaginé, mais ^ îur ce que j'ai vu. Il efi: vrai que je n'ai pas renfer- mé mes expériences dans fenceinte des murs d'une ville , ni dans un feul ordre de gens : mais après

avoir

ou DE L'EDUCATION. T59

avoir comparé tout autant de rangs & de peuples qiic j'en ai pu voir dans une vie palFee à les obferver, j'ai retranché , comme artificiel , ce qui étoit d'un peuple 6i non pas d'un autre, d'un état & non pas d'un autre; & n'ai regardé, comme appartenant in- conteftablement à l'homme , que ce qui étoit com- mun à tous , à quelque âge , dans quelque rang, 6c dans quelque nation que ce fut.

Or , û fuivant cette méthode vous fuivez dès l'en- fance un jeune homme qui n'aura point reçu de for- me particulière , & qui tiendra le moins qu'il e(l pof- fible à l'autorité & à l'opinion d'autrui , à qui, de mon élevé ou des vôtres , penfez-vous qu'il rellèm- blera le p!us ? Voilà , ce me femble , la queftioa qu'il faut réfoudre, pour lavoir fi je me fuis égaré.

L'homme ne commence pas aifément à penfer ; mais fi. tôt qu'il commence il ne cefle plus. Qui* conque a penfé pendra toujours ; & Tentendcmenc une fois exercé à la réflexion , ne peut plus refiier en repos. On poiirroit donc croire que j'en fais trop ou trop peu , que l'efprit humain n'eit point naturel lement fi prompt à s'ouvrir , &. qu'après lui avoir donné des facilités qu'il n'a pas, je le tiens trop long-tems infcrit dans un cercle d'idées qu'il doit avoir franchi.

Mais confiderez premièrement que , voulant for- mer l'homme de la Nature, il ne s'agit pas pour ce- la d'en faire un fauvage , & de le reléguer au fond des bois ; mais qu'enfermé dans le tourbillon focial, il fuffit qu'il ne s'y laifié entraîner ni par les pallions, ni par les opinions des hommes, qu'il voye par ks yeux , qu'il fente par Ton cccur, qu'aucune autorité ne le gouverne hors celle de Ja propre raifon. Dan» cette pofition il ell clair que la multitude d'objets qui le frappe , les ficquens ieiuimcns dont il eft aiîtéle, les divers moyens de pourvoir à les befoins ree!s, doivent lui donner beisucoup d'idées qu'il n auroit ja- mais

t6o E M ï L E ,

mais eues , ou qu'il eût acquifes plus lentement. Ltf progrès naturel à refpric eft accéléré, mais non ren* verfe. Le même homme qui doit relier ftupide dans les forêts , doit devenir raifonnable & fenfé dans les villes , quand il y fera fimple fpeftateur. Rien n'eft plus propre à rendre fage que les folies qu'on voit îans les partager; & celui même qui les partage s'in- llruit encore, pourvu qu'il n'en foit pas la dupe, ôc qu'il n'y porte pas l'erreur de ceux qui les font.

Conliderez aulîi que , bornés par nos facultés aux chofes fenfibles, nous n'offrons prefque aucune prife aux notions abftraites de la philofophie & aux idées purement intelletSluelles. Pour y atteindre il faut , ou nous dégager du corps , auquel nous fommes fortement attachés, ou faire d'objet en objet un pro- grès graduel & lent , ou enfin franchir rapidement Ck prelque d'un faut l'intervalle, par un pas de géant dont l'enfance n'eft pas capable , & pour lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits ex- prés pour eux. La première idée abllraite eft le premier de ces échelons ; mais j'ai bien de la peine à voir comment on s'avife de le conftruire.

L'Etre incompréhcnfible qui embrafle tout , qui donne le mouvement au monde , & forme tout le fyftéme des êtres, n'efl ni vifible à nos yeux, ni palpable à nos mains ; il échappe à tous nos fens. L'ouvrage fe montre ; mais l'ouvrier fe cache. Ce n'efl pas une petite affaire de connoîcre enfin qu'il txifle , & quand nous fommes parvenus -là, quand nous nous demandons quel efl-il, eft-il? notre efprit fe confond , s'égare , & nous ne favons plus que penfer.

Locke veut qu'on commence par l'étude des ef- prits, & qu'on paflTe enfuite à celle des corps ; cette méthode efl celle de la fuperilition , des préjugés, de l'erreur; ce n'efl point celle de la raifon, ni mê- me de la Nature bien 'ordonnée , c'eft fe boucher les

yeux

ou DE L'EDUCATION. ï6i

yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir long-tems étudié les corps pour fe faire une véritable notion des efprits & foupçonner qu'ils exiftent. L'ordre contrai- re ne fert qu'à établir le materialifme.

Puifque nos fens font les premiers inflrumens de nos connoiflances , les êtres corporels & fen fi blés font les feuls dont nous ayons immédiatement l'idée. Ce mot efprit , n'a aucun fens pour quiconque n'a pas phi- lofophé. Un efprit n'eft qu'un corps pour le peuple Ck pour les enfans. N'imaginent-ils pas des efprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit? or on m'avouera que des efprits qui ont des bras & des langues refîemblent beaucoup à àts corps. Voilà pourquoi tous les peuples du monde, fans excepter les Juifs, fe font faits des Dieux corporels. Nous-mê- mes , avec nos termes d'Efprit , de Trinité , de Per- fonnes , fommes pour la plupart de vrais antropo- morphites. J'avoue qu'on nous apprend à dire que Dieu eft par-tout; mais nous croyons auffi que l'air efl: par-tout , au moins dans notre atmofphere , & le mot efprît dans fon origine ne fignifie lui-même quefoufie & vent. Si tôt qu'on accoutume les gens à dire des mots fans les entendre, il eft facile , après cela, de leur faire dire tout ce qu'on veut.

Le fentiment de notre a6tion fur les autres corps a d'abord nous faire croire que quand ils agilloient fur nous , c'étoit d'une manière femblable à celle dont nous agiifons fur eux. Ainfi l'homme a commencé par animer tous les êtres dont il fentoit l'aftion. Se (en- tant moins fort que la plupart de ces êtres , fiute de connoître les bornes de leur puiffance, il l'a fuppofée illimitée, & il en fit des Dieux aulîi-tôt qu'il en fit des corps. Durant les premiers âges, les hommes, ef- frayés de tout , n'ont rien vu de mort dans la Nature. L'idée de la matière n'a pas été moins lente à fe for- mer en eux que celle de l'efprit, puifque cette première idée eft une abllraftion elie-méme. Ils ont ainfi rem- pli l'Univers de Dieux fenfibles. Les aftres , les vents.

Tome L Partie IL L les

i52 EMILE,

les montagnes , les fleuves , les arbres , les villes , les maifons mêmes , tout avoit Ton ame, fon Dieu, i'a, vie. Les marraoufets de Laban , les manitou des Sau- vai;es, Jes fétiches des Nègres, tous les ouvrages de la Nature & des hommes ont été les premières divi- nités des mortels: le polythéifme a été leur première religion , ôc l'idolâtrie kur premier culte. Ils n'ont pu rcconnoître un feul Dieu que quand , gëneralininc de plus en plus leurs idées , ils ont été en état de re- monter à une première caufe , de réunir le fyfterae total des êtres fous une feufe idée, & de donner un fens au moifubflaJice , lequel eil: au fond la plus grande des abdraftions. Tout enfant qui croit en Dieu eft donc néceiTairement idolâtre, ou du moins antropo- morphite; & quand une fois l'imagination a vu Dieu, il eft bien rare que l'entendement le conçoive. Voi- là précifément l'erreur mené l'ordre de Locke.

Parvenu, je ne fais comment , à fidée abftraite de la fubftance, on voit que pour admettre une fubftan- ce unique, il lui faudroit fuppofer des qualités incom- patibles qui s'excluent mutuellement , telles que la penfée & l'étendue, dont l'une eft eflencielleraent di- vifible , Si. dont l'autre exclut toute divifibilité. On conçoit d'ailleurs que la penfee , ou fi l'on veut le fen- timent, eft une qualité primitive & inféparable de la fubftance à laquelle elle appartient , qu'il en eft de même de l'étendue par rapporta fa fubftance. D'où Von conclut que les êtres qui perdent une de ces qua- lités perdent la fubftance à laquelle elle appartient; que par conféquent la mort n'eft qu'une féparation de fubftances , Ck que les êtres ces'deux qualités font réunies , font compofcs des deux fubftances auxquel- les ces deux qualités appartiennent.

Or, confiderez maintenant quelle diftance refte en- core entre la notion des deux fubftances & celle de la nature divine ; entre l'idée incompréhenfible de l'ac- tion de notre ame fur notre corps, ex l'idée de l'ac- tion de Dieu fur tous les êtres. Les idées de créa- tion ,

ou DE UE DUC ATI ON. 163

tion , d'annihilation , d'ubiquité , d'éternité , de tou- te - puiflance , celle des attributs divins, toutes ces idées qu'il appartient à fi peu d'hommes de voir aulU confufes & aulii obfcures qu'elles le font, & qui n'ont rien d'obfcur pour le peuple parce qu'il n'y comprend rien du tout, comment fe préfenteront-elies dans tou- te leur force, c'eft- à-dire, dans toute leur obfcurité, à de jeunes efprits encore occupés aux premières ope- rations des fens, & qui ne conçoivent que ce qu'ils touchent? C'ell en vain que les abymes de l'infîni fonc ouverts tout autour de nous ; un enfant n'en ùÀt poinc être épouvanté , fes foibîes ycux n'en peuvent fonder la profondeur. Tout efl: infini pour les en fans, ils ne favenc mettre des bornes à rien ; non qu'ils faflenc la mefure fort longue, mais parce qu'ils ont l'enten- dement court. J'ai même remarqué qu'ils nietteng l'infini moins au-de-!à qu'au de-çà des dimenfions qui leur font connues. Jls eftimeront un efpace immen- fe , bien plus par leurs pieds que par leurs yeux; il ne s'étendra pas pour eux plus loin qu'ils ne pourront voir ; mais plus loin qu'ils ne pourront aller. Si on leur parle de la puilTance de Dieu , ils refumeronc prefque aufiTi fort que leur père. En toute chofe leur connoilTance étant pour eux la mefure des polîibles, ils jugent ce qu'on leur dit toujours moindre que ce qu'ils favent. Tels font les jugemens naturels à l'i- gnorance & à la foibleiîé d'elprit. Ajax eût craint de mefurer avec Achille, & défie Jupiter au combat, parce qu'il connoît Achille & ne connoît pas Jupiter. Un payfan Suillé qui fe cro}oit le plus riche des hom- rnes , & à qui l'on tâchoit d'expliquer ce que c'étoic qu'un Roi, demandait d'un air fier fi le Roi pourroic bien avoir cent vaches à la montagne.

Je prévois combien de Lc6lcuis feront furpris de me voir fuivre tout le premier âge de mon élevé lans lui parler de religion. A quinze ans ils ne favoit s'il avoit une ame, & peut-être à dix- huit n'tfi-il pas encore tems qu'il l'apprenne; car s'il rap^.rtnd plu-

L 2 LÙt

x64 EMILE,

tôt qu'il ne faut, il court rifque de ne le favoir ja- mais.

Si j avois à peindre la ftupidité fàcheufe , je pein- drois un pédant enfcignant le catéchifme à des enfans ; fi je voulois rendre un enfant fou , je l'obligerois d'expliquer ce qu'il dit en difant Ton catéchifme. On m'objeétera que la plupart des dogmes du Chriftianif- me étant des milleres , attendre que l'efprit humain foit capable de les concevoir , ce n'eft pas attendre que l'enfant foit homme , c'efl attendre que l'homme ne foit plus. A cela je réponds premièrement, qu'il y a dts mifteres qu'il efl: non-feulement impoflible à J' homme de concevoir, mais de croire, & que je ne vois pas ce qu'on gagne à ks enfeigner aux enfans ,. ce n'eil de leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus, que pour admettre les mifteres , il faut comprendre , au moins , qu'ils font incompréhenfi- bles ; 6i. les enfans ne font pas même capables de cet- te conception -là. Pour l'âge tout efl: mifl.ere, il n'y a point de mifl:eres proprement dits.

Il faut croire en Dieu pour être fauve. Ce dogme mal entendu efl; le principe de la fanguinaire intolé- rance , & la caufe de toutes ces vaines indruftions qui portent le coup mortel à la raifon humaine en l'accoutumant à fe payer de mots. Sans doute , iJ n'y a pas un moment à perdre pour mériter le falut éternel : mais fi pour l'obtenir il fuffit de répéter de certaines paroles , je ne vois pas ce qui nous empê- che de peupler le Ciel de fanfonets & de pies , tout aufli bien que d'en fans.

L'obligation de croire en fuppofe la pofîibilité. Le Philofophe qui ne croit pas , a tort , parce qu'il ufe mai de la raifon qu'il a cultivée, & qu'il efl; en état d'en- tendre les ventés qu'il rejette. Mais l'enfant qui pro- feife la Religion Chrétienne , que croit-il ? ce qu'il con- çoit, ëi. il conçoit fi peu ce qu'on lui fait dire, que Il vous lui dites le contraire, il l'adoptera tout auffi volontiers. La foi des enfans ôi, de beaucoup d'hom- mes

©u DB UE DU CATION. 163

mes eft une affaire de géographie. Seront-ils récom- penfés d'être nés à Rome plutôt qu*à la Mecque. On dit à l'un que Mahomet efl: le Prophète de Dieu , & il dit que Mahomet efl le Prophète de Dieu ; on dit à l'au- tre que Mahomet efl un fourbe, & il dit que Maho- met efl un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu'affirme l'autre s'ils fe fuffent trouvés tranfpofés. Peut- on partir de deux difpofitions fi femblables pour envoyer l'un en Paradis & l'autre en Enfer ? Quand un enfant dit qu'il croit en Dieu , ce n'efl pas en Dieu qu'il croit , c'efl: à Pierre ou à Jaques qui lui difent qu'il y a quelque chofe qu'on appelle Dieu; & il le croit à la manière d'Euripide.

O Jupiter! car de toi rienjinon

Je ne cannois feulement que le nom *.

Nous tenons que nul enfant mort avant l'âge de rai- fon ne fera privé du bonheur éternel ; les Catholiques croient la même chofe de tous les en fans qui ont reçu iebaptéme, quoiqu'ils n'aient jamais entendu parler de Dieu. 11 y a donc des cas Ton peut être fauve fans croire en Dieu , & ces cas ont lieu , foit dans l'enfance, foit dans la démence , quand l'efprit humain efl incapa- ble des opérations néceffaires pour reconnoître la Divi- nité. Toute la différence que je vois ici entre vous & moi , eft que vous prétendez que les enfans ont à fept ans cette capacité, 6: queje ne la leur accorde pas même à quinze. Que j'aye tort ou raifon, il ne s'agit pas ici d'un article de foi , mais d'une flmple obfervation d'hif- toire naturelle.

Parle même principe, il efl clair que tel homme par- venu jufqu'à la vieilleffe fans croire en Dieu , ne fera pas pour cela privé de fa préfence dans l'autre vie ù fon aveuglement n'a pas été volontaire ,& je dis qu'il ne Tefl pas toujours. Vous en convenez pour les infenfés

qu'u-

* Flutatcfue, Traité de V^moiir ,trad. d'yJv.yct. C'ell ainfi que conimençoitd'aboi(J la Tragédie de Ménalippc; mais les clameurs du Peuple d'i\thànes forcèrent Euripide à changer ce commence- ment.

L3

iôô E M î L E,

qu'une maladie prive de leurs facultés fpîrituelles, maïs non de leur qualité d'homme,, ni par conféquentdu droit aux bienfaits de leur Cré;).teur. Pourquoi donc n'en pas convenir aillîî pour ceux qui , fequeftrés de toute fociété dès leur enfance, auroient mené une vie abfolument fau- vage^ privés des lumières qu'on n'acquiert que dans le commerce des hommes *'?Car il eft d'une impoffibilité démontrée qu'un pareil Sauvage pût jamais élever Tes réflexions jufqu'à laconnoiffance du vrai Dieu. La rai- ïbn nous die qu'un homme n'eft punilTibleque par les fautes de la volonté , & qu'une ignorance invincible ne lui fauroit être imputée à crime. D'où il fuit que devant la jaftice éternelle tout homme qui croiroit , s'il avoit les lumières néceffaires , efl: réputé croire , & qu'il n'y aura d'incrédules punis que ceux dont le cœur le ferme à la vérité.

Gardons- nous d'annoncer la vérité à ceux qui ne font pas en état de l'entendre, car c'eft y vouloir fubfti- tuer l'erreur. 11 vaudroit mieux n'avoir aucune idée de la Divinité que d'en avoir des idées baffes , fantaftiques, injurieufes, indignes d'EUe ; c'efl un moindre mal de la méconnoître que de l'outrager. J'aimerois mieux , dit le bon Plutarque, qu'on crût qu'il n'y a point de Plu- tarque au monde, que fi l'on difoit que Plutarque efl: injurte, envieux, jaloux, & fi tiran , qu'il exige plus qu'il ne laiffe le pouvoir de faire.

Le grand mal des images difformes de la Divinité qu'on trace dans l'efprit des enfans efl: qu'elles y reftenc toute leur vie,& qu'ils ne conçoivent plus étant hom- mes d'autre Dieu que celui des enfans. j'ai vu en Suiffe une bonne & pieufe mère de famille tellement convain- cue de cette maxime, qu'elle ne voulut point infl:ruire fon fils de la religion dans le premier âge, de peur que content de cette infl:ru6tion groffiere, il n'en négligeât une meilleure à l'âge de raifon. Cet enfant n'entendoîc .. , . ja:

* Sur rétat naturel de relpnc humain & fur la lenteur de fes progrès : Fûysz la première gaitis du difcoursfur l'inégalité.

or DE L'EDUCATION. 767

jamciisparler de Dieu qu'avec recueillement &rcvt ren- ée, 6c fi-tôc qu'il en vouloit parler lui-même on lui im- pol'oicfilence, comme fur un lujec trop fublime & trop grand pour lui. Cette réferve excitoit fa curiolité l'on amour-propre âfpiroit au moment de connoîcrc ce millere qu'on lui cachoit avec tant de foin. Kl oins on lui parloit de Dieu, moins on fouffroit qu'il en parlât Juimême, &plusil s'en occupoit: cet enfant voyoic Dieu par-tout j & ce que je craindrais de cet art de niif- tercindifcretemenc affe(!:té,feroit qu'en allumant trop l'imagination d'un jeune homme, on n'alteiàtfatête, ce qu'enfin l'on n'en fit un fanatique au lieu d'en fai- re un croyant.

Mais ne craignonsrien defemblablepourmon Emi- le , qui , refufant conftamcnt fon attention à tout cequi cft au-deffus de portée , écoute avec la plus profonde indiiference les chofes qu'il n'entend pas. 11 y en a tant fur iefquelles il eft habitué à dire, celan'eftpas de m.on reiîbrt, qu'une de plus ne rembarraffe guère; &; quand il commence à s'inquiéter de ces grandes queflions, ce n'efl: pas pour les avoir entendu propofer, mais c'elt quand le progrès de fes lumières porte fes recherches de ce cô:e-là.

Nous avons vu par quel chemin l'cfprit humain cul- tivé s'approche de ces mifteres, & je conviendrai vo- lontiers qu'il n'y parvient naturellement au fein de la fociété même, que dans un âge plus avancé. Maiscom- me il y a dans la n.éme fociété des caufes inévitables par lesquelles le progrès des pallions eft accéléré; fi l'on n'accéîeroit de même le progrès des lumières qui fervent à régler ces paillons , c'eft alors qu'on fortiroic véritablement de l'ordre de h Nature, Cic que l'équili- bre leroit rompu. Quand on n'eft pas maître de modé- rer un dé\eloppement trop rapide, il faut meneravec la môme rapidité ceux qui doivent y correfpondre, eu forte que l'ordre ne (bit point interverti, que ce qui doit marcher enfemble ne foit point fcparé , «Se que l'homme, tout entier à tous Icsmcmcns de fa vie, ne foit pas «1 tel point par une de fes facultés, è^: à tel autre point p^ir les autres.

Quelle difficulté je voiss'élcver ici! difficulté d'au- tcnt plus grande, qu'elle eft moins dans les chofes que dars la puilllanimité de ceux qui n'ofcnr la refoudre: commecij'ons, au moins , par ofer la propoier. Un

en-

168 EMILE,

enfant doit être élevé dans la religion de Ton père; on lui prouve toujours très -bien que cette religion, telle qu'elle foit, eftla feule véritable, que toutes les autres ne font qu'extravagance & abfurdité. La force des argumens dépend abfolument, fur ce point, du pays on les propofe. Qu'un Turc, qui trouve le Chriftianisrae 11 ridicule à Conftantinople, aille voir comment on trouve le Mahométismc à Paris :c'eft fur- tout en matière de religion que l'opinion triomphe, Mais nous qui prétendons fecouer fon joug en toute cbofe, nous qui ne voulons rien donner à l'autorité, nous qui ne voulons rien enfeigner à notre Emile qu'il ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l'éleverons-nous? à quelle lefteaggré- gerons-nous l'homme de la Nature? La reponfe eli îbrt fimple, ce me femble; nous ne l'aggregerons ni à celle-ci, ni à celle-là, mais nous le rnettrons en é- tat de choifir celle oii le meilleur ufage de fa raifon doit le conduire.

Jncedo per ignés Suppojitos cineri dolofo.

N'importe; le zèle & la bonne- foi m'ont jufqu'ici tenu lieu de prudence. J'efpere que ces garants ne m'abandonneront point au befoin. Ledleurs, ne crai- gnez pas de moi des précautions indignes d'un ami de la vérité: je n'oublierai jamais ma devife; mais il m'eft trop permis de me défier de mes jugcmens. Au lieu de vous dire ici de mon chef ce que je penfe,je vous dirai ce que peufoit un homme qui valoit mieux que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés; ils font réellement arrivés à l'auteur du

Î)apier que je vais tranfcrire: c'eft à vous de voir fi 'on peut en tirer des réflexions utiles furlefujetdont il s'agit. Je ne vous propofe point le fentiraent d'un autre ou le mien pour régie ; je vous l'offre à cxami» cer.

En du Tome premier. Partie Seconde.

TABLE

TABLE

DES

MATIERES,

POUR LE TOME PREMIER en deux Parties.

A:

I. Défigne la Partie première,

II. Partie féconde , n. les notes.

A.

,Bbl' de St, Pierre; comment établinbic Tes enfans.

P. II. p. 61

Comment appelloit les hommes. I. 55.

Académies, font des écoles publiques de menfonges. II. 73 Accent , s'il faut fe piquer de n'en point avoir. 1. 65

Ce que le François mut à la place. Ibid.

Les enfans en ont peu. I. 200

Achille , allégorie de ïox) immerfion dan? le Styx.. I. 19

Comment W. Poëce lui ôte le mérite de la valeur. I. 32 ABivité y furabondante dans les enfans, & défaillante ddns

les vieillards. l. 55

Aiolefcence , fignes des approches de cet âge. II. 82

Peut être accélérée ou retardée par l'éducation. II. ci Affaires y comment un jeune homme p-.ut les apprendre.

II. 149

Ceux qui ne traitent que les leurs propres, s'y paffion-

nent trop. II. 155.

AffeÙation d'un parler modejîe , mauvaife avec les enfans.

II. 92 Affront déshonorant, à qni en appartient la vengeance. IL i San. Age de force. IL i

Son emploi. II. 3

A\e prodi;rieux. I. 35 n.

Ajax , dit craint Achille & défie Jupiter. IL 163

Alexandre, croyoit à la vertu. I. 132

Alimens Jolides y nourrilTcnt mieux que les liquides. I. 29 n.

Alimcns des premiers hommes. I, 204

Amateurs {^ yJmatrices , comment font à Paris leurs Ouvra- ges. II. 68

2mt L Partie II, M, Kxcep«

170 table:

Exceptions. . II. 68

Amour ^ exige des connoifTances. II, 87

A de meilleurs yeux que nous. Ibid.

Fixe & rend exclufif le penchant de la Nature. Ibid.

PnlTions qu'il entraîne à fa fuite. II. 88

jimour de Joi, principe de toutes nos pallions. II. 84

Toujours bon oc conforme à l'ordre. II. Ibid.

Quelles fortes de paflions en naiOent. II. 86

Amour - propre , pourquoi n'eft jamais content. II. Ihid.

Quelles fortes de palFions en nailTent. Ibid,

Devient orgueil dans les grandes âmes , vanité dans les

petites. II. 88

Co'mment fe transforme en vertu. II. 155

Analyje. II. Il Analogie grammaticale , les enfans la fuivent mieux que nous.

I. 62

.,^12-/^ vifuel, comment nous trompe. I. I04.

Anglois y fe difent un peuple de bon naturel. I. 209 n.

Angloij'e , à dix ans , excelloit fur le clavecin. I. 198

Animaux, ont tous quelque éducation. I. 47

Dorment plus l'hiver que i "été. I, 164.

Antoine (^Marc) , tcms l'hiUoire de fa vie efl inftru6live.

II. 13s Autbropomorpbites, II. 161, 162

Appétit des enfans. I. 208

Apprentijjages ^ comment Emile en fait deux à la fois, II. 67 Araignées, quels enfant en ont peur. I. 48

Arme -à- feu. I. 49

Art de gouverner fans préceptes. I. 14.(5

Art d'obferver les enfans. II. 63

yjrtif en quel ordre l'eftime publique les range. II. 39 Ans, Emile les rangera dans la Tienne en un ordre inverfe./Wrf. Autre manière d'ordonner les Arts, félon les rapports de néceffité qui les lient. II. 43

Arts fauvages éf -^''f^ civils ^ diftindlion des uns & des au- tres. II. 38 Artifany fon état efl le plus indépendant de tous. IL 56 Artifans des villes y (otiement in'^énieax. II. 44 Aflianax. I. 49 Attachement des enfans, n'efl d'abord qu'habitude. II. 85 En quoi l'attacbernent diffère de l'amitié. IL 121. n. Averiijjemens négligés, s' il en faut reparler après coup. II. 146 Augujie, étoit le précepteur de fes petits -tils. L 23 n. S'il ed vrai qu'il ait été heureux. [I. i3îi Autorité, il ne faut rien lui donner quand on ne veut rien donner à l'opinion. II. 77 Si celle du maure doit fe conferver aux dépens des mœurs. IL 120

DES MATIERES. 171

B.

Xj Anians. t. 209 Tt.

JidLon à uioicié plongé dans l'eau. 11. 72

Berceau. L 43 n.

Bibliothèque d'Emile. 11. 37

Bienfaiteurs mterejjés, plus communs que les obligés ingrats.

II. 122

Biens & maux de la vie humaine ei'nminés. 1. 75 Ij Juiv.

Bonheur de ibomme naturel , en quoi confiée. II. 24.

Si lamefuredu bonheur eft égale dans tous les états. II. 107

Nous jugeons trop du bonheur fur les apparences. 11. 114

Bons-mots, fecret pour en trouver. 1. 121

Bonté, de tous les attributs de la Divinité toute -puifTinte,

celui fans lequel on la peut le moins concevoir. I. SS

Bouchers , en quel pays ne font pas reçus en témoignage. I. 209

Bouillie, nourriture peu faine. I. 60

Boule roulée entre deux doigts croifés. II. 7i^fuiv.'jj

Bou[fole, comment nous l'inventons. 11. 20

Bruit d'une arme à-feu. I. 4,9

Buffon, (^M.de) citô I. 12, 43 n. 172 n,

Gi

^/-Adres dorés t à quoi bons. I. 193

'Cauipag7ie, renouvelle les générations des villes, I. 41

Canard de la foire. II.

Caprice t rie vient point de la liberté. I. 148

N'cft point l'ouvrage de la Nature. I. 149

Exemples de la manière d'tn guérir un enfant. 1. 149, 152 iCar£« géographiques. II. 12, 13

Caton le Cenjeur, éleva fon fila dès le berceau. I. 22 n.

Cerf volant. I. 224

Chardin y cité. I. i6i

Charité , manière inepte dont on croit l'infpirer aux enfans.

I. 117 Chat, examine tous les objets nouveaux. I. 155

Cbdiiment, doit être ignoré des enfans. I. 97 , 113

Cheval, réflexion fur cet exercice. I. 16S

Chimères, ornent les objets réels. I. 216, ^ fuiv.

Ciceron, cité. 1. 10

Citoyenne. I. 7

Citoyens , ce qu*il faut faire quand ils font forcés d'être fri- pons. II- 53 Climat. J. 2'8 Climats tempérés , leuts avantages. Ibid. Coiffures dis enfant. I. i<5<

M 2 4><^

172 TABLE

Collèges. I. 8, 54

Colère. I. 104

Commander ôi obéir , mots qui doivent être inconnus à l'en- fant. I, 91 Concurrence , quand doit cefTer d'être un inCtrument de l'édu^ cation. II. 36 Confidentes , font ordinairement des nourrices dans les dra- mes anciens, I. 37 ConnoiJJances , leur choix relativement aux bornes de l'intel- ligence humaine, II. 4 Bien vues par leurs rapports , préfervent des préjugés pour celle qu'on a cultivée. II. 50 Confolatmis, tour qu'on peut leur donner pour humilier l'a- mour-propre, II. 146 Contradiétions de l'ordre focial, quelle eft leur fource. II. 126 Conventions & devoirs y ouvrent la porte à tous les vices. I.

112

Corps débile affoihVit V:\me. I. 31 IL 119

Corps bumain , différence de l'habitude qui lui convient dans

l'exercice, ou dans l'inaftion. J. 159

Cofmographie , fa première leçon. II. 10

Courage, en quels lieux il faut le chercher, I. 33

Cûurfe. I. 18S

Indruflion que l'enfant peut tirer de cet exercice. I. i88 Couvens. I. 64

Cris des enfans. !• 51

C:dfine franpi/e. I. 106

Culture , un de fes grands préceptes efl de tout rttardcr.

11. 119 Curiojité, fa premicre fource. II. 5

Comment fe fait fon développement. II. 5

Quelle feroit celle d'un Philofophe relégué dans une ifle

déferte Ibid.

Curiojîté , raifon pourquoi le Philofophe en a tant , & le

Sauvage fi peu. II. 73

Cyt:lopes. I. 209

Czar Pierre. , H. 67, 6&

D

D.

'Anse. L 1S3

Déclamer. I. 200

Définitions, comment pourroient être bonnes. I. 125 ri.

Deati , moyen de faciliier leur éruption. I, 59 ^ Juiv.

Dépendance des cbofes & dépendance des hommes, I. 84

La première ne nuit point à la liberté. Ibid.

Défordre moral , par commence. 1. 17

DiJJein, réflexions fur cet art. I. 191

Deîtff

DES MATIERES. 173 Dette faciale y comment fe paye. Il, 55

Devoir, impofé mal-à-propos aux enfans. L 93

Effet de cette indifcrétion. I. 94.

Ce qu'on doit mettre à la place. I. hid.

Dialogue de morale entre le maître & l'enfant. I. 92

£)iewx du paganifme, comment furent imaginés. II. 161 Dijlmces, moyen d'apprendre aux enfans à en juger. I, 51 Divinité, il vaut mieux n'en point parler aux enfans. que

de leur en donner de faufTes idées. 11. 165

Docilité, effets, de celle qu'on exige des enfans. II. 25 Domimtion, tient à l'opinion comme tout le refte. I. 81 Douleur, l'homme doit apprendre à la connoître. L 70, 87

Comment perd fon amertume au goût des enfans. J. 166

E.

HAu, dans quel état l'enfant la doit boire. I. I(Î3

Education^ fes diverfes efpeces. I. 3 , 7

Oppofition entre elles. l' 5

Choix. l. A, 9

^^^' i i

Sens de ce mot chez les Anciens. I. 10

Commence à la naiffance. I. 45

Ne fe partage pas. 1 27

Nouvelles difîîcultés. I. 24

Quel en doit être le véritable inftrument. L* 95

Importance de la retarder. 1, ^3

Difficulté. I. lor

Doit être d'abord purement négative. L 99

Progrès de fes différences. II. j^g

£f/îicat/ûny exd«yti-(?, préfère les inflrudionscoiiteures. I. i63 Education naturelle , doit rendre l'homme propre à toutes les conditions humaines. 1, 29

Maintient l'enfant dans la feule dépendance des chofes. I.84 Education vulgaire, difpenfe les enfans d'apprendre à penfer.

I. 144

Quel efprit elle leur donne. I. 1^5

Egalité civile ^ naturelle . leur différence. IL 73

Egalité conventionnelle , rend nécellaires le droit pofitif & ks

Jo'X. II. 45

A fait inventer la monnoie. II. Jhid.

Elevé imaginaire que l'Auteur fe donne. I 2$

Beve , ne doit point s'envifager comme devant être un jour

féparé de fon gouverneur. ]. 29

Inconvénient qu'il paffe fucceflîvement par diverfes mains.

A ,M , ^' 37

Avantage qu il n apprît rien du tout jufqu'à douze ans.

J. 99 ]M 3 £»ev«

1^4 T A B L F.

Elevé , comment on le trouvera capable d'intelligence, de mémoire, de raifonnement. I. 143

fie doit recevoir de leçons que de l'expérience. I. 14.5 Doit toujours croire faire fa volonté en faifant la vôtre.

L 147

Le mal de fon inftruftion eft moins dans ce qu'il n'entend point, que dans ce qu'il croit entendre. II. 32

Comment je m'y prends , pour que le mien ne foit pas aulîi fainéant qu'un Sauvage. II. 69

Utilité de fes travaux dans les arts. II. 43

En parcourant les atteliers, doit mettre lui-même la main à l'œuvre. II. 39

Choix de fon métier , s'il a du goût pour les fciences fpt- culatives. II. 66

En cellant d'être enfant, doit fentir la fuperiorité du maî- tre. JI. 144.

Différence du vôtre & du mien. IL 157

Elevés, ce qu'on leur apprend, plutôt qu'à nager. 1. 168 Eloquence , mar.iere inepte de l'enfeigner aux jeunes gens.

II. 153

'Vrai moyen. Emile, pourquoi paroît d'abord peu fur la fcène. Riche , & pourquoi. A de la naiffance , & pourquoi. Orphelin, en quel fens. Première chofe qu'il doit apprendre. N'aura ni maillot,

M charriots, ni bourlets, ni lifieres. Pourquoi je l'élevé d'abord à la campagne. Son dialogue avec le jardinier Robert. ' N'apprendra jamais rien par cœur.

Comment apprend à lire. A defliner.

A nager.

Boira fans eau froide ayant chaud ; précaution.

Avis que je lui donne fur les furprifes noéturnes.

Penfif & non quellionneur dans fa curiofité.

Son aventure à la foire.

Sa première leçon de cofmographic.

De ftatique.

De phyfique fyftématique.

Mot déterminant entie lui & moi dans toutes les actions de notre vie. II. 2e

Queftipnqui, de ma part, fuit infailliblement toutes les fiennes. Ibid.

Comment je lui fais fentir l'utilité de fâvoir s'orienter. II. 29

Quel livre campofera long-temsfeul fa bibliothèque. II. 37

^Hiule de lui-même. II. 3*5.

11. 154

I. 26

I. 29

Ibid.

Ibid.

I. 70

I. 42

I. 71

1. 40, 102

1. 109

I. 134

I. 142

I. ipo

I. 170

u 1. 162

ÎS. I. il'o

II. 9

IL 15

IL 10

H. 21

IL 23

DES MATIERES. 175

Emile, s'intereffe à des queftions qui ne ponrroient pas mê- me effleurer l'attention d'un autre; exemple. 11. 47 Pouiquoi peu fêté des femmes dans fon enfance, & avan- tage de cela. 11. 50 n. Pourquoi je veux qu'il apprenne un métier. li. 57 Choix de fon métier. 11. 66 Fait à la fois deux apprentiflages. II. 67 Comment je loue fon ouvrage, quand il efl bien fait. II. 68 Queftion qu'il me fait, quand il juge que je fuis riche , & ma réponfe. 11. 69 ^ Jniv. Efl un Sauvage fait pour habiter les villes. 11. 74 Ne répond point étourdiment à mes qutllions. Il, 75 Sait la quoi bon fur tout ce qu'il fait , &. le pourquoi fur tout ce qu'il croit. II. 78 Etat de fes progrès à douze ans. I. 219 A quinze. 11. 78 N'eft pas faux comme les autres enfans. II. 102 Saura tard ce que c'eft que foufFrir & mourir. llid. Quand il commence à fe comparer à fes fembiables. II. 125 Quelles paflîons domineront dans fon caractère, Ihid. Jmpreffion que feront fur lui les leçons de l'Hiftoire. II. 136 Ne fe transformera point dans ceux dont il lira les vies.

H. J39 Jugera trop bien les autres pour envier leur fort. 11. 140 Pourra s'enorgueillir de fa fuperiorité. II. 142

Remède à cela. H. 143

Comment s'inflruira dans les affaires, M. 151

Aime la paix. II. 152

Son par lern'efl ni véhément. II. 154.

Ni froid. II. Ibicl.

Etendue de fe? idées, & élévation de fes feutimens. II. 155 Ne s'inquiette point des idées qui palfent fa portée. II. 167 A quelle fede doit être aggrcgé. IL i63

Encre, comment elle fe fait. il. 32

Utilité de favoir cela. II. 34

Enfance, premier éiat. 1, 54

Deuxième état. I. 69

Troifiéme état. II. i

Court tableau de fa dépravation. I. 21

Seul moyen de l'en garantir. I. 22

Ses premiers développemcns fc font prefque tous à la toii.

I- 139 Doit être aimée & ftivorifée. I. 73

Son état par rapport à l'homme. II. 67 (j* fuiv.

Ne peut guère abuler de la liberté. 1. 82

A des manierrs de penfer qui lui font propres. 1. 93

Doit uieurir dans les enfans, I. iro

11 y ïi des hommes qui n'y palfcnt point. I. in

M 4 Enfanct,

I.

19

I.

40

1,

47

s.I.

48

I.

49

I.

50

I.

52

].

55

I.

sa

I. Ihid.

Ibid.

I.

58.

I.

59

1.

6z

175 TABLE

Enfance, ne poînt fe preffer de la juger. I, 123

Semblable dans les deux fcxes- If. 8a

Enfans, comment traités à leur naiffhnce.1. 11, 42 ^ Juiv.2>9

Supportent des changemens que ne fupporteroient pas les

hommes. Doivent être nourris à la campagne. Leurs premières fenfations purement afFeélives. Doivent être de bonne heure accoutumés aux ténèbres. L Ont rarement peur du tonnerre. Comment apprennent à juger des diftances. Ont les mufcles de la face trè'^ - mobiles. Pourquoi font fi volontiers du dégât. Comment deviennent impérieux. Maximes de conduite avec eux. En grandiflant deviennent moins remuans. î^e point les flatter pour les faire taire. Sont prefque tous févrés de trop bonne heure. Suivent mieux que nous l'analogie grammaticale. On s'emprefle trop de les faire parler. L Ihid, ^ 66, 137

^■^ Juiv, Et de corriger leurs fautes de la langue. 1. 62

Apprennent à parler plus ditiin(ftement d(îns les Couvens & dans les Collèges. IJ. 6i\

Pourquoi ceux des Payfans articulent mieux que les nô- tres. 11. 63 Donnent fouvent aux mots d'autres fens que nous. U. 67 Ne point montrer un air alhumé quand ils fe b/eflent.

II. 7o Avantage pour eux d'être petits & foibles. II. Ibid,

Souffrent plus de la gêne qu'on leur impofe, que des in- comodités dont on les garantit. I. 87

En les gâtant, on les rend miferables. I. Ibid. ^fuiv. Régies pour accorder ou refufer leurs demande*. I. pi. n. On les conduit par les pallions qu'on leur donne, I. 96 D'où vient leur pétulance. I, 97

Abus des loni^s difcours qu'on leur tient. I. 103

Ne font pointnaturellement portés à Hientir, l.ii^&fuiv. Pourquoi trouvent quelquefois d'heureux traits. 1, 121 Leur apparente facilité d'apprendre , caufe leur perte,

1. 124 On ne leur apprend que des mots. L 1,26

N'ont point une véritable mémoire. L 125

Comment fe cultive celle qu'ils ont. I. 133

Quelle eft leur Géographie. L 128

Si THifloire efl à leur portée. I. Ibid,

Comment fe perd leur jugement, I. 132

De leurs vêtemens. I, 156, ^ Juiv,

Et de leur coëfFurg. 1. i6l

Énfahf,

DES MATIERES. 177

^■nfans, généralement trop vêtus. I. 132, 161

Sur -tout dans les villes. I. 43 n.

En quel mois il en meurt le plus. J. 162

S'ils doivent boire ayant chaud, I. 163

Ont befoin d'un long fommeil. 1. 164,

Moyen de les faire dormir. I. 165

Et fe réveiller d'eux-mêmes. I, 166

Comment fupportent gaiment la douleur. I. Ibid.

Peuvent être exercés aux jeux d'adrelTe. I. 195

S'ils doivent avoir les mêmes alimens que nous. I, 205 Difficulté de les obferver. I, 224.

On ne fait point fe mettre à leur place. II. 11

Effet de la docilité qu'on en exige. II. 25

Ne les payer que de raifons qu'ils puifTent entendre. II. 27 Font peu d'attention aux leçons en difcours. II. 28

Si l'on doit leur apprendre à êtregalans près des femmes»

II. 50 n. Un appareil de machines & d'inftrumens les effraye ou les

diftrait. II. 68

Ne s'interefTent qu'aux chofes purement phyfîques. II. 71 Sont nntureliement portés à la bienveillance. II. 85

Mais leurs premiers aitachemenî ne font qu'habitude. II. pj Leur curiofité fur certaines matières. II. 90

Comment doit être éludée. II. Ibid. ^ J'.iiv,

Apprennent à jouer le fentiment. H. lor

Inconvénient de cela. iMd,

Tout ell: infini pour eux. II. ii5

Enfant, augmente de prix en avançant en âge. I. 19

Doit favoir être malade. I. 33

Suppofé homme à fa naiflance. I. 4.5

Pourquoi tend la main avec effort pour falfir un objet

éloigné. I. 51, 54, ijo

A quelle dépendance doit être alfujetti. I. 84

Ne doit point être contraint dans fes mouvemens. I. 85 Ne doit rien obtenir par des pleurs. I. Ibid.

Ne doit pas avoir plus de mots que d'idées. 1. 67

De la première faulfe idée qui entre dans fa têle nailfcnt

l'erreur & le vice. I. 91

Ne joint pas à ce qu'il dit les mômes idées que nous. I. 73 Gouverne le maître dans les éducations foignées. I. 147 Comment n'épiera pas les mœurs du maître. I. 148

Ne doit point apprendre à déclamer. I. 209

Moyen de le rendre curieux. II. 7

Ne peut être ému par le fcntiment. II. ^

Ne s'interelfe à rien dont il ne vore l'utilité. II. 35

Situation tous les befoins naturels de Ihomme, & Its

moyens d'y pourvoir le développent fenfiblement .A (on.

tfi'rit, II. 35

1^1 § £nfant.

Î78 TABLE

Enfant, commentilfautIuimontrerlesrelationsroclales.il. 35 Sa preaiiere étude eft une forte de phyflque expérimen- tale. Jl. 151 Ne doit rien faire fur parole. Jl. 1^5 Enfant qui Je croit brûlé par la glace. II. 71 Enfant dilcole, manière de le contenir,' H. 108 Enfant -fait. I. 216 Sa peinture. î. 2iy ^ fuiv. Ennui, d'où vient. II. 114. Entendement humain, fon premier terme & fes progrès. I. 45 Envie , efl: amere & pourquoi. IL 100 BpiSete, fa prévoyance ne lui fert de rien. II. 108 Erreur, le feul moyen de l'éviter, eft l'ignorance. II. 73 Erreurs de nos feus, font des erreurs de nos jugemensj exem- ple. II. 71 EJprit, chaque ejprit a fa forme, félon laquelle il doit être gouverné. I. 100 Ses carafteres. II. 70 , ^ fuiv, Ejprit 0') d'un enfant doit être d'abord exhalé modérément, puis retenu. I. 122 E[prit de votre élevé & du mien. I. 14,5 , ^Juiv, Ejprii vulgaire, à quoi fe reconnoît dans l'enfance. L 122 Sens du mot Ejprit , poux le peuple & pour les enfans.

II. i6i Sens primitif. II. Ibid,

Etat de Nature, en en fortant nous forçons nos femblables d'en fortir auffi. II.

Etat, quelle occupation nous en rapproche le plus. II. 56 Eiat de Nature, état Civil: ce qu'il faudrolt pour en réunir les avantages. I. 84

Etudes, s'il y en a il ne faille que des yeux. I. 129 S'il y en a qui conviennent aux enfans. I. 132

Etudes Jpéculotive s , trop cultivées aux dépens de l'art d'a- t,ir, II. 149

Etudier par cœur, habitue à mal prononcer. I. 64.

Euripide , ce qu'il dit de Jupiter. II. 165

Excès d'indulgence ou de rigueur à éviter. I. 87

Exercice du corps , s'il nuit aux opérations de refprit. I. 144 Explications en dijcours , font peu d'impreffion fur les en- fans. II. 28 Mauvaife explication par les chofes. II. 32

F.

X^Able'?. Si leur étude convient aux enfans. I. 134

Analyfe d'une de celles de la Fontaine. I. 135. &?/?";«- Examen de leur morale. I. 139. 6f /"Jy.

Quel efl leur vrai tems. il. I47

^ La

D E s M A T I E R E s. 179

La morale n'y doit pas être développée. U. Ibid.

Facultés Jupetflues de Vhomme , caufcs de fa mifere. I. 77 Famille, comment le diffout. I. 71

Fantaiftes des enfans gâtés. I. i38

Farineux, 1. 39

Favorin, cité. !• 77

Fautes , leur tems efl celui des Fables. II. 14-7

Félicité de Vhomme ici -bas eft négative. I- 75

Femme, confiderée comme un homme imparfait. 11. 81 N'efl à bien des égards qu'un grand enfant. 11. 82

Femmes, notre première éducation leur appartient. 1. 2 n. Ne veulent plus être nourrices ni mères. I. 15 » 18

Quel air leur plaît dans les hommes. II. 50 »•

Fétiches. U. 115

Feu de In jeune JJe , pourquoi la rend indifciplinable. II. 120 C'eft par lui qu'on la peut gouverner. Il- Ibid.

Foi des enfans , à quoi ticnc. II* ^65

FoihleJJe , en quoi confifte. I- 77

D'où vient celle de l'homme. II. i

C'eft elle qui le rend fociable. II. 99

Force , en quoi confifte. 1-77

A quel âge l'homme a le plus de force relative. II. 3 Comment il en doit employer l'excédent. II. l^>ià.

Force du génie ^ de Vame, comment s'annonce dans l'en- fance. I. 122 Forêt de Montmorenci. H- 29 Français y ce qui rend leur abord repouflant & défagréable.

I. 65, 186 ri.

CjAite', figne très -équivoque du contentement. IL 115 Gauffres ijeperimetres. I. 196

Gaures. L 2<-9

Genevois, peut-être ne feroient plus libres, s'ils n'avoienc (îi marcher fans foulicrs. I. 182

Génie, a fouvent dans l'enfance l'apparence de la l"lupidité.

1. HZ

Génie des hommes , différent dans les peuples & dans les in- dividus. II. I31- Géographie, idée qu'en ont les enfans. 1. 128 Ses premières Itçons. IL 12 Génméttie, s il clt vrai que Ks enfans l'apprcnneiît. I. 125 Notre manière de l'enfeigncr donne plus à l'imagination qu'au raifonnement. I. 193 Comment Mmile en apprendra les premiers élemens. L 19+ Moytn de la rendre intérelfante. II. 5 Ciiurmaiulije , préférable à la vanité, pour mener les enfms.

L 206 V icc

180 - TABLE

Vice des cœurs fans étoffe. T. 207

Guût. Remarques fur ce fens. I. 203 ^ fuiv.

Coûts naturels, font les plus fimples, 1. 204

Et les plus univerfels. I. 205

Gouvernement politique , à quoi doit fe borner l'idée qu'il en

faut donner à l'enfint. II. 45

Gouverneur, première qualité qu'il devroit avoir, I. 24

Moyen d'éviter la difficulté du choix. I. Ibid.

Doit être jeune. I. 25

S'il doit avoir déjà fait une éducation. I. 27

Doit choifir aulTi fon élevé. I. Ibid,

Ke doit point s'envifager comme en devant être un jour

féparé. I. 29

Ne doit point fe charger d'un élevé infirme. I. 30

Doit avoir de l'autorité fur tout ce qui entoure fon élevé,

& moy°n d'aquérir cette autorité. 1. 102

Doit fe faire apprentif avec fon élevé. II. 39

Abus à éviter dans leurs communs travaux. II. 43

Fondement de la confiance que l'élevé doiC avoir en lui,

11. 145 Comment doit fe conduire dans les fautes de fon élevé de- venu grand. 11. Jbid. ^ fuiv. Gouverneurs , leur faufle dignité, II. 144 Grmid Seigneur devenu gueux. II. 54 Crajfeyer. 1. 64 Griffer, pain de Piémont, !• 61 Cymnajli'iu^, !• 15^

H.

XJ./\BiTunE, n'eH: point la- Nature. I. 4

Seule habitude qu'on doit donnera l'enfant dans le premier

âge. I. 48

D'où vient l'attrait de rbahitude. 1. 220

Habitude du corps convenable à l'exercice, différente de cel- le qui convient à l'inaftion. I. 64

Haleine de Vbmnme^ mortelle à l'homme. I. 41

Heyiri W. Mot de ce Prince far les prédirions des Aftrolo-

gués.

I. 121

Héritier, comment s.'éleve.

I. 152

Hermès.

11. 35

Hetodote, cité.

J. 161, 214

Bifime .. n'efl: point à la portée des enfang.

!. 129

Exemple.

I. 130

Ttms de fon étude.

II. 128

Calomnie le genre humain.

II. 129

N'efl jamais tïdele.

II. 130

En quoi fembla.ble aux Romans.

11. Ibid.

Hijîoirs ,

DES MATIERES. l8t

ilifloîre, doit peindre fans faire de portraits. II. 131 , çj' juiv.

Montre plus les aélions que les hommes. H. Ï33

H ijloire moderne , n'a point de phyfionomie. II. 131

JJoJioriens anciens. I. 213 n,

Hohbes, comment appelloit le méchant. I. 55

En quel fens fon grand principe cil vrai. 1. 88

Hochets. I. 59, 60

Homme y comment défapprend à mourir. I, 33

Son haleine eft mortelle à fes femblables. I. 41

Fort par lui-même, rendu foible par la fociété. 1.82,84.

Doit s'armer contre les accidens imprévus. I. 182

Eft le même dans tous les états. II. 53

Ce qui le rend eOl-ncielIement bon ou méchant. II. 85

Doit être formé avant d'ufer de fon fexe, II. 119

Nepasie montrer aux jeunes gens par fon mafque. H. 127

Commtnce diflicilement à penfer 6c ne celle plus. II. 159

Homme courant d'étude en étude, à quoi comparé. 11. 13

Homme du monde., tout entier dans fon mafque. II. 115

Homme naturel, en quoi confiile fon bonheur. II. 24

Homme naturel . vivant dans l'état de Nature, fort difFérenc

de l'homme naturel vivant dans l'état civil. U. 74, 159

Borné par fes facult^'s aux chofes fenfibles. II. 160

Hommes , pourquoi j'en parle fi tard à mon élevé. il. 41

Hommes vulgaires y ont leuls befoin d'être élevés. I. 2(5

Humanité , premier devoir de l'homme. I. 73

Ce qui la conftitue. II. lor

Comment s'excite & fe nourrit dans le cœur d'un jeune

homme. II. 102, 108, 229

Maximes pour cela, il. 103 ^fuiv.

Hygiène. 1. 34

I.

I

De'es, diftinguées des images. I. 125

Et des fenfations. II. :22

La manière de les former e(l ce qui donne un caractère à l'efprit humain. //?j^.

Idées fiiiiples , ce que c'eft. II. 71

Identité Juccejfive , comment nous avons le fentiment de la nôtre. I. 72

Jeunes femmes , leur manège pour ne pas nourrir leurs en- fans. I. 15 Jeunes gens .^ corrompus de bonne heure , font durs & cruels.

II. 98 Cara6lere de ceux qui confervent long'tems leur innocence.

Ihid.

Pourquoi pnroilTent quelquefois infenCbles , quoiqu'ils ne

le loient pas. II. uo

Jeunes

i82 T A B L E;

Jeunes ^ens,inconvéniem de ]es rendre tropobfervateurs.ir.8i Jeune bomme , objets qu'on doit lui moiurer à certain âge.

II. 103, 22

Exemple. 11. 118

Doit penfer bien de ceux qui vivent avec lui. II. 127

Efbimer les individus, & niéprifer la multitude. IbiJ.

Jeux, pur qui & à quelle occafion inventés. I. 213

Jeux de nuit, utilité & pratique. I. 172, 33

Jeux olympiques , à quoi comparés. 11. 127

Imagination, étend la mefure des poffibles. 1. 76

Transforme en vices les pallions des êtres bornés. II. g6 Imitation, goût naturel. 1. 119

Comment dégénère en vice, l.-Ibid.

Indigejlions t comment les enfans n'en auront jamais. I. 213 Infans. I. 69

Infini. II. 162

Ingratitude , n'efl pas dans le cœur de l'homme. II. 122

Doù elle vient. II. Ibid.

Inoculation. 1. 168

InJlinSt, comment devient fentiment. II. 85

InJlru£lion , à quel prix on la donne aux enfans. I. ç6

Doit être renvoyée autant qu'on peut. I. 104.

L'on n'y doit employer ni rivalité, ni vanité. II. 36

InJlruUiims de la Nature font tardives , celles des hommes

prématurées. II. 89

Injîrumens mecbaniques , leur multitude nuit à l'adreffe des

mains & à la jufteflTe des fens. II. 2Z

Intelligence, épreuve & mefure de fon développement. II. 5 Intolérance, quel dogme elt fon principe. II. 164.

Jugemens a(5lifs & palîifs. IL. 71

Diftinction. Ibid.

Comment on apprend à bien juger. II. 74.

Juflice, quel eft en nous fon premier fentiment. I. iq6 JiiHice bumaine , fon principe. II. 124 n.

Jufiice & bonté ne font pas de purs êtres moraux. IL Ibid, Juveml, cité. IL 64

L.

JLa Fontaine , fi fes Fables conviennent aux enfans. I. 134,

Lait, fi le choix du lait de la mère ou d'une autre, eft in- différent.

D'abord férieux, puis prend de la confiliance. Eft une fubftance végétale. Se caille toujours dans l'eftomac.

Langue naturelle.

Langues , ^\ leur étude convient aux enfans. Un enfant n'en apprend jamais qu'une.

15

36

38

39

51

79

L*

127

Langues i

DES MATIERES. 183

Langues, Pourquoi Ton enfeigne aux enfans par préférence

les laniiiies mortes. I. 128

Leçons, doivent être plus en aftion qu'en difcours. I. iio

Liberté, le premier de tous les biens. 1. 84

Liberté bien réglée, feulinltrument d'une bonne éducation. 1.95

Lire, manière d'apprendre à lire aux enfans. I. 141

Lîfiere, laiiFe une mauvaife démarche aux enfans. L 71 «.

Lit , moyen de n'en trouver jamais de mauvais. I. 164

Quel ert le meilleur. 1. 165

Liiarge. 11. 33

Livre , qui compofera feu! la bibliothèque d'Emile. II. 37

Livres, intlrumens de la mifere des entant. 1. 141

Locke, recommande de ne point drogueries enfans. 1. 33

Examen de fa maxime qu'il faut raifonner arec eux. 1.

91, cj'fuiv. Comment veut qu'on rende un enfant libéral. 1. i ij

Veut qu'on apprenne à lire aux enfans avec des dés. I. 14c Inconféquence de cet Auteur fur leur boiflbn. L 162,16$ Métier qu'il donne à fon Gentilhomme. II. ûo

Veut qu'on étudie les efprits avant les corps, II. 160

Loix y ce qui leur manque pour rendre les hommes libres.

I. 84 Favorifent le fort contre le foible. II. 124 n.

Loix de la Nature, dans leur recherche ne pas prendre les faits pour des raifons. 11. 23

Exemple fur la pefanteur. II. Ibid.

Lùtùpbages. 1. 209

jLûac/^e, précaution pour qu'un enfant ne le devienne pas. I. 32 Lune , au-dtlà d'un nuage en mouvement, paroît fe mou- voir en fens contraire. II. 72 Lydiens, comjnent donnèrent le change à leur faim. 1. 213

M.

M.

.AcHiN£S , leur appareil effraye ou diUrait les enfanî.

II. 21

Nous ferons nous-mêmes les nôtres. II. Ibid.

A force d'en rafTembler autour de foi , l'on n'en trouve plus en foi-même. II. 22

Maigre, n'échaufte que par l'aflaifonnement. I. 40

Maillot. I. 13, 42. 58

iWfli'tre , gouverné par l'enfant. 1 147

Mal y n'en faire à perfonne , la preniiere & la plus impor- tante leçon de morale. 1. 119 Maux entalTés fur l'enfance. I. 19 Maux pbyft'jues , moins cruels que les autres. I. 6j Alaux tr.craux , tous (..ans l'opinion, hors un feul. J. 73 Maux de lame , n'excitent pas fi généralcmeiu à compalfion

4ue

-l84 TABLE

que les autres. II. tio

Ma:itnu. \[, 162

Marcel y célèbre maître à danfer. I. 183 77.

Marmoufets de Laban , H. 162

Maroc, ce que Montagne a dit d'un de Tes Rois. 1. 167 Moj\ues , comment on empêche un enfant d'en avoir peur.

,, . ^ ^^

Matière, II. 161

Maximes de conduite avec les enfans. I. 57

Maximes fur la pitié. II. 103

Médecine, d'où vient fon empire. J- 31

JVlaux qu'elle nous donne. I. Ibid.

Sophifme fur Ton ufage. I. 32

Auffi nuifible à l'ame qu'au corps. I. Ihid.

K'a fait aucun bien aux hommes. I. 78

Médecin, ne doit être appelle qu'à l'extrémité. I. 33

Mélancolie, amie de la volupté. II. 114

Mémoire, les enfans n'en ont pas une véritable. I. 125, 132

Comment fe cultive celle qu'ils ont. I. 133

Mmalippe , Tragédie d'Euripide. II. 165 n.

Menfange de fait & de droit. I. 113

Ni l'un, ni l'autre n'efl; naturel aux enfans. l.Jbid. ^ fuiv, Meuiiiferie. Il, 66

Mères, d'elles dépend tout l'ordre moral. 1. 17

Avantage pour elles de nourrir leur"! enfans. I. 18

Méridienne à tracer. II. i+

Aventure qu'elle amené. II. 15

Mffures naturelles, I. 190

Métaux, choifis pour termes moyens des échanges. II. 46 Méthode, il en faudroit une pour apprendre difficilement les

fciences. II. 22

La mieux appropriée à l'efpece , à l'âge, au fexe , eft la meilleure. II. 51

Métier, pourquoi je veux qu'Emile en apprenne un. IL 57 Métiers, raifons de leur dillinflion. II. 52

Miferes de l'homme , le rendent humain. II. 99 Êf fuiv.

Mœurs , comment peuvent renaître. L 17

Comment l'enfant n'épiera pas celles de fon gouverneur,

L 143

En quoi les peuples qui en ont furpaflent ceux qui n'en

ont pas. il. 119

Monnaie , pourquoi inventée. IL 4S

N'efl qu'un terme de comparaifon. H'^ià,

Tout peut être monnoie. Ihid.

Pourquoi marquée. II. 4<S

Son ufage. Ibid,

Effets moraux de cette invention ne peuvent être expli- qués aux enfans. /'^i^.

Mon

DES MATIERES. iSj

Movfeîgneur, il faut que je vive: réflexion fur ce mot & fue la réponfe. 11. r,^

Montagne, cité. I. 158, 167. IL 13^

Montré duf^.ge. If. ^j

Morale, comment on l'enfeigne aox enfans. I. 92

Unique leçon qu'on leur en lIoic donner. I. 119

Morale ëcpoliiiquc ne peuvent fe traiter féparément. II. I2j Morale des fabies, examinée. 1. 13P

Morale, ne doit pas être développée. li. 147

Moralité, il n'y en a point dans nos aflions avant l'âge derai-

^o"- 1. 55

Mort y comment devient un grand mal pour l'homme. I, 78

Comment fe fait peu fencir. I. i^'-j

L'idée s'en imprime tard dans l'efprit des enfans. II. 109

Mots, l'enfant n'en doit pas plus favoir qu'il n'a d'idées. I. 67

Seule chofe qu'on apprenne aux enfans. I, 126

Diificulté de leur donner toujours le même fens. Ibid. n.

Mouvement , c'ell: par lui que nous apprenons qu'il y a des

chofes qui ne font pas nous. 1, 50

Mufcles de la face , plus mobiles dans l'enfant que dans

l'homme. I. 52

Mtffique, moyen de l'entendre par les doigts. J. ijjr

Peut fervir à parler aux fourds. Jtid.

De la manière de l'enfeigner aux enfans. I. 20A

Myjîeres. H. 16^

N.

JNI Ager, quel exerclae on préfère à c^IuMà dans la gran» de éducation. 1. i63t Ce qui le rend périlleux. J^ K^^ Naijj'ahce de l'bomme, a, pour ainfi dire, deux époques. II. 81, 83» Nature, routes contraires par lefquelles on en fort dès l'en- fance. I. ig Exerce incefTarament les enfans. l. iç^ Comment l'homme en fort par fes paflîohs. II. 84. Ses iiidruclions tardives Cs: lentes. II. 8<j Son progrès en développant la puilTance du fexe. II. ç3. Nature de l'bomtne, I. ^ Nature divine. II. 162. Ne-iX3tun, portoit l'hiver fes habits d'été. L 16L N^Ufims morales^ leur progrès dans mon élevé. IL 5 Nourrice, la véritable. I. 22 La meilleure au gré de l'accoucheur. I. 36 Choix. Ibid. Doit être la gouvernante de fon nourrifîbri. I. 37 . Ne doit pas changer de manière de vivre. I. 38 Now'ices, comment traitées, 6: pourquoi. L 16 Titns I. Fartie II, N Nenté

125 TABLE

Nmyrlcety rnifon de leur attachement à Tu fage du maillot. I.41 ExcelleiK d.ms l'art dediltraire un enfant qui pleure. J. 59 Précaution qu'elles négligent. Ihid.

Uifent auK enfans trop de mots inutiles. I. 6r

Nunge, pillant entre la lune & l'enfant lui paroit immobile» dt la lune en mouvement. II. 72

Nuit, d'où vient l'efFroi qu'elle caufe. 1. 172

Remède. I. I73

Expédition noùurne de l'Auteur dans fon enfance, I. 176

O.

O

BjECTrOKS»,

Contre la liberté laifTée aux enfan«. I. 74.

Contre l'éducation retardée. I. ici

Contre la méthode inaétive de ne rien apprendre aux en- fans. I. 143 Contre l'emploi que l'Auteur fait de l'enfance. I. 157 Coijtre la culture prématurée d'un corps non formé. I. lyS Contre h pratique de former à l'enfant un jugement à lui.

II. 40 Contre le choix des objets que l'Auteur offre à l'adolefcenr.

II. 110 Objets, choix de ceux qu'on doit montrer à l'enfant, I. 48. 49 De nos premières obfervations , fj-tôt que nous commen- çons à nous éloigner de nous. H. 6 Objets purement pbyfiques, les feuls qui puiflent interefler les eiifans. II. 71 Objets intelle&uels ne font pas fi -tôt à la portée des jeunes gens. II. 128 Ol^ervatîon des mtturs , inconvénient d'y livrer trop un jeune homme. Jbid. Odorat, réflexion fUr ce fens. I. 213, 214. Oifiveté eft un vol public. II. 56 Ofiinion, ce qu'il faut faire pour régner par elle. II. 57 Pour ne lui rien donner, il ne faut rien donner à l'autorité.

II. 77

Elevé fon trône fur les paffions des hommes. II. S8

Ordre à fiiivre dans les études. IL 14.

Ordre 9f7oral , comment l'homme y entre. II. 124.

Ordre fociai , tems d'en expofer le tableau au jeune homme.

II, fts Source de toutes fcs contradiélions. Ibid.

Témérité de s'y fier. II. 54

Ori^anci des plalfirs lecrets & des bcfoins dégoûtans, pour- quoi placés dans les mêmes lieux. li. 93 Ottomans , ancien ufage des Princes de cette Maifon. II. 67 Ovide , cité. I. II?

Oiàie:

DES MATIERES. ig?

OmV, culture de ce fens. I. 199

Organe adif qui lui correfpond. Jiid.

Otails, plus les nôtres font ingénieux, plus nos organes ce- vieonent groiHeis & mal-adroits. II. 22

r.

A. Antalon, pourquoi ennuyeux. II. i.*.j

Parallèle de mon élevé & du vôtre entrant tous deux dans le inonde. 11. m ^ Juiv,

Pare[]e, comment on en guérit les enfans. I. 166

Pajfions, une feuk eft naturelle à l'homme. I. 97

ijont les inftrumens de notre confervauon. II. 83

Quelle eft celle qui fert de principe aux autres. II. 84 Comment par elles l'homme fort de la Nature. Ibid.

Comment fe dirigent au bien ou au mal. II. 86

Sommaire de la fa^effe humaine dans leur ufage. II. 95 Leur progrès force d'accélérer celui des lumitres II. 167 FaJJions douces ^ affectiieuj'es naiffent de l'amour de foi;paJ- Jions baineujes ^ irafcibles nz\ïï&nléQV^mol\ï-^l>ropxQ. 11. 8(5 FaJJions impttueufes , moyen d'en faire peur aux enfans. 1.134 PaJJlom naiJfaJites^ moyen de les ordonner. II. 96

Paume ^ extrcice pour les garçons. 1. 196

Pauvre, n'a pas befoin d'éducation. I. 29

Pa'^an Suijfe , idée qu'il avoit de la puiflance Royale. IL 163 Payfans , n'ont point peur des arraignées. 1. 48

Leurs enfans articulent mieux que les nôtres, I. 63

Ne gralTeyent jamais. Ibid,

Pourquoi plus grofliers que les Sauvages. I. 144

PédaretCy citoyen. I. 6

Pere^ fa tâche. I. 23

Ne doit point avoir de préférence entre fes enfan?. I. 30 PerfpeUive , fans fes illufîons nous ne verrions aucun efpa- ce. I. 184

Péruviens, comment traitoient les enfans. I. 43 n.

Petite -vérole. I. 167

Pétrone , cité. II. 40

Pétulance des enfans , d'où vient. I. 55 ,^ 97

Peuple , a autant d'efprit& plus de bon fensquevous. 11. 108 Peuples corrompus , n'ont ni vigueur, ni vraicourage. II. 119 Peuples qui ont des mœurs, qualités qui leurfontpropres.il. 120 Philippe, Médecin d' Alexandre , fon hilîoirc. I. 130

Pbilûfopbic en maximes, ne convient qu'à l'expérience. II. 132 Pbilfîj'opbiede notreftécleynn de fes plus fréquens abus. II. 89 Pbyftonomte. II. 115

Pbyfique, fes premières leçons. II. 20

Pbyrique experimeniale , veut de la fimplicité dans fes intlru- {aens. IL 21

N a Pby

}?.i TABLE

Phyfiquefyjîematîque, à quoi bonne. il. 23

Sa première leçon. Jbid.

Titagore , à quoi comparoit le fpeflacle du monde. II. 127 Fitié , comment elle agit fur nous. II. 102

Eil douce, & pourquoi. 11. 100

Comment on l'empêche de dégénérer en folbleflè. H. 156 Pitié pour les méchans , cruelle au genre-humain, Ibié;

Flan que l'Auteur s'eU tracé. '' I. 25

Fleuri des t7if ans. I. 52 ^ ftm. 59, 72, 85^

Flntarque, cité. 1. 22 ». II. 165

En quoi il excelle. II. 134

Foijbn, quelle idée en ont les enfans. I. 131.

J'o/'2te//e,idéede celle qu'on donne aux enfans des riches. 1.86 Foupees ambulantes. II.' 2

Frécepteur, quel eft le vrai. I. 22

Incapacité de l'Auteur pour ce métier, I. 25

Frtjiigé qnimiprife les métiers, comment j'apprends à Emile à le vaincre. II- 57

Fréjugés, s'enorgueillir de les vaincre c'efls'yfoumeftre. II. 67' Fréje?it, ne doit point être facrilîé à l'avenir dans l'éduca- tion. 1. 73 Frêtres & MédecifUy peu pitoyables. IL 117 Fréveyance , fource de nos miferes. I. 7P Frévoyance des bejoins, marque une intelligence déjà fort a- vancte. IL 24. Frincipes des chofes, pourquoi tous les peuples qui en ont reconnu deux, ont regardé le mauvais comme inferieuir îtù bon. 1-55 Frogrè-s d'Emile à douze ans. 1. 68 A quinze. II. 7g Propriété y exemple de la manière d'en donner la premier© idée à l'enfant. ' 1. 107 Fuberté, varie dans les individus félon les temperamens,' & dans les hommes félon les climats. I. 91 Peut être accélérée ouretardée par des eau fes morales. Ibid. Toujours plus hâtive chez les peuples policés. II. 8^ Et dans les villes. Ibid. tt. Fuileur, les enfans n'en ont point.. lU 91 FufJJaiice dujexe, comment les enfans Taccélerent. II. 97. FyrtbiiSy jugement d'Emile fur fa vie. II. 137

o

/ Ue'Tion par Kiquclle on réprime les fottes & failidieu-

f-?qiiefl:ions des enfans. II. 26

Ses avantages. . IL 27

Oiieftionfcahreufe, & réponfe» IL 92. 93.

Ùinntilien j cké. L 14 a

R.

R.

DES MATIERES. i8p- R.

.Ac£3 perifTent ou dégénèrent dans les villes. I. 4.1

Raijon , frein de la force. I. gy

Comment on la décrédite dans l'efprit des enfans. I. joo Raifonfenfitiv!. I. 155

Ses initrumens. !• i57

Jlaijons, importance de n'en point donner aux enfans qu'ils , ne puiflent entendre. 1. 29

Raifomiement , de quelle efpece eft celui des enfans. 1. 126

Si-tôt que refprit elt parvenu jufqu'aux idées, tout juge- ment eft un raîjonnement. 11. 75 Reconnoijjance , fentiment naturel au cœur humain. II. 123

Moyen de l'exciter dans le cœur du jeune homme. Ihid. Réfrattion. II. 74. ^ juiv.

Refus, n'en êtrepoint prodigue & n'en jamais rcvoqiicr, 1. 85 Régîms pUagoricien. I. 40 n. 209

Rfigime végétal, convenable aux nourrices. !• 3^

ReUitions Jociales , comment on doit le» montrer à l'enfmt.

11. 39 R'iigion, choix de celle d'Emile. II. 168

T\.epas rujîique comparé avec un feflin d'appareil. 11. 48

Réprimande que m'adielTe un Bateleur en préfcnce d'Emile.

II. 19 République de Platonn'ett. pas un traité de Politique. 1. 7

Ce que c'ed. Ilid,'

Comment les enfans y font élevés. I. 125

Riche , l'éducation de fon état ne lui convient point. I. 29 Riche -appauvri.. II. 51

Riches , trompés en tout. I. 36

Rivage, pourquoi quand on le cotoye en bateau paroît Ce

mouvoir en fcns contraire. 11. 72

Ruhen, jardmier , fon dialogue avec l'Auteur & fon élevé.

I. 109, ^ juiv. Rohinfon Crufoé. 11. 37

Romains illujîres, à quoi pafToient leur jeunefle.. II. 151 Romans orientaux, plus attendridans qu-^ Us nôtres. II. 104 Rtmulus dc\'Oii s'attacher à la Louve quil'avoit allaité. H. S5

S.

OAge«sk humaine, en quoi confide. I. 75. II. 97

Savant, font plus loin de la vérité que les ignoran>. H. 73 faveurs fortes , nous répugnent naturellement. 1. 204

Inconvv-nitnt de s'y accoutumer. I. 205

$auvoges^ pourquoi plus fuhtils que les payfan?. I 144

Devroient, fclou les Médecins, être perclus de rhuma^ , . JN 3 lianes.

jça TABLE

tiî"mec. - I. 162 «.

Pourquoi cnieis. ]. 209

De tous les hommes les moins carieux & les moins en- nuyés, il. ji$ Science humaine, la portion propre aux Savans très -petite, en comparaifon de celle qui ett commune à tous. 1. 46 &WX, lequel fe développe le plus tard. I. son. De l'art de les exercer. I. 165 ^ftiiv. Deux manières de vérifier leurs rapports» li. 74 Sêtis-commun, ce que c'elV I. 216 Henj'aiims & ferrtimens ont des expreflîons difFerentes. I. 52 Diftinguées des idées. II, 70 Coaîinent chacune peut devenir pour nousune idée. II. 74 Moyen d'en avoir à la- fois deux contraires en touchant le même corps. II. 71 Senjations afftUives précédent les repréfentatives. I. 47 Sie7ifibiUtéf comment on l'étoufFe ou on l'empêche de ger- mer. II. lOO Comment elle naît. II. loi J^ 4uoi d'abord elle fe borne dans un jeune homme. II.

120, 121

Doit fervir à le gouverner. U. 122

Statimens , gradation de Ceux d'un enfant. II. 85

Quel efl le premier dont foit fufceptible un jeune homme bien étevé. 11. 93

Sevrer , tem- & moyen. 1. 59

^gve, ne doit jamais être fubditué à la cbofe , que quand il efl impoinble de la montrer. U. H

Sj;iiationi les be/oins naturels de l'homme & les moyens d*y pourvoir fe développent fenfîble ment à l'efprit d'un enfant. !!• 36

Société^ a fait l'homme foible. ' I. Ua

Toufe fociété confifte en échanges. Application de ce principe au commerce & aux arts. II. 45 D'où il fuit que toute fociété a pour première loi quelque égalité conventionnelle. Jbid.

SoUii , fon lever. IL 7

Sommeil des enfans. \. 164

Moyens d't-n régler la durée. I. 16$ -, 106

Saurds , moyen de leur parler en mufique. I. 18I

Spartiates, élevés en poUffons, n'étoient pas pour cela gros- fiers étant grands. " I. 146 SpeStacle du monde, à quoi comparé. II. 131 Sphère armiUaire , machine mal compofie. II- u Statique, fa première leçon. II. 45 &upi!.lité d'un enfant toujours élevé dans la miifon. I. 155 Stupidwi fâibruje , fous quels traits je la peindrois. U. 164 Siibjlancs animxle en putréfaction fourmille de vois. I.

Suhftm-

DES MATIERES. 191

Suhfiances y combien il y en a. II. I6i

Sucs nourriffans , doivent ctre exprimés d'alimens folides. I. 3 9 Suttone , cité. I. 22 n,

Surprifes noSurnes. 1. 169

Synibéje. 11. 11

T.

A AciTE, à quel 4ge cet Auteur eft bon à lire. II. 132 Tailleurs t inconnus chez les Anciens. II. 64 n.

Talens élevés , inconvénient de n'avoir qu'eux pour toute refTource. II. 58

'lalens naturels y facilité de l'y tromper. 11. 61

Exemple. II. 62

Tbémijlocle, comment fon fiU gouvernoit la Grèce. I. 81 «. Thucydide, modèle des HiRoriens. IL 13»

Tems, c'eit plus le perdre d'en mal ufer que de n'en rien faire.

I. 123

Quand il eft avantageux d'en perdre. I. 99

Trop long dans le premier âge , & trop court dans celui

de l'inllruftion. il. 13

Quand les enfans commencent à connoîtrefon prix. II. 24

Ténèbres, on y doit de bonne heure accoutumer les enfans. L 48

Tonnerre , rarement les enfans en ont peur. I. 49

Toucher y culture de ce fens. I. 171 ^ J'uiv,

Ses ju{;;emens bornes & fûrs. 1. j8o

Comment peut fuppléer à la vue. 1. 171

A l'ouie. 1. itîi

IV^oyens de l'aiguifer ou de l'c^moufllT. Uid,

Sans lui nous n'aurions aucune idv« de l'étendue. I. lig

Tréfor de St. Marc à Venife, ce qui lui nianqu»,-. 1. 158

Twenne, trait de douceur de ce grand homme. II. 135

PetitelTe. Ibid,

V.

V

ALEnE-MAXiMr , cité. L 69

Vanité , fuites mortifiantes de fon -premier mouvement dans

Kmile. il. 19

Varron , cité. I. 10

rtrttt,en la prêchant aux en fans on leur fait aimer le vice. 1. 116 Vcrtui, font des apprentillages de 1 enfance. I. 167

Venus par imitation. J. ii(j

VàemaiSj obfcrvations fur ceux des enfins- I. 155, 161 Vérité, doit coûter quelque chofe ù connaître, pour que

l'enfant y fatle attention. II. 9

Quand on peut fans rifque exiger qu'en enfant la dite.

I. 154 n. Viande , fon goût n'eft pas naturel à l'homine. 1. 208

Lambeau lie Plutarque fur cet aliment, I. 231

Vice

i>ro TABLE D E S M A T I E R ES.

J'ice y il n'y en a pas un dans le cceur de l'homme donc on ne puiffe dire comment il y ed entré, I. 97

Vie, pour qui la peur de la perdre en fait tout le prix. I. 31 A quel point commence véritablement celle de l'individu.

I. ^z On doit la laifler goûter au^ enfans. 1. 73

Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens. I. 82.-

Vie dure ^ multiplie les fenfations agréables. I. Ifij

Vie bimaînCy fes plus grands rifquçs font dans fon commen- cement. Courte à plus d'un égard.

Vies particulières , préférables à l'hiCtoire.

Vieillards, déplaifent aux enfans. Aiment à voir tout en repos autour d'eux.

Vigueur d'efprit, comment fe contrafte.

Villes, font le gouffre de l'efpece humaine. Pourquoi les races y dégénèrent.

Vm, nous ne l'aimons pas naturellement, l'alfifié par la litarge elt un poiibn. Moyen de connoître cette fallitication.

Virgile, fon plus beau Vers.

Virginité , importance de la confervcr long'tems. II. Préceptes.

Vif âges plus beaux que leurs mafques.

Vivre ^ ce que c'cft.

P^cahulaire de V enfant, doit être court. *

Voix, combien de fortes l'homme en a.

Volant , eiï un jeu de femme. ^-

Ufaqe, en prendre prefquc toujours le contre-pied pour bien faire. ^-99

Ujages , en toute chofe doivent être bien expliqués avant de montrer les abus. IL 45

Utilité, fens de ce mot dans l'efprit des enfans. II. 24.

Pourquoi ce mot dans notre bouche les frappe fi peu. II. 2.5 Exemple de l'art de le leur faire entendre. II. 28, 29

Vue^ exercice de ce fens. 1. 183 ^fuiv^

Ce qui rend fes jugemens équivoques. 1. iSj:

Comment la courfe exerce un enfant à mieux voir. I, 188

l

72

IL

8r

IL

133

L

27

L 55,

5(5

II.

55

I

41

II

ÇO

L

205

II.

33

II. Ibid.

IL

104;

. II. 90

.93

iL 91,

ii5

II.

127

i

lE

I.

67

I.

2CCI

L

I9G

Xeî

X.

Enophon, cité, ï- 2|

Z.

^IIrich, comment paffent maîtres les Confeillers de cet- te Ville. 11- 6y

Fin de la Tàbls,

i

■.^;.*-

^^^^^^"

'^<^.