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COLLECTION1 OLLEXDORFF ILLUSTRÉE

ABEL HERMANT

Eddvô Paddy

ILLUSTRATIONS DE J.-E. BLANCHE

PARIS

PAUL OLLENDORFF. ÉDITEUR 28 bis, rue de Richelieu, 28 bis

MDCCCXCV

EDDY ET PADDY

OUVRAGES DE ABEL HERMANT

Monsieur Rabosson (l'Éducation

Universitaire) i vol.

Le Disciple aimé i vol.

Le Cavalier Miserey i vol .

Nathalie Madoré i vol.

La Surintendante i vol .

Cœurs à part i vol.

Amour de tête i vol.

Serge i vol .

Ermeline 1 vol.

Les Confidences d'une aïeule. . . i vol.

Pour paraître prochainement :

Le Frisson de Paris i vol .

Droits ./c' reproduction et Je tiaduction rè$ pour tous tes pays, y compris /.i Suéde et la Norvège.

S'adresse! pour traitei à M. Paul Ollendorff, éditeur, r, rue île Richelieu, Paris.

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ABEL HERMANT

ïddy ô Paddy

ILLUSTRATIONS

DE J.-E. BLANCHE

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PARIS

PAUL OLLENDORFF.

ÉDITEUR

2 S bis, rue de Richelieu,

28 bis

MDCCCXCV

IL A ÉTÉ TIRE

CINQUANTE EXEMPLAIRES DF. LUXF

NUMÉROTÉS A LA PRESSE (i :'l 50)

EDDY ET PADDY

Ah ! le vaisseau !... Tristan rt Isolde, Acte 111

I

La marée d'éqùinoxe montait.

Le long des grèves presque planes, les flots gris, lourds, élastiques, montaient, lentement, sûrement, vers la petite capi^ taie de Saint-Hélier. Ils assaillaient de droite et de gauche le port en miniature} par la baie de Saint-Aubin et par la baie de Saint-Clément. Ils l'abordaient aussi de face, au coude aigu de la jetée Victoria : ils v rejaillissaient en écume blanche.

Par-dessus la mer grise, houleuse, le ciel était gris et houleux, et le ciel restait tout près de la mer : l'angle qu'ils fai- saient, à la charnière de l'horizon, s'ou- vrait à. .peine. Mais Le voile, des nuages était déchiré dans toute sa largeur, de l'ouest à l'est. Une lumière pâle s'épan- chait de. cette fissure et baignait au lôiff les.faça^les.jaiines,_rasei .<>u. blanches,, deè

I .H H Y ET l'A DU Y

petites maisons alignées, çà et faisait scintiller quelques-uns des petits carreaux des fenêtres à guillotine.

La ville mignonne et souriante ne se donnait point des airs de défier l'Océan; mais elle le regardait gaîment, sans peur, retranchée derrière sa vaste plage, der- rière le talus de sa voie ferrée, derrière son esplanade encore; bien assise entre le fort Régent, cette caserne en nid d'aigle au sommet d'un roc nu en éperon, et le fort Elisabeth, inutile défense, mais déco- rative silhouette, fantôme de vieux castel romantique, aujourd'hui recouvrant son prestige avec ce couronnement de nuées tapageuses, qui rarement s'accumulent ainsi sur l'île fortunée de fersey.

Mais la lumière n'atteignait pas jus- qu'aux dernières maisons plus loin éta- le deuil de leurs teintes neutre-, attristait le fond de ce clair tableau comme une arrière-pensée gâte une joie. Les collines qui ceignent la vallée confon- daient leurs couleurs et leurs formes avec celles des nuages, et ces éminences du sol et du firmament, les unes érigi les autres renversées, se soudaient, comme dans une grotte les stalactites et les stalagmil

11 n'y avait pas de bruit humain. La natU exprimait, par la plainte

du vent, par Le choc rythmé des vagues,

EDDY KT PADDY

et aussi par une autre voix mystérieuse, par une voix d'orchestre invisible, qui dégageait en harmonies fortuites et en mélodies continues l'expression musicale de l'automne, de la tourmente, de la soli- tude, de l'infini.

Pas un bateau n'était dans le port, qui paraissait abandonné. Parfois, de brèves rafales de pluie cinglaient le rivage et l'eau. Elles venaient tour à tour de l'une ou l'autre des deux nappes de nuages. Mais jamais l'abîme étroit de lumière n'é- tait comblé par les vapeurs, même durant l'ondée. Seulement les rayons s'irisaient, et de grands arcs-en-ciel se dessinaient. La ville semblait morte, comme un di- manche. Il n'y avait qu'un être humain, à la pointe de la jetée Victoria : une enfant.

Déjà si grande mais enfant : car elle n'avait rien de la femme que les signes immatériels et l'essentielle grâce du sexe ; elle était vêtue d'un fourreau gris, et par-dessus d'un manteau gris, soyeux, avec des reflets argentés glissaient les gouttes comme sur le plu- mage toujours sec des oiseaux nageurs. Un capuchon ruche était rabattu sur sa tête, et elle ne portait point de chapeau. Deux lourds panneaux de cheveux noirs, lisses, et seulement une fois bouclés à leur extrémité fine, venaient en avant sur ses épaules, cachaient ses oreilles,

E D D Y ET PADDY

ses- joues même, pâles, et ne laissaient voir du visage que les parties qui tra- duisent rame. Par son profil hardi, par ses lèvres nettes, surtout par la courbe de son menton long et effilé, elle accusait déjà une volonté, capable d'énergie per- manente sinon d'efforts intermittents; mais ses veux ne lui appartenaient pas encore, ils n'avaient pas de couleur propre, ils obéissaient aux variations de l'atmosphère et se nuançaient au gré des ehoses qu'ils regardaient. Bleus sans doute par les temps sereins, étincelants et noirs pendant la nuit, ils étaient ce matin neutres ou gris, vagues et tumul- tueux.

Sa pensée ne lui appartenait pas davantage. Elle ne recevait pas des objets ces impressions définies, qui, à chaque nouveau contact du monde exté- rieur, nous affirment la séparation et l'indépendance de notre personne. Mal liée de la nature, elle paraissait moins sentir les objets qu'en avoir cons- cience, comme de quelque chose de -,>i.

Aussi, tous se- g( -te- rares, à peine indiqués, toute- ses attitudes, lui étaient commande- par la façon d'être des clé- ment-, autour d'elle. Lorsqu'une \ a plus forte survenait, chevauchant par- dessus le- autres, sa poitrine se gonflait d'un souffle plu- puissant. Aux brusques

EDDV ET PADDY

sautes de la brise, elle trahissait comme une incertitude ; et de furtives lueurs s'allumaient sous ses cils baissés, quand une crête écumeuse, atteignant la zone des rayons, s'y pailletait d'étincelles. Parfois de la poussière d'eau l'envelop- pait toute : ses lèvres s'entr'ouvraient, ses éclatantes dents de nacre aimaient le sel. Elle se dressait orgueilleusement comme le flot qui avait surgi tout d'un coup vers des hauteurs plus ambitieuses. Elle se laissait aller avec des souplesses de vertige, les paupières closes, lorsqu'un tourbillon se creusait à ses pieds.

Et pendant les accalmies, elle regar- dait l'horizon fixement, d'un regard d'at- tente, d'un regard patient et passif. Ainsi les villes qui sont construites sur les côtes et surtout dans les îles, regardent l'horizon, et attendent : car leur destinée, qui ne dépend point d'elles-mêmes et qu'elles ne peuvent même pas pressentir, leur arrive toujours à l'improviste du mystère de l'infini.

Née sur les rivages de cette île qu'elle n'avait jamais quittée, l'enfant n'était point venue jusqu'ici chercher un spec- tacle qui ne lui était point nouveau. Mais elle avait compris pour la première fois cette voix d'orchestre invisible qui déga- geait l'expression musicale de l'automne et de l'Océan. Elle avait obéi à cette

I.HDV ET PADDY

voix comme à une annonciation. Elle avait jeté sur ses épaules ce manteau soyeux et gris, imperméable aux ondées. h Vous sortez, Eddy ? lui dit sa mère, la bonne M ' < rlategny, penchée dehors, au window du salon. Oui », répondit-elle simplement : les enfants de cette île heu- reuse ont la liberté de se promener seuls par les rues. Obéissant à son instinct que guidait la voix, Edith Glategny prit sans y penser le chemin qui la < onduisait à la mer le plus directement. Du cottage, situé à l'extrémité de la rue Rouge- Bouillon, à l'entrée du riche quartier d'Almorah, elle descendit vers l'Espla- nade. Mais elle ne s'arrêta point, elle poursuivit jusqu'au port, et elle hâta le pas encore le long des quais, comme si la vue de cette <-au donnante l'irritait ; et elle arriva enfin à l'extrême pointe de l.i jetée Victoria. Elle y demeurait immo- bile comme à un poste d'observation.

('• pendant, ci »mme l'heure de midi approchait, les rayons qui glissaient par la fissure des nuages devenaient peu .1 peu moins obliques. Bientôt il> tom- bèrent d'aplomb sur Eddy, <t malgré l'atn riv, malgré ses \ êtements

il lumineuse . elle lut illumi- ner.

Alors, p. ii' un effet miraculeux de sa puissant a t réatrice, l'astre qui tait faillie

KDDY ET PADDY

la vie de la matière inorganisée, fit ger- mer une personne dans cette âme qui ne se discernait pas elle-même des objets. Les yeux d*Eddy se colorèrent de nuances qu'ils ne devaient plus aux vagues de la mer ni aux nuages du ciel. Sa pâleur dorée s'anima. Malgré l'humi- dité froide, elle sentit une chaleur intime, due à l'activité de son cœur qui précipi- tait ses battements, et ses longues mains nues entr'ouvrirent le manteau. Si elle prêtait l'creille encore à cette voix des éléments qui l'avait attirée jusqu'ici, elle entendait une autre voix aussi, qui n'exprimait qu'elle-même, et qui ne vi- brait qu'à travers ses méninges. Son masque de volonté s'accusa davantage et son regard despotique se concentra comme pour fasciner l'infini.

Lasse déjà de cet effort, elle allait de nouveau se disperser parmi les choses, lorsque son regard se fixa sur un point précis, vers le sud, un peu vers l'Orient. Un navire venait de gravir la courbe de l'horizon ; déjà il était nettement visible, à cause de sa couleur blanche, presque crue, qui faisait tache sur le gris du ciel et des eaux.

D'abord, comme il était très loin, il parut voguer au hasard, faire des cir- cuits inutiles et capricieux. Mais dès qu'il fut vraiment distinct, avec ses mâts

E D D Y ET P A D l) Y

courts, ses voiles ouvertes pour profiter du vent arrière, sa cheminée trapue qui vomissait une lourde fumée blanche, Eddy vit bien qu'il se dirigeait sans dé- tour vers l'île, vers le port. Elle fit quand même un effort de volonté superflu, de son regard «lie l'appela. Bercé par les vagues, tantôt lavé par la pluie, tantôt doré par la lumière du soleil dissimulé, le yacht gracieux ve- nait. Il était légi r, il était jeune, il jouait avec la houle.

Quand il dut décrire une longue courbe pour mettre ensuite le cap sur le goulet du port, entre la jetée Vi< toria et la jetée Albert, instinctivement Eddy tourna aussi la tête : de sorte qu'il parut encore obéir au magnétisme de son regard.

Puis il fut si près qu'Eddy vit sur le pont se mouvoir les matelot- et les pas- peu nombreux. Elle vit les raies fines et les étoiles d'un pavillon améri- cain, dont les couleurs vive- prenaient une valeur singulière parmi toutes ces choses grises uniformément. Elle lut sur les ceintures de sauvetage le nom du yacht, Y Ontario. Enfin il doubla la p

E DU Y E T l'ADD Y

et dans l'eau morte du port il s'assagit. Eddy tourna le dos à la mer, et remonta le long du quai, vers l'endroit le yacht allait s'amarrer.

Il venait d'accoster quand elle arriva ; elle fut surprise de le trouver si petit. Elle lui avait attribué des proportions surhumaines à cause du mystère de son apparition : c'était un jouet. Comment pouvait-il tenir la mer ? Mais il était si vigoureusement construit, qu'à le mieux voir elle ne s'en étonnait plus. Et elle l'examinait avec une curiosité de sauvage, qui, pour la première fois, voit aborder un bateau dans son île.

Sur le quai jusqu'alors désert, des gens du port, sortis on ne sait d'où, se trou- vaient là pour aider à la manœuvre : on l'exécutait en silence. Il y avait trois passagers, un homme jeune encore et très grand, blond et imberbe, une vieille dame à cheveux blancs, vêtue de noir, et qui ressemblait un peu à Mme Glategny : sur l'un des bancs encombrés de colis, elle était assise; à côté d'elle, un enfant costumé en matelot, large col très ou- vert, le béret en arrière, laissant échap- per sur le front des cheveux peu fournis mais fins, d'une soie légère et maniable, dorée mais pâle, comme la lumière du soleil éteinte par les nuages gris. Il avait le teint clair, éblouissant, l'éclat de la

12 EDDY 1.1 PADDY

santé, la coquetterie plutôt que l'orgueil de la force, la joie de vivre dans les yeux, et une sympathie affectueuse pour tout < qui vivait à l'entour de lui. Il témoi- gnait cette sympathie avec une éga- lité un peu banale, en distribuant aux moindres êtres la faveur de ses regards très mobiles, mais inconstants plutôt qu'inquiets.

Eddy eut néanmoins le privilège de fixer cet insaisissable regard. Le jeune matelot parut enchanté à sa vue. 11 s'épanouit, il sourit. Et Eddy sourit ensuite, mais avec plus de contrainte, plus lentement, comme si elle souriait de plus loin, de plus profondément : ses lèvres s'entr'ouvrirent à peine et s'éclai- rèrent de la blancheur nacrée île ses dents. L'autre enfant rougit, mais il se fit violence. Il n'est pas très difficile de soutenir le regard d'une personne abso- lument inconnue : sa timidité put s'y résoudn . L'enfanl voyageur prenait plai- sir à contempler cette étrangère, qui presque seule sur le quai assistait à son débarquement, et qui se trouvait être une enfant comme lui.

Lorsque la passerelle fut posée, il cou- rut le premier à terre. Il s'arrêta non loin d'Eddy, qui semblait faire les hon- neurs de son île. Pour la regarder, il était forcé de lever un peu la tête, car

i:i>I>Y ET PADDY

13

elle était plus grande que lui. Mais il ne s'approchait pas davantage, ni elle : ils avaient l'air de deux enfants qui n'osent

pas se demander l'un à l'autre : « Voulez- vous jouer avec moi ? »

Madame Collins!...

Oui, monsieur Higginson, répondit doucement la vieille dame.

Ils échangèrent quelques mots que l'on n'entendit point, et ils s'éloignèrent dans la direction de la ville, suivis d'un homme de l'équipage qui portait les sacs.

M. Higginson se retourna :

Hep! Paddy!...

14 EDUY ET PADDY

Paddy les rejoignit en courant. Eddy resta seule, penchée vers le yacht. Puis elle partit, hésitante ; mais son pas se régla bientôt sur le pas des étrangers, et, de loin, elle les suivit. En arrivant au bout du quai, sur la place est la sta- tue de la Reine, elle les vit entrer à la Pomme d*Or. Elle fit quelques pas encore et se trouva dans les rues.

Elle eut ce tressaillement léger qui nous avertit nous-mêmes que nous venons d'agir comme des automates, mais que nous reprenons l'exercice de notre vo- lonté. Sa démarche devint nette et réso- lue. Comme une petite personne acthe, sans même jeter un coup d'oeil distrait aux étalages des bazars, les ingé- nieuses argenteries de dinette fabriqu à Londres scintillaient derrière les vitres sur des tablettes de glace, elle grimpa King-Street et Hill-Street. Elle arriva au quartier des cottages eu toutes les mai- sons sont presque pareilles, derrière leur fossé ou derrière- leur terre-plein île ciment, les plus petites avec un seul window, à droite ou a gauche du couloir d'entrée, les plus grandes avec deux windows symétriques. Les stores levés et les guillotines entr'ouvertes laissaient voir d'identiques ameublements clairs. Les pianos jouaient des ans de danse eu de chansonnettes, Une rafale nouvelle de

EDDYETPADDY 15

vent et de pluie balaya le trottoir. Eddy se mit à courir.

Elle atteignit enfin le cottage d'Almo- rah, qui était pareil aux autres, aux plus grands : car Mme Glategny avait de l'ai- sance. Elle cherchait néanmoins à aug- menter ses ressources en logeant des pensionnaires à l'époque des villégia- tures. A vrai dire, son dessein était plutôt de mettre un peu d'animation dans sa vie : elle était veuve.

Vous n'êtes pas trop mouillée , Eddy ? dit cette bonne dame, qui décidé- ment ressemblait à Mme Collins d'une manière frappante. Mais aussi quelle bizarre idée de sortir par un si vilain temps ?

Eddy en convint gaîment. Elle ne s'expliquait plus son caprice : elle n'en- tendait plus la voix, la pluie battait trop fort sur les vitres.

Et Dick justement qui était venu nous visiter ! reprit Mme Glategny. Je craignais qu'il fût obligé de partir avant votre retour : par bonheur, la pluie l'a retenu.

Ah ! fit Eddy, je ne le voyais point. Il faisait sombre comme le soir, à cause

des nuages ; et en effet elle n'avait pas vu le jeune homme, qui timidement de- meurait assis dans un coin. C'était un très grand garçon de quinze ans, très

EDDY ET PADDY

gauche. Il s'appelait Richard Le Bouët, et il était cousin lointain d'Eddy. Son père, cultivateur enrichi par l'exporta- tion des pommes de terre et des poires de Chaumontel, centenier de sa paroisse, et en passe de devenir connétable, habi- tait à quelque distance de Saint-Hélier, au village de Gorey, prés du château de Montorgueil. Richard était l'un des trois ou quatre jeunes gens de l'île qui pou- vaient un jour prétendre à la main d'Edith Glategny. 11 y avait convenance de fortune et d'âge, Eddy était âgée de treize ans. Parmi ces populations res- treintes, les mariages ne peuvent guère présenter d'imprévu, et Eddy savait bien qu'un jour elle épouserait Dick probable- ment. Ils se souhaitèrent le bonjour avec des façons d'une loyale camaraderie.

L'on prit ensuite des sièges, mais L'on ne pouvait s'occuper à rien, à cause de l'obscurité. On n'était pas non plus en train de causer. Mais c'était un véritable plaisir de se sentir à L'abri, dans un home confortable, pendant que la pluie tom- bait, ei Eddy se trouvait heureuse entre sa bonne \ ieille mère ei ce jeune homme destiné sans doute à devenir son mari.

Vers deux heures, comme il pleuvait toujours, M"" GLategny prit sur elle de dé( ider que 1 )ick Le Bouët Luncherait à la maison, et L'on passa dans La salle à

EDDY ET l'A 1)1) Y

manger, qui était vis-à-vis du salon, à gauche du corridor.

Au moment Mme Glategny plongeait dans le pie froid à la viande un couteau démesurément long, un rayon de so- leil assez vif perça la vitre. La pluie conti- nuait d'ailleurs

à tomber; mais ■matB^mÊmmmmmaâ^ chaque goutte jetait autant de feux qu'un dia- mant.

Il fallut bais- ser les stores. Eddy se préci- pita. La guillo- tine était sou- levée . Avant de tourner la manivelle du

store, Eddy eut une curiosité instinctive. Elle se pencha. Elle reçut quelques gouttes multicolores sur ses cheveux noirs et lisses, qui venaient en avant de ses épaules parce qu'elle était penchée.

Eddy!...

Elle n'entendait pas. Elle était stupé- faite. Voici qu'elle apercevait, au bout de la rue Rouge-Bouillon, les trois étran- gers du yacht Ontario. Ils marchaient

1 8 EDDYETPADD Y

sous leurs parapluies, d"un pas raide, Paddy entre Mme Collins et M. Higgin- son. Et comme Eddy les regardait, ils venaient vers elle.

Eddy !... répéta Mme Glategny.

Oui, maman, répondit-elle d'un ton d'impatience.

Elle se retourna pour répondre, et presque aussitôt se remit à la fenêtre. Mais les trois étrangers étaient passés, ils gravissaient la pente de la rue.

Il lui parut que si elle n'avait pas détourné la tête un instant, si elle n'avait pas cessé de diriger sur eux son regard despotique, ils n'auraient pas été plus loin, ils seraient entrés dans la maison, comme tout à l'heure le yacht qui les portait était entré dans le port.

Mais elle les perdit de vue. Elle se décida enfin à baisser le store d'étamine. Quand elle revint vers le fond de la pièce, encore éblouie de la clarté' extérieure, tout lui parut plus sombre. Elle ne dis- tinguait plus que la blancheur de la nappe, les cheveux blancs et le teint frais de sa vieille mère. Dick était comme un fantôme.

Elle vint nonchalammenl reprendre sa place entre celle qui était tout son passé et celui qui était tout son avenir. Mais elle n'était plus sensible au plaisir du borne confortable et de l'abri sur. Voici

EDDY ET PADDY 19

qu'elle entendait de nouveau cette voix qui ce matin lui avait ordonné de sortir, d'aller jusqu'au bout de la jetée, de regarder vers l'infini et d'en évoquer l'inconnu. Mais cette voix s'affaiblissait jusqu'à mourir. Et en même temps s'éloi- gnaient les pas sonores de celui qui était venu de la mer et que ce soir sans doute allait remmener la mer...

II

Eddy tressaillit. Un coup de marteau ébranla la porte d'entrée. Elle se leva, avant que les deux autres eussent en- tendu. Elle courut ouvrir, avant que sa mère lui en eût donné l'ordre. C'est elle qui devait ouvrir à M. Higginson, à Mme Collins et à Paddy : car elle ne dou- tait point que les visiteurs inattendus fussent les trois passagers du yacht. Avant d'ouvrir la porte elle les voyait derrière, et elle aurait été bien surprise si quelque autre visage lui avait apparu.

La pluie se tairait, l'n instant on en- tendu la voix lointaine. Une odeur prin- tanière de campagne mouillée se glissa par la porte entre-bàillée, une odeur prin- tanière bien que ce fût l'automne. Eddy et Paddy se jetèrent un regard malicieux et triomphant.

Elle introduisit les voyageurs dans la salle à manger. M: Glategny s'avança vers M. Higginson, en faisant un geste

i:i)l)Y ET PADDY 21

de politesse et d'interrogation. Eddy apporta des chaises. On forma un cercle, en dehors duquel resta Dick Le Bouët, modestement relégué dans l'ombre. Mme Glategny prit place, avec cette

lenteur des gens que rien ne presse dans la vie, et qui ne négligent aucun détail du confortable, même quand il s'agit tout bonnement de s'installer sur un siège pour faire la conversation. M. Higginson, au contraire, en homme qui sait la valeur marchande du temps, prit sur-le-champ

E D D Y ET PADDY

la parole ; et après avoir vérifié l'iden- tité de Mme Glategny, il lui exposa, en termes d'une précision et d'une concision louables, l'objet de sa visite.

Il affirma d'abord qu'il s'appelait Justin Higginson, et qu'il se livrait à un com- merce d'exportation et d'importation. Il était propriétaire de plusieurs bâtiments. Le yacht l'Ontario, entré ce matin dans le port de Saint-Hélier, lui servait pour ses voyages personnels, d'affaires ou de plaisance. Puis il présenta Mme Collins, gouvernante de son fils, qu'il présenta également, sous les noms de George, Eli, Patrick Higginson : familièrement Paddy.

Il déclara ensuite qu'il était veuf.

Ne pouvant s'occuper lui-même d'éle- ver son fils, répugnant à l'enfermer dans un internat et à le sevrer des douceurs du home, il avait fait choix pour lui du collège de Jersey, dont la réputation est excellente, les prix modérés. En outre, lui-même, Justin Higginson, ne ferait pas un déplacement inutile en venant ici deux luis par an, au début et à la fin des vacances, ehcrcher et ramener Paddy, attendu qu'il en profiterail pour nouer des relations avec les cultivateurs de l'île, et pour étendre considérablement son commerce d'exportation et d'impor- tation.

KDDY ET PADDY 23

Pouvait-il établir dans un hôtel Paddy et Mme Collins ? Non. Quant à louer pour eux un cottage, cela paraissait excessif et peu pratique. Il s'était donc, dès son arrivée , mis en quête d'un boarding- house, et la maison de Mme Glategny lui avait été recommandée, comme tout par- ticulièrement respectable. Il s'était égaré dans les rues, ainsi que Mme Collins et Paddy, grâce à une fausse indication de numéro. Mais revenant bientôt sur ses pas, il avait enfin trouvé le cottage, sur la bonne physionomie duquel il faisait à Mme Glategny tous ses compliments.

Les conditions de la pension furent réglées à l'instant même, et sans diffi- culté. Puis Justin Higginson se leva. 11 annonça qu'arrivé ce matin avec la ma- rée, il repartirait ce soir avec la marée. Et manifestant une émotion que l'on n'attendait point de la part d'un homme aussi exclusivement pratique, il exprima le désir de visiter, afin d'en emporter l'image dans sa mémoire, la chambre son cher, cher Paddy allait passer quatre ou cinq ans de sa vie. L'émotion réveil- lant en lui des souvenirs classiques, il ajouta : « Grande mortalis œvi spa- iium. » Mme Glategny, bien qu'elle n'en- ' tendît point le latin, s'inclina en signe d'assentiment.

Tous les assistants, à l'exception de

2 | 1 : 1 ) I » "> I . T I ' Y U D Y

Dick, se levèrent, et montèrent en cor- tège l'étroit escalier. La chambre de Paddv était au second étage, à droite du couloir et vis-à-vis de la chambre d'Eddy. De même, à l'étage inférieur, la chambre destinée à Mme Collins faisait vis-à-vis à la chambre de Mme Glategny.

M. Higginson s'arrêta au milieu de la pièce exactement, avec Mme Glategny. Paddy resta en arrière avec Mme Collins, et Eddy, seule, appuyée au chambranle de la porte. Elle remarqua pour la pre- mière fois combien cette chambre était intime et coquette, avec ses rideaux de cretonne claire. Les meubles étaient de frêne tourné, avec des poignées de cuivre, le lit très large, en cuivre et fer, avec un couvre-pied de piqué blanc. Des carreaux de faïence ornaient la toilette, et au mur un tub émaillé d'aspinall pri- merose par Eddy elle-même, faisait pen- dant à une poétique figure d'enfant, chromolithographie extraite du Christ- mas-number d'un grand illustré anglais.

Après un examen minutieux, Justin Higginson prit congé. M Collins et Paddy l'accompag nient. Dick était parti depuis longtemps. Les bagages turent apportés peu de temps après ; puis M Collins et Paddy rentrèrent et s'en- fermèrent dans leurs chambres. Eddy faisait des bouquets pour égayer le cou-

EDDÏ ET l'A H m

vert, et tirait de l'armoire sans rien dire un saladier de cristal cerclé d'argent, que l'on n'exhibait qu'aux jours de fête. Mme Glategny, dans la cuisine, s'entendait avec la servante pour ajou- ter un entremets au dî- ner.

A sept heures moins cinq, les hôtes repa- rurent. MmeCollins était toujours vêtue de noir, mais elle avait changé de robe. Paddy ne por- tait plus son costume de matelot, mais des pan- talons gris fer, une très courte veste à trois cou- tures, avec un col de che- mise exactement rond, très empesé, et luisant comme la porcelaine des assiettes.

Le dîner fut un peu solennel, mais cor- dial ; il semblait que Mme Glategny eût à sa table des invités plutôt que des hôtes payants. La conversation des deux dames ne dépassait point la banalité ; les deux en- fants, d'une sagesse exemplaire, se regar- daient sans rien dire. Dès que l'on sortit de table, ces deux dames, observant qu'ils tombaient de sommeil, leur conseillèrent d'aller se coucher. Ils partirent ensemble.

2 6 KDDY ET PADDY

Dans l'antichambre, Eddy enseigna à Paddy la place des allumettes et des bougeoirs. Puis ils montèrent les deux étages silencieusement, et ils s'arrêtèrent dans le corridor entre les deux chambres fraternelle^.

Eddy lui dit :

Vous savez, si vous manquez de quelque chose, il ne faudra pas craindre de m'appeler.

11 répondit :

Je vous remercie... et après un temps, avec un effort : Bonsoir, Made- moiselle.

Bonsoir, Monsieur.

Ils se touchèrent la main. Ils s'enfer- mèrent dans les chambres à double tour. Mais Edith ne se décidait point à se mettre au lit. Elle revint frapper à la porte de Paddy.

Vraiment, dit-elle, vous ne man- quez de rien ?

De rien, vraiment.

Vous n'avez pas l'habitude de boire avant dormir ?

Oh! non, papa l'a bien défendu.

Bonsoir, Monsieur.

Je vous souhaite une bonne nuit.

Il parlait de son lit. il était blotti déjà dans le- draps un peu rêches, sous la couverture de piqué blanc. 11 s'y en- dormit sans peine : cosmopolite il

EDDY ET PADDY 2~J

nomade, le pays inconnu, la maison étran- gère, le litnouveau ne le troublaient point.

En bas, dans le salon, Mme Glategny et M Collins travaillaient ensemble à des ouvrages de broderie et s'entretenaient familièrement. Mme Glategny était une personne réservée, et Mme Collins une personne discrète ; mais il fallait consi- dérer que Mme Collins et Paddy n'étaient point des hôtes de passage. Us entraient pour ainsi dire dans la famille, ils étaient aussi désormais les seuls étrangers que Mme Glategny pouvait accueillir dans le cottage d'Almorah, puisqu'elle n'avait que deux chambres à louer, jusqu'au départ lointain de Paddy. Ces dames jugèrent donc à propos de s'expliquer leur caractère, et se mirent au courant de leur passé.

Il se trouva que leurs goûts étaient identiques, ainsi que le pouvait faire présager la ressemblance de leur physio- nomie et de leurs allures. Elles aimaient l'ordre, le confortable, elles étaient douées d'une sentimentalité vive, et, pauvres d'es- prit, elles possédaient la divine intelli- gence du cœur. Elles y avaient atteint cependant par des voies opposées.

On donnait à Mme Collins ce titre de madame par respect. Elle n'avait jamais été mariée. Elle ne s'était d'ailleurs jamais appartenu. Elle comprenait tout,

28 1. 1)1) Y ET l'A 0 1) V

parce qu'elle ne savait rien de la vie réelle et vulgaire. En lui confiant Paddy, Justin Higginson avait confié véritable- ment son cher, cher fils à une créature céleste.

Mme Glategny, au contraire, avait vécu avec une rare intensité, bien que sans aventures ni péripéties. Elle avait aimé uniquement et passionnément son mari. Cet amour, toujours partagé, n'avait jamais été contrarié. Ensuite M. Glate- gny était mort. De sorte que, dans son petit coin d'existence, elle avait connu les sommets de la félicité et de la douleur humaine.

Elle donna une grande preuve d'amitié à Mme Collins en partageant avec elle le gouvernement de la maison, lui peu de jours il leur fallait si peu de jours pour se connaître entièrement leur intimité devint absolue.

Les enfants ne firent point de même; et pourtant, ils avaient, eux, pour séduire l'un l'autre, Le charme de leur beauté, la splendeur de leur enfance. Mais à cet âge, si le coup de foudre d'une amitié instinctive est plus fréquent, L'éta- blissement d'une intimité réfléchie com- porte plus d'hésitations et de marchan- dages. Les enfants ressemblent à ces sauvages des enfants aussi, qui

n'abordent Les nouveaux venus qu'avec

I. D D ■! E I PADD1

une extrême circonspection. Nos céré- monies de politesse ne sont guère que des reproductions surannées de ces gestes propitiatoires que faisaient nos premiers ancêtres, lorsqu'un étranger, peut-être à craindre, se présentait devant eux. Nous en avons perdu le sens et nous les exécutons machinalement. Mais pour les enfants des sauvages, elles recouvrent leur signification et leur uti- lité immédiate. Aussi, rien de plus céré- monieux que les débuts d'une liaison entre deux enfants. Eddy et Paddy en étaient encore à s'appeler monsieur et mademoiselle, ou M. Patrick et M"e Edith. alors que les deux lionnes dames avaient déjà renoncé à toute formule. Si même elles ne s'appelaient point simplement de leur petit nom, c'est que, depuis la mort de M. Glategny, sa veuve ne souffrait plus qu'une créature humaine lui donnât le nom que son unique amour lui avait donné. Pour la mettre à son aise sur cet article. M"" Collins ne révéla pas le sien. Les enfants, sur la défensive, ne se livraient à aucun jeu. Loin de chercher les tête-à-tête, ils ourdissaient des ruses compliquées pour garder toujours en tiers une de ces dames. Si, malgré toute leur politique, ils se trouvaient seuls, cela ne leur était point agréable. Le soir, ils ne perdaient guère de temps dans l'escalier

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ni dans le corridor. Ils tempéraient la froideur de leur adieu par un sourire aimable, mais forcé. Ils s'enfermaient aussitôt jalousement, comme si chacun d'eux eût redouté de la part de l'autre une tentative d'incursion.

Paddy était le plus craintif. En dépit de sa vigueur précoce, de sa magni- fique santé, cela n'étonnait point, à cause de ses allures plus timides, de sa taille moindre, de ses cheveux blonds et de ses rougeurs faciles. Eddy était méfiante, mais plus hardie : elle rougissait aussi moins souvent, elle avait le teint chaud et les cheveux noirs ; et comme elle était un peu plus grande, Paddy, pour la re- garder, était toujours forcé de lever les yeux.

Leur embarras augmenta beaucoup, au bout de cinq ou six jours : assistant par hasard à la première rencontre matinale de Mmc Collins et de Mme Glatcgny, ils constatèrent qu'en se souhaitant le bon- jour, les deux dames s'embrassaient. Ils en furent choqués. Ils eurent peur qu'on remarquât leur froide politesse. Ils pen- sèrent que si l'on voulait les contraindre de s'embrasser ainsi, ce serait une tyran- nie insupportable. Ils se montrèrent irrités et boudeurs toute l'a prés-midi. Le m- a dieu, le soir, fui plus sec. Mais la glace fut rompue le lendemain matin.

EDDV El PA1JUY 31

C'était, pour Eddy comme pour Paddy, le jour de la rentrée des classes : car elle allait aussi dans un collège de filles. Ils devaient partir ensemble le matin et revenir ensemble le soir. Le départ était de bonne heure : il fallait déjeuner en hâte. Lorsque les enfants prirent congé, Mme Collins et Mme Glategny étaient encore occupées à beurrer leurs toasts. Paddy sortit le premier. L'air était frais et piquant, le ciel gris. Eddy vint le re- joindre enfin, comme il se retournait pour l'appeler. Il vit alors que Mme Glategny s'était levée et se penchait au window. Eddy posa deux doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à sa mère.

Avec des façons insoucieuses et par- fois même un peu bourrues, Paddy avait, comme Justin Higginson, des attendris- sements. Cette mièvrerie l'enchanta. Il regretta peut-être obscurément de n'avoir plus de mère, lui, à qui envoyer des bai- sers. Il fit un signe affectueux, mais moins familier, à Mme Glategny. Puis il toucha le coude d'Eddy. « Allons... » lui dit-il, et il se sentit au cœur une grande svmpathie pour elle.

Lorsqu'il eut passé toute la journée avec des garçons qu'il ne connaissait pas du tout, il eut plaisir à retrouver son amie et à revenir avec elle dans le cré- puscule. Pour marquer tout de suite qu'à

EDI) V I. I IMDDV

présent il ne pouvait plus la confondre avec des indifférents et des inconnus, il lui cria d'une voix forte : « Bonjour, Eddy ! » C'est elle qui rougit, cette fois. mais il n'en put rien voir, car le soir tombait. Elle répondit d'une voix moins assurée : « Bonjour, Paddy! » Et aussitôt, ils goûtèrent le bonheur parfait. Ils revinrent avec des allures d'enfants moins sages, avec des gambades qu'au plein jour leur cant instinctif ne leur aurait point permis.

Toutes choses Leur paraissaient char- mantes. Ils avaient grand'faim. Cepen- dant, dès qu'ils se mirent à table, ils «uront l'appétit coupé. Ils étaient un peu fiévreux comme sont les enfants, ces merveilles de finesse et de fragilité, pour le moindre changement dans le régime ou dans L'étiquette de Leur vie. Très fati- gués, mais n'ayant point sommeil, ils allèrent se coucher à l'heure habituelle par ol éissance. A la perte de leur chambre ils s'embrassèrent sans hésita- tion, en répétant : •< Bonsoir, Eddy. Bonsoir, Paddy. »

Ils s'enfermèrent quand même très soigneusement. Puis Paddy se déshabilla et sauta dan-- -'m lit. Mais comme il avait, ce soir, les gestes fort saccadés, il accrocha du bout de sa manche son eoir, un de ces anguleux bougeoirs

i: 1)1) V ET P A DDY 33

anglais à vaste cuvette, laqués de cou- leurs éclatantes. Le monument s'effon- dra. La bougie s'éteignit en se brisant sur le parquet, et la boîte d'allumettes fut projetée si loin qu'il ne put venir à

bout de la retrouver dans cette obscurité profonde.

Paddv était, pour certains détails de la vie, maniaque comme un vieux garçon^ Il se persuada que si une fois par hasard il s'endormait sans avoir des allumettes sous la main, il se réveillerait certaine- ment et serait malade au milieu de la nuit. Très nerveux, un peu mal à son

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.aise vraiment, il ne put supporter cette .idée. Il alla, à tâtons, jusqu'à sa porte,

dont il eut grand'peine encore à trouver

la serrure. Il appela :

Eddy !

Qu'y a-t-il ?

Il s'expliqua, elle se mit à rire :

Attendez, fit-elle, je viens.

Et elle sauta légèrement à bas de son lit.

Il referma vivement sa porte, au mo- ment où Eddy ouvrit la sienne. Elle fut prise du fou rire.

êtes-vous donc ?

C'est, répondit-il, que je suis déjà déshabillé.

Moi aussi, dit-elle naïvement ; et ils restèrent bien embarrassés.

Entr'ouvrez seulement votre porte, reprit Eddy, je vous passerai mon bou- geoir.

Il tendit la main, mais le bougeoir d'Eddy était encore plus monumental que le sien : autant ouvrir à deux battants.

Eh bien ! dit-elle, remettez-vous donc au lit : je pourrai entrer chez vous.

Telle était leur candeur que cet étrange compromis Leur donna pleine satisfaction. Dès que Paddy fut blotti sous ses cou- vertures, Eddy entra, toute blanche et plus long vêtue que si elle avail porté la plus longue de ses robes. Ses cheveux,

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au lieu de venir en avant de ses épaules, pour dormir lâchement noués derrière la tête, dégageaient son visage, qui en paraissait éclairci et transfiguré, et elle n'avait rien de corporel que le visage, qui n'est qu'une matérialisation de l'âme ; elle laissait voir aussi ses pieds nus qui ne semblaient point la porter.

Le regard de Paddy fut attiré vers ces pieds d'ange, vers ces pieds de messager céleste. Comme il avait, en conséquence de son éducation évangélique, la tête toute farcie des formules de la Bible, une phrase des Ecritures lui revint : « Qu'ils sont beaux, les pieds de ces hommes ! » L'application de ce texte à Eddy lui parut prodigieusement comique. Il eut un nouvel accès de gaîté. Eddy se jeta dans un fauteuil en riant aux éclats.

Elle aperçut tout d'un coup les allu- mettes, qu'ils oubliaient bien tous les deux. Elle ramassa la boîte, et avec un petit air sérieux, avec un geste autoritaire, elle dit : « Voyons, Paddy, il faut dor- mir. » Mais elle ne se décidait pas encore â le quitter.

Vous n'avez besoin de rien ? dit- elle.

Non, fit-il, et il soupira.

Elle devina qu'il ne disait point la vé- rité. Elle le gronda. Et il finit par avouer qu'il avait très chaud, la gorge sèche.

36 EDDY ET PADDY

Ah ! il aurait bu volontiers, sans la défense de papa. Elle combattit raison- nablement ses scrupules. « La défense, dit-elle, n'avait trait qu'à une habitude régulière, et il ne ferait pas mal de boire une fois par hasard, s'il avait soif. » Elle lui prépara un verre d'eau sucrée. Il se souleva, et elle le fit boire en le soutenant. « Bonsoir », dit-il ensuite, avec une jolie moue. Eddy se pencha, et lui posa sur le front un baiser, qu'il reçut coquettement sans le rendre, en enfant gâté à qui toutes les caresses sont dues.

Paddv, durant sa première enfance, avait été l'objet de soins assidus, mais virils. Il ne soupçonnait point certains raffinements. L'ingénieuse complaisance d'Eddy multiplia ses besoins, et mille commodités ou mille délicatesses lui devinrent indispensables auxquelles il n'avait jamais songé. Comme son amie seule pouvait les lui procurer, il se mit sous sa tutelle nonchalamment, et lui qui jusqu'alors savait se débrouiller de tout avec une gentille précocité, il se montra désormais incapable de plus rien taire par lui-même.

M"11 Glategny ne se contentait point d'envoyer sa fille au collège. Elle lui don- nait dans la maison même cette éduca- tion du ménage qui prépare les épouses ac< omplies. Eddy eut bientôt, comme

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Mme Glategny et Mme Collins, des attri- butions particulières et bien déterminées. Il parut tout simple que ce fût elle qui s'occupât exclusivement de Paddy. Elle mettait en ordre, elle tenait en état ses vêtements et son linge. Elle lui faisait d'humbles raccommodages. Elle prenait surtout plaisir à soigner les costumes de jeu. Elle voulait qu'il fût mieux équipé, et plus élégamment que les autres, pour ces exercices de force et d'adresse l'or- gueil physique devient légitime, et ou il avait le droit de mettre en valeur sa beauté mâle, sa grâce d'adolescent. Elle n'avait pas d'autre poupée que son ami. Lui aussi trouvait cela tout naturel ; il devenait volontiers exigeant : et déjà se formait entre eux ce lien d'utilité domes- tique, d'habitude, qui, entre les hommes et les femmes, est plus fort que tout sentiment.

Paddy connaissait donc cette joie de la sécurité absolue, privilège des hommes sur qui veille une femme constamment et uniquement. Paddy, en cet asile de hasard, goûtait pour la première fois les douceurs du home et de la patrie, lui dont l'enfance nomade avait erré de ri- vage en rivage avec la flottante maison paternelle. Et il s'attachait par la recon- naissance à ce joli cottage d'Almorah, qui lui révélait le bonheur sédentaire.

3# EDDY ET PADDY

Mais il avait bien peu de temps chaque jour pour savourer le plaisir d'habiter cette chère demeure. Il fallait partir dès le matin. Le soir, aussitôt après le dîner, il fallait dormir. Heureusement, il pouvait profiter des jours de congé, car ce fut comme un fait exprès : jusqu'au prin- temps, jusqu'à la veille de Pâques, des froids ou des pluies empêchèrent les deux enfants de sortir ces jours-là, et les firent se calfeutrer, toute la longue après- midi, dans le salon.

Paddy avait eu besoin de plusieurs semaines pour apprendre à bien connaître ce salon : la vue des enfants est lente, studieuse, leurs souvenirs en revanche sont ineffaçables. Il n'était plus mainte- nant un seul coin, un seul détail de cette pièce que Paddy Higginson ne possé- dât.

C'était un carré long, auquel s'ajoutait un window à cinq côtés. Une table octogonale, en bois laqué, d'un blanc tirant sur le gris, était placée au milieu du window dont elle épousait 1rs angles. Elle supportait un vase de faïence jaune était planté un araucaria, et une très haute lampe de cuivre rouge incrusté de faux saphirs cabochons. Des stores de grosse étamine écrue', bordés d'une den- telle qui était l'œuvre de M t de M eGla- tegny, se déroulaient devant chacune des

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guillotines du window : ils étaient tou- jours, comme par caprice, montés à des hauteurs différentes.

Le papier des murs était semé de gros chrysanthèmes d'un jaune pâle, parmi des feuillages d'un vert figue ; les meubles, fauteuils ou chaises, laqués de blanc, étaient garnis de coussins en cretonne, un fouillis de fleurs jaunes, bleues et roses ne laissait apercevoir aucun fond. La cheminée de bois ornée de faïences était surmontée d'une étagère à plusieurs planchettes irrégulièrement distribuées, des bibelots, qui avaient l'air de jouets, se reflétaient dans des glaces.

Au fond du salon, dans l'un des angles, il y avait un meuble de coin assez lourd et d'une amusante bizarrerie, formant tout ensemble étagère et divan. C'était la place favorite d'Eddy et de Paddy. Ils s'y asseyaient tout contre l'un l'autre, et lisaient ou regardaient au même livre.

Les jours de semaine, aux heures du repos, il leur suffisait de voir des images. Un illustré qu'ils recevaient de Londres .leur donnait régulièrement deux ou trois scènes de la vie des cours, des paysages de l'Afrique centrale et des colonies asia- tiques, des croquis d'explorateurs. Il y avait aussi, dans les dernières pages, des portraits de boxeurs dépouillés jusqu'à la ceinture. Ces musculatures monstrueuses

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arrachaient à Paddy des cris d'admira- tion.

Mais plus souvent ils feuilletaient les albums YValter Crâne, en dessinant

pour l'enfance les traditionnels person- nages de la mythologie, a su restituera ces créatures de l'imagination primitive une grâce de puérilité vivante, qui est leur plus irrésistible séduction. Eddy et Paddy apprenaient ainsi à jouir de la beauté plastique, d'une attitude noble, d'un geste et d'une harmonie de couleur. Le dimanche, ils se privaient volontai- rement de ces divertissements profanes. Habillés dès le matin, graves, inoccupés, ils prenaient la Bible. Ils s'asseyaient d'ailleurs à la même place, et lisaient

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ensemble. Ils interrompaient souvent leur lecture pour se communiquer leurs ré- flexions. Leur piété était naïve, étroite, mais quelquefois elle s'élevait, sans aucun effort, jusqu'au sublime.

Lorsqu'ils eurent de plus beaux di- manches, leurs habitudes ne s'en trou- vèrent modifiées qu'à peine : ce n'est pas l'usage de se promener le jour du Seigneur. Mais, au lieu de rester dans le salon, ils allaient lire dans le jardin, situé derrière la maison, entre des murs bas qui le sépa- raient d'autres petits jardins pareils. Ils aimaient à y chanter des cantiques, et parfois ils interrompaient leur chant afin de se prêcher l'un l'autre.

Le dernier dimanche avant Pâques, un fuchsia arborescent, qui était planté au fond du jardin, leur apprit par ses fleurs que le printemps était revenu. Cette bonne nouvelle les émut. Paddy fit halte devant l'arbre, et toucha légèrement les fleurs naissantes, comme pour les cares- ser, sans leur faire mal. Puis, avec une timidité, mais avec une solennité aussi, et un enthousiasme contenu, il dit: « Louons Dieu, Eddy ! »

Elle ne répondit point. Elle restait devant lui modeste et les yeux baissés, comme une servante devant un prêtre. Elle semblait comprendre que c'est l'homme, non la femme, qui doit exercer le culte.

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Alors, d'une voix chaude et pourtant étrangement aiguë, mais voilée, il chanta :

O nostre Dieu et Seigneur amiable. Combien ton nom est grand et admirable Par tout ce val terrestre spacieux Que ta puissance esleve sur les cieulx.

En tout se veoit ta grand'vertu parfaicte Jusqu'à la bouche aux enfants qu'on alaicte, Et rends par confus et abbatu Ton ennemy qui nie ta vertu.

Ils firent quelques pas en silence. Tout à coup Eddy murmura d'une voix crain- tive, comme si elle avait peur de la haute pensée qu'elle exprimait : « Quand on pense, Paddy, que la vie n'est peut-être qu'un rêve ! » Il hocha la tète. « Peut- être », répondit-il.

Mais ayant réfléchi un instant, il reprit: « Qu'entendez-vous par là, Eddy ? » Et il cassa une petite branche. Elle fit, sans répondre, un geste vague, et longtemps après, elle répéta : m Un rêve... » Ils allè- rent s'asseoir sur le banc.

Les arbres, dont les pousses trop jeunes n'offraient point de prise aux souffles, ne remuaient point. Les rameaux encore secs bruissaient Imperceptiblement. Le fuchsia seul se balançait < t ploj ait déjà sous le poids de ses tendres fleurs en grappes. Les deux enfants le contemplaient, et sans comprendre eux-mêmes s'il y avait un sens caché dans les paroles qu'ils

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avaient prononcées au hasard, ils étaient pris d'une grande tristesse, à la pensée que ce fuchsia et toutes les autres choses de la nature n'avaient peut-être aucune réalité, n'étaient qu'un rêve.

Mais à Timproviste Paddy fut suffoqué par une violente joie. Il eut un indomp- table besoin de crier ou de chanter. 11 crut naïvement que c'était un nouvel accès d'enthousiasme religieux, et il atta- qua un autre psaume :

O Seigneur Dieu, que tes œuvres divers Sont merveilleux par le monde univers ! O que tu as tout fait par grand'sagesse ! Bref la terre est pleine de ta largesse...

Il se recueillit un instant. Il reprit, mais d'une voix si sourde, si étouffée, qu'elle semblait venir de très loin :

Quant à la grande et spacieuse mer, On ne saurait ne nombrer ne nommer Les animaux qui vont nageant illeques, Moyens, petits et de bien grands avecques...

Eddy, que les formes rudes de cette poésie ne déconcertaient point, prenait garde seulement à certains mots, « la grande, la spacieuse mer », et à la voix mystérieuse de Paddy ; et elle se rappe- lait l'autre voix mystérieuse qui lui avait ordonné naguère d'aller jusqu'au bout de la jetée regarder la mer infinie. Et, une seconde, Paddy reprit son rôle d'inconnu,

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d'hôte passager, d'étranger venu de la mer et qui s'en retournerait par la mer. Elle eut froid. Mais aussitôt, d'un geste moins réservé que de coutume, elle saisit la main de son ami, la pressa avec force, avec peur.

Paddy, dit-elle, est-ce que vous son- gez quelquefois à la mort ?

Très souvent, répondit-il avec simpli- cité : maman est morte.

Eddy songea qu'elle aussi, elle était orpheline, et se comprenant tous les deux, ils se sourirent.

Elle reprit, plus sombre :

C'est une chose terrible, la mort.

La mort de ceux que nous aimons, répliqua-t-il, parce qu'alors ils nous quit- tent et nous avons du chagrin ; mais la mort elle-même est aimable.

Vous n'auriez pas peur de mourir. Paddy ?

Non, dit-il sincèrement.

Elle se rasséréna sur-le-champ : i Xi moi », dit-elle.

Alors il sourit encore, et avec une ado- rable confiance il affirma : i Nous serons heureux éternellement. »

Ils se levèrent, el se tenant par la main, ils retournèrent vers la maison.

[ls v trouvèrent Dick Le Bouët, que M Glategny venait de retenir à dîner. Bien qu'il demeurât à peu de distance,

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Richard faisait peu de visites au cottage d'Alniorah, il se déplaçait malaisément, et Paddy ni Eddy ne l'avaient revu encore depuis le jour de l'arrivée. Paddy, en y réfléchissant, se trouvait beaucoup plus intime dans la maison que ce petit cousin qu'on voyait de loin en loin et de qui on ne s'inquiétait guère ; quand même, et en dépit de cette familiarité passagère, Paddy n'était que l'hôte, l'étranger : « Quant à la grande et spacieuse mer... » murmura Eddy, et elle regarda Paddy, elle lui sourit comme afin de le consoler.

La soirée fut triste ; et puis, comme tous les dimanches, on dîna une heure plus tôt, sans appétit, l'après-dinée fut trop longue. Ils avaient hâte de monter et de s'enfermer séparément dans leurs chambres. Ils s'obstinèrent contre eux- mêmes. Eddy entra chez Paddy, elle y demeura longtemps, inutilement. Tous 1rs menus services qu'elle lui rendit ne firent que leur marquer davantage à tous les deux qu'elle était comme une ser- vante, et lui, le voyageur qui passe.

Le voyageur, depuis des semaines enchaîné à un foyer par le charme d'une enfant femme, sentit, dans les jours qui suivirent, ressusciter en lui l'esprit nomade. Le printemps, soudain magni- fique, l'invitait à l'extérieur. Il se rappela que Jersey était une île. Il avait beaucoup

EDDY i;t paddy

navigué sur le yacht paternel, et il avait rencontré beaucoup d'îles par les mers, il avait tourné tout autour, il ne se les figurait point d'après le témoignage des livres, mais d'après la vue de ses yeux. Jusqu'alors, il n'avait pu croire que Jersey fût pareille aux autres : il y trouvait trop de sécurité, il n'avait pas le senti- ment d'être assiégé par l'infini de toutes parts. Il connut soudain le mal des îles, le malaise d'être isolé.

Il n'avait point visité sa nouvelle patrie, il n'en connaissait rien que la petite capi- tale de Saint-Hélier, et il se rappelait qu'il avait débarqué un jour sur une rive déserte. Alors il se persuada qu'à l'excep- tion de la ville, tout le reste de l'île était inconnu et inhabité. I. 'aventureux enfant conçut aussitôt le désir d'y taire des explorations, et d'emmener avec lui. comme guide indigène, comme sauvage compagnon, la gracieuse Eddy.

Ils avaient, à l'occasion de Pâques, trois semaines de vacances, et ils étaient entiè- rement libres : M. Higginson ne devait enlever son lils que ih.ui- les vacances d'été. Quant à M"" ('< .llins et a M' Glate- , elles ne \ ny aient peint d'inconvénient à laisser les deux entants sortir seul-, même pour aller très loin, et elles n'étaient pas femmes a se fatiguer a\ ec eux.

Trois semaines! Cet espace de temps

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leur paraissait fabuleux. Ils auraient pu accomplir le tour du monde ! Ils se don- nèrent des allures de flibustiers. Pour les plus modestes excursions, ils se réveillaient à des heures indues. Ils allaient récipro- quement se secouer dans leur lit avec une rudesse toute garçonnière, et ils s'affublaient de costumes de montagnards écossais.

De ces promenades entreprises dans un esprit si furieusement romanesque, ils rapportaient des images qui n'avaient aucun rapport avec la réalité des objets. Ils avaient, comme tous les enfants, un pouvoir vraiment prodigieux de déformer les choses qu'ils voyaient. Paddy voulait que l'île fût déserte, inculte peut-être : il n'en démordait point même quand il par- courait les campagnes si apprêtées qui environnent Saint-Hélier. Les enfants, comme les artistes primitifs, conçoivent la nature avec des lignes simplifiées et des symétries excessives. Quand ils ren- contrent des paysages disposés géomé- triquement, des allées nettes, des arbres qui se font pendant, ils ne s'étonnent point, ils n'y soupçonnent point l'œuvre des hommes.

Les gras pâturages normands pais- sent de courtes vaches, rappelaient à ces fantaisistes observateurs les prairies de l'Amérique du Sud, que d'ailleurs Paddy

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lui-même ne connaissait point, sinon par ouï-dire. Ils s'attendaient à voir surgir quelque Bas-de-Cuir silencieux au tour- nant de chacune des haies. Pouvaient-ils ne point songer aux forêts vierges, quand ils sondaient du regard ces haies mons- trueuses faites d'un enchevêtrement d'é- pines, de chardons bleus et secs, de chardons blancs et velus, et ces lianes de lierres qui s'en détachent, courent perfide- ment sous les herbes, regrimpent aux troncs des arbres, les étreignent et les étouffent ? Ils voyaient, derrière les grilles de parcs, des palmiers éventails et des phénix en pleine terre, des camélias aux feuilles laquées ; et ne prenant point garde que ces plantes, exilées de leur torride patrie, étaient rangées dans les jardins clos en guise d'ornement, sérieu- sement ils croyaient parfois s'être égarés jusqu'en des régions tropicales.

Ils se glissaient, avec des précautions, par les chemins couverts. Ils étouffaient leurs pas. Ils ne rencontraient personne : l'île, à cette époque, n'est pas encore envahie par les touristes. Eddy regardait Paddy avec admiration et avec respect. Elle ne doutait point qu'il lui fût très supé- rieur en intelligence et en civilisation. Elle le considérait comme son maître, et volontiers elle se fût prosternée devant lui.

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Leur parti pris d'explorateurs était de piquer toujours droit vers l'intérieur des terres. Ils n'étaient pas encore des mar- cheurs bien vaillants, et ils n'atteignaient jamais jusqu'à la rive opposée, de sorte que, ne connaissant point les limites de l'île, peu à peu ils s'accoutumaient à croire que l'île n'avait point de limites, et Paddy même recommençait à perdre la notion que Jersey fût une île. Et les images de la mer disparaissaient de leur imagination, la mer qui les entourait, la mer qui avait amené Paddy, qui un jour le remmènerait.

Ou bien pensaient-ils à la mer sans le dire, avaient-ils peur d'elle sourdement et la fuyaient-ils pour ne plus la voir ? Mais la peur attire en même temps qu'elle repousse. Quand ce fut le dernier jour des vacances, ils ne résistèrent plus à leur tentation inavouée. Eddy osa parler la première. Elle insista pour conduire Paddy au château de Montorgueil.

Ils partirent de bon matin, aussitôt après déjeuner. Ils prirent le petit chemin de fer. Au départ, la voie est encaissée entre deux murailles de rochers taillés à pic. Elle longe ensuite la côte, mais on ne voit pas la mer constamment : au con- traire, on ne la voit que par intermittences et beaucoup moins souvent qu'on n'aurait cru ; mais on sent le vide à droite de soi,

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et on entend la mer sans la voir. Même quand elle est calme, et elle était calme ce jour-là, elle fait un bruit qui ressemble au bruit confus des grandes cités. Elle a une voix, cette même voix qui naguère, s'étant fait entendre à Eddy, l'avait attirée hors du cottage, vers la rive, vers le port. Eddy ne se rappelait point ces choses à la lettre, mais elle en était imprégnée. Au lieu de s'asseoir toute droite, comme elle avait coutume, et de regarder en face d'elle à hauteur de ses yeux, elle se lais- sait plier par la mélancolie. Elle appuyait ses coudes sur ses genoux, et, pour sou- tenir sa tête lasse, elle encadrait son visage de ses longues mains. Yis-a-vis d'elle, sur l'autre banquette, Paddy, gonflé d'une comique importance, s'était étendu tout de son long. 11 portait d'amples culottes, des bas de grosse laine aux plus excentriques disposition-, rabattus au-dessous du genou, un veston ballant ouvert sur un maillot de laine blanelu', et une petite casquette posée en arrière de la tête, de façon à laisser échapper par-devant une houppe de ses che\ eux bli nuls.

En arrivant au \ illage de < rore) . ils décom rirent bien la mer, mais la ma était basse, l'eau était loin, après des sables. Ils prirent garde plutôt à des sol dats en tunique rouée, qui tiraient à la

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cible sur le rivage. Le château de Moh- torgueil, qui couronne le cap de sa mar- tiale pyramide, ne leur fit pas non plus grande impression. Au lieu d'y monter, ils eurent l'idée bizarre de suivre la route qui le tourne, et de s'en aller vers les autres grèves, par les rochers.

Ils découvrirent, dans un creux, une retraite d'où l'on n'avait pas la moindre vue, mais qui les charma : car c'était une de ces anfractuosités à peine abordables, l'on est jeté lorsque l'on se sauve d'un naufrage. Ils s'y intallèrent, et ils y prirent leur collation comme des naufragés en effet, qui viennent de recueillir des coquillages et des œufs d'oiseaux : leur collation était beaucoup plus luxueuse. Ensuite, Paddy tira de sa poche une petite pipe de bruyère : il avait adopté tous les usages du pays, et les garçons y fument leur pipe dès qu'ils sont capables de marcher seuls. Il bourra la sienne d'un tabac blond de Virginie, très odorant. Eddy le regardait faire et ne disait rien. Elle admirait tout ce qui venait de lui, jusqu'à l'odeur de son tabac.

Ils se trouvaient si bien qu'ils demeu- rèrent là toute l'après-midi. Au reste, que pourraient faire des aventuriers, une fois qu'ils ont le gîte et la pâture ? La mer montait, elle vint tourbillonner au- dessous d'eux dans une vasque de rochers

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gris, polis par le flot quotidien. Et les mouettes, qui tournoyaient au-dessus, répétaient symétriquement le mouvement circulaire des vagues.

Comme le jour baissait déjà (les jours n'étaient pas encore très longs), Eddy et Paddy s'avisèrent qu'il leur restait juste le temps de visiter le château. Non que leur curiosité s'éveillât, mais ils craignaient d'être grondés pour n'avoir pas tiré parti de leur promenade. Ils retournèrent donc sur leurs pas, escaladèrent la colline jusqu'à mi-hauteur, et entrèrent par une porte de derrière qui était très basse. Ils suivirent alors, entre deux murailles, le chemin qui monte en spirale jusqu'au sommet, tantôt pente douce, tantôt esca- lier aux larges marches. Ils faisaient cette ascension par acquit de conscience.

Quand ils parvinrent à la plate-forme, ils ne reconnurent pas le paysage. Le port, qu'à marée basse ils ne daignaient point apercevoir, s'était empli d'eau, et les barques, ce matin échouées comme des épaves, semblaient avoir ressuscité sous les caresses du flot, qui en même temps remodelait la plage, ce matin démesurée, indécise, sans contour : elle décrivait maintenant une courbe élégante et molle, elle se rétrécissait entre la mer unie et les collines boisé< -s.

Mais ils détournèrent les veux de ce

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gracieux tableau, et ils regardèrent vers l'horizon, fascinés par « la grande et spacieuse mer », par la gloire du soleil couchant. Ils étaient seuls sur la plate- forme, ils étaient accotés et appuyés l'un contre l'autre, et ils regardaient.

Et Paddy songeait aux courses loin- taines, Eddy luttait contre une idée im- portune qu'elle n'arrivait pas à chasser : elle craignait d'être grondée par sa mère, si elle négligeait d'entrer chez les Le Bouët qui demeuraient tout près, elle craignait encore davantage que Paddy ne lui en voulût si elle faisait cette politesse à ses cousins.

Paddy, lui dit-elle enfin, et d'une voix de prière plutôt que d'interrogation, ne serait-il pas convenable d'aller souhai- ter le bonjour aux Le Bouët?

Oui, répondit-il d'un air détaché. Cela est convenable. Allez.

Elle tressaillit. « Oh ! fit-elle, est-ce que vous ne viendrez pas avec moi ? »

Il répondit : « Non », simplement, et avec la même indifférence. Il n'y mettait aucune mauvaise intention, cela lui pa- raissait plus naturel.

Alors, elle ne répliqua point. Elle s'écarta de lui à pas lents. Elle s'en alla, par un sentier à flanc de coteau, vers la maison : une lumière venait d'apparaître à l'une des fenêtres, bien que le crépus-

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cule fût encore rose, mais les vitres étaient bien nu uns vivement éclairées par la lampe que par les reflets du soleil couchant.

Paddy n'avait pas tourné la tète. A peine s'il avait remarqué le départ de son amie ; déjà même il n'y songeait plus. Il appartenait à la mer infinie. Obstiné- ment il la contemplait. Il se rappelait qu'elle l'avait amené ici, qu'elle le rem- mènerait, qu'il était un voyageur et un étranger. Et de hautes idées mélanco- liques lui venaient, des idées peu pré- cises, inexprimables, surtout en son Langage d'enfant. Il était recueilli et enthousiasmé, comme aux heures le dimanche il disait des prières et chantait des psaumes.

Aiguillonnée par la fraîcheur, un peu effrayée par la solitude, Eddy se hâtait vers la maison. Elle s'y sentit bien, quand elle eut refermé la porte sur elle. Mais le père et la mère de Dick étaient tous les deux absents. 11 se trouvait seul à La mai- son, et comme il étail fort timide, l'entre- tien ne fut guère animé. Voici que tout d'un coup Eddy songea en elle-même â Paddy qui était seul sur la plate-forme du château, à Paddy qui était seul dans le crépuscule, et Lue à face avec la mer infinie. Elle se leva, elle prit congé en toute hâte. Elle ne craignait plus d'affron-

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ter la solitude et le soir, elle partit pleine de courage et de résolution, comme pour une extraordinaire aventure.

Il lui sembla qu'elle triomphait, quand elle retrouva Paddy qui n'avait point bougé de place. Elle le tira par le bras, ce mime pour le ressaisir d'une secousse.

Il la regarda sans la connaître, comme dans la stupeur farouche du réveil. Mais un grand souffle de joie les enleva, et ils coururent d'un trait jusqu'au bas de la colline, en bondissant, en poussant des cris.

Ils étaient ivres de grand air. A diner, eux toujours si sages, ils étourdirent de leurs bavardages Mme Collins et Mme Gla- tegny. Après dîner, ils s'échappèrent encore dans le jardin, ils ravivèrent leur ivresse. Les deux bonnes dames, qui ne les reconnaissaient plus, durent user de leur autorité pour les faire monter dans leurs chambres ; et ils dormirent

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avec des détentes, avec des gestes brusques, en faisant des rêves de jeux violents, de courses et de luttes.

Tel fut le dernier jour des vacances. Il fallut bien reprendre, le lendemain matin, le train accoutumé de la vie. Mais c'était une saison nouvelle : il y eut des va- riantes.

Un soir, à quelque temps de là, Eddy et Paddy, revenant ensemble, rencon- trèrent un grand garçon, et un autre plus loin, puis un autre encore, et deux ou trois autres en groupe, qui portaient, en guise de châles sur leurs épaules, des serviettes de toilette, bariolées de raies multicolores.

Comme cela est laid et ridicule ! s'écria Paddy, toujours un peu tran- chant.

Il ajouta, avec une vive curiosité : « Que font- ils de ces ridicules ser- \ iettes ? »

Eddy se mit à rire. « Vous ne devinez pas, dit-elle, qu'ils vont aux bains ? »

Elle lui enseigna que les hommes se baignent à la Colette, de l'autre côté du fort Régent, dans les rochers. Paddy, fort attaché à suivre la mode, rêvait déjà de se promener, comme ces garçons qu'il avait jugés si ridicules, avec une serviette étalée sur le dos. 11 projetait même de se faire remarquer parmi les autres, par des

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rayures plus compliquées et par des cou- leurs plus voyantes.

Il déclara que, dès le lendemain, au lieu de rentrer directement à la maison, il irait se baigner à la Colette.

Alors, lui dit Eddy très froissée, vous ne rentrerez plus avec moi, vous me laisserez rentrer seule ?

Non, dit-il : ce n'est pas un si long détour, vous viendrez avec moi, et vous m'attendrez au bord de l'eau.

Il renouvela cette déclaration à dîner, avec une arrogance qui ne lui était pas habituelle. Mme Collins poussa les hauts cris : Se baigner seul, sans surveillance ! Que dirait papa? Vous croyez-vous déjà un grand garçon? Néanmoins il fut décidé que l'on allait réfléchir et organiser quel- que chose, pour que les enfants se pus- sent baigner sans péril.

Les réflexions et les préparatifs prirent plus d'une semaine. Les personnes très simples se font des monstres de tout, et ne manquent jamais de tout compliquer. Au lieu d'emmener Eddy et Paddy se baigner sur la grande plage, devant l'es- planade, où il y a des cabines roulantes, Mme Glategny et Mme Collins imaginèrent de se transporter avec eux, par le petit chemin de fer, jusqu'à Saint-Aubin, et d'aller chercher un abri désert dans les rochers qui sont tout au bout de la baie.

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C'est donc après huit jours seulement que Paddy put réaliser son rêve, et sortir, comme les grands garçons qu'il avait rencontrés, avec une serviette en guise de châle, plus bariolée qu'un drapeau. Il faut croire que ces huit jours d'attente lui avaient donné sur les nerfs, ou que l'esprit d'effarement des deux bonnes dames l'avait gagné. Car la veille au soir il eut grand'peine à s'endormir, et en vérité cet événement banal ne valait point une insomnie. Au bout d'une heure, il dormait à poings fermés, mais il avait la fièvre et le cauchemar, et il fut réveillé tout d'un coup au milieu de la nuit par sa propre voix qui criait : « Qu'ils sont beaux, les pieds de ces hommes ! » Cette exclamation inattendue réveilla Eddy en sursaut, et elle vint, toute blanche, jus- tement comme la première fois qu'il avait cité cette phrase des Écritures.

Etes-vous souffrant ? lui demandâ- t-elle avec une expression d'effroi.

Non, dit-il, je suis seulement un peu agité, mais n'eu dites rien. Peut-être qu'on ne voudrait plus nous emmener à Saint-Aubin demain soir.

Eddy se garda bien de lui [désobéir, et l'événement s'accomplit. Paddy s'était mis en route avec des airs de gravité, de sombre résolution. Ses nerfs [ne s'apai- saient point, il avait île- frissons. Dès

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que Ton eut fait choix d'un emplacement, Mme Collins et Mme Glategny s'empres- sèrent autour d'Eddy. Lui s'en alla plus loin, se dévêtit hâtivement, se jeta d'une pointe de rocher, à un endroit l'eau devait être profonde, afin de montrer qu'il nageait bien. Il ne se souciait point des femmes et il ne regardait pas de ce côté ; il entendit seulement les petits cris qu'Eddy poussa quand elle entra dans l'eau.

Presque aussitôt, Mme Collins l'appela : « Paddy, revenez vite, en voilà assez pour un premier bain. » Il fut enchanté qu'on lui fournît un prétexte pour sortir de cette eau froide et mordante qui l'irri- tait encore plus, et sans répliquer il reprit ses vêtements, avec autant de hâte qu*il les avait quittés. Mais aussitôt sa fièvre tomba, une brusque joie l'envahit, une joie du corps, à laquelle tous les organes participaient. Il eut un sentiment de plé- nitude extraordinaire, en même temps que de sécurité. Il sut qu'il était fort et qu'il était beau. Et il se mit à marcher sur la route avec des allures triomphales, d'un pas relevé.

Quand il revint deux jours après, il regarda enfin le décor, que, dans son trouble de l'avant-veille, il n'avait même pas vu. C'était un repli de rocher, comme une grotte à ciel ouvert, d'où l'on n'aper-

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cevait ni la pleine mer ni la rive, et il se rappela la retraite de naufragés il avait passé toute une journée avec son amie, derrière le château de Montorgueil. L'eau y était seulement plus calme et n'y tournoyait point, les mouettes n*v fré- quentaient pas non plus, comme si elles n'aimaient point à décrire leurs circuits réguliers au-dessus d'un bassin trop pai- sible, où le tourbillonnement de l'eau ne s'harmonise pas au rythme circulaire de leur vol. La mer, cependant, bien qu'elle n'y pénétrât que brisée, sans force, avait si parfaitement poli le granit, que même des pieds nus, même des pieds d'enfanl pouvaient s'y appuyer sans crainte ; et loin des dangers, des fracas, loin de tout regard indiscret, cette vasque était vrai- ment l'asile providentiel de l'enfance fra- gile et de l'innocence nue.

Bientôt, Mme Glategny et Mme Collins se lassèrent d'accompagner Kddy et Paddy tous les jours, et leur permirent de faire seuls cette promenade quoti- dienne. Seuls ensemble, ils passèrent dans cet asile, qu'ils croyaient inacces- sible, les dernières heures des chaudes journées, lu c'était toujours un plaisir, mais le plaisir (''tait devenu habituel, et ils n'y attachaient pas désormais plus d'importance qu'à leur baiser distrait de tous les matins et de tous les soirs.

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Mais un jour Paddy eut un grand désappointement et une grande colère. Comme il se présentait le premier à l'is- sue du long corridor de rochers, qu'il croyait être seul à connaître et à fré- quenter avec Eddy, il vit que cette retraite intime était envahie. Toute une pension y prenait ses ébats. Il se re- tourna, le sang aux joues. « Venez «, dit-il à Eddy en la saisissant par la main, et ils n'y revinrent plus jamais.

Hélas ! le désastre était beaucoup plus grand qu'ils n'avaient imaginé d'abord, leurs yeux s'ouvrirent enfin : ce n'était pas seulement leur vasque secrète et leur grotte qui était envahie, violée : c'était tout leur domaine, toute leur île déserte, réservée jusqu'alors à leurs aven- tures et à leurs explorations. Des voya- geurs de France et d'Angleterre y débar- quaient par tous les bateaux, leurs voi- tures creusaient des ornières dans les routes, et les cochers qui les conduisaient par bandes soufflaient dans de longues trompes de cuivre, qui réveillaient dou- loureusement les échos.

Les enfants se découragent aussi faci- lement qu'ils entreprennent. Eddy et Paddy ne goûtèrent plus rien, ne tinrent plus à rien, dès qu'ils virent que toute leur île ne leur appartenait plus en propre. Et c'est ainsi que leur première année

y

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s'acheva dans une lassitude et dans un abandon. Ils n'eurent point de regret lorsqu'une dépêche annonça l'arrivée de Justin Higginson, lorsque, douze heures plus tard, le yacht Y Ontario entra dans le port, lorsqu'il en sortit à la marée suivante , emmenant Paddy , pour six semaines.

Six semaines ! Cet espace de temps dépassait leur puissance de calculer. C'était la durée indéfinie. Au lieu d'es- sayer le compte de ces jours et d'espérer le dernier jour, mieux valait admettre que l'on se quittait pour toujours, et en prendre bravement son parti.

EddA' reconduisit Paddy à la jetée Vic- toria. Ils ne témoignèrent ni l'un ni l'autre aucun chagrin, et, même, ils hésitaient à échanger, sous les yeux de M. Higginson, leur baiser de tous les matins et de tous les soirs.

III

Paddv ne retrouva pas sans plaisir sa petite cabine du yacht, ni sa place favo- rite sur le pont, qui était au gaillard d'avant, dans un fauteuil à balançoire. Il y restait des heures à s'entretenir avec un des hommes de l'équipage, ou des heures à rêver seul. Il ne retrouva point sans plaisir son costume de matelot, et toutes ces choses dont il n'avait eu la nostalgie qu'une fois, sur la plate-forme de Montorgueil, en contemplant la mer.

Mais presque aussitôt il éprouva une autre nostalgie : lui qui n'avait pas souf- fert de partir, il se mit à souffrir d'être parti. L'enfant jadis nomade, fils de pa- rents nomades, souffrait d'avoir quitté les rivages de sa patrie adoptive, et la flot- tante maison paternelle ne pouvait plus lui tenir lieu de foyer.

Son cœur battait plus fort quand une île était signalée à l'horizon : son cœur se serrait lorsque Y Ontario tournait à l'en-

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tour et ne s'y arrêtait point. Il se fit une grande joie de passer quelques jours à Wight, et puis il eut une étrange impa- tience d'en repartir. Il ne voulait pas se plaire à Wight autant qu'à Jersey, il se défendait de préférer Cowes à Saint- Hélier.

Les images de la terre jersiaise, qu'il avait recueillies au cours de ses puériles explorations, n'étaient pas seulement dé- formées, mais incohérentes et confuses. Pour y penser continuellement, il avait besoin d'y substituer une image unique, élémentaire et nette, qui en fût le résumé ou du moins le symbole. Cette image, élue parmi les autres, fut celle de la retraite où, tout l'été, il était venu chaque soir se baigner avec Eddy.

Le profil des rochers environnants se simplifiait encore dans sa mémoire : il se le figurait tel que sa main maladroite aurait pu le dessiner, réduit à des courbes naïves et à des aspérités symétriques. Il se rappelait surtout l'immobilité de l'eau limpide, et le granit si parfaitement poli que, même des pieds nus, même des pieds d'enfants pouvaient s'y appuyer sans crainte. Enfin cet asile providentiel de l'innocence et de la fragilité lui appa- raissait comme un paradis d'enfant , merveilleusement approprié à son âge et à l'âge d'Eddy. Oui, l'ile, l'ile heureuse

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était un éden en miniature, un éden créé pour eux, l'idéal décor d'un bonheur par- ticulièrement enfantin.

Paddy soupçonna que de ce bonheur il avait à peine goûté les prémices. Quel- que chose, obscurément, lui paraissait déjà changé entre Eddy et lui. C'est qu'ils avaient vécu jusqu'alors comme un frère et une sœur. Or la fraternité ne s'accommode point des surprises, des séparations, des adieux et des revoirs : elle est unie et dépourvue d'accidents. Paddy avait dit adieu à Eddy, cela suffi- sait pour qu'Eddy ne lui semblât plus une sœur. Et lui qui était parti sans chagrin, il attendait avec impatience maintenant le jour du retour, parce que ce jour-là ne pouvait manquer d'être le début certain d'un sentiment nouveau.

Cependant Eddy, dans le silence de la maison abandonnée, songeait à des choses pareilles. Paddy ne lui semblait plus un frère, parce qu'il était parti. Elle qui lui avait dit adieu sans larmes, main- tenant elle comptait les jours. Elle atten- dait avec impatience, et son retour, et les nouveautés indéfinies mais prévues que cet événement susciterait dans l'histoire de leur tendresse.

Malgré la distance considérable et va- riable qui les séparait, ce n'est point sur les généralités seulement qu'ils avaient

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des idées communes. Ils se rencontraient encore sur des riens. Ils étaient l'un et l'autre poursuivis par le regret du mau- vais baiser échangé à l'heure du départ, et ils avaient faim, avec une extraordi- naire gourmandise, de celui qu'ils échan- geraient à l'heure du retour. Quoi ? Sous les yeux de Justin Higginson ? Ah ! que leur importaient les témoins ? Toute l'amertume de la séparation se résumait dans le souvenir du mauvais baiser de juillet ; toute la joie déjà escomptée du retour, dans l'espoir du bon baiser de septembre. Eux qui, depuis tant de semaines et tant de mois, ne prenaient plus garde seulement à leurs habituels baisers de tous les matins et de tous les soirs !

Que de fois, durant cette longue absence, ils assistèrent d'avance, par la seconde vue du désir, à l'émouvante scène du retour ! Ils ne pouvaient l'imaginer qu'a- vec une décoration printanière et une lumière douce de jeune soleil. Ils se pré- parèrent ainsi un désappointement. Car Le retour de Paddy, coïncidant avec Féqui- noxe, ne différa point de sa première arri- vée. Par-dessus la nier grise, houleuse, le ciel était gris et houleux, parfois de brèves rafales de pluie cinglaient le ri- vage et l'eau; et lorsque Eddy s'en alla jusqu'au bout de la jetée, attendre celui

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que la mer devait enfin lui rendre ce matin, elle fut surprise d'entendre encore cette mystérieuse voix qui, l'an dernier, lui avait annoncé de si loin la première venue de l'inconnu.

Mais lorsque bercé parles vagues, jeune, léger, jouant avec la houle, le yacht blanc gravit la pente de l'horizon, lorsque, pen- chée du haut du quai, Eddy vit sur le pont Paddy qui, levant la tête, la regar- dait, lorsqu'ils se tinrent embrassés enfin, ah ! ils comprirent alors que peu leur importait l'automne et les intempéries : ils avaient leur lumière et leur soleil qui resplendissait de leur cœur ; ils empor- taient avec eux, en marchant sous la pluie, leur printemps, comme les astres qui gravitent dans le ciel emportent leur atmosphère.

Ils ne pouvaient point cependant pré- texter auprès des bonnes dames cette illusion printanière pour recommencer, au début de l'automne, leurs courses de la belle saison. Ils furent bien obligés de se calfeutrer dans le home ; mais ils n'eurent point tant de peine à s'y résigner, car ils s'aperçurent dès le premier jour que le cher cottage d'Almorah était aussi un paradis en miniature, et un paradis fait pour eux.

C'est pour eux, n'est-ce pas ? que l'on avait disposé ce window ils pouvaient

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s'éclairer de partout comme en plein air, sans avoir les sensations de la pluie ou du froid ? C'est pour eux que, dans l'angle plus obscur de la pièce, on avait cons- truit ce meuble de coin formant étagère et divan, ce meuble ils ne pouvaient s'asseoir l'un près de l'autre sans se blot- tir l'un contre l'autre, ni se tourner en se

frôlant les joues, en mêlant leurs cheveux d'ébène et leurs cheveux de poussière, sans voir dans les glaces à biseaux leurs images intimidées qui leur souriaienl .-

Ah! c'est pour eux surtout, pour mettre des fleurs autour d'eux, qu'on avait semé la tenture de ces gros chrysanthèmes jaunes. C'est pour s'approprier à leur candeur que les bois étaient Laqués de ce blanc gris perle, le soir Luisant par place s,

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aux reflets de la lampe en cuivre rouge ornée de cabochons bleus ; et si les meubles affectaient ces maigreurs, ces rigidités élégantes, c'était pour s'appro- prier mieux à la charmante gaucherie, à la gracilité de deux enfants.

Paddy avait grandi pendant son voyage. Il n'était plus forcé de lever la tête pour voir le visage de son amie. Leurs yeux regardaient à la même hau- teur. Les lèvres de Paddy souriaient à la même hauteur que le sourire d'Eddy. Ils étaient minces. Leur grâce était d'avoir des expressions naturelles avec des gestes empruntés. Ils se tenaient volontiers droits, et laissaient leurs mains sur leurs genoux. Quand ils se tournaient l'un vers l'autre, ils tournaient le corps, non les épaules, ni la tête, qu'ils présentaient toujours de face, comme les personnages que l'on voit dans les bas-reliefs égyp- tiens. Ils avaient le col assez long, et ils ne connaissaient pas de milieu entre une attitude d'étonnement qui l'allongeait, qui le raidissait encore, et une attitude fri- leuse qui le contournait excessivement.

Lorsqu'ils étaient assis sur le divan, ils ne se disaient presque rien. Ils ne sen- taient le besoin de parler qu'en allant au collège ou en revenant. Ils avaient alors de grandes conversations pleines de verve et de gaîté, mais tout objectives, et il

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n'était jamais question de leurs personnes. A la maison, s'ils se taisaient, ce n'était point qu'ils rentrassent davantage en eux- mêmes. Leur silence n'était point un si- lence de réflexion, mais de sensation. Seu- lement, comme tous les objets semblaient arrangés autour d'eux de façon à expri- mer les caractères et jusqu'aux moindres nuances de leur àme, cette contemplation du décor devenait une contemplation indirecte de soi : sans jamais scruter leur conscience, ils finissaient par avoir une conscience quand même, extérieure et toute matérielle. Aussi n'était-ce point un enfantillage s'ils se plaisaient encore à feuilleter, comme l'année dernière, les albums en couleur de Walter Crâne. Ils s'y reconnaissaient à chaque page. Us trouvaient une illustration minutieuse et singulièrement exacte de leurs cœurs tout ensemble actuels et primitifs, en ces images l'artiste a ressuscité les héros de mythologie e1 de traditionnelles idylles dans toute leur pureté plastique, mais as ecje ne sais quoi de plus compassé. a\ ce une expression aussi, avec des yeux qui ne sont plus vides, avec des regards i m preints d'une puérile et divine stupeur. Cette année encore, il fallait compter parmi les plaisirs leur voisinage et leur isolement au deuxième étage de la mai- son. Ils n'en profitaient plus cependant

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qu'avec une réserve extrême, et ils ne pénétraient plus l'un chez l'autre que par exception. Ce n'était point pudeur, mais raffinement. Ils avaient une répugnance instinctive de toute promiscuité. Ils ne se plaisaient plus qu'à des délicatesses im- perceptibles : entendre de loin des pas nus sur les tapis leur suffisait ; ou bien, si l'un se réveillait la nuit (mais cela n'ar- rivait pas souvent, à cause de leur jeu- nesse et de leur santé), entendre le rythme lent de l'autre respiration. Paddy voyait bien parfois Eddy en son costume d'ange, toute blanche, le visage dégagé, ses beaux pieds nus, mais c'était en rêve, et il arrivait aussi très rarement que Paddy rêvât. Le dimanche, quand, assis près d'elle, il chantait des psaumes, pour la voir ainsi, souvent il fermait les yeux.

Us avaient gardé cette habitude, ils étaient toujours très pieux, mais le culte qu'ils rendaient au Seigneur n'était pas entièrement désintéressé. Les joies du home leur paraissant toujours un peu étroites, ils avaient très souvent besoin de se donner de l'air, et telle est chez les enfants la confusion du physique et du mural, qu'une heure de méditation sur les idées religieuses leur donnait le rafraî- chissement d'une promenade. Leur dévo- tion était un innocent subterfuge de leur cœur : elle leur servait à élargir leur ho-

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rizon. Parfois elle l'élargissait un peu trop, elle évoquait les souvenirs de la mer, du mystère et de l'infini; mais plus souvent elle n'évoquait que les images d'un para- dis enfantin, symbolisé pour eux par la retraite dans les rochers, tout au bout de la baie de Saint-Aubin, naguère ils se baignaient. Ils ne souhaitaient le retour du printemps que pour y retourner en- semble. Ils languissaient dans l'attente de la belle saison, qui leur rendrait la terre promise, l'éden promis.

Après des semaines d'une vie absolu- ment sédentaire, ils donnèrent le change à leur désir en faisant quelques sorties, non dans la campagne ils ne le pou- vaient pas encore, mais dans la ville. Occupés toute l'après-midi, c'est le soir qu'ils sortaient, après dîner. Mme Glategny et M",c Collins n'y voyaient aucun mal. [ls allaient flâner dans les rues, dans King-Street, il y a, vers huit heures, un grand mouvement, des matelots du port, des soldats, dont les tuniques rouges éclatent encore dans l'obscurité, el aussi di s femmes de mauvaise \ ie.

Ce tableau ne se rapporterait guère a l'idée d'un paradis terrestre, si les pires mœurs de Saint-Hélier ne se sau- vaient par un air d'enfantillage. C'esl bien l'agitation et le vacarme d'une capi- tale, mais d'une capitale pour les enfants.

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La foule y a les coudées franches, on y circule aussi bien sur les chaussées que sur les trottoirs et il ne passe point de

voitures, comme si les habitants n'étaient pas assez raisonnables pour savoir les éviter. On assiste bien quelquefois à une scène d'ivresse. Un des soldats à tunique rouge sort en titubant quelque peu d'un

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de ces bars louches, et avec sa calotte écossaise un peu trop campée sur l'o- reille : mais ses camarades l'emmènent en riant, sans faire scandale, et ces petits accidents mettent tout le monde en belle humeur. On voit bien aussi de ces filles, qui se laissent prendre par la taille et qui ne refusent pas un baiser, surtout aux magnifiques soldats vêtus de la tunique écarlate. Mais la candeur d'Eddy et de Paddy était incorruptible : ces embrasse- ments ne les étonnaient point et n'éveil- laient en eux aucun vilain soupçon. Ils trouvaient même ces façons d'agir si na- turelles qu'ils n'hésitaient pas à suivre, en toute innocence, l'exemple de cette liberté. Paddy retirait d'entre ses dents sa petite pipe courte, chargée d'un odorant tabac de Virginie; il prenait Eddy par le cou, et leurs plus naïfs baisers, les plus chastes, furent échangés à la clarté des réverbères, dans le quartier du plaisir facile, au milieu d'une fâcheuse compa- gnie.

Mais enfin ils retrouvèrent le décor qui était seul digne de les environner, ils entrèrent dans la terre promise. Le beau temps revint avec Pâques, et ils eurent. comme l'an dernier, trois semaines de v acances pour la bien-* enue du soleiL

Ils consacrèrent leur première prome- nade à la baie de Saint-Aubin. Cet. ut

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comme un pèlerinage. Il leur paraissait aussi plus logique et mieux ordonné de commencer la visite de leur éden par celle de la retraite qu'ils avaient choisie pour en être le raccourci et le symbole. Ils la retrouvèrent telle qu'ils la souhaitaient, déserte. L'eau frissonnait un peu, elle semblait si froide qu'ils ne pouvaient plus comprendre comment, l'autre année, ils s'y étaient plongés avec plaisir, et qu'ils n'osaient plus espérer de s'y risquer encore bientôt.

Dès qu'ils se furent acquittés du devoir de cette visite, ils allèrent se promener dans toutes les directions. Ils n'avaient plus de parti pris d'explorateurs. Ils ne piquaient pas droit vers l'intérieur des terres, et surtout ils ne se mettaient pas en route sans dessein pour aller le hasard les conduirait, comme des gens qui s'aventurent dans un pays véritable- ment inconnu. Ils partaient d'un point pour aller vers un autre point. Ils avaient tout réglé d'avance avec un esprit émi- nemment pratique. Ils ne se souciaient guère de marcher, et ils usaient le plus souvent du chemin de fer. Ils emportaient de petites dînettes dans des paniers bien propres. Leur tenue était aussi plus soi- gnée, bien qu'ils n'eussent renoncé ni l'un ni l'autre aux costumes classiques d'ex- cursion.

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Ils cherchaient les paysages bien com- posés en des cadres bien définis. Quant à la mer, ils ne la cherchaient point, ils ne la fuyaient pas non plus. Elle avait perdu pour un temps le pouvoir de leur rappe- ler les voyages, les exils, et les départs douloureux, elle avait perdu son mystère et son infini. Elle ne jouait plus qu'un rôle secondaire dans les tableaux elle tenait une place : ou bien alors elle appa- raissait aux enfants comme la limite infranchissable de leur paradis, et ils aimaient à sentir que leur paradis était limité.

Ils firent ainsi la connaissance d'un pays qui leur était entièrement nouveau. C'était bien le même qu'ils avaient vu. mais leurs yeux n'étaient plus les mêmes; ceux qui changent de ciel ne changent pointd'àme, mais ceux qui changent d'âme changent de ciel, et les enfants changent d'âme totalement dans l'espace de quel- ques semaines. Eddy et Paddy, qui avaient trouvé moyen de découvrir à fersey des grandes prairies, des forêts vierges, toute l'Amérique du Sud et toute L'Afrique centrale, n'y virent plus que les campagnes soignées en façon de jardins et appropriées à l'idylle, les vallons gra- cieux, les collines doucement ballonnées . t les belles Heurs partout répandues.

Leur instinct de la symétrie s'appliquant

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même aux actions, ils avaient réservé pour le dernier jour la promenade à Montorgueil, afin de terminer les va-

cances par la même expédition que l'an- née précédente. Ils n'y retrouvèrent aucune de leurs sensations passées. Le château leur parut s'être écrasé au som- met du roc, tant il avait perdu de hauteur à leurs yeux. Ils le trouvèrent un peu

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mesquin et un peu mièvre dans son ro- mantisme. L'auguste ruine leur faisait à présent l'effet d'une gravure sur bois très jolie et trop fine au frontispice d'un keep- sake. Ils se plurent bien davantage à con- templer la grâce de la plage qui s'étend au pied du rocher. Dans le port, il y avait plusieurs bateaux de pêche et deux ba- teaux de plaisance, blancs, comme l'On- tario. Dès que l'on s'élevait à quelque hauteur, cette flottille se réduisait à des proportions si minuscules qu'on ne pou- vait plus imputer à l'éloignement seul ce rapetissement excessif : il semblait que ces bateaux fussent des jouets, et pareils à ceux que les enfants font naviguer sur les bassins.

Mais Eddy et Paddv ne montèrent pas bien haut, pas même à mi-hauteur de la colline. Ils n'avaient que faire de regar- der la mer et d'assister au coucher du soleil. Ils préférèrent s'arrêter au pied même du vieux castel. Les promeneurs que ne tente point l'ascension, y trouvent des bancs rustiques. Une gymnastique y est installée pour les enfants. Eddy i t Paddy restèrent là, seuls, à se balancer jusqu'au soir.

Quand ils revinrent au cottage d'Al- morah, M ' Glategny Leur apprit, avec de grands gestes et des regrets exagérés, que justemenl Dick Le Bouët était venupen-

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dant leur absence. Ils se regardèrent en souriant. Ah ! cette année, Eddy n'avait pas même songé à faire chez les Le Bouët une apparition comme l'année dernière. Elle était passée à côté de leur maison sans même y prendre garde. Mais quelle chance que Dick fût venu justement un jour, et à une heure l'on était sorti ! Sans rien s'avouer l'un à l'autre, les deux enfants s'exagéraient un peu mécham- ment le plaisir d'avoir évité cette gênante visite. Ils se félicitaient d'autant plus d'être sortis, et voici qu'ils se méfiaient du home, des importuns pouvaient ainsi survenir; ils désiraient, le plus sou- vent possible, s'en échapper.

Cela tombait mal, puisque c'était le dernier jour des vacances. Ils ne se rési- gnèrent pas aussi facilement que les premières fois à reprendre le train monotone de leur vie. Ils cherchèrent des biais pour ne pas renoncer à leurs habi- tudes vagabondes. Ils s'obstinèrent, malgré les impossibilités, à faire tous les jours, coûte que coûte, une promenade. Ils se hâtaient le soir, arrivaient en avance à leur rendez-vous quotidien, cou- raient, avant dîner, à quelque but d'ex- cursion trop lointain et qu'ils n'avaient pas le loisir d'atteindre ; ou bien ils s'éveillaient de très bonne heure ; ils recommencèrent à venir le matin se se-

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couer l'un l'autre dans leur lit avec des façons garçonnières, et ils eurent l'incon- séquence de renoncer à leurs délicates habitudes.

Ces parties de plaisir toujours rann- quées ne faisaient que les irriter et ne leur donnaient aucune satisfaction. Pour en finir une bonne fois avec cet insatiable désir du grand air et des grands chemins, ils résolurent de faire un jour l'école buis- sonnière toute la journée.

Ils guettèrent une occasion, qui ne se fit pas attendre trop longtemps : les cha- leurs étaient précoces ; si précoces qu'ils rencontrèrent un soir déjà des baigneurs, avec la serviette multicolore jetée sur leurs épaules en guise de châle. Paddy aussitôt déclara que l'on se baignerait pour la première fois le jour de la grande promenade.

Eddy n'osait faire aucune objection : elle ne voulait à aucun prix que Paddy la soupçonnât de lâcheté, mais elle attendait cette journée avec îles tremblements, avec un désir mêlé d'angoisse, avec des remords anticipés qui étaient délicieux. Elle défaillit vraiment lorsque, un matin, Paddy, affectantdes airs mystérieux, lui dit en sortant de table : « Ce sera pour aujourd'hui. »

M:i Glategny se penchait au window. Eddy n'osait plus lui envoyer un baiser

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comme tous les matins. Ils suivirent le chemin du collège tant qu'ils furent en vue; puis ils descendirent vers la mer, et le long de la plage ils allèrent vers Saint- Aubin. Ils pouvaient s'y rendre en quelques minutes, par le chemin de fer ;

mais à quoi bon gagner du temps ? Ils avaient toute leur journée. Une journée, cela d'ordinaire passait vite. Mais aujour- d'hui, oh ! comme ils sentaient déjà que la journée serait longue ! Et ils mar- chaient sur la grève très lentement, sans rien dire, sans nulle gaîté.

Ils avaient chaud, ils étaient las. Ils

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cherchèrent un abri pour se reposer quand ils arrivèrent à l'extrémité de la grève. Ils n'osèrent point se réfugier dans leur asile habituel : c'était le lieu de leur innocence, et ils ne s'en reconnaissaient plus dignes parce qu'ils étaient en train de mal faire. Ils s'assirent en plein soleil, dans le sable ardent, à une certaine dis- tance l'un de l'autre.

Mais Paddy, qui était nonchalant et qui avait toujours besoin d'un vivant appui, se rapprocha. Il s'accota contre Eddy, noua ses bras autour de la taille flexible, blottit sa tête charmante contre la poitrine de son amie et la regarda en sou- riant. Quand il voulait comme autrefois la regarder de bas en haut, ce ne pouvait plus être que dans cette attitude contour- née de càlinerie, puisque à présent, debout, ils se trouvaient tous 1rs deux de même taille.

Eddy, pour la première fois, tenta de se dérober à cette caresse : elle avait aujourd'hui une notion du bien et du mal, parce qu'elle faisait aujourd'hui quelque chose de défendu. Paddy sentait comme elle, mais, par bravade, il ne voulait point céder ; leur chaste étreinte eut la saveur d'une violence, d'un péché. Eddy vaincue lui fut reconnaissante, comme toutes les femmes vaincues. Pour le remercier humblement elle se pencha, elle déposa

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des baisers sur ses yeux, pas même sur ses yeux car il les fermait, sur ses beaux cils blonds retroussés qui étaient encore plus lumineux que son regard. Les cheveux noirs d'Eddy enveloppèrent tout le clair visage de Paddy, coulèrent, comme de Feau caressante, autour de son col grêle et gracieux.

Ils se relevèrent en soupirant. Ils re- commencèrent de marcher sur les rocs aigus, et passèrent à côté de leur retraite, mais ils rirent tous deux comme s'ils ne s'en apercevaient point, et n'y jetèrent qu'un regard furtif. Oh! ils auraient bien voulu retourner sur leurs pas, mais à moins d'éveiller les soupçons, ils ne pou- vaient pas rentrer au cottage avant l'heure habituelle. Ils auraient bien voulu oublier le bain, car tout ce qu'ils devaient faire aujourd'hui les troublait comme choses défendues, et cela aussi, mais ils tenaient à la main leurs serviettes bariolées, l'oubli n'était point vraisemblable, et Paddy se mit à chercher des yeux un abri dans les rochers.

Il aurait inventé peut-être quelque pré- texte pour renoncer à son projet; mais Eddy, maladroitement, prise de peur, lui dit en joignant les mains : « Paddy, je vous en prie, ne commettez pas l'impru- dence de vous baigner aujourd'hui. Ce que nous faisons est si mal ! Je crains

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qu'il n'arrive quelque chose. » Il répondit, avec hauteur : « Mais vous êtes folle, Kddy, d'avoir des craintes si ridicules. »

Moi, répliqua-t-elle fermement, je ne me baignerai pas.

-- Je ne pense pas, dit-il, à vous y con- traindre.

Il ajouta, avec cette passion de toutes les indépendances qui est bien américaine : « Chacun est libre. Moi, je vois ici une place excellente. »

Déjà il avait franchi une crétc de rochers, et Ton entendait par derrière le léger clapotement que faisait l'eau, dans une vasque sans doute pareille au bassin naturel de Saint-Aubin. Tout autre jour, Eddy n'aurait pas hésité à le suivre, mais aujourd'hui, elle n'osait point, cela devait être défendu, tout devait être défendu aujourd'hui? Et elle attendit, ne le voyant plus, le cœur serré, avec le pressentiment d'un malheur. Paddy, sans doute, était inquiet et troublé comme elle, car il ne lui dit point, comme il aurait fait tout autre jour : « Venez donc, Eddy! »

Elle n'entendit plus rien, jusqu'au bruit lourd que lit -on corps en tombant dans l'eau. Mlle tressaillit, elle croisa les mains. « Mon Dieu!... murmura- t-elle. Au bout de quelques instants, ne pouvanl plu-- se contenir, elle appela timi- dement : « Paddy ! ■>

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Quoi? fit-il.

Vous êtes ?

Bien entendu, répondit-il en riant, et retrouvant sa belle humeur, fouetté par la fraîcheur de l'eau, il plaisanta : « Peureuse ! Frileuse ! Si vous saviez comme le bain est tiède... » La voix se rapprochait. Sans doute il venait se hisser hors de l'eau. Il remon- tait , en traînant mainset genoux, creux du

déposer ses habits, hors des atteintes de la vague.

Soudain, il jeta un cri.

Ah ! s'écria Eddy, qu'y a-t-il ? Pour Dieu ! qu'y a-t-il ?

Rien...

Mais sa voix pleurarde le démentait. Elle escalada le rocher. Paddy était là, étendu, rien qu'un peu écorché au genou : si légère que fût l'écorchure, le sang cou- lait. Eddy voulut l'étancher de son mouchoir, le sang coulait toujours et Paddv s'exagérait son mal. Il se décida enfin à replonger sa jambe blessée dans l'eau froide qui le cicatrisa comme par

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miracle. Puis il remonta vers Eddy, il s'assit avec des précautions presque ri- sibles, mais quand il eut bien constaté que sa plaie superficielle ne le faisait aucune- ment souffrir, il retrouva tout l'enfantillage de sa gaîté, et avisant ses pieds nus, il fit un geste gamin. « Hein ! dit-il, Eddy, qu'ils sont beaux, les pieds de ces hommes ! » Ils éclatèrent de rire tous les deux, mais leur âme s'éleva, et ils pen- sèrent que le Seigneur était bien clément, de ne leur avoir envoyé, pour les avertir, qu'un mal si peu grave.

Cette journée accidentée suffit, comme ils avaient pressenti, à les guérir de leur fièvre, apaisa leur excessif désir du grand air et des grands chemins. Ils retrouvèrent dans le cottage d'Almorah la paix absolue, le parfait bonheur enfantin. Mais vers la fin de la saison, leur sécurité fut troublée encore par des influences atmosphériques. Le ciel s'assombrit. Mais ce n'était point le ciel gris de l'automne, ni les fraîcheurs, les pluies fines d'octobre, qui font sentir plus vivement le plaisir de la vie séden- taire et de l'intimité. Un orage menaça plusieurs jours.

Sur ces entrefaites, Richard le Bouët vint au cottage, et les enfants n'étaient point sortis cette fois. Ils l'accueillirent avec cordialité, mais L'air qu'ils respi- raient leur sembla tout d'un coup plus

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lourd, le ciel réellement plus sombre. Ils ne se trompaient guère, car enfin l'orage éclata, à l'instant même Dick allait prendre congé, et la pluie l'empêcha de partir.

Dans le salon il faisait presque nuit, luisaient seules, par places, les surfaces courbes des meubles laqués. Eddy et Paddy étaient assis loin l'un de l'autre, silencieux, oppressés. Les enfants parfois, par éclairs, sentent le néant de la vie avec une certitude qui plus tard ne se retrouve jamais aussi nette. Eddy était détachée et désintéressée de tout. Paddy avait sur ses lèvres, qu'une moue triste déformait, l'amertume revenue de l'exil. Les objets environnants ne lui étaient plus familiers. Il souffrait de l'indifférence des choses. Il sentait qu'il n'était plus dans ce home qu'un visiteur inutile, et il ne put s'empêcher de sortir. Il disparut sans faire aucun bruit, l'ombre semblait étouf- fer même le bruit des pas, et Eddy, à qui rarement échappait le moindre mouve- ment de Paddy, ne s'aperçut point qu'il sortait. Il erra dans le corridor, monta sans avoir dessein de monter.

Dans le salon il faisait tout à fait nuit, les miroirs seuls luisaient encore, pareils à des miroirs fantastiques vont se manifester des apparitions. Le vent soufflait par rafales, la pluie faisait rage

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contre les vitres. Les deux vieilles dames et Richard ne disaient rien : les simples se recueillent comme des enfants répriman- dés, lorsque les éléments grondent.

Puis Eddy se sentit gagnée par un lâche bien-être, elle respira d'être à l'abri, elle goûta le confortable de la pièce bien close, la sécurité du home. Elle promena un lent regard sur toutes les choses que l'obscurité enveloppait.

Malgré les ténèbres, elle reconnut à l'instant que Paddy n'était plus là. Elle se dressa, elle sortit.

Elle le chercha dans toute la maison, et d'abord dans les endroits vraisem- blablement il n'était point : dans la salle à manger, la cuisine même. Elle fut appuyer son front aux vitres de couleur du jardin. Ensuite elle monta l'escalier, fouilla les chambres de Mmc Collins et de MmeGlategny, et la sienne; et affolée, sans frapper, elle se jeta dans la chambre de Paddy: il n'y était point. Elle monta plus haut. L'n étroit escalier, dissimulé dans l'épaisseur du mur, donnait accès, sur Le toit même, dans une lanterne de verre polygonale. Et enfin Paddy était là.

Il regardail l'orage, au cœur de l'orage même. I, 'enfant hardi, épouvanté de son audace, mais soutenu et exalté comme par une curiosité sacrilège, violait le mys- tère des tempêtes. 11 surprenait la ferma-

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tion des nuages et assistait à leur épique mêlée. Deux armées, chassées l'une contre l'autre par les souffles désorientés, accouraient de l'ouest et de l'est. Mais un tourbillon de vent vertigineux les em- pêchait de prendre contact au zénith, elles roulaient sur elles-mêmes, se poursui- vaient en cercle indéfiniment, et l'éclair jaillissait à tout instant de leurs heurts fortuits comme d'un choc d'épées. Des légions formidables se résolvaient en pluie subitement, incessamment rem- placées par d'inépuisables réserves et par des recrues qu'une volonté toute-puis- sante semblait tout d'un coup créer de rien. Parfois une saute brusque du vent changeait l'offensive en retraite. Ou bien la grosse artillerie du tonnerre, forçant à l'aile ou au centre une de ces puissantes armées, émiettait l'inconsistante vapeur en grêlons durs.

Sur la terre, l'on ne reçoit que les éclaboussures du carnage, ces spectacles à peine devinés n'inspirent que des ter- reurs humiliantes, physiques, et l'action de la foudre même se réduit à un éner- vement. Mais ravis au ciel, jetés au cœur de la mêlée, soustraits aux conditions vulgaires de la vision humaine, ces deux- enfants ne pouvaient plus sentir comme des créatures terrestres, et ne pouvaient plus sentir comme eux-mêmes : l'âme de

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l'infini remplaçait en eux leur âme propre, ainsi que l'âme collective remplace la conscience personnelle chez celui qui se mêle aux foules. Ils avaient des frissons grandioses et de sublimes pensées. Pou- vaient-ils soutenir longtemps les transes de cette possession ? Eddy fléchit la pre- mière. Sa propre transfiguration l'épou- vantait plus que les orages. Elle regar- dait avec un tremblement superstitieux Paddy, dont l'assurance ne se démentait pas encore. Qu'il était loin d'elle ! Qu'il était haut ! Elle se mit à pleurer douce- ment.

Oh ! dit-il, Eddy, qu'avez-vous ?

Et parmi ce fracas barbare, sa voix était divine comme un souffle.

Elle répondit, sans comprendre elle- même le sens profond des paroles que son instinct seul lui dictait :

Oh ! Paddy, il me semble que vous êtes parti.

Il s'approcha d'elle, il souriait. Il la protégea de ses bras. Puis dégageant d'une main le front brûlant que les che- veux noirs en désordre faisaient trop bas, il y déposa des baisers qui conduisirent en elle toute l'électricité de l'orage. Elle se blottit, n'ayant plus peur, contre l'en- fant qui venait de lui apparaître surhu- main, elle ferma les yeux et elle attendit.

Lorsque timidement, après très long-

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temps, ses paupières se rentr'ouvrirent, parce qu'elle n'entendait plus qu'un grand silence et qu'elle se sentait pénétrée d'une chaleur douce, Eddy eut un éblouis- sement. Tous les nuages du ciel avaient disparu comme un rêve, et maintenant elle était perdue avec son ami dans un infini d*azur et de lumière. Son cri de joie répondit au cri d'angoisse que tout à l'heure elle avait poussé sans le com- prendre, et elle ne comprit pas davan- tage les paroles de son enchantement : « Oh ! Paddy, dit-elle, Paddy, il me sem- ble que vous êtes revenu ! »

Ils entendirent Mme Glategny qui les appelait d'en bas : « Eddy ! Paddy ! êtes-vous ? Dick va partir, et il voudrait vous dire adieu, i Ils échangèrent, comme à toutes les heures plus particulièrement mystérieuses de leur vie, ce regard de triomphe et de malice qui exprime en- semble toute l'humanité et toute la divi- nité de l'enfance.

Mais l'épreuve avait été trop forte pour Eddy, elle ne s'en remit point, cette année-là, complètement. Elle avait reçu des voix de l'orage l'annonciation mysté- rieuse du départ, et elle n'en pouvait plus chasser le pressentiment. Toutes ses joies dès lors en furent gâtées. L'insou- ciant Paddy prenait toujours le même plaisir aux jeux, aux caresses et aux bai-

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sers. Elle s'abandonnait à sa fantaisie, mais tristement, avec les apparences de l'indifférence et de l'insensibilité. « Qu'a- vez-vous ? » lui demandait-il quelquefois. Elle répondait toujours : « Vous parti- rez. »

Il avait l'âme d'un nomade, il acceptait

gaîment L'instabilité de sa vie. 11 répon- dait : « Mais oui, je partirai un jour, et un autre jour je reviendrai. » Elle secouait la tète.

La dépêche de Justin Higginson arriva cliniques jours plus tôt qu'on ne L'atten- dait. Cette surprise augmenta et déna- tura le chagrin d'Eddy, qui eut un ai i

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de colère, sans larmes. Lorsque Justin Higginson vint au cottage, elle s'enferma dans sa chambre. On ne put la décider à descendre. Paddy fut obligé de monter chez elle pour lui dire adieu. Elle l'étrei- gnit avec un emportement inaccoutumé, qui lui-même le troubla. Puis elle le regarda fixement, et ses )-eux, ses yeux variables étaient noirs maintenant comme l'orage. Elle lui dit : a Je vous regarde, parce que je ne vous verrai plus jamais. » Elle dit ces paroles sans les comprendre, comme tant d'autres, qu'un instinct supé- rieur à son intelligence lui suggérait, et cette fois encore elle dit la vérité, profon- dément : car jamais plus elle ne devait revoir l'enfant qui s'était promené avec elle dans les allées du paradis terrestre enfantin. C'est un autre Paddy qui devait revenir en septembre, une autre Eddy le recevoir, et leur paradis même devait perdre son charme de puérilité, comme s'il grandissait avec eux.

IV

La marée d'équinoxe montait, la marée de l'annuel revoir, qui chaque automne amenait de l'horizon le voyageur, las de croisières dont il ne faisait point le récit. Et une jeune fille, qui s'appelait encore Edith Glategny, mais ne ressemblait plus à l'enfant qui s'appelait Eddy, comme de coutume se tenait debout à la pointe de la jetée Victoria.

La mer ne ressemblait pas non plus aux mers équinoxiales des deux années précédentes : grise, mais sans houle, et soufrée d'une pâle lumière jaune sous un ciel comme elle gris, parmi des cous- sins de vapeurs grises un soleil de soufre pâle s'endormait. Eddy se tenait raidie, sur la pointe des pieds, et la brise enle- vait symétriquement sa robe molle, mais étoffée. Elle ne par.1i---.1u point reposer à terre, mais être portée par son rêve comme une divinité par son nuage, Elle rapprochait les épaules frileusement, et

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c'était un geste de pudeur instinctive, pour cacher qu'elle était maintenant femme trop visiblement. Elle penchait aussi la tête, de sorte que, pour regarder devant elle, elle était forcée de lever les yeux, ses yeux d'étain, comme si elle avait regardé très haut, dans une extase. Les deux belles nappes de cheveux noirs ne se drapaient plus à présent sur ses épaules : elles étaient relevées et rattachées par derrière, toujours, comme naguère pour dormir seulement. Son teint pâle, nuancé par le hàle, non par le sang, n"était point celui d'une créature véritablement exis- tante, et pourtant ses lèvres à vif accu- saient une santé jeune, toute son impa- tience était dans ses lèvres. Le reste de son corps perdait toute énergie. Son cœur n'avait plus la force de battre plus fort. Elle sentait ses épaules si fatiguées qu'elle ne savait point si elle pourrait encore faire le geste d'embrasser Paddy : elle laissait pendre, au long de ses flancs étroits, ses bras inutiles. C'est avec ses lèvres qu'elle attendait Paddy.

Et vers le Sud, un peu vers l'Orient, jaillissant du mystère des eaux, le beau yacht blanc gravit la pente de l'horizon. Il se dirigea sans détour vers l'île, vers le port. Il aborda, et Paddy fut visible, l'autre Paddy, si grand, tellement plus grand qu'Eddy, si blond et cependant

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plus mâle. Quand les deux enfants se trouvèrent tout près l'un de l'autre, tout contre, ils ne firent que trembler, ils ne disaient rien. Leurs lèvres tremblaient, et ils ne songeaient plus au baiser. Leurs paupières tremblaient , et leurs yeux ne pleuraient point. En se tenant par la main, ils retournèrent vers la mai- son.

Lorsque Paddy revit le cottage d'Al- morah, il éprouva une surprise. Il voyait à présent comme un homme, les propor- tions des choses avaient changé pour lui. Il se penchait pour regarder celles qui naguère l'obligeaient à lever les yeux. Il n'osait plus faire un mouvement, crai- gnant de briser tous les jouets et toutes les fragilités qui étaient à l'entour de lui. Pour passer les portes il se plaçait de biais, craignant de heurter aux cham- branles ses épaules désormais trop larges. Eddy, qui n'avait pas un jour perdu de vue ces mêmes choses, n'avait pu jusqu'ici apercevoir de tels change- ments ; mais dès que Paddy survenant lui donna l'échelle des objets, elle éprouva, en même temps que lui, la même sur- prise. Ils se regardèrent, interdits, ils sourirent ; mais ce n'était plus, comme il \ a si peu de temps, le sourire malicieux et triomphal de l'enfance. Ces anciens enfants exprimaient un rien de regret

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attendri, une fierté aussi, une joie de vivre plus, et un embarras de vivre trop. Paddv murmura : « Nous ne sommes plus des enfants, Eddy. »

Ils renoncèrent à s'enfermer dans le cottage ainsi que les années précédentes à pareille époque, et malgré la mauvaise saison ils sortirent. Ils étaient plus libres. Eddy n'allait plus au collège, Paddy ne suivait plus les classes, et travaillait à ses heures pour des préparations d'exa- mens. Ils sortirent, non qu'ils eussent, comme l'an dernier après Pâques, un insatiable désir du grand air et des grands chemins, ni une méfiance du home des importuns pouvaient survenir. Au contraire, ils étaient tristes, et comme honteux, de ne plus respirer à l'aise dans la maison qu'ils avaient aimée si long- temps comme un nid, mais qui devenait vraiment trop exiguë pour leur taille, trop puérile pour leur adolescence.

Mais le même sentiment les exilait aussi de leur paradis enfantin. Ils ne pouvaient plus compter sur leurs habi- tuelles retraites qui d'ailleurs ne 1rs tentaient plus, car leurs goûts s'étaient modifiés. Un étrange amour leur venait pour toutes les choses qui sont vagues. Ils ne cherchaient plus les paysages bien composés, bien encadrés, mais ceux il y a une trouée, une échappée sur l'infini,

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par leur imagination pouvait s'envoler vers l'inconnu.

Alors ils s'éprirent de la mer. Ils ai- mèrent à se promener sur les grèves, que le flot déforme et reforme sans cesse, qui n'ont jamais la même étendue, les mêmes lignes et la même physionomie. Ils ai- mèrent à écouter la voix des vagues, qui n'a aucune signification , ils aimèrent à les regarder surtout, monotones, diverses, toujours pareilles, jamais pareilles, ils aimèrent en elles le symbole de tout indéfini et de toute contradiction. Cet automne, cet hiver même, qui fut clé- ment, leur offrit toute la variété de décors qu'ils pouvaient souhaiter. l\> connurent toute la gamme des mers grises, toutes les nuances tics soleils éteints et brumeux, des soleils rouges et gelés, des soleils pâles et soufrés.

Ils allaient. En marchant, ils ne fai- saient pas plus de bruit sur le sable que les mers calmes des jours froids. Ils par- laient à peine, ils n'avaient presque rien à se dire, mélancoliques, unanimes. C'était fini de leurs gaîtés spontanées : ils avaient besoin de motifs pour rire. Ils étaient heureux, mais sans éclat, comme la lumière de ces jours. Ils avaient des façons de convalescents, ils ne voulaient pas faire de bruit. Ils ai- maient le mystère autour d'eux et en

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eux-mêmes. Ils étaient de discrètes per- sonnes.

Leurs gestes, si rares, n'étaient que des ébauches de gestes, et leurs caresses, plus rares encore, des indications de ca- resses. Ils craignaient le baiser, et même la pression des mains. Le matin, quand ils se disaient bonjour, le soir, quand ils se disaient bonsoir à la porte de leurs chambres, ils se tendaient les mains, mais ils les retiraient aussitôt, parfois même avant de s'être touchés, comme font les Orientaux cérémonieux. Ils se plaisaient encore à s'asseoir sur le même siège, mais ils ne s'appuyaient plus l'un contre l'autre et leurs bras ne savaient plus s'entrelacer : ils ne voulaient que sentir la subtile tiédeur de leurs corps appro- chés mais séparés. Paddy se penchait bien encore, comme s'il allait reposer sa tête contre la poitrine d'Eddy afin de la regarder de bas en haut et de se donner l'illusion qu'elle fût toujours plus grande que lui ; mais il ne faisait que le simu- lacre de ce mouvement, sa tète n'osait plus se reposer sur cette poitrine qui n'était plus celle d'une enfant. Lorsque ensuite il se redressait, sa joue quelque- fois effleurait la joue d'Eddy : c'était la plus hardie, la plus précieuse aussi de leurs caresses, et ils défaillaient tous les deux.

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L*an dernier, comme tout dans leur vie était défini et limité , il leur arrivait très souvent de goûter un bonheur par- fait ; très souvent leurs désirs précis étaient réalisés pleinement. Ils ne conce- vaient plus maintenant que des désirs vagues, et ils n'obtenaient plus que des réalisations incomplètes. Toutes leurs joies les laissaient sur une incertitude, sur une inquiétude ; mais aussi, ils con- naissaient une des plus rares voluptés, qui est de désirer toujours, sans être rassasiés jamais. Que désiraient-ils cepen- dant ? Ils n'en savaient rien, ils croyaient que l'objet indéfinissable de leur désir était dissimulé, mais présent, derrière les voiles de l'horizon gris.

Quel coup de théâtre lorsque ces voiles se déchirèrent aux premiers beaux jours ! La mer, dévêtue de ses brumes, perdit son mystère et ses séductions de mer septentrionale, elle se farda d'un azur trop vif et se tacha, par places, d'indigo. l'es lumières trop crues irritèrent leur vue à l'excès, comme si leurs yeux déli- cats ne pouvaient supporter que des nuances fondues et amorties. Et ils se dégoûtèrent presque aussitôt de la mer qui, en précisant ses contours e1 ses cou- leurs, venait de trahir si cruellement leur désir mélancolique de l'incolore et de l'illimité.

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Par une étrange perversion, qui n'est qu'une autre forme de ce désir, leur propre santé, trop brillante, les gênait. Ils sou- haitaient ces lassitudes de tout le corps, ces énervements de l'épiderme qui ne peut toucher à rien parce que tout l'irrite, même un contact de soie, ces mollesses des genoux qui ploient, des bras qui s'aban- donnent, ces faiblesses des veux qui se ferment parce que le moindre éclat les blesse. Paddy, le viril Paddv, dit un jour ces étranges paroles : « Je voudrais être malade pendant très longtemps. »

Mais, au contraire, ils se portaient bien, trop bien. Paddv ne savait pas que faire de sa force. Il se dépensait en cris. en gestes de jeu. Il ne jouait pas pour s'amuser, puisqu'il n'était plus un enfant, mais il ne pouvait pas faire autrement. Il ramassait des cailloux et les lançait dans la mer, il brisait les branches des arbres. Il marchait vite et longtemps, il était capable d'accomplir en une seule promenade le tour de l'île, et Eddy était capable de le suivre.

Ils parcoururent leur ancien paradis d'enfants avec des rapidités prodigieu- ses, qui leur donnaient l'illusion d'avoir chaussé les bottes de sept lieues, d'aper- cevoir les choses, au hasard de leurs bonds, à vol d'oiseau. Dan> ces condi- tions tout exceptionnelles, leur manière

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de voir fut encore une fois modifiée. Ils ne virent plus ni les gras pâturages nor- mands où paissent de courtes vaches, ni les campagnes soignées en façon de jar- dins et appropriées à l'idylle, les vallons gracieux, les collines doucement ballon- nées et les belles fleurs partout répan-

^ s*t

dues. Ils retrouvèrent l'Amérique du Sud et l'Afrique centrale de leurs puériles explorations. Mais ils ne s'intéressaient plus qu'à L'exubérance, et peint à l'exo- tisme de cette végétation tropicale. Ils n'étaient plus des Robinsons enfantins, des explorateurs candides et curieux. mais des adolescents tourmentés, ils ne cherchaient dans c< tte nature en travail de printemps que le mirage d'eux-mêmes

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et le spectacle des pubertés sympathiques.

Ils ne songeaient plus à se réfugier dans les rochers de Saint-Aubin. Les pro- priétés particulières, il y a des pal- miers, des eucalyptus et des camélias leur offraient de plus désirables retraites. Elles sont ouvertes au public presque tous les jours de la semaine. Dans ces jardins féeriques, déserts à cette époque de l'an- née, ils se promenaient sans nulle crainte d*ètre importunés, même par les pro- priétaires, encore absents. Ils y étaient chez eux. Ils y trouvaient des oasis magnifiques ; à l'ombre des fuchsias arborescents et des lauriers-roses qui mêlent leurs branches et leurs fleurs, ils s'asseyaient l'un près de l'autre parmi des touffes d'hortensias bleus.

Encouragés par les exemples de la nature, ils se résignèrent à leur propre santé, ils n'eurent plus de scrupules per- vers, ils conçurent même quelque fierté d'être si forts. La brume, qui avait long- temps enveloppé les horizons de leur conscience, se déchira et se dissipa comme celle qui enveloppait cet hiver les horizons de la mer. Ils perdirent le goût des choses vagues, et en même temps leur discrétion. Ils précisèrent leurs ca- resses. Les mains de Paddy, qui naguère erraient à l'entour d'Eddy, craignant de se poser sur elle, n'hésitèrent plus à la

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toucher. Il étreignait la souple tige de ce beau corps, il serrait Eddy contre lui jusqu'à lui faire mal. Et un jour que, s'étant renversé contre la poitrine déjà féminine de son amie pour la regarder de bas en haut, il se redressait, au lieu de frôler seulement la fleur de sa joue, il y appuya un baiser, qui ne fut pas leur ancien baiser de tous les matins et de tous les soirs.

Mais il eut, à cette première étreinte moins innocente, une si foudroyante révé- lation de la douleur que, tout surpris, il dénoua ses bras. Il ne savait pas ce qui lui arrivait. Il suffoquait. Deux fois, trois fois d'autres jours, il renouvela cette ten- tative, et avec des pressentiments, avec des angoisses. Et tel fut chaque fois son trouble, sa souffrance, qu'il ne voulut point risquer d'éprouver la même souf- france une autre fois. 11 eut peur d'être seul avec Eddy. 11 eut peur même d'être avec elle.

fuie en fut affligée, stupéfaite. Il don- nait des prétextes mal inventés pour ne plus -i' promener. Il s'enfermait dans sa chambre, ou bien il s'échappait à L'impro- viste, sans la prévenir. Elle axait bien senti comme lui la douleur étrange de ce baiser, et elle se fû1 pi ut et re échappée la première s'il n'avait pris l'initiative de la fuite ; niais du moment que Paddy

EDDY ET PADDY III

fuyait, elle devait le poursuivre. Elle le trouvait lâche de se dérober ainsi, elle était honteuse qu'il eût si peu de courage, elle avait plus de courage que lui.

Du matin au soir, elle se mit à le per- sécuter. Elle le guettait. Elle entrait dans sa chambre, sans avoir l'air d'v prendre garde, comme si cela était sans consé- quence. Ces façons libres choquaient Paddy affreusement. En cette saison de l'adolescence, l'homme est quelquefois plus farouche, plus délicat peut-être que la femme. Sa pudeur plus inattendue, pres- que anormale, aisément devient mala- dive. Paddy rougissait de voir le secret de son intimité chaste violé par Eddv. 11 aurait voulu que la chambre il se cachait fût pour elle, comme celle d'Eddy pour lui-même, un virginal et impéné- trable sanctuaire.

Plus elle s'attachait à ses pas, plus il devenait ombrageux. Une idée le tour- menta longtemps d'avance, qu'il ne pou- vait point supporter : on allait peut-être les obliger à reprendre cet été les habi- tudes par trop naïves des êtes précédents. Il évitait d'en parler, et à chaque repas il avait des angoisses, craignant toujours qu'Eddy ou l'une des clames fît à ces choses prochaines une allusion. Cette permanente inquiétude lui inspirait l'aver- sion de la mer, et jamais pourtant il

EDDY ET PADDY

n'avait désiré la mer davantage. Ses pas, malgré lui, le conduisaient sur la plage et il suivait les rivages en détour- nant les yeux. Il allait d'une démarche timide, comme s'il avait redouté de se mouiller, mais il aurait voulu s'évanouir dans la mer pour y tomber sans le faire exprés, et pour succomber, sans être res- ponsable, à la tentation de cette volupté.

Un jour, il ne résista plus, il partit, ne se doutant point qu'Eddy le guettait : Eddy le suivit. Ce n'était pas la première fois, mais jamais elle n'avait osé le suivre bien loin. Aujourd'hui, aiguillonnée par une plus lancinante inquiétude, de rue en rue elle le suivit, elle monta derrière lui la route escarpée qui tourne le fort Régent.

Paddy, comme ceux qui ont peur, mar- chait sans tourner la tête.

Il atteignit bientôt la mer. Vers l'est, la baie se creuse profondément. Les vagues meurent sur une grève presque plane qui s'étend à perte de vue. Mais du coté de Saint-Hélier, à la place même Paddy arrivait, le rocher du forl plonge à pic dans l'eau. Un large che- min en corniche est taillé dans le roc jusqu'à la pointe, que prolongent, en la recourbant de manière à fermer la haie. d'autres rochers moindres, séparés a la marée haute par d'étroits bras de mer.

EDDY ET PADDY II3

Sur le chemin, comme sur une terrasse, des promeneurs vont, viennent; d'autres s'assoient: des vieilles gens, des familles, des jeunes filles et des femmes qui s'oc- cupent à des ouvrages de couture ou de broderie, tandis que des centaines d'en- fants se baignent à leurs pieds. Les

hommes vont se baigner plus loin, à la pointe, et Paddy s'y dirigeait. Eddy le suivit jusqu'au premier tournant du che- min, mais elle n'osa point dépasser cette limite que d'ordinaire les promeneurs ne franchissent pas. Elle n'osa pas davan- tage s'en retourner. Comme elle avait, dans un petit sac, un ouvrage de brode- rie, elle s'installa sur un banc, et se mit à travailler comme les autres.

114 EDDY ET PADDY

Le bruyant spectacle de ces centaines d'enfants qui jouaient dans l'eau à ses pieds, l'attrista : elle se rappela le jour la chère retraite de Saint-Aubin, le paradis aujourd'hui perdu, avait été pour la première fois envahi et violé.

Elle regarda furtivement là-bas, vers la pointe. Elle n'y aperçut que trois soldats, qui avaient déjà revêtu leurs tuniques écarlates et qui s'apprêtaient à revenir par ici. Et même, le dernier bloc isolé était désert, lorsque tout d'un coup Paddy surgit au sommet. Malgré l'éloignement, Eddy le reconnut sans hésitation. Tout le creux de la baie, abrité par la montagne, était dans l'ombre, mais la ligne d'ombre s'arrêtait net au dernier rocher, qui était en plein soleil. Et dans un poudroiement de lumière, au milieu de la mer calme, glauque, par places tachée de violet et de vert-de-gris, debout sur son piédestal de pierre noire, Paddy affirmait sa beauté. Splendide et blond, il ruisselait de soleil avant de ruisseler d'eau. Ses pâles che- veux auréolaient son front nu, et de si loin distinctement Eddy le voyait sourire, elle voyait l'étrangeté de son sourire. Jamais il ne s'était révélé à elle si incon- testablement miraculeux. Ah! cette fois, il était bien le mystérieux voyageur qui arrive du Midi ou de l'Orient, le héros solaire qui naît avec l'aurore du sein des

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ondes, et il apportait à cette fille des loin- tains rivages, que ses cheveux noirs et ses yeux d'étoile semblaient consacrer à la Nuit, la séduction de la jeune lumière, de l'aube éternelle.

Eddy se leva, ses bras nonchalants voulurent se tendre vers l'adorable appa- rition ; mais, en proie à une terreur supers- titieuse, elle baissa les yeux et elle s'en- fuit. Elle avait vu le dieu sans nuage. Elle rentra toute tremblante dans l'humble maison, dans le cottage enfantin. Elle attendit Paddy avec de grands frissons de désir et d'effroi. Mais quand elle re- connut le rythme de ses pas sur le pavé de la rue, elle s'enfuit encore, elle se cacha et s'enferma dans sa chambre. Elle ne descendit qu'à l'heure juste du dîner, avant toutefois qu'on eût pris place autour de la table, et Paddy se tenait dans le window, regardant par la fenêtre ouverte la lumière mourante : de sorte que ses joues fraîches et veloutées se teintaient de tous les reflets du couchant. Il était désirable comme un fruit mûr.

Cette nuit, Eddy ne put dormir : il ne faisait pas nuit pour elle, l'image éblouis- sante de Paddy éclairait toute sa chambre. Cette lumière ardente pénétrait en elle- même, illuminait son cœur et le brûlait. Cette lumière ne s'éteignit plus. Consu- mée, chancelante, Eddy s'écartait main-

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tenant du foyer dont elle ne pouvait sou- tenir l'éclat et le rayonnement. A la maison même, elle évitait Paddy. Et ils vivaient tous deux dans une grande gêne. Mais comme ils étaient aussi très timides et qu'ils redoutaient la nécessité d'une explication, hypocritement ils se ména- geaient, afin de se persuader l'un à l'autre que rien entre eux n'était changé. Et quelquefois, le soir, ils se faisaient vio- lence pour s'asseoir côte à côte sur le meuble de coin formant étagère et di- van. Us y reprenaient leurs attitudes d'enfants sages. Ils feuilletaient les al- bums de Walter Crâne, les chers al- bums si souvent maniés, usés aux angles. Et tous les jeunes dieux, les héros de mythologies ou de contes de fées qui ressemblaient tant à Paddy, Eddy les voyait comme lui peints avec des couleurs de soleil, dessinés avec des cernures de lumière.

Un de ces soirs, Paddy lui fit une pro- position inattendue. Il s'agissait d'aller m- promener le lendemain dans un de ces grands chars à bancs pour les touristes. Eddy, surprise et attendrie, accepta sur- le-champ, avec un sourire mouillé, avec une main doucement posée sur la main de Paddy, puis aussitôt retirée, comme naguère. Et ils crurent qu'ils allaient re- trouver le lendemain leur paradis, le pa-

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radis en miniature ils avaient connu le bonheur parfait.

L'idée était bizarre de faire cette pro- menade en si nombreuse compagnie, eux qui jusqu'alors souhaitaient toujours l'iso- lement. Mais à cette époque de l'année les voyageurs de France ne sont pas en- core arrivés. L'île n'est fréquentée que par des Anglais, qui ne s'étonnent point de voir aller seuls ensemble un tout jeune homme et une toute jeune fille. Ces té- moins discrets ou indifférents devaient les enhardir plutôt que les gêner, et en effet ils se trouvèrent d'abord plus à leur aise, en voyant que leurs attitudes et leurs gestes ne choquaient nullement toutes ces nombreuses grandes personnes.

On les avait placés sur le premier banc, à la droite du cocher. Ils étaient serrés l'un contre l'autre, et Paddy était bien obligé de tenir Eddy par la taille afin qu'elle ne tombât pas. Vraiment cette liberté, que depuis quelques semaines ils n'osaient plus prendre, leur parut sans conséquence ; leur secret désir se réali- sait, ainsi qu'ils avaient confusément prévu : ils retrouvaient leur inconscience d'enfants.

Ils retrouvèrent du même coup leurs fantaisistes visions d'autrefois. Comme au temps des explorations, ils songèrent aux forêts vierges, à la vue de ces haies

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monstrueuses faites d'un enchevêtrement d'épines, de chardons bleus et secs, de chardons blancs et velus, d'où se déta- chent des lianes de lierre qui, perfidement, courent sous les herbes, regrimpent aux troncs des arbres, les étreignent et les étouffent. Comme au temps des idylliques naïvetés , ils retrouvèrent partout l'île heureuse que résumait et que symbolisait à leurs yeux la retraite de Saint-Aubin, la vasque de granit poli environnée de rochers symétriques, asile providentiel de l'enfance fragile et de l'innocence nue. Aux haltes, ils s'amusèrent comme des enfants. Le plus gracieux épisode de leur promenade fut une visite aux serres de raisin noir. Les ceps étaient plantés à intervalles égaux, le long d'un mur très bas qui supportait un vitrage en pente. A l'angle de la verrière et du mur, ils se re- tordaient docilement pour suivre la toi- ture transparente des nœuds de fer les accrochaient, et ils allaient se terminer à l'autre mur, qui était plus haut. Soigneu- sement dépouillés de toutes les feuilles inutiles, ils ne présentaient que des ver- dures clairsemées, parmi lesquelles des grappes noires, qui toutes semblaient pareilles et de même poids, étaient dis- tribuées régulièrement ; et ci' plafond bas, mansardé, l'ait de feuilles vertes et de fruits noirs, se continuait à perte de vue.

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Les visiteurs firent quelques pas seule- ment dans les vastes serres. Eddy et Paddy, qui marchaient plus vite, se trou- vèrent bientôt seuls, sous les vignes, dont les raisins suspendus ressemblaient à des boucles noires. Il n'était point permis d'y toucher. Ces fruits, qui venaient à la portée de leurs mains, étaient des fruits défendus : ils ne résistèrent pas à la ten- tation. Ils étaient debout, face à face, et si près l'un de l'autre qu'ils se touchaient. Paddv enveloppa de son bras la taille d'Eddy afin qu'elle pût se renverser en arrière. Elle plia son beau corps, leva les veux, tendit une main. Alors elle cueillit un grain, un seul grain, et le déposa sur les lèvres entr'ouvertes de son ami. Ils se détachèrent aussitôt, ils rougirent. Ils hésitaient à revenir vers les voitures ils allaient retrouver tant de témoins. Ils auraient voulu se cacher parce qu'ils avaient touché au fruit de l'arbre. Mais, secrètement, ils étaient fiers d'eux-mêmes, et tumultueusement heureux pour avoir osé faire la chose défendue.

Très peu d'instants après, l'on par- vint au point extrême de la promenade, à Piémont. Une auberge était cons- truite à la crête de la falaise. La falaise était si élevée qu'elle dépassait la ligne de l'horizon , et l'on ne voyait pas, même très loin, la mer, que l'on devinait

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par derrière et que l'on entendait aussi. Eddy et Paddy n'entrèrent pas à l'au- berge. Tandis que les cochers dételaient les chevaux, ils descendirent par un sen-

tier de chèvres jusqu'au fond d'un ravin. Ils curent à franchir encore un précipice en miniature, sur un pont suspendu qui avait l'air d'un jouet. I\t enfin ils décou- vrirent la mer, mais très peu de la mer, entre deux murailles de rochers âpres, entre Lesquels pointait encore une grande aiguille de rocher.

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Ils essayèrent de pénétrer dans les grottes, mais ils durent s'enfuir devant la marée qui montait, et ils eurent le cœur serré, une angoisse précise : ils avaient bien retrouvé quelques heures leur para dis d'enfants, mais qu'il était petit leur Éden, assiégé de toutes parts par l'infini !

Ils se réfugièrent dans l'auberge, afin de ne plus voir et de n'entendre plus qu'à peine l'eau menaçante. Mais l'aspect de la salle commune, il y avait foule, leur parut plus effroyable encore que le spec- tacle de la mer. Les murs nus n'étaient décorés que d'annonces de tabacs amé- ricains, chromos en trompe-l'œil repré- sentant des femmes qui vous offraient au passage un paquet de lonc Jack ou de bird's eye. Une grande table en fer à cheval était couverte de bouteilles ou de pintes d'ale, de carapaces de homards et de tomates crues, que des hommes et des femmes voraces mangeaient sans aucun assaisonnement avec leur chester. Les hommes qui avaient fini de luncher allumaient leur courte pipe de bruyère, et les tabacs blonds d'Amérique brû- laient avec une fumée blanche parfumée de miel. Un jeune garçon en culotte large, avec les bas à grands carreaux et les souliers jaunes, la casquette en ar- rière laissant échapper sous la visière une houppe de ses cheveux pâles, s'était

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assis devant un piano, et jouait avec une brutalité de joueur de tennis ou de foot- ball. Le « guide » du car, vêtu d'une grande redingote sale, coiffé d"un cha- peau de soie roussi, chantait à tue-tête la légende de Mme Angot, chacun des couplets tour à tour en anglais et en français. Il faisait tourner au-dessus de sa tête une grosse canne et exécutait des grimaces de pitre.

Tous les autres jeunes gens, qui res- semblaient au pianiste comme des frères, et portaient exactement le même cos- tume, reprenaient en chœur au refrain ; l'exubérance de leur saine jeunesse était si magnifique dans sa crapule même, qu'ils soulevaient l'admiration et qu'ils défiaient le dégoût.

.Mais les deux entants curent peur de cette foule comme ils avaient eu peur de la mer. Ils se regardèrent, le cœur serré, avec le même sentiment de détresse que tout à l'heure, avec la même angoisse précise; ils avaient bien retrouvé quel- ques instants leur Eden puéril, mais, hélas ! qu'il était restreint et précaire leur paradis terrestre, assiégé de toutes parts par L'humanité !

Ils comprirent qu'ils axaient fait fausse route, en essayanl de se renfermer encore dans des Limites trop étroites désormais pour eux. Le malaise qui,

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depuis des semaines, les tourmentait, venait de ce qu'ils n'osaient point s'éva- der de leur enfance. Ils devaient s'y résoudre enfin. Deux routes leur étaient offertes, puisque deux océans différents venaient battre leurs rivages. Briseraient- ils la prison de cristal leur innocence les retenait ? Céderaient-ils aux séduc- tions du bonheur humain dont l'appel se répercutait dans les cavernes de leur cœur par les mille échos du désir ? Ils avaient des appétits plus grandioses, et, renonçant aux joies humaines, ils choi- sirent la voie du mystère, avec cette témérité sublime des cœurs que la science de vivre n'a pas flétris.

Et de ce jour, ne vivant plus que pour un avenir qu'ils ne savaient point, ils ne se promenèrent plus que sur les plages de la mer, comme des voyageurs qui attendent. Et une fois encore ils re- firent cette promenade de Montorgueil, se rappelant obscurément que la pre- mière année, sur la plate-forme du châ- teau , ils avaient éprouvé en leur âme d'autrefois quelques sentiments précur- seurs de leur âme d'aujourd'hui.

Comme ils descendaient du wagon à la station de Gorey, ils virent, à deux ou trois pas en avant, un jeune homme qui n'avait guère plus de vingt ans, et une jeune fille. Elle était vêtue de blanc, et

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avec plus de commodité que d'élégance, mais elle était belle de fraîcheur et de santé. Lui, avec le traditionnel costume, et le veston ouvert sur un lâche maillot de laine blanche, apparaissait vraiment beau et puissant ; sa démarche était

lourde, mais non sans grâce, à cause de l'aisance parfaite et de la souplesse de ses mouvements réglés par 1rs exercices physiques.

Ce couple intéressa la curiosité d'Eddy e1 de Paddy ; et, bien qu'ils eussent d'abord l'intention de tourner à droite pour aller directement au château,, comme les autres tournaient â gauche, sans se concerter ils les sui\ irent.

Maintenant, comme la route montait

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au flanc de la colline, les deux étrangers allaient très lentement, d'un pas éner- gique et balancé. Pour aider la jeune fille, le fort garçon la soutenait par la taille. Eddv et Paddy se tenaient simple- ment par la main.

Mais à l'improviste, les étrangers biai- sèrent par un sentier qui coupait la route à droite, et ils entrèrent dans l'enceinte du château par une poterne basse. Eddy et Paddy, un instant, hésitèrent ; mais sans se concerter ils prirent le même sentier et entrèrent aussi dans le châ- teau.

Alors, les deux jeunes gens inconnus, qui avaient entendu la porte se rouvrir et se refermer derrière eux, tournèrent la tête, et s'aperçurent qu'ils étaient suivis. Cela ne les gêna point ; ils en rirent d'abord et ils continuèrent de s'avancer lentement le long du chemin qui monte en spirale, tantôt pente douce, tantôt escalier aux larges marches, entre deux murailles, jusqu'au sommet. Ils s'enla- çaient plus étroitement, et constamment ils se parlaient, non point â l'oreille, mais aux lèvres, comme pour se caresser d'un souffle plutôt que pour échanger des paroles.

Ils se donnèrent un baiser, mais comme par bravade ; ils tournèrent aussitôt la tête, et ils rirent de voir encore les

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enfants ; mais ils rirent avec plus d'em- barras. Et brusquement, trouvant à leur droite un étroit sentier qui aboutissait à la tourelle d'un veilleur, ils se dérobèrent par là.

Eddy et Paddy ralentirent le pas. Quand ils arrivèrent au même tournant, ils s'arrêtèrent, indécis. Paddy cependant allait passer outre; mais Eddy, en se pen- chant, vit tout d'un coup les deux inconnus qui se tenaient passionnément embrassés. Leurs lèvres s'étaient enfin réunies, et ils ne se parlaient plus. Elle se rejeta en arrière, et elle tira Paddy avec une extra- ordinaire violence. « Oh ! s'écria-t-elle, je vous en supplie, laissons-les. » Sa voix tremblait. Elle avait des larmes dans les yeux. Paddy ne répondit rien. Ils poursui- virent leur chemin.

Ils arrivèrent enfin à la plate-forme, et ils virent dans toute sa splendeur la « grande et spacieuse mer ». Eddy sentit se gonfler sa poitrine et ses bras se tendre d'eux-mêmes comme vers un objet de désir ; mais quand elle tourna les veux vers Paddy, elle frémit : Paddy n'était plus vraiment : elle n'avait plus à côté d'elle, elle ne touchait [dus de se- mains que l'enveloppe inerte d'une âme déjà partie au gré îles flots vers les horizons radieux. Elle étouffa un cri de désespoir. Il revint à lui. 11 interrogea Eddy d'un

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regard tendre et douloureux. « Ah ! ré- pondit-elle, vous êtes venu de là, vous repartirez par là, et moi je resterai seule encore pendant de longues semaines. »

Xon, dit-il gravement : je vous em- mènerai.

Et il lui montra d'un beau geste la mer infinie qu'il lui offrait.

Elle prit entre ses longues mains le clair visage de Paddv, elle l'approcha de ses lèvres, et elle lui donna un baiser, comme la jeune fille qu'elle avait vue au bout du chemin, dans la tourelle du veilleur.

V

Lorsque, assez peu de jours après, une dépêche annonça Justin Higginson, les enfants n'eurent point d'émotion ni de pâleur. Ceux qui doutent que leur réso- lution s'accomplisse, c'est qu'ils ne sont pas véritablement résolus. La volonté est conscience de pouvoir plutôt que cons- cience d'effort. Paddy voulait emmener Eddy avec lui, cette fois, dans son voyage, et il savait qu'il l'emmènerait, parce qu'il voulait l'emmener.

D'abord, et pour marquer qu'il ne se séparerait plus d'elle, il n'alla point seul accueillir M. Higginson au débarque- ment: Eddy l'accompagna. Et leur beauté, ce matin-là, était véritablement lumineuse. Les gens mêmes qui ne les connaissaient point, prenaient plaisir à les voir passer se tenant par la main comme deux enfants, malgré leur âge et leur stature. Leurs veux étaient beaux comme l'aurore du plus beau jour. Leur candeur était égale.

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et aussi leur charme. Ils avaient noble- ment confiance en eux-mêmes.

<t Mon père, dit Paddy, je souhaite que nous emmenions Eddy avec nous, s Jus- tin Higginson répondit : « Nous remmè- nerons. » Mme Glategny, qui n'avait pas même été pressentie, ne souleva point d'objections lorsque l'on daigna l'avertir. 11 fut décidé que Mme Collins resterait au cottage d'Almorah, et que sa cabine du yacht serait attribuée à Eddy.

Il fallut aussi modifier le programme du voyage. On ne savait encore si Eddy supporterait bien la mer : elle ne devait point débuter par une traversée trop longue et trop pénible. M. Higginson arrangea que la première escale serait à Guernesey, l'on demeurerait trois ou quatre jours pour la visite de l'île, et le départ fut fixé au lendemain matin.

Aucune agitation d'impatience ne trou- bla, durant cette nuit, l'âme limpide d'Eddy et de Paddy. Leur joie, étant absolue, restait toujours pareille à elle- même en sa plénitude : elle n'avait point de moments, elle présentait ce caractère de l'éternité. Ils ne dormirent point sans rêves, mais ils ne rêvèrent point d'images successives et délimitées : ils révèrent continuellement une lumière qui emplis- sait l'espace infini.

Au matin, Eddy, qui ne perdait pas le

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temps de son cœur à s'examiner elle- même, mais qui trahissait fréquemment les secrets de son inconscience par des réminiscences de l'Écriture, entendit une voix qui disait : « Tu quitteras ton père et ta mère. »

La marée était haute de très bonne heure. Les voyageurs partirent peu de temps après le lever du soleil. Ils ne par- laient point. Leurs pensées étaient som- nolentes et incertaines, vaguement atten- dries et comme humides de rosée. A cause du vent favorable, on déplia les voiles, et le yacht parut encore plus blanc, à la couleur d'Eddy ; à la couleur de Paddy aussi, car le fier garçon méri- tait comme elle de n'être environné que de blancheurs, et son heure était aussi celle de l'aube.

La mer était calme. Eddy ne tournait pas les yeux vers la ville, mais vers l'ho- rizon. Lorsque Y Ontario doubla la pointe de la Corbière, une grande houle le berça : les mers les plus paisibles s'ir- ritent sur ces rochers à fleur d'eau, et puis de ce côté il n'y a point de terre, d'île, qui depuis des centaines de lieues brise les lames. Eddy et Paddy s'étaient assis à l'avant, dans les fauteuils à balan- çoire. Ils ne disaient rien, et ils regar- daient au loin.

Ils observèrent avec étonnement que

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depuis quelques minutes l'horizon, au lieu de continuer à fuir devant eux, sem- blait s'être fixé. Ils n'approchaient point d'un rivage, mais un mur blanchâtre se dressait devant eux, sur lequel ils se préci- pitaient à toute vapeur, avec une vertigi- neuse vitesse, si vite qu'ils n'eurent pas le temps de s'interroger l'un l'autre. Tout d'un coup le yacht s'arrêta, sans aucun choc cependant : la quille n'avait point touché. Un appel de la sirène les fit tres- saillir. Ils se regardèrent et ils se virent à peine. Ils venaient d'entrer dans le brouillard, et si près qu'ils fussent l'un de l'autre, ils ne pouvaient plus s'aperce- voir.

Alors ils se levèrent et allèrent s'accou- der au bordage, coude contre coude. Ils avaient besoin de se toucher, puisqu'ils ne se voyaient plus. Penchés sur l'eau, ils en distinguaient à peine la soie glacée, comme à travers un nuage de tulle. M. Higginson passa auprès d'eux, et leur dit une parole qui eut un retentissement étrange dans le brouillard. Puis on jeta la sonde, et comme la profondeur était suffisante, le yacht se remit en marche, mais avec des précautions minutieuses : il ne fendait plus l'eau, il la froissait. Le silence était extraordinaire, mais la sirène déchirait l'atmosphère épaisse de ses sif- flements réguliers. On faisait halte, on

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jetait la sonde, on repartait, et toutes choses étaient enveloppées de ténèbres blanches.

Voici que l'on entendit très loin le sif- flement d'une autre sirène, mais cela ne paraissait point réel : c'était comme un mirage de son. On ne pouvait point reconnaître si cela venait de bâbord ou de tribord, ou même de l'arrière ou de l'avant. La sirène du yacht répondit. L'autre voix se rapprochait toujours, et toujours on ne voyait rien. Il fut sensible enfin que l'appel venait de bâbord, tout près. Eddy saisit la main de Paddy. Tout d'un coup ce fut de plus près encore, mais de tribord, que vint la voix, et l'on n'avait vu passer aucune forme, aucun fantôme de navire. Eddy pressa la main de Paddy qu'elle avait prise, et murmura dans l'extase : « Oh ! Paddy, Paddy... avoir peur ensemble... »

Longtemps encore on navigua dans ce brouillard, lentement. Et ce fut un coup de théâtre lorsque le voile se déchira. La jetée était à portée de la main: un peu plus, le frêle bateau s'y brisait. La ville de Saint-Pierre-Port apparut, sans reliefs. comme peinte sur une toile de tond. Elle semblait occuper toute la façade de l'île. Des sommets de collines, dont le recul n'était indiqué par aucune ombre, dépas- saient les plus hautes maisons. El ce

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décor nouveau était présenté avec la mise en scène d'un miracle, dans la lumière d'un soleil gai qui semblait rire de la surprise des enfants.

Ils s'écrièrent, de joie et d'étonnement naïf. Ils n'avaient pas eu le temps de se reconnaître qu'ils étaient déjà débarqués, ils s'en allaient vers la grande esplanade, vers l'Hôtel Royal.

Dans le vestibule de l'hôtel, à peine Justin Higginson eut-il déclaré son nom, qu'on lui remit une dépèche à son adresse. Il était rappelé à New- York sans délai. Cet incident, banal dans sa nomade exis- tence, ne le contraria même point : il eut vite fait de décider que son fils et M"c Glategny séjourneraient seuls en- semble à l'hôtel et visiteraient à leur gré Guernesey : ils retourneraient ensuite à Saint-Hélier par le bateau de Southamp- ton. Là-dessus, Justin Higginson fit ses adieux brièvement et partit.

Paddv, pénétré de son importance, demanda deux chambres contiguës. Il n'en restait plus dans l'hôtel même, mais on les logea au premier étage de l'an- nexe, pavillon qui faisait l'angle de l'es- planade et d'une large avenue montante, plantée de beaux arbres. Ce petit pavillon séparé convenait bien mieux à Eddy et à Paddy que le caravansérail de l'hôtel. Ils en furent enchantés, et ils dépensèrent

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beaucoup de temps à faire leur installa- tion, chacun chez soi, mais la porte grande ouverte.

Ces chambres assez nues, mais belles de luisante propreté , étaient décorées d'un papier à fleurs en fouillis, meublées d'une commode à poignées de cuivre, et d'une toilette en frêne tourné à carreaux de faïence, comme dans la chambre de Paddy au cottage d'Almorah. Celle d'Eddy étant un peu plus grande, ils s'y réunirent. Ils soulevèrent la guillotine de la fenêtre, et se penchèrent pour regar- der dans la rue. Ils découvraient une partie de l'esplanade et du port ; mais une jetée, à l'extrémité de laquelle était construite une lourde bâtisse, leur mas- quait la vue des belles collines vertes dont l'éperon s'avance dans la mer et ferme la baie. Une tour à clocher, avec une; horloge, se dressait sur l'esplanade ; et un tramway électrique passait cons- tamment par devant, relié, comme un bac à traille, par un câble mobile, à un fil de télégraphe que supportaient des poteaux très élevés; et chaque lois que la poulie du câble heurtait un des isola- teurs, une longue étincelle jaillissait.

Ce spectacle ne pouvail guère suffire à l'aliment de leur curiosité; mais ils n'étaient pas trop pressés de s'aventurer dan- cette ville inconnue. Et puis, jamais

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ils n'avaient senti aussi délicieusement le plaisir d'être chez soi. Ils n'avaient point vécu jusqu'alors dans leur maison, mais dans la maison paternelle : au lieu que ces chambres, chambres d'auberge, choi- sies par eux, n'appartenaient qu'à eux seuls, et enfin ils avaient le droit d'y

rester ou d'en sortir à leurs heures, et de s'y enfermer s'il leur plaisait.

Ils ne se résignèrent que vers la fin du iour à faire un tour dans les rues. Ils marchaient à pas lents, sinon avec des précautions réelles et voulues, du moins avec des allures de précaution. Ils sem- blaient aller à la découverte, comme les Robinsons d'autrefois. Le sentiment qu'ils étaient livrés à eux-mêmes et que nul ne les surveillait, au lieu de leur donner de

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l'assurance, les rendait plus enfants, plus défiants.

Pour ne pas risquer de perdre leur orientation, ils marchaient toujours droit devant eux, ou ils tournaient à angle droit. Us suivirent le Pollet, les mai- sons sont misérables, ils retrouvèrent, dans High-Street, une physionomie de leur King-Street de Saint-Hélier, mais avec moins de miniature, avec des mai- sons plus élevées, avec une foule plus réelle. Ils flânèrent aux étalages des ma- gasins où les ingénieuses argenteries de dinettes, fabriquées à Londres, scintil- laient derrière les vitres sur des tablettes de glace. Ils ne s'amusèrent pas beau- coup, mais la journée fut courte : le dîner de la table d'hôte était annoncé pour six heures et demie, et ils voulaient se ré- server un peu de temps pour faire toi- lette. Eddy mit une robe de cachemire d'Ecosse gros vert, et Paddy un costume correct, noir.

A six heures et demie, exactement, ils entrèrent dans la salle à manger. Ils choisirent des places tout au bout d'une table. Ils osaient à peine s'asseoir. Bien que la salle ne fût point remarquable par des dimensions ou par une somptuosité excessive, Eddy ouvrait de grands yeux, car elle n'avait jamais rien vuni rien rêvé de pareil. Le luxe et l'extrême régularité

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du couvert l'étonnaient, ainsi que la mul- titude des fioles contenant des sauces. Tous ces gens qui étaient ne disaient rien, et ils étaient si nombreux qu'ils fai- saient beaucoup de bruit sans rien dire : tous les hommes en noir, les femmes vêtues de toilettes voyantes, avec des manches bouffantes, des choux de den- telle sur les cheveux, ou même de singu- liers bonnets. Les garçons débouchaient fréquemment des bouteilles de vins mous- seux.

On servait rapidement et par minimes portions, des mets : entrées, poissons, auxquels personne ne semblait attacher d'importance. Les convives y touchaient à peine, les découpant du bout de leur couteau, les picorant du bout de leur fourchette. Puis il y eut un entr'acte assez long, comme pour la préparation d'un coup de théâtre. Tous les garçons avaient disparu. Soudain ils reparurent ; ils firent, en hâte, le tour de la table, présentant à chacun'des convives une liste des rôtis, et demandant à chacun tout bas quelles étaient ses préférences.

Cette enquête terminée, ils s'éclipsèrent de nouveau, et reparurent, portant sur de larges assiettes d'immenses tranches sai- gnantes, en de vastes légumiers des lé- gumes bouillis et pâles. Toutes les mains se tendirent vers les fioles de sauces. Les

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liquides rougeâtres ou noirs ruisselèrent sur les émincés écarlates, les pommes de terre plâtreuses et les choux-fleurs bla- fards pompèrent comme des papiers bu- vards avides les extraits d'anchois et les jus d'épices. Et enfin tous ces gens qui, jusqu'alors, avaient délicatement picoré, se jetèrent sur leur pâture avec une furie si prodigieuse, que les deux enfants â cette vue se crurent chez l'ogre. Ils en eurent l'appétit coupé. Et ils se rappe- lèrent aussi la table de Piémont, avec les carapaces de homard vidées, avec les to- mates crues que des dames couperosées dévoraient en même temps que leur çhes- ter.

Ils sentirent alors, comme le jour de Piémont, la réalité vivante à L'entour d'eux, et ils la sentirent plus redoutable, plus indifférente, plus sauvage. Ils s'éloi- gnèrent, ils sortirent. Ils firent sur l'espla- nade quelques pas lents. Le crépuscule venait. Les étincelles du câble électrique brillaient déjà plus vivement dans la lu- mière moindre. La mer était glacée de rose tendre, sous le ciel d'un \ ert de jeune pousse.

Ils eurent la tentation d'aller jusqu'au bout de la jetée ; mais une foule qu'ils voyaienl de loin les effraya. 11- retour- nèrent dans 1<' l'ollet qui leur parut un coupe gorge. Ils poussèrent jusqu'à High-

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Street, et ils y trouvèrent une cohue qui n'avait point l'air comme à Saint-Hélier d'une cohue j"d'enfants. Troublés et mal à leur aise, ils eurent, par contraste, un très cher et très doux souvenir de leur

petit home improvisé dans l'annexe de l'Hôtel Royal, et ils se hâtèrent d'y ren- trer, afin d'être seuls ensemble, bien à l'abri.

Les chambres étaient déjà préparées pour la nuit. Eddy fut obligée de traver- ser la chambre de Paddy pour pénétre^ dans la sienne. Mais elle ne s'y arrêta pas un instant. Paddy lui dit (il parlait presque bas, avec une timidité extraordinaire) :

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Voulez-vous déjà dormir, Eddy ?

Oui, fit-elle, plus bas encore.

Vous êtes fatiguée ?

Un peu.

Ils se souhaitèrent une bonne nuit, et leur baiser fut aussi léger que leurs voix étaient basses.

Paddy resta debout tout près de la porte fermée. Il entendait les pas étouffés d'Eddy, sur le tapis. Quand il n'entendit plus rien, il se coucha. Il tremblait im- perceptiblement, il avait conscience d'être bon et d'être heureux. Il était vraiment content de lui-même. La netteté de son âme, qu'il n'ignorait plus, le ravissait. Il s'éblouissait à sa propre lumière, et il se baignait, avec une volupté presque phy- sique, dans son innocence, comme dans une eau miraculeusement pure. Il s'en- dormit en souriant.

Eddy cependant ne pouvait point dor- mir. Elle avait peur, surtout depuis qu'elle n'entendait plus rien. 11 lui semblait que Paddy était perdu, qu'elle restait vérita- blement seule. Elle avait peur. Cela étouf- fait en elle tout autre sentiment. Elle n'y pouvait plus tenir, lui vérité, elle ne pou- vait pas être seule dans la vie. Oh! seule avec Paddy, oui. Mais toute seule, ainsi... Elle se leva. Elle vint jusqu'à la porte, et sur le tapis ses pieds nus ne firent aucun bruit.

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A travers cette porte oh ! pourquoi cette porte fermée ? elle n'entendait rien non plus, pas même le souffle. Elle eut peur, plus affreusement. Paddy était sûrement parti, ou il était mort. Elle frappa, mais il dormait. Alors elle ouvrit la porte sans bruit, et sans bruit, pieds nus, elle marcha jusqu'au lit.

Au pied du lit, elle s'arrêta. Elle voyait distinctement Paddy, dans la nuit claire. Il était adorable à voir dormir. Sa can- deur resplendissait de lui. Eddy, qui était aussi candide que lui, en eut des larmes dans les veux. L'or pâle de ses cheveux ne s'éteignait pas tout à fait avec la lumière du jour. Ses beaux cils blonds laissaient à ses yeux, bien que fermés, une lueur d'expression et de vie : c'était son regard nocturne.

La solennité du sommeil est conta- gieuse comme celle de la mort. Eddy se sentit calme, grave. Elle partit, elle ren- tra chez elle ; seulement elle laissa la porte entrouverte

Mais Paddy, qui ne s'était point réveillé tandis qu'elle se penchait sur lui, se réveilla ensuite, par un effet retardé de sa présence ou de quelque bruit imper- ceptible qu'elle avait fait. Il se souleva, il s'accouda, et sa première pensée fut d'appeler : « Eddy ! »

Je suis là, murmura-t-elle.

144 EDDY ET PADDY

Il demanda :

Pourquoi ne dormez-vous pas ?

Je ne sais...

Paddy se leva sans hésitation, traversa les deux chambres et vint jusqu'au lit. Il prit les mains d'Eddy, qui étaient brû- lantes.

Oh ! dit-il, qu'avez-vous ?

Elle répondit avec égarement : «. Paddy, j'ai peur. »

Oui, elle avait peur de nouveau, mais cette fois, parce que Paddy était venu.

Elle le regarda avec une si poignante expression qu'il tressaillit. * Mon Dieu ! » fit-il. Elle sentit qu'il avait peur comme elle, et elle se rappela aussitôt les paroles de ce matin : « Avoir peur ensemble. » Sans doute, il se rappela aussi. Ce cher souvenir suffit à les apaiser. Ils sourirent en détournant la tête.

Puis Paddy recouvra son assurance et son autorité.

« Dormez. » dit-il doucement. Elle ferma les veux pour obéir. Alors il lui scella les paupières d'un baiser, et il se retira dans sa chambre, mais il laissa la porte entr'ouvèrte...

Le lendemain, i's résolurent de se pro- mener en char à bancs, comme ils avaient l'ait une lois à Jersey. 11- prirent leur premier repas à l'hôtel. Les cars station- naient devant la porte. On leur assigna

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justement la même place que le jour de leur promenade à Piémont, sur la pre- mière banquette, à la droite du cocher. Ils s'y trouvèrent à l'étroit, et obligés de se tenir par la taille. Surtout, la mani- velle du frein gênait Paddy.

Ils regardaient la campagne, épaule contre épaule, joue contre joue, comme jadis ils feuilletaient les albums de Wal- ter Crâne. Ils l'avaient pressentie pareille à la campagne de Jersey, et ils furent surpris de la trouver tout autre, âpre, brutalement accidentée, aussi luxuriante et pourtant mettant plus volontiers à nu son granit. Les vallées vertes avaient des aspects de précipices. Les routes en corniche et en lacet osaient des pentes vertigineuses. Le cocher du car y lan- çait avec insouciance ses quatre che- vaux, et, agenouillé sur son siège, re- tourné vers_ ses voyageurs auxquels il expliquait le paysage, il conduisait de sa main gauche qu'il tenait derrière son dos, tandis que sa main droite, libre, faisait des gestes.

Les côtes étaient aussi plus profondé- ment découpées. La mer apparaissait à tout instant, encadrée en hauteur par des rochers mornes qui évoquaient le souvenir des monuments druidiques. Des lambeaux du brouillard d'hier restaient accrochés aux aspérités des entonnoirs. Des nuages

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blancs et bas, en frottant la pointe des aiguilles, s'y déchiquetaient en charpie. Les grèves semblaient impraticables et désertes. Tous les bruits de la nature inorganique se mêlaient dans une harmo- nie confuse, mais il y manquait un bruit vivant, un son de voix. Et c'est bien ici que les deux enfants auraient pu se croire les Robinsons d'une terre inhabitée, d'une île inconnue.

Mais leurs âmes étaient loin mainte- nant de ces puériles idées. Ils n'avaient voulu voyager que pour s'évader de leur paradis d'enfant et pour s'évader de leur enfance. Depuis des semaines ils avaient erré sur les plages de la mer comme des voyageurs qui attendent, enfin ils étaient partis, et maintenant ils sentaient qu'ils allaient arriver au but. En se promenant à la crête des falaises et au bord des pré- cipices, i's sentaient proche l'éclaircisse- ment du mystère et la révélation de leur destinée.

Vers deux heures, le programme de l'excursion annonçait une halte assez longue. Les touristes s'inquiétèrent d'a- bord de luncher ; mais Eddy et Paddy, qui n'avaient aucun appétit, s'en allèrent à l'écart, et ils se retrouvèrent absolument

seuls.

Ils suivirent, entre deux abruptes col lines, un sentier tortueux qui se jouait et

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qui se croisait avec un ruisseau non moins tortueux, caché sous de hautes herbes. De grandes fleurs mauves, au bout de tiges rigides, se dressaient jusqu'à la taille d'Eddy, et des abeilles bourdon- naient continuellement.

Mais bientôt l'herbe devint rare, et le rocher devint nu. La route fut malaisée, elle côtoyait un gouffre ; elle faisait des détours qui masquaient la vue du côté de la campagne : du côté de la mer on ne découvrait rien, à cause du brouillard blanc, mais on entendait dans ces pro- fondeurs des froissements et des brise- ments de lames sur un rythme de tour- billon. Eddy eut le sentiment d'être très haut, bien au-dessus des nuages, et ce fut l'illusion d'une assomption. Elle re- posa sa tête sur l'épaule de Paddy : il lui sembla que leurs pieds ailés ne pe- saient plus sur la terre, et que l'on s'en- volait ensemble.

Cependant des souffles lents disper- saient peu à peu cette brume, ne la dé- chirant point : l'éclaircissant, de sorte qu'elle semblait plutôt dissipée par une lumière que chassée par un souffle. Bientôt l'azur mystérieux de l'eau trans- parut, voilé de tulles à peine. Et ils dis- tinguèrent enfin, à une profondeur inap- préciable, l'onde étrange qui tournoyait, ourlée d'un rien d'écume. A mi-chemin

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entre le fond de l'abîme et le sommet glorieux ils étaient placés, des mouettes voltigeaient autour de leurs nids dissi- mulés, et répétaient symétriquement le mouvement circulaire des vagues. Tout cela n'était point de la terre. On eût dit un séjour réservé pour les âmes après la mort. Ils le sentirent, sans le dé- finir. Ils ne comprirent pas encore que la mort est la seule fin de l'amour : ils ne savaient pas même s'ils aimaient ; mais ils entrèrent en contact avec l'idée de la mort et ils en éprouvèrent la sé- duction.

Le soir, quand ils se retrouvèrent seu's dans leurs chambres mitoyennes, ils ne furent plus effrayés ni troublés aucune- ment. Touchés par la mort, ils n'appar- tenaient plus à la réalité des choses, toute réalité leur devenait étrangère. Ils se dirent adieu de loin, et ils s'endormirent comme on meurt.

Au réveil, cet appartement que d'abord ils axaient tant aimé, ce home improvisé leur sembla tout d'un coup dénué de charme. Ils s'aperçurenl qu'ils étaient à L'auberge. Ils se hâtèrenl el sortirent de meilleure heure ; mais ils n'avaient aucune envie de se promener aujourd'hui en char à lianes. Pourquoi revoir d'autres pay- sages, tel OU tel site? Us connaissaient L'aspecl essentiel et la signification de

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l"ile. Alors Eddy s'écria : « Paddy, nous allons chercher une maison pour nous, cela sera très amusant. »

Ils déjeunèrent comme des genspressés. Puis ils partirent vers le nord, le long de l'esplanade ; mais, voyant qu'ils allaient

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trop s'écarter de Saint-Pierre, ils prirent une route qui, à gauche, remontait vers les quartiers hauts de la ville. Ils marchè- rent longtemps entre deux murs de jar- dins, et la route faisait de tels circuits que tantôt elle les ramenait au milieu de quartiers habités, tantôt elle les rejetait en pleine campagne.

Enfin ils se trouvèrent à l'extrémité-

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d'une avenue, qu'une colline élevée met- tait à part de la ville. Des cottages étroits, pressés les uns contre les autres, bordaient cette avenue. Le dernier cottage était, inachevé, et, plus loin, on faisait encore des fouilles dans les terrains vagues.

Voici notre maison, dit sérieusement Eddy, en désignant celle des ouvriers travaillaient encore.

Elle me plaît, répondit Paddy.

Ils ouvrirent la grille basse, traversèrent la toute petite cour cimentée, au centre de laquelle se dressait un arbuste nain dans une corbeille bordée de fragments de tuiles ; et s'approchant de l'unique window, ils virent, collée aux vitres, une pancarte qui portait ces mots :

T1IIS IIOUSE TO UE SOLD.

Un peintre s'étant montré à la fenêtre, ils lui demandèrent la permission de visiter la maison. Elle contenait autant de chambres que le cottage d'Almorah ; mais les pièces de chaque étage, au lieu d'être distribuées à droite et à gauche du corridor, étaient placées du même côté, et s'éclairaient, l'une sur la route, l'autre sur un jardin.

Ils demandèrent ensuite le nom du propriétaire, qui était un certain John Mac-Mahon, entrepreneur, demeurant rue Vauvert. Le peintre ne put leur indiquer

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le numéro, mais affirma qu'ils reconnaî- traient sans peine le logis de Mac-Mahon, à cause d'un gros arbre qui était planté devant.

allons-nous maintenant ? dit Eddy.

Eh bien ! repartit Paddy, chez Mac- Mahon.

Ils n'eurent point de peine à trouver la rue Vauvert, une interminable rue en pente raide, qui fait de grands circuits. Ils ne songèrent plus au gros arbre qui marquait la demeure de John Mac-Ma- hon, mais, supposant que cet homme devait être fort riche pour posséder un aussi charmant cottage, ils s'arrêtèrent sans hésiter devant une propriété magni- fique, et sonnèrent à la porte du jardin.

John Mac-Mahon ne demeurait pas ici, et même on ne le connaissait pas. On ne le connaissait pas davantage dans la maison voisine ; mais la servante qui leur ouvrit cette fois, leur montrant à quelques pas une vieille femme qui pous- sait une voiture chargée de linge, leur dit : « Peut-être la blanchisseuse du quar- tier le connaîtra. » En effet. Et ils appri- rent par cette vieille que le propriétaire demeurait au numéro 20.

Ce n'était pas une magnifique villa, mais une boutique fort peu spacieuse et encombrée d'un comptoir s'entassaient

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des couronnes de perles, des couronnes de fleurs artificielles avec des inscrip- tions :

IN LOVIXG MEMORY

Ou bien :

O DEAR, DEAR FATHER !... REQUIESCAT IN PACE.

Puis des cartes encadrées de noir :

With familv's kind regards. Et des prospectus :

JOIIX Mc MAHOX General Undertaker,

20, Vauvert-Road, 20

GUERNSEY

FUNERAL REQUISITES, FUNERAL CARRIAGES, AND HEARSES, l'ti .

John Mac-Mahon était entrepreneur des pompes funèbres !

Eddy et Paddy ne trouvèrent aucune personne vivante dans cette boutique, et ils restèrent longtemps seuls. Enfin, la porte vitrée s'ouvrit, un petit bonhomme entra, qui pouvait bien avoir trois ans : il était tout déguenillé, il les dévisagea un instanl avec attention, puis se mit à jouer parmi les emblèmes.

Petit garçon, lui dit Eddy, est John Mac-Mahon ?

Papa ! cria l'enfant avec un sourire niais.

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On ne put tirer de lui aucun autre ren- seignement. Mais John Mac-Mahon fit son entrée. C'était un gros homme, haut en couleur, et véritable type du paysan de Normandie.

Paddy, imperturbable, lui exposa qu'il désirait faire l'acquisition d'une maison à Guernesey, qu'il avait vu, Stanley Road, un cottage à sa convenance, que ce cot- tage, renseignements pris, était la pro- priété de Mac-Mahon.

Cela est exact, répondit l'entrepre- neur des pompes funèbres.

Veuillez, dit Paddv, m'en faire connaître le prix.

Mac-Mahon annonça une mise à prix de cinq cents livres, et Paddy fit un haut- le-corps, comme si cette prétention le choquait un peu. Il reprit : « Cinq cents livres sterling ? »

Cinq cents livres tournois.

Et la livre tournois est de ':...

Vingt-quatre francs. Paddv calcula à voix basse :

Cela, déclara-t-il ensuite, fait deux mille quatre cents dollars, ou douze mille francs. Est-ce bien votre dernier prix ?

Oui, affirma Mac-Mahon.

Eddy tira Paddy par la manche. Il fal- lait trouver un prétexte pour rompre ces fictives négociations.

154 EDDY ET PADDY

Quelles sont, dit Paddy, les charges annuelles ?

Il parut effaré d'apprendre que l'acqué- reur aurait à payer trois louis par an pour les droits féodaux.

Puis il avoua :

J'aurais peine à débourser d'un seul coup deux mille quatre cent dollars .

Mais John Mac-Mahon proposa des délais, et c'était à ne plus savoir comment se débarrasser d'un propriétaire aussi accommodant.

Paddv eut une inspiration :

Avant de conclure, dit-il, je veux visiter de nouveau le cottage.

Il sortit avec Eddy, précipitamment.

Voulez-vous, lui demanda-t-il, aller revoir encore cette jolie maison ?

Mais oui, fit-elle. Elle ajouta :

Nous v resterons un peu longtemps, et alors nous pourrons nous imaginer que le cottage nous appartient.

Ils retrouvèrent sans difficulté le chemin. Ils arrivèrent à la maison, v entrèrent comme chez eux. Les ouvriers lis recon- nurent et leur donnèrent la permission d'aller et venir.

Quand ils visitèrent les chambres ou il n'y avait aucun meuble, ils eurent un sentiment de tristesse et ils se rappelèrent les choses funèbres qu'ils avaient vues.

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Ils décidèrent ils placeraient les fau- teuils et les lits, mais ce jeu les attrista davantage. Cette maison leur convenait si bien que, vraiment, ils avaient des droits sur elle, et pourtant ils allaient la quitter pour ne la revoir jamais.

Ils ne voulurent pas rester dans les chambres, trop émus de les voir démeu- blées, mais ils ne voulaient pas non plus sortir de la maison. Alors, ils montèrent au dernier étage. Là-haut, sur le toit, il v avait une lanterne de verre polygonale, comme au cottage d'Almorah. Ils y mon- tèrent, comme le jour ils avaient violé le mystère des nuages et surpris les secrets de la tempête. Mais, aujourd'hui, l'atmosphère était sereine, et ils virent une immensité splendide. Ils planaient au- dessus de la ville en amphithéâtre. Les maisons, les rochers mêmes et les collines s'écrasaient à leurs pieds, les hauteurs perdaient leur relief et les vastes plaines leur étendue ; le territoire de l'homme, ses œuvres et tous les accessoires de sa vie semblaient peu de chose. La mer et le ciel seuls apparaissaient dans leur gran- deur véritable, et réduisaient le reste à néant par le contraste de leur infini.

Et debout l'un contre l'autre, se tenant embrassés, mais ne se donnant point des caressesmatérielles,tlans une miraculeuse insensibilité, ils regardaient, vers l'hori-

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zon, au delà... Et Eddy murmura, de la même voix que sur le bateau, quand ils avaient eu peur ensemble :

- Oh! Paddy... Paddy... Mourir en- semble...

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Ils redescendirent sur la terre, ils ren- trèrent dans la vie et dans la réalité. Et pourtant Eddy avait prononcé les paroles de délivrance. La voix qui parlait en elle quelquefois avait dit tout haut, mais en vain, que le sacrement de l'amour c'est la mort : Eddy avait senti la nécessité de mourir, et elle acceptait l'erreur de vivre.

Son amour, auquel jusqu'alors elle n'avait point donné ce nom, venait de s'exalter tout d'un coup jusqu'à une di- gnité suprême que l'amour humain ne dépasse plus, et du même coup, la fin de l'amour, qui est la mort, lui avait été révélée. En acceptant l'erreur de vivre après cette révélation, pour quelle sinistre décadence, pour quelle agonie lamentable réservait-elle cet amour qui ne pouvait s'épanouir que dans la mort ? Eddy ne savait point, mais sa conscience, en effet. L'avertissait d'une décadence inaugurée à

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cette minute même, d'une agonie qui allait traîner jusqu'au jour Paddy s'éloignerait d'elle décidément pour re- tourner aux' aventures. Car un jour, fatalement, cette catastrophe arriverait, et c'est à partir de la minute présente qu'Eddy commença de l'attendre en y pensant toujours, comme une exécution à date fixe.

Elle regarda Paddy. Elle vit alors combien il était dissemblable d'elle-même. Elle comprit qu'il ne souhaitait pas la mort ; il aimait vivre, lui, le fier jeune homme, ivre de sa force et de sa pu- berté, le blond héros venu par les voies de la mer du côté l'aurore en jaillit chaque matin, pour séduire 'en l'éblouis- sant de lumière la jeune fille que son teint pâle et ses cheveux noirs semblaient consacrer à la nuit. Et elle comprit que ces dissemblances iraient s'accusant de jour en jour avec plus de cruauté jus- qu'au jour ils se quitteraient pour vivre, puisque la grâce de mourir en- semble ne leur était pas accordée.

Dès lors, sa vie, qui n'était faite que d'enchantement, se désenchanta.

Le soir.au moment de se mettre au lit, elle eut pour la première lois dos pudeurs qui n'étaient plus celles d'une enfant. L'n instinct nouveau, un instinct triste, l'aver- tit qu'elle n'était pas un ange, mais une

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femme, et la porte, ce soir, demeura fermée entre les deux chambres.

Le lendemain, on devait partir de très bonne heure pour Saint-Hélier. Mais lorsque Paddy, comme autrefois pour les réveils au petit jour, entra sans façon dans la chambre il croyait Eddy en- dormie, il la trouva debout, toute prête.

Il fallut déjeuner vite, courir au quai. Hélas ! était le joli yacht blanc qui les avait amenés sur ce rivage, parmi les brouillards ? Oh ! ce n'est pas sur ce lourd et solide paquebot que l'on pouvait avoir peur ensemble. Il n'y avait pas non plus de brouillards, et la mer, aujourd'hui dépouillée de ses voiles et de son mystère, ne s'agitait pas en houles vaines autour de la puissante machine...

Au moment les matelots allaient retirer la passerelle, un gros homme àl'air fou, avec des lunettes, accourut. Il avait un plaid jeté sur l'épaule, et une valise à chaque main. Ses deux colis s'accro- chèrent à la rampe. On le délivra, on le bouscula : il était l'heure. L'homme donna les signes du plus véhément désespoir. Sa femme qui n'arrivait pas ! Elle s'attar- dait au bureau, elle prenait les billets de passage. Il tourna sa grosse tête dans cette direction, et cria de toutes ses forces :

Laï-a ! . . . Laï-a ! . . .

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Tous les passagers se précipitèrent Yers la coupée. On éclata de rire à la Yue de cet énergumène. On lui lança des

quolibets que, dans son affolement, il n'entendait point. 11 criait toujours : « Laï-a, Laï-a!... u On criait avec lui. Lia parut enfin.

C'était une de ces prodigieuses carica- tures de femmes, comme en inventi l'humour des caricaturistes anglais :

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longue, maigre, tout en noir, affublée d'une robe compliquée, avec trop d'étoffe qui pendait en plis lamentables le long de son ossature. Ses manches couvraient ses mains jusqu'à la première phalange de ses doigts crochus, dont chacun retenait un petit paquet mal ficelé. Ses lèvres, entr'ouvertes comme pour un cri d'épou- vante qui ne sortait pas, révélaient un menaçant râtelier. Des boucles follettes, échappées de son chapeau rond et de ses turbans de crêpe, encadraient mignarde- ment son visage de morte, les yeux étaient remplacés par des lunettes à verres ronds et noirs.

A l'apparition de ce spectre, la joie de la foule devint féroce. On poussa des ci hurrah ! » des » Lia for ever ! » Elle vint s'abattre toute haletante sur le monceau de ses colis écroulés, et dès que le bateau se mit en mouvement, elle commença d'avoir le mal de mer, en même temps d'ailleurs que son caricatural époux.

Oh ! quels francs éclats de rire Eddy aurait poussés hier encore, mise en joie par cet intermède ! Avec quelle mutinerie garçonnière elle eût joint ses « hurrahs » ironiques à ceux de Paddy, en se penchant avec lui pour mieux voir, en se retenant de la main à son épaule ou à sa taille ! quel lointain sourire aujourd'hui !

Le paquebot doubla la jetée. Malgré

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l'heure matinale, des centaines de curieux s'y pressaient, des mouchoirs s'agitèrent, de bruyants adieux saluèrent ces voya- geurs en partance, comme s'ils entrepre- naient une longue et dangereuse traversée. Pour Eddy seule il s'agissait d'un important voyage : ce navire la rapatriait après une tentative d'évasion manquée, et en débarquant à la jetée Victoria, elle éprouvait un sentiment bizarre fait déplus de honte que de chagrin.

Ce retour fut dramatisé par les cris de la bonne Mme Glategny, peu accoutumée à de telles surprises. Mais quand elle eut fini de s'étonner, la vie habituelle recom- mença, — en apparence du moins : car Eddy n'était plus la même.

Elle ne songeait vraiment plus à autre chose qu'à l'inévitable dénouement de la séparation, et elle avait commencé de l'attendre, quoique nul signe encore ne présageât rien de tel. Mais elle gardait au fond d'elle ce souci dévorant, et elle ni- trahissait point sa douleur injustifiée. Cela ne l'empêchait point d'être soumise, non sans plaisir, à tous 1rs caprices de Paddy, etl'adolescent devenait un homme, mûri par l'été ardent, alangui par l'oisi- veté. Ils se promenèrent ensemble, point comme les enfants d'autrefois, mais comme ces amis moins naïfs rencontres un jour a Montorgueil, et ils connurent

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des baisers pareils à celui qui les avait fait pâlir. Ils ne se permettaient rien de plus que n'autorisent les usages étrange- ment hardis du flirt en ces pays. Ils ne faisaient rien de mal, et surtout rien de caché. Mais ils n'ignoraient plus le nom que donnent les hommes au sentiment qui les agitait. Ils aimaient comme il est com- mun d'aimer, et malgré la douceur de cet amour, Eddy regrettait la divine passion qui un jour l'avait exaltée jusqu'à dire :

Oh ! Paddy , Paddy , mourir en- semble.

Lorsque revint l'octobre avec ses pluies fines, ses buées, elle ne voulut point, comme Tan dernier, participer au mys- tère de l'automne, qui, l'an dernier, l'avait initiée lentement, comme un prélude, au mystère de la mort, qui cette année ne lui en pourrait plus sembler qu'une expression affaiblie. Et, frileuse, elle désira, plus tôt qu'il n'était nécessaire, se confiner dans le home.

Mais, hélas ! le home, qui naguère n'était que la plus intime retraite du paradis enfantin , changeait maintenant de destination symbolique : il représen- tait les vulgarités et le terre à terre de la vie matérielle, en contraste avec l'idéal perdu d'éternité, d'infini, de mort. Et lorsque Eddy, pensive, s'asseyait sur le meuble de coin formant étagère et divan.

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elle prenait l'attitude de l'attente et de la résignation. Elle attendait, comptant les heures, le jour Paddy la quitterait, pour toujours.

Jamais deux cœurs unis d'amour ne furent à ce point discordants. Paddy goû- tait les joies présentes et se refusait a

souffrir par anticipation des fatalités à venir. Aussi chérissait-il le home qui res- treignait l'intimité ; il jouissait de ce corps à corps continuel, quotidien. FI savait pourtant, lui. positivement, par des lettres de son père, qu'il ne lisait plus tout haut, ce qu'Eddy ne pouvait connaître que par un pressentiment. 11 savait que cette année serait la dernière. 11 n'en avait que plus d'ardeur à profiter de l'occasion fugi- tive. Pour Eddy, ce qui un jour devait finir, dés à présent ne comptait plus.

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Une plus exquise torture venait raffiner encore le supplice d'Eddy. Tandis que Paddy, moins ignorant à cette heure, mais toujours aussi pur, et fort d'une sorte de loyauté physique, n'était alarmé d'aucun scrupule, elle, se sentant déchue de la mort qui comporte l'absolution de tout péché, redoutait les embûches de la vie.

Elle voyait clairement son avenir et son devoir, et elle craignait d'y manquer : les jours surtout où, par hasard, Richard Le Bouët venait ici et se rencontrait avec Paddv. Richard était arrivé à l'âge d'homme, il était même plus âgé que Paddy. Mais il réservait le secret de son cœur non par discrétion, par sécurité. Eddy ne songeait pas plus à décourager la certitude de celui qui l'espérait en silence, qu'à repousser les caresses vaines de celui qu'elle n'espérait point.

Ce qu'elle souffrit est inexprimable ; d'autant qu'elle ne se soulageait par aucun aveu, et qu'en apparence sa souf- france était déraisonnable. Combien d'a- mants l'eussent enviée ! Elle aimait pas- sionnément, elle était aimée de même. Rien ne contrariait son amour, elle était miraculeusement libre : avec cela chacune de ses joies servait d'aliment à sa dou- leur sourde, parce qu'elle pensait tou- jours à l'échéance de la séparation, et qu'elle ne pensait pas à autre chose.

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Ses angoisses devinrent plus affreuses à l'approche du printemps : elle prévovait chez Paddy une explosion d'amour trop humain, des caresses plus exigeantes, et que Ton s'en irait ensemble côtoyant les bords de la mer, dont la voix les appelle- rait, dont ils n'entendraient plus la voix. Elle eut le triste plaisir d'être démentie par l'événement. Paddy au contraire se rembrunit aux premiers beaux jours. Un nuage de mélancolie voila son visage trop radieux, il oubliait parfois de cares- ser Eddy : en sa muette préoccupation comptait-il donc les jours comme elle ? Elle voulut le croire, et que leurs âmes, trop longtemps diverses, se remettaient enfin à l'unisson.

Un jour, il parla. 11 avait reçu dr son père une lettre décisive. Ses études étaient terminées, sa majorité approchait. Apres avoir largement suffi à ses besoins et même à ses caprices, Justin Higginson allait lui couper les vivres et le livrera ses propres ressources. Au commence- ment de l'été, le yacht VOntario vien- drait le prendre à Jersey, l'emmènerait en Amérique, et alors Paddy devait entrer dans la \ ie.

Pour la première fois, il se résignait moins facilement à sa destinée. Il aurait quitté sans regret n'importe quel pays de a terre, mais celui-ci était SOO paradis

eddy et paddy 167

terrestre, et cette femme était celle qu'il aimait. Au seuil du paradis demain perdu, il ne put, malgré son orgueil et sa virilité, se défendre d'une défaillance. Il pleura et il redevint, par la vertu angé- lique des larmes, l'enfant que depuis des mois il n'était plus. Eddy éclata en san- glots. Ils mêlèrent leur douleur dans un baiser qui fut la résurrection de leur innocence, ils se manifestèrent l'un à l'autre divinement puérils et beaux.

Eddy murmura : « Je le savais. »

C'est la vie, dit-il.

Les yeux d'Eddv, lourds de larmes, étincelèrent.

« Vivre... » dit-elle avec accablement. Et ils gardèrent le silence très long- temps.

Puis Eddy demanda : « Combien de jours encore ? »

Il ne restait plus que trente jours, exactement. Alors elle voulut, au cours de ce dernier mois, revivre tout l'amour passé, et Paddy le voulut aussi. Ils son- gèrent d'abord à revisiter l'île entière, mais ils étaient las, et surtout avares du peu de temps qui leur restait. Une même idée leur vint : ils se rappelèrent la retraite de Saint-Aubin, jadis Mme Collins et Mme Glategny les emme- naient se baigner, cette grotte à ciel ouvert environnée de rocs symétriques,

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asile providentiel de l'innocence et de la fragilité nue, qui était resté pour leurs imaginations le symbole du paradis ter- restre enfantin. Ils résolurent d'y aller tous les jours et d'y passer le plus d'heures qu'ils pourraient.

Au bord de cette eau limpide ils s'as- seyaient sur le granit que les marées successives avaient si parfaitement poli. Ils ne disaient rien. Ils ne se plaignaient point. Ils se tenaient seulement embras- sés, mais non pour se caresser : pour se défendre. Ils ne se donnaient point de baisers, mais ils tenaient toujours leurs joues l'une contre l'autre appuyées, et cela était comme une continuelle et déli- cate possession : cette possession par effleurement qui suffit aux sensualités enfantines. Parfois ils se mettaient à pleurer, et jamais ils ne demandaient : « Pourquoi pleurez-vous ? »

Qu'elle était transparente et pure, cette eau sans couleur, endormie dans sa vasque de marbre noir ! Qu'elle était rafraîchissante et désirable ! A l'époque récente encore où, pour tromper des inquiétudes qu'ils ne comprenaient point, ils osaient revivre, adolescents, des scènes de leur plus naïve enfance, ils n'auraient point manqué de retremper leur énervement dans cette onde salée, d'éteindre leur liés iv dans cette source de

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fraîcheur. Hélas ! ils n'osaient plus. Ce n'est qu'en apparence qu'ils étaient rede- venus les enfants. Mais ils cherchaient à imaginer quelque simulacre, quelque

geste pour signifier ce lointain souvenir, et pour se procurer un instant l'halluci- nation d'autrefois.

Un jour, presque le dernier jour, Eddy eut une inspiration charmante. Elle fei- gnit de vouloir, par une fantaisie de jeu, traverser à çué le bassin. Elle releva sa

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robe trop longue, l'épingla, mit ses pieds nus, et aussitôt, rougissante, les plongea dans l'eau comme afin de les cacher. Mais l'eau était si transparente que Paddy les voyait toujours aussi bien : et il s'attendrissait de les voir, car ils étaient en vérité pareils à ceux d'une enfant. « Eddy, dit-il en souriant, qu'ils sont beaux les pieds de ces hommes ! » Ils fondirent en larmes tous les deux.

Ce furent les dernières larmes. Ensuite l'agonie commença. Ils ne firent plus qu'attendre, dans l'insensibilité. Le der- nier jour vint. Le blanc navire entra dans le port. Puis, toutes les choses qu'Eddy avait prévues se réalisèrent : Le va-et- vient, l'affairement, le bruit des pas dans l'escalier, les portes ouvertes des armoires, les malles elle voulut ranger elle- même du linge et des vêtements qu'elle ne verrait plus ; et la dernière promenade en se tenant par la main ; et le dernier baiser pareil au baiser de tous les matins et de tous les soirs ; la manœuvre inter- minable pour lever l'ancre ; l'espoir de la grâce jusqu'à la minute de l'exécution : et l'évanouissement du blanc navire suivi des yeux jusqu'à l'horizon ; le retour soli- taire au cottage d'Almorah, la chambre de Paddy la jolie chambre aux meubles de Irène tourné aux cretonnes impré- gnées du parfum de son tabac de Virgi-

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nie et aussi de cette lavande qu'il aimait la chambre au lit de cuivre sanctifié par tant de sommeils innocents était vide à jamais.

VII

Mais Eddy avait pressenti que cette chambre vide aurait l'aspect d'une cham- bre mortuaire : et elle fut surprise, cho- quée, de n'y trouver, dans le désarroi, dans l'irrespectueux désordre des meubles, qu'un témoignage de vie intense, presque des symptômes d'allégresse. Alors elle se rappela que ce divorce était l'affirma- tion même de la vie, l'immédiate consé- quence du vouloir vivre, de l'erreur de vivre. Elle se rappela que Paddy, plus qu'elle encore, était coupable de cette erreur ; elle se rappela la discordance de leurs âmes, épreuve continue, plus subti- lement cruelle que l'épreuve de la sépa- ration. Et elle eut un accès île colère qui sécha dans ses veux toute velléité de larmes.

11 vivait donc, l'aventurier, l'amant, venu par les voies de la mer du côté le soleil se lève, parti par les voies de la mer du côté le soleil se couche ! Son

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ingrate volonté voulait vivre ! Et elle était obligée de vivre aussi, ramante consacrée à la nuit, qui rêvait de se des- tiner à la mort. Elle avait failli à cette destinée. Elle avait renié sa foi pour se

convertir à la religion de lumière dont cet inconnu était le prêtre radieux. Et maintenant, il lui fallait vivre ! Elle quitta cette chambre pour n'y plus rentrer.

Dans le salon les meubles étaient laqués de blanc et les tentures fleuries de chrysanthèmes, elle trouva sa mère. La bonne Mmc Glategny pleurait. Le départ

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de M.me Collins et de Paddy était pour elle un insupportable déchirement. Elle espérait trouver dans le cœur de sa fille un écho à sa douleur un peu bruyante. Eddy, contre son attente, se montra rai- sonneuse et froide. « C'est la vie, » dit- elle. Cette parole était la plus ironique, la plus amère expression de sa révolte ; mais Mme Glategny n'y put voir qu'un monstrueux aveu de résignation et d'in- ditïcrence. « Oh ! s'écria l'excellente femme, vous n'avez pas de cœur ! j> Eddy sourit. Elles furent brouillées jusqu'au soir. Ensuite elles s'embrassèrent sans rien dire. Richard Le Bouët vint les voir à l'heure du dîner.

Quinze jours plus tard, Eddy reçut une première lettre, datée de New-York. Elle n'avait pas attendu cette lettre avec im- patience, elle n'eut pas d'émotion très vive en la recevant. Elle jeta sur l'enve- loppe un regard presque hostile. Ce papier, cette écriture lui démontraient surtout que Paddy vivait. Elle était vaguement surprise d'en recevoir un.' confirmation matérielle.

Le délit apparut plus flagrant encore a la lecture de cette Lettre. Comme tous ceux qui écrivent trop naïvement, Paddy n'y montrait que l'essentiel de son cœur et île mmi caractère, sans 1rs mille nuances que l'on découvrait à première

EDDY ET P A DU Y I 75

yuc quand on lui parlait directement. Et comme Paddy avant tout était une nature vivante, les sentiments qu'il manifestait témoignaient d'abord sa vitalité. Aimer, se souvenir, pleurer, pour lui c'était d'abord vivre : le désespoir même n'était qu'un mode plus accidentel de son activité effrénée. Il n'avait plus, pour envelopper cette blessante exubérance, les sous-en- tendus et les gestes. Presque toutes les choses délicates qui avaient composé cette passion s'étaient accomplies dans le silence. Ce que la voix n'osait point dire, comment la plume, la plume inhabile et brutale, l'eût-elle écrit ? Aussi lorsque Paddy tentait de laisser voir sa ten- dresse, il ne montrait qu'un coeur gêné, que la timidité glaçait.

Eddy pourtant réussit mieux, dans sa réponse, à exprimer l'ineffable. Un souffle du mystère ancien passa dans son étrange lettre. Ses phrases naïves et sèches eurent la grâce empruntée des gestes rares qu'elle faisait ; et elle sut évoquer, par la confusion de ses pensées vagues, le souvenir du brouillard naguère on avait eu peur ensemble. Elle fut vérita- blement heureuse d'avoir écrit cette lettre. Mais elle eut la fâcheuse idée de la relire après avoir relu celle de Paddy, et la discordance lui fit mal. Puis elle raffina, elle voulut trouver dans sa lettre

1^6 EDDY ET PADDY

même, comme dans celle de son ami absent, des marques d'une vitalité indis- crète. Il lui sembla qu'elle criait trop haut ses regrets, ses plaintes : car pour- quoi se plaignait-elle aujourd'hui, elle qui avait agonisé près d'un an sans se trahir, elle qui avait dit adieu à Paddy sans laisser échapper un cri ? Ah ! elle était aussi coupable que lui, elle parta- geait avec lui l'erreur de vivre ! Elle faillit brûler les deux lettres, cela lui aurait fait du bien : tout ce qui figurait l'anéantissement lui faisait du bien.

Mais jusque dans ces régions de la sentimentalité transcendante, elle ne pou- vait point se défaire d'une certaine senti- mentalité pratique. Elle se représenta l'inquiétude et le chagrin de Paddy, s'il ne recevait point de réponse. Elle voulut croire, bien qu'elle n'eût pas attendu cette première lettre avec tant d'impa- tience, qu'elle-même eût été inquiète et ulcérée si Paddy ne lui avait écrit. Une image plus riante de leur tendresse lui vint. Elle relut les pages de Paddy avec un ravissement imprévu. Elle y retrouva le soleil qui l'avait séduite. Certes Paddy et. nt Loin, certes une honte inexplicable l'empêchait de montrer tout son coeur et île faire éclater sa tendresse. Klle écla- tait quand même el Eddy en recevait par surprise Le rayonnement, connue Le jour

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debout sur un roc lointain au milieu de la mer calme, glauque, par places tachée de violet et de vert-de-gns, son amant pudique s'était révélé à elle vêtu de lumière seulement.

Mais ces souvenirs aussitôt simpli- fièrent sa douleur et la reconduisirent aux conditions de l'humanité. Elle ne compre- nait plus qu'une chose, c'est qu elle ne pouvait vivre sans Paddy, et que Paddy n'était plus là. Ne plus voir, ne plus tou- cher ce que l'on aime, c'est une peine corporelle, et la plus atroce de toutes. Les yeux et les lèvres ont faim comme d'autres organes. On ne les prive pas impunément. Eddy sentit qu'elle allait mourir d'inanition. L'horreur et la lon- gueur du supplice l'épouvantèrent, mais l'espoir du dénouement la rasséréna, et elle sourit comme une martyre.

La rapidité de sa consomption fut pro- digieuse. Ses veux variables, qui n'avaient point de couleur propre et se nuançaient au gré des choses qu'Us regardaient, prirent les premiers le deuil de sa mort prochaine, et s'obscurcirent de ténèbres définitives. Son teint, qui déjà n était pas trop vif, se plomba. Et elle prit l'habitua,

de rester des heures immobile, ne taisant

aucun bruit. , _ ,,

File reçut une nouvelle lettre de Paddy, qui la bouleversa. Jeté dans la vie sans

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expérience aucune, en quelques jours Paddy avait dépensé la petite somme d'argent remise par son père. Il s'était trouvé sans ressources. Il était resté, chose inouïe, une journée entière sans manger. D'ailleurs il ne se laissait pas abattre. Il acceptait la lutte, il cherchait du travail, et déjà il se voyait tiré d'af- faire.

Cette lettre la bouleversa... Mais quand elle relut attentivement, Eddy n'y retrouva plus un mot qui pût émouvoir sa pitié. Au contraire, il n'y était trace que des joyeux efforts de Paddy, de son or- gueilleuse énergie, de son insouciance, de cette insouciance qui, autrefois déjà, avait fait souffrir Eddy bien souvent. Elle n'avait aucune idée de la lutte pour vivre, elle comprit pourtant que lutter ainsi, c'est vivre encore avec plus d'in- tensité, c'est affirmer le vouloir vivre. Et elle comprit plus clairement comme il «'•tait loin d'elle, et différent d'elle, lui qui se plaisait à batailler sans trêve pour conserver et pour multiplier sa vie, elle qui restait assise, immobile, pourattendre la mort sans bruit.

Puis, par un revirement soudain qui lui devenait habituel, elle s'humanisa. Dieu! Paddy, son Paddy tout un jour sans nourriture, perdu dans cette im- mense ville parmi des milliers d'indiffé-

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rents, qui à leur repas sans doute avaient dévoré aussi gloutonnement que les gens de la table d'hôte à Piémont et à Guer- nesey ! Son Paddy si blond et si clair, soigné plus qu'elle-même peut-être, avec ses jolis cheveux de poussière mal pei- gnés, avec ses mains mal lavées, avec ses vêtements, oh ! lui si orgueilleux de son corps, si soucieux de sa tenue, et comme il en avait le droit ! avec ses vêtements déchirés sans doute, rapiécés. Elle sanglota. Elle souffrait ce que souffre une mère qui n'imagine rien de trop beau pour son enfant, et qui le voit en guenilles.

Sa douleur fut si aiguë qu'elle ne pou- vait plus tenir en place. Elle s'enfuit de la maison. A grands pas, elle s'en alla sur la grève déserte, vers Saint-Aubin, sans savoir elle voulait aller. Mais elle arriva tout droit à la douce retraite des jours passés, à l'asile d'enfance qui était pour elle la réduction symbolique du paradis terrestre enfantin. Elle s'assit au bord de l'eau limpide, sur le roc poli par la mer. Oh! il y a quelques semaines, Paddy était près d'elle. Il n'avait point de souci, il vivait sans y penser : dans cet éden, on n'a pour vivre qu'à cueillir les fruits de la terre, et l'on ne pourrait pas soupçonner qu'autre part des gens meurent de faim ! Mais de quel droit

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l'avait-on arraché dïci, son délicat Paddv, son cher enfant ? Hélas ! Pourquoi aussi était-il devenu trop grand, et elle trop grande, de sorte qu'ils n'étaient plus à leur place dans cet éden puéril, au bord de cette vasque abritée jadis ils jouaient ensemble, fragiles sans danger, nus sans honte ? Pourquoi grandir ? Pourquoi vivre ? « Mourir, mourir en- semble, » murmura-t-elle.

Elle répéta : « Ensemble. » Dominée par l'idée de la mort, elle n'aA'ait pas jusqu'alors pris garde qu'elle désirait moins mourir pour mourir que pour mourir ensemble. Et la vanité de ce désir lui apparut aussitôt, puisqu'il n'était point partagé. Pouvait-elle douter que Paddy voulût vivre ? Non, certes, puis- qu'il luttait. 11 triompherait aussi : elle n'en doutait point davantage, et, par une touchante contradiction, elle était heu- reuse de n\-n point douter. Elle lui en voulait pourtant. Cette rancune (pie, des le premier joui-, elle avait sentie, devenait plus amère, et c'est par esprit de repré- sailles qu'elle décida elle aussi de vou- ]i 'ii' vivre,

<Mi! n'était-il pas bien tard? La mort avait commencé sou œuvre de- Long- temps. La santé d'Eddy «'tait minée. La moindre maladie pouvait lui devenir mor- telle. Ce jour-là, pendant sa longue sta-

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tion au bord de l'eau, elle prit froid ; elle dut, en rentrant, se mettre au lit. Mmc Glategny perdit la tète. Eddy, si faible déjà, sûrement ne se relèverait plus : Eddy seule pouvait savoir qu'en

dépit des apparences elle entrait en con- valescence et non point en agonie, puis- que c est le jour même sa maladie commençait qu'elle avait abdiqué la mort et accepté les conditions de la vie.

Tant qu'elle demeura au lit. Dick Le

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Bouët vint chaque jour la visiter. Il s'as- seyait à son chevet, sans rien dire, il avait l'air d'attendre d'attendre qu'elle fût guérie pour l'emmener avec lui dans le cottage de Gorey, près du château de Montorgueil. Elle savait bien aussi que l'époque de sa guérison serait celle de son mariage, et cela lui paraissait tout simple.

De temps à autre elle recevait une lettre de Paddy. L'intrépide garçon n'avait plus à compter avec les premières difficultés; déjà il s'entraînait à des luttes moins misérables, l'aventurier se mon- trait ambitieux d'aventures qui fussent moins indignes de lui. Eddy l'approuvait : c'est la vie.

Bien qu'elle fût maintenant hors de danger, Richard Le Bouët continuait à venir tous les jours. Cela était significa- tif et Eddy le savait bien. Elle attendait le jour inévitable son futur maître par- lerait, comme elle avait attendu le jour inévitable Paddy la quitterait. Et elle savait aussi qu'elle no résisterait pas. Elle se figurait do même à l'avance toutes los choses qui devaient arriver : l'entretien qu'elle aurait avec sa mère, l.i bénédiction nuptiale, Les fêtes de famille, e1 sa bienvenue au cottage de Gorey. Elle |iii'\ <>\ .lit un avenir de loyauté conju- gale, de tendre affection, de vertu simple et de maternité ; c'est la vie.

EDDY E ï PADDY 1 83

Elle sortit de cette crise, plus vigou- reuse, moins pâle. Elle se sentait femme et n'en avait point de honte : elle ne fai- sait plus ce geste de croiser les mains sur sa poitrine pour cacher des formes qui accusaient son sexe trop visiblement. Afin de venir en aide à sa mère, elle s'oc- cupait beaucoup du ménage et, active, elle allait, elle venait par la maison.

L'n jour, pour faire un rangement, elle entra dans l'ancienne chambre de Paddy qui restait toujours cluse : car Mme Gla- tegny n'avait plus voulu prendre de pen- sionnaires, moins pour éviter ce tracas que par une délicate pensée de fidélité à ceux qui étaient partis.

Eddv, avant que ses yeux, s'accoutu- mant à l'obscurité, pussent voir, sentit le parfum de lavande, mêlé au parfum de miel du tabac américain ; et l'actualité de ces odeurs fortes la troubla singulière- ment. La chambre, cependant les meubles étaient rassemblés dans un même coin, semblait garder encore l'ani- mation de désordre qu'y mettait jadis la vivacité de Paddy. Le store était bais-é, le lit... Eddy eut la vision du petit enfant d'autrefois qui se blottissait sous ses draps et ramenait ses couvertures jusqu'à ses yeux, afin qu'elle ne craignit point d'entrer dans la chambre et de s'asseoir au pied du lit. Soudain, elle défaillit, elle-

184 EDDY ET PADDY

eut une sueur froide : cette chambre, pour la première fois, lui faisait l'effet d'une chambre mortuaire, et en regar- dant le lit vide, elle se représentait le corps inerte que des hommes venaient d'emporter.

11 faut avoir beaucoup réfléchi sur le mécanisme l'esprit humain pour ad- mettre qu'une conception puisse être dé- nuée de tout fondement, purement chimé- rique. Eddy n'était point superstitieuse, elle n'attribuait à ses pressentiments aucun caractère surnaturel, mais elle ne soupçonnait pas que l'on pût imaginer et concevoir en dehors de toute réalité. Sans discuter les titres de sa certitude, elle expliqua par la mort la disparition de Paddy, elle réconcilia l'image de Paddy avec l'idée de la mort.

Très grave, très pieuse, elle referma la porte sans faire de bruit. Elle descendit. Elle entra dans le salon à pas muet--. Mme Glategny était assise, hélas ! seule, à côté de la table octogonale : elle bro- dait, mais d'une main tremblante, et elle donnait les signes manifestes d'une inha- bituelle agitation. Mais Eddy ne s'en aperçut point. Elle ne voyait rien qu'en elle-même.

Elle s'en alla se poser sur le meuble de coin formant étagère et divan, elle s'y tint droite, un peu raide. comme autrefois,

EDDY ET I'ADDY

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et elle feuilleta l'album de Walter Crâne les héros de mythologies et de contes

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de fées étaient semblables à Paddy, peints avec des couleurs de soleil, dessinés avec des cernures de lumière. Et tout en les regardant à travers un éblouissement dou- loureux, elle songeait qu'en effet, depuis très longtemps, elle n'avait reçu aucune lettre. Elle se reprochait même de ne

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s'être pas inquiétée plus tôt. Dans sa dernière lettre, Paddy annonçait le pro- jet d'un voyage au Mexique. Il promet- tait de récrire dès qu'il pourrait donner une adresse certaine. Et il n'avait plus écrit.

Eddy sentit un grand froid. Ses mains se mirent à trembler. Elle murmura : « Mourir ensemble. » Elle se rappela que si elle avait cessé un jour de vouloir la mort, c'est parce qu'elle ne voulait pas mourir seule, et à présent c'est Paddy qui était mort et elle vivait !

A ce moment, Mme Glategny, qui ne tenait plus en place, appela : < Edith. » Eddy n'entendit point...

Edith... Elle tressaillit.

Maman ?...

La bonne dame cherchait des phrases. Elle finit par dire simplement : « ['ai une chose à vous confier. Richard Le Bouël m'a demandé votre main. «

Eddy ne répondit pas. M" Glategny fut stupéfaite. Elle s'attendait à des con- fidences, à des aveux, à des effusions... « Eh bien ? » dit-elle.

Eddy, lentement, d'une voix morne, ré- pondil : « Vous prierez Dick d'attendre trois semaines. J'accepterai ou je refuse- rai dans trois semaines. »

M ' < rlateernv si' récria.

KDDY ET PADDY

Trois semaines, répéta la jeune fille avec autorité.

Eddy... je vous prie... vous... vous ne me cachez rien ?

Rien.

Eddv se leva, sortit, monta dans sa chambre ; et elle écrivit à Justin Higgin- son, sachant qu'à cette époque de l'année il ne voyageait pas. Elle lui expliqua, en termes simples, nets, plutôt froids comme il aimait, qu'elle n'avait aucune nouvelle de Patrick depuis plusieurs mois, qu'elle était inquiète de lui, et qu'elle souhaitait d'être rassurée.

Pendant ces trois semaines, la mère et la fille vécurent côte à côte aussi paisi- blement que de coutume. Il ne fut ques- tion de rien. Mmc Glategny pria même Le Bouët de suspendre ses visites jus- qu'au jour fixé par Eddy.

Deux ou trois jours avant l'expiration du délai, Eddy reçut de M. Justin Hig- ginson une lettre ainsi conçue :

« Chère Mademoiselle.

« Je suis vivement touché de votre aimable souvenir, et je transmettrai à Mme Collins vos amitiés, lorsque j'aurai l'occasion de revoir cette chère dame, qui ne demeure plus chez moi. J'étais moi- même sans nouvelles de Patrick depuis plusieurs semaines ; mais il parait se por-

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ter bien, d"aprés ses dernières photogra- phies que j'ai reçues avant-hier.

« Vôtre, sincèrement,

« Justin A. Higginsox. »

Aussitôt qu'elle eut achevé la lecture de cette lettre, Eddy alla retrouver sa mère dans le salon, et lui dit : « Vous avertirez Dick Le Bouët que j'accepte. »

Et les choses qu'elle avait prévues se réalisèrent encore, et elle partit de Saint- Hélier un jour du printemps, avec celui dont elle portait le nom, pour aller de- meurer dans la maison, près du château de Montorgueil.

VIII

Plusieurs fois les anniversaires étaient revenus, et plusieurs fois la marée d'équi- noxe avait monté.

En son cottage de Gorey, prés du châ- teau de Montorgueil, Eddy Glategny, qui maintenant s'appelait Edith Le Bouët, jouissait du bonheur qu'assure le calme de la conscience et le demi-sommeil du cœur résigné. Son mari l'aimait. L'amour de Richard Le Bouët n'était pas une de ces passions tumultueuses qui ont com- mencé, qui doivent finir, et qui évoluent d'une source à une embouchure en suivant les pentes d'une âme accidentée : comme une eau hésitante qui se répand et s'étale, l'amour avait envahi toute cette âme plane et en submergeait tous les horizons.

Richard, sans dissimuler à Eddy sa tendresse, ne lui parlait jamais le langage de la passion. Il n'osait lui témoigner qu'une sollicitude continue, un grand res- pect. Ce n'était point qu'il craignît de

IÇO EDDY ET PADDY

heurter en elle des souvenirs, de froisser des sentiments anciens qu'il ne pouvait pas ignorer. Mais il ressemblait à ces hommes des premiers âges du christia- nisme qui , pécheurs , épousaient des saintes, et qui restaient humbles devant leurs compagnes élues.

Comme une sainte qui accomplit son temps d'exil sur la terre, Eddy avait une existence double. Elle remplissait d'abord les devoirs de sa vie terrestre avec un esprit de douceur et d'aménité, avec une charité souriante et une humeur toujours égale, avec cette gaîté chrétienne dont l'Évangile a fait une vertu. Mais sa véri- table patrie n'était pas de ce monde.

En épousant Richard Le Bouct, elle n'avait manqué de parole à personne : elle n'avait fait que poursuivre le cours de sa vie terrestre, comme un autre pour- suivait le cours de la sienne.

Elle ne s'y était pas non plus décidée par dépit, et elle avait épousé Dick loya- lement, c'est-à-dire qu'en lui promettant amour et fidélité, elle savait d'avance qu'elle pourrait tenir son serment, sans effort, avec plaisir.

Mais de ce cottage situé à mi-hauteur de la colline, elle voyait la « grande et spacieuse mer » : et surtout elle l'ent< ri- dait. Elle entendait cette voix de l'infini qui jadis lui avait annoncé la première

EDDY ET PADDY ICI

venue de l'inconnu. Même par les temps les plus sereins, elle entendait cette voix, qui n'existait alors que pour elle seule, par le privilège de l'initiation et de l'ex- tase. Mais elle préférait les jours de houle et même de tempête, l'infini lui parlait plus clairement et plus brutalement. Elle montait alors sur la plate-forme du châ- teau et elle regardait vers l'horizon, avec cette mélancolie des précurseurs qui con- templent les terres promises ils n'en- treront point. D'ailleurs elle était soumise, elle obtenait ce que l'on peut obtenir de bonheur sur la terre, et elle n'avait pas d'illusions à perdre puisqu'elle n'acceptait l'erreur de vivre que comme une erreur en effet.

Cependant, Paddy, dont nul ne recevait plus de nouvelles, avait continué de vivre aussi. Et maintenant, bien que toujours très beau, très jeune, il était un homme. Et l'intérêt de la lutte pour vivre lui avait caché l'inanité de la vie.

Mais voici qu'en pleine santé, Justin Higginson mourut par accident, Paddy devint le maître d'une grande fortune. 11 renonça aux affaires, et il se mit à voya- ger sur mer à bord du yacht Ontario, Mais à peine fut-il libre de vivre rien que pour le plaisir de vivre, il en fut las. Il n'avait pas. ainsi qu'Eddy, accepté l'er-

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reur de la vie comme une erreur, il avait été dupe de cette illusion, et la désillusion suivait.

Tout jeune, il"eut""des idées de vieillard.

11 rêva [de solitude et de retraite. C'est alors que les souvenirs du paradis ter- restre enfantin ressuscitèrent, et que l'image d'Eddy, depuis longtemps pâlie,

EDDY ET PADDY I93

se raviva dans son cœur : elle y redevint éclatante comme ces images des églises byzantines que les moines de FAthos re- peignent de couleurs fraîches suivant la formule des canons, et qui paraissent tou- jours neuves après des siècles.

L'aventurier reprit donc les voies de la mer, et un jour il aborda sur les rives de File heureuse. Il se tenait à l'avant du bateau, et il regardait, levant la tête, comme s'il avait pu espérer qu'Eddy serait pour l'attendre, debout, à la pointe de la jetée Victoria. Mais Eddy n'y était point.

Il marcha lentement le long du quai. 11 éprouvait une émotion qu'il ne pouvait pas définir : car il n'osait pas interroger sa conscience et il se taisait en lui-même ainsi que dans un lieu consacré. Il pensait beaucoup moins à Eddy qu'au Paddy d'autrefois, et il pensait à lui comme à un étranger, il le chérissait, non point comme on peut chérir le souvenir de soi- même, mais comme un ami, distinct de soi.

11 marcha sur l'esplanade, lf long de la voie ferrée. Puis il tourna vers la droite, et monta, par la rue Rouge-Bouillon, au quartier d'Almorah. 11 reconnut la grille, le double window, souleva le marteau de la porte.

Eddy venait souvent, plusieurs fois par

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semaine, passer la journée avec sa mère. Elle était là, dans le salon. Elle se leva. Elle vint ouvrir. Et ils se trouvèrent de- bout face à face. Aucun cri ne leur échappa, aucune parole. Leurs lèvres s'unirent.

Comme Paddy allait pénétrer dans le salon, Eddy l'arrêta : « Votre vue, dit-elle, causerait une joie trop forte à ma mère. qui est bien âgée. » Elle entra seule.

Mmc Glategny était assise près de la table octogonale.

Maman, dit Eddy, vous n'avez jamais pensé que Paddy pourrait revenir nous voir ?

Si fait, mais quelle apparence ?

Cela vous ferait un grand plaisir ? Mmc Glategny, avec cette impassibilité

des vieillards, répondit : « Si Paddy est ici, qu'il entre. »

Il parut, et aux premiers mots que lui adressa la vieille daim', il comprit qu'Edith était la femme de Dick Le Bouët. Mais il reçut cette nouvelle sans étonnement Cela ne l'empêcha pas de prendre Eddy par la main et de L'emmener vers ce coin plus obscur de la pièce était ce meuble bizarre formant étagère et divan. Ils s'.is- sirent côte à côte. Ils remarquèrent en souriant que l'album était toujours là.

Comme ils se disaient peu de chose, et des choses très indifférentes, Eddy se

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leva : s Voulez-vous, lui demanda-t-elle, dormir cette nuit dans votre ancienne chambre, plutôt que d'aller coucher à l'hôtel ? »

Il hésitait.

Venez la voir, dit-elle.

Et elle le reprit par la main. Ils mon- tèrent l'escalier. Us ouvrirent la porte, et ils demeurèrent au seuil de la chambre qui, pour Paddy aussi, était une chambre mortuaire. Paddy se rappela l'enfant que tout à l'heure il avait aimé, et il eut le sentiment que cet enfant était mort.

Il détourna la tête, et puis il se retira. Il traversa le couloir. Il ouvrit la porte de l'autre chambre, l'ancienne Eddy avait dormi, et il eut le cœur serré : car celle- ci ressemblait également aux chambres d'où l'on vient d'emporter un mort.

Alors seulement il répondit : « Oh ! non, Eddy... Je ne dormirai pas ici. Je dois rentrer à bord ce soir, afin de partir demain avec la marée, qui est de très bonne heure. » Elle baissa les yeux. Ils redescendirent l'escalier.

Mais en bas, il lui dit : < Si vous vou- liez venir à bord avec moi ? Nous pour- rions nous promener ensemble toute la journée. Il n'est pas encore trop tard pour partir, et je pourrais vous ramener à Gorey à la marée de ce soir. Oui, dit-elle.

196 EDDY ET PADDY

Ils rentrèrent dans le salon blanc. Eddy avertit sa mère de ce qui avait été ré- solu, et la pria d'envoyer la servante à Gorey pour informer Richard que M. Pa- trick Higginson viendrait souper à la maison.

Ensuite ils partirent, comme autrefois pour le collège. Ils ne disaient rien, ne se posaient point de questions. Les détails de leur vie réelle ne les intéressaient ni l'un ni l'autre. Ils embarquèrent et prirent leurs places, à l'avant, comme le jour du départ pour Guernescv. Ils suivirent aussi la même route, car ils voulaient faire le tour de l'île par l'ouest, et revenir ensuite à Montorgueil.

La mer était calme. Cependant, lorsque Y Ontario doubla la pointe de la Corbière, une grande houle le berça : les mers les plus paisibles s'irritent sur ces rochers à fleur d'eau, et puis, de ce côté, il n'y a point de terre, point d'île qui depuis des centaines de lieues brise les lames. Ils regardaient tous deux vers l'horizon.

Mais lorsque le yacht vira île bord pour mettre le cap sur Montorgueil, ils furent surpris de ne pas apercevoir la côte. Entre l'île et le navire un mur se dressait, inconsistant mais opaque, vers lequel ils se précipitaient à toute vapeur. Kt l'hé- lice, brusquement, s'arrêta. La sirène siffla en détresse. Ils se regardèrent : ils

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se distinguèrent à peine; ils étaient dans le broui.lard, comme autrefois.

Alors ils se levèrent, allèrent s'accou- der au bordage, coude contre coude. Ils

avaient besoin de se toucher, puisqu'ils

ne se voyaient plus. Penchés sur l'eau, ils en apercevaient à peine la suie glacée, comme à travers un nuage de tulle. Le yacht se remit en marche, avec des pré- cautions : il ne fendait plus l'eau, il la

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froissait. Le silence était extraordinaire ; mais la sirène déchirait l'atmosphère épaisse de ses sifflements réguliers.

Paddy posa sa main sur la longue main d'Eddy, toutes les deux moites et froides à cause du brouillard. D'une voix douce, insinuante, et qui retrouvait la séduction de son enfance passée, il dit : « Oh! Eddy, Eddy, avoir peur ensemble. » Elle ne tressaillit pas. Elle ne le regarda pas. Elle dit, en face d'elle, impersonnel- lement : « Mourir ensemble. » Et ils se turent.

Mais ce fut un coup de théâtre pareil à celui d'autrefois : les ténèbres blanches se déchirèrent ; ils virent soudain qu'ils tou- chaient au port. Le yacht avait failli se briser au pied du roc de Montorgueil, qui, de si près, leur apparut abrupt et inacces- sible. Ils doublèrent la jetée. I's débar- quèrent. Dick Le Bouët les attendait.

« Vivre... » murmura Eddy.

Et lentement, tous les trois, ils gra- virent la colline.

ÉVREUX. IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSE Y

COLLECTION OLLENDORFF ILLUSTREE

A 2 FR. LE VOLUME

Ouvrage déjà paru

JEAN RAMEAU

YAN. (Illustrations de Maximilienne Guyon.)

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2615 Eddy et Paddy

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